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Madame Chrysanthème

Madame Chrysanthème

de Pierre Loti

À MADAME LA DUCHESSE DE RICHELIEU

Madame la duchesse, Veuillez agréer ce livre comme un hommage de très respectueuse amitié.

J’hésitais à vous l’offrir, parce que la donnée n’en est pas bien correcte ; mais j’ai veillé à ce que l’expression ne fût jamais de mauvais aloi, et j’espère y être parvenu.

C’est le journal d’un été de ma vie,auquel je n’ai rien changé pas même les dates, je trouve que, quand on arrange les choses, on les dérange toujours beaucoup. Bien que le rôle le plus long soit en apparence à madame Chrysanthème, il est bien certain que les trois principaux personnages sont Moi, le Japon et l’Effet que ce pays m’a produit.

Vous rappelez-vous une photographie –assez comique, j’en conviens – représentant le grand Yves, une Japonaise et moi, alignés sur une même carte d’après les indications d’un artiste de Nagasaki ? – Vous avez souri quand je vous ai affirmé que cette petite personne, entre nous deux, si soigneusement peignée, avait été une de mes voisines.Veuillez recevoir mon livre avec ce même sourire indulgent, sans y chercher aucune portée morale dangereuse ou bonne, – comme vous recevriez une potiche drôle, un magot d’ivoire, un bibelot saugrenu quelconque, rapporté pour vous de cette étonnante patrie de toutes les saugrenuités…

Avec un grand respect, madame la duchesse, votre affectionné, Pierre Loti.

AVANT-PROPOS

En mer, aux environs de deux heures du matin,par une nuit calme, sous un ciel plein d’étoiles.

Yves se tenait sur la passerelle auprès demoi, et nous causions du pays, absolument nouveau pour nous deux,où nous conduisaient cette fois les hasards de notre destinée.C’était le lendemain que nous devions atterrir ; cette attentenous amusait et nous formions mille projets.

– Moi, disais-je, aussitôt arrivé, je me marie…

– Ah ! fit Yves, de son air détaché, en homme que rien ne surprend plus.

– Oui… avec une petite femme à peau jaune, à cheveux noirs, à yeux de chat. – Je la choisirai jolie.

– Elle ne sera pas plus haute qu’une poupée. –Tu auras ta chambre chez nous. – Ça se passera dans une maison de papier, bien à l’ombre, au milieu des jardins verts. – Je veux que tout soit fleuri alentour ; nous habiterons au milieu des fleurs, et chaque matin on remplira notre logis de bouquets, de bouquets comme jamais tu n’en as vu…

Yves semblait maintenant prendre intérêt à ces projets de ménage. Il m’eût d’ailleurs écouté avec autant de confiance, si je lui avais manifesté l’intention de prononcer des vœux temporaires chez des moines de ce pays, ou bien d’épouser quelque reine des îles et de m’enfermer avec elle, au milieu d’un lac enchanté, dans une maison de jade.

Mais c’était réellement bien arrêté dans ma tête, ce plan d’existence que je lui exposais là. Par ennui, mon Dieu, par solitude, j’en étais venu peu à peu à imaginer et à désirer ce mariage. – Et puis surtout, vivre un peu à terre, en un recoin ombreux, parmi les arbres et les fleurs,comme cela était tentant, après ces mois de notre existence que nous venions de perdre aux Pescadores (qui sont des îles chaudes etsinistres, sans verdure, sans bois, sans ruisseaux, ayant l’odeurde la Chine et de la mort).

Nous avions fait beaucoup de chemin enlatitude, depuis que notre navire était sorti de cette fournaisechinoise, et les constellations de notre ciel avaient rapidementchangé : la Croix du Sud disparue avec les autres étoilesaustrales, la Grande-Ourse était remontée vers le zénith et setenait maintenant presque aussi haut que dans le ciel de France.Déjà l’air plus frais qu’on respirait cette nuit-là nous reposait,nous vivifiait délicieusement, – nous rappelait nos nuits de quartd’autrefois, l’été, sur les côtes bretonnes…

Et pourtant, à quelle distance nous en étions,de ces côtes familières, à quelle distance effroyable !…

I

 

Au petit jour naissant, nous aperçûmes leJapon. Juste à l’heure prévue, il apparut, encore lointain, en unpoint précis de cette mer qui, pendant tant de jours, avait étél’étendue vide.

Ce ne fut d’abord qu’une série de petitssommets roses (l’archipel avancé des Fukaï au soleil levant). Maisderrière, tout le long de l’horizon, on vit bientôt comme unelourdeur en l’air, comme un voile pesant sur les eaux :c’était cela, le vrai Japon, et peu à peu, dans cette sorte degrande nuée confuse, se découpèrent des silhouettes tout à faitopaques qui étaient les montagnes de Nagasaki.

Nous avions vent debout, une brise fraîche quiaugmentait toujours, comme si ce pays eût soufflé de toutes sesforces contre nous pour nous éloigner de lui.

– La mer, les cordages, le navire, étaientagités et bruissants.

II

 

Vers trois heures du soir, toutes ces choseslointaines s’étaient rapprochées, rapprochées jusqu’à noussurplomber de leurs masses rocheuses ou de leurs fouillis deverdure.

Et nous entrions maintenant dans une espèce decouloir ombreux, entre deux rangées de très hautes montagnes, quise succédaient avec une bizarrerie symétrique – comme les« portants » d’un décor tout en profondeur, extrêmementbeau, mais pas assez naturel. – On eût dit que ce Japon s’ouvraitdevant nous, en une déchirure enchantée, pour nous laisser pénétrerdans son cœur même.

Au bout de cette baie longue et étrange, ildevait y avoir Nagasaki qu’on ne voyait pas encore. Tout étaitadmirablement vert. La grande brise du large, brusquement tombée,avait fait place au calme ; l’air, devenu très chaud, seremplissait de parfums de fleur. Et, dans cette vallée, il sefaisait une étonnante musique de cigales ; elles serépondaient d’une rive à l’autre ; toutes ces montagnesrésonnaient de leurs bruissements innombrables ; tout ce paysrendait comme une incessante vibration de cristal. Nous frôlions aupassage des peuplades de grandes jonques, qui glissaient toutdoucement, poussées par des brises imperceptibles ; sur l’eauà peine froissée, on ne les entendait pas marcher ; leursvoiles blanches, tendues sur des vergues horizontales, retombaientmollement, drapées à mille plis comme des stores ; leurspoupes compliquées se relevaient en château, comme celles des nefsdu moyen âge. Au milieu du vert intense de ces murailles demontagnes, elles avaient une blancheur neigeuse.

Quel pays de verdure et d’ombre, ce Japon,quel Eden inattendu !…

Dehors, en pleine mer, il devait faire encoregrand jour ; mais ici, dans l’encaissement de cette vallée, onavait déjà une impression de soir ; au-dessous des sommetstrès éclairés, les bases, toutes les parties plus touffuesavoisinant les eaux, étaient dans une pénombre de crépuscule. Cesjonques qui passaient, si blanches sur le fond sombre desfeuillages, étaient manœuvrées sans bruit, merveilleusement, par depetits hommes jaunes, tout nus avec de longs cheveux peignés enbandeaux de femme. – À mesure qu’on s’enfonçait dans le couloirvert, les senteurs devenaient plus pénétrantes et le tintementmonotone des cigales s’enflait comme un crescendo d’orchestre. Enhaut, dans la découpure lumineuse du ciel entre les montagnes,planaient des espèces de gerfauts qui faisaient :« Han ! Han ! Han ! » avec un son profondde voix humaine ; leurs cris détonnaient là tristement,prolongés par l’écho.

Toute cette nature exubérante et fraîcheportait en elle-même une étrangeté japonaise ; cela résidaitdans je ne sais quoi de bizarre qu’avaient les cimes des montagneset, si l’on peut dire, dans l’invraisemblance de certaines chosestrop jolies. Des arbres s’arrangeaient en bouquets, avec la mêmegrâce précieuse que sur les plateaux de laque. De grands rocherssurgissaient tout debout, dans des poses exagérées, à côté demamelons aux formes douces, couverts de pelouses tendres : deséléments disparates de paysage se trouvaient rapprochés, comme dansles sites artificiels.

… Et, en regardant bien, on apercevait çà etlà, le plus souvent bâtie en porte-à-faux au-dessus d’un abîme,quelque vieille petite pagode mystérieuse, à demi cachée dans lefouillis des arbres suspendus cela surtout jetait dès l’abord, auxnouveaux arrivants comme nous, la note lointaine et donnait lesentiment que, dans cette contrée, les Esprits, les Dieux des bois,les symboles antiques chargés de veiller sur les campagnes, étaientinconnus et incompréhensibles…

Quand Nagasaki parut, ce fut une déceptionpour nos yeux : au pied des vertes montagnes surplombantes,c’était une ville tout à fait quelconque. En avant, un pêle-mêle denavires portant tous les pavillons du monde, des paquebots commeailleurs, des fumées noires et, sur les quais, des usines ; enfait de choses banales déjà vues partout, rien n’y manquait.

Il viendra un temps où la terre sera bienennuyeuse à habiter, quand on l’aura rendue pareille d’un bout àl’autre, et qu’on ne pourra même plus essayer de voyager pour sedistraire un peu…

Nous fîmes, vers six heures, un mouillage trèsbruyant, au milieu d’un tas de navires qui étaient là, et toutaussitôt nous fûmes envahis.

