L’Œuvre

d’ Émile Zola
Chapitre 1

 

Claude passait devant l’Hôtel-de-Ville, et deux heures du matin sonnaient à l’horloge, quand l’orage éclata. Il s’était oublié à rôder dans les Halles, par cette nuit brûlante de juillet, en artiste flâneur, amoureux du Paris nocturne. Brusquement, les gouttes tombèrent si larges, si drues, qu’il prit sa course, galopa dégingandé, éperdu, le long du quai de la Grève. Mais, au pont Louis-Philippe, une colère de son essoufflement l’arrêta : il trouvait imbécile cette peur de l’eau ; et, dans les ténèbres épaisses, sous le cinglement de l’averse qui noyait les becs de gaz, il traversa lentement le pont, les mains ballantes.

Du reste, Claude n’avait plus que quelques pas à faire. Comme il tournait sur le quai de Bourbon, dans l’île Saint-Louis, un vif éclair illumina la ligne droite et plate des vieux hôtels rangés devant la Seine, au bord de l’étroite chaussée. La réverbération alluma les vitres des hautes fenêtres sans persiennes, on vit le grand air triste des antiques façades, avec des détails très nets,un balcon de pierre, une rampe de terrasse, la guirlande sculptée d’un fronton. C’était là que le peintre avait son atelier, dans lescombles de l’ancien hôtel du Martoy, à l’angle de la rue de laFemme-sans-Tête. Le quai entrevu était aussitôt retombé auxténèbres, et un formidable coup de tonnerre avait ébranlé lequartier endormi.

Arrivé devant sa porte, une vieille porte ronde et basse, bardéede fer, Claude, aveuglé par la pluie, tâtonna pour tirer le boutonde la sonnette ; et sa surprise fut extrême, il eut untressaillement en rencontrant dans l’encoignure, collé contre lebois, un corps vivant. Puis, à la brusque lueur d’un second éclair,il aperçut une grande jeune fille, vêtue de noir, et déjà trempée,qui grelottait de peur. Lorsque le coup de tonnerre les eut secouéstous les deux, il s’écria :

« Ah bien ! si je m’attendais… Qui êtes-vous ?que voulez-vous ? »

Il ne la voyait plus, il l’entendait seulement sangloter etbégayer.

« Oh ! monsieur, ne me faites pas du mal… C’est lecocher que j’ai pris à la gare, et qui m’a abandonnée près de cetteporte, en me brutalisant… Oui, un train a déraillé, du côté deNevers. Nous avons eu quatre heures de retard, je n’ai plus trouvéla personne qui devait m’attendre… Mon Dieu ! c’est lapremière fois que je viens à Paris, monsieur, je ne sais pas où jesuis… »

Un éclair éblouissant lui coupa la parole ; et ses yeuxdilatés parcoururent avec effarement ce coin de ville inconnue,l’apparition violâtre d’une cité fantastique. La pluie avait cessé.De l’autre côté de la Seine, le quai des Ormes alignait ses petitesmaisons grises, bariolées en bas par les boiseries des boutiques,découpant en haut leurs toitures inégales ; tandis quel’horizon élargi s’éclairait, à gauche jusqu’aux ardoises bleuesdes combles de l’Hôtel-de-Ville, à droite jusqu’à la coupoleplombée de Saint-Paul. Mais ce qui la suffoquait surtout, c’estl’encaissement de la rivière, la fosse profonde où la Seine coulaità cet endroit, noirâtre, des lourdes piles du pont Marie aux archeslégères du nouveau pont Louis-Philippe. D’étranges massespeuplaient l’eau, une flottille dormante de canots et d’yoles, unbateau-lavoir et une dragueuse, amarrés au quai ; puis,là-bas, contre l’autre berge, des péniches pleines de charbon, deschalands chargés de meulière, dominés par le bras gigantesque d’unegrue de fonte. Tout disparut.

« Bon ! une farceuse, pensa Claude, quelque gueuseflanquée à la rue et qui cherche un homme. »

Il avait la méfiance de la femme : cette histoired’accident, de train en retard, de cocher brutal, lui paraissaitune invention ridicule. La jeune fille, au coup de tonnerre,s’était renfoncée dans le coin de la porte, terrifiée.

« Vous ne pouvez pourtant pas coucher là », reprit-iltout haut.

Elle pleurait plus fort, elle balbutia :

« Monsieur, je vous en prie, conduisez-moi à Passy !…C’est à Passy que je vais. »

Il haussa les épaules : le prenait-elle pour un sot ?Machinalement, il s’était tourné vers le quai des Célestins, où setrouvait une station de fiacres. Pas une lueur de lanterne neluisait.

« À Passy, ma chère, pourquoi pas Versailles ?… Oùdiable voulez-vous qu’on pêche une voiture, à cette heure, et parun temps pareil ? »

Mais elle jeta un cri, un nouvel éclair l’avait aveuglée ;et, cette fois, elle venait de revoir la ville tragique dans unéclaboussement de sang. C’était une trouée immense, les deux boutsde la rivière s’enfonçant à perte de vue, au milieu des braisesrouges d’un incendie. Les plus minces détails apparurent, ondistingua les petites persiennes fermées du quai des Ormes, lesdeux fentes des rues de la Masure et du Paon-Blanc, coupant laligne des façades ; près du pont Marie, on aurait compté lesfeuilles des grands platanes, qui mettent là un bouquet de superbeverdure ; tandis que, de l’autre côté, sous le pontLouis-Philippe, au Mail, les toues alignées sur quatre rangsavaient flambé, avec les tas de pommes jaunes dont ellescraquaient. Et l’on vit encore les remous de l’eau, la cheminéehaute du bateau-lavoir, la chaîne immobile de la dragueuse, des tasde sable sur le port, en face, une complication extraordinaire dechoses, tout un monde emplissant l’énorme coulée, la fosse creuséed’un horizon à l’autre. Le ciel s’éteignit, le flot ne roula plusque des ténèbres, dans le fracas de la foudre.

« Oh ! mon Dieu ! c’est fini… Oh ! monDieu ! que vais-je devenir ? »

La pluie, maintenant, recommençait, si raide, poussée par un telvent, qu’elle balayait le quai, avec une violence d’écluselâchée.

« Allons, laissez-moi rentrer, dit Claude, ce n’est pastenable. »

Tous deux se trempaient. À la clarté vague du bec de gaz scelléau coin de la rue de la Femme-sans-Tête, il la voyait ruisseler, larobe collée à la peau, dans le déluge qui battait la porte. Unepitié l’envahit : il avait bien, un soir d’orage, ramassé unchien sur un trottoir ! Mais cela le fâchait de s’attendrir,jamais il n’introduisait de fille chez lui, il les traitait toutesen garçon qui les ignorait, d’une timidité souffrante qu’il cachaitsous une fanfaronnade de brutalité ; et celle-ci, vraiment, lejugeait trop bête, de le raccrocher de la sorte, avec son aventurede vaudeville. Pourtant, il finit par dire :

« En voilà assez, montons… Vous coucherez chezmoi. »

Elle s’effara davantage, elle se débattait.

« Chez vous, oh ! mon Dieu ! Non, non ;c’est impossible… Je vous en prie, monsieur, conduisez-moi à Passy,je vous en prie à mains jointes. »

Alors, il s’emporta. Pourquoi ces manières, puisqu’il larecueillait ? Déjà, deux fois, il avait tiré la sonnette.Enfin, la porte céda, et il poussa l’inconnue.

« Non, non, monsieur, je vous dis que non… »

Mais un éclair l’éblouit encore, et quand le tonnerre gronda,elle entra d’un bond, éperdue. La lourde porte s’était refermée,elle se trouvait sous un vaste porche, dans une obscuritécomplète.

« Madame Joseph, c’est moi ! » cria Claude à laConcierge.

Et, à voix basse, il ajouta :

« Donnez-moi la main, nous avons la cour àtraverser. »

Elle lui donna la main, elle ne résistait plus, étourdie,anéantie. De nouveau, ils passèrent sous la pluie diluvienne,courant côte à côte, violemment. C’était une cour seigneuriale,énorme, avec des arcades de pierre, confuses dans l’ombre. Puis,ils abordèrent à un vestibule, étranglé, sans porte ; et illui lâcha la main, elle l’entendit frotter des allumettes enjurant. Toutes étaient mouillées ; il fallut monter àtâtons.

« Prenez la rampe, et méfiez-vous, les marches sonthautes. »

L’escalier, très étroit, un ancien escalier de service, avaittrois étages démesurés, qu’elle gravit en butant, les jambescassées et maladroites. Ensuite, il la prévint qu’ils devaientsuivre un long corridor ; et elle s’y engagea derrière lui,les deux mains filant contre les murs, allant sans fin dans cecouloir, qui revenait vers la façade, sur le quai. Puis, ce fut denouveau un escalier, mais dans le comble celui-là, un étage demarches en bois qui craquaient, sans rampe, branlantes et raidescomme les planches mal dégrossies d’une échelle de meunier. Enhaut, le palier était si petit, qu’elle se heurta dans le jeunehomme, en train de chercher sa clef. Il ouvrit enfin.

« N’entrez pas, attendez. Autrement, vous vous cogneriezencore. »

Et elle ne bougea plus. Elle soufflait, le cœur battant, lesoreilles bourdonnant, achevée par cette montée dans le noir. Il luisemblait qu’elle montait depuis des heures, au milieu d’un teldédale, parmi une telle complication d’étages et de détours, quejamais elle ne redescendrait. Dans l’atelier, de gros pasmarchaient, des mains frôlaient, il y eut une dégringolade dechoses, accompagnée d’une sourde exclamation. La portes’éclaira.

« Entrez donc, ça y est. »

Elle entra, regarda sans voir. L’unique bougie pâlissait dans cegrenier, haut de cinq mètres, empli d’une confusion d’objets, dontles grandes ombres se découpaient bizarrement contre les murspeints en gris. Elle ne reconnut rien, elle leva les yeux vers labaie vitrée, sur laquelle la pluie battait avec un roulementassourdissant de tambour. Mais, juste à ce moment, un éclairembrasa le ciel, et le coup de tonnerre suivit de si près, que latoiture sembla se fendre. Muette, toute blanche, elle se laissatomber sur une chaise.

« Bigre ! murmura Claude, un peu pâle lui aussi, envoilà un qui n’a pas tapé loin… Il était temps, on est mieux icique dans la rue, hein ? »

Et il retourna vers la porte qu’il ferma bruyamment, à doubletour, pendant qu’elle le regardait faire, de son air stupéfié.

« Là ! nous sommes chez nous. »

D’ailleurs, c’était la fin, il n’y eut plus que des coupséloignés, bientôt le déluge cessa. Lui, qu’une gêne gagnait àprésent, l’avait examinée d’un regard oblique. Elle ne devait pasêtre trop mal, et jeune à coup sûr, vingt ans au plus. Celaachevait de le mettre en méfiance, malgré un doute inconscient quile prenait, une sensation vague qu’elle ne mentait peut-être pasabsolument. En tous cas, elle avait beau être maligne, elle setrompait, si elle croyait le tenir. Il exagéra son allure bourrue,il dit d’une grosse voix :

« Hein ? couchons-nous, ça nous séchera. »

Une angoisse la fit se lever. Elle aussi l’examinait, sans leregarder en face, et ce garçon maigre, aux articulations noueuses,à la forte tête barbue, redoublait sa peur, comme s’il était sortid’un conte de brigands, avec son chapeau de feutre noir et sonvieux paletot marron, verdi par les pluies. Elle murmura :

« Merci, je suis bien, je dormirai habillée.

– Comment, habillée, avec ces vêtements qui ruissellent !…Ne faites donc pas la bête, déshabillez-vous tout desuite. »

Et il bousculait des chaises, il écartait un paravent à moitiécrevé. Derrière, elle aperçut une table de toilette et un toutpetit lit de fer, dont il se mit à enlever le couvre-pieds.

« Non, non, monsieur, ce n’est pas la peine, je vous jureque je resterai là. »

Du coup, il entra en colère, gesticulant, tapant des poings.

« À la fin, allez-vous me ficher la paix ! Puisque jevous donne mon lit, qu’avez-vous à vous plaindre ?… Et nefaites pas l’effarouchée, c’est inutile. Moi, je coucherai sur ledivan. »

Il était revenu sur elle, d’un air de menace. Saisie, croyantqu’il voulait la battre, elle ôta son chapeau en tremblant. Parterre, ses jupes s’égouttaient. Lui, continuait de grogner.Pourtant, un scrupule parut le prendre ; et il lâcha enfin,comme une concession :

« Vous savez, si je vous répugne, je veux bien changer lesdraps. »

Déjà, il les arrachait, il les lançait sur le divan, à l’autrebout de l’atelier. Puis, il en tira une paire d’une armoire, et ilrefit lui-même le lit, avec une adresse de garçon habitué à cettebesogne. D’une main soigneuse, il bordait la couverture du côté dela muraille, il tapait l’oreiller, ouvrait les draps.

« Vous y êtes, au dodo, maintenant ! »

Et, comme elle ne disait rien, toujours immobile, promenant sesdoigts égarés sur son corsage, sans se décider à le déboutonner, ill’enferma derrière le paravent. Mon Dieu ! que depudeur ! Vivement, il se coucha lui-même : les drapsétalés sur le divan, ses vêtements pendus à un vieux chevalet, etlui tout de suite allongé sur le dos. Mais, au moment de soufflerla bougie, il songea qu’elle ne verrait plus clair, il attendit.D’abord, il ne l’avait pas entendue remuer : sans doute elleétait demeurée toute droite à la même place, contre le lit de fer.Puis, à présent, il saisissait un petit bruit d’étoffe, desmouvements lents et étouffés, comme si elle s’y était reprise à dixfois, écoutant elle aussi, dans l’inquiétude de cette lumière quine s’éteignait pas. Enfin, après de longues minutes, le sommiercria faiblement, il se fit un grand silence.

« Êtes-vous bien, mademoiselle ? » demanda Clauded’une voix très adoucie.

Elle répondit d’un souffle à peine distinct, encore chevrotantd’émotion.

« Oui, monsieur, très bien.

– Alors, bonsoir.

– Bonsoir. »

Il souffla la lumière, le silence retomba, plus profond. Malgrésa lassitude, ses paupières bientôt se rouvrirent, une insomnie lelaissa les yeux en l’air, sur la baie vitrée. Le ciel étaitredevenu très pur, il voyait les étoiles étinceler, dans l’ardentenuit de juillet ; et, malgré l’orage, la chaleur restait siforte, qu’il brûlait, les bras nus, hors du drap. Cette fillel’occupait, un sourd débat bourdonnait en lui, le mépris qu’ilétait heureux d’afficher, la crainte d’encombrer son existence,s’il cédait, la peur de paraître ridicule, en ne profitant pas del’occasion ; mais le mépris finissait par l’emporter, il sejugeait très fort, il imaginait un roman contre sa tranquillité,ricanant d’avoir déjoué la tentation. Il étouffa davantage etsortit ses jambes, pendant que, la tête lourde, dansl’hallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond dubraisillement des étoiles, des nudités amoureuses de femmes, toutela chair vivante de la femme, qu’il adorait.

Puis, ses idées se brouillèrent davantage. Quefaisait-elle ? Longtemps, il l’avait crue endormie, car ellene soufflait même pas ; et, maintenant, il l’entendait seretourner, comme lui, avec d’infinies précautions, qui lasuffoquaient. Dans son peu de pratique des femmes, il tâchait deraisonner l’histoire qu’elle lui avait contée, frappé à cette heurede petits détails, devenu perplexe ; mais toute sa logiquefuyait, à quoi bon se casser le crâne inutilement ? Qu’elleeût dit la vérité ou qu’elle eût menti, pour ce qu’il voulait faired’elle, il s’en moquait ! Le lendemain, elle reprendrait laporte : bonjour, bonsoir, et ce serait fini, on ne sereverrait jamais plus. Au jour seulement, comme les étoilespâlissaient, il parvint à s’endormir. Derrière le paravent, elle,malgré la fatigue écrasante du voyage, continuait à s’agiter,tourmentée par la lourdeur de l’air, sous le zinc chauffé dutoit ; et elle se gênait moins, elle eut une brusque secoussed’impatience nerveuse, un soupir irrité de vierge, dans le malaisede cet homme, qui dormait là, près d’elle.

Le matin, Claude, en ouvrant les yeux, battit des paupières. Ilétait très tard, une large nappe de soleil tombait de la baievitrée. C’était une de ses théories, que les jeunes peintres duplein air devaient louer les ateliers dont ne voulaient pas lespeintres académiques, ceux que le soleil visitait de la flammevivante de ses rayons. Mais un premier ahurissement l’avait faits’asseoir, les jambes nues. Pourquoi diable se trouvait-il couchésur son divan ? et il promenait ses yeux, encore troubles desommeil, quand il aperçut, à moitié caché par le paravent, unpaquet de jupes. Ah ! oui, cette fille, il se souvenait !Il prêta l’oreille, il entendit une respiration longue etrégulière, d’un bien-être d’enfant. Bon ! elle dormaittoujours, et si calme, que ce serait dommage de la réveiller. Ilrestait étourdi, il se grattait les jambes, ennuyé de cetteaventure dans laquelle il retombait, et qui allait lui gâter samatinée de travail. Son cœur tendre l’indignait, le mieux était dela secouer, pour qu’elle filât tout de suite. Cependant, il passaun pantalon doucement, chaussa des pantoufles, marcha sur la pointedes pieds.

Le coucou sonna neuf heures, et Claude eut un geste inquiet.Rien n’avait bougé, le petit souffle continua. Alors, il pensa quele mieux était de se remettre à son grand tableau : il feraitson déjeuner plus tard, quand il pourrait remuer. Mais il ne sedécidait point. Lui qui vivait là, dans un désordre abominable,était gêné par le paquet des jupes, glissées à terre. De l’eauavait coulé, les vêtements étaient trempés encore. Et, tout enétouffant des grognements, il finit par les ramasser, un à un, etpar les étendre sur des chaises, au grand soleil. S’il était permisde tout jeter ainsi à la débandade ! Jamais ça ne serait sec,jamais elle ne s’en irait ! Il tournait et retournaitmaladroitement ces chiffons de femme, s’embarrassait dans lecorsage de laine noire, cherchait à quatre pattes les bas, tombésderrière une vieille toile. C’étaient des bas de fil d’Écosse, d’ungris cendré, longs et fins, qu’il examina, avant de les pendre. Lebord de la robe les avait mouillés, eux aussi ; et il lesétira, il les passa entre ses mains chaudes, pour la renvoyer plusvite.

Depuis qu’il était debout, Claude avait envie d’écarter leparavent et de voir. Cette curiosité, qu’il jugeait bête,redoublait sa mauvaise humeur. Enfin, avec son haussement d’épauleshabituel, il empoignait ses brosses, lorsqu’il y eut des motsbalbutiés, au milieu d’un grand froissement de linges ; etl’haleine douce reprit, et il céda cette fois, lâchant lespinceaux, passant la tête. Mais ce qu’il aperçut, l’immobilisa,grave, extasié, murmurant :

« Ah ! fichtre !… Ah !fichtre !… »

La jeune fille, dans la chaleur de serre qui tombait des vitres,venait de rejeter le drap ; et, anéantie sous l’accablementdes nuits sans sommeil, elle dormait, baignée de lumière, siinconsciente, que pas une onde ne passait sur sa nudité pure.Pendant sa fièvre d’insomnie, les boutons des épaulettes de sachemise avaient dû se détacher, toute la manche gauche glissait,découvrant la gorge. C’était une chair dorée, d’une finesse desoie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflésde sève, où pointaient deux roses pâles. Elle avait passé le brasdroit sous sa nuque, sa tête ensommeillée se renversait, sapoitrine confiante s’offrait, dans une adorable ligned’abandon ; tandis que ses cheveux noirs, dénoués, la vêtaientencore d’un manteau sombre.

« Ah ! fichtre ! elle est bigrementbien ! »

C’était ça, tout à fait ça, la figure qu’il avait inutilementcherchée pour son tableau, et presque dans la pose. Un peu mince,un peu grêle d’enfance, mais si souple, d’une jeunesse sifraîche ! Et, avec ça, des seins déjà mûrs. Où diable lacachait-elle, la veille, cette gorge-là, qu’il ne l’avait pasdevinée ? Une vraie trouvaille !

Légèrement, Claude courut prendre sa boîte de pastel et unegrande feuille de papier. Puis, accroupi au bord d’une chaisebasse, il posa sur ses genoux un carton, il se mit à dessiner, d’unair profondément heureux. Tout son trouble, sa curiosité charnelle,son désir combattu, aboutissaient à cet émerveillement d’artiste, àcet enthousiasme pour les beaux tons et les muscles bien emmanchés.Déjà, il avait oublié la jeune fille, il était dans le ravissementde la neige des seins, éclairant l’ambre délicat des épaules. Unemodestie inquiète le rapetissait devant la nature, il serrait lescoudes, il redevenait un petit garçon, très sage, attentif etrespectueux. Cela dura près d’un quart d’heure, il s’arrêtaitparfois, clignait les yeux. Mais il avait peur qu’elle ne bougeât,il se remettait vite à la besogne, en retenant sa respiration, parcrainte de l’éveiller.

Cependant, de vagues raisonnements recommençaient à bourdonneren lui, dans son application au travail. Qui pouvait-elleêtre ? À coup sûr, pas une gueuse, comme il l’avait pensé, carelle était trop fraîche. Mais pourquoi lui avait-elle conté unehistoire si peu croyable ? Et il imaginait d’autreshistoires : une débutante tombée à Paris avec un amant, quil’avait lâchée ; ou bien une petite bourgeoise débauchée parune amie, n’osant rentrer chez ses parents ; ou encore undrame plus compliqué, des perversions ingénues et extraordinaires,des choses effroyables qu’il ne saurait jamais. Ces hypothèsesaugmentaient son incertitude, il passa à l’ébauche du visage, enl’étudiant avec soin. Le haut était d’une grande bonté, d’unegrande douceur, le front limpide, uni comme un clair miroir, le nezpetit, aux fines ailes nerveuses ; et l’on sentait le souriredes yeux sous les paupières, un sourire qui devait illuminer toutela face. Seulement, le bas gâtait ce rayonnement de tendresse, lamâchoire avançait, les lèvres trop fortes saignaient, montrant desdents solides et blanches. C’était comme un coup de passion, lapuberté grondante et qui s’ignorait, dans ces traits noyés, d’unedélicatesse enfantine.

Brusquement, un frisson courut, pareil à une moire sur le satinde sa peau. Peut-être avait-elle senti enfin ce regard d’homme quila fouillait. Elle ouvrit les paupières toutes grandes, elle poussaun cri.

« Ah ! mon Dieu ! »

Et une stupeur la paralysa, ce lieu inconnu, ce garçon enmanches de chemise, accroupi devant elle, la mangeant des yeux.Puis, dans un élan éperdu, elle ramena la couverture, elle l’écrasade ses deux bras sur sa gorge, le sang fouetté d’une telle angoissepudique, que la rougeur ardente de ses joues coula jusqu’à lapointe de ses seins, en un flot rose.

« Eh bien, quoi donc ? cria Claude, mécontent, lecrayon en l’air, que vous prend-il ? »

Elle ne parlait plus, elle ne bougeait plus, le drap serré aucou, pelotonnée, repliée sur elle-même, bossuant à peine lelit.

« Je ne vous mangerai pas peut-être… Voyons, soyezgentille, remettez-vous comme vous étiez. »

Un nouveau flot de sang lui rougit les oreilles. Elle finit parbégayer.

« Oh ! non, oh ! non, monsieur. »

Mais lui se fâchait peu à peu, dans une de ces brusques pousséesde colère dont il était coutumier. Cette obstination lui semblaitstupide.

« Dites, qu’est-ce que ça peut vous faire ? En voilàun grand malheur, si je sais comment vous êtes bâtie !… J’enai vu d’autres. »

Alors, elle sanglota, et il s’emporta tout à fait, désespérédevant son dessin, jeté hors de lui par la pensée qu’il nel’achèverait pas, que la pruderie de cette fille l’empêcheraitd’avoir une bonne étude pour son tableau.

« Vous ne voulez pas, hein ? mais c’estimbécile ! Pour qui me prenez-vous ?… Est-ce que je vousai touchée, dites ? Si j’avais songé à des bêtises, j’auraiseu l’occasion belle, cette nuit… Ah ! ce que je m’en moque, machère ! Vous pouvez bien tout montrer… Et puis, écoutez, cen’est pas très gentil, de me refuser ce service, car enfin je vousai ramassée, vous avez couché dans mon lit. »

Elle pleurait plus fort, la tête cachée au fond del’oreiller.

« Je vous jure que j’en ai besoin, autrement je ne voustourmenterais pas. »

Tant de larmes le surprenaient, une honte lui venait de sarudesse ; et il se tut, embarrassé, il la laissa se calmer unpeu ; ensuite, il recommença, d’une voix très douce :

« Voyons, puisque ça vous contrarie, n’en parlons plus…Seulement, si vous saviez ! J’ai là une figure de mon tableauqui n’avance pas du tout, et vous étiez si bien dans la note !Moi, quand il s’agit de cette sacrée peinture, j’égorgerais père etmère. N’est-ce pas ? vous m’excusez… Et, tenez ! si vousétiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. Non, non,restez donc tranquille ! pas le torse, je ne demande pas letorse ! La tête, rien que la tête ! Si je pouvais finirla tête, au moins !… De grâce, soyez aimable, remettez votrebras comme il était, et je vous en serai reconnaissant, voyez-vous,oh ! reconnaissant toute ma vie ! »

À cette heure, il suppliait, il agitait pitoyablement soncrayon, dans l’émotion de son gros désir d’artiste. Du reste, iln’avait pas bougé, toujours accroupi sur la chaise basse, loind’elle. Alors, elle se risqua, découvrit son visage apaisé. Quepouvait-elle faire ? Elle était à sa merci, et il avait l’airsi malheureux ! Pourtant, elle eut une hésitation, unedernière gêne. Et, lentement, sans dire un mot, elle sortit sonbras nu, elle le glissa de nouveau sous sa tête, en ayant bien soinde tenir, de son autre main, restée cachée, la couverture tamponnéeautour de son cou.

« Ah ! que vous êtes bonne !… Je vais medépêcher, vous serez libre tout de suite. »

Il s’était courbé sur son dessin, il ne lui jetait plus que cesclairs regards du peintre, pour qui la femme a disparu, et qui nevoit que le modèle. D’abord, elle était redevenue rose, lasensation de son bras nu, de ce peu d’elle-même qu’elle auraitmontré ingénument dans un bal, l’emplissait là de confusion. Puis,ce garçon lui parut si raisonnable, qu’elle se tranquillisa, lesjoues refroidies, la bouche détendue en un vague sourire deconfiance. Et, entre ses paupières mi-closes, elle l’étudiait à sontour. Comme il l’avait terrifiée depuis la veille, avec sa fortebarbe, sa grosse tête, ses gestes emportés ! Il n’était paslaid pourtant, elle découvrait au fond de ses yeux bruns une grandetendresse, tandis que son nez la surprenait, lui aussi, un nezdélicat de femme, perdu dans les poils hérissés des lèvres. Unpetit tremblement d’inquiétude nerveuse le secouait, unecontinuelle passion qui semblait faire vivre le crayon au bout deses doigts minces, et dont elle était très touchée, sans savoirpourquoi. Ce ne pouvait être un méchant, il ne devait avoir que labrutalité des timides. Tout cela, elle ne l’analysait pas trèsbien, mais elle le sentait, elle se mettait à l’aise, comme chez unami.

L’atelier, il est vrai, continuait à l’effarer un peu. Elle yjetait des regards prudents, stupéfaite d’un tel désordre et d’untel abandon. Devant le poêle, les cendres du dernier hivers’amoncelaient encore. Outre le lit, la petite table de toilette etle divan, il n’y avait d’autres meubles qu’une vieille armoire dechêne disloquée, et qu’une grande table de sapin, encombrée depinceaux, de couleurs, d’assiettes sales, d’une lampe àesprit-de-vin, sur laquelle était restée une casserole, barbouilléede vermicelle. Des chaises dépaillées se débandaient, parmi deschevalets boiteux. Près du divan, la bougie de la veille traînaitpar terre, dans un coin du parquet, qu’on devait balayer tous lesmois ; et il n’y avait que le coucou, un coucou énorme,enluminé de fleurs rouges, qui parût gai et propre, avec sontic-tac sonore. Mais ce dont elle s’effrayait surtout, c’était desesquisses pendues aux murs, sans cadres, un flot épais d’esquissesqui descendait jusqu’au sol, où il s’amassait en un éboulement detoiles jetées pêle-mêle. Jamais elle n’avait vu une si terriblepeinture, rugueuse, éclatante, d’une violence de tons qui lablessait comme un juron de charretier, entendu sur la porte d’uneauberge. Elle baissait les yeux, attirée pourtant par un tableauretourné, le grand tableau auquel travaillait le peintre, et qu’ilpoussait chaque soir vers la muraille, afin de le mieux juger lelendemain, dans la fraîcheur du premier coup d’œil. Que pouvait-ilcacher, celui-là, pour qu’on n’osât même pas le montrer ? Et,au travers de la vaste pièce, la nappe de brûlant soleil, tombéedes vitres, voyageait, sans être tempérée par le moindre store,coulant ainsi qu’un or liquide sur tous ces débris de meuble, dontelle accentuait l’insoucieuse misère.

Claude finit par trouver le silence lourd. Il voulut dire unmot, n’importe quoi, dans l’idée d’être poli, et surtout pour ladistraire de la pose. Mais il eut beau chercher, il n’imagina quecette question :

« Comment vous nommez-vous ? »

Elle ouvrit les yeux qu’elle avait fermés, comme reprise desommeil.

« Christine. »

Alors, il s’étonna. Lui non plus, n’avait pas dit son nom.Depuis la veille, ils étaient là, côte à côte, sans seconnaître.

« Moi, je me nomme Claude. »

Et, l’ayant regardée à ce moment, il la vit qui éclatait d’unjoli rire. C’était l’échappée joueuse d’une grande fille encoregamine. Elle trouvait drôle cet échange tardif de leurs noms. Puisune autre idée l’amusa.

« Tiens ! Claude, Christine, ça commence par la mêmelettre. »

Le silence retomba. Il clignait les paupières, s’oubliait, sesentait à bout d’imagination. Mais il crut remarquer en elle unmalaise d’impatience, et dans la terreur qu’elle ne bougeât, ilreprit au hasard, pour l’occuper :

« Il fait un peu chaud. »

Cette fois, elle étouffa son rire, cette gaieté native quirenaissait et partait malgré elle, depuis qu’elle se rassurait. Lachaleur devenait si forte, qu’elle était dans le lit comme dans unbain, la peau moite et pâlissante, de la pâleur laiteuse descamélias.

« Oui, un peu chaud », répondit-elle sérieusement,tandis que ses yeux s’égayaient.

Claude, alors, conclut de son air bonhomme :

« C’est ce soleil qui entre. Mais, bah ! ça fait dubien, un bon coup de soleil dans la peau… Dites donc, cette nuit,nous aurions eu besoin de ça, sous la porte. »

Tous deux éclatèrent, et lui, enchanté d’avoir découvert enfinun sujet de conversation, la questionna sur son aventure, sanscuriosité, se souciant peu au fond de savoir la vérité vraie,uniquement désireux de prolonger la séance.

Christine, simplement, en quelques paroles, conta les choses.C’était la veille au matin qu’elle avait quitté Clermont, pourvenir à Paris, où elle allait entrer comme lectrice chez la veuved’un général, Mme Vanzade, une vieille dame trèsriche, qui habitait Passy. Le train, réglementairement, arrivait àneuf heures dix, et toutes les précautions étaient prises, unefemme de chambre devait l’attendre, on avait même fixé par lettresun signe de reconnaissance, une plume grise à son chapeau noir.Mais voilà que son train était tombé, un peu au-dessus de Nevers,sur un train de marchandises, dont les voitures déraillées etbrisées obstruaient la voie. Alors avait commencé une série decontre-temps et de retards, d’abord une interminable pause dans leswagons immobiles, puis l’abandon forcé de ces wagons, les bagageslaissés là en arrière, les voyageurs obligés de faire troiskilomètres à pied pour atteindre une station, où l’on s’étaitdécidé à former un train de sauvetage. On avait perdu deux heures,et deux autres furent perdues encore, dans le trouble quel’accident occasionnait, d’un bout à l’autre de la ligne ; sibien qu’on était entré en gare avec quatre heures de retard, à uneheure du matin seulement.

« Pas de chance ! interrompit Claude, toujoursincrédule, combattu pourtant, surpris de la façon aisée donts’arrangeaient les complications de cette histoire. Et,naturellement, personne ne vous attendait plus ? »

En effet, Christine n’avait pas trouvé la femme de chambre deMme Vanzade, qui sans doute s’était lassée. Et elledisait son émoi dans la gare de Lyon, cette grande halle inconnue,noire, vide, bientôt déserte, à cette heure avancée de la nuit.D’abord, elle n’avait point osé prendre une voiture, se promenantavec son petit sac, espérant que quelqu’un viendrait. Puis, elles’était décidée, mais trop tard, car il n’y avait plus là qu’uncocher très sale, empestant le vin, qui rôdait autour d’elle, ens’offrant d’un air goguenard.

« Oui, un rouleur, reprit Claude, intéressé maintenant,comme s’il eût assisté à la réalisation d’un conte bleu. Et vousêtes montée dans sa voiture ? »

Les yeux au plafond, Christine continua, sans quitter lapose :

« C’est lui qui m’a forcée. Il m’appelait sa petite, il mefaisait peur… Quand il a su que j’allais à Passy, il s’est fâché,il a fouetté son cheval si fort, que j’ai dû me cramponner auxportières. Puis, je me suis rassurée un peu, le fiacre roulaitdoucement dans des rues éclairées, je voyais du monde sur lestrottoirs. Enfin, j’ai reconnu la Seine. Je ne suis jamais venue àParis, mais j’avais regardé un plan… Et je pensais qu’il fileraittout le long des quais, lorsque j’ai été reprise de peur, enm’apercevant que nous passions sur un pont. Justement, la pluiecommençait, le fiacre qui avait tourné dans un endroit très noir,s’est brusquement arrêté. C’était le cocher qui descendait de sonsiège et qui voulait entrer avec moi dans la voiture… Il disaitqu’il pleuvait trop… »

Claude se mit à rire. Il ne doutait plus, elle ne pouvaitinventer ce cocher-là. Comme elle se taisait,embarrassée :

« Bon ! bon ! le farceur plaisantait.

– Tout de suite, j’ai sauté sur le pavé, par l’autre portière.Alors, il a juré, il m’a dit que nous étions arrivés et qu’ilm’arracherait mon chapeau, si je ne le payais pas… La pluie tombaità torrents, le quai était absolument désert. Je perdais la tête,j’ai sorti une pièce de cinq francs, et il a fouetté son cheval, etil est parti en emportant mon petit sac, où il n’y avaitheureusement que deux mouchoirs, une moitié de brioche et la clefde ma malle, restée en route.

– Mais on prend le numéro de la voiture ! » cria lepeintre indigné.

Maintenant, il se souvenait d’avoir été frôlé par un fiacrefuyant à toutes roues, comme il traversait le pont Louis-Philippe,dans le ruissellement de l’orage. Et il s’émerveillait del’invraisemblance de la vérité, souvent. Ce qu’il avait imaginé,pour être simple et logique, était tout bonnement stupide, à côtéde ce cours naturel des infinies combinaisons de la vie.

« Vous pensez si j’étais heureuse, sous cette porte !acheva Christine. Je savais bien que je n’étais pas à Passy,j’allais donc coucher la nuit là, dans ce Paris terrible. Et cestonnerres, et ces éclairs, oh ! ces éclairs tout bleus, toutrouges, qui me montraient des choses à fairetrembler ! »

Ses paupières de nouveau s’étaient closes, un frisson pâlit sonvisage, elle revoyait la cité tragique, cette trouée des quaiss’enfonçant dans des rougeoiements de fournaise, ce fossé profondde la rivière roulant des eaux de plomb, encombré de grands corpsnoirs, de chalands pareils à des baleines mortes, hérissé de gruesimmobiles, qui allongeaient des bras de potence. Était-ce donc làune bienvenue ?

Il y eut un silence. Claude s’était remis à son dessin. Maiselle remua, son bras s’engourdissait.

« Le coude un peu rabattu, je vous prie. »

Puis, d’un air d’intérêt, pour s’excuser :

« Ce sont vos parents qui doivent être dans la désolation,s’ils ont appris la catastrophe.

– Je n’ai pas de parents.

– Comment ! ni père, ni mère… Vous êtes seule ?

– Oui, toute seule. »

Elle avait dix-huit ans, et elle était née à Strasbourg, parhasard, entre deux changements de garnison de son père, lecapitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douzième année, cedernier, un Gascon de Montauban, était mort à Clermont, où uneparalysie des jambes l’avait forcé de prendre sa retraite. Pendantprès de cinq ans, sa mère, qui était Parisienne, avait vécu là-bas,en province, ménageant sa maigre pension, travaillant, peignant deséventails, pour achever d’élever sa fille en demoiselle ; et,depuis quinze mois, elle était morte à son tour, la laissant seuleau monde, sans un sou, avec l’unique amitié d’une religieuse, lasupérieure des Sœurs de la Visitation, qui l’avait gardée dans sonpensionnat. C’était du couvent qu’elle arrivait tout droit, lasupérieure ayant fini par lui trouver cette place de lectrice, chezsa vieille amie, Mme Vanzade, devenue presqueaveugle.

Claude restait muet, à ces nouveaux détails. Ce couvent, cetteorpheline bien élevée, cette aventure qui tournait au romanesque,le rendaient à son embarras, à sa maladresse de gestes et deparoles. Il ne travaillait plus, les yeux baissés sur soncroquis.

« C’est joli, Clermont ? demanda-t-il enfin.

– Pas beaucoup, une ville noire… Puis, je ne sais guère, jesortais à peine. »

Elle s’était accoudée, elle continua très bas, comme se parlantà elle-même, d’une voix encore brisée des sanglots de sondeuil :

« Maman, qui n’était pas forte, se tuait à la besogne… Elleme gâtait, il n’y avait rien de trop beau pour moi, j’avais desprofesseurs de tout ; et je profitais si peu, d’abord j’étaistombée malade, puis je n’écoutais pas, toujours à rire, le sang àla tête… La musique m’ennuyait, des crampes me tordaient les brasau piano. C’est encore la peinture qui allait le mieux… »

Il leva la tête, il l’interrompit d’une exclamation.

« Vous savez peindre !

– Oh ! non, je ne sais rien, rien du tout… Maman, qui avaitbeaucoup de talent, me faisait faire un peu d’aquarelle, et jel’aidais parfois pour les fonds de ses éventails… Elle en peignaitde si beaux ! »

Elle eut, malgré elle, un regard autour de l’atelier, sur lesesquisses terrifiantes, dont les murs flambaient ; et, dansses yeux clairs, un trouble reparut, l’étonnement inquiet de cettepeinture brutale. De loin, elle voyait à l’envers l’étude que lepeintre avait ébauchée d’après elle, si consternée des tonsviolents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, qu’ellen’osait demander à la regarder de près. D’ailleurs, mal à l’aisedans ce lit où elle brûlait, elle s’agitait, tourmentée de l’idéede s’en aller, d’en finir avec ces choses qui lui semblaient unsonge depuis la veille.

Sans doute, Claude eut conscience de cet énervement. Une brusquehonte l’emplit de regret. Il lâcha son dessin inachevé, il dit trèsvite :

« Merci bien de votre complaisance, mademoiselle…Pardonnez-moi, j’ai abusé, vraiment… Levez-vous, levez-vous, jevous en prie. Il est temps d’aller à vos affaires. »

Et, sans comprendre pourquoi elle ne se décidait pas,rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, à mesure qu’ils’empressait devant elle, il lui répétait de se lever. Puis, il eutun geste de fou, il replaça le paravent et gagna l’autre bout del’atelier, en se jetant à une exagération de pudeur, qui lui fitranger bruyamment sa vaisselle, pour qu’elle pût sauter du lit etse vêtir, sans craindre d’être écoutée.

Au milieu du tapage qu’il déchaînait, il n’entendait pas unevoix hésitante.

« Monsieur, monsieur… »

Enfin, il tendit l’oreille.

« Monsieur, si vous étiez assez obligeant… Je ne trouve pasmes bas. »

Il se précipita. Où avait-il la tête ? que voulait-ilqu’elle devînt, en chemise derrière ce paravent, sans les bas etles jupes qu’il avait étendus au soleil ? Les bas étaientsecs, il s’en assura en les frottant doucement ; puis, il lespassa par-dessus la mince cloison, et il aperçut une dernière foisle bras nu, frais et rond, d’un charme d’enfance. Il lança ensuiteles jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que lechapeau pendu à un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlaitplus, il distinguait à peine des frôlements de linges, des bruitsdiscrets d’eau remuée. Mais lui, continuait de s’occuperd’elle.

« Le savon est dans une soucoupe, sur la table… Ouvrez letiroir, n’est-ce pas ? et prenez une serviette propre…Voulez-vous de l’eau davantage ? Je vous passerai lebroc. »

L’idée qu’il retombait dans ses maladresses, l’exaspéra tout àcoup.

« Allons, voilà que je vous embête encore !… Faitescomme chez vous. »

Il retourna à son ménage. Un débat l’agitait. Devait-il luioffrir à déjeuner ? Il était difficile de la laisser partirainsi. D’autre part, ça n’en finirait plus, il allait perdredécidément sa matinée de travail. Sans rien résoudre, après avoirallumé sa lampe à esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit àfaire du chocolat, ce qu’il jugeait plus distingué, sourdementhonteux de son vermicelle, une pâtée où il coupait du pain et qu’ilbaignait d’huile, à la mode du Midi. Mais il émiettait encore lechocolat dans la casserole, lorsqu’il eut uneexclamation :

« Comment ! déjà ! »

C’était Christine qui repoussait le paravent et quiapparaissait, nette et correcte dans ses vêtements noirs, lacée,boutonnée, équipée en un tour de main. Son visage rosé ne gardaitmême pas l’humidité de l’eau, son lourd chignon se tordait sur sanuque, sans qu’une mèche dépassât. Et Claude restait béant devantce miracle de promptitude, cet entrain de petite ménagère às’habiller vite et bien.

« Ah ! fichtre, si vous faites tout commeça ! »

Il la trouvait plus grande et plus belle qu’il n’aurait cru. Cequi le frappait surtout, c’était son air de tranquille décision.Elle ne le craignait plus, évidemment. Il semblait qu’au sortir dece lit défait, où elle se sentait sans défense, elle eût remis sonarmure, avec ses bottines et sa robe. Elle souriait, le regardaitdroit dans les yeux. Et il dit ce qu’il hésitait encore àdire :

« Vous allez déjeuner avec moi, n’est-cepas ? »

Mais elle refusa.

« Non, merci… Je vais courir à la gare, où ma malle estsûrement arrivée, et je me ferai conduire ensuite àPassy. »

Vainement, il lui répéta qu’elle devait avoir faim, que cen’était guère raisonnable, de sortir ainsi sans manger.

« Alors, je descends vous chercher un fiacre.

– Non, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine.

– Voyons, vous ne pouvez faire un pareil voyage à pied.Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu’à la station devoitures, puisque vous ne connaissez point Paris.

– Non, non, je n’ai pas besoin de vous… Si vous voulez êtreaimable, laissez-moi m’en aller toute seule. »

C’était un parti pris. Sans doute, elle se révoltait à l’idéed’être rencontrée avec un homme, même par des inconnus : elletairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenirde l’aventure. Lui, d’un geste de colère, affecta de l’envoyer audiable. Bon débarras ! ça l’arrangeait de ne pas descendre. Etil demeurait blessé au fond, il la trouvait ingrate.

« Comme il vous plaira, après tout. Je n’emploierai pas laforce. »

À cette phrase, le sourire vague de Christine augmenta, abaissafinement les coins délicats de ses lèvres. Elle ne dit rien ;elle prit son chapeau, chercha du regard une glace ; puis,n’en trouvant pas, elle se décida à nouer les brides au petitbonheur des doigts. Les coudes levés, elle roulait, tirait lesrubans sans hâte, le visage dans le reflet doré du soleil. Surpris,Claude ne reconnaissait plus les traits d’une douceur enfantinequ’il venait de dessiner : le haut semblait noyé, le frontlimpide, les yeux tendres ; c’était à présent le bas quiavançait, la mâchoire passionnée, la bouche saignante, aux bellesdents. Et toujours ce sourire énigmatique des jeunes filles, quiraillait peut-être.

« En tous cas, reprit-il, agacé, je ne pense pas que vousayez un reproche à me faire. »

Alors, elle ne put retenir son rire, un léger rire nerveux.

« Non, non, monsieur, pas le moindre. »

Il continuait à la regarder, rendu au combat de ses timidités etde ses ignorances, craignant d’avoir été ridicule. Que savait-elledonc, cette grande demoiselle ? Sans doute ce que les fillessavent en pension, tout et rien. C’est l’insondable, l’obscureéclosion de la chair et du cœur, où personne ne descend. Dans celieu libre d’artiste, cette pudique sensuelle venait-elle des’éveiller, avec sa curiosité et sa crainte confuses del’homme ? Maintenant qu’elle ne tremblait plus, avait-elle lasurprise un peu méprisante d’avoir tremblé pour rien ?Quoi ! pas une galanterie, pas même un baiser sur le bout desdoigts ! L’indifférence bourrue de ce garçon, qu’elle avaitsentie, devait irriter en elle la femme qu’elle n’était pasencore ; et elle s’en allait ainsi, changée, énervée, faisantla brave dans son dépit, emportant le regret inconscient des chosesinconnues et terribles qui n’étaient pas arrivées.

« Vous dites, reprit-elle en redevenant grave, que lastation de voitures est au bout du pont, sur l’autrequai ?

– Oui, à l’endroit où il y a un bouquet d’arbres. »

Elle avait achevé de nouer ses brides, elle était prête, gantée,les mains ballantes, et elle ne partait pas, regardant devant elle.Ses yeux ayant rencontré la grande toile tournée contre le mur,elle eut envie de demander à la voir, puis elle n’osa pas. Rien nela retenait plus, elle avait pourtant l’air de chercher encore,comme si elle avait eu la sensation de laisser là quelque chose,une chose qu’elle n’aurait pu nommer. Enfin, elle se dirigea versla porte.

Claude l’ouvrit, et un petit pain, posé debout, tomba dansl’atelier.

« Vous voyez, dit-il, vous auriez dû déjeuner avec moi.C’est ma concierge qui me monte ça tous les matins. »

Elle refusa de nouveau d’un signe de tête. Sur le palier, ellese retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire étaitrevenu, elle tendit la main la première.

« Merci, merci bien. »

Il avait pris la petite main gantée dans sa main large, tachéede pastel. Toutes deux demeurèrent ainsi quelques secondes, serréesétroitement, se secouant en bonne amitié. La jeune fille luisouriait toujours, il avait sur les lèvres une question !« Quand vous reverrai-je ? » Mais une hontel’empêcha de parler. Alors, après avoir attendu, elle dégagea samain.

« Adieu, monsieur.

– Adieu, mademoiselle. »

Christine, déjà, sans lever la tête, descendait l’échelle demeunier, dont les marches craquaient ; et Claude, brutalement,rentra chez lui, referma la porte à la volée, en disant trèshaut :

« Ah ! ces tonnerres de Dieu defemmes ! »

Il était furieux, enragé contre lui, enragé contre les autres.Tout en bousculant du pied les meubles qu’il rencontrait, ilcontinuait de se soulager, à pleine voix. Comme il avait raison dene jamais en laisser monter une ! Ces gueuses-là n’étaientbonnes qu’à vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui luiassurait que celle-ci, avec son air innocent, ne s’était pasabominablement fichue de lui ? Et il avait eu la bêtise decroire des contes à dormir debout : tous ses doutesrevenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du général, nil’accident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que deshistoires pareilles arrivaient ? D’ailleurs, elle avait unebouche qui en disait long, son air était drôle, au moment de filer.Encore, s’il eût compris pourquoi elle mentait ! mais non, desmensonges sans profit, inexplicables, l’art pour l’art !Ah ! elle riait bien, à cette heure !

Violemment, il replia le paravent et l’envoya dans un coin. Elleavait dû lui en laisser un désordre ! Et, quand il constataque tout se trouvait rangé, très propre, la cuvette, la serviette,le savon, il s’emporta, parce qu’elle n’avait pas fait le lit. Ilse mit à le faire, d’un effort exagéré, saisit à pleins bras lematelas tiède encore, tapa des deux poings l’oreiller odorant,étouffé par cette tiédeur, cette odeur pure de jeunesse quimontaient des linges. Ensuite, il se débarbouilla à grande eau,pour se rafraîchir les tempes ; et, dans la serviette humide,il retrouva le même étouffement, cette haleine de vierge dont ladouceur éparse, errante par l’atelier, l’oppressait. Ce fut enjurant qu’il mangea son chocolat dans la casserole, si enfiévré, sienragé de peindre, qu’il avalait en hâte de grosses bouchées depain.

« Mais on meurt ici ! cria-t-il brusquement. C’est lachaleur qui me rend malade. »

Le soleil s’en était allé, il faisait moins chaud.

Et Claude, ouvrant une petite fenêtre, au ras du toit, respirad’un air de profond soulagement la bouffée de vent embrasé quientrait. Il avait pris son dessin, la tête de Christine, et ils’oublia longtemps à la regarder.

Chapitre 2

 

Midi était sonné, Claude travaillait à son tableau, lorsqu’unemain familière tapa rudement contre la porte. D’un mouvementinstinctif, et dont il ne fut pas le maître, le peintre glissa dansun carton la tête de Christine, d’après laquelle il retouchait sagrande figure de femme. Puis, il se décida à ouvrir.

« Pierre ! cria-t-il. Déjà toi ? »

Pierre Sandoz, un ami d’enfance, était un garçon de vingt-deuxans, très brun, à la tête ronde et volontaire, au nez carré, auxyeux doux, dans un masque énergique, encadré d’un collier de barbenaissante.

« J’ai déjeuné plus tôt, répondit-il, j’ai voulu te donnerune bonne séance… Ah ! diable ! çamarche ! »

Il s’était planté devant le tableau, et il ajouta tout desuite :

« Tiens ! tu changes le type de lafemme ? »

Un long silence se fit, tous deux regardaient, immobiles.C’était une toile de cinq mètres sur trois, entièrement couverte,mais dont quelques morceaux à peine se dégageaient de l’ébauche.Cette ébauche, jetée d’un coup, avait une violence superbe, uneardente vie de couleurs. Dans un trou de forêt, aux murs épais deverdure, tombait une ondée de soleil ; seule, à gauche, uneallée sombre s’enfonçait, avec une tache de lumière, très loin. Là,sur l’herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue étaitcouchée, un bras sous la tête, enflant la gorge ; et ellesouriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d’or quila baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, uneblonde, également nues, luttaient en riant, détachaient, parmi lesverts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme aupremier plan, le peintre avait eu besoin d’une opposition noire, ils’était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d’unsimple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyaitde lui que sa main gauche, sur laquelle il s’appuyait, dansl’herbe.

« Très belle d’indication, la femme ! reprit enfinSandoz. Mais, sapristi ! tu auras joliment du travail, danstout ça ! »

Claude, les yeux allumés sur son œuvre, eut un geste deconfiance.

« Bah ! j’ai le temps d’ici au Salon. En six mois, onen abat, de la besogne ! Cette fois, peut-être, je finirai parme prouver que je ne suis pas une brute. »

Et il se mit à siffler fortement, ravi sans le dire de l’ébauchequ’il avait faite de la tête de Christine, soulevé par un de cesgrands coups d’espoir, d’où il retombait plus rudement dans sesangoisses d’artiste, que la passion de la nature dévorait.

« Allons, pas de flâne ! cria-t-il. Puisque tu es là,commençons. »

Sandoz, par amitié, et pour lui éviter les frais d’un modèle,avait offert de lui poser le monsieur du premier plan. En quatre oucinq dimanches, le seul jour où il fût libre, la figure setrouverait établie. Déjà, il endossait le veston de velours,lorsqu’il eut une brusque réflexion.

« Dis donc, tu n’as pas déjeuné sérieusement, toi, puisquetu travaillais… Descends manger une côtelette, je t’attendsici. »

L’idée de perdre du temps indigna Claude.

« Mais si, j’ai déjeuné, regarde la casserole !… Etpuis, tu vois qu’il reste une croûte de pain. Je la mangerai…Allons, allons, à la pose, paresseux ! »

Vivement, il reprenait sa palette, il empoignait ses brosses, enajoutant :

« Dubuche vient nous chercher ce soir, n’est-cepas ?

– Oui, vers cinq heures.

– Eh bien, c’est parfait, nous descendrons dîner tout de suite…Y es-tu à la fin ? La main plus à gauche, la tête penchéedavantage. »

Après avoir disposé les coussins, Sandoz s’était installé sur ledivan, tenant la pose. Il tournait le dos, mais la conversationn’en continua pas moins un moment encore, car il avait reçu lematin même une lettre de Plassans, la petite ville provençale où lepeintre et lui s’étaient connus, en huitième, dès leur premièreculotte usée sur les bancs du collège. Puis, tous deux se turent.L’un travaillait, hors du monde, l’autre s’engourdissait, dans lafatigue somnolente des longues immobilités.

C’était à l’âge de neuf ans que Claude avait eu l’heureusechance de pouvoir quitter Paris, pour retourner dans le coin deProvence où il était né. Sa mère, une brave femme de blanchisseuse,que son fainéant de père avait lâchée à la rue, venait d’épouser unbon ouvrier, amoureux fou de sa jolie peau de blonde. Mais, malgréleur courage, ils n’arrivaient pas à joindre les deux bouts. Aussiavaient-ils accepté de grand cœur, lorsqu’un vieux monsieur delà-bas s’était présenté, en leur demandant Claude, qu’il voulaitmettre au collège, près de lui : la toquade généreuse d’unoriginal, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillésautrefois par le mioche avaient frappé. Et, jusqu’à sa rhétorique,pendant sept ans, Claude était donc resté dans le Midi, d’abordpensionnaire, puis externe, logeant chez son protecteur. Un matin,on avait trouvé ce dernier mort en travers de son lit, foudroyé. Illaissait par testament une rente de mille francs au jeune homme,avec la faculté de disposer du capital, à l’âge de vingt-cinq ans.Celui-ci, que l’amour de la peinture enfiévrait déjà, quittaimmédiatement le collège, sans vouloir même tenter de passer sonbaccalauréat, et accourut à Paris, où son ami Sandoz l’avaitprécédé.

Au collège de Plassans, dès leur huitième, il y avait eu lestrois inséparables, comme on les nommait, Claude Lantier, PierreSandoz et Louis Dubuche. Venus de trois mondes différents, opposésde natures, nés seulement la même année, à quelques mois dedistance, ils s’étaient liés d’un coup et à jamais, entraînés pardes affinités secrètes, le tourment encore vague d’une ambitioncommune, l’éveil d’une intelligence supérieure, au milieu de lacohue brutale des abominables cancres qui les battaient. Le père deSandoz, un Espagnol réfugié en France à la suite d’une bagarrepolitique, avait installé près de Plassans une papeterie, oùfonctionnaient de nouveaux engins de son invention ; puis, ilétait mort, abreuvé d’amertume, traqué par la méchanceté locale, enlaissant à sa veuve une situation si compliquée, toute une série deprocès si obscurs, que la fortune entière avait coulé dans ledésastre ; et la mère, une Bourguignonne, cédant à sa rancunecontre les Provençaux, souffrant d’une paralysie lente dont elleles accusait d’être aussi la cause, s’était réfugiée à Paris avecson fils, qui la soutenait maintenant d’un maigre emploi, lacervelle hantée de gloire littéraire. Quant à Dubuche, l’aîné d’uneboulangère de Plassans, poussé par celle-ci, très âpre, trèsambitieuse, il était venu rejoindre ses amis, plus tard, et ilsuivait les cours de l’École comme élève architecte, vivantchichement des dernières pièces de cent sous que ses parentsplaçaient sur lui, avec une obstination de juifs qui escomptaientl’avenir à trois cents pour cent.

« Sacredié ! murmura Sandoz dans le grand silence,elle n’est pas commode, ta pose ! elle me casse le poignet…Est-ce qu’on peut bouger, hein ? »

Claude le laissa s’étirer, sans répondre. Il attaquait le vestonde velours, à larges coups de brosse. Puis, se reculant, clignantles yeux, il eut un rire énorme, égayé par un brusque souvenir.

« Dis donc, tu te rappelles, en sixième, le jour oùPouillaud alluma les chandelles dans l’armoire de ce crétin deLalubie ? Oh ! la terreur de Lalubie, avant de grimper àsa chaire, quand il ouvrit son armoire pour prendre ses livres, etqu’il aperçut cette chapelle ardente !… Cinq cents vers àtoute la classe ! »

Sandoz, gagné par cet accès de gaieté, s’était renversé sur ledivan. Il reprit la pose, en disant :

« Ah ! l’animal de Pouillaud !… Tu sais que, danssa lettre de ce matin, il m’annonce justement le mariage deLalubie. Cette vieille rosse de professeur épouse une jolie fille.Mais tu la connais, la fille de Galissard, le mercier, la petiteblonde à qui nous allions donner des sérénades ! »

Les souvenirs étaient lâchés. Claude et Sandoz ne tarirent plus,l’un fouetté et peignant avec une fièvre croissante, l’autre tournétoujours vers le mur, parlant du dos, les épaules secouées depassion.

Ce fut d’abord le collège, l’ancien couvent moisi qui s’étendaitjusqu’aux remparts, les deux cours plantées d’énormes platanes, lebassin vaseux, vert de mousse, où ils avaient appris à nager, etles classes du bas dont les plâtres ruisselaient, et le réfectoireempoisonné du continuel graillon des eaux de vaisselle, et ledortoir des petits, fameux par ses horreurs, et la lingerie, etl’infirmerie, peuplées de sœurs délicates, des religieuses en robenoire, si douces sous leur coiffe blanche ! Quelle affaire,lorsque sœur Angèle, celle dont la figure de vierge révolutionnaitla cour des grands, avait disparu un beau matin avec Hermeline, ungros de la rhétorique, qui, par amour, se faisait sur les mains desentailles au canif, pour monter et pour qu’elle lui posât desbandes de taffetas d’Angleterre !

Puis, le personnel entier défila, une chevauchée lamentable,grotesque et terrible, des profils de méchanceté et desouffrance : le proviseur qui se ruinait en réception pourmarier ses filles, deux grandes belles filles élégantes, que desdessins et des inscriptions abominables insultaient sur tous lesmurs ; le censeur, Pifard, dont le nez fameux s’embusquaitderrière les portes, pareil à une couleuvrine, décelant au loin saprésence ; la kyrielle des professeurs, chacun éclaboussé del’injure d’un surnom, le sévère Rhadamante qui n’avait jamais ri,la Crasse qui teignait les chaires en noir, du continuel frottementde sa tête, Tu-m’as-trompé-Adèle, le maître de physique, un coculégendaire, auquel dix générations de galopins jetaient le nom desa femme, jadis surprise, disait-on, entre les bras d’uncarabinier ; d’autres, d’autres encore, Spontini, le pionféroce, avec son couteau corse qu’il montrait rouillé du sang detrois cousins, le petit Chantecaille, si bon enfant, qu’il laissaitfumer en promenade ; jusqu’à un marmiton de la cuisine et à lalaveuse d’assiettes, deux monstres, qu’on avait surnommésParaboulomenos et Paralleluca, et qu’on accusait d’une idylle dansles épluchures.

Ensuite arrivaient les farces, les soudaines évocations desbonnes blagues, dont on se tordait après des années. Oh ! lematin où l’on avait brûlé dans le poêle les souliers deMimi-la-Mort, autrement dit le Squelette-Externe, un maigre garçonqui apportait en contrebande le tabac à priser de toute laclasse ! Et le soir d’hiver où l’on était allé voler desallumettes à la chapelle, près de la veilleuse, pour fumer desfeuilles sèches de marronnier dans des pipes de roseau !Sandoz, qui avait fait le coup, avouait maintenant son épouvante,sa sueur froide, en dégringolant du chœur, noyé de ténèbres. Et lejour où Claude, au fond de son pupitre, avait eu la belle idée degriller des hannetons, pour voir si c’était bon à manger, comme onle disait ! Une puanteur si âcre, une fumée si épaisse s’étaitéchappée du pupitre, que le pion avait saisi la cruche, croyant àun incendie. Et la maraude, le pillage des champs d’oignons enpromenade ; les pierres jetées dans les vitres, où le grandchic était d’obtenir, avec les cassures, des cartes de géographieconnues ; les leçons de grec écrites à l’avance, en groscaractères, sur le tableau noir, et lues couramment par tous lescancres, sans que le professeur s’en aperçût ; les bancs de lacour sciés, puis portés autour du bassin comme des cadavresd’émeute, en long cortège, avec des chants funèbres. Ah ! oui,fameuse, celle-ci ! Dubuche, qui faisait le clergé, s’étaitfichu au fond du bassin, en voulant prendre de l’eau dans sacasquette, pour avoir un bénitier. Et la plus drôle, la meilleure,la nuit où Pouillaud avait attaché tous les pots de chambre dudortoir à une même corde qui passait sous les lits, puis au matin,un matin de grandes vacances, s’était mis à tirer en fuyant par lecorridor et par les trois étages de l’escalier, avec cetteeffroyable queue de faïence, qui bondissait et volait en éclatsderrière lui !

Claude resta, un pinceau en l’air, la bouche fendue d’hilarité,criant :

« Cet animal de Pouillaud !… Et il t’a écrit ?qu’est-ce qu’il fabrique maintenant, Pouillaud ?

– Mais rien du tout, mon vieux ! répondit Sandoz, en seremontant sur les coussins. Sa lettre est d’un bête !… Ilfinit son droit, il reprendra ensuite l’étude d’avoué de son père.Et si tu voyais le ton qu’il a déjà, toute la gourme imbécile d’unbourgeois qui se range ! »

Il y eut un nouveau silence. Et il ajouta :

« Ah ! nous, vois-tu, mon vieux, nous avons étéprotégés. »

Alors, d’autres souvenirs leur vinrent, ceux dont les cœursbattaient à grands coups, les belles journées de plein air et deplein soleil qu’ils avaient vécues là-bas, hors du collège. Toutpetits, dès leur sixième, les trois inséparables s’étaient pris dela passion des longues promenades. Ils profitaient des moindrescongés, ils s’en allaient à des lieues, s’enhardissant à mesurequ’ils grandissaient, finissant par courir le pays entier, desvoyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils couchaient aupetit bonheur de la route, au fond d’un trou de rocher, sur l’airepavée, encore brûlante, où la paille du blé battu leur faisait unecouche molle, dans quelque cabanon désert, dont ils couvraient lecarreau d’un lit de thym et de lavande. C’étaient des fuites loindu monde, une absorption instinctive au sein de la bonne nature,une adoration irraisonnée de gamins pour les arbres, les eaux, lesmonts, pour cette joie sans limite d’être seuls et d’êtrelibres.

Dubuche, qui était pensionnaire, se joignait seulement aux deuxautres les jours de vacances. Il avait du reste les jambes lourdes,la chair endormie du bon élève piocheur. Mais Claude et Sandoz nese lassaient pas, allaient chaque dimanche s’éveiller dès quatreheures du matin, en jetant des cailloux dans leurs persiennes.L’été surtout, ils rêvaient de la Viorne, le torrent dont le mincefilet arrose les prairies basses de Plassans. Ils avaient douze ansà peine, qu’ils savaient nager ; et c’était une rage debarboter au fond des trous, où l’eau s’amassait, de passer là desjournées entières, tout nus, à se sécher sur le sable brûlant pourreplonger ensuite, à vivre dans la rivière, sur le dos, sur leventre, fouillant les herbes des berges, s’enfonçant jusqu’auxoreilles et guettant pendant des heures les cachettes desanguilles. Ce ruissellement d’eau pure qui les trempait au grandsoleil, prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais degalopins échappés, lorsque, jeunes hommes déjà, ils rentraient à laville, par les ardeurs troublantes des soirées de juillet. Plustard, la chasse les avait envahis, mais la chasse telle qu’on lapratique dans ce pays sans gibier, six lieues faites pour tuer unedemi-douzaine de becfigues, des expéditions formidables dont ilsrevenaient souvent les carniers vides ; avec une chauve sourisimprudente, abattue à l’entrée du faubourg, en déchargeant lesfusils. Leurs yeux se mouillaient au souvenir de ces débauches demarche : ils revoyaient les routes blanches, à l’infini,couvertes d’une couche de poussière, comme d’une tombée épaisse deneige ; ils les suivaient toujours, toujours, heureux d’yentendre craquer leurs gros souliers, puis ils coupaient à traverschamps, dans des terres rouges, chargées de fer, où ils galopaientencore, encore ; et un ciel de plomb, pas une ombre, rien quedes oliviers nains, que des amandiers au grêle feuillage ; et,à chaque retour, une délicieuse hébétude de fatigue, la forfanterietriomphante d’avoir marché davantage que l’autre fois, leravissement de ne plus se sentir aller, d’avancer seulement par laforce acquise, en se fouettant de quelque terrible chanson detroupier, qui les berçait comme du fond d’un rêve.

Déjà, Claude, entre sa poire à poudre et sa boîte de capsules,emportait un album où il crayonnait des bouts d’horizon ;tandis que Sandoz avait toujours dans sa poche le livre d’un poète.C’était une frénésie romantique, des strophes ailées alternant avecles gravelures de garnison, des odes jetées au grand frissonlumineux de l’air qui brûlait ; et, quand ils avaientdécouvert une source, quatre saules tachant de gris la terreéclatante, ils s’y oubliaient jusqu’aux étoiles, ils y jouaient lesdrames qu’ils savaient par cœur, la voix enflée pour les héros,toute mince et réduite à un chant de fifre pour les ingénues et lesreines. Ces jours-là, ils laissaient les moineaux tranquilles. Danscette province reculée, au milieu de la bêtise somnolente despetites villes, ils avaient ainsi, dès quatorze ans, vécu isolés,enthousiastes, ravagés d’une fièvre de littérature et d’art. Ledécor énorme d’Hugo, les imaginations géantes qui s’y promènentparmi l’éternelle bataille des antithèses, les avaient d’abordravis en pleine épopée, gesticulant, allant voir le soleil secoucher derrière des ruines, regardant passer la vie sous unéclairage faux et superbe de cinquième acte. Puis, Musset étaitvenu les bouleverser de sa passion et de ses larmes, ils écoutaienten lui battre leur propre cœur, un monde s’ouvrait plus humain, quiles conquérait par la pitié, par l’éternel cri de misère qu’ilsdevaient désormais entendre monter de toutes choses. Du reste, ilsétaient peu difficiles, ils montraient une belle gloutonnerie dejeunesse, un furieux appétit de lecture, où s’engouffraientl’excellent et le pire, si avides d’admirer, que souvent des œuvresexécrables les jetaient dans l’exaltation des purschefs-d’œuvre.

Et, comme Sandoz le disait à présent, c’était l’amour desgrandes marches, c’était cette fringale de lecture, qui les avaientprotégés de l’engourdissement invincible du milieu. Ils n’entraientjamais dans un café, ils professaient l’horreur des rues, posaientmême pour y dépérir comme des aigles mis en cage, lorsque déjà descamarades à eux traînaient leurs manches d’écoliers sur les petitestables de marbre, en jouant aux cartes la consommation. Cette vieprovinciale qui prenait les enfants tout jeunes dans l’engrenage deson manège, l’habitude du cercle, le journal épelé jusqu’auxannonces, la partie de dominos sans cesse recommencée, la mêmepromenade à la même heure sur la même avenue, l’abrutissement finalsous cette meule qui aplatit les cervelles, les indignait, lesjetait à des protestations, escaladant les collines voisines pour ydécouvrir des solitudes ignorées, déclamant des vers sous despluies battantes, sans vouloir d’abri, par haine des cités. Ilsprojetaient de camper au bord de la Viorne, d’y vivre en sauvages,dans la joie d’une baignade continuelle, avec cinq ou six livres,pas plus, qui auraient suffi à leurs besoins. La femme elle-mêmeétait bannie, ils avaient des timidités, des maladresses, qu’ilsérigeaient en une austérité de gamins supérieurs. Claude, pendantdeux ans, s’était consumé d’amour pour une apprentie chapelière,que chaque soir il accompagnait de loin ; et jamais il n’avaiteu l’audace de lui adresser la parole. Sandoz nourrissait desrêves, des dames rencontrées en voyage, des filles très belles quisurgiraient dans un bois inconnu, qui se livreraient tout un jour,puis qui se dissiperaient comme des ombres, au crépuscule. Leurseule aventure galante les égayait encore, tant elle leur semblaitsotte : des sérénades données à deux petites demoiselles, dutemps où ils faisaient partie de la musique du collège ; desnuits passées sous une fenêtre, à jouer de la clarinette et ducornet à pistons ; des cacophonies affreuses effarant lesbourgeois du quartier, jusqu’au soir mémorable où les parentsrévoltés avaient vidé sur eux tous les pots à eau de lafamille.

Ah ! l’heureux temps, et quels rires attendris, au moindresouvenir ! Les murs de l’atelier étaient justement couvertsd’une série d’esquisses, faites là-bas par le peintre, dans unrécent voyage. C’était comme s’ils avaient eu, autour d’eux, lesanciens horizons, l’ardent ciel bleu sur la campagne rousse. Là,une plaine s’étendait, avec le moutonnement des petits oliviersgrisâtres, jusqu’aux dentelures roses des collines lointaines. Ici,entre des coteaux brûlés, couleur de rouille, l’eau tarie de laViorne se desséchait sous l’arche d’un vieux pont, enfariné depoussière, sans autre verdure que des buissons morts de soif. Plusloin, la gorge des Infernets ouvrait son entaille béante, au milieude ses écroulements de roches foudroyées, un immense chaos, undésert farouche, roulant à l’infini ses vagues de pierre. Puis,toutes sortes de coins bien connus : le vallon de Repentance,si resserré, si ombreux, d’une fraîcheur de bouquet parmi leschamps calcinés ; le bois des Trois-Bons-Dieux, dont les pins,d’un vert dur et verni, pleuraient leur résine sous le grandsoleil ; le Jas de Bouffan, d’une blancheur de mosquée, aucentre de ses vastes terres, pareilles à des mares de sang ;d’autres, d’autres encore, des bouts de routes aveuglantes quitournaient, des ravins où la chaleur semblait faire monter desbouillons à la peau cuite des cailloux, des langues de sablealtérées et achevant de boire goutte à goutte la rivière, des trousde taupe, des sentiers de chèvre, des sommets dans l’azur.

« Tiens ! s’écria Sandoz en se tournant vers uneétude, où est-ce donc, ça ? »

Claude, indigné, brandit sa palette.

« Comment ! tu ne te souviens pas ?… Nous avonsfailli nous y casser les os. Tu sais bien, le jour où nous avonsgrimpé avec Dubuche, du fond de Jaumegarde. C’était lisse comme lamain, nous nous cramponnions avec les ongles ; tellement qu’aubeau milieu, nous ne pouvions plus ni monter ni descendre… Puis, enhaut, quand il s’est agi de faire cuire les côtelettes, nous noussommes presque battus, toi et moi. »

Sandoz, maintenant, se rappelait.

« Ah ! oui, ah ! oui, chacun devait faire cuirela sienne, sur des baguettes de romarin, et comme mes baguettesbrûlaient, tu m’exaspérais à blaguer ma côtelette qui se réduisaiten charbon. »

Un fou rire les secouait encore. Le peintre se remit à sontableau, et il conclut gravement :

« Fichu tout ça, mon vieux ! Ici, maintenant, il n’y aplus à flâner. »

C’était vrai, depuis que les trois inséparables avaient réaliséleur rêve de se retrouver ensemble à Paris, pour le conquérir,l’existence se faisait terriblement dure. Ils essayaient bien derecommencer les grandes promenades d’autrefois, ils partaient àpied, certains dimanches, par la barrière de Fontainebleau,allaient battre les taillis de Verrières, poussaient jusqu’àBièvre, traversaient les bois de Bellevue et de Meudon ; puisrentraient par Grenelle. Mais ils accusaient Paris de leur gâterles jambes, ils n’en quittaient plus guère le pavé, tout entiers àleur bataille.

Du lundi au samedi, Sandoz s’enrageait à la mairie du cinquièmearrondissement, dans un coin sombre du bureau des naissances, clouélà par l’unique pensée de sa mère, que ses cent cinquante francsnourrissaient mal. De son côté, Dubuche, pressé de payer à sesparents les intérêts des sommes placées sur sa tête, cherchait debasses besognes chez des architectes, en dehors de ses travaux del’École. Claude, lui, avait sa liberté, grâce aux mille francs derente ; mais quelles fins de mois terribles, surtout lorsqu’ilpartageait le fond de ses poches ! Heureusement, il commençaità vendre de petites toiles achetées des dix et douze francs par lepère Malgras, un marchand rusé ; et, du reste, il aimait mieuxcrever la faim, que de recourir au commerce, à la fabrication desportraits bourgeois, des saintetés de pacotille, des stores derestaurant et des enseignes de sage-femme. Lors de son retour, ilavait eu, dans l’impasse des Bourdonnais, un atelier trèsvaste ; puis, il était venu au quai de Bourbon, par économie.Il y vivait en sauvage, d’un absolu dédain pour tout ce qui n’étaitpas la peinture, brouillé avec sa famille qui le dégoûtait, ayantrompu avec sa tante, charcutière aux Halles, parce qu’elle seportait trop bien, gardant seulement au cœur la plaie secrète de ladéchéance de sa mère, que des hommes mangeaient et poussaient auruisseau.

Brusquement, il cria à Sandoz :

« Eh ! dis donc, si tu voulais bien ne past’avachir ! »

Mais Sandoz déclara qu’il s’ankylosait, et il sauta du canapé,pour se dérouiller les jambes. Il y eut un repos de dix minutes. Onparla d’autre chose. Claude se montrait débonnaire. Quand sontravail marchait, il s’allumait peu à peu, il devenait bavard, luiqui peignait les dents serrées, rageant à froid, dès qu’il sentaitla nature lui échapper. Aussi, à peine son ami eut-il repris lapose, qu’il continua d’un flot intarissable, sans perdre un coup depinceau.

« Hein ? mon vieux, ça marche ? Tu as une crânetournure, là-dedans… Ah ! les crétins, s’ils me refusentcelui-ci, par exemple ! Je suis plus sévère pour moi qu’ils nele sont pour eux, bien sûr ; et, lorsque je me reçois untableau, vois-tu, c’est plus sérieux que s’il avait passé devanttous les jurys de la terre… Tu sais, mon tableau des Halles, mesdeux gamins sur des tas de légumes, eh bien ! je l’ai gratté,décidément : ça ne venait pas, je m’étais fichu là dans unesacrée machine, trop lourde encore pour mes épaules. Oh ! jereprendrai ça un jour, quand je saurai, et j’en ferai d’autres,oh ! des machines à les flanquer tous par terred’étonnement ! »

Il eut un grand geste, comme pour balayer une foule ; ilvida un tube de bleu sur sa palette, puis, il ricana en demandantquelle tête aurait devant sa peinture son premier maître, le pèreBelloque, un ancien capitaine manchot, qui, depuis un quart desiècle, dans une salle du Musée, enseignait les belles hachures auxgamins de Plassans. D’ailleurs, à Paris, Berthou, le célèbrepeintre de Néron au cirque, dont il avait fréquenté l’atelierpendant six mois, ne lui avait-il pas répété, à vingt reprises,qu’il ne ferait jamais rien ! Ah ! qu’il les regrettaitaujourd’hui, ces six mois d’imbéciles tâtonnements, d’exercicesniais sous la férule d’un bonhomme dont la caboche différait de lasienne ! Il en arrivait à déclamer contre le travail auLouvre, il se serait, disait-il, coupé le poignet, plutôt que d’yretourner gâter son œil à une de ces copies, qui encrassent pourtoujours la vision du monde où l’on vit. Est-ce que, en art, il yavait autre chose que de donner ce qu’on avait dans leventre ? est-ce que tout ne se réduisait pas à planter unebonne femme devant soi, puis à la rendre comme on la sentait ?est-ce qu’une botte de carottes, oui, une botte de carottes !étudiée directement, peinte naïvement, dans la note personnelle oùon la voit, ne valait pas les éternelles tartines de l’École, cettepeinture au jus de chique, honteusement cuisinée d’après lesrecettes ? Le jour venait où une seule carotte originaleserait grosse d’une révolution. C’était pourquoi, maintenant, il secontentait d’aller peindre à l’atelier Boutin, un atelier librequ’un ancien modèle tenait rue de la Huchette. Quand il avait donnéses vingt francs au massier, il trouvait là du nu, des hommes, desfemmes, à en faire une débauche, dans son coin ; et ils’acharnait, il y perdait le boire et le manger, luttant sans reposavec la nature, fou de travail, à côté des beaux fils quil’accusaient de paresse ignorante, et qui parlaient arrogamment deleurs études, parce qu’ils copiaient des nez et des bouches, sousl’œil d’un maître.

« Écoute ça, mon vieux, quand un de ces cocos-là aura bâtiun torse comme celui-ci, il montera me le dire, et nouscauserons. »

Du bout de sa brosse, il indiquait une académie peinte, pendueau mur, près de la porte. Elle était superbe, enlevée avec unelargeur de maître ; et, à côté, il y avait encore d’admirablesmorceaux, des pieds de fillette, exquis de vérité délicate, unventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivantedu sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures decontentement, il avait la fierté de ces quelques études, les seulesdont il fût satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre,doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines etinexpliquées.

Il poursuivit avec violence, sabrant à grands coups le veston develours, se fouettant dans son intransigeance qui ne respectaitpersonne :

« Tous des barbouilleurs d’images à deux sous, desréputations volées, des imbéciles ou des malins à genoux devant labêtise publique ! Pas un gaillard qui flanque une gifle auxbourgeois !… Tiens ! le père Ingres, tu sais s’il metourne sur le cœur, celui-là, avec sa peinture glaireuse ? Ehbien ! c’est tout de même un sacré bonhomme, et je le trouvetrès crâne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout,il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu’il a fait avaler deforce aux idiots qui croient aujourd’hui le comprendre… Après ça,entends-tu ! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Lereste, c’est de la fripouille… Hein ? le vieux lionromantique, quelle fière allure ! En voilà un décorateur quifaisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il auraitcouvert les murs de Paris, si on les lui avait donnés : sapalette bouillait et débordait. Je sais bien, ce n’était que de lafantasmagorie ; mais, tant pis ! ça me gratte, il fallaitça, pour incendier l’École… Puis, l’autre est venu, un rudeouvrier, le plus vraiment peintre du siècle, et d’un métierabsolument classique, ce que pas un de ces crétins n’a senti. Ilsont hurlé, parbleu ! ils ont crié à la profanation, auréalisme, lorsque ce fameux réalisme n’était guère que dans lessujets ; tandis que la vision restait celle des vieux maîtreset que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nosmusées… Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits àl’heure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Etmaintenant, oh ! maintenant… »

Il se tut, se recula pour juger l’effet, s’absorba une minutedans la sensation de son œuvre, puis repartit :

« Maintenant, il faut autre chose… Ah ! quoi ? jene sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, jeserais très fort. Oui, il n’y aurait plus que moi… Mais ce que jesens, c’est que le grand décor romantique de Delacroix craque ets’effondre ; et c’est encore que la peinture noire de Courbetempoisonne déjà le renfermé, le moisi de l’atelier où le soleiln’entre jamais… Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il fautle plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtrestels qu’ils se comportent dans de la vraie lumière, enfin je nepuis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture quenos yeux d’aujourd’hui doivent faire et regarder. »

Sa voix s’éteignit de nouveau, il bégayait, n’arrivait pas àformuler la sourde éclosion d’avenir qui montait en lui. Un grandsilence tomba, pendant qu’il achevait d’ébaucher le veston develours, frémissant.

Sandoz l’avait écouté, sans lâcher la pose. Et, le dos tourné,comme s’il eût parlé au mur, dans un rêve ; il dit alors à sontour :

« Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir… Moi, chaquefois qu’un professeur a voulu m’imposer une vérité, j’ai eu unerévolte de défiance, en songeant : « Il se trompe ou ilme trompe. » Leurs idées m’exaspèrent, il me semble que lavérité est plus large… Ah ! que ce serait beau, si l’ondonnait son existence entière à une œuvre, où l’on tâcherait demettre les choses, les bêtes, les hommes, l’arche immense ! Etpas dans l’ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchieimbécile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine couléede la vie universelle, un monde où nous ne serions qu’un accident,où le chien qui passe, et jusqu’à la pierre des chemins, nouscompléteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout,sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne… Biensûr, c’est à la science que doivent s’adresser les romanciers etles poètes, elle est aujourd’hui l’unique source possible. Mais,voilà ! que lui prendre, comment marcher avec elle ? Toutde suite, je sens que je patauge… Ah ! si je savais, si jesavais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de lafoule ! »

Il se tut, lui aussi. L’hiver précédent, il avait publié sonpremier livre, une suite d’esquisses aimables, rapportées dePlassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaientseules le révolté, le passionné de vérité et de puissance. Et,depuis, il tâtonnait, il s’interrogeait dans le tourment des idées,confuses encore, qui battaient son crâne. D’abord, épris desbesognes géantes, il avait eu le projet d’une genèse de l’univers,en trois phases : la création, rétablie d’après lascience ; l’histoire de l’humanité, arrivant à son heure jouerson rôle, dans la chaîne des êtres ; l’avenir, les êtres sesuccédant toujours, achevant de créer le monde, par le travail sansfin de la vie. Mais il s’était refroidi devant les hypothèses trophasardées de cette troisième phase ; et il cherchait un cadreplus resserré, plus humain, où il ferait tenir pourtant sa vasteambition.

« Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude,après un long intervalle. Avec des lieues de murailles à couvrir,décorer les gares, les halles, les mairies, tout ce qu’on bâtira,quand les architectes ne seront plus des crétins ! Et il nefaudra que des muscles et une tête solides, car ce ne sont pas lessujets qui manqueront… Hein ? la vie telle qu’elle passe dansles rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, auxcourses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses ;et tous les métiers en branle ; et toutes les passions remisesdebout, sous le plein jour ; et les paysans, et les bêtes, etles campagnes !… On verra, on verra, si je ne suis pas unebrute ! J’en ai des fourmillements dans les mains. Oui !toute la vie moderne ! Des fresques hautes comme lePanthéon ! Une sacrée suite de toiles à faire éclater leLouvre ! »

Dès qu’ils étaient ensemble, le peintre et l’écrivain enarrivaient d’ordinaire à cette exaltation. Ils se fouettaientmutuellement, ils s’affolaient de gloire ; et il y avait làune telle envolée de jeunesse, une telle passion du travail,qu’eux-mêmes souriaient ensuite de ces grands rêves d’orgueil,ragaillardis, comme entretenus en souplesse et en force.

Claude, qui se reculait maintenant jusqu’au mur, y demeuraadossé, s’abandonnant. Alors, Sandoz, basé par la pose, quitta ledivan et alla se mettre près de lui. Puis, tous deux regardèrent,de nouveau muets. Le monsieur en veston de velours était ébauchéentièrement ; la main, plus poussée que le reste, faisait dansl’herbe une note très intéressante, d’une jolie fraîcheur deton ; et la tache sombre du dos s’enlevait avec tant devigueur, que les petites silhouettes du fond, les deux femmesluttant au soleil, semblaient s’être éloignées, dans le frissonlumineux de la clairière ; tandis que la grande figure, lafemme nue et couchée, à peine indiquée encore, flottait toujours,ainsi qu’une chair de songe, une Ève désirée naissant de la terre,avec son visage qui soudait, sans regard, les paupières closes.

« Décidément, comment appelles-tu ça ? demandaSandoz.

– Plein air », répondit Claude d’une voixbrève.

Mais ce titre parut bien technique à l’écrivain, qui, malgrélui, était parfois tenté d’introduire de la littérature dans lapeinture.

« Plein air, ça ne dit rien.

– Ça n’a besoin de rien dire… Des femmes et un homme se reposentdans une forêt, au soleil. Est-ce que ça ne suffit pas ? Va,il y en a assez pour faire un chef-d’œuvre. »

Il renversa la tête, il ajouta entre ses dents :

« Nom d’un chien, c’est encore noir ! J’ai ce sacréDelacroix dans l’œil. Et ça, tiens ! cette main-là, c’est duCourbet… Ah ! nous y trempons tous, dans la sauce romantique.Notre jeunesse y a trop barboté, nous en sommes barbouillésjusqu’au menton. Il nous faudra une fameuse lessive. »

Sandoz haussa désespérément les épaules : lui aussi selamentait d’être né au confluent d’Hugo et de Balzac. Cependant,Claude restait satisfait, dans l’excitation heureuse d’une bonneséance. Si son ami pouvait lui donner deux ou trois dimanchespareils, le bonhomme y serait, et carrément. Pour cette fois, il yen avait assez. Tous deux plaisantèrent, car d’habitude il tuaitses modèles, ne les lâchant qu’évanouis, morts de fatigue. Lui-mêmeattendait de tomber, les jambes rompues, le ventre vide. Et, commecinq heures sonnaient au coucou, il se jeta sur son reste de pain,il le dévora. Épuisé, il le cassait de ses doigts tremblants, il lemâchait à peine, revenu devant son tableau, repris par son idée, aupoint qu’il ne savait même pas qu’il mangeait.

« Cinq heures, dit Sandoz qui s’étirait, les bras en l’air.Nous allons dîner… Justement, voici Dubuche. »

On frappait, et Dubuche entra. C’était un gros garçon brun, auvisage correct et bouffi, les cheveux ras, les moustaches déjàfortes. Il donna des poignées de main, il s’arrêta d’un airinterloqué devant le tableau. Au fond, cette peinture déréglée lebousculait, dans la pondération de sa nature, dans son respect debon élève pour les formules établies ; et sa vieille amitiéseule empêchait d’ordinaire ses critiques. Mais, cette fois, toutson être se révoltait, visiblement.

« Eh bien ! quoi donc ? Ça ne te va pas ?demanda Sandoz qui le guettait.

– Si, si, oh ! très bien peint… Seulement…

– Allons, accouche. Qu’est-ce qui te chiffonne ?

– Seulement, c’est ce monsieur, tout habillé, là, au milieu deces femmes nues… On n’a jamais vu ça. »

Du coup, les deux autres éclatèrent. Est-ce qu’au Louvre, il n’yavait pas cent tableaux composés de la sorte ? Et puis, sil’on n’avait jamais vu ça, on le verrait. On s’en fichait bien, dupublic !

Sans se troubler sous la furie de ces réponses, Dubuche répétaittranquillement :

« Le public ne comprendra pas… Le public trouvera çacochon… Oui, c’est cochon.

– Sale bourgeois ! cria Claude exaspéré. Ah ! ils tecrétinisent raide à l’École, tu n’étais pas sibête ! »

C’était la plaisanterie courante de ses deux amis, depuis qu’ilsuivait les cours de l’École des Beaux-Arts. Il battit alors enretraite, un peu inquiet de la violence que prenait laquerelle ; et il se sauva, en tapant sur les peintres. Ça, onavait raison de le dire, les peintres étaient de jolis crétins, àl’École. Mais, pour les architectes, la question changeait. Oùvoulait-on qu’il fît ses études ? Il se trouvait bien forcé depasser par là. Plus tard, ça ne l’empêcherait pas d’avoir ses idéesà lui. Et il affecta une allure très révolutionnaire.

« Bon ! dit Sandoz, du moment que tu fais des excuses,allons dîner. »

Mais Claude, machinalement, avait repris un pinceau, et ils’était remis au travail. Maintenant, à côté du monsieur en veston,la figure de la femme ne tenait plus. Énervé, impatient, il lacernait d’un trait vigoureux, pour la rétablir au plan qu’elledevait occuper.

« Viens-tu ? répéta son ami.

– Tout à l’heure, que diable ! rien ne presse… Laisse-moiindiquer ça, et je suis à vous. »

Sandoz hocha la tête ; puis, doucement, de peur del’exaspérer davantage :

« Tu as tort de t’acharner, mon vieux… Oui, tu es éreinté,tu crèves de faim, et tu vas encore gâter ton affaire, commel’autre jour. »

D’un geste irrité, le peintre lui coupa la parole. C’était sacontinuelle histoire : il ne pouvait lâcher à temps labesogne, il se grisait de travail, dans le besoin d’avoir unecertitude immédiate, de se prouver qu’il tenait enfin sonchef-d’œuvre. Des doutes venaient de le désespérer, au milieu de sajoie d’une bonne séance ; avait-il eu raison de donner unetelle puissance au veston de velours ? retrouverait-il la noteéclatante qu’il voulait pour sa figure nue ? Et il seraitplutôt mort là, que de ne pas savoir tout de suite. Il tirafiévreusement la tête de Christine du carton où il l’avait cachée,comparant, s’aidant de ce document pris sur nature.

« Tiens ! s’écria Dubuche, où as-tu dessiné ça ?…Qui est-ce ? »

Claude, saisi de cette question, ne répondit point ; puis,sans raisonner, lui qui leur disait tout, il mentit, cédant à unepudeur singulière, au sentiment délicat de garder pour lui seul sonaventure.

« Hein ! qui est-ce ? répétait l’architecte.

– Oh ! personne, un modèle.

– Vrai, un modèle ! Toute jeune, n’est-ce pas ? Elleest très bien… Tu devrais me donner l’adresse, pas pour moi, pourun sculpteur qui cherche une Psyché. Est-ce que tu as l’adresse,là ? »

Et Dubuche s’était tourné vers un pan de mur grisâtre, où setrouvaient, écrites à la craie, jetées dans tous les sens, desadresses de modèles. Les femmes surtout laissaient là, en grossesécritures d’enfant, leurs cartes de visite. Zoé Piédefer, rueCampagne-Première, 7, une grande brune dont le ventre s’abîmait,coupait en deux la petite Flore Beauchamp, rue de Laval, 32, etJudith Vaquez, rue du Rocher, 69, une juive, l’une et l’autre assezfraîches, mais trop maigres.

« Dis, as-tu l’adresse ? »

Alors, Claude s’emporta.

« Eh ! fiche-moi la paix !… Est-ce que jesais ?… Tu es agaçant, à vous déranger toujours, quand ontravaille ! »

Sandoz n’avait rien dit, étonné d’abord, puis souriant. Il étaitplus subtil que Dubuche, il lui fit un signe d’intelligence, et ilsse mirent à plaisanter. Pardon ! excuse ! du moment quemonsieur la gardait pour son usage intime, on ne lui demandait pasde la prêter. Ah ! le gaillard, qui se payait les bellesfilles ! Et où l’avait-il ramassée ? Dans un bastringuede Montmartre ou sur un trottoir de la place Maubert ?

De plus en plus gêné, le peintre s’agitait.

« Que vous êtes bêtes, mon Dieu ! Si vous saviez commevous êtes bêtes !… En voilà assez, vous me faites de lapeine. »

Sa voix était si altérée, que les deux autres, immédiatement, seturent ; et lui, après avoir gratté de nouveau la tête de lafigure nue, la redessina et la repeignit, d’après la tête deChristine, d’une main emportée, mal assurée, qui s’égarait. Puis,il attaqua la gorge, indiquée à peine sur l’étude. Son excitationaugmentait, c’était sa passion de chaste pour la chair de la femme,un amour fou des nudités désirées et jamais possédées, uneimpuissance à se satisfaire, à créer de cette chair autant qu’ilrêvait d’en étreindre, de ses deux bras éperdus. Ces filles qu’ilchassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il lescaressait et les violentait, désespéré jusqu’aux larmes de nepouvoir les faire assez belles, assez vivantes.

« Hein ! dix minutes, n’est-ce pas ? répéta-t-il.J’établis les épaules pour demain, et nous descendons. »

Sandoz et Dubuche, sachant qu’il n’y avait pas à l’empêcher dese tuer ainsi, se résignèrent. Le second alluma une pipe et s’étalasur le divan : lui seul fumait, les deux autres ne s’étaientjamais bien accoutumés au tabac, toujours menacés d’une nausée,pour un cigare trop fort. Puis, lorsqu’il fut sur le dos, lesregards perdus dans les jets de fumée qu’il soufflait, il parla delui, longuement, en phrases monotones. Ah ! ce sacré Paris,comme il fallait s’y user la peau, pour arriver à uneposition ! Il rappelait ses quinze mois d’apprentissage, chezson patron, le célèbre Dequersonnière, l’ancien grand prix,aujourd’hui architecte des bâtiments civils, officier de la Légiond’honneur, membre de l’Institut, dont le chef-d’œuvre, l’égliseSaint-Mathieu, tenait du moule à pâté et de la peintureEmpire : un bon homme au fond, qu’il blaguait, tout enpartageant son respect des vieilles formules classiques. Sans lescamarades, d’ailleurs, il n’aurait pas appris grand’chose à leuratelier de la rue du Four, où le patron passait en courant, troisfois par semaine ; des gaillards féroces, les camarades, quilui avaient rendu la vie joliment dure, au début, mais, qui aumoins lui avaient enseigné à coller un châssis, à dessiner et àlaver un projet. Et que de déjeuners faits d’une tasse de chocolatet d’un petit pain, pour pouvoir donner les vingt-cinq francs aumassier ! et que de feuilles barbouillées péniblement, qued’heures passées chez lui sur des bouquins, avant d’oser seprésenter à l’École ! Avec ça, il avait failli être retoqué,malgré son effort de gros travailleur : l’imagination luimanquait, son épreuve écrite, une cariatide et une salle à mangerd’été, très médiocres, l’avaient classé tout au bout ; il estvrai qu’il s’était relevé à l’oral, avec son calcul de logarithmes,ses épures de géométrie et l’examen d’histoire, car il était trèsferré sur la partie scientifique. Maintenant qu’il se trouvait àl’École, comme élève de seconde classe, il devait se décarcasserpour enlever son diplôme de première classe. Quelle chienne devie ! Jamais ça ne finissait !

Il écarta les jambes, très haut, sur les coussins, fuma plusfort, régulièrement.

« Cours de perspective, cours de géométrie descriptive,cours de stéréotomie, cours de construction, histoire de l’art,ah ! ils vous en font noircir du papier, à prendre des notes…Et, tous les mois, un concours d’architecture, tantôt une simpleesquisse, tantôt un projet. Il n’y a point à s’amuser, si l’on veutpasser ses examens et décrocher les mentions nécessaires, surtoutlorsqu’on doit, en dehors de ces besognes, trouver le temps degagner son pain… Moi, j’en crève… »

Un coussin ayant glissé par terre, il le repêcha à l’aide de sesdeux pieds.

« Tout de même, j’ai de la chance. Il y a tant de camaradesqui cherchent à faire la place, sans rien dénicher !Avant-hier, j’ai découvert un architecte qui travaille pour ungrand entrepreneur, oh ! non, on n’a pas idée d’un architectede cette ignorance ; un vrai goujat, incapable de se tirerd’un décalque ; et il me donne vingt-cinq sous de l’heure, jelui remets ses maisons debout… Ça tombe joliment bien, la mèrem’avait signifié qu’elle était complètement à sec. Pauvre mère, enai-je de l’argent à lui rendre ! »

Comme Dubuche parlait évidemment pour lui, remâchant ses idéesde tous les jours, sa continuelle préoccupation d’une fortuneprompte, Sandoz ne prenait pas la peine de l’écouter. Il avaitouvert la petite fenêtre, il s’était assis au ras du toit,souffrant à la longue de la chaleur qui régnait dans l’atelier.Mais il finit par interrompre l’architecte.

« Dis donc, est-ce que tu viens dîner jeudi ?… Ils yseront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, Gagnière. »

Chaque jeudi, on se réunissait chez Sandoz, une bande, lescamarades de Plassans, d’autres connus à Paris, tousrévolutionnaires, animés de la même passion de l’art.

« Jeudi prochain, je ne crois pas, répondit Dubuche. Ilfaut que j’aille dans une famille, où l’on danse.

– Est-ce que tu espères y carotter une dot ?

– Tiens ! ce ne serait déjà pas si bête ! »

Il tapa sa pipe sur la paume de sa main gauche, pour lavider ; et, avec un soudain éclat de voix :

« J’oubliais… J’ai reçu une lettre de Pouillaud.

– Toi aussi !… Hein ? est-il assez vidé,Pouillaud ! En voilà un qui a mal tourné !

– Pourquoi donc ? Il succédera à son père, il mangeratranquillement son argent, là-bas. Sa lettre est très raisonnable,j’ai toujours dit qu’il nous donnerait une leçon à tous, avec sonair de farceur… Ah ! cet animal de Pouillaud ! »

Sandoz allait répliquer, furieux, lorsqu’un juron désespéré deClaude les interrompit. Ce dernier, depuis qu’il s’obstinait autravail, n’avait plus desserré les dents. Il semblait même ne pasles entendre.

« Nom de Dieu ! c’est encore raté…, Décidément, jesuis une brute, jamais je ne ferai rien. »

Et, d’un élan, dans une crise de folle rage, il voulut se jetersur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent.Voyons, était-ce enfantin, une colère pareille ! il seraitbien avancé ensuite, quand il aurait le mortel regret d’avoir abîméson œuvre. Mais lui, tremblant encore, retombé à son silence,regardait le tableau sans répondre, d’un regard ardent et fixe, oùbrûlait l’affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni devivant ne venait plus sous ses doigts, la gorge de la femmes’empâtait de tons lourds ; cette chair adorée qu’il rêvaitéclatante, il la salissait, il n’arrivait même pas à la mettre àson plan. Qu’avait-il donc dans le crâne, pour l’entendre ainsicraquer de son effort inutile ? Était-ce une lésion de sesyeux qui l’empêchait de voir juste ? Ses mains cessaient-ellesd’être à lui, puisqu’elles refusaient de lui obéir ? Ils’affolait davantage, en s’irritant de cet inconnu héréditaire, quiparfois lui rendait la création si heureuse, et qui d’autres foisl’abêtissait de stérilité, au point qu’il oubliait les premierséléments du dessin. Et sentir son être tourner dans une nausée devertige, et rester là quand même avec la fureur de créer, lorsquetout fuit, tout coule autour de soi, l’orgueil du travail, lagloire rêvée, l’existence entière !

« Écoute, mon vieux, reprit Sandoz, ce n’est pas pour te lereprocher, mais il est six heures et demie, et tu nous fais creverde faim… Sois sage, descends avec nous. »

Claude nettoyait à l’essence un coin de sa palette. Il y vida denouveaux tubes, il répondit d’un seul mot, la voixtonnante :

« Non ! »

Pendant dix minutes, personne ne parla plus, le peintre hors delui, se battant avec sa toile, les deux autres troublés et chagrinsde cette crise, qu’ils ne savaient de quelle façon calmer. Puis,comme on frappait à la porte ; ce fut l’architecte qui allaouvrir.

« Tiens ! le père Malgras ! »

Le marchand de tableaux était un gros homme, enveloppé dans unevieille redingote verte, très sale, qui lui donnait l’air d’uncocher de fiacre mal tenu, avec ses cheveux blancs coupés en brosseet sa face rouge, plaquée de violet. Il dit, d’une voix derogomme :

« Je passais par hasard sur le quai, en face… J’ai vumonsieur à la fenêtre, et je suis monté… »

Il s’interrompit, devant le silence du peintre, qui s’étaitretourné vers sa toile, avec un mouvement d’exaspération. Du reste,il ne se troublait pas, très à l’aise, carrément planté sur sesfortes jambes, examinant de ses yeux tachés de sang le tableauébauché. Il le jugea sans gêne, d’une phrase où il y avait del’ironie et de la tendresse.

« En voilà une machine ! »

Et, comme personne encore ne soufflait mot, il se promenatranquillement à petits pas dans l’atelier, regardant le long desmurs.

Le père Malgras, sous l’épaisse couche de sa crasse, était ungaillard très fin, qui avait le goût et le flair de la bonnepeinture. Jamais il ne s’égarait chez les barbouilleurs médiocres,il allait droit, par instinct, aux artistes personnels, encorecontestés, dont son nez flamboyant d’ivrogne sentait de loin legrand avenir. Avec cela, il avait le marchandage féroce, il semontrait d’une ruse de sauvage, pour emporter à bas prix la toilequ’il convoitait. Ensuite, il se contentait d’un bénéfice de bravehomme, vingt pour cent, trente pour cent au plus, ayant basé sonaffaire sur le renouvellement rapide de son petit capital,n’achetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs ilvendrait le soir. Il mentait d’ailleurs superbement.

Arrêté près de la porte, devant les académies, peintes àl’atelier Boutin, il les contempla quelques minutes en silence, lesyeux luisant d’une jouissance de connaisseur, qu’il éteignait sousses lourdes paupières. Quel talent, quel sentiment de la vie, chezce grand toqué qui perdait son temps à d’immenses choses dontpersonne ne voulait ! Les jolies jambes de la fillette,l’admirable ventre de la femme surtout, le ravissaient. Mais celan’était pas de vente, et il avait déjà fait son choix, une petiteesquisse, un coin de la campagne de Plassans, violente et délicate,qu’il affectait de ne pas voir. Enfin, il s’approcha, il ditnégligemment :

« Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! oui, une devos affaires du Midi… C’est trop cru, j’ai encore les deux que jevous ai achetées. »

Et il continua en phrases molles, interminables :

« Vous refuserez peut-être de me croire, monsieur Lantier,ça ne se vend pas du tout, pas du tout. J’en ai plein unappartement, je crains toujours de crever quelque chose, quand jeme retourne. Il n’y a pas moyen que je continue, paroled’honneur ! il faudra que je liquide, et je finirai àl’hôpital… N’est-ce pas ? vous me connaissez, j’ai le cœurplus grand que la poche, je ne demande qu’à obliger les jeunes gensde talent comme vous. Oh ! pour ça, vous avez du talent, je necesse de le leur crier. Mais, que voulez-vous ? ils ne mordentpas, ah ! non, ils ne mordent pas ! »

Il jouait l’émotion ; puis, avec l’élan d’un homme qui faitune folie :

« Enfin, je ne serai pas venu pour rien… Qu’est-ce que vousme demandez de cette pochade ? »

Claude, agacé, peignait avec des tressaillements nerveux. Ilrépondit d’une voix sèche, sans tourner la tête :

« Vingt francs.

– Comment ! Vingt francs ! Vous êtes fou ! Vousm’avez vendu les autres dix francs pièce… Aujourd’hui, je nedonnerai que huit francs, pas un sou de plus ! »

D’habitude, le peintre cédait tout de suite, honteux et excédéde ces querelles misérables, bien heureux, au fond, de trouver cepeu d’argent. Mais, cette fois, il s’entêta, il vint crier desinsultes dans la face du marchand de tableaux, qui se mit à letutoyer, lui retira tout talent, l’accabla d’invectives, en letraitant de fils ingrat. Ce dernier avait fini par sortir de sapoche, une à une, trois pièces de cent sous ; et il les lançade loin comme des palets, sur la table, où elles sonnèrent parmiles assiettes.

« Une, deux, trois… Pas une de plus, entends-tu ! caril y en a déjà une de trop, et tu me la rendras, je te laretiendrai sur autre chose, parole d’honneur !… Quinze francs,ça ! Ah ! mon petit, tu as tort, voilà un sale tour donttu te repentiras ! »

Épuisé, Claude le laissa décrocher la toile. Elle disparut commepar enchantement, dans la grande redingote verte. Avait-elle glisséau fond d’une poche spéciale ? dormait-elle sous lerevers ? Aucune bosse ne l’indiquait.

