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Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

Voici Littérature et philosophie mêlées du célèbre auteur Victor Hugo

Chapitre 1

Il y a dans la vie de tout écrivain consciencieux un moment où il sent le besoin de compter avec le passé, de classer en ordre et de dater les diverses empreintes qu’il a prises de la forme de son esprit à différentes époques, de coordonner, tout en les mettant franchement en lumière, les contradictions plutôt superficielles que radicales de sa vie, et de montrer, s’il y a lieu, par quels rapports mystérieux et intimes les idées divergentes en apparence de sa première jeunesse se rattachent à la pensée unique et centrale qui s’est peu à peu dégagée du milieu d’elles et qui a fini par les résorber toutes.

D’ordinaire, ces sortes d’examens de conscience, quand ils sont faits avec bonne foi et candeur, produisent des livres du genre de celui-ci.

Ces deux volumes, en effet, ne sont autre chose que la collection de toutes les notes que l’auteur, dans la route littéraire et politique qu’il a déjà parcourue, a écrites çà et là, chemin faisant, depuis quinze ans qu’il marche. Ce livre, qui ne peut offrir d’ailleurs quelque intérêt qu’aux personnes qui aimeraient à voir de quelle façon et à quel point un esprit loyal peut se transformer par la critique de lui-même, dans nos temps de révolution sociale et intellectuelle, ce livre est le complément nécessaire et naturel de la série des oeuvres de l’auteur. Chacune des sections qu’il renferme correspond à l’un des termes de cette série ; chacun de ces morceaux a été écrit en même temps que quelqu’un des ouvrages qui la composent, et représente, pour qui sait bien voir, le même groupe d’idées. Ainsi le Journal d’un jacobite de 1819 est du temps de Han d’Islande, le Journal d’un révo- lutionnaire de 1830 est du temps de Notre-Dame de Paris. En consultant les dates qu’on a eu soin de placer en tête de tous ces fragments, ceux des lecteurs qui se plaisent à ces sortes de comparaisons, même lorsqu’il s’agit d’ouvrages aussi peu importants que celui-ci, pourront voir aisément à quelle oeuvre de l’auteur, à quel moment de sa manière, à quelle phase de sa pensée sur la société et sur l’art se rat- tache chacune des divisions de ce livre. Ces deux volumes côtoient tous les autres en les reflétant. On y retrouve, de 1819 à 1834, sur une échelle plus rapide, mais qui n’a pas moins d’échelons, tous les changements successifs de style et de pensée, toutes les modifications d’opinion et de forme, tous les élargissements d’horizon politique et littéraire que les personnes qui veulent bien suivre le développement de son esprit ont pu remarquer en gravissant la série totale de ses oeuvres.

Ces changements, ces modifications, ces élargissements, est-ce décadence, comme on l’a dit ? est-ce progrès, comme il le croit ? il pose la question ; le lecteur la déci- dera.

Ce qui n’est une question pour personne, il l’espère du moins, c’est le complet désintéressement qui a présidé aux diverses modifications de ses opinions. Les guèbres ne s’agenouillaient que devant le soleil ; lui, il ne s’agenouille que devant la vérité.

Il livre ce recueil au public en toute franchise et en toute confiance. Dans des temps comme les nôtres, où les événements font si rapidement changer d’aspect aux doctrines et aux hommes, il a pensé que ce ne serait peut-être pas un spec- tacle sans enseignement que le développement d’un esprit sérieux et droit qui n’a encore été directement mêlé à aucune chose politique et qui a silencieusement accompli toutes ses révolutions sur lui-même, sans autre but que la satisfaction de sa conscience. Ceci est donc avant tout une oeuvre de probité. Le premier de ces deux volumes ne contient que deux divisions ; l’une a pour titre : Journal des idées, des opinions et des lectures d’un jeune jacobite de 1819 ; l’autre : Journal des idées et des opinions d’un révolutionnaire de 1830. Comment et par quelle série d’expériences successives le jacobite de 1819 est-il devenu le révolutionnaire de 1830, c’est ce que l’auteur écrira peut-être un jour ; et cette toute modeste His- toire des révolutions intérieures d’une opinion politique honnête ne sera peut- être pas un appendice inutile à la grande histoire des révolutions générales de notre temps. Pourquoi, en effet, ne pas confronter plus souvent qu’on ne le fait les révolutions de l’individu avec les révolutions de la société ? Qui sait ? la pe- tite chose éclaire quelquefois la grande. En attendant qu’il essaye ce travail tout à la fois psychologique et historique, individuel et universel, il croit devoir pu- blier comme document, et absolument tels qu’ils ont été écrits chacun dans leur temps, ces deux journaux d’idées, l’un de 1819, l’autre de 1830, faits tous deux par le même homme, et si différents.

Ce ne sont pas des faits qu’il faut chercher dans ces journaux. Il n’y en a pas. Nous le répétons, ce sont des idées. Des idées à l’état de germe dans le premier, à l’état d’épanouissement dans le second.

Le plus ancien de ces deux journaux surtout, celui qui occupe les deux cents premières pages de ce volume, a besoin d’être lu avec une extrême indulgence et sans que le lecteur en perde un seul instant la date de vue, 1819. L’auteur l’offre ici, non comme oeuvre littéraire, mais comme sujet d’étude et d’observation pour les esprits attentifs et bienveillants qui ne dédaignent pas de chercher dans ce qu’un enfant balbutie les rudiments de la pensée d’un homme. Aussi, pour que cette partie du livre ait du moins le mérite de présenter une base sincère aux études de ce genre, a-t-on eu soin de l’imprimer, sans y rien changer, absolument telle qu’on l’a recueillie, soit dans des publications du temps aujourd’hui oubliées, soit dans des dossiers de notes restées manuscrites. Ce recueil représente durant deux années, de l’âge de seize ans à l’âge de dix-huit ans, l’état de l’esprit de l’auteur, et, par assimilation, autant qu’un échantillon aussi incomplet peut permettre d’en juger, l’état de l’esprit d’une fraction assez notable de la génération d’alors. Ce n’est même que parce qu’en le généralisant ainsi, il peut offrir, jusqu’à un certain point, cette sorte d’intérêt, qu’on a cru qu’il n’était peut-être pas tout a fait inutile de le présenter au public. En se plaçant à ce point de vue, tout ce que renferme ce Journal des idées d’un royaliste adolescent d’il y a quinze ans, acquiert, à dé- faut de la valeur biographique qu’un nom plus considérable en tête de ce livre pourrait seul lui donner, cette sorte de valeur historique qui s’attache à tous les documents honnêtes où se retrouve la physionomie d’une époque, de quelque part qu’ils viennent. Il y a de tout dans ce journal. C’est le profil à demi effacé de tout ce que nous nous figurions en 1819. C’est, comme dans nos cerveaux alors, le dialogue de tous les contraires. Il y a des recherches historiques et des rêveries, des élégies et des feuilletons, de la critique et de la poésie ; pauvre critique ! pauvre poésie surtout ! Il a de petits vers badins et de grands vers pleureurs ; d’honorables et furieuses déclamations contre les tueurs de rois ; des épîtres où les hommes de 1793 sont égratignés avec des épigrammes de 1754, espèces de petites satires sans poésie qui caractérisent assez bien le royalisme voltairien de 1818, nuance perdue aujourd’hui. Il y a des rêves de réforme pour le théâtre et des voeux d’im- mobilité pour l’état ; tous les styles qui s’essayent à la fois, depuis le sarcasme du pamphlet jusqu’à l’ampoule oratoire ; toutes sortes d’instincts classiques mis au service d’une pensée d’innovation littéraire ; des plans de tragédies faits au col- lège ; des plans de gouvernement faits à l’école. Tout cela va, vient, avance, recule, se mêle, se coudoie, se heurte, se contredit, se querelle, croit, doute, tâtonne, nie, affirme, sans but visible, sans ordre extérieur, sans loi apparente ; et cependant, au fond de toutes ces choses, nous le croyons du moins, il y a une loi, un ordre, un but. Au fond, comme à la surface, il y a ce qui fera peut-être pardonner à l’auteur l’insuffisance du talent et la faillibilité de l’esprit, droiture, honneur, conviction, désintéressement ; et au milieu de toutes les idées contradictoires qui bruissent à la fois dans ce chaos d’illusions généreuses et de préjugés loyaux, sous le flot le plus obscur, sous l’entassement le plus désordonné, on sent poindre et se mou- voir un élément qui s’assimilera un jour tous les autres, l’esprit de liberté, que les instincts de l’auteur appliqueront d’abord à l’art, puis, par un irrésistible entraîne- ment de logique, à la société ; de façon que chez lui, dans un temps donné, aidées, il est vrai, par l’expérience et la récolte de faits de chaque jour, les idées littéraires corrigeront les idées politiques.

Tel qu’il est donc, ce Journal d’un jeune jacobite de 1819 ne nous paraît pas complètement dépourvu de signification, ne fût-ce qu’à cause de l’espèce de jour douteux qui flotte sur toutes ces idées ébauchées, sorte de lumière indécise faite de deux rayons opposés qui viennent l’un du couchant, l’autre de l’orient, cré- puscule du monarchisme politique qui finit, aube de la révolution littéraire qui commence.

Immédiatement après ce Journal des idées d’un royaliste de 1819, l’auteur a cru devoir placer ce qu’il a intitulé : Journal des idées d’un révolutionnaire de 1830. A onze ans d’intervalle, voilà le même esprit, transformé. L’auteur pense que tous ceux de nos contemporains qui feront, de bonne foi le même repli sur eux-mêmes, ne trouveront pas des modifications moins profondes dans leur pensée, s’ils ont eu la sagesse et le désintéressement de lui laisser son libre développement en pré- sence des faits et des résultats.

Quant à ce dernier résultat en lui-même, voici de quelle manière il s’est formé. Après la révolution de juillet, pendant les derniers mois de 1830 et les premiers mois de 1831, l’auteur reçut de l’ébranlement que les événements donnaient alors à toute chose des impressions telles, qu’il lui fut impossible de ne pas en laisser trace quelque part. Il voulut constater, en s’en rendant compte sur-le-champ, de quelle façon et jusqu’à quelle profondeur chacun des faits plus ou moins inatten- dus qui se succédaient troublait la masse d’idées politiques qu’il avait amassée goutte à goutte depuis dix ans. A mesure qu’un fait nouveau dégageait en lui une idée nouvelle, il enregistrait, non le fait, mais l’idée. De là ce journal.

On a cru devoir donner ce titre, journal, aux deux divisions qui composent le premier volume de ce livre, parce qu’il a semblé que, de tous les titres possibles, c’était encore celui qui convenait le mieux. Cependant, afin qu’on ne cherche pas dans ce livre autre chose que ce qu’il renferme, et qu’on ne s’attende pas à trou- ver dans ces deux journaux une peinture historique, ou biographique, ou anecdo- tique, avec curiosités, particularités et noms propres, de l’année 1819 et de l’an- née 1830, nous insistons sur ce point, que ces deux journaux contiennent, non les faits, mais seulement le retentissement des faits.

La formation de la seconde partie de cette collection n’a besoin que de quelques mots pour s’expliquer d’elle-même.

C’est une série de fragments écrits à diverses époques, et publiés pour la plu- part dans les recueils du temps où ils ont été écrits. Ces fragments sont dispo- sés par ordre chronologique ; et ceux des lecteurs qui, en lisant chaque morceau, voudront ne point oublier la date qu’il porte, pourront remarquer de quelle façon l’idée de l’auteur mûrit d’année en année et dans la forme et dans le fond, de- puis l’étude sur Voltaire, qui est de 1823, jusqu’à l’étude sur Mirabeau, qui est de 1834. C’est d’ailleurs peut-être la seule chose frappante de ce volume, à la com- position duquel n’a été mêlé aucun arrangement artificiel, qu’il commence par le nom de Voltaire et finisse par le nom de Mirabeau. Cela montrerait, s’il n’en existait pas d’ailleurs beaucoup d’autres exemples à côté desquels celui-ci ne vaut pas la peine d’être compté, à quel point le dix-huitième siècle préoccupe le dix- neuvième. Voltaire, en effet, c’est le dix-huitième siècle système ; Mirabeau, c’est le dix-huitième siècle action.

Le premier de ces deux volumes enserre onze années de la vie intellectuelle de l’auteur, de 1819 à 1830. Le deuxième contient également onze années, de 1823 à 1834. Mais comme une partie de ce deuxième volume rentre dans l’intervalle de 1819 à 1830, les deux volumes réunis n’offrent le mouvement en bien ou en mal de la pensée de celui qui les a écrits que sur une échelle de quinze années, de 1819 à 1834.

Nous ne ferons aucune observation sur les dépouillements de style et de ma- nière que la critique y pourra noter de saison en saison. L’esprit de tout écrivain progressif doit être comme le platane, dont l’écorce se renouvelle à mesure que le tronc grossit.

Pour finir ce que nous avons à dire de ce livre, si l’on nous demandait de le caractériser d’un mot, nous dirions que ce n’est autre chose qu’une sorte d’herbier où la pensée de l’auteur a déposé, sous étiquette, un échantillon tel quel de ses diverses floraisons successives.

Que le lecteur de bonne foi compare, et juge si la loi selon laquelle s’est déve- loppée cette pensée est bonne ou mauvaise.

Maintenant il se rencontrera peut-être des esprits bienveillants et sérieux qui demanderont à l’auteur quelle est la formule actuelle de ses opinions sur la société et sur l’art.

L’espace lui manque ici pour répondre à la première de ces deux questions. Ce serait un livre tout entier à faire ; il le fera quelque jour. Des matières si graves veulent être traitées à fond et ne sauraient être utilement abordées dans un avant- propos. Le peu de pages qui nous reste morcellerait la pensée de l’auteur sans profit, car il serait impossible de détacher, pour des proportions si exiguës, rien de fini, d’organisé et de complet d’un bloc d’idées où tout se tient et fait ensemble. De quelque façon que nous nous y prissions, il y aurait toujours des afférences laté- rales sur lesquelles il faudrait s’expliquer, des choses purement affirmées faute de marge pour les démontrer, des préliminaires supposés admis, des conséquences tronquées, d’autres qui se ramifieraient trop à l’étroit ; en un mot, des tangentes et des sécantes dont les extrémités dépasseraient les limites de cette préface.

En attendant qu’il puisse se dérouler complètement et à l’aise dans un écrit spé- cial, l’auteur croit pouvoir dire dès à présent que, quoique le Journal d’un révolu- tionnaire de 1830 renferme beaucoup de choses radicalement vraies selon lui, sa pensée politique actuelle est cependant plutôt représentée par les dernières pages du second de ces deux volumes que par les dernières pages du premier. Si jamais, dans ce grand concile des intelligences où se débattent de la presse à la tribune tous les intérêts généraux de la civilisation du dix-neuvième siècle, il avait la pa- role, lui si petit en présence de choses si grandes, il la prendrait sur l’ordre du jour seulement, et il ne demanderait qu’une chose pour commencer : la substitution des questions sociales aux questions politiques.

Une fois son intention politique ainsi esquissée, il croit pouvoir répondre avec plus de détail aux personnes qui le questionneraient sur son intention littéraire. Ici il peut être plus aisément et plus vite compris ; tout ce qu’il a écrit jusqu’à ce jour sert de commentaire à ses paroles. Qu’on lui permette donc quelques déve- loppements sur un sujet plus important qu’on ne le pense communément. Quand on creuse l’art, au premier coup de pioche on entame les questions littéraires, au second, les questions sociales.

L’art est aujourd’hui à un bon point. Les querelles de mots ont fait place à l’exa- men des choses. Les noms de guerre, les sobriquets de parti n’ont plus de signifi- cation pour personne. Ces appellations de classiques et de romantiques, que ce- lui qui écrit ces lignes s’est toujours refusé à prononcer sérieusement, ont disparu de toute conversation sensée aussi complètement que les ubiquitaires et les an- tipaedobaptistes. Or c’est déjà un grand progrès dans une discussion quand les mots de parti sont hors de combat. Tant qu’on en est à la bataille des mots, il n’y a pas moyen de s’entendre ; c’est une mêlée furieuse, acharnée et aveugle. Cette bataille, qui a si longtemps assourdi notre littérature dans les dernières années de la restauration, est finie aujourd’hui. Le public commence à distinguer nettement le contour des questions réelles trop longtemps cachées aux yeux par la poussière que la polémique faisait autour d’elles. Le pugilat des théories a cessé. Le terrain de l’art maintenant n’est plus une arène, c’est un champ. On ne se bat plus, on laboure.

A notre avis, la victoire est aux générations nouvelles. Elles ont pris grandement position dans tous les arts. Nous essayerons peut-être un jour de caractériser le point précis où elles en sont sous les diverses formes, poésie, peinture, sculpture, musique et architecture, et nous tâcherons d’indiquer par quels progrès et selon quelle loi il nous semble que doit s’opérer la fusion entre les nuances différentes des jeunes écoles, soit qu’elles cherchent plus spécialement le caractère, comme les gothiques, ou le style, comme les grecs.

En attendant, l’impulsion est donnée, la marée monte. Les doctrines de la li- berté littéraire ont ensemencé l’art tout entier. L’avenir moissonnera.

Ce n’est pas que nous, plus que d’autres, nous croyions l’art perfectible. Nous savons qu’on ne dépassera ni Phidias, ni Raphaël. Mais nous ne déclarons pas, en secouant tristement la tête, qu’il est à jamais impossible de les égaler. Nous ne sommes pas ainsi, dans les secrets de Dieu. Celui qui a créé ceux-là ne peut-il pas en créer d’autres ? Pourquoi vouloir arrêter l’esprit humain ? Toutes les époques lui conviennent, tous les climats lui sont bons. L’antiquité a Homère, mais le moyen âge a Dante, Shakespeare et les cathédrales au nord ; la bible et les pyramides à l’orient.

Et quelle époque que celle-ci ! Nous l’avons déjà dit ailleurs et plus d’une fois, le corollaire rigoureux d’une révolution politique, c’est une révolution littéraire. Que voulez-vous que nous y fassions ? Il y a quelque chose de fatal dans ce perpétuel parallélisme de la littérature et de la société. L’esprit humain ne marche pas d’un seul pied. Les moeurs et les lois s’ébranlent d’abord ; l’art suit. Pourquoi lui clore l’avenir ? Les magnifiques ambitions font faire les grandes choses. Est-ce que le siècle qui a été assez grand pour avoir son Charlemagne serait trop petit pour avoir son Shakespeare ?

Nous croyons donc fermement à l’avenir. On voit bien flotter encore çà et là sur la surface de l’art quelques tronçons des vieilles poétiques démâtées, lesquelles faisaient déjà eau de toutes parts il y dix ans. On voit bien aussi quelques obstinés qui se cramponnent à cela. Rari nantes. Nous les plaignons. Mais nous avons les yeux ailleurs. S’il nous était permis, à nous qui sommes bien loin de nous comp- ter parmi les hommes prédestinés qui résoudront ces grandes questions par de grandes oeuvres, s’il nous était permis de hasarder une conjecture sur ce qui doit advenir de l’art, nous dirions qu’à notre avis, d’ici à peu d’années, l’art, sans re- noncer à toutes ses autres formes, se résumera plus spécialement sous la forme essentielle et culminante du drame. Nous avons expliqué pourquoi dans la pré- face d’un livre qui ne vaut pas la peine d’être rappelé ici.

Aussi les quelques mots que nous allons dire du drame s’appliquent dans notre pensée, sauf de légères variantes de rédaction, à la poésie tout entière, et ce qui s’applique à la poésie s’applique à l’art tout entier.

Selon nous donc, le drame de l’avenir, pour réaliser l’idée auguste que nous nous en faisons, pour tenir dignement sa place entre la presse et la tribune, pour jouer comme il convient son rôle dans les choses civilisantes, doit être grand et sévère par la forme, grand et sévère par le fond.

Les questions de forme ont été toutes abordées depuis plusieurs années. La forme importe dans les arts. La forme est chose beaucoup plus absolue qu’on ne pense. C’est une erreur de croire, par exemple, qu’une même pensée peut s’écrire de plusieurs manières, qu’une même idée peut avoir plusieurs formes. Une idée n’a jamais qu’une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente, sa forme complète, sa forme rigoureuse, sa forme essentielle, sa forme préférée par elle, et qui jaillit toujours en bloc avec elle du cerveau de l’homme de génie. Ainsi, chez les grands poëtes, rien de plus inséparable, rien de plus adhèrent, rien de plus consubstantiel que l’idée et l’expression de l’idée. Tuez la forme, presque toujours vous tuez l’idée. Otez sa forme à Homère, vous avez Bitaubé.

Aussi tout art qui veut vivre doit-il commencer par bien se poser à lui-même les questions de forme, de langage et de style.

Sous ce rapport, le progrès est sensible en France depuis dix ans. La langue a subi un remaniement profond.

Et pour que notre pensée soit claire, qu’on nous permette d’indiquer ici en quelques mots les diverses formations de notre langue, qui valent la peine d’être étudiées, à partir du seizième siècle surtout, époque où la langue française a com- mencé à devenir la langue la plus littéraire de l’Europe.

On peut dire de la langue française au seizième siècle que c’est tout à fait une langue de la renaissance. Au seizième siècle, l’esprit de la renaissance est par- tout, dans la langue comme dans tous les arts. Le goût romain-byzantin, que le grand événement de 1454 a fait refluer sur l’occident, et qui avait par degrés en- vahi l’Italie dès la seconde moitié du quinzième siècle, n’arrive guère en France qu’au commencement du seizième ; mais à l’instant même il s’empare de tout, il fait irruption partout, il inonde tout. Rien ne résiste au flot. Architecture, poésie, musique, tous les arts, toutes les études, toutes les idées, jusqu’aux ameublements et aux costumes, jusqu’à la législation, jusqu’à la théologie, jusqu’à la médecine, jusqu’au blason, tout suit pêle-mêle et s’en va à vau-l’eau sur le torrent de la re- naissance. La langue est une des premières choses atteintes ; en un moment, elle se remplit de mots latins et grecs ; elle déborde de néologismes ; son vieux sol gau- lois disparaît presque entièrement sous un chaos sonore de vocables homériques et virgiliens. A cette époque d’enivrement et d’enthousiasme pour l’antiquité let- trée, la langue française parle grec et latin comme l’architecture, avec un désordre, un embarras et un charme infinis ; c’est un bégayement classique adorable. Mo- ment curieux ! c’est une langue qui n’est pas faite, une langue sur laquelle on voit le mot grec et le mot latin à nu, comme les veines et les nerfs sur l’écorché. Et pourtant, cette langue qui n’est pas faite est une langue souvent bien belle ; elle est riche, ornée, amusante, copieuse, inépuisable en formes, haute en couleur ; elle est barbare à force d’aimer la Grèce et Rome ; elle est pédante et naïve. Ob- servons en passant qu’elle semble parfois chargée, bourbeuse et obscure. Ce n’est pas sans troubler profondément la limpidité de notre vieil idiome gaulois que ces deux langues mortes, la latine et la grecque, y ont si brusquement vidé leurs voca- bulaires. Chose remarquable et qui s’explique par tout ce que nous venons dire, pour ceux qui ne comprennent que la langue courante, le français du seizième siècle est moins intelligible que le français du quinzième. Pour cette classe de lec- teurs, Brantôme est moins clair que Jean de Troyes.

Au commencement du dix-septième siècle, cette langue trouble et vaseuse su- bit une première filtration. Opération mystérieuse faite tout à la fois par les années et par les hommes, par la foule et par le lettré, par les événements et par les livres, par les moeurs et par les idées, qui nous donne pour résultat l’admirable langue de P. Mathieu et de Mathurin Régnier, qui sera plus tard celle de Molière et de La Fontaine, et plus tard encore celle de Saint-Simon. Si les langues se fixaient,

ce qu’à Dieu ne plaise, la langue française aurait dû en rester là. C’était une belle langue que cette poésie de Régnier, que cette prose de Mathieu ! c’était une langue déjà mûre, et cependant toute jeune, une langue qui avait toutes les qualités les plus contraires, selon le besoin du poëte ; tantôt ferme, adroite, svelte, vive, ser- rée, étroitement ajustée sur l’intention de l’écrivain, sobre, austère, précise, elle allait à pied et sans images et droit au but ; tantôt majestueuse, lente et tout em- panachée de métaphores, elle tournait largement autour de la pensée, comme les carrosses à huit chevaux dans un carrousel. C’était une langue élastique et souple, facile à nouer et à dénouer au gré de toutes les fantaisies de la période, une langue toute moirée de figures et d’accidents pittoresques ; une langue neuve, sans aucun mauvais pli, qui prenait merveilleusement la forme de l’idée, et qui, par moments, flottait quelque peu à l’entour, autant qu’il le fallait pour la grâce du style. C’était une langue pleine de fières allures, de propriétés élégantes, de caprices amusants ; commode et naturelle à écrire ; donnant parfois aux écrivains les plus vulgaires toutes sortes de bonheurs d’expressions qui faisaient partie de son fonds natu- rel. C’était une langue forte et savoureuse, tout à la fois claire et colorée, pleine d’esprit, excellente au goût, ayant bien la senteur de ses origines, très française, et pourtant laissant voir distinctement sous chaque mot sa racine hellénique, ro- maine ou castillane ; une langue calme et transparente, au fond de laquelle on distinguait nettement toutes ces magnifiques étymologies grecques, latines ou es- pagnoles, comme les perles et les coraux sous l’eau d’une mer limpide.

Cependant, dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, il s’éleva une mé- morable école de lettrés qui soumit à un nouveau débat toutes les questions de poésie et de grammaire dont avait été remplie la première moitié du même siècle, et qui décida, à tort selon nous, pour Malherbe contre Régnier. La langue de Ré- gnier, qui semblait encore très bonne à Molière, parut trop verte et trop peu faite à ces sévères et discrets écrivains. Racine la clarifia une seconde fois. Cette deuxième distillation, beaucoup plus artificielle que la première, beaucoup plus littéraire et beaucoup moins populaire, n’ajouta à la pureté et à la limpidité de l’idiome qu’en le dépouillant de presque toutes ses propriétés savoureuses et colorantes, et en le rendant plus propre désormais à l’abstraction qu’à l’image ; mais il est impossible de s’en plaindre quand on songe qu’il en est résulté Britannicus, Esther, et Atha- lie, oeuvres belles et graves, dont le style sera toujours religieusement admiré de quiconque acceptera avec bonne foi les conditions sous lesquelles il s’est formé.

Toute chose va à sa fin. Le dix-huitième siècle filtra et tamisa la langue une troi- sième fois. La langue de Rabelais, d’abord épurée par Régnier, puis distillée par Racine, acheva de déposer dans l’alambic de Voltaire les dernières molécules de la vase natale du seizième siècle. De là cette langue du dix-huitième siècle, parfaitement claire, sèche, dure, neutre, incolore et insipide, langue admirablement propre à ce qu’elle avait à faire, langue du raisonnement et non du sentiment, langue incapable de colorer le style, langue encore souvent charmante dans la prose, et en même temps très haïssable dans le vers, langue de philosophes en un mot, et non de poëtes. Car la philosophie du dix-huitième siècle, qui est l’esprit d’analyse arrivé à sa plus complète expression, n’est pas moins hostile à la poésie qu’à la religion, parce que la poésie comme la religion n’est qu’une grande syn- thèse. Voltaire ne se hérisse pas moins devant Homère que devant Jésus.

Au dix-neuvième siècle, un changement s’est fait dans les idées à la suite du changement qui s’était fait dans les choses. Les esprits ont déserté cet aride sol voltairien, sur lequel le soc de l’art s’ébréchait depuis si longtemps pour de maigres moissons. Au vent philosophique a succédé un souffle religieux, à l’esprit d’ana- lyse l’esprit de synthèse, au démon démolisseur le génie de la reconstruction, comme à la convention avait succédé l’empire, à Robespierre Napoléon. Il est ap- paru des hommes doués de la faculté de créer, et ayant tous les instincts mysté- rieux qui tracent son itinéraire au génie. Ces hommes, que nous pouvons d’autant plus louer que nous sommes personnellement bien éloignés de prétendre à l’hon- neur de figurer parmi eux, ces hommes se sont mis à l’oeuvre. L’art, qui, depuis cent ans, n’était plus en France qu’une littérature, est redevenu une poésie.

Au dix-huitième siècle il avait fallu une langue philosophique, au dix-neuvième il fallait une langue poétique.

C’est en présence de ce besoin que, par instinct et presque à leur insu, les poëtes de nos jours, aidés d’une sorte de sympathie et de concours populaire, ont sou- mis la langue à cette élaboration radicale qui était si mal comprise il y a quelques années, qui a été prise d’abord pour une levée en masse de tous les solécismes et de tous les barbarismes possibles, et qui a si longtemps fait taxer d’ignorance et d’incorrection tel pauvre jeune écrivain consciencieux, honnête et courageux, philologue comme Dante en même temps que poëte, nourri des meilleures études classiques, lequel avait peut-être passé sa jeunesse à ne remporter dans les col- lèges que des prix de grammaire.

Les poëtes ont fait ce travail, comme les abeilles leur miel, en songeant à autre chose, sans calcul, sans préméditation, sans système, mais avec la rare et naturelle intelligence des abeilles et des poëtes. Il fallait d’abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur ; il a donc été bon de la mélanger se- lon certaines doses avec la fange féconde des vieux mots du seizième siècle. Les contraires se corrigent souvent l’un par l’autre. Nous ne pensons pas qu’on ait eu tort de faire infuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat.

L’opération d’ailleurs s’est accomplie, on le voit bien maintenant, selon les lois grammaticales les plus rigoureuses. La langue a été retrempée à ses origines. Voilà tout. Seulement, et encore avec une réserve extrême, on a remis en circulation un certain nombre d’anciens mots nécessaires ou utiles. Nous ne sachons pas qu’on ait fait des mots nouveaux. Or ce sont les mots nouveaux, les mots inventés, les mots faits artificiellement qui détruisent le tissu d’une langue. On s’en est gardé. Quelques mots frustes ont été refrappés au coin de leurs étymologies. D’autres, tombés en banalité, et détournés de leur vraie signification, ont été ramassés sur le pavé et soigneusement replacés dans leur sens propre.

De toute cette élaboration, dont nous n’indiquons ici que quelques détails pris au hasard, et surtout du travail simultané de toutes les idées particulières à ce siècle (car ce sont les idées qui sont les vraies et souveraines faiseuses de langues), il est sorti une langue qui, certes, aura aussi ses grands écrivains, nous n’en dou- tons pas ; une langue forgée pour tous les accidents possibles de la pensée ; langue qui, selon le besoin de celui qui s’en sert, a la grâce et la naïveté des allures comme au seizième siècle, la fierté des tournures et la phrase à grands plis comme au dix- septième siècle, le calme, l’équilibre et la clarté comme au dix-huitième ; langue propre à ce siècle, qui résume trois formes excellentes de notre idiome sous une forme plus développée et plus complète, et avec laquelle aujourd’hui l’écrivain qui en aurait le génie pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et peindre comme Mathieu.

Cette langue est aujourd’hui à peu près faite. Comme prose, ceux qui l’étudient dans les notables écrivains qu’elle possède déjà, et que nous pourrions nommer, savent qu’elle a mille lois à elle, mille secrets, mille propriétés, mille ressources nées tant de son fonds personnel que de la mise en commun du fonds des trois langues qui l’ont précédée et qu’elle multiplie les unes par les autres. Elle a aussi sa prosodie particulière et toutes sortes de petites règles intérieures connues seule- ment de ceux qui pratiquent, et sans lesquelles il n’y a pas plus de prose que de vers. Comme poésie, elle est aussi bien construite pour la rêverie que pour la pen- sée, pour l’ode que pour le drame. Elle a été remaniée dans le vers par le mètre, dans la strophe par le rhythme. De là, une harmonie toute neuve, plus riche que l’ancienne, plus compliquée, plus profonde, et qui gagne tous les jours de nou- velles octaves.

Telle est, avec tous les développements que nous ne pouvons donner ici à notre pensée, la langue que l’art du dix-neuvième siècle s’est faite, et avec laquelle en particulier il va parler aux masses du haut de la scène. Sans doute la scène, qui a ses lois d’optique et de concentration, modifiera cette langue d’une certaine fa- çon, mais sans y rien altérer d’essentiel. Il faudra par exemple à la scène une prose aussi en saillie que possible, très fermement sculptée, très nettement ciselée, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensée, et presque en ronde bosse ; il faudra à la scène un vers où les charnières soient assez multipliées pour qu’on puisse les plier et les superposer à toutes les formes les plus brusques et les plus saccadées du dialogue et de la passion. La prose en relief, c’est un besoin du théâtre ; le vers brisé, c’est un besoin du drame.

Ceci une fois posé et admis, nous croyons que désormais tous les progrès de forme sérieux qui seront dans le sens grammatical de la langue doivent être étu- diés, applaudis et adoptés. Et qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée, appeler les progrès, ce n’est pas encourager les modes. Les modes dans les arts font autant de mal que les révolutions font de bien. Les modes substituent le chic, le poncif et le procédé d’atelier à l’étude austère de chaque chose et aux originalités indivi- duelles. Les modes mettent à la disposition de tout le monde une manière vernis- sée et chatoyante, peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un éclat de sur- face plus vif et plus amusant à l’oeil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes défigurent tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute oeuvre. Gardons-nous des modes dans le style ; espérons cette réserve de la sagesse des jeunes et brillants écrivains qui mènent au progrès les générations de leur âge. Il serait fâcheux qu’on en vînt un jour à posséder des recettes courantes pour faire du style original comme les chimistes de cabaret font du vin de Champagne en mêlant, selon certaines doses, à n’importe quel vin blanc convenablement édul- coré, de l’acide tartrique et du bicarbonate de soude.

Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s’en grise, mais le connaisseur n’en boit pas.

Nous n’en viendrons pas là. Il y a un esprit de mesure et de critique en même temps qu’un grand souffle d’enthousiasme dans les nouvelles générations. La langue a été amenée à un point excellent depuis quinze années. Ce qui a été fait par les idées ne sera pas détruit par les fantaisies.

Réformons, ne déformons pas.

Si le nom qui signe ces lignes était un nom illustre, si la voix qui parle ici était une voix puissante, nous supplierions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort futur de notre littérature, si magnifique depuis trois siècles, de songer com- bien c’est une mission imposante que la leur, et de conserver dans leur manière d’écrire les habitudes les plus dignes et les plus sévères. L’avenir, qu’on y pense bien, n’appartient qu’aux hommes de style. Sans parler ici des admirables livres de l’antiquité, et pour nous renfermer dans nos lettres nationales, essayez d’ôter à la pensée de nos grands écrivains l’expression qui lui est propre ; ôtez à Mo- lière son vers si vif, si chaud, si franc, si amusant, si bien fait, si bien tourné, si bien peint ; ôtez à La Fontaine la perfection naïve et gauloise du détail ; ôtez à la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces larges attaches, ces belles formes de vigueur exagérée qui feraient du vieux poëte, demi-romain, demi-espagnol, le Michel-Ange de notre tragédie, s’il entrait dans la composition de son génie autant d’imagination que de pensée ; ôtez à Racine la ligne qu’il a dans le style comme Raphaël, ligne chaste, harmonieuse et discrète comme celle de Raphaël, quoique d’un goût inférieur, aussi pure, mais moins grande, aussi parfaite, quoique moins sublime ; ôtez à Fénelon, l’homme de son siècle qui a le mieux senti la beauté an- tique, cette prose aussi mélodieuse et aussi sereine que le vers de Racine, dont elle est soeur ; ôtez à Bossuet le magnifique port de tête de sa période ; ôtez à Boileau sa manière sobre et grave, admirablement colorée quand il le faut ; ôtez à Pascal ce style inventé et mathématique qui a tant de propriété dans le mot, tant de lo- gique dans la métaphore ; ôtez à Voltaire cette prose claire, solide, indestructible, cette prose de cristal de Candide et du Dictionnaire philosophique ; ôtez à tous ces grands hommes cette simple et petite chose, le style ; et de Voltaire, de Pascal, de Boileau, de Bossuet, de Fénelon, de Racine, de Corneille, de La Fontaine, de Molière, de ces maîtres, que vous restera-t-il ? Nous l’avons dit plus haut, ce qui reste d’Homère après qu’il a passé par Bitaubé.

C’est le style qui fait la durée de l’oeuvre et l’immortalité du poëte. La belle ex- pression embellit la belle pensée et la conserve ; c’est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l’idée, c’est l’émail sur la dent.

Dans tout grand écrivain il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand algébriste dans tout grand astronome. Pascal contient Vaugelas ; Lagrange contient Bezout.

Aussi l’étude de la langue est-elle aujourd’hui, autant que jamais, la première condition pour tout artiste qui veut que son oeuvre naisse viable. Cela est ad- mirablement compris maintenant par les nouvelles générations littéraires. Nous voyons avec joie que les jeunes écoles de peinture et de sculpture, si haut placées à cette heure, comprennent de leur côté combien est importante pour elles aussi la science de leur langue, qui est le dessin. Le dessin ! le dessin ! c’est la loi première de tout art. Et ne croyez pas que cette loi retranche rien à la liberté, à la fantaisie, à la nature. Le dessin n’est ennemi ni de la chair, ni de la couleur. Quoi qu’en disent les exclusifs et les incomplets, le dessin ne fait obstacle ni à Puget, ni à Rubens. Aujourd’hui donc, dans toutes les directions de l’activité intellectuelle, sculpture, peinture ou poésie, que tous ceux qui ne savent pas dessiner, l’apprennent. Le style est la clef de l’avenir. Sans le style et sans le dessin, vous pourrez avoir le succès du moment, l’applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes, l’accla- mation enivrée des multitudes ; vous n’aurez pas le vrai triomphe, la vraie gloire, la vraie conquête, le vrai laurier. Comme dit Cicéron, insignia victoriae, non victo- riam.

Sévérité donc et grandeur dans la forme ; et, pour que l’oeuvre soit complète, grandeur et sévérité dans le fond. Telle est la loi actuelle de l’art ; sinon il aura peut-être le présent, mais il n’aura pas l’avenir.

Dans le drame surtout, le fond importe, non moins certes que la forme. Et ici, s’il nous était permis de nous citer nous-mêmes, nous transcririons ce que nous disions il y a un an dans la préface d’une pièce récemment jouée : « L’auteur de ce drame sait combien c’est une grande et sérieuse chose que le théâtre ; il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l’art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avancé, qui a fait de Paris la cité centrale du progrès, s’entasser en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poëte, va soulever le moment d’après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d’attente et de curio- sité ; il sent que si son talent n’est rien, il faut que sa probité soit tout ; il s’interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son oeuvre ; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu’il lui aura enseigné. Le poëte aussi a charge d’âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous sommes) que des choses pleines de leçons et de conseils. Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l’orgie, la ca- goule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue- tête sur l’avant-scène ; mais il lui criera du fond du théâtre : Memento quia pulvis es ! Il sait bien que l’art seul, l’art pur, l’art proprement dit n’exige pas tout cela du poëte ; mais il pense qu’au théâtre surtout, il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l’art. »

Le théâtre, nous le répétons, est une chose qui enseigne et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosité, le théâtre est devenu pour les multitudes ce qu’était l’église au moyen âge, le lieu attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du poëte dramatique sera plus qu’une magistrature et presque un sa- cerdoce. Il pourra faillir comme homme ; comme poëte, il devra être pur, digne et sérieux.

Désormais, à notre avis, au point de maturité où cette époque est venue, l’art, quoi qu’il fasse, dans ses fantaisies les plus flottantes et les plus échevelées, dans ses calques les plus sévères de la nature, dans ses créations les plus échafaudées sur des rêves hors du possible et du réel, dans ses plus délicates explorations de la métaphysique du coeur, dans ses plus larges peintures de la passion, de la passion chaude, vivante et irréfléchie ; l’art, et en particulier le drame, qui est aujourd’hui son expression la plus puissante et la plus saisissable à tous, doit avoir sans cesse présente, comme un témoin austère de ses travaux, la pensée du temps où nous vivons, la responsabilité qu’il encourt, la règle que la foule demande et attend de partout, la pente des idées et des événements sur laquelle notre époque est lancée, la perturbation fatale qu’un pouvoir spirituel mal dirigé pourrait causer au milieu de cet ensemble de forces qui élaborent en commun, les unes au grand jour, les autres dans l’ombre, notre civilisation future. L’art d’à présent ne doit plus cher- cher seulement le beau, mais encore le bien.

Ce n’est pas d’ailleurs que nous soyons le moins du monde partisan de l’uti- lité directe de l’art, théorie puérile émise dans ces derniers temps par des sectes philosophiques qui n’avaient pas étudié le fond de la question. Le drame, oeuvre d’avenir et de durée, ne peut que tout perdre à se faire le prédicateur immédiat des trois ou quatre vérités d’occasion que la polémique des partis met à la mode tous les cinq ans. Les partis ont besoin d’enlever une position politique. Ils prennent les deux ou trois idées qui leur sont nécessaires pour cela, et avec ces idées ils creusent le sol nuit et jour autour du pouvoir. C’est un siège en règle. La tran- chée, les épaulements, la sape et la mine. Un beau jour les partis donnent l’assaut comme en juillet 1789, ou le pouvoir fait une sortie comme en juillet 1830, et la position est prise. Une fois la forteresse enlevée, les travaux du siége sont aban- donnés, bien entendu ; rien ne paraît plus inutile, plus déraisonnable et plus ab- surde que les travaux d’un siége quand la ville est prise ; on comble les tranchées, la charrue passe sur les sapes, et les fameuses vérités politiques qui avaient servi à bouleverser toute cette plaine, vieux outils, sont jetées là et oubliées à terre jusqu’à ce qu’un historien chercheur ait la bonté de les ramasser et de les classer dans sa collection des erreurs et des illusions de l’humanité. Si quelque oeuvre d’art a eu le malheur de faire cause commune avec les vérités politiques, et de se mêler à elles dans le combat, tant pis pour l’oeuvre d’art ; après la victoire elle sera hors de service, rejetée comme le reste, et ira se rouiller dans le tas. Disons-le donc bien haut, toutes les larges et éternelles vérités qui constituent chez tous les peuples et dans tous les temps le fond même des sentiments humains, voilà la matière pre- mière de l’art, de l’art immortel et divin ; mais il n’y a pas de matériaux pour lui dans ces constructions expédientes que la stratégie des partis multiplie, selon ses besoins, sur le terrain de la petite guerre politique. Les idées utiles ou vraies un jour ou deux, avec lesquelles les partis enlèvent une position, ne constituent pas plus un système coordonné de vérités sociales ou philosophiques, que les zigzags et les parallèles qui ont servi à forcer une citadelle ne sont des rues et des chemins.

Le produit le plus notable de l’art utile, de l’art enrôlé, discipliné et assaillant, de l’art prenant fait et cause dans le détail des querelles politiques, c’est le drame pamphlet du dix-huitième siècle, la tragédie philosophique, poëme bizarre où la tirade obstrue le dialogue, où la maxime remplace la pensée ; oeuvre de dérision et de colère qui s’évertue étourdiment à battre en brèche une société dont les ruines l’enterreront. Certes, bien de l’esprit, bien du talent, bien du génie a été dépensé dans ces drames faits exprès qui ont démoli la Bastille ; mais la postérité ne s’en inquiétera pas. C’est une pauvre besogne à ses yeux que d’avoir mis en tragédies la préface de l’Encyclopédie. La postérité s’occupera moins encore de la tragé- die politique de la restauration, qu’a engendrée la tragédie philosophique du dix- huitième siècle, comme la maxime a engendré l’allusion. Tout cela a été fort ap- plaudi de son temps, et est fort oublié du nôtre. Il faut, après tout, que l’art soit son propre but à lui-même, et qu’il enseigne, qu’il moralise, qu’il civilise, et qu’il édi- fie chemin faisant, mais sans se détourner, et tout en allant devant lui. Plus il sera impartial et calme, plus il dédaignera le passager des questions politiques quoti- diennes, plus il s’adaptera grandement à l’homme de tous les temps et de tous les lieux ; plus il aura la forme de l’avenir. Ce n’est pas en se passionnant petitement pour ou contre tel pouvoir ou tel parti qui a deux jours à vivre, que le créateur dra- matique agira puissamment sur son siècle et sur ses contemporains. C’est par des peintures vraies de la nature éternelle que chacun porte en soi ; c’est en nous pre- nant, vous, moi, nous, eux tous, par nos irrésistibles sentiments de père, de fils, de mère, de frère et de soeur, d’ami et d’ennemi, d’amant et de maîtresse, d’homme et de femme ; c’est en mêlant la loi de la providence au jeu de nos passions ; c’est en nous montrant d’où viennent le bien et le mal moral, et où ils mènent ; c’est en nous faisant rire et pleurer sur des choses qui nous ressemblent, quoique sou- vent plus grandes, plus choisies et plus idéales que nous ; c’est en sondant avec le speculum du génie notre conscience, nos opinions, nos illusions, nos préjugés ; c’est en remuant tout ce qui est dans l’ombre au fond de nos entrailles ; en un mot, c’est en jetant, tantôt par des rayons, tantôt par des éclairs, de larges jours sur le coeur humain, ce chaos d’où le fiat lux du poëte tire un monde !-C’est ainsi, et pas autrement.-Et, nous le répétons, plus le créateur dramatique sera profond, dés- intéressé, général et universel dans son oeuvre, mieux il accomplira sa mission et près des contemporains et près de la postérité. Plus le point de vue du poëte ira s’élargissant, plus le poëte sera grand et vraiment utile à l’humanité. Nous com- prenons l’enseignement du poëte dramatique plutôt comme Molière que comme Voltaire, plutôt comme Shakespeare que comme Molière. Nous préférons Tartuffe à Mahomet ; nous préférons Iago à Tartuffe. A mesure que vous passez d’un de ces trois poëtes à l’autre, voyez comme l’horizon s’agrandit. Voltaire parle à un parti, Molière parle à la société, Shakespeare parle à l’homme.

Poëtes dramatiques, c’est un homme bien convaincu qui vous conseille ici, que ceux d’entre vous qui sentent en eux quelque chose de puissant, de généreux et de fort, se mettent au-dessus des haines de parti, au-dessus même de leurs propres petites haines personnelles, s’ils en ont. Ne soyez ni de l’opposition ni du pou- voir, soyez de la société, comme Molière, et de l’humanité comme Shakespeare. Ne prenez part aux révolutions matérielles que par les révolutions intellectuelles. N’ameutez pas des passions d’un jour autour de votre oeuvre immortelle. Puisez profondément vos tragédies dans l’histoire, dans l’invention, dans le passé, dans le présent, dans votre coeur, dans le coeur des autres, et laissez à de moins dignes le drame de libelle, de personnalité et de scandale, comme vous laissez aux fabri- cants de littérature le drame de pacotille, le drame-marchandise, le drame pré- texte à décorations. Que votre oeuvre soit haute et grande, et vivante, et féconde, et aille toujours au fond des âmes. La belle gloire de courtiser des opinions qui se laissent faire, bien entendu, et qui vous donnent un applaudissement pour une caresse ! Inspirez-vous donc plutôt, si vous voulez la vraie renommée et la vraie puissance, des passions purement humaines, qui sont éternelles, que des pas- sions politiques, qui sont passagères. Soyez plus fiers d’un vers proverbe que d’un vers cocarde.

Attirer la foule à un drame comme l’oiseau à un miroir ; passionner la multitude autour de la glorieuse fantaisie du poëte, et faire oublier au peuple le gouverne- ment qu’il a pour l’instant, faire pleurer les femmes sur une femme, les mères sur une mère, les hommes sur un homme ; montrer, quand l’occasion s’en présente, le beau moral sous la difformité physique ; pénétrer sous toutes les surfaces pour extraire l’essence de tout ; donner aux grands le respect des petits et aux petits la mesure des grands ; enseigner qu’il y a souvent un peu de mal dans les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les pires, et, par là, inspirer aux mauvais l’espérance et l’indulgence aux bons ; tout ramener, dans les événements de la vie possible, à ces grandes lignes providentielles ou fatales entre lesquelles se meut la liberté humaine ; profiter de l’attention des masses pour leur enseigner à leur insu, à travers le plaisir que vous leur donnez, les sept ou huit grandes vérités sociales, morales ou philosophiques, sans lesquelles elles n’auraient pas l’intelligence de leur temps ; voilà, à notre avis, pour le poëte, la vraie utilité, la vraie influence, la vraie collaboration dans l’oeuvre civilisatrice. C’est par cette voie magnifique et large, et non par la tracasserie politique, qu’un art devient un pouvoir.

Afin d’atteindre à ce but, il importe que le théâtre conserve des proportions grandes et pures. Il ne faut pas que le drame du siècle de Napoléon ait une confi- guration moins auguste que la tragédie de Louis XIV. Son influence sur les masses d’ailleurs sera toujours en raison directe de sa propre élévation et de sa propre dignité. Plus le drame sera placé haut, plus il sera vu de loin. C’est pourquoi, disons-le ici en passant, il est à souhaiter que les hommes de talent n’oublient pas l’excellence du grandiose et de l’idéal dans tout art qui s’adresse aux masses. Les masses ont l’instinct de l’idéal. Sans doute c’est un des principaux besoins du poëte contemporain de peindre la société contemporaine, et ce besoin a déjà produit de notables ouvrages ; mais il faut se garder de faire prévaloir sur le haut drame universel la prosaïque tragédie de boutique et de salon, pédestre, laide, ma- niérée, épileptique, sentimentale et pleureuse. Le bourgeois n’est pas le populaire. Ne dégringolons pas de Shakespeare à Kotzebue.

L’art est grand. Quel que soit le sujet qu’il traite, qu’il s’adresse au passé ou au contemporain, lors même qu’il mêle le rire et l’ironie au groupe sévère des vices, des vertus, des crimes et des passions, l’art doit être grave, candide, moral et re- ligieux. Au théâtre surtout, il n’y a que deux choses auxquelles l’art puisse digne- ment aboutir. Dieu et le peuple. Dieu d’où tout vient, le peuple où tout va ; Dieu qui est le principe, le peuple qui est la fin. Dieu manifesté au peuple, la providence expliquée à l’homme, voilà le fond un et simple de toute tragédie, depuis Oedipe roi jusqu’à Macbeth. La providence est le centre des drames comme des choses. Dieu est le grand milieu. Deus centrum et locus rerum, dit Filesac.

En se conformant aux diverses lois que nous venons d’énumérer, avec le regret de ne pouvoir, faute de temps, développer davantage nos idées, on comprendra que la mission du théâtre peut être grande dans l’époque où nous vivons. C’est une belle tâche de ramener toute une société des passions artificielles aux pas- sions naturelles. Le drame, tel que nous le concevons, tel que les générations nou- velles nous le donneront, suivra une série de progrès et d’avenir si irrésistible qu’il prendra peu de souci des chutes et des succès, accidents momentanés qui n’im- portent qu’au bonheur temporel du poëte et qui ne décident jamais le fond des questions. Loin de là, il grandira souvent plus par un revers que par une victoire.

Le drame que veut notre temps sera bien placé vis-à-vis du peuple, bien placé vis-à-vis du pouvoir. Il ne se laissera ôter sa liberté ni par la foule que la mode entraîne quelquefois, ni par les gouvernements qu’un égoïsme mesquin conseille trop souvent. Sûr de sa conscience, fort de sa dignité, il saura dans l’occasion dire son fait au pouvoir, si le pouvoir était assez gauche et assez maladroit pour se lais- ser reprendre en flagrant délit de censure comme cela lui est arrivé il y a dix-huit mois, à l’époque de la chute d’une pièce intitulée le Roi s’amuse.

Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit, grandeur et sévérité dans l’intention, grandeur et sévérité dans l’exécution, voilà les conditions selon lesquelles doit se développer, s’il veut vivre et régner, le drame contemporain. Moral par le fond. Littéraire par la forme. Populaire par la forme et par le fond.

Et puisqu’il résulte de tout ce que nous venons d’écrire que l’art et le théâtre doivent être populaires, qu’on nous permette, pour terminer, d’expliquer en deux mots notre pensée, tout en déclarant que par cette explication nous ne préten- dons infirmer ni restreindre rien de ce que nous avons dit plus haut. Sans doute la popularité est le complément magnifique des conditions d’un art bien rempli ; mais, en ceci comme en tout, qui n’a que la popularité n’a rien. Et puis, entre po- pularité et popularité il faut distinguer. Il y a une popularité misérable qui n’est dévolue qu’au banal, au trivial, au commun. Rien de plus populaire en ce sens que la chanson Au clair de la lune et Ah ! qu’on est fier d’être français ! Cette po- pularité n’est que de la vulgarité. L’art la dédaigne. L’art ne recherche l’influence populaire sur les contemporains qu’autant qu’il peut l’obtenir en restant dans ses conditions d’art. Et si par hasard cette influence lui est refusée, ce qui est rare en tout temps et en particulier impossible dans le nôtre, il y a pour lui une autre popularité qui se forme du suffrage successif du petit nombre d’hommes d’élite de chaque génération ; à force de siècles, cela fait une foule aussi ; c’est là, il faut bien le dire, le vrai peuple du génie. En fait de masses, le génie s’adresse encore plus aux siècles qu’aux multitudes, aux agglomérations d’années qu’aux agglo- mérations d’hommes. Cette lente consécration des temps fait ces grands noms, souvent moqués des contemporains, cela est vrai, mais que la foule, un jour venu, accepte, subit et ne discute plus. Peu d’hommes dans chaque génération lisent avec intelligence Homère, Dante, Shakespeare ; tous s’inclinent devant ces co- losses. Les grands hommes sont de hautes montagnes dont la cime reste inha- bitée, mais domine toujours l’horizon. Villes, collines, plaines, charrues, cabanes, sont au bas. Depuis cinquante ans, douze hommes seulement ont gravi au haut du mont Blanc. Combien peu d’esprits sont montés sur le sommet de Dante et de Shakespeare ! Combien peu de regards ont pu contempler l’immense mappe- monde qui se découvre de ces hauteurs ! Qu’importe ! tous les yeux n’en sont pas moins éternellement fixés à ces points culminants du monde intellectuel, mon- tagnes dont la cime est si haute que le dernier rayon des siècles depuis longtemps couchés derrière l’horizon y resplendit encore !

Chapitre 2

HISTOIRE
Chez les anciens, l’occupation d’écrire l’histoire était le délassement des grands hommes historiques ; c’était Xénophon, chef des Dix mille ; c’était Tacite, prince du sénat. Chez les modernes, comme les grands hommes historiques ne savaient pas lire, il fallut que l’histoire se laissât écrire par des lettrés et des savants, gens qui n’étaient savants et lettrés que parce qu’ils étaient restés toute leur vie étrangers aux intérêts de ce bas monde, c’est-à-dire à l’histoire.

De là, dans l’histoire, telle que les modernes l’ont écrite, quelque chose de petit et de peu intelligent.

Il est à remarquer que les premiers historiens anciens écrivirent d’après des tra- ditions, et les premiers historiens modernes d’après des chroniques.