Envahis par un Japon mercantile, empressé,comique, qui nous arrivait à pleine barque, à pleine jonque, commeune marée montante : des bonshommes et des bonnes femmesentrant en longue file ininterrompue, sans cris, sanscontestations, sans bruit, chacun avec une révérence si souriantequ’on n’osait pas se fâcher et qu’à la fin, par effet réflexe, onsouriait soi-même, on saluait aussi. Sur leur dos ils apportaienttous des petits paniers, des petites caisses, des récipients detoutes les formes, inventés de la manière la plus ingénieuse pours’emboîter, pour se contenir les uns les autres et puis semultiplier ensuite jusqu’à l’encombrement, jusqu’à l’infini ;il en sortait des choses inattendues, inimaginables ; desparavents, des souliers, du savon, des lanternes ; des boutonsde manchettes, des cigales en vie chantant dans des petitescages ; de la bijouterie, et des souris blanches apprivoiséessachant faire tourner des petits moulins en carton ; desphotographies obscènes ; des soupes et des ragoûts, dans desécuelles, tout chauds, tout prêts à être servis par portions àl’équipage ; – et des porcelaines, des légions de potiches, dethéières, de tasses, de petits pots et d’assiette. En un tour demain, tout cela, déballé, étalé par terre avec une prestesseprodigieuse et un certain art d’arrangement ; chaque vendeuraccroupi à la singe, les mains touchant les pieds, derrière sonbibelot – et toujours souriant, toujours cassé en deux par les plusgracieuses révérences. Et le pont du navire, sous ces amas dechoses multicolores, ressemblant tout à coup à un immense bazar. Etles matelots, très amusés, très en gaieté, piétinant dans les tas,prenant le menton des marchandes, achetant de tout, semant àplaisir leurs piastres blanches…

Mais, mon Dieu, que tout ce monde était laid,mesquin, grotesque ! Étant donnés mes projets de mariage, j’endevenais très rêveur, très désenchanté…

Nous étions de service, Yves et moi, jusqu’aulendemain matin, et, après les premières agitations qui, à bord,suivent toujours les mouillages – (embarcations à mettre à lamer ; échelles, tangons à pousser dehors) – nousn’avions plus rien à faire qu’à regarder. Et nous nousdisions : Où sommes-nous vraiment ? – AuxÉtats-Unis ? – Dans une colonie anglaise d’Australie, – ou àla Nouvelle-Zélande ? ?…

Des consulats, des douanes, desmanufactures ; un dock où trône une frégate russe ; touteune concession européenne avec des villas sur leshauteurs, et, sur les quais, des bars américains à l’usage desmatelots. Là-bas, il est vrai, là-bas, derrière et plus loin queces choses communes, tout au fond de l’immense vallée verte, desmilliers et des milliers de maisonnettes noirâtres, un fouillisd’un aspect un peu étrange d’où émergent çà et là de plus hautestoitures peintes en rouge sombre : probablement le vrai, levieux Nagasaki japonais qui subsiste encore… Et dans ces quartiers,qui sait, minaudant derrière quelque paravent de papier, la petitefemme à yeux de chat… que peut-être… avant deux ou trois jours(n’ayant pas de temps à perdre) j’aurai épousée ! !…C’est égal, je ne la vois plus bien, cette petite personne ;les marchandes de souris blanches qui sont ici m’ont gâté sonimage ; j’ai peur à présent qu’elle ne leur ressemble…

À la nuit tombante, le pont de notre navire sevida comme par enchantement ; ayant en un tour de main referméleurs boîtes, replié leurs paravents à coulisses, leurs éventails àressorts ; ayant fait à chacun de nous la révérence trèshumble, les petits bonshommes et les petites bonnes femmes s’enallèrent.

Et à mesure que la nuit descendait, confondantles choses dans de l’obscurité bleuâtre, ce Japon où nous étionsredevenait peu à peu, peu à peu, un pays d’enchantements et deféerie. Les grandes montagnes, toutes noires à présent, sedédoublaient par la base dans l’eau immobile qui nous portait, sereflétaient avec leurs découpures renversées, donnant l’illusion deprécipices effroyables au-dessus desquels nous aurions étésuspendus ; – et les étoiles, renversées aussi, faisaient dansle fond du gouffre imaginaire comme un semis de petites taches dephosphore.

Puis tout ce Nagasaki s’illuminait àprofusion, se couvrait de lanternes à l’infini ; le moindrefaubourg s’éclairait, le moindre village ; la plus infimecabane, qui était juchée là-haut dans les arbres et que, dans lejour, on n’avait même pas vue, jetait sa petite lueur de verluisant. Bientôt il y en eut, des lumières, il y en eutpartout ; de tous les côtés de la baie, du haut en bas desmontagnes, des myriades de feux brillaient dans le noir, donnantl’impression d’une capitale immense, étagée autour de nous en unvertigineux amphithéâtre. Et en dessous, tant l’eau étaittranquille, une autre ville, aussi illuminée, descendait au fond del’abîme. La nuit était tiède, pure, délicieuse ; l’air remplid’une odeur de fleurs que les montagnes nous envoyaient. Des sonsde guitares, venant des « maisons de thé » ou des mauvaislieux nocturnes, semblaient, dans l’éloignement, être des musiquessuaves. Et ce chant des cigales, – qui est au Japon un des bruitséternels de la vie, auquel nous ne devions plus prendre gardequelques jours plus tard tant il est ici le fond même de tous lesbruits terrestres, – on l’entendait, sonore, incessant, doucementmonotone comme la chute d’une cascade de cristal…

III

 

Il pleuvait par torrents le lendemain ;une de ces pluies d’abat, sans trêve, sans merci, aveuglante,inondant tout ; une pluie drue à ne pas se voir d’un bout dunavire à l’autre. On eût dit que les nuages du monde entiers’étaient réunis dans la baie de Nagasaki, avaient pris rendez-vousdans ce grand entonnoir de verdure pour y ruisseler à leur aise. Etil pleuvait, pleuvait ; il faisait presque nuit, tant celatombait épais. À travers un voile d’eau émiettée, on apercevaitencore la base des montagnes ; mais quant aux cimes, ellesétaient perdues dans les grosses masses sombres qui pesaient surnous. On voyait des lambeaux de nuages, qui avaient l’air de sedétacher de la voûte obscure, qui traînaient là-haut sur les arbrescomme de grandes loques grises, – et qui toujours fondaient en eau,en eau torrentielle. Il y avait du vent aussi ; on l’entendaithurler dans les ravins avec une voix profonde. – Et toute lasurface de la baie, piquée de pluie, tourmentée par des tourbillonsqui arrivaient de partout, clapotait, gémissait, se démenait dansune agitation extrême.

Un vilain temps pour mettre pied à terre unepremière fois… Comment aller chercher épouse, sous ce déluge, dansun pays inconnu !…

Tant pis ! Je fais toilette et je dis àYves, – qui sourit à mon idée de promenade quand même :

– Fais-moi accoster un « sampan »,frère, je te prie.

Yves alors, d’un geste de bras dans le vent etla pluie, appelle une espèce de petit sarcophage en bois blanc, quisautillait près de nous sur la mer, mené à la godille par deuxenfants jaunes tout nus sous l’averse. – La chose s’approche ;je m’élance dessus ; puis, par une petite trappe en forme deratière que m’ouvre l’un des godilleurs, je me glisse et m’étendstout de mon long sur une natte – dans ce que l’on appelle la« cabine » d’un sampan.

J’ai juste la place de mon corps couché, dansce cercueil flottant – qui est d’ailleurs d’une propretéminutieuse, d’une blancheur de sapin neuf. Je suis bien abrité dela pluie, qui tambourine sur mon couvercle, et me voilà en routepour la ville, naviguant à plat ventre dans cette boîte ;bercé par une lame, secoué méchamment par une autre, à moitiéretourné quelquefois – et, dans l’entrebâillement de ma ratière,apercevant de bas en haut les deux petits personnages à qui j’aiconfié mon sort : enfants de huit ou dix ans tout au plus,ayant des minois de ouistiti, mais déjà musclés comme de vraishommes en miniature, déjà adroits comme de vieux habitués de lamer.

… Ils poussent les hauts cris : c’est quesans doute nous abordons ! – En effet, par ma trappe, que jeviens d’ouvrir en grand, je vois les dalles grises du quai, là toutprès. Alors j’émerge de mon sarcophage, me disposant à mettre lepied, pour la première fois de ma vie, sur le sol japonais.

Tout ruisselle de plus en plus et la pluiefouette dans les yeux, irritante, insupportable.

À peine suis-je à terre, qu’une dizained’êtres étranges, difficiles à définir dès l’abord à traversl’ondée aveuglante – espèces de hérissons humains traînant chacunquelque chose de grand et de noir – bondissent sur moi, crient,m’entourent, me barrent le passage. L’un d’eux a ouvert sur ma têteun immense parapluie, à nervures très rapprochées, sur lequel descigognes sont peintes en transparent, – et les voici qui mesourient tous, la figure engageante, avec un air d’attendre.

On m’avait prévenu : ce sont simplementdes djins qui se disputent l’honneur de mapréférence ; cependant je suis saisi de cette attaque brusque,de cet accueil du Japon pour une première visite. (Desdjins ou des djin-richisans, cela veut dire deshommes-coureurs traînant de petits chars et voiturant desparticuliers pour de l’argent ; se louant à l’heure ou à lacourse, comme chez nous les fiacres.)

Leurs jambes sont nues jusqu’en haut, –aujourd’hui très mouillées, – et leur tête se cache sous un grandchapeau de forme abat-jour. Ils portent un manteau waterproof enpaillasson, tous les bouts de paille en dehors, hérissés à laporc-épic ; on les dirait habillés avec le toit d’unechaumière. – ils continuent de sourire, attendant mon choix.

N’ayant l’honneur d’en connaître aucun, j’opteà la légère pour le djin au parapluie et je monte dans sa petitevoiture, dont il rabat sur moi la capote, bien bas, bien bas. Surmes jambes il étend un tablier ciré, me le remonte jusqu’aux yeux,puis s’avance et me dit en japonais quelque chose qui doitsignifier ceci : « Où faut-il vous conduire, monbourgeois ? » À quoi je réponds dans la mêmelangue : « Au Jardin-des-Fleurs, monami ! »

J’ai répondu cela en trois mots appris parcœur, un peu à la manière perroquet, étonné que cela pût avoir unsens, étonné d’être compris, – et nous partons, lui courant ventreà terre ; moi traîné par lui, tressautant sur la route dansson char léger, enveloppé de toiles cirées, enfermé comme dans uneboîte ; – toujours arrosés tous deux, faisant jaillir l’eau etla boue du sol détrempé.

« Au Jardin-des-Fleurs »,ai-je dit comme un habitué, surpris moi-même de m’entendre. C’estque je suis moins naïf en japonerie qu’on ne pourrait le croire.Des amis qui reviennent de cet empire m’ont fait la leçon, et jesais beaucoup de choses : ce Jardin-des-Fleurs estune maison de thé, un lieu de rendez-vous élégant. Unefois là, je demanderai un certain Kangourou-San, qui est à la foisinterprète, blanchisseur et agent discret pour croisements deraces. Et ce soir peut-être, si mes affaires marchent à souhait, jeserai présenté à la jeune fille que le sort mystérieux me destine…Cette pensée me tient l’esprit en éveil pendant la course haletanteque nous faisons, mon djin et moi, l’un roulant l’autre, sousl’averse inexorable…

Oh ! le singulier Japon entrevu cejour-là, par l’entrebâillement de ces toiles cirées, par-dessous lacapote ruisselante de ma petite voiture ! Un Japon maussade,crotté, à demi noyé. Tout cela, maisons, bêtes ou gens, que je neconnaissais encore qu’en images ; tout cela que j’avais vupeint sur les fonds bien bleus ou bien roses des écrans et despotiches, m’apparaissant dans la réalité sous un ciel noir, enparapluie, en sabots, piteux et troussé.

Par instants l’ondée tombe si fort que jeferme tout bien juste ; je m’engourdis dans le bruit et lessecousses, oubliant tout à fait dans quel pays je suis. – Cettecapote de voiture a des trous qui me font couler des petitsruisseaux dans le dos. – Ensuite, me rappelant que je voyage enplein Nagasaki et pour la première fois de ma vie, je jette unregard curieux dehors, au risque de recevoir une douche : noustrottons dans quelque petite rue triste et noirâtre (il y en acomme ça un dédale, des milliers) ; des cascades dégringolentdes toits sur les pavés luisants ; la pluie fait dans l’airdes hachures grises qui embrouillent les choses. – Parfois nouscroisons une dame, empêtrée dans sa robe, mal assurée sur seshautes chaussures de bois, personnage de paravent qui se troussesous un parapluie de papier peinturluré. Ou bien nous passonsdevant une entrée de pagode, et alors quelque vieux monstre degranit, assis le derrière dans l’eau, me fait la grimace,féroce.

