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Ma femme

Ma femme

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
Partie 1
MA FEMME
I

Je reçus la lettre suivante :

« Monsieur Pâvel Anndréiévitch !

« Non loin de chez vous, et notamment au village de Pestrôvo, se passent des événements fâcheux que je me fais un devoir de porter à votre connaissance. Tous les paysans de ce village avaient vendu leurs isbas et tout ce qu’ils possédaient pour émigrer dans le gouvernement de Tomsk ; mais ils sont revenus avant d’arriver à destination. Ici, cela va de soi, ils n’ont plus rien ; tout appartient aux autres, et ils se sont installés à trois et quatre familles par isba, en sorte que, dans chacune, il n’y a pas moins de quinze personnes des deux sexes,sans compter les enfants. Au total, ils n’ont rien à manger ;c’est la famine, une épidémie générale de typhus de l’épuisement ou du typhus exanthématique, et, littéralement, tous sont malades.L’infirmière raconte : « Quand on entre dans une isba,voici ce que l’on voit : tout le monde y est malade :tout le monde est dans le délire ; l’un rit, l’autre grimpe au mur ; dans les isbas c’est une infection. Personne pour apporter de l’eau, ni en donner aux malades, et, pour toute nourriture, des pommes de terre gelées. » L’infirmière et Sobole (c’est notre médecin du zemstvo), que peuvent-ils lorsque,avant tout médicament, il faudrait du pain, qu’ils n’ont pas. La commission du zemstvo se récuse parce que ces paysans ne font plus partie de ce gouvernement, et que, d’ailleurs, elle n’a pas d’argent.

« Vous informant de cela et connaissant votre humanité, jevous prie de ne pas nous refuser votre concours le plus prompt.

« À bon entendeur, salut ! »

Il était évident que ce devait être l’infirmière elle-même quiavait écrit cela ou ce médecin, au nom de bête dont il étaitparlé[1] . Les médecins du zemstvo et lesinfirmières se convainquent chaque jour, depuis nombre d’années,qu’ils ne peuvent rien faire, et pourtant leursappointements leur proviennent de gens qui ne se nourrissent que depommes de terre gelées, et ils se croient néanmoins en droit, on nesait pour quelle raison, de juger si je suis ou ne suis pas un êtrehumain.

Inquiété par cette lettre anonyme, par le fait que des paysansvenaient chaque matin dans la cuisine des domestiques, et s’ymettaient à genoux en suppliant ; par le fait, aussi, qu’onavait volé dans mon dépôt, pendant la nuit, vingt sacs de blé,après avoir démoli le mur, et, enfin, inquiété par la pénibleimpression générale qui se maintenait grâce aux conversations, auxjournaux, au mauvais temps ; inquiet de tout cela, jetravaillais mollement et sans succès.

J’écrivais une Histoire des chemins de fer pourlaquelle il fallait lire une quantité de livres russes etétrangers, de brochures, d’articles de journaux ; il fallaitpousser le boulier[2] ,feuilleter les tables de logarithmes, réfléchir et écrire, puislire encore, calculer et réfléchir. Mais à peine prenais-je unlivre ou commençais-je à penser, mes idées s’embrouillaient, mesyeux se fermaient. Je me levais de mon bureau en soupirant et memettais à marcher dans les grandes pièces de ma solitaire maison decampagne.

Quand je m’ennuyais de marcher, je m’arrêtais près de la fenêtreet regardais, par delà ma vaste cour, l’étang et le bois de jeunesbouleaux dépouillés et un vaste champ couvert d’une neige récemmenttombée et fondante. Je voyais à l’horizon, sur une colline, un tasd’isbas noirâtres, d’où dévalait, en ruban irrégulier, au long duchamp blanc de neige, une route boueuse et noire. C’était Pestrôvo,le village dont me parlait mon correspondant anonyme.

N’eussent été les corbeaux, qui, prévoyant de la pluie ou de laneige, volaient en croassant, au-dessus de l’étang et du champ, etn’eussent été les coups de marteaux venant du hangar oùtravaillaient des charpentiers, ce petit monde, dont on parlaittant actuellement, aurait ressemblé à la Mer morte ; tout yétait silencieux, immobile, inanimé et ennuyeux.

L’inquiétude m’empêchait de travailler et de me concentrer. Jene savais pas ce qui m’arrivait ; je voulais croire quec’était du désenchantement. En effet, j’avais quitté mon service auministère des Voies de communication, et j’étais venu ici, à lacampagne, pour vivre tranquillement et écrire des ouvrages sur desquestions sociales. C’était mon rêve ancien et favori. Et voilàqu’il fallait dire adieu à mon repos et à mes publications, toutabandonner, et ne m’occuper que des paysans.

Et c’était inévitable ! Car, moi excepté, il n’y avait,dans le district, absolument personne de capable, – j’en étaisconvaincu – de porter secours aux affamés.

J’étais entouré de gens sans instruction, peu intelligents,indifférents, malhonnêtes pour la plupart, ou honnêtes, maisirréfléchis, pas sérieux, comme était, par exemple, ma femme. On nepouvait pas compter sur de pareilles gens et on ne pouvait pas nonplus abandonner les paysans à leur sort. Il restait donc à sesoumettre à la nécessité et à s’occuper soi-même de mettre leschoses en ordre.

Je commençai par décider de faire un don de cinq milleroubles-argent au profit des affamés. Mais cela ne diminua pas monanxiété, tout au contraire ; quand je me tenais à la fenêtreou que je parcourais mes chambres, une question nouvelle metorturait : quel usage faire de cet argent ?

Donner l’ordre d’acheter du blé ? aller distribuer du paind’isba en isba ? Cela dépassait les forces d’un homme seul,sans compter qu’on risque, en agissant à la hâte, de donner dessecours à quelqu’un qui ne manque de rien ou à un exploiteur depaysans deux fois plus souvent qu’à un affamé.

Je n’avais pas confiance non plus dans l’administration. Tousces administrateurs territoriaux, ces inspecteurs descontributions, étaient des jeunes gens, et je m’en méfiais comme detoute la jeunesse moderne, matérialiste et sans idéal. Lacommission du zemstvo, les bureaux, et en général toutes lesadministrations de district, ne m’inspiraient également aucun désirde m’adresser à eux. Je savais que toutes ces administrations,ayant pris goût aux gâteaux du zemstvo et de l’État, ouvraienttoutes chaque jour leurs bouches plus grandes pour s’affriander àquelque autre lippée supplémentaire.

Il me vint à l’idée d’inviter chez moi des voisins de propriétéset de leur proposer d’organiser dans ma maison une sorte de comitéoù se centraliseraient les secours et d’où partiraient les ordrespour tout le district. Une pareille organisation, qui permettraitdes réunions particulières et un large et libre contrôle, répondaitentièrement à mes vues. Mais je m’imaginai aussi les lunchs, lesdîners et soupers, le bruit, le désœuvrement, les bavardages et lemauvais ton qu’apporterait inévitablement chez moi cette disparatesociété de district ; et je m’empressai d’abandonner monidée.

Je pouvais, moins que de personne, attendre des miens la moindreaide ou le moindre appui. De ma famille directe, jadis nombreuse etbruyante, il ne restait qu’une gouvernante,Mlle Marie, ou comme on l’appelait maintenant,Maria Guérâssimovna, personne tout à fait nulle. Cette petitevieille, septuagénaire, soignée, vêtue d’une robe gris clair etcoiffée d’un bonnet à rubans blancs, ressemblait à une poupée deporcelaine. Elle était toujours assise au salon à lire un livre.Quand je passais près d’elle, elle disait chaque fois, connaissantl’objet de mes préoccupations :

– Que voulez-vous, Pâcha[3]  ? Jevous avais bien dit qu’il en serait ainsi. Vous en pouvez jugerd’après vos domestiques.

– Ah ! lui criais-je, déjà arrivé dans une autrepièce, ne dites pas de bêtises !

Ma seconde famille, autrement dit, ma femme, NathâliaGavrîlovna, habitait le rez-de-chaussée et en occupait toutes lespièces.

Elle prenait ses repas, dormait, et recevait ses invités chezelle, sans s’intéresser, le moins du monde, à la façon dont jemangeais, dormais et qui je recevais. Nos relations étaientsimples : non pas tendues, mais froides, vides et ennuyeuses,comme celle de gens éloignés l’un de l’autre depuis longtemps, ensorte que leur vie à des étages superposés, ne ressemblait pas mêmeà du voisinage.

L’amour passionné, inquiet, tantôt doux, tantôt amer commel’absinthe, que réveillait jadis en moi Nathâlia Gavrîlovnan’existait plus. Il n’existait plus les anciens emportements, lesconversations montées, les reproches, les plaintes et lesexplosions de haine, qui finissaient habituellement chez ma femmepar un voyage à l’étranger ou auprès des siens, et, de mon côté,par des envois d’argent, fréquents, mais par petites sommes, afinde piquer plus fréquemment l’amour-propre de mon épouse.

Ma fière et orgueilleuse femme et sa parenté vivaient à mesdépens ; et ma femme, malgré tout son désir, ne pouvait pas sepasser de mon argent. Ne lui envoyer que de petites sommes mefaisait plaisir et était mon unique consolation.

Lorsque, maintenant, nous nous rencontrions par hasard en bas,dans le couloir, ou dans la cour, je la saluais ; ma femme mesouriait aimablement ; nous parlions du temps qu’il faisait,de ce qu’il fallait déjà apparemment mettre les doubles fenêtrespour l’hiver, ou de ce qu’une voiture avec des grelots était passéesur la digue.

Et, pendant ce temps-là, je lisais sur ses traits :

« Je vous suis fidèle ; je ne ridiculise pas votrehonorable nom, que vous aimez tant ; vous êtes intelligent etme laissez en paix : nous sommes quittes. »

Je m’assurais que l’amour était depuis longtemps desséché en moiet que le travail m’avait pris trop profondément pour que je pussesonger sérieusement à mes relations avec ma femme. Mais ce n’étaitlà qu’une illusion.

Quand, en effet, ma femme, chez elle, en bas, parlait à hautevoix, je prêtais attentivement l’oreille, bien qu’on ne pût pasdistinguer une seule parole. Quand elle jouait du piano, je melevais et j’écoutais. Quand on lui amenait la voiture ou un chevalde selle, je m’approchais de la fenêtre, et attendais qu’ellesortît ; puis, je la regardais monter en voiture ou à cheval,et sortir de la cour.

Je sentais que quelque chose d’étrange se passait dans mon âme,et je craignais que l’expression de mon regard et de mon visage neme trahissent. J’accompagnais ma femme des yeux et attendaisensuite son retour, pour revoir par la fenêtre sa figure, sesépaules, sa pelisse, son chapeau. J’étais ennuyé, triste ; jeregrettais indéfiniment quelque chose et avais envie de pousser unepointe en son absence dans son appartement. Et je voulais que laquestion, que moi et ma femme n’avions pas su résoudre, en raisonde l’incompatibilité de nos humeurs, se résolût au plus vited’elle-même, d’une façon naturelle : à savoir, que cette bellejeune femme de vingt-sept ans, devînt vieille au plus vite, et quema tête devînt au plus vite grise ou chauve.

Un jour, pendant le déjeuner, mon intendant, VladîmirPrôkhorytch m’annonça que les paysans de Pestrôvo en étaient déjàréduits à arracher le chaume de leurs toits pour nourrir le bétail.Maria Guérâssimovna me regarda avec perplexité et effroi.

– Qu’y puis-je ? lui dis-je. Un seul homme sur unchamp de bataille ne fait pas une armée et je n’ai jamais encoreéprouvé une si grande solitude que maintenant. Je payerais cherpour trouver dans le district un homme sur lequel je pussecompter.

– Faites donc venir Ivane Ivânytch, m’insinua MariaGuérâssimovna.

– En effet ! me rappelai-je avec joie… C’est uneidée !

« C’est raison… me mis-je à fredonner, en merendant dans mon cabinet pour écrire une lettre à Ivane Ivânytch,c’est raison, c’est raison…[4]

II

De toutes les connaissances qui jadis, – il y avait de celavingt-cinq à trente-cinq ans, – étaient venues danser, boire etmanger à la maison, s’y travestir, s’y amouracher, s’y marier, ounous ennuyer de leurs discours sur leurs magnifiques meutes etleurs chevaux, seul restait vivant Ivane Ivânytch Brâguine.

Il avait été autrefois très entreprenant, bavard, criard, etprompt à s’amouracher. Il était célèbre par ses opinions extrêmeset par une expression particulière de son visage qui charmait nonseulement les femmes, mais les hommes. Maintenant il avait tout àfait vieilli, était envahi par la graisse et achevait ses jours,terne et sans opinions.

Il arriva le lendemain de l’envoi de ma lettre, sur le soir,quand on ne venait que d’apporter le samovar sur la table et que lapetite Maria Guérâssimovna coupait un citron.

– Enchanté de vous voir, mon ami ! lui dis-jejoyeusement quand il entra… Ah ! vous engraisseztoujours !…

– Ce n’est pas que j’aie engraissé, me répondit-il, mais jesuis enflé ; les abeilles m’ont piqué.

Avec la familiarité d’un homme qui se moque lui-même de sacorpulence, il me prit des deux mains par la taille et appuya surma poitrine sa grosse tête molle, avec des cheveux plaqués sur lefront à la manière petite-russienne ; et il partit d’un petitrire vieillot :

– Et vous, vous rajeunissez toujours ! prononça-t-il.Je ne sais quelle teinture vous employez pour votre barbe et voscheveux ; vous devriez me l’indiquer.

Il m’étreignit, respirant avec bruit et étouffant, et ilm’embrassa sur les deux joues.

– Vous devriez me l’indiquer… répéta-t-il. Voyons, monchéri, vous avez bien quarante ans ?

– Oho ! lui dis-je en riant, j’ai déjà quarante-sixans !

Ivane Ivânytch sentait le suif et la fumée de cuisine, et celalui allait très bien. Son gros corps, soufflé, empêché, était prisdans une longue redingote à taille haute, ressemblant à un cafetande cocher, avec des crochets et des pattes en guise deboutons ; et il eût été étrange qu’il sentît, par exemple,l’eau de Cologne.

À son double menton bleu-foncé, qui n’avait pas été rasé delongtemps, et qui ressemblait à un chardon, à ses yeux saillants, àson asthme et à tout son être disgracieux et négligé ; à savoix, à son rire et à ses discours, on avait peine à reconnaître lesvelte et intéressant parleur, qui, jadis, rendait jaloux tous lesmaris du district.

– Vous m’êtes très nécessaire, mon ami, lui dis-je lorsquenous fûmes assis à boire du thé ; je veux organiser dessecours pour les affamés et ne sais comment m’y prendre… Vous aurezpeut-être l’amabilité de me conseiller quelque chose ?

– Oui, oui, oui… dit Ivane Ivânytch en soupirant. Bon, bon,bon…

– Je ne vous aurais pas dérangé, mais vraiment, mon trèscher, sauf vous, il n’y a personne aux environs à qui s’adresser.Vous connaissez les gens de par ici.

– Bon, bon, bon… Oui…

Je réfléchis un instant. Nous préparions une sérieuseconsultation d’affaires, à laquelle chacun pouvait prendre part,indépendamment de sa situation ou de ses relations personnelles. Neconvenait-il donc pas de saisir ce prétexte pour inviter NathâliaGavrîlovna ?

L’idée qu’elle pourrait venir et serait assise chez moi, que jela verrais de près, me frappa et m’effraya. Et si, tout à coup,elle ne venait pas !…

– Tres faciunt collegium ! dis-je. Si nouspriions Nathâlia Gavrîlovna de venir ? Qu’enpensez-vous ?… Fènia, dis-je à la femme de chambre, va prierNathâlia Gavrîlovna de vouloir bien monter ici, tout de suite, s’ilse peut. Dis-lui qu’il s’agit d’une affaire très importante.

Peu après, Nathâlia Gavrîlovna apparut. J’allai à sa rencontreet dis :

– Excusez, Nathalie[5] , sinous vous dérangeons. Nous discutons une très importante affaire,et avons eu l’heureuse idée de profiter de vos bons conseils ;vous ne nous les refuserez pas. Asseyez-vous, je vous prie.

Ivane Ivânytch baisa la main de Nathâlia Gavrîlovna et elle lebaisa à la tête[6]  ; puis, quand nous fûmes tousassis près de la table, il la regarda les yeux mouillés etbéats ; et il se pencha vers elle et lui baisa de nouveau lamain.

Elle était vêtue de noir et soigneusement coiffée. Un parfumfrais s’exhalait d’elle. Elle se préparait évidemment à aller envisite ou attendait quelqu’un chez elle.

En entrant dans la salle à manger, elle me tendit la mainamicalement et simplement ; elle me sourit aussi aimablementqu’à Ivane Ivânytch ; cela me plut. Mais, en parlant, elleremuait les doigts et se rejetait brusquement sur le dossier de sachaise et parlait vite en chantant et gazouillant comme uneItalienne. Et cette vivacité dans son parler et ses mouvements,m’énervait et me rappelait son lieu de naissance : Odessa, oùla société des hommes et des femmes me fatiguait jadis par sonmauvais ton.

– Je veux faire quelque chose pour les affamés,commençai-je.

Et après un court silence, je continuai :

– L’argent, bien entendu, est une chose importante, mais seborner à un don pécuniaire équivaudrait à payer pour se débarrasserdu souci principal. Outre l’argent, le secours doit surtoutconsister en une organisation sérieuse et correcte. Discutons-en etfaisons quelque chose.

Nathâlia Gavrîlovna me regarda d’un air interrogateur et haussales épaules comme pour dire : « En quoi est-ce monaffaire ? »

– Oui, oui, c’est la famine…, murmura Ivane, Ivânytch.Effectivement… Oui…

– La situation est grave, dis-je ; et il faut unsecours rapide. J’estime que la première chose que nous devronsenvisager est précisément la rapidité. À la façon militaire :coup d’œil, vitesse et offensive.

– Oui, de la vitesse, prononça Ivane Ivânytch, somnolent etveule comme s’il s’endormait. Seulement il n’y a rien àfaire ; la terre n’a rien produit : alors, qu’allerchercher ? Ni coup d’œil, ni offensive n’y pourront rien. Ils’agit d’éléments… On ne peut rien contre Dieu et le destin.

– Oui, mais la tête est donnée à l’homme pour lutter contreles éléments…

– Ah ! oui… Bon, bon… Oui.

Ivane Ivânytch éternua dans son mouchoir, se raviva et, commes’il venait de se réveiller, regarda ma femme et moi.

– Chez moi aussi, dit-il d’une voix grêle en riant etclignant malicieusement de l’œil comme si cela était très drôle,rien n’a poussé. Rien ! Pas d’argent et pas de blé. Ma courest pleine de travailleurs qui attendent, comme serait celle ducomte Chérémétiév. Je voudrais les faire partir, mais j’en ai toutde même pitié.

Nathâlia Gavrîlovna se mit à rire et à questionner IvaneIvânytch sur ses affaires domestiques. Sa présence me causait unplaisir que je n’avais pas éprouvé depuis longtemps et je craignaisde la regarder de peur que mon regard plein d’enthousiasme etd’adoration ne trahît mon sentiment secret. Nos relations étaienttelles que ce sentiment aurait pu sembler inattendu et ridicule. Mafemme causait avec Ivane Ivânytch et riait, nullement troublée dese trouver chez moi et de voir que je ne riais pas. Sa joue, sonœil rieur (je la voyais de profil), ses mouvements de tête medisaient : « Pour votre tranquillité et la mienne, j’aidécidé de ne pas vous remarquer. »

– Alors, demandai-je, après un temps, qu’allons-nousfaire ? Je suppose que nous devons avant tout ouvrir, le plustôt possible, une souscription. Nous écrirons, Nathalie, ànos connaissances des capitales et à Odessa ; et nousprovoquerons des souscriptions. Dès que nous aurons quelque petitesomme, nous nous occuperons d’acheter du blé et de la nourriturepour le bétail ; et vous aurez la bonté, Ivane Ivânytch, devous occuper de la distribution des secours. Je m’en remets en toutà votre tact naturel et à votre esprit d’organisation. De notrecôté, nous nous permettrons d’exprimer le désir qu’avant dedistribuer un secours vous nous informiez sur place et de façondétaillée de toutes les conditions des choses, et que, ce qui esttrès important, vous observiez que le pain ne soit distribué qu’auxvéritables indigents, et en aucun cas, aux ivrognes, aux paresseuxet aux paysans-accapareurs.

– Oui, oui, oui… murmura Ivane Ivânytch. C’est ça, c’estça… Tous ces affamés m’ennuient, que le diable les emporte !C’est à s’enfuir au bout du monde, il me semble !

« Allons, pensai-je énervé, on ne fera rien avec cetteruine baveuse. »

– Ils ne font que s’irriter de plus en plus, reprit IvaneIvânytch en suçant une peau de citron. Les affamés s’irritentcontre ceux qui mangent… Et ceux qui ont du pain s’irritent contreles affamés… Oui… Ce n’est pas le moment de se fâcher, mais d’avoirde l’indulgence… La faim affole l’homme, le rend sauvage, bête. Lafaim n’est pas une pomme de terre. Quand on revient de la chasseaffamé, on est parfois insolent, même avec sa mère… Oui… L’affamédit des insolences et vole ; il peut faire encore pire… Ilfaut comprendre ça.

Ivane Ivânytch s’engoua en buvant du thé, toussa et fut toutébranlé d’un rire qui grinçait et l’étouffait.

– Il y a eu une affaire près de Pol… Poltâva,prononça-t-il, faisant un geste comme pour chasser des deux mainsle rire et la toux qui l’empêchaient de parler. Lorsque troisannées après l’émancipation des serfs, il y eut la famine dans deuxdistricts, feu Fiôdor Fiôdorytch vint me chercher pour m’emmenerchez lui : « Venez, venez », insistait-il comme s’ilm’eût tenu un couteau sur la gorge. « Pourquoi n’y pasaller ? me dis-je. Allons-y ». Et j’y allai. C’était surle soir ; il neigeait un peu. Nous arrivons à sa propriété,et, tout à coup, près d’un bois : pan ! et une secondefois : pan ! Ah ! que le diable te… Je saute dutraîneau ; je regarde ; un homme courait sur moi dansl’obscurité, enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux. Je le priscomme ça aux épaules et fis tomber de ses mains son mauvais fusil.Ensuite un autre homme survint. Je lui détachai un coup si fort surla nuque qu’il gémit, et tomba le nez dans la neige ; j’étaissolide en ce temps-là, j’avais la main ferme. J’en finis avec lesdeux hommes et vis Fèdia[7] àcalifourchon sur le troisième. Nous arrêtâmes les troisgaillards ; nous leur attachâmes les mains derrière le dospour qu’ils ne nous fissent et ne se fissent pas de mal ; etnous amenâmes ces imbéciles à la cuisine ; on avait dépit ethonte de les regarder. C’étaient des moujiks connus, de bravesgens ; ils faisaient pitié. Ils étaient tout hébétés defrayeur. L’un pleure et demande pardon ; l’autre regarde commeune bête fauve et jure ; le troisième prie Dieu à genoux. Jedis à Fèdia : « Ne te fâche pas, laisse ces clampins s’enaller ! » Il leur fit donner à manger, fit remettre àchacun d’eux un poud de farine et les laissa partir. « Allezau diable ! » Et voilà ce qu’il en fut ; que Dieuait son âme !… Il avait compris et ne s’était pas fâché ;mais il y en eut qui se fâchèrent, et combien de genssouffrirent ! Oui… À cause du seul cabaret de Klotchkov, onzehommes sont allés aux travaux forcés. Oui… Et maintenant ce serapareil. Jeudi, le juge d’instruction Anîssyne a couché chez moi, etvoici ce qu’il m’a raconté au sujet d’un propriétaire… oui… On adémoli une nuit le mur du dépôt de ce propriétaire, et on lui avolé vingt sacs de blé. Quand le matin, le propriétaire appritqu’on avait fait chez lui cet acte criminel, il lança immédiatementun télégramme au gouverneur, un autre au procureur, un troisième auchef de la police rurale, un quatrième au juge d’instruction. On lesait ; on redoute les tracassiers ; l’autorité s’alarmaet le tohu-bohu commença. On perquisitionna dans deux villages.

– Permettez, dis-je, Ivane Ivânytch, c’est chez moi qu’on avolé vingt sacs de blé, et c’est moi qui ai télégraphié augouverneur ; j’ai aussi télégraphié à Pétersbourg. Mais cen’est pas du tout par amour de la chicane comme vous venez de ledire et parce que je me suis fâché. Je regarde toute chose du pointde vue des principes. Que ce soit un repu ou un affamé qui vole,c’est, au point de vue de la loi, toujours la même chose.

– Oui, oui… murmura Ivane Ivânytch, interloqué. Assurément,c’est ça, oui…

Nathâlia Gavrîlovna rougit.

– Il y a des gens… dit-elle, et elle s’arrêta.

Elle fit un effort sur elle-même pour paraître indifférente etse taire, mais elle ne put se contenir et me regarda dans les yeuxavec une haine qui m’était bien connue :

– Il y a des gens, dit-elle, pour qui la famine et lemalheur des hommes semblent faits pour qu’ils puissent donner coursà leur mauvais et méprisable caractère.

Je me troublai et haussai les épaules.

– Je veux dire, en général, continua-t-elle, qu’il y a desgens entièrement indifférents, dépourvus de tout sentiment depitié, mais qui ne dédaignent pas le malheur d’autrui et s’enmêlent parce qu’ils craignent qu’on puisse se passer d’eux. Il n’ya rien de sacré pour leur présomption.

– Il y a des gens, répondis-je doucement, – mais avec unsourire désagréable et tendu, que, moi-même, je n’aimais pas chezmoi, – il y a des gens qui ont un caractère angélique, mais quiexpriment leurs magnifiques idées sous une forme telle qu’il estdifficile de discerner l’ange d’une revendeuse.

Deux minutes passèrent dans le silence. Le rouge uni avaitdisparu de la figure de ma femme et des taches pourpres yapparurent. Elle me regardait comme s’il lui en coûtait beaucoup dese taire. Sa sortie intempestive, puis son éloquence déplacée,quant à mon désir de porter secours aux affamés, m’avaient froissé.En la faisant prier de monter, j’attendais d’elle une tout autredisposition envers moi et mes projets. Je ne puis pas direpositivement ce que j’attendais, mais cette attente me troublaitagréablement. Je voyais maintenant qu’il serait bête et pénible decontinuer à parler des affamés.

– Oui… murmura à contre-temps Ivane Ivânytch. Le marchandBoûrov a quatre cent mille roubles et peut-être davantage ; jelui dis donc : « Débourse, mon cher homonyme, cent oudeux cent mille roubles pour les affamés. Qu’importe ! quandtu mourras, tu n’emporteras pas ton argent dans l’autremonde. » Il s’est fâché ; et pourtant il faut mourir. Lamort n’est pas une pomme de terre.

Un silence se fit encore.

– Ainsi, soupirai-je, il ne me reste qu’une chose : merésigner à la solitude. Un homme seul ne fait pas une armée. Maisqu’importe ! J’essaierai de combattre seul. Ma lutte contre lafamine aura plus de succès, peut-être, que contrel’indifférence.

– On m’attend en bas, dit Nathâlia Gavrîlovna.

Elle se leva, et, s’adressant à Ivane Ivânytch :

– Vous passerez bien chez moi une minute ? je ne vousdis pas adieu.

Et elle partit.

À sa figure, à sa voix, à sa démarche, je vis qu’un accès dehaine contre moi commençait en elle. Ce n’était plus cette NathâliaGavrîlovna calme, froide, usant de tactique, que j’avais prisl’habitude de rencontrer de temps à autre, ces deux dernièresannées, mais l’épouse agitée, capricieuse, haineuse et mal élevéeque j’avais connue avant. Quelle mouche, tout à coup, l’avaitpiquée ? À quel sujet ?

Ivane Ivânytch buvait son septième verre de thé, s’essoufflant,déglutissant, et suçant tantôt ses moustaches, tantôt des peaux decitron. Il murmurait quelque chose, somnolent et veule. Je nel’écoutais pas ; j’attendais qu’il partît. Enfin, comme s’ilne fût venu chez moi que pour boire du thé, il se leva et se mit àprendre congé.

En l’accompagnant je lui dis :

– Ainsi vous ne me donnez aucun conseil ?

– Ah ! me répondit-il, je suis un homme lymphatique,hébété ; que valent mes conseils ? Vous vous inquiétezpour rien… Je ne sais vraiment pas de quoi vous vousinquiétez ?… Ne vous inquiétez pas, mon cher ! Ma parole,il n’y a rien ! murmura-t-il affablement et sincèrement, en mecalmant comme un enfant.

– Comment, rien ?… Les moujiks arrachent les toits deleurs isbas, et on dit qu’il y a déjà du typhus…

– Et après ? L’année prochaine il y aura de larécolte ; on refera les toits, et, si nous mourons du typhus,d’autres après nous vivront. Il faut toujours mourir, maintenant ouplus tard. En vérité, il n’y a rien… Ne vous inquiétez pas, monbeau.

– Je ne peux pas ne pas m’inquiéter, lui dis-je énervé.

Nous étions dans une antichambre peu éclairée. Ivane Ivânytch meprit tout à coup par le bras, et, se préparant sans doute à me direquelque chose de très important, me regarda dans les yeux unedemi-minute.

– Pâvel Anndréitch[8] , fit-ildoucement, – et dans sa figure perdue de graisse, dans ses yeuxsombres, apparut tout à coup l’expression particulière aveclaquelle il ravissait jadis, – Pâvel Anndréitch, je vous leconseille amicalement, changez votre caractère ! Il estmalaisé de vivre avec vous. Mon cher, c’est pénible !

Il me regarda fixement. Sa jolie expression disparut ; sonregard s’assombrit, et il murmura, d’un ton sifflant etveule :

– Oui, oui… Excusez un vieillard ; c’est là une grandesottise !… Oui…

Descendant lourdement l’escalier, écartant les bras pour garderl’équilibre, et me montrant son dos énorme et sa nuque rouge, ildonnait l’impression déplaisante d’un crabe ou d’un poulpe.

– Vous devriez, Excellence, murmura-t-il, vous en allerquelque part, à Pétersbourg ou à l’étranger ! Pourquoi vivreici et perdre un temps précieux ? Vous êtes un homme encorejeune, bien portant, riche… Ah ! si j’étais un peu plus jeune,je filerais comme un lapin, si vite, que mes oreilles ensiffleraient !

III

La boutade de ma femme me rappela notre vie conjugale. Jadis,d’habitude, après chaque esclandre, nous étions irrésistiblementattirés l’un vers l’autre. Nous nous réconciliions et donnionscours à la dynamique qui s’était, à la longue, emmagasinée dans nosâmes. Maintenant aussi, après le départ d’Ivane Ivânytch, je mesentis fortement attiré vers ma femme. Je voulais descendre chezelle et lui dire que sa conduite pendant le thé m’avait offensé,qu’elle était cruelle, inintelligente, mesquine, et qu’avec sonesprit bourgeois, elle ne s’était jamais élevée jusqu’à lacompréhension de ce que je disais et faisais.

Je marchai longtemps dans mes chambres, pensant aux phrases queje lui dirais, et devinant ce qu’elle me répondrait. Ensuite jesongeai que, puisque ma femme me détestait, elle serait heureuse deme voir cruel, grossier et haineux ; je la blesseraisdésagréablement, au contraire, si, après sa sortie, je meprésentais soudain devant elle, gai, bon et généreux.

Je lui dirais : « Vous êtes jeune et belle, et moi jesuis déjà vieux… Oubliez-moi, si vous le pouvez, et soyezheureuse ! »

Ou bien, je lui annoncerais que je souscris cinq mille roublespour les affamés. Ah ! que cela lui déplairait !

L’inquiétude qui m’accablait ces derniers temps, je la sentaisdans une forme particulièrement énervante ce soir-là quand IvaneIvânytch fut parti. Je ne pouvais rester ni assis, ni debout ;je marchais sans cesse, ne passant que dans les pièces éclairées,et me tenant près de celle où se trouvait Maria Guérâssimovna.

J’avais un sentiment pareil à celui que j’avais éprouvé jadisdans la mer du Nord pendant une tempête, alors que tout le mondecraignait que le bateau, qui n’avait ni chargement, ni lest, nechavirât. Et ce soir-là, je compris que mon inquiétude n’était pasde la désillusion, comme je le pensais, mais autre chose. Quoi, aujuste ? Je ne comprenais pas, et cela m’énervait encoreplus.

– Je vais chez elle, décidai-je. On peut trouver unprétexte. Je dirai que j’ai besoin d’Ivane Ivânytch, et voilà.

Je descendis. Et, sans me presser, je traversai sur le tapisl’antichambre et la salle. Ivane Ivânytch était assis dans lesalon, sur un canapé. Il reprenait du thé et bredouillait. Ma femmeétait debout devant lui, appuyée au dossier d’un fauteuil. Sur sestraits se voyait cette expression calme, douce et résignée, aveclaquelle on écoute les simples d’esprit et les pèlerins quand onsuppose dans leurs vaines paroles et leurs marmonnements un senscaché.

Dans l’expression et la pose de ma femme, il me semblait y avoirquelque chose de psychopathique ou de monacal. Son appartement,avec ses meubles anciens, des oiseaux endormis dans leurs cages etune odeur de plantes, – son appartement bas, sombre, très chauffé,me faisait songer à celui d’une abbesse ou d’une vieille généraledévote.

J’entrai dans le salon. Ma femme ne fit paraître ni étonnementni émotion, et me regarda sévèrement et tranquillement, comme sielle savait que je viendrais.

– Pardon, dis-je, poliment… Je suis très heureux, IvaneIvânytch, que vous ne soyez pas encore parti ; j’ai oublié devous demander les prénoms du président de notre Commission duzemstvo.

– Andréy Stanislâvovitch… répondit Ivane Ivânytch.

– Merci, dis-je.

Je sortis un carnet de ma poche et inscrivis les noms.

Un silence pénible s’établit, durant lequel ma femme et IvaneIvânytch attendaient, apparemment, que je partisse. Ma femme, jevis cela à ses yeux, ne crut pas que j’eusse aucun besoin duprésident de la Commission. Faisant mine que je ne partais pas pourl’unique raison qu’il est malséant de s’en aller sans avoir dit unmot, je fis quelques pas dans le salon et m’assis près de lacheminée.

– Alors, ma belle, je pars, murmura Ivane Ivânytch.

– Non ! fit vivement Nathâlia Gavrîlovna, lui prenantla main ; encore un quart d’heure… je vous en prie.

Elle ne voulait évidemment pas rester seule avec moi, sanstémoins.

« Bien, pensai-je, moi aussi, j’attendrai un quartd’heure. »

– Il neige, dis-je en me levant, et en regardant par lafenêtre. Une belle neige, Ivane Ivânytch, continuai-je, en marchantdans le salon ; je regrette beaucoup de n’être pas chasseur.Je m’imagine quel plaisir ce doit être de courir par une neigepareille les lièvres et les loups !…

Ma femme qui savait ce que signifiait la douceur de ma voix,restait à la même place sans tourner la tête ; elle meregardait seulement de côté, suivant mes mouvements. Son expressionétait comme si je cachais dans ma poche un couteau aiguisé ou unrevolver.

– Ivane Ivânytch, repris-je doucement, emmenez-moi un jourà la chasse avec vous. Je vous en serai très reconnaissant.

À ce moment un visiteur entra. C’était un monsieur que je neconnaissais pas, âgé d’environ quarante ans, grand, fort, chauve,avec une longue barbe blonde et des petits yeux. À ses habitsfripés et larges, et à ses manières, je le pris pour un maîtred’école ou un chantre, mais ma femme me le présenta : ledocteur Sobole.

– Très, très heureux de faire connaissance, dit le docteurd’une voix aiguë et forte, me serrant vigoureusement la main etavec un sourire naïf.

Il se mit à table, prit un verre de thé et dit d’une voixhaute :

– N’auriez-vous pas un peu de rhum ou de cognac ? Ayezla bonté, Ôlia, demanda-t-il à la femme de chambre, d’en chercherdans la petite armoire ; je suis transi de froid.

Je m’assis à nouveau près de la cheminée, regardai, écoutai,plaçant parfois un mot dans la conversation. J’avais ce souriredésagréable que je haïssais moi-même, parce que je me sentais alorsla bouche large, les sourcils en angles, le front tendu et ridé. Mafemme souriait aimablement à ses hôtes et m’épiait intensémentcomme un animal, et ma présence lui pesait. Cela éveillait en moide la jalousie, du dépit et un désir obstiné de la fairesouffrir.

« Ma femme, pensai-je, ces pièces confortables, ce coinprès de la cheminée, sont à moi ! À moi depuis longtemps.Mais, pourquoi donc ce toqué d’Ivane Ivânytch ou ce Sobole yont-ils plus de droits que moi ? Je vois maintenant ma femme,non pas par la fenêtre, mais de près, dans ce cadre et dans cettecalme et plaisante atmosphère qui me manquent au déclin de mesjours ; et, malgré sa haine pour moi, ma femme me manque,comme, jadis, dans mon enfance, me manquaient ma mère et ma vieillebonne. Et je sens que je l’aime maintenant d’une façon plus pure etplus noble que je ne l’aimais jadis. En elle seule se trouvent lapoésie, la pureté de ma vie ; elle est mon orgueil ;…aussi ai-je bien envie de m’approcher d’elle, de lui appuyerfortement mon talon sur le pied, et ensuite de sourire. »

– Monsieur Enote[9] ,demandai-je au docteur, combien avez-vous d’hôpitaux dans ledistrict ?

– Sobole, corrigea ma femme.

Et elle sourit dédaigneusement à mon trait d’esprit.

– Deux, monsieur, répondit Sobole, tendant impatiemment lesdeux mains vers Ôlia qui lui apportait du cognac.

– Et combien y a-t-il de morts par an dans chaquehôpital ?

– Pâvel Anndréitch, dit ma femme, j’ai besoin de vousparler.

Elle s’excusa auprès de ses hôtes et passa dans la chambrevoisine. Je me levai et la suivis.

– Vous allez remonter immédiatement chez vous, me dit-elle,placée tout près de moi et regardant ma poitrine.

– Vous êtes mal élevée, lui dis-je.

– Vous allez remonter immédiatement chez vous,répéta-t-elle d’un ton rude.

Et, faisant un geste rapide de la main droite comme pour casserun fil, elle me regarda haineusement en face.

Elle se tenait si près que si je m’étais un peu penché, ma barbeeût effleuré sa joue.

– Mais qu’y a-t-il ? dis-je. De quoi me suis-je tout àcoup rendu si coupable ?

Son menton trembla ; elle s’essuya hâtivement les yeux, sejeta un regard dans la glace, et murmura :

– La vieille histoire recommence. Vous ne partirezcertainement pas… Alors à votre gré ! Je m’en irai, et vousresterez.

Et, elle, avec un air décidé, moi, haussant les épaules ettâchant de sourire railleusement, nous entrâmes dans le salon.

Il s’y trouvait de nouveaux visiteurs, une dame âgée et un jeunehomme à lunettes. Sans leur dire bonjour et sans prendre congé desvisiteurs arrivés auparavant, je me retirai chez moi.

J’étais offensé, humilié, mécontent de moi-même et effrayé.Après ce qui s’était passé chez moi, au thé, et, en bas, chez mafemme, il fut clair que notre « bonheur conjugal », quenous commencions à oublier, ces derniers deux ans, reprenait par laforce de quelques mesquines et incompréhensibles causes, et que moiet ma femme nous ne pouvions plus nous arrêter ; que d’un jourà l’autre, après une explosion de haine, aurait lieu, à en jugerpar l’expérience des années précédentes, quelque chose de répugnantqui bouleverserait toute l’ordonnance de notre vie.

« Alors, pensai-je en arpentant ma demeure, nous ne sommespas, en ces deux années-là, devenus plus intelligents, pluspondérés, plus calmes ! Alors vont recommencer les pleurs, lescris, les malédictions, les malles, les voyages à l’étranger, lessentiments abominables, engendrés par l’argent, puis la peurcontinuelle, maladive, que là-bas, à l’étranger, elle ne se joue demoi avec un Italien quelconque ou un sybarite russe. Et de nouveaudes refus de passeport, une correspondance, un isolement total,l’ennui de son absence, et, dans cinq ans, la vieillesse, lescheveux gris, la faiblesse… »

Je marchais et m’imaginais cette chose impossible, que, belle,ayant pris de l’embonpoint, elle échangeait des baisers avec unItalien comme l’héroïne de la Sonate à Kreutzer… Puis,assuré que cela arriverait, infailliblement, je me demandais, audésespoir, pourquoi, pendant une de nos disputes de naguère, je nelui avais pas accordé le divorce, ou pourquoi elle n’était paspartie définitivement de chez moi. Je n’aurais pas à présent ceregret d’elle, cette haine, cette inquiétude ; et j’auraisfini ma vie, tranquille, travaillant et ne pensant à rien…

Une voiture à deux lanternes entra dans la cour, puis un largetraîneau, tiré par trois chevaux ; ma femme avait évidemmentune soirée.

Écoutant le joyeux bavardage des cochers et le crissement destraîneaux sur la neige, j’appuyai le front à la fenêtre, et me misà regarder dans les ténèbres.

« On voit un peu la cour, pensai-je pour me distraire, maison ne voit pas la palissade et ce qu’il y a au delà. On voit unelumière à Pestrôvo… À propos, que faire avec lesaffamés ? »

Jusqu’à minuit ce fut tranquille chez ma femme et je n’entendisrien ; mais, à minuit, on déplaça des chaises et il y eut unbruit de vaisselle. On soupait. Puis on remua de nouveau leschaises, et je perçus clairement de dessous le parquet le cride : hourra ! Maria Guérâssimovna dormait déjà ;dans tout l’étage supérieur, j’étais seul. Les portraits de mesancêtres me regardaient aux murs du salon, gens nuls et cruels, et,dans mon cabinet, le reflet de ma lampe clignait désagréablementsur la fenêtre.

« Vous allez remonter immédiatement. » Ces motsrésonnaient encore à mes oreilles.

Et avec un sentiment d’envie et de jalousie de ce qui se passaiten bas, je prêtais l’oreille et je pensais :

« Le maître ici, c’est moi. Si je voulais, je peuxen une minute chasser toute cette estimable société. »

Mais je savais que c’était là une absurdité, je savais qu’on nepeut chasser personne, et que le mot « maître » nesignifie rien. On peut, autant qu’on veut, se croire le maître,homme marié, riche, haut conseiller, ayant rang de général civil,et ne pas savoir ce que cela signifie.

Après le souper, un ténor chanta.

« Rien ne s’est donc passé d’extraordinaire, meconvainquais-je. Pourquoi donc m’agiter ? Je ne descendrai pasdemain chez ma femme, voilà tout ; et notre dispute serafinie. »

À une heure un quart, j’allai me coucher.

– En bas, demandai-je à Alexéy, qui m’enlevait mesvêtements, les invités sont déjà partis ?

– Oui, justement, ils sont partis.

Ma femme recevait souvent ; cela m’énervait ; mais jene questionnais jamais les domestiques, regardant cela commeindigne de moi et de ma femme ; ce jour-là, néanmoins, je medécidai à interroger :

– Pourquoi a-t-on crié hourra ?

– Alexéy Dmîtritch Makhônov a fait don aux affamés de millepouds de farine et de mille roubles-argent ; et une vieillebârinia[10] , je ne sais comment elles’appelle, a promis d’organiser dans son bien, un réfectoire pourcent cinquante personnes. Dieu soit loué !… NathâliaGavrîlovna a décidé que tous ces messieurs se réuniront chez elle,tous les vendredis.

– Se réuniront ici, en bas ?

– Oui, justement. Avant le souper on a lu un papier. Depuisle mois d’août jusqu’à ce jour, Nathâlia Gavrîlovna a reçu huitmille roubles en argent, outre le blé. Dieu soit loué !… Jecomprends votre Excellence, que si Madame s’y met de tout son cœur,comme pour le salut de son âme, elle ramassera une grosse somme. Ily a des gens riches par ici.

Ayant renvoyé Alexéy, j’éteignis la lumière et tirai sur moi mescouvertures.

« Au fait, pensai-je, pourquoi tant m’inquiéter ?Quelle force me pousse vers les affamés comme un papillon vers laflamme ? Je ne les connais pas, ne les comprends pas ; jene les ai jamais vus et ne les aime pas. D’où me vient cetteinquiétude ? »

Je me signai tout à coup sous ma couverture. Ce mouvementinvolontaire m’effraya.

« Ainsi commence, me semble-t-il, le dérangement d’esprit,quelle horreur ! »

« Mais quelle femme ! me disais-je en pensant àNathâlia Gavrîlovna. Elle a organisé à mon insu dans cette maison,tout un comité !… Pourquoi à mon insu ? Pourquoi cecomplot ? Que leur ai-je fait ? Comme Ivane Ivânytch etelle devaient se rire de moi dans leur for intérieur quand jeparlais de ma solitude ! C’est offensant… C’estcruel !… »

« Ivane Ivânytch a raison, pensai-je, il faut que jeparte ! Ces grandes pièces, ces mesquineries, l’ennui et lasolitude m’exaspèrent, m’énervent ; il faut absolument que jeparte. »

Je me réveillai le lendemain avec la ferme résolution de fairemes malles et de partir au plus vite. Les détails de la journée dela veille, les conversations pendant le thé, ma femme, Sobole, lesouper, mes craintes éveillaient en moi un sentiment de honte, etj’étais content de me délivrer bientôt de tout cela. Pendant que jebuvais mon café, l’intendant m’expliqua longuement différentesaffaires. Il avait gardé le plus agréable pour la fin :

– Les voleurs qui ont volé votre blé ont été trouvés,annonça-t-il, en souriant. Le juge d’instruction a fait arrêterhier trois moujiks à Pestrôvo.

– Allez-vous-en ! lui criai-je.

Et je lui lançai un biscuit à la tête.

IV

Après déjeuner, je me frottai les mains et pensai :« Il faut aller chez ma femme lui annoncer mon départ.Pourquoi cela ? me dis-je. Qui en a besoin ?… Personne,me répondis-je, n’en a besoin… mais pourquoi ne pas le luiannoncer ; d’autant que cela ne lui fera queplaisir ? »

Partir, surtout après notre dispute de la veille, sans lui direun mot, eût été peu tactique ; ma femme aurait pu penser queje la craignais, et, peut-être, la pensée qu’elle m’avait chassé dela maison, la tourmenterait-elle.

Je pourrais aussi lui annoncer que je donnais aux affamés cinqmille roubles, lui suggérer quelques conseils à propos del’organisation des secours, et la prévenir que son inexpériencedans cette affaire compliquée, et où il pourrait y avoir desresponsabilités, pouvait avoir, pour elle, les plus déplorablesrésultats.

Bref, j’étais attiré vers ma femme. Lorsque j’inventaisdifférents prétextes pour aller chez elle, j’avais déjà la fortecertitude que j’irais absolument.

Quand je me rendis chez elle, il faisait encore jour. Les lampesn’étaient pas allumées. Ma femme était assise dans son bureau,placé entre le salon et sa chambre à coucher, et, penchée sur satable, elle écrivait rapidement.

M’ayant aperçu, elle tressaillit, se leva et s’immobilisa commesi elle voulait me cacher ses papiers.

– Pardon, lui dis-je en me troublant, je ne saispourquoi ; je ne viens que pour une minute. J’ai appris, parhasard, Nathalie, que vous organisez des secours pour lesaffamés.

– Oui, me répondit-elle ; mais c’est mon affaire.

– Oui, lui dis-je doucement, c’est la vôtre. Toutefois j’ensuis content parce que cela répond à mes intentions ; et jedemande la permission de m’y associer.

– Pardon, répondit-elle en regardant de côté, je ne puisvous le permettre.

– Pourquoi donc, Nathalie ? demandai-jedoucement en admirant son profil ; pourquoi ? Moi aussije ne manque de rien, et je veux venir en aide aux affamés.

– Je ne sais pourquoi vous intervenez, fit-elle en souriantavec mépris et haussant une épaule ; nul ne vous en prie.

– Personne non plus ne vous en prie, et, pourtant, vousavez organisé tout un comité dans ma maison.

– Moi, on m’en a priée, et croyez que jamais personne n’enfera autant pour vous… Allez porter secours là où on ne vousconnaît pas !

– Au nom de Dieu, ne me parlez pas sur ce ton-là !

Je tâchais d’être doux et m’adjurais de toutes les forces de monâme de rester de sang-froid.

