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L’oeil du chat – Tome II

L’oeil du chat – Tome II

de Fortuné du Boisgobey

 

Chapitre 1

&|160;

Une semaine s’est écoulée, une semaine que Maxime de Chalandrey a passée dans son lit.

Il est resté quinze heures sans connaissance,et quand il est revenu à lui, le délire l’a pris et l’a tenu quatre jours.

Enfin, il est sauvé. Il est même sur pied et en état de répondre aux questions de son oncle, qui ne l’a pas quitté, depuis le lendemain de l’accident.

Ils causent ensemble, devant la cheminée du fumoir, et c’est la première fois que le commandant interroge son neveu, car le médecin, qui avait défendu au blessé de parler, vient seulement de lever l’interdiction.

–&|160;Alors, dit M.&|160;d’Argental, tu ne te rappelles de rien&|160;?

–&|160;Rien… à partir du moment où je suis tombé… et je n’ai gardé qu’un souvenir très vague de ce qui s’est passé auparavant.

–&|160;C’est l’effet ordinaire des chutes sur la tête, m’a déclaré ce brave docteur Morin qui t’a si bien soigné.La commotion au cerveau a pour résultat immédiat la perte totale de la mémoire… qui revient du reste plus tard.

–&|160;Elle revient déjà un peu et je crois qu’elle reviendrait tout à fait, si vous m’aidiez à la retrouver.

–&|160;Essayons. Quand je t’ai quitté pour rentrer à Paris, nous étions à la pointe du lac, du côté de l’avenue du Bois de Boulogne.

–&|160;De cela, je me souviens très bien. Je me souviens aussi que vous m’avez dit, avant de me quitter&|160;:Je viendrai demain matin te demander à déjeuner.

–&|160;Je suis venu, parbleu&|160;!… à midi,heure militaire… et tu ne m’as pas reconnu… Ah&|160;! Je l’aisecoué comme il le méritait, ton imbécile de valet de chambre quin’a pas eu l’idée si simple de m’envoyer chercher, lorsqu’on t’arapporté chez toi&|160;!… mais, peu importe, te voilà tiréd’affaire.

Maintenant, voyons&|160;! qu’as-tu fait aprèsnotre séparation&|160;? tu m’as dit que tu allais pousser unepointe jusqu’au restaurant de Madrid… le diable m’emporte si j’aideviné pourquoi, par exemple&|160;!

–&|160;C’était mon intention, je m’en souviensaussi… et j’ai pris le chemin de Madrid… mais j’ai dû changerd’avis en route.

–&|160;Assurément, puisque ta jument s’estabattue, tout près du restaurant de la Cascade… mais comments’est-elle abattue&|160;?… Elle avait des jambes excellentes, cettebête, et tu montes proprement… c’est moi qui t’ai donné tespremières leçons… Il est vrai que, depuis quelques années, tu t’esgâté la main, en fréquentant les Anglais.

–&|160;Je crois bien que mon cheval s’estemballé.

–&|160;Moi, j’en suis sûr. Des gens attablésau café t’ont vu arriver à fond de train et passer par dessus latête de ton pur-sang qui a manqué tout à coup des quatre pieds etqui s’est tué net. Ce que je ne comprends pas, c’est que tu n’aiespas pu l’arrêter, car tu sais très bien ce qu’il faut faire enpareil cas. Et puis, pourquoi s’est-il emballé&|160;?Est-ce qu’il a eu peur de quelque chose&|160;?

–&|160;Je ne crois pas. Il n’était pasombrageux… et comme le chemin de fer de ceinture passe fort loin del’allée où je me promenais, ce n’est pas le sifflet de lalocomotive qui l’a effrayé.

–&|160;Alors, c’est bien ce que je pensais… Onlui a coulé une balle de plomb dans le cornet de l’oreille.

–&|160;Quelle idée&|160;! murmura Maxime,pensif.

–&|160;Celui qui l’a eue ne prendra pas unbrevet d’invention… d’autres l’ont eue avant lui et ça s’est faitplus d’une fois. C’est un excellent moyen de se débarrasser ducheval et du cavalier… généralement, ils se tuent tous les deux,l’un portant l’autre.

»&|160;Et c’est ce qui a failli t’arriver.

Chalandrey passa sa main sur son front, commeun homme qui cherche à rassembler ses idées.

–&|160;Pendant que tu chevauchais sur la routede Madrid, as-tu été abordé par quelqu’un&|160;?

–&|160;Il me semble que&|160;: non… etpourtant… attendez donc&|160;!… oui… je me rappelle maintenant…j’allais au pas… un homme en blouse, qui marchait devant moi, s’estrangé pour me laisser le chemin libre et pour allumer sa pipe…j’avais à la bouche un cigare que je ne songeais guère à fumer… Cethomme m’a offert du feu… j’ai accepté… je me suis penché sur maselle… il m’a tendu son briquet…

–&|160;Et il a laissé tomber un morceaud’amadou enflammé dans l’oreille de ta jument.

–&|160;Un morceau d’amadou&|160;!… oui, je mesouviens maintenant.

–&|160;C’est encore plus sûr que la balle deplomb… le cheval, en secouant la tête, peut rejeter la balle,tandis que l’amadou… quand il y est, il y reste. La bête devientfolle de douleur et elle court jusqu’à ce qu’elle crève.

–&|160;Oui… cela s’est passé ainsi… je medemande comment j’ai pu oublier cette scène… à présent, je revoisla figure du vieil ouvrier…

–&|160;Un sinistre farceur, tonouvrier&|160;!… À moins qu’il n’ait prémédité de se défaire detoi.

–&|160;En doutez-vous&|160;?… Moi, j’aicompris, dès le premier moment.

–&|160;Ah&|160;! ça, tu as donc des ennemisbien féroces&|160;?

–&|160;Si j’en ai&|160;!… Ah&|160;! je croisbien&|160;!

–&|160;Quel intérêt avait cet homme àt’envoyer à la mort&|160;?

–&|160;On l’a payé pour cela.

–&|160;Qui l’a payé&|160;? Tu ne vas pas, jesuppose, me répondre que c’est la police qui t’en veut.

–&|160;Les assassins aussi m’en veulent… lesassassins du pavillon… ils doivent savoir que j’y suis entré avecvous et que nous nous y sommes abouchés avec M.&|160;Pigache,sous-chef de la sûreté.

–&|160;Alors, je n’aurais qu’à bien me tenir,puisque j’y étais&|160;; mais comment diable&|160;! lesauraient-ils&|160;? tu te figures donc qu’ils ont des accointancesavec les agents de la sûreté&|160;?

–&|160;Non, mais…

–&|160;Ton idée est absurde, mon garçon. Cesgens-là ne s’occupent pas de nous… Ils ne songent qu’à secacher.

Il n’aurait tenu qu’à Chalandrey de démontrerque les bandits du pavillon avaient juré de le supprimer, car cettetentative de meurtre n’était pas la première. Il lui aurait suffide raconter à son oncle l’accident du quai aux fleurs&|160;; maisl’oncle ne se serait pas contenté de ce récit&|160;; il auraitvoulu remonter de l’effet à la cause et son neveu ne pouvait paslui dire que la persécution avait commencé le jour où les espionsde la bande l’avaient vu, dans le square Notre-Dame, recevoir lesconfidences de la comtesse qui les avait surpris en flagrant délitd’assassinat.

Mieux valait se taire que de chercher àdétromper le commandant qui reprit, en haussant lesépaules&|160;:

–&|160;Tu as eu tout bonnement affaire à unmaladroit qui, sans le vouloir, a manqué de te faire rompre lecou.

Maxime ne contesta pas cette conclusion.L’histoire de l’amadou dans l’oreille du cheval avait réveillé samémoire et d’autres souvenirs lui revenaient, des souvenirs encoreconfus qu’il s’efforçait de débrouiller.

–&|160;Vous dites que je suis tombé près de lacascade&|160;? demanda-t-il en hésitant.

–&|160;Oui, mon cher Max, répondit lecommandant, et ta chute a eu de nombreux spectateurs.

–&|160;Comment savez-vous cela&|160;?

–&|160;J’y suis allé le lendemain, à cerestaurant de la Cascade, et j’ai questionné le maître del’établissement. Il m’a raconté que tu es arrivé ventre à terre,par l’allée de Longchamp et que, au rond-point, tout près du champde courses, tu as essayé de jeter ta jument à droite. C’est à cemoment qu’elle s’est abattue. J’aurais voulu l’examiner, mais ellen’y était plus. Les gardes du bois l’avaient déjà fait enlever. Laselle et la bride étaient restées au café, pour le cas où onviendrait les réclamer. J’ai dit que j’étais ton oncle&|160;; je mesuis nommé et le harnachement complet a été rapporté ici, deuxjours après.

–&|160;Qui donc m’y a ramené, moi&|160;?

–&|160;Ah&|160;! voilà&|160;!… Un monsieur setrouvait là, un monsieur qui est médecin, à ce qu’il paraît, et quiconnaissait ton adresse. On t’a mis dans un fiacre et il s’estchargé de te reconduire, rue de Naples… Il t’y a en effetreconduit… Il a même poussé la complaisance jusqu’à aider ton valetde chambre à te monter au premier étage, à te déshabiller et à tecoucher dans ton lit.

–&|160;Alors, il a dû dire qui ilétait&|160;?

–&|160;Pas du tout. Il a, d’autorité, envoyéton domestique chercher cet excellent docteur Morin, lequel, commetu sais, demeure à deux pas d’ici, et François, prenant le monsieurpour un de tes amis, s’est empressé de lui obéir.

»&|160;Quand il est revenu, une demi-heureaprès, avec le docteur, il n’a plus trouvé personne.

»&|160;Ton sauveur t’avait planté là.

–&|160;Comment&|160;! il étaitparti&|160;!

–&|160;Sans tambours ni trompettes, mon cher,et on ne l’a plus revu. Je m’empresse d’ajouter qu’il n’a rien voléchez toi.

–&|160;Qu’y venait-il faire alors&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien du tout. C’estpeut-être un philanthrope modeste qui aime à secourir sessemblables, mais qui tient à les secourir incognito. Ce qu’il y ade sûr, c’est qu’il n’est pas médecin, comme on l’avait cru,là-bas, car il n’a pas pris la peine d’examiner ta blessure etencore moins de la panser… le docteur Morin t’a trouvé comme cemonsieur t’avait laissé.

–&|160;Quel espèce d’homme est-ce&|160;?

–&|160;François, qui l’a vu et qui lui aparlé, dit que c’est un gaillard solide, et qui n’a pas l’aircommode… très bien habillé d’ailleurs.

–&|160;Mais… sa figure&|160;?

–&|160;N’a rien de particulier… c’est du moinsl’avis de ton valet de chambre. Est-ce que tu penses leconnaître&|160;?

–&|160;Je pense à quelqu’un que j’ai vu làavant ma chute…

–&|160;Ce monsieur était venu à la cascade àcheval…

–&|160;C’est bien cela.

»&|160;Pour te conduire en fiacre, il a laisséson cheval au restaurant, et il est revenu le chercher dans lasoirée. Mais il n’a pas dit qui il était, ni où il demeurait.Aussi, ai-je bien peur de ne jamais trouver le mot de cette énigme…car c’est une énigme que la conduite de ce personnage.

»&|160;Je m’étais demandé d’abord s’il n’yavait pas là-dessous une affaire de femme… Si l’individu ne s’étaitpas introduit ici dans le but de fouiller les tiroirs et d’ychercher des lettres d’une de tes anciennes…

–&|160;Il aurait perdu son temps. J’ai toutbrûlé.

–&|160;Tu as bien fait. Il ne faut jamaisconserver ces correspondances-là&|160;; mais, ton domestiqueaffirme qu’on n’a ouvert aucun de tes meubles… Il a retrouvé lesclés dans tes poches… Donc, tu n’as rien à craindre pour la suite…à moins que cet homme n’ait pris les empreintes des serrures etqu’il ne se propose de revenir.

»&|160;C’est ainsi que procédait jadis cettebande des habits noirs, dont Cabardos, l’autre jour, nous racontaitles exploits.

Maxime se demanda un instant si son onclen’avait pas deviné et si ce monsieur n’était pas un émissaire desbrigands du pavillon qui l’auraient envoyé faire une perquisitiondans son appartement. Il ne s’arrêta point à cette idée. Il enavait une autre plus vraisemblable et il y revint, mais il jugeainutile de l’exposer au commandant.

–&|160;Que nous importe&|160;! dit-il enjouant l’indifférence. Ce singulier mystère s’éclaircira quelquejour. Parlons d’autre chose.

–&|160;Est-on venu me voir depuis monaccident&|160;?

–&|160;Qui ça&|160;?… des gens ducercle&|160;?… Ils ne songent guère à toi, mon pauvre Max, et tupourrais bien mourir sans qu’ils se dérangeassent.

–&|160;Oh&|160;! je les en dispense… Mais…madame de Pommeuse&|160;?…

–&|160;Madame de Pommeuse&|160;?… Pourquoiserait-elle venue&|160;?… avant ton accident, elle ne t’a jamaisfait de visites, que je sache.

–&|160;Elle aurait pu du moins envoyer prendrede mes nouvelles.

–&|160;Elle n’y aurait pas manqué, si elleavait appris que tu as failli te rompre le cou.

–&|160;Quoi&|160;! vous ne lui avez pasdit…

–&|160;Je ne l’ai pas vue… et je n’ai pas eule temps de lui écrire… depuis que je veille à ton chevet, j’ai euautre chose à faire que d’avertir tes connaissances. Mais, puisquetu es décidé à ne pas l’épouser, d’où vient que tu te préoccupestant d’elle&|160;?

–&|160;Je ne veux pas l’épouser, c’est vrai,et elle n’y songe pas non plus, mais elle est restée en excellentstermes avec moi… vous avez bien vu qu’elle m’a parfaitement reçu,lorsque je l’ai abordée au bois. Et quand elle saura ce qui m’estarrivé, après l’avoir quittée, Dieu sait ce qu’elle pensera de vousqui ne l’avez pas prévenue que j’étais entre la vie et la mort.

–&|160;Elle pensera ce qu’elle voudra. Elle nem’intéresse plus autant, depuis qu’il n’est plus question de tonmariage avec elle.

Maxime s’abstint d’insister. Il ne luidéplaisait pas que son oncle cessât de fréquenter le salon del’avenue Marceau, car son oncle, qui ne connaissait pas les dessousde la situation, n’aurait pu que le gêner, s’il eût continué à voirsouvent la comtesse.

Maxime, d’ailleurs, avait un autresouci&|160;; il songeait à Odette.

Maxime se demandait avec angoisse ce qu’étaitdevenue la jeune fille qu’il aimait éperdument et qu’il n’avait pasrevue depuis la pénible scène de l’atelier de la rue des Dames.

Il l’avait laissée sous le coup des menaces àpeine déguisées de ce Pigache qui suspectait et menaçait tout lemonde.

Elle attendait encore les explications queMaxime avait promises à Lucien, avant de quitter le frère et lasœur pour reconduire la comtesse, car depuis ce départ précipité,Maxime, hors d’état de bouger ni d’écrire, ne leur avait plus donnésigne de vie.

Odette devait croire qu’il l’abandonnait etque l’auteur de la lettre anonyme qu’elle avait reçue ne lecalomniait pas en l’accusant de se moquer d’elle.

Maxime ne pouvait pas confier ses angoisses aucommandant qui désapprouvait fort les nouvelles amours de son neveuet qui n’aurait pas manqué de fulminer contre la petite chanteuseau cachet, comme il l’appelait, en son irrévérencieux langage desoldat.

–&|160;Alors, il n’est venu personne, dittristement Chalandrey.

L’oncle d’Argental ne se pressa pas derépondre. Il lui en coûtait sans doute de dire la vérité, mais ilne voulait pas mentir et il finit par grommeler&|160;:

–&|160;Il est venu ce garçon dont tu t’esentiché parce qu’il a fait son volontariat dans le même régimentque toi… ce bellâtre qui tourne autour de la comtesse…

–&|160;Lucien Croze&|160;!

–&|160;Oui, Lucien Croze. Il a sonné à laporte de l’hôtel, le lendemain de ton accident et il a demandé à tevoir. Ton domestique, par mon ordre, lui a répondu que tu nepouvais pas le recevoir.

–&|160;Sans lui dire que j’étaisblessé&|160;?

–&|160;À quoi bon&|160;?… Il aurait insisté,ou bien il serait revenu, et le docteur avait expressément interditles visites.

–&|160;Mais c’est indigne ce que vous avezfait là&|160;!

–&|160;Ménage tes expressions, je teprie&|160;! Je suis ton oncle…

–&|160;Je le sais… mais me brouiller avec monmeilleur ami, en le renvoyant, sans lui donnerd’explication&|160;!…

–&|160;Ton meilleur ami&|160;!… tu me labailles belle&|160;!… Un monsieur que tu as rencontré dans la rue,il y a une quinzaine de jours, après l’avoir perdu de vue pendantsept ans&|160;!… Avoue donc plutôt que sa sœur t’a tourné latête.

–&|160;Je ne m’en cache pas et je suis résoluà l’épouser, vous le savez bien.

–&|160;Libre à toi, je te l’ai déjà dit, lejour où tu t’es affolé d’elle, chez madame de Pommeuse. Épouse, mongarçon&|160;!… je m’en lave les mains, mais je ne suis pas tenu defavoriser ce beau mariage… et, si j’y ai nui en fermant la porte aufrère, tant mieux pour toi&|160;!… tu me maudis maintenant, tu m’ensauras gré plus tard.

–&|160;Jamais&|160;!… et je vais réparer lemal que vous avez fait…, à bonne intention, j’aime à le croire…J’irai aujourd’hui même voir mademoiselle Croze.

–&|160;Tu veux sortir, dans l’état où tues&|160;!

–&|160;Je me ferais porter chez elle sur unbrancard, si je ne pouvais pas y aller en voiture.

–&|160;Décidément, tu es fou, mon pauvre Max…fou à lier… épouser une demoiselle qui va en ville…

–&|160;Comment&|160;?… qu’osez-vousdire&|160;?

–&|160;Elle accompagnait son frère quand ils’est présenté ici, j’ai oublié de te l’apprendre… aller trouverson amoureux, à domicile, il paraît que ça se fait dans le monde oùelle vit.

Maxime pâlit de colère, mais il secontint.

Et il se dit que si Odette était venue, c’estqu’il se passait des choses graves, car Odette, quoi qu’en pûtpenser M.&|160;d’Argental, savait fort bien qu’il n’est pasconvenable qu’une demoiselle aille chez un jeune homme, même quandce jeune homme est son fiancé.

Avait-elle eu, de nouveau, maille à partiravec ce terrible policier qui ne s’était pas clairement expliquésur les moyens d’action qu’il comptait employer, mais qui cherchaitpartout les assassins du pavillon et leurs complices&|160;?

Il tardait à Chalandrey de le savoir et il sepromettait de se transporter, rue des Dames, aussitôt qu’il seraitdélivré de la compagnie de son oncle.

Malheureusement, le commandant ne faisait pasmine de lever le siège. Après avoir été le garde-malade de sonneveu, il paraissait avoir l’intention de se constituer son gardedu corps, et Maxime ne pouvait guère le mettre à la porte.

Maxime, en attendant que M.&|160;d’Argental sedécidât à partir, pensait à ce monsieur qui l’avait ramené enfiacre, après sa chute sur l’hippodrome de Longchamp, et qui,ensuite, s’était empressé de disparaître comme un voleur, pendantl’absence du valet de chambre.

Plus il y pensait, plus il se persuadait quecet étrange sauveteur était l’homme qu’il avait aperçu, monté surun cheval noir, devant le restaurant de la Cascade, – l’Américaindu cercle – et moins il s’expliquait la conduite de cepersonnage.

M.&|160;Atkins, qu’il avait publiquementrefusé de saluer, ne pouvait lui vouloir aucun bien et il devaitavoir eu, pour le secourir, des raisons particulières queChalandrey ne pouvait pas deviner.

–&|160;Je t’ai fait de la peine, je le vois,reprit le commandant, et je le regrette, mais c’était mon devoir dete dire ce que je pense, au risque de t’affliger. Je n’y reviendraiplus.

»&|160;Permets-moi seulement de te rappeler latriste fin de ton père… mort assassiné.

–&|160;Je ne l’ai pas oubliée et je nel’oublierai jamais… mais je ne vois pas quel rapport il y a…

–&|160;Entre cette mort tragique et tasituation présente. Eh&|160;! bien, prends la peine de réfléchir ettu reconnaîtras que la catastrophe qui a terminé son existence estpour toi une leçon… un avertissement. Ton père avait le mêmecaractère… et les mêmes défauts que toi. Il ne m’écoutait pas quandje lui donnais de sages avis. Il n’écoutait personne. Il n’écoutaitque ses passions et elles l’ont mené loin. À force de courir lesaventures galantes, il y a laissé sa peau. C’est l’épée d’un mariqui lui a troué la poitrine.

–&|160;Qu’en savez-vous&|160;?

–&|160;Je ne suis pas en mesure de l’affirmer,mais je n’en doute pas… et je suis sûr que les femmes portentmalheur aux Chalandrey… Exemple&|160;: celle que tu as rencontréerue du Rocher et que tu as conduite aux fortifications.

»&|160;Tu ne nieras pas qu’elle ne t’ait jetédans de terribles embarras, cette donzelle masquée.

–&|160;Est-ce une raison pour que mon mariageavec une honnête jeune fille m’attire d’autresmésaventures&|160;?

–&|160;Ce n’est pas une raison…, c’est unechance… ou si tu veux, une superstition de ma part.

–&|160;Cette chance, je l’aurais courue toutaussi bien en épousant madame de Pommeuse, répliqua vivementMaxime, qui aurait pu fournir beaucoup de preuves à l’appui de cequ’il disait, mais que l’intérêt de la comtesse condamnait à setaire.

M.&|160;d’Argental regardait le portrait dubrave officier qui avait été son beau-frère et semblait le prendreà témoin de l’utilité des conseils qu’il donnait à Maxime.

–&|160;Si quelqu’un doutait que tu sois lefils de ton père, murmura-t-il, tu n’aurais qu’à lui montrer cettetoile. C’est toi, trait pour trait. Et si l’homme qui l’a tué terencontrait, il croirait que les morts reviennent… car àquarante-cinq ans qu’il avait quand il a été frappé, mon pauvre amiparaissait aussi jeune que tu l’es maintenant.

–&|160;Que ne puis-je reconnaître le meurtriercomme il me reconnaîtrait, dit entre ses dents Maxime. Je luiferais payer cher le crime qu’il a commis.

–&|160;Et je t’y aiderais… mais il n’estprobablement plus de ce monde… Si les traîtres vivaient longtemps,ce serait que Dieu n’est pas juste.

–&|160;Dieu a pu l’épargner pour que j’aie unjour la joie de venger mon père.

–&|160;Malheureusement, alors même qu’ilvivrait, tu ne le trouverais pas. Je l’ai assez cherché jadis etj’y ai perdu mes peines.

»&|160;Après dix ans d’impunité, il ne viendrapas se dénoncer… et même, s’il sait que tu existes, il éviterasoigneusement de te rencontrer.

–&|160;Et s’il ne le sait pas&|160;?

–&|160;Il prendra probablement moins deprécautions pour se cacher, mais tu le trouverais sur ton cheminque tu n’en serais pas plus avancé, car, en le voyant, tu nedevinerais pas que c’est lui. Son crime n’est pas écrit sur safigure. Tu l’as peut-être déjà coudoyé, sans te douter que tupassais à côté du meurtrier de ton père.

–&|160;Non… vous venez de me dire qu’il mereconnaîtrait à la ressemblance… il se troublerait et son troublele trahirait certainement…

–&|160;Oui, s’il se rappelait le visage decelui qu’il a tué&|160;; mais, au bout de dix ans, il a pul’oublier.

Maxime cessa tout à coup de discuter. Sonfront se plissa, ses yeux se fermèrent à demi, sa bouche secontracta et ces signes de contention d’esprit étonnèrent son onclequi lui demanda&|160;:

–&|160;À quoi penses-tu&|160;?

Et comme Maxime hésitait à répondre, l’onclereprit&|160;:

–&|160;Aurais-tu surpris sur la physionomie dequelqu’un le trouble caractéristique dont tu parlais tout àl’heure.

–&|160;Le trouble&|160;?… non… mais toutrécemment, j’ai été frappé de la persistance avec laquelle un hommeme regardait… un homme que je n’avais jamais vu…

–&|160;Un passant&|160;?

–&|160;Non… un membre de notre cercle. Iltenait la banque au baccarat. Aussitôt que je me suis approché dela table, il s’est mis à me dévisager comme on dévisage un ami… ouun ennemi… qu’on retrouve après une longue absence et qu’on n’estpas sûr de bien reconnaître.

»&|160;Il y avait là vingt personnes qui l’ontremarqué.

–&|160;Et tu ne lui as pas demandé raison decette impertinence&|160;?

–&|160;Si&|160;; après la partie, mais j’aicommencé par jouer contre lui et il m’a gagné la forte somme. Il neme connaissait pas, car je l’ai fort bien vu, demander mon nom à unde ses voisins de table. Et il a fait mieux. Il a levé la banque enemportant un gros bénéfice et, dans le salon rouge, il a eul’audace de m’aborder pour m’adresser des compliments decondoléance.

–&|160;C’était du plus mauvais goût etj’espère que tu l’as relevé vertement.

–&|160;Je lui ai demandé pourquoi il s’étaitpermis de me regarder fixement. Il m’a répondu, sans s’émouvoir,qu’il m’avait pris pour un monsieur Caxton, de Chicago.

–&|160;Eh&|160;! bien, mais… c’est peut-êtrevrai… quoique tu n’aies pas du tout l’air d’un Yankee.

–&|160;Je m’étais promis de vous raconter cetincident, chez madame de Pommeuse où nous avons passé la soirée… etpuis, j’ai oublié… à ce moment-là, je n’y attachais pas beaucoupd’importance.

–&|160;Il me paraît assez insignifiant.T’es-tu informé de ce qu’est ce personnage&|160;?

–&|160;On m’a dit qu’il s’appelle Atkins etqu’il est Américain.

–&|160;Atkins&|160;!… mais… n’est-ce pas lemonsieur que tu as refusé de saluer au Bois de Boulogne&|160;?

–&|160;Justement.

–&|160;Et parce que ce citoyen des États-Unist’a examiné au cercle avec trop d’attention, tu te figures qu’ilt’a reconnu à ta ressemblance avec ton père&|160;! Tu as tropd’imagination, mon cher.

–&|160;C’est une idée qui m’est venue tout àl’heure.

–&|160;Elle n’a pas le sens commun, tonidée.

–&|160;Vous changerez d’avis quand je vousaurai dit que c’est cet homme qui m’a ramené ici, après machute.

–&|160;Quoi&|160;! le monsieur qui estdescendu de cheval pour te relever et t’emballer dans unfiacre…

–&|160;C’était lui, j’en suis certain. Avantde tomber, je l’ai vu sur un grand cheval noir, arrêté près durestaurant.

–&|160;Comment savait-il que tu demeurais ruede Naples&|160;?

–&|160;Après la partie de baccarat, il ademandé mon adresse au cercle et on la lui a donnée.

–&|160;Et il s’est dérangé pour te ramenerchez toi depuis l’hippodrome de Longchamp&|160;?… Dans quel but, jete prie&|160;?

–&|160;Je vais vous le dire.

–&|160;Tu me feras plaisir, car je ne m’endoute pas&|160;; à moins que ce ne soit pour te voler… et ton valetde chambre affirme qu’on n’a rien pris chez toi.

–&|160;Supposez que M.&|160;Atkins, le soir oùil m’a vu pour la première fois, au cercle, ait été frappé de maressemblance avec un monsieur qu’il a connu jadis et qu’il se soitdemandé si ce monsieur était mon père.

–&|160;Eh bien, il n’est pas resté longtempsdans l’incertitude, puisque, pendant la partie, on lui a dit tonnom.

–&|160;Supposez que mon nom ne l’ait pasrenseigné.

–&|160;Voilà bien des suppositions&|160;! Oùveux-tu en venir&|160;?

–&|160;À établir qu’il tenait à être fixé surun point qui l’intéressait vivement.

–&|160;Quel point&|160;?… Je comprends demoins en moins.

–&|160;Sur le point de savoir si je suis lefils de l’officier qu’il a tué, il y a dix ans.

–&|160;Comment peux-tu croire que c’est cetétranger qui s’est battu avec ton père&|160;?

–&|160;Pourquoi ne serait-ce paslui&|160;?

–&|160;Prends donc la peine de raisonner, moncher Max. Si c’était lui, il aurait su à quoi s’en tenir sur tafiliation, aussitôt qu’il a su que tu t’appelais Chalandrey. Il n’yen a pas des masses de Chalandrey… Il n’y a plus que toi.

–&|160;Rien ne prouve qu’il ait su autrefoisle nom de mon père. Ils se sont battus sans témoins… ils ont bienpu se prendre de querelle, sans se connaître… et se battreimmédiatement.

–&|160;Allons donc&|160;!… ça ne se passe pluscomme ça, depuis le temps où les gentilshommes dégainaient dans larue… ou plutôt depuis qu’on ne porte plus l’épée au côté.

–&|160;Il n’est jamais difficile de seprocurer des épées ou des fleurets. Mon père avait certainement desamis parmi les officiers qui tenaient garnison à Vincennes. Il auraemprunté des armes à l’un d’eux.

–&|160;Alors, il aurait prié celui-là del’assister sur le terrain. Et dans tous les cas, on aurait su à quiil s’était adressé. Or, l’enquête a été longue, minutieuse… ons’est renseigné de tous les côtés… et s’il avait eu recours à uncamarade, ce camarade l’aurait dit.

–&|160;Il a peut-être craint de secompromettre. Et d’ailleurs, il y a une autre explication. Rienn’empêche que les armes appartinssent à son adversaire qui habitaitVincennes et qui sera allé les chercher chez lui, aussitôt après laquerelle que, d’un commun accord, ils voulaient vider, séancetenante.

–&|160;C’est bien invraisemblable.

–&|160;Je ne trouve pas. Mon père était trèsvif et très peu endurant, vous me l’avez dit cent fois.

–&|160;Vif comme la poudre et susceptible endiable. Je l’ai vu une fois, dans un café, camper un soufflet à unmonsieur qui le regardait de travers.

–&|160;Il a bien pu traiter de la même façonl’homme avec lequel il s’est battu.

–&|160;La scène aurait fait du bruit et onaurait, sans peine, retrouvé le souffleté.

–&|160;Oui, si le soufflet avait été donnépubliquement. Mais si la querelle s’est engagée en plein air… dansun sentier du bois, par exemple… un sentier où personne ne passaiten ce moment… Je la vois, la scène… mon père, pour un motifquelconque, gifle un monsieur qui lui demande une réparationimmédiate et sur place…

–&|160;Il est certain que Chalandrey ne la luiaurait pas refusée. Le côté romanesque de la rencontre l’auraitmême séduit, mais…

–&|160;Eh&|160;! bien, l’offensé lui auradit&|160;: je loge à deux pas, j’ai des épées chez moi et je voussomme de m’attendre ici. Croyez-vous que mon père aurait quitté leterrain&|160;?

–&|160;Non. Il était friand de la lame etn’aurait eu garde de manquer une si belle occasion de battre lefer. Il aurait plutôt attendu son adversaire toute la journée.

–&|160;Donc, vous devez admettre que leschoses ont pu se passer comme je le suppose.

–&|160;Oui, c’est possible, à la rigueur. Maisavant de s’aligner avec le premier venu, ton père lui auraitdemandé son nom et il aurait commencé par lui dire le sien.

–&|160;Pourquoi donc&|160;?… Ils étaientfurieux et ils n’avaient pas besoin de formalités pours’entrégorger.

–&|160;Tu as réponse à tout et jen’entreprendrai pas de te convaincre que tu te trompes&|160;; maistu ne me persuaderas pas que ton explication est la bonne. Nousraisonnons tous les deux sur des hypothèses… c’est perdre notretemps et nos paroles.

»&|160;Arrive à conclure.

–&|160;Ma conclusion est très nette. Atkins,en me voyant au cercle, a cru revoir mon père. Il s’est informé demon nom qui ne lui a rien appris. Alors, il a essayé de se lieravec moi, parce qu’il pensait que plus tard, je le renseigneraissur la mort de mon père. Je l’ai coupé, vous lesavez&|160;; j’ai même refusé de lui rendre son salut et il acompris qu’il ne parviendrait pas à nouer avec moi des relationssuivies.

–&|160;Tu oublies qu’il aurait pu apprendrepar d’autres comment ton père est mort.

–&|160;Par qui&|160;?… il n’y a pas un membredu cercle qui le sache. Et cet Américain ne connaît personne àParis.

–&|160;Ce n’est cependant pas la première foisqu’il y vient, si, comme tu le prétends, il s’y est battu en duelautrefois.

–&|160;Il se peut même qu’il y ait été élevé,car il parle admirablement le français… Mais autrefois, pas plusque maintenant, il ne voyait le monde où a vécu mon père. Cet hommen’est qu’un aventurier.

–&|160;Je le crois, mais achève tes déductionsqui me paraissent se compliquer beaucoup.

–&|160;Je vous disais donc qu’il voulait àtout prix savoir si j’étais vraiment le fils de son adversaire dubois de Vincennes. Une occasion s’est présentée de s’introduirechez moi. Il en a profité…

–&|160;Supposes-tu aussi que c’est lui qui afait emballer ton cheval, dans l’espoir de te ramasser etde te rapporter à ton domicile&|160;? demanda en goguenardantM.&|160;d’Argental.

–&|160;Non, ce n’est pas de lui que part lecoup… J’ai dit&|160;: une occasion. Le hasard a tout fait. Atkinss’est trouvé là quand je suis tombé… et vous savez comment il amanœuvré.

–&|160;Oui, il s’est donné pour médecin et unefois entré ici, il s’est arrangé pour y rester seul. Mais, encoreun coup, quel intérêt avait-il à faire tout cela&|160;?

–&|160;Il comptait s’éclairer en visitant monhôtel du haut en bas. Le tout était de s’y introduire et d’y avoirses coudées franches… il y a réussi en éloignant mon domestique… etil a trouvé ce qu’il cherchait.

–&|160;Quoi donc&|160;? demanda l’oncle,ahuri… Tu m’embrouilles tellement avec tes conjectures que je perdsle fil de mes idées.

–&|160;Il y a trouvé ce portrait, réponditMaxime, en montrant le cadre accroché à la muraille, à droite de lacheminée.

–&|160;Le portrait de ton père&|160;!

–&|160;La ressemblance avec moi est sifrappante que le meurtrier ne doute plus que je sois le fils de savictime.

–&|160;Mais, morbleu&|160;! il ne pouvait passavoir qu’il était ici, ce portrait.

–&|160;Il n’en était pas sûr, mais il lesupposait… on a toujours chez soi un portrait de son père… et il asuffi qu’il le supposât pour qu’il se décidât à tenterl’aventure.

–&|160;Je ne vois pas trop ce qu’il y a gagné.À quoi ont abouti toutes ses combinaisons&|160;? À lui procurer lacertitude que tu es le fils d’un officier, puisque ton père s’étaitfait peindre en uniforme de capitaine aux guides. J’admets, si tuveux, qu’il a reconnu son ancien adversaire. Et après&|160;?… queva-t-il faire&|160;?… Penses-tu qu’il se propose d’exterminer toutela race des Chalandrey et qu’il va te chercher noise pour te forcerà accepter une rencontre où il te tuerait, comme il a tué ton père…sans témoins&|160;?

–&|160;Je ne sais pas ce qu’il fera, mais jesais fort bien ce que je ferai, moi.

–&|160;Et que feras-tu&|160;?

–&|160;Je le provoquerai, et je me battraiavec lui.

–&|160;Sous quel prétexte&|160;?

–&|160;Le prétexte est tout trouvé. Il s’estpermis d’entrer chez moi… de s’y installer… de fureter partout… jelui demanderai raison de ces procédés…

–&|160;As-tu seulement la preuve que c’est luiqui est venu ici&|160;?

–&|160;Je l’aurai… dussé-je le mettre enprésence de François, que j’amènerai au cercle et qui lereconnaîtra.

–&|160;Soit&|160;!… que t’enreviendra-t-il&|160;? Cet Américain dira qu’il t’a rendu service ente ramenant à ton domicile après t’avoir assisté, il est partiparce qu’il a pensé qu’il ne pouvait plus t’être utile. Tout lemonde te donnera tort.

–&|160;Eh&|160;! bien, j’emploierai les grandmoyens…

–&|160;Les voies de fait. Tu le soufflèteras…et tu te mettras encore plus dans ton tort. Envisage donc lasituation telle qu’elle est. De deux choses l’une&|160;: ou Atkinsn’a jamais connu ton père et alors tu n’as contre lui aucun griefsérieux&|160;; ou, au contraire, il l’a assassiné… tué en traître,ce qui revient au même… et dans ce cas, ton devoir de fils est dele dénoncer à la justice. On ne se bat pas avec un assassin.

Ce raisonnement, sous forme de dilemme, parutfaire impression sur Maxime qui se mit à lisser sa moustache –signe d’indécision bien connu – et l’oncle, profitant de l’effetproduit, corsa son argumentation.

–&|160;Si tu lui faisais cet honneur,reprit-il, ce serait comme si tu reconnaissais qu’il est digne decroiser le fer avec un galant homme et tu ne pourrais plus déposerplainte contre lui. Je crois d’ailleurs que, si tu le dénonçais, onne le poursuivrait pas, fût-il cent fois coupable, car l’affaire duduel sans témoins est vieille de plus de dix ans, et il y aprescription. Mais on l’expulserait de France, par ordonnance depolice. Ce serait toujours ça.

–&|160;Oui, s’il est étranger… et j’en doutefort.

–&|160;Je me charge de vérifier le fait.Cabardos m’y aidera.

–&|160;Cabardos&|160;? interrogea Maxime, quin’avait pas la mémoire des noms.

–&|160;Le brigadier de la sûreté… mon ancienmaréchal des logis… il m’est tout dévoué et de plus, il est monobligé, car je crois bien que, sans moi, son chef l’aurait cassé deson grade. Je le prierai de se renseigner discrètement sur cetAméricain… il en a les moyens, puisqu’il est de la police… et il neme refusera pas ce bon office. Lorsque je connaîtrai le résultat deses recherches, nous verrons ce que nous aurons à faire pour nousdébarrasser de M.&|160;Atkins.

Maxime allait sans doute élever de nouvellesobjections, mais François, son domestique, entra sans qu’il l’eûtsonné, et Maxime, revenant à son idée fixe, lui demandabrusquement&|160;:

–&|160;Tu le reconnaîtrais, n’est-ce pas, cemonsieur qui m’a ramené&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, répondit sans hésiter levalet de chambre, qui était jeune et intelligent.

–&|160;Et tu crois qu’il a rôdé dans l’hôtel,pendant que tu étais allé chercher le docteur Morin&|160;?

–&|160;Je suis sûr qu’il est entré ici dans lefumoir, car il y a renversé une chaise et déplacé un fauteuil…celui qui est là, à droite, près de la cheminée… Je me suis aperçuen revenant qu’il n’était plus au même endroit, et ce n’est pasmonsieur qui y a touché, puisque monsieur était sur son lit, sansconnaissance.

–&|160;Il l’a dérangé pour regarder leportrait de plus près, dit Maxime en s’adressant à son oncle.

–&|160;Monsieur, reprit François, il y a enbas une personne qui désire parler à M.&|160;d’Argental.

–&|160;À moi&|160;! s’écria le commandant.Comment sait-elle que je suis ici&|160;?… une personne&|160;?… tuveux dire une femme&|160;?…

–&|160;Oui, monsieur.

–&|160;La comtesse, peut-être, pensaMaxime.

–&|160;Elle vient pour une affaire trèsimportante et elle dit qu’elle est certaine que M.&|160;d’Argentalla recevra.

–&|160;Elle a de l’aplomb, celle-là. Dans tousles cas, je ne la recevrai pas ici.

–&|160;Il serait bon de savoir qui c’est, ditChalandrey.

–&|160;Eh&|160;! bien, je vais y aller voir,grommela l’oncle&|160;; mais, toi, François, tu aurais dû luidemander son nom.

–&|160;Je le lui ai demandé, monsieur. Elles’appelle madame Crochard.

Ce nom de Crochard n’apprenait rien àChalandrey qui l’avait complètement oublié, comme il avait oubliécelui de Cabardos, brigadier de la sûreté&|160;; mais le commandantsavait fort bien qu’il s’agissait de son ancienne cantinière, plusconnue sous le pseudonyme de la mère Caspienne.

Et il changea immédiatement d’avis, car ilcomprit que la brave femme apportait des nouvelles qui devaientintéresser Maxime.

–&|160;C’est bon&|160;! fais-la monter, dit-ilau valet de chambre.

Et dès que François fut sorti&|160;:

–&|160;Mon cher Max, voilà des renseignementsqui nous arrivent.

–&|160;Sur quoi&|160;? sur Atkins&|160;?

–&|160;Au diable ton Atkins&|160;!… sur lecrime du pavillon, parbleu&|160;!

–&|160;Comment&|160;! cette femme…

–&|160;C’est la cabaretière du Lapin quisaute, et pour qu’elle vienne me relancer chez toi, il fautqu’il se soit passé là-bas des événements. Oui, mon petit, c’est lamère Caspienne qui va fouler le tapis de ton fumoir. Je parie quetu te figurais que c’était madame de Pommeuse qui me demandait.

–&|160;Sa visite m’aurait moins surpris quecelle de madame Crochard.

–&|160;Et probablement elle aurait été moinsutile, car la pauvre comtesse n’a rien à t’apprendre, tandis queVirginie…

La porte s’ouvrit et l’ex-cantinière entra, enexécutant le salut militaire.

–&|160;Bonjour, mon commandant, dit-elle de sagrosse voix enrouée. Faut pas m’en vouloir d’avoir forcé laconsigne.

»&|160;Le larbin ne voulait pas melaisser monter. Monsieur m’excusera quand il saura pourquoi jeviens.

–&|160;Laisse-nous, dit Chalandrey à sondomestique.

–&|160;Comment diable&|160;! as-tu deviné quetu me trouverais chez mon neveu&|160;? demandaM.&|160;d’Argental.

–&|160;Je ne l’ai pas deviné. Je suis alléed’abord chez vous, rue du Helder. Là on m’a dit que monsieur étaitmalade et que depuis huit jours, vous ne le quittiez pas. On m’adonné l’adresse et me v’là. Mais il y a une trotte depuis la citédu Bastion et je n’en peux plus.

–&|160;Assieds-toi.

La mère Caspienne ne se fit pas prier. Elle selaissa tomber dans un fauteuil qui gémit sous son poids et elle semit à souffler comme une baleine échouée.

–&|160;Il y a du nouveau, là-bas, hein&|160;?lui demanda M.&|160;d’Argental.

–&|160;Il y a qu’on vient de me mettre à laporte, répondit tristement la cabaretière.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;La police a fait fermer ma cambuse.

–&|160;Et pourquoi&|160;?

–&|160;Sous prétexte que je reçois toute sortede monde… moi&|160;! une médaillée de Crimée&|160;!… moi qui n’aijamais servi à boire qu’à des pratiques connues dans le quartier etqui n’ai jamais souffert un pochard dans mon établissement&|160;!…Vous êtes là pour le dire, mon commandant… et monsieur aussi,puisqu’il y est venu avec vous.

–&|160;J’atteste que le jour où nous avonsdéjeuné chez toi, tout y était paisible.

–&|160;Eh&|160;! bien, c’était tous les jourscomme ça…, et la police le sait bien, car depuis que je tiens leLapin qui saute, je n’ai pas eu de contravention. C’est unprétexte qu’ils ont pris pour se débarrasser de moi.

–&|160;Tu les gênais donc&|160;?

–&|160;Faut croire… à cause de lasouricière…

–&|160;Qu’est-ce que c’est que ça, lasouricière&|160;?

–&|160;Un mot qu’ils ont inventé… ils ont misdes agents partout, dans le pavillon, dans le souterrain, dans lecabaret, et ils se figurent que les assassins viendront se prendreau piège. Sont-ils bêtes, ces roussins&|160;!

–&|160;C’est Cabardos qui a eu cette idée-là.Il nous en a parlé l’autre jour, en nous conduisant à travers tescaves. Alors, ces messieurs se figurent que tu éventerais la mèche,si les étrangleurs montraient leur nez aux alentours dupavillon&|160;?

–&|160;Comme si je les connaissais, lesétrangleurs&|160;!… Il y avait p’t-être des années qu’ils faisaientleur sabbat dans l’enclos et je ne m’en suis jamais doutée, vu quepour y entrer, ils ne passaient pas par ma cuisine. Mais… voussavez… quant on veut tuer son chien, on dit qu’il a la gale.

»&|160;Si je vous disais, mon commandant,qu’ils m’ont cherché des raisons parce que je n’ai pas pu leurdonner l’adresse du particulier qui touche les loyers.

–&|160;Et pourquoi ne la leur as-tu pasdonnée&|160;?

–&|160;Parce que je ne la connais pas. Ilvenait chercher tous les trimestres l’argent du terme et je l’aitoujours payé rubis sur l’ongle… mais il ne m’a jamais dit où ildemeurait.

–&|160;Bon&|160;!… mais il signait lesquittances.

–&|160;Naturellement.

–&|160;Alors, tu sais son nom.

–&|160;Oui, mon commandant. Il s’appelleTévenec… à moins qu’il n’ait fait des faux… toutes les quittancessont signées de ce nom-là… je croyais vous l’avoir dit le jour oùvous êtes venu déjeuner.

–&|160;Possible… je l’avais oublié.

–&|160;Moi pas, dit à demi-voix Chalandrey quiécoutait avec un intérêt passionné les explications de la mèreCaspienne.

De M.&|160;Tévenec à madame de Pommeuse, iln’y avait pas loin et Maxime sentait que l’orage s’amassait sur latête de la malheureuse comtesse.

–&|160;Et le commissaire les a confisquées,les quittances, reprit Virginie Crochard.

–&|160;Alors, il soupçonne ce gérant d’avoirfait partie de la bande, murmura l’oncle, beaucoup moins informéque son neveu.

–&|160;Ça me fait cet effet-là. Ehben&|160;! s’il veut voir Tévenec, il n’a qu’à venir lejour du prochain terme, le 15 avril. En attendant, cherche, monbonhomme&|160;!… mais c’est pas sûr que tu trouveras.

–&|160;Non, puisque jusqu’à présent, la policeen est toujours au même point. On n’a rien découvert de nouveau,hein&|160;?

–&|160;On dit dans le quartier qu’ils ontpincé des messieurs de la haute… des gros bonnets… descapitalisses, comme ils les appellent. Mais c’est desbêtises et j’en crois pas un mot… d’abord, ça serait susles journaux. Il y a aussi un gabelou de la porte de Clichy qui m’aconté hier qu’on allait faire comme qui dirait une répétitiongénérale de l’affaire… amener au pavillon les rupinsqu’ils ont pincés… et les mettre en face d’un individu qui les adénoncés… et qui les reconnaîtra, si on les lui montre.

–&|160;Est-ce que la comtesse aurait suivi leconseil que je lui ai donné&|160;? se demanda Maxime, de plus enplus attentif.

–&|160;Et à ce que prétend le gabelou, çaserait la raison pourquoi on m’a chassée de mon débit et on a closles volets. Les chefs de la rousse ne veulent pas êtredérangés par mes pratiques.

–&|160;C’est très possible, dit le commandant.Et si c’est ainsi, quand la confrontation aura eu lieu, on terendra la permission qu’on t’a retirée provisoirement.

–&|160;Et d’ici là, qu’est-ce que jedeviendrai&|160;? s’écria Virginie. On ne m’a pas seulement laisséle temps d’emporter mes hardes et mon mobilier est sous lesscellés. Hier soir, à la tombée de la nuit, ils sont arrivés,trois&|160;; ils m’ont montré un ordre du commissaire etpuis&|160;: Allons&|160;! la vieille&|160;!… houste&|160;!…décanille&|160;! Ah&|160;! ils n’y mettent pas de cérémonie&|160;!…ça ne se passerait pas autrement dans le pays des Cosaques… et direque nous sommes à Paris&|160;!

–&|160;Le fait est que le procédé est raide.Il faut que je m’abouche avec Cabardos, pour savoir où ils en sont.Il n’était pas de cette belle expédition, Cabardos&|160;?

–&|160;Non, mon commandant, et j’en suis bienaise, car il a servi sous vos ordres et je n’aurais pas pum’empêcher de lui dire des sottises. Mais, avec tout ça, me v’làsur le pavé et j’aurais couché à la belle étoile, si je n’avais pasgardé l’habitude que j’ai prise en Crimée de porter mon argent dansune ceinture, entre ma chemise et ma peau.

»&|160;Enfin, j’ai trouvé une chambre dans ungarni de la rue des Épinettes, et ce matin, j’ai pensé tout desuite à venir vous raconter la chose, mon commandant.

–&|160;Tu as bien fait, sacrebleu&|160;! et jete remercie, car tout ce que tu viens de nous dire nous intéressebeaucoup, mon neveu et moi… mon neveu surtout. Et ne t’inquiètepas, maman Caspienne&|160;; je te soutiendrai, si on te tracasse.Les anciens de Sébastopol sont toujours là. Mon neveu Chalandreyn’y était pas à Sébastopol, mais tu peux compter sur lui tout demême.

–&|160;C’est bien de la bonté de sa part.

–&|160;Maintenant, quand tu voudras me voir,tu n’auras plus besoin de venir ici. Maxime est tiré d’affaire etil peut se passer de garde-malade. Je vais reprendre mes habitudes.Tu me trouveras tous les soirs, de cinq à six, devant le café duHelder… avec des vieux camarades de Crimée qui te connaissentpresque tous et qui prennent là leur absinthe.

»&|160;Si ça te gêne de t’asseoir à côté denous, à cause de ton chapeau ciré, tu n’auras qu’à me faire signeen passant sur le boulevard. Je viendrai te parler… quand bien mêmeje serais l’invité d’un général.

–&|160;Merci, mon commandant, dit en se levantVirginie Crochard. Et, vous savez… ils m’ont consignée à la portede ma boîte, mais ils n’ont pas le droit de m’empêcher de flânerdans le quartier et d’écouter les on-dit. Dès qu’il y aura dunouveau, j’arriverai au rapport.

–&|160;Très bien. Et si j’avais à te parler,où faudrait-il aller te chercher&|160;?

–&|160;Rue des Épinettes, le premier garni àgauche, en arrivant par l’avenue de Clichy, comme la dernièrefois.

–&|160;Salut, mon commandant… et toute lacompagnie&|160;!

Ayant dit, la mère Caspienne fit demi-touravec la précision d’un soldat à l’exercice, et sortit au pasordinaire.

–&|160;Eh bien&|160;! qu’en dis-tu&|160;?demanda l’oncle. Ça marche là-bas. On tient la bande et la justiceva travailler les côtes à tous ces coquins. J’en suis ravi, parceque maintenant elle va te laisser en repos. Tu ne seras plusfilé.

Maxime n’en était pas très convaincu. Maximeétait très content qu’on arrêtât les assassins, mais il redoutaitle contrecoup de l’arrestation, moins pour lui que pour madame dePommeuse que ces scélérats pourraient bien dénoncer.

Et, d’ailleurs, ils n’étaient probablement pastous pris, et les affiliés qui battaient encore le pavé de Parisrecommenceraient leurs tentatives contre sa personne à lui.

Les deux premières avaient échoué&|160;; latroisième pouvait réussir, et quoi qu’en dît le commandant, Maximene se sentait pas complètement rassuré.

–&|160;Rien ne t’empêchera plus de te donnerdu bon temps, continua M.&|160;d’Argental. Oublie toutes cesvilaines histoires, mon garçon, et puisque tu ne veux pas de madamede Pommeuse, amuse-toi tant que tu pourras, maintenant que te voilàguéri. Si tu pouvais oublier aussi ta dulcinée du solfège, jebénirais l’accident qui t’a cloué chez toi pendant huit jours.

Maxime ne crut pas devoir relever l’épithètemalséante que son oncle venait d’appliquer à mademoiselleCroze&|160;; Maxime se contenta de répliquer&|160;:

–&|160;Il y a une chose que je n’oublieraipas, quoi qu’il arrive… c’est que le sang de mon père crievengeance.

–&|160;Je ne l’oublierai pas non plus, s’écriad’Argental, et si tu me laisses faire, sans t’en mêler, je tepromets que tu l’auras, ta vengeance. Là-dessus, mon petit, je telaisse au coin de ton feu. J’éprouve une forte envie de marcherpour me dégourdir les jambes&|160;; toi, tu n’es pas encore en étatde sortir. Ce sera, j’espère, pour demain. Tu me donneras le braset nous descendrons ensemble sur le boulevard.

»&|160;Aujourd’hui, je vais y descendre sanstoi, à seule fin de montrer ma figure à de vieux amis qui ne m’ontpas vu depuis la semaine dernière, et qui doivent croire que j’aipris ma feuille de route pour l’autre monde.

Le commandant qui, au fond, adorait son neveu,l’embrassa sur les deux joues, et s’en alla en faisant le moulinetavec sa canne.

Maxime n’attendait que le départ de son onclepour courir à la rue des Dames d’abord, et ensuite à l’avenueMarceau. Il lui tardait de rentrer en grâce auprès d’Odette et desavoir où en était la comtesse avec ses ennemis.

Pierre d’Argental avait d’autres desseinsqu’il s’était abstenu d’exposer au fils de sa sœur, mais l’heuren’était pas venue de les mettre à exécution et avant de setransporter au cercle, il tenait à boire frais, en plein air.

C’était un type tout particulier que cetancien chef d’escadron. Il tenait tout à la fois du gentilhomme etdu soudard.

Les Argental étaient de la plus vieillenoblesse. Ils avaient figuré aux Croisades et, sous Louis&|160;XIV,ils avaient, haut la main, fait leurs preuves pour monter dans lescarrosses du roi.

Malheureusement, la Révolution les avaitruinés à fond et, à la rentrée des émigrés, le père du commandants’était estimé très heureux de servir en qualité de sous-lieutenantdans les armées de l’usurpateur, c’est-à-dire deNapoléon&|160;Ier.

Il y avait fait son chemin et, en 1814, legouvernement de la Restauration l’avait confirmé dans le grade decolonel qu’il avait gagné à la pointe de son épée.

Il était même passé général, vers 1820, etcinq ans après, à la veille de prendre sa retraite, il s’étaitmarié avec une jeune demoiselle très noble et très pauvre qui luiavait donné un fils et une fille.

Le fils avait suivi la carrière militaire etla fille, moins bien dotée par ses parents que par la nature, avaitépousé, sur le tard, un M.&|160;de&|160;Chalandrey, aussi bien néqu’elle et beaucoup plus riche, car sa fortune patrimonialereprésentait à peu près cinquante mille francs de rente.

Ce Chalandrey avait eu une jeunesse orageuseet n’avait pas donné à sa femme, morte en couches, tout le bonheurqu’elle attendait de lui. Engagé volontaire à vingt-cinq ans, ilétait devenu, en dépit de ses fredaines, officier dans la garde, etil avait mal fini, tué en duel par un inconnu suspect, et laissantà son fils Maxime ses défauts, ses qualités et un héritage pas tropécorné.

Pierre d’Argental, son beau-frère, avaitconservé de sa première éducation d’excellentes façons et le goûtde la bonne compagnie, mais la vie de soldat qu’il avait menéependant vingt ans avait laissé son empreinte sur ce descendant despreux du moyen âge.

Il ne recherchait pas le monde aristocratique,mais il ne le craignait pas et il y faisait encore bonnefigure&|160;; seulement, il se trouvait plus à son aise avec devieux troupiers comme lui. Il allait volontiers chez les anciensamis de son père, et même chez la comtesse de Pommeuse qui,cependant, ne datait pas des croisades, mais il allait aussi aucafé, et l’heure de l’absinthe comptait dans son existence à deuxfaces.

Son neveu, qu’il aimait tendrement, occupaitle reste. Il lui consacrait tout le temps qu’il ne donnait pas àses visites mondaines ou à ses camarades et s’il le prêchaitsouvent, c’était à peu près pour la forme, car au fond il ne leblâmait pas de jeter sa jeunesse à tous les vents du plaisir et ilse sentait revivre en lui.

Il avait craint de le perdre, après ce funesteaccident de cheval, et maintenant que Maxime était sauvé, le restelui importait médiocrement.

Que Maxime épousât ou n’épousât pas une jeunefille sans dot, il s’en souciait peu, pourvu que Maxime restât sonami&|160;; et rassuré sur ce point, il pouvait, en toute libertéd’esprit, s’en aller prendre son divertissement favori, quiconsistait à s’asseoir, sur le boulevard des Italiens, au café duHelder.

C’est presque une institution que ce café où,de temps immémorial, se réunissent les officiers de terre et demer.

Ils y viennent des cinq parties du monde, etceux qui arrivent du Tonkin ou de la Nouvelle-Calédonie yretrouvent des camarades de promotion, fraîchement débarqués del’Algérie, du Sénégal ou de la Guyane.

On y réclame à tout instantl’Annuaire, et on y vit longtemps le célèbre Félix, unsimple garçon qui était dans le secret des dieux – ou des ministresde la guerre – et qui annonçait les avancements, avant qu’ilsfussent insérés au Moniteur de l’armée.

Félix n’y est plus, mais l’Annuaire y esttoujours et il ne traîne pas sur les tables. Il est toujours enmain et toujours demandé.

Le commandant, ce jour-là, arriva au caféavant l’heure accoutumée, et il n’y vit personne à qui parler. Sesvieux amis n’étaient pas encore à leur poste, c’est-à-dire auxtables qu’ils occupaient quotidiennement, à droite, contre ladevanture. Mais le commandant savait bien qu’ils viendraient. Ils’installa, en attendant, et il se mit à préparer avec tous lessoins voulus la mixture verte qu’on lui servit.

Pierre d’Argental, vétéran des guerres dudernier Empire, possédait à fond l’art difficile de battrel’absinthe, c’est-à-dire d’y verser de l’eau à petits coups, pourobtenir un mélange progressif, et c’est une opération délicate quiexige une attention particulière.

Pendant qu’il s’y livrait consciencieusement,d’autres consommateurs s’établissaient dans son voisinage&|160;;des messieurs qu’il ne connaissait point et qui ne l’intéressaientpas, parce qu’il voyait à leurs figures qu’ils n’appartenaient pasà l’armée.

Les péquins aussi fréquentent leHelder. C’était même un des chagrins du commandant, qui auraitvoulu que la terrasse de l’établissement fût exclusivement réservéeaux militaires en activité ou en retraite.

Tout au plus aurait-il toléré que lesbourgeois s’établissent dans les profondeurs du café, pour y joueraux dominos.

Mais il lui fallait bien souffrir ce qu’il nepouvait empêcher et il se consolait en s’abstenant de regarder cesintrus.

Cette fois, il en était entouré. Il y en avaitdevant lui – pas immédiatement à côté, car on réservait troistables au commandant et à sa société, et pour le moment, iloccupait seul celle du milieu.

Mais deux messieurs, placés un peu en avant,lui masquaient presque le boulevard et il les donnait à tous lesdiables, parce qu’il aimait ses aises.

Ces gens qui venaient de s’asseoir, sansprendre garde à lui, causaient entre eux avec animation et lesrangées de chaises étaient si rapprochées les unes des autres qued’Argental entendait tout ce qu’ils disaient. Seulement, il n’ycomprenait rien, car ils parlaient anglais.

Et le commandant, qui exécrait tous lesétrangers, s’agaçait de ce gazouillement inintelligible pour lui.Peu s’en fallût qu’il ne déménageât, mais comme il tenait à soncoin préféré, il resta et, un peu plus tard, il ne regretta pasd’être resté.

Il s’était repris à réfléchir aux nouvellesapportées par la mère Caspienne et à l’entretien qu’il venaitd’avoir avec son neveu, et, plus il réfléchissait, plus il sepersuadait que les susdites nouvelles n’étaient pas inquiétantes etque les idées de Maxime sur M.&|160;Atkins n’étaient que deschimères.

La conduite de cet Américain était étrange,mais rien ne prouvait qu’il eût tué jadis le capitaine deChalandrey, et M.&|160;d’Argental se promettait bien d’empêcherMaxime de se lancer à l’aveuglette dans une querelle où il auraittous les torts.

Cependant, M.&|160;d’Argental voulait savoir àquoi s’en tenir sur la personnalité et sur les antécédents duYankee suspect.

Il comptait se renseigner par l’intermédiairede Cabardos et aussi par lui-même, au cercle, où il se proposait dedîner, ce soir-là, dût-il pour en venir à ses fins aborder Atkinset le questionner adroitement.

Il ne se flattait pas de le reconnaître,n’ayant fait que l’apercevoir de loin au bois de Boulogne, mais onle lui désignerait et il trouverait bien un moyen d’entrer enconversation avec lui.

Pour le moment, il n’avait rien de mieux àfaire que de tuer le temps et il s’ennuyait de ne pas voir arriverses camarades qui aimaient autant que lui à deviser de leursanciennes campagnes de guerre, de l’avenir de l’armée française etde la revanche, qu’ils souhaitaient tous avec une ardeurjuvénile.

Il se reprochait de ne pas leur avoir donnésigne de vie depuis quelques jours et il se demandait si, faute dele rencontrer au Helder, ils n’avaient pas changé de café –supposition invraisemblable, s’il en fut, car les vieux troupierstiennent à leurs habitudes.

Enfin, ils n’arrivaient pas et l’oncled’Argental en était réduit à entendre, malgré lui, le jargonexotique des deux individus derrière lesquels il était placé.

–&|160;Parlons français, veux-tu&|160;? ditl’un des deux à son interlocuteur. L’anglais m’est aussi familierqu’à toi, mais au bout de cinq minutes, j’en ai assez.

–&|160;Comme tu voudras, répondit l’autre. Jete disais donc que j’ai été bien content de te rencontrer, endébarquant à Paris… d’autant plus que je ne m’y attendais guère. Jet’avais laissé à Chicago dans une situation…

–&|160;Peu brillante, c’est vrai… mais j’aitrouvé une veine là-bas… des actions d’une mine au Colorado quej’avais eues à peu près pour rien et qui ont monté tout d’un coup.Alors, comme je ne m’amusais guère à Chicago, j’ai eu l’idée devenir faire un tour en France. Pour se retremper, mon cher, il n’ya encore que Paris.

–&|160;Oui, quand on a de l’argent dans sapoche…

–&|160;J’en ai. Mes affaires vont de mieux enmieux.

–&|160;Et quand on ne craint pas d’y êtreinquiété.

–&|160;Oh&|160;! de ce côté-là, je suis bientranquille. Je n’y connais plus personne et tout le monde m’y aoublié.

–&|160;Même les camaradesd’autrefois&|160;?

–&|160;Ils sont loin, ceux-là. La bandejoyeuse s’est dispersée. Les uns sont morts, les autres ont sombréet il n’en est plus question. Toi seul as surnagé, et ce n’est pastoi qui me tracasseras, puisque nous menions la même vie.