Son coup fait, le père Malgras se dirigea vers la porte,subitement calmé. Mais il se ravisa et revint dire, de son airbonhomme :

« Écoutez donc, Lantier, j’ai besoin d’un homard…Hein ? vous me devez bien ça, après m’avoir étrillé… Je vousapporterai le homard ; vous m’en ferez une nature morte, etvous le garderez pour la peine, vous le mangerez avec des amis…Entendu, n’est-ce pas ? »

À cette proposition, Sandoz et Dubuche, qui avaient jusque-làécouté curieusement, éclatèrent d’un si grand rire, que le marchands’égaya, lui aussi. Ces rosses de peintres, ça ne fichait rien debon, ça crevait la faim. Qu’est-ce qu’ils seraient devenus, lessacrés fainéants, si le père Malgras, de temps à autre, ne leuravait pas apporté un beau gigot, une barbue bien fraîche, ou unhomard avec son bouquet de persil ?

« J’aurai mon homard, n’est-ce pas ? Lantier… Mercibien. »

De nouveau, il restait planté devant l’ébauche de la grandetoile, avec son sourire d’admiration railleuse. Et il partit enfin,en répétant :

« En voilà une machine ! »

Claude voulut reprendre encore sa palette et ses brosses. Maisses jambes fléchissaient, ses bras retombaient, engourdis, commeliés à son corps par une force supérieure. Dans le grand silencemorne qui s’était fait, après l’éclat de la dispute, il chancelait,aveuglé, égaré, devant son œuvre informe. Alors, ilbégaya :

« Ah ! je ne peux plus, je ne peux plus… Ce cochon m’aachevé ! »

Sept heures venaient de sonner au coucou, il avait travaillé làhuit longues heures, sans manger autre chose qu’une croûte, sans sereposer une minute, debout, secoué de fièvre. Maintenant, le soleilse couchait, une ombre commençait à assombrir l’atelier, où cettefin de jour prenait une mélancolie affreuse. Lorsque la lumières’en allait ainsi, sur une crise de mauvais travail, c’était commesi le soleil ne devait jamais reparaître, après avoir emporté lavie, la gaieté chantante des couleurs.

« Viens, supplia Sandoz, avec l’attendrissement d’une pitiéfraternelle. Viens, mon vieux. »

Dubuche lui-même ajouta :

« Tu verras plus clair demain. Viens dîner. »

Un moment, Claude refusa de se rendre. Il demeurait cloué auparquet, sourd à leurs voix amicales, farouche dans son entêtement.Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lâchaient lepinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne pluspouvoir, il était ravagé par un désir furieux de pouvoir encore, decréer quand même. Et, s’il ne faisait rien, il resterait au moins,il ne quitterait pas la place. Puis, il se décida, untressaillement le traversa comme d’un grand sanglot. À pleine main,il avait pris un couteau à palette très large ; et, d’un seulcoup, lentement, profondément, il gratta la tête et la gorge de lafemme. Ce fut un meurtre véritable, un écrasement : toutdisparut dans une bouillie fangeuse. Alors, à côté du monsieur auveston vigoureux, parmi les verdures éclatantes où se jouaient lesdeux petites lutteuses si claires, il n’y eut plus, de cette femmenue, sans poitrine et sans tête, qu’un tronçon mutilé, qu’une tachevague de cadavre, une chair de rêve évaporée et morte.

Déjà, Sandoz et Dubuche descendaient bruyamment l’escalier debois. Et Claude les suivit, s’enfuit de son œuvre, avec lasouffrance abominable de la laisser ainsi, balafrée d’une plaiebéante.

Chapitre 3

 

Le commencement de la semaine fut désastreux pour Claude. Ilétait tombé dans un de ces doutes qui lui faisaient exécrer lapeinture, d’une exécration d’amant trahi, accablant l’infidèled’insultes, torturé du besoin de l’adorer encore ; et, lejeudi, après trois horribles journées de lutte vaine et solitaire,il sortit dès huit heures du matin, il referma violemment sa porte,si écœuré de lui-même qu’il jurait de ne plus toucher un pinceau.Quand une de ces crises le détraquait, il n’avait qu’unremède : s’oublier, aller se prendre de querelle avec descamarades, marcher surtout, marcher au travers de Paris, jusqu’à ceque la chaleur et l’odeur de bataille des pavés lui eussent remisdu cœur au ventre.

Ce jour-là, comme tous les jeudis, il dînait chez Sandoz, où ily avait réunion. Mais que faire jusqu’au soir ? L’idée derester seul, à se dévorer, le désespérait. Il aurait couru tout desuite chez son ami, s’il ne s’était dit que ce dernier devait êtreà son bureau. Puis, la pensée de Dubuche lui vint, et il hésita,car leur vieille camaraderie se refroidissait depuis quelque temps.Il ne sentait pas entre eux la fraternité des heures nerveuses, ille devinait inintelligent, sourdement hostile, engagé dans d’autresambitions. Pourtant, à quelle porte frapper ? Et il se décida,il se rendit rue Jacob, où l’architecte habitait une étroitechambre, au sixième étage d’une grande maison froide.

Claude était au second, lorsque la concierge, le rappelant, criad’un ton aigre que M. Dubuche n’était pas chez lui, et qu’ilavait même découché. Lentement, il se retrouva sur le trottoir,stupéfié par cette chose énorme, une escapade de Dubuche. C’étaitune malchance incroyable. Il erra un moment sans but. Mais, commeil s’arrêtait au coin de la rue de Seine, ne sachant de quel côtétourner, il se souvint brusquement de ce que lui avait conté sonami : certaine nuit passée à l’atelier Dequersonnière, unedernière nuit de terrible travail, la veille du jour où les projetsdes élèves devaient être déposés à l’École des Beaux-Arts. Tout desuite, il monta vers la rue du Four, dans laquelle était l’atelier.Jusque-là, il avait évité d’y aller jamais prendre Dubuche, parcrainte des huées dont on y accueillait les profanes. Et il yallait carrément, sa timidité s’enhardissait dans son angoissed’être seul, au point qu’il se sentait prêt à subir des injures,pour conquérir un compagnon de misère.

Rue du Four, à l’endroit le plus étroit, l’atelier se trouvaitau fond d’un vieux logis lézardé. Il fallait traverser deux courspuantes, et l’on arrivait enfin dans une troisième, où étaitplantée de travers une sorte de hangar fermé, une vaste salle deplanches et de plâtras, qui avait servi jadis à un emballeur. Dudehors, par les quatre grandes fenêtres, dont les vitresinférieures étaient barbouillées de céruse, on ne voyait que leplafond nu, blanchi à la chaux.

Mais Claude, ayant poussé la porte, demeura immobile sur leseuil. La vaste salle s’étendait, avec ses quatre longues tables,perpendiculaires aux fenêtres, des tables doubles, très larges,occupées des deux côtés par des files d’élèves, encombréesd’éponges mouillées, de godets, de vases d’eau, de chandeliers defer, de caisses de bois, les caisses où chacun serrait sa blouse detoile blanche, ses compas et ses couleurs. Dans un coin, le poêleoublié du dernier hiver se rouillait, à côté d’un reste de coke,qu’on n’avait même pas balayé ; tandis que, à l’autre bout,une grande fontaine de zinc était pendue, entre deux serviettes.Et, au milieu de cette nudité de halle mal soignée, les murssurtout tiraient l’œil, alignant en haut, sur des étagères, unedébandade de moulages, disparaissant plus bas sous une forêt de téset d’équerres, sous un amas de planches à laver, retenues enpaquets par des bretelles. Peu à peu, tous les pans restés libress’étaient salis d’inscriptions, de dessins, d’une écume montante,jetée là, comme sur les marges d’un livre toujours ouvert. Il yavait des charges de camarades, des profils d’objets déshonnêtes,des mots à faire pâlir des gendarmes, puis des sentences, desadditions, des adresses ; le tout dominé, écrasé par cetteligne laconique de procès-verbal, en grosses lettres, à la plusbelle place : « Le 7 juin, Gorju a dit qu’il se foutaitde Rome. Signé : Godemard. »

Un grognement avait accueilli le peintre, le grognement desfauves dérangés chez eux. Ce qui l’immobilisait, c’était l’aspectde la salle, au matin de « la nuit de charrette », ainsique les architectes nomment cette nuit suprême de travail. Depuisla veille, tout l’atelier, soixante élèves, étaient enfermés là,ceux qui n’avaient pas de projets à déposer, « lesnègres », aidant les autres, les concurrents en retard, forcésd’abattre en douze heures la besogne de huit jours. Dès minuit, ons’était empiffré de charcuterie et de vin au litre. Vers une heure,comme dessert, on avait fait venir trois dames d’une maisonvoisine. Et sans que le travail se ralentît, la fête avait tourné àl’orgie romaine, au milieu de la fumée des pipes. Il en restait,par terre, une jonchée de papiers gras, de culs de bouteillescassées, de mares louches, que le parquet achevait de boire ;pendant que l’air gardait l’âcreté des bougies noyées dans leschandeliers de fer, l’odeur sure du musc des dames, mêlée à celledes saucisses et du vin bleu.

Des voix hurlèrent, sauvages :

« À la porte !… Oh ! cette gueule !…Qu’est-ce qu’il veut, cet empaillé ?… À la porte ! à laporte ! »

Claude, sous la rudesse de cette tempête, chancela un instant,étourdi. On en arrivait aux mots abominables, la grande élégance,même pour les natures les plus distinguées, étant de rivaliserd’ordures. Et il se remettait, il répondait, lorsque Dubuche lereconnut. Ce dernier devint très rouge, car il détestait cesaventures. Il eut honte de son ami, il accourut, sous les huées,qui se tournaient contre lui, maintenant ; et ilbégaya :

« Comment ! c’est toi !… Je t’avais dit de nejamais entrer… Attends-moi un instant dans la cour. »

À ce moment, Claude, qui reculait, manqua d’être écrasé par unepetite charrette à bras, que deux gaillards très barbus amenaientau galop. C’était de cette charrette que la nuit de gros travailtirait son nom ; et, depuis huit jours, les élèves, retardéspar les basses besognes payées du dehors, répétaient le cri :« Oh ! que je suis en charrette ! » Dès qu’elleparut, une clameur éclata. Il était neuf heures moins un quart, onavait le temps bien juste d’arriver à l’École. Une débandade énormevida la salle ; chacun sortait ses châssis, au milieu descoudoiements ; ceux qui voulaient s’entêter à finir un détailétaient bousculés, emportés. En moins de cinq minutes, les châssisde tous se trouvèrent empilés dans la voiture, et les deuxgaillards barbus, les derniers nouveaux de l’atelier, s’attelèrentcomme des bêtes, tirèrent au pas de course ; tandis que leflot des autres vociférait et poussait par-derrière. Ce fut unerupture d’écluse, les deux cours franchies dans un fracas detorrent, la rue envahie, inondée de cette cohue hurlante.

Claude, cependant, s’était mis à courir, près de Dubuche, quivenait à la queue, très contrarié de n’avoir pas eu un quartd’heure de plus, pour soigner un lavis.

« Qu’est-ce que tu fais ensuite ?

– Oh ! j’ai des courses toute la journée. »

Le peintre fut désespéré de voir que cet ami lui échappaitencore.

« C’est bon, je te laisse… Et tu en es, ce soir, chezSandoz ?

– Oui, je crois, à moins qu’on ne me retienne à dînerailleurs. »

Tous deux s’essoufflaient. La bande, sans se ralentir,allongeait le chemin, pour promener davantage son vacarme. Aprèsavoir descendu la rue du Four, elle s’était ruée à travers la placeGozlin, et elle se jetait dans la rue de l’Échaudé. En tête, lacharrette à bras, tirée, poussée plus fort, bondissait sur lespavés inégaux, avec la danse lamentable des châssis dont elle étaitpleine ; puis, la queue galopait, forçant les passants à secoller contre les maisons, s’ils ne voulaient pas êtrerenversés ; et les boutiquiers, béants sur leurs portes,croyaient à une révolution. Tout le quartier était dans lebouleversement. Rue Jacob, la débâcle devint telle, au milieu decris si affreux, que des persiennes se fermèrent. Comme on entraitenfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir unepetite bonne, ahurie sur le trottoir, et de l’entraîner. Une pailledans le torrent.

« Eh bien, adieu, dit Claude. À ce soir !

– Oui, à ce soir ! »

Le peintre, hors d’haleine, s’était arrêté au coin de la rue desBeaux-Arts. Devant lui, la cour de l’École se trouvait grandeouverte. Tout s’y engouffra.

Après avoir soufflé un moment, Claude regagna la rue de Seine.Sa malchance s’aggravait, il était dit qu’il ne débaucherait pas uncamarade, ce matin-là ; et il remonta la rue, il marchalentement jusqu’à la place du Panthéon, sans idée nette ;puis, il pensa qu’il pouvait toujours entrer à la mairie, pourserrer la main de Sandoz. Ce serait dix bonnes minutes. Mais ildemeura suffoqué, quand un garçon lui répondit que M. Sandozavait demandé un jour de congé, pour un enterrement. Il connaissaitcependant l’histoire, son ami alléguait ce motif, chaque fois qu’ilvoulait avoir, chez lui, toute une journée de bon travail. Et ilprenait déjà sa course, lorsqu’une fraternité d’artiste, unscrupule de travailleur honnête, l’arrêta : c’était un crimeque d’aller déranger un brave homme, de lui apporter ledécouragement d’une œuvre rebelle, au moment où il abattait sansdoute gaillardement la sienne.

Dès lors, Claude dut se résigner. Il traîna sa mélancolie noiresur les quais jusqu’à midi, la tête si lourde, si bourdonnante dela pensée continue de son impuissance, qu’il ne voyait plus quedans un brouillard les horizons aimés de la Seine. Puis, il seretrouva rue de la Femme-sans-Tête, il y déjeuna chez Gomard, unmarchand de vin, dont l’enseigne : Au Chien deMontargis, l’intéressait. Des maçons, en blouse de travail,éclaboussés de plâtre, étaient là, attablés ; et, comme eux,avec eux, il mangea son « ordinaire » de huit sous, lebouillon dans un bol, où il trempa une soupe, et la tranche debouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux devaisselle. C’était encore trop bon, pour une brute qui ne savaitpas son métier : quand il avait manqué une étude, il seravalait, il se mettait plus bas que les manœuvres, dont les grosbras au moins faisaient leur besogne. Pendant une heure, ils’attarda, il s’abêtit, dans les conversations des tables voisines.Et, dehors, il reprit sa marche lente, au hasard.

Mais, place de l’Hôtel-de-Ville, une idée lui fit hâter le pas.Pourquoi n’avait-il point songé à Fagerolles ? Il étaitgentil, Fagerolles, bien qu’il fût élève de l’École desBeaux-Arts ; et gai, et pas bête. On pouvait causer avec lui,même lorsqu’il défendait la mauvaise peinture. S’il avait déjeunéchez son père, rue Vieille-du-Temple, pour sûr il s’y trouvaitencore.

Claude, en entrant dans cette rue étroite, éprouva une sensationde fraîcheur. La journée devenait très chaude, et une humiditémontait du pavé, qui, malgré le ciel pur, restait mouillé et gras,sous le continuel piétinement des passants. À chaque minute, descamions, des tapissières manquaient de l’écraser, lorsqu’unebousculade le forçait à quitter le trottoir. Pourtant, la ruel’amusait, avec la débandade mal alignée de ses maisons, desfaçades plates, bariolées d’enseignes jusqu’aux gouttières, trouéesde minces fenêtres, où l’on entendait bruire tous les métiers enchambre de Paris. À un des passages les plus étranglés, une petiteboutique de journaux le retint : c’était, entre un coiffeur etun tripier, un étalage de gravures imbéciles, des suavités deromance mêlées à des ordures de corps de garde. Plantés devant lesimages, un grand garçon pâle rêvait, deux gamines se poussaient enricanant. Il les aurait giflés tous les trois, il se hâta detraverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste enface, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres,mouchetée des éclaboussures boueuses du ruisseau. Et, comme unomnibus arrivait, il n’eut que le temps de sauter sur le trottoir,réduit là à une simple bordure : les roues lui frôlèrent lapoitrine, il fut inondé jusqu’aux genoux.

M. Fagerolles, le père, fabricant de zinc d’art, avait sesateliers au rez-de-chaussée ; et, au premier étage, pourabandonner à ses magasins d’échantillons les deux grandes pièceséclairées sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logementobscur, d’un étouffement de cave. C’était là que son fils Henriavait poussé, en vraie plante du pavé parisien, au bord de cetrottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face de laboutique à images, du tripier et du coiffeur. D’abord, son pèreavait fait de lui un dessinateur d’ornements, pour son usagepersonnel. Puis, lorsque le gamin s’était révélé avec des ambitionsplus hautes, s’attaquant à la peinture, parlant de l’École, il yavait eu des querelles, des gifles, une série de brouilles et deréconciliations. Aujourd’hui encore, bien qu’Henri eût remporté depremiers succès, le fabricant de zinc d’art, résigné à le laisserlibre, le traitait durement, en garçon qui gâtait sa vie.

Après s’être secoué, Claude enfila le porche de la maison, unevoûte profonde, béante sur une cour qui avait le jour verdâtre,l’odeur fade et moisie d’un fond de citerne. L’escalier s’ouvraitsous une marquise, au plein air, un large escalier, à vieille rampedévorée de rouille. Et, comme le peintre passait devant lesmagasins du premier étage, il aperçut, par une porte vitrée,M. Fagerolles en train d’examiner ses modèles. Alors, voulantêtre poli, il entra, malgré son écœurement d’artiste pour tout cezinc peinturluré en bronze, tout ce joli affreux et menteur del’imitation.

« Bonjour, monsieur… Est-ce qu’Henri est encorelà ? »

Le fabricant, un gros homme blême, se redressa au milieu de sesporte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait à lamain un nouveau modèle de thermomètre, une jongleuse accroupie, quiportait sur son nez le léger tube de verre.

« Henri n’est pas rentré déjeuner », répondit-ilsèchement.

Cet accueil troubla le jeune homme.

« Ah ! il n’est pas rentré… Je vous demande pardon.Bonsoir, monsieur.

– Bonsoir. »

Dehors, Claude jura entre ses dents. Déveine complète,Fagerolles aussi lui échappait. Il s’en voulait maintenant d’êtrevenu et de s’être intéressé à cette vieille rue pittoresque,furieux de la gangrène romantique qui repoussait quand même enlui : c’était son mal peut-être, l’idée fausse dont il sesentait parfois la barre en travers du crâne. Et lorsque, denouveau, il retomba sur les quais, la pensée lui vint de rentrer,pour voir si son tableau était vraiment très mauvais. Mais cettepensée seule le secoua d’un tremblement. Son atelier lui semblaitun lieu d’horreur, où il ne pouvait plus vivre, comme s’il y avaitlaissé le cadavre d’une affection morte. Non, non, monter les troisétages, ouvrir la porte, s’enfermer en face de ça : il luiaurait fallu une force au-dessus de son courage ! Il traversala Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques. Tant pis ! ilétait trop malheureux ; il allait, rue d’Enfer, débaucherSandoz.

Le petit logement, au quatrième, se composait d’une salle àmanger, d’une chambre à coucher et d’une étroite cuisine, que lefils occupait ; tandis que la mère, clouée par la paralysie,avait, de l’autre côté du palier, une chambre où elle vivait dansune solitude chagrine et volontaire. La rue était déserte, lesfenêtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, quedominaient la tête arrondie d’un grand arbre et le clocher carré deSaint-Jacques du Haut-Pas.

Claude trouva Sandoz dans sa chambre, courbé sur sa table,absorbé devant une page écrite.

« Je te dérange ?

– Non, je travaille depuis ce matin, j’en ai assez… Imagine-toi,voici une heure que je m’épuise à retaper une phrase mal bâtie,dont le remords m’a torturé pendant tout mon déjeuner. »

Le peintre eut un geste de désespoir ; et, à le voir silugubre, l’autre comprit.

« Hein ? toi, ça ne va guère… Sortons. Un grand tourpour nous dérouiller un peu, veux-tu ? »

Mais, comme il passait devant la cuisine, une vieille femmel’arrêta. C’était sa femme de ménage, qui d’habitude venait deuxheures le matin et deux heures le soir ; seulement, le jeudi,elle restait l’après-midi entière, pour le dîner.

« Alors, demanda-t-elle, c’est décidé, monsieur : dela raie et un gigot avec des pommes de terre ?

– Oui, si vous voulez.

– Et combien faut-il que je mette de couverts ?

– Ah ! ça, on ne sait jamais… Mettez toujours cinqcouverts, on verra ensuite. Pour sept heures, n’est-ce pas ?Nous tâcherons d’y être. »

Puis, sur le palier, pendant que Claude attendait un instant,Sandoz se glissa chez sa mère ; et, quand il en fut ressorti,du même mouvement discret et tendre, tous deux descendirent,silencieux. Dehors, après avoir flairé à gauche et à droite, commepour prendre le vent, ils finirent par remonter la rue, tombèrentsur la place de l’Observatoire, enfilèrent le boulevard duMontparnasse. C’était leur promenade ordinaire, ils y aboutissaientquand même, aimant ce large déroulement des boulevards extérieurs,où leur flânerie vaguait à l’aise. Ils ne parlaient toujours pas,la tête lourde encore, rassérénés peu à peu d’être ensemble. Devantla gare de l’Ouest seulement, Sandoz eut une idée.

« Dis donc, si nous allions chez Mahoudeau voir où en estsa grande machine ? Je sais qu’il a lâché ses bons dieuxaujourd’hui.

– C’est ça, répondit Claude. Allons chez Mahoudeau. »

Ils s’engagèrent tout de suite dans la rue du Cherche-Midi. Lesculpteur Mahoudeau avait loué, à quelques pas du boulevard, laboutique d’une fruitière tombée en faillite ; et il s’y étaitinstallé, en se contentant de barbouiller les vitres d’une couchede craie. À cet endroit, large et déserte, la rue est d’unebonhomie provinciale, adoucie encore d’une pointe d’odeurecclésiastique : des portes charretières restent béantes,montrant des enfilades de cours, très profondes ; une vacherieexhale des souffles tièdes de litière, un mur de couvent s’allonge,interminable. Et c’était là, flanquée de ce couvent et d’uneherboristerie, que se trouvait la boutique, devenue un atelier, etdont l’enseigne portait toujours les mots : Fruits etlégumes, en grosses lettres jaunes.

Claude et Sandoz faillirent être éborgnés par des petites fillesqui sautaient à la corde. Il y avait, sur les trottoirs, desfamilles assises, dont les barricades de chaises les forçaient àprendre la chaussée. Pourtant, ils arrivaient, lorsque la vue del’herboristerie les attarda un moment. Entre les deux vitrines,décorées d’irrigateurs, de bandages, de toutes sortes d’objetsintimes et délicats, sous les herbes séchées de la porte, d’oùsortait une continuelle haleine d’aromates, une femme maigre etbrune, debout, les dévisageait ; pendant que, derrière elle,dans l’ombre, apparaissait le profil noyé d’un petit homme pâlot,en train de cracher ses poumons. Ils se poussèrent du coude, lesyeux égayés d’un rire farceur ; puis, ils tournèrent lebec-de-cane de la boutique à Mahoudeau.

La boutique, assez grande, était comme emplie par un tasd’argile, une Bacchante colossale, à demi renversée sur une roche.Les madriers qui la portaient, pliaient sous le poids de cettemasse encore informe, où l’on ne distinguait que des seins degéante et des cuisses pareilles à des tours. De l’eau avait coulé,des baquets boueux traînaient, un gâchis de plâtre salissait toutun coin ; tandis que, sur les planches de l’ancienne fruiterierestées en place, se débandaient quelques moulages d’antiques, quela poussière amassée lentement semblait ourler de cendre fine. Unehumidité de buanderie, une odeur fade de glaise mouillée montait dusol. Et cette misère des ateliers de sculpteur, cette saleté dumétier s’accusaient davantage, sous la clarté blafarde des vitresbarbouillées de la devanture.

« Tiens ! c’est vous ! » cria Mahoudeau,assis devant sa bonne femme, en train de fumer une pipe.

Il était petit, maigre, la figure osseuse, déjà creusée de ridesà vingt-sept ans ; ses cheveux de crin noirs’embroussaillaient sur un front très bas ; et, dans ce masquejaune, d’une laideur féroce, s’ouvraient des yeux d’enfant, clairset vides, qui souriaient avec une puérilité charmante. Fils d’untailleur de pierres de Plassans, il avait remporté là-bas de grandssuccès, aux concours du Musée ; puis, il était venu à Pariscomme lauréat de la ville, avec la pension de huit cents francs,qu’elle servait pendant quatre années. Mais à Paris, il avait vécudépaysé, sans défense, ratant l’École des Beaux-Arts, mangeant sapension à ne rien faire ; si bien que, au bout des quatre ans,il s’était vu forcé, pour vivre, de se mettre aux gages d’unmarchand de bons dieux, où il grattait dix heures par jour desSaint-Joseph, des Saint-Roch, des Madeleine, tout le calendrier desparoisses. Depuis six mois seulement, l’ambition l’avait repris, enretrouvant des camarades de Provence, des gaillards dont il étaitl’aîné, connus autrefois chez tata Giraud, un pensionnat demioches, devenus aujourd’hui de farouches révolutionnaires ;et cette ambition tournait au gigantesque, dans cette fréquentationd’artistes passionnés, qui lui troublaient la cervelle avecl’emportement de leurs théories.

« Fichtre ! dit Claude, quel morceau ! »

Le sculpteur, ravi, tira sur sa pipe, lâcha un nuage defumée.

« Hein ! n’est-ce pas ?… Je vais leur en coller,de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils enfont !

– C’est une baigneuse ? demanda Sandoz.

– Non, je lui mettrai des pampres… Une bacchante, tucomprends ! »

Mais, du coup, violemment, Claude s’emporta.

« Une bacchante ! est-ce que tu te fiches denous ! est-ce que ça existe, une bacchante ?… Unevendangeuse, hein ? et une vendangeuse moderne, tonnerre deDieu ! Je sais bien, il y a le nu. Alors, une paysanne qui seserait déshabillée. Il faut qu’on sente ça, il faut que çavive ! »

Mahoudeau, interdit, écoutait avec un tremblement. Il leredoutait, se pliait à son idéal de force et de vérité. Et,renchérissant :

« Oui, oui, c’est ce que je voulais dire… Une vendangeuse.Tu verras si ça pue la femme ! »

À ce moment, Sandoz, qui faisait le tour de l’énorme blocd’argile, eut une légère exclamation.

« Ah ! ce sournois de Chaîne qui estlà ! »

En effet, derrière le tas, Chaîne, un gros garçon, peignait ensilence, copiant sur une petite toile le poêle éteint et rouillé.On reconnaissait un paysan à ses allures lentes, à son cou detaureau, halé, durci, en cuir. Seul, le front se voyait, bombéd’entêtement, car son nez était si court, qu’il disparaissait entreles joues rouges, et une barbe dure cachait ses fortes mâchoires.Il était de Saint-Firmin, à deux lieues de Plassans, un village oùil avait gardé les troupeaux jusqu’à son tirage au sort ; etson malheur était né de l’enthousiasme d’un bourgeois du voisinage,pour les pommes de canne qu’il sculptait avec son couteau, dans desracines. Dès lors, devenu le pâtre de génie, le grand homme enherbe du bourgeois amateur, qui se trouvait être membre de laCommission du Musée, poussé par lui, adulé, détraqué d’espérances,il avait tout manqué successivement, les études, les concours, lapension de la ville ; et il n’en était pas moins parti pourParis, après avoir exigé de son père, un paysan misérable, sa partanticipée d’héritage, mille francs, avec lesquels il comptait vivreun an, en attendant le triomphe promis. Les mille francs avaientduré dix-huit mois. Puis, comme il ne lui restait que vingt francs,il venait de se mettre avec son ami Mahoudeau, dormant tous lesdeux dans le même lit, au fond de l’arrière-boutique sombre,coupant l’un après l’autre au même pain, du pain dont ilsachetaient une provision quinze jours d’avance, pour qu’il fût trèsdur et qu’on n’en pût manger beaucoup.

« Dites donc, Chaîne, continua Sandoz, il est jolimentexact, votre poêle ! »

Chaîne, sans parler, eut dans sa barbe un rire silencieux degloire, qui lui éclaira la face comme d’un coup de soleil. Par uneimbécillité dernière, et pour que l’aventure fût complète, lesconseils de son protecteur l’avaient jeté dans la peinture, malgréle goût véritable qu’il montrait à tailler le bois ; et ilpeignait en maçon, gâchant les couleurs, réussissant à rendreboueuses les plus claires et les plus vibrantes. Mais son triompheétait l’exactitude dans la gaucherie, il avait les minuties naïvesd’un primitif, le souci du petit détail, où se complaisaitl’enfance de son être, à peine dégagé de la terre. Le poêle, avecune perspective de guingois, était sec et précis, d’un ton lugubrede vase.

Claude s’approcha, fut pris de pitié devant cettepeinture ; et lui, si dur aux mauvais peintres, trouva unéloge.

« Ah ! vous, on ne peut pas dire que vous êtes unficeleur ! Vous faites comme vous sentez, au moins. C’est trèsbien, ça ! »

Mais la porte de la boutique s’était rouverte, et un beau garçonblond, avec un grand nez rose et de gros yeux bleus de myope,entrait en criant :

« Vous savez, l’herboriste d’à côté, elle est là quiraccroche… La sale tête ! »

Tous rirent, sauf Mahoudeau, qui parut très gêné.

« Jory, le roi des gaffeurs, déclara Sandoz en serrant lamain au nouveau venu.

– Hein ? quoi ? Mahoudeau couche avec, reprit Jory,lorsqu’il eut fini par comprendre. Eh bien ! qu’est-ce que çafiche ? Une femme, ça ne se refuse jamais.

– Toi, se contenta de dire le sculpteur, tu es encore tombé surles ongles de la tienne, elle t’a emporté un morceau de lajoue. »

De nouveau, tous éclatèrent, et ce fut Jory qui devint rouge àson tour. Il avait, en effet, la face griffée, deux entaillesprofondes. Fils d’un magistrat de Plassans, qu’il désespérait parses aventures de beau mâle, il avait comblé la mesure de sesdébordements, en se sauvant avec une chanteuse de café-concert,sous le prétexte d’aller à Paris faire de la littérature ; et,depuis six mois qu’ils campaient ensemble dans un hôtel borgne duquartier Latin, cette fille l’écorchait vif, chaque fois qu’il latrahissait pour le premier jupon crotté, suivi sur un trottoir.Aussi montrait-il toujours quelque nouvelle balafre, le nez ensang, une oreille fendue, un œil entamé, enflé et bleu.

On causa enfin, il n’y eut plus que Chaîne qui continuât àpeindre, de son air entêté de bœuf au labour. Tout de suite, Jorys’était extasié sur l’ébauche de la Vendangeuse. Lui aussiadorait les grosses femmes. Il avait débuté, là-bas, en écrivantdes sonnets romantiques, célébrant la gorge et les hanchesballonnées d’une belle charcutière qui troublait ses nuits ;et, à Paris, où il avait rencontré la bande, il s’était faitcritique d’art, il donnait, pour vivre, des articles à vingtfrancs, dans un petit journal tapageur, le Tambour. Mêmeun de ces articles, une étude sur un tableau de Claude, exposé chezle père Malgras, venait de soulever un scandale énorme, car il ysacrifiait à son ami les peintres « aimés du public », etil le posait comme chef d’une école nouvelle, l’école du plein air.Au fond, très pratique, il se moquait de tout ce qui n’était pas sajouissance, il répétait simplement les théories entendues dans legroupe.

« Tu sais, Mahoudeau, cria-t-il, tu auras ton article, jevais lancer ta bonne femme… Ah ! quelles cuisses ! Sil’on pouvait se payer des cuisses comme ça ! »

Puis, brusquement, il parla d’autre chose.

« À propos, mon avare de père m’a fait des excuses. Oui, ilcraint que je ne le déshonore, il m’envoie cent francs par mois… Jepaie mes dettes.

– Des dettes, tu es trop raisonnable ! » murmuraSandoz en souriant.

Jory montrait en effet une hérédité d’avarice, dont ons’amusait. Il ne payait pas les femmes, il arrivait à mener une viedésordonnée, sans argent et sans dettes ; et cette scienceinnée de jouir pour rien s’alliait en lui à une duplicitécontinuelle, à une habitude de mensonge qu’il avait contractée dansle milieu dévot de sa famille, où le souci de cacher ses vices lefaisait mentir sur tout, à toute heure, même inutilement. Il eutune réponse superbe, le cri d’un sage qui aurait beaucoup vécu.

« Oh ! vous autres, vous ne savez pas le prix del’argent. »

Cette fois, il fut hué. Quel bourgeois ! Et les invectivess’aggravaient, lorsque de légers coups, frappés contre une vitre,firent cesser le vacarme.

« Ah ! elle est embêtante à la fin ! ditMahoudeau avec un geste d’humeur.

– Hein ! qui est-ce ? l’herboriste ? demandaJory. Laisse-la entrer, ce sera drôle. »

D’ailleurs, la porte s’était ouverte sans attendre, et lavoisine, Mme Jabouille, Mathilde comme on lanommait familièrement, parut sur le seuil. Elle avait trente ans,la figure plate, ravagée de maigreur, avec des yeux de passion, auxpaupières violâtres et meurtries. On racontait que les prêtresl’avaient mariée au petit Jabouille, un veuf dont l’herboristerieprospérait alors, grâce à la clientèle pieuse du quartier. Lavérité était qu’on apercevait parfois de vagues ombres de soutanes,traversant le mystère de la boutique, embaumée par les aromatesd’une odeur d’encens. Il y régnait une discrétion de cloître, uneonction de sacristie, dans la vente des canules ; et lesdévotes qui entraient, chuchotaient comme au confessionnal,glissaient des injecteurs au fond de leur sac, puis s’en allaient,les yeux baissés. Par malheur, des bruits d’avortement avaientcouru : une calomnie du marchand de vin d’en face, disaientles personnes bien-pensantes. Depuis que le veuf s’était remarié,l’herboristerie dépérissait. Les bocaux semblaient pâlir, lesherbes séchées du plafond tombaient en poussière, lui-même toussaità rendre l’âme, réduit à rien, la chair finie. Et, bien queMathilde eût de la religion, la clientèle pieuse l’abandonnait peuà peu, trouvant qu’elle s’affichait trop avec des jeunes gens,maintenant que Jabouille était mangé.

Un instant, elle resta immobile, fouillant les coins d’un rapidecoup d’œil. Une senteur forte s’était répandue, la senteur dessimples dont sa robe se trouvait imprégnée, et qu’elle apportaitdans sa chevelure grasse, défrisée toujours : le sucre fadedes mauves, l’âpreté du sureau, l’amertume de la rhubarbe, maissurtout la flamme de la menthe poivrée, qui était comme son haleinepropre, l’haleine chaude qu’elle soufflait au nez des hommes.

D’un geste, elle feignit la surprise.

« Ah ! mon Dieu ! Vous avez du monde !… jene savais pas, je reviendrai.

– C’est ça, dit Mahoudeau, très contrarié. Je vais sortird’ailleurs. Vous me donnerez une séance dimanche. »

Claude, stupéfait, regarda Mathilde, puis laVendangeuse.

« Comment ! cria-t-il, c’est madame qui te pose cesmuscles-là ? Bigre, tu l’engraisses ! »

Et les rires recommencèrent, pendant que le sculpteur bégayaitdes explications : oh ! non, pas le torse, ni lesjambes ; rien que la tête et les mains ; et encorequelques indications, pas davantage.

Mais Mathilde riait avec les autres, d’un rire aigu d’impudeur.Carrément, elle était entrée, elle avait refermé la porte. Puis,comme chez elle, heureuse au milieu de tous ces hommes, se frottantà eux, elle les flaira. Son rire avait montré les trous noirs de sabouche, où manquaient plusieurs dents ; et elle était ainsilaide à inquiéter, dévastée déjà, la peau cuite, collée sur les os.Jory, qu’elle voyait pour la première fois, devait la tenter, avecsa fraîcheur de poulet gras, son grand nez rose qui promettait.Elle le poussa du coude, finit brusquement, voulant l’exciter sansdoute, par s’asseoir sur les genoux de Mahoudeau, dans un abandonde fille.

« Non, laisse, dit celui-ci en se levant. J’ai affaire…N’est-ce pas ? vous autres, on nous attend là-bas. »

Il avait cligné les paupières, désireux d’une bonne flânerie.Tous répondirent qu’on les attendait, et ils l’aidèrent à couvrirson ébauche de vieux linges, trempés dans un seau.

Cependant, Mathilde, l’air soumis et désespéré, ne s’en allaitpoint. Debout, elle se contentait de changer de place, quand on labousculait ; tandis que Chaîne, qui ne travaillait plus, lacouvait de ses gros yeux, par-dessus sa toile, plein d’uneconvoitise gloutonne de timide. Jusque-là, il n’avait pas desserréles lèvres. Mais, comme Mahoudeau partait enfin avec les troiscamarades, il se décida, il dit de sa voix sourde, empâtée de longssilences :

« Tu rentreras ?

– Très tard. Mange et dors… Adieu. »

Et Chaîne demeura seul avec Mathilde, dans la boutique humide,au milieu des tas de glaise et des flaques d’eau, sous le grandjour crayeux des vitres barbouillées, qui éclairait crûment ce coinde misère mal tenu.

Dehors, Claude et Mahoudeau marchèrent les premiers, pendant queles deux autres les suivaient ; et Jory se récria, lorsqueSandoz l’eut plaisanté, en lui affirmant qu’il avait fait laconquête de l’herboriste.

« Ah ! non, elle est affreuse, elle pourrait êtrenotre mère à tous. En voilà une gueule de vieille chienne qui n’aplus de crocs !… Avec ça, elle empoisonne lapharmacie. »

Cette exagération fit rire Sandoz. Il haussa les épaules.

« Laisse donc, tu n’es pas si difficile, tu en prends quine valent guère mieux.

– Moi ! où ça ?… Et tu sais que, derrière notre dos,elle a sauté sur Chaîne. Ah ! les cochons, ils doivent s’enpayer ensemble ! »

Vivement, Mahoudeau, qui semblait enfoncé dans une fortediscussion avec Claude, se retourna au milieu d’une phrase, pourdire :

« Ce que je m’en fiche ! »

Il acheva sa phrase à son compagnon ; et, dix pas plusloin, il lança de nouveau, par-dessus son épaule :

« Et, d’abord, Chaîne est trop bête ! »

On n’en parla plus. Tous quatre, flânant, semblaient tenir lalargeur du boulevard des Invalides. C’était l’expansion habituelle,la bande peu à peu accrue des camarades racolés en chemin, lamarche libre d’une horde partie en guerre. Ces gaillards, avec labelle carrure de leurs vingt ans, prenaient possession du pavé. Dèsqu’ils se trouvaient ensemble, des fanfares sonnaient devant eux,ils empoignaient Paris d’une main et le mettaient tranquillementdans leurs poches. La victoire ne faisait plus un doute, ilspromenaient leurs vieilles chaussures et leurs paletots fatigués,dédaigneux de ces misères, n’ayant du reste qu’à vouloir pour êtreles maîtres. Et cela n’allait point sans un immense mépris de toutce qui n’était pas leur art, le mépris de la fortune, le mépris dumonde, le mépris de la politique surtout. À quoi bon, cessaletés-là ? Il n’y avait que des gâteux, là-dedans ! Uneinjustice superbe les soulevait, une ignorance voulue desnécessités de la vie sociale, le rêve fou de n’être que desartistes sur la terre. Ils en étaient stupides parfois, mais cettepassion les rendait braves et forts.

Claude, alors, s’anima. Il recommençait à croire, dans cettechaleur des espérances mises en commun. Ses tortures de la matinéene lui laissaient qu’un engourdissement vague, et il en était denouveau à discuter sa toile avec Mahoudeau et Sandoz, en jurant, ilest vrai, de la crever le lendemain. Jory, très myope, regardaitles vieilles dames sous le nez, se répandait en théories sur laproduction artistique : on devait se donner tel qu’on était,dans le premier jet de l’inspiration ; lui, jamais ne seraturait. Et, tout en discutant, les quatre continuaient àdescendre le boulevard, dont la demi-solitude, les rangées de beauxarbres, à l’infini, paraissaient être faites pour leurs disputes.Mais, quand ils eurent débouché sur l’Esplanade, la querelle devintsi violente, qu’ils s’arrêtèrent, au milieu de la vaste étendue.Hors de lui, Claude traita Jory de crétin : est-ce qu’il nevalait pas mieux détruire cette œuvre que de la livrermédiocre ? Oui, c’était dégoûtant, ce bas intérêt decommerce ! De leur côté, Sandoz et Mahoudeau parlaient à lafois, très fort. Des bourgeois, inquiets, tournaient la tête,finissaient par s’attrouper autour de ces jeunes gens si furieux,qui semblaient vouloir se mordre. Puis, les passants s’en allèrent,vexés, croyant à une farce, lorsqu’ils les virent brusquement, trèsbons amis, s’émerveiller ensemble, au sujet d’une nourrice vêtue declair, avec de longs rubans cerise. Ah ! sacré bon sort, quelton ! c’est ça qui fichait une note ! Ravis, ilsclignaient les yeux, ils suivaient la nourrice sous les quinconces,comme réveillés en sursaut, étonnés d’être déjà là. CetteEsplanade, ouverte de partout sous le ciel, bornée seulement au sudpar la perspective lointaine des Invalides, les enchantait, sigrande, si calme ; car ils y avaient suffisamment de placepour les gestes ; et ils reprenaient un peu haleine, eux quidéclaraient trop étroit Paris, où l’air manquait à l’ambition deleur poitrine.

« Est-ce que vous allez quelque part ? demanda Sandozà Mahoudeau et à Jory.

– Non, répondit ce dernier, nous allons avec vous… Oùallez-vous ? »

Claude, les regards perdus, murmura :

« Je ne sais pas… Par là. »

Ils tournèrent sur le quai d’Orsay, ils le remontèrent jusqu’aupont de la Concorde. Et, devant le Corps législatif, le peintrereprit, indigné :

« Quel sale monument !

– L’autre jour, dit Jory, Jules Favre a fait un fameux discours…Ce qu’il a embêté Rouher ! »

Mais les trois autres ne le laissèrent pas continuer, laquerelle recommença. Qui ça, Jules Favre ? qui ça,Rouher ? Est-ce que ça existait ! Des idiots, dontpersonne ne parlerait plus, dix ans après leur mort ! Ilss’étaient engagés sur le pont, ils haussaient les épaules de pitié.Puis, lorsqu’ils se trouvèrent au milieu de la place de laConcorde, ils se turent.

« Ça, finit par déclarer Claude, ça, ce n’est pas bête dutout. »

Il était quatre heures, la belle journée s’achevait dans unpoudroiement glorieux de soleil. À droite et à gauche, vers laMadeleine et vers le Corps législatif, des lignes d’édificesfilaient en lointaines perspectives, se découpaient nettement auras du ciel ; tandis que le jardin des Tuileries étageait lescimes rondes de ses grands marronniers. Et, entre les deux borduresvertes des contre-allées, l’avenue des Champs-Élysées montait toutlà-haut, à perte de vue, terminée par la porte colossale de l’Arcde Triomphe, béante sur l’infini. Un double courant de foule, undouble fleuve y roulait, avec les remous vivants des attelages, lesvagues fuyantes des voitures, que le reflet d’un panneau,l’étincelle d’une vitre de lanterne semblaient blanchir d’uneécume. En bas, la place, aux trottoirs immenses, aux chausséeslarges comme des lacs, s’emplissait de ce flot continuel, traverséeen tous sens du rayonnement des roues, peuplée de points noirs quiétaient des hommes ; et les deux fontaines ruisselaient,exhalaient une fraîcheur, dans cette vie ardente.

Claude, frémissant, cria :

« Ah ! ce Paris… Il est à nous, il n’y a qu’à leprendre. »

Tous quatre se passionnaient, ouvraient des yeux luisants dedésir. N’était-ce pas la gloire qui soufflait, du haut de cetteavenue, sur la ville entière ? Paris tenait là, et ils levoulaient.

« Eh bien, nous le prendrons ! affirma Sandoz de sonair têtu.

– Parbleu ! » dirent simplement Mahoudeau et Jory.

Ils s’étaient remis à marcher, ils vagabondèrent encore, setrouvèrent derrière la Madeleine, enfilèrent la rue Tronchet.Enfin, ils arrivaient à la place du Havre, lorsque Sandozs’exclama :

« Mais c’est donc chez Baudequin que nousallons ? »

Les autres s’étonnèrent. Tiens ! ils allaient chezBaudequin.

« Quel jour sommes-nous ? demanda Claude. Hein ?jeudi… Fagerolles et Gagnière doivent y être alors… Allons chezBaudequin. »

Et ils gravirent la rue d’Amsterdam. Ils venaient de traverserParis, c’était là une de leurs grandes tournées favorites ;mais ils avaient d’autres itinéraires, d’un bout à l’autre desquais parfois, ou bien un morceau des fortifications, de la porteSaint-Jacques aux Moulineaux, ou encore une pointe sur lePère-La-Chaise, suivie d’un crochet par les boulevards extérieurs.Ils couraient les rues, les places, les carrefours, ils vaguaientdes journées entières, tant que leurs jambes pouvaient les porter,comme s’ils avaient voulu conquérir les quartiers les uns après lesautres, en jetant leurs théories retentissantes aux façades desmaisons ; et le pavé semblait à eux, tout le pavé battu parleurs semelles, ce vieux sol de combat d’où montait une ivresse quigrisait leur lassitude.

Le café Baudequin était situé sur le boulevard des Batignolles àl’angle de la rue Darcet. Sans qu’on sût pourquoi, la bande l’avaitchoisi comme lieu de réunion, bien que Gagnière seul habitât lequartier. Elle s’y réunissait régulièrement le dimanche soir ;puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui étaient libres avaientpris l’habitude d’y paraître un instant. Ce jour-là, par ce beausoleil, les petites tables du dehors, sous la tente, se trouvaienttoutes occupées d’un double rang de consommateurs barrant letrottoir. Mais eux avaient l’horreur de ce coudoiement, de cetétalage en public : et ils bousculèrent le monde, pour entrerdans la salle déserte et fraîche.

« Tiens ! Fagerolles qui est seul ! » criaClaude.

Il avait marché à leur table accoutumée, au fond, à gauche, etil serrait la main d’un garçon mince et pâle, dont la figure defille était éclairée par des yeux gris, d’une câlinerie moqueuse,où passaient des étincelles d’acier.

Tous s’assirent, on commanda des bocks, et le peintrereprit :

« Tu sais que je suis allé te chercher chez ton père… Ilm’a joliment reçu ! »

Fagerolles, qui affectait des airs de casseur et de voyou, setapa sur les cuisses.

« Ah ! il m’embête, le vieux !… J’ai filé cematin, après un attrapage. Est-ce qu’il ne veut pas me fairedessiner des choses pour ses cochonneries en zinc ! C’est bienassez du zinc de l’École. »

Cette plaisanterie aisée sur ses professeurs enchanta lescamarades. Il les amusait, il se faisait adorer par cettecontinuelle lâcheté de gamin flatteur et débineur. Son sourireinquiétant allait des uns aux autres, tandis que ses longs doigtssouples, d’une adresse native, ébauchaient sur la table des scènescompliquées, avec des gouttes de bière répandues. Il avait l’artfacile, un tour de main à tout réussir.

« Et Gagnière, demanda Mahoudeau, tu ne l’as pasvu ?

– Non, il y a une heure que je suis là. »

Mais Jory, silencieux, poussa du coude Sandoz, en lui montrantde la tête une jeune fille qui occupait une table avec sonmonsieur, dans le fond de la salle. Il n’y avait, du reste, quedeux autres consommateurs, deux sergents jouant aux cartes. C’étaitpresque une enfant, une de ces galopines de Paris qui gardent àdix-huit ans la maigreur du fruit vert. On aurait dit un chiencoiffé, une pluie de petits cheveux blonds sur un nez délicat, unegrande bouche rieuse dans un museau rose. Elle feuilletait unjournal illustré, tandis que le monsieur, sérieusement, buvait unmadère ; et, par-dessus le journal, elle lançait de gaisregards vers la bande, à toute minute.

« Hein ? gentille ! murmura Jory, qui s’allumait.À qui diable en a-t-elle ?… C’est moi qu’elleregarde. »

Vivement, Fagerolles intervint.

« Eh ! dis donc, pas d’erreur, elle est à moi !…Si tu crois que je suis là depuis une heure pour vousattendre ! »

Les autres rirent. Et, baissant la voix, il leur parla d’IrmaBécot. Oh ! une petite d’un drôle ! Il connaissait sonhistoire, elle était fille d’un épicier de la rue Montorgueil. Trèsinstruite d’ailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, carelle avait suivi jusqu’à seize ans les cours d’une école duvoisinage. Elle faisait ses devoirs entre deux sacs de lentilles,et elle achevait son éducation, de plain-pied avec la rue, vivantsur le trottoir, au milieu des bousculades, apprenant la vie dansles continuels commérages des cuisinières en cheveux, quidéshabillaient les abominations du quartier, pendant qu’on leurpesait cinq sous de gruyère. Sa mère était morte, le père Bécotavait fini par coucher avec ses bonnes, très raisonnablement, pouréviter de courir dehors ; mais cela lui donnait le goût desfemmes, il lui en avait fallu d’autres, bientôt il s’était lancédans une telle noce, que l’épicerie y passait peu à peu, leslégumes secs, les bocaux, les tiroirs aux sucreries. Irma allaitencore à l’école, lorsque, un soir, en fermant la boutique, ungarçon l’avait jetée en travers d’un panier de figues. Six moisplus tard, la maison était mangée, son père mourait d’un coup desang, elle se réfugiait chez une tante pauvre qui la battait, enpartait avec un jeune homme d’en face, y revenait à trois reprises,pour s’envoler définitivement un beau jour dans tous lesbastringues de Montmartre et des Batignolles.

« Une roulure ! » murmura Claude de son air demépris.

Tout d’un coup, comme son monsieur se levait et sortait ;après lui avoir parlé bas, Irma Bécot le regarda disparaître ;puis, avec une violence d’écolier échappé, elle accourut s’asseoirsur les genoux de Fagerolles.

« Hein ? crois-tu, est-il assez crampon !…Baise-moi vite, il va revenir. »

Elle le baisa sur les lèvres, but dans son verre ; et ellese donnait aussi aux autres, leur riait d’une façon engageante, carelle avait la passion des artistes, en regrettant qu’ils ne fussentpas assez riches pour se payer des femmes à eux tout seuls.

Jory surtout semblait l’intéresser, très excité, fixant sur elledes yeux de braise. Comme il fumait, elle lui enleva sa cigarettede la bouche et la mit à la sienne ; cela, sans interrompreson bavardage de vie polissonne.

« Vous êtes tous des peintres, ah ! c’estamusant !… Et ces trois-là, pourquoi ont-ils l’air debouder ? Rigolez donc, je vas vous chatouiller, moi !vous allez voir ! »

En effet, Sandoz, Claude et Mahoudeau, interloqués, lacontemplaient d’un air sérieux. Mais elle restait l’oreille auxaguets, elle entendit revenir son monsieur, et elle jeta vivementdans le nez de Fagerolles :

« Tu sais, demain soir, si tu veux. Viens me prendre à labrasserie Bréda. »

Puis, après avoir replacé la cigarette tout humide aux lèvres deJory, elle se cavala à longues enjambées, les bras en l’air, dansune grimace d’un comique extravagant ; et, lorsque le monsieurreparut, la mine grave, un peu pâle, il la retrouva immobile, lesyeux sur la même gravure du journal illustré. Cette scène s’étaitpassée si rapidement, au galop d’une telle drôlerie, que les deuxsergents, de bons diables, se remirent à battre leurs cartes, encrevant de rire.

Du reste, Irma les avait tous conquis. Sandoz déclarait son nomde Bécot très bien pour un roman ; Claude demandait si ellevoudrait lui poser une étude ; tandis que Mahoudeau la voyaiten gamin, une statuette qu’on vendrait pour sûr. Bientôt, elle s’enalla, en envoyant du bout des doigts, derrière le dos du monsieur,des baisers à toute la table, une pluie de baisers, qui achevèrentd’enflammer Jory. Mais Fagerolles ne voulait pas la prêter encore,très amusé inconsciemment de retrouver en elle une enfant du mêmetrottoir que lui, chatouillé par cette perversion du pavé, quiétait la sienne.

Il était cinq heures, la bande fit revenir de la bière. Deshabitués du quartier avaient envahi les tables voisines, et cesbourgeois jetaient sur le coin des artistes des regards obliques,où le dédain se mêlait à une déférence inquiète. On les connaissaitbien, une légende commençait à se former. Eux, causaient maintenantde choses bêtes, la chaleur qu’il faisait, la difficulté d’avoir dela place dans l’omnibus de l’Odéon, la découverte d’un marchand devin chez qui on mangeait de la vraie viande. Un d’eux voulutentamer une discussion sur un lot de tableaux infects qu’on venaitde mettre au musée du Luxembourg ; mais tous étaient du mêmeavis : les toiles ne valaient pas les cadres. Et ils neparlèrent plus, ils fumèrent en échangeant des mots rares et desrires d’intelligence.

« Ah ! çà, demanda enfin Claude, est-ce que nousattendons Gagnière ? »

On protesta. Gagnière était assommant ; et, d’ailleurs, ilarriverait bien à l’odeur de la soupe.

« Alors, filons, dit Sandoz. Il y a un gigot ce soir,tâchons d’être à l’heure. »

Chacun paya sa consommation, et tous sortirent. Cela émotionnale café. Des jeunes gens, des peintres sans doute, chuchotèrent ense montrant Claude, comme s’ils avaient vu passer le chefredoutable d’un clan de sauvages. C’était le fameux article de Joryqui produisait son effet, le public devenait complice et allaitcréer de lui-même l’école du plein air, dont la bande plaisantaitencore. Ainsi qu’ils le disaient gaiement, le café Baudequin nes’était pas douté de l’honneur qu’ils lui faisaient, le jour où ilsl’avaient choisi pour être le berceau d’une révolution.

Sur le boulevard, ils se retrouvèrent cinq, Fagerolles avaitrenforcé le groupe ; et lentement, ils retraversèrent Paris,de leur air tranquille de conquête. Plus ils étaient, plus ilsbarraient largement les rues, plus ils emportaient à leurs talonsde la vie chaude des trottoirs. Quand ils eurent descendu la rue deClichy, ils suivirent la rue de la Chaussée-d’Antin, allèrentprendre la rue Richelieu, traversèrent la Seine au pont des Artspour insulter l’Institut, gagnèrent enfin le Luxembourg par la ruede Seine, où une affiche tirée en trois couleurs, la réclameviolemment enluminée d’un cirque forain, les fit crierd’admiration. Le soir venait, le flot des passants coulait ralenti,c’était la ville lasse qui attendait l’ombre, prête à se livrer aupremier mâle assez vigoureux pour la prendre.

Rue d’Enfer, lorsque Sandoz eut fait entrer les quatre autreschez lui, il disparut dans la chambre de sa mère ; il y restaquelques minutes, puis revint sans dire un mot, avec le sourirediscret et attendri qu’il avait toujours en en sortant. Et ce futaussitôt, dans son étroit logis, un vacarme terrible, des rires,des discussions, des clameurs. Lui-même donnait l’exemple, aidaitau service la femme de ménage, qui s’emportait en paroles amères,parce qu’il était sept heures et demie, et que son gigot sedesséchait. Les cinq, attablés, mangeaient déjà la soupe, une soupeà l’oignon très bonne, quand un nouveau convive parut.

« Oh ! Gagnière ! » hurla-t-on en chœur.

Gagnière, petit, vague, avec sa figure poupine et étonnée,qu’une barbe follette blondissait, demeura un instant sur le seuilà cligner ses yeux verts. Il était de Melun, fils de gros bourgeoisqui venaient de lui laisser là-bas deux maisons, et il avait apprisla peinture tout seul dans la forêt de Fontainebleau, il peignaitdes paysages consciencieux, d’intentions excellentes ; mais savraie passion était la musique, une folie de musique, une flambéecérébrale qui le mettait de plain-pied avec les plus exaspérés dela bande.

« Est-ce que je suis de trop ? demanda-t-ildoucement.

– Non, non, entre donc ! » cria Sandoz.

Déjà, la femme de ménage apportait un couvert.

« Si l’on ajoutait tout de suite une assiette pourDubuche ? dit Claude. Il m’a dit qu’il viendrait sansdoute. »

Mais on conspua Dubuche, qui fréquentait des femmes du monde.Jory raconta qu’il l’avait rencontré en voiture avec une vieilledame et sa demoiselle, dont il tenait les ombrelles sur lesgenoux.

« D’où sors-tu, pour être si en retard ? » repritFagerolles, en s’adressant à Gagnière.

Celui-ci, qui allait avaler sa première cuillerée de soupe, lareposa dans son assiette.

« J’étais rue de Lancry, tu sais, où ils font de la musiquede chambre… Oh ! mon cher, des machines de Schumann, tu n’aspas idée ! Ça vous prend là, derrière la tête, c’est comme siune femme vous soufflait dans le cou. Oui, oui, quelque chose deplus immatériel qu’un baiser, l’effleurement d’une haleine… Paroled’honneur, on se sent mourir… »

Ses yeux se mouillaient, il pâlissait comme dans une jouissancetrop vive.

« Mange ta soupe, dit Mahoudeau, tu nous raconteras çaaprès. »

La raie fut servie, et l’on fit apporter la bouteille devinaigre sur la table, pour corser le beurre noir, qui semblaitfade. On mangeait dur, les morceaux de pain disparaissaient.D’ailleurs, aucun raffinement, du vin au litre, que les convivesmouillaient beaucoup, par discrétion, pour ne pas pousser à ladépense. On venait de saluer le gigot d’un hourra, et le maître dela maison s’était mis à le découper, lorsque de nouveau la portes’ouvrit. Mais, cette fois, des protestations furieusess’élevèrent.

« Non, non, plus personne !… À la porte, lelâcheur ! »

Dubuche, essoufflé d’avoir couru, ahuri de tomber au milieu deces hurlements, avançait sa grosse face pâle, en bégayant desexplications.

« Vrai, je vous assure, c’est la faute de l’omnibus… J’enai attendu cinq aux Champs-Élysées.

– Non, non, il ment !… Qu’il s’en aille, il n’aura pas degigot !… À la porte, à la porte ! »

Pourtant, il avait fini par entrer, et l’on remarqua alors qu’ilétait très correctement mis, tout en noir, pantalon noir, redingotenoire, cravaté, chaussé, épinglé, avec la raideur cérémonieuse d’unbourgeois qui dîne en ville.

« Tiens ! il a raté son invitation, cria plaisammentFagerolles. Vous ne voyez pas que ses femmes du monde l’ont laissépartir, et qu’il accourt manger notre gigot, parce qu’il ne saitplus où aller ! »

Il devint rouge, il balbutia :

« Oh ! quelle idée ! Êtes-vous méchants !…Fichez-moi la paix à la fin ! »

Sandoz et Claude, placés côte à côte, souriaient ; et lepremier appela Dubuche d’un signe, pour lui dire :

« Mets ton couvert toi-même, prends là un verre et uneassiette, et assieds-toi entre nous deux… Ils te laisseronttranquille. »

Mais, tout le temps qu’on mangea le gigot, les plaisanteriescontinuèrent. Lui-même, quand la femme de ménage lui eut retrouvéune assiettée de soupe et une part de raie, se blagua, en bonenfant. Il affectait d’être affamé, torchait goulûment sonassiette, et il racontait une histoire, une mère qui lui avaitrefusé sa fille, parce qu’il était architecte. La fin du dîner futainsi très bruyante, tous parlaient à la fois. Un morceau de brie,l’unique dessert, eut un succès énorme. On n’en laissa pas. Le painfaillit manquer. Puis ; comme le vin manquait réellement,chacun avala une claire lampée d’eau, en faisant claquer sa langue,au milieu des grands rires. Et, la face fleurie, le ventre rond,avec la béatitude de gens qui viennent de se nourrir trèsrichement, ils passèrent dans la chambre à coucher.

C’étaient les bonnes soirées de Sandoz. Même aux heures demisère, il avait toujours eu un pot-au-feu à partager avec lescamarades. Cela l’enchantait d’être en bande, tous amis, tousvivant de la même idée. Bien qu’il fût de leur âge ; unepaternité l’épanouissait, une bonhomie heureuse, quand il lesvoyait chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivresd’espoir. Comme il n’avait qu’une pièce, sa chambre à coucher étaità eux ; et, la place manquant, deux ou trois devaients’asseoir sur le lit. Par ces chaudes soirées d’été, la fenêtrerestait ouverte au grand air du dehors, on apercevait dans la nuitclaire deux silhouettes noires, dominant les maisons, la tour deSaint-Jacques du Haut-Pas et l’arbre des Sourds-Muets. Les jours derichesse, il y avait de la bière. Chacun apportait son tabac, lachambre s’emplissait vite de fumée, on finissait par causer sans sevoir, très tard dans la nuit, au milieu du grand silencemélancolique de ce quartier perdu.

Ce jour-là, dès neuf heures, la femme de ménage vintdire :

« Monsieur, j’ai fini, puis-je m’en aller ?

– Oui, allez-vous-en… Vous avez laissé de l’eau au feu, n’est-cepas ? Je ferai le thé moi-même. »

Sandoz s’était levé. Il disparut derrière la femme de ménage, etne rentra qu’au bout d’un quart d’heure. Sans doute, il était alléembrasser sa mère, dont il bordait le lit chaque soir, avantqu’elle s’endormît :

Mais le bruit des voix montait déjà, Fagerolles racontait unehistoire.

« Oui, mon vieux, à l’École, ils corrigent le modèle…L’autre jour, Mazel s’approche et me dit : « Les deuxcuisses ne sont pas d’aplomb. » Alors, je lui dis :« Voyez, monsieur, elle les a comme ça. » C’était lapetite Flore Beauchamp, vous savez. Et il me dit, furieux :« Si elle les a comme ça, elle a tort. »

On se roula, Claude surtout, à qui Fagerolles contaitl’histoire, pour lui faire sa cour. Depuis quelque temps, ilsubissait son influence ; et, bien qu’il continuât de peindreavec une adresse d’escamoteur, il ne parlait plus que de peinturegrasse et solide, que de morceaux de nature, jetés sur la toile,vivants, grouillants, tels qu’ils étaient ; ce qui nel’empêchait pas de blaguer ailleurs ceux du plein air, qu’ilaccusait d’empâter leurs études avec une cuiller à pot.

Dubuche, qui n’avait pas ri, froissé dans son honnêteté, osarépondre :

« Pourquoi restes-tu à l’École, si tu trouves qu’on vous yabrutit ? C’est bien simple, on s’en va… Oh ! je sais,vous êtes tous contre moi, parce que je défends l’École.Voyez-vous, mon idée est que, lorsqu’on veut faire un métier, iln’est pas mauvais d’abord de l’apprendre. »

Des cris féroces s’élevèrent, et il fallut à Claude toute sonautorité pour dominer les voix.

« Il a raison, on doit apprendre son métier. Seulement, cen’est guère bon de l’apprendre sous la férule de professeurs quivous entrent de force dans la caboche leur vision à eux… Ce Mazel,quel idiot ! dire que les cuisses de Flore Beauchamp ne sontpas d’aplomb ! Et des cuisses si étonnantes, hein ? vousles connaissez, des cuisses qui la disent jusqu’au fond, cetteenragée noceuse-là ! »

Il se renversa sur le lit, où il se trouvait ; et, les yeuxen l’air, il continua d’une voix ardente :

« Ah ! la vie, la vie ! la sentir et la rendredans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie,éternelle et changeante, ne pas avoir l’idée bête de l’anoblir enla châtrant, comprendre que les prétendues laideurs ne sont que lessaillies des caractères, et faire vivre, et faire des hommes, laseule façon d’être Dieu ! »

Sa foi revenait, la course à travers Paris l’avait fouetté, ilétait repris de sa passion de la chair vivante. On l’écoutait ensilence. Il eut un geste fou, puis il se calma.

« Mon Dieu ! chacun ses idées ; mais l’embêtant,c’est qu’ils sont encore plus intolérants que nous à l’Institut… Lejury du Salon est à eux, je suis sûr que cet idiot de Mazel va merefuser mon tableau. »

Et, là-dessus, tous partirent en imprécations, car cettequestion du jury était un éternel sujet de colère. On exigeait desréformes, chacun avait une solution prête, depuis le suffrageuniversel appliqué à l’élection d’un jury largement libéral,jusqu’à la liberté entière, le Salon libre pour tous lesexposants.

Devant la fenêtre ouverte, pendant que les autres discutaient,Gagnière avait attiré Mahoudeau, et il murmurait d’une voixéteinte, les regards perdus dans la nuit :

« Oh ! ce n’est rien, vois-tu, quatre mesures, uneimpression jetée. Mais ce qu’il y a là-dedans !… Pour moi,d’abord, c’est un paysage qui fuit, un coin de route mélancolique,avec l’ombre d’un arbre qu’on ne voit pas ; et puis, une femmepasse, à peine un profil ; et puis, elle s’en va, et on ne larencontrera jamais, jamais plus… »

À ce moment, Fagerolles cria :

« Dis donc, Gagnière, qu’est-ce que tu envoies au Salon,cette année ? »

Il n’entendit pas, il poursuivait, extasié :

« Dans Schumann, il y a tout, c’est l’infini… Et Wagnerqu’ils ont encore sifflé dimanche ! »

Mais un nouvel appel de Fagerolles le fit sursauter.

« Hein ? quoi ? ce que j’enverrai auSalon ?… Un petit paysage peut-être, un coin de Seine. C’estsi difficile, il faut avant tout que je sois content. »

Il était redevenu brusquement timide et inquiet. Ses scrupulesde conscience artistique le tenaient pendant des mois sur une toilegrande comme la main. À la suite des paysagistes français, cesmaîtres qui ont les premiers conquis la nature, il se préoccupaitde la justesse du ton, de l’exacte observation des valeurs, enthéoricien dont l’honnêteté finissait par alourdir la main. Et,souvent, il n’osait plus risquer une note vibrante, d’une tristessegrise qui étonnait, au milieu de sa passion révolutionnaire.

« Moi, dit Mahoudeau, je me régale à l’idée de les faireloucher, avec ma bonne femme. »

Claude haussa les épaules.

« Oh ! toi, tu seras reçu : les sculpteurs sontplus larges que les peintres. Et du reste, tu sais très bien tonaffaire, tu as dans les doigts quelque chose qui plaît… Elle serapleine de jolies choses, ta Vendangeuse. »

Ce compliment laissa Mahoudeau sérieux, car il posait pour laforce, il s’ignorait et méprisait la grâce, une grâce invinciblequi repoussait quand même de ses gros doigts d’ouvrier sanséducation, comme une fleur qui s’entête dans le dur terrain où uncoup de vent l’a semée.

Fagerolles, très malin, n’exposait pas, de peur de mécontenterses maîtres ; et il tapait sur le Salon, un bazar infect où labonne peinture tournait à l’aigre avec la mauvaise. En secret, ilrêvait le prix de Rome, qu’il plaisantait d’ailleurs comme lereste.

Mais Jory se planta au milieu de la chambre, son verre de bièreau poing. Tout en le vidant à petits coups, il déclara :

« À la fin, il m’embête, le jury… Dites donc, voulez-vousque je le démolisse ? Dès le prochain numéro, je commence, jele bombarde. Vous me donnerez des notes, n’est-ce pas ? etnous le flanquerons par terre… Ce sera rigolo. »

Claude acheva de se monter, ce fut un enthousiasme général. Oui,oui, il fallait faire campagne ! Tous en étaient, tous sepressaient pour se mieux sentir les coudes et marcher au feuensemble. Il n’y en avait pas un, à cette minute, qui réservât sapart de gloire, car rien ne les séparait encore, ni leurs profondesdissemblances qu’ils ignoraient, ni les rivalités qui devaient lesheurter un jour. Est-ce que le succès de l’un n’était pas le succèsdes autres ? Leur jeunesse fermentait, ils débordaient dedévouement, ils recommençaient l’éternel rêve de s’enrégimenterpour la conquête de la terre, chacun donnant son effort, celui-cipoussant celui-là, la bande arrivant d’un bloc, sur le même rang.Déjà Claude, en chef accepté, sonnait la victoire, distribuait descouronnes. Fagerolles lui-même, malgré sa blague de Parisien,croyait à la nécessité d’être une armée ; tandis que, plusépais d’appétits, mal débarbouillé de sa province, Jory sedépensait en camaraderie utile, prenant au vol des phrases,préparant là ses articles. Et Mahoudeau exagérait ses brutalitésvoulues, les mains convulsées, ainsi qu’un geindre[1] dont les poings pétriraient unmonde ; et Gagnière, pâmé, dégagé du gris de sa peinture,raffinait la sensation jusqu’à l’évanouissement final del’intelligence ; et Dubuche, de conviction pesante, ne jetaitque des mots, mais des mots pareils à des coups de massue, en pleinmilieu des obstacles. Alors, Sandoz, bien heureux, riant d’aise àles voir si unis, tous dans la même chemise, comme il disait,déboucha une nouvelle bouteille de bière. Il aurait vidé la maison,il cria :

« Hein ? nous y sommes, ne lâchons plus… Il n’y a queça de bon, s’entendre quand on a des choses dans la caboche, et quele tonnerre de Dieu emporte les imbéciles ! »

Mais, à ce moment, un coup de sonnette le stupéfia. Au milieu dusilence brusque des autres, il reprit :

« À onze heures ! qui diable est-cedonc ? »

Il courut ouvrir, on l’entendit jeter une exclamation joyeuse.Déjà, il revenait, ouvrant la porte toute grande, disant :

« Ah ! que c’est gentil, de nous aimer un peu et denous surprendre !… Bongrand, messieurs ! »

Le grand peintre, que le maître de la maison annonçait ainsi,avec une familiarité respectueuse, s’avança, les mains tendues.Tous se levèrent vivement, émotionnés, heureux de cette poignée demain si large et si cordiale. C’était un gros homme dequarante-cinq ans, la face tourmentée, sous de longs cheveux gris.Il venait d’entrer à l’Institut, et le simple veston d’alpaga qu’ilportait avait à la boutonnière une rosette d’officier de la Légiond’honneur. Mais il aimait la jeunesse, ses meilleures escapadesétaient de tomber là, de loin en loin, pour fumer une pipe, aumilieu de ces débutants, dont la flamme le réchauffait.

« Je vais faire le thé », cria Sandoz.

Et, quand il revint de la cuisine avec la théière et les tasses,il trouva Bongrand installé, à califourchon sur une chaise, fumantsa courte pipe de terre, dans le vacarme qui avait repris. Bongrandlui-même parlait d’une voix de tonnerre, petit-fils d’un fermierbeauceron, fils d’un père bourgeois, de sang paysan, affiné par unemère très artiste. Il était riche, n’avait pas besoin de vendre, etgardait des goûts et des opinions de bohème.

« Leur jury, ah bien ! j’aime mieux crever que d’enêtre ! disait-il avec de grands gestes. Est-ce que je suis unbourreau pour flanquer dehors de pauvres diables, qui ont souventleur pain à gagner ?

– Cependant, fit remarquer Claude, vous pourriez nous rendre unfameux service, en y défendant nos tableaux.

– Moi, laissez donc ! je vous compromettrais… Je ne comptepas, je ne suis personne. »

Il y eut une clameur de protestation, Fagerolles lança d’unevoix aiguë :

« Alors, si le peintre de la Noce au village necompte pas ! »

Mais Bongrand s’emportait, debout, le sang aux joues.

« Fichez-moi la paix, hein ! avec la Noce.Elle commence à m’embêter, la Noce, je vous en avertis…Vraiment, elle tourne pour moi au cauchemar, depuis qu’on l’a miseau musée du Luxembourg. »

Cette Noce au village restait jusque-là sonchef-d’œuvre : une noce débandée à travers les blés, despaysans étudiés de près, et très vrais, qui avaient une allureépique de héros d’Homère. De ce tableau datait une évolution, caril avait apporté une formule nouvelle. À la suite de Delacroix, etparallèlement à Courbet, c’était un romantisme tempéré de logique,avec plus d’exactitude dans l’observation, plus de perfection dansla facture, sans que la nature y fût encore abordée de front, sousles crudités du plein air. Pourtant, toute la jeune école seréclamait de cet art.

« Il n’y a rien de beau, dit Claude, comme les deuxpremiers groupes, le joueur de violon, puis la mariée avec le vieuxpaysan.

– Et la grande paysanne, donc, s’écria Mahoudeau, celle qui seretourne et qui appelle d’un geste !… J’avais envie de laprendre pour une statue.

– Et le coup de vent dans les blés, ajouta Gagnière, et les deuxtaches si jolies de la fille et du garçon qui se poussent, trèsloin ! »

Bongrand écoutait d’un air gêné, avec un sourire de souffrance.Comme Fagerolles lui demandait ce qu’il faisait en ce moment, ilrépondit avec un haussement d’épaules :

« Mon Dieu ! rien, des petites choses… Je n’exposeraipas, je voudrais trouver un coup… Ah ! que vous êtes heureux,vous autres, d’être encore au pied de la montagne ! On a de sibonnes jambes, on est si brave, quand il s’agit de monterlà-haut ! Et puis, lorsqu’on y est, va te faire fiche !les embêtements commencent. Une vraie torture, et des coups depoing, et des efforts sans cesse renaissants, dans la crainte d’endégringoler trop vite !… Ma parole ! on préférerait êtreen bas, pour avoir tout à faire… Riez, vous verrez, vous verrez unjour ! »

La bande riait, en effet, croyant à un paradoxe, à une posed’homme célèbre, qu’elle excusait d’ailleurs. Est-ce que la suprêmejoie n’était pas d’être salué comme lui du nom de maître ? Lesdeux bras appuyés au dossier de sa chaise, il renonça à se fairecomprendre, il les écouta, silencieux, en tirant de sa pipe delentes fumées.

Cependant, Dubuche, qui avait des qualités d’homme de ménage,aidait Sandoz à servir le thé. Et le vacarme continua. Fagerollesracontait une histoire impayable du père Malgras, une cousine à safemme, qu’il prêtait, quand on voulait bien lui en faire uneacadémie. Puis, la conversation tomba sur les modèles, Mahoudeauétait furieux, parce que les beaux ventres s’en allaient :impossible d’avoir une fille avec un ventre propre. Mais,brusquement, le tumulte grandit, on félicitait Gagnière au sujetd’un amateur qu’il avait connu à la musique du Palais-Royal, unpetit rentier maniaque dont l’unique débauche était d’acheter de lapeinture. En riant, les autres demandaient l’adresse. Tous lesmarchands furent conspués, il était vraiment fâcheux que l’amateurse défiât du peintre, au point de vouloir absolument passer par unintermédiaire, dans l’espoir d’obtenir un rabais. Cette question dupain les excitait encore. Claude montrait un beau mépris : onétait volé, eh bien ! qu’est-ce que ça fichait, si l’on avaitfait un chef-d’œuvre, et que l’on eût seulement de l’eau àboire ? Jory, ayant de nouveau exprimé des idées basses delucre, souleva une indignation. À la porte, le journaliste !On lui posait des questions sévères : est-ce qu’il vendrait saplume ? est-ce qu’il ne se couperait pas le poignet, plutôtque d’écrire le contraire de sa pensée ? Du reste, on n’écoutapas sa réponse, la fièvre montait toujours, c’était maintenant labelle folie des vingt ans, le dédain du monde entier, la seulepassion de l’œuvre, dégagée des infirmités humaines, mise en l’aircomme un soleil. Quel désir ! se perdre, se consumer dans cebrasier qu’ils allumaient !

Bongrand, jusque-là immobile, eut un geste vague de souffrance,devant cette confiance illimitée, cette joie bruyante de l’assaut.Il oubliait les cent toiles qui avaient fait sa gloire, il pensaità l’accouchement de l’œuvre dont il venait de laisser l’ébauche surson chevalet. Et, retirant de la bouche sa petite pipe, il murmura,les yeux mouillés d’attendrissement :

« Oh ! jeunesse, jeunesse ! »

Jusqu’à deux heures du matin, Sandoz, qui se multipliait, remitde l’eau chaude dans la théière. On n’entendait plus monter duquartier, anéanti de sommeil, que les jurements d’une chatte enfolie. Tous divaguaient, grisés de paroles, la gorge arrachée, lesyeux brûlés ; et lui, lorsqu’ils se décidèrent enfin à partir,prit la lampe, les éclaira par-dessus la rampe de l’escalier, endisant très bas :

« Ne faites pas de bruit, ma mère dort. »

La dégringolade assourdie des souliers le long des marches allaen s’affaiblissant, et la maison retomba dans un grand silence.

Quatre heures sonnaient. Claude, qui accompagnait Bongrand,causait toujours, à travers les rues désertes. Il ne voulait pas secoucher, il attendait le soleil, avec une rage d’impatience, pourse remettre à son tableau. Cette fois, il était certain de faire unchef-d’œuvre, exalté par cette bonne journée de camaraderie, latête douloureuse et grosse d’un monde. Enfin, il avait trouvé lapeinture, il se voyait rentrant dans son atelier comme on retournechez une femme adorée, le cœur battant à grands coups, désespérémaintenant de cette absence d’un jour, qui lui semblait un abandonsans fin ; et il allait droit à sa toile, et en une séance ilréalisait son rêve. Cependant, tous les vingt pas, à la clartévacillante des becs de gaz, Bongrand l’arrêtait par un bouton deson paletot, en lui répétant que cette sacrée peinture était unmétier du tonnerre de Dieu. Ainsi, lui, Bongrand, avait beau êtreun malin, il n’y entendait rien encore. À chaque œuvre nouvelle, ildébutait, c’était à se casser la tête contre les murs. Le ciels’éclairait, des maraîchers commençaient à descendre vers lesHalles. Et l’un et l’autre continuaient à vaguer, chacun parlantpour lui, très haut, sous les étoiles pâlissantes.

Chapitre 4

 

Six semaines plus tard, Claude peignait un matin, dans un flotde soleil qui tombait par la baie vitrée de l’atelier. Des pluiescontinues avaient attristé le milieu d’août, et le courage autravail lui revenait avec le ciel bleu. Son grand tableaun’avançait guère, il s’y appliquait pendant de longues matinéessilencieuses, en artiste combattu et obstiné.

On frappa. Il crut que c’était Mme Joseph, laconcierge, qui lui montait son déjeuner ; et, comme la clefrestait toujours sur la porte, il cria simplement :

« Entrez ! »

La porte s’était ouverte, il y eut un remuement léger, puis toutcessa. Lui, continuait de peindre, sans même tourner la tête. Maisce silence frissonnant, une vague haleine qui palpitait, finirentpar l’inquiéter. Il regarda, il demeura stupéfait : une femmeétait là, vêtue d’une robe claire, le visage à demi caché sous unevoilette blanche ; et il ne la connaissait point, et elletenait une botte de roses, qui achevait de l’ahurir.

Tout d’un coup, il la reconnut.

« Vous, mademoiselle !… Ah bien ! si je songeaisà vous ! »

C’était Christine. Il n’avait pu rattraper à temps ce cri peuaimable, qui était le cri même de la vérité. D’abord, elle l’avaitpréoccupé de son souvenir ; ensuite, à mesure que les jourss’écoulaient, depuis près de deux mois qu’elle ne donnait pas signede vie, elle était passée à l’état de vision fuyante et regrettée,de profil charmant qui se perd et qu’on ne doit jamais revoir.

« Oui, c’est moi, monsieur… J’ai pensé que c’était mal dene pas vous remercier… »

Elle rougissait, elle balbutiait, ne pouvant trouver les mots.Sans doute, la montée de l’escalier l’avait essoufflée, car soncœur battait très fort. Eh quoi ? était-ce donc déplacé, cettevisite, raisonnée si longtemps, et qui avait fini par lui semblertoute naturelle ? Le pis était qu’en passant sur le quai, ellevenait d’acheter cette botte de roses, dans l’intention délicate detémoigner sa gratitude à ce garçon ; et ces fleurs la gênaienthorriblement. Comment les lui donner ? Qu’allait-il penserd’elle ? L’inconvenance de toutes ces choses ne lui étaitapparue qu’en ouvrant la porte.

Mais Claude, plus troublé encore, se jetait à une exagération depolitesse. Il avait lâché sa palette, il bouleversait l’atelierpour débarrasser une chaise.

« Mademoiselle, je vous en prie, asseyez-vous… Vraiment,c’est une surprise… Vous êtes trop charmante… »

Alors, quand elle fut assise, Christine se calma. Il était sidrôle avec ses grands gestes éperdus, elle le sentait lui-même sitimide, qu’elle eut un sourire. Et elle lui tendit les roses,bravement.

« Tenez ! c’est pour que vous sachiez que je ne suispas une ingrate. »

Il ne dit rien d’abord, la contempla, saisi. Lorsqu’il eut vuqu’elle ne se moquait pas, il lui serra les deux mains, à lesbriser ; puis, il mit tout de suite le bouquet dans son pot àeau, en répétant :

« Ah ! par exemple, vous êtes un bon garçon,vous !… C’est la première fois que je fais ce compliment à unefemme, parole d’honneur ! »

Il revint, il lui demanda, ses yeux dans les siens :

« Vrai, vous ne m’avez pas oublié ?

– Vous le voyez bien, répondit-elle en riant.

– Pourquoi alors avez-vous attendu deux mois ? »

De nouveau, elle rougit. Le mensonge qu’elle faisait, lui renditun instant son embarras.

« Mais je ne suis pas libre, vous le savez… Oh !Mme Vanzade est très bonne pour moi ;seulement, elle est impotente, elle ne sort jamais ; et il afallu qu’elle-même, inquiète de ma santé, me forçât à prendrel’air. »

Elle ne disait pas la honte où son aventure du quai de Bourbonl’avait jetée, les premiers jours. En se retrouvant à l’abri, dansla maison de la vieille dame, le souvenir de la nuit passée chez unhomme l’avait tracassée de remords, comme une faute ; et ellecroyait être parvenue à chasser cet homme de sa mémoire, ce n’étaitplus qu’un mauvais rêve dont les contours s’effaçaient. Puis, sansqu’elle sût comment, au milieu du grand calme de son existencenouvelle, l’image était ressortie de l’ombre, en se précisant, ens’accentuant, jusqu’à devenir l’obsession de toutes ses heures.Pourquoi donc l’aurait-elle oublié ? elle ne trouvait à luifaire aucun reproche ; au contraire, ne lui devait-elle pas dela gratitude ? La pensée de le revoir, repoussée d’abord,longtemps combattue ensuite, avait ainsi tourné en elle à l’idéefixe. Chaque soir, la tentation la reprenait dans la solitude de sachambre, un malaise dont elle s’irritait, un désir ignoréd’elle-même ; et elle ne s’était apaisée un peu qu’ens’expliquant ce trouble par son besoin de reconnaissance. Elleétait si seule, si étouffée, dans cette demeure somnolente !le flot de sa jeunesse bouillonnait si fort, son cœur avait une sigrosse envie d’amitié !

« Alors, continua-t-elle, j’ai profité de ma premièresortie… Et puis, il faisait tellement beau, ce matin, après toutesces averses maussades ! »

Claude, heureux, debout devant elle, se confessa lui aussi, maissans avoir rien à cacher.

« Moi, je n’osais plus songer à vous… N’est-ce pas ?vous êtes comme ces fées des contes qui sortent du plancher et quirentrent dans les murs, toujours au moment où l’on ne s’y attendpas. Je me disais : C’est fini, ce n’est peut-être pas vrai,qu’elle a traversé cet atelier… Et vous voilà, et ça me fait unplaisir, oh ! un fier plaisir ! »

Souriante et gênée, Christine tournait la tête, affectaitmaintenant de regarder autour d’elle. Son sourire disparut, lapeinture féroce qu’elle retrouvait là, les flamboyantes esquissesdu Midi, l’anatomie terriblement exacte des études, la glaçaientcomme la première fois. Elle fut reprise d’une véritable crainte,elle dit, sérieuse, la voix changée :

« Je vous dérange, je m’en vais.

– Mais non ! mais non ! cria Claude en l’empêchant dequitter sa chaise. Je m’abrutissais au travail, ça me fait du biende causer avec vous… Ah ! ce sacré tableau, il me tortureassez déjà ! »

Et Christine, levant les yeux, regarda le grand tableau, cettetoile, tournée l’autre fois contre le mur, et qu’elle avait eu envain le désir de voir.

Les fonds, la clairière sombre trouée d’une nappe de soleil,n’étaient toujours qu’indiqués à larges coups. Mais les deuxpetites lutteuses, la blonde et la brune, presque terminées, sedétachaient dans la lumière, avec leurs deux notes si fraîches. Aupremier plan, le monsieur, recommencé trois fois, restait endétresse. Et c’était surtout à la figure centrale, à la femmecouchée que le peintre travaillait : il n’avait plus repris latête, il s’acharnait sur le corps, changeant le modèle chaquesemaine, si désespéré de ne pas se satisfaire, que, depuis deuxjours, lui qui se flattait de ne pouvoir inventer, il cherchaitsans document, en dehors de la nature.

Christine, tout de suite, se reconnut. C’était elle, cettefille, vautrée dans l’herbe, un bras sous la nuque, souriant sansregard, les paupières closes. Cette fille nue avait son visage, etune révolte la soulevait, comme si elle avait eu son corps, commesi, brutalement, l’on eût déshabillé là toute sa nudité de vierge.Elle était surtout blessée par l’emportement de la peinture, sirude qu’elle s’en trouvait violentée, la chair meurtrie. Cettepeinture, elle ne la comprenait pas, elle la jugeait exécrable,elle se sentait contre elle une haine, la haine instinctive d’uneennemie.

Elle se mit debout, elle répéta d’une voix brève :

« Je m’en vais. »

Claude la suivait des yeux, étonné et chagrin de ce changementbrusque.

« Comment, si vite ?

– Oui, l’on m’attend. Adieu ! »

Et elle était à la porte déjà, lorsqu’il put lui prendre lamain. Il osa lui demander :

« Quand vous reverrai-je ? »

Sa petite main mollissait dans la sienne. Un moment, elle paruthésitante.

« Mais je ne sais pas. Je suis si occupée ! »

Puis, elle se dégagea, elle s’en alla, en disant trèsvite :

« Quand je le pourrai, un de ces jours…Adieu ! »

Claude était resté planté sur le seuil. Quoi ?qu’avait-elle eu encore, cette subite réserve, cette irritationsourde ? Il referma la porte, il marcha, les bras ballants,sans comprendre, cherchant en vain la phrase, le geste qui avait pula blesser. La colère le prenait à son tour, un juron jeté dans levide, un terrible haussement d’épaules, comme pour se débarrasserde cette préoccupation imbécile. Est-ce qu’on savait jamais, avecles femmes ! Mais la vue du bouquet de roses, débordant du potà eau, l’apaisa, tant il sentait bon. Toute la pièce en étaitembaumée ; et, silencieux, il se remit au travail, dans ceparfum.

Deux nouveaux mois se passèrent. Claude, les premiers jours, aumoindre bruit, le matin, lorsque Mme Joseph luiapportait son déjeuner ou des lettres, tournait vivement la tête,avait un geste involontaire de désappointement. Il ne sortait plusavant quatre heures, et la concierge lui ayant dit, un soir, commeil rentrait, qu’une jeune fille était venue le demander vers cinqheures, il ne s’était calmé qu’en reconnaissant un modèle, ZoéPiédefer, dans la visiteuse. Puis, les jours suivant les jours, ilavait eu une crise furieuse de travail, inabordable pour tous,d’une violence de théories telle, que ses amis eux-mêmes n’osaientle contrarier. Il balayait le monde d’un geste, il n’y avait plusque la peinture, on devait égorger les parents, les camarades, lesfemmes surtout ! De cette fièvre chaude, il était tombé dansun abominable désespoir, une semaine d’impuissance et de doute,toute une semaine de torture, à se croire frappé de stupidité. Etil se remettait, il avait repris son train habituel, sa lutterésignée et solitaire contre son tableau, lorsque, par une matinéebrumeuse de la fin d’octobre, il tressaillit et posa rapidement sapalette. On n’avait pas frappé, mais il venait de reconnaître unpas qui montait. Il ouvrit, et elle entra. C’était elle enfin.

Christine, ce jour-là, portait un large manteau de laine grisequi l’enveloppait tout entière. Son petit chapeau de velours étaitsombre, et le brouillard du dehors avait emperlé sa voilette dedentelle noire. Mais il la trouva très gaie, dans ce premierfrisson de l’hiver. Elle s’excusa d’avoir tardé si longtemps àrevenir ; et elle souriait de son air franc, elle avouaitqu’elle avait hésité, qu’elle avait bien failli ne plusvouloir : oui, des idées à elle, des choses qu’il devaitcomprendre. Il ne comprenait pas, il ne demandait pas à comprendre,puisqu’elle était là. Cela suffisait qu’elle ne fût point fâchée,qu’elle consentît à monter de temps à autre, en bonne camarade. Iln’y eut pas d’explication, chacun garda le tourment et le combatdes jours passés. Pendant près d’une heure, ils causèrent, trèsd’accord, sans rien de caché ni d’hostile désormais, comme sil’entente s’était faite à leur insu, loin l’un de l’autre. Elle nesembla même pas voir les esquisses et les études des murs. Uninstant, elle regarda fixement la grande toile, la figure de femmenue, couchée dans l’herbe, sous l’or flambant du soleil. Non, cen’était pas elle, cette fille n’avait ni son visage ni soncorps : comment avait-elle pu se reconnaître dans cetépouvantable gâchis de couleurs ? Et son amitié s’attendritd’une pointe de pitié pour ce brave garçon, qui ne faisait pas mêmeressemblant. Au départ, sur le seuil, ce fut elle qui lui tenditcordialement la main.

« Vous savez, je reviendrai.

– Oui, dans deux mois.

– Non, la semaine prochaine… Vous verrez bien. Àjeudi. »

Le jeudi, elle reparut, très exacte. Et, dès lors, elle ne cessaplus de venir, une fois par semaine, d’abord sans date régulière,au hasard de ses jours libres ; puis, elle choisit le lundi,Mme Vanzade lui ayant accordé ce jour-là, pourmarcher et respirer au plein air du bois de Boulogne. Elle devaitêtre rentrée à onze heures, elle se hâtait à pied, elle arrivaittoute rose d’avoir couru, car il y avait une bonne course de Passyau quai de Bourbon. Pendant quatre mois d’hiver, d’octobre àfévrier, elle s’en vint ainsi sous les pluies battantes, sous lesbrouillards de la Seine, sous les pâles soleils qui attiédissaientles quais. Même, dès le deuxième mois, elle arriva parfois àl’improviste, un autre jour de la semaine, profitant d’une coursedans Paris pour monter ; et elle ne pouvait s’attarder plus dedeux minutes, on avait tout juste le temps de se direbonjour : déjà, elle redescendait l’escalier, en criantbonsoir.

Maintenant, Claude commençait à connaître Christine. Dans sonéternelle méfiance de la femme, un soupçon lui était resté, l’idéed’une aventure galante en province ; mais les yeux doux, lerire clair de la jeune fille, avaient tout emporté, il la sentaitd’une innocence de grande enfant. Dès qu’elle arrivait, sans unembarras, à l’aise comme chez un ami, c’était pour bavarder, d’unflot intarissable. Vingt fois, elle lui avait raconté son enfance àClermont, et elle y revenait toujours. Le soir où son père, lecapitaine Hallegrain, avait eu sa dernière attaque, foudroyé, tombéde son fauteuil ainsi qu’une masse, sa mère et elle étaient àl’église. Elle se rappelait parfaitement leur retour, puis la nuitaffreuse, le capitaine très gros, très fort, allongé sur unmatelas, avec sa mâchoire inférieure qui avançait ; si bienque, dans sa mémoire de gamine, elle ne pouvait le revoirautrement. Elle aussi avait cette mâchoire-là, sa mère lui criait,quand elle ne savait de quelle façon la dompter :« Ah ! menton de galoche, tu te mangeras le sang commeton père ! » Pauvre mère ! l’avait-elle assezétourdie de ses jeux violents, de ses crises folles detapage ! Aussi loin qu’elle pouvait remonter, elle la trouvaitdevant la même fenêtre, petite, fluette, peignant sans bruit seséventails, avec des yeux doux, tout ce qu’elle tenait d’elleaujourd’hui. On le lui disait parfois, à la chère femme, voulantlui faire plaisir : « Elle a vos yeux. » Et ellesouriait, elle était heureuse d’être au moins pour ce coin dedouceur, dans le visage de sa fille. Depuis la mort de son mari,elle travaillait si tard, que sa vue se perdait. Commentvivre ? la pension de veuve, les six cents francs qu’elletouchait suffisait à peine aux besoins de l’enfant. Pendant cinqannées, celle-ci avait vu sa mère pâlir et maigrir, s’en aller unpeu chaque jour, jusqu’à n’être plus qu’une ombre ; et ellegardait le remords de n’avoir pas été très sage, la désespérant parson manque d’application au travail, recommençant tous les lundisde beaux projets, jurant de l’aider bientôt à gagner del’argent ; mais ses jambes et ses bras partaient malgré soneffort, elle tombait malade, dès qu’elle restait tranquille. Alors,un matin, sa mère n’avait pu se lever, et elle était morte, la voixéteinte, les yeux pleins de grosses larmes. Toujours, elle l’avaitainsi présente, morte déjà, les yeux grands ouverts et pleurantencore, fixés sur elle.

D’autres fois, Christine, questionnée par Claude sur Clermont,oubliait tout ce deuil, pour lâcher les gais souvenirs. Elle riaità belles dents de leur campement, rue de l’Éclache, elle, née àStrasbourg, le père Gascon, la mère Parisienne, tous les troisjetés dans cette Auvergne, qu’ils abominaient. La rue de l’Éclache,qui descend au Jardin des Plantes, étroite et humide, était d’unemélancolie de caveau ; pas une boutique, jamais un passant,rien que les façades mornes, aux volets toujours fermés ;mais, vers le midi, dominant des cours intérieures, les fenêtres deleur logement avaient la joie du grand soleil. Même la salle àmanger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois,dont les arcades étaient garnies d’une glycine géante, qui lesenfouissait dans sa verdure. Et elle y avait grandi, d’abord prèsde son père infirme, ensuite cloîtrée avec sa mère que la moindresortie épuisait ; elle ignorait si complètement la ville etles environs, qu’elle et Claude finissaient par s’égayerlorsqu’elle accueillait ses questions d’un éternel : Je nesais pas. Les montagnes ? oui, il y avait des montagnes d’uncôté, on les apercevait au bout des rues. Tandis que, de l’autrecôté, en enfilant d’autres rues, on voyait des champs plats, àl’infini ; mais on n’y allait pas, c’était trop loin. Ellereconnaissait seulement le Puy-de-Dôme, tout rond, pareil à unebosse. Dans la ville, elle se serait rendue à la cathédrale, lesyeux fermés : on faisait le tour par la place de Jaude, onprenait la rue des Gras ; et il ne fallait point lui endemander davantage, le reste s’enchevêtrait, des ruelles et desboulevards en pente, une cité de lave noire qui dévalait, où lespluies d’orage roulaient comme des fleuves, sous de formidableséclats de foudre. Oh ! les orages de là-bas, elle enfrissonnait encore ! Dans sa chambre, au-dessus des toits, leparatonnerre du musée était toujours en feu. Elle avait, dans lasalle à manger qui servait aussi de salon, une fenêtre à elle, uneprofonde embrasure, grande comme une pièce, où se trouvaient satable de travail et ses petites affaires. C’était là que sa mèrelui avait appris à lire ; c’était là que, plus tard, elles’endormait en écoutant ses professeurs, tellement la fatigue desleçons l’étourdissait. Aussi, maintenant, se moquait-elle de sonignorance : ah ! une demoiselle bien instruite, quin’aurait pas su dire seulement tous les noms des rois de France,avec les dates ! une musicienne fameuse qui en était restéeaux « Petits bateaux » ; une aquarelliste prodige,qui ratait les arbres, parce que les feuilles étaient tropdifficiles à imiter ! Brusquement, elle sautait aux quinzemois qu’elle avait passés à la Visitation, après la mort de samère, un grand couvent, hors de la ville, avec des jardinsmagnifiques ; et les histoires de bonnes sœurs ne tarissaientplus, des jalousies, des niaiseries, des innocences à fairetrembler. Elle devait entrer en religion, elle suffoquait àl’église. Tout lui semblait fini, lorsque la supérieure quil’aimait beaucoup l’avait elle-même détournée du cloître, en luiprocurant cette place chez Mme Vanzade. Unesurprise lui en restait, comment la mère des Saints-Angesavait-elle lu si clairement en elle ? car, depuis qu’ellehabitait Paris, elle était en effet tombée à une complèteindifférence religieuse.

Alors, quand les souvenirs de Clermont se trouvaient épuisés,Claude voulait savoir quelle était sa vie chezMme Vanzade ; et, chaque semaine, elle luidonnait de nouveaux détails. Dans le petit hôtel de Passy,silencieux et fermé, l’existence passait régulière, avec le tic-tacaffaibli des vieilles horloges. Deux serviteurs antiques, unecuisinière et un valet de chambre, depuis quarante ans dans lafamille, traversaient seuls les pièces vides, sans un bruit deleurs pantoufles, d’un pas de fantômes. Parfois, de loin en loin,venait une visite, quelque général octogénaire, si desséché, qu’ilpesait à peine sur les tapis. C’était la maison des ombres, lesoleil s’y mourait en lueurs de veilleuse, à travers les lames despersiennes. Depuis que Madame, prise par les genoux et devenueaveugle, ne quittait plus sa chambre, elle n’avait d’autredistraction que de se faire lire des livres de piété,interminablement. Ah ! ces lectures sans fin, comme ellespesaient à la jeune fille ! Si elle avait su un métier, avecquelle joie elle aurait coupé des robes, épinglé des chapeaux,gaufré des pétales de fleurs ! Dire qu’elle n’était capable derien, qu’elle avait tout appris, et qu’il n’y avait en elle quel’étoffe d’une fille à gages, d’une demi-domestique ! Et puis,elle souffrait de cette demeure close, rigide, qui sentait lamort ; elle était reprise des étourdissements de son enfance,quand jadis elle voulait se forcer au travail, pour faire plaisir àsa mère ; une rébellion de son sang la soulevait, elle auraitcrié et sauté, ivre du besoin de vivre. Mais Madame la traitait sidoucement, la renvoyant de sa chambre, lui ordonnant de longuespromenades, qu’elle était pleine de remords, lorsque, au retour duquai de Bourbon, elle devait mentir, parler du bois de Boulogne,inventer une cérémonie à l’église, où elle ne mettait plus lespieds. Chaque jour, Madame semblait éprouver pour elle unetendresse plus grande ; c’étaient sans cesse des cadeaux, unerobe de soie, une petite montre ancienne, jusqu’à du linge ;et elle-même aimait beaucoup Madame, elle avait pleuré un soir quecelle-ci l’appelait sa fille, elle jurait de ne la quitter jamaismaintenant, le cœur noyé de pitié, à la voir si vieille et siinfirme.

« Bah ! dit Claude un matin, vous serez récompensée,elle vous fera son héritière. »

Christine demeura saisie.

« Oh ! pensez-vous ?… On dit qu’elle a troismillions… Non, non, je n’y ai jamais songé, je ne veux pas,qu’est-ce que je deviendrais ? »

Claude s’était détourné, et il ajouta d’une voixbrusque :

« Vous deviendriez riche, parbleu !… D’abord, sansdoute, elle vous mariera. »

Mais, à ce mot, elle l’interrompit d’un éclat de rire.

« Avec un de ses vieux amis, le général qui a un menton enargent… Ah ! la bonne folie ! »

Tous deux en restaient à une camaraderie de vieillesconnaissances. Il était presque aussi neuf qu’elle en touteschoses, n’ayant connu que des filles de hasard, vivant au-dessus duréel, dans des amours romantiques. Cela leur semblait naturel ettrès simple, à elle comme à lui, de se voir de la sorte en secret,par amitié, sans autre galanterie qu’une poignée de main àl’arrivée et qu’une poignée de main au départ. Lui, ne sequestionnait même plus sur ce qu’elle pouvait savoir de la vie etde l’homme, dans ses ignorances de demoiselle honnête ; etc’était elle qui le sentait timide, qui le regardait fixementparfois, avec le vacillement des yeux, le trouble étonné de lapassion qui s’ignore. Mais rien encore de brûlant ni d’agité negâtait le plaisir qu’ils éprouvaient à être ensemble. Leurs mainsdemeuraient fraîches, ils parlaient de tout gaiement, ils sedisputaient parfois, en amis certains de ne jamais se fâcher.Seulement, cette amitié devenait si vive, qu’ils ne pouvaient plusvivre l’un sans l’autre.

Dès que Christine était là, Claude enlevait la clef de la porte.Elle-même l’exigeait : de cette façon, personne ne viendraitles déranger. Au bout de quelques visites, elle avait prispossession de l’atelier, elle y semblait chez elle. Une idée d’ymettre un peu d’ordre la tourmentait, car elle souffraitnerveusement, au milieu d’un pareil abandon ; mais ce n’étaitpoint besogne facile, le peintre défendait àMme Joseph de balayer, de peur que la poussière necouvrît ses toiles fraîches ; et, les premières fois, lorsqueson amie tentait un bout de nettoyage, il la suivait d’un regardinquiet et suppliant. À quoi bon changer les choses de place ?est-ce qu’il ne suffisait pas de les avoir sous la main ?Pourtant, elle montrait une obstination si gaie, elle paraissait siheureuse de jouer à la ménagère, qu’il avait fini par la laisserlibre. Maintenant, à peine arrivée, dégantée, la jupe épinglée pourne pas la salir, elle bousculait tout ; elle rangeait la vastepièce en trois tours. Devant le poêle, on ne voyait plus un tas decendre accumulée ; le paravent cachait le lit et latoilette ; le divan était brossé, l’armoire frottée etluisante, la table de sapin désencombrée de la vaisselle, nette detaches de couleurs ; et, au-dessus des chaises posées en bellesymétrie, des chevalets boiteux appuyés aux murs, le coucou énorme,épanouissant ses fleurs de carmin, avait l’air de battre d’untic-tac plus sonore. C’était magnifique, on n’aurait pas reconnu lapièce. Lui, stupéfait, la regardait aller, venir, tourner enchantant. Était-ce donc cette paresseuse qui avait des migrainesintolérables, au moindre travail ? Mais elle riait : letravail de tête, oui ; tandis que le travail des pieds et desmains, au contraire, lui faisait du bien, la redressait comme unjeune arbre. Elle avouait, ainsi qu’une dépravation, son goût pourles soins bas du ménage, ce goût qui désespérait sa mère, dontl’idéal d’éducation était l’art d’agrément, l’institutrice auxmains fines, ne touchant à rien. Aussi que de remontrances, quandon la surprenait, toute petite, balayant, torchonnant, jouant à lacuisinière avec délices ! Encore aujourd’hui, si elle avait puse battre contre la poussière, chez Mme Vanzade,elle se serait moins ennuyée. Seulement, qu’aurait-on dit ? Ducoup, elle n’aurait plus été une dame. Et elle venait se satisfairequai de Bourbon, essoufflée de tant d’exercice, avec des yeux depécheresse qui mord au fruit défendu.

Claude, à cette heure, sentait autour de lui les bons soinsd’une femme. Pour la faire asseoir et causer tranquillement, il luidemandait parfois de recoudre un poignet arraché, un pan de vestondéchiré. D’elle-même, elle avait bien offert de visiter son linge.Mais ce n’était plus sa belle flamme de ménagère qui s’agite.D’abord, elle ne savait pas, elle tenait son aiguille en filleélevée dans le mépris de la couture. Puis, cette immobilité, cetteattention, ces petits points à soigner un par un, l’exaspéraient.L’atelier reluisait de propreté, comme un salon ; mais Clauderestait en guenilles ; et tous les deux en plaisantaient, ilstrouvaient ça drôle.