Durant les premières minutes passées auprès de ma femme, je mesentais bien. Quelque chose de caressant, de familial, de jeune, deféminin, de gracieux au plus haut degré, m’enveloppait ;justement ce qui me manquait tant chez moi, et, en somme, dans lavie…

Ma femme avait une robe de chambre de flanelle rose, garnied’une dentelle jaunâtre ; cette robe la rajeunissait beaucoupet donnait de la souplesse à ses gestes vifs et parfois brusques.Ses beaux cheveux sombres, dont la vue seule éveillait jadis en moila passion, s’étaient défaits parce qu’elle était restée longtempspenchée ; ils avaient un air de désordre, mais ne m’ensemblaient que plus beaux et plus épais. D’ailleurs tout cela estsans intérêt ; devant moi était une femme ni belle peut-être,ni élégante ; mais c’était la mienne, la femme avec laquellej’avais vécu jadis et avec laquelle j’aurais continué à vivre,n’eût été son malheureux caractère. C’était la seule personne quej’aimasse sur la terre. Maintenant, au moment de partir, quand jesavais que je ne la verrais même plus par la fenêtre, elle mesemblait – même dure et froide, me répondant avec un sourireméprisant, – elle me semblait ravissante. J’étais fierd’elle ; je voulais pleurer d’attendrissement et de peine, etje m’avouais que la quitter était terrible pour moi, impossible. Ilme semblait plus facile de la tuer que de partir.

– Pâvel Anndréitch, dit-elle après un peu de silence,pendant deux années nous ne nous sommes pas gênés l’un l’autre etavons vécu en paix ; quel besoin avez-vous donc, tout à coup,de revenir au passé ? J’ai tout compris dès hier… Vous êtesvenu m’offenser et m’humilier, poursuivit-elle en haussant la voix,(sa figure rougit et ses yeux flambèrent de haine), mais,continua-t-elle, ne faites pas cela, Pâvel Anndréitch ! Demainje présenterai une requête ; on me délivrera un passeport, etje me retirerai dans un couvent, dans une maison de veuves, dans unasile…

– Dans une maison de fous ! m’écriai-je, n’ayant pu meretenir. Pourquoi crier après moi ?

– Même dans une maison de fous… tant mieux !continua-t-elle à crier, les yeux flamboyants… Quand j’étais àPestrôvo aujourd’hui, j’ai envié les femmes affamées et maladesparce qu’elles ne vivent pas avec un homme tel que vous. Elles sonthonnêtes et libres, et moi, je suis, grâce à vous, uneparasite ; je meurs d’oisiveté ; je mange votrepain ; je dépense votre argent, et vous paie de ma liberté, etd’une certaine fidélité, inutile à tous. Parce que vous ne melaissez pas délivrer de passeport, je dois veiller sur un nomrespecté, qui ne l’est déjà plus. Ce méprisable rôle ne voussuffît-il plus ? Que voulez-vous encore ?Dites-le ?

– Maudite logique féminine, marmonnai-je en serrant lesdents.

Et j’allai rapidement au salon ; mais je revins aussitôt,et je dis, en agitant énergiquement la main droite :

– Je vous demande instamment qu’il n’y ait plus chez moi deces réunions, de ces complots, de ces lieux de conspirations !Je ne laisse venir ici que les gens que je connais. Et votreracaille, si elle veut s’occuper de philanthropie, qu’elle chercheun autre local ! Je ne permettrai pas qu’on crie hourra dansma maison, à la joie que l’on a d’exploiter une névrosée commevous.

Ma femme, se tordant les mains avec un gémissement prolongé,comme si elle avait mal aux dents, pâle et relevant à tout instantla tête, se mit à marcher rapidement d’un bout à un autre de lapièce.

Je fis un geste accablé et entrai au salon. La rage m’étouffait,et, en même temps, je tremblais de la peur de ne pas me contenir etde dire quelque chose que je regretterais toute ma vie.

Et je serrais fortement les mains, croyant qu’ainsi je meretenais.

« Qu’est-ce là ? me demandai-je. Qu’est-ce donc ?Jamais elle ne me parle en être humain, mais toujours sur ce tontendu, haussé, avec l’emphase de la haine ! Pourquoi ?Que lui ai-je donc fait ? Stupide, folle logiqueféminine ! Hier elle m’a chassé comme un gamin ;aujourd’hui elle vient de m’insulter, de m’amener au point que moi,homme intelligent, comme il faut, bien élevé, j’ai été obligé d’envenir aux invectives grossières… Sous le prétexte d’organiser dessecours, elle a ourdi contre moi, dans ma maison, tout un complotpour prendre au plus vite en mains une chose sacrée, une affairegrave, et m’abaisser par là. Elle sait parfaitement que, d’aprèstous les droits de la logique et du bon sens, cette affaire nedoit, dans le district, revenir qu’à moi. »

De dépit, les larmes jaillirent de mes yeux, ce qui ne m’étaitjamais arrivé.

« Pourquoi voit-elle quelque chose de bas, de mauvais en ceque je refuse de lui laisser délivrer un passeport ? Je suisun tyran, un despote ? Je suis un chien couché sur le foin, etqui n’y laisse pas coucher les autres ? Mais s’est-elledemandé si je puis la laisser libre, elle, jeune, inexpérimentée,et avec son malheureux caractère ? La laisser aller dans cemonde où, en moins d’une année, grâce à la tendance moderne de lasociété, elle deviendrait infailliblement une cocotte ? Toutesles femmes modernes, qualifiées d’intellectuelles, sorties de lasurveillance de la famille, forment un troupeau composé pour moitiéde dilettantes de l’art dramatique et, pour moitié, de cocottes. Ilfaut raisonner ; il faut qu’elle sache que, quoi qu’il ensoit, je suis son mari, et que je réponds d’elle devant maconscience et la société. »

M’étant un peu calmé, je revins chez ma femme. Elle prit la mêmepose qu’avant, comme si elle me cachait des papiers. Sur sa froideet pâle figure coulaient lentement des larmes.

– Comme vous me comprenez peu ! lui dis-je amèrement.Comme vous êtes injuste envers moi ! Je vous jure, sur monhonneur, que je suis venu chez vous dans les meilleures intentions,avec le seul désir de faire du bien.

Elle se taisait.

– Allons, assez, assez !… lui dis-je, touché de seslarmes et de sa pâleur. Je m’excuse… Parlons avec sang-froid.

– Pâvel Anndréitch, dit-elle croisant ses mains sur sapoitrine (et sa figure prit l’expression douloureuse et supplianteavec laquelle les enfants effrayés et en larmes demandent qu’on neles punisse pas), je sais très bien que vous allez refuser, mais,tout de même, je vous le demande : contraignez-vous, faitesune bonne œuvre, ne serait-ce qu’une fois dans votre vie !Faites-la, non par égoïsme, non par vanité, mais faites-la !…Je vous en prie : partez d’ici ! C’est la seule chose quevous puissiez faire pour les affamés. Ne vous fâchez pas.Partez ; et je jure que je vous pardonnerai tout,tout !…

– Vous m’offensez inutilement, Nathalie,soupirai-je, sentant je ne sais quel afflux particulierd’apaisement et le désir de pardonner. J’ai déjà décidé departir : mais je ne m’en irai pas avant d’avoir fait quelquechose pour les affamés ; c’est mon devoir.

– Ah ! dit-elle doucement en se renfrognantimpatiemment, vous pouvez construire un magnifique chemin de fer ouun pont ; mais vous ne pouvez rien pour les affamés ;comprenez-le !

– Vraiment ? Vous m’avez reproché hier monindifférence et mon manque de tout sentiment de pitié ; commevous me connaissez bien ! ricanai-je. Vous croyez en Dieu, etDieu m’est témoin que je me tourmente jour et nuit…

– Je le vois que vous vous tourmentez, mais la famine et lapitié n’y sont pour rien ! Vous vous tourmentez parce que lesaffamés se passent de vous et que l’administration, le zemstvo et,en général, tous ceux qui leur viennent en aide, n’ont que faire devotre direction. Songez-y (et elle rit d’un rire profond) :vous êtes dans tout le district le seul homme honnête, le seulhomme à principes…

– Ce n’est pas spirituel, lui dis-je. (Et je me tus pourcalmer mon irritation…) Je suis venu pour causer affaires avecvous ; asseyez-vous ; asseyez-vous, je vous prie.

Elle ne s’assit pas.

– Asseyez-vous, je vous en prie, répétai-je en lui montrantune chaise.

Elle s’assit ; je m’assis aussi. Je réfléchis et jedis :

– Je vous prie de prendre au sérieux ce que je vous expose.Écoutez… Poussée par l’amour du prochain, vous avez pris sur vousl’organisation d’un secours aux affamés. Je n’ai certainement rienà dire contre cela, je vous approuve entièrement et suis prêt àvous apporter tout concours, quelles que soient nos relationspersonnelles. Mais malgré toute mon estime pour votre esprit etvotre cœur… et votre cœur (répétai-je en fermant à demi les yeux etcaressant mon genou), je ne peux admettre qu’une affaire aussidifficile et si importante que l’organisation des secours, restedans vos seules mains. Vous êtes une femme, inexpérimentée, sansconnaissance de la vie, trop confiante et expansive. Vous vous êtesentourée de collaborateurs que vous ne connaissez pas du tout. Sansexagérer, je dirai que dans ces conditions-là, votre activitéentraînera fatalement deux fâcheuses conséquences : d’abordnotre district restera absolument sans secours, et, secondement,vous devrez, pour vos fautes et celles de vos aides, payer nonseulement de votre poche, mais de votre réputation. Lesdilapidations et les abus, supposons que je les rembourse ;mais qui vous rendra votre bon renom ? Quand, par suite demauvais contrôle et de négligence, le bruit se répandra que vous,et moi par suite, avons ramassé dans cette affaire deux cent milleroubles, vos collaborateurs viendront-ils à votre aide ?

« Tout cela, pensai-je, est absolument juste. »

Elle se taisait.

– Ce n’est pas par amour-propre, comme vous le dites, –poursuivis-je, – c’est simplement par réflexion, afin que lesaffamés ne restent pas sans secours et que nous ne perdions pasl’honneur de notre nom, que je regarde comme un devoir moral de memêler de vos affaires.

– Abrégez, dit ma femme, se mettant à rire.

Ce rire de basse, saccadé, des gens qui ont mal à la gorge, meservait d’indice, dans nos querelles d’autrefois, que ma femme sefatiguait et que la dispute tirait à sa fin. Cela arrivaitordinairement trois ou quatre jours après le commencement de ladispute, et la fatigue présente de ma femme, avec qui je n’avaispas parlé une heure, me sembla étrange.

– Vous aurez la bonté de m’indiquer, continuai-je, combienvous avez reçu jusqu’aujourd’hui et combien vous avez dépensé.Ensuite vous me ferez savoir chaque jour l’entrée de tout nouveaudon en argent ou en nature, et la sortie de chaque dépense. Vous medonnerez aussi, Nathalie, la liste de vos collaborateurs.Peut-être est-ce des gens tout à fait bien, je n’en doutepas ; mais il est tout de même nécessaire d’avoir sur eux desrenseignements.

Elle se taisait. Je me levai et fis quelques pas.

– Alors, dis-je en me rasseyant auprès de son bureau,mettons-nous au travail.

– Est-ce sérieux ? demanda-t-elle en me regardant avecperplexité et effroi.

– Nathalie, dis-je suppliant, voyant qu’ellevoulait protester, soyez raisonnable. Je vous en prie,rapportez-vous-en tout à fait à mon expérience et à monhonnêteté.

– Je ne comprends tout de même pas ce qu’il vous faut.

– Indiquez-moi combien vous avez reçu et ce que vous avezdistribué ?

– Je n’ai pas de secrets ; chacun peut le voir ;regardez.

Il y avait sur la table cinq cahiers d’écolier, quelquesfeuillets de papier à lettres, couverts d’écriture, la carte dudistrict, et beaucoup de bouts de papier de tous formats. Lecrépuscule venait. J’allumai une bougie.

– Excusez-moi, je ne vois encore rien, dis-je enfeuilletant les cahiers ; où est le registre des dons enargent ?

– Ces dons se voient aux feuilles de souscription.

– Oui, mais il faut un registre, dis-je en souriantnaïvement. Où sont les lettres qui accompagnaient des dons enargent et en nature ? Pardon[11] ,Nathalie, une petite remarque pratique : il estindispensable de conserver ces lettres ! Numérotez chaquelettre, et transcrivez-la dans un registre à part. Faites-en demême avec les lettres que vous envoyez… Mais tout cela, je le feraimoi-même.

– Faites, faites… dit-elle en riant de son rireprofond.

J’étais très satisfait. M’étant intéressé à une affaire vivanteet passionnante, me complaisant à voir la petite table, les cahiersnaïfs de ma femme, et séduit par le charme que me promettait cetravail en sa compagnie, je craignais qu’elle ne m’en empêchâtsoudain, et qu’elle ne bouleversât tout par une sortie inattendue.Aussi me hâtais-je ; et je fis un effort sur moi-même pourn’attacher aucune importance à ce que ses lèvres tremblaient et àce qu’elle regardait peureusement et éperdument de tous côtés,comme une bête prise au piège.

– Nathalie, lui dis-je, sans la regarder,permettez-moi d’emporter chez moi tous ces papiers et cescahiers ; j’en prendrai connaissance ; je les examineraiet vous en dirai demain mon avis. N’avez-vous pas d’autrespapiers ? demandai-je, en mettant les papiers en paquet.

– Prenez, prenez tout ! dit ma femme, pleurant etriant, en m’aidant à rassembler les papiers. Prenez tout !C’était tout ce qui me restait dans la vie.Enlevez-le-moi !…

– Ah ! Nathalie, Nathalie ! soupirai-jeavec reproche.

Me frôlant la poitrine de son coude et effleurant ma figure deses cheveux, elle ouvrit un tiroir et se mit à jeter des papierssur la table. De la monnaie roula sur mes genoux et par terre.

– Prenez tout… dit-elle d’une voix rauque.

M’ayant jeté tous les papiers, elle s’éloigna et, se prenant latête des deux mains, elle s’écroula sur sa chaise longue.

Je ramassai l’argent, le remis dans son tiroir, et fermai à clépour ne pas tenter les domestiques ; puis je pris à brasséeles papiers et me rendis chez moi. En passant devant ma femme, jem’arrêtai et, regardant son dos et ses épaules qui tremblaient, jedis :

– Que vous êtes encore enfant, Nathalie !…Écoutez, Nathalie, quand vous comprendrez combien sérieuseet chargée de responsabilités est cette affaire, vous serez lapremière à m’en remercier, je vous le jure.

Rentré chez moi, je m’occupai des papiers sans me presser. Lescahiers étaient décousus ; les feuilles n’étaient pasnumérotées ; les écritures étaient de différentes mains ;chacun, qui voulait, disposait évidemment des cahiers. Dans lesinscriptions des dons en nature, le prix des produits n’était pasmarqué. Et pourtant le blé qui coûtait maintenant un rouble quinzecopeks, pouvait monter en deux mois à deux roubles quinze copeks.Comment opérer ainsi ! Ensuite je lisais : « Donné àA. M. Sobole, trente-deux roubles. » Quandcela ? Et pour quoi ? Aucune pièce justificative. Rien etrien à comprendre. En cas d’enquête judiciaire, ces papiersn’auraient fait qu’embrouiller l’affaire.

« Comme elle est naïve ! m’étonnai-je. Quelle enfantencore ! »

C’en était navrant et ridicule.

V

Ma femme avait déjà recueilli huit mille roubles, en y ajoutantmes cinq mille, cela faisait treize mille. C’était très bien commedébut. L’affaire qui m’intéressait et qui m’inquiétait tant étaitenfin entre mes mains. Je faisais ce que les autres ne voulaient etne savaient pas faire ; je remplissais mon devoir ;j’organisais un secours régulier et sérieux : tout marchait,semblait-il, selon mes intentions et mes désirs ; maispourquoi mon inquiétude ne m’abandonnait-elle pas ?

J’examinai durant quatre heures les papiers de ma femme,éclaircissant leur sens et redressant les fautes ; mais aulieu de calme, j’éprouvais le sentiment que quelqu’un se tenaitderrière moi et me passait sur le dos une main calleuse. Que memanquait-il ? L’organisation des secours était passée en mainssûres ; les affamés seraient rassasiés ; qu’avaient-ilsencore besoin de moi ?

Ce petit travail de quatre heures m’avait fatigué, je ne saispourquoi, en sorte que je ne pouvais ni me tenir assis à ma table,ni écrire. D’en bas montaient parfois des gémissementssourds ; c’était ma femme qui sanglotait. Mon Alexéy, toujourscalme, endormi, confit en dévotion, venait à chaque instantvérifier les bougies, et me regardait avec humeur et dégoût.

– Non, décidai-je enfin à bout de force, il fautpartir ! Laissons-là ces belles impressions. Je partiraidemain.

Je pris les papiers et les cahiers et me rendis chez ma femme.Lorsque, très las, et me sentant brisé, serrant, des deux mains,les papiers sur ma poitrine, et passant par ma chambre à coucher,je vis mes malles et entendis monter de dessous le plancher lespleurs de ma femme, cette idée me passa tout à coup dans latête :

« Quel vilain homme je suis ! »

« Tout est absurde, absurde… mâchonnai-je en descendantl’escalier. Il est absurde que l’amour-propre ou la vanité meguide… Quelles puérilités ! Recevrai-je une décoration à causede ces affamés ? Me nommera-t-on directeur d’uneadministration ? Absurde, absurde ! Et devant qui sedonner des airs, ici à la campagne ? Je m’agite et jem’inquiète par amour du prochain… »

Je sentais confusément que je biaisais devant moi-même etmentais, que l’amour pour un prochain affamé que je n’avais jamaisvu et ne connaissais pas n’y était pour rien. J’eus honte et merappelai, je ne sais pourquoi, un vers d’une ancienne poésie,apprise dans mon enfance :

Ah ! qu’il est agréabled’être bon !

Et j’eus encore plus de honte…

Ma femme était étendue sur sa chaise longue dans la même pose,le visage caché et la tête dans ses mains ; elle pleurait. Lafemme de chambre se tenait près d’elle, effrayée et perplexe. Jerenvoyai la femme de chambre ; je posai les papiers sur latable, réfléchis, et je dis :

– Voici votre dossier, Nathalie. Tout est enordre, tout est bien et je suis très content. Je pars demain.

Elle continua de pleurer. Je passai dans le salon et m’assisdans l’obscurité. Les sanglots de ma femme, ses soupirs, sesmoucheries semblaient m’accuser, et, pour me disculper, je merappelai toute notre querelle depuis le moment où j’eus lamalencontreuse idée d’inviter ma femme en conférence, jusqu’àl’examen de ces cahiers et à ces pleurs. C’était une crisehabituelle de notre animadversion conjugale, laide, inutile, tellequ’il y en avait eu beaucoup après notre mariage ; maisqu’avaient à y voir les affamés ? Que venaient-ils faire dansnos disputes ? C’était un sacrilège ! C’était comme si,nous poursuivant l’un l’autre, nous nous fussions réfugiés prèsd’un autel pour nous y battre.

– Nathalie, lui dis-je doucement, du salon, assez,assez !

Pour arrêter ses pleurs et mettre fin à cette torturante peine,il fallait aller près de ma femme, la consoler, la caresser ous’excuser ; mais comment le faire pour qu’elle mecrût ?

Comment convaincre cette cane sauvage, capturée et me haïssant,que je sympathisais avec elle et compatissais à sessouffrances ? Je n’ai jamais connu ma femme. Aussi n’ai-jejamais su comment lui parler et de quoi. C’était une grande femme,bien faite, au beau profil fier. Un nez droit, un menton pointu,des paupières à demi baissées, donnaient à son visage et à sonregard une expression de hauteur méprisante et d’orgueil. Elles’habillait très bien et il n’y avait de mal dans son extérieurqu’une nervosité excessive, et souvent de la raideur dans sesmanières. Je connaissais ses dehors et l’estimais à son prix, maisson monde cérébral et moral, son esprit, ses conceptions, lessautes fréquentes de son humeur, ses yeux haineux, son orgueil, seslectures, avec lesquelles elle m’étonnait parfois, et sonexpression monastique, comme la veille, par exemple, tout celam’était inconnu et inintelligible.

Quand j’essayais, dans mes altercations avec elle, de définirquel être elle était, ma psychologie s’arrêtait à des formulescomme « écervelée, légère, malheureux caractère, logiqueféminine » ; et cela me suffisait. Mais à présent qu’ellepleurait, j’avais un désir passionné de découvrir le fond de sonâme et d’y jeter un regard.

Les pleurs cessèrent. J’allai auprès de ma femme. Elle étaitassise sur sa chaise longue, la tête appuyée sur ses deux mains, etelle regardait le feu, pensive et immobile.

– Je pars demain matin, lui dis-je ; je vous en donnema parole d’honneur. C’est décidé.

Elle se tut. Je marchai dans la chambre, soupirai etdit :

– Nathalie, quand vous m’avez prié de partir, vousm’avez dit que vous me pardonneriez tout, tout… C’est donc que vousme regardez comme très coupable envers vous ? Définissez, jevous prie, froidement et brièvement ma culpabilité.

– Je suis fatiguée… dit ma femme. Plus tard…

– Quelle est ma faute ? repris-je. Qu’ai-jefait ? Vous me direz que vous êtes jeune, belle, que vousvoulez vivre, que je suis presque deux fois plus âgé que vous, etque vous me haïssez ; mais est-ce là ma faute ? Je nevous ai pas épousée de force. Si vous voulez vivre libre, soit,partez ! Je vous ferai délivrer un passeport. Partez ;vous pouvez aimer qui vous voudrez. Je vous accorderai même ledivorce.

– Je n’ai pas besoin de cela, dit-elle. Vous savez que jevous ai aimé et que je me regarde comme plus vieille que vous.Vétilles que tout cela…

Elle fit un geste comme pour chasser une mouche, etcontinua :

– Votre faute n’est pas d’être plus âgé, et moi plusjeune ; et ce n’est pas, que débarrassée de vous, j’aurais puaimer un autre homme ; c’est que vous êtes mauvais, difficileà vivre, égoïste, haineux.

– Je ne sais pas, dis-je docilement, peut-être…

– Retirez-vous, je vous prie. Vous voulez me rongerjusqu’au matin, mais je vous en préviens, je suis à bout de forceset ne puis vous répondre. Vous m’avez donné votre parole departir : je vous en suis très reconnaissante et n’ai plusbesoin de rien.

Ma femme voulait que je la quittasse, mais ce n’était pasfacile. J’étais fatigué, moi aussi ; j’avais peur de mesgrandes chambres, inconfortables, insupportables. Lorsque, dans monenfance, j’avais quelque mal, je me pressais auprès de ma mère oude ma bonne, et, quand je cachais mon visage dans les plis de leurrobe tiède, il me semblait que je me cachais de mon mal. De mêmemaintenant, il me semblait que je ne pouvais cacher mon inquiétudeque dans cette petite chambre, auprès de ma femme. Quel calme yrégnait !

– Quelle est votre faute ?… dit ma femme d’une voixenrouée, après un long silence, en me regardant de ses yeuxbrillants et rougis par les larmes. Vous êtes très instruit, bienélevé, fort honnête, juste ; vous avez des principes ;mais il arrive que, partout où vous allez, vous apportez on ne saitquelle touffeur accablante, quel poids, quelque chose d’outrageantet d’humiliant au plus haut degré. Vous pensez honnêtement, et, àcause de cela, vous haïssez le monde entier. Vous haïssez lescroyants parce que la foi est un indice de bêtise etd’ignorance ; et vous haïssez les incroyants parce qu’ilsn’ont ni foi ni idéal. Vous haïssez les vieillards pour leurs vuesarriérées et leur conservatisme ; et les jeunes pour leurlibéralisme. Les intérêts de la Russie et du peuple russe vous sontchers ; et vous haïssez le peuple parce que vous soupçonnezdans chaque homme un voleur et un brigand ; vous haïssez toutle monde. Vous êtes juste, et vous tenez toujours sur le terrainlégal, et, en raison de cela, vous êtes toujours en procès avec lesmoujiks et avec vos voisins. On vous a volé vingt sacs deblé ; et, par amour de l’ordre, vous vous êtes plaint desmoujiks au gouverneur et à toutes les autorités ; et vous vousêtes plaint à Pétersbourg des autorités d’ici. Le terrainlégal !… dit-elle en riant. Appuyé sur la loi et dansl’intérêt de la morale, vous ne me laissez pas donner de passeport.Il existe une morale et une loi qui veulent qu’une jeune femme,bien portante, ayant de l’amour-propre, passe sa vie dansl’oisiveté, dans l’ennui, dans un effroi perpétuel, et reçoive, enéchange, le logis et le vivre d’un homme qu’elle n’aime pas. Vousconnaissez très bien les lois ; vous êtes très honnête et trèsjuste ; vous respectez le mariage et les bases de la famille,et, malgré tout cela, vous n’avez pas fait, dans toute votre vie,une seule bonne action ! Tout le monde vous déteste ;vous êtes brouillé avec tout le monde ; et, dans les septannées que vous êtes marié, vous n’avez pas vécu sept mois avecvotre femme. Vous n’aviez pas de femme, et je n’avais pas de mari.Il est impossible de vivre avec un homme tel que vous ; onn’en a pas la force ! Les premières années je vous craignais,et, maintenant, j’ai honte de vous. Ainsi ont été perdues mesmeilleures années. Tandis que je luttais avec vous, j’ai gâté moncaractère ; je suis devenue brusque, grossière, craintive,méfiante… Mais à quoi bon parler !… Voudrez-vouscomprendre ? Allez à la grâce de Dieu !…

Ma femme s’étendit sur sa chaise longue et se mit à penser.

– Et, dit-elle doucement en regardant rêveusement le feu,comme la vie aurait pu être belle, enviable !… Quellevie !… Elle ne reviendra jamais…

Qui a habité la campagne en hiver et connaît ces longues soiréestristes et calmes, où, par ennui, les chiens mêmes n’aboient pas,et où il semble que les pendules sont accablées de faire leurtic-tac ; et, ceux que, par des soirs pareils, a alarmés leurconscience réveillée et qui ont essayé de tout, voulant, tantôtl’endormir, tantôt l’analyser ; ceux-là comprendront quelledistraction et quel délice m’apportait une voix de femme dans unepetite chambre confortable, me disant même que j’étais un méchanthomme…

Je ne comprenais pas ce que voulait ma conscience, et ma femme,comme un interprète, m’avait, à la manière féminine, maisclairement, expliqué la raison de mon alarme. Combien souventauparavant, dans des minutes de grand tourment, j’avais deviné quele fin mot de tout, n’était pas dans les affamés, mais dans le faitque j’étais un méchant homme !…

Ma femme se leva avec peine et s’approcha de moi.

– Pâvel Anndréitch, dit-elle avec un sourire triste et avecl’expression monacale que je lui avais vue la veille, excusez-moi,mais je ne vous crois pas : vous ne partirez pas. Mais je vousle demande encore une fois ! Appelez cela (elle indiqua sespapiers), comme vous voudrez, leurre, logique féminine,erreur ; mais ne me l’arrachez pas ! C’est tout ce qui mereste dans la vie… (Elle se détourna et se tut). Avant cela, jen’avais rien. J’ai dépensé ma jeunesse à lutter contre vous ;maintenant, je me suis accrochée à cela et je revis ; je suisheureuse… Il me semble que j’ai trouvé là le moyen de justifier monexistence.

– Nathalie, dis-je en la regardant avecravissement, vous êtes une femme d’idée, et tout ce que vous faiteset dites est parfait et intelligent.

Pour cacher mon trouble, je marchai dans la chambre.

– Nathalie, repris-je une minute après, je vous ledemande comme une grâce particulière, avant mon départ, aidez-moi àfaire quelque chose pour les affamés !

– Que puis-je ? dit ma femme en haussant les épaules.Je ne puis que vous donner la feuille de souscription.

Elle chercha dans ses papiers et trouva cette feuille.

– Souscrivez quelque argent, dit-elle (et on sentaitqu’elle n’attachait pas grande importance à cela). Mais participerautrement à l’affaire, vous ne le pouvez pas.

Je pris la feuille et écrivis :

« Un inconnu, cinq mille roubles. »

Dans cet « un inconnu », il y avait quelque chose deméchant, de faux, d’orgueilleux, mais je ne le compris qu’enremarquant que ma femme avait fortement rougi et qu’elle fourraitrapidement la feuille de souscription parmi les autres papiers.Nous eûmes honte tous les deux.

Je sentis que je devais, coûte que coûte, réparer tout de suite,cette bévue, sans quoi, j’en aurais honte, et en wagon, et àPétersbourg. Il fallait dire quelque chose de sincère, de vrai, decordial.

– Je bénis votre activité, Nathalie, lui dis-jesincèrement, et je vous souhaite un plein succès. Maispermettez-moi, en façon d’adieu, de vous donner un conseil…Nathalie, soyez plus prudente avec Sobole et, en général,avec vos collaborateurs ; ne vous fiez pas à eux. Je ne diraipas qu’ils soient malhonnêtes ; mais ce sont des gens sansidée, sans idéal, sans foi, sans but, sans principes arrêtés, ettout le sens de leur vie réside dans le rouble. Le rouble, lerouble et le rouble !… soupirai-je. Ils aiment les lippéesfaciles et franches ; et plus ils sont instruits, plus ilssont dangereux en cela.

Ma femme alla vers la couchette et s’y étendit.

– Idée, idéal ! prononça-t-elle lentement et àcontre-cœur, idéité, idéalisme, but de la vie, principes… Vousemployiez toujours ces mots-là quand vous vouliez humilierquelqu’un ou dire quelque chose de désagréable. Voilà comme vousêtes ! Si, avec vos vues et vos façons de vous comporter avecles gens, on vous admettait dans notre affaire, ce serait ladétruire dès le premier jour ; il serait temps que vous lecompreniez.

Elle soupira et se tut.

– C’est de la primitivité de mœurs, Pâvel Anndréitch,dit-elle. Vous êtes instruit et bien élevé, mais, au fond, quelScythe vous êtes encore ! C’est que vous menez une vieconfinée et haineuse parce que vous ne voyez personne, et que vousne lisez rien en dehors de vos livres de chemins de fer. Et combienil existe de bonnes gens et de bons livres ! Mais je suisfatiguée, et il m’est pénible de parler ; il faut aller secoucher.

– Ainsi, je pars, Nathalie, lui dis-je.

– Oui, oui… Bien. Merci…

Je restai debout un instant et remontai chez moi. Une heureaprès – il était une heure et demie – je redescendis, une bougie àla main, pour causer avec ma femme. Je ne savais pas ce que je luidirais, mais je sentais que je devais lui dire quelque chose detrès important et de nécessaire. Elle n’était pas dans son bureau.La porte de sa chambre à coucher était fermée.

– Nathalie, vous dormez ? demandai-jedoucement.

Il n’y eut pas de réponse.

Je restai devant la porte, soupirai et m’en fus dans lesalon.

Là, je m’assis sur le canapé ; j’éteignis la bougie etdemeurai jusqu’à l’aube dans l’obscurité.

VI

Je partis pour la gare à dix heures du matin. Il ne gelaitpas ; il tombait une neige à gros flocons qui fondaient ;et il soufflait un vent désagréable et humide.

Nous passâmes l’étang, puis le bois de bouleaux, et nous nousmîmes à gravir la colline par le chemin que je voyais de mesfenêtres. Je me retournai pour voir une dernière fois ma maison,mais on ne distinguait rien à cause de la neige. Peu après, commedans un brouillard, apparurent en avant les isbas sombres. C’étaitPestrôvo.

« Si jamais je deviens fou, pensai-je, la faute en sera àce Pestrôvo ; il me poursuit. »

Nous entrâmes dans la rue du village : tout était intact.Aucun toit n’était enlevé ; c’est donc que mon intendant avaitmenti. Un gamin traînait, dans une ramasse, une fillette avec unenfant ; un autre, âgé de trois ans, la tête enveloppée dansun mouchoir, comme une femme, et les mains dans de grandes moufles,essayait d’attraper de sa langue les flocons volants, et il riait.Un traîneau chargé de bois mort vint à notre rencontre ; unmoujik marchait auprès ; on ne pouvait se rendre compte s’ilétait vieux ou si sa barbe était blanche de neige. Il reconnut moncocher, lui sourit, lui dit quelque chose, et me tira machinalementson bonnet. Les chiens sortaient des cours et regardaient meschevaux avec curiosité. Tout était calme, normal, simple. Lesémigrants étaient revenus et il n’y avait plus de pain ; dansles isbas, « les uns riaient, les autres grimpaient auxmurs » ; mais tout cela était si simple qu’on ne croyaitpas que ce fût ainsi. Pas de figures désolées, pas d’appels ausecours, pas de larmes, pas d’injures. Alentour le calme, l’ordrede la vie ; des enfants, des traîneaux, des chiens avec laqueue en l’air… Ni les enfants, ni le moujik que l’on rencontre, nes’inquiétaient. Pourquoi donc, moi, étais-je inquiet ?

À l’étage inférieur de ma maison, dans la salle des domestiques,dans ces sombres et silencieuses isbas, et à mille verstes d’ici,et plus loin encore, s’organisait sans fracas et sans bruit unelutte longue, opiniâtre, contre le fléau commun. En regardant lemoujik souriant, le petit garçon aux grandes moufles, les isbas, enme rappelant ma femme, je comprenais à présent qu’il n’y avait pasde fléau qui pût vaincre ces gens robustes et débonnaires. Il mesemblait que l’on sentait déjà la victoire. J’en pris orgueil et mesentais prêt à leur crier, que j’étais Russe, moi aussi, quej’étais du même sang qu’eux. Mais les chevaux nous emportèrent horsdu village, à travers champs ; la neige tourbillonna ; levent mugit ; et je restai seul avec mes pensées.

De la foule aux millions d’êtres qui accomplissait la grandeœuvre humaine, la vie elle-même me rejetait comme un homme inutile,malhabile et mauvais. J’étais un obstacle, une partie dufléau ; on m’avait vaincu, rejeté, et je me pressais vers lagare pour partir et me cacher à Pétersbourg dans un hôtel de lagrande Morskâïa…

Au bout d’une heure nous arrivâmes à la gare. L’homme d’équipeavec sa plaque, et mon cocher Nicanor, portèrent mes malles dans lachambre des dames. Nicanor, tout trempé de neige, avec ses bottesde feutre, les basques de son cafetan accrochées à sa ceinture,content de ce que je partisse, me sourit affablement et medit :

– Bon voyage, Votre Excellence ! Bonnechance !

L’homme d’équipe me dit que le train n’avait pas encore quittéla gare précédente ; il fallait attendre. Je sortis dehors, etla tête lourde de ma nuit sans sommeil et de fatigue, levant àpeine les pieds, je me rendis, sans but aucun, vers le châteaud’eau. Il n’y avait, auprès, pas âme qui vive.

« Pourquoi donc est-ce que je pars ?… me demandai-je.Qu’est-ce qui m’attend là-bas ? Des connaissances que j’aiperdues de vue ; la solitude ; les dîners aurestaurant ; le bruit ; la lumière électrique qui me faitmal aux yeux… Où est-ce que je pars ? Pourquoi ? Vivant àPétersbourg, je sentirai chaque jour que ma vie approche de sa fin.L’existence, dans le brouillard, avec l’oisiveté, la haineréciproque, y est telle qu’un homme, ayant vécu trente-cinq ouquarante ans, s’y croit fini et songe à la mort. Si, au contraire,j’étais resté ici, ma vie n’aurait pu que recommencer. Pourquoiest-ce que je pars ? »

Et il était presque étrange de partir sans avoir causé avec mafemme… Il me semblait que je la laissais dans l’incertitude. Ilaurait fallu lui dire en partant qu’elle avait raison ; quej’étais en effet un homme mauvais et méprisable. Quand je revins duchâteau d’eau, le chef de gare apparut sur la porte. Je m’étaisplaint deux fois de lui à ses chefs. Le col de sa redingote relevé,ratatiné sous le vent et la neige, il s’approcha de moi, et, ayantporté deux doigts à la visière de sa casquette, l’air confus, avecune expression de contrainte respectueuse et de haine, il m’annonçaque le train aurait vingt minutes de retard et me demanda si jedésirais attendre dans un local chauffé.

– Je vous remercie, lui dis-je, mais je ne partiraiprobablement pas. Faites dire à mon cocher d’attendre. Je vaisréfléchir.

Je faisais les cent pas sur le quai et pensais :« Dois-je partir, oui ou non ? »

Quand le train arriva, je décidai de ne pas partir. À la maisonles railleries et le mépris de ma femme m’attendaient, ainsi que lasolitude de mon triste étage, en haut, et mon inquiétude. Mais, àmon âge, c’était pourtant moins dur et, en somme, plus attrayantque de voyager deux jours avec des inconnus jusqu’à Pétersbourg, oùje me serais rendu compte, à chaque minute, que ma vie approche desa fin. Non, mieux vaut rentrer à la maison, quoi qu’il arrive…

Et je sortis de la gare.

Revenir de jour à la maison, où tous avaient été si heureux demon départ, c’eût été honteux. Il fallait passer le reste de lajournée chez quelque voisin. Mais chez qui ? Avec les unsj’avais des relations tendues ; les autres, je ne lesconnaissais pas du tout. Je réfléchis et me souvins d’IvaneIvânytch.

– Nous allons chez Brâguine, dis-je au cocher en montantdans le traîneau.

– C’est pas mal loin, soupira Nicanor. Il y a au moinsvingt-huit verstes, ou même trente.

– S’il te plaît, ami ! lui dis-je comme s’il avait ledroit de désobéir.

Nicanor secoua la tête, prononça lentement qu’en ce cas ilaurait fallu mettre au timon, non pas Tcherkesse, mais Moujik ouTchîjik. Et, irrésolu comme s’il attendait que je changeassed’avis, il prit les rênes dans ses moufles. Mais les chevaux, commeoffensés de son hésitation, s’élancèrent. Nicanor se souleva,brandit son fouet et cria gaiement : guik !

« Toute une série d’actions contradictoires… pensai-je, enmettant ma figure à l’abri de la neige. Je suis devenu fou. Allons,soit !… »

À un endroit, à une longue et rapide descente, Nicanor fitprudemment descendre les chevaux au pas, jusqu’à mi-côte. Mais,tout à coup, ils se précipitèrent et s’élancèrent avec uneeffarante vitesse… Nicanor tressaillit, leva les coudes et criad’une voix que je ne lui avais jamais entendue :

– Eh ! faisons rouler le général ! Si nousdevenons poussifs, il en achètera d’autres, mes chéris ! Aïe,prends garde, nous allons t’écraser !

Je remarquai alors seulement, quand ma respiration fut coupéepar la vitesse inaccoutumée, qu’il était complètement ivre. Ilavait probablement bu à la gare. Au fond du ravin, la glace craqua,et, détaché de la route, un morceau de neige durcie et couvert decrottin me frappa douloureusement au visage. Les chevaux lancés,n’ayant pas la force de s’arrêter, gravirent la côte suivante avecla même allure qu’ils venaient de descendre l’autre ; et jen’eus pas le temps de crier après Nicanor, que déjà mes troischevaux galopaient en plaine, dans un vieux bois de pins, où leshauts arbres tendaient de tous côtés vers moi, comme des bêtes,leurs pattes blanches et velues.

« Je suis devenu fou, le cocher est ivre… pensai-je ;ça va bien’ »

Je trouvai Ivane Ivânytch chez lui. Il étouffa de rire, appuyasa tête sur ma poitrine et me dit ce qu’il disait toujours en merencontrant :

– Vous rajeunissez toujours ; je ne sais pas avec quoivous vous teignez la barbe et la tête ; si vous m’endonniez !

– Je suis venu vous rendre votre visite, Ivane Ivânytch,lui dis-je mensongèrement. Ne m’en veuillez pas ; je suis unhomme de la capitale, féru d’étiquette : je compte lesvisites.

– Très content, mon cher. Moi, je suis tombé en enfance etj’aime les honneurs… Oui.

À sa voix, à son sourire béat, je pus juger que ma visite leflattait infiniment. Dans l’antichambre, deux femmes m’enlevèrentma pelisse, et un moujik, en chemise rouge, la pendit auporte-manteau. Quand nous entrâmes dans le petit bureau d’IvaneIvânytch, deux fillettes, pieds nus, étaient assises par terre etregardaient un tome de journal illustré. Nous apercevant, elles selevèrent et s’enfuirent, et, tout de suite après, une grandevieille, mince et portant lunettes, avec des pieds longs comme desskis, entra, me salua gravement, prit un des coussins du canapé,ramassa le journal illustré et sortit. Dans la chambre voisine onentendait sans cesse un chuchotement et des bruits de piedsnus.

– J’attends le docteur à dîner, me dit Ivane Ivânytch. Ilm’a promis de venir du dispensaire médical. Il dîne chez moi tousles mercredis ; que Dieu lui prête vie !

Il se pencha vers moi et m’embrassa sur le cou.

– Vous êtes venu, mon cher, donc vous n’êtes pas fâché,marmotta-t-il en reniflant. Ne vous fâchez pas, ma vieille ;lors même qu’une chose est désagréable, il ne faut pas se fâcher.Je ne demande qu’une chose à Dieu avant de mourir, c’est de vivreen paix et concorde avec tout le monde, selon la justice.

– Excusez-moi, Ivane Ivânytch, lui dis-je, sentant qu’àcause de ma grande fatigue je ne pouvais être égal à moi-même, etque je souriais, passivement ; je vais étendre mes jambes surun fauteuil.

Je m’enfonçai davantage sur le canapé et étendis mes jambes surle fauteuil. Ma figure brûlait d’avoir été au vent et à laneige ; il me semblait que tout mon corps absorbait de lachaleur et s’en affaiblissait davantage.

– On est bien ici, chez vous, lui dis-je, fermant les yeuxde plaisir. Il fait chaud, tout est doux, confortable, bien propre.Et des plumes d’oie sur la table, fis-je en riant, et unsablier !… Tout est très bien.

– Ah ! oui, oui… C’est un menuisier du cru, GlèbeBoutyga, un serf du général Joûkov, qui a fait pour mon père,tenez, ce bureau en acajou et cette petite armoire. Oui… C’était ungrand artiste en sa partie. Il peignait des icônes, était arpenteuret chantre ; en un mot, un artiste en tout genre.

Lentement, du ton d’un homme qui s’endort, il me parla dumenuisier Boutyga. Puis Ivane Ivânytch passa dans la chambrevoisine pour me montrer une commode en bois de palissandre,remarquable par sa beauté et le bas prix qu’elle avait coûté. Je lesuivis. Il frappa du doigt la commode et attira mon attention surun poêle de faïence à dessins. Il frappa aussi le poêle du doigt.De la bonhomie et une façon d’immortalité émanaient de la commode,du poêle de faïence, des fauteuils, des tableaux brodés en laine eten soie dans leurs cadres solides et laids. En songeant que tousces objets étaient exactement aux mêmes places où je les avais vuslorsque, enfant, je venais avec ma mère pour les anniversaires deshabitants, on ne pouvait pas s’imaginer qu’un jour ilsn’existeraient plus.

« Quelle énorme différence, pensais-je, entre Boutyga etmoi ! Boutyga, faisant passer avant tout la solidité et laforce, accordait une signification particulière à la longévité etne pensait pas à la mort ; il ne la croyait sans doute paspossible. Et moi, alors que je construisais des ponts de fer et depierre qui dureront des milliers d’années, je ne pouvais pasm’empêcher de penser : « Ce n’est pas éternel !…Cela ne mène à rien. » Si, avec le temps, une armoire deBoutyga et un de mes ponts tombent sous les yeux de quelquehistorien d’art intelligent, il dira : « Ce furent, l’unet l’autre, des gens remarquables en leur genre ; Boutygaaimait les hommes et ne pouvait admettre qu’ils pussent mourir etêtre détruits, et, en faisant son meuble, il avait en vue l’hommeimmortel. L’ingénieur Assôrine n’aimait ni les hommes, ni lavie ; même dans les heureuses minutes de l’activité créatrice,les idées de la mort, de la destruction et de la fin ne luirépugnaient pas ; aussi voyez combien sont pitoyables, nulles,sèches et timides, ces lignes… »

– Je ne chauffe que ces chambres-ci, marmotta IvaneIvânytch, en me les montrant. Depuis que ma femme est morte et quemon fils a été tué à la guerre, j’ai fermé les chambres d’apparat.Oui… C’est ainsi…

Il ouvrit une porte et je vis une grande chambre à quatrecolonnes, un vieux piano, et, par terre, des pois secs entas ; cela sentait l’humidité et le froid.

– Et dans l’autre chambre il y a des bancs de jardin,marmonna Ivane Ivânytch ; il n’y a plus personne pour danserla mazurka… J’ai fermé.

On entendit du bruit. C’était le docteur Sobole qui arrivait.Pendant que, venant du froid, il se frottait les mains etarrangeait sa barbe humide, j’eus le temps de remarquer que sa vieétait triste ; et, c’est pour cela qu’il lui était agréable denous voir, Ivane Ivânytch et moi. Et je remarquai aussi que c’étaitun homme simple et naïf : il me regardait comme si j’eusse ététrès content de le voir et si je m’intéressais à lui.

– Il y a deux nuits que je ne dors pas, dit-il en meregardant naïvement, tout en se repeignant. J’ai été exténué unenuit par un accouchement, et toute la nuit suivante, j’ai été piquépar les punaises, dans la maison d’un moujik chez qui je couchais.J’ai, comprenez-vous, une envie folle de dormir.

Heureux comme si cela ne pouvait que me faire plaisir, il meprit sous le bras et m’emmena dans la salle à manger. Safamiliarité, ses yeux naïfs, sa redingote fripée, sa cravate bonmarché, et l’odeur d’iodoforme qui le suivait, firent sur moi unedésagréable impression. Je me sentis tombé en mauvaise compagnie.Mais cela dura peu. Comme à travers champs, lorsque, ne me dominantpas, je me remettais à Nicanor, au vent et à la neige, je mesoumettais maintenant au docteur. Il me versa de la vodka et je labus passivement en souriant ; il mit sur mon assiette unmorceau de jambon, et je le mangeai avec obéissance.

– Repetitio est mater studiorum, dit Sobole sehâtant de boire un second verre. Le croyez-vous, la joie de voir debraves gens m’a fait passer mon envie de dormir. Je suis un moujiket suis devenu, dans ce trou de province, sauvage etgrossier ; mais je suis pourtant, encore, messieurs, unintellectuel, et, je vous l’avoue sincèrement, il est dur de vivreloin de toute société.

On servit un petit cochon de lait, froid, à la peau blanche,avec du raifort et de la crème, puis une grasse soupe aux choux etau lard, brûlante, et du gruau de sarrasin, d’où la fumée s’élevaitde toutes parts. Le docteur continuait à parler et je meconvainquis vite que c’était un homme faible, désordonné etmalheureux. Il devint gris au troisième verre de vodka, s’animaanormalement, mangea beaucoup, geignant et mastiquant ; et ilm’appelait déjà en italien : Eccellenza.

Comme s’il était assuré que je fusse très content de le voir etde l’entendre, et continuant à me regarder naïvement, il me confiaqu’il avait depuis longtemps quitté sa femme. Il lui envoyait lestrois quarts de ses appointements. Elle demeurait en ville avec sesdeux enfants, un garçon et une fille qu’il adorait. Il aimait uneautre femme, une propriétaire veuve, qui était une intellectuelle,mais il allait rarement chez elle parce que sa professionl’occupait du matin à la nuit.

– Toute la journée, racontait-il, je suis à l’hôpital ou enroute. Et je vous jure, Eccellenza, que non seulement jen’ai pas le temps d’aller chez la femme que j’aime, mais même pascelui de lire un livre ; il y a dix ans que je n’ai rien lu.Dix ans, Eccellenza ! Pour ce qui est le côtématériel, veuillez le demander à Ivane Ivânytch, je n’ai pas dequoi m’acheter du tabac.

– Vous avez du moins la satisfaction morale, luidis-je.

– Que dites-vous ? fit-il en fermant un œil. Non, ilvaut mieux boire… Si une femme vous était passée, sous le couteau,comme cela m’est arrivé l’an dernier, vous sauriez ce qu’est lasatisfaction morale…

J’écoutai le docteur, et d’après ma constante habitude,j’essayai de lui appliquer mes communes mesures : lematérialisme, l’idéalisme, le rouble, les instincts de troupeau,etc. ; mais aucune mesure ne lui allait, mêmeapproximativement. Et chose étrange ! tandis que je l’écoutaiset le regardais, il me devenait, comme individu tout à faitcompréhensible, mais, dès que je lui appliquais mes mesures, ildevenait, en dépit de toute sa simplicité et de sa sincérité, unenature extraordinairement complexe, embrouillée et inintelligible.« Cet homme, me demandais-je, peut-il dépenser l’argentd’autrui ? abuser de la confiance ? avoir de la tendanceà vivre aux dépens d’autrui ?… » Et cette question, quime semblait naguère sérieuse et importante, me paraissaitmaintenant naïve, mesquine et grossière.

Nous mangeâmes une pâte feuilletée, puis, après de longsintervalles durant lesquels nous bûmes des liqueurs, on servit unsalmis de pigeons, un plat d’abatis, un cochon de lait rôti, uncanard, des perdreaux, des choux-fleurs, des talmouses, du fromageblanc avec du lait, une bouillie de fécule aromatisée, et, à lafin, des crêpes avec de la confiture. Je mangeai d’abord avecbeaucoup d’appétit, surtout la soupe aux choux et le gruau, maisensuite je mâchai et avalai machinalement, sans percevoir aucunesaveur, souriant avec passivité. Après la soupe seulement, à causede la chaleur de la pièce, le visage me brûlait fortement ;Ivane Ivânytch et Sobole étaient rouges aussi.