Mais comme c’est grand, ce Nagasaki !Voilà près d’une heure que nous courons à toutes jambes et cela neparaît pas finir. Et c’est en plaine ; on ne soupçonnait pascela, de la rade, qu’il y eût une plaine si étendue dans ce fond devallée.

Par exemple, il me serait impossible de direoù je suis, dans quelle direction nous avons couru ; jem’abandonne à mon djin et au hasard.

Et quel homme-vapeur, mon djin ! J’étaishabitué aux coureurs chinois, mais ce n’était rien de pareil. Quandj’écarte mes toiles cirées pour regarder quelque chose, c’esttoujours lui, cela va sans dire, que j’aperçois au premierplan ; ses deux jambes nues, fauves, musclées, détalant l’unedevant l’autre, éclaboussant tout, et son dos de hérisson, courbésous la pluie. – Les gens qui voient passer ce petit char, siarrosé, se doutent-ils qu’il renferme un prétendant en quête d’uneépouse ?…

Enfin mon équipage s’arrête, et mon djin,souriant, avec des précautions pour ne pas me faire couler denouvelles rivières dans le cou, abaisse la capote de mavoiture ; il y a une accalmie dans le déluge, il ne pleutplus. – Je n’avais pas encore vu son visage ; il est assezjoli, par exception ; c’est un jeune homme d’une trentained’années, à l’air vif et vigoureux, au regard ouvert… Et qui m’eûtdit que, peu de jours plus tard, ce même djin… Mais non, je ne veuxpas ébruiter cela encore ; ce serait risquer de jeter surChrysanthème une déconsidération anticipée et injuste…

Donc, nous venons de nous arrêter. C’est à labase même d’une grande montagne surplombante ; nous avons dûdépasser la ville, probablement, et nous sommes dans la banlieue, àla campagne. Il faut mettre pied à terre, paraît-il, et grimper àprésent par un sentier étroit presque à pic. Autour de nous, il y ades maisonnettes de faubourg, des clôtures de jardin, despalissades en bambou très élevées masquant la vue. La vertemontagne nous écrase de toute sa hauteur, et des nuées basses,lourdes, obscures, se tiennent au-dessus de nos têtes comme uncouvercle oppressant qui achèverait de nous enfermer dans ce recoininconnu où nous sommes ; vraiment il semble que cette absencede lointains, de perspectives, dispose mieux à remarquer tous lesdétails de e très petit bout de Japon intime, boueux et mouillé,que nous avons sous les yeux. – La terre de ce pays est bien rouge.– Les herbes, les fleurettes qui bordent le chemin me sontétrangères ; – pourtant, dans la palissade, il y a desliserons comme les nôtres, et je reconnais dans les jardins desmarguerites-reines, des zinias, d’autres fleurs de France. L’air aune odeur compliquée ; aux senteurs des plantes et de la terres’ajoute autre chose, qui vient des demeures humaines sansdoute : on dirait un mélange de poisson sec et d’encens.Personne ne passe ; des habitants, des intérieurs, de la vie,rien ne se montre, et je pourrais aussi bien me croire n’importeoù.

Mon djin a remisé sous un arbre sa petitevoiture, et nous montons ensemble dans ce chemin raide, sur ce solrouge où nos pieds glissent.

– Nous allons bien auJardin-des-Fleurs ? dis-je, inquiet de savoir si j’aiété compris.

– Oui, oui, fait le djin, c’est là-haut etc’est tout près.

Le chemin tourne, devient encaissé et sombre.D’un côté, la paroi de la montagne, toute tapissée de fougèresmouillées ; de l’autre, une grande maison de bois, presquesans ouvertures et d’un mauvais aspect : c’est là que mon djins’arrête.

Comment, cette maison sinistre, leJardin-des-Fleurs ? – Il prétend que oui, l’air trèssûr de son fait. Nous frappons à une grosse porte qui aussitôtglisse dans ses rainures et s’ouvre. – Alors deux petites bonnesfemmes apparaissent, drôlettes, presque vieillottes ; maisayant conservé des prétentions, cela se voit tout de suite ;tenues de potiche très correctes, mains et pieds d’enfant.

À peine m’ont-elles vu, qu’elles tombent àquatre pattes, le nez contre le plancher. Ah ! mon Dieu,qu’est-ce qui leur arrive ? – Rien du tout, c’est simplementle salut de grande cérémonie qui se fait ainsi ; je n’en avaispoint l’habitude encore. Les voilà relevées, s’empressant à medéchausser (on n’entre jamais avec ses souliers dans une maisonnipponne), à essuyer le bas de mon pantalon, à toucher si mesépaules ne sont pas trempées.

Ce qui frappe dès l’abord, dans ces intérieursjaponais, c’est la propreté minutieuse, et la nudité blanche,glaciale.

Sur des nattes irréprochables, sans un pli,sans un dessin, sans une souillure, on me fait monter au premierétage, dans une grande pièce où il n’y a rien, absolument rien. Lesmurs en papier sont composés de châssis à coulisse, pouvant rentrerles uns dans les autres, au besoin disparaître, – et tout un côtéde l’appartement s’ouvre en véranda sur la campagne verte, sur leciel gris. Comme siège, on m’apporte un carreau de velours noir, etme voilà assis très bas au milieu de cette pièce vide où il faitpresque froid, – les deux petites bonnes femmes (qui sont lesservantes de la maison et les miennes très humbles) attendant mesordres dans des postures de soumission profonde.

C’est incroyable que cela signifie quelquechose, ces mots baroques, ces phrases que j’ai apprises là-bas,pendant notre exil aux Pescadores, à coups de lexique et degrammaire, mais sans conviction aucune. – Il paraît bien que si,pourtant ; on me comprend tout de suite.

Je veux d’abord parler à ce monsieurKangourou, qui est interprète, blanchisseur et agent discretpour grands mariages. – C’est parfait ; on le connaît, onva sur l’heure me l’aller quérir, et l’aînée des servantes préparedans ce but ses socques de bois, son parapluie de papier.

Ensuite, je veux qu’on m’apporte une collationbien servie, composée de choses japonaises raffinées. – De mieux enmieux ; on se précipite aux cuisines pour commander cela.

Enfin je veux qu’on serve du thé et du riz àmon djin qui m’attend en bas ; – je veux, je veux beaucoup dechoses, mesdames les poupées, je vous les dirai à mesure, posément,quand j’aurai eu le temps de rassembler mes mots… Mais, plus jevous regarde, plus je m’inquiète de ce que va être ma fiancée dedemain. – Presque mignonnes, je vous l’accorde, vous l’êtes, – àforce de drôlerie, de mains délicates, de pieds en miniature ;mais laides, en somme, et puis ridiculement petites, un air bibelotd’étagère, un air ouistiti, un air je ne sais quoi…

… Je commence à comprendre que je suis arrivédans cette maison à un moment mal choisi. Il s’y passe quelquechose qui ne me regarde pas, et je gêne.

Dès l’abord, j’aurais pu deviner cela, malgréla politesse excessive de l’accueil – car je me rappelle à présent,pendant qu’on me déchaussait en bas, j’ai entendu des chuchotementsau-dessus de ma tête, puis un bruit de panneaux que l’on faisaitcourir très vite dans leurs glissières ; évidemment c’étaitpour me cacher ce que je ne devais pas voir ; on improvisaitpour moi l’appartement où je suis, – comme, dans les ménageries, onfait un compartiment séparé à certaines bêtes pendant lareprésentation.

Maintenant on m’a laissé seul, tandis que mesordres s’exécutent, et je tends l’oreille, accroupi comme unBouddha sur mon coussin de velours noir, au milieu de la blancheurde ces nattes et de ces murs.

Derrière les cloisons de papier, des voixfatiguées, qui semblent nombreuses, parlent tout bas. Puis un sonde guitare et un chant de femme s’élèvent, plaintifs, assez doux,dans la sonorité de cette maison nue, dans la mélancolie de cetemps de pluie.

Par la véranda toute grande ouverte, ce quel’on voit est bien joli, je le reconnais ; cela ressemble à unpaysage enchanté. Des montagnes admirablement boisées, montant hautdans le ciel toujours sombre, y cachant les pointes de leurs cimes,et, perché dans les nuages, un temple. L’air a cette transparenceabsolue, les lointains cette netteté qui suivent les grandesaverses ; mais une voûte épaisse, encore chargée d’eau, restetendue au-dessus de tout, et, sur les feuillages des boissuspendus, il y a comme de gros flocons de ouate grise qui setiennent immobiles. Au premier plan, en avant et en bas de toutesces choses presque fantastiques, est un jardin en miniature – oùdeux beaux chats blancs se promènent, s’amusent à se poursuivredans les allées d’un labyrinthe lilliputien, en secouant leurspattes parce que le sable est plein d’eau. Le jardin est maniéré aupossible : aucune fleur, mais des petits rochers, des petitslacs, des arbres nains taillés avec un goût bizarre ; toutcela, pas naturel, mais si ingénieusement composé, si vert, avecdes mousses si fraîches !…

Un grand silence au dehors, dans ces campagnesmouillées que je domine ; un calme absolu, jusque là-bas dansles fonds du décor immense. Mais la voix de femme, derrière le murde papier, chante toujours avec une extrême douceur triste ;la guitare qui l’accompagne a des notes graves, un peulugubres…

Tiens !… cela s’accélère à présent, – eton dirait même que l’on danse !

Tant pis ! Je vais essayer de regarderentre les châssis légers, – par une fente que j’aperçoislà-bas.