Quels mois heureux ils passèrent, ces quatre mois de gelée et depluie, dans l’atelier où le poêle rouge ronflait comme un tuyaud’orgue ! L’hiver semblait les isoler encore. Quand la neigecouvrait les toits voisins, que des moineaux venaient battre del’aile contre la baie vitrée, ils souriaient d’avoir chaud etd’être perdus ainsi, au milieu de la grande ville muette. Et ilsn’eurent pas toujours que ce coin étroit, elle finit par luipermettre de la reconduire. Longtemps, elle avait voulu s’en allerseule, tourmentée de la honte d’être vue dehors au bras d’un homme.Puis, un jour qu’une averse brusque tombait, il fallut bien qu’ellele laissât descendre avec un parapluie ; et, l’averse ayantcessé tout de suite, de l’autre côté du pont Louis-Philippe, ellel’avait renvoyé, ils étaient seulement restés quelques minutesdevant le parapet, à regarder le Mail, heureux de se trouverensemble sous le ciel libre. En bas, contre les pavés du port, lesgrandes roues pleines de pommes s’alignaient sur quatre rangs, siserrées que des planches, entre elles, faisaient des sentiers, oùcouraient des enfants et des femmes ; et ils s’amusèrent decet écroulement de fruits, des tas énormes qui encombraient laberge, des paniers ronds qui voyageaient ; tandis qu’une odeurforte, presque puante, une odeur de cidre en fermentation,s’exhalait avec le souffle humide de la rivière. La semainesuivante, comme le soleil avait reparu, et qu’il lui vantait lasolitude des quais, autour de l’île Saint-Louis, elle consentit àune promenade. Ils remontèrent le quai de Bourbon et le quaid’Anjou, s’arrêtant à chaque pas, intéressés par la vie de laSeine, la dragueuse dont les seaux grinçaient, le bateau-lavoirsecoué d’un bruit de querelles, une grue, là-bas, en train dedécharger un chaland. Elle, surtout, s’étonnait : était-cepossible que ce quai des Ormes, si vivant en face, que ce quaiHenri IV, avec sa berge immense, sa plage où des bandes d’enfantset de chiens se culbutaient sur des tas de sable, que tout cethorizon de ville peuplée et active fût l’horizon de cité maudite,aperçu dans un éclaboussement de sang, la nuit de sonarrivée ? Ensuite, ils tournèrent la pointe, ralentissantencore leur marche, pour jouir du désert et du silence que de vieuxhôtels semblent mettre là ; ils regardèrent l’eau bouillonnerà travers la forêt des charpentes de l’Estacade, ils revinrent ensuivant le quai de Béthune et le quai d’Orléans, rapprochés parl’élargissement du fleuve, se serrant l’un contre l’autre devantcette coulée énorme, les yeux au loin sur le Port-au-Vin et leJardin des Plantes. Dans le ciel pâle, des dômes de monumentsbleuissaient. Comme ils arrivaient au pont Saint-Louis, il dut luinommer Notre-Dame qu’elle ne reconnaissait pas, vue ainsi duchevet, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils àdes pattes au repos, dominée par la double tête de ses tours,au-dessus de sa longue échine de monstre. Mais leur trouvaille, cejour-là, ce fut la pointe occidentale de l’île, cette proue denavire continuellement à l’ancre, qui, dans la fuite des deuxcourants, regarde Paris sans jamais l’atteindre. Ils descendirentun escalier très raide, ils découvrirent une berge solitaire,plantée de grands arbres : et c’était un refuge délicieux, unasile en pleine foule, Paris grondant alentour, sur les quais, surles ponts, pendant qu’ils goûtaient au bord de l’eau la joie d’êtreseuls, ignorés de tous. Dès lors, cette berge fut leur coin decampagne, le pays de plein air où ils profitaient des heures desoleil, quand la grosse chaleur de l’atelier, où le poêle rougeronflait, les suffoquait et commençait à chauffer leurs mains d’unefièvre dont ils avaient peur.

Cependant, jusque-là, Christine refusait de se laisseraccompagner plus loin que le Mail. Au quai des Ormes, ellecongédiait toujours Claude, comme si Paris, avec sa foule et sesrencontres possibles, eût commencé à cette longue file de quais,qu’il lui fallait suivre. Mais Passy était si loin, et elles’ennuyait tant à faire seule une course pareille, que peu à peuelle céda, lui permettant d’abord de pousser jusqu’àl’Hôtel-de-Ville, puis jusqu’au Pont-Neuf, puis jusqu’auxTuileries. Elle oubliait le danger, tous deux s’en allaientmaintenant bras dessus, bras dessous, comme un jeune ménage ;et cette promenade sans cesse répétée, cette marche lente sur lemême trottoir, du côté de l’eau, avait pris un charme infini, unejouissance de bonheur telle qu’ils ne devaient jamais en éprouverde plus vive. Ils étaient l’un à l’autre, profondément, sans s’êtredonnés encore. Il semblait que l’âme de la grande ville, montant dufleuve, les enveloppât de toutes les tendresses qui avaient battudans ces vieilles pierres, au travers des âges.

Depuis les grands froids de décembre, Christine ne venait plusque l’après-midi ; et c’était vers quatre heures, lorsque lesoleil déclinait, que Claude la reconduisait à son bras. Par lesjours de ciel clair, dès qu’ils débouchaient du pontLouis-Philippe, toute la trouée des quais, immense, à l’infini, sedéroulait. D’un bout à l’autre, le soleil oblique chauffait d’unepoussière d’or les maisons de la rive droite ; tandis que larive gauche, les îles, les édifices se découpaient en une lignenoire, sur la gloire enflammée du couchant. Enfin cette marcheéclatante et cette marge sombre, la Seine pailletée luisait, coupéedes barres minces de ses ponts, les cinq arches du pont Notre-Damesous l’arche unique du pont d’Arcole, puis le pont au Change, puisle Pont-Neuf, de plus en plus fins, montrant chacun, au-delà de sonombre, un vif coup de lumière, une eau de satin bleu, blanchissantdans un reflet de miroir ; et, pendant que les découpurescrépusculaires de gauche se terminaient par la silhouette des tourspointues du Palais de Justice, charbonnées durement sur le vide,une courbe molle s’arrondissait à droite dans la clarté, siallongée et si perdue, que le pavillon de Flore, tout là-bas, quis’avançait comme une citadelle, à l’extrême pointe, semblait unchâteau du rêve, bleuâtre, léger et tremblant, au milieu des fuméesroses de l’horizon. Mais eux, baignés de soleil sous les platanessans feuilles, détournaient les yeux de cet éblouissement,s’égayaient à certains coins, toujours les mêmes, un surtout, lepâté de maisons très vieilles, au-dessus du Mail ; en bas, depetites boutiques de quincaillerie et d’articles de pêche à unétage, surmontées de terrasses, fleuries de lauriers et de vignesvierges, et, par-derrière, des maisons plus hautes, délabrées,étalant des linges aux fenêtres, tout un entassement deconstructions baroques, un enchevêtrement de planches et demaçonneries, de murs croulants et de jardins suspendus, où desboules de verre allumaient des étoiles. Ils marchaient, ilsdélaissaient bientôt les grands bâtiments qui suivaient, lacaserne, l’Hôtel-de-Ville, pour s’intéresser, de l’autre côté dufleuve, à la cité, serrée dans ses murailles droites et lisses,sans berge. Au-dessus des maisons assombries, les tours deNotre-Dame, resplendissantes, étaient comme dorées à neuf. Desboîtes de bouquinistes commençaient à envahir les parapets ;une péniche, chargée de charbon, luttait contre le courantterrible, sous une arche du pont Notre-Dame. Et là, les jours demarché aux fleurs, malgré la rudesse de la saison, ils s’arrêtaientà respirer les premières violettes et les giroflées hâtives. Sur lagauche, cependant, la rive se découvrait et se prolongeait :au-delà des poivrières du Palais de Justice, avaient paru lespetites maisons blafardes du quai de l’Horloge, jusqu’à la touffed’arbres du terre-plein ; puis, à mesure qu’ils avançaient,d’autres quais sortaient de la brume, très loin, le quai Voltaire,le quai Malaquais, la coupole de l’Institut, le bâtiment carré dela Monnaie, une longue barre grise de façades dont on nedistinguait même pas les fenêtres, un promontoire de toitures queles poteries des cheminées faisaient ressembler à une falaiserocheuse, s’enfonçant au milieu d’une mer phosphorescente. En face,au contraire, le pavillon de Flore sortait du rêve, se solidifiaitdans la flambée dernière de l’astre. Alors, à droite, à gauche, auxdeux bords de l’eau, c’étaient les profondes perspectives duboulevard Sébastopol et du boulevard du Palais ; c’étaient lesbâtisses neuves du quai de la Mégisserie, la nouvelle préfecture depolice en face, le vieux Pont-Neuf, avec la tache d’encre de sastatue ; c’étaient le Louvre, les Tuileries, puis, au fond,par-dessus Grenelle, les lointains sans borne, les coteaux deSèvres, la campagne noyée d’un ruissellement de rayons. JamaisClaude n’allait plus loin, Christine toujours l’arrêtait avant lePont-Royal, près des grands arbres des bains Vigier ; et,quand ils se retournaient pour échanger encore une poignée de main,dans l’or du soleil devenu rouge, ils regardaient en arrière, ilsretrouvaient à l’autre horizon l’île Saint-Louis, d’où ilsvenaient, une fin confuse de capitale, que la nuit gagnait déjà,sous le ciel ardoisé de l’orient.

Ah ! que de beaux couchers de soleil ils eurent, pendantces flâneries de chaque semaine ! Le soleil les accompagnaitdans cette gaieté vibrante des quais, la vie de la Seine, la dansedes reflets au fil du courant, l’amusement des boutiques chaudescomme des serres, et les fleurs en pot de grainetiers, et les cagesassourdissantes des oiseliers, tout ce tapage de sons et decouleurs qui fait du bord de l’eau l’éternelle jeunesse des villes.Tandis qu’ils avançaient, la braise ardente du couchants’empourprait à leur gauche, au-dessus de la ligne sombre desmaisons ; et l’astre semblait les attendre, s’inclinait àmesure, roulait lentement vers les toits lointains, dès qu’ilsavaient dépassé le pont Notre-Dame, en face du fleuve élargi. Dansaucune futaie séculaire, sur aucune route de montagne, par lesprairies d’aucune plaine, il n’y aura jamais des fins de jour aussitriomphales que derrière la coupole de l’Institut. C’est Paris quis’endort dans sa gloire. À chacune de leurs promenades, l’incendiechangeait, des fournaises nouvelles ajoutaient leurs brasiers àcette couronne de flammes. Un soir qu’une averse venait de lessurprendre, le soleil, reparaissant derrière la pluie, alluma lanuée tout entière, et il n’y eut plus sur leurs têtes que cettepoussière d’eau embrasée, qui s’irisait de bleu et de rose. Lesjours de ciel pur, au contraire, le soleil, pareil à une boule defeu, descendait majestueusement dans un lac de saphirtranquille ; un instant, la coupole noire de l’Institutl’écornait, comme une lune à son déclin ; puis, la boule seviolaçait, se noyait au fond du lac devenu sanglant. Dès février,elle agrandit sa courbe, elle tomba droit dans la Seine, quisemblait bouillonner à l’horizon, sous l’approche de ce fer rouge.Mais les grands décors, les grandes féeries de l’espace neflambaient que les soirs de nuages. Alors, suivant le caprice duvent, c’étaient des mers de soufre battant des rochers de corail,c’étaient des palais et des tours, des architectures entassées,brûlant, s’écroulant, lâchant par leurs brèches des torrents delave ; ou encore, tout d’un coup, l’astre, disparu déjà,couché derrière un voile de vapeurs, perçait ce rempart d’une tellepoussée de lumière, que des traits d’étincelles jaillissaient,partaient d’un bout du ciel à l’autre, visibles, ainsi qu’une voléede flèches d’or. Et le crépuscule se faisait, et ils se quittaientavec ce dernier éblouissement dans les yeux, ils sentaient ce Paristriomphal complice de la joie qu’ils ne pouvaient épuiser, àtoujours recommencer ensemble cette promenade, le long des vieuxparapets de pierre.

Un jour enfin, il arriva ce que Claude redoutait, sans le dire.Christine semblait ne plus croire qu’on pût les rencontrer. Qui, dureste, la connaissait ? Elle passerait ainsi, éternellementinconnue. Lui, songeait aux camarades, avait parfois un petitfrisson en croyant distinguer au loin quelque dos de saconnaissance. Il était travaillé d’une pudeur, l’idée qu’onpourrait dévisager la jeune fille, l’aborder, plaisanter peut-être,lui causait un insupportable malaise. Et, ce jour-là justement,comme elle se serrait à son bras, et qu’ils approchaient du pontdes Arts, il tomba sur Sandoz et Dubuche, qui descendaient lesmarches du pont. Impossible de les éviter, on était presque face àface ; d’ailleurs, ses amis l’avaient aperçu sans doute, carils souriaient. Très pâle, il avançait toujours ; et il pensatout perdu, en voyant Dubuche faire un mouvement vers lui ;mais déjà Sandoz le retenait, l’emmenait. Ils passèrent d’un airindifférent, ils disparurent dans la cour du Louvre, sans même seretourner. Tous deux venaient de reconnaître l’original de cettetête au pastel, que le peintre cachait avec une jalousie d’amant.Christine, très gaie, n’avait rien remarqué. Claude, le cœurbattant à grands coups, lui répondait par des mots étranglés,touché aux larmes, débordant de gratitude pour la discrétion de sesdeux vieux compagnons.

À quelques jours de là, il eut encore une secousse. Iln’attendait pas Christine, et il avait donné rendez-vous àSandoz ; puis, comme elle était montée en courant passer uneheure, dans une de ces surprises qui les ravissaient, ils venaientà leur habitude de retirer la clef, lorsqu’on frappa du poing,familièrement. Tout de suite, lui reconnut cette façon des’annoncer, si bouleversé de l’aventure, qu’il en renversa unechaise : impossible maintenant de ne pas répondre. Mais elleétait devenue blême, elle le suppliait d’un geste éperdu, et ildemeura immobile, l’haleine coupée. Les coups continuaient dans laporte. Une voix cria : « Claude !Claude ! » Lui, ne bougeait toujours point, combattupourtant, les lèvres blanches, les yeux à terre. Un grand silencerégna, des pas descendirent en faisant craquer les marches de bois.Sa poitrine s’était gonflée d’une tristesse immense, il la sentaitéclater de remords, à chacun de ces pas qui s’en allaient, commes’il eût renié l’amitié de toute sa jeunesse.

Cependant, une après-midi, on frappa encore, et Claude n’eut quele temps de murmurer avec désespoir :

« La clef est restée sur la porte ! »

En effet, Christine avait oublié de la retirer. Elle s’effara,s’élança derrière le paravent, tomba assise au bord du lit, sonmouchoir sur la bouche, pour étouffer le bruit de sarespiration.

On tapait plus fort, des rires éclataient, le peintre dutcrier :

« Entrez ! »

Et son malaise augmenta, en apercevant Jory, qui, galamment,introduisait Irma Bécot. Depuis quinze jours, Fagerolles la luiavait cédée ; ou plutôt il s’était résigné à ce caprice, parcrainte de la perdre tout à fait. Elle jetait alors sa jeunesse auxquatre coins des ateliers, dans une telle folie de son corps, quechaque semaine elle déménageait ses trois chemises, quitte àrevenir pour une nuit, si le cœur lui en disait.

« C’est elle qui a voulu visiter ton atelier, et je tel’amène », expliqua le journaliste.

Mais, sans attendre, elle se promenait, elle s’exclamait, trèslibre.

« Oh ! que c’est drôle, ici !… Oh ! quelledrôle de peinture !… Hein ? soyez aimable, montrez-moitout, je veux tout voir… Et où couchez-vous ? »

Claude, anxieux d’inquiétude, eut peur qu’elle n’écartât leparavent. Il s’imaginait Christine là derrière, il était désolédéjà de ce qu’elle entendait.

« Tu sais ce qu’elle vient te demander ? repritgaiement Jory. Comment, tu ne te rappelles pas ? tu lui aspromis de faire quelque chose d’après elle… Elle te posera tout ceque tu voudras, n’est-ce pas, ma chère ?

– Pardi, tout de suite !

– C’est que, dit le peintre embarrassé, mon tableau me prendrajusqu’au Salon… Il y a là une figure qui me donne un mal !Impossible de m’en tirer, avec ces sacrés modèles ! »

Elle s’était plantée devant la toile, elle levait son petit nezd’un air entendu.

« Cette femme nue, dans l’herbe… Eh bien ! dites donc,si je pouvais vous être utile ? »

Du coup, Jory s’enflamma.

« Tiens ! mais c’est une idée ! Toi qui cherchesune belle fille, sans la trouver !… Elle va se défaire.Défais-toi, ma chérie, défais-toi un peu, pour qu’ilvoie. »

D’une main, Irma dénoua vivement son chapeau, et elle cherchaitde l’autre les agrafes de son corsage, malgré les refus énergiquesde Claude, qui se débattait, comme si on l’eût violenté.

« Non, non, c’est inutile… Madame est trop petite… Ce n’estpas du tout ça, pas du tout !

– Qu’est-ce que ça fiche ? dit-elle, vous verreztoujours. »

Et Jory s’obstinait.

« Laisse donc ! c’est à elle que tu fais plaisir… Ellene pose pas d’habitude, elle n’en a pas besoin ; mais ça larégale, de se montrer. Elle vivrait sans chemise… Défais-toi, machérie. Rien que la gorge, puisqu’il a peur que tu ne lemanges ! »

Enfin, Claude l’empêcha de se déshabiller. Il bégayait desexcuses : plus tard, il serait très heureux ; en cemoment, il craignait qu’un document nouveau n’achevât del’embrouiller ; et elle se contenta de hausser les épaules, enle regardant fixement de ses jolis yeux de vice, d’un air desouriant mépris.

Alors, Jory causa de la bande. Pourquoi donc Claude n’était-ilpas venu, l’autre jeudi, chez Sandoz ? On ne le voyait plus,Dubuche l’accusait d’être entretenu par une actrice. Oh ! il yavait eu un attrapage entre Fagerolles et Mahoudeau, à propos del’habit noir en sculpture ! Gagnière, le dimanched’auparavant, était sorti d’une audition de Wagner, avec un œil encompote. Lui, Jory, avait manqué d’avoir un duel, au caféBaudequin, pour un de ses derniers articles du Tambour.C’est qu’il les menait raides, les peintres de quatre sous, lesréputations volées ! La campagne contre le jury du Salonfaisait un vacarme du diable, il ne resterait pas un morceau de sesgabelous de l’idéal, qui empêcheraient la nature d’entrer.

Claude l’écoutait, dans une impatience irritée. Il avait reprissa palette, il piétinait devant son tableau. L’autre finit parcomprendre.

« Tu désires travailler, nous te laissons. »

Irma continuait à regarder le peintre, avec son vague sourire,étonnée de la bêtise de ce nigaud qui ne voulait pas d’elle,tourmentée maintenant du caprice de l’avoir, malgré lui. C’étaitlaid, son atelier, et lui-même n’avait rien de beau ; maispourquoi posait-il pour la vertu ? Elle le plaisanta uninstant, fine, intelligente, portant déjà sa fortune, dans ledébraillé de sa jeunesse. Et, à la porte, elle s’offrit unedernière fois, en lui chauffant la main d’une pression longue etenveloppante.

« Quand vous voudrez. »

Ils étaient partis, et Claude dut aller écarter leparavent ; car, derrière, Christine restait au bord du lit,comme sans force pour se lever. Elle ne parla pas de cette fille,elle déclara simplement qu’elle avait eu bien peur ; et ellevoulut s’en aller tout de suite, tremblant d’entendre frapperencore, emportant au fond de ses yeux inquiets le trouble deschoses qu’elle ne disait point.

Longtemps, d’ailleurs, ce milieu d’art brutal, cet atelier emplide tableaux violents, était demeuré pour elle un malaise. Elle nepouvait s’habituer aux nudités vraies des académies, à la réalitécrue des études faites en Provence, blessée, répugnée. Surtout ellen’y comprenait rien, grandie dans la tendresse et l’admiration d’unautre art, ces fines aquarelles de sa mère, ces éventails d’unedélicatesse de rêve, où des couples lilas flottaient au milieu dejardins bleuâtres. Souvent encore, elle-même s’amusait à de petitspaysages d’écolière, deux ou trois motifs toujours répétés, un lacavec une ruine, un moulin battant l’eau d’une rivière, un chalet etdes sapins blancs de neige. Et elle s’étonnait : était-cepossible qu’un garçon intelligent peignît d’une façon sidéraisonnable, si laide, si fausse ? car elle ne trouvait passeulement ces réalités d’une hideur de monstres, elle les jugeaitaussi en dehors de toute vérité permise. Enfin, il fallait êtrefou.

Un jour, Claude voulut absolument voir un petit album, sonancien album de Clermont, dont elle lui avait parlé. Après s’enêtre longtemps défendue ; elle l’apporta, flattée au fond,ayant la vive curiosité de savoir ce qu’il dirait. Lui, lefeuilleta en souriant ; et, comme il se taisait, elle murmurala première :

« Vous trouvez ça mauvais, n’est-ce pas ?

– Mais non, répondit-il, c’est innocent. »

Le mot la froissa, malgré le ton bonhomme qui le rendaitaimable.

« Dame ! j’ai eu si peu de leçons de maman !…Moi, j’aime que ce soit bien fait et que ça plaise. »

Alors, il éclata franchement de rire.

« Avouez que ma peinture vous rend malade. Je l’airemarqué, vous pincez les lèvres, vous arrondissez des yeux deterreur… Ah ! certes ; ce n’est pas de la peinture pourles dames, encore moins pour les jeunes filles… Mais vous vous yaccoutumerez, il n’y a là qu’une éducation de l’œil ; et vousverrez que c’est très sain et très honnête, ce que je faislà. »

En effet, peu à peu, Christine s’accoutuma. La convictionartistique n’y entra pour rien d’abord, d’autant plus que Claude,avec son dédain des jugements de la femme, ne l’endoctrinait pas,évitant au contraire de parler art avec elle, comme s’il eût vouluse réserver cette passion de sa vie, en dehors de la passionnouvelle qui l’envahissait. Seulement, elle glissait à l’habitude,elle finissait par éprouver de l’intérêt pour ces toilesabominables, en voyant quelle place souveraine elles tenaient dansl’existence du peintre. Ce fut sa première étape, elle s’attendritde cette rage du travail, de ce don absolu de tout un être :n’était-ce pas touchant ? n’y avait-il pas là quelque chose detrès bien ? Puis, lorsqu’elle remarqua les joies et lesdouleurs qui le bouleversaient, à la suite d’une bonne séance oud’une mauvaise, elle arriva d’elle-même à se mettre de moitié dansson effort. Elle s’attristait, si elle le trouvait triste ;elle s’égayait, quand il l’accueillait gaiement ; et, dèslors, ce fut sa préoccupation : avait-il beaucouptravaillé ? était-il content de ce qu’il avait fait, depuisleur dernière entrevue ? Au bout du deuxième mois, elle étaitconquise, elle se plantait devant les toiles, n’en avait plus peur,n’approuvait toujours pas beaucoup cette façon de peindre, maiscommençait à répéter des mots d’artiste, déclarait ça« vigoureux, crânement bâti, bien dans la lumière ». Illui semblait si bon, elle l’aimait tant, qu’après l’avoir excusé debarbouiller de pareilles horreurs, elle en venait à leur découvrirdes qualités pour les aimer aussi un peu.

Cependant, il était un tableau, le grand, celui du prochainSalon, qu’elle fut longue à accepter. Déjà elle regardait, sansdéplaisir, les académies de l’atelier Boutin et les études dePlassans, qu’elle s’irritait encore contre la femme nue, couchéedans l’herbe. C’était une rancune personnelle, la honte d’avoir cruun instant se reconnaître, une sourde gêne en face de ce grandcorps, qui continuait à la blesser, bien qu’elle y retrouvât demoins en moins ses traits. D’abord, elle avait protesté endétournant les yeux. Maintenant, elle restait des minutes entières,les regards fixes, dans une contemplation muette. Comment donc saressemblance avait-elle disparu ainsi ? À mesure que lepeintre s’acharnait, jamais content, revenant cent fois sur le mêmemorceau, cette ressemblance s’évanouissait un peu chaque fois. Et,sans qu’elle pût analyser cela, sans qu’elle osât même se l’avouer,elle dont la pudeur s’était révoltée le premier jour, elleéprouvait un chagrin croissant à voir que rien d’elle ne demeuraitplus. Leur amitié lui paraissait en pâtir, elle se sentait moinsprès de lui, à chaque trait qui s’effaçait. Ne l’aimait-il pas,qu’il la laissait ainsi sortir de son œuvre ? et quelle étaitcette femme nouvelle, cette face inconnue et vague qui perçait sousla sienne ?

Claude, désolé d’avoir gâté la tête, ne savait justement dequelle manière lui demander quelques heures de pose. Elle se seraitsimplement assise, il n’aurait pris que des indications. Mais ill’avait vue si fâchée, qu’il craignait de l’irriter encore. Aprèss’être promis de la supplier gaiement, il ne trouvait pas les mots,tout d’un coup honteux, comme s’il se fût agi d’uneinconvenance.

Une après-midi, il la bouleversa par un de ses accès de colère,dont il n’était pas le maître, même devant elle. Rien n’avaitmarché, cette semaine-là. Il parlait de gratter sa toile, il sepromenait furieusement, en lâchant des ruades dans les meubles.Tout d’un coup, il la saisit par les épaules et la posa sur ledivan.

« Je vous en prie, rendez-moi ce service, ou j’en crève,parole d’honneur ! »

Effarée, elle ne comprenait pas.

« Quoi, que voulez-vous ? »

Puis, lorsqu’elle le vit prendre ses brosses, elle ajoutaétourdiment :

« Ah ! oui… pourquoi ne me l’avez-vous pas demandéplus tôt ? »

D’elle-même, elle se renversa sur un coussin, elle glissa lebras sous la nuque. Mais une surprise et une confusion d’avoirconsenti si vite, l’avaient rendue grave ; car elle ne sesavait pas décidée à cette chose, elle aurait bien juré que jamaisplus elle ne lui servirait de modèle.

Ravi, il cria :

« Vrai ! vous consentez !… Nom d’un chien !la sacrée bonne femme que je vais bâtir avec vous ! »

De, nouveau, sans réfléchir, elle dit :

« Oh ! la tête seulement ! »

Et lui, bredouilla, dans une hâte d’homme qui craint d’être allétrop loin :

« Bien sûr, bien sûr, seulement la tête ! »

Une gêne les rendit muets, il se mit à peindre, tandis que lesyeux en l’air, immobile, elle restait troublée d’avoir lâché unepareille phrase. Déjà, sa complaisance l’emplissait d’un remords,comme si elle entrait dans quelque chose de coupable, en laissantdonner sa ressemblance à cette nudité de femme, éclatante sous lesoleil.

Claude, en deux séances, campa la tête. Il exultait de joie, ilcriait que c’était son meilleur morceau de peinture ; et ilavait raison, jamais il n’avait baigné dans de la vraie lumière unvisage plus vivant. Heureuse de le voir si heureux, Christines’était égayée, elle aussi, au point de trouver sa tête très bien,pas très ressemblante toujours, mais d’une expression étonnante.Ils restèrent longtemps devant le tableau, à cligner les yeux, à sereculer jusqu’au mur.

« Maintenant, dit-il enfin, je vais la bâcler avec unmodèle… Ah ! cette gueuse, je la tiens donc ! »

Et, dans un accès de gaminerie, il empoigna la jeune fille, ilsdansèrent ensemble ce qu’il appelait « le pas dutriomphe ». Elle riait très fort, adorant le jeu, n’éprouvantplus rien de son trouble, ni scrupules ni malaise.

Mais, dès la semaine suivante, Claude redevint sombre. Il avaitchoisi Zoé Piédefer, pour poser le corps, et elle ne lui donnaitpas ce qu’il voulait : la tête, si fine, disait-il, nes’emmanchait point sur ces épaules canaille. Il s’obstina pourtant,gratta, recommença. Vers le milieu de janvier, pris de désespoir,il lâcha le tableau, le retourna contre le mur ; puis, quinzejours plus tard, il s’y remit, avec un autre modèle, la grandeJudith, ce qui le força à changer les tonalités. Les choses segâtèrent encore, il fit revenir Zoé, ne sut plus où il allait,malade d’incertitude et d’angoisse. Et le pis était que la figurecentrale seule l’enrageait ainsi, car le reste de l’œuvre, lesarbres, les deux petites femmes, le monsieur en veston, terminés,solides, le satisfaisaient pleinement. Février s’achevait, il nelui restait que quelques jours pour l’envoi au Salon, c’était undésastre.

Un soir, devant Christine, il jura, il lâcha ce cri decolère :

« Aussi, tonnerre de Dieu ! est-ce qu’on plante latête d’une femme sur le corps d’une autre !… Je devrais mecouper la main. »

Au fond de lui, maintenant, une pensée unique montait :obtenir d’elle qu’elle consentît à poser la figure entière. Cela,lentement, avait germé, d’abord un simple souhait vite écarté commeabsurde, puis une discussion muette, sans cesse reprise, enfin ledésir net, aigu, sous le fouet de la nécessité. Cette gorge qu’ilavait entrevue quelques minutes, le hantait d’un souvenir obsédant.Il la revoyait dans sa fraîcheur de jeunesse, rayonnante,indispensable. S’il ne l’avait pas, autant valait-il renoncer autableau, car aucune autre ne le contenterait. Lorsque, pendant desheures, tombé sur une chaise, il se dévorait d’impuissance à neplus savoir où donner un coup de pinceau, il prenait desrésolutions héroïques : dès qu’elle entrerait, il lui diraitson tourment, en paroles si touchantes, qu’elle céderait peut-être.Mais elle arrivait, avec son rire de camarade, sa robe chaste quine livrait rien de son corps, et il perdait tout courage, ildétournait les yeux, de peur qu’elle ne le surprît à chercher, sousle corsage, la ligne souple du torse. On ne pouvait exiger d’uneamie un service pareil, jamais il n’en aurait l’audace.

Et, pourtant, un soir, comme il s’apprêtait à la reconduire etqu’elle remettait son chapeau, les bras en l’air, ils restèrentdeux secondes les yeux dans les yeux, lui frémissant devant lespointes des seins relevés qui crevaient l’étoffe, elle sibrusquement sérieuse, si pâle, qu’il se sentit deviné. Le long desquais, ils parlèrent à peine : cette chose demeura entre eux,pendant que le soleil se couchait, dans un ciel couleur de vieuxcuivre. À deux autres reprises, il lut, au fond de son regard,qu’elle savait sa continuelle pensée. En effet, depuis qu’il ysongeait, elle s’était mise à y songer aussi, malgré elle,l’attention éveillée par des allusions involontaires. Elle en futeffleurée d’abord, elle dut s’y arrêter ensuite ; mais elle necroyait pas avoir à s’en défendre, car cela lui semblait hors de lavie, une de ces imaginations du sommeil dont on a honte. La peurmême qu’il osât le demander, ne lui vint pas : elle leconnaissait bien à présent, elle l’aurait fait taire d’un souffle,avant qu’il eût bégayé les premiers mots, malgré les éclats subitsde ses colères. C’était fou, simplement. Jamais, jamais !

Des jours s’écoulèrent ; et, entre eux, l’idée fixegrandissait. Dès qu’ils se trouvaient ensemble, ils ne pouvaientplus ne pas y penser. Ils n’en ouvraient point la bouche, maisleurs silences en étaient pleins ; ils ne risquaient plus ungeste, ils n’échangeaient plus un sourire, sans retrouver au fondcette chose impossible à dire tout haut, et dont ils débordaient.Bientôt, rien d’autre ne resta dans leur vie de camarades. S’il laregardait, elle croyait se sentir déshabiller par son regard ;les mots innocents retentissaient en significations gênantes ;chaque poignée de main allait au-delà, du poignet, faisait coulerun léger frisson le long du corps. Et ce qu’ils avaient évitéjusque-là, le trouble de leur liaison ; l’éveil de l’homme etde la femme dans leur bonne amitié, éclatait enfin, sousl’évocation constante de cette nudité vierge. Peu à peu, ils sedécouvraient une fièvre secrète, ignorée d’eux-mêmes. Des chaleursleur montaient aux joues, ils rougissaient pour s’être frôlés dudoigt. C’était désormais comme une excitation de chaque minute,fouettant leur sang ; tandis que, dans cet envahissement detout leur être, le tourment de ce qu’ils taisaient ainsi, sanspouvoir se le cacher, s’exagérait au point qu’ils en étouffaient,la poitrine gonflée de grands soupirs.

Vers le milieu de mars, Christine, à une de ses visites, trouvaClaude assis devant son tableau, écrasé de chagrin. Il ne l’avaitpas même entendue, il restait immobile, les yeux vides et hagardssur l’œuvre inachevée. Dans trois jours expiraient les délais pourl’envoi au Salon.

« Eh bien ? » lui demanda-t-elle doucement,désespérée de son désespoir.

Il tressaillit, il se retourna.

« Eh bien, c’est fichu, je n’exposerai pas cette année…Ah ! moi qui avais tant compté sur ce Salon ! »

Tous deux retombèrent dans leur accablement, où s’agitaient degrandes choses confuses. Puis, elle reprit, pensant à voixhaute :

« On aurait le temps encore.

– Le temps ? eh non ! Il faudrait un miracle. Oùvoulez-vous que je trouve un modèle, à cette heure ?…Tenez ! depuis ce matin, je me débats, et j’ai cru un momentavoir une idée : oui, ce serait d’aller chercher cette fille,cette Irma qui est venue comme vous étiez ici. Je sais bien qu’elleest petite et ronde, qu’il faudrait tout changer peut-être ;mais elle est jeune, elle doit être possible… Décidément, je vaisen essayer… »

Il s’interrompit. Les yeux brûlants dont il la regardait,disaient clairement : « Ah ! il y a vous, ah !ce serait le miracle attendu, le triomphe certain, si vous mefaisiez ce suprême sacrifice ! Je vous implore, je vous ledemande, comme à une amie adorée, la plus belle, la pluschaste ! »

Elle, toute droite, très blanche, entendait chaque mot ; etces yeux d’ardente prière exerçaient sur elle une puissance. Sanshâte, elle ôta son chapeau et sa pelisse ; puis, simplement,elle continua du même geste calme, dégrafa le corsage, le retiraainsi que le corset, abattit les jupons, déboutonna les épaulettesde la chemise, qui glissa sur les hanches. Elle n’avait pasprononcé une parole, elle semblait autre part, comme les soirs, où,enfermée dans sa chambre, perdue au fond de quelque rêve, elle sedéshabillait machinalement, sans y prêter attention. Pourquoi donclaisser une rivale donner son corps, quand elle avait déjà donné saface ? Elle voulait être là tout entière, chez elle, dans satendresse, en comprenant enfin quel malaise jaloux ce monstrebâtard lui causait depuis longtemps. Et, toujours muette, nue etvierge, elle se coucha sur le divan, prit la pose, un bras sous latête, les yeux fermés.

Saisi, immobile de joie, lui la regarda se dévêtir. Il laretrouvait. La vision rapide, tant de fois évoquée, redevenaitvivante. C’était cette enfance, grêle encore, mais si souple, d’unejeunesse si fraîche ; et il s’étonnait de nouveau : oùcachait-elle cette gorge épanouie, qu’on ne soupçonnait point sousla robe ? Il ne parla pas non plus, il se mit à peindre, dansle silence recueilli qui s’était fait. Durant trois longues heures,il se rua au travail, d’un effort si viril, qu’il acheva d’un coupune ébauche superbe du corps entier. Jamais la chair de la femme nel’avait grisé de la sorte, son cœur battait comme devant une nuditéreligieuse. Il ne s’approchait point, il restait surpris de latransfiguration du visage, dont les mâchoires un peu massives etsensuelles s’étaient noyées sous l’apaisement tendre du front etdes joues. Pendant les trois heures, elle ne remua pas, elle nesouffla pas, faisant le don de sa pudeur, sans un frisson, sans unegêne. Tous deux sentaient que, s’ils disaient une seule phrase, unegrande honte leur viendrait. Seulement, de temps à autre, elleouvrait ses yeux clairs, les fixait sur un point vague de l’espace,restait ainsi un instant sans qu’il pût rien y lire de ses pensées,puis les refermait, retombait dans son néant de beau marbre, avecle sourire mystérieux et figé de la pose.

Claude, d’un geste, dit qu’il avait fini ; et, redevenugauche, il bouscula une chaise pour tourner le dos plus vite ;tandis que, très rouge, Christine quittait le divan. En hâte, ellese rhabilla, dans un grelottement brusque, prise d’un tel émoi,qu’elle s’agrafait de travers, tirant ses manches, remontant soncol, pour ne plus laisser un seul coin de sa peau nue. Et elleétait enfouie au fond de sa pelisse, que lui, le nez toujourscontre le mur, ne se décidait pas à risquer un regard. Pourtant, ilrevint vers elle, ils se contemplèrent, hésitants, étranglés d’uneémotion qui les empêcha encore de parler. Était-ce donc de latristesse, une tristesse infinie, inconsciente et innommée ?car leurs paupières se gonflèrent de larmes, comme s’ils venaientde gâter leur existence, de toucher le fond de la misère humaine.Alors, attendri et navré, ne trouvant rien, pas même unremerciement, il la baisa au front.

Chapitre 5

 

Le 15 mai, Claude, qui était rentré la veille de chez Sandoz àtrois heures du matin, dormait encore, vers neuf heures, lorsqueMme Joseph lui monta un gros bouquet de lilasblancs, qu’un commissionnaire venait d’apporter. Il comprit,Christine lui fêtait à l’avance le succès de son tableau ; carc’était un grand jour pour lui, l’ouverture du Salon des Refusés,créé de cette année-là, et où allait être exposée son œuvre,repoussée par le jury du Salon officiel.

Cette pensée tendre, ces lilas frais et odorants, quil’éveillaient, le touchèrent beaucoup, comme s’ils étaient leprésage d’une bonne journée. En chemise, nu-pieds, il les mit dansson pot à eau, sur la table. Puis, les yeux enflés de sommeil,effaré, il s’habilla, en grondant d’avoir dormi si tard. La veille,il avait promis à Dubuche et à Sandoz de les prendre, dès huitheures, chez ce dernier, pour se rendre tous les trois ensemble auPalais de l’Industrie, où l’on trouverait le reste de la bande. Etil était déjà en retard d’une heure !

Mais, justement, il ne pouvait plus mettre la main sur rien,dans son atelier, en déroute depuis le départ de la grande toile.Pendant cinq minutes, il chercha ses souliers, à genoux parmi devieux châssis. Des parcelles d’or s’envolaient ; car, nesachant où se procurer l’argent d’un cadre, il avait fait ajusterquatre planches par un menuisier du voisinage, et il les avaitdorées lui-même, avec son amie, qui s’était révélée comme unedoreuse très maladroite. Enfin, vêtu, chaussé, son chapeau defeutre constellé d’étincelles jaunes, il s’en allait, lorsqu’unepensée superstitieuse le ramena vers les fleurs, qui restaientseules au milieu de la table. S’il ne baisait point ces lilas, ilaurait un affront. Il les baisa, embaumé par leur odeur forte deprintemps.

Sous la voûte, il donna sa clef à la concierge, commed’habitude.

« Madame Joseph, je n’y serai pas de la journée. »

En moins de vingt minutes, Claude fut rue d’Enfer, chez Sandoz.Mais celui-ci, qu’il craignait de ne plus rencontrer, se trouvaitégalement en retard, à la suite d’une indisposition de sa mère. Cen’était rien, simplement une mauvaise nuit, qui l’avait bouleverséd’inquiétude. Rassuré à présent, il lui conta que Dubuche avaitécrit de ne pas l’attendre, en leur donnant rendez-vous là-bas.Tous les deux partirent ; et, comme il était près d’onzeheures, ils se décidèrent à déjeuner, au fond d’une petite crémeriedéserte de la rue Saint-Honoré, longuement, envahis d’une paressedans leur ardent désir de voir, goûtant une sorte de tristesseattendrie à s’attarder parmi de vieux souvenirs d’enfance.

Une heure sonna, lorsqu’ils traversèrent les Champs-Élysées.C’était par une journée exquise, au grand ciel limpide, dont unebrise, froide encore, semblait aviver le bleu. Sous le soleil,couleur de blé mûr, les rangées de marronniers avaient des feuillesneuves, d’un vert tendre, fraîchement verni ; et les bassinsavec leurs gerbes jaillissantes, les pelouses correctement tenues,la profondeur des allées et la largeur des espaces, donnaient auvaste horizon un air de grand luxe. Quelques équipages, rares àcette heure, montaient ; pendant qu’un flot de foule, perdu etmouvant comme une fourmilière, s’engouffrait sous l’arcade énormedu Palais de l’Industrie.

Quand ils furent entrés, Claude eut un léger frisson, dans levestibule géant, d’une fraîcheur de cave, et dont le pavé humidesonnait sous les pieds, ainsi qu’un dallage d’église. Il regarda, àdroite et à gauche, les deux escaliers monumentaux, et il demandaavec mépris :

« Dis donc, est-ce que nous allons traverser leur saleté deSalon ? »

– Ah ! non, fichtre ! répondit Sandoz. Filons par lejardin. Il y a, là-bas, l’escalier de l’Ouest qui mène auxRefusés. »

Et ils passèrent dédaigneusement entre les petites tables desvendeuses de catalogues. Dans l’écartement d’immenses rideaux develours rouge, le jardin vitré apparaissait, au-delà d’un porched’ombre.

À ce moment de la journée, le jardin était presque vide, il n’yavait du monde qu’au buffet, sous l’horloge, la cohue des gens entrain de déjeuner là. Toute la foule se trouvait au premier étage,dans les salles ; et, seules, les statues blanches bordaientles allées de sable jaune, qui découpaient crûment le dessin vertdes gazons. C’était un peuple de marbre immobile, que baignait lalumière diffuse, descendue comme en poussière des vitres hautes. Aumidi, des stores de toile barraient une moitié de la nef, blondesous le soleil, tachée aux deux bouts par les rouges et les bleuséclatants des vitraux. Quelques visiteurs, harassés déjà,occupaient les chaises et les bancs tout neufs, luisants depeinture ; tandis que les vols des moineaux qui habitaient, enl’air, la forêt des charpentes de fonte, s’abattaient avec despetits cris de poursuite, rassurés et fouillant le sable.

Claude et Sandoz affectèrent de marcher vite, sans un coup d’œilautour d’eux. Un bronze raide et noble, la Minerve d’un membre del’Institut, les avait exaspérés dès la porte. Mais, comme ilspressaient le pas le long d’une interminable ligne de bustes, ilsreconnurent Bongrand, seul, faisant lentement le tour d’une figurecouchée, colossale et débordante.

« Tiens ! c’est vous ! cria-t-il lorsqu’ils luieurent tendu la main. Je regardais justement la figure de notre amiMahoudeau, qu’ils ont eu au moins l’intelligence de recevoir et debien placer… »

Et, s’interrompant :

« Vous venez de là-haut ?

– Non, nous arrivons », dit Claude.

Alors, très chaudement, il leur parla du Salon des Refusés. Lui,qui était de l’Institut, mais qui vivait à l’écart de sescollègues, s’égayait sur l’aventure : l’éternel mécontentementdes peintres, la campagne menée par les petits journaux comme leTambour, les protestations, les réclamations continues quiavaient enfin troublé l’Empereur ; et le coup d’Étatartistique de ce rêveur silencieux, car la mesure venait uniquementde lui ; et l’effarement, le tapage de tous, à la suite de cepavé tombé dans la mare aux grenouilles.

« Non, continua-t-il, vous n’avez pas idée desindignations, parmi les membres du jury !… Et encore on seméfie de moi, on se tait, quand je suis là !… Toutes les ragessont contre les affreux réalistes. C’est devant eux qu’on fermaitsystématiquement les portes du temple ; c’est à cause d’euxque l’Empereur a voulu permettre au public de réviser leprocès ; ce sont eux enfin qui triomphent… Ah ! j’enentends de belles, je ne donnerais pas cher de vos peaux, jeunesgens ! »

Il riait de son grand rire, les bras ouverts, comme pourembrasser toute la jeunesse qu’il sentait monter du sol.

« Vos élèves poussent », dit Claude simplement.

D’un geste, Bongrand le fit taire, pris d’une gêne. Il n’avaitrien exposé, et toute cette production, au travers de laquelle ilmarchait, ces tableaux, ces statues, cet effort de créationhumaine, l’emplissait d’un regret. Ce n’était pas jalousie, car iln’y avait point d’âme plus haute ni meilleure, mais retour surlui-même, peur sourde d’une lente déchéance, cette peur inavouéequi le hantait.

« Et aux Refusés, lui demanda Sandoz, comment çamarche-t-il ?

– Superbe ! vous allez voir. »

Puis, se tournant vers Claude, lui gardant les deux mains dansles siennes :

« Vous, mon bon, vous êtes un fameux… Écoutez ! moi,que l’on dit un malin, je donnerais dix ans de ma vie pour avoirpeint votre grande coquine de femme. »

Cet éloge, sorti d’une telle bouche, toucha le jeune peintre auxlarmes. Enfin, il tenait donc un succès ! Il ne trouva pas unmot de gratitude, il parla brusquement d’autre chose, voulantcacher son émotion.

« Ce brave Mahoudeau ! mais elle est très bien, safigure !… Un sacré tempérament, n’est-ce pas ? »

Sandoz et lui s’étaient mis à tourner autour du plâtre. Bongrandrépondit avec un sourire :

« Oui, oui, trop de cuisses, trop de gorge. Mais regardezles attaches des membres, c’est fin et joli comme tout… Allons,adieu, je vous laisse. Je vais m’asseoir un peu, j’ai les jambescassées. »

Claude avait levé la tête et prêtait l’oreille. Un bruit énorme,qui ne l’avait pas frappé d’abord, roulait dans l’air, avec unfracas continu : c’était une clameur de tempête battant lacôte, le grondement d’un assaut infatigable, se ruant del’infini.

« Tiens ! murmura-t-il, qu’est-ce donc ?

– Ça, dit Bongrand qui s’éloignait, c’est la foule, là-haut,dans les salles. »

Et les deux jeunes gens, après avoir traversé le jardin,montèrent au Salon des Refusés.

On l’avait fort bien installé, les tableaux reçus n’étaient paslogés plus richement : hautes tentures de vieilles tapisseriesaux portes, cimaises garnies de serge verte, banquettes de veloursrouge, écrans de toile blanche sous les baies vitrées desplafonds ; et, dans l’enfilade des salles, le premier aspectétait le même, le même or des cadres, les mêmes taches vives destoiles. Mais une gaieté particulière y régnait, un éclat dejeunesse, dont on ne se rendait pas nettement compte d’abord. Lafoule, déjà compacte, augmentait de minute en minute, car ondésertait le Salon officiel, on accourait, fouetté de curiosité,piqué du désir de juger les juges, amusé enfin dès le seuil par lacertitude qu’on allait voir des choses extrêmement plaisantes. Ilfaisait très chaud, une poussière fine montait du plancher, onétoufferait sûrement vers quatre heures.

« Fichtre ! dit Sandoz en jouant des coudes, ça ne vapas être commode de manœuvrer là-dedans et de trouver tontableau. »

Il se hâtait, dans une fièvre de fraternité. Ce jour-là, il nevivait que pour l’œuvre et la gloire de son vieux camarade.

« Laisse donc ! s’écria Claude, nous arriverons bien.Il ne s’envolera pas, mon tableau ! »

Et lui, au contraire, affecta de ne pas se presser, malgrél’irrésistible envie qu’il avait de courir. Il levait la tête,regardait. Bientôt, dans la voix haute de la foule qui l’avaitétourdi, il distingua des rires légers, contenus encore, quecouvraient le roulement des pieds et le bruit des conversations.Devant certaines toiles, des visiteurs plaisantaient. Celal’inquiéta, car il était d’une crédulité et d’une sensibilité defemme, au milieu de ses rudesses révolutionnaires, s’attendanttoujours au martyre, et toujours saignant, toujours stupéfaitd’être repoussé et raillé. Il murmura :

« Ils sont gais, ici !

– Dame ! c’est qu’il y a de quoi, fit remarquer Sandoz.Regarde donc ces rosses extravagantes. »

Mais, à ce moment, comme ils s’attardaient dans la premièresalle, Fagerolles, sans les voir, tomba sur eux. Il eut un sursaut,contrarié sans doute de la rencontre. Du reste, il se remit tout desuite, très aimable.

« Tiens ! je songeais à vous… Je suis là depuis uneheure.

– Où ont-ils donc fourré le tableau de Claude ? demandaSandoz.

Fagerolles, qui venait de rester vingt minutes planté devant cetableau, l’étudiant et étudiant l’impression du public, réponditsans une hésitation :

« Je ne sais pas… Nous allons le chercher ensemble,voulez-vous ? »

Et il se joignit à eux. Le terrible farceur qu’il était,n’affectait plus autant des allures de voyou, déjà correctementvêtu, toujours d’une moquerie à mordre le monde, mais les lèvresdésormais pincées en une moue sérieuse de garçon qui veut arriver.Il ajouta, l’air convaincu :

« C’est moi qui regrette de n’avoir rien envoyé, cetteannée ! Je serais ici avec vous autres, j’aurais ma part dusuccès… Et il y a des machines étonnantes, mes enfants ! Parexemple, ces chevaux… »

Il montrait, en face d’eux, la vaste toile, devant laquelle lafoule s’attroupait en riant. C’était, disait-on, l’œuvre d’unancien vétérinaire, des chevaux grandeur nature lâchés dans un pré,mais des chevaux fantastiques, bleus, violets, roses, et dont lastupéfiante anatomie perçait la peau.

« Dis donc, si tu ne te fichais pas de nous ! »déclara Claude, soupçonneux.

Fagerolles joua l’enthousiasme.

« Comment ! mais c’est plein de qualités, ça ! Ilconnaît joliment son cheval, le bonhomme ! Sans doute, ilpeint comme un salaud. Qu’est-ce que ça fait, s’il est original ets’il apporte un document ? »

Son fin visage de fille restait grave. À peine, au fond de sesyeux clairs, luisait une étincelle jaune de moquerie. Et il ajoutacette allusion méchante, dont lui seul put jouir :

« Ah bien ! si tu te laisses influencer par lesimbéciles qui rient, tu vas en voir bien d’autres, tout àl’heure ! »

Les trois camarades, qui s’étaient remis en marche, avançaientavec une peine infinie, au milieu de la houle des épaules. Enrentrant dans la seconde salle, ils parcoururent les murs d’un coupd’œil ; mais le tableau cherché ne s’y trouvait pas. Et cequ’ils virent, ce fut Irma Bécot au bras de Gagnière, écrasés tousles deux contre une cimaise, lui en train d’examiner une petitetoile, tandis qu’elle, ravie de la bousculade, levait son museaurose et riait à la cohue.

« Comment ! dit Sandoz étonné, elle est avec Gagnière,maintenant ?

– Oh ! une passade, expliqua Fagerolles d’un airtranquille. L’histoire est si drôle… Vous savez qu’on vient de luimeubler un appartement très chic ; oui, ce jeune crétin demarquis, celui dont on parle dans les journaux, vous voussouvenez ? Une gaillarde qui ira loin, je l’ai toujoursdit !… Mais on a beau la mettre dans des lits armoriés, elle ades rages de lits de sangle, il y a des soirs où il lui faut lasoupente d’un peintre. Et c’est ainsi que, lâchant tout, elle esttombée au café Baudequin dimanche, vers une heure du matin. Nousvenions de partir, il n’y avait plus là que Gagnière, endormi sursa chope… Alors, elle a pris Gagnière. »

Irma les avait aperçus et leur faisait de loin des gestestendres. Ils durent s’approcher. Lorsque Gagnière se retourna, avecses cheveux pâles et sa petite face imberbe, l’air plus falotencore que de coutume, il ne marqua aucune surprise de les trouverdans son dos.

« C’est inouï, murmura-t-il.

– Quoi donc ? demanda Fagerolles.

– Mais ce petit chef-d’œuvre… Et honnête, et naïf, etconvaincu ! »

Il désignait la toile minuscule devant laquelle il s’étaitabsorbé, une toile absolument enfantine, telle qu’un gamin dequatre ans aurait pu la peindre, une petite maison au bord d’unpetit chemin, avec un petit arbre à côté, le tout de travers, cernéde traits noirs, sans oublier le tire-bouchon de fumée qui sortaitdu toit.

Claude avait eu un geste nerveux, tandis que Fagerolles répétaitavec flegme :

« Très fin, très fin… Mais ton tableau, Gagnière, où est-ildonc ?

– Mon tableau ? il est là. »

En effet, la toile envoyée par lui se trouvait justement près dupetit chef-d’œuvre. C’était un paysage d’un gris perlé, un bord deSeine soigneusement peint, joli de ton quoiqu’un peu lourd, et d’unparfait équilibre, sans aucune brutalité révolutionnaire.

« Sont-ils assez bêtes d’avoir refusé ça ! dit Claude,qui s’était approché avec intérêt. Mais pourquoi, pourquoi, je vousle demande ? »

En effet, aucune raison n’expliquait le refus du jury.

« Parce que c’est réaliste », dit Fagerolles, d’unevoix si tranchante, qu’on ne pouvait savoir s’il blaguait le juryou le tableau.

Cependant, Irma, dont personne ne s’occupait, regardait fixementClaude, avec le sourire inconscient que la sauvagerie godiche de cegrand garçon lui mettait aux lèvres. Dire qu’il n’avait même pas eul’idée de la revoir ! Elle le trouvait si différent, si drôle,pas en beauté ce jour-là, hérissé, le teint brouillé comme aprèsune grosse fièvre ! Et, peinée de son peu d’attention, ellelui toucha le bras, d’un geste familier.

« Dites, n’est-ce pas, en face, un de vos amis qui vouscherche ? »

C’était Dubuche, qu’elle connaissait, pour l’avoir rencontré unefois au café Baudequin. Il fendait péniblement la foule, les yeuxvagues sur le flot des têtes. Mais, tout d’un coup, au moment oùClaude tâchait de se faire voir, en gesticulant, l’autre lui tournale dos et salua très bas un groupe de trois personnes, le père graset court, la face cuite d’un sang trop chaud, la mère très maigre,couleur de cire, mangée d’anémie, la fille si chétive à dix-huitans qu’elle avait encore la pauvreté grêle de la premièreenfance.

« Bon ! murmura le peintre, le voilà pincé… A-t-il delaides connaissances, cet animal-là ! Où a-t-il pêché ceshorreurs ? »

Gagnière, paisiblement, dit les connaître de nom. Le pèreMargaillan était un gros entrepreneur de maçonnerie, déjà cinq ousix fois millionnaire, et qui faisait sa fortune dans les grandstravaux de Paris, bâtissant à lui seul des boulevards entiers. Sansdoute Dubuche s’était trouvé en rapport avec lui, par un desarchitectes dont il redressait les plans.

Mais Sandoz, que la maigreur de la jeune fille apitoyait, lajugea d’un mot.

« Ah ! le pauvre petit chat écorché ! Quelletristesse !

– Laisse donc ! déclara Claude avec férocité, ils ont surla face tous les crimes de la bourgeoisie, ils suent la scrofule etla bêtise. C’est bien fait… Tiens ! notre lâcheur file aveceux. Est-ce assez plat, un architecte ? Bon voyage, qu’il nousretrouve ! »

Dubuche, qui n’avait pas aperçu ses amis, venait d’offrir sonbras à la mère et s’en allait, en expliquant les tableaux, le gestedébordant d’une complaisance exagérée.

« Continuons, nous autres », dit Fagerolles.

Et, s’adressant à Gagnière :

« Sais-tu où ils ont fourré la toile de Claude,toi ?

– Moi, non, je la cherchais… Je vais avec vous.

Il les accompagna, il oublia Irma Bécot contre la cimaise.C’était elle qui avait eu le caprice de visiter le Salon à sonbras, et il avait si peu l’habitude de promener ainsi une femme,qu’il la perdait sans cesse en chemin, stupéfait de la retrouvertoujours près de lui, ne sachant plus comment ni pourquoi ilsétaient ensemble. Elle courut, elle lui reprit le bras, pour suivreClaude, qui passait déjà dans une autre salle, avec Fagerolles etSandoz.

Alors, ils vaguèrent tous les cinq, le nez en l’air, coupés parune poussée, réunis par une autre, emportés au fil du courant. Uneabomination de Chaîne les arrêta, un Christ pardonnant à la femmeadultère, de sèches figures taillées dans du bois, d’une charpenteosseuse violaçant la peau, et peintes avec de la boue. Mais, àcôté, ils admirèrent une très belle étude de femme, vue de dos, lesreins saillants, la tête tournée. C’était, le long des murs, unmélange de l’excellent et du pire, tous les genres confondus ;les gâteux de l’école historique coudoyant les jeunes fous duréalisme, les simples niais restés dans le tas avec les fanfaronsde l’originalité, une Jézabel morte qui semblait avoir pourri aufond des caves de l’École des Beaux-Arts, près de la Dame en blanc,très curieuse vision d’un œil de grand artiste, un immense Bergerregardant la mer, fable, en face d’une petite toile, des Espagnolsjouant à la paume, un coup de lumière d’une intensité splendide.Rien ne manquait dans l’exécrable, ni les tableaux militaires auxsoldats de plomb, ni l’Antiquité blafarde, ni le Moyen Âge sabré debitume. Mais, de cet ensemble incohérent, des paysages surtout,presque tous d’une note sincère et juste, des portraits encore, laplupart très intéressants de facture, il sortait une bonne odeur dejeunesse, de bravoure et de passion. S’il y avait moins demauvaises toiles au Salon officiel, la moyenne y était à coup sûrplus banale et plus médiocre. On se sentait là dans une bataille,et une bataille gaie, livrée de verve, quand le petit jour naît,que les clairons sonnent, que l’on marche à l’ennemi avec lacertitude de le battre avant le coucher du soleil.

Claude, ragaillardi par ce souffle de lutte, s’animait, sefâchait, écoutait maintenant monter les rires du public, l’airprovocant, comme s’il eût entendu siffler des balles. Discrets àl’entrée, les rires sonnaient plus haut, à mesure qu’il avançait.Dans la troisième salle déjà, les femmes ne les étouffaient plussous leurs mouchoirs, les hommes tendaient le ventre, afin de sesoulager mieux. C’était l’hilarité contagieuse d’une foule venuepour s’amuser, s’excitant peu à peu, éclatant à propos d’un rien,égayée autant par les belles choses que par les détestables. Onriait moins devant le Christ de Chaîne que devant l’étude de femme,dont la croupe saillante, comme sortie de la toile, paraissait d’uncomique extraordinaire. La Dame en blanc, elle aussi, récréait lemonde : on se poussait du coude, on se tordait, il se formaittoujours là un groupe, la bouche fendue. Et chaque toile avait sonsuccès, des gens s’appelaient de loin pour s’en montrer une bonne,continuellement des mots d’esprit circulaient de bouche enbouche ; si bien que Claude, en entrant dans la quatrièmesalle, manqua gifler une vieille dame dont les gloussementsl’exaspéraient.

« Quels idiots ! dit-il en se tournant vers lesautres. Hein ? on a envie de leur flanquer des chefs-d’œuvre àla tête ! »

Sandoz s’était enflammé, lui aussi ; et Fagerollescontinuait à louer très haut les pires peintures, ce qui augmentaitla gaieté ; tandis que Gagnière, vague au milieu de labousculade, tirait à sa suite Irma ravie, dont les jupess’enroulaient aux jambes de tous les hommes.

Mais, brusquement, Jory parut devant eux. Son grand nez rose, saface blonde de beau garçon resplendissait. Il fendait violemment lafoule, gesticulait, exultait comme d’un triomphe personnel. Dèsqu’il aperçut Claude, il cria :

« Ah ! c’est toi, enfin ! Il y a une heure que jete cherche… Un succès, mon vieux, oh ! un succès…

– Quel succès ?

– Le succès de ton tableau, donc !… Viens, il faut que jete montre ça. Non, tu vas voir, c’est épatant ! »

Claude pâlit, une grosse joie l’étranglait, tandis qu’ilfeignait d’accueillir la nouvelle avec flegme. Le mot de Bongrandlui revint, il se crut du génie.

« Tiens ! bonjour ! » continuait Jory, endonnant des poignées de main aux autres.

Et, tranquillement, lui, Fagerolles et Gagnière entouraient Irmaqui leur souriait, dans un partage bon enfant, en famille, commeelle disait elle-même.

« Où est-ce, à la fin ? demanda Sandoz impatient.Conduis-nous. »

Jory prit la tête, suivi de la bande. Il fallut faire le coup depoing à la porte de la dernière salle, pour entrer. Mais Claude,resté en arrière, entendait toujours monter les rires, une clameurgrandissante, le roulement d’une marée qui allait battre son plein.Et, comme il pénétrait enfin dans la salle, il vit une masseénorme, grouillante, confuse, en tas, qui s’écrasait devant sontableau. Tous les rires s’enflaient, s’épanouissaient,aboutissaient là. C’était de son tableau qu’on riait.

« Hein ? répéta Jory, triomphant, en voilà unsuccès ! »

Gagnière, intimidé, honteux comme si on l’eût giflé lui-même,murmura :

« Trop de succès… J’aimerais mieux autre chose.

– Es-tu bête ! reprit Jory dans un élan de convictionexaltée. C’est le succès, ça… Qu’est-ce que ça fiche qu’ilsrient ! Nous voilà lancés, demain tous les journaux parlerontde nous.

– Crétins ! » lâcha seulement Sandoz, la voixétranglée de douleur.

Fagerolles se taisait, avec la tenue désintéressée et digne d’unami de la famille qui suit un convoi. Et, seule, Irma restaitsouriante, trouvant ça drôle ; puis, d’un geste caressant,elle s’appuya contre l’épaule du peintre hué, elle le tutoya et luisouffla doucement dans l’oreille :

« Faut pas te faire de la bile, mon petit. C’est desbêtises, on s’amuse tout de même. »

Mais Claude demeurait immobile. Un grand froid le glaçait. Soncœur s’était arrêté un moment, tant la déception venait d’êtrecruelle. Et, les yeux élargis, attirés et fixés par une forceinvincible, il regardait son tableau, il s’étonnait, lereconnaissait à peine, dans cette salle. Ce n’était certainementpas la même œuvre que dans son atelier. Elle avait jauni sous lalumière blafarde de l’écran de toile ; elle semblait égalementdiminuée, plus brutale et plus laborieuse à la fois ; et, soitpar l’effet des voisinages, soit à cause du nouveau milieu, il envoyait du premier regard tous les défauts, après avoir vécu desmois aveuglé devant elle. En quelques coups, il la refaisait,reculait les plans, redressait un membre, changeait la valeur d’unton. Décidément, le monsieur au veston de velours ne valait rien,empâté, mal assis ; la main seule était belle. Au fond, lesdeux petites lutteuses, la blonde, la brune, restées trop à l’étatd’ébauche, manquaient de solidité, amusantes uniquement pour desyeux d’artiste. Mais il était content des arbres, de la clairièreensoleillée ; et la femme nue, la femme couchée sur l’herbe,lui apparaissait supérieure à son talent même, comme si un autrel’avait peinte et qu’il ne l’eût pas connue encore, dans ceresplendissement de vie.

Il se tourna vers Sandoz, il dit simplement :

« Ils ont raison de rire, c’est incomplet… N’importe, lafemme est bien ! Bongrand ne s’est pas fichu demoi. »

Son ami s’efforçait de l’emmener, mais il s’entêtait, il serapprocha au contraire. Maintenant qu’il avait jugé son œuvre, ilécoutait et regardait la foule. L’explosion continuait, s’aggravaitdans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait sefendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux,s’élargir le visage ; et c’étaient des souffles tempétueuxd’hommes gras, des grincements rouillés d’hommes maigres, dominéspar les petites flûtes aiguës des femmes. En face, contre lacimaise, des jeunes gens se renversaient, comme si on leur avaitchatouillé les côtes. Une dame venait de se laisser tomber sur unebanquette, les genoux serrés, étouffant, tâchant de reprendrehaleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drôle devaitse répandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandesarrivaient, se poussaient, voulaient en être. « Où donc ?– Là-bas ! – Oh ! cette farce ! » Et les motsd’esprit pleuvaient plus drus qu’ailleurs, c’était le sujet surtoutqui fouettait la gaieté : on ne comprenait pas, on trouvait çainsensé, d’une cocasserie à se rendre malade. « Voilà, la damea trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours, depeur d’un rhume. – Mais non, elle est déjà bleue, le monsieur l’aretirée d’une mare, et il se repose à distance, en se bouchant lenez. – Pas poli, l’homme ! il pourrait nous montrer son autrefigure. – Je vous dis que c’est un pensionnat de jeunes filles enpromenade : regardez les deux qui jouent à saute-mouton. –Tiens ! un savonnage : les chairs sont bleues, les arbressont bleus, pour sûr qu’il l’a passé au bleu, sontableau ! » Ceux qui ne riaient pas entraient enfureur : ce bleuissement, cette notation nouvelle de lalumière semblaient une insulte. Est-ce qu’on laisserait outragerl’art ? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Unpersonnage grave s’en allait, vexé, en déclarant à sa femme qu’iln’aimait pas les mauvaises plaisanteries. Mais un autre, un petithomme méticuleux, ayant cherché dans le catalogue l’explication dutableau, pour l’instruction de sa demoiselle, et lisant à voixhaute le titre : Plein air, ce fut autour de lui unereprise formidable, des cris, des huées. Le mot courait, on lerépétait, on le commentait : plein air, oh ! oui, pleinair, le ventre à l’air, tout en l’air, tra-la-la-laire ! Celatournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces secongestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la boucheronde et bête des ignorants qui jugent de la peinture, exprimant àelles toutes la somme d’âneries, de réflexions saugrenues, dericanements stupides et mauvais, que la vue d’une œuvre originalepeut tirer à l’imbécillité bourgeoise.

Et, à ce moment, comme dernier coup, Claude vit reparaîtreDubuche, qui traînait les Margaillan. Dès qu’il arriva devant letableau, l’architecte, embarrassé, pris d’une honte lâche, voulutpresser le pas, emmener son monde, en affectant de n’avoir aperçuni la toile ni ses amis. Mais déjà l’entrepreneur s’était plantésur ses courtes jambes, écarquillant les yeux, lui demandant trèshaut, de sa grosse voix rauque :

« Dites donc, quel est le sabot qui a fichuça ? »

Cette brutalité bon enfant, ce cri d’un parvenu millionnaire quirésumait la moyenne de l’opinion, redoubla l’hilarité ; etlui, flatté de son succès, les côtes chatouillées par l’étrangetéde cette peinture, partit à son tour, mais d’un rire tel, sidémesuré, si ronflant, au fond de sa poitrine grasse, qu’ildominait tous les autres. C’était l’alléluia, l’éclat final desgrandes orgues.

« Emmenez ma fille », dit la pâleMme Margaillan à l’oreille de Dubuche.

Il se précipita, dégagea Régine, qui avait baissé lespaupières ; et il déployait des muscles vigoureux, comme s’ileût sauvé ce pauvre être d’un danger de mort. Puis, ayant quittéles Margaillan à la porte, après des poignées de main et des salutsd’homme du monde, il revint vers ses amis, il dit carrément àSandoz, à Fagerolles et à Gagnière :

« Que voulez-vous ? ce n’est pas ma faute… Je l’avaisprévenu que le public ne comprendrait pas. C’est cochon, oui, vousaurez beau dire, c’est cochon !

– Ils ont hué Delacroix, interrompit Sandoz, blanc de rage, lespoings serrés. Ils ont hué Courbet. Ah ! race ennemie,stupidité de bourreaux !

Gagnière, qui partageait maintenant cette rancune d’artiste, sefâchait au souvenir de ses batailles des concerts Pasdeloup, chaquedimanche, pour la vraie musique.

« Et ils sifflent Wagner, ce sont les mêmes ; je lesreconnais… Tenez ! ce gros, là-bas… »

Il fallut que Jory le retînt. Lui, aurait excité la foule. Ilrépétait que c’était fameux, qu’il y avait là pour cent millefrancs de publicité. Et Irma, lâchée encore, venait de retrouverdans la cohue deux amis à elle, deux jeunes boursiers, qui étaientparmi les plus acharnés blagueurs, et qu’elle endoctrinait, qu’elleforçait à trouver ça très bien, en leur donnant des tapes sur lesdoigts.

Mais Fagerolles n’avait pas desserré les dents. Il examinaittoujours la toile, il jetait des coups d’œil sur le public. Avecson flair de Parisien et sa conscience souple de gaillard adroit,il se rendait compte du malentendu ; et, vaguement, il sentaitdéjà ce qu’il faudrait pour que cette peinture fît la conquête detous, quelques tricheries peut-être, des atténuations, unarrangement du sujet, un adoucissement de la facture. L’influenceque Claude avait eue sur lui persistait : il en restaitpénétré, à jamais marqué. Seulement, il le trouvait archi-foud’exposer une pareille chose. N’était-ce pas stupide de croire àl’intelligence du public ? À quoi bon cette femme nue avec cemonsieur habillé ? Que voulaient dire les deux petiteslutteuses du fond ? Et les qualités d’un maître, un morceau depeinture comme il n’y en avait pas deux dans le Salon ! Ungrand mépris lui venait de ce peintre admirablement doué, quifaisait rire tout Paris comme le dernier des barbouilleurs.

Ce mépris devint si fort qu’il ne put le cacher davantage. Ildit, dans un accès d’invincible franchise :

« Ah ! écoute, mon cher, tu l’as voulu, c’est toi quies trop bête. »

Claude, en silence, détournant les yeux de la foule, le regarda.Il n’avait point faibli, pâle seulement sous les rires, les lèvresagitées d’un léger tic nerveux : personne ne le connaissait,son œuvre seule était souffletée. Puis, il reporta un instant lesregards sur le tableau, parcourut de là les autres toiles de lasalle, lentement. Et, dans le désastre de ses illusions, dans ladouleur vive de son orgueil, un souffle de courage, une bouffée desanté et d’enfance, lui vinrent de toute cette peinture si gaiementbrave, montant à l’assaut de l’antique routine, avec une passion sidésordonnée. Il en était consolé et raffermi, sans remords, sanscontrition, poussé au contraire à heurter le public davantage.Certes, il y avait là bien des maladresses, bien des effortspuérils, mais quel joli ton général, quel coup de lumière apporté,une lumière gris d’argent, fine, diffuse, égayée de tous lesreflets dansants du plein air ! C’était comme une fenêtrebrusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jusrecuits de la tradition, et le soleil entrait, et les murs riaientde cette matinée de printemps ! La note claire de son tableau,ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres.N’était-ce pas l’aube attendue, un jour nouveau qui se levait pourl’art ? Il aperçut un critique qui s’arrêtait sans rire, despeintres célèbres, surpris, la mine grave, le père Malgras, trèssale, allant de tableau en tableau avec sa moue de fin dégustateur,tombant en arrêt devant le sien, immobile, absorbé. Alors, il seretourna vers Fagerolles, il l’étonna par cette réponsetardive :

« On est bête comme on peut, mon cher, et il est à croireque je resterai bête… Tant mieux pour toi, si tu es unmalin ! »

Tout de suite, Fagerolles lui tapa sur l’épaule, en camarade quiplaisante, et Claude se laissa prendre le bras par Sandoz. Onl’emmenait enfin, la bande entière quitta le Salon des Refusés, endécidant qu’on allait passer par la salle de l’architecture ;car, depuis un instant, Dubuche, dont on avait reçu un projet deMusée, piétinait et les suppliait d’un regard si humble, qu’ilsemblait difficile de ne pas lui donner cette satisfaction.

« Ah ! dit plaisamment Jory, en entrant dans la salle,quelle glacière ! On respire ici. »

Tous se découvrirent et s’essuyèrent le front avec soulagement,comme s’ils arrivaient sous la fraîcheur de ombrages, au bout d’unelongue course en plein soleil. La salle était vide. Du plafond,tendu d’un écran de toile blanche, tombait une clarté égale, douceet morne, qui se reflétait, pareille à une eau de source immobile,dans le miroir du parquet fortement ciré. Aux quatre murs, d’unrouge déteint, les projets, les grands et les petits châssis,bordés de bleu pâle, mettaient les taches lavées de leurs teintesd’aquarelle. Et seul, absolument seul au milieu de ce désert, unmonsieur barbu se tenait debout devant un projet d’Hospice, plongédans une contemplation profonde. Trois dames parurent,s’effarèrent, traversèrent en fuyant à petits pas pressés.

Déjà Dubuche montrait et expliquait son œuvre aux camarades.C’était un seul châssis, une pauvre petite salle de Musée, qu’ilavait envoyée par hâte ambitieuse, en dehors des usages, et contrela volonté de son patron, qui pourtant la lui avait fait recevoir,se croyant engagé d’honneur.

« Est-ce que c’est pour loger les tableaux de l’école duplein air, ton Musée ? » demanda Fagerolles sansrire.

Gagnière admirait, d’un branle de la tête, en songeant à autrechose ; tandis que Claude et Sandoz, par amitié, examinaientet s’intéressaient sincèrement.

« Eh ! ce n’est pas mal, mon vieux, dit le premier.Les ornements sont encore d’une tradition joliment bâtarde…N’importe, ça va ! »

Jory, impatient, finit par l’interrompre.

« Ah ! filons, voulez-vous ? Moi, jem’enrhume. »

La bande reprit sa marche. Mais le pis était que, pour couper auplus court, il leur fallait traverser tout le Salon officiel ;et ils s’y résignèrent, malgré le serment qu’ils avaient fait den’y pas mettre les pieds, par protestation. Fendant la foule,avançant avec raideur, ils suivirent l’enfilade des salles, enjetant à droite et à gauche des regards indignés. Ce n’était plusle gai scandale de leur Salon à eux, les tons clairs, la lumièreexagérée du soleil. Des cadres d’or pleins d’ombre se succédaient,des choses gourmées et noires, des nudités d’atelier jaunissantsous des jours de cave, toute la défroque classique, l’histoire, legenre, le paysage, trempés ensemble au fond du même cambouis de laconvention. Une médiocrité uniforme suintait des œuvres, lasalissure boueuse du ton qui les caractérisait, dans cette bonnetenue d’un art au sang pauvre et dégénéré. Et ils pressaient lepas, et ils galopaient pour échapper à ce règne encore debout dubitume, condamnant tout en bloc avec leur belle injustice desectaires, criant qu’il n’y avait là rien, rien, rien !

Enfin, ils s’échappèrent, et ils descendaient au jardin,lorsqu’ils rencontrèrent Mahoudeau et Chaîne. Le premier se jetadans les bras de Claude.

« Ah ! mon cher, ton tableau, queltempérament ! »

Le peintre, tout de suite, loua la Vendangeuse.

« Et toi, dis donc, tu leur en as fichu par la tête, unmorceau ! »

Mais la vue de Chaîne, auquel personne ne parlait de sa Femmeadultère, et qui errait silencieux, l’apitoya. Il trouvait unemélancolie profonde à l’exécrable peinture, à la vie manquée de cepaysan, victime des admirations bourgeoises. Toujours il luidonnait la joie d’un éloge. Il le secoua amicalement, ilcria :

« Très bien aussi, votre machine… Ah ! mon gaillard,le dessin ne vous fait pas peur !

– Non, bien sûr ! » déclara Chaîne, dont la faces’était empourprée de vanité, sous les broussailles noires de sabarbe.

Mahoudeau et lui se joignirent à la bande ; et le premierdemanda aux autres s’ils avaient vu le Semeur, de Chambouvard.C’était inouï, le seul morceau de sculpture du Salon. Tous lesuivirent dans le jardin, que la foule envahissait maintenant.

« Tiens ! reprit Mahoudeau, en s’arrêtant au milieu del’allée centrale, il est justement devant son Semeur,Chambouvard. »

En effet, un homme obèse était là, campé fortement sur sesgrosses jambes, et s’admirant. La tête dans les épaules, il avaitune face épaisse et belle d’idole hindoue. On le disait fils d’unvétérinaire des environs d’Amiens. À quarante-cinq ans, il étaitdéjà l’auteur de vingt chefs-d’œuvre, des statues simples etvivantes, de la chair bien moderne, pétrie par un ouvrier de génie,sans raffinement ; et cela au hasard de la production, donnantses œuvres comme un champ donne son herbe, bon un jour, mauvais lelendemain, dans l’ignorance absolue de ce qu’il créait. Il poussaitle manque de sens critique jusqu’à ne pas faire de distinction,entre les fils les plus glorieux de ses mains, et les détestablesmagots qu’il lui arrivait de bâcler parfois. Sans fièvre nerveuse,sans un doute, toujours solide et convaincu, il avait un orgueil dedieu.

« Étonnant, le Semeur ! murmura Claude, et quellebâtisse, et quel geste ! »

Fagerolles, qui n’avait pas regardé la statue s’amusait beaucoupdu grand homme et de la queue de jeunes disciples béants, qu’iltraînait d’ordinaire à sa suite.

« Regardez-les donc, ils communient, ma parole !… Etlui, hein ? quelle bonne tête de brute, transfigurée dans lacontemplation de son nombril ! »

Seul et à l’aise au milieu de la curiosité de tous, Chambouvards’ébahissait, de l’air foudroyé d’un homme qui s’étonne d’avoirenfanté une pareille œuvre. Il semblait la voir pour la premièrefois, il n’en revenait point. Puis, un ravissement noya sa facelarge, il dodelina de la tête, il éclata d’un rire doux etinvincible, en répétant à dix reprises :

« C’est comique… c’est comique… »

Toute sa queue, derrière lui, se pâmait, tandis qu’iln’imaginait rien d’autre, pour dire l’adoration où il était delui-même.

Mais il y eut un léger émoi : Bongrand, qui se promenait,les mains derrière le dos, les yeux vagues, venait de tomber surChambouvard ; et le public, s’écartant, chuchotait,s’intéressait à la poignée de main échangée par les deux artistescélèbres, l’un court et sanguin, l’autre grand et frissonnant. Onentendit des mots de bonne camaraderie : « Toujours desmerveilles ! – Parbleu ! Et vous, rien cette année ?– Non, rien. Je me repose, je cherche. – Allons donc !farceur ; ça vient tout seul. – Adieu ! –Adieu ! » Déjà, Chambouvard, accompagné de sa cour, s’enallait lentement au travers de la foule, avec des regards demonarque heureux de vivre ; pendant que Bongrand, qui avaitreconnu Claude et ses amis, s’approchait d’eux, les mains fébriles,et leur désignait le sculpteur d’un mouvement nerveux du menton, endisant :

« En voilà un gaillard que j’envie ! Toujours croirequ’on fait des chefs-d’œuvre ! »

Il complimenta Mahoudeau de sa Vendangeuse, se montrapaternel pour tous, avec sa large bonhomie, son abandon de vieuxromantique rangé, décoré. Puis, s’adressant à Claude :

« Eh bien, qu’est-ce que je vous disais ? Vous avezvu, là-haut… Vous voici passé chef d’école.

– Ah ! oui, répondit Claude, ils m’arrangent… C’est vous,notre maître à tous. »

Bongrand eut un geste de vague souffrance, et il se sauva, endisant :

« Taisez-vous donc ! je ne suis pas même monmaître ! »

Un moment encore, la bande erra dans le jardin. On étaitretourné voir la Vendangeuse, lorsque Jory s’aperçut queGagnière n’avait plus Irma Bécot à son bras. Ce dernier futstupéfait : où diable pouvait-il l’avoir perdue ? Maisquand Fagerolles lui eut conté qu’elle s’en était allée dans lafoule, avec deux messieurs, il se tranquillisa ; et il suivitles autres, plus léger, soulagé de cette bonne fortune quil’ahurissait.

Maintenant, on ne circulait qu’avec peine. Tous les bancsétaient pris d’assaut, des groupes barraient les allées, où lamarche lente des promeneurs s’arrêtait, refluait sans cesse autourdes bronzes et des marbres à succès. Du buffet encombré sortait ungros murmure, un bruit de soucoupes et de cuillers, qui s’ajoutaitau frisson vivant de l’immense nef. Les moineaux étaient remontésdans la forêt des charpentes de fonte, on entendait leurs petitscris aigus, le piaillement dont ils saluaient le soleil à sondéclin, sous les vitres chaudes. Il faisait lourd, une tiédeurhumide de serre, un air immobile, affadi d’une odeur de terreaufraîchement remué. Et, dominant cette houle du jardin, le fracasdes salles du premier étage, le roulement des pieds sur lesplanchers de fer, ronflait toujours, avec sa clameur de tempêtebattant la côte.

Claude, qui percevait nettement ce grondement d’orage, finissaitpar n’avoir que lui, déchaîné et hurlant, dans les oreilles.C’étaient les gaietés de la foule, dont les huées et les riressoufflaient en ouragan devant son tableau. Il eut un geste énervé,il s’écria :

« Ah ! çà, qu’est-ce que nous fichons, ici ? Moi,je ne prends rien au buffet, ça pue l’Institut… Allons boire unechope dehors, voulez-vous ? »

Tous sortirent, les jambes cassées, la face tirée et méprisante.Dehors, ils respirèrent bruyamment, d’un air de délices, enrentrant dans la bonne nature printanière. Quatre heures sonnaientà peine, le soleil oblique enfilait les Champs-Élysées ; ettout flambait, les queues serrées des équipages, les feuillagesneufs des arbres, les gerbes des bassins qui jaillissaient ets’envolaient en une poussière d’or. D’un pas de flânerie, ilsdescendirent, hésitèrent, s’échouèrent enfin dans un petit café, lePavillon de la Concorde, à gauche, avant la place. La salle étaitsi étroite qu’ils s’attablèrent au bord de la contre-allée, malgréle froid tombant de la voûte des feuilles, déjà touffue et noire.Mais, après les quatre rangées de marronniers, au-delà de cettebande d’ombre verdâtre, ils avaient devant eux la chausséeensoleillée de l’avenue, ils y voyaient passer Paris à travers unegloire, les voitures aux roues rayonnantes comme des astres, lesgrands omnibus jaunes plus dorés que des chars de triomphe, descavaliers dont les montures semblaient jeter des étincelles, despiétons qui se transfiguraient et resplendissaient dans lalumière.

Et, durant près de trois heures, en face de sa chope restéepleine, Claude parla, discuta, dans une fièvre croissante, le corpsbrisé, la tête grosse de toute la peinture qu’il venait de voir.C’était, avec les camarades, l’habituelle sortie du Salon, que,cette année-là, passionnait davantage encore la mesure libérale del’Empereur : un flot montant de théories, une griseried’opinions extrêmes qui rendait les langues pâteuses, toute lapassion de l’art dont brûlait leur jeunesse.

« Eh bien, quoi ? criait-il, le public rit, il fautfaire l’éducation du public… Au fond, c’est une victoire. Enlevezdeux cents toiles grotesques, et notre Salon enfonce le leur. Nousavons la bravoure et l’audace, nous sommes l’avenir… Oui, oui, onverra plus tard, nous le tuerons, leur Salon. Nous y entrerons enconquérants, à coups de chefs-d’œuvre… Ris donc, ris donc, grandebête de Paris, jusqu’à ce que tu tombes à nosgenoux ! »

Et, s’interrompant, il montrait d’un geste prophétique l’avenuetriomphale, où roulaient dans le soleil le luxe et la joie de laville. Son geste s’élargissait, descendait jusqu’à la place de laConcorde, qu’on apercevait en écharpe, sous les arbres, avec une deses fontaines dont les nappes ruisselaient, un bout fuyant de sesbalustrades, et deux de ses statues, Rouen aux mamelles géantes,Lille qui avance l’énormité de son pied nu.

« Le plein air, ça les amuse ! reprit-il. Soit !puisqu’ils le veulent, le plein air, l’école du plein air !…Hein ? c’était entre nous, ça n’existait pas, hier, en dehorsde quelques peintres. Et voilà qu’ils lancent le mot, ce sont euxqui fondent l’école… Oh ! je veux bien, moi. Va pour l’écoledu plein air ! »

Jory s’allongeait des claques sur les cuisses.

« Quand je te disais ! J’étais sûr, avec mes articles,de les forcer à mordre, ces crétins ! Ce que nous allons lesembêter, maintenant ! »

Mahoudeau chantait victoire, lui aussi, en ramenantcontinuellement sa Vendangeuse, dont il expliquait leshardiesses à Chaîne silencieux, qui seul écoutait ; tandis queGagnière, avec la raideur des timides lâchés au travers de lathéorie pure, parlait de guillotiner l’Institut ; et Sandoz,par sympathie enflammée de travailleur, et Dubuche, cédant à lacontagion de ses amitiés révolutionnaires, s’exaspéraient, tapaientsur la table, avalaient Paris, dans chaque gorgée de bière. Trèscalme, Fagerolles gardait son sourire. Il les avait suivis paramusement, par le singulier plaisir qu’il trouvait à pousser lescamarades dans des farces qui tourneraient mal. Pendant qu’ilfouettait leur esprit de révolte, il prenait justement la fermerésolution de travailler désormais à obtenir le prix de Rome :cette journée le décidait, il jugeait imbécile de compromettre sontalent davantage.

Le soleil baissait à l’horizon, il n’y avait plus qu’un flotdescendant de voitures, le retour du Bois, dans l’or pâli ducouchant. Et la sortie du Salon devait s’achever, une queuedéfilait, des messieurs à tête de critique, ayant chacun uncatalogue sous le bras.

Gagnière s’enthousiasma brusquement.

« Ah ! Courajod, en voilà un qui a inventé lepaysage ! Avez-vous vu sa Mare de Gagny, auLuxembourg ?

– Une merveille ! cria Claude. Il y a trente ans que c’estfait, et on n’a encore rien fichu de plus solide… Pourquoilaisse-t-on ça au Luxembourg ? Ça devrait être au Louvre.

– Mais Courajod n’est pas mort, dit Fagerolles.

– Comment ! Courajod n’est pas mort ! On ne le voitplus, on n’en parle plus. »

Et ce fut une stupeur, lorsque Fagerolles affirma que le maîtrepaysagiste, âgé de soixante-dix ans, vivait quelque part, du côtéde Montmartre, retiré dans une petite maison, au milieu de poules,de canards et de chiens. Ainsi, on pouvait se survivre, il y avaitdes mélancolies de vieux artistes, disparus avant leur mort. Tousse taisaient, un frisson les avait pris, lorsqu’ils aperçurent,passant au bras d’un ami, Bongrand, la face congestionnée, le gesteinquiet, qui leur envoya un salut ; et, presque derrière lui,au milieu de ses disciples, Chambouvard se montra, riant très haut,tapant les talons, en maître absolu, certain de l’éternité.

« Tiens ! tu nous lâches ? » demandaMahoudeau à Chaîne, qui se levait.

L’autre mâchonna dans sa barbe des paroles sourdes ; et ilpartit, après avoir distribué des poignées de main.

« Tu sais qu’il va encore se payer ta sage-femme, dit Joryà Mahoudeau. Oui, l’herboriste, la femme aux herbes qui puent… Maparole ! j’ai vu ses yeux flamber tout d’un coup ; ça leprend comme une rage de dents, ce garçon ; et regarde-lecourir, là-bas. »

Le sculpteur haussa les épaules, au milieu des rires.

Mais Claude n’entendait point. Maintenant, il entreprenaitDubuche sur l’architecture. Sans doute, ce n’était pas mal, cettesalle de Musée, qu’il exposait ; seulement, ça n’apportaitrien, on y retrouvait une patiente marqueterie des formules del’École. Est-ce que tous les arts ne marchaient pas de front ?est-ce que l’évolution qui transformait la littérature, lapeinture, la musique même, n’allait pas renouvelerl’architecture ? Si jamais l’architecture d’un siècle devaitavoir un style à elle, c’était assurément celle du siècle où l’onentrerait bientôt, un siècle neuf, un terrain balayé, prêt à lareconstruction de tout, un champ fraîchement ensemencé, dans lequelpousserait un nouveau peuple. Par terre, les temples grecs quin’avaient plus leurs raisons d’être sous notre ciel, au milieu denotre société ! par terre, les cathédrales gothiques, puisquela foi aux légendes était morte ! par terre, les colonnadesfines, les dentelles ouvragées de la Renaissance, ce renouveauantique greffé sur le Moyen Âge, des bijoux d’art où notredémocratie ne pouvait se loger ! Et il voulait, il réclamaitavec des gestes violents la formule architecturale de cettedémocratie, l’œuvre de pierre qui l’exprimerait, l’édifice où elleserait chez elle, quelque chose d’immense et de fort, de simple etde grand, ce quelque chose qui s’indiquait déjà dans nos gares,dans nos halles, avec la solide élégance de leurs charpentes defer, mais épuré encore, haussé jusqu’à la beauté, disant lagrandeur de nos conquêtes.

« Eh ! oui, eh ! oui ! répétait Dubuche,gagné par sa fougue. C’est ce que je veux faire, tu verras un jour…Donne-moi le temps d’arriver, et quand je serai libre, ah !quand je serai libre ! »

La nuit venait, Claude s’animait de plus en plus, dansl’énervement de sa passion, d’une abondance, d’une éloquence queles camarades ne lui connaissaient pas. Tous s’excitaient àl’écouter, finissaient par s’égayer bruyamment des motsextraordinaires qu’il lançait ; et lui-même, étant revenu surson tableau, en parlait avec une gaieté énorme, faisait la chargedes bourgeois qui regardaient, imitait la gamme bête des rires. Surl’avenue, couleur de cendre, on ne voyait plus filer que les ombresde rares voitures. La contre-allée était toute noire, un froid deglace tombait des arbres. Seul, un chant perdu sortait d’un massifde verdure, derrière le café, quelque répétition au Concert del’Horloge, la voix sentimentale d’une fille s’essayant à laromance.

« Ah ! m’ont-ils amusé, les idiots ! cria Claudedans un dernier éclat. Entendez-vous, pour cent mille francs, je nedonnerais pas ma journée ! »

Il se tut, épuisé. Personne n’avait plus de salive. Un silencerégna, tous grelottèrent sous l’haleine glacée qui passait. Et ilsse séparèrent avec des poignées de main lasses, dans une sorte destupeur. Dubuche dînait en ville. Fagerolles avait un rendez-vous.Vainement, Jory, Mahoudeau et Gagnière voulurent entraîner Claudechez Foucart, un restaurant à vingt-cinq sous : déjà Sandozl’emmenait à son bras, inquiet de le voir si gai.

« Allons, viens, j’ai promis à ma mère de rentrer. Tumangeras un morceau avec nous, et ce sera gentil, nous finirons lajournée ensemble. »

Tous deux descendirent le quai, le long des Tuileries, serrésl’un contre l’autre, fraternellement. Mais, au pont desSaints-Pères, le peintre s’arrêta net.

« Comment, tu me quittes ! s’écria Sandoz. Puisque tudînes avec moi !

– Non, merci, j’ai trop mal à la tête… Je rentre mecoucher. »

Et il s’obstina sur cette excuse.

« Bon ! bon ! finit par dire l’autre en souriant,on ne te voit plus, tu vis dans le mystère… Va, mon vieux, je neveux pas te gêner. »

Claude retint un geste d’impatience, et, laissant son ami passerle pont, il continua de filer tout seul par les quais. Il marchaitles bras ballants, le nez à terre, sans rien voir, à longuesenjambées de somnambule que l’instinct conduit. Quai de Bourbon,devant sa porte, il leva les yeux, étonné qu’un fiacre attendît là,arrêté au bord du trottoir, lui barrant le chemin. Et ce fut dumême pas mécanique qu’il entra chez la concierge, pour prendre saclef.

« Je l’ai donnée à cette dame, criaMme Joseph du fond de la loge. Cette femme estlà-haut.

– Quelle dame ? demanda-t-il effaré.

– Cette jeune personne… Voyons, vous savez bien ? celle quivient toujours. »

Il ne savait plus, il se décida à monter, dans une confusionextrême d’idées. La clef se trouvait sur la porte, qu’il ouvrit,puis qu’il referma, sans hâte.

Claude resta un moment immobile. L’ombre avait envahi l’atelier,une ombre violâtre qui pleuvait de la baie vitrée en unmélancolique crépuscule, noyant les choses. Il ne voyait plusnettement le parquet, où les meubles, les toiles, tout ce quitraînait vaguement, semblait se fondre, comme dans l’eau dormanted’une mare, Mais, assise au bord du divan, se détachait une formesombre, raidie par l’attente, anxieuse et désespérée au milieu decette agonie du jour. C’était Christine, il l’avait reconnue.

Elle tendit les mains, elle murmura d’une voix basse etentrecoupée :

« Il y a trois heures, oui, trois heures que je suis là,toute seule, à écouter… Au sortir de là-bas, j’ai pris une voiture,et je ne voulais que venir, puis rentrer vite… Mais je seraisrestée la nuit entière, je ne pouvais pas m’en aller, sans vousavoir serré les mains. »

Elle continua, elle dit son désir violent de voir le tableau,son escapade au Salon, et comment elle était tombée dans la tempêtedes rires, sous les huées de tout ce peuple. C’était elle qu’onsifflait ainsi, c’était sur sa nudité que crachaient les gens,cette nudité dont le brutal étalage, devant la blague de Paris,l’avait étranglée dès la porte. Et, prise d’une terreur folle,éperdue de souffrance et de honte, elle s’était sauvée, comme sielle avait senti ces rires s’abattre sur sa peau nue, la cingler ausang de coups de fouet. Mais elle s’oubliait maintenant, elle nesongeait qu’à lui, bouleversée par l’idée du chagrin qu’il devaitavoir, grossissant l’amertume de cet échec de toute sa sensibilitéde femme, débordant d’un besoin de charité immense.

« Ô mon ami, ne vous faites pas de peine !… Je voulaisvous voir et vous dire que ce sont des jaloux, que je le trouvetrès bien, ce tableau, que je suis très fière et très heureuse devous avoir aidé, d’en être un peu, moi aussi… »

Il l’écoutait bégayer ardemment ces tendresses, toujoursimmobile ; et, brusquement, il s’abattit devant elle, illaissa tomber la tête sur ses genoux, en éclatant en larmes. Touteson excitation de l’après-midi, sa bravoure d’artiste sifflé, sagaieté et sa violence, crevaient là, en une crise de sanglots quile suffoquait. Depuis la salle où les rires l’avaient souffleté, illes entendait le poursuivre comme une meute aboyante, là-bas auxChamps-Élysées, puis le long de la Seine, puis à présent encorechez lui, derrière son dos. Sa force entière s’en était allée, ilse sentait plus débile qu’un enfant ; et il répéta, roulant satête, la voix éteinte, le geste vague :

« Mon Dieu ! que je souffre ! »

Alors, elle, des deux poings, le remonta jusqu’à sa bouche, dansun emportement de passion. Elle le baisa, elle lui souffla jusqu’aucœur, d’une haleine chaude :

« Tais-toi, tais-toi, je t’aime ! »

Ils s’adoraient, leur camaraderie devait aboutir à ces noces,sur ce divan, dans l’aventure de ce tableau qui peu à peu les avaitunis. Le crépuscule les enveloppa, ils restèrent aux bras l’un del’autre, anéantis, en larmes sous cette première joie d’amour. Prèsd’eux, au milieu de la table, les lilas qu’elle avait envoyés lematin embaumaient la nuit ; et les parcelles d’or éparses,envolées du cadre, luisaient seules d’un reste de jour, pareilles àun fourmillement d’étoiles.

Chapitre 6

 

Le soir, comme il la tenait encore dans ses bras, il lui avaitdit :

« Reste ! »

Mais elle s’était dégagée d’un effort.

« Je ne peux pas, il faut que je rentre.

– Alors, demain… Je t’en prie, reviens demain.

– Demain, non, c’est impossible… Adieu, àbientôt ! »

Et, le lendemain, dès sept heures, elle était là, rouge dumensonge qu’elle avait fait à Mme Vanzade :une amie de Clermont qu’elle devait aller chercher à la gare, etavec qui elle passerait la journée.

Claude, ravi de la posséder ainsi tout un jour, voulut l’emmenerà la campagne, par un besoin de l’avoir à lui seul, très loin, sousle grand soleil. Elle fut enchantée, ils partirent comme des fous,arrivèrent à la gare Saint-Lazare juste pour sauter dans un traindu Havre. Lui, connaissait, après Mantes, un petit village,Bennecourt, où était une auberge d’artistes, qu’il avait envahieparfois avec des camarades ; et, sans s’inquiéter des deuxheures de chemin de fer, il la conduisait déjeuner là, comme ill’aurait menée à Asnières. Elle s’égaya beaucoup de ce voyage quin’en finissait plus. Tant mieux, si c’était au bout du monde !Il leur semblait que le soir ne devait jamais venir.

À dix heures, ils descendirent à Bonnières ; ils prirent lebac, un vieux bac craquant et filant sur sa chaîne ; carBennecourt se trouve de l’autre côté de la Seine. La journée de maiétait splendide, les petits flots se pailletaient d’or au soleil,les jeunes feuillages verdissaient tendrement, dans le bleu sanstache. Et, au-delà des îles, dont la rivière est peuplée en cetendroit, quelle joie que cette auberge de campagne, avec son petitcommerce d’épicerie, sa grande salle qui sentait la lessive, savaste cour pleine de fumier, où barbotaient des canards !

« Hé ! père Faucheur, nous venons déjeuner… Uneomelette, des saucisses, du fromage.

– Est-ce que vous coucherez, monsieur Claude ?

– Non, non, une autre fois… Et du vin blanc, hein ! dupetit rose qui gratte la gorge. »

Déjà, Christine avait suivi la mère Faucheur dans labasse-cour ; et, quand cette dernière revint avec des œufs,elle demanda au peintre, avec son rire sournois depaysanne :

« C’est donc que vous êtes marié, à cette heure ?

– Dame ! répondit-il rondement, il le faut bien, puisque jesuis avec ma femme. »

Le déjeuner fut exquis, l’omelette trop cuite, les saucissestrop grasses, le pain d’une telle dureté, qu’il dut lui couper desmouillettes, pour qu’elle ne s’abîmât pas le poignet. Ils burentdeux bouteilles, en entamèrent une troisième, si gais, si bruyants,qu’ils s’étourdissaient eux-mêmes, dans la grande salle où ilsmangeaient seuls. Elle, les joues ardentes, affirmait qu’elle étaitgrise ; et jamais ça ne lui était arrivé, et elle trouvait çadrôle, oh ! si drôle, riant à ne plus pouvoir se retenir.

« Allons prendre l’air, dit-elle enfin.

– C’est ça, marchons un peu… Nous repartons à quatre heures,nous avons trois heures devant nous. »

Ils remontèrent Bennecourt, qui aligne ses maisons jaunes, lelong de la berge, sur près de deux kilomètres. Tout le villageétait aux champs, ils ne rencontrèrent que trois vaches, conduitespar une petite fille. Lui, du geste, expliquait le pays, semblaitsavoir où il allait ; et, quand ils furent arrivés à ladernière maison, une vieille bâtisse, plantée sur le bord de laSeine, en face des coteaux de Jeufosse, il en fit le tour, entradans un bois de chênes, très touffu. C’était le bout du mondequ’ils cherchaient l’un et l’autre, un gazon d’une douceur develours, un abri de feuilles, où le soleil seul pénétrait, enminces flèches de flamme. Tout de suite, leurs lèvres s’unirentdans un baiser avide, et elle s’était abandonnée, et il l’avaitprise, au milieu de l’odeur fraîche des herbes foulées. Longtemps,ils restèrent à cette place, attendris maintenant, avec des parolesrares et basses, occupés de la seule caresse de leur haleine, commeen extase devant les points d’or qu’ils regardaient luire au fondde leurs yeux bruns.

Puis, deux heures plus tard, quand ils sortirent du bois, ilstressaillirent : un paysan était là, sur la porte grandeouverte de la maison, et qui paraissait les avoir guettés de sesyeux rapetissés de vieux loup. Elle devint toute rose, tandis quelui criait, pour cacher sa gêne :

« Tiens ! le père Poirette… C’est donc à vous, lacambuse ? »

Alors, le vieux raconta avec des larmes que ses locatairesétaient partis sans le payer, en lui laissant leurs meubles. Et illes invita à entrer.

« Vous pouvez toujours voir, peut-être que vous connaissezdu monde… Ah ! il y en a, des Parisiens, qui seraientcontents !… Trois cents francs par an avec les meubles,n’est-ce pas que c’est pour rien ? »

Curieusement, ils le suivirent. C’était une grande lanterne demaison, qui semblait taillée dans un hangar : en bas, unecuisine immense et une salle où l’on aurait pu faire danser ;en haut, deux pièces également, si vastes, qu’on s’y perdait. Quantaux meubles, ils consistaient en un lit de noyer, dans l’une deschambres, et en une table et des ustensiles de ménage, quigarnissaient la cuisine. Mais, devant la maison, le jardinabandonné, planté d’abricotiers magnifiques, se trouvait envahi derosiers géants, couverts de roses ; tandis que, derrière,allant jusqu’au bois de chênes, il y avait un petit champ de pommesde terre, enclos d’une haie vive.

« Je laisserai les pommes de terre », dit le pèrePoirette.

Claude et Christine s’étaient regardés, dans un de ces brusquesdésirs de solitude et d’oubli qui alanguissent les amants.Ah ! que ce serait bon de s’aimer là, au fond de ce trou, siloin des autres ! Mais ils sourirent, est-ce qu’ilspouvaient ? ils avaient à peine le temps de reprendre letrain, pour rentrer à Paris. Et le vieux paysan, qui était le pèrede Mme Faucheur, les accompagna le long de laberge ; puis, comme ils montaient dans le bac, il leur cria,après tout un combat intérieur :

« Vous savez, ce sera deux cent cinquante francs…Envoyez-moi du monde. »

À Paris, Claude accompagna Christine jusqu’à l’hôtel deMme Vanzade. Ils étaient devenus très tristes, ilséchangèrent une longue poignée de main, désespérée et muette,n’osant s’embrasser.

Une vie de tourment commença. En quinze jours, elle ne put venirque trois fois ; et elle accourait, essoufflée, n’ayant quequelques minutes à elle, car justement la vieille dame se montraitexigeante. Lui, la questionnait, inquiet de la voir pâlie, énervée,les yeux brillants de fièvre. Jamais elle n’avait tant souffert decette maison pieuse, de ce caveau, sans air et sans jour, où ellese mourait d’ennui. Ses étourdissements l’avaient reprise, lemanque d’exercice faisait battre le sang à ses tempes. Elle luiavoua qu’elle s’était évanouie, un soir, dans sa chambre, commetout d’un coup étranglée par une main de plomb. Et elle n’avait pasde paroles mauvaises contre sa maîtresse, elle s’attendrissait aucontraire : une pauvre créature, si vieille, si infirme, sibonne, qui l’appelait sa fille ! Cela lui coûtait comme unevilaine action, chaque fois qu’elle l’abandonnait, pour courir chezson amant.

Deux semaines encore se passèrent. Les mensonges dont elledevait payer chaque heure de liberté, lui devinrent intolérables.Maintenant, c’était frémissante de honte qu’elle rentrait danscette maison rigide, où son amour lui semblait une tache. Elles’était donnée, elle l’aurait crié tout haut, et son honnêteté serévoltait à cacher cela comme une faute, à mentir bassement ;ainsi qu’une servante qui craint un renvoi.

Enfin, un soir, dans l’atelier, au moment où elle partait unefois encore, Christine se jeta entre les bras de Claude,éperdument, sanglotant de souffrance et de passion.