– À la santé de votre épouse ! dit Sobole. Ellem’aime. Vous lui direz que le médecin de la Cour[12] lasalue.

– En voilà une femme heureuse, ma parole ! soupiraIvane Ivânytch. Sans remuer, sans s’inquiéter, sans se démener,elle est devenue la première personne du district. Elle a presquetout en mains, et tout gravite autour d’elle, le docteur, lesautorités du district et les dames. Chez les vraies dames, celaarrive ainsi tout seul. Oui… Le pommier n’a pas à s’inquiéter queses pommes poussent ; elles le font d’elles-mêmes.

– Alors, demandai-je, il n’y a pas lieu des’inquiéter ?

– Comment vous dire ? Il vient chez moi chaque jour unpetit moujik, Abraham, qui se tourmente sans cesse. « Quanddonc, dit-il, le zemstvo distribuera-t-il des vivres aupeuple ? Ayez pitié de nous, Votre Haute Noblesse ;faites qu’on prie sans cesse Dieu pour nous ! À cause de lafamine le peuple va disparaître sans laisser de traces. »

– Pourquoi t’inquiètes-tu ? lui dis-je. Tu es nourri,vêtu, Dieu merci ! tu as de l’argent ; et personne ne tedemande de t’inquiéter. Mais lui ne m’écoute pas. Les affamésgardent le silence, et il vient chaque jour chez moi. Il se démènecomme un brûlé. Oui. Et pourquoi cela ? C’est qu’il n’a pas laconscience tranquille. Il tient un cabaret clandestin et prête del’argent à gros intérêts ; c’est un paysan-accapareur. J’airemarqué, au cours de ma vie que ceux-là seuls se tourmentent,s’ennuient, ne trouvent pas de repos et perdent courage, qui sontcoupables ou que leur conscience torture, et ceux aussi qui sontpoltrons et couards ; mais les hommes honnêtes, hardis etcourageux, voient tout gaiement. Mon cher, si j’ai la consciencetranquille devant Dieu et devant les hommes, la terre peut ne rienproduire pendant cinq ans, ou le déluge peut venir, j’aurai quandmême raison et aurai la paix de l’âme et ne m’inquiéterai pas, quej’aie quelqu’un à nourrir, ou que quelqu’un me nourrisse, quej’enterre quelqu’un ou que l’on m’enterre ; je seraitranquille toujours et en toute circonstance, et aurai raison…Oui.

– Il n’y a que les indifférents qui ne s’inquiètent pas,lui dis-je.

– Oui, oui… marmotta Ivane Ivânytch, qui avait mal entendu…Il faut être indifférent ; oui, oui… Justement… Il n’y a qu’àêtre juste devant Dieu et devant les hommes, et alors, il n’y a àse préoccuper de rien.

– Eccellenza, dit triomphalement Sobole,considérez donc la nature qui nous entoure ; laissez sortir devotre col votre nez ou votre oreille, elle les happera ;restez une heure dans un champ, elle vous ensevelira sous la neige.Et le village est tel qu’il était sous Rurik ; il n’a pas dutout changé ; ce sont les mêmes Petchenègues etPolovtses[13] . Tout ce que nous faisons, c’estlaisser brûler, crever de faim et lutter de toutes manières avec lanature. De quoi parlais-je ? Ah ! oui !… À y bienpenser, à y bien regarder et à bien démêler, permettez-moi de ledire, ce chaos, ce n’est pas, comprenez-le bien, une vie, mais unesorte d’incendie au théâtre. Dans un théâtre qui brûle, celui quis’affole et crie de peur et bouscule, celui-là est le premierennemi de l’ordre. Il faut rester debout, regarder autour de soi etse tenir coi. Ce n’est pas l’instant de se répandre en gémissementset de s’occuper de vétilles. Si vous avez affaire à un élément,opposez-lui en un autre ; soyez aussi dur et immuable que lapierre. N’est-ce pas cela, l’aïeul ? demande-t-il en setournant vers Ivane Ivânytch en riant. Je ne suis moi-même qu’unefemmelette, une chiffe, un indécis, fils d’indécis, et c’est pourcela que je déteste l’indécision. Je n’aime pas les sentimentsmesquins. Un tel s’ennuie, un autre a peur, un troisième va arriverici, et dire : « Hein, ils ont bâfré dix plats et parlentdes affamés ! » Cela est mesquin et bête ! Unquatrième, Eccellenza, vous reprochera d’être riche ;cela aussi est mesquin ! Un cinquième,… excusez-moi,Eccellenza, continua-t-il d’une voix forte, plaçant lamain sur son cœur,… mais ce que vous avez donné d’ouvrage à notrejuge d’instruction !… il cherche jour et nuit vosvoleurs ; et excusez-moi, cela aussi est mesquin de votrepart ! J’ai bu ; c’est pourquoi je vous parle aussifranchement ; mais comprenez-le, c’est mesquin !

– Pourquoi se dérange-t-il ? répondis-je en melevant ; je ne le comprends pas.

Et j’eus tout à coup insupportablement honte ; je me sentispiqué et tournai autour de la table :

– Qui le prie de se déranger ? Ce n’est pas moi… Quele diable l’emporte !

– Il a arrêté trois individus et les a relâchés ; cen’étaient pas les coupables ; il en cherche maintenantd’autres, dit Sobole en riant. En voilà une histoire !

– Tant mieux, qu’il les ait relâchés ! dis-je, prêt àpleurer d’émotion. Je ne l’ai pas du tout prié de sedéranger ! Pourquoi tout cela, pourquoi ? Oui, j’ai malagi ; j’ai eu tort ; mais pourquoi font-ils en sorte quej’aie tort encore plus ?

– Bah ! allons, allons ! dit Sobole en mecalmant ; j’ai bu, c’est pourquoi j’ai dit cela. Ma langue estmon ennemie. Allons, messieurs, soupira-t-il, nous avons mangé, budes liqueurs, causé ; maintenant on peut aller pioncer.

Il se leva de table, baisa Ivane Ivânytch à la tête[14] et, alourdi de nourriture, sortit de lasalle à manger. Ivane Ivânytch et moi nous nous mîmes à fumer ensilence.

– Je ne fais pas la sieste après dîner, mon cher, me ditIvane Ivânytch, mais allez dans la chambre aux ottomanes vousreposer.

J’y consentis.

Dans une chambre à demi sombre, très chauffée, qu’on appelait lachambre aux ottomanes, étaient alignés le long du mur de larges etlongs canapés, solides et lourds, travail du menuisier Boutyga. Uneliterie épaisse, recouverte de draps blancs, qu’avait probablementpréparée la vieille à lunettes, y était installée. Sur l’une descouches, la figure vers le dossier du canapé, ayant quitté saredingote et ses souliers, Sobole dormait déjà ; l’autrem’attendait. J’ôtai ma redingote, me déchaussai et, cédant à lafatigue, à l’âme de Boutyga qui planait dans la calme chambre,cédant au ronflement doux et suave de Sobole, je me couchaidocilement.

« Je suis devenu fou et suis un mauvais homme, unmisérable, pensai-je en cachant ma figure dans l’oreiller tiède.Mais je ne le dirai à personne ; cela n’en vaut pas lapeine… »

Et tout de suite, je commençai à voir en rêve ma femme, sachambre, le chef de gare avec sa figure haineuse, des tas de neige,un incendie au théâtre. Le théâtre brûlait, et, comme si de rienn’était, je relevais ceux qui tombaient, leur indiquais lasortie ; puis j’allais du théâtre à la maison, sansm’indigner, sans me demander à qui revenait la responsabilité del’incendie ; cela valait mieux ainsi.

– C’est tout de même bien que le juge les ait relâchés,articulai-je.

Je m’éveillai à ma voix, regardai une minute le large dos deSobole, la boucle de son gilet, ses gros talons ; puis je mecouchai à nouveau, et m’assoupis.

Quand je me réveillai une autre fois, il faisait déjàsombre.

Sobole dormait. Mon âme était sereine et je voulais rentrer auplus vite chez moi. Je m’habillai et sortis de la chambre auxottomanes. Dans son cabinet, Ivane Ivânytch était assis dans ungrand fauteuil, complètement immobile, et regardait un pointfixement. On voyait que, tout le temps que j’avais dormi, il étaitresté dans cet état de torpeur.

– Que l’on est bien ! lui dis-je en bâillant. J’ai lesentiment que je viens de me réveiller un jour de Pâques, après lesouper de fin de jeûne. Je viendrai maintenant souvent chez vous.Dites-moi, ma femme a-t-elle quelquefois dîné ici ?

– Il… il… c’est arrivé, marmonna Ivane Ivânytch, en faisantun effort pour remuer. Elle a dîné ici samedi dernier. Oui… Ellem’aime bien…

Je lui demandai, après un peu de silence :

– Vous souvenez-vous, Ivane Ivânytch ? Vous m’avez ditque j’ai un mauvais caractère et que je suis difficile à vivre.J’en tombe d’accord avec vous ; mais que faut-il faire pourchanger de caractère ?

– Je ne sais pas, mon cher. Je suis un homme mou,flasque ; je ne peux plus donner de conseils… Oui… Je vous aidit ça naguère, parce que je vous aime, parce que j’aime votrefemme et que j’ai aimé votre père. Je mourrai bientôt ; quelbesoin ai-je de me cacher de vous ou de mentir ? Aussi je vousle dis : je vous aime infiniment, mais je ne vous estime pas.Oui, je ne vous estime pas.

Il se tourna vers moi et murmura en suffoquant :

– Il m’est impossible de vous estimer, mon cher. Enapparence vous semblez un homme véritable ; votre extérieur etvotre tenue sont comme ceux du président français Carnot ; jel’ai vu ces jours-ci dans un journal illustré,… oui… Vous parlezbien ; vous avez de l’esprit ; vous êtes élevé enfonctions ; on ne vous attrapera pas, non plus qu’un oiseau,avec la main nue ; mais, mon cher, vous n’avez pas une âmevéritable… Il n’y a pas de force en elle… Oui…

– Un Scythe, en un mot, dis-je en riant. Mais mafemme ?… Dites-moi quelque chose de ma femme ? Vous laconnaissez mieux que vous ne me connaissez.

Je voulais parler de ma femme, mais Sobole entra et nous enempêcha.

– J’ai dormi et me suis lavé, dit-il en me regardantnaïvement ; je vais prendre du thé avec du rhum et rentrerchez moi.

VII

Il était environ huit heures du soir. De l’antichambre au seuilde la porte, nous fûmes reconduits avec des souhaits de bonheur parIvane Ivânytch, par les paysannes, la vieille à lunettes, par lespetites filles et par le moujik. Auprès des chevaux, des gens setenaient dans l’obscurité ou couraient avec des lanternes. Ilsindiquèrent à nos cochers par où il valait mieux passer et dequelle façon, et nous souhaitèrent bonne route. Les chevaux, lestraîneaux et les gens étaient blancs.

– Comment a-t-il tout ce monde ? demandai-je audocteur quand ma troïka et ses deux chevaux quittèrent la cour aupas.

– Ce sont ses serfs, dit Sobole. Le statut d’émancipationne l’a pas encore atteint. Quelques-uns de ses anciens domestiquesfinissent leur vie, et il y a des orphelins qui ne savent oùaller ; il y en a d’autres qui restent ici par force ;pas moyen de les faire partir. C’est un drôle de vieuxbonhomme !

Une course rapide recommença, avec la voix extraordinaire deNicanor ivre, dans le vent et dans la neige continuelle, qui seglisse dans vos yeux, dans votre bouche, dans tous les plis devotre pelisse…

« Ce que je file ! » pensai-je…

Et mes grelots tintent bruyamment en même temps que ceux dudocteur. Le vent siffle. Les cochers crient, et, dans ce furieuxtintamarre, je me rappelle tous les détails de cette journéeétrange, absurde, unique dans ma vie.

Et il me semble que je suis, en effet, devenu fou, ou que jesuis un autre homme. L’homme que j’étais naguère m’est étranger etme répugne profondément.

Le docteur restait en arrière et parlait sans cesse à haute voixavec son cocher. Par moments, il me rattrapait, passait à côté demoi, et, toujours avec la conviction naïve de m’être très agréable,m’offrait des cigarettes, me demandait des allumettes, ou bien ildisait :

– Vous êtes un homme simple, Eccellenza ;avant, je vous croyais tout différent.

Ou bien, m’ayant rejoint, il se dressait dans son traîneau,agitait les manches de sa pelisse, qui étaient presque deux foisplus longues que ses bras, et il criait :

– Vâsska, fouaille ! Dépasse ces chevaux de dix milleroubles. Hi ! mes cocos !

Et les « cocos » s’élançaient, suivis du gros riresatisfait de Sobole et de son cocher. Mon Nicanor, offensé,retenait mes trois chevaux ; mais, quand on n’entendait plusles grelots du docteur, il levait les coudes, criait :guik ! et mes trois chevaux s’élançaient à sa suite,comme enragés. Nous entrâmes dans un village. Des lumières, dessilhouettes d’isbas apparurent ; quelqu’un nous cria :« Quels diables ! » Nous galopâmes, il me semble,deux verstes, et la rue s’allongeait toujours ; on n’en voyaitpas la fin. Quand nous rejoignîmes le docteur et allâmes moinsvite, il me demanda des allumettes et me dit :

– Voilà ! Allez nourrir un peu les gens d’une pareillerue ! Et il y en a cinq semblables, messire ! Arrête,arrête ! cria-t-il à Vâsska. Tourne du côté du cabaret. Ilfaut nous réchauffer et laisser souffler les chevaux.

On s’arrêta près du cabaret.

– Je n’ai pas que ce petit village dans mon évêché, dit ledocteur en ouvrant la lourde porte dont la poulie grinça. (Et il melaissa passer). Quand on regarde cette rue en plein jour, on n’envoit pas le bout ; et il y a encore des ruelles à s’en gratterla tête d’embarras. Il est difficile de s’orienter et de s’ensortir.

Nous entrâmes dans « la chambre propre », où flottaitune odeur de nappes lessivées. À notre arrivée, un moujiksomnolent, vêtu d’un gilet et d’une chemise à la russe, non rentréedans les pantalons, se leva d’un banc. Sobole demanda de la bière,et moi du thé.

– Il est difficile de faire quelque chose… reprit Sobole.Votre femme a la foi ; je m’incline devant elle et jel’estime ; mais moi, Eccellenza, je ne l’ai pasentièrement, la foi. Tant que nos relations avec le peuple aurontle caractère de la bienfaisance habituelle, telle qu’on la pratiquedans les asiles d’enfants ou les hospices de vieillards, nous neferons que ruser, biaiser, nous duper, et rien de plus… Brrr !marmonna-t-il en faisant une moue et tressaillant de tout soncorps, ce n’est pas de la bière, mais de l’horreur !… (Mais ilne s’en évertua pas moins à finir la bouteille.) Nos relationsdoivent être pratiques, basées sur la raison, le savoir et lajustice. Vâsska a été toute sa vie mon journalier ; cetteannée, il n’a pas eu de blé ; il meurt de faim, estmalade ; en lui donnant présentement quinze copeks par jour,je veux le faire revenir à son ancienne situation de journalier.Autrement dit, je prends soin avant tout de mes intérêts, et jequalifie, je ne sais pourquoi, ces quinze copeks d’aide, desubside, de bonne œuvre. Maintenant, examinons ceci. Selon le plusmodeste calcul, à compter sept copeks par personne, et cinqpersonnes dans chaque famille, il faut, pour nourrir millefamilles, trois cent cinquante roubles par jour. Ce chiffredétermine nos relations obligatoires, officielles, envers millefamilles. Mais nous ne donnons pas trois cent cinquante roubles parjour ; nous en donnons dix seulement, et nous appelons cela unsubside, un secours. Nous disons à cause de cela que votre épouseet nous tous, nous sommes des gens exceptionnellement bons, et vivel’humanité ! Voilà, cher ami !… Ah ! si nousparlions moins d’humanité et calculions davantage ! Si nousréfléchissions un peu plus et remplissions plus consciencieusementnos devoirs !… Combien y a-t-il, entre nous, de philanthropes,de gens sentimentaux qui courent avec piété les maisons, y portentdes feuilles de souscriptions, et qui ne paient ni leur tailleur nileur cuisinière ? Il n’y a pas de logique dans notrevie ; pas de logique !

Nous nous tûmes. Je fis mentalement un calcul, et jedis :

– Je nourrirai mille familles pendant deux cents jours.Venez demain en causer avec moi.

Je fus content d’avoir dit cela si simplement et fus satisfaitque Sobole m’eût répondu encore plus simplement :

– Parfait.

– Pendant le dîner, lui dis-je, vous avez parlé du climat.Oui, avec notre climat, avec de si grandes distances, avec uneculture inévitablement pitoyable, et avec cette incroyableinhumanité que j’ai remarquée dans ma vie, alors que j’étais auservice, – je me rappelai ce que j’avais été jusque-là, – notreunique salut est, d’un côté, des relations simplement humaines,nous permettant de nous dire réciproquement la vérité, et, d’unautre, une complète indifférence. La crainte, le désespoir, noscontinuels soucis pour notre conversation, tout cela ne faitqu’aggraver le péril. Mais partons. Il en est temps.

Nous payâmes et sortîmes du cabaret.

– J’aime comme ça à courir les routes, dit Sobole enmontant en traîneau. Eccellenza, ayez la bonté de medonner une allumette, j’ai oublié les miennes au cabaret.

Un quart d’heure après, ses chevaux restèrent définitivement enarrière et on n’entendit plus ses grelots à cause du chasse-neige.Arrivé à la maison, je fis les cent pas dans mon appartement,tâchant de réfléchir à ma situation et de la définir le plusclairement possible. Je n’avais ni une phrase, ni un mot préparéspour ma femme. Mais ma tête ne travaillait pas à en chercher.

N’ayant aucune phrase prête, je descendis au rez-de-chaussée. Mafemme était dans sa chambre, vêtue de son peignoir rose, et elleavait toujours son air de vouloir me cacher ses papiers. Son visageexprimait la perplexité et l’ironie. On voyait, qu’ayant appris monretour, elle se préparait non pas à pleurer, non pas à mequestionner, non pas à se justifier, mais à me railler, à metraiter avec mépris et à agir résolument à sa guise. Son visagedisait : alors s’il en est ainsi, adieu.

– Nathalie, lui dis-je, je ne suis pas parti, maisce n’est pas que j’aie voulu vous tromper : je suis devenufou ; j’ai vieilli, je suis malade ; je suis devenu unautre homme ; pensez-en ce que vous voudrez… Je me suisdétourné avec horreur de mon ancien moi ; je le méprise et enai honte. Et le nouvel homme qui est en moi depuis hier, m’empêchede m’en aller. Ne me chassez pas, Nathalie !

Elle me regarda fixement, me crut, et l’inquiétude brilla dansses yeux. Ravi de sa présence, réchauffé par la chaleur de sachambre, je murmurai comme en délire, en tendant mes mains verselle :

– Je vous le dis : en dehors de vous je n’ai personnede proche. Je n’ai pas cessé une minute de m’ennuyer loin de vous,et, seul un amour-propre obstiné m’empêchait d’en convenir. Lepassé, alors que nous vivions comme mari et femme, ne peut pasrevenir, et il n’en est pas besoin. Mais faites de moi votreserviteur ; prenez toute ma fortune et distribuez-la à quivous voudrez. Je suis calme, Nathalie, je suis content… Jesuis tranquille…

Ma femme qui me regardait curieusement et fixement poussa tout àcoup un léger cri, se mit à pleurer et s’enfuit dans la chambrevoisine ; je montai chez moi.

Une heure après j’étais assis à ma table et écrivais monHistoire des chemins de fer ; les affamés ne m’enempêchaient plus ; je ne ressentais plus d’inquiétude. Ni lesmisères, vues récemment, en visitant les isbas de Pestrôvo avec mafemme et avec Sobole, ni les bruits alarmants, ni les fautes desgens qui nous entourent, ni ma proche vieillesse, rien nem’inquiétait plus. De même que les boulets et les balles, quivolent à la guerre n’empêchent pas les soldats de parler de leursaffaires, de manger et de raccommoder leurs chaussures ; demême les affamés ne m’empêchaient pas de dormir tranquillement etde m’occuper de mes affaires personnelles.

Dans ma maison, dans la cour et au loin, le travail bouillonne.Le docteur Sobole l’appelle « l’orgie de labienfaisance. » Ma femme entre souvent chez moi, et, avec sonexpression monacale, elle inspecte inquiètement mes chambres desyeux, comme si elle cherchait ce que l’on pourrait encore donneraux affamés pour « trouver la justification de sa vie. »Et je vois, que grâce à elle, il ne restera bientôt plusrien de notre fortune ; nous serons pauvres.

Mais cela ne me trouble pas et je lui souris gaiement. Depuisque je suis entré dans le régiment des indifférents, je suis devenuindifférent, moi aussi ; et je me sens bien.

Ce qu’il en sera plus tard, je l’ignore.

1892.

Partie 2
ARIANE

Sur le pont d’un paquebot allant d’Odessa à Sébastopol, unmonsieur assez bien, à petite barbe ronde, s’approcha de moi et medit :

– Faites attention à ces Allemands qui sont assis près dusalon. Quand des Allemands ou des Anglais se rencontrent, ilsparlent du prix de la laine, de la récolte et de leurs affairespersonnelles, et, quand nous nous rencontrons, nous autres Russes,nous ne parlons que de femmes et de sujets abstraits ; maisnous parlons surtout des femmes.

La figure de ce monsieur m’était déjà connue. La veille, nousétions rentrés de l’étranger par le même train, et à Volotchisk, jele vis à la douane auprès d’une dame, devant une véritable montagnede malles et de corbeilles, remplies de robes. Je vis sa gêne et saconsternation de tout l’argent qu’il devait payer pour quelqueschiffons de soie. Sa compagne protestait et menaçait de se plaindreà je ne sais qui. Puis, au cours du voyage jusqu’à Odessa, jel’avais vu porter dans le compartiment des dames seules des gâteauxet des oranges.

Le temps était un peu humide. Il y avait un peu de roulis, etles dames s’étaient retirées dans leurs cabines. Le monsieur à lapetite barbe ronde s’assit à côté de moi, et continua :

– Oui, quand des Russes se rencontrent, ils ne parlent quede philosophie et de femmes. Nous sommes si intellectuels, sisérieux, que nous ne faisons qu’énoncer des vérités et ne pouvonsrésoudre que des questions d’ordre supérieur. L’acteur russe nesait pas être gai, il joue les vaudevilles avec profondeur. Noussommes pareils ; quand il faut parler de bagatelles, nous n’enparlons que du point de vue abstrait. C’est manque de hardiesse, desimplicité et de sincérité. Nous ne parlons si souvent des femmesque parce que, me semble-t-il, nous n’en sommes pas satisfaits.Nous considérons la femme de façon trop idéale et montrons desexigences sans rapport avec ce que peut offrir la réalité. Nousrecevons bien moins que nous désirons ; et, au total, nosespérances sont déçues : notre âme souffre. Et on parle de cequ’on souffre ! Ça ne vous ennuie pas que je continue cetteconservation ?…

– Non, pas du tout.

– En ce cas, dit mon interlocuteur en se soulevantlégèrement, permettez-moi de me présenter : Ivane IlytchChamôkhine, propriétaire moscovite en quelque façon… Moi, je vousconnais bien.

Il s’assit et poursuivit, en me regardant sincèrement etgentiment :

– Ces conversations continuelles sur les femmes, unphilosophe moyen, dans le genre de Max Nordau, les expliquerait parla folie érotique ou parce que nous sommes des ci-devantpossesseurs de serfs, etc., etc. Pour moi, je vois la chose d’uneautre façon. Je le répète : nous ne sommes pas satisfaitsparce que nous sommes des idéalistes. Nous voulons que lescréatures qui nous donnent le jour, nous et nos enfants, soientplus hautes que nous, plus hautes que tout au monde. Jeunes, nouspoétisons et adorons celles dont nous sommes amoureux. L’amour etle bonheur pour nous sont synonymes. Chez nous, en Russie, ondétracte le mariage sans amour ; on se moque de lasensualité ; elle inspire le dégoût. Les romans et lesnouvelles qui ont le plus de succès sont celles et ceux où lesfemmes sont belles, poétiques et nobles ; et, si le Russeadmire une madone de Raphaël ou se préoccupe de l’émancipation desfemmes, il n’y a là, je vous assure, rien d’affecté. Mais voilà lemalheur ! À peine sommes-nous mariés, ou avons-nous uneliaison, nous nous sentons, au bout de quelque deux ou trois ans,désenchantés, déçus. Nous nous lions avec d’autres femmes, et, ànouveau, le désenchantement, l’effroi. Et, au bout du compte, nousnous convainquons que les femmes sont menteuses, vaines, frivoles,injustes, peu développées, cruelles. Bref, non seulement leurniveau n’est pas supérieur à celui des hommes, mais elles sontinfiniment plus bas. Et il ne nous reste rien de plus, –insatisfaits et désillusionnés que nous sommes, – qu’à maugréer, età dire, à l’occasion, combien nous sommes cruellementdéçus !

Tandis que Chamôkhine parlait, je remarquais que la langue etl’ambiance russes lui causaient un grand plaisir. Cela venait sansdoute de ce que, à l’étranger, sa patrie lui avait beaucoup manqué.En vantant les Russes et en leur prêtant un idéalisme rare, il nemédisait pas des étrangers, et cela disposait en sa faveur. Ilétait à remarquer aussi qu’en son âme il y avait du malaise, qu’ilvoulait plutôt parler de lui-même que des femmes, et que j’allaisavoir à subir quelque longue histoire, semblable à uneconfession.

Et, en effet, quand nous eûmes demandé une bouteille de vin eten eûmes bu un verre, il commença ainsi :

– Je me rappelle que, dans un récit de Veltmann, quelqu’undit : « En voilà une histoire ! » Et soninterlocuteur lui répond : « Non, ce n’est pas unehistoire, mais l’introduction à une histoire. » Ce que jeviens de vous dire jusqu’à maintenant n’est que l’introduction, etje veux, à proprement parler, vous raconter ma dernière aventure.Pardon ; je vais vous demander encore une fois : ça nevous ennuie pas d’écouter ?

Je lui en donnai l’assurance ; il reprit :

– L’action se passe dans le gouvernement de Moscou, dans undes districts du nord. Là, il faut le dire, la nature estétonnante. Notre propriété se trouve sur la rive escarpée d’unepetite rivière rapide, à un endroit bouillonnant où l’eau murmurenuit et jour. Figurez-vous un vieux et grand jardin, de jolisparterres, des ruches, un potager ; en bas, la rivière avecses saules touffus, qui, en temps de grande rosée, semblentd’argent mat comme s’ils grisonnaient ; et, sur l’autre rive,des prairies. Derrière elle, une forêt de sapins, noirs,effrayants. Dans cette forêt poussent sans cesse des oronges, etdans ses fourrés, vivent des élans. Quand on me clouera dans labière, je me rappellerai, il me semble, les points du jour où lesoleil vous aveugle, et les merveilleux soirs de printemps où, dansle jardin et au delà, chantent des rossignols et des râles, et où,du village, viennent les sons de l’accordéon. À la maison, on jouedu piano ; la rivière bouillonne ; c’est, en un mot, unconcert tel que l’on veut, à la fois et pleurer, et chanter àtue-tête. Nous n’avons que peu de terres de labour, mais lesprairies font compensation, et avec les bois, elles donnent près dedeux mille roubles de revenu par an. Je suis fils unique ;nous sommes, mon père et moi, des gens modestes, et, cet argent, etla pension de mon père nous suffisaient entièrement.

Je passai à la campagne les trois premières années après masortie de l’Université et m’occupai de la propriété. Je m’attendaisà être appelé un jour ou l’autre à quelque fonction ; mais, cequi pour moi primait tout : j’étais très amoureux d’une jeunefille extraordinairement belle et séduisante.

Elle était la sœur de mon voisin, le propriétaire Kotlôvitch,gentilhomme ruiné, dans la propriété duquel on faisait pousser desananas et des pêches remarquables, où il y avait des paratonnerres,et, au milieu de la cour, un jet d’eau, mais où il n’y avait pas uncopek. Kotlôvitch ne faisait rien, ne savait rien, était mou commesi on l’eût fait de navets bouillis. Il traitait les moujiks parl’homœopathie et s’occupait de spiritisme. Au demeurant, c’était unhomme délicat, compatissant et pas sot. Mais mon cœur ne me portepas vers ces messieurs qui s’entretiennent avec les esprits ettraitent les paysannes par le magnétisme. D’abord, tous les gensdont l’esprit est préoccupé ont des conceptions troubles et il esttrès difficile de causer avec eux ; en second lieu, ilsn’aiment personne, évitent les femmes, et ce mystère agitdésagréablement sur les gens impressionnables.

L’extérieur de Kotlôvitch ne me plaisait pas non plus. Il étaitgrand, gros, blanc, avec la tête petite, les yeux petits etbrillants, des doigts blancs et potelés. Il ne vous serrait pas lamain, mais vous la pétrissait. Et il s’excusait toujours ; endemandant quelque chose, il s’excusait ; en donnant, ils’excusait aussi.

Sa sœur était un personnage d’une tout autre pièce de théâtre.Je dois vous dire que, dans mon enfance et ma jeunesse, je neconnaissais pas les Kotlôvitch. Mon père était professeur à N… etnous avions habité longtemps la province. Quand je fis connaissancede cette jeune fille, elle avait déjà vingt-deux ans. Elle étaitsortie depuis longtemps de l’Institut[15] , etavait habité Moscou deux ou trois ans, chez une tante riche qui lamenait dans le monde. Quand je fis sa connaissance et dus luiparler la première fois, je fus surtout frappé par son nom rare etbeau : Ariane. Il lui allait si bien !

C’était une brune très maigre, très mince, souple, élancée,extraordinairement gracieuse, avec des traits élégants et fortnobles. Elle aussi avait les yeux brillants, mais chez son frère,ils avaient un brillant froid et fade comme celui desbonbons ; dans son regard, à elle, luisait la fière et bellejeunesse. Elle me conquit dès le premier jour. Et il ne pouvait pasen être autrement.

La première impression fut si forte que, jusqu’à présent, je nepeux pas renoncer à mes illusions. Je veux encore croire que lanature, lorsqu’elle forma cette jeune fille, avait un dessein largeet surprenant. La voix d’Ariane, son pas, son chapeau, et mêmel’empreinte de ses pas sur la rive sableuse où elle pêchait desgoujons, me procuraient de la joie, une soif passionnée de vie. Jejugeais de son état psychique d’après son beau visage, et, chaquemot d’Ariane, chaque sourire m’enchantait, me séduisait, et meforçait à croire à l’élévation de son âme. Elle était douce,communicative, gaie, simple dans ses manières. Elle croyaitpoétiquement en Dieu, parlait poétiquement de la mort, et, dans sonâme, il y avait une telle richesse de nuances qu’elle savait donnermême à ses défauts, une tournure personnelle et gentille. Supposonsqu’elle eût besoin d’un nouveau cheval et qu’elle n’eût pasd’argent : le beau malheur ! On peut vendre ouhypothéquer quelque chose, et si l’intendant jure qu’il n’y a rienà vendre, ni à hypothéquer, on peut enlever les toits en tôle desdépendances de la maison et les vendre comme ferraille ; oubien on peut, au plus fort moment du travail, envoyer au marché leschevaux de l’exploitation, et les vendre pour rien.

Ces désirs effrénés mettaient parfois au désespoir toute lapropriété ; mais elle les exprimait avec tant d’élégance qu’àla fin on lui pardonnait et lui permettait tout, comme à une déesseou à la femme de César. Mon amour était touchant et chacun leremarqua bientôt : mon père, les voisins et les moujiks ;et chacun me portait sympathie. Lorsque, d’aventure, je régalaisles ouvriers de vodka, ils me saluaient en disant :

– Que Dieu vous accorde de vous marier avec la demoiselledes Kotlôvitch !

Ariane elle-même savait que je l’aimais. Elle venait souventchez nous à cheval ou en charrette anglaise et passait parfois desjournées entières avec mon père et moi. Elle se lia d’amitié avecmon père et il lui apprit même à monter à bicyclette, ce qui étaitsa distraction favorite. Je me rappelle qu’un soir elle s’apprêtaità une promenade et je l’aidais à monter ; à ce moment-là, elleétait si belle qu’il me sembla que je me brûlais les doigts en lavoyant ; je tremblais d’enchantement et, quand mon père etelle, tous deux beaux et sveltes, roulèrent côte à côte sur lachaussée, un cheval, que montait un intendant, fit un écart ;il me sembla qu’il s’était jeté de côté parce qu’il avait étéfrappé de la beauté d’Ariane.

Mon amour, mon adoration touchaient la jeune fille,l’attendrissaient, et elle désirait passionnément éprouver le mêmeenchantement et répondre à mon amour. C’est si poétique !

Mais aimer véritablement, comme je faisais, elle ne le pouvaitpas, car elle était froide et déjà assez perverse. En elle logeaitdéjà le malin, qui lui chuchotait nuit et jour qu’elle étaitravissante, divine, et elle, qui ne savait positivement paspourquoi elle était au monde et pourquoi elle vivait, ne sefigurait pas, dans le futur, autrement que très riche et illustre.Elle rêvait bals, courses, livrées, somptueux salons, – son« salon » à elle, – et un essaim de comtes, de princes,d’ambassadeurs, d’artistes et d’acteurs connus, tous s’inclinantdevant elle et admirant sa beauté et ses toilettes… Cette soif depuissance et de succès, ces idées constamment dirigées dans le mêmesens, refroidissaient les gens. Ariane aussi était froide, etenvers moi, et pour la nature, et pour la musique.

Cependant le temps passait et les ambassadeurs n’arrivaient pas.Ariane continuait à vivre chez son frère le spirite, dont lesaffaires empiraient sans cesse, en sorte qu’elle n’avait pas mêmede quoi s’acheter des robes et des chapeaux. Il fallait ruser ets’ingénier pour cacher sa pauvreté.

Comme un fait exprès, lorsqu’elle était à Moscou chez sa tante,un certain prince Maktoûiév, homme riche, mais absolument nul,l’avait demandée en mariage. Elle le refusa tout net. Mais,désormais, le ver du repentir la rongeait par moments : quel’avait-elle refusé ! Comme notre moujik souffle avecrépulsion sur du kvass où se sont noyés des cancrelas, mais le boitcependant ; elle faisait une moue de dédain en sesouvenant du prince ; et, tout de même, elle disait :

– On a beau dire, il y a dans un titre quelque chosed’extraordinaire, de prestigieux…

Elle rêvait de titres, de luxe, et, en même temps, elle nevoulait pas me perdre. Lors même que l’on rêve d’ambassadeurs, lecœur n’est pas de pierre et l’on regrette sa jeunesse qui passe.Ariane tâchait d’aimer, faisait mine d’aimer et m’avait même juréqu’elle m’aimait. Mais je suis un homme nerveux, pénétrant…

Quand on m’aime, je le sens même à distance, sans assurances niserments. Et en elle, je sentais la glace, et quand elle me parlaitd’amour, il me semblait entendre le chant d’un rossignol mécanique.Ariane, elle-même, sentait que le feu lui manquait. Cela lacontrariait, et je la vis souvent pleurer. Et même, figurez-vous,une fois, elle m’étreignit fougueusement et m’embrassa…

Cela arriva un soir, au bord de la rivière… Je vis dans ses yeuxqu’elle ne m’aimait pas et qu’elle ne m’avait embrassé que parcuriosité pour voir ce qui en résulterait. Et j’eus peur… Je lapris par la main et lui dis, au désespoir :

– Ces caresses sans amour me font souffrir !

– Quel… original vous êtes !… dit-elle avec dépit, etelle s’éloigna.

Selon toute probabilité, je me serais marié avec elle au bout dedeux ou trois ans, et l’histoire eût été finie, mais le destinvoulut arranger notre affaire autrement. Il arriva qu’un autrepersonnage surgit à notre horizon. Un camarade d’Université de sonfrère, nommé Loubkov – Mikhaïl Ivânovitch – vint passer quelquetemps chez Kotlôvitch. C’était un homme bon, dont les cochers etles domestiques disaient : « C’est un monsieurextrêmement plaisant. »

Taille moyenne, un peu maigre, chauve, une figure de bonbourgeois, pas intéressante, mais pas laide ; pâle, avec desmoustaches rudes, bien soignées, le cou ridé en chair de poule avecdes boutons, une grosse pomme d’Adam. Il portait un pince-nez àlarge ganse noire. Il grasseyait, ne prononçant ni les R, ni les L.Il était toujours gai, et tout le faisait rire. Il s’était mariéd’une façon extraordinairement bête. Sa femme lui avait apporté endot deux maisons à Moscou, près du Dévitché-pôlié ; il se mità les réparer et à y faire installer des bains, et se ruina de fonden comble. Sa femme et ses quatre enfants logeaient maintenant engarni aux « Chambres orientales » et étaient dans lamisère. Il devait les faire vivre et cela lui semblait drôle.

Il avait trente-six ans et sa femme quarante-deux ; celaaussi l’amusait. Sa mère, une femme présomptueuse et bouffied’orgueil, avec des prétentions nobiliaires, méprisait sabelle-fille et vivait seule avec une horde de chiens et dechats ; et, à elle aussi, il devait donner soixante-quinzeroubles par mois. Lui-même, étant homme de goût, aimait à déjeunerau Bazar slave et à dîner à l’Hermitage[16] . Il luifallait beaucoup d’argent, et son oncle ne lui donnait que deuxmille roubles par an ; ça ne suffisait pas et il couraitMoscou toute la journée, la langue pendante, comme on dit,cherchant à contracter des emprunts quelque part ; et celaaussi lui semblait drôle.

Il était venu chez Kotlôvitch pour se reposer au sein de lanature, disait-il, de la vie de famille. À dîner, à souper, durantles promenades, il nous parlait de sa femme, de sa mère, de sescréanciers, des huissiers ; et il se moquait d’eux. Il semoquait de lui-même et assurait que, grâce à sa facultéd’emprunter, il avait fait beaucoup de connaissances agréables. Ilriait sans cesse et nous riions aussi. À son contact, nous nousmîmes à vivre autrement que nous ne faisions avant. Je me sentaisenclin aux plaisirs paisibles, et, en quelque sorte,idylliques ; j’aimais à pêcher, à me promener le soir, àchercher des champignons ; Loubkov, lui, préférait lespique-niques, les feux d’artifice, la chasse à courre ; ilorganisait trois fois par semaine des pique-niques, et Ariane, avecune figure inspirée et sérieuse, inscrivait sur un papier deshuîtres, des bonbons, du champagne, et m’envoyait chercher toutcela à Moscou, sans me demander, naturellement, si j’avais del’argent. Pendant les pique-niques, il portait des toasts, riait etmultipliait les joyeuses histoires sur sa femme vieille, les chiensgras de sa belle-mère et la charmante gentillesse descréanciers…

Loubkov aimait la nature, mais il la considérait comme chosedepuis longtemps connue, et, en outre essentiellement etincommensurablement inférieure à lui, et créée pour son seulplaisir. S’arrêtant devant un beau paysage, il disait :« Il serait bien de prendre le thé ici. » Ayant vu unjour Ariane se promener avec une ombrelle, il me la montra de latête, et dit :

– Elle est maigre, et cela me plaît ; je n’aime pasles femmes grasses.

Cela me froissa. Je le priai de ne pas parler ainsi des femmesdevant moi. Il me regarda avec surprise et dit :

– Quel mal y a-t-il à ce que j’aime les maigres et n’aimepas les grasses ?

Je ne lui répondis rien. Une autre fois, étant de bonne humeuret ayant un peu bu, il me dit :

– J’ai remarqué que vous plaisez à ArianeGrigôriévna ; je m’étonne que vous n’en profitiez pas.

Je me sentis gêné par ces mots et lui exprimai avec trouble mesvues sur l’amour et la femme.

– Je ne sais, soupira-t-il. Pour moi, une femme est unefemme et un homme est un homme. Qu’Ariane Grigôriévna soit poétiqueet élevée, cela ne signifie pas qu’elle soit en dehors des lois dela nature. Vous le voyez vous-même, elle est en âge d’avoir un mariou un amant. Je respecte les femmes non moins que vous ; maisj’estime que certaines relations n’excluent pas la poésie. Lapoésie reste la poésie, mais n’exclut pas l’amant. C’est exactementcomme en agriculture : la beauté de la nature est une chose,mais le rapport des bois et des champs en est une autre.

Quand Ariane et moi nous pêchions les goujons, Loubkov restaitétendu sur le sable à côté de nous ; il se moquait de moi oum’apprenait comment il faut vivre.

– Je m’étonne, cher monsieur, me disait-il, que vouspuissiez vivre sans intrigue amoureuse. Vous êtes jeune, beau,intéressant – en un mot, un homme bien – et vous vivez comme unmoine ! Ah ! ces vieillards de vingt-huit ans ! J’aipresque dix ans de plus que vous, mais quel est le plus jeune denous deux ? Qui, demanda-t-il, Ariane Grigôriévna ?

– Vous, certainement, lui répondit Ariane. Quand notresilence et l’attention avec laquelle nous regardions le flotteurl’ennuyaient, il rentrait à la maison. Ariane me disait en meregardant, d’un air fâché :

– Vraiment, vous n’êtes pas un homme, mais Dieu mepardonne, une bouillie claire. L’homme doit s’emballer, faire desfolies, des fautes, souffrir ! Une femme vous pardonnera uneimpertinence ou une impudence, mais elle ne vous pardonnera jamaisd’être trop raisonnable.

Elle se fâcha pour de bon et continua :

– Pour avoir du succès, il faut être résolu et hardi.Loubkov est moins bien que vous, mais il est plus intéressant, etil aura toujours du succès auprès des femmes parce qu’il ne vousressemble pas ; c’est un homme…

On percevait dans sa voix une sorte d’exaspération. Une fois, àsouper, elle commença à dire sans s’adresser à moi que, si elleétait un homme, elle ne moisirait pas à la campagne. Ellevoyagerait, vivrait à l’étranger, par exemple, en Italie…« Oh ! l’Italie ! » Mon père, involontairement,versa de l’huile sur le feu ; il parla longuement del’Italie : que c’était beau ! quelle nature ! quelsmusées ! Ariane ressentit tout à coup un violent désir d’alleren Italie. Elle frappa même la table du poing, et ses yeuxbrillèrent : il faut y aller !

Puis commencèrent les propos : Comme il ferait bon enItalie ! ah ! l’Italie ! oh ! l’Italie !Et cela tous les jours. Et quand Ariane me regardait par-dessusl’épaule, je voyais à son expression froide et obstinée que, dansses rêves, elle avait déjà conquis l’Italie avec ses salons, sesétrangers illustres, ses touristes, et qu’on ne pourrait plus laretenir. Je lui conseillais d’attendre un peu, de remettre levoyage à deux ou trois ans ; elle se renfrognait avec dédain,et disait :

– Vous êtes raisonnable comme une vieille femme.

Loubkov était pour le voyage. Il disait que ça ne coûterait pascher et qu’il irait avec plaisir en Italie pour se reposer de savie de famille. Je me conduisis, je l’avoue, naïvement, comme uncollégien. Non par jalousie, mais par pressentiment de quelquechose de mauvais, d’extraordinaire, je tâchais de ne pas leslaisser seuls ; et ils en plaisantaient. Par exemple, quandj’entrais, ils faisaient mine de venir de s’embrasser, etc.,etc.

Mais voilà qu’un beau matin, son frère, gras et blanc, vint mevoir et demanda à me parler en particulier. C’était un homme sansvolonté. Malgré son éducation et sa délicatesse, il ne pouvait passe retenir de lire les lettres des autres s’il s’en trouvait devantlui sur une table ; et voilà que, dans la conversation, ilm’avoua avoir lu, sans le faire exprès, une lettre de Loubkov àAriane.

– J’ai appris par cette lettre qu’elle allait bientôtpartir pour l’étranger. Cher ami, je suis tout bouleversé.Éclairez-moi, au nom de Dieu ; je ne comprends rien !

En disant cela, il respirait péniblement, me soufflait au visageen sentant le bouilli.

– Excusez-moi, reprit-il, de vous mettre dans le secret decette lettre, mais vous êtes l’ami d’Ariane ; elle vousestime. Peut-être savez-vous quelque chose. Elle veut partir, maisavec qui ? Loubkov s’apprête à partir avec elle. Pardon, maisc’est même singulier de la part de Loubkov ! Il est marié, ila des enfants et va faire des déclarations d’amour ; il écrità Ariane en la tutoyant. Pardon, mais c’est étrange !

Je devins froid, mes mains s’engourdirent, et je sentis unedouleur dans la poitrine comme si on m’y eût mis une pierretranchante. Kotlôvitch, épuisé, se laissa tomber dans un fauteuil,et ses mains pendirent comme un martinet.

– Qu’y puis-je ? demandai-je.

– La convaincre, la persuader… Jugez-en : que lui estLoubkov ? Est-ce l’homme qui lui convient ? Oh ! monDieu, continua-t-il en se prenant la tête, que c’est affreux,affreux !… Elle a de si bons partis, Maktoûiév, et… autres. Leprince l’adore, et, pas plus tard que mercredi dernier, feu songrand-père Hilarion, assurait positivement qu’Ariane serait safemme. Positivement ! Son grand-père est mort, mais c’était unhomme étonnamment sage : nous évoquons son esprit chaquejour.

Après cette conversation, je ne dormis pas de la nuit ; jevoulais me suicider. Le matin, j’écrivis cinq lettres que jedéchirai toutes en morceaux ; puis je pleurai à chaudes larmesdans la grange ; puis je demandai de l’argent à mon père etpartis pour le Caucase sans dire adieu à personne.

Assurément l’homme est l’homme et la femme est la femme, maistout est-il aussi simple de nos jours qu’avant le déluge, etdois-je, moi, homme cultivé, pourvu d’une complexe organisationmentale, expliquer ma forte attraction vers la femme par la seuledifférence des formes entre elle et moi ? Oh ! que ceserait affreux ! Je veux penser que le génie de l’homme quilutte avec la nature, a lutté aussi contre l’amour physique commeavec un ennemi, et que, s’il ne l’a pas vaincu, il a réussi dumoins à le recouvrir d’un voile d’illusions et de fraternité etd’amour. Pour moi, du moins, ce n’est plus, comme chez lagrenouille ou le chien, une fonction de mon organisme, mais levéritable amour. Un pur élan du cœur et l’estime pour la femmeinspirent chacune de mes étreintes. Au fait, le dégoût del’instinct animal a été cultivé par des centaines de générationspendant des siècles ; il m’a été transmis avec le sang et faitpartie de mon être ; et si, maintenant, je poétise l’amour,n’est-ce pas, de nos jours, aussi naturel et nécessaire que le faitque mes oreilles sont immobiles et que je ne suis pas recouvert depoils ? Il me semble que la plupart des gens cultivés pensentainsi, car dans le temps présent, le manque de l’élément moral etpoétique en amour est regardé comme une marque d’atavisme ; ondit qu’il est un symptôme de dégénérescence et, en beaucoup de cas,de folie. Il est vrai qu’en poétisant l’amour, nous supposons queceux que nous aimons possèdent des qualités que, souvent, ils n’ontpas, et cela est pour nous une source d’erreurs et de souffrancesconstantes. Mais, à mon sens, il vaut mieux qu’il en soitainsi ; autrement dit, il vaut mieux souffrir que de seconsoler en proclamant qu’une femme est une femme et qu’un hommeest un homme.

Je reçus, à Tiflis, une lettre de mon père. Il m’écrivaitqu’Ariane Grigôriévna était partie tel jour pour l’étranger avecl’intention d’y passer l’hiver. Je revins à la maison un moisaprès. C’était déjà l’automne. Chaque semaine, Ariane adressait àmon père, sur du papier parfumé, des lettres très intéressantes etd’un très beau style littéraire. J’estime que toute femme peut êtreun écrivain. Ariane décrivait en détail combien il lui avait étédifficile de faire la paix avec sa tante et d’obtenir d’elle milleroubles pour le voyage, et comme elle avait longtemps cherché àMoscou une vieille dame, sa parente éloignée pour la décider àpartir avec elle. Cette abondance de détails sentait trop lacomposition, et je compris que personne ne l’accompagnait.

Peu après, je reçus aussi une lettre d’elle, également parfuméeet littéraire. Ariane m’écrivait qu’elle s’ennuyait sans moi, sansmes beaux yeux intelligents et amoureux. Elle me reprochaitamicalement de gâcher ma jeunesse, de moisir à la campagne, alorsque je pouvais, comme elle, vivre au paradis, sous des palmiers etrespirer l’odeur des orangers. Et elle signait :« Ariane, par vous abandonnée. » Ensuite, deux joursaprès, une autre lettre du même genre, terminée par les mots :« Ariane, que vous oubliez. » La tête me tournait. Jel’aimais à la passion. Je la voyais en rêve chaque nuit, et elledisait que je l’avais « abandonnée »,« oubliée » ! Pourquoi cela ? À quelsujet ? Ajoutez la tristesse de la campagne, les longuessoirées, les idées angoissantes à propos de Loubkov… L’incertitudeme torturait, m’empoisonnait, et, les nuits, c’étaitinsupportable ; je n’y tins plus et je partis.

