L’ Odyssée

d’ Homère

 

Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu’il eut renversé la citadelle sacrée de Troiè.Et il vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et, dans son coeur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa propre vie et le retour de ses compagnons Mais il ne les sauva point, contre son désir ; et ils périrent parleur impiété, les insensés ! ayant mangé les boeufs de Hèlios Hypérionade. Et ce dernier leur ravit l’heure du retour. Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus. Tous ceux qui avaient évité la noire mort, échappés de la guerre et de la mer,étaient rentrés dans leurs demeures ; mais Odysseus restait seul, loin de son pays et de sa femme, et la vénérable Nymphe Kalypsô, la très-noble déesse, le retenait dans ses grottes creuses, le désirant pour mari. Et quand le temps vint, après le déroulement des années, où les Dieux voulurent qu’il revît sa demeure en Ithakè, même alors il devait subir des combats au milieu des siens. Et tous les Dieux le prenaient en pitié, excepté Poseidaôn, qui était toujours irrité contre le divin Odysseus,jusqu’à ce qu’il fût rentré dans son pays.

Et Poseidaôn était allé chez les Aithiopiensqui habitent au loin et sont partagés en deux peuples, dont l’unregarde du côté de Hypériôn, au couchant, et l’autre au levant. Etle Dieu y était allé pour une hécatombe de taureaux et d’agneaux.Et comme il se réjouissait, assis à ce repas, les autres Dieuxétaient réunis dans la demeure royale de Zeus Olympien. Et le Pèredes hommes et des Dieux commença de leur parler, se rappelant dansson coeur l’irréprochable Aigisthos que l’illustre OrestèsAgamemnonide avait tué. Se souvenant de cela, il dit ces parolesaux Immortels :

– Ah ! combien les hommes accusent lesDieux ! Ils disent que leurs maux viennent de nous, et, seuls,ils aggravent leur destinée par leur démence. Maintenant, voiciqu’Aigisthos, contre le destin, a épousé la femme de l’Atréide et atué ce dernier, sachant quelle serait sa mort terrible ; carnous l’avions prévenu par Herméias, le vigilant tueur d’Argos, dene point tuer Agamemnôn et de ne point désirer sa femme, de peurque l’Atréide Orestès se vengeât, ayant grandi et désirant revoirson pays. Herméias parla ainsi, mais son conseil salutaire n’apoint persuadé l’esprit d’Aigisthos, et, maintenant, celui-ci atout expié d’un coup.

Et Athènè, la Déesse aux yeux clairs, luirépondit :

– Ô notre Père, Kronide, le plus haut desRois ! celui-ci du moins a été frappé d’une mort juste. Qu’ilmeure ainsi celui qui agira de même ! Mais mon coeur estdéchiré au souvenir du brave Odysseus, le malheureux ! quisouffre depuis longtemps loin des siens, dans une île, au milieu dela mer, et où en est le centre. Et, dans cette île plantéed’arbres, habite une Déesse, la fille dangereuse d’Atlas, lui quiconnaît les profondeurs de la mer, et qui porte les hautes colonnesdressées entre la terre et l’Ouranos. Et sa fille retient cemalheureux qui se lamente et qu’elle flatte toujours de molles etdouces paroles, afin qu’il oublie Ithakè ; mais il désirerevoir la fumée de son pays et souhaite de mourir. Et ton cœurn’est point touché, Olympien, par les sacrifices qu’Odysseusaccomplissait pour toi auprès des nefs Argiennes, devant la grandeTroiè. Zeus, pourquoi donc es-tu si irrité contre lui ?

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant,parla ainsi :

– Mon enfant, quelle parole s’est échappéed’entre tes dents ? Comment pourrais-je oublier le divinOdysseus, qui, par l’intelligence, est au-dessus de tous leshommes, et qui offrait le plus de sacrifices aux Dieux qui viventtoujours et qui habitent le large Ouranos ? Mais Poseidaôn quientoure la terre est constamment irrité à cause du Kyklôpsqu’Odysseus a aveuglé, Polyphèmos tel qu’un Dieu, le plus fort desKyklôpes. La Nymphe Thoôsa, fille de Phorkyn, maître de la mersauvage, l’enfanta, s’étant unie à Poseidaôn dans ses grottescreuses. C’est pour cela que Poseidaôn qui secoue la terre, netuant point Odysseus, le contraint d’errer loin de son pays. Maisnous, qui sommes ici, assurons son retour ; et Poseidaônoubliera sa colère, car il ne pourra rien, seul, contre tous lesdieux immortels.

Et la Déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Ô notre Père, Kronide, le plus haut desRois ! s’il plaît aux Dieux heureux que le sage Odysseusretourne en sa demeure, envoyons le Messager Herméias, tueurd’Argos, dans l’île Ogygiè, afin qu’il avertisse la Nymphe à labelle chevelure que nous avons résolu le retour d’Odysseus à l’âmeforte et patiente.

Et moi j’irai à Ithakè, et j’exciterai sonfils et lui inspirerai la force, ayant réuni l’agora des Akhaienschevelus, de chasser tous les Prétendants qui égorgent ses brebisnombreuses et ses boeufs aux jambes torses et aux cornesrecourbées. Et je l’enverrai à Spartè et dans la sablonneuse Pylos,afin qu’il s’informe du retour de son père bien-aimé, et qu’il soittrès honoré parmi les hommes.

Ayant ainsi parlé, elle attacha à ses pieds debelles sandales ambroisiennes, dorées, qui la portaient sur la meret sur l’immense terre comme le souffle du vent. Et elle prit uneforte lance, armée d’un airain aigu, lourde, grande et solide, aveclaquelle elle dompte la foule des hommes héroïques contre qui,fille d’un père puissant, elle est irritée. Et, s’étant élancée dufaite de l’Olympos, elle descendit au milieu du peuple d’Ithakè,dans le vestibule d’Odysseus, au seuil de la cour, avec la lanced’airain en main, et semblable à un étranger, au chef des Taphiens,à Mentès.

Et elle vit les prétendants insolents quijouaient aux jetons devant les portes, assis sur la peau des boeufsqu’ils avaient tués eux-mêmes. Et des hérauts et des serviteurss’empressaient autour d’eux ; et les uns mêlaient l’eau et levin dans les kratères ; et les autres lavaient les tables avecles éponges poreuses ; et, les ayant dressées, partageaientles viandes abondantes. Et, le premier de tous, le divin Tèlémakhosvit Athènè. Et il était assis parmi les prétendants, le coeurtriste, voyant en esprit son brave père revenir soudain, chasserles prétendants hors de ses demeures, ressaisir sa puissance etrégir ses biens.

Or, songeant à cela, assis parmi eux, il vitAthènè : et il alla dans le vestibule, indigné qu’un étrangerrestât longtemps debout à la porte. Et il s’approcha, lui prit lamain droite, reçut la lance d’airain et dit ces parolesailées :

– Salut, Étranger. Tu nous seras ami, et,après le repas, tu nous diras ce qu’il te faut.

Ayant ainsi parlé, il le conduisit, et PallasAthènè le suivit. Et lorsqu’ils furent entrés dans la hautedemeure, il appuya la lance contre une longue colonne, dans unarsenal luisant où étaient déjà rangées beaucoup d’autres lancesd’Odysseus à l’âme ferme et patiente. Et il fit asseoir Athènè,ayant mis un beau tapis bien travaillé sur le thrône, et, sous sespieds, un escabeau. Pour lui-même il plaça auprès d’elle un siègesculpté, loin des prétendants, afin que l’étranger ne souffertpoint du repas tumultueux, au milieu de convives injurieux, et afinde l’interroger sur son père absent. Et une servante versa, pourles ablutions, de l’eau dans un bassin d’argent, d’une belleaiguière d’or ; et elle dressa auprès d’eux une tableluisante. Puis, une intendante vénérable apporta du pain et couvritla table de mets nombreux et réservés ; et un découpeur servitles plats de viandes diverses et leur offrit des coupes d’or ;et un héraut leur servait souvent du vin.

Et les prétendants insolents entrèrent. Ilss’assirent en ordre sur des sièges et sur des thrônes : et deshérauts versaient de l’eau sur leurs mains ; et les servantesentassaient le pain dans les corbeilles, et les jeunes hommesemplissaient de vin les kratères. Puis, les prétendants mirent lamain sur les mets ; et, quand leur faim et leur soif furentassouvies, ils désirèrent autre chose, la danse et le chant,ornements des repas. Et un héraut mit une très belle kithare auxmains de Phèmios, qui chantait là contre son gré. Et il joua de lakithare et commença de bien chanter.

Mais Tèlémakhos dit à Athènè aux yeux clairs,en penchant la tête, afin que les autres ne pussententendre :

– Cher Étranger, seras-tu irrité de mesparoles ? La kithare et le chant plaisent aisément à ceux-ci,car ils mangent impunément le bien d’autrui, la richesse d’un hommedont les ossements blanchis pourrissent à la pluie, quelque part,sur la terre ferme ou dans les flots de la mer qui les roule.Certes, s’ils le voyaient de retour à Ithakè, tous préféreraientdes pieds rapides à l’abondance de l’or et aux richesvêtements ! Mais il est mort, subissant une mauvaisedestinée ; et il ne nous reste plus d’espérance, quand même undes habitants de la terre nous annoncerait son retour, car ce journ’arrivera jamais.

Mais parle-moi, et réponds sincèrement. Quies-tu, et de quelle race ? Où est ta ville et quels sont tesparents ? Sur quelle nef es-tu venu ? Quels matelotst’ont conduit à Ithakè, et qui sont-ils ? Car je ne pense pasque tu sois venu à pied. Et dis-moi vrai, afin que je sache :viens-tu pour la première fois, ou bien es-tu un hôte de monpère ? Car beaucoup d’hommes connaissent notre demeure, etOdysseus aussi visitait les hommes.

Et la Déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Je te dirai des choses sincères. Je me vanted’être Mentès, fils du brave Ankhialos, et je commande auxTaphiens, amis des avirons. Et voici que j’ai abordé ici avec unenef et des compagnons, voguant sur la noire mer vers des hommes quiparlent une langue étrangère, vers Témésè, où je vais chercher del’airain et où je porte du fer luisant. Et ma nef s’est arrêtée là,près de la campagne, en dehors de la ville, dans le port Rhéitrôs,sous le Néios couvert de bois. Et nous nous honorons d’être unispar l’hospitalité, dès l’origine, et de père en fils. Tu peux allerinterroger sur ceci le vieux Laertès, car on dit qu’il ne vientplus à la ville, mais qu’il souffre dans une campagne éloignée,seul avec une vieille femme qui lui sert à manger et à boire, quandil s’est fatigué à parcourir sa terre fertile plantée de vignes. Etje suis venu, parce qu’on disait que ton père était deretour ; mais les Dieux entravent sa route. Car le divinOdysseus n’est point encore mort sur la terre ; et il vit,retenu en quelque lieu de la vaste mer, dans une île entourée desflots ; et des hommes rudes et farouches, ses maîtres, leretiennent par la force.

Mais, aujourd’hui, je te prédirai ce que lesimmortels m’inspirent et ce qui s’accomplira, bien que je ne soispoint un divinateur et que j’ignore les augures. Certes, il nerestera point longtemps loin de la chère terre natale, même étantchargé de liens de fer. Et il trouvera les moyens de revenir, caril est fertile en ruses. Mais parle, et dis-moi sincèrement si tues le vrai fils d’Odysseus lui-même. Tu lui ressembles étrangementpar la tête et la beauté des yeux. Car nous nous sommes rencontréssouvent, avant son départ pour Troiè, où allèrent aussi, sur leursnefs creuses, les autres chefs Argiens. Depuis ce temps je n’aiplus vu Odysseus, et il ne m’a plus vu.

Et le sage Tèlémakhos lui répondit :

– Étranger, je te dirai des choses trèssincères. Ma mère dit que je suis fils d’Odysseus, mais moi, jen’en sais rien, car nul ne sait par lui-même qui est son père. Quene suis-je plutôt le fils de quelque homme heureux qui dût vieillirsur ses domaines ! Et maintenant, on le dit, c’est du plusmalheureux des hommes mortels que je suis né, et c’est ce que tum’as demandé.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Les dieux ne t’ont point fait sortir d’unerace sans gloire dans la postérité, puisque Pènélopéia t’a enfantétel que te voilà. Mais parle, et réponds-moi sincèrement. Quel estce repas ? Pourquoi cette assemblée ? En avais-tubesoin ? Est-ce un festin ou une noce ? Car ceci n’estpoint payé en commun, tant ces convives mangent avec insolence etarrogance dans cette demeure ! Tout homme, d’un esprit sensédu moins, s’indignerait de te voir au milieu de ces choseshonteuses.

Et le sage Tèlémakhos lui répondit :

– Étranger, puisque tu m’interroges sur ceci,cette demeure fut autrefois riche et honorée, tant que le héroshabita le pays ; mais, aujourd’hui, les dieux, source de nosmaux, en ont décidé autrement, et ils ont fait de lui le plusignoré d’entre tous les hommes. Et je ne le pleurerais point ainsi,même le sachant mort, s’il avait été frappé avec ses compagnons,parmi le peuple des Troiens, ou s’il était mort entre des mainsamies, après la guerre. Alors les Panakhaiens lui eussent bâti untombeau, et il eût légué à son fils une grande gloire dans lapostérité. Mais, aujourd’hui, les Harpyes l’ont enlevé obscurément,et il est mort, et nul n’a rien su, ni rien appris de lui, et il nem’a laissé que les douleurs et les lamentations.

Mais je ne gémis point uniquement sur lui, etles Dieux m’ont envoyé d’autres peines amères. Tous ceux quicommandent aux îles, à Doulikios, à Samè, à Zakyntos couverte debois, et ceux qui commandent dans la rude Ithakè, tous recherchentma mère et épuisent ma demeure. Et ma mère ne peut refuser desnoces odieuses ni mettre fin à ceci ; et ces hommes épuisentma demeure en mangeant, et ils me perdront bientôt aussi.

Et, pleine de pitié, Pallas Athènè luirépondit :

– Ah ! sans doute, tu as grand besoind’Odysseus qui mettrait la main sur ces prétendantsinjurieux ! Car s’il survenait et se tenait debout sur leseuil de la porte, avec le casque et le bouclier et deux piques,tel que je le vis pour la première fois buvant et se réjouissantdans notre demeure, à son retour d’Ephyrè, d’auprès d’IllosMerméridaïde ; – car Odysseus était allé chercher là, sur unenef rapide, un poison mortel, pour y tremper ses flèches arméesd’une pointe d’airain ; et Illos ne voulut point le luidonner, redoutant les dieux qui vivent éternellement, mais monpère, qui l’aimait beaucoup, le lui donna ; – si doncOdysseus, tel que je le vis, survenait au milieu des prétendants,leur destinée serait brève et leurs noces seraient amères !Mais il appartient aux dieux de décider s’il reviendra, ou non, lespunir dans sa demeure. Je t’exhorte donc à chercher comment tupourras les chasser d’ici.

Maintenant, écoute, et souviens-toi de mesparoles. Demain, ayant réuni l’agora des héros Akhaiens,parle-leur, et prends les dieux à témoin. Contrains les prétendantsde se retirer chez eux. Que ta mère, si elle désire d’autres noces,retourne dans la demeure de son père qui a une grande puissance.Ses proches la marieront et lui donneront une aussi grande dotqu’il convient à une fille bien-aimée. Et je te conseilleraisagement, si tu veux m’en croire. Arme ta meilleure nef de vingtrameurs, et va t’informer de ton père parti depuis si longtemps,afin que quelqu’un des hommes t’en parle, ou que tu entendes un deces bruits de Zeus qui dispense le mieux la gloire aux hommes.

Rends-toi d’abord à Pylos et interroge ledivin Nestôr ; puis à Spartè, auprès du blond Ménélaos, quiest revenu le dernier des Akhaiens cuirassés d’airain. Si tuapprends que ton père est vivant et revient, attends encore uneannée, malgré ta douleur ; mais si tu apprends qu’il est mort,ayant cessé d’exister, reviens dans la chère terre natale, pour luiélever un tombeau et célébrer de grandes funérailles comme ilconvient, et donner ta mère à un mari. Puis, lorsque tu auras faitet achevé tout cela, songe, de l’esprit et du coeur, à tuer lesprétendants dans ta demeure, par ruse ou par force. Il ne faut pluste livrer aux choses enfantines, car tu n’en as plus l’âge. Nesais-tu pas de quelle gloire s’est couvert le divin Orestès parmiles hommes, en tuant le meurtrier de son père illustre, Aigisthosaux ruses perfides ? Toi aussi, ami, que voilà grand et beau,sois brave, afin que les hommes futurs te louent. Je vaisredescendre vers ma nef rapide et mes compagnons qui s’irritentsans doute de m’attendre. Souviens-toi, et ne néglige point mesparoles.

Et le sage Tèlémakhos lui répondit :

– Étranger, tu m’as parlé en ami, comme unpère à son fils, et je n’oublierai jamais tes paroles. Mais reste,bien que tu sois pressé, afin que t’étant baigné et ayant charméton coeur, tu retournes vers ta nef, plein de joie, avec un présentriche et précieux qui te viendra de moi et sera tel que des amis enoffrent à leurs hôtes.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Ne me retiens plus, il faut que je parte.Quand je reviendrai, tu me donneras ce présent que ton coeur medestine, afin que je l’emporte dans ma demeure. Qu’il soit fortbeau, et que je puisse t’en offrir un semblable.

Et Athènè aux yeux clairs, ayant ainsi parlé,s’envola et disparut comme un oiseau ; mais elle lui laissa aucoeur la force et l’audace et le souvenir plus vif de son père. Etlui, le coeur plein de crainte, pensa dans son esprit que c’étaitun Dieu. Puis, le divin jeune homme s’approcha des Prétendants. Etl’Aoide très illustre chantait, et ils étaient assis, l’écoutant ensilence. Et il chantait le retour fatal des Akhaiens, que PallasAthènè leur avait infligé au sortir de Troiè. Et, de la hautechambre, la fille d’Ikarios, la sage Pènélopéia, entendit ce chantdivin, et elle descendit l’escalier élevé, non pas seule, maissuivie de deux servantes. Et quand la divine femme fut auprès desprétendants, elle resta debout contre la porte, sur le seuil de lasalle solidement construite, avec un beau voile sur les joues, etles honnêtes servantes se tenaient à ses côtés. Et elle pleura etdit à l’Aoide divin :

– Phèmios, tu sais d’autres chants parlesquels les Aoides célèbrent les actions des hommes et des Dieux.Assis au milieu de ceux-ci, chante-leur une de ces choses, tandisqu’ils boivent du vin en silence ; mais cesse ce triste chantqui déchire mon coeur dans ma poitrine, puisque je suis la proied’un deuil que je ne puis oublier. Car je pleure une tête bienaimée, et je garde le souvenir

éternel de l’homme dont la gloire emplitHellas et Argos.

Et le sage Tèlémakhos lui répondit :

– Ma mère, pourquoi défends-tu que ce douxAoide nous réjouisse, comme son esprit le lui inspire ? LesAoides ne sont responsables de rien, et Zeus dispense ses dons auxpoètes comme il lui plaît. Il ne faut point t’indigner contrecelui-ci parce qu’il chante la sombre destinée des Danaens, car leshommes chantent toujours les choses les plus récentes. Aie donc laforce d’âme d’écouter.

Odysseus n’a point perdu seul, à Troiè, lejour du retour, et beaucoup d’autres y sont morts aussi. Rentredans ta demeure ; continue tes travaux à l’aide de la toile etdu fuseau, et remets tes servantes à leur tâche. La paroleappartient aux hommes, et surtout à moi qui commande ici.

Étonnée, Pènélopéia s’en retourna chez elle,emportant dans son coeur les sages paroles de son fils. Remontéedans les hautes chambres, avec ses femmes, elle pleura Odysseus,son cher mari, jusqu’à ce que Athènè aux yeux clairs eût répandu undoux sommeil sur ses paupières.

Et les prétendants firent un grand bruit dansla sombre demeure, et tous désiraient partager son lit. Et le sageTèlémakhos commença de leur parler :

– Prétendants de ma mère, qui avez uneinsolence arrogante, maintenant réjouissons-nous, mangeons et nepoussons point de clameurs, car il est bien et convenable d’écouterun tel Aoide qui est semblable aux Dieux par sa voix ; mais,dès l’aube, rendons-nous tous à l’agora, afin que je vous déclarenettement que vous ayez tous à sortir d’ici. Faites d’autres repas,mangez vos biens en vous recevant tour à tour dans vosdemeures ; mais s’il vous paraît meilleur de dévorerimpunément la subsistance d’un seul homme, dévorez-la. Moi, jesupplierai les Dieux qui vivent toujours, afin que Zeus ordonne quevotre action soit punie, et vous périrez peut-être sans vengeancedans cette demeure.

Il parla ainsi, et tous, se mordant leslèvres, s’étonnaient que Tèlémakhos parlât avec cette audace. EtAntinoos, fils d’Eupeithès, lui répondit :

– Tèlémakhos, certes, les Dieux mêmest’enseignent à parler haut et avec audace ; mais puisse leKroniôn ne point te faire roi dans Ithakè entourée des flots, bienqu’elle soit ton héritage par ta naissance !

Et le sage Tèlémakhos lui répondit :

– Antinoos, quand tu t’irriterais contre moi àcause de mes paroles, je voudrais être roi par la volonté de Zeus.Penses-tu qu’il soit mauvais de l’être parmi les hommes ? Iln’est point malheureux de régner. On possède une riche demeure, eton est honoré. Mais beaucoup d’autres rois Akhaiens, jeunes etvieux, sont dans Ithakè entourée des flots. Qu’un d’entre euxrègne, puisque le divin Odysseus est mort. Moi, du moins, je seraile maître de la demeure et des esclaves que le divin Odysseus aconquis pour moi.

Et Eurymakhos, fils de Polybos, luirépondit :

– Tèlémakhos, il appartient aux Dieux dedécider quel sera l’Akhaien qui régnera dans Ithakè entourée desflots. Pour toi, possède tes biens et commande en ta demeure, etque nul ne te dépouille jamais par violence et contre ton gré, tantque Ithakè sera habitée. Mais je veux, ami, t’interroger sur cetétranger. D’où est-il ? De quelle terre se vante-t-il desortir ? Où est sa famille ? Où est son pays ?Apporte-t-il quelque nouvelle du retour de ton père ? Est-ilvenu réclamer une dette ? Il est parti promptement et n’apoint daigné se faire connaître. Son aspect, d’ailleurs, n’estpoint celui d’un misérable.

Et le sage Tèlémakhos lui répondit :

– Eurymakhos, certes, mon père ne reviendraplus, et je n’en croirais pas la nouvelle, s’il m’en venait ;et je ne me soucie point des prédictions que ma mère demande audivinateur qu’elle a appelé dans cette demeure. Mais cet hôte demes pères est de Taphos ; et il se vante d’être Mentès, filsdu brave Ankhialos, et il commande aux Taphiens, amis desavirons.

Et Tèlémakhos parla ainsi ; mais, dansson coeur, il avait reconnu la déesse immortelle. Donc, lesprétendants, se livrant aux danses et au chant, se réjouissaient enattendant le soir, et comme ils se réjouissaient, la nuit survint.Alors, désirant dormir, chacun d’eux rentra dans sa demeure.

Et Tèlémakhos monta dans la chambre haute quiavait été construite pour lui dans une belle cour, et d’où l’onvoyait de tous côtés. Et il se coucha, l’esprit plein de pensées.Et la sage Eurykléia portait des flambeaux allumés et elle étaitfille d’Ops Peisènôride, et Laertès l’avait achetée, dans sapremière jeunesse, et payée du prix de vingt boeufs, et ill’honorait dans sa demeure, autant qu’une chaste épouse ; maisil ne s’était point uni à elle, pour éviter la colère de sa femme.Elle portait des flambeaux allumés auprès de Tèlémakhos, étantcelle qui l’aimait le plus, l’ayant nourri et élevé depuis sonenfance. Elle ouvrit les portes de la chambre solidementconstruite. Et il s’assit sur le lit, ôta sa molle tunique et laremit entre les mains de la vieille femme aux sages conseils. Elleplia et arrangea la tunique avec soin et la suspendit à un clouauprès du lit sculpté. Puis, sortant de la chambre, elle attira laporte par un anneau d’argent dans lequel elle poussa le verrou àl’aide d’une courroie. Et Tèlémakhos, couvert d’une toison debrebis, médita, pendant toute la nuit, le voyage que Athènè luiavait conseillé.

2.

Quand Eôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, le cher fils d’Odysseus quitta son lit. Et il se vêtit, etil suspendit une épée à ses épaules, et il attacha de bellessandales à ses pieds brillants, et, semblable à un dieu, il se hâtade sortir de sa chambre. Aussitôt, il ordonna aux hérauts à la voixéclatante de convoquer les Akhaiens chevelus à l’agora. Et ils lesconvoquèrent, et ceux-ci se réunirent rapidement. Et quand ilsfurent réunis, Tèlémakhos se rendit à l’agora, tenant à la main unelance d’airain. Et il n’était point seul, mais deux chiens rapidesle suivaient. Et Pallas avait répandu sur lui une grâce divine, etles peuples l’admiraient tandis qu’il s’avançait. Et il s’assit surle siège de son père, que les vieillards lui cédèrent.

Et, aussitôt parmi eux, le héros Aigyptiosparla le premier. Il était courbé par la vieillesse et il savaitbeaucoup de choses. Et son fils bien-aimé, le brave Antiphos, étaitparti, sur les nefs creuses, avec le divin Odysseus, pour Ilios,nourrice de beaux chevaux ; mais le féroce Kyklôps l’avait tuédans sa caverne creuse, et en avait fait son dernier repas. Il luirestait trois autres fils, et un d’entre eux, Eurynomos, étaitparmi les prétendants. Les deux autres s’occupaient assidûment desbiens paternels. Mais Aigyptios gémissait et se lamentait,n’oubliant point Antiphos. Et il parla ainsi en pleurant, et ildit :

– Écoutez maintenant, Ithakèsiens, ce que jevais dire. Nous n’avons jamais réuni l’agora, et nous ne nous ysommes point assis depuis que le divin Odysseus est parti sur sesnefs creuses. Qui nous rassemble ici aujourd’hui ? Quellenécessité le presse ? Est-ce quelqu’un d’entre les jeuneshommes ou d’entre les vieillards ? A-t-il reçu quelquenouvelle de l’armée, et veut-il nous dire hautement ce qu’il aentendu le premier ? Ou désire-t-il parler de choses quiintéressent tout le peuple ? Il me semble plein de justice.Que Zeus soit propice à son dessein, quel qu’il soit.

Il parla ainsi, et le cher fils d’Odysseus seréjouit de cette louange, et il ne resta pas plus longtemps assis,dans son désir de parler. Et il se leva au milieu de l’agora, et lesage héraut Peisènôr lui mit le sceptre en main. Et, se tournantvers Aigyptios, il lui dit :

– Ô vieillard, il n’est pas loin, et, dèsmaintenant, tu peux le voir, celui qui a convoqué le peuple, carune grande douleur m’accable. Je n’ai reçu aucune nouvelle del’armée que je puisse vous rapporter hautement après l’avoirapprise le premier, et je n’ai rien à dire qui intéresse tout lepeuple ; mais j’ai à parler de mes propres intérêts et dudouble malheur tombé sur ma demeure ; car, d’une part, j’aiperdu mon père irréprochable, qui autrefois vous commandait, etqui, pour vous aussi, était doux comme un père ; et, d’unautre côté, voici maintenant, – et c’est un mal pire qui détruirabientôt ma demeure et dévorera tous mes biens, – que desprétendants assiègent ma mère contre sa volonté. Et ce sont lesfils bien-aimés des meilleurs d’entre ceux qui siègent ici. Et ilsne veulent point se rendre dans la demeure d’Ikarios, père dePènélopéia, qui dotera sa fille et la donnera à qui lui plairadavantage. Et ils envahissent tous les jours notre demeure, tuantmes boeufs, mes brebis et mes chèvres grasses, et ils en font desrepas magnifiques, et ils boivent mon vin noir effrontément etdévorent tout. Il n’y a point ici un homme tel qu’Odysseus quipuisse repousser cette ruine loin de ma demeure, et je ne puisrien, moi qui suis inhabile et sans force guerrière. Certes, je leferais si j’en avais la force, car ils commettent des actionsintolérables, et ma maison périt honteusement.

Indignez-vous donc, vous-mêmes. Craignez lespeuples voisins qui habitent autour d’Ithakè, et la colère desdieux qui puniront ces actions iniques. Je vous supplie, par ZeusOlympien, ou par Thémis qui réunit ou qui disperse les agoras deshommes, venez à mon aide, amis, et laissez-moi subir au moins madouleur dans la solitude. Si jamais mon irréprochable père Odysseusa opprimé les Akhaiens aux belles knèmides, et si, pour vengerleurs maux, vous les excitez contre moi, consumez plutôt vous-mêmesmes biens et mes richesses ; car, alors, peut-êtreverrions-nous le jour de l’expiation. Nous pourrions enfin nousentendre devant tous, expliquant les choses jusqu’à ce qu’ellessoient résolues.

Il parla ainsi, irrité, et il jeta son sceptrecontre terre en versant des larmes, et le peuple fut rempli decompassion, et tous restaient dans le silence, et nul n’osaitrépondre aux paroles irritées de Tèlémakhos. Et Antinoos seul, luirépondant, parla ainsi :

– Tèlémakhos, agorète orgueilleux et plein decolère, tu as parlé en nous outrageant, et tu veux nous couvrird’une tache honteuse. Les prétendants Akhaiens ne t’ont rien fait.C’est plutôt ta mère, qui, certes, médite mille ruses. Voici déjàla troisième année, et bientôt la quatrième, qu’elle se joue ducoeur des Akhaiens. Elle les fait tous espérer, promet à chacun,envoie des messages et médite des desseins contraires. Enfin, ellea ourdi une autre ruse dans son esprit. Elle a tissé dans sesdemeures une grande toile, large et fine, et nous a dit :

– Jeunes hommes, mes prétendants, puisque ledivin Odysseus est mort, cessez de hâter mes noces jusqu’à ce quej’aie achevé, pour que mes fils ne restent pas inutiles, ce linceuldu héros Laertès, quand la Moire mauvaise de la mort inexorablel’aura saisi, afin qu’aucune des femmes Akhaiennes ne puisse mereprocher, devant tout le peuple, qu’un homme qui a possédé tant debiens ait été enseveli sans linceul.

Elle parla ainsi, et notre coeur généreux futaussitôt persuadé. Et, alors, pendant le jour, elle tissait lagrande toile, et, pendant la nuit, ayant allumé les torches, ellela défaisait. Ainsi, trois ans, elle cacha sa ruse et trompa lesAkhaiens ; mais quand vint la quatrième année, et quand lessaisons recommencèrent, une de ses femmes, sachant bien sa ruse,nous la dit. Et nous la trouvâmes défaisant sa belle toile. Mais,contre sa volonté, elle fut contrainte de l’achever. Et c’est ainsique les prétendants te répondent, afin que tu le saches dans tonesprit, et que tous les Akhaiens le sachent aussi. Renvoie ta mèreet ordonne-lui de se marier à celui que son père choisira et quilui plaira à elle-même. Si elle a abusé si longtemps les fils desAkhaiens, c’est qu’elle songe, dans son coeur, à tous les dons quelui a faits Athènè, à sa science des travaux habiles, à son espritprofond, à ses ruses. Certes, nous n’avons jamais entendu dire riende semblable des Akhaiennes aux belles chevelures, qui vécurentautrefois parmi les femmes anciennes, Tyrô, Alkmènè et Mykènè auxbeaux cheveux. Nulle d’entre elles n’avait des arts égaux à ceux dePènélopéia ; mais elle n’en use pas avec droiture. Donc, lesprétendants consumeront tes troupeaux et tes richesses tant qu’ellegardera le même esprit que les dieux mettent maintenant dans sapoitrine. À la vérité, elle remportera une grande gloire, mais ilne t’en restera que le regret de tes biens dissipés ; car nousne retournerons point à nos travaux, et nous n’irons point enquelque autre lieu, avant qu’elle ait épousé celui des Akhaiensqu’elle choisira.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Antinoos, je ne puis renvoyer de ma demeure,contre son gré, celle qui m’a enfanté et qui m’a nourri. Mon pèrevit encore quelque part sur la terre, ou bien il est mort, et il mesera dur de rendre de nombreuses richesses à Ikarios, si je renvoiema mère. J’ai déjà subi beaucoup de maux à cause de mon père, etles dieux m’en enverront d’autres après que ma mère, en quittant mademeure, aura supplié les odieuses Érinnyes, et ce sont les hommesqui la vengeront. Et c’est pourquoi je ne prononcerai point unetelle parole. Si votre coeur s’en indigne, sortez de ma demeure,songez à d’autres repas, mangez vos propres biens en des festinsréciproques. Mais s’il vous semble meilleur et plus équitable dedévorer impunément la subsistance d’un seul homme, faites !Moi, j’invoquerai les dieux éternels. Et si jamais Zeus permetqu’un juste retour vous châtie, vous périrez sans vengeance dans mademeure.

Tèlémakhos parla ainsi, et Zeus qui regarde auloin fit voler du haut sommet d’un mont deux aigles quis’enlevèrent au souffle du vent, et, côte à côte, étendirent leursailes. Et quand ils furent parvenus au-dessus de l’agora bruyante,secouant leurs plumes épaisses, ils en couvrirent toutes les têtes,en signe de mort. Et, de leurs serres, se déchirant la tête et lecou, ils s’envolèrent sur la droite à travers les demeures et laville des Ithakèsiens. Et ceux-ci, stupéfaits, voyant de leurs yeuxces aigles, cherchaient dans leur esprit ce qu’ils présageaient. Etle vieux héros Halithersès Mastoride leur parla. Et il l’emportaitsur ses égaux en âge pour expliquer les augures et les destinées.Et, très-sage, il parla ainsi au milieu de tous :

– Écoutez maintenant, Ithakèsiens, ce que jevais dire. Ce signe s’adresse plus particulièrement auxprétendants. Un grand danger est suspendu sur eux, car Odysseus nerestera pas longtemps encore loin de ses amis ; mais voiciqu’il est quelque part près d’ici et qu’il prépare aux prétendantsla Kèr et le carnage. Et il arrivera malheur à beaucoup parmi ceuxqui habitent l’illustre Ithakè. Voyons donc, dès maintenant,comment nous éloignerons les Prétendants, à moins qu’ils seretirent d’eux-mêmes, et ceci leur serait plus salutaire. Je nesuis point, en effet, un divinateur inexpérimenté, mais bieninstruit ; car je pense qu’elles vont s’accomplir les chosesque j’ai prédites à Odysseus quand les Argiens partirent pourIlios, et que le subtil Odysseus les commandait. Je dis qu’aprèsavoir subi une foule de maux et perdu tous ses compagnons, ilreviendrait dans sa demeure vers la vingtième année. Et voici queces choses s’accomplissent.

Et Eurymakhos, fils de Polybos, luirépondit :

– Ô Vieillard, va dans ta maison faire desprédictions à tes enfants, de peur qu’il leur arrive malheur dansl’avenir ; mais ici je suis de beaucoup meilleur divinateurque toi. De nombreux oiseaux volent sous les rayons de Hèlios, ettous ne sont pas propres aux augures. Certes, Odysseus est mort auloin, et plût aux dieux que tu fusses mort comme lui ! Tu neproférerais pas tant de prédictions vaines, et tu n’exciterais pasainsi Tèlémakhos déjà irrité, avec l’espoir sans doute qu’ilt’offrira un présent dans sa maison. Mais je te le dis, et cecis’accomplira : Si, le trompant par ta science ancienne et tesparoles, tu pousses ce jeune homme à la colère, tu lui serassurtout funeste ; car tu ne pourras rien contre nous ; etnous t’infligerons, ô vieillard, une amende que tu déploreras danston coeur, la supportant avec peine ; et ta douleur seraaccablante.

Moi, je conseillerai à Tèlémakhos d’ordonnerque sa mère retourne chez Ikarios, afin que les siens célèbrent sesnoces et lui fassent une dot illustre, telle qu’il convient d’enfaire à une fille bien-aimée. Je ne pense pas qu’avant cela lesfils des Akhaiens restent en repos et renoncent à l’épouser ;car nous ne craignons personne, ni, certes, Tèlémakhos, bien qu’ilparle beaucoup ; et nous n’avons nul souci, ô Vieillard, detes vaines prédictions, et tu ne nous en seras que plus odieux. Lesbiens de Tèlémakhos seront de nouveau consumés, et ce sera ainsitant que Pènélopéia retiendra les Akhaiens par l’espoir de sesnoces. Et, en effet, c’est à cause de sa vertu que nous attendonsde jour en jour, en nous la disputant, et que nous n’irons pointchercher ailleurs d’autres épouses.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Eurymakhos, et tous, tant que vous êtes,illustres prétendants, je ne vous supplierai ni ne vous parleraiplus longtemps. Les dieux et tous les Akhaiens savent maintenantces choses. Mais donnez-moi promptement une nef rapide et vingtcompagnons qui fendent avec moi les chemins de la mer. J’irai àSpartè et dans la sablonneuse Pylos m’informer du retour de monpère depuis longtemps absent. Ou quelqu’un d’entre les hommes m’enparlera, ou j’entendrai la renommée de Zeus qui porte le plus loinla gloire des hommes. Si j’entends dire que mon père est vivant etrevient, j’attendrai encore une année, bien qu’affligé. Sij’entends dire qu’il est mort et ne doit plus reparaître, jereviendrai dans la chère terre de la patrie, je lui élèverai untombeau, je célébrerai d’illustres funérailles, telles qu’ilconvient, et je donnerai ma mère à un mari.

Ayant ainsi parlé, il s’assit. Et au milieud’eux se leva Mentôr, qui était le compagnon de l’irréprochableOdysseus. Et celui-ci, comme il partait, lui confia toute samaison, lui remit ses biens en garde et voulut qu’on obéisse auvieillard. Et, au milieu d’eux, plein de sagesse, il parla etdit :

– Écoutez-moi maintenant, Ithakèsiens, quoique je dise. Craignez qu’un roi porte-sceptre ne soit plus jamaisni bienveillant, ni doux, et qu’il ne médite plus de bonnes actionsdans son esprit, mais qu’il soit cruel désormais et veuillel’iniquité, puisque nul ne se souvient du divin Odysseus parmi lespeuples auxquels il commandait aussi doux qu’un père. Je nereproche point aux prétendants orgueilleux de commettre des actionsviolentes dans un esprit inique, car ils jouent leurs têtes enconsumant la demeure d’Odysseus qu’ils pensent ne plus revoir.Maintenant, c’est contre tout le peuple que je m’irrite, contrevous qui restez assis en foule et qui n’osez point parler, niréprimer les prétendants peu nombreux, bien que vous soyez unemultitude.

Et l’Euènoride Leiôkritos luirépondit :

– Mentôr, injurieux et stupide, qu’as-tudit ? Tu nous exhortes à nous retirer ! Certes, il seraitdifficile de chasser violemment du festin tant de jeunes hommes.Même si l’Ithakèsien Odysseus, survenant lui-même, songeait dansson esprit à chasser les illustres prétendants assis au festin danssa demeure, certes, sa femme, bien qu’elle le désire ardemment, nese réjouirait point alors de le revoir, car il rencontrerait unemort honteuse, s’il combattait contre un si grand nombre. Tu n’asdonc point bien parlé. Allons ! dispersons-nous, et que chacunretourne à ses travaux. Mentôr et Halithersès prépareront le voyagede Tèlémakhos, puisqu’ils sont dès sa naissance ses amis paternels.Mais je pense qu’il restera longtemps ici, écoutant des nouvellesdans Ithakè, et qu’il n’accomplira point son dessein.

Ayant ainsi parlé, il rompit aussitôt l’agora,et ils se dispersèrent, et chacun retourna vers sa demeure. Et lesprétendants se rendirent à la maison du divin Odysseus.

Et Tèlémakhos s’éloigna sur le rivage de lamer, et, plongeant ses mains dans la blanche mer, il suppliaAthènè :

– Entends-moi, déesse qui es venue hier dansma demeure, et qui m’as ordonné d’aller sur une nef, à travers lamer sombre, m’informer de mon père depuis longtemps absent. Etvoici que les Akhaiens m’en empêchent, et surtout les orgueilleuxprétendants.

Il parla ainsi en priant, et Athènè parutauprès de lui, semblable à Mentôr par l’aspect et par la voix, etelle lui dit ces paroles ailées :

– Tèlemakhos, tu ne seras ni un lâche, ni uninsensé, si l’excellent esprit de ton père est en toi, tel qu’il lepossédait pour parler et pour agir, et ton voyage ne sera niinutile, ni imparfait. Si tu n’étais le fils d’Odysseus et dePènélopéia, je n’espérerais pas que tu pusses accomplir ce que tuentreprends, car peu de fils sont semblables à leur père. Laplupart sont moindres, peu son meilleurs que leurs parents. Mais tune seras ni un lâche, ni un insensé, puisque l’intelligenced’Odysseus est restée en toi, et tu dois espérer accomplir tondessein. C’est pourquoi oublie les projets et les résolutions desprétendants insensés, car ils ne sont ni prudents, ni équitables,et ils ne songent point à la mort et à la kèr noire qui vont lesfaire périr tous en un seul jour. Ne tarde donc pas plus longtempsà faire ce que tu as résolu. Moi qui suis le compagnon de ton père,je te préparerai une nef rapide et je t’accompagnerai.

Mais retourne à ta demeure te mêler auxprétendants. Apprête nos vivres ; enferme le vin dans lesamphores, et, dans les outres épaisses, la farine, moelle deshommes. Moi, je te réunirai des compagnons volontaires parmi lepeuple. Il y a beaucoup de nefs, neuves et vieilles, dans Ithakèentourée des flots. Je choisirai la meilleure de toutes, et nous laconduirons, bien armée, sur la mer vaste.

Ainsi parla Athènè, fille de Zeus ; etTèlémakhos ne tarda pas plus longtemps, dès qu’il eut entendu lavoix de la Déesse. Et, le coeur triste, il se hâta de retournerdans sa demeure. Et il trouva les prétendants orgueilleuxdépouillant les chèvres et faisant rôtir les porcs gras dans lacour. Et Antinoos, en riant, vint au-devant de Tèlémakhos ;et, lui prenant la main, il lui parla ainsi :

– Tèlémakhos, agorète orgueilleux et plein decolère, qu’il n’y ait plus dans ton coeur ni soucis, ni mauvaisdesseins. Mange et bois en paix comme auparavant. Les Akhaiensagiront pour toi. Ils choisiront une nef et des rameurs, afin quetu ailles promptement à la divine Pylos t’informer de ton illustrepère.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Antinoos, il ne m’est plus permis dem’asseoir au festin et de me réjouir en paix avec vous,orgueilleux ! N’est-ce pas assez, prétendants, que vous ayezdéjà dévoré mes meilleures richesses, tandis que j’étaisenfant ? Maintenant, je suis plus grand, et j’ai écouté lesconseils des autres hommes, et la colère a grandi dans mon coeur.Je tenterai donc de vous apporter la kèr fatale, soit en allant àPylos, soit ici, par le peuple. Certes, je partirai, et mon voyagene sera point inutile. J’irai sur une nef louée, puisque je n’aimoi-même ni nef, ni rameurs, et qu’il vous a plu de m’en réduirelà.

Ayant parlé, il arracha vivement sa main de lamain d’Antinoos. Et les Prétendants préparaient le repas dans lamaison. Et ces jeunes hommes orgueilleux poursuivaient Tèlémakhosde paroles outrageantes et railleuses :

– Certes, voici que Tèlémakhos médite notredestruction, soit qu’il ramène des alliés de la sablonneuse Pylos,soit qu’il en ramène de Spartè. Il le désire du moins avec ardeur.Peut-être aussi veut-il aller dans la fertile terre d’Ephyrè, afind’en rapporter des poisons mortels qu’il jettera dans nos kratèrespour nous tuer tous.

Et un autre de ces jeunes hommes orgueilleuxdisait :

– Qui sait si, une fois parti sur sa nefcreuse, il ne périra pas loin des siens, ayant erré commeOdysseus ? Il nous donnerait ainsi un plus grand travail. Nousaurions à partager ses biens, et nous donnerions cette demeure à samère et à celui qu’elle épouserait.

Ils parlaient ainsi. Et Tèlémakhos monta dansla haute chambre de son père, où étaient amoncelés l’or etl’airain, et les vêtements dans les coffres, et l’huile abondanteet parfumée. Et là aussi étaient des muids de vieux vin doux. Etils étaient rangés contre le mur, enfermant la boisson pure etdivine réservée à Odysseus quand il reviendrait dans sa patrie,après avoir subi beaucoup de maux. Et les portes étaient bienfermées au double verrou, et une femme les surveillait nuit et jouravec une active vigilance ; et c’était Eurykléia, fille d’OpsPeisènôride. Et Tèlémakhos, l’ayant appelée dans la chambre, luidit :

– Nourrice, puise dans les amphores le plusdoux de ces vins parfumés que tu conserves dans l’attente d’unhomme très-malheureux, du divin Odysseus, s’il revient jamais,ayant évité la kèr et la mort. Emplis douze vases et ferme-les deleurs couvercles. Verse de la farine dans des outres bien cousues,et qu’il y en ait vingt mesures. Que tu le saches seule, et réunistoutes ces provisions, je les prendrai à la nuit, quand ma mèresera retirée dans sa chambre, désirant son lit. Je vais à Spartè età la sablonneuse Pylos pour m’informer du retour de mon pèrebien-aimé.

Il parla ainsi, et sa chère nourrice Eurykléiagémit, et, se lamentant, elle dit ces paroles ailées :

– Pourquoi, cher enfant, as-tu cettepensée ? Tu veux aller à travers tant de pays, ô fils uniqueet bien-aimé ? Mais le divin Odysseus est mort, loin de laterre de la patrie, chez un peuple inconnu. Et les prétendants tetendront aussitôt des pièges, et tu périras par ruse, et ilspartageront tes biens. Reste donc ici auprès des tiens ! Il nefaut pas que tu subisses des maux et que tu erres sur la merindomptée.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Rassure-toi, nourrice ; ce desseinn’est point sans l’avis d’un dieu. Mais jure que tu ne diras rien àma chère mère avant onze ou douze jours, à moins qu’elle me demandeou qu’elle sache que je suis parti, de peur qu’en pleurant elleblesse son beau corps.

Il parla ainsi, et la vieille femme jura legrand serment des dieux. Et, après avoir juré et accompli lesformes du serment, elle puisa aussitôt le vin dans les amphores etversa la farine dans les outres bien cousues.

Et Tèlémakhos, entrant dans sa demeure, semêla aux Prétendants. Alors la déesse Athènè aux yeux clairs songeaà d’autres soins. Et, semblable à Tèlémakhos, elle marcha par laville, parlant aux hommes qu’elle avait choisis et leur ordonnantde se réunir à la nuit sur une nef rapide. Elle avait demandé cettenef rapide à Noèmôn, le cher fils de Phronios, et celui-ci la luiavait confiée très-volontiers. Et Hèlios tomba, et tous les cheminsse couvrirent d’ombre. Alors Athènè lança à la mer la nef rapide ety déposa les agrès ordinaires aux nefs bien pontées. Puis, elle laplaça à l’extrémité du port. Et, autour de la nef, se réunirenttous les excellents compagnons, et la déesse exhortait chacund’eux.

Alors la déesse Athènè aux yeux clairs songeaà d’autres soins. Se hâtant d’aller à la demeure du divin Odysseus,elle y répandit le doux sommeil sur les Prétendants. Elle lestroubla tandis qu’ils buvaient, et fit tomber les coupes de leursmains. Et ils s’empressaient de retourner par la ville pour secoucher, et, à peine étaient-ils couchés, le sommeil ferma leurspaupières. Et la Déesse Athènè aux yeux clairs, ayant appeléTèlémakhos hors de la maison, lui parla ainsi, ayant pris l’aspectet la voix de Mentôr :

– Tèlémakhos, déjà tes compagnons aux bellesknèmides sont assis, l’aviron aux mains, prêts à servir ton ardeur.Allons, et ne tardons pas plus longtemps à faire route.

Ayant ainsi parlé, Pallas Athènè le précédaaussitôt, et il suivit en hâte les pas de la déesse ; et,parvenus à la mer et à la nef, ils trouvèrent leurs compagnonschevelus sur le rivage. Et le divin Tèlémakhos leur dit :

– Venez, amis. Emportons les provisions quisont préparées dans ma demeure. Ma mère et ses femmes ignorenttout. Ma nourrice seule est instruite.

Ayant ainsi parlé, il les précéda et ils lesuivirent. Et ils transportèrent les provisions dans la nef bienpontée, ainsi que le leur avait ordonné le cher fils d’Odysseus. EtTèlémakhos monta dans la nef, conduit par Athènè qui s’assit à lapoupe. Et auprès d’elle s’assit Tèlémakhos. Et ses compagnonsdétachèrent le câble et se rangèrent sur les bancs de rameurs. EtAthènè aux yeux clairs fit souffler un vent favorable, Zéphyros,qui les poussait en résonnant sur la mer sombre. Puis, Tèlémakhosordonna à ses compagnons de dresser le mât, et ils lui obéirent. Etils dressèrent le mât de sapin sur sa base creuse et ils lefixèrent avec des câbles. Puis, ils déployèrent les voiles blanchesretenues par des courroies, et le vent les gonfla par le milieu. Etle flot pourpré résonnait le long de la carène de la nef quimarchait et courait sur la mer, faisant sa route. Puis, ayant liéla mâture sur la nef rapide et noire, ils se levèrent debout, avecdes kratères pleins de vin, faisant des libations aux Dieuxéternels et surtout à la fille aux yeux clairs de Zeus. Et, toutela nuit, jusqu’au jour, la Déesse fit route avec eux.

3.

Hèlios, quittant son beau lac, monta dansl’Ouranos d’airain, afin de porter la lumière aux immortels et auxhommes mortels sur la terre féconde. Et ils arrivèrent à Pylos, lacitadelle bien bâtie de Nèleus. Et les Pyliens, sur le rivage de lamer, faisaient des sacrifices de taureaux entièrement noirs àPoseidaôn aux cheveux bleus. Et il y avait neuf rangs de sièges, etsur chaque rang cinq cents hommes étaient assis, et devant chaquerang il y avait neuf taureaux égorgés. Et ils goûtaient lesentrailles et ils brûlaient les cuisses pour le dieu, quand ceuxd’Ithakè entrèrent dans le port, serrèrent les voiles de la nefégale, et, l’ayant amarrée, en sortirent. Et Tèlémakhos sortitaussi de la nef, conduit par Athènè. Et, lui parlant la première,la déesse Athènè aux yeux clairs lui dit :

– Tèlémakhos, il ne te convient plus d’êtretimide, maintenant que tu as traversé la mer pour l’amour de tonpère, afin de t’informer quelle terre le renferme, et quelle a étésa destinée. Allons ! va droit au dompteur de chevaux Nestôr,et voyons quelle pensée il cache dans sa poitrine. Supplie-le de tedire la vérité. Il ne mentira pas, car il est plein de sagesse.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Mentôr, comment l’aborder et comment lesaluer ? Je n’ai point l’expérience des sages discours, et unjeune homme a quelque honte d’interroger un vieillard.

Et Athènè, la déesse aux yeux clairs, luirépondit :

– Tèlémakhos, tu y songeras dans ton esprit,ou un dieu te l’inspirera, car je ne pense pas que tu sois né etque tu aies été élevé sans la bienveillance des dieux.

Ayant ainsi parlé, Pallas Athènè le précédarapidement et il suivit aussitôt la déesse. Et ils parvinrent àl’assemblée où siégeaient les hommes Pyliens. Là était assis Nestôravec ses fils, et, tout autour, leurs compagnons préparaient lerepas, faisaient rôtir les viandes et les embrochaient. Et dèsqu’ils eurent vu les étrangers, ils vinrent tous à eux, lesaccueillant du geste, et ils les firent asseoir. Et le NestôridePeisistratos, s’approchant le premier, les prit l’un et l’autre parla main et leur fit place au repas, sur des peaux moelleuses quicouvraient le sable marin, auprès de son frère Thrasymèdès et deson père. Puis, il leur offrit des portions d’entrailles, versa duvin dans une coupe d’or, et, la présentant à Pallas Athènè, fillede Zeus tempétueux, il lui dit :

– Maintenant, ô mon hôte, supplie le roiPoseidaôn. Ce festin auquel vous venez tous deux prendre part est àlui. Après avoir fait des libations et imploré le dieu, comme ilconvient, donne cette coupe de vin doux à ton compagnon, afin qu’ilfasse à son tour des libations. Je pense qu’il supplie aussi lesimmortels. Tous les hommes ont besoin des dieux. Mais il est plusjeune que toi et semble être de mon âge, c’est pourquoi je te donned’abord cette coupe d’or.

Ayant ainsi parlé, il lui mit aux mains lacoupe de vin doux, et Athènè se réjouit de la sagesse et del’équité du jeune homme, parce qu’il lui avait offert d’abord lacoupe d’or. Et aussitôt elle supplia le roi Poseidaôn :

– Entends-moi, Poseidaôn qui contient laterre ! Ne nous refuse pas, à nous qui t’en supplions,d’accomplir notre dessein. Glorifie d’abord Nestôr et ses fils, etsois aussi favorable à tous les Pyliens en récompense de cetteillustre hécatombe. Fais, enfin, que Tèlémakhos et moi nousretournions, ayant accompli l’oeuvre pour laquelle nous sommesvenus sur une nef noire et rapide.

Elle pria ainsi, exauçant elle-même ses voeux.Et elle donna la belle coupe ronde à Tèlémakhos, et le cher filsd’Odysseus supplia aussi le dieu. Et dès que les Pyliens eurentrôti les chairs supérieures, ils les retirèrent du feu, et, lesdistribuant par portions, ils célébrèrent le festin splendide. Etdès qu’ils eurent assouvi le besoin de boire et de manger, lecavalier Gérennien Nestôr leur parla ainsi :

– Maintenant, nous pouvons demander qui sontnos hôtes, puisqu’ils sont rassasiés de nourriture.

Ô nos hôtes, qui êtes-vous ?Naviguez-vous pour quelque trafic, ou bien, à l’aventure, comme despirates qui, jouant leur vie, portent le malheur auxétrangers ?

Et le prudent Tèlémakhos lui répondit avecassurance, car Athènè avait mis la fermeté dans son coeur, afinqu’il s’informât de son père absent et qu’une grande gloire lui fûtacquise par là parmi les hommes :

– Ô Nestôr Nèlèiade, grande gloire desAkhaiens, tu demandes d’où nous sommes, et je puis te le dire. Nousvenons d’Ithakè, sous le Nèios, pour un intérêt privé, et nonpublic, que je t’apprendrai. Je cherche à entendre parler del’immense gloire de mon père, le divin et patient Odysseus qui,autrefois, dit-on, combattant avec toi, a renversé la ville desTroiens. Nous avons su dans quel lieu chacun de ceux quicombattaient contre les Troiens a subi la mort cruelle ; maisle Kroniôn, au seul Odysseus, a fait une mort ignorée ; etaucun ne peut dire où il a péri, s’il a été dompté sur la terreferme par des hommes ennemis, ou dans la mer, sous les écumesd’Amphitrite. C’est pour lui que je viens, à tes genoux, tedemander de me dire, si tu le veux, quelle a été sa mort cruelle,soit que tu l’aies vue de tes yeux, soit que tu l’aies apprise dequelque voyageur ; car sa mère l’a enfanté pour être trèsmalheureux. Ne me flatte point d’espérances vaines, parcompassion ; mais parle-moi ouvertement, je t’en supplie, sijamais mon père, l’excellent Odysseus, soit par ses paroles, soitpar ses actions, a tenu les promesses qu’il t’avait faites, chez lepeuple des Troiens, où vous, Akhaiens, avez subi tant de maux.Souviens-t’en maintenant, et dis-moi la vérité.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Ô ami, tu me fais souvenir des maux quenous, fils indomptables des Akhaiens, nous avons subis chez lepeuple Troien, soit en poursuivant notre proie, sur nos nefs, àtravers la mer sombre, et conduits par Akhilleus, soit encombattant autour de la grande ville du roi Priamos, là où tant deguerriers excellents ont été tués. C’est là que gisent le braveAias, et Akhilleus, et Patroklos semblable aux dieux par lasagesse, et mon fils bien-aimé Antilokhos, robuste etirréprochable, habile à la course et courageux combattant. Et nousavons subi bien d’autres maux, et nul, parmi les hommes mortels, nepourrait les raconter tous. Et tu pourrais rester ici etm’interroger pendant cinq ou six ans, que tu retournerais, plein detristesse, dans la terre de la patrie, avant de connaître tous lesmaux subis par les divins Akhaiens. Et, pendant neuf ans, nousavons assiégé Troiè par mille ruses, et le Kroniôn ne nous donna lavictoire qu’avec peine. Là, nul n’égala jamais le divin Odysseuspar la sagesse, car ton père l’emportait sur tous par ses rusessans nombre, si vraiment tu es son fils.

Mais l’admiration me saisit en te regardant.Tes paroles sont semblables aux siennes, et on ne te croirait passi jeune, tant tu sais parler comme lui. Là-bas, jamais le divinOdysseus et moi, dans l’agora ou dans le conseil, nous n’avonsparlé différemment ; et nous donnions aux Akhaiens lesmeilleurs avis, ayant le même esprit et la même sagesse.

Enfin, après avoir renversé la haute citadellede Priamos, nous partîmes sur nos nefs, et un dieu dispersa lesAkhaiens. Déjà Zeus, sans doute, préparait, dans son esprit, untriste retour aux Akhaiens ; car tous n’étaient point prudentset justes, et une destinée terrible était réservée à beaucoupd’entre eux, à cause de la colère d’Athènè aux yeux clairs qui a unpère effrayant, et qui jeta la discorde entre les deux Atréides. Etceux-ci avaient convoqué tous les Akhaiens à l’agora, sans raisonet contre l’usage, au coucher de Hèlios, et les fils des Akhaiens yvinrent, alourdis par le vin, et les Atréides leur expliquèrentpourquoi ils avaient convoqué le peuple. Alors Ménélaos leurordonna de songer au retour sur le vaste dos de la mer ; maiscela ne plut point à Agamemnôn, qui voulait retenir le peuple etsacrifier de saintes hécatombes, afin d’apaiser la violente colèred’Athènè. Et l’insensé ne savait pas qu’il ne pourrait l’apaiser,car l’esprit des Dieux éternels ne change point aussi vite. Ettandis que les Atréides, debout, se disputaient avec d’âpresparoles, tous les Akhaiens aux belles knèmides se levèrent, dansune grande clameur, pleins de résolutions contraires.

Et nous dormîmes pendant la nuit, méditant undessein fatal, car Zeus préparait notre plus grand malheur. Et, aumatin, traînant nos nefs à la mer divine, nous y déposâmes notrebutin et les femmes aux ceintures dénouées. Et la moitié de l’arméeresta auprès du Roi Atréide Agamemnôn ; et nous, partant surnos nefs, nous naviguions. Un dieu apaisa la mer où vivent lesmonstres, et, parvenus promptement à Ténédos, nous fîmes dessacrifices aux dieux, désirant revoir nos demeures. Mais Zeusirrité, nous refusant un prompt retour, excita de nouveau unefatale dissension. Et quelques-uns, remontant sur leurs nefs àdouble rang d’avirons, et parmi eux était le roi Odysseus plein deprudence, retournèrent vers l’Atréide Agamemnôn, afin de luicomplaire.

Pour moi, ayant réuni les nefs qui mesuivaient, je pris la fuite, car je savais quels malheurs préparaitle dieu. Et le brave fils de Tydeus, excitant ses compagnons, pritaussi la fuite ; et le blond Ménélaos nous rejoignit plus tardà Lesbos, où nous délibérions sur la route à suivre. Irions-nouspar le nord de l’âpre Khios, ou vers l’île Psyriè, en la laissant ànotre gauche, ou par le sud de Khios, vers Mimas battue desvents ? Ayant supplié Zeus de nous montrer un signe, il nousle montra et nous ordonna de traverser le milieu de la merd’Euboia, afin d’éviter notre perte. Et un vent sonore commença desouffler ; et nos nefs, ayant parcouru rapidement les cheminspoissonneux, arrivèrent dans la nuit à Géraistos ; et là,après avoir traversé la grande mer, nous brûlâmes pour Poseidaôn denombreuses cuisses de taureaux.

Le quatrième jour, les nefs égales et lescompagnons du dompteur de chevaux Tydéide Diomèdès s’arrêtèrentdans Argos, mais je continuai ma route vers Pylos, et le vent necessa pas depuis qu’un dieu lui avait permis de souffler. C’estainsi que je suis arrivé, cher fils, ne sachant point quels sontceux d’entre les Akhaiens qui se sont sauvés ou qui ont péri. Maisce que j’ai appris, tranquille dans mes demeures, il est juste quetu en sois instruit, et je ne te le cacherai point. On dit quel’illustre fils du magnanime Akhilleus a ramené en sûreté lesMyrmidones habiles à manier la lance. Philoktètès, l’illustre filsde Paian, a aussi ramené les siens, et Idoméneus a reconduit dansla Krètè ceux de ses compagnons qui ont échappé à la guerre, et lamer ne lui en a ravi aucun. Tu as entendu parler de l’Atréide, bienqu’habitant au loin ; et tu sais comment il revint, et commentAigisthos lui infligea une mort lamentable. Mais le meurtrier estmort misérablement, tant il est bon qu’un homme laisse un fils quile venge. Et Orestès a tiré vengeance d’Aigisthos qui avait tué sonillustre père. Et toi, ami, que je vois si beau et si grand, soisbrave, afin qu’on parle bien de toi parmi les hommes futurs.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ô Nestôr Nèlèiade, grande gloire desAkhaiens, certes, Orestès a tiré une juste vengeance, et tous lesAkhaiens l’en glorifient, et les hommes futurs l’en glorifieront.Plût aux dieux que j’eusse la force de faire expier aux prétendantsles maux qu’ils me font et l’opprobre dont ils me couvrent. Maisles dieux ne nous ont point destinés à être honorés, mon père etmoi, et, maintenant, il me faut tout subir avec patience.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Ô ami, ce que tu me dis m’a été rapporté,que de nombreux prétendants, à cause de ta mère, t’opprimaient dansta demeure. Mais, dis-moi, souffres-tu ces maux sans résistance, oubien les peuples, obéissant à l’oracle d’un dieu, t’ont-ils pris enhaine ! Qui sait si Odysseus ne châtiera pas un jour leuriniquité violente, seul, ou aidé de tous les Akhaiens ?Qu’Athènè aux yeux clairs puisse t’aimer autant qu’elle aimait leglorieux Odysseus, chez le peuple des Troiens, où, nous, Akhaiens,nous avons subi tant de maux ! Non, je n’ai jamais vu lesDieux aimer aussi manifestement un homme que Pallas Athènè aimaitOdysseus. Si elle voulait t’aimer ainsi et te protéger, chacun desprétendants oublierait bientôt ses désirs de noces !

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ô vieillard, je ne pense pas que ceci arrivejamais. Les grandes choses que tu prévois me troublent et mejettent dans la stupeur. Elles tromperaient mes espérances, même siles dieux le voulaient.

Alors, Athènè, la déesse aux yeux clairs, luirépondit :

– Tèlémakhos, quelle parole s’est échappéed’entre tes dents ! Un dieu peut aisément sauver un homme,même de loin. J’aimerais mieux, après avoir subi de nombreusesdouleurs, revoir le jour du retour et revenir dans ma demeure,plutôt que de périr à mon arrivée, comme Agamemnôn par la perfidied’Aigisthos et de Klytaimnestrè. Cependant, les dieux eux-mêmes nepeuvent éloigner de l’homme qu’ils aiment la mort commune à tous,quand la Moire fatale de la rude mort doit les saisir.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Mentôr, n’en parlons pas plus longtemps,malgré notre tristesse. Odysseus ne reviendra jamais, et déjà lesdieux immortels lui ont infligé la mort et la noire kèr.Maintenant, je veux interroger Nestôr, car il l’emporte sur touspar l’intelligence et par la justice. Ô Nestôr Nèlèiade, dis-moi lavérité ; comment a péri l’Atréide Agamemnôn qui commandait auloin ? Quelle mort lui préparait le perfide Aigisthos ?Certes, il a tué un homme qui lui était bien supérieur. Où étaitMénélaos ? Non dans l’Argos Akhaïque, sans doute ; et ilerrait au loin parmi les hommes, et Aigisthos, en son absence, acommis le meurtre.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Certes, mon enfant, je te dirai la véritésur ces choses, et tu les sauras, telles qu’elles sont arrivées. Sile blond Ménélaos Atréide, à son retour de Troiè, avait trouvé,dans ses demeures, Aigisthos vivant, sans doute celui-ci eût péri,et n’eût point été enseveli, et les chiens et les oiseauxcarnassiers l’eussent mangé, gisant dans la plaine, loind’Argos ; et aucune Akhaienne ne l’eût pleuré, car il avaitcommis un grand crime. En effet, tandis que nous subissions devantIlios des combats sans nombre, lui, tranquille en une retraite,dans Argos nourrice de chevaux, séduisait par ses paroles l’épouseAgamemnonienne. Et certes, la divine Klytaimnestrè repoussa d’abordcette action indigne, car elle obéissait à ses bonnespensées ; et auprès d’elle était un Aoide à qui l’Atréide, enpartant pour Troiè, avait confié la garde de l’Épouse.

Mais quand la moire des dieux eut décidé quel’Aoide mourrait, on jeta celui-ci dans une île déserte et on l’yabandonna pour être déchiré par les oiseaux carnassiers. Alors,ayant tous deux les mêmes désirs, Aigisthos conduisit Klytaimnestrèdans sa demeure. Et il brûla de nombreuses cuisses sur les autelsdes dieux, et il y suspendit de nombreux ornements et des vêtementsd’or, parce qu’il avait accompli le grand dessein qu’il n’eûtjamais osé espérer dans son âme. Et nous naviguions loin de Troiè,l’Atréide et moi, ayant l’un pour l’autre la même amitié. Mais,comme nous arrivions à Sounios, sacré promontoire des Athènaiens,Phoibos Apollôn tua soudainement de ses douces flèches le pilote deMénélaos, Phrontis Onètoride, au moment où il tenait le gouvernailde la nef qui marchait. Et c’était le plus habile de tous leshommes à gouverner une nef, aussi souvent que soufflaient lestempêtes. Et Ménélaos, bien que pressé de continuer sa course,s’arrêta en ce lieu pour ensevelir son compagnon et célébrer sesfunérailles.

Puis, reprenant son chemin à travers la mersombre, sur ses nefs creuses, il atteignit le promontoire Maléien.Alors Zeus à la grande voix, s’opposant à sa marche, répandit lesouffle des vents sonores qui soulevèrent les grands flots pareilsà des montagnes. Et les nefs se séparèrent, et une partie futpoussée en Krètè, où habitent les Kydônes, sur les rives duIardanos. Mais il y a, sur les côtes de Gortyna, une roche escarpéeet plate qui sort de la mer sombre. Là, le Notos pousse les grandsflots vers Phaistos, à la gauche du promontoire ; et cetteroche, très petite, rompt les grands flots. C’est là qu’ilsvinrent, et les hommes évitèrent à peine la mort ; et lesflots fracassèrent les nefs contre les rochers, et le vent et lamer poussèrent cinq nefs aux proues bleues vers le fleuveAigyptos.

Et Ménélaos, amassant beaucoup de richesses etd’or, errait parmi les hommes qui parlent une langue étrangère.Pendant ce temps, Aigisthos accomplissait dans ses demeures sonlamentable dessein, en tuant l’Atréide et en soumettant son peuple.Et il commanda sept années dans la riche Mykènè. Et, dans lahuitième année, le divin Orestès revint d’Athéna, et il tua lemeurtrier de son père, le perfide Aigisthos, qui avait tué sonillustre père.

Et, quand il l’eut tué, il offrit aux Argiensle repas funéraire de sa malheureuse mère et du lâche Aigisthos. Etce jour-là, arriva le brave Ménélaos, apportant autant de richessesque sa nef en pouvait contenir. Mais toi, ami, ne reste pas pluslongtemps éloigné de ta maison, ayant ainsi laissé dans tesdemeures tant d’hommes orgueilleux, de peur qu’ils consument tesbiens et se partagent tes richesses, car tu aurais fait un voyageinutile. Je t’exhorte cependant à te rendre auprès de Ménélaos. Ilest récemment arrivé de pays étrangers, d’où il n’espérait jamaisrevenir ; et les tempêtes l’ont poussé à travers la grande merque les oiseaux ne pourraient traverser dans l’espace d’une année,tant elle est vaste et horrible. Va maintenant avec ta nef et tescompagnons ; ou, si tu veux aller par terre, je te donnerai unchar et des chevaux, et mes fils te conduiront dans la divineLakédaimôn où est le blond Ménélaos, afin que tu le pries de tedire la vérité. Et il ne te dira pas de mensonges, car il esttrès-sage.

Il parla ainsi, et Hèlios descendit, et lesténèbres arrivèrent.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luidit :

– Vieillard, tu as parlé convenablement. Maistranchez les langues des victimes, et mêlez le vin, afin que nousfassions des libations à Poseidaôn et aux autres immortels. Puis,nous songerons à notre lit, car voici l’heure. Déjà la lumière estsous l’horizon, et il ne convient pas de rester plus longtemps aufestin des dieux ; mais il faut nous retirer.

La fille de Zeus parla ainsi, et tous obéirentà ses paroles. Et les hérauts leur versèrent de l’eau sur lesmains, et les jeunes hommes couronnèrent les kratères de vin et lesdistribuèrent entre tous à pleines coupes. Et ils jetèrent leslangues dans le feu. Et ils firent, debout, des libations ;et, après avoir fait des libations et bu autant que leur coeur ledésirait, alors, Athènè et Tèlémakhos voulurent tous deux retournerà leur nef creuse.

Mais, aussitôt, Nestôr les retint et leurdit :

– Que Zeus et tous les autres dieux immortelsme préservent de vous laisser retourner vers votre nef rapide, enme quittant, comme si j’étais un homme pauvre qui n’a dans samaison ni vêtements ni tapis, afin que ses hôtes y puissent dormirmollement ! Certes, je possède beaucoup de vêtements et debeaux tapis. Et jamais le cher fils du héros Odysseus ne passera lanuit dans sa nef tant que je vivrai, et tant que mes enfantshabiteront ma maison royale et y recevront les étrangers quiviennent dans ma demeure.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Tu as bien parlé, cher vieillard. Ilconvient que tu persuades Tèlémakhos, afin que tout soit pour lemieux. Il te suivra donc pour dormir dans ta demeure, et jeretournerai vers notre nef noire pour donner des ordres à noscompagnons, car je me glorifie d’être le plus âgé d’entre eux. Cesont des jeunes hommes, du même âge que le magnanime Tèlémakhos, etils l’ont suivi par amitié. Je dormirai dans la nef noire etcreuse, et, dès le matin, j’irai vers les magnanimes Kaukônes, pourune somme qui m’est due et qui n’est pas médiocre. Quand Tèlémakhossera dans ta demeure, envoie-le sur le char, avec ton fils, etdonne-lui tes chevaux les plus rapides et les plus vigoureux.

Ayant ainsi parlé, Athènè aux yeux clairsdisparut semblable à un aigle, et la stupeur saisit tous ceux quila virent. Et le vieillard, l’ayant vue de ses yeux, fut pleind’admiration, et il prit la main de Tèlémakhos et il lui dit cesparoles :

– Ô ami, tu ne seras ni faible ni lâche,puisque les dieux eux-mêmes te conduisent, bien que tu sois sijeune. C’est là un des habitants des demeures Olympiennes, la fillede Zeus, la dévastatrice Tritogénéia, qui honorait ton pèreexcellent entre tous les Argiens. C’est pourquoi, ô reine, sois-moifavorable ! Donne-nous une grande gloire, à moi, à mes fils età ma vénérable épouse, et je te sacrifierai une génisse d’un an, aufront large, indomptée, et que nul autre n’a soumise au joug ;et je te la sacrifierai après avoir répandu de l’or sur sescornes.

Il parla ainsi, et Pallas-Athènèl’entendit.

Et le cavalier Gérennien Nestôr, en tête deses fils et de ses gendres, retourna vers sa belle demeure. Etquand ils furent arrivés à l’illustre demeure du roi, ilss’assirent en ordre sur des gradins et sur des thrônes. Et levieillard mêla pour eux un kratère de vin doux, âgé de onze ans,dont une servante ôta le couvercle. Et le vieillard, ayant mêlé levin dans le kratère, supplia Athènè, faisant des libations à lafille de Zeus tempétueux. Et chacun d’eux, ayant fait des libationset bu autant que son coeur le désirait, retourna dans sa demeurepour y dormir. Et le cavalier Gérennien Nestôr fit coucherTèlémakhos, le cher fils du divin Odysseus, en un lit sculpté, sousle portique sonore, auprès du brave Peisistratos, le plus jeune desfils de la maison royale. Et lui-même s’endormit au fond de sahaute demeure, là où l’épouse lui avait préparé un lit.

Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, le cavalier Gérennien Nestôr se leva de son lit. Puis,étant sorti, il s’assit sur les pierres polies, blanches etbrillantes comme de l’huile, qui étaient devant les hautes portes,et sur lesquelles s’asseyait autrefois Nèleus semblable aux dieuxpar la sagesse. Mais celui-ci, dompté par la Kèr, était descenduchez Aidés. Et, maintenant, le Gérennien Nestôr, rempart desAkhaiens, s’asseyait à sa place, tenant le sceptre. Et ses fils,sortant des chambres nuptiales, se réunirent autour de lui :Ekhéphrôn, et Stratios, et Perseus, et Arètos, et le divinThrasymèdès. Et le héros Peisistratos vint le sixième. Et ilsfirent approcher Tèlémakhos semblable à un dieu, et le cavalierGérennien Nestôr commença de leur parler :

– Mes chers enfants, satisfaites promptementmon désir, afin que je me rende favorable, avant tous les dieux,Athènè qui s’est montrée ouvertement à moi au festin sacré dePoseidaôn. Que l’un de vous aille dans la campagne chercher unegénisse que le bouvier amènera, et qu’il revienne à la hâte. Unautre se rendra à la nef noire du magnanime Tèlémakhos, et ilamènera tous ses compagnons, et il n’en laissera que deux. Un autreordonnera au fondeur d’or Laerkeus de venir répandre de l’or surles cornes de la génisse ; et les autres resteront auprès demoi. Ordonnez aux servantes de préparer un festin sacré dans lademeure, et d’apporter des sièges, du bois et de l’eau pure.

Il parla ainsi, et tous lui obéirent. Lagénisse vint de la campagne, et les compagnons du magnanimeTèlémakhos vinrent de la nef égale et rapide. Et l’ouvrier vint,portant dans ses mains les instruments de son art, l’enclume, lemaillet et la tenaille, avec lesquels il travaillait l’or. EtAthènè vint aussi, pour jouir du sacrifice. Et le vieux cavalierNestôr donna de l’or, et l’ouvrier le répandit et le fixa sur lescornes de la génisse, afin que la déesse se réjouît en voyant cetornement. Stratios et le divin Ekhéphrôn amenèrent la génisse parles cornes, et Arètos apporta, de la chambre nuptiale, dans unbassin fleuri, de l’eau pour leurs mains, et une servante apportales orges dans une corbeille. Et le brave Thrasymèdès se tenaitprêt à tuer la génisse, avec une hache tranchante à la main, etPerseus tenait un vase pour recevoir le sang. Alors, le vieuxcavalier Nestôr répandit l’eau et les orges, et supplia Athènè, enjetant d’abord dans le feu quelques poils arrachés de la tête.

Et, après qu’ils eurent prié et répandu lesorges, aussitôt, le noble Thrasymèdès, fils de Nestôr, frappa, etil trancha d’un coup de hache les muscles du cou ; et lesforces de la génisse furent rompues. Et les filles, lesbelles-filles et la vénérable épouse de Nestôr, Eurydikè, l’aînéedes filles de Klyménos, hurlèrent toutes.

Puis, relevant la génisse qui était largementétendue, ils la soutinrent, et Peisistratos, chef des hommes,l’égorgea. Et un sang noir s’échappa de sa gorge, et le souffleabandonna ses os. Aussitôt ils la divisèrent. Les cuisses furentcoupées, selon le rite, et recouvertes de graisse des deux côtés.Puis, on déposa, par-dessus, les entrailles saignantes. Et levieillard les brûlait sur du bois, faisant des libations de vinrouge. Et les jeunes hommes tenaient en mains des broches à cinqpointes. Les cuisses étant consumées, ils goûtèrent lesentrailles ; puis, divisant les chairs avec soin, ils lesembrochèrent et les rôtirent, tenant en mains les brochesaiguës.

Pendant ce temps, la belle Polykastè, la plusjeune des filles de Nestôr Nèlèiade, baigna Tèlémakhos et, aprèsl’avoir baigné et parfumé d’une huile grasse, elle le revêtit d’unetunique et d’un beau manteau. Et il sortit du bain, semblable parsa beauté aux Immortels. Et le prince des peuples vint s’asseoirauprès de Nestôr.

Les autres, ayant rôti les chairs, lesretirèrent du feu et s’assirent au festin. Et les plus illustres,se levant, versaient du vin dans les coupes d’or. Et quand ilseurent assouvi la soif et la faim, le cavalier Gérennien Nestôrcommença de parler au milieu d’eux :

– Mes enfants, donnez promptement à Tèlémakhosdes chevaux au beau poil, et liez-les au char, afin qu’il fasse sonvoyage.

Il parla ainsi, et, l’ayant entendu, ils luiobéirent aussitôt. Et ils lièrent promptement au char deux chevauxrapides. Et la servante intendante y déposa du pain et du vin ettous les mets dont se nourrissent les rois élevés par Zeus. EtTèlémakhos monta dans le beau char, et, auprès de lui, le NestoridePeisistratos, chef des hommes, monta aussi et prit les rênes enmains. Puis, il fouetta les chevaux, et ceux-ci s’élancèrent avecardeur dans la plaine, laissant derrière eux la ville escarpée dePylos. Et, tout le jour, ils secouèrent le joug qui les retenaitdes deux côtés.

Alors, Hèlios tomba, et les cheminss’emplirent d’ombre. Et ils arrivèrent à Phèra, dans la demeure deDiokleus, fils d’Orthilokhos que l’Alphéios engendra. Là, ilspassèrent la nuit, et Diokleus leur fit les dons del’hospitalité.

Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, ils attelèrent les chevaux et montèrent sur le beau char,et ils sortirent du vestibule et du portique sonore. EtPeisistratos fouetta les chevaux, qui s’élancèrent ardemment dansla plaine fertile. Et ils achevèrent leur route, tant les chevauxrapides couraient avec vigueur. Et Hèlios tomba de nouveau, et leschemins s’emplirent d’ombre.

4.

Et ils parvinrent à la vaste et creuseLakédaimôn. Et ils se dirigèrent vers la demeure du glorieuxMénélaos, qu’ils trouvèrent célébrant dans sa demeure, au milieu denombreux convives, les noces de son fils et de sa filleirréprochable qu’il envoyait au fils du belliqueux Akhilleus. Dèslongtemps, devant Troiè, il l’avait promise et fiancée, et lesdieux accomplissaient leurs noces, et Ménélaos l’envoyait, avec unchar et des chevaux, vers l’illustre ville des Myrmidones, auxquelscommandait le fils d’Akhilleus.

Et il mariait une Spartiate, fille d’Alektôr,à son fils, le robuste Mégapenthès, que, dans sa vieillesse, ilavait eu d’une captive. Car les dieux n’avaient plus accordéd’enfants à Hélènè depuis qu’elle avait enfanté sa fille gracieuse,Hermionè, semblable à Aphroditè d’or.

Et les voisins et les compagnons du glorieuxMénélaos étaient assis au festin, dans la haute et grandedemeure ; et ils se réjouissaient, et un Aoide divin chantaitau milieu d’eux, en jouant de la flûte, et deux danseursbondissaient au milieu d’eux, aux sons du chant.

Et le héros Tèlémakhos et l’illustre fils deNestôr s’arrêtèrent, eux et leurs chevaux, dans le vestibule de lamaison. Et le serviteur familier du glorieux Ménélaos, Etéôneus,accourant et les ayant vus, alla rapidement les annoncer dans lesdemeures du prince des peuples. Et, se tenant debout auprès de lui,il dit ces paroles ailées :

– Ménélaos, nourri par Zeus, voici deuxétrangers qui semblent être de la race du grand Zeus. Dis-moi s’ilfaut dételer leurs chevaux rapides, ou s’il faut les renvoyer versquelqu’autre qui les reçoive.

Et le blond Ménélaos lui répondit engémissant :

– Étéôneus Boèthoide, tu n’étais pas insenséavant ce moment, et voici que tu prononces comme un enfant desparoles sans raison. Nous avons souvent reçu, en grand nombre, lesprésents de l’hospitalité chez des hommes étrangers, avant derevenir ici. Que Zeus nous affranchisse de nouvelles misères dansl’avenir ! Mais délie les chevaux de nos hôtes et conduis-leseux-mêmes à ce festin.

Il parla ainsi, et Etéôneus sortit à la hâtedes demeures, et il ordonna aux autres serviteurs fidèles de lesuivre. Et ils délièrent les chevaux suant sous le joug, et ils lesattachèrent aux crèches, en plaçant devant eux l’orge blanche etl’épeautre mêlés. Et ils appuyèrent le char contre le mur poli.Puis, ils conduisirent les étrangers dans la demeure divine.

Et ceux-ci regardaient, admirant la demeure duroi nourrisson de Zeus. Et la splendeur de la maison du glorieuxMénélaos était semblable à celle de Hèlios et de Sélénè. Et quandils furent rassasiés de regarder, ils entrèrent, pour se laver,dans des baignoires polies. Et après que les servantes les eurentlavés et parfumés d’huile, et revêtus de tuniques et de manteauxmoelleux, ils s’assirent sur des thrônes auprès de l’AtréideMénélaos. Et une servante, pour laver leurs mains, versa de l’eau,d’une belle aiguière d’or, dans un bassin d’argent ; et elledressa devant eux une table polie ; et la vénérableintendante, pleine de bienveillance, y déposa du pain et des metsnombreux. Et le découpeur leur offrit les plateaux couverts deviandes différentes, et il posa devant eux des coupes d’or. Et leblond Ménélaos, leur donnant la main droite, leur dit :

– Mangez et réjouissez-vous. Quand vous serezrassasiés de nourriture, nous vous demanderons qui vous êtes parmiles hommes. Certes, la race de vos aïeux n’a point failli, et vousêtes d’une race de rois porte-sceptres nourris par Zeus, car jamaisdes lâches n’ont enfanté de tels fils.

Il parla ainsi, et, saisissant de ses mains ledos gras d’une génisse, honneur qu’on lui avait fait à lui-même, ille plaça devant eux. Et ceux-ci étendirent les mains vers les metsofferts. Et quand ils eurent assouvi le besoin de manger et deboire, Tèlémakhos dit au fils de Nestôr, en approchant la tête dela sienne, afin de n’être point entendu :

– Vois, Nestoride, très-cher à mon coeur, lasplendeur de l’airain et la maison sonore, et l’or, et l’émail, etl’argent et l’ivoire. Sans doute, telle est la demeure del’olympien Zeus, tant ces richesses sont nombreuses. L’admirationme saisit en les regardant.

Et le blond Ménélaos, ayant compris ce qu’ildisait, leur adressa ces paroles ailées :

– Chers enfants, aucun vivant ne peut luttercontre Zeus, car ses demeures et ses richesses sont immortelles. Ily a des hommes plus ou moins riches que moi ; mais j’ai subibien des maux, et j’ai erré sur mes nefs pendant huit années, avantde revenir. Et j’ai vu Kypros et la Phoinikè, et les Aigyptiens, etles Aithiopiens, et les Sidônes, et les Érembes, et la Libyè où lesagneaux sont cornus et où les brebis mettent bas trois fois par an.Là, ni le roi ni le berger ne manquent de fromage, de viandes et delait doux, car ils peuvent traire le lait pendant toute l’année. Ettandis que j’errais en beaucoup de pays, amassant des richesses, unhomme tuait traîtreusement mon frère, aidé par la ruse d’une femmeperfide. Et je règne, plein de tristesse malgré mes richesses. Maisvous devez avoir appris ces choses de vos pères, quels qu’ilssoient. Et j’ai subi des maux nombreux, et j’ai détruit une villebien peuplée qui renfermait des trésors précieux. Plût aux dieuxque j’en eusse trois fois moins dans mes demeures, et qu’ilsfussent encore vivants les héros qui ont péri devant la grandeTroiè, loin d’Argos où paissent les beaux chevaux ! Et jepleure et je gémis sur eux tous. Souvent, assis dans mes demeures,je me plais à m’attrister en me souvenant, et tantôt je cesse degémir, car la lassitude du deuil arrive promptement.

Mais, bien qu’attristé, je les regrette moinstous ensemble qu’un seul d’entre eux, dont le souvenir interromptmon sommeil et chasse ma faim ; car Odysseus a supporté plusde travaux que tous les Akhaiens. Et d’autres douleurs lui étaientréservées dans l’avenir ; et une tristesse incurable me saisità cause de lui qui est depuis si longtemps absent. Et nous nesavons s’il est vivant ou mort ; et le vieux Laertès lepleure, et la sage Pènélopéia, et Tèlémakhos qu’il laissa toutenfant dans ses demeures.