« Ah ! je ne peux pas, je ne peux pas… Garde-moi donc,empêche-moi de retourner là-bas ! »

Il l’avait saisie, il l’embrassait à l’étouffer.

« Bien vrai ? tu m’aimes ! Oh ! cheramour !… Mais je n’ai rien, moi, et tu perdrais tout. Est-ceque je puis tolérer que tu te dépouilles ainsi ? »

Elle sanglota plus fort, ses paroles bégayées se brisaient dansses larmes.

« Son argent, n’est-ce pas ? ce qu’elle me laisserait…Tu crois donc que je calcule ? Jamais je n’y ai songé, je tele jure. Ah ! qu’elle garde tout et que je sois libre !…Moi, je ne tiens à rien ni à personne, je n’ai aucun parent, nem’est-il pas permis de faire ce que je veux ? Je ne demandepoint que tu m’épouses, je demande seulement à vivre avectoi… »

Puis, dans un dernier sanglot de torture :

« Ah ! tu as raison, c’est mal de l’abandonner, cettepauvre femme ! Ah ! je me méprise, je voudrais avoir laforce… Mais je t’aime trop, je souffre trop, je ne peux pourtantpas en mourir.

– Reste ! reste ! cria-t-il. Et que ce soient lesautres qui meurent, il n’y a que nous deux ! »

Il l’avait assise sur ses genoux, tous deux pleuraient etriaient, en jurant au milieu de leurs baisers qu’ils ne sesépareraient jamais, jamais plus.

Ce fut une folie. Christine quitta brutalementMme Vanzade, emporta sa malle, dès le lendemain.Tout de suite, Claude et elle avaient évoqué la vieille maisondéserte de Bennecourt, les rosiers géants, les pièces immenses.Ah ! partir, partir sans perdre une heure, vivre au bout de laterre, dans la douceur de leur jeune ménage ! Elle, joyeuse,battait des mains. Lui, saignant encore de son échec du Salon,ayant le besoin de se reprendre, aspirait à ce grand repos de labonne nature ; et il aurait là-bas le vrai plein air, iltravaillerait dans l’herbe jusqu’au cou, il rapporterait deschefs-d’œuvre. En deux jours, tout fut prêt, le congé de l’atelierdonné, les quatre meubles portés au chemin de fer. Une chanceheureuse leur était advenue, une fortune, cinq cents francs payéspar le père Malgras, pour un lot d’une vingtaine de toiles, qu’ilavait triées au milieu des épaves du déménagement. Ils allaientvivre comme des princes, Claude avait sa rente de mille francs,Christine apportait quelques économies, un trousseau, des robes. Etils se sauvèrent, une véritable fuite, les amis évités, pas mêmeprévenus par une lettre, Paris dédaigné et lâché avec des rires desoulagement.

Juin s’achevait, une pluie torrentielle tomba pendant la semainede leur installation ; et ils découvrirent que le pèrePoirette, avant de signer avec eux, avait enlevé la moitié desustensiles de cuisine. Mais la désillusion restait sans prise, ilspataugeaient avec délices sous les averses, ils faisaient desvoyages de trois lieues, jusqu’à Vernon, pour acheter des assietteset des casseroles qu’ils rapportaient en triomphe. Enfin, ilsfurent chez eux, n’occupant en haut qu’une des deux chambres,abandonnant l’autre aux souris, transformant en bas la salle àmanger en un vaste atelier, surtout heureux, amusés comme desenfants, de manger dans la cuisine, sur une table de sapin, près del’âtre où chantait le pot-au-feu. Ils avaient pris pour les servirune fille du village, qui venait le matin et s’en allait le soir,Mélie, une nièce des Faucheur, dont la stupidité les enchantait.Non, on n’en aurait pas trouvé une plus bête dans tout ledépartement !

Le soleil ayant reparu, des journées adorables se suivirent, desmois coulèrent dans une félicité monotone. Jamais ils ne savaientla date, et ils confondaient tous les jours de la semaine. Lematin, ils s’oubliaient très tard au lit, malgré les rayons quiensanglantaient les murs blanchis de la chambre, à travers lesfentes des volets. Puis, après le déjeuner, c’étaient des flâneriessans fin, de grandes courses sur le plateau planté de pommiers, pardes chemins herbus de campagne, des promenades le long de la Seine,au milieu des prés, jusqu’à la Roche-Guyon, des explorations pluslointaines, de véritables voyages de l’autre côté de l’eau, dansles champs de blé de Bonnières et de Jeufosse. Un bourgeois, forcéde quitter le pays, leur avait vendu un vieux canot trentefrancs ; et ils avaient aussi la rivière, ils s’étaient prispour elle d’une passion de sauvages, y vivant des jours entiers,naviguant, découvrant des terres nouvelles, restant cachés sous lessaules des berges, dans les petits bras noirs d’ombre. Entre lesîles semées au fil de l’eau, il y avait toute une cité mouvante etmystérieuse, un lacis de ruelles par lesquelles ils filaientdoucement, frôlés de la caresse des branches basses, seuls au mondeavec les ramiers et les martins-pêcheurs. Lui, parfois, devaitsauter sur le sable, les jambes nues, pour pousser le canot. Elle,vaillante, maniait les rames, voulait remonter les courants lesplus durs, glorieuse de sa force. Et, le soir, ils mangeaient dessoupes aux choux dans la cuisine, ils riaient de la bêtise de Méliedont ils avaient ri la veille ; puis, dès neuf heures, ilsétaient au lit, dans le vieux lit de noyer, vaste à y loger unefamille, et où ils faisaient leurs douze heures, jouant dès l’aubeà se jeter les oreillers, puis se rendormant, leurs bras à leurscous.

Chaque nuit, Christine disait :

« Maintenant, mon chéri, tu vas me promettre unechose : c’est que tu travailleras demain.

– Oui, demain, je te le jure.

– Et tu sais, je me fâche, cette fois… Est-ce que c’est moi quit’empêche ?

– Toi, quelle idée !… Puisque je suis venu pour travailler,que diable ! Demain, tu verras. »

Le lendemain, ils repartaient en canot ; elle-même leregardait avec un sourire gêné, quand elle le voyait n’emporter nitoile ni couleurs ; puis, elle l’embrassait en riant, fière desa puissance, touchée de ce continuel sacrifice qu’il lui faisait.Et c’étaient de nouvelles remontrances attendries : demain,oh ! demain, elle l’attacherait plutôt devant satoile !

Claude, cependant, fit quelques tentatives de travail. Ilcommença une étude du coteau de Jeufosse, avec la Seine au premierplan ; mais, dans l’île où il s’était installé, Christine lesuivait, s’allongeait sur l’herbe près de lui, les lèvresentr’ouvertes, les yeux noyés au fond du bleu ; et elle étaitsi désirable dans ces verdures, dans ce désert où seules passaientles voix murmurantes de l’eau, qu’il lâchait sa palette à chaqueminute, couché près d’elle, tous les deux anéantis et bercés par laterre. Une autre fois, au-dessus de Bennecourt, une vieille fermele séduisit, abritée de pommiers antiques, qui avaient grandi commedes chênes. Deux jours de suite, il y vint ; seulement, letroisième, elle l’emmena au marché de Bonnières, pour acheter despoules ; la journée suivante fut encore perdue, la toile avaitséché, il s’impatienta à la reprendre, et finalement l’abandonna.Pendant toute la saison chaude, il n’eut ainsi que des velléités,des bouts de tableau ébauchés à peine, quittés au moindre prétexte,sans un effort de persévérance. Sa passion de travail, cette fièvrede jadis qui le mettait debout dès l’aube, bataillant contre lapeinture rebelle, semblait s’en être allée, dans une réactiond’indifférence et de paresse ; et, délicieusement, comme aprèsles grandes maladies, il végétait, il goûtait la joie unique devivre par toutes les fonctions de son corps.

Aujourd’hui, Christine seule existait. C’était elle quil’enveloppait de cette haleine de flamme, où s’évanouissaient sesvolontés d’artiste. Depuis le baiser ardent, irréfléchi, qu’ellelui avait posé aux lèvres la première, une femme était née de lajeune fille, l’amante qui se débattait chez la vierge, qui gonflaitsa bouche et l’avançait, dans la carrure du menton. Elle serévélait ce qu’elle devait être, malgré sa longue honnêteté :une chair de passion, une de ces chairs sensuelles, si troublantes,quand elles se dégagent de la pudeur où elles dorment. D’un coup etsans maître, elle savait l’amour, elle y apportait l’emportement deson innocence ; et elle, ignorante jusque-là, lui presque neufencore, faisant ensemble les découvertes de la volupté,s’exaltaient dans le ravissement de cette initiation commune. Ils’accusait de son ancien mépris : fallait-il être sot, dedédaigner en enfant des félicités qu’on n’avait pas vécues !Désormais, toute sa tendresse de la chair de la femme, cettetendresse dont il épuisait autrefois le désir dans ses œuvres, nele brûlait plus que pour ce corps vivant, souple et tiède, quiétait son bien. Il avait cru aimer les jours frisant sur les gorgesde soie, les beaux tons d’ambre pâle qui dorent la rondeur deshanches, le modelé douillet des ventres purs. Quelle illusion derêveur ! À cette heure seulement, il le tenait à pleins bras,ce triomphe de posséder son rêve, toujours fuyant jadis sous samain impuissante de peintre. Elle se donnait entière, il laprenait, depuis sa nuque jusqu’à ses pieds, il la serrait d’uneétreinte à la faire sienne, à l’entrer au fond de sa propre chair.Et elle, ayant tué la peinture, heureuse d’être sans rivale,prolongeait les noces. Au lit, le matin, c’étaient ses bras ronds,ses jambes douces qui le gardaient si tard, comme lié par deschaînes, dans la fatigue de leur bonheur ; en canot,lorsqu’elle ramait, il se laissait emporter sans force, ivre, rienqu’à regarder le balancement de ses reins ; sur l’herbe desîles, les yeux au fond de ses yeux, il restait en extase desjournées, absorbé par elle, vidé de son cœur et de son sang. Ettoujours, et partout, ils se possédaient, avec le besoin inassouvide se posséder encore.

Une des surprises de Claude était de la voir rougir pour lemoindre gros mot qui lui échappait. Les jupes rattachées, ellesouriait d’un air de gêne, détournait la tête, aux allusionsgaillardes. Elle n’aimait pas ça. Et, à ce propos, un jour, ils sefâchèrent presque.

C’était, derrière leur maison, dans le petit bois de chênes, oùils allaient parfois, en souvenir du baiser qu’ils y avaientéchangé, lors de leur première visite à Bennecourt. Lui, travailléd’une curiosité, l’interrogeait sur sa vie de couvent. Il la tenaità la taille, la chatouillait de son souffle, derrière l’oreille, entâchant de la confesser. Que savait-elle de l’homme, là-bas ?qu’en disait-elle avec ses amies ? quelle idée se faisait-ellede ça ?

« Voyons, mon mimi, conte-moi un peu… Est-ce que tu tedoutais ? »

Mais elle avait son rire mécontent, elle essayait de sedégager.

« Es-tu bête ! laisse-moi donc !… À quoi çat’avance-t-il ?

– Ça m’amuse… Alors, tu savais ? »

Elle eut un geste de confusion, les joues envahies derougeur.

« Mon Dieu ! comme les autres, des choses… »

Puis, en se cachant la face contre son épaule :

« On est bien étonnée tout de même. »

Il éclata de rire, la serra follement, la couvrit d’une pluie debaisers. Mais, quand il crut l’avoir conquise et qu’il voulutobtenir ses confidences, ainsi que d’un camarade qui n’a rien àcacher, elle s’échappa en phrases fuyantes, elle finit par bouder,muette, impénétrable. Et jamais elle n’en avoua plus long, même àlui qu’elle adorait. Il y avait là ce fond que les plus franchesgardent, cet éveil de leur sexe dont le souvenir demeure enseveliet comme sacré. Elle était très femme, elle se réservait, en sedonnant toute.

Pour la première fois, ce jour-là, Claude sentit qu’ilsrestaient étrangers. Une impression de glace, le froid d’un autrecorps, l’avait saisi. Est-ce que rien de l’un ne pouvait doncpénétrer dans l’autre, quand ils s’étouffaient, entre leurs braséperdus, avides d’étreindre toujours davantage, au-delà même de lapossession ?

Les jours passaient cependant, et ils ne souffraient point de lasolitude. Aucun besoin d’une distraction, d’une visite à faire ou àrecevoir, ne les avait encore sortis d’eux-mêmes. Les heuresqu’elle ne vivait pas près de lui, à son cou, elle les employait enménagère bruyante, bouleversant la maison par de grands nettoyagesque Mélie devait exécuter sous ses yeux, ayant des fringalesd’activité qui la faisaient se battre en personne contre les troiscasseroles de la cuisine. Mais le jardin surtout l’occupait :elle abattait des moissons de roses sur les rosiers géants, arméed’un sécateur, les mains déchirées par les épines ; elles’était donné une courbature à vouloir cueillir les abricots, dontelle avait vendu la récolte deux cents francs aux Anglais quibattent le pays chaque année ; et elle en tirait une vanitéextraordinaire, elle rêvait de vivre des produits du jardin. Lui,mordait moins à la culture. Il avait mis son divan dans la vastesalle transformée en atelier, il s’y allongeait pour la regardersemer et planter, par la fenêtre grande ouverte. C’était une paixabsolue, la certitude qu’il ne viendrait personne, que pas un coupde sonnette ne le dérangerait, à aucun moment de la journée. Ilpoussait si loin cette peur du dehors, qu’il évitait de passerdevant l’auberge des Faucheur, dans la continuelle crainte detomber sur une bande de camarades, débarqués de Paris. De toutl’été, pas une âme ne se montra. Il répétait chaque soir, enmontant se coucher, que tout de même c’était une rude chance.

Une seule plaie secrète saignait au fond de cette joie. Après lafuite de Paris, Sandoz ayant su l’adresse et ayant écrit, demandants’il pouvait aller le voir, Claude n’avait pas répondu. Unebrouille s’en était suivie, et cette vieille amitié semblait morte.Christine s’en désolait, car elle sentait bien qu’il avait rompupour elle. Continuellement, elle en parlait, ne voulant pas lefâcher avec ses amis, exigeant qu’il les rappelât. Mais, s’ilpromettait d’arranger les choses, il n’en faisait rien. C’étaitfini, à quoi bon revenir sur le passé ?

Vers les derniers jours de juillet, l’argent devenant rare, ildut se rendre à Paris, pour vendre au père Malgras unedemi-douzaine d’anciennes études ; et, en l’accompagnant à lagare, elle lui fit jurer d’aller serrer la main à Sandoz. Le soir,elle était là de nouveau, devant la station de Bonnières, quil’attendait.

« Eh bien, l’as-tu vu, vous êtes-vousembrassés ? »

Il se mit à marcher près d’elle, muet d’embarras. Puis, d’unevoix sourde :

« Non, je n’ai pas eu le temps. »

Alors, elle dit, navrée, tandis que deux grosses larmes noyaientses yeux :

« Tu me fais beaucoup de peine. »

Et, comme ils étaient sous les arbres, il la baisa au visage, enpleurant lui aussi, en la suppliant de ne pas augmenter sonchagrin. Est-ce qu’il pouvait changer la vie ? N’était-cepoint assez déjà d’être heureux ensemble ?

Pendant ces premiers mois, ils firent une seule rencontre.C’était au-dessus de Bennecourt, en remontant du côté de laRoche-Guyon. Ils suivaient un chemin désert et boisé, un de cesdélicieux chemins creux, lorsque, à un détour, ils tombèrent surtrois bourgeois en promenade, le père, la mère et la fille.Justement, se croyant bien seuls, ils s’étaient pris à la taille,en amoureux qui s’oublient derrière les haies : elle, ployée,abandonnait ses lèvres ; lui, rieur, avançait lessiennes ; et la surprise fut si vive, qu’ils ne se dérangèrentpoint, toujours liés d’une étreinte, marchant du même pas ralenti.Saisie, la famille restait collée contre un des talus, le père groset apoplectique, la mère d’une maigreur de couteau, la filleréduite à rien, déplumée comme un oiseau malade, tous les troislaids et pauvres du sang vicié de leur race. Ils étaient une honte,en pleine vie de la terre, sous le grand soleil. Et, soudain, latriste enfant qui regardait passer l’amour avec des yeuxstupéfaits, fut poussée par son père, emmenée par sa mère, horsd’eux, exaspérés de ce baiser libre, demandant s’il n’y avait doncplus de police dans nos campagnes ; tandis que, toujours sanshâte, les deux amoureux s’en allaient triomphants, dans leurgloire.

Claude pourtant s’interrogeait, la mémoire hésitante. Où diableavait-il vu ces têtes-là, cette déchéance bourgeoise, ces facesdéprimées et tassées, qui suaient les millions gagnés sur le pauvremonde ? C’était assurément dans une circonstance grave de savie. Et il se souvint, il reconnut les Margaillan, cet entrepreneurque Dubuche promenait au Salon des Refusés, et qui avait ri devantson tableau, d’un rire tonnant d’imbécile. Deux cents pas plusloin, comme il débouchait avec Christine du chemin creux, et qu’ilsse trouvaient en face d’une vaste propriété, une grande bâtisseblanche entourée de beaux arbres, ils apprirent d’une vieillepaysanne que la Richaudière, comme on la nommait, appartenait auxMargaillan depuis trois années. Ils l’avaient payée quinze centmille francs et ils venaient d’y faire des embellissements pourplus d’un million.

« Voilà un coin du pays où l’on ne nous reprendra guère,dit Claude en redescendant vers Bennecourt. Ils gâtent le paysage,ces monstres ! »

Mais, dès le milieu d’août, un gros événement changea leurvie : Christine était enceinte, et elle ne s’en apercevaitqu’au troisième mois, dans son insouciance d’amoureuse. Ce futd’abord une stupeur pour elle et pour lui, jamais ils n’avaientsongé que cela pût arriver. Puis, ils se raisonnèrent, sans joiepourtant, lui troublé de ce petit être qui allait venir compliquerl’existence, elle saisie d’une angoisse qu’elle ne s’expliquaitpas, comme si elle eût craint que cet accident-là ne fût la fin deleur grand amour. Elle pleura longtemps à son cou, il tâchaitvainement de la consoler, étranglé de la même tristesse sans nom.Plus tard, quand ils se furent habitués, ils s’attendrirent sur lepauvre petit, qu’ils avaient fait sans le vouloir, le jour tragiqueoù elle s’était livrée à lui, dans les larmes, sous le crépusculenavré qui noyait l’atelier : les dates y étaient, ce seraitl’enfant de la souffrance et de la pitié, souffleté à sa conceptiondu rire bête des foules. Et, dès lors, comme ils n’étaient pasméchants, ils l’attendirent, le souhaitèrent même, s’occupant déjàde lui et préparant tout pour sa venue.

L’hiver eut des froids terribles, Christine fut retenue par ungros rhume dans la maison mal close, qu’on ne parvenait pas àchauffer. Sa grossesse lui causait de fréquents malaises, ellerestait accroupie devant le feu, elle était obligée de se fâcher,pour que Claude sortît sans elle, fît de longues marches sur laterre gelée et sonore des routes. Et lui, pendant ces promenades,en se retrouvant seul après des mois de continuelle existence àdeux, s’étonnait de la façon dont avait tourné sa vie, en dehors desa volonté. Jamais il n’avait voulu ce ménage, même avecelle ; il en aurait eu l’horreur, si on l’avaitconsulté ; et ça s’était fait cependant, et ça n’était plus àdéfaire ; car, sans parler de l’enfant, il était de ceux quin’ont point le courage de rompre. Évidemment, cette destinéel’attendait, il devait s’en tenir à la première qui n’aurait pashonte de lui. La terre dure sonnait sous ses galoches, le ventglacial figeait sa rêverie, attardée à des pensées vagues, à sachance d’être tombé du moins sur une fille honnête, à tout ce qu’ilaurait souffert de cruel et de sale, s’il s’était mis avec unmodèle, las de rouler les ateliers ; et il était repris detendresse, il se hâtait de rentrer pour serrer Christine de sesdeux bras tremblants, comme s’il avait failli la perdre, déconcertéseulement lorsqu’elle se dégageait, en poussant un cri dedouleur.

« Oh ! pas si fort ! tu me fais dumal ! »

Elle portait les mains à son ventre, et lui regardait ce ventre,toujours avec la même surprise anxieuse.

L’accouchement eut lieu vers le milieu de février. Unesage-femme était venue de Vernon, tout marcha très bien : lamère fut sur pied au bout de trois semaines, l’enfant, un garçon,très fort, tétait si goulûment, qu’elle devait se lever jusqu’àcinq fois la nuit, pour l’empêcher de crier et de réveiller sonpère. Dès lors, le petit être révolutionna la maison, car elle, siactive ménagère, se montra nourrice très maladroite. La materniténe poussait pas en elle, malgré son bon cœur et ses désolations aumoindre bobo ; elle se lassait, se rebutait tout de suite,appelait Mélie, qui aggravait les embarras par sa stupiditébéante ; et il fallait que le père accourût l’aider, plus gênéencore que les deux femmes. Son ancien malaise à coudre, soninaptitude aux travaux de son sexe, reparaissait dans les soins queréclamait l’enfant. Il fut assez mal tenu, il s’éleva un peu àl’aventure, au travers du jardin et des pièces laissées en désordrede désespoir, encombrées de langes, de jouets cassés, de l’ordureet du massacre d’un petit monsieur qui fait ses dents. Et, quandles choses se gâtaient par trop, elle ne savait que se jeter auxbras de son cher amour : c’était son refuge, cette poitrine del’homme qu’elle aimait, l’unique source de l’oubli et du bonheur.Elle n’était qu’amante, elle aurait donné vingt fois le fils pourl’époux. Une ardeur même l’avait reprise après la délivrance, unesève remontante d’amoureuse qui se retrouve, avec sa taille libre,sa beauté refleurie. Jamais sa chair de passion ne s’était offertedans un tel frisson de désir.

Ce fut l’époque cependant où Claude se remit un peu à peindre.L’hiver finissait, il ne savait à quoi employer les gaies matinéesde soleil, depuis que Christine ne pouvait sortir avant midi, àcause de Jacques, le gamin qu’ils avaient nommé ainsi, du nom deson grand-père maternel, en négligeant du reste de le fairebaptiser. Il travailla dans le jardin, d’abord par désœuvrement,fit une pochade de l’allée d’abricotiers, ébaucha les rosiersgéants, composa des natures mortes, quatre pommes, une bouteille etun pot de grès, sur une serviette. C’était pour se distraire. Puis,il s’échauffa, l’idée de peindre une figure habillée en pleinsoleil, finit par le hanter ; et, dès ce moment, sa femme futsa victime, d’ailleurs complaisante, heureuse de lui faire unplaisir, sans comprendre encore quelle rivale terrible elle sedonnait. Il la peignit à vingt reprises, vêtue de blanc, vêtue derouge au milieu des verdures, debout ou marchant, à demi allongéesur l’herbe, coiffée d’un grand chapeau de campagne, tête nue sousune ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face d’une lumièrerose. Jamais il ne se contentait pleinement, il grattait les toilesau bout de deux ou trois séances, recommençait tout de suite,s’entêtant au même sujet. Quelques études, incomplètes, mais d’unenotation charmante dans la vigueur de leur facture, furent sauvéesdu couteau à palette et pendues aux murs de la salle à manger.

Et, après Christine, ce fut Jacques qui dut poser. On le mettaitnu comme un petit saint Jean, on le couchait, par les journéeschaudes, sur une couverture ; et il ne fallait plus qu’ilbougeât. Mais c’était le diable. Égayé, chatouillé par le soleil,il riait et gigotait, ses petits pieds roses en l’air, se roulant,culbutant, le derrière par-dessus la tête. Le père, après avoir ri,se fâchait, jurait contre ce sacré mioche qui ne pouvait pas êtresérieux une minute. Est-ce qu’on plaisantait avec lapeinture ? Alors, la mère, à son tour, faisait les gros yeux,maintenait le petit pour que le peintre attrapât au vol le dessind’un bras ou d’une jambe. Pendant des semaines, il s’obstina,tellement les tons si jolis de cette chair d’enfance le tentaient.Il ne le couvait plus que de ses yeux d’artiste, comme un motif àchef-d’œuvre, clignant les paupières, rêvant le tableau. Et ilrecommençait l’expérience, il le guettait des jours entiers,exaspéré que ce polisson-là ne voulût pas dormir, aux heures oùl’on aurait pu le peindre.

Un jour que Jacques sanglotait, en refusant de tenir la pose,Christine dit doucement :

« Mon ami, tu le fatigues, ce pauvre mignon. »

Alors, Claude s’emporta, plein de remords.

« Tiens ! c’est vrai, je suis stupide, avec mapeinture !… Les enfants, ce n’est pas fait pour ça. »

Le printemps et l’été se passèrent encore, dans une grandedouceur. On sortait moins, on avait presque délaissé le canot, quiachevait de se pourrir contre la berge ; car c’était toute unehistoire que d’emmener le petit dans les îles. Mais on descendaitsouvent à pas ralentis le long de la Seine, sans jamais s’écarter àplus d’un kilomètre. Lui, fatigué des éternels motifs du jardin,tentait maintenant des études au bord de l’eau ; et, cesjours-là, elle allait le chercher avec l’enfant, s’asseyait pour leregarder peindre, en attendant de rentrer languissamment tous lestrois, sous la cendre fine du crépuscule. Une après-midi, il futsurpris de la voir apporter son ancien album de jeune fille. Elleen plaisanta, elle expliqua que ça réveillait des choses en elle,d’être là, derrière lui. Sa voix tremblait un peu, la vérité étaitqu’elle éprouvait le besoin de se mettre de moitié dans sa besogne,depuis que cette besogne le lui enlevait davantage chaque jour.Elle dessina, risqua deux ou trois aquarelles, d’une main soigneusede pensionnaire. Puis, découragée par ses sourires, sentant bienque la communion ne se faisait pas sur ce terrain, elle lâcha denouveau son album, en le forçant à promettre qu’il lui donneraitdes leçons de peinture, plus tard, quand il aurait le temps.

D’ailleurs, elle trouvait très jolies ses dernières toiles.Après cette année de repos en pleine campagne, en pleine lumière,il peignait avec une vision nouvelle, comme éclaircie, d’une gaietéde tons chantante. Jamais encore il n’avait eu cette science desreflets, cette sensation si juste des êtres et des choses, baignantdans la clarté diffuse. Et, désormais, elle aurait déclaré celaabsolument bien, gagnée par ce régal de couleurs, s’il avait voulufinir davantage, et si elle n’était restée interdite parfois,devant un terrain lilas ou devant un arbre bleu, qui déroutaienttoutes ses idées arrêtées de coloration. Un jour qu’elle osait sepermettre une critique, précisément à cause d’un peuplier lavéd’azur, il lui avait fait constater, sur la nature même, cebleuissement délicat des feuilles. C’était vrai pourtant, l’arbreétait bleu ; mais, au fond, elle ne se rendait pas, condamnaitla réalité : il ne pouvait y avoir des arbres bleus dans lanature.

Elle ne parla plus que gravement des études qu’il accrochait auxmurs de la salle. L’art rentrait dans leur vie, et elle endemeurait toute songeuse. Quand elle le voyait partir avec son sac,sa pique et son parasol, il lui arrivait de se pendre d’un élan àson cou.

« Tu m’aimes, dis ?

– Es-tu bête ! pourquoi veux-tu que je ne t’aimepas ?

– Alors, embrasse-moi comme tu m’aimes, bien fort, bienfort ! »

Puis, l’accompagnant jusque sur la route :

« Et travaille, tu sais que je ne t’ai jamais empêché detravailler… Va, va, je suis contente, lorsque tutravailles. »

Une inquiétude parut s’emparer de Claude, lorsque l’automne decette seconde année fit jaunir les feuilles et ramena les premiersfroids. La saison fut justement abominable, quinze jours de pluiestorrentielles le retinrent oisif à la maison ; ensuite, desbrouillards vinrent à chaque instant contrarier ses séances. Ilrestait assombri devant le feu, il ne parlait jamais de Paris, maisla ville se dressait là-bas, à l’horizon, la ville d’hiver avec songaz qui flambait dès cinq heures, ses réunions d’amis se fouettantd’émulation, sa vie de production ardente que même les glaces dedécembre ne ralentissaient pas. En un mois, il s’y rendit à troisreprises, sous le prétexte de voir Malgras, auquel il avait encorevendu quelques petites toiles. Maintenant, il n’évitait plus depasser devant l’auberge des Faucheur, il se laissait même arrêterpar le père Poirette, acceptait un verre de vin blanc ; et sesregards fouillaient la salle, comme s’il eût cherché, malgré lasaison, des camarades d’autrefois, tombés là du matin. Ils’attardait, dans l’attente ; puis, désespéré de solitude, ilrentrait, étouffant de tout ce qui bouillonnait en lui, malade den’avoir personne pour crier ce dont éclatait son crâne.

L’hiver s’écoula pourtant, et Claude eut la consolation depeindre quelques beaux effets de neige. Une troisième annéecommençait, lorsque, dans les derniers jours de mai, une rencontreinattendue l’émotionna. Il était, ce matin-là, monté sur leplateau, pour chercher un motif, les bords de la Seine ayant finipar le lasser ; et il resta stupide, au détour d’un chemin,devant Dubuche qui s’avançait entre deux haies de sureau, coifféd’un chapeau noir, pincé correctement dans sa redingote.

« Comment ! c’est toi ! »

L’architecte bégaya de contrariété.

« Oui, je vais faire une visite… Hein ? c’est jolimentbête, à la campagne ! Mais, que veux-tu ? on est forcé àdes ménagements… Et toi, tu habites par ici ? Je le savais…C’est-à-dire, non ! on m’avait bien appris quelque chose commeça, mais je croyais que c’était de l’autre côté, plusloin. »

Claude, très remué, le tira d’embarras.

« Bon, bon, mon vieux, tu n’as pas à t’excuser, c’est moile plus coupable… Ah ! qu’il y a donc longtemps qu’on ne s’estvus ! Si je te disais le coup que j’ai reçu au cœur, quand tonnez a débouché des feuilles ! »

Alors, il lui prit le bras, il l’accompagna en ricanant deplaisir ; et l’autre, dans la continuelle préoccupation de safortune, qui le faisait parler de lui sans cesse, se mit tout desuite à causer de son avenir. Il venait de passer élève de premièreclasse à l’école, après avoir décroché avec une peine infinie lesmentions réglementaires. Mais ce succès le laissait perplexe. Sesparents ne lui envoyaient plus un sou, pleurant misère, pour qu’illes soutînt à son tour ; il avait renoncé au prix de Rome,certain d’être battu, pressé de gagner sa vie ; et il étaitlas déjà, écœuré de faire la place, de gagner un franc vingt-cinqde l’heure chez des architectes ignorants, qui le traitaient enmanœuvre. Quelle route choisir ? où prendre le plus courtchemin ? Il quitterait l’École, il aurait un bon coup d’épaulede son patron, le puissant Dequersonnière, dont il était aimé poursa docilité d’élève piocheur. Seulement, que de peine encore, qued’inconnu devant lui ! Et il se plaignait avec amertume de cesÉcoles du gouvernement, où l’on trimait tant d’années, et quin’assuraient même pas une position à tous ceux qu’elles jetaientsur le pavé.

Brusquement, il s’arrêta au milieu du sentier. Les haies desureau débouchaient en plaine rase, et la Richaudière apparaissait,au milieu de ses grands arbres.

« Tiens ! c’est vrai, s’écria Claude, je n’avais pascompris… Tu vas dans cette baraque. Ah ! les magots, ont-ilsde sales têtes ! »

Dubuche, l’air vexé de ce cri d’artiste, protesta d’un airgourmé.

« N’empêche que le père Margaillan, tout crétin qu’il tesemble, est un fier homme dans sa partie. Il faut le voir sur seschantiers, au milieu de ses bâtisses : une activité du diable,un sens étonnant de la bonne administration, un flair merveilleuxdes rues à construire et des matériaux à acheter. Du reste, on negagne pas des millions sans être un monsieur… Et puis, pour ce queje veux faire de lui, moi ! Je serais bien bête de n’être paspoli à l’égard d’un homme qui peut m’être utile. »

Tout en parlant, il barrait l’étroit chemin, il empêchait sonami d’avancer, sans doute par crainte d’être compromis, si on lesvoyait ensemble, et pour lui faire entendre qu’ils devaient seséparer là.

Claude allait l’interroger sur les camarades de Paris ;mais il se tut. Pas un mot de Christine ne fut même prononcé. Et ilse résignait à le quitter, il tendait la main, lorsque cettequestion sortit malgré lui de ses lèvres tremblantes :

« Sandoz va bien ?

– Oui, pas mal. Je le vois rarement… Il m’a encore parlé de toi,le mois dernier. Il est toujours désolé que tu nous aies mis à laporte.

– Mais je ne vous ai pas mis à la porte ! cria Claude horsde lui ; mais, je vous en supplie, venez me voir ; Jeserais si heureux !

– Alors, c’est ça, nous viendrons. Je lui dirai de venir, paroled’honneur !… Adieu, adieu, mon vieux. Je suispressé. »

Et Dubuche s’en alla vers la Richaudière, et Claude le regardaqui se rapetissait au milieu des cultures, avec la soie luisante deson chapeau et la tache noire de sa redingote. Il rentra lentement,le cœur gros d’une tristesse sans cause. Il ne dit rien à sa femmede cette rencontre.

Huit jours plus tard, Christine était allée chez les Faucheuracheter une livre de vermicelle, et elle s’attardait au retour,elle causait avec une voisine, son enfant au bras, lorsqu’unmonsieur, qui descendait du bac, s’approcha et luidemanda :

« Monsieur Claude Lantier ? c’est par ici, n’est-cepas ? »

Elle resta saisie, elle répondit simplement :

« Oui, monsieur. Si vous voulez bien me suivre… »

Pendant une centaine de mètres, ils marchèrent côte à côte.L’étranger, qui semblait la connaître, l’avait regardée avec un bonsourire ; mais, comme elle hâtait le pas, cachant son troublesous un air grave, il se taisait. Elle ouvrit la porte, ellel’introduisit dans la salle, en disant :

« Claude, une visite pour toi. »

Il y eut une grande exclamation, les deux hommes étaient déjàdans les bras l’un de l’autre.

« Ah ! mon vieux Pierre, ah ! que tu es gentild’être venu !… Et Dubuche ?

– Au dernier moment, une affaire l’a retenu, et il m’a envoyéune dépêche pour que je parte sans lui.

– Bon ! je m’y attendais un peu… Mais te voilà, toi !Ah ! tonnerre de Dieu, que je suis content ! »

Et, se tournant vers Christine, qui souriait, gagnée par lajoie :

« C’est vrai, je ne t’ai pas conté. J’ai rencontré l’autrejour Dubuche, qui se rendait là-haut, à la propriété de cesmonstres… »

Mais il s’interrompit de nouveau, pour crier avec un gestefou :

« Je perds la tête, décidément ! Vous ne vous êtesjamais parlé, et je vous laisse là… Ma chérie, tu vois cemonsieur : c’est mon vieux camarade Pierre Sandoz, que j’aimecomme un frère… Et toi, mon brave, je te présente ma femme. Et vousallez vous embrasser tous les deux. »

Christine se mit à rire franchement, et elle tendit la joue, degrand cœur. Tout de suite, Sandoz lui avait plu, avec sa bonhomie,sa solide amitié, l’air de sympathie paternelle dont il laregardait. Une émotion mouilla ses yeux, lorsqu’il lui retint lesmains entre les siennes, en disant :

« Vous êtes bien gentille d’aimer Claude, et il faut vousaimer toujours, car c’est encore ce qu’il y a demeilleur. »

Puis, se penchant pour baiser le petit, qu’elle avait aubras :

« Alors, en voilà déjà un ? »

Le peintre eut un vague geste d’excuse.

« Que veux-tu ? ça pousse sans qu’on ysonge ! »

Claude garda Sandoz dans la salle, pendant que Christinerévolutionnait la maison pour le déjeuner. En deux mots, il luiconta leur histoire, qui elle était, comment il l’avait connue,quelles circonstances les avaient fait se mettre en ménage ;et il parut s’étonner, lorsque son ami voulut savoir pourquoi ilsne se mariaient pas. Mon Dieu ! pourquoi ? parce qu’ilsn’en avaient même jamais causé, parce qu’elle ne semblait pas ytenir, et qu’ils n’en seraient certainement ni plus ni moinsheureux. Enfin, c’était une chose sans conséquence.

« Bon ! dit l’autre. Moi, ça ne me gêne point… Tu l’aseue honnête, tu devrais l’épouser.

– Mais quand elle voudra, mon vieux ! Bien sûr que je nesonge pas à la planter là, avec un enfant. »

Ensuite, Sandoz s’émerveilla des études pendues aux murs.Ah ! le gaillard avait joliment employé son temps !Quelle justesse de ton, quel coup de vrai soleil ! Et Claude,qui l’écoutait, ravi, avec des rires d’orgueil, allait lequestionner sur les camarades, sur ce qu’ils faisaient tous,lorsque Christine rentra, en criant :

« Venez vite, les œufs sont sur la table. »

On déjeuna dans la cuisine, un déjeuner extraordinaire, unefriture de goujons après les œufs à la coque, puis le bouilli de laveille assaisonné en salade, avec des pommes de terre et un harengsaur. C’était délicieux, l’odeur forte et appétissante du harengque Mélie avait culbuté sur la braise, la chanson du café quipassait goutte à goutte dans le filtre, au coin du fourneau. Et,quand le dessert parut, des fraises cueillies à l’instant, unfromage qui sortait de la laiterie d’une voisine, on causa sansfin, les coudes carrément sur la table. À Paris ? monDieu ! à Paris, les camarades ne faisaient rien de bien neuf.Pourtant, dame ! ils jouaient des coudes, ils se poussaient àqui se caserait le premier. Naturellement, les absents avaienttort, il était bon d’y être, lorsqu’on ne voulait pas se laissertrop oublier. Mais est-ce que le talent n’était pas letalent ? est-ce qu’on n’arrivait pas toujours, lorsqu’on enavait la volonté et la force ? Ah ! oui, c’était le rêve,vivre à la campagne, y entasser des chefs-d’œuvre, puis un beaujour écraser Paris, en ouvrant ses malles !

Le soir, lorsque Claude accompagna Sandoz à la gare, ce dernierlui dit :

« À propos, je comptais te faire une confidence… Je croisque je vais me marier. »

Du coup, le peintre éclata de rire.

« Ah ! farceur, je comprends pourquoi tu me sermonnaisce matin ! »

En attendant le train, ils causèrent encore. Sandoz expliqua sesidées sur le mariage, qu’il considérait bourgeoisement comme lacondition même du bon travail, de la besogne réglée et solide, pourles grands producteurs modernes. La femme dévastatrice, la femmequi tue l’artiste, lui broie le cœur et lui mange le cerveau, étaitune idée romantique, contre laquelle les faits protestaient. Lui,d’ailleurs, avait le besoin d’une affection gardienne de satranquillité, d’un intérieur de tendresse où il pût se cloîtrer,afin de consacrer sa vie entière à l’œuvre énorme dont il promenaitle rêve. Et il ajoutait que tout dépendait du choix, il croyaitavoir trouvé celle qu’il cherchait, une orpheline, la simple fillede petits commerçants sans un sou, mais belle, intelligente. Depuissix mois, après avoir donné sa démission d’employé, il s’étaitlancé dans le journalisme, où il gagnait plus largement sa vie. Ilvenait d’installer sa mère dans une petite maison des Batignolles,il y voulait l’existence à trois, deux femmes pour l’aimer, et luides reins assez forts pour nourrir tout son monde.

« Marie-toi, mon vieux, dit Claude. On doit faire ce quel’on sent… Et adieu, voici ton train. N’oublie pas ta promesse derevenir nous voir. »

Sandoz revint très souvent. Il tombait au hasard, quand sonjournal le lui permettait, libre encore, ne devant se mettre enménage qu’à l’automne. C’étaient des journées heureuses, desaprès-midi entières de confidences ; les anciennes volontés degloire reprises en commun.

Un jour, seul avec Claude, dans une île, étendus côte à côte,les yeux perdus au ciel, il lui conta sa vaste ambition, il seconfessa tout haut.

« Le journal, vois-tu, ce n’est qu’un terrain de combat. Ilfaut vivre et il faut se battre pour vivre… Puis, cette gueuse depresse, malgré les dégoûts du métier, est une sacrée puissance, unearme invincible aux mains d’un gaillard convaincu… Mais, si je suisforcé de m’en servir, je n’y vieillirai pas, ah ! non !Et je tiens mon affaire, oui, je tiens ce que je cherchais, unemachine à crever de travail, quelque chose où je vais m’engloutirpour n’en pas ressortir peut-être. »

Un silence tomba des feuillages, immobiles dans la grossechaleur. Il reprit d’une voix ralentie, en phrases sanssuite :

« Hein ? étudier l’homme tel qu’il est, non plus leurpantin métaphysique, mais l’homme physiologique, déterminé par lemilieu, agissant sous le jeu de tous ses organes… N’est-ce pas unefarce que cette étude continue et exclusive de la fonction ducerveau, sous le prétexte que le cerveau est l’organe noble ?…La pensée, la pensée, eh ! tonnerre de Dieu ! la penséeest le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau toutseul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau, quand leventre est malade !… Non ! c’est imbécile, la philosophien’y est plus, la science n’y est plus, nous sommes despositivistes, des évolutionnistes, et nous garderions le mannequinlittéraire des temps classiques, et nous continuerions à déviderles cheveux emmêlés de la raison pure ! Qui dit psychologuedit traître à la vérité. D’ailleurs, physiologie, psychologie, celane signifie rien : l’une a pénétré l’autre, toutes deux nesont qu’une aujourd’hui, le mécanisme de l’homme aboutissant à lasomme totale de ses fonctions… Ah ! la formule est là, notrerévolution moderne n’a pas d’autre base, c’est la mort fatale del’antique société, c’est la naissance d’une société nouvelle, etc’est nécessairement la poussée d’un nouvel art, dans ce nouveauterrain… Oui, on verra, on verra la littérature qui va germer pourle prochain siècle de science et de démocratie ! »

Son cri monta, se perdit au fond du ciel immense. Pas un soufflene passait, il n’y avait, le long des saules, que le glissementmuet de la rivière. Et il se tourna brusquement vers son compagnon,il lui dit dans la face :

« Alors, j’ai trouvé ce qu’il me fallait, à moi. Oh !pas grand-chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour unevie humaine, même quand on a des ambitions trop vastes… Je vaisprendre une famille, et j’en étudierai les membres, un à un, d’oùils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur lesautres ; enfin, une humanité en petit, la façon dontl’humanité pousse et se comporte… D’autre part, je mettrai mesbonshommes dans une période historique déterminée, ce qui medonnera le milieu et les circonstances, un morceau d’histoire…Hein ? tu comprends, une série de bouquins, quinze, vingtbouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun soncadre à part, une suite de romans à me bâtir une maison pour mesvieux jours, s’ils ne m’écrasent pas ! »

Il retomba sur le dos, il élargit les bras dans l’herbe, parutvouloir entrer dans la terre, riant, plaisantant.

« Ah ! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mèrecommune, l’unique source de la vie ! toi l’éternelle,l’immortelle, où circule l’âme du monde, cette sève épandue jusquedans les pierres, et qui fait des arbres nos grands frèresimmobiles !… Oui, je veux me perdre en toi, c’est toi que jesens là, sous mes membres, m’étreignant et m’enflammant, c’est toiseule qui seras dans mon œuvre comme la force première, le moyen etle but, l’arche immense, où toutes les choses s’animent du soufflede tous les êtres ! »

Mais, commencée en blague, avec l’enflure de son emphaselyrique, cette invocation s’acheva en un cri de conviction ardente,que faisait trembler une émotion profonde de poète ; et sesyeux se mouillèrent ; et, pour cacher cet attendrissement, ilajouta d’une voix brutale, avec un vaste geste qui embrassaitl’horizon :

« Est-ce bête, une âme à chacun de nous, quand il y a cettegrande âme ! »

Claude n’avait pas bougé, disparu au fond de l’herbe. Après unnouveau silence, il conclut :

« Ça y est, mon vieux ! crève-les tous !… Mais tuvas te faire assommer.

– Oh ! dit Sandoz qui se leva et s’étira, j’ai les os tropdurs. Ils se casseront les poignets… Rentrons, je ne veux pasmanquer le train. »

Christine s’était prise pour lui d’une vive amitié, en le voyantdroit et robuste dans la vie ; et elle osa enfin lui demanderun service, celui d’être le parrain de Jacques. Sans doute, elle nemettait plus les pieds à l’église ; mais à quoi bon laisser cegamin en dehors de l’usage ? Puis, ce qui surtout la décidait,c’était de lui donner un soutien, ce parrain qu’elle sentait sipondéré, si raisonnable, dans les éclats de sa force. Claudes’étonna, consentit avec un haussement d’épaules. Et le baptême eutlieu, on trouva une marraine, la fille d’une voisine. Ce fut unefête, on mangea un homard, apporté de Paris.

Justement, ce jour-là, comme on se séparait, Christine pritSandoz à part, et lui dit, d’une voix suppliante :

« Revenez bientôt, n’est-ce pas ? Ils’ennuie. »

Claude, en effet, tombait dans des tristesses noires. Ilabandonnait ses études, sortait seul, rôdait malgré lui devantl’auberge des Faucheur, à l’endroit où le bac abordait, comme s’ileût toujours compté voir Paris débarquer. Paris le hantait, il yallait chaque mois, en revenait désolé, incapable de travail.L’automne arriva, puis l’hiver, un hiver humide, trempé deboue ; et il le passa dans un engourdissement maussade, amerpour Sandoz lui-même, lui, marié d’octobre, ne pouvait plus fairesi souvent le voyage de Bennecourt. Il ne semblait s’éveiller qu’àchacune de ces visites, il en gardait une excitation pendant unesemaine, ne tarissait pas en paroles fiévreuses sur les nouvellesde là-bas. Lui, qui, auparavant, cachait son regret de Paris,étourdissait maintenant Christine, l’entretenait du matin au soir,à propos d’affaires qu’elle ignorait et de gens qu’elle n’avaitjamais vus. C’était, au coin du feu, lorsque Jacques dormait, descommentaires sans fin. Il se passionnait, et il fallait encorequ’elle donnât son opinion, qu’elle se prononçât dans leshistoires.

Est-ce que Gagnière n’était pas idiot, à s’abrutir avec samusique, lui qui aurait pu avoir un talent si consciencieux depaysagiste ? Maintenant, disait-on, il prenait chez unedemoiselle des leçons de piano, à son âge ! Hein ? qu’enpensait-elle ? une vraie toquade ! Et Jory qui cherchaità se remettre avec Irma Bécot, depuis que celle-ci avait un petithôtel, rue de Moscou ! Elle les connaissait, ces deux-là, deuxbonnes rosses qui faisaient la paire, n’est-ce pas ? Mais lemalin des malins, c’était Fagerolles, auquel il flanquerait sesquatre vérités, quand il le verrait. Comment ! ce lâcheurvenait de concourir pour le prix de Rome, qu’il avait raté, dureste ! Un gaillard qui blaguait l’École, qui parlait de toutdémolir ! Ah ! décidément, la démangeaison du succès, lebesoin de passer sur le ventre des camarades et d’être salué pardes crétins, poussait à faire de bien grandes saletés. Voyons, ellene le défendait pas, peut-être ? elle n’était pas assezbourgeoise pour le défendre ? Et, quand elle avait dit commelui, il retombait toujours avec de grands rires nerveux sur la mêmehistoire, qu’il trouvait d’un comique extraordinaire :l’histoire de Mahoudeau et de Chaîne, qui avaient tué le petitJabouille, le mari de Mathilde, la terrible herboriste :oui ! tué, un soir que ce cocu phtisique avait eu une syncope,et que tous deux, appelés par la femme, s’étaient mis à lefrictionner si dur, qu’il leur était resté dans lesmains !

Alors, si Christine ne s’égayait pas, Claude se levait et disaitd’une voix bourrue :

« Oh ! toi, rien ne te fait rire… Allons nous coucher,ça vaudra mieux. »

Il l’adorait encore, il la possédait avec l’emportementdésespéré d’un amant qui demande à l’amour l’oubli de tout, la joieunique. Mais il ne pouvait aller au-delà du baiser, elle nesuffisait plus, un autre tourment l’avait repris, invincible.

Au printemps, Claude, qui avait juré de ne plus exposer, par uneaffectation de dédain, s’inquiéta beaucoup du Salon. Quand ilvoyait Sandoz, il le questionnait sur les envois des camarades. Lejour de l’ouverture, il y alla, et revint le soir même, frémissant,très sévère. Il n’y avait qu’un buste de Mahoudeau, bien, sansimportance ; un petit paysage de Gagnière, reçu dans le tas,était aussi d’une jolie note blonde ; puis, rien autre, rienque le tableau de Fagerolles, une actrice devant sa glace, faisantsa figure. Il ne l’avait pas cité d’abord, il en parla ensuite avecdes rires indignés. Ce Fagerolles, quel truqueur ! Maintenantqu’il avait raté son prix, il ne craignait plus d’exposer, illâchait décidément l’École, mais il fallait voir avec quelleadresse, pour quel compromis, une peinture qui jouait l’audace duvrai, sans une seule qualité originale ! Et ça aurait dusuccès, les bourgeois aimaient trop qu’on les chatouillât, en ayantl’air de les bousculer. Ah ! comme il était temps qu’unvéritable peintre parût, dans ce désert morne du Salon, au milieude ces malins et de ces imbéciles ! Quelle place à prendre,tonnerre de Dieu !

Christine, qui l’écoutait se fâcher, finit par dire enhésitant :

« Si tu voulais, nous rentrerions à Paris.

– Qui te parle de ça ? cria-t-il. On ne peut causer avectoi, sans que tu cherches midi à quatorze heures. »

Six semaines plus tard, il apprit une nouvelle qui l’occupa huitjours : son ami Dubuche épousait Mlle RégineMargaillan, la fille du propriétaire de la Richaudière ; etc’était une histoire compliquée, dont les détails l’étonnaient etl’égayaient énormément. D’abord, cet animal de Dubuche venait dedécrocher une médaille, pour un projet de Pavillon au milieu d’unparc, qu’il avait exposé ; ce qui était déjà très amusant, carle projet, disait-on, avait dû être remis debout par son patronDequersonnière, lequel, tranquillement, l’avait fait médailler parle jury, qu’il présidait. Ensuite, le comble était que cetterécompense attendue avait décidé le mariage. Hein ? un jolitrafic, si, maintenant, les médailles servaient à caser les bonsélèves nécessiteux au sein des familles riches ! Le pèreMargaillan, comme tous les parvenus, rêvait de trouver un gendrequi l’aidât, qui lui apportât, dans sa partie, des diplômesauthentiques et d’élégantes redingotes ; et, depuis quelquetemps, il couvait des yeux ce jeune homme, cet élève de l’École desBeaux-Arts, dont les notes étaient excellentes, si appliqué, sirecommandé par ses maîtres. La médaille l’enthousiasma, du coup ildonna sa fille, il prit cet associé qui décuplerait les millions encaisse, puisqu’il savait ce qu’il était nécessaire de savoir pourbien bâtir. D’ailleurs, la pauvre Régine, toujours triste, d’unesanté chancelante, aurait là un mari bien portant.

« Crois-tu ? répétait Claude à sa femme, faut-il aimerl’argent, pour épouser ce malheureux petit chatécorché ! »

Et, comme Christine, apitoyée, la défendait :

« Mais je ne tape pas sur elle. Tant mieux si le mariage nel’achève pas ! Elle est certainement innocente de ce que sonmaçon de père a eu l’ambition stupide, d’épouser une fille debourgeois, et de ce qu’ils l’ont si mal fichue à eux deux, lui lesang gâté par des générations d’ivrognes, elle épuisée, la chairmangée de tous les virus des races finissantes. Ah ! une joliedégringolade, au milieu des pièces de cent sous ! Gagnez,gagnez donc des fortunes, pour mettre vos fœtus dans del’esprit-de-vin ! »

Il tournait à la férocité, sa femme devait l’étreindre, legarder entre ses bras, et le baiser, et rire, pour qu’il redevîntle bon enfant des premiers jours. Alors, plus calme, il comprenait,il approuvait les mariages de ses deux vieux compagnons. C’étaitvrai, pourtant, que tous les trois avaient pris femme ! Commela vie était drôle !

Une fois encore, l’été s’acheva, le quatrième qu’ils passaient àBennecourt. Jamais ils ne devaient être plus heureux, l’existenceleur était douce et à bon compte, au fond de ce village. Depuisqu’ils y habitaient, l’argent ne leur avait pas manqué, les millefrancs de rente et les quelques toiles vendues suffisaient à leursbesoins ; même ils faisaient des économies, ils avaient achetédu linge. De son côté, le petit Jacques, âgé de deux ans et demi,se trouvait admirablement de la campagne. Du matin au soir, il setraînait dans la terre, en loques et barbouillé, poussant à saguise, d’une belle santé rougeaude. Souvent, sa mère ne savait pluspar quel bout le prendre, pour le nettoyer un peu ; et,lorsqu’elle le voyait bien manger, bien dormir, elle ne s’enpréoccupait pas autrement, elle réservait ses tendresses inquiètespour son autre grand enfant d’artiste, son cher homme, dont leshumeurs noires l’emplissaient d’angoisse. Chaque jour, la situationempirait, ils avaient beau vivre tranquilles, sans cause de chagrinaucune, ils n’en glissaient pas moins à une tristesse, à un malaisequi se traduisait par une exaspération de toutes les heures.

Et c’en était fait, des joies premières de la campagne. Leurbarque pourrie, défoncée, avait coulé au fond de la Seine. Dureste, ils n’avaient même plus l’idée de se servir du canot que lesFaucheur mettaient à leur disposition. La rivière les ennuyait, uneparesse leur était venue de ramer, ils répétaient sur certainscoins délicieux des îles les exclamations enthousiastesd’autrefois, sans jamais être tentés d’y retourner voir. Même, lespromenades le long des berges avaient perdu de leur charme ;on y était grillé l’été, on s’y enrhumait l’hiver ; et, quantau plateau, à ces vastes terres plantées de pommiers qui dominaientle village, elles devenaient comme un pays lointain, quelque chosede trop reculé pour qu’on eût la folie d’y risquer ses jambes. Leurmaison aussi les irritait, cette caserne où il fallait manger dansle graillon de la cuisine, où leur chambre était le rendez-vous desquatre vents du ciel. Par un surcroît de malchance, la récolte desabricots avait manqué, cette année-là, et les plus beaux desrosiers géants, très vieux, envahis d’une lèpre, étaient morts. Ahquelle usure mélancolique de l’habitude ! comme l’éternellenature avait l’air de se faire vieille, dans cette satiété lassedes mêmes horizons ! Mais le pis était que, en lui, le peintrese dégoûtait de la contrée, ne trouvant plus un seul motif quil’enflammât, battant les champs d’un pas morne, ainsi qu’un domainevide désormais, dont il aurait épuisé la vie, sans y laisserl’intérêt d’un arbre ignoré, d’un coup de lumière imprévu. Non,c’était fini, c’était glacé, il ne ferait plus rien de bon, dans cepays de chien !

Octobre arriva, avec son ciel noyé d’eau. Un des premiers soirsde pluie, Claude s’emporta, parce que le dîner n’était pas prêt. Ilflanqua cette oie de Mélie à la porte, il gifla Jacques qui seroulait dans ses jambes. Alors, Christine, pleurante, l’embrassa,en disant :

« Allons-nous-en, oh ! retournons àParis ! »

Il se dégagea, il cria d’une voix de colère :

« Encore cette histoire !… Jamais,entends-tu !

– Fais-le pour moi, reprit-elle ardemment. C’est moi qui te ledemande, c’est à moi que tu feras plaisir.

– Tu t’ennuies donc ici ?

– Oui, j’y mourrai, si nous restons… Et puis, je veux que tutravailles, je sens bien que ta place est là-bas. Ce serait uncrime, de t’enterrer davantage.

– Non, laisse-moi ! »

Il frémissait, Paris l’appelait à l’horizon, le Paris d’hiverqui s’allumait de nouveau. Il y entendait le grand effort descamarades, il y rentrait pour qu’on ne triomphât pas sans lui, pourredevenir le chef, puisque pas un n’avait la force ni l’orgueil del’être. Et, dans cette hallucination, dans le besoin qu’iléprouvait de courir là-bas, il s’obstinait à refuser d’y aller, parune contradiction involontaire, qui montait du fond de sesentrailles, sans qu’il se l’expliquât lui-même. Était-ce la peurdont tremble la chair des plus braves, le débat sourd du bonheurcontre la fatalité du destin ?

« Écoute, dit violemment Christine, je fais les malles etje t’emmène. »

Cinq jours plus tard, ils partaient pour Paris, après avoir toutemballé et tout envoyé au chemin de fer.

Claude était déjà sur la route, avec le petit Jacques, lorsqueChristine s’imagina qu’elle oubliait quelque chose. Elle revintseule dans la maison, elle la trouva complètement vide et se mit àpleurer : c’était une sensation d’arrachement, quelque chosed’elle-même qu’elle laissait, sans pouvoir dire quoi. Comme elleserait volontiers restée ! quel ardent désir elle avait devivre toujours là, elle qui venait d’exiger ce départ, ce retourdans la ville de passion, où elle sentait une rivale !Pourtant, elle continuait à chercher ce qui lui manquait, ellefinit par cueillir une rose, devant la cuisine, une dernière rose,rouillée par le froid. Puis, elle ferma la porte sur le jardindésert.

Chapitre 7

 

Lorsqu’il se retrouva sur le pavé de Paris, Claude fut prisd’une fièvre de vacarme et de mouvement, du besoin de sortir, debattre la ville, d’aller voir les camarades. Il filait dès sonréveil, il laissait Christine installer seule l’atelier qu’ilsavaient loué rue de Douai, près du boulevard de Clichy. Ce fut dela sorte que, le surlendemain de sa rentrée, il tomba chezMahoudeau, à huit heures du matin, par un petit jour gris et glacéde novembre, qui se levait à peine.

Pourtant, la boutique de la rue du Cherche-Midi, que lesculpteur occupait toujours, était ouverte ; et celui-ci, laface blanche, mal réveillé, enlevait les volets en grelottant.

« Ah ! c’est toi !… Fichtre ! tu étaismatinal, à la campagne… Est-ce fait ? es-tu deretour ?

– Oui, depuis avant-hier.

– Bon ! on va se voir… Entre donc, ça commence à piquer, cematin. »

Mais Claude, dans la boutique, eut plus froid que dans la rue.Il garda le collet de son paletot relevé, il fourra les mains aufond de ses poches, saisi d’un frisson devant l’humiditéruisselante des murailles nues, la boue des tas d’argile et lescontinuelles flaques d’eau qui trempaient le sol. Un vent de misèreavait soufflé là, vidant les planches des moulages antiques,cassant les selles et les baquets, raccommodés avec des cordes.C’était un coin de gâchis et de désordre, une cave de maçon tombéen déconfiture. Et, sur la vitre de la porte, barbouillée de craie,il y avait, comme par dérision, un grand soleil rayonnant, dessinéà coups de pouce, agrémenté d’un visage au centre, dont la boucheen demi-cercle éclatait de rire.

« Attends, reprit Mahoudeau, on allume du feu. Ces sacrésateliers, avec l’eau des linges, ça se refroidit tout desuite. »

Alors, en se retournant, Claude aperçut Chaîne agenouillé prèsdu poêle, achevant de dépailler un vieux tabouret pour enflammer lecharbon. Il lui dit bonjour ; mais il n’en tira qu’un sourdgrognement, sans le décider à lever la tête.

« Et que fais-tu, en ce moment, mon vieux ?demanda-t-il au sculpteur.

– Oh ! pas grand-chose de propre, va ! Une fichueannée, plus mauvaise encore que la dernière, qui n’avait rienvalu !… Tu sais que les bons dieux traversent une crise. Oui,il y a une baisse sur la sainteté ; et, dame ! j’ai dû meserrer le ventre… Tiens ! en attendant, j’en suis réduit àça. »

Il débarrassait un buste de ses linges, il montra une figurelongue, allongée encore par des favoris, monstrueuse de prétentionet d’infinie bêtise.

« C’est un avocat d’à côté… Hein ? est-il assezrépugnant, le coco ? Et ce qu’il m’embête à vouloir que jesoigne sa bouche !… Mais il faut manger, n’est-cepas ? »

Il avait bien une idée pour le Salon, une figure debout, uneBaigneuse, tâtant l’eau de son pied, dans cette fraîcheur dont lefrisson rend si adorable la chair de la femme ; et il enmontra une maquette déjà fendillée à Claude, qui la regarda ensilence, surpris et mécontent des concessions qu’il yremarquait : un épanouissement du joli sous l’exagérationpersistante des formes, une envie naturelle de plaire, sans troplâcher encore le parti pris du colossal. Seulement, il se désolait,car c’était une histoire qu’une figure debout. Il fallait desarmatures de fer, qui coûtaient bon, et une selle qu’il n’avaitpas, et tout un attirail. Aussi allait-il sans doute se décider àla coucher au bord de l’eau.

« Hein ? qu’en dis-tu ?… Comment latrouves-tu ?

– Pas mal, répondit enfin le peintre. Un peu romance, malgré sescuisses de bouchère ; mais ça ne se jugera qu’à l’exécution…Et debout, mon vieux, debout, autrement tout fiche lecamp ! »

Le poêle ronflait, et Chaîne, muet, se releva. Il rôda uninstant, entra dans l’arrière-boutique noire, où se trouvait le litqu’il partageait avec Mahoudeau ; puis, il reparut, le chapeausur la tête, plus silencieux encore, d’un silence volontaire,accablant. Sans hâte, de ses doigts gourds de paysan, il prit unmorceau de fusain, il écrivit sur le mur : « Je vaisacheter du tabac, remets du charbon dans le poêle. » Et ilsortit.

Stupéfait, Claude l’avait regardé faire. Il se tourna versl’autre.

« Quoi donc ?

– Nous ne nous parlons plus, nous nous écrivons, dittranquillement le sculpteur.

– Depuis quand ?

– Trois mois.

– Et vous couchez ensemble ?

– Oui. »

Claude éclata d’un grand rire. Ah ! par exemple, il fallaitdes caboches joliment dures ! Et à propos de quoi cettebrouille ? Mais, vexé, Mahoudeau s’emportait contre cettebrute de Chaîne. Est-ce qu’un soir, rentrant à l’improviste, il nel’avait pas surpris avec Mathilde, l’herboriste d’à côté, enchemise tous les deux, mangeant un pot de confiture ! Cen’était pas l’affaire de la trouver sans jupon : ça, il s’enfichait ; seulement, le pot de confiture était de trop.Non ! jamais il ne pardonnerait qu’on se payât salement desdouceurs en cachette, lorsque lui mangeait son pain sec ! Quediable, on fait comme pour la femme, on partage !

Et il y avait bientôt trois mois que la rancune durait, sans unedétente, sans une explication. La vie s’était organisée, ilsréduisaient les rapports strictement nécessaires aux courtesphrases, charbonnées le long des murs. D’ailleurs, ils continuaientà n’avoir qu’une femme comme ils n’avaient qu’un lit, après êtretacitement tombés d’accord sur les heures de chacun d’eux, l’unsortant quand venait le tour de l’autre. Mon Dieu ! on n’avaitpas besoin de tant parler dans l’existence, on s’entendait tout demême.

Cependant, Mahoudeau, qui achevait de charger le poêle, sesoulagea de tout ce qu’il amassait.

« Eh bien, tu me croiras si tu veux, mais quand on crève lafaim, ce n’est pas désagréable de ne jamais s’adresser la parole.Oui, on s’abrutit dans le silence, c’est comme un empâtement quicalme un peu les maux d’estomac… Ah ! ce Chaîne, tu n’as pasidée de son fonds paysan ! Lorsqu’il a eu mangé son derniersou, sans arriver à gagner avec la peinture la fortune attendue, ils’est lancé dans le négoce, un petit négoce qui devait luipermettre d’achever ses études. Hein ? très fort, lebonhomme ! et tu vas voir son plan : il se faisaitenvoyer de l’huile d’olive de Saint-Firmin, son village, puis ilbattait le pavé, il plaçait l’huile dans les riches famillesprovençales, qui ont des positions à Paris. Malheureusement, ça n’apas duré, il est trop rustre, il s’est fait mettre à la porte departout… Alors, mon vieux, comme il reste une jarre d’huile dontpersonne ne veut, ma foi ; nous vivons dessus. Oui, les joursoù nous avons du pain, nous trempons notre pain dedans. »

Et il montra la jarre, dans un coin de la boutique. L’huileavait coulé, la muraille et le sol étaient noirs de larges tachesgrasses.

Claude cessa de rire. Ah ! cette misère, queldécouragement ! comment en vouloir à ceux qu’elleécrase ? Il se promenait par l’atelier, ne se fâchait pluscontre les maquettes aveulies de concessions, tolérait l’affreuxbuste lui-même. Et il tomba ainsi sur une copie que Chaîne avaitfaite au Louvre, un Mantegna, rendu avec une sécheressed’exactitude extraordinaire.

« L’animal ! murmura-t-il, c’est presque ça, jamais iln’a fait mieux… Peut-être n’a-t-il que le tort d’être né quatresiècles trop tard. »

Puis la chaleur devenant forte, il ôta son paletot, enajoutant :

« Il est bien long à aller chercher son tabac.

– Oh ! son tabac, je le connais, dit Mahoudeau, qui s’étaitmis à son buste, fouillant les favoris. Il est là, derrière le mur,son tabac… Quand il me voit occupé, il file trouver Mathilde, parcequ’il croit voler sur ma part… Idiot, va !

– Ça dure donc toujours, les amours avec elle ?

– Oui, une habitude ! Elle ou une autre ! Et puis,c’est elle qui revient… Ah ! grand Dieu ! elle m’en donneencore de trop ! »

Du reste, il parlait de Mathilde sans colère, en disantsimplement qu’elle devait être malade. Depuis la mort du petitJabouille, elle était retombée à la dévotion, ce qui ne l’empêchaitpas de scandaliser le quartier. Malgré les quelques dames pieusesqui continuaient à acheter chez elle des objets délicats etintimes, pour éviter à leur pudeur le premier embarras de lesdemander autre part, l’herboristerie périclitait, la faillitesemblait imminente. Un soir, la Compagnie du Gaz lui ayant ferméson compteur, pour défaut de paiement, elle était venue emprunterchez ses voisins de l’huile d’olive, qui d’ailleurs avait refusé debrûler dans les lampes. Elle ne payait plus personne, elle enarrivait à s’éviter les frais d’un ouvrier, en confiant à Chaîne laréparation des injecteurs et des seringues que les dévotes luirapportaient, soigneusement dissimulés dans des journaux. Onprétendait même, chez le marchand de vin d’en face, qu’ellerevendait à des couvents des canules qui avaient servi. Enfin,c’était un désastre, la boutique mystérieuse, avec ses ombresfuyantes de soutanes, ses chuchotements discrets de confessionnal,son encens refroidi de sacristie, tout ce qu’on y remuait de petitssoins dont on ne pouvait parler à voix haute, glissait à un abandonde ruine. Et la misère en était à ce point, que les herbes séchéesdu plafond grouillaient d’araignées, et que les sangsues, crevées,déjà vertes, surnageaient dans les bocaux.

« Tiens ! le voilà, reprit le sculpteur. Tu vas lavoir arriver derrière lui. »

Chaîne, en effet, rentrait. Il sortit avec affectation un cornetde tabac, bourra sa pipe, se mit à fumer devant le poêle, dans unredoublement de silence, comme s’il n’y avait eu personne là. Et,tout de suite, Mathilde parut, en voisine qui vient dire un petitbonjour. Claude la trouva maigrie encore, la face éclaboussée desang sous la peau, avec ses yeux de flamme, sa bouche élargie parla perte de deux autres dents. Les odeurs d’aromates qu’elleportait toujours dans ses cheveux dépeignés, semblaientrancir ; ce n’était plus la douceur des camomilles, lafraîcheur des anis ; et elle emplit la pièce de cette menthepoivrée, qui paraissait être son haleine, mais tournée, comme gâtéepar la chair meurtrie qui la soufflait.

« Déjà au travail ! cria-t-elle. Bonjour, monbibi. »

Sans s’inquiéter de Claude, elle embrassa Mahoudeau. Puis, ellevint serrer la main du premier, avec cette impudeur, cette façon dejeter le ventre en avant, qui la faisait s’offrir à tous leshommes. Et elle continua :

« Vous ne savez pas, j’ai retrouvé une boîte de guimauve,et nous allons nous la payer pour déjeuner… Hein ? c’estgentil, partageons !

– Merci, dit le sculpteur, ça m’empâte, j’aime mieux fumer unepipe. »

Et, voyant Claude remettre son paletot :

« Tu pars ?

– Oui, j’ai hâte de me dérouiller, de respirer un peu l’air deParis. »

Pourtant, il s’attarda quelques minutes encore à regarder Chaîneet Mathilde qui se gavaient de guimauve, prenant chacun sonmorceau, l’un après l’autre. Et, bien qu’averti, il fut de nouveaustupéfié, lorsqu’il vit Mahoudeau saisir le fusain et écrire sur lemur : « Donne-moi le tabac que tu as fourré dans tapoche. »

Sans une parole, Chaîne tira le cornet, le tendit au sculpteur,qui bourra sa pipe.

« Alors, à bientôt.

– Oui, à bientôt… En tous cas, à jeudi prochain, chezSandoz. »

Dehors, Claude eut une exclamation, en se heurtant contre unmonsieur, planté devant l’herboristerie, très occupé à fouiller duregard l’intérieur de la boutique, entre les bandages maculés etpoussiéreux de la vitrine.

« Tiens, Jory ! qu’est-ce que tu faislà ? »

Le grand nez rose de Jory remua, effaré.

« Moi, rien… Je passais, je regardais… »

Il se décida à rire, il baissa la voix pour demander, comme sil’on avait pu l’entendre :

« Elle est chez les camarades, à côté, n’est-ce pas ?…Bon ! filons vite. Ce sera pour un autre jour. »

Et il emmena le peintre, il lui apprit des abominations.Maintenant, toute la bande venait chez Mathilde ; ça s’étaitdit de l’un à l’autre, on y défilait chacun à son tour, plusieursmême à la fois, si l’on trouvait ça plus drôle ; et il sepassait de vraies horreurs, des choses épatantes, qu’il lui contadans l’oreille, en l’arrêtant sur le trottoir, au milieu desbousculades de la foule. Hein ? c’était renouvelé desRomains ! voyait-il le tableau, derrière le rempart desbandages et des clysopompes, sous les fleurs à tisane quipleuvaient du plafond ! Une boutique très chic, une débauche àcurés, avec son empoisonnement de parfumeuse louche, installée dansle recueillement d’une chapelle.

« Mais, dit Claude en riant, tu la déclarais affreuse,cette femme. »

Jory eut un geste d’insouciance.

« Oh ! pour ce qu’on en fait !… Ainsi, moi, cematin, je reviens de la gare de l’Ouest, où j’ai accompagnéquelqu’un. Et c’est en passant dans la rue, que l’idée m’a pris deprofiter de l’occasion… Tu comprends, on ne se dérange pasexprès. »

Il donnait ces explications d’un air d’embarras. Puis, soudain,la franchise de son vice lui arracha ce cri de vérité, à lui quimentait toujours :

« Et, zut ! d’ailleurs, je la trouve extraordinaire,si tu veux le savoir… Pas belle, c’est possible, maisensorcelante ! Enfin, une de ces femmes qu’on affecte de nepas ramasser avec des pincettes, et pour qui on fait des bêtises àen crever. »

Alors, seulement, il s’étonna de voir Claude à Paris, et quandil fut au courant, qu’il le sut réinstallé, il reprit, tout d’uncoup :

« Écoute donc ! je t’enlève, tu vas venir déjeuneravec moi chez Irma. »

Violemment, le peintre, intimidé, refusa, prétexta qu’il n’avaitpas même de redingote.

« Qu’est-ce que ça fiche ? Au contraire, c’est plusdrôle, elle sera enchantée… Je crois que tu lui as tapé dans l’œil,elle nous parle toujours de toi… Voyons, ne fais pas la bête, je tedis qu’elle m’attend ce matin et que nous allons être reçus commedes princes. »

Il ne lui lâchait plus le bras, tous deux continuèrent àremonter vers la Madeleine, en causant. D’ordinaire, il se taisaitsur ses amours, comme les ivrognes se taisent sur le vin. Mais, cematin-là, il débordait, il se plaisanta, avoua des histoires.Depuis longtemps, il avait rompu avec la chanteuse de café-concert,amenée par lui de sa petite ville, celle qui lui dépouillait laface à coups d’ongle. Et c’était, d’un bout de l’année à l’autre,un furieux galop de femmes traversant son existence, les femmes lesplus extravagantes, les plus inattendues : la cuisinière d’unemaison bourgeoise où il dînait ; l’épouse légitime d’unsergent de ville, dont il devait guetter les heures defaction ; la jeune employée d’un dentiste, qui gagnaitsoixante francs par mois à se laisser endormir, puis réveiller,devant chaque client, pour donner confiance ; d’autres,d’autres encore, les filles vagues des bastringues, les dames commeil faut en quête d’aventures, les petites blanchisseuses quirapportaient son linge, les femmes de ménage qui retournaient sesmatelas, toutes celles qui voulaient bien, toute la rue avec seshasards, ses raccrocs, ce qui s’offre et ce qu’on vole ; etcela au petit bonheur, les jolies, les laides, les jeunes, lesvieilles, sans choix, uniquement pour la satisfaction de ses grosappétits de mâle, sacrifiant la qualité à la quantité. Chaque nuit,quand il rentrait seul, la terreur de son lit froid le jetait enchasse, battant les trottoirs jusqu’aux heures où l’on assassine,n’allant se coucher que lorsqu’il en avait braconné une, si myoped’ailleurs, que cela l’exposait à des méprises : ainsi, ilraconta qu’un matin, à son réveil, il avait trouvé sur l’oreillerla tête blanche d’une misérable de soixante ans, qu’il avait crueblonde, dans sa hâte.

Au demeurant, il était enchanté de la vie, ses affairesmarchaient. Son avare de père lui avait bien coupé les vivres denouveau, en le maudissant de s’entêter à suivre une voie descandale ; mais il s’en moquait maintenant, il gagnait sept ouhuit mille francs dans le journalisme, où il faisait son trou commechroniqueur et comme critique d’art. Les jours tapageurs duTambour, les articles à un louis, étaient loin ; ilse rangeait, collaborait à deux journaux très lus ; et, bienqu’il restât au fond le jouisseur sceptique, l’adorateur du succèsquand même, il prenait une importance bourgeoise et commençait àrendre des arrêts. Chaque mois, travaillé de sa ladreriehéréditaire, il plaçait déjà de l’argent dans d’infimesspéculations, connues de lui seul ; car jamais ses vices nelui avaient moins coûté, il ne payait, les matins de grandelargesse, qu’une tasse de chocolat aux femmes dont il était trèscontent.

On arrivait rue de Moscou. Claude demanda :

« Alors, c’est toi qui l’entretiens ; cette petiteBécot ?

– Moi ! cria Jory, révolté. Mais, mon vieux, elle a unloyer de vingt mille francs, elle parle de faire bâtir un hôtel quien coûtera cinq cent mille… Non, non, je déjeune et je dîne parfoischez elle, c’est bien assez.

– Et tu couches ? »

Il se mit à rire, sans répondre directement.

« Bête ! on couche toujours… Allons, nous y sommes,entre vite. »

Mais Claude se débattit encore. Sa femme l’attendait pourdéjeuner, il ne pouvait pas. Et il fallut que Jory sonnât, puis lepoussât dans le vestibule, en répétant que ce n’était pas uneexcuse, qu’on allait envoyer le valet de chambre prévenir rue deDouai. Une porte s’ouvrit, ils se trouvèrent devant Irma Bécot, quis’exclama, lorsqu’elle aperçut le peintre.

« Comment ! c’est vous, sauvage ! »

Elle le mit tout de suite à l’aise, en l’accueillant comme unancien camarade, et il vit, en effet, qu’elle ne remarquait mêmepas son vieux paletot. Lui, s’étonnait, car il la reconnaissait àpeine. En quatre ans, elle était devenue autre, la tête faite avecun art de cabotine, le front diminué par la frisure des cheveux, laface tirée en longueur, grâce à un effort de sa volonté sans doute,rousse ardente de blonde pâle qu’elle était, si bien qu’unecourtisane du Titien semblait maintenant s’être levée du petitvoyou de jadis. Ainsi qu’elle le disait parfois, dans ses heuresd’abandon : ça, c’était sa tête pour les jobards. L’hôtel,étroit, avait encore des trous, au milieu de son luxe. Ce quifrappa le peintre, ce fut quelques bons tableaux pendus aux murs,un Courbet, une ébauche de Delacroix surtout. Elle n’était donc pasbête, cette fille, malgré un chat en biscuit colorié, affreux, quise prélassait sur une console du salon ?

Lorsque Jory parla d’envoyer le valet de chambre prévenir chezson ami, elle s’écria, pleine de surprise :

« Comment ! vous êtes marié ?

– Mais oui », répondit Claude simplement.

Elle regarda Jory qui souriait, elle comprit etajouta :

« Ah ! vous vous êtes collé… Que me disait-on que vousaviez horreur des femmes ?… Et vous savez que me voilà vexéejoliment, moi qui vous ai fait peur, rappelez-vous !Hein ? vous me trouvez donc bien laide, que vous vous reculezencore ? »

Des deux mains, elle avait pris les siennes, et elle avançait levisage, souriante et vraiment blessée au fond, le regardant de toutprès, dans les yeux, avec la volonté aiguë de plaire. Il eut unpetit frisson sous cette haleine de fille qui lui chauffait labarbe, tandis qu’elle le lâchait, en disant :

« Enfin, nous recauserons de ça. »

Ce fut le cocher qui alla rue de Douai porter une lettre deClaude, car le valet de chambre avait ouvert la porte de la salle àmanger, pour annoncer que Madame était servie. Le déjeuner, trèsdélicat, se passa correctement, sous l’œil froid dudomestique : on parla des grands travaux qui bouleversaientParis, on discuta ensuite le prix des terrains, ainsi que desbourgeois ayant de l’argent à placer. Mais, au dessert, lorsquetous trois furent seuls devant le café et les liqueurs, qu’ilsavaient décidé de prendre là, sans quitter la table, peu à peu ilss’animèrent, ils s’oublièrent, comme s’ils s’étaient retrouvés aucafé Baudequin.

« Ah ! mes enfants, dit Irma, il n’y a que ça de bon,rigoler ensemble et se ficher du monde ! »

Elle roulait des cigarettes, elle venait de prendre le flacon dechartreuse près d’elle, et elle le vidait, très rouge, les cheveuxenvolés, retombée sur son trottoir de drôlerie canaille.

« Alors, continua Jory qui s’excusait de ne pas lui avoirenvoyé le matin un livre qu’elle désirait, alors, j’allais doncl’acheter, hier soir, vers dix heures, lorsque j’ai rencontréFagerolles…

– Tu mens », dit-elle en l’interrompant d’une voixnette.

Et, pour couper court aux protestations :

« Fagerolles était ici, tu vois bien que tumens. »

Puis, elle se tourna vers Claude :

« Non, c’est dégoûtant, vous n’avez pas idée d’un menteurpareil !… Il ment comme une femme, pour le plaisir, pour despetites saletés sans conséquence. Ainsi, au fond de toute sonhistoire, il n’y a qu’une chose : ne pas dépenser trois francsà m’acheter ce livre. Chaque fois qu’il a dû m’envoyer un bouquet,une voiture a passé dessus, ou bien il n’y avait plus de fleursdans Paris. Ah ! en voilà un qu’il faut aimer pourlui ! »

Jory, sans se fâcher, renversait sa chaise, se balançait ensuçant son cigare. Il se contenta de dire avec unricanement :

« Du moment que tu as renoué avec Fagerolles…

– Je n’ai pas renoué du tout ! cria-t-elle, furieuse. Etpuis, est-ce que ça te regarde ?… Je m’en moque,entends-tu ! de ton Fagerolles. Il sait bien, lui, qu’on ne sefâche pas avec moi. Oh ! nous nous connaissons tous les deux,nous avons poussé dans la même fente de pavé… Tiens ! regarde,quand je voudrai, je n’aurai qu’à faire ça, rien qu’un signe dupetit doigt, et il sera là, par terre, à me lécher les pieds… Ilm’a dans le sang, ton Fagerolles ! »

Elle s’animait, il crut prudent de battre en retraite.

« Mon Fagerolles, murmura-t-il, mon Fagerolles…

– Oui, ton Fagerolles ! Est-ce que tu t’imagines que je nevous vois pas, lui toujours à te passer la main dans le dos, parcequ’il espère des articles, et toi faisant le bon prince, calculantle bénéfice que tu en tireras, si tu appuies un artiste aimé dupublic ? »

Jory, cette fois, bégaya, très ennuyé devant Claude. Il ne sedéfendit pas d’ailleurs, il préféra tourner la querelle auplaisant. Hein ? était-elle amusante, quand elle s’allumaitainsi ? l’œil en coin luisant de vice, la bouche tordue pourl’engueulade !

« Seulement, ma chère, tu fais craquer tonTitien. »

Elle se mit à rire, désarmée.

Claude, noyé de bien-être, buvait des petits verres de cognac,sans savoir. Depuis deux heures qu’on était là, une griseriemontait, cette griserie hallucinante des liqueurs, au milieu de lafumée du tabac. On causait d’autre chose, il était question desgrands prix que commençait à atteindre la peinture. Irma, qui neparlait plus, gardait un bout éteint de cigarette aux lèvres, lesyeux fixés sur le peintre. Et elle l’interrogea brusquement, letutoyant comme dans un songe.

« Où l’as-tu prise, ta femme ? »

Cela ne parut pas le surprendre, ses idées s’en allaient àl’abandon.

« Elle arrivait de province, elle était chez une dame, ethonnête pour sûr.

– Jolie ?

– Mais oui, jolie. »

Un instant, Irma retomba dans son rêve ; puis, avec unsourire :

« Fichtre ! quelle veine ! Il n’y en avait plus,on en a fait une pour toi, alors ! »

Mais elle se secoua, elle cria, en quittant la table :

« Bientôt trois heures… Ah ! mes enfants, je vousflanque à la porte. Oui, j’ai rendez-vous avec un architecte, jevais visiter un terrain près du parc Monceau, vous savez, dans cequartier neuf, qu’on bâtit. J’ai flairé un coup par là. »

On était revenu au salon, elle s’arrêta devant une glace, fâchéede se voir si rouge.

« C’est pour cet hôtel, n’est-ce pas ? demanda Jory.Tu as donc trouvé l’argent ? »

Elle rabattait ses cheveux sur son front, elle semblait effacerde la main le sang de ses joues, rallongeait l’ovale de sa figure,se refaisait sa tête de courtisane fauve, d’un charme intelligentd’œuvre d’art ; et, se retournant, elle lui jeta pour touteréponse :

« Regarde ! le revoilà, mon Titien ! »

Déjà, au milieu des rires, elle les poussait vers le vestibule,où elle reprit les deux mains de Claude, sans parler, en luiplantant de nouveau son regard de désir au fond des yeux. Dans larue, il éprouva un malaise. L’air froid le dégrisait, un remords letorturait maintenant, d’avoir parlé de Christine à cette fille. Ilfit le serment de ne jamais remettre les pieds chez elle.

« Hein ? n’est-ce pas ? une bonne enfant, disaitJory, en allumant un cigare, qu’il avait pris dans la boîte, avantde partir. Tu sais, d’ailleurs, ça n’engage à rien : ondéjeune, on dîne, on couche ; et bonjour ; bonsoir, on vachacun à ses affaires. »

Mais une sorte de honte empêchait Claude de rentrer tout desuite, et lorsque son compagnon, excité par le déjeuner, mis enappétit de flâne, parla de monter serrer la main à Bongrand, il futravi de l’idée, tous deux gagnèrent le boulevard de Clichy.

Bongrand occupait là, depuis vingt ans, un vaste atelier, où iln’avait point sacrifié au goût du jour, à cette magnificence detentures et de bibelots dont commençaient à s’entourer les jeunespeintres. C’était l’ancien atelier nu et gris, orné des seulesétudes du maître, accrochées sans cadre, serrées comme les ex-votod’une chapelle. Le seul luxe consistait en une psyché empire, unevaste armoire normande, deux fauteuils de velours d’Utrecht, liméspar l’usage. Dans un coin, une peau d’ours, qui avait perdu tousses poils, recouvrait un large divan. Mais l’artiste gardait, de sajeunesse romantique, l’habitude d’un costume de travail spécial, etce fut en culotte flottante, en robe nouée d’une cordelière, lesommet du crâne coiffé d’une calotte ecclésiastique, qu’il reçutles visiteurs.

Il était venu ouvrir lui-même, sa palette et ses pinceaux à lamain.

« Vous voilà ! ah, la bonne idée !… Je pensais àvous, mon cher. Oui, je ne sais plus qui m’avait annoncé votreretour, et je me disais que je ne tarderais pas à vousvoir. »

Sa main libre était allée d’abord à Claude, dans un élan de viveaffection. Il serra ensuite celle de Jory, en ajoutant :

« Et vous, jeune pontife, j’ai lu votre dernier article, jevous remercie du mot aimable qui s’y trouvait pour moi… Entrez,entrez donc tous les deux ! Vous ne me dérangez pas, jeprofite du jour jusqu’à la dernière minute, car on n’a le temps derien faire, par ces sacrées journées de novembre. »

Il s’était remis au travail, debout devant un chevalet où setrouvait une petite toile, deux femmes, la mère et la fille,cousant dans l’embrasure d’une fenêtre ensoleillée. Derrière lui,les jeunes gens regardaient.

« C’est exquis », finit par murmurer Claude.

Bongrand haussa les épaules, sans se retourner.

« Bah ! une petite bêtise. Il faut bien s’occuper,n’est-ce pas ?… J’ai fait ça sur nature, chez des amies, et jele nettoie un peu.

– Mais c’est complet, c’est un bijou de vérité et de lumière,reprit Claude qui s’échauffait. Ah ! la simplicité de ça,voyez-vous, la simplicité, c’est ce qui me bouleverse,moi ! »

– Du coup, le peintre se recula, cligna les yeux, d’un air pleinde surprise.

« Vous trouvez ? ça vous plaît, vraiment ?… Ehbien, quand vous êtes entrés, j’étais en train de la juger infecte,cette toile… Parole d’honneur ! je broyais du noir, j’étaisconvaincu que je n’avais plus pour deux sous de talent. »

Ses mains tremblaient, tout son grand corps était dans letressaillement douloureux de la création. Il se débarrassa de sapalette, il revint vers eux, avec des gestes qui battaient levide ; et cet artiste vieilli au milieu du succès, dont laplace était assurée dans l’École française, leur cria :

« Ça vous étonne, mais il y a des jours où je me demande sije vais savoir dessiner un nez… Oui, à chacun de mes tableaux, j’aiencore une grosse émotion de débutant, le cœur qui bat, uneangoisse qui sèche la bouche, enfin un trac abominable. Ah !le trac, jeunes gens, vous croyez le connaître, et vous ne vous endoutez même pas, parce que, mon Dieu ! vous autres, si vousratez une œuvre, vous en êtes quittes pour vous efforcer d’en faireune meilleure, personne ne vous accable ; tandis que nous, lesvieux, nous qui avons donné notre mesure, qui sommes forcés d’êtreégaux à nous-mêmes, sinon de progresser, nous ne pouvons faiblir,sans culbuter dans la fosse commune… Va donc, homme célèbre, grandartiste, mange-toi la cervelle, brûle ton sang, pour monter encore,toujours plus haut, toujours plus haut ; et si tu piétines surplace, au sommet, estime-toi heureux, use tes pieds à piétiner leplus longtemps possible ; et, si tu sens que tu déclines, ehbien, achève de te briser, en roulant dans l’agonie de ton talentqui n’est plus de l’époque, dans l’oubli où tu es de tes œuvresimmortelles, éperdu de ton effort impuissant à créerdavantage ! »

Sa voix forte s’était enflée avec un éclat final detonnerre ; et sa grande face rouge exprimait une angoisse. Ilmarcha, il continua, emporté comme malgré lui par un souffle deviolence :

« Je vous l’ai dit vingt fois qu’on débutait toujours, quela joie n’était pas d’être arrivé là-haut, mais de monter, d’enêtre encore aux gaietés de l’escalade. Seulement, vous ne comprenezpas, vous ne pouvez pas comprendre, il faut y passer soi-même…Songez donc ; on espère tout, on rêve tout. C’est l’heure desillusions sans bornes : on a de si bonnes jambes, que les plusdurs chemins paraissent courts ; on est dévoré d’un telappétit de gloire, que les premiers petits succès emplissent labouche d’un goût délicieux. Quel festin, quand on va pouvoirrassasier son ambition ! et l’on y est presque, et l’ons’écorche avec bonheur ! Puis, c’est fait, la cime estconquise, il s’agit de la garder. Alors, l’abomination commence, ona épuisé l’ivresse, on la trouve courte, amère au fond, ne valantpas la lutte qu’elle a coûté. Plus d’inconnu à connaître, desensations à sentir. L’orgueil a eu sa ration de renommée, on saitqu’on a donné ses grandes œuvres, on s’étonne qu’elles n’aient pasapporté des jouissances plus vives. Dès ce moment, l’horizon sevide, aucun espoir nouveau ne vous appelle là-bas, il ne reste qu’àmourir. Et pourtant on se cramponne, on ne veut pas être fini, ons’entête à la création comme les vieillards à l’amour, péniblement,honteusement… Ah ! l’on devrait avoir le courage et la fiertéde s’étrangler, devant son dernier chef-d’œuvre ! »

Il s’était grandi, ébranlant le haut plafond de l’atelier,secoué d’une émotion si forte, que des larmes parurent dans sesyeux. Et il revint tomber sur une chaise, en face de sa toile, ildemanda de l’air inquiet d’un élève qui a besoin d’êtreencouragé :

« Alors, vraiment, ça vous paraît bien ?… Moi, jen’ose plus croire. Mon malheur doit être que j’ai à la fois trop etpas assez de sens critique. Dès que je me mets à une étude, jel’exalte ; puis, si elle n’a pas de succès, je me torture. Ilvaudrait mieux ne pas y voir du tout, comme cet animal deChambouvard, ou bien y voir très clair et ne plus peindre…Franchement, vous aimez cette petite toile ? »

Claude et Jory restaient immobiles, étonnés, embarrassés devantce sanglot de grande douleur, dans l’enfantement. À quel instant decrise étaient-ils donc venus, pour que ce maître hurlât desouffrance, en les consultant comme des camarades ? Et le pisétait qu’ils n’avaient pu cacher une hésitation, sous les gros yeuxardents dont il les suppliait, des yeux où se lisait la peur cachéede sa décadence. Eux, connaissaient bien le bruit courant, ilspartageaient l’opinion que le peintre, depuis sa Noce auvillage, n’avait rien fait qui valût ce tableau fameux. Même,après s’être maintenu dans quelques toiles, il glissait désormais àune facture plus savante et plus sèche. L’éclat s’en allait, chaqueœuvre semblait déchoir. Mais c’étaient là des choses qu’on nepouvait dire, et Claude, lorsqu’il se fut remis,s’exclama :

« Vous n’avez jamais rien peint de sipuissant ! »

Bongrand le regarda encore, droit dans les yeux. Puis, il seretourna vers son œuvre, s’absorba, eut un mouvement de ses deuxbras d’hercule, comme s’il eût fait craquer ses os, pour soulevercette petite toile, si légère. Et il murmura, se parlant àlui-même :

« Nom de Dieu ! que c’est lourd ! N’importe, j’ylaisserai la peau, plutôt que de dégringoler ! »

Il reprit sa palette, se calma dès le premier coup de pinceau,arrondissant ses épaules de brave homme, avec sa nuque large, où ilrestait de la carrure obstinée du paysan, dans le croisement definesse bourgeoise dont il était le produit.

Un silence s’était fait. Jory, les yeux toujours sur le tableau,demanda :

« C’est vendu ? »

Le peintre répondit sans hâte, en artiste qui travaillait à sesheures et qui n’avait pas le souci du gain.

« Non… Ça me paralyse, quand j’ai un marchand dans ledos. »

Et, sans cesser de travailler, il continua, mais goguenard àprésent.

« Ah ! on commence à en faire un négoce, avec lapeinture !… Positivement, je n’ai jamais vu ça, moi qui tourneà l’ancêtre… Ainsi, vous, l’aimable journaliste, leur en avez-vousflanqué des fleurs aux jeunes, dans cet article où vous menommiez ! Ils étaient deux ou trois cadets là-dedans quiavaient tout bonnement du génie. »

Jory se mit à rire.

« Dame ! quand on a un journal, c’est pour en user. Etpuis, le public aime ça, qu’on lui découvre des grands hommes.

– Sans doute, la bêtise du public est infinie, je veux bien quevous l’exploitiez… Seulement, je me rappelle nos débuts, à nousautres. Fichtre ! nous n’étions pas gâtés, nous avions devantnous dix ans de travail et de lutte, avant de pouvoir imposer grandcomme ça de peinture… Tandis que, maintenant, le premier godelureausachant camper un bonhomme, fait retentir toutes les trompettes dela publicité. Et quelle publicité ! un charivari d’un bout dela France à l’autre, de soudaines renommées qui poussent du soir aumatin, et qui éclatent en coups de foudre, au milieu despopulations béantes. Sans parler des œuvres, ces pauvres œuvresannoncées par des salves d’artillerie, attendues dans un délired’impatience, enrageant Paris pendant huit jours, puis tombant àl’éternel oubli !

– C’est le procès à la presse d’informations que vous faites là,déclara Jory, qui était allé s’allonger sur le divan, en allumantun nouveau cigare. Il y a du bien et du mal à en dire, mais il fautêtre de son temps, que diable ! »

Bongrand secouait la tête ; et il repartit, dans unehilarité énorme :

« Non ! non ! on ne peut plus lâcher la moindrecroûte, sans devenir un jeune maître… Moi, voyez-vous, ce qu’ilsm’amusent, vos jeunes maîtres ! »

Mais, comme si une association d’idées s’était produite en lui,il s’apaisa, il se tourna vers Claude, pour poser cettequestion :

« À propos, et Fagerolles, avez-vous vu sontableau ?

– Oui », répondit simplement le jeune homme.

Tous deux continuaient de se regarder, un sourire invincibleétait monté à leurs lèvres, et Bongrand ajouta enfin :

« En voilà un qui vous pille ! »

Jory, pris d’un embarras, avait baissé les yeux, se demandants’il défendrait Fagerolles. Sans doute, il lui sembla profitable dele faire, car il loua le tableau, cette actrice dans sa loge, dontune reproduction gravée avait alors un grand succès aux étalages.Est-ce que le sujet n’était pas moderne ? est-ce que cen’était pas joliment peint, dans la gamme claire de l’écolenouvelle ? Peut-être aurait-on pu désirer plus de force ;seulement, il fallait laisser sa nature à chacun ; puis, ça netraînait pas dans les rues, le charme et la distinction.

Penché sur sa toile, Bongrand, qui d’habitude ne lâchait que deséloges paternels sur les jeunes, frémissait, faisait un visibleeffort pour ne pas éclater. Mais l’explosion eut lieu malgrélui.

« Fichez-nous la paix, hein ! avec votreFagerolles ! Vous nous croyez donc plus bêtes quenature !… Tenez ! vous voyez le grand peintre iciprésent. Oui, ce jeune monsieur-là, qui est devant vous ! Ehbien ! tout le truc consiste à lui voler son originalité et àl’accommoder à la sauce veule de l’École des Beaux-Arts !Parfaitement ! on prend du moderne, on peint clair, mais ongarde le dessin banal et correct, la composition agréable de toutle monde, enfin la formule qu’on enseigne là-bas, pour l’agrémentdes bourgeois. Et l’on noie ça de facilité, oh ! de cettefacilité exécrable des doigts, qui sculpteraient aussi bien desnoix de coco, de cette facilité coulante, plaisante, qui fait lesuccès et qui devrait être punie du bagne,entendez-vous ! »

Il brandissait en l’air sa palette et ses brosses, dans ses deuxpoings fermés.

« Vous êtes sévère, dit Claude gêné. Fagerolles a vraimentdes qualités de finesse.

– On m’a conté, murmura Jory, qu’il venait de passer un traitétrès dangereux avec Naudet. »

Ce nom jeté ainsi dans la conversation, détendit une fois encoreBongrand, qui répéta, en dodelinant des épaules :

« Ah ! Naudet… ah ! Naudet… »

Et il les amusa beaucoup, avec Naudet, qu’il connaissait bien.C’était un marchand, qui, depuis quelques années, révolutionnait lecommerce des tableaux. Il ne s’agissait plus du vieux jeu, laredingote crasseuse et le goût si fin du père Malgras, les toilesdes débutants guettées, achetées à dix francs pour être revenduesquinze, tout ce petit train-train de connaisseur, faisant la mouedevant l’œuvre convoitée pour la déprécier, adorant au fond lapeinture, gagnant sa pauvre vie à renouveler rapidement sesquelques sous de capital, dans des opérations prudentes. Non, lefameux Naudet avait des allures de gentilhomme, jaquette defantaisie, brillant à la cravate, pommadé, astiqué, verni ;grand train d’ailleurs, voiture au mois, fauteuil à l’Opéra, tableréservée chez Bignon, fréquentant partout où il était décent de semontrer. Pour le reste, un spéculateur, un boursier, qui se moquaitradicalement de la bonne peinture. Il apportait l’unique flair dusuccès, il devinait l’artiste à lancer, non pas celui quipromettait le génie discuté d’un grand peintre, mais celui dont letalent menteur, enflé de fausses hardiesses, allait faire prime surle marché bourgeois. Et c’était ainsi qu’il bouleversait ce marché,en écartant l’ancien amateur de goût et en ne traitant plus qu’avecl’amateur riche, qui ne se connaît pas en art, qui achète untableau comme valeur de Bourse, par vanité ou dans l’espoir qu’ellemontera.

Là, Bongrand, très farceur, avec un vieux fond de cabotin, semit à jouer la scène. Naudet arrive chez Fagerolles. « Vousavez du génie, mon cher. Ah ! votre tableau de l’autre jourest vendu. Combien ? – Cinq cents francs. – Mais vous êtesfou ! il en valait douze cents. Et celui-ci, qui vous reste,combien ? – Mon Dieu ! je ne sais pas, mettons douzecents. – Allons donc, douze cents ! Vous ne m’entendez doncpas, mon cher ? il en vaut deux mille. Je le prends à deuxmille. Et, dès aujourd’hui, vous ne travaillez plus que pour moi,Naudet ! Adieu, adieu, mon cher, ne vous prodiguez pas, votrefortune est faite, je m’en charge. » Le voilà parti, ilemporte le tableau dans sa voiture, il le promène chez sesamateurs, parmi lesquels il a répandu la nouvelle qu’il venait dedécouvrir un peintre extraordinaire. Un de ceux-ci finit par mordreet demande le prix. « Cinq mille. Comment ! cinqmille ! le tableau d’un inconnu, vous vous moquez demoi ! – Écoutez, je vous propose une affaire : je vous levends cinq mille et je vous signe l’engagement de le reprendre àsix mille dans un an, s’il a cessé de vous plaire. » Du coup,l’amateur est tenté : que risque-t-il ? bon placement aufond, et il achète. Alors, Naudet ne perd pas de temps, il en casede la sorte neuf ou dix dans l’année. La vanité se mêle à l’espoirdu gain, les prix montent, une cote s’établit, si bien que,lorsqu’il retourne chez son amateur, celui-ci, au lieu de rendre letableau, en paie un autre huit mille. Et la hausse va toujours sontrain, et la peinture n’est plus qu’un terrain louche, des minesd’or aux buttes Montmartre, lancées par des banquiers, et autourdesquelles on se bat à coups de billets de banque !

Claude s’indignait, Jory trouvait ça très fort, lorsqu’onfrappa. Bongrand, qui alla ouvrir, eut une exclamation.

« Tiens ! Naudet !… Justement, nous parlions devous. »

Naudet, très correct, sans une moucheture de boue, malgré letemps atroce, saluait, entrait avec la politesse recueillie d’unhomme du monde, qui pénètre dans une église.

« Très heureux, très flatté, cher maître… Et vous ne disiezque du bien, j’en suis sûr.

– Mais pas du tout, Naudet, pas du tout ! reprit Bongrandd’une voix tranquille. Nous disions que votre façon d’exploiter lapeinture était en train de nous donner une jolie génération depeintres moqueurs, doublés d’hommes d’affairesmalhonnêtes. »

Sans s’émouvoir, Naudet souriait.

« Le mot est dur, mais si charmant ! Allez, allez,cher maître, rien ne me blesse de vous. »

Et, tombant en extase devant le tableau, les deux petites femmesqui cousaient :

« Ah ! mon Dieu ! je ne le connaissais pas, c’estune merveille !… Ah ! cette lumière ; cette facturesi solide et si large ! Il faut remonter à Rembrandt, oui, àRembrandt !… Écoutez, cher maître, je suis venu simplementpour vous rendre mes devoirs, mais c’est ma bonne étoile qui m’aconduit. Faisons enfin une affaire, cédez-moi ce bijou… Tout ce quevous voudrez, je le couvre d’or. »

On voyait le dos de Bongrand s’irriter à chaque phrase. Ill’interrompit rudement.

« Trop tard, c’est vendu.

– Vendu, mon Dieu ! Et vous ne pouvez vous dégager ?…Dites-moi au moins à qui, je ferai tout, je donnerai tout…Ah ! quel coup terrible ! vendu, en êtes-vous biensûr ? Si l’on vous offrait le double ?

– C’est vendu, Naudet, et en voilà assez, hein ! »

Pourtant, le marchand continua à se lamenter. Il resta quelquesminutes encore, se pâma devant d’autres études, fit le tour del’atelier avec les coups d’œil aigus d’un parieur qui cherche lachance. Lorsqu’il comprit que l’heure était mauvaise et qu’iln’emporterait rien, il s’en alla, saluant d’un air de gratitude,s’exclamant d’admiration jusque sur le palier.

Dès qu’il ne fut plus là, Jory, qui avait écouté avec surprise,se permit une question.

« Mais vous nous aviez dit, il me semble… Ce n’est pasvendu, n’est-ce pas ? »

Bongrand, sans répondre d’abord, revint devant sa toile. Puis,de sa voix tonnante, mettant dans ce cri toute la souffrancecachée, tout le combat naissant qu’il n’avouait pas :

« Il m’embête ! jamais il n’aura rien !… Qu’ilachète à Fagerolles ! »

Un quart d’heure plus tard, Claude et Jory prirent eux-mêmescongé, en le laissant au travail, acharné dans le jour qui tombait.Et, dehors, quand le premier se fut séparé de son compagnon, il nerentra pas tout de suite rue de Douai, malgré sa longue absence. Unbesoin de marcher encore, de s’abandonner à ce Paris, où lesrencontres d’une seule journée lui emplissaient le crâne, le fiterrer jusqu’à la nuit noire, dans la boue glacée des rues, sous laclarté des becs de gaz, qui s’allumaient un à un, pareils à desétoiles fumeuses au fond du brouillard.

Claude attendit impatiemment le jeudi, pour dîner chezSandoz ; car ce dernier, immuable, recevait toujours lescamarades, une fois par semaine. Venait qui voulait, le couvertétait mis. Il avait eu beau se marier, changer son existence, sejeter en pleine lutte littéraire : il gardait son jour, cejeudi qui datait de sa sortie du collège, au temps des premièrespipes. Ainsi qu’il le répétait lui-même, en faisant allusion à safemme, il n’y avait qu’un camarade de plus.