Ariane m’appelait à Abbazzia. J’y arrivai par une chaude etlumineuse journée après la pluie, dont les gouttes pendaient encoreaux arbres, et je descendis dans la grande« dépendance[17]  »d’un hôtel semblable à une caserne, où habitaient Ariane etLoubkov. Ils étaient sortis ; je me rendis au parc, errai unpeu dans les allées, puis je m’assis. Un général autrichien passa,les mains derrière le dos, avec les mêmes bandes rouges auxpantalons que nos généraux. On roula une voiture d’enfant dont lesroues crièrent sur le sable mouillé. Il passa un vieillard décrépitqui avait la jaunisse, un curé, une bande d’Anglaises, puis encorele général autrichien. Une musique militaire, arrivant de Fiume, sedirigea vers le kiosque avec des cuivres étincelants ; lamusique commença.

Avez-vous été à Abbazzia ? C’est une petite ville sale,slave, avec une seule rue qui sent mauvais, et dans laquelle, aprèsla pluie, on ne peut pas passer sans caoutchoucs. J’avais lu tantde fois, et toujours avec émotion, la description de ce paradisterrestre ! Maintenant, quand après avoir relevé mon pantalon,je traversais, avec précautions cette rue étroite, et quej’achetais, par ennui, des poires dures à une vieille femme qui,ayant flairé en moi un Russe, disait tchitiry,da-vâdsat[18] , et quand je me demandais avecperplexité où je devais aller et ce que j’allais faire, et quand,aussi, je rencontrais des Russes, infailliblement déçus comme moi,j’en avais honte et en ressentais du dépit.

Il y a à Abbazzia une baie calme que sillonnent des bateaux àvapeur et des barques avec des voiles multicolores. On voit au loinFiume et des îles, enveloppées de brume violette, et ce serait« pittoresque », si la vue sur le golfe n’était pasobstruée par les hôtels et leurs « dépendances », d’uneinepte architecture bourgeoise, dont les spéculateurs avides ontcouvert toute cette côte verdoyante, en sorte que vous ne voyezrien dans le paradis que des fenêtres, des terrasses, et desemplacements, couverts de tables blanches, avec les habits noirsdes garçons. Il y a ici un parc comme on en trouve dans toute villed’eaux étrangère. Et la verdure sombre, immobile, silencieuse despalmiers, et le sable jaune vif des allées, et les bancs vertclair, et le resplendissement des trompettes bruyantes des soldats,et les bandes rouges du général, tout cela vous obsède au bout dedix minutes.

Et vous êtes obligé, on ne sait pourquoi, d’y vivre dix jours,dix semaines ! Traînant malgré moi d’une de ces villes d’eauxà une autre, je me convainquais de plus en plus de la manièreinconfortable et mesquine dont vivent les repus et lesriches ; combien leur imagination est plate et débile ;combien leurs goûts et leurs désirs sont timorés !… Combienplus heureux sont les touristes, vieux et jeunes, qui, n’ayant pasassez d’argent pour vivre dans les hôtels, habitent n’importe où,jouissent de la vue de la mer du haut des montagnes, couchés dansl’herbe, vont à pied, voient de près les bois et les villages,observent les coutumes du pays, entendent ses chansons ets’éprennent de ses femmes…

Tandis que je restais assis dans le parc, il commença à fairesombre, et mon Ariane apparut dans le crépuscule, exquise etélégante comme une princesse. Derrière elle, venait Loubkov, touthabillé de neuf, en vêtements très larges, apparemment achetés àVienne.

– Pourquoi vous irritez-vous ? lui disait-il. Que vousai-je fait ?

En me voyant, elle se récria de joie, et, si elle n’avait pasété dans le parc, elle se serait certainement jetée à mon cou. Elleme serrait les mains très fort et elle riait. Et moi aussi je riaiset j’aurais presque pleuré d’émotion. Les questionscommencèrent : Que se passe-t-il à la campagne ? Commentva mon père ? Avais-je vu son frère ? etc. Elle exigeaitque je la regardasse dans les yeux, et me demandait si je merappelais les goujons, nos petites disputes, les pique-niques.

– En somme, soupirait-elle, comme tout cela étaitbien ! Mais ici aussi nous ne vivons pas tristement. Nousavons, mon cher, mon bon, beaucoup de relations. Je vousprésenterai demain à une famille russe. Seulement achetez-vous unautre chapeau. (Elle m’examina et fit la moue). Abbazzia n’est pasla campagne. On doit, ici, être comme il faut.

Nous allâmes ensuite au restaurant. Ariane riait sans cesse.Elle badinait, m’appelait cher, bon, spirituel, et n’en croyait passes yeux que je fusse avec elle. Nous restâmes jusqu’à onze heureset nous nous séparâmes, très contents du souper et de nous-mêmes.Le lendemain, Ariane me présenta à la famille russe comme « lefils du professeur célèbre, notre voisin de campagne. » Danscette famille, elle ne faisait que parler de terres et de récoltes,et elle me prenait à témoin. Elle voulait paraître une richepropriétaire. Et, vraiment, cela lui réussissait. Elle se tenait,en vérité, très bien, comme une véritable aristocrate qu’elle étaitpar sa naissance.

– Et ma tante, dites-moi, un peu ! fit-elle tout àcoup, en me regardant avec un sourire. Nous nous sommes un peudisputées et elle s’est sauvée à Méran. Hein ! quellefemme !

Tandis que nous nous promenions ensuite dans le parc, je luidemandai :

– De quelle tante parliez-vous à l’instant ? Quelleest cette tante ?

– C’est un mensonge officieux, dit Ariane en riant. Ils nedoivent pas savoir que je voyage seule.

Après un silence d’une minute, elle se serra contre moi etdit :

– Mon ami, mon cher, faites amitié avec Loubkov. Il est simalheureux ! Sa mère et sa femme sont vraiment terribles.

Elle disait vous à Loubkov et en allant se coucher, elle luidisait, comme à moi : « À demain. » Ils logeaient àdes étages différents et cela me donnait espoir qu’il n’y avaitrien entre eux ; aussi le rencontrais-je sans déplaisance.Quand, un jour, il me demanda de lui prêter trois cents roubles, jeles lui remis avec grand plaisir.

Chaque jour, nous nous promenions et ne faisions rien de plus.Nous flânions dans le parc ; nous mangions et buvions ;et chaque jour les causeries avec la famille russe sepoursuivaient. Je m’étais peu à peu habitué à rencontrerinfailliblement dans le parc le vieux bonhomme qui avait lajaunisse, le curé, et le général autrichien, qui ne se séparaitjamais d’un petit jeu de cartes. Dès que c’était possible, ils’asseyait et faisait une réussite, remuant nerveusement lesépaules. La musique jouait toujours aussi la même chose. À lacampagne, chez nous, j’étais gêné devant les moujiks quand j’allaisen semaine à un pique-nique ou que je pêchais ; de même, àAbbazzia, j’avais honte devant les garçons, les cochers, lesouvriers que je rencontrais. Il me semblait qu’ils pensaient en meregardant : « Pourquoi ne fais-tu rien ? » Etcette gêne, je la sentais du matin au soir, chaque jour. Tempsétrange, désagréable, monotone. Rien ne le variait que le fait queLoubkov m’empruntait tantôt cent, tantôt cinquante gouldens.L’argent le ressuscitait aussitôt, comme un morphinomane lamorphine. Et il commençait à se moquer bruyamment de sa femme, delui-même et de ses créanciers.

Mais survinrent les pluies. Il fit froid. Nous partîmes pourl’Italie, et je télégraphiai à mon père de m’envoyer, à tout prix,par mandat, à Rome, huit cents roubles. Nous nous arrêtâmes àVenise, à Bologne, à Florence. Dans chaque ville, nous tombionsinévitablement dans un hôtel cher où l’on nous comptait à partl’éclairage, le service, le chauffage, le petit pain du déjeuner etle droit de prendre nos repas à une petite table. Nous mangionsbeaucoup. Le matin, on nous servait un « cafécomplet »[19]  ; à une heure, ledéjeuner : viande, poisson, une omelette, fromage, fruits,vin ; à six heures, dîner de huit plats, avec de longsintervalles durant lesquels nous buvions de la bière et duvin ; à neuf heures, le thé. Ariane, vers minuit, déclaraitqu’elle voulait manger et réclamait du jambon et des œufs à lacoque. Pour lui tenir compagnie, nous mangions aussi. Entre tempsnous courions les musées et les expositions avec l’unique idée dene pas être en retard pour le déjeuner ou pour le dîner. Jem’ennuyais devant les tableaux ; j’étais attiré par ma chambrepour m’y étendre et me reposer ; je me fatiguais. Je cherchaisdes yeux une chaise et je répétais hypocritement après lesautres : « Quelle merveille ! Qued’air ! » Comme des boas repus, nous ne faisionsattention qu’aux objets brillants. Les devantures des magasins noushypnotisaient ; nous admirions les broches fausses et nousachetions une foule d’objets inutiles et médiocres.

Pareille chose se répéta à Rome. Il y pleuvait, un vent froidsoufflait. Après un déjeuner abondant, nous allâmes visiterSaint-Pierre, et, à cause de notre gourmandise, et peut-être dumauvais temps, il ne nous fit aucune impression. Nous reprochantles uns aux autres notre indifférence pour l’art, nous nousquerellâmes presque.

L’argent envoyé par mon père arriva. J’allai le toucher, il mesouvient, un matin. Loubkov était avec moi.

– Le présent, dit-il, ne peut pas être entièrement heureuxquand il y a le passé. Du passé, je garde au cou une lourde charge.Si j’avais de l’argent, ce ne serait pas un mal, mais je suis nucomme Job… Le croyez-vous, continua-t-il en baissant la voix, il neme reste que huit francs. Et je dois envoyer cent roubles à mafemme, et autant à ma mère. Et ici il faut vivre. Ariane est commeune enfant. Elle ne veut pas comprendre la situation ; ellesème l’argent comme une duchesse. Pourquoi, hier, a-t-elle achetéune montre ? Et, dites-moi pourquoi nous continuons à jouerles anges ? Nous cachons à la domesticité nos relations, etcela coûte dix à quinze francs de plus par jour, puisque je prendsune chambre à part. Pourquoi cela ?

Ce fut comme si une pierre aiguë se retournait dans ma poitrine.Il n’y avait plus d’incertitude : tout était clair pour moi.Je devins glacé et, tout de suite, je pris la résolution de ne plusles voir, l’un et l’autre, de me sauver d’eux, de rentrerimmédiatement en Russie…

– Il est aisé de se lier avec une femme, poursuivitLoubkov ; il suffît de la déshabiller ; mais après, commetout cela est compliqué ! quelle idiotie !

Quand je comptais l’argent que je venais de recevoir, il medit :

– Si vous ne me donnez pas mille francs, je suis perdu.Votre argent est ma seule ressource.

Je les lui donnai et il devint tout de suite gai. Il commença àse moquer de son oncle, un original, qui n’avait pas su cacher à safemme où il se trouvait. Rentré à l’hôtel, je fis ma malle etréglai ma note. Il me restait à prendre congé d’Ariane.

Je frappai chez elle.

– Entrez[20] .

Dans sa chambre régnait le désordre matinal. Sur la table, leservice à thé, un pain non fini, des coquilles d’œufs, une odeurforte et suffocante de parfums. Le lit n’était pas fait ; ilétait évident que deux personnes y avaient dormi. Ariane ne venaitque de se lever ; elle était en peignoir de flanelle, noncoiffée.

Je lui dis bonjour, puis je restai silencieux une minute, tandisqu’elle essayait de mettre ses cheveux en ordre, et je luidemandai, tout tremblant :

– Pourquoi… pourquoi m’avez-vous fait venir àl’étranger ?

Elle comprit évidemment à quoi je pensais ; elle me prit lamain et dit :

– J’ai voulu que vous soyez ici. Vous êtes sipur !

J’eus honte de mon agitation, de mon tremblement. Si j’allaissangloter tout d’un coup ! Je sortis sans dire un mot et uneheure après, j’étais en wagon. Pendant tout le voyage, jem’imaginai Ariane enceinte, et elle me répugnait. Et toutes lesfemmes que je voyais dans les wagons et aux stations me semblaientenceintes et, elles aussi, me paraissaient dégoûtantes etpitoyables. Je me trouvais dans la position d’un avare qui découvretout à coup que toutes ses pièces d’or sont fausses. Les imagespures et gracieuses que mon imagination, réchauffée par l’amour,avait si longtemps caressées, mes plans, mes espérances, messouvenirs, mes idées sur l’amour et la femme, tout cela se moquaitmaintenant de moi et me tirait la langue. Ariane, songeais-je aveceffroi, cette jeune fille intelligente, très belle, fille d’unsénateur, s’était liée à un homme sans intérêt, commun,trivial ! Mais, me répondais-je, pourquoi n’aimerait-elle pasLoubkov ? En quoi est-il pire que moi ? Qu’elle aime quibon lui semble, mais pourquoi mentir ? Et pour quelle raisonserait-elle sincère avec moi ?

Et je continuais, toujours dans cette sorte-là, jusqu’àl’abrutissement. Dans le wagon, il faisait froid. J’étais enpremière, mais il y a trois places par banquette, pas de doublesfenêtres, la portière ouvre directement dans le compartiment ;et je me sentais comme enchaîné, écrasé, abandonné, piteux ;mes pieds étaient glacés. Et, en même temps, il me revenait enmémoire combien Ariane était éblouissante ce matin avec sonpeignoir et ses chevaux défaits, et une jalousie si fortes’emparait de moi que je sursautais de douleur. Mes voisins meregardaient avec étonnement et même avec crainte.

En Russie, je trouvai des amas de neige et une gelée de vingtdegrés. J’aime l’hiver ; je l’aime parce que, en ce temps-là,par les fortes gelées, j’étais toujours particulièrement au chaud.Couvert d’une demi-pelisse, avec des bottes de feutre, il estagréable, en un jour clair et froid, de travailler au jardin ou auxchamps ; ou de lire, dans une chambre bien chauffée ; derester assis près de la cheminée dans le cabinet de son père, oud’aller se laver dans une étuve de village, vous appartenant… Maisvoilà, quand on n’a chez soi ni mère, ni sœur, ni enfants, c’est unpeu angoissant durant les soirs d’hiver, qui semblentextraordinairement longs et mornes. Et plus c’est chaud etconfortable, plus on sent le vide.

L’année où je revins de l’étranger, les soirées ne finissaientplus… Je m’ennuyais beaucoup et ne pouvais pas même lire. Le jour,cela allait encore ; je balayais la neige au jardin ; jedonnais à manger aux poules et aux veaux, mais le soir, c’était àse pendre.

Naguère je n’aimais pas les visites ; maintenant je m’enréjouissais parce que je savais qu’on parlerait d’Ariane.Kotlôvitch, le spirite, venait souvent parler de sa sœur, et ilamenait parfois son ami le prince Maktoûiév, qui était non moinsamoureux d’Ariane que moi. Se tenir dans la chambre de la jeunefille, tapoter les touches de son piano, regarder sa musique,c’était une nécessité pour le prince. Il ne pouvait vivre sanscela, et l’esprit du grand-père Hilarion continuait à annoncer que,tôt ou tard, elle serait sa femme. Le prince, d’habitude, restaitlongtemps, du déjeuner jusqu’à minuit, et il se taisait. Il buvaiten silence deux ou trois bouteilles de bière et, de temps à autreseulement, pour montrer qu’il prenait part à la conversation, ilriait par saccades, tristement et bêtement. Au moment de rentrer,il me prenait chaque fois à part, et me disait à mi-voix :

– Quand avez-vous vu Ariane Grigôriévna la dernièrefois ? Se porte-t-elle bien ? Je crois qu’elle nes’ennuie pas à l’étranger ?

Le printemps arriva. Il fallait aller à la chasse des oiseaux depassage, faire semer les trèfles et les blés tendres. Le tempsétait triste, mais d’une tristesse printanière. Je voulaism’habituer à la perte de mon amour. Travaillant aux champs etécoutant les alouettes, je me demandais : Ne faudrait-il pasen finir d’un coup avec cette question du bonheur personnel ?Pourquoi, par exemple, n’épouserais-je pas, sans aller plus loin,une simple paysanne ?

Or, tout à coup, au plus fort moment des travaux, je reçus unelettre à timbre italien.

Le trèfle, les ruches, les veaux, la jeune paysanne, touts’envola comme de la fumée. Cette fois Ariane écrivait qu’elleétait profondément, infiniment malheureuse. Elle me reprochait dene pas lui avoir tendu la main pour la secourir, et, l’ayantregardée du haut de ma vertu, de l’avoir abandonnée au moment dupéril. Tout cela était tracé d’une grosse écriture nerveuse, avecdes ratures et des taches. On voyait qu’elle écrivait à la hâte etqu’elle souffrait. En conclusion, elle me suppliait de venir et dela sauver.

Derechef je levai l’ancre et fus emporté. Ariane était à Rome.J’arrivai chez elle un soir, tard, et, quand elle me vit, elle semit à sangloter et se jeta à mon cou. Pendant l’hiver elle n’avaitpas du tout changé ; elle était aussi charmante et aussijeune. Nous soupâmes ensemble et allâmes ensuite nous promener envoiture jusqu’à l’aube dans la ville, et, tout le temps, elle meparla de sa vie. Je lui demandai où était Loubkov.

– Ne me rappelez pas cet être ! s’écria-t-elle. Ilm’est odieux et me dégoûte.

– Mais, dis-je, vous l’avez aimé, il me semble ?

– Jamais ! D’abord, il me paraissait original etexcitait ma pitié, voilà tout. Il est impudent, prend une femmed’assaut, et c’est amusant. Mais ne parlons pas de lui. C’est unetriste page de ma vie. Il est rentré en Russie pour chercher del’argent. Bon, qu’il y aille ! Je lui ai dit de ne pasrevenir.

Elle n’était plus à l’hôtel, mais dans un appartement de deuxpièces qu’elle avait meublées à son goût, froid et luxueux. QuandLoubkov fut parti, elle s’endetta de près de cinq mille francsauprès de ses connaissances, et mon arrivée était réellement pourelle le salut. Je comptais la ramener à la campagne, mais je n’yparvins pas. Elle avait le mal du pays, mais le souvenir de lapauvreté, des privations qu’elle avait endurées, du toit rouillé dela maison de son frère, lui inspiraient du dégoût et la faisaientfrissonner. Et, quand je lui proposais de rentrer en Russie, elleme serrait convulsivement les mains et disait :

– Non, non ! J’y mourrais d’ennui.

Puis mon amour atteignit sa dernière phase, entra dans sondernier quartier.

– Soyez le « chéri » de jadis, aimez-moi un peu,disait Ariane en se penchant sur moi. Vous êtes morose et tropraisonnable ; vous craignez de vous abandonner à l’élan, etvous pensez toujours aux suites ; c’est ennuyeux. Je vous enprie, je vous en supplie, soyez gentil pour moi !… Mon pur,mon saint, mon cher ami, je vous aime tant !

Je devins son amant. Je fus un mois au moins comme fou, neressentant que de l’enchantement. Tenir dans ses bras un corpsjeune et beau, s’en délecter, sentir chaque fois, en s’éveillant,sa tiédeur et se rappeler que mon Ariane était là ! Oh !il n’est pas facile de s’accoutumer à pareille chose ! Mais jem’y accoutumai pourtant, et, peu à peu, je commençai à considérerconsciemment ma nouvelle situation.

Avant tout, je compris qu’Ariane, comme jadis, ne m’aimait pas.Pourtant elle voulait sérieusement m’aimer ; elle craignait lasolitude, et, surtout, j’étais jeune, solide, robuste ; etelle était sensuelle comme, en général, tous les gens froids. Etnous faisions semblant tous les deux d’être liés par un amourmutuel et passionné. Puis je compris aussi autre chose.

Nous vécûmes à Rome, à Naples, à Florence ; nous allâmes àParis, mais il nous parut froid, et nous revînmes en Italie. Nousnous présentions partout comme mari et femme, comme de richespropriétaires. On faisait volontiers connaissance avec nous, etAriane eut un grand succès. Comme elle prenait des leçons depeinture, on l’appelait artiste, et, figurez-vous, cela lui allaittrès bien, bien qu’elle n’eût pas le moindre talent. Elle dormaittous les jours jusqu’à deux ou trois heures ; elle buvait soncafé et déjeunait au lit. À dîner, elle mangeait du potage, de lalangouste, du poisson, de la viande, du fromage, du gibier, desasperges, et, quand elle se couchait, je lui donnais au lit quelquechose à manger, du roast-beef, par exemple, qu’elle mâchait d’unair triste et préoccupé et, la nuit, en se réveillant, ellemangeait des pommes et des oranges.

Sa nature foncière était une stupéfiante malice. Elle rusaitcontinuellement, à toute minute, sans la moindre nécessité, commepar instinct, pour les mêmes raisons que le moineau pépie ou que lablatte remue ses barbes. Elle rusait avec moi, avec lesdomestiques, avec le portier, avec les marchands, dans lesmagasins, avec ses connaissances. Pas une conversation, pas unerencontre n’allait sans grimaces et sans pose. Qu’un homme entrâtdans notre chambre – quel qu’il fût – le garçon ou un baron, ellechangeait de regard, d’expression, de voix, et même les lignes deson corps changeaient. Si vous l’aviez vue alors, même une seulefois, vous auriez dit qu’il n’y avait pas dans toute l’Italie degens plus riches ou plus mondains que nous. Elle ne laissait passeraucun musicien, aucun artiste sans lui débiter des tas decompliments sur son talent remarquable.

– Vous avez un si grand talent ! disait-elle d’unevoix chantante et douce. On se sent mal à l’aise avec vous ;je crois que vous voyez les gens de part en part.

Et tout cela pour plaire, pour avoir du succès, pour fasciner.Elle se réveillait chaque jour avec une seule idée :« Plaire ! » C’était le but, le sens de sa vie. Sije lui avais dit que, dans telle rue, demeurait un homme auquelelle ne plaisait pas, cela l’eût fait sérieusement souffrir. Elledevait chaque jour enchanter, captiver, rendre fou. Que je fusse enson pouvoir et que je m’anéantisse totalement devant ses charmes,cela lui causait les mêmes plaisirs que les vainqueurs éprouvaientjadis dans les tournois. Mon humilité ne lui suffisait pas et, lanuit, vautrée comme une tigresse, dénudée, – elle avait toujourschaud – elle lisait les lettres que lui adressait Loubkov. Il lasuppliait de revenir en Russie. Il jurait autrement de dévaliser oude tuer quelqu’un afin d’avoir de l’argent et de la rejoindre. Ellele haïssait, mais ses lettres passionnées, asservies, l’énervaient.De ses charmes, elle avait une opinion extraordinaire. Il luisemblait que si dans une nombreuse société quelconque, on eût vucomme elle était bien faite et quelle était la couleur de sa peau,elle aurait vaincu toute l’Italie, tout l’univers. Cesconversations sur les formes et la couleur de la peau d’une femmeme choquaient et, ayant remarqué cela, elle disait, quand elleétait fâchée, pour me taquiner et pour me vexer, toutes sortes devulgarités. Elle en vint même à dire, une fois, chez une dame à lacampagne, étant irritée :

– Si vous continuez à m’ennuyer avec vos prônes, je medéshabille à l’instant et me couche toute nue sur cesfleurs !

Souvent, en la regardant dormir, ou manger, ou tâcher de donnerà ses yeux une expression naïve, je pensais : Pourquoi, monDieu, cette beauté extraordinaire, cette grâce, cet esprit luiont-ils été donnés ? N’est-ce que pour se vautrer au lit,manger et mentir, mentir sans cesse ?

Mais avait-elle de l’esprit ? Elle avait peur de troisbougies allumées, du nombre treize ; elle avait effroi dumauvais œil et des mauvais rêves ; elle parlait de l’amourlibre et de la liberté comme une vieille bigote ; elleassurait que Boleslas Markévitch[21] écrivaitmieux que Tourgueniev. Mais elle était diablement rusée etspirituelle ; elle savait, en société, paraître très instruiteet femme aux idées avancées.

Il ne lui coûtait rien, même quand elle était de bonne humeur,d’humilier les domestiques ou de tuer un insecte. Elle aimait lescourses de taureaux ; elle aimait à lire les assassinats etelle se fâchait quand on acquittait les accusés.

Avec la vie que nous menions, Ariane et moi, il fallait beaucoupd’argent. Mon pauvre père m’envoyait sa pension, tous ses pauvresrevenus, empruntait pour moi où il pouvait, et quand il merépondit, une fois, non habeo, je lui envoyai, untélégramme désespéré le suppliant d’hypothéquer notre terre. Peuaprès, je le priai d’emprunter sur seconde hypothèque. Il fit l’unet l’autre sans récriminer et m’envoya tout l’argent, sans garderun sou. Ariane faisait fi de la vie pratique ; elle ne sesouciait aucunement de tout cela, et quand je gaspillais desmilliers de francs pour satisfaire ses fous désirs et que jegémissais comme un vieil arbre, elle chantait, l’âme sereine :Addio, bella Napoli.

Peu à peu, je me refroidis à son égard et eus honte de notreliaison. Je n’aime pas les grossesses et les couches, mais, àprésent, je songeais à un enfant qui eût été la justificationmatérielle de notre vie. Pour ne pas me dégoûter tout à faitmoi-même, je me mis à visiter les musées et les galeries, jelisais, je mangeais peu, et je cessai de boire. En courant du matinau soir, comme un cheval qui court à la corde, je me sentais lecœur moins lourd.

Moi aussi, j’ennuyais Ariane. Tous les gens auprès desquels elleavait du succès étaient de moyenne condition ; pas plus quejadis, il n’y avait chez elle d’ambassadeurs, et elle n’avait passon salon. L’argent manquait, et cela l’humiliait, la faisaitpleurer. Elle me déclara enfin qu’elle n’aurait pas d’objection àrentrer en Russie.

Et voilà, nous revînmes.

Dans les derniers mois qui précédèrent notre départ, elleécrivait constamment à son frère. Elle avait évidemment des projetssecrets, mais lesquels ? Cela maintenant m’ennuyaitd’approfondir ses ruses. Nous n’allâmes pourtant pas à la campagne,mais à Yalta, et de Yalta au Caucase.

Elle ne peut vivre maintenant que dans les villes d’eau, et sivous saviez combien je les déteste toutes ! Comme j’y suisgêné et comme j’y étouffe ! Maintenant ce serait le momentd’être à la campagne. Je travaillerais ; je gagnerais mon painà la sueur de mon front ; je rachèterais mes fautes.Actuellement je sens en moi un afflux de forces, et, il me semblequ’en les tendant, je dégagerais mon bien en cinq ans. Mais,voyez-vous, il y a une complication ! Ici, ce n’est pasl’étranger, mais notre bonne mère Russie : il faut penser aumariage.

Évidemment, l’emballement est passé ; il ne reste rien del’amour d’autrefois, mais, malgré tout, je suis obligé del’épouser.

*

* *

Chamôkhine, bouleversé par son récit, descendit avec moi versles cabines, continuant à parler des femmes. Il était déjà tard. Ilse trouva que nous avions la même cabine.

– Pour le moment, me disait Chamôkhine, il n’y a qu’à lacampagne où la femme soit l’égale de l’homme ; elle y a lamême pensée que lui, sent comme lui, et au nom de la culture, lutteavec autant d’application que lui contre la nature. La femme desvilles, bourgeoise ou intellectuelle, a rétrogradé depuis longtempset revient à l’existence primitive. Elle est déjà à moitiéfemme-animale et, à cause d’elle, beaucoup de ce que le géniehumain avait acquis est déjà perdu. La femme disparaît peu à peuet, à sa place, s’installe la femelle primitive. Cette régressionde la femme intellectuelle menace la civilisation d’un sérieuxdanger. Elle tâche d’entraîner l’homme dans sa marche en arrière etarrête son mouvement en avant ; c’est incontestable.

Je lui demandai : « Pourquoi généraliser ?pourquoi juger toutes les femmes d’après la seule Ariane ? Latendance seule de la femme vers l’instruction et l’égalité dessexes exclut toute supposition de mouvement régressif. »

Mais Chamôkhine m’écoutait à peine et souriait d’un airincrédule. Il détestait les femmes avec passion, avec conviction,et on ne pouvait l’en faire démordre.

– Laissez donc ! m’interrompit-il ; si la femmene voit pas en moi un homme, son égal, mais un mâle, et si elleprend soin toute sa vie de me plaire, c’est-à-dire de me conquérir,peut-il être question là d’égalité ? Oh ! ne les croyezpas ! Elles sont très, très rusées ! Nous autres hommes,nous voulons leur liberté, mais elles n’en veulentaucunement : elles font seulement semblant de le vouloir.Elles sont terriblement, horriblement malignes !

J’en avais assez de discuter, et j’avais sommeil ; je meretournai vers la cloison.

– Oui, entendis-je en m’endormant. Oui. La faute en est ànotre éducation, mon cher monsieur ! Dans les villes,l’éducation et l’instruction, en leur principale essence, tendent àfaire de la femme la femme-animale, autrement dit une femme quiplaise au mâle, et sache le conquérir. Oui. (Chamôkhine soupira).Il faut que les petites filles soient élevées et instruites avecles garçons, qu’ils soient toujours ensemble. Il faut élever lafemme de façon à ce qu’elle sache reconnaître ses torts, commel’homme le fait ; autrement, à son idée, elle a toujoursraison. Inculquez à la petite fille, dès le maillot, que l’hommen’est pas avant tout son chevalier servant, et son fiancé, maisqu’il est son prochain, égal à elle en tout. Habituez-la à penser,logiquement, à généraliser ; ne lui assurez pas que soncerveau pèse moins que celui de l’homme et que, par cela seul, ellepeut être indifférente aux sciences, aux arts et aux autresquestions intellectuelles. L’apprenti cordonnier ou l’apprentipeintre a aussi un cerveau de dimensions moindres qu’un hommefait ; il prend part néanmoins à la lutte pourl’existence ; il travaille et il souffre. Il faut aussi bannirla coutume d’invoquer la physiologie, la grossesse et les couches.D’abord la femme n’accouche pas tous les mois ; en secondlieu, toutes les femmes n’accouchent pas ; troisièmement, lafemme normale des campagnes travaille aux champs à la veille de sescouches, et il ne lui en arrive rien de mal. Puis il faut qu’il yait une égalité complète dans la vie quotidienne. Si un homme passeune chaise à une dame ou ramasse son mouchoir, qu’elle lui rende lapareille. Je n’aurais pas d’objections à ce qu’une jeune fille debonne famille m’aidât à mettre mon pardessus ou me servît un verred’eau…

Je n’entendis plus rien, car je m’endormis. Le lendemain matin,quand nous approchions de Sébastopol, le temps était désagréable ethumide. Il y avait du roulis. Chamôkhine était assis avec moi dansle salon, méditait et se taisait. Les hommes, le col de leursmanteaux relevés, et les dames, la figure pâle et endormie,commencèrent à apparaître quand on sonna pour le thé. Une dame,jeune et très belle, celle qui, à Volotchisk, s’était fâchée avecles employés de la douane, s’arrêta devant Chamôkhine et lui dit,avec l’expression d’un enfant capricieux et gâté :

– Jean[22] ,ton petit pinson a eu le mal de mer.

Vivant à Yalta, je vis cette jolie femme filant sur un ambleuret, derrière elle, deux officiers qui avaient peine à la rejoindre.Un matin, coiffée d’un bonnet phrygien et en petit tablier, ellepeignait une étude, assise sur le quai, et une foule l’entourait etl’admirait. Je fis aussi sa connaissance. Elle me serra fortementla main et, me regardant avec extase, elle me remercia d’une voixchantante et sucrée du plaisir que lui faisaient mes livres.

– Ne la croyez pas, murmura Chamôkhine, elle n’a rien lu devous.

Un soir, me promenant sur le môle, je rencontraiChamôkhine ; il portait de gros paquets de hors-d’œuvre et defruits.

– Le prince Maktoûiév est ici ! me dit-il joyeusement.Il est arrivé hier avec le frère d’Ariane, le spirite. Je comprendsmaintenant ce qu’elle lui écrivait. Seigneur, continua-t-il, enregardant le ciel et en appuyant les paquets sur sa poitrine, sicela s’arrangeait avec le prince, ce serait la liberté ! Jepourrais alors m’en aller à la campagne chez mon père !

Et il courut plus loin.

– Je commence à croire aux esprits, me cria-t-il en seretournant. L’esprit du grand-père Hilarion semble avoir prédit lavérité. Ah ! si cela était !

Le lendemain je quittai Yalta. Comment a fini le roman deChamôkhine, je l’ignore.

1901.

Partie 3
LA DERNIÈRE MOHICANE

Par un beau matin de printemps, nous étions assis dans desfauteuils d’aïeux, le propriétaire Dokoûkine, capitaine decavalerie en retraite et moi, qui passais quelques semaines chezlui ; et nous regardions paresseusement par la fenêtre.

L’ennui était effroyable.

– Fi ! s’exclama Dokoûkine, on s’ennuie tant qu’onserait heureux de voir survenir un huissier !…

– Si on allait se coucher ! pensai-je.

Nous méditâmes longtemps, très longtemps sur le thème de l’ennuijusqu’au moment où, à travers les vitres mal lavées, quis’irisaient comme un arc-en-ciel, nous aperçûmes dans l’univers unpetit changement : le coq qui se trouvait près d’un tas defeuilles de l’année précédente, levant tantôt une patte, tantôtl’autre (il voulait les lever toutes les deux à la fois) se secouatout à coup, et se jeta du côté de la porte, comme si on l’eûtpiqué.

– Quelqu’un arrive à pied ou en voiture… fit Dokoûkine,souriant. Puisse le diable nous envoyer une visite ! Du moinsce sera plus gai…

Le coq ne nous avait pas trompés. Dans la porte cochères’encadrèrent, d’abord, la tête d’un cheval, sous un archet vert,puis le cheval tout entier et enfin une sombre, lourde briska avecdes garde-boues hideux, faisant songer aux ailes d’un hanneton quis’apprête à prendre son vol.

La briska entra dans la cour, tourna maladroitement à gauche ets’en fut, avec des heurts grinçants vers l’écurie. Deux personnesétaient assises dans la voiture : l’une grande, unefemme ; l’autre plus petite, un homme.

– Le diable m’emporte !… bougonna Dokoûkine, meregardant avec des yeux effarés et se grattant la tempe. Quand onest bien, on ne sait pas s’en rendre compte ! Ce n’est paspour rien que j’ai rêvé à un poêle cette nuit !…

– Qu’est-ce donc ? Qui est-ce qui arrive ?

– Ma sœur et son mari, que le diable les…

Dokoûkine se leva et se mit à marcher nerveusement.

– J’en ai senti du froid sous le cœur… marmonna-t-il. C’estmal de n’avoir pas pour sa sœur des sentiments de tendresse, mais –croyez-moi ! – j’aime mieux rencontrer un chef de brigandsdans une forêt, qu’elle. Si nous nous cachions !… Timôchkadira que nous sommes partis pour la session…

Dokoûkine s’agita, ne sachant que faire, et se mit à appelerfortement Timôchka. Mais il était trop tard pour mentir et secacher. Une minute après, on entendit du bourdonnement dansl’antichambre : une grosse voix de femme et une mince voixd’homme.

– Arrange le bas de mon volant, dit la grosse voix. Tu asencore pris les pantalons qu’il ne fallait pas !

– Vous avez daigné donner mes pantalons bleus à notre petitoncle Vassîli Anntîpytch, fit la petite voix en sedisculpant ; et mes pantalons à carreaux, vous m’avez ordonnéde les serrer jusqu’à l’hiver… Dois-je prendre votre châle ouordonnez-vous de le laisser ici ?

La porte s’ouvrit enfin et une dame d’une quarantaine d’années,grande, forte, large, vêtue d’une robe de soie bleue, entra.

Sur sa figure aux joues rouges, marquée de taches de rousseur,on lisait tant de fierté stupide que je compris du premier coupl’antipathie de Dokoûkine.

Suivant la dame, entra un petit homme maigre, en redingotechinée, avec des pantalons larges et un gilet de velours. Le petithomme était étroit de poitrine, rasé ; il avait un petit nezrouge. Sur son gilet ballottait une chaîne d’or, ressemblant à unechaîne de lampadaire.

Dans ses mouvements, son costume, son petit nez, dans toute sapersonne mal tournée, perçait quelque chose d’abaissé, de servile,de piteux…

La dame entra, et, comme si elle ne nous eût pas aperçus, sedirigea vers les icônes et se mit à faire des signes de croix.

– Signe-toi ! dit-elle en se retournant vers sonmari.

Le petit homme au petit nez rouge tressaillit et se signa.

– Bonjour, sœur ! dit Dokoûkine à la dame, ensoupirant, quand elle eut fini son oraison.

La dame sourit avec importance et tendit ses lèvres aux lèvresde son frère.

Le petit bonhomme embrassa aussi Dokoûkine.

– Permettez-moi de vous faire faire connaissance, ditDokoûkine : « Ma sœur, Olympiâda Iégôrovna Khlykine… sonmari, Dossiféy Anndréïtch… un de mes bons amis…

– Très heureuse… dit d’une voix traînante OlympiâdaIégôrovna, sans me tendre la main. Très heureuse.

Nous nous assîmes et il y eut une minute de silence.

– Je parie que tu n’attendais pas de visites ? ditOlympiâda Iégôrovna à son frère. Je ne croyais pas, moi non plus,venir ici, frère ; mais comme je vais chez le Maréchal de lanoblesse… alors, en passant…

– Pourquoi vas-tu chez le Maréchal ? demandaDokoûkine.

– Me plaindre de lui ! dit la dame en montrant sonmari.

Dossiféy Anndréïtch baissa ses petits yeux, cacha ses pieds soussa chaise et, gêné, toussa derrière son poing.

– À quel sujet te plaindre de lui ?

Olympiâda Iégôrovna soupira :

– Il ne sait pas garder son rang ! dit-elle. Alors quefaire ? Je me suis déjà plainte à toi, frère, et à sesparents ; je l’ai mené chez le P. Grigôri pour qu’il lesermonne, et j’ai pris moi-même toutes les mesures possibles ;rien n’y a fait. Il faut donc, malgré moi, déranger M. leMaréchal…

– Mais qu’a donc fait Dossiféy ?

– Rien. Il ne sait pas tenir son rang. Il est,admettons-le, sobre, docile, respectueux, mais quel mérite à cela,s’il oublie son rang ? Vois un peu, comme il se tientcourbé ! On dirait un solliciteur ou un roturier. Est-ce queles gentilshommes s’assoient ainsi ? Allons, assieds-toi commeil faut ! Redresse-toi !

Dossiféy Anndréitch tendit le cou, leva le menton et regardacraintivement sa femme du coin de l’œil.

Voyant que la conversation prenait un caractère intime,familial, je me levai pour sortir. Mme Khlykineremarqua mon mouvement.

– Peu importe, dit-elle, restez ; il est bon que lesjeunes gens entendent ce que je dis. Si nous ne sommes pas versésdans les sciences, nous sommes du moins plus âgés que vous. QueDieu accorde à chacun de vivre comme nous l’avons fait !…

Elle se tourna vers Dokoûkine :

– Tant que nous sommes ici, mon frère, nous allons dînerchez toi. Mais aujourd’hui, j’en suis sûre, tu as fait faire undîner gras. Tu ne t’es certainement pas souvenu que c’estmercredi ? (Elle soupira). Fais-nous préparer un repasmaigre ; nous ne ferons pas gras.

Dokoûkine appela Timôchka et commanda un repas maigre.

– Après dîner, nous irons chez le Maréchal, repritMme Khlykine. Je le prierai de faire un peuattention… C’est son affaire de veiller à ce que les gentilshommesne donnent pas dans le travers !…

– Mais est-ce que Dossiféy y donne ?

– Comme si c’était la première fois que tu l’entendsdire !… se récria Mme Khlykine. Cela,d’ailleurs, ne te fait rien… Toi-même, gardes-tu bien tonrang ?… Tiens, demandons-le à M. le jeune homme… Jeunehomme, me demanda-t-elle, est-il bien, à votre avis, qu’ungentilhomme se commette avec n’importe quelles gens ?

– Cela dépend lesquels… dis-je, embarrassé.

– Avec le marchand Goûssév, par exemple… Je ne laisse pasce Goûssév franchir ma porte, et, ce monsieur joue aux dames aveclui et va même manger chez lui !… Convient-il qu’il aille à lachasse avec le scribe municipal ?… De quoi peut-il causer avecle scribe ? Le scribe, non seulement, ne devrait pas oserparler devant lui, mais pas même dire pi. Voilà ce qui en est,monsieur !

– J’ai le caractère faible… balbutia DossiféyAnndréïtch.

– Je t’en donnerai du caractère ! dit sa femme,menaçante, en frappant rageusement le dossier d’une chaise avec sabague. Je ne te permettrai pas de ternir notre nom ! Tu asbeau être mon mari, je te couvrirai de honte. Comprends-le !Je t’ai fait une situation !… La famille Khlykine, monsieur,est une famille déchue et, si je l’ai épousé, moi, une Dokoûkine,il doit l’apprécier ! Il me coûte cher, monsieur ! Cequ’il m’en a coûté pour le faire entrer au service !… Ce qu’ilm’en a coûté pour l’équiper !… Si vous voulez le savoir :le seul examen pour le premier grade civil m’a coûté trois centsroubles ! Et pourquoi m’en être donné la peine ? Tucrois, espèce de coq de bruyère, que c’est pour toi que je medémène ? Ne le pense pas ! Le nom de notre race m’estcher. N’était ce nom-là, il y a beau temps que tu pourrirais à lacuisine !

Mme Khlykine parla encore longtemps. Le pauvreDossiféy Anndréïtch écoutait, se taisait, et se crispait de peur etde honte. Durant le repas, sa sévère épouse ne le laissa pastranquille non plus. Elle ne détachait pas les yeux de lui, ellesuivait tous ses mouvements.

– Sale ta soupe ! Tu tiens mal ta cuiller !Recule le saladier ; tu vas l’accrocher avec ta manche !Ne cligne pas des yeux !

Dossiféy mangeait vite et se ramassait sous son regard comme unlapin sous celui d’un boa. Avec sa femme il faisait maigre etregardait à tout moment nos côtelettes avec convoitise.

– Dis ton benedicite ! lui dit sa femme à lafin du repas. Remercie mon frère.

Après le repas, Mme Khlykine alla faire unsomme. Quand elle fut partie, Dokoûkine, la tête entre ses mains,fit les cent pas.

– Ce que tu es malheureux, mon pauvre frère, dit-il àDossiféy, haletant. Je ne suis resté qu’une heure avec elle et jesuis excédé. Que doit-il en être de toi qui restes avec elle nuitet jour… Ah ! tu es un martyr… un martyr malheureux ! Tues un des innocents qu’Hérode fit massacrer à Bethléem !

Dossiféy clignota ses petits yeux et murmura :

– Elle est sévère, c’est vrai ; mais je dois prierpour elle nuit et jour parce que je ne reçois d’elle que bienfaitset amour.

– C’est un homme perdu ! s’écria Dokoûkine, laissantretomber le bras. Jadis, il prononçait des discours aux assembléesprovinciales, il a inventé une semeuse… Cette sorcière a mangé unhomme ! Ah !…

La grosse voix féminine retentit :

– Dossiféy ! Où es-tu donc ? Viens chasser lesmouches qui m’importunent !

Dossiféy Anndréitch tressaillit et, courant sur la pointe despieds, entra dans la chambre à coucher.

– Fi…, cria Dokoûkine, faisant mine de cracher de dépitderrière lui, quel homme !…

1885.

Partie 4
UNE NATURE ÉNIGMATIQUE

Un compartiment de première classe.

Sur la banquette, recouverte de velours grenat, une jolie petitedame est à demi couchée.

Un éventail précieux, à franges, crépite dans sa mainnerveusement serrée. Son lorgnon tombe à tout instant de son jolipetit nez. Une broche se soulève sur sa gorge et descend comme unefrêle barque sur des vagues. La petite dame est agitée…

En face d’elle est assis un Fonctionnaire pour Missionsspéciales du gouverneur, jeune écrivain débutant qui place despetits récits dans les Messagers du Gouvernement, ou,comme il les appelle lui-même des novelle de la vie dugrand monde… Il regarde la petite dame bien en face ; il laregarde avec insistance d’un œil de connaisseur. Il observe,étudie, tâche de saisir cette nature excentrique, énigmatique. Illa comprend, il la découvre. Son âme, toute sa psychologie sontclaires pour lui comme s’il les tenait sur sa main.

– Oh ! je vous conçois, dit le fonctionnaire, luibaisant la main près du bracelet ; votre âme, sensible,impressionnable, cherche à sortir du labyrinthe… Oui ! C’estune lutte terrible, formidable, mais… ne désespérez pas ! Voustriompherez ! Oui !

– Peignez-moi dans une de vos œuvres, Voldemar[23]  ! dit la petite dame ensouriant mélancoliquement. Ma vie est si pleine, si diverse, sibigarrée… Mais surtout… je suis malheureuse. Je souffre comme unhéros de Dostoïevski… Faites connaître mon âme à l’univers,Voldemar ; montrez-lui cette pauvre âme ! Vousêtes psychologue. Il n’y a pas une heure que nous sommes ensemble àparler dans ce compartiment et vous m’avez déjà devinée toute,toute !

– Parlez ! Je vous en supplie, parlez !

– Écoutez. Je naquis dans la pauvre famille d’unfonctionnaire. Mon père était un bon diable, intelligent, mais…vous comprenez[24] …les idées de ce temps, le milieu… Je n’accuse pas mon pauvre père…Il buvait, jouait aux cartes… touchait des pots-de-vin… Et mamère !… Que puis-je en dire ? La gêne, la lutte pour labouchée de pain, la conscience de son effacement… Ah ! ne meforcez pas à m’en souvenir ! Je dus moi-même frayer ma route…Absurde éducation de l’Institut[25] ,lecture de romans bêtes, erreurs de jeunesse, premier amour timide…Et la lutte avec le milieu ? Atroce !… Et lesdoutes ?… Les souffrances de sentir que l’on doute de soi, dela vie… Ah ! vous êtes un écrivain et vous nous connaissez,nous, les femmes !… Vous allez comprendre… Je suis douée, parmalheur, d’une nature généreuse… J’attendais le bonheur, et quelbonheur ! J’avais soif d’être quelqu’un ! Oui ! Êtrequelqu’un, c’est là que je voyais le bonheur !

– Ravissante ! murmure l’écrivain en baisant la mainde la petite dame près du bracelet. Ce n’est pas vous que je baise,divine, mais la souffrance humaine ! Vous rappelez-vousRaskôlnikov ?… C’est ainsi qu’il embrassait.

– Oh ! Voldemar, j’avais besoin de gloire… debruit, d’éclat, comme en a besoin – pourquoi faire lamodeste ? – toute nature hors ligne. J’avais soif de quelquechose d’extraordinaire, de non-féminin ! Et voilà…Voilà !… Un vieux général riche se trouva sur ma route…Comprenez-vous, Voldemar ! C’était le sacrifice,l’abnégation, le comprenez-vous ? Je ne pouvais agirautrement. J’enrichis ma famille. Je voyageai, je fis du bien, maiscomme je souffris ! Combien insupportables, bassement vilesétaient les étreintes de ce général, bien que – il faut lui enrendre la justice, – il se fût bravement battu en son temps !Il y eut des minutes… d’horribles minutes ! Mais l’idée que levieux mourrait aujourd’hui ou demain me soutenait ; l’idée queje vivrais comme je voudrais, que je me donnerais à l’homme quej’aimerais, que je serais heureuse… Et j’ai cet homme à madisposition, Voldemar ! Que Dieu m’en soit témoin, jel’ai !

La petite dame agite son éventail avec accélération ; safigure prend une expression dolente.

– Voilà donc que le vieux est mort… Il m’a laissé quelqueargent ; je suis libre comme l’oiseau. Maintenant je n’auraisqu’à vivre heureuse… N’est-ce pas, Voldemar ? Lebonheur frappe à ma fenêtre. Il n’y aurait qu’à lui ouvrir… maisnon ! Voldemar, écoutez-moi, je vous enconjure ! Maintenant, il faudrait se donner à l’homme aimé,devenir sa compagne, son aide, le soutien de son idéal, êtreheureuse… souffler. Mais, comme tout est banal, laid, bête en cemonde !… Comme tout est vil, Voldemar ! Je suismalheureuse, malheureuse, malheureuse ! Il se dresse à nouveausur ma route un obstacle ! Je sens à nouveau que mon bonheurest loin, loin !… Ah ! que de souffrances si vous saviez,Voldemar ! Que de souffrances !

– Mais qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il donc sur votreroute ? Je vous en supplie, parlez ! Qu’est-cedonc ?

– Encore un vieillard riche…

L’éventail brisé cache la jolie figure. L’écrivain soutient deson poing sa tête lourde de pensées, soupire, et, de l’air d’unconnaisseur en psychologie, il réfléchit.

La locomotive siffle, souffle. Les rideaux des portièresrougissent au soleil couchant…

1883.