Il parla ainsi, et il donna à Tèlémakhos ledésir de pleurer à cause de son père ; et, entendant parler deson père, il se couvrit les yeux de son manteau pourpré, avec sesdeux mains, et il répandit des larmes hors de ses paupières. EtMénélaos le reconnut, et il délibéra dans son esprit et dans soncoeur s’il le laisserait se souvenir le premier de son père, ous’il l’interrogerait en lui disant ce qu’il pensait.

Pendant qu’il délibérait ainsi dans son espritet dans son coeur, Hélénè sortit de la haute chambre nuptialeparfumée, semblable à Artémis qui porte un arc d’or. AussitôtAdrestè lui présenta un beau siège, Alkippè apporta un tapis delaine moelleuse, et Phylô lui offrit une corbeille d’argent que luiavait donnée Alkandrè, femme de Polybos, qui habitait dans ThèbèAigyptienne, où de nombreuses richesses étaient renfermées dans lesdemeures. Et Polybos donna à Ménélaos deux baignoires d’argent, etdeux trépieds, et dix talents d’or ; et Alkandrè avait aussioffert de beaux présents à Hélénè : Une quenouille d’or et unecorbeille d’argent massif dont la bordure était d’or. Et laservante Phylô la lui apporta, pleine de fil préparé, et,par-dessus, la quenouille chargée de laine violette. Hélénès’assit, avec un escabeau sous les pieds, et aussitôt elleinterrogea ainsi son époux :

– Savons-nous, divin Ménélaos, qui sont ceshommes qui se glorifient d’être entrés dans notre demeure ?Mentirai-je ou dirai-je la vérité ? Mon esprit me l’ordonne.Je ne pense pas avoir jamais vu rien de plus ressemblant, soit unhomme, soit une femme ; et l’admiration me saisit tandis queje regarde ce jeune homme, tant il est semblable au fils dumagnanime Odysseus, à Tèlémakhos qu’il laissa tout enfant dans sademeure, quand pour moi, chienne, les Akhaiens vinrent à Troiè,portant la guerre audacieuse.

Et le blond Ménélaos, lui répondant, parlaainsi ;

– Je reconnais comme toi, femme, que ce sontlà les pieds, les mains, l’éclair des yeux, la tête et les cheveuxd’Odysseus. Et voici que je me souvenais de lui et que je merappelais combien de misères il avait patiemment subies pour moi.Mais ce jeune homme répand de ses paupières des larmes amères,couvrant ses yeux de son manteau pourpré.

Et le Nestoride Peisistratos luirépondit :

Atréide Ménélaos, nourri par Zeus, prince despeuples, certes, il est le fils de celui que tu dis. Mais il estsage, et il pense qu’il ne serait pas convenable, dès son arrivée,de prononcer des paroles téméraires devant toi dont nous écoutonsla voix comme celle d’un dieu. Le cavalier Gérennien Nestôr m’aordonné de l’accompagner. Et il désire te voir, afin que tu leconseilles ou que tu l’aides ; car il subit beaucoup de maux,à cause de son père absent, dans sa demeure où il a peu dedéfenseurs. Cette destinée est faite à Tèlémakhos, et son père estabsent, et il n’a personne, parmi son peuple, qui puisse détournerde lui les calamités.

Et le blond Ménélaos, lui répondant, parlaainsi :

– Ô dieux ! certes, le fils d’un hommeque j’aime est entré dans ma demeure, d’un héros qui, pour macause, a subi tant de combats. J’avais résolu de l’honorer entretous les Akhaiens, si l’olympien Zeus qui tonne au loin nous eûtdonné de revenir sur la mer et sur nos nefs rapides. Et je luiaurais élevé une ville dans Argos, et je lui aurais bâti unedemeure ; et il aurait transporté d’Ithakè ses richesses et safamille et tout son peuple dans une des villes où je commande etqui aurait été quittée par ceux qui l’habitent. Et, souvent, nousnous fussions visités tour à tour, nous aimant et nous charmantjusqu’à ce que la noire nuée de la mort nous eût enveloppés. Mais,sans doute, un dieu nous a envié cette destinée, puisque, leretenant seul et malheureux, il lui refuse le retour.

Il parla ainsi, et il excita chez tous ledésir de pleurer. Et l’Argienne Hélénè, fille de Zeus,pleurait ; et Tèlémakhos pleurait aussi, et l’AtréideMénélaos ; et le fils de Nestôr avait les yeux pleins delarmes, et il se souvenait dans son esprit de l’irréprochableAntilokhos que l’illustre fils de la splendide Éôs avait tué et, sesouvenant, il dit en paroles ailées :

– Atréide, souvent le vieillard Nestôr m’adit, quand nous nous souvenions de toi dans ses demeures, et quandnous nous entretenions, que tu l’emportais sur tous par ta sagesse.C’est pourquoi, maintenant, écoute-moi. Je ne me plais point àpleurer après le repas ; mais nous verserons des larmes quandÉôs née au matin reviendra. Il faut pleurer ceux qui ont subi leurdestinée. C’est là, certes, la seule récompense des misérablesmortels de couper pour eux sa chevelure et de mouiller ses joues delarmes. Mon frère aussi est mort, et il n’était pas le moins bravedes Argiens, tu le sais. Je n’en ai pas été témoin, et je ne l’aipoint vu, mais on dit qu’Antilokhos l’emportait sur tous, quand ilcourait et quand il combattait.

Et le blond Ménélaos lui répondit :

– Ô cher, tu parles comme un homme sage etplus âgé que toi parlerait et agirait, comme le fils d’un sagepère. On reconnaît facilement l’illustre race d’un homme que leKroniôn a honoré, qu’il a bien marié et qui est bien né. C’estainsi qu’il a accordé tous les jours à Nestôr de vieillir en paixdans sa demeure, au milieu de fils sages et qui excellent par lalance. Mais retenons les pleurs qui viennent de nous échapper.Souvenons-nous de notre repas et versons de l’eau sur nos mains.Tèlémakhos et moi, demain matin, nous parlerons et nous nousentretiendrons.

Il parla ainsi, et Asphaliôn, fidèle serviteurde l’illustre Ménélaos, versa de l’eau sur leurs mains, et tousétendirent les mains vers les mets placés devant eux.

Et alors Hélénè, fille de Zeus, eut une autrepensée, et, aussitôt, elle versa dans le vin qu’ils buvaient unbaume, le népenthès, qui donne l’oubli des maux. Celui qui auraitbu ce mélange ne pourrait plus répandre des larmes de tout un jour,même si sa mère et son père étaient morts, même si on tuait devantlui par l’airain son frère ou son fils bien-aimé, et s’il le voyaitde ses yeux. Et la fille de Zeus possédait cette liqueur excellenteque lui avait donnée Polydamna, femme de Thôs, en Aigyptiè, terrefertile qui produit beaucoup de baumes, les uns salutaires et lesautres mortels. Là tous les médecins sont les plus habiles d’entreles hommes, et ils sont de la race de Paièôn. Après l’avoirpréparé, Hélénè ordonna de verser le vin, et elle parlaainsi :

– Atréide Ménélaos, nourrisson de Zeus,certes, ceux-ci sont fils d’hommes braves, mais Zeus dispense commeil le veut le bien et le mal, car il peut tout. C’est pourquoi,maintenant, mangeons, assis dans nos demeures, et charmons-nous parnos paroles. Je vous dirai des choses qui vous plairont. Cependant,je ne pourrai raconter, ni même rappeler tous les combats dupatient Odysseus, tant cet homme brave a fait et supporté detravaux chez le peuple des Troiens, là où les Akhaiens ont étéaccablés de misères. Se couvrant lui-même de plaies honteuses, lesépaules enveloppées de vils haillons et semblable à un esclave, ilentra dans la vaste ville des guerriers ennemis, s’étant fait telqu’un mendiant, et bien différent de ce qu’il était auprès des nefsdes Akhaiens. C’est ainsi qu’il entra dans la ville des Troiens,inconnu de tous. Seule, je le reconnus et je l’interrogeais mais ilme répondit avec ruse. Puis, je le baignai et je le parfumaisd’huile, et je le couvris de vêtements, et je jurais un grandserment, promettant de ne point révéler Odysseus aux Troiens avantqu’il fût retourné aux nefs rapides et aux tentes. Et alors il medécouvrit tous les projets des Akhaiens. Et, après avoir tué avecle long airain un grand nombre de Troiens, il retourna vers lesArgiens, leur rapportant beaucoup de secrets. Et les Troiennesgémissaient lamentablement ; mais mon esprit se réjouissait,car déjà j’avais dans mon coeur le désir de retourner vers mademeure, et je pleurais sur la mauvaise destinée qu’Aphroditèm’avait faite, quand elle me conduisit, en me trompant, loin de lachère terre de la patrie, et de ma fille, et de la chambrenuptiale, et d’un mari qui n’est privé d’aucun don, nid’intelligence, ni de beauté.

Et le blond Ménélaos, lui répondant, parlaainsi :

– Tu as dit toutes ces choses, femme, comme ilconvient. Certes, j’ai connu la pensée et la sagesse de beaucoup dehéros, et j’ai parcouru beaucoup de pays, mais je n’ai jamais vu demes yeux un coeur tel que celui du patient Odysseus, ni ce que cevaillant homme fit et affronta dans le cheval bien travaillé oùnous étions tous entrés, nous, les princes des Argiens, afin deporter le meurtre et la kèr aux Troiens. Et tu vins là, et sansdoute un dieu te l’ordonna qui voulut accorder la gloire auxTroiens, et Dèiphobos semblable à un dieu te suivait. Et tu fistrois fois le tour de l’embûche creuse, en la frappant ; et tunommais les princes des Danaens en imitant la voix des femmes detous les Argiens ; et nous, moi, Diomèdès et le divinOdysseus, assis au milieu, nous écoutions ta voix. Et Diomèdès etmoi nous voulions sortir impétueusement plutôt que d’écouter del’intérieur, mais Odysseus nous arrêta et nous retint malgré notredésir. Et les autres fils des Akhaiens restaient muets, etAntiklos, seul, voulut te répondre : mais Odysseus luicomprima la bouche de ses mains robustes, et il sauva tous lesAkhaiens ; et il le contint ainsi jusqu’à ce que Pallas Athènèt’eût éloignée.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Atréide Ménélaos, nourrisson de Zeus, princedes peuples, cela est triste, mais ces actions n’ont point éloignéde lui la mauvaise mort, et même si son coeur eût été de fer. Maisconduis-nous à nos lits, afin que nous jouissions du douxsommeil.

Il parla ainsi, et l’Argienne Hélénè ordonnaaux servantes de préparer les lits sous le portique, d’amasser desvêtements beaux et pourprés, de les couvrir de tapis et derecouvrir ceux-ci de laines épaisses. Et les servantes sortirentdes demeures, portant des torches dans leurs mains, et ellesétendirent les lits, et un héraut conduisit les hôtes. Et le hérosTèlémakhos et l’illustre fils de Nestôr s’endormirent sous leportique de la maison. Et l’Atréide s’endormit au fond de la hautedemeure, et Hélénè au large péplos, la plus belle des femmes, secoucha auprès de lui.

Mais quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, le brave Ménélaos se leva de son lit, mit ses vêtements,suspendit une épée aiguë autour de ses épaules et attacha de bellessandales à ses pieds luisants. Et, semblable à un dieu, sortant dela chambre nuptiale, il s’assit auprès de Tèlémakhos et il luiparla :

– Héros Tèlémakhos, quelle nécessité t’apoussé vers la divine Lakédaimôn, sur le large dos de la mer ?Est-ce un intérêt public ou privé ? Dis-le-moi avecvérité.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Atréide Ménélaos, nourrisson de Zeus, princedes peuples, je viens afin que tu me dises quelque chose de monpère. Ma maison est ruinée, mes riches travaux périssent. Mademeure est pleine d’hommes ennemis qui égorgent mes brebis grasseset mes boeufs aux pieds flexibles et aux fronts sinueux. Ce sontles prétendants de ma mère, et ils ont une grande insolence. C’estpourquoi, maintenant, je viens à tes genoux, afin que, me parlantde la mort lamentable de mon père, tu me dises si tu l’as vue detes yeux, ou si tu l’as apprise d’un voyageur. Certes, une mèremalheureuse l’a enfanté. Ne me trompe point pour me consoler, etpar pitié ; mais raconte-moi franchement tout ce que tu as vu.Je t’en supplie, si jamais mon père, le brave Odysseus, par laparole ou par l’action, a tenu ce qu’il avait promis, chez lepeuple des Troiens, où les Akhaiens ont subi tant de misères,souviens-t’en et dis-moi la vérité.

Et, avec un profond soupir, le blond Ménélaoslui répondit :

– Ô dieux ! certes, des lâches veulentcoucher dans le lit d’un brave ! Ainsi une biche a déposé dansle repaire d’un lion robuste ses faons nouveau-nés et qui tètent,tandis qu’elle va paître sur les hauteurs ou dans les valléesherbues ; et voici que le lion, rentrant dans son repaire, tuemisérablement tous les faons. Ainsi Odysseus leur fera subir unemort misérable. Plaise au père Zeus, à Athènè, à Apollôn,qu’Odysseus se mêle aux Prétendants tel qu’il était dans Lesbosbien bâtie, quand se levant pour lutter contre le Philomèléide, ille terrassa rudement. Tous les Akhaiens s’en réjouirent. La vie desPrétendants serait brève et leurs noces seraient amères ! Maisles choses que tu me demandes en me suppliant, je te les dirai sanste rien cacher, telles que me les a dites le Vieillard véridique dela mer. Je te les dirai toutes et je ne te cacherai rien.

Malgré mon désir du retour, les dieux meretinrent en Aigyptiè, parce que je ne leur avais point offert leshécatombes qui leur étaient dues. Les Dieux, en effet, ne veulentpoint que nous oubliions leurs commandements. Et il y a une île, aumilieu de la mer onduleuse, devant l’Aigyptiè, et on la nommePharos, et elle est éloignée d’autant d’espace qu’une nef creuse,que le vent sonore pousse en poupe, peut en franchir en un jourentier. Et dans cette île il y a un port excellent d’où, aprèsavoir puisé une eau profonde, on traîne à la mer les nefs égales.Là, les dieux me retinrent vingt jours, et les vents marins nesoufflèrent point qui mènent les nefs sur le large dos de la mer.Et mes vivres étaient déjà épuisés, et l’esprit de mes hommes étaitabattu, quand une déesse me regarda et me prit en pitié, la filledu Vieillard de la mer, de l’illustre Prôteus, Eidothéè. Et jetouchai son âme, et elle vint au-devant de moi tandis que j’étaisseul, loin de mes compagnons qui, sans cesse, erraient autour del’île, pêchant à l’aide des hameçons recourbés, car la faimtourmentait leur ventre. Et, se tenant près de moi, elle parlaainsi :

– Tu es grandement insensé, ô étranger, ou tuas perdu l’esprit, ou tu restes ici volontiers et tu te plais àsouffrir, car, certes, voici longtemps que tu es retenu dans l’île,et tu ne peux trouver aucune fin à cela, et le coeur de tescompagnons s’épuise.

Elle parla ainsi, et, lui répondant aussitôt,je dis :

– Je te dirai avec vérité, qui que tu soisentre les déesses, que je ne reste point volontairement ici ;mais je dois avoir offensé les Immortels qui habitent le largeOuranos. Dis-moi donc, car les dieux savent tout, quel est celuides immortels qui me retarde en route et qui s’oppose à ce que jeretourne en fendant la mer poissonneuse.

Je parlais ainsi, et, aussitôt, l’illustredéesse me répondit :

– Ô étranger, je te répondrai avec vérité.C’est ici qu’habite le véridique Vieillard de la mer, l’immortelPrôteus Aigyptien qui connaît les profondeurs de toute la mer etqui est esclave de Poseidaôn. On dit qu’il est mon père et qu’ilm’a engendrée. Si tu peux le saisir par ruse, il te dira ta routeet comment tu retourneras à travers la mer poissonneuse ; et,de plus, il te dira, ô enfant de Zeus, si tu le veux, ce qui estarrivé dans tes demeures, le bien et le mal, pendant ton absence etta route longue et difficile.

Elle parla ainsi, et, aussitôt, je luirépondis :

– Maintenant, explique-moi les ruses duVieillard, de peur que, me voyant, il me prévienne et m’échappe,car un dieu est difficile à dompter pour un homme mortel.

Je parlais ainsi, et, aussitôt, l’illustredéesse me répondit :

– Ô étranger, je te répondrai avec vérité.Quand Hèlios atteint le milieu de l’Ouranos, alors le véridiqueVieillard marin sort de la mer, sous le souffle de Zéphyros, etcouvert d’une brume épaisse. Étant sorti, il s’endort sous lesgrottes creuses. Autour de lui, les phoques sans pieds de la belleHalosydnè, sortant aussi de la blanche mer, s’endorment,innombrables, exhalant l’âcre odeur de la mer profonde. Je teconduirai là, au lever de la lumière, et je t’y placerai comme ilconvient, et tu choisiras trois de tes compagnons parmi les plusbraves qui sont sur tes nefs aux bancs de rameurs. Maintenant, jete dirai toutes les ruses du Vieillard.

D’abord il comptera et il examinera lesphoques ; puis, les ayant séparés par cinq, il se couchera aumilieu d’eux comme un berger au milieu d’un troupeau de brebis. Dèsque vous le verrez presque endormi, alors souvenez-vous de votrecourage et de votre force, et retenez-le malgré son désir de vouséchapper, et ses efforts. Il se fera semblable à toutes les chosesqui sont sur la terre, aux reptiles, à l’eau, au feu ardent ;mais retenez-le vigoureusement et serrez-le plus fort. Mais quandil t’interrogera lui-même et que tu le verras tel qu’il étaitendormi, n’use plus de violence et lâche le Vieillard. Puis, ôHéros, demande-lui quel dieu t’afflige, et il te dira commentretourner à travers la mer poissonneuse.

Elle parla ainsi et sauta dans la mer agitée.Et je retournai vers mes nefs, là où elles étaient tirées sur laplage, et mon coeur agitait de nombreuses pensées tandis quej’allais. Puis, étant arrivé à ma nef et à la mer, nous préparâmesle repas, et la nuit divine survint, et alors nous nous endormîmessur le rivage de la mer.

Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, je marchais vers le rivage de la mer large, en suppliantles dieux ; et je conduisais trois de mes compagnons, meconfiant le plus dans leur courage. Pendant ce temps, la déesse,étant sortie du large sein de la mer, en apporta quatre peaux dephoques récemment écorchés, et elle prépara une ruse contre sonpère. Et elle s’était assise, nous attendant, après avoir creusédes lits dans le sable marin. Et nous vînmes auprès d’elle. Et ellenous plaça et couvrit chacun de nous d’une peau. C’était uneembuscade très dure, car l’odeur affreuse des phoques nourris dansla mer nous affligeait cruellement. Qui peut en effet coucherauprès d’un monstre marin ? Mais la déesse nous servit trèsutilement, et elle mit dans les narines de chacun de nousl’ambroisie au doux parfum qui chassa l’odeur des bêtes marines. Etnous attendîmes, d’un esprit patient, toute la durée du matin.Enfin, les phoques sortirent, innombrables, de la mer, et vinrentse coucher en ordre le long du rivage. Et, vers midi, le Vieillardsortit de la mer, rejoignit les phoques gras, les compta, et nousles premiers parmi eux, ne se doutant point de la ruse ; puis,il se coucha lui-même. Aussitôt, avec des cris, nous nous jetâmessur lui en l’entourant de nos bras ; mais le Vieillardn’oublia pas ses ruses adroites, et il se changea d’abord en unlion à longue crinière, puis en dragon, en panthère, en grandsanglier, en eau, en arbre au vaste feuillage. Et nous le tenionsavec vigueur et d’un coeur ferme ; mais quand le Vieillardplein de ruses se vit réduit, alors il m’interrogea et il medit :

– Qui d’entre les dieux, fils d’Atreus, t’ainstruit, afin que tu me saisisses malgré moi ? Quedésires-tu ?

Il parla ainsi, et, lui répondant, je luidis :

– Tu le sais, Vieillard. Pourquoi me tromperen m’interrogeant ? Depuis longtemps déjà je suis retenu danscette île, et je ne puis trouver fin à cela, et mon coeur s’épuise.Dis-moi donc, car les dieux savent tout, quel est celui desimmortels qui me détourne de ma route et qui m’empêche de retournerà travers la mer poissonneuse ?

Je parlai ainsi, et lui, me répondant,dit :

– Avant tout, tu devais sacrifier à Zeus etaux autres dieux, afin d’arriver très promptement dans ta patrie,en naviguant sur la noire mer. Ta destinée n’est point de revoirtes amis ni de regagner ta demeure bien construite et la terre dela patrie, avant que tu ne sois retourné vers les eaux du fleuveAigyptos tombé de Zeus, et que tu n’aies offert de sacréeshécatombes aux dieux immortels qui habitent le large Ouranos. Alorsles dieux t’accorderont la route que tu désires.

Il parla ainsi, et, aussitôt, mon cher coeurse brisa parce qu’il m’ordonnait de retourner en Aigyptiè, àtravers la noire mer, par un chemin long et difficile. Mais, luirépondant, je parlai ainsi :

– Je ferai toutes ces choses, Vieillard, ainsique tu me le recommandes ; mais dis-moi, et réponds avecvérité, s’ils sont revenus sains et saufs avec leurs nefs tous lesAkhaiens que Nestôr et moi nous avions laissés en partant de Troiè,ou si quelqu’un d’entre eux a péri d’une mort soudaine, dans sanef, ou dans les bras de ses amis, après la guerre ?

Je parlai ainsi, et, me répondant, ildit :

– Atréide, ne m’interroge point, car il ne teconvient pas de connaître ma pensée, et je ne pense pas que turestes longtemps sans pleurer, après avoir tout entendu. Beaucoupd’Akhaiens ont été domptés, beaucoup sont vivants. Tu as vutoi-même les choses de la guerre. Deux chefs des Akhaiens cuirassésd’airain ont péri au retour ; un troisième est vivant etretenu au milieu de la mer large. Aias a été dompté sur sa nef auxlongs avirons. Poseidaôn le conduisit d’abord vers les grandesroches de Gyras et le sauva de la mer ; et sans doute il eûtévité la mort, bien que haï d’Athènè, s’il n’eût dit une paroleimpie et s’il n’eût commis une action mauvaise. Il dit que, malgréles dieux, il échapperait aux grands flots de la mer. Et Poseidaônentendit cette parole orgueilleuse, et, aussitôt, de sa mainrobuste saisissant le trident, il frappa la roche de Gyras et lafendit en deux ; et une partie resta debout, et l’autre, surlaquelle Aias s’était réfugié, tomba et l’emporta dans la grandemer onduleuse. C’est ainsi qu’il périt, ayant bu l’eau salée.

Ton frère évita la mort et il s’échappa sur sanef creuse, et la vénérable Hèrè le sauva ; mais à peineavait-il vu le haut cap des Maléiens, qu’une tempête, l’ayantsaisi, l’emporta, gémissant, à l’extrémité du pays où Thyestèshabitait autrefois, et où habitait alors le Thyestade Aigisthos.Là, le retour paraissait sans danger, et les dieux firent changerles vents et regagnèrent leurs demeures. Et Agamemnôn, joyeux,descendit sur la terre de la patrie, et il la baisait, et ilversait des larmes abondantes parce qu’il l’avait revue avec joie.Mais une sentinelle le vit du haut d’un rocher où le traîtreAigisthos l’avait placée, lui ayant promis en récompense deuxtalents d’or. Et, de là, elle veillait depuis toute une année, depeur que l’Atréide arrivât en secret et se souvint de sa force etde son courage. Et elle se hâta d’aller l’annoncer, dans sesdemeures, au prince des peuples. Aussitôt Aigisthos médita uneembûche rusée, et il choisit, parmi le peuple, vingt hommes trèsbraves, et il les plaça en embuscade, et, d’un autre côté, ilordonna de préparer un repas. Et lui-même il invita, méditant dehonteuses actions, le prince des peuples Agamemnôn à le suivre avecses chevaux et ses chars. Et il mena ainsi à la mort l’Atréideimprudent, et il le tua pendant le repas, comme on égorge un boeufà l’étable. Et aucun des compagnons d’Agamemnôn ne fut sauvé, nimême ceux d’Aigisthos ; et tous furent égorgés dans la demeureroyale.

Il parla ainsi, et ma chère âme fut briséeaussitôt, et je pleurais couché sur le sable, et mon coeur nevoulait plus vivre ni voir la lumière de Hèlios. Mais, après que jeme fus rassasié de pleurer, le véridique Vieillard de la mer medit :

– Ne pleure point davantage, ni pluslongtemps, sans agir, fils d’Atreus, car il n’y a en cela nulremède ; mais tente plutôt très promptement de regagner laterre de la patrie. Ou tu saisiras Aigisthos encore vivant, ouOrestès, te prévenant, l’aura tué, et tu seras présent au repasfunèbre.

Il parla ainsi, et, dans ma poitrine, moncoeur et mon esprit généreux, quoique tristes, se réjouirent denouveau, et je lui dis ces paroles ailées :

– Je connais maintenant la destinée de ceux-cimais nomme-moi le troisième, celui qui, vivant ou mort, est retenuau milieu de la mer large. Je veux le connaître, quoique plein detristesse.

Je parlai ainsi, et, me répondant, ildit :

– C’est le fils de Laertès qui avait sesdemeures dans Ithakè. Je l’ai vu versant des larmes abondantes dansl’île et dans les demeures de la nymphe Kalypsô qui le retient deforce ; et il ne peut regagner la terre de la patrie. Il n’aplus en effet de nefs armées d’avirons ni de compagnons quipuissent le reconduire sur le large dos de la mer. Pour toi, ôdivin Ménélaos, ta destinée n’est point de subir la Moire et lamort dans Argos nourrice de chevaux ; mais les dieuxt’enverront dans la prairie Élysienne, aux bornes de la terre, làoù est le blond Rhadamanthos. Là, il est très facile aux hommes devivre. Ni neige, ni longs hivers, ni pluie ; mais toujours leFleuve Okéanos envoie les douces haleines de Zéphyros, afin derafraîchir les hommes. Et ce sera ta destinée, parce que tupossèdes Hélénè et que tu es gendre de Zeus.

– Il parla ainsi, et il plongea dans la merécumeuse. Et je retournai vers mes nefs avec mes divins compagnons.Et mon coeur agitait de nombreuses pensées tandis que je marchais.Étant arrivés à ma nef et à la mer, nous préparâmes le repas, et lanuit solitaire survint, et nous nous endormîmes sur le rivage de lamer. Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, noustraînâmes nos nefs à la mer divine. Puis, dressant les mâts etdéployant les voiles des nefs égales, mes compagnons s’assirent surles bancs de rameurs, et tous, assis en ordre, frappèrent de leursavirons la mer écumeuse. Et j’arrêtai de nouveau mes nefs dans lefleuve Aigyptos tombé de Zeus, et je sacrifiais de sainteshécatombes. Et, après avoir apaisé la colère des dieux qui viventtoujours, j’élevai un tombeau à Agamemnôn, afin que sa gloire serépandît au loin. Ayant accompli ces choses, je retournai, et lesdieux m’envoyèrent un vent propice et me ramenèrent promptementdans la chère patrie. Maintenant, reste dans mes demeures jusqu’auonzième ou au douzième jour ; et, alors, je te renverraidignement, et je te ferai des présents splendides, trois chevaux etun beau char ; et je te donnerai aussi une belle coupe afinque tu fasses des libations aux dieux immortels et que tu tesouviennes toujours de moi.

Et le sage Tèlémakhos lui répondit :

– Atréide, ne me retiens pas ici pluslongtemps. Certes, je consumerais toute une année assis auprès detoi, que je n’aurais le regret ni de ma demeure, ni de mes parents,tant je suis profondément charmé de tes paroles et de tesdiscours ; mais déjà je suis un souci pour mes compagnons dansla divine Pylos, et tu me retiens longtemps ici. Mais que le don,quel qu’il soit, que tu désires me faire, puisse être emporté etconservé. Je ne conduirai point de chevaux dans Ithakè, et je teles laisserai ici dans l’abondance. Car tu possèdes de vastesplaines où croissent abondamment le lotos, le souchet et lefroment, et l’avoine et l’orge. Dans Itakhè il n’y a ni routes pourles chars, ni prairies ; elle nourrit plutôt les chèvres queles chevaux et plaît mieux aux premières. Aucune des îles quis’inclinent à la mer n’est grande, ni munie de prairies, et Ithakèpar-dessus toutes.

Il parla ainsi, et le brave Ménélaos rit, etil lui prit la main, et il lui dit :

– Tu es d’un bon sang, cher enfant, puisque tuparles ainsi. Je changerai ce présent, car je le puis. Parmi tousles trésors qui sont dans ma demeure je te donnerai le plus beau etle plus précieux. Je te donnerai un beau kratère tout en argent etdont les bords sont ornés d’or. C’est l’ouvrage de Hèphaistos, etle héros illustre, roi des Sidônes, quand il me reçut dans sademeure, à mon retour, me le donna ; et je veux te ledonner.

Et ils se parlaient ainsi, et les convivesrevinrent dans la demeure du roi divin. Et ils amenaient desbrebis, et ils apportaient le vin qui donne la vigueur ; etles épouses aux belles bandelettes apportaient le pain. Et ilspréparaient ainsi le repas dans la demeure.

Mais les prétendants, devant la demeured’Odysseus, se plaisaient à lancer les disques à courroies de peaude chèvre sur le pavé orné où ils déployaient d’habitude leurinsolence. Antinoos et Eurymakhos semblable à un Dieu y étaientassis, et c’étaient les chefs des prétendants et les plus bravesd’entre eux. Et Noèmôn, fils de Phronios, s’approchant d’eux, dit àAntinoos :

– Antinoos, savons-nous, ou non, quandTèlémakhos revient de la sablonneuse Pylos ? Il est parti,emmenant ma nef dont j’ai besoin pour aller dans la grande Élis, oùj’ai douze cavales et de patients mulets encore indomptés dont jevoudrais mettre quelques-uns sous le joug.

Il parla ainsi, et tous restèrent stupéfaits,car ils ne pensaient pas que Tèlémakhos fût parti pour la NèléiennePylos, mais ils croyaient qu’il était dans les champs, auprès desbrebis ou du berger. Et, aussitôt, Antinoos, fils d’Eupeithès, luidit :

– Dis-moi avec vérité quand il est parti, etquels jeunes hommes choisis dans Ithakè l’ont suivi. Sont-ce desmercenaires ou ses esclaves ? Ils ont donc pu faire cevoyage ! Dis-moi ceci avec vérité, afin que je sache s’il t’apris ta nef noire par force et contre ton gré, ou si, t’ayantpersuadé par ses paroles, tu la lui as donnée volontairement.

Et le fils de Phronios, Noèmôn, luirépondit :

– Je la lui ai donnée volontairement. Commentaurais-je fait autrement ? Quand un tel homme, ayant tant desoucis, adresse une demande, il est difficile de refuser. Lesjeunes hommes qui l’ont suivi sont des nôtres et les premiers dupeuple, et j’ai reconnu que leur chef était Mentôr, ou un dieu quiest tout semblable à lui ; car j’admire ceci : j’ai vu ledivin Mentôr, hier, au matin, et cependant il était parti sur lanef pour Pylos !

Ayant ainsi parlé, il regagna la demeure deson père. Et l’esprit généreux des deux hommes fut troublé. Et lesprétendants s’assirent ensemble, se reposant de leurs jeux. Et lefils d’Eupeithès, Antinoos, leur parla ainsi, plein de tristesse,et une noire colère emplissait son coeur, et ses yeux étaient commedes feux flambants :

– Ô dieux ! voici une grande actionorgueilleusement accomplie, ce départ de Tèlémakhos ! Nousdisions qu’il n’en serait rien, et cet enfant est partitémérairement, malgré nous, et il a traîné une nef à la mer, aprèsavoir choisi les premiers parmi le peuple ! Il a commencé, etil nous réserve des calamités, à moins que Zeus ne rompe ses forcesavant qu’il nous porte malheur. Mais donnez-moi promptement une nefrapide et vingt compagnons, afin que je lui tende une embuscade àson retour, dans le détroit d’Ithakè et de l’âpre Samos ; et,à cause de son père, il aura couru la mer pour sa propre ruine.

Il parla ainsi, et tous l’applaudirent etdonnèrent des ordres, et aussitôt ils se levèrent pour entrer dansla demeure d’Odysseus.

Mais Pènélopéia ne fut pas longtemps sansconnaître leurs paroles et ce qu’ils agitaient dans leur esprit, etle héraut Médôn, qui les avait entendus, le lui dit, étant au seuilde la cour, tandis qu’ils ourdissaient leur dessein à l’intérieur.Et il se hâta d’aller l’annoncer par les demeures à Pènélopéia. Etcomme il paraissait sur le seuil, Pènélopéia lui dit :

– Héraut, pourquoi les illustres prétendantst’envoient-ils ? Est-ce pour dire aux servantes du divinOdysseus de cesser de travailler afin de préparer leur repas ?Si, du moins, ils ne me recherchaient point en mariage, s’ils nes’entretenaient point ici ni ailleurs, si, enfin, ils prenaient icileur dernier repas ! Vous qui vous êtes rassemblés pourconsumer tous les biens et la richesse du sage Tèlémakhos,n’avez-vous jamais entendu dire par vos pères, quand vous étiezenfants, quel était Odysseus parmi vos parents ? Il n’a jamaistraité personne avec iniquité, ni parlé injurieusement en public,bien que ce soit le droit des rois divins de haïr l’un et d’aimerl’autre ; mais lui n’a jamais violenté un homme. Et votremauvais esprit et vos indignes actions apparaissent, et vous n’aveznulle reconnaissance des bienfaits reçus.

Et Médôn plein de sagesse luirépondit :

Plût aux dieux, reine, que tu subissesmaintenant tes pires malheurs ! mais les prétendants méditentun dessein plus pernicieux. Que le Kroniôn ne l’accomplissepas ! Ils veulent tuer Tèlémakhos avec l’airain aigu, à sonretour dans sa demeure ; car il est parti, afin de s’informerde son père, pour la sainte Pylos et la divine Lakédaimôn.

Il parla ainsi, et les genoux de Pènélopéia etson cher coeur furent brisés, et longtemps elle resta muette, etses yeux s’emplirent de larmes, et sa tendre voix fut haletante,et, lui répondant, elle dit enfin :

– Héraut, pourquoi mon enfant est-ilparti ? Où était la nécessité de monter sur les nefs rapidesqui sont pour les hommes les chevaux de la mer et qui traversentles eaux immenses ? Veut-il que son nom même soit oublié parmiles hommes ?

Et Médôn plein de sagesse lui répondit

– Je ne sais si un dieu l’a poussé, ou s’ilest allé de lui-même vers Pylos, afin de s’informer si son pèrerevient ou s’il est mort.

Ayant ainsi parlé, il sortit de la demeured’Odysseus. Et une douleur déchirante enveloppa l’âme dePènélopéia, et elle ne put même s’asseoir sur ses sièges,quoiqu’ils fussent nombreux dans la maison ; mais elle s’assitsur le seuil de la belle chambre nuptiale, et elle gémitmisérablement, et, de tous côtés, les servantes jeunes et vieilles,qui étaient dans la demeure, gémissaient aussi.

Et Pènélopéia leur dit en pleurant :

– Écoutez, amies ! les Olympiens m’ontaccablée de maux entre toutes les femmes nées et nourries avec moi.J’ai perdu d’abord mon brave mari au coeur de lion, ayant toutesles vertus parmi les Danaens, illustre, et dont la gloire s’estrépandue dans la grande Hellas et tout Argos ; et maintenantvoici que les tempêtes ont emporté obscurément mon fils bien-aiméloin de ses demeures, sans que j’aie appris son départ !Malheureuses ! aucune de vous n’a songé dans son esprit à mefaire lever de mon lit, bien que sachant, certes, qu’il allaitmonter sur une nef creuse et noire. Si j’avais su qu’il sepréparait à partir, ou il serait resté malgré son désir, ou ilm’eût laissée morte dans cette demeure. Mais qu’un serviteurappelle le vieillard Dolios, mon esclave, que mon père me donnaquand je vins ici, et qui cultive mon verger, afin qu’il aille direpromptement toutes ces choses à Laertès, et que celui-ci prenne unerésolution dans son esprit, et vienne en deuil au milieu de cepeuple qui veut détruire sa race et celle du divin Odysseus.

Et la bonne nourrice Eurykléia luirépondit :

– Chère nymphe, tue-moi avec l’airain cruel ougarde-moi dans ta demeure ! Je ne te cacherai rien. Je savaistout, et je lui ai porté tout ce qu’il m’a demandé, du pain et duvin. Et il m’a fait jurer un grand serment que je ne te dirais rienavant le douzième jour, si tu ne le demandais pas, ou si tuignorais son départ. Et il craignait qu’en pleurant tu blessasseston beau corps. Mais baigne-toi et revêts de purs vêtements, etmonte dans la haute chambre avec tes femmes. Là, supplie Athènè,fille de Zeus tempétueux, afin qu’elle sauve Tèlémakhos de la mort.N’afflige point un vieillard. Je ne pense point que la race del’Arkeisiade soit haïe des dieux heureux. Mais Odysseus ouTèlémakhos possèdera encore ces hautes demeures et ces champsfertiles.

Elle parla ainsi, et la douleur de Pènélopéiacessa, et ses larmes s’arrêtèrent. Elle se baigna, se couvrit depurs vêtements, et, montant dans la chambre haute avec ses femmes,elle répandit les orges sacrées d’une corbeille et suppliaAthènè :

– Entends-moi, fille indomptée de Zeustempétueux. Si jamais, dans ses demeures, le subtil Odysseus abrûlé pour toi les cuisses grasses des boeufs et des agneaux,souviens-t’en et garde-moi mon cher fils. Romps le mauvais desseindes insolents prétendants.

Elle parla ainsi en gémissant, et la déesseentendit sa prière.

Et les prétendants s’agitaient tumultueusementdans les salles déjà noires. Et chacun de ces jeunes hommesinsolents disait :

– Déjà la reine, désirée par beaucoup,prépare, certes, nos noces, et elle ne sait pas que le meurtre deson fils est proche.

Chacun d’eux parlait ainsi, mais elleconnaissait leurs desseins, et Antinoos leur dit :

– Insensés ! cessez tous ces parolestéméraires, de peur qu’on les répète à Pènélopéia ; maislevons-nous, et accomplissons en silence ce que nous avons tousapprouvé dans notre esprit.

Il parla ainsi, et il choisit vingt hommestrès braves qui se hâtèrent vers le rivage de la mer et la nefrapide. Et ils traînèrent d’abord la nef à la mer, établirent lemât et les voiles dans la nef noire, et lièrent comme il convenaitles avirons avec des courroies. Puis, ils tendirent les voilesblanches, et leurs braves serviteurs leur apportèrent des armes.Enfin, s’étant embarqués, ils poussèrent la nef au large et ilsprirent leur repas, en attendant la venue de Hespéros.

Mais, dans la chambre haute, la sagePènélopéia s’était couchée, n’ayant mangé ni bu, et se demandantdans son esprit si son irréprochable fils éviterait la mort, ous’il serait dompté par les orgueilleux prétendants. Comme un lionentouré par une foule d’hommes s’agite, plein de crainte, dans lecercle perfide, de même le doux sommeil saisit Pènélopéia tandisqu’elle roulait en elle-même toutes ces pensées. Et elles’endormit, et toutes ses peines disparurent.

Alors la déesse aux yeux clairs, Athènè, eutune autre pensée, et elle forma une image semblable à Iphthimè, àla fille du magnanime Ikarios, qu’Eumèlos qui habitait Phérè avaitépousée. Et Athènè l’envoya dans la demeure du divin Odysseus, afind’apaiser les peines et les larmes de Pènélopéia qui se lamentaitet pleurait. Et l’image entra dans la chambre nuptiale le long dela courroie du verrou, et, se tenant au-dessus de sa tête, elle luidit :

– Tu dors, Pènélopéia, affligée dans ton chercoeur ; mais les dieux qui vivent toujours ne veulent pas quetu pleures, ni que tu sois triste, car ton fils reviendra, n’ayantjamais offensé les dieux.

Et la sage Pènélopéia, doucement endormie auxportes des Songes, lui répondit :

– Ô soeur, pourquoi es-tu venue ici, où je net’avais encore jamais vue, tant la demeure est éloignée où tuhabites ? Pourquoi m’ordonnes-tu d’apaiser les maux et lespeines qui me tourmentent dans l’esprit et dans l’âme ? J’aiperdu d’abord mon brave mari au coeur de lion, ayant toutes lesvertus parmi les Danaens, illustre, et dont la gloire s’estrépandue dans la grande Hellas et tout Argos ; et, maintenant,voici que mon fils bien-aimé est parti sur une nef creuse,l’insensé ! sans expérience des travaux et des discours. Et jepleure sur lui plus que sur son père ; et je tremble, et jecrains qu’il souffre chez le peuple vers lequel il est allé, ou surla mer. De nombreux ennemis lui tendent des embûches et veulent letuer avant qu’il revienne dans la terre de la patrie.

Et la vague image lui répondit :

– Prends courage, et ne redoute rien dans tonesprit. Il a une compagne telle que les autres hommes ensouhaiteraient volontiers, car elle peut tout. C’est Pallas Athènè,et elle a compassion de tes gémissements, et, maintenant, ellem’envoie te le dire.

Et la sage Pènélopéia lui répondit :

– Si tu es déesse, et si tu as entendu la voixde la déesse, parle-moi du malheureux Odysseus. Vit-il encorequelque part, et voit-il la lumière de Hèlios, ou est-il mort etdans les demeures d’Aidès ?

Et la vague image lui répondit :

– Je ne te dirai rien de lui. Est-il vivant oumort ?

Il ne faut point parler de vaines paroles.

En disant cela, elle s’évanouit le long duverrou dans un souffle de vent. Et la fille d’Ikarios se réveilla,et son cher coeur se réjouit parce qu’un songe véridique lui étaitsurvenu dans l’ombre de la nuit.

Et les prétendants naviguaient sur les routeshumides, méditant dans leur esprit le meurtre cruel de Tèlémakhos.Et il y a une île au milieu de la mer pleine de rochers, entreIthakè et l’âpre Samos, Astéris, qui n’est pas grande, mais où setrouvent pour les nefs des ports ayant une double issue. C’est làque s’arrêtèrent les Akhaiens embusqués.

5.

Eôs sortait du lit de l’illustre Tithôn, afinde porter la lumière aux Immortels et aux mortels. Et les dieuxétaient assis en conseil, et au milieu d’eux était Zeus qui tonnedans les hauteurs et dont la puissance est la plus grande. EtAthènè leur rappelait les nombreuses traverses d’Odysseus. Et ellese souvenait de lui avec tristesse parce qu’il était retenu dansles demeures d’une Nymphe :

– Père Zeus, et vous, dieux heureux qui viveztoujours, craignez qu’un roi porte-sceptre ne soit plus jamais nidoux, ni clément, mais que, loin d’avoir des pensées équitables, ilsoit dur et injuste, si nul ne se souvient du divin Odysseus parmiceux sur lesquels il a régné comme un père plein de douceur. Voiciqu’il est étendu, subissant des peines cruelles, dans l’île et dansles demeures de la Nymphe Kalypsô qui le retient de force, et il nepeut retourner dans la terre de la patrie, car il n’a ni nefsarmées d’avirons, ni compagnons, qui puissent le conduire sur levaste dos de la mer. Et voici maintenant qu’on veut tuer son filsbien-aimé à son retour dans ses demeures, car il est parti, afin des’informer de son père, pour la divine Pylos et l’illustreLakédaimôn.

Et Zeus qui amasse les nuées luirépondit :

– Mon enfant, quelle parole s’est échappéed’entre tes dents ? N’as-tu point délibéré toi-même dans tonesprit pour qu’Odysseus revint et se vengeât ? ConduisTèlémakhos avec soin, car tu le peux, afin qu’il retourne sain etsauf dans la terre de la patrie, et les prétendants reviendront surleur nef.

Il parla ainsi, et il dit à Herméias, son cherfils :

– Herméias, qui es le messager des dieux, vadire à la Nymphe aux beaux cheveux que nous avons résolu le retourd’Odysseus. Qu’elle le laisse partir. Sans qu’aucun dieu ouqu’aucun homme mortel le conduise, sur un radeau uni par des liens,seul, et subissant de nouvelles douleurs, il parviendra levingtième jour à la fertile Skhériè, terre des Phaiakiens quidescendent des Dieux. Et les Phaiakiens, dans leur esprit,l’honoreront comme un dieu, et ils le renverront sur une nef dansla chère terre de la patrie, et ils lui donneront en abondance del’airain, de l’or et des vêtements, de sorte qu’Odysseus n’en eûtpoint rapporté autant de Troiè, s’il était revenu sain et sauf,ayant reçu sa part du butin. Ainsi sa destinée est de revoir sesamis et de rentrer dans sa haute demeure et dans la terre de lapatrie.

Il parla ainsi, et le messager-tueur d’Argosobéit. Et il attacha aussitôt à ses pieds de belles sandales,immortelles et d’or, qui le portaient, soit au-dessus de la mer,soit au-dessus de la terre immense, pareil au souffle du vent. Etil prit aussi la baguette à l’aide de laquelle il charme les yeuxdes hommes, ou il les réveille, quand il le veut. Tenant cettebaguette dans ses mains, le puissant Tueur d’Argos, s’envolant versla Piériè, tomba de l’Aithèr sur la mer et s’élança, rasant lesflots, semblable à la mouette qui, autour des larges golfes de lamer indomptée, chasse les poissons et plonge ses ailes robustesdans l’écume salée. Semblable à cet oiseau, Hermès rasait les flotsinnombrables.

Et, quand il fut arrivé à l’île lointaine, ilpassa de la mer bleue sur la terre, jusqu’à la vaste grotte que lanymphe aux beaux cheveux habitait, et où il la trouva. Et un grandfeu brûlait au foyer, et l’odeur du cèdre et du thuia ardentsparfumait toute l’île. Et la nymphe chantait d’une belle voix,tissant une toile avec une navette d’or. Et une forêt verdoyanteenvironnait la grotte, l’aune, le peuplier et le cyprès odorant, oùles oiseaux qui déploient leurs ailes faisaient leurs nids :les chouettes, les éperviers et les bavardes corneilles de mer quis’inquiètent toujours des flots. Et une jeune vigne, dont lesgrappes mûrissaient, entourait la grotte, et quatre cours d’eaulimpide, tantôt voisins, tantôt allant çà et là, faisaient verdirde molles prairies de violettes et d’aches. Même si un immortels’en approchait, il admirerait et serait charmé dans son esprit. Etle puissant messager-tueur d’Argos s’arrêta et, ayant tout admirédans son esprit, entra aussitôt dans la vaste grotte.

Et l’illustre déesse Kalypsô le reconnut, carles dieux immortels ne sont point inconnus les uns aux autres, mêmequand ils habitent, chacun, une demeure lointaine. Et Hermès ne vitpas dans la grotte le magnanime Odysseus, car celui-ci pleurait,assis sur le rivage ; et, déchirant son coeur de sanglots etde gémissements, il regardait la mer agitée et versait des larmes.Mais l’illustre déesse Kalypsô interrogea Herméias, étant assisesur un thrône splendide :

– Pourquoi es-tu venu vers moi, Herméias à labaguette d’or, vénérable et cher, que je n’ai jamais vu ici ?Dis ce que tu désires. Mon coeur m’ordonne de te satisfaire, si jele puis et si cela est possible. Mais suis-moi, afin que je t’offreles mets hospitaliers.

Ayant ainsi parlé, la déesse dressa une tableen la couvrant d’ambroisie et mêla le rouge nektar. Et lemessager-tueur d’Argos but et mangea, et quand il eut achevé sonrepas et satisfait son âme, il dit à la déesse :

– Tu me demandes pourquoi un dieu vient verstoi, déesse ; je te répondrai avec vérité, comme tu ledésires. Zeus m’a ordonné de venir, malgré moi, car qui parcourraitvolontiers les immenses eaux salées où il n’y a aucune villed’hommes mortels qui font des sacrifices aux dieux et leur offrentde saintes hécatombes ? Mais il n’est point permis à toutautre dieu de résister à la volonté de Zeus tempétueux. On ditqu’un homme est auprès de toi, le plus malheureux de tous leshommes qui ont combattu pendant neuf ans autour de la ville dePriamos, et qui l’ayant saccagée dans la dixième année, montèrentsur leurs nefs pour le retour. Et ils offensèrent Athènè, quisouleva contre eux le vent, les grands flots et le malheur. Et tousles braves compagnons d’Odysseus périrent, et il fut lui-même jetéici par le vent et les flots. Maintenant, Zeus t’ordonne de lerenvoyer très promptement, car sa destinée n’est point de mourirloin de ses amis, mais de les revoir et de rentrer dans sa hautedemeure et dans la terre de la patrie.

Il parla ainsi, et l’illustre déesse Kalypsôfrémit, et, lui répondant, elle dit en paroles ailées :

– Vous êtes injustes, ô dieux, et les plusjaloux des autres dieux, et vous enviez les déesses qui dormentouvertement avec les hommes qu’elles choisissent pour leurs chersmaris. Ainsi, quand Éôs aux doigts rosés enleva Oriôn, vous fûtesjaloux d’elle, ô dieux qui vivez toujours, jusqu’à ce que la chasteArtémis au thrône d’or eût tué Oriôn de ses douces flèches, dansOrtygiè ; ainsi, quand Dèmètèr aux beaux cheveux, cédant à sonâme, s’unit d’amour à Iasiôn sur une terre récemment labourée,Zeus, l’ayant su aussitôt, le tua en le frappant de la blanchefoudre ; ainsi, maintenant, vous m’enviez, ô dieux, parce queje garde auprès de moi un homme mortel que j’ai sauvé et recueilliseul sur sa carène, après que Zeus eut fendu d’un jet de foudre sanef rapide au milieu de la mer sombre. Tous ses braves compagnonsavaient péri, et le vent et les flots l’avaient poussé ici. Et jel’aimai et je le recueillis, et je me promettais de le rendreimmortel et de le mettre pour toujours à l’abri de la vieillesse.Mais il n’est point permis à tout autre dieu de résister à lavolonté de Zeus tempétueux. Puisqu’il veut qu’Odysseus soit denouveau errant sur la mer agitée, soit ; mais je ne lerenverrai point moi-même, car je n’ai ni nefs armées d’avirons, nicompagnons qui le reconduisent sur le vaste dos de la mer. Je luirévélerai volontiers et ne lui cacherai point ce qu’il faut fairepour qu’il parvienne sain et sauf dans la terre de la patrie.

Et le messager tueur d’Argos lui réponditaussitôt :

– Renvoie-le dès maintenant, afin d’éviter lacolère de Zeus, et de peur qu’il s’enflamme contre toi àl’avenir.

Ayant ainsi parlé, le puissant Tueur d’Argoss’envola, et la vénérable nymphe, après avoir reçu les ordres deZeus, alla vers le magnanime Odysseus. Et elle le trouva assis surle rivage, et jamais ses yeux ne tarissaient de larmes, et sa doucevie se consumait à gémir dans le désir du retour, car la nymphen’était point aimée de lui. Certes, pendant la nuit, il dormaitcontre sa volonté dans la grotte creuse, sans désir, auprès decelle qui le désirait ; mais, le jour, assis sur les rocherset sur les rivages, il déchirait son coeur par les larmes, lesgémissements et les douleurs, et il regardait la mer indomptée enversant des larmes.

Et l’illustre déesse, s’approchant, luidit :

– Malheureux, ne te lamente pas plus longtempsici, et ne consume point ta vie, car je vais te renvoyerpromptement. Va ! fais un large radeau avec de grands arbrestranchés par l’airain, et pose par-dessus un banc très élevé, afinqu’il te porte sur la mer sombre. Et j’y placerai moi-même du pain,de l’eau et du vin rouge qui satisferont ta faim, et je te donneraides vêtements, et je t’enverrai un vent propice afin que tuparviennes sain et sauf dans la terre de la patrie, si les dieux leveulent ainsi qui habitent le large Ouranos et qui sont pluspuissants que moi par l’intelligence et la sagesse.

Elle parla ainsi, et le patient et divinOdysseus frémit et il lui dit en paroles ailées :

– Certes, tu as une autre pensée, déesse, quecelle de mon départ, puisque tu m’ordonnes de traverser sur unradeau les grandes eaux de la mer, difficiles et effrayantes, etque traversent à peine les nefs égales et rapides se réjouissant dusouffle de Zeus. Je ne monterai point, comme tu le veux, sur unradeau, à moins que tu ne jures par le grand serment des dieux quetu ne prépares point mon malheur et ma perte.

Il parla ainsi, et l’illustre déesse Kalypsôrit, et elle le caressa de la main, et elle lui répondit :

– Certes, tu es menteur et rusé, puisque tu aspensé et parlé ainsi. Que Gaia le sache, et le large Ouranossupérieur, et l’eau souterraine de Styx, ce qui est le plus grandet le plus terrible serment des dieux heureux, que je ne prépare niton malheur, ni ta perte. Je t’ai offert et conseillé ce que jetenterais pour moi-même, si la nécessité m’y contraignait. Monesprit est équitable, et je n’ai point dans ma poitrine un coeur defer, mais compatissant.

Ayant ainsi parlé, l’illustre déesse leprécéda promptement, et il allait sur les traces de la déesse. Ettous deux parvinrent à la grotte creuse. Et il s’assit sur lethrône d’où s’était levé Herméias et la Nymphe plaça devant lui leschoses que les hommes mortels ont coutume de manger et de boire.Elle-même s’assit auprès du divin Odysseus, et les servantesplacèrent devant elle l’ambroisie et le nektar. Et tous deuxétendirent les mains vers les mets placés devant eux ; etquand ils eurent assouvi la faim et la soif, l’illustre déesseKalypsô commença de parler :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, ainsi, tuveux donc retourner dans ta demeure et dans la chère terre de lapatrie ? Cependant, reçois mon salut. Si tu savais dans tonesprit combien de maux il est dans ta destinée de subir avantd’arriver à la terre de la patrie, certes, tu resterais ici avecmoi, dans cette demeure, et tu serais immortel, bien que tu désiresrevoir ta femme que tu regrettes tous les jours. Et certes, je meglorifie de ne lui être inférieure ni par la beauté, ni parl’esprit, car les mortelles ne peuvent lutter de beauté avec lesimmortelles.

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Vénérable déesse, ne t’irrite point pourcela contre moi. Je sais en effet que la sage Pènélopéia t’est bieninférieure en beauté et majesté. Elle est mortelle, et tu neconnaîtras point la vieillesse ; et, cependant, je veux et jedésire tous les jours revoir le moment du retour et regagner mademeure. Si quelque dieu m’accable encore de maux sur la sombremer, je les subirai avec un coeur patient. J’ai déjà beaucoupsouffert sur les flots et dans la guerre ; que de nouvellesmisères m’arrivent, s’il le faut.

Il parla ainsi, et Hèlios tomba et lesténèbres survinrent ; et tous deux, se retirant dans le fondde la grotte creuse, se charmèrent par l’amour, couchés ensemble.Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, aussitôtOdysseus revêtit sa tunique et son manteau, et la nymphe se couvritd’une grande robe blanche, légère et gracieuse ; et elle mitautour de ses reins une belle ceinture d’or, et, sur sa tête, unvoile. Enfin, préparant le départ du magnanime Odysseus, elle luidonna une grande hache d’airain, bien en main, à deux tranchants etau beau manche fait de bois d’olivier. Et elle lui donna ensuiteune doloire aiguisée. Et elle le conduisit à l’extrémité de l’îleoù croissaient de grands arbres, des aunes, des peupliers et despins qui atteignaient l’Ouranos, et dont le bois sec flotteraitplus légèrement. Et, lui ayant montré le lieu où les grands arbrescroissaient, l’illustre déesse Kalypsô retourna dans sademeure.

Et aussitôt Odysseus trancha les arbres et fitpromptement son travail. Et il en abattit vingt qu’il ébrancha,équarrit et aligna au cordeau. Pendant ce temps l’illustre déesseKalypsô apporta des tarières ; et il perça les bois et lesunit entre eux, les liant avec des chevilles et des cordes. Aussigrande est la cale d’une nef de charge que construit un excellentouvrier, aussi grand était le radeau construit par Odysseus. Et iléleva un pont qu’il fit avec des ais épais ; et il tailla unmât auquel il attacha l’antenne. Puis il fit le gouvernail, qu’ilmunit de claies de saule afin qu’il résistât au choc desflots ; puis il amassa un grand lest. Pendant ce temps,l’illustre déesse Kalypsô apporta de la toile pour faire lesvoiles, et il les fit habilement et il les lia aux antennes avecdes cordes. Puis il conduisit le radeau à la mer large, à l’aide deleviers. Et le quatrième jour tout le travail était achevé ;et le cinquième jour la divine Kalypsô le renvoya de l’île, l’ayantbaigné et couvert de vêtements parfumés. Et la déesse mit sur leradeau une outre de vin noir, puis une outre plus grande pleined’eau, puis elle lui donna, dans un sac de cuir, une grandequantité de vivres fortifiants, et elle lui envoya un vent doux etpropice.

Et le divin Odysseus, joyeux, déploya sesvoiles au vent propice ; et, s’étant assis à la barre, ilgouvernait habilement, sans que le sommeil fermât ses paupières. Etil contemplait les Plèiades, et le Bouvier qui se couchait, etl’Ourse qu’on nomme le Chariot, et qui tourne en place en regardantOriôn, et, seule, ne touche point les eaux de l’Okéanos. L’illustredéesse Kalypsô lui avait ordonné de naviguer en la laissanttoujours à gauche. Et, pendant dix-sept jours, il fit route sur lamer, et, le dix-huitième, apparurent les monts boisés de la terredes Phaiakiens. Et cette terre était proche, et elle luiapparaissait comme un bouclier sur la mer sombre.

Et le puissant qui ébranle la terre revenaitdu pays des Aithiopiens, et du haut des montagnes des Solymes, ilvit de loin Odysseus traversant la mer ; et son coeurs’échauffa violemment, et secouant la tête, il dit dans sonesprit :

– Ô dieux ! les immortels ont décidéautrement d’Odysseus tandis que j’étais chez les Aithiopiens. Voiciqu’il approche de la terre des Phaiakiens, où sa destinée est qu’ilrompe la longue chaîne de misères qui l’accablent. Mais je pensequ’il va en subir encore.

Ayant ainsi parlé, il amassa les nuées etsouleva la mer. Et il saisit de ses mains son trident et ildéchaîna la tempête de tous les vents. Et il enveloppa de nuages laterre et la mer, et la nuit se rua de l’Ouranos. Et l’Euros et leNotos soufflèrent, et le violent Zéphyros et l’impétueux Boréas,soulevant de grandes lames. Et les genoux d’Odysseus et son chercoeur furent brisés, et il dit avec tristesse dans son espritmagnanime :

– Ah ! malheureux que je suis ! Queva-t-il m’arriver ? Je le crains, la déesse ne m’a pointtrompé quand elle m’a dit que je subirais des maux nombreux sur lamer, avant de parvenir à la terre de la patrie. Certes, voici queses paroles s’accomplissent. De quelles nuées Zeus couronne lelarge Ouranos ! La mer est soulevée, les tempêtes de tous lesvents sont déchaînées, et voici ma ruine suprême. Trois et quatrefois heureux les Danaens qui sont morts autrefois, devant la grandeTroiè, pour plaire aux Atréides ! Plût aux dieux que j’eussesubi ma destinée et que je fusse mort le jour où les Troiensm’assiégeaient de leurs lances d’airain autour du cadavred’Akhilleus ! Alors on eût accompli mes funérailles, et lesAkhaiens eussent célébré ma gloire. Maintenant ma destinée est desubir une mort obscure !

Il parla ainsi, et une grande lame, se ruantsur lui, effrayante, renversa le radeau. Et Odysseus en fut enlevé,et le gouvernail fut arraché de ses mains ; et la tempêtehorrible des vents confondus brisa le mât par le milieu ; etl’antenne et la voile furent emportées à la mer ; et Odysseusresta longtemps sous l’eau, ne pouvant émerger de suite, à cause del’impétuosité de la mer. Et il reparut enfin, et les vêtements quela divine Kalypsô lui avait donnés étaient alourdis, et il vomitl’eau salée, et l’écume ruisselait de sa tête. Mais, bienqu’affligé, il n’oublia point le radeau, et, nageant avec vigueur àtravers les flots, il le ressaisit, et, se sauvant de la mort, ils’assit. Et les grandes lames impétueuses emportaient le radeau çàet là. De même que l’automnal Boréas chasse par les plaines lesfeuilles desséchées, de même les vents chassaient çà et là leradeau sur la mer. Tantôt l’Euros le cédait à Zéphyros afin quecelui-ci l’entraînât, tantôt le Notos le cédait à Boréas.

Et la fille de Kadmos, Inô aux beaux talons,qui autrefois était mortelle, le vit. Maintenant elle se nommeLeukothéè et partage les honneurs des dieux dans les flots de lamer. Et elle prit en pitié Odysseus errant et accablé de douleurs.Et elle émergea de l’abîme, semblable à un plongeon, et, se posantsur le radeau, elle dit à Odysseus

– Malheureux ! pourquoi Poseidaôn quiébranle la terre est-il si cruellement irrité contre toi, qu’ilt’accable de tant de maux ? Mais il ne te perdra pas, bienqu’il le veuille. Fais ce que je vais te dire, car tu ne me semblespas manquer de sagesse. Ayant rejeté tes vêtements, abandonne leradeau aux vents et nage de tes bras jusqu’à la terre desPhaiakiens, où tu dois être sauvé. Prends cette bandeletteimmortelle, étends-la sur ta poitrine et ne crains plus ni ladouleur, ni la mort. Dès que tu auras saisi le rivage de tes mains,tu la rejetteras au loin dans la sombre mer en te détournant.

La déesse, ayant ainsi parlé, lui donna labandelette puis elle se replongea dans la mer tumultueuse,semblable à un plongeon, et le flot noir la recouvrit. Mais lepatient et divin Odysseus hésitait, et il dit, en gémissant, dansson esprit magnanime :

– Hélas ! je crains qu’un des immortelsourdisse une ruse contre moi en m’ordonnant de me jeter hors duradeau ; mais je ne lui obéirai pas aisément, car cette terreest encore très éloignée où elle dit que je dois échapper à lamort ; mais je ferai ceci, et il me semble que c’est le plussage : aussi longtemps que ces pièces de bois seront unies parleurs liens, je resterai ici et je subirai mon mal patiemment, etdès que la mer aura rompu le radeau, je nagerai, car je ne pourrairien faire de mieux.

Tandis qu’il pensait ainsi dans son esprit etdans son coeur, Poseidaôn qui ébranle la terre souleva une lameimmense, effrayante, lourde et haute, et il la jeta sur Odysseus.De même que le vent qui souffle avec violence disperse un monceaude pailles sèches qu’il emporte çà et là, de même la mer dispersales longues poutres, et Odysseus monta sur une d’entre elles commesur un cheval qu’on dirige. Et il dépouilla les vêtements que ladivine Kalypsô lui avait donnés, et il étendit aussitôt sur sapoitrine la bandelette de Leukothéè ; puis, s’allongeant surla mer, il étendit les bras, plein du désir de nager. Et lepuissant qui ébranle la terre le vit, et secouant la tête, il ditdans son esprit :

– Va ! subis encore mille maux, errantsur la mer, jusqu’à ce que tu abordes ces hommes nourris parZeus ; mais j’espère que tu ne te riras plus de meschâtiments.

Ayant ainsi parlé, il poussa ses chevaux auxbelles crinières et parvint à Aigas, où sont ses demeuresillustres.

Mais Athènè, la fille de Zeus, eut d’autrespensées. Elle rompit le cours des vents, et elle leur ordonna decesser et de s’endormir. Et elle excita, seul, le rapide Boréas, etelle refréna les flots, jusqu’à ce que le divin Odysseus, ayantévité la kèr et la mort, se fût mêlé aux Phaiakiens habiles auxtravaux de la mer.

Et, pendant deux nuits et deux jours, Odysseuserra par les flots sombres, et son coeur vit souvent la mort ;mais quand Éôs aux beaux cheveux amena le troisième jour, le vents’apaisa, et la sérénité tranquille se fit ; et, se soulevantsur la mer, et regardant avec ardeur, il vit la terre toute proche.De même qu’à des fils est rendue la vie désirée d’un père qui, enproie à un dieu contraire, a longtemps subi de grandes douleurs,mais que les dieux ont enfin délivré de son mal, de même la terreet les bois apparurent joyeusement à Odysseus. Et il nageaits’efforçant de fouler de ses pieds cette terre. Mais, comme il n’enétait éloigné que de la portée de la voix, il entendit le son de lamer contre les rochers. Et les vastes flots se brisaient,effrayants, contre la côte aride, et tout était enveloppé del’écume de la mer. Et il n’y avait là ni ports, ni abris pour lesnefs, et le rivage était hérissé d’écueils et de rochers. Alors,les genoux et le cher coeur d’Odysseus furent brisés, et,gémissant, il dit dans son esprit magnanime :

– Hélas ! Zeus m’a accordé de voir uneterre inespérée, et je suis arrivé ici, après avoir sillonné leseaux, et je ne sais comment sortir de la mer profonde. Les rochersaigus se dressent, les flots impétueux écument de tous côtés et lacôte est escarpée. La profonde mer est proche, et je ne puisappuyer mes pieds nulle part, ni échapper à mes misères, etpeut-être le grand flot va-t-il me jeter contre ces roches, et tousmes efforts seront vains. Si je nage encore, afin de trouverailleurs une plage heurtée par les eaux, ou un port, je crains quela tempête me saisisse de nouveau et me rejette, malgré mesgémissements, dans la haute mer poissonneuse ; ou même qu’undieu me livre à un monstre marin, de ceux que l’illustre Amphitritènourrit en grand nombre. Je sais, en effet, combien l’illustre quiébranle la terre est irrité contre moi.

Tandis qu’il délibérait ainsi dans son espritet dans son coeur, une vaste lame le porta vers l’âpre rivage, etil y eût déchiré sa peau et brisé ses os, si Athènè, la déesse auxyeux clairs, ne l’eût inspiré. Emporté en avant, de ses deux mainsil saisit la roche et il l’embrassa en gémissant jusqu’à ce que leflot immense se fût déroulé, et il se sauva ainsi ; mais lereflux, se ruant sur lui, le frappa et le remporta en mer. De mêmeque les petites pierres restent, en grand nombre, attachées auxarticulations creuses du polypode arraché de son abri, de même lapeau de ses mains vigoureuses s’était déchirée au rocher, et leflot vaste le recouvrit. Là, enfin, le malheureux Odysseus eût périmalgré la destinée, si Athènè, la déesse aux yeux clairs, ne l’eûtinspiré sagement. Il revint sur l’eau, et, traversant les lames quile poussaient à la côte, il nagea, examinant la terre et cherchants’il trouverait quelque part une plage heurtée par les flots, ou unport. Et quand il fut arrivé, en nageant, à l’embouchure d’unfleuve au beau cours, il vit que cet endroit était excellent et misà l’abri du vent par des roches égales. Et il examina le cours dufleuve, et, dans son esprit, il dit en suppliant :

– Entends-moi, ô roi, qui que tu sois !Je viens à toi en te suppliant avec ardeur, et fuyant hors de lamer la colère de Poseidaôn. Celui qui vient errant est vénérableaux dieux immortels et aux hommes. Tel je suis maintenant enabordant ton cours, car je t’approche après avoir subi denombreuses misères. Prends pitié, ô roi ! Je me glorified’être ton suppliant.

Il parla ainsi, et le fleuve s’apaisa,arrêtant son cours et les flots ; et il se fit tranquilledevant Odysseus, et il le recueillit à son embouchure. Et lesgenoux et les bras vigoureux du Laertiade étaient rompus, et soncher coeur était accablé par la mer. Tout son corps était gonflé,et l’eau salée remplissait sa bouche et ses narines. Sans haleineet sans voix, il gisait sans force, et une violente fatiguel’accablait. Mais, ayant respiré et recouvré l’esprit, il détachala bandelette de la déesse et la jeta dans le fleuve, qui l’emportaà la mer, où Inô la saisit aussitôt de ses chères mains. AlorsOdysseus, s’éloignant du fleuve, se coucha dans les joncs. Et ilbaisa la terre et dit en gémissant dans son espritmagnanime :

– Hélas ! que va-t-il m’arriver et quevais-je souffrir, si je passe la nuit dangereuse dans lefleuve ? Je crains que la mauvaise fraîcheur et la rosée dumatin achèvent d’affaiblir mon âme. Le fleuve souffle en effet, aumatin, un air froid. Si je montais sur la hauteur, vers ce boisombragé, je m’endormirais sous les arbustes épais, et le douxsommeil me saisirait, à moins que le froid et la fatigue s’yopposent. Mais je crains d’être la proie des bêtes fauves.

Ayant ainsi délibéré, il vit que ceci étaitpour le mieux, et il se hâta vers la forêt qui se trouvait sur lahauteur, près de la côte. Et il aperçut deux arbustes entrelacés,dont l’un était un olivier sauvage et l’autre un olivier. Et là, nila violence humide des vents, ni Hèlios étincelant de rayons, ni lapluie ne pénétrait, tant les rameaux entrelacés étaient touffus. EtOdysseus s’y coucha, après avoir amassé un large lit de feuilles,et si abondant, que deux ou trois hommes s’y seraient blottis parle temps d’hiver le plus rude. Et le patient et divin Odysseus,joyeux de voir ce lit, se coucha au milieu, en se couvrant del’abondance des feuilles. De même qu’un berger, à l’extrémité d’uneterre où il n’a aucun voisin, recouvre ses tisons de cendre noireet conserve ainsi le germe du feu, afin de ne point aller lechercher ailleurs ; de même Odysseus était caché sous lesfeuilles, et Athènè répandit le sommeil sur ses yeux et ferma sespaupières, pour qu’il se reposât promptement de ses rudestravaux.

6.

Ainsi dormait là le patient et divin Odysseus,dompté par le sommeil et par la fatigue, tandis qu’Athènè serendait à la ville et parmi le peuple des hommes Phaiakiens quihabitaient autrefois la grande Hypériè, auprès des kyklôpesinsolents qui les opprimaient, étant beaucoup plus forts qu’eux. EtNausithoos, semblable à un dieu, les emmena de là et les établitdans l’île de Skhériè, loin des autres hommes. Et il bâtit un murautour de la ville, éleva des demeures, construisit les temples desdieux et partagea les champs. Mais, déjà, dompté par la kèr, ilétait descendu chez Aidés. Et maintenant régnait Alkinoos, instruitdans la sagesse par les dieux. Et Athènè, la déesse aux yeuxclairs, se rendait à sa demeure, méditant le retour du magnanimeOdysseus. Et elle entra promptement dans la chambre ornée oùdormait la jeune vierge semblable aux Immortelles par la grâce etla beauté, Nausikaa, fille du magnanime Alkinoos. Et deuxservantes, belles comme les Kharites, se tenaient des deux côtés duseuil, et les portes brillantes étaient fermées.

Athènè, comme un souffle du vent, approcha dulit de la jeune vierge, et, se tenant au-dessus de sa tête, luiparla, semblable à la fille de l’illustre marin Dymas, laquelleétait du même âge qu’elle, et qu’elle aimait. Semblable à cettejeune fille, Athènè aux yeux clairs parla ainsi :

– Nausikaa, pourquoi ta mère t’a-t-elleenfantée si négligente ? En effet, tes belles robes gisentnégligées, et tes noces approchent où il te faudra revêtir les plusbelles et en offrir à ceux qui te conduiront. La bonne renommée,parmi les hommes, vient des beaux vêtements, et le père et la mèrevénérable s’en réjouissent. Allons donc laver tes robes, au premierlever du jour, et je te suivrai et t’aiderai, afin que nousfinissions promptement, car tu ne seras plus longtemps vierge. Déjàles premiers du peuple te recherchent, parmi tous les Phaiakiensd’où sort ta race. Allons ! demande à ton illustre père, dèsle matin, qu’il fasse préparer les mulets et le char qui porterontles ceintures, les péplos et les belles couvertures. Il est mieuxque tu montes aussi sur le char que d’aller à pied, car les lavoirssont très éloignés de la ville.

Ayant ainsi parlé, Athènè aux yeux clairsretourna dans l’Olympos, où sont toujours, dit-on, les solidesdemeures des dieux, que le vent n’ébranle point, où la pluie necoule point, dont la neige n’approche point, mais où la sérénitévole sans nuage et qu’enveloppe une splendeur éclatante danslaquelle les dieux heureux se réjouissent sans cesse. C’est là queremonta la déesse aux yeux clairs, après qu’elle eut parlé à lajeune vierge.

Et aussitôt la brillante Éôs se leva etréveilla Nausikaa au beau péplos, qui admira le songe qu’elle avaiteu. Et elle se hâta d’aller par les demeures, afin de prévenir sesparents, son cher père et sa mère, qu’elle trouva dans l’intérieur.Et sa mère était assise au foyer avec ses servantes, filant lalaine teinte de pourpre marine ; et son père sortait avec lesrois illustres, pour se rendre au conseil où l’appelaient lesnobles Phaiakiens. Et, s’arrêtant près de son cher père, elle luidit :

– Cher père, ne me feras-tu point préparer unchar large et élevé, afin que je porte au fleuve et que je lave nosbeaux vêtements qui gisent salis ? Il te convient, en effet, àtoi qui t’assieds au conseil parmi les premiers, de porter de beauxvêtements. Tu as cinq fils dans ta maison royale ; deux sontmariés, et trois sont encore des jeunes hommes florissants. Etceux-ci veulent aller aux danses, couverts de vêtements propres etfrais, et ces soins me sont réservés.

Elle parla ainsi, n’osant nommer à son cherpère ses noces fleuries ; mais il la comprit et il luirépondit :

– Je ne te refuserai, mon enfant, ni desmulets, ni autre chose. Va, et mes serviteurs te prépareront unchar large et élevé propre à porter une charge.

Ayant ainsi parlé, il commanda aux serviteurs,et ils obéirent. Ils firent sortir un char rapide et ils ledisposèrent, et ils mirent les mulets sous le joug et les lièrentau char. Et Nausikaa apporta de sa chambre ses belles robes, etelle les déposa dans le char. Et sa mère enfermait d’excellentsmets dans une corbeille, et elle versa du vin dans une outre depeau de chèvre. La jeune vierge monta sur le char, et sa mère luidonna dans une fiole d’or une huile liquide, afin qu’elle separfumât avec ses femmes. Et Nausikaa saisit le fouet et les bellesrênes, et elle fouetta les mulets afin qu’ils courussent ; etceux-ci, faisant un grand bruit, s’élancèrent, emportant lesvêtements et Nausikaa, mais non pas seule, car les autres femmesallaient avec elle.

Et quand elles furent parvenues au courslimpide du fleuve, là où étaient les lavoirs pleins toute l’année,car une belle eau abondante y débordait, propre à laver toutes leschoses souillées, elles délièrent les mulets du char, et elles lesmenèrent vers le fleuve tourbillonnant, afin qu’ils pussent mangerles douces herbes. Puis, elles saisirent de leurs mains, dans lechar, les vêtements qu’elles plongèrent dans l’eau profonde, lesfoulant dans les lavoirs et disputant de promptitude. Et, les ayantlavés et purifiés de toute souillure, elles les étendirent en ordresur les rochers du rivage que la mer avait baignés. Et s’étantelles-mêmes baignées et parfumées d’huile luisante, elles prirentleur repas sur le bord du fleuve. Et les vêtements séchaient à lasplendeur de Hèlios.

Après que Nausikaa et ses servantes eurentmangé, elles jouèrent à la balle, ayant dénoué les bandelettes deleur tête. Et Nausikaa aux beaux bras commença une mélopée. AinsiArtémis marche sur les montagnes, joyeuse de ses flèches, et, surle Tèygétos escarpé ou l’Érymanthos, se réjouit des sangliers etdes cerfs rapides. Et les nymphes agrestes, filles de Zeustempétueux, jouent avec elle, et Lètô se réjouit dans son coeur.Artémis les dépasse toutes de la tête et du front, et on lareconnaît facilement, bien qu’elles soient toutes belles. Ainsi lajeune vierge brillait au milieu de ses femmes.

Mais quand il fallut plier les beauxvêtements, atteler les mulets et retourner vers la demeure, alorsAthènè, la déesse aux yeux clairs, eut d’autres pensées, et ellevoulut qu’Odysseus se réveillât et vît la vierge aux beaux yeux, etqu’elle le conduisît à la ville des Phaiakiens. Alors, la jeunereine jeta une balle à l’une de ses femmes, et la balle s’égara ettomba dans le fleuve profond. Et toutes poussèrent de hautesclameurs, et le divin Odysseus s’éveilla. Et, s’asseyant, ildélibéra dans son esprit et dans son coeur :

– Hélas ! à quels hommes appartient cetteterre où je suis venu ? Sont-ils injurieux, sauvages,injustes, ou hospitaliers, et leur esprit craint-il lesdieux ? J’ai entendu des clameurs de jeunes filles. Est-ce lavoix des nymphes qui habitent le sommet des montagnes et lessources des fleuves et les marais herbus, ou suis-je prèsd’entendre la voix des hommes ? Je m’en assurerai et jeverrai.

Ayant ainsi parlé, le divin Odysseus sortit dumilieu des arbustes, et il arracha de sa main vigoureuse un rameauépais afin de voiler sa nudité sous les feuilles. Et il se hâta,comme un lion des montagnes, confiant dans ses forces, marche àtravers les pluies et les vents. Ses yeux luisent ardemment, et ilse jette sur les boeufs, les brebis ou les cerfs sauvages, car sonventre le pousse à attaquer les troupeaux et à pénétrer dans leursolide demeure. Ainsi Odysseus parut au milieu des jeunes fillesaux beaux cheveux, tout nu qu’il était, car la nécessité l’ycontraignait. Et il leur apparut horrible et souillé par l’écume dela mer, et elles s’enfuirent, çà et là, sur les hauteurs du rivage.Et, seule, la fille d’Alkinoos resta, car Athènè avait mis l’audacedans son coeur et chassé la crainte de ses membres. Elle resta doncseule en face d’Odysseus.

Et celui-ci délibérait, ne sachant s’ilsupplierait la vierge aux beaux yeux, en saisissant ses genoux, ous’il la prierait de loin, avec des paroles flatteuses, de luidonner des vêtements et de lui montrer la ville. Et il vit qu’ilvalait mieux la supplier de loin par des paroles flatteuses, depeur que, s’il saisissait ses genoux, la s’irritât dans son esprit.Et, aussitôt, il lui adressa la vierge ce discours flatteur etadroit :

– Je te supplie, ô reine, que tu sois déesseou mortelle ! si tu es déesse, de celles qui habitent le largeOuranos, tu me sembles Artémis, fille du grand Zeus, par la beauté,la stature et la grâce ; si tu es une des mortelles quihabitent sur la terre, trois fois heureux ton père et ta mèrevénérable ! trois fois heureux tes frères ! Sans douteleur âme est pleine de joie devant ta grâce, quand ils te voient temêler aux choeurs dansants ! Mais plus heureux entre touscelui qui, te comblant de présents d’hyménée, te conduira dans sademeure ! Jamais, en effet, je n’ai vu de mes yeux un hommeaussi beau, ni une femme aussi belle, et je suis saisid’admiration. Une fois, à Dèlos, devant l’autel d’Apollôn, je visune jeune tige de palmier. J’étais allé là, en effet, et un peuplenombreux m’accompagnait dans ce voyage qui devait me portermalheur. Et, en voyant ce palmier, je restai longtemps stupéfaitdans l’âme qu’un arbre aussi beau fût sorti de terre. Ainsi jet’admire, Ô femme, et je suis stupéfait, et je tremble de saisirtes genoux, car je suis en proie à une grande douleur. Hier, aprèsvingt jours, je me suis enfin échappé de la sombre mer. Pendant cetemps-là, les flots et les rapides tempêtes m’ont entraîné de l’îled’Ogygiè, et voici qu’un dieu m’a poussé ici, afin que j’y subisseencore peut-être d’autres maux, car je ne pense pas en avoir vu lafin, et les dieux vont sans doute m’en accabler de nouveau. Mais, ôreine, aie pitié de moi, car c’est vers toi, la première, que jesuis venu, après avoir subi tant de misères. Je ne connais aucundes hommes qui habitent cette ville et cette terre. Montre-moi laville et donne moi quelque lambeau pour me couvrir, si tu asapporté ici quelque enveloppe de vêtements. Que les dieuxt’accordent autant de choses que tu en désires : un mari, unefamille et une heureuse concorde ; car rien n’est plusdésirable et meilleur que la concorde à l’aide de laquelle ongouverne sa famille. Le mari et l’épouse accablent ainsi leursennemis de douleurs et leurs amis de joie, et eux-mêmes sontheureux.

Et Nausikaa aux bras blancs luirépondit :

– Étranger, car, certes, tu n’es semblable nià un lâche, ni à un insensé, Zeus Olympien dispense la richesse auxhommes, aux bons et aux méchants, à chacun, comme il veut. C’estlui qui t’a fait cette destinée, et il faut la subir patiemment.Maintenant, étant venu vers notre terre et notre ville, tu nemanqueras ni de vêtements, ni d’aucune autre des choses quiconviennent à un malheureux qui vient en suppliant. Et je temontrerai la ville et je te dirai le nom de notre peuple. LesPhaiakiens habitent cette ville et cette terre, et moi, je suis lafille du magnanime Alkinoos, qui est le premier parmi lesPhaiakiens par le pouvoir et la puissance.

Elle parla ainsi et commanda à ses servantesaux belles chevelures :

– Venez près de moi, servantes. Où fuyez-vouspour avoir vu cet homme ? Pensez-vous que ce soit quelqueennemi ? Il n’y a point d’homme vivant, et il ne peut en êtreun seul qui porte la guerre sur la terre des Phaiakiens, car noussommes très chers aux dieux immortels, et nous habitons auxextrémités de la mer onduleuse, et nous n’avons aucun commerce avecles autres hommes. Mais si quelque malheureux errant vient ici, ilnous faut le secourir, car les hôtes et les mendiants viennent deZeus, et le don, même modique, qu’on leur fait, lui est agréable.C’est pourquoi, servantes, donnez à notre hôte à manger et à boire,et lavez-le dans le fleuve, à l’abri du vent.

Elle parla ainsi, et les servantess’arrêtèrent et s’exhortèrent l’une l’autre, et elles conduisirentOdysseus à l’abri du vent, comme l’avait ordonné Nausikaa, fille dumagnanime Alkinoos, et elles placèrent auprès de lui des vêtements,un manteau et une tunique, et elles lui donnèrent l’huile liquidedans la fiole d’or, et elles lui commandèrent de se laver dans lecourant du fleuve. Mais alors le divin Odysseus leur dit :

– Servantes, éloignez-vous un peu, afin que jelave l’écume de mes épaules et que je me parfume d’huile, car il ya longtemps que mon corps manque d’onction. Je ne me laverai pointdevant vous, car je crains, par respect, de me montrer nu au milieude jeunes filles aux beaux cheveux.

Il parla ainsi, et, se retirant, ellesrapportèrent ces paroles à la vierge Nausikaa.

Et le divin Odysseus lava dans le fleuvel’écume salée qui couvrait son dos, ses flancs et sesépaules ; et il purifia sa tête des souillures de la merindomptée. Et, après s’être entièrement baigné et parfumé d’huile,il se couvrit des vêtements que la jeune vierge lui avait donnés.Et Athènè, fille de Zeus, le fit paraître plus grand et fit tomberde sa tête sa chevelure bouclée semblable aux fleurs d’hyacinthe.De même un habile ouvrier qui répand de l’or sur de l’argent, etque Hèphaistos et Pallas Athènè ont instruit, achève de brillantesoeuvres avec un art accompli, de même Athènè répandit la grâce sursa tête et sur ses épaules. Et il s’assit ensuite à l’écart, sur lerivage de la mer, resplendissant de beauté et de grâce. Et lavierge, l’admirant, dit à ses servantes aux beauxcheveux :

– Écoutez-moi, servantes aux bras blancs, afinque je dise quelque chose. Ce n’est pas malgré tous les dieux quihabitent l’Olympos que cet homme divin est venu chez lesPhaiakiens. Il me semblait d’abord méprisable, et maintenant il estsemblable aux dieux qui habitent le large Ouranos. Plût aux dieuxqu’un tel homme fût nommé mon mari, qu’il habitât ici et qu’il luiplût d’y rester ! Mais, vous, servantes, offrez à notre hôte àboire et à manger.

Elle parla ainsi, et les servantesl’entendirent et lui obéirent ; et elles offrirent à Odysseusà boire et à manger. Et le divin Odysseus buvait et mangeait avecvoracité, car il y avait longtemps qu’il n’avait pris denourriture. Mais Nausikaa aux bras blancs eut d’autrespensées ; elle posa les vêtements pliés dans le char, y montaaprès avoir attelé les mulets aux sabots massifs, et, exhortantOdysseus, elle lui dit :

– Lève-toi, étranger, afin d’aller à la villeet que je te conduise à la demeure de mon père prudent, où je penseque tu verras les premiers d’entre les Phaiakiens. Mais fais ce queje vais te dire, car tu me sembles plein de sagesse : aussilongtemps que nous irons à travers les champs et les travaux deshommes, marche rapidement avec les servantes, derrière les muletset le char, et, moi, je montrerai le chemin ; mais quand nousserons arrivés à la ville, qu’environnent de hautes tours et quepartage en deux un beau port dont l’entrée est étroite, où sontconduites les nefs, chacune à une station sûre, et devant lequelest le beau temple de Poseidaôn dans l’agora pavée de grandespierres taillées ; – et là aussi sont les armements des noiresnefs, les cordages et les antennes et les avirons qu’on polit, carles arcs et les carquois n’occupent point les Phaiakiens, maisseulement les mâts, et les avirons des nefs, et les nefs égales surlesquelles ils traversent joyeux la mer pleine d’écume ; –évite alors leurs amères paroles, de peur qu’un d’entre eux meblâme en arrière, car ils sont très insolents, et que le plusméchant, nous rencontrant, dise peut-être : – Quel est cetétranger grand et beau qui suit Nausikaa ? Où l’a-t-elletrouvé ? Certes, il sera son mari. Peut-être l’a-t-elle reçuavec bienveillance, comme il errait hors de sa nef conduite par deshommes étrangers, car aucuns n’habitent près d’ici ; oupeut-être encore un dieu qu’elle a supplié ardemment est-ildescendu de l’Ouranos, et elle le possédera tous les jours. Elle abien fait d’aller au-devant d’un mari étranger, car, certes, elledédaigne les Phaiakiens illustres et nombreux qui larecherchent ! – Ils parleraient ainsi, et leurs parolesseraient honteuses pour moi. Je blâmerais moi-même celle qui, àl’insu de son cher père et de sa mère, irait seule parmi les hommesavant le jour des noces.