« Dis donc, mon vieux, avait-il dit franchement à Claude,ça m’ennuie beaucoup…

– Quoi donc ?

– Tu n’es pas marié… Oh ! moi, tu sais, je recevrais bienvolontiers ta femme… Mais ce sont les imbéciles, un tas debourgeois qui me guettent et qui raconteraient desabominations…

– Mais certainement, mon vieux, mais Christine elle-mêmerefuserait d’aller chez toi… Oh ! nous comprenons très bien,j’irai seul, compte là-dessus ! »

Dès six heures, Claude se rendit chez Sandoz, rue Nollet, aufond des Batignolles ; et il eut toutes les peines du monde àdécouvrir le petit pavillon que son ami occupait. D’abord, il entradans une grande maison bâtie sur la rue, s’adressa au concierge,qui lui fit traverser trois cours ; puis, il fila le long d’uncouloir entre deux autres bâtisses, descendit un escalier dequelques marches, buta contre la grille d’un étroit jardin :c’était là, le pavillon se trouvait au bout d’une allée. Mais ilfaisait si noir, il avait si bien failli se rompre les jambes dansl’escalier, qu’il n’osait se risquer davantage, d’autant plus qu’unchien énorme aboyait furieusement. Enfin, il entendit la voix deSandoz, qui s’avançait en calmant le chien.

« Ah ! c’est toi… Hein ? nous sommes à lacampagne. On va mettre une lanterne, pour que notre monde ne secasse pas la tête… Entre, entre… Sacré Bertrand, veux-tu tetaire ! Tu ne vois donc pas que c’est un ami,imbécile ! »

Alors, le chien les accompagna vers le pavillon, la queue haute,en sonnant une fanfare d’allégresse. Une jeune bonne avait paruavec une lanterne, qu’elle vint accrocher à la grille, pouréclairer le terrible escalier. Dans le jardin, il n’y avait qu’unepetite pelouse centrale, plantée d’un immense prunier, dontl’ombrage pourrissait l’herbe ; et, devant la maison, trèsbasse, de trois fenêtres de façade seulement, régnait une tonnellede vigne vierge, où luisait un banc tout neuf, installé là commeornement sous les pluies d’hiver, en attendant le soleil.

« Entre », répéta Sandoz.

Il l’introduisit, à droite du vestibule, dans le salon, dont ilavait fait son cabinet de travail. La salle à manger et la cuisineétaient à gauche. En haut, sa mère, qui ne quittait plus le lit,occupait la grande chambre ; tandis que le ménage secontentait de l’autre et du cabinet de toilette, placé entre lesdeux pièces. Et c’était tout, une vraie boîte de carton, descompartiments de tiroir, que séparaient des cloisons minces commedes feuilles de papier. Petite maison de travail et d’espoircependant, vaste à côté des greniers de jeunesse, égayée déjà d’uncommencement de bien-être et de luxe.

« Hein ? cria-t-il, nous en avons, de la place !Ah ! c’est joliment plus commode que rue d’Enfer ! Tuvois, j’ai une pièce à moi tout seul. Et j’ai acheté une table dechêne pour écrire, et ma femme m’a donné ce palmier, dans ce vieuxpot de Rouen… Hein ? c’est chic ! »

Justement, sa femme entrait. Grande, le visage calme et gai,avec de beaux cheveux bruns, elle avait par-dessus sa robe depopeline noire, très simple, un large tablier blanc ; car,bien qu’ils eussent pris une servante à demeure, elle s’occupait dela cuisine, était fière de certains de ses plats, mettait le ménagesur un pied de propreté et de gourmandise bourgeoises.

Tout de suite, Claude et elle furent d’anciennesconnaissances.

« Appelle-le Claude, chérie… Et toi, vieux, appelle-laHenriette… Pas de madame, pas de monsieur, ou je vous flanquechaque fois une amende de cinq sous. »

Ils rirent, et elle s’échappa, réclamée à la cuisine par un platdu Midi, une bouillabaisse, dont elle voulait faire la surprise auxamis de Plassans. Elle en tenait la recette de son mari lui-même,elle y avait acquis un tour de main extraordinaire, disait-il.

« Elle est charmante, ta femme, dit Claude, et elle tegâte. »

Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pagesdu livre en train, écrites dans la matinée, se mit à parler dupremier roman de sa série, qu’il avait publié en octobre. Ah !on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C’était unégorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses,une bordée d’imprécations, comme s’il eût assassiné les gens, à lacorne d’un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaulessolides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où ilva. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence deces gaillards, dont les articles bâclés sur des coins de bureau, lecouvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de sesintentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures :son étude nouvelle de l’homme physiologique, le rôle tout-puissantrendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, lavie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout del’animalité à l’autre, sans haut ni bas, sans beauté nilaideur ; et les audaces de langage, la conviction que toutdoit se dire, qu’il y a des mots abominables nécessaires comme desfers rouges, qu’une langue sort enrichie de ces bains deforce ; et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achèvementcontinu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sagloire, sous le soleil. Qu’on se fâchât, il l’admettaitaisément ; mais il aurait voulu au moins qu’on lui fîtl’honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pourles saletés imbéciles qu’on lui prêtait.

« Tiens ! continua-t-il, je crois qu’il y a encoreplus de niais que de méchants… C’est la forme qui les enrage enmoi, la phrase écrite, l’image, la vie du style. Oui, la haine dela littérature, toute la bourgeoisie en crève ! »

Il se tut, envahi d’une tristesse.

« Bah ! dit Claude après un silence, tu es heureux, tutravailles, tu produis, toi ! »

Sandoz s’était levé, il eut un geste de brusque douleur.

« Ah ! oui, je travaille, je pousse mes livres jusqu’àla dernière page… Mais si tu savais ! si je te disais dansquels désespoirs, au milieu de quels tourments ! Est-ce queces crétins ne vont pas s’aviser aussi de m’accuserd’orgueil ! moi que l’imperfection de mon œuvre poursuitjusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages dela veille, de crainte de les juger si exécrables que je ne puissetrouver ensuite la force de continuer !… Je travaille,eh ! sans doute, je travaille ! je travaille comme jevis, parce que je suis né pour ça ; mais, va, je n’en suis pasplus gai, jamais je ne me contente, et il y a toujours la grandeculbute au bout ! »

Un éclat de voix l’interrompit, et Jory parut, enchanté del’existence, racontant qu’il venait de retaper une vieillechronique, pour avoir sa soirée libre. Presque aussitôt, Gagnièreet Mahoudeau, qui s’étaient rencontrés à la porte, arrivèrent encausant. Le premier, enfoncé depuis quelques mois dans une théoriedes couleurs, expliquait à l’autre son procédé.

« Je pose mon ton, continuait-il. Le rouge du drapeaus’éteint et jaunit ; parce qu’il se détache sur le bleu duciel, dont la couleur complémentaire, l’orangé, se combine avec lerouge. »

Claude, intéressé, le questionnait déjà, lorsque la bonneapporta un télégramme.

« Bon ! dit Sandoz, c’est Dubuche qui s’excuse, ilpromet de nous surprendre vers onze heures. »

À ce moment, Henriette ouvrit la porte toute grande, et annonçaelle-même le dîner. Elle n’avait plus son tablier de cuisinière,elle serrait gaiement, en maîtresse de maison, les mains qui setendaient. À table ! à table ! il était sept heures etdemie, la bouillabaisse n’attendait pas. Jory ayant fait remarquerque Fagerolles lui avait juré qu’il viendrait, on ne voulut rienentendre : il devenait ridicule, Fagerolles, à poser pour lejeune maître, accablé de travaux !

La salle à manger où l’on passa, était si petite que, voulant yinstaller le piano, on avait dû percer une sorte d’alcôve, dans uncabinet noir, réservé jusque-là à la vaisselle. Pourtant, lesgrands jours, on tenait encore une dizaine autour de la table rondesous la suspension de porcelaine blanche, mais à la condition decondamner le buffet, si bien que la bonne ne pouvait plus y allerchercher une assiette. D’ailleurs, c’était la maîtresse de maisonqui servait ; et le maître, lui, se plaçait en face, contre lebuffet bloqué, pour y prendre et passer ce dont on avaitbesoin.

Henriette avait mis Claude à sa droite, Mahoudeau à sagauche ; tandis que Jory et Gagnière s’étaient assis aux deuxcôtés de Sandoz.

« Françoise ! appela-t-elle. Donnez-moi donc lesrôties, elles sont sur le fourneau. »

Et, la bonne lui ayant apporté les rôties, elle les distribuaitdeux par deux dans les assiettes, puis commençait à verser dessusle bouillon de la bouillabaisse, lorsque la porte s’ouvrit.

« Fagerolles, enfin ! dit-elle. Placez-vous là, prèsde Claude. »

Il s’excusa d’un air de galante politesse, allégua unrendez-vous d’affaires. Très élégant maintenant, pincé dans desvêtements de coupe anglaise, il avait une tenue d’homme de cercle,relevée par la pointe de débraillé artiste qu’il gardait. Tout desuite, en s’asseyant, il secoua la main de son voisin, il affectaune vive joie.

« Ah ! mon vieux Claude ! Il y a si longtemps queje voulais te voir ! Oui, j’ai eu vingt fois l’idée d’allerlà-bas ; et puis, tu sais, la vie… »

Claude, pris de malaise devant ces protestations, tâchait derépondre avec une cordialité pareille. Mais Henriette, quicontinuait de servir, le sauva, en s’impatientant.

« Voyons, Fagerolles, répondez-moi… Est-ce deux rôties quevous désirez ?

– Certainement, madame, deux rôties… Je l’adore, labouillabaisse. D’ailleurs, vous la faites si bonne ! unemerveille ! »

Tous, en effet, se pâmaient, Mahoudeau et Jory surtout, quidéclaraient n’en avoir jamais mangé de meilleure à Marseille ;si bien que la jeune femme, ravie, rose encore de la chaleur dufourneau, la grande cuiller en main, ne suffisait que juste àremplir les assiettes qui lui revenaient ; et même elle quittasa chaise, courut en personne chercher à la cuisine le reste dubouillon, car la servante perdait la tête.

« Mange donc ! lui cria Sandoz. Nous attendrons bienque tu aies mangé. »

Mais elle s’entêtait, demeurait debout.

« Laisse… Tu ferais mieux de passer le pain. Oui, derrièretoi, sur le buffet… Jory préfère les tartines, la mie quitrempe. »

Sandoz se leva à son tour, aida au service, pendant qu’onplaisantait Jory sur les pâtées qu’il aimait.

Et Claude, pénétré par cette bonhomie heureuse, comme réveilléd’un long sommeil, les regardait tous, se demandait s’il les avaitquittés la veille, ou s’il y avait bien quatre années qu’il n’eûtdîné là, un jeudi. Ils étaient autres pourtant, il les sentaitchangés, Mahoudeau aigri de misère, Jory enfoncé dans sajouissance ; Gagnière plus lointain, envolé ailleurs ;et, surtout, il lui semblait que Fagerolles, près de lui, dégageaitdu froid, malgré l’exagération de sa cordialité. Sans doute, leursvisages avaient vieilli un peu, à l’usure de l’existence ;mais ce n’était pas cela seulement, des vides paraissaient se faireentre eux, il les voyait à part, étrangers, bien qu’ils fussentcoude à coude, trop serrés autour de cette table. Puis, le milieuétait nouveau : une femme, aujourd’hui, apportait son charme,les calmait par sa présence. Alors, pourquoi, devant ce cours fataldes choses qui meurent et se renouvellent, avait-il donc cettesensation de recommencement ? pourquoi aurait-il juré qu’ils’était assis à cette place, le jeudi de la semaineprécédente ? et il crut comprendre enfin : c’était Sandozqui, lui, n’avait pas bougé, aussi entêté dans ses habitudes decœur que dans ses habitudes de travail, radieux de les recevoir àla table de son jeune ménage, ainsi qu’il l’était jadis de partageravec eux son maigre repas de garçon. Un rêve d’éternelle amitiél’immobilisait, des jeudis pareils se succédaient à l’infini,jusqu’aux derniers lointains de l’âge. Tous éternellementensemble ! tous partis à la même heure et arrivés dans la mêmevictoire !

Il dut deviner la pensée qui rendait Claude muet, il lui dit autravers de la nappe, avec son bon rire de jeunesse :

« Hein ? vieux, t’y voilà encore ! Ah ! nomd’un chien ; que tu nous as manqué !… Mais, tu vois, rienne change, nous sommes tous les mêmes… N’est-ce pas ? vousautres ! »

Ils répondirent par des hochements de tête. Sans doute, sansdoute !

« Seulement, continua-t-il épanoui, la cuisine est un peumeilleure que rue d’Enfer… Vous en ai-je fait manger, desratatouilles ! »

Après la bouillabaisse, un civet de lièvre avait paru ; etune volaille rôtie, accompagnée d’une salade, termina le dîner.Mais on resta longtemps à table, le dessert traîna, bien que laconversation n’eût pas la fièvre ni les violencesd’autrefois : chacun parlait de lui, finissait par se taire,en voyant que personne ne l’écoutait. Au fromage, cependant,lorsqu’on eut goûté d’un petit vin de Bourgogne, un peu aigrelet,dont le ménage s’était risqué à faire venir une pièce, sur lesdroits d’auteur du premier roman, les voix s’élevèrent, ons’anima.

« Alors, tu as traité avec Naudet ? demanda Mahoudeau,dont le visage osseux d’affamé s’était creusé encore. Est-ce vraiqu’il t’assure cinquante mille francs la premièreannée ? »

Fagerolles répondit du bout des lèvres :

« Oui, cinquante mille… Mais rien n’est fait, je me tâte,c’est raide de s’engager ainsi. Ah ! c’est moi qui nem’emballe pas !

– Fichtre ! murmura le sculpteur, tu es difficile. Pourvingt francs par jour, moi, je signe ce qu’on voudra. »

Tous, maintenant, écoutaient Fagerolles, qui jouait l’hommeexcédé par le succès naissant. Il avait toujours sa jolie figureinquiétante de gueuse ; mais un certain arrangement descheveux, la coupe de la barbe lui donnaient une gravité. Bien qu’ilvînt encore de loin en loin chez Sandoz, il se séparait de labande, se lançait sur les boulevards, fréquentait les cafés, lesbureaux de rédaction, tous les lieux de publicité où il pouvaitfaire des connaissances utiles. C’était une tactique, une volontéde se tailler son triomphe à part, cette idée maligne que, pourréussir, il ne fallait plus avoir rien de commun avec cesrévolutionnaires, ni un marchand, ni les relations, ni leshabitudes. Et l’on disait même qu’il mettait les femmes de deux outrois salons dans sa chance, non pas en mâle brutal comme Jory,mais en vicieux supérieur à ses passions, en simple chatouilleur debaronnes sur le retour.

Justement, Jory lui signala un article, dans l’unique dessein dese donner une importance, car il avait la prétention d’avoir faitFagerolles, comme il prétendait jadis avoir fait Claude.

« Dis donc, as-tu lu l’étude de Vernier sur toi ? Envoilà un encore qui me répète !

– Ah ! il en a, lui, des articles ! » soupiraMahoudeau.

Fagerolles eut un geste insouciant de la main ; mais ilsouriait, avec le mépris caché de ces pauvres diables si peuadroits, s’entêtant à une rudesse de niais, lorsqu’il était sifacile de conquérir la foule. Ne lui suffisait-il pas de rompre,après les avoir pillés ? Il bénéficiait de toute la hainequ’on avait contre eux, on couvrait d’éloges ses toiles adoucies,pour achever de tuer leurs œuvres obstinément violentes.

« As-tu lu, toi, l’article de Vernier ? répéta Jory àGagnière. N’est-ce pas qu’il dit ce que j’ai dit ? »

Depuis un instant, Gagnière s’absorbait dans la contemplation deson verre sur la nappe blanche, que le reflet du vin tachait derouge. Il sursauta.

« Hein ! l’article de Vernier ?

– Oui, enfin tous ces articles qui paraissent surFagerolles. »

Stupéfait, il se tourna vers celui-ci.

« Tiens ! on écrit des articles sur toi… Je n’en saisrien, je ne les ai pas vus… Ah ! on écrit des articles surtoi ; pourquoi donc ? »

Un fou rire s’éleva, Fagerolles seul ricanait de mauvaise grâce,croyant à une farce méchante. Mais Gagnière était d’une absoluebonne foi : il s’étonnait qu’on pût faire un succès à unpeintre qui n’observait seulement pas la loi des valeurs. Un succèsà ce truqueur-là, jamais de la vie ! Que devenait laconscience ?

Cette gaieté bruyante échauffa la fin du dîner. On ne mangeaitplus, seule la maîtresse de maison voulait encore remplir lesassiettes.

« Mon ami, veille donc, répétait-elle à Sandoz, très excitéau milieu du bruit. Allonge la main, les biscuits sont sur lebuffet. »

On se récria, tous se levèrent. Comme on passait ensuite lasoirée là, autour de la table, à prendre du thé, ils se tinrentdebout, continuant de causer contre les murs, pendant que la bonneôtait le couvert. Le ménage aidait, elle remettant les salièresdans un tiroir, lui donnant un coup de main pour plier lanappe.

« Vous pouvez fumer, dit Henriette. Vous savez que ça ne megêne nullement. »

Fagerolles, qui avait attiré Claude dans l’embrasure de lafenêtre, lui offrit un cigare, que celui-ci refusa.

« Ah ! c’est vrai, tu ne fumes pas… Et, dis donc,j’irai voir ce que tu rapportes. Hein ? des choses trèsintéressantes. Tu sais, moi, ce que je pense de ton talent. Tu esle plus fort… »

Il se montrait très humble, sincère au fond, laissant remonterson admiration d’autrefois, marqué pour toujours à l’empreinte dece génie d’un autre, qu’il reconnaissait, malgré les calculscompliqués de sa malice. Mais son humilité s’aggravait d’une gêne,bien rare chez lui, du trouble où le jetait le silence que lemaître de sa jeunesse gardait sur son tableau. Et il se décida, leslèvres tremblantes.

« Est-ce que tu as vu mon actrice, au Salon ? Aimes-tuça, franchement ? »

Claude hésita une seconde, puis en bon camarade :

« Oui, il y a des choses très bien. »

Déjà, Fagerolles saignait d’avoir posé cette questionstupide ; et il achevait de perdre pied, il s’excusaitmaintenant, tâchait d’innocenter ses emprunts et de plaider sescompromis. Lorsqu’il s’en fut tiré à grand’peine, exaspéré contresa maladresse, il redevint un instant le farceur de jadis, fit rireaux larmes Claude lui-même, les amusa tous. Puis, il tendit la mainà Henriette, pour prendre congé.

« Comment ! vous nous quittez si vite ?

– Hélas ! oui ; chère madame. Mon père traite ce soirun chef de bureau, qu’il travaille pour la décoration… Et, comme jesuis un de ses titres, j’ai dû jurer de paraître. »

Lorsqu’il fut parti, Henriette, qui avait échangé quelques motstout bas avec Sandoz, disparut ; et l’on entendit le bruitléger de ses pas au premier étage : depuis le mariage, c’étaitelle qui soignait la vieille mère infirme, s’absentant ainsi àplusieurs reprises dans la soirée, comme le fils autrefois.

Du reste, pas un des convives n’avait remarqué sa sortie.Mahoudeau et Gagnière causaient de Fagerolles, se montraient d’uneaigreur sourde, sans attaque directe. Ce n’était encore que desregards ironiques de l’un à l’autre, des haussements d’épaules,tout le muet mépris de garçons qui ne veulent pas exécuter uncamarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternèrent,l’accablèrent des espérances qu’ils mettaient en lui. Ah ! ilétait temps qu’il revînt, car lui seul, avec ses dons de grandpeintre, sa poigne solide, pouvait être le maître, le chef reconnu.Depuis le Salon des Refusés, l’école du plein air s’était élargie,toute une influence croissante se faisait sentir ;malheureusement, les efforts s’éparpillaient, les nouvelles recruesse contentaient d’ébauches, d’impressions bâclées en trois coups depinceau ; et l’on attendait l’homme de génie nécessaire, celuiqui incarnerait la formule en chefs-d’œuvre. Quelle place àprendre ! dompter la foule, ouvrir un siècle, créer unart ! Claude les écoutait, les yeux à terre, la face envahied’une pâleur. Oui, c’était bien là son rêve inavoué, l’ambitionqu’il n’osait se confesser à lui-même. Seulement, il se mêlait à lajoie de la flatterie une étrange angoisse, une peur de cet avenir,en les entendant le hausser à ce rôle de dictateur, comme s’il eûttriomphé déjà.

« Laissez donc ! finit-il par crier, il y en a qui mevalent, je me cherche encore ! »

Jory, agacé, fumait en silence. Brusquement, comme les deuxautres s’entêtaient, il ne put retenir cette phrase :

« Tout ça, mes petits, c’est parce que vous êtes embêtés dusuccès de Fagerolles. »

Ils se récrièrent, éclatèrent en protestations.Fagerolles ! le jeune maître ! quelle bonnefarce !

« Oh ! tu nous lâches, nous le savons, dit Mahoudeau.Il n’y a pas de danger que tu écrives deux lignes sur nous,maintenant.

– Dame, mon cher, répondit Jory vexé, tout ce que j’écris survous, on me le coupe. Vous vous faites exécrer partout… Ah !si j’avais un journal à moi ! »

Henriette reparut, et les yeux de Sandoz ayant cherché lessiens, elle lui répondit d’un regard, elle eut ce sourire tendre etdiscret, qu’il avait lui-même jadis, quand il sortait de la chambrede sa mère. Puis, elle les appela tous, ils se rassirent autour dela table, tandis qu’elle faisait le thé et qu’elle le versait dansles tasses. Mais la soirée s’attrista, engourdie d’une lassitude.On eut beau laisser entrer Bertrand, le grand chien, qui se livra àdes bassesses devant le sucre, et qui alla se coucher contre lepoêle, où il ronfla comme un homme. Depuis la discussion surFagerolles, des silences régnaient, une sorte d’ennui irrités’alourdissait dans la fumée épaissie des pipes. Même Gagnière, àun moment, quitta la table, pour se mettre au piano, où il estropiaen sourdine des phrases de Wagner, avec les doigts raides d’unamateur qui fait ses premières gammes à trente ans.

Vers onze heures, Dubuche, arrivant enfin, acheva de glacer laréunion. Il s’était échappé d’un bal, désireux de remplir enversses anciens camarades ce qu’il regardait comme un dernierdevoir ; et son habit, sa cravate blanche, sa grosse face pâleexprimaient à la fois la contrariété d’être venu, l’importancequ’il donnait à ce sacrifice, la peur qu’il avait de compromettresa fortune nouvelle. Il évitait de parler de sa femme, pour ne pasavoir à l’amener chez Sandoz. Quand il eut serré la main de Claude,sans plus d’émotion que s’il l’avait rencontré la veille, il refusaune tasse de thé, il parla lentement, en gonflant les joues, destracas de son installation dans une maison neuve dont il essuyaitles plâtres, du travail qui l’accablait, depuis qu’il s’occupaitdes constructions de son beau-père, toute une rue à bâtir, près duparc Monceau.

Alors, Claude sentit nettement quelque chose se rompre. La vieavait-elle donc emporté déjà les soirées d’autrefois, sifraternelles dans leur violence, où rien ne les séparait encore, oùpas un d’eux ne réservait sa part de gloire ? Aujourd’hui, labataille commençait. Chaque affamé donnait son coup de dents. Lafissure était là, la fente à peine visible, qui avait fêlé lesvieilles amitiés jurées, et qui devait les faire craquer, un jour,en mille pièces.

Mais Sandoz, dans son besoin d’éternité, ne s’apercevaittoujours de rien, les voyait tels que rue d’Enfer, aux bras les unsdes autres, partis en conquérants. Pourquoi changer ce qui étaitbon ? est-ce que le bonheur n’était pas dans une joie choisieentre toutes, puis éternellement goûtée ? Et, une heure plustard, lorsque les camarades se décidèrent à s’en aller, somnolentssous l’égoïsme morne de Dubuche qui parlait sans fin de sesaffaires, lorsqu’on eut arraché du piano Gagnière hypnotisé,Sandoz, suivi de sa femme, malgré la nuit froide, voulut absolumentles accompagner jusqu’au bout du jardin, à la grille. Ildistribuait des poignées de main, il criait :

« À jeudi, Claude !… À jeudi, tous !… Hein ?venez tous !

– À jeudi ! » répéta Henriette, qui avait pris lalanterne et qui la haussait, pour éclairer l’escalier.

Et, au milieu des rires, Gagnière et Mahoudeau répondirent enplaisantant :

« À jeudi, jeune maître !… Bonne nuit, jeunemaître ! »

Dehors, dans la rue Nollet, Dubuche appela tout de suite unfiacre, qui l’emporta. Les quatre autres remontèrent ensemblejusqu’au boulevard extérieur, presque sans échanger un mot, l’airétourdi d’être depuis si longtemps ensemble. Sur le boulevard, unefille ayant passé, Jory se lança derrière ses jupes, après avoirprétexté des épreuves, qui l’attendaient au journal. Et, commeGagnière arrêtait machinalement Claude devant le café Baudequin,dont le gaz flambait encore, Mahoudeau refusa d’entrer, s’en allaseul, roulant des idées tristes, là-bas, jusqu’à la rue duCherche-Midi.

Claude se trouva, sans l’avoir voulu, assis à leur anciennetable, en face de Gagnière silencieux. Le café n’avait pas changé,on s’y réunissait toujours le dimanche, une ferveur s’étaitdéclarée même, depuis que Sandoz habitait le quartier ; maisla bande s’y noyait dans un flot de nouveaux venus, on était peu àpeu submergé par la banalité montante des élèves du plein air. Àcette heure, du reste, le café se vidait ; trois jeunespeintres, que Claude ne connaissait pas, vinrent, en se retirant,lui serrer la main ; et il n’y eut plus qu’un petit rentier duvoisinage, endormi devant une soucoupe.

Gagnière, très à l’aise, comme chez lui, indifférent auxbâillements de l’unique garçon qui s’étirait dans la salle,regardait Claude sans le voir, les yeux vagues.

« À propos, demanda ce dernier, qu’expliquais-tu donc àMahoudeau, ce soir ? Oui, le rouge du drapeau qui tourne aujaune, dans le bleu du ciel… Hein ? tu pioches la théorie descouleurs complémentaires. »

Mais l’autre ne répondit pas. Il prit sa chope, la reposa sansavoir bu, finit par murmurer, avec un sourire d’extase :

« Haydn, c’est la grâce rhétoricienne, une petite musiquechevrotante de vieille aïeule poudrée… Mozart, c’est le génieprécurseur, le premier qui ait donné à l’orchestre une voixindividuelle… Et ils existent surtout, ces deux-là, parce qu’ilsont fait Beethoven… Ah ! Beethoven, la puissance, la forcedans la douleur sereine, Michel-Ange au tombeau des Médicis !Un logicien héroïque, un pétrisseur de cervelles, car ils sont touspartis de la symphonie avec chœurs, les grandsd’aujourd’hui ! »

Le garçon, las d’attendre, se mit à éteindre les becs de gaz,d’une main paresseuse, en traînant les pieds. Une mélancolieenvahissait la salle déserte, salie de crachats et de bouts decigare, exhalant l’odeur de ses tables poissées par lesconsommations ; tandis que, du boulevard assoupi, ne venaientplus que les sanglots perdus d’un ivrogne.

Gagnière, au loin, continuait à suivre la chevauchée de sesrêves.

« Weber passe dans un paysage romantique, conduisant laballade des morts, au milieu des saules éplorés et des chênes quitordent leurs bras… Schubert le suit, sous la lune pâle, le longdes lacs d’argent… Et voilà Rossini, le don en personne, si gai, sinaturel, sans souci de l’expression, se moquant du monde, qui n’estpas mon homme, ah ! non, certes ! mais si étonnant toutde même par l’abondance de son invention, par les effets énormesqu’il tire de l’accumulation des voix et de la répétition enflée dumême thème… Ces trois-là, pour aboutir à Meyerbeer, un malin qui aprofité de tout, mettant après Weber la symphonie dans l’opéra,donnant l’expression dramatique à la formule inconsciente deRossini. Oh ! des souffles superbes, la pompe féodale, lemysticisme militaire, le frisson des légendes fantastiques, un cride passion traversant l’histoire ! Et des trouvailles, lapersonnalité des instruments, le récitatif dramatique accompagnésymphoniquement à l’orchestre, la phrase typique sur laquelle toutel’œuvre est construite… Un grand bonhomme ! un très grandbonhomme !

– Monsieur, vint dire le garçon, je ferme. »

Et, comme Gagnière ne tournait même pas la tête, il allaréveiller le petit rentier, toujours endormi devant sasoucoupe.

« Je ferme, monsieur. »

Frissonnant, le consommateur attardé se leva, tâtonna dans lecoin sombre où il se trouvait, pour avoir sa canne ; et, quandle garçon la lui eut ramassée sous les chaises, il sortit.

« Berlioz a mis de la littérature dans son affaire. C’estl’illustrateur musical de Shakespeare, de Virgile et de Gœthe. Maisquel peintre ! le Delacroix de la musique, qui a fait flamberles sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, lafêlure romantique au crâne, une religiosité qui l’emporte, desextases par-dessus les cimes. Mauvais constructeur d’opéra,merveilleux dans le morceau, exigeant trop parfois de l’orchestrequ’il torture, ayant poussé à l’extrême la personnalité desinstruments, dont chacun pour lui représente un personnage.Ah ! ce qu’il a dit des clarinettes : « Lesclarinettes sont les femmes aimées », ah ! cela m’atoujours fait couler un frisson sur la peau… Et Chopin, si dandydans son byronisme, le poète envolé des névroses ! EtMendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakespeare en escarpins debal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les damesintelligentes !… Et puis, et puis, il faut se mettre àgenoux… »

Il n’y avait plus qu’un bec de gaz allumé au-dessus de sa tête,et le garçon, derrière son dos, attendait, dans le vide noir etglacé de la salle. Sa voix avait pris un tremblement religieux, ilen arrivait à ses dévotions, au tabernacle reculé, au saint dessaints.

« Oh ! Schumann, le désespoir, la jouissance dudésespoir ! Oui, la fin de tout, le dernier chant d’une puretétriste, planant sur les ruines du monde !… Oh ! Wagner,le dieu, en qui s’incarnent des siècles de musique ! Son œuvreest l’arche immense, tous les arts en un seul, l’humanité vraie despersonnages exprimée enfin, l’orchestre vivant à part la vie dudrame ; et quel massacre des conventions, des formulesineptes ! quel affranchissement révolutionnaire dansl’infini !… L’ouverture du Tannhäuser, ah !c’est l’alleluia sublime du nouveau siècle : d’abord, le chantdes pèlerins, le motif religieux, calme, profond, à palpitationslentes ; puis, les voix des sirènes qui l’étouffent peu à peu,les voluptés de Vénus pleines d’énervantes délices,d’assoupissantes langueurs, de plus en plus hautes et impérieuses,désordonnées ; et, bientôt, le thème sacré qui revientgraduellement comme une aspiration de l’espace, qui s’empare detous les chants et les fond en une harmonie suprême, pour lesemporter sur les ailes d’un hymne triomphal !

– Je ferme, monsieur », répéta le garçon.

Claude, qui n’écoutait plus, enfoncé lui aussi dans sa passion,acheva sa chope et dit très haut :

« Hé ! mon vieux, on ferme ! »

Alors, Gagnière tressaillit. Sa face enchantée eut unecontraction douloureuse, et il grelotta, comme s’il retombait d’unastre. Goulûment, il but sa bière ; puis, sur le trottoir,après avoir serré en silence la main de son compagnon, ils’éloigna, s’effaça au fond des ténèbres.

Il était près de deux heures, lorsque Claude rentra rue deDouai. Depuis une semaine qu’il battait de nouveau Paris, il yrapportait ainsi chaque soir les fièvres de sa journée. Mais jamaisencore il n’était revenu si tard, la tête si chaude et si fumante.Christine, vaincue par la fatigue, dormait sous la lampe éteinte,le front tombé au bord de la table.

Chapitre 8

 

Enfin, Christine donna un dernier coup de plumeau, et ils furentinstallés. Cet atelier de la rue de Douai, petit et incommode,était accompagné seulement d’une étroite chambre et d’une cuisinegrande comme une armoire : il fallait manger dans l’atelier,le ménage y vivait, avec l’enfant toujours en travers des jambes.Et elle avait eu bien du mal à tirer parti de leurs quatre meubles,car elle voulait éviter la dépense. Pourtant, elle dut acheter unvieux lit d’occasion, elle céda même au besoin luxueux d’avoir desrideaux de mousseline blanche, à sept sous le mètre. Dès lors, cetrou lui parut charmant, elle se mit à le tenir sur un pied depropreté bourgeoise, ayant résolu de faire tout en personne et dese passer de servante, pour ne pas trop changer leur vie, quiallait être difficile.

Claude vécut ces premiers mois dans une excitation croissante.Les courses au milieu des rues tumultueuses, les visites chez lescamarades, enfiévrées de discussions, toutes les colères, toutesles idées chaudes qu’il rapportait ainsi du dehors, le faisaient sepassionner à voix haute, jusque dans son sommeil. Paris l’avaitrepris aux moelles, violemment ; et, en pleine flambée decette fournaise, c’était une seconde jeunesse, un enthousiasme etune ambition à désirer tout voir, tout faire, tout conquérir.Jamais il ne s’était senti une telle rage de travail, ni un telespoir, comme s’il lui avait suffi d’étendre la main, pour créerles chefs-d’œuvre qui le mettraient à son rang, au premier. Quandil traversait Paris, il découvrait des tableaux partout ; laville entière, avec ses rues, ses carrefours, ses ponts, seshorizons vivants, se déroulait en fresques immenses, qu’il jugeaittoujours trop petites, pris de l’ivresse des besognes colossales.Et il rentrait frémissant, le crâne bouillonnant de projets, jetantdes croquis sur des bouts de papier, le soir, à la lampe, sanspouvoir décider par où il entamerait la série des grandes pagesqu’il rêvait.

Un obstacle sérieux lui vint de la petitesse de son atelier.S’il avait eu seulement l’ancien comble du quai de Bourbon, ou bienmême la vaste salle à manger de Bennecourt ! Mais que faire,dans cette pièce en longueur, un couloir, que le propriétaire avaitl’effronterie de louer quatre cents francs à des peintres, aprèsl’avoir couvert d’un vitrage ? Et le pis était que ce vitrage,tourné au nord, resserré entre deux murailles hautes, ne laissaittomber qu’une lumière verdâtre de cave. Il dut donc remettre à plustard ses grandes ambitions, il résolut de s’attaquer d’abord à destoiles moyennes, en se disant que la dimension des œuvres ne faitpoint le génie.

Le moment lui paraissait si bon pour le succès d’un artistebrave, qui apporterait enfin une note d’originalité et defranchise, dans la débâcle des vieilles écoles ! Déjà, lesformules de la veille se trouvaient ébranlées, Delacroix était mortsans élèves, Courbet avait à peine derrière lui quelques imitateursmaladroits ; leurs chefs-d’œuvre n’allaient plus être que desmorceaux de musée, noircis par l’âge, simples témoignages de l’artd’une époque ; et il semblait aisé de prévoir la formulenouvelle qui se dégagerait des leurs, cette poussée du grandsoleil, cette aube limpide qui se levait dans les récents tableaux,sous l’influence commençante de l’école du plein air. C’étaitindéniable, les œuvres blondes dont on avait tant ri au Salon desRefusés, travaillaient sourdement bien des peintres,éclaircissaient peu à peu toutes les palettes. Personne n’enconvenait encore, mais le branle était donné, une évolution sedéclarait, qui devenait de plus en plus sensible à chaque Salon. Etquel coup, si, au milieu de ces copies inconscientes desimpuissants, de ces tentatives peureuses et sournoises des habiles,un maître se révélait, réalisant la formule avec l’audace de laforce, sans ménagements, telle qu’il fallait la planter, solide etentière, pour qu’elle fût la vérité de cette fin desiècle !

Dans cette première heure de passion et d’espoir, Claude, siravagé par le doute d’habitude, crut en son génie. Il n’avait plusde ces crises, dont l’angoisse le lançait pendant des jours sur lepavé, en quête de son courage perdu. Une fièvre le raidissait, iltravaillait avec l’obstination aveugle de l’artiste qui s’ouvre lachair, pour en tirer le fruit dont il est tourmenté. Son long reposà la campagne lui avait donné une fraîcheur de vision singulière,une joie ravie d’exécution ; il lui semblait renaître à sonmétier, dans une facilité et un équilibre qu’il n’avait jamaiseus ; et c’était aussi une certitude de progrès, un profondcontentement, devant des morceaux réussis, où aboutissaient enfind’anciens efforts stériles. Comme il le disait à Bennecourt, iltenait son plein air, cette peinture d’une gaieté de tonschantante, qui étonnait les camarades, quand ils le venaient voir.Tous admiraient, convaincus qu’il n’aurait qu’à se produire, pourprendre sa place, très haut, avec des œuvres d’une notation sipersonnelle, où pour la première fois la nature baignait dans de lavraie lumière, sous le jeu des reflets et la continuelledécomposition des couleurs.

Et, durant trois années, Claude lutta sans faiblir, fouetté parles échecs, n’abandonnant rien de ses idées, marchant droit devantlui, avec la rudesse de la foi.

D’abord, la première année, il alla, pendant les neiges dedécembre, se planter quatre heures chaque jour derrière la butteMontmartre, à l’angle d’un terrain vague, d’où il peignait un fondde misère, des masures basses, dominées par des cheminéesd’usine ; et, au premier plan, il avait mis dans la neige unefillette et un voyou en loques, qui dévoraient des pommes volées.Son obstination à peindre sur nature compliquait terriblement sontravail, l’embarrassait de difficultés presque insurmontables.Pourtant, il termina cette toile dehors, il ne se permit à sonatelier qu’un nettoyage. L’œuvre, quand elle fut posée sous laclarté morte du vitrage, l’étonna lui-même par sa brutalité ;c’était comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, lesdeux figures se détachaient, lamentables, d’un gris boueux. Tout desuite, il sentit qu’un pareil tableau ne serait pas reçu ;mais il n’essaya point de l’adoucir, il l’envoya quand même auSalon. Après avoir juré qu’il ne tenterait jamais plus d’exposer,il établissait maintenant en principe qu’on devait toujoursprésenter quelque chose au jury, uniquement pour le mettre dans sontort ; et il reconnaissait du reste l’utilité du Salon, leseul terrain de bataille où un artiste pouvait se révéler d’uncoup. Le jury refusa le tableau.

La seconde année, il chercha une opposition. Il choisit un boutdu square des Batignolles, en mai : de gros marronniers jetantleur ombre, une fuite de pelouse, des maisons à six étages, aufond ; tandis que, au premier plan, sur un banc d’un vert cru,s’alignaient des bonnes et des petits-bourgeois du quartier,regardant trois gamines en train de faire des pâtés de sable. Illui avait fallu de l’héroïsme, la permission obtenue, pour mener àbien son travail, au milieu de la foule goguenarde. Enfin, ils’était décidé à venir, dès cinq heures du matin, peindre lesfonds ; et, réservant les figures, il avait dû se résoudre àn’en prendre que des croquis, puis à finir dans l’atelier. Cettefois, le tableau lui parut moins rude, la facture avait un peu del’adoucissement morne qui tombait du vitrage. Il le crut reçu, tousles amis crièrent au chef d’œuvre, répandirent le bruit que leSalon allait en être révolutionné. Et ce fut de la stupeur, del’indignation, lorsqu’une rumeur annonça un nouveau refus du jury.Le parti pris n’était plus niable, il s’agissait de l’étranglementsystématique d’un artiste original. Lui, après le premieremportement, tourna sa colère contre son tableau, qu’il déclaraitmenteur, déshonnête, exécrable. C’était une leçon méritée, dont ilse souviendrait : est-ce qu’il aurait dû retomber dans ce jourde cave de l’atelier ? est-ce qu’il retournerait à la salecuisine bourgeoise des bonshommes faits de chic ? Quand latoile lui revint, il prit un couteau et la fendit.

Aussi, la troisième année, s’enragea-t-il sur une œuvre derévolte. Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris, qui,certains jours, chauffe à blanc le pavé, dans la réverbérationéblouissante des façades : nulle part il ne fait plus chaud,les gens des pays brûlés s’épongent eux-mêmes, on dirait une terred’Afrique, sous la pluie lourde d’un ciel en feu. Le sujet qu’iltraita, fut un coin de la place du Carrousel, à une heure, lorsquel’astre tape d’aplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent, aucheval en eau, la tête basse, vague dans la vibration de lachaleur ; des passants semblaient ivres, pendant que, seule,une jeune femme, rose et gaillarde sous son ombrelle, marchait àl’aise d’un pas de reine, comme dans l’élément de flamme où elledevait vivre. Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible,c’était l’étude nouvelle de la lumière, cette décomposition, d’uneobservation très exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudesde l’œil, en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges, oùpersonne n’était accoutumé d’en voir. Les Tuileries, au fond,s’évanouissaient en nuée d’or ; les pavés saignaient, lespassants n’étaient plus que des indications, des taches sombresmangées par la clarté trop vive. Cette fois, les camarades, tout ens’exclamant encore, restèrent gênés, saisis d’une mêmeinquiétude : le martyre était au bout d’une peinture pareille.Lui, sous leurs éloges, comprit très bien la rupture quis’opérait ; et, quand le jury, de nouveau, lui eut fermé leSalon, il s’écria douloureusement dans une minute delucidité :

« Allons ! c’est entendu… J’encrèverai ! »

Peu à peu, si la bravoure de son obstination paraissait grandir,il retombait pourtant à ses doutes d’autrefois, ravagé par la luttequ’il soutenait contre la nature. Toute toile qui revenait, luisemblait mauvaise, incomplète surtout, ne réalisant pas l’efforttenté. C’était cette impuissance qui l’exaspérait, plus encore queles refus du jury. Sans doute, il ne pardonnait pas à cedernier : ses œuvres, même embryonnaires, valaient cent foisles médiocrités reçues ; mais quelle souffrance de ne jamaisse donner entier, dans le chef-d’œuvre dont il ne pouvait accoucherson génie ! Il y avait toujours des morceaux superbes, ilétait content de celui-ci, de celui-là, de cet autre. Alors,pourquoi de brusques trous ? pourquoi des parties indignes,inaperçues pendant le travail, tuant le tableau ensuite d’une tareineffaçable ? Et il se sentait incapable de correction, un murse dressait à un moment, un obstacle infranchissable, au-delàduquel il lui était défendu d’aller. S’il reprenait vingt fois lemorceau, vingt fois il aggravait le mal, tout se brouillait etglissait au gâchis. Il s’énervait, ne voyait plus, n’exécutaitplus, en arrivait à une véritable paralysie de la volonté.Étaient-ce donc ses yeux, étaient-ce ses mains qui cessaient de luiappartenir, dans le progrès des lésions anciennes, qui l’avaitinquiété déjà ? Les crises se multipliaient, il recommençait àvivre des semaines abominables, se dévorant, éternellement secouéde l’incertitude à l’espérance ; et l’unique soutien, pendantces heures mauvaises, passées à s’acharner sur l’œuvre rebelle,c’était le rêve consolateur de l’œuvre future, celle où il sesatisferait enfin, où ses mains se délieraient pour la création.Par un phénomène constant, son besoin de créer allait ainsi plusvite que ses doigts, il ne travaillait jamais à une toile, sansconcevoir la toile suivante. Une seule hâte lui restait, sedébarrasser du travail en train, dont il agonisait ; sansdoute, ça ne vaudrait rien encore, il en était aux concessionsfatales, aux tricheries, à tout ce qu’un artiste doit abandonner desa conscience ; mais ce qu’il ferait ensuite, ah ! cequ’il ferait, il le voyait superbe et héroïque, inattaquable,indestructible. Perpétuel mirage qui fouette le courage des damnésde l’art, mensonge de tendresse et de pitié sans lequel laproduction serait impossible, pour tous ceux qui se meurent de nepouvoir faire de la vie !

Et, en dehors de cette lutte sans cesse renaissante aveclui-même, les difficultés matérielles s’accumulaient. N’était-cedonc point assez de ne pas arriver à sortir ce qu’on avait dans leventre ? Il fallait en outre se battre contre leschoses ! Bien qu’il refusât de le confesser, la peinture surnature, au plein air, devenait impossible, dès que la toiledépassait certaines dimensions. Comment s’installer dans les rues,au milieu des foules ? comment obtenir, pour chaquepersonnage, les heures de pose suffisantes ? Cela, évidemment,n’admettait que certains sujets déterminés, des paysages, des coinsrestreints de ville, où les figures ne sont que des silhouettesfaites après coup. Puis, il y avait les mille contrariétés dutemps, le vent qui emportait le chevalet, la pluie qui arrêtait lesséances. Ces jours-là, il rentrait hors de lui, menaçant du poingle ciel, accusant la nature de se défendre, pour ne pas être priseet vaincue. Il se plaignait amèrement de n’être pas riche, car ilrêvait d’avoir des ateliers mobiles, une voiture à Paris, un bateausur la Seine, dans lesquels il aurait vécu comme un bohémien del’art. Mais rien ne l’aidait, tout conspirait contre sontravail.

Christine, alors, souffrit avec Claude. Elle avait partagé sesespoirs, très brave, égayant l’atelier de son activité deménagère ; et, maintenant, elle s’asseyait, découragée quandelle le voyait sans force. À chaque tableau refusé, elle montraitune douleur plus vive, blessée dans son amour-propre de femme,ayant cet orgueil du succès qu’elles ont toutes. L’amertume dupeintre l’aigrissait aussi, elle épousait ses passions, identifiéeà ses goûts, défendant sa peinture qui était devenue comme unedépendance d’elle-même, la grande affaire de leur vie, la seuleimportante désormais, celle dont elle espérait son bonheur. Chaquejour, elle devinait bien que cette peinture lui prenait son amantdavantage ; et elle n’en était pas encore à la lutte, ellecédait, se laissait emporter avec lui, pour ne faire qu’un, au fonddu même effort. Mais une tristesse montait de ce commencementd’abdication, une crainte de ce qui l’attendait là-bas. Parfois, unfrisson de recul la glaçait jusqu’au cœur : Elle se sentaitvieillir, tandis qu’une pitié immense la bouleversait, une envie depleurer sans cause, qu’elle contentait dans l’atelier lugubre,pendant des heures, quand elle y était seule.

À cette époque, son cœur s’ouvrit, plus large, et une mère sedégagea de l’amante. Cette maternité pour son grand enfantd’artiste était faite de la pitié vague et infinie quil’attendrissait, de la faiblesse illogique où elle le voyait tomberà chaque heure, des pardons continuels qu’elle était forcée de luiaccorder. Il commençait à la rendre malheureuse, elle n’avait plusde lui que ces caresses d’habitude, données ainsi qu’une aumône auxfemmes dont on se détache ; et, comment l’aimer encore, quandil s’échappait de ses bras, qu’il montrait un air d’ennui dans lesétreintes ardentes dont elle l’étouffait toujours ? commentl’aimer, si elle ne l’aimait pas de cette autre affection de chaqueminute, en adoration devant lui, s’immolant sans cesse ? Aufond d’elle, l’insatiable amour grondait, elle demeurait la chairde passion, la sensuelle aux lèvres fortes dans la saillie têtuedes mâchoires. C’était une douceur triste, alors, après leschagrins secrets de la nuit, de n’être plus qu’une mère jusqu’ausoir, de goûter une dernière et pâle jouissance dans la bonté, dansle bonheur qu’elle tâchait de lui faire, au milieu de leur viegâtée maintenant.

Seul, le petit Jacques eut à pâtir de ce déplacement detendresse. Elle le négligeait davantage, la chair restée muettepour lui, ne s’étant éveillée à la maternité que par l’amour.C’était l’homme adoré, désiré, qui devenait son enfant ; etl’autre, le pauvre être, demeurait un simple témoignage de leurgrande passion d’autrefois. À mesure qu’elle l’avait vu grandir etne plus demander autant de soins, elle s’était mise à le sacrifier,sans dureté au fond, simplement parce qu’elle sentait ainsi. Àtable, elle ne lui donnait que les seconds morceaux ; lameilleure place, près du poêle, n’était pas pour sa petitechaise ; si la peur d’un accident la secouait, le premier cri,le premier geste de protection n’allait jamais vers sa faiblesse.Et sans cesse elle le reléguait, le supprimait :« Jacques, tais-toi, tu fatigues ton père ! Jacques, neremue donc pas, tu vois bien que ton pèretravaille ! »

L’enfant s’accommodait mal de Paris. Lui, qui avait eu lacampagne vaste pour se rouler en liberté, étouffait dans l’espaceétroit où il devait se tenir sage. Ses belles couleurs rougespâlissaient, il ne poussait plus que chétif, sérieux comme un petithomme, les yeux élargis sur les choses. Il venait d’avoir cinq ans,sa tête avait démesurément grossi, par un phénomène singulier, quifaisait dire à son père : « Le gaillard a la caboche d’ungrand homme ! » Mais, au contraire, il semblait quel’intelligence diminuât, à mesure que le crâne augmentait. Trèsdoux, craintif, l’enfant s’absorbait pendant des heures, sanssavoir répondre, l’esprit en fuite ; et, s’il sortait de cetteimmobilité, c’était dans des crises folles de sauts et de cris,comme une jeune bête joueuse que l’instinct emporte. Alors, les« tiens-toi tranquille ! » pleuvaient, car la mèrene pouvait comprendre ces vacarmes subits, bouleversée de voir lepère s’irriter à son chevalet, se fâchant elle-même, courant viterasseoir le petit dans son coin. Calmé tout d’un coup, avec lefrisson peureux d’un réveil trop brusque, il se rendormait, lesyeux ouverts, si paresseux à vivre, que les jouets, des bouchons,des images, de vieux tubes de couleur, lui tombaient des mains.Déjà, elle avait essayé de lui apprendre ses lettres. Il s’étaitdébattu avec des larmes, et l’on attendait un an ou deux encorepour le mettre à l’école, où les maîtres sauraient bien le fairetravailler.

Christine, enfin, commençait à s’effrayer, devant la misèremenaçante. À Paris, avec cet enfant qui poussait, la vie était pluschère, et les fins de mois devenaient terribles, malgré seséconomies de toutes sortes. Le ménage n’avait d’assurés que lesmille francs de rente ; et comment vivre avec cinquante francspar mois, lorsqu’on avait prélevé les quatre cents francs duloyer ? D’abord, ils s’étaient tirés d’embarras, grâce àquelques toiles vendues, Claude ayant retrouvé l’ancien amateur deGagnière, un de ces bourgeois détestés, qui ont des âmes ardentesd’artistes, dans les habitudes maniaques où ils s’enferment ;celui-ci, M. Hue, un ancien chef de bureau, n’étaitmalheureusement pas assez riche pour acheter toujours, et il nepouvait que se lamenter sur l’aveuglement du public, qui laissaitune fois de plus le génie mourir de faim ; car lui, convaincu,frappé par la grâce dès le premier coup d’œil, avait choisi lesœuvres les plus rudes, qu’il pendait à côté de ses Delacroix, enleur prophétisant une fortune égale. Le pis était que le pèreMalgras venait de se retirer, après fortune faite : une trèsmodeste aisance d’ailleurs, une rente d’une dizaine de millefrancs, qu’il s’était décidé à manger dans une petite maison deBois-Colombes, en homme prudent. Aussi fallait-il l’entendre parlerdu fameux Naudet, avec le dédain des millions que remuait cetagioteur, des millions qui lui retomberaient sur le nez, disait-il.Claude, à la suite d’une rencontre, ne réussit qu’à lui vendre unedernière toile, pour lui, une de ses académies de l’atelier Boutin,la superbe étude de ventre que l’ancien marchand n’avait pu revoirsans un regain de passion au cœur. C’était donc la misèreprochaine, les débouchés se fermaient au lieu de s’ouvrir, unelégende inquiétante se créait peu à peu autour de cette peinturecontinuellement repoussée du Salon ; sans compter qu’il auraitsuffi, pour effrayer l’argent, d’un art si incomplet et sirévolutionnaire, où l’œil effaré ne retrouvait aucune desconventions admises. Un soir, ne sachant comment acquitter une notede couleurs, le peintre s’était écrié qu’il vivrait sur le capitalde sa rente, plutôt que de descendre à la production basse destableaux de commerce. Mais Christine, violemment, s’était opposée àce moyen extrême : elle rognerait encore sur les dépenses,enfin elle préférait tout à cette folie, qui les jetterait ensuiteau pavé, sans pain.

Après le refus de son troisième tableau, l’été fut simiraculeux, cette année-là, que Claude sembla y puiser une nouvelleforce. Pas un nuage, des journées limpides sur l’activité géante deParis. Il s’était remis à courir la ville, avec la volonté dechercher un coup, comme il le disait : quelque chose d’énorme,de décisif, il ne savait pas au juste. Et, jusqu’à septembre, il netrouva rien, se passionnant pendant une semaine pour un sujet, puisdéclarant que ce n’était pas encore ça. Il vivait dans un continuelfrémissement, aux aguets, toujours à la minute de mettre la mainsur cette réalisation de son rêve, qui fuyait toujours. Au fond,son intransigeance de réaliste cachait des superstitions de femmenerveuse, il croyait à des influences compliquées etsecrètes : tout allait dépendre de l’horizon choisi, néfasteou heureux.

Une après-midi, par un des derniers beaux jours de la saison,Claude avait emmené Christine, laissant le petit Jacques à la gardede la concierge, une vieille brave femme, comme ils faisaientd’ordinaire, quand ils sortaient ensemble. C’était une enviesoudaine de promenade, un besoin de revoir avec elle des coinschéris autrefois, derrière lequel se cachait le vague espoirqu’elle lui porterait chance. Et ils descendirent ainsi jusqu’aupont Louis-Philippe, restèrent un quart d’heure sur le quai auxOrmes, silencieux, debout contre le parapet, à regarder en face, del’autre côté de la Seine, le vieil hôtel du Martoy, où ilss’étaient aimés. Puis, toujours sans une parole, ils refirent leurancienne course, faite tant de fois ; ils filèrent le long desquais, sous les platanes, voyant à chaque pas se lever lepassé ; et tout se déroulait, les ponts avec la découpure deleurs arches sur le satin de l’eau, la Cité dans l’ombre quedominaient les tours jaunissantes de Notre-Dame, la courbe immensede la rive droite, noyée de soleil, terminée par la silhouetteperdue du pavillon de Flore, et les larges avenues, les monumentsdes deux rives, et la vie de la rivière, les lavoirs, les bains,les péniches. Comme jadis, l’astre à son déclin les suivait,roulant sur les toits des maisons lointaines, s’écornant derrièrela coupole de l’Institut : un coucher éblouissant, tel qu’ilsn’en avaient pas eu de plus beau, une lente descente au milieu depetits nuages, qui se changèrent en un treillis de pourpre, donttoutes les mailles lâchaient des flots d’or. Mais, de ce passé quis’évoquait, rien ne venait qu’une mélancolie invincible, lasensation de l’éternelle fuite, l’impossibilité de remonter et derevivre. Ces antiques pierres demeuraient froides, ce continuelcourant sous les ponts, cette eau qui avait coulé, leur semblaitavoir emporté un peu d’eux-mêmes, le charme du premier désir, lajoie de l’espoir. Maintenant qu’ils s’appartenaient, ils negoûtaient plus ce simple bonheur de sentir la pression tiède deleurs bras, pendant qu’ils marchaient doucement, comme enveloppésdans la vie énorme de Paris.

Au pont des Saints-Pères, Claude, désespéré, s’arrêta. Il avaitquitté le bras de Christine, il s’était retourné vers la pointe dela Cité. Elle sentait le détachement qui s’opérait, elle devenaittrès triste ; et, le voyant s’oublier là, elle voulut lereprendre.

« Mon ami, rentrons, il est l’heure… Jacques nous attend,tu sais. »

Mais il s’avança jusqu’au milieu du pont. Elle dut le suivre. Denouveau, il demeurait immobile, les yeux toujours fixés là-bas, surl’île continuellement à l’ancre, sur ce berceau et ce cœur deParis, où depuis des siècles vient battre tout le sang de sesartères, dans la perpétuelle poussée des faubourgs qui envahissentla plaine. Une flamme était montée à son visage, ses yeuxs’allumaient, il eut enfin un geste large.

« Regarde ! regarde ! »

D’abord, au premier plan, au-dessous d’eux, c’était le portSaint-Nicolas, les cabines basses des bureaux de la navigation, lagrande berge pavée qui descend, encombrée de tas de sable, detonneaux et de sacs, bordée d’une file de péniches encore pleines,où grouillait un peuple de débardeurs, que dominait le brasgigantesque d’une grue de fonte ; tandis que, de l’autre côtéde l’eau, un bain froid, égayé par les éclats des derniersbaigneurs de la saison, laissait flotter au vent les drapeaux detoile grise qui lui servaient de toiture. Puis, au milieu, la Seinevide montait, verdâtre, avec des petits flots dansants, fouettée deblanc, de bleu et de rose. Et le pont des Arts établissait unsecond plan, très haut sur ses charpentes de fer, d’une légèreté dedentelle noire, animé du perpétuel va-et-vient des piétons, unechevauchée de fourmis, sur la mince ligne de son tablier. Endessous, la Seine continuait, au loin ; on voyait les vieillesarches du Pont-Neuf, bruni de la rouille des pierres ; unetrouée s’ouvrait à gauche, jusqu’à l’île Saint-Louis, une fuite demiroir d’un raccourci aveuglant ; et l’autre bras tournaitcourt, l’écluse de la Monnaie semblait boucher la vue de sa barred’écume. Le long du Pont-Neuf, de grands omnibus jaunes, destapissières bariolées, défilaient avec une régularité mécanique dejouets d’enfants. Tout le fond s’encadrait là, dans lesperspectives des deux rives : sur la rive droite, les maisonsdes quais, à demi cachées par un bouquet de grands arbres, d’oùémergeaient, à l’horizon, une encoignure de l’Hôtel-de-Ville et leclocher carré de Saint-Gervais, perdus dans une confusion defaubourg ; sur la rive gauche, une aile de l’Institut, lafaçade plate de la Monnaie, des arbres encore, en enfilade. Mais cequi tenait le centre de l’immense tableau, ce qui montait dufleuve, se haussait, occupait le ciel, c’était la Cité, cette prouede l’antique vaisseau, éternellement dorée par le couchant. En bas,les peupliers du terre-plein verdissaient en une masse puissante,cachant la statue. Plus haut, le soleil opposait les deux faces,éteignant dans l’ombre les maisons grises du quai de l’Horloge,éclairant d’une flambée les maisons vermeilles du quai desOrfèvres, des files de maisons irrégulières, si nettes, que l’œilen distinguait les moindres détails, les boutiques, les enseignes,jusqu’aux rideaux des fenêtres. Plus haut, parmi la dentelure descheminées, derrière l’échiquier oblique des petits toits, lespoivrières du Palais et les combles de la Préfecture étendaient desnappes d’ardoises, coupées d’une colossale affiche bleue, peintesur un mur, dont les lettres géantes, vues de tout Paris, étaientcomme l’efflorescence de la fièvre moderne au front de la ville.Plus haut, plus haut encore, par-dessus les tours jumelles deNotre-Dame, d’un ton de vieil or, deux flèches s’élançaient, enarrière la flèche de la cathédrale, sur la gauche la flèche de laSainte-Chapelle, d’une élégance si fine, qu’elles semblaient frémirà la brise, hautaine mâture du vaisseau séculaire, plongeant dansla clarté, en plein ciel.

« Viens-tu, mon ami ? » répéta Christinedoucement.

Claude ne l’écoutait toujours pas, ce cœur de Paris l’avait pristout entier. La belle soirée élargissait l’horizon. C’étaient deslumières vives, des ombres franches, une gaieté dans la précisiondes détails, une transparence de l’air vibrante d’allégresse. Et lavie de la rivière, l’activité des quais, cette humanité dont leflot débouchait des rues, roulait sur les ponts, venait de tous lesbords de l’immense cuve, fumait là en une onde visible, en unfrisson qui tremblait dans le soleil. Un vent léger soufflait, unvol de petits nuages roses traversait très haut l’azur pâlissant,tandis qu’on entendait une palpitation énorme et lente, cette âmede Paris épandue autour de son berceau.

Alors, Christine s’empara du bras de Claude, inquiète de le voirsi absorbé, saisie d’une sorte de peur religieuse ; et ellel’entraîna, comme si elle l’avait senti en grand péril.

« Rentrons, tu te fais du mal… Je veux rentrer. »

Lui, à son contact, avait eu le tressaillement d’un homme qu’onréveille. Puis, tournant la tête, dans un dernier regard :

« Ah ! mon Dieu ! murmura-t-il, ah ! monDieu ! que c’est beau ! »

Il se laissa emmener. Mais, toute la soirée, à table, près dupoêle ensuite, et jusqu’en se couchant, il resta étourdi, sipréoccupé, qu’il ne prononça pas quatre phrases, et que sa femme,ne pouvant tirer de lui une réponse, finit également par se taire.Elle le regardait, anxieuse : était-ce donc l’envahissementd’une maladie grave, quelque mauvais air qu’il aurait pris aumilieu de ce pont ? Ses yeux vagues se fixaient sur le vide,son visage s’empourprait d’un effort intérieur, on aurait dit letravail sourd d’une germination, un être qui naissait en lui, cetteexaltation et cette nausée que les femmes connaissent. D’abord,cela parut pénible, confus, obstrué de mille liens ; puis,tout se dégagea, il cessa de se retourner dans le lit, ils’endormit du sommeil lourd des grandes fatigues.

Le lendemain, dès qu’il eut déjeuné, il se sauva. Et elle passaune journée douloureuse, car si elle s’était rassurée un peu, enl’entendant siffler au réveil des airs du Midi, elle avait uneautre préoccupation, qu’elle venait de lui cacher, dans la craintede l’abattre encore. Ce jour-là, pour la première fois, ilsallaient manquer de tout ; une semaine entière les séparait dujour où ils touchaient la petite rente ; et elle avait dépenséson dernier sou le matin, il ne lui restait rien pour le soir, pasmême de quoi mettre un pain sur la table. À quelle portefrapper ? comment lui mentir davantage, quand il rentreraitayant faim ? Elle se décida à engager la robe de soie noiredont Mme Vanzade lui avait fait cadeau,autrefois ; mais cela lui coûta beaucoup, elle tremblait depeur et de honte, à l’idée de ce Mont-de-Piété, cette maisonpublique des pauvres, où elle n’était jamais entrée. Une tellecrainte de l’avenir la tourmentait maintenant, que, sur les dixfrancs qu’on lui prêta, elle se contenta de faire une soupe àl’oseille et un ragoût de pommes de terre. Au sortir du bureaud’engagement, une rencontre l’avait achevée.

Claude, justement, rentra très tard, avec des gestes gais, desyeux clairs, toute une excitation de joie secrète ; et ilavait une grosse faim, il cria, parce que le couvert n’était pasmis. Puis, quand il fut attablé, entre Christine et le petitJacques, il avala la soupe, dévora une assiettée de pommes deterre.

« Comment ! c’est tout ? demanda-t-il ensuite. Tuaurais bien pu ajouter un peu de viande… Est-ce qu’il a falluencore acheter des bottines ? »

Elle balbutia, n’osa dire la vérité, blessée au cœur de cetteinjustice. Mais lui, continuait, la plaisantait sur les sousqu’elle faisait disparaître pour se payer des choses ; et, deplus en plus surexcité, dans cet égoïsme des sensations vives qu’ilsemblait vouloir garder pour lui, il s’emporta tout d’un coupcontre Jacques.

« Tais-toi donc, sacré mioche ! C’est agaçant à lafin ! »

Jacques, oubliant de manger, tapait sa cuiller au bord de sonassiette, les yeux rieurs, l’air ravi de cette musique.

« Jacques, tais-toi ! gronda la mère à son tour.Laisse ton père manger tranquille ! »

Et le petit, effrayé, tout de suite très sage, retomba dans sonimmobilité morne, les yeux ternes sur ses pommes de terre, qu’il nemangeait toujours pas.

Claude affecta de se bourrer de fromage, tandis que Christine,désolée, parlait d’aller chercher un morceau de viande froide chezle charcutier ; mais il refusait, il la retenait, par desparoles qui la chagrinaient davantage. Puis, quand la table futdesservie et qu’ils se retrouvèrent tous les trois autour de lalampe pour la soirée, elle cousant, le petit muet devant un livred’images, lui tambourina longtemps de ses doigts, l’esprit perdu,retourné là-bas, d’où il venait. Brusquement, il se leva, se rassitavec une feuille de papier et un crayon, se mit à jeter des traitsrapides, sous la clarté ronde et vive qui tombait de l’abat-jour.Et ce croquis, fait de souvenir, dans le besoin qu’il avait detraduire au-dehors le tumulte d’idées battant son crâne, ne suffitmême bientôt plus à le soulager. Cela le fouettait au contraire,toute la rumeur dont il débordait lui sortait des lèvres, il finitpar dégonfler son cerveau en un flot de paroles. Il aurait parléaux murs, il s’adressait à sa femme, parce qu’elle était là.

« Tiens ! c’est ce que nous avons vu hier… Oh !superbe ! J’y ai passé trois heures aujourd’hui, je tiens monaffaire, oh ! quelque chose d’étonnant, un coup à toutdémolir… Regarde ! je me plante sous le pont, j’ai pourpremier plan le port Saint-Nicolas, avec sa grue, ses pénichesqu’on décharge, son peuple de débardeurs. Hein ? tu comprends,c’est Paris qui travaille, ça ! des gaillards solides, étalantle nu de leur poitrine et de leurs bras… Puis, de l’autre côté,j’ai le bain froid, Paris qui s’amuse, et une barque sans doute,là, pour occuper le centre de la composition ; mais ça, je nesais pas bien encore, il faut que je cherche… Naturellement, laSeine au milieu, large, immense… »

Du crayon, à mesure qu’il parlait, il indiquait les contoursfortement, reprenant à dix fois les traits hâtifs, crevant lepapier, tant il y mettait d’énergie. Elle, pour lui être agréable,se penchait, affectait de s’intéresser vivement à ses explications.Mais le croquis s’embrouillait d’un tel écheveau de lignes, sechargeait d’une si grande confusion de détails sommaires, qu’ellen’y distinguait rien.

« Tu suis, n’est-ce pas ?

– Oui, oui, très beau !

– Enfin, j’ai le fond, les deux trouées de la rivière avec lesquais, la Cité triomphale au milieu, s’enlevant sur le ciel…Ah ! ce fond, quel prodige ! On le voit tous les jours,on passe devant sans s’arrêter ; mais il vous pénètre,l’admiration s’amasse ; et, une belle après-midi, il apparaît.Rien au monde n’est plus grand, c’est Paris lui-même, glorieux sousle soleil… Dis ? étais-je bête de n’y pas songer ! Que defois j’ai regardé sans voir ! Il m’a fallu tomber là, aprèscette course le long des quais… Et, tu te rappelles, il y a un coupd’ombre de ce côté, le soleil ici tape droit, les tours sontlà-bas, la flèche de la Sainte-Chapelle s’amincit, d’une légèretéd’aiguille dans le ciel… Non, elle est plus à droite, attends queje te montre… »

Il recommença, il ne se lassait point, reprenait sans cesse ledessin, se répandait en mille petites notes caractéristiques, queson œil de peintre avait retenues : à cet endroit, l’enseignerouge d’une boutique lointaine qui vibrait ; plus près, uncoin verdâtre de la Seine, où semblaient nager des plaquesd’huile ; et le ton fin d’un arbre, et la gamme des gris pourles façades, et la qualité lumineuse du ciel. Elle, complaisamment,l’approuvait toujours, tâchait de s’émerveiller.

Mais Jacques, une fois encore, s’oubliait. Après être restélongtemps silencieux devant son livre, absorbé sur une image quireprésentait un chat noir, il s’était mis à chantonner doucementdes paroles de sa composition : « Oh ! gentilchat ! oh ! vilain chat ! oh ! gentil et vilainchat ! » et cela à l’infini, du même ton lamentable.

Claude, agacé par ce bourdonnement, n’avait pas compris d’abordce qui l’énervait ainsi, pendant qu’il parlait. Puis, la phraseobsédante de l’enfant lui était nettement entrée dans lesoreilles.

« As-tu fini de nous assommer avec ton chat !cria-t-il, furieux.

– Jacques, tais-toi, quand ton père cause ! répétaChristine.

– Non, ma parole ! il devient idiot… Vois-moi sa tête, s’iln’a pas l’air d’un idiot. C’est désespérant… Réponds, qu’est-ce quetu veux dire, avec ton chat qui est gentil et qui estvilain ? »

Le petit, blême, dodelinant sa tête trop grosse, répondit d’unair de stupeur :

« Sais pas. »

Et, comme son père et sa mère se regardaient, découragés, ilappuya une de ses joues dans son livre ouvert, il ne bougea plus,ne parla plus, les yeux tout grands.

La soirée s’avançait, Christine voulut le coucher ; maisClaude avait déjà repris ses explications. Maintenant, il annonçaitqu’il irait, dès le lendemain, faire un croquis sur nature,simplement pour fixer ses idées. Il en vint aussi à dire qu’ils’achèterait un petit chevalet de campagne, une emplette rêvéedepuis des mois. Il insista, parla d’argent. Elle se troublait,elle finit par avouer tout, le dernier sou mangé le matin, la robede soie engagée pour le dîner du soir. Et il eut alors un accès deremords et de tendresse, il l’embrassa en lui demandant pardon des’être plaint, à table. Elle devait l’excuser, il aurait tué pèreet mère, comme il le répétait, lorsque cette sacrée peinture letenait aux entrailles. D’ailleurs, le Mont-de-Piété le fit rire, ildéfiait la misère.

« Je te dis que ça y est ! s’écria-t-il. Cetableau-là, vois-tu, c’est le succès. »

Elle se taisait, elle songeait à la rencontre qu’elle avaitfaite et qu’elle voulait lui cacher ; mais, invinciblement,cela sortit de ses lèvres, sans cause apparente, sans transition,dans la sorte de torpeur qui l’avait envahie.

« Mme Vanzade est morte. »

Lui, s’étonna. Ah ! vraiment ! Comment lesavait-elle ?

« J’ai rencontré l’ancien valet de chambre… Oh ! unmonsieur à cette heure, très gaillard, malgré ses soixante-dix ans.Je ne le reconnaissais pas, c’est lui qui m’a parlé… Oui, elle estmorte, il y a six semaines. Ses millions ont passé aux hospices,sauf une rente que les deux vieux serviteurs mangent aujourd’hui enpetits bourgeois. »

Il la regardait, il murmura enfin d’une voix triste :

« Ma pauvre Christine, tu as des regrets, n’est-cepas ? Elle t’aurait dotée, elle t’aurait mariée, je te ledisais bien jadis. Tu serais peut-être son héritière, et tu necrèverais pas la faim avec un toqué comme moi. »

Mais elle parut alors s’éveiller. Elle rapprocha violemment sachaise, elle le saisit d’un bras, s’abandonna contre lui, dans uneprotestation de tout son être.

« Qu’est-ce que tu dis ? Oh ! non, oh ! non…Ce serait une honte, si j’avais songé à son argent. Je tel’avouerais, tu sais que je ne suis pas menteuse ; maisj’ignore moi-même ce que j’ai eu, un bouleversement, une tristesse,ah ! vois-tu, une tristesse à croire que tout allait finirpour moi… C’est le remords sans doute, oui, le remords de l’avoirquittée brutalement, cette pauvre infirme, cette femme si vieille,qui m’appelait sa fille. J’ai mal agi, ça ne me portera pas chance.Va, ne dis pas non, je le sens bien, que c’est fini pour moidésormais. »

Et elle pleura, suffoquée par ces regrets confus, où elle nepouvait lire, sous cette sensation unique que son existence étaitgâtée, qu’elle n’avait plus que du malheur à attendre de lavie.

« Voyons, essuie tes yeux, reprit-il, devenu tendre. Toiqui n’étais pas nerveuse, est-ce possible que tu te forges deschimères et que tu te tourmentes de la sorte ?… Que diable,nous nous en tirerons ! Et, d’abord, tu sais que c’est toi quim’as fait trouver mon tableau… Hein ? tu n’es pas si maudite,puisque tu portes chance ! »

Il riait, elle hocha la tête, en voyant bien qu’il voulait lafaire sourire. Son tableau, elle en souffrait déjà ; car,là-bas, sur le pont, il l’avait oubliée, comme si elle eût cesséd’être à lui ; et, depuis la veille, elle le sentait de plusen plus loin d’elle, ailleurs, dans un monde où elle ne montaitpas. Mais elle se laissa consoler, ils échangèrent un de leursbaisers d’autrefois, avant de quitter la table, pour se mettre aulit.

Le petit Jacques n’avait rien entendu. Engourdi d’immobilité, ilvenait de s’endormir, la joue dans son livre d’images ; et satête trop grosse d’enfant manqué du génie, si lourde parfoisqu’elle lui pliait le cou, blêmissait sous la lampe. Lorsque samère le coucha, il n’ouvrit même pas les yeux.

Ce fut à cette époque seulement que Claude eut l’idée d’épouserChristine. Tout en cédant aux conseils de Sandoz, qui s’étonnaitd’une irrégularité inutile, il obéit surtout à un sentiment depitié, au besoin de se montrer bon pour elle et de se faire ainsipardonner ses torts. Depuis quelque temps, il la voyait si triste,si inquiète de l’avenir, qu’il ne savait de quelle joie l’égayer.Lui-même s’aigrissait, retombait dans ses anciennes colères, latraitait parfois en servante à qui l’on donne ses huit jours. Sansdoute, d’être sa femme légitime, elle se sentirait plus chez elleet souffrirait moins de ses brusqueries. Du reste, elle n’avait pasreparlé de mariage, comme détachée du monde, d’une discrétion quis’en remettait à lui seul ; mais il comprenait qu’elle sechagrinait de n’être pas reçue chez Sandoz ; et, d’autre part,ce n’était plus la liberté ni la solitude de la campagne, c’étaitParis, avec les mille méchancetés du voisinage, des liaisonsforcées, tout ce qui blesse une femme vivant chez un homme. Lui, aufond, n’avait contre le mariage que ses anciennes préventionsd’artiste débridé dans la vie. Puisqu’il ne devait jamais laquitter, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir ? Et, en effet,quand il lui en parla, elle eut un grand cri, elle se jeta à soncou, surprise elle-même d’en éprouver une si grosse émotion.Pendant une semaine, elle en fut profondément heureuse. Ensuite,cela se calma, longtemps avant la cérémonie.

D’ailleurs, Claude ne hâta aucune des formalités, et l’attentedes papiers nécessaires fut longue. Il continuait à réunir desétudes pour son tableau, elle semblait ainsi que lui sansimpatience. À quoi bon ? cela n’apporterait certainement riende nouveau dans leur existence. Ils avaient résolu de se marierseulement à la mairie, non par un mépris affiché de la religion,mais pour faire vite et simple. La question des témoins lesembarrassa un instant. Comme elle ne connaissait personne, il luidonna Sandoz et Mahoudeau ; d’abord, au lieu de ce dernier, ilavait bien songé à Dubuche ; seulement, il ne le voyait plus,et il craignit de le compromettre. Pour lui-même, il se contenta deJory et de Gagnière. La chose resterait ainsi entre camarades,personne n’en causerait.

Des semaines s’étaient passées, on se trouvait en décembre, parun froid terrible. La veille du mariage, bien qu’il leur restâttrente-cinq francs à peine, ils se dirent qu’ils ne pouvaientrenvoyer leurs témoins, avec une simple poignée de main ; et,voulant éviter un gros dérangement chez eux, ils résolurent de leuroffrir à déjeuner, dans un petit restaurant du boulevard de Clichy.Puis, chacun rentrerait chez soi.

Le matin, comme Christine mettait un col à une robe de lainegrise, qu’elle avait eu la coquetterie de se faire pour lacirconstance, Claude, déjà en redingote, piétinant d’ennui, eutl’idée d’aller prendre Mahoudeau, en prétextant que ce gaillardétait bien capable d’oublier le rendez-vous. Depuis l’automne, lesculpteur habitait Montmartre, un petit atelier de la rue desTilleuls, à la suite d’une série de drames qui avaient bouleverséson existence : d’abord, faute de paiement, une expulsion del’ancienne boutique de fruitière qu’il occupait rue duCherche-Midi ; ensuite une rupture définitive avec Chaîne, quele désespoir de ne pas vivre de ses pinceaux venait de jeter dansune aventure commerciale, faisant les foires de la banlieue deParis, tenant un jeu de tournevire pour le compte d’uneveuve ; et, enfin, un envolement brusque de Mathilde,l’herboristerie vendue, l’herboriste disparue, enlevée sans doute,cachée au fond d’un logement discret par quelque monsieur àpassions. Maintenant donc, il vivait seul, dans un redoublement demisère, mangeant lorsqu’il avait des ornements de façade à gratterou quelque figure d’un confrère plus heureux à mettre au point.

« Tu entends, je vais le chercher, c’est plus sûr, répétaClaude à Christine. Nous avons encore deux heures devant nous… Et,si les autres arrivent, fais-les attendre. Nous descendrons tousensemble à la mairie. »

Dehors, Claude hâta le pas, dans le froid cuisant, qui chargeaitses moustaches de glaçons. L’atelier de Mahoudeau se trouvait aufond d’une cité ; et il dut traverser une suite de petitsjardins, blancs de givre, d’une tristesse nue et raidie decimetière. De loin, il reconnut la porte, au plâtre colossal de laVendangeuse, l’ancien succès du Salon, qu’on n’avait puloger dans le rez-de-chaussée étroit : elle achevait de sepourrir là, pareille à un tas de gravats déchargés d’un tombereau,rongée, lamentable, le visage creusé par les grandes larmes noiresde la pluie. La clef était sur la porte, il entra.

« Tiens ! tu viens me prendre ? dit Mahoudeausurpris. Je n’ai que mon chapeau à mettre… Mais, attends, j’étais àme demander si je ne devrais pas faire un peu de feu. J’ai peurpour ma bonne femme. »

L’eau d’un baquet était prise, il gelait dans l’atelier aussifort que dehors ; car, depuis huit jours, sans un sou, iléconomisait un petit reste de charbon, en n’allumant le poêlequ’une heure ou deux le matin. Cet atelier était une sorte decaveau tragique, près duquel la boutique d’autrefois éveillait dessouvenirs de tiède bien-être, tellement les murs nus, le plafondlézardé, jetaient aux épaules une glace de suaire. Dans les coins,d’autres statues, moins encombrantes, des plâtres faits avecpassion, exposés, puis revenus là, faute d’acheteurs, grelottaient,le nez contre la muraille, rangés en une file lugubre d’infirmes,plusieurs déjà cassés, étalant des moignons, tous encrassés depoussière, éclaboussés de terre glaise ; et ces misérablesnudités traînaient ainsi des années leur agonie, sous les yeux del’artiste qui leur avait donné de son sang, conservées d’abord avecune passion jalouse, malgré le peu de place, tombées ensuite à unehorreur grotesque de choses mortes, jusqu’au jour où, prenant unmarteau, il les achevait lui-même, les écrasait en plâtras, pour endébarrasser son existence.

« Hein ? tu dis que nous avons deux heures, repritMahoudeau. Eh bien, je vais faire une flambée, ce sera plusprudent. »

Alors, en allumant le poêle, il se plaignait, d’une voix decolère. Ah ! quel chien de métier que cette sculpture !Les derniers des maçons étaient plus heureux. Une figure quel’administration achetait trois mille francs, en avait coûté prèsde deux mille, le modèle, la terre, le marbre ou le bronze, toutessortes de frais ; et cela pour rester emmagasinée dans quelquecave officielle, sous le prétexte que la place manquait : lesniches des monuments étaient vides, des socles attendaient dans lesjardins publics, n’importe ! la place manquait toujours. Pasde travaux possibles chez les particuliers, à peine quelquesbustes, une statue bâclée au rabais de loin en loin, pour unesouscription. Le plus noble des arts, le plus viril, oui !mais l’art dont on crevait le plus sûrement de faim.

« Ta machine avance ? demanda Claude.

– Sans ce maudit froid, elle serait terminée, répondit-il. Tuvas la voir. »

Il se releva, après avoir écouté ronfler le poêle. Au milieu del’atelier, sur une selle faite d’une caisse d’emballage, consolidéede traverses, se dressait une statue que de vieux lingesemmaillotaient ; et, gelés fortement, d’une dureté cassante deplis, ils la dessinaient, comme sous la blancheur d’un linceul.C’était enfin son ancien rêve, irréalisé jusque-là, fauted’argent : une figure debout, la Baigneuse dont plus de dixmaquettes traînaient chez lui, depuis des années. Dans une heure derévolte impatiente, il avait fabriqué lui-même une armature avecdes manches à balai, se passant du fer nécessaire, espérant que lebois serait assez solide. De temps à autre, il la secouait, pourvoir ; mais elle n’avait pas encore bougé.

« Fichtre ! murmura-t-il, un air de feu lui fera dubien… C’est collé sur elle, une vraie cuirasse. »

Les linges craquaient sous ses doigts, se brisaient en morceauxde glace. Il dut attendre que la chaleur les eût dégelés unpeu ; et, avec mille précautions, il la désemmaillotait, latête d’abord, puis la gorge, puis les hanches, heureux de la revoirintacte, souriant en amant à sa nudité de femme adorée.

« Hein ? qu’en dis-tu ? »

Claude, qui ne l’avait vue qu’en ébauche, hocha la tête, pour nepas répondre tout de suite. Décidément, ce bon Mahoudeautrahissait, en arrivait à la grâce malgré lui, par les jolieschoses qui fleurissaient de ses gros doigts d’ancien tailleur depierres. Depuis sa Vendangeuse colossale, il était allé enrapetissant ses œuvres, sans paraître s’en douter lui-même, lançanttoujours le mot féroce de tempérament, mais cédant à la douceurdont se noyaient ses yeux. Les gorges géantes devenaientenfantines, les cuisses s’allongeaient en fuseaux élégants, c’étaitenfin la nature vraie qui perçait sous le dégonflement del’ambition. Exagérée encore, sa Baigneuse était déjà d’un grandcharme, avec son frissonnement des épaules, ses deux bras serrésqui remontaient les seins, des seins amoureux, pétris dans le désirde la femme, qu’exaspérait sa misère ; et, forcément chaste,il en avait ainsi fait une chair sensuelle, qui le troublait.

« Alors, ça ne te va pas, reprit-il, l’air fâché.

– Oh ! si, si… Je crois que tu as raison d’adoucir un peuton affaire, puisque tu sens de la sorte. Et tu auras du succèsavec ça. Oui, c’est évident, ça plaira beaucoup. »

Mahoudeau, que des éloges pareils auraient consterné autrefois,sembla ravi. Il expliqua qu’il voulait conquérir le public, sansrien lâcher de ses convictions.

« Ah ! nom d’un chien ! ça me soulage, que tusois content, car je l’aurais démolie, si tu m’avais dit de ladémolir, parole d’honneur !… Encore quinze jours de travail,et je vendrai ma peau à qui la voudra, pour payer le mouleur…Dis ? ça va me faire un fameux salon. Peut-être unemédaille ! »

Il riait, s’agitait ; et, s’interrompant :

« Puisque nous ne sommes pas pressés, assieds-toi donc…J’attends que les linges soient dégelés complètement. »

Le poêle commençait à rougir, une grosse chaleur se dégageait.Justement, la Baigneuse, placée très près, semblait revivre, sousle souffle tiède qui lui montait le long de l’échine, des jarrets àla nuque. Et tous les deux, assis maintenant, continuaient à laregarder de face et à causer d’elle, la détaillant, s’arrêtant àchaque partie de son corps. Le sculpteur surtout s’excitait dans sajoie, la caressait de loin d’un geste arrondi. Hein ? leventre en coquille, et ce joli pli à la taille, qui accusait lerenflement de la hanche gauche !

À ce moment, Claude, les yeux sur le ventre, crut avoir unehallucination. La Baigneuse bougeait, le ventre avait frémi d’uneonde légère, la hanche gauche s’était tendue encore, comme si lajambe droite allait se mettre en marche.

« Et les petits plans qui filent vers les reins, continuaitMahoudeau, sans rien voir. Ah ! c’est ça que j’aisoigné ! Là, mon vieux, la peau, c’est du satin. »

Peu à peu, la statue s’animait tout entière. Les reinsroulaient, la gorge se gonflait dans un grand soupir, entre lesbras desserrés. Et, brusquement, la tête s’inclina, les cuissesfléchirent, elle tombait d’une chute vivante, avec l’angoisseeffarée, l’élan de douleur d’une femme qui se jette.

Claude comprenait enfin, lorsque Mahoudeau eut un criterrible.

« Nom de Dieu ! ça casse, elle se fout parterre ! »

En dégelant, la terre avait rompu le bois trop faible del’armature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre.Et lui, du même geste d’amour dont il s’enfiévrait à la caresser deloin, ouvrit les deux bras, au risque d’être tué sous elle. Uneseconde, elle oscilla, puis s’abattit d’un coup, sur la face,coupée aux chevilles, laissant ses pieds collés à la planche.

Claude s’était élancé pour le retenir.

« Bougre ! tu vas te faire écraser ! »

Mais, tremblant de la voir s’achever sur le sol, Mahoudeaurestait les mains tendues. Et elle sembla lui tomber au cou, il lareçut dans son étreinte, serra les bras sur cette grande nuditévierge, qui s’animait comme sous le premier éveil de la chair. Il yentra, la gorge amoureuse s’aplatit contre son épaule, les cuissesvinrent battre les siennes, tandis que la tête, détachée, roulaitpar terre. La secousse fut si rude, qu’il se trouva emporté,culbuté jusqu’au mur ; et, sans lâcher ce tronçon de femme, ildemeura étourdi, gisant près d’elle.

« Ah ! bougre », répétait furieusement Claude,qui le croyait mort.

Péniblement, Mahoudeau s’agenouilla, et il éclata en grossanglots. Dans sa chute, il s’était seulement meurtri le visage. Dusang coulait d’une de ses joues, se mêlant à ses larmes.

« Chienne de misère, va ! Si ce n’est pas à se ficherà l’eau, que de ne pouvoir seulement acheter deux tringles !…Et la voilà, et la voilà… »

Ses sanglots redoublaient, une lamentation d’agonie, une douleurhurlante d’amant devant le cadavre mutilé de ses tendresses. De sesmains égarées, il en touchait les membres, épars autour de lui, latête, le torse, les bras qui s’étaient rompus ; mais surtoutla gorge défoncée, ce sein aplati, comme opéré d’un mal affreux, lesuffoquait, le faisait revenir toujours là, sondant la plaie,cherchant la fente par laquelle la vie s’en était allée ; etses larmes sanglantes ruisselaient, tachaient de rouge lesblessures.

« Aide-moi donc, bégaya-t-il. On ne peut pas la laissercomme ça. »

L’émotion avait gagné Claude, dont les yeux se mouillaient, euxaussi, dans sa fraternité d’artiste. Il s’empressa, mais lesculpteur, après avoir réclamé son aide, voulait être seul àramasser ces débris, comme s’il eût craint pour eux la brutalité detout autre. Lentement, il se traînait à genoux, prenait lesmorceaux un à un, les couchait, les rapprochait sur une planche.Bientôt, la figure fut de nouveau entière, pareille à une de cessuicidées d’amour, qui se sont fracassées du haut d’un monument, etqu’on recolle, comiques et lamentables, pour les porter à laMorgue. Lui, retombé sur le derrière, devant elle, ne la quittaitpas du regard, s’oubliait dans une contemplation navrée. Pourtant,ses sanglots se calmaient, il dit enfin avec un grandsoupir :

« Je la ferai couchée, que veux-tu !… Ah ! mapauvre bonne femme, j’avais eu tant de peine à la mettre debout, etje la trouvais si grande ! »

Mais, tout d’un coup, Claude s’inquiéta. Et son mariage ?Il fallut que Mahoudeau changeât de vêtements. Comme il n’avait pasd’autre redingote, il dut se contenter d’un veston. Puis, lorsquela figure fut couverte de linges, ainsi qu’une morte sur laquelleon a tiré le drap, tous deux s’en allèrent en courant. Le poêleronflait, un dégel emplissait d’eau l’atelier, où les vieux plâtrespoussiéreux ruisselaient de boue.

Rue de Douai, il n’y avait plus que le petit Jacques, laissé engarde chez la concierge. Christine, lasse d’attendre, venait departir avec les trois autres témoins, croyant à unmalentendu : peut-être Claude lui avait-il dit qu’il iraitdirectement là-bas, en compagnie de Mahoudeau. Et ceux-ci seremirent vivement en marche, ne rattrapèrent la jeune femme et lescamarades que rue Drouot, devant la mairie. On monta tous ensemble,on fut très mal reçu par l’huissier de service, à cause du retard.D’ailleurs, le mariage se trouva bâclé en quelques minutes, dansune salle absolument vide. Le maire ânonnait, les deux époux direntle « oui » sacramentel d’une voix brève, tandis que lestémoins s’émerveillaient du mauvais goût de la salle. Dehors,Claude reprit le bras de Christine, et ce fut tout.

Il faisait bon marcher, par cette gelée claire. La bande revinttranquillement à pied, gravit la rue des Martyrs, pour se rendre aurestaurant du boulevard de Clichy. Un petit salon était retenu, ledéjeuner fut très amical ; et on ne dit pas un mot de lasimple formalité qu’on venait de remplir, on parla d’autre chosetout le temps, comme à une de leurs réunions ordinaires, entrecamarades.

Ce fut ainsi que Christine, très émue au fond, sous sonaffectation d’indifférence, entendit pendant trois heures son mariet les témoins s’enfiévrer au sujet de la bonne femme à Mahoudeau.Depuis que les autres savaient l’histoire, ils en remâchaient lesmoindres détails. Sandoz trouvait ça d’une allure étonnante. Joryet Gagnière discutaient la solidité des armatures, le premiersensible à la perte d’argent, le second démontrant avec une chaisequ’on aurait pu maintenir la statue. Quant à Mahoudeau, encoreébranlé, envahi d’une stupeur, il se plaignait d’une courbature,qu’il n’avait pas sentie d’abord : tous ses membress’endolorissaient, il avait les muscles froissés, la peau meurtrie,comme au sortir des bras d’une amante de pierre. Et Christine luilava l’écorchure de sa joue de nouveau saignante, et il luisemblait que cette statue de femme mutilée s’asseyait à la tableavec eux, que c’était elle seule qui importait ce jour-là, elleseule qui passionnait Claude, dont le récit, répété à vingtreprises, ne tarissait pas sur son émotion, devant cette gorge etces hanches d’argile broyées à ses pieds.

Pourtant, au dessert, il y eut une diversion. Gagnière demandasoudain à Jory :

« À propos, toi, je t’ai vu avec Mathilde, dimanche… Oui,oui, rue Dauphine. »

Jory, devenu très rouge, tâcha de mentir ; mais son nezremuait, sa bouche se fronçait, il se mit à rire d’un air bête.

« Oh ! une rencontre… Parole d’honneur ! je nesais pas où elle loge, je vous l’aurais dit.

– Comment ! c’est toi qui la caches ? s’écriaMahoudeau. Va, tu peux la garder, personne ne te laredemande. »

La vérité était que Jory, rompant avec toutes ses habitudes deprudence et d’avarice, cloîtrait maintenant Mathilde dans unepetite chambre. Elle le tenait par son vice, il glissait au ménageavec cette goule, lui qui, pour ne pas payer, vivait autrefois desraccrocs de la rue.

« Bah ! on prend son plaisir où on le trouve, ditSandoz, plein d’une indulgence philosophique.

– C’est bien vrai », répondit-il simplement, en allumant uncigare.

On s’attarda, la nuit tombait, quand on reconduisit Mahoudeau,qui, décidément, voulait se mettre au lit. Et, en rentrant, Claudeet Christine, après avoir repris Jacques chez la concierge,trouvèrent l’atelier tout froid, noyé d’une ombre si épaisse,qu’ils tâtonnèrent longtemps, avant de pouvoir allumer la lampe. Ilfallut aussi rallumer le poêle ; sept heures sonnaient,lorsqu’ils respirèrent enfin à l’aise. Mais ils n’avaient pas faim,ils achevèrent un reste de bouilli, plutôt pour engager l’enfant àmanger sa soupe ; et, quand ils l’eurent couché, ilss’installèrent sous la lampe, ainsi que tous les soirs.

Cependant, Christine n’avait pas mis d’ouvrage devant elle, tropremuée pour travailler. Elle restait là, les mains oisives sur latable, regardant Claude, qui, lui, s’était tout de suite enfoncédans un dessin, un coin de son tableau, des ouvriers du portSaint-Nicolas déchargeant du plâtre. Une songerie invincible, dessouvenirs, des regrets, passaient en elle, au fond de ses yeuxvagues ; et, peu à peu, ce fut une tristesse croissante, unegrande douleur muette qui parut l’envahir tout entière, au milieude cette indifférence, de cette solitude sans borne, où elletombait, si près de lui. Il était bien toujours avec elle, del’autre côté de la table ; mais comme elle le sentait loin,là-bas, devant la pointe de la Cité, plus loin encore, dansl’infini inaccessible de l’art, si loin maintenant, que jamais pluselle ne le rejoindrait ! Plusieurs fois, elle avait tenté decauser, sans le décider à répondre. Les heures passaient, elles’engourdissait à ne rien faire, elle finit par tirer sonporte-monnaie et par compter son argent.

« Tu sais ce que nous avons pour entrer enménage ? »

Claude ne leva même pas la tête.

« Nous avons neuf sous… Ah ! quellemisère ! »

Il haussa les épaules, il gronda enfin :

« Nous serons riches, laisse donc ! »

Et le silence recommença, elle n’essaya même plus de le rompre,contemplant les neuf sous alignés sur la table. Minuit sonnèrent,elle eut un frisson, malade d’attente et de froid.

« Couchons-nous, dis ? murmura-t-elle. Je n’en puisplus. »

Il s’enrageait tellement à son travail qu’il n’entendit pas.

« Dis ? le poêle s’est éteint, nous allons prendre dumal… Couchons-nous. »

Cette voix suppliante le pénétra, le fit tressaillir d’unebrusque exaspération.

« Eh ! couche-toi, si tu veux !… Tu vois bien queje veux achever quelque chose. »

Un instant, elle demeura encore, saisie devant cette colère, laface douloureuse. Puis, se sentant importune, comprenant que saseule présence de femme inoccupée le mettait hors de lui, ellequitta la table et alla se coucher, en laissant la porte grandeouverte. Une demi-heure, trois quarts d’heure s’écoulèrent ;aucun bruit, pas même un souffle, ne sortait de la chambre ;mais elle ne dormait point, allongée sur le dos, les yeux ouvertsdans l’ombre ; et elle se risqua timidement à jeter un dernierappel, du fond de l’alcôve ténébreuse.

« Mon mimi, je t’attends… De grâce, mon mimi, viens tecoucher. »

Un juron seul répondit. Rien ne bougea plus, elle s’étaitassoupie peut-être. Dans l’atelier, le froid de glace augmentait,la lampe charbonnée brûlait avec une flamme rouge ; tandis quelui, penché sur son dessin, ne paraissait pas avoir conscience dela marche lente des minutes.

À deux heures, pourtant, Claude se leva, furieux de ce que lalampe s’éteignait, faute d’huile. Il n’eut que le temps del’apporter dans la chambre, pour ne pas s’y déshabiller à tâtons.Mais son mécontentement grandit encore, en apercevant Christine,sur le dos, les yeux ouverts.

« Comment ! tu ne dors pas ?

– Non, je n’ai pas sommeil.

– Ah ! je sais, c’est un reproche… Je t’ai dit vingt foiscombien ça me contrarie que tu m’attendes. »

Et, la lampe morte, il s’allongea près d’elle, dans l’obscurité.Elle ne bougeait toujours pas, il bâilla deux fois, écrasé defatigue. Tous deux restaient éveillés, mais ils ne trouvaient rien,ils ne se disaient rien. Lui, refroidi, les jambes gourdes, glaçaitles draps. Enfin, au bout de réflexions vagues, comme le sommeil leprenait, il s’écria en sursaut :

« Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle ne se soit pasabîmé le ventre, oh ! un ventre d’un joli !

– Qui donc ? demanda Christine, effarée.

– Mais la bonne femme à Mahoudeau. »

Elle eut une secousse nerveuse, elle se retourna, enfouit latête dans l’oreiller ; et il fut stupéfait de l’entendreéclater en larmes.

« Quoi ? tu pleures ! »

Elle étouffait, elle sanglotait si fort, que le matelas en étaitsecoué.

« Voyons, qu’est-ce que tu as ? Je ne t’ai rien dit…Ma chérie, voyons ! »

À mesure qu’il parlait, il devinait à présent la cause de cegros chagrin. Certes, un jour comme celui-là, il aurait dû secoucher en même temps qu’elle ; mais il était bien innocent,il n’avait pas seulement songé à ces histoires. Elle leconnaissait, il devenait une vraie brute, quand il était autravail.

« Voyons, ma chérie, nous ne sommes pas d’hier ensemble…Oui, tu avais arrangé ça, dans ta petite tête. Tu voulais être lamariée, hein ?… Voyons, ne pleure plus, tu sais bien que je nesuis pas méchant. »

Il l’avait prise, elle s’abandonna. Alors ils eurent beaus’étreindre, la passion était morte. Ils le comprirent, quand ilsse lâchèrent et qu’ils se retrouvèrent étendus côte à côte,étrangers désormais, avec cette sensation d’un obstacle entre eux,d’un autre corps, dont le froid les avait déjà effleurés, certainsjours, dès le début ardent de leur liaison. Jamais plus,maintenant, ils ne se pénétreraient. Il y avait là quelque chosed’irréparable, une cassure, un vide qui s’était produit. L’épousediminuait l’amante, cette formalité du mariage semblait avoir tuél’amour.

Chapitre 9

 

Claude, qui ne pouvait peindre son grand tableau dans le petitatelier de la rue de Douai, résolut de louer autre part quelquehangar, d’espace suffisant ; et il trouva son affaire enflânant sur la butte Montmartre, à mi-côte de la rue Tourlaque,cette rue qui dévale derrière le cimetière, et d’où l’on domineClichy, jusqu’aux marais de Gennevilliers. C’était un ancienséchoir de teinturier, une baraque de quinze mètres de long sur dixde large, dont les planches et le plâtre laissaient passer tous lesvents du ciel. On lui louait ça trois cents francs. L’été allaitvenir, il abattrait vite son tableau, puis donnerait congé.

Dès lors, il se décida à tous les frais nécessaires, dans safièvre de travail et d’espoir. Puisque la fortune était certaine,pourquoi l’entraver par des prudences inutiles ? Usant de sondroit, il entama le capital de sa rente de mille francs, ils’habitua à prendre sans compter. D’abord, il s’était caché deChristine, car elle l’en avait empêché deux fois déjà ; et,lorsqu’il dut le dire, elle aussi, après huit jours de reproches etd’alarmes, s’y accoutuma, heureuse du bien-être où elle vivait,cédant à la douceur d’avoir toujours de l’argent dans la poche. Cefurent quelques années de tiède abandon.

Bientôt, Claude ne vécut plus que pour son tableau. Il avaitmeublé le grand atelier sommairement : des chaises, son anciendivan du quai de Bourbon, une table de sapin, payée cent sous chezune fripière. La vanité d’une installation luxueuse lui manquait,dans la pratique de son art. Sa seule dépense fut une échelleroulante, à plate-forme et à marchepied mobile. Ensuite, ils’occupa de sa toile, qu’il voulait longue de huit mètres, haute decinq ; et il s’entêta à la préparer lui-même, commanda lechâssis, acheta la toile sans couture, que deux camarades et luieurent toutes les peines du monde à tendre avec destenailles ; puis, il se contenta de la couvrir au couteaud’une couche de céruse, refusant de la coller, pour qu’elle restâtabsorbante, ce qui, disait-il, rendait la peinture claire etsolide. Il ne fallait pas songer à un chevalet, on n’aurait pu ymanœuvrer une telle pièce. Aussi imagina-t-il un système demadriers et de cordes, qui la tenait contre le mur, un peu penchée,sous un jour frisant. Et, le long de cette vaste nappe blanche,l’échelle roulait : c’était toute une construction, unecharpente de cathédrale, devant l’œuvre à bâtir.

Mais, lorsque tout se trouva prêt, il fut pris de scrupules.L’idée qu’il n’avait peut-être pas choisi, là-bas, sur nature, lemeilleur éclairage, le tourmentait. Peut-être un effet de matinaurait-il mieux valu ? peut-être aurait-il dû choisir un tempsgris ? Il retourna au pont des Saints-Pères, il y vécut troismois encore.

À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devantlui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neigetardive, il la vit fourrée d’hermine, au-dessus de l’eau couleur deboue, se détachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit, auxpremiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avecles pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, unjour de fin brouillard, se reculer, s’évaporer, légère ettremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluiesbattantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l’immenserideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairsla montraient fauve, d’une lumière louche de coupe-gorge, à demidétruite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; desvents qui la balayaient d’une tempête, aiguisant les angles, ladécoupant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l’air.D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmiles vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clartédiffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d’unedélicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut lavoir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales,lorsque le quai de l’Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvresreste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rosepar le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que,lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu’un manteau quitombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d’aplomb,mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte,n’ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaientles toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à sondéclin, se laissant reprendre par la nuit montée peu à peu de larivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braised’un charbon près de s’éteindre, avec de derniers incendies qui serallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres quilançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant cesvingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel quefût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu’il avait vue lapremière fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cetteCité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans latransparence de l’air, comme élargi par le ciel immense, quetraversait un vol de petits nuages.

Claude passait là ses journées, dans l’ombre du pont desSaints-Pères. Il s’y abritait, en avait fait sa demeure, son toit.Le fracas continu des voitures, semblable à un roulement éloigné defoudre, ne le gênait plus. Installé contre la première culée,au-dessous des énormes cintres de fonte, il prenait des croquis,peignait des études. Jamais il ne se trouvait assez renseigné, ildessinait le même détail à dix reprises. Les employés de lanavigation, dont les bureaux étaient là, avaient fini par leconnaître ; et même la femme d’un surveillant, qui habitaitune sorte de cabine goudronnée, avec son mari, deux enfants et unchat, lui gardait ses toiles fraîches, afin qu’il n’eût pas lapeine de les promener chaque jour à travers les rues. C’était unejoie pour lui, ce refuge, sous ce Paris qui grondait en l’air, dontil sentait la vie ardente couler sur sa tête. Le port Saint-Nicolasle passionna d’abord de sa continuelle activité de lointain port demer, en plein quartier de l’Institut : la grue à vapeur, laSophie, manœuvrait, hissait des blocs de pierre ; destombereaux venaient s’emplir de sable ; des bêtes et deshommes tiraient, s’essoufflaient, sur les gros pavés en pente quidescendaient jusqu’à l’eau, à ce bord de granit où s’amarrait unedouble rangée de chalands et de péniches ; et, pendant dessemaines, il s’était appliqué à une étude, des ouvriers déchargeantun bateau de plâtre, portant sur l’épaule les sacs blancs, laissantderrière eux un chemin blanc, poudrés de blanc eux-mêmes, tandisque, près de là, un autre bateau, vide de son chargement decharbon, avait maculé la berge d’une large tache d’encre. Ensuite,il prit le profil du bain froid, sur la rive gauche, ainsi qu’unlavoir à l’autre plan, les châssis vitrés ouverts, lesblanchisseuses alignées, agenouillées au ras du courant, tapantleur linge. Dans le milieu il étudia une barque menée à la godillepar un marinier, puis un remorqueur plus au fond, un vapeur dutouage qui se halait sur sa chine et remontait un train de tonneauxet de planches. Les fonds, il les avait depuis longtemps, il enrecommença pourtant des morceaux, les deux trouées de la Seine, ungrand ciel tout seul où ne s’élevaient que les flèches et les toursdorées de soleil. Et, sous le pont hospitalier, dans ce coin aussiperdu qu’un creux lointain de roches, rarement un curieux ledérangeait, les pêcheurs à la ligne passaient avec le mépris deleur indifférence, il n’avait guère pour compagnon que le chat dusurveillant, faisant sa toilette au soleil, paisible dans letumulte du monde d’en haut.