Oh ! le spectacle singulier :évidemment de jeunes élégants de Nagasaki en train de faire lagrande fête clandestine ! Dans un appartement aussi nu que lemien, ils sont là une douzaine assis en rond par terre ;longues robes en coton bleu à manches pagodes, longs cheveux graset plats surmontés d’un chapeau européen de formemelon ; figures niaises, jaunes, épuisées, exsangues.À terre, une quantité de petits réchauds, de petites pipes, depetits plateaux de laque, de petites théières, de petitestasses ; – tous les accessoires et tous les restes d’une orgiejaponaise ressemblant à une dînette d’enfants. Et, au milieu ducercle de ces dandies, trois femmes très parées, autant dire troisvisions étranges : robes de couleurs pâles et sans nom,brodées de chimères d’or ; grands chignons arrangés avec unart inconnu, piqués d’épingles et de fleurs. Deux sont assises etme tournent le dos : l’une tenant la guitare ; l’autre,celle qui chante de cette voix si douce ; – elles sontexquises de pose, de costume, de cheveux, de nuque, de tout, ainsivues furtivement par derrière, et je tremble qu’un mouvement ne memontre leur visage qui sans doute me désenchantera. La troisièmeest debout et danse devant cet aréopage d’imbéciles, devant ceschapeaux melon et ces cheveux plats… Oh ! quelle épouvantequand elle se retourne ! Elle porte sur la figure le masquehorrible, contracté, blême, d’un spectre ou d’un vampire… Le masquese détache et tombe… Elle est un amour de petite fée, pouvant bienavoir douze ou quinze ans, svelte, déjà coquette, déjà femme, –vêtue d’une longue robe de crépon bleu nuit, ombré, avec unebroderie représentant des chauves-souris grises, des chauves-sourisnoires, des chauves-souris d’or…

Des pas dans l’escalier, des pieds de femme,légers, déchaussés, froissant les nattes blanches… Sans doute lepremier service de mon lunch que l’on m’apporte. – Vite je retombeimmobile, fixe, sur mon coussin de velours noir.

Elles sont trois maintenant, trois servantesqui arrivent à la file, avec des sourires et des révérences. L’uneme présente le réchaud et la théière ; l’autre, des fruitsconfits dans de délicieuses petites assiettes ; l’autreencore, des choses indéfinissables sur des bijoux de petitsplateaux. Et elles s’accroupissent devant moi par terre, déposant àmes pieds toute cette dînette.

À ce moment, j’ai une impression de Japonassez charmante ; je me sens entré en plein dans ce petitmonde imaginé, artificiel, que je connaissais déjà par lespeintures des laques et des porcelaines. C’est si bien cela !Ces trois petites femmes assises, gracieuses, mignardes, avec leursyeux bridés, leurs beaux chignons en coques larges, lisses et commevernis ; – et ce petit service par terre ; – et cepaysage entrevu par la véranda, cette pagode perchée dans lesnuages ; – et cette préciosité qui est partout, même dans leschoses. C’est si bien cela aussi, cette voix mélancolique de femme,qui continue de se faire entendre derrière la cloison depapier ; c’est ainsi évidemment qu’elles devaient chanter, cesmusiciennes que j’avais vues jadis peintes en couleurs bizarres surpapier de riz et fermant à demi leurs petits yeux vagues, au milieude fleurs trop grandes. Je l’avais deviné, ce Japon-là, bienlongtemps avant d’y venir. Peut-être pourtant, dans la réalité, mesemble-t-il diminué, plus mièvre encore, et plus triste aussi, –sans doute à cause de ce suaire de nuages noirs, à cause de cettepluie…

En attendant M. Kangourou (qui vaarriver, paraît-il, qui s’habille), faisons la dînette.

Dans un bol des plus mignons, orné de cigognesenvolées, il y a un potage invraisemblable, aux algues. Ailleurs,des petits poissons secs au sucre, des crabes au sucre, desharicots au sucre, des fruits au vinaigre et au poivre. Tout celaatroce, mais surtout imprévu, inimaginable. Elles me font manger,les petites femmes, riant beaucoup, de ce rire perpétuel, agaçant,qui est le rire japonais, – manger à leur manière, avec degentilles baguettes et un doigté plein de grâce. Je m’habitue àleurs figures. L’ensemble de tout cela est raffiné, – d’unraffinement très à côté du nôtre par exemple, que je ne puis guèrebien comprendre à première vue, mais qui à la longue finirapeut-être par me plaire.

… Entre tout à coup, comme un papillon de nuitréveillé par le plein jour, comme une phalène rare et surprenante,la danseuse d’à côté, l’enfant qui portait le masque sinistre.C’est pour me voir sans doute. Elle roule des yeux de chattecraintive ; puis, apprivoisée tout de suite, vient s’appuyercontre moi, avec une câlinerie de bébé qui sonne adorablement faux.Elle est mignonne, fine, élégante ; elle sent bon. Drôlementpeinte, blanche comme du plâtre, avec un petit rond rose bienrégulier au milieu de chaque joue ; la bouche carminée et unpeu de dorure soulignant la lèvre inférieure. Comme on n’a pas publanchir la nuque, à cause des cheveux follets qui sont nombreux,on a, par amour de la correctitude, arrêté là le plâtrage blanc enune ligne droite que l’on dirait coupée au couteau ; il enrésulte, derrière son cou, un carré de peau naturelle, qui est trèsjaune…

Un son impérieux de guitare derrière lacloison, un appel évidemment ! Crac, elle se sauve, la petitefée, s’en va retrouver les imbéciles d’à côté.

Si j’épousais celle-ci, sans chercher plusloin ? Je la respecterais comme un enfant à moi confié ;je la prendrais pour ce qu’elle est, pour un jouet bizarre etcharmant. Quel amusant petit ménage cela me ferait ! Vraiment,tant qu’à épouser un bibelot, j’aurais peine à trouver mieux…

Entrée de M. Kangourou. Complet en drapgris, de la Belle-Jardinière ou du Pont-Neuf,chapeau melon, gants de filoselle blancs. Figure à la fois rusée etniaise ; presque pas de nez, presque pas d’yeux. Révérence àla japonaise : plongeon brusque, les mains posées à plat surles genoux, le torse faisant angle droit avec les jambes comme sile bonhomme se cassait ; petit sifflement de reptile (que l’onproduit en aspirant la salive entre les dents et qui est le derniermot de la politesse obséquieuse dans cet empire).

– Vous parlez français, monsieurKangourou ?

– Vi ! Missieu !

Nouvelle révérence.

Il m’en fait pour chaque mot que je dis, commes’il était un pantin à manivelle ; quand il est assis devantmoi par terre, cela se borne à un plongeon de la tête, – accompagnétoujours du même bruit sifflant de salive.

– Une tasse de thé, monsieurKangourou ?

Nouveau salut et geste très précieux desmains, comme pour dire : « J’oserais à peine ; c’esttrop de condescendance de votre part… Enfin, pour vousobéir… »

Il a deviné, aux premiers mots, ce quej’attends de lui :

– Sans doute, répond-il, nous allons nousoccuper de cela ; dans une huitaine de jours précisément unefamille de Simonosaki, où il y a deux filles charmantes, doitarriver…

– Comment, dans une huitaine de jours !Vous me connaissez mal, monsieur Kangourou ! Non, non, ce seratout de suite, demain ou pas du tout.

Encore une révérence sifflante, etKangourou-San, gagné par mon agitation, se met à passer en revuefiévreusement toutes les jeunes personnes disponibles àNagasaki :

– Voyons, – il y avait bien mademoiselleOeillet… Oh ! quel dommage que je n’aie pas parlé deux joursplus tôt ! Si jolie, si habile à jouer de la guitare… C’est unirréparable malheur : elle a été prise avant-hier par unofficier russe…

» Ah ! mademoiselle Abricot ! – Celaferait-il mon affaire, cette demoiselle Abricot ? C’est lafille d’un riche marchand de porcelaines du bazar de Décima ;une personne d’un grand mérite, mais elle coûterait fortcher : ses parents, qui en font beaucoup de cas, ne lacéderaient pas à moins de cent yen* par mois. Elleest très instruite, sait couramment l’écriture commerciale etpossède, au bout des doigts, plus de deux mille caractèresd’écriture savante. Dans un concours de poésie, elle est arrivéepremière avec un morceau composé à la louange des petitesfleurs blanches des haies vues à la rosée du matin. Seulementelle n’est pas très jolie de visage ; un de ses yeux est moinsgrand que l’autre – et un trou lui est resté dans une joue, d’unmal qu’elle avait eu étant enfant…

* Un yen vaut 5francs.

– Oh ! non, alors, de grâce, pas elle.Cherchons parmi les jeunes personnes moins distinguées, maisn’ayant pas de cicatrice. Et celles qui sont là, à côté, en bellesrobes brodées d’or ? Par exemple, la danseuse au masque despectre, monsieur Kangourou ? ? ou encore celle quichante d’une voix si douce et dont la nuque est sijolie ? ? ?

Il ne comprend pas bien d’abord de qui ils’agit ; puis, quand il a compris, secouant la tête, presquemoqueur, il dit :

– Non, Missieu, non ! Ce sont desGuéchas*, Missieu, – desGuéchas !

* Guéchas,chanteuses et danseuses de profession formées au Conservatoire deYeddo.

– Eh bien, mais, pourquoi donc pas desGuéchas ? qu’est-ce que cela peut me faire, à moi,qu’elles soient des Guéchas ? – Plus tard, quand jeserai mieux au courant des choses japonaises, peut-êtreapprécierai-je moi-même l’énormité de ma demande : on diraitvraiment que j’ai parlé d’épouser le diable…

Mais voici M. Kangourou qui se rappelletout à coup une certaine mademoiselle Jasmin. – Mon Dieu, commentdonc n’y avait-il pas songé tout de suite ; mais c’estabsolument ce qu’il me faut ; il va dès demain, dès ce soir,faire des ouvertures aux parents de cette jeune personne, quidemeurent fort loin d’ici sur la colline d’en face dans le faubourgde Diou-djen-dji. C’est une demoiselle très jolie, d’une quinzained’années. On l’aurait probablement à dix-huit ou vingt piastres”par mois, à la condition de lui offrir quelques robes de bon goûtet de la loger dans une maison agréable et bien située, – ce qu’ungalant homme comme moi ne peut manquer de faire.

Va pour mademoiselle Jasmin, – etséparons-nous, l’heure presse. M. Kangourou viendra demain àmon bord me communiquer le résultat de ses premières démarches etse concerter avec moi pour l’entrevue. De rétribution, il n’enacceptera aucune pour le moment, mais je lui donnerai mon linge àblanchir et je lui procurerai la clientèle de mes camarades de laTriomphante.

C’est entendu.

Saluts profonds, – on me rechausse à laporte.

Mon djin, profitant de cet interprète que lachance lui a mis sous la main, se recommande à moi pourl’avenir : sa station est justement sur le quai ; sonnuméro est 415, écrit en chiffres français sur la lanterne de savoiture (à bord, nous avons 415 Le Goêlec, fusilier, servant degauche à l’une de mes pièces ; c’est bon, je retiendraicela) ; son tarif est douze sous la course et dix sousl’heure, pour les habitués. – À merveille, il aura ma pratique,c’est promis. – Allons-nous-en. Les servantes, qui m’ont reconduit,tombent à quatre pattes pour le salut final et restent prosternéessur le seuil – tant que je suis en vue dans le sentier sombre oùles fougères achèvent de s’égoutter sur ma tête…

IV

Trois jours ont passé. C’est à la tombée de lanuit, dans un appartement qui depuis la veille est le mien. – Nousnous promenons, Yves et moi, au premier étage, sur les nattesblanches, arpentant cette grande pièce vide dont le plancher sec etléger craque sous nos pas – un peu agacés l’un et l’autre par uneattente qui se prolonge. Yves, qui a plus d’entrain dans sonimpatience, de temps en temps regarde au-dehors. Moi, tout à coup,je me sens froid au cœur, à l’idée que j’ai choisi et que je vaishabiter cette maison perdue dans un faubourg d’une ville siétrangère, perchée haut dans la montagne, presque avoisinant lesbois.