Les anciens, écrivant d’après des traditions, suivirent cette grande idée morale qu’il ne suffisait pas qu’un homme eût vécu ou même qu’un siècle eût existé pour qu’il fût de l’histoire, mais qu’il fallait encore qu’il eût légué de grands exemples à la mémoire des hommes. Voilà pourquoi l’histoire ancienne ne languit jamais. Elle est ce qu’elle doit être, le tableau raisonné des grands hommes et des grandes choses, et non pas, comme on l’a voulu faire de notre temps, le registre de vie de quelques hommes, ou le procès-verbal de quelques siècles.

Les historiens modernes, écrivant d’après des chroniques, ne virent dans les livres que ce qui y était, des faits contradictoires à rétablir et des dates à concilier. Ils écrivirent en savants, s’occupant beaucoup des faits et rarement des consé- quences, ne s’étendant pas sur les événements d’après l’intérêt moral qu’ils étaient susceptibles de présenter, mais d’après l’intérêt de curiosité qui leur restait en- core, eu égard aux événements de leur siècle. Voilà pourquoi la plupart de nos histoires commencent par des abrégés chronologiques et se terminent par des gazettes.

On a calculé qu’il faudrait huit cents ans à un homme qui lirait quatorze heures par jour pour lire seulement les ouvrages écrits sur l’histoire qui se trouvent à la Bi- bliothèque royale ; et parmi ces ouvrages il faut en compter plus de vingt mille, la plupart en plusieurs volumes, sur la seule histoire de France, depuis MM. Royou, Fantin-Désodoards et Anquetil, qui ont donné des histoires complètes, jusqu’à ces braves chroniqueurs, Froissard, Comines et Jean de Troyes, par lesquels nous savons que ung tel jour le roi estoit malade, et que ung tel autre jour un homme se noya dans la Seine.

Parmi ces ouvrages, il en est quatre généralement connus sous le nom des quatre grandes histoires de France ; celle de Dupleix, qu’on ne lit plus ; celle de Mézeray, qu’on lira toujours, non parce qu’il est aussi exact et aussi vrai que Boileau l’a dit pour la rime, mais parce qu’il est original et satirique, ce qui vaut encore mieux pour des lecteurs français ; celle du P. Daniel, jésuite, fameux par ses descriptions de batailles, qui a fait en vingt ans une histoire où il n’y a d’autre mérite que l’éru- dition, et dans laquelle le comte de Boulainvillers ne trouvait guère que dix mille erreurs ; et enfin, celle de Vély, continuée par Villaret et par Garnier.

« Il y a des morceaux bien faits dans Vély, dit Voltaire dont les jugements sont précieux ; on lui doit des éloges et de la reconnaissance ; mais il faudrait avoir le style de son sujet, et pour faire une bonne histoire de France il ne suffit pas d’avoir du discernement et du goût. »

Villaret, qui avait été comédien, écrit d’un style prétentieux et ampoulé ; il fa- tigue par une affectation continuelle de sensibilité et d’énergie ; il est souvent in- exact et rarement impartial. Garnier, plus raisonnable, plus instruit, n’est guère meilleur écrivain ; sa manière est terne, son style est lâche et prolixe. Il n’y a entre Garnier et Villaret que la différence du médiocre au pire, et si la première condi- tion de vie pour un ouvrage doit être de se faire lire, le travail de ces deux auteurs peut être à juste titre regardé comme non avenu.

Au reste, écrire l’histoire d’une seule nation, c’est oeuvre incomplète, sans te- nants et sans aboutissants, et par conséquent manquée et difforme. Il ne peut y avoir de bonnes histoires locales que dans les compartiments bien proportion- nés d’une histoire générale. Il n’y a que deux tâches dignes d’un historien dans ce monde, la chronique, le journal, ou l’histoire universelle. Tacite ou Bossuet.

Sous un point de vue restreint, Comines a écrit une assez bonne histoire de France en six lignes : « Dieu n’a créé aucune chose en ce monde, ny hommes, ny bestes, à qui il n’ait fait quelque chose son contraire, pour la tenir en crainte et en humilité. C’est pourquoi il a fait France et Angleterre voisines. »

La France, l’Angleterre et la Russie sont de nos jours les trois géants de l’Eu- rope. Depuis nos récentes commotions politiques, ces colosses ont chacun une attitude particulière ; l’Angleterre se soutient, la France se relève, la Russie se lève. Ce dernier empire, jeune encore au milieu du vieux continent, grandit depuis un siècle avec une rapidité singulière. Son avenir est d’un poids immense dans nos destinées. Il n’est pas impossible que sa barbarie vienne un jour retremper notre civilisation, et le sol russe semble tenir en réserve des populations sauvages pour nos régions policées.

Cet avenir de la Russie, si important aujourd’hui pour l’Europe, donne une haute importance à son passé. Pour bien deviner ce que sera ce peuple, on doit étudier soigneusement ce qu’il a été. Mais rien de plus difficile qu’une pareille étude. Il faut marcher comme perdu au milieu d’un chaos de traditions confuses, de récits incomplets, de contes, de contradictions, de chroniques tronquées. Le passé de cette nation est aussi ténébreux que son ciel, et il y a des déserts dans ses annales comme dans son territoire.

Ce n’est donc pas une chose aisée à faire qu’une bonne histoire de Russie. Ce n’est pas une médiocre entreprise que de traverser cette nuit des temps, pour al- ler, parmi tant de faits et de récits qui se croisent et se heurtent, à la découverte de la vérité. Il faut que l’écrivain saisisse hardiment le fil de ce dédale ; qu’il en débrouille les ténèbres ; que son érudition laborieuse jette de vives lumières sur toutes les sommités de cette histoire. Sa critique consciencieuse et savante aura soin de rétablir les causes en combinant les résultats. Son style fixera les physio- nomies, encore indécises, des personnages et des époques. Certes, ce n’est point une tâche facile de remettre à flot et de faire repasser sous nos yeux tous ces évé- nements depuis si longtemps disparus du cours des siècles.

L’historien devra, ce nous semble, pour être complet, donner un peu plus d’at- tention qu’on ne l’a fait jusqu’ici à l’époque qui précède l’invasion des tartares, et consacrer tout un volume peut-être à l’histoire de ces tribus vagabondes qui re- connaissent la souveraineté de la Russie. Ce travail jetterait sans doute un grand jour sur l’ancienne civilisation qui a probablement existé dans le nord, et l’histo- rien pourrait s’y aider des savantes recherches de M. Klaproth.

Lévesque a déjà raconté, il est vrai, en deux volumes ajoutés à son long ouvrage, l’histoire de ces peuplades tributaires ; mais cette matière attend encore un véri- table historien. Il faudrait aussi traiter avec plus de développement que Lévesque, et surtout avec plus de sincérité, certaines époques d’un grand intérêt, comme le règne fameux de Catherine. L’historien digne de ce nom flétrirait avec le fer chaud de Tacite et la verge de Juvénal cette courtisane couronnée, à laquelle les altiers sophistes du dernier siècle avaient voué un culte qu’ils refusaient à leur dieu et à leur roi ; cette reine régicide, qui avait choisi pour ses tableaux de boudoir un massacre[1] et un incendie[2].

Sans nul doute, une bonne Histoire de Russie éveillerait vivement l’attention. Les destins futurs de la Russie sont aujourd’hui le champ ouvert à toutes les mé- ditations. Ces terres du septentrion ont déjà plusieurs fois jeté le torrent de leurs peuples à travers l’Europe. Les français de ce temps ont vu, entre autres merveilles, paître dans les gazons des Tuileries des chevaux qui avaient coutume de brouter l’herbe au pied de la grande muraille de la Chine ; et des vicissitudes inouïes dans le cours des choses ont réduit de nos jours les nations méridionales à adresser à un autre Alexandre le voeu de Diogène : Retire-toi de notre soleil.

Il y aurait un livre curieux à faire sur la condition des juifs au moyen âge. Ils étaient bien haïs, mais ils étaient bien odieux ; ils étaient bien méprisés, mais ils étaient bien vils. Le peuple déicide était aussi un peuple voleur. Malgré les avis du rabbin Beccaï[3], ils ne se faisaient aucun scrupule de piller les nazaréens, ainsi qu’ils nommaient les chrétiens ; aussi étaient-ils souvent les victimes de leur propre cupidité. Dans la première expédition de Pierre l’Hermite, des croisés, em- portés par le zèle, firent le voeu d’égorger tous les juifs qui se trouveraient sur leur route, et ils le remplirent. Cette exécution était une représaille sanglante des bibliques massacres commis par les juifs. Suarez observe seulement que les hé- breux avaient souvent égorgé leurs voisins par une piété bien entendue, et que les croisés massacraient les hébreux par UNE PIÉTÉ MAL ENTENDUE.

Voilà un échantillon de haine ; voici un échantillon, de mépris.

En 1262, une mémorable conférence eut lieu devant le roi et la reine d’Aragon, entre le savant rabbin Zéchiel et le frère Paul Ciriaque, dominicain très érudit. Quand le docteur juif eut cité le Toldos Jeschut, le Targum, les archives du Sanhé- drin, le Nissachou Vetus, le Talmud, etc., la reine finit la dispute en lui demandant pourquoi les juifs puaient. Il est vrai que cette haine et ce mépris s’affaiblirent avec le temps. En 1687, on imprima les controverses de l’israélite Orobio et de l’arménien Philippe Limborch, dans lesquelles le rabbin présente des objections au très illustre et très savant chrétien, et où le chrétien réfute les assertions du très savant et très illustre juif. On vit dans le même dix-septième siècle le professeur Rittangel, de Koenigsberg, et Antoine, ministre chrétien à Genève, embrasser la loi mosaïque ; ce qui prouve que la prévention contre les juifs n’était plus aussi forte à cette époque.

Aujourd’hui, il y a fort peu de juifs qui soient juifs, fort peu de chrétiens qui soient chrétiens. On ne méprise plus, on ne hait plus, parce qu’on ne croit plus. Immense malheur ! Jérusalem et Salomon, choses mortes, Rome et Grégoire VII, choses mortes. Il y a Paris et Voltaire.

L’homme masqué, qui se fit si longtemps passer pour dieu dans la province de Khorassan, avait d’abord été greffier de la chancellerie d’Abou Moslem, gouver- neur de Khorassan, sous le khalife Almanzor. D’après l’auteur du Lobbtarikh, il se nommait Hakem Ben Haschem. Sous le règne du khalife Mahadi, troisième abas- side, vers l’an 160 de l’hégire, il se fit soldat, puis devint capitaine et chef de secte. La cicatrice d’un fer de flèche ayant rendu son visage hideux, il prit un voile et fut surnommé Burcâi, voilé. Ses adorateurs étaient convaincus que ce voile ne servait qu’à leur cacher la splendeur foudroyante de son visage. Khondemir, qui s’accorde avec Ben Schahnah pour le nommer Hakem Ben Atha, lui donne le titre de Mocannâ, masqué, en arabe, et prétend qu’il portait un masque d’or. Obser- vons, en passant, qu’un poëte irlandais contemporain a changé le masque d’or en un voile d’argent. Abou Giafar al Thabari donne un exposé de sa doctrine. Ce- pendant, la rébellion de cet imposteur devenant de plus en plus inquiétante, Ma- hadi envoya à sa rencontre l’émir Abusâid qui défit le Prophète-Voilé, le chassa de Mérou et le força à se renfermer dans Nekhscheb, où il était né et où il devait mourir. L’imposteur, assiégé, ranima le courage de son armée fanatique par des miracles qui semblent encore incroyables. Il faisait sortir, toutes les nuits, du fond d’un puits, un globe lumineux qui, suivant Khondemir, jetait sa clarté à plusieurs milles à la ronde ; ce qui le fit surnommer Sazendèh Mah, le faiseur de lunes. En- fin, réduit au désespoir, il empoisonna le reste de ses séides dans un banquet, et, afin qu’on le crût remonté au ciel, il s’engloutit lui-même dans une cuve remplie de matières corrosives. Ben Schahnah assure que ses cheveux surnagèrent et ne furent pas consumés. Il ajoute qu’une de ses concubines, qui s’était cachée pour se dérober au poison, survécut à cette destruction générale, et ouvrit les portes de Nekhscheb à Abusâid. Le Prophète-Masqué, que d’ignorants chroniqueurs ont confondu avec le Vieux de la Montagne, avait choisi pour ses drapeaux la cou- leur blanche, en haine des abbassides dont l’étendard était noir. Sa secte subsista longtemps après lui, et, par un capricieux hasard, il y eut parmi les turcomans une distinction de Blancs et de Noirs à la même époque où les Bianchi et les Neri divisaient l’Italie en deux grandes factions.

Voltaire, comme historien, est souvent admirable ; il laisse crier les faits. L’his- toire n’est pour lui qu’une longue galerie de médailles à double empreinte. Il la réduit presque toujours à cette phrase de son Essai sur les moeurs : « Il y eut des choses horribles, il y en eut de ridicules. »En effet, toute l’histoire des hommes tient là. Puis il ajoute : « L’échanson Montecuculli fut écartelé ; voilà l’horrible. Charles-Quint fut déclaré rebelle par le parlement de Paris ; voilà le ridicule. »Ce- pendant, s’il eût écrit soixante ans plus tard, ces deux expressions ne lui auraient plus suffi. Lorsqu’il aurait eu dit : « Le roi de France et trois cent mille citoyens furent égorgés, fusillés, noyés… La Convention nationale décréta Pitt et Cobourg ennemis du genre humain.»Quels mots aurait-il mis au-dessous de pareilles choses ?

Un spectacle curieux, ce serait celui-ci : Voltaire jugeant Marat, la cause jugeant l’effet.

Il y aurait pourtant quelque injustice à ne trouver dans les annales du monde qu’horreur et rire. Démocrite et Héraclite étaient deux fous, et les deux folies réunies dans le même homme n’en feraient point un sage. Voltaire mérite donc un re- proche grave ; ce beau génie écrivit l’histoire des hommes pour lancer un long sarcasme contre l’humanité. Peut-être n’eût-il point eu ce tort s’il se fût borné à la France. Le sentiment national eût émoussé la pointe amère de son esprit. Pour- quoi ne pas se faire cette illusion ? Il est à remarquer que Hume, Tite-Live, et en général les narrateurs nationaux, sont les plus bénins des historiens. Cette bien- veillance, quoique parfois mal fondée, attache à la lecture de leurs ouvrages. Pour moi, bien que l’historien cosmopolite soit plus grand et plus à mon gré, je ne hais pas l’historien patriote. Le premier est plus selon l’humanité, le second est plus se- lon la cité. Le conteur domestique d’une nation me charme souvent, même dans sa partialité étroite, et je trouve quelque chose de fier qui me plaît dans ce mot d’un arabe à Hagyage : Je ne sais que des histoires de mon pays.

Voltaire a toujours l’ironie à sa gauche et sous sa main, comme les marquis de son temps ont toujours l’épée au côté. C’est fin, brillant, luisant, poli, joli, c’est monté en or, c’est garni en diamants, mais cela tue.

Il est des convenances de langage qui ne sont révélées à l’écrivain que par l’es- prit de nation. Le mot barbares, qui sied à un romain parlant des gaulois, son- nerait mal dans la bouche d’un français. Un historien étranger ne trouverait jamais certaines expressions qui sentent l’homme du pays. Nous disons que Henri IV gouverna son peuple avec une bonté paternelle ; une inscription chinoise, tra- duite par les jésuites, parle d’un empereur qui régna avec une bonté maternelle. Nuance toute chinoise et toute charmante.

[1 : Le massacre des Polonais dans le faubourg de Praga.

[2 : L’incendie de la flotte ottomane dans la baie de Tchesmé. Ces deux peintures étaient les seules qui décorassent le boudoir de Catherine.

[3 : Ce sage docteur voulait empêcher les juifs d’être subjugués par les chré- tiens. Voici ses paroles, qu’on ne sera peut-être pas fâché de retrouver : « Les sages défendent de prêter de l’argent à un chrétien, de peur que le créancier ne soit cor- rompu par le débiteur ; mais un juif peut emprunter d’un chrétien sans crainte d’être séduit par lui, car le débiteur évite toujours son créancier. »Juif complet, qui met l’expérience de l’usurier au service de la doctrine du rabbin.

: : : :A UN HISTORIEN

Vos descriptions de bataille sont bien supérieures aux tableaux poudreux et confus, sans perspective, sans dessin et sans couleur, que nous a laissés Mézeray, et aux interminables bulletins du P. Daniel ; toutefois, vous nous permettrez une observation dont nous croyons que vous pourrez profiter dans la suite de votre ouvrage.

Si vous vous êtes rapproché de la manière des anciens, vous ne vous êtes pas encore assez dégagé de la routine des historiens modernes ; vous vous arrêtez trop aux détails, et vous ne vous attachez pas assez à peindre les masses. Que nous importe, en effet, que Brissac ait exécuté une charge contre d’Andelot, que Lanoue ait été renversé de cheval, et que Montpensier ait passé le ruisseau ? La plupart de ces noms, qui apparaissent là pour la première fois dans le cours de l’ouvrage, jettent de la confusion dans un endroit où l’auteur ne saurait être trop clair, et lorsqu’il devrait entraîner l’esprit par une succession rapide de tableaux. Le lecteur s’arrête à chercher à quel parti tels ou tels noms appartiennent, pour pouvoir suivre le fil de l’action. Ce n’est point ainsi qu’en usait Polybe, et après lui Tacite, les deux premiers peintres de batailles de l’antiquité. Ces grands his- toriens commencent par nous donner une idée exacte de la position des deux armées par quelque image sensible tirée de l’ordre physique ; l’armée était rangée en demi-cercle, elle avait la forme d’un aigle aux ailes étendues ; ensuite viennent les détails. Les espagnols formaient la première ligne, les africains la seconde, les numides étaient jetés aux deux ailes, les éléphants marchaient en tête, etc. Mais, nous vous le demandons à vous-même, si nous lisions dans Tacite : « Vibulenus exécute une charge contre Rusticus, Lentulus est renversé de cheval, Civilis passe le ruisseau », il serait très possible que ce petit bulletin eût paru très clair et très intéressant aux contemporains ; mais nous doutons fort qu’il eût trouvé le même degré de faveur auprès de la postérité. Et c’est une erreur dans laquelle sont tom- bés la plupart des historiens modernes ; l’habitude de lire les chroniques leur rend familiers les personnages inférieurs de l’histoire, qui ne doivent point y paraître ; le désir de tout dire, lorsqu’ils ne devraient dire que ce qui est intéressant, les leur fait employer comme acteurs dans les occasions les plus importantes. De là vient qu’ils nous donnent des descriptions qu’ils comprennent fort bien, eux et les éru- dits, parce qu’ils connaissent les masques, mais dans lesquelles la plupart des lec- teurs, qui ne sont pas obligés d’avoir lu les chroniques pour pouvoir lire l’histoire, ne voient guère autre chose que des noms et de l’ennui. En général, il ne faut dire à la postérité que ce qui peut l’intéresser. Et pour intéresser la postérité, il ne suffit pas d’avoir bien exécuté une charge ou d’avoir été renversé de cheval, il faut avoir combattu de la main et des dents comme Cynégire, être mort comme d’Assas, ou avoir embrassé les piques comme Vinkelried.

: : : :EXTRAIT DU COURRIER FRANÇAIS : :DU JEUDI 14 SEPTEMBHE 1792 (IV DE LA LIBERTÉ).-N° 257.

« La municipalité d’Herespian, département de l’Hérault, a signifié à M. Fran- çois, son pasteur, qu’elle entendait à l’avenir avoir un curé qui ne fût pas céli- bataire. Le curé François a répondu d’une manière qui a surpassé les espérances de ses paroissiens. Il entend, lui, avoir cinq enfants ; le premier s’appellera J.-J. Rousseau ; le second, Mirabeau ; le troisième, Pétion ; le quatrième, Brissot ; le cin- quième, Club-des-Jacobins. Le bon curé léguera son patriotisme à ses enfants, et il les remettra aux soins de la patrie qui veille sur tous les citoyens vertueux. »

: : :APRÈS UNE LECTURE DU MONITEUR

Proëthès et Cyestris, vieux philosophes dont on ne parle plus, que je sache, soutinrent jadis contradictoirement une thèse à peu près oubliée de nos jours. Il s’agissait de savoir s’il était possible à l’homme de rire à gorge déployée et de pleu- rer à chaudes larmes tout à la fois. Cette querelle resta sans décision, et ne fit que rendre un peu plus irréconciliables les disciples d’Héraclite et les sectateurs de Démocrite. Depuis 1789, la question est résolue affirmativement ; je connais un in-folio qui opère ce phénomène, et il est convenable que la solution d’une dis- pute philosophique se trouve dans un in-folio. Cet in-folio est le Moniteur. Vous qui voulez rire, ouvrez le Moniteur ; vous qui voulez pleurer, ouvrez le Moniteur ; vous qui voulez rire et pleurer tout ensemble, ouvrez encore le Moniteur.

Quelque bonne volonté que l’on apporte à juger l’époque de notre régénéra- tion, on ne peut s’empêcher de trouver singulière la façon dont cet âge de raison préparait notre âge de lumières. Les académies, collèges des lettres, étaient dé- truites ; les universités, séminaires des sciences, étaient dissoutes ; les inégalités de génie et de talent étaient punies de mort, comme les inégalités de rang et de fortune. Cependant il se trouvait encore, pour célébrer la ruine des arts, des ora- teurs éclos dans les tavernes, des poëtes vomis des échoppes. Sur nos théâtres, d’où étaient bannis les chefs-d’oeuvre, on hurlait d’atroces rapsodies de circons- tance, ou de dégoûtants éloges des vertus dites civiques. Je viens de tomber, en ouvrant le Moniteur au hasard, sur les spectacles du 4 octobre 1793 ; cette affiche justifie du reste les réflexions qu’elle m’a suggérées :

« THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE NATIONAL. La première représentation de la Fête civique, comédie en cinq actes.

-THÉÂTRE NATIONAL. La Journée de Marathon ; ou le Triomphe de la Liberté, pièce héroïque en quatre actes.

-THÉÂTRE DU VAUDEVILLE. La Matinée et la Veillée villageoises ; le Divorce ; l’Union villageoise.

-THÉÂTRE DU LYCÉE DES ARTS. Le Retour de la flotte nationale.

-THÉÂTRE DE LA RÉPUBLIQUE. Le Divorce tartare, comédie en cinq actes.

-THÉÂTRE FRANÇAIS COMIQUE ET LYRIQUE. Buzot, roi du Calvados. »

En ces dix lignes littéraires, la révolution est caractérisée. Des lois immorales di- gnement vantées dans d’immorales parades ; des opéras-comiques sur les morts. Cependant je n’aurais point dû prostituer le noble nom de poëtes aux auteurs de ces farces lugubres ; la guillotine, et non le théâtre, était alors pour les poëtes.

Après l’odieux vient le risible. Tournez la page. Vous êtes à une séance des jaco- bins. En voici le début : « La section de la Croix-Rouge, craignant que cette déno- mination ne perpétue le poison du fanatisme, déclare au conseil qu’elle y substi- tuera celle de la section du Bonnet-Rouge… »Je proteste que la citation est exacte.

Veut-on à la fois de l’atroce et du ridicule ? Qu’on lise une lettre du représen- tant Dumont à la Convention, en date du 1er octobre 1793 : « Citoyens collègues, je vous marquais, il y a deux jours, la cruelle situation dans laquelle se trouvaient les sans-culottes de Boulogne, et la criminelle gestion des administrateurs et offi- ciers municipaux. Je vous en dis autant de Montreuil, et j’ai usé en cette dernière ville de mon excellent remède-la guillotine.-Après avoir ainsi agi au gré de tous les patriotes, j’ai eu le doux avantage d’entendre, comme à Montreuil, les cris répé- tés de vive la Montagne ! Quarante-quatre charrettes ont emmené devant moi les personnes… »

Le Moniteur, livre si fécond en méditations, est à peu près le seul avantage que nous ayons retiré de trente ans de malheurs. Notre révolution de boue et de sang a laissé un monument unique et indélébile, un monument d’encre et de papier.

L’hermine de premier président du parlement de Paris fut plus d’une fois en- sanglantée par des meurtres populaires ou juridiques ; et l’histoire recueillera ce fait singulier, que le premier titulaire de cette charge, Simon de Bucy, pour qui elle fut instituée en 1440, et le dernier qui en fut revêtu, Bochard de Saron, furent tous deux victimes des troubles révolutionnaires. Fatalité digne de méditation !

Tout historien qui se laisse faire par l’histoire, et qui n’en domine pas l’ensemble, est infailliblement submergé sous les détails.

Sindbad le marin, ou je ne sais quel autre personnage des Mille et une Nuits, trouva un jour, au bord d’un torrent, un vieillard exténué qui ne pouvait pas- ser. Sindbad lui prêta le secours de ses épaules, et le bonhomme s’y crampon- nant alors avec une vigueur diabolique, devint tout à coup le plus impérieux des maîtres et le plus opiniâtre des écuyers. Voilà, à mon sens, le cas de tout homme aventureux qui s’avise de prendre le temps passé sur son dos pour lui faire traver- ser le Léthé, c’est-à-dire d’écrire l’histoire. Le quinteux vieillard lui trace, avec une capricieuse minutie, une route tortueuse et difficile ; si l’esclave obéit à tous ses écarts, et n’a pas la force de se faire un chemin plus droit et plus court, il le noie malicieusement dans le fleuve.

FRAGMENTS DE CRITIQUE
A PROPOS D’UN LIVRE POLITIQUE ÉCRIT PAR UNE FEMME

Décembre 1819.

: : : : :I

Le Baile Molino demandant un jour au fameux Ahmed pacha pourquoi Maho- met défendait le vin à ses disciples : Pourquoi il nous le défend ? s’écria le vain- queur de Candie ; c’est pour que nous trouvions plus de plaisir à le boire. »Et en effet, la défense assaisonne. C’est ce qui donne la pointe à la sauce, dit Montaigne ; et, depuis Martial, qui chantait à sa maîtresse : Galla, nega, satiatur amor, jusqu’à ce grand Caton, qui regretta sa femme quand elle ne fut plus à lui, il n’est aucun point sur lequel les hommes de tous les temps et de tous les lieux se soient mon- trés aussi souvent les vrais et dignes enfants de la bonne Ève.

Je ne voudrais donc pas qu’on défendît aux femmes d’écrire ; ce serait en effet le vrai moyen de leur faire prendre la plume à toutes. Bien au contraire, je vou- drais qu’on le leur ordonnât expressément, comme à ces savants des universités d’Allemagne, qui remplissaient l’Europe de leurs doctes commentaires, et dont on n’entend plus parler depuis qu’il leur est enjoint de faire un livre au moins par an.

Et en effet c’est une chose bien remarquable et bien peu remarquée, que la pro- gression effrayante suivant laquelle l’esprit féminin s’est depuis quelque temps développé. Sous Louis XIV, on avait des amants, et l’on traduisait Homère ; sous Louis XV, on n’avait plus que des amis, et l’on commentait Newton ; sous Louis XVI, une femme s’est rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un âge où l’on ne sait encore que faire des robes à une poupée. Je le demande, où en sommes-nous ? où allons-nous ? que nous annoncent ces prodiges ? quelles sont ces nouvelles ré- volutions qui se préparent ?

Il y a une idée qui me tourmente, une idée qui nous a souvent occupés, mes vieux amis et moi ; idée si simple, si naturelle, que si une chose m’étonne, c’est qu’on ne s’en soit pas encore avisé, dans un siècle où il semble que l’on s’avise de tout et où les récureurs de peuples en sont aux expédients.

Je songeais, dis-je, en voyant cette émancipation graduelle du sexe féminin, à ce qu’il pourrait arriver s’il prenait tout à coup fantaisie à quelque forte tête de jeter dans la balance politique cette moitié du genre humain, qui jusqu’ici s’est conten- tée de régner au coin du feu et ailleurs. Et puis les femmes ne peuvent-elles pas se lasser de suivre sans cesse la destinée des hommes ? Gouvernons-nous assez bien pour leur ôter l’espérance de gouverner mieux ? aiment-elles assez peu la domination pour que nous puissions raisonnablement espérer qu’elles n’en aient jamais l’envie ? En vérité, plus je médite et plus je vois que nous sommes sur un abîme. Il est vrai que nous avons pour nous les canons et les bayonnettes, et que les femmes nous semblent sans grands moyens de révolte. Cela vous rassure, et moi, c’est ce qui m’épouvante.

On connaît cette inscription terrible placée par Fonseca sur la route de Torre del Greco : Posteri, posteri, vestra res agitur ! Torre del Greco n’est plus ; la pierre prophétique est encore debout.

C’est ainsi que je trace ces lignes, dans l’espoir qu’elles seront lues, sinon de mon siècle, du moins de la postérité. Il est bon que, lorsque les malheurs que je prévois seront arrivés, nos neveux sachent du moins que, dans cette Troie nou- velle, il existait une Cassandre, cachée dans un grenier, rue Mézières, n° 10. Et s’il fallait, après tout, que je dusse voir de mes yeux les hommes devenus esclaves et l’univers tombé en quenouille, je pourrai du moins me faire honneur de ma saga- cité ; et, qui sait ? je ne serai peut-être pas le premier honnête homme qui se sera consolé d’un malheur public en songeant qu’il l’avait prédit.

: : : :II

La politique, disait Charles XII, c’est mon épée. C’est l’art de tromper, pensait Machiavel. Selon Mme de M-, ce serait le moyen de gouverner les hommes par la prudence et la vertu. La première définition est d’un fou, la seconde d’un mé- chant, celle de Mme de M- est la seule qui soit d’un honnête homme. C’est dom- mage qu’elle soit si vieille et que l’application en ait été si rare.

Après avoir établi cette définition, Mme de M- expose l’origine des sociétés. Jean-Jacques les fait commencer par un planteur de pieux, et Vitruve par un grand vent, probablement parce que le système de la famille était trop simple. Avec ce bon sens de la femme, supérieur au génie des philosophes, Mme de M- se contente d’en chercher le principe dans la nature de l’homme, dans ses affections, dans sa

faiblesse, dans ses besoins. Tout le passage dénote dans l’auteur beaucoup d’éru- dition et de sagacité. Il est curieux de voir une femme citer tour à tour Locke et Sénèque, l’Esprit des lois et le Contrat social ; mais, ce qui est encore plus remar- quable, c’est l’accent de bonne foi et de raison auquel nous n’étions plus accou- tumés, et qui contraste si étrangement avec le ton rogue et sauvage qu’ont adopté depuis quelque temps les précepteurs du genre humain.

L’auteur, suivant la marche des idées, s’occupe ensuite des chefs des sociétés. On a beaucoup écrit sur les devoirs des rois, beaucoup plus que sur les devoirs des peuples. Il en a été des portraits d’un bon souverain comme de ces pyra- mides placées sur le bord des routes du Mexique, où chaque voyageur se faisait un devoir d’apporter sa pierre. Il n’y a si mince grimaud qui n’ait voulu charbon- ner à son tour le maître des nations. On dirait que les philosophes eux-mêmes se sont étudiés à inventer de nouvelles vertus pour les imposer aux princes, pro- bablement parce que les princes sont exposés à plus de faiblesses que les autres hommes, et comme si leur présenter un modèle inimitable, ce n’était pas par cela seul les dispenser d’y atteindre. Mme de M- ne donne pas dans ce travers. Elle convient qu’un monarque peut être bon sans posséder pour cela des qualités sur- humaines. Elle ne se sert point non plus de l’idéal d’une royauté parfaite pour dé- crier les royautés vivantes, et ensuite des royautés vivantes pour décrier la royauté en elle-même, grande pétition de principes sur laquelle a roulé toute la philoso- phie du dix-huitième siècle. L’auteur cite, comme renfermant toutes les obliga- tions d’un souverain, l’instruction que Gustave-Adolphe reçut de son père. L’his- toire fait mention de plusieurs instructions pareilles laissées par des rois à leurs successeurs ; mais celle-ci a cela de remarquable qu’elle est peut-être la seule à laquelle le successeur se soit conformé. En voici quelques passages :

« Qu’il emploie toutes ses finesses et son industrie à n’être ni trompé ni trom- peur.

« Qu’il sache que le sang de l’innocent répandu, et le sang du méchant conservé crient également vengeance.

« Qu’il ne paraisse jamais inquiet ni chagrin, si ce n’est lorsqu’un de ses bons serviteurs sera mort ou tombé dans quelque faute.

« Enfin, qu’en toutes ses actions il se conduise de telle sorte qu’il soit avoué de Dieu. »

Charles IX, dans cette instruction, glisse légèrement sur le danger des flatteurs. Peut-être les rois en sentent-ils moins les inconvénients que leurs sujets. Peut-être aussi serait-ce pour Montesquieu une occasion de glisser sa théorie de climat, es- pèce de fausse clef qui lui sert à crocheter la serrure de tous les problèmes de l’histoire. C’est en se rapprochant du midi, dirait-il, que les exemples du favori- tisme deviennent plus fréquents ; sous le ciel énervant de l’Asie et de l’Afrique, les princes règnent rarement par eux-mêmes ; au contraire, chez les peuples du nord, le climat est tonique, nous voyons beaucoup plus de tyrans que de favoris. Mais peut-être l’observation tomberait-elle si nous étions mieux instruits dans leur his- toire. Nous sommes si disposés à faire science de tout, même de notre ignorance !

Il y a, dans un de nos vieux manuscrits du treizième siècle, attribué à Philippe de Mayzières, un passage qui peut servir de complément à l’instruction du mo- narque suédois. C’est ainsi que la reine Vérité parle à Charles VI dans le songe du vieil pèlerin s’adressant au blanc faucon, à bec et piés dorés.

« Guarde-toi, beau fils, de ces chevaliers qui ont coutume de bien plumer les rois par leurs soubtiles pratiques, qui s’en vont récitant souvent le proverbe du maréchal Bouciquault, disant : Il n’est peschier que en la mer, et ainsi n’est don que de roi ; et te feront vaillant et large comme Alexandre, attrayant de toy tant d’eau à leur moulin qu’il suffiroit à trente-sept moulins qui les deux parts du jour sont oiseulx, etc. »

Je cite ce passage : 1° parce qu’il montre que dans ces temps gothiques on ne parlait pas aux rois avec autant de servilité qu’on voudrait bien nous le faire croire ; 2° parce qu’il donne l’origine d’un proverbe, ce qui peut être utile aux antiquaires ; 3° parce qu’il peut servir à résoudre une question d’hydraulique en prouvant que les moulins à eau existaient en 1389, ce qui est toujours bon à savoir pour ceux qui ne savent pas que les moulins à eau existent depuis un temps immémorial.

: : : :III

Après s’être occupée des sociétés en général, Mme de M- consacre un chapitre à la guerre, c’est-à-dire au rapport le plus ordinaire des sociétés humaines entre elles.

Ce chapitre devait présenter bien des difficultés à une femme. Mme de M-, comme dans le reste de son ouvrage, y fait preuve de connaissances peu com- munes ; elle établit, avec beaucoup de bonheur, la distinction entre les guerres

permises et les guerres injustes ; elle range, avec raison, parmi ces dernières, toutes les entreprises de conquête.

« II y a cette différence entre les conquérants et les voleurs de grand chemin, a dit un auteur remarquable que cite Mme de M-, que le conquérant est un voleur illustre, et l’autre un voleur obscur ; l’un reçoit des lauriers et de l’encens pour le prix de ses violences, et l’autre la corde. »Il fallait être bien philosophe pour écrire ce passage de la même main qui signa la prise de possession de la Silésie.

Arrivée à ce fameux axiome que « l’argent c’est le nerf de la guerre », axiome que Mme de M- attribue à Quinte-Curce, mais qu’elle trouvera également dans Vé- gèce, dans Montecuculli, dans Santa-Cruz, et dans tous les auteurs qui ont écrit sur la guerre, Mme de M- s’arrête. Ce n’est pas l’argent, dit-elle, c’est le fer. D’ac- cord, ce n’est pas avec des écus que l’on se bat, c’est avec des soldats ; toute la question se réduit à savoir s’il est plus facile d’avoir des soldats sans argent que d’en avoir avec de l’argent. Le premier moyen sera plus économique. Il ne paraît pas cependant qu’il fût du goût de Sully.

Je lisais dernièrement dans Grotius la définition de la guerre : « La guerre est l’état de ceux qui tâchent de vider leurs différends par la voie de la force. »Il est évident que cette définition est la même que celle du duel.

Mais, a-t-on dit aux duellistes, vous allez à la mort en riant, vous vous battez par partie de plaisir. Il en a été absolument de même de la guerre. Avant la révolu- tion on ne s’égorgeait plus que le chapeau à la main. Le grand Condé fait donner l’assaut à Lérida avec trente-six violons en tête des colonnes ; et dans les champs d’Ettingen et de Clostersevern, on vit les jeunes officiers marcher aux batteries comme à un bal, en bas de soie et en perruque poudrée à blanc.

Il prit un jour fantaisie à Rousseau, le don Quichotte du paradoxe, de soutenir une vérité. C’était pour lui chose nouvelle. Il s’y prit comme pour une mauvaise cause, il alla chercher des autorités comme les gens qui ne trouvent pas de bonnes raisons. C’est ainsi qu’à propos du duel il a cité les anciens. Il est probable que Rousseau n’avait pas lu Quinte-Curce. Il y aurait vu qu’il n’y avait guère de fes- tin chez Alexandre où il n’y eût quelques combats singuliers entre les convives. Qu’était-ce d’ailleurs que le combat d’Étéocle et de Polynice ? Et, dans l’Iliade, est- il probable que si Minerve n’était pas venue prendre Achille par les oreilles, Aga- memnon aurait laissé son épée dans le fourreau ?

Mais, ont dit les philosophes, les grecs ! Ah ! les grecs ! Il est bien vrai que les grecs ne se battaient pas comme nos aïeux, avec juges et parrains, ainsi que nous le voyons dans La Colombière ; mais voulez-vous savoir ce que faisaient sur ce point ces grecs dont on nous cite si souvent l’exemple ? Les grecs faisaient mieux, ils assassinaient. Voyez, par exemple, Plutarque, dans la vie de Cléomène. On tuait son homme en trahison, cela ne tirait point à conséquence. Il lui tendit des em- bûches, disait tranquillement l’historien, à peu près comme nous dirions aujour- d’hui : Il lui avait fait un serment.

De cela que veut-on conclure ? Que je plaide pour le duel ? Bien au contraire ; c’est seulement une des mille et une inconséquences humaines que je m’amuse à relever ; occupation philosophique. On s’étonne que nos lois ne défendent pas le duel ; ce qui m’étonne, c’est qu’elles ne l’aient pas encore autorisé. Pourquoi, en effet, nos sottises n’obtiendraient-elles pas, comme nos vices, droit de vivre en payant patente, et n’est-ce pas une injustice véritable que d’interdire aux duel- listes ce qui est permis à tant d’honnêtes gens, d’échapper au code en se réfugiant dans le budget ?

: : : :IV

S’il n’y a point de sociétés sans guerre, il est difficile qu’il y ait des guerres sans armées. Ainsi Mme de M- est pleinement justifiée de se livrer dans le chapitre sui- vant aux détails d’un camp. Mme de M- est, je crois, le premier auteur de son sexe qui se soit occupé de cette matière après la chevalière d’Éon ; non que je veuille établir la comparaison entre Mme de M- et l’amazone du siècle dernier ; c’est pu- rement un rapprochement bibliographique, et ma remarque subsiste.

Mme de M-, comme tous les auteurs militaires, se montre grand partisan de l’obéissance absolue ; c’est une question qui a été souvent agitée par les philo- sophes, mais qui est tous les jours parfaitement résolue à la plaine de Grenelle.

Il y a sur cette question une opinion de Hobbes que Mme de M- aurait pu ci- ter, et qui ne laisse pas que d’être assez singulière : « Si notre maître, dit-il, nous ordonne une action coupable, nous devons l’exécuter, à moins que cette action ne puisse être réputée nôtre. »C’est-à-dire que Hobbes, pour règle des actions hu- maines, n’admettrait plus que l’égoïsme.

Mme de M- rapporte, d’après Folard, quelques-unes des qualités que doit pos- séder un vrai capitaine. Quant à moi, je me défie de ces définitions si parfaites

par lesquelles il n’y aurait plus que des exceptions dans la nature. C’est une chose épouvantable à voir que la nomenclature des études préparatoires auxquelles doit se livrer un apprenti général ; mais combien y a-t-il eu d’excellents généraux qui ne savaient pas lire ? Il semblerait que la première condition, la condition sine qua non de tout homme qui se destine à la guerre, serait d’avoir de bons yeux, ou tout au moins d’être robuste et dispos. Eh bien ! une foule de grands guerriers ont été borgnes ou boiteux. Philippe était borgne, boiteux, et de plus manchot ; Agési- las était boiteux et contrefait ; Annibal était borgne ; Bajazet et Tamerlan, les deux foudres de guerre de leur temps, étaient l’un borgne et l’autre boiteux ; Luxem- bourg était bossu. Il semble même que la nature, pour dérouter toutes nos idées, ait voulu nous montrer le phénomène d’un général totalement aveugle, guidant une armée, rangeant ses troupes en bataille, et remportant des victoires. Tel fut Ziska, chef des hussites.

: : : :V

Historiens ! historiens ! faiseurs d’emphase ! Mes amis, n’y croyez pas.

Le sénat marche au-devant de Varron qui s’est sauvé de la bataille, et le remercie de n’avoir pas désespéré de la république…-Qu’est-ce que cela prouve ? Que la fac- tion qui avait fait nommer Varron général, pour ôter le commandement à Fabius, fut encore assez puissante pour empêcher qu’il fût puni. Elle voulait même qu’il fût nommé dictateur, afin que Fabius, le seul homme qui pût sauver la république, ne fût pas appelé à la tête des affaires. Il n’y a malheureusement là rien que de très naturel, s’il n’y a rien d’héroïque. Croit-on, par exemple, qu’après la déroute de Moscou, si Buonaparte l’avait voulu, tout son sénat n’aurait pas marché en corps au-devant de lui ?

Le sénat déclare qu’il ne rachètera point les prisonniers. Qu’est-ce que cela prouve ? Que le sénat n’avait pas d’argent. Il fit comme tant d’honnêtes gens qui ne sont pas des romains ; il fut dur, ne voulant pas paraître pauvre. Pouvait-il en effet accuser de lâcheté des soldats qui s’étaient battus depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, et qui n’avaient laissé que soixante-dix mille morts sur le champ de bataille ? Voilà les faits, et en histoire des faits valent au moins des phrases.- Voyez tout ce passage dans Folard.

On objectera le témoignage de Montesquieu. Montesquieu a fait un fort beau livre sur les causes de la grandeur et de la décadence des romains ; mais il en a oublié une, c’est que la cavalerie d’Annibal ait eu les jambes lassées le jour qu’il vint camper à quatre milles de Rome. Il est toujours curieux de voir un français trouver chez les romains des choses dont ni Salluste, ni Cicéron, ni Tacite, ni Tite- Live ne s’étaient jamais doutés ; et pourtant les romains étaient un peu comme nous ; en fait de louange et de bonne opinion d’eux-mêmes, ils ne laissaient guère à dire aux autres.

Les historiens qui n’écrivent que pour briller veulent voir partout des crimes et du génie ; il leur faut des géants, mais leurs géants sont comme les girafes, grands par devant et petits par derrière. En général, c’est une occupation amusante de rechercher les véritables causes des événements ; on est tout étonné en voyant la source du fleuve ; je me souviens encore de la joie que j’éprouvai, dans mon enfance, en enjambant le Rhône. Il me semble que la providence elle-même se plaise à ce contraste entre les causes et les effets. La peste fut une fois apportée en Italie par une corneille, et c’est en disséquant une souris qu’on découvrit le galvanisme.

Ce qui me dégoûte, disait une femme, c’est que ce que je vois sera un jour de l’histoire. Eh bien ! ce qui dégoûtait cette femme est aujourd’hui de l’histoire, et cette histoire-là en vaut bien une autre. Qu’en conclure ? Que les objets gran- dissent dans les imaginations des hommes comme les rochers dans les brouillards, à mesure qu’ils s’éloignent.

: : : : : : :Mars 1820[1].

M. le duc de Berry vient d’être assassiné. Il y a six semaines à peine. La pierre de Saint-Denis n’est pas encore recelée, et voici déjà que les oraisons funèbres et les apologies pleuvent sur cette tombe. Le tout tronqué, incorrect, mal pensé, mal écrit ; des adulations plates ou sonores ; pas de conviction, pas d’accent, pas de vrai regret. Le sujet était beau cependant. Quand donc interdira-t-on les grands sujets aux petits talents ? Il y avait dans les temples de l’antiquité certains vases sacrés qui ne pouvaient être portés par des mains profanes.

Et en effet, quoi de plus vaste pour le poëte, et de plus fécond que cette vie pieuse et guerrière, qui embrasse tant de déplorables événements, que cette mort héroïque et chrétienne, qui entraîne tant de fatales conséquences ? Un noble triomphe est réservé au grand écrivain qui nous retracera et la trop courte carrière et le ca- ractère chevaleresque de celui qui sera peut-être le dernier descendant de Louis
XIV. Ce prince, repoussé dès l’adolescence du sol de la patrie, fit avant l’âge le rude

apprentissage du casque et de l’épée. Les premières et longtemps les seules pré- rogatives qu’il dut à son rang auguste furent l’exil et la proscription. Passant d’un palais dans un camp, tantôt accueilli sous les tentes de l’Autriche, tantôt errant sur les flottes de l’Angleterre, il fut, durant bien des années, avec toute son illustre famille, un éclatant exemple de l’inconstance de la fortune et de l’ingratitude des hommes. Longtemps, mêlé à des chefs étrangers, il eut à combattre des soldats qui étaient nés pour servir sous lui ; mais du moins sa constance et sa bravoure ne démentirent jamais le sang et le nom de ses aïeux. Il fut le digne élève de l’hé- ritier des Condé, exilé comme lui, le digne capitaine de la vieille troupe des gen- tilshommes proscrits avec leurs rois. Dans ces temps de guerres, le pain des sol- dats valait à ses yeux les festins des princes, et, à défaut de couche royale, il savait conquérir le jour le canon sur lequel il devait reposer la nuit. Revenu enfin parmi les peuples que gouvernaient ses pères, il n’était pas réservé à jouir paisiblement de ce bonheur qu’une auguste union semblait devoir rendre durable pour lui, et éternel pour notre postérité. Hélas ! après quatre ans d’une vie simple et bienfai- sante, le plus jeune des derniers Bourbons, entouré de l’amour et des espérances de la nation, est tombé sous le poignard d’un français, poignard que n’a pu ren- contrer sur son passage, durant les onze années de son ombrageuse tyrannie, un corse gardé par un mameluck !

Ce loyal enfant du Béarnais, destiné sans doute à commander notre brave et fidèle armée, promis peut-être aux héroïques plaines de la Vendée, est mort à la fleur et dans la force de l’âge, sans avoir même eu la consolation d’expirer, comme Épaminondas, étendu sur son bouclier.

Et quand l’historien d’une si noble vie aura rappelé le dernier pardon et les derniers adieux, il sera de son devoir de remonter, ou plutôt de descendre aux causes et aux auteurs de cet abominable forfait. Qu’il écoute alors pour dévoi- ler des trames ténébreuses, qu’il écoute la France désespérée, elle criera, comme l’impératrice romaine : Je reconnais les coups !

Nous ne nous livrerons pas ici à une discussion qui outrepasserait nos forces ; mais nous pensons qu’il est des questions graves et importantes que doit résoudre l’historien du duc de Berry assassiné, au sujet du misérable auteur de cet attentat. Louvel est-il un fanatique ? de quelle espèce est son fanatisme ? appartient-il à la classe des assassins exaltés et désintéressés comme les Sand, les Ravaillac et les Clément ? N’est-il pas plutôt de ces gens à qui l’on paye leur fanatisme, en ajou- tant à la récompense convenue des assurances de protection et de salut ?… Nous nous arrêtons à ces mots. On n’a plus droit aujourd’hui de s’étonner des choses les plus inouïes. Nous voyons d’exécrables scélérats étaler aux yeux de l’Europe leur impunité, plus monstrueuse peut-être que leurs crimes, et leur audace plus effrayante encore que leur impunité.

Il faudra de plus que, pour remplir entièrement son objet, celui de nos écri- vains célèbres qui écrira l’histoire de M. le duc de Berry, se charge d’un autre de- voir, humiliant sans doute, mais néanmoins indispensable ; je veux dire qu’il aura à défendre l’héroïque mémoire du prince contre les insinuations perfides et les calomnies atroces dont la faction ennemie des trônes légitimes s’efforce déjà de la noircir. En d’autres temps, un pareil soin eût été injurieux pour le royal défunt, dont la bonté, la bravoure et la franchise ne sont comparables qu’aux vertus du grand Henri. Mais aujourd’hui qu’une faction régicide encense les plus abomi- nables idoles, ne sommes-nous pas forcés chaque jour, nous autres, les vrais li- béraux et les vrais royalistes, de défendre contre ses impudentes déclamations les plus nobles gloires, les réputations les plus pures, les plus irréprochables renom- mées ? N’avons-nous pas chaque jour à venger de nouvelles insultes les Pichegru ou les Cathelineau, les Moreau ou les La Rochejaquelein ? Et, à chaque nouvelle attaque portée à ces hommes illustres, nous recommençons notre pénible plai- doyer, sans même espérer qu’une voix pleine d’une indignation généreuse nous interrompra en criant comme cet homme de l’ancienne Grèce : Qui donc ose ou- trager Alcide ?

[1 : Nous avons cru devoir réimprimer textuellement tout ce morceau, enfoui sans signature dans un recueil oublié, d’où rien ne nous forçait à le tirer. Mais il nous a semblé qu’il y avait quelque chose d’instructif, pour les passions politiques d’une époque, dans le spectacle des passions politiques d’une autre époque. Dans le morceau qu’on va lire, la douleur va jusqu’à la rage, l’éloge jusqu’à l’apothéose, l’exagération dans tous les sens jusqu’à la folie. Tel était en 1820 l’état de l’esprit d’un jeune jacobite de dix-sept ans, bien désintéressé, certes, et bien convaincu. Leçon, nous le répétons, pour tous les fanatismes politiques. Il y a encore beau- coup de passages dans ce volume auxquels nous prions le lecteur d’appliquer cette note.

: : : : : :Avril 1820.

Il a paru ces jours-ci un recueil de Lettres de Mme de Graffigny sur Voltaire et sur Ferney. Cet ouvrage tient beaucoup moins que ne promet son titre. Le nom de Voltaire, placé en tête d’un livre quelconque, inspire une curiosité vive et tel- lement étendue dans ses désirs, qu’il est bien difficile de la satisfaire. Il semble que la vie privée de Voltaire devrait offrir au lecteur une foule de détails pleins d’agrément et d’intérêt, si le caractère de cet écrivain extraordinaire était repro- duit par une peinture fidèle avec toute sa mobilité originale et ses brusques in- égalités. Il semble encore que le pinceau fin et délicat d’une femme serait plus que tout autre capable de saisir cette foule de nuances variées dont se compose la physionomie morale de l’homme universel, surtout dans sa liaison avec l’im- périeuse marquise du Châtelet. Il aurait été piquant et peut-être plus facile à une femme qu’à un homme de débrouiller les causes de cet attachement bizarre, qui rendit un homme de génie esclave d’une femme d’esprit, et résista si longtemps aux tracasseries fatigantes, aux violentes querelles que faisaient naître inopiné- ment et à toute heure l’irascibilité de l’un et l’orgueil de l’autre. Si la collection des lettres de Voltaire à sa respectable Émilie n’avait été détruite, nous pourrions es- pérer encore d’obtenir le mot de cette énigme ; car les lettres de Mme de Graffigny ne nous présentent sous ce rapport aucun aperçu satisfaisant. Il faut le dire et le croire pour son honneur, l’auteur des Lettres péruviennes n’avait sans doute pas écrit ces lettres sur Cirey avec l’idée qu’elles seraient imprimées un jour. On ne doit pas savoir beaucoup de gré à l’éditeur d’avoir extrait ce manuscrit du porte- feuille de M. de Boufflers. Mme de Graffigny n’a pas le talent d’observer, et surtout d’observer les grands hommes. Son style, au moins insipide, gâte l’intérêt de son sujet. Mme de Graffigny, arrivée à Cirey en 1738, adresse à son ami M. Devaux, lec- teur du roi Stanislas de Pologne, ses réflexions sur les habitants de ce château. M. Devaux, qu’elle appelle dans l’intimité de sa correspondance Pampan et quelque- fois Pampichon par un redoublement de tendresse, reçoit ses confidences sur Vol- taire et sa marquise, qu’elle désigne par plusieurs sobriquets, tous plus fades les uns que les autres, Atys, ton idole, Dorothée, etc. Elle lui transmet en style niais et précieux un journal détaillé de toutes ses occupations. A-t-elle vu le lever du jour ? elle a assisté à la toilette du soleil. Je suis, dit-elle à M. Devaux, bien jolie de t’écrire, etc., etc. On aurait cependant tort de rejeter tout à fait ce livre ; parmi beaucoup de redites et de détails pleins de mauvais goût, les Lettres de Mme de Graffigny renferment des faits curieux et ignorés ; et les morceaux inédits de Voltaire, qui complètent le volume, suffiraient pour mériter l’attention. Plusieurs de ces cin- quante épîtres présentent un haut intérêt ; elles sont adressées presque toutes à des personnages éminents du dernier siècle, tels que les duchesses du Maine et d’Aiguillon, les ducs de Richelieu et de Praslin, le chancelier d’Aguesseau, le pré- sident Hénault, etc. Les lettres à la duchesse du Maine en particulier forment une correspondance entièrement inédite et vraiment charmante et curieuse. Il y a en- core dans cette collection une épître au pape Benoît XIV, écrite en italien, et signé il devotissimo Voltaire. Cela veut dire le très dévot ou le très dévoué, peut-être l’un et l’autre, et à coup sûr ni l’un ni l’autre. Puisque vous voulez des citations, voici un billet assez joli de forme et de tournure, adressé au comte de Choiseul alors mi- nistre. Vous reconnaîtrez dans ce peu de mots la touche de cet homme toujours plein d’idées neuves et piquantes ; il était difficile d’échapper d’une manière plus originale aux formules banales et cérémonieuses des recommandations de cour.