Partie 5
CHRONOLOGIE VIVANTE

Le salon du conseiller d’État Chamarykine est plongé dans uneagréable pénombre. La grande lampe de bronze, avec son abat-jourvert, teinte, à la façon d’une « nuit d’Ukraine », lesmurs, les meubles, les visages… De temps à autre, dans la cheminée,une bûche, qui se consume, s’embrase et jette un instant sur toutechose une lueur d’incendie. Mais cela ne gâte pas l’harmoniegénérale. Le ton d’ensemble, comme diraient les peintres, estconservé.

Devant la cheminée, est enfoncé dans un fauteuil, dans la posed’un homme qui vient de dîner, Chamarykine en personne, vieuxmonsieur à favoris de fonctionnaire, aux yeux d’un bleu doux. Labénignité reluit sur sa figure. Un sourire mélancolique plisse seslèvres. À ses pieds, sur un tabouret, les jambes allongées vers lacheminée, et s’étirant paresseusement, est assis le vice-gouverneurLôpnév, beau gaillard d’environ quarante ans.

Près du piano jouent les enfants de Chamarykine, Nîna, Kôlia,Nâdia et Vânia.

Du salon de Mme Chamarykine, vient, par la porteà demi ouverte, une lumière timide. Là-bas, est assise, à sonbureau Ânna Pâvlovna, présidente du Comité des dames de la ville, –vive et piquante jeune dame d’une trentaine d’années, avec quelquesmois de nourrice. À travers son lorgnon, ses yeux noirs et vifscourent sur les pages d’un roman français. Sous le roman se trouveun compte rendu déchiré du Comité de l’année passée.

– Jadis, à ce point de vue, dit Chamarykine en fermant lesyeux sur les charbons qui se consument, notre ville était plusfavorisée. Il ne se passait pas un hiver sans que quelque étoile yapparût. Nous avons eu des acteurs et des chanteurs célèbres. Etmaintenant ?… C’est on ne sait quoi ! Hormis desprestidigitateurs et des joueurs d’orgue de Barbarie, personne nevient plus. Nul plaisir esthétique… Nous vivons comme dans desbois… Oui… Vous souvenez-vous, Excellence, de ce tragédienitalien ?… Comment s’appelait-il ?… Un brun, grand… Dieuveuille que je me souvienne !… Ah ! oui, Luigi-Ernesto diRuggiero… Un talent remarquable… Quelle force ! Il n’avaitqu’à dire un mot et tout le théâtre frémissait. MonAnnioûtotchka[26] s’intéressait beaucoup à son talent.Elle lui a fait avoir le théâtre et a vendu ses billets pour dixspectacles… Il lui a donné pour cela des leçons de déclamation etde mimique. C’était un amour d’homme ! Il était ici… que je neme trompe pas !… il y a douze ans… Non, je me trompe… Moins dedix ans… Annioûtotchka, quel âge a notre Nîna ?

– Bientôt dix ans, cria Ânna Pâvlovna de son cabinet.Pourquoi ?

– Rien, ma petite, pour savoir… Et il venait aussi parfoisde bons chanteurs… Vous souvenez-vous du ténor di graziaPrilîptchine ? Quel amour d’homme ! Quel extérieur !Un blond… la figure expressive, des manières parisiennes… Et quellevoix, Excellence ! Il n’y avait qu’un malheur : ilchantait quelques notes du ventre et prenait le ré enfausset ; sauf cela, tout était bon. Il se disait élève deTamberlick… Annioûtotchka et moi nous lui avons fait avoir la salledu Cercle, et, par gratitude, il chantait chez nous, jours etnuits… Il apprenait à chanter à Annioûtotchka… Il était ici, je merappelle, pendant le carême, il y a… douze ans de cela. Non,plus !… Quelle mémoire, mon Dieu ! Annioûtotchka, quelâge a notre petite Nâdia ?

– Douze ans.

– Douze… ajoutons dix mois… C’est bien cela… treizeans !… Jadis, la ville était plus vivante… Prenons, parexemple, nos soirées de bienfaisance ! Quelles belles soiréesil y a eu… Quel charme ! On jouait, on chantait, on déclamait…Après la guerre, il me souvient, il y avait ici des prisonniersturcs. Annioûtotchka organisa une soirée au profit des blessés.Cela rapporta onze cents roubles… Les officiers turcs étaient fousde la voix d’Annioûtotchka et ne faisaient que lui baiser la main.Hé ! hé !… Ils ont beau être asiatiques, ce sont des gensreconnaissants. La soirée réussit si bien que, figurez-vous, jel’ai notée dans mon journal. C’était comme il me souvient en…soixante-seize… non ! En soixante-dix-sept… Non !Permettez ! quand donc avons-nous eu les Turcs ?Annioûtotchka, quel âge a notre Kôlitchka[27] ?

– J’ai sept ans, papa ! dit Kôlia, petit garçonmoricaud, la figure basanée, et les cheveux noirs comme ducharbon.

– Oui, nous avons vieilli, accorde Lôpnév ensouriant ; notre énergie n’est plus la même ! Voilàquelle en est la raison… la vieillesse, mon cher ! On n’a plusla même ardeur ! Quand j’étais plus jeune, je n’aimais pas queles gens s’ennuyassent… J’étais le premier à aider Ânna Pâvlovna…Fallait-il organiser une soirée de bienfaisance, une loterie,donner un appui à une célébrité étrangère, je laissais tout, etm’en occupais… Un hiver, je me rappelle, j’ai tant couru, tanttravaillé que j’en suis tombé malade… Je ne peux oublier cethiver-là… Vous rappelez-vous le spectacle que nous avons organiséavec Ânna Pâvlovna au bénéfice des incendiés ?

– En quelle année était-ce donc ?

– Il n’y a pas si longtemps… En soixante-dix-neuf… Non, ensoixante-dix-huit, il me semble ! Pardon, quel âge a notreVânia ?

– Cinq ans, crie Ânna Pâvlovna de son salon.

– Alors cela a eu lieu il y a six ans… Oui, mon cher, ils’en est passé des choses !… Maintenant ce n’est pluscela ! L’ardeur n’est plus la même.

Lôpnév et Chamarykine méditent. La bûche qui se consume s’avivepour la dernière fois et se couvre de cendres.

1884.

Partie 6
LA LANGUE TROP LONGUE

Nathâlia Mikhâïlovna, jeune petite dame, revenue le matin deYalta, racontait à son mari en dînant, et bavardant sans répit, lescharmes de la Crimée.

Le mari, heureux de son retour, regardait avec attendrissementsa figure enthousiaste, écoutait et posait de temps à autre desquestions…

– Mais on dit qu’en Crimée la vie est excessivementchère ?

– Comment dire ? À mon sens, papa, on exagère. Lediable n’est pas aussi terrible qu’on le représente. J’avais, parexemple, avec Ioûlia Pétrôvna une chambre confortable et très bienpour vingt roubles par jour. Tout dépend, mon ami, de la façon des’arranger. Naturellement si tu veux aller dans les montagnes… àAi-Petri, par exemple, c’est cher… Il faut prendre un guide, uncheval, alors, naturellement, c’est cher. Affreusement cher. Mais,Vâssitchka[28] , quelles montagnes !… Figure-toides montagnes hautes, hautes, mille fois plus hautes qu’une église…Au sommet, du brouillard, du brouillard, du brouillard… En basd’énormes pierres, des pierres, des pierres… Et des pinsparasols !… Ah ! je ne puis y penser sans émoi !

– À propos… j’ai lu pendant ton absence dans une revuequelque chose sur les guides tartares… J’en ai lu des horreurs…Est-ce vraiment des gens extraordinaires ?

Nathâlia Mikhâïlovna fit une petite moue dédaigneuse et hocha latête.

– Des Tartares, comme tous les autres, riend’extraordinaire… dit-elle. Je les ai vus de loin, en passant… Onme les a montrés, mais je n’y ai pas fait attention. J’ai toujoursressenti, papa, du parti pris contre tous ces Tcherkesses, cesGrecs… ces Maures !…

– On dit que ce sont de terribles Dons Juans ?

– Peut-être ! Il y a des gredines qui…

Nathâlia Mikhâïlovna se leva comme si elle se souvenait tout àcoup de quelque chose d’affreux ; elle regarda son mari unedemi-minute avec des yeux effarés et dit, en détachant chaquemot :

– Vâssitchka, je vais te dire quelles femmes dévergondéesil y a ! Ah ! quelles dévergondées ! Pas de simplesfemmes, tu sais, ou des femmes de la société moyenne, mais desaristocrates, de ces collets montés de bon ton ! C’estvraiment affreux ; je n’en croyais pas mes yeux ! Jemourrais que je m’en souviendrai encore ! S’oublier à cepoint-là !… Ah ! Vâssitchka, je ne voudrais pas même ledire ! Ne prenons que ma compagne Toûlia Pétrôvna… Elle a unmari si bon, deux enfants… Elle est de très bonne famille. Ellefait la sainte, et, tout à coup, peux-tu te figurer ?…Seulement, papa, cela, naturellement entre nous[29] …. Tu me donnes ta paroled’honneur de n’en parler à personne ?

– Bah ! pour qui me prends-tu ? Il va de soi queje ne dirai rien.

– Tu me donnes ta parole ? Prends-y garde !… Jete crois…

La petite dame posa sa fourchette, prit une expressionmystérieuse et murmura :

– Figure-toi ceci… Cette Ioûlia Pétrôvna est allée dans lesmontagnes… Il faisait un temps magnifique. Elle part en avant avecson guide ; je suis à petite distance. Nous étions à trois ouquatre verstes de la ville ; tout à coup, comprends-tu, Ioûliafait un cri et porte la main à sa poitrine. Son Tartare la soutientà la taille, autrement elle serait tombée de cheval… Je m’approched’elle avec mon guide… Qu’est-ce qu’il y a ? Que sepasse-t-il ?… « Oh ! s’écrie-t-elle, je meurs !Je me sens mal. Je ne peux pas aller plus loin. » Imagine-toiquelle peur j’ai eue ! « Alors, dis-je,revenons ! » « Non, Nathalie[30] , dit-elle, je ne peux pasrevenir. Si je fais encore un pas, je vais mourir. J’ai despalpitations. »

Et elle nous prie, moi et mon Souleyman (Soliman) de revenir enville et de lui apporter des gouttes de Bestoujév, qui lacalment.

– Pardon… Je ne te comprends pas entièrement, marmotte lemari en se grattant la tête. Tu viens de dire que tu n’avais vu cesTartares que de loin, et, maintenant, tu me parles de je ne saisquel Souleyman ?

– Bon, tu joues encore avec les mots ! dit la petitedame, fronçant les sourcils, nullement troublée. Je ne peux passouffrir la méfiance. Je déteste ça. C’est bête, bête !

– Je ne joue pas avec les mots… mais… pourquoi ne pas direla vérité ? Tu as fait des promenades à cheval avec desTartares, bon, soit ! à ton aise… mais… pourquoitournailler ?

– Hum ! s’indigna la petite dame, qu’il estétrange !… Il est jaloux de Souleyman ! Je voudraissavoir comment tu serais allé sans guide dans la montagne ! Jele voudrais ! Si tu ne connais pas la vie de là-bas et ne lacomprends pas, alors ne dis rien. Tu n’as qu’à te taire ! Onne peut pas, là-bas, faire un pas sans un guide.

– Je crois bien !…

– Je t’en prie, pas de ces sourires stupides ! Je nesuis pas une Ioûlia quelconque… Je ne la justifie pas, mais je…chut ! Bien que je ne fasse pas, moi non plus la sainte, je neme suis pas oubliée à ce point-là. Souleyman, avec moi, n’a jamaisdépassé la mesure… No-on ! Mamétkoule[31] parfoisne partait pas de chez Ioûlia, mais moi, dès que onze heuressonnaient, je lui disais : « Souleyman, allez,partez ! » Et mon bête de Tartare s’en allait. Je letenais ferme, papa. Dès qu’il commençait à grogner à proposd’argent ou autrement, je lui disais : « Quoi !comment ? » Son âme alors lui tombait dans les talons…Ha, ha, ha !… Des yeux, comprends-tu, Vâssitchka, noirs, noirscomme du charbon, une petite tête tartare, bête, drôle… Voilà commeje le tenais ! Voilà !

– Je m’imagine ! grommela le mari, roulant desboulettes de mie de pain.

– C’est bête, Vâssitchka ! Je sais quelles pensées tuas ! Je sais ce que tu penses !… Mais, je t’assure que,même pendant les promenades, il n’a pas dépassé la mesure.Allions-nous, par exemple, dans la montagne ou à la cascade ded’Outchane-Sou, je lui disais toujours : « Souleyman,tiens-toi en arrière ! Allons ! » Et, toujours il setenait en arrière, le pauvre… Même au moment… aux endroits les pluspathétiques, je lui disais : « Tu ne dois tout de mêmepas oublier que tu n’es qu’un Tartare, et que je suis la femme d’unconseiller d’État. » Ha, ha, ha !…

La petite dame rit, puis elle regarda rapidement autour d’elle,et la mine effarée, elle murmura :

– Mais Ioûlia ! Ah ! cette Ioûlia ! Je lecomprends, Vâssitchka, pourquoi ne pas s’amuser ?… pourquoi nepas se reposer du vide de la vie mondaine ? Tout cela on lepeut… Amuse-toi, à ton aise ; personne ne t’en blâmera. Maisprendre cela au sérieux, faire des scènes… Cela, tout ce que tuvoudras, je ne le comprends pas ! Elle était jalouse,figure-toi !… N’est-ce pas bête ?… Un jour, Mamétkoule,sa passion, vint pour la voir… Elle n’était pas chez elle… Alors jel’ai appelé chez moi… On commence à parler de ceci, de cela… Ilssont, tu sais, très amusants ! On passa ainsi la soirée, sanss’en apercevoir… Tout à coup Ioûlia arrive en coup de vent… Elle sejette sur moi, sur Mamétkoule… Elle nous fait une scène… Fi !…Je ne comprends pas ça, Vâssitchka !…

Vâssitchka fit une exclamation, se rembrunit et se mit à marcherà grands pas.

– Vous avez joyeusement passé le temps ! grommela-t-ilen souriant d’un air de mépris.

– Ah ! que c’est bête ! dit Nathâlia Mikhâïlovna,offensée. Je sais à quoi tu penses ! Tu as toujours devilaines idées de ce genre ! Je ne te raconterai plus rien.Rien !

La petite dame gonfla ses petites lèvres et se tut.

1889.

Partie 7
LE MARI

Pendant les manœuvres, le régiment de cavalerie de… s’arrêtadans la petite ville de district de… pour y coucher. Un événementaussi important que la nuitée de MM. les officiers agittoujours sur les habitants d’une façon qui stimule et inspire. Lesboutiquiers rêvent à l’écoulement de vieux saucissons moisis et deboîtes de sardines « les meilleures », restées depuis dixans sur les rayons ; les aubergistes et autres commerçants neferment pas de la nuit. Le chef de recrutement, son secrétaire etla garnison locale mettent leurs tenues les plus neuves. La policecourt comme une brûlée. Et le diable sait ce que font lesdames !

Les dames de…, entendant le régiment approcher, plantèrent làleurs bassines à confitures et se précipitèrent dans la rue.Oubliant leurs déshabillés et leurs airs ébouriffés, respirant avecforce, le cœur battant, elles se hâtèrent à la rencontre durégiment, écoutant avec avidité les mesures entraînantes de lamarche. En voyant leurs visages pâles et inspirés, on eût pu croireque les sons sortaient, non pas des trompettes militaires, mais duciel.

– Le régiment ! disaient-elles joyeusement ; lerégiment arrive !

Mais quel besoin ont-elles de ce régiment inconnu, qui passe parhasard et qui partira le lendemain à l’aube ?… Lorsque,ensuite, MM. les officiers, les mains derrière le dos,stationnaient sur la place, décidant la question des logements,toutes s’étaient réunies chez la femme du juge d’instruction, etelles critiquaient le régiment à qui mieux mieux.

Elles tenaient déjà, on ne sait d’où, que le colonel étaitmarié, mais vivait séparé de sa femme ; que lelieutenant-colonel était père chaque année d’enfantsmort-nés ; que l’aide de camp était amoureux sans espoir d’unecomtesse et avait même tenté, une fois, de se suicider. Ellessavaient tout. Quand passa sous la fenêtre un soldat, grêlé depetite vérole, en chemise rouge, elles savaient fort bien quec’était l’ordonnance du sous-lieutenant Rymzov, et qu’il courait laville pour tâcher d’acheter à crédit de l’eau-de-vie dite« anglaise amère ». Bien qu’elles n’eussent vu lesofficiers qu’en passant et de dos, elles avaient décidé qu’il n’enétait, parmi eux, aucun d’intéressant et de joli.

Ayant bavardé de tout leur cœur, elles firent venir l’officierde recrutement et le président du Cercle et leur enjoignirentd’organiser à tout prix une soirée dansante.

Leur désir fut satisfait. Vers neuf heures du soir, la musiquemilitaire jouait dans la rue, devant le cercle, et, au cercle même,MM. les officiers dansaient avec le dames de… Toutes sesentaient des ailes.

Enivrées par les danses, la musique, et le bruit des éperons,elles se donnaient de toute leur âme à leurs connaissancespassagères et avaient complètement oublié leurs civils. Leurs pèreset leurs maris, relégués au tout dernier plan, étaient groupés àl’entrée du cercle, près d’un maigre buffet. Tous ces caissiers,secrétaires et inspecteurs, malingres, gauches, épuisés par leshémorroïdes, comprenaient très bien leur infériorité. Ilsn’entraient pas dans la salle, mais regardaient de loin leursfilles et leurs épouses qui dansaient avec des lieutenants svelteset agiles.

Parmi les hommes se trouvait l’employé de la régie, KirillPétrôvitch Châlikov, individu ivrogne, borné et méchant, à grandetête rase, avec de grosses lippes tombantes. Il avait été jadis àl’Université, avait lu Pîssarév et Dobrolioûbov, chanté deschansons d’étudiant, mais, maintenant, il disait qu’il étaitassesseur de collège et rien de plus.

Châlikov se tenait appuyé au chambranle de la porte et regardaitsa femme sans en détacher les yeux. Ânna Pâvlovna, sa femme, petitebrune d’une trentaine d’années, le nez long et le menton pointu,poudrée, serrée dans son corset, dansait sans répit, à en tomberpar terre. Les danses l’avaient fatiguée, mais elle était lasse decorps, et non d’esprit… Toute sa figure exprimait le ravissement etle plaisir. Son sein palpitait, des taches jouaient sur sesjoues ; tous ses mouvements étaient languides, fondus. Onvoyait qu’en dansant, elle se rappelait son passé, son lointainpassé, alors qu’elle dansait à l’Institut[32] etqu’elle rêvait d’une vie joyeuse, magnifique et était sûre que sonmari serait infailliblement un baron ou un prince.

Son mari la regardait et se crispait de colère. Il ne ressentaitpas de jalousie, mais il lui était désagréable, d’abord qu’à causedes danses il n’y eût aucune place pour jouer aux cartes ; ensecond lieu, il détestait la musique des cuivres ;troisièmement il lui semblait que MM. les officiers secomportaient avec trop de désinvolture et de hauteur envers lescivils, et enfin, quatrièmement, le principal, il était outré etindigné de l’expression de béatitude de sa femme…

– C’est répugnant à voir ! marmonna-t-il. Bientôtquarante ans, ni peau ni tête et, voyez-la, elle s’est poudrée,frisée, serrée dans un corset ! Elle coquette, minaude ets’imagine que ça lui va… Hein ! Dites-moi… ce que vous êtesbelle !

Ânna Pâvlovna était si absorbée par les danses qu’elle neregarda pas une fois son mari.

– Évidemment, pensait l’employé, avec une joie amère, quesommes-nous, nous, les moujiks ?… Maintenant nous sommes aurancart… Nous sommes des phoques, des ours de district ! Etelle est la reine du bal. Elle est encore si bien conservée quemême des officiers peuvent s’intéresser à elle ! Pour un peu,ils s’en amouracheraient !

Pendant la mazurka, la figure de l’employé de la régie se crispade colère.

Ânna Pâvlovna dansait avec un officier brun, aux yeux à fleur detête et à pommettes tartares. Il travaillait des jambessérieusement et avec sentiment, avait un air sérieux, et tournaittellement les genoux qu’il ressemblait à un polichinelle que l’ontire par une ficelle. Ânna Pâvlovna, pâle, tremblante, la taillelanguissamment ployée, jetait des regards autour d’elle, tâchaitd’avoir l’air de ne pas toucher le parquet. Il lui semblaitapparemment qu’elle n’était pas sur terre, pas à un cercle dedistrict, mais quelque part loin, loin, dans les nuages.

Ce n’était pas seulement son visage, tout son corps exprimait labéatitude… L’employé n’y tint plus. Il voulait tourner en ridiculecette béatitude, faire sentir à Ânna Pâvlovna qu’elle s’oubliait,que la vie n’est pas du tout aussi belle qu’il lui paraissaitprésentement dans l’ivresse du bal…

– Attends, maugréa-t-il, je vais t’apprendre à sourirebéatement ! Tu n’es pas à l’Institut ; tu n’es pas unefillette. Un vieux museau doit comprendre qu’il est unmuseau !

Les mesquins sentiments de dépit, d’envie, d’amour-propreblessé, de haine provinciale du prochain, qu’engendrent chez lespetits fonctionnaires la vie sédentaire et la vodka, grouillaienten lui comme des souris… Ayant attendu la fin de la mazurka, ilpénétra dans la salle et se dirigea vers sa femme. À ce moment-là,Ânna Pâvlovna, assise, ainsi que son cavalier, s’éventait, et,clignant coquettement les yeux, racontait comme elle dansait jadisà Pétersbourg. (Elle faisait la bouche en cœur et disait« chez nous à Puturs-bourg ».)

– Anioûta[33] , luidit l’employé d’une voix rauque, rentrons !

En voyant son mari devant elle, Ânna Pâvlovna tressaillitd’abord, comme se rappelant qu’elle avait un mari ; puis ellerougit toute. Elle avait honte d’avoir un mari aussi noyé d’alcool,aussi commun et aussi maussade.

– Rentrons ! répéta l’employé.

– Pourquoi ? Il est encore de bonne heure !

– Je te prie de rentrer ! dit le mari espaçant sesmots, et donnant à sa figure une expression mauvaise.

– Pourquoi donc ? Est-il arrivé quelque chose ?demanda Ânna Pâvlovna, inquiète.

– Il n’est rien arrivé, mais je désire que tu rentres àl’instant à la maison… Je le désire, voilà tout ; et sansréplique, s’il te plaît !

Ânna Pâvlovna ne craignait pas son mari, mais elle avait hontedevant son cavalier, qui, étonné et moqueur, regardait l’employé.Elle se leva et se retira à l’écart avec son mari.

– Que vas-tu inventer ? lui dit-elle. Pourquoi dois-jerentrer ? Il n’est pas même onze heures.

– Je le désire et il suffit ! Viens, voilàtout !

– Cesse d’aller chercher des absurdités !… Va-t’entoi-même, si tu le veux.

– Bon, alors je vais faire un esclandre !

L’employé vit l’expression de béatitude disparaître peu à peu duvisage de sa femme ; il vit combien elle avait honte etcombien elle souffrait ; et il se sentit le cœur plusléger.

– Quel besoin as-tu donc de moi ? demanda safemme.

– Je n’ai pas besoin de toi, mais je désire que tu restes àla maison ; je le désire, voilà tout.

Ânna Pâvlovna ne voulait pas même l’entendre. Elle se mitensuite à supplier son mari de lui permettre de rester encore unedemi-heure ; puis, sans savoir pourquoi, elle s’excusa, se mità faire des serments, et, tout cela, à voix basse, souriant pourque le public ne pensât pas qu’elle avait une explication avec lui.Elle se mit à l’assurer qu’elle ne resterait que très peu de temps,rien que dix minutes, rien que cinq ; mais l’employé s’entenait absolument à ce qu’il avait dit.

– À ton idée, reste, mais je ferai un esclandre !

En parlant avec son mari, Ânna Pâvlovna s’était décomposée,semblait avoir maigri, vieilli. Blême, se mordant les lèvres, ellesortit dans l’antichambre et se mit à se couvrir…

– Où donc allez-vous, Ânna Pâvlovna, s’étonnaient lesdames ; où allez-vous, chérie ?

– Elle a mal de tête, répondait pour elle l’employé.

Ayant quitté le cercle, les époux se turent jusqu’à la maison.Le mari suivait sa femme et regardait sa petite silhouette, courbéede chagrin, humiliée. Il se souvenait de la béatitude qui l’avaittant irrité au cercle. Et la conscience que cette béatituden’existait plus, emplissait son âme d’un sentiment de triomphe. Ilétait heureux, satisfait, et, en même temps, il lui manquaitquelque chose ; il voulait retourner au cercle et faire ensorte que tout le monde devînt triste, ennuyé ; que toussentissent combien nulle et plate est cette vie, alors qu’on marcheainsi dans l’obscurité, que l’on entend la boue geindre sous sespieds, lorsqu’on sait qu’en se réveillant, le lendemain, il nerestera plus comme distraction que la vodka et les cartes.Oh ! comme c’est affreux !

Ânna Pâvlovna marchait à peine… Elle était encore sousl’impression des danses, de la musique, des conversations, del’éclat, du bruit. Elle marchait et se demandait pourquoi Dieu lapunissait si fort. Elle se sentait blessée, remplie d’amertume.Étouffant de haine, elle écoutait les pas lourds de son mari. Ellese taisait et tâchait de trouver quelque mot suprêmement injurieux,âcre, empoisonné pour le lui lancer, mais, en même temps, elleavait conscience qu’aucun mot ne pouvait atteindre cet être. Quelui étaient les mots ? L’ennemi le plus méchant n’aurait paspu trouver une situation plus désespérée.

Et la musique continuait à jouer, et la nuit était remplie desaccents les plus entraînants et les plus dansants.

1899.

Partie 8
LE MALHEUR

Sôphia Pétrôvna, épouse du notaire Loubiânntsov, jolie jeunefemme de vingt-cinq ans, marchait lentement dans une laie de forêtavec son voisin de villégiature, l’avocat Ilyne.

Il était environ cinq heures du soir. Au-dessus de la laies’amassaient de duveteux nuages blancs, derrière lesquels deslambeaux de ciel d’un bleu vif apparaissaient çà et là. Les nuagesétaient immobiles comme s’ils se fussent accrochés à la cime desvieux sapins. L’air était calme et étouffant.

Au loin, un remblai de chemin de fer coupait l’allée et, à cemoment-là, on ne sait pour quelle raison, une sentinelle, en armes,allait et venait, montant la garde. Tout au delà du remblai onvoyait une grande église à six coupoles, blanche, le toitrouillé…

– Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici, disaitSôphia Pétrôvna, regardant à terre et touchant du bout de sonombrelle les feuilles tombées. Je ne m’y attendais pas, et,cependant, j’en suis contente. J’ai besoin de vous parlersérieusement et de façon décisive. Ivane Mikhâïlovitch, sivéritablement vous m’aimez et m’estimez, je vous prie de cesser vospoursuites ! Vous me suivez comme mon ombre ; vous meregardez continuellement avec de vilains yeux ; vous medéclarez votre amour ; vous m’écrivez des lettres étranges, etje ne sais quand tout cela finira ! Voyons ! à quoi toutcela vous mènerait-il, Seigneur, mon Dieu ?

Ilyne se tut. Sôphia Pétrôvna fit quelques pas etreprit :

– Et ce brusque changement s’est produit en vous, il y adeux ou trois semaines, alors que vous me connaissez depuis cinqans ! Je ne vous reconnais plus, IvaneMikhâïlovitch !

Sôphia Pétrôvna jeta un coup d’œil sur son compagnon. Les yeuxclignés, il regardait attentivement les nuages blancs. L’expressionde son visage était méchante, nerveuse, distraite, comme celle d’unhomme qui souffre et qui est obligé d’écouter des absurdités.

– Il est étonnant que vous ne puissiez pascomprendre ! continua Mme Loubiânntsov, levantles épaules. Comprenez bien que vous entamez-là un jeu pas du toutjoli. Je suis mariée, j’aime et j’estime mon mari ; j’ai unefille… Est-il possible que vous ne teniez aucun compte decela ? De plus, en qualité d’un de mes vieux amis, vousconnaissez mon opinion sur la famille… et sur les principesfamiliaux principalement…

Ilyne toussota avec ennui et soupira :

– Les principes familiaux… oh ! mon Dieu !

– Oui, oui !… J’aime mon mari ; je prise et jechéris le repos familial. Je me ferais tuer plutôt que de causer lemalheur d’Andréy et de ma fille. Donc je vous en prie, IvaneMikhâïlovitch, au nom de Dieu, laissez-moi en paix ! Soyons,comme avant, de bons et de braves amis, et abandonnez ces soupirset ces « ah ! » qui ne vous vont pas. C’est décidéet signé ! Plus un mot là-dessus. Parlons d’autre chose.

Sôphia Pétrôvna jeta un nouveau coup d’œil sur Ilyne. Pâle, ilregardait en l’air et mordait furieusement ses lèvres quitremblaient. Mme Loubiânntsov ne comprenait pas cequi l’irritait et l’indignait, mais sa pâleur la toucha.

– Voyons, ne vous fâchez pas ! lui dit-elletendrement. Restons amis. Le voulez-vous ? Voici ma main.

Il prit dans ses deux mains la petite main potelée de SôphiaPétrôvna, la pressa, et la porta lentement à ses lèvres.

– Je ne suis pas un collégien, murmura-t-iltristement ; l’amitié d’une femme aimée n’a rien pour meséduire.

– Assez, assez ! fit-elle. C’est décidé et signé. Nousvoici arrivés à un banc. Asseyons-nous.

Un doux sentiment de repos emplit l’âme de Sôphia Pétrôvna. Leplus difficile et le plus délicat était dit. La question étaitrésolue. Elle pouvait maintenant respirer à l’aise et regarderIlyne en face. Elle le regardait, et le sentiment égoïste desupériorité de la femme qui est aimée sur celui qui l’aime lacaressait agréablement. Il lui plaisait que ce colosse, au visagemâle et farouche, à la longue barbe noire, il lui plaisait que cethomme intelligent, cultivé, et qui avait, disait-on, du talent, fûtdocilement assis près d’elle, tête baissée.

Deux ou trois minutes, ils restèrent assis sans rien dire.

– Rien n’est encore décidé et fini !… commença Ilyne.Vous me dites comme si vous lisiez cela dans un livre : j’aimeet j’estime mon mari… les principes familiaux… Je connais tout celasans vous, et je puis dire plus : je dis sincèrement ethonnêtement que je regarde ma conduite comme immorale etcriminelle. Que puis-je ajouter ? Mais pourquoi répéter ce quechacun sait déjà ? Au lieu de me nourrir de mots apitoyants,vous feriez mieux de m’apprendre ce qu’il y a à faire.

– Je vous l’ai déjà dit : partez !

– Je suis déjà parti cinq fois, vous le savez très bien,et, chaque fois, à mi-chemin, je suis revenu. Je puis vous montrertous mes billets de longs voyages ; ils n’ont servi àrien ! Je n’ai pas la volonté de vous fuir. Je lutte ; jelutte furieusement, mais que diable puis-je, si je n’ai pas decaractère, si je suis faible et lâche ! Je ne peux pas lutteravec ma nature ; comprenez-vous ? Je ne le puispas ! Je m’enfuis et elle me retient par les pans de monhabit. Plate, dégoûtante faiblesse !

Ilyne rougit, se leva et se mit à marcher près du banc.

– Je suis furieux comme un chien ! grogna-t-il,serrant les poings. Je me déteste et me méprise ! Je fais lacour comme un gamin pervers à la femme d’un autre. J’écris deslettres idiotes. Je m’abaisse… Ah !

Il se prit la tête, gémit et s’assit.

– Et il y a encore votre manque de sincérité !reprit-il amèrement. Si vous protestez contre mon vilain jeu,pourquoi êtes-vous venue ici ? Qu’est-ce qui vous yattire ? Dans mes lettres je ne vous demande qu’une réponseclaire et catégorique : oui ou non ; et au lieu de merépondre ainsi, vous faites en sorte de me rencontrer chaque jour« comme par hasard » et vous me régalez de phrases quitraînent partout.

Mme Loubiânntsov s’effara, devint pourpre. Elleressentit soudain une gêne du genre de celle qu’éprouve une honnêtefemme que l’on surprend déshabillée.

– Vous semblez soupçonner un jeu de ma part ?…murmura-t-elle. Je vous ai toujours répondu franchement, et,aujourd’hui même, je vous ai prié…

– Ah ! est-ce qu’en ces matières-là on prie ? Sivous m’aviez dit tout droit :« Allez-vous-en ! » il y a longtemps que je neserais plus ici. Mais vous ne l’avez pas dit ! Pas une fois,vous n’avez répondu franchement. Singulière indécision ! Oui,par Dieu, ou vous vous jouez de moi, ou…

Ilyne s’arrêta, se soutenant la tête. Sôphia Pétrôvna se mit àse rappeler sa conduite point par point. Elle se souvint que chaquejour, non seulement en fait, mais dans ses pensées les plussincères, elle avait protesté contre la cour que lui faisait Ilyne,mais qu’en même temps elle avait senti dans les paroles de l’avocatune part de vérité. Et ne sachant pas jusqu’où allait cette vérité,elle ne trouvait, quoiqu’elle cherchât, rien à répondre au reproched’Ilyne. Le silence était pénible. Elle dit en levant lesépaules :

– C’est donc moi encore qui suis coupable ?

– Je ne vous reproche pas votre manque de franchise, fitl’avocat, soupirant ; j’ai dit cela en passant… Votreinsincérité est naturelle et dans l’ordre des choses. Si les gensfaisaient un pacte et devenaient soudainement sincères, tout iraità vau-l’eau.

Sôphia Pétrôvna n’avait pas envie de philosopher ; pourtantelle saisit avec joie cette occasion de changer la conversation.Elle demanda :

– Pourquoi cela ?

– Parce que seuls sont sincères les sauvages et lesanimaux. Du moment que la civilisation a apporté dans la vie unbesoin de confort du genre de celui qu’est la vertu des femmes, iln’y a plus place pour la sincérité… Parfaitement…

Ilyne enfonça avec colère sa canne dans le sable. Un caillouroula dans l’herbe en bruissant et vola de l’autre côté de l’allée.L’avocat continua ses théories et Mme Loubiânntsovl’écouta, ne comprenant que peu de chose. Toutefois son discourslui plaisait. Il lui plaisait qu’un homme de talent « parlâtraison » avec elle, simple femme. Et elle avait grand plaisiraussi à voir les mouvements de son visage, jeune, pâle, et encorefâché.

Elle comprenait peu de chose, mais elle sentait nettement cettebelle hardiesse de l’homme moderne, qui, sans réfléchir et se faireaucune raison, résout les grands problèmes et tire des conclusionsdéfinitives. Elle se surprit à admirer Ilyne, et s’effraya.

– Pardon, se hâta-t-elle de dire, mais je ne comprends paspourquoi vous avez parlé de mon manque de sincérité ? Jerenouvelle encore ma prière : soyons de bons, de braves amis.Laissez-moi en repos. Je vous le demande sincèrement.

– Bien ! je lutterai encore, soupira Ilyne. Heureux defaire ce que je peux… Mais que sortira-t-il de ma lutte ? Ouje me logerai une balle dans la tête, ou je… ou je me mettrai àboire de la façon la plus stupide. Ça finira mal ! Tout a unemesure, la lutte avec la nature aussi. Comment, dites-moi, lutteravec la folie ? Si l’on boit, comment dominerl’excitation ? Que puis-je, si votre image s’est enracinéedans mon âme, et se dresse devant mes yeux nuit et jour, de façonobsédante, comme ce pin, tenez ! Enseignez-moi quel exploit jedois accomplir pour me tirer de cette malheureuse, de cetteabominable situation, alors que toutes mes pensées, tous mes rêves,mes désirs, ne m’appartiennent plus et sont à quelque démoninstallé en moi ! Je vous aime ; je vous aime au pointd’être sorti de ma voie toute tracée, d’avoir délaissé mesaffaires, mes proches, et d’en avoir oublié Dieu ! Je n’aijamais de la vie aimé personne ainsi.

Sôphia Pétrôvna, ne s’attendant pas à ce tour que les chosesprenaient, s’éloigna d’Ilyne et le regarda avec crainte. Il y avaitdes larmes aux yeux de l’avocat. Ses lèvres tremblaient. Uneexpression suppliante, avide, était répandue sur ses traits.

– Je vous aime ! murmura-t-il, approchant ses yeux desgrands yeux effarés de Mme Loubiânntsov. Vous êtessi délicieuse. Je souffre ; mais, toute ma vie, je le jure, jeresterais ainsi à souffrir, en regardant vos yeux… Mais… je vous ensupplie, taisez-vous.

Prise littéralement au dépourvu, Sôphia Pétrôvna se mit àchercher vite, vite, les mots par lesquels elle pourrait arrêterIlyne. « Je vais partir ! » décida-t-elle. Mais ellen’avait pas fait encore un mouvement pour se lever qu’Ilyne était àgenoux à ses pieds… Il embrassait ses genoux, la regardait, etparlait passionnément, avec fièvre, avec beauté… La peur et levertige empêchaient Mme Loubiânntsov de l’entendre.Étrangement, en ce moment périlleux, tandis que ses genoux seserraient agréablement comme dans un bain tiède, elle cherchaitavec une sorte de rage furieuse quel sens il pouvait y avoir dansce qu’elle éprouvait.

Elle s’irritait de n’être emplie, au lieu de vertu qui proteste,que de faiblesse, de paresse et de vide, comme un ivrogne qui neredoute rien. Tout au fond seulement de son âme, une petite voixtaquine demandait :

« Pourquoi ne pars-tu pas ? Est-ce donc que cela doitêtre ainsi ! »

Cherchant un sens à ce qui se passait, elle ne comprenait paspourquoi elle ne retirait pas sa main, à laquelle Ilyne s’étaitcollé comme une sangsue, et en raison de quoi elle se hâtait, commelui, à regarder à droite et à gauche, s’il ne venait personne. Lessapins et les nuages demeuraient immobiles et regardaient d’un airmorne comme de vieux mentors, spectateurs d’une fredaine, mais quisont payés pour ne rien dénoncer. La sentinelle restait piquéecomme une colonne sur le remblai, et semblait regarder vers lebanc. « Qu’elle regarde ! » pensa SôphiaPétrôvna.

– Mais… dit-elle enfin, avec du désespoir dans la voix,mais, écoutez !… À quoi cela mènera-t-il ?…Qu’arrivera-t-il, après ?

– Je ne sais, je ne sais, marmotta Ilyne, secouant la main,comme pour écarter ces questions importunes.

On entendit le sifflet enroué, fêlé, d’une locomotive. Ce bruitfroid, prosaïque, fit tressaillir Mme Loubiânntsov.Elle se leva vite.

– Il est temps que je parte ! dit-elle. Voici letrain. Andréy arrive. Il faut qu’il dîne.

Cramoisie, elle regarda vers le remblai. On vit d’abord lalocomotive qui glissait lentement, puis des wagons. Ce n’était pasle train de banlieue, comme l’avait cruMme Loubiânntsov ; ce n’était qu’un train demarchandises. Les wagons en longue file l’un après l’autre, commeles jours d’une vie humaine, passaient sur le fond blanc del’église et il semblait que ça n’en finirait jamais. Enfin,pourtant le train finit, et le dernier wagon, avec ses lanternes etson serre-frein, disparut dans la verdure. Sôphia Pétrôvna setourna brusquement, et, sans regarder Ilyne, se hâta vers chezelle.

Elle s’était déjà ressaisie. Rouge de honte, fâchée non contreIlyne, mais contre sa propre faiblesse, choquée de l’impudeur aveclaquelle, femme de moralité et de pudeur, elle avait permis à unétranger de lui serrer les genoux, elle ne songeait qu’à revenir auplus vite dans sa villa, dans sa famille. Ilyne avait peine à lasuivre. Entrant dans un étroit sentier, elle jeta vers lui unregard si rapide qu’elle n’aperçut que du sable resté à ses genoux.Du bras, elle lui fit signe de la laisser.

Arrivée chez elle en courant, elle demeura cinq minutes immobiledans sa chambre, regardant tantôt la fenêtre, tantôt sonbureau.

– Femme détestable ! s’invectivait-elle ;détestable !

Furieuse contre elle-même, elle se rappelait en détail, sansrien omettre, que tous ces jours, elle avait repoussé la courd’Ilyne. Quoi donc l’avait amenée à aller s’expliquer aveclui ? Puis, tandis qu’il se roulait à ses pieds, elle avaitsenti une satisfaction extraordinaire. Elle se rappelait tout, sansmerci, et, suffoquant de honte, elle aurait voulu sesouffleter…

« Pauvre Andréy ! songeait-elle, tâchant de prendre,en se souvenant de son mari, l’expression la plus tendre… Vâria, mapauvre petite, ne sait pas quelle abominable mère elle a !…Pardonnez-moi, mes chers ! Je vous aime tant… »

Et voulant se prouver qu’elle était encore une brave femme etune bonne mère, et que la corruption n’avait pas atteint en elleces « principes » dont elle avait parlé à Ilyne, SôphiaPétrôvna, courant à la cuisine, se mit à crier après la cuisinièrequi n’avait pas encore mis le couvert d’Andréy Ilytch. Elle tâchade se figurer la mine affamée et fatiguée de son mari, le plaignittout haut, et entreprit de mettre son couvert elle-même, ce qu’ellen’avait jamais fait auparavant.

Elle trouva ensuite Vâria, la souleva en l’air et l’embrassaardemment. La fillette lui parut lourde et froide, mais elle n’envoulut pas convenir, et elle se mit à lui expliquer quel papatendre, honnête et bon elle avait.

En revanche, quand Andréy Ilytch arriva, elle lui dit à peinebonsoir. Le flot de ses sentiments factices était déjà passé, et,sans lui avoir rien prouvé, n’avait fait que l’irriter de sonmensonge et la courroucer.

Assise près de sa fenêtre, elle souffrait et se fâchait. Cen’est que dans le malheur que l’on peut comprendre combien il estdifficile de maîtriser ses sentiments et ses pensées. SôphiaPétrôvna racontait plus tard qu’il s’était fait en elle « untournoiement au milieu duquel il lui était aussi difficile de sereconnaître qu’il peut l’être de compter des moineaux auvol ». Ainsi, tout d’un coup, remarquant qu’elle ne seréjouissait pas de l’arrivée de son mari et qu’elle n’aimait pas lafaçon dont il se tenait à table, elle conclut qu’elle commençait àle détester.

Mort de fatigue et de faim, Andréy Ilytch, en attendant qu’onservît son repas, s’était jeté sur du saucisson et le mangeait avecavidité, mâchant avec bruit et remuant les tempes.

– Mon Dieu, pensa Sôphia Pétrôvna, je l’aime et jel’estime, mais… pourquoi mâche-t-il d’une façon sirépugnante ?…

Dans ses pensées, un désordre non moindre que dans sessentiments se produisit. Mme Loubiânntsov, commetous les gens inaccoutumés à lutter avec des pensées désagréables,tâchait de tout son pouvoir de ne pas songer à sa peine, mais, pluselle s’y efforçait, plus vivement reparaissaient à son imaginationIlyne, le sable de ses genoux, les nuages duveteux, le train…

– Pourquoi, sotte que j’étais, suis-je allée là-basaujourd’hui ? se demandait-elle à la torture. Suis-je doncfemme à ne pas pouvoir répondre de moi-même ?

La peur a les yeux grands. Lorsque son mari eût fini de dîner,Sôphia Pétrôvna eut la pleine résolution de lui tout raconter et dese mettre à l’abri du danger.

– Andréy, lui dit-elle, au moment où il quittait saredingote et ses bottines pour faire un somme, j’ai à te parlersérieusement.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Partons d’ici !

– Où aller ?… Il est encore trop tôt pour rentrer enville.

– Non, dit-elle ; voyager, ou… quelque chose dans cegenre…

– Voyager, j’y songe aussi, murmura le notaire, ens’étirant. Mais où prendre de l’argent ? Et à qui confier monétude ?

Il réfléchit et dit :

– En effet, c’est ennuyeux pour toi ici… Pars seule,veux-tu ?

Sôphia Pétrôvna y consentait, mais subitement, elle sereprésenta Ilyne, profitant de l’occasion, partant avec elle, dansle même train, dans le même wagon… Elle songea à son mari, leregarda, rassasié maintenant, mais toujours fatigué. Son regards’arrêta sur ses pieds, très petits, presque féminins, chaussés dechaussettes rayées ; des fils sortaient aux deux bouts deschaussettes…

Un bourdon sous le store baissé cognait à la vitre etbourdonnait… Sôphia Pétrôvna regardait les fils des chaussettes,écoutait le bourdon et se figurait son voyage. Nuit et jour, Ilyneserait en face d’elle, ne la quittant pas des yeux, furieux de safaiblesse et pâle de souffrance morale. Il se traiterait de gaminpervers, l’injurierait, s’arracherait les cheveux, mais,l’obscurité arrivée, profitant du moment où les voyageursdormiraient ou descendraient aux stations, il tomberait à sesgenoux et lui enserrerait les jambes comme sur le banc tout àl’heure…

Elle se surprit à rêver…

– Écoute, dit-elle à son mari, je ne partirai pas seule. Ilfaut que tu me suives.

– Fantaisie, ma petite Sophie ! soupira Loubiânntsov.Il faut être sérieux et ne désirer que le possible.

« Tu partirais, si tu savais ! » pensa SôphiaPétrôvna.

Décidée à partir coûte que coûte, elle se sentit hors de danger.Ses idées peu à peu s’ordonnèrent. Elle devint gaie et se permit depenser à tout : « Que je pense ou que je rêve, jepartirai. »

Tandis que son mari dormait, le soir était venu. Elle se mit àjouer du piano au salon. L’animation du soir derrière lesfenêtres ; les accords de la musique ; la pensée que,femme de tête, elle s’était tirée de peine, achevèrent de la mettreen train. D’autres femmes dans sa situation, n’auraient sans doutepas résisté, auraient perdu la tête. Elle s’était presque consuméede honte, avait pâti, et elle fuyait le danger qui, peut-être,n’existait pas. Sa résolution et sa vertu l’émouvaient tellementque deux ou trois fois, elle se regarda dans la glace avecsatisfaction.

À la brune, des gens arrivèrent chez elle passer la soirée. Leshommes se mirent à jouer aux cartes dans la salle à manger ;les dames occupèrent le salon et la véranda. Ilyne apparut ledernier. Il était triste, sombre et semblait malade. De toute lasoirée il ne bougea pas du coin du divan où il s’était assis.D’habitude, gai et causeur, il se tut tout le temps, renfrogné, etse frottant les yeux. Quand il avait à répondre à quelque question,il ne souriait que de la lèvre supérieure avec contrainte, etrépondait d’une voix saccadée et méchante. Cinq ou six fois, il fitde l’esprit ; mais ses mots furent impertinents et durs.Sôphia Pétrôvna pensait qu’il était près d’avoir une crise denerfs.

Assise au piano, elle eut clairement conscience à ce moment-là,pour la première fois, que ce malheureux homme ne plaisantait pas,qu’il souffrait dans l’âme et ne savait que faire de lui-même. Pourelle, il perdait le meilleur de son temps et de son avenir. Ildépensait à louer une villa ses derniers sous. Il avait abandonnéau hasard sa mère et ses sœurs. Et surtout il s’épuisait dans unelutte torturante avec lui-même. Par humanité la plus élémentaire,il fallait le traiter avec plus de sérieux.

Elle s’en rendait nettement compte, jusqu’à en souffrir dans soncœur ; et si, à ce moment-là, elle se fût approchée d’Ilyne etlui eût dit « Non ! » il y aurait eu dans sa voixune force à laquelle il eût été impossible de se soustraire. Maiselle ne s’approcha pas du jeune homme, ne lui dit pas cela, et n’ysongea même pas… La fatalité et l’égoïsme d’une nature jeune nes’accusèrent jamais en elle, aussi fort que ce soir-là. Elle savaitqu’Ilyne était malheureux et était sur le divan comme sur descharbons ardents. Elle en souffrait pour lui, mais, en même temps,la présence d’un homme qui l’aimait jusqu’à en souffrir, emplissaitson âme d’une sensation de force et de triomphe. Elle sentait sajeunesse, sa beauté, son inaccessibilité, et, du moment qu’elleavait décidé de partir, elle se donnait toute liberté ce soir-là.Elle coquetait, riait sans cesse, chantait avec un sentimentparticulier, inspirée. Tout la réjouissait et tout lui paraissaitdrôle. Drôle, l’histoire du banc avec la sentinelle quiregardait ; drôles, les gens qui étaient là devant elle ;drôles, les boutades d’Ilyne et l’épingle de sa cravate qu’ellen’avait jamais remarquée auparavant. L’épingle figurait un petitserpent rouge aux yeux de diamants et ce petit serpent lui semblaitsi drôle qu’elle eût été prête à l’embrasser…

Sôphia Pétrôvna chanta des romances nerveusement, avec unemportement de demi-ivresse ; et, comme pour taquiner lechagrin d’autrui, elle les choisissait tristes, mélancoliques,celles où l’on parlait d’espérances déçues, du passé et de lavieillesse.