Quelle idée m’a pris, de m’installer dans toutcet inconnu qui sent l’isolement et la tristesse ?… L’attentem’énerve et je m’amuse à examiner les petits détails du logis. Lesboiseries du plafond sont compliquées et ingénieuses. Sur leschâssis de papier blanc qui forment les murailles, il y a un semisde petites, de microscopiques tortues bleues, à plumes…

– Ils sont en retard, dit Yves, qui regardeencore dans la rue.

Pour en retard, oui, ils le sont, d’une bonneheure déjà, et la nuit arrive, et le canot qui devait nous ramenerà bord pour dîner va partir. Il faudra souper ce soir à lajaponaise, qui sait où. Les gens de ce pays-ci n’ont aucuneconscience de l’heure, du prix du temps.

Et je continue d’inspecter les menus détailsdrôles de ma maison. – Tiens ! au lieu de poignées, comme nousen aurions mis, nous, pour tirer ces châssis mobiles, ils ont placédes petits trous ovales ayant la forme d’un bout de doigt, destinésévidemment à introduire le pouce. – Et ces petits trous ont unegarniture de bronze, – et, regardé de près, ce bronze estcurieusement ouvragé : ici, c’est une dame qui s’évente ;ailleurs, dans le trou voisin, est représentée une branche decerisier en fleurs. Quelle bizarrerie dans le goût de cepeuple ! S’appliquer à une œuvre en miniature, la cacher aufond d’un trou à mettre le pouce qui semble n’être qu’une tache aumilieu d’un grand châssis blanc ; accumuler tant de patienttravail dans des accessoires imperceptibles, – et tout cela pourarriver à produire un effet d’ensemble nul, un effet de nuditécomplète…

Yves regarde encore, comme sœur Anne. Du côtéoù il se penche, ma véranda donne sur une rue, plutôt sur un cheminbordé de maisons qui monte, monte, et se perd presque tout de suitedans les verdures de la montagne, dans les champs de thé, lesbroussailles, les cimetières. Moi, ça m’agace pour tout de bon,cette attente, et je regarde du côté opposé ; mon autrefaçade, en véranda aussi, s’ouvre sur un jardin d’abord, puis surun panorama merveilleux de bois et de montagnes, avec tout le vieuxNagasaki japonais tassé en fourmilière noirâtre à deux cents mètressous mes pieds. Ce soir, par un crépuscule terne, un crépuscule dejuillet pourtant, – ces choses sont tristes. Il y a de gros nuagesqui roulent de la pluie ; en l’air, des averses voyagent. Non,je ne me trouve pas du tout chez moi, dans ce gîte étrange ;j’y éprouve des impressions de dépaysement extrême et desolitude ; rien que la perspective d’y passer la nuit me serrele cœur…

– Ah ! pour le coup, frère, dit Yves, jecrois, – je crois fort… que la voilà ! ! !

Je regarde par-dessus son épaule et j’aperçois– vue de dos – une petite poupée en toilette, que l’on achèved’attifer dans la rue solitaire : un dernier coup d’œilmaternel aux coques énormes de la ceinture, aux plis de la taille.Sa robe est en soie gris perle, son obi en satinmauve ; un piquet de fleurs d’argent tremble dans ses cheveuxnoirs ; un dernier rayon mélancolique du couchantl’éclaire ; cinq ou six personnes l’accompagnent… Oui,évidemment c’est elle, mademoiselle Jasmin… ma fiancée qu’onm’amène ! !…

Je me précipite au rez-de-chaussée,qu’habitent la vieille madame Prune, ma propriétaire, et son vieuxmari ; – ils sont en prières devant l’autel de leursancêtres.

– Les voilà, madame Prune, dis-je en japonais,les voilà ! Vite le thé, le réchaud, les braises, les petitespipes pour les dames, les petits pots en bambou pour cracher leursalive ! Montez avec empressement tous les accessoires de maréception !

J’entends le portail qui s’ouvre, je remonte.Des socques de bois se déposent à terre ; l’escalier crie sousdes pieds déchaussés… Nous nous regardons, Yves et moi, avec uneenvie de rire…

Entre une vieille dame, – deux vieilles dames,– trois vieilles dames, émergeant l’une après l’autre avec desrévérences à ressorts que nous rendons tant bien que mal, ayantconscience de notre infériorité dans le genre. Puis des personnesd’un âge intermédiaire, – puis des jeunes tout à fait, une douzaineau moins, les amies, les voisines, tout le quartier. Et tout cemonde, en entrant chez moi, se confond en politessesréciproques : et je te salue – et tu me salues, – et je teressalue, et tu me le rends – et je te ressalue encore, et je ne tele rendrai jamais selon ton mérite, – et moi je me cogne le frontpar terre, et toi tu piques du nez sur le plancher ; les voilàtoutes à quatre pattes les unes devant les autres ; c’est àqui ne passera pas, à qui ne s’assoira pas, et des complimentsinfinis se marmottent à voix basse, la figure contre leparquet.

Elles s’asseyent pourtant, en un cerclecérémonieux et souriant à la fois, nous deux restant debout lesyeux fixés sur l’escalier. Et enfin émerge à son tour le petitpiquet de fleurs d’argent, le chignon d’ébène, la robe gris perleet la ceinture mauve… de mademoiselle Jasmin mafiancée ! !…

Ah ! mon Dieu, mais je la connaissaisdéjà ! Bien avant de venir au Japon, je l’avais vue, sur tousles éventails, au fond de toutes les tasses à thé – avec son airbébête, son minois bouffi, – ses petits yeux percés à la vrilleau-dessus de ces deux solitudes, blanches et roses jusqu’à la plusextrême invraisemblance, qui sont ses joues.

Elle est jeune, c’est tout ce que je luiaccorde ; elle l’est tellement même que je me ferais presqueun scrupule de la prendre. L’envie de rire me quitte tout à fait etje me sens au cœur un froid plus profond. Partager une heure de mavie avec cette petite créature, jamais !…

Elle s’avance souriante, d’un air contenu detriomphe, et M. Kangourou paraît derrière elle, dans soncomplet de drap gris. Nouveaux saluts. La voilà à quatre pattes,elle aussi, devant ma propriétaire, devant mes voisines. Yves, legrand Yves, qui n’épouse pas, lui, fait derrière moi une figurepincée, comique, étouffant mal son rire, – tandis que pour medonner le temps de rassembler mes idées j’offre le thé, les petitestasses, les petits pots, les braises…

Cependant mon air déçu n’a pas échappé auxvisiteuses. M. Kangourou m’interroge anxieux :

– Comment me plaît-elle ?

Et je réponds à voix basse maisrésolument :

– Non !… celle-là, je n’en veux pas…Jamais !

Je crois qu’on a presque compris autour demoi, à la ronde. La consternation se peint sur les figures, leschignons s’allongent, les pipes s’éteignent. Et me voilà faisantdes reproches à ce Kangourou : « Pourquoi aussi mel’avoir amenée en grande pompe, devant les amies, les voisins, lesvoisines, au lieu de me l’avoir montrée par hasard, discrètement,comme j’avais souhaité ? Quel affront cela va être à présent,pour ces personnes si polies ! »

Les vieilles dames (la maman sans doute et destantes) prêtent l’oreille, et M. Kangourou leur traduit, enatténuant, les choses navrantes que je dis. Elles me font presquede la peine : c’est que, pour des femmes qui en somme viennentvendre une enfant, elles ont un air que je n’attendais pas ;je n’ose pas dire un air d’honnêteté (c’est un mot de cheznous qui, au Japon n’a pas de sens), mais un air d’inconscience, degrande bonhomie ; elles accomplissent un acte qui sans douteest admis dans leur monde, et vraiment tout cela ressemble, encoreplus que je ne l’aurais cru, à un vrai mariage.

– Mais qu’est-ce que je lui reproche, à cettepetite ? demande M. Kangourou, consterné lui-même.

J’essaie de présenter la chose d’une manièreflatteuse :

– Elle est bien jeune, dis-je, – et puis tropblanche ; elle est comme nos femmes françaises, et moi j’endésirais une jaune pour changer. – Mais c’est la peinture qu’on luia mise, monsieur ! En dessous, je vous assure qu’elle estjaune…

Yves se penche à mon oreille :

– Là-bas, dans ce coin, frère, dit-il, contrele dernier panneau, avez-vous remarqué celle qui estassise ?

Ma foi non, je ne l’avais pas remarquée, dansmon trouble ; tournée à contre-jour, vêtue de sombre, dans lapose négligée de quelqu’un qui s’efface. Le fait est qu’elle paraîtbeaucoup mieux, celle-ci. Des yeux à longs cils, un peu bridés,mais qui seraient trouvés bien dans tous les pays du monde :presque une expression, presque une pensée. Une teinte de cuivresur des joues rondes ; le nez droit ; la bouchelégèrement charnue, mais bien modelée, avec des coins très jolis.Moins jeune que mademoiselle Jasmin ; dix-huit ans peut-être,déjà plus femme. Elle fait une moue d’ennui, de dédain aussi unpeu, comme regrettant d’être venue à un spectacle qui languit, quin’est guère amusant.

– Monsieur Kangourou, quelle est cette petitepersonne, en bleu foncé, là-bas ?

– Là-bas, monsieur ? – C’est une personneappelée mademoiselle Chrysanthème. Elle a suivi les autres qui sontlà ; elle est venue pour voir… Elle vous plaît ? dit-ilbrusquement, flairant une autre solution pour son affairemanquée.

Alors, oubliant toute sa politesse, tout soncérémonial, toute sa japonerie, il la prend par la main, la forcede se lever, de venir en face du jour mourant, de se faire voir. Etelle, qui a suivi nos yeux, qui commence à deviner de quoi ilretourne, baisse la tête, confuse, avec une moue plus accentuéemais plus gentille aussi ; essaie de reculer, moitié maussade,moitié souriante.

– Ça ne fait rien, continueM. Kangourou : cela pourra aussi bien s’arranger pourcelle-ci : elle n’est pas mariée, monsieur ! !…

Elle n’est pas mariée ! – Alors pourquoidonc ne me l’avait-il pas proposée tout de suite, cet imbécile, aulieu de l’autre… qui me fait une pitié extrême à la fin, pauvrepetite, avec sa robe gris tendre, son piquet de fleurs et sa minequi s’attriste, ses yeux qui grimacent comme pour un groschagrin.

– Cela pourra s’arranger, monsieur !répète encore Kangourou, qui a un air tout à fait entremetteur debas étage, tout à fait mauvais drôle à présent.