« Permettez que je vous informe de ce qui vient de m’arriver avec M. Makartney, gentilhomme anglais très jeune et pourtant très sage ; très instruit, mais modeste ; fort riche et fort simple ; et qui criera bientôt au parlement mieux qu’un autre. Il m’a nié que vous eussiez des bontés pour moi. Je me suis échauffé, je me suis vanté de votre protection ; il m’a répondu que si je disais vrai, je prendrais la li- berté de vous écrire ; j’ai les passions vives. Pardonnez, monseigneur, au zèle, à l’attachement et au profond respect du vieux montagnard. »

Le vieux suisse libre est bon courtisan, comme on voit. Vous retrouverez dans la plupart des autres lettres la gaîté communicative, la vivacité et souvent la témé- rité de jugement, la flatterie adroite, la raillerie tantôt douce et tantôt mordante, auxquelles on reconnaît la touche inimitable de Voltaire prosateur. Parmi le petit nombre de pièces de vers, mêlées aux morceaux de prose, la suivante, adressée à la fameuse Mlle Raucourt, n’a jamais été imprimée :

Raucourt, tes talents enchanteurs Chaque jour te font des conquêtes ; Tu fais soupirer tous les coeurs, Tu fais tourner toutes les têtes. Tu joins au prestige de l’art Le charme heureux de la nature, Et la victoire toujours sûre Se range sous ton étendard. Es-tu Didon, es-tu Monime, Avec toi nous versons des pleurs ; Nous gémissons de tes malheurs Et du sort cruel qui t’opprime. L’art d’attendrir et de charmer A paré ta brillante aurore ; Mais ton coeur est fait pour aimer, Et ton coeur ne dit rien encore. Défends ce coeur du vain désir De richesse et de renommée ; L’amour seul donne le plaisir, Et le plaisir est d’être aimée. Déjà l’amour brille en tes yeux, Il naîtra bientôt dans ton âme ; Bientôt un mortel amoureux Te fera par- tager sa flamme. Heureux ! trop heureux cet amant Pour qui ton coeur deviendra tendre, Si tu goûtes le sentiment Comme tu sais si bien le rendre !

De jolis vers sans doute. J’avoue pourtant que j’ai peu de sympathie pour cette espèce de poésie. J’aime mieux Homère.

SUR UN POËTE APPARU EN 1820
Mai 1820.

: : : :I

Vous en rirez, gens du monde, vous hausserez les épaules, hommes de lettres, mes contemporains, car, je je vous le dis entre nous, il n’en est peut-être pas un de vous qui comprenne ce que c’est qu’un poëte. Le rencontrera-t-on dans vos pa- lais ? Le trouvera-t-on dans vos retraites ? Et d’abord, pour ce qui regarde l’âme du poëte, la première condition n’est-elle pas, comme l’a dit une bouche élo- quente, de n’avoir jamais calculé le prix d’une bassesse ou le salaire d’un men- songe ? Poëtes de mon siècle, cet homme-là se voit-il parmi vous ? Est-il dans vos rangs l’homme qui possède l’os magna sonaturum, la bouche capable de dire de grandes choses, le ferrea vox, la voix de fer ? l’homme qui ne fléchira pas devant les caprices d’un tyran ou les fureurs d’une faction ? N’avez-vous pas été tous, au contraire, semblables aux cordes de la lyre, dont le son varie quand le temps change.

: : : :II

Franchement, on trouvera parmi vous des affranchis, prêts à invoquer la licence après avoir déifié le despotisme ; des transfuges, prêts à flatter le pouvoir après avoir chanté l’anarchie, et des insensés qui ont baisé hier des fers illégitimes, et, comme le serpent de la fable, veulent aujourd’hui briser leurs dents sur le frein des lois ; mais on n’y découvrira pas un poëte. Car, pour ceux qui ne prostituent pas les titres, sans un esprit droit, sans un coeur pur, sans une âme noble et élevée, il n’est point de véritable poëte. Tenez-vous cela pour dit, non pas en mon nom, car je ne suis rien, mais au nom de tous les gens qui raisonnent, et qui pensent-je veux bien ne choisir mon exemple que dans l’antiquité-que ces mots : Dulce et decorum est pro patria mori, sonnent mal dans la bouche d’un fuyard. Je l’avouerai donc, j’ai cherché jusqu’ici autour de moi un poëte, et je n’en ai pas rencontré ; de là, il s’est formé dans mon imagination un modèle idéal que je voudrais dépeindre, et, comme Milton aveugle, je suis tenté quelquefois de chanter ce soleil que je ne vois pas.

: : : :III

L’autre jour, j’ouvris un livre qui venait de paraître, sans nom d’auteur, avec ce simple titre, Méditations poétiques. C’étaient des vers.

Je trouvai dans ces vers quelque chose d’André de Chénier. Continuant à les feuilleter, j’établis involontairement un parallèle entre l’auteur de ce livre et le malheureux poëte de la Jeune Captive. Dans tous les deux, même originalité, même fraîcheur d’idées, même luxe d’images neuves et vraies ; seulement l’un est plus grave et même plus mystique dans ses peintures ; l’autre a plus d’enjouement, plus de grâce, avec beaucoup moins de goût et de correction. Tous deux sont ins- pirés par l’amour. Mais dans Chénier ce sentiment est toujours profane ; dans l’auteur que je lui compare, la passion terrestre est presque toujours épurée par l’amour divin. Le premier s’est étudié à donner à sa muse les formes simples et sévères de la muse antique ; le second, qui a souvent adopté le style des pères et des prophètes, ne dédaigne pas de suivre quelquefois la muse rêveuse d’Ossian et les déesses fantastiques de Klopstock et de Schiller. Enfin, si je comprends bien des distinctions, du reste assez insignifiantes, le premier est romantique parmi les classiques, le second est classique parmi les romantiques.

: : : :IV

Voici donc enfin des poëmes d’un poëte, des poésies qui sont de la poésie !

Je lus en entier ce livre singulier ; je le relus encore, et, malgré les négligences, le néologisme, les répétitions et l’obscurité que je pus quelquefois y remarquer, je fus tenté de dire à l’auteur : -Courage, jeune homme ! vous êtes de ceux que Platon voulait combler d’honneurs et bannir de sa république. Vous devez vous attendre aussi à vous voir bannir de notre terre d’anarchie et d’ignorance, et il manquera à votre exil le triomphe que Platon accordait du moins au poëte, les palmes, les fanfares et la couronne de fleurs.

Chapitre 3

: : : :I

On nomme action au théâtre la lutte de deux forces opposées. Plus ces forces se contre-balancent, plus la lutte est incertaine, plus il y a alternative de crainte ou d’espérance, plus il y a d’intérêt. Il ne faut pas confondre cet intérêt qui naît de l’action avec une autre sorte d’intérêt que doit inspirer le héros de toute tra- gédie, et qui n’est qu’un sentiment de terreur, d’admiration ou de pitié. Ainsi, il se pourrait très bien que le principal personnage d’une pièce excitât de l’intérêt, parce que son caractère est noble et sa situation touchante, et que la pièce man- quât d’intérêt, parce qu’il n’y aurait point d’alternative de crainte et d’espérance. Si cela n’était pas, plus une situation terrible serait prolongée, plus elle serait belle, et le sublime de la tragédie serait le comte Ugolin enfermé dans une tour avec ses fils pour y mourir de faim ; scène de terreur monotone qui n’a pu réussir, même en Allemagne, pays de penseurs profonds, attentifs et fixes.

: : : :II

Dans une oeuvre dramatique, quand l’incertitude des événements ne naît plus que de l’incertitude des caractères, ce n’est plus la tragédie par force, mais la tragé- die par faiblesse. C’est, si l’on veut, le spectacle de la vie humaine ; les grands effets par les petites causes ; ce sont des hommes ; mais au théâtre, il faut des anges ou des géants.

: : : :III

Il y a des poëtes qui inventent des ressorts dramatiques, et ne savent pas ou ne peuvent pas les faire jouer, semblables à cet artisan grec qui n’eut pas la force de tendre l’arc qu’il avait forgé.

: : : :IV

L’amour au théâtre doit toujours marcher en première ligne, au-dessus de toutes les vaines considérations qui modifient d’ordinaire les volontés et les passions des hommes. Il est la plus petite des choses de la terre, s’il n’en est la plus grande. On objectera que, dans cette hypothèse, le Cid ne devrait point se battre avec don Gormas. Eh ! point du tout. Le Cid connaît Chimène ; il aime mieux encourir sa colère que son mépris, parce que le mépris tue l’amour. L’amour, dans les grandes âmes, c’est une estime céleste.

: : : :V

Il est à remarquer que le dénoûment de Mahomet est plus manqué qu’on ne le croit généralement. Il suffit, pour s’en convaincre, de le comparer avec celui de Britannicus. La situation est semblable. Dans les deux tragédies, c’est un tyran qui perd sa maîtresse au moment où il croit s’en être assuré la possession. La pièce de Racine laisse dans l’âme une impression triste, mais qui n’est pas sans quelque consolation, parce que l’on sent que Britannicus est vengé, et que Néron n’est pas moins malheureux que ses victimes. Il semble qu’il devrait en être de même dans Voltaire ; cependant le coeur, qui ne se trompe pas, reste abattu ; et en effet Mahomet n’est nullement puni. Son amour pour Palmire n’est qu’une petitesse dans son caractère et qu’un moyen dérisoire dans l’action. Lorsque le spectateur voit cet homme songer à sa grandeur au moment où sa maîtresse se poignarde sous ses yeux, il sent bien qu’il ne l’a jamais aimée, et qu’avant deux heures il se sera consolé de sa perte.

Le sujet de Racine est mieux choisi que celui de Voltaire. Pour le poëte tragique, il y a une profonde et radicale différence entre l’empereur romain et le chamelier- prophète. Néron peut être amoureux, Mahomet non. Néron, c’est un phallus ; Ma- homet, c’est un cerveau.

: : : :VI

Le propre des sujets bien choisis est de porter leur auteur : Bérénice n’a pu faire tomber Racine ; Lamotte n’a pu faire tomber Inès.

: : : :VII

La différence qui existe entre la tragédie allemande et la tragédie française pro- vient de ce que les auteurs allemands voulurent créer tout d’abord, tandis que les français se contentèrent de corriger les anciens. La plupart de nos chefs-d’oeuvre ne sont parvenus au point où nous les voyons qu’après avoir passé par les mains des premiers hommes de plusieurs siècles. Voilà pourquoi il est si injuste de s’en faire un titre pour écraser les productions originales.

La tragédie allemande n’est autre chose que la tragédie des grecs, avec les mo- difications qu’a dû y apporter la différence des époques. Les grecs aussi avaient voulu faire concourir le faste de la scène aux jeux du théâtre ; de là, ces masques, ces choeurs, ces cothurnes ; mais, comme chez eux les arts qui tiennent des sciences étaient dans le premier état d’enfance, ils furent bientôt ramenés à cette simpli- cité que nous admirons. Voyez dans Servius ce qu’il fallait faire pour changer une décoration sur le théâtre des anciens.

Au contraire, les auteurs allemands, arrivant au milieu de toutes les inventions modernes, se servirent des moyens qui étaient à leur portée pour couvrir les dé- fauts de leurs tragédies. Lorsqu’ils ne pouvaient parler au coeur, ils parlèrent aux yeux. Heureux s’ils avaient su se renfermer dans de justes bornes ! Voilà pour- quoi la plupart des pièces allemandes ou anglaises qu’on transporte sur notre scène produisent moins d’effet que dans l’original ; on leur laisse des défauts qui tiennent aux plans et aux caractères, et on leur ôte cette pompe théâtrale qui en est la compensation.

Mme de Staël attribue encore à une autre raison la prééminence des auteurs français sur les auteurs allemands, et elle a observé juste. Les grands hommes français étaient réunis dans le même foyer de lumières ; et les grands hommes al- lemands étaient disséminés comme dans des patries différentes. Il en est de deux hommes de génie comme des deux fluides sur la batterie ; il faut les mettre en contact pour qu’ils vous donnent la foudre.

: : : :VIII

On peut observer qu’il y a deux sortes de tragédies ; l’une qui est faite avec des sentiments, l’autre qui est faite avec des événements. La première considère les hommes sous le point de vue des rapports établis entre eux par la nature ; la se- conde, sous le point de vue des rapports établis entre eux par la société. Dans l’une, l’intérêt naît du développement d’une des grandes affections auxquelles l’homme est soumis par cela même qu’il est homme, telles que l’amour, l’amitié, l’amour filial et paternel ; dans l’autre, il s’agit toujours d’une volonté politique ap- pliquée à la défense ou au renversement des institutions établies. Dans le premier cas, le personnage est évidemment passif, c’est-à-dire qu’il ne peut se soustraire

à l’influence des objets extérieurs ; un jaloux ne peut s’empêcher d’être jaloux, un père ne peut s’empêcher de craindre pour son fils ; et peu importe comment ces impressions sont amenées, pourvu qu’elles soient intéressantes ; le spectateur appartient toujours à ce qu’il craint ou à ce qu’il désire. Dans le second cas, au contraire, le personnage est essentiellement actif, parce qu’il n’a qu’une volonté immuable, et que la volonté ne peut se manifester que par des actions. On peut comparer ces deux tragédies, l’une à une statue que l’on taille dans le bloc, l’autre à une statue que l’on jette en fonte. Dans le premier cas, le bloc existe, il lui suffit pour devenir la statue d’être soumis à une influence extérieure ; dans le second, il faut que le métal ait en lui-même la faculté de parcourir le moule qu’il doit rem- plir. A mesure que toutes les tragédies se rapprochent plus ou moins de ces deux types, elles participent plus ou moins de l’un ou de l’autre ; il faut une forte consti- tution aux tragédies de tête pour se soutenir ; les tragédies de coeur ont à peine besoin de s’astreindre à un plan. Voyez Mahomet et le Cid.

: : : :IX

E.-vient d’écrire ceci aujourd’hui 27 avril 1819 :

« En général, une chose nous a frappés dans les compositions de cette jeu- nesse qui se presse maintenant sur nos théâtres : ils en sont encore à se contenter facilement d’eux-mêmes. Ils perdent à ramasser des couronnes un temps qu’ils devraient consacrer à de courageuses méditations. Ils réussissent, mais leurs ri- vaux sortent joyeux de leurs triomphes. Veillez ! veillez ! jeunes gens, recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la bataille. Les faibles oiseaux prennent leur vol tout d’un trait ; les aigles rampent avant de s’élever sur leurs ailes. »

Chapitre 4

: : : :Février 1819.

Ce que je veux, c’est ce que tout le monde veut, ce que tout le monde demande, c’est-à-dire du pouvoir pour le roi et des garanties pour le peuple.

Et, en cela, je suis bien différent de certains honnêtes gens de ma connaissance, qui professent hautement la même maxime, et qui, lorsqu’on en vient aux ap- plications, se trouvent n’en vouloir réellement, les uns qu’une moitié, les autres qu’une autre, c’est-à-dire les uns qu’un peu de despotisme, et les autres que beau- coup de licence, à peu près comme feu mon grand-oncle, qui avait sans cesse à la bouche le fameux précepte de l’école de Salerne : manger peu, mais souvent ; mais qui n’en admettait que la première partie pour l’usage de la maison.

: : : :Février 1819.

L’autre jour je trouvai dans Cicéron ce passage : « Et il faut que l’orateur, en toutes circonstances, sache prouver le pour et le contre. »In omni causa duas contra- rias orationes explicari. Eh ! dis-je, c’est justement ce qu’il faut dans un siècle où l’on a découvert deux sortes de consciences, celle du coeur et celle de l’estomac.

Voilà pour la conscience de l’orateur selon Cicéron, vir probus dicendi per- itus. Pour ce qui est de ses moeurs,-ce que j’en écris ici n’est que pour l’instruc- tion de la jeunesse de nos collèges,-on connaît la simplicité des moeurs antiques. Nous n’avons aucune raison de croire que les orateurs fissent autrement que les guerriers. Après qu’Achille et Patrocle ont tant pleuré Briséis, Achille, dit madame Dacier, conduit vers sa tente la belle Diomède, fille du sage Phorbas, et Patrocle s’abandonne au doux sommeil entre les bras de la jeune Iphis, amenée captive de Scyros. C’est comme Pétrarque, qui, après avoir perdu Laure, mourut de douleur à soixante-dix ans, en laissant un fils et une fille.

Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils à l’école chez Aspasie, à Athènes, cette ville de la politesse et de l’éloquence :-Qu’as-tu fait des cent écus que t’a valus le soufflet que tu reçus l’autre jour de Midias en plein théâtre ? criait Eschine à Démosthène.-Eh quoi ! athéniens, vous voulez couronner le front qui s’écorche lui-même à dessein d’intenter des accusations lucratives aux citoyens ? En vérité, ce n’est pas une tête que porte cet homme sur ses épaules, c’est une ferme.

Que dirai-je du barreau romain ? des honnêtetés que se faisaient mutuellement les Scaurus et les Catulus, en présence de toute la canaille de Rome assemblée ? On ne m’écoute pas, je suis Cassandre, criait Sextius. Je ne suis pas assez sur de n’être jamais lu que par des hommes pour rapporter la sanglante réplique de Marc- Antoine. Et au triomphe de César, qui était aussi un orateur : Citoyens, cachez vos femmes ! chantaient ses propres soldats. Urbani, claudite uxores, moechum caluum adducimus.

Je saisis cette occasion pour déclarer que je me repens bien sincèrement de n’être pas né dans les siècles antiques ; je compte même écrire contre mon siècle un gros livre dont mon libraire vous prie, en passant, monsieur, de vouloir bien lui prendre quelques petites souscriptions.

Et, en effet, ce devait être un bien beau temps que celui où, quand le peuple avait faim, on l’apaisait avec une fable longue, et plate, qui pis est ! O tempora ! ô mores ! vont à leur tour s’écrier nos ministres.

Et où, monsieur, pourvu que l’on ne fût ni borgne, ni bossu, ni boiteux, ni ban- cal, ni aveugle ;

Pourvu, d’ailleurs, que l’on ne fût ni trop faible ni trop puissant, ni trop méchant homme, ni trop homme de bien ;

Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que l’on eût la précaution de ne point bâtir sa maison sur une butte ;

Alors, dis-je, en tant que l’on ne fût point emporté par la lèpre ou par la peste, on pouvait raisonnablement espérer de mourir tranquillement dans son lit ; ce qui, à la vérité, n’est guère héroïque ;

Et où, monsieur, pour peu que l’on se sentit tant soit peu grand homme,-comme vous et moi, monsieur,-c’est-à-dire que l’on eût le noble désir d’être utile à la pa- trie par quelque action vaillante ou quelque invention merveilleuse,-désir qui, comme on sait, n’engage à rien,-alors, monsieur, il n’y avait rien aussi à quoi un honnête citoyen ne pût raisonnablement prétendre, qui sait ? peut-être même à être pendu comme Phocion, ou, comme Duilius, l’accrocheur de vaisseaux, à être conduit par la ville avec une flûte et deux lanternes, à peu près comme de nos jours l’âne savant.

: : : :Avril 1819.

Il pourrait, à mon sens, jaillir des réflexions utiles de la comparaison entre les romans de Le Sage et ceux de Walter Scott, tous deux supérieurs dans leur genre. Le Sage, ce me semble, est plus spirituel, Walter Scott est plus original ; l’un ex- celle à raconter les aventures d’un homme, l’autre mêle à l’histoire d’un individu la peinture de tout un peuple, de tout un siècle ; le premier se rit de toute vérité de lieux, de moeurs, d’histoire ; le second, scrupuleusement fidèle à cette vérité même, lui doit l’éclat magique de ses tableaux. Dans tous les deux, les caractères sont tracés avec art ; mais dans Walter Scott ils paraissent mieux soutenus, parce qu’ils sont plus saillants, d’une nature plus fraîche et moins polie. Le Sage sacri- fie souvent la conscience de ses héros au comique d’une intrigue ; Walter Scott donne à ses héros des âmes plus sévères ; leurs principes, leurs préjugés même ont quelque chose de noble en ce qu’ils ne savent point plier devant les événe- ments. On s’étonne, après avoir lu un roman de Le Sage, de la prodigieuse variété du plan ; on s’étonne encore plus, en achevant un roman de Scott, de la simplicité du canevas ; c’est que le premier met son imagination dans les faits, et le second dans les détails. L’un peint la vie, l’autre peint le coeur. Enfin, la lecture des ou- vrages de Le Sage donne, en quelque sorte, l’expérience du sort ; la lecture de ceux de Walter Scott donne l’expérience des hommes.

« C’était un homme merveilleux et aussi grotesque qu’il y en ait jamais eu dans le peuple latin. Il mettait ses collections dans ses chaussons, et quand, dans l’ar- deur de la dispute, nous lui contestions quelque chose, il appelait son valet :-Hem, hem, hem, Dave, apporte-moi le chausson de la tempérance, le chausson de la justice, ou le chausson de Platon, ou celui d’Aristote,-selon les matières qui étaient mises sur le tapis. Cent choses de cette sorte me faisaient rire de tout mon coeur, et j’en ris encore à présent comme si j’étais à même. »Les savants chaussons de Giraldo Giraldi méritaient, certes, d’être aussi célèbres que la perruque de Kant, laquelle s’est vendue 30,000 florins à la mort du philosophe, et n’a plus été payée que 1,200 écus à la dernière foire de Leipzick ; ce qui prouverait, à mon sens, que l’enthousiasme pour Kant et son idéologie diminue en Allemagne. Cette perruque, dans les variations de son prix, pourrait être considérée comme le thermomètre des progrès du système de Kant.

: : : :Avril 1820.

L’année littéraire s’annonce médiocrement. Aucun livre important, aucune pa- role forte ; rien qui enseigne, rien qui émeuve. Il serait temps cependant que quel- qu’un sortît de la foule, et dît : me voilà ! Il serait temps qu’il parût un livre ou une doctrine, un Homère ou un Aristote. Les oisifs pourraient du moins se disputer, cela les dérouillerait.

Mais que faire de la littérature de 1820, encore plus plate que celle de 1810, et plus impardonnable, puisqu’il n’y a plus là de Napoléon pour résorber tous les génies et en faire des généraux ? Qui sait ? Ney, Murat et Davout auraient peut-être été de grands poëtes. Ils se battaient comme on voudrait écrire.

Pauvre temps que le nôtre ! Force vers, point de poésie ; force vaudevilles, point de théâtre. Talma, voilà tout.

J’aimerais mieux Molière.

On nous promet le Monastère, nouveau roman de Walter Scott. Tant mieux, qu’il se hâte, car tous nos faiseurs semblent possédés de la rage des mauvais ro- mans. J’en ai là une pile que je n’ouvrirai jamais, car je ne serais pas sûr d’y trouver seulement ce que le chien dont parle Rabelais demandait en rongeant son os : rien qu’ung peu de mouëlle.

L’année littéraire est médiocre, l’année politique est lugubre. M. le duc de Berry poignardé à l’Opéra, des révolutions partout.

M. le duc de Berry, c’est la tragédie. Voici la parodie maintenant.

Une grande querelle politique vient de s’émouvoir, ces jours-ci, à propos de M. Decazes. M. Donnadieu contre M. Decazes. M. d’Argout contre M. Donnadieu. M. Clausel de Coussergues contre M. d’Argout.

M. Decazes s’en mêlera-t-il enfin lui-même ? Toutes ces batailles nous rappellent les anciens temps où de preux chevaliers allaient provoquer dans son fort quelque géant félon. Au bruit du cor un nain paraissait.

Nous avons déjà vu plusieurs nains apparaître ; nous n’attendons plus que le géant.

Le fait politique de l’année 1820, c’est l’assassinat de M. le duc de Berry ; le fait littéraire, c’est je ne sais quel vaudeville. Il y a trop de disproportion. Quand donc ce siècle aura-t-il une littérature au niveau de son mouvement social, des poëtes aussi grands que ses événements ?

C’est sans doute par une conviction intime de mon ignorance que je tremble à l’approche d’une tête savante et que je recule à l’aspect d’un livre érudit. Quand le talent de critique se trouva dans mon cerveau, je savais tout juste assez de la- tin pour entendre ce que signifiait genus irritabile, et j’avais tout juste assez d’es- prit et d’expérience pour comprendre que cette qualification s’applique au moins aussi bien aux savants qu’aux poëtes. Me voyant donc forcé d’exercer mon talent de critique sur l’une ou l’autre de ces deux classes constituantes du genus irri- tabile, je me promis bien de n’établir jamais ma juridiction que sur la dernière, parce qu’elle est réellement la seule qui ne puisse démontrer l’ineptie ou l’igno- rance d’un critique. Vous dites à un poëte tout ce qui vous passe par la tête, vous lui dictez des arrêts, vous lui inventez des défauts. S’il se fâche, vous citez Aristote, Quintilien, Longin, Horace, Boileau. S’il n’est pas étourdi de tous ces grands noms, vous invoquez le goût ; qu’a-t-il à répondre ? Le goût est semblable à ces anciennes divinités païennes qu’on respectait d’autant plus qu’on ne savait où les trouver, ni sous quelle forme les adorer. Il n’en est pas de même avec les savants. Ce sont gens, comme disait Laclos, qui ne se battent qu’à coups de faits ; et il est fort désa- gréable pour un grave journaliste, lequel n’a ordinairement d’un érudit que le pé- dantisme, de se voir rendre, par quelque savant irrité, les coups de férule qu’il lui avait administrés étourdiment. Joignez à cela qu’il n’y a rien de terrible comme la colère d’un savant attaqué sur son terrain favori. Cette espèce d’hommes-là ne sait dire d’injures que par in-folio ; il semble que la langue ne leur fournisse point de termes assez forts pour exprimer leur indignation. Visdelou, cet amant plato- nique de la Lexicologie, raconte, dans son Supplément à la bibliothèque orientale, que l’impératrice chinoise Uu-Heu commit plusieurs crimes, tels que d’assassiner son mari, son frère, ses fils ; mais un surtout qu’il appelle un attentat inouï, c’est d’avoir ordonné, au mépris de toutes les lois de la grammaire, qu’on l’appelât em- pereur et non impératrice.

Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l’inventeur de la pierre philoso- phale des sciences, voici quelques détails sur cet homme célèbre pour le peintre qui se proposera de faire son portrait :

« Alary portait au milieu de la cour même une longue et épaisse barbe, un cha- peau d’une forme haute et carrée qui n’était pas celle du temps, et un long man- teau doublé de longue peluche qui lui descendait plus bas que les talons, et qu’il portait même souvent pendant les grandes chaleurs de l’été, ce qui le distinguait des autres hommes, et le faisait connaître du peuple, qui l’appelait hautement le philosophe crotté, de quoi, dit Colletet, sa modestie ne s’offensait jamais. »

Colletet appelait Alary le philosophe crotté, Boileau appelait Colletet le poëte crotté. C’est qu’alors l’esprit et le savoir, ces deux démons si redoutés aujourd’hui, étaient de fort pauvres diables. Aujourd’hui ce qui salit le poëte et le philosophe, ce n’est pas la pauvreté, c’est la vénalité ; ce n’est pas la crotte, c’est la boue.

On considère maintenant en France, et avec raison, comme le complètement nécessaire d’une éducation élégante, une certaine facilité à manier ce qu’on est convenu d’appeler le style épistolaire. En effet, le genre auquel on donne ce nom- s’il est vrai que ce soit un genre-est dans la littérature comme ces champs du do- maine public que tout le monde est en droit de cultiver. Cela vient de ce que le genre épistolaire tient plus de la nature que de l’art. Les productions de cette sorte sont, en quelque façon, comme les fleurs, qui croissent d’elles-mêmes, tandis que toutes les autres compositions de l’esprit humain ressemblent, pour ainsi dire, à des édifices qui, depuis leurs fondements jusqu’à leur faîte, doivent être labo- rieusement bâtis d’après des lois générales et des combinaisons particulières. La plupart des auteurs épistolaires ont ignoré qu’ils fussent auteurs ; ils ont fait des ouvrages comme ce M. Jourdain, tant de fois cité, faisait de la prose, sans le savoir. Ils n’écrivaient point pour écrire, mais parce qu’ils avaient des parents et des amis, des affaires et des affections. Ils n’étaient nullement préoccupés, dans leurs cor- respondances, du souci de l’immortalité, mais tout bourgeoisement des soins ma- tériels de la vie. Leur style est simple comme l’intimité, et cette simplicité en fait le charme. C’est parce qu’ils n’ont envoyé leurs lettres qu’à leurs familles qu’elles sont parvenues à la postérité. Nous croyons qu’il est impossible de dire quels sont les éléments du style épistolaire ; les autres genres ont des règles, celui-là n’a que des secrets.

SATIRIQUES ET MORALISTES
Celui qui, tourmenté du généreux démon de la satire, prétend dire des vérités dures à son siècle, doit, pour mieux terrasser le vice, attaquer en face l’homme vicieux ; pour le flétrir, il doit le nommer ; mais il ne peut acquérir ce droit qu’en se nommant lui-même. De cette manière il s’assure en quelque sorte la victoire ; car, plus son ennemi est puissant, plus il se montre courageux, lui, et la puis- sance recule toujours devant le courage. D’ailleurs, la vérité veut être dite à haute voix, et une médisance anonyme est peut-être plus honteuse qu’une calomnie si- gnée. Il n’en est pas de même du moraliste paisible qui ne se mêle dans la société que pour en observer en silence les ridicules et les travers, le tout à l’avantage de l’humanité. S’il examine les individus en particulier, il ne critique que l’espèce en général. L’étude à laquelle il se livre est donc absolument innocente, puisqu’il cherche à guérir tout le monde sans blesser personne. Cependant pour remplir avec fruit son utile fonction, sa première précaution doit être de garder l’inco- gnito. Quelque bonne opinion que nous ayons de nous-mêmes, il y a toujours en nous une certaine conscience qui nous fait considérer comme hostile la démarche de tout homme qui vient scruter notre caractère. Cette conscience est celle de

: : :L’endroit que l’on sent faible et qu’on veut se cacher.

Aussi, si nous sommes forcés de vivre avec celui que nous regarderons comme un importun surveillant, nous envelopperons nos actions d’un voile de dissimu- lation, et il perdra toutes ses peines. Si, au contraire, nous pouvons l’éviter, nous le ferons fuir de tout le monde, en le dénonçant comme un fâcheux. Le philosophe observateur, à la manière des acteurs anciens, ne peut remplir son rôle s’il ne porte un masque. Nous recevrons fort mal le maladroit qui nous dira : Je viens compter vos défauts et étudier vos vices. Il faut, comme dit Horace, qu’il mette du foin à ses cornes, autrement nous crierons tous haro ! Et celui qui se charge d’exploiter le domaine du ridicule, toujours si vaste en France, doit se glisser plutôt que se présenter dans la société, remarquer tout sans se faire remarquer lui-même, et ne jamais oublier ce vers de Mahomet :

: : :Mon empire est détruit si l’homme est reconnu.

Il ne faut pas juger Voltaire sur ses comédies, Boileau sur ses odes pindariques, ou Rousseau sur ses allégories marotiques. Le critique ne doit pas s’emparer mé- chamment des faiblesses que présentent souvent les plus beaux talents, de même que l’histoire ne doit point abuser des petitesses qui se rencontrent dans presque tous les grands caractères. Louis XIV se serait cru déshonoré si son valet de chambre l’eût vu sans perruque ; Turenne, seul dans l’obscurité, tremblait comme un en- fant ; et l’on sait que César avait peur de verser en montant sur son char de triomphe.

En 1676, Corneille, l’homme que les siècles n’oublieront pas, était oublié de ses contemporains, lorsque Louis XIV fit représenter à Versailles plusieurs de ses tra- gédies. Ce souvenir du roi excita la reconnaissance du grand homme, la veine de Corneille se ranima, et le dernier cri de joie du vieillard fut peut-être un des plus beaux chants du poëte, Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter Que tu prennes plaisir à me ressusciter ? Qu’au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace, Reviennent à la mode et retrouvent leur place, Et que l’heureux brillant de mes jeunes rivaux N’ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux ?

Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes, Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines, Diraient-ils à l’envi, lorsque Oedipe aux abois De ses juges pour lui gagna toutes les voix. Je n’irai pas si loin, et, si mes quinze lustres Font encor quelque peine aux modernes illustres, S’il en est de fâcheux jusqu’à s’en chagriner, Je n’aurai pas longtemps à les importuner. Quoi que je m’en pro- mette, ils n’en ont rien à craindre C’est le dernier éclat d’un feu prêt à s’éteindre ; Au moment d’expirer il tâche d’éblouir, Et ne frappe les yeux que pour s’évanouir.

Ces vers m’ont toujours profondément ému. Corneille, aigri par l’envie, rebuté par l’indifférence, y laisse entrevoir toute la fière mélancolie de sa grande âme. Il sentait sa force, et il n’en était que plus amer pour lui de se voir méconnu. Ce mâle génie avait reçu à un haut degré de la nature la conscience de lui-même. Qu’on juge cependant à quel point les attaques réitérées de ses Zoïles durent influer sur ses idées pour l’amener à dire avec une sorte de conviction :

: : :Sed neque Godaeis accedat musa tropaeis, : : :Nec Capellanum fas mihi velle sequi.

De pareils vers, écrits sérieusement par Corneille, sont une bien sanglante épi- gramme contre son siècle.

SUR ANDRÉ DE CHÉNIER
: : : :1819.

Un livre de poésie vient de paraître, et, quoique l’auteur soit mort, les critiques pleuvent. Peu d’ouvrages ont été plus rudement traités par les connaisseurs que ce livre. Il ne s’agit pas cependant de torturer un vivant, de décourager un jeune homme, d’éteindre un talent naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore. Non, cette fois, la critique, chose étrange, s’acharne sur un cercueil ! Pourquoi ? En voici la raison en deux mots : c’est que c’est bien un poëte mort, il est vrai, mais c’est aussi une poésie nouvelle qui vient de naître. Le tombeau du poëte n’obtient pas grâce pour le berceau de sa muse.

Pour nous, nous laisserons à d’autres le triste courage de triompher de ce jeune lion arrêté au milieu de ses forces. Qu’on invective ce style incorrect et parfois bar- bare, ces idées vagues et incohérentes, cette effervescence d’imagination, rêves tumultueux du talent qui s’éveille ; cette manie de mutiler la phrase, et, pour ainsi dire, de la tailler à la grecque ; les mots dérivés des langues anciennes employés dans toute l’étendue de leur acception maternelle ; des coupes bizarres, etc. Cha- cun de ces défauts du poëte est peut-être le germe d’un perfectionnement pour la poésie. En tout cas, ces défauts ne sont point dangereux, et il s’agit de rendre justice à un homme qui n’a point joui de sa gloire. Qui osera lui reprocher ses imperfections lorsque la hache révolutionnaire repose encore toute sanglante au milieu de ses travaux inachevés ?

Si d’ailleurs l’on vient à considérer quel fut celui dont nous recueillons aujour- d’hui l’héritage, nous ne pensons pas que le sourire effleure facilement les lèvres. On verra ce jeune homme, d’un caractère noble et modeste, enclin à toutes les douces affections de l’âme, ami de l’étude, enthousiaste de la nature. En ce même temps, la révolution est imminente, la renaissance des siècles antiques est pro- clamée, Chénier devait être trompé, il le fut. Jeunes gens, qui de nous n’aurait point voulu l’être ? Il suit le fantôme, il se mêle à tout ce peuple qui marche avec une ivresse délirante par le chemin des abîmes. Plus tard on ouvrit les yeux, les hommes égarés tournèrent la tête, il n’était plus temps pour revenir en arrière, il était encore temps pour mourir avec honneur. Plus heureux que son frère, Chénier vint désavouer son siècle sur l’échafaud.

Il s’était présenté pour défendre Louis XVI, et, quand le martyr fut envoyé au ciel, il rédigea cette lettre par laquelle la dernière ressource de l’appel au peuple fut en vain offerte à la conscience des bourreaux.

Cet homme si digne de sympathie n’eut pas le temps de devenir un poëte par- fait ; mais, en parcourant les fragments qu’il nous a laissés, on rencontre des dé- tails qui font oublier tout ce qui lui manque. Nous allons en signaler quelques-uns. Voyons d’abord le tableau de Thésée tuant un centaure :

Il va fendre sa tête ; Soudain le fils d’Égée, invincible, sanglant, L’aperçoit, à l’autel prend un chêne brûlant, Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible, S’élance, va saisir sa chevelure horrible, L’entraîne, et quand sa bouche ouverte avec effort Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.

Ce morceau présente ce qui constitue l’originalité des poëtes anciens, la tri- vialité dans la grandeur. D’ailleurs, l’action est vive, toutes les circonstances sont bien saisies et les épithètes sont pittoresques. Que lui manquer-t-il ? Une coupe élégante ? Nous préférons cependant une pareille « barbarie »à ces vers qui n’ont d’autre mérite qu’une irréprochable médiocrité.

Il y a dans Ovide :

Nec dicere Rhaetus Plura sinit, rutilasque ferox per aperta loquentis Condidit ora viri, perque os in pectore flammas.

C’est ainsi que Chénier imite. En maître. Il avait dit des serviles imitateurs :

La nuit vient, le corps reste, et son ombre s’enfuit.

Voyez encore ces vers de l’apothéose d’Hercule :

Il monte, sous ses pieds Étend du vieux lion la dépouille héroïque, Et, l’oeil au ciel, la main sur la massue antique, Attend sa récompense et l’heure d’être un dieu. Le vent souffle et mugit, le bûcher tout en feu Brille autour du héros, et la flamme rapide Porte aux palais divins l’âme du grand Alcide.

Nous préférons cette image à celle d’Ovide, qui peint Hercule étendu sur son bûcher, avec un visage aussi calme que s’il était couché sur le lit des festins. Re- marquons seulement que l’image d’Ovide est païenne, celle d’André de Chénier est chrétienne.

Veut-on maintenant des vers bien faits, des vers où brille le mérite de la diffi- culté vaincue ? tournons la page, car, pour citer, on n’a guère que l’embarras du choix :

Toujours ce souvenir m’attendrit et me touche, Quand, lui-même, appliquant la flûte sur ma bouche, Riant et m’asseyant près de lui, sur son coeur, M’appelait son rival et déjà son vainqueur ; Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre A souf- fler une haleine harmonieuse et pure, Et ses savantes mains, prenant mes jeunes doigts, Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois, Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore, A fermer tour à tour les trous du buis sonore.

Veut-on des images gracieuses ?

J’étais un faible enfant, qu’elle était grande et belle ; Elle me souriait et m’ap- pelait près d’elle ; Debout sur ses genoux, mon innocente main Parcourait ses cheveux, son visage, son sein ; Et sa main, quelquefois aimable et caressante, Fei- gnait de châtier mon enfance imprudente. C’est devant ses amants, auprès d’elle confus, Que la fière beauté me caressait le plus. Que de fois (mais, hélas ! que sent- on à cet âge ?) Que de fois ses baisers ont pressé mon visage ! Et les bergers di- saient, me voyant triomphant : Oh ! que de biens perdus ! O trop heureux enfant !

Les idylles de Chénier sont la partie la moins travaillée de ses ouvrages, et ce- pendant nous connaissons peu de poëmes dans la langue française dont la lecture soit plus attachante ; cela tient à cette vérité de détails, à cette abondance d’images qui caractérisent la poésie antique. On a observé que telle églogue de Virgile pour- rait fournir des sujets à toute une galerie de tableaux.

Mais c’est surtout dans l’élégie qu’éclate le talent d’André de Chénier. C’est là qu’il est original, c’est là qu’il laisse tous ses rivaux en arrière. Peut-être l’habitude de l’antiquité nous égare, peut-être avons-nous lu avec trop de complaisance les premiers essais d’un poëte malheureux ; cependant nous osons croire, et nous ne craignons pas de le dire, que, malgré tous ses défauts, André de Chénier sera re- gardé parmi nous comme le père et le modèle de la véritable élégie. C’est ici qu’on est saisi d’un profond regret, en voyant combien ce jeune talent marchait déjà de lui-même vers un perfectionnement rapide. En effet, élevé au milieu des muses antiques, il ne lui manquait que la familiarité de sa langue ; d’ailleurs, il n’était dépourvu ni de sens ni de lecture, et encore moins de ce goût qui n’est que l’ins- tinct du vrai beau. Aussi voit-on ses défauts faire rapidement place à des beautés hardies, et, s’il se débarrasse encore quelquefois des entraves grammaticales, ce n’est plus guère qu’à la manière de La Fontaine, pour donner à son style plus de mouvement, de grâce et d’énergie. Nous citerons ces vers :

Et c’est Glycère, amis, chez qui la table est prête ! Et la belle Amélie est aussi de la fête ! Et Rose, qui jamais ne lasse les désirs, Et dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs !

J’y consens, avec vous je suis prêt à m’y rendre, Allons ! Mais si Camille, ô dieux ! vient à l’apprendre ! Quel orage suivra ce banquet tant vanté, S’il faut qu’à son oreille un mot en soit porté ! Oh ! vous ne savez pas jusqu’où va son empire. Si j’ai loué des yeux, une bouche, un sourire, Ou si, près d’une belle assis en un repas, Nos lèvres en riant ont murmuré tout bas, Elle a tout vu. Bientôt cris, reproches, injure, Un mot, un geste, un rien, tout était un parjure. « Chacun, pour cette belle avait vu mes égards ; « Je lui parlais des yeux, je cherchais ses regards. »Et puis des pleurs, des pleurs… que Memnon sur sa cendre A sa mère immortelle en a moins fait répandre ! Que dis-je ? sa colère ose en venir aux coups…

Et ceux-ci, où éclatent, à un égal degré, la variété des coupes et la vivacité des tournures :

Une amante moins belle aime mieux, et du moins, Humble et timide, à plaire elle est pleine de soins ; Elle est tendre, elle a peur de pleurer votre absence ; Fidèle, peu d’amants attaquent sa constance ; Et son égale humeur, sa facile gaîté, L’habi- tude, à son front tiennent lieu de beauté. Mais celle qui partout fait conquête nou- velle, Celle qu’on ne voit point sans dire : Qu’elle est belle ! Insulte en son triomphe aux soupirs de l’amour. Souveraine au milieu d’une tremblante cour, Dans son lé- ger caprice inégale et soudaine, Tendre et bonne aujourd’hui, demain froide et hautaine, Si quelqu’un se dérobe à ses enchantements, Qu’est-ce enfin qu’un de moins dans un peuple d’amants ? On brigue ses regards, elle s’aime et s’admire, Et ne connaît d’amour que celui qu’elle inspire.

En général, quelle que soit l’inégalité du style de Chénier, il est peu de pages dans lesquelles on ne rencontre des images pareilles à celle-ci :

Oh ! si tu la voyais, cette belle coupable, Rougir, et s’accuser, et se justifier, Sans implorer sa grâce et sans s’humilier ! Pourtant, de l’obtenir doucement inquiète, Et, les cheveux épars, immobile, muette, Les bras, la gorge nue, en un mol aban- don, Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon, Crois qu’abjurant soudain le reproche farouche, Tes baisers porteraient le pardon sur sa bouche !

Voici encore un morceau d’un genre différent, aussi énergique que celui-là est gracieux. On croirait lire des vers de quelqu’un de nos vieux poëtes :

Souvent las d’être esclave et de boire la lie De ce calice amer que l’on nomme la vie, Las du mépris des sots qui suit la pauvreté, Je regarde la tombe, asile sou- haité ! Je souris à la mort volontaire et prochaine. Je me prie en pleurant d’oser rompre ma chaîne. Le fer libérateur qui percerait mon sein Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main ; Et puis mon coeur s’écoute et s’ouvre à la faiblesse ; Mes parents, mes amis, l’avenir, ma jeunesse, Mes écrits imparfaits ; car, à ses propres yeux, L’homme sait se cacher d’un voile spécieux… A quelque noir destin qu’elle soit asservie, D’une étreinte invincible il embrasse la vie, Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir, Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir. Il a souffert, il souffre, aveugle d’espérance, Il se traîne au tombeau de souffrance en souffrance, Et la mort, de nos maux ce remède si doux, Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous !

Il est hors de doute que si Chénier avait vécu, il se serait placé un jour au rang des premiers poëtes lyriques. Jusque dans ses essais informes on trouve déjà tout le mérite du genre, la verve, l’entraînement, et cette fierté d’idées d’un homme qui pense par lui-même ; d’ailleurs, partout la même flexibilité de style ; là des images gracieuses, ici des détails rendus avec la plus énergique trivialité. Ses odes à la manière antique, écrites en latin, seraient citées comme des modèles d’élévation et d’énergie ; encore, toutes latines qu’elles sont, il n’est point rare d’y trouver des strophes dont aucun poëte français ne désavouerait la teinte ferme et originale.

Vain espoir ! inutile soin ! Ramper est des humains l’ambition commune ; C’est leur plaisir, c’est leur besoin. Voir fatigue leurs yeux, juger les importune. Ils laissent juger la fortune, Qui fait juste celui qu’elle fait tout-puissant. Ce n’est point la vertu, c’est la seule victoire Qui donne et l’honneur et la gloire. Teint du sang des vaincus, tout glaive est innocent.

Et plus loin :

C’est bien. Fais-toi justice, ô peuple souverain ! Dit cette cour lâche et hardie. Ils avaient dit : C’est bien, quand, la lyre à la main, L’incestueux chanteur, ivre de sang romain, Applaudissait à l’incendie.

Il n’y aura point d’opinion mixte sur André de Chénier. Il faut jeter le livre ou se résoudre à le relire souvent ; ses vers ne veulent pas être jugés, mais sentis. Ils survivront à bien d’autres qui aujourd’hui paraissent meilleurs. Peut-être, comme le disait naïvement La Harpe, peut-être parce qu’ils renferment en effet quelque chose. En général, en lisant Chénier, substituez aux termes qui vous choquent leurs équivalents latins, il sera rare que vous ne rencontriez pas de beaux vers. D’ailleurs, vous trouverez dans Chénier la manière franche et large des anciens ; rarement de vaines antithèses, plus souvent des pensées nouvelles, des peintures vivantes, partout l’empreinte de cette sensibilité profonde sans laquelle il n’est point de génie, et qui est peut-être le génie elle-même. Qu’est-ce, en effet, qu’un poëte ? Un homme qui sent fortement, exprimant ses sensations dans une langue expressive. La poésie, ce n’est presque que sentiment.

Il y a déjà dans la nouvelle génération née avec ce siècle des commencements de grands poëtes.

Attendez quelques années encore.

Les fils des dents du dragon n’avaient pas besoin d’être entièrement sortis de la terre pour qu’on reconnût en eux des guerriers ; et, lorsque vous aviez vu seule- ment les gantelets d’Érix, vous pouviez juger les forces de l’athlète.

A UN TRADUCTEUR D’HOMÈRE
Les grands poëtes sont comme les grandes montagnes, ils ont beaucoup d’échos. Leurs chants sont répétés dans toutes les langues, parce que leurs noms se trouvent dans toutes les bouches. Homère a dû, plus que tout autre, à son immense renom- mée le privilège ou le malheur d’une foule d’interprètes. Chez tous les peuples, d’impuissants copistes et d’insipides traducteurs ont défiguré ses poëmes ; et de- puis Accius Labeo, qui s’écriait :

: :Crudum manduces Priamum Priamique puellos ; : : : :« Mange tout crus Priam et ses enfants » ;

jusqu’à ce brave contemporain de Marot qui faisait dire au chantre d’Achille :

: :Lors, face à face, on vit ces deux grands ducs : :Piteusement sur la terre éten- dus ;

depuis le siècle du grammairien Zoïle jusqu’à nos jours, il est impossible de calculer le nombre des pygmées qui ont tour à tour essayé de soulever la massue d’Hercule.

Croyez-moi, ne vous mêlez pas à ces nains. Votre traduction est encore en por- tefeuille ; vous êtes bien heureux d’être à temps pour la brûler.

Une traduction d’Homère en vers français ! c’est monstrueux et insoutenable, monsieur. Je vous affirme, en toute conscience, que je suis indigné de votre tra- duction.

Je ne la lirai certes pas. Je veux en être quitte pour la peur. Je déclare qu’une traduction en vers de n’importe qui, par n’importe qui, me semble chose absurde, impossible et chimérique. Et j’en sais quelque chose, moi, qui ai rimé en fran- çais (ce que j’ai caché soigneusement jusqu’à ce jour) quatre ou cinq mille vers d’Horace, de Lucain et de Virgile ; moi, qui sais tout ce qui se perd d’un hexamètre qu’on transvase dans un alexandrin.

Mais Homère, monsieur ! traduire Homère !

Savez-vous bien que la seule simplicité d’Homère a, de tout temps, été l’écueil des traducteurs ? Madame Dacier l’a changée en platitude ; Lamotte-Houdard, en sécheresse ; Bitaubé, en fadaise. François Porto dit qu’il faudrait être un second Homère pour louer dignement le premier. Qui faudrait-il donc être pour le tra- duire ?

EN VOYANT LES ENFANTS SORTIR DE L’ÉCOLE
: : : :Juin 1820.

Je ris quand chaque soir de l’école voisine Sort et s’échappe en foule une troupe enfantine, Quand j’entends sur le seuil le sévère mentor Dont les derniers avis les poursuivent encor : -Hâtez-vous, il est tard, vos mères vous attendent ! -Inutiles clameurs que les vents seuls entendent ! Il rentre. Alors la bande, avec des gris ai- gus, Se sépare, oubliant les ordres de l’argus. Les uns courent sans peur, pendant qu’il fait un somme, Simuler des assauts sur le foin du bonhomme ; D’autres jus- qu’en leurs nids surprennent les oiseaux Qui le soir le charmaient, errants sous ses berceaux ; Ou, se glissant sans bruit, vont voir avec mystère S’ils ont laissé des noix au clos du presbytère.

Sans doute vous blâmez tous ces jeux dont je ris ; Mais Montaigne, en songeant qu’il naquit dans Paris, Vantait son air impur, la fange de ses rues ; Montaigne ai- mait Paris jusque dans ses verrues. J’ai passé par l’enfance, et cet âge chéri Plaît, même en ses écarts, à mon coeur attendri. Je ne sais, mais pour moi sa naïve igno- rance Couvre encor ses défauts d’un voile d’innocence. Le lierre des rochers dé- guise le contour, Et tout paraît charmant aux premiers feux du jour.

Age serein où l’âme, étrangère à l’envie, Se prépare en riant aux douleurs de la vie, Prend son penchant pour guide, et, simple en ses transports, Fait le bien sans orgueil et le mal sans remords !

A DES PETITS ENFANTS EN CLASSE
: : : :Juin 1820.

Vous qui, les yeux fixés sur un gros caractère, L’imitez vainement sur l’arène lé- gère, Et voyez chaque fois, malgré vos soins nouveaux, Le cylindre fatal effacer vos travaux, Ce triste passe-temps, mes enfants, c’est la vie. Un jour, vers le bonheur tournant un oeil d’envie, Vous ferez comme moi, sur ce modèle heureux, Bien des projets charmants, bien des plans généreux ; Et puis viendra le sort, dont la main inquiète Détruira dans un jour votre ébauche imparfaite !

Êtres purs et joyeux, meilleurs que nous ne sommes, Enfants, pourquoi faut-il que vous deveniez hommes ? Pourquoi faut-il qu’un jour vous soyez comme nous, Esclaves ou tyrans, enviés ou jaloux ?

Il n’y a plus rien d’original aujourd’hui à pécher contre la grammaire ; beau- coup d’écrivains nous ont lassés de cette originalité-là. Il faut aussi éviter de tirer parti des petits détails, genre qui montre de la recherche et de l’affectation. Il faut laisser ces puérils moyens d’amuser à ces gens qui mettent des intentions dans une virgule et des réflexions dans un trait suspensif, font de l’esprit sur tout et de l’érudition sur rien, et qui, dernièrement encore, à propos de ces piqueurs qui ont alarmé tout Paris, remirent sur la scène les hommes de tous les siècles et de tous les pays, depuis Caligula, qui piquait les mouches, jusqu’à don Quichotte, qui piquait les moines.

Campistron, comme Lagrange-Chancel, avait montré de bonne heure des dis- positions pour la poésie, et cependant ils ne se sont jamais élevés tous les deux au- dessus du médiocre. Il est rare, en effet, que des talents si précoces parviennent jamais à la maturité du génie. C’est une vérité dont nous pouvons tous les jours nous convaincre davantage. Nous voyons des jeunes gens faire à dix-neuf ans ce que Racine n’aurait pas fait à vingt-cinq ; mais à vingt-cinq ils sont arrivés à l’apo- gée de leur talent, et à vingt-huit ans ils ont déjà défait la moitié de leur gloire. On nous objectera que Voltaire aussi avait fait des vers dès son enfance ; mais il est à remarquer que, dès quinze ans, Campistron et Lagrange-Chancel étaient connus dans les salons et considérés comme de petits grands hommes ; tandis qu’au même âge Voltaire était déjà en fuite de chez son père ; et, en général, ce n’est pas dans des cages, fussent-elles dorées, qu’il faut élever les aigles.

Quand un écrivain a pour qualité principale l’originalité, il perd souvent quelque chose à être cité. Ses peintures et ses réflexions, dictées par un esprit organisé d’une façon particulière, veulent être vues à la place où l’auteur les a disposées, précédées de ce qui les amène, suivies de ce qu’elles entraînent. Liées à l’ouvrage, la couleur bien appareillée des parties concourt à l’harmonie de l’ensemble ; dé- tachées du tout, cette même couleur devient disparate et forme une dissonance avec tout ce dont on l’entoure. Le style du critique, qui doit être simple et coulant, et qui est maintes fois plat et commun, présente un contraste choquant avec le style large, hardi et souvent brusque de l’auteur original. Une citation de tel grand poëte ou de tel grand écrivain, encadrée dans la prose luisante, récurée et bour- geoise de tel critique, c’est un effet pareil à celui que ferait une figure de Michel- Ange au milieu des casseroles trompe-l’oeil de M. Drolling.

Il est difficile de ne point avoir de prévention contre cette manie, aujourd’hui si commune à nos auteurs, de réunir des imaginations toujours diverses et souvent contraires pour concourir au même ouvrage. Cowley, pressé par le marquis de Twickenham de s’adjoindre dans ses travaux je ne sais quel poëte obscur, répon- dit à Sa Seigneurie qu’un âne et un cheval traîneraient mal un chariot. Deux au- teurs perdent souvent, en le mettant en commun, tout le talent qu’ils pourraient avoir chacun séparément. Il est impossible que deux têtes humaines conçoivent le même sujet absolument de la même manière ; et l’absolue unité de la conception est la première qualité d’un ouvrage. Autrement les idées des divers collaborateurs se heurtent sans se lier, et il résulte de l’ensemble une discordance inévitable qui choque sans qu’on s’en rende raison. Les auteurs excellents, anciens et modernes, ont toujours travaillé seuls, et voilà pourquoi ils sont excellents.

UN FEUILLETON

Décembre 1820. THÉATRE-FRANÇAIS JEAN DE BOURGOGNE
Tragédie en cinq actes.

C’est un inconvénient des sujets historiques d’embarrasser l’intelligence de notre savant parterre. Il arrive devant la toile sans rien connaître des événements qui vont se passer sous ses yeux, et auxquels ne l’initie qu’assez superficiellement une exposition toujours mal écoutée ou mal entendue. C’est dans le journal du lende- main que les spectateurs iront le plus souvent chercher de quelle race sortait le héros, à quelle famille appartenait l’héroïne, sur quel pays régnait le tyran, désap- pointés si le critique n’éclaire pas leur ignorance, et ne leur dit pas, comme au valet Hector, de quel pays était le galant homme Sénèque.