Écoute donc mes paroles, étranger, afind’obtenir de mon père des compagnons et un prompt retour. Noustrouverons auprès du chemin un beau bois de peupliers consacré àAthènè. Une source en coule et une prairie l’entoure, et là sont leverger de mon père et ses jardins florissants, éloignés de la villed’une portée de voix. Il faudra t’arrêter là quelque temps, jusqu’àce que nous soyons arrivées à la ville et à la maison de mon père.Dès que tu penseras que nous y sommes parvenues, alors, marche versla ville des Phaiakiens et cherche les demeures de mon père, lemagnanime Alkinoos. Elles sont faciles à reconnaître, et un enfantpourrait y conduire ; car aucune des maisons des Phaiakiensn’est telle que la demeure du héros Alkinoos. Quand tu seras entrédans la cour, traverse promptement la maison royale afin d’arriverjusqu’à ma mère. Elle est assise à son foyer, à la splendeur dufeu, filant une laine pourprée admirable à voir. Elle est appuyéecontre une colonne et ses servantes sont assises autour d’elle. Et,à côté d’elle, est le thrône de mon père, où il s’assied, pourboire du vin, semblable à un immortel. En passant devant lui,embrasse les genoux de ma mère, afin que, joyeux, tu voiespromptement le jour du retour, même quand tu serais très loin de tademeure. En effet, si ma mère t’est bienveillante dans son âme, tupeux espérer revoir tes amis, et rentrer dans ta demeure bien bâtieet dans la terre de la patrie.

Ayant ainsi parlé, elle frappa les mulets dufouet brillant, et les mulets, quittant rapidement les bords dufleuve, couraient avec ardeur et en trépignant. Et Nausikaa lesguidait avec art des rênes et du fouet, de façon que les servanteset Odysseus suivissent à pied. Et Hèlios tomba, et ils parvinrentau bois sacré d’Athènè, où le divin Odysseus s’arrêta. Et,aussitôt, il supplia la fille du magnanime Zeus :

– Entends-moi, fille indomptée de Zeustempêtueux ! Exauce-moi maintenant, puisque tu ne m’as pointsecouru quand l’illustre qui entoure la terre m’accablait.Accorde-moi d’être le bien venu chez les Phaiakiens, et qu’ilsaient pitié.

Il parla ainsi en suppliant, et Pallas Athènèl’entendit, mais elle ne lui apparut point, respectant le frère deson père ; car il devait être violemment irrité contre ledivin Odysseus jusqu’à ce que celui-ci fût arrivé dans la terre dela patrie.

7.

Tandis que le patient et divin Odysseussuppliait ainsi Athènè, la vigueur des mulets emportait la jeunevierge vers la ville. Et quand elle fut arrivée aux illustresdemeures de son père, elle s’arrêta dans le vestibule ; et, detous côtés, ses frères, semblables aux immortels, s’empressèrentautour d’elle, et ils détachèrent les mulets du char, et ilsportèrent les vêtements dans la demeure. Puis la vierge rentra danssa chambre où la vieille servante épirote Eurymédousa alluma dufeu. Des nefs à deux rangs d’avirons l’avaient autrefois amenée dupays des épirotes, et on l’avait donnée en récompense à Alkinoos,parce qu’il commandait à tous les Phaiakiens et que le peuplel’écoutait comme un dieu. Elle avait allaité Nausikaa aux brasblancs dans la maison royale, et elle allumait son feu et ellepréparait son repas.

Et, alors, Odysseus se leva pour aller à laville, et Athènè, pleine de bienveillance pour lui, l’enveloppad’un épais brouillard, de peur qu’un des Phaiakiens insolents, lerencontrant, l’outrageât par ses paroles et lui demandât qui ilétait. Mais, quand il fut entré dans la belle ville, alors Athènè,la déesse aux yeux clairs, sous la figure d’une jeune viergeportant une urne, s’arrêta devant lui, et le divin Odysseusl’interrogea :

– Ô mon enfant, ne pourrais-tu me montrer lademeure du héros Alkinoos qui commande parmi les hommes de cepays ? Je viens ici, d’une terre lointaine et étrangère, commeun hôte, ayant subi beaucoup de maux, et je ne connais aucun deshommes qui habitent cette ville et cette terre.

Et la déesse aux yeux clairs, Athènè, luirépondit :

– Hôte vénérable, je te montrerai la demeureque tu me demandes, car elle est auprès de celle de mon pèreirréprochable. Mais viens en silence, et je t’indiquerai le chemin.Ne parle point et n’interroge aucun de ces hommes, car ils n’aimentpoint les étrangers et ils ne reçoivent point avec amitié quiconquevient de loin. Confiants dans leurs nefs légères et rapides, ilstraversent les grandes eaux, et celui qui ébranle la terre leur adonné des nefs rapides comme l’aile des oiseaux et comme lapensée.

Ayant ainsi parlé, Pallas Athènè le précédapromptement, et il marcha derrière la déesse, et les illustresnavigateurs Phaiakiens ne le virent point tandis qu’il traversaitla ville au milieu d’eux, car Athènè, la vénérable déesse aux beauxcheveux, ne le permettait point, ayant enveloppé Odysseus d’unépais brouillard, dans sa bienveillance pour lui. Et Odysseusadmirait le port, les nefs égales, l’agora des héros et les longuesmurailles fortifiées de hauts pieux, admirables à voir. Et, quandils furent arrivés à l’illustre demeure du roi, Athènè, la déesseaux yeux clairs, lui parla d’abord :

– Voici, hôte, mon père, la demeure que tum’as demandé de te montrer. Tu trouveras les rois, nourrissons deZeus, prenant leur repas. Entre, et ne crains rien dans ton âme.D’où qu’il vienne, l’homme courageux est celui qui accomplit lemieux tout ce qu’il fait. Va d’abord à la reine, dans la maisonroyale. Son nom est Arètè, et elle le mérite, et elle descend desmêmes parents qui ont engendré le roi Alkinoos. Poseidaôn quiébranle la terre engendra Nausithoos que conçut Périboia, la plusbelle des femmes et la plus jeune fille du magnanime Eurymédôn quicommanda autrefois aux fiers géants. Mais il perdit son peupleimpie et périt lui-même. Poseidaôn s’unit à Périboia, et ilengendra le magnanime Nausithoos qui commanda aux Phaiakiens. EtNausithoos engendra Rhèxènôr et Alkinoos. Apollôn à l’arc d’argentfrappa le premier qui venait de se marier dans la maison royale etqui ne laissa point de fils, mais une fille unique, Arètè,qu’épousa Alkinoos. Et il l’a honorée plus que ne sont honoréestoutes les autres femmes qui, sur la terre, gouvernent leur maisonsous la puissance de leurs maris. Et elle est honorée par ses chersenfants non moins que par Alkinoos, ainsi que par les peuples, quila regardent comme une déesse et qui recueillent ses paroles quandelle marche par la ville. Elle ne manque jamais de bonnes penséesdans son esprit, et elle leur est bienveillante, et elle apaiseleurs différends. Si elle t’est favorable dans son âme, tu peuxespérer revoir tes amis et rentrer dans ta haute demeure et dans laterre de la patrie.

Ayant ainsi parlé, Athènè aux yeux clairss’envola sur la mer indomptée, et elle abandonna l’aimable Skhériè,et elle arriva à Marathôn, et, étant parvenue dans Athéna auxlarges rues, elle entra dans la forte demeure d’Erekhtheus.

Et Odysseus se dirigea vers l’illustre maisond’Alkinoos, et il s’arrêta, l’âme pleine de pensées, avant defouler le pavé d’airain. En effet, la haute demeure du magnanimeAlkinoos resplendissait comme Hèlios ou Sélènè. De solides mursd’airain, des deux côtés du seuil, enfermaient la cour intérieure,et leur pinacle était d’émail. Et des portes d’or fermaient lasolide demeure, et les poteaux des portes étaient d’argent sur leseuil d’airain argenté, et, au-dessus, il y avait une corniched’or, et, des deux côtés, il y avait des chiens d’or et d’argentque Hèphaistos avait faits très habilement, afin qu’ils gardassentla maison du magnanime Alkinoos, étant immortels et ne devant pointvieillir. Dans la cour, autour du mur, des deux côtés, étaient desthrônes solides, rangés jusqu’à l’entrée intérieure et recouvertsde légers péplos, ouvrage des femmes. Là, siégeaient les princesdes Phaiakiens, mangeant et buvant toute l’année. Et des figures dejeunes hommes, en or, se dressaient sur de beaux autels, portantaux mains des torches flambantes qui éclairaient pendant la nuitles convives dans la demeure. Et cinquante servantes habitaient lamaison, et les unes broyaient sous la meule le grain mûr, et lesautres, assises, tissaient les toiles et tournaient la quenouilleagitée comme les feuilles du haut peuplier, et une huile liquidedistillait de la trame des tissus. Autant les Phaiakiens étaientles plus habiles de tous les hommes pour voguer en mer sur une nefrapide, autant leurs femmes l’emportaient pour travailler lestoiles, et Athènè leur avait accordé d’accomplir de très beaux ettrès habiles ouvrages. Et, au delà de la cour, auprès des portes,il y avait un grand jardin de quatre arpents, entouré de tous côtéspar une haie. Là, croissaient de grands arbres florissants quiproduisaient, les uns la poire et la grenade, les autres les bellesoranges, les douces figues et les vertes olives. Et jamais cesfruits ne manquaient ni ne cessaient, et ils duraient tout l’hiveret tout l’été, et Zéphyros, en soufflant, faisait croître les unset mûrir les autres ; la poire succédait à la poire, la pommemûrissait après la pomme, et la grappe après la grappe, et la figueaprès la figue. Là, sur la vigne fructueuse, le raisin séchait,sous l’ardeur de Hèlios, en un lieu découvert, et, là, il étaitcueilli et foulé ; et, parmi les grappes, les unes perdaientleurs fleurs tandis que d’autres mûrissaient. Et à la suite dujardin, il y avait un verger qui produisait abondamment toutel’année. Et il y avait deux sources, dont l’une courait à traverstout le jardin, tandis que l’autre jaillissait sous le seuil de lacour, devant la haute demeure, et les citoyens venaient y puiser del’eau. Et tels étaient les splendides présents des dieux dans lademeure d’Alkinoos.

Le patient et divin Odysseus, s’étant arrêté,admira toutes ces choses, et, quand il les eut admirées, il passarapidement le seuil de la demeure. Et il trouva les princes et leschefs des Phaiakiens faisant des libations au vigilant tueurd’Argos, car ils finissaient par lui, quand ils songeaient à gagnerleurs lits. Et le divin et patient Odysseus, traversa la demeure,enveloppé de l’épais brouillard que Pallas Athènè avait répanduautour de lui, et il parvint à Arètè et au roi Alkinoos. EtOdysseus entoura de ses bras les genoux d’Arètè, et le brouillarddivin tomba. Et, à sa vue, tous restèrent muets dans la demeure, etils l’admiraient. Mais Odysseus fit cette prière :

– Arètè, fille du divin Rhèxènôr, je viens àtes genoux, et vers ton mari et vers ses convives, après avoirbeaucoup souffert. Que les dieux leur accordent de vivreheureusement, et de laisser à leurs enfants les biens qui sont dansleurs demeures et les récompenses que le peuple leur adonnées ! Mais préparez mon retour, afin que j’arrivepromptement dans ma patrie, car il y a longtemps que je subis denombreuses misères, loin de mes amis.

Ayant ainsi parlé, il s’assit dans les cendresdu foyer, devant le feu, et tous restaient muets.

Enfin, le vieux héros Ekhénèos parla ainsi.C’était le plus âgé de tous les Phaiakiens, et il savait beaucoupde choses anciennes, et il l’emportait sur tous par son éloquence.Plein de sagesse, il parla ainsi au milieu de tous :

– Alkinoos, il n’est ni bon, ni convenablepour toi, que ton hôte soit assis dans les cendres du foyer. Tesconvives attendent tous ta décision. Mais hâte-toi ; faisasseoir ton hôte sur un thrône orné de clous d’argent, et commandeaux hérauts de verser du vin, afin que nous fassions des libationsà Zeus foudroyant qui accompagne les suppliants vénérables. Pendantce temps, l’économe offrira à ton hôte les mets qui sont dans lademeure.

Dès que la force sacrée d’Alkinoos eut entenduces paroles, il prit par la main le sage et subtil Odysseus, et ille fit lever du foyer, et il le fit asseoir sur un thrône brillantd’où s’était retiré son fils, le brave Laodamas, qui siégeait àcôté de lui et qu’il aimait le plus. Une servante versa de l’eaud’une belle aiguière d’or dans un bassin d’argent, pour qu’il lavâtses mains, et elle dressa devant lui une table polie. Et lavénérable économe, gracieuse pour tous, apporta le pain et denombreux mets. Et le sage et divin Odysseus buvait et mangeait.Alors Alkinoos dit à un héraut :

– Pontonoos, mêle le vin dans le kratère etdistribue-le à tous dans la demeure, afin que nous fassions deslibations à Zeus foudroyant qui accompagne les suppliantsvénérables.

Il parla ainsi, et Pontonoos mêla le doux vin,et il le distribua en goûtant d’abord à toutes les coupes. Et ilsfirent des libations, et ils burent autant que leur âme ledésirait, et Alkinoos leur parla ainsi :

– Écoutez-moi, princes et chefs desPhaiakiens, afin que je dise ce que mon coeur m’inspire dans mapoitrine. Maintenant que le repas est achevé, allez dormir dans vosdemeures. Demain matin, ayant convoqué les vieillards, nousexercerons l’hospitalité envers notre hôte dans ma maison, et nousferons de justes sacrifices aux dieux ; puis nous songerons auretour de notre hôte, afin que, sans peine et sans douleur, et parnos soins, il arrive plein de joie dans la terre de sa patrie,quand même elle serait très lointaine. Et il ne subira plus nimaux, ni misères, jusqu’à ce qu’il ait foulé sa terre natale. Là,il subira ensuite la destinée que les lourdes Moires lui ont filéedès l’instant où sa mère l’enfanta. Qui sait s’il n’est pas un desimmortels descendu de l’Ouranos ? Les dieux auraient ainsimédité quelque autre dessein ; car ils se sont souvent, eneffet, manifestés à nous, quand nous leur avons offert d’illustreshécatombes, et ils se sont assis à nos repas, auprès de nous etcomme nous ; et si un voyageur Phaiakien les rencontre seulsur sa route, ils ne se cachent point de lui, car nous sommes leursparents, de même que les kyklôpes et la race sauvage desgéants.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Alkinoos, que d’autres pensées soient danston esprit. Je ne suis point semblable aux immortels qui habitentle large Ouranos ni par l’aspect, ni par la démarche ; mais jeressemble aux hommes mortels, de ceux que vous savez être le plusaccablés de misères. C’est à ceux-ci que je suis semblable par mesmaux. Et les douleurs infinies que je pourrais raconter, certes, jeles ai toutes souffertes par la volonté des dieux. Mais laissez-moiprendre mon repas malgré ma tristesse ; car il n’est rien depire qu’un ventre affamé, et il ne se laisse pas oublier parl’homme le plus affligé et dont l’esprit est le plus tourmentéd’inquiétudes. Ainsi, j’ai dans l’âme un grand deuil, et la faim etla soif m’ordonnent de manger et de boire et de me rassasier,quelques maux que j’aie subis. Mais hâtez-vous, dès qu’Eôsreparaîtra, de me renvoyer, malheureux que je suis, dans ma patrie,afin qu’après avoir tant souffert, la vie ne me quitte pas sans quej’aie revu mes biens, mes serviteurs et ma haute demeure !

Il parla ainsi, et tous l’applaudirent, et ilss’exhortaient à reconduire leur hôte, parce qu’il avait parléconvenablement. Puis, ayant fait des libations et bu autant queleur âme le désirait, ils allèrent dormir, chacun dans sa demeure.Mais le divin Odysseus resta, et, auprès de lui, Arètè et le divinAlkinoos s’assirent, et les servantes emportèrent les vases durepas. Et Arètè aux bras blancs parla la première, ayant reconnu lemanteau, la tunique, les beaux vêtements qu’elle avait faitselle-même avec ses femmes. Et elle dit à Odysseus ces parolesailées :

– Mon hôte, je t’interrogerai la première. Quies-tu ? D’où viens-tu ? Qui t’a donné cesvêtements ? Ne dis-tu pas qu’errant sur la mer, tu es venuici ?

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Il me serait difficile, reine, de raconterde suite tous les maux dont les dieux Ouraniens m’ontaccablé ; mais je te dirai ce que tu me demandes d’abord. Il ya au milieu de la mer une île, Ogygiè, qu’habite Kalypsô, déessedangereuse, aux beaux cheveux, fille rusée d’Atlas ; et aucundes Dieux ni des hommes mortels n’habite avec elle. Un daimôn m’yconduisit seul, malheureux que j’étais ! car Zeus, d’un coupde la blanche foudre, avait fendu en deux ma nef rapide au milieude la noire mer où tous mes braves compagnons périrent. Et moi,serrant de mes bras la carène de ma nef au double rang d’avirons,je fus emporté pendant neuf jours, et, dans la dixième nuit noire,les dieux me poussèrent dans l’île Ogygiè, où habitait Kalypsô, ladéesse dangereuse aux beaux cheveux. Et elle m’accueillit avecbienveillance, et elle me nourrit, et elle me disait qu’elle merendrait immortel et qu’elle m’affranchirait pour toujours de lavieillesse ; mais elle ne put persuader mon coeur dans mapoitrine.

Et je passai là sept années, et je mouillaisde mes larmes les vêtements immortels que m’avait donnés Kalypsô.Mais quand vint la huitième année, alors elle me pressa elle-mêmede m’en retourner, soit par ordre de Zeus, soit que son coeur eûtchangé. Elle me renvoya sur un radeau lié de cordes, et elle medonna beaucoup de pain et de vin, et elle me couvrit de vêtementsdivins, et elle me suscita un vent propice et doux. Je naviguaispendant dix-sept jours, faisant ma route sur la mer, et, ledix-huitième jour, les montagnes ombragées de votre terrem’apparurent, et mon cher coeur fut joyeux. Malheureux !j’allais être accablé de nouvelles et nombreuses misères que devaitm’envoyer Poseidaôn qui ébranle la terre.

Et il excita les vents, qui m’arrêtèrent enchemin ; et il souleva la mer immense, et il voulut que lesflots, tandis que je gémissais, accablassent le radeau, que latempête dispersa ; et je nageai, fendant les eaux, jusqu’à ceque le vent et le flot m’eurent porté à terre, où la mer me jetad’abord contre de grands rochers, puis me porta en un lieu plusfavorable ; car je nageai de nouveau jusqu’au fleuve, à unendroit accessible, libre de rochers et à l’abri du vent. Et jeraffermis mon esprit, et la nuit divine arriva. Puis, étant sortidu fleuve tombé de Zeus, je me couchai sous les arbustes, oùj’amassai des feuilles, et un dieu m’envoya un profond sommeil. Là,bien qu’affligé dans mon cher coeur, je dormis toute la nuitjusqu’au matin et tout le jour. Et Hèlios tombait, et le douxsommeil me quitta. Et j’entendis les servantes de ta fille quijouaient sur le rivage, et je la vis elle-même, au milieu detoutes, semblable aux immortelles. Je la suppliais, et elle montraune sagesse excellente bien supérieure à celle qu’on peut espérerd’une jeune fille, car la jeunesse, en effet, est toujoursimprudente. Et elle me donna aussitôt de la nourriture et du vinrouge, et elle me fit baigner dans le fleuve, et elle me donna desvêtements. Je t’ai dit toute la vérité, malgré mon affliction.

Et Alkinoos, lui répondant, lui dit :

– Mon hôte, certes, ma fille n’a point agiconvenablement, puisqu’elle ne t’a point conduit, avec sesservantes, dans ma demeure, car tu l’avais suppliée lapremière.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Héros, ne blâme point, à cause de moi, lajeune vierge irréprochable. Elle m’a ordonné de la suivre avec sesfemmes, mais je ne l’ai point voulu, craignant de t’irriter si tuavais vu cela ; car nous, race des hommes, sommes soupçonneuxsur la terre.

Et Alkinoos, lui répondant, dit :

– Mon hôte, mon cher coeur n’a point coutumede s’irriter sans raison dans ma poitrine, et les choses équitablessont toujours les plus puissantes sur moi. Plaise au père Zeus, àAthènè, à Apollôn, que, tel que tu es, et sentant en toutes chosescomme moi, tu veuilles rester, épouser ma fille, être appelé mongendre ! Je te donnerais une demeure et des biens, si tuvoulais rester. Mais aucun des Phaiakiens ne te retiendra malgrétoi, car ceci ne serait point agréable au père Zeus. Afin que tu lesaches bien, demain je déciderai ton retour.

Jusque-là, dors, dompté par le sommeil ;et mes hommes profiteront du temps paisible, afin que tu parviennesdans ta patrie et dans ta demeure, ou partout où il te plairad’aller, même par-delà l’Euboiè, que ceux de notre peuple qui l’ontvue disent la plus lointaine des terres, quand ils y conduisirentle blond Rhadamanthos, pour visiter Tityos, le fils de Gaia. Ils yallèrent et en revinrent en un seul jour. Tu sauras par toi-mêmecombien mes nefs et mes jeunes hommes sont habiles à frapper la merde leurs avirons.

Il parla ainsi, et le subtil et divinOdysseus, plein de joie, fit cette supplication :

– Père Zeus ! qu’il te plaise qu’Alkinoosaccomplisse ce qu’il promet, et que sa gloire soit immortelle surla terre féconde si je rentre dans ma patrie !

Et tandis qu’ils se parlaient ainsi, Arètèordonna aux servantes aux bras blancs de dresser un lit sous leportique, d’y mettre plusieurs couvertures pourprées, et d’étendrepar-dessus des tapis et des manteaux laineux. Et les servantessortirent de la demeure en portant des torches flambantes ; etelles dressèrent un beau lit à la hâte, et, s’approchantd’Odysseus, elles lui dirent :

– Lève-toi, notre hôte, et va dormir :ton lit est préparé.

Elles parlèrent ainsi, et il lui sembla douxde dormir. Et ainsi le divin et patient Odysseus s’endormit dans unlit profond, sous le portique sonore. Et Alkinoos dormait aussi aufond de sa haute demeure. Et, auprès de lui, la Reine, ayantpréparé le lit, se coucha.

8.

Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, la force sacrée d’Alkinoos se leva de son lit, et ledévastateur de citadelles, le divin et subtil Odysseus se levaaussi ; et la Force sacrée d’Alkinoos le conduisit à l’agorades Phaiakiens, auprès des nefs. Et, dès leur arrivée, ilss’assirent l’un près de l’autre sur des pierres polies. Et PallasAthènè parcourait la ville, sous la figure d’un héraut prudentd’Alkinoos ; et, méditant le retour du magnanime Odysseus,elle abordait chaque homme et lui disait :

– Princes et chefs des Phaiakiens, allez àl’agora, afin d’entendre l’étranger qui est arrivé récemment dansla demeure du sage Alkinoos, après avoir erré sur la mer. Il estsemblable aux immortels.

Ayant parlé ainsi, elle excitait l’esprit dechacun, et bientôt l’agora et les sièges furent pleins d’hommesrassemblés ; et ils admiraient le fils prudent de Laertès, carAthènè avait répandu une grâce divine sur sa tête et sur sesépaules, et l’avait rendu plus grand et plus majestueux, afin qu’ilparût plus agréable, plus fier et plus vénérable aux Phaiakiens etqu’il accomplît toutes les choses par lesquelles ils voudraientl’éprouver. Et, après que tous se furent réunis, Alkinoos leurparla ainsi :

– Écoutez-moi, princes et chefs desPhaiakiens, afin que je dise ce que mon coeur m’inspire dans mapoitrine. Je ne sais qui est cet étranger errant qui est venu dansma demeure, soit du milieu des hommes qui sont du côté d’Éôs, soitde ceux qui habitent du côté de Hespéros. Il nous demande d’aider àson prompt retour. Nous le reconduirons, comme cela est déjà arrivépour d’autres ; car aucun homme entré dans ma demeure n’ajamais pleuré longtemps ici, désirant son retour. Allons !tirons à la mer divine une nef noire et neuve, et quecinquante-deux jeunes hommes soient choisis dans le peuple parmiles meilleurs de tous. Liez donc à leurs bancs les avirons de lanef, et préparons promptement dans ma demeure un repas que je vousoffre. Les jeunes hommes accompliront mes ordres, et vous tous,rois porteurs de sceptres, venez dans ma belle demeure, afin quenous honorions notre hôte dans la maison royale. Que nul ne refuse,et appelez le divin aoide Dèmodokos, car un dieu lui a donné lechant admirable qui charme, quand son âme le pousse à chanter.

Ayant ainsi parlé, il marcha devant, et lesporteurs de sceptres le suivaient, et un héraut courut vers ledivin aoide. Et cinquante-deux jeunes hommes, choisis dans lepeuple, allèrent, comme Alkinoos l’avait ordonné, sur le rivage dela mer indomptée. Étant arrivés à la mer et à la nef, ilstraînèrent la noire nef à la mer profonde, dressèrent le mât,préparèrent les voiles, lièrent les avirons avec des courroies, et,faisant tout comme il convenait, étendirent les blanches voiles etpoussèrent la nef au large. Puis, ils se rendirent à la grandedemeure du sage Alkinoos. Et le portique, et la salle, et lademeure étaient pleins d’hommes rassemblés, et les jeunes hommes etles vieillards étaient nombreux.

Et Alkinoos tua pour eux douze brebis, huitporcs aux blanches dents et deux boeufs aux pieds flexibles. Et ilsles écorchèrent, et ils préparèrent le repas agréable.

Et le héraut vint, conduisant le divin aoide.La Muse l’aimait plus que tous, et elle lui avait donné deconnaître le bien et le mal, et, l’ayant privé des yeux, elle luiavait accordé le chant admirable. Le héraut plaça pour lui, aumilieu des convives, un thrône aux clous d’argent, appuyé contreune longue colonne ; et, au-dessus de sa tête, il suspendit lakithare sonore, et il lui montra comment il pourrait la prendre.Puis, il dressa devant lui une belle table et il y mit unecorbeille et une coupe de vin, afin qu’il bût autant de fois queson âme le voudrait. Et tous étendirent les mains vers les metsplacés devant eux.

Après qu’ils eurent assouvi leur faim et leursoif, la Muse excita l’aoide à célébrer la gloire des hommes par unchant dont la renommée était parvenue jusqu’au large Ourancs. Etc’était la querelle d’Odysseus et du Pèléide Akhilleus, quand ilsse querellèrent autrefois en paroles violentes dans un repas offertaux dieux. Et le roi des hommes, Agamemnôn, se réjouissait dans sonâme parce que les premiers d’entre les Akhaiens se querellaient. Eneffet, la prédiction s’accomplissait que lui avait faite PhoibosApollôn, quand, dans la divine Pythô, il avait passé le seuil depierre pour interroger l’oracle ; et alors se préparaient lesmaux des Troiens et des Danaens, par la volonté du grand Zeus.

Et l’illustre aoide chantait ces choses, maisOdysseus ayant saisi de ses mains robustes son grand manteaupourpré, l’attira sur sa tête et en couvrit sa belle face, et ilavait honte de verser des larmes devant les Phaiakiens. Mais quandle divin aoide cessait de chanter, lui-même cessait de pleurer, etil écartait son manteau, et, prenant une coupe ronde, il faisaitdes libations aux dieux. Puis, quand les princes des Phaiakiensexcitaient l’aoide à chanter de nouveau, car ils étaient charmés deses paroles, de nouveau Odysseus pleurait, la tête cachée. Il secachait de tous en versant des larmes ; mais Alkinoos le vit,seul, étant assis auprès de lui, et il l’entendit gémir, etaussitôt il dit aux Phaiakiens habiles à manier lesavirons :

– Écoutez-moi, princes et chefs desPhaiakiens. Déjà nous avons satisfait notre âme par ce repas et parles sons de la kithare qui sont la joie des repas. Maintenant,sortons, et livrons-nous à tous les jeux, afin que notre hôteraconte à ses amis, quand il sera retourné dans sa patrie, combiennous l’emportons sur les autres hommes au combat des poings, à lalutte, au saut et à la course.

Ayant ainsi parlé, il marcha le premier ettous le suivirent. Et le héraut suspendit la kithare sonore à lacolonne, et, prenant Dèmodokos par la main, il le conduisit horsdes demeures, par le même chemin qu’avaient pris les princes desPhaiakiens afin d’admirer les jeux. Et ils allèrent à l’agora, etune foule innombrable suivait. Puis, beaucoup de robustes jeuneshommes se levèrent, Akronéôs, Okyalos, Élatreus, Nauteus, Prymneus,Ankhialos, Érethmeus, Ponteus, Prôteus, Thoôn, Anabèsinéôs,Amphialos, fils de Polinéos Tektonide, et Euryalos semblable autueur d’hommes Arès, et Naubolidès qui l’emportait par la force etla beauté sur tous les Phaiakiens, après l’irréprochable Laodamas.Et les trois fils de l’irréprochable Alkinoos se levèrent aussi,Laodamas, Halios et le divin Klytonèos.

Et ils combattirent d’abord à la course, etils s’élancèrent des barrières, et, tous ensemble, ils volaientrapidement, soulevant la poussière de la plaine. Mais celui qui lesdevançait de plus loin était l’irréprochable Klytonèos. Autant lesmules qui achèvent un sillon ont franchi d’espace, autant il lesprécédait, les laissant en arrière, quand il revint devant lepeuple. Et d’autres engagèrent le combat de la lutte, et dans cecombat Euryalos l’emporta sur les plus vigoureux. Et Amphialos futvainqueur en sautant le mieux, et Élatreus fut le plus fort audisque, et Laodamas, l’illustre fils d’Alkinoos, au combat despoings. Mais, après qu’ils eurent charmé leur âme par ces combats,Laodamas, fils d’Alkinoos, parla ainsi :

– Allons, amis, demandons à notre hôte s’ilsait aussi combattre. Certes, il ne semble point sans courage. Il ades cuisses et des bras et un cou très vigoureux, et il est encorejeune, bien qu’il ait été affaibli par beaucoup de malheurs ;car je pense qu’il n’est rien de pire que la mer pour épuiser unhomme, quelque vigoureux qu’il soit.

Et Euryalos lui répondit :

– Laodamas, tu as bien parlé. Maintenant, va,provoque-le, et rapporte-lui nos paroles.

Et l’illustre fils d’Alkinoos, ayant écoutéceci, s’arrêta au milieu de l’arène et dit à Odysseus :

– Allons, hôte, mon père, viens tenter nosjeux, si tu y es exercé comme il convient que tu le sois. Il n’y apoint de plus grande gloire pour les hommes que celle d’être bravepar les pieds et par les bras. Viens donc, et chasse la tristessede ton âme. Ton retour n’en subira pas un long retard, car déjà tanef est traînée à la mer et tes compagnons sont prêts à partir.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Laodamas, pourquoi me provoques-tu àcombattre ? Les douleurs remplissent mon âme plus que le désirdes jeux. J’ai déjà subi beaucoup de maux et supporté beaucoup detravaux, et maintenant, assis dans votre agora, j’implore monretour, priant le roi et tout le peuple.

Et Euryalos, lui répondant, l’outrageaouvertement :

– Tu parais, mon hôte, ignorer tous les jeuxoù s’exercent les hommes, et tu ressembles à un chef de matelotsmarchands qui, sur une nef de charge, n’a souci que de gain et deprovisions, plutôt qu’à un athlète.

Et le subtil Odysseus, avec un sombre regard,lui dit :

– Mon hôte, tu n’as point parléconvenablement, et tu ressembles à un homme insolent. Les dieux nedispensent point également leurs dons à tous les hommes, la beauté,la prudence ou l’éloquence. Souvent un homme n’a point de beauté,mais un dieu l’orne par la parole, et tous sont charmés devant lui,car il parle avec assurance et une douce modestie, et il dominel’agora, et, quand il marche par la ville, on le regarde comme undieu. Un autre est semblable aux dieux par sa beauté, mais il nelui a point été accordé de bien parler. Ainsi, tu es beau, et undieu ne t’aurait point formé autrement, mais tu manquesd’intelligence, et, comme tu as mal parlé, tu as irrité mon coeurdans ma chère poitrine. Je n’ignore point ces combats, ainsi que tule dis. J’étais entre les premiers, quand je me confiais dans majeunesse et dans la vigueur de mes bras. Maintenant, je suisaccablé de misères et de douleurs, ayant subi de nombreux combatsparmi les hommes ou en traversant les flots dangereux. Mais, bienque j’aie beaucoup souffert, je tenterai ces jeux, car ta parolem’a mordu, et tu m’as irrité par ce discours.

Il parla ainsi, et, sans rejeter son manteau,s’élançant impétueusement, il saisit une pierre plus grande, plusépaisse, plus lourde que celle dont les Phaiakiens avaient coutumede se servir dans les jeux, et, l’ayant fait tourbillonner, il lajeta d’une main vigoureuse. Et la pierre rugit, et tous lesPhaiakiens habiles à manier les avirons courbèrent la tête sousl’impétuosité de la pierre qui vola bien au delà des marques detous les autres. Et Athènè accourut promptement, et, posant unemarque, elle dit, ayant pris la figure d’un homme :

– Même un aveugle, mon hôte, pourraitreconnaître ta marque en la touchant, car elle n’est point mêlée àla foule des autres, mais elle est bien au delà. Aie doncconfiance, car aucun des Phaiakiens n’atteindra là, loin de tedépasser.

Elle parla ainsi, et le patient et divinOdysseus fut joyeux, et il se réjouissait d’avoir dans l’agora uncompagnon bienveillant. Et il dit avec plus de douceur auxPhaiakiens :

– Maintenant, jeunes hommes, atteignez cettepierre. Je pense que je vais bientôt en jeter une autre aussi loin,et même au delà. Mon âme et mon coeur m’excitent à tenter tous lesautres combats. Que chacun de vous se fasse ce péril, car vousm’avez grandement irrité. Au ceste, à la lutte, à la course, je nerefuse aucun des Phaiakiens, sauf le seul Laodamas. Il est monhôte. Qui pourrait combattre un ami ? L’insensé seul etl’homme de nulle valeur le disputent à leur hôte dans les jeux, aumilieu d’un peuple étranger, et ils s’avilissent ainsi. Mais jen’en récuse ni n’en repousse aucun autre. Je n’ignore aucun descombats qui se livrent parmi les hommes. Je sais surtout tendre unarc récemment poli, et le premier j’atteindrais un guerrier lançantdes traits dans la foule des hommes ennemis, même quand de nombreuxcompagnons l’entoureraient et tendraient l’arc contre moi. Le seulPhiloktètès l’emportait sur moi par son arc, chez le peuple desTroiens, toutes les fois que les Akhaiens lançaient des flèches.Mais je pense être maintenant le plus habile de tous les mortelsqui se nourrissent de pain sur la terre. Certes, je ne voudraispoint lutter contre les anciens héros, ni contre Héraklès, nicontre Eurytos l’Oikhalien, car ils luttaient, comme archers, mêmeavec les dieux. Le grand Eurytos mourut tout jeune, et il nevieillit point dans ses demeures. En effet, Apollôn irrité le tua,parce qu’il l’avait provoqué au combat de l’arc. Je lance la piqueaussi bien qu’un autre lance une flèche. Seulement, je crains qu’undes Phaiakiens me surpasse à la course, ayant été affaibli parbeaucoup de fatigues au milieu des flots, car je ne possédais pasune grande quantité de vivres dans ma nef, et mes chers genoux sontrompus.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, et leseul Alkinoos lui répondit :

– Mon hôte, tes paroles me plaisent. Ta forceveut prouver la vertu qui te suit partout, étant irrité, car cethomme t’a défié ; mais aucun n’oserait douter de ton courage,si du moins il n’a point perdu le jugement. Maintenant, comprendsbien ce que je vais dire, afin que tu parles favorablement de noshéros quand tu prendras tes repas dans tes demeures, auprès de tafemme et de tes enfants, et que tu te souviennes de notre vertu etdes travaux dans lesquels Zeus nous a donné d’exceller dès le tempsde nos ancêtres. Nous ne sommes point les plus forts au ceste, nides lutteurs irréprochables, mais nous courons rapidement et nousexcellons sur les nefs. Les repas nous sont chers, et la kithare etles danses, et les vêtements renouvelés, les bains chauds et leslits. Allons ! vous qui êtes les meilleurs danseursPhaiakiens, dansez, afin que notre hôte, de retour dans sa demeure,dise à ses amis combien nous l’emportons sur tous les autres hommesdans la science de la mer, par la légèreté des pieds, à la danse etpar le chant. Que quelqu’un apporte aussitôt à Dèmodokos sa kitharesonore qui est restée dans nos demeures.

Alkinoos semblable à un dieu parla ainsi, etun héraut se leva pour rapporter la kithare harmonieuse de lamaison royale. Et les neuf chefs des jeux, élus par le sort, selevèrent, car c’étaient les régulateurs de chaque chose dans lesjeux. Et ils aplanirent la place du choeur, et ils disposèrent unlarge espace. Et le héraut revint, apportant la kithare sonore àDèmodokos ; et celui-ci se mit au milieu, et autour de lui setenaient les jeunes adolescents habiles à danser. Et ils frappaientde leurs pieds le choeur divin, et Odysseus admirait la rapidité deleurs pieds, et il s’en étonnait dans son âme.

Mais l’aoide commença de chanter admirablementl’amour d’Arès et d’Aphroditè à la belle couronne, et comment ilss’unirent dans la demeure de Hèphaistos. Arès fit de nombreuxprésents, et il déshonora le lit du roi Hèphaistos. AussitôtHèlios, qui les avait vus s’unir, vint l’annoncer à Hèphaistos, quientendit là une cruelle parole. Puis, méditant profondément savengeance, il se hâta d’aller à sa forge, et, dressant une grandeenclume, il forgea des liens qui ne pouvaient être ni rompus, nidénoués. Ayant achevé cette trame pleine de ruse, il se rendit dansla chambre nuptiale où se trouvait son cher lit. Et il suspendit detous côtés, en cercle, ces liens qui tombaient des poutres autourdu lit comme les toiles de l’araignée, et que nul ne pouvait voir,pas même les dieux heureux. Ce fut ainsi qu’il ourdit sa ruse. Et,après avoir enveloppé le lit, il feignit d’aller à Lemnos, villebien bâtie, celle de toutes qu’il aimait le mieux sur la terre.Arès au frein d’or le surveillait, et quand il vit partirl’illustre ouvrier Hèphaistos, il se hâta, dans son désird’Aphroditè à la belle couronne, de se rendre à la demeure del’illustre Hèphaistos. Et Aphroditè, revenant de voir sontout-puissant père Zeus, était assise. Et Arès entra dans lademeure, et il lui prit la main, et il lui dit :

– Allons, chère, dormir sur notre lit.Hèphaistos n’est plus ici ; il est allé à Lemnos, chez lesSintiens au langage barbare.

Il parla ainsi, et il sembla doux à la déessede lui céder, et ils montèrent sur le lit pour y dormir, et,aussitôt, les liens habilement disposés par le subtil Hèphaistosles enveloppèrent. Et ils ne pouvaient ni mouvoir leurs membres, nise lever, et ils reconnurent alors qu’ils ne pouvaient fuir. Etl’illustre boiteux des deux pieds approcha, car il était revenuavant d’arriver à la terre de Lemnos, Hèlios ayant veillé pour luiet l’ayant averti.

Et il rentra dans sa demeure, affligé en sachère poitrine. Il s’arrêta sous le vestibule, et une violentecolère le saisit, et il cria horriblement, et il fit que tous lesdieux l’entendirent :

– Père Zeus, et vous, dieux heureux qui viveztoujours, venez voir des choses honteuses et intolérables. Moi quisuis boiteux, la fille de Zeus, Aphroditè, me déshonore, et elleaime le pernicieux Arès parce qu’il est beau et qu’il ne boite pas.Si je suis laid, certes, je n’en suis pas cause, mais la faute enest à mon père et à ma mère qui n’auraient pas dû m’engendrer.Voyez comme ils sont couchés unis par l’amour. Certes, en lesvoyant sur ce lit, je suis plein de douleur, mais je ne pense pasqu’ils tentent d’y dormir encore, bien qu’ils s’aimentbeaucoup ; et ils ne pourront s’unir, et mon piège et mesliens les retiendront jusqu’à ce que son père m’ait rendu toute ladot que je lui ai livrée à cause de sa fille aux yeux de chien,parce qu’elle était belle.

Il parla ainsi, et tous les dieux serassemblèrent dans la demeure d’airain. Poseidaôn qui entoure laterre vint, et le très utile Herméias vint aussi, puis le royalarcher Apollôn. Les déesses, par pudeur, restèrent seules dansleurs demeures. Et les dieux qui dispensent les biens étaientdebout dans le vestibule. Et un rire immense s’éleva parmi lesdieux heureux quand ils virent l’ouvrage du prudentHèphaistos ; et, en le regardant, ils disaient entreeux :

– Les actions mauvaises ne valent pas lavertu. Le plus lent a atteint le rapide. Voici que Hèphaistos, bienque boiteux, a saisi, par sa science Arès, qui est le plus rapidede tous les dieux qui habitent l’Olympos, et c’est pourquoi il sefera payer une amende.

Ils se parlaient ainsi entre eux. Et le roiApollôn, fils de Zeus, dit à Herméias :

– Messager Herméias, fils de Zeus, quidispense les biens, certes, tu voudrais sans doute être enveloppéde ces liens indestructibles, afin de coucher dans ce lit, auprèsd’Aphroditè d’or ?

Et le messager Herméias lui réponditaussitôt :

– Plût aux dieux, ô royal archer Apollôn, quecela arrivât, et que je fusse enveloppé de liens trois fois plusinextricables, et que tous les dieux et les déesses le vissent,pourvu que je fusse couché auprès d’Aphroditè d’or !

Il parla, ainsi, et le rire des dieuximmortels éclata. Mais Poseidaôn ne riait pas, et il suppliaitl’illustre Hèphaistos de délivrer Arès, et il lui disait cesparoles ailées :

– Délivre-le, et je te promets qu’il tesatisfera, ainsi que tu le désires, et comme il convient entredieux immortels.

Et l’illustre ouvrier Hèphaistos luirépondit :

– Poseidaôn qui entoures la terre, ne medemande point cela. Les cautions des mauvais sont mauvaises.Comment pourrais-je te contraindre, parmi les dieux immortels, siArès échappait à sa dette et à mes liens ?

Et Poseidaôn qui ébranle la terre luirépondit :

– Hèphaistos, si Arès, reniant sa dette, prendla fuite, je te la payerai moi-même.

Et l’illustre boiteux des deux pieds luirépondit :

– Il ne convient point que je refuse taparole, et cela ne sera point.

Ayant ainsi parlé, la force de Hèphaistosrompit les liens. Et tous deux, libres des liens inextricables,s’envolèrent aussitôt, Arès dans la Thrèkè, et Aphroditè qui aimeles sourires dans Kypros, à Paphos où sont ses bois sacrés et sesautels parfumés. Là, les Kharites la baignèrent et la parfumèrentd’une huile ambroisienne, comme il convient aux dieux immortels, etelles la revêtirent de vêtements précieux, admirables à voir.

Ainsi chantait l’illustre aoide, et, dans sonesprit, Odysseus se réjouissait de l’entendre, ainsi que tous lesPhaiakiens habiles à manier les longs avirons des nefs.

Et Alkinoos ordonna à Halios et à Laodamas dedanser seuls, car nul ne pouvait lutter avec eux. Et ceux-ciprirent dans leurs mains une belle boule pourprée que le sagePolybos avait faite pour eux. Et l’un, courbé en arrière, la jetaitvers les sombres nuées, et l’autre la recevait avant qu’elle eûttouché la terre devant lui. Après avoir ainsi admirablement joué dela boule, ils dansèrent alternativement sur la terre féconde ;et tous les jeunes hommes, debout dans l’agora, applaudirent, et ungrand bruit s’éleva. Alors, le divin Odysseus dit àAlkinoos :

– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout lepeuple, certes, tu m’as annoncé les meilleurs danseurs, et cela estmanifeste. L’admiration me saisit en les regardant.

Il parla ainsi, et la force sacrée d’Alkinoosfut remplie de joie, et il dit aussitôt aux Phaiakiens qui aimentles avirons :

– Écoutez, princes et chefs des Phaiakiens.Notre hôte me semble plein de sagesse. Allons ! Il convient delui offrir les dons hospitaliers. Douze rois illustres, douzeprinces, commandent ce peuple, et moi, je suis le treizième.Apportez-lui, chacun, un manteau bien lavé, une tunique et untalent d’or précieux. Et, aussitôt, nous apporterons tous ensembleces présents, afin que notre hôte, les possédant, siège au repas,l’âme pleine de joie. Et Euryalos l’apaisera par ses paroles,puisqu’il n’a point parlé convenablement.

Il parla ainsi, et tous, ayant applaudi,ordonnèrent qu’on apportât les présents, et chacun envoya unhéraut. Et Euryalos, répondant à Alkinoos, parla ainsi :

– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout lepeuple, j’apaiserai notre hôte, comme tu me l’ordonnes, et je luidonnerai cette épée d’airain, dont la poignée est d’argent et dontla gocine est d’ivoire récemment travaillé. Ce don sera digne denotre hôte.

En parlant ainsi, il mit l’épée aux clousd’argent entre les mains d’Odysseus, et il lui dit en parolesailées :

– Salut, hôte, mon père ! si j’ai dit uneparole mauvaise, que les tempêtes l’emportent ! Que les dieuxt’accordent de retourner dans ta patrie et de revoir ta femme, cartu as longtemps souffert loin de tes amis.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Et toi, ami, je te salue. Que les dieuxt’accordent tous les biens. Puisses-tu n’avoir jamais le regret decette épée que tu me donnes en m’apaisant par tes paroles.

Il parla ainsi, et il suspendit l’épée auxclous d’argent autour de ses épaules. Puis, Hèlios tomba, et lessplendides présents furent apportés, et les hérauts illustres lesdéposèrent dans la demeure d’Alkinoos ; et les irréprochablesfils d’Alkinoos, les ayant reçus, les placèrent devant leur mèrevénérable. Et la force sacrée d’Alkinoos commanda aux Phaiakiens devenir dans sa demeure, et ils s’assirent sur des thrônes élevés, etla force d’Alkinoos dit à Arètè :

– Femme, apporte un beau coffre, le plus beauque tu aies, et tu y renfermeras un manteau bien lavé et unetunique. Qu’on mette un vase sur le feu, et que l’eau chauffe, afinque notre hôte, s’étant baigné, contemple les présents que lui ontapportés les irréprochables Phaiakiens, et qu’il se réjouisse durepas, en écoutant le chant de l’aoide. Et moi, je lui donneraicette belle coupe d’or, afin qu’il se souvienne de moi tous lesjours de sa vie, quand il fera, dans sa demeure, des libations àZeus et aux autres dieux.

Il parla ainsi, et Arètè ordonna aux servantesde mettre promptement un grand vase sur le feu. Et elles mirent surle feu ardent le grand vase pour le bain : et elles yversèrent de l’eau, et elles allumèrent le bois par-dessous. Et lefeu enveloppa le vase à trois pieds, et l’eau chauffa.

Et, pendant ce temps, Arètè descendit, de sachambre nuptiale, pour son hôte, un beau coffre, et elle y plaçales présents splendides, les vêtements et l’or que les Phaiakienslui avaient donnés. Elle-même y déposa un manteau et une belletunique, et elle dit à Odysseus ces paroles ailées :

– Vois toi-même ce couvercle, et ferme-le d’unnoeud, afin que personne, en route, ne puisse te dérober quelquechose, car tu dormiras peut-être d’un doux sommeil dans la nefnoire.

Ayant entendu cela, le patient et divinOdysseus ferma aussitôt le couvercle à l’aide d’un noeudinextricable que la vénérable Kirkè lui avait enseigné autrefois.Puis, l’intendante l’invita à se baigner, et il descendit dans labaignoire, et il sentit, plein de joie, l’eau chaude, car il yavait longtemps qu’il n’avait usé de ces soins, depuis qu’il avaitquitté la demeure de Kalypsô aux beaux cheveux, où ils lui étaienttoujours donnés comme à un dieu. Et les servantes, l’ayant baigné,le parfumèrent d’huile et le revêtirent d’une tunique et d’un beaumanteau ; et, sortant du bain, il revint au milieu des hommesbuveurs de vin. Et Nausikaa, qui avait reçu des dieux la beauté,s’arrêta sur le seuil de la demeure bien construite, et, regardantOdysseus qu’elle admirait, elle lui dit ces parolesailées :

– Salut, mon hôte ! Plaise aux dieux,quand tu seras dans la terre de la patrie, que tu te souviennes demoi à qui tu dois la vie.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Nausikaa, fille du magnanime Alkinoos, si,maintenant, Zeus, le retentissant époux de Hèrè, m’accorde de voirle jour du retour et de rentrer dans ma demeure, là, certes, commeà une déesse, je t’adresserai des voeux tous les jours de ma vie,car tu m’as sauvé, ô vierge !

Il parla ainsi, et il s’assit sur un thrôneauprès du roi Alkinoos. Et les hommes faisaient les parts etmélangeaient le vin. Et un héraut vint, conduisant l’aoideharmonieux, Dèmodokos vénérable au peuple, et il le plaça au milieudes convives, appuyé contre une haute colonne. Alors Odysseus,coupant la plus forte part du dos d’un porc aux blanches dents, etqui était enveloppée de graisse, dit au héraut :

– Prends, héraut, et offre, afin, qu’il lamange, cette chair à Dèmodokos. Moi aussi je l’aime, quoique jesois affligé. Les aoides sont dignes d’honneur et de respect parmitous les hommes terrestres, car la Muse leur a enseigné le chant,et elle aime la race des aoides.

Il parla ainsi, et le héraut déposa le metsaux mains du héros Dèmodokos, et celui-ci le reçut, plein de joie.Et tous étendirent les mains vers la nourriture placée devant eux.Et, après qu’ils se furent rassasiés de boire et de manger, lesubtil Odysseus dit à Dèmodokos :

– Dèmodokos, je t’honore plus que tous leshommes mortels, soit que la Muse, fille de Zeus, t’ait instruit,soit Apollôn. Tu as admirablement chanté la destinée des Akhaiens,et tous les maux qu’ils ont endurés, et toutes les fatigues qu’ilsont subies, comme si toi-même avais été présent, ou comme si tuavais tout appris d’un Argien. Mais chante maintenant le cheval debois qu’Épéios fit avec l’aide d’Athènè, et que le divin Odysseusconduisit par ses ruses dans la citadelle, tout rempli d’hommes quirenversèrent Ilios. Si tu me racontes exactement ces choses, jedéclarerai à tous les hommes qu’un dieu t’a doué avec bienveillancedu chant divin.

Il parla ainsi, et l’Aoide, inspiré par unDieu, commença de chanter. Et il chanta d’abord comment lesArgiens, étant montés sur les nefs aux bancs de rameurs,s’éloignèrent après avoir mis le feu aux tentes. Mais les autresAkhaiens étaient assis déjà auprès de l’illustre Odysseus, enfermésdans le cheval, au milieu de l’agora des Troiens. Et ceux-ci,eux-mêmes, avaient traîné le cheval dans leur citadelle. Et là, ilse dressait, tandis qu’ils proféraient mille paroles, assis autourde lui. Et trois desseins leur plaisaient, ou de fendre ce boiscreux avec l’airain tranchant, ou de le précipiter d’une hauteursur les rochers, ou de le garder comme une vaste offrande auxdieux. Ce dernier dessein devait être accompli, car leur destinéeétait de périr, après que la ville eut reçu dans ses murs le grandcheval de bois où étaient assis les princes des Akhaiens, devantporter le meurtre et la kèr aux Troiens. Et Dèmodokos chantacomment les fils des Akhaiens, s’étant précipités du cheval, leurcreuse embuscade, saccagèrent la ville. Puis, il chanta ladévastation de la ville escarpée, et Odysseus et le divin Ménélaossemblable à Arès assiégeant la demeure de Dèiphobos, et le trèsrude combat qui se livra en ce lieu, et comment ils vainquirentavec l’aide de la magnanime Athènè.

L’illustre aoide chantait ces choses, etOdysseus défaillait, et, sous ses paupières, il arrosait ses jouesde larmes. De même qu’une femme entoure de ses bras et pleure sonmari bien aimé tombé devant sa ville et son peuple, laissant unemauvaise destinée à sa ville et à ses enfants ; et de mêmeque, le voyant mort et encore palpitant, elle se jette sur lui enhurlant, tandis que les ennemis, lui frappant le dos et les épaulesdu bois de leurs lances, l’emmènent en servitude afin de subir letravail et la douleur, et que ses jours sont flétris par un trèsmisérable désespoir ; de même Odysseus versait des larmesamères sous ses paupières, en les cachant à tous les autresconvives. Et le seul Alkinoos, étant assis auprès de lui, s’enaperçut, et il l’entendit gémir profondément, et aussitôt il ditaux Phaiakiens habiles dans la science de la mer :

– Écoutez, princes et chefs des Phaiakiens, etque Dèmodokos fasse taire sa kithare sonore. Ce qu’il chante neplaît pas également à tous. Dès le moment où nous avons achevé lerepas et où le divin aoide a commencé de chanter, notre hôte n’apoint cessé d’être en proie à un deuil cruel, et la douleur aenvahi son coeur. Que Dèmodokos cesse donc, afin que, nous et notrehôte, nous soyons tous également satisfaits. Ceci est de beaucouple plus convenable. Nous avons préparé le retour de notre hôtevénérable et des présents amis que nous lui avons offerts parce quenous l’aimons. Un hôte, un suppliant, est un frère pour tout hommequi peut encore s’attendrir dans l’âme.

C’est pourquoi, étranger, ne me cache rien,par ruse, de tout ce que je vais te demander, car il est juste quetu parles sincèrement. Dis-moi comment se nommaient ta mère, tonpère, ceux qui habitaient ta ville, et tes voisins. Personne, eneffet, parmi les hommes, lâches ou illustres, n’a manqué de nom,depuis qu’il est né. Les parents qui nous ont engendrés nous en ontdonné à tous. Dis-moi aussi ta terre natale, ton peuple et taville, afin que nos nefs qui pensent t’y conduisent ; carelles n’ont point de pilotes, ni de gouvernails, comme les autresnefs, mais elles pensent comme les hommes, et elles connaissent lesvilles et les champs fertiles de tous les hommes, et ellestraversent rapidement la mer, couvertes de brouillards et de nuées,sans jamais craindre d’être maltraitées ou de périr. Cependant j’aientendu autrefois mon père Nausithoos dire que Poseidaôns’irriterait contre nous, parce que nous reconduisons impunémenttous les étrangers. Et il disait qu’une solide nef des Phaiakienspérirait au retour d’un voyage sur la mer sombre, et qu’une grandemontagne serait suspendue devant notre ville. Ainsi parlait levieillard. Peut-être ces choses s’accompliront-elles, peut-êtren’arriveront-elles point. Ce sera comme il plaira au dieu.

Mais parle, et dis-nous dans quels lieux tu aserré, les pays que tu as vus, et les villes bien peuplées et leshommes, cruels et sauvages, ou justes et hospitaliers et dontl’esprit plaît aux dieux. Dis pourquoi tu pleures en écoutant ladestinée des Argiens, des Danaens et d’Ilios ! Les dieuxeux-mêmes ont fait ces choses et voulu la mort de tant deguerriers, afin qu’on les chantât dans les jours futurs. Un de tesparents est-il mort devant Ilios ? Était-ce ton gendreillustre ou ton beau-père, ceux qui nous sont le plus chers aprèsnotre propre sang ? Est-ce encore un irréprochablecompagnon ? Un sage compagnon, en effet, n’est pas moins qu’unfrère.

9.

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout lepeuple, il est doux d’écouter un aoide tel que celui-ci, semblableaux dieux par la voix. Je ne pense pas que rien soit plus agréable.La joie saisit tout ce peuple, et tes convives, assis en rang dansta demeure, écoutent l’aoide. Et les tables sont chargées de painet de chairs, et l’échanson, puisant le vin dans le kratère, enremplit les coupes et le distribue. Il m’est très doux, dans l’âme,de voir cela. Mais tu veux que je dise mes douleurs lamentables, etje n’en serai que plus affligé. Que dirai-je d’abord ? Commentcontinuer ? comment finir ? car les dieux Ouraniens m’ontaccablé de maux innombrables. Et maintenant je dirai d’abord monnom, afin que vous le sachiez et me connaissiez, et, qu’ayant évitéla cruelle mort, je sois votre hôte, bien qu’habitant une demeurelointaine.

Je suis Odysseus Laertiade, et tous les hommesme connaissent par mes ruses, et ma gloire est allée jusqu’àl’Ouranos. J’habite la très illustre Ithakè, où se trouve le montNèritos aux arbres battus des vents. Et plusieurs autres îles sontautour, et voisines, Doulikhios, et Samè, et Zakynthos couverte deforêts. Et Ithakè est la plus éloignée de la terre ferme et sort dela mer du côté de la nuit ; mais les autres sont du côté d’Éôset de Hèlios. Elle est âpre, mais bonne nourrice de jeunes hommes,et il n’est point d’autre terre qu’il me soit plus doux decontempler. Certes, la noble déesse Kalypsô m’a retenu dans sesgrottes profondes, me désirant pour mari ; et, de même, Kirkè,pleine de ruses, m’a retenu dans sa demeure, en l’île Aiaiè, mevoulant aussi pour mari ; mais elles n’ont point persuadé moncoeur dans ma poitrine, tant rien n’est plus doux que la patrie etles parents pour celui qui, loin des siens, habite même une richedemeure dans une terre étrangère. Mais je te raconterai le retourlamentable que me fit Zeus à mon départ de Troiè.

D’Ilios le vent me poussa chez les Kikônes, àIsmaros. Là, je dévastai la ville et j’en tuai les habitants ;et les femmes et les abondantes dépouilles enlevées furentpartagées, et nul ne partit privé par moi d’une part égale. Alors,j’ordonnai de fuir d’un pied rapide, mais les insensés n’obéirentpas. Et ils buvaient beaucoup de vin, et ils égorgeaient sur lerivage les brebis et les boeufs noirs aux pieds flexibles.

Et, pendant ce temps, des Kikônes fugitifsavaient appelé d’autres Kikônes, leurs voisins, qui habitaientl’intérieur des terres. Et ceux-ci étaient nombreux et braves,aussi habiles à combattre sur des chars qu’à pied, quand il lefallait. Et ils vinrent aussitôt, vers le matin, en aussi grandnombre que les feuilles et les fleurs printanières. Alors lamauvaise destinée de Zeus nous accabla, malheureux, afin que noussubissions mille maux. Et ils nous combattirent auprès de nos nefsrapides ; et des deux côtés nous nous frappions de nos lancesd’airain. Tant que dura le matin et que la lumière sacrée grandit,malgré leur multitude, le combat fut soutenu par nous ; maisquand Hèlios marqua le moment de délier les boeufs, les Kikônesdomptèrent les Akhaiens, et six de mes compagnons aux bellesknèmides furent tués par nef, et les autres échappèrent à la mortet à la kèr.

Et nous naviguions loin de là, joyeux d’avoirévité la mort et tristes dans le coeur d’avoir perdu nos cherscompagnons ; et mes nefs armées d’avirons des deux côtés nes’éloignèrent pas avant que nous eussions appelé trois fois chacunde nos compagnons tués sur la plage par les Kikônes. Et Zeus quiamasse les nuées souleva Boréas et une grande tempête, et ilenveloppa de nuées la terre et la mer, et la nuit se rua del’Ouranos.

Et les nefs étaient emportées hors de leurroute, et la force du vent déchira les voiles en trois ou quatremorceaux ; et, craignant la mort, nous les serrâmes dans lesnefs. Et celles-ci, avec de grands efforts, furent tirées sur lerivage, où, pendant deux nuits et deux jours, nous restâmesgisants, accablés de fatigue et de douleur. Mais quand Éôs auxbeaux cheveux amena le troisième jour, ayant dressé les mâts etdéployé les blanches voiles, nous nous assîmes sur les bancs, et levent et les pilotes nous conduisirent ; et je serais arrivésain et sauf dans la terre de la patrie, si la mer et le courant ducap Maléien et Boréas ne m’avaient porté par delà Kythèrè. Et nousfûmes entraînés, pendant neuf jours, par les vents contraires, surla mer poissonneuse : mais, le dixième jour, nous abordâmes laterre des Lotophages qui se nourrissent d’une fleur. Là, étantmontés sur le rivage, et ayant puisé de l’eau, mes compagnonsprirent leur repas auprès des nefs rapides. Et, alors, je choisisdeux de mes compagnons, et le troisième fut un héraut, et je lesenvoyai afin d’apprendre quels étaient les hommes qui vivaient surcette terre.

Et ceux-là, étant partis, rencontrèrent lesLotophages, et les Lotophages ne leur firent aucun mal, mais ilsleur offrirent le lotos à manger. Et dès qu’ils eurent mangé ledoux lotos, ils ne songèrent plus ni à leur message, ni auretour ; mais, pleins d’oubli, ils voulaient rester avec lesLotophages et manger du lotos. Et, les reconduisant aux nefs,malgré leurs larmes, je les attachai sous les bancs des nefscreuses ; et j’ordonnai à mes chers compagnons de se hâter demonter dans nos nefs rapides, de peur qu’en mangeant le lotos, ilsoubliassent le retour.

Et ils y montèrent, et, s’asseyant en ordresur les bancs de rameurs, ils frappèrent de leurs avirons lablanche mer, et nous naviguâmes encore, tristes dans le coeur.

Et nous parvînmes à la terre des kyklopesorgueilleux et sans lois qui, confiants dans les dieux immortels,ne plantent point de leurs mains et ne labourent point. Mais,n’étant ni semées, ni cultivées, toutes les plantes croissent poureux, le froment et l’orge, et les vignes qui leur donnent le vin deleurs grandes grappes que font croître les pluies de Zeus. Et lesagoras ne leur sont point connues, ni les coutumes ; et ilshabitent le faîte des hautes montagnes, dans de profondes cavernes,et chacun d’eux gouverne sa femme et ses enfants, sans nul soucides autres.

Une petite île est devant le port de la terredes kyklopes, ni proche, ni éloignée. Elle est couverte de forêtsoù se multiplient les chèvres sauvages. Et la présence des hommesne les a jamais effrayées, car les chasseurs qui supportent lesdouleurs dans les bois et les fatigues sur le sommet des montagnesne parcourent point cette île. On n’y fait point paître detroupeaux et on n’y laboure point ; mais elle n’est niensemencée ni labourée ; elle manque d’habitants et elle nenourrit que des chèvres bêlantes. En effet, les kyklopes n’ontpoint de nefs peintes en rouge, et ils n’ont point de onstructeursde nefs à bancs de rameurs qui les portent vers les villes deshommes, comme ceux-ci traversent la mer les uns vers les autres,afin que, sur ces nefs, ils puissent venir habiter cette île. Maiscelle-ci n’est pas stérile, et elle produirait toutes choses selonles saisons. Il y a de molles prairies arrosées sur le bord de lablanche mer, et des vignes y croîtraient abondamment, et cetteterre donnerait facilement des moissons, car elle est très grasse.Son port est sûr, et on n’y a besoin ni de cordes, ni d’ancresjetées, ni de lier les câbles ; et les marins peuvent y resteraussi longtemps que leur âme le désire et attendre le vent. Au fonddu port, une source limpide coule sous une grotte, et l’aune croîtautour.

C’est là que nous fûmes poussés, et un dieunous y conduisit pendant une nuit obscure, car nous ne pouvionsrien voir. Et un épais brouillard enveloppait les nefs, et Sélénéne luisait point dans l’Ouranos, étant couverte de nuages. Et aucunde nous ne vit l’île de ses yeux, ni les grandes lames quiroulaient vers le rivage, avant que nos nefs aux bancs de rameursn’y eussent abordé. Alors nous serrâmes toutes les voiles et nousdescendîmes sur le rivage de la mer, puis, nous étant endormis,nous attendîmes la divine Eôs.

Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, admirant l’île, nous la parcourûmes. Et les nymphes,filles de Zeus tempétueux, firent lever les chèvres montagnardes,afin que mes compagnons pussent faire leur repas. Et, aussitôt, onretira des nefs les arcs recourbés et les lances à longues pointesd’airain, et, divisés en trois corps, nous lançâmes nos traits, etun dieu nous donna une chasse abondante. Douze nefs me suivaient,et à chacune le sort accorda neuf chèvres, et dix à la mienne.Ainsi, tout le jour, jusqu’à la chute de Hèlios, nous mangeâmes,assis, les chairs abondantes, et nous bûmes le vin rouge ;mais il en restait encore dans les nombreuses amphores que nousavions enlevées de la citadelle sacrée des Kikônes. Et nousapercevions la fumée sur la terre prochaine des kyklopes, et nousentendions leur voix, et celle des brebis et des chèvres. Et quandHèlios tomba, la nuit survint, et nous nous endormîmes sur lerivage de la mer. Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, ayant convoqué l’agora, je dis à tous mescompagnons :

– Restez ici, mes chers compagnons. Moi, avecma nef et mes rameurs, j’irai voir quels sont ces hommes, s’ilssont injurieux, sauvages et injustes, ou s’ils sont hospitaliers etcraignant les dieux.

Ayant ainsi parlé, je montai sur ma nef etj’ordonnai à mes compagnons d’y monter et de détacher le câble. Etils montèrent, et, assis en ordre sur les bancs de rameurs, ilsfrappèrent la blanche mer de leurs avirons.

Quand nous fûmes parvenus à cette terreprochaine, nous vîmes, à son extrémité, une haute caverne ombragéede lauriers, près de la mer. Et là, reposaient de nombreuxtroupeaux de brebis et de chèvres. Auprès, il y avait un enclospavé de pierres taillées et entouré de grands pins et de chênes auxfeuillages élevés. Là habitait un homme géant qui, seul et loin detous, menait paître ses troupeaux, et ne se mêlait point auxautres, mais vivait à l’écart, faisant le mal. Et c’était unmonstre prodigieux, non semblable à un homme qui mange le pain,mais au faite boisé d’une haute montagne, qui se dresse, seul, aumilieu des autres sommets.

Et alors j’ordonnai à mes chers compagnons derester auprès de la nef et de la garder. Et j’en choisis douze desplus braves, et je partis, emportant une outre de peau de chèvre,pleine d’un doux vin noir que m’avait donné Maron, filsd’Euanthéos, sacrificateur d’Apollôn, et qui habitait Ismaros,parce que nous l’avions épargné avec sa femme et ses enfants, parrespect. Et il habitait dans le bois sacré de PhoibosApollôn : il me fit de beaux présents, car il me donna septtalents d’or bien travaillés, un kratère d’argent massif, et, dansdouze amphores, un vin doux, pur et divin, qui n’était connu danssa demeure ni de ses serviteurs, ni de ses servantes, mais de luiseul, de sa femme et de l’intendante. Toutes les fois qu’on buvaitce doux vin rouge, on y mêlait, pour une coupe pleine, vingtmesures d’eau, et son arôme parfumait encore le kratère, et il eûtété dur de s’en abstenir. Et j’emportai une grande outre pleine dece vin, et des vivres dans un sac, car mon âme courageusem’excitait à m’approcher de cet homme géant, doué d’une grandeforce, sauvage, ne connaissant ni la justice ni les lois.

Et nous arrivâmes rapidement à son antre, sansl’y trouver, car il paissait ses troupeaux dans les graspâturages ; et nous entrâmes, admirant tout ce qu’on voyaitlà. Les claies étaient chargées de fromages, et les étables étaientpleines d’agneaux et de chevreaux, et ceux-ci étaient renfermés enordre et séparés, les plus jeunes d’un côté, et les nouveau-nés del’autre. Et tous les vases à traire étaient pleins, dans lesquelsla crème flottait sur le petit lait. Et mes compagnons mesuppliaient d’enlever les fromages et de retourner, en chassantrapidement vers la nef les agneaux et les chevreaux hors desétables, et de fuir sur l’eau salée. Et je ne le voulus point, et,certes, cela eût été le plus sage ; mais je désirais voir cethomme, afin qu’il me fit les présents hospitaliers. Bientôt sa vuene devait pas être agréable à mes compagnons.

Alors, ranimant le feu et mangeant lesfromages, nous l’attendîmes, assis. Et il revint du pâturage, et ilportait un vaste monceau de bois sec, afin de préparer son repas,et il le jeta à l’entrée de la caverne, avec retentissement. Etnous nous cachâmes, épouvantés, dans le fond de l’antre. Et ilpoussa dans la caverne large tous ceux de ses gras troupeaux qu’ildevait traire, laissant dehors les mâles, béliers et boucs, dans lehaut enclos. Puis, soulevant un énorme bloc de pierre, si lourd quevingt-deux chars solides, à quatre roues, n’auraient pu le remuer,il le mit en place. Telle était la pierre immense qu’il plaçacontre la porte. Puis, s’asseyant, il commença de traire les brebiset les chèvres bêlantes, comme il convenait, et il mit les petitssous chacune d’elles. Et il fit cailler aussitôt la moitié du laitblanc qu’il déposa dans des corbeilles tressées, et il versal’autre moitié dans les vases, afin de la boire en mangeant etqu’elle lui servît pendant son repas. Et quand il eut achevé toutce travail à la hâte, il alluma le feu, nous aperçut et nousdit :

– Ô étrangers, qui êtes-vous ? D’oùvenez-vous sur la mer ? Est-ce pour un trafic, ou errez-voussans but, comme des pirates qui vagabondent sur la mer, exposantleurs âmes au danger et portant les calamités aux autreshommes ?

Il parla ainsi, et notre cher coeur futépouvanté au son de la voix du monstre et à sa vue. Mais, luirépondant ainsi, je dis :

– Nous sommes des Akhaiens venus de Troiè, etnous errons entraînés par tous les vents sur les vastes flots de lamer, cherchant notre demeure par des routes et des cheminsinconnus. Ainsi Zeus l’a voulu. Et nous nous glorifions d’être lesguerriers de l’Atréide Agamemnôn, dont la gloire, certes, est laplus grande sous l’Ouranos. En effet, il a renversé une vaste villeet dompté des peuples nombreux. Et nous nous prosternons, ensuppliants, à tes genoux, pour que tu nous sois hospitalier, et quetu nous fasses les présents qu’on a coutume de faire à des hôtes. Ôexcellent, respecte les dieux, car nous sommes tes suppliants, etZeus est le vengeur des suppliants et des étrangers dignes d’êtrereçus comme des hôtes vénérables.

Je parlai ainsi, et il me répondit avec uncoeur farouche :

– Tu es insensé, ô étranger, et tu viens deloin, toi qui m’ordonnes de craindre les Dieux et de me soumettre àeux. Les kyklopes ne se soucient point de Zeus tempétueux, ni desdieux heureux, car nous sommes plus forts qu’eux. Pour éviter lacolère de Zeus, je n’épargnerai ni toi, ni tes compagnons, à moinsque mon âme ne me l’ordonne. Mais dis-moi où tu as laissé, pourvenir ici, ta nef bien construite. Est-ce loin ou près ? queje le sache.

Il parla ainsi, me tentant ; mais il neput me tromper, car je savais beaucoup de choses, et je luirépondis ces paroles rusées :

– Poseidaôn qui ébranle la terre a brisé manef poussée contre les rochers d’un promontoire à l’extrémité devotre terre, et le vent l’a jetée hors de la mer et, avec ceux-ci,j’ai échappé à la mort.

Je parlai ainsi, et, dans son coeur farouche,il ne me répondit rien ; mais, en se ruant, il étendit lesmains sur mes compagnons, et il en saisit deux et les écrasa contreterre comme des petits chiens. Et leur cervelle jaillit et coulasur la terre. Et, les coupant membre à membre, il prépara sonrepas. Et il les dévora comme un lion montagnard, et il ne laissani leurs entrailles, ni leurs chairs, ni leurs os pleins de moelle.Et nous, en gémissant, nous levions nos mains vers Zeus, en face decette chose affreuse, et le désespoir envahit notre âme.

Quand le kyklôps eut empli son vaste ventre enmangeant les chairs humaines et en buvant du lait sans mesure, ils’endormit étendu au milieu de l’antre, parmi ses troupeaux. Et jevoulus, dans mon coeur magnanime, tirant mon épée aiguë de la gaineet me jetant sur lui, le frapper à la poitrine, là où lesentrailles entourent le foie ; mais une autre pensée meretint. En effet, nous aurions péri de même d’une mort affreuse,car nous n’aurions pu mouvoir de nos mains le lourd rocher qu’ilavait placé devant la haute entrée. C’est pourquoi nous attendîmesen gémissant la divine Éôs.

Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, il alluma le feu et se mit à traire ses illustrestroupeaux. Et il plaça les petits sous leurs mères. Puis, ayantachevé tout ce travail à la hâte, il saisit de nouveau deux de mescompagnons et prépara son repas. Et dès qu’il eut mangé, écartantsans peine la grande pierre, il poussa hors de l’antre ses grastroupeaux. Et il remit le rocher en place, comme le couvercle d’uncarquois. Et il mena avec beaucoup de bruit ses gras troupeaux surla montagne.

Et je restai, méditant une action terrible etcherchant comment je me vengerais et comment Athènè exaucerait monvoeu. Et ce dessein me sembla le meilleur dans mon esprit. Lagrande massue du kyklôps gisait au milieu de l’enclos, un oliviervert qu’il avait coupé afin de s’y appuyer quand il serait sec. Etce tronc nous semblait tel qu’un mât de nef de charge à vingtavirons qui fend les vastes flots. Telles étaient sa longueur etson épaisseur. J’en coupai environ une brasse que je donnai à mescompagnons, leur ordonnant de l’équarrir. Et ils l’équarrirent, etje taillai le bout de l’épieu en pointe, et je le passai dans lefeu ardent pour le durcir ; puis je le cachai sous le fumierqui était abondamment répandu dans toute la caverne, et j’ordonnaià mes compagnons de tirer au sort ceux qui le soulèveraient avecmoi pour l’enfoncer dans l’oeil du kyklôps quand le doux sommeill’aurait saisi. Ils tirèrent au sort, qui marqua ceux mêmes quej’aurais voulu prendre. Et ils étaient quatre, et j’étais lecinquième, car ils m’avaient choisi.

Le soir, le kyklôps revint, ramenant sestroupeaux du pâturage ; et, aussitôt, il les poussa tous dansla vaste caverne et il n’en laissa rien dans l’enclos, soit pardéfiance, soit qu’un dieu le voulût ainsi. Puis, il plaça l’énormepierre devant l’entrée, et, s’étant assis, il se mit à traire lesbrebis et les chèvres bêlantes. Puis, il mit les petits sous leursmères. Ayant achevé tout ce travail à la hâte, il saisit de nouveaudeux de mes compagnons et prépara son repas. Alors, tenant dans mesmains une coupe de vin noir, je m’approchai du kyklôps et je luidis :

– Kyklôps, prends et bois ce vin après avoirmangé des chairs humaines, afin de savoir quel breuvage renfermaitnotre nef. Je t’en rapporterais de nouveau, si, me prenant enpitié, tu me renvoyais dans ma demeure : mais tu es furieuxcomme on ne peut l’être davantage. Insensé ! Comment un seuldes hommes innombrables pourra-t-il t’approcher désormais, puisquetu manques d’équité ?

Je parlai ainsi, et il prit et but plein dejoie ; puis, ayant bu le doux breuvage, il m’en demanda denouveau :

– Donne-m’en encore, cher, et dis-moipromptement ton nom, afin que je te fasse un présent hospitalierdont tu te réjouisses. La terre féconde rapporte aussi aux kyklopesun vin généreux, et les pluies de Zeus font croître nosvignes ; mais celui-ci est fait de nektar et d’ambroisie.

Il parla ainsi, et de nouveau je lui donnai cevin ardent. Et je lui en offris trois fois, et trois fois il le butdans sa démence. Mais dès que le vin eut troublé son esprit, alorsje lui parlai ainsi en paroles flatteuses :

– Kyklôps, tu me demandes mon nom illustre. Jete le dirai, et tu me feras le présent hospitalier que tu m’aspromis. Mon nom est Personne. Mon père et ma mère et tous mescompagnons me nomment Personne.

Je parlai ainsi, et, dans son âme farouche, ilme répondit :

– Je mangerai Personne après tous sescompagnons, tous les autres avant lui. Ceci sera le présenthospitalier que je te ferai.

Il parla ainsi, et il tomba à la renverse, etil gisait, courbant son cou monstrueux, et le sommeil qui domptetout le saisit, et de sa gorge jaillirent le vin et des morceaux dechair humaine ; et il vomissait ainsi, plein de vin. Aussitôtje mis l’épieu sous la cendre, pour l’échauffer ; et jerassurai mes compagnons, afin qu’épouvantés, ils nem’abandonnassent pas. Puis, comme l’épieu d’olivier, bien que vert,allait s’enflammer dans le feu, car il brûlait violemment, alors jele retirai du feu. Et mes compagnons étaient autour de moi, et undaimôn nous inspira un grand courage. Ayant saisi l’épieu d’olivieraigu par le bout, ils l’enfoncèrent dans l’oeil du kyklôps, et moi,appuyant dessus, je le tournais, comme un constructeur de nefstroue le bois avec une tarière, tandis que ses compagnons la fixentdes deux côtés avec une courroie, et qu’elle tourne sans s’arrêter.Ainsi nous tournions l’épieu enflammé dans son oeil. Et le sangchaud en jaillissait, et la vapeur de la pupille ardente brûla sespaupières et son sourcil ; et les racines de l’oeilfrémissaient, comme lorsqu’un forgeron plonge une grande hache ouune doloire dans l’eau froide, et qu’elle crie, stridente, ce quidonne la force au fer. Ainsi son oeil faisait un bruit stridentautour de l’épieu d’olivier. Et il hurla horriblement, et lesrochers en retentirent. Et nous nous enfuîmes épouvantés. Et ilarracha de son oeil l’épieu souillé de beaucoup de sang, et, pleinde douleur, il le rejeta. Alors, à haute voix, il appela leskyklopes qui habitaient autour de lui les cavernes des promontoiresbattus des vents. Et, entendant sa voix, ils accoururent de touscôtés, et, debout autour de l’antre, ils lui demandaient pourquoiil se plaignait :

– Pourquoi, Polyphèmos, pousses-tu de tellesclameurs dans la nuit divine et nous réveilles-tu ?Souffres-tu ? Quelque mortel a-t-il enlevé tes brebis ?Quelqu’un veut-il te tuer par force ou par ruse ?

Et le robuste Polyphèmos leur répondit du fondde son antre :

– Ô amis, qui me tue par ruse et non parforce ? Personne.

Et ils lui répondirent en parolesailées :

– Certes, nul ne peut te faire violence,puisque tu es seul. On ne peut échapper aux maux qu’envoie le grandZeus. Supplie ton père, le roi Poseidaôn.

Ils parlèrent ainsi et s’en allèrent. Et moncher coeur rit, parce que mon nom les avait trompés, ainsi que maruse irréprochable.

Mais le kyklôps, gémissant et plein dedouleurs, tâtant avec les mains, enleva le rocher de la porte, et,s’asseyant là, étendit les bras, afin de saisir ceux de nous quivoudraient sortir avec les brebis. Il pensait, certes, que j’étaisinsensé. Aussitôt, je songeai à ce qu’il y avait de mieux à fairepour sauver mes compagnons et moi-même de la mort. Et je méditaices ruses et ce dessein, car il s’agissait de la vie, et un granddanger nous menaçait. Et ce dessein me parut le meilleur dans monesprit.

Les mâles des brebis étaient forts et laineux,beaux et grands, et ils avaient une laine de couleur violette. Jeles attachai par trois avec l’osier tordu sur lequel dormait lekyklôps monstrueux et féroce. Celui du milieu portait un homme, etles deux autres, de chaque côté, cachaient mes compagnons. Et il yavait un bélier, le plus grand de tous. J’embrassai son dos,suspendu sous son ventre, et je saisis fortement de mes mains salaine très épaisse, dans un esprit patient. Et c’est ainsi qu’engémissant nous attendîmes la divine Éôs.

Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, alors le kyklôps poussa les mâles des troupeaux aupâturage. Et les femelles bêlaient dans les étables, car il n’avaitpu les traire et leurs mamelles étaient lourdes. Et lui, accablé dedouleurs, tâtait le dos de tous les béliers qui passaient devantlui, et l’insensé ne s’apercevait point que mes compagnons étaientliés sous le ventre des béliers laineux. Et celui qui me portaitdans sa laine épaisse, alourdi, sortit le dernier, tandis que jeroulais mille pensées. Et le robuste Polyphèmos, le tâtant, luidit :

– Bélier paresseux, pourquoi sors-tu ledernier de tous de mon antre ? Auparavant, jamais tu nerestais derrière les autres, mais, le premier, tu paissais lestendres fleurs de l’herbe, et, le premier, marchant avec fierté, tuarrivais au cours des fleuves, et, le premier, le soir, tu rentraisà l’enclos. Maintenant, te voici le dernier. Regrettes-tu l’oeil deton maître qu’un méchant homme a arraché, à l’aide de sesmisérables compagnons, après m’avoir dompté l’âme par le vin,Personne, qui n’échappera pas, je pense, à la mort ? Plût auxdieux que tu pusses entendre, parler, et me dire où il se dérobe àma force ! Aussitôt sa cervelle écrasée coulerait çà et làdans la caverne, et mon coeur se consolerait des maux que m’a faitsce misérable Personne !

Ayant ainsi parlé, il laissa sortir le bélier.À peine éloignés de peu d’espace de l’antre et de l’enclos, jequittai le premier le bélier et je détachai mes compagnons. Et nouspoussâmes promptement hors de leur chemin les troupeaux chargés degraisse, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à notre nef. Et noschers compagnons nous revirent, nous du moins qui avions échappé àla mort, et ils nous regrettaient ; aussi ils gémissaient, etils pleuraient les autres. Mais, par un froncement de sourcils, jeleur défendis de pleurer, et j’ordonnai de pousser promptement lestroupeaux laineux dans la nef, et de fendre l’eau salée. Etaussitôt ils s’embarquèrent, et, s’asseyant en ordre sur les bancsde rameurs, ils frappèrent la blanche mer de leurs avirons. Maisquand nous fûmes éloignés de la distance où porte la voix, alors jedis au kyklôps ces paroles outrageantes :

– Kyklôps, tu n’as pas mangé dans ta cavernecreuse, avec une grande violence, les compagnons d’un homme sanscourage, et le châtiment devait te frapper, malheureux ! toiqui n’as pas craint de manger tes hôtes dans ta demeure. C’estpourquoi Zeus et les autres dieux t’ont châtié.

Je parlai ainsi, et il entra aussitôt dans uneplus violente fureur, et, arrachant la cime d’une grande montagne,il la lança. Et elle tomba devant notre nef à noire proue, etl’extrémité de la poupe manqua être brisée, et la mer nous inondasous la chute de ce rocher qui la fit refluer vers le rivage, et leflot nous remporta jusqu’à toucher le bord. Mais, saisissant unlong pieu, je repoussai la nef du rivage, et, d’un signe de tête,j’ordonnai à mes compagnons d’agiter les avirons afin d’échapper àla mort, et ils se courbèrent sur les avirons. Quand nous nousfûmes une seconde fois éloignés à la même distance, je voulusencore parler au kyklôps, et tous mes compagnons s’y opposaient pardes paroles suppliantes :

– Malheureux ! pourquoi veux-tu irritercet homme sauvage ? Déjà, en jetant ce rocher dans la mer, ila ramené notre nef contre terre, où, certes, nous devionspérir ; et s’il entend tes paroles ou le son de ta voix, ilpourra briser nos têtes et notre nef sous un autre rocher qu’illancera, tant sa force est grande.

Ils parlaient ainsi, mais ils ne persuadèrentpoint mon coeur magnanime, et je lui parlai de nouveauinjurieusement :

– Kyklôps, si quelqu’un parmi les hommesmortels t’interroge sur la perte honteuse de ton oeil, dis-luiqu’il a été arraché par le dévastateur de citadelles Odysseus, filsde Laertès, et qui habite dans Ithakè.