–&|160;Une vie de Polichinelle, ça, c’estvrai. Moi, je m’en suis encore assez bien tiré, et j’ai fait mapelote en Amérique, mais… il me semblait qu’avant de partir pour cepays-là, tu avais eu… des désagréments.

–&|160;C’est fini… je n’y pense plus… j’aifait peau neuve.

–&|160;Est-ce que tu comptes te fixer àParis&|160;?

–&|160;Ma foi, oui&|160;!… et toi&|160;?

–&|160;Oh&|160;! moi, j’ai des intérêts àsurveiller aux États-Unis et j’y retournerai le mois prochain. Maisj’espère que d’ici là, nous nous verrons souvent. Oùloges-tu&|160;?

–&|160;Provisoirement, au Grand-Hôtel.

–&|160;Tiens&|160;! c’est drôle… j’y suisdescendu aussi… je ne me doutais pas que nous demeurions sous lemême toit.

–&|160;Ni moi non plus… et jamais l’idée ne meserait venue de demander si M.&|160;Caxton de Chicago habitaitl’hôtel… car je suppose que tu t’appelles toujoursCaxton&|160;?

L’interpellé répondit en anglais et laconversation continua un instant dans cette langue, dontM.&|160;d’Argental ne comprenait pas un mot.

Le dialogue qu’il venait d’écouter ne l’avaitpas beaucoup intéressé, mais le nom de Caxton éveilla sonattention. Il se rappelait très bien que son neveu l’avait prononcédevant lui, en lui racontant que M.&|160;Atkins, pour s’excuser del’avoir dévisagé au cercle, prétendait l’avoir pris pour un de sesamis de Chicago.

Or, le Caxton, assis devant le café du Helder,ne ressemblait pas du tout à Maxime, et si c’était de celui-là queM.&|160;Atkins avait parlé, M.&|160;Atkins avait menti, car ilétait impossible de confondre un homme gros, blond et trapu avecChalandrey, qui était grand, mince et brun.

Le commandant commençait donc à se demander sil’autre causeur n’était pas ce même Atkins qu’il cherchait àrencontrer et que le hasard aurait amené là tout à point.

–&|160;Te souviens-tu de nos parties decampagne&|160;? reprit, en français, Caxton. En avons-nous fait desfarces, à Joinville-le-Pont et à Vincennes&|160;!

À ce mot de&|160;: Vincennes, Pierred’Argental dressa les oreilles comme un cheval d’escadron quientend la trompette.

–&|160;J’ai des raisons pour m’en souvenir,répondit l’autre Américain. Si ne n’y ai pas laissé ma peau, cen’est pas faute d’avoir fait tout ce qu’il fallait pour ça. Nousn’y allions jamais sans nous cogner avec des canotiers ou avec dessoldats.

–&|160;Mais nous écopions rarement,dit Caxton, en riant.

–&|160;Écoper&|160;! pensa lecommandant, c’est de l’argot parisien et voilà un Américain qui mefait l’effet d’avoir passé sa jeunesse de ce côté-ci de l’OcéanAtlantique.

–&|160;Ça n’empêche pas qu’elles ont mal finipour moi, nos caravanes dans la banlieue, reprit le premierYankee.

–&|160;Comment, mal fini&|160;?… tu as ramassédeux ou trois duels… mais tu ne les craignais pas, dans cetemps-là, les duels, et tu t’en es toujours bien tiré.

–&|160;Pas si bien que tu crois. Écoute un peuce qui m’est arrivé, une fois.

Pour le coup, l’oncle se dit que cet hommedevait être M.&|160;Atkins et que Maxime n’avait pas tort del’accuser d’avoir tué son père. Un hasard providentiel avait ramenéle meurtrier à la portée des oreilles attentives du beau-frère desa victime, et M.&|160;d’Argental bénissait déjà le doigt deDieu.

Il attendait avec impatience le récit annoncé,mais, par malheur, le récit fut fait en anglais.

Le narrateur prenait ses précautions pour queses confidences ne fussent pas recueillies par ses voisins, sachantbien que peu de Français connaissent les langues étrangères.

Jamais le commandant n’avait tant regrettéd’avoir fait des études incomplètes, car il était véritablement ausupplice. Il devinait, aux gestes et aux intonations, que cet hommeracontait une querelle et le duel qui s’en était suivi. Il en étaitconvaincu et il ne comprenait pas les paroles qui auraient changésa conviction en certitude, s’il les eût comprises.

Et ce supplice dura longtemps, car les deuxcauseurs ne se pressèrent pas de reprendre l’autre idiome, que tousles deux cependant possédaient parfaitement.

Sans doute, ils échangeaient des souvenirsintimes qui les intéressaient tous les deux, car Caxton donnaitvivement la réplique à son ami.

Et M.&|160;d’Argental se trouvait dans lasituation irritante d’un lecteur de romans, alléché par le débutd’un feuilleton qu’on a coupé dans le journal à l’endroit le pluspalpitant.

Pour se dédommager, il s’efforçait de voir lafigure des deux personnages qui lui tournaient le dos et iln’apercevait que des profils perdus.

Il lui semblait bien reconnaître la taille etl’encolure du cavalier que Chalandrey avait refusé de saluer à lapointe du lac, mais il n’en était pas sûr et il enrageait de toutson cœur.

Quand ils s’en iront, je les suivrai,grommelait-il sous son épaisse moustache.

Il en était là lorsqu’il avisa, planté sur lelarge trottoir du boulevard, un monsieur qui lui envoyait desbonjours avec la main et qui se décida bientôt à venir à lui, endérangeant les chaises.

Ce monsieur, crânement campé sur ses longuesjambes et portant le chapeau incliné sur l’oreille, était un desaspirants à la main de madame de Pommeuse, le général Bourgas, quiavait jadis introduit son ancien subordonné d’Argental dans lesalon de l’avenue Marceau.

–&|160;Bonjour, mon cher d’Argental, cria cevieux guerrier, de sa grosse voix de commandement.

Il parlait si haut que tous les consommateursassis devant le café levèrent la tête&|160;; mais il n’y en eutqu’un qui se retourna pour voir à qui s’adressait cette bruyantesalutation et, celui-là, c’était l’ami de M.&|160;Caxton.

Ce mouvement fut aussitôt suivi d’un appel augarçon pour payer les deux bitters que lui et soncompatriote américain venaient d’avaler.

Ils allaient évidemment lever le siège etl’oncle d’Argental maudissait l’arrivée du général qui allaitl’empêcher de les suivre.

–&|160;C’est décidément Atkins, se disait lecommandant, et il décampe parce qu’il a entendu mon nom. Je sauraibien le retrouver&|160;; mais que le diable emporteBourgas&|160;!

–&|160;Que devenez-vous donc&|160;? luidemanda le général&|160;; on ne vous voit plus… et j’ai un tas dechoses à vous dire. Offrez-moi un vermouth.

L’ex-chef d’escadron s’empressa de héler legarçon qui venait de recevoir l’argent du présumé Atkins et qui seprécipita pour prendre la commande.

Les deux étrangers, ou soi-disant tels,filaient déjà sur le boulevard, vers la Madeleine.

–&|160;Mon cher, commença M.&|160;Bourgas,après s’être attablé à côté du commandant, où en êtes-vous avec lacomtesse&|160;?

–&|160;C’est à vous qu’il faut demander cela,répondit d’Argental.

–&|160;Oh&|160;! moi, je ne suis plus sur lesrangs. Votre neveu aura le champ libre.

–&|160;Il n’en profitera pas, car il a renoncéà lui plaire. J’avais eu l’idée de le marier à madame de Pommeuse,parce que je pensais que vous ne vous occupiez pas sérieusementd’elle.

–&|160;Mais si&|160;!… c’était très sérieux.J’ai encore bon pied, bon œil, et depuis qu’elle est veuve, je l’aidemandée en mariage, trois fois. Seulement, j’ai fini par fairecomme votre neveu. Je me suis retiré.

–&|160;Puis-je vous demander pourquoi, moncher général&|160;?

–&|160;D’abord, parce que, l’autre samedi,j’ai vu chez elle des choses qui m’ont donné à réfléchir. Elle aflirté toute la soirée avec un blondin qui me déplaîtsouverainement.

–&|160;Et à moi, donc&|160;!

–&|160;J’ai compris qu’elle en tient pour ceblanc-bec, et il ne me convient pas d’avoir pour rival un gamin. Ilme convient encore moins d’épouser une femme qui s’enflamme sifacilement pour les jeunes.

–&|160;À votre âge, ce serait peut-êtreimprudent, mais je pense que vous exagérez un peu. Madame dePommeuse est une honnête femme.

–&|160;Je le croyais&|160;; mais depuisquelques jours, il court sur elle des bruits…

–&|160;Quels bruits&|160;? demanda vivementd’Argental, qui ignorait toujours les récentes aventures de lacomtesse.

–&|160;Les uns disent qu’elle est complètementruinée. Cela m’étonnerait, car je n’imagine pas comment elle auraitdissipé sa fortune en vivant comme elle vit. Mais d’autresprétendent qu’elle va se trouver compromise dans de très fâcheusesaffaires.

–&|160;Quelles affaires&|160;?

–&|160;On ne précise pas. On raconte tout basque son père s’est enrichi en fraudant l’octroi, qu’elle a continuéce joli commerce et qu’elle aura bientôt maille à partir avec lajustice.

–&|160;Allons donc&|160;!… c’est absurde.Madame de Pommeuse n’est pas responsable des méfaits de ce père…qui ne valait pas cher, je le crois.

–&|160;Vous oubliez qu’elle a hérité de lui…Il ne m’est pas démontré qu’on ne pourrait pas la forcer àrestituer des biens mal acquis. Ce qu’il y a de certain, c’estqu’elle est devenue tout à coup complètement invisible. Éclipsetotale, mon cher.

–&|160;Bah&|160;!… je l’ai rencontrée, l’autrejour, au Bois.

–&|160;Bon&|160;! mais elle n’a pas reçu,avant-hier. Adieu, les samedis&|160;! le salon de l’avenue Marceauest clos.

–&|160;Vous m’étonnez prodigieusement.

–&|160;Allez-y voir, si vous doutez de ce queje vous dis. Finie, la musique&|160;!… aussi bien, on en faisaittrop et je ne la regrette pas. Je vais me lancer dans la colonieétrangère… on y trouve des veuves américaines qui ont des millionsde dollars et qui ne demandent qu’à convoler avec un généralfrançais, bien conservé. Je chercherai dans ce monde-là et jen’aurai pas de peine à y trouver mieux que la comtesse.

–&|160;C’est la grâce que je vous souhaite,mon général.

–&|160;Et vous-même, mon cher, vous vous ycaserez très bien, si le cœur vous en dit. Vous êtes plus jeune quemoi et pas plus déjeté. Nous sommes tous les deux de glorieuxdébris et les femmes les apprécient, les glorieux débris.

–&|160;J’aime autant ne pas tenter l’aventure,dit le commandant, qui avait en tête bien d’autres soucis que celuide plaire à des citoyennes de la libre Amérique.

Le commandant pensait à la comtesse qui, siBourgas disait vrai, devait avoir grand besoin de l’appui de tousses amis et à ce soi-disant étranger qui lui semblait maintenantplus que suspect. Il lui tardait d’aller se mettre aux ordres demadame de Pommeuse et d’entrer en campagne contre M.&|160;Atkins.Mais il lui fallait d’abord se débarrasser de la compagnie dugénéral, lequel ne paraissait pas pressé de lever la séance.

–&|160;Vous savez l’anglais&|160;? luidemanda-t-il tout à coup.

–&|160;Assez pour faire ma cour à uneAméricaine, répondit Bourgas en se rengorgeant. J’ai été dans majeunesse attaché militaire à l’ambassade de Londres.

–&|160;Alors, je regrette bien que vous nesoyez pas venu plus tôt vous asseoir au Helder. Il y avait là toutà l’heure deux individus qui parlaient alternativement anglais etfrançais.

–&|160;Ceux qui sont partis au moment où jesuis arrivé&|160;?

–&|160;Précisément. Leur conversationm’intriguait et j’en ai perdu la moitié.

–&|160;Il y en a un des deux que, depuisquelques jours, je rencontre tous les matins à cheval dans l’alléedes Poteaux. Je l’ai remarqué parce qu’il monte à merveille…

–&|160;Un cheval noir, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui… un demi-sang qui a des actionssuperbes. J’ai cru que ce monsieur était un écuyer de quelquemanège. On ne voit que ça au Bois, maintenant. Mais en quoi vousintéresse-t-il&|160;?

–&|160;Il me semble l’avoir vu à Paris, il y aune dizaine d’années et, au cercle des Moucherons où on l’a reçutout dernièrement, il se fait passer pour un Américain, récemmentdébarqué.

–&|160;Ça vous étonne&|160;? Les cercles sontremplis d’aventuriers, vous le savez bien.

M.&|160;d’Argental n’avait pas pris le bonmoyen pour se délivrer de la présence du brave général. Il auraitassurément mieux fait de laisser tomber la conversation&|160;; maisil était tellement plein de son sujet qu’il se laissait allermalgré lui à chercher des renseignements au hasard.

Et il reprit, après un courtsilence&|160;:

–&|160;Vous avez connu monbeau-frère&|160;?

–&|160;Chalandrey&|160;!… Ah&|160;! je croisbien que je l’ai connu. C’était un brillant officier… un peubraque… un peu coureur… Mais brave comme son sabre. Encore un queles femmes ont mis à mal…

–&|160;Comment, les femmes&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui, ce duel où il est restésur le carreau, c’était pour une femme.

–&|160;On ne sait pas. Il s’est battu sanstémoins.

–&|160;Dans le bois de Vincennes,parbleu&|160;! Eh bien&|160;! je puis vous affirmer qu’il avait unemaîtresse de ce côté-là. J’y allais assez souvent à Vincennes, dansle temps, et je l’ai vu plus d’une fois se promenant avec elle… Ilaura eu affaire au mari ou à un rival.

–&|160;La justice a cherché le meurtrier et nel’a pas trouvé.

–&|160;C’est regrettable, mais quevoulez-vous, mon cher&|160;! Chalandrey était querelleur comme pasun et je ne serais pas surpris qu’il eût provoqué sonadversaire.

–&|160;Vous n’avez pas su qui était cettemaîtresse&|160;?

–&|160;Non, ma foi&|160;! Pourquoi medemandez-vous cela&|160;?

–&|160;Mais… parce que, si on la connaissait,on arriverait par elle à connaître l’homme qui a tué mon malheureuxbeau-frère… ou plutôt qui l’a assassiné… car un duel sans témoinsest un assassinat… Et, cet homme, je crois être sur sa trace.

–&|160;Que feriez-vous, si vous le retrouviez,demanda le général. Est-ce que vous le dénonceriez à lajustice&|160;? Il faudrait alors fournir la preuve que le duel aété déloyal.

–&|160;Et, après dix ans, ce serait trèsdifficile, je le sais, dit le commandant&|160;; mais je pourrais dumoins me donner le plaisir de lui loger quatre pouces de fer dansla poitrine.

–&|160;Peste&|160;! mon cher, vous avez larancune tenace. Moi, à votre place, je laisserais cet hommetranquille… Car, après tout, ce serait à votre neveu de venger sonpère.

–&|160;Oui, mais mon neveu pourrait se faireembrocher et, à l’âge qu’il a, ce serait dommage, tandis que mavieille peau ne vaut pas cher. D’ailleurs, je tire beaucoup mieuxque Maxime.

–&|160;Bon&|160;! mais de quoi luidemanderez-vous réparation à ce monsieur que vous ne connaissez pasencore et qui, lui, ne vous connaît pas du tout&|160;?

»&|160;Pas de l’ancienne affaire de Vincennes,je suppose. Il vous rirait au nez.

–&|160;Je trouverai un prétexte pour lesouffleter. Il faudra bien qu’il se batte… et vous me servirez detémoin.

–&|160;Je ne dis pas non… si vous étiez sûrd’avoir affaire à l’individu qui a tué ce pauvre Chalandrey quej’aimais bien, malgré ses défauts. Mais c’est ce qu’il faudraitd’abord me démontrer… et quels indices avez-vous contre celui quevous soupçonnez&|160;?

–&|160;Des indices de toute sorte. Ainsi, jeviens d’apprendre qu’à l’époque du duel, il allait très souvent àVincennes.

–&|160;La belle raison&|160;!… moi aussi, j’yallais très souvent, je vous l’ai déjà dit. Je me rappelle mêmeque, dans ce temps-là, le pays était infesté de mauvais garnementsqui faisaient les cent coups… au bal d’Idalie et ailleurs. Ilsinsultaient les femmes et ils cherchaient dispute aux soldats… sibien que le bal a fini par être consigné aux militaires de lagarnison. C’est peut-être un de ces drôles qui a attaqué votrebeau-frère. Mais la bande a dû se disperser… et puis, cherchez dansle tas&|160;!… Ils étaient une vingtaine, à ce qu’on disait.

Le général ne se doutait pas qu’en cherchant àdécourager son vieux camarade, il ne faisait que confirmer lessoupçons qui venaient de germer dans la tête de cet oncleentêté.

Le soi-disant Atkins avait rappelé tout àl’heure au soi-disant Caxton les débauches auxquelles ils selivraient jadis, dans la banlieue, et M.&|160;d’Argental enconcluait que ces deux prétendus Américains faisaient autrefoispartie de la vilaine société dont le brave Bourgas racontait lesexploits suburbains.

Et Bourgas, qui ne s’arrêtait plus quand ilavait commencé à égrener le long chapelet de ses souvenirs, Bourgasreprit&|160;:

–&|160;Ce qu’il y a de curieux, c’est que ceschenapans avaient un chef… un gredin qu’ils appelaient le capitaineHenri…

–&|160;Comment&|160;! un officier&|160;?

–&|160;Eh&|160;! non… capitaine de brigands…c’était lui qui dirigeait les expéditions quand il s’agissait derosser les agents ou d’enlever les bonnes amies des militaires.

–&|160;Henri&|160;!… ce n’est pas un nom… ildevait en avoir un autre… un nom de famille.

–&|160;Peut-être bien… mais on ne l’appelaitpas autrement. On disait qu’il était riche et je le croiraisvolontiers, car il dépensait beaucoup d’argent dans les cafés, dansles bastringues et autres mauvais lieux de l’endroit.

–&|160;Comment était-il de sapersonne&|160;?

–&|160;Je ne l’ai jamais vu, mais descamarades m’ont dit qu’il était très beau garçon. Il y avait desfemmes qui couraient après lui. Il était la terreur des maris deVincennes.

–&|160;Et… la fin de l’histoire&|160;?

–&|160;Je ne l’ai pas sue. Je commandais alorsun régiment à Versailles… le 9e chasseurs. On m’a envoyécommander à Lunéville une brigade de cavalerie… c’est là qu’on m’afendu l’oreille et, quand je suis revenu manger ma retraite àParis, vous pensez bien, mon cher, que je ne me suis pas enquis dece qu’étaient devenus les malandrins de Vincennes. C’est vous qui,en me parlant du duel de Chalandrey, m’avez remis en tête ce vieuxsouvenir. Mais je parierais bien qu’on ne l’a pas oublié dans lepays. Vous pourriez vous y renseigner.

–&|160;C’est ce que je ferai. Et je necomprends pas que l’enquête de la justice n’ait pas signalé cesgens-là.

–&|160;Le fait est que l’un d’eux… le chefpeut-être… a bien pu en découdre avec Chalandrey, à propos de cettemaîtresse qu’il promenait volontiers dans le bois. Elle était trèsjolie, et, là-bas, personne ne la connaissait.

»&|160;Mais, croyez-moi, mon cher&|160;; nevous occupez plus de cette vieille affaire… On ne gagne jamais rienà remuer les cendres… Suivez mon exemple… Mon mariage avec lacomtesse est manqué… J’en suis tout consolé et je ne m’occuperaiplus jamais d’elle.

»&|160;Sur ce, mon vieux camarade, je vouslaisse payer mon vermouth et je file. On m’attend auxChamps-Élysées chez un marchand de chevaux qui voudrait bienm’enrosser et qui n’y réussira pas, parce que je suis plus malinque lui.

Ayant dit, le général Bourgas octroya uneénergique poignée de mains au commandant, se leva et se dirigeavers la Madeleine… comme M.&|160;Atkins.

L’oncle ne le retint pas et ne perdit pas detemps à réfléchir aux propos que lui avait tenus ce vieuxguerrier.

L’heure n’était pas venue d’aller dîner aucercle, comme il en avait l’intention, mais rien ne l’empêchait decourir à l’avenue Marceau.

Les dangers que courait madame de Pommeuse nele laissaient pas indifférent, quoiqu’il ne songeât plus à ellepour son neveu, et avant de se mettre à ses ordres, il voulait voirle fond des choses, car le général ne s’était expliqué que trèsvaguement sur les accusations qu’on portait contre la pauvrecomtesse.

Le commandant savait bien que le père Grelinne valait pas grand chose, mais il se demandait comment sa fille,acceptée depuis longtemps par le meilleur monde, avait pu setrouver compromise du jour au lendemain.

Ses camarades décidément n’arrivaient pas àl’absinthe, et il était écrit qu’il ne les verrait pas cejour-là.

Il jeta sur la table le prix des deuxapéritifs et il sauta dans un fiacre qui stationnait devant lecafé.

Vingt minutes après, il débarquait à la portede l’hôtel de madame de Pommeuse et il demandait à la voir. Levalet de pied, qui vint au coup de sonnette, lui répondit quemadame la comtesse était sortie et, à l’air embarrassé de cedomestique, le commandant crut deviner qu’il mentait, par ordre desa maîtresse.

–&|160;Remettez-lui ma carte&|160;; je suiscertain qu’elle me recevra, dit-il en cherchant dans sonportefeuille.

–&|160;J’ai l’honneur de répéter à monsieurque madame n’y est pas…

–&|160;Voyons… vous me connaissez bien… jesuis M.&|160;d’Argental.

Si le commandant insistait, c’est quel’attitude du valet lui semblait singulière, car il n’y avait paslieu de s’étonner que la comtesse n’attendît pas sa visite cejour-là, et il était tout naturel qu’elle fût allée se promener auBois de Boulogne, en voiture, ou visiter ses pauvres.

Ce colloque se tenait à la grilleentrebâillée, et à travers les barreaux, Pierre d’Argentalentrevoyait une femme habillée de noir, qui avait tout l’aird’écouter le dialogue.

Cette femme s’avança tout à coup et dit auvisiteur&|160;:

–&|160;Entrez, monsieur&|160;!

Le valet de pied qui barrait le passages’effaça aussitôt et le commandant ne se fit pas prier pourpénétrer dans la cour de l’hôtel.

Il n’avait jamais vu au service de la comtessecette personne qui prenait sur elle de lever la consigne et il sedemandait à qui il avait affaire.

Elle était très modestement vêtue et il laprit tout d’abord pour une femme de charge, mais il s’aperçutbientôt qu’elle était vieille, cassée, déjetée et qu’elle marchaitpéniblement en s’appuyant sur une canne. On eût dit qu’elle sortaitd’un hôpital d’incurables.

–&|160;Monsieur, reprit-elle d’une voixfaible, madame n’est pas ici, mais je sais que vous êtes de sesamis et je voudrais bien vous parler.

–&|160;Parlez, ma brave femme, dit d’Argental,de plus en plus intrigué.

–&|160;Pas ici… nous serons mieux dans lejardin.

La vieille traversa la cour, clopin-clopant,et ne s’arrêta qu’à la porte de cette serre où quelques joursauparavant, la comtesse avait reçu l’affreux Tévenec.

Là, elle s’assit sur un banc rustique et lecommandant, qui l’avait suivie, y prit place à côté d’elle.

–&|160;Qu’avez-vous donc à me dire&|160;?demanda-t-il, doucement.

–&|160;Il faut que vous sachiez qui je suis.Je m’appelle Julie Granger. J’ai vu naître madame de Pommeuse et jel’ai nourrie de mon lait. Je ne vis que de ses bienfaits, depuisbien des années, et je me jetterais au feu pour elle.

–&|160;Je n’en doute pas, mais… vous n’êtesplus à son service.

–&|160;Non, monsieur. Je suis malade et il yavait trois mois que je ne m’étais pas levée de mon lit… maisOctavie venait me voir, presque tous les jours… Excusez-moi del’appeler par son petit nom comme je l’appelais autrefois, quandelle était enfant… je n’ai jamais pu m’en déshabituer.

–&|160;Alors vous n’habitiez pas sonhôtel&|160;?

–&|160;Je demeure rue du Rocher, dans un petitappartement qu’elle a loué et meublé pour moi.

–&|160;Rue du Rocher, murmuraM.&|160;d’Argental, qui se souvenait vaguement d’avoir entendu,dans ces derniers temps, citer le nom de cette rue-là.

–&|160;Octavie m’a encore monté, avant-hier,mes quatre étages, et elle m’a parlé de vous, comme elle le faitsouvent, car elle vous aime beaucoup…

–&|160;C’est bien de l’honneur pour moi,interrompit le commandant que ces préambules commençaient àimpatienter&|160;; mais… vous aurait-elle chargée de me direquelque chose de particulier&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! non, monsieur… elle étaittrès surprise de ne pas vous avoir vu depuis plusieurs jours, maiselle ne pouvait pas se douter que moi, je vous verrais aujourd’hui,puisque vous ne saviez seulement pas que j’existais, et puisque jene quittais plus ma chambre. Il a fallu pour m’amener ici unévénement… qui m’a bouleversée…

–&|160;Qu’est-il donc arrivé&|160;? demandavivement d’Argental. Un accident à la comtesse&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien encore, mais c’estfort à craindre… et je suis dans une inquiétude mortelle…

–&|160;Expliquez-vous, sacrebleu&|160;!

–&|160;Ce matin, la femme de chambre de madamede Pommeuse est venue chez moi, rue du Rocher, chercher samaîtresse. Elle croyait l’y trouver, et quand je lui ai dit que jene l’avais pas vue, elle m’a raconté ce qui s’est passé hier soir.Un commissionnaire s’est présenté ici, à l’hôtel, en disant quec’était moi qui l’envoyais… que j’avais eu une attaque et que jevoulais voir ma bienfaitrice avant de mourir.

–&|160;Et la comtesse a cru cela&|160;?

–&|160;Malheureusement, oui, et elle a si boncœur qu’elle n’a même pas pris le temps de faire atteler son coupé…elle est sortie précipitamment… elle est montée dans une voiture deplace qui s’est trouvée là… et elle n’est pas rentrée. Sesdomestiques supposaient qu’elle avait passé la nuit près de moi…comme il y a quinze jours… cette fois, ils se trompaient… ellen’est pas venue chez moi.

–&|160;Et, depuis qu’elle est partie, elle n’apas donné de ses nouvelles&|160;?

–&|160;À personne, monsieur. Jugez de mondésespoir.

–&|160;Bah&|160;! dit d’Argental, d’un tondégagé, elle va rentrer.

Il pensait&|160;:

–&|160;Ah&|160;! elle découche, cette chèrecomtesse&|160;!

Le commandant croyait peu à la vertu desfemmes.

Il avait cru longtemps à celle de madame dePommeuse, mais sa foi n’était pas inébranlable, et, pour qu’ilsoupçonnât la comtesse, il avait suffi d’un incident difficile àexpliquer.

Il se disait déjà que, décidée à passer lanuit dehors et tenant à sauver les apparences, elle avait pris leprétexte d’aller veiller sa nourrice malade.

L’envoi du commissionnaire qui prétendaitvenir de la part de Julie Granger devait être une comédie arrangéeà l’avance et, la preuve, c’est qu’elle s’était bien gardée desortir dans son coupé.

Elle n’avait pas prévu que sa femme de chambreirait la demander, le lendemain matin, rue du Rocher, et elle setrouvait prise au piège tendu à ses gens.

Et il n’était pas autrement fâché de cettedécouverte. Maxime avait renoncé à épouser madame dePommeuse&|160;; elle était veuve et aux yeux de M.&|160;d’Argental,qui ne se piquait pas de sévérité sur le chapitre des mœurs, elleavait bien le droit d’avoir un amant.

Il trouvait que le général Bourgas l’avaitmieux jugée que lui et que son neveu Chalandrey l’avait échappébelle en retirant sa candidature à la main de l’opulente héritièrede feu Grelin.

Cet amant qu’il attribuait si légèrement à lacomtesse était-il Lucien Croze, le blondin qui déplaisait si fortau général&|160;? Peu importait à Pierre d’Argental, lequel, dureste, penchait à croire qu’elle s’était pourvue ailleurs, depuisque Maxime avait cessé de la voir.

Il se tenait pour édifié sur le fond de laquestion et il ne songeait déjà plus qu’à se remettre à lapoursuite de l’Américain, vrai ou faux, avec lequel il avait uncompte à régler.

Il regrettait même d’avoir perdu, en setransportant à l’avenue Marceau, un temps qu’il aurait pu mieuxemployer au cercle où il espérait rencontrer M.&|160;Atkins.

Pendant qu’il se préparait à lever la séance,Julie Granger pleurait à chaudes larmes et la douleur de cettepauvre créature le toucha.

–&|160;Ne vous désolez pas, lui dit-il. Votrebienfaitrice n’est pas morte, que diable&|160;! Elle va reparaîtreet tout s’expliquera. Elle assiste d’autres personnes que vous,vous le savez bien… elle aura passé la nuit et la journée au chevetd’une autre malade.

–&|160;Si je pouvais le croire&|160;!… Maisnon… c’est de ma part qu’on est venu la chercher… le valet de piedpeut vous le dire, lui qui a reçu le commissionnaire… et c’était unmensonge, puisque je n’ai envoyé personne.

–&|160;C’est juste… mais pourquoi cemensonge&|160;?… Serait-ce une farce qu’on a voulu faire à madamede Pommeuse&|160;?… J’ai peine à le croire. Nous ne sommes pasencore au 1er avril.

–&|160;On l’a attirée dans un guet-apens.

–&|160;Ho&|160;! ho&|160;! dit le commandant,ce serait grave… et jusqu’à preuve du contraire, j’en douterai trèsfort. Dans quel but lui aurait-on joué ce mauvais tour&|160;?

»&|160;Serait-ce pour la voler&|160;?

–&|160;Non… ils l’auraient relâchée,après.

–&|160;Vous ne supposez pas cependant qu’onl’a assassinée.

–&|160;Je n’en sais rien, murmura la vieillenourrice, en secouant tristement la tête.

–&|160;Madame de Pommeuse a donc desennemis&|160;?

–&|160;Elle en a au moins un.

–&|160;Vraiment&|160;?… nommez-le moi.

–&|160;Il s’appelle Jean Tévenec.

–&|160;Tévenec&|160;!… il me semble que jeconnais ça.

–&|160;Vous avez dû le voir aux soirées dusamedi… C’est l’ancien associé de feu son père… et son hommed’affaires à elle.

–&|160;Bon&|160;! je sais… un monsieur sec etnoir qui a l’air d’un croque-mort.

–&|160;C’est lui.

–&|160;Et pourquoi est-il sonennemi&|160;?

–&|160;Parce qu’elle n’a pas voulu l’épouser.Il la hait mortellement et il hait tous ceux qu’elle aime.

–&|160;Comment se fait-il alors qu’elle luiait confié tous ses intérêts&|160;?

–&|160;C’est son père qui le lui a imposé. Dureste, depuis quelques jours, il lui a rendu ses comptes et iln’est plus son intendant. Elle me l’a dit, avant-hier. Mais il n’apas renoncé à la persécuter. Elle a de lui une peur effroyable.Depuis des années, il la surveille, il l’espionne. Elle ne peut pasfaire un pas sans l’avoir sur ses talons, et elle a toujours eu lepressentiment qu’il lui arriverait malheur, par cet homme-là.

–&|160;Diable&|160;! voilà qui est plussérieux, murmura le commandant&|160;; M.&|160;Tévenec estévidemment un gredin… et je lui dirais volontiers deux mots. Oùloge-t-il&|160;?

–&|160;Je ne sais pas et je crois que lacomtesse ne le sait pas non plus. Il a des allures mystérieuses… ilcache tout ce qu’il fait.

Ici, M.&|160;d’Argental se souvint tout à coupque la mère Caspienne avait parlé devant lui de ce Tévenec quivenait toucher les loyers du cabaret et dont personne neconnaissait l’adresse.

Ce rapprochement lui donna à réfléchir et ilaperçut des côtés de la situation de la comtesse qui ne s’étaientjamais présentés à son esprit.

Il se promit d’en conférer avec son neveu,pour s’éclairer&|160;; en attendant, il reprit l’entretien avec lavieille qui probablement n’avait pas encore vidé son sac.

–&|160;Alors, lui demanda-t-il, vous croyezque ce Tévenec est capable d’avoir enlevé et séquestré madame dePommeuse&|160;?

–&|160;Oh&|160;! très capable&|160;! réponditJulie Granger. Seulement, je ne peux pas jurer que c’est lui.Octavie a tout le monde contre elle, du moment.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Si je vous disais pourquoi sa femme dechambre est venue, ce matin, la chercher rue du Rocher&|160;?

–&|160;Mais… parce qu’elle était inquiète dene pas la voir rentrer, je suppose.

–&|160;Non… ce n’était pas la première foisque ça arrivait… Octavie a passé d’autres nuits chez moi et Justinene s’en est pas autrement tourmentée. Si Justine s’est dérangée cematin, c’est qu’on a apporté à sa maîtresse un papier…

–&|160;Quel papier&|160;?

–&|160;Un papier qui venait du Palais deJustice. Une citation d’un juge d’instruction, à comparaître dansson cabinet, demain matin, à dix heures.

»&|160;Justine n’y a rien compris… ni moi nonplus… mais elle a pensé que c’était pressé… et elle est accouruechez moi pour remettre la citation à la comtesse… qui ne l’a pasreçue et qui ne la recevra peut-être jamais… Ah&|160;! ce n’est paselle qu’ils devraient citer&|160;!… c’est le brigand qui l’aenlevée.

Pierre d’Argental hocha la tête. Il serappelait les propos du général Bourgas et il croyait maintenantque ces propos n’étaient pas aussi en l’air qu’il l’avaitpensé.

Évidemment, il se passait des choses étrangeset la comtesse se trouvait en mauvaise posture.

Le commandant, qui lui aurait pardonné d’avoirun amant, se demandait s’il devait la défendre contre la justice,dans une affaire où il ne voyait pas clair, car l’idée ne lui étaitpas encore venue que madame de Pommeuse pût être inquiétée pour lesmêmes raisons que Maxime.

–&|160;J’ai voulu vous voir pour vousconsulter, reprit la vieille&|160;; me conseillez-vous d’y aller,moi, chez ce juge, et de lui dire que si la comtesse ne s’est pasrendue au Palais, c’est qu’elle a disparu.

–&|160;Gardez-vous en bien&|160;! s’écriad’Argental. On vous demanderait des explications que vous nepourriez pas fournir, puisque vous ignorez ce que madame dePommeuse est devenue… et Dieu sait ce qu’on supposerait…

–&|160;Mais on la chercherait, du moins… onmettrait la police en campagne… et si ma pauvre maîtresse esttombée entre les mains de ces bandits, on la sauverait peut-être…tandis que si on attend, ils auront le temps de se débarrasserd’elle.

–&|160;S’ils avaient l’intention de la tuer,ce serait déjà fait, ma brave femme. Et si, comme je l’espèreencore, son absence a une toute autre cause qu’un enlèvement, vousla compromettriez en parlant trop tôt.

–&|160;Et si la justice envoyait ici desgendarmes pour la prendre&|160;?… ils ne plaisantent pas les juges,quand on n’obéit pas à leurs papiers.

–&|160;Madame de Pommeuse n’est évidemmentcitée que comme témoin… et si elle ne comparaissait pas, elle enserait quitte pour une amende. Donc, nous n’avons pas besoin denous presser. Laissez-moi agir et comptez qu’il n’arrivera rien defâcheux.

»&|160;Vous allez rester ici, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Oui, car je n’ai pas perdu touteespérance de revoir ma chère bienfaitrice et, si elle revient, jeveux être là pour la recevoir.

–&|160;Alors, vous lui direz que vous m’avezvu, que je m’occupe d’elle et que je reviendrai demain savoir sielle est rentrée. Je vous quitte en vous recommandant de ne riendire, si on vous interroge. Vous n’êtes pas censée savoir quemadame de Pommeuse a reçu une citation.

Ayant dit, le commandant se leva, sansattendre la réponse de Julie Granger, rentra dans la cour où il netrouva plus le valet de pied, sortit et remonta dans son fiacre,après avoir dit au cocher de le conduire rue de Naples.

L’oncle d’Argental éprouvait le besoin deconférer d’abord avec son neveu, avant de rien entreprendre, car ilpensait que Maxime devait en savoir plus long que lui sur lacomtesse, et il ne voulait pas agir sans lui avoir préalablementdemandé son avis.

Une grosse déception l’attendait, à l’hôtel deChalandrey&|160;: Maxime qu’il avait laissé souffrant et mal entrain, Maxime était sorti à pied, sans dire à son domestique où ilallait.

Où le chercher&|160;? Le commandant n’en avaitaucune idée. Il avait oublié Odette Croze et il ignorait qu’elledemeurait avec son frère, rue des Dames, presque dans le voisinagede la rue de Naples. Il aurait donc perdu ses peines en courantaprès son neveu et il se contenta de dire à François, le valet dechambre, qu’il reviendrait dans la soirée.

Pour se consoler de cette première déconvenue,il se fit mener au cercle où il pensait rencontrer M.&|160;Atkinsou, du moins, trouver à qui parler de ce personnage.

Il tombait mal. Le cercle était désert. Unebelle journée de printemps avait attiré, hors de Paris, leshabitués d’avant-dîner, et ils n’étaient pas revenus de leurpromenade au Bois et aux Champs-Élysées.

Goudal lui-même, Goudal, un des plus fidèlescauseurs de cinq à sept, Goudal était resté en partie fine, aupavillon d’Armenonville.

Le baccarat chômait, et au salon rouge, où serassemblaient ordinairement les colporteurs de nouvelles, il n’yavait que des joueurs de whist, fort mal informés, qui ne pensaientqu’aux impasses et aux renonces.

M.&|160;d’Argental en fut réduit à dîner avecdes gens qu’il ne connaissait pas et qu’il n’avait garded’interroger sur le problématique Américain du Helder.

En sortant de table, il se mit à lireconsciencieusement les journaux, dans l’espoir d’y trouver, auxfaits divers, des informations inédites sur le crime du pavillon,et, n’y trouvant rien de pareil, il se décida, vers dix heures, àreprendre, à pied cette fois, le chemin de la rue de Naples.

Maxime n’était pas encore de retour.

On eût dit que tous ceux que cherchait lecommandant s’étaient donné le mot pour disparaître.

–&|160;Que le diable les emporte tous&|160;!grommela-t-il, en guise de conclusion. Ils se débrouilleront biensans moi. Je ne veux plus me mêler de leurs affaires et je vais mecoucher.

Il ne se doutait pas qu’au moment même où ilrenonçait ainsi à les aider, le dénouement du drame approchait.

Chapitre 2

&|160;

À l’heure même où le commandant apprenait dela bouche de Julie Granger l’étrange disparition de madame dePommeuse, la disparue subissait une terrible épreuve.

Et si le commandant avait eu le pouvoirmagique de voir à travers l’espace et à travers les murailles, ilaurait bien regretté d’avoir soupçonné la malheureuse comtesse decourir le guilledou, sous prétexte d’aller visiter à domicile lesindigents et les malades.

Très probablement même, il aurait reconnu quec’était un peu sa faute, à lui, si elle se trouvait dans unesituation épouvantable, et il se serait amèrement reproché d’êtreresté près de huit jours sans lui donner signe de vie.

Cette coupable négligence avait eu pour effetde la rendre plus nerveuse, plus accessible à toutes lesimpressions et, partant, plus facile à entraîner dans un piège.

Ne recevant aucune nouvelle de Maxime deChalandrey, et ne sachant pas qu’il était entre la vie et la mort,Octavie de Pommeuse s’était crue abandonnée de tous ses amis, mêmede Lucien Croze et de sa sœur dont elle n’avait plus entenduparler, depuis la funeste scène où M.&|160;Pigache avait tenu lepremier rôle, et qui s’était jouée dans l’atelier de la rue desDames.

Elle n’était pas allée les voir, de peurd’attirer sur eux l’attention de la police, mais elle comptait quela chère Odette viendrait chez elle, ou que, du moins, elle luiécrirait. Elle comptait aussi sur la promesse de Chalandrey quis’était engagé à expliquer à Lucien le véritable but du voyagequ’elle avait fait, un matin, aux fortifications.

Elle avait même autorisé Maxime à parler de cefrère dont elle aurait voulu cacher le retour en France et qu’elleétait allée retrouver dans le pavillon du boulevard Bessières.

Elle se flattait qu’après avoir reçu de sonancien camarade de volontariat cette confidence délicate, LucienCroze ne l’accuserait plus d’avoir un amant et trouverait un moyende lui faire savoir que ses sentiments pour elle n’avaient paschangé.

Toutes ces espérances reposaient sur Maximequi, seul, était à même de réparer le mal produit par lesinterrogatoires du sous-chef de la sûreté.

Et rien de ce que la comtesse attendaitn’était arrivé. De ce silence qui se prolongeait et de l’abandon oùelle vivait depuis quelques jours, elle avait conclu que Lucien,n’ayant pas voulu croire aux affirmations de son ami Maxime, avaitrenoncé à la défendre.

Et elle était tombée dans un profonddécouragement qui allait jusqu’au dégoût de la vie.

Elle songeait très sérieusement à sedépouiller de tous ses biens et à s’enfermer dans un cloître.

Elle en était là, lorsque, la veille du jouroù allait venir Pierre d’Argental qui l’aurait rassurée, rien qu’enlui apprenant l’accident arrivé à son neveu, un commissionnaires’était présenté à l’hôtel de l’avenue Marceau, de la part de JulieGranger qu’il disait être mourante.

Madame de Pommeuse l’avait interrogéelle-même, et cet homme lui avait raconté qu’il était envoyé par laconcierge de la rue du Rocher, qu’il était venu en fiacre et que cefiacre attendait à la porte pour emmener madame la comtesse.

Octavie avait saisi avec empressement cetteoccasion de faire encore œuvre charitable avant de quitter lemonde. Elle était fort attachée à sa vieille nourrice et, puisquecette brave femme allait mourir, Octavie tenait à adoucir par saprésence les derniers moments de la moribonde.

Elle avait à peine pris le temps de s’habillerpour sortir et, après avoir dit à sa femme de chambre où elleallait, elle s’était précipitée hors de son hôtel.

La nuit tombait et l’avenue Marceau étaitdéserte.

Le fiacre annoncé attendait à dix pas de lagrille. Le commissionnaire l’y conduisit et l’y fit entrer, aprèslui avoir dit qu’il monterait sur le siège.

À peine eut-il refermé la portière que lacomtesse se trouva dans une obscurité complète.

La voiture avait des glaces de bois et au mêmeinstant, les chevaux qui la traînaient partirent à fond detrain.

La comtesse effrayée essaya d’ouvrir et ellen’y parvint pas. Les portières étaient verrouillées en dehors,comme l’étaient jadis les premiers wagons qui roulèrent sur leslignes ferrées.

Elle appela au secours, en criant de toutesses forces, elle frappa du poing contre les parois de cette prisonmouvante. Elle ne réussit pas à se faire entendre. La voiture,intérieurement, était matelassée d’un cuir épais qui amortissait lebruit des coups et étouffait les cris.

Et cet étrange véhicule filait toujours avecune rapidité vertigineuse, sans cahots, sans secousses, comme untraîneau file sur la neige durcie.

Où s’arrêterait-il&|160;? Madame de Pommeusene le devinait pas, mais elle comprenait qu’elle était perdue sansrémission et elle se demandait dans quelles mains elle étaittombée.

Assurément, ce n’était pas la police qui lafaisait enlever, comme on enlevait jadis les seigneurs qu’unelettre de cachet jetait à la Bastille.

Au temps où nous vivons, la police emploied’autres procédés pour arrêter les gens.

Le coup devait partir des assassins dupavillon.

Ils la surveillaient étroitement – elle enavait eu la preuve à la Morgue&|160;; – ils étaient donc au courantde toutes ses démarches, ils avaient constaté qu’elle avait desamis, qu’elle les voyait souvent et ils ne se fiaient plus du toutà sa discrétion. Alors ils s’étaient dit que le plus sûr était dela supprimer pour l’empêcher de parler. Il n’y a que les morts quine bavardent pas, avait dit devant elle l’affreux vieillard quiprésidait le conciliabule de ces bandits. Ils l’avaient épargnée,mais ils s’étaient ravisés et ils allaient en finir avec elle,comme ils en avaient sans doute déjà fini avec Maxime deChalandrey.

La comtesse s’expliquait maintenant pourquoison plus ferme défenseur n’était pas venu la voir, depuis quelquesjours, et elle tremblait que Lucien Croze n’eût subi le mêmesort.

Qu’allaient faire d’elle ces scélérats&|160;?La tuer sans doute. Mais où la conduisaient-ils&|160;?

Le fiacre roulait toujours et le trains’accélérait de plus en plus, comme il arrive quand une voituredescend une côte.

Madame de Pommeuse en conclut que le fiacredescendait vers la Seine.

L’avenue Marceau aboutit au pont de l’Alma et,au départ, les chevaux avaient été lancés dans cette direction.S’ils avaient tourné brusquement, elle s’en serait aperçue, et ilsfilaient à la même allure égale et rapide.

Les brigands qui la tenaient seproposaient-ils donc de la jeter à la rivière avec une pierre aucou&|160;? C’était peu probable, car l’heure ne se prêtait pas àune expédition de ce genre, dans des parages si fréquentés.

D’autre part, ils ne la menaient certainementpas au boulevard Bessières où ils opéraient avant que la justice sefût mêlée de leurs affaires. Ils avaient dû abandonner ce local oùils n’étaient plus en sûreté pour perpétrer leurs œuvres demalfaisance.

Tout à coup une idée surgit dans le cerveau demadame de Pommeuse.

Tévenec, l’affreux Tévenec, l’avait quittée,quelques jours auparavant, en lui signifiant qu’il ne s’occuperaitplus d’elle et elle l’avait laissé partir, trop heureuse d’êtredébarrassée de lui&|160;; mais Tévenec était sujet à caution.

Rien ne prouvait qu’il n’avait pas organisé ceguet-apens pour la contraindre à l’épouser.

La séquestrer jusqu’à ce qu’elle consentît àl’accepter pour mari, la violenter même, cet homme en était trèscapable, et le sort qu’il lui réservait semblait à la comtesse plushorrible que la mort.

Elle méditait déjà de se tuer plutôt que delui céder, mais on ne se tue pas comme on veut.

On allait peut-être l’enfermer dans unechambre close et capitonnée où elle n’aurait même pas la ressourcede se jeter par la fenêtre ou de se briser la tête contre lesmurs.

Elle comprit bientôt qu’il ne lui servirait àrien de se perdre en conjectures et elle mit toute son attention àdeviner quel chemin on lui avait fait prendre.

Pour s’en rendre compte, elle n’avait à sonservice que les sensations vagues que lui donnait le mouvement dela voiture qui l’emportait.

La vue est un sens, faute duquel les autressens sont d’une médiocre utilité. Or, dans cette boîte roulante,elle n’y voyait pas plus qu’on n’y voit à mille pieds sous terre,et elle n’entendait pas beaucoup mieux.

Un instant, elle eut l’intuition que le fiacrepassait sur un pont.

Le bruit que faisaient les roues n’était plustout à fait le même.

Mais cette impression dura peu.

Le roulement redevint sourd, avec dessoubresauts intermittents.

En même temps, elle perçut le son prolongé etmélancolique d’une trompe d’avertissement.

La comtesse pensa qu’elle suivait unboulevard, sillonné par une ligne de tramway, et que lessoubresauts se produisaient lorsque le fiacre, obligé de se ranger,franchissait les rails.

Quel boulevard&|160;? Probablement un de ceuxqui, sur la rive gauche, font le pendant des boulevards du Nord,ouverts il y a quelque trente-cinq ans, sur l’emplacement del’ancien mur d’enceinte, démoli en 1861.

Elle chercha à se rappeler où ilsaboutissaient et elle n’y réussit que très imparfaitement, car latopographie de ces régions excentriques lui était beaucoup moinsfamilière que celle du quartier des Épinettes.

Peu importait d’ailleurs, puisque la mort oule déshonneur, pire que la mort, l’attendaient au bout duvoyage.

Décidément, les fiacres lui portaientmalheur.

La comtesse n’avait plus la notion du temps.Les bruits extérieurs n’arrivaient plus jusqu’à elle, l’airrespirable commençait à lui manquer et elle étouffait dans cettevoiture hermétiquement fermée.

Combien d’heures devait durer cesupplice&|160;? Elle ne pouvait pas le prévoir et rien n’annonçaitqu’il dût finir bientôt.

On la conduisait peut-être hors de Paris, dansquelque château encore plus isolé et surtout plus inaccessible quele pavillon du boulevard Bessières.

Et si on l’amenait au-delà de l’enceintefortifiée, elle franchirait la barrière sans s’en apercevoir,puisque les employés de l’octroi n’arrêtent pour les visiter queles voitures qui entrent en ville.

Maintenant, elle ne roulait plus sur lemacadam uni des grandes voies nouvelles, ni même sur les pavésarrondis des vieilles rues.

Elle sursautait sur le sol inégal etcaillouteux d’un chemin mal entretenu, comme il en existe encoredans certaines communes de la banlieue.

Les chevaux trottaient moins vite, nonseulement à cause des cahots et des achoppements, mais aussi parceque le terrain allait en montant.

Sans doute, on approchait du terme de cevoyage inquiétant.

La comtesse n’en douta plus, quand elle sentitque le fiacre, après avoir tourné lentement, roulait sur une terremolle où les roues s’enfonçaient.

On devait traverser un champ, et les champssont rares dans l’intérieur de Paris.

On était donc en pleine campagne, et, selontoute apparence, le dénouement de cette étrange aventure n’allaitplus se faire attendre.

Tout à coup, l’attelage s’arrêta et madame dePommeuse sentit le balancement que le cocher imprimait à la voitureen descendant de son siège.

Presque aussitôt, un léger craquement et unebouffée de vent frais apprirent à madame de Pommeuse qu’une desportières venait d’être ouverte du dehors.

Elle fut très étonnée de ne pas apercevoir leplus petit coin du ciel, elle qui croyait que le fiacre s’étaitarrêté au milieu d’un champ.

L’obscurité était toujours aussi profonde etcertainement ce fiacre maudit se trouvait sous une voûte ou dumoins dans un lieu clos et couvert, car il n’est nuit si noire qui,en plein air, ne donne un peu de clarté.

–&|160;Venez&|160;!… nous sommes arrivés, ditune voix rude.

En même temps, une grosse main se posait surle bras de la comtesse et l’attirait hors de la voiture, sansqu’elle essayât de résister.

Elle n’appela même pas. À quoi lui eût-ilservi de crier&|160;? Elle pensait que sa dernière heure allaitsonner, et à l’approche de la mort, elle élevait son âme àDieu.

Elle se sentit enlevée et ses pieds touchèrentle sol avant qu’elle pût se rendre compte de ce qui se passait.

La main la tenait toujours et la voixreprit&|160;:

–&|160;Prenez garde. Il y a des marches àmonter.

Cet avertissement la délivra d’une craintequi, depuis un instant, s’était emparée de son esprit.

Sans savoir pourquoi, elle s’imaginait qu’onallait la faire descendre dans un caveau où on la laisserait mourirde faim et voilà qu’au contraire on l’invitait à monter.

Elle obéit, en se demandant si ses ennemisinconnus se proposaient de la reléguer au haut d’une tour, comme enusaient jadis, avec les princesses persécutées, les enchanteursfélons.

Ces procédés d’un autre âge ont passé de modeet les tours sont infiniment plus rares qu’au temps de lachevalerie.

La comtesse, qui savait cela, ne s’arrêtaguère à cette idée par trop fantastique, mais elle ne parvint pas àdeviner où on la menait.

L’escalier, d’ailleurs, était large etl’ascension n’avait rien de pénible, car les marches que madame dePommeuse franchissait, une à une, étaient recouvertes d’un tapisqu’elle sentait sous ses pieds.

Elle n’avait pas assez de sang-froid pour lescompter, mais il y en avait beaucoup et on la faisait monter sivite qu’elle commençait à perdre haleine, lorsque l’homme s’arrêta,ouvrit une porte et poussa par les épaules sa prisonnière qui restaéblouie par des clartés aveuglantes.

Elle entendit cette porte se refermer surelle, puis grincer une clé dans une serrure, puis, plus rien.

Tout cela s’était fait si rapidement, qu’ellene comprenait pas encore ce qui lui arrivait.

Quand elle regarda autour d’elle, madame dePommeuse vit qu’elle était à l’entrée d’un salon inondé de lumièreet luxueusement meublé.

Une lampe allumée pendait du plafond&|160;;vingt bougies brûlaient dans des candélabres.

Il y avait des sièges de toutes espèces, desfauteuils, des poufs, des divans et même un lit de repos garni decoussins moelleux qui invitaient au sommeil.

À coup sûr, rien ne ressemblait moins à uneprison que ce local illuminé, et pourtant elle n’était pas libred’en sortir, puisqu’on venait de l’y enfermer.

Elle chercha les fenêtres et elle en aperçutdeux qui se faisaient vis-à-vis, deux fenêtres protégées pard’épais rideaux de soie.

Elle y courut pour s’assurer qu’ellesn’étaient pas grillées, et en écartant les rideaux de la plusrapprochée, elle constata qu’elle n’était pas munie extérieurementde barreaux destinés à empêcher une évasion.

C’était une honnête fenêtre, haute, large,avec de grands carreaux d’un seul morceau, et une espagnolettedorée, une fenêtre comme on en voit dans les appartementsriches.

Tout était riche dans cette pièce où on venaitde loger la comtesse, sans lui en demander la permission.

Ce n’était cependant pas pour son agrémentqu’on l’y avait jetée, puisqu’on l’y enfermait pour l’empêcher d’ensortir.

Elle n’avait pas d’autre issue que la portepar laquelle madame de Pommeuse était entrée malgré elle.

Il s’agissait de savoir si une évasion par lafenêtre était praticable. La comtesse ouvrit et se pencha en dehorspour regarder.

Il n’y avait pas de lune, mais il n’y avaitpas non plus de nuages au ciel et, à la pâle clarté qui tombait desétoiles, la prisonnière vit qu’elle se trouvait au troisième étaged’une maison située au milieu d’un parc planté de grands arbres,au-delà desquels s’élevait sans doute un mur qu’on n’apercevaitpas.

Impossible de se sauver par là, à moinsd’avoir des ailes ou de posséder une échelle.

Encore aurait-il fallu que cette échelle fûtd’une longueur inusitée, car, autant que la comtesse pouvait enjuger dans la demi-obscurité d’une nuit de printemps, il y avaitbien dix mètres entre la fenêtre et le sol du parc.

Autour, au dedans et au dehors, le silenceétait complet. Il ne faisait pas un souffle de vent et il n’y avaitpas encore de feuilles aux arbres. On n’entendait même pas lebruissement des branches frémissant sous la brise, ni ce roulementlointain des voitures qui ne cesse jamais à Paris.

Madame de Pommeuse conclut qu’elle n’étaitplus dans la ville et qu’elle ne pouvait pas compter sur lespassants pour la délivrer.

S’il en eût été autrement, les gens quil’avaient fait enlever auraient aussi fait condamner lafenêtre.

Elle la referma et elle rentra dans le salon,où elle se laissa tomber sur une chaise longue qui semblaitdisposée tout exprès pour qu’on pût y dormir.

La comtesse n’en avait guère envie,quoiqu’elle fût brisée, moins par la fatigue que par les émotionsdu voyage.

Elle se demandait encore une fois ce qu’onallait faire d’elle, et elle penchait à croire qu’on ne l’avait pasamenée là pour l’assassiner.

Il eût été plus simple de la tuer enroute.

Et l’organisateur de ce guet-apens ne s’entiendrait certainement pas à un enlèvement qui n’aurait d’autreeffet que de mettre en émoi les domestiques et les amis de madamede Pommeuse.

Il allait se montrer et s’expliquer, proposerpeut-être à sa prisonnière quelque honteux marché, ou même tenterde lui faire violence.

Et il lui tardait qu’il parût, car un dangerinconnu est plus effrayant qu’un danger qu’on voit en face, etl’incertitude est le pire de tous les maux.

L’imagination de madame de Pommeuse s’exaltaitde plus en plus&|160;; sa raison se troublait. Elle croyait voirdes fantômes passer devant ses yeux.

Tantôt, c’était la sinistre bande du pavillonqui lui apparaissait, comme elle l’avait vue dans la grande salle,vitrée par en haut, et elle croyait entendre encore les appelsdésespérés du malheureux qu’on étranglait.

Tantôt c’était Tévenec, sombre et cauteleux,son portefeuille sous le bras, qu’elle se figurait apercevoir, seglissant, à travers les meubles, et s’asseyant près d’elle, commeil l’avait fait dans la serre, pour lui poser des conditions.

Elle avait beau fermer les yeux, ces affreusesvisions ne cessaient pas de l’obséder et elle commençait à craindrede devenir folle.

Ses idées s’obscurcirent&|160;; son cerveaus’assoupit et elle tomba peu à peu dans un sommeil étrange&|160;;un sommeil entrecoupé de réveils passagers et hanté par des rêveseffrayants, un sommeil comme en ont des fiévreux que le délireagite.

Sa dernière pensée lucide fut de se demandersi on ne lui avait pas fait avaler un narcotique excitant, duhachich, par exemple, ou quelque drogue du mêmegenre&|160;; de celles qui procurent au patient des hallucinationsplus pénibles qu’agréables, quoiqu’on en dise.

Puis, elle perdit tout à fait le sentiment del’existence et elle resta complètement à la merci des misérablesqui l’avaient séquestrée.

Ils n’abusèrent pas de la situation, car aumoment où elle se réveilla, elle se retrouva comme elle était quandelle s’était affaissée sur la chaise longue.

De son assoupissement maladif il ne luirestait qu’une forte migraine.

Rien n’avait été dérangé dans le salon. Lesbougies achevaient de se consumer, la lampe suspendue au plafonds’était éteinte, et le jour commençait à filtrer par l’intersticedes rideaux qui masquaient les fenêtres.

Madame de Pommeuse courut à celle qu’elleavait ouverte et refermée avant de s’endormir.

Elle regarda – cette fois, à travers lesvitres, car elle n’osait pas se montrer au dehors – et elle putmieux se rendre compte de l’emplacement qu’occupait la maison.

Elle était bien au milieu d’un parc, ou d’untrès grand jardin, et entourée d’arbres séculaires.

Mais, au-dessus des arbres, la comtesseaperçut une éminence plantée qui lui rappela les collinesartificielles des Buttes-Chaumont, transformées en square, sous ledernier Empire.

Elle distinguait sur ce sommet des arbustes etdes allées, évidemment tracées de main d’homme.

C’était sans doute une promenade publique ettout indiquait maintenant que la maison se trouvait en dedans desfortifications, car en dehors de l’enceinte, les jardins créés parl’édilité parisienne sont rares.

De murs, on n’en voyait point. Les arbres lescachaient, mais il devait en exister un qui mettait la maison àl’abri des incursions des passants.

Probablement même, une rue séparait le parcprivé et le parc municipal. Mais la distance n’était pas si grandequ’on ne pût échanger des signaux de la fenêtre à la butte.

Pour le moment, sur cette butte, il n’y avaitpersonne, et la comtesse fit sagement de ne pas ouvrir lacroisée.

Sa prison était peut-être gardée et, enavançant la tête, elle se serait exposée à recevoir, sinon un coupde fusil, du moins un avertissement menaçant.

Elle se contenta de regarder longuement cequ’elle pouvait voir sans se découvrir.

Il serait toujours temps de recourir à latélégraphie aérienne quand elle verrait paraître des promeneurs surla colline.

Et le dénouement de cette incarcérationprovisoire ne pouvait pas tarder beaucoup.

On ne l’avait évidemment pas amenée là pourl’y laisser mourir d’ennui, d’inquiétude… et d’inanition.

À vrai dire, elle avait déjà faim et ellen’aurait pas pu supporter longtemps un jeûne absolu.

Mais elle ne songeait qu’à la scène qu’elleprévoyait et elle se préparait à tenir tête à ses persécuteurs,quels qu’ils fussent.

Elle était restée le front collé contre lescarreaux, épiant, comme sœur Anne, dans le conte de Barbe-Bleue,l’apparition d’un sauveur, et ne voyant, toujours comme sœur Anne,que le soleil qui dorait la butte et la poussière soulevée par levent matinal.

Un bruit la fit tressaillir.

La porte s’ouvrait.

Madame de Pommeuse se retourna vivement, pourfaire face à l’ennemi&|160;; car ce ne pouvait être qu’un ennemiqui allait entrer par cette porte qu’elle voyait tourner lentementsur ses gonds, sans que personne se montrât.

Mais elle ne s’éloigna pas de la fenêtre, etpour cause.

Cette fenêtre, c’était peut-être le salut, sielle était forcée de choisir entre le suicide et ledéshonneur&|160;; le salut par la mort, suprême ressource desdésespérés.

Elle ne bougea pas et elle attendit, les brascroisés, la tête haute, dans la fière attitude d’un brave qu’on vafusiller et qui se prépare à commander le feu.

Elle vit entrer un homme qu’elle neconnaissait pas et dont l’aspect la rassura un peu&|160;; un homme,jeune encore, qui n’avait pas du tout l’air d’un bandit.

Il était très convenablement habillé et saphysionomie douce prévenait tout d’abord en sa faveur.

Il commença par fermer la porte derrière luiet par y mettre le verrou&|160;; – il y avait un verrou que lacomtesse n’avait pas remarqué et qui aurait pu lui servir à seprotéger contre un envahisseur mal intentionné.

Ce personnage avenant ôta aussitôt sonchapeau, s’inclina courtoisement, et de très loin, devant madame dePommeuse, après quoi il s’abstint d’avancer, comme s’il eût voulumarquer, par cette attitude réservée, qu’il n’avait aucun projethostile.

–&|160;Qui êtes-vous&|160;? et que mevoulez-vous&|160;? lui demanda la comtesse, enhardie par sesallures discrètes.

–&|160;Mon nom ne vous apprendrait rien,répondit d’un ton doux ce visiteur inattendu&|160;; mais je puisvous dire que je suis envoyé par une personne qui s’intéressebeaucoup à vous…

–&|160;Et qui m’a attirée dans un piègeinfâme, interrompit Octavie. Que ne vient-il donc lui-même, cemisérable que je hais et que je méprise&|160;!

–&|160;Ne le condamnez pas sans m’entendre. Ilm’a chargé de vous expliquer sa conduite, et je vous jure, madame,qu’il ne pouvait agir autrement qu’il ne l’a fait.

–&|160;Assez, monsieur&|160;! cet homme est unscélérat. Je n’ai pas d’autre réponse à donner à son ambassadeur…et vous pouvez la lui porter de ma part.