Nous nous dispenserons toutefois d’obéir à l’usage, d’abord parce que long- temps avant que nous ne nous mêlassions de régenter les théâtres, les petits pré- cis historiques des feuilletons nous avaient toujours paru fort ennuyeux ; ensuite parce que nous ne pouvons décemment nous flatter de réussir mieux au métier d’historien que tant de critiques plus habiles que nous, nos devanciers ; et, sur ce, fort de l’avis de Barnes, qu’il suffît, pour gagner une cause, de trouver deux rai- sons, bonnes ou mauvaises, nous passons à Jean de Bourgogne.

Dès les premières scènes de cette pièce, nous voyons se dessiner trois princi- paux caractères, ce qui nous donne deux actions distinctes, ou, si l’on veut, deux faits en question différents, savoir : la question entre le dauphin et le duc de Bour- gogne, ou la France sera-t-elle sauvée ? et la question entre le duc de Bourgogne et Valentine de Milan, ou la mort du duc d’Orléans sera-t-elle vengée ? A cette in- advertance de diviser ainsi l’attention du spectateur en présentant deux héros à son affection, l’auteur a joint le tort beaucoup plus grand de ne pas réunir les deux affections qui en résultent en un seul et même intérêt. En effet, s’il nous montre le dauphin prêt à tout sacrifier pour sauver la France, il nous montre en même temps la duchesse prête à tout sacrifier, même la France, pour sauver son mari ; il suit de là que le spectateur, qui s’intéresse à l’une des deux actions, ne s’intéresse pas à l’autre, et réciproquement, de telle sorte que la moitié de la pièce est frappée de mort. Cette combinaison est d’autant plus malheureuse, qu’elle ne paraissait nul- lement nécessaire. Dès que l’auteur voulait commencer sa pièce par rappeler les crimes de Jean de Bourgogne, idée juste et tragique, il n’avait pas besoin de l’inter- vention personnelle de la duchesse d’Orléans ; une lettre eût suffi, et le spectateur se serait trouvé transporté tout de suite au milieu des scènes animées du second acte, seul point véritable de la pièce où commence l’action.

Lorsque nous disons que l’action commence, nous sentons avec peine que nous nous servons d’une expression impropre ; c’est paraît devoir commencer que nous devrions dire. En effet, la tragédie nouvelle, estimable sous d’autres rapports, n’est encore, quant au plan, qu’une pièce comme tant d’autres, une tragédie sans ac- tion, une sorte de lanterne magique où tous les personnages courent les uns après les autres sans pouvoir jamais s’atteindre.

Ainsi, lorsque le dauphin est à délibérer dans son conseil sur l’accusation por- tée contre le duc de Bourgogne, tout à coup celui-ci se présente, et, loin de se justifier, déclare la guerre à son souverain. Voilà une situation ; mais que produit- elle ? Rien. Les deux partis se séparent avec des menaces réciproques. Cependant Tanneguy-Duchâtel est là qui doit assassiner le prince un jour et qui devrait, ce semble, profiter de l’occasion. Et de deux choses l’une : ou le duc de Bourgogne a les moyens de s’emparer de la personne de son maître, et alors pourquoi ne le fait-il pas ? ou il n’en a pas le pouvoir, et alors pourquoi vient-il s’exposer, par une bravade inutile, aux suites d’un premier mouvement, incalculables dans tout autre personnage qu’un héros aussi patient que le dauphin ?

Et plus loin encore, nous retrouvons la même situation, mais dégagée de tout ce qui peut la rendre décisive. On vient annoncer au dauphin que le duc de Bour- gogne est maître de Paris et qu’il marche sur le palais. Voilà le dauphin en péril, comment fera-t-il pour en sortir ? Rien de plus simple ; il sort par une porte et le duc de Bourgogne entre par l’autre. Mais, dira l’auteur, le dauphin se laisse entraî- ner. Et voilà justement le malheur, les grands caractères doivent toujours agir par eux-mêmes, autrement était-ce la peine de nous annoncer des géants, si aupara- vant vous aviez pris soin de leur attacher les jambes ?

Cependant le duc de Bourgogne, resté seul, se garde bien de poursuivre le dau- phin, ce qui le mettrait dans la nécessité d’être vainqueur ou d’être vaincu. Il s’amuse à composer avec les Armagnacs, à rabattre les prétentions des anglais, et même à offrir des places au chancelier. Puis il part pour Montereau. Tout à coup on apprend qu’il y a accepté une entrevue avec le dauphin et qu’il y a été assas- siné. Il est évident que, si le commencement de la pièce nous a fait voir de grands événements ne produisant que de petits résultats, la balance se rétablit bien au dernier acte, et qu’il est difficile de voir un événement plus important produit par une cause plus légère et plus inattendue.

Nous venons d’exposer en peu de mots le plan de Jean de Bourgogne, dégagé de toutes les scènes épisodiques ; il nous reste à examiner comment un auteur, qui est loin de manquer de talent, a pu être conduit à travailler sur un canevas aussi imparfait.

Le malheur de l’auteur vient d’avoir confondu les deux espèces de tragédie, la tragédie de sentiments et la tragédie d’événements. Il suffit, pour s’en convaincre, d’établir entre ses deux héros quelques-uns des rapports naturels de frère à frère ou de père à fils ; nous allons voir disparaître toutes les difformités de son action. Par exemple, qu’un fils accusé d’un crime déclare la guerre à son père, doit-on être étonné que les deux personnages, eussent-ils la faculté de s’exterminer mu- tuellement, se séparent avec de simples menaces ? Y a-t-il rien de honteux dans la fuite d’un père devant un fils rebelle ? Et si ce fils périt assassiné malgré les ordres du père, la situation de celui-ci en sera-t-elle moins noble et moins touchante ? Nous venons, sans nous en apercevoir, de retracer l’aventure de David et d’Absa- lon, l’une des plus tragiques qui soient dans les livres saints.

Dans le cas actuel, dès que l’auteur voulait nous représenter la mort du duc de Bourgogne, il fallait choisir entre les deux hypothèses d’un meurtre fortuit ou d’un assassinat prémédité. La première était impraticable, puisqu’une tragédie doit avoir un commencement, une fin et un milieu. En admettant la seconde, il fallait, dès les premières scènes, poser la question tragique : le duc sera-t-il assas- siné, ou ne le sera-t-il pas ? et faire naître l’intérêt de la lutte des circonstances qui le détournent de sa perte ou qui l’y entraînent. Mais, dans la tragédie telle qu’elle est faite, le spectateur, conduit d’incidents en incidents vers la catastrophe, sans que rien lie la catastrophe aux incidents, aperçoit à peine çà et là quelques intentions dramatiques, quelques combinaisons théâtrales qui font naufrage au milieu du flux et du reflux des épisodes.

Walter Scott cache son nom sous le nom de Jedediah Cleisbotham. Je ne vois pas pourquoi on l’en blâme.

Si un sot parvient à la célébrité, il ne lâche plus deux pages de son écriture sans les protéger de son nom, espérant que sa réputation fera celle de son livre, tandis que souvent celle de son livre défait la sienne. L’homme de mérite, dès qu’il est ar- rivé à la gloire, évite quelquefois de décorer de son nom les nouveaux écrits qu’il livre au public. Il a assez d’orgueil pour savoir que son nom influerait sur l’opi- nion, et assez de modestie pour ne le pas vouloir. Il aime à redevenir ignoré, pour se ménager, en quelque sorte, une nouvelle gloire. Il y a quelque chose du fan- faron dans ces guerriers d’Homère qui préludaient au combat en déclinant leurs noms et leurs généalogies ; ce sont des héros plus vrais, ces chevaliers français qui combattaient la visière baissée, et ne découvraient le visage qu’après que le bras avait été reconnu.

LES VOUS ET LES TU

D’APRÈS LA RÉVOLUTION ARISTIDE A BRUTUS
Quien haga aplicaciones Con su pan se lo coma. YRIARTE.
Brutus, te souvient-il, dis-moi, Du temps où, las de ta livrée, Tu vins en veste dé- chirée Te joindre à ce bon peuple-roi Fier de sa majesté sacrée Et formé de gueux comme toi ? Dans ce beau temps de république, Boire et jurer fut ton emploi. Ton bonnet, ton jargon cynique, Ton air sombre, inspiraient l’effroi ; Et, plein d’un feu patriotique, Pour gagner le laurier civique, Tous nos hameaux t’ont vu, je croi, Fra- terniser à coups de pique Et piller au nom de la loi.

Las ! l’autre jour, monsieur le prince, Pour vous parler des intérêts D’un vieil ami de ma province, J’entrai dans votre beau palais. D’abord, je fis, de mon air mince, Rire un régiment de valets ; Puis, relégué dans l’antichambre, Tout mouillé des pleurs de décembre, J’attendis, près du feu cloué, Et, comme un sage du Pirée, Opposant, de tous bafoué, Au sot orgueil de la livrée La fierté du manteau troué. On m’appelle enfin. Je m’élance, Et l’huissier de votre grandeur Me fait traverser en silence Quatre salons « dont l’élégance « Égalait seule la splendeur ». Bientôt, monseigneur, plein de joie, Je vois, sur des carreaux de soie, Votre altesse en son cabinet, Portant sur son sein, avec gloire, Un beau cordon, brillant de moire, De la couleur de ton bonnet.

Quoi ! c’était donc un prince en herbe Que mon cher Brutus d’autrefois ! On vous admire, je le vois ; Votre savoir passe en proverbe ; Vos festins sont dignes des rois ; Vos cadeaux sont d’un goût superbe ; Homme d’état, votre talent Éclate en vos moindres saillies, Et si vous dites des folies, Vous les dites d’un ton galant. Quant à moi, je ris en silence ; Car, puisqu’aujourd’hui l’opulence Donne tout, grâce, esprit, vertus, Les bons mots de votre excellence Étaient les jurons de Bru- tus.

Adieu, monseigneur, sans rancune ! Briguez les sourires des rois Et les faveurs de la fortune. Pour moi, je n’en attends aucune. Ma bourse, vide tous les mois, Me force à changer de retraites ; Vous, dans un poste hasardeux, Tâchez de res- ter où vous êtes, Et puissions-nous vivre tous deux, Vous sans remords, et moi sans dettes. Excusez si, parfois encor, J’ose rire de la bassesse De ces courtisans brillants d’or Dont la foule à grands flots vous presse, Lorsque, entrant d’un air de noblesse Dans les salons éblouissants Du pouvoir et de la richesse, L’illustre pied de votre altesse Vient salir ces parquets glissants Que tu frottais dans ta jeunesse.

Combien de malheureux, qui auraient pu mieux faire, se sont mis en tête d’écrire, parce qu’en fermant un beau livre ils s’étaient dit : J’en pourrais faire autant ! Et cette réflexion-là ne prouvait rien, sinon que l’ouvrage était inimitable. En litté- rature comme en morale, plus une chose est belle, plus elle semble facile. Il y a quelque chose dans le coeur de l’homme qui lui fait prendre quelquefois le désir pour le pouvoir. C’est ainsi qu’il croit aisé de mourir comme d’Assas ou d’écrire comme Voltaire.

Si Walter Scott est écossais, ses romans suffiraient pour nous l’apprendre. Son amour exclusif pour les sujets écossais prouve son amour pour l’Écosse ; pas- sionné pour les vieilles coutumes de sa patrie, il se dédommage, en les peignant fidèlement, de ne pouvoir plus les suivre avec religion, et son admiration pieuse pour le caractère national éclate jusque dans sa complaisance à en détailler les dé- fauts. Une irlandaise, lady Morgan, s’est offerte, pour ainsi dire, comme la rivale naturelle de Walter Scott, en s’obstinant, comme lui, à ne traiter que des sujets na- tionaux[1], mais il y a dans ses écrits beaucoup plus d’amour pour la célébrité que d’attachement pour son pays, et beaucoup moins d’orgueil national que de va- nité personnelle. Lady Morgan paraît peindre avec plaisir les irlandais ; mais il est une irlandaise qu’elle peint surtout et partout avec enthousiasme, et cette irlan- daise, c’est elle. Miss O’Hallogan dans O’Donnell, et lady Clancare dans Florence Maccarthy, ne sont autre chose que lady Morgan, flattée par elle-même.

Il faut le dire, auprès des tableaux pleins de vie et de chaleur de Scott, les cro- quis de lady Morgan ne sont que de pâles et froides esquisses. Les romans his- toriques de cette dame se laissent lire ; les histoires romanesques de l’écossais se font admirer. La raison en est simple ; lady Morgan a assez de tact pour observer ce qu’elle voit, assez de mémoire pour retenir ce qu’elle observe, et assez de fi- nesse pour rapporter à propos ce qu’elle a retenu ; sa science ne va pas plus loin. Voilà pourquoi ses caractères, bien tracés quelquefois, ne sont pas soutenus ; à côté d’un trait dont la vérité vous frappe, parce qu’elle l’a copié sur la nature, vous en trouvez un autre choquant de fausseté, parce qu’elle l’invente. Walter Scott, au contraire, conçoit un caractère, après n’en avoir souvent observé qu’un trait ; il le voit dans un mot, et le peint de même. Son excellent jugement fait qu’il ne s’égare point, et ce qu’il crée est presque toujours aussi vrai que ce qu’il observe. Quand le talent est poussé à ce point, il est plus que du talent ; aussi peut-on réduire le parallèle en deux mots : lady Morgan est une femme d’esprit ; Walter Scott est un homme de génie.

[1 : Il faut en excepter toutefois son roman sur la France.

LA SAINT-CHARLES DE 1820

-Je disais l’an passé : Voici le jour de fête, Charles m’attend ; je veux, ceignant de fleurs ma tête, M’offrir avec ma fille à son premier coup d’oeil ; Quand ce jour

reviendra, ramené par l’année, Si je lui porte un fils, fruit de mon hyménée, Mon bonheur sera de l’orgueil.

L’année a fui ; voici le jour de fête ! Est-ce une fête, hélas ! que l’on apprête ? Qu’est devenu ce jour jadis si doux ? De pleurs amers j’ai salué l’aurore ; Pourtant un Charle à mes voeux reste encore, J’embrasse un fils, mais je n’ai plus d’époux.

Veuve, deux orphelins m’attachent à la terre. Mon bien-aimé près d’eux ne vien- dra pas s’asseoir ; Ils ne dormiront pas sous les yeux de leur père, Et j’irai sur leurs fronts, plaintive et solitaire, Déposer le baiser du soir.

O vain regret ! félicité passée ! Voici le jour où, sur son sein pressée, A mon époux je redisais ma foi, Et je gémis sur une urne glacée, Près de ce coeur qui ne bat plus pour moi !

Ainsi la veuve désolée, Digne du martyr au cercueil, D’un doux souvenir acca- blée, Pleurait auprès du mausolée Son court bonheur et son long deuil.

Nous voyions cependant, échappés aux naufrages, Briller l’arc du salut au mi- lieu des orages ; Le ciel ne s’armait plus de présages d’effroi ; De l’héroïque mère exauçant l’espérance, Le Dieu qui fut enfant avait à notre France Donné l’enfant qui sera roi.

Défiez-vous de ces gens armés d’un lorgnon qui s’en vont partout criant : J’ob- serve mon siècle ! Tantôt leurs lunettes grossissent les objets, et alors des chats leur semblent des tigres ; tantôt elles les rapetissent, et alors des tigres leur paraissent des chats. Il faut observer avec ses yeux. Le moraliste, en effet, ne doit jamais par- ler que d’après son expérience immédiate, s’il veut jouir du bonheur ineffable, vanté par Addison, de trouver un jour dans la bibliothèque d’un inconnu son livre relié en maroquin, doré sur tranche, et plié en plusieurs endroits.

Il est encore pour le moraliste une condition dont nous avons déjà parlé ailleurs, celle de rester inconnu des individus qu’il étudie ; il faut qu’il entre chez eux, di- sait encore le même Addison, aussi librement qu’un chien, un chat, ou tout autre animal domestique.

Là-dessus nous pensons comme le Spectateur. L’observateur qui se vante de son rôle ressemble à Argus changé en paon, orgueilleux de ses cent yeux qui ne peuvent plus voir.

Quand une langue a déjà eu, comme la nôtre, plusieurs siècles de littérature, qu’elle a été créée et perfectionnée, maniée et torturée, qu’elle est faite à presque tous les styles, pliée à presque tous les genres, qu’elle a passé non-seulement par toutes les formes matérielles du rhythme, mais encore par je ne sais combien de cerveaux comiques, tragiques et lyriques, il s’échappe, comme une écume, de l’ensemble des ouvrages qui composent sa richesse littéraire, une certaine quan- tité, ou, pour ainsi dire, une certaine masse flottante de phrases convenues, d’hé- mistiches plus ou moins insignifiants,

: : : :Qui sont à tout le monde et ne sont à personne.

C’est alors que l’homme le moins inventif pourra, avec un peu de mémoire, s’amasser, en puisant dans ce réservoir public, une tragédie, un poëme, une ode, qui seront en vers de douze, ou huit, ou six syllabes, lesquels auront de bonnes rimes et d’excellentes césures, et ne manqueront même pas, si l’on veut, d’une élégance, d’une harmonie, d’une facilité quelconque. Là-dessus notre homme pu- bliera son oeuvre en un bon gros volume vide, et se croira poëte lyrique, épique ou tragique, à la façon de ce fou qui se croyait propriétaire de son hôpital. Cependant l’envie, protectrice de la médiocrité, sourira à son ouvrage ; d’altiers critiques, qui voudront faire comme Dieu et créer quelque chose de rien, s’amuseront à lui bâtir une réputation ; des connaisseurs, qui ne s’obstineront pas ridiculement à vouloir que des mots expriment des idées, vanteront, d’après le journal du matin, la clarté, la sagesse, le goût du nouveau poëte ; les salons, échos des journaux, s’extasieront, et la publication dudit ouvrage n’aura d’autre inconvénient que d’user les bords du chapeau de Piron.

Ceux qui ne savent pas admirer par eux-mêmes se lassent bien vite d’admirer. Il y a au fond de presque tous les hommes je ne sais quel sentiment d’envie qui veille incessamment sur leur coeur pour y comprimer l’expression de la louange méritée, ou y enchaîner l’élan du juste enthousiasme. L’homme le plus vulgaire n’accordera à l’ouvrage le plus supérieur qu’un éloge assez restreint, pour qu’on ne puisse le croire incapable d’en faire autant. Il pensera presque que louer un autre, c’est prescrire son propre droit à la louange, et ne consentira au génie de tel poëte qu’autant qu’il ne paraîtra pas abdiquer le sien ; et je parle ici, non de ceux qui écrivent, mais de ceux qui lisent, de ceux qui, la plupart, n’écriront jamais.

D’ailleurs, il est de mauvais ton d’applaudir, l’admiration donne à la physionomie une expression ridicule, et un transport d’enthousiasme peut déranger le pli d’une cravate.

Voilà, certes, de hautes raisons pour que des hommes immortels, qui honorent leur siècle parmi les siècles, traînent des vies d’amertume et de dégoût, pour que le génie s’éteigne découragé sur un chef-d’oeuvre, pour qu’un Camoëns mendie, pour qu’un Milton languisse dans la misère, pour que d’autres que nous igno- rons, plus infortunés et plus grands peut-être, meurent sans même avoir pu ré- véler leurs noms et leurs talents, comme ces lampes qui s’allument et s’éteignent dans un tombeau !

Ajoutez à cela que, tandis que les illustrations les plus méritées sont refusées au génie, il voit s’élever sur lui une foule de réputations inexplicables et de re- nommées usurpées ; il voit le petit nombre d’écrivains plus ou moins médiocres qui dirigent pour le moment l’opinion, exalter les médiocrités qu’ils ne craignent pas, en déprimant sa supériorité qu’ils redoutent. Qu’importe toute cette sollici- tude du néant pour le néant ! On réussira, à la vérité, à user l’âme, à empoisonner l’existence du grand homme ; mais le temps et la mort viendront et feront justice. Les réputations dans l’opinion publique sont comme des liquides de différents poids dans un même vase. Qu’on agite le vase, on parviendra aisément à mêler les liqueurs ; qu’on le laisse reposer, elles reprendront toutes, lentement et d’elles- mêmes, l’ordre que leurs pesanteurs et la nature leur assignent.

Des réflexions amères viennent à l’esprit quand on songe à l’extinction, aujour- d’hui inévitable, de cette illustre race de Condé, qui, sans jamais s’asseoir sur le trône, avait toujours été remarquable entre toutes les races royales de l’Europe, et avait fondé dans la maison de France une sorte de dynastie militaire, accoutu- mée à régner au milieu des camps et des champs de bataille. Si, dans quelques années, de nouvelles convulsions politiques amenaient (ce qu’à Dieu ne plaise !) de nouvelles guerres civiles, nous tous qui servons aujourd’hui la cause monar- chique, nous serions bien alors des exilés, des bannis, des proscrits ; mais nous ne serions plus, comme les vainqueurs de Berstheim et de Biberach, des Condéens. Car, du moins, pour ces fidèles guerriers sans foyer et sans asile, le nom de leur chef sexagénaire, ce grand nom de Condé, était devenu comme une patrie.

La peinture des passions, variables comme le coeur humain, est une source in- épuisable d’expressions et d’idées neuves ; il n’en est pas de même de la volupté. Là, tout est matériel, et, quand vous avez épuisé l’albâtre, la rose et la neige, tout est dit.

Ceux qui observent avec un curieux plaisir les divers changements que le temps et les temps amènent dans l’esprit d’une nation considérée comme grand indi- vidu peuvent remarquer en ce moment un singulier phénomène littéraire, né d’un autre phénomène politique, la révolution française. Il y a aujourd’hui en France combat entre une opinion littéraire encore trop puissante et le génie de ce siècle. Cette opinion, aride héritage légué à notre époque par le siècle de Voltaire, ne veut marcher qu’escortée de toutes les gloires du siècle de Louis XIV. C’est elle qui ne voit de poésie que sous la forme étroite du vers ; qui, semblable aux juges de Ga- lilée, ne veut pas que la terre tourne et que le talent crée ; qui ordonne aux aigles de ne voler qu’avec des ailes de cire ; qui mêle, dans son aveugle admiration, à des renommées immortelles, qu’elle eût persécutées si elles avaient paru de nos jours, je ne sais quelles vieilles réputations usurpées que les siècles se passent avec in- différence et dont elle se fait des autorités contre les réputations contemporaines ; en un mot, qui poursuivrait du nom de Corneille mort Corneille renaissant.

Cette opinion décourageante et injurieuse condamne toute originalité comme une hérésie. Elle crie que le règne des lettres est passé, que les muses se sont exilées et ne reviendront plus ; et chaque jour de jeunes lyres lui donnent d’har- monieux démentis, et la poésie française se renouvelle glorieusement autour de nous. Nous sommes à l’aurore d’une grande ère littéraire, et cette flétrissante opi- nion voudrait que notre époque, si éclatante de son propre éclat, ne fût que le pâle reflet des deux époques précédentes ! La littérature funeste du siècle passé a, pour ainsi parler, exhalé cette opinion antipoétique dans notre siècle comme un miasme chargé de principes de mort, et, pour dire la vérité entière, nous convien- drons qu’elle dirige l’immense majorité des esprits qui composent parmi nous le public littéraire. Les chefs qui l’ont donnée ont disparu ; mais elle gouverne tou- jours la masse, elle surnage encore comme un navire qui a perdu ses mâts. Cepen- dant il s’élève de jeunes têtes, pleines de sève et de vigueur, qui ont médité la Bible, Homère et Dante, qui se sont abreuvées aux sources primitives de l’inspiration, et qui portent en elles la gloire de notre siècle. Ces jeunes hommes seront les chefs d’une école nouvelle et pure, rivale et non ennemie des écoles anciennes, d’une opinion poétique qui sera un jour aussi celle de la masse. En attendant, ils auront bien des combats à livrer, bien des luttes à soutenir ; mais ils supporteront avec le courage du génie les adversités de la gloire. La routine reculera bien lentement devant eux, mais il viendra un jour où elle tombera pour leur faire place, comme la scorie desséchée d’une vieille plaie qui se cicatrise.

Tous ces hommes graves qui sont si clairvoyants en grammaire, en versification, en prosodie, et si aveugles en poésie, nous rappellent ces médecins qui connaissent la moindre fibre de la machine humaine, mais qui nient l’âme et ignorent la vertu.

DU GÉNIE
Toute passion est éloquente ; tout homme persuadé persuade ; pour arracher des pleurs, il faut pleurer ; l’enthousiasme est contagieux, a-t-on dit.

Prenez une femme et arrachez-lui son enfant ; rassemblez tous les rhéteurs de la terre, et vous pourrez dire : A la mort, et allons dîner. Écoutez la mère ; d’où vient qu’elle a trouvé des cris, des pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence vous est tombée des mains ? On a parlé comme d’une chose étonnante de l’éloquence de Cicéron et de la clémence de César ; si Cicéron eût été le père de Ligarius, qu’en eût-on dit ? Il n’y avait rien là que de simple.

Et en effet, il est un langage qui ne trompe point, que tous les hommes en- tendent, et qui a été donné à tous les hommes, c’est celui des grandes passions comme des grands événements, sunt lacrymae rerum ; il est des moments où toutes les âmes se comprennent, où Israël se lève tout entier comme un seul homme.

Qu’est-ce que l’éloquence ? dit Démosthène. L’action, l’action, et puis encore l’action.-Mais, en morale comme en physique, pour imprimer du mouvement, il faut en posséder soi-même. Comment se communique-t-il ? Ceci vient de plus haut ; qu’il vous suffise que les choses se passent ainsi. Voulez-vous émouvoir, soyez ému ; pleurez, vous tirerez des pleurs ; c’est un cercle où tout vous ramène et d’où vous ne pouvez sortir. Je vous le demande, à quoi nous eût servi le don de nous communiquer nos idées si, comme à Cassandre, il nous eût été refusé la faculté de nous faire croire ? Quel fut le plus beau moment de l’orateur romain ? Celui où les tribuns du peuple lui interdisaient la parole.-Romains, s’écria-t-il, je jure que j’ai sauvé la république ! Et tout le peuple se leva, criant : Nous jurons qu’il a dit la vérité.

Et tout ce que nous venons de dire de l’éloquence, nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne sont que la même langue différemment parlée. Et en effet, qu’est-ce que nos idées ? Des sensations, et des sensations comparées. Qu’est-ce que les arts, sinon les diverses manières d’exprimer nos idées ?

Rousseau, s’examinant soi-même et se confrontant avec ce modèle idéal que tous les hommes portent gravé dans leur conscience, traça un plan d’éducation par lequel il garantissait son élève de tous ses vices, mais en même temps de toutes ses vertus. Le grand homme ne s’aperçut pas qu’en donnant à son Émile ce qui lui manquait, il lui ôtait ce qu’il possédait lui-même. Cet homme élevé au milieu du rire et de la joie serait comme un athlète élevé loin des combats. Pour être un Her- cule, il faut avoir étouffé les serpents dès le berceau. Tu veux lui épargner la lutte des passions, mais est-ce donc vivre que d’avoir évité la vie ? Qu’est-ce qu’exis- ter ? dit Locke. C’est sentir. Les grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti, beaucoup vécu ; et souvent, en quelques années, on a vécu bien des vies. Qu’on ne s’y trompe pas, les hauts sapins ne croissent que dans la région des orages. Athènes, ville de tumulte, eut mille grands hommes ; Sparte, ville de l’ordre, n’en eut qu’un, Lycurgue ; et Lycurgue était né avant ses lois.

Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes apparaître au milieu des grandes fermentations populaires ; Homère, au milieu des siècles héroïques de la Grèce ; Virgile, sous le triumvirat ; Ossian, sur les débris de sa patrie et de ses dieux ; Dante, l’Arioste, le Tasse, au milieu des convulsions renaissantes de l’Italie ; Corneille et Racine, au siècle de la Fronde ; et enfin Milton, entonnant la première révolte au pied de l’échafaud sanglant de White-Hall.

Et si nous examinons quel fut en particulier le destin de ces grands hommes, nous les voyons tous tourmentés par une vie agitée et misérable. Camoëns fend les mers son poëme à la main ; d’Ercilla écrit ses vers sur des peaux de bêtes dans les forêts du Mexique. Ceux-là que les souffrances du corps ne distraient pas des souffrances de l’âme traînent une vie orageuse, dévorés par une irritabilité de ca- ractère qui les rend à charge à eux-mêmes et à ceux qui les entourent. Heureux ceux qui ne meurent pas avant le temps, consumés par l’activité de leur propre génie, comme Pascal ; de douleur, comme Molière et Racine ; ou vaincus par les terreurs de leur propre imagination, comme ce Tasse infortuné !

Admettant donc ce principe reconnu de toute l’antiquité, que les grandes pas- sions font les grands hommes, nous reconnaîtrons en même temps que, de même qu’il y a des passions plus ou moins fortes, de même il existe divers degrés de gé- nie.

Et, examinant maintenant quelles sont les choses les plus capables d’exciter la violence de nos passions, c’est-à-dire de nos désirs, qui ne sont eux-mêmes que des volontés plus ou moins prononcées, jusqu’à cette volonté ferme et constante par laquelle on désire une chose toute sa vie, tout ou rien, comme César, levier terrible par lequel l’homme se brise lui-même, nous tomberons d’accord que, s’il existe une chose capable d’exciter une volonté pareille dans une âme noble et ferme, ce doit être sans contredit ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes.

Or, jetant maintenant les yeux autour de nous, considérons s’il est une chose à laquelle cette dénomination sublime ait été justement attribuée par le consente- ment unanime de tous les temps et de tous les peuples.

Et nous voici, jeunes gens, arrivés en peu de paroles à cette vérité ravissante devant laquelle toute la philosophie antique et le grand Platon lui-même avaient reculé. Que le génie, c’est la vertu !

Poëtes, ayez toujours l’austérité d’un but moral devant les yeux. N’oubliez ja- mais que par hasard des enfants peuvent vous lire. Ayez pitié des têtes blondes.

On doit encore plus de respect à la jeunesse qu’à la vieillesse.

L’homme de génie ne doit reculer devant aucune difficulté ; il fallait de petites armes aux hommes ordinaires ; aux grands athlètes, il leur fallait les cestes d’Her- cule.

PLAN DE TRAGÉDIE FAIT AU COLLÈGE
Deux des successeurs d’Alexandre, Cassandre et Alexandre, fils de Polyperchon,
se disputent l’empire de la Grèce. Le premier est retranché dans la citadelle d’Athènes, le second campe sous les murailles. Athènes, entre ces deux puissants ennemis, menacée à tout moment de sa ruine, est encore tourmentée par des dissensions intérieures. Le peuple penche pour le parti d’Alexandre, qui promet de rétablir le gouvernement populaire ; le sénat tient pour Cassandre, qui a rétabli le gouver- nement aristocratique. De là la haine violente du peuple contre Phocion, chef du sénat, et le plus grand ennemi des caprices de la multitude. Phocion, dans cette crise, où il s’agit de lui autant que de l’état, insensible à tout autre intérêt qu’à celui de ses concitoyens, ne songe qu’au salut de la république ; il y travaille avec toute l’imprudence d’une belle âme. Les moyens qu’il emploie pour sauver la pa- trie sont ceux qu’on emploie pour le perdre lui-même. Il parvient à déterminer les deux chefs rivaux à s’éloigner de l’Attique et à respecter Athènes ; et dans le même moment il est accusé de trahison, traduit devant le peuple, et condamné. Voilà, en peu de mots, toute l’action de la tragédie ; elle est simple, et peut être noble pourtant. C’est le tableau des agitations populaires et de la vertu malheureuse, c’est-à-dire le plus grand exemple qu’on puisse mettre sous les yeux des hommes, et le spectacle digne des dieux.

D’un côté, la haine du peuple, les ennemis de Phocion, sa vertu imprudente, qui leur donne des armes contre lui, enfin Alexandre et son armée ; de l’autre, les troupes de Cassandre, le parti des bons citoyens, la vieille autorité du sénat, enfin l’ascendant éternel de la vertu, qui fait triompher Phocion toutes les fois qu’il se trouve en présence de la multitude. Ainsi la balance théâtrale est établie ; l’action se déroule par une suite de révolutions inattendues ; les moyens d’attaque et de résistance ont entre eux des proportions qui rendent l’anxiété possible.

Ainsi, lorsqu’au troisième acte Phocion n’a pas craint de se rendre au camp d’Alexandre, son ennemi, et qu’il l’a déterminé à accepter une entrevue avec Cas- sandre, il semble que cette démarche courageuse va désarmer l’ingratitude du peuple et fermer la bouche à ses accusateurs. Mais Phocion s’est exposé à la mort sans mandat ; il a méprisé, pour sauver le peuple, un décret populaire qui le des- tituait de sa charge, décret que le sénat n’avait pas sanctionné. Ainsi, lorsque le spectateur croit que l’action marche vers un heureux dénoûment, il se trouve que le péril est au comble. Le peuple, en pleine révolte, assiège la demeure de Phocion. Il ne se présente aucun moyen de salut. Le sénat est sans force, et Cassandre est trop éloigné. Il n’y a plus qu’à mourir. On propose à Phocion d’armer ses esclaves et de vendre chèrement sa vie. Mais le grand homme refuse. Le peuple se précipite sur la scène en criant :-La mort ! la mort ! Phocion n’en est point ému. Les orateurs agitent la multitude par leurs cris. Phocion la harangue ; mais, voyant que le tu- multe redouble et qu’il ne peut parvenir à la ramener à des sentiments humains, il monte sur son tribunal, et à ce mouvement la révolution théâtrale est opérée. Ce n’est plus le vieillard disputant sa vie contre une populace effrénée, c’est un juge suprême qui foudroie des révoltés. Les assassins tombent aux genoux de Phocion. Le vieillard, profondément ému de l’ingratitude de ses concitoyens, ne leur de- mande pas vengeance, il ne leur demande pas même la vie, il ne leur demande que de le laisser vivre encore un jour pour les sauver. Ainsi la face de la scène est changée ; le peuple est apaisé ; les deux rois vont se rendre dans la ville pour conclure une trêve ; il semble que Phocion n’ait plus rien à craindre. Tout à coup Agnonide se lève et conseille de se saisir des deux rois et de mettre ainsi fin aux malheurs de la Grèce. A cette proposition perfide, dont il ne développe que trop bien les avantages, l’incertitude renaît ; on sent tout de suite quel effet la réponse de Phocion va produire sur un peuple chez qui Aristide n’osa pas une seconde fois préférer le juste à l’utile. Phocion voit le piège, et il n’en est point étonné. Il fait ce qu’Aristide n’aurait point osé faire, il reste du parti de la chose juste contre la chose utile. L’entrevue des deux rois est rompue, et Phocion est cité devant l’as- semblée du peuple comme coupable d’avoir laissé échapper l’occasion de sauver la république.

Ici l’action se presse. Phocion est sur le point d’être traîné devant cette assem- blée, composée d’un ramassis d’esclaves et d’étrangers ameutés par ses ennemis, lorsqu’on apprend que Cassandre descend de l’Acropolis et marche à son secours. Le vieillard, quoique l’on viole les lois pour le faire condamner, ne veut pas être sauvé malgré les lois. Il marche lui-même au-devant de ses libérateurs et les force à rentrer dans la citadelle ; il revient ensuite se présenter devant le peuple. Il est au moment d’être absous, lorsque tout à coup l’armée d’Alexandre paraît sous les remparts. Le peuple se révolte, l’autorité du sénat est méconnue, et Phocion est condamné. Il prend la coupe et boit gravement le poison.

Cette tragédie pourrait être belle ; cependant elle n’obtiendrait qu’un succès d’estime. Cela tient à ce qu’elle serait froide ; au théâtre un conte d’amour vaut mieux que toute l’histoire.

Campistron a déjà mis le sujet de Phocion sur la scène. Sa pièce, comme toutes celles qu’il a faites, est assez bien conçue et n’est pas mal conduite. Il y a quelque invention dans les caractères, mais il n’a point su les soutenir. C’est ce qui arrive souvent aux gens qui, comme lui, n’ont ni vu ni observé, et qui s’imaginent qu’on fait de l’amour avec des exclamations, et de la vertu avec des maximes.

Ainsi, dans une scène, d’ailleurs assez bien écrite, si l’on admet que le style des tragédies de Voltaire est un bon style, entre le tyran et Phocion, celui-ci, après avoir dit en vrai capitan :

Un homme tel que moi, loin de s’humilier, Conte ce qu’il a fait pour se justifier. Ose toi-même ici rappeler mon histoire. Elle ne t’offrira que des jours pleins de gloire ; Chaque instant est marqué par quelque exploit fameux…

se reprend tout à coup, et il ajoute avec une emphase de modestie aussi ridicule que sa jactance :

Mais que dis-je ? où m’emporte un mouvement honteux ? Est-ce à moi de conter la gloire de ma vie ? D’en retracer le cours quand Athènes l’oublie ? J’en rougis ; je suis prêt à me désavouer. Prononce ; j’aime mieux mourir que me louer.

Et plus loin, Campistron, ne sachant comment faire revenir Phocion mourant sur la scène, s’avise de lui faire demander une entrevue au tyran. Le tyran, très sur- pris, accorde par pur motif de curiosité ; mais, comme ce ne serait pas le compte de l’auteur de mettre en tête-à-tête deux personnages qui n’ont réellement rien à se dire, au moment d’entretenir Phocion, on vient chercher le tyran pour une ré- volte. Celui-ci, comme de raison, oublie de donner contre-ordre pour l’entrevue. Phocion arrive, et, ne trouvant pas le tyran, il cherche dans sa tête quelle raison peut lui avoir fait quitter la scène, et il n’en trouve pas de meilleure, sinon que c’est qu’il lui fait peur, et il ajoute, avec une bonhomie tout à fait comique :

: :Sans armes et mourant je le force à me craindre. : :Que le sort d’un tyran, justes dieux ! est à plaindre !

Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se promène durant tout le cinquième acte au milieu de la sédition, se rencontre avec sa fille Chrysis, et il s’occupe, en bon père, à lui chercher un mari. Le passage est réellement curieux. Savez-vous sur qui son choix s’arrête ? Sur le fils du tyran. Il semble, comme dit le proverbe, qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre.

: :Et voulant, en mourant, vous choisir un époux, : :Je ne trouve que lui qui soit digne de vous.

La réponse de la fille est peut-être encore plus singulière :

: :Qu’entends-je ! ô ciel ! seigneur, m’en croyez-vous capable ? : :Je ne vous cèle point qu’il me paraît aimable.

C’est cette même Chrysis qui, voyant mourir son père et son amant, trop bien élevée pour les suivre, s’écrie avec une naïveté si touchante :

O fortune contraire, J’ose, après de tels coups, défier ta colère !

Elle s’en va, et la toile tombe. En pareil cas Corneille est sublime, il fait dire à Eurydice :

Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.

En 1793, la France faisait front à l’Europe, la Vendée tenait tête à la France. La France était plus grande que l’Europe, la Vendée était plus grande que la France.

: : : :Décembre 1820.

Le tout jeune homme qui s’éveille de nos jours aux idées politiques est dans une perplexité étrange. En général, nos pères sont bonapartistes, nos mères sont royalistes.

Nos pères ne voient dans Napoléon que l’homme qui leur donnait des épau- lettes ; nos mères ne voient dans Buonaparte que l’homme qui leur prenait leurs fils.

Pour nos pères, la révolution, c’est la plus grande chose qu’ait pu faire le gé- nie d’une assemblée ; l’empire, c’est la plus grande chose qu’ait pu faire le génie d’un homme. Pour nos mères, la révolution, c’est une guillotine ; l’empire, c’est un sabre.

Nous autres enfants nés sous le consulat, nous avons tous grandi sur les genoux de nos mères, nos pères étant au camp ; et, bien souvent privées, par la fantaisie conquérante d’un homme, de leurs maris, de leurs frères, elles ont fixé sur nous, frais écoliers de huit ou dix ans, leurs doux yeux maternels remplis de larmes, en songeant que nous aurions dix-huit ans en 1820, et qu’en 1825 nous serions colo- nels ou morts.

L’acclamation qui a salué Louis XVIII en 1814, ç’a été un cri de joie des mères.

En général, il est peu d’adolescents de notre génération qui n’aient sucé avec le lait de leurs mères la haine des deux époques violentes qui ont précédé la restaura- tion. Le croquemitaine des enfants de 1802, c’était Robespierre ; le croquemitaine des enfants de 1815, c’était Buonaparte.

Dernièrement, je venais de soutenir ardemment, en présence de mon père, mes opinions vendéennes. Mon père m’a écouté parler en silence, puis il s’est tourné vers le général L-, qui était là, et il lui a dit : Laissons faire le temps. L’enfant est de l’opinion de sa mère, l’homme sera de l’opinion de son père.

Cette prédiction m’a laissé tout pensif.

Quoi qu’il arrive, et en admettant même jusqu’à un certain point que l’expé- rience puisse modifier l’impression que nous fait le premier aspect des choses à notre entrée dans la vie, l’honnête homme est sûr de ne point errer en soumet- tant toutes ces modifications à la sévère critique de sa conscience. Une bonne conscience qui veille dans un esprit le sauve de toutes les mauvaises directions où l’honnêteté peut se perdre. Au moyen âge, on croyait que tout liquide où un saphir avait séjourné était un préservatif contre la peste, le charbon et la lèpre et toutes ses espèces, dit Jean-Baptiste de Rocoles.

Ce saphir, c’est la conscience.

Chapitre 5

AOUT
Après juillet 1830, il nous faut la chose république et le mot monarchie.

A ne considérer les choses que sous le point de vue de l’expédient politique, la révolution de juillet nous a fait passer brusquement du constitutionalisme au républicanisme. La machine anglaise est désormais hors de service en France ; les whigs siégeraient à l’extrême droite de notre Chambre. L’opposition a changé de terrain comme le reste. Avant le 30 juillet elle était en Angleterre, aujourd’hui elle est en Amérique.

Les sociétés ne sont bien gouvernées en fait et en droit que lorsque ces deux forces, l’intelligence et le pouvoir, se superposent. Si l’intelligence n’éclaire encore qu’une tête au sommet du corps social, que cette tête règne ; les théocraties ont leur logique et leur beauté. Dès que plusieurs ont la lumière, que plusieurs gou- vernent ; les aristocraties sont alors légitimes. Mais lorsqu’enfin l’ombre a disparu de partout, quand toutes les têtes sont dans la lumière, que tous régissent tout. Le peuple est mûr à la république ; qu’il ait la république.

Tout ce que nous voyons maintenant, c’est une aurore. Rien n’y manque, pas même le coq.

La fatalité, que les anciens disaient aveugle, y voit clair et raisonne. Les évé- nements se suivent, s’enchaînent et se déduisent dans l’histoire avec une logique qui effraye. En se plaçant un peu à distance, on peut saisir toutes leurs démonstra- tions dans leurs rigoureuses et colossales proportions, et la raison humaine brise sa courte mesure devant ces grands syllogismes du destin.

Il ne peut y avoir rien que de factice, d’artificiel et de plâtré dans un ordre de choses où les inégalités sociales contrarient les inégalités naturelles.

L’équilibre parfait de la société résulte de la superposition immédiate de ces deux inégalités.

Les rois ont le jour, les peuples ont le lendemain.

Donneurs de places ! preneurs de places ! demandeurs de places ! gardeurs de places !-C’est pitié de voir tous ces gens qui mettent une cocarde tricolore à leur marmite.

Il y a, dit Hippocrate, l’inconnu, le mystérieux, le divin des maladies. Quid divi- num. Ce qu’il dit des maladies, on peut le dire des révolutions.
La dernière raison des rois, le boulet. La dernière raison des peuples, le pavé. Je ne suis pas de vos gens coiffés du bonnet rouge et entêtés de la guillotine. Pour beaucoup de raisonneurs à froid qui font après coup la théorie de la Terreur, 93 a été une amputation brutale, mais nécessaire. Robespierre est un Dupuy-
tren politique. Ce que nous appelons la guillotine n’est qu’un bistouri.

C’est possible. Mais il faut désormais que les maux de la société soient traités non par le bistouri, mais par la lente et graduelle purification du sang, par la ré- sorption prudente des humeurs extravasées, par la saine alimentation, par l’exer- cice des forces et des facultés, par le bon régime. Ne nous adressons plus au chi- rurgien, mais au médecin.

Beaucoup de bonnes choses sont ébranlées et toutes tremblantes encore de la brusque secousse qui vient d’avoir lieu. Les hommes d’art en particulier sont fort stupéfaits et courent dans toutes les directions après leurs idées éparpillées. Qu’ils se rassurent. Ce tremblement de terre passé, j’ai la ferme conviction que nous re- trouverons notre édifice de poésie debout et plus solide de toutes les secousses auxquelles il aura résisté. C’est aussi une question de liberté que la nôtre, c’est aussi une révolution. Elle marchera intacte à côté de sa soeur la politique. Les ré- volutions, comme les loups, ne se mangent pas.

SEPTEMBRE
Notre maladie depuis six semaines, c’est le ministère et la majorité de la Chambre qui nous l’ont faite ; c’est une révolution rentrée.

On a tort de croire que l’équilibre européen ne sera pas dérangé par notre révo- lution. Il le sera. Ce qui nous rend forts, c’est que nous pouvons lâcher son peuple sur tout roi qui nous lâchera son armée. Une révolution combattra pour nous par- tout où nous le voudrons.

L’Angleterre seule est redoutable pour mille raisons.

Le ministère anglais nous fait bonne mine parce que nous avons inspiré au peuple anglais un enthousiasme qui pousse le gouvernement. Cependant Wel- lington sait par où nous prendre ; il nous entamera, l’heure venue, par Alger ou par la Belgique. Or nous devions chercher à nous lier de plus en plus étroitement avec la population anglaise, pour tenir en respect son ministère ; et, pour cela, envoyer en Angleterre un ambassadeur populaire, Benjamin Constant, par exemple, dont on eût dételé la voiture de Douvres à Londres avec douze cent mille anglais en cortège. De cette façon, notre ambassadeur eût été le premier personnage d’An- gleterre, et qu’on juge le beau contrecoup qu’eût produit à Londres, à Manchester, à Birmingham, une déclaration de guerre à la France ! Planter l’idée française dans le sol anglais, c’eût été grand et politique.

L’union de la France et de l’Angleterre peut produire des résultats immenses pour l’avenir de l’humanité.

La France et l’Angleterre sont les deux pieds de la civilisation.

Chose étrange que la figure des gens qui passent dans les rues le lendemain d’une révolution ! A tout moment vous êtes coudoyé par le vice et l’impopularité en personne avec cocarde tricolore. Beaucoup s’imaginent que la cocarde couvre le front.

Nous assistons en ce moment à une averse de places qui a des effets singuliers.
Cela débarbouille les uns. Cela crotte les autres.

On est tout stupéfait des existences qui surgissent toutes faites dans la nuit qui suit une révolution. Il y a du champignon dans l’homme politique. Hasard et in- trigue. Coterie et loterie.

Charles X croit que la révolution qui l’a renversé est une conspiration creu- sée, minée, chauffée de longue main. Erreur ! c’est tout simplement une ruade du peuple.

Mon ancienne conviction royaliste-catholique de 1820 s’est écroulée pièce à pièce depuis dix ans devant l’âge et l’expérience. Il en reste pourtant encore quelque chose dans mon esprit, mais ce n’est qu’une religieuse et poétique ruine. Je me dé- tourne quelquefois pour la considérer avec respect, mais je n’y viens plus prier.

L’ordre sous la tyrannie, c’est, dit Alfieri quelque part, une vie sans âme.

L’idée de Dieu et l’idée du roi sont deux et doivent être deux. La monarchie à la Louis XIV les confond au détriment de l’ordre temporel, au détriment de l’ordre spirituel. Il résulte de ce monarchisme une sorte de mysticisme politique, de fé- tichisme royaliste, je ne sais quelle religion de la personne du roi, du corps du roi, qui a un palais pour temple et des gentilshommes de la chambre pour prêtres, avec l’étiquette pour décalogue. De là toutes ces fictions qu’on appelle droit divin, légitimité, grâce de Dieu, et qui sont tout au rebours du véritable droit divin, qui est la justice, de la véritable légitimité, qui est l’intelligence, de la véritable grâce de Dieu, qui est la raison. Cette religion des courtisans n’aboutit à autre chose qu’à substituer la chemise d’un homme à la bannière de l’église.

Nous sommes dans le moment des peurs paniques. Un club, par exemple, ef- fraye, et c’est tout simple ; c’est un mot que la masse traduit par un chiffre, 93. Et, pour les basses classes, 93, c’est la disette ; pour les classes moyennes, c’est le maximum ; pour les hautes classes, c’est la guillotine.

Mais nous sommes en 1830.

La république, comme l’entendent certaines gens, c’est la guerre de ceux qui n’ont ni un sou, ni une idée, ni une vertu, contre quiconque a l’une de ces trois choses.

La république, selon moi, la république, qui n’est pas encore mûre, mais qui aura l’Europe dans un siècle, c’est la société souveraine de la société ; se protégeant, garde nationale ; se jugeant, jury ; s’administrant, commune ; se gouvernant, collège électoral.

Les quatre membres de la monarchie, l’armée, la magistrature, l’administration, la pairie, ne sont pour cette république que quatre excroissances gênantes qui s’atrophient et meurent bientôt.

-Ma vie a été pleine d’épines.

-Est-ce pour cela que votre conscience est si déchirée ?

Il y a toujours deux choses dans une charte, la solution d’un peuple et d’un siècle, et une feuille de papier. Tout le secret, pour bien gouverner le progrès po- litique d’une nation, consiste à savoir distinguer ce qui est la solution sociale de ce qui est la feuille de papier. Tous les principes que les révolutions antécédentes ont dégagés forment le fonds, l’essence même de la charte ; respectez-les. Ainsi, liberté de culte, liberté de pensée, liberté de presse, liberté d’association, liberté de commerce, liberté d’industrie, liberté de chaire, de tribune, de théâtre, de tré- teau, égalité devant la loi, libre accessibilité de toutes les capacités à tous les em- plois, toutes choses sacrées et qui font choir, comme la torpille, les rois qui osent y toucher. Mais de la feuille de papier, de la forme, de la rédaction, de la lettre, des questions d’âge, de cens, d’éligibilité, d’hérédité, d’inamovibilité, de pénalité, inquiétez-vous-en peu et réformez à mesure que le temps et la société marchent. La lettre ne doit jamais se pétrifier quand les choses sont progressives. Si la lettre résiste, il faut la briser.

Il faut quelquefois violer les chartes pour leur faire des enfants.

En matière de pouvoir, toutes les fois que le fait n’a pas besoin d’être violent pour être, le fait est droit.

Une guerre générale éclatera quelque jour en Europe, la guerre des royaumes contre les patries.

M. de Talleyrand a dit à Louis-Philippe, avec un gracieux sourire, en lui prêtant serment :-Hé ! hé ! sire, c’est le treizième.

M. de Talleyrand disait il y a un an, à une époque où l’on parlait beaucoup trilo- gie en littérature :-Je veux avoir fait aussi, moi, ma trilogie ; j’ai fait Napoléon, j’ai fait la maison de Bourbon, je finirai par la maison d’Orléans.

Pourvu que la pièce que M. de Talleyrand nous joue n’ait en effet que trois actes !

Les révolutions sont de magnifiques improvisatrices. Un peu échevelées quel- quefois.

Effrayante charrue que celle des révolutions ! ce sont des têtes humaines qui roulent au tranchant du soc des deux côtés du sillon.

Ne détruisez pas notre architecture gothique. Grâce pour les vitraux tricolores !

Napoléon disait : Je ne veux pas du coq, le renard le mange. Et il prit l’aigle. La France a repris le coq. Or, voici tous les renards qui reviennent dans l’ombre à la file, se cachant l’un derrière l’autre ; P- derrière T-, V- derrière M-. Eia ! vigila, Galle !

Il y a des gens qui se croient bien avancés et qui ne sont encore qu’en 1688. Il y a pourtant longtemps déjà que nous avons dépassé 1789.

La nouvelle génération a fait la révolution de 1830, l’ancienne prétend la fé- conder. Folie, impuissance ! Une révolution de vingt-cinq ans, un parlement de soixante, que peut-il résulter de l’accouplement ?

Vieillard, ne vous barricadez pas ainsi dans la législature ; ouvrez la porte bien plutôt, et laissez passer la jeunesse. Songez qu’en lui fermant la Chambre, vous la laissez sur la place publique.

Vous avez une belle tribune en marbre, avec des bas-reliefs de M. Lemot, et vous n’en voulez que pour vous ; c’est fort bien. Un beau matin, la génération nouvelle renversera un tonneau sur le cul, et cette tribune-là sera en contact immédiat avec le pavé qui a écrasé une monarchie de huit siècles. Songez-y.

Remarquez d’ailleurs que, tout vénérables que vous êtes par votre âge, ce que vous faites depuis août 1830 n’est que précipitation, étourderie et imprudence. Des jeunes gens n’auraient peut-être pas fait la part au feu si large. Il y avait dans la monarchie de la branche aînée beaucoup de choses utiles que vous vous êtes trop hâtés de brûler et qui auraient pu servir, ne fût-ce que comme fascines, pour com- bler le fossé profond qui nous sépare de l’avenir. Nous autres, jeunes ilotes poli- tiques, nous vous avons blâmés plus d’une fois, dans l’ombre oisive où vous nous laissez, de tout démolir trop vite et sans discernement, nous qui rêvons pourtant une reconstruction générale et complète. Mais pour la démolition comme pour la reconstruction, il fallait une longue et patiente attention, beaucoup de temps, et le respect de tous les intérêts qui s’abritent et poussent si souvent de jeunes et vertes branches sous les vieux édifices sociaux. Au jour de l’écroulement, il faut faire aux intérêts un toit provisoire.

Chose étrange ! vous avez la vieillesse, et vous n’avez pas la maturité. Voici des paroles de Mirabeau qu’il est l’heure de méditer :
« Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus des bords de l’Orénoque pour former une société. Nous sommes une nation vieille, et sans doute trop vieille pour notre époque. Nous avons un gouvernement préexistant, un roi préexis- tant, des préjugés préexistants ; il faut, autant qu’il est possible, assortir toutes ces choses à la révolution et sauver la soudaineté du passage. »

Dans la constitution actuelle de l’Europe, chaque état a son esclave, chaque royaume traîne son boulet. La Turquie a la Grèce, la Russie a la Pologne, la Suède a la Norvège, la Prusse a le grand-duché de Posen, l’Autriche a la Lombardie, la Sardaigne a le Piémont, l’Angleterre a l’Irlande, la France a la Corse, la Hollande a la Belgique. Ainsi, à côté de chaque peuple maître, un peuple esclave ; à côté de chaque nation dans l’état naturel, une nation hors de l’état naturel. Edifice mal bâti ; moitié marbre, moitié plâtras.