Je parlai ainsi, et il me répondit engémissant :

– Ô dieux ! voici que les anciennesprédictions qu’on m’a faites se sont accomplies. Il y avait ici unexcellent et grand divinateur, Tèlémos Eurymide, qui l’emportaitsur tous dans la divination, et qui vieillit en prophétisant aumilieu des kyklopes. Et il me dit que toutes ces chosess’accompliraient qui me sont arrivées, et que je serais privé de lavue par Odysseus. Et je pensais que ce serait un homme grand etbeau qui viendrait ici, revêtu d’une immense force. Et c’est unhomme de rien, petit et sans courage, qui m’a privé de mon oeilaprès m’avoir dompté avec du vin ! Viens ici, Odysseus, afinque je te fasse les présents de l’hospitalité. Je demanderai àl’illustre qui ébranle la terre de te reconduire. Je suis son fils,et il se glorifie d’être mon père, et il me guérira, s’il le veut,et non quelque autre des dieux immortels ou des hommes mortels.

Il parla ainsi et je lui répondis :

– Plût aux dieux que je t’eusse arraché l’âmeet la vie, et envoyé dans la demeure d’Aidès aussi sûrement quecelui qui ébranle la terre ne guérira point ton oeil.

Je parlais ainsi, et, aussitôt, il supplia leroi Poseidaôn, en étendant les mains vers l’Ouranosétoilé :

– Entends-moi, Poseidaôn aux cheveux bleus,qui contiens la terre ! Si je suis ton fils, et si tu teglorifies d’être mon père, fais que le dévastateur de citadelles,Odysseus, fils de Laertès, et qui habite dans Ithakè, ne retournejamais dans sa patrie. Mais si sa destinée est de revoir ses amiset de rentrer dans sa demeure bien construite et dans la terre desa patrie, qu’il n’y parvienne que tardivement, après avoir perdutous ses compagnons, et sur une nef étrangère, et qu’il souffreencore en arrivant dans sa demeure !

Il pria ainsi, et l’illustre aux cheveux bleusl’entendit.

Puis, il souleva un plus lourd rocher, et, lefaisant tourner, il le jeta avec une immense force. Et il tomba àl’arrière de la nef à proue bleue, manquant d’atteindre l’extrémitédu gouvernail, et la mer se souleva sous le coup ; mais leflot, cette fois, emporta la nef et la poussa vers l’île ; etnous parvînmes bientôt là où étaient les autres nefs à bancs derameurs. Et nos compagnons y étaient assis, pleurant et nousattendant toujours. Ayant abordé, nous tirâmes la nef sur le sableet nous descendîmes sur le rivage de la mer.

Et nous partageâmes les troupeaux du kyklôps,après les avoir retirés de la nef creuse, et nul ne fut privé d’unepart égale. Et mes compagnons me donnèrent le bélier, outre mapart, et après le partage. Et, l’ayant sacrifié sur le rivage àZeus Kronide qui amasse les noires nuées et qui commande à tous, jebrûlai ses cuisses. Mais Zeus ne reçut point mon sacrifice ;mais, plutôt, il songeait à perdre toutes mes nefs à bancs derameurs et tous mes chers compagnons.

Et nous nous reposâmes là, tout le jour,jusqu’à la chute de Hèlios, mangeant les chairs abondantes etbuvant le doux vin. Et quand Hèlios tomba et que les ombressurvinrent, nous dormîmes sur le rivage de la mer.

Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, je commandai à mes compagnons de s’embarquer et dedétacher les câbles. Et, aussitôt, ils s’embarquèrent, et,s’asseyant en ordre sur les bancs, ils frappèrent la blanche mer deleurs avirons. Et, de là, nous naviguâmes, tristes dans le coeur,bien que joyeux d’avoir échappé à la mort, car nous avions perdunos chers compagnons.

10.

Et nous arrivâmes à l’île Aioliè, où habitaitAiolos Hippotade cher aux dieux immortels. Et un mur d’airain qu’onne peut rompre entourait l’île entière, et une roche escarpée labordait de toute part. Douze enfants étaient nés dans la maisonroyale d’Aiolos : six filles et six fils pleins de jeunesse.Et il unit ses filles à ses fils afin qu’elles fussent les femmesde ceux-ci, et tous prenaient leur repas auprès de leur pèrebien-aimé et de leur mère vénérable, et de nombreux mets étaientplacés devant eux. Pendant le jour, la maison et la courretentissaient, parfumées ; et, pendant la nuit tous dormaientauprès de leurs femmes chastes, sur des tapis et sur des litssculptés.

Et nous entrâmes dans la ville et dans lesbelles demeures. Et tout un mois Aiolos m’accueillit, et ilm’interrogeait sur Ilios, sur les nefs des Argiens et sur le retourdes Akhaiens. Et je lui racontai toutes ces choses comme ilconvenait. Et quand je lui demandai de me laisser partir et de merenvoyer, il ne me refusa point et il prépara mon retour. Et il medonna une outre, faite de la peau d’un boeuf de neuf ans, danslaquelle il enferma le souffle des vents tempétueux ; car leKroniôn l’avait fait le maître des vents, et lui avait donné de lessoulever ou de les apaiser, selon sa volonté. Et, avec un splendidecâble d’argent, il l’attacha dans ma nef creuse, afin qu’il n’ensortît aucun souffle. Puis il envoya le seul Zéphyros pour nousemporter, les nefs et nous. Mais ceci ne devait point s’accomplir,car nous devions périr par notre démence.

Et, sans relâche, nous naviguâmes pendant neufjours et neuf nuits, et au dixième jour la terre de la patrieapparaissait déjà, et nous apercevions les feux des habitants. Et,dans ma fatigue, le doux sommeil me saisit. Et j’avais toujourstenu le gouvernail de la nef, ne l’ayant cédé à aucun de mescompagnons, afin d’arriver promptement dans la terre de la patrie.Et mes compagnons parlèrent entre eux, me soupçonnant d’emporterdans ma demeure de l’or et de l’argent, présents du magnanimeAiolos Hippotade. Et ils se disaient entre eux :

– Dieux ! combien Odysseus est aimé detous les hommes et très honoré de tous ceux dont il aborde la villeet la terre ! Il a emporté de Troiè, pour sa part du butin,beaucoup de choses belles et précieuses, et nous rentrons dans nosdemeures, les mains vides, après avoir fait tout ce qu’il a fait.Et voici que, par amitié, Aiolos l’a comblé de présents ! Maisvoyons à la hâte ce qu’il y a dans cette outre, et combien d’or etd’argent on y a renfermé.

Ils parlaient ainsi, et leur mauvais desseinl’emporta. Ils ouvrirent l’outre, et tous les vents en jaillirent.Et aussitôt la tempête furieuse nous emporta sur la mer, pleurants,loin de la terre de la patrie. Et, m’étant réveillé, je délibéraidans mon coeur irréprochable si je devais périr en me jetant de manef dans la mer, ou si, restant parmi les vivants, je souffriraisen silence. Je restai et supportai mes maux. Et je gisais cachédans le fond de ma nef, tandis que tous étaient de nouveau emportéspar les tourbillons du vent vers l’île Aioliè. Et mes compagnonsgémissaient.

Étant descendus sur le rivage, nous puisâmesde l’eau, et mes compagnons prirent aussitôt leur repas auprès desnefs rapides. Après avoir mangé et bu, je choisis un héraut et unautre compagnon, et je me rendis aux illustres demeures d’Aiolos.Et je le trouvai faisant son repas avec sa femme et ses enfants.Et, en arrivant, nous nous assîmes sur le seuil de la porte. Ettous étaient stupéfaits et ils m’interrogèrent :

– Pourquoi es-tu revenu, Odysseus ? Queldaimôn t’a porté malheur ? N’avions-nous pas assuré tonretour, afin que tu parvinsses dans la terre de ta patrie, dans tesdemeures, là où il te plaisait d’arriver ?

Ils parlaient ainsi, et je répondis, tristedans le coeur :

– Mes mauvais compagnons m’ont perdu, et,avant eux, le sommeil funeste. Mais venez à mon aide, amis, carvous en avez le pouvoir.

Je parlai ainsi, tâchant de les apaiser pardes paroles flatteuses ; mais ils restèrent muets, et leurpère me répondit :

– Sors promptement de cette île, ô le pire desvivants ! Il ne m’est point permis de recueillir ni dereconduire un homme qui est odieux aux dieux heureux. Va !car, certes, si tu es revenu, c’est que tu es odieux aux dieuxheureux.

Il parla ainsi, et il me chassa de sesdemeures tandis que je soupirais profondément. Et nous naviguionsde là, tristes dans le coeur ; et l’âme de mes compagnonsétait accablée par la fatigue cruelle des avirons, car le retour nenous semblait plus possible, à cause de notre démence. Et nousnaviguâmes ainsi six jours et six nuits. Et, le septième jour, nousarrivâmes à la haute ville de Lamos, dans la Laistrygoniè Télépyle.Là, le pasteur qui rentre appelle le pasteur qui sort enl’entendant. Là, le pasteur qui ne dort pas gagne un salairedouble, en menant paître les boeufs d’abord, et, ensuite, lestroupeaux aux blanches laines, tant les chemins du jour sontproches des chemins de la nuit.

Et nous abordâmes le port illustre entouréd’un haut rocher. Et, des deux côtés, les rivages escarpés serencontraient, ne laissant qu’une entrée étroite. Et mes compagnonsconduisirent là toutes les nefs égales, et ils les amarrèrent, lesunes auprès des autres, au fond du port, où jamais le flot ne sesoulevait, ni peu, ni beaucoup, et où il y avait une constantetranquillité. Et, moi seul, je retins ma nef noire en dehors, et jel’amarrai aux pointes du rocher. Puis, je montai sur le faîte desécueils, et je ne vis ni les travaux des boeufs, ni ceux deshommes, et je ne vis que de la fumée qui s’élevait de terre. Alors,je choisis deux de mes compagnons et un héraut, et je les envoyaipour savoir quels hommes nourris de pain habitaient cetteterre.

Et ils partirent, prenant un large chemin paroù les chars portaient à la ville le bois des hautes montagnes. Etils rencontrèrent devant la ville, allant chercher de l’eau, unejeune vierge, fille du robuste Laistrygôn Antiphatès. Et elledescendait à la fontaine limpide d’Artakiè. Et c’est là qu’onpuisait de l’eau pour la ville. S’approchant d’elle, ils luidemandèrent quel était le roi qui commandait à ces peuples ;et elle leur montra aussitôt la haute demeure de son père. Étantentrés dans l’illustre demeure, ils y trouvèrent une femme hautecomme une montagne, et ils en furent épouvantés. Mais elle appelaaussitôt de l’agora l’illustre Antiphatès son mari, qui leurprépara une lugubre destinée, car il saisit un de mes compagnonspour le dévorer. Et les deux autres, précipitant leur fuite,revinrent aux nefs.

Alors, Antiphatès poussa des clameurs par laville, et les robustes Laistrygones, l’ayant entendu, se ruaient detoutes parts, innombrables, et pareils, non à des hommes, mais àdes géants. Et ils lançaient de lourdes pierres arrachées aurocher, et un horrible retentissement s’éleva d’hommes mourants etde nefs écrasées. Et les Laistrygones transperçaient les hommescomme des poissons, et ils emportaient ces tristes mets. Pendantqu’ils les tuaient ainsi dans l’intérieur du port, je tirai de lagaine mon épée aiguë et je coupai les câbles de ma nef noire, et,aussitôt, j’ordonnai à mes compagnons de se courber sur lesavirons, afin de fuir notre perte. Et tous ensemble se courbèrentsur les avirons, craignant la mort. Ainsi ma nef gagna la pleinemer, évitant les lourdes pierres mais toutes les autres périrent ence lieu.

Et nous naviguions loin de là, tristes dans lecoeur d’avoir perdu tous nos chers compagnons, bien que joyeuxd’avoir évité la mort. Et nous arrivâmes à l’île Aiaiè, et c’est làqu’habitait Kirkè aux beaux cheveux, vénérable et éloquente déesse,soeur du prudent Aiètès. Et tous deux étaient nés de Hèlios quiéclaire les hommes, et leur mère était Persè, qu’engendra Okéanos.Et là, sur le rivage, nous conduisîmes notre nef dans une largerade, et un dieu nous y mena. Puis, étant descendus, nous restâmeslà deux jours, l’âme accablée de fatigue et de douleur. Mais quandÉôs aux beaux cheveux amena le troisième jour, prenant ma lance etmon épée aiguë, je quittai la nef et je montai sur une hauteur d’oùje pusse voir des hommes et entendre leurs voix. Et, du sommetescarpé où j’étais monté, je vis s’élever de la terre large, àtravers une forêt de chênes épais, la fumée des demeures de Kirkè.Puis, je délibérai, dans mon esprit et dans mon coeur, si jepartirais pour reconnaître la fumée que je voyais. Et il me parutplus sage de regagner ma nef rapide et le rivage de la mer, defaire prendre le repas à mes compagnons et d’envoyer reconnaître lepays.

Mais, comme, déjà, j’étais près de ma nef, undieu qui, sans doute, eut compassion de me voir seul, envoya sur maroute un grand cerf au bois élevé qui descendait des pâturages dela forêt pour boire au fleuve, car la force de Hèlios le poussait.Et, comme il s’avançait, je le frappai au milieu de l’épine du dos,et la lame d’airain le traversa, et, en bramant, il tomba dans lapoussière et son esprit s’envola. Je m’élançai, et je retirai lalance d’airain de la blessure. Je la laissai à terre, et, arrachanttoute sorte de branches pliantes, j’en fis une corde tordue de lalongueur d’une brasse, et j’en liai les pieds de l’énorme bête. Et,la portant à mon cou, je descendis vers ma nef, appuyé sur malance, car je n’aurais pu retenir un animal aussi grand, d’uneseule main, sur mon épaule. Et je le jetai devant la nef, et jeranimai mes compagnons en adressant des paroles flatteuses à chacund’eux :

– Ô amis, bien que malheureux, nous nedescendrons point dans les demeures d’Aidès avant notre jour fatal.Allons, hors de la nef rapide, songeons à boire et à manger, et nesouffrons point de la faim.

Je parlai ainsi, et ils obéirent à mesparoles, et ils descendirent sur le rivage de la mer, admirant lecerf, et combien il était grand. Et après qu’ils se furent réjouisde le regarder, s’étant lavé les mains, ils préparèrent unexcellent repas. Ainsi, tout le jour, jusqu’à la chute de Hèlios,nous restâmes assis, mangeant les chairs abondantes et buvant levin doux. Et quand Hèlios tomba et que les ombres survinrent, nousnous endormîmes sur le rivage de la mer. Et quand Éôs aux doigtsrosés, née au matin, apparut, alors, ayant convoqué l’agora, jeparlai ainsi :

– Écoutez mes paroles et supportez patiemmentvos maux, compagnons. Ô amis ! nous ne savons, en effet, oùest le couchant, où le levant, de quel côté Hèlios se lève sur laterre pour éclairer les hommes, ni de quel côté il se couche.Délibérons donc promptement, s’il est nécessaire ; mais je nele pense pas. Du faîte de la hauteur où j’ai monté, j’ai vu quecette terre est une île que la mer sans bornes environne. Elle estpetite, et j’ai vu de la fumée s’élever à travers une forêt dechênes épais.

Je parlai ainsi, et leur cher coeur fut brisé,se souvenant des crimes du Laistrygôn Antiphatès et de la violencedu magnanime kyklôps mangeur d’hommes. Et ils pleuraient, répandantdes larmes abondantes. Mais il ne servait à rien de gémir. Jedivisai mes braves compagnons, et je donnai un chef à chaquetroupe. Je commandai l’une, et Eurylokhos semblable à un dieucommanda l’autre. Et les sorts ayant été promptement jetés dans uncasque d’airain, ce fut celui du magnanime Eurylokhos qui sortit.Et il partit à la hâte, et en pleurant, avec vingt-deux compagnons,et ils nous laissèrent gémissants.

Et ils trouvèrent, dans une vallée, en un lieudécouvert, les demeures de Kirkè, construites en pierres polies. Ettout autour erraient des loups montagnards et des lions. Et Kirkèles avait domptés avec des breuvages perfides ; et ils ne sejetaient point sur les hommes, mais ils les approchaient en remuantleurs longues queues, comme des chiens caressant leur maître qui selève du repas, car il leur donne toujours quelques bons morceaux.Ainsi les loups aux ongles robustes et les lions entouraient,caressants, mes compagnons ; et ceux-ci furent effrayés devoir ces bêtes féroces, et ils s’arrêtèrent devant les portes de ladéesse aux beaux cheveux. Et ils entendirent Kirkè chantant d’unebelle voix dans sa demeure et tissant une grande toileambroisienne, telle que sont les ouvrages légers, gracieux etbrillants des déesses. Alors Polytès, chef des hommes, le plus cherde mes compagnons, et que j’honorais le plus, parla lepremier :

– Ô amis, quelque femme, tissant une grandetoile, chante d’une belle voix dans cette demeure, et tout le muren résonne. Est-ce une déesse ou une mortelle ? Poussonspromptement un cri.

Il les persuada ainsi, et ils appelèrent encriant. Et Kirkè sortit aussitôt, et, ouvrant les belles portes,elle les invita, et tous la suivirent imprudemment. Eurylokhosresta seul dehors, ayant soupçonné une embûche. Et Kirkè, ayantfait entrer mes compagnons, les fit asseoir sur des sièges et surdes thrônes. Et elle mêla, avec du vin de Pramnios, du fromage, dela farine et du miel doux ; mais elle mit dans le pain despoisons, afin de leur faire oublier la terre de la patrie. Et elleleur offrit cela, et ils burent, et, aussitôt, les frappant d’unebaguette, elle les renferma dans les étables à porcs. Et ilsavaient la tête, la voix, le corps et les soies du porc, mais leuresprit était le même qu’auparavant. Et ils pleuraient, ainsirenfermés ; et Kirkè leur donna du gland de chêne et du fruitde cornouiller à manger, ce que mangent toujours les porcs quicouchent sur la terre.

Mais Eurylokhos revint à la hâte vers la nefnoire et rapide nous annoncer la dure destinée de nos compagnons.Et il ne pouvait parler, malgré son désir, et son coeur étaitfrappé d’une grande douleur, et ses yeux étaient pleins de larmes,et son âme respirait le deuil. Mais, comme nous l’interrogions tousavec empressement, il nous raconta la perte de sescompagnons :

– Nous avons marché à travers la forêt, commetu l’avais ordonné, illustre Odysseus, et nous avons rencontré,dans une vallée, en un lieu découvert, de belles demeuresconstruites en pierres polies. Là, une déesse, ou une mortelle,chantait harmonieusement en tissant une grande toile. Et mescompagnons l’appelèrent en criant. Aussitôt, elle sortit, et,ouvrant la belle porte, elle les invita, et tous la suivirentimprudemment, et, moi seul, je restai, ayant soupçonné une embûche.Et tous les autres disparurent à la fois, et aucun n’a reparu, bienque je les aie longtemps épiés et attendus.

Il parla ainsi, et je jetai sur mes épaulesune grande épée d’airain aux clous d’argent et un arc, etj’ordonnai à Eurylokhos de me montrer le chemin. Mais, ayant saisimes genoux de ses mains, en pleurant, il me dit ces parolesailées :

– Ne me ramène point là contre mon gré, ôdivin, mais laisse-moi ici. Je sais que tu ne reviendras pas et quetu ne ramèneras aucun de nos compagnons. Fuyons promptement avecceux-ci, car, sans doute, nous pouvons encore éviter la duredestinée.

Il parla ainsi, et je lui répondis :

– Eurylokhos, reste donc ici, mangeant etbuvant auprès de la nef noire et creuse. Moi, j’irai, car unenécessité inexorable me contraint.

Ayant ainsi parlé, je m’éloignai de la mer etde la nef, et traversant les vallées sacrées, j’arrivai à la grandedemeure de l’empoisonneuse Kirkè. Et Herméias à la baguette d’orvint à ma rencontre, comme j’approchais de la demeure, et il étaitsemblable à un jeune homme dans toute la grâce de l’adolescence.Et, me prenant la main, il me dit :

– Ô malheureux où vas-tu seul, entre cescollines, ignorant ces lieux. Tes compagnons sont enfermés dans lesdemeures de Kirkè, et ils habitent comme des porcs des étables biencloses. Viens-tu pour les délivrer ? Certes, je ne pense pasque tu reviennes toi-même, et tu resteras là où ils sont déjà. Maisje te délivrerai de ce mal et je te sauverai. Prends ce remèdeexcellent, et le portant avec toi, rends-toi aux demeures de Kirkè,car il éloignera de ta tête le jour fatal. Je te dirai tous lesmauvais desseins de Kirkè. Elle te préparera un breuvage et ellemettra les poisons dans le pain, mais elle ne pourra te charmer,car l’excellent remède que je te donnerai ne le permettra pas. Jevais te dire le reste. Quand Kirkè t’aura frappé de sa longuebaguette, jette-toi sur elle, comme si tu voulais la tuer. Alors,pleine de crainte, elle t’invitera à coucher avec elle. Ne refusepoint le lit d’une déesse, afin qu’elle délivre tes compagnons etqu’elle te traite toi-même avec bienveillance. Mais ordonne-lui dejurer par le grand serment des dieux heureux, afin qu’elle ne tetende aucune autre embûche, et que, t’ayant mis nu, elle net’enlève point ta virilité.

Ayant ainsi parlé, le tueur d’Argos me donnale remède qu’il arracha de terre, et il m’en expliqua la nature. Etsa racine est noire et sa fleur semblable à du lait. Les dieux lanomment môly. Il est difficile aux hommes mortels de l’arracher,mais les dieux peuvent tout. Puis Herméias s’envola vers le grandOlympos, sur l’île boisée, et je marchai vers la demeure de Kirkè,et mon coeur roulait mille pensées tandis que je marchais.

Et, m’arrêtant devant la porte de la déesseaux beaux cheveux, je l’appelai, et elle entendit ma voix, et,sortant aussitôt, elle ouvrit les portes brillantes et ellem’invita. Et, l’ayant suivie, triste dans le coeur, elle me fitentrer, puis asseoir sur un thrône à clous d’argent, et bientravaillé. Et j’avais un escabeau sous les pieds. Aussitôt elleprépara dans une coupe d’or le breuvage que je devais boire, et,méditant le mal dans son esprit, elle y mêla le poison. Après mel’avoir donné, et comme je buvais, elle me frappa de sa baguette etelle me dit :

– Va maintenant dans l’étable à porcs, etcouche avec tes compagnons.

Elle parla ainsi, mais je tirai de la gainemon épée aiguë et je me jetai sur elle comme si je voulais la tuer.Alors, poussant un grand cri, elle se prosterna, saisit mes genouxet me dit ces paroles ailées, en pleurant :

– Qui es-tu parmi les hommes ? Où est taville ? Où sont tes parents ? Je suis stupéfaite qu’ayantbu ces poisons tu ne sois pas transformé. Jamais aucun homme, pourles avoir seulement fait passer entre ses dents, n’y a résisté. Tuas un esprit indomptable dans ta poitrine, ou tu es le subtilOdysseus qui devait arriver ici, à son retour de Troiè, sur sa nefnoire et rapide, ainsi que Herméias à la baguette d’or me l’avaittoujours prédit. Mais, remets ton épée dans sa gaine, etcouchons-nous tous deux sur mon lit, afin que nous nous unissions,et que nous nous confiions l’un à l’autre.

Elle parla ainsi, et, lui répondant, je luidis :

– Ô Kirkè ! comment me demandes-tu d’êtredoux pour toi qui as changé, dans tes demeures, mes compagnons enporcs, et qui me retiens ici moi-même, m’invitant à monter sur tonlit, dans la chambre nuptiale, afin qu’étant nu, tu m’enlèves mavirilité ? Certes, je ne veux point monter sur ton lit, àmoins que tu ne jures par un grand serment, ô déesse, que tu ne metendras aucune autre embûche.

Je parlais ainsi, et aussitôt elle jura commeje le lui demandais ; et après qu’elle eut juré et prononcétoutes les paroles du serment, alors je montai sur son beau lit. Etles servantes s’agitaient dans la demeure ; et elles étaientquatre, et elles prenaient soin de toute chose. Et elles étaientnées des sources des forêts et des fleuves sacrés qui coulent à lamer. L’une d’elles jeta sur les thrônes de belles couverturespourprées, et, pardessus, de légères toiles de lin. Une autredressa devant les thrônes des tables d’argent sur lesquelles elleposa des corbeilles d’or. Une troisième mêla le vin doux etmielleux dans un kratère d’argent et distribua des coupes d’or. Laquatrième apporta de l’eau et alluma un grand feu sous un grandtrépied, et l’eau chauffa. Et quand l’eau eut chauffé dans l’airainbrillant, elle me mit au bain, et elle me lava la tête et lesépaules avec l’eau doucement versée du grand trépied. Et quand ellem’eut lavé et parfumé d’huile grasse, elle me revêtit d’une tuniqueet d’un beau manteau. Puis elle me fit asseoir sur un thrôned’argent bien travaillé, et j’avais un escabeau sous mes pieds. Uneservante versa, d’une belle aiguière d’or dans un bassin d’argent,de l’eau pour les mains, et dressa devant moi une table polie. Etla vénérable intendante, bienveillante pour tous, apporta du painqu’elle plaça sur la table ainsi que beaucoup de mets. Et Kirkèm’invita à manger, mais cela ne plut point à mon âme.

Et j’étais assis, ayant d’autres pensées etprévoyant d’autres maux. Et Kirkè, me voyant assis, sans manger, etplein de tristesse, s’approcha de moi et me dit ces parolesailées :

– Pourquoi, Odysseus, restes-tu ainsi muet ette rongeant le coeur, sans boire et sans manger ? Crains-tuquelque autre embûche ? Tu ne dois rien craindre, car j’aijuré un grand serment.

Elle parla ainsi, et, lui répondant, jedis :

– Ô Kirkè, quel homme équitable et justeoserait boire et manger, avant que ses compagnons aient étédélivrés, et qu’il les ait vus de ses yeux ? Si, dans tabienveillance, tu veux que je boive et que je mange, délivre mescompagnons et que je les voie.

Je parlai ainsi, et Kirkè sortit de sesdemeures, tenant une baguette à la main, et elle ouvrit les portesde l’étable à porcs. Elle en chassa mes compagnons semblables à desporcs de neuf ans. Ils se tenaient devant nous, et, se penchant,elle frotta chacun d’eux d’un autre baume, et de leurs membrestombèrent aussitôt les poils qu’avait fait pousser le poisonfuneste que leur avait donné la vénérable Kirkè ; et ilsredevinrent des hommes plus jeunes qu’ils n’étaient auparavant,plus beaux et plus grands. Et ils me reconnurent, et tous, meserrant la main, pleuraient de joie, et la demeure retentissait deleurs sanglots. Et la déesse elle-même fut prise de pitié. Puis, lanoble déesse, s’approchant de moi, me dit :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, vamaintenant vers ta nef rapide et le rivage de la mer. Fais tirer,avant tout, ta nef sur le sable. Cachez ensuite vos richesses etvos armes dans une caverne, et revenez aussitôt, toi-même et teschers compagnons.

Elle parla ainsi, et mon esprit généreux futpersuadé, et je me hâtai de retourner à ma nef rapide et au rivagede la mer, et je trouvai auprès de ma nef rapide mes cherscompagnons gémissant misérablement et versant des larmesabondantes. De même que les génisses, retenues loin de la prairie,s’empressent autour des vaches qui, du pâturage, reviennent àl’étable après s’être rassasiées d’herbes, et vont toutes ensembleau-devant d’elles, sans que les enclos puissent les retenir, etmugissent sans relâche autour de leurs mères ; de même, quandmes compagnons me virent de leurs yeux, ils m’entourèrent enpleurant, et leur coeur fut aussi ému que s’ils avaient revu leurpatrie et la ville de l’âpre Ithakè, où ils étaient nés et avaientété nourris. Et, en pleurant, ils me dirent ces parolesailées :

– À ton retour, ô divin ! nous sommesaussi joyeux que si nous voyions Ithakè et la terre de la patrie.Mais dis-nous comment sont morts nos compagnons.

Ils parlaient ainsi, et je leur répondis parces douces paroles :

– Avant tout, tirons la nef sur le rivage, etcachons dans une caverne nos richesses et toutes nos armes. Puis,suivez-moi tous à la hâte, afin de revoir, dans les demeuressacrées de Kirkè, vos compagnons mangeant et buvant et jouissantd’une abondante nourriture.

Je parlai ainsi, et ils obéirent promptement àmes paroles ; mais le seul Eurylokhos tentait de les retenir,et il leur dit ces paroles ailées :

– Ah ! malheureux, où allez-vous ?Vous voulez donc subir les maux qui vous attendent dans lesdemeures de Kirkè, elle qui nous changera en porcs, en loups et enlions, et dont nous garderons de force la demeure ? Elle feracomme le kyklops, quand nos compagnons vinrent dans sa caverne,conduits par l’audacieux Odysseus. Et ils y ont péri par sadémence.

Il parla ainsi, et je délibérai dans monesprit si, ayant tiré ma grande épée de sa gaine, le long de lacuisse, je lui couperais la tête et la jetterais sur le sable,malgré notre parenté ; mais tous mes autres compagnons meretinrent par de flatteuses paroles :

– Ô divin ! laissons-le, si tu y consens,rester auprès de la nef et la garder. Nous, nous te suivrons à lademeure sacrée de Kirkè.

Ayant ainsi parlé, ils s’éloignèrent de la nefet de la mer, mais Eurylokhos ne resta point auprès de la nefcreuse, et il nous suivit, craignant mes rudes menaces. Pendantcela, Kirkè, dans ses demeures, baigna et parfuma d’huile mesautres compagnons, et elle les revêtit de tuniques et de beauxmanteaux, et nous les trouvâmes tous faisant leur repas dans lesdemeures. Et quand ils se furent réunis, ils se racontèrent tousleurs maux, les uns aux autres, et ils pleuraient, et la maisonretentissait de leurs sanglots. Et la noble déesse, s’approchant,me dit :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, ne vouslivrez pas plus longtemps à la douleur. Je sais moi-même combienvous avez subi de maux sur la mer poissonneuse et combien d’hommesinjustes vous ont fait souffrir sur la terre. Mais, mangez etbuvez, et ranimez votre coeur dans votre poitrine, et qu’il soittel qu’il était quand vous avez quitté la terre de l’âpre Ithakè,votre patrie. Cependant, jamais vous n’oublierez vos misères, etvotre esprit ne sera jamais plus dans la joie, car vous avez subides maux innombrables.

Elle parla ainsi, et notre coeur généreux luiobéit. Et nous restâmes là toute une année, mangeant les chairsabondantes et buvant le doux vin. Mais, à la fin de l’année, quandles heures eurent accompli leur tour, quand les mois furent passéset quand les longs jours se furent écoulés, alors, mes cherscompagnons m’appelèrent et me dirent :

– Malheureux, souviens-toi de ta patrie, sitoutefois il est dans ta destinée de survivre et de rentrer dans tahaute demeure et dans la terre de la patrie.

Ils parlèrent ainsi, et mon coeur généreux futpersuadé. Alors, tout le jour, jusqu’à la chute de Hèlios, nousrestâmes assis, mangeant les chairs abondantes et buvant le douxvin. Et quand Hèlios tomba, et quand la nuit vint, mes compagnonss’endormirent dans la demeure obscure. Et moi, étant monté dans lelit splendide de Kirkè, je saisis ses genoux en la suppliant, et ladéesse entendit ma voix. Et je lui dis ces parolesailées :

– Ô Kirkè, tiens la promesse que tu m’as faitede me renvoyer dans ma demeure, car mon âme me pousse, et mescompagnons affligent mon cher coeur et gémissent autour de moi,quand tu n’es pas là.

Je parlai ainsi, et la noble Déesse merépondit aussitôt :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, vous neresterez pas plus longtemps malgré vous dans ma demeure ; maisil faut accomplir un autre voyage et entrer dans la demeure d’Aidèset de l’implacable Perséphonéia, afin de consulter l’âme du ThébainTeirésias, du divinateur aveugle, dont l’esprit est toujoursvivant. Perséphonéia n’a accordé qu’à ce seul mort l’intelligenceet la pensée. Les autres ne seront que des ombres autour detoi.

Elle parla ainsi, et mon cher coeur futdissous, et je pleurais, assis sur le lit, et mon âme ne voulaitplus vivre, ni voir la lumière de Hèlios. Mais, après avoir pleuréet m’être rassasié de douleur, alors, lui répondant, je luidis :

– Ô Kirkè, qui me montrera le chemin ?Personne n’est jamais arrivé chez Aidés sur une nef noire.

Je parlai ainsi, et la noble déesse merépondit aussitôt :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, n’aieaucun souci pour ta nef. Assieds-toi, après avoir dressé le mât etdéployé les blanches voiles ; et le souffle de Boréas conduirata nef. Mais quand tu auras traversé l’Okéanos, jusqu’au rivageétroit et aux bois sacrés de Perséphonéia, où croissent de hautspeupliers et des saules stériles, alors arrête ta nef dansl’Okéanos aux profonds tourbillons, et descends dans la noiredemeure d’Aidès, là où coulent ensemble, dans l’Akhérôn, lePyriphlégéthôn et le Kokytos qui est un courant de l’eau de Styx.Il y a une roche au confluent des deux fleuves retentissants. Tut’en approcheras, héros, comme je te l’ordonne, et tu creuseras làune fosse d’une coudée dans tous les sens, et, sur elle, tu ferasdes libations à tous les morts, de lait mielleux d’abord, puis devin doux, puis enfin d’eau, et tu répandras par-dessus de la farineblanche. Prie alors les têtes vaines des morts et promets, dès quetu seras rentré dans Ithakè, de sacrifier dans tes demeures lameilleure vache stérile que tu posséderas, d’allumer un bûcherformé de choses précieuses, et de sacrifier, à part, au seulTeirésias un bélier entièrement noir, le plus beau de testroupeaux. Puis, ayant prié les illustres âmes des morts, sacrifieun mâle et une brebis noire, tourne-toi vers l’Érébos, et, tepenchant, regarde dans le cours du fleuve, et les innombrables âmesdes morts qui ne sont plus accourront. Alors, ordonne et commande àtes compagnons d’écorcher les animaux égorgés par l’airain aigu, deles brûler et de les vouer aux dieux, à l’illustre Aidés et àl’implacable Perséphonéia. Tire ton épée aiguë de sa gaine, le longde ta cuisse, et ne permets pas aux ombres vaines des morts deboire le sang, avant que tu aies entendu Teirésias. Aussitôt ledivinateur arrivera, ô chef des peuples, et il te montrera ta routeet comment tu la feras pour ton retour, et comment tu traverserasla mer poissonneuse.

Elle parla ainsi, et aussitôt Éôs s’assit surson thrône d’or. Et Kirkè me revêtit d’une tunique et d’un manteau.Elle-même se couvrit d’une longue robe blanche, légère etgracieuse, ceignit ses reins d’une belle ceinture et mit sur satête un voile couleur de feu. Et j’allai par la demeure, excitantmes compagnons, et je dis à chacun d’eux ces doucesparoles :

– Ne dormez pas plus longtemps, et chassez ledoux sommeil, afin que nous partions, car la vénérable Kirkè me l’apermis.

Je parlai ainsi, et leur coeur généreux futpersuadé. Mais je n’emmenai point tous mes compagnons sains etsaufs. Elpènôr, un d’eux, jeune, mais ni très brave, niintelligent, à l’écart de ses compagnons, s’était endormi au faîtedes demeures sacrées de Kirkè, ayant beaucoup bu et recherchant lafraîcheur. Entendant le bruit que faisaient ses compagnons, il seleva brusquement, oubliant de descendre par la longue échelle. Etil tomba du haut du toit, et son cou fut rompu, et son âmedescendit chez Aidés. Mais je dis à mes compagnonsrassemblés :

– Vous pensiez peut-être que nous partionspour notre demeure et pour la chère terre de la patrie ? MaisKirkè nous ordonne de suivre une autre route, vers la demeured’Aidès et de l’implacable Perséphonéia, afin de consulter l’âme duThébain Teirésias.

Je parlai ainsi, et leur cher coeur fut brisé,et ils s’assirent, pleurant et s’arrachant les cheveux. Mais il n’ya nul remède à gémir. Et nous parvînmes à notre nef rapide et aurivage de la mer, en versant des larmes abondantes. Et, pendant cetemps, Kirkè était venue, apportant dans la nef un bélier et unebrebis noire ; et elle s’était aisément cachée à nos yeux carqui pourrait voir un dieu et le suivre de ses yeux, s’il ne levoulait pas ?

11.

Étant arrivés à la mer, nous traînâmes d’abordnotre nef à la mer divine. Puis, ayant dressé le mât, avec lesvoiles blanches de la nef noire, nous y portâmes les victimesoffertes. Et, nous-mêmes nous y prîmes place, pleins de tristesseet versant des larmes abondantes. Et Kirkè à la belle chevelure,déesse terrible et éloquente, fit souffler pour nous un ventpropice derrière la nef à proue bleue, et ce vent, bon compagnon,gonfla la voile.

Toutes choses étant mises en place sur la nef,nous nous assîmes, et le vent et le pilote nous dirigeaient. Et,tout le jour, les voiles de la nef qui courait sur la mer furentdéployées, et Hèlios tomba, et tous les chemins s’emplirentd’ombre. Et la nef arriva aux bornes du profond Okéanos.

Là, étaient le peuple et la ville desKimmériens, toujours enveloppés de brouillards et de nuées ;et jamais le brillant Hèlios ne les regardait de ses rayons, niquand il montait dans l’Ouranos étoilé, ni quand il descendait del’Ouranos sur la terre ; mais une affreuse nuit était toujourssuspendue sur les misérables hommes. Arrivés là, nous arrêtâmes lanef, et, après en avoir retiré les victimes, nous marchâmes le longdu cours d’Okéanos, jusqu’à ce que nous fussions parvenus dans lacontrée que nous avait indiquée Kirkè. Et Périmèdès et Eurylokhosportaient les victimes.

Alors je tirai mon épée aiguë de sa gaine, lelong de ma cuisse, et je creusai une fosse d’une coudée dans tousles sens, et j’y fis des libations pour tous les morts, de laitmielleux d’abord, puis de vin doux, puis enfin d’eau, et,par-dessus, je répandis la farine blanche. Et je priai les têtesvaines des morts, promettant, dès que je serais rentré dans Ithakè,de sacrifier dans mes demeures la meilleure vache stérile que jeposséderais, d’allumer un bûcher formé de choses précieuses, et desacrifier à part, au seul Teirésias, un bélier entièrement noir, leplus beau de mes troupeaux. Puis, ayant prié les générations desmorts, j’égorgeai les victimes sur la fosse, et le sang noir ycoulait. Et les âmes des morts qui ne sont plus sortaient en foulede l’Érébos. Les nouvelles épouses, les jeunes hommes, lesvieillards qui ont subi beaucoup de maux, les tendres vierges ayantun deuil dans l’âme, et les guerriers aux armes sanglantes, blesséspar les lances d’airain, tous s’amassaient de toutes parts sur lesbords de la fosse, avec un frémissement immense. Et la terreur pâleme saisit.

Alors j’ordonnai à mes compagnons d’écorcherles victimes qui gisaient égorgées par l’airain cruel, de lesbrûler et de les vouer aux dieux, à l’illustre Aidès et àl’implacable Perséphonéia. Et je m’assis, tenant l’épée aiguë tiréede sa gaine, le long de ma cuisse ; et je ne permettais pasaux têtes vaines des morts de boire le sang, avant que j’eusseentendu Teirésias.

La première, vint l’âme de mon compagnonElpènôr. Et il n’avait point été enseveli dans la vaste terre, etnous avions laissé son cadavre dans les demeures de Kirkè, nonpleuré et non enseveli, car un autre souci nous pressait. Et jepleurai en le voyant, et je fus plein de pitié dans le coeur. Et jelui dis ces paroles ailées :

– Elpènôr, comment es-tu venu dans lesépaisses ténèbres ? Comment as-tu marché plus vite que moi surma nef noire ?

Je parlai ainsi, et il me répondit enpleurant :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, lamauvaise volonté d’un daimôn et l’abondance du vin m’ont perdu.Dormant sur la demeure de Kirkè, je ne songeai pas à descendre parla longue échelle, et je tombai du haut du toit, et mon cou futrompu, et je descendis chez Aidès. Maintenant, je te supplie parceux qui sont loin de toi, par ta femme, par ton père qui t’anourri tout petit, par Tèlémakhos, l’enfant unique que tu as laissédans tes demeures ! Je sais qu’en sortant de la demeured’Aidès tu retourneras sur ta nef bien construite à l’île Aiaiè.Là, ô roi, je te demande de te souvenir de moi, et de ne pointpartir, me laissant non pleuré et non enseveli, de peur que je nete cause la colère des dieux ; mais de me brûler avec toutesmes armes. Élève sur le bord de la mer écumeuse le tombeau de toncompagnon malheureux. Accomplis ces choses, afin qu’on se souviennede moi dans l’avenir, et plante sur mon tombeau l’aviron dont je meservais quand j’étais avec mes compagnons.

Il parla ainsi, et, lui répondant, jedis :

– Malheureux, j’accomplirai toutes ceschoses.

Nous nous parlions ainsi tristement, et jetenais mon épée au-dessus du sang, tandis que, de l’autre côté dela fosse, mon compagnon parlait longuement. Puis, arriva l’âme dema mère morte, d’Antikléia, fille du magnanime Autolykos, quej’avais laissée vivante en partant pour la sainte Ilios. Et jepleurai en la voyant, le coeur plein de pitié ; mais, malgréma tristesse, je ne lui permis pas de boire le sang avant quej’eusse entendu Teirésias. Et l’âme du Thébain Teirésias arriva,tenant un sceptre d’or, et elle me reconnut et me dit :

– Pourquoi, ô malheureux, ayant quitté lalumière de Hèlios, es-tu venu pour voir les morts et leur payslamentable ? Mais recule de la fosse, écarte ton épée, afinque je boive le sang, et je te dirai la vérité.

Il parla ainsi, et, me reculant, je remis dansla gaine mon épée aux clous d’argent. Et il but le sang noir, et,alors, l’irréprochable divinateur me dit :

– Tu désires un retour très facile, illustreOdysseus, mais un dieu te le rendra difficile ; car je nepense pas que celui qui entoure la terre apaise sa colère dans soncoeur, et il est irrité parce que tu as aveuglé son fils. Vousarriverez cependant, après avoir beaucoup souffert, si tu veuxcontenir ton esprit et celui de tes compagnons. En ce temps, quandta nef solide aura abordé l’île Thrinakiè, où vous échapperez à lasombre mer, vous trouverez là, paissant, les boeufs et les grastroupeaux de Hèlios qui voit et entend tout. Si vous les laissezsains et saufs, si tu te souviens de ton retour, vous parviendreztous dans Ithakè, après avoir beaucoup souffert ; mais, si tules blesses, je te prédis la perte de ta nef et de tes compagnons.Tu échapperas seul, et tu reviendras misérablement, ayant perdu tanef et tes compagnons, sur une nef étrangère. Et tu trouveras lemalheur dans ta demeure et des hommes orgueilleux qui consumeronttes richesses, recherchant ta femme et lui offrant des présents.Mais, certes, tu te vengeras de leurs outrages en arrivant. Et,après que tu auras tué les prétendants dans ta demeure, soit parruse, soit ouvertement avec l’airain aigu, tu partiras de nouveau,et tu iras, portant un aviron léger, jusqu’à ce que tu rencontresdes hommes qui ne connaissent point la mer et qui ne salent pointce qu’ils mangent, et qui ignorent les nefs aux proues rouges etles avirons qui sont les ailes des nefs. Et je te dirai un signemanifeste qui ne t’échappera pas. Quand tu rencontreras un autrevoyageur qui croira voir un fléau sur ta brillante épaule, alors,plante l’aviron en terre et fais de saintes offrandes au roiPoseidaôn, un bélier, un taureau et un verrat. Et tu retournerasdans ta demeure, et tu feras, selon leur rang, de sainteshécatombes à tous les dieux immortels qui habitent le largeOuranos. Et la douce mort te viendra de la mer et te tuera consuméd’une heureuse vieillesse, tandis qu’autour de toi les peuplesseront heureux. Et je t’ai dit, certes, des choses vraies.

Il parla ainsi, et je lui répondis :

– Teirésias, les dieux eux-mêmes, sans doute,ont résolu ces choses. Mais dis-moi la vérité. Je vois l’âme de mamère qui est morte. Elle se tait et reste loin du sang, et ellen’ose ni regarder son fils, ni lui parler. Dis-moi, ô roi, commentelle me reconnaîtra.

Je parlai ainsi, et il me répondit :

– Je t’expliquerai ceci aisément. Garde mesparoles dans ton esprit. Tous ceux des morts qui ne sont plus, àqui tu laisseras boire le sang, te diront des choses vraies ;celui à qui tu refuseras cela s’éloignera de toi.

Ayant ainsi parlé, l’âme du roi Teirésias,après avoir rendu ses oracles, rentra dans la demeured’Aidès ; mais je restai sans bouger jusqu’à ce que ma mèrefût venue et eût bu le sang noir. Et aussitôt elle me reconnut, etelle me dit, en gémissant, ces paroles ailées :

– Mon fils, comment es-tu venu sous le noirbrouillard, vivant que tu es ? Il est difficile aux vivants devoir ces choses. Il y a entre celles-ci et eux de grands fleuves etdes courants violents, Okéanos d’abord qu’on ne peut traverser, àmoins d’avoir une nef bien construite. Si, maintenant, longtempserrant en revenant de Troiè, tu es venu ici sur ta nef et avec tescompagnons, tu n’as donc point revu Ithakè, ni ta demeure, ni tafemme ?

Elle parla ainsi, et je luirépondis :

– Ma mère, la nécessité m’a poussé vers lesdemeures d’Aidès, afin de demander un oracle à l’âme du ThébainTeirésias. Je n’ai point en effet abordé ni l’Akhaiè, ni notreterre ; mais j’ai toujours erré, plein de misères, depuis lejour où j’ai suivi le divin Agamemnôn à Ilios qui nourritd’excellents chevaux, afin d’y combattre les Troiens. Mais dis-moila vérité. Comment la kèr de la cruelle mort t’a-t-elledomptée ? Est-ce par une maladie ? Ou bien Artémis qui seréjouit de ses flèches t’a-t-elle atteinte de ses douxtraits ? Parle-moi de mon père et de mon fils. Mes bienssont-ils encore entre leurs mains, ou quelque autre parmi leshommes les possède-t-il ? Tous, certes, pensent que je nereviendrai plus. Dis-moi aussi les desseins et les pensées de mafemme que j’ai épousée. Reste-t-elle avec son enfant ?Garde-t-elle toutes mes richesses intactes ? ou déjà, l’un despremiers Akhaiens l’a-t-il emmenée ?

Je parlai ainsi, et, aussitôt, ma mèrevénérable me répondit :

– Elle reste toujours dans tes demeures, lecoeur affligé, pleurant, et consumant ses jours et ses nuits dansle chagrin. Et nul autre ne possède ton beau domaine ; etTèlémakhos jouit, tranquille, de tes biens, et prend part à debeaux repas, comme il convient à un homme qui rend la justice, cartous le convient. Et ton père reste dans son champ ; et il nevient plus à la ville, et il n’a plus ni lits moelleux, nimanteaux, ni couvertures luisantes. Mais, l’hiver, il dort avec sesesclaves dans les cendres près du foyer, et il couvre son corps dehaillons ; et quand vient l’été, puis l’automne verdoyant,partout, dans sa vigne fertile, on lui fait un lit de feuillestombées, et il se couche là, triste ; et une grande douleurs’accroît dans son coeur, et il pleure ta destinée, et la durevieillesse l’accable. Pour moi, je suis morte, et j’ai subi ladestinée ; mais Artémis habile à lancer des flèches ne m’apoint tuée de ses doux traits dans ma demeure, et la maladie ne m’apoint saisie, elle qui enlève l’âme du corps affreusementflétri ; mais le regret, le chagrin de ton absence, illustreOdysseus, et le souvenir de ta bonté, m’ont privée de la doucevie.

Elle parla ainsi, et je voulus, agité dans monesprit, embrasser l’âme de ma mère morte. Et je m’élançai troisfois, et mon coeur me poussait à l’embrasser, et trois fois elle sedissipa comme une ombre, semblable à un songe. Et une vive douleurs’accrut dans mon coeur, et je lui dis ces parolesailées :

– Ma mère, pourquoi ne m’attends-tu pas quandje désire t’embrasser ? Même chez Aidès, nous entourant de noschers bras, nous nous serions rassasiés de deuil ! N’es-tuqu’une image que l’illustre Perséphonéia suscite afin que jegémisse davantage ?

Je parlai ainsi, et ma mère vénérable merépondit :

– Hélas ! mon enfant, le plus malheureuxde tous les hommes, Perséphonéia, fille de Zeus, ne se joue pointde toi ; mais telle est la loi des mortels quand ils sontmorts. En effet, les nerfs ne soutiennent plus les chairs et lesos, et la force du feu ardent les consume aussitôt que la vieabandonne les os blancs, et l’âme vole comme un songe. Maisretourne promptement à la lumière des vivants, et souviens-toi detoutes ces choses, afin de les redire à Pènélopéia.

Nous parlions ainsi, et les femmes et lesfilles des héros accoururent, excitées par l’illustre Perséphonéia.Et elles s’assemblaient, innombrables, autour du sang noir. Et jesongeais comment je les interrogerais tour à tour ; et il mesembla meilleur, dans mon esprit, de tirer mon épée aiguë de lagaine, le long de ma cuisse, et de ne point leur permettre deboire, toutes à la fois, le sang noir. Et elles approchèrent tour àtour, et chacune disait son origine, et je les interrogeais l’uneaprès l’autre.

Et je vis d’abord Tyrô, née d’un noble père,car elle me dit qu’elle était la fille de l’irréprochable Salmoneuset la femme de Krètheus Aioliade. Et elle aimait le divin fleuveÉnipeus, qui est le plus beau des fleuves qui coulent sur laterre ; et elle se promenait le long des belles eaux del’Énipeus. Sous la figure de ce dernier, celui qui entoure la terreet qui la secoue sortit des bouches du fleuve tourbillonnant ;et une lame bleue, égale en hauteur à une montagne, enveloppa, ense recourbant, le dieu et la femme mortelle. Et il dénoua saceinture de vierge, et il répandit sur elle le sommeil. Puis, ayantaccompli le travail amoureux, il prit la main de Tyrô et luidit :

– Réjouis-toi, femme, de mon amour. Dans uneannée tu enfanteras de beaux enfants, car la couche des immortelsn’est point inféconde. Nourris et élève-les. Maintenant, va vers tademeure, mais prends garde et ne me nomme pas. Je suis pour toiseule Poseidaôn qui ébranle la terre.

Ayant ainsi parlé, il plongea dans la meragitée. Et Tyrô, devenue enceinte, enfanta Péliès et Nèleus,illustres serviteurs du grand Zeus. Et Péliès riche en troupeauxhabita la grande Iaolkôs, et Nèleus la sablonneuse Pylos. Puis, lareine des femmes conçut de son mari, Aisôn, Phérès et le dompteurde chevaux Hamythaôr.

Puis, je vis Antiopè, fille d’Aisopos, qui seglorifiait d’avoir dormi dans les bras de Zeus. Elle en eut deuxfils, Amphiôn et Zèthos, qui, les premiers, bâtirent Thèbè aux septportes et l’environnèrent de tours. Car ils n’auraient pu, sans cestours, habiter la grande Thèbè, malgré leur courage.

Puis, je vis Alkmènè, la femme d’Amphitryôn,qui conçut Hèraklès au coeur de lion dans l’embrassement dumagnanime Zeus ; puis, Mègarè, fille de l’orgueilleux Krèiôn,et qu’eut pour femme l’Amphitryonade indomptable dans sa force.

Puis, je vis la mère d’Oidipous, la belleÉpikastè, qui commit un grand crime dans sa démence, s’étant mariéeà son fils. Et celui-ci, ayant tué son père, épousa sa mère. Et lesdieux révélèrent ces actions aux hommes. Et Oidipous, subissant degrandes douleurs dans la désirable Thèbè, commanda aux Kadméionespar la volonté cruelle des dieux. Et Épikastè descendit dans lesdemeures aux portes solides d’Aidès, ayant attaché, saisie dedouleur, une corde à une haute poutre, et laissant à son fils lesinnombrables maux que font souffrir les Érinnyes d’une mère.

Puis, je vis la belle Khlôris qu’autrefoisNèleus épousa pour sa beauté, après lui avoir offert les présentsnuptiaux. Et c’était la plus jeune fille d’Amphiôn laside quicommanda autrefois puissamment sur Orkhomènos Minyèénne et surPylos. Et elle conçut de lui de beaux enfants, Nestôr, Khromios etl’orgueilleux Périklyménos. Puis, elle enfanta l’illustre Pèrô,l’admiration des hommes qui la suppliaient tous, voulantl’épouser ; mais Nèleus ne voulait la donner qu’à celui quienlèverait de Phylakè les boeufs au large front de la ForceIphikléenne. Seul, un divinateur irréprochable le promit ;mais la moire contraire d’un dieu, les rudes liens et les bergersl’en empêchèrent. Cependant, quand les jours et les mois se furentécoulés, et que, l’année achevée, les saisons recommencèrent, alorsla force Iphikléenne délivra l’irréprochable divinateur, et ledessein de Zeus s’accomplit.

Puis, je vis Lèdè, femme de Tyndaros. Et elleconçut de Tyndaros des fils excellents, Kastor dompteur de chevauxet Polydeukès formidable par ses poings. La terre nourricière lesenferme, encore vivants, et, sous la terre, ils sont honorés parZeus. Ils vivent l’un après l’autre et meurent de même, et sontégalement honorés par les dieux.

Puis, je vis Iphimédéia, femme d’Aôleus, etqui disait s’être unie à Poseidaôn. Et elle enfanta deux fils dontla vie fut brève, le héros Otos et l’illustre Éphialtès, et ilsétaient les plus grands et les plus beaux qu’eût nourris la terreféconde, après l’illustre Oriôn. Ayant neuf ans, ils étaient largesde neuf coudées, et ils avaient neuf brasses de haut. Et ilsmenacèrent les immortels de porter dans l’Olympos le combat de laguerre tumultueuse. Et ils tentèrent de poser l’Ossa sur l’Olymposet le Pèlios boisé sur l’Ossa, afin d’atteindre l’Ouranos. Etpeut-être eussent-ils accompli leurs menaces, s’ils avaient eu leurpuberté ; mais le fils de Zeus, qu’enfanta Lètô aux beauxcheveux, les tua tous deux, avant que le duvet fleurit sur leursjoues et qu’une barbe épaisse couvrît leurs mentons.

Puis, je vis Phaidrè, et Prokris, et la belleAriadnè, fille du sage Minôs, que Thèseus conduisit autrefois de laKrètè dans la terre sacrée des Athénaiens ; mais il ne le putpas, car Artémis, sur l’avertissement de Dionysos, retint Ariadnèdans Diè entourée des flots.

Puis, je vis Mairè, et Klyménè, et la funesteÉriphylè qui trahit son mari pour de l’or.

Mais je ne pourrais ni vous dire combien jevis de femmes et de filles de héros, ni vous les nommer avant lafin de la nuit divine. Voici l’heure de dormir, soit dans la nefrapide avec mes compagnons, soit ici ; car c’est aux dieux età vous de prendre soin de mon départ.

Il parla ainsi, et tous restèrent immobiles etpleins de plaisir dans la demeure obscure. Alors, Arètè aux brasblancs parla la première :

– Phaiakiens, que penserons-nous de ce héros,de sa beauté, de sa majesté et de son esprit immuable ? Ilest, certes, mon hôte, et c’est un honneur que vous partagez tous.Mais ne vous hâtez point de le renvoyer sans lui faire desprésents, car il ne possède rien. Par la bonté des Dieux nous avonsbeaucoup de richesses dans nos demeures.

Alors, le vieux héros Ekhéneus parla ainsi, etc’était le plus vieux des Phaiakiens :

– Ô amis, la reine prudente nous parle selonle sens droit. Obéissez donc. C’est à Alkinoos de parler et d’agir,et nous l’imiterons.

Et Alkinoos dit :

– Je ne puis parler autrement, tant que jevivrai et que je commanderai aux Phaiakiens habiles dans lanavigation. Mais que notre hôte reste, malgré son désir de partir,et qu’il attende le matin, afin que je réunisse tous les présents.Le soin de son retour me regarde plus encore que tous les autres,car je commande pour le peuple.

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout lepeuple, si vous m’ordonniez de rester ici toute l’année, tandis quevous prépareriez mon départ et que vous réuniriez de splendidesprésents, j’y consentirais volontiers ; car il vaudrait mieuxpour moi rentrer les mains pleines dans ma chère patrie. J’enserais plus aimé et plus honoré de tous ceux qui me verraient deretour dans Ithakè.

Et Alkinoos lui dit :

– Ô Odysseus, certes, nous ne pouvons tesoupçonner d’être un menteur et un voleur, comme tant d’autresvagabonds, que nourrit la noire terre, qui ne disent que desmensonges dont nul ne peut rien comprendre. Mais ta beauté, tonéloquence, ce que tu as raconté, d’accord avec l’Aoide, des mauxcruels des Akhaiens et des tiens, tout a pénétré en nous. Dis-moidonc et parle avec vérité, si tu as vu quelques-uns de tesillustres compagnons qui t’ont suivi à Ilios et que la destinée afrappés là. La nuit sera encore longue, et le temps n’est pointvenu de dormir dans nos demeures. Dis-moi donc tes travauxadmirables. Certes, je t’écouterai jusqu’au retour de la divineÉôs, si tu veux nous dire tes douleurs.

Et le subtil Odysseus parla ainsi :

– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout lepeuple, il y a un temps de parler et un temps de dormir ;mais, si tu désires m’entendre, certes, je ne refuserai pas deraconter les misères et les douleurs de mes compagnons, de ceux quiont péri auparavant, ou qui, ayant échappé à la guerre lamentabledes Troiens, ont péri au retour par la ruse d’une femmeperfide.

Après que la vénérable Perséphonéia eutdispersé çà et là les âmes des femmes, survint l’âme pleine detristesse de l’Atréide Agamemnôn ; et elle était entourée detoutes les âmes de ceux qui avaient subi la destinée et qui avaientpéri avec lui dans la demeure d’Aigisthos.

Ayant bu le sang noir, il me reconnutaussitôt, et il pleura, en versant des larmes amères, et il étenditles bras pour me saisir ; mais la force qui était en luiautrefois n’était plus, ni la vigueur qui animait ses membressouples. Et je pleurai en le voyant, plein de pitié dans mon coeur,et je lui dis ces paroles ailées :

– Atréide Agamemnôn, roi des hommes, commentla kèr de la dure mort t’a-t-elle dompté ? Poseidaôn t’a-t-ildompté dans tes nefs en excitant les immenses souffles des ventsterribles, ou des hommes ennemis t’ont-ils frappé sur la terreferme, tandis que tu enlevais leurs boeufs et leurs beaux troupeauxde brebis, ou bien que tu combattais pour ta ville et pour tesfemmes ?

Je parlai ainsi, et, aussitôt, il merépondit :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, Poseidaônne m’a point dompté sur mes nefs, en excitant les immenses soufflesdes vents terribles, et des hommes ennemis ne m’ont point frappésur la terre ferme ; mais Aigisthos m’a infligé la kèr et lamort à l’aide de ma femme perfide. M’ayant convié à un repas dansla demeure, il m’a tué comme un boeuf à l’étable. J’ai subi ainsiune très lamentable mort. Et, autour de moi, mes compagnons ont étéégorgés comme des porcs aux dents blanches, qui sont tués dans lesdemeures d’un homme riche et puissant, pour des noces, des festinssacrés ou des repas de fête. Certes, tu t’es trouvé au milieu ducarnage de nombreux guerriers, entouré de morts, dans la terriblemêlée ; mais tu aurais gémi dans ton coeur de voir cela. Etnous gisions dans les demeures, parmi les kratères et les tableschargées, et toute la salle était souillée de sang. Et j’entendaisla voix lamentable de la fille de Priamos, Kassandrè, que laperfide Klytaimnestrè égorgeait auprès de moi. Et comme j’étaisétendu mourant, je soulevai mes mains vers mon épée ; mais lafemme aux yeux de chien s’éloigna et elle ne voulut point fermermes yeux et ma bouche au moment où je descendais dans la demeured’Aidès. Rien n’est plus cruel, ni plus impie qu’une femme qui a puméditer de tels crimes. Ainsi, certes, Klytaimnestrè prépara lemeurtre misérable du premier mari qui la posséda, et je périsainsi, quand je croyais rentrer dans ma demeure, bien accueilli demes enfants, de mes servantes et de mes esclaves ! Mais cettefemme, pleine d’affreuses pensées, couvrira de sa honte toutes lesautres femmes futures, et même celles qui auront la sagesse enpartage.

Il parla ainsi, et je lui répondis :

– Ô dieux ! combien, certes, Zeus quitonne hautement n’a-t-il point haï la race d’Atreus à cause desactions des femmes ! Déjà, à cause de Hélénè beaucoup d’entrenous sont morts, et Klytaimnestrè préparait sa trahison pendant quetu étais absent.

Je parlai ainsi, et il me réponditaussitôt :

– C’est pourquoi, maintenant, ne sois jamaistrop bon envers ta femme, et ne lui confie point toutes tespensées, mais n’en dis que quelques-unes et cache-lui en unepartie. Mais pour toi, Odysseus, ta perte ne te viendra point de tafemme, car la sage fille d’Ikarios, Pènélopéia, est pleine deprudence et de bonnes pensées dans son esprit. Nous l’avons laisséenouvellement mariée quand nous sommes partis pour la guerre, et sonfils enfant était suspendu à sa mamelle ; et maintenantcelui-ci s’assied parmi les hommes ; et il est heureux, carson cher père le verra en arrivant, et il embrassera son père. Pourmoi, ma femme n’a point permis à mes yeux de se rassasier de monfils, et m’a tué auparavant. Mais je te dirai une autrechose ; garde mon conseil dans ton esprit : Fais aborderta nef dans la chère terre de la patrie, non ouvertement, mais ensecret ; car il ne faut point se confier dans les femmes.Maintenant, parle et dis-moi la vérité. As-tu entendu dire que monfils fût encore vivant, soit à Orkhoménos, soit dans la sablonneusePylos, soit auprès de Ménélaos dans la grande Sparta ? Eneffet, le divin Orestès n’est point encore mort sur la terre.

Il parla ainsi, et je lui répondis :

– Atréide, pourquoi me demandes-tu ceschoses ? Je ne sais s’il est mort ou vivant. Il ne faut pointparler inutilement.

Et nous échangions ainsi de tristes paroles,affligés et répandant des larmes. Et l’âme du Pèlèiade Akhilleussurvint, celle de Patroklos, et celle de l’irréprochableAntilokhos, et celle d’Aias qui était le plus grand et le plus beaude tous les Akhaiens, après l’irréprochable Pèléiôn. Et l’âme durapide Aiakide me reconnut, et, en gémissant, il me dit ces parolesailées :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus,malheureux, comment as-tu pu méditer quelque chose de plus grandque tes autres actions ? Comment as-tu osé venir chez Aidés oùhabitent les images vaines des hommes morts ?

Il parla ainsi, et je lui répondis :

– Ô Akhilleus, fils de Pèleus, le plus bravedes Akhaiens, je suis venu pour l’oracle de Teirésias, afin qu’ilm’apprenne comment je parviendrai dans l’âpre Ithakè, car je n’aiabordé ni l’Akhaiè, ni la terre de ma patrie, et j’ai toujourssouffert. Mais toi, Akhilleus, aucun des anciens hommes n’a été, niaucun des hommes futurs ne sera plus heureux que toi. Vivant, nous,Akhaiens, nous t’honorions comme un dieu, et, maintenant, tucommandes à tous les morts. Tel que te voilà, et bien que mort, nete plains pas, Akhilleus.

Je parlai ainsi, et il me répondit :

– Ne me parle point de la mort, illustreOdysseus. J’aimerais mieux être un laboureur, et servir, pour unsalaire, un homme pauvre et pouvant à peine se nourrir, que decommander à tous les morts qui ne sont plus. Mais parle-moi de monillustre fils. Combat-il au premier rang, ou non ? Dis-moi ceque tu as appris de l’irréprochable Pèleus. Possède-t-il encore lesmêmes honneurs parmi les nombreux Myrmidones, ou le méprisent-ilsdans Hellas et dans la Phthiè, parce que ses mains et ses piedssont liés par la vieillesse ? En effet, je ne suis plus làpour le défendre, sous la splendeur de Hèlios, tel que j’étaisautrefois devant la grande Troiè, quand je domptais les plusbraves, en combattant pour les Akhaiens. Si j’apparaissais ainsi,un instant, dans la demeure de mon père, certes, je dompterais dema force et de mes mains inévitables ceux qui l’outragent ou quilui enlèvent ses honneurs.

Il parla ainsi, et je lui répondis :

– Certes, je n’ai rien appris del’irréprochable Pèleus ; mais je te dirai toute la vérité,comme tu le désires, sur ton cher fils Néoptolémos. Je l’ai conduitmoi-même, sur une nef creuse, de l’île Skyros vers les Akhaiens auxbelles knèmides. Quand nous convoquions l’agora devant la villeTroiè, il parlait le premier sans se tromper jamais, et l’illustreNestôr et moi nous luttions seuls contre lui. Toutes les fois quenous, Akhaiens, nous combattions autour de la ville des Troiens,jamais il ne restait dans la foule des guerriers, ni dans lamêlée ; mais il courait en avant, ne le cédant à personne encourage. Et il tua beaucoup de guerriers dans le combat terrible,et je ne pourrais ni les rappeler, ni les nommer tous, tant il en atué en défendant les Akhaiens. C’est ainsi qu’il tua avec l’airainle héros Tèléphide Eurypylos ; et autour de celui-ci denombreux Kètéiens furent tués à cause des présents des femmes. EtEurypylos était le plus beau des hommes que j’aie vus, après ledivin Memnôn. Et quand nous montâmes, nous, les princes desAkhaiens, dans le cheval qu’avait fait Épéios, c’est à moi qu’ilsremirent le soin d’ouvrir ou de fermer cette énorme embûche. Et lesautres chefs des Akhaiens versaient des larmes, et les membres dechacun tremblaient ; mais lui, je ne le vis jamais ni pâlir,ni trembler, ni pleurer. Et il me suppliait de le laisser sortir ducheval, et il secouait son épée et sa lance lourde d’airain, enméditant la perte des Troiens. Et quand nous eûmes renversé lahaute ville de Priamos, il monta, avec une illustre part du butin,sur sa nef, sain et sauf, n’ayant jamais été blessé de l’airainaigu, ni de près ni de loin, comme il arrive toujours dans laguerre, quand Arès mêle furieusement les guerriers.

Je parlai ainsi, et l’âme de l’Aiakide auxpieds rapides s’éloigna, marchant fièrement sur la prairied’asphodèle, et joyeuse, parce que je lui avais dit que son filsétait illustre par son courage.

Et les autres âmes de ceux qui ne sont pluss’avançaient tristement, et chacune me disait ses douleurs ;mais, seule, l’âme du Télamoniade Aias restait à l’écart, irritée àcause de la victoire que j’avais remportée sur lui, auprès desnefs, pour les armes d’Akhilleus. La mère vénérable de l’Aiakideles déposa devant tous, et nos juges furent les fils des Troiens etPallas Athènè. Plût aux dieux que je ne l’eusse point emporté danscette lutte qui envoya sous la terre une telle tête, Aias, le plusbeau et le plus brave des Akhaiens après l’irréprochablePèléiôn ! Et je lui adressai ces douces paroles :

– Aias, fils irréprochable de Télamôn, nedevrais-tu pas, étant mort, déposer ta colère à cause des armesfatales que les dieux nous donnèrent pour la ruine desArgiens ? Ainsi, tu as péri, toi qui étais pour eux comme unetour ! Et les Akhaiens ne t’ont pas moins pleuré que lePèlèiade Akhilleus. Et la faute n’en est à personne. Zeus, seul,dans sa haine pour l’armée des Danaens, t’a livré à la moire.Viens, ô roi, écoute ma prière, et dompte ta colère et ton coeurmagnanime.

Je parlai ainsi, mais il ne me répondit rien,et il se mêla, dans l’Érébos, aux autres âmes des morts qui ne sontplus. Cependant, il m’eût parlé comme je lui parlais, bien qu’ilfût irrité ; mais j’aimai mieux, dans mon cher coeur, voir lesautres âmes des morts.

Et je vis Minôs, l’illustre fils de Zeus, etil tenait un sceptre d’or, et, assis, il jugeait les morts. Et ilss’asseyaient et se levaient autour de lui, pour défendre leurcause, dans la vaste demeure d’Aidès.

Puis, je vis le grand Oriôn chassant, dans laprairie d’asphodèle, les bêtes fauves qu’il avait tuées autrefoissur les montagnes sauvages, en portant dans ses mains la massued’airain qui ne se brisait jamais.

Puis, je vis Tityos, le fils de l’illustreGaia, étendu sur le sol et long de neuf plèthres. Et deux vautours,des deux côtés, fouillaient son foie avec leurs becs ; et, deses mains, il ne pouvait les chasser ; car, en effet, il avaitoutragé par violence Lètô, l’illustre concubine de Zeus, comme elleallait à Pythô, le long du riant Panopeus.

Et je vis Tantalos, subissant de cruellesdouleurs, debout dans un lac qui lui baignait le menton. Et ilétait là, souffrant la soif et ne pouvant boire. Toutes les fois,en effet, que le vieillard se penchait, dans son désir de boire,l’eau décroissait absorbée, et la terre noire apparaissait autourde ses pieds, et un daimôn la desséchait. Et des arbres élevéslaissaient pendre leurs fruits sur sa tête, des poires, desgrenades, des oranges, des figues douces et des olives vertes. Ettoutes les fois que le vieillard voulait les saisir de ses mains,le vent les soulevait jusqu’aux nuées sombres.

Et je vis Sisyphos subissant de grandesdouleurs et poussant un immense rocher avec ses deux mains. Et ils’efforçait, poussant ce rocher des mains et des pieds jusqu’aufaîte d’une montagne. Et quand il était près d’atteindre ce faîte,alors la force lui manquait, et l’immense rocher roulait jusqu’aubas. Et il recommençait de nouveau, et la sueur coulait de sesmembres, et la poussière s’élevait au-dessus de sa tête.

Et je vis la force Hèrakléenne, ou son image,car lui-même est auprès des dieux immortels, jouissant de leursrepas et possédant Hèbè aux beaux talons, fille du magnanime Zeuset de Hèrè aux sandales d’or. Et, autour de la force Hèrakléenne,la rumeur des morts était comme celle des oiseaux, et ils fuyaientde toutes parts.

Et Hèraklès s’avançait, semblable à la nuitsombre, l’arc en main, la flèche sur le nerf, avec un regardsombre, comme un homme qui va lancer un trait. Un effrayantbaudrier d’or entourait sa poitrine, et des images admirables yétaient sculptées, des ours, des sangliers sauvages et des lionsterribles, des batailles, des mêlées et des combats tueursd’hommes, car un très habile ouvrier avait fait ce baudrier. Et,m’ayant vu, il me reconnut aussitôt, et il me dit en gémissant cesparoles ailées :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, sans doutetu es misérable et une mauvaise destinée te conduit, ainsi que moi,quand j’étais sous la clarté de Hèlios. J’étais le fils du KroniônZeus, mais je subissais d’innombrables misères, opprimé par unhomme qui m’était inférieur et qui me commandait de lourds travaux.Il m’envoya autrefois ici pour enlever le chien Kerbéros, et ilpensait que ce serait mon plus cruel travail ; mais j’enlevaiKerbéros et je le traînai hors des demeures d’Aidès, car Herméiaset Athènè aux yeux clairs m’avaient aidé.

Il parla ainsi, et il rentra dans la demeured’Aidès. Et moi, je restai là, immobile, afin de voir quelques-unsdes hommes héroïques qui étaient morts dans les tempsantiques ; et peut-être eussé-je vu les anciens héros que jedésirais, Thèseus, Peirithoos, illustres enfants des dieux ;mais l’innombrable multitude des morts s’agita avec un si grandtumulte que la pâle terreur me saisit, et je craignis quel’illustre Perséphonéia m’envoyât, du Hadès, la tête de l’horriblemonstre Gorgônien. Et aussitôt je retournai vers ma nef, etj’ordonnai à mes compagnons d’y monter et de détacher le câble. Etaussitôt ils s’assirent sur les bancs de la nef, et le courantemporta celle-ci sur le fleuve Okéanos, à l’aide de la force desavirons et du vent favorable.

12.

La nef, ayant quitté le fleuve Okéanos, courutsur les flots de la mer, là où Hèlios se lève, où Éôs, née aumatin, a ses demeures et ses choeurs, vers l’île Aiaiè. Étantarrivés là, nous tirâmes la nef sur le sable ; puis,descendant sur le rivage de la mer, nous nous endormîmes enattendant la divine Éôs.

Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, j’envoyai mes compagnons vers la demeure de Kirkè, afind’en rapporter le cadavre d’Elpènôr qui n’était plus. Puis, ayantcoupé des arbres sur la hauteur du rivage, nous fîmes sesfunérailles, tristes et versant d’abondantes larmes. Et quand lecadavre et les armes du mort eurent été brûlés, ayant construit letombeau surmonté d’une colonne, nous plantâmes l’aviron au sommet.Et ces choses furent faites ; mais, en revenant du Hadès, nousne retournâmes point chez Kirkè. Elle vint elle-même à la hâte, et,avec elle, vinrent ses servantes qui portaient du pain, des chairsabondantes et du vin rouge. Et la noble déesse au milieu de nous,parla ainsi :

– Malheureux, qui, vivants, êtes descendusdans la demeure d’Aidès, vous mourrez deux fois, et les autreshommes ne meurent qu’une fois. Allons ! mangez et buvezpendant tout le jour, jusqu’à la chute de Hèlios ; et, à lalumière naissante, vous naviguerez, et je vous dirai la route, etje vous avertirai de toute chose, de peur que vous subissiez encoredes maux cruels sur la mer ou sur la terre.

Elle parla ainsi, et elle persuada notre âmegénéreuse. Et, pendant tout le jour, jusqu’à la chute de Hèlios,nous restâmes, mangeant les chairs abondantes et buvant le vindoux. Et, quand Hèlios tomba, le soir survint, et mes compagnonss’endormirent auprès des câbles de la nef. Mais Kirkè, me prenantpar la main, me conduisit loin de mes compagnons, et, s’étantcouchée avec moi, m’interrogea sur les choses qui m’étaientarrivées. Et je lui racontai tout, et, alors, la vénérable Kirkè medit :

– Ainsi, tu as accompli tous ces travaux.Maintenant, écoute ce que je vais te dire. Un dieu lui-même feraque tu t’en souviennes. Tu rencontreras d’abord les Seirènes quicharment tous les hommes qui les approchent ; mais il estperdu celui qui, par imprudence, écoute leur chant, et jamais safemme et ses enfants ne le reverront dans sa demeure, et ne seréjouiront. Les Seirènes le charment par leur chant harmonieux,assises dans une prairie, autour d’un grand amas d’ossementsd’hommes et de peaux en putréfaction. Navigue rapidement au delà,et bouche les oreilles de tes compagnons avec de la cire molle, depeur qu’aucun d’eux entende. Pour toi, écoute-les, si tuveux ; mais que tes compagnons te lient, à l’aide de cordes,dans la nef rapide, debout contre le mât, par les pieds et lesmains, avant que tu écoutes avec une grande volupté la voix desSeirènes. Et, si tu pries tes compagnons, si tu leur ordonnes de tedélier, qu’ils te chargent de plus de liens encore.

Après que vous aurez navigué au delà, je nepuis te dire, des deux voies que tu trouveras, laquellechoisir ; mais tu te décideras dans ton esprit. Je te lesdécrirai cependant. Là, se dressent deux hautes roches, et contreelles retentissent les grands flots d’Amphitrite aux yeux bleus.Les dieux heureux les nomment les Errantes. Et jamais les oiseauxne volent au delà, pas même les timides colombes qui portentl’ambroisie au père Zeus. Souvent une d’elles tombe sur la roche,mais le père en crée une autre, afin que le nombre en soit complet.Jamais aucune nef, ayant approché ces roches, n’en a échappé ;et les flots de la mer et la tempête pleine d’éclairs emportent lesbancs de rameurs et les corps des hommes. Et une seule nef,sillonnant la mer, a navigué au delà : Argô, chère à tous lesdieux, et qui revenait de la terre d’Aiètès. Et même, elle allaitêtre jetée contre les grandes roches, mais Hèrè la fit passeroutre, car Jèsôn lui était cher.

Tels sont ces deux écueils. L’un, de son faîteaigu, atteint le haut Ouranos, et une nuée bleue l’environne sanscesse, et jamais la sérénité ne baigne son sommet, ni en été, ni enautomne ; et jamais aucun homme mortel ne pourrait y monter ouen descendre, quand il aurait vingt bras et vingt pieds, tant laroche est haute et semblable à une pierre polie. Au milieu del’écueil il y a une caverne noire dont l’entrée est tournée versl’Érébos et c’est de cette caverne, illustre Odysseus, qu’il fautapprocher ta nef creuse. Un homme dans la force de la jeunesse nepourrait, de sa nef, lancer une flèche jusque dans cette caverneprofonde. Et c’est là qu’habite Skyllè qui pousse des rugissementset dont la voix est aussi forte que celle d’un jeune lion. C’est unmonstre prodigieux, et nul n’est joyeux de l’avoir vu, pas même unDieu. Elle a douze pieds difformes, et six cous sortent longuementde son corps, et à chaque cou est attachée une tête horrible, etdans chaque gueule pleine de la noire mort il y a une triple rangéede dents épaisses et nombreuses. Et elle est plongée dans lacaverne creuse jusqu’aux reins ; mais elle étend au dehors sestêtes, et, regardant autour de l’écueil, elle saisit les dauphins,les chiens de mer et les autres monstres innombrables qu’elle veutprendre et que nourrit la gémissante Amphitritè. Jamais les marinsne pourront se glorifier d’avoir passé auprès d’elle sains et saufssur leur nef, car chaque tête enlève un homme hors de la nef àproue bleue. L’autre écueil voisin que tu verras, Odysseus, estmoins élevé, et tu en atteindrais le sommet d’un trait. Il y croitun grand figuier sauvage chargé de feuilles, et, sous ce figuier,la divine Kharybdis engloutit l’eau noire. Et elle la revomit troisfois par jour et elle l’engloutit trois fois horriblement. Et si tuarrivais quand elle l’engloutit, celui qui ébranle la terre,lui-même, voudrait te sauver, qu’il ne le pourrait pas. Pousse doncrapidement ta nef le long de Skyllè, car il vaut mieux perdre sixhommes de tes compagnons, que de les perdre tous.

Elle parla ainsi, et je luirépondis :

– Parle, déesse, et dis-moi la vérité. Si jepuis échapper à la désastreuse Kharybdis, ne pourrai-je attaquerSkyllè, quand elle saisira mes compagnons ?

Je parlai ainsi, et la noble Déesse merépondit :

– Malheureux, tu songes donc encore auxtravaux de la guerre ? Et tu ne veux pas céder, même aux dieuximmortels ! Mais Skyllè n’est point mortelle, et c’est unmonstre cruel, terrible et sauvage, et qui ne peut être combattu.Aucun courage ne peut en triompher. Si tu ne te hâtes point, ayantsaisi tes armes près de la roche, je crains que, se ruant denouveau, elle emporte autant de têtes qu’elle a déjà enlevéd’hommes. Vogue donc rapidement, et invoque Krataïs, mère deSkyllè, qui l’a enfantée pour la perte des hommes, afin qu’ellel’apaise, et que celle-ci ne se précipite point de nouveau.

Tu arriveras ensuite à l’île Thrinakiè. Là,paissent les boeufs et les gras troupeaux de Hèlios. Et il a septtroupeaux de boeufs et autant de brebis, cinquante par troupeau. Etils ne font point de petits, et ils ne meurent point, et leurspasteurs sont deux nymphes divines, Phaéthousa et Lampétiè, que ladivine Néaira a conçues du Hypérionide Hèlios. Et leur mèrevénérable les enfanta et les nourrit, et elle les laissa dans l’îleThrinakiè, afin qu’elles habitassent au loin, gardant les brebispaternelles et les boeufs aux cornes recourbées. Si, songeant à tonretour, tu ne touches point à ces troupeaux, vous rentrerez tousdans Ithakè, après avoir beaucoup souffert ; mais si tu lesblesses, alors je te prédis la perte de ta nef et de tescompagnons. Et tu échapperas seul, mais tu rentreras tard etmisérablement dans ta demeure, ayant perdu tous tes compagnons.

Elle parla ainsi, et aussitôt Éôs s’assit surson thrône d’or, et la noble déesse Kirkè disparut dans l’île. Et,retournant vers ma nef, j’excitai mes compagnons à y monter et àdétacher les câbles. Et ils montèrent aussitôt, et ils s’assirenten ordre sur les bancs, et ils frappèrent la blanche mer de leursavirons. Kirkè aux beaux cheveux, terrible et vénérable déesse,envoya derrière la nef à proue bleue un vent favorable qui emplitla voile ; et, toutes choses étant mises en place sur la nef,nous nous assîmes, et le vent et le pilote nous conduisirent.Alors, triste dans le coeur, je dis à mes compagnons :

– Ô amis, il ne faut pas qu’un seul, et mêmedeux seulement d’entre nous, sachent ce que m’a prédit la nobledéesse Kirkè ; mais il faut que nous le sachions tous, et jevous le dirai. Nous mourrons après, ou, évitant le danger, nouséchapperons à la mort et à la kèr. Avant tout, elle nous ordonne defuir le chant et la prairie des divines Seirènes, et à moi seulelle permet de les écouter ; mais liez-moi fortement avec descordes, debout contre le, mât, afin que j’y reste immobile, et, sije vous supplie et vous ordonne de me délier, alors, au contraire,chargez-moi de plus de liens.

Et je disais cela à mes compagnons, et,pendant ce temps, la nef bien construite approcha rapidement del’île des Seirènes, tant le vent favorable nous poussait ;mais il s’apaisa aussitôt, et il fit silence, et un daimôn assoupitles flots. Alors, mes compagnons, se levant, plièrent les voiles etles déposèrent dans la nef creuse ; et, s’étant assis, ilsblanchirent l’eau avec leurs avirons polis. Et je coupai, à l’aidede l’airain tranchant, une grande masse ronde de cire, dont jepressai les morceaux dans mes fortes mains ; et la cires’amollit, car la chaleur du roi Hèlios était brûlante, etj’employais une grande force. Et je fermai les oreilles de tous mescompagnons. Et, dans la nef, ils me lièrent avec des cordes, parles pieds et les mains, debout contre le mât. Puis, s’asseyant, ilsfrappèrent de leurs avirons la mer écumeuse.

Et nous approchâmes à la portée de la voix, etla nef rapide, étant proche, fut promptement aperçue par lesSeirènes, et elles chantèrent leur chant harmonieux :

– Viens, ô illustre Odysseus, grande gloiredes Akhaiens. Arrête ta nef, afin d’écouter notre voix. Aucun hommen’a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre doucevoix ; puis, il s’éloigne, plein de joie, et sachant denombreuses choses. Nous savons, en effet, tout ce que les Akhaienset les Troiens ont subi devant la grande Troiè par la volonté desdieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terrenourricière.

Elles chantaient ainsi, faisant résonner leurbelle voix, et mon coeur voulait les entendre ; et, en remuantles sourcils, je fis signe à mes compagnons de me détacher ;mais ils agitaient plus ardemment les avirons ; et, aussitôt,Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent de plus deliens.

Après que nous les eûmes dépassées et que nousn’entendîmes plus leur voix et leur chant, mes chers compagnonsretirèrent la cire de leurs oreilles et me détachèrent ; mais,à peine avions-nous laissé l’île, que je vis de la fumée et degrands flots et que j’entendis un bruit immense. Et mes compagnons,frappés de crainte, laissèrent les avirons tomber de leurs mains.Et le courant emportait la nef, parce qu’ils n’agitaient plus lesavirons. Et moi, courant çà et là, j’exhortai chacun d’eux par dedouces paroles :

– Ô amis, nous n’ignorons pas les maux.N’avons nous pas enduré un mal pire quand le kyklôps nous tenaitrenfermés dans sa caverne creuse avec une violence horrible ?Mais, alors, par ma vertu, par mon intelligence et ma sagesse, nouslui avons échappé. Je ne pense pas que vous l’ayez oublié. Donc,maintenant, faites ce que je dirai ; obéissez tous. Vous,assis sur les bancs, frappez de vos avirons les flots profonds dela mer ; et toi, pilote, je t’ordonne ceci, retiens-le danston esprit, puisque tu tiens le gouvernail de la nef creuse.Dirige-la en dehors de cette fumée et de ce courant, et gagne cetautre écueil. Ne cesse pas d’y tendre avec vigueur, et tudétourneras notre perte.

Je parlai ainsi, et ils obéirent promptement àmes paroles ; mais je ne leur dis rien de Skyllè, cetteirrémédiable tristesse, de peur qu’épouvantés, ils cessassent deremuer les avirons, pour se cacher tous ensemble dans le fond de lanef. Et alors j’oubliai les ordres cruels de Kirkè qui m’avaitrecommandé de ne point m’armer. Et, m’étant revêtu de mes armessplendides, et, ayant pris deux, longues lances, je montai sur laproue de la nef d’où je croyais apercevoir d’abord la rocheuseSkyllè apportant la mort à mes compagnons. Mais je ne pus la voir,mes yeux se fatiguaient à regarder de tous les côtés de la rochenoire.