–&|160;Vous feriez mieux, permettez-moi devous le dire, d’écouter sa justification et de vous entendre aveclui.

–&|160;Jamais&|160;!

–&|160;Si je vous prenais au mot, madame, ilvous en coûterait cher.

–&|160;Est-ce à dire que je paierais de ma viema résolution de ne pas entrer en pourparlers avec celui qui vousenvoie&|160;?… Je le sais et je suis prête à mourir. Je vousépargnerai même la peine de me tuer, car si vous faites un pas deplus, je me jetterai par la fenêtre.

–&|160;À Dieu ne plaise, madame&|160;! nouspouvons très bien causer à distance. Je vous demanderai seulementl’autorisation de m’asseoir… et j’espère que vous voudrez bien enfaire autant, lorsque vous serez certaine que je ne vous veux pasde mal.

La comtesse se tut et l’équivoque messagerprit place sur un fauteuil, à mi-chemin de la porte à l’embrasurede la fenêtre où la prisonnière resta prudemment cantonnée.

–&|160;Partez de ce principe que vous aurieztort de ne pas me parler franchement, reprit l’homme. Je saistout.

–&|160;Tout quoi&|160;?… je ne comprends pas,répondit sèchement madame de Pommeuse.

–&|160;Vous allez comprendre. Je sais que, deson vivant, votre père était le chef d’une association decontrebandiers qui ne se bornaient pas à frauder l’octroi. Je saisque la fortune dont vous jouissez n’a pas d’autre origine que lesméfaits de cette bande.

–&|160;Ma fortune&|160;?… je suis prête à yrenoncer… Vous devez le savoir, si, comme je n’en doute pas, vousvenez de la part de…

–&|160;Peu importe&|160;! je suis bieninformé, vous ne le nierez pas. Et ce n’est pas tout. Je sais aussiqu’un hasard… regrettable… vous a mise à la merci des complices defeu M.&|160;Grelin.

La comtesse tressaillit. Elle ne s’attendaitpas à ce coup.

–&|160;Faut-il que je précise&|160;?… que jevous raconte la scène qui s’est passée dans le pavillon duboulevard Bessières et que je vous rappelle le rôle que vous y avezjoué&|160;?… Non, ce serait vous affliger inutilement. Je mecontenterai de vous montrer à quels dangers vous êtes exposée.

»&|160;Les gens qui vous ont épargnée n’ontpas cessé de vous surveiller et ils regrettent maintenant de vousavoir fait grâce&|160;; ils ont juré votre mort…

–&|160;Et c’est vous, je suppose, qu’ils ontchargé de les débarrasser de moi.

–&|160;Laissez-moi achever, je vous prie.Ceux-là sont moins à craindre pour vous que la justice. Elle estsur leurs traces et elle soupçonne que vous les avez aidés àcommettre un crime. À l’heure qu’il est, ils sont peut-être arrêtéset vous n’auriez pas tardé à l’être aussi, si vous étiez restéedans votre hôtel de l’avenue Marceau. Au moment où je vous parle,on y apporte une citation à comparaître devant le juged’instruction… une citation qui ne vous touchera pas, puisque vousavez quitté votre domicile, hier soir.

–&|160;Allez-vous tenter de me persuader quele rapt odieux dont j’ai été la victime avait pour but de m’éviterle désagrément d’être interrogée par un magistrat&|160;? Ce seraittrop d’impudence&|160;!

–&|160;Vous êtes libre de ne pas me croire,mais je vous affirme qu’il s’est trouvé un homme qui a pris à tâchede vous sauver. Je ne le ferai pas meilleur qu’il n’est. Il peutarriver qu’il soit compromis, lui aussi dans cette fâcheuseaffaire, car il a été l’ami et le confident de votre père…

–&|160;Nommez-le donc&|160;!… il s’appelleTévenec&|160;!

–&|160;Supposez que c’est lui. Il vous veut dubien vous n’en doutez pas.

–&|160;C’est ma fortune qu’il veut.

–&|160;Il n’aurait tenu qu’à lui de sel’approprier et il l’a toujours fidèlement gérée. Vous devriez luien savoir gré et vous êtes injuste envers lui.

»&|160;Mais il vous a pardonné de l’avoirméconnu et maltraité et il a toujours pour vous un profondattachement. Lorsqu’il s’est senti menacé, il a dû songer à semettre en sûreté. Il y est maintenant. La justice ne peut plus riencontre lui, mais elle peut tout contre vous. Et c’est alors qu’iln’a plus rien à craindre et que vous, au contraire, vous pouvezêtre arrêtée d’un instant à l’autre… c’est alors qu’il a résolu defaire encore une tentative pour vous sauver.

–&|160;Et il n’a rien trouvé de mieux que deme tendre un abominable guet-apens… de me faire enlever et amenerici de force&|160;!…

–&|160;Il tenait à vous offrir une dernièrefois de vous tirer du mauvais pas où vous vous trouvez et il nepouvait plus se présenter chez vous… pour plusieurs raisons.

»&|160;D’abord, vous l’en avez chassé.

–&|160;Il est venu me proposer… unarrangement… que je ne pouvais ni ne voulais accepter… il est partien m’annonçant qu’il ne reviendrait plus et je ne l’ai pasretenu.

–&|160;Alors, vous êtes bien décidée à ne pasl’épouser&|160;?

–&|160;J’aimerais mieux mourir.

–&|160;Consentiriez-vous du moins à quitterParis, avec lui&|160;?

–&|160;Jamais. Pourquoi fuirais-je&|160;? Jen’ai rien à me reprocher&|160;?… Qu’il parte, s’il se sentcoupable. Moi, je resterai.

–&|160;Si vous restez, vous serez arrêtée.

–&|160;Je prouverai que je suis innocente.

–&|160;Ce sera difficile. Vous êtes la fillede M.&|160;Grelin… et la justice sait maintenant que votre père aété le premier organisateur d’une association qui a commencé par lafraude et qui a fini par l’assassinat. Elle sait aussi que vousétiez au pavillon du boulevard Bessières, le jour où on y a exécutéun traître.

–&|160;J’expliquerai pourquoi j’y étaisvenue.

–&|160;Alors, vous livrerez votre frère… il nese justifiera pas, lui… il est déjà condamné.

La comtesse ne répondit pas. Le coup avaitporté. Et l’ambassadeur de M.&|160;Tévenec profita de l’effet qu’ilvenait de produire, pour renouveler ses instances.

–&|160;Comprenez bien la situation, dit-il.Vous n’avez pas été touchée par la citation et avant que le juge laconvertisse en mandat d’amener, la journée s’écoulera. Il voudrasavoir pourquoi vous n’avez pas comparu. Il enverra chez vous. Oninterrogera vos gens qui diront que vous êtes sortie pour allerchez Julie Granger, rue du Rocher, où vous n’avez pas paru.

»&|160;Tout cela prendra du temps. Vous pouvezdonc disposer de vingt-quatre heures… au moins.

»&|160;Il ne tient qu’à vous d’utiliser cerépit pour vous mettre à l’abri. Une voiture vous conduira, cematin, chez maître Boussac, votre notaire, qui vous remettra vosobligations et vos titres de rente. Vous irez de là au chemin defer du Nord… et demain, vous serez en Angleterre.

–&|160;Avec M.&|160;Tévenec&|160;? demandaironiquement la comtesse.

–&|160;Vous l’y retrouverez, mais vous neserez pas forcée de vivre avec lui. L’avis qu’il vous donne, par mabouche, est désintéressé. Il veut vous sauver, voilà tout. Et quandvous serez en sûreté, vous ferez ce que vous voudrez de votrepersonne et de votre fortune.

»&|160;Mais, je vous le répète, madame, vousn’avez pas un moment à perdre. Décidez-vous.

–&|160;Et… si je refuse de suivre le conseilde M.&|160;Tévenec, qu’arrivera-t-il de moi&|160;?

–&|160;Je viens de vous le dire. Vous serezarrêtée.

–&|160;Chez moi&|160;?…

–&|160;Chez vous… ou ailleurs.

–&|160;Dans cette maison, parexemple&|160;?

–&|160;Peut-être. Elle a été signalée à lapolice.

–&|160;Vous comptez donc m’y laisser, si je neconsens pas à vous suivre&|160;?

–&|160;Je ne suis pas chargé de vous en tirer,malgré vous… mais il ne tient qu’à vous d’en sortir avec moi,immédiatement.

–&|160;Alors, ouvrez-moi toutes les portes. Jesuis prête…

–&|160;À m’accompagner chez le notaire&|160;?Rien n’est plus facile. Une voiture m’attend en bas.

–&|160;Je n’y monterai pas et je rentreraichez moi… à pied.

–&|160;Je vois que nous ne nous entendons pas.Vous n’avez que deux partis à prendre&|160;: ou me suivre, ourester ici… jusqu’à ce qu’on vienne vous y chercher.

–&|160;Vous savez bien que personne neviendra.

–&|160;Pourquoi donc&|160;?… Cette maisonn’est pas au bout du monde… et elle n’est pas non plusinaccessible. Elle a des portes et des fenêtres. Elle n’est plushabitée, mais elle l’était encore avant-hier. Vos amis, s’il vousen reste, auraient quelque peine à la trouver… d’autres latrouveront.

–&|160;D’autres&|160;? répéta la comtesse. Quevoulez-vous dire&|160;?

–&|160;Vous le verrez bientôt. Je n’ai rien àajouter et je vais vous quitter. Ma mission est terminée. J’auraispu la remplir hier soir, mais j’ai préféré vous laisser le temps deréfléchir. La nuit ne vous a pas porté conseil, à ce que je vois.Il est donc inutile que j’insiste davantage.

»&|160;S’il vous arrive malheur, ne vous enprenez qu’à vous-même.

Sur cette conclusion menaçante, l’envoyéextraordinaire et plénipotentiaire se leva, s’inclina profondémentdevant madame de Pommeuse, abasourdie, recula jusqu’à la porte,tira le verrou qu’il avait poussé en arrivant et sortit sansbruit.

La comtesse entendit la clé tourner en dehorsdans la serrure. On l’enfermait encore une fois.

Elle était prisonnière comme avant la visitede l’étrange représentant de M.&|160;Tévenec, et tout annonçait quece délégué d’un coquin ne reparaîtrait plus.

Elle en était encore à chercher pourquoi ilétait venu. Les discours entortillés qu’il lui avait tenus nel’avaient pas éclairée sur ses véritables intentions.

Elle comprenait bien que Tévenec aurait voulul’entraîner hors de France, afin de pouvoir disposer d’elle, à safantaisie, lorsqu’il l’aurait éloignée de ses défenseurs. Maispourquoi ne s’était-il pas présenté lui-même, au lieu d’employer unintermédiaire&|160;? Et quel sort réservait-il à la pauvre femmedont il s’était emparé par la ruse et par la force&|160;?

Il aurait eu beau jeu pour la violenter et ilne l’avait pas fait. Donc, il avait d’autres desseins, encore plusnoirs, et la comtesse devait s’attendre à tout.

Quel plan machiavélique avait-il conçu et quesignifiaient les menaces énigmatiques de son messager&|160;?

Madame de Pommeuse n’y comprenait rien et sedemandait qui était cet ambassadeur de l’affreux Tévenec. Sonami&|160;? non&|160;; Tévenec n’avait pas d’amis. Sondomestique&|160;? non plus. Cet homme n’avait ni la mine ni lelangage d’un valet. Son complice, ce n’était pas douteux, mais quellien l’unissait à l’ancien associé de feu Grelin&|160;?

Autant de questions que la comtesse n’étaitpas en état de résoudre et qui, d’ailleurs, la touchaient moins quesa situation présente.

Le grand problème, c’était de sortir de cettemaison où on l’avait amenée, malgré elle, et où l’agent mystérieuxdu non moins mystérieux Tévenec venait de l’enfermer, sans lui direclairement ce qu’on allait faire d’elle.

Allait-on l’y laisser mourir de faim, ouviendrait-on l’y étrangler, la nuit, pendant qu’elle dormirait,comme on avait étranglé le condamné du pavillon&|160;?

Madame de Pommeuse ne tenait plus à la vie,mais mourir pour mourir, elle préférait se tuer en tentant uneévasion périlleuse.

Elle ouvrit la fenêtre, au risque de recevoirun coup de fusil tiré par quelque bandit subalterne, embusqué dansle parc, et elle se mit à examiner avec plus de soin les abords desa prison.

Elle ne vit au-dessous d’elle que des arbresdont la cime ne s’élevait pas jusqu’à l’étage où on l’avaitreléguée.

Trente à quarante pieds au-dessus du solconstituaient un premier obstacle infranchissable.

Impossible de fuir en sautant de cettehauteur, comme Maxime avait sauté de la galerie extérieure duchalet du boulevard Bessières.

Il aurait fallu une échelle et la comtessen’avait même pas la ressource d’en improviser une avec ses draps,attachés bout à bout, car il n’y avait pas de lit dans la pièce oùelle avait couché.

Elle ne pouvait donc attendre son salut qued’un secours venu du dehors, et personne ne pouvait approcher d’unemaison entourée de hauts murs dont elle apercevait maintenant lacrête à travers les branches des grands arbres.

Au-delà de cette clôture de maçonnerie, ildevait y avoir une rue, mais comment avertir les gens qui passaientpar là&|160;?

La comtesse aurait eu beau crier&|160;; ilsn’auraient pas entendu ses cris.

L’homme au masque de fer, enfermé auchâteau-fort de l’île Sainte-Marguerite, lança, dit-on, à traversles barreaux de son cachot, une assiette d’étain sur laquelle ilavait gravé, avec la pointe d’un couteau, son nom et l’histoire deses malheurs.

Mais, n’ayant à sa disposition ni assiettesd’étain, ni projectiles d’aucune sorte, madame de Pommeuse nepouvait pas user de ce procédé pour appeler à son aide les passantsde bonne volonté.

Probablement, d’ailleurs, ils ne se seraientpas détournés de leur chemin s’ils avaient vu tomber à leurs piedsune pierre, et madame de Pommeuse ne pouvait leur jeter qu’untabouret ou les pincettes de la cheminée.

Le tabouret trop léger et les pincettes troplourdes ne seraient pas arrivés à leur destination.

Restait la télégraphie aérienne, c’est-à-direles signaux adressés à quelque promeneur matinal qui aurait eul’idée de grimper sur la butte dont le sommet s’élevait au-dessuset assez loin du mur d’enceinte de ce parc étrange.

Et encore ce promeneur comprendrait-il ce quela prisonnière attendait de lui&|160;?

Elles sont rares, à Paris, les femmes qu’onretient de force, et celles qui se mettent à la fenêtre pourappeler les gens ne méritent pas qu’on se dérange pour leur veniren aide.

Et puis, alors même que le promeneurcomprendrait, il y regarderait sans doute à deux fois avant dechercher à s’introduire dans une maison close, une maison de bonneapparence, qui n’avait pas l’air d’être une geôle ou uncoupe-gorge.

Il prendrait peut-être la recluse pour unefolle, et les gesticulations désespérées de la pauvre comtesse neproduiraient pas d’autre résultat que de mettre en fuite ce passantprovidentiel.

Tout au plus se déciderait-il à avertir unsergent de ville qu’il y avait là tout près une femme en détresse,et les sergents de ville n’ont pas coutume d’abandonner, mêmemomentanément, leur service, à la première réquisition d’un simpleparticulier.

Si ce particulier venait lui-même voir de quoiil s’agissait, comment pénètrerait-il dans le parc&|160;? Il devaitexister une porte extérieure, mais cette porte devait être fermée àclé.

Et si, par impossible, elle ne l’étaitpas&|160;; si ce généreux mortel arrivait jusque sous la fenêtre, àportée d’entendre ce que lui dirait la prisonnière, ne serait-ilpas appréhendé au corps par des agents de l’organisateur duguet-apens&|160;?

Rien ne prouvait que la maison ne fût pasgardée par des surveillants invisibles.

L’envoyé officiel de M.&|160;Tévenec étaitparti et il devait être loin – la comtesse avait cru entendrerouler, sur le pavé de la rue prochaine, la voiture qui emmenaitcet astucieux coquin, – mais, selon toute apparence, il n’était pasvenu seul et il avait laissé en sentinelle quelques-uns de sesacolytes.

Il avait à peu près affirmé le contraire,puisqu’il avait dit que la maison était signalée à la police et quemadame de Pommeuse courait le risque d’y être arrêtée.

Si c’eût été vrai, il n’aurait pas exposé sescomplices à être ramassés, du même coup de filet, par les agents dela sûreté qui viendraient fouiller cette succursale du pavillon dela porte de Clichy.

Mais la comtesse ne croyait pas à cetteaffirmation d’un homme qui cherchait à l’effrayer pour la décider àla suivre.

La comtesse n’était pas de force à deviner lesecret des infernales combinaisons de M.&|160;Tévenec qui, faute depouvoir la dépouiller de tout son avoir, voulait au moins se vengerd’elle en la compromettant dans l’affaire de l’assassinat.

Et les conjectures auxquelles se laissaitaller la pauvre femme ne pouvaient pas la tirer de peine.

Elle ne comptait plus que sur l’aide de Dieuet elle en était à se demander si elle méritait encore que Dieuintervînt en sa faveur.

Elle se reprochait amèrement l’imprudencequ’elle avait commise en se fiant à un soi-disant commissionnairequi se présentait de la part de Julie Granger&|160;; elle sereprochait d’être restée huit jours sans donner signe de vie àMaxime de Chalandrey&|160;; elle se reprochait surtout d’avoirinvolontairement attiré l’attention de M.&|160;Pigache, sous-chefde la sûreté, sur Lucien Croze qui n’en pouvait mais.

Elle sentait bien qu’elle l’aimait, ce frèrede la malheureuse Odette, compromise aussi peut-être&|160;; elle sedemandait ce qu’ils devaient penser d’elle, et elle était obligéede s’avouer à elle-même qu’elle n’aurait pas dû agir avec cetamoureux discret et délicat, comme agissent les femmes du mondeavec ceux qui aspirent ouvertement à les épouser.

Elle aurait dû faire les premiers pas et elles’apercevait trop tard que pour avoir été trop réservée, elle avaitpassé à côté du bonheur.

Regrets superflus dans la terrible situationoù elle se trouvait&|160;! Mais tout en regrettant ses erreurs –assez excusables, au fond – elle ne perdait pas de vue la butte oùelle espérait vaguement que le sauveur allait apparaître.

Le jour, maintenant, l’éclairait en pleincette butte, et permettait à la comtesse de mieux se rendre comptede l’emplacement qu’elle occupait.

Elle s’élevait à cent mètres, à peu près, dela fenêtre qui servait d’observatoire à la prisonnière et elleavait tout l’air de faire partie d’un jardin ou tout au moins d’unsquare, comme on en voit maintenant dans presque tous les quartiersde Paris.

Un square accidenté, car du côté qui faisaitface à la maison, cette colline était presque coupée à pic. Elledevait être plus accessible du côté opposé, et même sur la penteabrupte, elle était couverte d’arbustes plantés symétriquement etentretenus avec soin.

En regardant avec attention, madame dePommeuse finit par découvrir, sur le haut de ce monticule, un banc,un de ces bancs à claire-voie et à dossier renversé que l’édilitéparisienne a multipliés pour la commodité des passants, sur lespromenades publiques.

Robinson Crusoé, dans son île, fut plussurpris que charmé d’apercevoir, marquée sur le sable, l’empreintedes pas d’un homme.

En constatant au sommet du monticulel’existence de ce banc peint en vert, la comtesse éprouva unesatisfaction à laquelle ne se mêlait aucune inquiétude.

Un banc est fait pour s’asseoir et celui-làétait si bien placé, qu’il y avait des chances pour qu’un flâneurvînt s’y chauffer au soleil, et jouir de la vue qui, de ce pointculminant, devait être, sinon très agréable, du moins trèsétendue.

Seulement, l’heure n’était pas celle où lespromeneurs abondent, dans les quartiers éloignés du centre.

Le matin, les ouvriers sont à l’atelier etleurs femmes vaquent aux occupations du ménage.

Ce n’est guère que l’après-midi qu’ellessortent pour mener leurs marmots courir par les allées des jardinsgratuitement ouverts à tous.

Et la comtesse, convaincue qu’on l’avait menéetrès loin du boulevard des Italiens, n’espérait pas voir arriver unbeau monsieur ou une belle dame.

Les mondains et les mondaines n’entreprennentpas de si longues excursions, surtout avant midi.

Et du reste, madame de Pommeuse aimait autantne pas avoir affaire à ceux-là, sachant bien que les pauvres genssont plus secourables que les riches qui craignent presque toujoursde se compromettre en intervenant.

Elle ne voyait rien venir et le tempss’écoulait.

Elle entendit sonner onze heures à une horlogequ’elle ne pouvait pas voir, mais qui devait être celle d’uneéglise, d’un hôpital ou d’une prison, – les trois édifices publicsqu’on rencontre le plus souvent dans les faubourgs de Paris.

Ce bruit était le premier qui fût arrivéjusqu’à elle depuis le départ du représentant deM.&|160;Tévenec.

Et le silence l’oppressait. Il lui semblaitqu’elle était retranchée du monde des vivants et que le son d’unevoix humaine ne frapperait plus jamais ses oreilles.

Quand cesserait ce supplice de la solitudeabsolue, si dur à supporter pour une prisonnière&|160;?

Il n’y avait pas de raison pour qu’il prît finet le découragement gagnait peu à peu la comtesse.

Il lui prenait des envies de se coucher sur lachaise longue où elle avait passé une si mauvaise nuit, de fermerles yeux et d’attendre la mort, comme faisaient les Romains qui,pour ne pas la voir venir, se cachaient le visage avec les plis deleur toge.

Avant de se résoudre à prendre ce partidésespéré, elle regarda encore une fois le ciel bleu et la collineverdoyante.

Ô bonheur&|160;! un homme se montra tout àcoup, un homme qui avait escaladé la butte par le reversopposé.

Cet homme était trop loin d’elle pour qu’ellepût distinguer ses traits, mais sa silhouette se détachait trèsnettement sur le ciel clair et elle vit tout de suite qu’il étaitgrand et mince.

Elle vit aussi que ce n’était pas unouvrier.

Il portait un long pardessus et un chapeauhaut de forme.

Il ne venait assurément pas là pour admirer lepaysage, car il marchait la tête basse.

Était-ce un poète cherchant une rime qui luiéchappait&|160;? À son allure méditative, la comtesse fut tentée dele croire, et elle déplora d’être si mal tombée.

Les poètes sont des rêveurs qui chantent lanature, mais qui se préoccupent fort peu de ce qui se passe autourd’eux.

Celui-là pouvait fort bien passer sansapercevoir la pauvre séquestrée qui cherchait à attirer sonattention.

Le hasard d’une promenade l’avait sans douteconduit sur cette cime, et s’il y était venu sans but déterminé, ilne s’y arrêterait pas longtemps.

Les naufragés de la Méduse, mourantde faim et de soif sur leur radeau, virent poindre à l’horizon unnavire qui aurait pu les sauver et qui s’éloigne, au lieu de leurporter secours.

Pareille déception menaçait madame dePommeuse.

Elle avait beau agiter son mouchoir, comme lenègre du célèbre tableau de Géricault agite un lambeau d’étoffe,l’inconnu planté sur le sommet de la butte ne levait pas les yeuxet ne se doutait pas qu’une femme malheureuse l’observait.

Du reste, il ne paraissait pas qu’il fûtpressé de partir et après quelques minutes d’immobilité, il selaissa tomber plutôt qu’il ne s’assit, sur le banc municipal.

La comtesse se reprit à espérer.

Mais l’homme se tenait dans une attitude quine lui permettait pas de voir la fenêtre où elle se démenait.

Le haut du corps courbé, les coudes appuyéssur les genoux, les yeux fichés en terre, il ne bougeait plus,absorbé qu’il était sans doute par de tristes pensées, car il n’y aguère que les affligés qui réfléchissent si profondément.

Madame de Pommeuse eut alors l’idée que cepromeneur solitaire était un désespéré qui fuyait la compagnie deshommes et qui se réfugiait dans ce lieu désert pour broyer du noirtout à son aise.

Et cette idée ne la chagrina point.

Elle se dit encore une fois que les êtrespersécutés par le sort sont, plus que les heureux de ce monde,accessibles à la pitié et que ce désolé ne refuserait pas de luivenir en aide.

Encore aurait-il fallu qu’il l’aperçût et ilse cachait le visage avec ses deux mains.

Que n’eût-elle pas donné pour avoir à sadisposition un moyen de se faire entendre de lui&|160;: unporte-voix ou une arme à feu&|160;!

Elle passa un quart-d’heure dans de cruellesangoisses.

Mais le rêveur obstiné se redressa tout àcoup, se leva brusquement, s’avança jusqu’au bord de la pente ettira de la poche de son pardessus un objet qui brillait ausoleil.

La comtesse crut deviner que cet objetmétallique était un revolver et que l’étrange promeneur était montélà pour se casser la tête, sans témoins.

Elle n’en douta plus, lorsqu’elle le vit jeterbas son chapeau et approcher de son front le canon du pistolet.

Elle jeta un cri qui se perdit dans l’espace,mais, avant de presser la détente, l’inconnu se mit à regarder àdroite et à gauche, pour s’assurer que personne n’allait dérangerson suicide et il aperçut enfin la prisonnière gesticulant à lafenêtre du troisième étage.

Son premier mouvement fut de cacher son armeet de partir pour aller se tuer plus loin.

Mais il comprit sans doute que les gestes decette femme étaient des signaux de détresse et qu’ils s’adressaientà lui, car il resta, peut-être tout simplement par curiosité,quoiqu’il n’y ait guère de place pour ce sentiment dans l’âme d’unhomme qui va mourir.

Il se fit un abat-jour avec sa main et ilregarda avec une attention qui parut de bon augure à lacomtesse.

Il s’agissait maintenant pour elle de luifaire comprendre ce qu’elle attendait de lui.

Agiter un mouchoir ne suffisait plus. Ilfallait recourir à une mimique plus expressive et plus claire, unemimique de mélodrame qu’elle aurait trouvée ridicule en toute autrecirconstance.

Inspirée par la situation, elle joignit lesmains, les éleva au-dessus de sa tête, se pencha en avant et gardaquelques instants cette attitude de suppliante.

Crier eût été inutile et dangereux, car lepromeneur n’aurait pas entendu les cris et d’autres auraient pu lesentendre&|160;: des valets de Tévenec apostés sous la fenêtre.

Madame de Pommeuse en était réduite à lapantomime.

Elle avait commencé par exprimer qu’elle étaitmalheureuse et qu’elle implorait du secours&|160;; elle complétal’explication en arrondissant son bras étendu et en le ramenant àelle à plusieurs reprises.

C’est le geste usité dans tous les pays pourappeler quelqu’un et tout le monde en comprend lasignification.

L’inconnu répondit en appuyant un doigt sur sapoitrine, ce qui voulait dire évidemment&|160;:

–&|160;Est-ce à moi que vous vousadressez&|160;?

–&|160;Oui, oui, c’est à vous. Venez, je vousen prie, venez vite&|160;! exprima la comtesse en hochant la têtepour affirmer, et en joignant de nouveau les mains pourimplorer.

L’homme hésita un instant&|160;; et sonhésitation était assez naturelle, car en admettant qu’il eut ledésir de se rendre à cet appel, il devait être très embarrassé.

Le langage des gestes est forcément assezborné et madame de Pommeuse ne pouvait pas, par des mouvements etpar des attitudes, expliquer comment il fallait s’y prendre pourarriver jusqu’à elle.

C’était d’autant plus impossible qu’elle n’ensavait rien elle-même.

Amenée, la nuit, dans une voiture fermée, ellen’avait pas pu se rendre compte de la position qu’occupait lamaison, par rapport à l’éminence où se tenait le sauveurattendu.

Il était beaucoup mieux placé qu’elle pourtrouver le chemin qu’il fallait suivre pour aller de la colline aumur du parc.

Allait-il se décider à tenterl’aventure&|160;? La prisonnière en désespérait presque,lorsqu’elle le vit ramasser son chapeau qu’il avait jeté,l’enfoncer sur sa tête et faire un signe qui voulait direévidemment&|160;:

–&|160;Je viens à vous.

Presque aussitôt, il fit volte-face et ildisparut derrière un massif d’arbustes.

Sans doute, il descendait le revers de labutte qu’il avait escaladé en arrivant et il allait chercher uneroute qui pût le conduire à la maison mystérieuse.

La comtesse suffoquait de joie. Et pourtantque d’obstacles encore entre elle et ce généreux inconnu&|160;!N’allait-il pas se heurter à une porte fermée&|160;? et dans cecas, se donnerait-il la peine d’aller au plus prochain poste depolice raconter ce qu’il venait de voir et réclamer l’assistance ducommissaire ou de ses agents&|160;?

C’était douteux et la séquestrée se ditbientôt qu’elle se hâtait trop de remercier la Providence de luiavoir envoyé un défenseur, car toute la bonne volonté de cedéfenseur pouvait n’aboutir à aucun résultat utile.

Et elle se trouvait maintenant condamnée àl’inaction. Plus de télégraphie possible, puisque l’homme avaitdisparu. Elle n’avait plus qu’à attendre et à prier Dieu deprotéger le généreux inconnu qui avait le courage d’essayer de ladélivrer.

Elle resta à la fenêtre, afin de pouvoirl’appeler, à haute voix, s’il reparaissait, après avoir réussi às’introduire dans le parc.

Elle se pencha même en dehors, plus qu’ellen’avait osé le faire jusqu’à ce moment.

Elle voulait s’assurer que la maison n’étaitpas gardée et que le défenseur qu’elle attendait n’allait pastomber dans une embuscade.

Elle ne vit personne sous les arbres et ellese rassura un peu, quoique l’essai ne fût pas concluant.

Le parc était vaste et, s’il était gardé, ceuxqui le gardaient pouvaient s’être postés d’un autre côté.

Elle ne se contenta pas de regarder&|160;;elle écouta, dans l’espérance d’entendre frapper à la porteextérieure, et avec l’intention, si elle entendait, de crier detoutes ses forces, pour encourager celui qui arrivait à sonsecours.

Il s’écoula ainsi un temps qu’elle ne songeaguère à évaluer, mais qui lui parut bien long.

Enfin, en se penchant encore, elle entrevit aubout de l’allée qu’elle dominait de son troisième étage, un hommequ’elle crut reconnaître, mais qu’elle n’eut pas le loisird’examiner, car il ne fit que traverser l’allée, sans lever la têteet il disparut derrière l’angle de la maison.

Était-ce le sauveur&|160;? Elle n’en était pasabsolument certaine, quoique tout semblât l’indiquer.

Un homme vu en raccourci, de haut en bas, àvol d’oiseau, pour ainsi dire, ne ressemble guère à un homme vu deloin, en pied, se profilant sur l’horizon.

La comtesse, cette fois, n’avait aperçu que lefond de son chapeau, puisqu’il n’avait pas eu l’idée de regarder enl’air.

Il avait sans doute trouvée ouverte la portepercée dans le mur du parc et il était allé tout droit à la portede la maison, qui était peut-être ouverte aussi.

Mais, d’autre part, comment se faisait-il quel’envoyé de M.&|160;Tévenec, en se retirant, n’eût pas pris laprécaution de fermer à clé toutes les issues par lesquelles madamede Pommeuse aurait pu fuir.

Il avait bien fermé celle du salon, où elleétait. Pourquoi n’aurait-il pas fermé les autres&|160;?

L’homme qui venait d’entrer si facilementétait-il aussi un complice de Tévenec et n’était-il pas chargéd’achever la besogne en étranglant sans bruit la comtesse, commeles muets du sérail étranglent, dit-on, les sultanes infidèles.

La comtesse se posa cette question et sesterreurs la reprirent.

Elle était à la merci d’un bourreau,puisqu’elle ne pouvait s’échapper qu’en sautant par la fenêtre.

Elle tenait à se ménager du moins cettesuprême ressource, et elle resta où elle était, prêtant l’oreilleaux moindres bruits.

Bientôt, il lui sembla entendre un bruit depas dans l’escalier, un pas hésitant, car le bruit cessait parintervalles.

On eût dit que le survenant ne savait pas trèsbien où il allait.

Cette idée releva un peu le courage de madamede Pommeuse, qui se préparait déjà à mourir.

Elle se dit qu’un assassin n’aurait pastergiversé de la sorte avant d’accomplir sa sinistre besogne, carceux qui l’envoyaient avaient dû lui donner des instructionsprécises et lui indiquer le troisième étage.

Les pas se rapprochaient&|160;; ilss’arrêtèrent sur le palier, et un instant après, on frappa à laporte, assez timidement.

Singulière précaution que prenait làl’exécuteur d’un arrêt rendu par des scélérats.

La comtesse n’eut garde de répondre.

Alors, la clé, laissée en dehors, grinça dansla serrure, et la porte s’ouvrit lentement.

Le sort de la prisonnière allait sedécider.

Était-ce la mort ou le salut que lui apportaitl’homme qui entrait&|160;?

La comtesse attendit, tremblante, maisrésignée.

L’homme se montra, de face cette fois et enpleine lumière.

–&|160;Vous&|160;! s’écria-t-elle. C’estvous&|160;?…

Une exclamation toute pareille luirépondit.

L’homme, c’était Lucien Croze et il venait dereconnaître madame de Pommeuse.

Peu s’en fallut qu’elle ne se jetât à son cou,et, sans aucun doute, il se serait laissé embrasser, mais elle secontint et elle lui dit d’une voix entrecoupée&|160;:

–&|160;Dieu a fait un miracle en vous envoyantici.

–&|160;J’y suis venu parce que vous m’avezappelé, balbutia-t-il. Je ne vous avais pas reconnue…

–&|160;Et vous êtes venu quand même au secoursd’une femme dont vous ignoriez le nom&|160;!

–&|160;Il suffisait qu’elle fût en péril.

–&|160;Oui, vous êtes bon, vous êtes généreux…je vous devrais l’honneur et la vie.

–&|160;La vie&|160;?… quoi&|160;! vous étiezmenacée de…

–&|160;J’ai été attirée dans un piège… je vousdirai tout à l’heure ce qui m’est arrivé… dites-moi comment vousavez pu arriver jusqu’ici.

–&|160;Très facilement, madame. J’ai trouvétoutes les issues ouvertes… excepté celle de ce salon et on y avaitlaissé la clé dans la serrure… je n’ai eu qu’à la tourner.

–&|160;Et… vous n’avez rencontrépersonne&|160;?

–&|160;Non, personne. Je me demandais si jem’étais trompé, car cette maison me semblait abandonnée… et du hautde la butte, j’avais aperçu une femme à la fenêtre… je commençaismême à croire que cette femme, en me faisant des signaux, avaitvoulu me mystifier…

–&|160;Où sommes-nous ici&|160;? interrompitmadame de Pommeuse.

–&|160;Quoi&|160;! vous l’ignorez&|160;?

–&|160;J’ai été amenée, hier soir, dans unevoiture à glaces de bois, et je ne sais pas quel chemin elle apris… j’y étais montée avenue Marceau, à vingt pas de chez moi.

–&|160;On vous a conduite à l’autre bout deParis, tout près des fortifications… entre la porte d’Auteuil et laporte de Gentilly… dans un quartier à peu près désert…

–&|160;Et ce jardin où je vous aivu&|160;?…

–&|160;C’est le parc de Montsouris. Cettemaison est bâtie de l’autre côté d’une rue qui borde le parc et quis’appelle la rue Gazan… je viens de lire le nom de la rue en latraversant… la maison et l’enclos planté qui l’entoure sont àl’angle du boulevard Jourdan.

Ce nom impressionna un peu la comtesse.

Décidément, les maréchaux du premier empire nelui portaient pas bonheur.

Après le boulevard Bessières, le boulevardJourdan.

Mais cette dernière aventure sur un chemin deronde paraissait maintenant devoir mieux finir que celle dupavillon.

–&|160;Oserai-je, madame, vous demander à quiappartient cette immense propriété&|160;? interrogea à son tourLucien Croze.

–&|160;Je n’en sais rien, répondit madame dePommeuse. Comment le saurais-je, puisque je ne connais pas lesmisérables qui m’y ont conduite de force&|160;?

–&|160;Que voulaient-ils donc faire devous&|160;?

–&|160;M’y laisser mourir, je suppose… et sansvous, j’y serais morte…, car personne ne serait venu m’y chercher…mes domestiques ignorent où je suis.

L’explication était très incomplète etcependant Lucien s’abstint d’insister.

La comtesse devina qu’il la soupçonnait de nepas dire la vérité&|160;; elle pensa que ce n’était pas encore lemoment de la dire tout entière, et elle reprit vivement&|160;:

–&|160;Mais, vous, monsieur, comment voustrouviez-vous dans ce quartier… si éloigné du vôtre&|160;?

–&|160;J’y suis venu voir le directeur d’unetannerie qui devait me prendre comme caissier&|160;; quand je mesuis présenté, la place était donnée.

–&|160;Et, alors&|160;?…

–&|160;Alors, je suis entré machinalement dansce parc de Montsouris… pour me reposer… j’étais las… j’étaisdécouragé…

–&|160;Vous y êtes entré pour vous tuer.

–&|160;Me tuer&|160;?… répéta en rougissantLucien&|160;; non, madame… je vous jure que non.

–&|160;Ne niez pas. Je vous ai vu… prendre unrevolver… le diriger contre votre front… heureusement, vous n’avezpas tiré.

–&|160;Parce que je me suis aperçu à cemoment-là que vous me regardiez… et je ne regrette pas de m’êtrearrêté puisque j’ai pu vous délivrer.

–&|160;Pourquoi vouliez-vous mourir&|160;?

Lucien ne répondit pas.

–&|160;Ce n’est pas, je suppose, parce quevous avez perdu l’emploi que vous occupiez chez ce banquier, repritmadame de Pommeuse, en regardant le frère d’Odette.

–&|160;J’avais oublié que vous saviez cela,murmura tristement Lucien.

–&|160;Oui, je le sais… et je sais aussi quecet homme vous a indignement calomnié…

–&|160;En m’accusant de l’avoir volé… c’estune infamie qu’il a commise, mais la calomnie a fait son chemin… jem’en aperçois tous les jours… On ne veut de moi nulle part… Cematin encore, on m’a fait comprendre qu’un caissier renvoyé n’aplus rien à attendre… Cette dernière humiliation m’a désespéré… Lamesure était comble… Je ne me suis plus senti le courage desupporter la vie.

–&|160;Comment n’avez-vous pas pensé que vousaviez une sœur… et une amie, ajouta la comtesse en tendant la mainà son sauveur.

Lucien pâlit, mais il ne la prit pas, cettemain qu’il aurait dû baiser avec transport.

Cette fois, madame de Pommeuse comprit tout àfait. Elle n’avait revu ni le frère, ni la sœur, depuis le jourfuneste où le sous-chef de la sûreté l’avait interrogée devant eux,dans l’atelier de la rue des Dames. Maxime de Chalandrey lui avaitpromis de leur apprendre pourquoi elle était allée au boulevardBessières. Elle devinait maintenant que Maxime n’avait pas tenu sapromesse et que Lucien en était encore à croire qu’elle avait unamant.

L’erreur où Maxime l’avait laissé expliquaitson attitude présente et peut-être aussi son dégoût de la vie.

Il voulait se tuer, parce qu’il aimait madamede Pommeuse, qui était la maîtresse d’un autre.

Les larmes vinrent aux yeux de lacomtesse.

Comment détromper cet homme qu’elle adorait,comment se justifier dans cette maison où il venait de la trouveret où il pouvait croire qu’un nouveau rendez-vous l’avaitamenée&|160;?

Elle n’essaya même pas. Il lui en aurait tropcoûté de parler de Tévenec, ancien associé de son père dans desœuvres de malfaisance.

Il lui en aurait plus coûté encore de parlerde son frère, condamné par contumace.

Et la place eût été mal choisie pour raconterl’histoire de sa vie.

Elle ne s’était déjà que trop attardée dans cerepaire où on l’avait attirée et où ceux qui lui avaient tendu cepiège pouvaient reparaître d’un instant à l’autre.

–&|160;Je vais la voir, votre sœur,reprit-elle avec émotion. Vous allez m’accompagner chez elle.Dois-je lui dire que vous êtes résolu à mourir&|160;?

–&|160;Non… je vous en supplie…

–&|160;Eh&|160;! bien, jurez-moi que vous nevous tuerez pas.

Il y eut un silence.

Lucien ne se pressait pas de prêter le sermentqu’exigeait de lui la comtesse.

–&|160;Ne me forcez pas à briser le cœur d’unepauvre enfant qui n’a rien à se reprocher, elle, insista madame dePommeuse.

–&|160;Soit&|160;! répondit enfin LucienCroze&|160;; je vivrai pour Odette.

Il est des inflexions de voix qui soulignentun mot et lui donnent une signification particulière.

En appuyant sur le mot «&|160;elle&|160;», lacomtesse semblait dire&|160;: «&|160;votre sœur estirréprochable&|160;; moi je ne le suis pas.&|160;»

En ajoutant à sa réponse les deux mots&|160;:«&|160;pour Odette&|160;» Lucien sous-entendait évidemment&|160;:«&|160;mais ce n’est pas à cause de vous que je consens àvivre.&|160;»

Chacun d’eux comprit et se tut.

La situation eût été embarrassante, si elleeût été moins tendue. Mais ils avaient tous deux la même pensée quiétait de sortir de la maison le plus tôt possible et, par un accordtacite, ils coupèrent court à un dialogue qui menaçait de dégénéreren discussion pénible.

Ce fut Lucien qui parla le premier.

–&|160;Madame, dit-il en s’efforçant decomprimer son émotion, je suppose qu’il vous tarde de rentrer chezvous. Je ne vous propose pas de vous y accompagner, mais vous mepermettrez, je l’espère, de partir d’ici avec vous, et de ne pasvous quitter jusqu’à ce que vous ayez trouvé une voiture.

–&|160;J’allais vous le demander, murmura lacomtesse. J’avoue que je n’oserais pas sortir seule. Je m’imagine…à tort peut-être… que cette maison n’est pas aussi abandonnéequ’elle en a l’air… qu’on me guette et que, si je tentais de fuir,je serais attaquée.

–&|160;Près de vous, je n’aurai plus cettecrainte.

–&|160;Crainte mal fondée, je vous l’affirme.Si la maison était gardée, on ne m’aurait pas laissé passer… jen’aurais même pas pu y entrer, tandis que j’ai trouvé ouvertestoutes les portes… excepté celle de ce salon qu’on avait fermée endehors… sans retirer la clef.

–&|160;Je ne m’explique pas plus que vous cedéfaut de précaution… à moins que ce ne soit une ruse… dont jen’aperçois pas le but. Ce qui me ferait croire que cette négligenceapparente cache un nouveau piège, c’est que, deux heures avantvous, un homme est entré ici et m’a offert de m’emmener.

–&|160;Ah&|160;! un homme&|160;?

–&|160;Oui, un homme que je ne connais pas etqui m’a proposé de me mettre en liberté à certaines conditions quej’ai refusé d’accepter… et il devait savoir d’avance que je ne m’ysoumettrais pas. Pourquoi a-t-il joué cette comédie&|160;? Je nepeux pas le deviner&|160;; mais, certainement, il a un plan etc’est avec intention qu’en me quittant il n’a pas fait ce qu’ilfallait pour empêcher qu’on entrât ici.

–&|160;Quoi qu’il en soit, je pense qu’il esttemps de partir, puisque le chemin est libre.

–&|160;Je suis prête à vous suivre.

–&|160;Alors, venez, madame.

Au lieu d’avancer, madame de Pommeuse serapprocha de la fenêtre qui était restée ouverte.

–&|160;C’est singulier, murmura-t-elle, j’aicru entendre marcher et parler dans le parc.

–&|160;Vous vous trompez, sans doute, ditfroidement Lucien&|160;; mais je vais m’assurer qu’il n’y apersonne.

Et il arriva à la fenêtre avant lacomtesse.

Il regarda et, à son grand étonnement, il vitquatre individus, assez mal habillés, qui suivaient l’allée qu’ilavait traversée en arrivant.

Ces gens rasaient le mur et ils allaient, nonpas côte à côte, mais à la file indienne.

Madame de Pommeuse, qui avait vite rejointLucien Croze, les vit aussi et en regardant d’un autre côté, elleen aperçut quatre ou cinq autres qui dépassèrent presque aussitôtl’angle de la maison et disparurent.

Elle se retira vivement de la croisée, etLucien se retira aussi.

–&|160;Les voilà&|160;! murmura-t-elle. Ils sesont partagés en deux groupes… les uns vont faire le guet en bas,pendant que les autres nous égorgeront ici…

Lucien commençait à le croire, mais il neperdit point la tête.

Il courut à la porte et poussa le verrou,comme l’avait fait l’envoyé de M.&|160;Tévenec.

–&|160;Maintenant, ils n’entreront pas sans mapermission, dit-il résolument… et s’ils enfoncent cette porte, ilspasseront sur mon corps avant de porter la main sur vous.

»&|160;Je les recevrai à coup de revolver,ajouta Lucien Croze en tirant de sa poche l’arme dont il avaitfailli se servir pour se brûler la cervelle.

Il était superbe, ainsi, faisant face à laporte, le revolver au poing.

Le danger l’avait transfiguré. Sa physionomiedouce et calme avait pris une expression d’énergie presque sauvage.Ses yeux étincelaient et menaçaient, ses yeux bleus dont le regardétait si tendre.

–&|160;Je mourrai avec vous, s’écria lacomtesse, en se serrant contre lui.

Ils faisaient tableau, comme on ditau théâtre.

Autour d’eux le silence était profond.

Sans doute, les scélérats qui venaient pour enfinir avec la comtesse ne voulaient agir qu’à coup sûr, et, avantde monter, ils prenaient leurs mesures pour qu’on ne vînt pasdéranger leurs opérations.

Ils cernaient la maison et ils plaçaient dessentinelles à toutes les portes.

Lucien aurait pu s’étonner que ces genseussent l’audace de se rassembler ainsi pour commettre, en pleinjour, un crime qu’un seul homme aurait perpétré facilement, lanuit, en se glissant près de madame de Pommeuse endormie.

C’était bon dans les premières années duDirectoire où les brigands opéraient en bande et ouvertement.

En cet heureux temps, on égorgea un beau soirquinze personnes, maîtres et domestiques, au château deChoisy-le-Roi, dans la banlieue de Paris.

Mais ces expéditions sont impossibles en l’ande grâce 1887&|160;; et, par le temps qui court, les brigandsn’opèrent plus qu’individuellement.

Ni Lucien ni la comtesse n’avaient fait cetteréflexion si simple. Ils étaient tous les deux dans un étatd’esprit qui ne leur permettait pas de raisonner. Et ce n’était pasla peur qui les troublait, puisqu’ils étaient résignés àmourir&|160;; c’était la douleur de se quitter pour toujours sanss’être dit qu’ils s’aimaient.

–&|160;J’ai une grâce à vous demander, dit lacomtesse d’un ton saccadé.

–&|160;Une grâce&|160;! vous&|160;!

–&|160;Oui… je voudrais… vous m’avezsoupçonnée et le temps me manque pour vous prouver que je n’ai rienà me reprocher… les minutes qui nous restent à vivre sont comptées…je voudrais entendre de votre bouche un mot… non pas de pardon… jen’ai rien à me faire pardonner… je voudrais être sûre que vous neme croyez plus coupable… il me serait trop cruel de quitter la viesans emporter la certitude que vous me croyez encore digne de vous…de votre amour, ajouta madame de Pommeuse, en appuyant son frontsur l’épaule de Lucien, qui s’écria&|160;:

–&|160;Vous m’aimez donc&|160;?

–&|160;Ne l’aviez-vous pas deviné&|160;?

–&|160;Non… et l’eussé-je deviné, je ne vousaurais jamais dit que je vous aimais… je puis vous le diremaintenant, puisque nous allons mourir ensemble… oui, je vous aimedepuis le jour où je vous ai vue pour la première fois… j’étaisfou… j’ai tout fait pour arracher de mon cœur cet amour insensé…c’est parce que je désespérais d’y parvenir que je voulais metuer.

–&|160;Je le savais… quand je vous ai vuapprocher de votre front le canon de ce revolver, j’ai compris etj’aurais voulu vous crier&|160;: vivez&|160;!… vivez pour moi quimourrais de douleur, si je perdais le seul homme que j’aieaimé.

Lucien n’y tint plus. Il ouvrit ses bras àOctavie de Pommeuse et la serra contre son cœur. Ils échangèrent unbaiser – le premier – et ils oublièrent un instant que le mondeexistait, et que la mort approchait.

Cet aveu in-extremis n’avait pascoûté à la pauvre comtesse. Elle se croyait perdue et elle nesongeait guère à l’avenir.

Lucien non plus. Il goûtait enfin le bonheurd’être aimé. Que lui importait de mourir dans un pareilmoment&|160;?

C’était la situation du quatrième acte desHuguenots et il aurait pu chanter comme Raoul àValentine&|160;:

Vienne la mort, puisqu’à tes pieds je puis l’attendre.

Mais la mort ne venait pas et, attendu que lesublime confine quelquefois au ridicule, les deux amants n’allaientpeut-être pas tarder à s’apercevoir qu’ils dramatisaient un peutrop leur aventure et que leur cas différait sensiblement de celuique Meyerbeer a mis en musique.

Il y manquait, jusqu’à présent, lesmassacreurs, et la scène n’avait aucune analogie avec celles qui sejouèrent à Paris, la nuit de la Saint-Barthélemy.

Ils n’entendaient ni coups de fusil, ni crisde détresse. Il leur sembla pourtant qu’on montait l’escalier. Desbruits arrivèrent jusqu’à eux&|160;; un bruit de pas et d’autresbruits moins distincts&|160;: des rumeurs confuses, comme il s’endégage d’une troupe en marche.

–&|160;Ils viennent, dit Octavie.

Et elle essaya de se placer entre la porte etLucien.

Il l’écarta doucement et, armant son revolver,il se prépara à recevoir l’ennemi.

Bientôt, les bruits s’accentuèrent. Les pass’étaient arrêtés sur l’escalier. Maintenant on entendait desvoix&|160;; une surtout qui dominait les autres, une voix decommandement.

Ces singuliers assassins procédaientrégulièrement&|160;; presque militairement, puisqu’ils obéissaientaux ordres d’un chef.

Ce chef était-il Tévenec&|160;? madame dePommeuse ne le crut pas un seul instant. Tévenec n’était pas hommeà diriger en personne un coup de force.

Les voix se turent&|160;; la clé restée àl’extérieur tourna dans la serrure et on essaya d’ouvrir.

La porte, assujettie en dedans par un grosverrou, plia sous la poussée, mais elle résista, car elle étaitsolide et même à coups de pied ou à coups de bûche, on ne l’auraitpas enfoncée facilement.

Si le salon avait eu une autre issue, lesamants auraient eu tout le temps de fuir.

Mais ils étaient pris dans une souricière, etla fuite était aussi impossible que la résistance.

Lucien, prêt à faire feu, s’attendait à voirbientôt s’abattre ou voler en éclats la porte protectrice, enfoncéeou brisée par les assaillants.

Rien de pareil n’arriva.

Une voix s’éleva, la voix du chef quicria&|160;:

–&|160;Ouvrez, au nom de la loi&|160;!

C’est la formule consacrée qu’emploient lesmagistrats, dans l’exercice de leurs fonctions, pour se fairelivrer l’entrée d’un domicile particulier.

Et cette formule, les amants ne s’attendaientguère à l’entendre dans un pareil moment.

Comment des brigands osaient-ils s’enservir&|160;? Faisaient-ils comme le loup du conte de Perrault, celoup qui cherchait à imiter la voix de la mère-grand pour croquerle petit Chaperon-Rouge&|160;?

–&|160;N’ouvrez pas… c’est une ruse de cesmisérables, dit tout bas la comtesse.

Lucien hésitait. Il se disait&|160;:

–&|160;À quoi bon prolonger une situationdésespérée&|160;? Mieux vaut tenter une sortie que d’attendrel’assaut, puisque je ne suis pas en mesure de le repousser&|160;;seul contre dix peut-être, je ne pourrais pas me défendre, s’ils sejettent sur moi… tandis que, si je me précipitais dans l’escalier,après avoir ouvert brusquement cette porte, j’aurais quelque chanced’échapper… et une fois que je serais dans la rue, ils n’oseraientpas m’y poursuivre.

Lucien oubliait que madame de Pommeuse nepourrait pas fuir, mais cet instant d’oubli fut très court.

–&|160;Non, murmura-t-il, je mourrai avecelle.

Il la regarda et il lut dans ses yeux qu’ellene faiblissait pas.

Alors, il conçut un projet hardi dontl’exécution ne lui parut pas absolument impraticable.

Ce projet consistait à livrer passage auxbandits après s’être placé de façon à être caché par le battant dela porte quand ils l’ouvriraient. Ils entreraient tous à la fois etil tirerait, comme on dit, dans le tas. Ils n’étaient peut-être passi nombreux qu’il le croyait et son revolver était à six coups.Lucien pouvait espérer d’abattre ces bandits les uns après lesautres, avant qu’ils eussent le temps de se retourner contrelui.

Mais il fallait d’abord mettre la comtesse àl’abri du premier choc.

Il la prit par le bras, l’attira dans un angledu salon et lui dit à l’oreille&|160;:

–&|160;Ne bougez pas et laissez-moi faire.

Puis, revenant à la porte, il mettait la mainsur le verrou, lorsque la voix, la terrible voix cria encore unefois&|160;:

–&|160;Ouvrez au nom de la loi&|160;!… ou jevais faire enfoncer la porte&|160;!… j’en ai le droit… je suisporteur d’un mandat d’amener.

Madame de Pommeuse tressaillit. Il luisemblait la reconnaître, cette voix, pour l’avoir déjà entenduedans une circonstance qu’elle ne pouvait pas oublier.

–&|160;C’est bien, entrez&|160;! dit très hautLucien, en tirant le verrou.

En même temps, il levait son revolver àhauteur d’homme&|160;; il n’avait plus qu’à presser la détente pourtuer le premier qui se montrerait.

Mais il était écrit qu’il ne tuerait personnece jour-là.

Madame de Pommeuse lui saisit le bras et lecoup ne partit pas, fort heureusement, car si la comtesse n’eût pasarrêté Lucien, il se serait mis sur la conscience un meurtreinutile et il lui en aurait coûté cher.

L’homme qui entra, l’homme dont elle avaitreconnu la voix de basse profonde, c’était le sous-chef de lasûreté, c’était M.&|160;Pigache qui l’avait interrogée, rue desDames, en présence de Lucien, d’Odette et de Maxime.

Et pour que nul n’ignorât sa qualité,M.&|160;Pigache portait, sous son pardessus ouvert, une écharpetricolore, insigne de sa fonction.

Lucien, qui le reconnut, n’en pouvait croireses yeux et il se sentait tout honteux de s’être si lourdementtrompé, en prenant pour des vérités des chimères enfantées parl’imagination de la comtesse.

Il s’attendait à être attaqué par des banditset il se trouvait subitement face à face avec un haut policier quile tenait déjà pour un suspect, depuis leur première et uniqueentrevue dans l’atelier d’Odette.

Lucien ne se réjouissait pas de ce changementà vue, et il aurait presque autant aimé avoir à faire à uneescouade de coquins qu’à ce commissaire, froid et sagace, qui seprésentait au nom de la loi avec quatre agents prêts à lui prêtermain forte.

Madame de Pommeuse n’était assurément pasfâchée d’avoir évité le sort que lui réservaient ses pires ennemis,Tévenec et ses complices, mais elle n’était pas non plus trèsrassurée.

Et le plus étonné des trois, c’était encoreM.&|160;Pigache, car il ne s’attendait guère à trouver dans lamaison de la rue de Gazan ses anciennes connaissances de la rue desDames.

–&|160;Que faites-vous ici, madame&|160;?demanda-t-il d’un ton qui n’annonçait rien de bon.

–&|160;On m’y a attirée, balbutia la comtesse,et on m’y a enfermée. J’y étais prisonnière. Vous venez de medélivrer.

–&|160;Prisonnière&|160;! allons donc&|160;!…toutes les portes étaient ouvertes… excepté celle-ci que vous aviezbarricadée en dedans.

–&|160;Pourquoi donc avez-vous tant tardé àm’ouvrir&|160;?

–&|160;Parce que je croyais qu’on venaitm’assassiner.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! voilà du nouveau,ricana M.&|160;Pigache.

»&|160;Et qui donc, s’il vous plaît, veut vousassassiner&|160;?

–&|160;Les misérables qui m’ont amenée ici…après m’avoir tendu un piège infernal.

–&|160;Je ne sais pas ce que c’est qu’un piègeinfernal… Ce sont là des mots vagues… expliquez-vous nettement.

–&|160;Hier, à la tombée de la nuit, uncommissionnaire s’est présenté chez moi, avenue Marceau. Il venait,disait-il, de la part d’une pauvre femme qui a été ma nourrice etqui habite rue du Rocher… elle était mourante et elle voulait mevoir, affirmait cet homme… je l’ai suivi… il m’a fait monter dansune voiture, et il m’y a enfermée… les portières étaientcadenassées, les glaces étaient de bois… je n’ai rien vu pendant letrajet… on m’a fait descendre sous une voûte et monter un escalier…puis on m’a poussée dans ce salon et on m’y a laissée…

–&|160;Vous avez beaucoup d’imagination,madame, dit ironiquement le sous-chef de la sûreté. Vous pourriezécrire des romans d’aventures.

–&|160;Ce n’est pas un roman que je vousraconte, monsieur, c’est la vérité.

–&|160;Alors, on vous a enlevée… pour leplaisir de vous enlever, puisqu’on ne vous a fait aucun mal.

–&|160;On m’en aurait fait si vous n’étiez pasvenu.

–&|160;Ah&|160;! oui… les assassins que vousattendiez tout à l’heure.

Le ton railleur que prenait M.&|160;Pigacheindiquait assez qu’il ne croyait pas un mot du récit de lacomtesse.

Elle ne se sentait pas le courage d’essayer dele convaincre.

–&|160;Alors, reprit M.&|160;Pigache, vous nesavez pas du tout où vous êtes, ici&|160;?

–&|160;Je sais que je suis tout près du parcde Montsouris.

–&|160;Comment le savez-vous, s’il est vraique vous n’ayez pas pu vous rendre compte du chemin que vous avezparcouru depuis l’avenue Marceau&|160;?

–&|160;De cette fenêtre on le voit, ceparc.

–&|160;On voit… une butte… mais on n’y a pasmis d’écriteau. Je m’étonne que vous ayez deviné le nom…

–&|160;Je ne l’ai pas deviné… c’est monsieurqui me l’a appris.

–&|160;Ah&|160;!… très bien&|160;!…j’interrogerai monsieur tout à l’heure. En attendant, veuillezrépondre à une autre question.

»&|160;Savez-vous à qui appartient la maisonoù vous êtes en ce moment, et où vous prétendez qu’on vous aséquestrée.

–&|160;Je l’ignore absolument.

–&|160;C’est singulier. J’aurais cru…

–&|160;Quoi donc, monsieur&|160;? demanda lacomtesse que cet interrogatoire plein de réticences commençait àimpatienter.

–&|160;Je vous répondrai quand j’auraiinterrogé monsieur, dit d’un air rogue le sous-chef de lasûreté.

Puis, s’adressant à Lucien&|160;:

–&|160;Vous êtes M.&|160;Croze et vous habitezavec votre sœur, rue des Dames, 15, à Batignolles… c’est là que jevous ai vu, il y a huit jours.

–&|160;Oui, monsieur.

–&|160;Vous avez été caissier chezM.&|160;Sylvain Maubert, banquier, rue desPetites-Écuries&|160;?

–&|160;Oui, monsieur.

–&|160;Pourquoi ne l’êtes-vous plus&|160;?

–&|160;Parce que M.&|160;Maubert m’a congédiéen m’accusant d’un détournement que je n’ai pas commis… il le saitfort bien… et la preuve, c’est qu’il n’a pas osé porter plainte.M.&|160;Maubert voulait à tout prix se débarrasser de moi et, pouren venir à ses fins, il n’a pas reculé devant une mauvaiseaction.

Ce fut dit d’un ton si ferme et si net queM.&|160;Pigache, impressionné, s’abstint d’insister.

–&|160;Je n’ai pas à m’occuper de la conduitede ce monsieur, dit-il après un court silence. S’il vous acalomnié, c’est vous qui auriez le droit de porter plainte, mais,je vous le répète, je n’ai pas qualité pour le juger.

»&|160;Ce que je veux savoir, c’est pourquoivous êtes ici. Vous n’y êtes pas venu avec madame, jesuppose&|160;?

–&|160;Non, monsieur. J’y suis venu seul et demon plein gré.

–&|160;À la bonne heure&|160;!… vousn’inventez pas d’histoires, vous… alors, on ne vous a pas enlevé,vous aussi&|160;?

–&|160;Non, monsieur, répliqua vivementLucien. Mais madame vous a dit la vérité, comme je vais vous ladire.

–&|160;Dites-la.

–&|160;Je cherche un emploi, depuis queM.&|160;Maubert m’a renvoyé injustement. On m’en avait indiqué undans le quartier des Gobelins.

»&|160;Je me suis présenté, ce matin…inutilement… et en revenant à pied, je suis entré dans le parc deMontsouris, pour me reposer. Je suis monté sur la butte qu’on voitd’ici, je me suis assis sur un banc et en regardant autour de moi,j’ai aperçu à la fenêtre du salon où nous sommes une femme quim’appelait en agitant un mouchoir.

–&|160;Bon&|160;! vous avez dû lareconnaître&|160;?

–&|160;Non, j’étais trop loin… mais j’aicompris qu’elle demandait du secours et je suis venu immédiatement.Avant de descendre, j’avais bien remarqué la maison et cependantj’ai eu quelque peine à la retrouver, parce qu’elle est entouréed’arbres et de murs qui la cachent aux passants de la rueGazan.

–&|160;Oui, le propriétaire avait ses raisonspour la masquer. Continuez, monsieur. Comment êtes-vousentré&|160;?

–&|160;Par une petite porte qui donne sur larue.

–&|160;Elle n’était donc pas fermée&|160;?

–&|160;Pas à clé, non, monsieur. Je n’ai euqu’à tourner le bouton.

»&|160;Je me suis trouvé dans une cour plantéeque j’ai traversée pour gagner le perron de la maison. Là, il y a,comme vous savez, une autre porte qui n’était pas plus fermée quel’autre. Je suis entré, très étonné de ne rencontrer aucundomestique, et j’ai monté l’escalier. J’avais calculé que lafenêtre d’où on m’avait fait des signaux devait être au troisièmeétage… Je ne m’étais pas trompé.

–&|160;Et sans doute la porte de ce salonétait ouverte… comme les deux autres&|160;?

–&|160;Non, monsieur. Elle était fermée endehors, mais on avait laissé la clé. J’ai frappé… on ne m’a pasrépondu.

–&|160;Mais madame n’a pas mis leverrou&|160;?

–&|160;Non. Elle m’avait appelé de la fenêtreet elle savait qu’elle n’avait rien à craindre de l’homme quiarrivait à son secours.