OCTOBRE
L’esprit de Dieu, comme le soleil, donne toujours à la fois toute sa lumière. L’es- prit de l’homme ressemble à cette pâle lune, qui a ses phases, ses absences et ses retours, sa lucidité et ses taches, sa plénitude et sa disparition, qui emprunte toute sa lumière des rayons du soleil, et qui pourtant ose les intercepter quelquefois.

Avec beaucoup d’idées, beaucoup de vues, beaucoup de probité, les saint-simoniens se trompent. On ne fonde pas une religion avec la seule morale. Il faut le dogme, il faut le culte. Pour asseoir le culte et le dogme, il faut les mystères. Pour faire croire aux mystères, il faut des miracles. Faites donc des miracles.-Soyez prophètes, soyez dieux d’abord, si vous pouvez, et puis après prêtres, si vous voulez.

L’église affirme, la raison nie. Entre le oui du prêtre et le non de l’homme, il n’y a plus que Dieu qui puisse placer son mot.

Tout ce qui se fait maintenant dans l’ordre politique n’est qu’un pont de ba- teaux. Cela sert à passer d’une rive à l’autre. Mais cela n’a pas de racines dans le fleuve d’idées qui coule dessous et qui a emporté dernièrement le vieux pont de pierre des Bourbons.

Les têtes comme celle de Napoléon sont le point d’intersection de toutes les facultés humaines. Il faut bien des siècles pour reproduire le même accident.

Avant une république, ayons, s’il se peut, une chose publique.

J’admire encore La Rochejaquelein, Lescure, Cathelineau, Charette même ; je ne les aime plus. J’admire toujours Mirabeau et Napoléon ; je ne les hais plus.

Le sentiment de respect que m’inspire la Vendée n’est plus chez moi qu’une affaire d’imagination et de vertu. Je ne suis plus vendéen de coeur, mais d’âme seulement.

Copie textuelle d’une lettre anonyme adressée ces jours-ci à M. Dupin.

« Monsieur le sauveur, vous vous f… sur le pied de vexer les mendiants ! Pas tant de bagou, ou tu sauteras le pas ! J’en ai tordu de plus malins que toi ! A revoir, porte-toi bien, en attendant que je te tue. »

Mauvais éloge d’un homme que de dire : son opinion politique n’a pas varié de- puis quarante ans. C’est dire que pour lui il n’y a eu ni expérience de chaque jour, ni réflexion, ni repli de la pensée sur les faits. C’est louer une eau d’être stagnante, un arbre d’être mort ; c’est préférer l’huître à l’aigle. Tout est variable au contraire dans l’opinion ; rien n’est absolu dans les choses politiques, excepté la moralité intérieure de ces choses. Or cette moralité est affaire de conscience et non d’opi- nion. L’opinion d’un homme peut donc changer honorablement, pourvu que sa conscience ne change pas. Progressif ou rétrograde, le mouvement est essentiel- lement vital, humain, social.

Ce qui est honteux, c’est de changer d’opinion pour son intérêt, et que ce soit un écu ou un galon qui vous fasse brusquement passer du blanc au tricolore, et vice versa.

Nos chambres décrépites procréent à cette heure une infinité de petites lois culs-de-jatte, qui, à peine nées, branlent la tête comme de vieilles femmes et n’ont plus de dents pour mordre les abus.

L’égalité devant la loi, c’est l’égalité devant Dieu traduite en langue politique.
Toute charte doit être une version de l’évangile.

Les whigs ? dit O’Connell, des tories sans places.

Toute doctrine sociale qui cherche à détruire la famille est mauvaise, et, qui plus est, inapplicable. Sauf à se recomposer plus tard, la société est soluble, la famille non. C’est qu’il n’entre dans la composition de la famille que des lois na- turelles ; la société, elle, est soluble par tout l’alliage de lois factices, artificielles, transitoires, expédientes, contingentes, accidentelles, qui se mêle à sa constitu- tion. Il peut souvent être utile, être nécessaire, être bon de dissoudre une société quand elle est mauvaise, ou trop vieille, ou mal venue. Il n’est jamais utile, ni né- cessaire, ni bon, de mettre en poussière la famille. Quand vous décomposez une société, ce que vous trouvez pour dernier résidu, ce n’est pas l’individu, c’est la famille. La famille est le cristal de la société.

NOVEMBRE
Il y a de grandes choses qui ne sont pas l’oeuvre d’un homme, mais d’un peuple.
Les pyramides d’Égypte sont anonymes ; les journées de juillet aussi.

Au printemps, il y aura une fonte de russes.

: : : :TRÈS BONNE LOI ÉLECTORALE

: : : :(Quand le peuple saura lire.)

: :ARTICLE Ier.-Tout français est électeur.

: :ARTICLE II.-Tout français est éligible.

DÉCEMBRE
9 décembre 1830.-Benjamin Constant, qui est mort hier, était un de ces hommes rares qui fourbissent, polissent et aiguisent les idées générales de leur temps, ces armes des peuples qui brisent toutes celles des armées. Il n’y a que les révolutions qui puissent jeter de ces hommes-là dans la société. Pour faire la pierre ponce, il faut le volcan.

On vient d’annoncer dans la même journée la mort de Goethe, la mort de Ben- jamin Constant, la mort de Pie VIII[1]. Trois papes de morts.

[1 : Cette triple nouvelle circula en effet dans Paris le même jour. Elle ne se réa- lisa pour Goethe que quinze mois plus tard.

NAPOLÉON.

Voyez-vous cette étoile ? CAULAINCOURT
Non.

NAPOLÉON.

Eh bien, moi, je la vois.

Si le clergé n’y prend garde et ne change de vie, on ne croira bientôt plus en France à d’autre trinité qu’à celle du drapeau tricolore.

Citadelle inexpugnable que la France aujourd’hui ! Pour remparts, au midi, les Pyrénées ; au levant, les Alpes ; au nord, la Belgique avec sa haie de forteresses ; au couchant, l’Océan pour fossé. En deçà des Pyrénées, en deçà des Alpes, en deçà du Rhin et des forteresses belges, trois peuples en révolution, Espagne, Italie, Bel- gique, nous montent la garde ; en deçà de la mer, la république américaine. Et, dans cette France imprenable, pour garnison, trois millions de bayonnettes ; pour veiller aux créneaux des Alpes, des Pyrénées et de la Belgique, quatre cent mille soldats ; pour défendre le terrain, un garde national par pied carré. Enfin, nous tenons le bout de mèche de toutes les révolutions dont l’Europe est minée. Nous n’avons qu’à dire : Feu !

J’ai assisté à une séance du procès des ministres, à l’avant-dernière, à la plus lugubre, à celle où l’on entendait le mieux rugir le peuple dehors. J’écrirai cette journée-là.

Une pensée m’occupait pendant la séance, c’est que le pouvoir occulte qui a poussé Charles X à sa ruine, le mauvais génie de la restauration, ce gouvernement qui traitait la France en accusée, en criminelle, et lui faisait sans relâche son pro- cès, avait fini, tant il y a une raison intérieure dans les choses, par ne plus pouvoir avoir pour ministres que des procureurs généraux.

Et en effet, quels étaient les trois hommes assis près de M. de Polignac comme ses agents les plus immédiats ? M. de Peyronnet, procureur général ; M. de Chan- telauze, procureur général ; M. de Guernon-Ranville, procureur général. Qu’est-ce que M. Mangin, qui eût probablement figuré à côté d’eux, si la révolution de juillet avait pu se saisir de lui ? Un procureur général. Plus de ministre de l’intérieur, plus de ministre de l’instruction publique, plus de préfet de police ; des procureurs gé- néraux partout. La France n’était plus ni administrée, ni gouvernée au conseil du roi, mais accusée, mais jugée, mais condamnée.

Ce qui est dans les choses sort toujours au dehors par quelque côté. La licence se crève ses cent yeux avec ses cent bras.
Quelques rochers n’arrêtent pas un fleuve ; à travers les résistances humaines, les événements s’écoulent sans se détourner.

Chacun se dépopularise à son tour. Le peuple finira peut-être par se dépopula- riser.

Il y a des hommes malheureux ; Christophe Colomb ne peut attacher son nom à sa découverte ; Guillotin ne peut détacher le sien de son invention.

Le mouvement se propage du centre à la circonférence ; le travail se fait en des- sous ; mais il se fait. Les pères ont vu la révolution de France, les fils verront la révolution d’Europe.

Les droits politiques, les fonctions de juré, d’électeur et de garde national, entrent évidemment dans la constitution normale de tout membre de la cité. Tout homme du peuple est, à priori, homme de la cité.

Cependant les droits politiques doivent, évidemment aussi, sommeiller dans l’individu jusqu’à ce que l’individu sache clairement ce que c’est que des droits politiques, ce que cela signifie, et ce qu’on en fait. Pour exercer il faut comprendre. En bonne logique, l’intelligence de la chose doit toujours précéder l’action sur la chose.

Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point, éclairer le peuple pour pou- voir le constituer un jour. Et c’est un devoir sacré pour les gouvernants de se hâter de répandre la lumière dans ces masses obscures où le droit définitif repose. Tout tuteur honnête presse l’émancipation de son pupille. Multipliez donc les chemins qui mènent à l’intelligence, à la science, à l’aptitude. La Chambre, j’ai presque dit le trône, doit être le dernier échelon d’une échelle dont le premier échelon est une école.

Et puis, instruire le peuple, c’est l’améliorer ; éclairer le peuple, c’est le mora- liser ; lettrer le peuple, c’est le civiliser. Toute brutalité se fond au feu doux des bonnes lectures quotidiennes. Humaniores litterae. Il faut faire faire au peuple ses humanités.

Ne demandez pas de droits pour le peuple, tant que le peuple demandera des têtes.

JANVIER
La chose la plus remarquable de ce mois-ci, c’est cet échantillon de style de tribune. La phrase a été textuellement prononcée à la Chambre des députés par un des principaux orateurs :

« … C’est proscrire les véritables bases du lien social. »

FÉVRIER
Le roi Ferdinand de Naples, père de celui qui vient de mourir, disait qu’il ne fallait que trois F. pour gouverner un peuple : Festa, Força, Farina.

On veut démolir Saint-Germain l’Auxerrois pour un alignement de place ou de rue ; quelque jour on détruira Notre-Dame pour agrandir le parvis ; quelque jour on rasera Paris pour agrandir la plaine des Sablons.

Alignement, nivellement, grands mots, grands principes, pour lesquels on dé- molit tous les édifices, au propre et au figuré, ceux de l’ordre intellectuel comme ceux de l’ordre matériel, dans la société comme dans la cité.

Il faut des monuments aux cités de l’homme ; autrement où serait la différence entre la ville et la fourmilière ?

MARS
Il y avait quelque chose de plus beau que la brochure de M. de C- ; c’était son silence. Il a eu tort de le rompre. Les Achilles dans leur tente sont plus formidables que sur le champ de bataille.

13 mars.-Combinaison Casimir Périer. Un homme qui engourdira la plaie, mais ne la fermera pas ; un palliatif, non la guérison ; un ministère au laudanum.

« Quelle administration ! quelle époque ! où il faut tout craindre et tout braver ; où le tumulte renaît du tumulte ; où l’on produit une émeute par les moyens qu’on prend pour la prévenir ; où il faut sans cesse de la mesure, et où la mesure paraît équivoque, timide, pusillanime ; où il faut déployer beaucoup de force, et où la force paraît tyrannie ; où l’on est assiégé de mille conseils, et où il faut prendre conseil de soi-même ; où l’on est obligé de redouter jusqu’à des citoyens dont les intentions sont pures, mais que la défiance, l’inquiétude, l’exagération, rendent presque aussi redoutables que des conspirateurs ; où l’on est réduit même, dans des occasions difficiles, à céder par sagesse, à conduire le désordre pour le retenir, à se charger d’un emploi glorieux, il est vrai, mais environné d’alarmes cruelles ; où il faut encore, au milieu de si grandes difficultés, déployer un front serein, être toujours calme, mettre de l’ordre jusque dans les plus petits objets, n’offenser per- sonne, guérir toutes les jalousies, servir sans cesse, et chercher à plaire comme si l’on ne servait point ! »

Voilà, certes, des paroles qui caractérisent admirablement le moment présent, et qui se superposent étroitement dans leurs moindres détails aux moindres détails de notre situation politique. Elles ont quarante ans de date. Elles ont été pro- noncées par Mirabeau, le 19 octobre 1789. Ainsi les révolutions ont de certaines phases qui reviennent invariablement. La révolution de 1789 en était alors où en est la révolution de 1830 aujourd’hui, à la période des insurrections.

Une révolution, quand elle passe de l’état de théorie à l’état d’action, débouche d’ordinaire par l’émeute. L’émeute est la première des diverses formes violentes qu’il est dans la loi d’une révolution de prendre. L’émeute, c’est l’engorgement des intérêts nouveaux, des idées nouvelles, des besoins nouveaux, à toutes les portes trop étroites du vieil édifice politique. Tous veulent entrer à la fois dans toutes les jouissances sociales. Aussi est-il rare qu’une révolution ne commence pas par enfoncer les portes. Il est de l’essence de l’émeute révolutionnaire, qu’il ne faut pas confondre avec les autres sortes d’émeute, d’avoir presque toujours tort dans la forme et raison dans le fond.

Chapitre 6

Une ancienne prophétie de Mahomet dit qu’un soleil se lèvera au couchant.
Est-ce de Napoléon qu’il voulait parler ?

Vous voyez ces deux hommes, Robespierre et Mirabeau. L’un est de plomb, l’autre est de fer. La fournaise de la révolution fera fondre l’un, qui s’y dissoudra ; l’autre y rougira, y flamboiera, y deviendra éclatant et superbe.

Il fallait être géant comme Annibal, comme Charlemagne, comme Napoléon, pour enjamber les Alpes.

Les révolutions sont commencées par des hommes que font les circonstances, et terminées par des hommes qui font les événements.

Sous la monarchie, une lettre de cachet prenait la liberté d’un individu, et la mettait dans la Bastille.

Toute la liberté individuelle de France était venue ainsi s’accumuler goutte à goutte, homme à homme, dans la Bastille, depuis plusieurs siècles. Aussi, la Bas- tille brisée, la liberté s’est répandue à flots par la France et par l’Europe.

Un classique jacobin : un bonnet rouge sur une perruque.

Plusieurs ont créé des mots dans la langue ; Vaugelas a fait pudeur ; Corneille, invaincu ; Richelieu, généralissime.

La civilisation est toute-puissante. Tantôt elle s’accommode d’un désert de sable, comme, sous Rome, de l’Afrique ; tantôt d’une région de neiges, comme actuelle- ment de la Russie.

L’empereur disait : officiers français et soldats russes.

Gloire, ambition, armées, flottes, trônes, couronnes ; polichinelles des grands enfants.

Le boucher Legendre assommait Lanjuinais de coups de poing à la tribune de la Convention :-Fais donc d’abord décréter que je suis un boeuf !-dit Lanjuinais.

La France est toujours à la mode en Europe.

L’Ecriture conte qu’il y a eu un roi qui fut pendant sept ans bête fauve dans les bois, puis reprit sa forme humaine. Il arrive parfois que c’est le tour du peuple. Il fait aussi ses sept années de bête féroce, puis redevient homme. Ces métamor- phoses s’appellent révolutions.

Le peuple, comme le roi, y gagne la sagesse.

: : : : :TOAST :

A l’abolition de la loi salique !

Que désormais la France soit régie par une reine, et que cette reine s’appelle la loi.

Singulier parallélisme des destinées de Rome ! après un sénat qui faisait des dieux, un conclave qui fait des saints.

Qu’est-ce que c’est donc que cette sagesse humaine qui ressemble si fort à la folie quand on la voit d’un peu haut ?

Les empires ont leurs crises comme les montagnes ont leur hiver. Une parole dite trop haut y produit une avalanche.

En 1797, on disait : la coterie de Bonaparte ; en 1807 : l’empire de Napoléon. Les grands hommes sont les coefficients de leur siècle.
Richelieu s’appelait le marquis du Chillou ; Mirabeau, Riquetti ; Napoléon, Buo- naparte.

Décret publié à Pékin, dans la Gazette de la Chine, vers la fin d’août 1830 :

« L’académie astronomique a rendu compte que, dans la nuit du 15e jour de la 7e lune (20 août), deux étoiles ont été observées, et des vapeurs blanches sont tombées près du signe du zodiaque Tsyvéitchoun. Elles se sont fait voir à l’heure où la garde de nuit est relevée pour la quatrième fois (à près de minuit) et an- noncent des troubles dans l’ouest. »

Napoléon disait : Avec Anvers, je tiens un pistolet chargé sur le coeur de l’An- gleterre.

Dieu nous garde de ces réformateurs qui lisent les lois de Minos, parce qu’ils ont une constitution à faire pour mardi !

Le cocher qui conduisait Bonaparte le soir du 3 nivôse s’appelait César. L’Espagne a eu, l’Angleterre a la plus grande marine de la terre.
Le midi de l’Amérique parle espagnol, le nord parle anglais. L’incendie de Moscou, aurore boréale allumée par Napoléon.
: :NOBLESSE. PEUPLE.

Le comte de Mirabeau. Franklin. Napoléon Buonaparte, gentilhomme corse. Washington. Le marquis Simon de Bolivar. Sieyès. Le marquis de La Fayette. Ben- tham. Lord Byron. Schiller. M. de Goethe. Canaris. Sir Walter Scott. Danton. Le comte Henri de Saint-Simon. Talma. Le vicomte de Chateaubriand. Cuvier. Ma- dame de Staël. Le comte de Maistre. F. de Lamennais. O’Connell, gentilhomme irlandais. Mina, hidalgo catalan. Benjamin de Constant. La Rochejaquelein. Riego.

Luther disait : Je bouleverse le monde en buvant mon pot de bière. Cromwell disait : J’ai le roi dans mon sac et le parlement dans ma poche. Napoléon disait : Lavons notre linge sale en famille.

Avis aux faiseurs de tragédies qui ne comprennent pas les grandes choses sans les grands mots.

Echecs d’hommes secondaires, éclipses de lune.

« Il avait (Louis XIV) beaucoup d’esprit naturel, mais il était très ignorant ; il en avait honte. Aussi était-on obligé de tourner les savants en ridicule. »

(Mémoires de la Princesse palatine.)

Genève ; une république et un océan en petit.

Je reviens d’Angleterre, écrivait, il y a vingt ans, Henri de Saint-Simon, et je n’y ai trouvé sur le chantier aucune idée capitale neuve.

Il en est d’un grand homme comme du soleil. Il n’est jamais plus beau pour nous qu’au moment où nous le voyons près de la terre, à son lever, à son coucher.

Parmi les colosses de l’histoire, Cromwell, demi-fanatique et demi-politique, marque la transition de Mahomet à Napoléon.

Les gaulois brûlèrent Lutèce devant César (vid. Comm). Deux mille ans après les russes brûlent Moscou devant Napoléon.

Il ne faut pas voir toutes les choses de la vie à travers le prisme de la poésie. Il ressemble à ces verres ingénieux qui grandissent les objets. Ils vous montrent dans toute leur lumière et dans toute leur majesté les sphères du ciel ; rabaissez-les sur la terre, et vous ne verrez plus que des formes gigantesques, à la vérité, mais pâles, vagues et confuses.

Napoléon exprimé en blason, c’est une couronne gigantale surmontée d’une couronne royale.

Une révolution est la larve d’une civilisation.

La providence est ménagère de ses grands hommes. Elle ne les prodigue pas ; elle ne les gaspille pas. Elle les émet et les retire au bon moment, et ne leur donne jamais à gouverner que des événements de leur taille. Quand elle a quelque mau- vaise besogne à faire, elle la fait faire par de mauvaises mains ; elle ne remue le sang et la boue qu’avec de vils outils. Ainsi Mirabeau s’en va avant la Terreur ; Na- poléon ne vient qu’après. Entre les deux géants, la fourmilière des hommes petits et méchants, la guillotine, les massacres, les noyades, 93. Et à 93 Robespierre suf- fit ; il est assez bon pour cela.

J’ai entendu des hommes éminents du siècle, en politique, en littérature, en science, se plaindre de l’envie, des haines, des calomnies, etc. Ils avaient tort. C’est la loi, c’est la gloire. Les hautes renommées subissent ces épreuves. La haine les poursuit partout. Rien ne lui est sacré. Le théâtre lui livrait plus à nu Shakespeare et Molière ; la prison ne lui dérobait pas Christophe Colomb ; le cloître n’en pré- servait pas saint Bernard ; le trône n’en sauvait pas Napoléon. Il n’y a pour le génie qu’un lieu sur la terre qui jouisse du droit d’asile, c’est le tombeau.

Chapitre 7

SUR VOLTAIRE
: : : :Décembre 1823.

François-Marie Arouet, si célèbre sous le nom de Voltaire, naquit à Chatenay le 20 février 1694, d’une famille de magistrature. Il fut élevé au collège des jésuites, où l’un de ses régents, le père Lejay, lui prédit, à ce qu’on assure, qu’il serait en France le coryphée du déisme.

A peine sorti du collège, Arouet, dont le talent s’éveillait avec toute la force et toute la naïveté de la jeunesse, trouva d’un côté, dans son père, un inflexible contempteur, et, de l’autre, dans son parrain, l’abbé de Châteauneuf, un perver- tisseur complaisant. Le père condamnait toute étude littéraire sans savoir pour- quoi, et par conséquent avec une obstination insurmontable. Le parrain, qui en- courageait au contraire les essais d’Arouet, aimait beaucoup les vers, surtout ceux que rehaussait une certaine saveur de licence ou d’impiété. L’un voulait empri- sonner le poëte dans une étude de procureur ; l’autre égarait le jeune homme dans tous les salons. M. Arouet interdisait toute lecture à son fils ; Ninon de Len- clos léguait une bibliothèque à l’élève de son ami Châteauneuf. Ainsi, le génie de Voltaire subit dès sa naissance le malheur de deux actions contraires et égale- ment funestes ; l’une qui tendait à étouffer violemment ce feu sacré qu’on ne peut éteindre ; l’autre qui l’alimentait inconsidérément, aux dépens de tout ce qu’il y a de noble et de respectable dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre social. Ce sont peut-être ces deux impulsions opposées, imprimées à la fois au premier essor de cette imagination puissante, qui en ont vicié pour jamais la direction. Du moins peut-on leur attribuer les premiers écarts du talent de Voltaire, tourmenté ainsi tout ensemble du frein et de l’éperon.

Aussi, dès le commencement de sa carrière, lui attribua-t-on d’assez méchants vers fort impertinents qui le firent mettre à la Bastille, punition rigoureuse pour de mauvaises rimes. C’est durant ce loisir forcé que Voltaire, âgé de vingt-deux ans, ébaucha son poëme blafard de la Ligue, depuis la Henriade, et termina son remarquable drame d’Oedipe. Après quelques mois de Bastille, il fut à la fois déli- vré et pensionné par le régent d’Orléans, qu’il remercia de vouloir bien se charger de son entretien, en le priant de ne plus se charger de son logement.

Oedipe fut joué avec succès en 1718. Lamotte, l’oracle de cette époque, daigna consacrer ce triomphe par quelques paroles sacramentelles, et la renommée de Voltaire commença. Aujourd’hui Lamotte n’est peut-être immortel que pour avoir été nommé dans les écrits de Voltaire.

La tragédie d’Artémire succéda à Oedipe. Elle tomba. Voltaire fit un voyage à Bruxelles pour y voir J.-B. Rousseau, qu’on a si singulièrement appelé grand. Les deux poëtes s’estimaient avant de se connaître, ils se séparèrent ennemis. On a dit qu’ils étaient réciproquement envieux l’un de l’autre. Ce ne serait pas un signe de supériorité.

Artémire, refaite et rejouée en 1724 sous le nom de Marianne, eut beaucoup de succès sans être meilleure. Vers la même époque parut la Ligue ou la Henriade, et la France n’eut pas un poëme épique. Voltaire substitua dans son poëme Mor- nay à Sully, parce qu’il avait à se plaindre du descendant de ce grand ministre. Cette vengeance peu philosophique est cependant excusable, parce que Voltaire, insulté lâchement devant l’hôtel de Sully par je ne sais quel chevalier de Rohan, et abandonné par l’autorité judiciaire, ne put en exercer d’autre.

Justement indigné du silence des lois envers son méprisable agresseur, Voltaire, déjà célèbre, se retira en Angleterre, où il étudia des sophistes. Cependant tous ses loisirs n’y furent pas perdus ; il fit deux nouvelles tragédies, Brutus et César, dont Corneille eût avoué plusieurs scènes.

Revenu en France, il donna successivement Éryphile, qui tomba, et Zaïre, chef- d’oeuvre conçu et terminé en dix-huit jours, auquel il ne manque que la couleur du lieu et une certaine sévérité de style. Zaïre eut un succès prodigieux et mé- rité. La tragédie d’Adélaïde Du Guesclin (depuis le Duc de Foix) succéda à Zaïre et fut loin d’obtenir le même succès. Quelques publications moins importantes, le Temple du goût, les Lettres sur les anglais, etc., tourmentèrent pendant quelques années la vie de Voltaire.

Cependant son nom remplissait déjà l’Europe. Retiré à Cirey, chez la marquise du Châtelet, femme qui fut, suivant l’expression même de Voltaire, propre à toutes les sciences, excepté à celle de la vie, il desséchait sa belle imagination dans l’al- gèbre et la géométrie, écrivait Alzire, Mahomet, l’Histoire spirituelle de Charles XII, amassait les matériaux du Siècle de Louis XIV, préparait l’Essai sur les moeurs des nations, et envoyait des madrigaux à Frédéric, prince héréditaire de Prusse. Mérope, également composée à Cirey, mit le sceau à la réputation dramatique de Voltaire. Il crut pouvoir alors se présenter pour remplacer le cardinal de Fleury à l’académie française. Il ne fut pas admis. Il n’avait encore que du génie. Quelque temps après, cependant, il se mit à flatter madame de Pompadour ; il le fit avec une si opiniâtre complaisance, qu’il obtint tout à la fois le fauteuil académique, la charge de gentilhomme de la chambre et la place d’historiographe de France. Cette faveur dura peu. Voltaire se retira tour à tour à Lunéville, chez le bon Stanis- las, roi de Pologne et duc de Lorraine ; à Sceaux, chez madame du Maine, où il fit Sémiramis, Oreste et Rome sauvée, et à Berlin, chez Frédéric, devenu roi de Prusse. Il passa plusieurs années dans cette dernière retraite avec le titre de chambellan, la croix du Mérite de Prusse et une pension. Il était admis aux soupers royaux avec Maupertuis, d’Argens, et Lamettrie, athée du roi, de ce roi qui, comme le dit Vol- taire même, vivait sans cour, sans conseil et sans culte. Ce n’était point l’amitié sublime d’Aristote et d’Alexandre, de Térence et de Scipion. Quelques années de frottement suffirent pour user ce qu’avaient de commun l’âme du despote phi- losophe et l’âme du sophiste poëte. Voltaire voulut s’enfuir de Berlin. Frédéric le chassa.

Renvoyé de Prusse, repoussé de France, Voltaire passa deux ans en Allemagne, où il publia ses Annales de l’Empire, rédigées par complaisance pour la duchesse de Saxe-Gotha ; puis il vint se fixer aux portes de Genève avec Mme Denis, sa nièce.

L’Orphelin de la Chine, tragédie où brille encore presque tout son talent, fut le premier fruit de sa retraite, où il eût vécu en paix, si d’avides libraires n’eussent publié son odieuse Pucelle. C’est encore à cette époque et dans ses diverses ré- sidences des Délices, de Tournay et de Ferney, qu’il fit le poëme sur le Tremble- ment de terre de Lisbonne, la tragédie de Tancrède, quelques contes et différents opuscules. C’est alors qu’il défendit, avec une générosité mêlée de trop d’ostenta- tion, Calas, Sirven, La Barre, Montbailli, Lally, déplorables victimes des méprises judiciaires. C’est alors qu’il se brouilla avec Jean-Jacques, se lia avec Catherine de Russie, pour laquelle il écrivit l’histoire de son aïeul Pierre 1er, et se réconcilia avec Frédéric. C’est encore du même temps que date sa coopération à l’Encyclopédie, ouvrage où des hommes qui avaient voulu prouver leur force ne prouvèrent que leur faiblesse, monument monstrueux dont le Moniteur de notre révolution est l’effroyable pendant.

Accablé d’années, Voltaire voulut revoir Paris. Il revint dans cette Babylone qui sympathisait avec son génie. Salué d’acclamations universelles, le malheureux vieillard put voir, avant de mourir, combien son oeuvre était avancée. Il put jouir ou s’épouvanter de sa gloire. Il ne lui restait plus assez de puissance vitale pour soutenir les émotions de ce voyage, et Paris le vit expirer le 30 mai 1778. Les es- prits forts prétendirent qu’il avait emporté l’incrédulité au tombeau. Nous ne le poursuivrons pas jusque-là.

Nous avons raconté la vie privée de Voltaire ; nous allons essayer de peindre son existence publique et littéraire.

Nommer Voltaire, c’est caractériser tout le dix-huitième siècle ; c’est fixer d’un seul trait la double physionomie historique et littéraire de cette époque, qui ne fut, quoi qu’on en dise, qu’une époque de transition, pour la société comme pour la poésie. Le dix-huitième siècle paraîtra toujours dans l’histoire comme étouffé entre le siècle qui le précède et le siècle qui le suit. Voltaire en est le personnage principal et en quelque sorte typique, et, quelque prodigieux que fût cet homme, ses proportions semblent bien mesquines entre la grande image de Louis XIV et la gigantesque figure de Napoléon.

Il y a deux êtres dans Voltaire. Sa vie eut deux influences. Ses écrits eurent deux résultats. C’est sur cette double action, dont l’une domina les lettres, dont l’autre se manifesta dans les événements, que nous allons jeter un coup d’oeil. Nous étu- dierons séparément chacun de ces deux règnes du génie de Voltaire. Il ne faut pas oublier toutefois que leur double puissance fut intimement coordonnée, et que les effets de cette puissance, plutôt mêlés que liés, ont toujours eu quelque chose de simultané et de commun. Si, dans cette note, nous en divisons l’examen, c’est uniquement parce qu’il serait au-dessus de nos forces d’embrasser d’un seul re- gard cet ensemble insaisissable ; imitant en cela l’artifice de ces artistes orientaux qui, dans l’impuissance de peindre une figure de face, parviennent cependant à la représenter entièrement, en enfermant les deux profils dans un même cadre.

En littérature, Voltaire a laissé un de ces monuments dont l’aspect étonne plu- tôt par son étendue qu’il n’impose par sa grandeur. L’édifice qu’il a construit n’a rien d’auguste. Ce n’est point le palais des rois, ce n’est point l’hospice du pauvre.

C’est un bazar élégant et vaste, irrégulier et commode ; étalant dans la boue d’in- nombrables richesses ; donnant à tous les intérêts, à toutes les vanités, à toutes les passions, ce qui leur convient ; éblouissant et fétide ; offrant des prostitutions pour des voluptés ; peuplé de vagabonds, de marchands et d’oisifs, peu fréquenté du prêtre et de l’indigent. Là, d’éclatantes galeries inondées incessamment d’une foule émerveillée ; là, des antres secrets où nul ne se vante d’avoir pénétré. Vous trouverez sous ces arcades somptueuses mille chefs-d’oeuvre de goût et d’art, tout reluisants d’or et de diamants ; mais n’y cherchez pas la statue de bronze aux formes antiques et sévères. Vous y trouverez des parures pour vos salons et pour vos boudoirs ; n’y cherchez pas les ornements qui conviennent au sanctuaire. Et malheur au faible qui n’a qu’une âme pour fortune et qui l’expose aux séductions de ce magnifique repaire ; temple monstrueux où il y a des témoignages pour tout ce qui n’est pas la vérité, un culte pour tout ce qui n’est pas Dieu !

Certes, si nous voulons bien parler d’un monument de ce genre avec admira- tion, on n’exigera pas que nous en parlions avec respect.

Nous plaindrions une cité où la foule serait au bazar et la solitude à l’église ; nous plaindrions une littérature qui déserterait le sentier de Corneille et de Bos- suet pour courir sur la trace de Voltaire.

Loin de nous toutefois la pensée de nier le génie de cet homme extraordinaire. C’est parce que, dans notre conviction, ce génie était peut-être un des plus beaux qui aient jamais été donnés à aucun écrivain, que nous en déplorons plus amère- ment le frivole et funeste emploi. Nous regrettons, pour lui comme pour les lettres, qu’il ait tourné contre le ciel cette puissance intellectuelle qu’il avait reçue du ciel. Nous gémissons sur ce beau génie qui n’a point compris sa sublime mission, sur cet ingrat qui a profané la chasteté de la muse et la sainteté de la patrie, sur ce transfuge qui ne s’est pas souvenu que le trépied du poëte a sa place près de l’au- tel. Et (ce qui est d’une profonde et inévitable vérité) sa faute même renfermait son châtiment. Sa gloire est beaucoup moins grande qu’elle ne devait l’être, parce qu’il a tenté toutes les gloires, même celle d’Érostrate. Il a défriché tous les champs, on ne peut dire qu’il en ait cultivé un seul. Et, parce qu’il eut la coupable ambition d’y semer également les germes nourriciers et les germes vénéneux, ce sont, pour sa honte éternelle, les poisons qui ont le plus fructifié. La Henriade, comme com- position littéraire, est encore bien inférieure à la Pucelle (ce qui ne signifie certes pas que ce coupable ouvrage soit supérieur, même dans son genre honteux). Ses satires, empreintes parfois d’un stigmate infernal, sont fort au-dessus de ses co- médies, plus innocentes. On préfère ses poésies légères, où son cynisme éclate souvent à nu, à ses poésies lyriques, dans lesquelles on trouve parfois des vers re- ligieux et graves[1]. Ses contes, enfin, si désolants d’incrédulité et de scepticisme, valent mieux que ses histoires, où le même défaut se fait un peu moins sentir, mais où l’absence perpétuelle de dignité est en contradiction avec le genre même de ces ouvrages. Quant à ses tragédies, où il se montre réellement grand poëte, où il trouve souvent le trait du caractère, le mot du coeur, on ne peut disconvenir, malgré tant d’admirables scènes, qu’il ne soit encore resté assez loin de Racine, et surtout du vieux Corneille. Et ici notre opinion est d’autant moins suspecte, qu’un examen approfondi de l’oeuvre dramatique de Voltaire nous a convaincu de sa haute supériorité au théâtre. Nous ne doutons pas que si Voltaire, au lieu de disperser les forces colossales de sa pensée sur vingt points différents, les eût toutes réunies vers un même but, la tragédie, il n’eût surpassé Racine et peut-être égalé Corneille. Mais il dépensa le génie en esprit. Aussi fut-il prodigieusement spirituel. Aussi le sceau du génie est-il plutôt empreint sur le vaste ensemble de ses ouvrages que sur chacun d’eux en particulier. Sans cesse préoccupé de son siècle, il négligeait trop la postérité, cette image austère qui doit dominer toutes les méditations du poëte. Luttant de caprice et de frivolité avec ses frivoles et ca- pricieux contemporains, il voulait leur plaire et se moquer d’eux. Sa muse, qui eût été si belle de sa beauté, emprunta souvent ses prestiges aux enluminures du fard et aux grimaces de la coquetterie, et l’on est perpétuellement tenté de lui adresser ce conseil d’amant jaloux :

: : : : :Épargne-toi ce soin ; L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin.

Voltaire paraissait ignorer qu’il y a beaucoup de grâce dans la force, et que ce qu’il y a de plus sublime dans les oeuvres de l’esprit humain est peut-être aussi ce qu’il y a de plus naïf. Car l’imagination sait révéler sa céleste origine sans recourir à des artifices étrangers. Elle n’a qu’à marcher pour se montrer déesse. Et vera incessu patuit dea.

S’il était possible de résumer l’idée multiple que présente l’existence littéraire de Voltaire, nous ne pourrions que la classer parmi ces prodiges que les latins appelaient monstra. Voltaire, en effet, est un phénomène peut-être unique, qui ne pouvait naître qu’en France et au dix-huitième siècle. Il y a cette différence entre sa littérature et celle du grand siècle, que Corneille, Molière et Pascal ap- partiennent davantage à la société, Voltaire à la civilisation. On sent, en le lisant, qu’il est l’écrivain d’un âge énervé et affadi. Il a de l’agrément et point de grâce, du prestige et point de charme, de l’éclat et point de majesté. Il sait flatter et ne sait point consoler. Il fascine et ne persuade pas. Excepté dans la tragédie, qui lui est propre, son talent manque de tendresse et de franchise. On sent que tout cela est le résultat d’une organisation, et non l’effet d’une inspiration ; et, quand un médecin athée vient vous dire que tout Voltaire était dans ses tendons et dans ses nerfs, vous frémissez qu’il n’ait raison. Au reste, comme un autre ambitieux plus moderne, qui rêvait la suprématie politique, c’est en vain que Voltaire a essayé la suprématie littéraire. La monarchie absolue ne convient pas à l’homme. Si Vol- taire eût compris la véritable grandeur, il eût placé sa gloire dans l’unité plutôt que dans l’universalité. La force ne se révèle point par un déplacement perpétuel, par des métamorphoses indéfinies, mais bien par une majestueuse immobilité. La force, ce n’est pas Protée, c’est Jupiter.

Ici commence la seconde partie de notre tâche ; elle sera plus courte, parce que, grâce à la révolution française, les résultats politiques de la philosophie de Vol- taire sont malheureusement d’une effrayante notoriété. Il serait cependant sou- verainement injuste de n’attribuer qu’aux écrits du « patriarche de Ferney »cette fatale révolution. Il faut y voir avant tout l’effet d’une décomposition sociale de- puis longtemps commencée. Voltaire et l’époque où il vécut doivent s’accuser et s’excuser réciproquement. Trop fort pour obéir à son siècle, Voltaire était aussi trop faible pour le dominer. De cette égalité d’influence résultait entre son siècle et lui une perpétuelle réaction, un échange mutuel d’impiétés et de folies, un continuel flux et reflux de nouveautés qui entraînait toujours dans ses oscillations quelque vieux pilier de l’édifice social. Qu’on se représente la face politique du dix-huitième siècle, les scandales de la Régence, les turpitudes de Louis XV ; la violence dans le ministère, la violence dans les parlements, la force nulle part ; la corruption morale descendant par degrés de la tête au coeur, des grands au peuple ; les prélats de cour, les abbés de toilette ; l’antique monarchie, l’antique société chancelant sur leur base commune, et ne résistant plus aux attaques des novateurs que par la magie de ce beau nom de Bourbon[2] ; qu’on se figure Vol- taire jeté sur cette société en dissolution comme un serpent dans un marais, et l’on ne s’étonnera plus de voir l’action contagieuse de sa pensée hâter la fin de cet ordre politique que Montaigne et Rabelais avaient inutilement attaqué dans sa jeunesse et dans sa vigueur. Ce n’est pas lui qui rendit la maladie mortelle, mais c’est lui qui en développa le germe, c’est lui qui en exaspéra les accès. Il fallait tout le venin de Voltaire pour mettre cette fange en ébullition ; aussi doit-on imputer à cet infortuné une grande partie des choses monstrueuses de la révolution. Quant à cette révolution en elle-même, elle dut être inouïe. La providence voulut la pla- cer entre le plus redoutable des sophistes et le plus formidable des despotes. A son aurore, Voltaire apparaît dans une saturnale funèbre[3] ; à son déclin, Buonaparte se lève dans un massacre[4].

[1 : M. le comte de Maistre, dans son sévère et remarquable portrait de Voltaire, observe qu’il est nul dans l’ode, et attribue avec raison cette nullité au défaut d’en- thousiasme. Voltaire, en effet, qui ne se livrait à la poésie lyrique qu’avec antipa- thie, et seulement pour justifier sa prétention à l’universalité, Voltaire était étran- ger à toute profonde exaltation ; il ne connaissait d’émotion véritable que celle de la colère, et encore cette colère n’allait-elle pas jusqu’à l’indignation, jusqu’à cette indignation qui fait poëte, comme dit Juvénal, facit indignatio versum.

[2 : Il faut que la démoralisation universelle ait jeté de bienprofondes racines, pour que le ciel ait vainement envoyé, vers la fin de ce siècle, Louis XVI, ce véné- rable martyr, qui éleva sa vertu jusqu’à la sainteté.

[3 : Translation des restes de Voltaire au Panthéon. [4 : Mitraillade de Saint-Roch.

SUR WALTER SCOTT
: : : :A PROPOS DE QUENTIN DURWARD

: : : :Juin 1823.

Certes, il y a quelque chose de bizarre et de merveilleux dans le talent de cet homme, qui dispose de son lecteur comme le vent dispose d’une feuille ; qui le promène à son gré dans tous les lieux et dans tous les temps ; lui dévoile, en se jouant, le plus secret repli du coeur, comme le plus mystérieux phénomène de la nature, comme la page la plus obscure de l’histoire ; dont l’imagination do- mine et caresse toutes les imaginations, revêt avec la même étonnante vérité le haillon du mendiant et la robe du roi, prend toutes les allures, adopte tous les vêtements, parle tous les langages ; laisse à la physionomie des siècles ce que la sagesse de Dieu a mis d’immuable et d’éternel dans leurs traits, et ce que les folies des hommes y ont jeté de variable et de passager ; ne force pas, ainsi que certains romanciers ignorants, les personnages des jours passés à s’enluminer de notre fard, à se frotter de notre vernis ; mais contraint, par son pouvoir magique, les lecteurs contemporains à reprendre, du moins pour quelques heures, l’esprit, au- jourd’hui si dédaigné, des vieux temps, comme un sage et adroit conseiller qui invite des fils ingrats à revenir chez leur père. L’habile magicien veut cependant avant tout être exact. Il ne refuse à sa plume aucune vérité, pas même celle qui naît de la peinture de l’erreur, cette fille des hommes qu’on pourrait croire immortelle si son humeur capricieuse et changeante ne rassurait sur son éternité. Peu d’his- toriens sont aussi fidèles que ce romancier. On sent qu’il a voulu que ses portraits fussent des tableaux, et ses tableaux des portraits. Il nous peint nos devanciers avec leurs passions, leurs vices et leurs crimes, mais de sorte que l’instabilité des superstitions et l’impiété du fanatisme n’en fassent que mieux ressortir la péren- nité de la religion et la sainteté des croyances. Nous aimons d’ailleurs à retrouver nos ancêtres avec leurs préjugés, souvent si nobles et si salutaires, comme avec leurs beaux panaches et leurs bonnes cuirasses.

Walter Scott a su puiser aux sources de la nature et de la vérité un genre in- connu, qui est nouveau parce qu’il se fait aussi ancien qu’il le veut. Walter Scott allie à la minutieuse exactitude des chroniques la majestueuse grandeur de l’his- toire et l’intérêt pressant du roman ; génie puissant et curieux qui devine le passé ; pinceau vrai qui trace un portrait fidèle d’après une ombre confuse, et nous force à reconnaître même ce que nous n’avons pas vu ; esprit flexible et solide qui s’em- preint du cachet particulier de chaque siècle et de chaque pays, comme une cire molle, et conserve cette empreinte pour la postérité comme un bronze indélébile.

Peu d’écrivains ont aussi bien rempli que Walter Scott les devoirs du romancier relativement à son art et à son siècle ; car ce serait une erreur presque coupable dans l’homme de lettres que de se croire au-dessus de l’intérêt général et des be- soins nationaux, d’exempter son esprit de toute action sur les contemporains, et d’isoler sa vie égoïste de la grande vie du corps social. Et qui donc se dévouera, si ce n’est le poëte ? Quelle voix s’élèvera dans l’orage, si ce n’est celle de la lyre qui peut le calmer ? Et qui bravera les haines de l’anarchie et les dédains du despo- tisme, sinon celui auquel la sagesse antique attribuait le pouvoir de réconcilier les peuples et les rois, et auquel la sagesse moderne a donné celui de les diviser ?

Ce n’est donc point à de doucereuses galanteries, à de mesquines intrigues, à de sales aventures, que Walter Scott voue son talent. Averti par l’instinct de sa gloire, il a senti qu’il fallait quelque chose de plus à une génération qui vient d’écrire de son sang et de ses larmes la page la plus extraordinaire de toutes les histoires humaines. Les temps qui ont immédiatement précédé et immédiatement suivi notre convulsive révolution étaient de ces époques d’affaissement que le fiévreux éprouve avant et après ses accès. Alors les livres les plus platement atroces, les plus stupidement impies, les plus monstrueusement obscènes, étaient avidement dévorés par une société malade ; dont les goûts dépravés et les facultés engour- dies eussent rejeté tout aliment savoureux ou salutaire. C’est ce qui explique ces triomphes scandaleux, décernés alors par les plébéiens des salons et les patriciens des échoppes à des écrivains ineptes ou graveleux, que nous dédaignerons de nommer, lesquels en sont réduits aujourd’hui à mendier l’applaudissement des laquais et le rire des prostituées. Maintenant la popularité n’est plus distribuée par la populace, elle vient de la seule source qui puisse lui imprimer un caractère d’immortalité ainsi que d’universalité, du suffrage de ce petit nombre d’esprits délicats, d’âmes exaltées et de têtes sérieuses qui représentent moralement les peuples civilisés. C’est celle-là que Scott a obtenue en empruntant aux annales des nations des compositions faites pour toutes les nations, en puisant dans les fastes des siècles des livres écrits pour tous les siècles. Nul romancier n’a caché plus d’enseignement sous plus de charme, plus de vérité sous la fiction. Il y a une alliance visible entre la forme qui lui est propre et toutes les formes littéraires du passé et de l’avenir, et l’on pourrait considérer les romans épiques de Scott comme une transition de la littérature actuelle aux romans grandioses, aux grandes épo- pées en vers ou en prose que notre ère poétique nous promet et nous donnera.

Quelle doit être l’intention du romancier ? C’est d’exprimer dans une fable inté- ressante une vérité utile. Et, une fois cette idée fondamentale choisie, cette action explicative inventée, l’auteur ne doit-il pas chercher, pour la développer, un mode d’exécution qui rende son roman semblable à la vie, l’imitation pareille au mo- dèle ? Et la vie n’est-elle pas un drame bizarre où se mêlent le bon et le mauvais, le beau et le laid, le haut et le bas, loi dont le pouvoir n’expire que hors de la créa- tion ? Faudra-t-il donc se borner à composer, comme certains peintres flamands, des tableaux entièrement ténébreux, ou, comme les chinois, des tableaux tout lu- mineux, quand la nature montre partout la lutte de l’ombre et de la lumière ? Or les romanciers, avant Walter Scott, avaient adopté généralement deux méthodes de composition contraires ; toutes deux vicieuses, précisément parce qu’elles sont contraires. Les uns donnaient à leur ouvrage la forme d’une narration divisée ar- bitrairement en chapitres, sans qu’on devinât trop pourquoi, ou même unique- ment pour délasser l’esprit du lecteur, comme l’avoue assez naïvement le titre de descanso (repos), placé par un vieil auteur espagnol en tête de ses chapitres[1]. Les autres déroulaient leur fable dans une série de lettres qu’on supposait écrites par les divers acteurs du roman. Dans la narration, les personnages disparaissent, l’auteur seul se montre toujours ; dans les lettres, l’auteur s’éclipse pour ne laisser jamais voir que ses personnages. Le romancier narrateur ne peut donner place au dialogue naturel, à l’action véritable ; il faut qu’il leur substitue un certain mou- vement monotone de style, qui est comme un moule où les événements les plus divers prennent la même forme, et sous lequel les créations les plus élevées, les inventions les plus profondes, s’effacent, de même que les aspérités d’un champ s’aplanissent sous le rouleau. Dans le roman par lettres, la même monotonie pro- vient d’une autre cause. Chaque personnage arrive à son tour avec son épître, à la manière de ces acteurs forains qui, ne pouvant paraître que l’un après l’autre, et n’ayant pas la permission de parler sur leurs tréteaux, se présentent successi- vement, portant au-dessus de leur tête un grand écriteau sur lequel le public lit leur rôle. On peut encore comparer le roman par lettres à ces laborieuses conver- sations de sourds-muets qui s’écrivent réciproquement ce qu’ils ont à se dire, de sorte que leur colère ou leur joie est tenue d’avoir sans cesse la plume à la main et l’écritoire en poche. Or, je le demande, que devient l’à-propos d’un tendre re- proche qu’il faut porter à la poste ? Et l’explosion fougueuse des passions n’est-elle pas un peu gênée entre le préambule obligé et la formule polie qui sont l’avant- garde et l’arrière-garde de toute lettre écrite par un homme bien né ? Croit-on que le cortège des compliments, le bagage des civilités, accélèrent la progression de l’intérêt et pressent la marche de l’action ? Ne doit-on pas enfin supposer quelque vice radical et insurmontable dans un genre de composition qui a pu refroidir par- fois l’éloquence même de Rousseau ?

Supposons donc qu’au roman narratif, où il semble qu’on ait songé à tout, ex- cepté à l’intérêt, en adoptant l’absurde usage de faire précéder chaque chapitre d’un sommaire, souvent très détaillé, qui est comme le récit du récit ; supposons qu’au roman épistolaire, dont la forme même interdit toute véhémence et toute rapidité, un esprit créateur substitue le roman dramatique, dans lequel l’action imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés, comme se déroulent les événe- ments réels de la vie ; qui ne connaisse d’autre division que celle des différentes scènes à développer ; qui enfin soit un long drame, où les descriptions supplée- raient aux décorations et aux costumes, où les personnages pourraient se peindre par eux-mêmes, et représenter, par leurs chocs divers et multipliés, toutes les formes de l’idée unique de l’ouvrage. Vous trouverez, dans ce genre nouveau, les avantages réunis des deux genres anciens, sans leurs inconvénients. Ayant à votre disposition les ressorts pittoresques, et en quelque façon magiques, du drame, vous pourrez laisser derrière la scène ces mille détails oiseux et transitoires que le simple narrateur, obligé de suivre ses acteurs pas à pas comme des enfants aux li- sières, doit exposer longuement s’il veut être clair ; et vous pourrez profiter de ces traits profonds et soudains, plus féconds en méditations que des pages entières que fait jaillir le mouvement d’une scène, mais qu’exclut la rapidité d’un récit.

Après le roman pittoresque, mais prosaïque, de Walter Scott, il restera un autre roman à créer, plus beau et plus complet encore selon nous. C’est le roman à la fois drame et épopée, pittoresque mais poétique, réel mais idéal, vrai mais grand, qui enchâssera Walter Scott dans Homère.

Comme tout créateur, Walter Scott a été assailli jusqu’à présent par d’inextin- guibles critiques. Il faut que celui qui défriche un marais se résigne à entendre les grenouilles coasser autour de lui.

Quant à nous, nous remplissons un devoir de conscience en plaçant Walter Scott très haut parmi les romanciers, et en particulier Quentin Durward très haut parmi les romans. Quentin Durward est un beau livre. Il est difficile de voir un roman mieux tissu, et des effets moraux mieux attachés aux effets dramatiques.

L’auteur a voulu montrer, ce nous semble, combien la loyauté, même dans un être obscur, jeune et pauvre, arrive plus sûrement à son but que la perfidie, fût- elle aidée de toutes les ressources du pouvoir, de la richesse et de l’expérience. Il a chargé du premier de ces rôles son écossais Quentin Durward, orphelin jeté au milieu des écueils les plus multipliés, des pièges les mieux préparés, sans autre boussole qu’un amour presque insensé ; mais c’est souvent quand il ressemble à une folie que l’amour est une vertu. Le second est confié à Louis XI, roi plus adroit que le plus adroit courtisan, vieux renard armé des ongles du lion, puissant et fin, servi dans l’ombre comme au jour, incessamment couvert de ses gardes comme d’un bouclier, et accompagné de ses bourreaux comme d’une épée. Ces deux personnages si différents réagissent l’un sur l’autre de manière à exprimer l’idée fondamentale avec une vérité singulièrement frappante. C’est en obéissant fidèlement au roi que le loyal Quentin sert, sans le savoir, ses propres intérêts, tandis que les projets de Louis XI, dont Quentin devait être à la fois l’instrument et la victime, tournent en même temps à la confusion du rusé vieillard et à l’avantage du simple jeune homme.

Un examen superficiel pourrait faire croire d’abord que l’intention première du poëte est dans le contraste historique, peint avec tant de talent, du roi de France Louis de Valois et du duc de Bourgogne Charles le Téméraire. Ce bel épisode est peut-être en effet un défaut dans la composition de l’ouvrage, en ce qu’il riva- lise d’intérêt avec le sujet lui-même ; mais cette faute, si elle existe, n’ôte rien à ce que présente d’imposant et de comique tout ensemble cette opposition de deux princes, dont l’un, despote souple et ambitieux, méprise l’autre, tyran dur et bel- liqueux, qui le dédaignerait s’il l’osait. Tous deux se haïssent ; mais Louis brave la haine de Charles parce qu’elle est rude et sauvage, Charles craint la haine de Louis parce qu’elle est caressante. Le duc de Bourgogne, au milieu de son camp et de ses états, s’inquiète près du roi de France sans défense, comme le limier dans le voisi- nage du chat. La cruauté du duc naît de ses passions, celle du roi de son caractère. Le bourguignon est loyal parce qu’il est violent ; il n’a jamais songé à cacher ses mauvaises actions ; il n’a point de remords, car il a oublié ses crimes comme ses colères. Louis est superstitieux, peut-être parce qu’il est hypocrite ; la religion ne suffit pas à celui que sa conscience tourmente et qui ne veut pas se repentir ; mais il a beau croire à d’impuissantes expiations, la mémoire du mal qu’il a fait vit sans cesse en lui près de la pensée du mal qu’il va faire, parce qu’on se rappelle tou- jours ce qu’on a médité longtemps et qu’il faut bien que le crime, lorsqu’il a été un désir et une espérance, devienne aussi un souvenir. Les deux princes sont dévots ; mais Charles jure par son épée avant de jurer par Dieu, tandis que Louis tâche de gagner les saints par des dons d’argent ou des charges de cour, mêle de la diplo- matie à sa prière et intrigue même avec le ciel. En cas de guerre, Louis en examine encore le danger, que Charles se repose déjà de la victoire. La politique du Témé- raire est toute dans son bras, mais l’oeil du roi atteint plus loin que le bras du duc. Enfin Walter Scott prouve, en mettant en jeu les deux rivaux, combien la prudence est plus forte que l’audace, et combien celui qui paraît ne rien craindre a peur de celui qui semble tout redouter.