Et la vieillesse approche,approche…

chantait-elle.

Mais qu’avait-elle bien à faire avec la vieillesse ?…

« Il me semble, pensait-elle, de temps à autre entre sesrires et son chant, qu’il se passe en moi quelque chosed’inquiétant… »

À minuit, les visiteurs partirent. Ilyne s’en alla le dernier.Sôphia Pétrôvna eut encore la témérité de l’accompagner jusqu’à ladernière marche de la véranda. Elle voulait lui annoncer qu’ellepartait avec son mari et voir l’effet que cette nouvelleproduirait.

La lune se cachait sous des nuages, mais il faisait assez clairpour que Sôphia Pétrôvna vît le vent remuer les pans de sa pèlerineet agiter les draperies de la véranda. Elle voyait aussi combienIlyne était pâle et comment, voulant sourire, il crispait sa lèvresupérieure.

– Sônia, Sônitchka… ma petite femme chérie !murmura-t-il, l’empêchant de parler. Ma chérie, ma belle !

Dans un accès de tendresse, des larmes dans la voix, il la noyade mots, de caresses ; plus tendres les uns que les autres,et, déjà se mettait à lui dire « tu » comme à unemaîtresse ou à sa femme. À l’improviste, il entoura sa taille d’unbras, et de l’autre la prit par un coude.

– Ma chérie, ma jolie !… murmura-t-il en lui baisantla nuque. Sois sincère ! Viens tout de suite chezmoi !

Elle se dégagea de son étreinte, leva la tête pour faire éclaterson indignation et se rebeller, mais l’indignation ne vint pas, ettoute la vertu dont elle s’était vantée, toute sa pureté neservirent qu’à lui faire dire la phrase que prononcent toutes lesfemmes ordinaires en de pareilles circonstances :

– Vous êtes fou !

– En vérité, poursuivait Ilyne, partons ! Tout àl’heure, de même que là-bas sur le banc, je me suis convaincu,Sônia, que vous êtes aussi faible que moi… Pour vous aussi, çafinira mal ; vous m’aimez et, maintenant, vous marchandez envain avec votre conscience.

La voyant partir, il la saisit par la dentelle d’une de sesmanches et prononça hâtivement :

– Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain. Il faudracéder. Pourquoi donc ce délai ? La sentence est lue, ma chère,ma douce Sônia ! Pourquoi en différer l’exécution ?Pourquoi se leurrer ?

Sôphia Pétrôvna s’arracha de lui et se glissa précipitammentdans la porte. Revenue au salon, elle ferma machinalement le piano,regarda longtemps la vignette d’un morceau de musique, et s’assit.Elle ne pouvait ni rester debout ni penser. À son excitation et àsa témérité avaient succédé une effroyable faiblesse, de la paresseet de l’ennui. Sa conscience lui murmurait qu’elle s’était conduitetoute cette soirée mal, bêtement, comme une fille écervelée, que,tout à l’heure, sur la véranda, on l’avait tenue embrassée ;elle en sentait encore à la taille et au coude comme unfroissement.

Il n’y avait personne dans le salon, une seule bougie brûlait.Sôphia Pétrôvna demeurait assise sur le tabouret du piano sansremuer, attendant quelque chose. Et, à la lettre, comme profitantde son extrême lassitude et de l’obscurité, un désir lourd,invincible commença à s’emparer d’elle. Tel qu’un boa, il enserrases membres et son cœur, s’accroissant à toute minute, et ce ne futplus une menace : son désir était manifeste, devant elle, danstoute sa nudité…

Une demi-heure Mme Loubiânntsov resta assisesans bouger, ne pouvant s’empêcher de penser à Ilyne. Puis elle seleva, nonchalamment, et, comme un chien à demi écrasé, elle setraîna vers la chambre, où son mari était déjà couché. Elle s’assitprès de la fenêtre ouverte et s’abandonna à son désir.

Il n’y avait déjà plus de « tournoiement » dans satête. Tous ses sentiments et toutes ses pensées se pressaientamicalement vers un but clair. Elle aurait voulu essayer de lutterencore, mais tout de suite elle y renonça… Elle comprenait àprésent combien fort et implacable était son ennemi. Pour lecombattre, il aurait fallu de la force et de la vigueur, mais ni sanaissance, ni son éducation, ni la vie ne lui offraient rien surquoi elle pût s’appuyer. « Vile, immorale ! » sedisait-elle en injuriant sa faiblesse. Voilà ce que tues ! »

Son honnêteté était si révoltée, qu’elle s’appela de tous lesmots injurieux qu’elle connaissait et se dit beaucoup de véritéshumiliantes et blessantes. Elle se dit qu’elle n’avait jamais étémorale ; que si elle n’était pas tombée plus tôt, c’étaituniquement parce qu’elle n’en avait pas eu l’occasion ; que salutte de toute la journée n’avait été qu’amusement et comédie…

« Admettons que j’ai lutté, se disait-elle, mais était-ceune lutte ? Les femmes qui se vendent, luttent, elles aussi,avant de le faire, mais ne s’en vendent pas moins. Belle lutte, quia, en un jour, tourné comme le lait ! En un seuljour ! »

Elle vit clairement que ce qui l’attirait hors du foyer, cen’était ni le sentiment ni la personne d’Ilyne, mais la seuleattente de nouvelles sensations… « Dame de villégiature, sedisait-elle ; dame qui s’amuse, comme il y en atant ! »

Sous la fenêtre, une voix de ténor, voilée, se mit àchanter :

Quand ils eurent tué la mère dupe-tit oiseau…[34]

« S’il faut y aller, songea Sôphia Pétrôvna, c’est lemoment ! »

Son cœur se mit tout à coup à battre avec une étrange force.

– Andréy !… cria-t-elle presque, écoute ; nous…nous partons ? Tu le veux ?

– Oui… Je te l’ai déjà dit : pars seule.

– Écoute… dit-elle, si tu ne viens pas avec moi, tu risquesde me perdre ; je suis déjà, il me semble…amoureuse !

– De qui ? demanda Andréy Ilytch.

– Ça doit t’être tout à fait égal ! luicria-t-elle.

Son mari se dressa sur son lit, laissa pendre les jambes, et,étonné, il regarda la silhouette sombre de sa femme.

– Fantaisie ! dit-il en bâillant.

Il ne la croyait pas, et cependant il s’effraya. Après avoirréfléchi et avoir fait à sa femme quelques menues questions, il luiexprima ses façons de voir sur la famille, l’infidélité… Il parlaindolemment une dizaine de minutes, et se recoucha. Les sentencesn’eurent pas de succès. Il y a, sur ce bas monde, beaucoup defaçons de voir, et une bonne moitié en a été formulée par des gensqui n’ont jamais connu le malheur.

Bien qu’il fût tard, on entendait encore derrière les fenêtres,des gens se promener. Mme Loubiânntsov jeta surelle une légère mantille, demeura quelque temps debout, réfléchit…Elle eut encore la force de dire à son mari ensommeillé :

– Tu dors ? Je vais faire un tour… Veux-tu venir avecmoi ?

C’était sa dernière espérance. Elle n’eut pas de réponse etsortit.

Il faisait du vent, il faisait frais. Elle ne sentit ni le ventni l’obscurité. Elle marchait, marchait…

Une force invincible la portait et il lui semblait que si ellese fût arrêtée, quelque chose l’eût poussée…

– Je suis une femme immorale, marmottait-ellemachinalement, une femme vile !

Elle suffoquait, brûlait de honte, ne sentait plus ses jambes àforce de marcher ; mais ce qui la poussait était plus fort etque la honte et que la raison et que la crainte…

1886.

Partie 9
DOU-DOUCE

Ôlénnka[35] , fille de l’assesseur de collègePlémiânikov, assise dans la cour, sur l’avancée de sa porte,songeait.

Il faisait chaud, les mouches se collaient, importunes, et ilétait fort agréable de penser que le soir approchait. À l’est,glissaient de sombres nuages de pluie, et de temps en temps il enarrivait de la fraîcheur.

Au milieu de la cour, regardant lui aussi le ciel, se trouvaitKoûkine, le directeur du jardin de Tivoli, le café-concert de laville ; il habitait un des pavillons de la maison.

– Encore !… dit-il au désespoir. Il va y avoir encorede la pluie ! Il pleut chaque jour. Chaque jour il pleut.C’est comme un fait exprès. C’est à se pendre ! C’est laruine !… Tous les jours des pertes énormes…

Il ouvrit les bras et continua, en s’adressant àÔlénnka :

– Voilà quelle est ma vie, Ôlga Sémiônovna ! C’est àpleurer ! On travaille, on peine, on s’extermine, on n’en dortpas les nuits ; on pense à faire pour le mieux : et qu’enest-il ? D’une part un public ignare, sauvage ! Je luidonne les meilleures opérettes, les meilleures féeries, descouplettistes merveilleux, mais en a-t-il besoin ? ycomprend-il quelque chose ? Il lui faut des pitres ; ilfaut lui servir des platitudes ! D’un autre côté, voyez letemps ! La pluie presque chaque jour ! Ça a pris le 9mai, et ça a duré tout le mois, et le mois de juin ; c’esttout simplement effrayant. Le public ne vient pas et je dois payerle loyer, je dois payer les artistes !

Le lendemain, vers le soir, les nuages s’amoncelèrent denouveau. Koûkine dit avec un rire hystérique :

– Eh bien, vas-y ! Que tout le jardin soit inondé etmoi avec ! Que je n’aie aucune chance ni dans cette vie nidans l’autre ! Que les artistes me traînent en justice !Et ensuite ?… Que l’on me mène aux travaux forcés en Sibérie,à l’échafaud !… Ha ! ha ! ha !

Le surlendemain, ce fut de même. Ôlénnka écoutait Koûkine sansrien dire, d’un air sérieux, et, parfois, les larmes lui montaientaux yeux. À la longue, les malheurs de Koûkine la touchèrent ;elle se mit à l’aimer.

Il était de petite taille, maigre, le visage jaune, les tempeslisses. Il parlait d’une voix grêle et en se tordant la bouche. Sursa figure était toujours inscrit le désespoir ; malgré tout,il fit naître en elle un sentiment vrai, profond.

Elle aimait sans cesse quelqu’un et ne pouvait vivre sans cela.D’abord elle avait aimé son père, qui, maintenant, était malade,assis sur un fauteuil dans une chambre sombre et qui respirait avecdifficulté. Elle avait aimé sa tante qui, de loin en loin, tous lesdeux ans, venait de Briânnsk. Et, bien avant, lorsqu’elle était aulycée, elle avait été amoureuse de son professeur de français.

Ôlénnka était une demoiselle modeste, bonne, compatissante, auregard doux et caressant, très bien portante. En voyant ses jouespleines et roses, son cou soyeux et blanc avec un grain de beauténoir, le bon et naïf sourire qui errait sur sa figure quand elleentendait quelque chose d’agréable, les hommes pensaient :« Oui, pas mal… » Et eux aussi souriaient.

Et les dames, quand elle parlait, ne pouvaient s’empêcher de luiprendre tout à coup la main et de lui dire, avec un élan deplaisir :

– Dou-douce !

La maison, qu’elle habitait depuis sa naissance, et que son pèrelui laissait par testament, se trouvait à l’extrémité de la ville,au faubourg des Tziganes, non loin de Tivoli. Le soir et la nuit,Ôlénnka, entendait la musique jouer, les fusées éclater, et il luisemblait que c’était Koûkine qui luttait avec le sort, prenantd’assaut son principal ennemi, le public indifférent.

Son cœur s’engourdissait agréablement ; elle ne voulait pasdormir, et quand, vers le matin, il rentrait chez lui, ellefrappait doucement à la petite fenêtre de sa chambre, ne luilaissant entrevoir, à travers le rideau, que sa figure et uneépaule ; et elle lui souriait tendrement…

Il fit sa demande et ils se marièrent. Et, quand il vit àloisir, son cou et ses épaules saines et grasses, il ouvrit lesmains avec joie et s’écria :

– Dou-douce !

Il était heureux ; mais, comme le jour de son mariage etensuite toute la nuit, il plut, l’expression du désespoir ne lequitta pas.

Après leur mariage, ils vécurent bien, Ôlénnka tenait la caisse,veillait à l’ordre du jardin, inscrivait les dépenses, payait lesappointements ; et ses joues roses, son rire charmant, naïf,radieux, apparaissaient et disparaissaient tantôt au guichet de lacaisse, tantôt dans les coulisses, tantôt au restaurant.

Et, déjà, elle disait à ses connaissances que ce qu’il y a deplus remarquable au monde, de plus sérieux et de plus nécessaire,c’est le théâtre, et que l’on ne peut avoir de véritable plaisir etdevenir humain et instruit qu’au théâtre.

– Mais, demandait-elle, est-ce que le publiccomprend ? Il lui faut des pitres. Hier, nous donnions lePetit Faust et presque toutes les loges étaient vides ;si nous avions, Vânitchka[36] et moi,monté une banalité, croyez-moi, le théâtre eût été archi-plein.Nous donnons demain, Vânitchka et moi, Orphée auxEnfers ; venez-y.

Ce que son mari disait du théâtre et des acteurs, elle lerépétait. Comme lui, elle méprisait le public en raison de sonindifférence pour l’art et de son ignorance. Aux répétitions, elleintervenait et reprenait les acteurs ; elle surveillait lesmusiciens et, lorsque, dans le journal local, on parlait en mauvaistermes du théâtre, elle pleurait et allait à la rédactions’expliquer.

Les artistes l’aimaient. Ils l’appelaient « Vânitchka etmoi » et « Dou-douce. » Elle compatissait à leursort, leur faisait quelques avances, et s’il arrivait qu’on ladupât, elle pleurait en cachette, sans se plaindre à son mari.

L’hiver aussi se passa bien. Ils affermèrent le théâtre de laville, et le sous-louèrent pour des tournées, tantôt à une troupepetite-russienne, tantôt à un prestidigitateur, tantôt aux amateursde la ville.

Ôlénnka engraissait et rayonnait de plaisir ; Koûkinemaigrissait, jaunissait, se plaignait de pertes énormes, bien que,tout l’hiver, les affaires n’eussent pas mal marché. La nuit, iltoussait, et elle lui faisait boire des infusions de framboise etde tilleul. Elle le frottait d’eau de Cologne et l’enveloppait dansdes châles moelleux.

– Comme tu es gentil ! lui disait-elle, tout à faitsincèrement en lui lissant les cheveux ; comme tu esjoli !

Pendant le grand carême, Koûkine se rendit à Moscou pour engagerune troupe, et sans lui, Ôlénnka ne pouvait pas dormir ; ellerestait assise à la fenêtre à contempler les étoiles. Et elle secomparaît aux poules qui, elles aussi, ne dorment pas la nuit etéprouvent de l’inquiétude quand il n’y a pas de coq dans lepoulailler.

Koûkine, retenu à Moscou, écrivait qu’il reviendrait pour Pâqueset donnait ses instructions pour Tivoli. Mais, le soir du dimanchedes Rameaux, très tard, des coups sinistres retentirent à la portecochère ; on heurtait à la petite porte comme sur untonneau : boum ! boum ! boum !

La cuisinière, réveillée, pataugeant pieds nus dans les flaquesd’eau, courut ouvrir.

– Ayez la bonté d’ouvrir ! dit quelqu’un derrière laporte, d’une voix profonde. Un télégramme.

Ôlénnka avait reçu précédemment des télégrammes de son mari,mais cette fois-ci, Dieu sait pourquoi, elle fut atrocement saisie.Elle ouvrit la dépêche d’une main tremblante et lut ce quisuit :

« Ivane Pétrôvitch, mort subitement aujourd’hui, attendonsordres, entirrement lundi. »

Il était ainsi imprimé dans le télégramme :entirrement, avec encore un mot incompréhensible. Lesignataire était le régisseur de la troupe d’opérette.

– Mon aimé ! se mit à sangloter Ôlénnka ; moncher petit Vânitchka, mon aimé ! Pourquoi t’ai-jerencontré ? Pourquoi t’ai-je connu et aimé ? À quilaisses-tu ta pauvre Ôlénnka, la pauvre malheureuse ?…

On enterra Koûkine à Moscou le mardi, au cimetière deVagânnkovo. Ôlénnka revint chez elle le lendemain et, aussitôtqu’elle fut rentrée, elle se jeta sur son lit et se mit à sanglotersi fort qu’on l’entendait dans la rue et dans les coursvoisines.

– Dou-douce ! disaient les voisines, en sesignant ; c’est cette bonne âme d’Ôlga Sémiônovna ; lapauvre, comme elle se désole !

 

Trois mois après, Ôlénnka revenait un jour de la messe, triste,en grand deuil. Il se trouva qu’un de ses voisins, VassîliAnndréiévitch Poustovâlov, gérant d’un des chantiers de bois dumarchand Babakâiév, revenant aussi de l’église, fit route avecelle.

Il avait un chapeau de paille, un gilet blanc, avec une chaîned’or, et il ressemblait plus à un propriétaire qu’à unmarchand.

– Chaque chose a son temps, Ôlga Sémiônovna, dit-ilposément à Ôlénnka, d’un ton de condoléance. Lorsque l’un desnôtres meurt, c’est la volonté de Dieu ; il faut y songer etsupporter le coup avec soumission.

Ayant accompagné Ôlénnka jusqu’à la petite porte, il prit congéd’elle et continua sa route. Après cela, Dou-douce entendit toutela journée sa voix sérieuse, et, à peine fermait-elle les yeux,elle voyait sa barbe brune ; il lui avait beaucoup plu.

Et elle aussi, visiblement, avait fait impression sur lui, parceque, à quelque temps de là, une vieille dame qu’elle connaissait àpeine vint prendre le café chez elle, et, dès qu’elle fut assise,se mit à parler de Poustovâlov, qui était un homme bien, sérieux,que toute femme aurait épousé volontiers.

Trois jours après, Poustovâlov lui-même vint faire visite. Il neresta pas longtemps – dix minutes – parla peu, mais Ôlénnka se mità l’aimer.

Et elle l’aima tant qu’elle n’en dormit pas de la nuit, brûlantecomme si elle avait la fièvre.

Au matin, elle envoya chercher la vieille dame. On les fiançabientôt, puis vint la noce.

Poustovâlov et Ôlénnka s’étant mariés, vécurent bien. D’habitudeil restait au chantier de bois jusqu’au dîner[37] ,ensuite Ôlénnka le remplaçait et elle restait jusqu’au soir aubureau, faisant des factures et livrant la marchandise.

– À présent, disait-elle aux acheteurs et à sesconnaissances, le bois augmente chaque année de vingt pour cent.Voyez ; avant nous vendions du bois d’ici ; maintenant,Vâssitchka doit aller chaque année en acheter dans le gouvernementde Moguiliov. Et quels frais de transport, disait-elle, terrifiée,en se couvrant les deux joues. Quels tarifs !

Il lui semblait qu’elle faisait le commerce du bois depuis trèslongtemps et que, dans la vie, la chose la plus sérieuse et la plusnécessaire, c’est le bois. Elle trouvait quelque chose de familier,d’attendrissant dans les mots : poutre, rondin, planche,planchette, volige, flache, dosse.

La nuit, elle voyait en rêve des montagnes de planches et devoliges. Des files interminables de chariots transportaient le boisloin de la ville. Elle voyait tout un régiment de bûches de douze,de cinq archines, debout, venant faire la guerre au chantier debois. Elle voyait les bûches, les poutres et les dosses se cogner,faisant un sourd bruit de bois sec. Tout tombait, se relevait,s’entassait l’un sur l’autre. Ôlénnka poussait un cri etPoustovâlov lui disait tendrement :

– Ôlénnka, qu’as-tu, ma douce ? Signe-toi !

Les idées de son mari étaient les siennes. Si Poustovâlovpensait qu’il faisait chaud dans la chambre ou que les affairesstagnaient, elle le pensait aussi. Son mari n’aimait aucunedistraction et ne sortait jamais les jours de fête ; elle nonplus.

– Vous êtes toujours chez vous ou au bureau, lui disaientses connaissances ; vous devriez aller au théâtre, Dou-douce,ou au cirque.

– Nous n’avons pas le temps, Vâssitchka et moi, d’allerdans les théâtres, répondait-elle posément. Nous sommes des gens detravail ! nous n’avons pas de temps à donner aux bêtises. Qu’ya-t-il de bon à tous ces théâtres ?

Les samedis, Poustovâlov et elle allaient aux matines ; lesjours de fête, à la première messe ; et, en revenant del’église, ils marchaient côte à côte, la figure attendrie, tousdeux sentant bon, et sa robe de soie bruissait agréablement. Chezeux, ils prenaient le thé, en mangeant du pain au lait et toutessortes de confitures ; ensuite ils mangeaient du gâteau levé.Chaque jour, à leur porte dans la cour, et même dehors, celasentait la bonne soupe à la betterave et le mouton rôti ou lecanard. Et les jours maigres, cela sentait le poisson, si bienqu’on ne pouvait pas passer devant chez eux sans avoir envie demanger. Au bureau, le samovar bouillait toujours et l’on offraitaux acheteurs du thé avec des craquelins.

Une fois par semaine, les époux allaient à l’étuve et ils enrevenaient côte à côte, tous deux rouges.

– Il n’y a rien à dire, nous vivons bien, Dieu merci !disait Ôlénnka à ses connaissances. Que Dieu donne à chacun devivre comme Vâssitchka et moi !

Quand Poustovâlov s’en allait au gouvernement de Moguiliovacheter du bois, elle s’ennuyait beaucoup. Et elle ne dormait pasla nuit et pleurait. Parfois, le soir, le vétérinaire militaire,Smirnine, jeune homme qui demeurait dans le pavillon de leurmaison, venait la voir.

Il causait ou jouait aux cartes avec elle, et cela ladistrayait. Les récits de la vie de famille de Smirnine étaientsurtout intéressants. Il était marié et avait un fils, mais ilavait quitté sa femme, qui l’avait trompé, et maintenant il ladétestait et lui envoyait chaque mois quarante roubles pourl’entretien de son fils.

Et, en écoutant cela, Ôlénnka soupirait, secouait la tête etelle le plaignait.

– Allons, que Dieu vous assiste ! lui disait-elle enle raccompagnant jusqu’à l’escalier tenant une bougie. Merci d’êtrevenu vous ennuyer avec moi. Que Dieu et la Reine des Cieux vousprotègent !

Et elle s’exprimait toujours posément, raisonnablement, imitantson mari.

Quand le vétérinaire était déjà en bas, derrière la porte, ellelui criait :

– Savez-vous, Vladimir Platônytch, vous devriez vousréconcilier avec votre femme ! Vous devriez lui pardonner, nefût-ce que pour votre fils !… Le petit garçon comprendassurément tout.

Et lorsque Poustovâlov revenait, elle lui parlait à mi-voix duvétérinaire et de sa malheureuse vie de famille. Tous les deuxsoupiraient, hochaient la tête et parlaient du petit garçon, qui,sans doute, s’ennuyait de ne pas voir son père.

Puis, par une étrange suite d’idées, tous deux s’agenouillaientdevant les icônes, se prosternaient et priaient Dieu de leurenvoyer des enfants.

Les Poustovâlov vécurent ainsi six ans, calmes et tranquilles,en amour et parfait accord. Mais, voilà que, une fois, en hiver,Vassîli Anndréïtch, ayant bu du thé chaud au chantier, sortit sanscasquette pour livrer du bois ; il prit froid et tombamalade ; les meilleurs médecins le soignèrent, mais le mal eutle dessus : il mourut après avoir traîné quatre mois, etÔlénnka redevint veuve.

– À qui me laisses-tu, mon chéri, sanglotait-elle aprèsl’enterrement. Comment vais-je vivre maintenant sans toi,malheureuse et infortunée que je suis ? Braves gens,plaignez-moi, orpheline complète !

Elle portait une robe noire avec des pleureuses de crêpe etavait renoncé pour toujours à mettre un chapeau et des gants. Ellesortait rarement, rien que pour aller à l’église ou sur la tombe deson mari ; et elle vivait comme une nonne.

Ce ne fut qu’au bout de six mois qu’elle enleva les pleureuseset commença à ouvrir ses contrevents. On la voyait parfoismaintenant aller au marché avec sa cuisinière ; mais commentvivait-elle, que faisait-on dans sa demeure ? On pouvaitseulement le deviner.

On le devinait par exemple parce qu’on l’avait vue avec levétérinaire, prenant le thé dans son petit jardin, et il lui lisaitle journal. Et encore on le devinait, parce que, ayant rencontré àla porte une de ses connaissances, Ôlénnka lui avait dit :

– Il n’y a pas en ville de contrôle vétérinaire régulier,aussi y a-t-il beaucoup de maladies. On entend dire sans cesse quele lait a rendu des gens malades ou qu’ils ont pris telle ou tellemaladie aux vaches ou aux chevaux. Il faudrait, en somme, sepréoccuper autant de la santé des animaux domestiques que de celledes gens.

Elle répétait les idées du vétérinaire et, maintenant, était deson avis en tout. Il était clair qu’elle ne pouvait pas vivre, mêmeune année, sans attachement, et qu’elle avait trouvé son bonheurchez elle, dans le pavillon.

On aurait blâmé une autre femme, mais personne ne pouvait malpenser d’Ôlénnka : dans sa vie tout était si facile àcomprendre ! Ni elle, ni le vétérinaire ne parlaient duchangement survenu dans leurs relations, tâchant de lecacher ; mais cela ne réussissait pas parce qu’Ôlénnka nepouvait pas avoir de secrets.

Lorsque des camarades du régiment de Smirnine venaient le voir,Ôlénnka, en leur versant le thé ou en servant le souper, se mettaità parler de la peste et de la phtisie bovines, des abattoirsmunicipaux ; et Smirnine se troublait beaucoup. Quand lesvisites étaient parties, il prenait Ôlénnka par la main et luidisait en colère, la voix sifflante :

– Je t’ai priée de ne pas parler de ce que tu ne comprendspas ! Lorsque nous causons entre vétérinaires, ne t’en mêlepas, je te prie. C’est ennuyeux à la fin !

Mais elle le regardait avec étonnement et lui demandait,inquiète :

– De quoi dois-je parler, Volôditchka[38] ?

Et elle l’embrassait, les larmes aux yeux, le suppliant de nepas être fâché ! Et tous deux étaient heureux.

Néanmoins, leur bonheur ne dura pas longtemps. Le vétérinairepartit avec son régiment, et partit sans idée de retour parce qu’onavait transféré le régiment très loin, presque en Sibérie. EtÔlénnka resta seule.

Elle était maintenant complètement seule. Son père était mortdepuis longtemps déjà et son fauteuil traînait au grenier, couvertde poussière, avec un pied cassé. Ôlénnka maigrit, enlaidit, etceux qui la rencontraient ne la regardaient plus comme avant et nelui souriaient pas. Visiblement ses meilleures années étaientrestées en arrière, étaient passées ; maintenant commençaitune vie nouvelle, inconnue, à laquelle il vaut mieux ne paspenser.

Le soir, Ôlénnka restait sur l’avancée de sa porte et entendaitla musique jouer à Tivoli et les fusées crépiter ; mais celane réveillait en elle aucune idée.

Indifférente, elle regardait sa cour déserte, ne pensait à rien,ne désirait rien, et, lorsque venait la nuit, elle allait secoucher et voyait en rêve sa cour vide. Elle buvait et mangeaitcomme par contrainte.

Mais, surtout, et c’était le pire, elle n’avait plus aucuneopinion… Elle voyait des objets autour d’elle, comprenait tout cequi se passait, mais elle ne pouvait se faire d’opinion sur rien etne savait pas de quoi parler.

Et comme il est affreux de n’avoir pas d’opinion ! On voitpar exemple une bouteille debout, la pluie tomber, un moujik passerdans une charrette ; mais quel sens tout cela a-t-il ?Impossible de le dire, même si on vous donnait mille roubles. AvecKoûkine, avec Poustovâlov, et ensuite avec le vétérinaire, Ôlénnkapouvait tout expliquer ; elle aurait dit son avis surn’importe quoi. Maintenant, au sein de ses pensées et dans son âme,il y avait le même vide que dans la cour. Et c’était angoissant etamer comme si elle eût mangé de l’absinthe.

La ville, peu à peu, s’agrandissait de tous côtés ; lefaubourg tzigane s’appelait maintenant rue des Tziganes, et là oùavaient été le jardin Tivoli et les chantiers de bois, on avaitconstruit des maisons, on avait ouvert des rues. Que le temps passevite ! La maison d’Ôlénnka avait noirci ; le toit avaitrouillé, le hangar penché. Toute la cour était envahie par lesherbes et les orties grièches. Ôlénnka avait vieilli, enlaidi.

En été, elle restait sur son avant-porte, et son âme était,comme naguère, triste, vide, avec un arrière-goût d’absinthe. Et,en hiver, elle restait auprès de la fenêtre, et regardait laneige.

Qu’elle sentît le printemps, que le vent lui apportât le son descloches de la cathédrale, les souvenirs de jadis l’envahissaienttout à coup. Son cœur se serrait délicieusement et des larmesabondantes coulaient de ses yeux. Mais cela ne durait qu’uneminute. Et c’était à nouveau le vide et l’ignorance de ce pour quoil’on vit.

La chatte noire, Bryska, se caressait à elle, ronronnaitdoucement, mais ces caresses n’émouvaient pas Ôlénnka. Quel besoinen avait-elle ? Il lui eût fallu un amour qui envahît tout sonêtre, toute son âme, tout son esprit, qui lui donnât des idées, desopinions, une ligne de conduite, qui réchauffât son sang vieilli.Et elle rejetait Bryska du creux de sa robe et lui disait,ennuyée :

– Va-t’en, va-t’en !… Pas besoin de resterici !

Et cela de jour en jour, d’année en année. Pas une joie, pas uneopinion ; ce qu’avait dit Mâvra, la cuisinière, cela étaitbien.

 

Par une chaude journée de juillet, vers le soir, quand onramenait par la rue le troupeau de vaches des habitants, et quetoute la cour était remplie de nuages de poussière, quelqu’unfrappa tout à coup à la petite porte. Ôlénnka alla ouvrir elle-mêmeet, quand elle eût regardé, elle resta stupéfaite.

Devant la porte était le vétérinaire Smirnine, les cheveux déjàgris, en civil. Elle se ressouvint tout à coup du passé, ne put seretenir, fondit en larmes, lui appuya la tête sur la poitrine, sansdire un mot, et ne remarqua pas, dans sa forte émotion, comment ilsentrèrent ensuite à la maison et se mirent à boire du thé.

– Mon chéri ! balbutiait-elle, tremblante de joie.Vladimir Platônytch, de quel pays Dieu vous ramène-t-il ?

– Je veux m’installer définitivement ici, raconta Smirnine.J’ai donné ma démission et viens tenter le bonheur enliberté ; je veux cesser de mener une vie nomade. D’ailleursil est temps de mettre mon fils au lycée. Il grandit. Moi,figurez-vous, je me suis réconcilié avec ma femme.

– Et où est-elle ? demanda Ôlénnka.

– À l’hôtel, avec mon fils ; je cherche unappartement.

– Seigneur, petit père, mais prenez ma maison ! Enquoi n’est-elle pas un appartement ? Ah ! mon Dieu,s’agita Ôlénnka, qui se remit à pleurer, mais je ne vous prendrairien ! Demeurez ici ; moi j’aurai assez dupavillon ; quelle joie, Seigneur !

Le lendemain, on repeignait déjà le toit de la maison, onblanchissait les murs, et Ôlénnka, les poings sur les hanches,allait et venait dans la cour, donnant des ordres. Le sourired’autrefois éclairait son visage. Elle revivait, redevenait fraîchecomme si elle se fût réveillée après un long sommeil.

La femme du vétérinaire arriva, – une dame maigre, laide, avecdes cheveux courts et une expression capricieuse, – et, avec elle,un petit garçon, Sâcha, petit pour son âge, (il avait déjà neufans,) gros, avec des yeux bleu clair, et des fossettes aux joues. Àpeine le petit garçon fût-il dans la cour qu’il courut à la chatte,et l’on entendit son rire radieux.

– Petite tante, demanda-t-il à Ôlénnka, c’est votrechatte ? Quand elle aura des petits, vous nous en donnerezun ; maman a peur des souris.

Ôlénnka lui parla, lui fit boire du thé et, tout à coup, dans sapoitrine, son cœur devint chaud et tressaillit doucement, comme sice petit garçon était son fils.

Et lorsque, le soir, assis dans la salle à manger, il repassaitses leçons, elle le regardait avec tendresse et compassion, etmurmurait :

– Mon chéri, ma petite beauté !… Mon petit enfant, ceque tu es gentil ! Que tu as la peau blanche ! Que tu esintelligent !

« On appelle île – lisait-il – un espace de terre, entouréd’eau de tous côtés. »

– On appelle île… répéta-t-elle.

Et ce fut la première opinion qu’elle émit avec conviction aprèstant d’années de silence et de vide dans les idées.

Déjà elle avait des opinions et, au souper, elle dit aux parentsde Sâcha combien maintenant il est difficile pour les enfants desuivre les cours des lycées ; mais, pourtant, l’instructionclassique vaut mieux que l’enseignement moderne, parce que le lycéeouvre toutes les carrières. On peut ensuite devenir ce que l’onveut, docteur, ingénieur…

Sâcha commença à aller au lycée. Sa mère s’en fut à Khârkov chezsa sœur et n’en revint pas. Son père partait chaque jour en voyagepour inspecter des bestiaux et, parfois, il restait trois jourssans rentrer à la maison.

Et il semblait à Ôlénnka que l’on avait complètement abandonnéSâcha, que l’on ne se souciait pas de lui, et qu’on le laissaitmourir de faim. Elle le prit chez elle, dans le pavillon, etl’installa dans une petite chambre.

Et voilà déjà six mois que Sâcha est chez elle, dans lepavillon. Chaque matin, Ôlénnka entre dans la chambre. Il dortprofondément, la main passée sous sa joue ; il semble ne pasrespirer ; elle a peine à le réveiller.

– Sâchénnka[39] , luidit-elle tristement, lève-toi, mon petit. Il est temps d’aller aulycée.

Il se lève, s’habille, fait sa prière, puis s’assoit à prendrele thé. Il en boit trois verres, mange trois gros craquelins et lamoitié d’un pain français beurré. Il n’est pas encore sorticomplètement de son sommeil, aussi n’est-il pas de bonnehumeur.

– Tu ne sais pas bien ta fable, Sâchénnka, dit Ôlénnka, leregardant comme s’il allait partir pour un long voyage. Tu medonnes des soucis. Tâche d’apprendre, mon petit… Écoute tesmaîtres.

– Ah ! laissez, ma tante, je vous en prie ! ditSâcha.

Puis il se rend au lycée, tout petit, mais avec une grandecasquette et sac au dos. Ôlénnka le suit silencieusement.

– Sâchénnka ! lui crie-t-elle.

Il se retourne et elle lui fourre dans la main une datte ou unbonbon. Quand on arrive à la rue où se trouve le lycée, il a hontequ’une femme grosse et grande le suive. Il se retourne etdit :

– Rentrez, tante, je finirai maintenant d’arriver toutseul.

Elle s’arrête et le regarde sans le perdre de vue jusqu’à cequ’il ait franchi la porte du lycée.

Ah ! ce qu’elle l’aime ! De toutes ses affectionspassées, aucune n’a été aussi profonde. Jamais auparavant son cœurne s’était soumis si pleinement, sans la moindre arrière-pensée, etavec tant de joie qu’à présent alors que le sentiment maternelbrûle en elle de plus en plus.

Pour ce petit garçon étranger, pour les fossettes de ses joues,pour sa casquette, elle donnerait toute sa vie ; elle ladonnerait avec joie, avec des larmes d’attendrissement.Pourquoi ? Ah ! qui sait pourquoi ?

L’enfant au lycée, elle revient doucement à la maison, sicontente, si tranquille, si remplie d’amour ! Sa figure,rajeunie dans ces derniers six mois, sourit, s’épanouit. Ceux quila rencontrent, éprouvent du plaisir à la regarder ; ils luidisent :

– Bonjour, chère âme, Ôlga Sémiônovna ! Commentallez-vous, Dou-douce ?

– Il est maintenant difficile de suivre les cours du lycée,raconte-t-elle au marché ; ce n’est pas une plaisanterie.Hier, en neuvième, on a donné une fable à apprendre par cœur, unetraduction latine et un problème… Comment un enfant peut-il s’entirer ?

Et elle commence à parler des maîtres, des leçons, des livresscolaires, tout ce qu’en dit Sâcha.

À trois heures, ils dînent ensemble. Le soir, elle lui aide àfaire ses devoirs et ils pleurent. En le mettant au lit, Ôlénnkafait sur lui de longs signes de croix et chuchote une prière. Puis,en se couchant, elle rêve à l’avenir lointain et incertain, alorsque Sâcha, ses études finies, sera docteur ou ingénieur, alorsqu’il aura une grande maison à lui, des chevaux, une voiture, qu’ilse mariera et aura des enfants…

Elle s’endort et pense toujours aux mêmes choses, et les larmescoulent de ses yeux fermés, sur ses joues. La chatte noire estcouchée à côté d’elle. Elle ronronne : mour… mour…mour… Tout à coup, un grand bruit se fait à la petite porte dela rue ; Ôlénnka se réveille et ne respire pas, glacéed’effroi. Son cœur bat fortement. Une demi-minute se passe et onrefrappe.

– C’est un télégramme de Khârkov, pense-t-elle, en semettant à trembler de tout son corps. La mère exige que Sâcha luisoit envoyé à Khârkov… Ah ! Seigneur !

Elle est au désespoir ; sa tête, ses pieds, ses mainsdeviennent froids ; il semble qu’il n’y ait personne au mondede plus malheureux qu’elle. Mais il passe encore une minute ;on entend des voix. C’est le vétérinaire qui rentre du cercle.

– Allons, pense-t-elle, Dieu soit loué !

Peu à peu, le poids de son cœur disparaît, elle se sent ànouveau à l’aise. Elle se couche et pense à Sâcha. Il dortprofondément dans la chambre voisine et dit parfois enrêve :

– Je vais t’en donner ! Fiche-moi le camp ! Necogne pas !

1889.

Partie 10
LE PROFESSEUR DE BELLES-LETTRES

I

Les sabots des chevaux résonnèrent sur le pavement en bois. Onfit d’abord sortir de l’écurie, « le comte Noûline »,étalon noir, puis « Vélikane » tout blanc[40] , puis sa sœur « Maika ».C’étaient de beaux chevaux de prix.

Le vieux Chèlestov sella Vélikane et dit à sa fille,Mâcha :

– Allons, Marie Godefroy, en selle. Hop-là !

Mâcha Chèlestov était la benjamine de la famille. Elle avaitdéjà dix-huit ans, mais on continuait à la regarder comme uneenfant et tout le monde l’appelait Mânia et Manioûssia[41] . Après le passage d’un cirque, où elleétait allée régulièrement, on s’était mis à l’appeler MarieGodefroy.

– Hop-là ! s’écria-t-elle en se mettant en selle surVélikane.

Sa sœur Vâria monta Maika ; Nikîtine, le comteNoûline ; les officiers avaient leurs chevaux d’armes ;et la longue et belle cavalcade, que bigarraient les dolmans blancsdes officiers et les amazones noires, quitta la cour au pas.

Nikîtine remarqua que Manioûssia, tandis qu’elle se mettait enselle et que l’on sortait dans la rue, ne faisait attention qu’àlui ; elle l’observait d’un air préoccupé, en même temps quele comte Noûline, et disait :

– Serguéy Vassîliévitch, tenez-le toujours sur labride ; ne le laissez pas faire des écarts ; il atoujours l’air d’avoir peur.

Et peut-être parce que Vélikane, qu’elle montait, et le comteNoûline étaient grands amis, ou bien par simple hasard, elle setenait tout le temps, comme la veille et l’avant-veille, auprès deNikîtine.

Nikîtine regardait son petit corps élégant, campé sur cettegrande bête blanche et fière, son fin profil et le haut de forme,qui ne lui allait pas du tout et la vieillissait. Il la regardaitavec joie, avec attendrissement, avec enchantement. Il l’écoutaitsans bien la comprendre, et il pensait :

« Je me donne ma parole d’honneur, je jure Dieu que je neserai pas timide, et que je me déclarerai aujourd’huimême. »

Il était près de sept heures du soir, l’heure où les acacias etles lilas sentent si fort qu’il semble que l’air et les arbreseux-mêmes se pâment dans leur propre odeur. Au jardin public, lamusique jouait déjà. Les chevaux, de leurs sabots, battaient lepavé avec bruit. On entendait partout rire, causer, et les portesdes jardins claquer. Les soldats, que l’on croisait, saluaient lesofficiers. Les lycéens saluaient Nikîtine, et tous ceux qui sehâtaient d’aller entendre la musique semblaient heureux de voircette cavalcade. Et qu’il faisait bon ! que les nuages,répandus en désordre dans le ciel, semblaient mous ! que lesombres des peupliers et des acacias semblaient douces etengageantes, ces ombres qui s’étendaient sur toute la largeur de larue et embrassaient, du côté opposé, les maisons jusqu’aux balconset aux seconds étages.

On sortit de ville et on se mit à trotter sur la grand’route. Onne sentait plus les acacias et les lilas ; cela sentait leschamps, les seigles et les blés verdissants. Les citillespiauletaient[42] , les corneilles craillaient. Où quel’on regardât, tout était vert ; çà et là seulement faisaientdes taches noires des planches de maraîchers, et à gauche, au loin,dans le cimetière, blanchissait une ligne de pommiers, passantfleurs.

On longea les abattoirs, puis la brasserie ; on dépassa unetroupe de musiciens militaires qui allaient au parc.

– Le cheval de Poliânnski est un très beau cheval, ditManioûssia à Nikîtine, en lui montrant des yeux l’officier quichevauchait près de Vâria ; je n’en disconviens pas, mais il ades tares ; cette balzane blanche sur le pied gauche est trèsdéplaisante, et voyez comme ce cheval encense ; on ne pourrajamais l’en déshabituer ; il encensera jusqu’à la mort.

Manioûssia était amateur de chevaux aussi passionné que sonpère. Elle souffrait de voir à quelqu’un un beau cheval etdécouvrait toujours des défauts aux chevaux des autres. Nikîtine,au contraire, n’entendait rien en chevaux ; il lui étaitpositivement indifférent que l’on tînt un cheval au filet ou aumors, que l’on trottât ou galopât. Il sentait seulement que sonassiette était mal assurée, raide, et que, en raison de cela, lesofficiers, sachant monter, devaient plaire à Manioûssia plus quelui ; et il en ressentait de la jalousie.

Quand on approcha du parc de banlieue, quelqu’un proposa de s’yarrêter pour boire de l’eau de Seltz. On y entra. Le parc n’étaitplanté que de chênes ; leurs feuilles n’étaient pas encorebien sorties et l’on voyait à travers, la scène, les tables, lesbalançoires, et tous les anciens nids de corbeaux, pareils à degros chapeaux. Les cavaliers et les dames mirent pied à terre prèsd’une des tables et demandèrent ce qu’ils désiraient boire. Desconnaissances, qui se trouvaient au parc, vinrent les saluer, entreautres, un médecin-major, chaussé de grandes bottes, et le chefd’orchestre, qui attendait l’arrivée de ses musiciens. Le majorprit Nikîtine pour un étudiant, et lui demanda :

– Vous êtes venu ici pour les vacances ?

– Non, j’y habite, répondit Nikîtine ; je suisprofesseur au lycée.

– Vraiment ! s’étonna le major. Si jeune et déjàprofesseur !

– Si jeune… j’ai vingt-six ans… Dieu merci !

– Bien que vous ayez de la barbe et des moustaches, on nevous donnerait pas, à première vue, plus de vingt-deux àvingt-trois ans. Comme vous paraissez jeune !

« C’est dégoûtant ! pensa Nikîtine ; celui-làaussi me prend pour un blanc-bec. »

Il lui déplaisait extrêmement que l’on parlât de sa jeunesse,surtout devant les femmes et ses élèves. Depuis qu’il était arrivédans cette ville et était entré en fonctions, il détestait son airjeune. Les lycéens ne le craignaient pas ; les gens âgésl’appelaient jeune homme ; les femmes aimaient mieux danseravec lui qu’écouter ses longues dissertations. Il aurait donné cherpour devenir subitement plus vieux de dix ans.

À la sortie du parc, on se dirigea vers la ferme des Chèlestov.On s’y arrêta près de la porte, on appela la femme de l’intendant,Prascôvia, et on lui demanda de faire traire du lait. Mais on n’enbut pas ; on se lança seulement des regards de raillerie, onse mit à rire, et on tourna bride. Quand on passa près du parc, lamusique jouait déjà. Le soleil avait disparu derrière le cimetière,et la moitié du ciel était pourpre.

Manioûssia chevauchait encore auprès de Nikîtine. Le professeurvoulait lui dire combien il l’aimait passionnément, mais ilcraignait que les officiers et Vâria ne l’entendissent, et il setaisait. Manioûssia se taisait aussi, et Nikîtine sentait pourquoielle le faisait et pourquoi elle restait auprès de lui. Et il étaitsi heureux que la terre, le ciel, les lumières de la ville, lasilhouette sombre de la brasserie, tout se fondait à ses yeux enquelque chose de très beau et de très tendre ; il lui semblaitque le comte Noûline trottait dans les airs, voulant escalader leciel pourpre.

On rentra. Sur la table, au jardin, le samovar bouillaitdéjà ; à l’un des bouts de la table, était assis le père deMânia avec des magistrats, ses amis. Comme toujours, il critiquaitquelque chose :

– C’est une ignominie ! déclarait-il. Rien demoins ! Oui, monsieur, une ignominie !

Depuis que Nikîtine était amoureux de Manioûssia, tout luiplaisait chez les Chèlestov : la maison, le jardin, leschaises cannées, la vieille bonne et, même, le mot« ignominie » que le père aimait à répéter. La grandequantité de chiens, de chats, et les pigeons égyptiens quiroucoulaient plaintivement dans une volière sur la véranda, luidéplaisaient seule. Il y avait tant de chiens de garde etd’appartement, que, depuis qu’il connaissait les Chèlestov, iln’avait appris à en reconnaître que deux, Moûchka[43] et Som. Moûchka était une petitechienne pelée, au museau velu, méchante et gâtée. Elle détestaitNikîtine. Quand elle le voyait, elle tournait invariablement latête de côté, montrait les dents et commençait à faire :« rrr… nga-nga-nga… rrr… »

Puis elle s’installait sous la chaise et, quand Nikîtineessayait de la faire partir, elle éclatait en aboiements aigus, sibien que les maîtres de la maison lui disaient :

– N’ayez pas peur, elle ne mord pas ; elle n’est pasméchante.

Som était un grand chien noir à longues pattes, avec une queuedure comme un bâton. Pendant le dîner et le thé, il marchait sousla table en silence et battait de sa queue les chaussures des gens.C’était un chien débonnaire et bête, mais Nikîtine ne pouvait lesouffrir parce qu’il avait l’habitude de poser sa tête sur lesgenoux des dîneurs et souillait leurs pantalons de sa bave.Nikîtine avait maintes fois essayé de le frapper sur le front avecle manche d’un couteau ; il lui détachait des chiquenaudes,jurait, se plaignait ; mais rien ne sauvait ses pantalons desbavures.

Après la promenade à cheval, le thé, les confitures, lesbiscottes et le beurre semblaient exquis. Le premier verre fut buen silence, avec beaucoup d’avidité ; au second, on se mit àdiscuter. Aux moments du thé, et à dîner, Vâria entamait toujoursla discussion. Elle avait vingt-trois ans, était gentille, plusbelle que Manioûssia et passait pour la plus intelligente et laplus instruite de la maison. Elle était sérieuse, grave, comme ilconvient à la fille aînée, tenant la place de la mère défunte. Enqualité de maîtresse de maison, elle se montrait en blouse à sesinvités, appelait les officiers par leur nom propre, considéraitManioûssia comme une petite fille et lui parlait d’un ton desurveillante de classe. Elle s’appelait vieille fille, ce quimontrait qu’elle était assurée de se marier. Toute conversation,même sur le temps qu’il faisait, elle la changeait en discussion.Elle avait la passion de prendre tout le monde au mot, de prouver àchacun ses contradictions, de s’accrocher à une phrase. À peinecommenciez-vous à lui parler de quelque chose, elle vous regardaitfixement dans les yeux et vous interrompait soudain :

– Pardon, pardon, Pétrov, avant-hier vous disiez tout lecontraire !

Ou bien, elle souriait moqueusement et disait :

– Voyons, je m’aperçois que vous commencez à prêcher lesprincipes de la Troisième section[44] .

Si vous faisiez un bon mot ou un calembour, vous entendiezaussitôt sa voix :

– C’est vieux, c’est plat !

Si un officier plaisantait, elle faisait une grimacedédaigneuse, et disait :

– Plaisanterie de corrps de garrde !

Et tous ces R étaient si impressionnants que Moûchka sous sachaise répondait chaque fois :

– Rrr… nga-nga-nga…

La discussion s’engagea maintenant à propos des examens au lycéedont Nikîtine avait parlé.