–&|160;D’autant qu’elle vous avait reconnu deloin, je pense…

–&|160;Pas plus que je ne l’avais reconnue…elle a été aussi surprise de me voir que je l’ai été de la trouverlà.

–&|160;Et vous vous êtes expliqués. Que vousa-t-elle dit&|160;?

–&|160;Exactement ce qu’elle vient de vousdire. Elle a été amenée ici malgré elle&|160;; on l’y a enfermée etelle aurait pu y mourir de faim, si le hasard ne m’y eût amené… unhasard providentiel, puisque j’ai pu la délivrer.

–&|160;Comment, la délivrer&|160;!… vous êtesrestés ici, tous les deux, au lieu de vous hâter de fuir, et votrepremier soin a été de mettre le verrou&|160;!… vous craigniez sansdoute d’être dérangés.

–&|160;Non, monsieur, répondit en rougissantmadame de Pommeuse&|160;; je craignais d’être attaquée…

–&|160;Ah&|160;! oui… par les gens qui vousont enlevée… je n’y pensais plus à ces singuliers bandits quin’hésitent pas à commettre un rapt… crime prévu par le code pénal…et cela, pour l’unique plaisir de vous faire une niche en vousinfligeant vingt-quatre heures d’arrêts forcés… et même moins,puisqu’il n’est pas encore midi et que vous êtes arrivée seulementhier soir, à la nuit tombante.

–&|160;Ils avaient d’autres desseins…

–&|160;Lesquels&|160;? Ils ne vous ont nituée, ni volée, ni violentée. Que prétendaient-ils donc faire devous&|160;?

–&|160;Je ne sais.

–&|160;Supposez-vous qu’ils avaient formé leprojet de vous extorquer une signature dont ils se seraient servispour se procurer de l’argent… ou pour vous dépouiller de votrefortune&|160;?

Cette fois, M.&|160;Pigache avait touché justeet il ne s’en doutait pas, car en ce moment, il plaidait, comme ondit, le faux pour savoir le vrai.

Pour le renseigner sur les intentions réellesde ses persécuteurs, madame de Pommeuse n’aurait eu qu’à luiraconter la visite de l’envoyé de M.&|160;Tévenec, mais cettevisite se rattachait à une situation qu’elle tenait à laisser dansl’ombre.

Elle s’était abstenue d’en parler à LucienCroze, pendant qu’elle était seule avec lui. À plus forte raison,n’en voulait-elle pas parler à ce policier inquisiteur quiévidemment cherchait à la prendre en faute et qui en savaitpeut-être plus long qu’il n’en disait.

Elle résolut même d’essayer de couper court àdes questions multipliées qui la mettaient sur des épines.

–&|160;Monsieur, dit-elle, j’ai répondu commej’ai pu à tout ce que vous m’avez demandé. Ne m’en demandez pasdavantage. Vous ne pouvez pas exiger de moi que je vous apprenne ceque j’ignore moi-même. Les misérables qui m’ont amenée ici n’ontpas fait cela sans motif, mais ils ne m’ont pas confié leursprojets et je ne les ai pas pénétrés.

»&|160;Vous serez sans doute plus habile quemoi. Vous parviendrez à arrêter ces lâches coquins et vous leurarracherez leurs secrets.

»&|160;C’est mon plus cher désir… mais je nepuis rien pour vous seconder.

–&|160;Et monsieur ne peut rien non plus,n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Monsieur a été mêlé accidentellement àcette malheureuse affaire… il en sait encore moins que moi.

–&|160;Il sait cependant que vous avez étéimpliquée dans une autre affaire… beaucoup plus grave que celle-ci…puisqu’il était là quand vous avez été reconnue, chez lui, par lecocher de fiacre qui vous avait conduite au boulevardBessières.

–&|160;C’est vrai,… mais quel rapport y a-t-ilentre cette histoire, déjà vieille de huit jours, et l’enlèvementdont j’ai été victime&|160;?

Madame de Pommeuse payait d’audace enrépondant de la sorte, mais elle n’avait pas pu s’empêcher de pâliren entendant cette allusion à la scène qui lui avait fait perdrepour un temps la confiance de Lucien.

Elle tremblait que M.&|160;Pigache n’allâtplus loin et que, mieux renseigné depuis sa première entrevue avecelle, il n’entrât dans de nouveaux détails sur le voyage auxfortifications et sur le crime du pavillon.

Il ne se pressait pas de continuer et lacomtesse eut l’intuition qu’il se préparait à frapper un grandcoup.

Depuis le commencement de cet entretien àtrois, les agents, qui étaient entrés dans le salon avec Pigache,se tenaient à distance respectueuse de leur chef et ne sepermettaient pas de prendre part à la conversation, mais ilsavaient des oreilles et ils ne perdaient pas un mot dudialogue.

–&|160;Sortez, vous autres, leur ditM.&|160;Pigache, mais restez sur le palier. Je vous appelleraiquand j’aurai besoin de vous.

Ils obéirent comme un seul homme et dès qu’ilsfurent dehors, le policier dit à madame de Pommeuse&|160;:

–&|160;Vous ne vous doutez pas de ce que jeviens faire ici&|160;?

–&|160;Non, monsieur, je vois bien que vosfonctions vous y ont appelé… mais j’ignore pourquoi.

–&|160;Pour l’affaire du boulevardBessières.

–&|160;Comment&|160;!… à l’autre extrémité deParis&|160;!

–&|160;Mon Dieu, oui… et c’est bien simple. Jene vous apprends pas que les assassins du pavillon font partied’une bande parfaitement organisée… tous les journaux l’ont dit etrépété à satiété…

–&|160;J’ai lu cela, en effet…

–&|160;Les journaux ont parlé aussi de lagalerie souterraine dont ces coquins se servaient autrefois pourfrauder l’octroi de Paris. Mais ils n’ont pas dit qu’ils avaientdepuis longtemps abandonné l’usage de ce chemin et qu’ils enavaient creusé un autre sous les fortifications entre la ported’Arcueil et la porte de Gentilly.

»&|160;À la Préfecture, nous supposions qu’ilexistait, mais nous n’en étions pas sûrs et nous ne savions pas oùil se trouvait.

»&|160;Nous le savons depuis une heure. Ilaboutit sous cette maison. Quelques-uns des agents que j’ai amenéssont occupés en ce moment à en déblayer l’entrée. Moi, j’espéraissurprendre ici un des gros bonnets de la bande… je n’y ai trouvéque vous, madame… et vous, monsieur.

–&|160;Vous ne nous soupçonnez pas, j’espère,de faire la fraude, dit la comtesse en s’efforçant de sourire.

–&|160;Non, madame. Seulement, je tiens à vousapprendre le nom du propriétaire de cette succursale du pavillon dela porte de Clichy.

»&|160;Cet homme s’appelle Jean Tévenec.

La comtesse tressaillit, mais elle fit assezbonne contenance. Elle s’attendait à cette déclaration et elleétait presque préparée à y répondre, quoiqu’il lui en coûtâtbeaucoup de parler de ses affaires de famille devant LucienCroze.

–&|160;Vous devez le connaître&|160;? demandale policier.

–&|160;Oui, monsieur, répondit-elle sanshésiter.

–&|160;Eh&|160;! bien, je ne vous en fais pasmon compliment. C’est un coquin de la pire espèce.

–&|160;C’est aussi mon pire ennemi.

–&|160;Vraiment&|160;?… comment se fait-ildonc que je vous trouve dans sa maison&|160;?

–&|160;Je vous ai déjà dit que je n’y suis pasvenue de mon plein gré.

–&|160;Alors, vous supposez que c’est lui quivous a fait enlever, pour vous y amener&|160;?

–&|160;Je n’en doute pas.

–&|160;Voilà qui est inexplicable. Si c’étaitlui, il se serait montré.

–&|160;Je ne comprends pas plus que vouspourquoi il n’a pas paru, mais je vous répète que je ne l’ai pasvu.

–&|160;Ni lui, ni personne&|160;? interrogeale sous-chef de la sûreté en regardant fixement madame dePommeuse.

La question était posée de telle sorte que,pour y répondre, la comtesse n’avait d’autre alternative que dementir ou de raconter son entrevue avec le messager de Tévenec,qu’elle avait, jusqu’à ce moment, passé sous silence.

Elle se dit qu’au point où elle en était avecPigache et avec Lucien Croze, elle pouvait bien avouer tout.

Pigache savait que Tévenec avait été l’associéde feu Grelin et Lucien l’apprendrait tôt ou tard. Mieux valaitdonc parler franchement.

–&|160;Un homme s’est présenté ici cematin.

–&|160;Enfin&|160;! vous en convenez&|160;!qui était cet homme&|160;?

–&|160;Je ne le connais pas et il ne m’a pasdit son nom. Mais il venait de la part de M.&|160;Tévenec. Il nes’en est pas caché.

–&|160;Très bien. Que vous a-t-ildit&|160;?

–&|160;Il m’a proposé d’aller rejoindreM.&|160;Tévenec et de passer en Angleterre avec lui.

–&|160;Vous avez refusé&|160;!

–&|160;Oh&|160;! sans hésiter. Alors, il m’amenacée de mort…

–&|160;Menacée de mort, c’est vague.

–&|160;Il ne m’a pas dit comment celui quil’envoyait se déferait de moi, mais il m’a laissé entendre qu’on melaisserait mourir de faim dans cette maison.

–&|160;Ce n’était pas sérieux.

–&|160;Cela aurait pu arriver, siM.&|160;Croze n’était pas venu me délivrer.

–&|160;Si M.&|160;Croze n’était pas venu, jeserais venu, moi.

»&|160;Et cet homme devait le prévoir, car ilfait certainement partie de la bande, et ces gens-là savaient trèsbien que la police était sur leurs traces. La preuve, c’est queTévenec s’est mis à l’abri. Il est peut-être déjà hors deFrance.

–&|160;Je ne crois pas. Son envoyé m’a demandési je consentirais à partir avec lui. C’est donc qu’il est encore àParis. Mais je pense qu’il n’y restera pas longtemps.

–&|160;Je le crois aussi. Son représentant adû vous dire où il vous attendait.

–&|160;Il s’en est bien gardé. Il m’offrait deme conduire, en voiture, chez mon notaire, d’abord, qui m’auraitremis mes valeurs et mes titres de rente… il m’aurait menée ensuiteà la gare du Nord.

–&|160;Je comprends que vous n’ayez pasaccepté.

»&|160;Alors, c’est à votre fortune que ceTévenec en veut&|160;?

–&|160;À ma fortune et à ma personne. Il y adix ans qu’il rêve de m’épouser… malgré moi.

–&|160;Il doit y avoir renoncé, depuis qu’il avu son messager… car il l’a certainement revu… il l’attendaitpeut-être en bas dans une voiture.

–&|160;Je l’ai pensé.

–&|160;À quelle heure est parti d’ici l’hommequi vous a proposé de vous emmener&|160;?

–&|160;Je ne saurais vous le dire exactement,mais il y a déjà longtemps. Lorsqu’il est entré dans ce salon, ilfaisait à peine jour, et il n’est pas resté plus de vingt àvingt-cinq minutes.

–&|160;Et après son départ, qu’avez-vousfait&|160;?

–&|160;Je me suis mise à la fenêtre, et j’aiattendu longtemps… très longtemps… avant de voir arriverM.&|160;Croze dans le parc de Montsouris… je me rappelle qu’aumoment où je l’ai aperçu, je venais d’entendre une horloge sonneronze heures.

–&|160;Il est midi passé. Tévenec et soncomplice doivent être loin. Si la dénonciation anonyme étaitarrivée plus tôt à la Préfecture, nous les aurions pris tous lesdeux.

–&|160;Quoi&|160;! c’est ce matin seulementqu’on les a dénoncés&|160;!

–&|160;Oh&|160;! nous savions déjà que Tévenecétait un des chefs de l’association, mais nous ne savions pasencore où les fraudeurs avaient transporté le siège de leurindustrie. Nous l’avons appris, aujourd’hui, à dix heures et demie,par une lettre qui a été remise dans la rue, devant la Préfecture,à un gardien de la paix. Cette lettre, à moi adressée, contenaitdes indications précises sur la maison de la rue Gazan. Je n’ai pasperdu un seul instant pour m’y transporter, mais je suis arrivétrop tard. L’oiseau s’était envolé et j’ai trouvé ici ce que je necherchais pas.

–&|160;Je commence à comprendre, murmura lacomtesse.

–&|160;Que comprenez-vous&|160;? demandavivement M.&|160;Pigache.

Madame de Pommeuse répondit par une question àlaquelle ne s’attendait guère le sous-chef de la sûreté.

–&|160;Comment était l’homme qui a remis lalettre&|160;? Vous devez le savoir.

–&|160;Le gardien de la paix m’a dit qu’ilétait jeune et très bien habillé… un blond, de taille moyenne… avecune figure douce…

–&|160;C’est bien celui que j’ai vu cematin…

–&|160;Le complice de Tévenec&|160;?… allonsdonc&|160;!… il n’aurait pas dénoncé son patron.

–&|160;Il ne l’a dénoncé qu’après s’êtreassuré qu’ils n’avaient plus, ni l’un ni l’autre, à craindre d’êtrepris.

–&|160;Ça, c’est possible. Mais quel intérêtavaient-ils à désigner la maison où ils opéraient depuis dixans&|160;?

–&|160;C’est la vengeance dont ils m’avaientmenacée. Je m’explique maintenant pourquoi ils n’ont fermé à cléque la porte du salon qui me servait de prison. Ils savaient quevous viendriez. Ils espéraient que vous m’arrêteriez et que jepaierais pour eux.

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;!… pas mal imaginé…si vous étiez des leurs… mais, ils doivent savoir que vous n’enêtes pas… que vous n’en avez même jamais été.

–&|160;Il leur suffisait que je fusse arrêtéeici. Cet homme, pour me décider à le suivre, m’a dit qu’on mesoupçonnait déjà et que j’allais être appelée devant le juged’instruction.

–&|160;Vous avez dû recevoir la citation.

–&|160;Non, monsieur. Si je l’avais reçue,j’aurais obéi immédiatement, car je n’ai rien à me reprocher.

–&|160;Au fait&|160;!… c’est ce matin qu’ellea dû être remise chez vous… et vous n’y étiez pas…

–&|160;Donc, elle ne m’est pas parvenue… maisje la tiens pour reçue et je me présenterai demain au magistrat quil’a lancée.

–&|160;Demain&|160;!… Pourquoi pasaujourd’hui&|160;?… pourquoi pas maintenant&|160;?… Il resteratoute la journée au Palais… Il attend dans son cabinet mon rapportsur l’expédition dont il m’a chargé… Je vais vous y conduire, dansson cabinet, quand j’aurai fini ici… et ce ne sera pas long,puisque Tévenec a décampé.

–&|160;Je suis prête à vous suivre, réponditla comtesse en regardant à la dérobée Lucien Croze qui écoutait,sans y prendre part, ce dialogue inquiétant.

–&|160;Vous savez sur quoi vous allez êtreinterrogée&|160;? demanda d’un ton bref le sous-chef de lasûreté.

–&|160;Sur mon voyage au boulevard Bessières,en compagnie de M.&|160;de&|160;Chalandrey. Je répondrai ce que jevous ai déjà répondu quand vous m’avez questionnée chezM.&|160;Croze.

–&|160;On vous parlera sans doute d’autrechose encore, mais cela regarde le juge d’instruction, et je n’airien à vous dire à ce sujet. Je reviens à Tévenec… vous persistez àsoutenir qu’en vous attirant ici il avait pour but de vous livrer àla justice&|160;?

–&|160;Au cas où je n’accepterais pas sespropositions, oui, monsieur, tout le prouve et son porte-parole mel’a dit très nettement.

–&|160;Tévenec croit donc que vous aveztrempé… directement ou indirectement… dans les crimes commis parl’association à laquelle il est affilié.

–&|160;Il sait parfaitement le contraire, maisil espère me nuire en m’impliquant dans une instruction criminelle.Il aurait préféré que je le suivisse à l’étranger où il aurait puimpunément me dépouiller de ce que je possède. Il n’y a pasréussi&|160;; il se venge. Et son plan était arrêté d’avance, carl’homme qu’il m’a envoyé a eu soin de m’apprendre que je venaisd’être citée devant le juge d’instruction. Il espérait que,redoutant la justice, je consentirais à partir.

–&|160;Il ne pouvait pas espérer cela, si,comme vous l’affirmez, il sait que vous n’avez rien à vousreprocher.

–&|160;Il pensait m’effrayer… je ne suisqu’une femme… j’aurais pu perdre la tête.

–&|160;Et vous ne l’avez pas perdue, je levois, mais je me demande comment ces coquins ont pu savoir que lejuge d’instruction vous a fait appeler.

–&|160;C’est ce que je ne me charge pas devous expliquer.

–&|160;Ils doivent avoir des intelligences auPalais de justice. Ils ont de l’argent, et avec de l’argent, onachète des subalternes. C’est une enquête à ouvrir et je vaissignaler le fait au juge qui a lancé la citation.

À ce moment, un agent entrouvrit la porte etannonça que ses camarades, ayant fini de visiter le rez-de-chausséede la maison, attendaient M.&|160;le commissaire pour lui rendrecompte du résultat de leurs recherches.

Pigache sortit pour entendre leur rapport,mais il eut soin de laisser la porte entrebâillée.

Madame de Pommeuse se rapprocha de Lucien etlui dit à demi-voix&|160;:

–&|160;Vous avez entendu… je suis soupçonnée,puisqu’un juge me fait appeler… je ne sais ce qu’il adviendra demoi… Vous êtes libre de ne pas me revoir… je vous rends votreparole…

–&|160;Vous savez bien que je vous aime,répondit Lucien. Il ne dépend pas de moi de ne plus vous aimer…alors même que vous seriez coupable.

–&|160;Vous verrez bientôt que je ne le suispas… et je puis tout braver, maintenant.

Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage,car M.&|160;Pigache reparut. Le rapport avait été court.

–&|160;Mes hommes n’ont rien trouvé, dit-il.Je n’ai plus rien à faire ici.

»&|160;Venez, madame. On m’attend aupalais.

»&|160;Vous, monsieur, vous pouvez vousretirer. Je sais où vous prendre, quand j’aurai besoin de vous.

Et comme Lucien ne bougeait pas&|160;:

–&|160;Eh&|160;! bien&|160;!…Qu’attendez-vous&|160;? lui demanda sèchement le sous-chef de lasûreté.

–&|160;J’attends que vous partiez avec madame,répondit sans broncher Lucien Croze. Je ne veux pas la quitter.

–&|160;Parbleu&|160;! voilà qui est tropfort&|160;! s’écria M.&|160;Pigache. De quoi vousmêlez-vous&|160;?… savez-vous bien que si, au lieu de vouscongédier, je vous envoyais tout droit au dépôt de la Préfecture,je ne ferais que mon devoir.

–&|160;Faites-le.

–&|160;Vous prétendez que vous êtes entré ici,parce que madame vous a appelé par la fenêtre. Je ne suis pasobligé de vous croire. J’étais décidé à vous laisser en libertéjusqu’à nouvel ordre. Je puis revenir sur ma décision… et si voustenez à aller en prison, je n’ai qu’un mot à dire pour que vous ycouchiez ce soir.

–&|160;Dites-le.

La comtesse comprit que Lucien allait seperdre et qu’il était temps qu’elle intervînt.

–&|160;Monsieur, lui dit-elle, votre sœurs’inquièterait, si vous tardiez à rentrer. Je vous prie d’aller larassurer.

–&|160;À vous, madame, je vais obéir.

–&|160;C’est heureux, grommela Pigache.

–&|160;Vous savez qu’il faut que j’ailleaujourd’hui devant le juge d’instruction, reprit madame dePommeuse. Monsieur veut bien m’y conduire et je l’en remercie.Partez&|160;!… nous nous reverrons bientôt.

–&|160;Oui, partez, appuyaM.&|160;Pigache&|160;; et le plus tôt sera le mieux.

Lucien serra la main que lui tendait lacomtesse et sortit, escorté jusque sur le palier par le sous-chefde la sûreté qui donna à ses agents l’ordre de le laisser passer,et qui rentra en disant&|160;:

–&|160;Vous vous intéressez à ce garçon,n’est-ce pas, madame&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, à lui et à sa sœur,répondit madame de Pommeuse assez étonnée de ce début.

–&|160;Sa sœur n’a rien à craindre, mais luin’a qu’à bien se tenir. Le parquet a eu vent de la soustractioncommise chez M.&|160;Sylvain Maubert, et votre protégé pourraitbien être interrogé… son ancien patron le sera certainement,demain, si ce n’est aujourd’hui, et s’il persiste dans sadéclaration, le jeune homme passera un mauvais quart d’heure, carson affaire n’est pas claire.

»&|160;Mais il ne s’agit pas de lui, en cemoment. Vous allez monter avec moi dans un fiacre qui va nousconduire au Palais de justice et vous raconterez votre histoire aujuge d’instruction.

–&|160;Je ne demande que cela.

–&|160;Je serai là et je dirai ce que j’ai vuici… tout ce que j’ai vu, mais rien de plus. Je ne vous suis pashostile et je souhaite que vous sortiez de là blanche commeneige.

–&|160;Je suis donc accusée&|160;?

–&|160;Pas encore, puisque vous avez été citéecomme témoin. Mais ce n’est pas sur votre présence dans la maisonoù je vous ai trouvée qu’on va vous interroger. Il sera question,accessoirement, de votre voyage à la rue Gazan, maisl’interrogatoire roulera surtout sur un autre voyage que vous avezfait… Volontairement, celui-là… votre voyage au boulevardBessières…

–&|160;Je vous ai dit la vérité, quand vousm’avez mise en présence du cocher qui m’a reconnue.

–&|160;Pardon&|160;! Vous n’avez rien dit dutout. C’est moi qui ai parlé tout le temps et c’est à peine si vousavez répondu à quelques-unes des questions que je vous posais. Il yavait là, du reste, un M.&|160;de&|160;Chalandrey, votre compagnonde voyage, qui se chargeait de répondre à votre place. J’ai bienvoulu ne pas insister, ce jour-là. J’avais deviné pourquoi vousvous taisiez sur le point le plus important qui était de savoir oùvous êtes allée, après avoir quitté ce M.&|160;de&|160;Chalandrey.Il y avait là trop de monde. Mais dans le cabinet du juged’instruction, il n’y aura personne. Vous pourrez parler comme auconfessionnal, sans avoir à craindre de vous brouiller avec vosamis, ou tout au moins de déchoir dans leur estime.

–&|160;Je… je ne comprends pas, balbutia lacomtesse, qui ne comprenait que trop l’allusion à la visite qu’elleaurait faite à un amant et à la présence de Lucien qui l’avaitempêchée d’en convenir.

–&|160;Dans votre intérêt, repritM.&|160;Pigache, sans relever cette protestation timide, je vousengage à être plus franche aujourd’hui. Mais j’empiète sur lesattributions de M.&|160;le juge qui vous fera comprendre, beaucoupmieux que moi, que le temps des réticences est passé. Maintenant,nous en savons plus long qu’il y a huit jours, sur le crime dupavillon… et pour vous encourager à être sincère, je prends sur moide vous dire qu’on ne vous accuse pas d’y avoir pris part. On nevous demandera que des renseignements.

»&|160;Maintenant, madame, veuillez mesuivre.

Madame de Pommeuse remit son chapeau et sonmanteau qu’elle avait ôtés, la veille, pour s’étendre sur la chaiselongue où elle avait passé une si mauvaise nuit.

Pigache eut la discrétion de la laisser seule,pendant qu’elle donnait devant une glace ce dernier coup de main àla toilette que les femmes ne négligent jamais, même dans lesgrandes crises de leur vie.

Il alla sur le palier renvoyer ses agents, etla comtesse put descendre l’escalier sans avoir à subir le contactdéplaisant de ces policiers inférieurs.

En bas, elle n’eut point à passer sous lavoûte dont la voiture cadenassée avait éveillé l’écho en arrivant,la nuit.

La maison de M.&|160;Tévenec avait sans doutedeux entrées.

Madame de Pommeuse reconnut l’allée plantéequ’elle dominait de la fenêtre où elle s’était accoudée lematin.

Le fiacre attendait dans la rue Gazan, devantune petite porte qui n’était pas celle par où la comtesse étaitentrée, la veille.

Un des agents était déjà grimpé sur le siège àcôté du cocher, mais les autres brillaient par leur absence.

Leur chef avait eu le bon goût de se passer deleur assistance pour conduire à travers Paris une femmeinoffensive.

Elle y monta la première et Pigache y pritplace à côté d’elle, le plus poliment du monde.

Elle était peu disposée à parler et iln’essaya point d’entamer une conversation.

Il avait dit tout ce qu’il avait à dire. Il lacroyait suffisamment préparée à faire des aveux et il ne voulaitpas gâter son ouvrage en revenant sur des avertissements, déjàdonnés et compris.

Le trajet fut donc à peu près silencieux, maisil fut long, car le fiacre n’allait pas vite et il y a loin du parcMontsouris à la Cité.

On arriva pourtant et le sous-chef de lasûreté, qui tenait à avoir des égards jusqu’au bout, eut soin defaire arrêter sur le quai des Orfèvres, au lieu d’entrer en voituredans la cour de la Sainte-Chapelle.

Il défendit même à l’agent de le suivre et ilconduisit seul madame de Pommeuse au cabinet du juge d’instruction,à travers des escaliers et des couloirs interminables où ils nerencontrèrent que des gardes de Paris escortant des prévenus sansimportance que la comtesse prit pour des plaideurs ou pour desavocats.

Elle n’avait jamais mis les pieds dansl’intérieur du redoutable édifice où fonctionne la justice et sonerreur était assez excusable, car il est souvent difficile dedistinguer, sur la mine, un honnête homme d’un coquin.

M.&|160;Pigache la fit entrer dans une espèced’antichambre, garnie de bancs scellés au mur, qui précédait lecabinet du juge d’instruction.

Elle est assez mal logée, la Justice, et lestémoins qu’elle mande par devant elle sont traités sans aucuneespèce de cérémonie. On ne leur offre ni chaises, ni fauteuils,pour attendre le bon plaisir du magistrat qui va lesinterroger.

Le sous-chef de la sûreté parla tout bas àl’huissier qui était de service dans cette salle étroite et revintdire à madame de Pommeuse&|160;:

–&|160;M.&|160;le juge d’instruction est allédéjeuner. Il va rentrer d’un instant à l’autre. Je vais lui laisserun mot sur son bureau pour le prévenir que vous êtes là et il vousfera appeler immédiatement. Je suis obligé de vous quitter pouraller au Parquet, mais je serai vite de retour et je compte vousretrouver ici.

–&|160;Croyez que j’y resterai jusqu’à ce quej’aie vu le juge, répondit la comtesse, avec un peu d’ironie et unpeu d’amertume. Il me tarde d’en finir.

Pigache revint à l’huissier, lui dit quelquesmots à l’oreille et se fit ouvrir la porte du cabinet où, à l’encroire, il n’y avait personne, en ce moment.

La comtesse eut l’idée qu’il mentait, qu’ilvoulait conférer tout à son aise avec le juge d’instruction etqu’il venait de recommander à l’huissier de ne pas la laisserpartir.

Peu importait à la pauvre Octavie. Elles’attendait à d’autres humiliations et elle était résignée à lessubir. Elle se consolait en pensant que Lucien l’aimait et qu’ellepourrait l’épouser, lorsque ce cauchemar judiciaire aurait prisfin.

Les façons très radoucies du sous-chef de lasûreté l’avaient presque rassurée et elle espérait en être quittepour un interrogatoire qu’elle ne redoutait pas, parce qu’elle sesentait forte de son innocence.

Elle n’avait pas de plan arrêté pour répondreaux questions embarrassantes que le juge allait lui poser. Elle sepromettait seulement d’accabler l’affreux Tévenec, d’avouer même,si elle s’y trouvait forcée, qu’elle avait partagé avec cemisérable les revenus d’une fortune mal acquise, dont elle ignoraitl’origine.

Pour le reste, Dieu l’inspirerait.

Elle alla, non sans répugnance, s’asseoir surune banquette, où beaucoup de gens qui ne la valaient pas avaientpris place avant elle et elle attendit.

La comtesse n’était pas là depuis cinqminutes, lorsqu’une femme entra comme un ouragan&|160;: une grossecommère, haute en couleur et en verbe, qui cria à l’huissier, enlui mettant un papier sous le nez&|160;:

–&|160;C’est-il ici, chez le juge qui m’aenvoyé ça&|160;?

–&|160;Oui, grommela le préposé à lasurveillance de la chambre des témoins. Pas tant de bruit, s’ilvous plaît&|160;! Asseyez-vous et tenez-vous tranquille. On vousappellera quand ce sera votre tour.

–&|160;Vous gardez le papier&|160;?… ah&|160;!oui, pour que le juge sache que je suis là.

–&|160;En voilà assez&|160;!… vous criez commesi vous étiez sur le carreau des halles.

–&|160;C’est bon&|160;!… vous fâchezpas&|160;!… on se tait.

Et la dondon se laissa tomber sur labanquette, non loin de madame de Pommeuse qui se reculavivement.

–&|160;Est-ce que je vous gêne, ma petitedame&|160;? demanda cette nouvelle venue qui avait bien l’air, eneffet, d’arriver de la halle au poisson.

La comtesse ne répondit pas, et s’éloignaencore plus.

Cette promiscuité de l’antichambre larévoltait et elle ne se dissimulait pas que c’était le commencementdes supplices qu’elle était destinée à endurer.

–&|160;Dites donc, vous&|160;! est-ce que vouscroyez que j’ai la gale&|160;? grogna la commère. Si je vous gêne,faut le dire.

–&|160;Non, madame, vous ne me gênez pas, ditdoucement la comtesse, résignée à tout supporter.

–&|160;À la bonne heure&|160;! s’écria lagrosse femme, déjà calmée. Je me disais aussi&|160;: une petitedame si gentille ne doit pas être fière avec le pauvre monde. Etpuis, ici, voyez-vous, c’est pas comme au régiment… les simplessoldats sont les égals des colonels… et je suis sûre quevous êtes aussi embêtée que moi d’avoir été obligée d’y venir.

»&|160;C’est p’t-être bien pour la mêmehistoire.

Et comme la comtesse, interloquée, ne disaitmot&|160;:

–&|160;Moi, ils m’ont citée pour l’affaire desfortifications… vous savez bien… un homme étranglé qu’on a trouvédans le fossé, pas loin de la porte de Clichy.

Madame de Pommeuse ne put dissimuler unmouvement nerveux, et elle eut quelque peine à balbutier&|160;:

–&|160;Oui… oui… je sais.

–&|160;Si ça a du bon sens de me déranger,parce que j’ai eu la mauvaise chance de m’établir dans cequartier-là&|160;! Mais minute&|160;!… Je vas leur coller leurpaquet à tous ceux qui m’ont fourrée là-dedans… ils sauront que jesuis une honnête femme… et je leur en amènerai des témoins quilèveront la main que je n’ai jamais fait tort à personne.

»&|160;Le commandant d’Argental est là pour ledire.

–&|160;Vous connaissez le commandantd’Argental&|160;! s’écria madame de Pommeuse, stupéfaite.

–&|160;Un peu, que je le connais&|160;! dit ense rengorgeant la commère. J’ai servi dans le même régiment quelui.

La comtesse crut que cette femme devenaitfolle et se recula de plus belle, à seule fin de se mettre hors deportée de ses atteintes, en cas d’accès subit.

–&|160;Oui, ma petite dame, j’ai étécantinière au 3e chasseurs d’Afrique, du temps quePierre y était sous-lieutenant.

–&|160;Elle l’appelle Pierre, murmura, en separlant à elle-même, madame de Pommeuse, de plus en plusabasourdie.

–&|160;En v’là un brave homme&|160;!… troupierfini&|160;!… et pas fier avec ça… il est venu l’autre semainedéjeuner chez moi, au Lapin qui saute… et il a amené sonneveu… un pékin qui ne fait pas de manières non plus, parce qu’il aservi… comme engagé volontaire, c’est vrai… mais il réengagera unde ces quatre matins.

–&|160;Son neveu&|160;! M.&|160;Maxime deChalandrey&|160;?

–&|160;Tiens&|160;! vous leconnaissez&|160;!

–&|160;Oui, madame… et je connais aussiM.&|160;d’Argental.

–&|160;Comme ça se trouve&|160;!… Est-ce quevous êtes leur parente&|160;!

–&|160;Non, mais je les vois assez souvent…dans le monde.

–&|160;Dans la haute, comme nousdisons, nous autres… ils en sont, je le sais bien… et ils ne fontpas leur tête pour ça. Je viens de les voir et ils m’ontreçue&|160;!… fallait voir ça&|160;!

–&|160;Ah&|160;! vous venez de…

–&|160;De la rue de Naples, oui ma petitedame. Le commandant était chez son neveu et je lui ai raconté cequ’ils m’ont fait, ces gueux de roussins… monétablissement fermé par ordonnance de police&|160;!… Pierre m’apromis qu’il parlerait pour moi, mais en attendant, me v’laconsignée… et par dessus le marché, en rentrant à mon garni, ruedes Épinettes, j’ai trouvé un mouchard qui m’a collé ce bout depapier… ordre de me présenter chez M.&|160;le juge d’instruction,aujourd’hui, de une heure à deux heures… qu’est-ce qu’il me veutencore, celui-là&|160;?

–&|160;Plus bas, madame, je vous enprie&|160;? Nous ne sommes pas seules.

–&|160;Ça m’est égal. Ce que j’ai sur le cœur,il faut que je le dise… et il saura de quel pied je me mouche, ceparticulier.

»&|160;Ah&|160;! si j’avais reçu la citationavant de voir le commandant, je l’aurais prié de venir ici avec moiet il n’aurait pas refusé de rendre service à une ancienne deCrimée… d’autant que son neveu est guéri maintenant…

–&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey&|160;?… ilétait donc malade&|160;?…

–&|160;C’est-à-dire qu’il a manqué de passerl’arme à gauche. Il s’est fait décrocher par son cheval dans lebois de Boulogne… On l’a rapporté sans connaissance et il est restéhuit jours sur le flanc… et dire que je n’en savais rien&|160;!

Madame de Pommeuse, non plus, n’en savaitrien. Elle l’apprenait par la bouche de Virginie Crochard, et ellecomprenait enfin pourquoi Maxime ne lui avait pas donné signe devie, depuis qu’elle l’avait rencontré au Bois.

–&|160;Si je l’avais su, je serais allée leveiller, reprit l’ex-cantinière. Mais il a été bien soigné tout demême.

»&|160;Je suis sûre que vous auriez fait commemoi, ma petite dame… quoique, à votre âge… garder un jeunehomme…

–&|160;J’ignorais qu’il fût arrivé un accidentà M.&|160;de&|160;Chalandrey.

–&|160;Dame&|160;! vous ne vivez pas avec lui,c’est clair… Seulement, ça m’étonne que son oncle ne vous ait pasécrit.

–&|160;J’en suis aussi étonnée que vous.

–&|160;Après ça, il n’avait guère le temps, cepauvre Pierre… le petit a été toute la semaine entre la vie et lamort… et pendant tout ce temps-là, Pierre ne l’a pas quitté… unemère n’aurait pas mieux soigné son garçon.

La comtesse ne dit plus rien. Elle pensait quesi Maxime eût été sur pied, il l’aurait peut-être préservée desembûches où elle était tombée, faute de bons conseils.

Maxime était le seul homme qui connût tous sessecrets, depuis que le hasard l’avait mis en possession du plusdangereux de tous&|160;; elle lui avait tout dit, elle lui avaitmontré toutes ses plaies, à Maxime, tout ce qu’elle cachait àLucien Croze&|160;: l’aventure du pavillon et le retour en Francedu frère contumace. Elle ne pouvait se fier qu’à Maxime, parcequ’il n’était pas épris d’elle comme l’était Lucien.

On se fie à un ami&|160;; on se défie d’unamoureux.

Cet ami précieux lui avait fait défaut àl’heure où elle aurait eu besoin de son appui.

Elle ne pouvait guère s’en prendre qu’àelle-même d’être restée sans nouvelles de lui. Un amour-propre malplacé l’avait empêchée d’aller le voir, le lendemain de leurrencontre au bois de Boulogne. Si elle y était allée, elle auraitappris l’accident, et elle aurait pu seconder ce brave d’Argentalqui soignait si bien son neveu et qui aurait pu être pour elle undéfenseur, moins bien renseigné et moins dévoué que Maxime, maisplus judicieux et plus prudent.

Les regrets ne servent à rien, mais lacomtesse, avertie par Virginie Crochard, se promettait bien decourir rue de Naples aussitôt qu’elle en aurait fini avec le juged’instruction.

–&|160;Alors, comme ça, reprit la mèreCaspienne, ils vous y ont fourrée aussi dans c’te sale affaire duboulevard Bessières&|160;?… Une gentille petite dame comme vous, siça ne fait pas suer&|160;!

Madame de Pommeuse, pour le coup, ne sut querépondre et elle s’estima très heureuse que l’huissier vînt à sonaide en interpellant la mère Caspienne en ces termes&|160;:

–&|160;Dites donc, vous, allez-vous laissermadame en repos&|160;!… on ne doit pas parler dans la chambre destémoins… si vous continuez, je vais vous faire mettre à la porte,entendez-vous.

Virginie allait répliquer&|160;; un coup desonnette parti du cabinet du juge lui ferma la bouche.

L’huissier se précipita et disparut un instantderrière la porte de communication.

–&|160;Enfin&|160;! grommela Virginie, on vanous relever de faction… savoir à qui le tour&|160;?… Vous étiez làavant moi.

L’huissier revint et appela madame dePommeuse, qui était déjà debout et qui se hâta de le suivre, ravied’échapper aux questions de l’ancienne cantinière du 3echasseurs d’Afrique.

Celles que le juge allait lui poser devaientl’embarrasser bien davantage.

Elle se trouva subitement devant un homme,jeune encore et de très bonnes façons, qui se leva en la voyant etlui offrit un fauteuil, au lieu de lui désigner du geste la chaisede paille où prennent place, tour à tour, les prévenus et lestémoins.

Ce début était de bon augure. Il donna del’assurance à la comtesse qui se voyait traitée comme une femme dumonde qu’elle était et qui ne s’attendait pas à tant d’égards.

M.&|160;Pigache procédait plus rudement.

Mais Pigache n’était qu’un policier, qu’unlong exercice de ses fonctions avait désaccoutumé de lapolitesse.

Le juge était un monsieur bien appris, quisavait son monde et qui tenait à se montrer courtois, tout enrestant magistrat.

–&|160;Madame, commença-t-il d’un ton doux, jeviens d’entendre le sous-directeur de la sûreté qui m’a racontél’étrange mésaventure par laquelle vous venez de passer… et qui m’arépété les explications que vous lui avez fournies. Je m’empressede vous dire que je les tiens pour sincères. Je ne doute pas quevous n’ayez été attirée dans un piège par un homme qui a biend’autres méfaits dans son dossier et qui, j’en ai bien peur,échappera aux recherches de la justice.

La comtesse s’inclina légèrement pourremercier le juge de la bonne opinion qu’il avait d’elle.

Elle se rassurait de plus en plus.

–&|160;Je n’ai pas besoin d’ajouter que vousn’êtes pas impliquée dans l’horrible affaire que je suis chargéd’instruire, continua ce juge bienveillant. Un fait que je suisobligé de vous rappeler a attiré un instant sur vous l’attention dela justice. Un cocher vous a reconnue pour vous avoir menée auboulevard Bessières, le jour où le crime a été commis. Vous nel’avez pas nié et si vous n’avez pas cru devoir expliquer le but dece voyage, c’est pour des raisons qu’un magistrat peut ne pasadmettre, mais qu’un homme du monde peut comprendre et excuser.

»&|160;Je ne vous ai pas appelée pour vousinterroger sur ce point… délicat. Vos secrets vous appartiennent,madame, et vous n’êtes pas tenue de me les confier. Si je voussoupçonnais d’avoir pris part au crime du pavillon, ce serait à moide vous prouver que vous y avez trempé… mais je ne vous soupçonnepas.

Cette doctrine, dans la bouche d’un juged’instruction, était une nouveauté, mais la comtesse l’approuvaitde tout son cœur et elle se félicitait d’être tombée sur un sigalant homme.

–&|160;Je n’ai à vous demander, reprit-il, quedes renseignements. Il vous en coûtera de me les donner, je lesais… mais je m’adresse à votre loyauté et je suis certain que vousme direz la vérité.

–&|160;Vous pouvez y compter, monsieur. Dequoi s’agit-il&|160;?

–&|160;De vos rapports avecM.&|160;Tévenec.

–&|160;Ils dataient de ma première enfance etils ont cessé tout récemment… dès que j’ai su que cet homme étaitun misérable… cette rupture, je l’ai payée cher et j’ai failli lapayer plus cher encore.

–&|160;Je le sais… et je sais aussi que vousne pouviez pas rompre plus tôt. M.&|160;Tévenec avait été autrefoisl’associé de votre père et, après la mort de M.&|160;Grelin, il agéré votre fortune.

–&|160;Oui, monsieur. J’ai appris trop tardl’origine de cette fortune… mais je n’ignore plus maintenantqu’elle a été mal acquise.

–&|160;Votre franchise me met à l’aise pourvous parler de votre père. Il a été… nous en avons la preuve…l’organisateur d’une vaste association de fraudeurs.

–&|160;Je n’en doute plus, monsieur… mais jevous jure que jusqu’à ces derniers événements, je ne le savais pas.J’ai eu le tort, que je me reproche amèrement, de ne pas m’enquérirde la source des revenus que M.&|160;Tévenec partageait avecmoi.

–&|160;Un tort qu’on peut pardonner à unejeune femme qui entrait dans la vie et qui ignorait lesaffaires.

»&|160;Cette association paraît s’êtrebeaucoup étendue depuis la mort de votre père et on est fondé àcroire qu’elle n’avait plus pour unique objet la contrebande. Elles’occupait de beaucoup d’autres mauvaises œuvres. On peut, jecrois, y rattacher des vols importants qui sont restés impunis, destricheries dans les cercles, des escroqueries sur une grandeéchelle et elle a fini par un assassinat. Il est vrai que lavictime était un affilié… nous le savons maintenant… on a trouvé àson doigt une bague qui était le signal auquel se reconnaissaiententre eux les associés… un œil-de-chat…

–&|160;J’en ai longtemps porté une toutepareille… elle me venait de mon père… pourquoi vous lecacherais-je&|160;?

–&|160;Je savais cela, mais je vous remerciede me le dire. J’arrive maintenant à la question que je tiens àvous soumettre. M.&|160;Tévenec était évidemment un des principauxde cette bande, s’il n’en était pas le chef. Je ne désespère pasencore de le faire arrêter, avant qu’il passe à l’étranger. On atélégraphié à toutes les frontières. Vous l’avez vu depuis lecrime&|160;?

–&|160;Oui, monsieur… il est venu chez moi… memenacer…

–&|160;Alors vous devez être convaincue… commemoi… qu’il a participé à l’assassinat… sur ce point important, jetiens beaucoup à connaître votre opinion.

–&|160;Je suis sûre, au contraire, qu’il n’yétait pas, répondit imprudemment madame de Pommeuse.

La figure du juge prit aussitôt une autreexpression&|160;; de bienveillante qu’elle était elle devintsévère.

Ce fut un changement à vue.

Il avait suffi d’une réponse étourdimentlancée pour que ce juge si bien disposé prît ce qu’on pourraitappeler un air armé en guerre, cet air de circonstance que lesmagistrats quittent après l’audience, comme ils laissent leur robeau vestiaire.

–&|160;Comment pouvez-vous affirmer qu’il n’yétait pas, demanda-t-il en regardant fixement la comtesse qui setroublait de plus en plus.

–&|160;Je veux dire que je ne crois pas qu’ily fût, balbutia-t-elle.

–&|160;Et d’où vient que vous ne le croyezpas&|160;?… Tout indique au contraire que ce Tévenec a préparé,commandé et exécuté le crime. Sur quoi s’appuie votreaffirmation&|160;?

Madame de Pommeuse baissa les yeux et setut.

–&|160;Prenez garde, madame… si vous nem’expliquez pas les mots qui vous ont échappé, je vais être forcéde revenir sur la bonne opinion que j’avais de vous.

–&|160;Que puis-je vous expliquer&|160;?… jevous ai dit tout simplement ce que je pensais. Je n’ai aucunintérêt à défendre M.&|160;Tévenec qui ne m’a jamais fait que dumal.

–&|160;C’est précisément parce qu’il est votreennemi que vous ne chercheriez pas à le justifier, si vous n’aviezpas la certitude absolue qu’il n’est pas coupable de l’assassinat.Ce n’est pas un reproche que je vous adresse… c’est plutôt unéloge… vous dites la vérité, alors même qu’il n’est pas de votreintérêt de la dire, car vous devez souhaiter que cet homme soitcondamné. Mais je vous répète que vous n’affirmeriez pas soninnocence, avec tant d’assurance et de spontanéité, s’il vousrestait le moindre doute.

La comtesse sentait bien que ce raisonnementétait irréfutable, mais comment avouer que si elle affirmait queTévenec n’avait pas pris part au meurtre, c’est qu’elle y avaitassisté, et qu’elle avait pu constater de visu, queTévenec n’y était pas.

–&|160;Je ne comprends pas que vous hésitiez,reprit le juge d’instruction. Que craignez-vous donc&|160;?…

»&|160;Il est possible que ce Tévenec soit enmesure d’établir un alibi. En quoi vous compromettriez-vous en medisant que vous l’avez vu… dans la rue ou ailleurs… à l’heure où onétranglait un homme dans le pavillon… ce pavillon qui a appartenuautrefois à votre père&|160;?

Ce discours engageant fut pour madame dePommeuse un trait de lumière, et elle crut ne pouvoir mieux faireque de saisir la perche qu’on lui tendait.

–&|160;Vous avez raison, monsieur, dit-ellevivement. Je vous dois toute la vérité et j’ai eu tort d’hésiter àvous raconter ce que j’ai vu. Vous me parliez tout à l’heure duvoyage que j’ai fait en fiacre au boulevard Bessières… voyage queje n’ai jamais nié… vous savez aussi qu’un jeune hommem’accompagnait…

–&|160;M.&|160;Maxime de Chalandrey. Il a étéinterrogé et il a expliqué sa conduite.

–&|160;Il n’a rien à se reprocher… pas plusque moi, du reste… mais ce que vous ne savez pas, c’est comment etpourquoi je suis montée, rue du Rocher, dans ce fiacre où setrouvait M.&|160;de&|160;Chalandrey. Et&|160;! bien, je m’y suisjetée, parce que j’avais aperçu, dans la rue, M.&|160;Tévenec quime guettait. J’avais passé la nuit près d’une malade… ilm’attendait à la porte… et je ne voulais pas qu’il me vît… j’étaislasse d’être sans cesse espionnée par lui…

–&|160;Et surtout vous ne vouliez pas qu’ilsût où vous alliez. Je comprends cela.

»&|160;Quelle heure était-il quand vous l’avezvu, rue du Rocher&|160;?

–&|160;Huit heures… ou huit heures etdemie.

–&|160;Et on suppose que le crime a étécommis, à peu près à cette heure-là… ce n’est qu’une suppositioncar nous n’avons pas pu déterminer le moment précis&|160;;cependant, il est à peu près établi que l’homme assassiné a été tuéle matin. Si Tévenec était rue du Rocher à huit heures, c’est uneprésomption en sa faveur… ce n’est pas une preuve absolue, car iln’y a pas si loin de la rue du Rocher à la porte de Clichy qu’iln’ait pu arriver à temps pour jouer son rôle dans la scène quis’est passée où vous savez.

–&|160;Ce serait possible à la rigueur, maisje ne le crois pas… Voici pourquoi… Lorsque le fiacre où je venaisde monter a commencé à marcher, j’ai priéM.&|160;de&|160;Chalandrey de regarder si on ne nous suivait pas…il a regardé et il a constaté que Tévenec n’avait pas bougé…Tévenec ne m’avait pas vue sortir… il croyait que j’étais encoredans la maison… il a dû persister à m’attendre, Dieu sait, jusqu’àquelle heure.

–&|160;Oui… c’est probable… et cela pourraitprouver qu’il n’a pas mis la main à la besogne que ces scélératsont faite là-bas. Cela ne prouve pas qu’il n’était pas leurcomplice. C’est un point à éclaircir, quand on le tiendra… si onréussit à l’arrêter.

»&|160;En attendant, madame, je vous sais gréde m’avoir expliqué votre affirmation qui m’avait tant étonné.

»&|160;Dire la vérité ne nuit jamais, vous levoyez.

»&|160;J’admets pourtant qu’il est des cas oùune femme est excusable d’en taire une partie.

»&|160;Ainsi, l’autre jour, quand Pigache vousa interrogée, chez mademoiselle Croze, vous avez refusé de dire oùvous êtes allée, après avoir quitté M.&|160;de&|160;Chalandrey, àla porte de Clichy. Je ne puis pas vous approuver… officiellement…puisque je suis juge d’instruction&|160;; mais j’ai blâmé Pigached’avoir trop insisté. Il aurait dû sentir que vous ne pouviez paslui répondre… devant les personnes qui se trouvaient là.

La comtesse comprit le sous-entendu et sedemanda si la bonne grâce de ce magistrat n’était que del’habileté.

–&|160;Elles ne sont pas ici, ces personnes,reprit-il doucement, et vous pourriez peut-être me confier à moi…oh&|160;! à moi seul… vous voyez que mon greffier n’est pas là… meconfier, dis-je, ce que vous n’avez pas voulu confier à un bravehomme de commissaire qui n’a jamais vécu dans le monde… et quiignore que les secrets d’une femme, c’est sacré… quand elle vousles livre, car il n’en est pas de même si on les lui arrache aucours d’une instruction… alors on peut s’en servir contre elle oucontre d’autres… c’est de bonne guerre.

»&|160;En d’autres termes, il n’y a que lesaveux spontanés qui comptent.

Il eût été difficile de dire plus clairement àla comtesse&|160;: si vous ne m’apprenez pas quel était le but devotre promenade matinale aux fortifications, je saurai tout de mêmece que vous m’avez caché et je ne serait pas tenu de vousménager.

Ce juge courtois l’avait amenée, par deschemins enguirlandés de politesses, au point où il voulait lamettre, c’est-à-dire au pied du mur.

Elle n’avait plus qu’à compléter saconfession, ou à se laisser traiter comme une prévenue ordinairequ’on mène tambour battant.

L’alternative était dure.

–&|160;Je n’ai pas besoin de mettre les pointssur les i, continua-t-il en souriant. Vous alliez voir quelqu’un…je ne vous demande pas qui… le nom de la personne ne fait rien àl’affaire… mais je voudrais savoir où&|160;?… vous comprenezpourquoi.

–&|160;Non… pas du tout.

–&|160;C’est cependant bien simple. Si vous medisiez&|160;: je suis entrée dans telle maison… tel jour… à telleheure… j’y suis restée… tant de temps… j’enverrais un agent sûr etdiscret vérifier la chose… en interrogeant le concierge… et si,comme je n’en doute pas, cet agent me rapportait qu’il est venu eneffet une femme voilée et vêtue de noir comme vous l’étiez le matindu crime, ce renseignement me suffirait et l’enquête en resteraitlà.

–&|160;Alors, vous supposez que j’allaisrejoindre un amant&|160;?

–&|160;Je ne suppose rien… je m’informe. Sivotre voyage avait un autre but, indiquez-le moi, ce but… et jem’en rapporterai à votre affirmation.

C’était tentant et madame de Pommeuse hésita.Si son frère eût été hors de France, elle aurait tout dit… sauf latragique fin de l’aventure&|160;; mais elle savait que ce frèresans foi était encore à Paris. Convenir qu’il y était venu etqu’elle l’y avait vu, cela équivalait presque à le livrer, car lapolice mettrait aussitôt ses plus fins limiers aux trousses ducontumace et elle finirait bien par le découvrir.

–&|160;Vous hésitez encore. Voyons, madame,faites un effort, ayez confiance en moi. Tenez&|160;! je vais vousmettre sur la voie… Vous avez un frère… pour votre malheur.

Chez Lucien Croze, Pigache avait abordé de lamême façon la question du frère, mais il n’avait pas poussé lacomtesse jusque dans ses derniers retranchements.

Le juge alla plus loin que le policier, car ilreprit&|160;:

–&|160;Eh&|160;! madame, si vous me disiez quece frère, rentré à Paris malgré vous, a fait appel à votre pitié etque vous avez consenti à vous rencontrer avec lui pour lui remettreun secours, je vous croirais, sans examen… je pourrais même fermerles yeux sur le passage à Paris d’un condamné aux travaux forcésqui n’a jamais purgé sa condamnation.

Ce fut dit avec un tel accent de loyauté quela comtesse, touchée de tant d’indulgence, se laissa aller àrépondre&|160;:

–&|160;Vous avez deviné, monsieur. J’allaisvoir mon frère qui m’avait écrit pour me demander de l’argent et jelui en ai donné.

–&|160;Je ne vous en blâme pas, madame, et jesouhaite qu’il ait employé cet argent à s’en aller vivre àl’étranger… où il aurait bien dû rester.

»&|160;Tévenec le connaissait, cefrère&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, et il lui a voué unehaine implacable.

–&|160;Oh&|160;! alors, tout s’explique àmerveille. Vous vous cachiez de Tévenec et vous avez réussi àtromper sa surveillance.

»&|160;Et vous vous êtes cachée aussi deM.&|160;de&|160;Chalandrey. C’est tout naturel… on n’aime pas àmontrer ses plaies de famille. Je vous crois maintenant et je n’aiplus rien à vous demander…

Madame de Pommeuse respira.

–&|160;Rien que l’adresse de la maison oùvotre frère vous attendait. J’ai besoin de la connaître pour faireprocéder à la vérification dont je vous ai parlé… et qui me paraîtindispensable, quoique je ne doute nullement de ce que vous medites.

»&|160;C’est uniquement pour l’acquit de maconscience de juge d’instruction.

La comtesse rougit. Encore une fois, elleétait prise au piège tendu par un magistrat trop habile.

Elle crut s’en tirer par un mensonge assezadroit.

–&|160;Mon malheureux frère était sansdomicile, dit-elle. Il ne possédait pas un sou et il avait couchédeux nuits dehors, faute de pouvoir payer un gîte. Il m’a donnérendez-vous, sur le talus des fortifications, près de la porte deSaint-Ouen. C’est là que je l’ai rejoint.

Le juge se mordit les lèvres. Il n’avait pasprévu cette réponse, assez plausible en somme, et il se trouvaithors de garde.

–&|160;Vous avez causé longtemps avec votrefrère&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Une heure à peu près.

–&|160;Et vous n’avez rencontré personne envous promenant ainsi… sur le talus des fortifications.

–&|160;Personne.

–&|160;C’est fâcheux.

–&|160;Mais non. J’aurais été très contrariéequ’on nous vît ensemble. Heureusement, ce chemin est peufréquenté.

»&|160;Pourquoi regretterais-je qu’on ne m’aitpas remarquée&|160;?

–&|160;Parce que, si vous étiez mise endemeure de prouver ce que vous dites, on pourrait retrouver desgens qui passant par là, le matin du crime, auraient fait attentionà vous et à votre frère… peut-être pourraient-ils donner sonsignalement.

La comtesse comprit qu’elle n’en serait pasquitte comme elle l’avait espéré.

–&|160;Vous m’aviez dit que vous vous enrapporteriez à moi, murmura-t-elle.

Au lieu de répondre à ce reproche, le jugereprit&|160;:

–&|160;J’ai encore à vous parler de ce jeunehomme qu’on a trouvé avec vous dans la maison Tévenec… deM.&|160;Lucien Croze.

–&|160;Qu’avez-vous à me dire deM.&|160;Lucien Croze&|160;! demanda sèchement la comtesse, qui nedoutait plus maintenant d’avoir affaire à un ennemi dans lapersonne de ce magistrat si poli.

Et à un ennemi d’autant plus dangereuxqu’après avoir remporté un premier avantage, il démasquait tout àcoup de nouvelles batteries.

–&|160;Vous savez de quoi ce jeune homme estaccusé, répondit le juge d’instruction.

–&|160;Accusé par un misérable qui a juré dele perdre.

–&|160;Par un très honorable négociant duquartier du faubourg Poissonnière… M.&|160;Sylvain Maubert…

–&|160;Banquier, rue des Petites-Écuries, amiintime de ce Tévenec que vous poursuivez comme assassin.

–&|160;Que me dites-vous là&|160;?

–&|160;Je vous dis ce qui est.

–&|160;Comment le savez-vous&|160;?

–&|160;Tévenec, la dernière fois que je l’aivu, s’est vanté devant moi d’être très lié avec lui. Du reste, ilplaçait ses fonds dans la maison de banque dirigée par cethomme.

–&|160;Ses fonds… et les vôtres peut-être,puisqu’il a administré votre fortune.

–&|160;Je l’ignore. Il ne m’a pas dit commentil l’avait placée.

–&|160;Cependant, il vous a rendu sescomptes&|160;?

–&|160;Non. Il m’a seulement remis laprocuration que je lui avais donnée autrefois. Les valeurs qui meviennent de la succession de mon père sont chez mon notaire, maîtreBoussac. Quant aux revenus que j’ai touchés par l’intermédiaire dece Tévenec, je n’ai jamais su d’où ils provenaient.

–&|160;Il est au moins singulier que vous nevous en soyez pas informée.

–&|160;J’ai eu tort, je le reconnais… et pourréparer ce tort, j’ai pris la résolution de me dépouiller de toutce que je possède. Je donnerai mon bien aux pauvres et auxhôpitaux.

–&|160;En agissant ainsi, vous ne feriez quevotre devoir, dit sévèrement le juge d’instruction. Mais vous n’enêtes pas là… et je n’ai pas fini de vous interroger.

»&|160;Je reviens à M.&|160;Croze… qu’on atrouvé avec vous dans cette maison où vous prétendez avoir étémenée de force.

»&|160;De quelle nature sont les relations quevous entretenez avec lui&|160;?

Ce ton magistral et la forme pédantesque decette question blessèrent profondément madame de Pommeuse&|160;;mais elle n’était pas dans son salon de l’avenue Marceau&|160;;elle était sur la sellette et il fallait répondre sanstergiverser.

–&|160;J’ai vu M.&|160;Croze, pour la premièrefois, il n’y a pas quinze jours, dit-elle simplement.

–&|160;Dans quelles circonstances&|160;?

La vérité vraie, c’était qu’elle l’avaitaperçu sur le trottoir de la rue du Rocher, causant avec Maxime deChalandrey, mais cette rencontre ne comptait pas, puisque, à cemoment-là, elle ne savait pas qui il était, et elle put dire, sansmentir&|160;:

–&|160;M.&|160;Croze a une sœur qui estartiste… musicienne et peintre… Cette sœur chante dans les soiréeset elle n’y va pas seule. Son frère l’y accompagne toujours. Elleest venue se faire entendre chez moi, un samedi… M.&|160;LucienCroze était avec elle… il m’a été présenté par elle.

–&|160;Mais depuis, vous l’avezrevu&|160;?

–&|160;Deux fois, seulement… une premièrefois, rue des Dames, où il habite avec sa sœur…

–&|160;Je sais cela. Le sous-chef de la sûretévous a trouvée chez eux.

–&|160;Comme il m’a trouvée, ce matin, danscette maison où j’étais enfermée. Votre agent a dû vous direcomment et pourquoi M.&|160;Croze y était entré.

–&|160;Il n’a pu que me répéter lesexplications que vous lui avez fournies… explications dont il n’apas pu vérifier l’exactitude. Mais il a constaté que vous étiezavec ce jeune homme sur un pied de familiarité… pour ne pas dired’intimité… extraordinaire.

–&|160;Épargnez-vous, monsieur, desinsinuations qui n’ont aucun rapport avec les faits sur lesquelsvous m’interrogez en ce moment. M.&|160;Lucien Croze n’est pas, n’ajamais été et ne sera jamais mon amant… mais il ne tient qu’à luid’être mon mari. Je l’aime et je suis prête à l’épouser.

–&|160;Malgré la fâcheuse histoire qui vientde lui arriver&|160;?

–&|160;À cause de cela, précisément. On l’acalomnié… comme on m’a calomniée, moi… nous sommes faits l’un pourl’autre.

–&|160;Ainsi, vous persistez à croire queM.&|160;Maubert accuse injustement son commis qu’il affirme avoirpris la main dans le sac&|160;?

–&|160;Je vous répète que ce banquier estl’associé d’un homme que vous tenez vous-même pour très suspect.Et, du reste, la preuve qu’il ment, c’est qu’il n’a pas osé porterplainte contre M.&|160;Croze.

–&|160;Vous vous trompez. Il a porté plainte…ce matin.

–&|160;Il a attendu que son complice, Tévenec,fût à l’abri, dit amèrement la comtesse.

–&|160;Mais, non… il a hésité pendant quelquesjours, parce qu’il lui en coûtait de perdre un garçon quiappartient, paraît-il, à une famille honorable… mais il a étéobligé d’en venir là… sous peine de passer pour uncalomniateur.

»&|160;Et il est prêt à fournir les preuves àl’appui. Il va les mettre sous mes yeux, aujourd’hui même.

»&|160;Je l’ai fait prier de passer à moncabinet… et je l’attends.

–&|160;Pourquoi donc, alors, n’avez-vous pasfait arrêter M.&|160;Croze, par vos agents&|160;? Vous auriez pu leconfronter avec cet homme.

–&|160;Je sais ce que j’ai à faire et je n’aipas besoin que vous me traciez mon devoir. Il m’a plu de laisserM.&|160;Croze en liberté provisoire, mais on le surveille, et jen’ai qu’un ordre à donner pour m’assurer de sa personne.

–&|160;Je souhaite que vous le mettiez le plustôt possible en présence de son accusateur… il n’aura pas de peineà le confondre. Et j’espère, monsieur, que vous n’oublierez pas dedemander à M.&|160;Maubert comment et pourquoi il est l’ami intimede Jean Tévenec. Il niera sans doute, mais faites appelerM.&|160;Maxime de Chalandrey, il vous renseignera sur les rapportsque ces deux hommes avaient ensemble.

–&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey qui vous aaccompagnée au boulevard Bessières&|160;? Il a été interrogé par lesous-chef de la sûreté, et il ne lui a pas parlé de M.&|160;SylvainMaubert.

–&|160;Parce que, à ce moment-là, il n’étaitpas question de ce Maubert. Interrogez vous-mêmeM.&|160;de&|160;Chalandrey, vous verrez ce qu’il vous répondra.

–&|160;Si je pensais qu’il pût… et qu’ilvoulût… éclaircir l’histoire de votre voyage auxfortifications…

–&|160;Essayez toujours.M.&|160;de&|160;Chalandrey est incapable de mentir, et je tiensd’avance pour vrais tous les renseignements qu’il vous donnera.

Pour que madame de Pommeuse se décidât àmettre en cause Maxime de Chalandrey, il fallait qu’elle eûtcompris toute la gravité du péril qui menaçait Lucien Croze.