Avec quel art l’illustre écrivain nous peint le roi de France se présentant, par un raffinement de fourberie, chez son beau cousin de Bourgogne, et lui demandant l’hospitalité au moment où l’orgueilleux vassal va lui apporter la guerre ! Et quoi de plus dramatique que la nouvelle d’une révolte fomentée dans les états du duc par les agents du roi, tombant comme la foudre entre les deux princes à l’instant où la même table les réunit ! Ainsi la fraude est déjouée par la fraude, et c’est le prudent Louis qui s’est lui-même livré sans défense à la vengeance d’un ennemi justement irrité. L’histoire dit bien quelque chose de tout cela ; mais ici j’aime mieux croire au roman qu’à l’histoire, parce que je préfère la vérité morale à la vérité historique. Une scène plus remarquable encore peut-être, c’est celle où les deux princes, que les conseils les plus sages n’ont encore pu rapprocher, se réconcilient par un acte de cruauté que l’un imagine et que l’autre exécute. Pour la première fois ils rient ensemble de cordialité et de plaisir ; et ce rire, excité par un supplice, efface pour un moment leur discorde. Cette idée terrible fait frissonner d’admiration.

Nous avons entendu critiquer, comme hideuse et révoltante, la peinture de l’or- gie. C’est, à notre avis, un des plus beaux chapitres de ce livre. Walter Scott, ayant entrepris de peindre ce fameux brigand surnommé le Sanglier des Ardennes, au- rait manqué son tableau s’il n’eût excité l’horreur. Il faut toujours entrer franche- ment dans une donnée dramatique, et chercher en tout le fond des choses. L’émo- tion et l’intérêt ne se trouvent que là. Il n’appartient qu’aux esprits timides de ca- pituler avec une conception forte et de reculer dans la voie qu’ils se sont tracée.

Nous justifierons, d’après le même principe, deux autres passages qui ne nous paraissent pas moins dignes de méditation et de louange. Le premier est l’exécu- tion de ce Hayraddin, personnage singulier dont l’auteur aurait peut-être pu tirer encore plus de parti. Le second est le chapitre où le roi Louis XI, arrêté par ordre du duc de Bourgogne, fait préparer dans sa prison, par Tristan l’Hermite, le châti- ment de l’astrologue qui l’a trompé. C’est une idée étrangement belle que de nous faire voir ce roi cruel, trouvant encore dans son cachot assez d’espace pour sa ven- geance, réclamant des bourreaux pour derniers serviteurs, et éprouvant ce qui lui reste d’autorité par l’ordre d’un supplice.

Nous pourrions multiplier ces observations et tâcher de faire voir en quoi le nouveau drame de sir Walter Scott nous semble défectueux, particulièrement dans le dénoûment ; mais le romancier aurait sans doute pour se justifier des raisons beaucoup meilleures que nous n’en aurions pour l’attaquer, et ce n’est point contre un si formidable champion que nous essayerions avec avantage nos faibles armes. Nous nous bornerons à lui faire observer que le mot placé par lui dans la bouche du fou du duc de Bourgogne sur l’arrivée du roi Louis XI à Péronne appartient au fou de François 1er, qui le prononça lors du passage de Charles-Quint en France, en 1535. L’immortalité de ce pauvre Triboulet ne tient qu’à ce mot, il faut le lui lais- ser. Nous croyons également que l’expédient ingénieux qu’emploie l’astrologue Galeotti pour échapper à Louis XI avait déjà été imaginé quelque mille ans aupa- ravant par un philosophe que voulait mettre à mort Denis de Syracuse. Nous n’at- tachons pas à ces remarques plus d’importance qu’elles n’en méritent ; un roman- cier n’est pas un chroniqueur. Nous sommes étonné seulement que le roi adresse la parole, dans le conseil de Bourgogne, à des chevaliers du saint-esprit, cet ordre n’ayant été fondé qu’un siècle plus tard par Henri III. Nous croyons même que l’ordre de Saint-Michel, dont le noble auteur décore son brave lord Crawford, ne fut institué par Louis XI qu’après sa captivité. Que sir Walter Scott nous permette ces petites chicanes chronologiques. En remportant un léger triomphe de pédant sur un aussi illustre antiquaire, nous ne pouvons nous défendre de cette inno- cente joie qui transportait son Quentin Durward lorsqu’il eut désarçonné le duc d’Orléans et tenu tête à Dunois, et nous serions tenté de lui demander pardon de notre victoire, comme Charles-Quint au pape : Sanctissime pater, indulge victori.

[1 : Marcos Obregon de la Ronda.

SUR L’ABBÉ DE LAMENNAIS
: : : : :A PROPOS DE

: :L’ESSAI SUR L’INDIFFÉRENCE EN MATIÈRE DE RELIGION

: : : :Juillet 1823.

Serait-il vrai qu’il existe dans la destinée des nations un moment où les mou- vements du corps social semblent ne plus être que les dernières convulsions d’un mourant ? Serait-il vrai qu’on puisse voir la lumière disparaître peu à peu de l’in- telligence des peuples, ainsi qu’on voit s’effacer graduellement dans le ciel le cré- puscule du soir ? Alors, disent des voix prophétiques, le bien et le mal, la vie et la mort, l’être et le néant, sont en présence ; et les hommes errent de l’un à l’autre, comme s’ils avaient à choisir. L’action de la société n’est plus une action, c’est un tressaillement faible et violent à la fois, comme une secousse de l’agonie. Les déve- loppements de l’esprit humain s’arrêtent, ses révolutions commencent. Le fleuve ne féconde plus, il engloutit ; le flambeau n’éclaire plus, il consume. La pensée, la volonté, la liberté, ces facultés divines, concédées par la toute-puissance divine à l’association humaine, font place à l’orgueil, à la révolte, à l’instinct individuel. A la prévoyance sociale succède cette profonde cécité animale à laquelle il n’a pas été donné de distinguer les approches de la mort. Bientôt, en effet, la rébellion des membres amène le déchirement du corps, que suivra la dissolution du cadavre. La lutte des intérêts passagers remplace l’accord des croyances éternelles. Quelque chose de la brute s’éveille dans l’homme, et fraternise avec son âme dégradée ; il abdique le ciel et végète au-dessous de sa destinée. Alors deux camps se tracent dans la nation. La société n’est plus qu’une mêlée opiniâtre dans une nuit pro- fonde, où ne brille d’autre lumière que l’éclair des glaives qui se heurtent et l’étin- celle des armures qui se brisent. Le soleil se lèverait en vain sur ces malheureux pour leur faire reconnaître qu’ils sont frères ; acharnés à leur oeuvre sanglante, ils ne verraient pas. La poussière de leur combat les aveugle.

Alors, pour emprunter l’expression solennelle de Bossuet, un peuple cesse d’être un peuple. Les événements qui se précipitent avec une rapidité toujours crois- sante s’imprègnent de plus en plus d’un sombre caractère de providence et de fatalité, et le petit nombre d’hommes simples, restés fidèles aux prédictions an- tiques, regardent avec terreur si des signes ne se manifestent pas dans les cieux.

Espérons que nos vieilles monarchies n’en sont point encore là. On conserve quelque espoir de guérison tant que le malade ne repousse pas le médecin, et l’enthousiasme avide qu’éveillent les premiers chants de poésie religieuse que ce siècle a entendus prouve qu’il y a encore une âme dans la société.

C’est à fortifier ce souffle divin, à ranimer cette flamme céleste, que tendent au- jourd’hui tous les esprits vraiment supérieurs. Chacun apporte son étincelle au foyer commun, et, grâce à leur généreuse activité, l’édifice social peut se recons- truire rapidement, comme ces magiques palais des contes arabes, qu’une légion de génies achevait dans une nuit. Aussi trouvons-nous des méditations dans nos écrivains, et des inspirations dans nos poëtes. Il s’élève de toutes parts une gé- nération sérieuse et douce, pleine de souvenirs et d’espérances. Elle redemande son avenir aux prétendus philosophes du dernier siècle, qui voudraient lui faire recommencer leur passé. Elle est pure, et par conséquent indulgente, même pour ces vieux et effrontés coupables qui osent réclamer son admiration ; mais son par- don pour les criminels n’exclut pas son horreur pour les crimes. Elle ne veut pas baser son existence sur des abîmes, sur l’athéisme et sur l’anarchie ; elle répudie l’héritage de mort dont la révolution la poursuit ; elle revient à la religion, parce que la jeunesse ne renonce pas volontiers à la vie ; c’est pourquoi elle exige du poëte plus que les générations antiques n’en ont reçu. Il ne donnait au peuple que des lois, elle lui demande des croyances.

Un des écrivains qui ont le plus puissamment contribué à éveiller parmi nous cette soif d’émotions religieuses, un de ceux qui savent le mieux l’étancher, c’est sans contredit M. l’abbé F. de Lamennais. Parvenu, dès ses premiers pas, au som- met de l’illustration littéraire, ce prêtre vénérable semble n’avoir rencontré la gloire humaine qu’en passant. Il va plus loin. L’époque de l’apparition de l’Essai sur l’in- différence sera une des dates de ce siècle. Il faut qu’il y ait un mystère bien étrange dans ce livre que nul ne peut lire sans espérance ou sans terreur, comme s’il ca- chait quelque haute révélation de notre destinée. Tour à tour majestueux et pas- sionné, simple et magnifique, grave et véhément, profond et sublime, l’écrivain s’adresse au coeur par toutes les tendresses, à l’esprit par tous les artifices, à l’âme par tous les enthousiasmes. Il éclaire comme Pascal, il brûle comme Rousseau, il foudroie comme Bossuet. Sa pensée laisse toujours dans les esprits trace de son passage ; elle abat tous ceux qu’elle ne relève pas. Il faut qu’elle console, à moins qu’elle ne désespère. Elle flétrit tout ce qui ne peut fructifier. Il n’y a point d’opi- nion mixte sur un pareil ouvrage ; on l’attaque comme un ennemi ou on le défend comme un sauveur. Chose frappante ! ce livre était un besoin de notre époque, et la mode s’est mêlée de son succès ! C’est la première fois sans doute que la mode aura été du parti de l’éternité. Tout en dévorant cet écrit, on a adressé à l’auteur une foule de reproches que chacun en particulier aurait dû adresser à sa conscience. Tous ces vices qu’il voulait bannir du coeur humain ont crié comme les vendeurs chassés du temple. On a craint que l’âme ne restât vide lorsqu’il en aurait expulsé les passions. Nous avons entendu dire que ce livre austère attristait la vie, que ce prêtre morose arrachait les fleurs du sentier de l’homme. D’accord ; mais les fleurs qu’il arrache sont celles qui cachaient l’abîme.

Cet ouvrage a encore produit un autre phénomène, bien remarquable de nos jours ; c’est la discussion publique d’une question de théologie. Et ce qu’il y a de singulier, et ce qu’on doit attribuer à l’intérêt extraordinaire excité par l’Essai, la frivolité des gens du monde et la préoccupation des hommes d’état ont disparu un instant devant un débat scolastique et religieux. On a cru voir un moment la Sorbonne renaître entre les deux Chambres.

M. de Lamennais, aidé dans sa force par la force d’en haut, a accoutumé ses lecteurs à le voir porter, sans perdre haleine, d’un bout à l’autre de son immense composition, le fardeau d’une idée fondamentale, vaste et unique. Partout se ré- vèle en lui la possession d’une grande pensée. Il la développe dans toutes ses par- ties, l’illumine dans tous ses détails, l’explique dans tous ses mystères, la critique dans tous ses résultats. Il remonte à toutes les causes comme il redescend à toutes les conséquences.

Un des bienfaits de ces sortes d’ouvrages, c’est qu’ils dégoûtent profondément de tout ce qu’ont écrit de dérisoire et d’ironique les chefs de la secte incrédule. Quand une fois on est monté si haut, on ne peut plus redescendre aussi bas. Dès qu’on a respiré l’air et vu la lumière, on ne saurait rentrer dans ces ténèbres et dans ce vide. On est saisi d’une inexprimable compassion en voyant des hommes épuiser leur souffle d’un jour à forger ou à éteindre Dieu. On est tenté de croire que l’athée est un être à part, organisé à sa façon, et qu’il a raison de réclamer sa place parmi les bêtes ; car on ne conçoit rien à la révolte de l’intelligence contre l’intelligence. Et puis, n’est-ce pas une étrange société que celle de ces individus ayant chacun un créateur de leur création, une foi selon leur opinion, disposant de l’éternité pendant que le temps les emporte, et cherchant à réaliser cette mul- tiplex religio, mot monstrueux trouvé par un païen ? On dirait le chaos à la pour- suite du néant. Tandis que l’âme du chrétien, pareille à la flamme tourmentée en vain par les caprices de l’air, se relève incessamment vers le ciel, l’esprit de ces infidèles est comme le nuage qui change de forme et de route selon le vent qui le pousse. Et l’on rit de les voir juger les choses éternelles du haut de la philoso- phie humaine, ainsi que des malheureux qui graviraient péniblement au sommet d’une montagne pour mieux examiner les étoiles.

Ceux qui apportent aux nations enivrées par tant de poisons la véritable nour- riture de vie et d’intelligence, doivent se confier en la sainteté de leur entreprise. Tôt ou tard, les peuples désabusés se pressent autour d’eux, et leur disent comme Jean à Jésus : Ad quem ibimus ? verba vitae aeternae habes. « A qui irons-nous ? vous avez les paroles de la vie éternelle. »

SUR LORD BYRON
: : : :A PROPOS DE SA MORT

Nous sommes en juin 1824. Lord Byron vient de mourir.

On nous demande notre pensée sur lord Byron, et sur lord Byron mort. Qu’im- porte notre pensée ? à quoi bon l’écrire, à moins qu’on ne suppose qu’il est impos- sible à qui que ce soit de ne pas dire quelques paroles dignes d’être recueillies en présence d’un aussi grand poëte et d’un aussi grand événement ? A en croire les ingénieuses fables de l’orient, une larme devient perle en tombant dans la mer.

Dans l’existence particulière que nous a faite le goût des lettres, dans la région paisible où nous a placé l’amour de l’indépendance et de la poésie, la mort de By- ron a dû nous frapper, en quelque sorte, comme une calamité domestique. Elle a été pour nous un de ces malheurs qui touchent de près. L’homme qui a dévoué ses jours au culte des lettres sent le cercle de sa vie physique se resserrer autour de lui, en même temps que la sphère de son existence intellectuelle s’agrandit. Un petit nombre d’êtres chers occupent les tendresses de son coeur, tandis que tous les poëtes morts et contemporains, étrangers et compatriotes, s’emparent des affections de son âme. La nature lui avait donné une famille, la poésie lui en crée une seconde. Ses sympathies, que si peu d’êtres éveillent auprès de lui, s’en vont chercher, à travers le tourbillon des relations sociales, au delà des temps, au delà des espaces, quelques hommes qu’il comprend et dont il se sent digne d’être compris. Tandis que, dans la rotation monotone des habitudes et des affaires, la foule des indifférents le froisse et le heurte sans émouvoir son attention, il s’éta- blit, entre lui et ces hommes épars que son penchant a choisis, d’intimes rapports et des communications, pour ainsi dire, électriques. Une douce communauté de pensées l’attache, comme un lien invisible et indissoluble, à ces êtres d’élite, iso- lés dans leur monde ainsi qu’il l’est dans le sien ; de sorte que, lorsque par hasard il vient à rencontrer l’un d’entre eux, un regard leur suffit pour se révéler l’un à l’autre ; une parole, pour pénétrer mutuellement le fond de leurs âmes et en re- connaître l’équilibre ; et, au bout de quelques instants, ces deux étrangers sont ensemble comme deux frères nourris du même lait, comme deux amis éprouvés par la même infortune.

Qu’il nous soit permis de le dire, et, s’il le faut, de nous en glorifier, une sym- pathie du genre de celle que nous venons d’expliquer nous entraînait vers Byron. Ce n’était pas certainement l’attrait que le génie inspire au génie ; c’était du moins un sentiment sincère d’admiration, d’enthousiasme et de reconnaissance ; car on doit de la reconnaissance aux hommes dont les oeuvres et les actions font battre noblement le coeur. Quand on nous a annoncé la mort de ce poëte, il nous a sem- blé qu’on nous enlevait une part de notre avenir. Nous n’avons renoncé qu’avec amertume à jamais nouer avec Byron une de ces poétiques amitiés qu’il nous est si doux et si glorieux d’entretenir avec la plupart des principaux esprits de notre époque, et nous lui avons adressé ce beau vers dont un poëte de son école saluait l’ombre généreuse d’André Chénier :

: : :Adieu donc, jeune ami que je n’ai pas connu.

Puisque nous venons de laisser échapper un mot sur l’école particulière de lord Byron, il ne sera peut-être pas hors de propos d’examiner ici quelle place elle oc- cupe dans l’ensemble de la littérature actuelle, que l’on attaque comme si elle pouvait être vaincue, que l’on calomnie comme si elle pouvait être condamnée. Des esprits faux, habiles à déplacer toutes les questions, cherchent à accréditer parmi nous une erreur bien singulière. Ils ont imaginé que la société présente était exprimée en France par deux littératures absolument opposées, c’est-à-dire que le même arbre portait naturellement à la fois deux fruits d’espèces contraires, que la même cause produisait simultanément deux effets incompatibles. Mais ces en- nemis des innovations ne se sont pas même aperçus qu’ils créaient là une logique toute nouvelle. Ils continuent chaque jour de traiter la littérature qu’ils nomment classique comme si elle vivait encore, et celle qu’ils appellent romantique comme si elle allait périr. Ces doctes rhéteurs, qui vont proposant sans cesse de changer ce qui existe contre ce qui a existé, nous rappellent involontairement le Roland fou de l’Arioste qui prie gravement un passant d’accepter une jument morte en échange d’un cheval vivant. Roland, il est vrai, convient que sa jument est morte, tout en ajoutant que c’est là son seul défaut. Mais les Rolands du prétendu genre classique ne sont pas encore à cette hauteur, en fait de jugement ou de bonne foi. Il faut donc leur arracher ce qu’ils ne veulent pas accorder, et leur déclarer qu’il n’existe aujourd’hui qu’une littérature comme il n’existe qu’une société ; que les littératures antérieures, tout en laissant des monuments immortels, ont dû dis- paraître et ont disparu avec les générations dont elles ont exprimé les habitudes sociales et les émotions politiques. Le génie de notre époque peut être aussi beau que celui des époques les plus illustres, il ne peut être le même ; et il ne dépend pas plus des écrivains contemporains de ressusciter une littérature[1] passée, qu’il ne dépend du jardinier de faire reverdir les feuilles de l’automne sur les rameaux du printemps.

Qu’on ne s’y trompe pas, c’est en vain surtout qu’un petit nombre de petits es- prits essayent de ramener les idées générales vers le désolant système littéraire du dernier siècle. Ce terrain, naturellement aride, est depuis longtemps dessé- ché. D’ailleurs on ne recommence pas les madrigaux de Dorat après les guillo- tines de Robespierre, et ce n’est pas au siècle de Bonaparte qu’on peut continuer Voltaire. La littérature réelle de notre âge, celle dont les auteurs sont proscrits à la façon d’Aristide ; celle qui, répudiée par toutes les plumes, est adoptée par toutes les lyres ; celle qui, malgré une persécution vaste et calculée, voit tous les talents éclore dans sa sphère orageuse, comme ces fleurs qui ne croissent qu’en des lieux battus des vents ; celle enfin qui, réprouvée par ceux qui décident sans méditer, est défendue par ceux qui pensent avec leur âme, jugent avec leur esprit et sentent avec leur coeur ; cette littérature n’a point l’allure molle et effrontée de la muse qui chanta le cardinal Dubois, flatta la Pompadour et outragea notre Jeanne d’Arc. Elle n’interroge ni le creuset de l’athée ni le scalpel du matérialiste. Elle n’emprunte pas au sceptique cette balance de plomb dont l’intérêt seul rompt l’équilibre. Elle n’enfante pas dans les orgies des chants pour les massacres. Elle ne connaît ni l’adulation ni l’injure. Elle ne prête point de séductions au mensonge. Elle n’en- lève point leur charme aux illusions. Étrangère à tout ce qui n’est pas son but vé- ritable, elle puise la poésie aux sources de la vérité. Son imagination se féconde par la croyance. Elle suit les progrès du temps, mais d’un pas grave et mesuré. Son caractère est sérieux, sa voix est mélodieuse et sonore. Elle est, en un mot, ce que doit être la commune pensée d’une grande nation après de grandes calamités, triste, fière et religieuse. Quand il le faut, elle n’hésite pas à se mêler aux discordes publiques pour les juger ou pour les apaiser. Car nous ne sommes plus au temps des chansons bucoliques, et ce n’est pas la muse du dix-neuvième siècle qui peut dire :

: : :Non me agitant populi fasces, aut purpura regum.

Cette littérature cependant, comme toutes les choses de l’humanité, présente, dans son unité même, son côté sombre et son côté consolant. Deux écoles se sont formées dans son sein, qui représentent la double situation où nos mal- heurs politiques ont respectivement laissé les esprits, la résignation et le déses- poir. Toutes deux reconnaissent ce qu’une philosophie moqueuse avait nié, l’éter- nité de Dieu, l’âme immortelle, les vérités primordiales et les vérités révélées ; mais celle-ci pour adorer, celle-là pour maudire. L’une voit tout du haut du ciel, l’autre du fond de l’enfer. La première place au berceau de l’homme un ange qu’il retrouve encore assis au chevet de son lit de mort ; l’autre environne ses pas de démons, de fantômes et d’apparitions sinistres. La première lui dit de se confier, parce qu’il n’est jamais seul ; la seconde l’effraye en l’isolant sans cesse. Toutes deux possèdent également l’art d’esquisser des scènes gracieuses et de crayon- ner des figures terribles ; mais la première, attentive à ne jamais briser le coeur, donne encore aux plus sombres tableaux je ne sais quel reflet divin ; la seconde, toujours soigneuse d’attrister, répand sur les images les plus riantes comme une lueur infernale. L’une, enfin, ressemble à Emmanuel, doux et fort, parcourant son royaume sur un char de foudre et de lumière ; l’autre est ce superbe Satan[2] qui entraîna tant d’étoiles dans sa chute lorsqu’il fut précipité du ciel. Ces deux écoles jumelles, fondées sur la même base, et nées, pour ainsi dire, au même berceau, nous paraissent spécialement représentées dans la littérature européenne par deux illustres génies, Chateaubriand et Byron.

Au sortir de nos prodigieuses révolutions, deux ordres politiques luttaient sur le même sol. Une vieille société achevait de s’écrouler ; une société nouvelle com- mençait à s’élever. Ici des ruines, là des ébauches. Lord Byron, dans ses lamen- tations funèbres, a exprimé les dernières convulsions de la société expirante. M. de Chateaubriand, avec ses inspirations sublimes, a satisfait aux premiers besoins de la société ranimée. La voix de l’un est comme l’adieu du cygne à l’heure de la mort ; la voix de l’autre est pareille au chant du phénix renaissant de sa cendre.

Par la tristesse de son génie, par l’orgueil de son caractère, par les tempêtes de sa vie, lord Byron est le type du genre de poésie dont il a été le poëte. Tous ses ouvrages sont profondément marqués du sceau de son individualité. C’est tou- jours une figure sombre et hautaine que le lecteur voit passer dans chaque poëme comme à travers un crêpe de deuil. Sujet quelquefois, comme tous les penseurs profonds, au vague et à l’obscurité, il a des paroles qui sondent toute une âme, des soupirs qui racontent toute une existence. Il semble que son coeur s’entr’ouvre à chaque pensée qui en jaillit comme un volcan qui vomit des éclairs. Les douleurs, les joies, les passions n’ont point pour lui de mystères, et s’il ne fait voir les objets réels qu’à travers un voile, il montre à nu les régions idéales. On peut lui repro- cher de négliger absolument l’ordonnance de ses poëmes ; défaut grave, car un poëme qui manque d’ordonnance est un édifice sans charpente ou un tableau sans perspective. Il pousse également trop loin le lyrique dédain des transitions ; et l’on désirerait parfois que ce peintre si fidèle des émotions intérieures jetât sur les descriptions physiques des clartés moins fantastiques et des teintes moins va- poreuses. Son génie ressemble trop souvent à un promeneur sans but qui rêve en marchant, et qui, absorbé dans une intuition profonde, ne rapporte qu’une image confuse des lieux qu’il a parcourus. Quoi qu’il en soit, même dans ses moins belles oeuvres, cette capricieuse imagination s’élève à des hauteurs où l’on ne parvient pas sans des ailes. L’aigle a beau fixer ses yeux sur la terre, il n’en conserve pas moins le regard sublime dont la portée s’étend jusqu’au soleil[3]. On a prétendu que l’auteur de Don Juan appartenait, par un côté de son esprit, à l’école de l’auteur de Candide. Erreur ! il y a une différence profonde entre le rire de Byron et le rire de Voltaire. Voltaire n’avait pas souffert.

Ce serait ici le moment de dire quelque chose de la vie si tourmentée du noble poëte ; mais, dans l’incertitude où nous sommes sur les causes réelles des mal- heurs domestiques qui avaient aigri son caractère, nous aimons mieux nous taire, de peur que notre plume ne s’égare malgré nous. Ne connaissant lord Byron que d’après ses poëmes, il nous est doux de lui supposer une vie selon son âme et son génie. Comme tous les hommes supérieurs, il a certainement été en proie à la calomnie. Nous n’attribuons qu’à elle les bruits injurieux qui ont si longtemps accompagné l’illustre nom du poëte. D’ailleurs celle que ses torts ont offensée les a sans doute oubliés la première en présence de sa mort. Nous espérons qu’elle lui a pardonné ; car nous sommes de ceux qui ne pensent pas que la haine et la vengeance aient quelque chose à graver sur la pierre d’un tombeau.

Et nous, pardonnons-lui de même ses fautes, ses erreurs, et jusqu’aux ouvrages où il a paru descendre de la double hauteur de son caractère et de son talent ; pardonnons-lui, il est mort si noblement ! il est si bien tombé ! Il semblait là comme un belliqueux représentant de la muse moderne dans la patrie des muses an- tiques. Généreux auxiliaire de la gloire, de la religion et de la liberté, il avait apporté son épée et sa lyre aux descendants des premiers guerriers et des premiers poëtes ; et déjà le poids de ses lauriers faisait pencher la balance en faveur des malheureux hellènes. Nous lui devons, nous particulièrement, une reconnaissance profonde. Il a prouvé à l’Europe que les poëtes de l’école nouvelle, quoiqu’ils n’adorent plus les dieux de la Grèce païenne, admirent toujours ses héros ; et que, s’ils ont déserté l’Olympe, du moins ils n’ont jamais dit adieu aux Thermopyles.

La mort de Byron a été accueillie dans tout le continent par les signes d’une douleur universelle. Le canon des grecs a longtemps salué ses restes, et un deuil national a consacré la perte de cet étranger parmi les calamités publiques. Les portes orgueilleuses de Westminster se sont ouvertes comme d’elles-mêmes, afin que la tombe du poëte vînt honorer le sépulcre des rois. Le dirons-nous ? Au mi- lieu de ces glorieuses marques de l’affliction générale, nous avons cherché quel témoignage solennel d’enthousiasme Paris, cette capitale de l’Europe, rendait à l’ombre héroïque de Byron, et nous avons vu une marotte qui insultait sa lyre et des tréteaux qui outrageaient son cercueil[4] !

[1 : Il ne faut pas perdre de vue, en lisant ceci, que par les mots littérature d’un siècle, on doit entendre non-seulement l’ensemble des ouvrages produits durant ce siècle, mais encore l’ordre général d’idées et de sentiments qui-le plus souvent à l’insu des auteurs mêmes-a présidé à leur composition.

[2 : Ce n’est ici qu’un simple rapport qui ne saurait justifier le titre d’école sata- nique sous lequel un homme de talent a désigné l’école de lord Byron.

[3 : Dans un moment où l’Europe entière rend un éclatant hommage au génie de lord Byron, avoué grand homme depuis qu’il est mort, le lecteur sera curieux de relire ici quelques phrases de l’article remarquable dont la Revue d’Édimbourg, journal accrédité, salua l’illustre poëte à son début. C’est d’ailleurs sur ce ton que certains journaux nous entretiennent chaque matin ou chaque soir des premiers talents de notre époque.

« La poésie de notre jeune lord est de cette classe que ni les dieux ni les hommes ne tolèrent. Ses inspirations sont si plates qu’on pourrait les comparer à une eau stagnante. Comme pour s’excuser, le noble auteur ne cesse de rappeler qu’il est mineur… Peut-être veut-il nous dire : « Voyez comme un mineur écrit. »Mais hélas ! nous nous rappelons tous la poésie de Cowley à dix ans, et celle de Pope à douze. Loin d’apprendre avec surprise que de mauvais vers ont été écrits par un écolier au sortir du collège, nous croyons la chose très commune, et, sur dix écoliers, neuf peuvent en faire autant et mieux que lord Byron.

« Dans le fait, cette seule considération (celle du rang de l’auteur) nous fait don- ner une place à lord Byron dans notre journal, outre notre désir de lui conseiller d’abandonner la poésie pour mieux employer ses talents.

« Dans cette intention, nous lui dirons que la rime et le nombre des pieds, quand ce nombre serait toujours régulier, ne constituent pas toute la poésie, nous vou- drions lui persuader qu’un peu d’esprit et d’imagination sont indispensables, et que pour être lu un poëme a besoin aujourd’hui de quelque pensée ou nouvelle ou exprimée de façon à paraître telle.

« Lord Byron devrait aussi prendre garde de tenter ce que de grands poëtes ont tenté avant lui ; car les comparaisons ne sont nullement agréables, comme il a pu l’apprendre de son maître d’écriture.

« Quant à ses imitations de la poésie ossianique, nous nous y connaissons si peu que nous risquerions de critiquer du Macpherson tout pur en voulant exprimer notre opinion sur les rapsodies de ce nouvel imitateur… Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’elles ressemblent à du Macpherson, et nous sommes sûr qu’elles sont tout aussi stupides et ennuyeuses que celles de notre compatriote.

« Une grande partie du volume est consacrée à immortaliser les occupations de l’auteur pendant son éducation. Nous sommes fâché de donner une mauvaise idée de la psalmodie du collége par la citation de ces stances attiques : (Suit la citation)…

« Mais quelque jugement qu’on puisse prononcer sur les poésies du noble mi- neur, il nous semble que nous devons les prendre comme nous les trouvons et nous en contenter ; car ce sont les dernières que nous recevrons de lui… Qu’il réus- sisse ou non, il est très peu probable qu’il condescende de nouveau à devenir au- teur. Prenons donc ce qui nous est offert et soyons reconnaissants. De quel droit ferions-nous les délicats, pauvres diables que nous sommes ! C’est trop d’honneur pour nous de tant recevoir d’un homme du rang de ce lord. Soyons reconnais- sants, nous le répétons, et ajoutons avec le bon Sancho : Que Dieu bénisse celui qui nous donne ! ne regardons pas le cheval à la bouche quand il ne coûte rien. »

Lord Byron daigna se venger de ce misérable fatras de lieux communs, thème perpétuel que la médiocrité envieuse reproduit sans cesse contre le génie. Les au- teurs de la Revue d’Édimbourg furent contraints de reconnaître son talent sous les coups de son fouet satirique. L’exemple paraît bon à suivre, nous avouerons cependant que nous eussions mieux aimé voir lord Byron garder à leur égard le silence du mépris. Si ce n’eût été le conseil de son intérêt, c’eût été du moins celui de sa dignité.

[4 : Quelques jours après la nouvelle de la mort de lord Byron, on représentait encore à je ne sais quel théâtre du boulevard je ne sais quelle facétie de mauvais ton et de mauvais goût, où ce noble poëte est personnellement mis en scène sous le nom ridicule de lord Trois-Étoiles.

Chapitre 8

: : : :Juillet 1824.

: : : : :I

Il faut bien que toutes les oreilles possibles s’habituent à l’entendre dire et re- dire, une révolution est faite dans les arts. Elle a commencé par la poésie, elle s’est continuée dans la musique ; la voilà qui renouvelle la peinture ; et avant peu elle ressuscitera infailliblement la sculpture et l’architecture, depuis longtemps mortes comme meurent toujours les arts, en pleine académie. Au reste, cette ré- volution n’est qu’un retour universel à la nature et à la vérité. C’est l’extirpation du faux goût qui, depuis près de trois siècles, substituant sans cesse les conventions de l’école à toutes les réalités, a vicié tant de beaux génies. La génération nouvelle a décidément jeté là le haillon classique, la guenille philosophique, l’oripeau my- thologique. Elle a revêtu la robe virile, et s’est débarrassée des préjugés, tout en étudiant les traditions.

Il est risible d’entendre disserter, sur un changement invinciblement amené par le cours des événements, cette tourbe innombrable d’esprits faux, de petits doc- teurs, de grands pédants, de lourds railleurs, de jugeurs à verbe haut, de critiques superficiels, également propres à raisonner sur tout parce qu’ils ignorent tout au même degré ; d’artistes médiocres, qui ne connaissent le talent que par l’envie dont il les tourmente et l’impuissance dont il les accable. Ces bonnes gens s’ima- ginent qu’à force de cris, de colère et d’anathèmes, ils parviendront à détruire ou à modifier selon leur fantaisie un ordre d’idées qui résulte nécessairement d’un ordre de choses. Ils ne comprennent pas que, de même qu’un orage change l’état de l’atmosphère, une révolution change l’état de la société. On les voit s’évertuant en efforts inutiles pour corriger la littérature et les arts nés de cette révolution. Je serais curieux de savoir comment ils s’y prendraient pour repeindre l’arc-en-ciel.

En attendant qu’ils aient résolu ce problème, l’arc-en-ciel brillera, et ce siècle sera ce qu’il est dans sa destinée d’être.

Que la nouvelle génération laisse donc des critiques accrédités ou non affirmer, avec une grotesque assurance, que l’art est chez nous en pleine décadence. Il faut se souvenir que l’académie a condamné le Cid ; que MM. Morellet et Hoffman ont donné des férules à l’auteur du Génie du christianisme ; que la Revue d’Édim- bourg a renvoyé lord Byron à l’école ; il faut laisser la médiocrité peser de toutes ses petites forces sur le talent naissant. Elle ne l’étouffera pas. Et, à tout prendre, est-ce donc un spectacle moins amusant qu’un autre, que de voir un homme de génie foudroyé par un professeur de gazette ou d’athénée ? C’est l’aigle dans les serres du moineau franc.

: : : : :II

L’expression de l’amour, dans les poëtes de l’école antique (à quelque nation et à quelque époque qu’ils appartiennent), manque en général de chasteté et de pudeur. Cette observation, peu importante au premier aspect, se rattache cepen- dant aux plus hautes considérations. Si nous voulions l’examiner sérieusement, nous trouverions au fond de cette question toutes les sociétés païennes et tous les cultes idolâtriques. L’absence de chasteté dans l’amour est peut-être le signe caractéristique des civilisations et des littératures que n’a point purifiées le chris- tianisme. Sans parler de ces poésies monstrueuses par lesquelles Anacréon, Ho- race, Virgile même ont immortalisé d’infâmes débauches et de honteuses habi- tudes, les chants amoureux des poëtes païens anciens et modernes, de Catulle, de Tibulle, de Bertin, de Bernis, de Parny, ne nous offrent rien de cette délicatesse, de cette modestie, de cette retenue sans lesquelles l’amour n’est plus qu’un ins- tinct animal et qu’un appétit charnel. Il est vrai que l’amour chez ces poëtes est aussi raffiné qu’il est grossier. Il est difficile d’exprimer plus ingénieusement ce que sentent les brutes ; et c’est sans doute pour qu’il y ait une différence entre leurs amours et ceux des animaux que ces galants diseurs font des élégies. Ils en sont même venus à convertir en science ce qu’il y a de plus naturel au monde ; et l’art d’aimer a été enseigné par Ovide aux païens du siècle d’Auguste, par Gentil Bernard aux païens du siècle de Voltaire.

Avec quelque attention, on reconnaît qu’il existe une différence entre les pre- miers et les derniers artistes en amour. A une nuance près, leur vermillon est le même. Tous chantent la volupté matérielle. Mais les poëtes païens, grecs et ro- mains, semblent le plus souvent des maîtres qui commandent à des esclaves, tan- dis que les poëtes païens français sont toujours des esclaves implorant leurs maî- tresses. Et le secret des deux civilisations différentes est tout entier là-dedans. Les sociétés polies, mais idolâtres, de Rome et d’Athènes ignoraient la céleste dignité de la femme, révélée plus tard aux hommes par le Dieu qui voulut naître d’une fille d’Ève. Aussi l’amour, chez ces peuples, ne s’adressant qu’aux esclaves et aux courtisanes, avait-il quelque chose d’impérieux et de méprisant. Tout, dans la civi- lisation chrétienne, tend au contraire à l’ennoblissement du sexe faible et beau ; et l’évangile paraît avoir rendu leur rang aux femmes, afin qu’elles conduisissent les hommes au plus haut degré possible de perfectionnement social. Ce sont elles qui ont créé la chevalerie ; et cette institution merveilleuse, en disparaissant des mo- narchies modernes, y a laissé l’honneur comme une âme ; l’honneur, cet instinct de nature, qui est aussi une superstition de société ; cette seule puissance dont un français, supporte patiemment la tyrannie ; ce sentiment mystérieux inconnu aux anciens justes, qui est tout à la fois plus et moins que la vertu. A l’heure qu’il est, remarquons bien ceci, l’honneur est ignoré des peuples à qui l’évangile n’a pas encore été révélé, ou chez lesquels l’influence morale des femmes est nulle. Dans notre civilisation, si les lois donnent la première place à l’homme, l’honneur donne le premier rang à la femme. Tout l’équilibre des sociétés chrétiennes est là.

: : : : :III

Je ne sais par quelle bizarre manie on prétend aujourd’hui refuser au génie le droit d’admirer hautement le génie ; on insulte à l’enthousiasme que le chant du poëte inspire à un poëte ; et l’on veut que ceux qui ont du talent ne soient jugés que par ceux qui n’en ont pas. On dirait que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus accoutumés qu’aux jalousies littéraires. Notre âge envieux se raille de cette fraternité poétique, si douce et si noble entre rivaux. Il a oublié l’exemple de ces antiques amitiés qui se resserraient dans la gloire ; et il accueillerait d’un rire dédaigneux l’allocution touchante qu’Horace adressait au vaisseau de Virgile.

: : : : :IV

La composition poétique résulte de deux phénomènes intellectuels, la médita- tion et l’inspiration. La méditation est une faculté ; l’inspiration est un don. Tous les hommes, jusqu’à un certain degré, peuvent méditer ; bien peu sont inspirés. Spiritus flat ubi vult. Dans la méditation, l’esprit agit ; dans l’inspiration, il obéit ; parce que la première est en l’homme, tandis que la seconde vient de plus haut. Celui qui nous donne cette force est plus fort que nous. Ces deux opérations de la pensée se lient intimement dans l’âme du poëte. Le poëte appelle l’inspiration par la méditation, comme les prophètes s’élevaient à l’extase par la prière. Pour que la muse se révèle à lui, il faut qu’il ait en quelque sorte dépouillé toute son existence matérielle dans le calme, dans le silence et dans le recueillement. Il faut qu’il se soit isolé de la vie extérieure, pour jouir avec plénitude de cette vie inté- rieure qui développe en lui comme un être nouveau ; et ce n’est que lorsque le monde physique a tout à fait disparu de ses yeux, que le monde idéal peut lui être manifesté. Il semble que l’exaltation poétique ait quelque chose de trop su- blime pour la nature commune de l’homme. L’enfantement du génie ne saurait s’accomplir, si l’âme ne s’est d’abord purifiée de toutes ces préoccupations vul- gaires que l’on traîne après soi dans la vie ; car la pensée ne peut prendre des ailes avant d’avoir déposé son fardeau. Voilà sans doute pourquoi l’inspiration ne vient que précédée de la méditation. Chez les juifs, ce peuple dont l’histoire est si fé- conde en symboles mystérieux, quand le prêtre avait édifié l’autel, il y allumait le feu terrestre, et c’est alors seulement que le rayon divin y descendait du ciel.

Si l’on s’accoutumait à considérer les compositions littéraires sous ce point de vue, la critique prendrait probablement une direction nouvelle ; car il est certain que le véritable poëte, s’il est maître du choix de ses méditations, ne l’est nul- lement de la nature de ses inspirations. Son génie, qu’il a reçu et qu’il n’a point acquis, le domine le plus souvent ; et il serait singulier et peut-être vrai de dire que l’on est parfois étranger comme homme à ce que l’on a écrit comme poëte. Cette idée paraîtra sans doute paradoxale au premier aperçu. C’est pourtant une question, de savoir jusqu’à quel point le chant appartient à la voix, et la poésie au poëte.

Heureux celui qui sent dans sa pensée cette double puissance de méditation et d’inspiration, qui est le génie ! Quel que soit son siècle, quel que soit son pays, fût- il né au sein des calamités domestiques, fût-il jeté dans un temps de révolutions, ou, ce qui est plus déplorable encore, dans une époque d’indifférence, qu’il se confie à l’avenir ; car si le présent appartient aux autres hommes, l’avenir est à lui. Il est du nombre de ces êtres choisis qui doivent venir à un jour marqué. Tôt ou tard ce jour arrive, et c’est alors que, nourri de pensées et abreuvé d’inspirations, il peut se montrer hardiment à la foule, en répétant le cri sublime du poëte :

: :Voici mon orient ; peuples, levez les yeux !

: : : : :V

Si jamais composition littéraire a profondément porté l’empreinte ineffaçable de la méditation et de l’inspiration, c’est le Paradis perdu. Une idée morale, qui touche à la fois aux deux natures de l’homme ; une leçon terrible donnée en vers sublimes ; une des plus hautes vérités de la religion et de la philosophie, dévelop- pée dans une des plus belles fictions de la poésie ; l’échelle entière de la création parcourue depuis le degré le plus élevé jusqu’au degré le plus bas ; une action qui commence par Jésus et se termine par Satan ; Ève entraînée par la curiosité, la compassion et l’imprudence, jusqu’à la perdition ; la première femme en contact avec le premier démon ; voilà ce que présente l’oeuvre de Milton ; drame simple et immense, dont tous les ressorts sont des sentiments ; tableau magique qui fait graduellement succéder à toutes les teintes de lumière toutes les nuances de té- nèbres ; poëme singulier, qui charme et qui effraye !

: : : : :VI

Quand les défauts d’une tragédie ont cela de particulier qu’il faut, pour en être choqué, avoir lu l’histoire et connaître les règles, le grand nombre des spectateurs s’en aperçoit peu, parce qu’il ne sait que sentir. Aussi le grand nombre juge-t-il toujours bien. Et en effet, pourquoi trouver si mauvais qu’un auteur tragique viole quelquefois l’histoire ? Si cette licence n’est pas poussée trop loin, que m’importe la vérité historique, pourvu que la vérité morale soit observée ! Voulez-vous donc que l’on dise de l’histoire ce qu’on a dit de la Poétique d’Aristote : elle fait faire de bien mauvaises tragédies ? Soyez peintre fidèle de la nature et des caractères, et non copiste servile de l’histoire. Sur la scène, j’aime mieux l’homme vrai que le fait vrai.

: : : : :VII

Quand on suit attentivement et siècle par siècle, dans les fastes de la France, l’histoire des arts, si étroitement liée à l’histoire politique des peuples, on est frappé, en arrivant jusqu’à notre temps, d’un phénomène singulier. Après avoir retrouvé sur les vitraux des merveilleuses cathédrales du moyen âge comme un reflet de cette belle époque de la grande féodalité, des croisades, de la chevalerie, époque qui n’a laissé ni dans la mémoire des hommes, ni sur la face de la terre, aucun ves- tige qui n’ait quelque chose de monumental, on passe au règne de François 1er, si étourdiment appelé ère de la renaissance des arts. On voit distinctement le fil qui lie ce siècle ingénieux au moyen âge. Ce sont déjà, moins leur pureté et leur origi- nalité propres, les formes grecques ; mais c’est toujours l’imagination gothique. La poésie, naïve encore dans Marot, a pourtant cessé d’être populaire pour devenir mythologique. On sent qu’on vient de changer de route. Déjà les études classiques ont gâté le goût national. Sous Louis XIII, la dégénération est sensible ; on subit les conséquences du mauvais système où les arts se sont engagés. On n’a plus de Jean Goujon, plus de Jean Cousin, plus de Germain Pilon ; et les types vicieux, que leur génie corrigeait par tant de grâce et d’élégance, redeviennent lourds et bâtards entre les mains de leurs copistes. A cette décadence se mêle je ne sais quel faux goût florentin, naturalisé en France par les Médicis. Tout se relève sous le sceptre éclatant de Louis XIV, mais rien ne se redresse. Au contraire, le principe de l’imi- tation des anciens devient loi pour les arts, et les arts restent froids, parce qu’ils restent faux. Quoique imposant, il faut le dire, le génie de ce siècle illustre est in- complet. Sa richesse n’est que de la pompe, sa grandeur n’est que de la majesté.

Enfin, sous Louis XV, tous les germes ont porté leurs fruits. Les arts selon Aris- tote tombent de décrépitude avec la monarchie selon Richelieu. Cette noblesse factice que leur imprimait Louis XIV meurt avec lui. L’esprit philosophique achève de mûrir l’oeuvre classique ; et, dans ce siècle de turpitudes, les arts ne sont qu’une turpitude de plus. Architecture, sculpture, peinture, poésie, musique, tout, à bien peu d’exceptions près, montre les mêmes difformités. Voltaire amuse une courti- sane régnante des tortures d’une vierge martyre. Les vers de Dorat naissent pour les bergères de Boucher. Siècle ignoble quand il n’est pas ridicule, ridicule quand il n’est pas hideux ; et qui, commençant au cabaret pour finir à la guillotine, cou- ronnant ses fêtes par des massacres et ses danses par la carmagnole, ne mérite place qu’entre le chaos et le néant.

Le siècle de Louis XIV ressemble à une cérémonie de cour réglée par l’étiquette ; le siècle de Louis XV est une orgie de taverne, où la démence s’accouple au vice. Cependant, quelque différentes qu’elles paraissent au premier abord, une cohé- sion intime existe entre ces deux époques. D’une solennité d’apparat ôtez l’éti- quette, il vous restera une cohue ; du règne de Louis XIV ôtez la dignité, vous aurez le règne de Louis XV.

Heureusement, et c’est là que nous voulions en venir, le même lien est loin d’en- chaîner le dix-neuvième siècle au dix-huitième. Chose étrange ! quand on com- pare notre époque si austère, si contemplative, et déjà si féconde en événements prodigieux, aux trois siècles qui l’ont précédée, et surtout à son devancier immé- diat, on a d’abord peine à comprendre comment il se fait qu’elle vienne à leur suite ; et son histoire, après la leur, a l’air d’un livre dépareillé. On serait tenté de croire que Dieu s’est trompé de siècle dans sa distribution alternative des temps. De notre siècle à l’autre, on ne peut découvrir la transition. C’est qu’en effet il n’en existe pas. Entre Frédéric et Bonaparte, Voltaire et Byron, Vanloo et Géricault, Bou- cher et Charlet, il y a un abîme, la révolution.

Chapitre 9

Ce ne serait pas, à notre avis, un tableau sans grandeur et sans nouveauté que celui où l’on essayerait de dérouler sous nos yeux l’histoire entière de la civili- sation. On pourrait la montrer se propageant par degrés de siècle en siècle sur le globe, et envahissant tour à tour toutes les parties du monde. On la verrait poindre en Asie, dans cette Inde centrale et mystérieuse où la tradition des peuples a placé le paradis terrestre. Comme le jour, la civilisation a son aurore en orient. Peu à peu elle s’éveille et s’étend dans son vieux berceau asiatique. D’un bras, elle dépose dans un coin du monde la Chine, avec les hiéroglyphes, l’artillerie et l’imprime- rie, comme une première ébauche de ses oeuvres futures, comme un immuable échantillon de ce qu’elle fera un jour. De l’autre, elle jette à l’occident ces grands empires d’Assyrie, de Perse, de Chaldée, ces villes prodigieuses, Babylone, Suse, Persépolis, métropoles de la terre, qui n’a pas même gardé leur trace. Alors, tan- dis que tout le reste du globe est submergé sous de profondes ténèbres, resplendit dans tout son éclat cette haute civilisation théocratique de l’orient, dont on en- trevoit à peine, à travers tant de siècles, quelques rayons éblouissants, quelques gigantesques vestiges, et qui nous paraît fabuleuse, tant elle est lointaine, vague et confuse ! Cependant la civilisation marche et se développe toujours. L’intérieur des terres ne lui suffit plus, elle colonise le bord des mers. Aux populations de la- boureurs et de bergers succèdent des races de pêcheurs et de commerçants. De là, les phéniciens, les phrygiens, Sidon, Troie, Sarepta, et Tyr, qui bat les mers, comme dit l’Écriture, avec les ailes de mille vaisseaux. Enfin, prête à déborder l’Asie, elle fonde sur la limite de l’Afrique cette énigmatique Égypte, ce peuple de prêtres et de marchands, de laboureurs et de matelots, qui est en quelque sorte la transition de la civilisation asiatique à la civilisation africaine, des empires théocratiques aux républiques commerçantes, de Babylone à Carthage.

Sur l’Égypte, en effet, s’appuient les trois civilisations successives d’Asie, d’Afrique et d’Europe. L’Égypte est la clef de voûte de l’ancien continent.

Ici la civilisation se bifurque, pour ainsi parler. Elle prend deux routes, l’une au nord, l’autre au couchant ; et, tandis que l’Égypte crée la Grèce en Europe, Sidon apporte Carthage en Afrique. Alors la scène change. L’Asie s’éteint. C’est le tour de l’Afrique. Les carthaginois complètent l’oeuvre des phéniciens, leurs pères. Pendant que derrière eux s’élèvent, comme les arcs-boutants de leur em- pire, ces royaumes de Nubie, d’Abyssinie, de Nigritie, d’Éthiopie, de Numidie ; pendant que se peuple et se féconde cette terre de feu qui doit porter les Juba et les Jugurtha, Carthage s’empare des mers et court les aventures. Elle débarque en Sicile, en Corse, en Sardaigne. Puis la Méditerranée ne lui suffit plus. Ses in- nombrables vaisseaux franchissent les colonnes d’Hercule, où plus tard la timide navigation des grecs et des romains croira voir les bornes du monde. Bientôt les colonies carthaginoises, risquées sur l’océan, dépassent la péninsule hispanique. Elles montent hardiment vers le nord, et, tout en côtoyant la rive occidentale de l’Europe, apportent le dialecte phénicien, d’abord en Biscaye, où on le retrouve colorant de mots étranges l’ancienne langue ibérique, puis en Irlande, au pays de Galles, en Armorique, où il subsiste encore aujourd’hui, mêlé au celte primi- tif. Elles enseignent à ces sauvages peuplades quelque chose de leurs arts, de leur commerce, de leur religion ; le culte monstrueux du Saturne carthaginois, qui de- vient le Teutatès celte ; les sacrifices humains ; et jusqu’au mode de ces sacrifices, les victimes brûlées vives dans des cages d’osier à forme humaine. Ainsi Carthage donne aux celtes ce qu’elle a de la théocratie asiatique, dénaturé par sa féroce ci- vilisation. Les druides sont des mages ; seulement ils ont passé par l’Afrique. Tout, chez ces peuples, se ressent de leur contact avec l’orient. Leurs monuments bruts prennent quelque chose d’égyptien. De grossiers hiéroglyphes, les caractères ru- niques, commencent à en marquer la face, que jusque-là le fer n’avait pas tou- chée ; et il n’est pas prouvé que ce ne soit point la puissante navigation carthagi- noise qui ait déposé sur la grève armoricaine cet autre hiéroglyphe monumental, Karnac, livre colossal et éternel dont les siècles ont perdu le sens et dont chaque lettre est un obélisque de granit. Comme Thèbes, la Bretagne a son palais de Kar- nac.

L’audace punique ne s’est peut-être pas arrêtée là. Qui sait jusqu’où est allée Carthage ? N’est-il pas étrange qu’après tant de siècles on ait retrouvé vivant en Amérique le culte du soleil, le Bélus assyrien, le Mithra persan ? N’est-il pas éton- nant qu’on y ait retrouvé des vestales (les filles du soleil), débris du sacerdoce asia- tique et africain, emprunté aussi par Rome à Carthage ? N’est-il pas merveilleux enfin que ces ruines du Pérou et du Mexique, magnifiques témoins d’une an- cienne civilisation éteinte, ressemblent si fort par leur caractère et par leurs or- nements aux monuments syriaques ; par leur forme et par leurs hiéroglyphes, à l’architecture égyptienne ?…

Quoi qu’il en soit, le colosse carthaginois, maître des mers, héritier de la civili- sation d’Asie, d’un bras s’appuyant sur l’Egypte, de l’autre environnant déjà l’Eu- rope, est un moment le centre des nations, le pivot du globe. L’Afrique domine le monde.

Cependant la civilisation a déposé son germe en Grèce[1]. Il y a pris racine, il s’y est développé, et du premier jet a produit un peuple capable de le défendre contre les irruptions de l’Asie, contre les revendications hautaines de cette vieille mère des nations. Mais, si ce peuple a su défendre le feu sacré, il ne saurait le propa- ger. Manquant de métropole et d’unité, divisée en petites républiques qui luttent entre elles, et dans l’intérieur desquelles se heurtent déjà toutes les formes de gou- vernement, démocratie, oligarchie, aristocratie, royauté, ici énervée par des arts précoces, là nouée par des lois étroites, la société grecque a plus de beauté que de puissance, plus d’élégance que de grandeur, et la civilisation s’y raffine avant de se fortifier. Aussi Rome se hâte-t-elle d’arracher à la Grèce le flambeau de l’Europe, elle le secoue du haut du Capitole et lui fait jeter des rayons inattendus. Rome, pareille à l’aigle, son redoutable symbole, étend largement ses ailes, déploie puis- samment ses serres, saisit la foudre et s’envole. Carthage est le soleil du monde, c’est sur Carthage que se fixent ses yeux. Carthage est maîtresse des océans, maî- tresse des royaumes, maîtresse des nations. C’est une ville magnifique, pleine de splendeur et d’opulence, toute rayonnante des arts étranges de l’orient. C’est une société complète, finie, achevée, à laquelle rien ne manque du travail du temps et des hommes. Enfin, la métropole d’Afrique est à l’apogée de sa civilisation, elle ne peut plus monter, et chaque progrès désormais sera un déclin. Rome au contraire n’a rien. Elle a bien pris déjà tout ce qui était à sa portée ; mais elle a pris pour prendre plutôt que pour s’enrichir. Elle est à demi sauvage, à demi barbare. Elle a son éducation ensemble et sa fortune à faire. Tout devant elle, rien derrière.

Quelque temps les deux peuples existent de front. L’un se repose dans sa splen- deur, l’autre grandit dans l’ombre. Mais peu à peu l’air et la place leur manquent à tous deux pour se développer. Rome commence à gêner Carthage. Il y a longtemps que Carthage importune Rome. Assises sur les deux rives opposées de la Méditer- ranée, les deux cités se regardent en face. Cette mer ne suffit plus pour les sépa- rer. L’Europe et l’Afrique pèsent l’une sur l’autre. Comme deux nuages surchargés d’électricité, elles se côtoient de trop près. Elles vont se mêler dans la foudre.