Enfin, Claude eut tous ses cartons. Il jeta en quelques joursune esquisse d’ensemble, et la grande œuvre fut commencée. Mais,durant tout l’été, il s’engagea, rue Tourlaque, entre lui et satoile immense, une première bataille ; car il s’était obstinéà vouloir mettre lui-même sa composition au carreau, et il ne s’entirait pas, empêtré dans de continuelles erreurs, pour la moindredéviation de ce tracé mathématique, dont il n’avait pointl’habitude. Cela l’indignait. Il passa outre, quitte à corrigerplus tard, il couvrit la toile violemment, pris d’une telle fièvre,qu’il vivait sur son échelle les journées entières, maniant desbrosses énormes, dépensant une force musculaire à remuer desmontagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, ils’endormait à la dernière bouchée, foudroyé ; et il fallaitque sa femme le couchât, ainsi qu’un enfant. De ce travailhéroïque, il sortit une ébauche magistrale, une de ces ébauches oùle génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons.Bongrand, qui vint la voir, saisit le peintre dans ses grands braset le baisa à l’étouffer, les yeux aveuglés de larmes. Sandoz,enthousiaste, donna un dîner ; les autres, Jory, Mahoudeau,Gagnière, colportèrent de nouveau l’annonce d’unchef-d’œuvre ; quant à Fagerolles, il resta un instantimmobile, puis éclata en félicitations, trouvant ça trop beau.

Et Claude, en effet, comme si cette ironie d’un habile homme luieût porté malheur, ne fit ensuite que gâter son ébauche. C’était sacontinuelle histoire, il se dépensait d’un coup, en un élanmagnifique ; puis, il n’arrivait pas à faire sortir le reste,il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vécut deuxannées sur cette toile, n’ayant d’entrailles que pour elle, tantôtravi en plein ciel par des joies folles, tantôt retombé à terre, simisérable, si déchiré de doutes, que les moribonds râlant dans deslits d’hôpital étaient plus heureux que lui. Déjà deux fois, iln’avait pu être prêt pour le Salon ; car toujours, au derniermoment, lorsqu’il espérait terminer en quelques séances, des trousse déclaraient, il sentait la composition craquer et crouler sousses doigts. À l’approche du troisième Salon, il eut une criseterrible, il resta quinze jours sans aller à son atelier de la rueTourlaque ; et, quand il y rentra, ce fut comme on rentre dansune maison vidée par la mort : il tourna la grande toilecontre le mur, il roula l’échelle dans un coin, il aurait toutcassé, tout brûlé, si ses mains défaillantes en avaient trouvé laforce. Mais rien n’existait plus, un vent de colère venait debalayer le plancher, il parlait de se mettre à de petites choses,puisqu’il était incapable des grands labeurs.

Malgré lui, son premier projet de petit tableau le ramenalà-bas, devant la Cité. Pourquoi n’en ferait-il pas simplement unevue, sur une toile moyenne ? Seulement, une sorte de pudeur,mêlée d’une étrange jalousie, l’empêcha d’aller s’asseoir sous lepont des Saints-Pères : il lui semblait que cette place fûtsacrée maintenant, qu’il ne devait pas déflorer la virginité de lagrande œuvre, même morte. Et il s’installa au bout de la berge, enamont du port Saint-Nicolas. Cette fois, au moins, il travaillaitdirectement sur la nature, il se réjouissait de n’avoir pas àtricher, comme cela était fatal pour les toiles de dimensionsdémesurées. Le petit tableau, très soigné, plus poussé que decoutume, eut cependant le sort des autres devant le jury, indignépar cette peinture de balai ivre, selon la phrase qui courut alorsles ateliers. Ce fut un soufflet d’autant plus sensible, qu’onavait parlé de concessions, d’avances faites à l’École pour êtrereçu ; et le peintre, ulcéré, pleurant de rage, arracha latoile par minces lambeaux et la brûla dans son poêle, lorsqu’ellelui revint. Celle-ci, il ne lui suffisait pas de la tuer d’un coupde couteau, il fallait l’anéantir.

Une autre année se passa pour Claude à des besognes vagues. Iltravaillait par habitude, ne finissait rien, disait lui-même, avecun rire douloureux, qu’il s’était perdu et qu’il se cherchait. Aufond, la conscience tenace de son génie lui laissait un espoirindestructible, même pendant les longues crises d’abattement. Ilsouffrait comme un damné roulant l’éternelle roche qui retombait etl’écrasait ; mais l’avenir lui restait, la certitude de lasoulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans lesétoiles. On vit enfin ses yeux se rallumer de passion, on sut qu’ilse cloîtrait de nouveau rue Tourlaque. Lui qui, autrefois, étaittoujours emporté, au-delà de l’œuvre présente, par le rêve élargide l’œuvre future, se heurtait le front maintenant à ce sujet de laCité. C’était l’idée fixe, la barre qui fermait sa vie. Et,bientôt, il en reparla librement, dans une nouvelle flambéed’enthousiasme, criant avec des gaietés d’enfant qu’il avait trouvéet qu’il était certain du triomphe.

Un matin, Claude, qui jusque-là n’avait pas rouvert sa porte,voulut bien laisser entrer Sandoz. Celui-ci tomba sur une esquisse,faite de verve, sans modèle, admirable encore de couleur.D’ailleurs, le sujet restait le même : le port Saint-Nicolas àgauche, l’école de natation à droite, la Seine et la Cité au fond.Seulement, il demeura stupéfait en apercevant, à la place de labarque conduite par un marinier, une autre barque, très grande,tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmesoccupaient : une, en costume de bain, ramant ; une autre,assise au bord, les jambes dans l’eau, son corsage à demi arrachémontrant l’épaule ; la troisième, toute droite, toute nue à laproue, d’une nudité si éclatante qu’elle rayonnait comme unsoleil.

« Tiens ! quelle idée ! murmura Sandoz. Quefont-elles là, ces femmes ?

– Mais elles se baignent, répondit tranquillement Claude. Tuvois bien qu’elles sont sorties du bain froid, ça me donne un motifde nu, une trouvaille, hein ?… Est-ce que ça techoque ? »

Son vieil ami, qui le connaissait, trembla de le rejeter dansses doutes.

« Moi ? oh ! non !… Seulement, j’ai peur quele public ne comprenne pas, cette fois encore. Ce n’est guèrevraisemblable, cette femme nue, au beau milieu de Paris. »

Il s’étonna naïvement.

« Ah ! tu crois… Eh bien, tant pis ! Qu’est-ceque ça fiche, si elle est bien peinte, ma bonne femme ? J’aibesoin de ça, vois-tu, pour me monter. »

Les jours suivants, Sandoz revint avec douceur sur cette étrangecomposition, plaidant, par un besoin de sa nature, la cause de lalogique outragée. Comment un peintre moderne, qui se piquait de nepeindre que des réalités, pouvait-il abâtardir une œuvre, en yintroduisant des imaginations pareilles ? Il était si aisé deprendre d’autres sujets, où s’imposait la nécessité du nu !Mais Claude s’entêtait, donnait des explications mauvaises etviolentes, car il ne voulait pas avouer la vraie raison, une idée àlui, si peu claire, qu’il n’aurait pu la dire avec netteté, letourment d’un symbolisme secret, ce vieux regain de romantisme quilui faisait incarner dans cette nudité la chair même de Paris, laville nue et passionnée, resplendissante d’une beauté de femme. Etil y mettait encore sa propre passion, son amour des beaux ventres,des cuisses et des gorges fécondes, comme il brûlait d’en créer àpleines mains, pour les enfantements continus de son art.

Devant l’argumentation pressante de son ami, il feignit pourtantd’être ébranlé.

« Eh bien ! je verrai, je l’habillerai plus tard, mabonne femme, puisqu’elle te gêne… Mais je vais toujours la fairecomme ça. Hein ? tu comprends, elle m’amuse. »

Jamais il n’en reparla, d’une obstination sourde, se contentantde gonfler le dos et de sourire d’un air embarrassé, lorsqu’uneallusion disait l’étonnement de tous, à voir cette Vénus naître del’écume de la Seine, triomphale, parmi les omnibus des quais et lesdébardeurs du port Saint-Nicolas.

On était au printemps, Claude allait se remettre à son grandtableau, lorsqu’une décision, prise en un jour de prudence, changeala vie du ménage. Parfois, Christine s’inquiétait de tout cetargent dépensé si vite, des sommes dont ils écornaient sans cessele capital. On ne comptait plus, depuis que la source paraissaitinépuisable. Puis, après quatre années, il s’étaient épouvantés unmatin, lorsque, ayant demandé des comptes, ils avaient appris que,sur les vingt mille francs, il en restait à peine trois mille. Toutde suite, ils se jetèrent à une réaction d’économie excessive,rognant sur le pain, projetant de couper court même aux besoinsnécessaires ; et ce fut ainsi que, dans ce premier élan desacrifice, ils quittèrent le logement de la rue de Douai. À quoibon deux loyers ? Il y avait assez de place dans l’ancienséchoir de la rue Tourlaque, encore éclaboussé des eaux deteinture, pour qu’on y pût caser l’existence de trois personnes.Mais l’installation n’en fut pas moins laborieuse, car cette hallede quinze mètres sur dix ne leur donnait qu’une pièce, un hangar debohémiens faisant tout en commun. Il fallut que le peintrelui-même, devant la mauvaise grâce du propriétaire, la coupât, dansun bout, d’une cloison de planches, derrière laquelle il ménageaune cuisine et une chambre à coucher. Cela les enchanta, malgré lescrevasses de la toiture, où soufflait le vent : les jours degros orages, ils étaient obligés de mettre des terrines sous lesfentes trop larges. C’était d’un vide lugubre, leurs quatre meublesdansaient le long des murailles nues. Et ils se montraient fiersd’être logés si à l’aise, ils disaient aux amis que le petitJacques aurait au moins de l’espace, pour courir un peu. Ce pauvreJacques, malgré ses neuf ans sonnés, ne poussait guère vite ;sa tête seule continuait de grossir, on ne pouvait l’envoyer plusde huit jours de suite à l’école, d’où il revenait hébété, maladed’avoir voulu apprendre ; si bien que, le plus souvent, ils lelaissaient vivre à quatre pattes autour d’eux, se traînant dans lescoins.

Alors, Christine, qui, depuis longtemps, n’était plus mêlée autravail quotidien de Claude, vécut de nouveau avec lui chaque heuredes longues séances. Elle l’aida à gratter et à poncer l’anciennetoile, elle lui donna des conseils pour la rattacher au mur plussolidement. Mais ils constatèrent un désastre : l’échelleroulante s’était détraquée sous l’humidité du toit ; et, decrainte d’une chute, il dut la consolider par une traverse dechêne, pendant que, un à un, elle lui passait les clous. Tout, uneseconde fois, était prêt. Elle le regarda mettre au carreau lanouvelle esquisse, debout derrière lui, jusqu’à défaillir defatigue, se laissant ensuite glisser par terre, restant là,accroupie, à regarder encore.

Ah ! comme elle aurait voulu le reprendre à cette peinturequi le lui avait pris ! C’était pour cela qu’elle se faisaitsa servante, heureuse de se rabaisser à des travaux de manœuvre.Depuis qu’elle rentrait dans son travail, côte à côte ainsi tousles trois, lui, elle et cette toile, un espoir la ranimait. S’illui avait échappé, lorsqu’elle pleurait toute seule rue de Douai,et qu’il s’attardait rue Tourlaque, acoquiné et épuisé comme chezune maîtresse, peut-être allait-elle le reconquérir, maintenantqu’elle était là, elle aussi, avec sa passion. Ah ! cettepeinture, de quelle haine jalouse elle l’exécrait ! Ce n’étaitplus son ancienne révolte de petite bourgeoise peignantl’aquarelle, contre cet art libre, superbe et brutal. Non, ellel’avait compris peu à peu, rapprochée d’abord par sa tendresse pourle peintre, gagnée ensuite par le régal de la lumière, le charmeoriginal des notes blondes. Aujourd’hui, elle avait tout accepté,les terrains lilas, les arbres bleus. Même un respect commençait àla faire trembler devant ces œuvres qui lui avaient paru siabominables jadis. Elle les voyait puissantes, elle les traitait enrivales dont on ne pouvait plus rire. Et sa rancune grandissaitavec son admiration, elle s’indignait d’assister à cette diminutiond’elle-même, à cet autre amour qui la souffletait dans sonménage.

Ce fut d’abord une lutte sourde, de toutes les minutes. Elles’imposait, glissait à chaque instant ce qu’elle pouvait de soncorps, une épaule, une main, entre le peintre et son tableau.Toujours, elle demeurait là, à l’envelopper de son haleine, à luirappeler qu’il était sien. Puis, son ancienne idée repoussa,peindre elle aussi, l’aller retrouver au fond même de sa fièvred’art : pendant un mois, elle mit une blouse, travailla ainsiqu’une élève près du maître, dont elle copiait docilement uneétude ; et elle ne lâcha qu’en voyant sa tentative tournercontre son but, car il achevait d’oublier la femme en elle, commetrompé par cette besogne commune, sur un pied de simplecamaraderie, d’homme à homme. Aussi revint-elle à son uniqueforce.

Souvent, déjà, pour camper les petites figures de ses dernierstableaux, Claude avait pris d’après Christine des indications, unetête, un geste des bras, une allure du corps. Il lui jetait unmanteau aux épaules, il la saisissait dans un mouvement et luicriait de ne plus bouger. C’étaient des services qu’elle semontrait heureuse de lui rendre, répugnant pourtant à se dévêtir,blessée de ce métier de modèle, maintenant qu’elle était sa femme.Un jour qu’il avait besoin de l’attache d’une cuisse, elle refusa,puis consentit à retrousser sa robe, honteuse, après avoir fermé laporte à double tour, de peur que, sachant le rôle où elledescendait, on ne la cherchât nue dans tous les tableaux de sonmari. Elle entendait encore les rires insultants des camarades etde Claude lui-même, leurs plaisanteries grasses, lorsqu’ilsparlaient des toiles d’un peintre qui se servait ainsi uniquementde sa femme, d’aimables nudités proprement léchées pour lesbourgeois, et dans lesquelles on la retrouvait sous toutes lesfaces, avec des particularités bien connues, la chute des reins unpeu longue, le ventre trop haut ; ce qui la promenait sanschemise au travers de Paris goguenard, quand elle passait habillée,cuirassée, serrée jusqu’au menton par des robes sombres, qu’elleportait justement très montantes.

Mais, depuis que Claude avait établi largement, au fusain, lagrande figure de femme debout, qui allait tenir le milieu de sontableau, Christine regardait cette vague silhouette, songeuse,envahie d’une pensée obsédante, devant laquelle s’en allaient un àun ses scrupules. Et, quand il parla de prendre un modèle, elles’offrit.

« Comment, toi ! Mais tu te fâches, dès que je tedemande le bout de ton nez ! »

Elle souriait, pleine d’embarras.

« Oh ! le bout de mon nez ! Avec ça que je net’ai pas posé la figure de ton Plein air, autrefois, etlorsqu’il n’y avait rien eu encore entre nous !… Un modèle vate coûter sept francs par séance. Nous ne sommes pas si riches,autant économiser cet argent. »

Cette idée d’économie le décida tout de suite.

« Je veux bien, c’est même très gentil à toi d’avoir cecourage, car tu sais que ce n’est pas un amusement de fainéante,avec moi… N’importe ! avoue-le donc, grande bête ! tu aspeur qu’une autre femme n’entre ici, tu es jalouse. »

Jalouse ! oui, elle l’était, et à en agoniser desouffrance. Mais elle se moquait bien des autres femmes, tous lesmodèles de Paris pouvaient retirer là leurs jupons ! Ellen’avait qu’une rivale, cette peinture préférée, qui lui volait sonamant. Ah ! jeter sa robe, jeter jusqu’au dernier linge, et sedonner nue à lui pendant des jours, des semaines, vivre nue sousses regards, et le reprendre ainsi, et l’emporter, lorsqu’ilretomberait dans ses bras ! Avait-elle donc à offrir autrechose qu’elle-même ? N’était-ce pas légitime, ce derniercombat où elle payait de son corps, quitte à n’être plus rien, rienqu’une femme sans charmes, si elle se laissait vaincre ?

Claude, enchanté, fit d’abord d’après elle une étude, une simpleacadémie pour son tableau, dans la pose. Ils attendaient queJacques fût parti à l’école, ils s’enfermaient, et la séance duraitdes heures, Les premiers jours, Christine souffrit beaucoup del’immobilité ; puis, elle s’accoutuma, n’osant se plaindre, depeur de le fâcher, retenant ses larmes, quand il la bousculait. Et,bientôt, l’habitude en fut prise, il la traita en simple modèle,plus exigeant que s’il l’eût payée, sans jamais craindre d’abuserde son corps, puisqu’elle était sa femme. Il l’employait pour tout,la faisait se déshabiller à chaque minute, pour un bras, pour unpied, pour le moindre détail dont il avait besoin. C’était unmétier où il la ravalait, un emploi de mannequin vivant, qu’ilplantait là et qu’il copiait, comme il aurait copié la cruche ou lechaudron d’une nature morte.

Cette fois, Claude procéda sans hâte ; et, avant d’ébaucherla grande figure, il avait déjà lassé Christine pendant des mois, àl’essayer de vingt façons, voulant se bien pénétrer de la qualitéde sa peau, disait-il. Enfin, un jour, il attaqua l’ébauche.C’était un matin d’automne, par une brise déjà aigre ; il nefaisait pas chaud, dans le vaste atelier, malgré le poêle quironflait. Comme le petit Jacques, malade d’une de ses crises destupeur souffrante, n’avait pu aller à l’école, on s’était décidé àl’enfermer au fond de la chambre, en lui recommandant d’être biensage. Et, frissonnante, la mère se déshabilla, se planta près dupoêle, immobile, tenant la pose.

Pendant la première heure, le peintre, du haut de son échelle,lui jeta des coups d’œil qui la sabraient des épaules aux genoux,sans lui adresser une parole. Elle, envahie d’une tristesse lente,craignait de défaillir, ne sachant plus si elle souffrait du froidou d’un désespoir, venu de loin, dont elle sentait monterl’amertume. Sa fatigue était si grande, qu’elle trébucha et marchapéniblement, de ses jambes engourdies.

« Comment, déjà ! cria Claude. Mais il y a un quartheure au plus que tu poses ! Tu ne veux donc pas gagner tessept francs ? »

Il plaisantait d’un air bourru, ravi de son travail. Et elleavait à peine retrouvé l’usage de ses membres, sous le peignoirdont elle s’était couverte, qu’il dit violemment :

« Allons, allons, pas de paresse ! C’est un grandjour, aujourd’hui. Il faut avoir du génie ou encrever ! »

Puis, lorsqu’elle eut repris la pose, nue sous la lumièreblafarde, et qu’il se fut remis à peindre, il continua de lâcherdes phrases, de loin en loin, par ce besoin qu’il avait de faire dubruit, dès que sa besogne le contentait.

« C’est curieux comme tu as une drôle de peau ! Elleabsorbe la lumière, positivement… Ainsi, on ne le croirait pas, tues toute grise, ce matin. Et l’autre jour, tu étais rose, oh !d’un rose qui n’avait pas l’air vrai… Moi, ça m’embête, on ne saitjamais. »

Il s’arrêta, il cligna les yeux.

« Très épatant tout de même, le nu… Ça fiche une note surle fond… Et ça vibre, et ça prend une sacrée vie, comme si l’onvoyait couler le sang dans les muscles… Ah ! un muscle biendessiné, un membre peint solidement, en pleine clarté, il n’y arien de plus beau, rien de meilleur, c’est le bon Dieu !… Moi,je n’ai pas d’autre religion, je me collerais à genoux là devant,pour toute l’existence. »

Et, comme il était obligé de descendre chercher un tube decouleur, il s’approcha d’elle, il la détailla avec une passioncroissante, en touchant du bout de son doigt chacune des partiesqu’il voulait désigner.

« Tiens ! là, sous le sein gauche, eh bien, c’est jolicomme tout ! Il y a des petites veines qui bleuissent, quidonnent à la peau une délicatesse de ton exquise… Et là, aurenflement de la hanche, cette fossette où l’ombre se dore, unrégal !… Et là, sous le modelé si gras du ventre, ce trait purdes aines, une pointe à peine de carmin dans de l’or pâle… Leventre, moi, ça m’a toujours exalté. Je ne puis en voir un, sansvouloir manger le monde. C’est si beau à peindre, un vrai coucherde chair ! »

Puis, remonté sur son échelle, il cria dans sa fièvre decréation :

« Nom de Dieu ! si je ne fiche pas un chef-d’œuvreavec toi, il faut que je sois un cochon ! »

Christine se taisait, et son angoisse grandissait, dans lacertitude qui se faisait en elle. Immobile, sous la brutalité deschoses, elle sentait le malaise de sa nudité. À chaque place où ledoigt de Claude l’avait touchée, il lui était resté une impressionde glace, comme si le froid dont elle frissonnait, entrait par làmaintenant. L’expérience était faite, à quoi bon espérerdavantage ? Ce corps, couvert partout de ses baisers d’amant,il ne le regardait plus, il ne l’adorait plus qu’en artiste. Un tonde la gorge l’enthousiasmait, une ligne du ventre l’agenouillait dedévotion, lorsque, jadis, aveuglé de désir, il l’écrasait toutecontre sa poitrine, sans la voir, dans des étreintes où l’un etl’autre auraient voulu se fondre. Ah ! c’était bien la fin,elle n’était plus, il n’aimait plus en elle que son art, la nature,la vie. Et, les yeux au loin, elle gardait la rigidité d’un marbre,elle retenait les larmes dont se gonflait son cœur, réduite à cettemisère de ne pouvoir même pleurer.

Une voix vint de la chambre, tandis que des petits poingstapaient contre la porte.

« Maman, maman, je ne dors pas, je m’ennuie… Ouvre-moi,dis, maman ? »

C’était Jacques qui s’impatientait. Claude se fâcha, grondantqu’on n’avait pas une minute de repos.

« Tout à l’heure ! cria Christine. Dors, laisse tonpère travailler. »

Mais une inquiétude nouvelle parut la prendre, elle lançait descoups d’œil vers la porte, elle finit par quitter un instant lapose, pour aller accrocher sa jupe à la clef, de façon à boucher letrou de la serrure. Puis, sans rien dire, elle vint se remettreprès du poêle, la tête droite ; la taille un peu renversée,enflant les seins.

Et la séance s’éternisa, des heures, des heures se passèrent.Toujours elle était là, à s’offrir, avec son mouvement de baigneusequi se jette ; pendant que lui, sur son échelle, à des lieues,brûlait pour cette autre femme qu’il peignait. Il avait même cesséde lui parler, elle retombait à son rôle d’objet, beau de couleur.Il ne regardait qu’elle depuis le matin, et elle ne se voyait plusdans ses yeux, étrangère désormais, chassée de lui.

Enfin, il s’interrompit de fatigue, il remarqua qu’elletremblait.

« Tiens ! est-ce que tu as froid ?

– Oui, un peu.

– C’est drôle, moi je brûle. Je ne veux pas que tu t’enrhumes. Àdemain. »

Comme il descendait, elle crut qu’il venait l’embrasser.D’habitude, par une dernière galanterie de mari, il payait d’unbaiser rapide l’ennui de la séance. Mais, plein de son travail, iloublia, il lava tout de suite ses pinceaux, qu’il trempait,agenouillé, dans un pot de savon noir. Et elle, qui attendait,restait nue, debout, espérant encore. Une minute se passa, il futétonné de cette ombre immobile, il la regarda d’un air de surprise,puis recommença à frotter énergiquement. Alors, les mainstremblantes de hâte, elle se rhabilla, dans une confusion affreusede femme dédaignée. Elle enfilait sa chemise, se battait avec sesjupes, agrafait son corsage de travers, comme si elle eût vouluéchapper à la honte de cette nudité impuissante, bonne désormais àvieillir sous les linges. Et c’était un mépris d’elle-même, undégoût d’en être descendue à ce moyen de fille, dont elle sentaitla bassesse charnelle, maintenant qu’elle était vaincue.

Mais, dès le lendemain, Christine dut se remettre nue, dansl’air glacé, sous la lumière brutale. N’était-ce pas son métier,désormais ? Comment se refuser, à présent que l’habitude enétait prise ? Jamais elle n’aurait causé un chagrin àClaude ; et elle recommençait chaque jour cette défaite de soncorps. Lui, n’en parlait même plus, de ce corps brûlant et humilié.Sa passion de la chair s’était reportée dans son œuvre, sur lesamantes peintes qu’il se donnait. Elles faisaient seules battre sonsang, celles dont chaque membre naissait d’un de ses efforts.Là-bas, à la campagne, lors de son grand amour, s’il avait crutenir le bonheur, en en possédant une enfin, vivante, à pleinsbras, ce n’était encore que l’éternelle illusion, puisqu’ilsétaient restés quand même étrangers ; et il préféraitl’illusion de son art, cette poursuite de la beauté jamaisatteinte, ce désir fou que rien ne contenait. Ah ! les vouloirtoutes, les créer selon son rêve, des gorges de satin, des hanchescouleur d’ambre, des ventres douillets de vierges, et ne les aimerque pour les beaux tons, et les sentir qui fuyaient, sans pouvoirles étreindre ! Christine était la réalité, le but que la mainatteignait, et Claude en avait eu le dégoût en une saison, lui lesoldat de l’incréé, ainsi que Sandoz l’appelait parfois enriant.

Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture. Labonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire,comme s’il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femmequ’il peignait d’après elle. Le tableau immense se dressait entreeux, les séparait d’une muraille infranchissable ; et c’étaitau-delà qu’il vivait, avec l’autre. Elle en devenait folle, jalousede ce dédoublement de sa personne, comprenant la misère d’une tellesouffrance, n’osant avouer son mal dont il l’aurait plaisantée. Etpourtant elle ne se trompait pas, elle sentait bien qu’il préféraitsa copie à elle-même, que cette copie était l’adorée, lapréoccupation unique, la tendresse de toutes les heures. Il latuait à la pose pour embellir l’autre, il ne tenait plus que del’autre sa joie ou sa tristesse, selon qu’il la voyait vivre oulanguir sous son pinceau. N’était-ce donc pas de l’amour,cela ? et quelle souffrance de prêter sa chair, pour quel’autre naquît, pour que le cauchemar de cette rivale les hantât,fût toujours entre eux, plus puissant que le réel, dans l’atelier,à table, au lit, partout ! Une poussière, un rien, de lacouleur sur de la toile, une simple apparence qui rompait tout leurbonheur, lui, silencieux, indifférent, brutal parfois, elle,torturée de son abandon, désespérée de ne pouvoir chasser de sonménage cette concubine, si envahissante et si terrible dans sonimmobilité d’image !

Et ce fut dès lors que Christine, décidément battue, sentitpeser sur elle toute la souveraineté de l’art. Cette peinture,qu’elle avait déjà acceptée sans restrictions, elle la haussaencore, au fond d’un tabernacle farouche, devant lequel elledemeurait écrasée, comme devant ces puissants dieux de colère, quel’on honore, dans l’excès de haine et d’épouvante qu’ils inspirent.C’était une peur sacrée, la certitude qu’elle n’avait plus àlutter, qu’elle serait broyée ainsi qu’une paille, si elles’entêtait davantage. Les toiles grandissaient comme des blocs, lesplus petites lui semblaient triomphales, les moins bonnesl’accablaient de leur victoire ; tandis qu’elle ne les jugeaitplus, à terre, tremblante, les trouvant toutes formidables,répondant toujours aux questions de son mari :

« Oh ! très bien !… Oh ! superbe !…Oh ! extraordinaire, extraordinaire,celle-là ! »

Cependant, elle était sans colère contre lui, elle l’adoraitd’une tendresse en pleurs, tellement elle le voyait se dévorerlui-même. Après quelques semaines d’heureux travail, tout s’étaitgâté, il ne pouvait se sortir de sa grande figure de femme. C’étaitpourquoi il tuait son modèle de fatigue, s’acharnant pendant desjournées, puis lâchant tout pour un mois. À dix reprises, la figurefut commencée, abandonnée, refaite complètement. Une année, deuxannées s’écoulèrent, sans que le tableau aboutît, presque terminéparfois, et le lendemain gratté, entièrement à reprendre.

Ah ! cet effort de création dans l’œuvre d’art, cet effortde sang et de larmes dont il agonisait, pour créer de la chair,souffler de la vie ! Toujours en bataille avec le réel, ettoujours vaincu, la lutte contre l’Ange ! Il se brisait àcette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur unetoile, épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs quitendaient ses muscles, sans qu’il pût jamais accoucher de songénie. Ce dont les autres se satisfaisaient, l’à peu près du rendu,les tricheries nécessaires, le tracassaient de remords,l’indignaient comme une faiblesse lâche ; et il recommençait,et il gâtait le bien pour le mieux, trouvant que ça ne« parlait » pas, mécontent de ses bonnes femmes, ainsique le disaient plaisamment les camarades, tant qu’elles nedescendaient pas coucher avec lui. Que lui manquait-il donc, pourles créer vivantes ? Un rien sans doute. Il était un peu endeçà, un peu au-delà peut-être. Un jour, le mot de génieincomplet ; entendu derrière son dos, l’avait flatté etépouvanté. Oui, ce devait être cela, le saut trop court ou troplong, le déséquilibrement des nerfs dont il souffrait, ledétraquement héréditaire qui, pour quelques grammes de substance enplus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, allait faire unfou. Quand un désespoir le chassait de son atelier, et qu’il fuyaitson œuvre, il emportait maintenant cette idée d’une impuissancefatale, il l’écoutait battre contre son crâne, comme le glasobstiné d’une cloche.

Son existence devint misérable. Jamais le doute de lui-même nel’avait traqué ainsi. Il disparaissait des journées entières ;même il découcha une nuit, rentra hébété le lendemain, sans pouvoirdire d’où il revenait : on pensa qu’il avait battu labanlieue, plutôt que de se retrouver en face de son œuvre manquée.C’était son unique soulagement, fuir dès que cette œuvrel’emplissait de honte et de haine, ne reparaître que lorsqu’il sesentait le courage de l’affronter encore. Et, à son retour, safemme elle-même n’osait le questionner, trop heureuse de le revoir,après l’anxiété de l’attente. Il courait furieusement Paris, lesfaubourgs surtout, par un besoin de s’encanailler, vivant avec desmanœuvres, exprimant à chaque crise son ancien désir d’être legoujat d’un maçon. Est-ce que le bonheur n’était pas d’avoir desmembres solides, abattant vite et bien le travail pour lequel ilsétaient taillés ? Il avait raté son existence, il aurait dû sefaire embaucher autrefois, quand il déjeunait chez Gomard, auChien de Montargis, où il avait eu pour ami un Limousin,un grand gaillard très gai, dont il enviait les gros bras. Puis,lorsqu’il rentrait rue Tourlaque, les jambes brisées, le crânevide, il jetait sur sa peinture le regard navré et peureux qu’onrisque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusqu’à cequ’un nouvel espoir de la ressusciter, de la créer vivante enfin,lui fît remonter une flamme au visage.

Un jour, Christine posait, et la figure de femme, une fois deplus, allait être finie. Mais, depuis une heure, Claudes’assombrissait, perdait de la joie d’enfant qu’il avait montrée,au début de la séance. Aussi n’osait-elle souffler, sentant à sonpropre malaise que tout se gâtait encore, craignant de précipiterla catastrophe, si elle bougeait un doigt. Et, en effet, il eutbrusquement un cri de douleur, il jura dans un éclat detonnerre.

« Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! »

Il avait jeté sa poignée de brosses du haut de l’échelle. Puis,aveuglé de rage, d’un coup de poing terrible, il creva latoile.

Christine tendait ses mains tremblantes.

« Mon ami, mon ami… »

Mais, quand elle eut couvert ses épaules d’un peignoir, etqu’elle se fût approchée, elle éprouva au cœur une joie aiguë, ungrand élancement de rancune satisfaite. Le poing avait tapé enplein dans la gorge de l’autre, un trou béant se creusait là.Enfin, elle était donc tuée !

Immobile, saisi de son meurtre, Claude regardait cette poitrineouverte sur le vide. Un immense chagrin lui venait de la blessure,par où le sang de son œuvre lui semblait couler. Était-cepossible ? était-ce lui qui avait assassiné ainsi ce qu’ilaimait le plus au monde ? Sa colère tombait à une stupeur, ilse mit à promener ses doigts sur la toile, tirant les bords de ladéchirure, comme s’il avait voulu rapprocher les lèvres d’uneplaie. Il étranglait, il bégayait, éperdu d’une douleur douce,infinie :

« Elle est crevée… elle est crevée… »

Alors, Christine fut remuée jusqu’aux entrailles, dans samaternité pour son grand enfant d’artiste. Elle pardonnait commetoujours, elle voyait bien qu’il n’avait plus qu’une idée,raccommoder à l’instant la déchirure, guérir le mal ; et ellel’aida, ce fut elle qui tint les lambeaux, pendant que, parderrière, il collait un morceau de toile. Quand elle se rhabilla,l’autre était là de nouveau, immortelle, ne gardant à la place ducœur qu’une mince cicatrice, qui acheva de passionner lepeintre.

Dans ce déséquilibrement qui s’aggravait, Claude en arrivait àune sorte de superstition, à une croyance dévote aux procédés. Ilproscrivait l’huile, en parlait comme d’une ennemie personnelle. Aucontraire, l’essence faisait mat et solide ; et il avait dessecrets à lui qu’il cachait, des solutions d’ambre, du copalliquide, d’autres résines encore, qui séchaient vite et empêchaientla peinture de craquer. Seulement, il devait ensuite se battrecontre des embus terribles, car ses toiles absorbantes buvaient ducoup le peu d’huile des couleurs. Toujours la question des pinceauxl’avait préoccupé : il les voulait d’un emmanchement spécial,dédaignant la marte, exigeant du crin séché au four. Puis, lagrosse affaire était le couteau à palette, car il l’employait pourles fonds, comme Courbet ; il en possédait une collection, delongs et flexibles, de larges et trapus, un surtout, triangulaire,pareil à celui des vitriers, qu’il avait fait fabriquer exprès, levrai couteau de Delacroix. Du reste, il n’usait jamais du grattoir,ni du rasoir, qu’il trouvait déshonorants. Mais il se permettaittoutes sortes de pratiques mystérieuses dans l’application du ton,il se forgeait des recettes, en changeait chaque mois, croyaitavoir brusquement découvert la bonne peinture, parce que, répudiantle flot d’huile, la coulée ancienne, il procédait par des touchessuccessives, béjoitées, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la valeurexacte. Une de ses manies avait longtemps été de peindre de droiteà gauche : sans le dire, il était convaincu que cela luiportait bonheur. Et le cas terrible, l’aventure où il s’étaitdétraqué encore, venait d’être sa théorie envahissante des couleurscomplémentaires. Gagnière, le premier, lui en avait parlé, trèsenclin également aux spéculations techniques. Après quoi, lui-même,par la continuelle outrance de sa passion, s’était mis à exagérerce principe scientifique qui fait découler des trois couleursprimaires, le jaune, le rouge, le bleu, les trois couleurssecondaires, l’orange, le vert, le violet, puis toute une série decouleurs complémentaires et similaires, dont les composéss’obtiennent mathématiquement les uns des autres. Ainsi, la scienceentrait dans la peinture, une méthode était créée pourl’observation logique, il n’y avait qu’à prendre la dominante d’untableau, à en établir la complémentaire ou la similaire, pourarriver d’une façon expérimentale aux variations qui se produisent,un rouge se transformant en un jaune près d’un bleu, par exemple,tout un paysage changeant de ton, et par les reflets, et par ladécomposition même de la lumière, selon les nuages qui passent. Ilen tirait cette conclusion vraie, que les objets n’ont pas decouleur fixe, qu’ils se colorent suivant les circonstancesambiantes ; et le grand mal était que, lorsqu’il revenaitmaintenant à l’observation directe, la tête bourdonnante de cettescience, son œil prévenu forçait les nuances délicates, affirmaiten notes trop vives l’exactitude de la théorie ; de sorte queson originalité de notation, si claire, si vibrante de soleil,tournait à la gageure, à un renversement de toutes les habitudes del’œil, des chairs violâtres sous des cieux tricolores. La foliesemblait au bout.

La misère acheva Claude. Elle avait grandi peu à peu, à mesureque le ménage puisait sans compter ; et, lorsque plus un soune resta des vingt mille francs, elle s’abattit, affreuse,irréparable. Christine, qui voulut chercher du travail, ne savaitrien faire, pas même coudre : elle se désolait, les mainsinertes, s’irritait contre son éducation imbécile de demoiselle,qui lui laissait la seule ressource de se placer un jourdomestique, si leur vie continuait à se gâter. Lui, tombé dans lamoquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Uneexposition indépendante, où il avait montré quelques toiles, avecdes camarades, venait de l’achever près des amateurs, tant lepublic s’était égayé de ces tableaux bariolés de tous les tons del’arc-en-ciel. Les marchands étaient en fuite, M. Hue seulfaisait le voyage de la rue Tourlaque, restait là, extasié, devantles morceaux excessifs, ceux qui éclataient en fusées imprévues, sedésespérant de ne pas les couvrir d’or ; et le peintre avaitbeau dire qu’il les lui donnait, qu’il le suppliait de lesaccepter, le petit bourgeois y mettait une délicatesseextraordinaire, rognait sur sa vie pour amasser une somme de loinen loin, puis emportait alors avec religion la toile délirante,qu’il pendait à côté de ses tableaux de maître. Cette aubaine étaittrop rare, Claude avait dû se résigner à des travaux de commerce,si répugné, si désespéré de culbuter à ce bagne où il jurait de nejamais descendre, qu’il aurait préféré mourir de faim, sans lesdeux pauvres êtres qui agonisaient avec lui. Il connut les cheminsde croix bâclés au rabais, les saints et les saintes à la grosse,les stores dessinés d’après des poncifs, toutes les besognes bassesencanaillant la peinture dans une imagerie bête et sans naïveté.Même il eut la honte de se faire refuser des portraits à vingt-cinqfrancs, parce qu’il ratait la ressemblance ; et il en arrivaau dernier degré de la misère, il travailla « aunuméro » : des petits marchands infimes, qui vendent surles ponts et qui expédient chez les sauvages, lui achetèrent tantpar toile, deux francs, trois francs, selon la dimensionréglementaire. C’était pour lui comme une déchéance physique, il endépérissait, il en sortait malade, incapable d’une séance sérieuse,regardant son grand tableau en détresse, avec des yeux de damné,sans y toucher d’une semaine parfois, comme s’il s’était senti lesmains encrassées et déchues. À peine avait-on du pain, la vastebaraque devenait inhabitable l’hiver, cette halle dont Christines’était montrée glorieuse, en s’y installant. Aujourd’hui, elle, siactive ménagère autrefois, s’y traînait, n’avait plus de cœur à labalayer ; et tout coulait à l’abandon dans le désastre, et lepetit Jacques débilité de mauvaise nourriture, et leurs repas faitsdebout d’une croûte, et leur vie entière, mal conduite, malsoignée, glissée à la saleté des pauvres qui perdent jusqu’àl’orgueil d’eux-mêmes.

Après une année encore, Claude, dans un de ces jours de défaiteoù il fuyait son tableau manqué, fit une rencontre. Cette fois, ils’était juré de ne rentrer jamais, il courait Paris depuis midi,comme s’il avait entendu galoper derrière ses talons le spectreblafard de la grande figure nue, ravagée de continuelles retouches,toujours laissée informe, le poursuivant de son désir douloureux denaître. Un brouillard fondait en une petite pluie jaune, salissantles rues boueuses. Et, vers cinq heures, il traversait la rueRoyale de son pas de somnambule, au risque d’être écrasé, lesvêtements en loques, crotté jusqu’à l’échine, quand un coupés’arrêta brusquement.

« Claude, eh ! Claude !… Vous ne reconnaissezdonc pas vos amies ? »

C’était Irma Bécot, délicieusement vêtue d’une toilette de soiegrise, recouverte de Chantilly. Elle avait abaissé la glace d’unemain vive, elle souriait, elle rayonnait dans l’encadrement de laportière.

« Où allez-vous ? »

Lui, béant, répondit qu’il n’allait nulle part. Elle s’égayaplus haut, en le regardant de ses yeux de vice, avec le retroussisde lèvres pervers d’une dame que tourmente l’envie subite d’unecrudité, aperçue chez une fruitière borgne.

« Montez alors, il y a si longtemps qu’on ne s’estvu !… Montez donc, vous allez être renversé ! »

En effet, les cochers s’impatientaient, poussaient leurschevaux, au milieu d’un vacarme ; et il monta, étourdi ;et elle l’emporta, ruisselant, avec son hérissement farouche depauvre, dans le petit coupé de satin bleu, assis à moitié sur lesdentelles de sa jupe ; tandis que les fiacres rigolaient del’enlèvement, en prenant la queue, pour rétablir lacirculation.

Irma Bécot avait enfin réalisé son rêve d’un hôtel à elle, surl’avenue de Villiers. Mais elle y avait mis des années, le terraind’abord acheté par un amant, puis les cinq cent mille francs de labâtisse, les trois cent mille francs des meubles, fournis pard’autres, au petit bonheur des coups de passion. C’était unedemeure princière, d’un luxe magnifique, surtout d’un extrêmeraffinement dans le bien-être voluptueux, une grande alcôve defemme sensuelle, un grand lit d’amour qui commençait aux tapis duvestibule, pour monter et s’étendre jusqu’aux murs capitonnés deschambres. Aujourd’hui, après avoir beaucoup coûté, l’aubergerapportait davantage, car on y payait le renom de ses matelas depourpre, les nuits y étaient chères.

En rentrant avec Claude, Irma défendit sa porte. Elle aurait misle feu à toute cette fortune, pour un caprice satisfait. Comme ilspassaient ensemble dans la salle à manger, monsieur, l’amant quipayait alors, tenta d’y pénétrer quand même ; mais elle le fitrenvoyer, très haut, sans craindre d’être entendue. Puis, à table,elle eut des rires d’enfant, mangea de tout, elle qui n’avaitjamais faim ; et elle couvait le peintre d’un regard ravi,l’air amusé de sa forte barbe mal tenue, de son veston de travailaux boutons arrachés. Lui, dans un rêve, se laissait faire,mangeait aussi avec l’appétit glouton des grandes crises. Le dînerfut silencieux, le maître d’hôtel servait avec une dignitéhautaine.

« Louis, vous porterez le café et les liqueurs dans machambre. »

Il n’était guère plus de huit heures, et Irma voulut s’yenfermer tout de suite avec Claude. Elle poussa le verrou,plaisanta : bonsoir, madame est couchée !

« Mets-toi à ton aise, je te garde… Hein ? il y aassez longtemps qu’on en cause ! À la fin, c’est tropbête ! »

Alors, lui, tranquillement, enleva son veston dans la chambresomptueuse, aux murs de soie mauve, garnis d’une dentelle d’argent,au lit colossal, drapé de broderies anciennes, pareil à un trône.Il avait l’habitude d’être en manches de chemise, il se crut chezlui. Autant dormir là que sous un pont, puisqu’il avait juré de nerentrer jamais plus. Son aventure ne l’étonnait même pas, dans ledétraquement de sa vie. Et elle, ne pouvant comprendre cet abandonbrutal, le trouvait drôle à mourir, se récréait comme une filleéchappée, à moitié dévêtue elle-même, le pinçant, le mordant,jouant à des jeux de mains, en vrai petit voyou du pavé.

« Tu sais, ma tête pour les jobards, mon Titien, comme ilsdisent, ce n’est pas pour toi… Ah ! tu me changes, vrai !tu es différent ! »

Et elle l’empoignait, lui disait combien elle avait eu envie delui, parce qu’il était mal peigné. De grands rires étranglaient lesmots dans sa gorge. Il lui semblait si laid, si comique, qu’elle lebaisait partout avec rage.

Vers trois heures du matin, au milieu des draps froissés,arrachés, Irma s’allongea, nue, la chair gonflée de sa débauche,bégayante de lassitude.

« Et ton collage, à propos, tu l’as doncépousé ? »

Claude, qui s’endormait, rouvrit des yeux hébétés.

« Oui.

– Et tu couches toujours avec ?

– Mais oui. »

Elle se remit à rire, elle ajouta simplement :

« Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros, ce que vousdevez vous embêter ! »

Le lendemain, quand Irma laissa partir Claude, toute rose commeaprès une nuit de grand repos, correcte dans son peignoir, coifféedéjà et calmée, elle garda un instant ses mains entre lessiennes ; et, très affectueuse, elle le contemplait d’un air àla fois attendri et blagueur.

« Mon pauvre gros, ça ne t’a pas fait plaisir. Non !ne jure pas, nous le sentons, nous autres femmes… Mais, à moi, çam’en a fait beaucoup, oh ! beaucoup… Merci, mercibien ! »

Et c’était fini, il aurait fallu qu’il la payât très cher, pourqu’elle recommençât.

Claude, directement, rentra rue Tourlaque, dans la secousse decette bonne fortune. Il en éprouvait un singulier mélange de vanitéet de remords, qui pendant deux jours le rendit indifférent à lapeinture, rêvassant qu’il avait peut-être bien manqué sa vie.D’ailleurs, il était si étrange à son retour, si débordant de sanuit, que, Christine l’ayant questionné, il balbutia d’abord, puisavoua tout. Il y eut une scène, elle pleura longtemps, pardonnaencore, pleine d’une indulgence infinie pour ses fautes,s’inquiétant maintenant, comme si elle eût craint qu’une pareillenuit ne l’eût trop fatigué. Et, du fond de son chagrin, montait unejoie inconsciente, l’orgueil qu’on ait pu l’aimer, l’égaiementpassionné de le voir capable d’une escapade, l’espoir aussi qu’illui reviendrait, puisqu’il était allé chez une autre. Ellefrissonnait dans l’odeur de désir qu’il rapportait, elle n’avaittoujours au cœur qu’une jalousie, cette peinture exécrée, à cepoint qu’elle l’aurait plutôt jeté à une femme.

Mais, vers le milieu de l’hiver, Claude eut une nouvelle pousséede courage. Un jour, rangeant de vieux châssis, il retrouva, tombéderrière, un ancien bout de toile. C’était la figure nue, la femmecouchée de Plein air, qu’il avait seule gardée, en lacoupant dans le tableau, lorsque celui-ci lui était revenu du Salondes Refusés. Et, comme il la déroulait, il lâcha un crid’admiration.

« Nom de Dieu ! que c’est beau ! »

Tout de suite, il la fixa au mur par quatre clous ; et, dèslors, il passa des heures à la contempler. Ses mains tremblaient,un flot de sang lui montait au visage. Était-ce possible qu’il eûtpeint un tel morceau de maître ? Il avait donc du génie, en cetemps-là ? On lui avait donc changé le crâne, et les yeux, etles doigts ? Une telle fièvre l’exaltait, un tel besoin des’épancher, qu’il finissait par appeler sa femme.

« Viens donc voir !… Hein ? est-elleplantée ? en a-t-elle, des muscles emmanchés finement ?…Cette cuisse-là, tiens ! baignée de soleil. Et l’épaule, ici,jusqu’au renflement du sein… Ah ! mon Dieu ! c’est de lavie, je la sens vivre, moi, comme si je la touchais, la peau soupleet tiède, avec son odeur. »

Christine, debout près de lui, regardait, répondait par desparoles brèves. Cette résurrection d’elle-même, après des années,telle qu’elle était à dix-huit ans, l’avait d’abord flattée etsurprise. Mais, depuis qu’elle le voyait se passionner ainsi, elleressentait un malaise grandissant, une vague irritation sans causeavouée.

« Comment ! tu ne la trouves pas d’une beauté às’agenouiller devant elle ?

– Si, si… Seulement, elle a noirci. »

Claude protestait avec violence. Noirci, allons donc !Jamais elle ne noircirait, elle avait l’immortelle jeunesse. Unvéritable amour s’était emparé de lui, il parlait d’elle ainsi qued’une personne, avait de brusques besoins de la revoir, qui luifaisaient tout quitter, comme pour courir à un rendez-vous.

Puis, un matin, il fut pris d’une fringale de travail.

« Mais, nom d’un chien ! puisque j’ai fait ça, je puisbien le refaire… Ah ! cette fois, si je ne suis pas une brute,nous allons voir ! »

Et Christine, immédiatement, dut lui donner une séance de pose,car il était déjà sur son échelle, brûlant de se remettre à songrand tableau. Pendant un mois, il la tint huit heures par jour,nue, les pieds malades d’immobilité, sans pitié pour l’épuisementoù il la sentait, de même qu’il se montrait d’une dureté férocepour sa propre fatigue. Il s’entêtait à un chef-d’œuvre, ilexigeait que sa figure debout valût cette figure couchée, qu’ilvoyait sur le mur rayonner de vie. Continuellement, il laconsultait, il la comparait, désespéré et fouetté par la peur de nel’égaler jamais plus. Il lui jetait un coup d’œil, un autre àChristine, un autre à sa toile, s’emportait en jurons, quand il nese contentait pas. Enfin, il tomba sur sa femme.

« Aussi, ma chère, tu n’es plus comme là-bas, quai deBourbon. Ah ! mais, plus du tout !… C’est très drôle, tuas eu la poitrine mûre de bonne heure. Je me souviens de masurprise, quand je t’ai vue avec une gorge de vraie femme, tandisque le reste gardait la finesse grêle de l’enfance… Et si souple,et si frais, une éclosion de bouton, un charme de printemps…Certes, oui, tu peux t’en flatter, ton corps a été bigrementbien ! »

Il ne disait pas ces choses pour la blesser, il parlaitsimplement en observateur, fermant les yeux à demi, causant de soncorps comme d’une pièce d’étude qui s’abîmait.

« Le ton est toujours splendide, mais le dessin, non, non,ce n’est plus ça !… Les jambes, oh ! les jambes, trèsbien encore : c’est ce qui s’en va en dernier, chez la femme…Seulement, le ventre et les seins, dame ! ça se gâte. Ainsi,regarde-toi dans la glace : il y a là, près des aisselles, despoches qui se gonflent, et ça n’a rien de beau. Va, tu peuxchercher sur son corps, à elle, ces poches n’y sont pas. »

D’un regard tendre, il désignait la figure couchée ; et ilconclut :

« Ce n’est point ta faute, mais c’est évidemment ça qui mefiche dedans… Ah ! pas de chance ! »

Elle écoutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures depose, dont elle avait déjà tant souffert, tournaient maintenant àun supplice intolérable. Quelle était donc cette nouvelleinvention, de l’accabler avec sa jeunesse, de souffler sur sajalousie, en lui donnant le regret empoisonné de sa beautédisparue ? Voilà qu’elle devenait sa propre rivale, qu’elle nepouvait plus regarder son ancienne image, sans être mordue au cœurd’une envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette étudefaite d’après elle, avait pesé sur son existence ! Tout sonmalheur était là : sa gorge montrée d’abord dans sonsommeil ; puis, son corps vierge dévêtu librement, en uneminute de tendresse charitable ; puis, ce don d’elle-même,après les rires de la foule, huant sa nudité ; puis, sa vieentière, son abaissement à ce métier de modèle, où elle avait perdujusqu’à l’amour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elleressuscitait, plus vivante qu’elle, pour achever de la tuer ;car il n’y avait désormais qu’une œuvre, c’était la femme couchéede l’ancienne toile qui se relevait à présent, dans la femme deboutdu nouveau tableau.

Alors, à chaque séance, Christine se sentit vieillir. Elleabaissait sur elle des regards troubles, elle croyait voir secreuser des rides, se déformer les lignes pures. Jamais elle nes’était étudiée ainsi, elle avait la honte et le dégoût de soncorps, ce désespoir infini des femmes ardentes, lorsque l’amour lesquitte avec leur beauté. Était-ce donc pour cela qu’il ne l’aimaitplus, qu’il allait passer les nuits chez d’autres, et qu’il seréfugiait dans la passion hors nature de son œuvre ? Elle enperdait l’intelligence nette des choses, elle en tombait à unedéchéance, vivant en camisole et en jupe sales, n’ayant plus lacoquetterie de sa grâce, découragée par cette idée qu’il devenaitinutile de lutter, puisqu’elle était vieille.

Un jour, Claude, enragé par une mauvaise séance, eut un criterrible dont elle ne devait plus guérir. Il avait failli crever denouveau sa toile, hors de lui, secoué d’une de ces colères, où ilsemblait irresponsable. Et, se soulageant sur elle, le poingtendu :

« Non, décidément, je ne puis rien faire avec ça… Ah !vois-tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoird’enfant ! »

Révoltée sous l’outrage, pleurante, elle courut se rhabiller.Mais ses mains s’égaraient, elle ne trouvait pas ses vêtements pourse couvrir assez vite. Tout de suite, lui, plein de remords, étaitdescendu la consoler.

« Voyons, j’ai eu tort, je suis un misérable… De grâce,pose, pose encore un peu, pour me prouver que tu ne m’en veuxpoint. »

Il la rattrapait, nue entre ses bras, il lui disputait sachemise, qu’elle avait déjà passée à moitié. Et elle pardonna unefois de plus, elle reprit la pose, si frémissante, que des ondesdouloureuses passaient le long de ses membres ; tandis que,dans son immobilité de statue, de grosses larmes muettescontinuaient de tomber de ses joues sur sa gorge, où ellesruisselaient. Son enfant, ah ! certes, oui, il aurait mieuxfait de ne pas naître ! C’était lui peut-être la cause detout. Elle ne pleura plus, elle excusait déjà le père, elle sesentait une colère sourde contre le pauvre être, pour qui samaternité ne s’était jamais éveillée, et qu’elle haïssaitmaintenant, à cette idée qu’il avait pu, en elle, détruirel’amante.

Pourtant, Claude s’obstinait cette fois, et il acheva letableau, il jura qu’il l’enverrait quand même au Salon. Il nequittait plus son échelle, il nettoyait les fonds jusqu’à la nuitnoire. Enfin, épuisé, il déclara qu’il n’y toucherait pasdavantage ; et, ce jour-là, comme Sandoz montait le voir, versquatre heures, il ne le trouva point. Christine répondit qu’ilvenait de sortir, pour prendre l’air un moment sur la butte.

La lente rupture s’était aggravée entre Claude et les amis del’ancienne bande. Chacun de ces derniers avait écourté et espacéses visites, mal à l’aise devant cette peinture troublante, de plusen plus bousculé par le détraquage de cette admiration dejeunesse ; et, maintenant, tous étaient en fuite, pas un n’yretournait. Gagnière, lui, avait même quitté Paris, pour allerhabiter l’une de ses maisons de Melun, où il vivait chichement dela location de l’autre, après s’être marié, à la stupéfaction descamarades, avec sa maîtresse de piano, une vieille demoiselle quilui jouait du Wagner, le soir. Quant à Mahoudeau, il alléguait sontravail, car il commençait à gagner quelque argent, grâce à unfabricant de bronzes d’art qui lui faisait retoucher ses modèles.C’était une autre histoire pour Jory, que personne ne voyait,depuis que Mathilde le tenait cloîtré, despotiquement : ellele nourrissait à crever de petits plats, l’abêtissait de pratiquesamoureuses, le gorgeait de tout ce qu’il aimait, à un tel point,que lui, l’ancien coureur de trottoirs, l’avare qui ramassait sesplaisirs au coin des bornes pour ne pas les payer, en était tombé àune domesticité de chien fidèle, donnant les clefs de son argent,ayant en poche de quoi acheter un cigare, les jours seulement oùelle voulait bien lui laisser vingt sous ; on racontait mêmequ’en fille autrefois dévote, afin de consolider sa conquête, ellele jetait dans la religion et lui parlait de la mort, dont il avaitune peur atroce. Seul, Fagerolles affectait une vive cordialité àl’égard de son vieil ami, lorsqu’il le rencontrait, promettanttoujours d’aller le voir, ce qu’il ne faisait jamais dureste : il avait tant d’occupations, depuis son grand succès,tambouriné, affiché, célébré, en marche pour toutes les fortunes ettous les honneurs ! Et Claude ne regrettait guère que Dubuche,par une lâcheté tendre des vieux souvenirs d’enfance, malgré lesfroissements que la différence de leurs natures avait amenés plustard. Mais Dubuche, semblait-il, n’était pas heureux non plus deson côté, comblé de millions sans doute, et cependant misérable, encontinuelle dispute avec son beau-père qui se plaignait d’avoir ététrompé sur ses capacités d’architecte, obligé de vivre dans lespotions de sa femme malade et de ses deux enfants, des fœtus venusavant terme, que l’on élevait sous de la ouate.

De toutes ces amitiés mortes, il n’y avait donc que Sandoz quiparût connaître encore le chemin de la rue Tourlaque. Il y revenaitpour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi,cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cettemisère, le remuait profondément, comme une de ces visions degrandes amoureuses qu’il aurait voulu faire passer dans ses livres.Et, surtout, sa fraternité d’artiste augmentait, depuis qu’ilvoyait Claude perdre pied, sombrer au fond de la folie héroïque del’art. D’abord, il en était resté plein d’étonnement, car il avaitcru à son ami plus qu’à lui-même, il se mettait le second depuis lecollège, en le plaçant très haut, au rang des maîtres quirévolutionnent une époque. Ensuite, un attendrissement douloureuxlui était venu de cette faillite du génie, une amère et saignantepitié, devant ce tourment effroyable de l’impuissance. Est-ce qu’onsavait jamais, en art, où était le fou ? Tous les ratés letouchaient aux larmes, et plus le tableau ou le livre tombait àl’aberration, à l’effort grotesque et lamentable, plus ilfrémissait de charité, avec le besoin d’endormir pieusement dansl’extravagance de leurs rêves, ces foudroyés de l’œuvre.

Le jour où Sandoz était monté sans trouver le peintre, il nes’en alla pas, il insista, en voyant les yeux de Christine rougisde larmes.

« Si vous pensez qu’il doive rentrer bientôt, je vaisl’attendre.

– Oh ! il ne peut tarder.

– Alors, je reste, à moins que je ne vous dérange. »

Jamais elle ne l’avait ému à ce point, avec son affaissement defemme délaissée, ses gestes las, sa parole lente, son insouciancede tout ce qui n’était pas la passion dont elle brûlait. Depuis unesemaine peut-être, elle ne rangeait plus une chaise, n’essuyaitplus un meuble, laissant s’accomplir la débâcle du ménage, ayant àpeine la force de se mouvoir elle-même. Et c’était à serrer lecœur, sous la lumière crue de la grande baie, cette misèreculbutant dans la saleté, cette sorte de hangar mal crépi, nu etencombré de désordre, où l’on grelottait de tristesse, malgré laclaire après-midi de février.

Christine, pesamment, était allée se rasseoir près d’un lit defer, que Sandoz n’avait pas remarqué en entrant.

« Tiens ! demanda-t-il, est-ce que Jacques estmalade ? »

Elle recouvrait l’enfant, dont les mains, sans cesse,repoussaient le drap.

« Oui, il ne se lève plus depuis trois jours. Nous avonsapporté là son lit, pour qu’il soit avec nous… Oh ! il n’ajamais été solide. Mais il va de moins en moins bien, c’estdésespérant. »

Les regards fixes, elle parlait d’une voix monotone, et ils’effraya, quand il se fut approché. Blême, la tête de l’enfantsemblait avoir grossi encore, si lourde de crâne maintenant, qu’ilne pouvait plus la porter. Elle reposait inerte, on l’aurait cruedéjà morte, sans le souffle fort qui sortait des lèvresdécolorées.

« Mon petit Jacques, c’est moi, c’est ton parrain… Est-ceque tu ne veux pas me dire bonjour ? »

Péniblement, la tête fit un vain effort pour se soulever, lespaupières s’entr’ouvrirent, montrant le blanc des yeux, puis serefermèrent.

« Mais avez-vous vu un médecin ? »

Elle eut un haussement d’épaules.

« Oh ! les médecins ! est-ce qu’ilssavent ?… Il en est venu un, il a dit qu’il n’y avait rien àfaire… Espérons que ce sera une alerte encore. Le voilà qui a douzeans. C’est la croissance. »

Sandoz, glacé, se tut, pour ne pas augmenter son inquiétude,puisqu’elle ne paraissait pas voir la gravité du mal. Il se promenaen silence, il s’arrêta devant le tableau.

« Ah ! ah ! ça marche, il est en bonne route,cette fois.

– Il est fini.

– Comment, fini ! »

Et, quand elle eut ajouté que la toile devait partir la semainesuivante pour le Salon, il resta gêné, il s’assit sur le divan, enhomme qui désirait la juger sans hâte. Les fonds, les quais, laSeine, d’où montait la pointe triomphale de la Cité, demeuraient àl’état d’ébauche, mais d’ébauche magistrale, comme si le peintreavait eu peur de gâter le Paris de son rêve, en le finissantdavantage. À gauche se trouvait aussi un groupe excellent, lesdébardeurs qui déchargeaient les sacs de plâtre, des morceaux trèstravaillés ceux-là, d’une belle puissance de facture. Seulement, labarque des femmes, au milieu, trouait le tableau d’un flamboiementde chairs qui n’étaient pas à leur place ; et la grande figurenue surtout, peinte dans la fièvre, avait un éclat, ungrandissement d’hallucination d’une fausseté étrange etdéconcertante, au milieu des réalités voisines.

Sandoz, silencieux, se désespérait, en face de cet avortementsuperbe. Mais il rencontra les yeux de Christine fixés sur lui, etil eut la force de murmurer :

« Étonnante, oh ! la femme,étonnante ! »

D’ailleurs, Claude rentra au même moment. Il eut une exclamationde joie en apercevant son vieil ami, il lui serra vigoureusement lamain. Puis, il s’approcha de Christine, baisa le petit Jacques, quiavait de nouveau rejeté la couverture.

« Comment va-t-il ?

– Toujours la même chose.

– Bon ! bon ! il grandit trop, le repos le remettra.Je te disais bien de ne pas t’inquiéter. »

Et Claude alla s’asseoir sur le divan, près de Sandoz. Tous deuxs’abandonnaient, se renversaient, couchés à demi, les regards enl’air, parcourant le tableau ; tandis que Christine, à côté dulit, ne regardait rien, ne semblait penser à rien, dans ladésolation continue de son cœur. Peu à peu, la nuit venait, la vivelumière de la baie vitrée pâlissait déjà, se décolorait en unetombée de crépuscule, uniforme et lente.

« Alors, c’est décidé, ta femme m’a dit que tul’envoyais ?

– Oui.

– Tu as raison, il faut en sortir, de cette machine… Oh !il y a des morceaux, là-dedans ! Cette fuite du quai, àgauche ; et l’homme qui soulève un sac, en bas…Seulement… »

Il hésitait, il osa enfin.

« Seulement, c’est drôle que tu te sois entêté à laisserces baigneuses nues… Ça ne s’explique guère, je t’assure, et tum’avais promis de les habiller, te souviens-tu ?… Tu y tiensdonc bien, à ces femmes ?

– Oui. »

Claude répondait sèchement, avec l’obstination de l’idée fixe,qui dédaigne même de donner des raisons. Il avait croisé les deuxbras sous sa nuque, il se mit à parler d’autre chose, sans quitterdes yeux son tableau, que le crépuscule commençait à obscurcird’une ombre fine.

« Tu ne sais pas d’où je viens ? Je viens de chezCourajod… Hein ? le grand paysagiste, le peintre de laMare de Gagny, qui est au Luxembourg ! Tu terappelles, je le croyais mort, et nous avons su qu’il habitait unemaison près d’ici, de l’autre côté de la butte, rue de l’Abreuvoir…Eh bien, mon vieux, il me tracassait, Courajod ! En allantprendre l’air parfois, j’avais découvert sa baraque, je ne pouvaisplus passer devant, sans avoir l’envie d’entrer. Pense donc !un maître, un gaillard qui a inventé notre paysage d’à présent, etqui vit là, inconnu, fini, terré comme une taupe !… Puis, tun’as pas idée de la rue ni de la cambuse : une rue decampagne, emplie de volailles, bordée de talus gazonnés ; unecambuse pareille à un jouet d’enfant, avec de petites fenêtres, unepetite porte, un petit jardin, oh ! le jardin, une lichette deterre en pente raide, plantée de quatre poiriers, encombrée detoute une basse-cour faite de planches verdies, de vieux plâtres,de grillages en fer consolidés de ficelles… »

Sa voix se ralentissait, il clignait les paupières, comme si lapréoccupation de son tableau fût invinciblement rentrée en lui,l’envahissant peu à peu, au point de le gêner dans ce qu’ildisait.

« Aujourd’hui, voilà que j’aperçois justement Courajod sursa porte… Un vieux de quatre-vingts ans passés, ratatiné, rapetisséà la taille d’un gamin. Non ! il faut l’avoir rencontré avecses sabots, son tricot de paysan, sa marmotte de vieille femme… Et,bravement, je m’approche, je lui dis : « MonsieurCourajod, je vous connais bien, vous avez au Luxembourg un tableauqui est un chef-d’œuvre, permettez à un peintre de vous serrer lamain, ainsi qu’à un maître. » Ah ! du coup, si tu l’avaisvu prendre peur, bégayer, reculer, comme si je voulais le battre.Une fuite… Je l’avais suivi, il s’est calmé, m’a montré ses poules,ses canards, ses lapins, ses chiens, une ménagerie extraordinaire,jusqu’à un corbeau ! Il vit au milieu de ça, il ne parle plusqu’à des bêtes. Quant à l’horizon, superbe ! toute la plaineSaint-Denis, des lieues et des lieues, avec des rivières, desvilles, des fabriques qui fument, des trains qui soufflent. Enfin,un vrai trou d’ermite dans la montagne, le dos tourné à Paris, lesyeux là-bas, dans la campagne sans bornes… Naturellement, je suisrevenu à mon affaire. « Oh ! monsieur Courajod, queltalent ! Si vous saviez l’admiration que nous avons pourvous ! Vous êtes une de nos gloires, vous resterez comme notrepère à tous. » Ses lèvres s’étaient remises à trembler, il meregardait de son air d’épouvante stupide, il ne m’aurait pasrepoussé d’un geste plus suppliant, si j’avais déterré devant luiquelque cadavre de sa jeunesse ; et il mâchonnait des parolessans suite, entre ses gencives, un zézaiement de vieillard retombéen enfance, impossible à comprendre : « Sais pas… siloin… trop vieux… m’en fiche bien… » Bref, il m’a flanquédehors, je l’ai entendu qui tournait sa clef violemment, qui sebarricadait avec ses bêtes, contre les tentatives d’admiration dela rue… Ah ! ce grand homme finissant en épicier retiré, ceretour volontaire au néant, avant la mort ! Ah ! lagloire, la gloire pour qui nous mourrons, nousautres ! »

De plus en plus étouffée, sa voix s’éteignit en un grand soupirdouloureux. La nuit continuait à se faire, une nuit dont le flotpeu à peu amassé dans les coins, montait d’une crue lente,inexorable, submergeant les pieds de la table et des chaises, toutela confusion des choses traînant sur le carreau. Déjà, le bas de latoile se noyait ; et lui, les yeux désespérément fixés,semblait étudier le progrès des ténèbres, comme s’il eût enfin jugéson œuvre, dans cette agonie du jour ; pendant que, au milieudu profond silence, on n’entendait plus que le souffle rauque dupetit malade, près de qui apparaissait encore la silhouette noirede la mère, immobile.

Sandoz, alors, parla à son tour, les bras également noués sousla nuque, le dos renversé sur un coussin du divan.

« Est-ce qu’on sait ? est-ce qu’il ne vaudrait pasmieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cettegloire de l’artiste n’existait pas plus que le paradis ducatéchisme, dont les enfants eux-mêmes se moquent désormais !Nous qui ne croyons plus à Dieu, nous croyons à notre immortalité…Ah ! misère ! »

Et, pénétré par la mélancolie du crépuscule, il se confessa, ildit ses propres tourments, que réveillait tout ce qu’il sentait làde souffrance humaine.

« Tiens ! moi que tu envies peut-être, mon vieux,oui ! moi qui commence à faire mes affaires, comme disent lesbourgeois, qui publie des bouquins et qui gagne quelque argent, ehbien ! moi, j’en meurs… Je te l’ai répété souvent, mais tu neme crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tantde peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement deproduire beaucoup, d’être vu, loué ou éreinté… Ah ! sois reçuau prochain Salon, entre dans le vacarme, fais d’autres tableaux,et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin…Écoute, le travail a pris mon existence. Peu à peu, il m’a volé mamère, ma femme, tout ce que j’aime. C’est le germe apporté dans lecrâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres,qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, letravail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirerune bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, jeremâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, ilm’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, secouche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’aile pouvoir d’arrêter l’œuvre en train, dont la végétation continue,jusqu’au fond de mon sommeil… Et plus un être n’existe en dehors,je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutesaprès l’avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement ditbonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avecelle, même lorsque nos mains se touchent. Parfois la sensationaiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j’en aiun grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, defranchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que jepuis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, jeretombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférenceset aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages dumatin ont bien marché, tant pis si une d’elles est restée endétresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir dutravail dévorateur… Non ! non ! plus rien n’est à moi,j’ai rêvé des repos à la campagne, des voyages lointains, dans mesjours de misère ; et, aujourd’hui que je pourrais mecontenter, l’œuvre commencée est là qui me cloître : pas unesortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas unefolie de paresse ! Jusqu’à ma volonté qui y passe, l’habitudeest prise, j’ai fermé la porte au monde derrière moi, et j’ai jetéla clef par la fenêtre… Plus rien, plus rien dans mon trou que letravail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plusrien ! »

Il se tut, un nouveau silence régna dans l’ombre croissante.Puis, il recommença péniblement.

« Encore si l’on se contentait, si l’on tirait quelque joiede cette existence de chien !… Ah ! je ne sais pascomment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui sechatouillent béatement la barbe en travaillant. Oui, il y en a,paraît-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon àprendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ilss’admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pasdeux lignes d’une qualité rare, distinguée, introuvable… Eh bien,moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand même, mesemble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dépourvu dedoute, pour croire en soi ? Cela me stupéfie de voir desgaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique,tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bâtards. Eh !c’est toujours très laid, un livre ! il faut ne pas en avoirfait la sale cuisine, pour l’aimer… Je ne parle pas des potéesd’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitentplutôt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoinpeu fier de se créer des sympathies. Simple fatalité de nature,certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Maisl’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rienne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée desimbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre,qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’ontravaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que letravail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de lavolonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avecl’illusion consolante qu’on sera aimé un jour… Ah ! si lesautres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurscolères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je medésole à ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! qued’heures terribles, dès le jour où je commence un roman ! Lespremiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir dugénie ; ensuite, me voilà éperdu, jamais satisfait de la tâchequotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeantinférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases,de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideursdont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il estfini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieurqui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron duportefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis,ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis,j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plusde talent, enragé de pas laisser une œuvre plus complète, plushaute, des livres sur des livres, l’entassement d’unemontagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de labesogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pasaller à gauche, lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernièreparole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire… »

Une émotion l’avait pris, ses paroles s’étranglaient, il dutsouffler un instant, avant de jeter ce cri passionné, où s’envolaittout son lyrisme impénitent :

« Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera,pour que le travail me la vole et pour que j’en meureencore ! »

La nuit s’était faite, on n’apercevait plus la silhouette raidiede la mère, il semblait que le souffle rauque de l’enfant vînt desténèbres, une détresse énorme et lointaine montant des rues. Detout l’atelier, tombé à un noir lugubre, la grande toile seulegardait une pâleur, un dernier reste de jour qui s’effaçait. Onvoyait, pareille à une vision agonisante, flotter la figure nue,mais sans forme précise, les jambes déjà évanouies, un bras mangé,n’ayant de net que la rondeur du ventre, dont la chair luisait,couleur de lune.

Après un long silence, Sandoz demanda :

« Veux-tu que j’aille avec toi, lorsque tu accompagneraslà-bas ton tableau ? »

Claude ne lui répondant pas, il crut l’entendre pleurer.Était-ce la tristesse infinie, le désespoir dont il venait d’êtresecoué lui-même ? Il attendit, il répéta sa question ; etle peintre, alors, après avoir ravalé un sanglot, bégayaenfin :

« Merci, mon vieux, le tableau reste, je ne l’enverraipas.

– Comment, tu étais décidé ?

– Oui, oui, j’étais décidé… Mais je ne l’avais pas vu, et jeviens de le voir, sous ce jour qui tombait… Ah ! c’est raté,raté encore, ah ! ça m’a tapé dans les yeux comme un coup depoing, j’en ai eu la secousse au cœur ! »

Ses larmes, maintenant, ruisselaient lentes et tièdes, dansl’obscurité qui le cachait. Il s’était contenu, et le drame dontl’angoisse silencieuse l’avait ravagé, éclatait malgré lui.

« Mon pauvre ami, murmura Sandoz bouleversé, c’est dur à sedire, mais tu as peut-être raison tout de même d’attendre, poursoigner des morceaux… Seulement, je suis furieux, car je vaiscroire que c’est moi qui t’ai découragé, avec mon éternel etstupide mécontentement des choses. »

Claude, simplement, répondit :

« Toi ! je ne t’écoutais pas… Non, je regardais toutqui fichait le camp, dans cette sacrée toile. La lumière s’enallait, et il y a eu un moment, sous un petit jour gris, très fin,où j’ai brusquement vu clair : oui, rien ne tient, les fondsseuls sont jolis, la femme nue détonne comme un pétard, pas mêmed’aplomb, les jambes mauvaises… Ah ! c’était à en crever ducoup, j’ai senti que la vie se décrochait dans ma carcasse… Puis,les ténèbres ont coulé encore, encore : un vertige, unengouffrement, la terre roulée au néant du vide, la fin dumonde ! Je n’ai plus vu bientôt que son ventre, décroissantcomme une lune malade. Et tiens ! tiens ! à cette heure,il n’y a plus rien d’elle, plus une lueur, elle est morte, toutenoire ! »

En effet, le tableau, à son tour, avait complètement disparu.Mais le peintre s’était levé, on l’entendit jurer dans la nuitépaisse.

« Nom de Dieu, ça ne fait rien… Je vais m’yremettre… »

Christine, qui, elle aussi, avait quitté sa chaise, et contrelaquelle il se heurtait, l’interrompit.

« Prends garde, j’allume la lampe. »

Elle l’alluma, elle reparut très pâle, jetant vers le tableau unregard de crainte et de haine. Eh quoi ! il ne partait pas,l’abomination recommençait !

« Je vais m’y remettre, répéta Claude, et il me tuera, etil tuera ma femme, mon enfant, toute la baraque, mais ce sera unchef-d’œuvre, nom de Dieu ! »

Christine alla se rasseoir, on revint près de Jacques, quis’était découvert une fois encore, du tâtonnement égaré de sespetites mains. Il soufflait toujours, inerte, la tête enfoncée dansl’oreiller, pareille à un poids dont le lit craquait. En partant,Sandoz dit ses craintes. La mère semblait hébétée, le pèreretournait déjà devant sa toile, l’œuvre à créer, dont l’illusionpassionnée combattait en lui la réalité douloureuse de son enfant,cette chair vivante de sa chair.

Le lendemain matin, Claude achevait de s’habiller, lorsqu’ilentendit la voix effarée de Christine. Elle aussi venait des’éveiller en sursaut, du lourd sommeil qui l’avait engourdie surla chaise, pendant qu’elle gardait le malade.

« Claude ! Claude ! vois donc… Il estmort. »

Il accourut, les yeux gros, trébuchant, sans comprendre,répétant d’un air de profonde surprise :

« Comment, il est mort ? »

Un instant, ils restèrent béants au-dessus du lit. Le pauvreêtre, sur le dos, avec sa tête trop grosse d’enfant du génie,exagérée jusqu’à l’enflure des crétins, ne paraissait pas avoirbougé depuis la veille ; seulement, sa bouche élargie,décolorée, ne soufflait plus, et ses yeux vides s’étaient ouverts.Le père le toucha, le trouva d’un froid de glace.

« C’est vrai, il est mort. »

Et leur stupeur était telle, qu’un instant encore ilsdemeurèrent les yeux secs, uniquement frappés de la brutalité del’aventure, qu’ils jugeaient incroyable.

Puis, les genoux cassés, Christine s’abattit devant lelit ; et elle pleurait à grands sanglots, qui la secouaienttoute, les bras tordus, le front au bord du matelas. Dans cepremier moment terrible, son désespoir s’aggravait surtout d’unpoignant remords, celui de ne l’avoir pas aimé assez, le pauvreenfant. Une vision rapide déroulait les jours, chacun d’eux luiapportait un regret, des paroles mauvaises, des caresses différées,des rudesses même parfois. Et c’était fini, jamais plus elle ne ledédommagerait du vol qu’elle lui avait fait de son cœur. Luiqu’elle trouvait si désobéissant, il venait de trop obéir. Elle luiavait tant de fois répété, quand il jouait : « Tiens-toitranquille, laisse travailler ton père ! » qu’à la fin ilétait sage, pour longtemps. Cette idée la suffoqua, chaque sanglotlui arrachait un cri sourd.

Claude s’était mis à marcher, dans un besoin nerveux de changerde place. La face convulsée, il ne pleurait que de grosses larmesrares, qu’il essuyait régulièrement, d’un revers de main. Et, quandil passait devant le petit cadavre, il ne pouvait s’empêcher de luijeter un regard. Les yeux fixes, grands ouverts, semblaient exercersur lui une puissance. D’abord, il résista, l’idée confuse seprécisait, finissait par être une obsession. Il céda enfin, allaprendre une petite toile, commença une étude de l’enfant mort.Pendant les premières minutes, ses larmes l’empêchèrent de voir,noyant tout d’un brouillard : il continuait de les essuyer,s’entêtait d’un pinceau tremblant. Puis, le travail sécha sespaupières, assura sa main ; et, bientôt, il n’y eut plus làson fils glacé, il n’y eut qu’un modèle, un sujet dont l’étrangeintérêt le passionna. Ce dessin exagéré de la tête, ce ton de ciredes chairs, ces yeux pareils à des trous sur le vide, toutl’excitait, le chauffait d’une flamme. Il se reculait, secomplaisait, souriait vaguement à son œuvre.

Lorsque Christine se releva, elle le trouva ainsi à la besogne.Alors, reprise d’un accès de larmes, elle dit seulement :

« Ah ! tu peux le peindre, il ne bougeraplus ! »

Durant cinq heures, Claude travailla. Et, le surlendemain,lorsque Sandoz le ramena du cimetière, après l’enterrement, ilfrémit de pitié et d’admiration devant la petite toile. C’était undes bons morceaux de jadis, un chef-d’œuvre de clarté et depuissance, avec une immense tristesse en plus, la fin de tout, lavie mourant de la mort de cet enfant.

Mais Sandoz, qui se récriait, plein d’éloges, resta saisid’entendre Claude lui dire :

« Vrai, tu aimes ça ?… Alors, tu me décides. Puisquel’autre machine n’est pas prête, je vais envoyer ça auSalon. »

Chapitre 10

&|160;

La veille, Claude avait porté l’Enfant mort au Palaisde l’Industrie, lorsqu’il rencontra Fagerolles, un matin qu’ilvaguait du côté du parc Monceau.

«&|160;Comment&|160;! c’est toi, mon vieux&|160;! s’écriacordialement ce dernier. Et qu’est-ce que tu deviens, qu’est-ce quetu fais&|160;? On se voit si peu&|160;!&|160;»

Puis, lorsque l’autre lui eut parlé de son envoi au Salon, decette petite toile, dont il était plein, il ajouta&|160;:

«&|160;Ah&|160;! tu as envoyé, mais alors je vais te fairerecevoir ça. Tu sais que, cette année, je suis candidat aujury.&|160;»

En effet, dans le tumulte et l’éternel mécontentement desartistes, après des tentatives de réformes vingt fois reprises,puis abandonnées, l’administration venait de confier aux exposantsle droit d’élire eux-mêmes les membres du jury d’admission&|160;;et cela bouleversait le monde de la peinture et de la sculpture,une véritable fièvre électorale s’était déclarée, les ambitions,les coteries, les intrigues, toute la basse cuisine qui déshonorela politique.

«&|160;Je t’emmène, continua Fagerolles. Il faut que tu visitesmon installation, mon petit hôtel, où tu n’as pas encore mis lespieds, malgré tes promesses… C’est là, tout près, au coin del’avenue de Villiers.&|160;»

Et Claude, dont il avait pris gaiement le bras, dut le suivre.Il était envahi d’une lâcheté, cette idée que son ancien camaradepourrait le faire recevoir, l’emplissait à la fois de honte et dedésir. Sur l’avenue, devant le petit hôtel, il s’arrêta, pour enregarder la façade, un découpage coquet et précieux d’architecte,la reproduction exacte d’une maison renaissance de Bourges, avecles fenêtres à meneaux, la tourelle d’escalier, le toit historié deplomb. C’était un vrai bijou de fille&|160;; et il demeura surpris,lorsque, en se retournant, il aperçut, à l’autre bord de lachaussée, l’hôtel royal d’Irma Bécot, où il avait passé une nuitdont le souvenir lui restait comme un rêve. Vaste, solide, presquesévère, ce dernier gardait une importance de palais, en face de sonvoisin, l’artiste, réduit à une fantaisie de bibelot.

«&|160;Hein&|160;? cette Irma, dit Fagerolles, avec une nuancede respect, elle en a, une cathédrale&|160;!… Ah&|160;! dame, moi,je ne vends que de la peinture&|160;!… Entre donc.&|160;»

L’intérieur était d’un luxe magnifique et bizarre&|160;: devieilles tapisseries, de vieilles armes, un amas de meublesanciens, de curiosités de la Chine et du Japon, dès levestibule&|160;; une salle à manger, à gauche, toute en panneaux delaque, tendue au plafond d’un dragon rouge&|160;; un escalier debois sculpté, où flottaient des bannières, où montaient en panachesdes plantes vertes. Mais, en haut, l’atelier surtout était unemerveille, assez étroit, sans un tableau, entièrement recouvert deportières d’Orient, occupé d’un bout par une cheminée énorme, dontdes chimères portaient la hotte, empli à l’autre bout par un vastedivan sous une tente, tout un monument, des lances soutenant enl’air le dais somptueux des tentures, au-dessus d’un entassement detapis, de fourrures et de coussins, presque au ras du parquet.

Claude examinait, et une question lui venait aux lèvres, qu’ilretint. Est-ce que cela était payé&|160;? Décoré de l’annéeprécédente, Fagerolles exigeait, assurait-on, dix mille francs d’unportrait. Naudet, qui, après l’avoir lancé, exploitait maintenantson succès par coupes réglées, ne lâchait pas un de ses tableaux àmoins de vingt, trente, quarante mille francs. Les commandesseraient tombées chez lui dru comme grêle, si le peintre n’avaitpas affecté le dédain, l’accablement de l’homme dont on sedisputait les moindres ébauches. Et, cependant, ce luxe étalésentait la dette, il n’y avait que des acomptes donnés auxfournisseurs, tout l’argent, cet argent gagné comme à la Bourse,dans les coups de hausse, filait entre les doigts, se dépensaitsans qu’on en retrouvât la trace. Du reste, Fagerolles, encore enpleine flamme de cette brusque fortune, ne comptait pas, nes’inquiétait pas, fort de l’espoir de vendre toujours, de plus enplus cher, glorieux de la grande situation qu’il prenait dans l’artcontemporain.

À la fin, Claude remarqua une petite toile sur un chevalet debois noir, drapé de peluche rouge. C’était tout ce qui traînait dumétier, avec un casier à couleurs de palissandre et une boîte depastel, oubliée sur un meuble.

«&|160;Très fin, dit Claude, devant la petite toile, pour êtreaimable. Et ton Salon, il est envoyé&|160;?

– Ah&|160;! oui, Dieu merci&|160;! Ce que j’ai eu demonde&|160;! Un vrai défilé qui m’a tenu huit jours sur les jambes,du matin au soir… Je ne voulais pas exposer, ça déconsidère.Naudet, lui aussi, s’y opposait. Mais, que veux-tu&|160;? on m’atant sollicité, tous les jeunes gens désirent me mettre du jury,pour que je les défende… Oh&|160;! mon tableau est bien simple,Un Déjeuner, comme j’ai nommé ça, deux messieurs et troisdames sous des arbres, les invités d’un château qui ont emporté unecollation et qui la mangent dans une clairière… Tu verras, c’estassez original.&|160;»

Sa voix hésitait, et quand il rencontra les yeux de Claude quile regardait fixement, il acheva de se troubler, il plaisanta lapetite toile, posée sur le chevalet.

«&|160;Ça, c’est une cochonnerie que Naudet m’a demandée. Va, jen’ignore pas ce qui me manque, un peu de ce que tu as de trop, monvieux… Moi, tu sais, je t’aime toujours, je t’ai encore défenduhier chez des peintres.&|160;»

Il lui tapait sur les épaules, il avait senti le mépris secretde son ancien maître&|160;; et il voulait le reprendre, par sescaresses d’autrefois, des câlineries de gueuse disant&|160;:«&|160;Je suis une gueuse&|160;», pour qu’on l’aime. Ce fut trèssincèrement, dans une sorte de déférence inquiète, qu’il lui promitencore de s’employer de tout son pouvoir à la réception de sontableau.

Mais du monde arrivait, plus de quinze personnes entrèrent etsortirent en moins d’une heure&|160;: des pères qui amenaient dejeunes élèves, des exposants qui venaient se recommander, descamarades qui avaient à échanger des influences, jusqu’à des femmesqui mettaient leur talent sous la protection de leur charme. Et ilfallait voir le peintre faire son métier de candidat, prodiguer lespoignées de main, dire à l’un&|160;: «&|160;C’est si joli votretableau de cette année, ça me plaît tant&|160;!&|160;» s’étonnerdevant un autre&|160;: «&|160;Comment&|160;! vous n’avez pas encoreeu de médaille&|160;!&|160;» répéter à tous&|160;: «&|160;Ah&|160;!si j’en étais, ce que je les ferais marcher&|160;!&|160;» Ilrenvoyait les gens ravis, il poussait la porte sur chaque visited’un air d’amabilité extrême, où perçait le ricanement secret del’ancien rouleur de trottoirs.

«&|160;Hein&|160;? crois-tu&|160;! dit-il à Claude, dans unmoment où ils se retrouvèrent seuls, en ai-je, du temps à perdreavec ces crétins&|160;!&|160;»

Mais, comme il s’approchait de la baie vitrée, il en ouvritbrusquement un des panneaux, et l’on distingua, de l’autre côté del’avenue, à un des balcons de l’hôtel d’en face, une forme blanche,une femme vêtue d’un peignoir de dentelle, qui levait son mouchoir.Lui-même agita la main, à trois fois. Puis, les deux fenêtres serefermèrent.

Claude avait reconnu Irma&|160;; et, dans le silence qui s’étaitfait, Fagerolles s’expliqua tranquillement.

«&|160;Tu vois, c’est commode, on peut correspondre… Nous avonsune télégraphie complète. Elle m’appelle, il faut que j’y aille…Ah&|160;! mon vieux, en voilà une qui nous donnerait desleçons&|160;!

– Des leçons, de quoi&|160;?

– Mais de tout&|160;! Un vice, un art, une intelligence&|160;!…Si je te disais que c’est elle qui me fait peindre&|160;! oui,parole d’honneur, elle a un flair du succès extraordinaire&|160;!…Et, avec ça, toujours voyou au fond, oh&|160;! d’une drôlerie,d’une rage si amusante, quand ça la prend de vousaimer&|160;!&|160;»

Deux petites flammes rouges lui étaient montées aux joues,tandis qu’une sorte de vase remuée troublait un instant ses yeux.Ils s’étaient remis ensemble, depuis qu’ils habitaientl’avenue&|160;; on disait même que lui, si adroit, rompu à toutesles farces du pavé parisien, se laissait manger par elle, saigné àchaque instant de quelque somme ronde, qu’elle envoyait sa femme dechambre demander, pour un fournisseur, pour un caprice, pour riensouvent, pour l’unique plaisir de lui vider les poches&|160;; etcela expliquait en partie la gêne où il était, sa dettegrandissante, malgré le mouvement continu qui enflait la cote deses toiles. D’ailleurs, il n’ignorait pas qu’il était chez elle leluxe inutile, une distraction de femme aimant la peinture, prisederrière le dos des messieurs sérieux, payant en maris. Elle enplaisantait, il y avait entre eux comme le cadavre de leurperversité, un ragoût de bassesse, qui le faisait rire et s’exciterlui-même de ce rôle d’amant de cœur, oublieux de tout l’argentqu’il donnait.

Claude avait remis son chapeau. Fagerolles piétinait, jetant desregards d’inquiétude vers l’hôtel d’en face.

«&|160;Je ne te renvoie pas, mais tu vois, elle m’attend… Ehbien&|160;! c’est convenu, ton affaire est faite, à moins qu’on neme nomme pas… Viens donc au Palais de l’Industrie, le soir dudépouillement. Oh&|160;! une bousculade, un vacarme&|160;! et, dureste, tu saurais tout de suite si tu dois compter surmoi.&|160;»

D’abord, Claude jura qu’il ne se dérangerait point. Cetteprotection de Fagerolles lui était lourde&|160;; et il n’avaitpourtant qu’une peur, au fond, celle que le terrible gaillard netînt pas sa promesse, par lâcheté devant l’insuccès. Puis, le jourdu vote, il ne put demeurer en place, il s’en alla rôder auxChamps-Élysées, en se donnant le prétexte d’une longue promenade.Autant là qu’ailleurs&|160;; car il avait cessé tout travail, dansl’attente inavouée du Salon, et il recommençait ses interminablescourses à travers Paris. Lui, ne pouvait voter, puisqu’il fallaitavoir été reçu au moins une fois. Mais, à plusieurs reprises, ilpassa devant le Palais de l’Industrie, dont le trottoirl’intéressait, avec sa turbulence, son défilé d’artistes électeurs,que s’arrachaient des hommes en bourgerons sales, criant leslistes, une trentaine de listes, de toutes les coteries, de toutesles opinions, la liste des ateliers de l’École, la liste libérale,intransigeante, de conciliation, des jeunes, des dames. On eût dit,au lendemain d’une émeute, la folie du scrutin, à la porte d’unesection.

Le soir, dès quatre heures, lorsque le vote fut terminé, Claudene résista pas à la curiosité de monter voir. Maintenant,l’escalier était libre, entrait qui voulait. En haut, il tomba dansl’immense salle du jury, dont les fenêtres donnent sur lesChamps-Élysées. Une table de douze mètres en occupait lecentre&|160;; tandis que, dans la cheminée monumentale, à l’un desbouts, brûlaient des arbres entiers. Et il y avait là quatre oucinq cents électeurs, restés pour le dépouillement, mêlés à desamis, à de simples curieux, parlant fort, riant, déchaînant sous lehaut plafond un grondement d’orage. Déjà, autour de la table, desbureaux s’installaient, fonctionnaient, une quinzaine en tout,composés chacun d’un président et de deux scrutateurs. Mais ilrestait à en organiser trois ou quatre, et personne ne seprésentait plus, tous fuyaient, par crainte de l’écrasante besognequi clouait les gens de zèle une partie de la nuit.

Justement, Fagerolles, sur la brèche depuis le matin, s’agitait,criait, pour dominer le vacarme.

«&|160;Voyons, messieurs, il nous manque un homme&|160;!…Voyons, un homme de bonne volonté par ici&|160;!&|160;»

Et, à ce moment, ayant aperçu Claude, il se précipita, l’amenade force.

«&|160;Ah&|160;! toi, tu vas me faire le plaisir de t’asseoir àcette place et de nous aider&|160;! C’est pour la bonne cause, quediable&|160;!&|160;»

Claude, du coup, se trouva président d’un bureau, et il remplitsa fonction avec une gravité de timide, émotionné au fond, ayantl’air de croire que la réception de sa toile allait dépendre de saconscience à cette besogne. Il appelait tout haut les noms inscritssur les listes, qu’on lui passait par petits paquets égaux&|160;;pendant que ses deux scrutateurs les inscrivaient. Et cela dans leplus effroyable des charivaris, dans le bruit cinglant de grêle deces vingt, trente noms criés ensemble par des voix différentes, aumilieu du ronflement continu de la foule. Comme il ne pouvait rienfaire sans passion, il s’animait, désespéré quand une liste necontenait pas le nom de Fagerolles, heureux dès qu’il avait àlancer ce nom une fois de plus. Du reste, il goûtait souvent cettejoie, car le camarade s’était rendu populaire, se montrant partout,fréquentant les cafés où se tenaient des groupes influents,risquant même des professions de foi, s’engageant vis-à-vis desjeunes, sans négliger de saluer très bas les membres de l’Institut.Une sympathie générale montait, Fagerolles était là comme l’enfantgâté de tous.

Vers six heures, par cette pluvieuse journée de mars, la nuittomba. Les garçons apportèrent les lampes&|160;; et des artistesméfiants, des profils muets et sombres qui surveillaient ledépouillement d’un œil oblique, se rapprochèrent. D’autrescommençaient les farces, risquaient des cris d’animaux, lâchaientun essai de tyrolienne. Mais ce fut à huit heures seulement,lorsqu’on servit la collation, des viandes froides et du vin, quela gaieté déborda. On vidait violemment les bouteilles, ons’empiffrait au petit bonheur des plats attrapés, c’était unekermesse en goguette, dans cette salle géante, que les bûches de lacheminée éclairaient d’un reflet de forge&|160;: Puis, tousfumèrent, la fumée brouilla d’une vapeur la lumière jaune deslampes&|160;; tandis que, sur le parquet, traînaient les bulletinsjetés pendant le vote, une couche épaisse de papiers, salis encoredes bouchons, des miettes de pain, des quelques assiettes cassées,tout un fumier où s’enfonçait les talons des bottes. On se lâchait,un petit sculpteur pâle monta sur une chaise pour haranguer lepeuple&|160;; un peintre à la moustache raide, sous un nez crochu,enfourcha une chaise et galopa autour de la table, saluant, faisantl’Empereur.

Peu à peu, cependant, beaucoup se lassaient, s’en allaient. Versonze heures, on n’était plus que deux cents. Mais, après minuit, ilrevint du monde, des flâneurs en habit noir et en cravate blanche,qui sortaient du théâtre ou de soirée, piqués du désir de connaîtreavant Paris les résultats du scrutin. Il arriva aussi desreporters&|160;; et on les voyait s’élancer hors de la salle, un àun, dès qu’une addition partielle leur était communiquée.

Claude, enroué, appelait toujours. La fumée et la chaleurdevenaient intolérables, une odeur d’étable montait de la jonchéeboueuse du sol. Une heure du matin, puis deux heures, sonnèrent. Ildépouillait, il dépouillait, et la conscience qu’il y mettait,l’attardait tellement, que les autres bureaux avaient depuislongtemps fini leur travail, quand le sien se trouvait empêtréencore dans des colonnes de chiffres. Enfin, toutes les additionsfurent centralisées, on proclama les résultats définitifs.Fagerolles était nommé le quinzième sur quarante, de cinq placesavant Bongrand, porté sur la même liste, mais dont le nom avait dûêtre souvent rayé. Et le jour pointait, lorsque Claude rentra rueTourlaque, brisé et ravi.

Alors, pendant deux semaines, il vécut anxieux. Dix fois, il eutl’idée d’aller aux nouvelles, chez Fagerolles&|160;; mais une hontele retenait. D’ailleurs, comme le jury procédait par ordrealphabétique, rien peut-être n’était décidé. Et, un soir, il eut uncoup au cœur, sur le boulevard de Clichy, en voyant venir deuxlarges épaules, dont le dandinement lui était bien connu.

C’était Bongrand, qui parut embarrassé. Le premier, il luidit&|160;:

«&|160;Vous savez, là-bas, avec ces bougres, ça ne marche guère…Mais tout n’est pas perdu, nous veillons, Fagerolles et moi. Etcomptez sur Fagerolles, car moi, mon bon, j’ai une peur de chien devous compromettre.&|160;»

La vérité était que Bongrand se trouvait en continuellehostilité avec Mazel, nommé président du jury, un maître célèbre del’École, le dernier rempart de la convention élégante et beurrée.Bien qu’ils se traitassent de chers collègues, en échangeant degrandes poignées de main, cette hostilité avait éclaté dès lepremier jour, l’un ne pouvait demander l’admission d’un tableau,sans que l’autre votât un refus. Au contraire, Fagerolles, élusecrétaire, s’était fait l’amuseur, le vice de Mazel, qui luipardonnait sa défection d’ancien élève, tant ce renégat l’adulaitaujourd’hui. Du reste, le jeune maître, très rosse, comme disaientles camarades, se montrait pour les débutants, les audacieux, plusdur que les membres de l’Institut&|160;; et il ne s’humanisait quelorsqu’il voulait faire recevoir un tableau, abondant alors eninventions drôles, intriguant, enlevant le vote avec des souplessesd’escamoteur.

Ces travaux du jury étaient une rude corvée, où Bongrandlui-même usait ses fortes jambes. Tous les jours, le travail setrouvait préparé par les gardiens, un interminable rang de grandstableaux posés à terre, appuyés contre la cimaise, fuyant à traversles salles du premier étage, faisant le tour entier duPalais&|160;; et, chaque après-midi, dès une heure, les quarante,ayant à leur tête le président, armé d’une sonnette, recommençaientla même promenade, jusqu’à l’épuisement de toutes les lettres del’alphabet. Les jugements étaient rendus debout, on bâclait le pluspossible la besogne, rejetant sans vote les pires toiles&|160;;pourtant, des discussions arrêtaient parfois le groupe, on sequerellait pendant dix minutes, on réservait l’œuvre en cause pourla révision du soir&|160;; tandis que deux hommes, tenant une cordede dix mètres, la raidissaient, à quatre pas de la ligne destableaux, afin de maintenir à bonne distance le flot des jurés, quipoussaient dans le feu de la dispute, et dont les ventres, malgrétout, creusaient la corde. Derrière le jury, marchaient lessoixante-dix gardiens en blouse blanche, évoluant sous les ordresd’un brigadier, faisant le tri à chaque décision communiquée parles secrétaires, les reçus séparés des refusés qu’on emportait àl’écart, comme des cadavres après la bataille. Et le tour duraitdeux grandes heures, sans un répit, sans un siège pour s’asseoir,tout le temps sur les jambes, dans un piétinement de fatigue, aumilieu des courants d’air glacés, qui forçaient les moins frileux às’enfouir au fond de paletots de fourrure.

Aussi la collation de trois heures était-elle labienvenue&|160;: un repos d’une demi-heure à un buffet, où l’ontrouvait du bordeaux, du chocolat, des sandwichs. C’était là ques’ouvrait le marché aux concessions mutuelles, les échangesd’influences et de voix. La plupart avait de petits carnets, pourn’oublier personne, dans la grêle de recommandations qui s’abattaitsur eux&|160;; et ils le consultaient, ils s’engageaient à voterpour les protégés d’un collègue, si celui-ci votait pour les leurs.D’autres, au contraire, détachés de ces intrigues, austères ouinsouciants, achevaient une cigarette, le regard perdu.

Puis, la besogne reprenait, mais plus douce, dans une salleunique, où il y avait des chaises, même des tables, avec desplumes, du papier, de l’encre. Tous les tableaux qui n’atteignaientpas un mètre cinquante, étaient jugés là, «&|160;passaient auchevalet&|160;», rangés par dix ou douze le long d’une sorte detréteau, recouvert de serge verte. Beaucoup de jurés s’oubliaientbéatement sur les sièges, plusieurs faisaient leur correspondance,il fallait que le président se fâchât, pour avoir des majoritésprésentables. Parfois, un coup de passion soufflait, le vote à mainlevée était rendu dans une telle fièvre, que des chapeaux et descannes s’agitaient en l’air, au-dessus du flot tumultueux destêtes.

Et ce fut là, au chevalet, que l’Enfant mort parutenfin. Depuis huit jours, Fagerolles, dont le carnet débordait denotes, se livrait à des marchandages compliqués pour trouver desvoix en faveur de Claude&|160;; mais l’affaire était dure, elle nes’emmanchait pas avec ses autres engagements, il n’essuyait que desrefus, dès qu’il prononçait le nom de son ami&|160;; et il seplaignait de ne tirer aucune aide de Bongrand, qui, lui, n’avaitpas de carnet, d’une telle maladresse d’ailleurs, qu’il gâtait lesmeilleures causes, par des éclats de franchises inopportuns. Vingtfois, Fagerolles aurait lâché Claude, sans l’obstination qu’ilmettait à vouloir essayer sa puissance, sur cette admission réputéeimpossible. On verrait bien s’il n’était pas de taille déjà àviolenter le jury. Peut-être y avait-il en outre, au fond de saconscience, un cri de justice, le sourd respect pour l’homme dontil volait le talent.

Justement, ce jour-là, Mazel était d’une humeur détestable… Dèsle début de la séance, le brigadier venait d’accourir.

«&|160;Monsieur Mazel, il y a eu une erreur, hier. On a refuséun hors-concours… Vous savez le numéro deux mille cinq cent trente,une femme nue sous un arbre.&|160;»

En effet, la veille, on avait jeté ce tableau à la fossecommune, dans le mépris unanime, sans remarquer qu’il était d’unvieux peintre classique, respecté de l’Institut&|160;; etl’effarement du brigadier, cette bonne farce d’une exécutioninvolontaire, égayait les jeunes du jury, qui se mirent à ricaner,d’un air provocant.

Mazel abominait ces histoires, qu’il sentait désastreuses pourl’autorité de l’École. Il avait eu un geste de colère, il ditsèchement&|160;:

«&|160;Eh bien, repêchez-le, portez-le aux reçus… Aussi, onfaisait hier un bruit insupportable. Comment veut-on qu’on juge dela sorte, au galop, si je ne puis pas même obtenir lesilence&|160;!&|160;»

Il donna un terrible coup de sonnette.

«&|160;Allons, messieurs, nous y sommes… Un peu de bonnevolonté, je vous prie.&|160;»

Par malheur, dès les premiers tableaux posés sur le chevalet, ileut encore une mésaventure. Entre autres, une toile attira sonattention, tellement il la trouvait mauvaise, d’un ton aigre àagacer les dents&|160;; et comme sa vue baissait, il se pencha pourvoir la signature, en murmurant&|160;:

«&|160;Quel est donc le cochon…&|160;?&|160;»

Mais il se releva vivement, tout secoué d’avoir lu le nom d’unde ses amis, un artiste qui était, lui aussi, le rempart des sainesdoctrines. Espérant qu’on ne l’avait pas entendu, ilcria&|160;:

«&|160;Superbe&|160;!… Le numéro un, n’est-ce pas,messieurs&|160;?&|160;»

On accorda le numéro un, l’admission qui donnait droit à lacimaise. Seulement, on riait, on se poussait du coude. Il en futtrès blessé et devint farouche.