Mais elle se souvenait aussi des derniersconseils que lui avait donnés Maxime, quand il l’avait rencontréeau bois de Boulogne, avant de tomber de cheval, et elle nerépugnait plus autant à l’idée de tout avouer au juge, même la partqu’elle avait prise à l’horrible scène du pavillon.

Elle s’était tue jusqu’alors parce qu’elle nevoulait pas livrer son frère, et le juge, comme s’il eût deviné lapensée de la comtesse, venait de prendre soin de la rassurer, enlui laissant entrevoir qu’il pourrait fermer les yeux sur lepassage à Paris de ce frère contumace.

Il ne manquait pas de finesse, ce magistrat,instruit par un long exercice de ses redoutables fonctions, et lesouvertures inattendues que lui fit madame de Pommeuse lui donnèrentà réfléchir.

Il pensa qu’elle était peut-être décidée àfaire dire par un autre ce qu’elle ne pouvait pas dire elle-même etil se promit aussitôt de lui en faciliter les moyens.

–&|160;Madame, commença-t-il en radoucissantson ton et sa physionomie, si, jusqu’à présent, je n’ai pas crudevoir entendre moi-même M.&|160;de&|160;Chalandrey, c’est que j’aipour principe de ne pas impliquer dans les affaires que j’instruisles personnes qui n’y ont pas pris une part directe. Lesrenseignements que j’ai recueillis sur ce jeune homme sontfavorables. Il a expliqué sa conduite d’une façon très plausible,et je tiens pour certain qu’il n’a pas été mêlé, mêmeindirectement, au crime dont je recherche les auteurs. Mais ilsuffit que vous désiriez que je l’interroge. Je le ferai appelerdès demain.

–&|160;Je ne sais s’il sera en état decomparaître, dit vivement la comtesse, qui se rappela tout à coupce que Virginie Crochard venait de lui apprendre dans l’antichambredu cabinet. Il a été victime d’un grave accident… le cheval qu’ilmontait s’est emporté…

–&|160;Et il a fait une chute qui l’a retenuplusieurs jours au lit… car j’ai dû le faire surveiller, à la suitede l’interrogatoire que lui a fait subir le sous-chef de la sûreté…mais je crois savoir que, depuis deux jours, il est à peu prèsrétabli.

»&|160;Vous l’avez sans doute vu depuis cetaccident&|160;?

–&|160;Non, monsieur. Je l’avais rencontré aubois de Boulogne un instant avant que son cheval l’emportât… je nel’ai pas rencontré depuis.

–&|160;Maintenant qu’il est sur pied, il vasans doute s’empresser de venir vous voir.

–&|160;Je l’ignore… mais si vous craignez queje me concerte avec lui, je puis vous promettre que je ne lerecevrai pas avant que vous l’ayez interrogé.

–&|160;Je puis le faire appeler immédiatement,dit le juge d’instruction…

Il écrivit quelques mots sur une formule decitation et il sonna pour la remettre à l’huissier qui se tenaitdans la salle d’attente et qui entra aussitôt.

–&|160;Les témoins cités pour aujourd’huisont-ils arrivés&|160;? demanda le magistrat.

–&|160;Il y a la femme Crochard… et unmonsieur qui vient d’arriver et qui m’a remis sa carte.

Le magistrat jeta les yeux sur cette carte etdit&|160;:

–&|160;C’est bien. Faites attendre cemonsieur, et faites porter immédiatement cette citation, rue deNaples.

Puis, quand l’huissier fut sorti&|160;:

–&|160;Vous voyez, madame, que je ne perds pasde temps pour donner satisfaction au désir que vous m’avezexprimé.

»&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey sera icidans une heure&|160;; vous plaît-il d’entendre la déposition que jevais lui demander&|160;?

La question, ainsi posée, embarrassa beaucoupla comtesse. Le juge lui faisait la partie belle en jouant cartessur table et elle ne pouvait que lui savoir gré de la mettre à mêmede contredire ou d’appuyer les explications de Maxime deChalandrey.

Et cependant elle redoutait cette épreuve, carelle supposait que Maxime, las de feindre, allait tout avouer, sansse préoccuper des conséquences de l’aveu complet.

–&|160;Monsieur, murmura-t-elle, je ferai ceque vous voudrez.

–&|160;Alors, veuillez attendre ici l’arrivéede M.&|160;de&|160;Chalandrey.

»&|160;J’ai d’ailleurs à vous demanderquelques renseignements supplémentaires sur M.&|160;LucienCroze.

–&|160;Parlez, monsieur, dit madame dePommeuse, un peu étonnée de ce brusque retour à un sujet déjàtraité.

–&|160;Vous venez de prendre sichaleureusement la défense de ce jeune homme qu’il ne saurait avoirde meilleur avocat que vous. Eh&|160;! bien, son accusateur est là.Voulez-vous le voir&|160;?

–&|160;Son accusateur&|160;?

–&|160;Oui, madame. Après la plainte que j’aireçue ce matin, j’ai écrit au plaignant de passer à mon cabinet,parce que j’avais des explications à lui demander.

»&|160;Il est arrivé et il vient de me fairepasser sa carte.

–&|160;Quoi&|160;!… ce banquier…

–&|160;Sylvain Maubert, de la rue desPetites-Écuries. Ne vous ai-je pas dit que jel’attendais&|160;?

–&|160;Pardonnez-moi, monsieur… j’avaisoublié… et l’idée que cet homme est là… cet homme qui cherche àperdre un innocent…

–&|160;Je comprends que sa présence voustrouble un peu. Mais, permettez-moi de vous faire observer quel’occasion vous est bonne pour défendre le jeune homme qui vousintéresse. Votre situation dans le monde vous autorise à parlerpour lui. M.&|160;Maubert croit avoir été volé par ce garçon. Jen’ai aucun motif pour soupçonner la bonne foi de M.&|160;Maubert.Mais si vous répondiez devant lui de la moralité de M.&|160;LucienCroze, il retirerait peut-être sa plainte.

»&|160;C’est dans l’intérêt de l’accusé que jevous propose de voir l’accusateur et de discuter devant moil’accusation, qui peut être mal fondée.

La comtesse tombait de son haut. Quellepassion d’équité s’était emparée tout à coup de ce magistrat qui,jusqu’alors, ne s’était pas montré tendre&|160;? Quelle inspirationdu ciel lui suggérait une proposition tout à fait en dehors desusages judiciaires&|160;? D’où venait la sollicitude qu’iltémoignait maintenant au jeune homme dont il venait de parler enassez mauvais termes, un instant auparavant&|160;?

Madame de Pommeuse ne comprenait rien à cebrusque revirement et ne savait que répondre.

Elle était d’autant plus embarrassée qu’ellen’avait pas de preuves positives à fournir de l’innocence de LucienCroze.

Elle ne pouvait que contredire lesaffirmations du banquier, qui peut-être ne prendrait même pas lapeine de lui répondre.

Elle pouvait aussi, il est vrai, lui reprocherles rapports étroits qu’il avait eus avec M.&|160;Tévenec, compliceavéré des fraudeurs et peut-être des assassins.

Mais M.&|160;Maubert nierait sans doute etelle n’était pas en mesure de le confondre, puisqu’elle tenait lerenseignement de Maxime, qui n’était pas là.

Il n’était pas impossible cependant que lejuge, frappé de ce qu’elle lui avait dit, voulût voir l’effet queproduirait sur le banquier la répétition, face à face avec cethomme, des paroles qu’elle avait prononcées, avant qu’ilarrivât.

Ce qui la confirma dans cette idée, c’est quece juge ajouta, pour la décider&|160;:

–&|160;Que risquez-vous d’essayer&|160;?… Vousvenez de me déclarer que vous êtes disposée à épouserM.&|160;Lucien Croze. Vous avez bien le droit de plaider sa cause.Et rien ne vous empêche non plus de demander à M.&|160;Maubert devous expliquer ses relations avec ce Tévenec… relations quej’ignorais complètement. Interrogez-le là-dessus. Ce n’est pas moiqui m’y opposerai.

–&|160;Oh&|160;! alors, je veux bien le voir,s’écria la comtesse.

–&|160;Le connaissez-vous…physiquement&|160;?

–&|160;Non, monsieur.

–&|160;Mais il vous connaît peut-être,lui&|160;?

–&|160;Je ne crois pas. Où m’aurait-ilvue&|160;?

–&|160;Mais… au Bois ou aux Champs-Élysées… envoiture… ou encore au théâtre… vous avez une réputation trèsméritée de beauté et d’élégance… il a tout au moins dû entendreparler de vous.

–&|160;Moi, j’ignorais qu’il existât… lorsqueTévenec m’a appris qu’il venait de renvoyer M.&|160;Croze.

–&|160;Je vous demande cela, parce que, s’ilsait qui vous êtes, il se tiendra peut-être sur ses gardes.

–&|160;À cela, je ne puis rien.

–&|160;Il y a un moyen de parer à cetinconvénient. Je puis le recevoir d’abord, seul à seul avec lui.Vous auriez l’obligeance de passer dans cet arrière-cabinet où setient quelquefois mon greffier… qui n’y est pas. J’écouterais laplainte de M.&|160;Maubert&|160;; je lui poserais quelquesquestions et au moment opportun, je viendrais vous chercher. Vouspourriez alors prendre la parole en faveur de ce jeune homme.

»&|160;Je ne vous proposerais pas cela, sij’étais en ce moment dans l’exercice de mes fonctions. MaisM.&|160;Maubert n’est ni accusé, ni même témoin. Je l’ai faitappeler pour avoir avec lui un entretien… en quelque sorteofficieux… à la suite duquel je prendrai telle résolution qu’il meconviendra de prendre.

»&|160;Vous non plus, madame, vous n’êtes niaccusée, ni témoin… je vous l’ai dit dès que vous êtes entrée… etce qui le prouve, c’est l’absence de mon greffier.

»&|160;Venez donc, puisque vous voulez bienvous prêter à cet arrangement… dont tout le monde se trouverabien.

La comtesse marchait de surprise en surpriseet elle n’en revenait pas de trouver ce magistrat si bien disposépour elle et pour Lucien.

Elle ne se fit pas prier pour se laisserconduire dans un réduit, encombré de dossiers et très sommairementmeublé, qui n’était séparé du cabinet que par une porte mobile,capitonnée de cuir.

Le juge l’y installa sur un fauteuil de bureauet revint siéger à sa place d’instructeur.

Il sonna et l’huissier introduisitM.&|160;Maubert.

Ce financier était un homme de soixante ans aumoins, de belle taille et de belle prestance, porteur d’une barbede patriarche qui lui donnait l’air on ne peut plus vénérable.

Il salua avec aisance, prit la chaise que lejuge lui indiqua d’un geste et commença ainsi&|160;:

–&|160;Monsieur, vous avez désiré m’entendreau sujet d’une plainte que j’ai portée contre un commis infidèle.Je suis prêt à vous fournir toutes les explications que vous medemanderez, mais je dois vous dire d’abord que, s’il en est tempsencore, je suis tout prêt à retirer cette plainte. Je ne l’aiportée qu’à la dernière extrémité… parce qu’il m’était revenu dedivers côtés que ce garçon prétendait que je l’avais accusé à tort.Alors, vous comprenez, je me suis décidé, bien à contre-cœur à voussignaler le fait. Mais je ne veux pas la mort du pécheur, et j’aimeinfiniment mieux perdre quelques billets de mille francs que deperdre l’avenir d’un jeune homme qui est encore à l’âge des’amender.

–&|160;Ce sentiment vous honore, ditfroidement le juge d’instruction&|160;: mais vous ne renoncez pas,je suppose, à exiger la restitution de la somme qui vous a étéprise.

–&|160;Oh&|160;! j’en ai fait mon deuil. Unetrentaine de mille francs, je crois. Je suis, heureusement,au-dessus de cela.

–&|160;Comment vous êtes-vous aperçu de cevol&|160;?

–&|160;Le hasard d’une vérification de caissefaite à l’improviste. Je n’avais pas le moindre soupçon et j’ai ététrès étonné de constater un déficit assez important. Je tenais,avant tout, à éviter le scandale. J’ai fait venir M.&|160;Crozedans mon cabinet. Je lui ai très doucement demandé desexplications… Je l’ai pressé de m’avouer sa faute, en luipromettant de l’oublier. Il n’a rien voulu entendre… il a niél’évidence… Il a eu l’audace de soutenir que, s’il manquait del’argent, ce n’était pas lui qui l’avait pris… il a été, je crois,jusqu’à insinuer que c’était moi… que je m’étais volé moi-même,afin d’avoir un prétexte pour le renvoyer.

»&|160;Bref, son attitude a été telle que j’aidû le chasser de ma présence et lui interdire l’entrée de mamaison.

»&|160;J’espérais que le silence se ferait surcette fâcheuse histoire, et je commençais déjà à l’oublier, lorsquej’ai appris qu’il allait la colportant partout.

»&|160;C’est alors seulement que j’ai dénoncéce malheureux. Je ne sais s’il est déjà arrêté.

–&|160;Non, monsieur, pas encore… et j’ajoutequ’il ne le sera pas jusqu’à ce que sa culpabilité soit mieuxdémontrée. Une enquête a été ouverte sur la vie que mène ce jeunehomme depuis que vous l’avez renvoyé et cette enquête lui a étéfavorable. Il n’a pas fait de dépenses exagérées et il passe toutson temps à chercher un emploi.

–&|160;Je suis fort aise d’apprendre cela, ditavec empressement M.&|160;Maubert&|160;; et je vous répète,monsieur, que je vous prie de considérer ma plainte comme nonavenue.

–&|160;Vous auriez donc mieux fait de ne pasl’adresser au Parquet. Vous avez agi très légèrement,avouez-le.

–&|160;Mais, non, monsieur, balbutia lebanquier, assez interloqué de s’entendre blâmer ainsi par cemagistrat qu’il croyait être favorable à l’accusation. Je viens devous expliquer les raisons qui m’ont déterminé à me plaindre. Jen’ai attaqué que pour me défendre… contre ce commis renvoyé quirépandait sur moi des bruits calomnieux.

–&|160;Comment avez-vous pu savoir ce qu’ildisait de vous&|160;?

–&|160;Des amis à moi m’ont répété les proposqu’il tenait.

–&|160;Et sans doute ces mêmes amis vous ontconseillé de dénoncer ce jeune homme&|160;?

–&|160;Je n’ai pris conseil que de moi-même,mais ils m’ont approuvé unanimement.

–&|160;Pourriez-vous me nommer quelques-unesdes personnes que vous avez mises au courant de cetteaffaire&|160;?

–&|160;Leurs noms ne vous apprendraient rien,je crois. Toutes ou presque toutes ont des fonds déposés chez moi…il est assez naturel que je leur aie parlé de ce déficit… En pareilcas, on exagère toujours et il m’importait qu’on ne crût pas que macaisse avait reçu une atteinte sérieuse… cette fausse nouvelle, sije l’avais laissée se propager, aurait pu nuire à mon crédit.

»&|160;J’ai tenu à faire constater levéritable chiffre de la perte par quelques-uns de mes intéressés etils savent maintenant que ce chiffre est insignifiant.

»&|160;Aussi, après avoir été d’avis de porterplainte, inclinent-ils, comme moi, à l’indulgence.

Il y eut un silence. Le juge regardait avecattention M.&|160;Maubert qui se sentait mal à l’aise sous ceregard inquisiteur.

Le financier commençait à regretter d’êtrevenu et le magistrat commençait évidemment à le soupçonner den’être pas, comme on dit, franc du collier.

Si madame de Pommeuse avait pu les voir et lesentendre, elle aurait bien auguré pour Lucien Croze de l’issue decet entretien qui tournait à l’interrogatoire. Mais la porte quilui cachait les interlocuteurs empêchait leurs paroles d’arriver àses oreilles et elle commençait à trouver le temps long dans leréduit où elle était reléguée.

–&|160;Monsieur, dit le juge d’instruction, jene tiens pas à connaître les noms de tous vos commanditaires, mais…n’y a-t-il pas parmi eux un M.&|160;Tévenec&|160;?

C’était un coup droit et il porta, car lebanquier changea de visage.

–&|160;Tévenec&|160;?… Jean Tévenec&|160;?répéta le magistrat.

–&|160;Ce monsieur a eu en effet un comptecourant chez moi, répondit enfin M.&|160;Maubert, mais ce compte aété liquidé et M.&|160;Tévenec n’est plus intéressé dans mesaffaires.

–&|160;Depuis quand&|160;?

–&|160;Depuis très peu de temps.

–&|160;Pourquoi cette association a-t-ellepris fin&|160;?

–&|160;Ce n’était pas positivement uneassociation… M.&|160;Tévenec avait des fonds dans ma maison. Il lesa retirés, voilà tout.

–&|160;Après la découverte dudéficit&|160;?

–&|160;Oui, monsieur… deux ou trois joursaprès.

–&|160;Et… vous ne l’avez plus revu&|160;?

–&|160;Non… j’ai entendu dire qu’il a quittéParis.

–&|160;Vous êtes bien informé… ou du moins…M.&|160;Tévenec a disparu de son domicile.

»&|160;Vous le connaissez de longue date, jecrois.

–&|160;Nos relations remontent en effet à unedate assez ancienne… des relations commerciales, exclusivement.

–&|160;Mais vous connaissiez ses antécédents…et sa situation.

–&|160;Mon Dieu, non. Je savais qu’il étaitriche et je l’ai toujours tenu pour un homme honorable.

–&|160;Alors, vous n’avez pas su qu’il setrouve impliqué dans une affaire que j’instruis… une affaire trèsgrave.

–&|160;Non… j’ignorais…

–&|160;Une affaire dont tout Paris s’occupe ence moment. Ce Tévenec est soupçonné d’avoir fait partie d’uneassociation de malfaiteurs…

–&|160;Que m’apprenez-vous là&|160;!

–&|160;Il est en fuite. On le rechercheactivement… et si vous savez où il est, votre devoir est derenseigner la justice.

–&|160;Je le ferais très volontiers, maisj’ignore absolument ce qu’il est devenu. Et s’il s’est mis dans unmauvais cas, vous devez bien penser qu’il ne m’a pas pris pourconfident.

»&|160;Oserai-je vous demander de quoi onl’accuse&|160;?

–&|160;D’abord, de s’être enrichi en fraudantl’octroi de la ville de Paris…

–&|160;Au moyen d’un souterrain creusé sous lemur d’enceinte. J’ai lu en effet dans les journaux quelque chose depareil. Mais je ne me doutais guère que M.&|160;Tévenec…

–&|160;Sa fortune n’a pas d’autre origine etil l’avait déposée chez vous.

–&|160;Mais, non, monsieur. Il m’a confiéautrefois des capitaux… Et quand il les a repris, ces jours-ci, jene lui ai pas demandé pourquoi il les reprenait.

–&|160;Mais, avant de les reprendre, il vous aconseillé de porter plainte contre ce jeune homme. Il est de ceuxque vous n’avez pas voulu me nommer, tout à l’heure.

–&|160;Je vous assure que non, monsieur. Quipeut vous faire croire cela&|160;?

–&|160;On me l’a dit.

–&|160;Puis-je savoir qui vous l’adit&|160;?

–&|160;Une personne qui s’intéresse àM.&|160;Croze. Et cette personne est bien informée, puisqu’elle m’asignalé vos relations avec ce Tévenec… relations que j’ignoraiscomplètement, lorsque j’ai reçu votre plainte.

–&|160;Et que je n’aurais pas niées si vousm’aviez interrogé sur ce point. Alors… ce… cette personne connaîtTévenec&|160;?…

–&|160;Beaucoup et depuis longtemps.

–&|160;Mais… elle ne me connaît pas,moi&|160;?

–&|160;Je ne crois pas qu’elle vous ait jamaisvu. J’ajoute qu’elle n’a aucun intérêt à vous nuire.

–&|160;J’admets cela… puisque vous le dites…mais je vous serais bien reconnaissant, monsieur, si vous vouliezbien me mettre en sa présence.

–&|160;Y tenez-vous, vraiment&|160;?

–&|160;J’y tiens beaucoup. Vous devezcomprendre que j’aie à cœur de me justifier de certainesimputations.

–&|160;Qu’à cela ne tienne&|160;! La personneest ici.

–&|160;Comment&|160;?…

–&|160;Mon Dieu, oui. Je causais avec elle,lorsque vous êtes arrivé. Je n’ai pas voulu vous faire attendre etje l’ai priée de passer dans l’arrière cabinet où se tienthabituellement mon greffier.

Et comme le banquier de la rue desPetites-Écuries fit un haut-le-corps, le juge s’empressad’ajouter&|160;:

–&|160;Oh&|160;! rassurez-vous&|160;! Elle n’arien entendu. Cette porte est capitonnée de cuir. Vous n’avezd’ailleurs rien dit qui puisse vous compromettre.

»&|160;Je vais chercher cette dame.

–&|160;Ah&|160;! c’est une dame, murmuraM.&|160;Maubert, qui tâchait de faire bonne contenance.

Le magistrat se leva, disparut un instant, etrevint, tenant par la main madame de Pommeuse qui se laissaitamener, sans se douter le moins du monde de ce qui allait sepasser.

Elle entra délibérément et elle ne s’étonnapas tout d’abord de se trouver face à face avec le grand vieillardqui s’était levé pour la recevoir.

Ce ne fut qu’après l’avoir regardéattentivement qu’elle pâlit et qu’elle s’arrêta court, en jetant cecri&|160;:

–&|160;Lui&|160;!… c’est lui&|160;!

Au même moment, Sylvain Maubert, plus pâlequ’elle, se rejeta en arrière et se mit à regarder du côté de laporte.

Le juge ne comprenait rien à ce coup dethéâtre qu’il n’avait pas prévu, et il essaya de procéder à desprésentations régulières.

–&|160;Madame, commença-t-il, voiciM.&|160;Maubert. Monsieur, voici madame la comtesse de Pommeuse quevous désiriez voir.

–&|160;Assassin&|160;! dit Octavie, d’une voixsourde.

Et le bras étendu en avant, elle marcha versl’homme qui recula jusqu’à ce qu’il touchât le mur du cabinet.

–&|160;Oui, assassin&|160;! reprit-elle, en ledésignant.

–&|160;Cette femme est folle, balbutia Maubertterrifié, comme s’il avait vu un spectre se dresser devant lui.

Le juge, stupéfait, ne savait que penser d’unescène, inexplicable pour lui, mais cette scène était jouée trop aunaturel pour qu’il ne la prît pas au sérieux.

–&|160;Qu’avez-vous donc, monsieur&|160;?demanda-t-il.

–&|160;Moi… rien, balbutia le banquier. Je nem’attendais pas à être interpellé de la sorte… et vous devezcomprendre, monsieur, que je ne réponde pas aux injures d’une femmequi ne jouit pas de sa raison.

–&|160;Misérable&|160;! cria la comtesse.

–&|160;Expliquez-vous, madame, dit lemagistrat. De quel assassinat parlez-vous&|160;?

–&|160;Il le sait bien, lui.Interrogez-le&|160;!… Demandez-lui ce qu’il a fait dans cepavillon&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! Le pavillon du boulevardBessières&|160;?… Vous y étiez donc quand on a tué cemalheureux&|160;?

–&|160;Oui… J’ai tout vu…

–&|160;Et vous reconnaissezmonsieur&|160;?…

–&|160;C’est le chef des assassins. Il mereconnaît, lui aussi, vous le voyez bien… regardez safigure&|160;!

M.&|160;Maubert était livide, mais il seraidissait contre l’émotion qui le bouleversait, et il reprenaitpeu à peu son sang-froid.

–&|160;Je vous répète que madame a perdul’esprit, dit-il avec effort, à moins pourtant qu’elle ne soitabusée par une ressemblance. Je ne sais même pas de quel crime elleveut parler.

–&|160;Elle vient de vous le dire, interrompitle juge d’instruction. Un homme a été étranglé, l’autre jour, dansune maison isolée… un homme de cette bande dont Tévenec a faitpartie.

–&|160;Et elle m’accuse de l’avoirétranglé&|160;!… c’est trop fort… Demandez-lui donc, monsieur,comment elle se trouvait là quand le crime a été commis.

–&|160;J’y étais… par hasard, murmura lacomtesse.

–&|160;Par hasard est charmant. Et… lesassassins ne se sont pas aperçus de votre présence&|160;?… C’esttrès curieux.

–&|160;Ils m’ont surprise… et ils ont voulu metuer…

–&|160;Mais ils ne vous ont pas tuée. Voilàdes scélérats de bonne composition, convenez-en.

–&|160;Ils m’ont condamnée… j’allais mourir…l’un d’eux a demandé qu’on m’épargnât.

–&|160;Et il a obtenu, à ce qu’il paraît,qu’on vous fît grâce. C’est on ne peut plus dramatique. Il a dû, aumoins, exiger de vous un serment&|160;?

–&|160;Vous le savez bien…

–&|160;Oui, un serment prêté sur le cadavre…absolument comme dans l’affaire Fualdès.

»&|160;En avez-vous entendu parler, del’affaire Fualdès&|160;? c’est probable, et vous tenez, sans doute,à jouer le rôle que joua dans cette cause célèbre madame Manson…qui prétendait avoir assisté au crime et qui, après s’êtrerétractée dix fois, finit par faire condamner les accusés.

–&|160;Assez, monsieur, dit impérieusement lejuge d’instruction. C’est à moi seul qu’il appartient d’interrogermadame.

–&|160;Oh&|160;! je ne tiens pas à empiétersur vos attributions, murmura le banquier, redevenu complètementmaître de lui. Et si vous n’avez pas besoin de moi, je vousdemanderai la permission de me retirer.

–&|160;Je vous invite, au contraire, à rester,dit sèchement le magistrat.

Il sonna et il dit quelques mots à voix basseà l’huissier qui se présenta et qui partit aussitôt pour exécuterl’ordre qu’il venait de recevoir.

La comtesse, brisée par l’émotion, s’étaitaffaissée sur une chaise.

M.&|160;Maubert, resté debout, se tenait lesbras croisés, dans une attitude dédaigneuse et regardait fixementmadame de Pommeuse qui baissait les yeux.

Il s’opérait en elle une réaction étrange.Elle avait parfaitement reconnu l’affreux vieillard qui commandaitles assassins et son premier mouvement avait été de ledénoncer.

Elle commençait maintenant à envisager lessuites de cette déclaration. Le juge allait la mettre en demeure deraconter toute la scène du meurtre et il n’était pas certain qu’ilcrût au récit qu’elle allait lui faire, récit romanesque, s’il enfut, que ce Maubert n’allait pas manquer de démentir avec uneaudace sans pareille.

Et dans l’âme bouleversée de la comtesse, unautre sentiment commençait à se faire jour, un sentiment bienféminin, celui-là.

Sylvain Maubert avait touché juste en luirappelant, sous une forme ironique, la scène du serment.

Elle n’avait cédé qu’à la violence, et,assurément, elle pouvait se croire déliée de sa promesse, d’autantqu’elle l’avait tenue, puisqu’elle avait gardé le silence sur lecrime commis en sa présence, jusqu’au moment où la surprise de setrouver face à face avec l’assassin lui avait arraché lavérité.

Mais elle ne pouvait pas oublier qu’elledevait la vie à ce misérable&|160;; à lui seul, car ses complicesvoulaient la tuer, et il leur avait imposé sa volonté qui était dela laisser partir, après l’avoir forcée à mettre la main à leursinistre besogne.

Maintenant qu’il ne tenait qu’à elle del’envoyer à l’échafaud, elle avait pitié de lui.

Il s’en apercevait et il se préparait àexploiter cette faiblesse généreuse de la pauvre femme qu’ilregrettait d’avoir épargnée.

Entre elle et cet exécrable scélérat, lapartie n’était pas égale.

Il est vrai que le juge était là pour rétablirl’équilibre, et le juge était très disposé à croire à la sincéritéde la comtesse, mais il n’était pas encore absolument convaincuqu’elle n’eût pas rêvé ce qu’elle prétendait avoir vu.

Ce magistrat expérimenté se défiait beaucoupdes femmes nerveuses.

Il en avait tant vu, dans l’exercice de sesfonctions, de ces femmes exaltées qui, de très bonne foi, prennentpour des réalités leurs écarts d’imagination, qu’il n’acceptaitjamais, sans les contrôler, les déclarations d’apparenceromanesque.

L’hystérie est fort en vogue par le temps quicourt et les phénomènes qu’elle produit sont tellementincontestables, que les magistrats les plus sérieux ont fini par entenir compte, dans une certaine mesure.

Celui-là en était à se demander si madame dePommeuse ne s’abusait pas elle-même et il avait résolu d’éclaircirla situation, séance tenante.

Le banquier lui paraissait très suspect et iln’avait garde de le lâcher, maintenant qu’il le tenait, mais il nevoulait rien brusquer avant de s’être renseigné complètement.

–&|160;Monsieur, lui dit-il, veuillez vousasseoir.

»&|160;J’aurai à vous interroger tout àl’heure et je vais d’abord interroger madame.

–&|160;Je suis à vos ordres, répondittranquillement M.&|160;Maubert, qui ne désespérait plus de se tirerde ce mauvais pas et qui se promettait de jouer serré.

–&|160;Madame, commença le juge d’instruction,je vous prie de reprendre votre récit, au point où j’en suis restéavec vous avant l’arrivée de M.&|160;Maubert. Je vous ai interrogéesur le voyage que vous avez fait au boulevard Bessières, le jour età l’heure où le crime a été commis. Vous m’avez répondu que vousétiez allé rejoindre votre frère qui vous avait donnérendez-vous.

–&|160;C’est la vérité, dit madame dePommeuse.

–&|160;Je le crois… mais persistez-vous àsoutenir que vous vous êtes rencontrée avec lui sur le talus desfortifications&|160;?

–&|160;Non, monsieur. Mon frère m’avait écritqu’il m’attendrait dans un pavillon qui a appartenu autrefois ànotre père.

Un éclair passa dans les yeux de SylvainMaubert, mais le juge ne le vit pas briller, parce qu’il neregardait en ce moment que la comtesse.

–&|160;Mon frère y est arrivé avant moi,reprit-elle. J’avais été retardée…

–&|160;Oui… je sais comment… vous me l’avezexpliqué.

–&|160;J’ai eu avec lui un assez longentretien… il est parti le premier… j’ai attendu qu’il se fûtéloigné et j’allais partir aussi, lorsque j’ai entendu des pas dansl’escalier… je n’avais plus le temps de fuir et je me suis réfugiéedans un cabinet où je me suis enfermée.

–&|160;Un cabinet contigu à la grande salle oùle crime a été commis. J’ai visité le pavillon.

»&|160;Continuez, madame.

–&|160;Je n’y étais pas plus tôt que deshommes sont entrés… tumultueusement… je ne les voyais pas… mais aubruit qu’ils faisaient, je pouvais juger qu’ils étaient asseznombreux… bientôt, j’ai entendu des voix… plusieurs voix… je nedistinguais pas les paroles… et je ne songeais guère à écouter cequ’on disait, car j’étais plus morte que vive… tout à coup, un criest arrivé jusqu’à moi… un cri d’angoisse… on appelait&|160;: ausecours&|160;!… à l’assassin&|160;!… j’ai perdu la tête et j’aicrié, moi aussi… la porte du cabinet où je me cachais a été ouvertebrusquement… un homme m’a saisie par le bras et m’a traînée dans lasalle…

La comtesse s’arrêta. La voix luimanquait.

–&|160;Et alors, interrogea le juge, vous avezvu&|160;?…

–&|160;J’ai vu un malheureux, assis sur unfauteuil, où deux hommes le maintenaient… ils lui avaient passé unecorde autour du cou et ils s’apprêtaient à l’étrangler.

–&|160;Combien étaient-ils dans lasalle&|160;?

–&|160;Six ou sept, je crois… Celui qui metenait m’a interrogée… brutalement… il m’a demandé comment je metrouvais là… j’ai répondu que j’y étais entrée pour attendrequelqu’un qui n’était pas venu… Ton amant, m’a dit cet homme… jen’ai pas osé dire le contraire… je ne voulais pas leur parler demon frère… alors, ils m’ont déclaré que j’avais surpris leurssecrets… et que j’allais mourir… je m’y attendais… j’ai essayépourtant de leur faire comprendre que je ne pourrais pas lesdénoncer sans me perdre de réputation, puisque je serais obligéed’avouer que j’avais un rendez-vous dans ce pavillon… Ils m’ontdemandé de jurer de me taire… l’un d’eux a dit que si on me tuait,ma disparition ferait du bruit dans Paris… tous les autres étaientcontre moi…

–&|160;Et cependant, ils vous ont laissé lavie…

–&|160;Si je vous disais à quelprix&|160;!…

–&|160;Parlez, madame.

–&|160;Celui qui avait pris ma défense a euune idée infernale. Il m’a mis entre les mains la corde qu’ilsavaient passée au cou du patient… et il m’a forcée à tirer dessus…avec les deux bourreaux. Maintenant, m’a-t-il dit, te voilà notrecomplice. Nous sommes sûrs que tu ne parleras pas.

–&|160;Complice involontaire, dit le juge enhochant la tête. Ils se sont contentés d’une garantie absolumentillusoire car… alors même que les choses se seraient passées ainsi,vous ne seriez pas coupable.

–&|160;Vous doutez donc de ce que je vousdis&|160;? murmura la comtesse.

–&|160;Je cherche à m’éclairer et je vous pried’achever votre récit. Que s’est-il passé ensuite&|160;?

–&|160;Ils ont traîné dehors le cadavre de cemalheureux… et celui qui paraissait être leur chef m’a emmenée horsdu pavillon… au milieu du champ qui l’entoure, il m’a quittée,après m’avoir annoncé que j’allais être surveillée et que si jeparlais à qui que ce fût de ce que j’avais vu… je périrais de leurmain.

»&|160;Je suis partie… et je suis rentrée chezmoi.

–&|160;C’est tout&|160;?

–&|160;Oui… Que voulez-vous donc deplus&|160;?

–&|160;Vous n’avez pas su pourquoi on a tuécet homme&|160;?

–&|160;Ses meurtriers ont dit devant moi quecet homme était un traître… qu’il les avait dénoncés.

–&|160;Il est permis de le croire. Alors vousavez dû la vie à l’un des assassins&|160;?

–&|160;Oui, à leur chef.

–&|160;Et ce chef… c’est…M.&|160;Maubert&|160;?

Madame de Pommeuse ne répondit pas.

–&|160;Vous venez de me déclarer que vous lereconnaissiez&|160;? En doutez-vous maintenant&|160;?

–&|160;Regardez-moi bien, madame, ditM.&|160;Maubert, en se redressant de façon à mettre son visage enpleine lumière. Je ne croyais pas avoir la figure d’un assassin…Mais enfin, on ressemble toujours à quelqu’un. C’est uninconvénient qui jadis a coûté cher au malheureux Lesurques.

–&|160;Êtes-vous bien sûre de ne pas voustromper, demanda le magistrat à madame de Pommeuse. Je vous croisincapable de mentir&|160;; mais personne n’est infaillible, et sivous avez le plus léger doute, vous devez vous abstenird’affirmer.

La comtesse souffrait horriblement. Ellepensait que cet homme lui avait fait grâce et elle ne pouvait passe décider à parler.

–&|160;J’ai dit tout ce que j’avais à dire,murmura-t-elle.

Le juge hésitait.

–&|160;Serait-ce donc, demanda-t-il, qu’ilvous répugne d’accuser quelqu’un qui vous a sauvé la vie&|160;? Cesentiment serait peut-être excusable, mais…

–&|160;Croyez ce qu’il vous plaira de croire,monsieur.

»&|160;Croyez même, si vous voulez, que c’estmoi qui ai commis le crime du pavillon, dit amèrement madame dePommeuse.

–&|160;L’émotion vous égare, madame, réponditle magistrat. Vous ne me paraissez pas être en état de répondreavec calme aux questions que je pourrais vous poser encore. Jeremettrai donc votre interrogatoire à demain. Vous voudrez bien,d’ici là, vous tenir à ma disposition.

–&|160;Je ne sortirai pas de chez moi, murmurala comtesse.

–&|160;Quant à vous, monsieur, reprit le jugeen s’adressant à M.&|160;Maubert, je n’ai pas fini avec vous et jevous prie de rester.

–&|160;Je suis à vos ordres, répondit lebanquier, en s’efforçant de cacher la joie qu’il ressentait d’enêtre quitte à si bon marché.

Madame de Pommeuse allait se lever, quandl’huissier de l’antichambre se montra.

–&|160;C’est bien, dit le juge, vous ferezentrer la personne quand je sonnerai.

Et dès que l’huissier fut sorti&|160;:

–&|160;Madame, reprit-il,M.&|160;de&|160;Chalandrey vient d’arriver. Je tiens à l’entendreen votre présence. Ses déclarations confirmeront sans doute lesvôtres. Veuillez donc reprendre place.

Puis, s’adressant au banquier, dont laphysionomie venait de s’assombrir tout à coup&|160;:

–&|160;Vous n’êtes pas de trop, monsieur. Letémoin que je vais interroger éclaircira peut-être quelques pointsqui vous intéressent.

M.&|160;Maubert se serait bien passé de cetteinvitation. Il ne savait pas cependant que Maxime, lui aussi, avaitassisté à la scène de l’assassinat, mais il savait que Maxime étaitl’ami et le confident de madame de Pommeuse, et que l’entrée deMaxime allait lui mettre un adversaire de plus sur les bras… et unadversaire moins sentimental que la comtesse.

Octavie, au contraire, bénissait Dieu quiamenait là ce défenseur inespéré. Elle se disait&|160;:

–&|160;Il reconnaîtra ce misérable qu’il a vudans le pavillon, et il n’a pas les mêmes raisons que moi pour nepas le dénoncer.

Le juge, lui, comprenait très bien qu’iln’avait fait jusqu’à présent que de la besogne inutile et ilattendait toutes sortes d’éclaircissements de ceM.&|160;de&|160;Chalandrey qu’il tenait maintenant, aprèsinformations prises, pour un loyal garçon.

Il sonna donc et Maxime entra.

Maxime savait fort bien comment il faut seprésenter devant un magistrat&|160;; mais en voyant madame dePommeuse, il ne pensa qu’à courir à elle et à lui serrer les mains,en s’écriant&|160;:

–&|160;Vous ici, madame&|160;!… enfin, je vousretrouve. Je sais ce qui vous est arrivé. Je viens de voirLucien.

La comtesse lui rendit son étreinte et lerappela à l’ordre en lui montrant le juge.

–&|160;Excusez-moi, monsieur, dit Chalandrey.Je suis si heureux de revoir madame de Pommeuse que j’oublie devous saluer.

–&|160;Je vous excuse, monsieur, et je vousprie de répondre aux quelques questions que je vais vousadresser.

»&|160;Madame la comtesse de Pommeuse vient deme faire une déclaration très importante que je dois commencer parvous faire connaître, afin de vous montrer que je ne cherche pas àvous mettre en contradiction avec elle. Madame vient de m’apprendrequ’elle a assisté au crime commis dans le pavillon du boulevardBessières.

–&|160;Je le savais, dit nettement Maxime.

À ce moment, il aperçut M.&|160;Maubert quis’était retiré au fond du cabinet et la comtesse se dit&|160;:

–&|160;Il va le reconnaître.

À son grand étonnement, Maxime se contenta deregarder le juge, comme pour lui demander qui était ce personnagemuet.

Évidemment, Maxime de Chalandrey nereconnaissait pas l’homme du pavillon et le coup de théâtre surlequel comptait madame de Pommeuse, s’en allait en fumée.

Elle se rappela alors que Maxime l’avait fortmal vu, ce chef des assassins, à la lueur douteuse du jour blafardqui éclairait, à travers un vitrage, la scène du meurtre, et ellepensa&|160;:

–&|160;Il ne va pas me soutenir… Ce jugecroira que j’ai rêvé.

–&|160;Comment savez-vous que madame était là,quand on a étranglé le malheureux dont on a trouvé le cadavre dansle fossé des fortifications&|160;? demanda le magistrat, enregardant Maxime dans le blanc des yeux.

–&|160;Je le sais, parce que, moi aussi, j’yétais, répondit sans hésiter Chalandrey.

–&|160;Vous y étiez&|160;!

–&|160;Oui, monsieur. J’ai tout vu. J’avaissuivi de loin madame de Pommeuse, sans qu’elle s’en doutât. Je suisentré après elle dans le pavillon… et j’ai assisté à l’assassinat…J’étais caché derrière un rideau… Madame ne savait pas que j’yétais. Elle l’a su, quelques jours après… parce que je le lui aidit.

–&|160;Alors, vous avez pu vous entendre avecelle…

–&|160;M’entendre&|160;!… que voulez-vousdire&|160;?… j’ai vu ce qu’elle a vu… j’ai vu de moins près, maisj’ai bien vu un scélérat jugé, condamné et exécuté par d’autresscélérats… j’ai vu madame de Pommeuse, saisie par ces bandits,jurer, pour avoir la vie sauve, de ne pas les dénoncer… et c’estparce qu’elle avait juré que je me suis tu.

–&|160;Les reconnaîtriez-vous, les assassins,si on vous les montrait&|160;?

–&|160;Peut-être… mais je n’en répondspas.

–&|160;Et… depuis le matin du crime, vous n’enavez rencontré aucun&|160;?

–&|160;Je ne crois pas.

–&|160;Vous entendez, madame&|160;?M.&|160;de&|160;Chalandrey est moins affirmatif que vous.

–&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey a raison,dit froidement la comtesse.

–&|160;Alors, vous convenez que vous avez puvous tromper&|160;?

–&|160;Moi, comme tout le monde.

–&|160;C’est bien. Je n’insiste pas.Maintenant, monsieur, veuillez me dire ce que vous savez surM.&|160;Tévenec.

–&|160;Rien que vous ne sachiez déjà, jesuppose. Tévenec est le dernier des misérables. Il paraît qu’il esten fuite. C’est ma faute. J’aurais dû le dénoncer plus tôt, car jesuis convaincu que c’est lui qui, à deux reprises, a tenté de sedébarrasser de moi.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Une première fois, un homme payé parlui a essayé de m’écraser sous les roues d’une voiture de boucher…et l’autre jour, au bois de Boulogne, un autre de ses agents a jetéde l’amadou enflammé dans l’oreille de mon cheval qui s’est emportéet qui m’a jeté par terre. On m’a rapporté en très piteux état.

–&|160;J’ai été informé de cet accident, maispourquoi l’imputez-vous à ce Tévenec&|160;?

–&|160;Parce que Tévenec était l’associé desassassins qui ont juré de se défaire de moi. Je ne vous apprendspas qu’il a fait enlever madame de Pommeuse. Elle a dû vousraconter son aventure.

»&|160;Et mon ami Lucien Croze&|160;!… voussavez, monsieur, que Tévenec, pour le perdre, s’est concerté avecun homme qui ne vaut pas mieux que lui… un soi-disant banquier…

–&|160;M.&|160;Sylvain Maubert que voici,interrompit le juge d’instruction, en désignant du geste lefinancier de la rue des Petites-Écuries, qui écoutait, impassible,cette conversation à bâtons rompus.

Chalandrey rougit de colère et marcha droit àl’ennemi, en s’écriant&|160;:

–&|160;C’est vous qui osez accuser Lucien devous avoir volé&|160;?

Il regardait Maubert sous le nez, et madame dePommeuse se disait&|160;:

–&|160;Il va donc enfin se rappeler ce visaged’assassin.

Mais Maxime reprit&|160;:

–&|160;Je vous défie de répéter devant moi ceque vous avez écrit sur M.&|160;Croze. Vous savez fort bien qu’ilne vous a rien pris et que votre dénonciation est une calomnie.

–&|160;Monsieur, répliqua le banquier, noussommes ici dans le cabinet d’un magistrat. Vous semblez oubliercela, mais moi je ne l’oublie pas et je m’abstiens de relever,comme elles mériteraient de l’être, les injures que vous vouspermettez de m’adresser.

»&|160;Je me bornerai à vous dire que si j’aicru devoir déposer une plainte contre un de mes employés, je suisvenu ici aujourd’hui tout exprès pour la retirer.

–&|160;Il est bien temps, vraiment&|160;!… etsi vous croyez que cela suffit pour réparer le mal que vous avezfait à un brave garçon&|160;!… C’est à lui maintenant de déposerune plainte contre vous et de dénoncer en même temps vosaccointances avec cet infâme Tévenec… Oh&|160;! ne feignez pasl’étonnement&|160;!… vous étiez l’ami intime de ce drôle… et jepuis attester que vous veniez de conférer avec lui, lorsque vousavez brutalement renvoyé Lucien… j’ai rencontré Tévenec au momentoù il sortait de vos bureaux et quand j’ai appris de la bouche demon ami ce qui venait de se passer, j’ai deviné d’où partait lecoup.

–&|160;Je vous répète, monsieur, que je n’airien à vous répondre.

–&|160;Je le crois bien&|160;!… vous feriezmieux d’avouer que vous avez obéi aux injonctions de cet homme…c’est tout simple&|160;!… vous n’avez rien à lui refuser parcequ’il y a un cadavre entre vous.

M.&|160;Maubert essaya de souriredédaigneusement, mais le mot avait porté, parce qu’il l’avait prisau pied de la lettre, au lieu de l’entendre avec le sens qu’on luidonne dans le langage parisien.

Maxime avait voulu dire&|160;: «&|160;unsecret&|160;», et il fallait que le banquier n’eût pas laconscience nette pour avoir compris autrement.

La comtesse, qui savait à quoi s’en tenir,écoutait en frémissant cet échange d’apostrophes et s’étonnait quele juge d’instruction laissât dire.

Il écoutait, lui aussi, avec un attentionsoutenue, et il ne perdait pas un instant de vue les deuxadversaires.

On eût dit qu’il avait fait exprès de lesmettre aux prises et que, s’il les laissait s’objurguer ainsi,c’est que sa tolérance cachait une arrière-pensée.

Et cette arrière-pensée, madame de Pommeusecrut la deviner. Elle pensait qu’il voulait voir si Maxime deChalandrey, à force de dévisager de près Sylvain Maubert, finiraitpar reconnaître en lui le chef des assassins signalés par lacomtesse.

Et Maxime ne paraissait pas se douter que cechef de bande et le dénonciateur de Lucien Croze n’étaient qu’unseul et même individu.

Octavie avait résolu de laisser faire Dieu,qui châtie les coupables, et de s’en remettre à la mémoire deMaxime.

–&|160;S’il le reconnaît enfin, sedisait-elle, le juge croira, sans doute, que je ne me suis pastrompée, et il fera arrêter ce scélérat qui m’a épargnée. Si Maximene le reconnaît pas, je me tairai.

Elle en était presque à regretter de l’avoirdénoncé.

À ce moment, le magistrat, se croyant assezéclairé, interposa son autorité pour faire cesser cettealtercation, tout à fait déplacée dans son cabinet.

–&|160;Messieurs, dit-il d’un ton bref,M.&|160;Croze n’est pas en cause et je vous prie de vous taire.

»&|160;Vous, monsieur, reprit-il ens’adressant à Maxime de Chalandrey, je vous ai fait appeler sur lademande de madame de Pommeuse. Vous avez confirmé sa déposition.J’aurai à vous interroger de nouveau, mais vous pouvez vousretirer.

»&|160;Je ne vous retiens pas non plus,madame, et je vous autorise à partir avecM.&|160;de&|160;Chalandrey.

»&|160;Je n’ai pas besoin d’ajouter que vousaurez à vous tenir tous les deux à ma disposition.

–&|160;Bon&|160;! pensa Maxime&|160;: je saisce que parler veut dire. Nous allons, en sortant d’ici, avoir lapolice à nos trousses. Mais, maintenant, je m’en moque. Lucien esttiré d’affaire.

Restait M.&|160;Maubert qui n’avait pas encorereçu son congé, et qui ne paraissait pas très rassuré.

–&|160;Quant à vous, monsieur, lui dit le juged’instruction, je vous prie de sortir, dès à présent.

»&|160;Il est bien entendu que vous retirezvotre plainte&|160;?

–&|160;Oh&|160;! avec plaisir, s’écria lebanquier, soulagé d’une grosse inquiétude. Alors, monsieur, vousn’avez plus rien à me demander&|160;?

–&|160;Non, rien… pour le moment.

Maubert salua et sortit à reculons.

La comtesse et Maxime étaient encore là.

–&|160;Un ordre à donner et je reviens, leurdit le magistrat en ouvrant une porte que la comtesse n’avait pasremarquée et qui n’était pas celle du réduit où elle avait passé unquart d’heure, au milieu des paperasses du greffier.

Dans l’autre cabinet, se tenaitM.&|160;Pigache que le juge avait gardé sous la main et qu’ilaborda, en résumant d’un mot l’impression que lui avaient laisséeces audiences successives&|160;:

–&|160;Je tiens le chef de la bande. C’estSylvain Maubert. Vos agents l’attendent à la porte, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Deux de mes meilleurs, et ils ontl’ordre de le filer jour et nuit, répondit le sous-chef de lasûreté. J’avais prévu que ça finirait comme ça.

–&|160;La comtesse l’a reconnu. Elle a avouéqu’elle avait assisté au meurtre. Nous le savions, mais j’ai faitl’étonné. Le jeune homme aussi y était… comme vous l’aviez deviné.Seulement, il n’a pas reconnu Maubert, parce qu’on n’y voyait pastrès clair dans ce pavillon. Mais la mémoire lui reviendra, quandje le mettrai en présence de Maubert… arrêté.

»&|160;Vous comprenez pourquoi je l’ai laissélibre, le Maubert&|160;?

–&|160;Pour avoir les autres.

–&|160;Justement. Ils étaient sept. Il me lesfaut tous… et j’espère bien que nous les aurons.

–&|160;Vous ne comptez pas Tévenec&|160;?

–&|160;Celui-là n’a pas pris part àl’assassinat… et s’il a réussi à passer en Angleterre, je ne seraispas d’avis de demander l’extradition. Ce coquin traînerait madamede Pommeuse dans la boue… et la pauvre femme a bien assezsouffert.

–&|160;Alors, monsieur, vous croyez qu’ellen’a rien à se reprocher&|160;?

–&|160;Rien du tout. Ce n’est pas sa faute sison père faisait la fraude et si son frère a été condamné.

–&|160;Je l’ai mis en recherche, sonfrère.

–&|160;Ne poussez pas trop de ce côté-là. Tantmieux s’il va se faire pendre ailleurs.

–&|160;Très bien&|160;! Je ne m’occuperai plusque de Maubert. Avez-vous entendu la cabaretière de la rue desÉpinettes&|160;?

–&|160;À quoi bon&|160;? Je lui ai fait direde partir. Et je vous engage à ne plus surveiller que Maubert et sabande. Nous aurons assez à faire avec les coquins. Laissez en reposles honnêtes gens.

»&|160;À demain matin, votrerapport&|160;!

Sur cette conclusion, le juge rentra dans soncabinet où l’attendaient la comtesse et Maxime de Chalandrey, aussisurpris l’un que l’autre de la tournure que l’instruction venait deprendre.

Ils n’avaient pas échangé une parole, depuisqu’ils étaient seuls, et ils furent encore plus étonnés d’entendrele sévère magistrat, qui venait de les interroger vertement, lestraiter comme il l’aurait fait dans le monde et s’excuser presquede les avoir dérangés.

–&|160;Tout est bien qui finit bien, se disaitjoyeusement Maxime.

Il oubliait qu’entre un jour heureux et lesjours à venir, il y a place pour des catastrophes.

Chapitre 3

&|160;

Pendant que se jouait, au Palais de Justice etailleurs, un drame à beaucoup de personnages, le commandantd’Argental commençait à se désintéresser de toutes les histoiresqui l’avaient tant passionné depuis une quinzaine.

Son neveu, Maxime de Chalandrey, la comtessede Pommeuse, Lucien Croze et sa sœur, passaient tous dedésagréables moments.

Virginie Crochard, elle-même, avait perdu lerepos dont elle jouissait avant l’injustice fermeture de soncabaret.

En un mot, c’était la grande crise pour tousceux et toutes celles qui avaient été mêlés à la sinistre affairedu pavillon du boulevard Bessières.

Le commandant, au contraire, redevenaitphilosophe et ne demandait qu’à reprendre son train de viehabituel, fortement troublé par les derniers événements.

Il en avait bien le droit et on ne pouvait pasl’accuser d’égoïsme, après ce qu’il avait fait pour tous cesgens-là. Que lui importaient, après tout, les secrets de madame dePommeuse, les amours de Lucien, les amours d’Odette et lesimpressions de Maxime&|160;?

Il n’était pas chargé de les conseiller&|160;;encore moins de les diriger. Pourquoi se serait-il affligé outremesure des fautes qu’ils commettaient et des tristes conséquencesque ces fautes avaient eues pour ces affolés des deuxsexes&|160;?

Il avait tenté de les aider à les réparer et,s’il n’y avait pas réussi, c’est qu’ils l’avaient fort malsecondé.

Il était donc quitte envers eux et il pouvaitrentrer sous sa tente après une campagne accidentée.

La dernière journée surtout l’avait découragé.Sa visite à l’hôtel de l’avenue Marceau n’était pas faite pouréchauffer son zèle et il en était revenu fort désillusionné sur lacomtesse, dont l’inexplicable absence donnait prise à toute sortede suppositions plus fâcheuses les unes que les autres.

Le bon d’Argental n’avait cependant pasrenoncé à la défendre si, en sortant de chez elle, il lui eût étépossible de s’aboucher avec son neveu.

Par malheur, ce neveu, qui ne bougeait pasdepuis son accident, était devenu tout à coup absolumentintrouvable.

Il n’était pas rentré à dix heures du soir, eton ne l’avait pas vu au cercle.

Le commandant, ne pouvant pas passer la nuit àcourir après lui, était allé se coucher, en maugréant contre Maximeet contre la comtesse.

Il se réveilla, décidé à ne plus se mêler deleurs affaires, à moins qu’ils ne l’en priassent, en lui donnant debonnes raisons pour le faire revenir sur sa résolution.

Il y avait pourtant un côté de la situation deMaxime qu’il aurait voulu éclaircir, non pas seulement poursatisfaire sa curiosité, mais parce qu’il avait à cœur de venger lamort de son beau-frère, tué jadis au bois de Vincennes.

Il jugeait que c’était à lui, personnellement,que ce devoir incombait, attendu qu’un fils ne doit pas se battreavec le meurtrier de son père et il avait manœuvré enconséquence.

Il s’était efforcé de démontrer à Chalandreyqu’il ne retrouverait jamais l’homme qui avait donné le coup d’épéedéloyal et que l’Américain du Bois de Boulogne n’y était pourrien.

Il pensait tout le contraire et il seréservait de poursuivre seul une enquête sur les antécédents dusoi-disant Atkins.

Le hasard d’une station au café du Helderl’avait mis sur la piste.

Les souvenirs incomplets dont l’avaitentretenu le général Bourgas et les fragments qu’il avait pu saisird’une conversation entre deux étrangers assis devant luil’excitaient à persévérer dans une entreprise qui lui tenait fortau cœur.

Et il n’avait pas perdu de temps pour semettre à l’œuvre.

Il était allé immédiatement au cercle où ilcomptait rencontrer M.&|160;Atkins, qui y dînait souvent.

M.&|160;Atkins, par extraordinaire, n’y avaitpas paru et, pour comble de malchance, le commandant n’y avaittrouvé personne à qui parler de ce personnage.

C’était une expédition à recommencer.

Atkins, qui posait tous les soirs des banquesheureuses, ne manquerait pas de revenir.

Le baccarat, c’était sa carrière, à lui, etcertes il n’allait pas se retirer en pleine veine.

Il ne s’agissait donc que d’attendre uneoccasion qui se présenterait bientôt.

Le commandant n’avait plus l’âge où on cherchequerelle aux gens à propos de bottes.

C’était bon pour Maxime de provoquer unmonsieur au hasard et au risque de se tromper.

L’oncle avait la main aussi leste que leneveu, mais il tenait à bien placer ses gifles.

Oui, ses gifles, car il se proposait desupprimer les explications préalables et de prendre un prétextequelconque pour en arriver tout de suite aux voies de fait quiforcent l’homme le plus pacifique à accepter un duel.

Seulement, le vieux soldat ne voulaits’aligner qu’à bon escient, c’est-à-dire après avoir pris desinformations supplémentaires.

Et, pour ce faire, il lui fallait serenseigner auprès des membres du Cercle qui connaissaient ceYankee, plus ou mois authentique.

Ceux-là n’étaient pas nombreux, car il ne semontrait guère qu’à la grosse partie et, quand il avait assezgagné, il disparaissait sans s’attarder à causer avec les pontesqu’il venait de dépouiller.

Cependant, il ne dédaignait pas de répondrequelquefois aux questions que lui posait le boulevardier Goudal,qui n’en était pas chiche et qui, grâce à ce procédé, savaittoujours tout avant tout le monde.

Pierre d’Argental fréquentait peu ce Goudal.Il le tenait même à distance, parce qu’il n’aimait pas lesdésœuvrés qui n’avaient jamais servi dans l’armée, mais quand il letrouvait au cercle, il échangeait volontiers avec lui despolitesses banales et des propos insignifiants.

Goudal, d’ailleurs, était presque lié avecMaxime de Chalandrey, et, avant la conversion de Maxime, il leurarrivait souvent de souper ensemble en joyeuse compagnie.

Le commandant était donc en situationd’aborder Goudal et de le faire causer sur le sujet quil’intéressait.

Le difficile, c’était de le rencontrer, car ceviveur à tous crins n’avait pas d’habitudes régulières et iln’apparaissait au cercle que par intermittences.

Mais, avec de la patience, on arrive à bout detout et le commandant n’était pas très pressé.

Il supposait que son étourdi de neveu,embarqué dans de nouvelles amours, allait le laisser tranquillependant quelques jours, et il n’était pas fâché de ce répit, parcequ’il méditait d’en finir avec l’Américain suspect, sans mettre aucourant de ses projets Maxime qui aurait probablement réclamé pourlui-même le privilège de croiser le fer avec l’individu qu’ilsoupçonnait d’avoir assassiné son père.

Le commandant voulait lui servir sa vengeancetoute faite.

Il comprenait cependant qu’il n’avait pas detemps à perdre, car Atkins pouvait, d’un moment à l’autre,traverser l’Atlantique, et il lui vint une idée qui était d’allerau cercle, aux heures où on n’y voyait jamais Atkins et où on yvoyait quelquefois Goudal.

On y déjeunait à ce cercle, et les déjeuneursy étaient assez nombreux.

Les uns y étaient attirés par la bonne chèreet le bon marché, – la cagnotte faisait les frais de cette tableexceptionnelle&|160;; – les autres y montaient volontiers, enrentrant d’une chevauchée matinale au bois de Boulogne.

Goudal, qui hantait assidûment l’allée desPoteaux, de dix heures à midi, Goudal était de la deuxièmecatégorie.

Pierre d’Argental n’était d’aucune.

Depuis qu’il avait planté sa tente rue duHelder, à l’entresol, il mangeait, le matin, une côtelette et lesœufs traditionnels que lui préparait sa femme de ménage, cuisinièresans prétentions, et il se trouvait fort bien de ce système qui luipermettait de ne sortir que l’après-midi.

Il aimait, maintenant, à s’attarder chez lui,ce vieux soldat que la diane, autrefois, réveillait avant l’aube etil ne dérogeait à ses habitudes que pour aller parfois demander àdéjeuner à son neveu, rue de Naples.

C’était le cas où jamais d’y déroger pour unmotif moins agréable, et s’étant levé une heure plus tôt que decoutume, il s’habilla à seule fin de se transporter au cercle où ilespérait se renseigner avant d’agir.

Il venait d’achever sa toilette, lorsqu’onsonna à la porte de son appartement.

Sa bonne à tout faire n’étant pas là, il allaouvrir lui-même, quoiqu’il n’attendît personne, et il fut assezagréablement surpris de voir son ci-devant subordonné Cabardos.

Il n’avait plus entendu parler de ce bravegarçon depuis la fameuse scène qui s’était passée dans le jardin dupavillon, et il s’était reproché plus d’une fois de ne pas s’êtreenquis de ce qu’il était devenu, après l’orageuse explication avecM.&|160;Pigache.

–&|160;Je ne vous dérange pas, moncommandant&|160;? demanda timidement le brigadier de la sûreté.

–&|160;Pas du tout, tu me fais plaisir, aucontraire, répondit M.&|160;d’Argental. Entre. J’ai à teparler.

Cabardos ne se fit pas prier, mais ce n’étaitplus le même homme. Il avait perdu son aplomb d’ancien troupier quise souvient d’avoir porté les galons et il paraissait tout honteuxdu métier qu’il faisait.

–&|160;Qu’est-ce que tu as, mon vieux&|160;?lui demanda son ancien capitaine. On dirait qu’il t’est arrivémalheur. Est-ce que ces pékins de la préfecture t’ont cassé de tongrade&|160;?

–&|160;Non, mon commandant. Je suis encorebrigadier. Ils n’ont pas osé me renvoyer, à cause de vous… mais ilsm’ont mis au rancart.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Oui. Je suis en disgrâce. Le patron neme parle plus.

–&|160;Si ce n’est que ça&|160;!…

–&|160;Je pourrais m’en consoler, mais il nem’emploie plus&|160;; avant l’histoire de la mère Crochard, on meconfiait toutes les affaires un peu difficiles… maintenant, on melaisse moisir au poste.

–&|160;Parce qu’il ne s’est pas présentéd’occasion d’utiliser tes talents. Ce sont les meilleures troupes,celles qu’on réserve pour un coup de chien.

–&|160;Pardon, mon commandant&|160;! lesoccasions n’ont pas manqué depuis que le patron m’aattrapé dans l’enclos du boulevard Bessières.

»&|160;Hier, encore, il y a eu une descente depolice, à l’autre bout de Paris… dans une maison de la rue Gazan,tout près du parc de Montsouris… une maison qui appartient à un desgros bonnets de la bande… on a découvert un souterrain qui servaità faire la fraude… eh bien, je n’y étais pas.

–&|160;A-t-on arrêté les fraudeurs, aumoins&|160;?

–&|160;Ni les fraudeurs, ni les assassins dupavillon, mon commandant. On n’a arrêté qu’une dame.

–&|160;Une dame&|160;?… qu’est-ce que tu mechantes là&|160;?

–&|160;Je vous dis la vérité, mon commandant.On a trouvé dans la maison une dame… et le patron l’a menée toutdroit au palais, chez le juge d’instruction.

–&|160;Elle faisait donc partie de labande&|160;?

–&|160;Faut croire. Elle n’était certainementpas venue là pour son agrément.

–&|160;Comment sais-tu tout cela&|160;? Tu n’yétais pas.

–&|160;Les camarades m’ont raconté l’affaire.Ils disent que la dame est une comtesse, très riche.

–&|160;Une comtesse&|160;! répéta Pierred’Argental, mordu par un soupçon.

–&|160;Oui… une vraie… et elle était avec unjeune homme que le patron a lâché après l’avoir interrogé.

»&|160;Je me suis demandé si ce n’était pas lamême que votre neveu, M.&|160;de&|160;Chalandrey, a conduite unmatin aux fortifications, près de la porte de Clichy.

Le commandant ne répondit pas. Il ne doutaitpresque plus que Cabardos eût deviné, et il n’avait garde de le luidire.