Ici est la péripétie de ce grand drame. Quels acteurs sont en présence ! deux races, celle-ci de marchands et de marins, celle-là de laboureurs et de soldats ; deux peuples, l’un régnant par l’or, l’autre par le fer ; deux républiques, l’une théo- cratique, l’autre aristocratique ; Rome et Carthage ; Rome avec son armée, Carthage avec sa flotte ; Carthage vieille, riche, rusée, Rome jeune, pauvre et forte ; le passé et l’avenir ; l’esprit de découverte et l’esprit de conquête ; le génie des voyages et du commerce, le démon de la guerre et de l’ambition ; l’orient et le midi d’une part, l’occident et le nord de l’autre ; enfin, deux mondes, la civilisa- tion d’Afrique et la civilisation d’Europe.

Toutes deux se mesurent des yeux. Leur attitude avant le combat est égale- ment formidable. Rome, déjà à l’étroit dans ce qu’elle connaît du monde, ramasse toutes ses forces et tous ses peuples. Carthage, qui tient en laisse l’Espagne, l’Ar- morique et cette Bretagne que les romains croyaient au fond de l’univers, Car- thage a déjà jeté son ancre d’abordage sur l’Europe.

La bataille éclate. Rome copie grossièrement la marine de sa rivale. La guerre s’allume d’abord dans la Péninsule et dans les îles. Rome heurte Carthage dans cette Sicile où déjà la Grèce a rencontré l’Égypte, dans cette Espagne où plus tard lutteront encore l’Europe et l’Afrique, l’orient et l’occident, le midi et le septen- trion.

Peu à peu le combat s’engage, le monde prend feu. Les colosses s’attaquent corps à corps, ils se prennent, se quittent, se reprennent. Ils se cherchent et se re- poussent. Carthage franchit les Alpes, Rome passe les mers. Les deux peuples, per- sonnifiés en deux hommes, Annibal et Scipion, s’étreignent et s’acharnent pour en finir. C’est un duel à outrance, un combat à mort. Rome chancelle, elle pousse un cri d’angoisse : Annibal ad portas ! Mais elle se relève, épuise ses forces pour un dernier coup, se jette sur Carthage, et l’efface du monde.

C’est là le plus grand spectacle qui soit dans l’histoire. Ce n’est pas seulement un trône qui tombe, une ville qui s’écroule, un peuple qui meurt. C’est une chose qu’on n’a vue qu’une fois, c’est un astre qui s’éteint ; c’est tout un monde qui s’en va ; c’est une société qui en étouffe une autre.

Elle l’étouffé sans pitié. Il faut qu’il ne reste rien de Carthage. Les siècles futurs, ne sauront d’elle que ce qu’il plaira à son implacable rivale. Ils ne distingueront qu’à travers d’épaisses ténèbres cette capitale de l’Afrique, sa civilisation barbare, son gouvernement difforme, sa religion sanglante, son peuple, ses arts, ses mo- numents gigantesques, ses flottes qui vomissaient le feu grégeois, et cet autre uni- vers connu de ses pilotes, et que l’antiquité romaine nommera dédaigneusement le monde perdu.

Rien n’en restera. Seulement, longtemps après encore, Rome, haletant et comme essoufflée de sa victoire, se recueillera en elle-même, et dira dans une sorte de rê- verie profonde : Africa portentosa !

Prenons haleine avec elle ; voilà le grand oeuvre accompli. La querelle des deux moitiés de la terre, la voilà décidée. Cette réaction de l’occident sur l’orient, déjà la Grèce l’avait tentée deux fois. Argos avait démoli Troie. Alexandre avait été frap- per l’Inde à travers la Perse. Mais les rois grecs n’avaient détruit qu’une ville, qu’un empire. Mais l’aventurier macédonien n’avait fait qu’une trouée dans la vieille Asie, qui s’était promptement refermée sur lui. Pour jouer le rôle de l’Europe dans ce drame immense, pour tuer la civilisation orientale, il fallait plus qu’Achille, il fallait plus qu’Alexandre ; il fallait Rome.

Les esprits qui aiment à sonder les abîmes ne peuvent s’empêcher de se deman- der ici ce qui serait advenu du genre humain, si Carthage eût triomphé dans cette lutte. Le théâtre de vingt siècles eût été déplacé. Les marchands eussent régné, et non les soldats. L’Europe eût été laissée aux brouillards et aux forêts. Il se serait établi sur la terre quelque chose d’inconnu.

Il n’en pouvait être ainsi. Les sables et le désert réclamaient l’Afrique ; il fallait qu’elle cédât la scène à l’Europe.

A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisation européenne prévaut. Rome prend un accroissement prodigieux ; elle se développe tant, qu’elle com- mence à se diviser. Conquérante de l’univers connu, quand elle ne peut plus faire la guerre étrangère, elle fait la guerre civile. Comme un vieux chêne, elle s’élargit, mais elle se creuse.

Cependant la civilisation se fixe sur elle. Elle en a été la racine, elle en devient la tige, elle en devient la tête. En vain les Césars, dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville éternelle et reporter la métropole du monde à l’orient. Ce sont eux qui s’en vont ; la civilisation ne les suit pas, et ils s’en vont à la barbarie. Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome.

Le Vatican remplace le Capitole ; voilà tout. Tout s’est écroulé de vétusté autour d’elle ; la cité sainte se renouvelle. Elle régnait par la force, la voici qui règne par la croyance, plus forte que la force. Pierre hérite de César. Rome n’agit plus, elle parle ; et sa parole est un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes. A l’esprit de conquête succède l’esprit de prosélytisme. Foyer du globe, elle a des

échos dans toutes les nations ; et ce qu’un homme, du haut du balcon papal, dit à la ville sacrée, est dit aussi pour l’univers. Urbi et orbi.

Ainsi une théocratie fait l’Europe, comme une théocratie a fait l’Afrique, comme une théocratie a fait l’Asie. Tout se résume en trois cités, Babylone, Carthage, Rome. Un docteur dans sa chaire préside les rois sur leurs trônes. Chef-lieu du christia- nisme, Rome est le chef-lieu nécessaire de la société. Comme une mère vigilante, elle garde la grande famille européenne, et la sauve deux fois des irruptions du nord, des invasions du midi. Ses murs font rebrousser Attila et les vandales. C’est elle qui forge le martel dont Charles pulvérise Abdérame et les arabes.

On dirait même que Rome chrétienne a hérité de la haine de Rome païenne pour l’orient. Quand elle voit l’Europe assez forte pour combattre, elle lui prêche les croisades, guerre éclatante et singulière, guerre de chevalerie et de religion, pour laquelle la théocratie arme la féodalité.

Voilà deux mille ans que les choses vont ainsi. Voilà vingt siècles que domine la civilisation européenne, la troisième grande civilisation qui ait ombragé la terre.

Peut-être touchons-nous à sa fin. Notre édifice est bien vieux. Il se lézarde de toutes parts. Rome n’en est plus le centre. Chaque peuple tire de son côté. Plus d’unité, ni religieuse ni politique. L’opinion a remplacé la foi. Le dogme n’a plus la discipline des consciences. La révolution française a consommé l’oeuvre de la réforme ; elle a décapité le catholicisme comme la monarchie ; elle a ôté la vie à Rome. Napoléon, en rudoyant la papauté, l’a achevée ; il a ôté son prestige au fantôme. Que fera l’avenir de cette société européenne, qui perd de plus en plus, chaque jour, sa forme papale et monarchique ? Le moment ne serait-il pas venu où la civilisation, que nous avons vue tour à tour déserter l’Asie pour l’Afrique, l’Afrique pour l’Europe, va se remettre en route et continuer son majestueux voyage autour du monde ? Ne semble-t-elle pas se pencher vers l’Amérique ? N’a-t-elle pas inventé des moyens de franchir l’Océan plus vite qu’elle ne traversait autre- fois la Méditerranée ? D’ailleurs, lui reste-t-il beaucoup à faire en Europe ? Est- il si hasardé de supposer qu’usée et dénaturée dans l’ancien continent, elle aille chercher une terre neuve et vierge pour se rajeunir et la féconder ? Et pour cette terre nouvelle, ne tient-elle pas tout prêt un principe nouveau ; nouveau, quoi- qu’il jaillisse aussi, lui, de cet évangile qui a deux mille ans, si toutefois l’évangile a un âge ? Nous voulons parler ici du principe d’émancipation, de progrès et de li- berté, qui semble devoir être désormais la loi de l’humanité. C’est en Amérique que jusqu’ici l’on en a fait les plus larges applications. Là, l’échelle d’essai estimmense. Là, les nouveautés sont à l’aise. Rien ne les gêne. Elles ne trébuchent point à chaque pas contre des tronçons de vieilles institutions en ruines. Aussi, si ce principe est appelé, comme nous le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l’Amérique en sera le centre. De ce foyer s’épandra sur le monde la lumière nouvelle, qui, loin de dessécher les anciens continents, leur redonnera peut-être chaleur, vie et jeunesse. Les quatre mondes deviendront frères dans un perpétuel embrassement. Aux trois théocraties successives d’Asie, d’Afrique et d’Europe succédera la famille universelle. Le principe d’autorité fera place au principe de liberté, qui, pour être plus humain, n’est pas moins divin.

Nous ne savons, mais, si cela doit être, si l’Amérique doit offrir le quatrième acte de ce drame des siècles, il sera certainement bien remarquable qu’à la même époque où naissait l’homme qui devait, préparant l’anarchie politique par l’anar- chie religieuse, introduire le germe de mort dans la vieille société royale et ponti- ficale d’Europe, un autre homme ait découvert une nouvelle terre, futur asile de la civilisation fugitive ; qu’en un mot, Christophe Colomb ait trouvé un monde au moment où Luther en allait détruire un autre.

Aliquis providet.

[1 : Ceci n’est qu’un premier chapitre. L’auteur n’a pu y indiquer et y classer que les faits les plus généraux et les plus sommaires. Il n’a point négligé pour cela d’autres faits, qui, pour être du second ordre, n’en ont pas moins une haute va- leur. On verra dans la suite du livre dont ceci est un fragment, si jamais il termine ce livre, comment il les coordonne et les rattache à l’idée principale. Les preuves arriveront aussi. Il y a bien des cavités à fouiller dans l’histoire, bien des fonds perdus dans cette mer, là même où elle a été le plus explorée, le plus sondée. Et par exemple, la grande civilisation dominante d’Europe, celle qui d’abord appa- raît aux yeux, la civilisation grecque et romaine, n’est qu’un grand palimpseste, sous lequel, la première couche enlevée, on retrouve les pélages, les étrusques, les ibères et les celtes. Rien que cela ferait un livre.

Chapitre 10

Il y a du talent dans les poésies de M. Dovalle ; et pourtant sans preneurs, sans coterie, sans appui extérieur, ce recueil, on peut le prédire, aura tout de suite le succès qu’il mérite. C’est que M. Dovalle n’a besoin maintenant de qui que ce soit pour réussir. En littérature, le plus sûr moyen d’avoir raison, c’est d’être mort.

Et puis, ce manuscrit du poëte tué à vingt ans réveille de si douloureux souve- nirs ! Tant d’émotions se soulèvent en foule sous chacune de ces pages inache- vées ! On est saisi d’une si profonde pitié au milieu de ces odes, de ces ballades orphelines, de ces chansons toutes saignantes encore ! Quelle critique faire après une si poignante lecture ? Comment raisonner ce qu’on a senti ? Quelle tâche im- possible pour nous autres surtout, critiques peu déterminés, simples hommes d’art et de poésie ! Aussi, après avoir lu ce manuscrit, n’est-ce pas de l’opinion, mais de l’impression qui m’en reste que je parlerais volontiers.

Et d’abord, ce qui frappe en commençant cette lecture, ce qui frappe en la ter- minant, c’est que tout dans ce livre d’un poëte si fatalement prédestiné, tout est grâce, tendresse, fraîcheur, douceur harmonieuse, suave et molle rêverie. Et, en y réfléchissant, la chose semble plus singulière encore. Un grand mouvement, un vaste progrès, avec lequel sympathisait complètement M. Dovalle, s’accomplit dans l’art. Ce mouvement, nous l’avons déjà dit bien des fois, n’est qu’une consé- quence naturelle, qu’un corollaire immédiat de notre grand mouvement social de 1789. C’est le principe de liberté qui, après s’être établi dans l’état et y avoir changé la face de toute chose, poursuit sa marche, passe du monde matériel au monde in- tellectuel, et vient renouveler l’art comme il a renouvelé la société. Cette régénéra- tion, comme l’autre, est générale, universelle, irrésistible. Elle s’adresse à tout, re- crée tout, réédifie tout, refait à la fois l’ensemble et le détail, rayonne en tous sens et chemine en toutes voies. Or (pour n’envisager ici que cette particularité), par cela même qu’elle est complète, la révolution de l’art a ses cauchemars, comme la révolution politique a eu ses échafauds. Cela est fatal. Il faut les uns après les madrigaux de Dorat, comme il fallait les autres après les petits soupers de Louis
XV. Les esprits, affadis par la comédie en paniers et l’élégie en pleureuses, avaient besoin de secousses, et de secousses fortes. Cette soif d’émotions violentes, de beaux et sombres génies sont venus de nos jours la satisfaire. Et il ne faut pas leur en vouloir d’avoir jeté dans vos âmes tant de sinistres imaginations, tant de rêves horribles, tant de visions sanglantes. Qu’y pouvaient-ils faire ? Ces hommes, qui paraissent si fantasques et si désordonnés, ont obéi à une loi de leur nature et de leur siècle. Leur littérature, si capricieuse qu’elle semble et qu’elle soit, n’est pas un des résultats les moins nécessaires du principe de liberté qui désormais gou- verne et régit tout d’en haut, même le génie. C’est de la fantaisie, soit ; mais il y a une logique dans cette fantaisie.

Et puis, le grand malheur après tout ! Bonnes gens, soyons tranquilles. Pour avoir vu 93, ne nous effrayons pas tant de la terreur en fait de révolutions litté- raires. En conscience, tout satanique qu’est le premier, et tout frénétique qu’est le second, Byron et Mathurin me font moins peur que Marat et Robespierre.

Si sérieux que l’on soit, il est difficile de ne pas sourire quelquefois en répondant aux objections que l’ancien régime littéraire emprunte à l’ancien régime politique pour combattre toutes les tentatives de la liberté dans l’art. Certes, après les catas- trophes qui, depuis quarante ans, ont ensanglanté la société et décimé la famille, après une puissante révolution qui a fait des places de Grève dans toutes nos villes et des champs de bataille dans toute l’Europe, ce qu’il y a de triste, d’amer, de san- glant dans les esprits, et par conséquent dans la poésie, n’a besoin ni d’être expli- qué ni d’être justifié. Sans doute la contemplation des quarante dernières années de notre histoire, la liberté d’un grand peuple qui éclôt géante et écrase une Bas- tille à son premier pas, la marche de cette haute république qui va les pieds dans le sang et la tête dans la gloire, sans doute ce spectacle, quand la raison nous montre qu’après tout et enfin c’est un progrès et un bien, ne doit pas inspirer moins de joie que de tristesse ; mais, s’il nous réjouit par notre côté divin, il nous déchire par notre côté humain, et notre joie même y est triste ; de là, pour longtemps, de sombres visions dans les imaginations et un deuil profond mêlé de fierté et d’or- gueil dans la poésie.

Heureux pour lui-même le poëte qui, né avec le goût des choses fraîches et douces, aura su isoler son âme de toutes ces impressions douloureuses ; et, dans cette atmosphère flamboyante et sombre qui rougit l’horizon longtemps encore après une révolution, aura conservé rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosée et de soleil !

M. Dovalle a eu ce bonheur, d’autant plus remarquable, d’autant plus étrange chez lui, qui devait finir d’une telle fin et interrompre sitôt sa chanson à peine commencée ! Il semblerait d’abord qu’à défaut de douloureux souvenirs, on ren- contrera dans son livre quelque pressentiment vague et sinistre. Non, rien de sombre, rien d’amer, rien de fatal. Bien au contraire, une poésie toute jeune, enfantine par- fois ; tantôt les désirs de Chérubin, tantôt une sorte de nonchalance créole ; un vers à gracieuse allure, trop peu métrique, trop peu rhythmique, il est vrai, mais toujours plein d’une harmonie plutôt naturelle que musicale ; la joie, la volupté, l’amour ; la femme surtout, la femme divinisée, la femme faite muse ; et puis par- tout des fleurs, des fêtes, le printemps, le matin, la jeunesse ; voilà ce qu’on trouve dans ce portefeuille d’élégies déchiré par une balle de pistolet.

Ou, si quelquefois cette douce muse se voile de mélancolie, c’est, comme dans le Premier chagrin, un accent confus, indistinct, presque inarticulé, à peine un soupir dans les feuilles de l’arbre, à peine une ride à la face transparente du lac, à peine une blanche nuée dans le ciel bleu. Si même, comme dans la touchante personnification du Sylphe, l’idée de la mort se présente au poëte, elle est si char- mante encore et si suave, si loin de ce que sera la réalité, que les larmes en viennent aux yeux.

Oh ! respectez mes jeux et ma faiblesse, Vous qui savez le secret de mon coeur ! Oh ! laissez-moi pour unique richesse De l’eau dans une fleur ; L’air frais du soir ; au bois une humble couche, Un arbre vert pour me garder du jour… Le sylphe après ne voudra qu’une bouche Pour y mourir d’amour.

Certes, cela ne ressemble guère à un pressentiment. Il me semble que cette grâce, cette harmonie, cette joie qui s’épanouit à tous les vers de M. Dovalle, donnent à cette lecture un charme et un intérêt singuliers. André Chénier, qui est mort bien jeune également et qui pourtant avait dix ans de plus que M. Dovalle, André Ché- nier a laissé aussi un livre de douces et folles élégies, comme il dit lui-même, où se rencontrent bien çà et là quelques ïambes ardents, fruit de ses trente ans, et tout rouges des réverbérations de la lave révolutionnaire ; mais dans lequel dominent, ainsi que dans le livre charmant de M. Dovalle, la grâce, l’amour, la volupté. Aussi quiconque lira le recueil de M. Dovalle sera-t-il longtemps poursuivi par la jeune et pâle figure de ce poëte, souriant comme André Chénier, et sanglant comme lui.

Et puis cette réflexion me vient en terminant : dans ce moment de mêlée et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent ou ceux qui com- battent ? Sans doute, c’est triste de voir un poëte de vingt ans qui s’en va, une lyre qui se brise, un avenir qui s’évanouit ; mais n’est-ce pas quelque chose aussi que le repos ? N’est-il pas permis à ceux autour desquels s’amassent incessamment calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses trahisons ; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale ; hommes dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d’une liberté de plus, celle de l’art, celle de l’intelligence ; hommes laborieux qui poursuivent paisiblement leur oeuvre de conscience, en proie, d’un côté, à de viles machinations de censure et de police, en butte, de l’autre, trop souvent, à l’ingratitude des esprits mêmes pour lesquels ils travaillent ; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment dans le tombeau ? Invideo, disait Luther dans le cimetière de Worms, invideo, quia quiescunt.

Qu’importe toutefois ! Jeunes gens, ayons bon courage ; si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l’oeuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l’art, la li- berté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d’intelligences près (lesquelles s’éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d’aujourd’hui ; puis avec la jeunesse, et à sa tête, l’élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de dé- fiance et d’examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu’ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle et prévaudra. Les ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime de toutes pièces, société et littérature, chaque progrès du pays, chaque dé- veloppement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d’excellent que tout ce qu’on fait pour elles et tout ce qu’on fait contre elles les sert égale- ment. Or, après tant de grandes choses que nos pères ont faites et que nous avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme sociale, comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme poétique ? A peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV, si bien adaptée à sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du dix-neuvième siècle, à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance.

Chapitre 11

: : : :1825

Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera bientôt plus à la France d’autre monument national que celui des Voyages pittoresques et ro- mantiques, où rivalisent de grâce, d’imagination et de poésie le crayon de Taylor et la plume de Ch. Nodier, dont il nous est bien permis de prononcer le nom avec admiration, quoiqu’il ait quelquefois prononcé le nôtre avec amitié.

Le moment est venu où il n’est plus permis à qui que ce soit de garder le si- lence. Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne. Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du moyen âge, où s’est imprimée la vieille gloire nationale, auxquels s’attachent à la fois la mémoire des rois et la tradition du peuple. Tandis que l’on construit à grands frais je ne sais quels édifices bâtards, qui, avec la ridicule prétention d’être grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs, d’autres édifices admirables et originaux tombent sans qu’on daigne s’en informer, et leur seul tort cependant, c’est d’être français par leur origine, par leur histoire et par leur but. A Blois, le château des états sert de caserne, et la belle tour octogone de Catherine de Médicis croule en- sevelie sous les charpentes d’un quartier de cavalerie. A Orléans, le dernier vestige des murs défendus par Jeanne vient de disparaître. A Paris, nous savons ce qu’on a fait des vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si magnifique compagnie au donjon. L’abbaye de Sorbonne, si élégante et si ornée, tombe en ce moment sous le marteau. La belle église romane de Saint-Germain des Prés, d’où Henri IV avait observé Paris, avait trois flèches, les seules de ce genre qui embellissent la sil- houette de la capitale. Deux de ces aiguilles menaçaient ruine. Il fallait les étayer ou les abattre ; on a trouvé plus court de les abattre. Puis, afin de raccorder, autant que possible, ce vénérable monument avec le mauvais portique dans le style de Louis XIII qui en masque le portail, les restaurateurs ont remplacé quelques-unes des anciennes chapelles par de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le goût de celle de Saint-Sulpice ; et on a badigeonné le reste en beau jaune serin. La cathédrale gothique d’Autun a subi le même outrage. Lorsque nous pas- sions à Lyon, en août 1825, il y a deux mois, on faisait également disparaître sous une couche de détrempe rose la belle couleur que les siècles avaient donnée à la cathédrale du primat des Gaules. Nous avons vu démolir encore, près de Lyon, le château renommé de l’Arbresle. Je me trompe, le propriétaire a conservé une des tours, il la loue à la commune, elle sert de prison. Une petite ville historique dans le Forez, Crozet, tombe en ruines, avec le manoir des d’Aillecourt, la maison sei- gneuriale où naquit Tourville, et des monuments qui embelliraient Nuremberg. A Nevers, deux églises du onzième siècle servent d’écurie. Il y en avait une troisième du même temps, nous ne l’avons pas vue ; à notre passage, elle était effacée du sol. Seulement nous en avons admiré à la porte d’une chaumière, où ils étaient je- tés, deux chapiteaux romans qui attestaient par leur beauté celle de l’édifice dont ils étaient les seuls vestiges. On a détruit l’antique église de Mauriac. A Soissons, on laisse crouler le riche cloître de Saint-Jean et ses deux flèches si légères et si hardies. C’est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierres choisit des matériaux. Même indifférence pour la charmante église de Braisne, dont la voûte démantelée laisse arriver la pluie sur les dix tombes royales qu’elle renferme.

A la Charité-sur-Loire, près Bourges, il y a une église romane qui, par l’immen- sité de son enceinte et la richesse de son architecture, rivaliserait avec les plus célèbres cathédrales de l’Europe ; mais elle est à demi ruinée. Elle tombe pierre à pierre, aussi inconnue que les pagodes orientales dans leurs déserts de sable. Il passe là six diligences par jour. Nous avons visité Chambord, cet Alhambra de la France. Il chancelle déjà, miné par les eaux du ciel, qui ont filtré à travers la pierre tendre de ses toits dégarnis de plomb. Nous le déclarons avec douleur, si l’on n’y songe promptement, avant peu d’années, la souscription, souscription qui, certes, méritait d’être nationale, qui a rendu le chef-d’oeuvre du Primatice au pays aura été inutile ; et bien peu de chose restera debout de cet édifice, beau comme un palais de fées, grand comme un palais de rois.

Nous écrivons ceci à la hâte, sans préparation et en choisissant au hasard quelques- uns des souvenirs qui nous sont restés d’une excursion rapide dans une petite portion de la France. Qu’on y réfléchisse, nous n’avons dévoilé qu’un bord de la plaie. Nous n’avons cité que des faits, et des faits que nous avions vérifiés. Que se passe-t-il ailleurs ?

On nous a dit que des anglais avaient acheté trois cents francs le droit d’em- baller tout ce qui leur plairait dans les débris de l’admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les profanations de lord Elgin se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les turcs ne vendaient que les monuments grecs ; nous faisons mieux, nous vendons les nôtres. On affirme encore que le cloître si beau de Saint-Wandrille est débité, pièce à pièce, par je ne sais quel propriétaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un monument qu’une carrière de pierres. Proh pudor ! au moment où nous traçons ces lignes, à Paris, au lieu même dit École des beaux-arts, un escalier de bois, sculpté par les merveilleux artistes du quatorzième siècle, sert d’échelle à des maçons ; d’admirables menuiseries de la renaissance, quelques-unes encore peintes, dorées et blasonnées, des boiseries, des portes touchées par le ciseau si tendre et si délicat qui a ouvré le château d’Anet, se rencontrent là, brisées, dis- loquées, gisantes en tas sur le sol, dans les greniers, dans les combles, et jusque dans l’antichambre du cabinet d’un individu qui s’est installé là, et qui s’intitule architecte de l’École des beaux-arts, et qui marche tous les jours stupidement là- dessus. Et nous allons chercher bien loin et payer bien cher des ornements à nos musées !

Il serait temps enfin de mettre un terme à ces désordres, sur lesquels nous appe- lons l’attention du pays. Quoique appauvrie par les dévastateurs révolutionnaires, par les spéculateurs mercantiles, et surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore en monuments français. Il faut arrêter le marteau qui mu- tile la face du pays. Une loi suffirait ; qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles, qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c’est donc dépasser son droit que le détruire.

Une surveillance active devrait être exercée sur nos monuments. Avec de légers sacrifices, on sauverait des constructions qui, indépendamment du reste, repré- sentent des capitaux énormes. La seule église de Brou, bâtie vers la fin du quin- zième siècle, a coûté vingt-quatre millions, à une époque où la journée d’un ou- vrier se payait deux sous. Aujourd’hui ce serait plus de cent cinquante millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents francs pour la jeter bas.

Et puis, un louable regret s’emparerait de nous, nous voudrions reconstruire ces prodigieux édifices, que nous ne le pourrions. Nous n’avons plus le génie de ces siècles. L’industrie a remplacé l’art.

Terminons ici cette note ; aussi bien c’est encore là un sujet qui exigerait un livre. Celui qui écrit ces lignes y reviendra souvent, à propos et hors de propos ;

et, comme ce vieux romain qui disait toujours : Hoc censeo, et delendam esse Carthaginem, l’auteur de cette note répétera sans cesse : Je pense cela, et qu’il ne faut pas démolir la France.

: : : : :1832.

Il faut le dire, et le dire haut, cette démolition de la vieille France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la restauration, se continue avec plus d’achar- nement et de barbarie que jamais. Depuis la révolution de juillet, avec la démocra- tie, quelque ignorance a débordé et quelque brutalité aussi. Dans beaucoup d’en- droits, le pouvoir local, l’influence municipale, la curatelle communale a passé des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent pas lire. On est tombé d’un cran. En attendant que ces braves gens sachent épeler, ils gouvernent. La bévue administrative, produit naturel et normal de cette machine de Marly qu’on appelle la centralisation, la bévue administrative s’engendre tou- jours, comme par le passé, du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, du préfet au ministre. Seulement elle est plus grosse.

Notre intention est de n’envisager ici qu’une seule des innombrables formes sous lesquelles elle se produit aux yeux du pays émerveillé. Nous ne voulons trai- ter de la bévue administrative qu’en matière de monuments, et encore ne ferons- nous qu’effleurer cet immense sujet, que vingt-cinq volumes in-folio n’épuiseraient pas.

Nous posons donc en fait qu’il n’y a peut-être pas en France, à l’heure qu’il est, une seule ville, pas un seul chef-lieu d’arrondissement, pas un seul chef-lieu de canton, où il ne se médite, où il ne se commence, où il ne s’achève la destruction de quelque monument historique national, soit par le fait de l’autorité centrale, soit par le fait de l’autorité locale de l’aveu de l’autorité centrale, soit par le fait des particuliers sous les yeux et avec la tolérance de l’autorité locale.

Nous avançons ceci avec la profonde conviction de ne pas nous tromper, et nous en appelons à la conscience de quiconque a fait, sur un point quelconque de la France, la moindre excursion d’artiste et d’antiquaire. Chaque jour quelque vieux souvenir de la France s’en va avec la pierre sur laquelle il était écrit. Chaque jour nous brisons quelque lettre du vénérable livre de la tradition. Et bientôt, quand la ruine de toutes ces ruines sera achevée, il ne nous restera plus qu’à nous écrier avec ce troyen, qui du moins emportait ses dieux :

: : : :…Fuit Ilium et ingens : : : :Gloria !

Et à l’appui de ce que nous venons de dire, qu’on permette à celui qui écrit ces lignes de citer, entre une foule de documents qu’il pourrait produire, l’extrait d’une lettre à lui envoyée. Il n’en connaît pas personnellement le signataire, qui est, comme sa lettre l’annonce, homme de goût et de coeur ; mais il le remercie de s’être adressé à lui. Il ne fera jamais faute à quiconque lui signalera une injustice ou une absurdité nuisible à dénoncer. Il regrette seulement que sa voix n’ait pas plus d’autorité et de retentissement. Qu’on lise donc cette lettre, et qu’on songe, en la lisant, que le fait qu’elle atteste n’est pas un fait isolé, mais un des mille épi- sodes du grand fait général, la démolition successive et incessante de tous les mo- numents de l’ancienne France.

: : : : : : :Charleville, 14 février 1832.

: : :« Monsieur,

Au mois de septembre dernier, je fis un voyage à Laon (Aisne), mon pays natal. Je l’avais quitté depuis plusieurs années ; aussi, à peine arrivé, mon premier soin fut de parcourir la ville… Arrivé sur la place du Bourg, au moment où mes yeux se levaient sur la vieille tour de Louis d’Outremer, quelle fut ma surprise de la voir de toutes parts bardée d’échelles, de leviers et de tous les instruments possibles de destruction ! Je l’avouerai, cette vue me fit mal. Je cherchais à deviner pour- quoi ces échelles et ces pioches, quand vint à passer M. Th-, homme simple et instruit, plein de goût pour les lettres et fort ami de tout ce qui touche à la science et aux arts. Je lui fis part à l’instant de l’impression douloureuse que me causait la destruction de ce vieux monument. M. Th-, qui la partageait, m’apprit que, resté seul des membres de l’ancien conseil municipal, il avait été seul pour combattre l’acte dont nous étions en ce moment témoins ; que ses efforts n’avaient rien pu. Raisonnements, paroles, tout avait échoué. Les nouveaux conseillers, réunis en majorité contre lui, l’avaient emporté. Pour avoir pris un peu chaudement le parti de cette tour innocente, M. Th- avait été même accusé de carlisme. Ces messieurs s’étaient écriés que cette tour ne rappelait que les souvenirs des temps féodaux, et la destruction avait été votée par acclamation. Bien plus, la ville a offert au sou- missionnaire qui se charge de l’exécution une somme de plusieurs mille francs, les matériaux en sus. Voilà le prix du meurtre, car c’est un véritable meurtre ! M. Th- me fit remarquer sur le mur voisin l’affiche d’adjudication, en papier jaune. En tête était écrit en énormes caractères : DESTRUCTION DE LA TOUR DITE DE LOUIS D’OUTREMER. Le public est prévenu, etc.

« Cette tour occupait un espace de quelques toises. Pour agrandir le marché qui l’avoisine, si c’est là le but qu’on a cherché, on pouvait sacrifier une maison particulière, dont le prix n’eût peut-être pas dépassé la somme offerte au soumis- sionnaire. Ils ont préféré anéantir la tour. Je suis affligé de le dire à la honte des Laonnois, leur ville possédait un monument rare, un monument des rois de la seconde race ; il n’y en existe plus aujourd’hui un seul. Celui de Louis IV était le dernier. Après un pareil acte de vandalisme, on apprendra quelque jour sans sur- prise qu’ils démolissent leur belle cathédrale du onzième siècle, pour faire une halle aux grains[1]. »

Les réflexions abondent et se pressent devant de tels faits.

Et d’abord, ne voilà-t-il pas une excellente comédie ? Vous représentez-vous ces dix ou douze conseillers municipaux mettant en délibération la grande destruc- tion de la tour dite de Louis d’Outremer ? Les voilà tous, rangés en cercle, et sans doute assis sur la table, jambes croisées et babouches aux pieds, à la façon des turcs. Écoutez-les. Il s’agit d’agrandir le carré aux choux et de faire disparaître un monument féodal. Les voilà qui mettent en commun tout ce qu’ils savent de grands mots, depuis quinze ans qu’ils se font anucher le Constitutionnel par le magister de leur village. Ils se cotisent. Les bonnes raisons pleuvent. L’un argue de la féodalité, et s’y tient ; l’autre allègue la dîme ; l’autre, la corvée ; l’autre, les serfs qui battaient l’eau des fossés pour faire taire les grenouilles ; un cinquième, le droit de jambage et de cuissage ; un sixième, les éternels prêtres et les éternels nobles ; un autre, les horreurs de la Saint-Barthélemy ; un autre, qui est probable- ment avocat, les jésuites ; puis ceci, puis cela, puis encore cela et ceci ; et tout est dit, la tour de Louis d’Outremer est condamnée.

Vous figurez-vous bien, au milieu du grotesque sanhédrin, la situation de ce pauvre homme, représentant unique de la science, de l’art, du goût, de l’histoire ? Remarquez-vous l’attitude humble et opprimée de ce paria ? L’écoutez-vous ha- sarder quelques mots timides en faveur du vénérable monument ? Et voyez-vous l’orage éclater contre lui ? Le voilà qui ploie sous les invectives. Voilà qu’on l’ap- pelle de toutes parts carliste, et probablement carlisse. Que répondre à cela ? C’est fini. La chose est faite. La démolition du « monument des âges de barbarie »est définitivement votée avec enthousiasme, et vous entendez le hourra des braves conseillers municipaux de Laon, qui ont pris d’assaut la tour de Louis d’Outre- mer.

Croyez-vous que jamais Rabelais, que jamais Hogarth, auraient pu trouver quelque part faces plus drôlatiques, profils plus bouffons, silhouettes plus réjouissantes à charbonner sur les murs d’un cabaret ou sur les pages d’une batrachomyoma- chie ?

Oui, riez.-Mais, pendant que les prud’hommes jargonnaient, croassaient et dé- libéraient, la vieille tour, si longtemps inébranlable, se sentait trembler dans ses fondements. Voilà tout à coup que, par les fenêtres, par les portes, par les bar- bacanes, par les meurtrières, par les lucarnes, par les gouttières, de partout, les démolisseurs lui sortent comme les vers d’un cadavre. Elle sue des maçons. Ces pucerons la piquent. Cette vermine la dévore. La pauvre tour commence à tomber pierre à pierre ; ses sculptures se brisent sur le pavé ; elle éclabousse les maisons de ses débris ; son flanc s’éventre ; son profil s’ébrèche, et le bourgeois inutile, qui passe à côté sans trop savoir ce qu’on lui fait, s’étonne de la voir chargée de cordes, de poulies et d’échelles plus qu’elle ne le fut jamais par un assaut d’anglais ou de bourguignons.

Ainsi, pour jeter bas cette tour de Louis d’Outremer, presque contemporaine des tours romaines de l’ancienne Bibrax, pour faire ce que n’avaient fait ni béliers, ni balistes, ni scorpions, ni catapultes, ni haches, ni dolabres, ni engins, ni bom- bardes, ni serpentines, ni fauconneaux, ni couleuvrines, ni les boulets de fer des forges de Creil, ni les pierres à bombarde des carrières de Péronne, ni le canon, ni le tonnerre, ni la tempête, ni la bataille, ni le feu des hommes, ni le feu du ciel, il a suffi au dix-neuvième siècle, merveilleux progrès ! d’une plume d’oie, prome- née à peu près au hasard sur une feuille de papier par quelques infiniment petits ! méchante plume d’un conseil municipal du vingtième ordre ! plume qui formule boiteusement les fetfas imbéciles d’un divan de paysans ! plume imperceptible du sénat de Lilliput ! plume qui fait des fautes de français ! plume qui ne sait pas l’or- thographe ! plume qui, à coup sûr, a tracé plus de croix que de signatures au bas de l’inepte arrêté !

Et la tour a été démolie ! et cela s’est fait ! et la ville a payé pour cela ! On lui a volé sa couronne, et elle a payé le voleur !

Quel nom donner à toutes ces choses ?

Et, nous le répétons pour qu’on y songe bien, le fait de Laon n’est pas un fait isolé. A l’heure où nous écrivons, il n’est pas un point en France où il ne se passe quelque chose d’analogue. C’est plus ou c’est moins, c’est peu ou c’est beaucoup, c’est petit ou c’est grand, mais c’est toujours et partout du vandalisme. La liste des démolitions est inépuisable. Elle a été commencée par nous et par d’autres écrivains qui ont plus d’importance que nous. Il serait facile de la grossir, il serait impossible de la clore.

On vient de voir une prouesse de conseil municipal. Ailleurs, c’est un maire qui déplace un peulven pour marquer la limite du champ communal ; c’est un évêque qui ratisse et badigeonne sa cathédrale ; c’est un préfet qui jette bas une abbaye du quatorzième siècle pour démasquer les fenêtres de son salon ; c’est un artilleur qui rase un cloître de 1460 pour rallonger un polygone ; c’est un adjoint qui fait du sarcophage de Théodeberthe une auge aux pourceaux.

Nous pourrions citer les noms. Nous en avons pitié. Nous les taisons.

Cependant il ne mérite pas d’être épargné, ce curé de Fécamp qui a fait démolir le jubé de son église, donnant pour raison que ce massif incommode, ciselé et fouillé par les mains miraculeuses du quinzième siècle, privait ses paroissiens du bonheur de le contempler, lui curé, dans sa splendeur à l’autel. Le maçon qui a exécuté l’ordre du béat s’est fait des débris du jubé une admirable maisonnette qu’on peut voir à Fécamp. Quelle honte ! Qu’est devenu le temps où le prêtre était le suprême architecte ? Maintenant le maçon enseigne le prêtre !

N’y a-t-il pas aussi un dragon ou un housard qui veut faire de l’église de Brou, de cette merveille, son grenier à foin, et qui en demande ingénument la permission au ministre ? N’était-on pas en train de gratter du haut en bas la belle cathédrale d’Angers quand le tonnerre est tombé sur la flèche, noire et intacte encore, et l’a brûlée, comme si le tonnerre avait eu, lui, de l’intelligence et avait mieux aimé abolir le vieux clocher que de le laisser égratigner par des conseillers municipaux ! Un ministre de la restauration n’a-t-il pas rogné à Vincennes ses admirables tours et à Toulouse ses beaux remparts ? N’y a-t-il pas eu, à Saint-Omer, un préfet qui a détruit aux trois quarts les magnifiques ruines de Saint-Bertin, sous prétexte de donner du travail aux ouvriers ? Dérision ! si vous êtes des administrateurs telle- ment médiocres, des cerveaux tellement stériles, qu’en présence des routes à fer- rer, des canaux à creuser, des rues à macadamiser, des ports à curer, des landes à défricher, des écoles à bâtir, vous ne sachiez que faire de vos ouvriers, du moins ne leur livrez pas comme une proie nos édifices nationaux à démolir, ne leur dites pas de se faire du pain avec ces pierres. Partagez-les plutôt, ces ouvriers, en deux bandes ; que toutes deux creusent un grand trou, et que chacune ensuite comble le sien avec la terre de l’autre. Et puis payez-leur ce travail. Voilà une idée. J’aime mieux l’inutile que le nuisible.

A Paris, le vandalisme fleurit et prospère sous nos yeux. Le vandalisme est archi- tecte. Le vandalisme se carre et se prélasse. Le vandalisme est fêté, applaudi, en- couragé, admiré, caressé, protégé, consulté, subventionné, défrayé, naturalisé. Le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement. Il s’est installé sournoisement dans le budget, et il le grignote à petit bruit, comme le rat son fromage. Et, certes, il gagne bien son argent. Tous les jours il démolit quelque chose du peu qui nous reste de cet admirable vieux Paris. Que sais-je ? le vanda- lisme a badigeonné Notre-Dame, le vandalisme a retouché les tours du Palais de Justice, le vandalisme a rasé Saint-Magloire, le vandalisme a détruit le cloître des Jacobins, le vandalisme a amputé deux flèches sur trois à Saint-Germain-des-Prés. Nous parlerons peut-être dans quelques instants des édifices qu’il bâtit. Le vanda- lisme a ses journaux, ses coteries, ses écoles, ses chaires, son public, ses raisons. Le vandalisme a pour lui les bourgeois. Il est bien nourri, bien renté, bouffi d’orgueil, presque savant, très classique, bon logicien, fort théoricien, joyeux, puissant, af- fable au besoin, beau parleur, et content de lui. Il tranche du Mécène. Il protège les jeunes talents. Il est professeur. Il donne de grands prix d’architecture. Il envoie des élèves à Rome. Il porte habit brodé, épée au côté et culotte française. Il est de l’institut. Il va à la cour. Il donne le bras au roi, et flâne avec lui dans les rues, lui soufflant ses plans à l’oreille. Vous avez dû le rencontrer.

Quelquefois il se fait propriétaire, et il change la tour magnifique de Saint-Jacques de la Boucherie en fabrique de plomb de chasse, impitoyablement fermée à l’an- tiquaire fureteur ; et il fait de la nef de Saint-Pierre-aux-Boeufs un magasin de futailles vides, de l’hôtel de Sens une écurie à rouliers, de la maison de la Cou- ronne d’or une draperie, de la chapelle de Cluny une imprimerie. Quelquefois il se fait peintre en bâtiments, et il démolit Saint-Landry pour construire sur l’em- placement de cette simple et belle église une grande laide maison qui ne se loue pas. Quelquefois il se fait greffier, et il encombre de paperasses la Sainte-Chapelle, cette église qui sera la plus admirable parure de Paris, quand il aura détruit Notre- Dame. Quelquefois il se fait spéculateur, et dans la nef déshonorée de Saint-Benoît il emboîte violemment un théâtre, et quel théâtre ! Opprobre ! le cloître saint, docte et grave des bénédictins, métamorphosé en je ne sais quel mauvais lieu littéraire.

Sous la restauration, il prenait ses aises et s’ébattait d’une manière tout aussi charmante, nous en convenons. Chacun se rappelle comment le vandalisme, qui alors aussi était architecte du roi, a traité la cathédrale de Reims. Un homme d’hon- neur, de science et de talent, M. Vitet, a déjà signalé le fait. Cette cathédrale est, comme on sait, chargée du haut en bas de sculptures excellentes qui débordent de toutes parts son profil. A l’époque du sacre de Charles X, le vandalisme, qui est bon courtisan, eut peur qu’une pierre ne se détachât par aventure de toutes ces sculptures en surplomb, et ne vînt tomber incongrûment sur le roi, au moment où sa majesté passerait ; et sans pitié, et à grands coups de maillet, et trois grands mois durant, il ébarba la vieille église ! Celui qui écrit ceci a chez lui une belle tête de Christ, débris curieux de cette exécution.

Depuis juillet, il en a fait une autre qui peut servir de pendant à celle-là, c’est l’exécution du jardin des Tuileries. Nous reparlerons quelque jour et longuement de ce bouleversement barbare. Nous ne le citons ici que pour mémoire. Mais qui n’a haussé les épaules en passant devant ces deux petits enclos usurpés sur une promenade publique ? On a fait mordre au roi le jardin des Tuileries, et voilà les deux bouchées qu’il se réserve. Toute l’harmonie d’une oeuvre royale et tranquille est troublée, la symétrie des parterres est éborgnée, les bassins entaillent la ter- rasse ; c’est égal, on a ses deux jardinets. Que dirait-on d’un fabricant de vaude- villes qui se taillerait un couplet ou deux dans les choeurs d’Athalie ! Les Tuileries, c’était l’Athalie de Le Nôtre.

On dit que le vandalisme a déjà condamné notre vieille et irréparable église de Saint-Germain-l’Auxerrois. Le vandalisme a son idée à lui. Il veut faire tout à travers Paris une grande, grande, grande rue. Une rue d’une lieue ! Que de magni- fiques dévastations chemin faisant ! Saint-Germain-l’Auxerrois y passera, l’admi- rable tour de Saint-Jacques de la Boucherie y passera peut-être aussi. Mais qu’im- porte ! une rue d’une lieue ! comprenez-vous comme cela sera beau ! une ligne droite tirée du Louvre à la barrière du Trône ; d’un bout de la rue, de la barrière, on contemplera la façade du Louvre. Il est vrai que tout le mérite de la colonnade de Perrault, si mérite il y a, est dans ses proportions, et que ce mérite s’évanouira dans la distance ; mais qu’est-ce que cela fait ? on aura une rue d’une lieue ! de l’autre bout, du Louvre, on verra la barrière du Trône, les deux colonnes prover- biales que vous savez, maigres, fluettes et risibles comme les jambes de Potier. O merveilleuse perspective !

Espérons que ce burlesque projet ne s’accomplira pas. Si l’on essayait de le réaliser, espérons qu’il y aura une émeute d’artistes. Nous y pousserons de notre mieux.

Les dévastateurs ne manquent jamais de prétextes. Sous la restauration, on gâ- tait, on mutilait, on défigurait, on profanait les édifices catholiques du moyen âge, le plus dévotement du monde. La congrégation avait développé sur les églises la même excroissance que sur la religion. Le sacré-coeur s’était fait marbre, bronze, badigeonnage et bois doré. Il se produisait le plus souvent dans les églises sous la forme d’une petite chapelle peinte, dorée, mystérieuse, élégiaque, pleine d’anges bouffis, coquette, galante, ronde et à faux jour, comme celle de Saint-Sulpice. Pas de cathédrale, pas de paroisse en France à laquelle il ne poussât, soit au front, soit au côté, une chapelle de ce genre. Cette chapelle constituait pour les églises une véritable maladie. C’était la verrue de Saint-Acheul.

Depuis la révolution de juillet, les profanations continuent, plus funestes et plus mortelles encore, et avec d’autres semblants. Au prétexte dévot a succédé le pré- texte national, libéral, patriote, philosophe, voltairien. On ne restaure plus, on ne gâte plus, on n’enlaidit plus un moment, on le jette bas. Et l’on a de bonnes rai- sons pour cela. Une église, c’est le fanatisme ; un donjon, c’est la féodalité. On dé- nonce un monument, on massacre un tas de pierres, on septembrise des ruines. A peine si nos pauvres églises parviennent à se sauver en prenant cocarde. Pas une Notre-Dame en France, si colossale, si vénérable, si magnifique, si impartiale, si historique, si calme et si majestueuse qu’elle soit, qui n’ait son petit drapeau tri- colore sur l’oreille. Quelquefois on sauve une admirable église en écrivant dessus : Mairie. Rien de moins populaire parmi nous que ces édifices faits par le peuple et pour le peuple. Nous leur en voulons de tous ces crimes des temps passés dont ils ont été les témoins. Nous voudrions effacer le tout de notre histoire. Nous dévas- tons, nous pulvérisons, nous détruisons, nous démolissons par esprit national. A force d’être bons français, nous devenons d’excellents welches.

Dans le nombre, on rencontre certaines gens auxquels répugne ce qu’il y a d’un peu banal dans le magnifique pathos de juillet, et qui applaudissent aux démolis- seurs par d’autres raisons, des raisons doctes et importantes, des raisons d’écono- miste et de banquier.

-A quoi servent ces monuments ? disent-ils. Cela coûte des frais d’entretien, et voilà tout. Jetez-les à terre et vendez les matériaux. C’est toujours cela de gagné.- Sous le pur rapport économique, le raisonnement est mauvais. Nous l’avons déjà établi plus haut, ces monuments sont des capitaux. Beaucoup d’entre eux, dont la renommée attire les étrangers riches en France, rapportent au pays bien au delà de l’intérêt de l’argent qu’ils ont coûté. Les détruire, c’est priver le pays d’un re- venu.

Mais quittons ce point de vue aride, et raisonnons de plus haut. Depuis quand ose-t-on, en pleine civilisation, questionner l’art sur son utilité ? Malheur à vous si vous ne savez pas à quoi l’art sert ! On n’a rien de plus à vous dire. Allez ! démolis- sez ! utilisez ! Faites des moellons avec Notre-Dame de Paris. Faites des gros sous avec la Colonne.

D’autres acceptent et veulent l’art ; mais, à les entendre, les monuments du moyen âge sont des constructions de mauvais goût, des oeuvres barbares, des monstres en architecture, qu’on ne saurait trop vite et trop soigneusement abolir. A ceux-là non plus il n’y a rien à répondre. C’en est fini d’eux. La terre a tourné, le monde a marché depuis eux ; ils ont les préjugés d’un autre siècle ; ils ne sont plus de la génération qui voit le soleil. Car, il faut bien, nous le répétons, que les oreilles de toute grandeur s’habituent à l’entendre dire et redire, en même temps qu’une glorieuse révolution politique s’est accomplie dans la société, une glorieuse ré- volution intellectuelle s’est accomplie dans l’art. Voilà vingt-cinq ans que Charles Nodier et Mme de Staël l’ont annoncée en France ; et, s’il était permis de citer un nom obscur après ces noms célèbres, nous ajouterions que voilà quatorze ans que nous luttons pour elle. Maintenant elle est faite. Le ridicule duel des classiques et des romantiques s’est arrangé de lui-même, tout le monde étant à la fin du même avis. Il n’y a plus de question. Tout ce qui a de l’avenir est pour l’avenir. A peine y a-t-il encore, dans l’arrière-parloir des collèges, dans la pénombre des académies, quelques bons vieux enfants qui font joujou dans leur coin avec les poétiques et les méthodes d’un autre âge ; qui poëtes, qui architectes ; celui-ci s’ébattant avec les trois unités, celui-là avec les cinq ordres ; les uns gâchant du plâtre selon Vi- gnole, les autres gâchant des vers selon Boileau.

Cela est respectable. N’en parlons plus.

Or, dans ce renouvellement complet de l’art et de la critique, la cause de l’ar- chitecture du moyen âge, plaidée sérieusement pour la première fois depuis trois siècles, a été gagnée en même temps que la bonne cause générale ; gagnée par toutes les raisons de la science, gagnée par toutes les raisons de l’histoire, gagnée par toutes les raisons de l’art, gagnée par l’intelligence, par l’imagination et par le coeur. Ne revenons donc pas sur la chose jugée et bien jugée ; et disons de haut au gouvernement, aux communes, aux particuliers, qu’ils sont responsables de tous les monuments nationaux que le hasard met dans leurs mains. Nous devons compte du passé à l’avenir. Posteri, posteri, vestra res agitur.

Quant aux édifices qu’on nous bâtit pour ceux qu’on nous détruit, nous ne pre- nons pas le change, nous n’en voulons pas. Ils sont mauvais. L’auteur de ces lignes maintient tout ce qu’il a dit ailleurs[2] sur les monuments modernes du Paris ac- tuel. Il n’a rien de plus doux à dire des monuments en construction. Que nous im- porte les trois ou quatre petites églises cubiques que vous bâtissez piteusement çà et là ! Laissez donc crouler votre ruine du quai d’Orsay avec ses lourds cintres et ses vilaines colonnes engagées ! Laissez crouler votre palais de la chambre des dé- putés, qui ne demandait pas mieux ! N’est-ce pas une insulte, au lieu dit École des beaux-arts, que cette construction hybride et fastidieuse dont l’épure a si long- temps sali le pignon de la maison voisine, étalant effrontément sa nudité et sa lai- deur à côté de l’admirable façade du château de Gaillon ? Sommes-nous tombés à ce point de misère qu’il nous faille absolument admirer les barrières de Paris ? Y a-t-il rien au monde de plus bossu et de plus rachitique que votre monument ex- piatoire (ah çà ! décidément, qu’est-ce qu’il expie ?) de la rue de Richelieu ? N’est- ce pas une belle chose, en vérité, que votre Madeleine, ce tome deux de la Bourse, avec son lourd tympan qui écrase sa maigre colonnade ? Oh ! qui me délivrera des colonnades ?

De grâce, employez mieux nos millions.

Ne les employez même pas à parfaire le Louvre. Vous voudriez achever d’en- clore ce que vous appelez le parallélogramme du Louvre. Mais nous vous préve- nons que ce parallélogramme est un trapèze ; et, pour un trapèze, c’est trop d’ar- gent. D’ailleurs, le Louvre, hors ce qui est de la renaissance, le Louvre, voyez-vous, n’est pas beau. Il ne faut pas admirer et continuer, comme si c’était de droit divin, tous les monuments du dix-septième siècle, quoiqu’ils vaillent mieux que ceux du dix-huitième, et surtout que ceux du dix-neuvième. Quel que soit leur bon air, quelle que soit leur grande mine, il en est des monuments de Louis XIV comme de ses enfants. Il y en a beaucoup de bâtards.

Le Louvre, dont les fenêtres entaillent l’architrave, le Louvre est de ceux-là.

S’il est vrai, comme nous le croyons, que l’architecture, seule entre tous les arts, n’ait plus d’avenir, employez vos millions à conserver, à entretenir, à éterniser les monuments nationaux et historiques qui appartiennent à l’état, et à racheter ceux qui sont aux particuliers. La rançon sera modique. Vous les aurez à bon marché. Tel propriétaire ignorant vendra le Parthénon pour le prix de la pierre.

Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les réparer avec soin, avec intelligence, avec sobriété. Vous avez autour de vous des hommes de science et de goût qui vous éclaireront dans ce travail. Surtout que l’architecte restaurateur soit frugal de ses propres imaginations ; qu’il étudie curieusement le caractère de chaque édifice, selon chaque siècle et chaque climat. Qu’il se pénètre de la ligne générale et de la ligne particulière du monument qu’on lui met entre les mains, et qu’il sache habilement souder son génie au génie de l’architecte ancien.

Vous tenez les communes en tutelle, défendez-leur de démolir.

Quant aux particuliers, quant aux propriétaires qui voudraient s’entêter à dé- molir, que la loi le leur défende ; que leur propriété soit estimée, payée et adjugée à l’état. Qu’on nous permette de transcrire ici ce que nous disions à ce sujet en 1825 : « Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait ; qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice his- torique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles, qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire, c’est dépasser son droit. »

Ceci est une question d’intérêt général, d’intérêt national. Tous les jours, quand l’intérêt général élève la voix, la loi fait taire les glapissements de l’intérêt privé. La propriété particulière a été souvent et est encore à tous moments modifiée dans le sens de la communauté sociale. On vous achète de force votre champ pour en faire une place, votre maison pour en faire un hospice. On vous achètera votre monument.