Et nous traversions ce détroit en gémissant.D’un côté était Skyllè ; et, de l’autre, la divine Kharybdisengloutissait l’horrible eau salée de la mer ; et, quand ellela revomissait, celle-ci bouillonnait comme dans un bassin sur ungrand feu, et elle la lançait en l’air, et l’eau pleuvait sur lesdeux écueils. Et, quand elle engloutissait de nouveau l’eau saléede la mer, elle semblait bouleversée jusqu’au fond, et ellerugissait affreusement autour de la roche ; et le sable bleudu fond apparaissait, et la pâle terreur saisit mes compagnons. Etnous regardions Kharybdis, car c’était d’elle que nous attendionsnotre perte ; mais, pendant ce temps, Skyllè enleva de la nefcreuse six de mes plus braves compagnons. Et, comme je regardaissur la nef, je vis leurs pieds et leurs mains qui passaient dansl’air ; et ils m’appelaient dans leur désespoir.

De même qu’un pêcheur, du haut d’un rocher,avec une longue baguette, envoie dans la mer, aux petits poissons,un appât enfermé dans la corne d’un boeuf sauvage, et jette chaquepoisson qu’il a pris, palpitant, sur le rocher ; de mêmeSkyllè emportait mes compagnons palpitants et les dévorait sur leseuil, tandis qu’ils poussaient des cris et qu’ils tendaient versmoi leurs mains. Et c’était la chose la plus lamentable de toutescelles que j’aie vues dans mes courses sur la mer.

Après avoir fui l’horrible Kharybdis etSkyllè, nous arrivâmes à l’île irréprochable du dieu. Et là étaientles boeufs irréprochables aux larges fronts et les gras troupeauxdu Hypérionide Hèlios. Et comme j’étais encore en mer, sur la nefnoire, j’entendis les mugissements des boeufs dans les étables etle bêlement des brebis ; et la parole du divinateur aveugle,du Thébain Teirésias, me revint à l’esprit, et Kirkè aussi quim’avait recommandé d’éviter l’île de Hèlios qui charme les hommes.Alors, triste dans mon coeur, je parlai ainsi à mescompagnons :

– Écoutez mes paroles, compagnons, bienqu’accablés de maux, afin que je vous dise les oracles de Teirésiaset de Kirkè qui m’a recommandé de fuir promptement l’île de Hèliosqui donne la lumière aux hommes. Elle m’a dit qu’un grand malheurnous menaçait ici. Donc, poussez la nef noire au delà de cetteîle.

Je parlai ainsi, et leur cher coeur fut brisé.Et, aussitôt, Eurylokhos me répondit par ces parolesfunestes :

– Tu es dur pour nous, ô Odysseus ! Taforce est grande, et tes membres ne sont jamais fatigués, et toutte semble de fer. Tu ne veux pas que tes compagnons, chargés defatigue et de sommeil, descendent à terre, dans cette île entouréedes flots où nous aurions préparé un repas abondant ; et tuordonnes que nous errions à l’aventure, pendant la nuit rapide,loin de cette île, sur la sombre mer ! Les vents de la nuitsont dangereux et perdent les nefs. Qui de nous éviterait la kèrfatale, si, soudainement, survenait une tempête du Notos ou duviolent Zéphyros qui perdent le plus sûrement les nefs, même malgréles dieux ? Maintenant donc, obéissons à la nuit noire, etpréparons notre repas auprès de la nef rapide. Nous y remonteronsdemain, au matin, et nous fendrons la vaste mer.

Eurylokhos parla ainsi, et mes compagnonsl’approuvèrent. Et je vis sûrement qu’un daimôn méditait leurperte. Et je lui dis ces paroles ailées :

– Eurylokhos, vous me faites violence, car jesuis seul ; mais jure-moi, par un grand serment, que, si noustrouvons quelque troupeau de boeufs ou de nombreuses brebis, aucunde vous, de peur de commettre un crime, ne tuera ni un boeuf, niune brebis. Mangez tranquillement les vivres que nous a donnésl’immortelle Kirkè.

Je parlai ainsi, et, aussitôt, ils me lejurèrent comme je l’avais ordonné. Et, après qu’ils eurent prononcétoutes les paroles du serment, nous arrêtâmes la nef bienconstruite, dans un port profond, auprès d’une eau douce ; etmes compagnons sortirent de la nef et préparèrent à la hâte leurrepas. Puis, après s’être rassasiés de boire et de manger, ilspleurèrent leurs chers compagnons que Skyllè avait enlevés de lanef creuse et dévorés. Et, tandis qu’ils pleuraient, le douxsommeil les saisit. Mais, vers la troisième partie de la nuit, àl’heure où les astres s’inclinent, Zeus qui amasse les nuées excitaun vent violent, avec de grands tourbillons ; et il enveloppala terre et la mer de brouillards, et l’obscurité tomba del’Ouranos.

Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, nous traînâmes la nef à l’abri dans une caverne profonde.Là étaient les belles demeures des nymphes et leurs sièges. Etalors, ayant réuni l’agora, je parlai ainsi :

– Ô amis, il y a dans la nef rapide à boire età manger. Abstenons-nous donc de ces boeufs, de peur d’un grandmalheur. En effet, ce sont les boeufs terribles et les illustrestroupeaux d’un dieu, de Hèlios, qui voit et entend tout.

Je parlai ainsi, et leur esprit généreux futpersuadé. Et, tout un mois, le Notos souffla perpétuellement ;et aucun des autres vents ne soufflait, que le Notos et l’Euros. Etaussi longtemps que mes compagnons eurent du pain et du vin rouge,ils s’abstinrent des boeufs qu’ils désiraient vivement ; maisquand tous les vivres furent épuisés, la nécessité nouscontraignant, nous fîmes, à l’aide d’hameçons recourbés, notreproie des poissons et des oiseaux qui nous tombaient entre lesmains. Et la faim tourmentait notre ventre.

Alors, je m’enfonçai dans l’île, afin desupplier les dieux, et de voir si un d’entre eux me montrerait lechemin du retour. Et j’allai dans l’île, et, laissant mescompagnons, je lavai mes mains à l’abri du vent, et je suppliaitous les dieux qui habitent le large Olympos. Et ils répandirent ledoux sommeil sur mes paupières. Alors, Eurylokhos inspira à mescompagnons un dessein fatal :

– Écoutez mes paroles, compagnons, bien quesouffrant beaucoup de maux. Toutes les morts sont odieuses auxmisérables hommes, mais mourir par la faim est tout ce qu’il y a deplus lamentable. Allons ! saisissons les meilleurs boeufs deHèlios, et sacrifions-les aux immortels qui habitent le largeOuranos. Si nous rentrons dans Ithakè, dans la terre de la patrie,nous élèverons aussitôt à Hèlios un beau temple où nous placeronstoute sorte de choses précieuses ; mais, s’il est irrité àcause de ses boeufs aux cornes dressées, et s’il veut perdre lanef, et si les autres dieux y consentent, j’aime mieux mourir enune fois, étouffé par les flots, que de souffrir plus longtempsdans cette île déserte.

Eurylokhos parla ainsi, et tousl’applaudirent. Et, aussitôt, ils entraînèrent les meilleurs boeufsde Hèlios, car les boeufs noirs au large front paissaient non loinde la nef à proue bleue. Et, les entourant, ils les vouèrent auximmortels ; et ils prirent les feuilles d’un jeune chêne, carils n’avaient point d’orge blanche dans la nef. Et, après avoirprié, ils égorgèrent les boeufs et les écorchèrent ; puis, ilsrôtirent les cuisses recouvertes d’une double graisse, et ilsposèrent par-dessus les entrailles crues. Et, n’ayant point de vinpour faire les libations sur le feu du sacrifice, ils en firentavec de l’eau, tandis qu’ils rôtissaient les entrailles. Quand lescuisses furent consumées, ils goûtèrent les entrailles. Puis, ayantcoupé le reste en morceaux, ils les traversèrent de broches.

Alors, le doux sommeil quitta mes paupières,et je me hâtai de retourner vers la mer et vers la nef rapide. Maisquand je fus près du lieu où celle-ci avait été poussée, la douceodeur vint au-devant de moi. Et, gémissant, je criai vers les dieuximmortels :

– Père Zeus, et vous, dieux heureux etimmortels, certes, c’est pour mon plus grand malheur que vousm’avez envoyé ce sommeil fatal. Voici que mes compagnons, restésseuls ici, ont commis un grand crime.

Aussitôt, Lampétiè au large péplos allaannoncer à Hèlios Hypérionide que mes compagnons avaient tué sesboeufs, et le Hypérionide, irrité dans son coeur, dit aussitôt auxautres dieux :

– Père Zeus, et vous, dieux heureux etimmortels, vengez-moi des compagnons du Laertiade Odysseus. Ils onttué audacieusement les boeufs dont je me réjouissais quand jemontais à travers l’Ouranos étoilé, et quand je descendais del’Ouranos sur la terre. Si vous ne me donnez pas une justecompensation pour mes boeufs, je descendrai dans la demeured’Aidès, et j’éclairerai les morts.

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant,parla ainsi :

– Hèlios, éclaire toujours les immortels etles hommes mortels sur la terre féconde. Je brûlerai bientôt de lablanche foudre leur nef fracassée au milieu de la sombre mer.

Et j’appris cela de Kalypsô aux beaux cheveux,qui le savait du messager Herméias.

Étant arrivé à la mer et à ma nef, je fis desreproches violents à chacun de mes compagnons ; mais nous nepouvions trouver aucun remède au mal, car les boeufs étaient déjàtués. Et déjà les prodiges des dieux s’y manifestaient : lespeaux rampaient comme des serpents, et les chairs mugissaientautour des broches, cuites ou crues, et on eût dit les voix desboeufs eux-mêmes. Et, pendant six jours, mes chers compagnonsmangèrent les meilleurs boeufs de Hèlios, les ayant tués. QuandZeus amena le septième jour, le vent cessa de souffler partourbillons. Alors, étant montés sur la nef, nous la poussâmes aularge ; et, le mât étant dressé, nous déployâmes les blanchesvoiles. Et nous abandonnâmes l’île, et aucune autre terre n’étaiten vue, et rien ne se voyait que l’Ouranos et la mer.

Alors le Kroniôn suspendit une nuée épaissesur la nef creuse qui ne marchait plus aussi vite, et, sous elle,la mer devint toute noire. Et aussitôt le strident Zéphyros soufflaavec un grand tourbillon, et la tempête rompit les deux câbles dumât, qui tomba dans le fond de la nef avec tous les agrès. Et ils’abattit sur la poupe, brisant tous les os de la tête du pilote,qui tomba de son banc, semblable à un plongeur. Et son âmegénéreuse abandonna ses ossements. En même temps, Zeus tonna etlança la foudre sur la nef, et celle-ci, frappée de la foudre deZeus, tourbillonna et s’emplit de soufre, et mes compagnons furentprécipités. Semblables à des corneilles marines, ils étaientemportés par les flots, et un dieu leur refusa le retour. Moi, jemarchai sur la nef jusqu’à ce que la force de la tempête eûtarraché ses flancs. Et les flots l’emportaient, inerte, çà et là.Le mât avait été rompu à la base, mais une courroie de peau deboeuf y était restée attachée. Avec celle-ci je le liai à lacarène, et, m’asseyant dessus, je fus emporté par la violence desvents.

Alors, il est vrai, le Zéphyros apaisa sestourbillons, mais le Notos survint, m’apportant d’autres douleurs,car, de nouveau, j’étais entraîné vers la funeste Kharybdis. Je fusemporté toute la nuit, et, au lever de Hèlios, j’arrivai auprès deSkyllè et de l’horrible Kharybdis, comme celle-ci engloutissaitl’eau salée de la mer. Et je saisis les branches du haut figuier,et j’étais suspendu en l’air comme un oiseau de nuit, ne pouvantappuyer les pieds, ni monter, car les racines étaient loin, et lesrameaux immenses et longs ombrageaient Kharybdis ; mais je m’yattachai fermement, jusqu’à ce qu’elle eût revomi le mât et lacarène. Et ils tardèrent longtemps pour mes désirs.

À l’heure où le juge, afin de prendre sonrepas, sort de l’agora où il juge les nombreuses contestations deshommes, le mât et la carène rejaillirent de Kharybdis ; et jeme laissai tomber avec bruit parmi les longues pièces de bois et,m’asseyant dessus, je nageai avec mes mains pour avirons. Et lepère des dieux et des hommes ne permit pas à Skyllè de me voir, carje n’aurais pu échapper à la mort. Et je fus emporté pendant neufjours, et, la dixième nuit, les dieux me poussèrent à l’île Ogygiè,qu’habitait Kalypsô, éloquente et vénérable déesse aux beauxcheveux, qui me recueillit et qui m’aima. Mais pourquoi tedirais-je ceci ? Déjà je te l’ai raconté dans ta demeure, àtoi et à ta chaste femme ; et il m’est odieux de raconter denouveau les mêmes choses.

13.

Il parla ainsi, et tous, dans les demeuresobscures, restaient muets et charmés. Et Alkinoos luirépondit :

– Ô Odysseus, puisque tu es venu dans ma hautedemeure d’airain, je ne pense pas que tu erres de nouveau et que tusubisses d’autres maux pour ton retour, car tu en as beaucoupsouffert. Et je dis ceci à chacun de vous qui, dans mes demeures,buvez l’honorable vin rouge et qui écoutez l’aoide. Déjà sontenfermés dans le beau coffre les vêtements, et l’or bien travaillé,et tous les présents que les chefs des Phaiakiens ont offerts ànotre hôte ; mais, allons ! que chacun de nous lui donneencore un grand trépied et un bassin. Réunis de nouveau, nous nousferons aider par tout le peuple, car il serait difficile à chacunde nous de donner autant.

Alkinoos parla ainsi, et ses paroles plurent àtous, et chacun retourna dans sa demeure pour y dormir.

Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, ils se hâtèrent vers la nef, portant l’airain solide. Etla force sacrée d’Alkinoos déposa les présents dans la nef ;et il les rangea lui-même sous les bancs des rameurs, afin queceux-ci, en se courbant sur les avirons, ne les heurtassent point.Puis, ils retournèrent vers les demeures d’Alkinoos et préparèrentle repas.

Au milieu d’eux, la force sacrée d’Alkinooségorgea un boeuf pour Zeus Kronide qui amasse les nuées et quicommande à tous. Et ils brûlèrent les cuisses, et ils prirent,charmés, l’illustre repas ; et au milieu d’eux chantait ledivin aoide Dèmodokos, honoré des peuples. Mais Odysseus tournaitsouvent la tête vers Hèlios qui éclaire toutes choses, pressé de serendre à la nef, et désirant son départ. De même que le laboureurdésire son repas, quand tout le jour ses boeufs noirs ont traîné lacharrue dans le sillon, et qu’il voit enfin la lumière de Hèliostomber, et qu’il se rend à son repas, les genoux rompus defatigue ; de même Odysseus vit tomber avec joie la lumière deHèlios, et, aussitôt, il dit aux Phaiakiens habiles aux avirons, etsurtout à Alkinoos :

– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout lepeuple, renvoyez-moi sain et sauf, et faites des libations. Je voussalue tous. Déjà ce que désirait mon cher coeur est accompli ;mon retour est décidé, et je possède vos chers présents dont lesdieux Ouraniens m’ont fait une richesse. Plaise aux dieux que jeretrouve dans ma demeure ma femme irréprochable et mes amis sainset saufs ! Pour vous, qui vous réjouissez ici de vos femmes etde vos chers enfants, que les dieux vous donnent la vertu et vouspréservent de tout malheur public !

Il parla ainsi, et tous l’applaudirent etdécidèrent de renvoyer leur hôte qui parlait toujours siconvenablement. Et, alors, la force d’Alkinoos dit auhéraut :

– Pontonoos, distribue, du kratère plein, duvin à tous, dans la demeure, afin qu’ayant prié le Père peus, nousrenvoyions notre hôte dans sa patrie.

Il parla ainsi, et Pontonoos mêla le vinmielleux et le distribua à tous. Et ils firent des libations auxdieux heureux qui habitent le large Ouranos, mais sans quitterleurs sièges.

Et le divin Odysseus se leva. Et, mettant auxmains d’Arètè une coupe ronde, il dit ces paroles ailées :

– Salut, ô reine ! et sois heureusejusqu’à ce que t’arrivent la vieillesse et la mort qui sontinévitables pour les hommes. Moi, je pars. Toi, réjouis-toi, dansta demeure, de tes enfants, de tes peuples et du roi Alkinoos.

Ayant ainsi parlé, le divin Odysseus sortit,et la force d’Alkinoos envoya le héraut pour le précéder vers lanef rapide et le rivage de la mer. Et Arètè envoya aussi sesservantes, et l’une portait une blanche khlamide et une tunique, etl’autre un coffre peint, et une troisième du pain et du vinrouge.

Etant arrivés à la nef et à la mer, aussitôtles marins joyeux montèrent sur la nef creuse et y déposèrent levin et les vivres. Puis ils étendirent sur la poupe de la nefcreuse un lit et une toile de lin, afin qu’Odysseus fût mollementcouché. Et il entra dans la nef, et il se coucha en silence. Et,s’étant assis en ordre sur les bancs, ils détachèrent le câble dela pierre trouée ; puis, se courbant, ils frappèrent la mer deleurs avirons. Et un doux sommeil se répandit sur les paupièresd’Odysseus, invincible, très agréable et semblable à la mort.

De même que, dans une plaine, un quadriged’étalons, excité par les morsures du fouet, dévore rapidement laroute, de même la nef était enlevée, et l’eau noire et immense dela mer sonnante se ruait par derrière. Et la nef courait ferme etrapide, et l’épervier, le plus rapide des oiseaux, n’aurait pu lasuivre. Ainsi, courant avec vitesse, elle fendait les eaux de lamer, portant un homme ayant des pensées égales à celles des dieux,et qui, en son âme, avait subi des maux innombrables, dans lescombats des hommes et sur les mers dangereuses. Et maintenant ildormait en sûreté, oublieux de tout ce qu’il avait souffert.

Et quand la plus brillante des étoiles seleva, celle qui annonce la lumière d’Éôs née au matin, alors la nefqui fendait la mer aborda l’île.

Le port de Phorkys, vieillard de la mer, estsur la côte d’Ithakè. Deux promontoires abrupts l’enserrent et ledéfendent des vents violents et des grandes eaux ; et les nefsà bancs de rameurs, quand elles y sont entrées, y restent sanscâbles. À la pointe du port, un olivier aux rameaux épais croitdevant l’antre obscur, frais et sacré, des nymphes qu’on nommenaiades. Dans cet antre il y a des kratères et des amphores depierre où les abeilles font leur miel, et de longs métiers à tisseroù les nymphes travaillent des toiles pourprées admirables à voir.Et là sont aussi des sources inépuisables. Et il y a deux entrées,l’une, pour les hommes, vers le Boréas, et l’autre, vers le Notos,pour les dieux. Et jamais les hommes n’entrent par celle-ci, maisseulement les dieux.

Et dès que les Phaiakiens eurent reconnu celieu, ils y abordèrent. Et une moitié de la nef s’élança sur laplage, tant elle était vigoureusement poussée par les bras desrameurs. Et ceux-ci, étant sortis de la nef à bancs de rameurs,transportèrent d’abord Odysseus hors de la nef creuse, et, aveclui, le lit brillant et la toile de lin ; et ils le déposèrentendormi sur le sable. Et ils transportèrent aussi les choses quelui avaient données les illustres Phaiakiens à son départ, ayantété inspirés par la magnanime Athènè. Et ils les déposèrent doncauprès des racines de l’olivier, hors du chemin, de peur qu’unpassant y touchât avant le réveil d’Odysseus. Puis, ilsretournèrent vers leurs demeures.

Mais celui qui ébranle la terre n’avait pointoublié les menaces qu’il avait faites au divin Odysseus, et ilinterrogea la pensée de Zeus :

– Père Zeus, je ne serai plus honoré par lesdieux immortels, puisque les Phaiakiens ne m’honorent point, euxqui sont cependant de ma race. En effet, je voulais qu’Odysseussouffert encore beaucoup de maux avant de rentrer dans sa demeure,mais je ne lui refusais point entièrement le retour, puisque tul’as promis et juré. Et voici qu’ils l’ont conduit sur la mer,dormant dans leur nef rapide, et qu’ils l’ont déposé dans Ithakè.Et ils l’ont comblé de riches présents, d’airain, d’or et devêtements tissés, si nombreux, qu’Odysseus n’en eût jamais rapportéautant de Troiè, s’il en était revenu sain et sauf, avec sa part dubutin.

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant,parla ainsi :

– Ô dieu ! toi qui entoures la terre,qu’as-tu dit ? Les immortels ne te mépriseront point, car ilserait difficile de mépriser le plus ancien et le plus illustre desdieux ; mais si quelque mortel, inférieur en force et enpuissance, ne te respecte point, ta vengeance ne sera pas tardive.Fais comme tu le veux et comme il te plaira.

Et Poseidaôn qui ébranle la terre luirépondit :

– Je le ferai aussitôt, ainsi que tu le dis,toi qui amasses les nuées, car j’attends ta volonté et je larespecte. Maintenant, je veux perdre la belle nef des Phaiakiens,qui revient de son voyage sur la mer sombre, afin qu’ilss’abstiennent désormais de reconduire les étrangers ; et jeplacerai une grande montagne devant leur ville.

Et Zeus qui amasse les nuées luirépondit :

– Ô Poseidaôn, il me semble que ceci sera pourle mieux. Quand la multitude sortira de la ville pour voir la nef,transforme, près de terre, la nef rapide en un rocher, afin quetous les hommes l’admirent, et place une grande montagne devantleur ville.

Et Poseidaôn qui ébranle la terre, ayantentendu cela, s’élança vers Skhériè, où habitaient les Phaiàkiens.Et comme la nef, vigoureusement poussée, arrivait, celui quiébranle la terre, la frappant de sa main, la transforma en rocheraux profondes racines, et s’éloigna. Et les Phaiakiens illustrespar les longs avirons se dirent les uns aux autres :

– O dieux ! qui donc a fixé notre nefrapide dans la mer, comme elle revenait vers nosdemeures ?

Chacun parlait ainsi, et ils ne comprenaientpas comment cela s’était fait. Mais Alkinoos leur dit :

– O dieux ! Certes, voici que les anciensoracles de mon père se sont accomplis, car il me disait quePoseidaôn s’irriterait contre nous, parce que nous reconduisionstous les étrangers sains et saufs. Et il me dit qu’une belle nefdes Phaiakiens se perdrait à son retour d’un voyage sur la sombremer, et qu’une grande montagne serait placée devant notre ville.Ainsi parla le vieillard, et les choses se sont accomplies.Allons ! faites ce que je vais dire. Ne reconduisons plus lesétrangers, quel que soit celui d’entre eux qui vienne vers notreville. Faisons un sacrifice de douze taureaux choisis à Poseidaôn,afin qu’il nous prenne en pitié et qu’il ne place point cettegrande montagne devant notre ville.

Il parla ainsi, et les Phaiakiens craignirent,et ils préparèrent les taureaux. Et les peuples, les chefs et lesprinces des Phaiakiens suppliaient le roi Poseidaôn, debout autourde l’autel.

Mais le divin Odysseus se réveilla couché surla terre de la patrie, et il ne la reconnut point, ayant étélongtemps éloigné. Et la déesse Pallas Athènè l’enveloppa d’unenuée, afin qu’il restât inconnu et qu’elle l’instruisît de toutechose, et que sa femme, ses concitoyens et ses amis ne lereconnussent point avant qu’il eût réprimé l’insolence desprétendants. Donc, tout lui semblait changé, les chemins, le port,les hautes roches et les arbres verdoyants. Et, se levant, etdebout, il regarda la terre de la patrie. Et il pleura, et, sefrappant les cuisses de ses deux mains, il dit engémissant :

– Ô malheureux ! Dans quelle terre deshommes suis-je venu ? Ceux-ci sont-ils injurieux, cruels etiniques ? sont-ils hospitaliers, et leur esprit est-ilpieux ? où porter toutes ces richesses ? où allermoi-même ? Plût aux dieux que je fusse resté avec lesPhaiakiens ! J’aurais trouvé quelque autre roi magnanime quim’eût aimé et donné des compagnons pour mon retour. Maintenant, jene sais où porter ces richesses, ni où les laisser, de peurqu’elles soient la proie d’étrangers. O dieux ! ils ne sontpoint, en effet, véridiques ni justes, les princes et les chefs desPhaiakiens qui m’ont conduit dans une terre étrangère, et qui medisaient qu’ils me conduiraient sûrement dans Ithakè ! Maisils ne l’ont point fait. Que Zeus qu’on supplie me venge d’eux, luiqui veille sur les hommes et qui punit ceux qui agissent mal !Mais je compterai mes richesses, et je verrai s’ils ne m’en ontrien enlevé en les transportant hors de la nef creuse.

Ayant parlé ainsi, il compta les beauxtrépieds et les bassins, et l’or et les beaux vêtementstissés ; mais rien n’en manquait. Et il pleurait la terre desa patrie, et il se jeta en gémissant sur le rivage de la mer auxbruits sans nombre. Et Athènè s’approcha de lui sous la figure d’unjeune homme pasteur de brebis, tel que sont les fils des rois,ayant un beau vêtement sur ses épaules, des sandales sous ses piedsdélicats, et une lance à la main. Et Odysseus, joyeux de la voir,vint à elle, et il lui dit ces paroles ailées :

– Ô ami ! puisque je te rencontre lepremier en ce lieu, salut ! Ne viens pas à moi dans un espritennemi. Sauve ces richesses et moi. Je te supplie comme un dieu etje me mets à tes chers genoux. Dis-moi la vérité, afin que je lasache. Quelle est cette terre ? Quels hommes l’habitent ?Quel est ton peuple ? Est-ce une belle île, ou est-ce la côteavancée dans la mer d’une terre fertile ?

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Tu es insensé, ô étranger, ou tu viens deloin, puisque tu me demandes quelle est cette terre, car elle n’estpoint aussi méprisable, et beaucoup la connaissent, soit lespeuples qui habitent du côté d’Eôs et de Hèlios, ou du côté de lanuit obscure. Certes, elle est âpre et non faite pour leschevaux ; mais elle n’est point stérile, bien que petite. Ellepossède beaucoup de froment et beaucoup de vignes, car la pluie etla rosée y abondent. Elle a de bons pâturages pour les chèvres etles vaches, et des forêts de toute sorte d’arbres, et elle estarrosée de sources qui ne tarissent point. C’est ainsi, étranger,que le nom d’Ithakè est parvenu jusqu’à Troiè qu’on dit si éloignéede la terre Akhaienne.

Elle parla ainsi, et le patient et divinOdysseus fut rempli de joie, se réjouissant de sa patrie quenommait Pallas Athènè, la fille de Zeus tempétueux. Et il lui diten paroles ailées, mais en lui cachant la vérité, car il n’oubliaitpoint son esprit rusé :

– J’avais entendu parler d’Ithakè dans lagrande Krètè située au loin sur la mer. Maintenant je suis venu iciavec mes richesses, et j’en ai laissé autant à mes enfants. Jefuis, car j’ai tué le fils bien-aimé d’Idoméneus, Orsilokhos auxpieds rapides, qui, dans la grande Krètè, l’emportait sur tous leshommes par la rapidité de ses pieds. Et je le tuai parce qu’ilvoulait m’enlever ma part du butin, que j’avais rapportée de Troiè,et pour laquelle j’avais subi mille maux dans les combats deshommes ou en parcourant les mers. Car je ne servais point, pourplaire à son père, dans la plaine Troienne, et je commandais àd’autres guerriers que les siens. Et, dans les champs, m’étant misen embuscade avec un de mes compagnons, je perçai de ma lanced’airain Orsilokhos qui venait à moi. Et comme la nuit noirecouvrait tout l’Ouranos, aucun homme ne nous vit, et je luiarrachai l’âme sans témoin. Et quand je l’eus tué de l’airain aigu,je me rendis aussitôt dans une nef des illustres Phaiakiens, et jeles priai de me recevoir, et je leur donnai une part de mesrichesses. Je leur demandai de me porter à Pylos ou dans la divineÉlis, où commandent les Épéiens ; mais la force du vent les enéloigna malgré eux, car ils ne voulaient point me tromper. Et noussommes venus ici à l’aventure, cette nuit ; et nous sommesentrés dans le port ; et, sans songer au repas, bien quemanquant de forces, nous nous sommes tous couchés en sortant de lanef. Et le doux sommeil m’a saisi, tandis que j’étais fatigué. Etles Phaiakiens, ayant retiré mes richesses de leur nef creuse, lesont déposées sur le sable où j’étais moi-même couché. Puis ils sontpartis pour la belle Sidôn et m’ont laissé plein de tristesse.

Il parla ainsi, et la déesse Athènè aux yeuxclairs se mit à rire, et, le caressant de la main, elle prit lafigure d’une femme belle et grande et habile aux travaux, et ellelui dit ces paroles ailées :

– Ô fourbe, menteur, subtil et insatiable deruses qui te surpasserait en adresse, si ce n’est peut-être undieu ! Tu ne veux donc pas, même sur la terre de ta patrie,renoncer aux ruses et aux paroles trompeuses qui t’ont été chèresdès ta naissance ? Mais ne parlons pas ainsi. Nous connaissonstous deux ces ruses ; et de même que tu l’emportes sur tousles hommes par la sagesse et l’éloquence, ainsi je me glorifie del’emporter par là sur tous les dieux. N’as-tu donc point reconnuPallas Athènè, fille de Zeus, moi qui t’assiste toujours dans toustes travaux et qui te protège ? moi qui t’ai rendu cher à tousles Phaiakiens ? Viens donc, afin que je te conseille et queje t’aide à cacher les richesses que j’ai inspiré aux illustresPhaiakiens de te donner à ton retour dans tes demeures. Je te dirailes douleurs que tu es destiné à subir dans tes demeures bienconstruites. Subis-les par nécessité ; ne confie à aucun hommeni à aucune femme tes courses et ton arrivée ; mais supporteen silence tes maux nombreux et les outrages que te feront leshommes.

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Il est difficile à un homme qui te rencontrede te reconnaître, ô déesse ! même au plus sage ; car tuprends toutes les figures. Certes, je sais que tu m’étaisbienveillante, quand nous, les fils des Akhaiens, nous combattionsdevant Troiè ; mais quand nous eûmes renversé la hautecitadelle de Priamos, nous montâmes sur nos nefs, et un dieudispersa les Akhaiens. Et, depuis, je ne t’ai point revue, fille deZeus ; et je n’ai point senti ta présence sur ma nef pouréloigner de moi le malheur ; mais toujours, le coeur accablédans ma poitrine, j’ai erré, jusqu’à ce que les dieux m’aientdélivré de mes maux. Et tu m’as encouragé par tes paroles chez leriche peuple des Phaiakiens, et tu m’as conduit toi-même à leurville. Maintenant je te supplie par ton père ! Je ne pensepoint, en effet, être arrivé dans Ithakè, car je vois une terreétrangère, et je pense que tu me parles ainsi pour te jouer de moiet tromper mon esprit. Dis-moi donc sincèrement si je suis arrivédans ma chère patrie.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Tu as donc toujours cette pensée dans tapoitrine ? Mais je ne puis permettre que tu sois malheureux,car tu es éloquent, intelligent et sage. Un autre homme, de retouraprès avoir tant erré, désirerait ardemment revoir sa femme et sesenfants dans ses demeures ; mais toi, tu ne veux parler etapprendre qu’après avoir éprouvé ta femme qui est assise dans tesdemeures, passant les jours et les nuits dans les gémissements etles larmes. Certes, je n’ai jamais craint ce qu’elle redoute, et jesavais dans mon esprit que tu reviendrais, ayant perdu tous tescompagnons. Mais je ne pouvais m’opposer au frère de mon père, àPoseidaôn qui était irrité dans son coeur contre toi, parce que tuavais aveuglé son cher fils. Et, maintenant, je te montrerai laterre d’Ithakè, afin que tu croies. Ce port est celui de Phorkys,le Vieillard de la mer, et, à la pointe du port, voici l’olivierépais devant l’antre haut et obscur des nymphes sacrées qu’on nommenaïades. C’est cette caverne où tu sacrifiais aux nymphes decomplètes hécatombes. Et voici le mont Nèritos couvert deforêts.

Ayant ainsi parlé, la déesse dissipa la nuée,et la terre apparut. Et le patient et divin Odysseus fut plein dejoie, se réjouissant de sa patrie. Et il baisa la terre féconde,et, aussitôt, levant les mains, il supplia les Nymphes :

– Nymphes, naïades, filles de Zeus, je disaisque je ne vous reverrais plus ! Et, maintenant, je vous salued’une voix joyeuse. Je vous offrirai des présents, comme autrefois,si la dévastatrice, fille de Zeus, me laisse vivre et fait grandirmon cher fils.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Prends courage, et que ceci ne t’inquiètepoint ; mais déposons aussitôt tes richesses au fond del’antre divin, où elles seront en sûreté, et délibérons tous deuxsur ce qu’il y a de mieux à faire.

Ayant ainsi parlé, la déesse entra dans lagrotte obscure, cherchant un lieu secret ; et Odysseus y portaaussitôt l’or et le dur airain, et les beaux vêtements que lesPhaiakiens lui avaient donnés. Il les y déposa, et Pallas Athènè,fille de Zeus tempétueux, ferma l’entrée avec une pierre. Puis,tous deux, s’étant assis au pied de l’olivier sacré, méditèrent laperte des prétendants insolents. Et la déesse Athènè aux yeuxclairs parla la première :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, songecomment tu mettras la main sur les prétendants insolents quicommandent depuis trois ans dans ta maison, recherchant ta femmedivine et lui faisant des présents. Elle attend toujours tonretour, gémissant dans son coeur, et elle donne de l’espoir et ellefait des promesses à chacun d’eux, et elle leur envoie desmessagers ; mais son esprit a d’autres pensées.

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– O dieux ! je devais donc, commel’Atréide Agamemnôn, périr d’une mauvaise mort dans mes demeures,si tu ne m’eusses averti à temps, ô déesse ! Mais dis-moicomment nous punirons ces hommes. Debout auprès de moi, souffledans mon coeur une grande audace, comme au jour où nous avonsrenversé les grandes murailles de Troiè. Si tu restes, pleined’ardeur, auprès de moi, ô Athènè aux yeux clairs, et si tum’aides, ô vénérable déesse, je combattrai seul trois centsguerriers.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Certes, je serai auprès de toi et je ne teperdrai pas de vue, quand nous accomplirons ces choses. Et j’espèreque le large pavé sera souillé du sang et de la cervelle de plusd’un de ces prétendants qui mangent tes richesses. Je vais terendre inconnu à tous les hommes. Je riderai ta belle peau sur tesmembres courbés ; je ferai tomber tes cheveux blonds de tatête ; je te couvrirai de haillons qui font qu’on se détournede celui qui les porte ; je ternirai tes yeux maintenant sibeaux, et tu apparaîtras à tous les prétendants comme un misérable,ainsi qu’à ta femme et au fils que tu as laissés dans tes demeures.Va d’abord trouver le porcher qui garde tes porcs, car il te veutdu bien, et il aime ton fils et la sage Pènélopéia. Tu le trouverassurveillant les porcs ; et ceux-ci se nourrissent auprès de laroche du Corbeau et de la fontaine Aréthousè, mangeant le gland quileur plait et buvant l’eau noire. Reste là, et interroge-le avecsoin sur toute chose, jusqu’à ce que je revienne de Spartè auxbelles femmes, où j’appellerai, ô Odysseus, ton cher filsTèlémakhos qui est allé dans la grande Lakédaimôn, vers Ménélaos,pour s’informer de toi et apprendre si tu vis encore.

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Pourquoi ne lui avoir rien dit, toi qui saistout ? Est-ce pour qu’il soit errant et subisse mille maux surla mer indomptée, tandis que ceux-ci mangent sesrichesses ?

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Qu’il ne soit point une inquiétude pour toi.Je l’ai conduit là moi-même, afin qu’il se fasse une bonnerenommée ; mais il ne souffre aucune douleur, et il est assis,tranquille, dans les demeures de l’Atréide, où tout lui estabondamment offert. À la vérité, les jeunes prétendants lui tendentune embûche sur leur nef noire, désirant le tuer avant qu’il rentredans la terre de sa patrie ; mais je ne pense pas que celasoit, et je pense plutôt que la terre recevra auparavant plus d’unde ces prétendants qui mangent tes richesses.

En parlant ainsi, Athènè le toucha d’unebaguette et elle dessécha sa belle peau sur ses membres courbés, etelle fit tomber ses blonds cheveux de sa tête. Elle chargea toutson corps de vieillesse ; elle ternit ses yeux, si beauxauparavant ; elle lui donna un vêtement en haillons, déchiré,sale et souillé de fumée ; elle le couvrit ensuite de lagrande peau nue d’un cerf rapide, et elle lui donna enfin un bâtonet une besace misérable attachée par une courroie tordue.

Ils se séparèrent après s’être ainsi entendus,et Athènè se rendit dans la divine Lakédaimôn, auprès du filsd’Odysseus.

14 :

Et Odysseus s’éloigna du port, par un âpresentier, à travers les bois et les hauteurs, vers le lieu où Athènèlui avait dit qu’il trouverait son divin porcher, qui prenait soinde ses biens plus que tous les serviteurs qu’il avait achetés, lui,le divin Odysseus.

Et il le trouva assis sous le portique, en unlieu découvert où il avait construit de belles et grandes établesautour desquelles on pouvait marcher. Et il les avait construites,pour ses porcs, de pierres superposées et entourées d’une haieépineuse, en l’absence du roi, sans l’aide de sa maîtresse et duvieux Laertès. Et il avait planté au dehors des pieux épais etnombreux, en coeur noir de chêne ; et, dans l’intérieur, ilavait fait douze parcs à porcs. Dans chacun étaient couchéescinquante femelles pleines ; et les mâles couchaientdehors ; et ceux-ci étaient beaucoup moins nombreux, car lesdivins prétendants les diminuaient en les mangeant, et le porcherleur envoyait toujours le plus gras et le meilleur de tous ;et il n’y en avait plus que trois cent soixante. Quatre chiens,semblables à des bêtes fauves, et que le prince des porchersnourrissait, veillaient toujours sur les porcs.

Et celui-ci adaptait à ses pieds des sandalesqu’il taillait dans la peau d’une vache coloriée. Et trois desautres porchers étaient dispersés, faisant paître leursporcs ; et le quatrième avait été envoyé par nécessité à laville, avec un porc pour les prétendants orgueilleux, afin queceux-ci, l’ayant tué, dévorassent sa chair.

Et aussitôt les chiens aboyeurs virentOdysseus, et ils accoururent en hurlant ; mais Odysseuss’assit plein de ruse, et le bâton tomba de sa main. Alors il eûtsubi un indigne traitement auprès de l’étable qui était àlui ; mais le porcher accourut promptement de ses piedsrapides ; et le cuir lui tomba des mains, et, en criant, ilchassa les chiens à coups de pierres, et il dit au roi :

– Ô vieillard, certes, ces chiens allaient tedéchirer et me couvrir d’opprobre. Les dieux m’ont fait assezd’autres maux. Je reste ici, gémissant, et pleurant un roi divin,et je nourris ses porcs gras, pour que d’autres que lui lesmangent ; et peut-être souffre-t-il de la faim, errant parmiles peuples étrangers, s’il vit encore et s’il voit la lumière deHèlios. Mais suis-moi, et entrons dans l’étable, ô vieillard, afinque, rassasié dans ton âme de nourriture et de vin, tu me disesd’où tu es et quels maux tu as subis.

Ayant ainsi parlé, le divin porcher le précédadans l’étable, et, l’introduisant, il le fit asseoir sur desbranches épaisses qu’il recouvrit de la peau d’une chèvre sauvageet velue. Et, s’étant couché sur cette peau grande et épaisse,Odysseus se réjouit d’être reçu ainsi, et il dit :

– Que Zeus, ô mon hôte, et les autres dieuximmortels t’accordent ce que tu désires le plus, car tu me reçoisavec bonté.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Etranger, il ne m’est point permis demépriser même un hôte plus misérable encore, car les étrangers etles pauvres viennent de Zeus, et le présent modique que nous leurfaisons lui plaît ; car cela seul est au pouvoir d’esclavestoujours tremblants que commandent de jeunes rois. Certes, lesdieux s’opposent au retour de celui qui m’aimait et qui m’eût donnéun domaine aussi grand qu’un bon roi a coutume d’en donner à sonserviteur qui a beaucoup travaillé pour lui et dont un dieu a faitfructifier le labeur ; et, aussi, une demeure, une part de sesbiens et une femme désirable. Ainsi mon travail a prospéré, et leroi m’eût grandement récompensé, s’il était devenu vieux ici ;mais il a péri. Plût aux dieux que la race des Hélénè eût périentièrement, puisqu’elle a rompu les genoux de tant deguerriers ! car mon maître aussi, pour la cause d’Agamemnôn,est allé vers Ilios nourrice de chevaux, afin de combattre lesTroiens.

Ayant ainsi parlé, il ceignit sa tunique,qu’il releva, et, allant vers les étables où était enfermé letroupeau de porcs, il prit deux jeunes pourceaux, les égorgea,alluma le feu, les coupa et les traversa de broches, et, les ayantfait rôtir, les offrit à Odysseus, tout chauds autour des broches.Puis, il les couvrit de farine blanche, mêla du vin doux dans unecoupe grossière, et, s’asseyant devant Odysseus, il l’exhorta àmanger et lui dit :

– Mange maintenant, ô étranger, cettenourriture destinée aux serviteurs, car les prétendants mangent lesporcs gras, n’ayant aucune pudeur, ni aucune bonté. Mais les dieuxheureux n’aiment pas les actions impies, et ils aiment au contrairela justice et les actions équitables. Même les ennemis barbares quienvahissent une terre étrangère, à qui Zeus accorde le butin, etqui reviennent vers leurs demeures avec des nefs pleines, sententl’inquiétude et la crainte dans leurs âmes. Mais ceux-ci ont apprissans doute, ayant entendu la voix d’un dieu, la mort fataled’Odysseus, car ils ne veulent point rechercher des noceslégitimes, ni retourner chez eux ; mais ils dévorentimmodérément, et sans rien épargner, les biens du roi ; et,toutes les nuits et tous les jours qui viennent de Zeus, ilssacrifient, non pas une seule victime, mais deux au moins. Et ilspuisent et boivent le vin sans mesure. Certes, les richesses de monmaître étaient grandes. Aucun héros n’en avait autant, ni sur lanoire terre ferme, ni dans Ithakè elle-même. Vingt hommes n’ontpoint tant de richesses. Je t’en ferai le compte : douzetroupeaux de boeufs sur la terre ferme, autant de brebis, autant deporcs, autant de larges étables de chèvres. Le tout est surveillépar des pasteurs étrangers. Ici, à l’extrémité de l’île, onzegrands troupeaux de chèvres paissent sous la garde de bonsserviteurs ; et chacun de ceux-ci mène tous les jours auxprétendants la meilleure des chèvres engraissées. Et moi, je gardeces porcs et je les protège, mais j’envoie aussi aux prétendants lemeilleur et le plus gras.

Il parla ainsi, et Odysseus mangeait leschairs et buvait le vin en silence, méditant le malheur desprétendants. Après qu’il eut mangé et bu et satisfait son âme,Eumaios lui remit pleine de vin la coupe où il avait bu lui-même.Et Odysseus la reçut, et, joyeux dans son coeur, il dit à Eumaiosces paroles ailées :

– O ami, quel est cet homme qui t’a acheté deses propres richesses, et qui, dis-tu, était si riche et sipuissant ? Tu dis aussi qu’il a péri pour la caused’Agamemnôn ? Dis-moi son nom, car je le connais peut-être.Zeus et les autres dieux immortels savent, en effet, si je viensvous annoncer que je l’ai vu, car j’ai beaucoup erré.

Et le chef des porchers luirépondit :

– Ô vieillard, aucun voyageur errant etapportant des nouvelles ne persuadera sa femme et son cher fils.Que de mendiants affamés mentent effrontément et ne veulent pointdire la vérité ! Chaque étranger qui vient parmi le peupled’Ithakè va trouver ma maîtresse et lui fait des mensonges. Elleles reçoit avec bonté, les traite bien et les interroge sur chaquechose. Puis elle gémit, et les larmes tombent de ses paupières,comme c’est la coutume de la femme dont le mari est mort. Et toi,vieillard, tu inventerais aussitôt une histoire, afin qu’elle tedonnât un manteau, une tunique, des vêtements. Mais déjà les chiensrapides et les oiseaux carnassiers ont arraché sa chair de ses os,et il a perdu l’âme ; ou les poissons l’ont mangé dans la mer,et ses os gisent sur le rivage, couverts d’un monceau de sable. Ila péri ainsi, laissant à ses amis et à moi de grandesdouleurs ; car, dans quelque lieu que j’aille, je ne trouveraijamais un autre maître aussi bon, même quand j’irais dans lademeure de mon père et de ma mère, là où je suis né et où ceux-cim’ont élevé. Et je ne les pleure point tant, et je ne désire pointtant les revoir de mes yeux sur la terre de ma patrie, que je nesuis saisi du regret d’Odysseus absent. Et maintenant qu’il n’estpoint là, ô étranger, je le respecte en le nommant, car il m’aimaitbeaucoup et prenait soin de moi ; c’est pourquoi je l’appellemon frère aîné, bien qu’il soit absent au loin.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Ô ami, puisque tu nies mes paroles, et quetu affirmes qu’il ne reviendra pas, ton esprit est toujoursincrédule. Cependant, je ne parle point au hasard, et je jure parserment qu’Odysseus reviendra. Qu’on me récompense de cette bonnenouvelle quand il sera rentré dans ses demeures. Je n’accepterairien auparavant, malgré ma misère ; mais, alors seulement,qu’on me donne des vêtements, un manteau et une tunique. Il m’estodieux, non moins que les portes d’Aidès, celui qui, poussé par lamisère, parle faussement. Que Zeus, le premier des dieux, lesache ! Et cette table hospitalière, et le foyer del’irréprochable Odysseus où je me suis assis ! Certes, toutesles choses que j’annonce s’accompliront. Odysseus arrivera ici danscette même année, même à la fin de ce mois ; même dans peu dejours il rentrera dans sa demeure et il punira chacun de ceux quioutragent sa femme et son illustre fils.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Ô vieillard, je ne te donnerai point cetterécompense d’une bonne nouvelle, car jamais Odysseus ne reviendravers sa demeure. Bois donc en repos ; ne parlons plus de cela,et ne me rappelle point ces choses, car je suis triste dans moncoeur quand quelqu’un se souvient de mon glorieux maître. Maisj’accepte ton serment ; qu’Odysseus revienne, comme je ledésire, ainsi que Pènélopéia, le vieux Laertès et le divinTèlémakhos. Maintenant, je gémis sur cet enfant, Tèlémakhos, qu’aengendré Odysseus, et que les dieux ont nourri comme une jeuneplante. J’espérais que, parmi les hommes, il ne serait inférieur àson père bien-aimé, ni en sagesse, ni en beauté ; maisquelqu’un d’entre les immortels, ou d’entre les hommes, a troubléson esprit calme, et il est allé vers la divine Pylos pours’informer de son père, et les prétendants insolents lui tendentune embuscade au retour, afin que la race du divin Arkeisiospérisse entièrement dans Ithakè. Mais laissons-le, soit qu’ilpérisse, soit qu’il échappe, et que le Kroniôn le couvre de samain ! Pour toi, vieillard, raconte-moi tes malheurs, et parleavec vérité, afin que je t’entende. Qui es-tu ? quel est tonpeuple ? où sont tes parents et ta ville ? sur quelle nefes-tu venu ? comment des marins t’ont-ils mené à Ithakè ?qui sont-ils ? car je pense que tu n’es pas venu ici àpied ?

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Je te dirai, en effet, ces choses avecvérité ; mais, quand même cette nourriture et ton vin douxdureraient un long temps, quand même nous resterions ici, mangeanttranquillement, tandis que d’autres travaillent, il me seraitfacile, pendant toute une année, de te raconter les douleurs quej’ai subies par la volonté des dieux. Je me glorifie d’être né dansla vaste Krètè et d’être le fils d’un homme riche. Beaucoupd’autres fils lui étaient nés dans ses demeures, d’une femmelégitime, et y avaient été élevés. Pour moi, c’est une mère achetéeet concubine qui m’a enfanté ; mais Kastôr Hylakide m’aimaautant que ses enfants légitimes ; et je me glorifie d’avoirété engendré par lui qui, autrefois, était honoré comme un dieu parles Krètois, à cause de ses domaines, de ses richesses et de sesfils illustres. Mais les kères de la mort l’emportèrent auxdemeures d’Aidès, et ses fils magnanimes partagèrent ses biens etles tirèrent au sort. Et ils m’en donnèrent une très petite partavec sa maison.

Mais, par ma vertu, j’épousai une filled’hommes très riches, car je n’étais ni insensé, ni lâche.Maintenant tout est flétri en moi, mais, cependant, tu peux jugeren regardant le chaume ; et, certes, j’ai subi des mauxcruels. Arès et Athènè m’avaient donné l’audace et l’intrépidité,et quand, méditant la perte des ennemis, je choisissais des hommesbraves pour une embuscade, jamais, en mon coeur courageux, jen’avais la mort devant les yeux ; mais, courant aux premiersrangs, je tuais de ma lance celui des guerriers ennemis qui me lecédait en agilité. Tel j’étais dans la guerre ; mais lestravaux et les soins de la famille, par lesquels on élève les chersenfants, ne me plaisaient point ; et j’aimais seulement lesnefs armées d’avirons, les combats, les traits aigus et lesflèches ; et ces armes cruelles qui sont horribles aux autreshommes me plaisaient, car un dieu me les présentait toujours àl’esprit. Ainsi chaque homme se réjouit de choses différentes. Eneffet, avant que les fils des Akhaiens eussent mis le pied devantTroiè, j’avais neuf fois commandé des guerriers et des nefs rapidescontre des peuples étrangers, et tout m’avait réussi. Jechoisissais d’abord ma part légitime du butin, et je recevaisensuite beaucoup de dons ; et ma maison s’accroissait, etj’étais craint et respecté parmi les Krètois.

Mais quand l’irréprochable Zeus eut décidécette odieuse expédition qui devait rompre les genoux à tant dehéros, alors les peuples nous ordonnèrent, à moi et à l’illustreIdoméneus, de conduire nos nefs à Ilios, et nous ne pûmes nous yrefuser à cause des rumeurs menaçantes du peuple. Là, nous, filsdes Akhaiens, nous combattîmes pendant neuf années, et, la dixième,ayant saccagé la ville de Priamos, nous revînmes avec nos nefs versnos demeures ; mais un dieu dispersa les Akhaiens. Mais à moi,malheureux, le sage Zeus imposa d’autres maux. Je restai un seulmois dans ma demeure, me réjouissant de mes enfants, de ma femme etde mes richesses ; et mon coeur me poussa ensuite à naviguervers l’Aigyptiè sur mes nefs bien construites, avec de divinscompagnons. Et je préparai neuf nefs, et aussitôt les équipages enfurent réunis. Pendant six jours mes chers compagnons prirent dejoyeux repas, car j’offris beaucoup de sacrifices aux dieux, et, enmême temps, des mets à mes hommes. Le septième jour, étant partisde la grande Krètè, nous naviguâmes aisément au souffle propice deBoréas, comme au courant d’un fleuve ; et aucune de mes nefsn’avait souffert mais, en repos et sains et saufs, nous restâmesassis et le vent et les pilotes conduisaient les nefs ; et, lecinquième jour, nous parvînmes au beau fleuve Aigyptos. Etj’arrêtai mes nefs recourbées dans le fleuve Aigyptos. Là,j’ordonnai à mes chers compagnons de rester auprès des nefs pourles garder, et j’envoyai des éclaireurs pour aller à la découverte.Mais ceux-ci, égarés par leur audace et confiants dans leursforces, dévastèrent aussitôt les beaux champs des hommesAigyptiens, entraînant les femmes et les petits enfants et tuantles hommes. Et aussitôt le tumulte arriva jusqu’à la ville. Et leshabitants, entendant ces clameurs, accoururent au lever d’Éôs, ettoute la plaine se remplit de piétons et de cavaliers et de l’éclatde l’airain. Et le foudroyant Zeus mit mes compagnons en fuite, etaucun d’eux ne soutint l’attaque, et la mort les environna detoutes parts. Là, un grand nombre des nôtres fut tué par l’airainaigu, et les autres furent emmenés vivants pour être esclaves. MaisZeus lui-même mit cette résolution dans mon esprit. Plût aux dieuxque j’eusse dû mourir en Aigyptiè et subir alors ma destinée, card’autres malheurs m’attendaient. Ayant aussitôt retiré mon casquede ma tête et mon bouclier de mes épaules, et jeté ma lance, jecourus aux chevaux du roi, et j’embrassai ses genoux, et il eutpitié de moi, et il me sauva ; et, m’ayant fait monter dansson char, il m’emmena dans ses demeures. Certes, ses guerriersm’entouraient, voulant me tuer de leurs lances de frêne, car ilsétaient très irrités ; mais il m’arracha à eux, craignant lacolère de Zeus hospitalier qui châtie surtout les mauvaisesactions. Je restai là sept ans, et j’amassai beaucoup de richessesparmi les Aigyptiens, car tous me firent des présents.

Mais vers la huitième année, arriva un hommede la Phoinikiè, plein de mensonges, et qui avait déjà causébeaucoup de maux aux hommes. Et il me persuada par ses mensongesd’aller en Phoinikiè, où étaient sa demeure et ses biens. Et jerestai là une année entière auprès de lui. Et quand les jours etles mois se furent écoulés, et que, l’année étant accomplie, lessaisons revinrent, il me fit monter sur une nef, sous prétexted’aller avec lui conduire un chargement en Libyè, mais pour mevendre et retirer de moi un grand prix. Et je le suivis, lesoupçonnant, mais contraint. Et la nef, poussée par le soufflepropice de Boréas, approchait de la Krètè, quand Zeus médita notreruine. Et déjà nous avions laissé la Krètè, et rien n’apparaissaitplus que l’Ouranos et la mer. Alors, le Kroniôn suspendit une nuéenoire sur la nef creuse, et sous cette nuée toute la mer devintnoire aussi. Et Zeus tonna, et il lança la foudre sur la nef, quise renversa, frappée par la foudre de Zeus, et se remplit de fumée.Et tous les hommes furent précipités de la nef, et ils étaientemportés, comme des oiseaux de mer, par les flots, autour de la nefnoire, et un dieu leur refusa le retour. Alors Zeus me mit entreles mains le long mât de la nef à proue bleue, afin que je pussefuir la mort ; et l’ayant embrassé, je fus la proie des ventsfurieux. Et je fus emporté pendant neuf jours, et, dans la dixièmenuit noire, une grande lame me jeta sur la terre desThesprôtes.

Alors le héros Pheidôn, le roi des Thesprôtes,m’accueillit généreusement ; car je rencontrai d’abord soncher fils, et celui-ci me conduisit, accablé de froid et defatigue, et, me soutenant de la main, m’emmena dans les demeures deson père. Et celui-ci me donna des vêtements, un manteau et unetunique. Là, j’entendis parler d’Odysseus. Pheidôn me dit que, luiayant donné l’hospitalité, il l’avait traité en ami, comme ilretournait dans la terre de sa patrie. Et il me montra lesrichesses qu’avait réunies Odysseus, de l’airain, de l’or et du fertrès difficile à travailler, le tout assez abondant pour nourrirjusqu’à sa dixième génération. Et tous ces trésors étaient déposésdans les demeures du roi. Et celui-ci me disait qu’Odysseus étaitallé à Dôdônè pour apprendre du grand Chêne la volonté de Zeus, etpour savoir comment, depuis longtemps absent, il rentrerait dans laterre d’Ithakè, soit ouvertement, soit en secret. Et Pheidôn mejura, en faisant des libations dans sa demeure, que la nef et leshommes étaient prêts qui devaient conduire Odysseus dans la chèreterre de sa patrie. Mais il me renvoya d’abord, profitant d’une nefdes Thesprôtes qui allait à Doulikhios. Et il ordonna de me menerau roi Akastos ; mais ces hommes prirent une résolutionfuneste pour moi, afin, sans doute, que je subisse toutes lesmisères.

Quand la nef fut éloignée de terre, ilssongèrent aussitôt à me réduire en servitude ; et, m’arrachantmon vêtement, mon manteau et ma tunique, ils jetèrent sur moi cemisérable haillon et cette tunique déchirée, tels que tu les vois.Vers le soir ils parvinrent aux champs de la riante Ithakè, et ilsme lièrent aux bancs de la nef avec une corde bien tordue ;puis ils descendirent sur le rivage de la mer pour prendre leurrepas. Mais les dieux eux-mêmes détachèrent aisément mes liens.Alors, enveloppant ma tête de ce haillon, je descendis à la mer parle gouvernail, et pressant l’eau de ma poitrine et nageant des deuxmains, j’abordai très loin d’eux. Et je montai sur la côte, là oùcroissait un bois de chênes touffus, et je me couchai contre terre,et ils me cherchaient en gémissant ; mais, ne me voyant point,ils jugèrent qu’il était mieux de ne plus me chercher ; carles dieux m’avaient aisément caché d’eux, et ils m’ont conduit àl’étable d’un homme excellent, puisque ma destinée est de vivreencore.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Etranger très malheureux, certes, tu asfortement ému mon coeur en racontant les misères que tu as subieset tes courses errantes ; mais, en parlant d’Odysseus, jepense que tu n’as rien dit de sage, et tu ne me persuaderas point.Comment un homme tel que toi peut-il mentir aussieffrontément ? Je sais trop que penser du retour de monmaître. Certes, il est très odieux à tous les dieux, puisqu’ils nel’ont point dompté par la main des Troiens, ou qu’ils ne lui ontpoint permis, après la guerre, de mourir entre les bras de sesamis. Car tous les Akhaiens lui eussent élevé un tombeau, et unegrande gloire eût été accordée à son fils dans l’avenir. Etmaintenant les Harpyes l’ont déchiré sans gloire, et moi, séparé detous, je reste auprès de mes porcs ; et je ne vais point à laville, si ce n’est quand la sage Pènélopéia m’ordonne d’y aller,quand elle a reçu quelque nouvelle. Et, alors, tous s’empressent dem’interroger, ceux qui s’attristent de la longue absence de leurroi et ceux qui se réjouissent de dévorer impunément ses richesses.Mais il ne m’est point agréable de demander ou de répondre depuisqu’un Aitôlien m’a trompé par ses paroles. Ayant tué un homme, ilavait erré en beaucoup de pays, et il vint dans ma demeure, et jele reçus avec amitié. Il me dit qu’il avait vu, parmi les Krètois,auprès d’Idoméneus, mon maître réparant ses nefs que les tempêtesavaient brisées. Et il me dit qu’Odysseus allait revenir, soit cetété, soit cet automne, ramenant de nombreuses richesses avec sesdivins compagnons. Et toi, vieillard, qui as subi tant de maux, etque la destinée a conduit vers moi, ne cherche point à me plairepar des mensonges, car je ne t’honorerai, ni ne t’aimerai pourcela, mais par respect pour Zeus hospitalier et par compassion pourtoi.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Certes, tu as dans ta poitrine un espritincrédule, puisque ayant juré par serment, je ne t’ai pointpersuadé. Mais faisons un pacte, et que les dieux qui habitentl’Olympos soient témoins. Si ton roi revient dans cette demeure,donne-moi des vêtements, un manteau et une tunique, et fais-moiconduire à Doulikhios, ainsi que je le désire ; mais si tonroi ne revient pas comme je te le dis, ordonne à tes serviteurs deme jeter du haut d’un grand rocher, afin que, désormais, unmendiant craigne de mentir.

Et le divin porcher lui répondit :

– Étranger, je perdrais ainsi ma bonnerenommée et ma vertu parmi les hommes, maintenant et à jamais, moiqui t’ai conduit dans mon étable et qui t’ai offert les dons del’hospitalité, si je te tuais et si je t’arrachais ta chère âme.Comment supplierais-je ensuite le Kroniôn Zeus ? Mais voicil’heure du repas, et mes compagnons vont arriver promptement, afinque nous préparions un bon repas dans l’étable.

Tandis qu’ils se parlaient ainsi, les porcs etles porchers arrivèrent. Et ils enfermèrent les porcs, comme decoutume, pour la nuit, et une immense rumeur s’éleva du milieu desanimaux qui allaient à l’enclos. Puis le divin porcher dit à sescompagnons :

– Amenez-moi un porc excellent, afin que je letue pour cet hôte qui vient de loin, et nous nous en délecteronsaussi, nous qui souffrons beaucoup, et qui surveillons les porcsaux dents blanches, tandis que d’autres mangent impunément le fruitde notre travail.

Ayant ainsi parlé, il fendit du bois avecl’airain tranchant. Et les porchers amenèrent un porc très grasayant cinq ans. Et ils l’étendirent devant le foyer. Mais Eumaiosn’oublia point les immortels, car il n’avait que de bonnespensées ; et il jeta d’abord dans le feu les soies de la têtedu porc aux dents blanches, et il pria tous les dieux, afin que lesubtil Odysseus revint dans ses demeures. Puis, levant les bras, ilfrappa la victime d’un morceau de chêne qu’il avait réservé, et lavie abandonna le porc. Et les porchers l’égorgèrent, le brûlèrentet le coupèrent par morceaux. Et Eumaios, retirant les entraillessaignantes, qu’il recouvrit de la graisse prise au corps, les jetadans le feu après les avoir saupoudrées de fleur de farine d’orge.Et les porchers, divisant le reste, traversèrent les viandes debroches, les firent rôtir avec soin et les retirèrent du feu. Puisils les déposèrent sur des disques. Eumaios se leva, faisant lesparts, car il avait des pensées équitables ; et il fit en toutsept parts. Il en consacra une aux nymphes et à Hermès, fils deMaiè, et il distribua les autres à chacun ; mais il honoraOdysseus du dos entier du porc aux dents blanches. Et le héros, lesubtil Odysseus, s’en glorifia, et dit à Eumaios :

– Plaise aux dieux, Eumaios, que tu soistoujours cher au père Zeus, puisque, tel que je suis, tu m’ashonoré de cette part excellente.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Mange heureusement, mon hôte, et délecte-toide ces mets tels qu’ils sont. Un dieu nous les a donnés et nouslaissera en jouir, s’il le veut ; car il peut tout.

Il parla ainsi, et il offrit les prémices auxdieux éternels. Puis, ayant fait des libations avec du vin rouge,il mit une coupe entre les mains d’Odysseus destructeur descitadelles. Et celui-ci s’assit devant le dos du porc ; etMésaulios, que le chef des porchers avait acheté en l’absence deson maître, et sans l’aide de sa maîtresse et du vieux Laertès,distribua les parts. Il l’avait acheté de ses propres richesses àdes Taphiens.

Et tous étendirent les mains vers les metsplacés devant eux. Et après qu’ils eurent assouvi le besoin deboire et de manger, Mésaulios enleva le pain, et tous, rassasiés denourriture, allèrent à leurs lits.

Mais la nuit vint, mauvaise et noire ; etZeus plut toute la nuit, et le grand Zéphyros soufflait chargéd’eau. Alors Odysseus parla ainsi, pour éprouver le porcher quiprenait tant de soins de lui, afin de voir si, retirant son propremanteau, il le lui donnerait, ou s’il avertirait un de sescompagnons :

– Écoutez-moi maintenant, toi, Eumaios, etvous, ses compagnons, afin que je vous parle en me glorifiant, carle vin insensé m’y pousse, lui qui excite le plus sage à chanter, àrire, à danser, et à prononcer des paroles qu’il eût été mieux dene pas dire ; mais dès que j’ai commencé à être bavard, je nepuis rien cacher. Plût aux dieux que je fusse jeune et que ma forcefût grande, comme au jour où nous tendîmes une embuscade sousTroiè. Les chefs étaient Odysseus et l’Atréide Ménélaos, et jecommandais avec eux, car ils m’avaient choisi eux-mêmes. Quand nousfûmes arrivés à la ville, sous la haute muraille, nous nouscouchâmes avec nos armes, dans un marais, au milieu de roseaux etde broussailles épaisses. La nuit vint, mauvaise, et le souffle deBoréas était glacé. Puis la neige tomba, froide, et le givrecouvrait nos boucliers. Et tous avaient leurs manteaux et leurstuniques ; et ils dormaient tranquilles, couvrant leursépaules de leurs boucliers. Pour moi, j’avais laissé mon manteau àmes compagnons comme un insensé ; mais je n’avais point penséqu’il dût faire un si grand froid, et je n’avais que mon bouclieret une tunique brillante. Quand vint la dernière partie de la nuit,à l’heure où les astres s’inclinent, ayant touché du coudeOdysseus, qui était auprès de moi, je lui dis ces paroles qu’ilcomprit aussitôt : – Divin Laertiade, subtil Odysseus, je nevivrai pas longtemps et ce froid me tuera, car je n’ai point demanteau et un daimôn m’a trompé en me persuadant de ne prendre quema seule tunique ; et maintenant il n’y a plus aucun remède.’Je parlai ainsi, et il médita aussitôt un projet dans son esprit,aussi prompt qu’il l’était toujours pour délibérer ou pourcombattre. Et il me dit à voix basse : – Tais-toi maintenant,de peur qu’un autre parmi les Akhaiens t’entende.’ Il parla ainsi,et, appuyé sur le coude, il dit : – Écoutez-moi, amis. Unsonge divin m’a réveillé. Nous sommes loin des nefs ; maisqu’un de nous aille prévenir le prince des peuples, l’AtréideAgamemnôn, afin qu’il ordonne à un plus grand nombre de sortir desnefs et de venir ici.’ Il parla ainsi, et aussitôt ThoasAndraimonide se leva, jeta son manteau pourpré et courut vers lesnefs, et je me couchai oiseusement dans son manteau, jusqu’à laclarté d’Eôs au thrône d’or. plût aux Dieux que je fusse aussijeune et que ma force fût aussi grande ! un des porchers, dansces étables, me donnerait un manteau, par amitié et par respectpour un homme brave. Mais maintenant, je suis méprisé, à cause desmisérables haillons qui me couvrent le corps.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Ô vieillard, tu as raconté une histoireirréprochable, et tu n’auras point dit en vain une paroleexcellente. C’est pourquoi tu ne manqueras ni d’un manteau, nid’aucune chose qui convienne à un suppliant malheureux venu deloin ; mais, au matin, tu reprendras tes haillons, car icinous n’avons pas beaucoup de manteaux, ni de tuniques de rechange,et chaque homme n’en a qu’une. Quand le cher fils d’Odysseus serarevenu, il te donnera lui-même des vêtements, un manteau et unetunique, et il te fera conduire où ton coeur désire aller.

Ayant ainsi parlé, il se leva, approcha le feudu lit de peaux de chèvres et de brebis où Odysseus se coucha, etil jeta sur lui un grand et épais manteau de rechange et dont il secouvrait quand les mauvais temps survenaient. Et Odysseus secoucha, et, auprès de lui, les jeunes porchers s’endormirent ;mais il ne plut point à Eumaios de reposer dans son lit loin de sesporcs, et il sortit, armé. Et Odysseus se réjouissait qu’il prîttant de soin de ses biens pendant son absence. Et, d’abord, Eumaiosmit une épée aiguë autour de ses robustes épaules ; puis, ilse couvrit d’un épais manteau qui garantissait du vent : et ilprit aussi la peau d’une grande chèvre, et il saisit une lanceaiguë pour se défendre des chiens et des hommes ; et il alladormir où dormaient ses porcs, sous une pierre creuse, à l’abri deBoréas.

15.

Et Pallas Athènè se rendit dans la grandeLakédaimôn, vers l’illustre fils du magnanime Odysseus, afin del’avertir et de l’exciter au retour. Et elle trouva Tèlémakhos etl’illustre fils de Nestôr dormant sous le portique de la demeure del’illustre Ménélaos. Et le Nestoride dormait paisiblement ;mais le doux sommeil ne saisissait point Tèlémakhos, et il songeaità son père, dans son esprit, pendant la nuit solitaire. Et Athènèaux yeux clairs, se tenant près de lui, parla ainsi :

– Tèlémakhos, il ne serait pas bien de resterplus longtemps loin de ta demeure et de tes richesses laissées enproie à des hommes insolents qui dévoreront et se partageront tesbiens ; car tu aurais fait un voyage inutile. Excite donc trèspromptement l’illustre Ménélaos à te renvoyer, afin que turetrouves ton irréprochable mère dans tes demeures. Déjà son pèreet ses frères lui ordonnent d’épouser Eurymakhos, car il l’emportesur tous les prétendants par les présents qu’il offre et la plusriche dot qu’il promet. Prends garde que, contre son gré, elleemporte ces richesses de ta demeure. Tu sais, en effet, quelle estl’âme d’une femme ; elle veut toujours enrichir la maison decelui qu’elle épouse. Elle ne se souvient plus de ses premiersenfants ni de son premier mari mort, et elle n’y songe plus. Quandtu seras de retour, confie donc, jusqu’à ce que les dieux t’aientdonné une femme vénérable, toutes tes richesses à la meilleure detes servantes. Mais je te dirai autre chose. Garde mes paroles danston esprit. Les plus braves des prétendants te tendent uneembuscade dans le détroit d’Ithakè et de la stérile Samos, désirantte tuer avant que tu rentres dans ta patrie ; mais je ne pensepas qu’ils le fassent, et, auparavant, la terre enfermera plus d’unde ces prétendants qui mangent tes biens. Conduis ta nef bienconstruite loin des îles, et navigue la nuit. Celui des immortelsqui veille sur toi t’enverra un vent favorable. Et dès que tu serasarrivé au rivage d’Ithakè, envoie la nef et tous tes compagnons àla ville, et va d’abord chez le porcher qui garde tes porcs et quit’aime. Dors chez lui, et envoie-le à la ville annoncer àl’irréprochable Pènélopéia que tu la salues et que tu reviens dePylos.

Ayant ainsi parlé, elle remonta dans le hautOlympos. Et Tèlémakhos éveilla le Nestoride de son doux sommeil enle poussant du pied, et il lui dit :

– Lève-toi, Nestoride Peisistratos, et lie auchar les chevaux au sabot massif afin que nous partions.

Et le Nestoride Peisistratos luirépondit :

– Tèlémakhos, nous ne pouvons, quelque hâteque nous ayons, partir dans la nuit ténébreuse. Bientôt Eôsparaîtra. Attendons au matin et jusqu’à ce que le héros AtréideMénélaos illustre par sa lance ait placé ses présents dans le charet t’ait renvoyé avec des paroles amies. Un hôte se souvienttoujours d’un homme aussi hospitalier qui l’a reçu avec amitié.

Il parla ainsi, et aussitôt Éôs s’assit surson thrône d’or, et le brave Ménélaos s’approcha d’eux, ayantquitté le lit où était Hélénè aux beaux cheveux. Et dès que le cherfils du divin Odysseus l’eut reconnu, il se hâta de se vêtir de satunique brillante, et, jetant un grand manteau sur ses épaules, ilsortit du portique, et dit à Ménélaos :

– Divin Atréide Ménélaos, prince des peuples,renvoie-moi dès maintenant dans la chère terre de la patrie, carvoici que je désire en mon âme revoir ma demeure.

Et le brave Ménélaos lui répondit :

– Tèlémakhos, je ne te retiendrai pas pluslongtemps, puisque tu désires t’en retourner. Je m’irrite égalementcontre un homme qui aime ses hôtes outre mesure ou qui les hait.Une conduite convenable est la meilleure. Il est mal de renvoyer unhôte qui veut rester, ou de retenir celui qui veut partir ;mais il faut le traiter avec amitié s’il veut rester, ou lerenvoyer s’il veut partir. Reste cependant jusqu’à ce que j’aieplacé sur ton char de beaux présents que tu verras de tes yeux, etje dirai aux servantes de préparer un repas abondant dans mesdemeures à l’aide des mets qui s’y trouvent. Il est honorable,glorieux et utile de parcourir une grande étendue de pays aprèsavoir mangé. Si tu veux parcourir Hellas et Argos, je mettrai meschevaux sous le joug et je te conduirai vers les villes des hommes,et aucun d’eux ne nous renverra outrageusement, mais chacun tedonnera quelque chose, ou un trépied d’airain, ou un bassin, oudeux mulets, ou une coupe d’or.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Divin Atréide Ménélaos, prince des peuples,je veux rentrer dans nos demeures, car je n’ai laissé derrière moiaucun gardien de mes richesses, et je crains, ou de périr encherchant mon divin père, ou, loin de mes demeures, de perdre mesrichesses.

Et le brave Ménélaos, l’ayant entendu, ordonnaaussitôt à sa femme et à ses servantes de préparer dans lesdemeures un repas abondant, à l’aide des mets qui s’y trouvaient.Et alors le Boèthoide Etéônteus, qui sortait de son lit et quin’habitait pas loin du roi, arriva près de lui. Et le braveMénélaos lui ordonna d’allumer du feu et de faire rôtir lesviandes. Et le Boèthoide obéit dès qu’il eut entendu. Et Ménélaosrentra dans sa chambre nuptiale parfumée, et Hélénè et Mégapenthèsallaient avec lui. Quand ils furent arrivés là où les chosesprécieuses étaient enfermées, l’Atréide prit une coupe ronde, et ilordonna à son fils Mégapenthès d’emporter un kratère d’argent. EtHélénè s’arrêta devant un coffre où étaient enfermés les vêtementsaux couleurs variées qu’elle avait travaillés elle-même. Et Hélénè,la divine femme, prit un péplos, le plus beau de tous par sescouleurs diverses, et le plus grand, et qui resplendissait commeune étoile ; et il était placé sous tous les autres. Et ilsretournèrent par les demeures jusqu’à ce qu’ils fussent arrivésauprès de Tèlémakhos. Et le brave Ménélaos lui dit :

– Tèlémakhos, que Zeus, le puissant mari deHèrè, accomplisse le retour que tu désires dans ton âme ! Detous mes trésors qui sont enfermés dans ma demeure je te donneraile plus beau et le plus précieux, ce kratère bien travaillé,d’argent massif, et dont les bords sont enrichis d’or. C’estl’ouvrage de Hèphaistos, et l’illustre héros, roi des Sidônes, mel’offrit, quand il me reçut dans sa demeure, à mon retour ;et, moi, je veux te l’offrir.

Ayant ainsi parlé, le héros Atréide lui mit lacoupe ronde entre les mains ; et le robuste Mégapenthès posadevant lui le splendide kratère d’argent, et Hélénè, tenant lepéplos à la main, s’approcha et lui dit :

– Et moi aussi, cher enfant, je te ferai ceprésent, ouvrage des mains de Hélénè, afin que tu le donnes à lafemme bien-aimée que tu épouseras. Jusque-là, qu’il reste auprès deta chère mère. En quittant notre demeure pour la terre de tapatrie, réjouis-toi de mon souvenir.

Ayant ainsi parlé, elle lui mit le péplosentre les mains, et il le reçut avec joie. Et le hérosPeisistratros plaça les présents dans une corbeille, et il lesadmirait dans son âme. Puis, le blond Ménélaos les conduisit dansles demeures où ils s’assirent sur des sièges et sur des thrônes.Et une servante versa, d’une belle aiguière d’or dans un bassind’argent, de l’eau pour laver leurs mains ; et, devant eux,elle dressa la table polie. Et l’irréprochable intendante, pleinede grâce pour tous, couvrit la table de pain et de metsnombreux ; et le Boèthoide coupait les viandes et distribuaitles parts, et le fils de l’illustre Ménélaos versait le vin. Ettous étendirent les mains vers les mets placés devant eux.

Après qu’ils eurent assouvi la faim et lasoif, Télémakhos et l’illustre fils de Nestôr, ayant mis leschevaux sous le joug, montèrent sur le beau char et sortirent duvestibule et du portique sonore. Et le blond Ménélaos Atréideallait avec eux, portant à la main une coupe d’or pleine de vindoux, afin de faire une libation avant le départ. Et, se tenantdevant les chevaux, il parla ainsi :

– Salut, ô jeunes hommes ! Portez monsalut au prince des peuples Nestôr, qui était aussi doux qu’un pèrepour moi, quand les fils des Akhaiens combattaient devantTroiè.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ô divin, nous répéterons toutes tes parolesà Nestôr. Plaise aux dieux que, de retour dans Ithakè et dans lademeure d’Odysseus, je puisse dire avec quelle amitié tu m’as reçu,toi dont j’emporte les beaux et nombreux présents.

Et tandis qu’il parlait ainsi, un aigles’envola à sa droite, portant dans ses serres une grande oieblanche domestique. Les hommes et les femmes le poursuivaient avecdes cris ; et l’aigle, s’approchant, passa à la droite deschevaux. Et tous, l’ayant vu, se réjouirent dans leurs âmes ;et le Nestoride Peisistratos dit le premier :

– Décide, divin Ménélaos, prince des peuples,si un dieu nous envoie ce signe, ou à toi.

Il parla ainsi, et Ménélaos cher à Arèssongeait comment il répondrait sagement ; mais Hélénè au largepéplos le devança et dit :

– Écoutez-moi, et je prophétiserai ainsi queles immortels me l’inspirent, et je pense que ceci s’accomplira. Demême que l’aigle, descendu de la montagne où est sa race et où sontses petits, a enlevé l’oie dans les demeures, ainsi Odysseus, aprèsavoir beaucoup souffert et beaucoup erré, reviendra dans sa maisonet se vengera. Peut-être déjà est-il dans sa demeure, apportant lamort aux prétendants.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Puisse Zeus, le tonnant mari de Hèrè, levouloir ainsi, et, désormais, je t’adresserai des prières comme àune déesse.

Ayant ainsi parlé, il fouetta les chevaux, etceux-ci s’élancèrent rapidement par la ville et la plaine. Et, cejour entier, ils coururent tous deux sous le joug. Et Hèlios tomba,et tous les chemins devinrent sombres.

Et ils arrivèrent à Phèra, dans la demeure deDiokleus, fils d’Orsilokhos que l’Alphéios avait engendré. Et ils ydormirent la nuit, car il leur offrit l’hospitalité. Mais quand Éôsaux doigts rosés, née au matin, apparut, ils attelèrent leurschevaux, et, montant sur leur beau char, ils sortirent du vestibuleet du portique sonore. Et ils excitèrent les chevaux du fouet, etceux-ci couraient avec ardeur. Et ils parvinrent bientôt à la hauteville de Pylos. Alors Tèlémakhos dit au fils de Nestôr :

– Nestoride, comment accompliras-tu ce que tum’as promis ? Nous nous glorifions d’être hôtes à jamais, àcause de l’amitié de nos pères, de notre âge qui est le même, et dece voyage qui nous unira plus encore. Ô divin, ne me conduis pasplus loin que ma nef, mais laisse-moi ici, de peur que le vieillardme retienne malgré moi dans sa demeure, désirant m’honorer ;car il est nécessaire que je parte très promptement.

Il parla ainsi, et le Nestoride délibéra dansson esprit comment il accomplirait convenablement sa promesse. Et,en délibérant, ceci lui sembla la meilleure résolution. Il tournales chevaux du côté de la nef rapide et du rivage de la mer. Et ildéposa les présents splendides sur la poupe de la nef, lesvêtements et l’or que Ménélaos avait donnés, et il dit à Tèlémakhosces paroles ailées :

– Maintenant, monte à la hâte et presse toustes compagnons, avant que je rentre à la maison et que j’avertissele vieillard. Car je sais dans mon esprit et dans mon coeur quelleest sa grande âme. Il ne te renverrait pas, et, lui-même, ilviendrait ici te chercher, ne voulant pas que tu partes les mainsvides. Et, certes, il sera très irrité.

Ayant ainsi parlé, il poussa les chevaux auxbelles crinières vers la ville des Pyliens, et il parvintrapidement à sa demeure.

Et aussitôt Tèlémakhos excita sescompagnons :

– Compagnons, préparez les agrès de la nefnoire, montons-y et faisons notre route.

Il parla ainsi, et, dès qu’ils l’eurententendu, ils montèrent sur la nef et s’assirent sur les bancs. Et,tandis qu’ils se préparaient, il suppliait Athènè à l’extrémité dela nef. Et voici qu’un étranger survint, qui, ayant tué un homme,fuyait Argos ; et c’était un divinateur de la race deMélampous. Et celui-ci habitait autrefois Pylos nourrice de brebis,et il était riche parmi les Pyliens, et il possédait de bellesdemeures ; mais il s’enfuit loin de sa patrie vers un autrepeuple, par crainte du magnanime Nèleus, le plus illustre desvivants, qui lui avait retenu de force ses nombreuses richessespendant une année, tandis que lui-même était chargé de liens etsubissait de nouvelles douleurs dans la demeure de Phylas ;car il avait outragé Iphiklès, à cause de la fille de Nèleus,poussé par la cruelle déesse Érinnys. Mais il évita la mort, ayantchassé les boeufs mugissants de Phylakè à Pylos et s’étant vengé del’outrage du divin Nèleus ; et il conduisit vers son frère lajeune fille qu’il avait épousée, et sa destinée fut d’habiter parmiles Argiens qu’il commanda. Là, il s’unit à sa femme et bâtit unehaute demeure.

Et il engendra deux fils robustes, Antiphatèset Mantios. Antiphatès engendra le magnanime Oikleus, et Oikleusengendra Amphiaraos, sauveur du peuple, que Zeus tempétueux etApollon aimèrent au-dessus de tous. Mais il ne parvint pas au seuilde la vieillesse, et il périt à Thèbè, trahi par sa femme que desprésents avaient séduite. Et deux fils naquirent de lui, Alkmaôn etAmphilokhos. Et Mantios engendra Polypheideus et Klitos. Mais Éôsau thrône d’or enleva Klitos à cause de sa beauté et le mit parmiles immortels. Et, quand Amphiaraos fut mort, Apollon rendit lemagnanime Polypheideus le plus habile des divinateurs. Et celui-ci,irrité contre son père, se retira dans la Hypérèsiè, où il habita,prophétisant pour tous les hommes. Et ce fut son fils qui survint,et il se nommait Théoklyménos. Et, s’arrêtant auprès de Tèlémakhos,qui priait et faisait des libations à l’extrémité de la nef noire,il lui dit ces paroles ailées :

– Ô ami, puisque je te trouve faisant deslibations en ce lieu, je te supplie par ces libations, par le dieuinvoqué, par ta propre tête et par tes compagnons, dis-moi lavérité et ne me cache rien. Qui es-tu ? D’où viens-tu ?Où est ta ville ? Où sont tes parents ?

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Etranger, je te dirai la vérité. Ma familleest d’Ithakè et mon père est Odysseus, s’il vit encore ; maisdéjà sans doute il a péri d’une mort lamentable. Je suis venu ici,avec mes compagnons et ma nef noire, pour m’informer de mon pèredepuis longtemps absent.

Et le divin Théoklyménos luirépondit :

– Moi, je fuis loin de ma patrie, ayant tué unhomme. Ses frères et ses compagnons nombreux habitent Argosnourrice de chevaux et commandent aux Akhaiens. Je fuis leurvengeance et la kèr noire, puisque ma destinée est d’errer parmiles hommes. Laisse-moi monter sur ta nef, puisque je viens ensuppliant, de peur qu’ils me tuent, car je pense qu’ils mepoursuivent.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Certes, je ne te chasserai point de ma nefégale. Suis-moi ; nous t’accueillerons avec amitié et de notremieux.

Ayant ainsi parlé, il prit la lance d’airainde Théoklyménos et il la déposa sur le pont de la nef aux deuxrangs d’avirons ; et il y monta lui-même, et il s’assit sur lapoupe, et il y fit asseoir Théoklyménos auprès de lui. Et sescompagnons détachèrent le câble, et il leur ordonna d’appareiller,et ils se hâtèrent d’obéir. Ils dressèrent le mât de sapin sur lepont creux et ils le soutinrent avec des cordes, et ils déployèrentles blanches voiles tenues ouvertes à l’aide de courroies. Athènèaux yeux clairs leur envoya un vent propice qui soufflait avecforce, et la nef courait rapidement sur l’eau salée de la mer.Hèlios tomba et tous les chemins devinrent sombres. Et la nef,poussée par un vent propice de Zeus, dépassa Phéras et la divineÉlis où commandent les Épéiens. Puis Tèlémakhos s’engagea entre lesîles rocheuses, se demandant s’il éviterait la mort ou s’il seraitfait captif.

Mais Odysseus et le divin porcher et lesautres pâtres prenaient de nouveau leur repas dans l’étable ;et quand ils eurent assouvi la faim et la soif, alors Odysseus ditau porcher, afin de voir s’il l’aimait dans son coeur, s’ilvoudrait le retenir dans l’étable ou s’il l’engagerait à se rendreà la ville :

– Écoutez-moi, Eumaios, et vous, sescompagnons. Je désire aller au matin à la ville, afin d’y mendieret de ne plus vous être à charge. Donnez-moi donc un bon conseil etun conducteur qui me mène. J’irai, errant çà et là, par nécessité,afin qu’on m’accorde à boire et à manger. Et j’entrerai dans lademeure du divin Odysseus, pour en donner des nouvelles à la sagePènélopéia. Et je me mêlerai aux prétendants insolents, afin qu’ilsme donnent à manger, car ils ont des mets en abondance. Je feraimême aussitôt au milieu d’eux tout ce qu’ils m’ordonneront. Car jete le dis, écoute-moi et retiens mes paroles dans ton esprit :par la faveur du messager Herméias qui honore tous les travaux deshommes, aucun ne pourrait lutter avec moi d’adresse pour allumer dufeu, fendre le bois sec et l’amasser afin qu’il brûle bien,préparer le repas, verser le vin et s’acquitter de tous les soinsque les pauvres rendent aux riches.