Ainsi s’expliquait la disparition de madame dePommeuse, sortie l’avant-veille de son hôtel où elle n’était pasencore rentrée vingt-quatre heures après.

Et le commandant se reprenait à penser que legénéral Bourgas pouvait bien avoir raison d’accuser la comtesse demener une vie interlope.

Elle était déjà assez mal cotée dans sonesprit et il ne s’affligeait pas outre mesure d’apprendre quedécidément elle n’avait pas la conscience nette.

Maxime ne pensait plus à elle, fortheureusement. Pourquoi l’oncle se serait-il préoccupé desmésaventures d’une personne qui n’intéressait plus sonneveu&|160;?

Pierre d’Argental avait maintenant autre choseen tête et ce fut uniquement par curiosité qu’il demanda àCabardos&|160;:

–&|160;Sais-tu si l’arrestation a étémaintenue&|160;?

–&|160;Je ne pourrais pas vous dire, moncommandant… et je crois bien que mes camarades n’en savent pas pluslong que moi. Il n’y a que le patron qui serait à même de vousrenseigner là-dessus.

–&|160;Oh&|160;! je n’y tiens pas. N’enparlons plus… et maintenant, j’ai un service à te demander.

–&|160;Tout ce que vous voudrez, moncommandant. Vous savez bien que je me jetterais au feu pourvous.

–&|160;Au feu, c’était bon dans le temps oùnous étions soldats tous les deux, dit en riant d’Argental. Je n’yvais plus, au feu, ni toi non plus. Mais il se trouve que tu peuxm’être utile, sans sortir de ta spécialité actuelle. Il s’agit deme fournir des renseignements sur un individu dont les faits etgestes m’intéressent.

–&|160;J’en prendrai, mon commandant.

–&|160;Je voudrais savoir d’abord quelle vieil a menée autrefois.

–&|160;S’il a un dossier à la Préfecture, cesera facile. Seulement, nous n’y mettons pas le nez, nous autres,dans les dossiers. Il vaudrait mieux vous adresser au patron. Ilpourrait vous communiquer celui de votre homme.

–&|160;Je ne veux rien avoir à démêler avecM.&|160;Pigache… et d’ailleurs, il est plus que probable qu’il neme communiquerait rien du tout. Mais je n’ai pas besoin de voir ledossier. Une enquête bien faite suffira. Peux-tu t’encharger&|160;?

–&|160;Ça nous est défendu de travailler pourles particuliers, mais du moment que c’est pour vous, moncommandant, je suis prêt à marcher.

–&|160;Oh&|160;! tu ne te compromettras pas.L’enquête portera sur des faits qui se sont passés, il y a dixans.

–&|160;Alors, l’affaire doit être classée.

–&|160;Comment classée&|160;?

–&|160;Ça veut dire qu’on a remisé les piècesdans les cartons de la Préfecture et qu’on ne s’en occupe plus.

–&|160;C’est bien ce que je pensais… et c’estpour cela que je ne peux plus compter que sur toi.

»&|160;Je sais qu’il existe à Paris desagences qui font de la police clandestine, mais je n’ai pasconfiance…

–&|160;Et vous avez joliment raison, moncommandant. Ce sont des boutiques de chantage.

–&|160;Étais-tu déjà dans le service desûreté, il y a dix ans&|160;?

–&|160;Je venais d’y entrer.

–&|160;Alors, tu as peut-être entendu parlerd’une bande de mauvais garnements qui faisaient les cent coups dansla banlieue… à Vincennes, à Nogent-sur-Marne, àJoinville-le-Pont.

–&|160;Des voleurs&|160;?

–&|160;Non… des chenapans qui cassaient toutdans les cabarets et qui cherchaient querelle aux bourgeois.

–&|160;C’est ce que font encore les canotiersquand ils ont trop bu… et ces pays-là en sont pleins de canotiers.Mais ça regarde la gendarmerie départementale… nous autres, nous netravaillons que dans Paris, à moins qu’il ne s’agisse d’arrêter uncriminel…

–&|160;Il y a eu un crime. On a trouvé, dansune allée du bois de Vincennes un homme tué d’un coup d’épée… et onn’a jamais su par qui.

–&|160;J’ai comme une idée de ça… attendezdonc&|160;!… Est-ce que le mort n’était pas un officier&|160;?

–&|160;Justement. On a pensé qu’il avait étéassassiné par un individu de la bande en question. La justice afait des recherches qui n’ont abouti à rien.

–&|160;Bon&|160;! je me rappelle maintenantque j’ai été envoyé en surveillance dans les cafés et dans lesbastringues de Vincennes et de Saint-Mandé… pour écouter ce quedisaient les habitués… ils parlaient beaucoup d’un particulier quiavait des batailles avec tout le monde… un nommé Henri… le nomm’est resté dans la tête… j’ai fait mon rapport à mes chefs, maisil n’en a été que ça… on n’a empoigné personne… il paraît que cen’était pas lui qui avait fait le coup.

–&|160;Henri… c’est bien cela, murmuraM.&|160;d’Argental, qui n’avait pas oublié le récit du généralBourgas.

»&|160;Tu ne l’as jamais vu, ceHenri&|160;?

–&|160;Si. Je l’ai vu une fois… au bald’Italie… où il faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps.Il accaparait toutes les danseuses et, ce soir-là, il s’est cognéavec des artilleurs… mais ce n’était pas un voyou… ilétait bien mis et il dépensait de l’argent… un fils de famille quis’amusait, quoi&|160;!

–&|160;Le reconnaîtrais-tu&|160;?

–&|160;Ça, je n’en répondrais pas. J’aipourtant la mémoire des figures… mais au bout de dix ans…dame&|160;! un homme change en dix ans… enfin, si on me lemontrait…

–&|160;Je ne peux pas te le montrer, attenduque je ne le connais pas. Mais je vais te signaler un individu surlequel je voudrais être renseigné et, si tu trouvais qu’ilressemble au Henri de Vincennes, ce serait un indice dont je feraismon profit.

–&|160;Indiquez-moi le particulier, moncommandant.

–&|160;C’est un monsieur qui loge auGrand-Hôtel. Il y est arrivé tout récemment et il s’est faitinscrire sous le nom de William Atkins.

–&|160;Un Anglais, alors&|160;?

–&|160;Non, un Américain, ou soi-disant tel.Je le soupçonne fort d’être Français et même Parisien.

–&|160;Et, à votre idée, ce serait le Henriqui aurait changé de peau&|160;?

–&|160;C’est-à-dire de nom et de nationalité.Voilà ce que je voudrais savoir.

–&|160;On tâchera, mon commandant… seulementsi vous pouviez me donner quelques indications de plus…

–&|160;Il s’est faufilé dans un cercle dont jefais partie. Il y joue très gros jeu et il gagne toujours.

–&|160;S’il triche, il doit être surveillé parla brigade des jeux.

–&|160;Je ne crois pas. Il est ici depuis troppeu de temps et, d’ailleurs, il n’est pas prouvé qu’il triche.

»&|160;Autre renseignement&|160;: il a un ami,qui loge aussi au Grand-Hôtel, qui s’intitule&|160;:M.&|160;Caxton, de Chicago, et qui, j’en suis convaincu, n’est pasplus Américain que lui.

»&|160;Ils ne sont pas arrivés ensemble àParis. Ils se sont rencontrés hier, au café du Helder, où j’étais…mais, d’après ce que j’ai entendu de leur conversation, ils ont ététrès liés autrefois et ils se verront souvent.

–&|160;Vous connaissent-ils&|160;?

–&|160;Atkins me connaît de nom. L’autre ne meconnaissait pas du tout. Seulement, je suppose que, hier, Atkinslui a parlé de moi. Donc, il est probable qu’ils se défient et jete conseille de procéder prudemment.

–&|160;Soyez tranquille, mon commandant, jesais mon métier. Si j’ai bien compris, vous tenez surtout à êtrerenseigné sur les antécédents de ces messieurs.

–&|160;Oui… et si tu acquérais la certitudequ’ils ont appartenu jadis à la bande de Vincennes, tu viendraism’avertir immédiatement. Quand vas-tu te mettre à labesogne&|160;?

–&|160;En sortant d’ici, mon commandant. Jen’ai rien à faire… malheureusement. Le patron vient de me dire queje pouvais disposer de ma journée.

–&|160;Eh bien, si, par hasard, tu avais dunouveau à m’apprendre, ce matin, tu me trouverais à mon cercle… surle boulevard des Capucines… tout près de l’Opéra…

–&|160;Je sais… j’y ai déjà filé,dans le temps, un boursier qui a levé le pied.

–&|160;Ça ne m’étonne pas… il est très malcomposé ce cercle, et je donnerai ma démission un de ces jours…mais ce matin, j’ai des raisons pour y aller déjeuner et j’y seraijusqu’à trois heures…

–&|160;D’ici là, je saurai peut-être quelquechose.

–&|160;Si je n’étais pas obligé de sortir, jet’aurais invité à casser une croûte avec moi… ici. Ce sera pour uneautre fois.

–&|160;Merci, mon commandant. Voulez-vous mepermettre de vous demander des nouvelles de votre neveu&|160;?J’espère que le patron ne l’a pas inquiété.

–&|160;Non… mais il est tombé de cheval et ila failli se rompre le cou… il va très bien maintenant.

–&|160;À propos… as-tu revuVirginie&|160;?

–&|160;La vieille du Lapin quiSaute&|160;?… non, mon commandant, mais je sais qu’elle estsur le pavé. On a fait fermer sa cambuse… et elle a dû êtreinterrogée, hier, par le juge d’instruction. Encore une bêtise, carelle n’a jamais mis les pieds dans le pavillon… ni même dans lesouterrain… j’en suis sûr.

–&|160;Bah&|160;! elle s’en tirera. Elle n’apas froid aux yeux, la mère Caspienne, et si les juges l’embêtent,elle les remettra à leur place. Du reste, moi, j’en ai assez decette affaire du pavillon et je ne veux plus en entendre parler.J’ai bien d’autres chiens à fouetter.

»&|160;Au revoir, mon vieux Cabardos… àbientôt&|160;!

–&|160;Comptez sur moi, mon commandant.

M.&|160;d’Argental conduisit jusqu’à la portele brigadier de la sûreté et ne tarda guère à prendre le mêmechemin.

Le cercle était à cinq minutes de la rue duHelder et il y arriva tout à point pour rencontrer dans l’escalierGoudal qui venait de descendre de cheval sur le boulevard.

–&|160;Vous déjeunez&|160;?… moi aussi, luidit le commandant. Ça se trouve à merveille, car j’ai un tas dechoses à vous demander.

–&|160;A la disposición de usted,répondit en espagnol le facétieux Goudal. Je parie qu’il s’agit dece gredin que ses complices ont étranglé et qui était, comme vouset moi, membre de ce joli cercle. J’ai eu la lâcheté de ne pasdonner ma démission… Que voulez-vous&|160;!… je tiens à meshabitudes… mais je la donnerai… un de ces jours.

–&|160;Il est probable que j’en ferai autant…et que Maxime suivra notre exemple… en attendant, je suis fort aisede vous y rencontrer… vous allez me renseigner sur un étranger quien est depuis huit jours et qui a déjà gagné beaucoup d’argent àmon neveu.

–&|160;M.&|160;Atkins, citoyen des États-Unis.Il en a gagné à beaucoup d’autres.

–&|160;Croyez-vous qu’il l’ait gagnéloyalement&|160;?

–&|160;Je n’en mettrais pas ma main au feu,parce que je me défie toujours un peu des étrangers&|160;; mais,s’il a triché, personne n’y a rien vu… et jusqu’à preuve ducontraire, je le tiens tout simplement pour un veinard étonnant.C’est encore pis, car les filous vous laissent gagner quelquefois,de peur de trop vous faire crier, tandis que les veinards n’ontaucune raison pour épargner les pontes.

»&|160;Aussi, me suis-je bien juré de nejamais jouer contre ce gentleman d’outre-mer.

–&|160;Mais d’où sort-il&|160;?

–&|160;C’est une question que je me suis déjàposée plus d’une fois et que je ne suis pas en état derésoudre.

»&|160;Chalandrey me l’a posée aussi… et jen’ai su que lui dire.

–&|160;Je croyais que vous étiez en relationssuivies avec ce M.&|160;Atkins.

–&|160;Suivies, c’est beaucoup trop dire. Jelui parle, quand je le rencontre au cercle, comme je parle à toutle monde… et encore depuis très peu de temps, car j’ai commencé parlui battre froid. L’autre jour, au bois de Boulogne, où il était àcheval et moi aussi, il a essayé de marcher botte à botte avec moi…je l’ai planté là pour aller rejoindre votre neveu qui montait unebête assez difficile…

–&|160;Et encore plus ombrageuse, puisqu’ellel’a emballé…

–&|160;Oui, j’ai su cela… elle s’est tuée etelle a failli le tuer… heureusement, il est sur pied… je l’aiaperçu hier, boulevard du Palais… j’étais en voiture et il ne m’apas vu… je me suis même demandé ce qu’il allait faire dans cesparages où siègent les juges d’instruction… car je suppose qu’iln’a rien à démêler avec la justice…

L’oncle d’Argental ne fut pas peu surprisd’apprendre, incidemment, que Maxime qu’il avait tant cherché, laveille, était allé se promener dans la Cité. Mais il garda pour luiles réflexions que lui suggéra cette information inattendue.

–&|160;Pour en revenir à M.&|160;Atkins,reprit Goudal, je dois confesser que je me suis un peu relâché dema raideur. Il n’y a pas moyen de se fâcher contre ce diabled’homme. Il est d’une politesse et d’une obligeance&|160;!… il vousaccable d’offres de service… et avec ça, pas ennuyeux du tout… il abeaucoup vu, beaucoup voyagé… il raconte à merveille et il nemanque pas d’esprit… il m’a dit qu’il avait été élevé en France, etje ne serais pas très surpris qu’il y fût né… car il n’a ni lecaractère, ni les façons d’un Yankee.

–&|160;Il n’en est que plus suspect.

–&|160;D’accord… et je vous prie de croire queje n’ai pas l’intention d’entrer dans son intimité. Mais dans uncercle comme celui-ci, il ne faut pas être trop difficile.

»&|160;Du reste, il n’y est pas venu, hier,contre sa coutume. Il va peut-être disparaître un de ces jourscomme un météore. Je m’en consolerai sans peine, puisqu’il ne m’arien gagné, mais les pontes qu’il a dépouillés feront unetête&|160;!… pas Chalandrey… il est beau joueur, votre neveu…et il ne pleure pas son argent.

–&|160;Il a raison… mais c’est dur de leperdre contre un aventurier de l’espèce de cet Atkins.

–&|160;Vous ne paraissez pas le porter dansvotre cœur&|160;? dit Goudal en riant. Auriez-vous eu à vousplaindre de lui personnellement&|160;?

–&|160;Peut-être, grommela le commandant.

–&|160;Oh&|160;! alors, je comprends que vousl’ayez pris en grippe.

–&|160;Je vous avouerai même qu’il me seraitagréable de lui donner une leçon… l’épée à la main.

–&|160;Diable&|160;! comme vous y allez&|160;!que vous a-t-il donc fait&|160;?

–&|160;À moi, rien,… mais je le soupçonned’avoir été autrefois la cause… directe… de la mort de quelqu’un…qui me touchait de très près.

–&|160;La cause directe&|160;?… est-ce uneuphémisme pour dire qu’il a tué ce… cette personne&|160;?

–&|160;Dispensez-moi, cher monsieur, de vousrépondre maintenant. Je ne suis pas encore sûr de ne pas metromper… et c’est parce que je n’en suis pas sûr que je vous aiprié tout à l’heure de me renseigner sur cet homme… je pensais quevous étiez mieux informé que moi de son passé…

–&|160;Et je ne le suis pas du tout. Si voustenez à être fixé, que ne vous adressez-vous tout bonnement à lapréfecture de police&|160;?

–&|160;J’y ai songé… et je m’y décideraipeut-être. Excusez-moi de vous avoir ennuyé de cette histoire etallons déjeuner.

Goudal et le commandant, après avoir montélentement l’escalier, s’étaient arrêtés pour causer dans unegalerie qui précédait les salons du cercle et ils avaient fini parse cantonner dans l’embrasure d’une fenêtre où ils tournaient ledos aux gens qui passaient, se dirigeant vers la salle àmanger.

Les deux causeurs allaient en faire autant,lorsque Goudal poussa le coude à M.&|160;d’Argental, en lui disanttout bas&|160;:

–&|160;Parbleu&|160;! le proverbe a raison…quand on parle du loup… ce monsieur, là-bas…

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;C’est l’Atkins en question. Il ne nousa pas vus, mais je suis sûr que c’est lui… je le reconnais à satournure.

–&|160;Et vous croyez qu’il vientdéjeuner&|160;?

–&|160;Je n’en doute pas. C’est la premièrefois que ça lui arrive, je suppose, car je ne l’ai jamais vu, ici,qu’aux lumières. Mais ce n’est pas une raison pour que vous mepriviez de votre compagnie. La table est immense et on se placecomme on veut. Nous nous mettrons à l’autre bout et l’Amérique nenous gênera pas.

Le commandant, perplexe, se demandait si cen’était pas trop tôt de se trouver face à face avec Atkins, avantde savoir à quoi s’en tenir sur les antécédents du personnage.

Pendant qu’il hésitait, un valet de pieds’approcha, tenant à la main un plateau sur lequel était posée unecarte de visite.

M.&|160;d’Argental la prit et lut, au-dessousdu nom, imprimé, de Cabardos, ces mots écrits au crayon&|160;:

«&|160;C’est bien l’homme de Vincennes. Ilvient d’entrer à votre cercle. Si vous avez besoin de moi, je suissur le boulevard, au café Américain.&|160;»

Le commandant tombait de son haut.

Il lui fallut quelques secondes pourcomprendre que Cabardos était allé tout droit au Grand-Hôtel, qu’ilavait vu Atkins en sortir, qu’il l’avait reconnu, qu’il l’avaitfilé jusqu’à la porte du cercle et, qu’en policierintelligent, il n’avait pas perdu une minute pour avertir sonancien supérieur.

Mais quand le commandant eut compris, il futprompt à se décider.

–&|160;J’ai les renseignements qui memanquaient, dit-il à Goudal.

–&|160;Sur qui&|160;?… interrogea Goudal, toutétonné.

–&|160;Sur Atkins. Je n’avais pas tort de lesoupçonner.

–&|160;Alors, qu’allez-vous faire&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien encore. Si j’engageune affaire, puis-je compter sur vous pour me servir detémoin&|160;?

–&|160;Absolument, mon cher commandant.

–&|160;Quelles que soient les conditions ducombat&|160;?

–&|160;À un autre, je répondrais&|160;: non.Mais je puis m’en rapporter à vous.

–&|160;Je vous remercie. Il est possible, dureste, que je ne sois pas obligé d’en venir là, immédiatement… ilse peut aussi que je tienne à vider la querelle, aujourd’huimême.

–&|160;Ce sera comme il vous plaira. Je n’airien à faire jusqu’à sept heures… je dois dîner avec Blanche Poréeau café Anglais.

–&|160;J’ai encore à vous demander de melaisser diriger, comme je l’entendrai, la conversation que je mepropose d’entamer avec M.&|160;Atkins.

–&|160;Je me garderai bien d’intervenir.

–&|160;Vous pouvez croire, du reste, que je neferai pas d’esclandre. Tout se passera convenablement.

–&|160;Je n’en doute pas et je suis à vosordres. Atkins doit être à table depuis cinq minutes et ces Yankeesmangent si vite que, si nous nous attardions ici, il pourrait bienavoir fini quand nous arriverons.

–&|160;Diable&|160;! je serais désolé de lemanquer.

–&|160;Alors, venez, mon cher commandant,conclut Goudal en passant familièrement son bras sous le bras del’ancien chef d’escadron.

Lequel était le plus fou des deux, de ceboulevardier qui se jetait les yeux fermés dans une querelle dontil ne connaissait pas l’origine et dont il ne pouvait pas prévoirles conséquences, ou de ce vieux guerrier qui, sur l’attestation deCabardos, ne doutait pas d’avoir retrouvé le meurtrier de sonbeau-frère et se disposait tranquillement à se couper la gorge avecun homme qu’il méprisait autant qu’il le haïssait&|160;?

Goudal y allait par insouciance, parcuriosité, pour son plaisir, et il se promettait de passer unejournée amusante.

On n’est pas plus Parisien.

Pierre d’Argental, qui était avant tout unsoldat, y allait comme il serait allé à la charge en tête de sesescadrons, sans réfléchir et sans regarder en arrière.

Il faut ajouter, pour sa justification, qu’ilavait plus d’une raison de croire que Cabardos ne s’était pastrompé.

Quoiqu’il en fût, il était résolu à en finiren parfaite connaissance de cause, et il avait une idée qui nepouvait venir qu’à lui.

Il entra avec Goudal dans la salle à manger oùM.&|160;Atkins déjeunait à peu près seul.

L’heure des habitués était passée et il n’yavait plus d’attablés que deux ou trois retardataires qui sefaisaient servir séparément et qui mettaient les morceaux doublespour ne pas manquer l’ouverture de la Bourse.

Il y avait dix places à choisir, mais au grandétonnement de Goudal, le commandant alla s’asseoir tout à côté del’Américain, qui commença par reculer instinctivement son couvert,comme s’il eût pressenti que ce nouveau voisin de table arrivaitavec des intentions hostiles.

Il fit néanmoins assez bonne contenance et ilsouhaita le bonjour à Goudal qui lui répondit assez froidement,mais en l’appelant&|160;: Atkins tout court.

À ce nom, Pierre d’Argental, jouant lasurprise, se pencha à l’oreille du boulevardier et lui demandaassez haut pour être entendu, si M.&|160;Atkins était la personnedont il venait de lui parler.

Et sur la réponse affirmative de Goudal, il semit à regarder à la dérobée l’Américain, qui prit aussitôt l’aird’un homme qui s’attend à une attaque.

Il avait reconnu d’Argental pour l’avoir vu,la veille, au café du Helder, et il regrettait évidemment de seretrouver à côté de lui.

Goudal, lui, redoutait une explosion de lacolère du commandant, et pour faire diversion, il dit à Atkins,dont il était séparé par l’oncle de Maxime&|160;:

–&|160;C’est un événement de vous voir ici, lematin.

–&|160;J’ai l’habitude de déjeuner chez moi,répondit l’Américain, tout en surveillant du coin de l’œil sondangereux voisin&|160;; mais je vais m’absenter, et avant departir, j’ai voulu régler un compte que j’ai à la caisse ducercle.

–&|160;Un compte créditeur, je suppose.

–&|160;Une dizaine de mille francs à toucher…des jetons qui me sont restés de la partie d’avant-hier et que j’ainégligé de convertir en argent.

–&|160;Bon&|160;! je comprends. Alors vousquittez Paris&|160;?

–&|160;Oh&|160;! pour quelques joursseulement. Je m’y trouve si bien que j’ai le projet de m’y fixerdéfinitivement. Mais une affaire importante m’appelle à Londres, etil faut que je parte ce soir.

–&|160;Alors, bon voyage&|160;! dit Goudal quin’était pas fâché d’être débarrassé de ce compromettant citoyen dela libre Amérique.

Goudal se disait&|160;: il ne reviendra pas desi tôt, si tant est qu’il revienne jamais, et le duel avec cetenragé de commandant tombera dans l’eau.

Goudal comptait, comme on dit, sans sonhôte.

–&|160;Mon cher, lui dit Pierre d’Argental,vous venez d’engager une conversation qui passe par-dessus ma tête.C’est très gênant pour vous… et pour monsieur. Je demande à enêtre… et afin que je puisse y prendre part, faites-moi donc leplaisir de me présenter à M.&|160;Atkins.

–&|160;Qu’à cela ne tienne&|160;! réponditGoudal, très surpris de cette ouverture.

–&|160;Mon cher Atkins, je vous présenteM.&|160;le commandant d’Argental.

Atkins, stupéfait, s’inclina poliment, mais ilresta sur la défensive. Cette prévenance inattendue ne lui disaitrien qui vaille et on voyait bien qu’il attendait uneexplication.

–&|160;Monsieur, lui dit l’ancien chefd’escadron, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, mais monneveu… plus heureux que moi… vous connaît… mon neveu, Maxime deChalandrey.

–&|160;En effet, monsieur, balbutial’Américain&|160;; j’ai vu M.&|160;de&|160;Chalandrey à une partieoù je tenais les cartes… et j’ai eu le regret de lui gagner unesomme assez forte.

–&|160;Oh&|160;! il ne vous en veut pas… etmoi je vous sais gré de lui avoir donné une leçon… dont il avaitgrand besoin… mon neveu joue comme un fou, et si la perte qu’il asubie en pontant contre vous pouvait le corriger, vous lui auriezrendu un immense service.

»&|160;Je me hâte d’ajouter que je ne comptepas sur sa conversion.

–&|160;Et vous faites bien de n’y pas compter,ricana Goudal. Pour un joueur comme Chalandrey, la perte est unexcitant.

–&|160;Je le crains, répliqua l’oncle ensouriant, mais Maxime a, vis-à-vis de monsieur, d’autresobligations… plus sérieuses.

–&|160;Vraiment&|160;?…, je ne m’en doutaispas, dit Atkins, toujours en défiance.

–&|160;Vous ne voulez pas en convenir, mais jesuis sûr de mon fait. Mon neveu est tombé de cheval, l’autre jourdans le Bois de Boulogne… tout près de la Cascade… Vous avez ététémoin de l’accident et vous l’avez secouru… vous, seul… les gensqui se trouvaient là allaient le faire porter à l’hôpital… vousêtes intervenu… vous l’avez relevé et vous avez pris la peine del’accompagner jusque chez lui… vous êtes monté dans le fiacre quile ramenait…

Et comme Atkins protestait du geste&|160;:

–&|160;Oh&|160;! ne niez pas. Je me suisinformé et je suis certain que c’était vous. Maxime vous doitprobablement la vie.

»&|160;Vous ne vous êtes pas borné à lereconduire à son domicile. Vous lui avez donné les premiers soinsdont il avait besoin, et vous avez envoyé son valet de chambrechercher le médecin qui l’a tiré d’affaire.

»&|160;Il vous a plu de vous dérober à notrereconnaissance en quittant la maison sans laisser votre nom, maisvous n’y échapperez pas, puisque j’ai le bonheur de vousrencontrer.

–&|160;J’ai fait ce que tout autre aurait faità ma place.

–&|160;Vous avez fait bien davantage et monneveu vous en sait un gré infini.

–&|160;C’est plus que je ne mérite… mais jesuis ravi d’apprendre que l’accident n’a pas eu de suitesfâcheuses. M.&|160;de&|160;Chalandrey est complètement guéri,m’a-t-on dit.

–&|160;Complètement, non… Il va beaucoupmieux, mais il garde encore la chambre.

Goudal allait se récrier et dire qu’il avait,la veille, aperçu Maxime sur le boulevard du Palais.

Un coup de genou qu’il reçut du commandantl’avertit de se taire.

Et il se tut, quoiqu’il ne devinât pas oùvoulait en venir le commandant, qui reprit gaiement&|160;:

–&|160;La meilleure preuve qu’il n’est pasguéri, c’est qu’il a des fantaisies de malade…

–&|160;Que certainement vous vous empressez desatisfaire, interrompit en souriant Atkins, à peu près rassuré parle ton de bonhomie qu’avait pris M.&|160;d’Argental.

–&|160;Autant que je le puis… mais il nedépend pas de moi seul de réaliser un désir qui s’est emparé de luiet qui prime tous les autres.

–&|160;De quoi s’agit-il donc&|160;?… il nevous demande pas de décrocher les étoiles, je suppose. C’est bonpour une jolie femme, ces fantaisies-là.

–&|160;La sienne est moins extravagante… maisquand il faut l’accord de deux volontés, tout devientdifficile.

–&|160;Personne ne refusera d’être agréable àun malade.

–&|160;Si je vous disais qu’il veut à touteforce…

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;Vous voir, monsieur… vous voir pourvous remercier lui-même… il ne pense qu’à cela.

–&|160;Mais… je serai très heureux derencontrer M.&|160;de&|160;Chalandrey, et j’en aurai l’occasion si,comme je l’espère, il revient au cercle, lorsqu’il sera tout à faitremis, c’est-à-dire très prochainement, je pense.

–&|160;Il y reviendrait, tout exprès pour vousvoir… mais vous allez vous absenter.

–&|160;Trois ou quatre jours, au plus. Letemps d’aller à Londres, d’y voir un de mes correspondants et derevenir.

–&|160;Maxime n’aura jamais la patienced’attendre quatre jours.

–&|160;Vraiment&|160;?… je suis très flatté detant d’empressement… et si j’en avait été informé plus tôt, je meserais bien volontiers présenté chez M.&|160;de&|160;Chalandrey…mais aujourd’hui, je me trouve pris de si court…

–&|160;Bah&|160;! la rue de Naples n’est pasloin d’ici… un cheval marchant un peu nous y mènerait en dixminutes.

»&|160;Excusez-moi d’insister pour vous yconduire… Si vous saviez le plaisir que vous feriez à mon pauvreneveu… et pour que la fête fût complète, ce cher Goudal nerefuserait pas de venir avec nous.

–&|160;Pardon, objecta Goudal, je…

–&|160;Vous venez de me dire que vous n’aviezrien à faire jusqu’à sept heures, cher ami… et je suis sûr que vousallez vous joindre à moi pour tâcher de décider M.&|160;Atkins àentreprendre ce petit voyage.

Goudal ne répondit pas à cette invite etd’Argental s’aperçut qu’il aurait en lui un auxiliaire asseztiède.

Atkins se taisait aussi.

La proposition lui souriait peu, maisassurément il n’apercevait pas le plan qu’elle cachait et ilcroyait l’oncle et le neveu assez niais pour s’imaginer qu’ils luidevaient en effet de la reconnaissance. Ils avaient bien pu croirequ’il avait relevé Maxime par humanité et qu’après l’avoir ramenéchez lui, il s’était dérobé par modestie. Comment auraient-ilsdeviné qu’il avait fait tout cela pour s’assurer que Maxime étaitbien le fils de M.&|160;de&|160;Chalandrey, officier aux guides dela garde impériale, tué en duel dans le bois deVincennes&|160;?

Atkins ne se doutait pas non plus que, laveille, au café du Helder, le commandant avait entendu une partiede la conversation des deux soi-disant Américains, assis devantlui. Le commandant ne le connaissait même pas de vue avant cedéjeuner où ils venaient de prendre place à côté l’un del’autre.

Atkins s’était effarouché à tort et il auraitpu se dispenser de déguerpir comme il l’avait fait, au moment où legénéral Bourgas avait appelé, par son nom, M.&|160;d’Argental.

Quant à Maxime, Atkins mettait sur le comptede la mauvaise humeur causée par une forte perte au jeu lesrebuffades qu’il en avait reçues le soir de leur première rencontreau cercle et le refus de lui rendre son salut au bois deBoulogne.

Maxime pouvait s’être laissé toucher par lagénéreuse conduite d’un homme qui lui avait déplu au premier abord,mais contre lequel il n’avait pas de griefs sérieux.

Ainsi raisonnait Atkins et il commençait à sedemander pourquoi il manquerait une occasion de gagner les bonnesgrâces de ces messieurs.

Atkins s’était mis en mesure de quitter laFrance à la première alerte, mais il s’y trouvait bien et il netenait pas du tout à partir.

S’il y restait, il avait tout intérêt à s’yfaire des amis, surtout des amis bien posés, des amis d’une autrecatégorie que M.&|160;Caxton, de Chicago.

Et, en ce genre, il ne pouvait pas trouvermieux que le commandant Pierre d’Argental et son neveu, Maxime deChalandrey.

Il en était donc à délibérer, lorsque lecommandant lui dit&|160;:

–&|160;Monsieur, je vous demande pardond’insister, et je reconnais que je n’aurai pas le droit de vous envouloir si vos occupations vous empêchent de vous prêter au désirexprimé par un blessé… mais si vous voulez bien y céder, je vous enserai infiniment reconnaissant…

–&|160;Cela suffit, monsieur, interrompitAtkins. Je ferai ce que vous désirez. Je vous demanderai seulementd’aller voir M.&|160;de&|160;Chalandrey, en sortant d’ici. Jen’aurai guère aujourd’hui que ce moment de libre.

C’était précisément ce que voulait d’Argental,qui s’écria&|160;:

–&|160;Je suis à vos ordres. C’est bien lemoins que vous choisissiez une heure à votre convenance. Nouspartirons quand il vous plaira.

»&|160;Voulez-vous que je fasse servir le cafédans le salon&|160;?

–&|160;Parfaitement. Pendant que vous leprendrez, je passerai à la caisse du cercle.

–&|160;Et vous ferez bien. Quand on a cinqcent louis à toucher, il ne faut jamais remettre l’opération aulendemain, dit joyeusement le commandant.

Le déjeuner s’acheva sans incident. On parlafemmes, on parla théâtres, on parla chevaux, et Pierre d’Argentalput s’apercevoir que le prétendu Américain s’entendait fort bienaux choses qui constituent le fond de la vie parisienne.

Goudal prit peu de part à cette conversationgaie. Il était tout à coup devenu soucieux et le commandant devinapourquoi.

Atkins, quand on se leva de table, passa à lacaisse, comme il l’avait annoncé, et, dès qu’il eût tourné lestalons, Goudal commença&|160;:

–&|160;Mon cher commandant, je n’y comprendsplus rien du tout. Vous m’aviez parlé d’un duel à engager avec cegentleman transatlantique et vous venez de l’inviter avec forcepolitesses à vous accompagner chez votre neveu…

–&|160;Je suis sûr que vous vous demandez sije me propose de l’attirer dans un guet-apens, dit en riant Pierred’Argental.

–&|160;Non… mais.

–&|160;Rassurez-vous, mon cher. Le duel, s’ila lieu, sera loyal et régulier. Seulement, avant d’en venir là, ilfaut que je sache à quoi m’en tenir sur un fait, et je ne puis êtrefixé qu’en amenant cet homme dans l’hôtel de mon neveu… rue deNaples. S’il vous répugne d’assister à l’éclaircissement, soyezlibre. Mais je vous serais très obligé de ne pas m’abandonner dansune occasion où j’ai besoin de la présence d’un témoin dontl’honorabilité ne puisse pas être contestée.

–&|160;Je ne doute pas de la vôtre, mon chercommandant… mais permettez-moi de vous demander pourquoi vous avezparlé au nom de votre neveu… malade.

»&|160;Vous savez aussi bien que moi qu’il estguéri. Vous a-t-il vraiment chargé de lui amener Atkins&|160;?

–&|160;Non, mon cher Goudal. Je pourraiséquivoquer en vous disant que mon neveu, s’il savait ce qui sepasse ici, m’approuverait pleinement de le mettre en scène et delui prêter un langage qu’il n’a pas tenu. J’aime mieux vousdéclarer franchement que j’ai pris sur moi d’inventer cettehistoire. Je n’avais pas d’autre moyen d’atteindre le but sacré queje poursuis… et il est des cas où le devoir d’un homme d’honneurest de… de dire le contraire de la vérité.

–&|160;En d’autres termes, la fin justifie lesmoyens… C’est une doctrine… contestée. Je ne prends parti ni pour,ni contre, mais…

–&|160;Je vous demande de ne me juger qu’aprèsl’événement. Avant une heure, la question sera tranchée&|160;; vouspouvez bien me faire crédit d’une heure.

»&|160;Je vous donne ma parole que, dans aucuncas, votre responsabilité ne sera engagée.

–&|160;Soit&|160;! je m’en rapporte à vous,mon cher commandant, et je vais vous accompagner.

»&|160;Une seule question encore… votre neveuest-il chez lui, en ce moment&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien du tout. Je l’aicherché, hier, toute la soirée, sans le rencontrer. Mais qu’il ysoit ou qu’il n’y soit pas, l’affaire se dénouera à peu près de lamême façon. Ne m’en demandez pas davantage.

»&|160;Voici notre homme.

Atkins, en effet, entrait dans le salon, del’air satisfait d’un joueur heureux qui vient d’encaisser une joliesomme.

–&|160;Je vois, messieurs, que vous avez prisvotre café, dit-il&|160;; moi, je n’en prendrai pas. Donc, si vousle voulez bien, nous pouvons partir… et je ne vous cacherai pas queje suis pressé… j’ai tant de choses à faire aujourd’hui.

»&|160;Êtes-vous des nôtres, mon cherGoudal&|160;?

–&|160;Ma foi&|160;! oui. Je n’avais pas bienenvie de me déplacer, pendant ma digestion, mais le commandant m’ena tant prié que je me suis laissé persuader.

–&|160;Bon&|160;! pensa d’Argental, il prendses précautions pour le cas où l’affaire tournerait mal. Atkinssait maintenant que c’est moi qui ai entraîné M.&|160;Goudal.

–&|160;Maintenant, messieurs, reprit leboulevardier, la question est de dénicher un fiacre assez largepour nous contenir tous les trois. Je ne suis pas gros, ni Atkinsnon plus, mais le commandant tient de la place.

–&|160;Je me charge de trouver ce qu’il nousfaut… devant le café américain… à deux pas du cercle, ditd’Argental qui avait ses raisons pour parler ainsi.

Ils sortirent tous les trois et quand ilsdébouchèrent sur le boulevard, le commandant obliqua vivement àgauche, en faisant des signes au cocher d’un quatre places arrêtéen face du café où Cabardos, assis à une table du premier rang,sirotait un grog aussi américain que l’établissement.

D’un coup d’œil, le commandant lui intimal’ordre de ne pas bouger et, se plantant tout près de lui, sanscesser d’appeler le cocher, il lui dit d’un ton bref&|160;:

–&|160;Je tiens mon homme et je l’emmène.Reste ici cinq minutes et, après, viens en voiture, chez mon neveu,rue de Naples, 29. J’y serai. Tu me demanderas au groom qui viendrat’ouvrir. Il sera prévenu et il te fera entrer dans une pièce où tum’attendras.

–&|160;C’est compris, mon commandant, murmuraCabardos, sans broncher.

Pendant ce dialogue en sourdine, le cocheravait aperçu les signaux et il dirigeait son attelage vers la portedu cercle où Atkins et Goudal étaient restés.

Pierre d’Argental le connaissait, ce cocher degrande remise, pour s’être servi quelquefois de sa voiture, lessoirs où il allait dans le monde et il se félicitait de l’avoirtrouvé à son poste habituel.

Cabardos était averti et Atkins n’avait rienvu.

L’Américain avait retrouvé tout son aplomb etil était fort gai.

Il fit des façons pour accepter une place surla banquette du fond, à côté du commandant, et Goudal fut obligé delui rappeler qu’il était leur cadet à tous les deux.

On roula et la conversation ne languitpas.

–&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey va être unpeu surpris de me voir, dit Atkins, car je n’ai pas l’honneur de leconnaître beaucoup et, sans cet incident, je crois bien que je neserais jamais allé chez lui.

»&|160;Oserai-je vous demander, moncommandant, comment il a pu tomber&|160;? je l’ai vu à cheval et jedéclare qu’il monte admirablement.

–&|160;Il n’y a que les mauvais cavaliers quine tombent pas, dit ironiquement d’Argental. Et puis, quand unebête manque des quatre pieds, il n’y a pas d’équitation qui tienne…on est lancé en avant et on se casse le cou.

–&|160;Pas toujours… fort heureusement, carc’est ce qui est arrivé à monsieur votre neveu. J’étais là aumoment où son cheval s’est abattu.

–&|160;Alors, vous avez dû vous apercevoir quecette maudite bête l’avait gagné à la main et qu’il n’en était plusle maître.

–&|160;Et c’est un miracle qu’il en ait étéquitte pour si peu. Il aurait dû se tuer dix fois.

–&|160;Quand je pense, dit Goudal, que jevenais de le rencontrer, près des lacs, et que je l’ai quitté pourcourir après Blanche Porée que je n’ai pas pu rejoindre&|160;!… Sij’étais resté, son cheval ne se serait peut-être pasemballé… ou du moins, j’aurais pu l’arrêter…

–&|160;Mon cher, répliqua le commandant, onn’arrête pas un cheval emballé, quand on n’est pas sur sondos.

»&|160;Demandez plutôt à M.&|160;Atkins quimonte mieux que vous et moi.

–&|160;Vous me flattez, dit modestementAtkins&|160;; la vérité est que j’en ai la grande habitude… j’aihabité si longtemps le pays des Peaux-Rouges…

–&|160;Oh&|160;! cher monsieur, vous ne meferez pas croire que vous avez appris chez les sauvages. Convenezque vous avez eu, étant jeune, un bon professeur.

–&|160;Je ne le nie pas… on m’a mis en selle àdouze ans et j’ai beaucoup monté au manège.

–&|160;À Paris, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui… j’y ai fait une partie de mesétudes.

–&|160;Ça se voit, à la façon dont vous parlezle français.

–&|160;J’ai une aptitude particulière pour leslangues… je parle tout aussi bien l’anglais et l’espagnol… et jecomprends un peu l’allemand.

–&|160;Vous êtes bien heureux. Moi, je n’aijamais pu me mettre dans la tête un mot de latin, ni de grec, lesseules langues qu’on ait essayé de m’apprendre quand j’était aucollège… et depuis que j’en suis sorti, je n’ai guère étudié que lathéorie.

Pierre d’Argental se vantait. Il avait aucontraire beaucoup lu et il ne manquait pas de littérature&|160;;mais il convenait à ses projets du moment de se faire passer pourun soudard grossier, incapable de combiner quoi que ce fût.

Il y réussit parfaitement et Atkins n’eut pasle moindre soupçon.

Goudal, qui savait à quoi s’en tenir sur lavaleur intellectuelle de M.&|160;d’Argental et un peu sur sesdesseins secrets, Goudal commençait à trouver que l’oncle de Maximeétait très fort.

Il craignait même qu’il ne le fût de trop etqu’il ne préparât à l’Américain un tour indigne d’un gentleman.

Et il se réservait de se retirer sil’expédition prenait une tournure fâcheuse.

Le quatre places de remise était attelé dedeux bons chevaux qui montèrent au grand trot la rue du Rocher etle voyage ne dura pas un quart d’heure.

M.&|160;d’Argental descendit le premier et sehâta de sonner à la porte de l’hôtel, pendant que Goudal et Atkinsachevaient une causerie commencée et échangeaient despolitesses.

Au valet de chambre qui vint ouvrir, lecommandant eut le temps d’adresser deux ou trois questions à voixbasse, et même de donner de très brèves instructions, avant que cesmessieurs fussent à portée de les entendre.

–&|160;Maxime va beaucoup mieux, ce matin,leur dit-il gaiement. Il est levé et, en attendant qu’il puissesortir, il se promène du haut en bas de sa maisonnette. Nous allonsnous mettre à sa recherche et, comme j’ai défendu à son domestiquede nous annoncer, il aura, en nous voyant, une surpriseagréable.

Atkins entra, le sourire aux lèvres, et Goudalle suivit, un peu à contre cœur.

Les a-partés de M.&|160;d’Argentall’inquiétaient et ses propos ne le rassuraient pas.

–&|160;Si vous le voulez bien, messieurs,reprit le commandant, nous monterons d’abord au fumoir.

»&|160;Je connais les manies de monsieur monneveu et je parierais bien que nous le trouverons, le cigare aubec, quoique son médecin lui ait interdit le tabac, jusqu’à nouvelordre.

–&|160;Décidément, pensa Goudal, qui la veilleavait rencontré Chalandrey dans la rue, ce gentilhomme ment commeun arracheur de dents. Il prétend que la fin justifie les moyens…nous verrons bien.

L’hôtel, le minuscule hôtel de Maxime n’avaitque deux étages, en comptant un rez-de-chaussée surélevé, et unseul corps de logis, en façade sur la rue de Naples.

Pas de remises, pas d’écurie – Maxime logeaitses chevaux ailleurs – et au lieu de cour, un jardinet, grand commeun mouchoir de poche, où il ne poussait guère que du gazon.

La chambre à coucher et le fumoir étaient ausecond&|160;; la salle à manger et le salon étaient au premier.

Un même escalier desservait les deuxétages.

M.&|160;d’Argental conduisit tout droit lesdeux visiteurs à ce fameux fumoir où ils devaient trouver sonneveu.

Le neveu n’y était pas et il n’y paraissaitpas qu’il s’y fût livré, ce jour-là, à son plaisir favori, car onne sentait aucune odeur de tabac.

–&|160;Eh&|160;! bien&|160;? demandaGoudal&|160;; l’oiseau s’est donc envolé&|160;?

Le commandant ouvrit, pour la forme, la portede la chambre à coucher et ces messieurs purent voir que la chambreà coucher était vide.

–&|160;Il sera descendu au jardin, dit-il. Sondomestique va nous l’envoyer. Asseyez-vous, messieurs, et puisezdans ces boîtes… c’est le dernier envoi qu’il a reçu de la Havaneet ils sont excellents. Il ne se refuse rien, mon cher neveu… ilfait venir ses cigares de Cuba, directement… moi, j’achète lesmiens à la Régie, hélas&|160;!

Goudal en prit un et l’alluma. Atkins refusapoliment.

Depuis qu’il était entré dans cette piècemeublée à l’orientale, Atkins semblait être mal à son aise. Ilregardait le commandant à la dérobée et il ne faisait pas mine des’asseoir.

–&|160;À la bonne heure&|160;! dit Goudal,voilà un fumoir admirablement installé… rien que des divans et unassortiment des meilleures marques de la Havane, rangées sur desétagères, en guise de bibliothèque. C’est compris. J’en ferai moncompliment à Chalandrey.

»&|160;Il n’y a qu’une chose de trop… c’est ceportrait… il me semble qu’il n’est pas à sa place, ici… lesportraits d’ancêtres, c’est bon dans un grand salon.

–&|160;C’est le portrait d’un ancêtre bienrécent, dit en souriant M.&|160;d’Argental.

–&|160;En effet, murmura Goudal&|160;; ilporte un uniforme qui certainement ne figurait pas auxcroisades.

–&|160;L’uniforme des guides… le régiment oùmon beau-frère a été capitaine.

–&|160;Votre beau-frère&|160;?… alors, cetofficier, c’est…

–&|160;Le père de Maxime. Je m’étonne que vousne l’ayez pas reconnu, à la ressemblance.

–&|160;Je ne l’avais pas bien regardé… maisc’est vrai… il ressemble étonnamment à Chalandrey.

»&|160;Ne trouvez-vous pas, monsieurAtkins&|160;?

–&|160;Oui, balbutia l’Américain, il y aquelque chose…

–&|160;Dites donc que c’est Maxime toutcraché… les mêmes traits, la même physionomie… et le père a l’airpresque aussi jeune que le fils.

–&|160;Il était encore jeune quand il a ététué.

–&|160;Comment, tué&|160;?… à quellebataille&|160;?

–&|160;Il n’a pas eu le bonheur de mourir à laguerre, il a été tué en duel.

–&|160;Excusez-moi, mon cher commandant…j’ignorais…

–&|160;C’est tout naturel… il y a dix ans quece malheur est arrivé.

–&|160;Il y a dix ans, je venais de sortir ducollège…

–&|160;Et vous ne lisiez pas beaucoup lesjournaux.

–&|160;Je ne lisais rien du tout. Je nepensais qu’à m’amuser et je m’amusais ferme.

–&|160;La mort de mon beau-frère a faitbeaucoup de bruit dans le temps…

–&|160;Vous allez me trouver bien curieux… etbien indiscret… mais avec qui s’est-il donc battu&|160;?

–&|160;On ne sait pas.

–&|160;Comment, on ne sait pas&|160;!

–&|160;Non. C’est une tragique histoire.Voulez-vous que je vous la raconte&|160;?

–&|160;Je vous en prie. Et je suis sûr qu’elleintéressera aussi M.&|160;Atkins.

–&|160;Je serais très aise de l’entendre, ditAtkins, peu flatté d’être mis en cause&|160;; mais j’ai si peu detemps à moi que je serai bien obligé à M.&|160;d’Argental de meprésenter le plus tôt possible à M.&|160;de&|160;Chalandrey.

–&|160;Mon neveu sera ici dans un instant,monsieur, répliqua le commandant, et mon histoire sera finie, quandil arrivera, car elle n’est pas longue.

»&|160;Croiriez-vous, mon cher Goudal, que monmalheureux beau-frère a été trouvé dans une allée du bois deVincennes, la poitrine trouée d’un coup d’épée. Avait-il étéassassiné&|160;?… tout l’indiquait, mais on n’a pas pu leprouver.

–&|160;Alors, son adversaire… je veux dire sonmeurtrier… avait disparu…

–&|160;Oui, et il est resté introuvable,quoique la justice ait fait des recherches…

–&|160;Ah&|160;! la justice s’en estmêlée&|160;?

–&|160;Certainement, il y a eu une très longueinstruction qui n’a pas abouti. Vincennes et ses environs étaient àcette époque infestés de vauriens. C’est sans doute l’un d’eux quia fait le coup.

–&|160;Et on n’a arrêté personne&|160;?

–&|160;Non… quoiqu’on ait soupçonné plusieursindividus… un entre autres qui passait pour être le chef de labande… celui-là était un batailleur qui cherchait querelle auxgens, à propos de rien… et particulièrement aux militaires… mais iln’y avait aucune preuve contre lui… on s’est contenté de lesurveiller… et la surveillance a été en pure perte… il a cessé defréquenter les cafés et les bals de l’endroit.

–&|160;Parce qu’il n’avait pas la consciencenette, parbleu&|160;!

–&|160;C’est probable, mais la bande privée deson chef s’est dispersée et l’enquête en est restée là.

–&|160;Votre neveu sait tout cela&|160;?

–&|160;Parfaitement… grâce à moi qui l’airenseigné… tout récemment. Il n’avait que quinze ans, lorsque sonpère a été tué et je lui ai caché la véritable cause de cette mortsubite… je lui ai parlé de la rupture d’un anévrisme… et il y acru.

–&|160;Mais, plus tard, vous lui avez dit lavérité&|160;?

–&|160;Oh&|160;! beaucoup plus tard… il n’y apas quinze jours.

–&|160;Ma foi&|160;! mon cher commandant, jene sais pas trop si vous avez bien fait de la lui dire.

–&|160;Oui… j’ai peut-être eu tort… c’est lehasard d’une conversation qui m’a amené à lui faire cette tristeconfidence… et elle l’a mis hors de lui… il a juré de venger sonpère et de retrouver le meurtrier… chose fort difficile au bout dedix ans. La chute qu’il a faite a eu cela de bon qu’elle l’acalmé.

–&|160;Alors, il a renoncé àchercher&|160;?

–&|160;Non… mais il y pense moins… j’y pensepour lui.

–&|160;Vous&|160;!… quoi&|160;!… vousvoulez.

–&|160;Je veux faire tout ce que je pourrai etje ne désespère pas de mettre la main sur cet homme… je crois mêmeque je suis sur sa piste.

–&|160;Mais quand vous le tiendriez, je nevois pas…

–&|160;Je le livrerais à la justice.

–&|160;Bah&|160;! il y a prescription.

–&|160;Pas encore. Il s’en faut de deuxmois.

–&|160;Messieurs, dit tout à coup Atkins, quipiétinait d’impatience, la question que vous traitez en ce momentest fort intéressante sans doute, mais je ne suis pas à même de latrancher. M.&|160;de&|160;Chalandrey, qui était si pressé de mevoir, n’arrive pas, et j’ai déjà perdu beaucoup de temps.Permettez-moi de vous quitter.

–&|160;Encore un instant, je vous prie, ditPierre d’Argental. On monte l’escalier. C’est peut-être monneveu.

La porte s’ouvrit et ce ne fut pas Maxime quientra.

–&|160;Comment, c’est toi, mon vieuxCabardos&|160;! s’écria l’oncle. Tu viens prendre des nouvelles dublessé. Nous t’attendons… et tu n’es pas de trop.

»&|160;Messieurs, je vous présente un bravequi a autrefois servi sous mes ordres.

Atkins lançait des regards furieux à cetintrus dont l’apparition retardait son départ et il paraissait fortpeu disposé à entrer en communication avec lui.

M.&|160;d’Argental se passa de sonautorisation.

–&|160;Mon cher Cabardos, dit-il, voiciM.&|160;Goudal, un de mes amis… et voici M.&|160;Atkins, citoyendes États-Unis d’Amérique.

Après avoir échangé un salut avec Goudal, lebrigadier de la sûreté se mit à dévisager Atkins ets’écria&|160;:

–&|160;Il y a longtemps que je connais cemonsieur.

–&|160;Vous vous trompez, dit dédaigneusementAtkins. Je ne vous ai jamais vu.

–&|160;Mais, moi, je vous ai vu souvent. Vousn’êtes pas changé du tout. Seulement, à l’époque où je vousrencontrais, vous ne vous appeliez pas Atkins… et vous étiezFrançais. Vous vous êtes donc fait naturaliser Américain&|160;?

–&|160;Cet homme est fou.

–&|160;Mais non… mais non… je ne suis pas fouet je vous remets parfaitement. Vous rappelez-vous le bal d’Italie,à Vincennes&|160;?… Ah&|160;! vous en faisiez des farces avec voscamarades&|160;!… on ne parlait que du capitaine Henri.

Atkins fit un mouvement vers la porte, maisM.&|160;d’Argental lui barra le passage et demanda à son ancienmaréchal des logis&|160;:

–&|160;Tu es sûr que c’est monsieur qui étaitconnu sous le nom du capitaine Henri&|160;?

–&|160;Tout à fait sûr, mon commandant. Et simonsieur allait se promener à Vincennes, bien d’autres que moi lereconnaîtraient.

–&|160;Je vous répète que vous êtes fou et jeprie M.&|160;d’Argental de me laisser sortir.

–&|160;Pas avant que vous ayez répondu auxquestions que je vais vous poser, répliqua froidement lecommandant.

–&|160;Je ne vous reconnais pas le droit dem’interroger.

–&|160;Peu importe. Je le prends. Et si vousrefusez de me répondre, vous répondrez au commissaire de police queje vais envoyer chercher.

–&|160;Alors, vous prétendez me retenir ici deforce&|160;?

–&|160;Jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé quece n’est pas vous qui avez tué M.&|160;de&|160;Chalandrey, monbeau-frère.

–&|160;Ah&|160;! voilà donc le mot del’énigme&|160;!… vous osez m’accuser de ce meurtre sur la foi d’unpropos tenu par ce drôle&|160;!

–&|160;Dites donc, vous&|160;! s’écriaCabardos&|160;: pas de gros mots ou je vous empoigne et je voustraîne au poste.

–&|160;Monsieur, dit le commandant, vous venezd’insulter un homme qui vaut mieux que vous. Cela sera compté avecle reste. Maintenant, c’est moi qui vous accuse. Justifiez-vous, sivous pouvez.

–&|160;De quoi m’accusez-vous, s’il vousplaît&|160;?

–&|160;Vous le savez fort bien. Le garnementque d’autres garnements nommaient le capitaine Henri a étésoupçonné de s’être battu sans témoins avecM.&|160;de&|160;Chalandrey, et si on ne l’a pas arrêté, c’est qu’ila disparu tout à coup.

»&|160;Le capitaine Henri, c’est vous.

–&|160;Non, ce n’est pas moi. Je suis WilliamAtkins, de Baltimore.

–&|160;Je croirai cela, quand j’aurai entreles mains la preuve de votre nationalité… et je suis en mesure deme renseigner à la légation des États-Unis, dont j’ai l’honneur deconnaître le premier secrétaire. En attendant, je puis, si vousvoulez, vous mettre en présence d’un de mes vieux amis, le généralBourgas, qui a vu plusieurs fois le capitaine Henri, avant le duel,et qui vous reconnaîtra, je n’en doute pas.

–&|160;Et vous vous imaginez que je meprêterai à ces confrontations ridicules&|160;!

–&|160;Si vous vous y refusez, je vousremettrai entre les mains de la justice, qui se chargerad’éclaircir vos antécédents.

Atkins s’agitait comme un loup pris au piègeet son attitude n’était certes pas celle d’un innocent.

Goudal, qui regrettait fort de s’être embarquédans cette aventure, le croyait coupable et s’abstenait de prendresa défense, tout en se demandant comment allait se dénouer cettesituation bizarre.

–&|160;Et quand ce serait moi&|160;? dit toutà coup Atkins, emporté par la colère&|160;; quand il serait prouvémême que je me suis battu autrefois avec votre beau-frère et quej’ai eu le malheur de le tuer&|160;? Serait-ce à dire que je l’aiassassiné&|160;?… et vous figurez-vous qu’il se trouverait desjuges pour me poursuivre, après dix ans, et des jurés pour mecondamner&|160;?

–&|160;Nous verrons bien. Et dans tous lescas, je ne laisserai pas le meurtrier de M.&|160;de&|160;Chalandreyse promener tranquillement sur le pavé de Paris.

–&|160;Est-ce à dire que vous essaierez de luiappliquer la peine du talion&|160;? ricana M.&|160;Atkins, quisemblait prendre plaisir à exaspérer le commandant.

–&|160;Ce serait peut-être lui faire beaucoupd’honneur… mais je m’y résignerais plutôt que de laisser le crimeimpuni.

–&|160;Le crime&|160;?… vous parlez comme unjuge d’instruction… mais concluez, je vous prie. C’est un duel quevous me proposez&|160;?

–&|160;Je ne vous le propose pas. Je vouslaisse libre de choisir entre une explication avec le commissairede police et une rencontre avec moi.

–&|160;Mon choix est fait. Je loge auGrand-Hôtel. J’y attendrai vos témoins.

»&|160;Et maintenant, laissez-moi sortir…cette scène ridicule a assez duré… je ne partirai pas ce soir… nousnous battrons demain matin, si vous voulez.

–&|160;Ce n’est pas ainsi que jel’entends.

–&|160;Auriez-vous l’intention dem’assassiner&|160;?

–&|160;Vous savez bien que non. Je consens àme battre avec vous, mais je veux me battre à l’instant. Si je vouslaissais sortir d’ici, je ne vous reverrais plus.

–&|160;Nous battre… où&|160;?… dans cettechambre&|160;?

–&|160;Ce serait la vraie place… devant leportrait du brave soldat que vous avez tué… mais l’espacemanquerait… nous descendrons dans le jardin.

–&|160;Et des témoins&|160;?

–&|160;En aviez-vous, le jour où vous avezattaqué M.&|160;de&|160;Chalandrey dans le bois deVincennes&|160;?

–&|160;Les choses ne se sont pas passées commevous paraissez le croire… c’est mon adversaire qui m’a provoqué etqui a exigé une rencontre immédiate… il s’agissait d’une femme…

–&|160;Je n’ai que faire de vos explications.Moi aussi, je veux une rencontre immédiate. Ces messieurs yassisteront.

–&|160;Permettez&|160;! dit Goudal, je…

–&|160;Mon cher Goudal, vous ne pouvez pas merefuser ce service et je compte absolument sur vous. Du reste,M.&|160;Atkins vous saura gré de rester, car si vous vous retiriez,je n’aurais plus qu’à le remettre entre les mains de la justice, etil vient de vous dire lui-même qu’il préfère se battre.

»&|160;Or, je ne puis lui accorder cettesatisfaction qu’en votre présence. Vous parti, il ne resterait queCabardos, qui a servi sous mes ordres, et le valet de chambre demon neveu… M.&|160;Atkins pourrait les récuser comme témoins…tandis que vous…

–&|160;Lui, comme les autres, dit Atkinsfurieux. Vous m’avez attiré dans un guet-apens et votre Goudal vousy a aidé.

–&|160;Alors, je reste, s’écria Goudal, rougede colère. Et si vous ne vous battiez pas, mon cher commandant,c’est moi qui me battrais. Monsieur vient de m’insulter.

–&|160;Vous êtes tous des misérables&|160;!vociféra le soi-disant Américain&|160;; mais vous ne me faites paspeur. Battons-nous… je vous tuerai les uns après les autres… commej’ai tué ce Chalandrey…

–&|160;Fort bien&|160;! dit froidementd’Argental, je vois que nous sommes d’accord. Il ne nous reste plusqu’à en découdre. Nous n’avons pas à discuter sur le choix desarmes… le jardin de mon neveu est si petit qu’on ne pourrait s’ybattre au pistolet qu’à bout portant… mais il a à peu près lesdimensions d’une salle d’escrime… et voici une paire d’épées decombat qui feront parfaitement notre affaire.

–&|160;Autant celles-là que d’autres, ditAtkins.

La colère n’empêchait pas Goudal deraisonner.

Après avoir regretté d’être venu, Goudal,blessé au vif par un mot de ce Yankee suspect, avait tout à couppris parti pour le commandant et il commençait à être d’avis que lafin justifie les moyens&|160;; que cet équivoque étranger était ungredin de la pire espèce et qu’il était permis de l’exterminercomme une bête féroce, sans se préoccuper des règles ordinaires duduel.

Goudal comprenait que si Atkins acceptait larencontre dans les conditions qu’on lui imposait, c’est qu’ilredoutait par dessus tout d’être livré à la justice.

Mais Goudal devinait aussi que cet hommetirait de première force et qu’il comptait bien coucher sur lecarreau tous ceux qui croiseraient le fer avec lui.

Atkins, depuis que le commandant l’avait mis,comme on dit, au pied du mur, n’était plus le même homme.

Les façons doucereuses qu’il affectait audébut de cette aventure avaient fait place à un air résolu.

Le renard s’était changé en loup&|160;; pas enloup qui fuit, au lieu de ruser&|160;; mais en loup qui fait têteaux chiens et qui se prépare à vendre chèrement sa vie.

Évidemment, cet homme était brave et un duelne l’effrayait pas&|160;; peut-être parce qu’il se croyait sûr des’en tirer sans accroc.

Évidemment aussi, il était coupable, sinond’assassinat, du moins de quelques méfaits graves, car s’il avaiteu la conscience nette, il n’aurait pas pris au sérieux les parolesdu commandant qui le menaçait de le livrer à la justice.

Goudal ne risquait donc pas grand’chose àservir de témoin dans cette rencontre improvisée et, en vraiboulevardier qu’il était, il trouvait l’affaire amusante.

Cabardos, lui, se serait battu contre lediable, et même contre le préfet de police, sur un ordre de soncommandant, et il n’avait garde de récriminer ou de prêcher laconcorde.

–&|160;Alors, vous êtes prêt à vousaligner&|160;? demanda Pierre d’Argental, en décrochant les épéesd’une panoplie qui figurait justement sous le portrait du père deMaxime.

–&|160;Oui, répondit Atkins, à deuxconditions.

–&|160;Lesquelles&|160;?

–&|160;La première, c’est que, si je vous tue…ou si seulement je vous mets hors de combat, je pourrai sortird’ici, sans être inquiété… ni suivi.

–&|160;Accordé. Vous pourrez même filer surLondres, dès ce soir, comme vous en avez l’intention, je n’en doutepas.

»&|160;Vous entendez, messieurs. Vouslaisserez partir M.&|160;Atkins et vous ne vous occuperez plus delui.

»&|160;Voyons l’autre condition.