Seulement nous serons de trop, dit-il, Yves etmoi, pendant les négociations. Et, tandis que mademoiselleChrysanthème garde les yeux baissés qui conviennent, tandis que lesfamilles, sur les figures desquelles se sont peints tous les degrésde l’étonnement, toutes les phases de l’attente, restent assises encercle sur mes nattes blanches, il nous renvoie, nous deux, sous lavéranda – et nous regardons, dans les profondeurs au-dessous denous, un Nagasaki vaporeux, un Nagasaki bleuâtre où l’obscuritévient…

De grands discours en japonais, des répliquessans fin. M. Kangourou, qui n’est blanchisseur et mauvaisgenre qu’en français, a retrouvé pour parlementer les longuesformules de son pays. De temps en temps, je m’impatiente ; jedemande à ce bonhomme, que je prends de moins en moins ausérieux.

– Voyons, dites-nous vite, Kangourou ;est-ce que cela se démêle, est-ce que cela va finir ?

– Tout à l’heure, Missieu, tout à l’heure.

Et il reprend son air d’économiste traitantdes questions sociales.

Allons, il faut subir les lenteurs de cepeuple. Et, pendant que l’obscurité tombe comme un voile sur laville japonaise, j’ai le loisir de songer, assez mélancoliquement,à ce marché qui se conclut derrière moi.

La nuit est venue, la nuit close ; il afallu allumer les lampes.

Il est dix heures quand tout est réglé, fini,quand M. Kangourou vient me dire :

– C’est entendu, Missieu ! ses parentsvous la donnent pour vingt piastres par mois, – au même prix quemademoiselle Jasmin…

Alors l’ennui me prend pour tout de bon dem’être décidé si vite, de m’être lié, même passagèrement, à cettepetite créature, et d’habiter avec elle cette case isolée…

Nous rentrons ; elle est au milieu ducercle, assise ; on lui a mis un piquet de fleurs dans lescheveux. Vraiment son regard a une expression, elle a presque unair de penser, celle-ci…

Yves s’étonne de son maintien modeste, de sespetites mines timides de jeune fille que l’on marie ; iln’imaginait rien de pareil pour un tel mariage ; moi non plus,je l’avoue.

– Oh ! mais, c’est qu’elle est trèsgentille, dit-il, très gentille, frère, vous pouvez mecroire !

Ces gens, ces mœurs, cette scène, leconfondent ; il n’en revient pas, de tout cela :« Oh ! par exemple !… » – et l’idée d’en écrireune longue lettre à sa femme, à Toulven, le divertit beaucoup.

Nous nous donnons la main, Chrysanthème etmoi. Yves aussi s’avance pour toucher sa petite patte fine ; –du reste, si je l’épouse, il en est bien cause ; – je nel’aurais pas remarquée sans lui qui m’a affirmé qu’elle étaitjolie. Qui sait comment cela va tourner, ce ménage ? Est-ceune femme ou une poupée ?… Dans quelques jours, je ledécouvrirai peut-être…

Les familles, ayant allumé au bout de bâtonslégers leurs lanternes multicolores, se disposent à se retirer,avec force compliments, politesses, courbettes, révérences. Quandil s’agit de prendre l’escalier, elles font à qui ne passera pas,et, à un moment donné, tout le monde se retrouve à quatre pattes,immobilisé, murmurant à demi-voix des choses polies…

– Faut pousser dessus ? dit Yvesen riant (une locution et un procédé qui s’emploient en marinelorsqu’il y a engorgement quelque part).

Enfin cela s’écoule, cela descend, avec undernier bourdonnement de civilités, de phrases aimables quis’achèvent d’une marche à l’autre, à voix décroissante. Et nousrestons seuls, lui et moi, dans l’étrange logis vide, où traînentencore sur les nattes les petites tasses à thé, les impayablespetites pipes, les plateaux en miniature.

– Regardons-les s’en aller ! dit Yves ense penchant dehors.

À la porte du jardin, mêmes saluts, mêmesrévérences, puis les deux bandes de femmes se séparent ; leurslanternes de papier peinturluré, qui s’éloignent, tremblotent et sebalancent à l’extrémité des bâtons flexibles – qu’elles tiennent dubout des doigts, comme on tiendrait une canne à pêche pour prendreà l’hameçon dans l’obscurité des oiseaux nocturnes. Le cortègeinfortuné de mademoiselle Jasmin remonte vers la montagne, tandisque celui de mademoiselle Chrysanthème descend par une vieillepetite rue, moitié escalier, moitié sentier de chèvre, qui mène àla ville.

Puis nous sortons, nous aussi. La nuit estfraîche, silencieuse, exquise ; l’éternelle musique descigales remplit l’air. On voit encore les lanternes rouges de manouvelle famille qui s’en vont là-bas dans le lointain, quidescendent toujours, qui se perdent dans ce gouffre béant au fondduquel est Nagasaki.

Nous descendons nous-mêmes, mais sur unversant opposé, par des sentiers rapides qui conduisent à lamer.

Et, quand je suis rentré à bord, quand cettescène de là-haut me réapparaît en esprit, il me semble m’êtrefiancé pour rire, chez des marionnettes…

V

 

10juillet 1885.

C’est un fait accompli depuis trois jours.

En bas, au milieu d’un de ces quartiersnouveaux, d’aspect cosmopolite, dans une laide bâtisse prétentieusequi est une espèce de bureau d’état civil, la chose a été signée etcontresignée, en lettres étonnantes, sur un registre, en présenced’une réunion de petits êtres ridicules qui étaient jadis desSamouraï en robe de soie, – et qui sont despolicemen aujourd’hui, portant veston étriqué et casquetteà la russe.

Cela s’est passé à la grande chaleur du milieudu jour. Chrysanthème et sa mère étaient arrivées de leurcôté ; moi du mien. Nous avions l’air d’être venus là poursceller quelque pacte honteux, et les deux femmes tremblaientdevant ces vilains petits personnages qui, à leurs yeux,représentaient la loi.

Au milieu du grimoire officiel, on m’a faitécrire en français mes nom, prénoms et qualités. Et puis on m’aremis un papier de riz très extraordinaire, qui était la permissionà moi accordée par les autorités civiles de l’île de Kiu-Siu,d’habiter dans une maison située au faubourg de Diou-djen-dji, avecune personne appelée Chrysanthème ; permission valable, sousla protection de la police, pendant toute la durée de mon séjour auJapon.

Le soir, par exemple, dans notre quartierlà-haut, c’est redevenu très gentil, notre petit mariage : uncortège aux lanternes, un thé de gala, un peu de musique… Il étaitnécessaire, en vérité.

Et maintenant, nous sommes presque de vieuxmariés ; entre nous, les habitudes se créent toutdoucement.

Chrysanthème entretient les fleurs dans nosvases de bronze, s’habille avec une certaine recherche, porte deschaussettes à orteil séparé, et joue tout le jour d’une sorte deguitare à long manche qui rend des sons tristes…

VI

 

Chez nous, cela ressemble à une imagejaponaise : rien que des petits paravents ; des petitstabourets bizarres supportant des vases avec des bouquets, – et, aufond de l’appartement, dans un retiro qui fait autel, un grandBouddha doré trônant dans un lotus.

La maison est bien telle que je l’avaisentrevue dans mes projets de Japon, avant l’arrivée, durant lesnuits de quart : haut perchée, dans un faubourg paisible, aumilieu des jardins verts ; – elle est toute en panneaux depapier, et se démonte, quand on veut, comme un jouet d’enfant. –Des familles de cigales chantent nuit et jour sur notre vieux toitsonore. On a, de notre véranda, une vue à vol d’oiseau trèsvertigineuse, sur Nagasaki, ses rues, ses jonques et ses grandstemples ; à certaines heures tout cela s’éclaire à nos piedscomme un décor de féerie.

VII

 

Cette petite Chrysanthème… comme silhouette,tout le monde a vu cela partout. Quiconque a regardé une de cespeintures sur porcelaine ou sur soie, qui encombrent nos bazars àprésent, sait par cœur cette jolie coiffure apprêtée, cette tailletoujours penchée en avant pour esquisser quelque nouvelle révérencegracieuse, cette ceinture nouée derrière en un pouf énorme, cesmanches larges et retombantes, cette robe collant un peu au bas desjambes avec petite traîne en biais formant queue de lézard.

Mais sa figure, non, tout le monde ne l’a pasvue ; c’est quelque chose d’assez à part.

D’ailleurs, ce type de femme que les Japonaispeignent de préférence sur leurs potiches est presque exceptionneldans leur pays. On ne trouve guère que dans la classe noble cespersonnes à grand visage pâle peint en rose tendre, ayant un longcou bête et un air de cigogne. Ce type distingué (qu’avaitmademoiselle Jasmin, je le reconnais) est rare, surtout àNagasaki.

Dans la bourgeoisie et dans le peuple, on estd’une laideur plus gaie, qui va jusqu’à la gentillesse souvent.Toujours les mêmes yeux trop petits, pouvant à peine s’ouvrir, maisdes figures plus rondes, plus brunes, plus vives ; chez lesfemmes, un certain vague dans les traits, quelque chose del’enfance qui persiste jusqu’à la fin de la vie.

Et si rieuses, si joyeuses, toutes ces petitespoupées nipponnes ! – D’une joie un peu voulue, il est vrai,un peu étudiée et sonnant faux quelquefois ; mais tout de mêmeon s’y laisse prendre.

Chrysanthème est à part, parce qu’elle esttriste. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans cette petitetête ? Ce que je sais de son langage m’est encore insuffisantpour le découvrir. D’ailleurs, il y a cent à parier qu’il ne s’ypasse rien du tout. – Et quand même, cela me serait siégal !…

Je l’ai prise pour me distraire, et j’aimeraismieux lui voir une de ces insignifiantes petites figures sans soucicomme en ont les autres.

VIII

 

Quand vient la nuit, nous allumons deux lampessuspendues, d’une forme religieuse, qui brûlent jusqu’au matindevant notre idole dorée.

Nous dormons par terre, sur un mince matelasde coton que l’on déploie et que l’on étend chaque soir par-dessusnos nattes blanches. L’oreiller de Chrysanthème est un petitchevalet d’acajou emboîtant bien la nuque, de façon à ne pasdéranger la volumineuse coiffure qui ne doit jamais être défaite,les jolis cheveux noirs que je ne verrai sans doute jamais dénoués.Le mien, de mode chinoise, est une sorte de petit tambour carré querecouvre une peau de serpent.

Nous dormons sous un vélum de gaze d’un bleuvert très sombre, d’une couleur de nuit, tendu sur des rubans d’unjaune orange. (Ce sont des nuances consacrées, et tous les ménagescomme il faut, à Nagasaki, ont un vélum pareil.) Il nous enveloppecomme une tente ; les moustiques et les phalènes viennentdanser autour.

—————

Tout cela est presque joli à dire ;écrit, tout cela fait presque bien. – En réalité, pourtant,non ; il y manque je ne sais quoi, et c’est assezpitoyable.