Et le porcher Eumaios, très irrité, luirépondit :

– Hélas ! mon hôte, quel dessein a conçuton esprit ? Certes, si tu désires te mêler à la foule desprétendants, c’est que tu veux périr. Leur insolence et leurviolence sont montées jusqu’à l’Ouranos de fer. Leurs serviteurs nete ressemblent pas ; ce sont des jeunes hommes vêtus de beauxmanteaux et de belles tuniques, beaux de tête et de visage, quichargent les tables polies de pain, de viandes et de vins. Resteici ; aucun ne se plaint de ta présence, ni moi, ni mescompagnons. Dès que le cher fils d’Odysseus sera revenu, il tedonnera une tunique et un manteau, et il te fera reconduire là oùton âme t’ordonne d’aller.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Plaise aux dieux, Eumaios, que tu sois aussicher au père Zeus qu’à moi, puisque tu as mis fin à mes courseserrantes et à mes peines ; car il n’est rien de pire pour leshommes que d’errer ainsi, et celui d’entre eux qui vagabonde subitl’inquiétude et la douleur et les angoisses d’un ventre affamé.Maintenant, puisque tu me retiens et que tu m’ordonnes d’attendreTèlémakhos, parle-moi de la mère du divin Odysseus, et de son pèrequ’il a laissé en partant sur le seuil de la vieillesse. Vivent-ilsencore sous la splendeur de Hèlios, ou sont-ils morts et dans lesdemeures d’Aidès ?

Et le chef des porchers luirépondit :

– Mon hôte, je te dirai la vérité. Laertès vitencore, mais il supplie toujours Zeus, dans ses demeures, d’enleverson âme de son corps, car il gémit très amèrement sur son fils quiest absent, et sur sa femme qu’il avait épousée vierge ; et lamort de celle-ci l’accable surtout de tristesse et lui fait sentirl’horreur de la vieillesse. Elle est morte d’une mort lamentablepar le regret de son illustre fils. Ainsi, bientôt, mourra iciquiconque m’a aimé. Aussi longtemps qu’elle a vécu, malgré sadouleur, elle aimait à me questionner et à m’interroger ; carelle m’avait élevé elle-même, avec son illustre fille Klyménè aularge péplos, qu’elle avait enfantée la dernière. Elle m’éleva avecsa fille et elle m’honora non moins que celle-ci. Mais, quand nousfûmes arrivés tous deux à la puberté, Klyménè fut mariée à unSamien qui donna de nombreux présents à ses parents. Et alorsAntikléia me donna un manteau, une tunique, de belles sandales, etelle m’envoya aux champs, et elle m’aima plus encore dans soncoeur. Et, maintenant, je suis privé de tous ces biens ; maisles dieux ont fécondé mon travail, et, par eux, j’ai mangé et bu,et j’ai donné aux suppliants vénérables. Cependant, il m’est amerde ne plus entendre les paroles de ma maîtresse ; mais lemalheur et des hommes insolents sont entrés dans sa demeure, et lesserviteurs sont privés de parler ouvertement à leur maîtresse, del’interroger, de manger et de boire avec elle et de rapporter auxchamps les présents qui réjouissent l’âme des serviteurs.

Et le patient Odysseus lui répondit :

– O dieux ! ainsi, porcher Eumaios, tu asété enlevé tout jeune à ta patrie et à tes parents. Raconte-moitout, et dis la vérité. La ville aux larges rues a-t-elle étédétruite où habitaient ton père et ta mère vénérable, ou des hommesennemis t’ont-ils saisi, tandis que tu étais auprès de tes brebisou de tes boeufs, transporté dans leur nef et vendu dans lesdemeures d’un homme qui donna de toi un bon prix ?

Et le chef des porchers luirépondit :

– Etranger, puisque tu m’interroges sur ceschoses, écoute en silence et réjouis-toi de boire ce vin en repos.Les nuits sont longues et laissent le temps de dormir et le tempsd’être charmé par les récits. Il ne faut pas que tu dormes avantl’heure, car beaucoup de sommeil fait du mal. Si le coeur et l’âmed’un d’entre ceux-ci lui ordonnent de dormir, qu’il sorte ;et, au lever d’Éôs, après avoir mangé, il conduira les porcs dumaître. Pour nous, mangeant et buvant dans l’étable, nous nouscharmerons par le souvenir de nos douleurs ; car l’homme qui abeaucoup souffert et beaucoup erré est charmé par le souvenir deses douleurs. Je vais donc te répondre, puisque tum’interroges.

Il y a une île qu’on nomme Syrè, au-dessousd’Ortygiè, du côté où Hèlios tourne. Elle est moins grande, maiselle est agréable et produit beaucoup de boeufs, de brebis, de vinet de froment ; et jamais la famine n’afflige son peuple, niaucune maladie ne frappe les mortels misérables hommes. Quand lesgénérations ont vieilli dans leur ville, Apollôn à l’arc d’argentet Artémis surviennent et les tuent de leurs flèches illustres. Ily a deux villes qui se sont partagé tout le pays, et mon pèreKtèsios Orménide, semblable aux immortels, commandait à toutesdeux, quand survinrent des Phoinikes illustres par leurs nefs,habiles et rusés, amenant sur leur nef noire mille choses frivoles.Il y avait dans la demeure de mon père une femme de Phoinikiè,grande, belle et habile aux beaux ouvrages des mains. Et lesPhoinikes rusés la séduisirent. Tandis qu’elle allait laver, und’eux, dans la nef creuse, s’unit à elle par l’amour qui troublel’esprit des femmes luxurieuses, même de celles qui sont sages. Etil lui demanda ensuite qui elle était et, d’où elle venait ;et, aussitôt, elle lui parla de la haute demeure de sonpère :

– Je me glorifie d’être de Sidôn riche enairain, et je suis la fille du riche Arybas. Des pirates Taphiensm’ont enlevée dans les champs, transportée ici dans les demeures deKtèsios qui leur a donné de moi un bon prix.

Et l’homme lui répondit :

– Certes, si tu voulais revenir avec nous verstes demeures, tu reverrais la haute maison de ton père et de tamère, et eux-mêmes, car ils vivent encore et sont riches.

Et la femme lui répondit :

– Que cela soit, si les marins veulent mejurer par serment qu’ils me reconduiront saine et sauve.

Elle parla ainsi, et tous le lui jurèrent, et,après qu’ils eurent juré et prononcé toutes les paroles du serment,la femme leur dit encore :

– Maintenant, qu’aucun de vous, merencontrant, soit dans la rue, soit à la fontaine, ne me parle, depeur qu’on le dise au vieillard ; car, me soupçonnant, il mechargerait de liens et méditerait votre mort. Mais gardez mesparoles dans votre esprit, et hâtez-vous d’acheter des vivres. Etquand la nef sera chargée de provisions, qu’un messager viennepromptement m’avertir dans la demeure. Je vous apporterai tout l’orqui me tombera sous les mains, et même je vous ferai, selon mondésir, un autre présent. J’élève, en effet, dans les demeures, lefils de Ktèsios, un enfant remuant et courant dehors. Je leconduirai dans la nef, et vous en aurez un grand prix en le vendantà des étrangers.

Ayant ainsi parlé, elle rentra dans nos bellesdemeures. Et les Phoinikes restèrent toute une année auprès denous, rassemblant de nombreuses richesses dans leur nef creuse. Etquand celle-ci fut pleine, ils envoyèrent à la femme un messagerpour lui annoncer qu’ils allaient partir. Et ce messager plein deruses vint à la demeure de mon père avec un collier d’or ornéd’émaux. Et ma mère vénérable et toutes les servantes se passaientce collier de mains en mains et l’admiraient, et elles luioffrirent un prix ; mais il ne répondit rien ; et, ayantfait un signe à la femme, il retourna vers la nef. Alors, la femme,me prenant par la main, sortit de la demeure. Et elle trouva dansle vestibule des coupes d’or sur les tables des convives auxquelsmon père avait offert un repas. Et ceux-ci s’étaient rendus àl’agora du peuple. Elle saisit aussitôt trois coupes qu’elle cachadans son sein, et elle sortit, et je la suivis sans songer à rien.Hèlios tomba, et tous les chemins devinrent sombres ; et nousarrivâmes promptement au port où était la nef rapide des Phoinikesqui, nous ayant mis dans la nef, y montèrent et sillonnèrent leschemins humides ; et Zeus leur envoya un vent propice. Et nousnaviguâmes pendant six jours et six nuits ; mais quand leKroniôn Zeus amena le septième jour, Artémis, qui se réjouit de sesflèches, tua la femme, qui tomba avec bruit dans la sentine commeune poule de mer et les marins la jetèrent pour être mangée par lespoissons et par les phoques, et je restai seul, gémissant dans moncoeur. Et le vent et le flot poussèrent les Phoinikes jusqu’àIthakè, où Laertès m’acheta de ses propres richesses. Et c’estainsi que j’ai vu de mes yeux cette terre.

Et le divin Odysseus lui répondit :

– Eumaios, certes, tu as profondément ému moncoeur en me racontant toutes les douleurs que tu as déjàsubies : mais Zeus a mêlé pour toi le bien au mal, puisque tues entré, après avoir beaucoup souffert, dans la demeure d’un hommeexcellent qui t’a donné abondamment à boire et à manger, et chezqui ta vie est paisible ; mais moi, je ne suis arrivé iciqu’après avoir erré à travers de nombreuses villes deshommes !

Et ils se parlaient ainsi. Puis ilss’endormirent, mais peu de temps ; et, aussitôt, Éôs au beauthrône parut.

Pendant ce temps les compagnons de Tèlémakhos,ayant abordé, plièrent les voiles et abattirent le mât etconduisirent la nef dans le port, à force d’avirons. Puis, ilsjetèrent les ancres et lièrent les câbles. Puis, étant sortis de lanef, ils préparèrent leur repas sur le rivage de la mer et mêlèrentle vin rouge. Et quand ils eurent assouvi la faim et la soif, leprudent Tèlémakhos leur dit :

– Conduisez la nef noire à la ville ;moi, j’irai vers mes champs et mes bergers. Ce soir, je m’enreviendrai après avoir vu les travaux des champs ; et demain,au matin, je vous offrirai, pour ce voyage, un bon repas de viandeset de vin doux.

Et, alors, le divin Théoklyménos luidit :

– Et moi, cher enfant, où irai-je ? Quelest celui des hommes qui commandent dans l’âpre Ithakè dont je doisgagner la demeure ? Dois-je me rendre auprès de ta mère, dansta propre maison ?

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Je ne te dirais point de te rendre à uneautre demeure que la mienne, et les dons hospitaliers ne t’ymanqueraient pas ; mais ce serait le pire pour toi. Je seraisabsent, et ma mère ne te verrait point, car elle tisse la toile,loin des prétendants, dans la chambre supérieure ; mais jet’indiquerai un autre homme vers qui tu iras, Eurymakhos, illustrefils du prudent Polybos, que les Ithakèsiens regardent comme undieu. C’est de beaucoup l’homme le plus illustre, et il désireardemment épouser ma mère et posséder les honneurs d’Odysseus. Maisl’olympien Zeus qui habite l’aithèr sait s’ils ne verront pas tousleur dernier jour avant leurs noces.

Il parlait ainsi quand un épervier, rapidemessager d’Apollôn, vola à sa droite, tenant entre ses serres unecolombe dont il répandait les plumes entre la nef et Tèlémakhos.Alors Théoklyménos, entraînant celui-ci loin de ses compagnons, leprit par la main et lui dit :

– Tèlémakhos, cet oiseau ne vole point à tadroite sans qu’un dieu l’ait voulu. Je reconnais, l’ayant regardé,que c’est un signe augural. Il n’y a point de race plus royale quela vôtre dans Ithakè, et vous y serez toujours puissants.

Et le prudent Tèlémakhos lui réponditaussitôt :

– Plaise aux dieux, étranger, que ta paroles’accomplisse ! Je t’aimerai, et je te ferai de nombreuxprésents, et nul ne pourra se dire plus heureux que toi.

Il parla ainsi, et il dit à son fidèlecompagnon Peiraios :

– Peiraios Klytide, tu m’es le plus cher descompagnons qui m’ont suivi à Pylos. Conduis maintenant cet étrangerdans ta demeure ; aie soin de lui et honore-le jusqu’à ce queje revienne.

Et Peiraios illustre par sa lance luirépondit :

– Tèlémakhos, quand même tu devrais resterlongtemps ici, j’aurai soin de cet étranger, et rien ne luimanquera de ce qui est dû à un hôte.

Ayant ainsi parlé, il entra dans la nef, et ilordonna à ses compagnons d’y monter et de détacher les câbles. EtTèlémakhos, ayant lié de belles sandales à ses pieds, prit sur lepont de la nef une lance solide et brillante à pointe d’airain. Et,tandis que ses compagnons détachaient les câbles et naviguaientvers la ville, comme l’avait ordonné Tèlémakhos, le cher fils dudivin Odysseus, les pieds du jeune homme le portaient rapidementvers l’étable où étaient enfermés ses nombreux porcs auprèsdesquels dormait le porcher fidèle et attaché à ses maîtres.

16.

Au lever d’Éôs, Odysseus et le divin porcherpréparèrent le repas, et ils allumèrent le feu, et ils envoyèrentles pâtres avec les troupeaux de porcs. Alors les chiens aboyeursn’aboyèrent pas à l’approche de Tèlémakhos, mais ils remuaient laqueue. Et le divin Odysseus, les ayant vus remuer la queue et ayantentendu un bruit de pas, dit à Eumaios ces parolesailées :

– Eumaios, certes, un de tes compagnonsapproche, ou un homme bien connu, car les chiens n’aboient point,et ils remuent la queue, et j’entends un bruit de pas.

Il avait à peine ainsi parlé, quand son cherfils s’arrêta sous le portique. Et le porcher stupéfait s’élança,et le vase dans lequel il mêlait le vin rouge tomba de sesmains ; et il courut au-devant du maître, et il baisa sa tête,ses beaux yeux et ses mains, et il versait des larmes, comme unpère plein de tendresse qui revient d’une terre lointaine, dans ladixième année, et qui embrasse son fils unique, engendré dans savieillesse, et pour qui il a souffert bien des maux. Ainsi leporcher couvrait de baisers le divin Tèlémakhos ; et ill’embrassait comme s’il eût échappé à la mort, et il lui dit, enpleurant, ces paroles ailées :

– Tu es donc revenu, Tèlémakhos, doucelumière. Je pensais que je ne te reverrais plus, depuis ton départpour Pylos. Hâte-toi d’entrer, cher enfant, afin que je me délecteà te regarder, toi qui reviens de loin. Car tu ne viens pas souventdans tes champs et vers tes pâtres ; mais tu restes loind’eux, et il te plaît de surveiller la multitude funeste desprétendants.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Qu’il en soit comme tu le désires, père.C’est pour toi que je suis venu, afin de te voir de mes yeux et det’entendre, et pour que tu me dises si ma mère est restée dans nosdemeures, ou si quelqu’un l’a épousée. Certes, peut-être le litd’Odysseus, étant abandonné, reste-t-il en proie aux araignéesimmondes.

Et le chef des porchers luirépondit :

– Ta mère est restée, avec un coeur patient,dans tes demeures ; elle pleure nuit et jour, accablée dechagrins.

Ayant ainsi parlé, il prit sa lance d’airain.Et Tèlémakhos entra et passa le seuil de pierre. Et son pèreOdysseus voulut lui céder sa place ; mais Tèlémakhos le retintet lui dit :

– Assieds-toi, ô étranger. Je trouverai unautre siège dans cette étable, et voici un homme qui me lepréparera.

Il parla ainsi, et Odysseus se rassit, et leporcher amassa des branches vertes et mit une peau par-dessus, etle cher fils d’Odysseus s’y assit. Puis le porcher plaça devant euxdes plateaux de chairs rôties que ceux qui avaient mangé la veilleavaient laissées. Et il entassa à la hâte du pain dans descorbeilles, et il mêla le vin rouge dans un vase grossier, et ils’assit en face du divin Odysseus. Puis, ils étendirent les mainsvers la nourriture placée devant eux. Et, après qu’ils eurentassouvi la faim et la soif, Tèlémakhos dit au divinporcher :

– Dis-moi, père, d’où vient cetétranger ? Comment des marins l’ont-ils amené à Ithakè ?Qui se glorifie-t-il d’être ? Car je ne pense pas qu’il soitvenu ici à pied.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Certes, mon enfant, je te dirai la vérité.Il se glorifie d’être né dans la grande Krètè. Il dit qu’en errantil a parcouru de nombreuses villes des hommes, et, sans doute, undieu lui a fait cette destinée. Maintenant, s’étant échappé d’unenef de marins Thesprôtes, il est venu dans mon étable, et je te leconfie. Fais de lui ce que tu veux. Il dit qu’il est tonsuppliant.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Eumaios, certes, tu as prononcé une paroledouloureuse. Comment le recevrais-je dans ma demeure ? Je suisjeune et je ne pourrais réprimer par la force de mes mains un hommequi l’outragerait le premier. L’esprit de ma mère hésite, et ellene sait si, respectant le lit de son mari et la voix du peuple,elle restera dans sa demeure pour en prendre soin, ou si ellesuivra le plus illustre d’entre les Akhaiens qui l’épousera et luifera de nombreux présents. Mais, certes, puisque cet étranger estvenu dans ta demeure, je lui donnerai de beaux vêtements, unmanteau et une tunique, une épée à double tranchant et dessandales, et je le renverrai où son coeur désire aller. Si tu yconsens, garde-le dans ton étable. J’enverrai ici des vêtements etdu pain, afin qu’il mange et qu’il ne soit point à charge à toi età tes compagnons. Mais je ne le laisserai point approcher desprétendants, car ils ont une grande insolence, de peur qu’ilsl’outragent, ce qui me serait une amère douleur. Que pourrait fairel’homme le plus vigoureux contre un si grand nombre ? Ilsseront toujours les plus forts.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Ô ami, certes, puisqu’il m’est permis derépondre, mon coeur est déchiré de t’entendre dire que lesprétendants, malgré toi, et tel que te voilà, commettent de tellesiniquités dans tes demeures. Dis-moi si tu leur cèdesvolontairement, ou si les peuples, obéissant aux dieux, tehaïssent ? Accuses-tu tes frères ? Car c’est sur leurappui qu’il faut compter, quand une dissension publique s’élève.Plût aux dieux que je fusse jeune comme toi, étant plein decourage, ou que je fusse le fils irréprochable d’Odysseus, oului-même, et qu’il revînt, car tout espoir n’en est pointperdu ! Je voudrais qu’un ennemi me coupât la tête, si je nepartais aussitôt pour la demeure du Laertiade Odysseus, pour êtreleur ruine à tous ! Et si, étant seul, leur multitude medomptait, j’aimerais mieux être tué dans mes demeures que de voirces choses honteuses : mes hôtes maltraités, mes servantesmisérablement violées dans mes belles demeures, mon vin épuisé, mesvivres dévorés effrontément, et cela pour un dessein inutile qui nes’accomplira point !

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Étranger, je te dirai la vérité. Le peuplen’est point irrité contre moi, et je n’accuse point de frères surl’appui desquels il faut compter, quand une dissension publiques’élève. Le Kroniôn n’a donné qu’un seul fils à chaque générationde toute notre race. Arkeisios n’a engendré que le seul Laertès, etLaertès n’a engendré que le seul Odysseus, et Odysseus n’a engendréque moi dans ses demeures où il m’a laissé et où il n’a point étécaressé par moi. Et, maintenant, de nombreux ennemis sont dans mademeure. Ceux qui dominent dans les îles, à Doulikhios, à Samè, àZakynthos couverte de bois, et ceux qui dominent dans l’âpreIthakè, tous recherchent ma mère et ruinent ma maison. Et ma mèrene refuse ni n’accepte ces noces odieuses ; et tous mangentmes biens, ruinent ma maison, et bientôt ils me tueront moi-même.Mais, certes, ces choses sont sur les genoux des dieux. Va, pèreEumaios, et dis à la prudente Pènélopéia que je suis sauvé etrevenu de Pylos. Je resterai ici. Reviens, n’ayant parlé qu’à elleseule ; et qu’aucun des autres Akhaiens ne t’entende, car tousméditent ma perte.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– J’entends et je comprends ce que tum’ordonnes de faire. Mais dis-moi la vérité, et si, dans ce mêmevoyage, je porterai cette nouvelle à Laertès qui est malheureux.Auparavant, bien que gémissant sur Odysseus, il surveillait lestravaux, et, quand son âme le lui ordonnait, il buvait et mangeaitavec ses serviteurs dans sa maison ; mais depuis que tu esparti sur une nef pour Pylos, on dit qu’il ne boit ni ne mange etqu’il ne surveille plus les travaux, mais qu’il reste soupirant etgémissant, et que son corps se dessèche autour de ses os.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Cela est très triste ; mais cependantne va pas à lui malgré sa douleur. Si les destinées pouvaient êtrechoisies par les hommes, nous nous choisirions le jour du retour demon père. Reviens donc après avoir parlé à ma mère, et ne t’éloignepas vers Laertès et vers ses champs ; mais dis à ma mèred’envoyer promptement, et en secret, l’intendante annoncer monretour au vieillard.

Il parla ainsi, excitant le porcher quiattacha ses sandales à ses pieds et partit pour la ville. Mais leporcher Eumaios ne cacha point son départ à Athènè, et celle-ciapparut, semblable à une femme belle, grande et habile aux beauxouvrages. Et elle s’arrêta sur le seuil de l’étable, étant visibleseulement à Odysseus ; et Tèlémakhos ne la vit pas, car lesdieux ne se manifestent point à tous les hommes. Et Odysseus et leschiens la virent, et les chiens n’aboyèrent point, mais ilss’enfuirent en gémissant au fond de l’étable. Alors Athènè fit unsigne avec ses sourcils, et le divin Odysseus le comprit, et,sortant, il se rendit au-delà du grand mur de l’étable ; et ils’arrêta devant Athènè, qui lui dit :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, parlemaintenant à ton fils et ne lui cache rien, afin de préparer lecarnage et la mort des prétendants et d’aller à la ville. Je neserai pas longtemps loin de vous et j’ai hâte de combattre.

Athènè parla ainsi, et elle le frappa de sabaguette d’or. Et elle le couvrit des beaux vêtements qu’il portaitauparavant, et elle le grandit et le rajeunit ; et ses jouesdevinrent plus brillantes, et sa barbe devint noire. Et Athènè,ayant fait cela, disparut.

Alors Odysseus rentra dans l’étable, et soncher fils resta stupéfait devant lui ; et il détourna lesyeux, craignant que ce fût un dieu, et il lui dit ces parolesailées :

– Étranger, tu m’apparais tout autre que tuétais auparavant ; tu as d’autres vêtements et ton corps n’estplus le même. Si tu es un des dieux qui habitent le large Ouranos,apaise-toi. Nous t’offrirons de riches sacrifices et nous te feronsdes présents d’or. Épargne-nous.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Je ne suis point un des dieux. Pourquoi mecompares-tu aux dieux ? Je suis ton père, pour qui tu soupireset pour qui tu as subi de nombreuses douleurs et les outrages deshommes.

Ayant ainsi parlé, il embrassa son fils, etses larmes coulèrent de ses joues sur la terre, car il les avaitretenues jusque-là. Mais Tèlémakhos, ne pouvant croire que ce fûtson père, lui dit de nouveau :

– Tu n’es pas mon père Odysseus, mais un dieuqui me trompe, afin que je soupire et que je gémisse davantage.Jamais un homme mortel ne pourrait, dans son esprit, accomplir detelles choses, si un dieu, survenant, ne le faisait, aisément, etcomme il le veut, paraître jeune ou vieux. Certes, tu étais vieux,il y a peu de temps, et vêtu misérablement, et voici que tu essemblable aux dieux qui habitent le large Ouranos.

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Tèlémakhos, il n’est pas bien à toi, devantton cher père, d’être tellement surpris et de rester stupéfait.Jamais plus un autre Odysseus ne reviendra ici. C’est moi qui suisOdysseus et qui ai souffert des maux innombrables, et qui reviens,après vingt années, dans la terre de la patrie. C’est ladévastatrice Athènè qui a fait ce prodige. Elle me fait apparaîtretel qu’il lui plaît, car elle le peut. Tantôt elle me rendsemblable à un mendiant, tantôt à un homme jeune ayant de beauxvêtements sur son corps ; car il est facile aux dieux quihabitent le large Ouranos de glorifier un homme mortel ou de lerendre misérable.

Ayant ainsi parlé, il s’assit. AlorsTèlémakhos embrassa son brave père en versant des larmes. Et ledésir de pleurer les saisit tous les deux, et ils pleuraientabondamment, comme les aigles aux cris stridents, ou les vautoursaux serres recourbées, quand les pâtres leur ont enlevé leurspetits avant qu’ils pussent voler. Ainsi, sous leurs sourcils, ilsversaient des larmes. Et, avant qu’ils eussent cessé de pleurer, lalumière de Hèlios fût tombée, si Tèlémakhos n’eût dit aussitôt àson père :

– Père, quels marins t’ont conduit sur leurnef dans Ithakè ? Quels sont-ils ? Car je ne pense pasque tu sois venu ici à pied.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Mon enfant, je te dirai la vérité. Lesillustres marins Phaiakiens m’ont amené, car ils ont coutume dereconduire tous les hommes qui viennent chez eux. M’ayant amené, àtravers la mer, dormant sur leur nef rapide, ils m’ont déposé surla terre d’Ithakè ; et ils m’ont donné en abondance desprésents splendides, de l’airain, de l’or et de beaux vêtements.Par le conseil des dieux toutes ces choses sont déposées dans unecaverne ; et je suis venu ici, averti par Athènè, afin quenous délibérions sur le carnage de nos ennemis. Dis-moi donc lenombre des prétendants, pour que je sache combien d’hommes bravesils sont ; et je verrai, dans mon coeur irréprochable, si nousdevons les combattre seuls, ou si nous chercherons un autreappui.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ô père, certes, j’ai appris ta grandegloire, et je sais que tu es très brave et plein de sagesse ;mais tu as dit une grande parole, et la stupeur me saisit, car deuxhommes seuls ne peuvent lutter contre tant de robustes guerriers.Les prétendants ne sont pas seulement dix, ou deux fois dix, maisils sont beaucoup plus, et je vais te dire leur nombre, afin que tule saches. Il y a d’abord cinquante-deux jeunes hommes choisis deDoulikhios, suivis de six serviteurs ; puis vingt-quatre deSamè ; puis vingt jeunes Akhaiens de Zakynthos ; puis lesdouze plus braves, qui sont d’Ithakè. Avec ceux-ci se trouventMédôn, héraut et aoide divin, et deux serviteurs habiles à préparerles repas. Si nous les attaquons tous ainsi réunis, vois si tu nesouffriras point amèrement et terriblement de leur violence. Maistu peux appeler à notre aide un allié qui nous secoure d’un coeurempressé.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Je te le dis. Écoute-moi avec attention.Vois si Athènè et son père Zeus suffiront, et si je dois appeler unautre allié à l’aide.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ceux que tu nommes sont les meilleursalliés. Ils sont assis dans les hautes nuées, et ils commandent auxhommes et aux dieux immortels.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Ils ne seront pas longtemps éloignés, dansla rude mêlée, quand la force d’Arès décidera entre nous et lesprétendants dans nos demeures. Mais toi, dès le lever d’Éôs,retourne à la maison et parle aux prétendants insolents. Le porcherme conduira ensuite à la ville, semblable à un vieux mendiant.S’ils m’outragent dans nos demeures, que ton cher coeur supporteavec patience mes souffrances. Même s’ils me traînaient par lespieds hors de la maison, même s’ils me frappaient de leurs armes,regarde tout patiemment. Par des paroles flatteuses, demande-leurseulement de cesser leurs outrages. Mais ils ne t’écouteront point,car leur jour fatal est proche. Quand Athènè aux nombreux conseilsaura averti mon esprit, je te ferai signe de la tête, et tu mecomprendras. Transporte alors dans le réduit de la chambre hautetoutes les armes d’Arès qui sont dans la grande salle. Et si lesprétendants t’interrogent sur cela, dis-leur en parolesflatteuses : « Je les ai mises à l’abri de la fumée, car ellesne sont plus telles qu’elles étaient autrefois, quand Odysseus leslaissa à son départ pour Troiè ; mais elles sont souillées parla grande vapeur du feu. Puis, le Kroniôn m’a inspiré une autrepensée meilleure, et je crains qu’excités par le vin, et unequerelle s’élevant parmi vous, vous vous blessiez les uns lesautres et vous souilliez le repas et vos noces futures, car le ferattire l’homme. » Tu laisseras pour nous seuls deux épées, deuxlances, deux boucliers, que nous puissions saisir quand nous nousjetterons sur eux. Puis, Pallas Athènè et le très sage Zeus leurtroubleront l’esprit. Maintenant, je te dirai autre chose. Retiensceci dans ton esprit. Si tu es de mon sang, que nul ne sachequ’Odysseus est revenu, ni Laertès, ni le porcher, ni aucun desserviteurs, ni Pènélopéia elle-même. Que seuls, toi, et moi, nousconnaissions l’esprit des servantes et des serviteurs, afin desavoir quel est celui qui nous honore et qui nous respecte dans soncoeur, et celui qui n’a point souci de nous et qui te méprise.

Et son illustre fils lui répondit :

– Ô père, certes, je pense que tu connaîtrasbientôt mon courage, car je ne suis ni paresseux ni mou ; maisje pense aussi que ceci n’est pas aisé pour nous deux, et je tedemande d’y songer. Tu serais longtemps à éprouver chaque serviteuren parcourant les champs, tandis que les prétendants, tranquillesdans tes demeures, dévorent effrontément tes richesses et n’enépargnent rien. Mais tâche de reconnaître les servantes quit’outragent et celles qui sont fidèles. Cependant, il ne faut paséprouver les serviteurs dans les demeures. Fais-le plus tard, si tuas vraiment quelque signe de Zeus tempétueux.

Et tandis qu’ils se parlaient ainsi, la nefbien construite qui avait porté Tèlémakhos et tous ses compagnons àPylos était arrivée à Ithakè et entra dans le port profond. Là, ilstraînèrent la nef noire à terre. Puis, les magnanimes serviteursenlevèrent tous les agrès et portèrent aussitôt les splendidesprésents dans les demeures de Klytios. Puis, ils envoyèrent unmessager à la demeure d’Odysseus, afin d’annoncer à la prudentePènélopéia que Tèlémakhos était allé aux champs, après avoirordonné de conduire la nef à la ville, et pour que l’illustrereine, rassurée, ne versât plus de larmes. Et leur messager et ledivin porcher se rencontrèrent, chargés du même message pour lanoble femme. Mais quand ils furent arrivés à la demeure du divinroi, le héraut dit, au milieu des servantes :

– Ton cher fils, ô reine, est arrivé.

Et le porcher, s’approchant de Pènélopéia, luirépéta tout ce que son cher fils avait ordonné de lui dire. Et,après avoir accompli son message, il se hâta de rejoindre sesporcs, et il quitta les cours et la demeure.

Et les prétendants, attristés et soucieux dansl’âme, sortirent de la demeure et s’assirent auprès du grand mur dela cour, devant les portes. Et, le premier, Eurymakhos, fils dePolybos, leur dit :

– Ô amis, certes, une audacieuse entreprise aété accomplie, ce voyage de Tèlémakhos, que nous disions qu’iln’accomplirait pas. Traînons donc à la mer une solide nef noire etréunissons très promptement des rameurs qui avertiront noscompagnons de revenir à la hâte.

Il n’avait pas achevé de parler, quandAmphinomos, tourné vers la mer, vit une nef entrer dans le portprofond. Et les marins, ayant serré les voiles, ne se servaient quedes avirons. Alors, il se mit à rire, et il dit auxprétendants :

– N’envoyons aucun message. Les voici entrés.Ou quelque dieu les aura avertis, ou ils ont vu revenir l’autre nefet n’ont pu l’atteindre.

Il parla ainsi, et tous, se levant, coururentau rivage de la mer. Et aussitôt les marins traînèrent la nef noireà terre, et les magnanimes serviteurs enlevèrent tous les agrès.Puis ils se rendirent tous à l’agora ; et ils ne laissèrents’asseoir ni les jeunes, ni les vieux. Et Antinoos, filsd’Eupeithès, leur dit :

– Ô amis, les dieux ont préservé cet homme detout mal. Tous les jours, de nombreuses sentinelles étaient assisessur les hauts rochers battus des vents. Même à la chute de Hèlios,jamais nous n’avons dormi à terre ; mais, naviguant sur la nefrapide, nous attendions la divine Éôs, épiant Tèlémakhos afin de letuer au passage. Mais quelque Dieu l’a reconduit dans sa demeure.Délibérons donc ici sur sa mort. Il ne faut pas que Tèlémakhos nouséchappe, car je ne pense pas que, lui vivant, nous accomplissionsnotre dessein. Il est, en effet, plein de sagesse etd’intelligence, et, déjà, les peuples ne nous sont pas favorables.Hâtons-nous avant qu’il réunisse les Akhaiens à l’agora, car je nepense pas qu’il tarde à le faire. Il excitera leur colère, et ildira, se levant au milieu de tous, que nous avons médité de letuer, mais que nous ne l’avons point rencontré. Et, l’ayantentendu, ils n’approuveront point ce mauvais dessein. Craignonsqu’ils méditent notre malheur, qu’ils nous chassent dans nosdemeures, et que nous soyons contraints de fuir chez des peuplesétrangers. Prévenons Tèlémakhos en le tuant loin de la ville, dansles champs, ou dans le chemin. Nous prendrons sa vie et sesrichesses que nous partagerons également entre nous, et nousdonnerons cette demeure à sa mère, quel que soit celui quil’épousera. Si mes paroles ne vous plaisent pas, si vous voulezqu’il vive et conserve ses biens paternels, ne consumons pas,assemblés ici, ses chères richesses ; mais que chacun de nous,retiré dans sa demeure, recherche Pènélopéia à l’aide de présents,et celui-là l’épousera qui lui fera le plus de présents et quil’obtiendra par le sort.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et,alors, Amphinomos, l’illustre fils du roi Nisos Arètiade, leurparla. C’était le chef des prétendants venus de Doulikhios herbueet fertile en blé, et il plaisait plus que les autres à Pènélopéiapar ses paroles et ses pensées. Et il leur parla avec prudence, etil leur dit :

– Ô amis, je ne veux point tuer Tèlémakhos. Ilest terrible de tuer la race des rois. Mais interrogeons d’abordles desseins des dieux. Si les lois du grand Zeus nous approuvent,je tuerai moi-même Tèlémakhos et j’exciterai les autres àm’imiter ; mais si les dieux nous en détournent, je vousengagerai à ne rien entreprendre.

Amphinomos parla ainsi, et ce qu’il avait ditleur plut. Et, aussitôt, ils se levèrent et entrèrent dans lademeure d’Odysseus, et ils s’assirent sur des thrônes polis. Et,alors, la prudente Pènélopéia résolut de paraître devant lesprétendants très injurieux. En effet, elle avait appris la mortdestinée à son fils dans les demeures. Le héraut Médôn, qui savaitleurs desseins, les lui avait dits. Et elle se hâta de descendredans la grande salle avec ses femmes. Et quand la noble femme sefut rendue auprès des prétendants, elle s’arrêta sur le seuil de labelle salle, avec un beau voile sur les joues. Et elle réprimandaAntinoos et lui dit :

– Antinoos, injurieux et mauvais, on dit quetu l’emportes sur tes égaux en âge, parmi le peuple d’Ithakè, parta sagesse et par tes paroles. Mais tu n’es point ce qu’on dit.Insensé ! Pourquoi médites-tu le meurtre et la mort deTèlémakhos ? Tu ne te soucies point des prières dessuppliants ; mais Zeus n’est-il pas leur témoin ? C’estune pensée impie que de méditer la mort d’autrui. Ne sais-tu pasque ton père s’est réfugié ici, fuyant le peuple qui était trèsirrité contre lui ? Avec des pirates Taphiens, il avait pilléles Thesprôtes qui étaient nos amis, et le peuple voulait le tuer,lui déchirer le coeur et dévorer ses nombreuses richesses. MaisOdysseus les en empêcha et les retint. Et voici que, maintenant, turuines honteusement sa maison, tu recherches sa femme, tu veux tuerson fils et tu m’accables moi-même de douleurs ! Je t’ordonnede t’arrêter et de faire que les autres s’arrêtent.

Et Eurymakhos, fils de Polybos, luirépondit :

– Fille d’Ikarios, sage Pènélopéia, reprendscourage et n’aie point ces inquiétudes dans ton esprit. L’hommen’existe point et n’existera jamais qui, moi vivant et les yeuxouverts, portera la main sur ton fils Tèlémakhos. Je le dis, eneffet, et ma parole s’accomplirait : aussitôt son sang noirruissellerait autour de ma lance. Souvent, le destructeur decitadelles Odysseus, me faisant asseoir sur ses genoux, m’a offertde ses mains de la chair rôtie et du vin rouge. C’est pourquoiTèlémakhos m’est le plus cher de tous les hommes. Je l’invite à nepoint craindre la mort de la part des prétendants mais on ne peutl’éviter de la part d’un dieu.

Il parla ainsi, la rassurant, et il méditaitla mort de Tèlémakhos. Et Pènélopéia remonta dans la haute chambresplendide, où elle pleura son cher mari Odysseus, jusqu’à ce queAthènè aux yeux clairs eut répandu le doux sommeil sur sespaupières.

Et, vers le soir, le divin porcher revintauprès d’Odysseus et de son fils. Et ceux-ci, sacrifiant un porcd’un an, préparaient le repas dans l’étable. Mais Athènès’approchant du Laertiade Odysseus, et le frappant de sa baguette,l’avait de nouveau rendu vieux. Et elle lui avait couvert le corpsde haillons, de peur que le porcher, le reconnaissant, allâtl’annoncer à la prudente Pènélopéia qui oublierait peut-être saprudence.

Et, le premier, Tèlémakhos lui dit :

– Tu es revenu, divin Eumaios ! Quedit-on dans la ville ? Les prétendants insolents sont-ils deretour de leur embuscade, ou sont-ils encore à m’épier aupassage ?

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Je ne me suis point inquiété de cela entraversant la ville, car mon coeur m’a ordonné de revenir trèspromptement ici, après avoir porté mon message ; mais j’airencontré un héraut rapide envoyé par tes compagnons, et qui a, lepremier, parlé à ta mère. Mais je sais ceci, et mes yeux l’ontvu : étant hors de la ville, sur la colline de Herméias, j’aivu une nef rapide entrer dans le port. Elle portait beaucoupd’hommes, et elle était chargée de boucliers et de lances à deuxpointes. Je pense que c’étaient les prétendants eux-mêmes, mais jen’en sais rien.

Il parla ainsi, et la force sacrée deTèlémakhos se mit à rire en regardant son père à l’insu du porcher.Et, après avoir terminé leur travail, ils préparèrent le repas, etils mangèrent, et aucun, dans son âme, ne fut privé d’une partégale. Et, quand ils eurent assouvi la soif et la faim, ils secouchèrent et s’endormirent.

17.

Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, Tèlémakhos, le cher fils du divin Odysseus, attacha debelles sandales à ses pieds, saisit une lance solide qui convenaità ses mains, et, prêt à partir pour la ville, il dit auporcher :

– Père, je vais à la ville, afin que ma mèreme voie, car je ne pense pas qu’elle cesse, avant de me revoir, depleurer et de gémir. Et je t’ordonne ceci. Mène à la ville cemalheureux étranger afin qu’il y mendie sa nourriture. Celui quivoudra lui donner à manger et à boire le fera. Je ne puis, accablémoi-même de douleurs, supporter tous les hommes. Si cet étrangers’en irrite, ceci sera plus cruel pour lui ; mais, certes,j’aime à parler sincèrement.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Ô ami, je ne désire point être retenu ici.Il vaut mieux mendier sa nourriture à la ville qu’aux champs. Medonnera qui voudra. Je ne veux point rester davantage dans tesétables afin d’obéir à tous les ordres d’un chef. Va donc, etcelui-ci me conduira, comme tu le lui ordonnes, dès que je me serairéchauffé au feu et que la chaleur sera venue : car, n’ayantque ces haillons, je crains que le froid du matin me saisisse, eton dit que la ville est loin d’ici.

Il parla ainsi, et Tèlémakhos sortit del’étable et marcha rapidement en méditant la perte des prétendants.Puis, étant arrivé aux demeures bien peuplées, il appuya sa lancecontre une haute colonne, et il entra, passant le seuil de pierre.Et, aussitôt, la nourrice Eurykléia, qui étendait des peaux sur lesthrônes bien travaillés, le vit la première. Et elle s’élança,fondant en larmes. Et les autres servantes du patient Odysseus serassemblèrent autour de lui, et elles l’entouraient de leurs bras,baisant sa tête et ses épaules. Et la sage Pènélopéia sortit à lahâte de la chambre nuptiale, semblable à Artémis ou à Aphroditèd’or. Et, en pleurant, elle jeta ses bras autour de son cher fils,et elle baisa sa tête et ses beaux yeux, et elle lui dit, engémissant, ces paroles ailées :

– Tu es donc revenu, Tèlémakhos, doucelumière. Je pensais ne plus te revoir depuis que tu es allé sur unenef à Pylos, en secret et contre mon gré, afin de t’informer de toncher père. Mais dis-moi promptement ce que tu as appris.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ma mère, n’excite point mes larmes et neremue point mon coeur dans ma poitrine, à moi qui viens d’échapperà la mort. Mais baigne ton corps, prends des vêtements frais, monteavec tes servantes dans les chambres hautes et voue à tous lesdieux de complètes hécatombes que tu sacrifieras si Zeus m’accordede me venger. Pour moi, je vais à l’agora, où je vais chercher unhôte qui m’a suivi quand je suis revenu. Je l’ai envoyé en avantavec mes divins compagnons, et j’ai ordonné à Peiraios de l’emmenerdans sa demeure, de prendre soin de lui et de l’honorer jusqu’à ceque je vinsse.

Il parla ainsi, et sa parole ne fut pas vaine.Et Pénèlopéia baigna son corps, prit des vêtements frais, montaavec ses servantes dans les chambres hautes et voua à tous lesdieux de complètes hécatombes qu’elle devait leur sacrifier si Zeusaccordait à son fils de se venger.

Tèlémakhos sortit ensuite de sa demeure,tenant sa lance. Et deux chiens aux pieds rapides le suivaient, etAthènè répandit sur lui une grâce divine. Tous les peuplesl’admiraient au passage ; et les prétendants insolentss’empressèrent autour de lui, le félicitant à l’envi, mais, au fondde leur âme, méditant son malheur. Et il se dégagea de leurmultitude et il alla s’asseoir là où étaient Mentôr, Antiphos etHalithersès, qui étaient d’anciens amis de son père. Il s’assit là,et ils l’interrogèrent sur chaque chose. Et Peiraios illustre parsa lance vint à eux, conduisant son hôte à l’agora, à travers laville. Et Tèlémakhos ne tarda pas à se tourner du côté del’étranger. Mais Peiraios dit le premier :

– Tèlémakhos, envoie promptement des servantesà ma demeure, afin que je te remette les présents que t’a faitsMénélaos.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Peiraios, nous ne savons comment tournerontles choses. Si les prétendants insolents me tuent en secret dansmes demeures et se partagent mes biens paternels, je veux que tupossèdes ces présents, et j’aime mieux que tu en jouisses qu’eux.Si je leur envoie la kèr et la mort, alors tu me les rapporteras,joyeux, dans mes demeures, et je m’en réjouirai.

Ayant ainsi parlé, il conduisit vers sademeure son hôte malheureux. Et dès qu’ils furent arrivés ilsdéposèrent leurs manteaux sur des sièges et sur des thrônes, et ilsse baignèrent dans des baignoires polies. Et, après que lesservantes les eurent baignés et parfumés d’huile, elles lescouvrirent de tuniques et de riches manteaux, et ils s’assirent surdes thrônes. Une servante leur versa de l’eau, d’une belle aiguièred’or dans un bassin d’argent, pour se laver les mains, et elledressa devant eux une table polie que la vénérable intendante,pleine de bienveillance pour tous, couvrit de pain qu’elle avaitapporté et de nombreux mets. Et Pènélopéia s’assit en face d’eux, àl’entrée de la salle, et, se penchant de son siège, elle filait deslaines fines. Puis, ils étendirent les mains vers les mets placésdevant eux ; et, après qu’ils eurent assouvi la soif et lafaim, la prudente Pènélopéia leur dit la première :

– Tèlémakhos, je remonterai dans ma chambrenuptiale et je me coucherai sur le lit plein de mes soupirs etarrosé de mes larmes depuis le jour où Odysseus est allé à Iliosavec les Atréides, et tu ne veux pas, avant l’entrée desprétendants insolents dans cette demeure, me dire tout ce que tu asappris sur le retour de ton père !

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ma mère, je vais te dire la vérité. Noussommes allés à Pylos, auprès du prince des peuples Nestôr. Etcelui-ci m’a reçu dans ses hautes demeures, et il m’a comblé desoins, comme un père accueille son fils récemment arrivé après unelongue absence. C’est ainsi que lui et ses illustres fils m’ontaccueilli. Mais il m’a dit qu’aucun des hommes terrestres ne luiavait rien appris du malheureux Odysseus mort ou vivant. Et il m’aenvoyé avec un char et des chevaux vers l’Atréide Ménélaos,illustre par sa lance. Et là j’ai vu l’Argienne Hélénè, pour quitant d’Argiens et de Troiens ont souffert par la volonté des dieux.Et le brave Ménélaos m’a demandé aussitôt pourquoi je venais dansla divine Lakédaimôn ; et je lui ai dit la vérité, et, alors,il m’a répondu ainsi :

– Ô dieux ! certes, des lâches veulentcoucher dans le lit d’un brave ! Ainsi une biche a déposé dansle repaire d’un lion robuste ses faons nouveau-nés et qui tettent,tandis qu’elle va paître sur les hauteurs ou dans les valléesherbues ; et voici que le lion, rentrant dans son repaire, tuemisérablement tous les faons. Ainsi Odysseus leur fera subir unemort misérable. Plaise au père Zeus, à Athènè, à Apollôn,qu’Odysseus se mêle aux prétendants, tel qu’il était dans Lesbosbien bâtie, quand, se levant pour lutter contre le Philomèléide, ille terrassa rudement ! Tous les Akhaiens s’en réjouirent. Lavie des prétendants serait brève et leurs noces seraient amères.Mais les choses que tu me demandes en me suppliant, je te les diraisans te rien cacher, telles que me les a dites le Vieillardvéridique de la mer. Je te les dirai toutes et je ne te cacherairien. Il m’a dit qu’il avait vu Odysseus subissant de cruellesdouleurs dans l’île et dans les demeures de la nymphe Kalypsô, quile retient de force. Et il ne pouvait regagner la terre de sapatrie. Il n’avait plus, en effet, de nefs armées d’avirons, ni decompagnons pour le reconduire sur le large dos de la mer.

– C’est ainsi que m’a parlé l’AtréideMénélaos, illustre par sa lance. Puis, je suis parti, et lesimmortels m’ont envoyé un vent propice et m’ont ramené promptementdans la terre de la patrie.

Il parla ainsi, et l’âme de Pènélopéia futémue dans sa poitrine. Et le divin Théoklyménos leur dit :

– Ô vénérable femme du Laertiade Odysseus,certes, Tèlémakhos ne sait pas tout. Écoute donc mes paroles. Je teprédirai des choses vraies et je ne te cacherai rien. Que Zeus, lepremier des dieux, le sache ! et cette table hospitalière, etla maison du brave Odysseus où je suis venu ! Certes, Odysseusest déjà dans la terre de la patrie. Caché ou errant, il s’informedes choses funestes qui se passent et il prépare la perte desprétendants. Tel est le signe que j’ai vu sur la nef et que j’airévélé à Tèlémakhos.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Plaise aux dieux, étranger, que tes paroless’accomplissent ! Tu connaîtras alors mon amitié, et je teferai de nombreux présents, et chacun te dira un homme heureux.

Et c’est ainsi qu’ils se parlaient. Et lesprétendants, devant la demeure d’Odysseus, sur le beau pavé, là oùils avaient coutume d’être insolents, se réjouissaient en lançantles disques et les traits. Mais quand le temps de prendre le repasfut venu, et quand les troupeaux arrivèrent de tous côtés deschamps avec ceux qui les amenaient ordinairement, alors Médôn, quileur plaisait le plus parmi les hérauts et qui mangeait avec eux,leur dit :

– Jeunes hommes, puisque vous avez charmévotre âme par ces jeux, entrez dans la demeure, afin que nouspréparions le repas. Il est bon de prendre son repas quand le tempsen est venu.

Il parla ainsi, et tous se levèrent etentrèrent dans la maison. Et quand ils furent entrés, ilsdéposèrent leurs manteaux sur les sièges et sur les thrônes. Puis,ils égorgèrent les grandes brebis et les chèvres grasses. Et ilségorgèrent aussi les porcs gras et une génisse indomptée, et ilspréparèrent le repas.

Pendant ce temps, Odysseus et le divin porcherse disposaient à se rendre des champs à la ville, et le chef desporchers, le premier, parla ainsi :

– Etranger, allons ! puisque tu désiresaller aujourd’hui à la ville, comme mon maître l’a ordonné. Certes,j’aurais voulu te faire gardien des étables ; mais je respectemon maître et je crains qu’il s’irrite, et les menaces des maîtressont à redouter. Allons donc maintenant. Le jour s’incline déjà, etle froid est plus vif vers le soir.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– J’entends et je comprends, et je ferai avecintelligence ce que tu ordonnes. Allons, et conduis-moi, etdonne-moi un bâton, afin que je m’appuie, puisque tu dis que lechemin est difficile.

Ayant ainsi parlé, il jeta sur ses épaules samisérable besace pleine de trous et fermée par une courroie tordue.Et Eumaios lui donna un bâton à son goût, et ils partirent,laissant les chiens et les porchers garder les étables. Et Eumaiosconduisait ainsi vers la ville son roi semblable à un vieux etmisérable mendiant, appuyé sur un bâton et couvert de haillons.

En avançant sur la route difficile, ilsapprochèrent de la ville et de la fontaine aux belles eauxcourantes où venaient puiser les citoyens. Ithakos, Nèritos etPolyktôr l’avaient construite, et, tout autour, il y avait un boissacré de peupliers rafraîchis par l’eau qui coulait en cerclerégulier. Et l’eau glacée tombait aussi de la cime d’une roche, et,au-dessous, il y avait un autel des nymphes où sacrifiaient tousles voyageurs.

Ce fut là que Mélanthios, fils de Dolios, lesrencontra tous deux. Il conduisait les meilleures chèvres de sestroupeaux pour les repas des prétendants, et deux bergers lesuivaient. Alors, ayant vu Odysseus et Eumaios, il les insultagrossièrement et honteusement, et il remua l’âmed’Odysseus :

– Voici qu’un misérable conduit un autremisérable, et c’est ainsi qu’un dieu réunit les semblables !Ignoble porcher, où mènes-tu ce mendiant vorace, vile calamité desrepas, qui usera ses épaules en s’appuyant à toutes les portes,demandant des restes et non des épées et des bassins. Si tu me ledonnais, j’en ferais le gardien de mes étables, qu’il nettoierait.Il porterait le fourrage aux chevaux, et buvant au moins du petitlait, il engraisserait. Mais, sans doute, il ne sait faire que lemal, et il ne veut point travailler, et il aime mieux, parmi lepeuple, mendier pour repaître son ventre insatiable. Je te disceci, et ma parole s’accomplira : s’il entre dans les demeuresdu divin Odysseus, les escabeaux des hommes voleront autour de satête par la demeure, le frapperont et lui meurtriront lesflancs.

Ayant ainsi parlé, l’insensé se rua et frappaOdysseus à la cuisse, mais sans pouvoir l’ébranler sur le chemin.Et Odysseus resta immobile, délibérant s’il lui arracherait l’âmed’un coup de bâton, ou si, le soulevant de terre, il lui écraseraitla tête contre le sol. Mais il se contint dans son âme. Et leporcher, ayant vu cela, s’indigna, et il dit en levant lesmains :

– Nymphes Krèniades, filles de Zeus, si jamaisOdysseus a brûlé pour vous les cuisses grasses et odorantes desagneaux et des chevreaux, accomplissez mon voeu. Que ce hérosrevienne et qu’une divinité le conduise ! Certes, alors, ôMélanthios, il troublerait les joies que tu goûtes en errant sanscesse, plein d’insolence, par la ville, tandis que de mauvaisbergers perdent les troupeaux.

Et le chevrier Mélanthios luirépondit :

– Ô dieux ! Que dit ce chien rusé ?Mais bientôt je le conduirai moi-même, sur une nef noire, loind’Ithakè, et un grand prix m’en reviendra. Plût aux dieuxqu’Apollôn à l’arc d’argent tuât aujourd’hui Tèlémakhos dans sesdemeures, ou qu’il fût tué par les prétendants, aussi vraiqu’Odysseus, au loin, a perdu le jour du retour !

Ayant ainsi parlé, il les laissa marcher ensilence, et, les devançant, il parvint rapidement aux demeures duroi. Et il y entra aussitôt, et il s’assit parmi les prétendants,auprès d’Eurymakhos qui l’aimait beaucoup. Et on lui offrit sa partdes viandes, et la vénérable intendante lui apporta du pain àmanger.

Alors, Odysseus et le divin porcher, étantarrivés, s’arrêtèrent ; et le son de la kithare creuse vintjusqu’à eux, car Phèmios commençait à chanter au milieu desprétendants. Et Odysseus, ayant prit la main du porcher, luidit :

– Eumaios, certes, voici les belles demeuresd’Odysseus. Elles sont faciles à reconnaître au milieu de toutesles autres, tant elles en sont différentes. La cour est ornée demurs et de pieux, et les portes à deux battants sont solides. Aucunhomme ne pourrait les forcer. Je comprends que beaucoup d’hommesprennent là leur repas, car l’odeur s’en élève, et la kitharerésonne, elle dont les dieux ont fait le charme des repas.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Tu as tout compris aisément, car tu es trèsintelligent ; mais délibérons sur ce qu’il faut faire. Ou tuentreras le premier dans les riches demeures, au milieu desprétendants, et je resterai ici ; ou, si tu veux rester,j’irai devant. Mais ne tarde pas dehors, de peur qu’on te frappe etqu’on te chasse. Je t’engage à te décider.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Je sais, je comprends, et je ferai avecintelligence ce que tu dis. Va devant, et je resterai ici. J’ail’habitude des blessures, et mon âme est patiente sous les coups,car j’ai subi bien des maux sur la mer et dans la guerre. Advienneque pourra. Il ne m’est point possible de cacher la faim cruellequi ronge mon ventre et qui fait souffrir tant de maux aux hommes,et qui pousse sur la mer indomptée les nefs à bancs de rameurs pourapporter le malheur aux ennemis.

Et ils se parlaient ainsi, et un chien, quiétait couché là, leva la tête et dressa les oreilles. C’étaitArgos, le chien du malheureux Odysseus qui l’avait nourri lui-mêmeautrefois, et qui n’en jouit pas, étant parti pour la sainte Ilios.Les jeunes hommes l’avaient autrefois conduit à la chasse deschèvres sauvages, des cerfs et des lièvres ; et, maintenant,en l’absence de son maître, il gisait, délaissé, sur l’amas defumier de mulets et de boeufs qui était devant les portes, et yrestait jusqu’à ce que les serviteurs d’Odysseus l’eussent emportépour engraisser son grand verger. Et le chien Argos gisait là,rongé de vermine. Et, aussitôt, il reconnut Odysseus quiapprochait, et il remua la queue et dressa les oreilles ; maisil ne put pas aller au-devant de son maître, qui, l’ayant vu,essuya une larme, en se cachant aisément d’Eumaios. Et, aussitôt,il demanda à celui-ci :

– Eumaios, voici une chose prodigieuse. Cechien gisant sur ce fumier a un beau corps. Je ne sais si, aveccette beauté, il a été rapide à la course, ou si c’est un de ceschiens que les hommes nourrissent à leur table et que les roisélèvent à cause de leur beauté.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– C’est le chien d’un homme mort au loin. S’ilétait encore, par les formes et les qualités, tel qu’Odysseus lelaissa en allant à Troiè, tu admirerais sa rapidité et sa force.Aucune bête fauve qu’il avait aperçue ne lui échappait dans lesprofondeurs des bois, et il était doué d’un flair excellent.Maintenant les maux l’accablent. Son maître est mort loin de sapatrie, et les servantes négligentes ne le soignent point. Lesserviteurs, auxquels leurs maîtres ne commandent plus, ne veulentplus agir avec justice, car le retentissant Zeus ôte à l’homme lamoitié de sa vertu, quand il le soumet à la servitude.

Ayant ainsi parlé, il entra dans la richedemeure, qu’il traversa pour se rendre au milieu des illustresprétendants. Et, aussitôt, la kèr de la noire mort saisit Argoscomme il venait de revoir Odysseus après la vingtième année.

Et le divin Tèlémakhos vit, le premier,Eumaios traverser la demeure, et il lui fit signe pour l’appelerpromptement à lui. Et le porcher, ayant regardé, prit le siège videdu découpeur qui servait alors les viandes abondantes auxprétendants, et qui les découpait pour les convives. Et Eumaios,portant ce siège devant la table de Tèlémakhos, s’y assit. Et unhéraut lui offrit une part des mets et du pain pris dans unecorbeille.

Et, après lui, Odysseus entra dans la demeure,semblable à un misérable et vieux mendiant, appuyé sur un bâton etcouvert de vêtements en haillons. Et il s’assit sur le seuil defrêne, en dedans des portes, et il s’adossa contre le montant decyprès qu’un ouvrier avait autrefois habilement poli et dressé avecle cordeau. Alors, Tèlémakhos, ayant appelé le porcher, prit unpain entier dans la belle corbeille, et des viandes, autant que sesmains purent en prendre, et dit :

– Porte ceci, et donne-le à l’étranger, etordonne lui de demander à chacun des prétendants. La honte n’estpas bonne à l’indigent.

Il parla ainsi, et le porcher, l’ayantentendu, s’approcha d’Odysseus et lui dit ces parolesailées :

– Tèlémakhos, ô étranger, te donne ceci, et ilt’ordonne de demander à chacun des prétendants. Il dit que la honten’est pas bonne à l’indigent.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Roi Zeus ! accorde-moi que Tèlémakhossoit heureux entre tous les hommes, et que tout ce qu’il désires’accomplisse !

Il parla ainsi, et, prenant la nourriture desdeux mains, il la posa à ses pieds sur sa besace trouée, et ilmangea pendant que le divin aoide chantait dans les demeures. Maisle divin aoide se tut, et les prétendants élevèrent un grandtumulte, et Athènè, s’approchant du Laertiade Odysseus, l’excita àdemander aux prétendants, afin de reconnaître ceux qui étaientjustes et ceux qui étaient iniques. Mais aucun d’eux ne devait êtresauvé de la mort. Et Odysseus se hâta de prier chacun d’eux encommençant par la droite et en tendant les deux mains, comme ontcoutume les mendiants. Et ils lui donnaient, ayant pitié de lui, etils s’étonnaient, et ils se demandaient qui il était et d’où ilvenait. Alors, le chevrier Mélanthios leur dit :

– Écoutez-moi, prétendants de l’illustrereine, je parlerai de cet étranger que j’ai déjà vu. C’estassurément le porcher qui l’a conduit ici ; mais je ne sais oùil est né.

Il parla ainsi, et Antinoos réprimanda leporcher par ces paroles :

– Ô porcher, pourquoi as-tu conduit cet hommeà la ville ? N’avons-nous pas assez de vagabonds et demendiants, calamité des repas ? Trouves-tu qu’il ne suffit pasde ceux qui sont réunis ici pour dévorer les biens de ton maître,que tu aies encore appelé celui-ci ?

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Antinoos, tu ne dis pas de bonnes paroles,bien que tu sois illustre. Quel homme peut appeler un étranger,afin qu’il vienne de loin, s’il n’est de ceux qui sont habiles, undivinateur, un médecin, un ouvrier qui taille le bois, ou un grandaoide qui charme en chantant ? Ceux-là sont illustres parmiles hommes sur la terre immense. Mais personne n’appelle unmendiant, s’il ne désire se nuire à soi-même. Tu es le plus dur desprétendants pour les serviteurs d’Odysseus, et surtout pourmoi ; mais je n’en ai nul souci, tant que la sage Pènélopéiaet le divin Tèlémakhos vivront dans leurs demeures.

Et le prudent Tèlémakhos lui dit :

– Tais-toi, et ne lui réponds point tant deparoles. Antinoos a coutume de chercher querelle par des parolesinjurieuses et d’exciter tous les autres.

Il parla ainsi, et il dit ensuite à Antinoosces paroles ailées :

– Antinoos, tu prends soin de moi comme unpère de son fils, toi qui ordonnes impérieusement à un étranger desortir de ma demeure ! mais qu’un dieu n’accomplisse point cetordre. Donne à cet homme. Je ne t’en blâmerai point. Je tel’ordonne même. Tu n’offenseras ainsi ni ma mère, ni aucun desserviteurs qui sont dans la demeure du divin Odysseus. Mais tellen’est point la pensée que tu as dans ta poitrine, et tu aimes mieuxmanger davantage toi-même que de donner à un autre.

Et Antinoos lui répondit :

– Tèlémakhos, agorète orgueilleux et plein decolère, qu’as-tu dit ? Si tous les prétendants lui donnaientautant que moi, il serait retenu loin de cette demeure pendanttrois mois au moins.

Il parla ainsi, saisissant et montrantl’escabeau sur lequel il appuyait ses pieds brillants sous latable. Mais tous les autres donnèrent à Odysseus et emplirent sabesace de viandes et de pain. Et déjà Odysseus s’en retournait pourgoûter les dons des Akhaiens, mais il s’arrêta auprès d’Antinoos etlui dit :

– Donne-moi, ami, car tu ne parais pas ledernier des Akhaiens mais plutôt le premier d’entre eux, et tu essemblable à un roi. Il t’appartient de me donner plus abondammentque les autres, et je te louerai sur la terre immense. En effet,moi aussi, autrefois, j’ai habité une demeure parmi leshommes ; j’ai été riche et heureux, et j’ai souvent donné auxétrangers, quels qu’ils fussent et quelle que fût leur misère. Jepossédais de nombreux serviteurs et tout ce qui fait vivre heureuxet fait dire qu’on est riche ; mais Zeus Kroniôn a toutdétruit, car telle a été sa volonté. Il m’envoya avec des piratesvagabonds dans l’Aigyptiè lointaine, afin que j’y périsse. Lecinquième jour j’arrêtai mes nefs à deux rangs d’avirons dans lefleuve Aigyptos. Alors j’ordonnai à mes chers compagnons de resterauprès des nefs pour les garder, et j’envoyai des éclaireurs pouraller à la découverte. Mais ceux-ci, égarés par leur audace etconfiants dans leurs forces, dévastèrent aussitôt les beaux champsdes hommes Aigyptiens, entraînant les femmes et les petits enfantset tuant les hommes. Et aussitôt le tumulte arriva jusqu’à laville, et les habitants, entendant ces clameurs, accoururent aulever d’Éôs, et toute la plaine se remplit de piétons et decavaliers et de l’éclat de l’airain. Et le foudroyant Zeus mit mescompagnons en fuite, et aucun d’eux ne soutint l’attaque, et lamort les environna de toutes parts. Là, un grand nombre des nôtresfut tué par l’airain aigu, et les autres furent emmenés vivantspour être esclaves. Et les Aigyptiens me donnèrent à Dmètôrlaside,qui commandait à Kypros, et il m’y emmena, et de là je suis venuici, après avoir beaucoup souffert.

Et Antinoos lui répondit :

– Quel dieu a conduit ici cette peste, cettecalamité des repas ? Tiens-toi au milieu de la salle, loin dema table, si tu ne veux voir bientôt une Aigyptiè et une Kyprosamères, aussi sûrement que tu es un audacieux et impudent mendiant.Tu t’arrêtes devant chacun, et ils te donnent inconsidérément, rienne les empêchant de donner ce qui ne leur appartient pas, car ilsont tout en abondance.

Et le subtil Odysseus dit en s’enretournant :

– Ô dieux ! Tu n’as pas les pensées quiconviennent à ta beauté ; et à celui qui te le demanderaitdans ta propre demeure tu ne donnerais pas même du sel, toi qui,assis maintenant à une table étrangère, ne peux supporter la penséede me donner un peu de pain, quand tout abonde ici.

Il parla ainsi, et Antinoos fut grandementirrité dans son coeur, et, le regardant d’un oeil sombre, il luidit ces paroles ailées :

– Je ne pense pas que tu sortes sain et saufde cette demeure, puisque tu as prononcé cet outrage.

Ayant ainsi parlé, il saisit son escabeau eten frappa l’épaule droite d’Odysseus à l’extrémité du dos. MaisOdysseus resta ferme comme une pierre, et le trait d’Antinoos nel’ébranla pas. Il secoua la tête en silence, en méditant la mort duprétendant. Puis, il retourna s’asseoir sur le seuil, posa à terresa besace pleine et dit aux prétendants :

– Écoutez-moi, prétendants de l’illustrereine, afin que je dise ce que mon coeur m’ordonne dans mapoitrine. Il n’y a ni douleur, ni honte, quand un homme est frappé,combattant pour ses biens, soit des boeufs, soit de grassesbrebis ; mais Antinoos m’a frappé parce que mon ventre estrongé par la faim cruelle qui cause tant de maux aux hommes. Donc,s’il est des dieux et des Érinnyes pour les mendiants, Antinoos,avant ses noces, rencontrera la mort.

Et Antinoos, le fils d’Eupeithès, luidit :

– Mange en silence, étranger, ou sors, de peurque, parlant comme tu le fais, les jeunes hommes te traînent, àtravers la demeure, par les pieds ou par les bras, et te mettent enpièces.

Il parla ainsi, mais tous les autres leblâmèrent rudement, et un des jeunes hommes insolents luidit :

– Antinoos, tu as mal fait de frapper cemalheureux vagabond. Insensé ! si c’était un des dieuxOuraniens ? Car les dieux, qui prennent toutes les formes,errent souvent par les villes, semblables à des étrangers errants,afin de reconnaître la justice ou l’iniquité des hommes.

Les prétendants parlèrent ainsi, mais leursparoles ne touchèrent point Antinoos. Et une grande douleur s’élevadans le coeur de Tèlémakhos à cause du coup qui avait été porté.Cependant, il ne versa point de larmes, mais il secoua la tête ensilence, en méditant la mort du prétendant. Et la prudentePènélopéia, ayant appris qu’un étranger avait été frappé dans lademeure, dit à ses servantes :

– Puisse Apollôn illustre par son arc frapperainsi Antinoos !

Et Eurynomè l’intendante luirépondit :

– Si nous pouvions accomplir nos propresvoeux, aucun de ceux-ci ne verrait le retour du beau matin.

Et la prudente Pènélopéia lui dit :

– Nourrice, tous me sont ennemis, car ilsméditent le mal ; mais Antinoos, plus que tous, est pour moisemblable à la noire kèr. Un malheureux étranger mendie dans lademeure, demandant à chacun, car la nécessité le presse, et touslui donnent ; mais Antinoos le frappe d’un escabeau à l’épauledroite !

Elle parla ainsi au milieu de ses servantes.Et le divin Odysseus acheva son repas, et Pènélopéia fit appeler ledivin porcher et lui dit :

– Va, divin Eumaios, et ordonne à l’étrangerde venir, afin que je le salue et l’interroge. Peut-être qu’il aentendu parler du malheureux Odysseus, ou qu’il l’a vu de ses yeux,car il semble lui-même avoir beaucoup erré.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Plût aux dieux, reine, que tous les Akhaiensfissent silence et qu’il charmât ton cher coeur de sesparoles ! Je l’ai retenu dans l’étable pendant trois nuits ettrois jours, car il était d’abord venu vers moi après s’être enfuid’une nef. Et il n’a point achevé de dire toute sa destinéemalheureuse. De même qu’on révère un aoide instruit par les dieux àchanter des paroles douces aux hommes, et qu’on ne veut jamaiscesser de l’écouter quand il chante, de même celui-ci m’a charmédans mes demeures. Il dit qu’il est un hôte paternel d’Odysseus etqu’il habitait la Krètè où commande la race de Minôs. Après avoirsubi beaucoup de maux, errant çà et là, il est venu ici. Il ditqu’il a entendu parler d’Odysseus chez le riche peuple desThesprôtes, et qu’il vit encore, et qu’il rapporte de nombreusesrichesses dans sa demeure.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Va ! Appelle-le, afin qu’il parledevant moi. Les prétendants se réjouissent, assis les uns devantles portes, les autres dans la demeure, car leur esprit est joyeux.Leurs richesses restent intactes dans leurs maisons, leur pain etleur vin doux, dont se nourrissent leurs serviteurs seulement.Mais, tous les jours, dans notre demeure, ils tuent nos boeufs, nosbrebis et nos chèvres grasses, et ils les mangent, et ils boiventnotre vin rouge impunément, et ils ont déjà consumé beaucoup derichesses. Il n’y a point ici d’homme tel qu’Odysseus pour chassercette ruine hors de la demeure. Mais si Odysseus revenait etabordait la terre de la patrie, bientôt, avec son fils, il auraitréprimé les insolences de ces hommes.

Elle parla ainsi, et Tèlémakhos éternua trèsfortement, et toute la maison en retentit. Et Pènélopéia se mit àrire, et, aussitôt, elle dit à Eumaios ces parolesailées :

– Va ! Appelle cet étranger devant moi.Ne vois-tu pas que mon fils a éternué comme j’achevais deparler ? Que la mort de tous les prétendants s’accomplisseainsi, et que nul d’entre eux n’évite la kèr et la mort ! Maisje te dirai ceci ; retiens-le dans ton esprit : si jereconnais que cet étranger me dit la vérité, je lui donnerai debeaux vêtements, un manteau et une tunique.

Elle parla ainsi, et le porcher, l’ayantentendue, s’approcha d’Odysseus et lui dit ces parolesailées :

– Père étranger, la sage Pènélopéia, la mèrede Tèlémakhos, t’appelle. Son âme lui ordonne de t’interroger surson mari, bien qu’elle subisse beaucoup de douleurs. Si ellereconnaît que tu lui as dit la vérité, elle te donnera un manteauet une tunique dont tu as grand besoin ; et tu demanderas tonpain parmi le peuple, et tu satisferas ta faim, et chacun tedonnera s’il le veut.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Eumaios, je dirai bientôt toute la vérité àla fille d’Ikarios, la très sage Pènélopéia. Je sais toute ladestinée d’Odysseus, et nous avons subi les mêmes maux. Mais jecrains la multitude des prétendants insolents. Leur orgueil et leurviolence sont montés jusqu’à l’Ouranos de fer. Voici qu’un d’entreeux, comme je traversais innocemment la salle, m’ayant frappé, m’afait un grand mal. Et Tèlémakhos n’y a point pris garde, ni aucunautre. Donc, maintenant, engage Pènélopéia, malgré sa hâte, àattendre dans ses demeures jusqu’à la chute de Hèlios. Alors,tandis que je serai assis auprès du foyer, elle m’interrogera surle jour du retour de son mari. Je n’ai que des vêtements enhaillons ; tu le sais, puisque c’est toi que j’ai supplié lepremier.

Il parla ainsi, et le porcher le quitta aprèsl’avoir entendu. Et, dès qu’il parut sur le seuil, Pènélopéia luidit :

– Tu ne l’amènes pas, Eumaios ? Pourquoirefuse-t-il ? Craint-il quelque outrage, ou a-t-ilhonte ? La honte n’est pas bonne à l’indigent.

Et le porcher Eumaios lui répondit :

– Il parle comme il convient et comme chacunpense. Il veut éviter l’insolence des prétendants orgueilleux. Maisil te prie d’attendre jusqu’au coucher de Hèlios. Il te sera ainsiplus facile, ô reine, de parler seule à cet étranger et del’écouter.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Cet étranger, quel qu’il soit, ne semblepoint sans prudence ; et, en effet, aucun des plus injurieuxparmi les hommes mortels n’a médité plus d’iniquités queceux-ci.

Elle parla ainsi, et le divin porcher retournadans l’assemblée des prétendants, après avoir tout dit. Et,penchant la tête vers Tèlémakhos, afin que les autres nel’entendissent pas, il dit ces paroles ailées :

– Ô ami, je pars, afin d’aller garder tesporcs et veiller sur tes richesses et les miennes. Ce qui est icite regarde. Mais conserve-toi et songe dans ton âme à te préserver.De nombreux Akhaiens ont de mauvais desseins, mais que Zeus lesperde avant qu’ils nous nuisent !

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Il en sera ainsi, père. Mais pars avant lanuit. Reviens demain, au matin, et amène les belles victimes. C’estaux immortels et à moi de nous inquiéter de tout le reste.

Il parla ainsi, et le porcher s’assit denouveau sur le siège poli, et là il contenta son âme en buvant eten mangeant ; puis, se hâtant de retourner vers ses porcs, illaissa les cours et la demeure pleines de convives qui secharmaient par la danse et le chant, car déjà le soir étaitvenu.

18.

Et il vint un mendiant qui errait par la villeet qui mendiait dans Ithakè. Et il était renommé par son ventreinsatiable, car il mangeait et buvait sans cesse ; mais iln’avait ni force, ni courage, bien qu’il fût beau et grand. Il senommait Arnaios, et c’était le nom que sa mère vénérable lui avaitdonné à sa naissance ; mais les jeunes hommes le nommaienttous Iros, parce qu’il faisait volontiers les messages, quandquelqu’un le lui ordonnait. Et dès qu’il fut arrivé, il voulutchasser Odysseus de sa demeure, et, en l’injuriant, il lui dit cesparoles ailées :

– Sors du portique, vieillard, de peur d’êtretraîné aussitôt par les pieds. Ne comprends-tu pas que tous me fontsigne et m’ordonnent de te traîner dehors ? Cependant, j’aipitié de toi. Lève-toi donc, de peur qu’il y ait de la discordeentre nous et que nous en venions aux mains.

Et le subtil Odysseus, le regardant d’un oeilsombre, lui dit :

– Malheureux ! Je ne te fais aucun mal,je ne te dis rien, et je ne t’envie pas à cause des nombreux donsque tu pourras recevoir. Ce seuil nous servira à tous deux. Il nefaut pas que tu sois envieux d’un étranger, car tu me sembles unvagabond comme moi, et ce sont les dieux qui distribuent lesrichesses. Ne me provoque donc pas aux coups et n’éveille pas macolère, de peur que je souille de sang ta poitrine et tes lèvres,bien que je sois vieux. Demain je n’en serai que plus tranquille,et je ne pense pas que tu reviennes après cela dans la demeure duLaertiade Odysseus.

Et le mendiant Iros, irrité, luidit :

– Ô dieux ! comme ce mendiant parle avecfacilité, semblable à une vieille enfumée. Mais je vais lemaltraiter en le frappant des deux mains, et je ferai tomber toutesses dents de ses mâchoires, comme celles d’un sanglier mangeur demoissons ! Maintenant, ceins-toi, et que tous ceux-ci nousvoient combattre. Mais comment lutteras-tu contre un hommejeune ?

Ainsi, devant les hautes portes, sur le seuilpoli, ils se querellaient de toute leur âme. Et la force sacréed’Antinoos les entendit, et, se mettant à rire, il dit auxprétendants :

– Ô amis ! jamais rien de tel n’estarrivé. Quel plaisir un dieu nous envoie dans cette demeure !L’étranger et Iros se querellent et vont en venir aux coups.Mettons-les promptement aux mains.

Il parla ainsi, et tous se levèrent en riant,et ils se réunirent autour des mendiants en haillons, et Antinoos,fils d’Eupeithès, leur dit :

– Écoutez-moi, illustres prétendants, afin queje parle. Des poitrines de chèvres sont sur le feu, pour le repas,et pleines de sang et de graisse. Celui qui sera vainqueur et leplus fort choisira la part qu’il voudra. Il assistera toujours ànos repas, et nous ne laisserons aucun autre mendiant demanderparmi nous.

Ainsi parla Antinoos, et ses paroles plurent àtous. Mais le subtil Odysseus parla ainsi, plein de ruse :

– Ô amis, il n’est pas juste qu’un vieillardflétri par la douleur lutte contre un homme jeune ; mais lafaim, mauvaise conseillère, me pousse à me faire couvrir de plaies.Cependant, jurez tous par un grand serment qu’aucun de vous, pourvenir en aide à Iros, ne me frappera de sa forte main, afin que jesois dompté.

Il parla ainsi, et tous jurèrent comme ill’avait demandé. Et la force sacrée de Tèlémakhos luidit :

– Étranger, si ton coeur et ton âme courageuset’invitent à chasser cet homme, ne crains aucun des Akhaiens. Celuiqui te frapperait aurait à combattre contre plusieurs, car je t’aidonné l’hospitalité, et deux rois prudents, Eurymakhos et Antinoos,m’approuvent.

Il parla ainsi, et tous l’approuvèrent. EtOdysseus ceignit ses parties viriles avec ses haillons, et ilmontra ses cuisses belles et grandes, et ses larges épaules, et sapoitrine et ses bras robustes. Et Athènè, s’approchant de lui,augmenta les membres du prince des peuples. Et tous les prétendantsfurent très surpris, et ils se dirent les uns aux autres :

– Certes, bientôt Iros ne sera plus Iros, etil aura ce qu’il a cherché. Quelles cuisses montre ce vieillard enretirant ses haillons !

Ils parlèrent ainsi, et l’âme de Iros futtroublée ; mais les serviteurs, après l’avoir ceint de force,le conduisirent, et toute sa chair tremblait sur ses os. EtAntinoos le réprimanda et lui dit :

– Puisses-tu n’être jamais né, n’étant qu’unfanfaron, puisque tu trembles, plein de crainte, devant unvieillard flétri par la misère ! Mais je te dis ceci, et maparole s’accomplira : si celui-ci est vainqueur et le plusfort, je t’enverrai sur la terre ferme, jeté dans une nef noire,chez le roi Ékhétos, le plus féroce de tous les hommes, qui tecoupera le nez et les oreilles avec l’airain tranchant, quit’arrachera les parties viriles et les donnera, sanglantes, àdévorer aux chiens.

Il parla ainsi, et une plus grande terreur fittrembler la chair d’Iros. Et on le conduisit au milieu, et tousdeux levèrent leurs bras. Alors, le patient et divin Odysseusdélibéra s’il le frapperait de façon à lui arracher l’âme d’un seulcoup, ou s’il ne ferait que l’étendre contre terre. Et il jugea quececi était le meilleur, de ne le frapper que légèrement de peur queles Akhaiens le reconnussent.

Tous deux ayant levé les bras, Iros le frappaà l’épaule droite ; mais Odysseus le frappa au cou, sousl’oreille, et brisa ses os, et un sang noir emplit sa bouche, et iltomba dans la poussière en criant, et ses dents furent arrachées,et il battit la terre de ses pieds. Les prétendants insolents, lesbras levés, mouraient de rire. Mais Odysseus le traîna par un pied,à travers le portique, jusque dans la cour et jusqu’aux portes, etil l’adossa contre le mur de la cour, lui mit un bâton à la main,et lui adressa ces paroles ailées :

– Maintenant, reste là, et chasse les chienset les porcs, et ne te crois plus le maître des étrangers et desmendiants, misérable ! de peur d’un mal pire.

Il parla ainsi, et, jetant sur son épaule sapauvre besace pleine de trous suspendue à une courroie tordue, ilrevint s’asseoir sur le seuil. Et tous les prétendants rentrèrenten riant, et ils lui dirent :

– Que Zeus et les autres dieux immortels,étranger, t’accordent ce que tu désires le plus et ce qui est cherà ton coeur ! car tu empêches cet insatiable de mendier. Nousl’enverrons bientôt sur la terre ferme, chez le roi Ékhétos, leplus féroce de tous les hommes.

Ils parlaient ainsi, et le divin Odysseus seréjouit de leur voeu. Et Antinoos plaça devant lui une largepoitrine de chèvre pleine de sang et de graisse. Et Amphinomos pritdans une corbeille deux pains qu’il lui apporta, et, l’honorantd’une coupe d’or, il lui dit :

– Salut, père Étranger. Que la richesse que tupossédais te soit rendue, car, maintenant, tu es accablé debeaucoup de maux.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Amphinomos, tu me sembles plein de prudence,et tel que ton père, car j’ai appris par la renommée que Nisosétait à Doulikhios un homme honnête et riche. On dit que tu es néde lui, et tu sembles un homme sage. Je te dis ceci ; écouteet comprends-moi. Rien n’est plus misérable que l’homme parmi toutce qui respire ou rampe sur la terre, et qu’elle nourrit. Jamais,en effet, il ne croit que le malheur puisse l’accabler un jour,tant que les dieux lui conservent la force et que ses genoux semeuvent ; mais quand les dieux heureux lui ont envoyé lesmaux, il ne veut pas les subir d’un coeur patient. Tel est l’espritdes hommes terrestres, semblable aux jours changeants qu’amène lepère des hommes et des dieux. Moi aussi, autrefois, j’étais heureuxparmi les guerriers, et j’ai commis beaucoup d’actions injustes,dans ma force et dans ma violence, me fiant à l’aide de mon père etde mes frères. C’est pourquoi qu’aucun homme ne soit inique, maisqu’il accepte en silence les dons des dieux. Je vois lesprétendants, pleins de pensées iniques, consumant les richesses etoutrageant la femme d’un homme qui, je le dis, ne sera paslongtemps éloigné de ses amis et de la terre de la patrie. Qu’undaimôn te ramène dans ta demeure, de peur qu’il te rencontre quandil reviendra dans la chère terre de la patrie. Ce ne sera pas, eneffet, sans carnage, que tout se décidera entre les prétendants etlui, quand il reviendra dans ses demeures.

Il parla ainsi, et, faisant une libation, ilbut le vin doux et remit la coupe entre les mains du prince despeuples. Et celui-ci, le coeur déchiré et secouant la tête, allaità travers la salle, car, en effet, son âme prévoyait des malheurs.Mais cependant il ne devait pas éviter la kèr, et Athènè l’empêchade partir, afin qu’il fût tué par les mains et par la lance deTèlémakhos. Et il alla s’asseoir de nouveau sur le thrône d’où ils’était levé.

Alors, la déesse Athènè aux yeux clairs mitdans l’esprit de la fille d’Ikarios, de la prudente Pènélopéia,d’apparaître aux prétendants, afin que leur coeur fût transporté,et qu’elle-même fût plus honorée encore par son mari et par sonfils. Pènélopéia se mit donc à rire légèrement, et elledit :

– Eurynomè, voici que mon âme m’excitemaintenant à apparaître aux prétendants odieux. Je dirai à mon filsune parole qui lui sera très utile. Je lui conseillerai de ne pointse mêler aux prétendants insolents qui lui parlent avec amitié etméditent sa mort.

Et Eurynomè l’intendante luirépondit :

– Mon enfant, ce que tu dis est sage ;fais-le. Donne ce conseil à ton fils, et ne lui cache rien. Laveton corps et parfume tes joues avec de l’huile, et ne sors pas avecun visage sillonné de larmes, car rien n’est pire que de pleurercontinuellement. En effet, ton fils est maintenant tel que tusuppliais ardemment les dieux qu’il devint.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Eurynomè, ne me parle point, tandis que jegémis, de laver et de parfumer mon corps. Les dieux qui habitentl’Olympos m’ont ravi ma splendeur, du jour où Odysseus est partisur ses nefs creuses. Mais ordonne à Autonoè et à Hippodamia devenir, afin de m’accompagner dans les demeures. Je ne veux pointaller seule au milieu des hommes, car j’en aurais honte.

Elle parla ainsi, et la vieille femme sortitde la maison afin d’avertir les servantes et qu’elles vinssent à lahâte.

Et, alors, la déesse Athènè aux yeux clairseut une autre pensée, et elle répandit le doux sommeil sur la filled’Ikarios. Et celle-ci s’endormit, penchée en arrière, et sa forcel’abandonna sur le lit de repos. Et, alors, la noble déesse lui fitdes dons immortels, afin qu’elle fût admirée des Akhaiens. Ellepurifia son visage avec de l’ambroisie, de même que Kythéréia à labelle couronne se parfume, quand elle se rend aux choeurs charmantsdes Kharites. Elle la fit paraître plus grande, plus majestueuse,et elle la rendit plus blanche que l’ivoire récemment travaillé.Cela fait, la noble déesse s’éloigna, et les deux servantes auxbras blancs, ayant été appelées, arrivèrent de la maison, et ledoux sommeil quitta Pènélopéia. Et elle pressa ses joues avec sesmains, et elle s’écria :

– Certes, malgré mes peines, le doux sommeilm’a enveloppée. Puisse la chaste Artémis m’envoyer une mort aussidouce ! Je ne consumerais plus ma vie à gémir dans mon coeur,regrettant mon cher mari qui avait toutes les vertus et qui étaitle plus illustre des Akhaiens.