Et ils en étaient tous là, beaucoup s’épanchaient au premierregard, puis rattrapaient leurs phrases, dès qu’ils avaientdéchiffré la signature&|160;; ce qui finissait par les rendreprudents, gonflant le dos, s’assurant du nom, l’œil furtif, avantde se prononcer. D’ailleurs, lorsque passait l’œuvre d’un collègue,quelque toile suspecte d’un membre du jury, on avait la précautionde s’avertir d’un signe, derrière les épaules du peintre&|160;:«&|160;Prenez garde, pas de gaffe, c’est de lui&|160;!&|160;»

Malgré l’énervement de la séance, Fagerolles enleva une premièreaffaire. C’était un épouvantable portrait, peint par un de sesélèves, dont la famille, très riche, le recevait. Il avait dûemmener Mazel à l’écart, pour l’attendrir, en lui contant unehistoire sentimentale, un malheureux père de trois filles, quimourait de faim&|160;; et le président s’était longtemps faitprier&|160;: que diable&|160;! on lâchait la peinture, quand onavait faim&|160;! on n’abusait pas à ce point de ses troisfilles&|160;! Il leva la main pourtant, seul avec Fagerolles. Onprotestait, on se fâchait, deux autres membres de l’Institut serévoltaient eux-mêmes, lorsque Fagerolles leur souffla trèsbas&|160;:

«&|160;C’est pour Mazel, c’est Mazel qui m’a supplié de voter…Un parent, je crois. Enfin, il y tient.&|160;»

Et les deux académiciens levèrent promptement la main, et unegrosse majorité se déclara.

Mais des rires, des mots d’esprit, des cris indignéséclatèrent&|160;: on venait de placer sur le chevalet l’Enfantmort. Est-ce qu’on allait, maintenant, leur envoyer laMorgue&|160;? Et les jeunes blaguaient la grosse tête, un singecrevé d’avoir avalé une courge, évidemment&|160;; et les vieux,effarés, reculaient.

Fagerolles, tout de suite, sentit la partie perdue. D’abord, iltâcha d’escamoter le vote en plaisantant, selon sa manœuvreadroite.

«&|160;Voyons, messieurs, un vieux lutteur…&|160;»

Des paroles furieuses, l’interrompirent. Ah&|160;! non, pascelui-là&|160;! On le connaissait, le vieux lutteur&|160;! Un fouqui s’entêtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour legénie, qui avait parlé de démolir le Salon, sans jamais y envoyerune toile possible&|160;! Toute la haine de l’originalité déréglée,de la concurrence d’en face dont on a eu peur, de la forceinvincible qui triomphe, même battue, grondait dans l’éclat desvoix. Non, non, à la porte&|160;!

Alors, Fagerolles eut le tort de s’irriter, lui aussi, cédant àla colère de constater son peu d’influence sérieuse.

«&|160;Vous êtes injustes, soyez justes aumoins&|160;!&|160;»

Du coup, le tumulte fut à son comble. On l’entourait, on lepoussait, des bras s’agitaient menaçants, des phrases partaientcomme des balles.

«&|160;Monsieur, vous déshonorez le jury.

– Si vous défendez ça, c’est pour qu’on mette votre nom dans lesjournaux.

– Vous ne vous y connaissez pas.&|160;»

Et, Fagerolles, hors de lui, perdant jusqu’à la souplesse de sablague, répondit lourdement&|160;:

«&|160;Je m’y connais autant que vous.

– Tais-toi donc&|160;! reprit un camarade, un petit peintreblond très rageur, tu ne vas pas vouloir nous faire avaler unpareil navet&|160;!&|160;»

Oui, oui, un navet&|160;! tous répétaient le nom avecconviction, ce mot qu’ils jetaient d’habitude aux dernières descroûtes, à la peinture pâle, froide et plate des barbouilleurs.

«&|160;C’est bon, dit enfin Fagerolles, les dents serrées, jedemande le vote.&|160;»

Depuis que la discussion s’aggravait, Mazel agitait sa sonnettesans relâche, très rouge de voir son autorité méconnue.

«&|160;Messieurs, allons, messieurs… C’est extraordinaire, qu’onne puisse s’entendre sans crier… Messieurs, je vous enprie…&|160;»

Enfin, il obtint un peu de silence. Au fond, il n’était pasmauvais homme. Pourquoi ne recevrait-on pas ce petit tableau, bienqu’il le jugeât exécrable&|160;? On en recevait tantd’autres&|160;!

«&|160;Voyons, messieurs, on demande le vote.&|160;»

Lui-même allait peut-être lever la main, lorsque Bongrand, muetjusque-là, le sang aux joues, dans une colère qu’il contenait,partit brusquement, hors de propos, lâcha ce cri de sa consciencerévoltée&|160;:

«&|160;Mais, nom de Dieu&|160;! il n’y en a pas quatre parminous capables de foutre un pareil morceau&|160;!&|160;»

Des grognements coururent, le coup de massue était si rude, quepersonne ne répondit.

«&|160;Messieurs, on demande le vote&|160;», répéta Mazel,devenu pâle, la voix sèche.

Et le ton suffit, c’était la haine latente, les rivalitésféroces sous la bonhomie des poignées de main. Rarement, on enarrivait à ces querelles. Presque toujours, on s’entendait. Mais,au fond des vanités ravagées, il y avait des blessures à jamaissaignantes, des duels au couteau dont on agonisait en souriant.

Bongrand et Fagerolles levèrent seuls la main, et l’Enfantmort, refusé, n’eut plus que la chance d’être repris, lors dela révision générale.

C’était la besogne terrible, cette révision générale. Le jury,après ses vingt jours de séances quotidiennes, avait beaus’accorder deux journées de repos, afin de permettre aux gardiensde préparer le travail, il éprouvait un frisson, l’après-midi où iltombait au milieu de l’étalage des trois mille tableaux refusés,parmi lesquels il devait repêcher un appoint, pour compléter lechiffre réglementaire de deux mille cinq cents œuvres reçues.Ah&|160;! ces trois mille tableaux placés bout à bout, contre lescimaises de toutes les salles, autour de la galerie extérieure,partout enfin, jusque sur les parquets, étendus en maresstagnantes, entre lesquelles on ménageait de petits sentiers filantle long des cadres, une inondation, un débordement qui montait,envahissait le Palais de l’Industrie, le submergeait sous le flottrouble de tout ce que l’art peut rouler de médiocrité et defolie&|160;! Et ils n’avaient qu’une séance, d’une heure à sept,six heures de galop désespéré, au travers de ce dédale&|160;!D’abord, ils tenaient bon contre la fatigue, les regardsclairs&|160;; mais, bientôt, leurs jambes se cassaient à cettemarche forcée, leurs yeux s’irritaient à ces couleursdansantes&|160;; et il fallait marcher toujours, voir et jugertoujours, jusqu’à défaillir de lassitude. Dès quatre heures,c’était une déroute, une débâcle d’armée battue. En arrière, trèsloin, des jurés se traînaient, hors d’haleine. D’autres, un à un,perdus entre les cadres, suivaient les sentiers étroits, renonçantà en sortir, tournant sans espoir de trouver jamais le bout.Comment être justes, grand Dieu&|160;! Que reprendre dans ce tasd’épouvante&|160;? Au petit bonheur, sans bien distinguer unpaysage d’un portrait, on complétait le nombre. Deux cents, deuxcent quarante, encore huit, il en manquait encore huit,Celui-là&|160;? Non, cet autre&|160;! Comme vous voudrez. Sept,huit, c’était fait&|160;! Enfin, ils avaient trouvé le bout, ilss’en allaient en béquillant, sauvés, libres&|160;!

Une nouvelle scène les avait arrêtés dans une salle, autour del’Enfant mort, étalé à terre, parmi d’autres épaves. Mais,cette fois, on plaisantait, un farceur feignait de trébucher et demettre le pied au milieu de la toile, d’autres couraient le longdes petits sentiers, comme pour chercher le vrai sens du tableau,déclarant qu’il était beaucoup mieux à l’envers.

Fagerolles se mit à blaguer, lui aussi.

«&|160;Un peu de courage à la poche, messieurs. Voyez le tour,examinez, vous en aurez pour votre argent… De grâce, messieurs,soyez gentils, reprenez-le, faites cette bonne action.&|160;»

Tous s’égayaient à l’entendre, mais ils refusaient plusrudement, dans la cruauté de leur rire. Non, non, jamais&|160;!

«&|160;Le prends-tu pour ta charité&|160;?&|160;» cria la voixd’un camarade.

C’était un usage, les jurés avaient droit à une«&|160;charité&|160;», chacun d’eux pouvait choisir dans le tas unetoile, si exécrable qu’elle fût, et qui, dès lors, se trouvaitreçue sans examen. D’ordinaire, on faisait l’aumône de cetteadmission à des pauvres. Ces quarante repêchés de la dernière heureétaient les mendiants de la porte, ceux qu’on laissait se glisserau bas bout de la table, le ventre vide.

«&|160;Pour ma charité, répéta Fagerolles plein d’embarras,c’est que j’en ai un autre, pour ma charité… Oui, des fleurs, d’unedame…&|160;»

Des ricanements l’interrompirent. Était-elle jolie&|160;? Cesmessieurs, devant la peinture de femme, se montraient goguenards,sans galanterie aucune. Et lui, demeurait perplexe, car la dame enquestion était une protégée d’Irma. Il tremblait à l’idée de laterrible scène, s’il ne tenait pas sa promesse. Un expédient luivint.

«&|160;Tiens&|160;! et vous, Bongrand&|160;?… Vous pouvez bienle prendre pour votre charité, ce petit rigolo d’enfantmort&|160;?&|160;»

Bongrand, le cœur crevé, indigné de ce négoce, agita ses grandsbras.

«&|160;Moi&|160;! je ferais cette injure à un vraipeintre&|160;!… Qu’il soit donc plus fier, nom de Dieu&|160;! qu’ilne foute jamais rien au Salon&|160;!&|160;»

Alors, comme on ricanait toujours, Fagerolles, voulant que lavictoire lui restât, se décida, l’air superbe, en gaillard trèsfort qui ne craignait pas d’être compromis.

«&|160;C’est bon, je le prends pour ma charité.&|160;»

On cria bravo, on lui fit une ovation railleuse, de grandssaluts, des poignées de main. Honneur au brave qui avait le couragede son opinion&|160;! Et un gardien emporta entre ses bras lapauvre toile huée, cahotée, souillée&|160;; et ce fut de la sortequ’un tableau du peintre de Plein air se trouva enfin reçupar le jury.

Dès le lendemain matin, un billet de Fagerolles apprit à Claude,en deux lignes, qu’il avait réussi à faire passer l’Enfantmort, mais que cela n’avait pas été sans peine. Claude, malgréla joie de la nouvelle, éprouva un serrement de cœur&|160;: cettebrièveté, quelque chose de bienveillant, de pitoyable, toutel’humiliation de l’aventure sortait de chaque mot. Un instant, ilfut malheureux de cette victoire, à un point tel, qu’il auraitvoulu reprendre son œuvre et la cacher. Puis, cette délicatesses’émoussa, il retomba aux défaillances de sa fierté d’artiste, tantsa misère humaine saignait de la longue attente du succès.Ah&|160;! être vu, arriver quand même&|160;! Il en était auxcapitulations dernières, il se remit à souhaiter l’ouverture duSalon, avec l’impatience fébrile d’un débutant, vivant dans uneillusion qui lui montrait une foule, un flot de têtes moutonnant etacclamant sa toile.

Peu à peu, Paris avait décrété à la mode le jour du vernissage,cette journée accordée aux seuls peintres autrefois, pour venirfaire la toilette suprême de leurs tableaux. Maintenant, c’étaitune primeur, une de ces solennités qui mettent la ville debout, quila font se ruer dans un écrasement de cohue. Depuis une semaine, lapresse, la rue, le public appartenaient aux artistes. Ils tenaientParis, il était uniquement question d’eux, de leurs envois, deleurs faits, de leurs gestes, de tout ce qui touchait à leurspersonnes&|160;: un de ces engouements en coup de foudre, dontl’énergie soulève les pavés, jusqu’à des bandes de campagnards, detourlourous et de bonnes d’enfant poussées les jours gratuits autravers des salles, jusqu’à ce chiffre effrayant de cinquante millevisiteurs, par certains beaux dimanches, toute une armée, lesarrière-bataillons du menu peuple ignorant, suivant le monde,défilant les yeux arrondis, dans cette grande boutiqued’images.

D’abord, Claude eut peur de ce jour fameux du vernissage,intimidé par la bousculade de beau monde dont on parlait, résolu àattendre le jour plus démocratique de la véritable ouverture. Ilrefusa même à Sandoz de l’accompagner. Puis, une telle fièvre lebrûla, qu’il partit brusquement, dès huit heures, en se donnant àpeine le temps d’avaler un morceau de pain et de fromage.Christine, qui ne s’était pas senti le courage d’aller avec lui, lerappela, l’embrassa encore, émue, inquiète.

«&|160;Et, surtout, mon chéri, ne te fais pas de chagrin, quoiqu’il arrive.&|160;»

Claude étouffa un peu en entrant dans le salon d’honneur, lecœur battant d’avoir monté vite le grand escalier. Il faisaitdehors un limpide ciel de mai, le velum de toile, tendu sous lesvitres du plafond, tamisait le soleil en une vive lumièreblanche&|160;; et, par des portes voisines, ouvertes sur la galeriedu jardin, venaient des souffles humides, d’une fraîcheurfrissonnante. Lui, un moment, reprit haleine, dans cet air quis’alourdissait déjà, gardant une vague odeur de vernis, au milieudu musc discret des femmes. Il parcourut d’un coup d’œil lestableaux des murs, une immense scène de massacre en face,ruisselant de rouge, une colossale et pâle sainteté à gauche, unecommande de l’État, la banale illustration d’une fête officielle àdroite, puis des portraits, des paysages, des intérieurs, touséclatant en notes aigres, dans l’or trop neuf des cadres. Mais lapeur qu’il gardait du public fameux de cette solennité, lui fitramener ses regards sur la foule peu à peu grossie. Le poufcirculaire, placé au centre, et d’où jaillissait une gerbe deplantes vertes, n’était occupé que par trois dames, trois monstres,abominablement mises, installées pour une journée de médisances.Derrière lui, il entendit une voix rauque broyer de duressyllabes&|160;: c’était un Anglais en veston à carreaux, expliquantla scène de massacre à une femme jaune, enfouie au fond d’uncache-poussière de voyage. Des espaces restaient vides, des groupesse formaient, s’émiettaient, allaient se reformer plus loin&|160;;toutes les têtes étaient levées, les hommes avaient des cannes, despaletots sur le bras, les femmes marchaient doucement, s’arrêtaienten profil perdu&|160;; et son œil de peintre était surtout accrochépar les fleurs de leurs chapeaux, très aiguës de ton, parmi lesvagues sombres des hauts chapeaux de soie noire. Il aperçut troisprêtres, deux simples soldats tombés là on ne savait d’où, desqueues ininterrompues de messieurs décorés, des cortèges de jeunesfilles et de mères barrant la circulation. Cependant, beaucoup seconnaissaient, il y avait, de loin, des sourires, des saluts,parfois une poignée de main rapide, au passage. Les voixdemeuraient discrètes, couvertes par le roulement continu despieds.

Alors, Claude se mit à chercher son tableau. Il tâcha des’orienter d’après les lettres, se trompa, suivit les salles degauche. Toutes les portes s’ouvraient à la file, c’était uneprofonde perspective de portières en vieille tapisserie, avec desangles de tableaux entrevus. Il alla jusqu’à la grande salle del’Ouest, revint par l’autre enfilade, sans trouver sa lettre. Et,quand il retomba dans le salon d’honneur, la cohue y avait grandirapidement, on commençait à y marcher avec peine. Cette fois, nepouvant avancer, il reconnut des peintres, le peuple des peintres,chez lui ce jour-là, et qui faisait les honneurs de lamaison&|160;: un surtout, un ancien ami de l’atelier Boutin, jeune,dévoré d’un besoin de publicité, travaillant pour la médaille,racolant tous les visiteurs de quelque influence et les amenant deforce voir ses tableaux&|160;; puis, le peintre, célèbre, riche,qui recevait devant son œuvre, un sourire de triomphe aux lèvres,d’une galanterie affichante avec les femmes, dont il avait une coursans cesse renouvelée&|160;; puis, les autres, les rivaux quis’exècrent en se criant à pleine voix des éloges, les farouchesguettant d’une porte les succès des camarades, les timides qu’on neferait pas pour un empire passer dans leurs salles, les blagueurscachant sous un mot drôle la plaie saignante de leur défaite, lessincères absorbés, tâchant de comprendre, distribuant déjà lesmédailles&|160;; et il y avait aussi les familles des peintres, unejeune femme, charmante, accompagnée d’un enfant coquettementpomponné, une bourgeoise revêche, maigre, flanquée de deuxlaiderons en noir, une grosse mère, échouée sur une banquette aumilieu de toute une tribu de mioches mal mouchés, une dame mûre,belle encore, qui regardait, avec sa grande fille, passer unegueuse, la maîtresse du père, toutes deux au courant, très calmes,échangeant un sourire&|160;; et il y avait encore les modèles, desfemmes qui se tiraient par les bras, qui se montraient leurs corpsles unes aux autres, dans les nudités des tableaux, parlant haut,habillées sans goût, gâtant leurs chairs superbes sous de tellesrobes, qu’elles semblaient bossues, à côté des poupées bien mises,des Parisiennes dont rien ne serait resté, au déballage.

Quand il se fut dégagé, Claude enfila les portes de droite. Salettre était de ce côté. Il visita les salles marquées d’un L, netrouva rien. Peut-être sa toile, égarée, confondue, avait-elleservi à boucher un trou ailleurs. Alors, comme il était arrivé dansla grande salle de l’Est, il se lança au travers des autres petitessalles en retour, cette queue reculée, moins fréquentée, où lestableaux semblent se rembrunir d’ennui, et qui est la terreur despeintres. Là encore, il ne découvrit rien. Ahuri, désespéré, ilvagabonda, sortit sur la galerie du jardin, continua de chercher,parmi le trop-plein des numéros débordant au-dehors, blafards etgrelottants sous la lumière crue&|160;; puis, après d’autrescourses lointaines, il retomba pour la troisième fois dans le salond’honneur. On s’y écrasait, maintenant. Le Paris célèbre, riche,adoré, tout ce qui éclate en vacarme, le talent, le million, lagrâce, les maîtres du roman, du théâtre et du journal, les hommesde cercle, de cheval ou de Bourse, les femmes de tous les rangs,catins, actrices, mondaines, affichées ensemble, montaient en unehoule accrue sans cesse&|160;; et, dans la colère de ses vainesrecherches, il s’étonnait de la vulgarité des visages, vus de lasorte en masse, du disparate des toilettes, peu d’élégantes pourbeaucoup de communes, du manque de majesté de ce monde, à telpoint, que la peur dont il avait tremblé se changeait en mépris.Était-ce donc ces gens qui allaient encore huer son tableau, si onle retrouvait&|160;? Deux petits reporters blonds complétaient uneliste des personnes à citer. Un critique affectait de prendre desnotes sur les marges de son catalogue&|160;; un autre professait,au centre d’un groupe de débutants&|160;; un autre, les mainsderrière le dos, solitaire, demeurait planté, accablait chaqueœuvre d’une impassibilité auguste. Et ce qui le frappait surtout,c’était cette bousculade de troupeau, cette curiosité en bande sansjeunesse ni passion, l’aigreur des voix, la fatigue des visages, unair de souffrance mauvaise. Déjà, l’envie était à l’œuvre&|160;: lemonsieur qui fait de l’esprit avec les dames&|160;; celui qui, sansun mot, regarde, hausse terriblement les épaules, puis s’enva&|160;; les deux qui restent un quart d’heure, coude à coude,appuyés à la planchette de la cimaise, le nez sur une petite toile,chuchotant très bas, avec des regards torves de conspirateurs.

Mais Fagerolles venait de paraître&|160;; et, au milieu du fluxcontinuel des groupes, il n’y avait plus que lui, la main tendue,se montrant partout à la fois, se prodiguant dans son double rôlede jeune maître et de membre influent du jury. Accablé d’éloges, deremerciements, de réclamations, il avait une réponse pour chacun,sans rien perdre de sa bonne grâce. Depuis le matin, il supportaitl’assaut des petits peintres de sa clientèle qui se trouvaient malplacés. C’était le galop ordinaire de la première heure, tous secherchant, courant se voir, éclatant en récriminations, en fureursbruyantes, interminables&|160;: on était trop haut, le jour tombaitmal, les voisinages tuaient l’effet, on parlait de décrocher sontableau et l’emporter. Un surtout s’acharnait, un grand maigre,relançant de salle en salle Fagerolles, qui avait beau luiexpliquer son innocence&|160;: il n’y pouvait rien, on suivaitl’ordre des numéros de classement, les panneaux de chaque murétaient disposés par terre, puis accrochés, sans qu’on favorisâtpersonne. Et il poussa l’obligeance jusqu’à promettre sonintervention, lors du remaniement des salles, après les médailles,sans arriver à calmer le grand maigre, qui continua de lepoursuivre.

Un instant, Claude fendit la foule pour lui demander où l’onavait mis sa toile. Mais une fierté l’arrêta, à le voir si entouré.N’était-ce pas imbécile et douloureux, ce continuel besoin d’unautre&|160;? Du reste, il réfléchissait brusquement qu’il devaitavoir sauté toute une file de salons, à droite&|160;; et, en effet,il y avait là des lieues nouvelles de peinture. Il finit pardéboucher dans une salle, où la foule s’étouffait, en tas devant ungrand tableau qui occupait le panneau d’honneur, au milieu.D’abord, il ne put le voir, tant le flot des épaules moutonnait,une muraille épaissie de têtes, en rempart de chapeaux. On seruait, dans une admiration béante. Enfin, à force de se hausser surla pointe des pieds, il aperçut la merveille, il reconnut le sujet,d’après ce qu’on lui en avait dit.

C’était le tableau de Fagerolles. Et il retrouvait son Pleinair, dans ce Déjeuner, la même note blonde, la mêmeformule d’art, mais combien adoucie, truquée, gâtée, d’une éléganced’épiderme, arrangée avec une adresse infinie pour lessatisfactions basses du public. Fagerolles n’avait pas commis lafaute de mettre ses trois femmes nues&|160;; seulement, dans leurstoilettes osées de mondaines, il les avait déshabillées, l’unemontrant sa gorge sous la dentelle transparente du corsage, l’autredécouvrant sa jambe droite jusqu’au genou, en se renversant pourprendre une assiette, la troisième qui ne livrait pas un coin de sapeau, vêtue d’une robe si étroitement ajustée, qu’elle en étaittroublante d’indécence, avec sa croupe tendue de cavale. Quant auxdeux messieurs, galants, en vestons de campagne, ils réalisaient lerêve du distingué&|160;; tandis qu’un valet, au loin, tirait encoreun panier du landau, arrêté derrière les arbres. Tout cela, lesfigures, les étoffes, la nature morte du déjeuner, s’enlevaitgaiement en plein soleil, sur les verdures assombries dufond&|160;; et l’habileté suprême était dans cette forfanteried’audace, dans cette force menteuse qui bousculait juste assez lafoule, pour la faire se pâmer. Une tempête dans un pot decrème.

Claude, ne pouvant s’approcher, écoutait des mots, autour delui. Enfin, en voilà un qui faisait de la vraie vérité&|160;! Iln’appuyait pas comme ces goujats de l’école nouvelle, il savaittout mettre sans rien mettre. Ah&|160;! les nuances, l’art dessous-entendus, le respect du public, les suffrages de la bonnecompagnie&|160;! Et avec ça une finesse, un charme, unesprit&|160;! Ce n’était pas lui qui se lâchait incongrûment enmorceaux passionnés, d’une création débordante&|160;; non, quand ilavait pris trois notes sur nature, il donnait les trois notes, pasune de plus. Un chroniqueur qui arrivait, s’extasia, trouva lemot&|160;: une peinture bien parisienne. On le répéta, on ne passaplus sans déclarer ça bien parisien.

Ces dos enflés, ces admirations montant en une marée d’échines,finissaient par exaspérer Claude&|160;; et, pris du besoin de voirles têtes dont se composait un succès, il tourna le tas, ilmanœuvra de façon à s’adosser contre la cimaise. Là, il avait lepublic de face, dans le jour gris que filtrait la toile du plafond,éteignant le milieu de la salle&|160;; tandis que la lumière vive,glissée des bords de l’écran, éclairait les tableaux des murs,d’une nappe blanche, où l’or des cadres prenait le ton chaud dusoleil. Tout de suite, il reconnut les gens qui l’avaient hué,autrefois&|160;: si ce n’était pas ceux-là, c’étaient leursfrères&|160;; mais sérieux, extasiés, embellis de respectueuseattention. L’air mauvais des figures, cette fatigue de la lutte,cette bile de l’envie tirant et jaunissant la peau, qu’il avaitremarquées d’abord, s’attendrissaient ici, dans l’unanime régald’un mensonge aimable. Deux grosses dames, la bouche ouverte,bâillaient d’aise. De vieux messieurs arrondissaient les yeux, d’unair entendu. Un mari expliquait tout bas le sujet à sa jeune femme,qui hochait le menton, dans un joli mouvement du col. Il y avaitdes émerveillements béats, étonnés, profonds, gais, austères, dessourires inconscients, des airs mourants de tête. Les chapeauxnoirs se renversaient à demi, les fleurs des femmes coulaient surleurs nuques. Et tous ces visages s’immobilisaient une minute,étaient poussés, remplacés par d’autres qui leur ressemblaient,continuellement.

Alors, Claude s’oublia, stupide devant ce triomphe. La salledevenait trop petite, toujours des bandes nouvelles s’yentassaient. Ce n’étaient plus les vides de la première heure, lessouffles froids montés du jardin, l’odeur de vernis erranteencore&|160;; maintenant, l’air s’échauffait, s’aigrissait duparfum des toilettes. Bientôt, ce qui domina, ce fut l’odeur dechien mouillé. Il devait pleuvoir, une de ces averses brusques deprintemps, car les derniers venus apportaient une humidité, desvêtements lourds qui semblaient fumer, dès qu’ils entraient dans lachaleur de la salle. En effet, des coups de ténèbres passaient,depuis un instant, sur l’écran du plafond. Claude, qui leva lesyeux, devina un galop de grandes nuées fouettées de bise, destrombes d’eau battant les vitres de la baie. Une moire d’ombrescourait le long des murs, tous les tableaux s’obscurcissaient, lepublic se noyait de nuit&|160;; jusqu’à ce que, la nuée emportée,le peintre revît sortir les têtes de ce crépuscule, avec les mêmesbouches rondes, les mêmes yeux ronds de ravissement imbécile.

Mais une autre amertume était réservée à Claude. Il aperçut, surle panneau de gauche, le tableau de Bongrand, en pendant avec celuide Fagerolles. Et, devant celui-là, personne ne se bousculait, lesvisiteurs défilaient avec indifférence. C’était pourtant l’effortsuprême, le coup que le grand peintre cherchait à porter depuis desannées, une dernière œuvre enfantée dans le besoin de se prouver lavirilité de son déclin. La haine qu’il nourrissait contre laNoce au village, ce premier chef-d’œuvre dont on avait écrasésa vie de travailleur, venait de le pousser à choisir le sujetcontraire et symétrique&|160;: l’Enterrement au village,un convoi de jeune fille, débandé parmi des champs de seigle etd’avoine. Il luttait contre lui-même, on verrait bien s’il étaitfini, si l’expérience de ses soixante ans ne valait pas la fougueheureuse de sa jeunesse&|160;; et l’expérience était battue,l’œuvre allait être un insuccès morne, une de ces chutes sourdes devieil homme, qui n’arrêtent même pas les passants. Des morceaux demaître s’indiquaient toujours, l’enfant de chœur tenant la croix,le groupe des filles de la Vierge portant la bière, et dont lesrobes blanches, plaquées sur des chairs rougeaudes, faisaient unjoli contraste avec l’endimanchement noir du cortège, au traversdes verdures&|160;; seulement, le prêtre en surplis, la fille à labannière, la famille derrière le corps, toute la toile d’ailleursétait d’une facture sèche, désagréable de science, raidie parl’obstination. Il y avait là un retour inconscient, fatal, auromantisme tourmenté, d’où était parti l’artiste, autrefois. Etc’était bien le pis de l’aventure, l’indifférence du public avaitsa raison dans cet art d’une autre époque, dans cette peinturecuite et un peu terne, qui ne l’accrochait plus au passage, depuisla vogue des grands éblouissements de lumière.

Justement, Bongrand, avec l’hésitation d’un débutant timide,entra dans la salle, et Claude eut le cœur serré, en le voyantjeter un coup d’œil à son tableau solitaire, puis un autre à celuide Fagerolles, qui faisait émeute. En cette minute, le peintre dutavoir la conscience aiguë de sa fin. Si, jusque-là, la peur de salente déchéance l’avait dévoré, ce n’était qu’un doute&|160;; et,maintenant, il avait une brusque certitude, il se survivait, sontalent était mort, jamais plus il n’enfanterait des œuvresvivantes. Il devint très pâle, il eut un mouvement pour fuir,lorsque le sculpteur Chambouvard, qui arrivait par l’autre porteavec sa queue ordinaire de disciples, l’interpella, de sa voixgrasse, sans se soucier des personnes présentes.

«&|160;Ah&|160;! farceur, je vous y prends, à vousadmirer&|160;!&|160;»

Lui, cette année-là, avait une Moissonneuse exécrable,une de ces figures stupidement ratées, qui semblaient des gageures,sorties de ses puissantes mains&|160;; et il n’en était pas moinsrayonnant, certain d’un chef-d’œuvre de plus, promenant soninfaillibilité de dieu, au milieu de la foule, qu’il n’entendaitpas rire.

Sans répondre, Bongrand le regarda de ses yeux brûlés defièvre.

«&|160;Et ma machine, en bas, continua l’autre, l’avez-vousvue&|160;?… Qu’ils y viennent donc, les petits d’à présent&|160;!Il n’y a que nous, la vieille France&|160;!&|160;»

Déjà, il s’en allait, suivi de sa cour, saluant le publicétonné.

«&|160;Brute&|160;!&|160;» murmura Bongrand, étranglé dechagrin, révolté comme de l’éclat d’un rustre dans la chambre d’unmort.

Il avait aperçu Claude, il s’approcha. N’était-ce pas lâche defuir cette salle&|160;? Et il voulait montrer son courage, son âmehaute, où l’envie n’était jamais entrée.

«&|160;Dites donc, notre ami Fagerolles en a, un succès&|160;!…Je mentirais, si je m’extasiais sur son tableau, que je n’aimeguère&|160;; mais lui est très gentil, vraiment… Et puis, voussavez qu’il a été tout à fait bien pour vous.&|160;»

Claude s’efforçait de trouver un mot d’admiration surl’Enterrement.

«&|160;Le petit cimetière, au fond, est si joli&|160;!… Est-ilpossible que le public…&|160;»

D’une voix rude, Bongrand l’arrêta.

«&|160;Hein&|160;! mon ami, pas de condoléances… Je voisclair.&|160;»

À ce moment, quelqu’un les salua d’un geste familier, et Claudereconnut Naudet, un Naudet grandi, enflé, doré par le succès desaffaires colossales qu’il brassait à présent. L’ambition luitournant la tête, il parlait de couler tous les autres marchands detableaux, il avait fait bâtir un palais, où il se posait en roi dumarché, centralisant les chefs-d’œuvre, ouvrant les grands magasinsmodernes de l’art. Des bruits de millions sonnaient dès sonvestibule, il installait chez lui des expositions, montaitau-dehors des galeries, attendait en mai l’arrivée des amateursaméricains, auxquels il vendait cinquante mille francs ce qu’ilavait acheté dix mille&|160;; et il menait un train de prince,femme, enfants, maîtresse, chevaux, domaine en Picardie, grandeschasses. Ses premiers gains venaient de la hausse des mortsillustres, niés de leur vivant, Courbet, Millet, Rousseau&|160;; cequi avait fini par lui donner le mépris de toute œuvre signée dunom d’un peintre encore dans la lutte. Cependant, d’assez mauvaisbruits couraient déjà. Le nombre des toiles connues étant limité,et celui des amateurs ne pouvant guère s’étendre, l’époque arrivaitoù les affaires allaient devenir difficiles. On parlait d’unsyndicat, d’une entente avec des banquiers pour soutenir les hautsprix&|160;; à la salle Drouot, on en était à l’expédient des ventesfictives, des tableaux rachetés très cher par le marchandlui-même&|160;; et la faillite semblait être fatalement au bout deces opérations de Bourse, une culbute dans l’outrance et lesmensonges de l’agio.

«&|160;Bonjour, cher maître, dit Naudet, qui s’était avancé.Hein&|160;? vous venez, comme tout le monde, admirer monFagerolles.&|160;»

Son attitude n’avait plus pour Bongrand l’humilité câline etrespectueuse d’autrefois. Et il causa de Fagerolles comme d’unpeintre à lui, d’un ouvrier à ses gages, qu’il gourmandait souvent.C’était lui qui l’avait installé avenue de Villiers, le forçant àavoir un hôtel, le meublant ainsi qu’une fille, l’endettant par desfournitures de tapis et de bibelots, pour le tenir ensuite à samerci&|160;; et, maintenant, il commençait à l’accuser de manquerd’ordre, de se compromettre en garçon léger. Par exemple, cetableau, jamais un peintre sérieux ne l’aurait envoyé auSalon&|160;; sans doute, cela faisait du tapage, on parlait même dela médaille d’honneur&|160;; mais rien n’était plus mauvais pourles hauts prix. Quand on voulait avoir les Américains, il fallaitsavoir rester chez soi, comme un bon dieu au fond de sontabernacle.

«&|160;Mon cher, vous me croirez si vous voulez, j’aurais donnévingt mille francs de ma poche pour que ces imbéciles de journauxne fissent pas tout ce vacarme autour de mon Fagerolles de cetteannée.&|160;»

Bongrand, qui écoutait bravement, malgré sa souffrance, eut unsourire.

«&|160;En effet, ils ont peut-être poussé les indiscrétions unpeu loin… Hier, j’ai lu un article, où j’ai appris que Fagerollesmangeait tous les matins deux œufs à la coque.&|160;»

Il riait de ce coup brutal de publicité, qui, depuis unesemaine, occupait Paris du jeune maître, à la suite d’un premierarticle sur son tableau, que personne encore n’avait vu. Toute labande des reporters s’était mise en campagne, on le déshabillait,son enfance, son père le fabricant de zinc d’art, ses études, où illogeait, comment il vivait, jusqu’à la couleur de ses chaussettes,jusqu’à une manie qu’il avait de se pincer le bout du nez. Et ilétait la passion du moment, le jeune maître selon le goût du jour,ayant eu la chance de rater le prix de Rome et de rompre avecl’École, dont il gardait les procédés&|160;: fortune d’une saisonque le vent apporte et remporte, caprice nerveux de la grandedétraquée de ville, succès de l’à-peu-près, de l’audace gris perle,de l’accident qui bouleverse la foule le matin, pour se perdre lesoir dans l’indifférence de tous.

Mais Naudet remarqua l’Enterrement au village.

«&|160;Tiens&|160;! c’est votre tableau&|160;?… Et, alors, vousavez voulu donner un pendant à la Noce&|160;? Moi, je vousen aurais détourné… Ah&|160;! la Noce&|160;! laNoce&|160;!&|160;»

Bongrand l’écoutait toujours, sans cesser de sourire&|160;; et,seul, un pli douloureux coupait ses lèvres tremblantes. Il oubliaitses chefs-d’œuvre, l’immortalité assurée à son nom, il ne voyaitplus que la vogue immédiate, sans effort, venant à ce galopinindigne de nettoyer sa palette, le poussant à l’oubli, lui quiavait lutté dix années avant d’être connu. Ces générationsnouvelles, quand elles vous enterrent, si elles savaient quelleslarmes de sang elles vous font pleurer dans la mort&|160;!

Puis, comme il se taisait, la peur le prit d’avoir laissédeviner son mal. Est-ce qu’il tomberait à cette bassesse del’envie&|160;? Une colère contre lui-même le redressa, on devaitmourir debout. Et, au lieu de la réponse violente qui lui montaitaux lèvres, il dit familièrement&|160;:

«&|160;Vous avez raison, Naudet, j’aurais mieux fait d’aller mecoucher, le jour où j’ai eu l’idée de cette toile.

– Ah&|160;! c’est lui, pardon&|160;!&|160;» cria le marchand,qui s’échappa.

C’était Fagerolles, qui se montrait à l’entrée de la salle. Iln’entra pas, discret, souriant, portant sa fortune avec son aisancede garçon d’esprit. Du reste, il cherchait quelqu’un, il appelad’un signe un jeune homme et lui donna une réponse, heureuse sansdoute, car ce dernier déborda de reconnaissance. Deux autres seprécipitèrent pour le congratuler&|160;; une femme le retint, enlui montrant avec des gestes de martyre une nature morte, placéedans l’ombre d’une encoignure. Puis, il disparut, après avoir jeté,sur le peuple en extase devant son tableau, un seul coup d’œil.

Claude, qui regardait et écoutait, sentit alors sa tristesse luinoyer le cœur. La bousculade augmentait toujours, il n’avait plusen face de lui que des figures béantes et suantes, dans la chaleurdevenue intolérable. Par-dessus les épaules, d’autres épaulesmontaient, jusqu’à la porte, d’où ceux qui ne pouvaient rien voir,se signalaient le tableau, du bout de leurs parapluies, ruisselantdes averses du dehors. Et Bongrand restait là par fierté, toutdroit dans sa défaite, solide sur ses vieilles jambes de lutteur,les regards clairs sur Paris ingrat. Il voulait finir en bravehomme, dont la bonté est large. Claude, qui lui parla sans recevoirde réponse, vit bien que, derrière cette face calme et gaie, l’âmeétait absente, envolée dans le deuil, saignante d’un affreuxtourment&|160;; et, saisi d’un respect effrayé, il n’insista pas,il partit, sans même que Bongrand s’en aperçût, de ses yeuxvides.

De nouveau, au travers de la foule, une idée venait de pousserClaude. Il s’ébahissait de n’avoir pu découvrir son tableau. Rienn’était plus simple. N’y avait-il donc pas une salle où l’on riait,un coin de blague et de tumulte, un attroupement de public farceurinjuriant une œuvre&|160;? Cette œuvre serait la sienne, à coupsûr. Il avait encore dans les oreilles les rires du Salon desRefusés, autrefois. Et, de chaque porte, il écoutait maintenant,pour entendre si ce n’était pas là qu’on le huait.

Mais, comme il se retrouvait dans la salle de l’Est, cette halleoù agonise le grand art, le dépotoir où l’on empile les vastescompositions historiques et religieuses, d’un froid sombre, il eutune secousse, il demeura immobile, les yeux en l’air. Cependant, ilavait passé deux fois déjà. Là-haut, c’était bien sa toile, sihaut, si haut, qu’il hésitait à la reconnaître, toute petite, poséeen hirondelle, sur le coin d’un cadre, le cadre monumental d’unimmense tableau de dix mètres, représentant le Déluge, legrouillement d’un peuple jaune, culbuté dans de l’eau lie-de-vin. Àgauche, il y avait encore le pitoyable portrait en pied d’ungénéral couleur de cendre&|160;; à droite, une nymphe colosse, dansun paysage lunaire, le cadavre exsangue d’une assassinée, qui segâtait sur l’herbe&|160;; et alentour, partout, des chosesrosâtres, violâtres, des images tristes, jusqu’à une scène comiquede moines se grisant, jusqu’à une ouverture de la Chambre, avectoute une page écrite sur un cartouche doré, où les têtes desdéputés connus étaient reproduites au trait, accompagnées des noms.Et, là-haut, là-haut, au milieu de ces voisinages blafards, lapetite toile, trop rude, éclatait férocement, dans une grimacedouloureuse de monstre.

Ah&|160;! l’Enfant mort, le misérable petit cadavre,qui n’était plus, à cette distance, qu’une confusion de chairs, lacarcasse échouée de quelque bête informe&|160;! Était-ce un crâne,était-ce un ventre, cette tête phénoménale, enflée etblanchie&|160;? et ces pauvres mains tordues sur les linges, commedes pattes rétractées d’oiseau tué par le froid&|160;! et le litlui-même, cette pâleur des draps, sous la pâleur des membres, toutce blanc si triste, un évanouissement du ton, la findernière&|160;! Puis, on distinguait les yeux clairs et fixes, onreconnaissait une tête d’enfant, le cas de quelque maladie de lacervelle, d’une profonde et affreuse pitié.

Claude s’approcha, se recula, pour mieux voir. Le jour était simauvais, que des reflets dansaient dans la toile, de partout. Sonpetit Jacques, comme on l’avait placé&|160;! sans doute par dédain,ou par honte plutôt, afin de se débarrasser de sa laideur lugubre.Lui, pourtant, l’évoquait, le retrouvait, là-bas, à la campagne,frais et rose, quand il se roulait dans l’herbe, puis rue de Douai,peu à peu pâli et stupide, puis rue Tourlaque, ne pouvant plusporter son front, mourant une nuit tout seul, pendant que sa mèredormait&|160;; et il la revoyait, elle aussi, la mère, la tristefemme, restée à la maison, pour y pleurer sans doute, ainsi qu’ellepleurait maintenant les journées entières. N’importe, elle avaitbien fait de ne pas venir&|160;: c’était trop triste, leur petitJacques, déjà froid dans son lit, jeté à l’écart en paria, sibrutalisé par la lumière, que le visage semblait rire, d’un rireabominable.

Et Claude souffrait plus encore de l’abandon de son œuvre. Unétonnement, une déception, le faisait chercher des yeux la foule,la poussée à laquelle il s’attendait. Pourquoi ne le huait-onpas&|160;? Ah&|160;! les insultes de jadis, les moqueries, lesindignations, ce qui l’avait déchiré et fait vivre&|160;! Non, plusrien, pas même un crachat au passage&|160;: c’était la mort. Dansla salle immense, le public défilait rapidement, pris d’un frissond’ennui. Il n’y avait du monde que devant l’image de l’ouverture dela Chambre, où sans cesse un groupe se renouvelait, lisant lalégende, se montrant les têtes des députés. Des rires ayant éclatéderrière lui, il se retourna&|160;; mais on ne se moquaitpoint&|160;; on s’égayait simplement des moines en goguette, lesuccès comique du Salon, que des messieurs expliquaient à desdames, en déclarant ça étourdissant d’esprit. Et tous ces genspassaient sous le petit Jacques, et pas un ne levait la tête, pasun ne savait même qu’il fût là-haut&|160;!

Le peintre, cependant, eut un espoir. Sur le pouf central, deuxpersonnages, un gros et un mince, décorés tous les deux, causaient,renversés contre le dossier de velours, regardant les tableaux, enface. Il s’approcha, il les écouta.

«&|160;Et je les ai suivis, disait le gros. Ils ont pris la rueSaint-Honoré, la rue Saint-Roch, la rue de la Chaussée-d’Antin, larue La Fayette…

– Enfin, vous leur avez parlé&|160;? demanda le mince, d’un airde profond intérêt.

– Non, j’ai eu peur de me mettre en colère.&|160;»

Claude s’en alla, revint à trois reprises, le cœur battant,chaque fois qu’un rare visiteur stationnait et promenait un lentregard de la cimaise au plafond. Un besoin maladif l’enrageaitd’entendre une parole, une seule. Pourquoi exposer&|160;? commentsavoir&|160;? tout, plutôt que cette torture du silence&|160;! Etil étouffa, lorsqu’il vit s’approcher un jeune ménage, l’hommegentil avec de petites moustaches blondes, la femme ravissante,l’allure délicate et fluette d’une bergère en Saxe. Elle avaitaperçu le tableau, elle en demandait le sujet, stupéfiée de n’yrien comprendre&|160;; et, quand son mari, feuilletant lecatalogue, eut trouvé le titre&|160;: l’Enfant mort, ellel’entraîna, frissonnante, avec ce cri d’effroi&|160;:

«&|160;Oh&|160;! l’horreur&|160;! est-ce que la police devraitpermettre une horreur pareille&|160;!&|160;»

Alors, Claude demeura là, debout, inconscient et hanté, les yeuxcloués en l’air, au milieu du troupeau continu de la foule quigalopait, indifférente, sans un regard à cette chose unique etsacrée, visible pour lui seul&|160;; et ce fut là, dans cescoudoiements, que Sandoz finit par le reconnaître.

Flânant en garçon, lui aussi, sa femme étant restée près de samère souffrante, Sandoz venait de s’arrêter, le cœur fendu, en basde la petite toile, rencontrée par hasard. Ah&|160;! quel dégoût decette misérable vie&|160;! Il revécut brusquement leur jeunesse, lecollège de Plassans, les longues escapades au bord de la Viorne,les courses libres sous le brûlant soleil, toute cette flambée deleurs ambitions naissantes&|160;; et, plus tard, dans leurexistence commune, il se rappelait leurs efforts, leurs certitudesde gloire, la belle fringale, d’appétit démesuré, qui parlaitd’avaler Paris d’un coup. À cette époque, que de fois il avait vuen Claude le grand homme, celui dont le génie débridé devaitlaisser en arrière, très loin, le talent des autres&|160;! C’étaitd’abord l’atelier de l’impasse des Bourdonnais, plus tard l’atelierdu quai de Bourbon, des toiles immenses rêvées, des projets à faireéclater le Louvre&|160;; c’était une lutte incessante, un travailde dix heures par jour, un don entier de son être. Et puis,quoi&|160;? après vingt années de cette passion, aboutir à ça, àcette pauvre chose sinistre, toute petite, inaperçue, d’unenavrante mélancolie dans son isolement de pestiférée&|160;! Tantd’espoirs, de tortures, une vie usée au dur labeur del’enfantement, et ça, et ça, mon Dieu&|160;!

Sandoz, près de lui, reconnut Claude. Une fraternelle émotionfit trembler sa voix.

«&|160;Comment&|160;! tu es venu&|160;?… Pourquoi as-tu refuséde passer me prendre&|160;?&|160;»

Le peintre ne s’excusa même pas. Il semblait très fatigué, sansrévolte, frappé d’une stupeur douce et sommeillante.

«&|160;Allons, ne reste pas là. Il est midi sonné, tu vasdéjeuner avec moi… Des gens m’attendaient chez Ledoyen. Mais je leslâche, descendons au buffet, cela nous rajeunira, n’est-cepas&|160;? vieux&|160;!&|160;»

Et Sandoz l’emmena, un bras sous le sien, le serrant, leréchauffant, tâchant de le tirer de son silence morne.

«&|160;Voyons, sapristi&|160;! il ne faut pas te démonter de lasorte. Ils ont beau l’avoir mal placé, ton tableau est superbe, unfameux morceau de peintre&|160;!… Oui, je sais, tu avais rêvé autrechose. Que diable&|160;! tu n’es pas mort, ce sera pour plus tard…Et, regarde&|160;! tu devrais être fier, car c’est toi le véritabletriomphateur du Salon, cette année. Il n’y a pas que Fagerolles quite pille, tous maintenant t’imitent, tu les as révolutionnés,depuis ton Plein air, dont ils ont tant ri… Regarde,regarde&|160;! en voilà encore un de Plein air, en voilàun autre, et ici, et là-bas, tous, tous&|160;!&|160;»

De la main, au travers des salles, il désignait des toiles. Eneffet, le coup de clarté, peu à peu introduit dans la peinturecontemporaine, éclatait enfin. L’ancien Salon noir, cuisiné aubitume, avait fait place à un Salon ensoleillé, d’une gaieté deprintemps. C’était l’aube, le jour nouveau qui avait pointé jadisau Salon des Refusés, et qui, à cette heure, grandissait,rajeunissant les œuvres d’une lumière fine, diffuse, décomposée ennuances infinies. Partout, ce bleuissement se retrouvait, jusquedans les portraits et dans les scènes de genre, haussées auxdimensions et au sérieux de l’histoire. Eux aussi, les vieux sujetsacadémiques, s’en étaient allés, avec les jus recuits de latradition, comme si la doctrine condamnée emportait son peupled’ombres&|160;; les imaginations devenaient rares, les cadavéreusesnudités des mythologies et du catholicisme, les légendes sans foi,les anecdotes sans vie, le bric-à-brac de l’École, usé par desgénérations de malins ou d’imbéciles&|160;; et, chez les attardésdes antiques recettes, même chez les maîtres vieillis, l’influenceétait évidente, le coup de soleil avait passé là. De loin, à chaquepas, on voyait un tableau trouer le mur, ouvrir une fenêtre sur ledehors. Bientôt, les murs tomberaient, la grande nature entrerait,car la brèche était large, l’assaut avait emporté la routine, danscette gaie bataille de témérité et de jeunesse.

«&|160;Ah&|160;! ta part est belle encore, mon vieux&|160;!continua Sandoz. L’art de demain sera le tien, tu les as tousfaits.&|160;»

Claude, alors, desserra les dents, dit très bas, avec unebrutalité sombre&|160;:

«&|160;Qu’est-ce que ça me fout de les avoir faits, si je ne mesuis pas fait moi-même&|160;?… Vois-tu, c’était trop gros pour moi,et c’est ça qui m’étouffe.&|160;»

D’un geste, il acheva sa pensée, son impuissance à être le géniede la formule qu’il apportait, son tourment de précurseur qui sèmel’idée sans récolter la gloire, sa désolation de se voir volé,dévoré par des bâcleurs de besogne, toute une nuée de gaillardssouples, éparpillant leurs efforts, encanaillant l’art nouveau,avant que lui ou un autre ait eu la force de planter lechef-d’œuvre qui daterait cette fin de siècle.

Sandoz protesta, l’avenir restait libre. Puis, pour ledistraire, il l’arrêta, en traversant le salon d’honneur.

«&|160;Oh&|160;! cette dame en bleu, devant ce portrait&|160;!Quelle claque la nature fiche à la peinture&|160;!… Tu te souviens,quand nous regardions le public autrefois, les toilettes, la viedes salles. Pas un tableau ne tenait le coup. Et, aujourd’hui, il yen a qui ne se démolissent pas trop. J’ai même remarqué, là-bas, unpaysage dont la tonalité jaune éteignait complètement les femmesqui s’en approchaient.&|160;»

Mais Claude eut un tressaillement d’indicible souffrance.

«&|160;Je t’en prie, allons-nous-en, emmène-moi… Je n’en puisplus.&|160;»

Au buffet, ils eurent toutes les peines du monde à trouver unetable libre. C’était un étouffement, un empilement, dans le vastetrou d’ombre, que des draperies de serge brune ménageaient, sousles travées du haut plancher de fer. Au fond, à demi noyés deténèbres, trois dressoirs étageaient symétriquement leurscompotiers de fruits&|160;; tandis que, plus en avant, occupant lescomptoirs de droite et de gauche, deux dames, une blonde, unebrune, surveillaient la mêlée, d’un regard militaire&|160;; et, desprofondeurs obscures de cet antre, un flot de petites tables demarbre, une marée de chaises, serrées, enchevêtrées, moutonnait,s’enflait, venait déborder et s’étaler jusque dans le jardin, sousla grande clarté pâle qui tombait des vitres.

Enfin, Sandoz vit des personnes se lever. Il s’élança, ilconquit la table de haute lutte, au milieu du tas.

«&|160;Ah&|160;! fichtre&|160;! nous y sommes… Que veux-tumanger&|160;?&|160;»

Claude eut un geste insouciant. Le déjeuner d’ailleurs futexécrable, de la truite amollie par le court-bouillon, un filetdesséché au four, des asperges sentant le linge humide&|160;; etencore fallut-il se battre pour être servi, car les garçons,bousculés, perdant la tête, restaient en détresse dans les passagestrop étroits, que le flux des chaises resserrait toujours, jusqu’àles boucher complètement. Derrière la draperie de gauche, onentendait un tintamarre de casseroles et de vaisselle, la cuisineinstallée là, sur le sable, ainsi que ces fourneaux de kermesse quicampent au plein air des routes.

Sandoz et Claude devaient manger de biais, étranglés entre deuxsociétés, dont les coudes peu à peu entraient dans leursassiettes&|160;; et, chaque fois que passait un garçon, ilébranlait les chaises d’un violent coup de hanche. Mais cette gêne,ainsi que l’abominable nourriture, égayait. On plaisantait lesplats, une familiarité s’établissait de table à table, dans lacommune infortune qui se changeait en partie de plaisir. Desinconnus finissaient par sympathiser, des amis soutenaient desconversations à trois rangs de distance, la tête tournée,gesticulant par-dessus les épaules des voisins. Les femmes surtouts’animaient, d’abord inquiètes de cette cohue, puis se dégantant,relevant leurs voilettes, riant au premier doigt de vin pur. Et cequi était le ragoût de ce jour du vernissage, c’était justement lapromiscuité où se coudoyaient là tous les mondes, des filles, desbourgeoises, de grands artistes, de simples imbéciles, unerencontre de hasard, un mélange dont le louche imprévu allumait lesyeux des plus honnêtes.

Cependant, Sandoz, qui avait renoncé à finir sa viande, haussaitla voix, au milieu du terrible vacarme des conversations et duservice.

«&|160;Un morceau de fromage, hein&|160;?… Et tâchons d’avoir ducafé.&|160;»

Les yeux vagues, Claude n’entendait pas. Il regardait dans lejardin. De sa place, il voyait le massif central, de grandspalmiers qui se détachaient sur les draperies brunes, dont tout lepourtour était orné. Là, s’espaçait un cercle de statues&|160;: ledos d’une faunesse, à la croupe enflée&|160;; le joli profil d’uneétude de jeune fille, une rondeur de joue, une pointe de petit seinrigide&|160;; la face d’un Gaulois en bronze, une colossaleromance, irritante de patriotisme bête&|160;; le ventre laiteuxd’une femme pendue par les poignets, quelque Andromède du quartierPigalle&|160;; et d’autres, d’autres encore, des files d’épaules etde hanches qui suivaient les tournants des allées, des fuites deblancheurs au travers des verdures, des têtes, des gorges, desjambes, des bras, confondus et envolés dans l’éloignement de laperspective. À gauche se perdait une ligne de bustes, la joie desbustes, l’extraordinaire comique d’une enfilade de nez, un prêtre ànez énorme et pointu, une soubrette à petit nez retroussé, uneItalienne du quinzième siècle au beau nez classique, un matelot aunez de simple fantaisie, tous les nez, le nez magistrat, le nezindustriel, le nez décoré, immobiles et sans fin.

Mais Claude ne voyait rien, ce n’étaient que des taches grisesdans le jour brouillé et verdi. Sa stupeur continuait, il eut uneseule sensation, le grand luxe des toilettes, qu’il avait mal jugéau milieu de la poussée des salles, et qui là se développaitlibrement, ainsi que sur le gravier de quelque serre de château.Toute l’élégance de Paris défilait, les femmes venues pour semontrer, les robes méditées, destinées à être dans les journaux dulendemain. On regardait beaucoup une actrice marchant d’un pas dereine, au bras d’un monsieur qui prenait des airs complaisants deprince époux. Les mondaines avaient des allures de gueuses, toutesse dévisageaient de ce lent coup d’œil dont elles se déshabillent,estimant la soie, aunant les dentelles, fouillant de la pointe desbottines à la plume du chapeau. C’était comme un salon neutre, desdames assises avaient rapproché leurs chaises, ainsi qu’auxTuileries, uniquement occupées de celles qui passaient. Deux amieshâtaient le pas, en riant. Une autre, solitaire, allait etrevenait, muette, avec un regard noir. D’autres encore, quis’étaient perdues, se retrouvaient, s’exclamaient de l’aventure. Etla masse mouvante et assombrie des hommes stationnait, se remettaiten marche, s’arrêtait en face d’un marbre, refluait devant unbronze&|160;; tandis que, parmi les rares bourgeois égarés là,circulaient des noms célèbres, tout ce que Paris comptaitd’illustrations, le nom d’une gloire retentissante, au passage d’ungros monsieur mal mis, le nom ailé d’un poète, à l’approche d’unhomme blême, qui avait la face plate d’un portier. Une onde vivantemontait de cette foule dans la lumière égale et décolorée, lorsque,brusquement, derrière les nuages d’une dernière averse, un coup desoleil enflamma les vitres hautes, fit resplendir le vitrail ducouchant, plut en gouttes d’or, à travers l’air immobile&|160;; ettout se chauffa, la neige des statues dans les verdures luisantes,les pelouses tendres que découpait le sable jaune des allées, lestoilettes riches aux vifs réveils de satin et de perles, les voixelles-mêmes, dont le grand murmure nerveux et rieur sembla pétillercomme une claire flambée de sarments. Des jardiniers, en traind’achever la plantation des corbeilles, tournaient les robinets desbouches d’arrosage, promenaient des arrosoirs dont la pluies’exhalait des gazons trempés, en une fumée tiède. Un moineau trèshardi, descendu des charpentes de fer, malgré le monde, piquait lesable devant le buffet, mangeant les miettes de pain qu’une jeunefemme s’amusait à lui jeter.

Alors, Claude, de tout ce tumulte, n’entendit au loin que lebruit de mer, le grondement du public roulant en haut, dans lessalles. Et un souvenir lui revint, il se rappela ce bruit, quiavait soufflé en ouragan devant son tableau. Mais, à cette heure,on ne riait plus&|160;: c’était Fagerolles, là-haut, que l’haleinegéante de Paris acclamait.

Justement, Sandoz, qui se retournait, dit à Claude&|160;:

«&|160;Tiens, Fagerolles&|160;!&|160;»

En effet, Fagerolles et Jory, sans les voir, venaient des’emparer d’une table voisine. Le dernier continuait uneconversation de sa grosse voix.

«&|160;Oui, j’ai vu son enfant crevé. Ah&|160;! le pauvrebougre, quelle fin&|160;!&|160;»

Fagerolles lui donna un coup de coude&|160;; et, tout de suite,l’autre, ayant aperçu les deux camarades, ajouta&|160;:

«&|160;Ah&|160;! ce vieux Claude&|160;!… Comment va,hein&|160;?… Tu sais que je n’ai pas encore vu ton tableau. Mais onm’a dit que c’était superbe.

– Superbe&|160;!&|160;» appuya Fagerolles.

Ensuite, il s’étonna.

«&|160;Vous avez mangé ici, quelle idée&|160;! on y est simal&|160;!… Nous autres, nous revenons de chez Ledoyen. Oh&|160;!un monde, une bousculade, une gaieté&|160;!… Approchez donc votretable, que nous causions un peu.&|160;»

On réunit les deux tables. Mais déjà des flatteurs, dessolliciteurs relançaient le jeune maître triomphant. Trois amis selevèrent, le saluèrent bruyamment de loin. Une dame tomba dans unecontemplation souriante, lorsque son mari le lui eut nommé àl’oreille. Et le grand maigre, l’artiste mal placé qui ne dérageaitpas et le poursuivait depuis le matin, quitta une table du fond oùil se trouvait, accourut de nouveau se plaindre, en exigeant lacimaise, immédiatement.

«&|160;Eh&|160;! fichez-moi la paix&|160;!&|160;» finit parcrier Fagerolles, à bout d’amabilité et de patience.

Puis, lorsque l’autre s’en fut allé, en mâchonnant de sourdesmenaces&|160;:

«&|160;C’est vrai, on a beau vouloir être obligeant, ils vousrendraient enragés&|160;!… Tous sur la cimaise&|160;! des lieues decimaise&|160;!… Ah&|160;! quel métier que d’être du jury&|160;! Ons’y casse les jambes et l’on n’y récolte que deshaines&|160;!&|160;»

De son air accablé, Claude le regardait. Il sembla s’éveiller uninstant, il murmura d’une langue pâteuse&|160;:

«&|160;Je t’ai écrit, je voulais aller te voir pour teremercier… Bongrand m’a dit la peine que tu as eue… Merci encore,n’est-ce pas&|160;?&|160;»

Mais Fagerolles, vivement, l’interrompit.

«&|160;Que diable&|160;! je devais bien çà à notre vieilleamitié… C’est moi qui suis content de t’avoir fait ceplaisir.&|160;»

Et il avait cet embarras qui le reprenait toujours devant lemaître inavoué de sa jeunesse, cette sorte d’humilité invincible,en face de l’homme dont le muet dédain suffisait en ce moment àgâter son triomphe.

«&|160;Ton tableau est très bien&|160;», ajouta Claudelentement, pour être bon et courageux.

Ce simple éloge gonfla le cœur de Fagerolles d’une émotionexagérée, irrésistible, montée il ne savait d’où&|160;; et legaillard, sans foi, brûlé à toutes les farces, répondit d’une voixtremblante&|160;:

«&|160;Ah&|160;! mon brave, ah&|160;! tu es gentil de me direça&|160;!&|160;»

Sandoz venait enfin d’obtenir deux tasses de café, et comme legarçon avait oublié le sucre, il dut se contenter des morceauxlaissés par une famille voisine. Quelques tables se vidaient, maisla liberté avait grandi, un rire de femme sonna si haut, que toutesles têtes se retournèrent. On fumait, une lente vapeur bleues’exhalait au-dessus de la débandade des nappes, tachées de vin,encombrées de vaisselle grasse. Lorsque Fagerolles eut égalementréussi à se faire apporter deux chartreuses, il se mit à causeravec Sandoz, qu’il ménageait, devinant là une force. Et Jory,alors, s’empara de Claude, redevenu morne et silencieux.

«&|160;Dis donc, mon cher, je ne t’ai pas envoyé de lettre, pourmon mariage… Tu sais, à cause de notre position, nous avons fait çaentre nous, sans personne… Mais, tout de même, j’aurais voulu teprévenir. Tu m’excuses, n’est-ce pas&|160;?&|160;»

Il se montra expansif, donna des détails, heureux de vivre, dansla joie égoïste de se sentir gras et victorieux, en face de cepauvre diable vaincu. Tout lui réussissait, disait-il. Il avaitlâché la chronique, flairant la nécessité d’installer sérieusementsa vie&|160;; puis, il s’était haussé à la direction d’une granderevue d’art&|160;; et l’on assurait qu’il y touchait trente millefrancs par an, sans compter tout un obscur trafic dans les ventesde collections. La rapacité bourgeoise qu’il tenait de son père,cette hérédité du gain qui l’avait jeté secrètement à desspéculations infimes, dès les premiers sous gagnés, s’étalaitaujourd’hui, finissait par faire de lui un terrible monsieursaignant à blanc les artistes et les amateurs qui lui tombaientsous la main.

Et c’était au milieu de cette fortune que Mathilde,toute-puissante, venait de l’amener à la supplier en pleurantd’être sa femme, ce qu’elle avait fièrement refusé pendant sixmois.

«&|160;Lorsqu’on doit vivre ensemble, continuait-il, le mieuxest encore de régler la situation. Hein&|160;? toi qui as passé parlà, mon cher, tu en sais quelque chose… Si je te disais qu’elle nevoulait pas, oui&|160;! par crainte d’être mal jugée et de me fairedu tort. Oh&|160;! une âme d’une grandeur, d’unedélicatesse&|160;!… Non, vois-tu, on n’a pas idée des qualités decette femme-là. Dévouée, toujours aux petits soins, économe, etfine, et de bon conseil… Ah&|160;! c’est une rude chance que jel’aie rencontrée&|160;! Je n’entreprends plus rien sans elle, je lalaisse aller, elle mène tout, ma parole&|160;!&|160;»

La vérité était que Mathilde avait achevé de le réduire à uneobéissance peureuse de petit garçon, que la seule menace d’êtreprivé de confiture rend sage. Une épouse autoritaire, affamée derespect, dévorée d’ambition et de lucre, s’était dégagée del’ancienne goule impudique. Elle ne le trompait même pas, d’unevertu aigre de femme honnête, en dehors des pratiques d’autrefois,qu’elle avait gardées avec lui seul, pour en faire l’instrumentconjugal de sa puissance. On disait les avoir vus communier tousles deux à Notre-Dame de Lorette. Ils s’embrassaient devant lemonde, ils s’appelaient de petits noms tendres. Seulement, le soir,il devait raconter sa journée, et si l’emploi d’une heure restaitlouche, s’il ne rapportait pas jusqu’aux centimes des sommes qu’iltouchait, elle lui faisait passer une telle nuit, à le menacer demaladies graves, à refroidir le lit de ses refus dévots, que,chaque fois, il achetait plus chèrement son pardon.

«&|160;Alors, répéta Jory, se complaisant dans son histoire,nous avons attendu la mort de mon père, et je l’aiépousée.&|160;»

Claude, l’esprit perdu jusque-là, hochant la tête sans écouter,fut seulement frappé par la dernière phrase.

«&|160;Comment, tu l’as épousée&|160;?…Mathilde&|160;!&|160;»

Il mit dans cette exclamation son étonnement de l’aventure, tousles souvenirs qui lui revenaient de la boutique à Mahoudeau. CeJory, il l’entendait encore parler d’elle en termes abominables, ilse rappelait ses confidences, un matin, sur un trottoir, des orgiesromantiques, des horreurs, au fond de l’herboristerie empestée parl’odeur forte des aromates. Toute la bande y avait passé, luis’était montré plus insultant que les autres, et ill’épousait&|160;! Vraiment, un homme était bête de mal parler d’unemaîtresse, même de la plus basse, car il ne savait jamais s’il nel’épouserait pas, un jour.

«&|160;Eh&|160;! oui, Mathilde, répondit l’autre, souriant. Va,ces vieilles maîtresses, ça fait encore les meilleuresfemmes.&|160;»

Il était plein de sérénité, la mémoire morte, sans une allusion,sans un embarras sous les regards des camarades. Elle semblaitvenir d’ailleurs, il la leur présentait, comme s’ils ne l’avaientpas connue aussi bien que lui.

Sandoz, qui suivait d’une oreille la conversation, trèsintéressé par ce beau cas, s’écria, quand ils se turent&|160;:

«&|160;Hein&|160;? filons… J’ai les jambesengourdies.&|160;»

Mais, à ce moment, Irma Bécot parut et s’arrêta devant lebuffet. Elle était en beauté, les cheveux dorés à neuf, dans sonéclat truqué de courtisane fauve, descendue d’un vieux cadre de laRenaissance&|160;; et elle portait une tunique de brocart bleupâle, sur une jupe de satin couverte d’Alençon, d’une tellerichesse, qu’une escorte de messieurs l’accompagnait. Un instant,en apercevant Claude parmi les autres, elle hésita, saisie d’unehonte lâche, en face de ce misérable mal vêtu, laid et méprisé.Puis, elle eut la vaillance de son ancien caprice, ce fut à luiqu’elle serra la main le premier, au milieu de tous ces hommescorrects, arrondissant des yeux surpris. Elle riait d’un air detendresse, avec une amicale moquerie qui pinçait un peu les coinsde sa bouche.

«&|160;Sans rancune&|160;», lui dit-elle gaiement.

Et ce mot, qu’ils furent les seuls à comprendre, redoubla sonrire. C’était toute leur histoire. Le pauvre garçon qu’elle avaitdû violenter, et qui n’y avait pris aucun plaisir&|160;!

Déjà, Fagerolles payait les deux chartreuses et s’en allait avecIrma, que Jory se décida également à suivre. Claude les regardas’éloigner tous les trois, elle entre les deux hommes, marchantroyalement parmi la foule, très admirés, très salués.

«&|160;On voit bien que Mathilde n’est pas là, dit simplementSandoz. Ah&|160;! mes amis, quelle paire de gifles enrentrant&|160;!&|160;»

Lui-même demanda l’addition. Toutes les tables sedégarnissaient, il n’y avait plus qu’un saccage d’os et de croûtes.Deux garçons lavaient les marbres à l’éponge, tandis qu’un autre,armé d’un râteau, grattait le sable, trempé de crachats, sali demiettes. Et, derrière la draperie de serge brune, c’étaitmaintenant le personnel qui déjeunait, des bruits de mâchoires, desrires empâtés, toute la mastication forte d’un campement debohémiens, en train de torcher les marmites.

Claude et Sandoz firent le tour du jardin, et ils découvrirentune figure de Mahoudeau, très mal placée, dans un coin, près duvestibule de l’Est. C’était enfin la Baigneuse debout, maisrapetissée encore, à peine grande comme une fillette de dix ans, etd’une élégance charmante, les cuisses fines, la gorge toute petite,une hésitation exquise de bouton naissant. Un parfum s’endégageait, la grâce que rien ne donne et qui fleurit où elle veut,la grâce invincible, entêtée et vivace, repoussant quand même deces gros doigts d’ouvrier, qui s’ignoraient au point de l’avoir silongtemps méconnue.

Sandoz ne put s’empêcher de sourire.

«&|160;Et dire que ce gaillard a tout fait pour gâter sontalent&|160;!… S’il était mieux placé, il aurait un grossuccès.

– Oui, un gros succès, répéta Claude. C’est trèsjoli.&|160;»

Justement, ils aperçurent Mahoudeau, déjà sous le vestibule, sedirigeant vers l’escalier. Ils l’appelèrent, ils coururent, et toustrois restèrent à causer quelques minutes. La galerie durez-de-chaussée s’étendait, vide, sablée, éclairée d’une clartéblafarde par ses grandes fenêtres rondes&|160;; et l’on aurait puse croire sous un pont de chemin de fer&|160;: de forts pilierssoutenaient les charpentes métalliques, un froid de glace soufflaitde haut, mouillant le sol, où les pieds enfonçaient. Au loin,derrière un rideau déchiré, s’alignaient des statues, les envoisrefusés de la sculpture, les plâtres que les sculpteurs pauvres neretiraient même pas, une Morgue blême, d’un abandon lamentable.Mais ce qui surprenait, ce qui faisait lever la tête, c’était lefracas continu, le piétinement énorme du public sur le plancher dessalles. Là, on en était assourdi, cela roulait démesurément, commesi des trains interminables, lancés à toute vapeur, avaient ébranlésans fin les solives de fer.

Quand on l’eut complimenté, Mahoudeau dit à Claude qu’il avaitvainement cherché sa toile&|160;: au fond de quel trou l’avait-onfourrée&|160;? Puis, il s’inquiéta de Gagnière et de Dubuche, dansun attendrissement du passé. Où étaient les Salons d’autrefois,lorsqu’on y débarquait en bande, les courses rageuses à travers lessalles, comme en pays ennemi, les violents dédains de la sortieensuite, les discussions qui enflaient les langues et vidaient lescrânes&|160;! Personne ne voyait plus Dubuche. Deux ou trois foispar mois, Gagnière arrivait de Melun, effaré, pour unconcert&|160;; et il se désintéressait tellement de la peinture,qu’il n’était même pas venu au Salon, où il avait pourtant sonpaysage ordinaire, le bord de Seine qu’il envoyait depuis quinzeans, d’un joli ton gris, consciencieux et si discret, que le publicne l’avait jamais remarqué.

«&|160;J’allais monter, reprit Mahoudeau. Montez-vous avecmoi&|160;?&|160;»

Claude, pâli d’un malaise, levait les yeux, à chaque seconde.Ah&|160;! ce grondement terrible, ce galop dévorateur du monstre,dont il sentait la secousse jusque dans ses membres&|160;!

Il tendit la main sans parler.

«&|160;Tu nous quittes&|160;? s’écria Sandoz. Fais encore untour avec nous, et nous partirons ensemble.&|160;»

Puis, une pitié lui serra le cœur, en le voyant si las. Il lesentait à bout de courage, désireux de solitude, pris du besoin defuir seul, pour cacher sa blessure.

«&|160;Alors, adieu, mon vieux… Demain, j’irai cheztoi.&|160;»

Claude, chancelant, poursuivi par la tempête d’en haut, disparutderrière les massifs du jardin.

Et, deux heures plus tard, dans la salle de l’Est, Sandoz, qui,après avoir perdu Mahoudeau, venait de le retrouver avec Jory etFagerolles, aperçut Claude, debout devant sa toile, à la place mêmeoù il l’avait rencontré la première fois. Le misérable, au momentde partir, était remonté là, malgré lui, attiré, obsédé.

C’était l’étouffement embrasé de cinq heures, lorsque la cohue,épuisée de tourner le long des salles, saisie du vertige destroupeaux lâchés dans un parc, s’effare et s’écrase, sans trouverla sortie. Depuis le petit froid du matin, la chaleur des corps,l’odeur des haleines avaient alourdi l’air d’une vapeurrousse&|160;; et la poussière des parquets, volante, montait en unfin brouillard, dans cette exhalaison de litière humaine. Des genss’emmenaient encore devant des tableaux, dont les sujets seulsfrappaient et retenaient le public. On s’en allait, on revenait, onpiétinait sans fin. Les femmes surtout s’entêtaient à ne pas lâcherpied, à en être jusqu’au moment où les gardiens les pousseraientdehors, dès le premier coup de six heures. De grosses damess’étaient échouées. D’autres, n’ayant pas découvert le moindrepetit coin pour s’asseoir, s’appuyaient fortement sur leursombrelles, défaillantes, obstinées quand même. Tous les yeux,inquiets et suppliants, guettaient les banquettes chargées demonde. Et il n’y avait plus, flagellant ces milliers de têtes, quece dernier coup de la fatigue, qui délabrait les jambes, tirait laface, ravageait le front de migraine, cette migraine spéciale desSalons, faite de la cassure continuelle de la nuque et de la danseaveuglante des couleurs.

Seuls, sur le pouf où ils se contaient déjà leurs histoires, dèsmidi, les deux messieurs décorés causaient toujours tranquillement,à cent lieues. Peut-être y étaient-ils revenus, peut-être n’enavaient-ils pas même bougé.

«&|160;Et, comme ça, disait le gros, vous êtes entré, enaffectant de ne pas comprendre&|160;?

– Parfaitement, répondait le mince, je les ai regardés et j’aiôté mon chapeau… Hein&|160;? c’était clair.

– Étonnant&|160;! vous êtes étonnant, mon cherami&|160;!&|160;»

Mais Claude n’entendait que les sourds battements de son cœur,ne voyait que l’Enfant mort, en l’air, près du plafond. Ilne le quittait pas des yeux, il subissait la fascination qui leclouait là, en dehors de son vouloir. La foule, dans sa nausée delassitude, tournoyait autour de lui&|160;; des pieds écrasaient lessiens, il était heurté, emporté&|160;; et, comme une chose inerte,il s’abandonnait, flottait, se retrouvait à la même place, sansbaisser la tête, ignorant ce qui se passait en bas, ne vivant plusque là-haut, avec son œuvre, son petit Jacques, enflé dans la mort.Deux grosses larmes, immobiles entre ses paupières, l’empêchaientde bien voir. Il lui semblait que jamais il n’aurait le temps devoir assez.

Alors, Sandoz, dans sa pitié profonde, feignit de ne pas avoiraperçu son vieil ami, comme s’il eût voulu le laisser seul, sur latombe de sa vie manquée. De nouveau, les camarades passaient enbande, Fagerolles et Jory filaient en avant&|160;; et, justement,Mahoudeau lui ayant demandé où était le tableau de Claude, Sandozmentit, l’écarta, l’emmena. Tous s’en allèrent.

Le soir, Christine n’obtint de Claude que des parolesbrèves&|160;: tout marchait bien, le public ne se fâchait pas, letableau faisait bon effet, un peu haut peut-être. Et, malgré cettetranquillité froide, il était si étrange, qu’elle fut prise depeur.

Après le dîner, comme elle revenait de porter des assiettes à lacuisine, elle ne le trouva plus devant la table. Il avait ouvertune fenêtre qui donnait sur un terrain vague, il était là,tellement penché, qu’elle ne le voyait pas. Puis, terrifiée, ellese précipita, elle le tira violemment par son veston.

«&|160;Claude&|160;! Claude&|160;! que fais-tu&|160;?&|160;»

Il s’était retourné, d’une pâleur de linge, les yeux fous.

«&|160;Je regarde.&|160;»

Mais elle ferma la fenêtre de ses mains tremblantes, et elle engarda une telle angoisse, qu’elle ne dormait plus la nuit.

Chapitre 11

 

Dès le lendemain, Claude s’était remis au travail, et les jourss’écoulèrent, l’été se passa, dans une tranquillité lourde. Ilavait trouvé une besogne, des petits tableaux de fleurs pourl’Angleterre, dont l’argent suffisait au pain quotidien. Toutes sesheures disponibles étaient de nouveau consacrées à sa grandetoile : il n’y montrait plus les mêmes éclats de colère, ilsemblait se résigner à ce labeur éternel, l’air calme, d’uneapplication entêtée et sans espoir. Mais ses yeux restaient fous,on y voyait comme une mort de la lumière, quand ils se fixaient surl’œuvre manquée de sa vie.

Vers cette époque, Sandoz, lui aussi, eut un grand chagrin. Samère mourut, toute son existence fut bouleversée, cette existence àtrois, si intime, où ne pénétraient que quelques amis. Il avaitpris en haine le pavillon de la rue Nollet. D’ailleurs, un brusquesuccès s’était déclaré, dans la vente jusque-là pénible de seslivres ; et le ménage, comblé de cette richesse, venait delouer rue de Londres un vaste appartement, dont l’installationl’occupa pendant des mois. Son deuil avait encore rapproché Sandozde Claude, dans un dégoût commun des choses. Après le coup terribledu Salon, il s’était inquiété de son vieux camarade, devinant enlui une cassure irréparable, quelque plaie où la vie coulait,invisible. Puis, à le voir si froid, si sage, il avait fini par serassurer un peu.

Souvent, Sandoz montait rue Tourlaque, et quand il lui arrivaitde n’y rencontrer que Christine, il la questionnait, comprenantqu’elle aussi vivait dans l’effroi d’un malheur, dont elle neparlait jamais. Elle avait la face tourmentée, les tressaillementsnerveux d’une mère qui veille son enfant et qui tremble de voir lamort entrer, au moindre bruit.

Un matin de juillet, il lui demanda :

« Eh bien, vous êtes contente ? Claude est tranquille,il travaille bien. »

Elle jeta vers le tableau son regard accoutumé, un regardoblique de terreur et de haine.

« Oui, oui, il travaille… Il veut tout finir, avant de seremettre à la femme… »

Et, sans avouer la crainte qui l’obsédait, elle ajouta plusbas :

« Mais ses yeux, avez-vous remarqué ses yeux ?… Il atoujours ses mauvais yeux. Moi, je sais bien qu’il ment, avec sonair de ne pas se fâcher… Je vous en prie, venez le prendre,emmenez-le pour le distraire. Il n’a plus que vous, aidez-moi,aidez-moi ! »

Dès lors, Sandoz inventa des motifs de promenade, arriva dès lematin chez Claude et l’enleva de force au travail. Presquetoujours, il fallait l’arracher de son échelle, où il restaitassis, même quand il ne peignait pas. Des lassitudes l’arrêtaient,une torpeur qui l’engourdissait pendant de longues minutes, sansqu’il donnât un coup de pinceau. À ces moments de contemplationmuette, son regard revenait avec une ferveur religieuse sur lafigure de femme, à laquelle il ne touchait plus : c’étaitcomme le désir hésitant d’une volupté mortelle, l’infinie tendresseet l’effroi sacré d’un amour qu’il se refusait, dans la certituded’y laisser la vie. Puis, il se remettait aux autres figures, auxfonds du tableau, la sachant toujours là pourtant, l’œil vacillantlorsqu’il la rencontrait, seulement maître de son vertige, tantqu’il ne retournerait point à sa chair et qu’elle ne refermeraitpas les bras sur lui.

Un soir, Christine, qui était reçue maintenant chez Sandoz, etqui ne manquait plus un jeudi, dans l’espérance de voir s’y égayerson grand enfant malade d’artiste, prit à part le maître de lamaison, en le suppliant de tomber le lendemain chez eux. Et, lelendemain, Sandoz, ayant justement des notes à chercher pour unroman, de l’autre côté de la butte Montmartre, alla violenterClaude, l’emporta, le débaucha jusqu’à la nuit.

Ce jour-là, comme ils étaient descendus à la porte deClignancourt, où se tenait une fête perpétuelle, des chevaux debois, des tirs, des guinguettes, ils eurent la stupeur de setrouver brusquement en face de Chaîne, trônant au milieu d’unevaste et riche baraque. C’était une sorte de chapelle trèsornée : quatre jeux de tournevire s’y alignaient, des rondschargés de porcelaines, de verreries, de bibelots dont le vernis etles dorures luisaient dans un éclair, avec des tintementsd’harmonica, quand la main d’un joueur lançait le plateau, quigrinçait contre la plume ; même un lapin vivant, le gros lot,noué de faveurs roses, valsait, tournait sans fin, ivred’épouvante. Et ces richesses s’encadraient dans des tenturesrouges, des lambrequins, des rideaux, entre lesquels, au fond de laboutique, comme au saint des saints d’un tabernacle, on voyaitpendus trois tableaux, les trois chefs-d’œuvre de Chaîne, qui lesuivaient de foire en foire, d’un bout à l’autre de Paris : laFemme adultère au centre, la copie du Mantegna à gauche, le poêlede Mahoudeau à droite. Le soir, quand les lampes à pétroleflambaient, que les tournevires ronflaient et rayonnaient comme desastres, rien n’était plus beau que ces peintures, dans la pourpresaignante des étoffes ; et le peuple béant s’attroupait.

Une pareille vue arracha une exclamation à Claude.

« Ah ! mon Dieu !… Mais elles sont très bien, cestoiles ! elles étaient faites pour ça. »

Le Mantegna surtout, d’une sécheresse si naïve, avait l’aird’une image d’Épinal décolorée, clouée là pour le plaisir des genssimples ; tandis que le poêle minutieux et de guingois, enpendant avec le Christ de pain d’épices, prenait une gaietéinattendue.

Mais Chaîne, qui venait d’apercevoir les deux amis, leur tenditla main, comme s’il les avait quittés la veille. Il était calme,sans orgueil ni honte de sa boutique, et il n’avait pas vieilli,toujours en cuir, le nez complètement disparu entre les deux joues,la bouche empâtée de silence, enfoncée dans la barbe.

« Hein ? on se retrouve ! dit gaiement Sandoz.Vous savez qu’ils font rudement de l’effet, vos tableaux.

– Ce farceur ! ajouta Claude, il a son petit Salon à luitout seul. C’est très malin, ça ! »

La face de Chaîne resplendit, et il lâcha son mot :

« Bien sûr ! »

Puis, dans le réveil de son orgueil d’artiste, lui dont on netirait guère que des grognements, il prononça toute une phrase.

« Ah ! bien sûr que si j’avais eu de l’argent commevous, je serais arrivé comme vous, tout de même. »

C’était sa conviction. Jamais il n’avait mis son talent endoute, il lâchait simplement la partie, parce qu’elle nenourrissait pas son homme. Au Louvre, devant les chefs-d’œuvre, ilétait uniquement persuadé qu’il fallait du temps.

« Allez, reprit Claude redevenu sombre, n’ayez point deregrets, vous seul avez réussi… Ça marche, n’est-ce pas ? lecommerce. »

Mais Chaîne mâchonna des paroles amères. Non, non, rien nemarchait, pas même les tournevires. Le peuple ne jouait plus, toutl’argent filait chez les marchands de vin. On avait beau acheterdes rebuts et donner le coup de paume sur la table, pour que laplume ne s’arrêtât pas aux gros lots : c’était à peine s’il yavait désormais de l’eau à boire. Puis, comme du monde s’étaitapproché, il s’interrompit, il cria d’une grosse voix que les deuxautres ne lui connaissaient point, et qui les stupéfia.

« Voyez, voyez le jeu !… À tous les coups l’ongagne ! »

Un ouvrier, qui avait dans ses bras une petite fillesouffreteuse, aux grands yeux avides, lui fit jouer deux coups. Lesplateaux grinçaient, les bibelots dansaient dans un éblouissement,le lapin en vie tournait, tournait, les oreilles rabattues, sirapide, qu’il s’effaçait et n’était plus qu’un cercle blanchâtre.Il y eut une forte émotion, la fillette avait failli le gagner.

Alors, après avoir serré la main de Chaîne encore tremblant, lesdeux amis s’éloignèrent.

« Il est heureux, dit Claude au bout d’une cinquantaine depas, faits en silence.

– Lui ! s’écria Sandoz, il croit qu’il a raté l’Institut,et il en meurt ! »

À quelque temps de là, vers le milieu d’août, Sandoz imagina ladistraction d’un vrai voyage, toute une partie qui devait leurprendre une journée entière. Il avait rencontré Dubuche, un Dubucheravagé, morne, qui s’était montré plaintif et affectueux, remuantle passé, invitant ses deux vieux camarades à déjeuner à laRichaudière, où il se trouvait seul pour quinze jours encore, avecses deux enfants. Pourquoi n’irait-on pas le surprendre, puisqu’ilsemblait si désireux de renouer ? Mais Sandoz répétait en vainqu’il lui avait fait jurer d’amener Claude, celui-ci refusaitobstinément, comme s’il était saisi de peur, à l’idée de revoirBennecourt, la Seine, les îles, toute cette campagne où des annéesheureuses étaient défuntes et ensevelies. Il fallut que Christines’en mêlât, et il finit par céder, plein de répugnance. Justement,la veille du jour convenu, il avait travaillé très tard à sontableau, repris de fièvre. Aussi, le matin, un dimanche, dévoré del’envie de peindre, s’en alla-t-il avec peine, dans une sorted’arrachement douloureux. À quoi bon retourner là-bas ?C’était mort, ça n’existait plus. Rien n’existait que Paris, etencore, dans Paris, il n’existait qu’un horizon, la pointe de laCité, cette vision qui le hantait toujours et partout, ce coinunique où il laissait son cœur.

Dans le wagon, Sandoz, en le voyant nerveux, les yeux à laportière, comme s’il eût quitté pour des années la ville peu à peudécrue et noyée de vapeurs, s’efforça de l’occuper et lui conta cequ’il savait de la situation vraie de Dubuche. D’abord, le pèreMargaillan, glorieux de son gendre médaillé, l’avait promené,présenté en tous lieux, à titre d’associé et de successeur. Envoilà un qui allait mener les affaires rondement, construire moinscher et plus beau, car le gaillard avait pâli sur les livres !Mais la première idée de Dubuche fut déplorable : il inventaun four à briques et l’installa en Bourgogne, sur des terrains àson beau-père, dans des conditions si désastreuses, d’après un plansi défectueux, que la tentative se solda par une perte sèche dedeux cent mille francs. Il se rabattit alors sur les constructions,où il prétendait vouloir appliquer des vues personnelles, unensemble très mûri, qui renouvellerait l’art de bâtir. C’étaientles anciennes théories qu’il tenait des camarades révolutionnairesde sa jeunesse, tout ce qu’il avait promis de réaliser quand ilserait libre, mais mal digéré, appliqué hors de propos, avec lalourdeur du bon élève sans flamme créatrice : les décorationsde terres cuites et de faïences, les grands dégagements vitrés,surtout l’emploi du fer, les solives de fer, les escaliers de fer,les combles de fer ; et, comme ces matériaux augmentent lesfrais, il avait de nouveau abouti à une catastrophe, d’autant plusqu’il était un administrateur pitoyable et qu’il perdait la têtedepuis sa fortune, épaissi encore par l’argent, gâté, désorienté,ne retrouvant même pas son application au travail. Cette fois, lepère Margaillan se fâcha, lui qui, depuis trente ans, achetait lesterrains, bâtissait, revendait, en établissant d’un coup d’œil lesdevis des maisons de rapport : tant de mètres de construction,à tant le mètre, devant donner tant d’appartements, à tant deloyer. Qui est-ce qui lui avait fichu un gaillard qui se trompaitsur la chaux, la brique, la meulière, qui mettait du chêne où lesapin devait suffire, qui ne se résignait pas à couper un étage,comme un pain bénit, en autant de petits carrés qu’il lefallait ! Non, non, pas de ça ! il se révoltait contrel’art, après avoir eu l’ambition d’en introduire un peu dans saroutine, pour satisfaire un vieux tourment d’ignorant. Et, dèslors, les choses allèrent de mal en pis, des querelles terribleséclatèrent entre le gendre et le beau-père, l’un dédaigneux, seretranchant derrière sa science, l’autre criant que le dernier desmanœuvres, décidément, en savait davantage qu’un architecte. Lesmillions périclitaient, Margaillan, un beau jour, jeta Dubuche à laporte de ses bureaux, en lui défendant d’y remettre les pieds,puisqu’il n’était pas même bon à conduire un chantier de quatrehommes. Un désastre, une faillite lamentable, la banqueroute del’École devant un maçon !

Claude, qui s’était mis à écouter, demanda :

« Alors, que fait-il, maintenant ?

– Je ne sais pas, rien sans doute, répondit Sandoz. Il m’a ditque la santé de ses enfants l’inquiétait et qu’il lessoignait. »

Mme Margaillan, cette femme pâle, en lame decouteau, était morte phtisique ; et c’était le malhéréditaire, la dégénérescence, car sa fille, Régine, toussaitelle-même depuis son mariage. En ce moment, elle faisait une cureaux eaux du Mont-Dore, où elle n’avait point osé emmener sesenfants, qui s’étaient trouvés très mal, l’année précédente, d’unesaison dans cet air trop vif pour leur débilité. Cela expliquaitl’éparpillement de la famille : la mère là-bas, avec une seulefemme de chambre ; le grand-père à Paris, où il avait reprisses grands travaux, se battant au milieu de ses quatre centsouvriers, accablant de son mépris les paresseux et lesincapables ; et le père réfugié à la Richaudière, commis à lagarde de sa fille et de son fils, interné là, dès la premièrelutte, ainsi qu’un invalide de la vie. Dans un instant d’expansion,Dubuche avait même laissé entendre que, sa femme ayant faillimourir à ses secondes couches, et s’évanouissant d’ailleurs aumoindre contact trop vif, il s’était fait un devoir de cesser tousrapports conjugaux avec elle. Pas même cette récréation.

« Un beau mariage », dit simplement Sandoz, pourconclure.

Il était dix heures, quand les deux amis sonnèrent à la grillede la Richaudière. La propriété, qu’ils ne connaissaient point, lesémerveilla : une futaie superbe, un jardin français avec desrampes et des perrons qui se déroulaient royalement, trois serresimmenses, surtout une cascade colossale, une folie de rocsrapportés, de ciment et de conduites d’eau, où le propriétaireavait englouti une fortune, par une vanité d’ancien gâcheur deplâtre. Et ce qui les frappa plus encore, ce fut le désertmélancolique de ce domaine, les avenues ratissées, sans une tracede pas, les lointains vides que traversaient les rares silhouettesdes jardiniers, la maison morte dont toutes les fenêtres étaientcloses, sauf deux, entrebâillées à peine.

Pourtant, un valet de chambre, qui s’était décidé à paraître,les interrogea ; et, quand il sut qu’ils venaient pourmonsieur, il se montra insolent, il répondit que monsieur étaitderrière la maison, au gymnase. Puis, il rentra.

Sandoz et Claude suivirent une allée, débouchèrent en face d’unepelouse, et ce qu’ils virent, les arrêta un instant. Dubuche,debout devant un trapèze, levait les bras, pour y maintenir sonfils Gaston, un pauvre être malingre, qui avait, à dix ans, lespetits membres mous de la première enfance ; tandis que,assise dans une voiture, la fillette, Alice, attendait son tour,venue avant terme celle-là, si mal finie, qu’elle ne marchait pasencore, à six ans. Le père, absorbé, continua d’exercer les membresgrêles du petit garçon, le balança, tâcha vainement de le faire sehausser sur les poignets ; puis, comme ce léger effort avaitsuffi pour le mettre en sueur, il l’emporta et le roula dans unecouverture : tout cela en silence, isolé sous le ciel large,d’une pitié navrée au milieu de ce beau parc… Mais, en se relevant,il aperçut les deux amis.

« Comment ! c’est vous !… Un dimanche, et sansm’avoir prévenu ! »

Il avait eu un geste désolé, il expliqua tout de suite que, ledimanche, la femme de chambre, la seule femme à qui il osât confierles enfants, allait à Paris, et que, dès lors, il lui étaitimpossible de quitter Alice et Gaston une minute.

« Je parie que vous veniez déjeuner ? »

Sur un regard suppliant de Claude, Sandoz se hâta derépondre :

« Non, non. Justement, nous ne pouvions que te serrer lamain… Claude a dû se rendre dans le pays, pour des affaires. Tusais, il a vécu à Bennecourt. Et, comme je l’ai accompagné, nousavons eu l’idée de pousser jusqu’ici. Mais on nous attend, ne tedérange pas. »

Alors, Dubuche, soulagé, affecta de les retenir. Ils avaientbien une heure, que diable ! Et tous trois causèrent. Claudele regardait, étonné de le retrouver si vieux : le visagebouffi s’était ridé, d’un jaune veiné de rouge, comme si la bileavait éclaboussé la peau ; tandis que les cheveux et lesmoustaches grisonnaient déjà. En outre, le corps semblait s’êtretassé, une lassitude amère appesantissait chaque geste. Lesdéfaites de l’argent étaient donc aussi lourdes que celles del’art ? La voix, le regard, tout chez ce vaincu disait ladépendance honteuse où il devait vivre, la faillite de son avenirqu’on lui jetait à la face, la continuelle accusation d’avoir misau contrat un talent qu’il n’avait point, l’argent de la famillequ’il volait aujourd’hui, ce qu’il mangeait, les vêtements qu’ilportait, les sous de poche qu’il lui fallait, la continuelle aumôneenfin qu’on lui faisait, comme à un vulgaire filou dont on nepouvait se débarrasser.

« Attendez-moi, reprit Dubuche, j’en ai encore pour cinqminutes avec l’un de mes pauvres mimis, et nousrentrons. »

Doucement, avec des précautions infinies de mère, il tira lapetite Alice de la voiture, la souleva jusqu’au trapèze ; etlà, en bégayant des chatteries, en lui faisant risette, ill’encouragea, la laissa deux minutes accrochée, pour développer sesmuscles ; mais il restait les bras ouverts, à suivre chaquemouvement, dans la crainte de la voir se briser, si elle lâchait defatigue ses frêles mains de cire. Elle ne disait rien, elle avaitde grands yeux pâles, obéissante pourtant malgré sa terreur de cetexercice, d’une telle légèreté pitoyable, qu’elle ne tendait pasles cordes, pareille à un de ces petits oiseaux étiques qui tombentdes branches, sans les plier.

À ce moment, Dubuche, ayant jeté un coup d’œil sur Gaston,s’affola, en remarquant que la couverture avait glissé et que lesjambes de l’enfant se trouvaient découvertes.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! le voilà qui va prendrefroid, dans cette herbe ! Et moi qui ne puis bouger !…Gaston, mon mimi ! Tous les jours, c’est la même chose :tu attends que je sois occupé avec ta sœur… Sandoz, recouvre-le, degrâce !… Ah ! merci, rabats encore la couverture, n’aiepas peur ! »

C’était ça que son beau mariage avait fait de la chair de sachair, c’étaient ces deux êtres inachevés, vacillants, que lemoindre souffle du ciel menaçait de tuer comme des mouches. De lafortune épousée, il ne lui restait que ça, le continuel chagrin devoir son sang se gâter et s’endolorir, dans ce fils, dans cettefille lamentables, qui allaient pourrir sa race, tombée à ladéchéance dernière de la scrofule et de la phtisie. Et, chez cegros garçon égoïste, un père s’était révélé, admirable, un cœurenflammé d’une passion unique. Il n’avait plus que la volonté defaire vivre ses enfants, il luttait heure par heure, les sauvaitchaque matin, avec l’effroi de les perdre chaque soir. Maintenant,eux seuls existaient, au milieu de son existence finie, dansl’amertume des reproches insultants de son beau-père, des joursmaussades et des nuits glacées que lui apportait sa tristefemme ; et il s’acharnait, il achevait de les mettre au monde,par un continuel miracle de tendresse.

« Là, mon mimi, c’est assez, n’est-ce pas ? Tu verrascomme tu deviendras grande et belle ! »

Il replaça Alice dans la voiture, il prit Gaston, toujoursenveloppé, sur l’un de ses bras ; et, comme ses amis voulaientl’aider, il refusa, il se mit à pousser la petite fille de sa mainrestée libre.

« Merci, j’ai l’habitude. Ah ! les pauvres mignons,ils ne sont pas lourds… Et puis, avec les domestiques, on n’estjamais sûr. »

En entrant dans la maison, Sandoz et Claude revirent le valet dechambre qui s’était montré insolent ; et ils s’aperçurent queDubuche tremblait devant lui. L’office et l’antichambre, épousantles mépris du beau-père qui payait, traitaient le mari de madame enmendiant toléré par charité. À chaque chemise qu’on lui préparait,à chaque morceau de pain qu’il osait redemander, il sentaitl’aumône dans le geste impoli des domestiques.

« Eh bien, adieu, nous te laissons, dit Sandoz, quisouffrait.

– Non, non, attendez un moment… Les enfants vont déjeuner, et jevous accompagnerai avec eux. Il faut qu’ils fassent leurpromenade. »

Chaque journée était ainsi réglée heure par heure. Le matin, ladouche, le bain, la séance de gymnastique, puis le déjeuner, quiétait toute une affaire, car il leur fallait une nourriturespéciale, discutée, pesée, et l’on allait jusqu’à faire tiédir leureau rougie, de crainte qu’une goutte trop fraîche ne leur donnât unrhume. Ce jour-là, ils eurent un jaune d’œuf délayé dans dubouillon, et une noix de côtelette, que le père leur coupa en toutpetits morceaux. Ensuite, venait la promenade, avant la sieste.

Sandoz et Claude se retrouvèrent dehors, le long des largesavenues, avec Dubuche, qui poussait de nouveau la voitured’Alice ; tandis que Gaston, à présent, marchait près de lui.On causa de la propriété, en se dirigeant vers la grille. Le maîtrejetait sur le vaste parc des yeux timides et inquiets, comme s’ilne se fût pas senti chez lui. Du reste, il ne savait rien, il nes’occupait de rien. Il semblait avoir oublié jusqu’à son métierd’architecte qu’on l’accusait de ne pas connaître, dévoyé, anéantid’oisiveté.

« Et tes parents, comment vont-ils ? » demandaSandoz.

Une flamme ralluma les yeux éteints de Dubuche.

« Oh ! mes parents, ils sont heureux. Je leur aiacheté une petite maison, où ils mangent la rente que j’ai faitmettre au contrat… N’est-ce pas ? maman avait assez avancépour mon instruction, il fallait bien tout rendre, comme je l’avaispromis… Ça, je peux le dire, mes parents n’ont pas de reproches àm’adresser. »

On était arrivé à la grille, on stationna quelques minutes.Enfin, il serra de son air brisé les mains de ses vieuxcamarades ; puis, gardant un instant celle de Claude, ilconclut, dans une simple constatation, où il n’y avait même pas decolère :

« Adieu, tâche de t’en sortir… Moi, j’ai raté mavie. »

Et ils le virent s’en retourner, poussant Alice, soutenant lespas déjà trébuchants de Gaston, lui-même avec le dos voûté et lamarche lourde d’un vieillard.

Une heure sonnait, tous deux se hâtèrent de descendre versBennecourt, attristés, affamés. Mais d’autres mélancolies les yattendaient, un vent meurtrier avait passé là : les Faucheur,le mari, la femme, le père Poirette étaient morts ; etl’auberge, tombée aux mains de cette oie de Mélie, devenaitrépugnante de saleté et de grossièreté. On leur y servit undéjeuner abominable, des cheveux dans l’omelette, des côtelettessentant le suint, au milieu de la salle grande ouverte à lapestilence du trou à fumier, tellement remplie de mouches, que lestables en étaient noires. La chaleur de la brûlante après-midid’août entrait avec la puanteur, ils n’eurent pas le courage decommander du café, ils se sauvèrent.

« Et toi qui célébrais les omelettes de la mèreFaucheur ! dit Sandoz. Une maison finie… Nous faisons un tour,n’est-ce pas ? »

Claude allait refuser. Depuis le matin, il n’avait qu’une hâte,marcher plus vite, comme si chaque pas abrégeait la corvée et leramenait vers Paris. Son cœur, sa tête, son être entier était restélà-bas. Il ne regardait ni à droite, ni à gauche, filant sans riendistinguer des champs ni des arbres, n’ayant au crâne que son idéefixe, dans une hallucination telle, que, par moments, la pointe dela Cité lui semblait se dresser et l’appeler du milieu des vasteschaumes. Pourtant, la proposition de Sandoz éveillait en lui dessouvenirs ; et, une mollesse l’envahissant, ilrépondit :

« Oui, c’est ça, allons voir. »

Mais, à mesure qu’il avançait le long de la berge, il serévoltait de douleur. C’était à peine s’il reconnaissait le pays.On avait construit un pont pour relier Bonnières àBennecourt : un pont, grand Dieu ! à la place de ce vieuxbac craquant sur sa chaîne, et dont la note noire, coupant lecourant, était si intéressante ! En outre, le barrage établien aval, à Port-Villez, ayant remonté le niveau de la rivière, laplupart des îles se trouvaient submergées, les petits brass’élargissaient. Plus de jolis coins, plus de ruelles mouvantes oùse perdre, un désastre à étrangler tous les ingénieurs de lamarine !

« Tiens ! ce bouquet de saules qui émergent encore, àgauche, c’était le Barreux, l’île où nous allions causer dansl’herbe, tu te souviens ?… Ah ! lesmisérables ! »

Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans montrer lepoing au bûcheron, pâlissait de la même colère, exaspéré qu’on sefût permis d’abîmer la nature.

Puis, Claude, lorsqu’il s’approcha de son ancienne demeure,devint muet, les dents serrées. On avait vendu la maison à desbourgeois, il y avait maintenant une grille, à laquelle il collason visage. Les rosiers étaient morts, les abricotiers étaientmorts ; le jardin, très propre, avec ses petites allées, sescarrés de fleurs et de légumes entourés de buis, se reflétait dansune grosse boule de verre étamé, posée sur un pied, au beaumilieu ; et la maison, badigeonnée à neuf, peinturlurée auxangles et aux encadrements en fausses pierres de taille, avait unendimanchement gauche de rustre parvenu, qui enragea le peintre.Non, non, il ne restait là rien de lui, rien de Christine, rien deleur grand amour de jeunesse ! Il voulut voir encore, il montaderrière l’habitation, chercha le petit bois de chênes, ce trou deverdure où ils avaient laissé le vivant frisson de leur premièreétreinte ; mais le petit bois était mort, mort avec le reste,abattu, vendu, brûlé. Alors, il eut un geste de malédiction, iljeta son chagrin à toute cette campagne, si changée, où il neretrouvait pas un vestige de leur existence. Quelques annéessuffisaient donc pour effacer la place où l’on avait travaillé,joui et souffert ? À quoi bon cette agitation vaine, si levent, derrière l’homme qui marche, balaie et emporte la trace deses pas ? Il l’avait bien senti qu’il n’aurait point dûrevenir, car le passé n’était que le cimetière de nos illusions, ons’y brisait les pieds contre des tombes.

« Allons-nous-en ! cria-t-il, allons-nous-envite ! C’est stupide, de se crever ainsi lecœur ! »

Sur le nouveau pont, Sandoz tenta de le calmer, en lui faisantvoir un motif qui n’existait pas autrefois, la coulée de la Seineélargie, roulant à pleins bords, dans une lenteur superbe. Maiscette eau n’intéressait plus Claude. Il fit une seuleréflexion : c’était la même eau qui, en traversant Paris,avait ruisselé contre les vieux quais de la Cité ; et elle letoucha dès lors, il se pencha un instant, il crut y apercevoir desreflets glorieux, les tours de Notre-Dame et l’aiguille de laSainte-Chapelle, que le courant emportait à la mer.

Les deux amis manquèrent le train de trois heures. Ce fut unsupplice que de passer deux grandes heures encore, dans ce pays silourd à leurs épaules. Heureusement, ils avaient prévenu chez euxqu’ils rentreraient par un train de nuit, si on les retenait. Aussirésolurent-ils de dîner en garçons, dans un restaurant de la placedu Havre, pour tâcher de se remettre, en causant au dessert, commejadis. Huit heures allaient sonner, lorsqu’ils s’attablèrent.