– Permettez, Serguéy Vassîliévitch, interrompit Vâria. Vousdites que pour les élèves, c’est difficile. À qui la faute,permettez-moi de le demander ? Par exemple, vous avez donnéaux élèves de 1re[45]comme sujet de composition : Poûchkine psychologue. D’abord,il ne faut pas donner de sujets si difficiles, ensuite est-ce quePoûchkine était un psychologue ? Chtchédrine, ou, si vousvoulez, Dostoïevski, c’est autre chose ; mais Poûchkine est ungrand poète, et rien de plus.

– Chtchédrine est une chose et Poûchkine une autre,répondit Nikîtine, maussade.

– Je le sais : au lycée, on n’admet pasChtchédrine ; mais là n’est pas la question. Dites-moi quellepsychologie il y a chez Poûchkine ?

– Il n’est pas psychologue… permettez-moi de vous citer desexemples…

Et Nikîtine déclama quelques passages d’EvguényOniéguine et de Boris Godoûnov.

– Je ne vois là aucune psychologie, dit Vâria ensoupirant. On nomme psychologue l’écrivain qui décrit les recoinsde l’âme humaine, mais ce ne sont là que de beaux vers, rien deplus.

– Je sais quelle psychologie il vous faut, dit Nikîtine,offensé ; que l’on me scie le doigt avec une scie émoussée etque je crie à tue-tête, cela, à votre idée, c’est de lapsychologie.

– C’est plat. Mais vous ne m’avez pas prouvé en quoiPoûchkine est un psychologue ?

Quand Nikîtine avait à combattre ce qui lui semblait une opinionreçue, une petitesse, ou quelque chose de ce genre-là, il se levaitcontinuellement de son siège, se prenait la tête à deux mains et semettait à marcher vite, d’un coin à un autre, en gémissant. Il fitde même cette fois-là. Puis il s’assit à l’écart.

Les officiers prirent son parti ; le capitaine en secondPoliânnski se mit à assurer Vâria que Poûchkine était vraiment unpsychologue et, pour le prouver, il cita deux vers de Lermontov. Lelieutenant Guernett allégua que, si Poûchkine n’avait pas été unpsychologue, on ne lui aurait pas élevé un monument à Moscou.

– C’est une ignominie ! disait M. Chèlestov àl’autre bout de la table ; je l’ai dit au gouverneur :Excellence, c’est une ignominie !

– Je ne discute plus ! s’écria Nikîtine. Del’éternité, nous n’en verrions pas la fin… Assez ! ah !va-t’en donc, sale chien !… cria-t-il à Som qui lui avait poséla tête et une patte sur les genoux.

– Rrr… nga-nga-nga… fit Moûchka sous la table.

– Avouez que vous avez tort ! s’écria Vâria.Avouez-le !

Mais il arriva des demoiselles en visite, et la discussion cessad’elle-même. Tout le monde passa dans la salle. Vâria se mit aupiano et commença à jouer des contredanses. On dansa d’abord unevalse, puis une polka, ensuite un quadrille, terminé par un« grand rond »[46] quele capitaine Poliânnski fit passer par toutes les pièces del’appartement, puis on dansa une autre valse.

Pendant les danses, les personnes d’âge étaient restées assisesau salon, fumaient et regardaient la jeunesse. Parmi elles, setrouvait le directeur de la Société de Crédit municipal,Chébâldine, connu par son amour de la littérature et de l’artthéâtral. Il avait fondé le Cercle musical et dramatique de laville et prenait part lui-même aux spectacles en ne jouant que lesvalets comiques, ou bien il déclamait d’une voix chantante laPécheresse[47] . En ville, on l’appelait la Momieparce qu’il était grand, très maigre, les veines saillantes, avaittoujours un air solennel et des yeux immobiles et éteints. Ilaimait tant l’art dramatique qu’il se rasait la barbe, ce qui luidonnait encore plus de ressemblance avec une momie.

Après « le grand rond », il s’approcha irrésolument deNikîtine, toussota et lui dit :

– J’ai eu le plaisir d’entendre la discussion pendant lethé ; je partage entièrement votre manière de voir. Nous avonsles mêmes idées, et j’aurais plaisir à causer avec vous. Avez-vouslu, monsieur, la Dramaturgie de Hambourg, deLessing ?

– Non, je ne l’ai pas lue.

Chébâldine s’effara, remua les mains comme s’il s’était brûléles doigts et s’éloigna de Nikîtine sans dire un mot.

La personne de Chébâldine, sa question et son étonnementparurent comiques à Nikîtine ; cependant il pensa :

« En effet, c’est choquant. Je suis professeur de lettreset je n’ai pas encore lu Lessing ! Il faudra lelire. »

Avant le souper, tous, jeunes et vieux, s’assirent pour jouer« à la destinée. » On prit deux jeux de cartes ; ondonna à chacun un nombre de cartes égal et on posa l’autre jeu surla table.

– Celui qui a telle carte, dit avec solennité Chèlestov,tirant une carte du deuxième jeu, doit se rendre immédiatement dansla cuisine et y embrasser la vieille bonne.

Le plaisir d’embrasser la vieille bonne échut à Chébâldine. Onl’entoura en foule, on le conduisit à la chambre des enfants, etriant, et applaudissant, on le força à embrasser la vieille. Onhurla, on fit du bruit…

– Moins passionnément ! criait Chèlestov, pleurant àforce de rire ; moins passionnément !

La destinée de Nikîtine fut de confesser chacun. Ils’assit sur une chaise au milieu de la salle. On apporta un châleet on lui en couvrit la tête.

Vâria vint se confesser la première.

– Je connais vos péchés, commença Nikîtine, apercevant sousle châle son profil sévère. Dites-moi, mademoiselle, pourquoi vousvous promenez chaque jour avec Poliânnski ?

Oh ! ce n’est pas pour rienqu’elle est avec un hussard ![48].

– C’est plat ! dit Vâria, et elle s’en fut.

Ensuite, sous le châle brillèrent de grands yeuximmobiles ; un gentil profil se dessina dans le noir, et uneodeur chérie, aimée depuis longtemps, se dégagea, qui rappela àNikîtine la chambre de Manioûssia.

– Maria Godefroy, dit-il (et il ne reconnut pas sa voixtant elle était devenue douce et tendre), en quoi avez-vouspéché ?

Manioûssia cligna les yeux, lui tira le bout de la langue, semit à rire et s’éloigna.

Une minute après, elle était au milieu de la salle, battait dansses mains et criait :

– À table pour le souper ! À table, à table !Tout le monde passa à la salle à manger.

À table, Vâria ouvrit encore une discussion, mais cette fois-ciavec son père. Poliânnski mangeait beaucoup, buvait du vin rouge etracontait à Nikîtine comment à la guerre, une fois, en hiver, ildemeura toute une nuit enfoncé jusqu’aux genoux dans un marais.L’ennemi était tout près. Il était défendu de parler et de fumer.La nuit était froide, noire ; le vent vous pénétrait. Nikîtineécoutait et jetait des coups d’œil sur Manioûssia. Elle leregardait fixement sans sourciller, comme pensant à quelque chose,et absente… C’était pour Nikîtine un plaisir et un supplice.

« Pourquoi me regarde-t-elle ainsi ? cherchait-il. Çame gêne, on peut remarquer. Ah ! qu’elle est encore jeune,qu’elle est naïve ! »

À minuit, les convives commencèrent à partir. Quand Nikîtinepassa la grille, une fenêtre battît au second étage et Manioûssia yapparut.

– Serguéy Vassîliévitch ? appela-t-elle.

– Que voulez-vous ?

– Voilà… fit Manioûssia, cherchant évidemment ce qu’elleallait dire. Voilà… Poliânnski a promis de venir un de ces joursnous photographier tous. Il faudra se réunir.

– Bien.

Manioûssia disparut ; la fenêtre battit et, dans la maison,quelqu’un se mit aussitôt à jouer du piano.

« Quelle maison ! songeait Nikîtine en traversant larue ; une maison où seuls gémissent les pigeons égyptiens, et,cela, parce qu’ils ne savent pas manifester leur joieautrement ! »

Mais ce n’était pas seulement chez les Chèlestov qu’on vivaitjoyeusement ; Nikîtine n’avait pas fait deux cents pas que,dans une autre maison, il entendit les sons du piano ; ilmarcha encore un peu et aperçut, sous une porte cochère, un moujikqui jouait de la balalaïka[49] . Aujardin public, l’orchestre entama une sélection de chansonsrusses.

Nikîtine habitait à une demi-verste des Chèlestov un appartementde huit pièces qu’il louait trois cents roubles par an avec soncollègue, Hippolyte Hippolytych, le professeur d’histoire et degéographie.

Hippolyte Hippolytych, homme encore jeune, la barbe rousse, lenez camus, la figure grossière et peu intelligente – une figured’ouvrier, – mais cordial, était assis à sa table de travail etcorrigeait les cartes de ses élèves quand Nikîtine rentra. Ilregardait comme la chose principale, en géographie, de calquer descartes, et, en histoire, de savoir les dates. Il passait des nuitsentières à corriger au crayon bleu les cartes de ses élèves,garçons et filles, ou bien il composait des tableauxchronologiques.

– Quel temps magnifique aujourd’hui, lui dit Nikîtine enrentrant. Je suis étonné que vous puissiez rester dans votrechambre.

Hippolyte Hippolytych était peu causeur ; il se taisait ouparlait de ce que tout le monde sait depuis longtemps ; ilrépondit ceci :

– Oui, le temps est beau. Maintenant c’est le mois de mai,bientôt ce sera l’été véritable. L’été n’est pas l’hiver ; enhiver il faut allumer les poêles ; en été, on a chaud sansfaire de feu. En été, on ouvre les fenêtres la nuit, et cependantil fait chaud ; et l’hiver, même avec des doubles fenêtres, ilfait froid.

Nikîtine ne resta pas plus d’une minute chez son confrère ;il s’y ennuya.

– Bonne nuit, lui dit-il en se levant et en bâillant.J’aurais voulu vous raconter quelque chose de romanesque, meconcernant, mais vous êtes tout à la géographie. Que je commence àvous parler amour, vous me demanderez tout de suite :« En quelle année eut lieu la bataille de Kâlka[50]  ? » Allez au diable avec vosbatailles et avec votre cap de Tchoukotsk !

– Pourquoi donc vous fâchez-vous ?

– Mais c’est ennuyeux !

Et vexé de n’avoir pas encore fait sa déclaration à Manioûssiaet de n’avoir personne à qui parler de son amour, Nikîtine passadans son cabinet et s’y étendit sur le divan. Le cabinet étaitsombre et paisible. Étendu et scrutant les ténèbres, Nikîtine semit à penser que, dans deux ou trois ans, il irait pour quelqueraison à Pétersbourg, que Manioûssia viendrait l’accompagner à lagare, qu’elle pleurerait, qu’il recevrait d’elle à Pétersbourg, unelongue lettre dans laquelle elle le supplierait de revenir au plusvite. Et sa réponse commencerait par les mots : « Moncher petit rat… »

» Précisément, mon cher petit rat », se dit-il enriant.

Mal couché, il passa son bras sous sa tête et allongea la jambegauche sur le dossier du canapé ; il se trouva mieux. Surl’entrefaite, la fenêtre blanchit visiblement et les coqsensommeillés commencèrent à chanter. Nikîtine continuait à penserqu’il reviendrait de Pétersbourg, que Manioûssia viendraitl’attendre à la gare, qu’elle s’écrierait de joie, et se jetteraità son cou. Ou mieux encore, il jouerait de ruse ; ilreviendrait en cachette la nuit ; la cuisinière luiouvrirait : il passerait sur la pointe des pieds dans lachambre à coucher, se déshabillerait, et, plouf, au lit !Manioûssia se réveillerait, – et quelle joie !

Le ciel était devenu tout blanc : le cabinet et la fenêtrene se dessinaient plus. Sur le perron de la brasserie, devantlaquelle on était passé aujourd’hui, Manioûssia, assise, racontaitquelque chose. Elle prit ensuite Nikîtine par la main et alla aveclui au parc. Il vit les chênes et les nids de corbeaux, ressemblantà des chapeaux. Un nid se mit à se balancer : Chébâldine yapparut et lui cria très fort : « Vous n’avez pas luLessing ? » Nikîtine tressaillit de tout son corps etouvrit les yeux. Hippolyte Hippolytych, près du canapé, la têterejetée en arrière, nouait sa cravate.

– Levez-vous, lui dit-il, il est temps d’aller au lycée. Ilne faut pas dormir habillé, cela abîme les habits. Il faut dormirdans son lit, déshabillé…

Et il se mit, comme de coutume, à parler longuement, et entraînant les mots, de ce que tout le monde sait depuislongtemps.

La première classe de Nikîtine était une leçon de russe auxélèves de 6e. Quand il entra dans la classe, à neufheures, il y avait sur le tableau deux lettres majuscules :M. C. Cela voulait sans doute dire : Mâcha Chèlestov.

Ils ont déjà flairé ça, les gredins… pensa Nikîtine. D’où lesavent-ils ?

La seconde classe était une leçon de littérature en3e. Là encore, il vit sur le tableau les deuxlettres : M. C. Et quand il eut fini sa leçon, et quittala classe, un cri, comme on hurle au poulailler d’un théâtre,s’éleva derrière lui :

– Hourra ! hourra, Maria Chèlestov !

D’avoir dormi habillé, la tête lui faisait mal et son corpsétait anéanti de paresse. Les élèves, attendant le congé quiprécède les examens, ne faisaient rien, se morfondaient d’ennui,polissonnaient. Nikîtine se morfondait aussi, ne remarquait pasleurs gamineries et s’approchait sans cesse de la fenêtre. Ilvoyait la rue vivement éclairée par le soleil ; sur lesmaisons, le ciel bleu, transparent ; les oiseaux ; plusloin, par delà les jardins, l’étendue infinie avec ses boisbleuissants et la fumée d’un train qui passe…

Dans la rue, à l’ombre des acacias, déambulèrent deux officiersen tunique blanche, agitant leurs cravaches. Sur uneligne[51] , passa un groupe de juifs àbarbes blanches, coiffés de casquettes. Une gouvernante sepromenait avec la petite fille du proviseur du lycée. Som, encompagnie de deux chiennes de garde, traversa la rue en courant…Puis, vêtue d’une simple robe grise, avec des bas rouges, passaVâria, tenant le Viêstnik Evropy, (le Messagerd’Europe)[52] . Elle venait probablement de labibliothèque de la ville…

Les classes de Nikîtine ne finiront pas de sitôt, à trois heuresseulement… Tout de suite après, il ne pourra aller ni chez lui, nichez les Chèlestov ; il aura sa leçon chez les Wolf. Wolf,riche juif devenu luthérien, n’envoyait pas ses enfants aucollège ; il leur faisait donner des leçons par lesprofesseurs du lycée, payant cinq roubles la leçon. « Quec’est ennuyeux, ennuyeux !… »

Nikîtine alla chez les Wolf à trois heures, et y resta, luiparut-il, une éternité. Il en partit à cinq heures, et, à sept, ildevait être revenu au lycée pour le conseil pédagogique. Il y avaità dresser le tableau des interrogations orales pour la sixième etla quatrième.

Lorsque, tard le soir, Nikîtine se rendait chez les Chèlestov,son cœur battait et sa figure brûlait. Depuis cinq semaines,désireux de se déclarer, il avait préparé tout un discours avecexorde et péroraison, mais à présent il n’avait plus un mot entête ; tout s’était embrouillé et il ne savait qu’unechose : aujourd’hui il se déclarerait sans faute et il n’yavait plus moyen d’attendre.

« Je l’amènerai au jardin, pensait-il ; nous feronsquelques pas, et je m’expliquerai… »

Personne dans l’antichambre. Il entra dans la salle, puis dansle salon… Là aussi, personne. On entendait Vâria, qui discutaitavec quelqu’un, en haut, au second étage, et, dans la chambre desenfants, où travaillait une couturière à la journée, un bruit deciseaux.

Il y avait dans la maison une petite chambre que l’on appelaitla chambre de passage ou la chambre sombre. Il s’y trouvait unegrande vieille armoire où l’on serrait des médicaments, de lapoudre et des fournitures de chasse. Un étroit petit escalier debois, où dormaient toujours des chats, menait au second étage. Lachambre de passage avait deux portes ; l’une donnait dans lachambre des enfants et l’autre dans le salon. Quand Nikîtine entradans la petite chambre pour monter à l’autre étage, la porte de lachambre des enfants s’ouvrit et claqua si fort que l’escalier etl’armoire en tremblèrent ; Manioûssia, en robe foncée, tenantà la main un morceau d’étoffe bleue, en sortit, et, sans apercevoirNikîtine, s’élança vers l’escalier.

– Pardon, lui dit Nikîtine l’arrêtant ; bonjour,Godefroy !… Permettez…

Il était brûlant, ne savait que dire. D’une main il tenait lamain de la jeune fille, et de l’autre l’étoffe bleue. Manioûssia,moitié effarée, moitié étonnée, le regardait avec de grandsyeux.

– Permettez… continua Nikîtine, craignant qu’elle nepartît… J’ai besoin de vous dire quelque chose… Mais… ici ce n’estpas commode… Je ne peux pas, je ne suis pas en état…Comprenez-vous, Godefroy, je ne peux pas ?… et voilà tout…

L’étoffe bleue tomba et Nikîtine prit l’autre main deManioûssia. Elle pâlit, remua les lèvres et se trouva dans le coinentre le mur et l’armoire.

– Ma parole d’honneur, Manioûssia, dit-il doucement, jevous assure… ma parole d’honneur…

Elle rejeta la tête en arrière et il l’embrassa sur les lèvres,et, pour que le baiser durât plus longtemps, il lui prit les joues,et, ce faisant, il se trouva lui aussi dans le coin entre le mur etl’armoire. De ses bras, elle lui entoura le cou et appuya la têtesur son menton.

Puis tous deux se sauvèrent au jardin.

Le jardin des Chèlestov avait quatre arpents. Il s’y trouvaitune vingtaine de vieux érables, des tilleuls et un sapin ;tout le reste n’était qu’arbres à fruits, cerisiers, pommiers,poiriers, marronniers sauvages et oliviers argentés… Il y avaitaussi beaucoup de fleurs.

Nikîtine et Manioûssia couraient dans les allées, sans parler,riaient, se faisaient de temps à autre des questions brèves,auxquelles ils ne répondaient pas. La lune à son second quartierbrillait sur le jardin, et, dans l’herbe sombre, surgissaient,faiblement éclairés par elle, des tulipes et des iris endormis quisemblaient demander eux aussi des déclarations d’amour.

Lorsque Nikîtine et Manioûssia revinrent à la maison, lesofficiers et des demoiselles, déjà arrivés, dansaient une mazurka.Poliânnski conduisit encore une farandole par toutes les chambres,ensuite, on joua encore à la destinée. Avant le souper, quand lesinvités passaient dans la salle à manger, Manioûssia, restée seuleavec Nikîtine, se pressa contre lui et lui dit :

– Parle toi-même à papa et à Vâria ; moi, j’aihonte…

Après le souper, Nikîtine parla à Chèlestov. Quand il l’eûtécouté, le père réfléchit et dit :

– Je vous suis très reconnaissant de l’honneur que vousnous faites, à ma fille et à moi ; mais permettez-moi de vousparler en ami. Je vais vous parler, non comme un père, mais degentleman à gentleman. Quelle idée, dites-moi, de vous marier sijeune ! Seuls les moujiks le font ; mais chez eux, commeon dit, il n’y a qu’ignominie. Vous, pourquoi le faire ? Quelplaisir, lorsqu’on est si jeune, de se mettre deschaînes ?

– Je ne suis pas du tout jeune, protesta Nikîtine ; jevais avoir vingt-sept ans.

– Papa, cria Vâria de la chambre voisine, le vétérinaireest ici.

Leur entretien cessa. Vâria, Manioûssia et Poliânnskireconduisirent Nikîtine chez lui. Au portillon de la barrière,Vâria lui dit :

– Pourquoi votre mystérieux Métropolite Métropolitych ne semontre-t-il nulle part[53]  ?S’il venait du moins chez nous.

Le mystérieux Hippolyte Hippolytych, lorsque Nikîtine rentra,quittait ses pantalons, assis au bord de son lit.

– Ne vous couchez pas, mon cher, lui dit Nikîtine,haletant ; attendez ; ne vous couchez pas !

Hippolyte Hippolytych remit vivement ses pantalons et demanda,ému :

– Qu’y a-t-il ?

– Je me marie.

Nikîtine s’assit auprès de son collègue et le regardant commes’il s’en étonnait lui-même, lui dit :

– Figurez-vous que je me marie ! C’est avec MâchaChèlestov. Je lui ai fait ma déclaration aujourd’hui.

– Pourquoi pas ? C’est, je crois, une jeune fillebien ; mais elle est bien jeune.

– Oui, soupira Nikîtine, en levant les épaules d’un airpréoccupé, elle est jeune ! Elle est très, trèsjeune !

– Elle a été mon élève. Je la connais bien. Elle étaitassez bonne en géographie, mais mauvaise en histoire, et ellen’était pas attentive en classe.

Nikîtine, on ne sait pourquoi, prit tout à coup pitié de soncollègue et voulut lui dire quelque chose de tendre et deconsolant.

– Mon cher, lui demanda-t-il, pourquoi ne vous mariez-vouspas ? Pourquoi n’épouseriez-vous pas Vâria, par exemple ?C’est une charmante, une excellente jeune fille. En vérité, elleaime à discuter, mais par contre un cœur… quel cœur ! Ellevient de me parler de vous. Épousez-la, mon cher ! Qu’endites-vous ?

Il savait très bien que Vâria ne voudrait pas de ce maussadeindividu camus, mais cependant il l’invitait à l’épouser. Pourquoicela ?

– Le mariage, dit Hippolyte Hippolytych, après avoirréfléchi, est un acte sérieux. Il faut tout bien juger, tout peser,on ne peut pas faire autrement. La raison n’est jamais de trop,surtout en matière de mariage, alors que l’homme, cessant d’êtrecélibataire, commence une vie nouvelle.

Et il se mit à parler de ce qui est depuis longtemps connu dechacun. Nikîtine, ne voulant pas l’écouter, lui dit adieu et passachez lui.

Il se déshabilla vivement et se coucha de même pour penser plusvite à son bonheur, à Manioûssia, à l’avenir. Il souriait, mais serappela tout à coup qu’il n’avait pas encore lu Lessing.

« Il faudra le lire… se dit-il. D’ailleurs, au fait,pourquoi ?… Qu’il aille au diable ! »

Et, fatigué par son bonheur, il s’endormit sur-le-champ etsourit jusqu’au matin.

En rêve, il entendit les sabots des chevaux sur les poutres del’écurie. Il rêva qu’on sortait, d’abord le comte Noûline, puisVélikane le blanc, puis sa sœur Maika.

II

« À l’église, ce fut une cohue bruyante, et, tout à coup,quelqu’un même poussa un cri si fort que l’archiprêtre qui nousmariait, Manioûssia et moi, regarda la foule à travers seslunettes, et dit sévèrement :

« – Ne vous promenez pas dans l’église et ne faites pas debruit ; tenez-vous tranquilles et priez. Il faut avoir lacrainte de Dieu. »

« Mes garçons d’honneur étaient deux de mescollègues ; ceux de Mânia, le capitaine Poliânnski et lelieutenant Guernett. Les chantres de l’évêché ont magnifiquementchanté. Le crépitement des cierges, l’éclat de la fête, lestoilettes, les officiers, le nombre des visages, heureux et gais,l’air tout particulier, éthéré, de Mânia, toute l’ambiance enfin,et les paroles des prières nuptiales m’ont touché aux larmes etpénétré de solennité. Je songeais combien ma vie s’est joliment etpoétiquement arrangée, s’est épanouie, ces temps derniers. Il y adeux ans j’étais encore étudiant, j’habitais un pauvre garni auNéglinnyi[54] , sans argent, sans parents, et, mesemblait-il, sans avenir. Maintenant je suis professeur de lycéedans un des meilleurs chefs-lieux ; mon sort est assuré ;je suis aimé, gâté. C’est pour moi, pensais-je, que s’est réuniecette foule, pour moi que brûlent ces trois lampadaires, que beuglel’archidiacre, que les chantres s’évertuent, et c’est pour moiaussi qu’est ce jeune être, beau et joyeux, qui, bientôt,s’appellera ma femme.

« Je me rappelai nos premières rencontres, nos promenades,à cheval, ma déclaration d’amour, et le temps, qui, comme un faitexprès, avait été si beau tout l’été. Le bonheur qui, au Néglinnyi,ne me paraissait possible que dans les romans et les nouvelles, jel’éprouvais à présent pour de bon ; je le tenais, mesemblait-il, en mains.

« Après le mariage, tous s’attroupèrent en désordre autourde Mânia et de moi, chacun nous exprimant sa joie, nous félicitantet nous souhaitant le bonheur.

« Le général de brigade, vieillard de près de soixante-dixans, ne félicita que Manioûssia ; il lui dit d’une voixéraillée, si fort que cela s’entendit dans toutel’église :

« – J’espère, ma chérie, que, même après votremariage, vous demeurerez une rose aussi fraîche qu’en cemoment. »

« Les officiers, le proviseur et tous les professeurssouriaient par convenance, et je sentis aussi sur ma figure unsourire factice.

« L’excellent Hippolyte Hippolytych, le professeurd’histoire et de géographie qui exprime toujours ce que chacun saitdepuis fort longtemps, me serra vigoureusement la main et me ditavec sentiment :

« – Jusqu’à maintenant vous n’étiez pas marié etviviez seul ; à présent vous êtes marié et vivrez à deux.

« De l’église, nous nous rendîmes dans une maison à deuxétages, dont les stucs ne sont pas encore terminés et que Mânia areçue en dot. Outre cette maison, Mânia possède vingt mille roublesd’argent et je ne sais quel terrain inculte, appelé Mélitonôvo,avec une bicoque où il y a, dit-on, une multitude de poules et decanards qui, livrés à eux-mêmes, redeviennent sauvages. Au retourde l’église, je me suis étendu en fumant sur l’ottomane de monbureau. C’était doux, confortable et, de ma vie, je ne m’étaissenti si bien. Pendant ce temps-là, les invités criaienthourra ! et, dans l’antichambre, une mauvaise musique jouaitdes bans et d’autres rengaines. Vâria, la sœur de Mâcha, entra encoup de vent dans mon bureau, une coupe à la main, et avec un airsi étrange et si concentré qu’on eût dit qu’elle avait la bouchepleine d’eau. Elle voulait sans doute aller plus loin, mais elle semit soudain à rire et à sangloter, et la coupe tomba et se brisa.Nous prîmes Vâria sous le bras et l’emmenâmes.

« – Personne ne peut comprendre ! murmurait-elleensuite, étendue sur le lit de sa vieille bonne dans la chambre laplus lointaine ; personne, personne de la maison… Seigneur,personne ne peut comprendre !

« Mais tous comprenaient à merveille que, l’aînée de quatreans de sa sœur Mânia, et, pas encore mariée, elle pleurait, non parjalousie, mais de tristesse à sentir que son temps passait, ou,même, était déjà passé !… Lorsqu’on dansa le quadrille, elleétait revenue dans la salle, la figure très poudrée, avec l’aird’avoir pleuré ; et je vis le capitaine Poliânnski tenirdevant elle une soucoupe sur laquelle était une glace qu’ellemangeait avec une cuiller…

« Il est déjà six heures du matin. Je me suis mis à monjournal pour décrire mon bonheur si plein et si varié. Je pensaisécrire six feuilles pour les lire demain à Mânia ; mais, choseétrange, tout se brouille dans ma tête, devient vague comme en unsonge. Seul l’épisode de Vâria me revient avec netteté, et j’aifailli écrire : pauvre Vâria !… Voilà, rester toujoursassis ainsi et écrire : pauvre Vâria !…

« Les arbres se mettent à frissonner ; il va pleuvoir.Les corbeaux croassent, et ma Mânia, qui ne vient que des’endormir, a, je ne sais pourquoi, une expression detristesse. »

 

Nikîtine, ensuite, ne toucha pas de longtemps à son journal. Auxpremiers jours d’août, commencèrent les examens de rentrée, lesexamens de repêchage et, après l’Assomption, les classes reprirent.Il partait d’habitude pour le lycée vers neuf heures et, dès dixheures, commençait à songer à Mânia, à sa maison neuve et regardaitsa montre. Dans les petites classes, il faisait faire la dictée parl’un des élèves, et tandis que les enfants écrivaient, il se tenaitprès de la fenêtre, les yeux fermés et rêvait.

Rêvât-il à l’avenir, se rappelât-il le passé, tout lui semblaitsplendide, pareil à un conte. Dans les grandes classes on« expliquait » Gogol ou la prose de Pouchkine ; etcela le faisait rêver. En son imagination surgissaient des gens,des arbres, des champs, des coursiers, et il disait en soupirant,comme en admirant l’auteur :

– Que c’est beau !

Pendant la grande récréation, Mânia lui envoyait son déjeuner,plié dans une petite serviette blanche comme neige, et il lesavourait lentement, comme pour prolonger son plaisir.

Hippolyte Hippolytych, qui déjeunait ordinairement d’un petitpain, le regardait avec vénération, avec envie, et disait quelquechose de connu, dans le genre de : « Les hommes nepeuvent pas vivre sans manger. »

Du lycée, Nikîtine se rendait à des leçons particulières etlorsque enfin, vers six heures, il rentrait chez lui, il éprouvaitde la joie et de l’inquiétude comme s’il avait été absent toute uneannée. Il montait l’escalier en courant, s’essoufflait, trouvaitMânia, l’embrassait, l’étreignait, et il jurait qu’il l’aimait,qu’il ne pouvait vivre sans elle, qu’il s’était affreusementennuyé, et lui demandait avec effroi si elle n’était pas malade etpourquoi sa figure était si triste. Puis ils dînaient entête-à-tête. Après dîner, il se couchait sur l’ottomane et fumait.Elle s’asseyait près de lui et lui racontait les événements à voixbasse.

Les jours les plus heureux étaient maintenant pour lui lesdimanches et les fêtes, alors qu’il restait à la maison du matin ausoir. Ces jours-là, il participait à une vie naïve, infinimentagréable, qui lui rappelait les idylles et les pastorales. Ilobservait sans se lasser sa sage et positive Mânia qui arrangeaitleur nid. Voulant montrer qu’il était bon à quelque chose à lamaison, il entreprenait quelque chose d’inutile comme de sortir dela remise la charrette anglaise, et il l’examinait de tous côtés.Manioûssia, nantie de trois vaches, avait établi chez elle unevéritable laiterie et gardait à la cave et dans le garde-mangerbeaucoup de pots de lait et de pots de crème pour faire du beurre.Parfois, Nikîtine, par plaisanterie, lui demandait un verre delait. Elle s’effarait parce que ce n’était pas dans l’ordre prévu,mais il l’embrassait en riant et lui disait :

– Allons, je plaisante, mon trésor ; jeplaisante !

Ou bien il se moquait de son excès d’ordre, lorsque, découvrantau buffet quelque bout de saucisson ou de fromage, dur comme lapierre, elle disait gravement :

– On le mangera à la cuisine.

Il lui observait qu’un morceau aussi petit n’était bon qu’àmettre dans une souricière, mais elle repartait en démontrant queles hommes n’entendent rien à la direction d’une maison, et quel’on n’effrayerait pas les domestiques en leur donnant des pouds devictuailles[55] . Il en convenait et l’embrassait avectransport. Ce qu’elle disait de juste lui paraissait toujoursextraordinaire ; ce qui ne s’accordait pas avec ses opinions,était, à son avis, charmant et attendrissant.

Parfois, d’humeur philosophique, il se mettait à raisonner surquelque thème abstrait ; elle l’écoutait et le regardait dansles yeux avec curiosité.

– Ma joie, lui disait-il en caressant ses doigts menus, ouen détressant et retressant sa natte, je suis infinimentheureux ; mais je ne regarde pas ce bonheur comme quelquechose qui me soit tombé du ciel. C’est un phénomène tout naturel,conséquent et logique. Je crois que l’homme est l’artisan de sonbonheur ; je recueille maintenant ce que j’ai fait. Oui, je ledis, sans affectation, j’ai créé moi-même ce bonheur et je lepossède à juste titre. Tu connais mon passé. J’ai été orphelin.Pauvreté, enfance malheureuse, jeunesse triste, tout cela fut unelutte, fut la voie que je frayai vers le bonheur…

En octobre, le lycée fit une douloureuse perte. HippolyteHippolytych eut un érésipèle à la tête et mourut. Les deux derniersjours de sa vie, restant sans connaissance, il délira ; mais,dans son délire même, il ne dit que des choses connues :

– Le Volga se jette dans la mer Caspienne… Les chevauxmangent de l’avoine et du foin…

Au lycée, le jour de son enterrement, il n’y eut pas classe. Sescollègues et les élèves portèrent le cercueil et soncouvercle ; et, sur tout le parcours, jusqu’au cimetière, lechœur du lycée chanta le Miserere.

Trois prêtres, deux diacres, tout le lycée et les chantres de lacathédrale, dans leur cafetan uniforme, figuraient au cortège. Envoyant cet enterrement pompeux, les passants se signaient etdisaient :

– Que Dieu donne à chacun une pareille mort !

Revenu du cimetière, Nikîtine, ému, tira de son bureau sonjournal et écrivit :

« On vient de mettre en terre HippolyteHippolytovitch[56] Ryjîtski. Paix à ton âme, modeste etlaborieux travailleur ! Mânia, Vâria, toutes les femmes quiassistaient aux obsèques, pleuraient sincèrement, peut-être parcequ’aucune femme n’a aimé cet homme, peu intéressant et accablé parle sort. Je voulais dire sur la tombe de mon collègue quelques motsémus, mais on me prévint que cela pourrait déplaire au proviseurqui n’aimait pas le défunt. Il me semble que, depuis mon mariage,c’est la première fois que j’ai le cœur gros. »

Puis, de tout le reste de l’année scolaire, il n’y eut aucunévénement notoire.

L’hiver était indécis, sans fortes gelées ; rien que de laneige pourrie. La veille de l’Épiphanie par exemple, le vent, commeen automne, gémit plaintivement toute la nuit, et l’eau dégouttades toits. Le matin, pendant la Bénédiction des eaux[57] , la police ne laissa personne allersur la rivière, car on disait que la glace, soulevée, allaitrompre, et devenait noire. Malgré le mauvais temps, Nikîtine étaitaussi heureux qu’en été. Il eut même une distraction de plus :il apprit à jouer au vinnte[58].

Une seule chose le tracassait, le mettait en colère etl’empêchait sans doute d’être complètement heureux : c’étaientles chiens et les chats que sa femme avait amenés. Il traînaittoujours dans les chambres, surtout le matin, une odeur deménagerie que rien ne pouvait dissiper. Les chats se battaientsouvent avec les chiens. On donnait dix fois par jour à manger à laméchante Moûchka ; elle faisait mine, comme avant, de ne pasconnaître Nikîtine, et aboyait après lui : Rrr…nga-nga-nga…

Pendant le grand carême, Nikîtine, un soir vers minuit, rentraitdu cercle à la maison. Il pleuvait. Il faisait sale et sombre.Nikîtine se sentait d’humeur maussade et ne pouvait comprendre àquoi cela tenait. Était-ce parce qu’il avait perdu douze roubles ouparce que son partenaire lui avait dit, faisant allusion à la dotde sa femme, que les poules ne pourraient pas manger tout sonargent ? Il ne regrettait pas les douze roubles, et, dans lesparoles du partenaire, il n’y avait rien d’offensant ; mais,malgré tout, cela lui était désagréable. Il n’avait pas envie derentrer.

– Fi ! prononça-t-il en s’arrêtant sous un réverbère,comme c’est mal !

Il se dit qu’il ne regrettait pas les douze roubles parce qu’ilsne lui avaient rien coûté. S’il était un ouvrier, il saurait leprix de chaque copek et ne serait pas indifférent au gain ou à laperte.

Oui, songeait-il, tout son bonheur ne lui avait riencoûté ; il lui était échu gratuitement et était en réalitépour lui un luxe semblable à des remèdes pour un homme qui est bienportant.

S’il eût été, comme la majeure partie des gens, harcelé par lesouci de la bouchée de pain ; s’il eût dû lutter pour sonexistence ; si son échine et sa poitrine eussent étéendolories par le travail ; alors le souper, l’appartementchaud et engageant, la vie de famille eussent été pour lui unbesoin, une récompense et la parure de sa vie. À l’heure présente,tout cela avait pour lui un sens incompréhensible et étrange.

« Fi, comme c’est mal ! » répéta-t-il, comprenantque, par elles-mêmes, ces réflexions ne présageaient rien debon.

Quand il arriva chez lui, Mânia était au lit. Elle respiraitrégulièrement, souriait, et dormait apparemment avec beaucoupd’aise. Près d’elle, roulé en boule, était couché et ronronnait unchat blanc. Tandis que Nikîtine allumait une bougie et unecigarette, Mânia se réveilla et but avidement un verred’eau :

– J’ai trop mangé de pâte de fruits, dit-elle en riant. Tuviens de chez les nôtres ? demanda-t-elle au bout d’uninstant.

Nikîtine savait que le capitaine Poliânnski, sur lequel Vâriacomptait beaucoup ces derniers temps, venait d’être nommé dans unegarnison de l’ouest et faisait ses visites de départ. On était,pour cette raison, triste, chez son beau-père.

– Vâria est venue ce soir, dit Mânia s’asseyant dans sonlit. Elle ne dit rien, mais, à sa figure, on voit combien ellesouffre, la pauvre ! Je déteste ce Poliânnski. Il est gros,bouffi, et, quand il marche ou danse, ses joues tremblent… Ce n’estpas mon héros ; néanmoins je le tenais pour un galanthomme.

– Je le tiens encore pour tel, dit Nikîtine.

– Pourquoi donc agit-il si mal avec Vâria ?

– En quoi, mal ? demanda Nikîtine, commençant às’irriter contre le chat blanc qui s’étirait, faisant le gros dos.Autant que je sache, il n’a fait ni déclaration ni promesse.

– Pourquoi donc venait-il si souvent à la maison ?…S’il n’avait pas l’intention de se marier, il ne devait pasvenir.

Nikîtine souffla la bougie et se coucha. Mais il n’avait envieni de dormir ni de rester couché. Il lui semblait que sa tête étaiténorme et vide, comme un hangar, et qu’il y errait, sous forme delongues ombres, des idées nouvelles, singulières.

Il songeait que, en dehors de la douce clarté de la lampe,souriant au paisible bonheur de la famille, que hors de ce petitmonde où il vivait tranquille et gâté comme le chat blanc, il enétait un autre… Et, soudain, il désira passionnément, avecangoisse, être dans cet autre monde pour y travailler dans uneusine ou un grand atelier, pour y parler du haut d’une chaire,écrire, imprimer, faire du bruit, se fatiguer et souffrir…

Il voulait quelque chose qui l’eût empoigné jusqu’à l’oubli desoi-même, qui l’eût rendu indifférent à son bonheur qui ne luidonnait que des sensations si monotones… Et, dans son imagination,se dressa comme vivant Chèbâldine, rasé, qui articulait avechorreur :

– Vous n’avez pas même lu Lessing ! Comme vous êtespeu au courant ! Mon Dieu, comme vous êtes encroûté !

Mânia but de l’eau une seconde fois. Nikîtine jeta un regard surson cou, ses épaules rondes, sa poitrine ferme, et se rappela lesmots que le général de brigade avait dits naguère à l’église :une rose.

– Une rose ! murmura-t-il en riant.

En réponse, sous le lit, Moûchka, ensommeillée,grogna :

– Rrr… nga-nga-nga…

L’âme martelée par une forte irritation, il voulut dire à Mâniaquelque chose de rude et même la battre ; son cœur se mit àpalpiter vivement.

– Alors, demanda-t-il en se contenant, quand je venais chezvous, je devais absolument me marier avec vous ?

– Naturellement ; tu le comprends très bien.

– Charmant ! (Et une minute après il répéta :)Charmant !

Pour ne rien dire de trop et pour que son cœur se calmât,Nikîtine passa dans son cabinet de travail et s’y étendit surl’ottomane, sans oreiller. Ensuite, il s’étendit par terre, sur letapis.

« Quelle absurdité ! dit-il, cherchant à setranquilliser. Tu es professeur, tu travailles à une œuvre des plusnobles… De quel autre monde as-tu besoin ?… Que vas-tuchercher ? »

Mais il se répondit aussitôt avec assurance qu’il n’était pas unprofesseur, mais un fonctionnaire, aussi dénué de personnalité etde talent que le Tchèque, professeur de grec. Jamais il n’avait eude vocation pour le professorat. Il n’entendait rien à la pédagogieet ne s’y intéressait pas. Il ne savait pas comment il faut s’yprendre avec les enfants. Le sens de ce qu’il enseignait lui étaitinconnu ; peut-être même enseignait-il ce qu’il ne faut pas.Feu Hippolyte Hippolytych était franchement borné et tous sescollègues et élèves le savaient, savaient ce que l’on pouvait enattendre ; mais, lui, Nikîtine, semblable au Tchèque, savaitmasquer sa bêtise et duper habilement tout le monde, faisant mineque, Dieu merci, tout allait bien. Ces nouvelles idéesl’effrayaient. Il les repoussait, les qualifiait de stupides etpensait que tout cela provenait de ses nerfs, et qu’il en riraitlui-même quand ce serait passé…

Effectivement, vers le matin, il riait de sa nervosité et setraitait de femmelette. Mais il était clair pour lui, cependant,que sa quiétude était perdue, probablement à jamais, et que, danscette maison à deux étages, le bonheur pour lui n’était pluspossible.

Il devina que l’illusion était passée, et qu’une vie nouvelle,consciente et nerveuse commençait, qui ne s’harmoniserait pas avecson repos et son bonheur personnel.

Le lendemain, dimanche, il alla à la chapelle du lycée et yrencontra le proviseur et ses collègues. Il lui sembla qu’ilsétaient uniquement occupés tous à cacher avec soin leur ignoranceet leur mécontentement de la vie ; et, Nikîtine lui-même, pourne pas déceler son inquiétude, souriait agréablement et parlait defutilités. Il alla ensuite à la gare, y vit l’arrivée et le départd’un train-poste ; et il lui était agréable d’être seul et den’avoir à parler à personne.

Chez lui il trouva son beau-père et Vâria qui étaient venusdîner. Vâria avait les yeux rouges et se plaignait d’avoir mal detête. Chèlestov mangeait beaucoup et parlait des jeunes gens d’àprésent, sur lesquels on ne peut pas compter et qui ne sont pas desgentlemen.

– C’est une ignominie ! déclara-t-il. Je le lui diraitout cru : c’est une ignominie, monsieur !

Nikîtine souriait agréablement et aidait Mânia à faire bonaccueil à ses hôtes ; mais, après dîner, il se retira dans sonbureau et s’y enferma.

Le soleil de mars brillait avec éclat, et, à travers les vitres,ses rayons brûlants tombaient sur sa table. On n’était que le 20,et, déjà, les voitures avaient remplacé les traîneaux ; lesétourneaux ramageaient au jardin. Il semblait à Nikîtine queManioûssia allait entrer à l’instant, le prendre par le cou, direque les chevaux de selle ou la charrette anglaise attendaient à laporte et demander ce qu’il fallait mettre pour ne pas prendrefroid.

Le printemps s’annonçait aussi merveilleux que l’annéeprécédente et promettait les mêmes joies… Mais Nikîtine pensaitqu’il serait bon maintenant de prendre un congé, de partir pourMoscou et de s’y installer au Néglinnyi-prospekt à l’hôtel qu’ilconnaissait.

Dans la pièce voisine, on buvait du café et on parlait ducapitaine Poliânnski. Nikîtine, tâchant de ne pas comprendre,écrivit dans son journal :

« Où suis-je, mon Dieu ! Seule m’entoure la platitude,rien que la platitude. Gens ennuyeux, gens de rien ; pots delait, pots de crème, cancrelas, femmes sottes… Il n’y a rien deplus effroyable, de plus outrageant, de plus angoissant que laplatitude. Il faut m’enfuir d’ici, m’enfuir aujourd’hui même, ou jedeviendrai fou ! »

1894.

Partie 11
RÉCIT DE Mlle M…

Il y a environ neuf ans, sur le soir, pendant la fenaison, nousallâmes à la gare à cheval, Piôtre Serguièitch, juge d’instruction,et moi, chercher la correspondance.

Le temps était splendide, mais, au retour, des grondements detonnerre retentirent et nous vîmes une nuée noire et menaçantearriver droit sur nous. Elle s’approchait de nous et nous allionsvers elle.

Sur la nuée, comme sur un fond, se détachaient en tachesblanches, notre maison et l’église, et de hauts peupliers-grisardss’argentaient. On sentait une odeur de pluie et de foin coupé. Moncompagnon était de bonne humeur. Il riait et faisait toute sorte deplaisanteries. Il disait qu’il serait bien qu’un château moyen âgesurgît soudain avec des tours crénelées, de la mousse, deshiboux ; nous nous y mettrions à l’abri de la pluie, et lafoudre viendrait nous y tuer…

Mais voilà que sur le seigle et l’avoine courut la premièrevague ; le vent bondit et la poussière tourbillonna. PiôtreSerguièitch se mit à rire et éperonna son cheval.

– Oui, c’est bien ! s’écria-t-il. Trèsbien !…

Entraînée par sa gaieté et par l’idée que j’allais être àl’instant trempée jusqu’aux os et que je pouvais être tuée par lafoudre, je me mis aussi à rire.

La bourrasque et la course précipitée, alors que le vent vousétouffe et que l’on se sent légère comme l’oiseau, vous excitent etvous chatouillent l’âme. Quand nous arrivâmes dans notre cour, levent était tombé et de grosses gouttes rejaillissantes battaientl’herbe et les toits. Il n’y avait pas à l’écurie âme qui vive.

Piôtre Serguièitch dessella lui-même les chevaux et les mit dansleurs boxes. J’étais sur le seuil, attendant qu’il eût fini etregardant les raies obliques de la pluie. On sentait mieux qu’auxchamps l’odeur douce et entêtante du foin ; il faisait sombreà cause des nuées et de la pluie.

– En voilà un coup de tonnerre ! fit PiôtreSerguièitch, revenant à moi après un très fort coup roulant, durantlequel il sembla que le ciel se fût partagé en deux. Qu’endites-vous ?

Il était à côté de moi sur le seuil, essoufflé encore de lacourse rapide, et me regardait ; je remarquai qu’ilm’admirait.

– Nathâlia Vladîmirovna, dit-il, je donnerais tout ce quej’ai pour pouvoir rester ainsi longtemps et vous regarder.Aujourd’hui vous êtes splendide.

Ses yeux me regardaient avec extase et supplication. Sa figureétait pâle. Des gouttes de pluie brillaient sur sa barbe et sur sesmoustaches qui semblaient, elles aussi, me regarder avec amour.

– Je vous aime, me dit-il. Je vous aime et suis heureux devous voir. Je sais que vous ne pouvez pas être ma femme, mais je neveux rien, je n’ai besoin de rien. Sachez seulement que je vousaime. Ne dites pas un mot, ne me répondez pas ; ne faites pasattention à moi. Sachez seulement que vous m’êtes chère, etpermettez-moi de vous contempler.

Son ravissement me gagna. Je regardai sa figure inspirée ;j’écoutais sa voix qui se mêlait au bruit de la pluie, et je nepouvais bouger, comme ensorcelée. Je voulais regarder sans cesseses yeux brillants et l’écouter.

– Vous vous taisez, dit Piôtre Serguièitch. C’estparfait ! Continuez à vous taire.

Je me sentais heureuse. Je ris de plaisir et courus à la maisonsous la pluie battante. Il rit lui aussi et courut derrière moi ensautillant.

Trempés tous les deux, essoufflés, faisant dans l’escalier,comme des enfants, un gros bruit de pas, nous entrâmesprécipitamment dans les chambres. Mon père et mon frère, quin’étaient pas habitués à me voir gaie et rieuse, me regardèrentavec surprise et se mirent eux aussi à rire.

Les nuages d’orage étaient passés, le tonnerre s’était tu, maisles gouttes de pluie brillaient encore dans la barbe de PiôtreSerguièitch. Toute la soirée, jusqu’au souper, il chanta, siffla,joua bruyamment avec le chien, courant après lui dansl’appartement, manquant de renverser le domestique qui apportait lesamovar. Au souper, il mangea beaucoup, plaisanta, et assura que,quand on mange en hiver des concombres frais, on sent dans sabouche le printemps.

En me couchant, j’allumai une bougie et ouvris ma fenêtre toutegrande, et un sentiment indéfinissable s’empara de moi.

Je me souvins que j’étais libre, bien portante, bien née etriche, et que l’on m’aimait, – mais principalement, que j’étaisbien née et riche ; – bien née et riche, que c’était beau, monDieu !

Puis, frissonnant dans mon lit à cause de la légère fraîcheurqui venait du jardin, je tâchai de me rendre compte si j’aimais ouiou non Piôtre Serguièitch… Et n’ayant rien conclu, jem’endormis.