Dans d’autres pays de la terre, en Océaniedans l’île délicieuse, à Stamboul dans les vieux quartiers morts,il me semblait que les mots ne disaient jamais autant que j’auraisvoulu dire, je me débattais contre mon impuissance à rendre dansune langue humaine le charme pénétrant des choses.

Ici, au contraire, les mots, justes cependant,sont trop grands, trop vibrants toujours ; les motsembellissent. Je me fais l’effet de jouer pour moi-même quelquecomédie bien piètre, bien banale, et, quand j’essaie de prendre ausérieux mon ménage, je vois se dresser en dérision devant moi lafigure de M. Kangourou, agent matrimonial, à qui je dois monbonheur.

IX

 

12juillet.

Yves se rend chez nous chaque fois qu’il estlibre, – à cinq heures le soir, après le travail du bord.

Il est notre seul visiteur européen ; àpart quelques échanges de politesses et de tasses de thé avec desvoisins ou des voisines, nous vivons très retirés. À la nuitseulement, par les petites rues à pic, nous descendons à Nagasaki,portant des lanternes au bout de bâtonnets, pour aller nousdistraire dans les théâtres, les « maisons de thé » oules bazars.

Yves s’amuse de ma femme comme d’un joujou etcontinue de m’assurer qu’elle est charmante.

Moi, je la trouve exaspérante autant que lescigales de mon toit. Et quand je suis seul dans ce logis, à côté decette petite personne pinçant les cordes de sa guitare à longmanche, en face de ce merveilleux panorama de pagodes et demontagnes, – je me sens triste à pleurer…

X

 

13juillet.

Cette nuit, pendant que nous étions couchéssous ce toit japonais de Diou-djen-dji, – sous ce vieux toit debois mince, desséché par cent années de soleil, qui vibre aumoindre bruit comme la peau tendue d’un tamtam – au-dessus de nostêtes une vraie Chasse-Galery, dans le silence de deux heures dumatin, passa en galopant :

– Nidzoumi ! (lessouris !), dit Chrysanthème.

Et, brusquement, ce mot m’en rappela un autre,d’une langue bien différente et parlée bien loin d’ici« Setchan !… » mot entendu jadis ailleurs, mot ditcomme cela tout près de moi par une voix de jeune femme, dans descirconstances pareilles, à un instant de frayeur nocturne. –« Setchan !… » Une de nos premières nuits passées àStamboul, sous le toit mystérieux d’Eyoub, quand tout était dangerautour de nous, un bruit sur les marches de l’escalier noir nousavait fait trembler, et elle aussi, la chère petite Turque, m’avaitdit dans sa langue aimée : « Setchan ! » (lessouris !)…

Oh ! alors, un grand frisson, à cesouvenir, me secoua tout entier : ce fut comme si je meréveillais en sursaut d’un sommeil de dix années ; – jeregardai avec une espèce de haine cette poupée étendue près de moi,me demandant ce que je faisais là sur cette couche, et je me levaipris d’écœurement et de remords, pour sortir de ce tendelet de gazebleue…

J’allai jusque sous la véranda… et jem’arrêtai, regardant les profondeurs de la nuit étoilée. Nagasakidormait au-dessous de moi, d’un sommeil qui semblait tiède etléger, avec mille bruissements d’insectes au clair de lune, dansdes enchantements de lumière rose. Puis, tournant la tête, je visderrière moi l’idole dorée devant laquelle veillaient noslampes ; l’idole s de l’impassible sourire bouddhique, et saprésence semblait jeter dans l’air de cette chambre je ne sais quoid’inconnu et d’incompréhensible ; à aucune époque de ma viepassée, je n’avais encore dormi sous le regard de ce dieu-là…

Au milieu de ce calme et de ce silence dumilieu de la nuit, je cherchai à ressaisir encore mes impressionspoignantes de Stamboul. – Hélas ! non, elles ne revenaientplus, dans ce milieu trop lointain et trop étrange… À travers lagaze bleue transparaissait la Japonaise, étendue avec une grâcebizarre dans sa robe de nuit d’une couleur sombre, la nuquereposant sur son chevalet de bois et les cheveux arrangés engrandes coques lustrées. Ses bras ambrés, délicats et jolis,sortaient jusqu’à l’épaule de ses manches larges.

« Qu’est-ce donc que ces souris des toitsavaient pu me faire », se disait Chrysanthème. Naturellementelle ne comprenait pas. Avec une câlinerie de petit chat, ellecoula vers moi ses yeux bridés, me demandant pourquoi je ne venaispas dormir, – et je retournai me coucher auprès d’elle.

XI

 

14juillet.

Jour de la fête nationale de France. Sur radede Nagasaki, grand pavois en notre honneur et salvesd’artillerie.

Hélas ! je songe beaucoup, toute lajournée, à ce 14 juillet de l’an dernier, passé dans un si grandcalme, au fond de ma vieille maison familiale, la porte fermée auximportuns, tandis que la foule en gaîté hurlait dehors ;j’étais resté jusqu’au soir assis à l’ombre d’une treille et d’unchèvrefeuille, sur un banc où jadis, pendant les étés de monenfance, je m’installais avec mes cahiers, en prenant un air defaire mes devoirs. – Oh ! ce temps où je faisais mesdevoirs… avais-je assez la tête ailleurs, – aux voyages, auxpays lointains, aux forêts tropicales devinées en rêve… À cetteépoque, aux environs de ce banc de jardin, dans certains creux despierres du mur, de vilaines bêtes d’araignées noires habitaient,toujours au guet, le nez à leur fenêtre, prêtes à sauter sur lesmoucherons étourdis ou le mille-pattes en promenade. Et un de mesamusements était de prendre un brin d’herbe, ou la queue d’unecerise, pour chatouiller tout doucement, tout doucement, cesaraignées dans leur trou ; elles sortaient alors brusquement,très mystifiées, croyant avoir affaire à quelque proie, – tandisque je retirais ma main avec horreur… Eh bien, le 14 juillet del’année dernière, m’étant rappelé ce temps à jamais envolé desthèmes et des versions, et ce jeu d’autrefois, j’avais parfaitementretrouvé les mêmes araignées (ou du moins les filles des anciennes)postées dans les mêmes trous. Et, en les regardant, en regardantdes brins d’herbe, des lichens, il m’était revenu mille souvenirsdes premiers étés de ma vie, souvenirs qui avaient dormi pendantdes années contre ce vieux mur, l’abri des branches de lierre…Quand tout ce qui est nous change et passe, c’est un surprenantmystère que cette constance de la nature à reproduire toujours dela même façon ses plus infimes détails : les mêmes variétésparticulières de mousses reverdissent pendant des sièclesprécisément aux mêmes places, et les mêmes petits insectes fontchaque été, aux mêmes endroits, les mêmes choses…

Je reconnais que cet épisode d’enfance etd’araignées arrive drôlement au milieu de l’histoire deChrysanthème. Mais l’interruption saugrenue est absolument dans legoût de ce pays-ci ; elle se pratique en tout, dans lacauserie, dans la musique, même dans la peinture ; unpaysagiste, par exemple, ayant achevé un tableau de montagnes et derochers, n’hésitera jamais à tracer au beau milieu du ciel uncercle, ou un losange, un encadrement quelconque, dans lequel ilreprésentera n’importe quoi d’incohérent et d’inattendu : unbonze jouant de l’éventail, ou une dame prenant une tasse de thé.Rien n’est plus japonais que de faire ainsi des digressions sans lemoindre à propos.

D’ailleurs, si je me suis remis en mémoiretout cela, c’était pour me mieux marquer à moi-même la différenceentre ce 14 juillet de l’an dernier, si tranquille, au milieu dechoses familières connues depuis mon entrée au monde, – etcelui-ci, plus agité, au milieu de choses étranges.

Aujourd’hui donc, au soleil ardent de deuxheures, trois djins rapides nous entraînent à toutes jambes, Yves,Chrysanthème et moi, à la file indienne, chacun dans un petit charsautillant, – nous entraînent jusqu’à l’autre bout de Nagasaki, etlà nous déposent au pied d’un escalier de géants qui monte toutdroit dans la montagne.

C’est l’escalier du grand templed’Osueva ; il est en granit, il est large comme pour donneraccès à tout un corps d’armée ; il est imposant et simplecomme une chose de Babylone ou de Ninive, il contraste absolumentavec les mièvreries d’alentour.

Nous grimpons, nous grimpons, – Chrysanthèmenonchalante, faisant la fatiguée sous son ombrelle de papier où despapillons roses sont peints sur un fond noir. En nous élevanttoujours, nous passons sous d’énormes portiques religieux, engranit également, d’une forme rude et primitive. En vérité cesescaliers et ces portiques des temples sont les seules choses unpeu grandioses que ce peuple ait imaginées ; elles étonnent,on ne les dirait pas japonaises.

Nous grimpons encore. À cette heure chaude, duhaut en bas de ces immenses marches grises, il n’y a que noustrois ; sur tout ce granit, il n’y a que les papillons rosesde l’ombrelle de Chrysanthème qui jettent une couleur un peu gaie,un peu éclatante.

Nous traversons la première cour du temple,dans laquelle sont deux tourelles de porcelaine blanche, deslanternes de bronze et un grand cheval de jade. Puis, sans nousarrêter au sanctuaire, nous tournons à main gauche, pour entrerdans un jardin ombreux, qui forme terrasse à mi-montagne et au fondduquel se trouve la Donko-Tchaya, – en français : lamaison de thé des Crapauds.

C’est là que nous conduisait Chrysanthème.Nous prenons place à une table, sous une tente de toile noire ornéede grandes lettres blanches (aspect funéraire), – et deuxmousmés très rieuses s’empressent à nous servir.

Mousmé est un mot qui signifie jeunefille ou très jeune femme. C’est un des plus jolis de la languenipponne ; il semble qu’il y ait, dans ce mot, de lamoue (de la petite moue gentille et drôle comme elles enfont) et surtout de la frimousse (de la frimoussechiffonnée comme est la leur). Je l’emploierai souvent, n’enconnaissant aucun en français qui le vaille.

Un Watteau japonais a dû tracer le plan decette Donko-Tchaya, qui est d’une paysannerie un peucherchée, mais charmante. Elle est à l’ombre, sous la retombéed’une voûte de grands arbres très feuillus ; tout à côté, dansun lac en miniature, résident quelques crapauds auxquels elle aemprunté son nom attrayant. – Crapauds heureux qui se promènent etchantent sur les mousses les plus fines, au milieu des lotsartificiels les plus mignons ornés de gardénias en fleur. De tempsà autre, l’un d’eux nous fait part d’une réflexion qui luivient : « Couac », avec une voix de basse-taillebeaucoup plus creuse que celle de nos crapauds français.