Ayant ainsi parlé, elle descendit des chambressplendides. Et elle n’était point seule, car deux servantes lasuivaient. Et quand la divine femme arriva auprès des prétendants,elle s’arrêta sur le seuil de la salle richement ornée, ayant unbeau voile sur les joues. Et les servantes prudentes se tenaient àses côtés. Et les genoux des prétendants furent rompus, et leurcoeur fut transporté par l’amour, et ils désiraient ardemmentdormir avec elle dans leurs lits. Mais elle dit à son filsTèlémakhos :

– Tèlémakhos, ton esprit n’est pas ferme, nita pensée. Quand tu étais encore enfant, tu avais des pensées plussérieuses ; mais, aujourd’hui que tu es grand et parvenu auterme de la puberté, et que chacun dit que tu es le fils d’un hommeheureux, et que l’étranger admire ta grandeur et ta beauté, tonesprit n’est plus équitable, ni ta pensée. Comment as-tu permisqu’une telle action mauvaise ait été commise dans tes demeures etqu’un hôte ait été ainsi outragé ? Qu’arrivera-t-il donc, siun étranger assis dans nos demeures souffre un tel outrage ?La honte et l’opprobre seront pour toi parmi les hommes.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ma mère, je ne te blâme point det’irriter ; mais je comprends et je sais dans mon âme ce quiest juste ou injuste. Il y a peu de temps j’étais encore enfant, etje ne puis avoir une égale prudence en toute chose. Ces hommes,assis les uns auprès des autres, méditent ma perte et je n’ai pointde soutiens. Mais le combat de l’étranger et d’Iros ne s’est pointterminé selon le désir des prétendants, et notre hôte l’a emportépar sa force. Plaise au père Zeus, à Athènè, à Apollôn, que lesprétendants, domptés dans nos demeures, courbent bientôt la tête,les uns sous le portique, les autres dans la demeure, et que leursforces soient rompues ; de même qu’Iros est assis devant lesportes extérieures, baissant la tête comme un homme ivre et nepouvant ni se tenir debout, ni revenir à sa place accoutumée, parceque ses forces sont rompues.

Et ils se parlaient ainsi. Eurymakhos dit àPènélopéia :

– Fille d’Ikarios, sage Pènélopéia, si tousles Akhaiens de l’Argos d’Iasos te voyaient, demain, d’autresnombreux prétendants viendraient s’asseoir à nos repas dans cesdemeures, car tu l’emportes sur toutes les femmes par la beauté, lamajesté et l’intelligence.

Et la sage Pènélopéia lui répondit :

– Eurymakhos, certes, les immortels m’ontenlevé ma vertu et ma beauté depuis que les Argiens sont partispour Ilios, et qu’Odysseus est parti avec eux ; mais s’ilrevenait et gouvernait ma vie, ma renommée serait meilleure et jeserais plus belle. Maintenant je suis affligée, tant un daimônennemi m’a envoyé de maux. Quand Odysseus quitta la terre de lapatrie, il me prit la main droite et il me dit :

– Ô femme, je ne pense pas que les Akhaiensaux belles knèmides reviennent tous sains et saufs de Troiè. Ondit, en effet, que les Troiens sont de braves guerriers, lanceursde piques et de flèches, et bons conducteurs de chevaux rapides quidécident promptement de la victoire dans la mêlée du combatfurieux. Donc, je ne sais si un dieu me sauvera, ou si je mourrailà, devant Troiè. Mais toi, prends soin de toute chose, etsouviens-toi, dans mes demeures, de mon père et de ma mère, commemaintenant, et plus encore quand je serai absent. Puis, quand tuverras ton fils arrivé à la puberté, épouse celui que tu choisiraset abandonne ta demeure. Il parla ainsi, et toutes ces choses sontaccomplies, et la nuit viendra où je subirai d’odieuses noces, carZeus m’a ravi le bonheur. Cependant, une douleur amère a saisi moncoeur et mon âme, et vous ne suivez pas la coutume ancienne desprétendants. Ceux qui voulaient épouser une noble femme, fille d’unhomme riche, et qui se la disputaient, amenaient dans sa demeuredes boeufs et de grasses brebis, et ils offraient à la jeune filledes repas et des présents splendides, et ils ne dévoraient pasimpunément les biens d’autrui.

Elle parla ainsi, et le patient et divinOdysseus se réjouit parce qu’elle attirait leurs présents etcharmait leur âme par de douces paroles, tandis qu’elle avaitd’autres pensées.

Et Antinoos, fils d’Eupeithès, luirépondit :

– Fille d’Ikarios, sage Pènélopéia, accepteles présents que chacun des Akhaiens voudra apporter ici. Il n’estpas convenable de refuser des présents, et nous ne retourneronspoint à nos travaux et nous ne ferons aucune autre chose avant quetu aies épousé celui des Akhaiens que tu préféreras.

Antinoos parla ainsi, et ses paroles furentapprouvées de tous. Et chacun envoya un héraut pour apporter lesprésents. Et celui d’Antinoos apporta un très beau péplos auxcouleurs variées et orné de douze anneaux d’or où s’attachaientautant d’agrafes recourbées. Et celui d’Eurymakhos apporta un richecollier d’or et d’ambre étincelant, et semblable à Hèlios. Et lesdeux serviteurs d’Eurydamas des boucles d’oreilles merveilleuses etbien travaillées et resplendissantes de grâce. Et le serviteur dePeisandros Polyktoride apporta un collier, très riche ornement. Etles hérauts apportèrent aux autres Akhaiens d’aussi beaux présents.Et la noble femme remonta dans les chambres hautes, tandis que lesservantes portaient ces présents magnifiques.

Mais les prétendants restèrent jusqu’à ce quele soir fût venu, se charmant par la danse et le chant. Et le soirsombre survint tandis qu’ils se charmaient ainsi. Aussitôt, ilsdressèrent trois lampes dans les demeures, afin d’en être éclairés,et ils disposèrent, autour, du bois depuis fort longtemps desséchéet récemment fendu à l’aide de l’airain. Puis ils enduisirent lestorches. Et les servantes du subtil Odysseus les allumaient tour àtour ; mais le patient et divin Odysseus leur dit :

– Servantes du roi Odysseus depuis longtempsabsent, rentrez dans la demeure où est la reine vénérable.Réjouissez-la, assises dans la demeure ; tournez les fuseauxet préparez les laines. Seul j’allumerai ces torches pour leséclairer tous. Et, même s’ils voulaient attendre la brillante Éôs,ils ne me lasseraient point, car je suis plein de patience.

Il parla ainsi, et les servantes se mirent àrire, se regardant les unes les autres. Et Mélanthô aux bellesjoues lui répondit injurieusement. Dolios l’avait engendrée, etPènélopéia l’avait nourrie et élevée comme sa fille et entourée dedélices ; mais elle ne prenait point part à la douleur dePènélopéia, et elle s’était unie d’amour à Eurymakhos, et ellel’aimait ; et elle adressa ces paroles injurieuses àOdysseus :

– Misérable étranger, tu es privéd’intelligence, puisque tu ne veux pas aller dormir dans la demeurede quelque ouvrier, ou dans quelque bouge, et puisque tu dis ici devaines paroles au milieu de nombreux héros et sans rien craindre.Certes, le vin te trouble l’esprit, ou il est toujours tel, et tune prononces que de vaines paroles. Peut-être es-tu fier d’avoirvaincu le vagabond Iros ? Mais crains qu’un plus fort qu’Irosse lève bientôt, qui t’accablera de ses mains robustes et qui techassera d’ici souillé de sang.

Et le subtil Odysseus, la regardant d’un oeilsombre, lui répondit :

– Chienne ! je vais répéter à Tèlémakhosce que tu oses dire, afin qu’ici même il te coupe enmorceaux !

Il parla ainsi, et il épouvanta lesservantes ; et elles s’enfuirent à travers la demeure,tremblantes de terreur et croyant qu’il disait vrai. Et il allumales torches, se tenant debout et les surveillant toutes ; maisil méditait dans son esprit d’autres desseins qui devaients’accomplir. Et Athènè ne permit pas que les prétendants insolentscessassent de l’outrager, afin que la colère entrât plus avant dansle coeur du Laertiade Odysseus. Alors, Eurymakhos, fils de Polybos,commença de railler Odysseus, excitant le rire de sescompagnons :

– Ecoutez-moi, prétendants de l’illustrereine, afin que je dise ce que mon coeur m’ordonne dans mapoitrine. Cet homme n’est pas venu dans la demeure d’Odysseus sansqu’un dieu l’ait voulu. La splendeur des torches me semble sortirde son corps et de sa tête, où il n’y a plus absolument decheveux.

Il parla ainsi, et il dit au destructeur decitadelles Odysseus :

– Étranger, si tu veux servir pour un salaire,je t’emmènerai à l’extrémité de mes champs. Ton salaire serasuffisant. Tu répareras les haies et tu planteras les arbres. Je tedonnerai une nourriture abondante, des vêtements et des sandales.Mais tu ne sais faire que le mal ; tu ne veux pointtravailler, et tu aimes mieux mendier parmi le peuple afin desatisfaire ton ventre insatiable.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Eurymakhos, plût aux dieux que nous pussionslutter en travaillant, au printemps, quand les jours sont longs,promenant, tous deux à jeun, la faux recourbée dans un pré, etjusqu’au soir, tant qu’il y aura de l’herbe à couper ! Plûtaux dieux que j’eusse à conduire deux grands boeufs gras, rassasiésde fourrage, et de force égale, dans un vaste champ de quatrearpents ! Tu verrais alors si je saurais tracer un profondsillon et faire obéir la glèbe à la charrue. Si le Kroniôn excitaitune guerre, aujourd’hui même, et si j’avais un bouclier, deuxlances, et un casque d’airain autour des tempes, tu me verraisalors mêlé aux premiers combattants et tu ne m’outragerais plus enme raillant parce que j’ai faim. Mais tu m’outrages dans toninsolence, et ton esprit est cruel, et tu te crois grand et braveparce que tu es mêlé à un petit nombre de lâches. Mais si Odysseusrevenait et abordait la terre de la patrie, aussitôt ces largesportes seraient trop étroites pour ta fuite, tandis que tu tesauverais hors du portique.

Il parla ainsi, et Eurymakhos fut très irritédans son coeur, et, le regardant d’un oeil sombre, il dit cesparoles ailées :

– Ah ! misérable, certes je vaist’accabler de maux, puisque tu prononces de telles paroles aumilieu de nombreux héros, et sans rien craindre. Certes, le vin tetrouble l’esprit, ou il est toujours tel, et c’est pour cela que tuprononces de vaines paroles. Peut-être es-tu fier parce que tu asvaincu le mendiant Iros ?

Comme il parlait ainsi, il saisit unescabeau ; mais Odysseus s’assit aux genoux d’Amphinomos deDoulikhios pour échapper à Eurymakhos, qui atteignit à la maindroite l’enfant qui portait à boire, et l’urne tomba en résonnant,et lui-même, gémissant, se renversa dans la poussière. Et lesprétendants, en tumulte dans les demeures sombres, se disaient lesuns aux autres :

– Plût aux dieux que cet étranger errant eûtpéri ailleurs et ne fût point venu nous apporter tant detrouble ! Voici que nous nous querellons pour un mendiant, etque la joie de nos repas est détruite parce que le mall’emporte !

Et la force sacrée de Tèlémakhos leurdit :

– Malheureux, vous devenez insensés. Ne mangezni ne buvez davantage, car quelque dieu vous excite. Allez dormir,rassasiés, dans vos demeures, quand votre coeur vous l’ordonnera,car je ne contrains personne.

Il parla ainsi, et tous se mordirent leslèvres, admirant Tèlémakhos parce qu’il avait parlé avecaudace.

Alors, Amphinomos, l’illustre fils du roiNisos Arètiade, leur dit :

– Ô amis, qu’aucun ne réponde par des parolesirritées à cette juste réprimande. Ne frappez ni cet étranger, niaucun des serviteurs qui sont dans la maison du divin Odysseus.Allons ! que le verseur de vin distribue les coupes, afin quenous fassions des libations et que nous allions dormir dans nosdemeures. Laissons cet étranger ici, aux soins de Tèlémakhos quil’a reçu dans sa chère demeure.

Il parla ainsi, et ses paroles furentapprouvées de tous. Et le héros Moulios, héraut de Doulikhios etserviteur d’Amphinomos, mêla le vin dans le kratère et le distribuacomme il convenait. Et tous firent des libations aux dieux heureuxet burent le vin doux. Et, après avoir fait des libations et buautant que leur âme le désirait, ils se hâtèrent d’aller dormir,chacun dans sa demeure.

19.

Mais le divin Odysseus resta dans la demeure,méditant avec Athènè la mort des prétendants. Et, aussitôt, il dità Tèlémakhos ces paroles ailées :

– Tèlémakhos, il faut transporter toutes lesarmes guerrières hors de la salle, et, quand les prétendants te lesdemanderont, les tromper par ces douces paroles : – ‘Je les aimises à l’abri de la fumée, car elles ne sont pas telles qu’ellesétaient autrefois, quand Odysseus les laissa à son départ pourTroiè ; mais elles sont souillées par la grande vapeur du feu.Puis, le Kroniôn m’a inspiré une autre pensée meilleure, et jecrains qu’excités par le vin, et une querelle s’élevant parmi vous,vous vous blessiez les uns les autres et vous souilliez le repas etvos noces futures, car le fer attire l’homme.

Il parla ainsi, et Tèlémakhos obéit à son cherpère et, ayant appelé la nourrice Eurykléia, il lui dit :

– Nourrice, enferme les femmes dans lesdemeures, jusqu’à ce que j’aie transporté dans la chambre nuptialeles belles armes de mon père, qui ont été négligées et que la fuméea souillées pendant l’absence de mon père, car j’étais encoreenfant. Maintenant, je veux les transporter là où la vapeur du feun’ira pas.

Et la chère nourrice Eurykléia luirépondit :

– Plaise aux dieux, mon enfant, que tu aiestoujours la prudence de prendre soin de la maison et de conservertoutes tes richesses ! Mais qui t’accompagnera en portant unelumière, puisque tu ne veux pas que les servantest’éclairent ?

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ce sera cet étranger. Je ne le laisserai passans rien faire, puisqu’il a mangé à ma table, bien qu’il vienne deloin.

Il parla ainsi, et sa parole ne fut pointvaine. Et Eurykléia ferma les portes des grandes demeures. Puis,Odysseus et son illustre fils se hâtèrent de transporter lescasques, les boucliers bombés et les lances aiguës. Et PallasAthènè portant devant eux une lanterne d’or, les éclairaitvivement ; et, alors, Tèlémakhos dit aussitôt à sonpère :

– Ô père, certes, je vois de mes yeux un grandprodige ! Voici que les murs de la demeure, et ses bellespoutres, et ses solives de sapin, et ses hautes colonnes, brillentcomme un feu ardent. Certes, un des dieux qui habitent le largeOuranos est entré ici.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Tais-toi, et retiens ton esprit, et nem’interroge pas. Telle est la coutume des dieux qui habitentl’Olympos. Toi, va dormir. Je resterai ici, afin d’éprouver lesservantes et ta mère. Dans sa douleur elle va m’interroger surbeaucoup de choses.

Il parla ainsi, et Tèlémakhos sortit de lasalle, et il monta, éclairé par les torches flambantes, dans lachambre où il avait coutume de dormir. Là, il s’endormit, enattendant le matin ; et le divin Odysseus resta dans lademeure, méditant avec Athènè la mort des prétendants.

Et la prudente Pènélopéia, semblable à Artémisou à Aphroditè d’or, sortit de sa chambre nuptiale. Et lesservantes placèrent pour elle, devant le feu, le thrône où elles’asseyait. Il était d’ivoire et d’argent, et travaillé au tour. Etc’était l’ouvrier Ikmalios qui l’avait fait autrefois, ainsi qu’unescabeau pour appuyer les pieds de la reine, et qui était recouvertd’une grande peau. Ce fut là que s’assit la prudentePènélopéia.

Alors, les femmes aux bras blancs vinrent dela demeure, et elles emportèrent les pains nombreux, et les tables,et les coupes dans lesquelles les prétendants insolents avaient bu.Et elles jetèrent à terre le feu des torches, et elles amassèrent,par-dessus, du bois qui devait les éclairer et les chauffer. Et,alors, Mélanthô injuria de nouveau Odysseus :

– Étranger, te voilà encore qui erres dans lademeure, épiant les femmes ! Sors d’ici, misérable, aprèst’être rassasié, ou je te frapperai de ce tison !

Et le sage Odysseus, la regardant d’un oeilsombre, lui dit :

– Malheureuse ! pourquoi m’outrager avecfureur ? Est-ce parce que je suis vêtu de haillons et que jemendie parmi le peuple, comme la nécessité m’y contraint ?Tels sont les mendiants et les vagabonds. Et moi aussi, autrefois,j’étais heureux, et j’habitais une riche demeure, et je donnais auxvagabonds, quels qu’ils fussent et quels que fussent leurs besoins.Et j’avais de nombreux serviteurs et tout ce qui rend heureux etfait appeler un homme riche ; mais le Kroniôn Zeus m’a toutenlevé, le voulant ainsi. C’est pourquoi, femme, crains de perdreun jour la beauté dont tu es ornée parmi les servantes ;crains que ta maîtresse irritée te punisse, ou qu’Odysseusrevienne, car tout espoir n’est pas perdu. Mais s’il a péri, ets’il ne doit plus revenir, son fils Tèlémakhos le remplace par lavolonté d’Apollôn, et rien de ce que font les femmes dans lesdemeures ne lui échappera, car rien n’est plus au-dessus de sonâge.

Il parla ainsi, et la prudente Pènélopéia,l’ayant entendu, réprimanda sa servante et lui dit :

– Chienne audacieuse, tu ne peux me cacher toninsolence effrontée que tu payeras de ta tête, car tu sais bien,m’ayant entendue toi-même, que je veux, étant très affligée,interroger cet étranger sur mon mari.

Elle parla ainsi, et elle dit à l’intendanteEurynomè :

– Eurynomè, approche un siège et recouvre-led’une peau afin que cet étranger, s’étant assis, m’écoute et meréponde, car je veux l’interroger.

Elle parla ainsi, et Eurynomè approcha à lahâte un siège poli qu’elle recouvrit d’une peau, et le patient etdivin Odysseus s’y assit, et la prudente Pènélopéia luidit :

– Étranger, je t’interrogerai d’abord surtoi-même. Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où sont ta ville ettes parents ?

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Ô femme, aucune des mortelles qui sont surla terre immense ne te vaut, et, certes, ta gloire est parvenuejusqu’au large Ouranos, telle que la gloire d’un roi irréprochablequi, vénérant les dieux, commande à de nombreux et braves guerrierset répand la justice. Et par lui la terre noire produit l’orge etle blé, et les arbres sont lourds de fruits, et les troupeauxmultiplient, et la mer donne des poissons, et, sous ses loiséquitables, les peuples sont heureux et justes. C’est pourquoi,maintenant, dans ta demeure, demande-moi toutes les autres choses,mais non ma race et ma patrie. N’emplis pas ainsi mon âme denouvelles douleurs en me faisant souvenir, car je suis trèsaffligé, et je ne veux pas pleurer et gémir dans une maisonétrangère, car il est honteux de pleurer toujours. Peut-être qu’unede tes servantes m’outragerait, ou que tu t’irriterais toi-même,disant que je pleure ainsi ayant l’esprit troublé par le vin.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Étranger, certes, les dieux m’ont ravi mavertu et ma beauté du jour où les Argiens sont partis pour Ilios,et, avec eux, mon mari Odysseus. S’il revenait et gouvernait mavie, ma gloire serait plus grande et plus belle. Mais, maintenant,je gémis, tant un daimôn funeste m’a accablée de maux. Voici queceux qui dominent dans les îles, à Doulikhios, à Samè, à Zakynthoscouverte de bois, et ceux qui habitent l’âpre Ithakè elle-même,tous me recherchent malgré moi et ruinent ma maison. Et je neprends plus soin des étrangers, ni des suppliants, ni des hérautsqui agissent en public ; mais je regrette Odysseus et je gémisdans mon cher coeur. Et les prétendants hâtent mes noces, et jemédite des ruses. Et, d’abord, un dieu m’inspira de tisser dans mesdemeures une grande toile, large et fine, et je leur disaussitôt : – Jeunes hommes, mes prétendants, puisque le divinOdysseus est mort, cessez de hâter mes noces, jusqu’à ce que j’aieachevé, pour que mes fils ne restent pas inutiles, ce linceul duhéros Laertès, quand la moire mauvaise, de la mort inexorablel’aura saisi, afin qu’aucune des femmes akhaiennes ne puisse mereprocher devant tout le peuple qu’un homme qui a possédé tant debiens ait été enseveli sans linceul.’ – Je parlai ainsi, et leurcoeur généreux fut persuadé ; et alors, pendant le jour, jetissais la grande toile, et pendant la nuit, ayant allumé destorches, je la défaisais. Ainsi, pendant trois ans, je cachai maruse et trompai les Akhaiens ; mais quand vint la quatrièmeannée, et quand les saisons recommencèrent, après le cours des moiset des jours nombreux, alors avertis par mes chiennes de servantes,ils me surprirent et me menacèrent, et, contre ma volonté, je fuscontrainte d’achever ma toile. Et, maintenant, je ne puis pluséviter mes noces, ne trouvant plus aucune ruse. Et mes parentsm’exhortent à me marier, et mon fils supporte avec peine queceux-ci dévorent ses biens, auxquels il tient ; car c’estaujourd’hui un homme, et il peut prendre soin de sa maison, et Zeuslui a donné la gloire. Mais toi, étranger, dis-moi ta race et tapatrie, car tu ne sors pas du chêne et du rocher des histoiresantiques.

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Ô femme vénérable du Laertiade Odysseus, necesseras-tu point de m’interroger sur mes parents ? Je terépondrai donc, bien que tu renouvelles ainsi mes mauxinnombrables ; mais c’est là la destinée d’un homme depuislongtemps absent de la patrie, tel que moi qui ai erré parmi lesvilles des hommes, étant accablé de maux. Je te dirai cependant ceque tu me demandes.

La Krètè est une terre qui s’élève au milieude la sombre mer, belle et fertile, où habitent d’innombrableshommes et où il y a quatre-vingt-dix villes. On y parle deslangages différents, et on y trouve des Akhaiens, de magnanimesKrètois indigènes, des Kydônes, trois tribus de Dôriens et lesdivins Pélasges. Sur eux tous domine la grande ville de Knôssos, oùrégna Minôs qui s’entretenait tous les neuf ans avec le grand Zeus,et qui fut le père du magnanime Deukaliôn mon père. Et Deukaliônnous engendra, moi et le roi Idoméneus. Et Idoméneus alla, sur sesnefs à proues recourbées, à Ilios, avec les Atréides. Mon nomillustre est Aithôn, et j’étais le plus jeune. Idoméneus étaitl’aîné et le plus brave. Je vis alors Odysseus et je lui offris lesdons hospitaliers. En effet, comme il allait à Ilios, la violencedu vent l’avait poussé en Krètè, loin du promontoire Maléien, dansAmnisos où est la caverne des Ilithyies ; et, dans ce portdifficile, à peine évita-t-il la tempête. Arrivé à la ville, ildemanda Idoméneus, qu’il appelait son hôte cher et vénérable. MaisÉôs avait reparu pour la dixième ou onzième fois depuis que, surses nefs à proue recourbée, Idoméneus était parti pour Ilios.Alors, je conduisis Odysseus dans mes demeures, et je le reçus avecamitié, et je le comblai de soins à l’aide des richesses que jepossédais et je lui donnai, ainsi qu’à ses compagnons, de lafarine, du vin rouge, et des boeufs à tuer, jusqu’à ce que leur âmefût rassasiée. Et les divins Akhaiens restèrent là douze jours, carle grand et tempétueux Boréas soufflait et les arrêtait, excité parquelque daimôn. Mais le vent tomba le treizième jour, et ilspartirent.

Il parlait ainsi, disant ces nombreuxmensonges semblables à la vérité ; et Pènélopéia, enl’écoutant, pleurait, et ses larmes ruisselaient sur son visage,comme la neige ruisselle sur les hautes montagnes, après queZéphyros l’a amoncelée et que l’Euros la fond en torrents quiemplissent les fleuves. Ainsi les belles joues de Pènélopéiaruisselaient de larmes tandis qu’elle pleurait son mari. EtOdysseus était plein de compassion en voyant pleurer safemme ; mais ses yeux, comme la corne et le fer, restaientimmobiles sous ses paupières, et il arrêtait ses larmes parprudence. Et après qu’elle se fut rassasiée de larmes et de deuil,Pènélopéia, lui répondant, dit de nouveau :

– Maintenant, étranger, je pense que je vaist’éprouver, et je verrai si, comme tu le dis, tu as reçu dans tesdemeures mon mari et ses divins compagnons. Dis-moi quels étaientles vêtements qui le couvraient, quel il était lui-même, et quelsétaient les compagnons qui le suivaient.

Et le sage Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Ô femme, il est bien difficile, après tantde temps, de te répondre, car voici la vingtième année qu’Odysseusest venu dans ma patrie et qu’il en est parti. Cependant, je tedirai ce dont je me souviens dans mon esprit. Le divin Odysseusavait un double manteau de laine pourprée qu’attachait une agrafed’or à deux tuyaux, et ornée, par-dessus, d’un chien qui tenaitsous ses pattes de devant un jeune cerf tremblant. Et tousadmiraient, s’étonnant que ces deux animaux fussent d’or, ce chienqui voulait étouffer le faon, et celui-ci qui, palpitant sous sespieds, voulait s’enfuir. Et je vis aussi sur le corps d’Odysseusune tunique splendide. Fine comme une pelure d’oignon, cettetunique brillait comme Hèlios. Et, certes, toutes les femmesl’admiraient. Mais, je te le dis, et retiens mes paroles dans tonesprit : je ne sais si Odysseus portait ces vêtements dans sademeure, ou si quelqu’un de ses compagnons les lui avait donnéscomme il montait sur sa nef rapide, ou bien quelqu’un d’entre seshôtes, car Odysseus était aimé de beaucoup d’hommes, et peud’Akhaiens étaient semblables à lui. Je lui donnai une épéed’airain, un double et grand manteau pourpré et une tunique longue,et je le conduisis avec respect sur sa nef à bancs de rameurs. Unhéraut, un peu plus âgé que lui, le suivait, et je te dirai quel ilétait. Il avait les épaules hautes, la peau brune et les cheveuxcrépus, et il se nommait Eurybatès, et Odysseus l’honorait entretous ses compagnons, parce qu’il était plein de sagesse.

Il parla ainsi, et le désir de pleurer saisitPènélopéia, car elle reconnut ces signes certains que lui décrivaitOdysseus. Et, après qu’elle se fut rassasiée de larmes et de deuil,elle dit de nouveau :

– Maintenant, ô mon hôte, auparavantmisérable, tu seras aimé et honoré dans mes demeures. J’ai moi-mêmedonné à Odysseus ces vêtements que tu décris et qui étaient pliésdans ma chambre nuptiale, et j’y ai attaché cette agrafe brillante.Mais je ne le verrai plus de retour dans la chère terre de lapatrie ! C’est par une mauvaise destinée qu’Odysseus, montantdans sa nef creuse, est parti pour cette Troiè fatale qu’on nedevrait plus nommer.

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Ô femme vénérable du Laertiade Odysseus, neflétris point ton beau visage et ne te consume point dans ton coeurà pleurer. Cependant, je ne te blâme en rien. Quelle femmepleurerait un jeune mari dont elle a conçu des enfants, aprèss’être unie d’amour à lui, plus que tu dois pleurer Odysseus qu’ondit semblable aux dieux ? Mais cesse de gémir et écoute-moi.Je te dirai la vérité et je ne te cacherai rien. J’ai entenduparler du retour d’Odysseus chez le riche peuple des Thesprôtes oùil a paru vivant, et il rapporte de nombreuses richesses qu’il aamassées parmi beaucoup de peuples ; mais il a perdu ses cherscompagnons et sa nef creuse, dans la noire mer, en quittantThrinakiè. Zeus et Hèlios étaient irrités, parce que ses compagnonsavaient tué les boeufs de Hèlios ; et ils ont tous péri dansla mer tumultueuse. Mais la mer a jeté Odysseus, attaché à lacarène de sa nef, sur la côte des Phaiakiens qui descendent desdieux. Et ils l’ont honoré comme un dieu, et ils lui ont fait denombreux présents, et ils ont voulu le ramener sain et sauf dans sademeure. Odysseus serait donc déjà revenu depuis longtemps, mais illui a semblé plus utile d’amasser d’autres richesses en parcourantbeaucoup de terres ; car il sait un plus grand nombre de rusesque tous les hommes mortels, et nul ne pourrait lutter contre lui.Ainsi me parla Pheidôn, le roi des Thesprôtes. Et il me jura, enfaisant des libations dans sa demeure, que la nef et les hommesétaient prêts qui devaient reconduire Odysseus dans la chère terrede sa patrie. Mais il me renvoya d’abord, profitant d’une nef desThesprôtes qui allait à Doulikhios fertile en blé. Et il me montrales richesses qu’avait réunies Odysseus, de l’airain, de l’or et dufer très difficile à travailler, le tout assez abondant pournourrir jusqu’à sa dixième génération. Et il me disait qu’Odysseusétait allé à Dôdônè pour apprendre du grand chêne la volonté deZeus, et pour savoir comment, depuis longtemps absent, ilrentrerait dans la terre d’Ithakè, soit ouvertement, soit ensecret. Ainsi Odysseus est sauvé, et il viendra bientôt, et,désormais, il ne sera pas longtemps éloigné de ses amis et de sapatrie. Et je te ferai un grand serment : Qu’ils le sachent,Zeus, le meilleur et le plus grand des dieux, et la demeure dubrave Odysseus où je suis arrivé ! Tout s’accomplira comme jele dis. Odysseus reviendra avant la fin de cette année, avant lafin de ce mois, dans quelques jours.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Plaise aux dieux, étranger, que tes paroless’accomplissent ! Je te prouverais aussitôt mon amitié par denombreux présents et chacun te dirait heureux ; mais je sensdans mon coeur que jamais Odysseus ne reviendra dans sa demeure etque ce n’est point lui qui te renverra. Il n’y a point ici de chefstels qu’Odysseus parmi les hommes, si jamais il en a existé, quicongédient les étrangers après les avoir accueillis et honorés.Maintenant, servantes, baignez notre hôte, et préparez son lit avecdes manteaux et des couvertures splendides, afin qu’il ait chaud enattendant Éôs au thrône d’or. Puis, au matin, baignez etparfumez-le, afin qu’assis dans la demeure, il prenne son repasauprès de Tèlémakhos. Il arrivera malheur à celui d’entre eux quil’outragera. Et qu’il ne soit soumis à aucun travail, quel que soitcelui qui s’en irrite. Comment, ô étranger, reconnaîtrais-tu que jel’emporte sur les autres femmes par l’intelligence et par lasagesse, si, manquant de vêtements, tu t’asseyais en haillons aurepas dans les demeures ? La vie des hommes est brève. Celuiqui est injuste et commet des actions mauvaises, les hommes lechargent d’imprécations tant qu’il est vivant, et ils le maudissentquand il est mort ; mais celui qui est irréprochable et qui afait de bonnes actions, les étrangers répandent au loin sa gloire,et tous les hommes le louent.

Et le sage Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Ô femme vénérable du Laertiade Odysseus, lesbeaux vêtements et les couvertures splendides me sont odieux,depuis que, sur ma nef aux longs avirons, j’ai quitté les montagnesneigeuses de la Krètè. Je me coucherai, comme je l’ai déjà faitpendant tant de nuits sans sommeil, sur une misérable couche,attendant la belle et divine Éôs. Les bains de pieds non plus ne meplaisent point, et aucune servante ne me touchera les pieds, àmoins qu’il n’y en ait une, vieille et prudente, parmi elles, etqui ait autant souffert que moi. Je n’empêche point celle-ci de melaver les pieds.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Cher hôte, aucun homme n’est plus sage quetoi de tous les étrangers amis qui sont venus dans cette demeure,car tout ce que tu dis est plein de sagesse. J’ai ici une femmeâgée et très prudente qui nourrit et qui éleva autrefois lemalheureux Odysseus, et qui l’avait reçu dans ses bras quand samère l’eut enfanté. Elle lavera tes pieds, bien qu’elle soitfaible. Viens, lève-toi, prudente Eurykléia ; lave les piedsde cet étranger qui a l’âge de ton maître. Peut-être que les piedset les mains d’Odysseus ressemblent aux siens, car les hommesvieillissent vite dans le malheur.

Elle parla ainsi, et la vieille femme cachason visage dans ses mains, et elle versa de chaudes larmes et elledit ces paroles lamentables :

– Hélas ! je suis sans force pour tevenir en aide, ô mon enfant ! Assurément Zeus te hait entretous les hommes, bien que tu aies un esprit pieux. Aucun homme n’abrûlé plus de cuisses grasses à Zeus qui se réjouit de la foudre,ni d’aussi complètes hécatombes. Tu le suppliais de te laisserparvenir à une pleine vieillesse et de te laisser élever ton filsillustre, et voici qu’il t’a enlevé le jour du retour !Peut-être aussi que d’autres femmes l’outragent, quand il entredans les illustres demeures où parviennent les étrangers, comme ceschiennes-ci t’outragent toi-même. Tu fuis leurs injures et leursparoles honteuses, et tu ne veux point qu’elles te lavent ; etla fille d’Ikarios, la prudente Pènélopéia, m’ordonne de le faire,et j’y consens. C’est pourquoi je laverai tes pieds, pour l’amourde Pènélopéia et de toi, car mon coeur est ému de tes maux. Maisécoute ce que je vais dire : de tous les malheureux étrangersqui sont venus ici, aucun ne ressemble plus que toi à Odysseus. Tuas son corps, sa voix et ses pieds.

Et le sage Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Ô vieille femme, en effet, tous ceux quinous ont vus tous deux de leurs yeux disent que nous nousressemblons beaucoup. Tu as parlé avec sagesse.

Il parla ainsi, et la vieille femme prit unbassin splendide dans lequel on lavait les pieds, et elle y versabeaucoup d’eau froide, puis de l’eau chaude. Et Odysseus s’assitdevant le foyer, en se tournant vivement du côté de l’ombre, car ilcraignit aussitôt, dans son esprit, qu’en le touchant elle reconnûtsa cicatrice et que tout fût découvert. Eurykléia, s’approchant deson roi, lava ses pieds, et aussitôt elle reconnut la cicatrice dela blessure qu’un sanglier lui avait faite autrefois de sesblanches dents sur le Parnèsos, quand il était allé chez Autolykoset ses fils. Autolykos était l’illustre père de sa mère, et ilsurpassait tous les hommes pour faire du butin et de faux serments.Un dieu lui avait fait ce don, Herméias, pour qui il brûlait deschairs d’agneaux et de chevreaux et qui l’accompagnait toujours. EtAutolykos étant venu chez le riche peuple d’Ithakè, il trouva lefils nouveau-né de sa fille. Et Eurykléia, après le repas, posal’enfant sur les chers genoux d’Autolykos et lui dit :

– Autolykos, donne toi-même un nom au cherfils de ta fille, puisque tu l’as appelé par tant de voeux.

Et Autolykos lui répondit :

– Mon gendre et ma fille, donnez-lui le nomque je vais dire. Je suis venu ici très irrité contre un grandnombre d’hommes et de femmes sur la face de la terre nourricière.Que son nom soit donc Odysseus. Quand il sera parvenu à la puberté,qu’il vienne sur le Parnèsos, dans la grande demeure de son aïeulmaternel où sont mes richesses, et je lui en ferai de nombreuxprésents, et je le renverrai plein de joie.

Et, à cause de ces paroles, Odysseus y alla,afin de recevoir de nombreux présents. Et Autolykos et les filsd’Autolykos le saluèrent des mains et le reçurent avec de doucesparoles. Amphithéè, la mère de sa mère, l’embrassa, baisant sa têteet ses deux beaux yeux. Et Autolykos ordonna à ses fils illustresde préparer le repas. Aussitôt, ceux-ci obéirent et amenèrent untaureau de cinq ans qu’ils écorchèrent. Puis, le préparant, ils lecoupèrent en morceaux qu’ils embrochèrent, firent rôtir avec soinet distribuèrent. Et tout le jour, jusqu’à la chute de Hèlios, ilsmangèrent, et nul dans son âme ne manqua d’une part égale. QuandHèlios tomba et que les ténèbres survinrent, ils se couchèrent ets’endormirent, mais quand Éôs aux doigts rosés, née au matin,apparut, les fils d’Autolykos et leurs chiens partirent pour lachasse, et le divin Odysseus alla avec eux. Et ils gravirent lehaut Parnèsos couvert de bois, et ils pénétrèrent bientôt dans lesgorges battues des vents. Hèlios, à peine sorti du cours profondd’Okéanos, frappait les campagnes, quand les chasseurs parvinrentdans une vallée. Et les chiens les précédaient, flairant unepiste ; et derrière eux venaient les fils d’Autolykos, et,avec eux, après les chiens, le divin Odysseus marchait agitant unelongue lance.

Là, dans le bois épais, était couché un grandsanglier. Et la violence humide des vents ne pénétrait point cehallier, et le splendide Hèlios ne le perçait point de ses rayons,et la pluie n’y tombait point, tant il était épais ; et lesanglier était couché là, sous un monceau de feuilles. Et le bruitdes hommes et des chiens parvint jusqu’à lui, et, quand leschasseurs arrivèrent, il sortit du hallier à leur rencontre, lessoies hérissées sur le cou et le feu dans les yeux, et il s’arrêtaprès des chasseurs. Alors, le premier, Odysseus, levant sa longuelance, de sa forte main, se rua, désirant le percer ; mais lesanglier, le prévenant, le blessa au genou d’un coup oblique de sesdéfenses et enleva profondément les chairs, mais sans arriverjusqu’à l’os. Et Odysseus le frappa à l’épaule droite, et la pointede la lance brillante le traversa de part en part, et il tombaétendu dans la poussière, et son âme s’envola. Aussitôt les chersfils d’Autolykos, s’empressant autour de la blessure del’irréprochable et divin Odysseus, la bandèrent avec soin etarrêtèrent le sang noir par une incantation ; puis, ilsrentrèrent aux demeures de leur cher père. Et Autolykos et les filsd’Autolykos, ayant guéri Odysseus et lui ayant fait de richesprésents, le renvoyèrent plein de joie dans sa chère Ithakè. Là,son père et sa mère vénérable se réjouirent de son retour etl’interrogèrent sur chaque chose et sur cette blessure qu’il avaitreçue. Et il leur raconta qu’un sanglier l’avait blessé de sesdéfenses blanches, à la chasse, où il était allé sur le Parnèsosavec les fils d’Autolykos.

Et voici que la vieille femme, touchant de sesmains cette cicatrice, la reconnut et laissa retomber le pied dansle bassin d’airain qui résonna et se renversa, et toute l’eau futrépandue à terre. Et la joie et la douleur envahirent à la foisl’âme d’Eurykléia, et ses yeux s’emplirent de larmes, et sa voixfut entrecoupée ; et, saisissant le menton d’Odysseus, ellelui dit :

– Certes, tu es Odysseus mon cherenfant ! Je ne t’ai point reconnu avant d’avoir touché toutmon maître.

Elle parla ainsi, et elle fit signe des yeux àPènélopéia pour lui faire entendre que son cher mari était dans lademeure ; mais, du lieu où elle était, Pènélopéia ne put lavoir ni la comprendre, car Athènè avait détourné son esprit. Alors,Odysseus, serrant de la main droite la gorge d’Eurykléia, etl’attirant à lui de l’autre main, lui dit :

– Nourrice, pourquoi veux-tu me perdre, toiqui m’as nourri toi-même de ta mamelle ? Maintenant, voiciqu’ayant subi bien des maux, j’arrive après vingt ans dans la terrede la patrie. Mais, puisque tu m’as reconnu, et qu’un dieu te l’ainspiré, tais-toi, et que personne ne t’entende, car je te le dis,et ma parole s’accomplira : Si un dieu tue par mes mains lesprétendants insolents, je ne t’épargnerai même pas, bien que tusois ma nourrice, quand je tuerai les autres servantes dans mesdemeures.

Et la prudente Eurykléia luirépondit :

– Mon enfant, quelle parole s’échappe d’entretes dents ? Tu sais que mon âme est constante et ferme. Je metairai comme la pierre ou le fer. Mais je te dirai autrechose ; garde mes paroles dans ton esprit : Si un dieudompte par tes mains les prétendants insolents, je t’indiqueraidans les demeures les femmes qui te méprisent et celles qui sontinnocentes.

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Nourrice, pourquoi me lesindiquerais-tu ? Il n’en est pas besoin. J’en jugerai moi-mêmeet je les reconnaîtrai. Garde le silence et remets le reste auxdieux.

Il parla ainsi, et la vieille femme traversala salle pour rapporter un autre bain de pieds, car toute l’eaus’était répandue. Puis, ayant lavé et parfumé Odysseus, elleapprocha son siège du feu, afin qu’il se chauffât, et elle cacha lacicatrice sous les haillons. Et la sage Pènélopéia dit denouveau :

– Étranger, je t’interrogerai encore quelquesinstants ; car l’heure du sommeil est douce, et le sommeillui-même est doux pour le malheureux. Pour moi, un dieu m’a envoyéune grande affliction. Le jour, du moins, je surveille en pleurantles travaux des servantes de cette maison et je charme ainsi madouleur ; mais quand la nuit vient et quand le sommeil saisittous les hommes, je me couche sur mon lit, et, autour de mon coeurimpénétrable, les pensées amères irritent mes peines. Ainsi que lafille de Pandaros, la verte Aèdôn, chante, au retour du printemps,sous les feuilles épaisses des arbres, d’où elle répand sa voixsonore, pleurant son cher fils Itylos qu’engendra le roi Zéthoios,et qu’elle tua autrefois, dans sa démence, avec l’airain ;ainsi mon âme est agitée çà et là, hésitant si je dois resterauprès de mon fils, garder avec soin mes richesses, mes servanteset ma haute demeure, et respecter le lit de mon mari et la voix dupeuple, ou si je dois me marier, parmi les Akhaiens qui merecherchent dans mes demeures, à celui qui est le plus noble et quim’offrira le plus de présents. Tant que mon fils est resté enfantet sans raison, je n’ai pu ni me marier, ni abandonner la demeurede mon mari ; mais voici qu’il est grand et parvenu à lapuberté, et il me supplie de quitter ces demeures, irrité qu’il està cause de ses biens que dévorent les Akhaiens. Mais écoute, etinterprète moi ce songe. Vingt oies, sortant de l’eau, mangent dublé dans ma demeure, et je les regarde, joyeuse. Et voici qu’ungrand aigle au bec recourbé, descendu d’une haute montagne, tombesur leurs cous et les tue. Et elles restent toutes amassées dansles demeures, tandis que l’aigle s’élève dans l’aithèr divin. Et jepleure et je gémis dans mon songe : et les Akhaiennes auxbeaux cheveux se réunissent autour de moi qui gémis amèrement parceque l’aigle a tué mes oies. Mais voici qu’il redescend sur le faîtede la demeure, et il me dit avec une voix d’homme :

– Rassure-toi, fille de l’illustreIkarios ; ceci n’est point un songe, mais une chose heureusequi s’accomplira. Les oies sont les prétendants, et moi, qui sembleun aigle, je suis ton mari qui suis revenu pour infliger une morthonteuse à tous les prétendants. Il parle ainsi, et le sommeil mequitte, et, les cherchant des yeux, je vois mes oies qui mangent leblé dans le bassin comme auparavant.

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Ô femme, personne ne pourrait expliquer cesonge autrement ; et certes, Odysseus lui-même t’a dit commentil s’accomplira. La perte des prétendants est manifeste, et aucund’entre eux n’évitera les kères et la mort.

Et la sage Pènélopéia lui répondit :

– Étranger, certes, les songes sont difficilesà expliquer, et tous ne s’accomplissent point pour les hommes. Lessonges sortent par deux portes, l’une de corne et l’autre d’ivoire.Ceux qui sortent de l’ivoire bien travaillé trompent par de vainesparoles qui ne s’accomplissent pas ; mais ceux qui sortent parla porte de corne polie disent la vérité aux hommes qui les voient.Je ne pense pas que celui-ci sorte de là et soit heureux pour moiet mon fils. Voici venir le jour honteux qui m’emmènera de lademeure d’Odysseus, car je vais proposer une épreuve. Odysseusavait dans ses demeures des haches qu’il rangeait en ordre commedes mâts de nefs, et, debout, il les traversait de loin d’uneflèche. Je vais proposer cette épreuve aux prétendants. Celui qui,de ses mains, tendra le plus facilement l’arc et qui lancera uneflèche à travers les douze anneaux des haches, celui-là je lesuivrai loin de cette demeure si belle, qui a vu ma jeunesse, quiest pleine d’abondance, et dont je me souviendrai, je pense, mêmedans mes songes !

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Ô femme vénérable du Laertiade Odysseus, neretarde pas davantage cette épreuve dans tes demeures. Le prudentOdysseus reviendra avant qu’ils aient tendu le nerf, tiré l’arcpoli et envoyé la flèche à travers le fer.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Si tu voulais, étranger, assis à côté demoi, me charmer dans mes demeures, le sommeil ne se répandrait passur mes paupières ; mais les hommes ne peuvent rester sanssommeil, et les immortels, sur la terre féconde, ont fait la partde toute chose aux mortels. Certes, je remonterai donc dans lahaute chambre, et je me coucherai sur mon lit plein d’affliction etarrosé de mes larmes depuis le jour où Odysseus est parti pourcette Ilios fatale qu’on ne devrait plus nommer. Je me coucherailà ; et toi, couche dans cette salle, sur la terre ou sur lelit qu’on te fera.

Ayant ainsi parlé, elle monta dans sa hautechambre splendide, mais non pas seule, car deux servantes lasuivaient. Et quand elle eut monté avec les servantes dans la hautechambre, elle pleura Odysseus, son cher mari, jusqu’à ce que Athènèaux yeux clairs eût répandu le doux sommeil sur ses paupières.

20.

Et le divin Odysseus se coucha dans levestibule, et il étendit une peau de boeuf encore saignante, et,pardessus, les nombreuses peaux de brebis que les Akhaiens avaientsacrifiées ; et Eurykléia jeta un manteau sur lui, quand il sefut couché. C’est là qu’Odysseus était couché, méditant dans sonesprit la mort des prétendants, et plein de vigilance.

Et les femmes qui s’étaient depuis longtempslivrées aux prétendants sortirent de la maison, riant entre elleset songeant à la joie. Alors, le coeur d’Odysseus s’agita dans sapoitrine, et il délibérait dans son âme, si, se jetant sur elles,il les tuerait toutes, ou s’il les laisserait pour la dernière foiss’unir aux prétendants insolents. Et son coeur aboyait dans sapoitrine, comme une chienne qui tourne autour de ses petits aboiecontre un inconnu et désire le combattre. Ainsi son coeur aboyaitdans sa poitrine contre ces outrages ; et, se frappant lapoitrine, il réprima son coeur par ces paroles :

– Souffre encore, ô mon coeur ! Tu assubi des maux pires le jour où le kyklôps indomptable par sa forcemangea mes braves compagnons. Tu le supportas courageusement,jusqu’à ce que ma prudence t’eût retiré de la caverne où tu pensaismourir.

Il parla ainsi, apaisant son cher coeur danssa poitrine, et son coeur s’apaisa et patienta. Mais Odysseus seretournait çà et là. De même qu’un homme tourne et retourne, sur ungrand feu ardent, un ventre plein de graisse et de sang, de même ils’agitait d’un côté et de l’autre, songeant comment, seul contreune multitude, il mettrait la main sur les prétendants insolents.Et voici qu’Athènè, étant descendue de l’Ouranos, s’approcha delui, semblable à une femme, et, se tenant près de sa tête, lui ditces paroles :

– Pourquoi veilles-tu, ô le plus malheureux detous les hommes ? Cette demeure est la tienne, ta femme estici, et ton fils aussi, lui que chacun désirerait pour fils.

Et le sage Odysseus lui répondit :

– Certes, déesse, tu as parlé très sagement,mais je songe dans mon âme comment je mettrai la main sur lesprétendants insolents, car je suis seul, et ils se réunissent icien grand nombre. Et j’ai une autre pensée plus grande dans monesprit. Serai-je tué par la volonté de Zeus et par la tienne ?Échapperai-je ? Je voudrais le savoir de toi.

Et la déesse aux yeux clairs, Athènè, luirépondit :

– Insensé ! Tout homme a confiance dansle plus faible de ses compagnons, qui n’est qu’un mortel, et de peude sagesse. Mais moi, je suis déesse, et je t’ai protégé dans toustes travaux, et je te le dis hautement : Quand même cinquantearmées d’hommes parlant des langues diverses nous entoureraientpour te tuer avec l’épée, tu n’en ravirais pas moins leurs boeufset leurs grasses brebis. Dors donc. Il est cruel de veiller toutela nuit. Bientôt tu échapperas à tous tes maux.

Elle parla ainsi et répandit le sommeil surses paupières. Puis, la noble déesse remonta dans l’Olympos, dèsque le sommeil eut saisi Odysseus, enveloppant ses membres etapaisant les peines de son coeur. Et sa femme se réveilla ; etelle pleurait, assise sur son lit moelleux. Et, après qu’elle sefut rassasiée de larmes, la noble femme supplia d’abord lavénérable déesse Artémis, fille de Zeus :

– Artémis, vénérable déesse, fille de Zeus,plût aux dieux que tu m’arrachasses l’âme, à l’instant même, avectes flèches, ou que les tempêtes pussent m’emporter par les routessombres et me jeter dans les courants du rapide Okéanos !Ainsi, les tempêtes emportèrent autrefois les filles de Pandaros.Les dieux avaient fait mourir leurs parents et elles étaientrestées orphelines dans leurs demeures, et la divine Aphroditè lesnourrissait de fromage, de miel doux et de vin parfumé. Hèrè lesdoua, plus que toutes les autres femmes, de beauté et de prudence,et la chaste Artémis d’une haute taille, et Athènè leur enseigna àfaire de beaux ouvrages. Alors, la divine Aphroditè monta dans lehaut Olympos, afin de demander, pour ces vierges, d’heureuses nocesà Zeus qui se réjouit de la foudre et qui connaît les bonnes et lesmauvaises destinées des hommes mortels. Et, pendant ce temps, lesHarpyes enlevèrent ces vierges et les donnèrent aux odieusesÉrinnyes pour les servir. Que les Olympiens me perdent ainsi !Qu’Artémis aux beaux cheveux me frappe, afin que je revoie au moinsOdysseus sous la terre odieuse, plutôt que réjouir l’âme d’un hommeindigne ! On peut supporter son mal, quand, après avoir pleurétout le jour, le coeur gémissant, on dort la nuit ; car lesommeil, ayant fermé leurs paupières, fait oublier à tous leshommes les biens et les maux. Mais l’insomnie cruelle m’a envoyé undaimôn qui a couché cette nuit auprès de moi, semblable à cequ’était Odysseus quand il partit pour l’armée. Et mon coeur étaitconsolé, pensant que ce n’était point un songe, mais la vérité.

Elle parla ainsi, et, aussitôt, Éôs au thrôned’or apparut. Et le divin Odysseus entendit la voix de Pènélopéiaqui pleurait. Et il pensa et il lui vint à l’esprit que, placéeau-dessus de sa tête, elle l’avait reconnu. C’est pourquoi,ramassant le manteau et les toisons sur lesquelles il était couché,il les plaça sur le thrône dans la salle ; et, jetant dehorsla peau de boeuf, il leva les mains et supplia Zeus :

– Père Zeus ! si, par la volonté desdieux, tu m’as ramené dans ma patrie, à travers la terre et la mer,et après m’avoir accablé de tant de maux, fais qu’un de ceux quis’éveillent dans cette demeure dise une parole heureuse, et, qu’audehors, un de tes signes m’apparaisse.

Il parla ainsi en priant, et le très sage Zeusl’entendit, et, aussitôt, il tonna du haut de l’Olympos éclatant etpar-dessus les nuées, et le divin Odysseus s’en réjouit. Et,aussitôt, une femme occupée à moudre éleva la voix dans la maison.Car il y avait non loin de là douze meules du prince des peuples,et autant de servantes les tournaient, préparant l’huile et lafarine, moelle des hommes. Et elles s’étaient endormies, aprèsavoir moulu le grain, et l’une d’elles n’avait pas fini, et c’étaitla plus faible de toutes. Elle arrêta sa meule et dit une paroleheureuse pour le roi :

– Père Zeus, qui commandes aux dieux et auxhommes, certes, tu as tonné fortement du haut de l’Ouranos étoiléoù il n’y a pas un nuage. C’est un de tes signes à quelqu’un.Accomplis donc mon souhait, à moi, malheureuse : Que lesprétendants, en ce jour et pour la dernière fois, prennent le repasdésirable dans la demeure d’Odysseus ! Ils ont rompu mesgenoux sous ce dur travail de moudre leur farine ; qu’ilsprennent aujourd’hui leur dernier repas !

Elle parla ainsi, et le divin Odysseus seréjouit de cette parole heureuse et du tonnerre de Zeus, et il sedit qu’il allait punir les coupables. Et les autres servantes serassemblaient dans les belles demeures d’Odysseus, et ellesallumèrent un grand feu dans le foyer. Et le divin Tèlémakhos seleva de son lit et se couvrit de ses vêtements. Il suspendit uneépée à ses épaules et il attacha de belles sandales à ses piedsbrillants ; puis, il saisit une forte lance à pointe d’airain,et, s’arrêtant, comme il passait le seuil, il dit àEurykléia :

– Chère nourrice, comment avez-vous honorél’étranger dans la demeure ? Lui avez-vous donné un lit et dela nourriture, ou gît-il négligé ? Car ma mère est souventainsi, bien que prudente ; elle honore inconsidérément lemoindre des hommes et renvoie le plus méritant sans honneurs.

Et la prudente Eurykléia luirépondit :

– N’accuse point ta mère innocente, monenfant. L’étranger s’est assis et il a bu du vin autant qu’il l’avoulu ; mais il a refusé de manger davantage quand ta mèrel’invitait elle-même. Elle a ordonné aux servantes de préparer sonlit ; mais lui, comme un homme plein de soucis et malheureux,a refusé de dormir dans un lit, sous des couvertures ; et ils’est couché, dans le vestibule, sur une peau de boeuf encoresaignante et sur des peaux de brebis ; et nous avons jeté unmanteau par-dessus.

Elle parla ainsi, et Tèlémakhos sortit de lademeure, tenant sa lance à la main. Et deux chiens rapides lesuivaient. Et il se hâta vers l’agora des Akhaiens aux bellesknèmides. Et Eurykléia, fille d’Ops Peisènoride, la plus noble desfemmes, dit aux servantes :

– Allons ! hâtez-vous ! Balayez lasalle, arrosez-la, jetez des tapis pourprés sur les beaux thrônes,épongez les tables, purifiez les kratères et les coupesrondes ; et qu’une partie d’entre vous aille puiser de l’eau àla fontaine et revienne aussitôt. Les prétendants ne tarderont pasà arriver, et ils viendront dès le matin, car c’est une fête pourtous.

Elle parla ainsi, et les servantes, l’ayantentendue, lui obéirent. Et les unes allèrent à la fontaine aux eauxnoires, et les autres travaillaient avec ardeur dans la maison.Puis, les prétendants insolents entrèrent ; et ils se mirent àfendre du bois. Et les servantes revinrent de la fontaine, et,après elles, le porcher qui amenait trois de ses meilleurs porcs.Et il les laissa manger dans l’enceinte des haies. Puis il adressaà Odysseus ces douces paroles :

– Étranger, les Akhaiens te traitent-ilsmieux, ou t’outragent-ils comme auparavant ?

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Puissent les dieux, Eumaios, châtier leurinsolence, car ils commettent des actions outrageantes et honteusesdans une demeure étrangère, et ils n’ont plus la moindrepudeur.

Et, comme ils se parlaient ainsi, le chevrierMélanthios s’approcha d’eux, conduisant, pour le repas desprétendants, les meilleures chèvres de tous ses troupeaux, et deuxbergers le suivaient. Et il attacha les chèvres sous le portiquesonore, et il dit à Odysseus, en l’injuriant de nouveau :

– Étranger, es-tu encore ici à importuner leshommes en leur demandant avec insistance ? Ne passeras-tupoint les portes ? Je ne pense pas que nous nous séparionsavant que tu aies éprouvé nos mains, car tu demandes à satiété, etil y a d’autres repas parmi les Akhaiens.

Il parla ainsi, et le prudent Odysseus nerépondit rien, et il resta muet, mais secouant la tête et méditantsa vengeance. Puis, arriva Philoitios, chef des bergers, conduisantaux prétendants une génisse stérile et des chèvres grasses. Desbateliers, de ceux qui faisaient passer les hommes, l’avaientamené. Il attacha les animaux sous le portique sonore, et,s’approchant du porcher, il lui dit :

– Porcher, quel est cet étranger nouvellementvenu dans notre demeure ? D’où est-il ? Quelle est sarace et quelle est sa patrie ? Le malheureux ! certes, ilest semblable à un roi : mais les dieux accablent les hommesqui errent sans cesse, et ils destinent les rois eux-mêmes aumalheur.

Il parla ainsi, et, tendant la main droite àOdysseus, il lui dit ces paroles ailées :

– Salut, père étranger ! Que la richesset’arrive bientôt, car maintenant, tu es accablé de maux ! PèreZeus, aucun des dieux n’est plus cruel que toi, car tu n’as pointpitié des hommes que tu as engendrés toi-même pour être accablés demisères et d’amères douleurs ! La sueur me coule, et mes yeuxse remplissent de larmes en voyant cet étranger, car je me souviensd’Odysseus, et je pense qu’il erre peut-être parmi les hommes,couvert de semblables haillons, s’il vit encore et s’il voit lalumière de Hèlios. Mais, s’il est mort et s’il est dans lesdemeures d’Aidès, je gémirai toujours au souvenir del’irréprochable Odysseus qui m’envoya, tout jeune, garder sesboeufs chez le peuple des Képhalléniens. Et maintenant ils sontinnombrables, et aucun autre ne possède une telle race de boeufsaux larges fronts. Et les prétendants m’ordonnent de les leuramener pour qu’ils les mangent ; et ils ne s’inquiètent pointdu fils d’Odysseus dans cette demeure, et ils ne respectent ni necraignent les dieux, et ils désirent avec ardeur partager les biensd’un roi absent depuis longtemps. Cependant, mon coeur hésite dansma chère poitrine. Ce serait une mauvaise action, Tèlémakhos étantvivant, de m’en aller chez un autre peuple, auprès d’hommesétrangers, avec mes boeufs ; et, d’autre part, il est dur derester ici, gardant mes boeufs pour des étrangers et subissantmille maux. Déjà, depuis longtemps, je me serais enfui vers quelqueroi éloigné, car, ici, rien n’est tolérable ; mais je penseque ce malheureux reviendra peut-être et dispersera les prétendantsdans ses demeures.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Bouvier, tu ne ressembles ni à un méchanthomme, ni à un insensé, et je reconnais que ton esprit est plein deprudence. C’est pourquoi je te le jure par un grand serment :que Zeus, le premier des dieux, le sache ! Et cette tablehospitalière, et cette demeure du brave Odysseus où je suisvenu ! Toi présent, Odysseus reviendra ici, et tu le verras detes yeux, si tu le veux, tuer les prétendants qui opprimentici.

– Étranger, puisse le Kroniôn accomplir tesparoles ! Tu sauras alors à qui appartiendront ma force et mesmains.

Et Eumaios suppliait en même temps tous lesdieux de ramener le très sage Odysseus dans ses demeures.

Et tandis qu’ils se parlaient ainsi, lesprétendants préparaient le meurtre et la mort de Tèlémakhos. Mais,en ce moment, un aigle vola à leur gauche, tenant une colombetremblante.

Alors Amphinomos leur dit :

– Ô amis, notre dessein de tuer Tèlémakhos nes’accomplira pas. Ne songeons plus qu’au repas.

Ainsi parla Amphinomos, et sa parole leurplut. Puis, entrant dans la demeure du divin Odysseus, ilsdéposèrent leurs manteaux sur les sièges et sur les thrônes, ilssacrifièrent les grandes brebis, les chèvres grasses, les porcs etla génisse indomptée. Et ils distribuèrent les entrailles rôties.Puis ils mêlèrent le vin dans les kratères ; et le porcherdistribuait les coupes, et Philoitios, le chef des bouviers,distribuait le pain dans de belles corbeilles, et Mélanthiosversait le vin. Et ils étendirent les mains vers les mets placésdevant eux. Mais Tèlémakhos vit asseoir Odysseus, qui méditait desruses, auprès du seuil de pierre, dans la salle, sur un siègegrossier, et il plaça devant lui, sur une petite table, une partdes entrailles. Puis, il versa du vin dans une coupe d’or, et illui dit :

– Assieds-toi là, parmi les hommes, et bois duvin. J’écarterai moi-même, loin de toi, les outrages de tous lesprétendants, car cette demeure n’est pas publique ; c’est lamaison d’Odysseus, et il l’a construite pour moi. Et vous,prétendants, retenez vos injures et vos mains, de peur que ladiscorde se manifeste ici.

Il parla ainsi, et tous, mordant leurs lèvres,admiraient Tèlémakhos et comme il avait parlé avec audace. EtAntinoos, fils d’Eupeithès, leur dit :

– Nous avons entendu, Akhaiens, les parolessévères de Tèlémakhos, car il nous a rudement menacés. Certes, leKroniôn Zeus ne l’a point permis ; mais, sans cela, nousl’aurions déjà fait taire dans cette demeure, bien qu’il soit unhabile agorète.

Ainsi parla Antinoos, et Tèlémakhos ne s’eninquiéta point. Et les hérauts conduisirent à travers la villel’hécatombe sacrée, et les Akhaiens chevelus se réunirent dans lebois épais de l’archer Apollôn.

Et, après avoir rôti les chairs supérieures,les prétendants distribuèrent les parts et prirent leur repasillustre ; et, comme l’avait ordonné Tèlémakhos, le cher filsdu divin Odysseus, les serviteurs apportèrent à celui-ci une partégale à celles de tous les autres convives ; mais Athènè nevoulut pas que les prétendants cessassent leurs outrages, afinqu’une plus grande colère entrât dans le coeur du LaertiadeOdysseus. Et il y avait parmi les prétendants un homme très inique.Il se nommait Ktèsippos, et il avait sa demeure dans Samè. Confiantdans les richesses de son père, il recherchait la femme d’Odysseusabsent depuis longtemps. Et il dit aux prétendantsinsolents :

– Écoutez-moi, illustres prétendants. Déjà cetétranger a reçu une part égale à la nôtre, comme il convient, caril ne serait ni bon, ni juste de priver les hôtes de Tèlémakhos,quels que soient, ceux qui entrent dans sa demeure. Mais moi aussi,je lui ferai un présent hospitalier, afin que lui-même donne unsalaire aux baigneurs ou aux autres serviteurs qui sont dans lamaison du divin Odysseus.

Ayant ainsi parlé, il saisit dans unecorbeille un pied de boeuf qu’il lança d’une main vigoureuse ;mais Odysseus l’évita en baissant la tête, et il souritsardoniquement dans son âme ; et le pied de boeuf frappa lemur bien construit. Alors Tèlémakhos réprimanda ainsiKtèsippos :

– Ktèsippos, certes, il vaut beaucoup mieuxpour toi que tu n’aies point frappé mon hôte, et qu’il ait lui-mêmeévité ton trait, car, certes, je t’eusse frappé de ma lance aiguëau milieu du corps, et, au lieu de tes noces, ton père eût fait tonsépulcre. C’est pourquoi qu’aucun de vous ne montre son insolencedans ma demeure, car je comprends et je sais quelles sont lesbonnes et les mauvaises actions, et je ne suis plus un enfant. J’ailongtemps souffert et regardé ces violences, tandis que mes brebisétaient égorgées, et que mon vin était épuisé, et que mon painétait mangé car il est difficile à un seul de s’opposer à plusieursmais ne m’outragez pas davantage. Si vous avez le désir de me tueravec l’airain, je le veux bien, et il vaut mieux que je meure quede voir vos honteuses actions, mes hôtes chassés et mes servantesindignement violées dans mes belles demeures.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et leDamastoride Agélaos dit enfin :

– Ô amis, à cette parole juste, il ne fautpoint répondre injurieusement, ni frapper cet étranger, ouquelqu’un des serviteurs qui sont dans les demeures du divinOdysseus ; mais je parlerai doucement à Tèlémakhos et à samère ; puissé-je plaire au coeur de tous deux. Aussi longtempsque votre âme dans vos poitrines a espéré le retour du très sageOdysseus en sa demeure, nous n’avons eu aucune colère de ce quevous reteniez, les faisant attendre, les prétendants dans vosdemeures. Puisque Odysseus devait revenir, cela valait mieux eneffet. Maintenant il est manifeste qu’il ne reviendra plus. Va doncà ta mère et dis-lui qu’elle épouse le plus illustre d’entre nous,et celui qui lui fera le plus de présents. Tu jouiras alors desbiens paternels, mangeant et buvant ; et ta mère entrera dansla maison d’un autre.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Agélaos, non, par Zeus et par les douleursde mon pere qui est mort ou qui erre loin d’Ithakè, non, je nem’oppose point aux noces de ma mère, et je l’engage à épouser celuiqu’elle choisira et qui lui fera le plus de présents ; mais jecrains de la chasser de cette demeure par des paroles rigoureuses,de peur qu’un dieu n’accomplisse pas ceci.

Ainsi parla Tèlémakhos, et Pallas Athènèexcita un rire immense parmi les prétendants, et elle troubla leuresprit, et ils riaient avec des mâchoires contraintes, et ilsmangeaient les chairs crues, et leurs yeux se remplissaient delarmes, et leur âme pressentait le malheur.

Alors, le divin Théoklyménos leurdit :

– Ah ! malheureux ! quel malheurallez-vous subir ! Vos têtes, vos visages, vos genoux sontenveloppés par la nuit ; vous sanglotez, vos joues sontcouvertes de larmes ; ces colonnes et ces murailles sontsouillées de sang ; le portique et la cour sont pleinsd’ombres qui se hâtent vers les ténèbres de l’Érébos ; Hèliospérit dans l’Ouranos, et le brouillard fatal s’avance !

Il parla ainsi, et tous se mirent à rire delui ; et Eurymakhos, fils de Polybos, dit lepremier :

– Tu es insensé, étranger récemmentarrivé ! Chassez-le aussitôt de cette demeure, et qu’il ailleà l’agora, puisqu’il prend le jour pour la nuit.

Et le divin Théoklyménos luirépondit :

– Eurymakhos, n’ordonne point de me chasserd’ici. Il me suffit de mes yeux, de mes oreilles, de mes pieds etde l’esprit équitable qui est dans ma poitrine. Je sortirai d’ici,car je devine le malheur qui est suspendu sur vous ; et nuld’entre vous n’y échappera, ô prétendants, hommes injurieux quicommettez des actions iniques dans la demeure du divinOdysseus !

Ayant ainsi parlé, il sortit des richesdemeures et retourna chez Peiraios qui l’avait accueilli avecbienveillance. Et les prétendants, se regardant les uns les autres,irritaient Tèlémakhos en raillant ses hôtes. Et l’un de ces jeuneshommes insolents dit :

– Tèlémakhos, aucun donneur d’hospitalitén’est plus à plaindre que toi. Tu as encore, il est vrai, cevagabond affamé, privé de pain et de vin, sans courage et qui nesait rien faire, inutile fardeau de la terre, mais l’autre est alléprophétiser ailleurs. Écoute-moi ; ceci est pour lemieux ; jetons tes deux hôtes sur une nef et envoyons-les auxSikèles. Chacun vaudra un bon prix.

Ainsi parlaient les prétendants, et Tèlémakhosne s’inquiéta point de leurs paroles ; mais il regardait sonpère, en silence, attendant toujours qu’il mît la main sur lesprétendants insolents.

Et la fille d’Ikarios, la sage Pènélopéia,accoudée sur son beau thrône, écoutait les paroles de chacun d’euxdans les demeures. Et ils riaient joyeusement en continuant leurrepas, car ils avaient déjà beaucoup mangé.

Mais, bientôt, jamais fête ne devait leur êtreplus funeste que celle que leur préparaient une déesse et un hommebrave, car, les premiers, ils avaient commis de honteusesactions.

21.

Alors, la déesse Athènè aux yeux clairsinspira à la fille d’Ikarios, à la prudente Pènélopéia, d’apporteraux prétendants l’arc et le fer brillant, pour l’épreuve qui, dansles demeures d’Odysseus, devait être le commencement du carnage.Elle gravit la longue échelle de la maison, tenant à la main labelle clef recourbée, d’airain et à poignée d’ivoire ; et ellese hâta de monter avec ses servantes dans la chambre haute oùétaient renfermés les trésors du roi, l’airain, l’or et le ferdifficile à travailler. Là, se trouvaient l’arc recourbé, lecarquois porte-flèches et les flèches terribles qui leremplissaient. Iphitos Eurythide, de Lakédaimôn, semblable auximmortels, les avait donnés à Odysseus, l’ayant rencontré àMessènè, dans la demeure du brave Orsilokhos, où Odysseus étaitvenu pour une réclamation de tout le peuple qui l’en avait chargé.En effet, les Messèniens avaient enlevé d’Ithakè, sur leurs nefs,trois cents brebis et leurs bergers. Et, pour cette réclamation,Odysseus était venu, tout jeune encore, car son père et les autresvieillards l’avaient envoyé. Et Iphitos était venu de son côté,cherchant douze cavales qu’il avait perdues et autant de mulespatientes, et qui, toutes, devaient lui attirer la mort ; car,s’étant rendu auprès du magnanime fils de Zeus, Héraklès, illustrepar ses grands travaux, celui-ci le tua dans ses demeures, bienqu’il fût son hôte. Et il le tua indignement, sans respecter ni lesdieux, ni la table où il l’avait fait asseoir, et il retint sescavales aux sabots vigoureux. Ce fut en cherchant celles-ciqu’Iphitos rencontra Odysseus et qu’il lui donna cet arc qu’avaitporté le grand Eurytos et qu’il laissa en mourant à son fils dansses hautes demeures. Et Odysseus donna à celui-ci une épée aiguë etune forte lance. Ce fut le commencement d’une triste amitié, et quine fut pas longue, car ils ne se reçurent point à leurs tables, etle fils de Zeus tua auparavant l’Eurytide Iphitos semblable auximmortels. Et le divin Odysseus se servait de cet arc à Ithakè,mais il ne l’emporta point sur ses nefs noires en partant pour laguerre, et il le laissa dans ses demeures, en mémoire de son cherhôte.

Et quand la noble femme fut arrivée à lachambre haute, elle monta sur le seuil de chêne qu’autrefois unouvrier habile avait poli et ajusté au cordeau, et auquel il avaitadapté des battants et de brillantes portes. Elle détacha aussitôtla courroie de l’anneau, fit entrer la clef et ouvrit les verrous.Et, semblables à un taureau qui mugit en paissant dans un pré, lesbelles portes résonnèrent, frappées par la clef, et s’ouvrirentaussitôt.

Et Pènélopéia monta sur le haut plancher oùétaient les coffres qui renfermaient les vêtements parfumés, etelle détacha du clou l’arc et le carquois brillant. Et, s’asseyantlà, elle les posa sur ses genoux, et elle pleura amèrement. Et,après s’être rassasiée de larmes et de deuil, elle se hâta d’allerà la grande salle, vers les prétendants insolents, tenant à la mainl’arc recourbé et le carquois porte-flèches et les flèchesterribles qui le remplissaient. Et les servantes portaient lecoffre où étaient le fer et l’airain des jeux du roi.

Et la noble femme, étant arrivée auprès desprétendants, s’arrêta sur le seuil de la belle salle, un voileléger sur ses joues et deux servantes à ses côtés. Et, aussitôt,elle parla aux prétendants et elle leur dit :

– Écoutez-moi, illustres prétendants qui, pourmanger et boire sans cesse, avez envahi la maison d’un homme absentdepuis longtemps, et qui dévorez ses richesses, sans autre prétexteque celui de m’épouser. Voici, ô prétendants, l’épreuve qui vousest proposée. Je vous apporte le grand arc du divin Odysseus. Celuiqui, de ses mains, tendra le plus facilement cet arc et lancera uneflèche à travers les douze haches, je le suivrai, et il me conduiraloin de cette demeure qui a vu ma jeunesse, qui est belle et pleined’abondance, et dont je me souviendrai, je pense, même dans messonges.

Elle parla ainsi et elle ordonna au porcherEumaios de porter aux prétendants l’arc et le fer brillant. EtEumaios les prit en pleurant et les porta ; et le bouvierpleura aussi en voyant l’arc du roi. Et Antinoos les réprimanda etleur dit :

– Rustres stupides, qui ne pensez qu’au jourle jour, pourquoi pleurez-vous, misérables, et remuez-vous ainsidans sa poitrine l’âme de cette femme qui est en proie à ladouleur, depuis qu’elle a perdu son cher mari ? Mangez ensilence, ou’ allez pleurer dehors et laissez ici cet arc. Ce serapour les prétendants une épreuve difficile, car je ne pense pasqu’on tende aisément cet arc poli. Il n’y a point ici un seul hommetel que Odysseus. Je l’ai vu moi-même, et je m’en souviens, maisj’étais alors un enfant.

Il parla ainsi, et il espérait, dans son âme,tendre l’arc et lancer une flèche à travers le fer ; mais ildevait, certes, goûter le premier une flèche partie des mains del’irréprochable Odysseus qu’il avait déjà outragé dans sa demeureet contre qui il avait excité tous ses compagnons. Alors, la forcesacrée de Tèlémakhos parla ainsi :

– Ô dieux ! Certes, le Kroniôn Zeus m’arendu insensé. Voici que ma chère mère, bien que très prudente, ditqu’elle va suivre un autre homme et quitter cette demeure ! Etvoici que je ris et que je me réjouis dans mon espritinsensé ! Tentez donc, ô prétendants, l’épreuveproposée ! Il n’est point de telle femme dans la terreAkhaienne, ni dans la sainte Pylos, ni dans Argos, ni dans Mykènè,ni dans Ithakè, ni dans la noire Épeiros. Mais vous le savez,qu’est-il besoin de louer ma mère ? Allons, ne retardez pasl’épreuve ; hâtez-vous de tendre cet arc, afin que nousvoyions qui vous êtes. Moi-même je ferai l’épreuve de cetarc ; et, si je le tends, si je lance une flèche à travers lefer, ma mère vénérable, à moi qui gémis, ne quittera point cesdemeures avec un autre homme et ne m’abandonnera point, moi quiaurai accompli les nobles jeux de mon père !

Il parla ainsi, et, se levant, il retira sonmanteau pourpré et son épée aiguë de ses épaules, puis, ayantcreusé un long fossé, il dressa en ligne les anneaux des haches, etil pressa la terre tout autour. Et tous furent stupéfaits de sonadresse, car il ne l’avait jamais vu faire. Puis, se tenant deboutsur le seuil, il essaya l’arc. Trois fois il faillit le tendre,espérant tirer le nerf et lancer une flèche à travers le fer, ettrois fois la force lui manqua. Et comme il le tentait unequatrième fois, Odysseus lui fit signe et le retint malgré sondésir. Alors la force sacrée de Tèlémakhos parla ainsi :

– Ô dieux ! ou je ne serai jamais qu’unhomme sans force, ou je suis trop jeune encore et je n’ai point lavigueur qu’il faudrait pour repousser un guerrier quim’attaquerait. Allons ! vous qui m’êtes supérieurs par laforce, essayez cet arc et terminons cette épreuve.

Ayant ainsi parlé, il déposa l’arc sur laterre, debout et appuyé contre les battants polis de la porte, etil mit la flèche aiguë auprès de l’arc au bout recourbé ;puis, il retourna s’asseoir sur le thrône qu’il avait quitté. EtAntinoos, fils d’Eupeithès, dit aux prétendants :

– Compagnons, levez-vous tous, et avancez,l’un après l’autre, dans l’ordre qu’on suit en versant le vin.

Ainsi parla Antinoos, et ce qu’il avait ditleur plut. Et Leiôdès, fils d’Oinops, se leva le premier. Et ilétait leur sacrificateur, et il s’asseyait toujours le plus près dubeau kratère. Il n’aimait point les actions iniques et ils’irritait sans cesse contre les prétendants. Et il saisit lepremier l’arc et le trait rapide. Et, debout sur le seuil, ilessaya l’arc ; mais il ne put le tendre et il se fatiguavainement les bras. Alors, il dit aux prétendants :

– Ô amis, je ne tendrai point cet arc ;qu’un autre le prenne. Cet arc doit priver de leur coeur et de leurâme beaucoup de braves guerriers, car il vaut mieux mourir que denous retirer vivants, n’ayant point accompli ce que nous espérionsici. Qu’aucun n’espère donc plus, dans son âme, épouser Pènélopéia,la femme d’Odysseus. Après avoir éprouvé cet arc, chacun de vousverra qu’il lui faut rechercher quelque autre femme parmi lesAkhaiennes aux beaux péplos, et à laquelle il fera des présents.Pènélopéia épousera ensuite celui qui lui fera le plus de présentset à qui elle est destinée.

Il parla ainsi, et il déposa l’arc appuyécontre les battants polis de la porte, et il mit la flèche aiguëauprès de l’arc au bout recourbé. Puis, il retourna s’asseoir surle thrône qu’il avait quitté. Alors, Antinoos le réprimanda et luidit :

– Leiôdès, quelle parole s’est échappéed’entre tes dents ? Elle est mauvaise et funeste, et je suisirrité de l’avoir entendue. Cet arc doit priver de leur coeur et deleur âme beaucoup de braves guerriers, parce que tu n’as pu letendre ! Ta mère vénérable ne t’a point enfanté pour tendreles arcs, mais, bientôt, d’autres prétendants illustres tendrontcelui-ci.

Il parla ainsi et il donna cet ordre auchevrier Mélanthios :

– Mélanthios, allume promptement du feu dansla demeure et place devant le feu un grand siège couvert de peaux.Apporte le large disque de graisse qui est dans la maison, afin queles jeunes hommes, l’ayant fait chauffer, en amollissent cet arc,et que nous terminions cette épreuve.

Il parla ainsi, et aussitôt Mélanthios allumaun grand feu, et il plaça devant le feu un siège couvert depeaux ; et les jeunes hommes, ayant chauffé le large disque degraisse qui était dans la maison, en amollirent l’arc, et ils nepurent le tendre, car ils étaient de beaucoup trop faibles. Et ilne restait plus qu’Antinoos et le divin Eurymakhos, chefs desprétendants et les plus braves d’entre eux.

Alors, le porcher et le bouvier du divinOdysseus sortirent ensemble de la demeure, et le divin Odysseussortit après eux. Et quand ils furent hors des portes, dans lacour, Odysseus, précipitant ses paroles, leur dit :

– Bouvier, et toi, porcher, vous dirai-jequelque chose et ne vous cacherai-je rien ? Mon âme, en effet,m’ordonne de parler. Viendriez-vous en aide à Odysseus s’ilrevenait brusquement et si un dieu le ramenait ? À quiviendriez-vous en aide, aux prétendants ou à Odysseus ? Ditesce que votre coeur et votre âme vous ordonnent de dire.

Et le bouvier lui répondit :

– Père Zeus ! Plût aux dieux que mon voeufût accompli ! Plût aux dieux que ce héros revînt et qu’undieu le ramenât, tu saurais alors à qui appartiendraient ma forceet mes bras !

Et, de même, Eumaios supplia tous les dieux deramener le prudent Odysseus dans sa demeure. Alors, celui-ci connutquelle était leur vraie pensée, et, leur parlant de nouveau, illeur dit :

– Je suis Odysseus. Après avoir souffert desmaux innombrables, je reviens dans la vingtième année sur la terrede la patrie. Je sais que, seuls parmi les serviteurs, vous avezdésiré mon retour ; car je n’ai entendu aucun des autres prierpour que je revinsse dans ma demeure. Je vous dirai donc ce quisera. Si un dieu dompte par mes mains les prétendants insolents, jevous donnerai à tous deux des femmes, des richesses et des demeuresbâties auprès des miennes, et vous serez pour Tèlémakhos descompagnons et des frères. Mais je vous montrerai un signemanifeste, afin que vous me reconnaissiez bien et que vous soyezpersuadés dans votre âme : cette blessure qu’un sanglier mefit autrefois de ses blanches dents, quand j’allai sur le Parnèsosavec les fils d’Autolykos.

Il parla ainsi, et entrouvrant ses haillons,il montra la grande blessure. Et, dès qu’ils l’eurent vue, aussitôtils la reconnurent. Et ils pleurèrent, entourant le prudentOdysseus de leurs bras, et ils baisèrent sa tête et ses épaules.Et, de même, Odysseus baisa leurs têtes et leurs épaules. Et lalumière de Hèlios fût tombée tandis qu’ils pleuraient, si Odysseusne les eût arrêtés et ne leur eût dit :

– Cessez de pleurer et de gémir, de peur que,sortant de la demeure, quelqu’un vous voie et le dise ; maisrentrez l’un après l’autre, et non ensemble. Je rentre lepremier ; venez ensuite. Maintenant, écoutez ceci : lesprétendants insolents ne permettront point, tous, tant qu’ils sont,qu’on me donne l’arc et le carquois ; mais toi, divin Eumaios,apporte-moi l’arc à travers la salle, remets-le dans mes mains, etdis aux servantes de fermer les portes solides de la demeure. Siquelqu’un entend, de la cour, des gémissements et du tumulte, qu’ily reste et s’occupe tranquillement de son travail. Et toi, divinPhiloitios, je t’ordonne de fermer les portes de la cour et d’enassujettir les barrières et d’en pousser les verrous.

Ayant ainsi parlé, il rentra dans la grandesalle et il s’assit sur le siège qu’il avait quitté. Puis, les deuxserviteurs du divin Odysseus rentrèrent. Et déjà Eurymakhos tenaitl’arc dans ses mains, le chauffant de tous les côtés à la splendeurdu feu ; mais il ne put le tendre, et son illustre coeursoupira profondément, et il dit, parlant ainsi :

– Ô dieux ! certes, je ressens une grandedouleur pour moi et pour tous. Je ne gémis pas seulement à cause demes noces, bien que j’en sois attristé, car il y a beaucoupd’autres Akhaiennes dans Ithakè entourée des flots et dans lesautres villes ; mais je gémis que nous soyons tellementinférieurs en force au divin Odysseus que nous ne puissions tendreson arc. Ce sera notre honte dans l’avenir.

Et Antinoos, fils d’Eupeithès, luirépondit :

– Eurymakhos, ceci ne sera point. Songes-ytoi-même. C’est aujourd’hui parmi le peuple la fête sacrée d’undieu ; qui pourrait tendre un arc ? Laissons-le en repos,et que les anneaux des haches restent dressés. Je ne pense pas quequelqu’un les enlève dans la demeure du Laertiade Odysseus.Allons ! que celui qui verse le vin emplisse les coupes, afinque nous fassions des libations, après avoir déposé cet arc.Ordonnez au chevrier Mélanthios d’amener demain les meilleureschèvres de tous ses troupeaux, afin qu’ayant brûlé leurs cuissespour Apollôn illustre par son arc, nous tentions de nouveau et nousterminions l’épreuve.

Ainsi parla Antinoos, et ce qu’il avait ditleur plut. Et les hérauts leur versèrent de l’eau sur les mains, etles jeunes hommes couronnèrent de vin les kratères et ledistribuèrent entre tous à coupes pleines. Et, après qu’ils eurentfait des libations et bu autant que leur âme le désirait, leprudent Odysseus, méditant des ruses, leur dit :

– Écoutez-moi, prétendants de l’illustrereine, afin que je dise ce que mon coeur m’ordonne dans mapoitrine. Je prie surtout Eurymakhos et le roi Antinoos, car cedernier a parlé comme il convenait. Laissez maintenant cet arc, etremettez le reste aux dieux. Demain un dieu donnera la victoire àqui il voudra : mais donnez-moi cet arc poli, afin que jefasse devant vous l’épreuve de mes mains et de ma force, et que jevoie si j’ai encore la force d’autrefois dans mes membres courbés,ou si mes courses errantes et la misère me l’ont enlevée.

Il parla ainsi, et tous furent très irrités,craignant qu’il tendît l’arc poli. Et Antinoos le réprimanda ainsiet lui dit :

– Ah ! misérable étranger, ne tereste-t-il plus le moindre sens ? Ne te plaît-il plus deprendre tranquillement ton repas à nos tables ? Es-tu privé denourriture ? N’entends-tu pas nos paroles ? Jamais aucunautre étranger ou mendiant ne nous a écoutés ainsi. Le doux vin tetrouble, comme il trouble celui qui en boit avec abondance et nonconvenablement. Certes, ce fut le vin qui troubla l’illustrecentaure Eurythiôn, chez les Lapithes, dans la demeure du magnanimePeirithoos. Il troubla son esprit avec le vin, et, devenu furieux,il commit des actions mauvaises dans la demeure de Peirithoos. Etla douleur saisit alors les héros, et ils le traînèrent hors duportique, et ils lui coupèrent les oreilles avec l’airain cruel, etles narines. Et, l’esprit égaré, il s’en alla, emportant sonsupplice et son coeur furieux. Et c’est de là que s’éleva la guerreentre les centaures et les hommes ; mais ce fut d’abordEurythiôn qui, étant ivre, trouva son malheur. Je te prédis unchâtiment aussi grand si tu tends cet arc. Tu ne supplieras pluspersonne dans cette demeure, car nous t’enverrons aussitôt sur unenef noire au roi Ékhétos, le plus féroce de tous les hommes. Et làtu ne te sauveras pas. Bois donc en repos et ne lutte point contredes hommes plus jeunes que toi.

Et la prudente Pènélopéia parlaainsi :

– Antinoos, il n’est ni bon ni justed’outrager les hôtes de Tèlémakhos, quel que soit celui qui entredans ses demeures. Crois-tu que si cet étranger, confiant dans sesforces, tendait le grand arc d’Odysseus, il me conduirait dans sademeure et ferait de moi sa femme ? Lui-même ne l’espère pointdans son esprit. Qu’aucun de vous, prenant ici son repas, nes’inquiète de ceci, car cette pensée n’est point convenable.