–&|160;L’autre, c’est que si je suis tué… oublessé grièvement… vous me ferez porter cette nuit dans la rue etvous m’y laisserez sur le pavé… ceux qui me ramasseront croiront cequ’ils voudront… je ne veux pas qu’on sache comment je suis mort…vous n’y tenez pas non plus, je suppose… et la police ne s’eninquiètera guère… on m’enverra à l’hôpital ou à la Morgue… etpersonne ne me réclamera.

–&|160;Pas même M.&|160;Caxton, deChicago&|160;?

–&|160;Pas même lui. Caxton n’est à Parisqu’en passant et il a une foule de raisons pour s’abstenir de semêler de ce qui ne le regarde pas.

»&|160;Si on vient à découvrir que j’étaislogé au Grand-Hôtel, on n’en sera pas mieux renseigné pour cela,car personne ne m’y connaît… et ma mort ne troublera personne.

»&|160;Ce sera un étranger de moins, voilàtout.

–&|160;Je ne puis pas m’engager à faire ce quevous me demandez là, dit vivement d’Argental. Je ne veux pas qu’onm’accuse de vous avoir assassiné… Mais je puis vous promettre enmon nom et au nom de ces messieurs de ne pas dire pourquoi nousnous sommes battus. J’inventerai une histoire… Je trouverai unprétexte… je dirai, si vous voulez, que nous étant pris d’unequerelle après boire, nous avons échangé des voies de fait et quele combat s’est engagé, à la chaude… comme cela arrivait jadisentre gentilshommes qui portaient l’épée au côté et qui dégainaientsur place.

Atkins réfléchit un instant.

–&|160;C’est bien, dit-il en se redressant. Ilme suffit d’être assuré de m’en aller d’ici librement, au cas oùj’aurais le… le malheur de vous tuer.

–&|160;Je vous ai donné ma parole, dit lecommandant.

–&|160;Je m’en contenterai… mais finissons-en…Je suis pressé, je vous l’ai déjà dit et je vous le répète.

–&|160;Toi, pensa Goudal, qui n’avait pascessé de l’observer, tu acceptes parce que tu te crois sûrd’expédier ton homme. Ce faux Américain qui monte à cheval comme unécuyer de profession doit avoir été maître d’armes ou prévôt desalle… mais je sais que d’Argental tire à merveille… et puis, jeserai là pour arrêter les coups dangereux… j’ai bien fait de gardermon stick en descendant de cheval, d’autant que je ne saispas trop ce que vaut l’autre témoin de ce cher commandant… ilmanque complètement d’élégance… et même de distinction, ceM.&|160;Cabardos… un vieux troupier, je suppose… mais il doit avoirl’habitude des armes et j’espère qu’il me seconderaconvenablement.

–&|160;Venez, messieurs, dit l’oncle quitenait les épées sous le bras.

Il passa le premier. Atkins suivit. Les deuxtémoins formaient l’arrière-garde.

Le valet de chambre de Maxime montait la gardedans le vestibule qui allait de la porte cochère au jardin.

Le commandant lui avait déjà donné la consignede n’ouvrir à personne, si on sonnait, et comme c’était un garçontrès avisé, un vrai domestique parisien, il ne parut pas surpris devoir ce cortège déboucher de l’escalier.

Il reconnaissait parfaitement le monsieur quiavait rapporté son maître, après l’accident, et il lui en voulaitde s’être moqué de lui en l’envoyant chercher un médecin et enprofitant de son absence pour s’en aller à la sourdine.

Il devina tout de suite le projet ducommandant et il parut à son air qu’il l’approuvait.

–&|160;Tu sais que je t’ai défendu de bougerd’ici, jusqu’à ce que je t’appelle, lui dit M.&|160;d’Argental.Veille à ce qu’on ne nous dérange pas.

–&|160;J’ai compris, mon commandant, réponditle groom intelligent. Seulement, si M.&|160;de&|160;Chalandreyrentrait…

–&|160;Tu le laisserais sonner… comme lesautres…

–&|160;Bien, mon commandant&|160;!

–&|160;Pourquoi doncM.&|160;de&|160;Chalandrey ne serait-il pas de la fête&|160;?ricana M.&|160;Atkins. Je suis sûr qu’elle l’intéresseraitbeaucoup.

–&|160;Parce que M.&|160;de&|160;Chalandreyvoudrait prendre ma place, répondit gravementM.&|160;d’Argental.

–&|160;Il me semble qu’il en aurait bien ledroit.

–&|160;C’est possible… mais vous ne tuerez pasle fils, après avoir tué le père. C’est moi que vous tuerez… ou quivous tuerai.

–&|160;Convenez que je suis de bonnecomposition… je me prête à vos arrangements de famille… Megarantissez-vous, du moins, que si votre neveu survenait, après lecombat et qu’il me trouvât debout, il ne me forcerait pas àrecommencer.

–&|160;Ces messieurs s’y opposeraient… et jeles charge expressément de dire à Maxime que je vous ai donné maparole de vous laisser sortir.

–&|160;C’est entendu, dirent en chœur Goudalet Cabardos.

–&|160;Très bien… mais dépêchons-nous, c’estplus sûr, conclut Atkins qui semblait de plus en plus pressé d’enfinir.

Le jardin où l’affaire allait se vidersemblait avoir été aménagé tout exprès pour cet usage.

Des murs bordés de plates-bandes l’entouraientet le centre était occupé par une pelouse unie, assez étendue pourpermettre aux adversaires de rompre et limitée par une alléecirculaire qui marquait la limite du terrain où devaient évoluerles combattants.

Il ne manquait à ce champ clos que d’êtrecouvert pour qu’on pût s’y égorge sans être vu.

On était sûr de ne pas y être dérangé, mais ilétait dominé, d’assez près, par une très haute maison dont l’entréedevait se trouver dans la petite rue d’Édimbourg, voisine de la ruede Naples, et dont certaines fenêtres avaient vue sur le jardinetde l’hôtel de Chalandrey.

Une seule de ces fenêtres était ouverte, auquatrième étage et un homme s’y tenait accoudé, un homme à barbegrise qui fumait paisiblement sa pipe.

–&|160;Diable&|160;! dit Atkins, en lemontrant à ces messieurs, nous aurons un témoin de trop.

–&|160;Qui&|160;? demanda le commandant&|160;;ce bonhomme, là-haut&|160;?… il est trop loin pour nous gêner.

–&|160;Mais il nous voit.

–&|160;Eh bien&|160;! il croira que nousfaisons des armes.

–&|160;Même quand il verra tomber l’un denous.

–&|160;Il pensera que c’est un accident, commeil en arrive tous les jours dans les salles. Je réponds qu’il n’irapas chercher les gendarmes. Si, par impossible, il y allait, ilsarriveraient trop tard… et ce témoin désintéressé certifierait aubesoin que le combat était loyal.

»&|160;Du reste, je n’ai pas d’autre terrain àvous offrir et je n’ai pas le temps de faire tendre une toile pournous mettre à l’abri des regards indiscrets.

»&|160;C’est à prendre ou à laisser.Décidez-vous, monsieur.

–&|160;Vous savez à quelles conditions je mebats.

–&|160;Parfaitement. Ces messieurs lesconnaissent et veilleront à leur exécution, quelle que soit l’issuede notre rencontre.

–&|160;Reste à régler celles de l’engagement.Quand devra-t-il cesser&|160;?

–&|160;Lorsque l’un de nous sera hors d’étatde tenir son épée… et si c’est vous, je m’en rapporterai à votreappréciation. Je n’ai pas le projet de vous assassiner. Si, aucontraire, je suis touché le premier, je tâcherai de continuer…mais, en définitive, ces messieurs seront juges… et, je vous lerépète, les promesses que je vous ai faites seront tenues, quoiqu’il arrive.

–&|160;C’est bien. Je suis prêt.

–&|160;Alors, mon cher Goudal, veuillezprésenter les épées à M.&|160;Atkins. Je lui laisse le choix.

Goudal, décidé à tout, reçut les armes desmains du commandant, et les tendit par la poignée à l’adversairequi en prit une au hasard.

–&|160;La place me semble indiquée au milieude ce gazon, dit d’Argental. Croyez-vous qu’il soit indispensableque nous mettions habit bas&|160;?

–&|160;C’est l’usage, répondirent à la foisles deux témoins.

–&|160;Je le sais… mais j’entre dans les idéesde M.&|160;Atkins… si nous nous déshabillons, ce spectateur quifume sa pipe à la fenêtre comprendra qu’il s’agit d’un duel…

–&|160;Et je persiste à croire qu’il viendranous déranger, appuya l’Américain&|160;; nous n’avons pas decuirasse sous la redingote, et…

–&|160;Non, interrompit Goudal, mais vous avezun portefeuille… qui doit être bien garni…

–&|160;Et qui pourrait amortir un coup d’épée…ce serait de l’argent bien placé… mais qu’à cela ne tienne&|160;!…le voici, monsieur… vous me le rendrez après le combat… si je suisencore en état de le reprendre…

–&|160;Et dans le cas contraire&|160;?

–&|160;Vous le porterez avec tout ce qu’ilcontient à une adresse inscrite sur une lettre que vous ytrouverez… vous ne le remettrez que si je suis mort… si je n’étaisque blessé, vous le fourreriez tout bonnement dans ma poche.

–&|160;Tout ce que vous désirez sera fait, ditGoudal en prenant le portefeuille qui était en effet bourré debillets de banque et qu’il plaça sur un banc, contre le mur dujardin.

–&|160;Moi, je n’ai pas de portefeuille, ditPierre d’Argental, en ouvrant sa redingote, ni même de portemonnaie, et les quelques louis que j’ai sur moi sont dans la pochegauche de mon pantalon… mais si vous jugez que ce fourniment est detrop, je suis prêt à m’en défaire.

–&|160;C’est inutile, monsieur, interrompitAtkins. Nous perdons beaucoup de temps et je crois que nous ferionsbien de commencer.

–&|160;Vous avez raison, monsieur, dit lecommandant. Je vous attends. Placez-nous, mon cher Goudal.

Goudal les plaça, croisa les épées et prononçale mot sacramentel&|160;: allez, messieurs&|160;!

Ils étaient magnifiques tous les deux, le ferà la main, et boutonnés jusqu’au menton.

Goudal les serrait de près. Cabardos se tenaitun peu en arrière, tournant le dos au vestibule et à la portecochère, gardée par le valet de chambre.

L’engagement commença par un de cesfroissements de fer qui équivalent, sur le terrain, aux trois coupsd’avertissement qu’on frappe au théâtre pour annoncer le lever durideau.

Les avantages étaient partagés. Pierred’Argental étant plus grand, avait le bras plus long. Atkins étaitplus jeune et plus souple.

Pierre d’Argental avait beaucoup travaillél’escrime, au régiment et ailleurs. Il possédait à fond ce grandart, et il avait le jeu classique de la vieille école française quine livre rien au hasard et qui veut que chaque coup soit laconséquence, pour ainsi dire mathématique, du coup précédent.

Bien d’aplomb sur ses hanches, le corps droit,la tête haute, la main en ligne, il restait sur la défensive, afind’étudier le jeu de son adversaire.

Atkins, ramassé sur lui-même, le bras replié,semblait avoir pris des leçons d’un maître italien, et devait teniren réserve quelque botte secrète, car il ne se pressait pas nonplus d’attaquer.

Il risqua cependant deux dégagés suivis dedeux coups droits qui furent magistralement parés, et il compritqu’il avait affaire à forte partie.

Le commandant avait un bras de fer, mais iln’avait plus ses jambes d’autrefois et Atkins changea aussitôt detactique. Il se mit à ferrailler, en se déplaçant, à seule fin delasser son ennemi, et à parler pour l’étourdir.

–&|160;La prudence est la mère de la sûreté,dit-il en ricanant. Si vous continuez comme vous avez commencé,nous ne nous ferons pas de mal.

–&|160;On ne parle pas sur le terrain, ditsévèrement Goudal.

–&|160;Je me moque de la règle et je parleraitant qu’il me plaira… je n’empêche pas monsieur de me répondre… etje lui serais très obligé de m’attaquer… mais il ne daigne même pasriposter. Nous avons l’air de faire assaut dans une salled’armes.

–&|160;Un peu de patience, monsieur, répliquale commandant. Nous ne sommes pas au bois de Vincennes et je n’aipas le même jeu que ce pauvre Chalandrey. Il avait de la main et ducoup d’œil, mais il avait le tort de se découvrir beaucouptrop.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! vous aussi vousvous mettez à bavarder… vous n’aurez rien à me reprocher…Seulement, il s’agit de savoir à qui restera le dernier mot…

Ce propos railleur fut suivi d’un coupé surles armes, mal paré par d’Argental, qui fut piqué àl’avant-bras.

–&|160;Touché&|160;! cria le fauxAméricain.

–&|160;Ce n’est rien, dit entre ses dentsl’oncle de Maxime.

En prévoyant, sans doute, que sa main n’allaitpas tarder à s’engourdir, il chargea furieusement son ennemi.

Atkins fut obligé de rompre, tant lecommandant le serrait de près, mais il rompit en se défendant avecbeaucoup de sang-froid et d’habileté.

L’œil en feu, la bouche contractée par lacolère, le bras ruisselant de sang, le vieux soldat était superbeet terrible.

En quelques secondes, Atkins se trouva acculéau mur du jardin, et Goudal se précipita pour empêcher un corps àcorps.

Il arriva trop tard.

Un coup droit troua la poitrine d’Atkins quilâcha son épée et tomba en disant&|160;:

–&|160;J’ai mon compte.

Goudal et Cabardos le relevèrent, l’adossèrentau mur, et se mirent en devoir d’écarter ses vêtements.

Le fer avait percé la redingote à l’endroit oùavait été placé le portefeuille, traversé le gilet et la chemise etpénétré profondément dans la poitrine, un peu au dessous de laclavicule.

Le sang coulait en minces filets del’ouverture triangulaire, et la lame devait avoir atteint le poumoncar les lèvres du blessé se teignaient d’une écume rougeâtre.

Il respirait péniblement et, à chaque effortqu’il faisait, sa bouche laissait échapper un sifflementsinistre.

Le commandant s’était assis sur le banc oùGoudal avait placé le portefeuille, et de la main gauche, ilétanchait avec son mouchoir le sang qui inondait son brasdroit.

–&|160;Envoyez chercher le médecin de Maxime,cria-t-il à ses témoins&|160;; pas pour moi… je n’ai qu’uneégratignure.

–&|160;C’est inutile, dit Atkins d’une voixrauque. Je suis un homme mort… Chalandrey est vengé… je n’ai que ceque je mérite, j’aurais dû partir, hier… vous savez que vous m’avezjuré de…

Il ne put pas achever. Le souffle lui manqua,ses yeux se fermèrent et son bras, qu’il avait encore eu la forcede tendre vers le portefeuille, son bras retomba inerte.

–&|160;C’est fini&|160;! murmura Cabardos, ense relevant pour courir à M.&|160;d’Argental, qui ne l’avait pasappelé et qui lui dit brusquement&|160;:

–&|160;Serre le mouchoir&|160;!… serrefort&|160;!… ça suffira pour arrêter l’hémorragie…

–&|160;Nous voilà dans une jolie situation,dit Goudal&|160;; un duel entre quatre murs… un homme tué… Dieusait comment nous allons nous tirer de là.

–&|160;Vous, très facilement, mon cher.Partez. Prenez la voiture qui est restée à la porte. Personne nesaura que vous avez assisté au duel. Je me charge du reste.

–&|160;Je ne veux pas vous abandonner… j’yétais… tant pis pour moi&|160;!…

–&|160;Eh bien&|160;! si l’affaire a dessuites et qu’on vous interroge, vous direz la vérité… mais pour lemoment, il est inutile que vous restiez ici… pas de fausse honte…partez&|160;!… je vais dire au groom de Maxime de vous ouvrir laporte… venez avec moi…

–&|160;Laisser ce malheureux&|160;!…

–&|160;Vous voyez bien qu’il est mort. Vous nele ressusciterez pas. Rentrez chez vous, mon cher, et tenez-vouscoi, jusqu’à ce que vous receviez ma visite qui ne tardera guère.Et, si par impossible on vous tracassait avant que vous m’ayezrevu, mettez-moi tout sur le dos.

Goudal, au fond, ne demandait qu’à s’en alleret il ne dit plus un mot.

–&|160;Cabardos, mon garçon, reprit lecommandant, empoche ce portefeuille et donne-moi le bras. Je ne mesens pas bien solide.

Cabardos obéit militairement, et il conduisitsous la voûte du vestibule Pierre d’Argental qui s’appuyait surlui.

Le groom n’avait pas quitté son poste, et s’yétait endormi sur un banc, tout près de la porte cochère qu’ilgardait, endormi si profondément qu’il n’avait rien vu ni rienentendu.

Goudal fut obligé de le secouer pour leréveiller.

–&|160;Ouvre à monsieur, lui cria lecommandant.

Pas n’était besoin de tirer le cordon, Maximen’ayant pas de portier à son service. Il n’y avait qu’un pêne àfaire jouer en dedans, et le groom avançait la main pour le tirer,lorsqu’on sonna du dehors.

Goudal la saisit, cette main qui allaitouvrir, et mit un doigt sur ses lèvres, en regardant Pierred’Argental pour lui recommander le silence.

Qui sonnait ainsi&|160;? ils eurent tous lamême pensée, y comprit Cabardos, tous excepté le groom, lequel, nese doutant pas qu’il y eût un homme mort dans le jardin, necomprenait rien à l’effarement de Goudal.

Le commandant, moins troublé que son témoin,maudissait néanmoins ce contretemps qui dérangeait ses projets etcroyait, comme Goudal, que le voisin de la rue d’Édimbourgarrivait, amenant des sergents de ville.

On sonna une seconde fois, mais plus fort.

Goudal tenait toujours la main du groom.

On pourrait écrire la physiologie du coup desonnette. Il y a celui du solliciteur, timide, presquehonteux&|160;; celui du visiteur discret et bien élevé, celui ducréancier exaspéré et enfin celui du commissaire de police,autoritaire et menaçant.

La cloche se mit à tinter de plus belle etd’une façon continue.

Ce n’était plus une sonnerie, c’était uncarillon.

Maxime n’avait pas de créanciers. Il n’enétait pas encore à faire attendre ses fournisseurs et aucun d’euxne se serait permis de faire un pareil vacarme à la porte de sonhôtel.

Tout indiquait donc que le commandant et sestémoins allaient avoir à s’expliquer avec des agents avertis parl’homme de la fenêtre.

Et ces messieurs n’avaient aucun moyend’éviter l’explication, car l’hôtel n’avait qu’une sortie sur larue de Naples.

Ils y étaient bloqués et les assiégeantsparaissaient décidés à entrer dans la place de gré ou de force.

–&|160;Ah&|160;! c’est trop bête, à lafin&|160;! s’écria d’Argental. Je veux savoir à qui j’ai àfaire.

»&|160;Ouvre, sacrebleu&|160;!

Le valet de chambre obéit et faillit êtrerenversé par le battant, violemment poussé du dehors.

À la stupéfaction générale, ce fut Maxime quise rua dans le vestibule en criant&|160;:

–&|160;Pourquoi me laisses-tu dans la rue,animal&|160;? Voilà un quart d’heure que je sonne à tour debras.

Il se calma aussitôt qu’il aperçut son onclequi s’avança et qui lui demanda d’un ton bref&|160;:

–&|160;Tu es seul&|160;?

–&|160;Vous le voyez bien, réponditChalandrey. Du diable si je m’attendais à vous trouver chez moi,avec…

»&|160;Tiens&|160;! c’est vous Goudal&|160;?…et monsieur… je ne me trompe pas… c’est monsieur que j’ai vu…

–&|160;Chez Virginie Crochard, interrompitl’oncle d’Argental… c’est Jean Cabardos, mon ancienmaréchal-des-logis.

–&|160;Bon&|160;! mais que se passe-t-il doncici&|160;?

–&|160;Montons chez toi, je vais te raconterça.

–&|160;Vous êtes blessé&|160;! s’écriaMaxime.

–&|160;Ce n’est rien. Viens là-haut, tedis-je. Vous, mon cher Goudal, allez-vous en, puisque la sortie estlibre et faites ce que je vous ai dit. Attendez les événements.

Goudal ne demandait pas mieux. Il serrasilencieusement la main de Chalandrey et se glissa dans la rue parl’entrebâillement de la porte cochère.

–&|160;Maintenant, dit le commandant au groom,ferme, n’ouvre plus à personne et reste ici jusqu’à ce que je terelève de faction.

»&|160;Ton bras, Cabardos, pour monterl’escalier.

»&|160;Toi, Maxime, emboîte-nous le pas.

Maxime obéit sans comprendre, et le petitgroupe s’engagea dans l’escalier.

Pierre d’Argental alla tout droit au fumoir,s’y laissa tomber sur un fauteuil et dit à son neveu, en luimontrant du doigt le portrait&|160;:

–&|160;Ne trouves-tu pas que ton père a l’airde me sourire&|160;?

Maxime crut que le commandant devenaitfou.

L’oncle, sans se préoccuper de le détromper,se mit à fredonner un couplet ridicule de feuM.&|160;Scribe&|160;:

Du haut des cieux, ta demeure dernière,

Mon colonel, tu dois être content…

Et comme son neveu le regardait, tout effaré,il ajouta&|160;:

–&|160;Content, on le serait à moins… il estvengé… Le meurtrier a été frappé à la même place… au-dessous de laclavicule.

–&|160;Que dites-vous&|160;! s’écriaChalandrey.

–&|160;La vérité… mets-toi à la fenêtre…

Chalandrey y courut et vit le corps d’Atkins,étendu au pied du mur.

–&|160;Un mort&|160;! murmura-t-il.

–&|160;C’est moi qui l’ai tué, dit lecommandant, sans s’émouvoir. Oh&|160;! en duel… tout s’est passérégulièrement… et la preuve qu’il s’est bien défendu, c’est que jen’en suis pas revenu sans accroc.

»&|160;Le reconnais-tu&|160;?

–&|160;Atkins&|160;! s’écria Maxime.

–&|160;Oui, Atkins… l’homme qui t’a ramassé aubois de Boulogne… j’ai eu assez de peine à l’amener ici… mais enfinil y est venu et justice est faite.

–&|160;Justice&|160;! êtes-vous sûr d’avoirfrappé le coupable&|160;?

–&|160;Il a avoué avant de mourir. Cabardosl’a entendu… Goudal aussi… il a dit&|160;: j’ai mérité monsort.

–&|160;C’est vrai, murmura Cabardos.

–&|160;Ce n’est pas à dire qu’il ait tué monpère.

–&|160;Mais, si. Il a prononcé son nom. Il n’apas eu le temps de dire comment ni pourquoi s’était engagé le dueloù ton père a succombé. Qu’importe&|160;?… il me suffit d’êtrecertain d’avoir puni le meurtrier.

–&|160;C’était à moi de le punir…

–&|160;Tu te serais fait embrocher. Il tiraità merveille.

–&|160;On dira que vous l’avez assassiné.

–&|160;Cabardos et Goudal sont là pourattester le contraire.

–&|160;Mais… qui était cemalheureux&|160;?

–&|160;Un aventurier, évidemment… pas plusAméricain que toi, ni moi. Cabardos l’a parfaitement reconnu pourl’avoir vu, dans le temps, à Vincennes, où il était à la tête d’unebande de vauriens… et il devait avoir à se reprocher d’autresméfaits qu’un duel sans témoins, car lorsque je l’ai menacé de lelivrer à la justice, il a préféré se battre avec moi… je lui avaislaissé le choix… Il est vrai qu’avant de se décider, il a posé desconditions… que je n’ai pas toutes acceptées.

–&|160;Quelles conditions&|160;?

–&|160;Il voulait que personne ne sût commentil avait fini, si je le tuais. Il voulait que je fisse jeter cettenuit son corps dans la rue où on l’aurait ramassé pour le porter àla Morgue… où, affirmait-il, nul ne l’aurait reconnu.

»&|160;Je ne lui ai pas promis cela… mais jelui ai promis de taire la véritable cause de notre rencontre.

–&|160;Comment l’expliquerez-vous,alors&|160;?

–&|160;Je dirai que nous nous sommes pris dequerelle et que nous nous sommes battus, séance tenante… Goudal etCabardos diront comme moi, c’est convenu avec eux.

–&|160;On ne vous croira pas.

–&|160;Peut-être… mais on découvrira, sans queje m’en mêle, ce qu’il a fait autrefois… et quand j’aurai prouvéque je ne l’ai pas tué en traître, l’enquête ne sera pas pousséebien loin, j’en suis convaincu.

»&|160;Du reste, avant de mourir, il a chargéGoudal d’une commission… qui sera faite et qui éclaircira bien deschoses.

–&|160;Une… commission&|160;?

–&|160;Oui… une lettre à remettre… qu’il alaissée dans son portefeuille… avec des paquets de billets debanque.

–&|160;Et… vous l’avez, ceportefeuille&|160;?

–&|160;Goudal l’a remis à Cabardos. Veux-tu levoir&|160;?

–&|160;Je n’y tiens pas.

–&|160;Il faut cependant que tu regardes à quila lettre est adressée. Quand nous le saurons, nous déciderons quide nous la portera à son adresse.

–&|160;Ce ne sera pas vous, j’espère… dansl’état où vous êtes… et je vais envoyer chercher mon médecin.

–&|160;Je n’en ai que faire… le sang estarrêté et je ne souffre pas… j’en serai quitte pour un peu defièvre… je connais ça… ce n’est pas la première fois que je reçoisun coup d’épée…

»&|160;Cabardos&|160;! donne le portefeuille àmon neveu.

Le brigadier s’exécuta. Il tira l’objet de lapoche où il l’avait mis et il le présenta à Chalandrey qui le pritavec répugnance.

–&|160;N’aie pas peur, lui cria lecommandant&|160;; il ne l’avait pas sur lui quand il a ététouché.

»&|160;Ouvre-le et cherche la lettre.

Maxime fit ce que voulait son oncle.

Il n’eut pas besoin d’inventorier lescompartiments, gonflés de billets de banque.

La lettre était placée en évidence&|160;; unelettre sous enveloppe cachetée, dont la suscription sauta aux yeuxde Maxime et lui arracha un cri d’étonnement.

–&|160;Quoi&|160;?… qu’est-ce que c’est&|160;?demanda Pierre d’Argental.

–&|160;Ce nom&|160;!…

–&|160;Quel nom&|160;!… tu peux parler devantCabardos.

–&|160;Vous dites que cette lettre contientles dernières volontés de cet homme&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien du tout. Je ne l’aipas lue. Mais elle est de lui… à moins qu’il n’ait menti.

–&|160;Elle est adressée… à madame dePommeuse.

–&|160;Ce n’est pas possible&|160;!

–&|160;Voyez plutôt&|160;!… à madame lacomtesse de Pommeuse… avenue Marceau… c’est bien pour elle.

Le commandant lut et s’écria&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! mon cher, tu auras euraison contre moi, une fois dans ta vie… je voulais te faireépouser cette femme… tu as résisté… je t’en félicite… j’avaisappris hier qu’elle découchait… j’apprends aujourd’hui qu’elleavait des accointances avec ce chenapan qui a tué ton père.

–&|160;Des accointances&|160;! répéta Maximeconfondu.

–&|160;Je me sers d’un mot poli. Il était sonamant, parbleu&|160;!

–&|160;Non… ce n’est pas… je sais où madame dePommeuse a passé la nuit, avant-hier… et quant à cet homme…

–&|160;Fais-moi donc le plaisir de me dired’où elle le connaissait… ce n’était pas son parent, jesuppose…

–&|160;Son parent&|160;? s’écria Maxime enportant sa main à son front, comme s’il eût été frappé d’un traitde lumière.

Et il courut à la fenêtre ouverte sur lejardin.

Le cadavre était couché sur le dos et le jouréclairait en plein son visage, que la mort presque foudroyanten’avait pas défiguré.

Maxime n’eut pas besoin de regarder longtempspour se rappeler où il avait vu pour la première fois ce malheureuxque tout récemment, au bois de Boulogne, il prenait pour unAméricain suspect.

–&|160;Comment ne l’avais-je pasreconnu&|160;? murmura-t-il.

En revenant à M.&|160;d’Argental, qui sedemandait si son neveu perdait l’esprit, il lui dit&|160;:

–&|160;Vous voulez savoir ce qu’il était àmadame de Pommeuse… C’était son frère… je vais lui annoncer quevous l’avez délivrée de lui… la lettre arrivera à son adresse.

Maxime se précipita dans l’escalier et lecommandant qui n’essaya point de le retenir, dit tranquillement àCabardos&|160;:

–&|160;Toutes réflexions faites, mon vieux, jeme décide à aller raconter mon aventure au préfet de police… et jevais lui dire toute la vérité… Tant pis pour cette comtesse&|160;!…il y a un mort ici… je ne veux pas qu’on accuse mon neveu… je feraiappeler Goudal en témoignage et même le bonhomme qui nous a vus desa fenêtre… Tu témoigneras aussi, car tu vas m’accompagner… Si onte révoque, cette fois, je me charge de toi.

Chapitre 4

 

En sortant du Palais de Justice, la comtessede Pommeuse était rentrée chez elle directement et elle y étaitrentrée seule.

Elle n’avait pas voulu que Maxime deChalandrey l’accompagnât, quoiqu’il eût beaucoup insisté pour lareconduire, et ils s’étaient séparés à la porte du cabinet dujuge.

Elle supposait, non sans motif, qu’on allaitla surveiller, et elle tenait à ne compromettre personne.

Peut-être aussi gardait-elle rancune à Maximequi l’avait assez mal secondée devant le juge. Elle comptait surMaxime pour confondre le chef des assassins, et Maxime, qui nel’avait pas reconnu, s’était borné à reprocher violemment aubanquier Maubert de calomnier Lucien Croze.

Maxime était cependant plus excusable qu’ellequi n’avait pas eu assez d’énergie pour persister dans sa premièredéclaration contre un scélérat qui l’avait épargnée après le crimedu pavillon.

L’affreux Maubert devait à la faiblesse de lapauvre comtesse d’avoir pu se retirer librement, alors que lemagistrat qui l’interrogeait aurait dû l’envoyer tout droit audépôt de la préfecture.

Il se pouvait qu’il ne perdît rien pourattendre, mais il était encore en état de nuire et de se venger deLucien qui lui avait valu d’être appelé devant la justice.

Il aurait mieux fait de s’en prendre àlui-même qui s’était mal à propos avisé de le chasser et de ledénoncer pour complaire à Tévenec, dont les imprudences n’avaientpas peu contribué à le mettre dans l’embarras.

Mais les coquins ne raisonnent pas toujoursjuste.

Madame de Pommeuse était fondée à tremblerpour le généreux garçon qu’elle aimait, qui l’aimait et qui étaitvenu la délivrer rue Gazan.

Ce n’était pas sa faute, à lui, si Pigache etses agents avaient envahi la maison avant que la comtesse eût letemps de fuir.

Elle aspirait à le revoir et elle n’osait pasaller rue des Dames, de peur d’être suivie.

Elle n’osait plus rien.

Elle se croyait perdue, alors qu’elle auraitdû se féliciter du résultat de son entrevue avec le juged’instruction, puisque ce magistrat la mettait hors de cause dansl’affaire du crime du pavillon, et cela après avoir entendu saconfession complète.

Il semblait même disposé à ne pas s’occuper dece frère contumace dont elle avait avoué la présence à Paris.

De sorte que, par le fait, la situationd’Octavie de Pommeuse, née Grelin, était plus nette et moinsinquiétante, depuis qu’elle avait comparu devant la justice.

Elle n’avait plus rien à cacher, pas mêmel’origine de sa fortune, puisqu’elle était décidée à se dépouillerd’un bien mal acquis par son père.

Et, malgré tout, elle était la plusmalheureuse des femmes.

Le passé l’accablait, l’avenir l’effrayait, etle présent n’était qu’un supplice.

Elle avait eu, en arrivant à son hôtel, lecrève-cœur de s’apercevoir que ses gens la soupçonnaient.

Julie Granger s’était sincèrement réjouie dela revoir ; mais Julie Granger s’était abstenue de laquestionner et la comtesse n’avait pas eu le courage de luiraconter son aventure.

La comtesse s’était enfermée dans sa chambreet elle y avait passé une nuit horrible, une nuit d’insomnie et decauchemars, une de ces nuits qui vieillissent une femme en quelquesheures.

Le matin seulement elle avait pu prendre unpeu de repos ; elle se leva très tard et elle s’habillalentement, comme on s’habille quand on n’attend rien de bon de lajournée qui commence.

Et elle n’eut qu’à se regarder dans une glacepour constater que son charmant visage se ressentait cruellementdes fatigues et des émotions de la veille.

– Lucien ne m’aimera plus,murmura-t-elle.

Au fond, elle espérait bien que l’amour de cebrave et généreux garçon survivrait à cette nouvelle épreuve ;mais, dans la situation d’esprit où elle était, elle ne prévoyaitque des malheurs.

Elle s’étonnait qu’il ne fût pas encore venula rassurer et elle se demandait si le juge, se ravisant, n’avaitpas fait appeler, pour l’interroger aussi, Lucien Croze, queM. Pigache avait pris sur lui de laisser en liberté, aprèsl’avoir presque arrêté dans la maison de la rue Gazan.

Et elle n’avait là personne à qui parler deses inquiétudes.

Julie Granger, après l’avoir revue, s’étaitempressée de regagner les hauteurs de la rue du Rocher, et lapauvre comtesse ne pouvait pas confier ses chagrins à sa femme dechambre.

C’est le supplice des riches d’être entourésde serviteurs indifférents ou suspects qui ne s’associent pas àleurs douleurs et qui ne songent qu’à surprendre leurs secrets.

Madame de Pommeuse ne se sentait pas lecourage de rester dans cette incertitude qui la tuait, et aprèsavoir longtemps hésité, elle résolut d’écrire à Odette, pour luidemander des nouvelles de Lucien.

Lucien avait dû raconter à sa sœur, sinon toutce qui s’était passé, du moins une partie de ses aventures, et s’illui avait dit qu’il s’était fiancé à la comtesse, Odette nemanquerait pas de répondre.

Peut-être même viendrait-elle à l’hôtel del’avenue Marceau.

Et entre la jeune veuve et la jeune fille,l’accord serait bientôt fait.

Il ne s’agissait que de trouver quelqu’un desûr pour porter la lettre qui n’arriverait pas assez vite par laposte, et madame de Pommeuse, qui se défiait maintenant de tous sesdomestiques, pensa que le mieux serait d’envoyer tout simplement uncommissionnaire en lui recommandant d’attendre la réponse.

La question était de savoir si ce messagermédaillé trouverait mademoiselle Croze chez elle.

Assurément, elle ne travaillait plus auportrait de Maxime de Chalandrey, qu’un accident avait mis dansl’impossibilité de poser, depuis bien des jours.

Avait-elle repris la copie qu’elle exécutaitau musée du Louvre ?

Madame de Pommeuse en était aux conjectures,mais pour se rappeler au souvenir d’Odette, elle n’avait pas lechoix des moyens.

Elle écrivit donc, et elle y mit du temps, carla rédaction de ce billet ne laissait pas que de l’embarrasser,dans l’ignorance où elle était des intentions de la sœur, et mêmede celles du frère, car elle ne comptait plus qu’à demi sur lesserments des hommes.

Elle en vint à bout cependant et vers troisheures, elle se décida à se mettre en quête elle-même ducommissionnaire qu’elle voulait charger de la lettre.

Ce dérangement aurait pour effet d’empêcherses gens de commenter sa façon de correspondre, et pour la réponse,elle donnerait à son messager l’ordre de la lui rapporter à unendroit désigné sur la place de l’Étoile, par exemple, à quatreheures et demie.

En attendant, la comtesse se proposait depasser chez son notaire, afin de s’entendre avec lui sur l’emploiqu’elle voulait faire de sa fortune… cette fortune qui lui venaitde son père et qui lui pesait comme un remords.

Elle jugeait les sentiments de Lucien Crozed’après les siens, et elle ne doutait pas qu’il ne l’approuvât depréférer la pauvreté à la richesse venue d’une source impure.

Après avoir dit à sa femme de chambre qu’ellene rentrerait qu’à l’heure du dîner, elle sortit de son hôtel etelle s’achemina vers l’angle de l’avenue Marceau où elle pensaittrouver l’homme qu’elle cherchait.

Elle n’avait pas fait vingt pas qu’elle croisaune voiture de place qui venait en sens inverse et qui s’arrêta,aussitôt après l’avoir dépassée.

Madame de Pommeuse se retourna instinctivementet fut très étonnée de voir dans ce fiacre Maxime deChalandrey.

Elle aurait certainement préféré voir LucienCroze, mais Maxime n’était pas un ennemi et il apportait peut-êtredes nouvelles de la rue des Dames.

Elle l’attendit de pied ferme, quoique cetteapparition l’eût beaucoup troublée.

– J’allais chez vous, lui dit Maxime, enl’abordant.

– Vous auriez pu venir plus tôt, murmurala comtesse.

– Vous me l’aviez presque défendu, etvous ne me reprocheriez pas d’avoir tardé, si vous saviez à quoij’ai employé mon temps.

– Vous n’avez pas de compte à me rendre.Dites-moi seulement pourquoi vous venez maintenant.

– Pour vous remettre une lettre.

– De votre ami, Lucien ?… donnez…donnez vite !

– La lettre n’est pas de Lucien.

– De qui donc, alors ?

– La voici, dit Maxime en présentant à lacomtesse le pli cacheté qu’il avait retiré du portefeuille. Elleest à votre adresse. Reconnaissez-vous l’écriture ?

Madame de Pommeuse pâlit en la regardant.

– Oui… je vois que vous la reconnaissez…je ne m’étais pas trompé… maintenant, lisez la lettre.

La comtesse la décacheta d’une main fiévreuseet la lut d’un coup d’œil.

– Enfin ! murmura-t-elle, je n’aiplus à trembler pour lui. Il m’annonce qu’il va quitter Paris, cesoir, et qu’il ne reviendra jamais en France.

– De qui parlez-vous ? demandaMaxime.

– Vous le savez bien.

– Je le devine peut-être… mais j’attendsque vous me l’appreniez.

– Si vous ne le savez pas, comment sefait-il que vous m’apportiez cette lettre ? ce n’est donc paslui qui vous l’a remise ?

– Lui… c’est votre frère, n’est-cepas ?

– Oui… et vous devriez vous réjouir avecmoi, car il m’apprend que demain, il sera en Angleterre. Il avaitmanqué à la promesse qu’il m’avait faite dans le pavillon… il étaitresté à Paris sous un faux nom, mais il a compris qu’il allait seperdre… c’est un miracle qu’on ne l’ait pas arrêté… et il s’estdécidé à retourner en Amérique.

– Il aurait mieux fait de partirhier.

– Il aurait dû partir, le jour de monentrevue avec lui. Il a joué, le malheureux, avec l’argent que jelui ai donné… il a gagné… beaucoup gagné, m’écrit-il… puis, ils’est aperçu qu’on le soupçonnait… et il s’est décidé à se mettre àl’abri… Dieu soit loué ! je n’aurai pas la douleur de le voirsur le banc d’infamie… et puisqu’il se repent, il s’amenderapeut-être… il est encore jeune… et à l’étranger, il rachètera sonpassé.

– Il n’est plus temps.

– Pourquoi ?

– Il l’a expié, son passé.

– Que voulez-vous dire ?… serait-iltombé entre les mains des agents qui le cherchaient ?

– Il est mort ! répondit brusquementChalandrey.

– Mort ! murmura la comtesse,suffoquée par l’émotion.

– De mort violente. Ne devait-il pasfinir ainsi ?

– Il s’est tué, le malheureux !

Chalandrey fit signe que non.

– Ah ! Je vous comprends !… ilsl’ont assassiné.

– De qui parlez-vous ?

– Des bandits du pavillon.

– Ils ne se sont jamais occupés de votrefrère… ils ne le connaissaient pas…

– Tévenec le connaissait… Tévenec lehaïssait… Tévenec savait qu’il était revenu à Paris et il m’avaitmenacée de le dénoncer…

– Pour vous effrayer, sans doute, car iln’avait aucun intérêt à le supprimer… Au contraire.

» Votre frère n’a pas été assassiné…votre frère ne s’est pas suicidé… Votre frère a été tué enduel.

– En duel !

– Oui… d’un coup d’épée dans la poitrine.Ne pensez-vous pas qu’il ne pouvait rien lui arriver de plusheureux ?

– C’était mon frère !

– Pleurez-le, si vous voulez, mais ne leregrettez pas, dit presque durement Chalandrey. S’il vivait, vousl’auriez vu sur le banc des accusés… à la cour d’assises…

– Non, puisqu’il allait partir.

– Il serait revenu… il s’était résigné às’éloigner, parce qu’il craignait d’être signalé à la police. Maisil aurait reparu… ses pareils ne peuvent vivre qu’à Paris… et ilaurait fini au bagne… ne vaut-il pas mieux qu’il soit tombé, l’épéeà la main, comme un galant homme ?… Il s’est bravement battuet il a eu l’honneur d’avoir pour adversaire un ancien officiersupérieur.

– Et… cet adversaire sait que je suis lasœur de…

– Il ne le savait pas quand l’affaires’est engagée.

– Mais il le sait maintenant ?

– Il l’a appris en lisant votre nom surcette lettre…

– Et il vous a chargé de me laremettre.

– Il vous l’aurait remise lui-même s’iln’était pas blessé.

– Vous avez donc assisté aucombat ?

– Non. Il était terminé quand je suisarrivé.

– Et vous avez reconnu mon malheureuxfrère…

– Il était mort quand je l’ai reconnu. Jel’avais si mal vu dans le pavillon que, depuis, je me suis trouvéplusieurs fois en contact avec lui, sans me douter que c’étaitl’homme qui, sous mes yeux, avait reçu de l’argent de votremain.

» Il était au bois de Boulogne, le jouroù je vous y ai rencontrée.

– Ne vous l’ai-je pas dit, qu’il yétait ?

– C’est vrai… il y était à cheval… il m’asalué… et je l’ai pris pour ce qu’il prétendait être… pour unAméricain, récemment arrivé en France, qui s’était fait recevoir àmon cercle, où il jouait très gros jeu et qui m’a gagné beaucoupd’argent… il faut dire qu’après son entrevue avec vous, il avaitcoupé sa barbe et qu’il était méconnaissable.

– Je ne m’y étais pas trompée… et je nem’explique pas que vous l’ayez reconnu mort… vous qui ne l’aviezpas reconnu vivant.

– Quand on m’a montré son cadavre, jevenais de lire votre adresse sur la lettre… c’était un trait delumière… la mémoire m’est revenue, tout à coup… et j’aicompris…

– Moi, je ne comprends pas encore, ditamèrement la comtesse.

– C’est cependant très simple. Avec lasomme que vous lui avez donnée pour partir, votre frère a fait peauneuve. Il est allé se loger au Grand-Hôtel, sous le faux nom deWilliam Atkins.

» Il a réussi à s’introduire au cercle etle jeu lui a réussi. Il était en passe d’y faire fortune etpersonne ne se doutait qu’il eût été jadis condamné parcontumace.

» Ce n’est pas cet antécédent judiciairequi l’a perdu. Son adversaire ignorait qu’il eût été poursuivi etjugé pour un faux. S’il l’avait su, il ne se serait peut-être pasbattu avec lui.

– Apprenez-moi donc quelle a été la causedu duel ?

– Un autre méfait, imputable à votrefrère.

– Quel méfait ?

– Il y a dix ans, votre frère a tué unhomme… un proche parent de l’homme tué cherchait le meurtrier quiétait resté un inconnu… il a acquis la certitude que ce meurtrier,c’était le soi-disant Américain et il l’a forcé à se battre…

– Une vengeance, alors…

– Une vengeance légitime. Votre frère n’apas nié… et s’il a succombé, c’est que Dieu est juste… celui qui afrappé par l’épée périra par l’épée.

» Le combat a été loyal, je l’atteste. Jen’y étais pas, mais je connais assez l’adversaire pour répondre delui… comme je répondrais de moi-même.

» Si je vous le nommais, vous nedouteriez pas un seul instant de son honorabilité.

– Je le connais donc ?

– Oui… et s’il avait su avoir à faire aufrère de madame de Pommeuse, je crois bien qu’il n’aurait pasprovoqué M. Atkins.

– Nommez-le moi !

– À quoi bon ?… vous êtes destinée àle revoir. Mieux vaut que vous ignoriez ce qu’il a fait.

– Dites-moi au moins qui mon frère avaittué.

– Si je vous le disais, vous ne mecroiriez pas…

– Si vous ne me le dites pas, je croiraique rien de ce que vous venez de me raconter n’est vrai… je croiraique mon frère a été assassiné… je croirai que vous vous êtes alliéà mes ennemis.

– Il faudrait que vous eussiez perdul’esprit. C’est déjà trop que vous me soupçonniez de mentir. Sachezdonc ce que j’aurais voulu vous cacher.

» L’homme que votre frère a tué, il y adix ans, était officier et s’appelait Roger de Chalandrey.

» Je suis son fils.

– Ah ! s’écria la comtesse, jecomprends maintenant… c’est vous qui avez vengé votre père… c’estvous qui…

– Non, madame, interrompit Maxime. Jel’aurais vengé si j’avais pu. Je cherchais son meurtrier… j’étaissur sa trace et si je m’étais trouvé face à face avec lui, je nel’aurais pas épargné. Quelqu’un m’a devancé…

– Votre oncle !

– Oui… le commandant Pierre d’Argental aexposé sa vie pour venger son beau-frère et peu s’en est falluqu’il ne la perdît, car il a été sérieusement blessé.

» Je ne voulais pas le quitter, maisquand j’ai vu votre nom sur cette lettre…

– C’est donc maintenant seulementque…

– Je n’ai pris que le temps de me jeterdans une voiture. Cette lettre aurait pu tomber en d’autres mainsque les vôtres. Il importait qu’elle vous fût remise immédiatement.Brûlez-la. Nul ne saura que vous étiez la sœur de l’aventurier quise faisait appeler William Atkins.

– Votre oncle et les témoins l’ont vue,cette lettre.

– Mon oncle n’en parlera pas… lestémoins ?… ils n’étaient que deux et l’un des deux ne l’a pasvue… il était déjà parti quand nous l’avons trouvée dans unportefeuille que votre frère avait placé sur un banc, avant lecombat… un portefeuille qui contient une somme importante et quevotre frère a prié ces messieurs de porter à la même adresse que lalettre, s’il lui arrivait malheur.

» L’autre témoin est un homme sûr… unancien militaire qui a servi sous les ordres de mon oncle. Il setaira. Quant aux billets de banque…

– Je n’en veux pas, dit vivement lacomtesse.

– Je les garde pour les remettre aumagistrat qui dirigera l’enquête… le portefeuille où ils sont logésne renferme aucun papier… je m’en suis assuré… rien que des cartesde visite au nom de William Atkins…

– Le magistrat ? l’enquête ?répéta madame de Pommeuse.

– Mais, oui. Il y a eu mort d’homme etd’ailleurs on s’est battu chez moi… dans mon jardin. Tout s’estpassé régulièrement, mais la justice s’occupera de cette affaire.Mon oncle, qui s’y attend, a pris les devants. Il s’est faitimmédiatement conduire chez le préfet de police. Il va tout luidire, excepté ce qui vous concerne.

» Je l’aurais accompagné, si je n’avaispensé que mon premier devoir était de vous avertir.

» Je serai interrogé, mais vous ne leserez pas, puisqu’il ne peut pas être question de vous à propos dece duel.

– Vous oubliez que, hier, à pareilleheure, j’étais dans le cabinet du juge d’instruction et qu’en melaissant partir, il m’a dit que je restais à sa disposition.

– Il m’a, parbleu ! bien dit la mêmechose… et j’ai compris ce langage. Il signifie que si je faisaismine de quitter Paris, on m’inviterait poliment à y rester jusqu’ànouvel avis.

» Je suis dans le même cas que vous… etnous sommes certainement surveillés, tous les deux… moi surtout. Onsaura donc que vous m’avez vue…

– Peut-être ; mais j’ai bien ledroit de vous faire une visite. Et je défie l’agent le plus habilede deviner que je suis venu vous apprendre la mort de votre frère.Vous allez me dire qu’on a pu me voir vous remettre une lettre… jevous répondrai qu’au moment où je vous l’ai remise, il ne passaitpersonne dans l’avenue Marceau.

– Mais la voiture où vous étiez nous asuivis jusqu’ici ?

– Et tous les cochers sont de la police,à ce qu’on prétend, dit en souriant Maxime. Eh bien, je crois qu’ons’exagère beaucoup la puissance de la préfecture. Si elle faisaitsuivre tous ceux qui ont eu à faire à un juge d’instruction, lepersonnel de la Sûreté n’y suffirait pas. Ces gens qui vont et quiviennent sous les arbres de la place de l’Étoile où nous sommesarrivés, ne sont pas des espions, je vous l’affirme.

– J’envie votre assurance, mais je ne lapartage pas. Depuis que je suis rentrée chez moi, après vous avoirquitté au Palais, je n’ai pas osé sortir, tant je craignais d’êtresuivie.

– Vous vous y êtes décidée,cependant.

– Si vous saviez pourquoi…

– Je ne vous le demande pas.

– Je n’ai aucune nouvelle deM. Lucien Croze…

– Et vous alliez chez lui ?

– Non… j’ai écrit à sa sœur et, comme jeme défie de mes domestiques, j’allais lui faire porter ma lettrepar un commissionnaire…

– Lucien aimerait beaucoup mieux vousvoir.

– Il vous l’a dit ?

– Plutôt vingt fois qu’une. J’ai passé,hier, toute ma soirée avec lui.

– Que n’est-il donc venu merassurer !

– Vous ne connaissez pas encore Lucien.Il est timide comme une jeune fille. S’il n’est pas venu, c’estqu’il n’a pas osé…

– Après ce qui s’est passé hier danscette affreuse maison où j’étais enfermée !…

– Je sais. Il m’a tout raconté. Il a eul’audace de se déclarer et vous n’avez pas mal accueilli sadéclaration. Vous avez même échangé avec lui une promesse.

– L’a-t-il donc déjà oubliée ?

– Oh ! non… mais il n’a pas eu lecourage de venir vous la rappeler. Sa sœur et moi, nous lui avonsfait honte de sa timidité… nous n’en sommes pas venus à bout.

– Sa sœur !… elle aurait pu venir,elle !

– Elle en avait bonne envie. C’est moiqui l’en ai empêchée.

– Vous, monsieur !… vous que jecroyais mon ami !…

– Je suis votre ami… je crois vousl’avoir prouvé… et je vous le prouverai encore… mais je suisamoureux d’une jeune fille que vous connaissez bien…

– Odette.

– Oui, chère madame ; et lesamoureux sont égoïstes. J’ai dîné, hier, avec elle et son frère, aurestaurant. J’étais arrivé rue des Dames, au moment où Lucienrentrait, après les aventures que vous savez. J’ai quitté mafiancée à minuit.

– Votre fiancée !

– Oui, madame. J’ai demandé à Lucien lamain de sa sœur et il me l’a accordée. Odette n’a pas dit non, etil ne nous reste plus qu’à publier les bans. Nous nous marieronsdans un mois.

– J’aurai donc cette joie de vous voirheureux ! Votre bonheur me consolera d’avoir tantsouffert.

– Il ne tient qu’à vous d’être aussiheureuse que vos amis. Pourquoi ne nous marierions-nous pas tousles quatre, le même jour ?

– M. Croze m’épouserait !

– C’est son vœu le plus cher et c’est lerêve de sa sœur. Oserai-je ajouter que c’est le mien ? Ildépend de vous de le réaliser. Vous êtes libre de disposer de votrecœur et de votre main.

– Libre !… quand je puis, d’uninstant à l’autre, être appelée devant le juge d’instruction… quandmes ennemis me guettent… quand Tévenec, caché dans Paris, n’attendqu’une occasion de se venger de moi et de ceux quim’aiment !

– Encore une fois, chère madame, vousvous exagérez les dangers qui vous menacent. Votre situation estcertainement meilleure qu’elle ne l’était il y a trois jours. Lemagistrat qui vous a interrogée ne vous soupçonne plus d’avoir prispart au crime du pavillon. Tévenec est en fuite et… permettez-moide vous le dire… la mort de votre malheureux frère vous a délivréed’une grosse inquiétude.

» Rien ne vous empêche donc d’épouserLucien.

» Il n’a rien à redouter non plus,puisque cet odieux Maubert a retiré la plainte qu’il avait portéecontre lui.

» Je me flatte d’avoir contribué à cerésultat en lui disant son fait dans le cabinet du juged’instruction.

– Maubert ?… vous l’avezsauvé ! murmura la comtesse.

– Sauvé de quoi ? demanda Chalandreystupéfait.

– Il tremblait d’être arrêtéimmédiatement… et le juge l’a laissé partir. Maubert vous a béni…c’est à vous qu’il doit d’avoir pu rentrer tranquillement chezlui…

– À moi !

– Oui, car si vous l’aviez reconnu… commeje l’ai reconnu… votre déclaration aurait confirmé la mienne… et lejuge n’aurait pas hésité à l’envoyer en prison.

» Vous l’aviez vu pourtant donnant desordres à ses complices, ce chef des assassins du pavillon…

– Comment ! c’était lui !

– J’en suis certaine. Je l’ai vu d’assezprès pour ne pas me tromper. C’est son visage… c’est sa voix…

– Que ne l’avez-vous doncdénoncé ?

– Je l’ai dénoncé… je l’ai appeléassassin !… j’ai raconté la scène du meurtre à ce juge…

– Et il a refusé de vouscroire !

– Je ne sais ce qu’il a pensé. Maubert,bien entendu, a nié énergiquement. Il a prétendu que j’avais étéabusée par une ressemblance… il a osé parler de Lesurques. Le jugea écouté ses protestations et m’a demandé si je persistais àl’accuser.

» Alors, je l’avoue, j’ai faibli…

– Vous vous êtes rétractée ?

– Non… je me suis tue…

– Et pourquoi, grand Dieu !

– Je me suis souvenue tout à coup que cethomme m’a sauvé la vie… vous le savez bien… les autres banditsvoulaient me tuer… il a exigé qu’on m’épargnât… et là, dans lecabinet où je l’ai revu pour la première fois depuis le crime, il acompris pourquoi j’hésitais… il a payé d’audace et il m’adit : Regardez-moi bien, madame !… Est-ce moi ?… Jelisais dans ses yeux… ils me disaient : oseras-tu m’envoyer àl’échafaud, moi qui t’ai fait grâce.

– Et le juge a pris votre silence pour undésaveu de votre première déclaration ?

– Je vous répète qu’il ne s’est pasprononcé. À ce moment, on est venu annoncer que vous étiez là. Il aordonné qu’on vous fît entrer. Il voulait vous entendre avant deprendre une décision. Moi, j’espérais que vous alliez désignerl’assassin. Je m’abusais. Il était là… vous l’avez vu… et vous nevous êtes pas récrié… mais j’espérais encore que vous ne l’aviezpas regardé avec assez d’attention… mon cœur a battu quand vousavez dit : moi aussi, j’ai assisté à l’assassinat… et Mauberta pâli… Hélas ! la mémoire ne vous est pas revenue… à unequestion du juge, vous avez répondu que, depuis le crime, vousn’aviez rencontré aucun de ceux qui l’ont commis sous vos yeux.

» Et pour comble de malheur, vous avezviolemment apostrophé Maubert à propos de la plainte calomnieusequ’il a portée contre M. Croze.

» C’est cette diversion qui l’asauvé.

» Vous savez le reste. Le juge l’acongédié…

– Pas définitivement, je l’affirme.Souvenez-vous qu’après l’avoir renvoyé, il nous a quittés uninstant… pour donner un ordre, a-t-il dit.

– Je m’en souviens, mais qu’enconcluez-vous ?

– Pigache était dans le cabinet où lejuge est entré… j’en suis sûr, parce que je venais de le rencontrerdans l’antichambre… c’est avec lui que le juge est alléconférer.

– Pour lui recommander de noussurveiller.

– Non… pour lui recommander de surveillerMaubert.

– Qui vous fait croire ?…

– Rappelez-vous qu’en rentrant ses façonsavec nous n’étaient plus les mêmes. Il nous avait traitésjusqu’alors plutôt comme des accusés que comme des témoins. Aprèsl’entretien de cinq minutes qu’il a eu avec le sous-chef de lasûreté, il vous a parlé comme il l’aurait fait dans le monde àmadame la comtesse de Pommeuse… et il a été pour moi d’une parfaitecourtoisie.

» Il avait l’air de nous exprimer sesregrets de nous avoir soupçonnés.

– C’est vrai… j’ai été, comme vous,frappée de ce revirement… mais je n’en tire pas les mêmesconséquences… Plusieurs fois, pendant le cours du longinterrogatoire que j’ai subi avant votre arrivée, il a changé demanière et de ton… Il s’est montré tantôt rogue et cassant, tantôtpoli et presque affectueux.

» Sa douceur n’était qu’habileté.

– Au commencement, peut-être ; maispas maintenant. La ruse est permise à un juge d’instruction, tantqu’il lutte contre un prévenu qui se défend adroitement. C’estcomme les feintes dans un duel. Après, elle ne l’est plus. Unmagistrat, digne de ce nom, ne s’abaisse pas jusqu’à faire semblantde marquer de la sympathie à des témoins qu’il soupçonne d’avoirdéguisé la vérité.

» Or, je me suis renseigné sur celui quinous a interrogés. Il est très fort, et la preuve, c’est qu’on luiconfie les affaires les plus difficiles, mais c’est un galanthomme, dans toute l’acception du mot.

– Je ne demande qu’à croire ce que vousme dites… et pourtant je ne me sens pas complètement rassurée… etje reste sous le coup de douleurs que rien ne peut calmer.

– La mort de votre frère ?… jen’essaierai pas de vous démontrer que cette mort est pour vous unedélivrance. Le moment serait mal choisi. Vous reconnaîtrez plustard que Dieu nous a protégés, tous, et que le duel où cemalheureux a succombé a été providentiel, quoique mon oncle y aitrécolté un coup d’épée. Les suites ne regardent que lui et moi. Jevous supplie de nous laisser faire et je vous jure que vous neserez pas inquiétée.

» En revanche, chère madame, je vousdemande d’en finir avec un homme qui vous aime et qui souffre de nepas vous voir.

– En finir ?… que voulez-vousdire ?

– Je veux dire que je sais où sont, en cemoment, Lucien Croze et sa sœur, qu’ils m’attendent et que je suisprêt à vous conduire…

– Chez eux ?

– Non, madame, pas chez eux. Ils n’y sontpas… et je m’en réjouis, car je me figure qu’il vous en coûteraitun peu d’aller les chercher dans cette maison de la rue des Damesoù M. Pigache nous a surpris tous.

» Vous devez avoir gardé un mauvaissouvenir de cette première visite.

» Mais nous pouvons les rencontrer sur unterrain neutre.

Et comme la comtesse l’interrogeait d’unregard, Maxime reprit gaiement :

– N’est-ce pas l’usage, lorsqu’il s’agitdes préliminaires d’un mariage, d’aboucher les futurs époux authéâtre ou à une exposition de peinture ?… Eh ! bien,nous nous conformerons à l’usage, car nous trouverons le frère etla sœur au musée du Louvre… dans la grande galerie où mademoiselleCroze achève une copie qu’on lui a commandée et qu’elle avaitabandonnée pour commencer mon portrait… elle le finira quand nousserons mariés, mon portrait… et elle tient à exécuter sa commande.Lucien, aujourd’hui, l’a accompagnée au Louvre. Nous sommescertains de les y trouver tous les deux… pourvu que nous neperdions pas de temps. Le musée ferme à quatre heures.

– Mais,… ils ne nous attendent pas.

– Ils m’attendent, moi, et la surpriseque vous leur ferez les comblera de joie.

» J’ajoute, pour vous décider, que lagalerie du bord de l’eau porte bonheur. C’est là que j’ai vu Odettepour la première fois.

Madame de Pommeuse ne put s’empêcher desourire à ce souvenir. Les propos alertes de ce vivace amoureux luiremontaient le moral et son pauvre cœur meurtri se reprenait àespérer. Elle sentait que ce brave Maxime avait raison sur tous lespoints : que son frère ne méritait pas qu’elle lepleurât ; que la partie contre Maubert et Tévenec n’était pasperdue ; que Lucien l’adorait et qu’un avenir heureux pouvaitencore s’ouvrir pour elle après tant de douloureusescatastrophes.

– Au Louvre ! murmura-t-elle.N’est-il pas trop tard ?

Maxime comprit qu’elle abritait sous unprétexte le désir qu’elle n’osait pas avouer de revoir Lucien.

– Nous arriverons avant la fermeture,dit-il vivement. Je suis tombé par hasard sur un fiacre qui marche.Il n’est pas beaucoup plus de trois heures et quart… Nous serons auLouvre dans vingt minutes… et, d’ailleurs, si on ne nous laissaitpas entrer, nous attendrions Lucien et sa sœur dans le square quiest devant la porte du musée.

» C’est convenu avec eux. J’y ai mêmedonné un rendez-vous éventuel à… à quelqu’un qui m’y apporterapeut-être des nouvelles de mon oncle.

– S’il en est ainsi, je me reprocheraisde vous retenir…

La comtesse allait peut-être ajouter :« Partez sans moi », mais Maxime fit un signe au cocherqui s’était arrêté, tout près du trottoir de la rue de Presbourg etqui s’empressa d’ouvrir lui-même la portière de sa voiture.

Il croyait son bourgeois en bonne fortune etil flairait un généreux pourboire.

Madame de Pommeuse se laissa conduire et montala première, suivie de près par Maxime.

Le cheval fila par l’avenue des Champs-Élyséeset ils roulèrent quelque temps sans se parler.

Ils avaient eu en même temps la mêmepensée.

Ils songeaient à ce voyage commencé rue duRocher et terminé à la porte de Clichy, ce voyage qui avait décidéde leurs destinées.

Chalandrey ne le regrettait pas. Il touchaitau port, puisqu’il allait épouser Odette.

La comtesse en était encore à se demander sielle ne devait pas maudire ce point de départ de tant d’aventuresqui n’étaient pas finies.

Les fiacres et les cochers avaient joué ungrand rôle dans leur histoire, et Maxime ne put s’empêcher de ledire.

– Ne trouvez-vous pas, demanda-t-il enriant, que nous sommes prédestinés aux événements qui commencent envoiture ?

– C’est vrai, murmura la comtesse.

– La première fois que vous y êtes montéeavec moi, vous ne vous doutiez guère, ni moi non plus, que nousnous en souviendrions toute notre vie.

» Et le fiacre qui, peu de jours après,vous a menée rue de Naples où des agents vous guettaient… desagents qui vous ont suivie jusqu’à la rue des Dames…

– Vous oubliez la berline à glaces debois où les valets de Tévenec m’ont enfermée…

– Je ne l’oublie pas… et j’espère encoreque ce coquin sera traité selon ses mérites. Que vous en a dit lejuge d’instruction ?

– Il m’a dit qu’on le recherchaitactivement, mais que sans doute Tévenec avait eu le temps de passeren Angleterre.