S’il faut une loi, répétons-le, qu’on la fasse. Ici, nous entendons les objections s’élever de toutes parts :

-Est-ce que les chambres ont le temps ?-Une loi pour si peu de chose ! Pour si peu de chose !
Comment ! nous avons quarante-quatre mille lois dont nous ne savons que faire, quarante-quatre mille lois sur lesquelles il y en a à peine dix de bonnes. Tous les ans, quand les chambres sont en chaleur, elles en pondent par centaines, et, dans la couvée, il y en a tout au plus deux ou trois qui naissent viables. On fait des lois sur tout, pour tout, contre tout, à propos de tout. Pour transporter les cartons de tel ministère d’un côté de la rue de Grenelle à l’autre, on fait une loi. Et une loi pour les monuments, une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands pro- duits de l’intelligence humaine, une loi pour l’oeuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé, cette loi juste, bonne, excellente, sainte, utile, nécessaire, indispensable, urgente, on n’a pas le temps, on ne la fera pas !

Risible ! risible ! risible !

[1 : Nous ne publions pas le nom du signataire de la lettre, n’y étant point for- mellement autorisé par lui ; mais nous le tenons en réserve pour notre garantie. Nous avons cru devoir aussi retrancher les passages qui n’étaient que l’expression trop bienveillante de la sympathie de notre correspondant pour nous personnel- lement.

[2 : Notre-Dame de Paris.

Chapitre 12

Ymbert Galloix (ou Jacques-Imbert Galloix) était un pauvre jeune homme de Genève, fils ou petit-fils, si notre mémoire est bonne, d’un vieux maître d’écriture du pays ; un pauvre genevois, disons-nous, bien élevé et bien lettré d’ailleurs, qui vint à Paris, il y a six ans, n’ayant pas devant lui de quoi vivre plus d’un mois, mais avec cette pensée, qui en a leurré tant d’autres, que Paris est une ville de chance et de loterie, où quiconque joue bien le jeu de sa destinée finit par gagner ; une métropole bénie où il y a des avenirs tout faits et à choisir, que chacun peut ajuster à son existence ; une terre de promission qui ouvre des horizons magnifiques à toutes les intelligences dans toutes les directions ; un vaste atelier de civilisation où toute capacité trouve du travail et fait fortune ; un océan où se fait chaque jour la pêche miraculeuse ; une cité prodigieuse, en un mot, une cité de prompt succès et d’activité excellente, d’où en moins d’un an l’homme de talent qui y est entré sans souliers ressort en carrosse.

Il y est arrivé au mois d’octobre 1827, il y est mort de misère au mois d’octobre 1828.

Il n’y a en ceci aucune hyperbole, ce jeune homme est mort de misère à Paris. Ce n’est pas que quelques hommes de ces classes intelligentes et humaines qu’on est convenu de désigner sous le nom vague d’artistes, ce n’est pas que quelques jeunes gens de la bonne jeunesse qui pense et qui étudie, au milieu desquels il tomba à son arrivée à Paris, inconnu de tous, ne lui aient serré la main, ne lui aient donné conseil et secours, ne lui aient, dans l’occasion, ouvert leur bourse quand il avait faim et leur coeur quand il pleurait. Il va sans dire que plusieurs d’entre eux se sont tout naturellement cotisés pour payer son dernier loyer et son dernier médecin, et que ce n’est pas au charpentier qu’il doit sa bière. Mais qu’est-ce que tout cela, si ce n’est mourir de misère ?

A son arrivée à Paris, il se présenta de lui-même, avec quelque assurance, dans trois ou quatre maisons. Voici à ce sujet ce que nous disait encore, il y a peu de jours, un de ceux qui l’ont accueilli dans ses premières illusions et assisté dans ses dernières angoisses.

-C’était en octobre 1827, un matin qu’il faisait déjà froid, je déjeunais ; la porte s’ouvre, un jeune homme entre. Un grand jeune homme un peu courbé, l’oeil brillant, des cheveux noirs, les pommettes rouges, une redingote blanche assez neuve, un vieux chapeau. Je me lève et je le fais asseoir. Il balbutie une phrase em- barrassée d’où je ne vis saillir distinctement que trois mots : Ymbert Galloix, Ge- nève, Paris. Je compris que c’était son nom, le lieu où il avait été enfant, et le lieu où il voulait être homme. Il me parla poésie. Il avait un rouleau de papiers sous le bras. Je l’accueillis bien ; je remarquai seulement qu’il cachait ses pieds sous sa chaise avec un air gauche et presque honteux. Il toussait un peu. Le lendemain, il pleuvait à verse, le jeune homme revint. Il resta trois heures. Il était d’une belle humeur et tout rayonnant. Il me parla des poëtes anglais, sur lesquels je suis peu lettré, Shakespeare et Byron exceptés. Il toussait beaucoup. Il cachait toujours ses pieds sous sa chaise. Au bout de trois heures, je m’aperçus qu’il avait des souliers percés et qui prenaient l’eau. Je n’osai lui en rien dire. Il s’en alla sans m’avoir parlé d’autre chose que des poëtes anglais…

Il se présenta à peu près de cette façon partout où il alla, c’est-à-dire chez trois ou quatre hommes spécialement voués aux études d’art et de poésie. Il fut bien reçu partout, toujours encouragé, souvent aidé. Cela ne l’a pas empêché de mou- rir de misère, à la lettre, comme il a été dit plus haut.

Ce qui le caractérisait dans les premiers mois de son séjour à Paris, c’était une ardente et fiévreuse curiosité. Il voulait voir Paris, entendre Paris, respirer Paris, toucher Paris. Non le Paris qui parle politique et lit le Constitutionnel et monte la garde à la mairie ; non le Paris que viennent admirer les provinciaux désoeuvrés, le Paris-monument, le Paris-Saint-Sulpice, le Paris-Panthéon, pas même le Paris des bibliothèques et des musées. Non, ce qui l’occupait avant tout, ce qui éveillait sans relâche sa curiosité, ce qu’il examinait, ce qu’il questionnait sans cesse, c’est la pensée de Paris, c’est la mission littéraire de Paris, c’est la mission civilisatrice de Paris, c’est le progrès que contient Paris. C’est surtout sous le point de vue des développements nouveaux de l’art que ce jeune homme étudiait Paris. Partout où il entendait résonner une enclume littéraire, il arrivait. Il y mettait ses idées, il les laissait marteler à plaisir par la discussion, et souvent, à force de les reforger ainsi sans cesse, il les déformait. Ymbert Galloix est un des plus frappants exemples du péril de la controverse pour les esprits de second ordre. Quand il est mort, il n’avait plus une seule idée droite dans le cerveau.

Ce qui le caractérisa dans les derniers mois de son séjour, qui furent les der- niers mois de sa vie, c’est un profond découragement. Il ne voulait plus rien voir, plus rien entendre, plus rien dire. En quelques mois, par une transition dont nous laissons le lecteur rêver les nuances, le pauvre jeune homme était arrivé de la cu- riosité au dégoût. Ici il se présente plusieurs questions, que nous posons sans les résoudre. De quel côté ses illusions étaient-elles ruinées ? Était-ce à l’intérieur ou à l’extérieur ? Avait-il cessé de croire en lui ou au monde ? Paris, après examen, lui avait-il semblé chose trop grande ou chose trop petite ? S’était-il jugé trop faible ou trop fort pour prendre joyeusement de l’ouvrage dans cet immense atelier de civilisation ? La mesure idéale de lui-même qu’il portait en lui s’était-elle trouvée trop courte ou trop haute quand il l’avait superposée aux réalités d’une existence à faire et d’une carrière à parcourir ? En un mot, la cause de l’inaction volontaire qui hâta sa mort, était-ce effroi ou dédain ? Nous ne savons. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après avoir bien regardé Paris, il croisa tristement les bras et refusa de rien faire. Était-ce paresse ? était-ce fatigue ? était-ce stupeur ? Selon nous, c’était les trois choses à la fois. Il n’avait trouvé ni dans Paris ni en lui-même ce qu’il cher- chait. La ville qu’il avait cru voir dans Paris n’existait pas. L’homme qu’il avait cru voir en lui ne se réalisait pas. Son double rêve évanoui, il se laissa mourir.

Nous disons qu’il se laissa mourir. C’est qu’en effet, au physique comme au moral, sa mort fut une espèce de suicide. On nous permettra de ne pas éclairer davantage un des côtés de notre pensée. Le fait est qu’il refusa de travailler. On lui avait trouvé des besognes à faire (misérables besognes, il est vrai, où s’usent tant de jeunes gens capables peut-être de grandes choses), des dictionnaires, des compilations, des biographies de contemporains à vingt francs la colonne. Il s’es- saya pendant un temps d’écrire quelques lignes pour ces divers labeurs. Puis le coeur lui manqua ; il refusa tout. Il fut invinciblement pris d’oisiveté comme un voyageur est pris de sommeil dans la neige. Une maladie lente qu’il avait depuis l’enfance s’aggrava. La fièvre survint. Il traîna deux ou trois mois, et mourut. Il avait vingt-deux ans.

A proprement parler, le pays de son choix, ce n’était pas la France, c’était l’An- gleterre. Son rêve, ce n’était pas Paris, c’était Londres. On le va voir dans les lignes qu’il a laissées. Vers les derniers temps de sa vie, quand la souffrance commençait à déranger sa raison, quand ses idées à demi éteintes ne jetaient plus que quelques lueurs dans son cerveau épuisé, il disait, bizarre chimère, que la principale condi- tion pour être heureux, c’était d’être né anglais. Il voulait aller en Angleterre pour y devenir lord, grand poëte, et y faire fortune. Il apprenait l’anglais ardemment. C’était le seul travail auquel il fût resté fidèle. Le jour de sa mort, sachant qu’il allait mourir, il avait une grammaire sur son lit et il étudiait l’anglais. Qu’en voulait-il faire ?

Ymbert Galloix est mort triste, anéanti, désespéré, sans une seule vision de gloire à son chevet. Il avait enfoui quelques colonnes de prose fort vulgaire, disait-il, dans le recoin le plus obscur d’une de ces tours de Babel littéraires que la librairie appelle dictionnaires biographiques. Il espérait bien que personne ne viendrait ja- mais déterrer cette prose de là. Quant aux rares essais de poésie qu’il avait tentés, sur les derniers temps, découragé comme il l’était, il en parlait d’un ton morose et fort sévèrement. Sa poésie, en effet, ne se produisait jamais guère qu’à l’état d’ébauche. Dans l’ode, son vers était trop haletant et avait trop courte haleine pour courir fermement jusqu’au bout de la strophe. Sa pensée, toujours déchirée par de laborieux enfantements, n’emplissait qu’à grand peine les sinuosités du rhythme et y laissait souvent des lacunes partout. Il avait des curiosités de rime et de forme qui peuvent être, dans des talents complets, une qualité de plus, pré- cieuse sans doute, mais secondaire après tout, et qui ne supplée à aucune qualité essentielle. Qu’un vers ait une bonne forme, cela n’est pas tout ; il faut absolument, pour qu’il y ait parfum, couleur et saveur, qu’il contienne une idée, une image ou un sentiment. L’abeille construit artistement les six pans de son alvéole de cire, et puis elle l’emplit de miel. L’alvéole, c’est le vers ; le miel, c’est la poésie.

Galloix était plus à l’aise dans l’élégie. Là, sa poésie était parfois aussi palpi- tante que son coeur, mais là aussi la faculté d’exprimer tout lui manquait souvent. En général son cerveau résistait à la production littéraire proprement dite. Quel- quefois, à force de souffrir, le poëte devenait un homme, son élégie devenait une confidence, son chant devenait un cri ; alors c’était beau.

Comme il croyait peu à la valeur essentielle et durable de sa prose ou de ses vers, comme il n’avait eu le temps de réaliser aucun de ses rêves d’artiste, il est mort avec la conviction désolante que rien de lui ne resterait après lui. Il se trompait.

Il restera de lui une lettre.

Une lettre admirable, selon nous, une lettre éloquente, profonde, maladive, fé- brile, douloureuse, folle, unique ; une lettre qui raconte toute une âme, toute une vie, toute une mort ; une lettre étrange, vraie lettre de poëte, pleine de vision et de vérité.

Cette lettre, l’ami auquel Ymbert Galloix l’adressait a bien voulu nous la confier. La voici. Elle fera mieux connaître Ymbert Galloix que tout ce que nous pourrions dire. Nous la publions telle qu’elle est, avec les répétitions, les néologismes, les fautes de français (il y en a), et tous ces embarras d’expression propres au style genevois. Les deux ou trois suppressions qu’on y remarquera étaient imposées à celui qui écrit ceci par des convenances rigoureuses qui seraient approuvées de tout le monde. On a tâché que cette publication, toute dans l’intérêt de l’art, fût aussi impersonnelle que possible. Ainsi les noms propres qui sont écrits en toutes lettres dans l’original ne sont ici désignés que par des initiales, afin de ménager les vanités et surtout les modesties.

Cela posé, nous devons redire que l’essence même de la lettre est religieuse- ment respectée. Pas un mot n’a été changé, pas un détail n’a été déformé. Nous croyons qu’on lira avec le même intérêt que nous cette confession mystérieuse d’une âme qui ressemble fort peu aux autres âmes, et qui nous peint presque tous cependant. Voilà, à notre sens, ce qui caractérise cette singulière lettre. C’est une exception, et c’est tout le monde.

: : : : : : :Paris, 11 décembre 1827.

: : :Mon pauvre D-,

Il y a bien des jours que je me propose de vous écrire. Mais la douleur, la ma- ladie que vous me connaissez, les distances de Paris, qui mangent la moitié des journées, tout m’en a empêché. Oh ! que je souffre et que j’ai souffert ! Il m’est impossible de songer à mettre de l’ordre dans ma lettre, à vous dépeindre même l’état de mon âme, à matérialiser par des mots glacés ces navrantes et perpétuel- lement successives impressions, sensations, terreurs, abîmes de mélancolie, de désespoir, etc. Nous sommes aujourd’hui le 11 décembre. Il est trois heures. J’ai marché, j’ai lu, le ciel est beau, et je souffre horriblement. Arrivé ici le 27 octobre, voici donc un mois que je languis et végète sans espoir. J’ai eu des heures, des jour- nées entières où mon désespoir approchait de la folie. Fatigué, crispé physique- ment et moralement, crispé à l’âme, j’errais sans cesse dans ces rues boueuses et enfumées, inconnu, solitaire au milieu d’une immense foule d’êtres, les uns pour les autres inconnus aussi.

Un soir, je m’appuyai contre les murs d’un pont sur la Seine. Des milliers de lumières se prolongeaient à l’infini, le fleuve coulait. J’étais si fatigué, que je ne pouvais plus marcher, et là, regardé par quelques passants comme un fou proba- blement, là, je souffrais tellement, que je ne pouvais pleurer. Vous me plaisantiez quelquefois à Genève sur mes sensations. Eh bien, ici je les dévore solitaire. Elles me tourmentent, m’agitent sans cesse, et tout se réunit pour me déchirer l’âme, ce sentiment immense et continuel du néant de nos vanités, de nos joies, de nos douleurs, de nos pensées ; l’incertitude de ma situation, la peur de la misère, ma maladie nerveuse, mon obscurité, l’inutilité des démarches, l’isolement, l’indif- férence, l’égoïsme, la solitude du coeur, le besoin du ciel, des champs, des mon- tagnes, les pensées philosophiques même, et par-dessus tout cela, oh ! oui, par- dessus tout cela, les regrets lacérants[1] du pays de ses aïeux. Il est des moments où je rêve à tout ce que j’aimais, où je me promène encore sur Saint-Antoine, où je me rappelle toutes mes douleurs de Genève, et les joies que j’y ai connues, bien rarement, il est vrai.

Il est des moments où les traits de mes amis, de mes parents, un lieu consacré par un souvenir, un arbre, un rocher, un coin de rue, sont là devant mes yeux, et les cris d’un porteur d’eau de Paris me réveillent. Oh ! que je souffre alors ! Souvent, rentré dans ma chambre solitaire, harassé de corps et d’esprit, là je m’assieds, je rêve, mais d’une rêverie amère, sombre, délirante. Tout me rappelle ces pauvres parents que je n’ai pas rendus heureux ; les soins de blanchisseuse, etc., etc., tout cela m’étouffe. Les heures des repas changées ! Oh ! que je regrette et ma chambre de Genève, où j’ai tant souffert, et la classe, et mon oncle, et votre coin de feu, et les visages connus, et les rues accoutumées ! Souvent un rien, la vue de l’objet le plus trivial, d’un bas, d’une jarretière, tout cela me rend le passé vivant, et m’accable de toute la douleur du présent. Misère de l’homme qui regrette ce qu’il maudi- rait bientôt quand il le retrouverait ! Je ne puis même jouir de ma douleur, l’esprit d’analyse est toujours là qui désenchante tout.

Ennui d’une âme flétrie à vingt et un ans, doutes arides, vagues regrets d’un bonheur entrevu plus vaguement encore comme ces gloires du couchant sur la cime de nos montagnes, douleurs positives, douleurs idéales, persuasion du mal- heur enracinée dans l’âme, certitude que la fortune, quoique un grand bien, ne nous rendrait pas parfaitement heureux : voilà ce qui tourmente ma pauvre âme. Oh ! mon unique ami, qu’ils sont malheureux, ceux qui sont nés malheureux !

Et quelquefois pourtant, il semble qu’une musique aérienne résonne à mes oreilles, qu’une harmonie mélancolique et étrangère au tourbillon des hommes vibre de sphère en sphère jusqu’à moi ; il semble qu’une possibilité de douleurs tranquilles et majestueuses s’offre à l’horizon de ma pensée comme les fleuves des pays lointains à l’horizon de l’imagination. Mais tout s’évanouit par un cruel retour sur la vie positive, tout !

Que de fois j’ai dit avec Rousseau : O ville de boue et de fumée ! Que cette âme tendre a dû souffrir ici ! Isolé, errant, tourmenté comme moi, mais moins mal- heureux de soixante ans d’un siècle sérieux et de grands événements, il gémirait à Paris ; j’y gémis, d’autres y viendront gémir. O néant ! néant !

J’ai pourtant eu deux ou trois moments d’extase. Un jour, à l’Opéra, la musique enchantée du Siège de Corinthe m’avait fait oublier mes peines. Vous savez com- bien j’aime l’élégance, la somptuosité, les titres, tout enfin, tout ce qui nous place dans un monde aussi beau que possible ici-bas, du moins à l’extérieur. Eh bien, ces impressions que m’apportaient à Genève tant de physionomies étrangères et distinguées, tant de belles âmes, de grands personnages, tant de livrées, d’équi- pages, enfin ce spectacle ravissant des pompes de la civilisation au milieu des pompes de la nature, spectacle qui fait de Genève une ville peut-être unique en Europe relativement à sa grandeur ; ces impressions, je ne les ai retrouvées à Paris qu’à l’Opéra, et en relisant avec passion la Vie d’Alfieri, écrite par lui-même, que je n’avais pas lue depuis quatre ans. Que de choses pour moi et pour chaque âme dans ces quatre ans ! J’étais donc à l’Opéra. Les prestiges de la musique, la magni- ficence du théâtre, les toilettes et les physionomies qui garnissaient les loges, je respirais tout cela, je me croyais prince, riche, honoré ; les portiques d’un monde qui n’est beau pour moi que parce que je l’ignore, se dessinaient à ma vue entou- rés d’une auréole d’élégance et de recherche. J’avais oublié ma situation, ou plu- tôt je cherchais à me convaincre qu’elle allait cesser. Quoique entouré des simples mises du parterre, c’était bien aux loges que j’étais. Je ne voyais qu’au-dessus de moi. J’étais plongé dans un océan d’illusions, d’espérances démesurées, d’harmo- nie, de splendeurs, de vanités, etc. Cet état dura une demi-heure. Oh ! qu’ils furent tristes, les moments qui suivirent ! qu’ils furent amers ! Il en est de même de la vie errante de ce riche, noble et malheureux Alfieri. On n’y voit que des ambassadeurs nobles, des voyages en poste continuels, des valets de chambre, etc. Oh ! qu’il fait bon être malheureux avec trente mille francs de rente ! Non, non ; excusez cette phrase. Vous savez combien je sais dépouiller le malheur de son entourage positif et le contempler dans son affreuse nudité, qui est la même pour toutes les condi- tions lorsqu’on a dans l’âme quelque chose qui bat plus fortement pour nous que pour la foule. Les sensations m’accablent. Je quitte la plume ; je vais rêver. Riez, car là vous me reconnaissez tout entier, n’est-ce pas ?

Je reprends la plume aujourd’hui 27 décembre. Je souffre, et toujours. J’ai eu des moments horribles ; mais je ne veux pas vous lasser encore de mes plaintes. Il est minuit et quelques minutes. Nous sommes donc le 28. Qu’importe ! Quelques voi- tures roulent encore de loin en loin ; mais on est sorti de l’Odéon. La tristesse, l’hi- ver, la solitude et la nuit règnent. Je veille au coin d’un feu au quatrième étage de la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. Ma chambre, assez élégante, est seule, et je suis face à face avec ma tristesse et mon ennui. Croiriez-vous que je n’aime plus les femmes ? Pas le moindre désir physique. Il faut que la douleur m’absorbe entièrement. Mais je me laisserai facilement aller à de nouvelles rêveries. Venons au fait. Depuis longtemps je suis très lié avec -.

Je suis encore lié intimement avec Ch. N-. Celui-là est encore plus expansif que

  • ; il vous plairait davantage, surtout les premières fois. N- a souvent les larmes sur le bord des paupières, tout en vous parlant. Il a ce que vous nommez de l’humec- tant dans toute sa personne. Il me témoigne une affection toute paternelle. On pourrait lui reprocher peut-être d’avoir trop d’indulgence pour les médiocrités, mais cela tient à sa grande bonté. – tomberait dans l’excès contraire ; il ne verrait pas avec plaisir, je crois, un homme qu’il jugerait ordinaire. Vous me direz qu’il y a de l’amour-propre là ; mais si j’étais obligé de me gêner avec vous, autant vaudrait ne pas vous écrire.

Je passe tous les dimanches soirs chez N-. Là se réunissent plusieurs hommes de lettres. J’y ai vu madame T-, j’y ai causé avec E- D-, P-, le baron T-, M. de C-, savant célèbre qui s’intéresse beaucoup à moi ; M. de R-, antiquaire et historien. Enfin M. J-, que j’ai connu là, est un ami que j’espère avoir acquis. Il est colossal par la pensée. S’il avait un peu plus de poésie dans l’âme, je n’hésiterais pas à le regarder comme un homme étonnant ! Vous avez lu ses articles sur Walter Scott et d’autres. Ce n’est pas un médiocre dédommagement à ma douleur que d’être apprécié par un tel homme, d’autant plus qu’il est froid, sec, au premier abord, et surtout désespérant pour les médiocrités, qu’il méprise, lors même qu’il les voit célèbres. M. J- ressemble à L-, il est beau de visage. Dessous sa sécheresse, il y a aussi beaucoup d’humectant, et dans tout lui, dans son accent, dans ses manières, une couleur montagnarde et anglaise. Il est né dans le Jura. Il a été souvent à Ge- nève. Nous sympathisons par la pensée, par les inductions, et par la difficulté de rendre ce que nous éprouvons.

Je reviens à N-. Pour en finir sur lui, il a l’air et les goûts d’un gentilhomme de campagne. Je lui ai prêté vos poésies ; il en est enchanté. P. L- va publier ses Voyages en Grèce, en vers. Je lui en ai entendu lire un fragment, c’est ravissant, c’est poétique comme Byron ; mais il n’y a ni cette pensée féconde, ni ce génie vaste et souffrant qui nous prennent à la gorge dans le barde anglais et dans son rival de Florence. M. L- ressemble à Goethe (vous reconnaissez là ma manie de ressemblance). Il lit ses vers d’une manière tout à fait particulière et pleine de charme ; il est simple, tranquille, réservé ; il a quelque chose de protestant dans sa personne. Il a beaucoup voyagé. Il a un recueil de poésies en portefeuille, mais il a de la répugnance à les publier toutes, parce qu’il les trouve trop individuelles. Il a beaucoup goûté ma vie. Je vous dis en passant que – et N- font de mes poésies plus de cas peut-être qu’elles ne méritent. J’en ai plusieurs nouvelles, faites soit à Genève, soit ici. Je suis très lié avec de B-, le fils du poëte, homme d’un esprit élevé. F- fait jouer son P- dans un mois. C’est un drame tout à fait romantique. F- a été au Cap et à la Martinique ; du reste, c’est un homme d’un ton de cabaret. Il a un poëme en portefeuille. On ne peut lui refuser un talent frais et gracieux ; mais il ne faut pas le connaître pour aimer ses poésies. Quel désenchantement ! Je me rappelle que son Pêcheur, avant que V- allât en Russie, nous émut jusqu’aux larmes, et je prêtais à l’auteur quelque chose d’idéal, n’ayant jamais vu ce nom, et le lisant au bas d’un morceau tout rêveur, tout maritime ; j’en faisais un jeune ondin, etc. ; et c’est un mélange de commun et de soldat. V- (que j’ai vu une heure chez -) est un homme de sept pieds. Quand il parle à un honnête homme, son estomac dessine une arcade et ses genoux un triangle. S’il est assis, il se divise en deux pièces qui forment l’angle aigu. Ajoutez qu’il ne dit pas six mots sans un comme ça, qu’il est homme de bon ton de l’ancien régime, et maigre comme un lézard. Il fait peur à contempler. Vous savez qu’il a fait la charmante bluette inti- tulée Sainte-P-. Il connaît L-. A-, l’historien duelliste, a l’air d’un boucher civilisé. Quelque chose d’âpre, et pourtant d’imposant, le caractérise. Il ne me reste pas de place pour vous parler d’Al-, des V- père et fils, de D- et M-, rédacteurs du G-, et de plusieurs autres littérateurs que je connais. Un mot sur S- : c’est un homme qui me paraît tenir du charlatan, de l’illuminé, du Durand, du Swedenborg, et aussi du vrai poëte. Il a un talent descriptif remarquable. Je n’ai eu qu’une entrevue avec lui ; j’en ai assez. Il est vrai que le tête-à-tête a duré trois heures. Mais il y a trop de crème fouettée dans ce cerveau-là pour que je m’amuse à le faire mousser encore davantage. Je dois être présenté à Benjamin Constant par C-, bon garçon (le ré- dacteur de la Rev- prot-). Je m’attendais à trouver en C- un grave pasteur, et c’est un étourdi que j’ai trouvé, mais du moins un étourdi d’esprit et de mérite, quoique sans génie. J’aurais encore mille choses intéressantes à vous dire, mais il faut clore ma lettre.

Vos Mélodies ont paru. Jolie édition. Je les ai lues et relues avec charme. Elles ont eu un article dans la R. J’en fais un pour le F. ; je les ai recommandées au G. On en parlera dans la N. Mais il faudrait, pour le succès, des prôneurs que vous n’avez pas. Il s’en vendra peu, je le crains. La poésie est dans un discrédit si complet, qu’il faut être sur les lieux pour en avoir une idée. C’est cent fois pis qu’à Genève, per- sonne ne lit de vers. On en achète encore moins. L., D. et – font seuls exception à la règle. D’ailleurs tout le monde fait bien les vers à Paris. On en lit tant de ma- nuscrits, qu’un auteur étranger, qui n’a d’autre protection que son talent, ne peut percer que par un heureux hasard. Votre éloignement de Paris est nuisible aussi au succès de votre livre ; mais il est favorable à votre bonheur. La grande Babylone vous saturerait de dégoût, de boue, de fatigue et de tristesse. J’ignore l’état de votre âme à Florence ; mais à coup sûr il serait pire à Paris ; sans parler de l’extrême dif- ficulté d’y vivre. Jusqu’à présent je ne gagne rien, et j’ai pourtant de vrais amis qui font leurs efforts pour me trouver quelque chose. On m’a écrit que vous étiez lié avec L-. Décrivez-le-moi de la cravate à la pantoufle. Est-ce bien ce que j’ai rêvé, un lord Byron français, de l’insouciance, de la vanité, de l’affectation, du malheur, une pensée dévorante, du génie à flots, du bon ton, de l’élégance ; enfin une at- mosphère poétique étrangère qui n’a rien de commun avec la sale atmosphère de nos hommes de lettres parisiens ? L- n’est-il pas cet idéal de mon âme, où j’aime à retrouver jusqu’à ces petits défauts de vanité, de puérile affectation, qu’ancien- nement vous détestiez, et que vous avez finalement découverts en vous, comme on les découvrira toujours chez la plupart des poëtes qui auront l’esprit d’ana- lyse et la bonne foi de l’homme supérieur ? Il est une heure et demie, j’interromps ma lettre. Je compte vous mettre encore quelques mots derrière la copie de deux élégies que vous trouverez ci-incluses.

Mon ami, je continue ma lettre bien après l’avoir commencée et reprise. Il est huit heures du soir, et nous sommes le 31 mars. Je suis fou de douleur, mon déses- poir surpasse mes forces. J’ai souffert aujourd’hui ce qu’il est à peine possible à un homme de se figurer. Enfin, un accès de fièvre m’a pris ce soir, c’était l’excès de la peine morale. Écoutez. Si du moins je pouvais me persuader qu’un jour je serai heureux ! mais l’avenir rembrunit encore le présent. Vous me connaissez ; vous savez les bizarreries de mon caractère. J’ai fait une découverte en moi, c’est que je ne suis réellement point malheureux pour telle ou telle chose, mais j’ai en moi une douleur permanente qui prend différentes formes. Vous savez pour com- bien de choses jusqu’ici j’ai été malheureux, ou plutôt sous combien de formes le foie, la bile, ou enfin le principe qui me tourmente s’est reproduit. Tantôt, vous le savez, c’était de n’être pas né anglais qui m’affligeait, tantôt de n’être pas propre aux sciences ; plus habituellement encore de n’être pas riche, de lutter avec la mi- sère et les préjugés, d’être inconnu. Vous savez encore que depuis Genève il me semblait que si jamais je parvenais à percer à Paris je serais enfin heureux. Eh bien, mon ami, je suis lié avec presque tous les littérateurs les plus distingués. Quelques-uns, tels que -, Ch. N-, etc., sont d’illustres amis avec qui je suis presque aussi familier qu’avec vous. Eh bien, ma vanité est satisfaite ; souvent dans les sa- lons j’ai des moments de satisfaction mondaine ; enfin quelquefois je suis enivré de ces petits triomphes d’une soirée, d’un instant ; et avec cela, le fond, la presque totalité de ma vie, c’est je ne dirais pas le malheur, mais un chancre aride ; un plomb liquide me coule dans les veines ; si l’on voyait mon âme, je ferais pitié, j’ai peur de devenir fou. Depuis que je suis ici, ma douleur a pris cinq à six formes : d’abord ç’a été le regret de ma patrie, et mon incertitude de l’avenir ; ensuite le sentiment de mon isolement, de mon néant ; puis un vide occupé par cet affreux tumulte de sensations dont je vous ai tant parlé ; enfin, depuis deux mois, toutes mes facultés de douleur se sont réunies sur un point. J’ose à peine vous le dire, tant il est fou ; mais, je vous en supplie, ne voyez là-dedans qu’une forme de dou- leur, qu’une des apparences de l’ulcère qui me ronge ; ne me jugez pas d’après les règles ordinaires, et voyez le mal et non pas son objet. Eh bien, ce point central de mes maux, c’est de n’être pas né anglais. Ne riez pas, je vous en supplie ; je souffre tant ! Les gens vraiment amoureux sont des monomanes comme moi, qui ont une seule idée, laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, dont l’âme a été en butte si longtemps à un tumulte si varié, je suis monomane aussi maintenant.

Je lisais dernièrement Valérie de Mme de Krudener ; je ne puis vous exprimer les sensations que j’en ai reçues. Ce livre étonnant m’avait ennuyé jadis ; maintenant il m’a déchiré. C’est que Gustave est comme moi victime d’une passion dévorante, ou plutôt d’une énergie de sensations qui le dévore, et qui s’est portée sur un ali- ment naturel, l’amour, tandis que cette même énergie, luttant dans mon âme avec le vide, y enfante des fantômes. Je lisais ce roman, aux premiers rayons du soleil du printemps, dans les vastes et tristes allées du Luxembourg. A chaque instant, je m’arrêtais anéanti.

Maintenant, voici l’origine de ma passion pour l’Angleterre. D’abord vous sa- vez que j’aime à revivre avec les morts, à connaître leur vie d’autrefois, à habiter avec eux, à les suivre dans les circonstances de leur existence, à me créer enfin des sympathies que pare l’illusion du temps et que la présence des individus ne puisse plus détruire. Eh bien, là, en Angleterre, j’aurais au moins cinquante poëtes d’une vie aventureuse, et dont les livres sont pleins d’imagination, de pensée, etc. ; en France, je n’en ai pas trois. Outre cela, j’aurais eu une patrie dont j’aurais aimé jusqu’aux préjugés ; il y a tant de poésie dans les vieilles moeurs de l’Angleterre, et tant d’imagination dans tout ce qui est de ce pays-là ! D’abord, au lieu d’une litté- rature, il y en a quatre : l’américaine, l’anglaise, l’écossaise, l’irlandaise ; et elles ont toutes avec la même langue un caractère différent. Quelles richesses littéraires ! la vie du maniaque Cowper, si grand poëte, a été écrite en trois volumes in-octavo ; celle de Johnson en quatre. C’est de celle-là que Walter Scott dit qu’on la trouve dans toutes les maisons de campagne, etc. Et encore, qu’au seul nom de Johnson un anglais a devant les yeux une individualité, un personnage qui a le privilège d’être encore vivant, agissant, au physique comme au moral. Il y a trente poëtes vivants, tous originaux, tous individuels, ne marchant point sur les traces les uns des autres, et très féconds. Que de richesses ! Enfin quelles aventures que celles de ce malheureux Savage, de Shelley ! quel colosse qu’un Byron ! Que de trésors pour une âme qui aime à fuir le monde, et à chercher ses amis dans son cabinet ! Quels soins ont les anglais de leurs auteurs ! ils les réimpriment sous tous les formats. Quel goût dans leurs éditions ! quelle imagination dans leurs vignettes ! Voyez la nation elle-même ; les hommes qui ont un air ignoble sont aussi rares en Angle- terre que le sont en France ceux qui ont l’air distingué ! Tout est excentric dans cette nation ; j’aime jusqu’à leur originalité, leurs vêtements bizarres. Ce n’est que là que l’enthousiasme règne sous mille formes ; que là, qu’à côté des idées posi- tives les plus sévères, on trouve les billevesées les plus pittoresques. Ce pays réunit tout, le positif et l’idéal, la France et l’Allemagne. C’est le seul qui soit assez fort pour tout comprendre, assez grand pour ne rien rejeter.

Quelle individualité ! on reconnaît un anglais entre mille, un français ressemble à tout le monde.

L’abondance des sectes religieuses en Angleterre prouve au moins de la bonne foi, des âmes qui ont besoin d’espoir, que la matière n’a pas desséchées. Les extra- vagances individuelles des jeunes anglais prouvent des âmes agitées. Oh ! si vous voyiez la France, que vous en seriez dégoûté ! Pour tout homme au monde, c’est un chagrin de se sentir déplacé. Cela vous faisait souffrir à Genève. Eh bien, je suis cruellement déplacé, moi qui ne me sens aucune sympathie avec la France, et qui m’en trouve sur tous les points avec l’Angleterre ; je me trouve cruellement déplacé, au milieu d’une nation frivole, bavarde, impie, aride, et vaine et froide, quand je songe qu’il en est une religieuse ou terriblement sceptique, mais au moins pas indifférente ; une où l’on trouve des amis fidèles ; des âmes exaltées, et où la frivolité même, extravagante et bizarre, n’a pas ce ton railleur et fadement insipide qu’elle a en France. Chez le restaurateur où je dine, il y a des français et des anglais. Quelle différence ! Presque tous les français y sont gascons, braillards et communs ; tous les anglais, nobles et décents. Enfin, mon ami, je sens qu’un amant peut entretenir un ami de son amour, parce que cette passion trouve un écho dans toutes les âmes, il n’y a rien là de ridicule ; mais tel est le surcroît de mes douleurs, que je n’ose les confier, parce qu’elles sont trop individuelles, et doivent paraître trop ridicules à qui ne les a pas naturellement éprouvées. Et ce- pendant (je vous en conjure, soyez assez exempt de préjugés pour me croire), cette folie me fait souffrir des douleurs épouvantables. Tout la réveille, la vue d’un an- glais, d’un livre anglais en vente chez Baudry, les moqueries mêmes dont ils sont l’objet, tout cela me dévore ; ce sont autant de coups de poignard qui ravivent ma douleur, comme, sans doute, tout ce qui rappelle une maîtresse morte à un amant passionné. Enfin, ma manie me dégoûte même de la gloire. Je voudrais être cé- lèbre en Angleterre, et, par conséquent, écrire en anglais. D’ailleurs, mes douleurs m’agitent trop pour je puisse écrire autre chose et ne sont malheureusement pas des sujets poétiques. Je sais que, si (supposition absurde, comme toutes les suppo- sitions) j’étais anglais, je ne souffrirais pas moins avec mon tempérament maladif, mais cela me fait un effet tout différent. C’est ma raison seule qui me donne cette persuasion ; car, si je n’écoutais que la sensation, il me semble que, né anglais, je pourrais supporter tous mes maux. Je me représente ce que je suis d’organisation et d’âme ; mais né lord anglais et riche. Tous mes goûts, toutes mes vanités, tout serait satisfait ! Lorsque je compare ce sort au mien je deviens presque fou.

Une réflexion pourtant m’est souvent venue ; mais que peuvent les réflexions contre les passions ? C’est celle-ci : si je n’étais pas exactement ce que je suis, je n’existerais pas ; ce serait un autre que moi ; mon moi homogène, identique et in- dividuel serait détruit ; j’aurais d’autres idées ! Nul ne voudrait se changer contre un autre, et nul n’est content de ce qu’il est. Quelle contradiction ! Acceptons-nous ce que nous sommes. Je souffre tant, qu’il me semble que je changerais volontiers ; degré de douleur où je n’étais pas arrivé jusqu’ici. Dans le fait accepter le sort d’un autre, si c’était possible, ce serait mourir. La mort n’est que la destruction du moi. Mais que fais-je ? quelle irrésistible manie m’entraîne ? Ah ! mon ami, plus je sonde notre nature, et plus je me persuade que, pièces nécessaires d’un ensemble que nous ne voyons pas, nous jouons un rôle qui nous sera révélé un jour. Si l’on me demandait : Croyez-vous à l’existence de Dieu, à l’immortalité de l’âme ? je di- rais : Absurdes questions ! Dieu est parce qu’il est nécessaire ; et je crois que nous sommes ici-bas dans un état faux, transitoire, intermédiaire. Avons-nous existé ailleurs ? devons-nous revivre ? Comment, avec nos langues bornées, et nos idées tourmentées, aborder le grand inconnu ? Oh ! Dieu ! Dieu ! je le vois partout. Ce désir ardent de le connaître et de deviner notre nature, ces pressentiments de l’in- fini et ce mur d’airain, ce mur de l’impossible, du défendu, contre lequel viennent se briser non-seulement nos systèmes, mais jusqu’à nos élancements d’idées, tout cela me prouve un être. Non, la terre n’aurait pas, avec de la boue, produit des êtres si complexes et si bizarres. Ensuite, aller plus loin me paraît impossible. J’espère et je me tais. Je sais seulement qu’ici-bas je me débats sous la douleur comme un torturé. Ces douleurs seront-elles compensées en ce monde ou ailleurs ? Je n’en sais rien.

Mes maux ont été si vifs aujourd’hui, que ce qui m’effraye le plus ordinairement, je le regardais presque sans peur. A force de souffrir, la gloire, le bonheur, l’avenir, tout me semblait impossible, indifférent. Oh ! si vous saviez les suggestions infernales qui se mêlent à tout cela ! les idées affreuses qui me passent par la tête, les tourments du doute ! Malheureux ! je sais que je le suis. C’est là tout…

Ce qui me tourmente le plus, c’est que je vois des hommes que leur caractère pousse au bonheur. Je me dis alors : Si tous souffraient, une compensation géné- rale, un paradis après la vie, me semblerait de rigueur. Mais il en est, quoi qu’on en dise, il en est d’heureux (par le caractère). Ceux-là souvent s’embarrassent peu de l’avenir, ils vivent imprévoyants et satisfaits ; ici-bas tout est pour eux. Le malheur ne serait-il donc qu’une cruelle maladie ? les malheureux, des pestiférés atteints d’une plaie incurable que leur organisation fait souffrir comme celle des heureux les fait jouir ? Avec tout cela, j’espère, et j’avoue que Dieu me paraît tellement mêlé à toutes les choses d’ici-bas, qu’au résumé je me confie en lui. Courbons la tête, amis. Que sert de se rebiffer contre l’impossible ? Souvent j’anatomise mes dou- leurs, je les contemple froidement. L’idée qui prédomine chez moi, c’est que je n’y peux rien.

Depuis deux mois j’ai repris l’étude de l’anglais avec une telle énergie, que je lis facilement la poésie. Rasselas, que je lie dans ce moment, voilà un livre prodigieux. Mon idée est d’aller en Angleterre, et, après quelques années, d’écrire en anglais.
J. L-, avec lequel je suis très lié, me prête les poètes lakistes modernes dé l’Angle- terre ; ils sont ravissants. J’ai changé votre Gérando contre un Byron en un volume. J’en ai lu un petit poëme, le Rêve, qui m’a fait une impression foudroyante. Une dame anglaise, qui me donne des leçons, m’a dit qu’au bout de deux ans de séjour en Angleterre j’écrirai très bien en anglais, parce que, dit-elle, j’écris déjà comme très peu de français. En effet, j’ai traduit du L- presque sans faute. Il est vrai que je travaille à l’anglais la moitié du jour.

Mes manies sont toujours cruelles. Quel ennui ! Enfin, partout où je tourne les yeux, je vois des douleurs. Mes moyens d’existence sont encore un tourment. Je travaille maintenant à une biographie ; mais j’ai besoin d’argent, je suis même dans un grand embarras.

Y. G.

[1 : Le mot est souligné dans la lettre que nous avons sous les yeux.

Quand on songe que l’homme qui a écrit ceci est mort là-dessus, des réflexions de toutes sortes débordent autour de chacune des lignes de cette longue lettre.

Quel roman, quelle histoire, quelle biographie que cette lettre ! Certes, ce n’est pas nous qui répéterons les banalités convenues ; ce n’est pas nous qui exigerons que toutes souffrances peintes par l’artiste soient constamment éprouvées par l’artiste ; ce n’est pas nous qui trouverons mauvais que Byron pleure dans une élé- gie et rie à son billard ; ce n’est pas nous qui poserons des limites à la création litté- raire et qui blâmerons le poëte de se donner artificiellement telle ou telle douleur pour l’analyser dans ses convulsions comme le médecin s’inocule telle ou telle fièvre pour l’épier dans ses paroxysmes. Nous reconnaissons plus que personne tout ce qu’il y a de réel, de vrai, de beau et de profond dans certaines études psy- chologiques faites sur des souffrances d’exception et sur des états singuliers du coeur par d’éminents poëtes contemporains qui n’en sont pas morts. Mais nous ne pouvons nous empêcher d’observer que ce qu’il y a de particulièrement poi- gnant dans la lettre que nous venons de citer, c’est que celui qui l’a écrite en est mort. Ce n’est pas un homme qui dit : Je souffre, c’est un homme qui souffre ; ce n’est pas un homme qui dit : Je meurs ; c’est un homme qui meurt. Ce n’est pas l’anatomie étudiée sur la cire, ni même sur la chair morte ; c’est l’anatomie étudiée nerf à nerf, fibre à fibre, veine à veine, sur la chair qui vit, sur la chair qui saigne, sur la chair qui hurle. Vous voyez la plaie, vous entendez le cri. Cette lettre, ce n’est pas chose littéraire, chose philosophique, chose poétique, oeuvre de profond ar- tiste, fantaisie du génie, vision d’Hoffmann, cauchemar de Jean-Paul ; non, c’est une chose réelle, c’est un homme dans un bouge qui écrit. Le voilà avec sa table chargée de livres anglais, avec sa plume, avec son encre, avec son papier, pressant les lignes sur les lignes, souffrant et disant qu’il souffre, pleurant et disant qu’il pleure, cherchant la date au calendrier, l’heure à l’horloge, quittant sa lettre, la re- prenant, la quittant, allumant sa chandelle pour la continuer ; puis il va dîner à vingt sous, il rentre, il a froid, il se remet à écrire, parfois même sans trop savoir ce qu’il écrit ; car son cerveau est tellement secoué par la douleur, qu’il laisse ses idées tomber pêle-mêle sur le papier et s’éparpiller et courir en désordre, comme un arbre ses feuilles dans un grand vent.

Et s’il était permis de remarquer dans quel style un homme agonise, il y au- rait plus d’une observation à faire sur le style de cette lettre. En général, les lettres qu’on publie tous les jours, lettres de grands hommes et de gens célèbres, manquent de naïveté, d’insouciance et de simplicité. On sent toujours, en les lisant, qu’elles ont été écrites pour être imprimées un jour. M. Paul-Louis Courier faisait jusqu’à dix-sept brouillons d’un billet de quinze lignes. Chose étrange, certes, et que nous n’avons jamais pu comprendre ! Mais la lettre d’Ymbert Galloix, c’est bien, selon nous, une vraie lettre, bien écrite comme doit être écrite une lettre, bien flottante, bien décousue, bien lâchée, bien ignorante de la publicité qu’elle peut avoir un jour, bien certaine d’être perdue. C’est l’idée qui se fait jour comme elle peut, qui vient à vous toute naïve dans l’état où elle se trouve, et qui pose le pied au hasard dans la phrase sans craindre d’en déranger le pli. Quelquefois, ce que celui qui l’a écrite voulait dire s’en va dans un et caetera, et vous laisse rêver. C’est un homme qui souffre et qui le dit à un autre homme. Voilà tout. Remarquez ceci, à un autre homme, pas à vingt, pas à dix, pas à deux, car, au lieu d’un ami, s’il avait deux audi- teurs seulement, ce poëte, ce qu’il fait là, ce serait une élégie, ce serait un chapitre, ce ne serait plus une lettre. Adieu la nature, l’abandon, le laisser-aller, la réalité, la vérité ; la prétention viendrait. Il se draperait avec son haillon. Pour écrire une lettre pareille, aussi négligée, aussi poignante, aussi belle, sans être malheureux comme l’était Ymbert Galloix, par le seul effort de la création littéraire, il faudrait du génie. Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron.

Toutes les qualités pénétrantes, métaphysiques, intimes, ce style les a ; il a aussi, ce qui est remarquable, toutes les qualités mordantes, incisives, pittoresques. La lettre contient quelques portraits. Plusieurs ont été crayonnés trop à la hâte, et l’on sent que les modèles ont à peine posé un instant devant le peintre ; mais comme ceux qui sont vrais sont vrais ! comme tous sont en général bien touchés et déta- chés sur le fond d’une manière qui n’est pas commune ! métamorphose frappante, et qui prouve, pour la millième fois, qu’il n’y a que deux choses qui fassent un homme poëte, le génie ou la passion ! Cet homme qui n’avait pour les biographies qu’une prose assez incolore et pour ses élégies qu’une poésie assez languissante, le voilà tout à coup admirable écrivain dans une lettre. Du moment où il ne songe plus à être prosateur ni poëte, il est grand poëte et grand prosateur.

Nous le redisons, cette lettre restera. C’est l’amalgame d’idées le plus extraor- dinaire peut-être qu’ait encore produit dans un cerveau humain la double ac- tion combinée de la douleur physique et de la douleur morale. Pour ceux qui ont connu Galloix, c’est une autopsie effrayante, l’autopsie d’une âme. Voilà donc ce qu’il y avait au fond de cette âme. Il y avait cette lettre. Lettre fatale, convulsive, in- terminable, où la douleur a suinté goutte à goutte durant des semaines, durant des mois, où un homme qui saigne se regarde saigner, où un homme qui crie s’écoute crier, où il y a une larme dans chaque mot.

Quand on raconte une histoire comme celle d’Ymbert Galloix, ce n’est pas la biographie des faits qu’il faut écrire, c’est la biographie des idées. Cet homme, en effet, n’a pas agi, n’a pas aimé, n’a pas vécu ; il a pensé ; il n’a fait que penser, et, à force de penser, il a rêvé ; et, à force de rêver, il s’est évanoui de douleur. Ym- bert Galloix est un des chiffres qui serviront un jour à la solution de ce lugubre et singulier problème :-Combien la pensée qui ne peut se faire jour et qui reste em- prisonnée sous le crâne met-elle de temps à ronger un cerveau ?-Nous le répétons, dans une vie pareille il n’y a pas d’événements, il n’y a que des idées. Analysez les idées, vous avez raconté l’homme. Un grand fait pourtant domine cette morne histoire ; c’est un penseur qui meurt de misère ! Voilà ce que Paris, la cité intelli- gente, a fait d’une intelligence. Ceci est à méditer. En général, la société a parfois d’étranges façons de traiter les poëtes. Le rôle qu’elle joue dans leur vie est tantôt passif, tantôt actif, mais toujours triste. En temps de paix, elle les laisse mourir comme Malfilàtre ; en temps de révolution, elle les fait mourir comme André Ché- nier.

Ymbert Galloix, pour nous, n’est pas seulement Ymbert Galloix, il est un sym- bole. Il représente à nos yeux une notable portion de la généreuse jeunesse d’à présent. Au dedans d’elle, un génie mal compris qui la dévore ; au dehors, une so- ciété mal posée qui l’étouffe. Pas d’issue pour le génie pris dans le cerveau ; pas d’issue pour l’homme pris sous la société.

En général, gens qui pensent et gens qui gouvernent ne s’occupent pas assez de nos jours du sort de cette jeunesse pleine d’instincts de toutes sortes qui se précipite avec une ardeur si intelligente et une patience si résignée dans toutes les directions de l’art. Cette foule de jeunes esprits qui fermentent dans l’ombre a besoin de portes ouvertes, d’air, de jour, de travail, d’espace, d’horizon. Que de grandes choses on ferait, si l’on voulait, avec cette légion d’intelligences ! que de canaux à creuser, que de chemins à frayer dans la science ! que de provinces à conquérir, que de mondes à découvrir dans l’art ! Mais non, toutes les carrières sont fermées ou obstruées. On laisse toutes ces activités si diverses, et qui pour- raient être si utiles, s’entasser, s’engorger, s’étouffer dans des culs-de-sac. Ce pour- rait être une armée, ce n’est qu’une cohue. La société est mal faite pour les nou- veaux venus. Tout esprit a pourtant droit à un avenir. N’est-il pas triste de voir toutes ces jeunes intelligences en peine, l’oeil fixé sur la rive lumineuse où il y a tant de choses resplendissantes, gloire, puissance, renommée, fortune, se presser, sur la rive obscure, comme les ombres de Virgile

: : : : : :Palus inamabilis unda : : :Alligat, et novies Styx interfusa coercet.

Le Styx, pour le pauvre jeune artiste inconnu, c’est le libraire qui dit, en lui ren- dant son manuscrit : Faites-vous une réputation. C’est le théâtre qui dit : Faites- vous une réputation. C’est le musée qui dit : Faites-vous une réputation. Eh mais ! laissez-les commencer ! aidez-les ! Ceux qui sont célèbres n’ont-ils pas d’abord été obscurs ? Et comment se faire une réputation, quel que soit leur génie, sans musée pour leur tableau, sans théâtre pour leur pièce, sans libraire pour leur livre ? Pour que l’oiseau vole, des ailes ne lui suffisent pas, il lui faut de l’air.

Pour nous, nous pensons que, dans l’art surtout, où un but désintéressé doit passionner tous les génies, il est du devoir de ceux qui sont arrivés d’aplanir la route à ceux qui arrivent. Vous êtes sur le plateau, tant mieux, tendez la main à ceux qui gravissent. Disons-le à l’honneur des lettres, en général cela a toujours été ainsi. Nous ne pouvons pas croire à l’existence réelle de ces espèces d’arai- gnées littéraires qui tendent leur toile, dit-on, à la porte des théâtres, par exemple, et qui se jettent sans pitié sur tout pauvre jeune homme obscur qui passe là avec un manuscrit. Qu’on arrache ainsi les ailes à la mouche, la renommée, l’oeuvre, et jusqu’à l’argent au malheureux poëte inconnu et impuissant, pour l’honneur de quiconque écrit, nous voulons l’ignorer, si cela est, et nous ne croyons pas que cela soit. Quant à celui qui écrit ces lignes, tout poëte qui commence lui est sacré. Si peu de place qu’il tienne personnellement en littérature, il se rangera toujours pour laisser passer le début d’un jeune homme. Qui sait si ce pauvre étudiant que vous coudoyez ne sera pas Schiller un jour ? Pour nous, tout écolier qui fait des ronds et des barres sur le mur, c’est peut-être Pascal ; tout enfant qui ébauche un profil sur le sable, c’est peut-être Giotto.

Et puis, dans notre opinion, les générations présentes sont appelées à de hautes destinées. Ce siècle a fait de grandes choses par l’épée, il fera de grandes choses par la plume. Il lui reste à nous donner un grand homme littéraire de la taille de son grand homme politique. Préparons donc les voies. Ouvrons les rangs.

Toute grande ère a deux faces ; tout siècle est un binôme, a + b, l’homme d’ac- tion plus l’homme de pensée, qui se multiplient l’un par l’autre et expriment la valeur de leur temps. L’homme d’action, plus l’homme de pensée ; l’homme de la civilisation, plus l’homme de l’art ; Luther, plus Shakespeare ; Richelieu, plus Cor- neille ; Cromwell, plus Milton ; Napoléon, plus l’inconnu. Laissez donc se dégager l’Inconnu ! Jusqu’ici vous n’avez qu’un profil de ce siècle, Napoléon ; laissez se des- siner l’autre. Après l’empereur, le poëte. La physionomie de cette époque ne sera fixée que lorsque la révolution française, qui s’est faite homme dans la société sous la forme de Bonaparte, se sera faite homme dans l’art. Et cela sera. Notre siècle tout entier s’encadrera et se mettra de lui-même en perspective entre ces deux grandes vies parallèles, l’une du soldat, l’autre de l’écrivain, l’une toute d’action, l’autre toute de pensée, qui s’expliqueront et se commenteront sans cesse l’une par l’autre. Marengo, les Pyramides, Austerlitz, la Moskowa, Montereau, Waterloo, quelles épopées ! Napoléon a ses poëmes ; le poëte aura ses batailles. Laissons- le donc venir, le poëte ! et répétons ce cri sans nous lasser ! Laissons-le sortir des rangs de cette jeunesse, où son front plonge encore dans l’ombre, ce prédestiné qui doit, en se combinant un jour avec Napoléon selon la mystérieuse algèbre de la providence, donner complète à l’avenir la formule générale du dix-neuvième siècle

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Tags: Victor Hugo