Et Eurymakhos, fils de Polybos, luirépondit :

– Fille d’Ikarios, prudente Pènélopéia, nousne croyons point que cet homme t’épouse, car cette pensée ne seraitpoint convenable ; mais nous craignons la rumeur des hommes etdes femmes. Le dernier des Akhaiens dirait : – ‘Certes, cesont les pires des hommes qui recherchent la femme d’un hommeirréprochable, car ils n’ont pu tendre son arc poli, tandis qu’unmendiant vagabond a tendu aisément l’arc et lancé une flèche àtravers le fer.’ – En parlant ainsi, il nous couvriraitd’opprobre.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Eurymakhos, ils ne peuvent s’illustrer parmile peuple ceux qui méprisent et ruinent la maison d’un homme brave.Pourquoi vous êtes-vous couverts d’opprobre vous-mêmes ? Cetétranger est grand et fort, et il se glorifie d’être d’une bonnerace. Donnez-lui donc l’arc d’Odysseus, afin que nous voyions cequ’il en fera. Et je le dis, et ma parole s’accomplira : s’iltend l’arc et si Apollôn lui accorde cette gloire, je le couvriraide beaux vêtements, d’un manteau et d’une tunique, et je luidonnerai une lance aiguë pour qu’il se défende des chiens et deshommes, et une épée à deux tranchants. Et je lui donnerai aussi dessandales, et je le renverrai là où son coeur et son âme luiordonnent d’aller.

Et, alors, le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ma mère, aucun des Akhaiens ne peutm’empêcher de donner ou de refuser cet arc à qui je voudrai, niaucun de ceux qui dominent dans l’âpre Ithakè ou qui habitent Élisoù paissent les chevaux. Aucun d’entre eux ne m’arrêtera si je veuxdonner cet arc à mon hôte. Mais rentre dans ta chambre haute etprends souci de tes travaux, de la toile et du fuseau. Ordonne auxservantes de reprendre leur tâche. Tout le reste regarde leshommes, et surtout moi qui commande dans cette demeure.

Et Pènélopéia, surprise, rentra dans lamaison, songeant en son âme aux paroles prudentes de son fils.Puis, étant montée dans la chambre haute, avec ses servantes, ellepleura son cher mari Odysseus jusqu’à ce que Athènè aux yeux clairseût répandu le doux sommeil sur ses paupières.

Alors le divin porcher prit l’arc recourbé etl’emporta. Et les prétendants firent un grand tumulte dans lasalle, et l’un de ces jeunes hommes insolents dit :

– Où portes-tu cet arc, immonde porcher ?vagabond ! Bientôt les chiens rapides que tu nourris temangeront au milieu de tes porcs, loin des hommes, si Apollôn etles autres dieux immortels nous sont propices.

Ils parlèrent ainsi, et Eumaios déposa l’arclà où il était, plein de crainte, parce qu’ils le menaçaient enfoule dans la demeure. Mais, d’un autre côté, Tèlémakhos cria en lemenaçant :

– Père ! porte promptement l’arc plusloin, et n’obéis pas à tout le monde, de peur que, bien que plusjeune que toi, je te chasse à coups de pierres vers tes champs, carje suis le plus fort. Plût aux dieux que je fusse aussi supérieurpar la force de mes bras aux prétendants qui sont ici ! car jeles chasserais aussitôt honteusement de ma demeure où ilscommettent des actions mauvaises.

Il parla ainsi, et tous les prétendants semirent à rire de lui et cessèrent d’être irrités. Et le porcher,traversant la salle, emporta l’arc et le remit aux mains du subtilOdysseus. Et aussitôt il appela la nourrice Eurykléia :

– Tèlémakhos t’ordonne, ô prudente Eurykléia,de fermer les portes solides de la maison. Si quelqu’un des nôtresentend, de la cour, des gémissements ou du tumulte, qu’il y resteet s’occupe tranquillement de son travail.

Il parla ainsi, et sa parole ne fut pointvaine, et Eurykléia ferma les portes de la belle demeure. EtPhiloitios, sautant dehors, ferma aussi les portes de la cour. Etil y avait, sous le portique, un câble d’écorce de nef à bancs derameurs, et il en lia les portes. Puis, rentrant dans la salle, ils’assit sur le siège qu’il avait quitté, et il regarda Odysseus.Mais celui-ci, tournant l’arc de tous côtés, examinait çà et là siles vers n’avaient point rongé la corne en l’absence du maître. Etles prétendants se disaient les uns aux autres en leregardant :

– Certes, celui-ci est un admirateur ou unvoleur d’arcs. Peut-être en a-t-il de semblables dans sa demeure,ou veut-il en faire ? Comme ce vagabond plein de mauvaisdesseins le retourne entre ses mains.

Et l’un de ces jeunes hommes insolents ditaussi :

– Plût aux dieux que cet arc lui portâtmalheur, aussi sûrement qu’il ne pourra le tendre !

Ainsi parlaient les prétendants ; mais lesubtil Odysseus, ayant examiné le grand arc, le tendit aussiaisément qu’un homme, habile à jouer de la kithare et à chanter,tend, à l’aide d’une cheville, une nouvelle corde faite del’intestin tordu d’une brebis. Ce fut ainsi qu’Odysseus, tenant legrand arc, tendit aisément de la main droite le nerf, qui résonnacomme le cri de l’hirondelle. Et une amère douleur saisit lesprétendants, et ils changèrent tous de couleur, et Zeus,manifestant un signe, tonna fortement, et le patient et divinOdysseus se réjouit de ce que le fils du subtil Kronos lui eûtenvoyé ce signe. Et il saisit une flèche rapide qui, retirée ducarquois, était posée sur la table, tandis que toutes les autresétaient restées dans le carquois creux jusqu’à ce que les Akhaiensles eussent essayées. Puis, saisissant la poignée de l’arc, il tirale nerf sans quitter son siège ; et visant le but, il lança laflèche, lourde d’airain, qui ne s’écarta point et traversa tous lesanneaux des haches. Alors, il dit à Tèlémakhos :

– Tèlémakhos, l’étranger assis dans tesdemeures ne te fait pas honte. Je ne me suis point écarté du but,et je ne me suis point longtemps fatigué à tendre cet arc. Mavigueur est encore entière, et les prétendants ne me mépriserontplus. Mais voici l’heure pour les Akhaiens de préparer le repaspendant qu’il fait encore jour ; puis ils se charmeront dessons de la kithare et du chant, qui sont les ornements desrepas.

Il parla ainsi et fit un signe avec sessourcils, et Télémakhos, le cher fils du divin Odysseus, ceignitune épée aiguë, saisit une lance, et, armé de l’airain splendide,se plaça auprès du siège d’Odysseus.

22.

Alors, le subtil Odysseus, se dépouillant deses haillons, et tenant dans ses mains l’arc et le carquois pleinde flèches, sauta du large seuil, répandit les flèches rapides àses pieds et dit aux prétendants :

– Voici que cette épreuve tout entière estaccomplie. Maintenant, je viserai un autre but qu’aucun homme n’ajamais touché. Qu’Apollôn me donne la gloire del’atteindre !

Il parla ainsi, et il dirigea la flèche amèrecontre Antinoos. Et celui-ci allait soulever à deux mains une bellecoupe d’or à deux anses afin de boire du vin, et la mort n’étaitpoint présente à son esprit. Et, en effet, qui eût pensé qu’unhomme, seul au milieu de convives nombreux, eût osé, quelle que fûtsa force, lui envoyer la mort et la kèr noire ? Mais Odysseusle frappa de sa flèche à la gorge, et la pointe traversa le coudélicat. Il tomba à la renverse, et la coupe s’échappa de sa maininerte, et un jet de sang sortit de sa narine, et il repoussa despieds la table, et les mets roulèrent épars sur la terre, et lepain et la chair rôtie furent souillés. Les prétendants frémirentdans la demeure quand ils virent l’homme tomber. Et, se levant entumulte de leurs siéges, ils regardaient de tous côtés sur les murssculptés, cherchant à saisir des boucliers et des lances, et ilscrièrent à Odysseus en paroles furieuses :

– Étranger, tu envoies traîtreusement tesflèches contre les hommes ! Tu ne tenteras pas d’autresépreuves, car voici que ta destinée terrible va s’accomplir. Tuviens de tuer le plus illustre des jeunes hommes d’Ithakè, et lesvautours te mangeront ici !

Ils parlaient ainsi, croyant qu’il avait tuéinvolontairement, et les insensés ne devinaient pas que les kèresde la mort étaient sur leurs têtes. Et, les regardant d’un oeilsombre, le subtil Odysseus leur dit :

– Chiens ! vous ne pensiez pas que jereviendrais jamais du pays des Troiens dans ma demeure. Et vousdévoriez ma maison, et vous couchiez de force avec mes servantes,et, moi vivant, vous recherchiez ma femme, ne redoutant ni lesdieux qui habitent le large Ouranos, ni le blâme des hommes quiviendront ! Maintenant, les kères de la mort vont vous saisirtous !

Il parla ainsi, et la terreur les prit, etchacun regardait de tous côtés, cherchant par où il fuirait lanoire destinée. Et, seul, Eurymakhos, lui répondant, dit :

– S’il est vrai que tu sois Odysseusl’Ithakèsien revenu ici, tu as bien parlé en disant que lesAkhaiens ont commis des actions iniques dans tes demeures et danstes champs. Mais le voici gisant celui qui a été cause de tout.C’est Antinoos qui a été cause de tout, non parce qu’il désiraitses noces, mais ayant d’autres desseins que le Kroniôn ne lui apoint permis d’accomplir. Il voulait régner sur le peuple d’Ithakèbien bâtie et tendait des embûches à ton fils pour le tuer.Maintenant qu’il a été tué justement, aie pitié de tes concitoyens.Bientôt nous t’apaiserons devant le peuple. Nous te payerons toutce que nous avons bu et mangé dans tes demeures. Chacun de noust’amènera vingt boeufs, de l’airain et de l’or, jusqu’à ce que tonâme soit satisfaite. Mais avant que cela soit fait, ta colère estjuste.

Et, le regardant d’un oeil sombre, le prudentOdysseus lui dit :

– Eurymakhos, même si vous m’apportiez tousvos biens paternels et tout ce que vous possédez maintenant, mesmains ne s’abstiendraient pas du carnage avant d’avoir châtiél’insolence de tous les prétendants. Choisissez, ou de mecombattre, ou de fuir, si vous le pouvez, la kèr et la mort. Maisje ne pense pas qu’aucun de vous échappe à la noire destinée.

Il parla ainsi, et leurs genoux à tous furentrompus. Et Eurymakhos, parlant une seconde fois, leurdit :

– Ô amis, cet homme ne retiendra pas ses mainsinévitables, ayant saisi l’arc poli et le carquois, et tirant sesflèches du seuil de la salle, jusqu’à ce qu’il nous ait tués tous.Souvenons-nous donc de combattre ; tirez vos épées, opposezles tables aux flèches rapides, jetons-nous tous sur lui, et nousle chasserons du seuil et des portes, et nous irons par la ville,soulevant un grand tumulte, et, bientôt, cet homme aura tiré sadernière flèche.

Ayant ainsi parlé, il tira son épée aiguë àdeux tranchants, et se rua sur Odysseus en crianthorriblement ; mais le divin Odysseus le prévenant, lança uneflèche et le perça dans la poitrine auprès de la mamelle, et letrait rapide s’enfonça dans le foie. Et l’épée tomba de sa maincontre terre, et il tournoya près d’une table, dispersant les metset les coupes pleines : et lui-même se renversa en se tordantet en gémissant, et il frappa du front la terre, repoussant unthrône de ses deux pieds, et l’obscurité se répandit sur sesyeux.

Alors Amphinomos se rua sur le magnanimeOdysseus, après avoir tiré son épée aiguë, afin de l’écarter desportes ; mais Tèlémakhos le prévint en le frappant dans ledos, entre les épaules, et la lance d’airain traversa lapoitrine ; et le prétendant tomba avec bruit et frappa laterre du front. Et Tèlémakhos revint à la hâte, ayant laissé salongue lance dans le corps d’Amphinomos, car il craignait qu’un desAkhaiens l’atteignît, tandis qu’il l’approcherait, et le frappât del’épée sur sa tête penchée. Et, en courant, il revint promptementauprès de son cher père, et il lui dit ces parolesailées :

– Ô père, je vais t’apporter un bouclier etdeux lances et un casque d’airain adapté à tes tempes. Moi-même jem’armerai, ainsi que le porcher et le bouvier, car il vaut mieuxnous armer.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Apporte-les en courant ; tant quej’aurai des flèches pour combattre, ils ne m’éloigneront pas desportes, bien que je sois seul.

Il parla ainsi, et Tèlémakhos obéit à son cherpère, et il se hâta de monter dans la chambre haute où étaient lesarmes illustres, et il saisit quatre boucliers, huit lances etquatre casques épais d’airain, et il revint en les portant, et ilrejoignit promptement son cher père. Lui-même, le premier, il secouvrit d’airain, et, les deux serviteurs s’étant aussi couverts debelles armes, ils entourèrent le sage et subtil Odysseus. Et, tantque celui-ci eut des flèches, il en perça sans relâche lesprétendants, qui tombaient amoncelés dans la salle. Mais après quetoutes les flèches eurent quitté le roi qui les lançait, il appuyason arc debout contre les murs splendides de la salle solide, jetasur ses épaules un bouclier à quatre lames, posa sur sa tête uncasque épais à crinière de cheval, et sur lequel s’agitait uneaigrette, et il saisit deux fortes lances armées d’airain.

Il y avait dans le mur bien construit de lasalle, auprès du seuil supérieur, une porte qui donnait issue audehors et que fermaient deux ais solides. Et Odysseus ordonna audivin porcher de se tenir auprès de cette porte pour la garder, caril n’y avait que cette issue. Et alors Agélaos dit auxprétendants :

– Ô amis, quelqu’un ne pourrait-il pas monterà cette porte, afin de parler au peuple et d’exciter un grandtumulte ? Cet homme aurait bientôt lancé son derniertrait.

Et le chevrier Mélanthios lui dit :

– Cela ne se peut, divin Agélaos. L’entrée dela belle porte de la cour est étroite et difficile à passer, et unseul homme vigoureux nous arrêterait tous. Mais je vais vousapporter des armes de la chambre haute ; c’est là, je pense,et non ailleurs, qu’Odysseus et son illustre fils les ontdéposées.

Ayant ainsi parlé, le chevrier Mélanthiosmonta dans la chambre haute d’Odysseus par les échelles de lasalle. Là, il prit douze boucliers, douze lances et autant decasques d’airain à crinières épaisses, et, se hâtant de lesapporter, il les donna aux prétendants. Et quand Odysseus les vits’armer et brandir de longues lances dans leurs mains, ses genouxet son cher coeur furent rompus, et il sentit la difficulté de sonoeuvre, et il dit à Tèlémakhos ces paroles ailées :

– Tèlémakhos, voici qu’une des femmes de lamaison, ou Mélanthios, nous expose à un danger terrible.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Ô père, c’est moi qui ai failli, et aucunautre n’est cause de ceci, car j’ai laissé ouverte la porte solidede la chambre haute, et la sentinelle des prétendants a été plusvigilante que moi. Va, divin Eumaios, ferme la porte de la chambrehaute, et vois si c’est une des femmes qui a fait cela, ouMélanthios, fils de Dolios, comme je le pense.

Et, tandis qu’ils se parlaient ainsi, lechevrier Mélanthios retourna de nouveau à la chambre haute pour ychercher des armes, et le divin porcher le vit, et, aussitôt,s’approchant d’Odysseus, il lui dit :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, ce méchanthomme que nous soupçonnions retourne dans la chambre haute. Dis-moila vérité ; le tuerai-je, si je suis le plus fort, ou tel’amènerai-je pour qu’il expie toutes les actions exécrables qu’ila commises dans ta demeure ?

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Certes, Tèlémakhos et moi nous contiendronsles prétendants insolents, malgré leur fureur. Vous, liez-lui lespieds et les mains, jetez-le dans la chambre, et, avant de fermerles portes derrière vous, enchaînez-le et suspendez-le à une hautecolonne, afin que, vivant longtemps, il subisse de cruellesdouleurs.

Il parla ainsi, et ils entendirent etobéirent. Et ils allèrent promptement à la chambre haute, secachant de Mélanthios qui y était entré et qui cherchait des armesdans le fond. Ils s’arrêtèrent des deux côtés du seuil, et, quandle chevrier Mélanthios revint, tenant d’une main un beau casque,et, de l’autre, un large bouclier antique que le héros Laertèsportait dans sa jeunesse, et qui gisait là depuis longtemps et dontles courroies étaient rongées ; alors ils se jetèrent sur luiet le traînèrent dans la chambre par les cheveux, l’ayant renverségémissant contre terre. Et ils lui lièrent les pieds et les mainsavec une corde bien tressée ainsi que l’avait ordonné le patient etdivin Odysseus, fils de Laertès ; puis, l’ayant enchaîné, ilsle suspendirent à une haute colonne, près des poutres. Et leporcher Eumaios lui dit en le raillant :

– Maintenant, Mélanthios, tu vas fairesentinelle toute la nuit, couché dans ce lit moelleux, comme il estjuste. Éôs au thrône d’or ne t’échappera pas quand elle sortira desflots d’Okéanos, à l’heure où tu amènes tes chèvres aux prétendantspour préparer leur repas.

Et ils le laissèrent là, cruellement attaché.Puis, s’étant armés, ils fermèrent les portes brillantes, et,pleins de courage, ils retournèrent auprès du sage et subtilOdysseus. Et ils étaient quatre sur le seuil, et dans la salle il yavait de nombreux et braves guerriers. Et Athènè, la fille de Zeus,approcha, ayant la figure et la voix de Mentôr. Et Odysseus, joyeuxde la voir, lui dit :

– Mentôr, éloigne de nous le danger etsouviens-toi de ton cher compagnon qui t’a comblé de biens, car tues de mon âge.

Il parla ainsi, pensant bien que c’était laprotectrice Athènè. Et les prétendants, de leur côté, poussaientdes cris menaçants dans la salle, et, le premier, le DamastorideAgélaos réprimanda Athènè :

– Mentôr, qu’Odysseus ne te persuade pas decombattre les prétendants, et de lui venir en aide. Je pense quenotre volonté s’accomplira quand nous aurons tué le père et lefils. Tu seras tué avec eux, si tu songes à les aider, et tu lepayeras de ta tête. Quand nous aurons dompté vos fureurs avecl’airain, nous confondrons tes richesses avec celles d’Odysseus, etnous ne laisserons vivre dans tes demeures ni tes fils, ni tesfilles, ni ta femme vénérable !

Il parla ainsi et Athènè s’en irritadavantage, et elle réprimanda Odysseus en parolesirritées :

– Odysseus, tu n’as plus ni la vigueur, ni lecourage que tu avais quand tu combattis neuf ans, chez les Troiens,pour Hélénè aux bras blancs née d’un père divin. Tu as tué, dans larude mêlée, de nombreux guerriers, et c’est par tes conseils que laville aux larges rues de Priamos a été prise. Pourquoi, maintenantque tu es revenu dans tes demeures, au milieu de tes richesses,cesses-tu d’être brave en face des prétendants ? Allons,cher ! tiens-toi près de moi ; regarde-moi combattre, etvois si, contre tes ennemis, Mentôr Alkimide reconnaît le bien quetu lui as fait !

Elle parla ainsi, mais elle ne lui donna pasencore la victoire, voulant éprouver la force et le couraged’Odysseus et de son illustre fils ; et ayant pris la formed’une hirondelle, elle alla se poser en volant sur une poutre de lasalle splendide.

Mais le Damastoride Agélaos, Eurynomos,Amphimédôn, Dèmoptolémos, Peisandros Polyktoride et le bravePolybos excitaient les prétendants. C’étaient les plus courageux deceux qui vivaient encore et qui combattaient pour leur vie, carl’arc et les flèches avaient dompté les autres. Et Agélaos leurdit :

– Ô amis, cet homme va retenir ses mainsinévitables. Déjà Mentôr qui était venu proférant de vainesbravades les a laissés seuls sur le seuil de la porte. C’estpourquoi lancez tous ensemble vos longues piques. Allons !lançons-en six d’abord. Si Zeus nous accorde de frapper Odysseus etnous donne cette gloire, nous aurons peu de souci des autres, sicelui-là tombe.

Il parla ainsi, et tous lancèrent leurs piquesavec ardeur, comme il l’avait ordonné ; mais Athènè les renditinutiles ; l’une frappa le seuil de la salle, l’autre la portesolide, et l’autre le mur. Et, après qu’ils eurent évité les piquesdes prétendants, le patient et divin Odysseus dit à sescompagnons :

– Ô amis, c’est à moi maintenant et à vous.Lançons nos piques dans la foule des prétendants, qui, en noustuant, veulent mettre le comble aux maux qu’ils ont déjàcausés.

Il parla ainsi, et tous lancèrent leurs piquesaiguës, Odysseus contre Dèmoptolémos, Tèlémakhos contre Euryadès,le porcher contre Élatos et le bouvier contre Peisandros, et tousles quatre mordirent la terre, et les prétendants se réfugièrentdans le fond de la salle, et les vainqueurs se ruèrent en avant etarrachèrent leurs piques des cadavres.

Alors les prétendants lancèrent de nouveauleurs longues piques avec une grande force ; mais Athènè lesrendit inutiles ; l’une frappa le seuil, l’autre la portesolide, et l’autre le mur. Amphimédôn effleura la main deTèlémakhos, et la pointe d’airain enleva l’épiderme. Ktèsipposatteignit l’épaule d’Eumaios par-dessus le bouclier, mais la longuepique passa par-dessus et tomba sur la terre. Alors, autour du sageet subtil Odysseus, ils lancèrent de nouveau leurs piques aiguësdans la foule des prétendants, et le destructeur de citadellesOdysseus perça Eurydamas ; Tèlémakhos, Amphimédôn ; leporcher, Polybos ; et le bouvier perça Ktèsippos dans lapoitrine et il lui dit en se glorifiant :

– Ô Polytherside, ami des injures, il fautcesser de parler avec arrogance et laisser faire les dieux, car ilssont les plus puissants. Voici le salaire du coup que tu as donnéau divin Odysseus tandis qu’il mendiait dans sa demeure.

Le gardien des boeufs aux pieds flexiblesparla ainsi, et de sa longue pique Odysseus perça le Damastoride,et Tèlémakhos frappa d’un coup de lance dans le ventre l’ÉvenôrideLeiôkritos. L’airain le traversa, et, tombant sur la face, ilfrappa la terre du front.

Alors, Athènè tueuse d’hommes agita l’Aigideau faîte de la salle, et les prétendants furent épouvantés, et ilsse dispersèrent dans la salle comme un troupeau de boeufs quetourmente, au printemps, quand les jours sont longs, un taon auxcouleurs variées. De même que des vautours aux ongles et aux becsrecourbés, descendus des montagnes, poursuivent les oiseauxeffrayés qui se dispersent, de la plaine dans les nuées, et lestuent sans qu’ils puissent se sauver par la fuite, tandis que leslaboureurs s’en réjouissent ; de même, Odysseus et sescompagnons se ruaient par la demeure sur les prétendants et lesfrappaient de tous côtés ; et un horrible bruit degémissements et de coups s’élevait, et la terre ruisselait desang.

Et Léiôdès s’élança, et, saisissant les genouxd’Odysseus, il le supplia en paroles ailées :

– Je te supplie, Odysseus ! Écoute,prends pitié de moi ! je te le jure, jamais je n’ai, dans tesdemeures, dit une parole outrageante aux femmes, ni commis uneaction inique, et j’arrêtais les autres prétendants quand ils envoulaient commettre ; mais ils ne m’obéissaient point et nes’abstenaient point de violences, et c’est pourquoi ils ont subiune honteuse destinée en expiation de leur folie. Mais moi, leursacrificateur, qui n’ai rien fait, mourrai-je comme eux ?Ainsi, à l’avenir, les bonnes actions n’auront plus derécompense !

Et, le regardant d’un oeil sombre, le prudentOdysseus lui répondit :

– Si, comme tu le dis, tu as été leursacrificateur, n’as-tu pas souvent souhaité que mon retour dans lapatrie n’arrivât jamais ? N’as-tu pas souhaité ma femmebien-aimée et désiré qu’elle enfantât des fils de toi ? C’estpourquoi tu n’éviteras pas la lugubre mort !

Ayant ainsi parlé, il saisit à terre, de samain vigoureuse, l’épée qu’Agélaos tué avait laissée tomber, et ilfrappa Léiôdès au milieu du cou, et, comme celui-ci parlait encore,sa tête roula dans la poussière.

Et l’aoide Terpiade Phèmios évita la noirekèr, car il chantait de force au milieu des prétendants. Et il setenait debout près de la porte, tenant en main sa kitharesonore ; et il hésitait dans son esprit s’il sortirait de lademeure pour s’asseoir dans la cour auprès de l’autel du grandZeus, là où Laertès et Odysseus avaient brûlé de nombreuses cuissesde boeufs, ou s’il supplierait Odysseus en se jetant à ses genoux.Et il lui sembla meilleur d’embrasser les genoux du LaertiadeOdysseus. C’est pourquoi il déposa à terre sa kithare creuse, entrele kratère et le thrône aux clous d’argent, et, s’élançant versOdysseus, il saisit ses genoux et il le supplia en parolesailées :

– Je te supplie, Odysseus ! Écoute, etprends pitié de moi ! Une grande douleur te saisirait plustard, si tu tuais un aoide qui chante les dieux et les hommes. Jeme suis instruit moi-même, et un dieu a mis tous les chants dansmon esprit. Je veux te chanter toi-même comme un dieu, c’estpourquoi, ne m’égorge donc pas. Tèlémakhos, ton cher fils, te diraque ce n’a été ni volontairement, ni par besoin, que je suis venudans ta demeure pour y chanter après le repas des prétendants.Étant nombreux et plus puissants, ils m’y ont amené de force.

Il parla ainsi, et la force sacrée deTèlémakhos l’entendit, et, aussitôt, s’approchant de son père, illui dit :

– Arrête ; ne frappe point de l’airain uninnocent. Nous sauverons aussi le héraut Médôn, qui, depuis quej’étais enfant, a toujours pris soin de moi dans notre demeure, sitoutefois Philoitios ne l’a point tué, ou le porcher, ou s’il net’a point rencontré tandis que tu te ruais dans la salle.

Il parla ainsi, et le prudent Médônl’entendit. Épouvanté, et fuyant la kèr noire, il s’était cachésous son thrône et s’était enveloppé de la peau récemment enlevéed’un boeuf. Aussitôt, il se releva ; et, rejetant la peau duboeuf, et s’élançant vers Tèlémakhos, il saisit ses genoux et lesupplia en paroles ailées :

– Ô ami, je suis encore ici. Arrête ! Disà ton père qu’il n’accable point ma faiblesse de sa force et del’airain aigu, étant encore irrité contre les prétendants qui ontdévoré ses richesses dans ses demeures et qui t’ont méprisé commedes insensés.

Et le sage Odysseus lui répondit ensouriant :

– Prends courage, puisque déjà Tèlémakhos t’asauvé, afin que tu saches dans ton âme et que tu dises aux autresqu’il vaut mieux faire le bien que le mal. Mais sortez tous deux dela maison et asseyez-vous dans la cour, loin du carnage, toi etl’illustre aoide, tandis que j’achèverai de faire ici ce qu’ilfaut.

Il parla ainsi, et tous deux sortirent de lamaison, et ils s’assirent auprès de l’autel du grand Zeus,regardant de tous côtés et attendant un nouveau carnage.

Alors, Odysseus examina toute la salle, afinde voir si quelqu’un des prétendants vivait encore et avait évitéla noire kèr. Mais il les vit tous étendus dans le sang et dans lapoussière, comme des poissons que des pêcheurs ont retirés dans unfilet de la côte écumeuse de la mer profonde. Tous sont répandussur le sable, regrettant les eaux de la mer, et Hèlios Phaéthônleur arrache l’âme. Ainsi les prétendants étaient répandus, les unssur les autres.

Et le prudent Odysseus dit àTèlémakhos :

– Tèlémakhos, hâte-toi, appelle la nourriceEurykléia, afin que je lui dise ce que j’ai dans l’âme.

Il parla ainsi, et Tèlémakhos obéit à son cherpère, et, ayant ouvert la porte, il appela la nourriceEurykléia :

– Viens, ô vieille femme née autrefois, toiqui surveilles les servantes dans nos demeures, viens en hâte. Monpère t’appelle pour te dire quelque chose.

Il parla ainsi, et ses paroles ne furent pointvaines. Eurykléia ouvrit les portes de la grande demeure, et sehâta de suivre Tèlémakhos qui la précédait. Et elle trouva Odysseusau milieu des cadavres, souillé de sang et de poussière, comme unlion sorti, la nuit, de l’enclos, après avoir mangé un boeuf, etdont la poitrine et les mâchoires sont ensanglantées, et dontl’aspect est terrible. Ainsi Odysseus avait les pieds et les mainssouillés. Et dès qu’Eurykléia eut vu ces cadavres et ces flots desang, elle commença à hurler de joie, parce qu’elle vit qu’unegrande oeuvre était accomplie. Mais Odysseus la contint et lui ditces paroles ailées :

– Vieille femme, réjouis-toi dans ton âme etne hurle pas. Il n’est point permis d’insulter des hommes morts. Lamoire des dieux et leurs actions impies ont dompté ceux-ci. Ilsn’honoraient aucun de ceux qui venaient à eux, parmi les hommesterrestres, ni le bon, ni le mauvais. C’est pourquoi ils ont subiune mort honteuse, à cause de leurs violences. Mais, allons !indique-moi les femmes qui sont dans cette demeure, celles quim’ont outragé et celles qui n’ont point failli.

Et la chère nourrice Eurykléia luirépondit :

– Mon enfant, je te dirai la vérité. Tu asdans tes demeures cinquante femmes que nous avons instruites auxtravaux, à tendre les laines et à supporter la servitude. Douzed’entre elles se sont livrées à l’impudicité. Elles ne m’honorentpoint, ni Pènélopéia elle-même. Quant à Tèlémakhos, qui, il y a peude temps, était encore enfant, sa mère ne lui a point permis decommander aux femmes. Mais je vais monter dans la haute chambresplendide et tout dire à Pènélopéia, à qui un dieu a envoyé lesommeil.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Ne l’éveille pas encore. Ordonne aux femmesde venir ici, et d’abord celles qui ont commis de mauvaisesactions.

Il parla ainsi, et la vieille femme sortit dela salle pour avertir les femmes et les presser de venir. EtOdysseus, ayant appelé à lui Tèlémakhos, le bouvier et le porcher,leur dit ces paroles ailées :

– Commencez à emporter les cadavres et donnezdes ordres aux femmes. Puis, avec de l’eau et des éponges poreusespurifiez les beaux thrônes et les tables. Après que vous aurez toutrangé dans la salle, conduisez les femmes, hors de la demeure,entre le dôme et le mur de la cour, et frappez-les de vos longuesépées aiguës, jusqu’à ce qu’elles aient toutes rendu l’âme etoublié Aphroditè qu’elles goûtaient en secret, en se livrant ensecret aux prétendants.

Il parla ainsi, et toutes les femmesarrivèrent en gémissant lamentablement et en versant des larmes.D’abord, s’aidant les unes les autres, elles emportèrent lescadavres, qu’elles déposèrent sous le portique de la cour. EtOdysseus leur commandait, et les pressait, et les forçait d’obéir.Puis, elles purifièrent les beaux thrônes et les tables avec del’eau et des éponges poreuses. Et Tèlémakhos, le bouvier et leporcher nettoyaient avec des balais le pavé de la salle, et lesservantes emportaient les souillures et les déposaient hors desportes. Puis, ayant tout rangé dans la salle, ils conduisirent lesservantes, hors de la demeure, entre le dôme et le mur de la cour,les renfermant dans ce lieu étroit d’où on ne pouvait s’enfuir. Et,alors, le prudent Tèlémakhos parla ainsi le premier :

– Je n’arracherai point, par une mort nonhonteuse, l’âme de ces femmes qui répandaient l’opprobre sur matête et sur celle de ma mère et qui couchaient avec lesprétendants.

Il parla ainsi, et il suspendit le câble d’unenef noire au sommet d’une colonne, et il le tendit autour du dôme,de façon à ce qu’aucune d’entre elles ne touchât des pieds laterre. De même que les grives aux ailes ployées et les colombes seprennent dans un filet, au milieu des buissons de l’enclos où ellessont entrées, et y trouvent un lit funeste ; de même cesfemmes avaient le cou serré dans des lacets, afin de mourirmisérablement, et leurs pieds ne s’agitèrent point longtemps.

Puis, ils emmenèrent Mélanthios, par leportique, dans la cour. Et, là, ils lui coupèrent, avec l’airain,les narines et les oreilles, et ils lui arrachèrent les partiesviriles, qu’ils jetèrent à manger toutes sanglantes auxchiens ; et, avec la même fureur, ils lui coupèrent les piedset les mains, et, leur tâche étant accomplie, ils rentrèrent dansla demeure d’Odysseus. Et, alors, celui-ci dit à la chère nourriceEurykléia :

– Vieille femme, apporte-moi du soufre quiguérit les maux, et apporte aussi du feu, afin que je purifie lamaison. Ordonne à Pènélopéia de venir ici avec ses servantes. Quetoutes les servantes viennent ici.

Et la chère nourrice Eurykléia luirépondit :

– Certes, mon enfant, tu as bien parlé ;mais je vais t’apporter des vêtements, un manteau et une tunique.Ne reste pas dans tes demeures, tes larges épaules ainsi couvertesde haillons, car ce serait honteux.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Apporte d’abord du feu dans cette salle.

Il parla ainsi, et la chère nourrice Eurykléialui obéit. Elle apporta du feu et du soufre, et Odysseus purifia lamaison, la salle et la cour. Puis, la vieille femme remonta dansles belles demeures d’Odysseus pour appeler les femmes et lespresser de venir. Et elles entrèrent dans la salle ayant destorches en mains. Et elles entouraient et saluaient Odysseus,prenant ses mains et baisant sa tête et ses épaules. Et il futsaisi du désir de pleurer, car, dans son âme, il les reconnuttoutes.

23.

Et la vieille femme, montant dans la chambrehaute, pour dire à sa maîtresse que son cher mari était revenu,était pleine de joie, et ses genoux étaient fermes, et ses pieds semouvaient rapidement. Et elle se pencha sur la tête de samaîtresse, et elle lui dit :

– Lève-toi, Pènélopéia, chère enfant, afin devoir de tes yeux ce que tu désires tous les jours. Odysseus estrevenu ; il est rentré dans sa demeure, bien que tardivement,et il a tué les prétendants insolents qui ruinaient sa maison,mangeaient ses richesses et violentaient son fils.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Chère nourrice, les dieux t’ont rendueinsensée, eux qui peuvent troubler l’esprit du plus sage et rendresage le plus insensé. Ils ont troublé ton esprit qui, auparavant,était plein de prudence. Pourquoi railles-tu mon coeur déjà siaffligé, en disant de telles choses ? Pourquoi m’arraches-tuau doux sommeil qui m’enveloppait, fermant mes yeux sous mes chèrespaupières ? Je n’avais jamais tant dormi depuis le jour oùOdysseus est parti pour cette Ilios fatale qu’on ne devrait plusnommer. Va ! redescends. Si quelque autre de mes femmes étaitvenue m’annoncer cette nouvelle et m’arracher au sommeil, jel’aurais aussitôt honteusement chassée dans les demeures ;mais ta vieillesse te garantit de cela.

Et la chère nourrice Eurykléia luirépondit :

– Je ne me raille point de toi, chèreenfant ; il est vrai qu’Odysseus est revenu et qu’il estrentré dans sa maison, comme je te l’ai dit. C’est l’étranger quetous outrageaient dans cette demeure. Tèlémakhos le savait déjà,mais il cachait par prudence les desseins de son père, afin qu’ilchâtiât les violences de ces hommes insolents.

Elle parla ainsi, et Pènélopéia, joyeuse,sauta de son lit, embrassa la vieille femme, et, versant des larmessous ses paupières, lui dit ces paroles ailées :

– Ah ! si tu m’as dit la vérité, chèrenourrice, et si Odysseus est rentré dans sa demeure, comment, étantseul, a-t-il pu mettre la main sur les prétendants insolents qui seréunissaient toujours ici ?

Et la chère nourrice Eurykléia luirépondit :

– Je n’ai rien vu, je n’ai rien entendu, si cen’est les gémissements des hommes égorgés. Nous étions assises aufond des chambres, et les portes solides nous retenaient, jusqu’àce que ton fils Tèlémakhos m’appelât, car son père l’avait envoyém’appeler. Je trouvai ensuite Odysseus debout au milieu descadavres qui gisaient amoncelés sur le pavé ; et tu te seraisréjouie dans ton âme de le voir souillé de sang et de poussière,comme un lion. Maintenant, ils sont tous entassés sous lesportiques, et Odysseus purifie la belle salle, à l’aide d’un grandfeu allumé ; et il m’a envoyée t’appeler. Suis-moi, afin quevous charmiez tous deux vos chers coeurs par la joie, car vous avezsubi beaucoup de maux. Maintenant, vos longs désirs sont accomplis.Odysseus est revenu dans sa demeure, il vous a retrouvés, toi etton fils ; et les prétendants qui l’avaient outragé, il les atous punis dans ses demeures.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Chère nourrice, ne te glorifie pas en teraillant ? Tu sais combien il nous comblerait tous de joie enreparaissant ici, moi surtout et le fils que nous avonsengendré ; mais les paroles que tu as dites ne sont pointvraies. L’un d’entre les immortels a tué les prétendants insolents,irrité de leur violente insolence et de leurs actionsiniques ; car ils n’honoraient aucun des hommes terrestres, nile bon, ni le méchant, de tous ceux qui venaient vers eux. C’estpourquoi ils ont subi leur destinée fatale, à cause de leursiniquités ; mais, loin de l’Akhaiè, Odysseus a perdu l’espoirde retour, et il est mort.

Et la chère nourrice Eurykléia luirépondit :

– Mon enfant, quelle parole s’est échappéed’entre tes dents ? Quand ton mari, que tu pensais ne jamaisrevoir à son foyer, est revenu dans sa demeure, ton esprit esttoujours incrédule ? Mais, écoute ; je te révélerai unsigne très manifeste : j’ai reconnu, tandis que je lelavais ; la cicatrice de cette blessure qu’un sanglier lui fitautrefois de ses blanches dents. Je voulais te le dire, mais il m’afermé la bouche avec les mains, et il ne m’a point permis deparler, dans un esprit prudent. Suis-moi, je me livrerai à toi, sije t’ai trompée, et tu me tueras d’une mort honteuse.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Chère nourrice, bien que tu saches beaucoupde choses, il t’est difficile de comprendre les desseins des dieuxnon engendrés. Mais allons vers mon fils, afin que je voie lesprétendants morts et celui qui les a tués.

Ayant ainsi parlé, elle descendit de lachambre haute, hésitant dans son coeur si elle interrogerait deloin son cher mari, ou si elle baiserait aussitôt sa tête et sesmains. Après être entrée et avoir passé le seuil de pierre, elles’assit en face d’Odysseus, près de l’autre mur, dans la clarté dufeu. Et Odysseus était assis près d’une haute colonne, et ilregardait ailleurs, attendant que son illustre femme, l’ayant vu,lui parlât. Mais elle resta longtemps muette, et la stupeur saisitson coeur. Et plus elle le regardait attentivement, moins elle lereconnaissait sous ses vêtements en haillons.

Alors Tèlémakhos la réprimanda et luidit :

– Ma mère, malheureuse mère au coeurcruel ! Pourquoi restes-tu ainsi loin de mon père ?Pourquoi ne t’assieds-tu point auprès de lui afin de lui parler etde l’interroger ? Il n’est aucune autre femme qui puisse, avecun coeur inébranlable, rester ainsi loin d’un mari qui, après avoirsubi tant de maux, revient dans la vingtième année sur la terre dela patrie. Ton coeur est plus dur que la pierre.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Mon enfant, mon âme est stupéfaite dans mapoitrine, et je ne puis ni parler, ni interroger, ni regarder sonvisage. Mais s’il est vraiment Odysseus, revenu dans sa demeure,certes, nous nous reconnaîtrons mieux entre nous. Nous avons dessignes que tous ignorent et que nous connaissons seuls.

Elle parla ainsi, et le patient et divinOdysseus sourit, et il dit aussitôt à Tèlémakhos ces parolesailées :

– Tèlémakhos, laisse ta mère m’éprouver dansnos demeures, peut-être alors me reconnaîtra-t-elle mieux.Maintenant, parce que je suis souillé et couvert de haillons, elleme méprise et me méconnaît. Mais délibérons, afin d’agir pour lemieux. Si quelqu’un, parmi le peuple, a tué même un homme qui n’apoint de nombreux vengeurs, il fuit, abandonnant ses parents et sapatrie. Or, nous avons tué l’élite de la ville, les plus illustresdes jeunes hommes d’Ithakè. C’est pourquoi je t’ordonne deréfléchir sur cela.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Décide toi-même, cher père. On dit que tu esle plus sage des hommes et qu’aucun des hommes mortels ne peutlutter en sagesse contre toi. Nous t’obéirons avec joie, et je nepense pas manquer de courage, tant que je conserverai mesforces.

Et le patient Odysseus lui répondit :

– Je te dirai donc ce qui me semble pour lemieux. Lavez-vous d’abord et prenez des vêtements propres, etordonnez aux servantes de prendre d’autres vêtements dans lesdemeures. Puis le divin aoide, tenant sa kithare sonore, nousentraînera à la danse joyeuse, afin que chacun, écoutant du dehorsou passant par le chemin, pense qu’on célèbre ici des noces. Il nefaut pas que le bruit du meurtre des prétendants se répande par laville, avant que nous ayons gagné nos champs plantés d’arbres. Là,nous délibérerons ensuite sur ce que l’olympien nous inspirerad’utile.

Il parla ainsi, et tous, l’ayant entendu,obéirent. Ils se lavèrent d’abord et prirent des vêtementspropres ; et les femmes se parèrent, et le divin aoide fitvibrer sa kithare sonore et leur inspira le désir du doux chant etde la danse joyeuse, et la grande demeure résonna sous les piedsdes hommes qui dansaient et des femmes aux belles ceintures. Etchacun disait, les entendant, hors des demeures :

– Certes, quelqu’un épouse la reine recherchéepar tant de prétendants. La malheureuse ! Elle n’a pu resterdans la grande demeure de son premier mari jusqu’à ce qu’ilrevint.

Chacun parlait ainsi, ne sachant pas ce quiavait été fait. Et l’intendante Eurynomè lava le magnanime Odysseusdans sa demeure et le parfuma d’huile ; puis elle le couvritd’un manteau et d’une tunique. Et Athènè répandit la beauté sur satête, afin qu’il parût plus grand et plus majestueux, et elle fittomber de sa tête des cheveux semblables aux fleurs d’hyacinthe.Et, de même qu’un habile ouvrier, que Hèphaistos et Pallas Athènèont instruit, mêle l’or à l’argent et accomplit avec art destravaux charmants, de même Athènè répandit la grâce sur la tête etsur les épaules d’Odysseus, et il sortit du bain, semblable par labeauté aux immortels, et il s’assit de nouveau sur le thrône qu’ilavait quitté, et, se tournant vers sa femme, il lui dit :

– Malheureuse ! Parmi toutes les autresfemmes, les dieux qui ont des demeures Olympiennes t’ont donné uncoeur dur. Aucune autre femme ne resterait aussi longtemps loind’un mari qui, après avoir tant souffert, revient, dans lavingtième année, sur la terre de la patrie. Allons, nourrice,étends mon lit, afin que je dorme, car, assurément, cette femme aun coeur de fer dans sa poitrine !

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Malheureux ! je ne te glorifie, ni nete méprise mais je ne te reconnais point encore, me souvenant tropde ce que tu étais quand tu partis d’Ithakè sur ta nef aux longsavirons. Va, Eurykléia, étends, hors de la chambre nuptiale, le litcompact qu’Odysseus a construit lui-même, et jette sur le litdressé des tapis, des peaux et des couvertures splendides.

Elle parla ainsi, éprouvant son mari ;mais Odysseus, irrité, dit à sa femme douée de prudence :

– Ô femme ! quelle triste parole as-tudite ? Qui donc a transporté mon lit ? Aucun hommevivant, même plein de jeunesse, n’a pu, à moins qu’un dieu lui soitvenu en aide, le transporter, et même le mouvoir aisément. Et letravail de ce lit est un signe certain, car je l’ai fait moi-même,sans aucun autre. Il y avait, dans l’enclos de la cour, un olivierau large feuillage, verdoyant et plus épais qu’une colonne. Toutautour, je bâtis ma chambre nuptiale avec de lourdes pierres ;je mis un toit par-dessus, et je la fermai de portes solides etcompactes. Puis, je coupai les rameaux feuillus et pendants del’olivier, et je tranchai au-dessus des racines le tronc del’olivier, et je le polis soigneusement avec l’airain, et m’aidantdu cordeau. Et, l’ayant troué avec une tarière, j’en fis la base dulit que je construisis au-dessus et que j’ornai d’or, d’argent etd’ivoire, et je tendis au fond la peau pourprée et splendide d’unboeuf. Je te donne ce signe certain ; mais je ne sais, ôfemme, si mon lit est toujours au même endroit, ou si quelqu’un l’atransporté, après avoir tranché le tronc de l’olivier, au-dessusdes racines.

Il parla ainsi, et le cher coeur et les genouxde Pènélopéia défaillirent tandis qu’elle reconnaissait les signescertains que lui révélait Odysseus. Et elle pleura quand il eutdécrit les choses comme elles étaient ; et jetant ses bras aucou d’Odysseus, elle baisa sa tête et lui dit :

– Ne t’irrite point contre moi, Odysseus, toi,le plus prudent des hommes ! Les dieux nous ont accablés demaux ; ils nous ont envié la joie de jouir ensemble de notrejeunesse et de parvenir ensemble au seuil de la vieillesse. Mais net’irrite point contre moi et ne me blâme point de ce que, dès queje t’ai vu, je ne t’ai point embrassé. Mon âme, dans ma chèrepoitrine, tremblait qu’un homme, venu ici, me trompât par sesparoles ; car beaucoup méditent des ruses mauvaises.L’Argienne Hélénè, fille de Zeus, ne se fût point unie d’amour à unétranger, si elle eût su que les braves fils des Akhaiens dussentun jour la ramener en sa demeure, dans la chère terre de la patrie.Mais un dieu la poussa à cette action honteuse, et elle ne chassapoint de son coeur cette pensée funeste et terrible qui a été lapremière cause de son malheur et du nôtre. Maintenant tu m’asrévélé les signes certains de notre lit, qu’aucun homme n’a jamaisvu. Nous seuls l’avons vu, toi, moi et ma servante Aktoris que medonna mon père quand je vins ici et qui gardait les portes de notrechambre nuptiale. Enfin, tu as persuadé mon coeur, bien qu’il fûtplein de méfiance.

Elle parla ainsi, et le désir de pleurersaisit Odysseus, et il pleurait en serrant dans ses bras sa chèrefemme si prudente.

De même que la terre apparaît heureusement auxnageurs dont Poseidaôn a perdu dans la mer la nef bien construite,tandis qu’elle était battue par le vent et par l’eau noire ;et peu ont échappé à la mer écumeuse, et, le corps souillé d’écume,ils montent joyeux sur la côte, ayant évité la mort ; de mêmela vue de son mari était douce à Pènélopéia qui ne pouvait détacherses bras blancs du cou d’Odysseus. Et Éôs aux doigts rosés eûtreparu, tandis qu’ils pleuraient, si la déesse Athènè aux yeuxclairs n’avait eu une autre pensée.

Elle retint la longue nuit sur l’horizon etelle garda dans l’Okéanos Éôs au thrône d’or, et elle ne lui permitpas de mettre sous le joug ses chevaux rapides qui portent lalumière aux hommes, Lampos et Phaéthôn qui amènent Éôs. Alors, leprudent Odysseus dit à sa femme :

– Ô femme, nous n’en avons pas fini avectoutes nos épreuves, mais un grand et difficile travail me restequ’il me faut accomplir, ainsi que me l’a appris l’âme de Teirésiasle jour où je descendis dans la demeure d’Aidès pour l’interrogersur mon retour et sur celui de mes compagnons. Mais viens, allonsvers notre lit, ô femme, et goûtons ensemble le doux sommeil.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Nous irons bientôt vers notre lit, puisquetu le désires dans ton âme, et puisque les dieux t’ont laissérevenir vers ta demeure bien bâtie et dans la terre de ta patrie.Mais puisque tu le sais et qu’un dieu te l’a appris, dis-moi quellesera cette dernière épreuve. Je la connaîtrais toujours plus tard,et rien n’empêche que je la sache maintenant.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Malheureuse ! pourquoi, en me priantardemment, me forces-tu de parler ? Mais je te dirai tout etne te cacherai rien. Ton âme ne se réjouira pas, et moi-même je neme réjouirai pas, car il m’a ordonné de parcourir encore denombreuses villes des hommes, portant un aviron léger, jusqu’à ceque je rencontre des hommes qui ne connaissent point la mer, et quine salent point ce qu’ils mangent, et qui ignorent les nefs auxproues rouges et les avirons qui sont les ailes des nefs. Et il m’arévélé un signe certain que je ne te cacherai point. Quand j’aurairencontré un autre voyageur qui croira voir un fléau sur mabrillante épaule, alors je devrai planter l’aviron en terre etfaire de saintes offrandes au roi Poseidaôn, un bélier, un taureauet un verrat. Et il m’a ordonné, revenu dans ma demeure, de fairede saintes offrandes aux dieux immortels qui habitent le largeOuranos. Et une douce mort me viendra de la mer et me tuera dansune heureuse vieillesse, tandis qu’autour de moi les peuples serontheureux. Et il m’a dit ces choses qui seront accomplies.

Et la prudente Pènélopéia luirépondit :

– Si les dieux te réservent une vieillesseheureuse, tu as l’espoir d’échapper à ces maux.

Et tandis qu’ils se parlaient ainsi, Eurynomèet la nourrice préparaient, à la splendeur des torches, le lit faitde vêtements moelleux. Et, après qu’elles eurent dressé à la hâtele lit épais, la vieille femme rentra pour dormir, et Eurynomè,tenant une torche à la main, les précédait, tandis qu’ils allaientvers le lit. Et les ayant conduits dans la chambre nuptiale, ellese retira, et joyeux, ils se couchèrent dans leur ancien lit. Etalors, Tèlémakhos, le bouvier, le porcher et les femmes cessèrentde danser, et tous allèrent dormir dans les demeures sombres.

Et après qu’Odysseus et Pènélopéia se furentcharmés par l’amour, ils se charmèrent encore par leurs paroles. Etla noble femme dit ce qu’elle avait souffert dans ses demeures aumilieu de la multitude funeste des prétendants qui, à cause d’elle,égorgeaient ses boeufs et ses grasses brebis, et buvaient tout levin des tonneaux.

Et le divin Odysseus dit les maux qu’il avaitfaits aux hommes et ceux qu’il avait subis lui-même. Et il dittout, et elle se réjouissait de l’entendre, et le sommeiln’approcha point de ses paupières avant qu’il eût achevé.

Il dit d’abord comment il avait dompté lesKikônes, puis comment il était arrivé dans la terre fertile deshommes lôtophages. Et il dit ce qu’avait fait le kyklôps, etcomment il l’avait châtié d’avoir mangé sans pitié ses bravescompagnons ; et comment il était venu chez Aiolos qui l’avaitaccueilli et renvoyé avec bienveillance, et comment la destinée nelui permit pas de revoir encore la chère terre de la patrie, et latempête qui, de nouveau, l’avait emporté, gémissant, sur la merpoissonneuse.

Et il dit comment il avait abordé laLaistrygoniè Tèlèpyle où avaient péri ses nefs et tous sescompagnons, et d’où lui seul s’était sauvé sur sa nef noire. Puis,il raconta les ruses de Kirkè, et comment il était allé dans lavaste demeure d’Aidès, afin d’interroger l’âme du ThébainTeirésias, et où il avait vu tous ses compagnons et la mère quil’avait conçu et nourri tout enfant.

Et il dit comment il avait entendu la voix desSeirènes harmonieuses, et comment il avait abordé les rocheserrantes, l’horrible Kharybdis et Skillè, que les hommes ne peuventfuir sains et saufs ; et comment ses compagnons avaient tuéles boeufs de Hèlios, et comment Zeus qui tonne dans les hauteursavait frappé sa nef rapide de la blanche foudre et abîmé tous sesbraves compagnons, tandis que lui seul évitait les kèresmauvaises.

Et il raconta comment il avait abordé l’îleOgygiè, où la Nymphe Kalypsô l’avait retenu dans ses grottescreuses, le désirant pour mari, et l’avait aimé, lui promettantqu’elle le rendrait immortel et le mettrait à l’abri de lavieillesse ; et comment elle n’avait pu fléchir son âme danssa poitrine.

Et il dit comment il avait abordé chez lesPhaiakiens, après avoir beaucoup souffert ; et comment,l’ayant honoré comme un dieu, ils l’avaient reconduit sur une nefdans la chère terre de la patrie, après lui avoir donné de l’or, del’airain et de nombreux vêtements. Et quand il eut tout dit, ledoux sommeil enveloppa ses membres et apaisa les inquiétudes de sonâme.

Alors, la déesse aux yeux clairs, Athènè, eutd’autres pensées ; et, quand elle pensa qu’Odysseus s’étaitassez charmé par l’amour et par le sommeil, elle fit sortir del’Okéanos la fille au thrône d’or du matin, afin qu’elle apportâtla lumière aux hommes. Et Odysseus se leva de son lit moelleux, etil dit à sa femme :

– Ô femme, nous sommes tous deux rassasiésd’épreuves, toi en pleurant ici sur mon retour difficile, et moi ensubissant les maux que m’ont faits Zeus et les autres dieux quim’ont si longtemps retenu loin de la terre de la patrie.Maintenant, puisque, tous deux, nous avons retrouvé ce lit désiré,il faut que je prenne soin de nos richesses dans notre demeure.Pour remplacer les troupeaux que les prétendants insolents ontdévorés, j’irai moi-même en enlever de nombreux, et les Akhaiensnous en donneront d’autres, jusqu’à ce que les étables soientpleines. Mais je pars pour mes champs plantés d’arbres, afin devoir mon père illustre qui gémit sans cesse sur moi. Femme, malgréta prudence, je t’ordonne ceci : en même temps que Hèliosmontera, le bruit se répandra de la mort des prétendants que j’aitués dans nos demeures. Monte donc dans la chambre haute avec tesservantes, et que nul ne te voie, ni ne t’interroge.

Ayant ainsi parlé, il couvrit ses épaules deses belles armes, et il éveilla Tèlémakhos, le bouvier et leporcher, et il leur ordonna de saisir les armes guerrières ;et ils lui obéirent en hâte et se couvrirent d’airain. Puis, ilsouvrirent les portes et sortirent, et Odysseus les précédait. Etdéjà la lumière était répandue sur la terre, mais Athènè, les ayantenveloppés d’un brouillard, les conduisit promptement hors de laville.

24.

Le Kyllénien Hermès évoqua les âmes desprétendants. Et il tenait dans ses mains la belle baguette d’oravec laquelle il charme, selon sa volonté, les yeux des hommes, ouil éveille ceux qui dorment. Et, avec cette baguette, il entraînaitles âmes qui le suivaient, frémissantes.

De même que les chauves-souris, au fond d’unantre divin, volent en criant quand l’une d’elles tombe du rocheroù leur multitude est attachée et amassée, de même les âmesallaient, frémissantes, et le bienveillant Herméias marchait devantelles vers les larges chemins. Et elles arrivèrent au coursd’Okéanos et à la Roche Blanche, et elles passèrent la porte deHèlios et le peuple des songes, et elles parvinrent promptement àla prairie d’Asphodèle où habitent les âmes, images des morts. Etelles y trouvèrent l’âme du Pèlèiade Akhilleus et celle dePatroklos, et celle de l’irréprochable Antilokhos, et celle d’Aias,qui était le plus grand et le plus beau de tous les Danaens aprèsl’irréprochable Pèléiôn. Et tous s’empressaient autour de celui-ci,quand vint l’âme dolente de l’Atréide Agamemnôn, suivie des âmes detous ceux qui, ayant été tuées dans la demeure d’Aigisthos, avaientsubi leur destinée. Et l’âme du Pèléiôn dit la première :

– Atréide, nous pensions que tu étais, parmitous les héros, le plus cher à Zeus qui se réjouit de la foudre,car tu commandais à des hommes nombreux et braves, sur la terre desTroiens, où les Akhaiens ont subi tant de maux. Mais la moirefatale devait te saisir le premier, elle qu’aucun homme ne peutfuir, dès qu’il est né. Plût aux dieux que, comblé de tantd’honneurs, tu eusses subi la destinée et la mort sur la terre desTroiens ! Tous les Akhaiens eussent élevé ta tombe, et tueusses laissé à ton fils une grande gloire dans l’avenir ;mais voici qu’une mort misérable t’était réservée.

Et l’âme de l’Atréide lui répondit :

– Heureux fils de Pèleus, Akhilleus semblableaux dieux, tu es mort devant Troiè, loin d’Argos, et les plusbraves d’entre les fils des Troiens et des Akhaiens se sontentre-tués en combattant pour toi. Et tu étais couché, en untourbillon de poussière, grand, sur un grand espace, oublieux deschevaux. Et nous combattîmes tout le jour, et nous n’eussions pointcessé de combattre si Zeus ne nous eût apaisés par une tempête.Après t’avoir emporté de la mêlée vers les nefs, nous te déposâmessur un lit, ayant lavé ton beau corps avec de l’eau chaude etl’ayant parfumé d’huile. Et, autour de toi, les Danaens répandaientdes larmes amères et coupaient leurs cheveux. Alors, ta mère sortitdes eaux avec les immortelles marines, pour apprendre la nouvelle,car notre voix était allée jusqu’au fond de la mer. Et une grandeterreur saisit tous les Akhaiens, et ils se fussent tous rués dansles nefs creuses, si un homme plein d’une sagesse ancienne, Nestôr,ne les eût retenus. Et il vit ce qu’il y avait de mieux à faire,et, dans sa sagesse, il les harangua et leur dit :

– Arrêtez, Argiens ! Ne fuyez pas, filsdes Akhaiens ! Une mère sort des eaux avec les immortellesmarines, afin de voir son fils qui est mort.

Il parla ainsi, et les magnanimes Akhaienscessèrent de craindre. Et les filles du vieillard de la merpleuraient autour de toi en gémissant lamentablement, et elles tecouvrirent de vêtements immortels. Les neuf muses, alternant leursbelles voix, se lamentaient ; et aucun des Argiens ne restasans pleurer, tant la muse harmonieuse remuait leur âme. Et nousavons pleuré dix-sept jours et dix-sept nuits, dieux immortels ethommes mortels ; et, le dix-huitième jour, nous t’avons livréau feu, et nous avons égorgé autour de toi un grand nombre debrebis grasses et de boeufs noirs. Et tu as été brûlé dans desvêtements divins, ayant été parfumé d’huile épaisse et de mieldoux ; et les héros Akhaiens se sont rués en foule autour deton bûcher, piétons et cavaliers, avec un grand tumulte. Et, aprèsque la flamme de Hèphaistos t’eut consumé, nous rassemblâmes tes osblancs, ô Akhilleus, les lavant dans le vin pur et l’huile ;et ta mère donna une urne d’or qu’elle dit être un présent deDionysos et l’oeuvre de l’illustre Hèphaistos. C’est dans cetteurne que gisent tes os blancs, ô Akhilleus, mêlés à ceux duMènoitiade Patroklos, et auprès d’Antilokhos que tu honorais leplus entre tous tes compagnons depuis la mort de Patroklos. Et,au-dessus de ces restes, l’armée sacrée des Argiens t’éleva ungrand et irréprochable tombeau sur un haut promontoire du largeHellespontos, afin qu’il fût aperçu de loin, sur la mer, par leshommes qui vivent maintenant et par les hommes futurs. Et ta mère,les ayant obtenus des dieux, déposa de magnifiques prix des jeux aumilieu des illustres Argiens. Déjà je m’étais trouvé auxfunérailles d’un grand nombre de héros, quand, sur le tombeau d’unroi, les jeunes hommes se ceignent et se préparent aux jeux ;mais tu aurais admiré par-dessus tout, dans ton âme, les prix quela déesse Thétis aux pieds d’argent déposa sur la terre pour lesjeux ; car tu étais cher aux dieux. Ainsi, Akhilleus, bien quetu sois mort, ton nom n’est point oublié, et, entre tous leshommes, ta gloire sera toujours grande. Mais moi, qu’ai-je gagné àéchapper à la guerre ? À mon retour, Zeus me gardait une mortlamentable par les mains d’Aigisthos et de ma femme perfide.

Et tandis qu’ils se parlaient ainsi, lemessager tueur d’Argos s’approcha d’eux, conduisant les âmes desprétendants domptés par Odysseus. Et tous, dès qu’ils les virent,allèrent, étonnés, au-devant d’eux. Et l’âme de l’Atréide Agamemnônreconnut l’illustre Amphimédôn, fils de Mélantheus, car il avaitété son hôte dans Ithakè. Et l’âme de l’Atréide lui dit lapremière :

– Amphimédôn, quel malheur avez-vous subi pourvenir dans la terre noire, tous illustres et du même âge ? Onne choisirait pas autrement les premiers d’une ville. Poseidaônvous a-t-il domptés sur vos nefs, en soulevant les vents furieux etles grands flots, ou des ennemis vous ont-ils tués sur la terretandis que vous enleviez leurs boeufs et leurs beaux troupeaux debrebis ? ou êtes-vous morts en combattant pour votre ville etpour vos femmes ? Réponds-moi, car j’ai été ton hôte. Ne tesouviens-tu pas que je vins dans tes demeures, avec le divinMénélaos, afin d’exciter Odysseus à nous suivre à Ilios sur lesnefs aux solides bancs de rameurs ? Tout un mois noustraversâmes la vaste mer, et nous pûmes à peine persuader ledévastateur de villes Odysseus.

Et l’âme d’Amphimédôn lui répondit :

– Illustre roi des hommes, Atréide Agamemnôn,je me souviens de toutes ces choses, et je te dirai avec vérité lafin malheureuse de notre vie. Nous étions les prétendants de lafemme d’Odysseus absent depuis longtemps. Elle ne repoussait nin’accomplissait des noces odieuses, mais elle nous préparait lamort et la kèr noire. Et elle médita une autre ruse dans sonesprit, et elle se mit à tisser dans sa demeure une grande toile,large et fine, et elle nous dit aussitôt :

– Jeunes hommes, mes prétendants, puisque ledivin Odysseus est mort, cessez de hâter mes noces jusqu’à ce quej’aie achevé, pour que mes fils ne restent pas inutiles, ce linceuldu héros Laertès, quand la moire mauvaise, de la mort inexorablel’aura saisi ; afin qu’aucune des femmes Akhaiennes ne puisseme reprocher, devant tout le peuple, qu’un homme qui a possédé tantde biens ait été enseveli sans linceul.

Elle parla ainsi, et notre coeur généreux futpersuadé aussitôt. Et, alors, pendant le jour, elle tissait lagrande toile, et, pendant la nuit, ayant allumé les torches, ellela défaisait. Ainsi, trois ans, elle cacha sa ruse et trompa lesAkhaiens ; mais, quand vint la quatrième année, et quand lesmois et les jours furent écoulés, une de ses femmes, sachant biensa ruse, nous la dit. Et nous la trouvâmes, défaisant sa belletoile ; mais, contre sa volonté, elle fut contrainte del’achever. Et elle acheva donc cette grande toile semblable enéclat à Hèlios et à Sélènè. Mais voici qu’un daimôn ennemi ramenade quelque part Odysseus, à l’extrémité de ses champs, là oùhabitait son porcher. Là aussi vint le cher fils du divin Odysseus,de retour sur sa nef noire de la sablonneuse Pylos. Et ilsméditèrent la mort des prétendants, et ils vinrent à l’illustreville, et Odysseus vint le dernier, car Tèlémakhos le précédait. Leporcher conduisait Odysseus couvert de haillons, semblable à unvieux mendiant et courbé sur un bâton. Il arriva soudainement, etaucun de nous, et même des plus âgés, ne le reconnut. Et nousl’outragions de paroles injurieuses et de coups ; mais ilsupporta longtemps, dans ses demeures, et avec patience, lesinjures et les coups. Et, quand l’esprit de Zeus tempétueux l’eutexcité, il enleva les belles armes, à l’aide de Tèlémakhos, et illes déposa dans la haute chambre, dont il ferma les verrous. Puisil ordonna à sa femme pleine de ruses d’apporter aux prétendantsl’arc et le fer brillant pour l’épreuve qui devait nous faire périrmisérablement et qui devait être l’origine du meurtre. Et aucun denous ne put tendre le nerf de l’arc solide, car nous étionsbeaucoup trop faibles. Mais quand le grand arc arriva aux mainsd’Odysseus, alors nous fîmes entendre des menaces pour qu’on ne lelui donnât pas, bien qu’il le demandât vivement. Le seul Tèlémakhosle voulut en l’excitant, et le patient et divin Odysseus, ayantsaisi l’arc, le tendit facilement et envoya une flèche à travers lefer. Puis, debout sur le seuil, il répandit à ses pieds les flèchesrapides et il perça le roi Antinoos. Alors, regardant de touscôtés, il lança ses traits mortels aux autres prétendants quitombaient tous amoncelés et nous reconnûmes qu’un d’entre les dieuxl’aidait. Et aussitôt son fils et ses deux serviteurs, s’appuyantsur sa force, tuaient çà et là, et d’affreux gémissementss’élevaient, et la terre ruisselait de sang. C’est ainsi que nousavons péri, ô Agamemnôn ! Nos cadavres négligés gisent encoredans les demeures d’Odysseus, et nos amis ne le savent point dansnos maisons, eux qui, ayant lavé le sang noir de nos blessures,nous enseveliraient en gémissant, car tel est l’honneur desmorts.

Et l’âme de l’Atréide lui répondit :

– Heureux fils de Laertès, prudent Odysseus,certes, tu possèdes une femme d’une grande vertu, et l’esprit estsage de l’irréprochable Pènélopéia, fille d’Ikarios, qui n’a pointoublié le héros Odysseus qui l’avait épousée vierge. C’est pourquoila gloire de sa vertu ne périra pas, et les immortels inspirerontaux hommes terrestres des chants gracieux en l’honneur de la sagePènélopéia. Mais la fille de Tyndaros n’a point agi ainsi, ayanttué le mari qui l’avait épousée vierge. Aussi un chant odieux larappellera parmi les hommes et elle répandra sa renommée honteusesur toutes les femmes, même sur celles qui serontvertueuses !

Tandis qu’ils se parlaient ainsi, debout dansles demeures d’Aidès, sous les ténèbres de la terre, Odysseus etses compagnons, étant sortis de la ville, parvinrent promptement aubeau verger de Laertès, et que lui-même avait acheté autrefois,après avoir beaucoup souffert. Là était, sa demeure entourée desièges sur lesquels s’asseyaient, mangeaient et dormaient lesserviteurs qui travaillaient pour lui. Là était aussi une vieillefemme Sikèle qui, dans les champs, loin de la ville, prenait soindu vieillard. Alors Odysseus dit aux deux pasteurs et à sonfils :

– Entrez maintenant dans la maison bien bâtieet tuez, pour le repas, un porc, le meilleur de tous. Moi,j’éprouverai mon père, afin de voir s’il me reconnaîtra dès qu’ilm’aura vu, ou s’il me méconnaîtra quand j’aurai marché longtempsprès de lui.

Ayant ainsi parlé, il remit ses armesguerrières aux serviteurs, qui entrèrent promptement dans lamaison. Et, descendant le grand verger, il ne trouva ni Dolios, niaucun de ses fils, ni aucun des serviteurs. Et ceux-ci étaientallés rassembler des épines pour enclore le verger, et le vieillardles avait précédés.

Et Odysseus trouva son père seul dans leverger, arrachant les herbes et vêtu d’une sordide tunique,déchirée et trouée. Et il avait lié autour de ses jambes, pouréviter les écorchures, des knèmides de cuir déchirées ; et ilavait des gants aux mains pour se garantir des buissons, et, sur latête, un casque de peau de chèvre qui rendait son air plusmisérable.

Et le patient et divin Odysseus, ayant vu sonpère accablé de vieillesse et plein d’une grande douleur, versa deslarmes, debout sous un haut poirier. Et il hésita dans son espritet dans son coeur s’il embrasserait son père en lui disant commentil était revenu dans la terre de la patrie, ou s’il l’interrogeraitd’abord pour l’éprouver. Et il pensa qu’il était préférable del’éprouver par des paroles mordantes. Pensant ainsi, le divinOdysseus alla vers lui comme il creusait, la tête baissée, un fosséautour d’un arbre. Alors, le divin Odysseus, s’approchant, luiparla ainsi :

– Ô vieillard, tu n’es point inhabile àcultiver un verger. Tout est ici bien soigné, l’olivier, la vigne,le figuier, le poirier. Aucune portion de terre n’est négligée dansce verger. Mais je te le dirai, et n’en sois point irrité dans tonâme : tu ne prends point les mêmes soins de toi. Tu subis à lafois la triste vieillesse et les vêtements sales et honteux qui tecouvrent. Ton maître ne te néglige point ainsi sans doute à causede ta paresse, car ton aspect n’est point servile, et par ta beautéet ta majesté tu es semblable à un roi. Tu es tel que ceux qui,après le bain et le repas, dorment sur un lit moelleux, selon lacoutume des vieillards. Mais dis-moi la vérité. De qui es-tu leserviteur ? De qui cultives-tu le verger ? Dis-moi lavérité, afin que je la sache : suis-je parvenu à Ithakè, ainsique me l’a dit un homme que je viens de rencontrer et qui estinsensé, car il n’a su ni m’écouter, ni me répondre, quand je luiai demandé si mon hôte est encore vivant ou s’il est mort etdescendu dans les demeures d’Aidès. Mais je te le dis ; écouteet comprends-moi. Je donnai autrefois l’hospitalité, sur la chèreterre de la patrie, à un homme qui était venu dans ma demeure, lepremier, entre tous les étrangers errants. Il disait qu’il était néà Ithakè et que son père était Laertès Arkeisiade. L’ayant conduitdans ma demeure, je le reçus avec tendresse. Et il y avait beaucoupde richesses dans ma demeure, et je lui fis de riches présentshospitaliers, car je lui donnai sept talents d’or bien travaillé,un kratère fleuri en argent massif, douze manteaux simples, autantde tapis, douze autres beaux manteaux et autant de tuniques, et,par surcroît, quatre femmes qu’il choisit lui-même, belles et trèshabiles à tous les ouvrages.

Et son père lui répondit enpleurant :

– Étranger, certes, tu es dans la contrée surlaquelle tu m’interroges ; mais des hommes iniques etinjurieux l’oppriment, et les nombreux présents que tu viens dedire sont perdus. Si tu eusses rencontré ton hôte dans Ithakè, ilt’eût congédié après t’avoir donné l’hospitalité et t’avoir combléd’autant de présents qu’il en a reçu de toi, comme c’est lacoutume. Mais dis-moi la vérité : combien y a-t-il d’annéesque tu as reçu ton hôte malheureux ? C’était mon fils, sijamais quelque chose a été ! Le malheureux ! Loin de sesamis et de sa terre natale, ou les poissons l’ont mangé dans lamer, ou, sur la terre, il a été déchiré par les bêtes féroces etpar les oiseaux, et ni sa mère, ni son père, nous qui l’avonsengendré, ne l’avons pleuré et enseveli. Et sa femme si richementdotée, la sage Pènélopéia n’a point pleuré, sur le lit funèbre, sonmari bien-aimé, et elle ne lui a point fermé les yeux, car tel estl’honneur des morts ! Mais dis-moi la vérité, afin que je lasache. Qui es-tu parmi les hommes ? Où sont ta ville et tesparents ? Où s’est arrêtée la nef rapide qui t’a conduit iciainsi que tes divins compagnons ? Es-tu venu, comme unmarchand, sur une nef étrangère, et, t’ayant débarqué, ont-ilscontinué leur route ?

Et le prudent Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Certes, je te dirai toute la vérité. Je suisd’Alybas, où j’ai mes demeures illustres ; je suis le fils duroi Apheidas Polypèmonide, et mon nom est Épèritos. Un daimôn m’apoussé ici, malgré moi, des côtes de Sikaniè, et ma nef s’estarrêtée, loin de la ville, sur le rivage. Voici la cinquième annéequ’Odysseus a quitté ma patrie. Certes, comme il partait, desoiseaux apparurent à sa droite, et je le renvoyai, m’enréjouissant, et lui-même en était joyeux quand il partit. Et nousespérions, dans notre âme, nous revoir et nous faire de splendidesprésents.

Il parla ainsi, et la sombre nuée de ladouleur enveloppa Laertès, et, avec de profonds gémissements, ilcouvrit à deux mains sa tête blanche de poussière. Et l’âmed’Odysseus fut émue, et un trouble violent monta jusqu’à sesnarines en voyant ainsi son cher père ; et il le prit dans sesbras en s’élançant, et il le baisa et lui dit :

– Père ! Je suis celui que tu attends, etje reviens après vingt ans dans la terre de la patrie. Mais cessede pleurer et de gémir, car, je te le dis, il faut que nous noushâtions. J’ai tué les prétendants dans nos demeures, châtiant leursindignes outrages et leurs mauvaises actions.

Et Laertès lui répondit :

– Si tu es Odysseus mon fils de retour ici,donne moi un signe manifeste qui me persuade.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Vois d’abord de tes yeux cette blessurequ’un sanglier me fit de ses blanches dents, sur le Parnèsos, quandvous m’aviez envoyé, toi et ma mère vénérable, auprès d’Autolykosle cher père de ma mère, afin de prendre les présents qu’il m’avaitpromis quand il vint ici. Mais écoute, et je te dirai encore lesarbres de ton verger bien cultivé, ceux que tu m’as donnésautrefois, comme je te les demandais, étant enfant et te suivant àtravers le verger. Et nous allions parmi les arbres et tu menommais chacun d’entre eux, et tu me donnas treize poiriers, dixpommiers et quarante figuiers ; et tu me dis que tu medonnerais cinquante sillons de vignes portant des fruits et dontles grappes mûrissent quand les saisons de Zeus pèsent surelles.

Il parla ainsi, et les genoux et le cher coeurde Laertès défaillirent tandis qu’il reconnaissait les signesmanifestes que lui donnait Odysseus. Et il jeta ses bras autour deson cher fils, et le patient et divin Odysseus le reçut inanimé.Enfin, il respira, et, rassemblant ses esprits, il lui parlaainsi :

– Père Zeus, et vous, dieux ! certes,vous êtes encore dans le grand Olympos, si vraiment les prétendantsont payé leurs outrages ! Mais, maintenant, je crains dans monâme que tous les Ithakèsiens se ruent promptement ici et qu’ilsenvoient des messagers à toutes les villes des Képhallèniens.

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Prends courage, et ne t’inquiète point dececi dans ton âme. Mais allons vers la demeure qui est auprès duverger. C’est là que j’ai envoyé Tèlémakhos, le bouvier et leporcher, afin de préparer promptement le repas.

Ayant ainsi parlé, ils allèrent vers lesbelles demeures, où ils trouvèrent Tèlémakhos, le bouvier et leporcher, coupant les chairs abondantes et mêlant le vin rouge.Cependant la servante Sikèle lava et parfuma d’huile le magnanimeLaertès dans sa demeure, et elle jeta un beau manteau autour delui, et Athènè, s’approchant, fortifia les membres du prince despeuples et elle le fit paraître plus grand et plus majestueuxqu’auparavant. Et il sortit du bain, et son cher fils l’admira, levoyant semblable aux dieux immortels, et il lui dit ces parolesailées :

– Ô père, certes, un des dieux éternels tefait ainsi paraître plus irréprochable par la beauté et lamajesté.

Et le prudent Laertès lui répondit :

– Que n’a-t-il plu au père Zeus, à Athènè, àApollôn, que je fusse hier, dans nos demeures, tel que j’étaisquand je pris, sur la terre ferme, commandant aux Képhallèniens, laville bien bâtie de Nérikos ! Les épaules couvertes de mesarmes, j’eusse chassé les prétendants et rompu les genoux d’ungrand nombre d’entre eux dans nos demeures, et tu t’en fussesréjoui dans ton âme.

Et ils se parlaient ainsi, et, cessant leurtravail, ils préparèrent le repas, et ils s’assirent en ordre surles sièges et sur les thrônes, et ils allaient prendre leur repas,quand le vieux Dolios arriva avec ses fils fatigués de leurstravaux ; car la vieille mère Sikèle, qui les avait nourris etqui prenait soin du vieillard depuis que l’âge l’accablait, étaitallée les appeler. Ils aperçurent Odysseus et ils le reconnurentdans leur âme, et ils s’arrêtèrent, stupéfaits, dans la demeure.Mais Odysseus, les rassurant, leur dit ces doucesparoles :

– Ô vieillard, assieds-toi au repas et ne soisplus stupéfait. Nous vous avons longtemps attendus dans lesdemeures, prêts à mettre la main sur les mets.

Il parla ainsi, et Dolios, les deux brasétendus, s’élança ; et saisissant les mains d’Odysseus, il lesbaisa, et il lui dit ces paroles ailées :

– Ô ami, puisque tu es revenu vers nous qui tedésirions et qui pensions ne plus te revoir, c’est que les dieuxt’ont conduit. Salut ! Réjouis-toi, et que les dieux terendent heureux ! Mais dis-moi la vérité, afin que je lasache. La prudente Pènélopéia sait-elle que tu es revenu, ou luienverrons-nous un message ?

Et le prudent Odysseus lui répondit :

– Ô vieillard, elle le sait ! Pourquoit’inquiéter de ces choses ?

Il parla ainsi, et il s’assit de nouveau surson siège poli. Et, autour de l’illustre Odysseus, les fils deDolios, de la même façon, saluèrent leur maître par leurs paroleset baisèrent ses mains. Ensuite ils s’assirent auprès de Doliosleur père.

Tandis qu’ils mangeaient ainsi dans lademeure, Ossa se répandit par la ville, annonçant la kèr et la mortlamentable des prétendants. Et, à cette nouvelle, tous accoururentde tous côtés, avec tumulte et en gémissant, devant la demeured’Odysseus. Et ils emportèrent les morts, chacun dans sa demeure,et ils les ensevelirent ; et ceux des autres villes, ils lesfirent reconduire, les ayant déposés sur des nefs rapides. Puis,affligés dans leur coeur, ils se réunirent à l’agora. Et quand ilsfurent réunis en foule, Eupeithès se leva et parla au milieu d’eux.Et une douleur intolérable était dans son coeur à cause de son filsAntinoos que le divin Odysseus avait tué le premier. Et il parlaainsi, versant des larmes à cause de son fils :

– Ô amis, certes, cet homme a fait un grandmal aux Akhaiens. Tous ceux, nombreux et braves, qu’il a emmenéssur ses nefs, il les a perdus ; et il a perdu aussi les nefscreuses, et il a perdu ses peuples, et voici qu’à son retour il atué les plus braves des Képhallèniens. Allons ! Avant qu’ilfuie rapidement à Pylos ou dans la divine Élis où dominent lesÉpéiens, allons ! car nous serions à jamais méprisés, et leshommes futurs se souviendraient de notre honte, si nous ne vengionsle meurtre de nos fils et de nos frères. Il ne me serait plus douxde vivre, et j’aimerais mieux descendre aussitôt chez les morts.Allons ! de peur que, nous prévenant, ils s’enfuient.

Il parla ainsi en pleurant, et la douleursaisit tous les Akhaiens. Mais, alors, Médôn et le divin aoides’approchèrent d’eux, étant sortis de la demeure d’Odysseus, dèsque le sommeil les eut quittés. Et ils s’arrêtèrent au milieu del’agora. Et tous furent saisis de stupeur, et le prudent Médôn leurdit :

– Écoutez-moi, Ithakèsiens. Odysseus n’a pointaccompli ces choses sans les dieux immortels. Moi-même j’ai vu undieu immortel qui se tenait auprès d’Odysseus, sous la figure deMentôr. Certes, un dieu immortel apparaissait, tantôt devantOdysseus, excitant son audace, et tantôt s’élançant dans la salle,troublant les prétendants, et ceux-ci tombaient amoncelés.

Il parla ainsi, et la terreur blême les saisittous. Et le vieux héros Halithersès Mastoride, qui savait leschoses passées et futures, plein de prudence, leur parlaainsi :

– Écoutez-moi, Ithakèsiens, quoi que je dise.C’est par votre iniquité, amis, que ceci est arrivé. En effet, vousne m’avez point obéi, ni à Mentôr prince des peuples, en réprimantles violences de vos fils qui ont commis avec fureur des actionsmauvaises, consumant les richesses et insultant la femme d’unvaillant homme qu’ils disaient ne devoir plus revenir. Et,maintenant que cela est arrivé, faites ce que je vous dis : nepartez pas, de peur qu’il vous arrive malheur.

Il parla ainsi, et les uns se ruèrent avec ungrand tumulte, et les autres restèrent en grand nombre, car lesparoles de Halithersès ne leur plurent point et ils obéirent àEupeithès. Et aussitôt ils se jetèrent sur leurs armes, et, s’étantcouverts de l’airain splendide, réunis, ils traversèrent la grandeville. Et Eupeithès était le chef de ces insensés, et il espéraitvenger le meurtre de son fils ; mais sa destinée n’était pointde revenir, mais de subir la kèr.

Alors Athènè dit à Zeus Kroniôn :

– Notre père, Kronide, le plus puissant desrois, réponds-moi : que cache ton esprit ? Exciteras-tula guerre lamentable et la rude mêlée, ou rétabliras-tu la concordeentre les deux partis ?

Et Zeus qui amasse les nuées luirépondit :

– Mon enfant, pourquoi m’interroges-tu sur ceschoses ? N’en as-tu point décidé toi-même dans ton esprit, defaçon qu’Odysseus, à son retour, se venge de ses ennemis ?Fais selon ta volonté ; mais je te dirai ce qui estconvenable. Maintenant que le divin Odysseus a puni lesprétendants, qu’ayant scellé une alliance sincère, il règnetoujours. Nous enverrons à ceux-ci l’oubli du meurtre de leurs filset de leurs frères, et ils s’aimeront les uns les autres commeauparavant, dans la paix et dans l’abondance.

Ayant ainsi parlé, il excita Athènè déjàpleine d’ardeur et qui se rua du faîte de l’Olympos.

Et quand ceux qui prenaient leur repas eurentchassé la faim, le patient et divin Odysseus leur dit, lepremier :

– Qu’un de vous sorte et voie si ceux quidoivent venir approchent.

Il parla ainsi, et un des fils de Doliossortit, comme il l’ordonnait ; et, debout sur le seuil, il vitla foule qui approchait. Et aussitôt il dit à Odysseus ces parolesailées :

– Les voici, armons-nous promptement.

Il parla ainsi, et tous se jetèrent sur leursarmes, Odysseus et ses trois compagnons et les six fils de Dolios.Et avec eux, Laertès et Dolios s’armèrent, quoique ayant lescheveux blancs, mais contraints de combattre.

Et, s’étant couverts de l’airain splendide,ils ouvrirent les portes et sortirent, et Odysseus les conduisait.Et la fille de Zeus, Athènè, vint à eux, semblable à Mentôr par lafigure et la voix. Et le patient et divin Odysseus, l’ayant vue, seréjouit, et il dit aussitôt à son cher fils Tèlémakhos :

– Tèlémakhos, voici qu’il faut te montrer, encombattant toi-même les guerriers. C’est là que les plus braves sereconnaissent. Ne déshonorons pas la race de nos aïeux, qui, surtoute la terre, l’a emporté par sa force et son courage.

Et le prudent Tèlémakhos luirépondit :

– Tu verras, si tu le veux, cher père, que jene déshonorerai point ta race.

Il parla ainsi, et Laertès s’en réjouit etdit :

– Quel jour pour moi, dieux amis !Certes, je suis plein de joie ; mon fils et mon petit-filsluttent de vertu.

Et Athènè aux yeux clairs, s’approchant, luidit :

– Arkeisiade, le plus cher de mes compagnons,supplie le père Zeus et sa fille aux yeux clairs, et, aussitôt,envoie ta longue lance, l’ayant brandie avec force.

Ayant ainsi parlé, Pallas Athènè lui inspiraune grande force, et il pria la fille du grand Zeus, et il envoyasa longue lance brandie avec force. Et il frappa le casque d’airaind’Eupeithès, qui ne résista point, et l’airain le traversa. EtEupeithès tomba avec bruit, et ses armes résonnèrent sur lui. EtOdysseus et son illustre fils se ruèrent sur les premierscombattants, les frappant de leurs épées et de lances à deuxpointes. Et ils les eussent tous tués et privés du retour, siAthènè, la fille de Zeus tempétueux, n’eût arrêté tout le peuple encriant :

– Cessez la guerre lamentable, Ithakèsiens, etséparez-vous promptement sans carnage.

Ainsi parla Athènè, et la terreur blême lessaisit, et leurs armes, échappées de leurs mains, tombèrent àterre, au cri de la déesse ; et tous, pour sauver leur vie,s’enfuirent vers la ville. Et le patient et divin Odysseus, avecdes clameurs terribles, se rua comme l’aigle qui vole dans leshauteurs. Alors le Kronide lança la foudre enflammée qui tombadevant la fille aux yeux clairs d’un père redoutable. Et, alors,Athènè aux yeux clairs dit à Odysseus :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, arrête,cesse la discorde de la guerre intestine, de peur que le KronideZeus qui tonne au loin s’irrite contre toi.

Ainsi parla Athènè, et il lui obéit, plein dejoie dans son coeur. Et Pallas Athènè, fille de Zeus tempétueux, etsemblable par la figure et par la voix à Mentôr, scella pourtoujours l’alliance entre les deux partis.

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Tags: Homere