– Je suis persuadé du contraire. Il n’apas dû abandonner la partie, tant qu’il lui restait une chance dela gagner… et de plus, il doit avoir des comptes à régler avec sesassociés… oui, ses associés, car je ne doute pas qu’il ne fût l’âmede la bande du pavillon… cette bande dont Maubert était le chefmilitant… Tévenec ne mettait pas la main aux grosses besognes, maisil dirigeait les opérations… et si on arrête Maubert, je ne seraispas étonné qu’on prît Tévenec.

– Ils sont sur leurs gardes… etd’ailleurs, où se réuniraient-ils ?… Tévenec, s’il est restécaché dans Paris, ne commettra pas l’imprudence d’aller voir soncomplice.

– Il est certain qu’il ne se montrera pasdans les bureaux de la maison de banque de la rue desPetites-Écuries. Mais ces coquins ont tant de locaux à leurdisposition !

» On en a découvert deux. Je parieraisbien qu’ils en ont trois ou quatre et qu’ils se rencontrerontquelque part avant de se séparer. Le juge d’instruction n’apeut-être laissé partir Maubert que pour avoir les autres.

» Si Pigache les ramassait tous du mêmecoup de filet, Pigache serait le roi des policiers passés, présentset futurs.

» Mais je m’amuse à raisonner sur deshypothèses et je ferais beaucoup mieux de vous parler deLucien.

» J’aurais dû commencer par vous dire queje lui ai trouvé une place… dans une administration dont ledirecteur est un de mes amis… une place beaucoup mieux rétribuéeque celle qu’il a perdue… c’est l’indépendance assurée… et Lucientient, avant tout, à pouvoir se suffire à lui-même… il me le disaitencore hier… et il ne se mariera qu’à cette condition de travaillerpour gagner sa vie, comme par le passé… épousât-il une femme richeà millions.

– Je n’ai jamais douté de sondésintéressement, murmura la comtesse, plus résolue que jamais àrenoncer à l’héritage de son père.

– C’est dans le sang des Croze, cessentiments-là, reprit en riant Chalandrey. Mademoiselle Odette m’adéclaré qu’elle entendait continuer à tirer profit de son talentd’artiste. Je ne l’empêcherai pas de vendre sa peinture, mais ellea compris que ma femme ne pouvait pas chanter pour de l’argent.Vous ne l’aurez plus à vos samedis, chère madame.

– Mes samedis sont finis, dit vivementmadame de Pommeuse. Quoi qu’il arrive, je quitterai mon hôtel… etquant à ma fortune…

– J’ai deviné que vous vouliez y renonceret, sur ce point, je n’ai pas de conseils à vous donner ; maisje puis vous dire que Lucien, qui vous adore, vous aimera encoreplus quand il saura que vous êtes pauvre.

» Ah ! nous arrivons !… quatreheures moins un quart !… diable !… je crains fort qu’onne nous laisse pas entrer.

Après avoir descendu l’avenue desChamps-Élysées, le fiacre avait suivi les quais et débouchait surla place du Carrousel, pour tourner à droite entre le musée et lesquare.

Il y a là un coin d’aspect mélancolique où lespassants n’abondent pas et où l’arrivée d’une voiture est presqueun événement.

Maxime fit arrêter la sienne assez loin del’entrée des galeries et vit tout de suite que l’heure étaitpassée.

Les visiteurs et les artistes sortaient à lafile.

Mais, presque aussitôt, il aperçut LucienCroze montant la garde devant la grille du jardin carré qui occupele fond de cette espèce de cour que bordent de trois côtés lesbâtiments du nouveau Louvre.

Évidemment, Odette n’était pas loin.

Son frère reconnut de loin madame de Pommeuseet vint à sa rencontre.

Ils s’abordèrent, aussi émus l’un que l’autre,émus au point de ne pas trouver une parole et il fallut que Maximeentamât la conversation en disant à son ami :

– Ta sœur est là, n’est-ce pas ?

– Assise sur un des bancs du square,balbutia Lucien.

– Allons la rejoindre… nous ne pouvonsrien faire sans elle… et madame de Pommeuse a hâte de la voir,reprit malicieusement Chalandrey, qui trouvait amusant de laissercroire à l’amoureux Lucien que la comtesse ne venait que pourOdette.

L’explication ne tarda guère, car Odette,ennuyée d’attendre, sortit du square, les vit et accourut.

Elle n’en était plus, comme son frère, auxcruelles incertitudes qui tourmentent les cœurs épris. Elle étaitsûre d’être aimée et l’apparition de la comtesse ne la troubla pasdu tout, car elle devina tout de suite pourquoi elle était venueavec Maxime de Chalandrey.

Au lieu de faire des phrases, elle prit lesmains de sa future belle-sœur et elle l’embrassa sur les deuxjoues, sans lui demander la permission.

La glace était rompue et Maxime ne perdit pasde temps pour mettre à profit l’heureuse intervention de la jeunefille qui venait de supprimer hardiment les préambulesembarrassants.

Il les entraîna tous les trois dans le square,plus propice aux tendres causeries qu’un chemin où passaient desrapins chevelus, et là, dans une allée solitaire, au milieu desverdures nouvelles, ils s’apprêtait à mettre les amoureux sur lavoie d’une explication décisive, lorsqu’il avisa Cabardos quiarrivait tout essoufflé.

Cabardos apportait certainement des nouvellesde l’oncle d’Argental et de son entrevue avec le préfet de police.C’était convenu entre Chalandrey et lui.

Mais ces nouvelles, qui auraient fortintéressé la comtesse, ne regardaient ni Lucien, ni sa sœur, etMaxime n’avait garde de les mettre dans la confidence du drameauquel il venait d’assister.

Il n’était pas fâché d’ailleurs de laisserOdette achever sans lui ce qu’elle avait si bien commencé.

– Voilà un monsieur qui me cherche,dit-il, et je sais pourquoi… c’est un ami de mon oncle… il fautabsolument que je lui parle… ce ne sera pas long.

Et il courut à Cabardos qui s’était arrêté aubout de l’allée et qui lui dit :

– Ah ! monsieur, quel homme que lecommandant ! En moins d’une heure, il a tout arrangé.

– Il a vu le préfet ? demandaChalandrey.

– Le préfet… le chef de la Sûreté… lejuge d’instruction, et il a si bien parlé qu’ils l’ont écouté commeun oracle… il paraît que le préfet l’a connu autrefois…

– Oui… et mon oncle a eu l’occasion delui rendre un service assez important.

– Eh bien ! le préfet s’en estsouvenu, car il l’a reçu tout de suite… et ce qu’il y a de plusfort, c’est que j’ai été appelé, moi aussi, dans le cabinet dugrand chef… qui m’a interrogé lui-même.

– Alors mon oncle leur a raconté leduel ?

– Tout comme il s’est passé… sans rienleur cacher… il aurait voulu mentir qu’il n’aurait pas pu… ça nelui est jamais arrivé de sa vie.

– Alors, ils savent pourquoi il s’estbattu ?

– Ils savent tout… excepté que le fauxAméricain avait écrit une lettre… ça fait que si on vous interroge…et on vous interrogera…

– Je n’en parlerai pas. Elle est arrivéeà son adresse. Mais il me semble impossible que l’affaire en restelà. Il y a eu mort d’homme.

– Il y aura une instruction. Elle estdéjà commencée. Le juge est nommé. Le chef de la Sûreté est chezvous avec mon patron qui m’a chargé de vous y amener… j’ai dit queje savais où vous étiez…

– Et mon oncle ?… oùest-il ?

– Chez lui, rue du Helder… le médecin quil’a pansé à la Préfecture a dit que sa blessure n’était rien, maisqu’il fallait du repos…

– Bon ! ce juge qu’on a désigné… estcelui qui instruit l’affaire du pavillon ?

– Non pas. C’est un autre… un ancien quia été chargé dans le temps de l’affaire de Vincennes… on va lareprendre… et on trouvera bien là-bas des gens qui reconnaîtront lecapitaine Henri… comme je l’ai reconnu quand il était vivant.

– Alors, tout ira bien… pourvu qu’on nedécouvre pas comment il s’appelait de son vrai nom…

– Oui… je comprends… ça contrarierait ladame… Mais il n’y a pas de danger… on ne cherchera pas de cecôté-là. Il faut que je vous dise aussi que si le commandant n’apas parlé de la lettre, il a parlé du portefeuille…

– Naturellement… à cause des billets debanque. Je l’ai sur moi et je vais le remettre àM. Pigache.

» A-t-il été question deGoudal ?

– Ce monsieur qui a servi de témoin àl’Américain ? Oui, certes. Votre oncle a donné son nom et sonadresse. Nous le trouverons peut-être chez vous… et on doit yamener aussi le voisin qui nous regardait d’une fenêtre… Celui-làpourrait certifier que tout s’est passé régulièrement.

» Maintenant, on nous attend là-haut… etsi vous voulez bien venir avec moi, je vais vous y conduire.

– Ne bougez pas. Je suis à vous. Deuxmots à dire à mes amis.

Cabardos comprit et s’éloigna tout doucement,pendant que Maxime abordait la comtesse, assise sur un des bancs dusquare entre Odette et Lucien.

Maxime n’eut qu’à les regarder pour constaterque l’entente s’était faite et qu’il y aurait deux mariages au lieud’un.

Madame de Pommeuse avait abandonné sa main àLucien Croze qui la couvrait de baisers.

Ils pleuraient tous les deux, mais c’était dejoie, et Odette était radieuse.

Chalandrey ne perdit pas son temps à lesquestionner, ni à les renseigner.

– Bonnes nouvelles ! leur dit-ilsimplement. Ce brave homme vient de m’apprendre que tout estarrangé… oui, tout… mais il faut que je l’accompagne près de mononcle qui a besoin de moi… et qui me retiendra peut-être quelquesheures.

» Où vous retrouverai-je ?

– Chez nous, répondit vivementOdette.

Dans sa bouche et en ce moment ce « cheznous » avait une signification très claire. « Nous »s’appliquait aussi à la comtesse, qui bientôt n’aurait plus d’autredomicile que celui de Lucien Croze, son nouveau mari.

Chalandrey comprit et n’en demanda pasdavantage. Il les engagea à se servir, pour aller rue des Dames, dufiacre qui l’avait amené avec madame de Pommeuse et il allarejoindre Cabardos.

– Ah ! monsieur, s’écria l’heureuxbrigadier, si vous saviez comme je suis content ! Je ne vousai pas tout dit. On va en finir cette nuit avec les bandits dupavillon. M. Pigache commandera l’expédition et j’enserai.

Chapitre 5

 

La nuit est noire. Le vent souffle de l’Ouest,chassant de gros nuages chargés de pluie, et balaie la tristeplaine de Montrouge, toute crevassée de carrières.

Sur l’ancienne route d’Orléans qui latraverse, pas un piéton, pas une charrette.

Pas de maisons en bordure. Rien que des mursde jardins maraîchers et, de loin en loin, un hangar en bois ou unemasure abandonnée.

C’est le désert aux portes de Paris.

Pourtant, à deux cents pas du chemin, sur lagauche, en tournant le dos aux fortifications, un point lumineuxbrille dans les ténèbres, presque au ras du sol, comme un verluisant au pied d’une haie.

Et, vers cette faible clarté, à travers unchamp caillouteux, s’avancent lentement trois ombres, qu’onpourrait prendre pour des fantômes, quoiqu’elles aient formehumaine.

Ces promeneurs nocturnes ne sont certes pasvenus là pour leur agrément, à pareille heure et par un tempspareil, un temps à bourrasques de la fin de l’hiver.

Ils savent où ils vont et ce qu’ils viennentfaire dans ces solitudes.

On les attend là-bas, dans une espèce degrange, dont une fenêtre éclairée leur sert de phare.

Deux des trois sont grands et minces. Letroisième n’est pas petit, mais il est gros et il a quelque peine àtenir sur ce terrain inégal.

Il marche au milieu de ses compagnons, qui leflanquent des deux côtés et le soutiennent quand il butte contreune pierre, en jurant comme un païen.

Sous le caban qui le couvre et dont il arelevé le capuchon par-dessus son chapeau ciré, on ne devineraitpas que ce hardi camarade est une femme.

Mais quelle femme ! Virginie Crochard,affublée comme un vieux troupier ; la mère Caspienne, armée enguerre, un revolver d’ordonnance en bandoulière et une trique à lamain.

Son voisin de droite, c’est Cabardos, enpetite tenue de brigadier de sergents de ville, le képi en tête etl’épée au côté.

Son voisin de gauche, c’est Maxime deChalandrey qui, pour cette expédition, s’est habillé comme pour unechasse à courre, toque en tête, dague passée dans le ceinturon,culotte de peau et bottes molles, sans éperons, car c’est à piedqu’on va forcer le gibier.

Minuit vient de sonner au clocher deMontrouge, et voilà une heure que, sortis de Paris par la ported’Arcueil, ils cheminent sans s’arrêter.

Aussi sont-ils tous les trois d’assez mauvaisehumeur.

– Mon vieux Cabardos, êtes-vous bien sûrde ne pas nous avoir égarés ? demanda tout à coupChalandrey.

– Absolument sûr, mon lieutenant,répondit le brigadier, qui avait la manie de donner des grades àtous ceux qu’il considérait comme des supérieurs.

Le neveu d’un chef d’escadron devait être aumoins lieutenant, et Cabardos le classait comme tel dans lahiérarchie qu’il inventait.

– La Grange Rouge est devant nous et lalumière que vous voyez est le signal convenu avec le patron. Cen’est pas la première fois que j’y viens, à la Grange Rouge… j’y aiarrêté des rôdeurs dans le temps… et je vous y mènerais les yeuxfermés.

– Du diable si je devine pourquoi tonPigache nous y a donnés rendez-vous ! grommela Maxime.

– Moi, je m’en doute. Mais je ne discutepas la consigne. On va en finir cette nuit, comme je vous le disaistantôt, quand je suis venu vous chercher pour vous ramener rue deNaples. Le patron compte sur une rafle… c’est vous qui avez demandéà en être.

– Et Pigache ne s’est pas fait prier pourm’en mettre. Il m’a même dit qu’il aurait peut-être besoin de moi…et je n’ai pas pu refuser. Il a été si bien pour nous, là-haut,dans le jardin ! Sans lui, je crois bien que le juged’instruction nous aurait tous fait coffrer, y compris ce pauvreGoudal, qui a passé là un mauvais quart d’heure.

– Tandis que l’affaire est arrangée. Cesoir, à la préfecture, le patron m’a dit qu’on ne poursuivraitpersonne pour le duel. Et, en me donnant ses instructions pourcette nuit, il m’a commandé de vous conduire à la Grange Rouge,avec Madame Crochard, ici présente.

– Il a oublié de vous dire pourquoi,s’écria la ci-devant cantinière du 3e régiment dechasseurs d’Afrique. Je n’ai pas demandé à marcher, moi. Et jecommence à croire qu’ils ont tous perdu la boule. Hier, ils m’ontfait venir au Palais de Justice où j’ai posé deux heures pour desprunes. Le juge n’a seulement pas voulu me voir. Je croyais quej’en étais quitte… Ah ! ouiche !… Ce soir, àhuit heures, v’là qu’un roussin tombe dans mon garni de larue des Épinettes… Ordre de le suivre au bureau de la Sûreté… Là,on me garde encore deux heures, et après on me fait monter enfiacre avec vous… en route, pour la porte d’Arcueil !… C’estvrai que nous y avons rencontré monsieur, qui est le neveu de moncommandant… mais, enfin, qu’est-ce qu’ils me veulent ?

» J’en ai assez de trimer commeça… ils ont fait fermer ma cambuse de la cité du Bastion… ilspeuvent bien me laisser tranquille…

– J’ai dans l’idée qu’on vous permettrade la rouvrir, un de ces jours. Et pour ce qui est de la marche denuit, je crois que le patron va vous parler d’un particulier quevous ne portez pas dans votre cœur… celui qui venait tous les troismois, toucher le loyer du Lapin qui Saute.

– Tévenec !… ah ! legueux !… en voilà un que je voudrais voir aux galères !…mais si ce n’est que pour me parler de lui, ce n’était pas la peinede me faire courir la plaine de Montrouge.

– C’est pour mieux que ça. Vous leconnaissez, ce Tévenec… que le patron n’a jamais vu… et si on vousle montre, vous pourrez dire que c’est bien lui.

– Ah ! oui, que je le dirai !et du moment que c’est pour aider à le faire pincer, je n’en veuxplus à votre patron de m’avoir dérangée.

– Moi aussi, je connais Tévenec, ditChalandrey, et nous serons deux pour constater l’identité… maisvotre patron le tient donc ?

– Pas encore, mais ça ne tardera pas. Lepatron va vous expliquer ce qu’il attend de vous.

» Maintenant, attention ! ajoutaCabardos, en baissant la voix. Nous tombons dans lesavant-postes.

Un homme venait de se dresser à dix pas devanteux, un homme qui se tenait couché dans un sillon.

– Ami ! lui cria Cabardos. Avance àl’ordre que je te donne le mot de passe.

Le brigadier fit la moitié du chemin etconféra un instant avec cette sentinelle qui gardait les abords dela Grange Rouge.

Puis, revenant à Maxime et à la mèreCaspienne.

– Venez, leur dit-il ; le patronnous attend.

Ils marchèrent vers la lumière qui brillaittoujours à la fenêtre et le brigadier frappa doucement auxcarreaux.

Une porte basse s’ouvrit et M. Pigache semontra sur le seuil, portant à la main une lanterne sourde dont iltourna vers le groupe la face éclairée.

– Bonsoir, monsieur de Chalandrey,dit-il, le plus poliment du monde. Je vous remercie d’être venu.Vous allez m’être fort utile. J’ai d’abord à causer avec vous et jevous prie d’entrer.

» Vous, la mère, je vous airéquisitionnée, parce que j’aurai besoin de vous, tout à l’heure…et je puis vous dire, dès à présent, que si vous me servez bien, jevous ferai rendre l’autorisation qu’on vous a retirée.

– Ça ne sera pas trop tôt, grommelaVirginie.

Maxime, de plus en plus étonné, se laissaconduire dans l’intérieur de la Grange Rouge, ainsi nommée parcequ’elle était construite en briques.

Elle avait dû servir autrefois de logement àdes carriers ou d’abri pour emmagasiner leurs outils, mais elleétait abandonnée depuis longtemps, car elle tombait en ruines et, àl’intérieur comme à l’extérieur, on n’y voyait que les quatre murs,sauf une cloison en planches mal rabotées qui la partageait endeux.

M. Pigache l’emmena dans un coin etreprit à demi-voix, comme s’il eût craint d’être entendu :

– Vous vous doutez bien que nous allonspincer, cette nuit, Maubert, Tévenec et peut-être le reste de labande. Le juge d’instruction tenait à les avoir tous. J’ai pris mesmesures et je suis sûr d’arrêter au moins les chefs.

– Dans la plaine de Montrouge ?demanda Chalandrey, presque incrédule.

– À trois cents mètres de cette masure.Vous le croirez quand vous l’aurez vu. Je veux que vous assistiez àla capture. Mais il faut d’abord que vous sachiez comment je suisarrivé à un si prompt résultat. C’est un des leurs qui les adénoncés.

– Naturellement.

– Et le dénonciateur est là, derrièrecette cloison. Deux de mes plus solides agents le surveillent… etcontinueront à le serrer de près jusqu’à la fin de l’opération, caril va servir de guide. Mais je voudrais d’abord vous aboucher aveclui.

– Je n’y tiens pas du tout. Etd’ailleurs, à quoi bon ?

– Il vous connaît et il affirme que vousle connaissez. Il fait partie de votre cercle.

– Comme Maubert. C’est possible, mais cen’est pas une raison pour que je le connaisse. Il compte six centsmembres, ce cercle de malheur, et les coquins y foisonnent. Celuiqu’ils ont étranglé dans le pavillon en était… le malheureux quemon oncle a tué aussi…

– Parfaitement… mais je tiens àm’assurer, dès à présent, que mon homme ne ment pas. Il a étél’ami… le bras droit de Tévenec qui, paraît-il, n’avait pas desecrets pour lui… Il a été fortement mêlé à l’enlèvement de madamede Pommeuse… et en le confrontant avec vous, j’éviterai de leconfronter avec cette dame.

– Quel homme est-ce ?

– Il a l’air d’un homme du monde et ilest certainement très intelligent. Il sait toute l’histoire de labande dont il a été très longtemps. Il a compris que c’en étaitfait de l’association fondée par feu Grelin, et il a pris le partide passer à l’ennemi.

» Il m’a demandé carrément de l’employerdans la police de sûreté.

» Nous n’y admettons plus les gens de sonespèce ; mais, comme indicateur auxiliaire, il rendra desservices… et on pourra fermer les yeux sur sa complicité… d’autantqu’il n’a pris aucune part à l’assassinat du boulevardBessières.

» Il s’est présenté tantôt à mon cabinetet m’a offert de me livrer cette nuit Maubert et Tévenec. J’aiaccepté, bien entendu. Tout est prêt. Je n’attends plus que lemoment d’opérer à coup sûr. Ce sera dans vingt minutes. J’ai doncle temps d’interroger devant vous ce gredin qui livre ses amis.Vous m’aiderez et nous en tirerons des renseignements qui vousintéresseront.

» Venez avec moi.

Placée perpendiculairement à la porte de lagrange, la cloison n’avait pas d’ouverture. Il en résultait quepour passer d’un compartiment dans l’autre, il fallait sortir, puisrentrer.

Ce bizarre aménagement intérieur n’étaitassurément pas du fait de M. Pigache.

Sans doute, les ouvriers avaient placé làcette cloison pour diviser la bâtisse en deux pièces, dont l’uneleur servait de magasin et l’autre d’habitation, au temps où ilsexploitaient une carrière dans les environs de la Grange-Rouge.

La porte extérieure était restée ouverte etChalandrey put voir, en passant, que Cabardos et la mère Caspiennen’étaient pas loin.

La pièce où il entra après le sous-chef de lasûreté était un peu mieux éclairée que l’autre, qui ne l’était pasdu tout.

Deux chandelles, posées sur l’appui de lafenêtre, achevaient de se consumer, les deux chandelles qui avaientservi de phare au brigadier.

Le dénonciateur, gardé par deux agents,attendait debout et adossé à la muraille.

Pigache lui mit, sans cérémonie, sa lanternesous le nez et dit à Maxime :

– Voilà le monsieur qui prétend vousavoir vu à votre cercle.

Le monsieur était un homme d’une quarantained’années, très soigné dans sa mise et porteur d’une figureavenante.

– Il se peut queM. de Chalandrey ne se souvienne pas de moi, dit-il avecun calme parfait. J’ai eu cependant assez souvent l’occasion de lerencontrer au cercle. J’ai même eu deux fois l’honneur de jouer aubillard avec lui.

Maxime le reconnut parfaitement. C’était unhabitué de la salle de billard et il ne mentait pas en disant qu’ilavait fait la partie de Maxime.

Il aurait pu ajouter qu’il avait fait souventcelle du commandant d’Argental et, qu’étant de première force, ilavait toujours battu l’oncle et le neveu.

– En effet… je me rappelle, murmuraChalandrey, stupéfait de retrouver là un ancien partnerqu’il avait toujours pris pour un homme comme il faut.

– Je m’empresse d’ajouter que je neremettrai plus les pieds à ce cercle, continua ce singulierpersonnage. Je viens de m’en exclure moi-même en me mettant à ladisposition de monsieur le chef de la police de sûreté. Vousn’aurez donc plus, monsieur, le désagrément de m’y voir.

– Pas tant de phrases ! ditbrusquement Pigache. J’ai reçu vos déclarations et j’ai pris mesmesures en conséquence. Nous saurons tout à l’heure si ellesétaient exactes. Si vous m’avez trompé, il vous en cuira. Vouspaierez pour les autres. Mais, en attendant que nous marchions,répondez aux questions que monsieur et moi nous allons vousposer.

» Monsieur a intérêt à savoir quel rôleont joué certaines personnes, et je l’autorise à vous questionner…quand j’aurai fini.

– Je suis prêt à répondre.

– À quelle époque êtes-vous entré dansl’association ?

– Presque à l’origine… mais je n’aijamais été qu’affilié très subalterne.

– Qui l’a organisée ?

– Un homme qui avait gagné de l’argentdans des entreprises de terrassement et qui a eu l’idée de creuserdes souterrains pour introduire des alcools dans Paris, sans payerles droits.

– Oui… feu Grelin, dit Pigache.

– Alors, il était déjà riche, quand il acommencé à frauder l’octroi ? demanda Maxime.

– Certainement. Les travaux préparatoiresont coûté beaucoup d’argent qu’il a fourni en grande partie. Et,dès le début, il s’est associé avec Tévenec… qui était agentd’affaires et qui a apporté aussi des capitaux.

» Personnellement, je n’ai pas connuGrelin… mais j’avais travaillé chez Tévenec et c’est lui qui m’ainitié.

– Les opérations n’avaient pas d’autrebut que la fraude ?

– Pas d’autre… du moins tant que Grelinles a dirigées… et elles ont produit des bénéfices énormes. Moi, jene connaissais que Tévenec et j’étais employé à placer lesmarchandises qu’on emmagasinait dans des locaux que vous avezdécouverts… boulevard Bessières, autrefois… et plus tard, rueGazan. Je touchais de fort belles commissions, mais, après la mortde Grelin, les affaires sont devenues beaucoup moins productives,parce qu’elles ont été mal conduites… et l’association a changé debut.

» Maubert y a introduit des gens capablesde tout. On a commandité des voleurs de toute espèce… des escrocsqui trichaient au jeu dans les cercles et dans les villes d’eaux.Maubert s’est fait receleur et il a fini, avec d’autres bandits deson espèce, par assassiner un complice qu’il soupçonnait de l’avoirdénoncé… Ce qu’il y a de joli, c’est que ce n’était pas vrai… je leconnaissais, ce malheureux… il était du cercle, lui aussi.

– Si nous les manquons ce soir, gare àvous ! ils ne vous manqueront pas, dit avec mépris lesous-chef de la sûreté.

– Oh ! ils ne me font pas peur. Dureste, je ne les aurais jamais livrés, s’ils ne m’avaient pas voléindignement. Maubert était dépositaire de mes fonds… je les luiavais confiés sans exiger un reçu… Hier, quand je les lui airéclamés, il a nié le dépôt, en me mettant au défi de porterplainte. J’aurais peut-être hésité à le dénoncer, parce que je nevoulais pas perdre Tévenec qui, jusqu’alors, ne m’avait pas fait demal… mais Tévenec vient de se conduire avec moi de telle sorte queje suis dispensé de le ménager.

» Il a refusé de me payer vingt-cinqmille francs qu’il m’avait promis pour arranger l’enlèvement demadame de Pommeuse.

– Quoi ! s’écria Maxime, c’est vousqui…

– Oui, monsieur. Je m’étais chargé decette affaire, parce que je savais que la vie de madame de Pommeusene courait aucun danger. Si elle vous a raconté son aventure, ellea dû vous parler de la visite que je lui ai faite dans la maison dela rue Gazan… j’étais envoyé en ambassade par Tévenec… quiespérait, en l’effrayant, la décider à le suivre en Angleterre oùil aurait eu beau jeu pour la dépouiller de sa fortune.

» Vilaine mission qu’il m’avait donnéelà !… je m’en suis acquitté consciencieusement… et je suistrès content de n’avoir pas réussi. La comtesse de Pommeuse ne seplaindra pas que j’aie manqué d’égards avec elle.

– Osez-vous prétendre qu’elle vous doitde la reconnaissance ? demanda ironiquement Chalandrey.

La cynique impudence de ce drôle ledégoûtait.

– Assez d’explications là-dessus !s’écria Pigache. Vous soutenez que vous n’étiez pas de ceux qui ontétranglé un homme dans le pavillon. Il faudra le prouver. Nousverrons ce qu’en dira Maubert.

– Il est capable de m’accuser à faux…mais la meilleure preuve que je n’en étais pas, c’est que madame dePommeuse ne m’a pas vu… et elle a assisté au meurtre.

– Qu’en savez-vous ?

– Je l’ai su par Tévenec qui l’avait sude Maubert.

– Et Tévenec, en était-il ?

– Non. Tévenec n’a jamais tué personne.Tévenec est pour les moyens doux… et quand il a appris ce qu’avaitfait cette brute de Maubert, il est entré dans une colèreépouvantable.

» Du reste, quand vous les aurez pris,vous n’aurez qu’à les interroger pour savoir à quoi vous en tenir.Je vous dis la vérité, parce que, au point où j’en suis, je n’aiplus aucun intérêt à mentir. J’ai brûlé mes vaisseaux avec lescompagnons de l’œil de chat ; j’espère qu’on me sauragré de les avoir livrés… et si la police veut bien m’employer, parla suite, je tâcherai de bien la servir.

– Je ne vous promets rien, dit sévèrementPigache. C’est le juge d’instruction qui décidera si vous serezcompris dans les poursuites contre l’ancienne bande… celle qui nefaisait que de la fraude… vous en étiez, si vous n’étiez pas aupavillon, le jour de l’assassinat… et tous ceux qui en ont étéauront des comptes à rendre… Mais nous n’en sommes pas là… etl’heure avance.

– Monsieur de Chalandrey, avez-vous autrechose à demander, avant que nous nous mettions en route ?

– Deux questions à poser, réponditMaxime.

Et s’adressant au dénonciateur :

– Vous avez rencontré au cercle unAméricain, nommé Atkins. Est-ce un affilié ?

– Non, monsieur. C’est, je crois, unaventurier, mais il n’a jamais fait partie de la bande… ce qui neveut pas dire qu’il n’a pas d’autre méfaits sur la conscience.

» Tévenec, qui le détestait, je ne saispourquoi, s’est vanté devant moi d’être en mesure de le fairearrêter quand il voudrait, mais il ne m’a pas raconté l’histoire decet individu.

Cette réponse ne rassura pas tout à faitMaxime qui redoutait toujours que madame de Pommeuse ne se trouvâtcompromise. Elle lui prouva du moins que la proche parenté de lafuture femme de Lucien Croze avec le faux Américain, condamné parcontumace, n’était connue que du seul Tévenec.

Et il se hâta d’éclaircir un point quil’intéressait tout autant.

– Vous avez dû voir quelquefois lecaissier de Maubert ? demanda-t-il, sans transition.

– Le jeune homme que Maubert a chassé enl’accusant de l’avoir volé. Je l’ai vu très souvent. J’avais uncompte dans la maison… et quand je venais toucher de l’argent,c’était lui qui me payait. Encore un que Tévenec exècre et, cettefois, je sais pourquoi. Tévenec s’est figuré que ce garçon plaisaità la comtesse de Pommeuse, et pour le perdre de réputation, il aconseillé à Maubert de lui imputer un vol imaginaire.

– Alors, le caissier estinnocent ?

– Absolument. C’est Tévenec lui-même quime l’a dit. Il riait beaucoup du tour qu’il lui avait joué. Nousverrons bien s’il osera le nier devant moi.

– Je n’ai plus rien à vous demander, ditMaxime, complètement satisfait.

– Alors, marchons ! commandaPigache. Il est l’heure.

– Je suis à vos ordres, répondit ledénonciateur.

– Je vous préviens que je vais vousmettre à l’avant-garde. Si les brigands se défendent, vous recevrezles premières balles. Et les deux agents qui vont vous escorter ontl’ordre de vous tirer dessus, si vous décampez en route.

– Il faudrait que je fusse bien bête pouressayer de me sauver et je n’en ai nulle envie. Je tiens trop à mavengeance. Je ne serai content que quand je verrai mettre lesmenottes à Tévenec et à Maubert.

– En route, vous autres !… criaPigache à ses agents.

Ils sortirent à la file, emmenant l’affiliéqui n’avait rien perdu de son assurance. Maxime et leur chefsortirent après eux.

Cabardos et la mère Caspienne les attendaientdehors, sous la pluie qui commençait à tomber.

Une douzaine d’agents, dispersés autour de laGrange-Rouge, s’étaient rassemblés durant la conférence etformaient le cercle autour de l’ancienne cantinière et de l’ancienmaréchal des logis.

M. Pigache partagea sa troupe en deuxpelotons, – un en tête, un en queue – et donna brièvement sesdernières instructions.

Cabardos prit le commandement du premierpeloton.

Virginie Crochard marcha avecl’arrière-garde.

Pigache et Chalandrey, au centre, entre lesdeux escouades.

– Expliquez-moi donc ce que nous allonsfaire, demanda Maxime. Arrêter Maubert et Tévenec, je le sais bien.Mais où sont-ils ?

– Pas loin d’ici, répondit Pigache.Tévenec, qui ne se refusait rien, s’est offert, il y a quelquesannées, une villa dans la plaine de Montrouge, à proximité de larue Gazan, qu’il habitait, mais qui appartient à l’association. Ill’a fait bâtir pour son usage particulier, cette villa où il necouchait que rarement et où il n’a jamais reçu que ce drôle qui l’adénoncé, après avoir été son âme damnée.

» Tévenec, en homme prudent, s’étaitménagé un refuge en cas de malheur.

» Quand les affaires de la bande ontcommencé à mal tourner, il a songé à se mettre à l’abri et il estvenu se cacher dans sa maison des champs, avant de passer enAngleterre. C’est là qu’il a organisé le guet-apens tendu à madamede Pommeuse. Il se flattait, comme vous savez, de la décider à lesuivre à l’étranger.

» Il n’y a pas réussi et il se prépare àfiler, mais avant de partir, il avait des comptes à régler avecMaubert et il lui a donné rendez-vous pour cette nuit.

» Maubert, que j’ai fait surveiller àpartir de l’instant où il est sorti du cabinet du juged’instruction, Maubert, se sentant perdu aussi, s’est décidé à voirson complice qui lui avait offert de partir avec lui.

» Il est sorti de Paris, en omnibus, à latombée de la nuit. Il est descendu à Arcueil et il est venu trouverson compère, à pied, à travers champs, sans s’apercevoir que deuxde mes hommes le filaient. J’ai été averti immédiatement.Déjà, dans la journée, j’avais reçu la visite du dénonciateur quim’avait raconté le projet d’entrevue que Tévenec avait eu la bêtisede lui confier. Le rapport de mes agents m’ayant appris que lepoisson était dans la nasse, j’ai préparé le coup de filet pourcette nuit.

– Il me semble que vous auriez pu ledonner deux heures plus tôt.

– Non… je ne voulais pas les manquer etil me fallait le temps de rassembler la brigade que j’ai conduitemoi-même à la Grange Rouge… cette masure où je vous ai attendu etqui m’a déjà servi de point de ralliement pour d’autresopérations.

» Je tenais à avoir, avec moi, la femmeCrochard, pour le cas où Tévenec nierait qu’il touchait les loyersdes dépendances du pavillon légué par feu Grelin à ses associés.J’ai dû l’envoyer chercher au quartier des Épinettes.

» Je tenais aussi, à vous amener et jevous ai dépêché Cabardos. Vous m’aiderez à confondre Tévenec, s’ilessaie d’équivoquer sur des faits que vous connaissez.

» Et j’ai eu encore un autre motif pourretarder l’expédition. Il est possible que ces coquins sedéfendent, et je ne serais pas fâché de les surprendre au lit. Ilsdoivent y être maintenant, ou alors, c’est qu’ils ne se coucherontpas du tout, afin d’être prêts à filer au petit jour.

– Si les oiseaux s’étaient déjàenvolés ?…

– Je le saurais. Six de mes hommessurveillent les alentours de la villa… avec ordre d’empoigner toutindividu qui essaierait d’en sortir et de m’envoyer chercherimmédiatement à mon quartier général de la Grange Rouge. Et commepersonne n’est venu, je suis certain que Tévenec et Maubert n’ontpas bougé… mais je n’espère pas trop les trouver endormis. Jecroirais plutôt qu’ils discutent entre eux à propos du partage dufonds social… car je suppose qu’ils ne doivent pas être d’accordsur ce point ni sur d’autres.

– Est-ce qu’ils sont seuls dans cettetanière ?

– Ce n’est pas certain, mais c’estprobable. Tévenec, quand il y venait, se passait de valet dechambre et, en son absence, la villa n’était gardée que par unjardinier, affilié subalterne, comme tous les gens que Tévenecavait à son service, rue Gazan.

» J’ai de fortes raisons de croire qu’ila congédié récemment tout ce personnel de coquins. Je suppose doncque, pour la dernière nuit qu’il compte passer à la villa, il n’aamené personne avec lui.

– À moins qu’il n’ait convoqué tout sonmonde pour participer à la liquidation.

– Non. C’est déjà fait. Les inférieursont reçu de l’argent et l’ordre de se disperser. Les gros bonnetsde la bande ont été avertis d’avoir à se mettre à l’abri. Ceux-làsont riches et ils ne viendront pas réclamer leur part.

» Ils vont se terrer comme des renards,et ce n’est pas le moment de chercher leurs terriers. Quand noustiendrons les deux chefs, le juge d’instruction saura bien en tirerdes aveux. Ils tâcheront de rejeter la responsabilité sur d’autreset ils nommeront leurs complices.

» On y mettra peut-être six mois, mais onfinira par les avoir tous.

Cette perspective d’un trop long procèsn’était pas faite pour réjouir Maxime de Chalandrey, car cesmisérables ne manqueraient pas de mettre en scène la pauvrecomtesse, mais le sort en était jeté et il ne dépendait pas desamis de madame de Pommeuse d’empêcher que l’arrestation des deuxchefs eût des suites.

Maxime souhaitait qu’ils résistassent et qu’onles tuât sur place, mais il ne l’espérait pas.

– Du reste, reprit M. Pigache, alorsmême que les sept assassins du pavillon seraient rassemblés cettenuit chez Tévenec, nous sommes en force pour les mater.

– Comment comptez-vous entrer dans lavilla ? demanda Chalandrey. Par escalade ?… ou enenfonçant la porte ?

– Pas besoin. Le dénonciateur connaît lesecret pour l’ouvrir… la chose se fera sans bruit. Et ce ne serapas long. Quand j’aurai confronté Tévenec avec vous et avec lafemme Crochard, je le ferai enlever par mes hommes… Maubert aussi…j’ai commandé une voiture cellulaire qui attend sur le chemin deronde, près de la porte d’Arcueil et qui emmènera notre gibier auDépôt de la Préfecture.

» Dès que j’aurai emballé ces messieurs,je ne vous retiendrai plus, et il ne me restera qu’à vous remercierdu concours que vous m’aurez prêté.

» Mais nous approchons… et maintenant, lesilence est de rigueur.

Chalandrey avait beau regarder devant lui, ilne voyait rien, tant la nuit était sombre. Il pleuvait très fort etle vent faisait rage, de sorte que la marche devenait de plus enplus pénible.

– Tout est éteint, c’est bon signe, ditPigache.

– Où donc est la maison ? interrogeaMaxime.

– Au bas de la pente que nous descendons,depuis un instant.

» Elle a été bâtie au fond d’une espècede ravin qui coupe la plaine et on ne l’aperçoit que quand on a lenez dessus.

Chalandrey finit par distinguer une massenoire qui tranchait sur les ténèbres et presque aussitôt il seheurta contre un agent de l’avant-garde qui revenait sur ses paspour prendre les derniers ordres de son chef.

La conférence fut courte.

– Avançons, dit Pigache. Le gredin quinous a guidés n’attend que nous pour entrer.

Ils le trouvèrent, collé contre la grille dela villa où tout dormait sans doute, car on n’y voyait pas delumière et on n’entendait aucun bruit.

Le sous-chef de la sûreté prit ses dernièresdispositions, après avoir interrogé Cabardos qui affirma que lamaison était complètement cernée et que personne ne s’enéchapperait en franchissant le mur du jardin, gardé par un cordonde sentinelles.

L’arrière-garde ne tarda pas à rejoindre, etavec l’arrière-garde, Virginie Crochard que M. Pigacheinterpella en ces termes :

– J’aurai besoin de vous tout à l’heure,mais on va peut-être nous recevoir à coups de revolver et ce n’estpas la peine de vous exposer. Vous pouvez rester ici jusqu’à ce queje vous fasse appeler.

– En réserve, moi qui ai servi auxchasseurs d’Afrique ! jamais de la vie ! s’écria la mèreCaspienne. Je demande à entrer avec vous.

– Soit ! à condition que vous voustiendrez en arrière avec M. de Chalandrey. Je ne veux pasqu’on me détériore mes témoins.

» C’est à moi à passer devant… à moi et àCabardos.

Puis, s’adressant au dénonciateur, serré deprès par deux agents, Pigache reprit :

– Êtes-vous prêt à marcher ?

– Quand il vous plaira, répondit letraître. Laissez-moi seulement chercher la serrure. J’ai ce qu’ilfaut pour l’ouvrir.

En même temps, il tirait de sa poche unepetite clé. Le sous-chef de la sûreté fit un signe à ses agents quis’écartèrent, et l’ex-employé de Tévenec se mit à tâter la grille,jusqu’à ce qu’il eût trouvé le trou de cette serrure, cachée à labase d’un des barreaux.

Il y introduisit doucement sa clé, et lalourde porte de fer tourna sans bruit sur ses gonds, huilés parordre du propriétaire qui tenait à sortir et à rentrer sans qu’onl’entendît.

Pigache, comme il l’avait annoncé, passabravement le premier. Cabardos vint ensuite et fit entrer lesautres ; Chalandrey et la cantinière, les derniers.

Sept hommes en tout, dont quatre agents bienarmés.

La maison se présentait de flanc, à dix pas dela grille dont elle était séparée par une allée.

Au rez-de-chaussée, deux portes-fenêtres,garnies de persiennes et s’ouvrant au ras du sol.

À travers la claire-voie des persiennesfermées filtrait une lueur.

– Ils sont là, dit tout bas ledénonciateur, et si vous voulez me laisser faire, Tévenec vaouvrir. Il reconnaîtra ma manière de frapper.

» Rangez-vous le long du mur avec votremonde, et dès que Tévenec se montrera, sautez sur lui. Il faut leprendre avant qu’il ait le temps de se reconnaître. Après, onverra.

Pigache adopta ce plan sans hésiter. Il plaçalui-même ses hommes, deux de chaque côté de la porte-fenêtre laplus rapprochée, Maxime et la mère Caspienne, toujours enserre-file ; puis, il revint avec Cabardos prendre positionderrière son auxiliaire et il lui souffla :

– Allez, maintenant !

Le traître s’approcha de la persienne etfrappa, avec sa clé, trois coups espacés d’une certainefaçon : deux, un et deux.

Un bruit de fauteuils remués répondit del’intérieur à ce signal ; une ombre se dessina derrière laclaire-voie, et presque aussitôt, on ouvrit.

C’était bien Tévenec.

Pigache et Cabardos se précipitèrent, lesaisirent au collet et le maintinrent, pendant que les quatreagents arrivaient à la rescousse, revolver au poing.

Judas, qui l’avait vendu, ne se montra point,Maxime et Virginie non plus.

Tout cela était convenu avec le sous-chef dela sûreté.

Tévenec recula en se débattant et alla tomberassis dans un fauteuil, devant une table sur laquelle étaientétalés des papiers et plusieurs gros paquets de billets de laBanque de France.

Deux lampes à abat-jour éclairaient la scène,posées sur la table qui n’était pas loin de la porte-fenêtre, etdonnaient une lumière que les envahisseurs auraient pu apercevoirdu dehors à travers les persiennes fermées, mais le salon étaittrès grand et le fond de ce salon se trouvait dans l’ombre.

Un homme s’y était réfugié, un homme quePigache fut le premier à apercevoir et à reconnaître.

Pigache alla droit à lui en disant :

– Bonsoir, M. Maubert !approchez-vous donc, je vous prie. J’ai à causer d’affaires avecvotre ami qui est là et vous ne serez pas de trop.

– Je ne vous connais pas, grommelaMaubert.

– Vous m’avez cependant rencontré hier,au Palais de Justice, dans l’antichambre du cabinet de M. lejuge d’instruction. Sans doute, vous ne m’aurez pas remarqué. Mais,moi, je vous connais parfaitement… et je savais que je voustrouverais ici, cette nuit.

– Trêve de railleries !… que mevoulez-vous ?

– Vous devez vous en douter, mais je vaisvous le dire.

» Je suis porteur d’un mandat d’amenercontre vous et je viens le mettre à exécution.

» Vous vous rendez, n’est-ce pas ?…Je serais désolé d’être obligé d’employer la force. Je vouspréviens seulement que j’ai beaucoup de monde avec moi et que lamaison est cernée.

» Je vous invite donc à ne pas chercherla porte… vous n’iriez pas loin… et à vous asseoir, comme l’a faitmonsieur qui me paraît comprendre mieux que vous la situation.

Tévenec, en effet, semblait atterré. Ilregardait alternativement les agents qui le tenaient en respect etles billets de banque étalés sur la table, ces billets quireprésentaient sans doute sa part du fonds social des bandits etqu’il n’avait pas eu le temps d’empocher.

Il n’essayait pas de résister, parce qu’il sesentait perdu.

Maubert, au contraire, grinçait des dentscomme un loup pris au piège et il avait l’air si menaçant queCabardos se rapprocha, afin d’être à portée de secourir sonchef.

– Ne me touchez pas ! dit Maubertd’une voix rauque. De quoi suis-je accusé ?

– D’assassinat, répliqua froidementPigache, et de quelques autres crimes moins graves, qui ont précédél’assassinat.

– C’est cette femme qui m’accuse, jesuppose… cette folle qui me prend pour un autre.

– Madame de Pommeuse ? elle vous areconnu devant le juge d’instruction, mais elle ne l’a pas revudepuis hier. Vous avez été dénoncé par un de vos complices… etcelui-là, vous ne pourrez pas vous en défaire… nous ne sommes pasici au pavillon du boulevard Bessières.

– Mettez-moi donc en présence de cethomme. Je veux voir s’il aura l’audace de soutenir devant moi queje suis un assassin.

– Je vous procurerai tout à l’heure cettesatisfaction. Il faut d’abord que j’interroge monsieur et que je lemette à même de s’expliquer avec des personnes de saconnaissance.

» Prenez patience. Votre tourviendra.

– J’y compte et j’attends, dit Maubert,en prenant un air de défi qui n’intimida pas du toutM. Pigache.

Ce banquier scélérat était d’une autre trempeque le cauteleux Tévenec, et Pigache aurait dû commencer par lefaire empoigner pour le mettre dans l’impossibilité de nuire.

Mais le sous-chef de la sûreté, par une sortede coquetterie professionnelle, tenait à ne pas laisser voir qu’ilse préoccupait de l’attitude de ce bandit et à en finir avecl’autre coquin, plus retors et moins redoutable.

Il lui suffisait que Maubert ne pût pas fuiret que Cabardos ne le perdît pas de vue.

Il revint donc à l’associé, toujours affaissédans le fauteuil où il l’avait poussé.

– Vous êtes bien le propriétaire de cettevilla, lui dit-il ; et vous vous appelez Tévenec.

Pigache n’obtint pour toute réponse qu’unsigne équivoque.

– Vous avez été l’ami de feuM. Grelin et après sa mort, vous avez administré la fortune desa fille…

– Non… ce n’est pas vrai, murmuraTévenec.

– Vous fréquentiez du moins son salon. Ily a ici quelqu’un qui vous y a vu souvent.

– Je ne m’occupais pas de sesaffaires.

– Vous vous occupiez, du moins, de cellede l’association fondée par son père… cette association qui avaitson siège principal, boulevard Bessières… dans un pavillon, où,dernièrement, on a étranglé un homme.

– Je n’y étais pas.

– Le jour du crime, non. Mais, vousgériez les immeubles qui en dépendent.

– C’est faux.

– Direz-vous que c’est faux à la femmeCrochard qui vous payait son terme tous les trois mois ?

» Elle est ici, la femme Crochard.Voulez-vous que je l’appelle ?

Tévenec baissa la tête et se tut.

– Je crois que c’est inutile, reprit enhaussant les épaules, le sous-chef de la sûreté. Vous la verrezdemain chez le juge d’instruction et, cette nuit, je n’ai pas detemps à perdre. Mais, dites-moi… vous étiez en train de régler voscomptes, quand je suis arrivé…

– Cet argent est à moi ! s’écriaTévenec, atteint à l’endroit sensible.

– Qu’il soit à vous ou à M. Maubert,il importe de le mettre en lieu sûr. Levez le tapis de cette table,vous autres, commanda Pigache aux deux agents qui n’étaient pasoccupés à surveiller Tévenec ; levez-le avec tout ce qu’il y adessus et nouez-le par les quatre coins pour en faire un sac… dontje vous confie la garde, brigadier Cabardos.

L’ordre fut exécuté et son exécution arrachaun gémissement à Tévenec.

Maubert ne bougea point, mais ses yeuxlançaient des éclairs.

– Je suis à vous, maintenant, lui ditPigache, sans s’émouvoir. Vous m’avez demandé tout à l’heure devous mettre face à face avec l’individu qui vous a dénoncé.

» Y tenez-vous toujours ?

– Je l’exige, répliqua Maubert.

– Vous n’êtes pas en situation d’exiger,mais il me plaît de vous confronter avec cet homme.

Ayant dit, M. Pigache revint à laporte-fenêtre, qui était restée ouverte, avança la tête au dehors,et appela le traître par son nom.

Pigache n’avait plus de ménagements à gardervis-à-vis de personne, et Chalandrey, qui n’était pas loin, serappela avoir entendu prononcer ce nom au cercle.

Celui qui le portait ne se fit pas prier pourentrer dans le salon. Il avait voué une haine féroce à sescomplices et il lui tardait de jouir du spectacle de leurconfusion.

Il ne vit d’abord que Tévenec et il allaitl’aborder, mais Pigache lui cria :

– Laissez votre ancien patron en repos etvenez vous expliquer avec M. Maubert, qui prétend que vousl’avez dénoncé à faux.

Le drôle fit aussitôt volte-face et vint secamper en face du banquier, en lui disant :

– Ah ! vous avez de l’aplomb,vous ! Avouez donc et nommez les autres… les six qui vous ontaidé dans le pavillon… ça vaudra mieux pour vous que de nierbêtement. Vous rendrez service à la société et on vous en tiendracompte. Quand vous passerez aux assises, le jury vous accorderapeut-être les circonstances atténuantes.

– Je te les refuse, Judas ! criaMaubert en tirant de sa poche un revolver tout armé.

Le coup partit et le traître, frappé au milieudu front, tomba raide mort.

Cabardos se jeta sur le meurtrier, au risquede recevoir une balle ; mais, d’un geste plus prompt que lapensée, Maubert retourna son arme contre lui-même et se fit sauterla cervelle.

– Deux scélérats de moins, dit froidementPigache.

Ce fut leur seule oraison funèbre.

Les agents et Cabardos en avaient vu biend’autres.

Tévenec ne pouvait que se réjouir d’êtredébarrassé d’un complice qui l’avait dénoncé et d’un autre complicequi ne se serait pas privé de le charger devant les juges.

Il ne les plaignait pas et il les regrettaitencore moins.

Quant à Pigache, qui ne les plaignait pas nonplus, il aurait préféré un autre dénouement et il se reprochait dene pas avoir commencé par faire lier et fouiller ce Maubert qu’ilcroyait incapable d’une résolution énergique.

En se chargeant de diriger l’expédition,Pigache comptait bien ramener vivants les deux chefs de la bande,mais il ne lui restait que Tévenec.

Mais Tévenec payerait pour les autres,quoiqu’il n’eût pas pris part à l’assassinat du boulevardBessières, et quoique le dénonciateur ne fût plus là pourl’accuser.

Il ne s’agissait plus que de mettre en lieusûr le Persécuteur de madame de Pommeuse, et ce n’était pasdifficile, car il ne songeait guère à se défendre.

Au bruit des coups de pistolet, accoururentChalandrey, Virginie Crochard et tous les agents que Pigache avaitlaissés dehors.

Ceux-là arrivaient trop tard, comme lescarabiniers de l’opérette, et ils n’avaient plus qu’à attendre lesordres de leur chef, qui ne se pressait pas de leur en donner.

La mère Caspienne, sans se préoccuper desmorts, alla droit à Tévenec en lui montrant le poing et se mit àl’injurier avec tant de virulence que Pigache dut la faire taire,au lieu de lui poser des questions inutiles.

Ses gestes et ses objurgations disaient assezqu’elle avait reconnu du premier coup d’œil l’homme qui touchaitles loyers du cabaret de la cité du Bastion.

Chalandrey n’eut pas besoin d’interroger lesous-chef de la sûreté. Il comprit tout de suite ce qui venait dese passer et il ne s’affligea pas de la disparition de cessinistres drôles dont la comtesse aurait eu tout à craindre, s’ilsavaient vécu.

Maubert l’aurait accusée d’avoir mis la main àl’assassinat, et le dénonciateur aurait probablement essayé de lafaire chanter.

Chalandrey se surprit même à regretter queMaubert, avant de se casser la tête, n’eût pas logé dans lacervelle de Tévenec une balle de son revolver à six coups, dont ilvenait de faire un si louable usage.

Tévenec, qui survivait, était presque aussidangereux que les deux morts pour madame de Pommeuse.

Pigache ne laissa pas au neveu du commandantle temps de réfléchir sur place aux conséquences possibles de cenouveau drame.

Pigache le congédia en lui donnant rendez-vouspour le lendemain dans le cabinet du juge d’instruction, etChalandrey ne se fit pas prier pour partir avec Virginie Crochard,autorisée aussi à se retirer, aux mêmes conditions que lui…

Deux heures après, la brigade rentrait à lapréfecture de police, amenant un prisonnier et deux cadavres.

C’était le dernier acte d’une tragédie àlaquelle manquait l’unité de lieu, puisqu’elle finissait dans laplaine de Montrouge, après avoir commencée près de la porte deClichy.

Chapitre 6ÉPILOGUE

Dans la vie, comme sur la mer, il n’est siviolente tempête qui ne finisse par s’apaiser, et lorsque le calmea succédé à l’orage, les survivants oublient vite les dangersqu’ils ont courus.

Ils oublient même les naufragés qu’ils ont vusombrer à côté d’eux.

Quelques mois ont passé sur le drame que nousvenons de raconter et les acteurs qui y ont joué les premiers rôlessont si heureux, qu’ils pensent beaucoup plus à leur bonheurprésent qu’à leurs périlleuses aventures de cet hiver.

Leur rêve est réalisé. Maxime et Lucien sesont mariés le même jour.

Odette n’avait rien à redouter, mais Octaviede Pommeuse ne pouvait guère espérer que son union ne serait pasretardée par des incidents judiciaires.

Le sort s’est lassé de la persécuter et, aprèstant de traverses, elle a eu la chance suprême d’échapper auxconséquences presque forcées de la situation que la fatalité luiavait faite.

Il n’y a pas eu de procès criminel.

Les morts ne parlent pas et, après le suicidede Maubert, Tévenec s’est empoisonné dans la voiture qui l’emmenaitau Dépôt de la préfecture.

Tévenec avait prévu le cas. Depuis qu’il enétait réduit à se cacher, il portait toujours sur lui une bonnedose de strychnine et il a eu soin de l’avaler avant qu’on lefouillât pour l’écrouer.

M. Pigache a été blâmé, mais au fond, seschefs n’ont pas été trop fâchés que l’affaire si compliquée dupavillon en restât là.

La victime n’intéressait personne et lesfraudeurs ne pouvaient plus continuer leur industrie depuis qu’onavait découvert les souterrains dont ils se servaient depuis tantd’années pour voler l’octroi.

On les a cherchés partout et on ne les a pastrouvés, car les compagnons de l’œil-de-chat se sontretirés du commerce après fortune faite.

En dehors des magistrats et de quelques hautsfonctionnaires de la police, peu de gens ont connu les dessous decette affaire.

Les journaux les mieux informés n’y ont vuqu’un crime vulgaire commis par des bandits sur un autrebandit.

Personne, dans le public, n’a su d’une façoncertaine que Maubert avait été le chef d’une association demalfaiteurs, et son suicide a été attribué à de désastreusesopérations financières qui l’auraient ruiné.

Sa maison de banque n’avait jamais étéhonorablement cotée sur la place de Paris, et elle n’était guèrecommanditée que par des capitalistes véreux qui n’ont pas réclaméleur part dans la liquidation après la mise en faillite.

Le changement d’existence de la comtesse dePommeuse a fait plus de bruit dans un certain monde. On s’est unpeu étonné de son mariage avec un petit employé sans fortune et dela vente de son hôtel de l’avenue Marceau ; mais on a suvaguement qu’elle s’était dépouillée de ses biens, par scrupule deconscience, et ceux qui ont été mieux renseignés n’ont puqu’admirer ce sacrifice, inspiré par un sentiment presque exagéréde délicatesse.

Parfaitement édifié sur la cause de cerenoncement héroïque, l’oncle d’Argental rend pleine justice àmadame de Pommeuse, sans regretter pourtant que son neveu ne l’aitpas épousée.

Le commandant a eu le malheur de tuer le frèrede la pauvre Octavie, et, quoiqu’il lui ait rendu service en ladélivrant de ce frère indigne, ce tragique événement a élevé commeune barrière entre elle et lui.

Il voit avec plaisir Lucien Croze qu’il estimefort, mais il évite de rencontrer sa femme.

Il a eu de la chance aussi, ce chercommandant, d’avoir eu à s’expliquer avec un magistrat intelligentqui ne l’a pas poursuivi pour ce duel suivi de mort d’homme.

Goudal l’a bien soutenu, par un témoignagetrès net ; Cabardos aussi, et il n’est pas jusqu’au voisin dela rue d’Édimbourg qui n’ait contribué à l’innocenter, en jurantque le combat a été loyal.

Goudal, de plus, a été discret, ce qui étaittrès méritoire de la part d’un boulevardier de sa trempe. Il s’estabstenu de raconter l’affaire et la disparition du faux Atkins apassé presque inaperçue au cercle et ailleurs.

Les pontes auxquels il gagnait de l’argenttous les soirs sont les seuls qui le regrettent.

Et ceux qui connaissent bien les joueurs nes’étonneront pas de cette bizarrerie.

Pierre d’Argental a repris ses habitudes, saufqu’il a donné sa démission du cercle, et s’il se tient sur laréserve avec madame Croze, ci-devant comtesse de Pommeuse, il adoresa nièce qui le mérite bien, d’abord parce qu’elle est pleined’attention pour lui et surtout parce qu’elle a converti ce grandfou de Maxime de Chalandrey.

Maxime ne joue plus, Maxime ne dilapide plussa fortune, Maxime est devenu le meilleur des maris, en attendantqu’il soit le meilleur des pères. Il chérit sa femme et, à sonexemple, il s’est passionné pour les arts, surtout pour la peinturequ’elle continue à cultiver avec ardeur et avec succès.

Ils vont fort peu dans le monde et ils nereçoivent que quelques intimes, mais les deux jeunes ménages ne sequittent guère, quoiqu’ils ne vivent pas tout à fait de la mêmefaçon.

Le train de monsieur et de madame Croze estplus modeste, quoique Lucien occupe dans une grande administrationfinancière un emploi largement rétribué.

Octavie, qui n’a rien voulu garder del’héritage paternel, s’accommode à merveille de la médiocrité et neregrette ni le luxe, ni les fêtes.

Être aimée lui suffit.

Ils habitent, tous, la maisonnette de la ruedes Dames, qui leur rappelle de dramatiques souvenirs. C’est là quel’interrogatoire subi par la comtesse, en présence de Lucien, afailli les séparer pour jamais. C’est là aussi que leur amournaissant a résisté à cette épreuve, et ils savent presque gré àM. Pigache de la leur avoir infligée.

Octavie, en renonçant à l’opulence, n’a pasrenoncé à faire l’aumône. Elle a toujours ses pauvres et ceux-là nese sont presque pas aperçus du changement de fortune de leurbienfaitrice.

Julie Granger ne connaîtra pas la gêne tantque madame Croze vivra. Virginie Crochard n’a pas repris possessionde son cabaret. Le Lapin qui Saute est et restera fermé.Mais, avec l’argent qu’elle y a gagné, elle a pu ouvrir dansl’avenue de Clichy un restaurant qui prospère.

Le commandant y va déjeuner de temps en tempsavec de vieux camarades de Crimée, mais il n’y amène plus sonneveu, parce que Maxime ne pourrait pas y amener sa femme.

Cabardos, rentré en grâce auprès de ses chefs,est en passe d’obtenir de l’avancement, et il aspire à quitter leservice de la Sûreté pour entrer dans les commissariats.

Son rêve, c’est de porter un uniforme, et ilest si bien noté qu’il y arrivera peut-être.

En attendant, il est fier d’avoir conquisl’amitié de son ancien supérieur, qui n’a pas de sots préjugés etqui lui doit, en grande partie, de n’avoir pas été inquiété aprèsle duel.

Pierre d’Argental ne dédaigne pas d’inviterCabardos et il s’amuse quelquefois à le taquiner en lui conseillantd’épouser la mère Caspienne, qui n’a pas la moindre envie deconvoler en secondes noces.

Cabardos restera célibataire comme soncommandant.

En revanche, le général Bourgas, éconduit parla comtesse, vient d’épouser une riche veuve.

On n’a plus entendu parler de M. Caxton,Américain de contrebande, comme son ami, le soi-disant Atkins,qu’il avait connu jadis à Vincennes, au bal d’Idalie.

La mort tragique de ce camarade de fredainel’a effarouché et il est retourné à Chicago.

Le pavillon du boulevard Bessières tombe enruines.

On a mis le séquestre sur les immeubles quiappartenaient à l’association fondée par feu Grelin et ils serontprobablement vendus au profit de la Ville de Paris que lesfraudeurs ont volée si longtemps.

La maison de la rue Gazan et la villa de laplaine de Montrouge y passeront.

Les billets de banque saisis ont été versés àla caisse municipale.

Les souterrains sont comblés et il ne setrouvera pas de sitôt des capitalistes pour en creuserd’autres.

Les Grelin sont très rares.

Plus rares que les sociétés de malfaiteurs quiexploitent Paris, comme on exploite les mines en Californie.

Tant qu’il y aura des cercles, il y aura destricheurs et il arrivera qu’au lieu d’opérer isolément, les grecsse coaliseront et se soutiendront entre eux.

Et les voleurs feront de même, toutes les foisqu’il se trouvera un Maubert pour diriger et centraliser leursopérations.

L’armée du crime est toujours sur le pied deguerre et, lorsqu’elle est commandée par un général intelligent, lapolice a fort à faire pour lui tenir tête.

Les bandes se dispersent quand les chefsdisparaissent, mais elles se réorganisent peu à peu, et contre lesmalandrins la partie n’est jamais gagnée.

Il y a pourtant des trêves, et depuis la mortde Tévenec et de Sylvain Maubert, les compagnons del’œil-de-chat n’agissent plus qu’isolément.

La comtesse a gardé la bague qui fut leursigne de ralliement et qui lui venait de son père, mais elle ne lamet plus à son doigt.

Elle se demande quelquefois sil’œil-de-chat, qui passe pour porter bonheur, mérite laréputation qu’on lui a faite et elle est tentée de le croire, caraprès de cruelles épreuves, elle est parfaitement heureuse.

Elle bénit Dieu qui l’a protégée et ellepense, comme Lucien Croze, que « tout est bien qui finitbien. »

FIN

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