Claude, au sortir de la gare, les pieds sur le pavé de Paris,avait cessé de s’agiter nerveusement, en homme qui se retrouvaitenfin chez lui. Et il écoutait, de l’air froid et absorbé qu’ilgardait maintenant, les paroles bavardes dont Sandoz essayait del’égayer. Celui-ci le traitait comme une maîtresse qu’il auraitvoulu étourdir : des plats fins et épicés, des vins quigrisent. Mais la gaieté restait rebelle, Sandoz lui-même finit pars’assombrir. Cette campagne ingrate, ce Bennecourt tant chéri etoublieux, dans lequel ils n’avaient pas rencontré une pierre quieût conservé leur souvenir, ébranlait en lui tous ses espoirsd’immortalité. Si les choses, qui ont l’éternité, oubliaient sivite, est-ce qu’on pouvait compter une heure sur la mémoire deshommes ?

« Vois-tu, mon vieux, c’est ce qui me donne des sueursfroides, parfois… As-tu jamais songé à cela, toi, que la postéritén’est peut-être pas l’impeccable justicière que nous rêvons ?On se console d’être injurié, d’être nié, on compte sur l’équitédes siècles à venir, on est comme le fidèle qui supportel’abomination de cette terre, dans la ferme croyance à une autrevie, où chacun sera traité selon ses mérites. Et s’il n’y avait pasplus de paradis pour l’artiste que pour le catholique, si lesgénérations futures se trompaient comme les contemporains,continuaient le malentendu, préféraient aux œuvres fortes lespetites bêtises aimables !… Ah ! quelle duperie,hein ? quelle existence de forçat, cloué au travail, pour unechimère !… Remarque que c’est bien possible, après tout. Il ya des admirations consacrées dont je ne donnerais pas deux liards.Par exemple, l’enseignement classique a tout déformé, nous a imposécomme génies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peutpréférer les tempéraments libres, de production inégale, connus desseuls lettrés. L’immortalité ne serait donc qu’à la moyennebourgeoisie, à ceux qu’on nous entre violemment dans le crâne,quand nous n’avons pas encore la force de nous défendre… Non, non,il ne faut pas se dire ces choses, j’en frissonne, moi !Est-ce que je garderais le courage de ma besogne, est-ce que jeresterais debout sous les huées, si je n’avais plus l’illusionconsolante que je serai aimé un jour ! »

Claude l’avait écouté, de son air d’accablement. Puis, il eut ungeste d’amère indifférence.

« Bah ! qu’est-ce que ça fiche ? il n’y a rien…Nous sommes plus fous encore que les imbéciles qui se tuent pourune femme. Quand la terre claquera dans l’espace comme une noixsèche, nos œuvres n’ajouteront pas un atome à sa poussière.

– Ça, c’est bien vrai ! conclut Sandoz très pâle. À quoibon vouloir combler le néant ?… Et dire que nous le savons, etque notre orgueil s’acharne ! »

Ils quittèrent le restaurant, vaguèrent dans les rues,s’échouèrent de nouveau au fond d’un café. Ils philosophaient, ilsen étaient venus aux souvenirs de leur enfance, ce qui achevait deleur noyer le cœur de tristesse. Une heure du matin sonnait, quandils se décidèrent à rentrer chez eux.

Mais Sandoz parla d’accompagner Claude jusqu’à la rue Tourlaque.La nuit d’août était superbe, chaude, criblée d’étoiles. Et, commeils faisaient un détour, remontant par le quartier de l’Europe, ilspassèrent devant l’ancien café Baudequin, sur le boulevard desBatignolles. Le propriétaire avait changé trois fois ; lasalle n’était plus la même, repeinte, disposée autrement, avec deuxbillards à droite ; et les couches de consommateurs s’yétaient succédé, les unes recouvrant les autres, si bien que lesanciennes avaient disparu comme des peuples ensevelis. Pourtant lacuriosité, l’émotion de toutes les choses mortes qu’ils venaient deremuer ensemble, leur firent traverser le boulevard, pour jeter uncoup d’œil dans le café, par la porte grande ouverte. Ils voulaientrevoir leur table d’autrefois, au fond, à gauche.

« Oh ! regarde ! dit Sandoz, stupéfait.

– Gagnière ! » murmura Claude.

C’était Gagnière, en effet, tout seul à cette table, au fond dela salle vide. Il avait dû venir de Melun pour un de ces concertsdu dimanche, dont il se donnait la débauche ; puis, le soir,perdu dans Paris, il était monté au café Baudequin, par une vieillehabitude des jambes. Pas un des camarades n’y remettait les pieds,et lui, témoin d’un autre âge, s’y entêtait, solitaire. Il n’avaitpas encore touché à sa chope, il la regardait, si pensif, que lesgarçons commençaient à mettre les chaises sur les tables pour lebalayage du lendemain, sans qu’il bougeât.

Les deux amis hâtèrent le pas, inquiets de cette figure vague,pris de la terreur enfantine des revenants. Et ils se séparèrentrue Tourlaque.

« Ah ! ce triste Dubuche ! dit Sandoz en serrantla main de Claude, c’est lui qui nous a gâté notrejournée. »

Dès novembre, lorsque tous les vieux amis furent rentrés, Sandozsongea à les réunir dans un de ses dîners du jeudi, comme il enavait gardé la coutume. C’était toujours la meilleure de sesjoies : la vente de ses livres augmentait, le faisaitriche ; l’appartement de la rue de Londres prenait un grandluxe, à côté de la petite maison bourgeoise des Batignolles ;et lui restait immuable. En outre, cette fois, il complotait, danssa bonhomie, de donner à Claude une distraction certaine, par unede leurs chères soirées de jeunesse. Aussi veilla-t-il auxinvitations : Claude et Christine naturellement ; Jory etsa femme, qu’il avait fallu recevoir depuis le mariage ; puis,Dubuche qui venait toujours seul ; Fagerolles, Mahoudeau,Gagnière enfin. On serait dix, et rien que des camarades del’ancienne bande, pas un gêneur, pour que la bonne entente et lagaieté fussent complètes.

Henriette, plus méfiante, hésita, lorsqu’ils arrêtèrent cetteliste de convives.

« Oh ! Fagerolles ? Tu crois, Fagerolles avec lesautres ? Ils ne l’aiment guère… Et Claude non plus d’ailleurs,j’ai cru remarquer un froid… »

Mais il l’interrompit, ne voulant pas en convenir.

« Comment ! un froid ?… C’est drôle, les femmesne peuvent comprendre qu’on se plaisante. Au fond, ça n’empêche pasd’avoir le cœur solide. »

Ce jeudi-là, Henriette voulut soigner le menu. Elle avaitmaintenant tout un petit personnel à diriger, une cuisinière, unvalet de chambre ; et, si elle ne faisait plus des platselle-même, elle continuait à tenir la maison sur un pied de chèretrès délicate, par tendresse pour son mari, dont la gourmandiseétait le seul vice. Elle accompagna la cuisinière à la halle, passaen personne chez les fournisseurs. Le ménage avait le goût descuriosités gastronomiques, venues des quatre coins du monde. Cettefois, on se décida pour un potage queue de bœuf, des rougets deroche grillés, un filet aux cèpes, des raviolis à l’italienne, desgelinottes de Russie, et une salade de truffes, sans compter ducaviar et des kilkis en hors-d’œuvre, une glace pralinée, un petitfromage hongrois couleur d’émeraude, des fruits, des pâtisseries.Comme vin, simplement, du vieux bordeaux dans les carafes, duchambertin au rôti, et un vin mousseux de la Moselle au dessert, enremplacement du vin de Champagne, jugé banal.

Dès sept heures, Sandoz et Henriette attendirent leurs convives,lui en simple jaquette, elle très élégante dans une robe de satinnoir tout unie. On venait chez eux en redingote, librement. Lesalon, qu’ils achevaient d’installer, s’encombrait de vieuxmeubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peupleset de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure,qui avait commencé aux Batignolles par le vieux pot de Rouen,qu’elle lui avait donné un jour de fête. Ils couraient ensemble lesbrocanteurs, ils avaient une rage joyeuse d’acheter ; et luicontentait là d’anciens désirs de jeunesse, des ambitionsromantiques, nées jadis de ses premières lectures ; si bienque cet écrivain, si farouchement moderne, se logeait dans le MoyenÂge vermoulu qu’il rêvait d’habiter à quinze ans. Comme excuse, ildisait en riant que les beaux meubles d’aujourd’hui coûtaient tropcher, tandis qu’on arrivait tout de suite à de l’allure et à de lacouleur, avec des vieilleries, même communes. Il n’avait rien ducollectionneur, il était tout pour le décor, pour les grands effetsd’ensemble ; et le salon, à la vérité, éclairé par deux lampesde vieux Delft, prenait des tons fanés très doux et très chauds,les ors éteints des dalmatiques réappliqués sur les sièges, lesincrustations jaunies des cabinets italiens et des vitrineshollandaises, les teintes fondues des portières orientales, lescent petites notes des ivoires, des faïences, des émaux, pâlis parl’âge et se détachant contre la tenture neutre de la pièce, d’unrouge sombre.

Claude et Christine arrivèrent les derniers. Cette dernièreavait mis son unique robe de soie noire, une robe usée, finie,qu’elle entretenait avec des soins extrêmes, pour les occasionssemblables. Tout de suite, Henriette lui prit les deux mains, enl’attirant sur un canapé. Elle l’aimait beaucoup, elle laquestionna, en la voyant singulière, les yeux inquiets dans sapâleur touchante. Qu’avait-elle donc ? souffrait-elle ?Non, non, elle répondit qu’elle était très gaie, très heureuse devenir ; et ses regards, à chaque minute, allaient vers Claude,comme pour l’étudier, puis se détournaient. Lui paraissait excité,d’une fièvre de paroles et de gestes qu’il n’avait pas montréedepuis plusieurs mois. Seulement, par instants, cette agitationtombait, il demeurait silencieux, les yeux larges et perdus, fixéslà-bas, au loin dans le vide, sur quelque chose qui semblaitl’appeler.

« Ah ! mon vieux, dit-il à Sandoz, j’ai achevé tonbouquin cette nuit. C’est rudement fort, tu leur as cloué le bec,cette fois. »

Tous deux causèrent devant la cheminée, où des bûchesflambaient. L’écrivain, en effet, venait de publier un nouveauroman ; et, bien que la critique ne désarmât pas, il sefaisait enfin, autour de ce dernier, cette rumeur du succès quiconsacre un homme, sous les attaques persistantes de sesadversaires. D’ailleurs, il n’avait aucune illusion, il savait bienque la bataille, même gagnée, recommencerait à chacun de seslivres. Le grand travail de sa vie avançait, cette série de romans,ces volumes qu’il lançait coup sur coup, d’une main obstinée etrégulière, marchant au but qu’il s’était donné, sans se laisservaincre par rien, obstacles, injures, fatigues.

« C’est vrai, répondit-il gaiement, ils faiblissent, cettefois. Il y en a même un qui a fait la fâcheuse concession dereconnaître que je suis un honnête homme. Voilà comment toutdégénère !… Mais, va ! ils se rattraperont. J’en saisdont le crâne est trop différent du mien, pour qu’ils acceptentjamais ma formule littéraire, mes audaces de langue, mes bonshommesphysiologiques, évoluant sous l’influence des milieux ; et jeparle des confrères qui se respectent, je laisse de côté lesimbéciles et les gredins… Le mieux, vois-tu, pour travaillergaillardement, c’est de n’attendre ni bonne foi ni justice. Il fautmourir pour avoir raison. »

Les yeux de Claude s’étaient brusquement dirigés vers un coin dusalon, trouant le mur, allant là-bas, où quelque chose l’avaitappelé. Puis, ils se troublèrent, ils revinrent, tandis qu’ildisait :

« Bah ! tu parles pour toi. Si je crevais, moi,j’aurais tort… N’importe, ton bouquin m’a fichu une sacrée fièvre.J’ai voulu peindre aujourd’hui, impossible ! Ah ! ça vabien que je ne puisse pas être jaloux de toi, autrement tu merendrais trop malheureux. »

Mais la porte s’était ouverte, et Mathilde entra, suivie deJory. Elle avait une toilette riche, une tunique de velourscapucine, sur une jupe de satin paille, avec des brillants auxoreilles et un gros bouquet de roses au corsage. Et ce qui étonnaitClaude, c’était qu’il ne la reconnaissait pas, devenue très grasse,ronde et blonde, de maigre et brûlée qu’elle était. Sa laideurinquiétante de fille se fondait dans une enflure bourgeoise de laface, sa bouche aux trous noirs montrait maintenant des dents tropblanches, quand elle voulait bien sourire, d’un retroussementdédaigneux des lèvres. On la sentait respectable avec exagération,ses quarante-cinq ans lui donnaient du poids, à côté de son mariplus jeune, qui semblait être son neveu. La seule chose qu’ellegardait était une violence de parfums, elle se noyait des essencesles plus fortes, comme si elle eût tenté d’arracher de sa peau lessenteurs d’aromates dont l’herboristerie l’avait imprégnée ;mais l’amertume de la rhubarbe, l’âpreté du sureau, la flamme de lamenthe poivrée persistaient ; et le salon, dès qu’elle letraversa, s’emplit d’une odeur indéfinissable de pharmacie,corrigée d’une pointe aiguë de musc.

Henriette, qui s’était levée, la fit asseoir en face deChristine.

« Vous vous connaissez, n’est-ce pas ? Vous vous êtesdéjà rencontrées ici ? »

Mathilde eut un regard froid sur la toilette modeste de cettefemme, qui, disait-on, avait vécu longtemps avec un homme, avantd’être mariée. Elle était d’une rigidité excessive sur ce point,depuis que la tolérance du monde littéraire et artistique l’avaitfait admettre elle-même dans quelques salons. D’ailleurs,Henriette, qui l’exécrait, reprit sa conversation avec Christine,après les strictes politesses d’usage.

Jory avait serré les mains de Claude et de Sandoz. Et, deboutavec eux, devant la cheminée, il s’excusait, auprès de ce dernier,d’un article paru le matin même dans sa revue, qui maltraitait leroman de l’écrivain.

« Mon cher, tu le sais, on n’est jamais le maître chez soi…Je devrais tout faire, mais j’ai si peu de temps ! Imagine-toique je ne l’avais même pas lu, cet article, me fiant à ce qu’onm’en avait dit. Aussi tu comprends ma colère, quand je l’aiparcouru tout à l’heure… Je suis désolé, désolé…

– Laisse donc, c’est dans l’ordre, répondit tranquillementSandoz, Maintenant que mes ennemis se mettent à me louer, il fautbien que ce soient mes amis qui m’attaquent. »

De nouveau, la porte s’entre-bâilla, et Gagnière se glissadoucement, de son air vague d’ombre falote. Il arrivait droit deMelun, et tout seul, car il ne montrait sa femme à personne. Quandil venait dîner ainsi, il gardait à ses souliers la poussière de laprovince, qu’il remportait le soir même, en reprenant un train denuit. Du reste, il ne changeait pas, l’âge semblait le rajeunir, ilblondissait en vieillissant.

« Tiens ! mais Gagnière est là ! » s’écriaSandoz.

Alors, comme Gagnière se décidait à saluer les dames, Mahoudeaufit son entrée. Lui, avait blanchi déjà, avec sa face creusée etfarouche, où vacillaient des yeux d’enfance. Il portait encore unpantalon trop court, une redingote qui plissait dans le dos, malgrél’argent qu’il gagnait à présent ; car le marchand de bronzes,pour lequel il travaillait, avait lancé de lui des statuettescharmantes, que l’on commençait à voir sur les cheminées et lesconsoles bourgeoises.

Sandoz et Claude s’étaient tournés, curieux d’assister à cetterencontre de Mahoudeau avec Mathilde et Jory. Mais la chose sepassa très simplement. Le sculpteur s’inclinait devant elle,respectueux, lorsque le mari, de son air d’inconscience sereine,crut devoir la lui présenter, pour la vingtième fois peut-être.

« Eh ! c’est ma femme, camarade ! Serrez-vousdonc la main ! »

Alors, très graves, en gens du monde que l’on force à unefamiliarité un peu prompte, Mathilde et Mahoudeau se serrèrent lamain. Seulement, dès que celui-ci se fut débarrassé de la corvée,et qu’il eut retrouvé Gagnière dans un coin du salon, tous deux semirent à ricaner et à se rappeler en mots terribles lesabominations d’autrefois. Hein ? elle avait des dentsaujourd’hui, elle qui jadis ne pouvait pas mordre,heureusement !

On attendait Dubuche, car il avait formellement promis devenir.

« Oui, expliqua tout haut Henriette, nous ne serons queneuf. Fagerolles nous a écrit ce matin, pour s’excuser : undîner officiel, où il a été brusquement forcé de paraître… Ils’échappera et nous rejoindra vers onze heures. »

Mais, à ce moment, on apporta une dépêche. C’était Dubuche quitélégraphiait : « Impossible de bouger. Toux inquiétanted’Alice. »

« Eh bien, nous ne serons que huit ! » repritHenriette, avec la résignation chagrine d’une maîtresse de maisonqui voit s’émietter ses convives.

Et, le domestique ayant ouvert la porte de la salle à manger, enannonçant que madame était servie, elle ajouta :

« Nous y sommes tous… Offrez-moi votre bras,Claude. »

Sandoz avait pris celui de Mathilde, Jory se chargea deChristine, tandis que Mahoudeau et Gagnière suivaient, encontinuant de plaisanter crûment ce qu’ils appelaient lerembourrage de la belle herboriste.

La salle à manger où l’on entra, très grande, était d’une vivegaieté de lumière, au sortir de la clarté discrète du salon. Lesmurs, couverts de vieilles faïences, avaient des tons amusantsd’imagerie d’Épinal. Deux dressoirs, l’un de verrerie, l’autred’argenterie, étincelaient comme des vitrines de joyaux. Et latable surtout braisillait au milieu, en chapelle ardente, sous lasuspension garnie de bougies, avec la blancheur de sa nappe, quidétachait la belle ordonnance du couvert, les assiettes peintes,les verres taillés, les carafes blanches et rouges, leshors-d’œuvre symétriques, rangés autour du bouquet central, unecorbeille de roses pourpres.

On s’asseyait, Henriette entre Claude et Mahoudeau, Sandoz ayantà ses côtés Mathilde et Christine, Jory et Gagnière aux deux bouts,et le domestique achevait à peine de servir le potage, lorsqueMme Jory lâcha une phrase malheureuse. Voulant êtreaimable, n’ayant pas entendu les excuses de son mari, elle dit aumaître de la maison :

« Eh bien, vous avez été content de l’article de ce matin,Édouard en a revu lui-même les épreuves avec tant desoin ! »

Du coup, Jory se troubla, bégaya :

« Mais non ! mais non ! Il est très mauvais, cetarticle, tu sais bien qu’il a passé pendant mon absence, l’autresoir. »

Au silence gêné qui s’était fait, elle comprit sa faute. Maiselle aggrava la situation, elle lui jeta un regard aigu, enrépondant très haut, pour l’accabler et se mettre à part :

« Encore un de tes mensonges ! Je répète ce que tum’as dit… Tu entends, je ne veux pas que tu me rendesridicule ! »

Cela glaça le commencement du dîner. Vainement, Henrietterecommanda les kilkis, seule Christine les trouva très bons.Sandoz, que l’embarras de Jory récréait, lui rappela joyeusement,quand les rougets grillés parurent, un déjeuner qu’ils avaient faitensemble à Marseille, autrefois. Ah ! Marseille, la seuleville où l’on mange !

Claude, absorbé depuis un instant, sembla sortir d’un rêve, pourdemander, sans transition :

« Est-ce que c’est décidé ? est-ce qu’ils ont choisiles artistes, pour les nouvelles décorations del’Hôtel-de-Ville ?

– Non, dit Mahoudeau, ça va se faire… Moi, je n’aurai rien, jene connais personne… Fagerolles lui-même est très inquiet. S’iln’est point ici ce soir, c’est que ça ne marche pas tout seul…Ah ! il a mangé son pain blanc, ça se gâte, ça craque, leurpeinture à millions ! »

Il eut un rire de rancune enfin satisfaite, et Gagnière, àl’autre bout de la table, laissa entendre le même ricanement.Alors, ils se soulagèrent en paroles mauvaises, ils se réjouirentde la débâcle qui consternait le monde des jeunes maîtres. C’étaitfatal, les temps prédits arrivaient, la hausse exagérée sur lestableaux aboutissait à une catastrophe. Depuis que la paniques’était mise chez les amateurs, pris de l’affolement des gens deBourse, sous le vent de la baisse, les prix s’effondraient de jouren jour, on ne vendait plus rien. Et il fallait voir le fameuxNaudet au milieu de la déroute ! Il avait tenu bon d’abord, ilavait inventé le coup de l’Américain, le tableau unique caché aufond d’une galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il nevoulait même pas dire le prix, avec la certitude méprisante de nepouvoir trouver un homme assez riche, et qu’il vendait enfin deuxou trois cent mille francs à un marchand de porcs de New York,glorieux d’emporter la toile la plus chère de l’année. Mais cescoups-là ne se recommençaient pas, et Naudet, dont les dépensesavaient grandi avec les gains, entraîné et englouti dans lemouvement fou qui était son œuvre, entendait maintenant croulersous lui son hôtel royal, qu’il devait défendre contre l’assaut deshuissiers.

« Mahoudeau, vous ne reprenez pas des cèpes ? »interrompit obligeamment Henriette.

Le domestique présentait le filet, on mangeait, on vidait lescarafes de vin ; mais l’aigreur était telle, que les bonneschoses passaient sans être goûtées, ce qui désolait la maîtresse etle maître de la maison.

« Hein ? des cèpes ? finit par répéter lesculpteur. Non, merci. »

Et il continua.

« Le drôle, c’est que Naudet poursuit Fagerolles.Parfaitement ! il est en train de le faire saisir… Ah !ce que je rigole, moi ! Nous allons en voir, un nettoyage,avenue de Villiers, chez tous ces petits peintres à hôtel. Labâtisse sera pour rien, au printemps… Donc, Naudet, qui avait forcéFagerolles à bâtir, et qui l’avait meublé comme une catin, a voulureprendre ses bibelots et ses tentures. Mais l’autre a empruntédessus, paraît-il… Vous voyez l’histoire : le marchandl’accuse d’avoir gâché son affaire en exposant, par une vanitéd’étourdi ; le peintre répond qu’il entend ne plus êtrevolé ; et ils vont se manger, j’espère bien ! »

La voix de Gagnière s’éleva, une voix inexorable et douce derêveur éveillé.

« Rasé, Fagerolles !… D’ailleurs, il n’a jamais eu desuccès. »

On se récria. Et sa vente annuelle de cent mille francs, et sesmédailles, et sa croix ? Mais lui, obstiné, souriait d’un airmystérieux, comme si les faits ne pouvaient rien contre saconviction de l’au-delà. Il hochait la tête, plein de dédain.

« Laissez-moi donc tranquille ! Jamais il n’a su ceque c’était qu’une valeur. »

Jory allait défendre le talent de Fagerolles, qu’il regardaitcomme son œuvre, lorsque Henriette leur demanda un peu derecueillement pour les raviolis. Il y eut une courte détente, aumilieu du bruit cristallin des verres et du léger cliquetis desfourchettes. La table, dont la belle symétrie se débandait déjà,semblait s’être allumée davantage, au feu âpre de la querelle. EtSandoz, gagné d’une inquiétude, s’étonnait : qu’avaient-ilsdonc à l’attaquer si durement ? n’avait-on pas débutéensemble, ne devait-on pas arriver dans la même victoire ? Unmalaise, pour la première fois, troublait son rêve d’éternité,cette joie de ses jeudis qu’il voyait se succéder, tous pareils,tous heureux, jusqu’aux derniers jours lointains de l’âge. Mais cene fut encore qu’un frisson à fleur de peau. Il dit enriant :

« Claude, ménage-toi, voici les gelinottes… Eh !Claude, où es-tu ? »

Depuis qu’on se taisait, Claude était retourné dans son rêve,les regards perdus, reprenant des raviolis, sans savoir ; etChristine, qui ne disait rien, triste et charmante, ne le quittaitpas des yeux. Il eut un sursaut, il choisit une cuisse parmi lesmorceaux de gelinottes, qu’on servait, et dont le fumet violentemplissait la pièce d’une odeur de résine.

« Hein ! sentez-vous ça ? cria Sandoz, amusé. Oncroirait qu’on avale toutes les forêts de la Russie. »

Mais Claude revint à sa préoccupation.

« Alors, vous dites que Fagerolles aura la salle du Conseilmunicipal ? »

Et cette parole suffit, Mahoudeau et Gagnière, remis sur lapiste, repartirent. Ah ! un joli badigeonnage à l’eau claire,si on la lui donnait, cette salle ; et il faisait assez devilenies pour l’avoir. Lui, qui, autrefois, affectait de crachersur les commandes, en grand artiste débordé par les amateurs, ilassiégeait l’administration de ses bassesses, depuis que sapeinture ne se vendait plus. Connaissait-on quelque chose d’aussiplat qu’un peintre devant un fonctionnaire, et les courbettes, etles concessions, et les lâchetés ? une honte, une école dedomesticité, que cette dépendance de l’art, sous le bon vouloirimbécile d’un ministre ! Ainsi, Fagerolles, pour sûr, à cedîner officiel, était en train de lécher consciencieusement lesbottes de quelque chef de bureau, quelque crétin àempailler !

« Mon Dieu ! dit Jory, il fait ses affaires, et il araison… Ce n’est pas vous qui paierez ses dettes.

– Des dettes, est-ce que j’en ai, moi qui ai crevé lafaim ? répondit Mahoudeau d’un ton rogue. Est-ce qu’on se faitbâtir un palais, est-ce qu’on a des maîtresses comme cette Irma,qui le ruine ? »

Gagnière, de nouveau, l’interrompit, de son étrange voixd’oracle, lointaine et fêlée.

« Irma, mais c’est elle qui le paie ! »

On se fâchait, on plaisantait, le nom d’Irma volait par-dessusla table, lorsque Mathilde, réservée et muette jusque-là, par uneaffectation de bon genre, s’indigna vivement, avec des gesteseffarés, une bouche prude de dévote qu’on violente.

« Oh ! messieurs… oh ! messieurs… Devant nous,cette fille… Pas cette fille, de grâce ! »

Dès lors, Henriette et Sandoz, consternés, assistèrent à ladéroute de leur menu. La salade de truffes, la glace, le dessert,tout fut avalé sans joie, dans la colère montante de laquerelle ; et le chambertin, et le vin de la Moselle,passèrent comme de l’eau pure. Vainement, elle souriait, tandis quelui, bonhomme, s’efforçait de les calmer, en faisant la part desinfirmités humaines. Pas un ne lâchait prise, un mot les rejetaitles uns sur les autres, acharnés. Ce n’était plus l’ennui vague, lasatiété somnolente qui attristait parfois les anciennesréunions ; c’était maintenant de la férocité dans la lutte, unbesoin de se détruire. Les bougies de la suspension brûlaient trèshautes, les faïences des murs épanouissaient leurs fleurs peintes,la table semblait s’être incendiée, avec la débâcle de son couvert,sa violence de causerie, ce saccage qui les enfiévrait là, depuisdeux heures.

Et Claude, au milieu du bruit, dit enfin, lorsqu’Henriette sedécida à se lever, pour les faire taire :

« Ah ! l’Hôtel-de-Ville, si je l’avais, moi, et si jepouvais !… C’était mon rêve, les murs de Paris àcouvrir ! »

On retourna au salon, dont le petit lustre et les appliquesvenaient d’être allumés. On y eut presque froid, en comparaison del’étuve d’où l’on sortait ; et le café calma un instant lesconvives. Personne, du reste, n’était attendu, en dehors deFagerolles. C’était un salon très fermé, le ménage n’y racolait pasdes clients littéraires, n’y muselait pas la presse à coupsd’invitations. La femme exécrait le monde, le mari disait en riantqu’il lui fallait dix ans pour aimer quelqu’un, et l’aimertoujours. N’était-ce pas le bonheur, irréalisable ? quelquesamitiés solides, un coin d’affection familiale. On n’y faisaitjamais de musique, et jamais on n’y avait lu une page delittérature.

Ce jeudi-là, la soirée parut longue, dans la sourde irritationqui persistait. Les dames, devant le feu mourant, s’étaient mises àcauser ; et, comme le domestique, après avoir ôté le couvert,rouvrait la salle voisine, elles restèrent seules, les hommesallèrent y fumer, en buvant de la bière.

Sandoz et Claude, qui ne fumaient pas, revinrent bientôts’asseoir côte à côte sur un canapé, près de la porte. Le premier,heureux de voir son vieil ami excité et bavard, lui rappelait dessouvenirs de Plassans, à propos d’une nouvelle apprise laveille : oui, Pouillaud, l’ancien farceur du dortoir, devenuun avoué si grave, avait des ennuis, pour s’être laissé pincer avecdes petites gueuses de douze ans. Ah ! l’animal dePouillaud ! Mais Claude ne répondait plus, l’oreille auxaguets, ayant entendu prononcer son nom dans la salle à manger, ettâchant de comprendre.

C’étaient Jory, Mahoudeau et Gagnière, qui avaient recommencé lemassacre, inassouvis, les dents longues. Leurs voix, d’abordchuchotantes, s’élevaient peu à peu. Ils en arrivaient à crier.

« Oh ! l’homme, je vous abandonne l’homme, disait Joryen parlant de Fagerolles. Il ne vaut pas cher… Et il vous a roulés,c’est vrai, ah ! ce qu’il vous a roulés, en rompant avec vouset en se faisant un succès sur votre dos ! Aussi vous n’avezguère été malins. »

Mahoudeau furieux répondit :

« Pardi ! il suffisait d’être avec Claude pour êtreflanqué à la porte de partout.

– C’est Claude qui nous a tués », affirma carrémentGagnière.

Et ils continuèrent, abandonnant Fagerolles auquel ilsreprochaient son aplatissement devant les journaux, son allianceavec leurs ennemis, ses câlineries à des baronnes sexagénaires,tapant désormais sur Claude devenu le grand coupable. MonDieu ! l’autre après tout n’était qu’une simple gueuse, commeil y en a tant, parmi les artistes, qui raccrochent le public aucoin des rues, qui lâchent et déchirent les camarades, pour fairemonter le bourgeois chez eux. Mais Claude, ce grand peintre raté,cet impuissant incapable de mettre une figure debout, malgré sonorgueil, les avait-il assez compromis, assez fichus dedans !Ah ! oui, le succès était dans la rupture ! S’ils avaientpu recommencer, c’étaient eux qui n’auraient pas eu la bêtise des’entêter à des histoires impossibles ! Et ils l’accusaient deles avoir paralysés, de les avoir exploités, parfaitement !exploités, et d’une main si maladroite et si lourde, qu’il n’enavait lui-même tiré aucun parti.

« Enfin, moi, reprit Mahoudeau, ne m’a-t-il pas rendu idiotun moment ? Quand je songe à ça, je me tâte, je ne comprendsplus pourquoi je m’étais mis de sa bande. Est-ce que je luiressemble ? Est-ce qu’il y avait quelque chose de commun entrenous ?… Hein ? c’est exaspérant de s’en apercevoir sitard !

– Et à moi donc, continua Gagnière, il m’a bien volé monoriginalité ! Croyez-vous que ça m’amuse, d’entendre, à chaquetableau, répéter derrière moi, depuis quinze ans : C’est unClaude !… Ah ! non, j’en ai assez, j’aime mieux ne plusrien faire… N’empêche que si j’avais vu clair, autrefois, je nel’aurais pas fréquenté. »

C’était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient,dans la stupeur de se voir tout d’un coup étrangers et ennemis,après une longue jeunesse de fraternité. La vie les avait débandésen chemin, et les profondes dissemblances apparaissaient, il neleur restait à la gorge que l’amertume de leur ancien rêveenthousiaste, cet espoir de bataille et de victoire côte à côte,qui maintenant aggravait leur rancune.

« Le fait est, ricana Jory, que Fagerolles ne s’est paslaissé piller comme un niais. »

Mais, vexé, Mahoudeau se fâcha.

« Tu as tort de rire, toi, car tu es aussi un joli lâcheur…Oui, tu nous disais toujours que tu nous donnerais un coup de main,quand tu aurais un journal à toi…

– Ah ! permets, permets… »

Gagnière se joignit à Mahoudeau.

« C’est vrai, ça ! Tu ne vas plus raconter qu’on tecoupe ce que tu écris sur nous, puisque tu es le maître… Et jamaisun mot, tu ne nous as pas seulement nommés, dans ton dernierSalon. »

Gêné et bégayant, Jory s’emporta à son tour.

« Eh ! c’est la faute de ce bougre de Claude !…Je n’ai pas envie de perdre mes abonnés, pour vous être agréable.Vous êtes impossibles, là, comprenez-vous ! Toi, Mahoudeau, tupeux te décarcasser à faire des petites choses gentilles ;toi, Gagnière, tu auras beau même ne plus rien faire du tout :vous avez une étiquette dans le dos, il vous faudra dix ansd’efforts avant de la décoller ; et encore on en a vu qui nese décollaient jamais… Le public s’amuse, vous savez ! il n’yavait que vous pour croire au génie de ce grand toqué ridicule,qu’on enfermera un de ces quatre matins. »

Alors, ce fut terrible, tous les trois parlèrent à la fois, enarrivèrent aux reproches abominables, avec des éclats tels, descoups si durs de mâchoires, qu’ils semblaient se mordre.

Sur le canapé, Sandoz, troublé dans les gais souvenirs qu’ilévoquait, avait dû lui-même prêter l’oreille à ce tumulte, qui luiarrivait par la porte ouverte.

« Tu entends, lui dit Claude très bas, avec un sourire desouffrance, ils m’arrangent bien !… Non, non, reste là, je neveux pas que tu les fasses taire. J’ai mérité ça, puisque je n’aipas réussi. »

Et Sandoz, pâlissant, continua d’écouter cet enragement dans lalutte pour la vie, cette rancune des personnalités aux prises, quiemportait sa chimère d’éternelle amitié.

Henriette, heureusement, s’inquiétait de la violence des voix.Elle se leva et alla faire honte aux fumeurs d’abandonner ainsi lesdames, pour se quereller. Tous rentrèrent dans le salon, suant,soufflant, gardant la secousse de leur colère. Et, comme elledisait, les yeux sur la pendule, qu’ils n’auraient décidément pasFagerolles ce soir-là, ils se remirent à ricaner, en échangeant unregard. Ah ! il avait bon nez, lui ! ce n’était pas luiqu’on prendrait à se rencontrer avec d’anciens amis devenusgênants, et qu’il exécrait !

En effet, Fagerolles ne vint pas. La soirée s’achevapéniblement. On était retourné dans la salle à manger, où le thé setrouvait servi sur une nappe russe, brodée en rouge d’une chasse aucerf ; et il y avait, sous les bougies rallumées, une brioche,des assiettes de sucreries et de gâteaux, tout un luxe barbare deliqueurs, whisky, genièvre, kummel, raki de Chio. Le domestiqueapporta encore du punch, et il s’empressait autour de la table,pendant que la maîtresse de la maison remplissait la théière ausamovar, bouillant en face d’elle. Mais ce bien-être, cette joiedes yeux, cette odeur fine du thé, ne détendaient pas les cœurs. Laconversation était retombée sur le succès des uns et la mauvaisechance des autres. Par exemple, n’était-ce pas une honte, cesmédailles, ces croix, toutes ces récompenses qui déshonoraientl’art, tant on les distribuait mal ? Est-ce qu’on devaitrester d’éternels petits garçons en classe ? Toutes lesplatitudes venaient de là, cette docilité et cette lâcheté devantles pions, pour avoir des bons points !

Puis, dans le salon de nouveau, comme Sandoz désolé en arrivaità souhaiter ardemment de les voir partir, il remarqua Mathilde etGagnière, assis côte à côte sur un canapé, parlant musique aveclangueur, au milieu des autres exténués, sans salive, les mâchoiresmortes. Gagnière, en extase, philosophait et poétisait. Mathilde,cette vieille gaupe engraissée, exhalant sa senteur louche depharmacie, faisait les yeux blancs, se pâmait sous lechatouillement d’une aile invisible. Ils s’étaient aperçus, ledernier dimanche, aux concerts du Cirque, et ils se communiquaientleur jouissance, en phrases alternées, envolées, lointaines.

« Ah ! monsieur, ce Meyerbeer, cette ouverture deStruensée, cette phrase funèbre, et puis cette danse depaysans si emportée, si colorée, et puis la phrase de mort quireprend, le duo des violoncelles !… Ah ! monsieur, lesvioloncelles, les violoncelles !…

– Et, madame, Berlioz, l’air de fête de Roméo…Oh ! le solo des clarinettes, les femmes aimées, avecl’accompagnement des harpes ! Un ravissement, une blancheurqui monte… La fête éclate, un Véronèse, la magnificence tumultueusedes Noces de Cana ; et le chant d’amour recommence,oh ! combien doux ! oh ! toujours plus haut,toujours plus haut…

– Monsieur, avez-vous entendu, dans la symphonie en lade Beethoven, ce glas qui revient toujours, qui vous bat sur lecœur ?… Oui, je le vois bien, vous sentez comme moi, c’est unecommunion que la musique… Beethoven, mon Dieu ! qu’il esttriste et bon d’être deux à le comprendre, et de défaillir…

– Et Schumann, madame, et Wagner, madame… La rêverie deSchumann, rien que les instruments à cordes, une petite pluie tièdesur les feuilles des acacias, un rayon qui les essuie, à peine unelarme dans l’espace !… Wagner, ah ! Wagner, l’ouverturedu Vaisseau fantôme, vous l’aimez, dites que vousl’aimez ! Moi, ça m’écrase. Il n’y a plus rien, plus rien, onmeurt… »

Leurs voix s’éteignaient, ils ne se regardaient même pas,anéantis coude à coude, leur visage en l’air, noyé.

Surpris, Sandoz se demanda d’où Mathilde pouvait tenir cejargon. D’un article de Jory, peut-être. D’ailleurs, il avaitremarqué que les femmes causaient très bien musique, sans enconnaître une note. Et lui, que l’aigreur des autres n’avait faitque chagriner, s’exaspéra de cette pose langoureuse. Non, non, c’enétait assez ! qu’on se déchirât, passe encore ! maisquelle fin de soirée, cette farceuse sur le retour, roucoulant etse chatouillant avec du Beethoven et du Schumann !

Gagnière, heureusement, se leva tout d’un coup. Il savaitl’heure au fond de son extase, il n’avait que juste le temps dereprendre son train de nuit. Et, après des poignées de main molleset silencieuses, il s’en alla coucher à Melun.

« Quel raté ! murmura Mahoudeau. La musique a tué lapeinture, jamais il ne fichera rien. »

Lui-même dut partir, et à peine la porte s’était-elle referméesur son dos, que Jory déclara :

« Avez-vous vu son dernier presse-papiers ? Il finirapar sculpter des boutons de manchette… En voilà un qui a raté lapuissance ! »

Mais déjà, Mathilde était debout, saluant Christine d’un petitgeste sec, affectant une familiarité mondaine à l’égardd’Henriette, emmenant son mari, qui l’habilla dans l’antichambre,humble et terrifié des yeux sévères dont elle le regardait, ayant àrégler un compte.

Alors, derrière eux, Sandoz cria, hors de lui :

« C’est la fin, c’est fatalement le journaliste qui traiteles autres de ratés, le bâcleur d’articles tombé dansl’exploitation de la bêtise publique !… Ah ! Mathilde laRevanche ! »

Il ne restait que Christine et Claude. Ce dernier, depuis que lesalon se vidait, affaissé au fond d’un fauteuil, ne parlait plus,repris par cette sorte de sommeil magnétique qui le raidissait, lesregards fixes, très loin, au-delà des murs. Sa face se tendait, uneattention convulsée la portait en avant : il voyaitcertainement l’invisible, il entendait un appel du silence.

Christine s’était levée à son tour, en s’excusant de partirainsi les derniers. Henriette lui avait saisi les mains, et ellelui répétait combien elle l’aimait, elle la suppliait de venirsouvent, d’user d’elle en tout comme d’une sœur ; tandis quela triste femme, d’un charme si douloureux dans sa robe noire,secouait la tête avec un pâle sourire.

« Voyons, lui dit Sandoz à l’oreille, après avoir jeté uncoup d’œil sur Claude, il ne faut pas vous désoler ainsi… Il abeaucoup causé, il a été plus gai ce soir. Ça va trèsbien. »

Mais elle, d’une voix de terreur :

« Non, non, regardez ses yeux… Tant qu’il aura ces yeux-là,je tremblerai… Vous avez fait ce que vous avez pu, merci. Ce quevous n’avez pas fait, personne ne le fera. Ah ! que jesouffre, de ne plus compter, moi ! de ne rienpouvoir ! »

Et tout haut :

« Claude, viens-tu ? »

Deux fois, elle dut répéter la phrase. Il ne l’entendait pas, ilfinit par tressaillir et par se lever, en disant, comme s’il avaitrépondu à l’appel lointain, là-bas, à l’horizon :

« Oui, j’y vais, j’y vais. »

Lorsque Sandoz et sa femme se retrouvèrent seuls enfin, dans lesalon où l’air s’étouffait, chauffé par les lampes, comme alourdid’un silence mélancolique après l’éclat mauvais des querelles, tousles deux se regardèrent, et ils laissèrent tomber leurs bras, dansle navrement de leur malheureuse soirée. Elle, pourtant, tâcha d’enrire, murmurant :

« Je t’avais prévenu, j’avais bien compris… »

Mais il l’interrompit encore d’un geste désespéré. Ehquoi ! était-ce donc la fin de sa longue illusion, de ce rêved’éternité, qui lui avait fait mettre le bonheur dans quelquesamitiés choisies dès l’enfance, puis goûtées jusqu’à l’extrêmevieillesse. Ah ! la bande lamentable, quelle cassure dernière,quel bilan à pleurer, après cette banqueroute du cœur ! Et ils’étonnait des amis qu’il avait semés le long de la route, desgrandes affections perdues en chemin, du perpétuel changement desautres, autour de son être qu’il ne voyait pas changer. Ses pauvresjeudis l’emplissaient de pitié, tant de souvenirs en deuil, cettemort lente de ce qu’on aime ! Est-ce qu’ils allaient serésigner, sa femme et lui, à vivre au désert, cloîtrés dans lahaine du monde ? Est-ce qu’ils ouvriraient la porte toutelarge, devant le flot des inconnus et des indifférents ? Peu àpeu, une certitude se faisait au fond de son chagrin : toutfinissait et rien ne recommençait, dans la vie. Il sembla se rendreà l’évidence, il dit avec un gros soupir :

« Tu avais raison… Nous ne les inviterons plus à dînerensemble, ils se mangeraient. »

Dehors, dès qu’ils débouchèrent sur la place de la Trinité,Claude lâcha le bras de Christine ; et il bégaya qu’il avaitune course, il la pria de rentrer sans lui. Elle l’avait sentitrembler d’un grand frisson, elle resta effarée de surprise et decrainte : une course, à une pareille heure, à minuitpassé ! pour aller où, pour quoi faire ? Il tournait ledos, il s’échappait, quand elle le rattrapa, en le suppliant, enprétextant qu’elle avait peur, qu’il ne la laisserait pas, si tard,remonter ainsi à Montmartre. Cette considération parut seule leramener. Il lui reprit le bras, ils gravirent la rue Blanche et larue Lepic, se trouvèrent enfin rue Tourlaque. Et, devant leurporte, après avoir sonné, de nouveau il la quitta.

« Te voici chez nous… Moi, je vais faire macourse. »

Déjà, il se sauvait, à grandes enjambées, en gesticulant commeun fou. La porte s’était ouverte, et elle ne la referma même pas,elle s’élança, pour le suivre. Rue Lepic, elle le rejoignit ;mais, de crainte de l’exalter davantage, elle se contenta dès lorsde ne pas le perdre de vue, marchant à une trentaine de mètres,sans qu’il la sût derrière ses talons. Après la rue Lepic, ilredescendit la rue Blanche, puis il fila par la rue de laChaussée-d’Antin et la rue du Quatre-Septembre, jusqu’à la rueRichelieu. Quand elle le vit s’engager dans cette dernière, unfroid mortel l’envahit : il allait à la Seine, c’étaitl’affreuse peur qui la tenait, la nuit, éveillée d’angoisse. Et quefaire, mon Dieu ! Aller avec lui, se pendre à son cou,là-bas ? Elle n’avançait plus qu’en chancelant, et à chaquepas qui les rapprochait de la rivière, elle sentait la vie seretirer de ses membres. Oui, il s’y rendait tout droit : laplace du Théâtre-Français, le Carrousel, enfin le pont desSaints-Pères. Il y marcha un instant, s’approcha de la rampe,au-dessus de l’eau ; et elle crut qu’il se jetait, un grandcri s’étouffa dans l’étranglement de sa gorge.

Mais non, il demeurait immobile. N’était-ce donc que la Cité, enface, qui le hantait, ce cœur de Paris dont il emportaitl’obsession partout, qu’il évoquait de ses yeux fixes au traversdes murs, qui lui criait ce continuel appel, à des lieues, entendude lui seul ? Elle n’osait l’espérer encore, elle s’étaitarrêtée en arrière, le surveillant dans un vertige d’inquiétude, levoyant toujours faire le terrible saut, et résistant au besoin des’approcher, et redoutant de précipiter la catastrophe, si elle semontrait. Mon Dieu ! être là, avec sa passion ravagée, samaternité saignante, être là, assister à tout, sans pouvoir mêmerisquer un mouvement pour le retenir !

Lui, debout, très grand, ne bougeait pas, regardait dans lanuit.

C’était une nuit d’hiver, au ciel brouillé, d’un noir de suie,qu’une bise, soufflant de l’ouest, rendait très froide. Parisallumé s’était endormi, il n’y avait plus là que la vie des becs degaz, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient,pour n’être, au loin, qu’une poussière d’étoiles fixes. D’abord,les quais se déroulaient, avec leur double rang de perleslumineuses, dont la réverbération éclairait d’une lueur les façadesdes premiers plans, à gauche les maisons du quai du Louvre, àdroite les deux ailes de l’Institut, masses confuses de monumentset de bâtisses qui se perdaient ensuite, en un redoublementd’ombre, piqué des étincelles lointaines. Puis, entre ces cordonsfuyant à perte de vue, les ponts jetaient des barres de lumières,de plus en plus minces, faites chacune d’une traînée de paillettes,par groupes et comme suspendues. Et là, dans la Seine, éclatait lasplendeur nocturne de l’eau vivante des villes, chaque bec de gazreflétait sa flamme, un noyau qui s’allongeait en une queue decomète. Les plus proches, se confondant, incendiaient le courant delarges éventails de braise, réguliers et symétriques ; lesplus reculés, sous les ponts, n’étaient que des petites touches defeu immobiles. Mais les grandes queues embrasées vivaient,remuantes à mesure qu’elles s’étalaient, noir et or, d’un continuelfrissonnement d’écailles, où l’on sentait la coulée infinie del’eau. Toute la Seine en était allumée comme d’une fête intérieure,d’une féerie mystérieuse et profonde, faisant passer des valsesderrière les vitres rougeoyantes du fleuve. En haut, au-dessus decet incendie, au-dessus des quais étoilés, il y avait dans le cielsans astres une rouge nuée, l’exhalaison chaude et phosphorescentequi, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crête devolcan.

Le vent soufflait, et Christine grelottante, les yeux emplis delarmes, sentait le pont tourner sous elle, comme s’il l’avaitemportée dans une débâcle de tout l’horizon. Claude n’avait-il pasbougé ? N’enjambait-il pas la rampe ? Non, touts’immobilisait de nouveau, elle le retrouvait à la même place, danssa raideur entêtée, les yeux sur la pointe de la Cité, qu’il nevoyait pas.

Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas, au fonddes ténèbres. Il ne distinguait que les ponts, des carcasses finesde charpentes se détachant en noir sur l’eau braisillante. Puis,au-delà, tout se noyait, l’île tombait au néant, il n’en aurait pasmême retrouvé la place, si des fiacres attardés n’avaient promené,par moments, le long du Pont-Neuf, ces étincelles filantes quicourent encore dans les charbons éteints. Une lanterne rouge, auras du barrage de la Monnaie, jetait dans l’eau un filet de sang.Quelque chose d’énorme et de lugubre, un corps à la dérive, unepéniche détachée sans doute, descendait avec lenteur au milieu desreflets, parfois entrevue, et reprise aussitôt par l’ombre. Oùavait donc sombré l’île triomphale ? Était-ce au fond de cesflots incendiés ? Il regardait toujours, envahi peu à peu parle grand ruissellement de la rivière dans la nuit. Il se penchaitsur ce fossé si large, d’une fraîcheur d’abîme, où dansait lemystère de ces flammes. Et le gros bruit triste du courantl’attirait, il en écoutait l’appel, désespéré jusqu’à la mort.

Christine, cette fois, sentit, à un élancement de son cœur,qu’il venait d’avoir la pensée terrible. Elle tendit ses mainsvacillantes, que flagellait la bise. Mais Claude était resté toutdroit, luttant contre cette douceur de mourir ; et il nebougea pas d’une heure encore, n’ayant plus la conscience du temps,les regards toujours là-bas, sur la Cité, comme si, par un miraclede puissance, ses yeux allaient faire de la lumière et l’évoquerpour la revoir.

Lorsque enfin Claude quitta le pont d’un pas qui trébuchait,Christine dut le dépasser et courir, afin d’être rentrée rueTourlaque avant lui.

Chapitre 12

 

Cette nuit-là, par cette bise aigre de novembre qui soufflait autravers de leur chambre et du vaste atelier, ils se couchèrent àprès de trois heures. Christine, haletante de sa course, s’étaitglissée vivement sous la couverture, pour cacher qu’elle venait dele suivre ; et Claude, accablé, avait quitté ses vêtements unà un, sans une parole. Leur couche, depuis de longs mois, seglaçait ; ils s’y allongeaient côte à côte, en étrangers,après une lente rupture des liens de leur chair : volontaireabstinence, chasteté théorique, où il devait aboutir pour donner àla peinture toute sa virilité, et qu’elle avait acceptée, dans unedouleur fière et muette, malgré le tourment de sa passion. Etjamais encore, avant cette nuit-là, elle n’avait senti entre eux untel obstacle, un pareil froid, comme si rien désormais ne pouvaitles réchauffer et les remettre aux bras l’un de l’autre.

Pendant près d’un quart d’heure, elle lutta contre le sommeilenvahissant. Elle était très lasse, une torpeurl’engourdissait ; et elle ne cédait pas, inquiète de lelaisser éveillé. Pour dormir elle-même tranquille, elle attendaitchaque soir qu’il s’endormît avant elle. Mais il n’avait pas éteintla bougie, il restait les yeux ouverts, fixés sur cette flamme quil’aveuglait. À quoi songeait-il donc ? était-il demeurélà-bas, dans la nuit noire, dans cette haleine humide des quais, enface de Paris criblé d’étoiles, comme un ciel d’hiver ? etquel débat intérieur, quelle résolution à prendre convulsait ainsison visage ? Puis, invinciblement, elle succomba, elle tombaau néant des grandes fatigues.

Une heure plus tard, la sensation d’un vide, l’angoisse d’unmalaise, l’éveilla dans un tressaillement brusque. Tout de suite,elle avait tâté de la main la place déjà froide, à côtéd’elle : il n’était plus là, elle l’avait bien senti endormant. Et elle s’effarait, mal réveillée, la tête lourde etbourdonnante, lorsqu’elle aperçut, par la porte entr’ouverte de lachambre, une raie de lumière qui venait de l’atelier. Elle serassura, elle pensa qu’il y était allé chercher quelque livre, prisd’insomnie. Ensuite, comme il ne reparaissait pas, elle finit parse lever doucement, pour voir. Mais ce qu’elle vit la bouleversa,la planta sur le carreau, pieds nus, dans une telle surprise,qu’elle n’osa d’abord se montrer.

Claude, en manches de chemise malgré la rude température,n’ayant mis dans sa hâte qu’un pantalon et des pantoufles, étaitdebout sur sa grande échelle, devant son tableau. Sa palette setrouvait à ses pieds, et d’une main il tenait la bougie, tandis quede l’autre il peignait. Il avait des yeux élargis de somnambule,des gestes précis et raides, se baissant à chaque instant, pourprendre de la couleur, se relevant, projetant contre le mur unegrande ombre fantastique, aux mouvements cassés d’automate. Et pasun souffle, rien autre, dans l’immense pièce obscure, qu’uneffrayant silence.

Frissonnante, Christine devinait. C’était l’obsession, l’heurepassée là-bas, sur le pont des Saints-Pères, qui lui rendait lesommeil impossible, et qui l’avait ramené en face de sa toile,dévoré du besoin de la revoir, malgré la nuit. Sans doute, iln’était monté sur l’échelle que pour s’emplir les yeux de plusprès. Puis, torturé de quelque ton faux, malade de cette tare aupoint de ne pouvoir attendre le jour, il avait saisi une brosse,d’abord dans le désir d’une simple retouche, peu à peu emportéensuite de correction en correction, arrivant enfin à peindre commeun halluciné, la bougie au poing, dans cette clarté pâle que sesgestes effaraient. Sa rage impuissante de création l’avait repris,il s’épuisait en dehors de l’heure, en dehors du monde, il voulaitsouffler la vie à son œuvre, tout de suite.

Ah ! quelle pitié, et de quels yeux trempés de larmesChristine le regardait ! Un instant, elle eut la pensée de lelaisser à cette besogne folle, comme on laisse un maniaque auplaisir de sa démence. Ce tableau, jamais il ne le finirait,c’était bien certain maintenant. Plus il s’y acharnait, et plusl’incohérence augmentait, un empâtement de tons lourds, un effortépaissi et fuyant du dessin. Les fonds eux-mêmes, le groupe desdébardeurs surtout, autrefois solides, se gâtaient ; et il sebutait là, il s’était obstiné à vouloir terminer tout, avant derepeindre la figure centrale, la Femme nue, qui demeurait la peuret le désir de ses heures de travail, la chair de vertige quil’achèverait, le jour où il s’efforcerait encore de la fairevivante. Depuis des mois, il n’y donnait plus un coup depinceau ; et c’était ce qui tranquillisait Christine, ce quila rendait tolérante et pitoyable, dans sa rancune jalouse :tant qu’il ne retournait pas à cette maîtresse désirée et redoutée,elle se croyait moins trahie.

Les pieds gelés par le carreau, elle faisait un mouvement pourregagner le lit, lorsqu’une secousse la ramena. Elle n’avait pascompris d’abord, elle voyait enfin. De sa brosse trempée decouleur, il arrondissait à grands coups des formes grasses, legeste éperdu de caresse ; et il avait un rire immobile auxlèvres, et il ne sentait pas la cire brûlante de la bougie qui luicoulait sur les doigts ; tandis que, silencieux, leva-et-vient passionné de son bras remuait seul contre lamuraille : une confusion énorme et noire, une étreinte emmêléede membres dans un accouplement brutal. C’était à la Femme nuequ’il travaillait.

Alors, Christine ouvrit la porte et s’avança. Une révolteinvincible, la colère d’une épouse souffletée chez elle, trompéependant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, ilétait bien avec l’autre, il peignait le ventre et les cuisses envisionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l’exaltationde l’irréel ; et ces cuisses se doraient en colonnes detabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et derouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nuditéd’ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelqueadoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait tropsouffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison.

Pourtant, d’abord, elle se montra simplement désespérée etsuppliante. Ce n’était que la mère qui sermonnait son grand foud’artiste.

« Claude, que fais-tu là ?… Claude, est-ceraisonnable, d’avoir des idées pareilles ? Je t’en prie,reviens te coucher, ne reste pas sur cette échelle, où tu vasprendre du mal. »

Il ne répondit pas, il se baissa encore pour tremper sonpinceau, et fit flamboyer les aines, qu’il accusa de deux traits devermillon vif.

« Claude, écoute-moi, reviens avec moi, de grâce… Tu saisque je t’aime, tu vois l’inquiétude où tu m’as mise… Reviens,oh ! reviens, si tu ne veux pas que j’en meure, moi aussi,d’avoir si froid et de t’attendre. »

Hagard, il ne la regarda pas, il lâcha seulement d’une voixétranglée, en fleurissant de carmin le nombril :

« Fous-moi la paix, hein ! Je travaille. »

Un instant, Christine resta muette. Elle se redressait, ses yeuxs’allumaient d’un feu sombre, toute une rébellion gonflait son êtredoux et charmant. Puis, elle éclata, dans un grondement d’esclavepoussée à bout.

« Eh bien, non, je ne te foutrai pas la paix !… Envoilà assez, je te dirai ce qui m’étouffe, ce qui me tue, depuisque je te connais… Ah ! cette peinture, oui ! tapeinture, c’est elle, l’assassine, qui a empoisonné ma vie. Jel’avais pressenti, le premier jour ; j’en avais eu peur commed’un monstre, je la trouvais abominable, exécrable ; et puis,on est lâche, je t’aimais trop pour ne pas l’aimer, j’ai fini parm’y faire, à cette criminelle… Mais, plus tard, que j’en aisouffert, comme elle m’a torturée ! En dix ans, je ne mesouviens pas d’avoir vécu une journée sans larmes… Non, laisse-moi,je me soulage, il faut que je parle, puisque j’en ai trouvé laforce. Dix années d’abandon, d’écrasement quotidien ; ne plusrien être pour toi, se sentir de plus en plus jetée à l’écart, enarriver à un rôle de servante ; et l’autre, la voleuse, lavoir s’installer entre toi et moi, et te prendre, et triompher, etm’insulter… Car ose donc dire qu’elle ne t’a pas envahi membre àmembre, le cerveau, le cœur, la chair, tout ! Elle te tientcomme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme, n’est-cepas ? Ce n’est plus moi, c’est elle qui couche avec toi…Ah ! maudite ! ah ! gueuse ! »

Maintenant, Claude l’écoutait, dans l’étonnement de ce grand cride souffrance, mal éveillé de son rêve exaspéré de créateur, necomprenant pas bien encore pourquoi elle lui parlait ainsi. Et,devant cet hébétement, ce frissonnement d’homme surpris et dérangédans sa débauche, elle s’emporta davantage, elle monta surl’échelle, lui arracha la bougie du poing, la promena à son tourdevant le tableau.

« Mais regarde donc ! mais dis-toi donc où tu enes ! C’est hideux, c’est lamentable et grotesque, il faut quetu t’en aperçoives à la fin ! Hein ? est-ce laid, est-ceimbécile ?… Tu vois bien que tu es vaincu, pourquoi t’obstinerencore ? Ça n’a pas de bon sens, voilà ce qui me révolte… Situ ne peux être un grand peintre, la vie nous reste, ah ! lavie, la vie… »

Elle avait posé la bougie sur la plate-forme de l’échelle, etcomme il était descendu, trébuchant, elle sauta pour le rejoindre,ils se trouvèrent tous les deux en bas, lui tombé sur la dernièremarche, elle accroupie, serrant avec force les mains inertes qu’illaissait pendre.

« Voyons, il y a la vie… Chasse ton cauchemar, et vivons,vivons ensemble… N’est-ce pas trop bête de n’être que deux, devieillir déjà, et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire dubonheur ? La terre nous prendra assez tôt, va ! tâchonsd’avoir un peu chaud, de vivre, de nous aimer. Rappelle-toi, àBennecourt !… Écoute mon rêve. Moi, je voudrais t’emporterdemain. Nous irions loin de ce Paris maudit, nous trouverionsquelque part un coin de tranquillité, et tu verrais comme je terendrais l’existence douce, comme ce serait bon, d’oublier tout auxbras l’un de l’autre… Le matin, on dort dans son grand lit ;puis, ce sont des flâneries au soleil, le déjeuner qui sent bon,l’après-midi paresseuse, la soirée passée sous la lampe. Et plus detourments pour des chimères, et rien que la joie de vivre !…Cela ne te suffit donc pas que je t’aime, que je t’adore, que jeconsente à être ta servante, à exister uniquement pour ton plaisir…Entends-tu, je t’aime, je t’aime, et il n’y a rien de plus, c’estassez, je t’aime ! »

Il avait dégagé ses mains, il dit d’une voix morne, avec ungeste de refus :

« Non, ce n’est point assez… Je ne veux pas m’en aller avectoi, je ne veux pas être heureux, je veux peindre.

– Et que j’en meure, n’est-ce pas ? et que tu en meures,que nous achevions tous les deux d’y laisser notre sang et noslarmes !… Il n’y a que l’art, c’est le Tout-Puissant, le Dieufarouche qui nous foudroie et que tu honores. Il peut nousanéantir, il est le maître, tu diras merci.

– Oui, je lui appartiens, qu’il fasse de moi ce qu’il voudra… Jemourrais de ne plus peindre, je préfère peindre et en mourir… Etpuis, ma volonté n’y est pour rien. C’est ainsi, rien n’existe endehors, que le monde crève ! »

Elle se redressa, dans une nouvelle poussée de colère. Sa voixredevenait dure et emportée.

« Mais je suis vivante, moi ! et elles sont mortes,les femmes que tu aimes… Oh ! ne dis pas non, je sais bien quece sont tes maîtresses, toutes ces femmes peintes. Avant d’être latienne, je m’en étais aperçue déjà, il n’y avait qu’à voir dequelle main tu caressais leur nudité, de quels yeux tu lescontemplais ensuite, pendant des heures. Hein ? était-cemalsain et stupide, un pareil désir chez un garçon ? brûlerpour des images, serrer dans ses bras le vide d’une illusion !et tu en avais conscience, tu t’en cachais comme d’une choseinavouable… Puis, tu as paru m’aimer un instant. C’est à cetteépoque que tu m’as raconté ces bêtises, tes amours avec tes bonnesfemmes, comme tu disais en te plaisantant toi-même.Souviens-toi ? tu prenais en pitié ces ombres, lorsque tu metenais entre tes bras… Et ça n’a pas duré, tu es retourné à elles,oh ! si vite ! comme un maniaque retourne à sa manie. Moiqui existais, je n’étais plus, et c’étaient elles, les visions, quiredevenaient les seules réalités de ton existence… Ce que j’aienduré alors, tu ne l’as jamais su, car tu nous ignores toutes,j’ai vécu près de toi, sans que tu me comprennes. Oui, j’étaisjalouse d’elles. Quand je posais, là, toute nue, une idée seulem’en donnait le courage : je voulais lutter, j’espérais tereprendre ; et rien, pas même un baiser sur mon épaule, avantde me laisser rhabiller ! Mon Dieu ! que j’ai étéhonteuse souvent ! quel chagrin j’ai dû dévorer, de me sentirdédaignée et trahie !… Depuis ce moment, ton mépris n’a faitque grandir, et tu vois où nous en sommes, à nous allonger côte àcôte toutes les nuits, sans nous toucher du doigt. Il y a huit moiset sept jours, je les ai comptés ! il y a huit mois et septjours que nous n’avons rien eu ensemble. »

Elle continua hardiment, elle parla en phrases libres, elle, lasensuelle pudique, si ardente à l’amour, les lèvres gonflées decris, et si discrète ensuite, si muette sur ces choses, ne voulantpas en causer, détournant la tête avec des sourires confus. Mais ledésir l’exaltait, c’était un outrage que cette abstinence. Et sajalousie ne se trompait pas, accusait la peinture encore, car cettevirilité qu’il lui refusait, il la réservait et la donnait à larivale préférée. Elle savait bien pourquoi il la délaissait ainsi.Souvent d’abord, quand il avait le lendemain un gros travail, etqu’elle se serrait contre lui en se couchant, il lui disait quenon, que ça le fatiguerait trop ; ensuite, il avait prétenduqu’au sortir de ses bras, il en avait pour trois jours à seremettre, le cerveau ébranlé, incapable de rien faire de bon ;et la rupture s’était ainsi peu à peu produite, une semaine enattendant l’achèvement d’un tableau, puis un mois pour ne pasdéranger la mise en train d’un autre, puis des dates reculéesencore, des occasions négligées, la déshabitude lente, l’oublifinal. Au fond, elle retrouvait la théorie répétée cent fois devantelle : le génie devait être chaste, il fallait ne coucherqu’avec son œuvre.

« Tu me repousses, acheva-t-elle violemment, tu te reculesde moi, la nuit, comme si je te répugnais, tu vas ailleurs, et pouraimer quoi ? un rien, une apparence, un peu de poussière, dela couleur sur de la toile !… Mais, encore un coup, regarde-ladonc, ta femme là-haut ! vois donc quel monstre tu viens d’enfaire, dans ta folie ! Est-ce qu’on est bâtie comme ça ?est-ce qu’on a des cuisses en or et des fleurs sous leventre ?… Réveille-toi, ouvre les yeux, rentre dansl’existence. »

Claude, obéissant au geste dominateur dont elle lui montrait letableau, s’était levé et regardait. La bougie, restée sur laplate-forme de l’échelle, en l’air, éclairait comme d’une lueur decierge la Femme, tandis que toute l’immense pièce demeurait plongéedans les ténèbres. Il s’éveillait enfin de son rêve, et la Femme,vue ainsi d’en bas, avec quelques pas de recul, l’emplissait destupeur. Qui donc venait de peindre cette idole d’une religioninconnue ? qui l’avait faite de métaux, de marbres et degemmes, épanouissant la rose mystique de son sexe, entre lescolonnes précieuses des cuisses, sous la voûte sacrée duventre ? Était-ce lui qui, sans le savoir, était l’ouvrier dece symbole du désir insatiable, de cette image extra-humaine de lachair, devenue de l’or et du diamant entre ses doigts, dans sonvain effort d’en faire de la vie ? Et, béant, il avait peur deson œuvre, tremblant de ce brusque saut dans l’au-delà, comprenantbien que la réalité elle-même ne lui était plus possible, au boutde sa longue lutte pour la vaincre et la repétrir plus réelle, deses mains d’homme.

« Tu vois ! tu vois ! » répétaitvictorieusement Christine.

Et lui, très bas, balbutiait :

« Oh ! qu’ai-je fait ?… Est-ce donc impossible decréer ? nos mains n’ont-elles donc pas la puissance de créerdes êtres ? »

Elle le sentit faiblir, elle le saisit entre ses deux bras.

« Mais pourquoi ces bêtises, pourquoi autre chose que moi,qui t’aime ?… Tu m’as prise pour modèle, tu as voulu descopies de mon corps. À quoi bon, dis ? est-ce que ces copiesme valent ? elles sont affreuses, elles sont raides et froidescomme des cadavres… Et je t’aime, et je veux t’avoir. Il faut toutte dire, tu ne comprends pas, quand je rôde autour de toi, que jet’offre de poser, que je suis là, à te frôler, dans ton haleine.C’est que je t’aime, entends-tu ? c’est que je suis en vie,moi ! et que je te veux… »

Éperdument, elle le liait de ses membres, de ses bras nus, deses jambes nues. Sa chemise, à moitié arrachée, avait laisséjaillir sa gorge, qu’elle écrasait contre lui, qu’elle voulaitentrer en lui, dans cette dernière bataille de sa passion. Et elleétait la passion elle-même, débridée enfin avec son désordre et saflamme, sans les réserves chastes d’autrefois, emportée à toutdire, à tout faire, pour vaincre. Sa face s’était gonflée, les yeuxdoux et le front limpide disparaissaient sous les mèches torduesdes cheveux, il n’y avait plus que les mâchoires saillantes, lementon violent, les lèvres rouges.

« Oh ! non, laisse ! murmura Claude. Oh ! jesuis trop malheureux ! »

De sa voix ardente, elle continua :

« Tu me crois peut-être vieille. Oui, tu disais que je megâtais, et je l’ai cru moi-même, je m’examinais pendant la pose,pour chercher des rides… Mais ce, n’était pas vrai, ça ! Je lesens bien, que je n’ai pas vieilli, que je suis toujours jeune,toujours forte… »

Puis, comme il se débattait encore :

« Regarde donc ! »

Elle s’était reculée de trois pas ; et, d’un grand geste,elle ôta sa chemise, elle se trouva toute nue, immobile, dans cettepose qu’elle avait gardée durant de si longues séances, D’un simplemouvement du menton, elle indiqua la figure du tableau.

« Va, tu peux comparer, je suis plus jeune qu’elle… Tu aseu beau lui mettre des bijoux dans la peau, elle est fanée commeune feuille sèche… Moi, j’ai toujours dix-huit ans, parce que jet’aime. »

Et, en effet, elle rayonnait de jeunesse sous la clarté pâle.Dans ce grand élan d’amour, les jambes s’effilaient, charmantes etfines, les hanches élargissaient leur rondeur soyeuse, la gorgeferme se redressait, gonflée du sang de son désir.

Déjà, elle l’avais repris, collée à lui maintenant, sans cettechemise gênante ; et ses mains s’égaraient, le fouillaientpartout, aux flancs, aux épaules, comme si elle eût cherché soncœur, dans cette caresse tâtonnante, cette prise de possession, oùelle semblait vouloir le faire sien ; tandis qu’elle lebaisait rudement, d’une bouche inassouvie, sur la peau, sur labarbe, sur les manches, dans le vide. Sa voix expirait, elle neparlait plus que d’un souffle haletant, coupé de soupirs.

« Oh ! reviens, oh ! aimons-nous… Tu n’as doncpas de sang, que des ombres te suffisent ? Reviens, et tuverras que c’est bon de vivre… Tu entends ! vivre au cou l’unde l’autre, passer des nuits comme ça, serrés, confondus, etrecommencer le lendemain, et encore, et encore… »

Il frémissait, il lui rendait peu à peu son étreinte, dans lapeur que lui avait faite l’autre, l’idole ; et elle redoublaitde séduction, elle l’amollissait et le conquérait.

« Écoute, je sais que tu as une affreuse pensée, oui !je n’ai jamais osé t’en parler, parce qu’il ne faut pas attirer lemalheur ; mais je ne dors plus la nuit, tu m’épouvantes… Cesoir, je t’ai suivi, là-bas, sur ce pont que je hais, et j’aitremblé, oh ! j’ai cru que c’était fini, que je ne t’avaisplus… Mon Dieu ! qu’est-ce que je deviendrais ? J’aibesoin de toi, tu ne vas pas me tuer peut-être !… Aimons-nous,aimons-nous… »

Alors, il s’abandonna, dans l’attendrissement de cette passioninfinie. C’était une immense tristesse, un évanouissement du mondeentier où se fondait son être. Il la serra éperdument, lui aussi,sanglotant, bégayant :

« C’est vrai, j’ai eu la pensée affreuse… Je l’aurais fait,et j’ai résisté en songeant à ce tableau inachevé… Mais puis-jevivre encore, si le travail ne veut plus de moi ? Commentvivre, après ça, après ce qui est là, ce que j’ai abîmé tout àl’heure ?

– Je t’aimerai et tu vivras.

– Ah ! jamais tu ne m’aimeras assez… Je me connais bien. Ilfaudrait une joie qui n’existe pas, quelque chose qui me fîtoublier tout… Déjà tu as été sans force. Tu ne peux rien.

– Si, si, tu verras… Tiens ! je te prendrai ainsi, je tebaiserai sur les yeux, sur la bouche, sur toutes les places de toncorps. Je te réchaufferai contre ma gorge, je lierai mes jambes auxtiennes, je nouerai mes bras à tes reins, je serai ton souffle, tonsang, ta chair… »

Cette fois, il fut vaincu, il brûla avec elle, se réfugia enelle, enfonçant la tête entre ses seins, la couvrant à son tour deses baisers.

« Eh bien, sauve-moi, oui ! prends-moi, si tu ne veuxpas que je me tue… Et invente du bonheur, fais-m’en connaître unqui me retienne… Endors-moi, anéantis-moi, que je devienne tachose, assez esclave, assez petit, pour me loger sous tes pieds,dans tes pantoufles… Ah ! descendre là, ne vivre que de tonodeur, t’obéir comme un chien, manger, t’avoir et dormir, si jepouvais, si je pouvais ! »

Elle eut un cri de victoire.

« Enfin ! tu es à moi, il n’y a plus que moi, l’autreest bien morte ! »

Et elle l’arracha de l’œuvre exécrée, elle l’emporta dans sachambre à elle, dans son lit, grondante, triomphante. Surl’échelle, la bougie qui s’achevait, clignota un instant derrièreeux, puis se noya. Cinq heures sonnèrent au coucou, pas une lueurn’éclairait encore le ciel brumeux de novembre. Et tout retomba auxfroides ténèbres.

Christine et Claude, à tâtons, avaient roulé en travers du lit.Ce fut une rage, jamais ils n’avaient connu un emportement pareil,même aux premiers jours de leur liaison. Tout ce passé leurremontait au cœur, mais dans un renouveau aigu qui les grisaitd’une ivresse délirante. L’obscurité flambait autour d’eux, ilss’en allaient sur des ailes de flamme, très haut, hors du monde, àgrands coups réguliers, continus, toujours plus haut. Lui-mêmepoussait des cris, loin de sa misère, oubliant, renaissant à unevie de félicité. Elle le fit blasphémer ensuite, provocante,dominatrice, avec un rire d’orgueil sensuel. « Dis que lapeinture est imbécile. – La peinture est imbécile. – Dis que tu netravailleras plus, que tu t’en moques, que tu brûleras testableaux, pour me faire plaisir. – Je brûlerai mes tableaux, je netravaillerai plus. – Et dis qu’il n’y a que moi, que de me tenirlà, comme tu me tiens, est le bonheur unique, que tu craches surl’autre, cette gueuse que tu as peinte. Crache, crache donc, que jet’entende ! – Tiens ! je crache, il n’y a que toi. »Et elle le serrait à l’étouffer, c’était elle qui le possédait. Ilsrepartirent, dans le vertige de leur chevauchée à travers lesétoiles. Leurs ravissements recommençaient, trois fois il leursembla qu’ils volaient de la terre au bout du ciel. Quel grandbonheur ! comment n’avait-il pas songé à se guérir dans cebonheur certain ? Et elle se donnait encore, et il vivraitheureux, sauvé, n’est-ce pas ? maintenant qu’il avait cetteivresse.

Le jour allait naître, lorsque Christine, ravie, foudroyée desommeil, s’endormit aux bras de Claude. Elle le liait d’une cuisse,la jambe jetée en travers des siennes, comme pour s’assurer qu’ilne lui échapperait plus ; et, la tête roulée sur cettepoitrine d’homme qui lui servait de tiède oreiller, elle soufflaitdoucement, un sourire aux lèvres. Lui, avait fermé les yeux ;mais, de nouveau, malgré sa fatigue écrasante, il les rouvrit, ilregarda l’ombre. Le sommeil le fuyait, une sourde poussée d’idéesconfuses remontait dans son hébétement, à mesure qu’il serefroidissait et se dégageait de la griserie voluptueuse, dont tousses muscles restaient ébranlés. Quand le petit jour parut, unesalissure jaune, une tache de boue liquide sur les vitres de lafenêtre, il tressaillit, il crut avoir entendu une voix hautel’appeler du fond de l’atelier. Ses pensées étaient revenuestoutes, débordantes, torturantes, creusant son visage, contractantses mâchoires dans un dégoût humain, deux plis amers qui faisaientde son masque la face ravagée d’un vieillard. Maintenant, cettecuisse de femme, allongée sur lui, prenait une lourdeur deplomb ; il en souffrait comme d’un supplice, d’une meule donton lui broyait les genoux, pour des fautes inexpiées ; et latête également, posée sur ses côtes, l’étouffait, arrêtait d’unpoids énorme les battements de son cœur. Mais, longtemps, il nevoulut pas la déranger, malgré l’exaspération lente de tout soncorps, une sorte de répugnance et de haine irrésistibles qui lesoulevait de révolte. L’odeur du chignon dénoué, cette odeur fortede chevelure, surtout, l’irritait. Brusquement, la voix haute, aufond de l’atelier, l’appela une seconde fois, impérieuse. Et il sedécida, c’était fini, il souffrait trop, il ne pouvait plus vivre,puisque tout mentait et qu’il n’y avait rien de bon. D’abord, illaissa glisser la tête de Christine, qui garda son vaguesourire ; ensuite, il dut se mouvoir avec des précautionsinfinies, pour sortir ses jambes du lien de la cuisse, qu’ilrepoussa peu à peu, dans un mouvement naturel, comme si ellefléchissait d’elle-même. Il avait rompu la chaîne enfin, il étaitlibre. Un troisième appel le fit se hâter, il passa dans la piècevoisine, en disant :

« Oui, oui, j’y vais ! »

Le jour ne se débrouillait pas, sale et triste, un de ces petitsjours d’hiver lugubres ; et, au bout d’une heure, Christine seréveilla dans un grand frisson glacé. Elle ne comprit pas. Pourquoidonc se trouvait-elle seule ? Puis, elle se souvint :elle s’était endormie, la joue contre son cœur, les membres mêlésaux siens. Alors, comment avait-il pu s’en aller ? oùpouvait-il être ? Tout d’un coup, dans son engourdissement,elle sauta du lit avec violence, elle courut à l’atelier. MonDieu ! est-ce qu’il était retourné près de l’autre ?est-ce que l’autre venait encore de le reprendre, lorsqu’ellecroyait l’avoir conquis à jamais ?

Au premier coup d’œil, elle ne vit rien, l’atelier lui parutdésert, sous le petit jour boueux et froid. Mais, comme elle serassurait en n’apercevant personne, elle leva les yeux vers latoile, et un cri terrible jaillit de sa gorge béante.

« Claude, oh ! Claude… »

Claude s’était pendu à la grande échelle, en face de son œuvremanquée. Il avait simplement pris une des cordes qui tenaient lechâssis au mur, et il était monté sur la plate-forme en attacher lebout à la traverse de chêne, clouée par lui un jour, afin deconsolider les montants. Puis, de là-haut, il avait sauté dans levide. En chemise, les pieds nus, atroce avec sa langue noire et sesyeux sanglants sortis des orbites, il pendait là, grandiaffreusement dans sa raideur immobile, la face tournée vers letableau, tout près de la Femme au sexe fleuri d’une rose mystique,comme s’il lui eût soufflé son âme à son dernier râle, et qu’ill’eût regardée encore, de ses prunelles fixes.

Christine, pourtant, restait droite, soulevée de douleur,d’épouvante et de colère. Son corps en était gonflé, sa gorge nelâchait plus qu’un hurlement continu. Elle ouvrit les bras, lestendit vers le tableau, ferma les deux poings.

« Oh ! Claude, oh ! Claude… Elle t’a repris, ellet’a tué, tué, tué, la gueuse ! »

Et ses jambes fléchirent, elle tourna et s’abattit sur lecarreau. L’excès de la souffrance avait retiré tout le sang de soncœur, elle demeura évanouie par terre, comme morte, pareille à uneloque blanche, misérable et finie, écrasée sous la souverainetéfarouche de l’art. Au-dessus d’elle, la Femme rayonnait avec sonéclat symbolique d’idole, la peinture triomphait, seule immortelleet debout, jusque dans sa démence.

Le lundi seulement, après les formalités et les retardsoccasionnés par le suicide, lorsque Sandoz vint le matin, à neufheures, pour le convoi, il ne trouva qu’une vingtaine de personnessur le trottoir de la rue Tourlaque. Dans son gros chagrin, ilcourait depuis trois jours, forcé de s’occuper de tout :d’abord, il avait dû faire transporter à l’hôpital de LariboisièreChristine, ramassée mourante ; ensuite, il s’était promené dela mairie aux pompes funèbres et à l’église, payant partout, cédantà l’usage, plein d’indifférence, puisque les prêtres voulaient biende ce cadavre au cou cerclé de noir. Et, parmi les gens quiattendaient, il n’aperçut encore que des voisins, augmentés dequelques curieux ; tandis que des têtes s’allongeaient auxfenêtres, chuchotantes, excitées par le drame. Sans doute les amisallaient venir. Il n’avait pu écrire à la famille, ignorant lesadresses ; et il s’effaça, dès qu’il vit arriver deux parents,que les trois lignes sèches des journaux avaient tirés sans doutede l’oubli où Claude lui-même les laissait : une cousine âgéeà tournure louche de brocanteuse, un petit cousin, très riche,décoré, propriétaire d’un des grands magasins de Paris, bon princedans son élégance, désireux de prouver son goût éclairé des arts.Tout de suite, la cousine monta, fit le tour de l’atelier, flairacette misère nue, redescendit, la bouche dure, irritée d’une corvéeinutile. Au contraire, le petit cousin se redressa et marcha lepremier derrière le corbillard, menant le deuil avec une correctioncharmante et fière.

Comme le cortège partait, Bongrand accourut et resta près deSandoz, après lui avoir serré la main. Il était assombri, ilmurmura, en jetant un coup d’œil sur les quinze à vingt personnesqui suivaient :

« Ah ! le pauvre bougre !… Comment ! il n’ya que nous deux ? »

Dubuche était à Cannes avec ses enfants. Jory et Fagerolless’abstenaient, l’un exécrant la mort, l’autre trop affairé. Seul,Mahoudeau rattrapa le convoi à la montée de la rue Lepic, et ilexpliqua que Gagnière devait avoir manqué le train.

Lentement, le corbillard gravissait la pente rude, dont le lacettourne sur le flanc de la butte Montmartre. Par moments, des ruestransversales qui dévalaient, des trouées brusques, montraientl’immensité de Paris, profonde et large ainsi qu’une mer. Lorsqu’ondéboucha devant l’église Saint-Pierre, et qu’on transporta lecercueil, là-haut, il domina un instant la grande ville. C’étaitpar un ciel gris d’hiver, de grandes vapeurs volaient, emportées ausouffle d’un vent glacial ; et elle semblait agrandie, sansfin dans cette brume, emplissant l’horizon de sa houle menaçante.Le pauvre mort qui l’avait voulu conquérir et qui s’en était casséla nuque, passa en face d’elle, cloué sous le couvercle de chêne,retournant à la terre, comme un de ces flots de boue qu’elleroulait.

À la sortie de l’église, la cousine disparut, Mahoudeauégalement. Le petit cousin avait repris sa place derrière le corps.Sept autres personnes inconnues se décidèrent, et l’on partit pourle nouveau cimetière de Saint-Ouen, que le peuple a nommé du nominquiétant et lugubre de Cayenne. On était dix.

« Allons, il n’y aura que nous deux, décidément »,répéta Bongrand, en se remettant en marche près de Sandoz.

Maintenant, le convoi, précédé par la voiture de deuil oùs’étaient assis le prêtre et l’enfant de chœur, descendait l’autreversant de la butte, le long de rues tournantes et escarpées commedes sentiers de montagne. Les chevaux du corbillard glissaient surle pavé gras, on entendait les sourds cahots des roues. À la suite,les dix piétinaient, se retenaient parmi les flaques, si occupés decette descente pénible, qu’ils ne causaient pas encore, Mais, aubas de la rue du Ruisseau, lorsqu’on tomba à la porte deClignancourt, au milieu de ces vastes espaces, où se déroulent leboulevard de ronde, le chemin de fer de ceinture, les talus et lesfossés des fortifications, il y eut des soupirs d’aise, on échangeaquelques mots, on commença à se débander.

Sandoz et Bongrand, peu à peu, se trouvèrent à la queue, commepour s’isoler de ces gens qu’ils n’avaient jamais vus. Au moment oùle corbillard passait la barrière, le second se pencha.

« Et la petite femme, qu’en va-t-on faire ?

– Ah ! quelle pitié ! répondit Sandoz. Je suis allé lavoir hier à l’hôpital. Elle a une fièvre cérébrale. L’interneprétend qu’on la sauvera, mais qu’elle en sortira vieillie de dixans et sans force… Vous savez qu’elle en était venue à oublierjusqu’à son orthographe. Une déchéance, un écrasement, unedemoiselle ravalée à une bassesse de servante ! Oui, si nousne prenons pas soin d’elle comme d’une infirme, elle finira laveusede vaisselle quelque part.

– Et pas un sou, naturellement ?

– Pas un sou. Je croyais trouver les études qu’il avait faitessur nature pour son grand tableau, ces études superbes dont iltirait ensuite un si mauvais parti. Mais j’ai fouillé vainement, ildonnait tout, des gens le volaient. Non, rien à vendre, pas unetoile possible, rien que cette toile immense que j’ai démolie etbrûlée moi-même, ah ! de grand cœur, je vous assure, comme onse venge ! »

Ils se turent un instant, La route large de Saint-Ouen s’enallait toute droite, à l’infini ; et, au milieu de la campagnerase, le petit convoi filait, pitoyable, perdu, le long de cettechaussée, où coulait un fleuve de boue. Une double clôture depalissades la bordait, de vagues terrains s’étalaient à droite et àgauche, il n’y avait au loin que des cheminées d’usine et quelqueshautes maisons blanches, isolées, plantées de biais. On traversa lafête de Clignancourt : des baraques, des cirques, des chevauxde bois aux deux côtés de la route, grelottant sous l’abandon del’hiver, des guinguettes vides, des balançoires verdies, une fermed’opéra-comique : À la Ferme de Picardie, d’unetristesse noire, entre ses treillages arrachés.

« Ah ! ses anciennes toiles, reprit Bongrand, leschoses qui étaient quai de Bourbon, vous vous souvenez ? Desmorceaux extraordinaires ! Hein ? les paysages rapportésdu Midi, et les académies faites chez Boutin, des jambes defillette, un ventre de femme, oh ! ce ventre… C’est le pèreMalgras qui doit l’avoir, une étude magistrale, que pas un de nosjeunes maîtres n’est fichu de peindre… Oui, oui, le gaillardn’était pas une bête. Un grand peintre, simplement !

– Quand je pense, dit Sandoz, que ces petits fignoleurs del’École et du journalisme l’ont accusé de paresse et d’ignorance,en répétant les uns à la suite des autres qu’il avait toujoursrefusé d’apprendre son métier !… Paresseux, mon Dieu !lui que j’ai vu s’évanouir de fatigue, après des séances de dixheures, lui qui avait donné sa vie entière, qui s’est tué dans safolie de travail !… Et ignorant, est-ce imbécile ! Jamaisils ne comprendront que ce qu’on apporte, lorsqu’on a la gloired’apporter quelque chose, déforme ce qu’on apprend. Delacroix,aussi, ignorait son métier, parce qu’il ne pouvait s’enfermer dansla ligne exacte. Ah ! les niais, les bons élèves au sangpauvre, incapables d’une incorrection ! »

Il fit quelques pas en silence, puis il ajouta :

« Un travailleur héroïque, un observateur passionné dont lecrâne s’était bourré de science, un tempérament de grand peintreadmirablement doué… Et il ne laisse rien.

– Absolument rien, pas une toile, déclara Bongrand. Je neconnais de lui que des ébauches, des croquis, des notes jetées,tout ce bagage de l’artiste qui ne peut aller au public… Oui, c’estbien un mort, un mort tout entier que l’on va mettre dans laterre ! »

Mais ils durent presser le pas, ils s’attardaient encausant ; et, devant eux, après avoir roulé entre descommerces de vins mêlés à des entreprises de monuments funèbres, lecorbillard tournait à droite, dans le bout d’avenue qui conduisaitau cimetière. Ils le rejoignirent, ils franchirent la porte avec lepetit cortège. Le prêtre en surplis, l’enfant de chœur armé dubénitier, tous les deux descendus de la voiture de deuil,marchaient en avant.

C’était un grand cimetière plat, jeune encore, tiré au cordeaudans ce terrain vide de banlieue, coupé en damier par de largesallées symétriques. De rares tombeaux bordaient les voiesprincipales, toutes les sépultures, débordantes déjà, s’étendaientau ras du sol, dans l’installation bâclée et provisoire desconcessions de cinq ans, les seules que l’on accordât ; etl’hésitation des familles à faire des frais sérieux, les pierresqui s’enfonçaient faute de fondations, les arbres verts quin’avaient pas le temps de pousser, tout ce deuil passager et depacotille se sentait, donnait au vaste champ une pauvreté, unenudité froide et propre, d’une mélancolie de caserne et d’hôpital.Pas un coin de ballade romantique, pas un détour feuillu,frissonnant de mystère, pas une grande tombe parlant d’orgueil etd’éternité. On était dans le cimetière nouveau, aligné, numéroté,le cimetière des capitales démocratiques, où les morts semblentdormir au fond de cartons administratifs, le flot de chaque matindélogeant et remplaçant le flot de la veille, tous défilant à laqueue comme dans une fête, sous les yeux de la police, pour éviterles encombrements.

« Fichtre ! murmura Bongrand, ce n’est pas gai,ici.

– Pourquoi ? dit Sandoz, c’est commode, on a de l’air… Et,même sans soleil, voyez donc comme c’est joli decouleur. »

En effet, sous le ciel gris de cette matinée de novembre, dansle frisson pénétrant de la bise, les tombes basses, chargées deguirlandes et de couronnes de perles, prenaient des tons très fins,d’une délicatesse charmante. Il y en avait de toutes blanches, il yen avait de toutes noires, selon les perles ; et cetteopposition luisait doucement, au milieu de la verdure pâlie desarbres nains. Sur ces loyers de cinq ans, les familles épuisaientleur culte : c’était un entassement, un épanouissement que lerécent jour des Morts venait d’étaler dans son neuf. Seules, lesfleurs naturelles, entre leurs collerettes de papier, s’étaientfanées déjà. Quelques couronnes d’immortelles jaunes éclataientcomme de l’or fraîchement ciselé. Mais il n’y avait que les perles,un ruissellement de perles cachant les inscriptions, recouvrant lespierres et les entourages, des perles en cœurs, en festons, enmédaillons, des perles qui encadraient des sujets sous verre, despensées, des mains enlacées, des nœuds de satin, jusqu’à desphotographies de femme, de jaunes photographies de faubourg, depauvres visages laids et touchants, avec leur sourire gauche.

Et, comme le corbillard suivait l’avenue du Rond-Point, Sandoz,ramené à Claude par son observation de peintre, se remit àcauser.

« Un cimetière qu’il aurait compris, avec son enragement demodernité… Sans doute, il souffrait dans sa chair, ravagé par cettelésion trop forte du génie, trois grammes en moins ou trois grammesen plus, comme il le disait, lorsqu’il accusait ses parents del’avoir si drôlement bâti. Mais son mal n’était pas en luiseulement, il a été la victime d’une époque… Oui, notre générationa trempé jusqu’au ventre dans le romantisme, et nous en sommesrestés imprégnés quand même, et nous avons eu beau nousdébarbouiller, prendre des bains de réalité violente, la taches’entête, toutes les lessives du monde n’en ôteront pasl’odeur. »

Bongrand souriait.

« Oh ! moi, j’en ai eu par-dessus la tête. Mon art ena été nourri, je suis même impénitent. S’il est vrai que maparalysie dernière vienne de là, qu’importe ! Je ne puisrenier la religion de toute ma vie d’artiste… Mais votre remarqueest très juste : vous en êtes, vous autres, les fils révoltés.Ainsi, lui, avec sa grande Femme nue au milieu des quais, cesymbole extravagant…

– Ah ! cette Femme, interrompit Sandoz, c’est elle qui l’aétranglé. Si vous saviez comme il y tenait ! Jamais il ne m’aété possible de la chasser de lui… Alors, comment voulez-vous qu’onait la vue claire, le cerveau équilibré et solide, quand depareilles fantasmagories repoussent dans le crâne ?… Mêmeaprès la vôtre, notre génération est trop encrassée de lyrisme pourlaisser des œuvres saines. Il faudra une génération, deuxgénérations peut-être, avant qu’on peigne et qu’on écrivelogiquement, dans la haute et pure simplicité du vrai… Seule, lavérité, la nature, est la base possible, la police nécessaire, endehors de laquelle la folie commence ; et qu’on ne craigne pasd’aplatir l’œuvre, le tempérament est là, qui emportera toujours lecréateur. Est-ce que quelqu’un songe à nier la personnalité, lecoup de pouce involontaire qui déforme et qui fait notre pauvrecréation à nous ! »

Mais il tourna la tête, il ajouta brusquement :

« Tiens ! qu’est-ce qui brûle ?… Ils allumentdonc des feux de joie, ici ? »

Le convoi venait de tourner, en arrivant au Rond-Point, où étaitl’ossuaire, le caveau commun, peu à peu empli de tous les débrisenlevés des fosses, et dont la pierre, au centre d’une pelouseronde, disparaissait sous un amoncellement de couronnes, déposéeslà au hasard par la piété des parents qui n’avaient plus leursmorts à eux. Et, comme le corbillard roulait doucement à gauche,dans l’avenue transversale numéro deux, un crépitement s’était faitentendre, une grosse fumée avait grandi, au-dessus des petitsplatanes bordant le trottoir. On approchait avec lenteur, onapercevait de loin un gros tas de choses terreuses quis’allumaient. Puis, on finit par comprendre. Cela se trouvait aubord d’un vaste carré, qu’on avait fouillé profondément de largessillons parallèles, pour en arracher les bières, afin de rendre lesol à d’autres corps, de même que le paysan retourne un chaumeavant de l’ensemencer de nouveau. Les longues fosses videsbâillaient, les buttes de terre grasse se purgeaient sous leciel ; et, dans ce coin du champ, ce qu’on brûlait ainsi,c’étaient les planches pourries des bières, un bûcher énorme deplanches fendues, brisées, mangées par la terre, tombées en unterreau rougeâtre. Elles refusaient de flamber, humides de bouehumaine, éclatant en sourdes détonations, fumant seulement avec uneintensité croissante, de grandes fumées qui montaient dans le cielblafard, et que la bise de novembre rabattait, déchirait enlanières rousses, volantes, au travers des tombes basses de touteune moitié du cimetière.

Sandoz et Bongrand avaient regardé, sans une parole. Puis, quandils eurent dépassé le feu, le premier reprit :

« Non, il n’a pas été l’homme de la formule qu’ilapportait. Je veux dire qu’il n’a pas eu le génie assez net pour laplanter debout et l’imposer dans une œuvre définitive… Et voyez,autour de lui, après lui, comme les efforts s’éparpillent !Ils en restent tous aux ébauches, aux impressions hâtives, pas unne semble avoir la force d’être le maître attendu. N’est-ce pasirritant, cette notation nouvelle de la lumière, cette passion duvrai poussée jusqu’à l’analyse scientifique, cette évolutioncommencée si originalement, et qui s’attarde, et qui tombe auxmains des habiles, et qui n’aboutit point, parce que l’hommenécessaire n’est pas né ?… Bah ! l’homme naîtra, rien nese perd, il faut bien que la lumière soit.

– Qui sait ? pas toujours ! dit Bongrand. La vieavorte, elle aussi… Vous savez, je vous écoute, mais je suis undésespéré, moi. Je crève de tristesse, et je sens tout qui crève…Ah ! oui, l’air de l’époque est mauvais, cette fin de siècleencombrée de démolitions, aux monuments éventrés, aux terrainsretournés cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort !Est-ce qu’on peut se bien porter, là-dedans ? Les nerfs sedétraquent, la grande névrose s’en mêle, l’art se trouble :c’est la bousculade, l’anarchie, la folie de la personnalité auxabois… Jamais on ne s’est tant querellé et jamais on n’y a vu moinsclair que depuis le jour où l’on prétend tout savoir. »

Sandoz, devenu pâle, regardait au loin les grandes fuméesrousses rouler dans le vent.

« C’était fatal, songea-t-il à demi-voix, cet excèsd’activité et d’orgueil dans le savoir devait nous rejeter audoute ; ce siècle, qui a fait déjà tant de clarté, devaits’achever sous la menace d’un nouveau flot de ténèbres… Oui, notremalaise vient de là. On a trop promis, on a trop espéré, on aattendu la conquête et l’explication de tout ; et l’impatiencegronde. Comment ! on ne marche pas plus vite ? la sciencene nous a pas encore donné, en cent ans, la certitude absolue, lebonheur parfait ? Alors, à quoi bon continuer, puisqu’on nesaura jamais tout et que notre pain restera aussi amer ? C’estune faillite du siècle, le pessimisme tord les entrailles, lemysticisme embrume les cervelles ; car nous avons eu beauchasser les fantômes sous les grands coups de lumière de l’analyse,le surnaturel a repris les hostilités, l’esprit des légendes serévolte et veut nous reconquérir, dans cette halte de fatigue etd’angoisse… Ah ! certes ! je n’affirme rien, je suismoi-même déchiré. Seulement, il me semble que cette convulsiondernière du vieil effarement religieux était à prévoir. Nous nesommes pas une fin, mais une transition, un commencement d’autrechose… Cela me calme, cela me fait du bien, de croire que nousmarchons à la raison et à la solidité de la science… »

Sa voix s’était altérée d’une émotion profonde, et ilajouta :

« À moins que la folie ne nous fasse culbuter dans le noir,et que nous ne partions tous, étranglés par l’idéal, comme le vieuxcamarade qui dort là, entre ses quatre planches. »

Le corbillard quittait l’avenue transversale numéro deux, pourtourner à droite dans l’avenue latérale numéro trois ; et,sans parler, le peintre montra du regard à l’écrivain un carré desépultures, que longeait le cortège.

Il y avait là un cimetière d’enfants, rien que des tombesd’enfants, à l’infini, rangées avec ordre, régulièrement séparéespar des sentiers étroits, pareilles à une ville enfantine de lamort. C’étaient de toutes petites croix blanches, de tout petitsentourages blancs, qui disparaissaient presque sous une floraisonde couronnes blanches et bleues, au ras du sol ; et le champpaisible, d’un ton si doux, d’un bleuissement de lait, semblaits’être fleuri de cette enfance couchée dans la terre. Les croixdisaient les âges : deux ans, seize mois, cinq mois. Unepauvre croix, sans entourage, qui débordait et se trouvait plantéede biais dans une allée, portait simplement : EUGÉNIE, TROISJOURS. N’être pas encore et dormir déjà là, à part, comme lesenfants que les familles, aux soirs de fête, font dîner à la petitetable !

Mais, enfin, le corbillard s’était arrêté, au milieu del’avenue. Lorsque Sandoz aperçut la fosse prête, à l’angle du carrévoisin, en face du cimetière des tout-petits, il murmuratendrement :

« Ah ! mon vieux Claude, grand cœur d’enfant, tu serasbien à côté d’eux. »

Les croque-morts descendaient le cercueil. Maussade sous labise, le prêtre attendait ; et des fossoyeurs étaient là, avecdes pelles. Trois voisins avaient lâché en route, les dix n’étaientplus que sept. Le petit cousin, qui tenait son chapeau à la maindepuis l’église, malgré le temps affreux, se rapprocha. Tous lesautres se découvrirent, et les prières allaient commencer,lorsqu’un coup de sifflet déchirant fit lever les têtes.

C’était, dans ce bout vide encore, à l’extrémité de l’avenuelatérale numéro trois, un train qui passait sur le haut talus duchemin de fer de ceinture, dont la voie dominait le cimetière. Lapente gazonnée montait, et des lignes géométriques se détachaienten noir sur le gris du ciel, les poteaux télégraphiques reliés parles minces fils, une guérite de surveillant, la plaque d’un signal,la seule tache rouge et vibrante. Quand le train roula, avec sonfracas de tonnerre, on distingua nettement, comme sur untransparent d’ombres chinoises, les découpures des wagons,jusqu’aux gens assis dans les trous clairs des fenêtres. Et laligne redevint nette, un simple trait à l’encre coupantl’horizon ; tandis que, sans relâche, au loin, d’autres coupsde sifflet appelaient, se lamentaient, aigus de colère, rauques desouffrance, étranglés de détresse. Puis, une corne d’appel résonna,lugubre.

« Revertitur in terram suam unde erat… »,récitait le prêtre, qui avait ouvert un livre et qui se hâtait.

Mais on ne l’entendait plus, une grosse locomotive était arrivéeen soufflant, et elle manœuvrait juste au-dessus de la cérémonie.Celle-là avait une voix énorme et grasse, un sifflet guttural,d’une mélancolie géante, Elle allait, venait, haletait, avec sonprofil de monstre lourd. Brusquement, elle lâcha sa vapeur, dansune haleine furieuse de tempête.

« Requiescat in pace, disait le prêtre.

– Amen », répondait l’enfant de chœur.

Et tout fut emporté, au milieu de cette détonation cinglante etassourdissante, qui se prolongeait avec une violence continue defusillade.

Bongrand, exaspéré, se tournait vers la locomotive. Elle se tut,ce fut un soulagement. Des larmes étaient montées aux yeux deSandoz, ému déjà des choses sorties involontairement de ses lèvres,derrière le corps de son vieux camarade, comme s’ils avaient euensemble une de leurs causeries grisantes d’autrefois ; et,maintenant, il lui semblait qu’on allait mettre en terre sajeunesse : c’était une part de lui-même, la meilleure, celledes illusions et des enthousiasmes, que les fossoyeurs enlevaient,pour la faire glisser au fond du trou. Mais, à cette minuteterrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avaittellement plu, les jours précédents, et la terre était si molle,qu’un brusque éboulement se produisit. Un des fossoyeurs dut sauterdans la fosse, pour la vider à la pelle, d’un jet lent etrythmique. Cela n’en finissait pas, s’éternisait au milieu del’impatience du prêtre et de l’intérêt des quatre voisins, quiavaient suivi jusqu’au bout, sans qu’on sût pourquoi. Et, là-haut,sur le talus, la locomotive avait repris ses manœuvres, reculait enhurlant, à chaque tour de roue, le foyer ouvert, incendiant le jourmorne d’une pluie de braise.

Enfin, la fosse fut vidée, on descendit le cercueil, on se passale goupillon. C’était fini. Debout, de son air correct et charmant,le petit cousin fit les honneurs, serra les mains de tous ces gensqu’il n’avait jamais vus, en mémoire de ce parent dont il ne serappelait pas le nom la veille.

« Mais il est très bien, ce calicot », dit Bongrand,qui ravalait ses larmes.

Sandoz, sanglotant, répondit :

« Très bien. »

Tous s’en allaient, les surplis du prêtre et de l’enfant dechœur disparaissaient entre les arbres verts, les voisins débandésflânaient, lisaient les inscriptions.

Et Sandoz, se décidant à quitter la fosse à demi comblée,reprit :

« Nous seuls l’aurons connu… Plus rien, pas même unnom !

– Il est bien heureux, dit Bongrand, il n’a pas de tableau entrain, dans la terre où il dort… Autant partir que de s’acharnercomme nous à faire des enfants infirmes, auxquels il manquetoujours des morceaux, les jambes ou la tête, et qui ne viventpas.

– Oui, il faut vraiment manquer de fierté, se résigner à l’à peuprès et tricher avec la vie… Moi qui pousse mes bouquins jusqu’aubout, je me méprise de les sentir incomplets et mensongers, malgrémon effort. »

La face pâle, ils s’en allaient lentement, côte à côte, au borddes blanches tombes d’enfants, le romancier alors dans toute laforce de son labeur et de sa renommée, le peintre déclinant etcouvert de gloire.

« Au moins, en voilà un qui a été logique et brave,continua Sandoz. Il a avoué son impuissance et il s’est tué.

– C’est vrai, dit Bongrand. Si nous ne tenions pas si fort à nospeaux, nous ferions tous comme lui… N’est-ce pas ?

– Ma foi, oui. Puisque nous ne pouvons rien créer, puisque nousne sommes que des reproducteurs débiles, autant vaudrait-il nouscasser la tête tout de suite. »

Ils se retrouvaient devant le tas allumé des vieilles bièrespourries. Maintenant, elles étaient en plein feu, suantes etcraquantes ; mais on ne voyait toujours pas les flammes, lafumée seule avait augmenté, une fumée âcre, épaisse, que le ventpoussait en gros tourbillons, et qui couvrait le cimetière entierd’une nuée de deuil.

« Fichtre ! onze heures ! dit Bongrand en tirantsa montre. Il faut que je rentre. »

Sandoz eut une exclamation de surprise.

« Comment ! déjà onze heures ! »

Il promena sur les sépultures basses, sur le vaste champ fleuride perles, si régulier et si froid, un long regard de désespoir,encore aveuglé de larmes. Puis, il ajouta :

« Allons travailler. »

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Tags: Emile Zola