Mais, le matin, quand je vis sur mon lit les taches tremblantesdu soleil et les ombres des branches des tilleuls, ce qui étaitarrivé la veille se réveilla vite dans ma mémoire. La vie me parutriche, variée, pleine de charme. Je m’habillai rapidement, enfredonnant, et courus au jardin.

Et que se passa-t-il ensuite ? Ensuite… rien…

En hiver, quand nous habitions en ville, Piôtre Serguièitchvenait de temps à autre nous voir. Nos connaissances de campagne nesont charmantes qu’à la campagne et en été. En ville, et en hiver,elles perdent la moitié de leur prix. Quand on leur sert du thé, enville, il semble qu’elles aient des redingotes empruntées etqu’elles remuent trop longtemps leur thé avec la cuiller.

Piôtre Serguièitch, en ville, parlait aussi quelquefois d’amour,mais cela sonnait tout autrement qu’à la campagne. En ville, noussentions plus fortement la muraille qui nous séparait. Je suis biennée et riche ; lui était pauvre, pas même noble, le fils d’undiacre. Il est juge d’instruction, et voilà tout. Tous les deux,moi, à cause de ma jeunesse, lui, Dieu sait pourquoi, nousregardions cette muraille comme très haute et fort épaisse.

Venant chez nous, en ville, il souriait d’un air gêné,critiquait la haute société et se taisait sombrement quand il yavait quelqu’un au salon en même temps que lui. Il n’y a pas demuraille qu’on ne puisse escalader, mais les héros de romanmodernes, autant que je les connaisse, sont trop timides, veules,paresseux et méfiants ; ils acceptent trop vite l’idée qu’ilssont des malchanceux, que leur vie personnelle les a frustrés. Aulieu de lutter, ils ne font que critiquer, qualifiant le monde debanal, oubliant peu à peu que leur critique devient, elle aussi,une banalité.

On m’aimait. Le bonheur, semblait-il, était proche de moi, metouchait ; je vivais sans soucis, sans essayer de mecomprendre, sans savoir ce que j’attendais de la vie, ni ce quej’en voulais. Et le temps coulait, s’écoulait… Des gens passaientdevant moi m’apportant leur amour ; les beaux jours sesuccédaient, des nuits chaudes, des nuits douces ; lesrossignols chantaient ; cela sentait le foin ; et toutcela, attrayant et cher dans mes souvenirs, passait, pour moi,comme pour tous, rapidement, sans laisser de traces, sans êtreapprécié, et disparaissait comme une buée… Où est-ce toutcela ?

Mon père mourut ; je vieillis. Tout ce qui plaisait,flattait, donnait de l’espoir – le bruit de la pluie, le roulementdu tonnerre, les idées de bonheur, les propos d’amour – tout celan’est qu’un souvenir. Et je vois devant moi un lointain plat etvide ; personne dans cette solitude ; et l’horizon estsombre et effrayant…

Un coup de sonnette… C’est Piôtre Serguièitch qui arrive. Quandje vois les arbres en hiver et que je me souviens comme ils étaientverts en été, je murmure : « Oh ! meschéris ! » Et quand je vois des gens avec qui j’ai passémon printemps, je me sens mélancolique, attiédie, et je murmure desmots pareils.

Grâce à la protection de mon père, on a depuis longtemps nomméen ville Piôtre Serguièitch. Il a un peu vieilli ; il s’est unpeu défait. Il a depuis longtemps cessé de me parler d’amour. Il neplaisante plus. Il n’aime pas son travail. Il est malade et déçu dequelque chose. Il a fait son deuil de la vie. Il vit à contre-cœur.Le voilà assis auprès de la cheminée ; il regardesilencieusement le feu… Ne sachant que dire, je luidemande :

– Eh bien ?

– Rien… me répond-il.

Et de nouveau le silence.

Le reflet rouge du feu clignote sur sa figure triste…

Je me rappelai le passé et, tout à coup, me mis à frémir ;ma tête retomba et je me mis à pleurer amèrement. J’eusinsupportablement pitié de moi-même et de cet homme, et je désiraipassionnément ce qui est passé et ce que la vie nous refuse àprésent… Je ne pense plus maintenant que je suis bien née etriche.

Je sanglotai éperdument et, me serrant les tempes, jemurmurai :

– Mon Dieu, mon Dieu, ma vie est perdue…

Il resta assis et se tut sans me dire : « Ne pleurezpas. » Il comprit qu’il fallait pleurer, que le temps en étaitvenu. Je vis à ses yeux qu’il me plaignait et je le plaignaisaussi ; et j’avais de l’humeur contre ce timide et cemalchanceux qui n’avait su faire ni ma vie, ni la sienne.

Quand je le reconduisis, il me sembla qu’il faisait exprès demettre longtemps à prendre sa pelisse. Il me baisa deux fois lamain sans dire mot et regarda longtemps ma figure éplorée. Je pensequ’il se souvint alors de l’orage, des raies de la pluie, de nosrires et de ma figure d’alors. Il voulait me dire quelquechose ; il en eût été heureux ; mais il ne ditrien ; il secoua seulement la tête et me serra fortement lamain. Que Dieu soit avec lui !

L’ayant reconduit, je revins chez moi et m’assis sur le tapisdevant la cheminée. Les braises, couvertes de cendres, commencèrentà s’éteindre. La gelée serra encore plus furieusement les vitres,et le vent se mit à ronfler dans la cheminée.

La femme de chambre entra et pensant que je m’étais endormie,elle m’appela.

1887.

Partie 12
LA MAISON À MEZZANINE: RÉCIT D’UN PEINTRE

I

Il y a de cela six à sept ans, j’habitai, dans un des districtsdu gouvernement de T… le domaine du propriétaire Biélokoûrov.C’était un jeune homme qui se levait de grand matin, portait uneredingote paysanne, buvait de la bière le soir et se plaignait sanscesse qu’il ne trouvait nulle part, ni en personne, desympathie.

Il demeurait dans le pavillon du jardin et, moi, j’étaisinstallé dans la vieille maison de maîtres dans une grande salle àcolonnes où il n’y avait d’autres meubles qu’un large divan surlequel je couchais, et une table sur laquelle j’étalais desréussites. Même par le plus grand calme, quelque chose ybourdonnait toujours dans les vieux calorifères de système Amossov,et, lorsqu’il tonnait, toute la maison tremblait et semblaits’écrouler. C’était un peu effrayant, surtout la nuit, quand deséclairs illuminaient soudain les dix grandes fenêtres.

Voué par le destin à un désœuvrement constant, je ne faisaispositivement rien. Je regardais des heures entières, par lesfenêtres, les oiseaux, les allées ; je lisais tout ce qu’onm’apportait de la poste ; et je dormais. Parfois je quittaisla maison et errais au hasard jusqu’au soir, tard.

Une fois, en rentrant, je me trouvai à l’improviste dans unepropriété inconnue. Le soleil commençait à décliner et les ombresdu soir s’allongeaient sur les seigles en fleurs. Deux rangées devieux sapins, très hauts, plantés très près les uns des autres,formaient une sorte de double muraille et une belle allée sévère.Je franchis aisément la haie de clôture et m’engageai dans l’allée,glissant sur les aiguilles des sapins, qui faisaient à la terre unecouverture d’un pouce. C’était le calme, l’obscurité, et sur lescimes seulement tremblait, de loin en loin, une lumière dorée quis’irisait dans des toiles d’araignées. Cela sentait fortement, à ensuffoquer, les aiguilles de sapins.

Je tournai ensuite dans une longue allée de tilleuls. Là aussil’abandon, le passé. Les feuilles de l’année précédente criaienttristement sous les pieds, et maintenant, au crépuscule, des ombress’amassaient entre les arbres. À droite, dans le vieux verger, unloriot, probablement vieux lui aussi, chantait d’une voix faible etfatiguée. Je me trouvai au bout de l’allée de tilleuls et jelongeai une maison blanche, à véranda et à mezzanine.

Et devant moi, se déroulèrent soudain une cour seigneuriale, unvaste étang avec sa cabine de bains, entouré d’une multitude desaules verts, un village au delà, avec un clocher mince, au hautduquel flambait une croix, reflétant le soleil couchant. Le charmede quelque chose de proche, de très familier, agit sur moi en uninstant comme si j’avais déjà vu ce tableau dans mon enfance.

Près de la vieille porte en pierres blanches, décorée de têtesde lions, qui donnait accès dans les champs, se trouvaient deuxjeunes filles. L’une d’elles, la plus âgée, mince, pâle, trèsbelle, avec une gerbe de cheveux châtains et une petite boucheobstinée, avait une expression sévère, et fit à peine attention àmoi ; mais l’autre, toute jeune encore – elle n’avait pas plusde dix-sept à dix-huit ans – mince elle aussi et pâle, la bouchegrande et de grands yeux, me regarda avec étonnement quand jepassai près d’elle. Elle dit quelque chose en anglais et setroubla. Et il me sembla que je connaissais depuis longtemps aussices deux gentilles figures. Je revins à la maison avec le sentimentd’avoir fait un beau rêve.

Peu après, un jour vers midi, comme nous nous promenions près dela maison, Biélokoûrov et moi, une Victoria, froissant inopinémentl’herbe, entra dans la cour. Dans la voiture était assise une desjeunes filles. C’était l’aînée.

Elle venait avec une liste de souscription pour des incendiés.Sans nous regarder, elle nous raconta très sérieusement et endétail combien de maisons avaient brûlé au hameau de Siânovo,combien d’hommes, de femmes et d’enfants étaient sans abri, et ceque voulait entreprendre tout d’abord le comité de secours, dontelle faisait partie. Dès que nous eûmes inscrit nos souscriptions,elle reprit la liste et se disposa à partir.

– Vous nous avez tout à fait oubliées, Piôtre Pétrôvitch,dit-elle à Biélokoûrov, en lui tendant la main. Venez nous voir, etsi M. N… (elle dit mon nom) veut savoir comment vivent desadmiratrices de son talent et veut bien vous accompagner, maman etmoi nous en serons très heureuses.

Je m’inclinai.

Quand elle fut partie, Piôtre Pétrôvitch se mit à parler. Cettejeune fille était de bonne famille ; elle s’appelait LydieVoltchanînov. La propriété où elle demeurait avec sa mère et sasœur s’appelait, comme le hameau au delà de l’étang :Chélkovka. Son père occupait jadis une place en vue à Moscou ;il avait, quand il mourut, le titre de conseiller privé. Malgré unebelle fortune, les Voltchanînov vivaient à la campagne, été commehiver, et Lydie était maîtresse d’école à Chélkovka, auxappointements de vingt-cinq roubles par mois. Elle ne dépensaitpersonnellement que cet argent-là et était fière de se suffire.

– C’est une famille intéressante, dit Biélokoûrov ; ilfaudra que nous y allions une fois ; elles seront trèscontentes de nous voir.

Un jour de fête, après dîner, nous nous souvînmes desVoltchanînov et partîmes pour Chélkovka. Nous trouvâmes à la maisonla mère et les deux filles. La mère, Ekathérîna Pâvlovna, jadisbelle, on le voyait, mais grossie avant l’âge, asthmatique, triste,l’esprit absorbé, tâchait de m’occuper en parlant de peinture.

Ayant su par sa fille que je viendrais peut-être à Chélkovka,elle s’était empressée de se rappeler deux ou trois de mespaysages, vus aux expositions de Moscou, et elle me demandait quelssentiments j’avais voulu y exprimer. Lydie, ou comme on l’appelaità la maison Lyda, parlait plus avec Biélokoûrov qu’avec moi. Grave,sans sourire, elle lui demandait pourquoi il n’avait pris aucunemploi dans l’administration provinciale et n’était jamais allé àaucune assemblée.

– C’est mal, Piôtre Pétrôvitch, lui disait-elle avecreproche ; c’est honteux.

– C’est vrai, Lyda, approuvait sa mère ; c’estmal.

– Tout notre district, poursuivit Lyda en s’adressant àmoi, est entre les mains de Balâguine. Il est président de lacommission du zemstvo[59] et adistribué à ses neveux et à ses gendres tous les emplois dudistrict ; il ne fait que ce qu’il veut. Il faut lutter contrelui. La jeunesse doit constituer un parti fort ; mais vousvoyez quelle jeunesse nous avons ! C’est honteux, PiôtrePétrôvitch !

Sa jeune sœur, Gènia, pendant qu’on parlait de politique locale,se taisait. Elle ne prenait pas part aux conversations sérieuses.On ne la regardait pas encore comme grande et on l’appelaitMissiouss, parce que, dans son enfance, c’est ainsiqu’elle appelait miss, sa gouvernante. Elle me regardait aveccuriosité et, quand je regardais les photographies d’un album, ellem’expliquait : « Ça, c’est mon oncle, »« celui-ci est mon parrain. » Et elle touchait de sonpetit doigt les photographies. Et, ce faisant, elle m’effleurait deson épaule, comme une enfant, et je voyais sa poitrine maigre, pasdéveloppée, ses minces épaules, sa natte et son corps fluet,fortement serré par sa ceinture.

Nous jouâmes au croquet et au lawn-tennis. Nous nous promenâmesensuite au jardin, bûmes du thé, puis nous soupâmes longuement.Après l’énorme salle vide, à colonnes, de la demeure deBiélokoûrov, je me sentais comme chez moi dans une petite maisonconfortable, où il n’y avait pas de chromos aux murs et où l’ondisait vous aux domestiques. Et tout me semblait jeune et pur,grâce à la présence de Lyda et de Missiouss ; tout respiraitl’honnêteté.

Au souper, Lyda parla encore avec Biélokoûrov de l’assembléeprovinciale, de Balâguine et de bibliothèques scolaires. C’étaitune jeune fille intelligente, vive, convaincue, et il étaitintéressant de l’écouter, bien qu’elle parlât beaucoup et fort,peut-être parce qu’elle avait l’habitude de faire la classe.

Mais Piôtre Pétrôvitch, qui gardait encore l’habitudeuniversitaire de transformer toute conversation en discussion,parlait de façon ennuyeuse, languissante et longue, avec le désirmanifeste de paraître un homme intelligent et avancé. Engesticulant, il renversa la saucière, et il se forma une grandeflaque sur la nappe. Mais, à part moi, il sembla que personne ne leremarquât.

En revenant à la maison, il faisait noir ; on n’entendaitaucun bruit.

– La bonne éducation, fit Biélokoûrov en soupirant,consiste moins à ne pas renverser de sauce sur la nappe qu’à ne pasle remarquer quand cela arrive à quelqu’un… Oui, ces Voltchanînovsont une excellente famille, bien élevée. J’ai perdu l’habitude desgens comme eux. Ah ! toujours les affaires ! Lesaffaires ! les affaires !

Il disait combien il faut travailler si l’on veut devenir unagriculteur modèle. Et moi je pensais : Quel garçon ennuyeuxet paresseux ! Quand il parlait sérieusement ilbredouillait : « heu, heu, heu, heu !… » et iltravaillait comme il parlait, lentement, se mettant toujours enretard, laissant passer les dates. J’avais peu confiance en saprécision d’homme d’affaires, parce qu’il avait gardé, des semainesentières dans sa poche, des lettres que je lui avais confiées pourles mettre à la poste.

– Le plus dur de tout, marmottait-il en marchant à côté demoi, est de travailler et de ne rencontrer de sympathie enpersonne. Aucune sympathie !

II

Je me mis à fréquenter les Voltchanînov. Je m’asseyaisd’ordinaire sur la première marche de la véranda. Le mécontentementde moi-même m’accablait ; je m’apitoyais sur ma vie quipassait si vite et sans nul intérêt, et je pensais sans cesse qu’ilserait bien d’arracher de ma poitrine ce cœur qui me pesait tant.Pendant ce temps on parlait dans la véranda ; j’entendaisfeuilleter des livres, des robes bouger. Je m’habituai bientôt àvoir Lyda recevoir des malades, distribuer des livres, et allersouvent au village, nu-tête, avec une ombrelle, et, le soir, parlerà très haute voix des choses du district et des écoles. Cette jeunefille, mince, belle, immuablement sévère, avec sa petite boucheélégamment dessinée, me disait, dès que commençait une conversationsérieuse :

– Ce n’est pas intéressant pour vous.

Je ne lui étais pas sympathique. Elle ne m’aimait pas parce quej’étais un paysagiste et ne peignais pas, dans mes tableaux, lamisère du peuple ; et il lui semblait que j’étais indifférentà ce qu’elle croyait avec tant de force. Il me souvient, qu’enpassant sur les rives du Baïkal, je rencontrai une jeune fillebouriate à cheval, en veste et culotte de cotonnade chinoise bleue,à laquelle je demandai si elle voudrait me vendre sa pipe. Et,tandis que nous causions, elle regardait avec mépris ma figureeuropéenne et mon chapeau Au bout d’une minute, ennuyée de parleravec moi, elle excita son cheval d’un cri aigu et partit au galop.Lyda aussi méprisait en moi un étranger. Extérieurement, elle nem’exprimait en rien son inimitié ; mais je la sentais. Etassis sur la première marche de la terrasse, j’éprouvais del’irritation et me disais que, soigner les paysans sans êtremédecin, c’est les abuser, et qu’il est facile d’être desbienfaiteurs quand on possède deux mille arpents de terre.

Sa sœur Missiouss n’avait aucun souci et passait, comme moi,toute sa vie à ne rien faire. Le matin, dès qu’elle était levée,elle prenait un livre et lisait, assise sous la véranda, dans unfauteuil si profond que ses petits pieds touchaient à peine le sol.Ou bien, elle se blottissait avec son livre dans l’allée destilleuls, ou s’en allait dans les champs. Elle lisait tout le jouravec avidité et on pouvait remarquer combien la lecture lafatiguait parce que, parfois, son regard était las, accablé, et quesa figure pâlissait fortement.

Quand j’arrivais, elle rougissait un peu en me voyant, posaitson livre, et me regardant bien droit, avec ses grands yeux, elleme racontait ce qui était arrivé : que, par exemple, il yavait eu à l’office un feu de cheminée, ou qu’un ouvrier avait prisdans l’étang un gros poisson. En semaine, elle portait une blouseclaire et une jupe gros bleu. Nous nous promenions ensemble ;nous cueillions des cerises pour faire des confitures ; nousallions en canot, et quand elle sautait pour attraper une cerise ouqu’elle ramait, on voyait, dans ses larges manches, ses bras minceset faibles. Ou bien, je faisais une étude, et elle se tenait prèsde moi et regardait avec admiration.

Un dimanche, à la fin de juillet, je vins chez les Voltchanînovle matin, vers neuf heures. J’errai dans le parc sans approcher dela maison, cherchant des mousserons dont il y avait abondance cetété-là, et je mettais des marques près d’eux pour venir lesramasser ensuite avec Gènia. Un vent chaud soufflait. Je vis Gèniaet sa mère, toutes deux en claires robes de fêtes revenir del’église ; Gènia retenait son chapeau à cause du vent. Puisj’entendis que l’on prenait le thé sous la véranda.

Pour moi, homme insouciant, cherchant un prétexte à sondésœuvrement continuel, ces matins de fête d’été étaient, à lacampagne, toujours attrayants. Lorsque, encore humide de rosée, lejardin bien vert brille au soleil et semble heureux ;lorsqu’on sent, auprès de la maison, le réséda et leslauriers-roses ; quand les jeunes gens, revenus de l’église,prennent le thé au jardin ; quand tout le monde est gai ettrès gentiment habillé, et que l’on sait que tout ce beau mondebien portant et bien nourri, ne fera rien de toute la journée, onsouhaite que cela dure ainsi toute la vie. C’est ce que je pensais,et je me promenais dans le parc, prêt à continuer ainsi sans buttoute la journée, tout l’été…

Gènia arriva avec un panier. Elle avait l’air de savoir ou depressentir qu’elle me trouverait au jardin. Nous ramassâmes deschampignons en causant, et, lorsqu’elle me demandait quelque chose,elle se mettait devant moi pour me bien voir.

– Hier, me dit-elle, il y a eu un miracle au village.Pélaguèia, la boiteuse, souffrait depuis un an ; ni médecin niremède n’y faisaient rien, et, hier, une vieille a murmuré quelquesparoles et tout est passé.

– Cela n’est rien, dis-je. Il ne faut pas chercher desmiracles auprès des malades et des vieilles seulement. La santén’est-elle pas un miracle ? Et la vie elle-même ? Ce quiest incompréhensible est un miracle.

– Ce qui est incompréhensible ne vous effraiepas ?

– Non. J’aborde hardiment les phénomènes que je necomprends pas, et je ne me subordonne pas à eux : je suisau-dessus d’eux. L’homme doit se sentir au-dessus des lions, destigres, des étoiles, au-dessus de tout dans la nature, au dessusmême de ce qui est incompréhensible et semble tenir dumiracle ; sans quoi il n’est plus un homme, mais une souriscraintive.

Gènia pensait qu’en qualité d’artiste, je savais beaucoup dechoses et pouvais deviner ce que je ne savais pas. Elle voulait queje l’introduisisse dans la sphère de l’éternel, du beau, dans cemonde élevé qui, à son idée, m’était familier, et elle me parlaitde Dieu, de la vie éternelle, du miracle. Et moi qui n’admets pasque moi et ma pensée soient anéantis à jamais, je répondais :« Oui, les hommes sont immortels ; oui, la vie éternellenous attend. »

Elle écoutait, croyait et ne demandait pas de preuves.

Alors que nous rentrions à la maison, elle s’arrêta soudain etme dit :

– Lyda, n’est-ce pas, est une personne remarquable !Je l’aime de toute mon âme et suis prête, à toute minute, à donnerma vie pour elle. Mais dites-moi, – Gènia toucha ma manche dudoigt, – dites-moi pourquoi vous discutez toujours avecelle ?… Pourquoi vous fâchez-vous ?

– Parce qu’elle a tort.

Gènia secoua la tête et des larmes apparurent dans ses yeux.

– Comme c’est incompréhensible ! dit-elle.

Juste à ce moment-là, Lyda, rentrant, se trouvait près del’entrée de la maison, la cravache à la main, belle, élancée,éclairée par le soleil, et elle donnait un ordre à un ouvrier.

Pressée et parlant haut, elle reçut quelques malades, puis,l’air affairé, préoccupé, elle parcourut les chambres, ouvrant unearmoire, puis une autre, et elle monta dans la mezzanine. Onl’appela et on la chercha longtemps pour dîner. Elle vint quand onavait déjà fini le potage.

Je me rappelle tous ces détails, je ne sais pourquoi, et je lesaime ; et je me rappelle au vif toute cette journée, bienqu’il ne s’y soit passé rien de particulier.

Après le dîner, Gènia lut, étendue dans le fauteuil profond, etmoi j’étais assis sur la première marche de la véranda. Nous noustaisions. Tout le ciel se couvrit de nuages et une pluie menue etrare se mit à tomber. Il faisait chaud, le vent s’était calmédepuis longtemps et il semblait que cette journée ne finiraitjamais. Ekhatérîna Pâvlovna, à moitié endormie, tenant un éventail,vint nous rejoindre sous la véranda.

– Oh ! maman, dit Gènia, en lui baisant la main, ça nete vaut rien de dormir le jour.

Elles s’adoraient. Quand l’une allait au jardin, l’autre, sousla véranda, sondant les arbres du regard, appelait :« Aou, Gènia ! » ou bien « Petite maman, oùes-tu ? » Elles priaient toujours ensemble, étaientégalement croyantes ; elles se comprenaient même quand ellesne disaient rien, et elles se comportaient de même avec les gens.Ekhatérîna Pâvlovna s’habitua elle aussi et s’attacha vite à moi.Quand je ne venais pas de deux ou trois jours, elle envoyait savoirsi j’étais bien portant. Elle regardait mes études avec ravissementelle aussi, et me racontait avec la même volubilité et la mêmesincérité que Missious ce qui arrivait à la maison ; elle meconfiait ses secrets.

Elle était en admiration devant sa fille aînée. Lyda necaressait jamais personne et ne parlait jamais que sérieusement.Elle vivait sa vie personnelle, et, pour sa mère et sa sœur, elledemeurait un être aussi sacré, aussi énigmatique que l’est pour lesmatelots leur amiral qui reste toujours dans le carré.

– Notre Lyda est une personne remarquable, n’est-cepas ? disait souvent la mère.

Et tandis que la pluie gouttelait, nous parlions de Lyda.

– C’est une personne remarquable, dit-elle. (Et, d’un tonde conspirateur, après avoir regardé craintivement autour d’elle,elle ajouta) : On peut chercher sa pareille en plein jour avecune lumière, et, pourtant, savez-vous, je commence à être un peuinquiète. L’école, les pharmacies, les livres, tout cela estbon ; mais pourquoi le pousser à l’extrême. Elle a près devingt-quatre ans ; il est temps de songer sérieusement à soi.Avec les livres et les pharmacies on ne remarque pas que le tempspasse… Il faut se marier.

Gènia, pâle d’avoir trop lu, la chevelure aplatie, leva la têteet dit, comme à part soi, en regardant sa mère :

– Petite maman, tout dépend de la volonté deDieu !

Et elle se replongea dans sa lecture.

Survint Biélokoûrov en redingote paysanne et chemise brodée.Nous jouâmes au croquet et au lawn-tennis ; puis, quand lanuit fut close, on soupa longuement et Lyda se remit à parler desécoles et de Balâguine qui avait en mains tout le district. En m’enallant ce soir-là, j’emportai l’impression d’une longue, longuejournée désœuvrée et la mélancolique conviction que tout finit ence monde, aussi long que ce soit.

Gènia nous accompagna jusqu’à la porte et, peut-être, parcequ’elle avait passé toute la journée avec moi du matin au soir, jesentais, me semblait-il, que je m’ennuierais sans elle, et quecette gentille famille me tenait au cœur. Et pour la première foisde l’été, j’eus le désir de peindre.

– Dites-moi, demandai-je à Biélokoûrov en rentrant aveclui, pourquoi vivez-vous d’une vie si triste, si terne ? Mavie, à moi, est triste, pénible, monotone, parce que je suis unartiste, un homme étrange ; je suis, dès mon jeune âge, rongépar l’envie, le mécontentement de moi-même, le manque de foi en ceque je fais ; je suis pauvre et errant, mais vous, un hommesain, normal, un propriétaire, un seigneur, pourquoi vivez-vous defaçon si peu intéressante et demandez-vous si peu à la vie ?Pourquoi, par exemple, ne vous êtes-vous pas encore amouraché deLyda ou de Gènia ?

– Vous oubliez, répondit Bièlokoûrov, que j’aime une autrefemme.

Il parlait de son amie, Lioubov Ivânovna, qui habitait avec luidans le pavillon. Je voyais chaque jour cette dame très forte,bouffie, importante, ressemblant à une oie engraissée, se promenerdans le jardin en costume russe avec de grosses perles de verre,toujours sous une ombrelle, et la femme de chambre allait à toutinstant la prévenir qu’il était temps de manger ou de prendre lethé. Trois ans auparavant, elle avait loué le pavillon pour l’étéet y était demeurée, probablement à jamais. Elle était de dix ansplus âgée que Bièlokoûrov et le tenait sévèrement, en sorte que,quand il voulait aller en voyage, il devait lui en demander lapermission. Elle sanglotait souvent d’une voix d’homme, et, alors,je lui envoyais dire que, si elle ne cessait pas, jepartirais ; et elle cessait.

Quand nous fûmes revenus à la maison, Bièlokoûrov s’assit sur lecanapé et s’assombrit, en pensant ; moi je marchais dans lasalle, éprouvant un tranquille émoi, comme un amoureux. Je voulaisparler des Voltchanînov.

– Lyda ne peut aimer que quelqu’un qui touche au zemstvo,préoccupé comme elle des hôpitaux et des écoles Oh ! dis-je,pour une pareille jeune fille on peut non seulement devenirfonctionnaire, mais, comme dans le conte, user, pour courir aprèselle, des souliers en fer. Et Missious ! quelle merveille,cette Missious !

Bièlokoûrov, faisant des « heu, heu, heu…, » se mit àparler de la maladie du siècle : le pessimisme. Il parlaitavec assurance et comme si je discutais avec lui. Des centaines deverstes de steppe déserte, monotone, brûlée, ne peuvent vous donnerun aussi grand ennui qu’un homme qui reste assis, qui parle, etdont on ne sait quand il s’en ira.

– Il ne s’agit ni de pessimisme ni d’optimisme, dis-jeénervé, mais de ce que quatre-vingt-dix-neuf pour cent desindividus n’ont pas d’esprit.

Bièlokoûrov prit cela pour lui, se froissa et partit.

III

– Le prince est en visite à Maloziômovo et te salue, ditLyda à sa mère, en rentrant de je ne sais où et quittant ses gants.Il a raconté maintes choses intéressantes… Il a promis de souleverde nouveau à l’assemblée provinciale la question d’un dispensairemédical à Maloziômovo ; mais il dit qu’il y a peu de chancesd’aboutir.

Et, s’adressant à moi :

– Pardonnez-moi, j’oublie toujours que cela ne peut pasvous intéresser.

Je me sentais irrité.

– Pourquoi cela ? lui demandai-je en levant lesépaules. Vous ne désirez pas connaître mon opinion ; mais jevous assure que cette question-là m’intéresse vivement.

– Oui ?

– Oui. À mon avis, il n’y a aucun besoin d’un dispensairemédical à Maloziômovo.

Mon irritation la gagna. Elle me regarda, les yeux à demifermés, et demanda :

– Qu’y faut-il ? Des paysages ?

– Il n’y faut pas même des paysages ; il n’y fautrien.

Elle finit de se déganter et déplia le journal qu’elle venaitd’apporter de la poste. Une minute après elle dit doucement, secontenant visiblement :

– La semaine dernière, Ânna est morte en couches et, s’il yavait eu un dispensaire dans les environs, elle serait vivante.Messieurs les paysagistes eux-mêmes doivent, il me semble, avoirquelques façons de voir sur un fait pareil ?

– J’ai sur ce point-là des opinions très arrêtées,répondis-je. (Elle se couvrit avec le journal comme si elle nevoulait pas m’écouter). À mon avis, les dispensaires médicaux, lesécoles, les bibliothèques, les pharmacies rurales ne servent, dansles conditions actuelles, qu’à asservir davantage les gens. Lepeuple est empêtré dans une grande chaîne, et loin de la briser,vous y ajoutez de nouveaux chaînons ; voilà ma conviction.

Elle leva les yeux sur moi et sourit railleusement. Jecontinuai, essayant de dégager mon idée principale :

– Ce qui est grave, ce n’est pas qu’Ânna soit morte encouches ; le plus grave est que toutes ces Ânna, Mâvra,Pélaguèia courbent le dos, de l’aube au crépuscule, et souffrentd’un labeur qui dépasse leurs forces, qu’elles tremblent toute leurvie pour leurs enfants affamés et malades ; qu’elles redoutenttoute leur vie la mort et les maladies ; qu’elles se soignenttoute leur vie, se fanent de bonne heure, vieillissent tôt, meurentdans la saleté et l’infection. Leurs enfants, en grandissant,reprennent la même chanson, et des centaines d’années passentainsi. Et des milliards de gens vivent plus mal que les bêtes etéprouvent, rien que pour un morceau de pain, une craintecontinuelle. Tout le tragique de leur situation vient de ce qu’ilsn’ont pas le temps de penser à leur âme et de se rappeler leurimage propre, ni la ressemblance divine. La faim, le froid, la peuranimale, un amas de travail, semblable à des avalanches, leur ontobstrué toutes les voies menant à l’activité spirituelle, vers cequi, précisément, distingue l’homme de la bête, et qui constitue laseule chose pour laquelle il vaille la peine de vivre. Vous lessecourez au moyen d’hôpitaux et d’écoles ; mais vous ne lesdélivrez pas pour cela de leurs liens ; au contraire, vous lesasservissez encore plus, puisque, introduisant dans leur vie denouveaux besoins, vous augmentez le nombre de leurs désirs. Sanscompter qu’ils doivent, pour les remèdes et les livres, payer del’argent au zemstvo, et courber, à cause de cela, encore plusl’échine !

– Je ne discute pas avec vous, dit Lyda, en abaissant sonjournal ; j’ai déjà entendu cela. Je ne vous dirai qu’unechose : on ne peut pas rester les bras croisés. Nous nesauvons pas l’humanité, je l’admets, et, peut-être, noustrompons-nous en beaucoup de cas ; mais nous faisons ce quenous pouvons et avons raison de le faire. Le but le plus élevé etle plus sacré d’un homme cultivé est de servir son prochain. Noustâchons de le servir comme nous pouvons. Cela vous déplaît, mais onne peut pas contenter tout le monde !

– C’est vrai, Lyda, dit sa mère, c’est vrai !

En présence de Lyda, elle était toujours intimidée. Elle laregardait craintivement, ayant peur de dire quelque chose desuperflu ou de déplacé ; et jamais elle ne la contredisait.Elle acquiesçait : c’est vrai, Lyda, c’est vrai !

– L’instruction primaire pour les moujiks, les livres àpitoyables préceptes et adages, les dispensaires médicaux, nepeuvent, dis-je, diminuer ni l’ignorance ni la mortalité, de mêmeque la lumière de vos fenêtres ne peut éclairer cet immense jardin.Vous ne donnez rien ; votre intrusion dans la vie de ces gensne crée que de nouveaux besoins, une nouvelle raison detravailler.

– Ah ! mon Dieu, dit Lyda avec dépit, il faut bienfaire quelque chose !

Et au son de sa voix, il était sensible qu’elle tenait mesraisonnements comme nuls et qu’elle les dédaignait.

– Il faut, dis-je, affranchir les gens du pénible labeurphysique ; il faut alléger leur joug, leur donner du répitpour qu’ils ne passent pas toute leur existence près des fours, desauges, et aux champs, pour qu’ils aient le temps de penser à leurâme et à Dieu, et celui de faire paraître plus largement leursqualités morales. L’activité spirituelle est la vocation de touthomme, ainsi que la recherche constante de la vérité et du sens dela vie. Débarrassez-les du travail animal, grossier ; faitesqu’ils se sentent libres, et vous verrez quelle dérision sont, ensomme, vos petits livres et vos petites pharmacies de rien dutout ! Dès que l’homme prend conscience de sa véritablevocation, seuls la religion, la science, l’art, peuvent lecontenter, et non ces vétilles.

– Affranchir l’homme du labeur ! dit-elle en souriant,est-ce possible ?

– Oui. Il n’y a qu’à en assumer une part. Si nous tous,gens de ville et gens de campagne, tous sans exception, nousconvenions de partager le labeur général que dépense l’humanité àsatisfaire ses besoins physiques, peut-être n’y aurait-il pas pourchacun de nous plus de deux à trois heures de travail par jour.Imaginez que nous tous, riches et pauvres, nous ne travaillions quetrois heures par jour, et que le reste du temps soit libre ;figurez-vous que, pour dépendre encore moins de notre corps etmoins travailler, nous inventions des machines transformant letravail, et que nous tâchions de réduire au minimum le nombre denos besoins ; nous nous endurcirions et tremperions nosenfants pour qu’ils ne craignent ni la faim, ni le froid, et pourque nous ne tremblions pas continuellement pour leur santé, commetremblent Ânna, Mâvra, Pélaguèia. Imaginez-vous que nous ne noussoignions plus, qu’il n’y ait plus ni pharmacies, ni manufacturesde tabac, ni distilleries ; combien de temps libre au bout ducompte nous resterait-il ! Tous réunis, nous consacrerionsalors tout ce loisir aux sciences et aux arts. Ainsi que lesmoujiks réparent parfois les routes en commun, ainsi nouschercherions tous, en communauté, la vérité et le sens de lavie ; et – j’en suis convaincu – la vérité serait bien vitetrouvée. L’homme serait bien vite délivré de cette continuelle peurde la mort, douloureuse et opprimante, et même de la mortelle-même.

– Pourtant, dit Lyda, vous vous contredisez ; vous neparlez que de science et vous rejetez l’instruction !

– L’instruction primaire, qui ne donne à l’homme que lapossibilité de lire les enseignes des cabarets et, parfois, deslivres qu’il ne comprend pas, une pareille instruction a étépratiquée chez nous depuis Rurik. Il y a longtemps que lePetroûchka de Gôgol[60] saitlire, et pourtant la campagne est restée jusqu’à maintenant tellequ’elle était au temps de Rurik. Ce n’est pas l’instructionprimaire dont il est besoin ; c’est la liberté, afin d’obtenirune large manifestation des facultés spirituelles ; ce ne sontpas des écoles qu’il faut, mais des universités.

– Vous rejetez aussi la médecine ?

– Oui, elle ne devrait s’occuper que de l’étude desmaladies en tant que phénomènes et non de leur guérison. S’il fautsoigner à tout prix, ce n’est pas aux maladies qu’il faut s’enprendre, mais à leurs causes. Écartez la principale cause, letravail physique, et il n’y aura plus de maladies. Je n’admets pasune science qui soigne, dis-je, excité. Les sciences et les artsvéritables tendent, non à des fins passagères, particulières, maisà l’éternel et à l’universel ; ils cherchent la vérité et lesens de la vie ; ils cherchent Dieu et l’âme ; et quandon les attelle aux questions du jour, aux petites pharmacies et auxpetites bibliothèques rurales, ils ne font que compliquer la vie etl’encombrer. Nous avons beaucoup de médecins, de pharmaciens,d’hommes de loi ; il y a beaucoup de gens sachant lire etécrire ; mais il n’y a presque pas de biologistes, demathématiciens, de philosophes, de poètes. Tout l’esprit, toutel’énergie spirituelle, tendent à la satisfaction des besoinspassagers, momentanés… Le travail des savants, des écrivains, desartistes, bouillonne. Grâce à eux, les commodités de la viecroissent chaque jour, les exigences physiques augmentent, et,cependant, on est encore loin de la vérité. Et l’homme reste leplus féroce et le plus malpropre des animaux ; et tout aboutità ce que l’humanité, en majorité, dégénère et perd à jamais toutepossibilité de vivre. En de pareilles conditions, la vie del’artiste n’a pas de sens, et, plus il a de talent, plus son rôleest terrible et incompréhensible. Il se trouve qu’il travaille,tout compte fait, pour la distraction de cet animal féroce etmalpropre, et consolide l’ordre existant. Aussi ne veux-je pastravailler, et je ne travaillerai pas… Il ne faut rien, hormis quela terre s’effondre au fin fond du Tartare.

– Missiousska[61] , sorsd’ici, dit Lyda à sa sœur, trouvant évidemment que mes proposétaient malfaisants pour une fille aussi jeune.

Gènia regarda tristement sa sœur et sa mère, etsortit :

– On dit ordinairement de charmantes choses de ce genre,repartit Lyda quand on veut justifier son indifférence. Décrier leshôpitaux et les écoles est plus facile que d’instruire et desoigner les gens.

– C’est vrai, Lyda, acquiesça la mère, c’est vrai.

– Vous menacez de ne plus travailler, continua Lyda ;il est visible que vous mettez à très haut prix votre travail.Cessons donc de discuter. Nous ne nous entendrons jamais, puisqueje mets au-dessus de tous les paysages du monde la plus incomplètede toutes ces petites pharmacies et de ces petites bibliothèquessur lesquelles vous venez de vous exprimer avec tant de dédain.

Et, tout de suite, s’adressant à sa mère, elle dit d’un ton toutdifférent :

– Le prince a beaucoup maigri ; il a fortement changédepuis qu’il était ici ; on l’envoie à Vichy.

Elle parlait du prince à sa mère pour ne pas continuer à meparler. Sa figure brûlait et, pour cacher son émotion, elle sepencha très bas vers la table, faisant semblant de lire le journal,tout à fait comme si elle eût été myope. Ma présence lui étaitdésagréable ; je pris congé et partis.

IV

La nuit était calme. Le village, là-bas, dormait déjà ; onne voyait pas un feu ; seuls luisaient sur l’étang les faiblesreflets des étoiles. Devant la porte aux têtes de lions se trouvaitGènia, immobile. Elle m’attendait pour me reconduire.

– Au village tout le monde dort, dis-je, essayant dedistinguer sa figure dans l’obscurité.

Et je vis, fixés sur moi, ses yeux noirs et mélancoliques.

– Le cabaretier lui-même et le voleur de chevaux dormenttranquillement, mais nous, gens comme il faut, nous nous irritonsles uns contre les autres, et nous discutons.

Cette nuit d’août était triste parce que l’on sentait déjàl’automne. La lune, couverte d’un nuage pourpré, se levait ;elle éclairait à peine la route et les sombres champs de blé quecette route coupait. Il y avait souvent des étoiles filantes. Gèniamarchait à côté de moi ; elle tâchait de ne pas regarder leciel pour ne pas voir tomber les étoiles, ce dont elle avaitpeur.

– Il me semble que vous avez raison, dit-elle, frissonnanteà l’humidité. Si les hommes, tous ensemble, pouvaient se livrer àl’activité spirituelle, il ne resterait bientôt rien d’inconnu.

– Évidemment. Nous sommes des êtres supérieurs, et si nousconcevions vraiment toute la force du génie humain et ne vivionsque pour atteindre les buts les plus élevés, nous deviendrions à lafin égaux aux dieux. Mais cela n’arrivera jamais. L’hommedégénérera, et il ne restera même pas trace de son génie.

Quand on ne vit plus la porte aux lions, Gènia s’arrêta et meserra la main hâtivement.

– Bonne nuit, dit-elle, tremblante.

Elle n’avait sur ses épaules qu’une blouse, et elle frissonnait.Venez nous voir demain.

Je ressentis de l’angoisse à penser que j’allais rester seul,fâché, mécontent de moi-même et des gens, et je fis en sorte, moiaussi, de ne pas voir tomber les étoiles filantes.

– Restez encore une minute, lui dis-je, je vous enprie.

J’aimais Gènia. Je l’aimais sans doute parce qu’elle venait à marencontre et me reconduisait, et parce qu’elle me regardait avectendresse et enchantement.

Comme son pâle visage, son col mince, ses mains maigres, safaiblesse, son inaction, les livres qu’elle lisait, étaient beauxet me touchaient ! Et son esprit ! Je lui attribuais unesprit peu ordinaire. La largeur de ses idées m’enthousiasmait,peut-être parce qu’elle pensait autrement que la sévère et belleLyda, qui ne m’aimait pas.

Il plaisait à Gènia que je sois peintre ; mon talentl’avait conquise, et je voulais passionnément ne peindre que pourelle. Je revins à elle comme à une petite reine qui allait régneravec moi, sur ces arbres, ces champs, cette buée, l’aube, sur cettenature merveilleuse, enchanteresse, au milieu de laquelle je mesentais, jusqu’à maintenant, désespérément seul et inutile.

– Restez encore une minute, lui demandai-je ; je vousen supplie.

J’enlevai mon pardessus et en couvris ses épaules tremblantes.Elle, craignant d’être ridicule et laide sous un pardessus d’homme,se mit à rire et le fit tomber ; et, à ce moment-là, jel’étreignis et couvris de baisers son visage, ses épaules, sesmains.

– À demain ! chuchota-t-elle.

Et prudemment, comme si elle craignait de troubler latranquillité de la nuit, elle m’embrassa.

– Nous n’avons pas de secrets les unes pour les autres,dit-elle, il va falloir que je raconte tout de suite tout à mamanet à ma sœur… C’est terrible ! Maman, ce ne sera rien ;maman vous aime ; mais Lyda…

Elle se mit à courir vers la porte.

– Adieu ! cria-t-elle.

Et, pendant deux minutes je l’écoutai courir. Je ne voulais pasrentrer et n’avais rien à faire. Je restai un peu à méditer, puisje revins lentement en arrière pour voir la maison dans laquelleelle vivait, la chère, naïve et vieille maison qui, semblait-il, meregardait des fenêtres de sa mezzanine comme avec des yeux etcomprenait tout. Je passai devant la véranda ; je m’assis surle banc près du tennis, dans l’ombre d’un vieil ormeau ; et,de là, je regagnai la maison. Dans les fenêtres de la mezzanine,qu’habitait Missiouss, brilla une clarté vive, puis une clartéadoucie, verte ; on venait de mettre l’abat-jour sur la lampe.Des ombres se murent… J’étais plein de tendresse, d’apaisement, desatisfaction de moi-même, content d’avoir su m’enthousiasmer etd’aimer ; et, en même temps, je ressentis de la gêne à l’idéequ’à ce même moment, à quelques pas de moi, dans une des chambresde cette maison se trouvait Lyda qui ne m’aimait pas, et,peut-être, me haïssait. Je restais assis, m’attendant sans cesse àvoir sortir Gènia. Je prêtais l’oreille et il me semblait que l’onparlait dans la mezzanine.

Près d’une heure s’écoula. La lumière verte s’éteignit et l’onne vit plus d’ombres. La lune était déjà haute au-dessus de lamaison, éclairant le jardin endormi et les allées ; ondistinguait nettement les dahlias et les roses du parterre quisemblaient tous d’une couleur uniforme. Il commença à faire trèsfrais ; je sortis du jardin. Je ramassai en chemin monpardessus et m’acheminai sans me presser vers la maison.

Lorsque, le lendemain après dîner, je vins chez lesVoltchanînov, la porte vitrée était grande ouverte. Je restai assissous la véranda, attendant que, d’une minute à l’autre, apparûtGènia, derrière le parterre, sur l’emplacement du tennis ou dansune des allées, ou que sa voix résonnât dans une deschambres ; puis, je passai au salon, dans la salle à manger.Il n’y avait personne. De la salle à manger, je passai par le longcouloir dans le vestibule ; puis je revins. Dans le couloir,il y avait plusieurs portes, et, derrière l’une, j’entendis la voixde Lyda.

« Au corbeau, quelque part… Dieu…, disait-elle à hautevoix, et avec des temps, en dictant sans doute… Dieu envoya… unpetit… mor-ceau de fro-mage… Au corbeau, quelquepart… »[62]

– Qui est là ? demanda-t-elle soudain, ayant entendumes pas.

– C’est moi.

– Ah ! pardon, je ne puis venir tout de suite ;je fais travailler Dâcha.

– Votre mère est-elle au jardin ?

– Non, elle est partie ce matin avec ma sœur ; ellesvont chez notre tante qui habite le gouvernement de Pénnza. Et enhiver, ajouta-t-elle après un silence, elles iront probablement àl’étranger.

« Au corbeau, quelque part… Dieu envoya… un petit mor-ceaude fro-mage… Tu as écrit ? »

Je sortis dans le vestibule et, sans songer à rien, je restaidebout, et regardai l’étang et le village.

Et à mes oreilles arrivaient les mots : « Un petitmorceau de fromage… Au corbeau quelque part, Dieu envoya un petitmorceau de fromage… »

Et je partis de la propriété par le même chemin que j’y étaisarrivé jadis, mais en sens inverse. D’abord je passai de la courdans le jardin ; je longeai la maison, et entrai dans l’alléede tilleuls…

Là, un gamin me rejoignit et me remit un billet.

Je lus :

« J’ai tout raconté à ma sœur, et elle exige que je mesépare de vous. Je n’ai pas eu la force de la chagriner endésobéissant. Dieu vous donnera le bonheur, pardonnez-moi ! Sivous saviez comme nous pleurons amèrement, maman et moi. »

Ensuite ce fut la sombre allée de sapins, puis la haietrouée…

Sur le champ où jadis fleurissait le seigle et où carcaillaientles cailles, paissaient maintenant des vaches et des chevauxentravés. Çà et là, sur les collines luisaient d’un vert vif lesblés d’hiver. Une humeur reposée, quotidienne, me revint, et j’eushonte de tout ce que j’étais allé dire chez les Voltchanînov ;et je ressentis comme avant l’ennui de vivre.

Rentré à la maison, je fis mes malles et partis le soir mêmepour Pétersbourg.

*

* *

Je n’ai jamais revu les Voltchanînov. Il n’y a pas longtemps, enallant en Crimée, je rencontrai dans le train Bièlokoûrov. Ilportait comme toujours une redingote paysanne et une chemisebrodée. Quand je lui demandai comment il allait, il merépondit : « Grâce à vos prières, ça va bien. » Nouscausâmes. Il avait vendu sa propriété et en avait acheté une autreplus petite au nom de Lioubov Ivânovna. Il me dit peu de choses desVoltchanînov. Lyda, comme avant, habitait Chelkôvka ; ellefaisait la classe aux enfants. Peu à peu, elle avait réussi àgrouper autour d’elle un cercle de gens sympathisant avec elle,formant un parti solide, qui, aux dernières élections provinciales,avaient blackboulé ce Balâguine dans les mains duquel avait étéjusqu’alors le district. De Gènia, Biélokoûrov sut seulement medire qu’elle n’habitait pas Chelkôvka ; elle était on ne saitoù.

Moi, je commence à oublier la maison à la mezzanine et parfoisseulement, quand je peins ou lis, soudain, sans rime ni raison, jeme rappelle la lumière verte à la fenêtre ou le bruit de mes pas,résonnant dans les champs, la nuit, lorsque, amoureux, je rentraischez moi, me frottant les mains à cause du froid.

Et, plus rarement encore, pendant les minutes où la solitude mepèse et où je suis triste, je me souviens vaguement ; et il mesemble peu à peu, Dieu sait pourquoi, qu’on se souvient aussi demoi, qu’on m’attend, et que nous nous reverrons…

Missiouss, où es-tu ?

1896.

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