Sous la tente de cette maison de thé, on estcomme à un balcon avancé de la montagne, surplombant de très hautla ville grisâtre et ses faubourgs enfouis dans la verdure. Autour,au-dessus et au-dessous de nous, partout accrochés, partoutsuspendus, des bouquets d’arbres, des bois d’une grande fraîcheur,ayant les feuillages délicats et un peu uniformes des régionstempérées. Puis nous apercevons, sous nos pieds, la rade profonde,en raccourci et en biais, rétrécie en une effroyable déchiruresombre au milieu de l’amas des grandes montagnes vertes ; etau fond, très bas, sur une eau qui semble noire et dormante,apparaissent, bien petits et comme écrasés, les navires de guerre,les paquebots et les jonques, pavoisés aujourd’hui à toutes leurspointes. Sur le vert foncé, qui est la nuance dominante des choses,se détachent éclatants ces milliers de chiffons d’étamine qui sontdes emblèmes de nations, – tous dehors, tous déployés en l’honneurde la France lointaine.

Le plus répandu dans cet ensemble multicoloreest celui qui est blanc à boule rouge : il représente cetEmpire du Soleil Levant où nous sommes.

À part trois ou quatre mousmés là-bas, quis’exercent à tirer de l’arc, il n’y a guère que nous aujourd’huidans ce jardin, et la montagne alentour est silencieuse.

Chrysanthème, ayant achevé sa cigarette et satasse de thé, désire se refaire la main, elle aussi, à cet exercicede l’arc, encore en honneur parmi les jeunes femmes. – Alors unvieux bonhomme, qui est le gardien du tir, lui choisit sesmeilleures flèches, emplumées de blanc et de rouge, – et la voilàvisant, très sérieuse. Le but est un cercle, tracé au milieu d’untableau où sont peintes en grisaille des chimères effrayantes dansdes nuages.

Elle est adroite, Chrysanthème, c’est certain,et nous l’admirons, comme elle l’avait souhaité.

Yves, habile d’ordinaire à tous les jeuxd’adresse, veut essayer à son tour et réussit mal. C’est amusantalors de la voir, avec mille mignardises et sourires, arranger, dubout de ses petits doigts à elle, ces larges mains du matelot, lesposer comme il convient sur l’arc et sur la corde, pour luienseigner la bonne manière… Jamais ils ne m’avaient paru si bienensemble, Yves et ma poupée ; ils le sont tellement même, queje m’inquiéterais, si j’étais moins sûr de mon brave frère, et sid’ailleurs cela ne m’était absolument égal.

Dans la tranquillité de ce jardin, dans lesilence tiède de ces montagnes, un grand bruit venu d’en bas nousfait tressaillir tout à coup ; un son unique, puissant,terrible, qui se prolonge en vibrations de métal d’une longueurinfinie… Et cela recommence, encore plus effroyable :Boum ! apporté par une bouffée de la brise qui selève.

– Nippon Kané ! nous expliqueChrysanthème.

Et elle reprend ses flèches, empennelées devives couleurs. Nippon Kané (l’airain japonais), l’airainjaponais qui résonne ! – C’est la cloche monstrueuse d’unebonzerie, située dans un faubourg au-dessous de nous. – Ehbien ! il est puissant, « l’airain japonais » !Après qu’il a fini de tinter, quand on ne l’entend plus, il semblequ’il en reste un frémissement dans les verdures suspendues, untremblement interminable dans l’air.

Je suis forcé de reconnaître que Chrysanthèmeest gentille, lançant ses flèches, la taille cambrée en arrièrepour mieux bander son arc ; les manches pagodes relevéesjusqu’aux épaules, laissant nus les bras gracieux qui ont le polide l’ambre et qui en rappellent un peu la couleur. On entend filerchaque flèche avec un bruissement d’aile d’oiseau ; – ensuite,un petit coup sec, et le but est touché, toujours…

La nuit venue et Chrysanthème remontée àDiou-djen-dji, nous traversons, Yves et moi, la concessioneuropéenne, pour rentrer à bord et reprendre la garde jusqu’àdemain. Dans ce quartier cosmopolite exhalant une odeur d’absinthe,tout est pavoisé et on tire des pétards en l’honneur de la France.Des files de djins passent, traînant, de toute la vitesse de leursjambes nues, nos matelots de la Triomphante qui jouent del’éventail et qui poussent des cris. On entend notre pauvre« Marseillaise » partout ; des marins anglais lachantent durement du gosier, sur un mouvement traînant et funèbrecomme leur « God Save ». Dans tous les bars américains,les pianos mécaniques la jouent aussi pour attirer nos hommes, avecdes variations et des ritournelles odieuses…

Ah ! un dernier souvenir drôle, qui merevient de cette soirée-là. En rentrant, nous nous étions fourvoyéstous deux dans une rue habitée par une multitude de dames pas commeil faut. Je vois encore le grand Yves, luttant contre une bande detoutes petites mousmés, hétaïres de douze ou quinze ans, qui, commetaille, lui venaient à la ceinture, et le tiraient par ses manches,voulant le mener à mal. En se dégageant de leurs mains, il disait« Oh ! par exemple ! » au comble del’étonnement et de l’indignation, les voyant si jeunes, si menues,si bébés, et déjà si effrontées.

XII

 

18juillet.

Ils sont quatre à présent, quatre officiers demon bord, mariés comme moi et habitant, un peu moins haut, dans lemême faubourg. C’est même une aventure très commune. Cela s’estfait sans dangers, sans difficultés, sans mystères, par l’entremisedu même Kangourou.

Et naturellement nous recevons toutes cesdames.

D’abord, il y a madame Campanule, notrevoisine qui rit toujours, mariée au petit Charles N***. Puis madameJonquille, qui rit encore plus que Campanule et ressemble à unjeune oiseau ; la plus mignonne de la bande, celle-ci, mariéeà X***, un blond septentrional qui l’adore : c’est le coupleamoureux et inséparable ; les seuls qui vont pleurer peut-êtrequand l’heure du départ viendra. Puis encore Sikou-San, avec ledocteur Y***. Et enfin l’aspirant Z***, avec la petite, laminuscule madame Touki-San ; haute comme une demi-botte,celle-ci ; treize ans au plus, et déjà femme, importante,pétulante, commère. Dans mon enfance, on me menait quelquefois authéâtre des Animaux savants ; il y avait là unecertaine madame de Pompadour, un grand premier rôle, qui était uneguenon empanachée et que je vois encore. Cette Touki-San me larappelle.

Le soir, tout ce monde vient généralement nouschercher, pour une grande promenade aux lanternes qui se faitmaintenant en cortège. Ma femme, à moi, plus sérieuse, plus triste,plus distinguée peut-être, appartenant, je crois, à une classe unpeu meilleure, s’essaie à jouer à la maîtresse de maison quand cesamis arrivent. Et c’est comique de voir entrer tous ces couples malassortis, unis pour un, jour ; les dames avec leurs révérencesarticulées, tombant à quatre pattes, en trois temps, devantChrysanthème, la reine de céans.

On se met en route quand la bande est aucomplet ; on s’en va, bras dessus bras dessous, à la queue leuleu, portant toujours, au bout de bâtonnets en bambou, des petiteslanternes blanches ou rouges ; – et c’est gentil,paraît-il…

Il faut descendre par cette espèce de rue, ouplutôt de chemin en dégringolade de chèvre, qui mène dans le vieuxNagasaki japonais, – avec la perspective, hélas ! qu’il faudraremonter tout cela cette nuit ; remonter toutes les marches,toutes les pentes où l’on glisse, toutes les pierres où l’ontrébuche, avant de rentrer chez soi, de se coucher et de dormir. –On descend dans l’obscurité, sous des branches, sous desfeuillages, entre des jardins noirs, entre de vieilles maisonnettesjetant peu de lumière sur la route ; les lanternes ne sont pasde trop, quand la lune est absente ou voilée.

Enfin on arrive en bas, et là brusquement,sans transition, on débouche en plein Nagasaki, dans une rue longueet illuminée, encombrée de monde, où passent à toutes jambes desdjins qui crient, où brillent et tremblent au vent des milliers delanternes en papier. C’est le bruit et le mouvement, tout à coup,après la paix de notre faubourg silencieux.

Ici, pour le décorum, il faut se séparer denos femmes. Elles se prennent par la main toutes les cinq, commedes petites filles à la promenade. Et nous suivons par-derrière,avec des airs détachés. Ainsi vues de dos, elles sont trèsmignonnes, les poupées, avec leurs chignons si bien faits, leursépingles d’écaille si coquettement mises. Elles traînent, enfaisant un vilain bruit de sabots, leurs hautes chaussures de bois,et s’efforcent de marcher les bouts de pied tournés en dedans, cequi est une chose de mode et d’élégance. À toute minute on entendleurs éclats de rire.

Oui, vues de dos, elles sont mignonnes ;elles ont, comme toutes les Japonaises, des petites nuquesdélicieuses. Et surtout elles sont drôles, ainsi rangées enbataillon. En parlant d’elles, nous disons : « Nos petitschiens savants », et le fait est qu’il y a beaucoup de celadans leur manière.

Il est pareil d’un bout à l’autre, ce grandNagasaki où brûlent tant de quinquets à pétrole, où papillotenttant de lanternes de couleur, où passent tant de djins dératés.Toujours les mêmes rues étroites, bordées des mêmes maisonnettesbasses, en papier et en bois. Toujours les mêmes boutiques, sans lemoindre vitrage, ouvertes au vent ; aussi simples, aussiélémentaires quelle que soit la chose qui s’y fabrique ou s’ybrocante, qu’il s’agisse d’étaler de fines laques d’or, despotiches merveilleuses, ou bien des vieilles marmites, des poissonssecs, des guenilles. Et tous les vendeurs, assis par terre, aumilieu de leurs bibelots précieux ou grossiers, jambes nues jusqu’àla ceinture, montrant à peu près ce que l’on cache chez nous, maisse couvrant le torse, pudiquement. Et toute sorte de petits métiersimpayables exercés à la vue du public, à l’aide de procédésprimitifs, par des artisans à l’air bonhomme.

Oh ! les étalages étranges dans ces rueset les fantaisies surprenantes dans ces bazars !

Jamais de chevaux, par la ville, jamais devoitures ; rien que des gens à pied, ou des gens traînés dansles petits chars comiques des hommes-coureurs. Quelques Européenspar-ci par-là, échappés des bateaux de la rade ; – quelquesJaponais (encore peu nombreux heureusement) s’essayant à porterjaquette ; d’autres, se contentant d’ajouter à la robenationale un chapeau melon d’où s’échappent les longues mèches deleurs cheveux plats. Partout de l’empressement, des affaires, desmarchandages, des bibelots, – des rires…

Dans les bazars, nos mousmés font chaque soirbeaucoup d’achats ; comme aux enfants gâtés, tout leur faitenvie, les jouets, les épingles, les ceintures, les fleurs. – Etpuis, l’une à l’autre, elles se présentent des cadeaux, gentiment,avec des sourires de petites filles. Campanule, par exemple,choisit pour Chrysanthème une lanterne ingénieusement imaginée,dans laquelle des ombres chinoises, mises en mouvement par unmécanisme invisible, dansent une ronde perpétuelle autour de laflamme. Chrysanthème, en échange, donne à Campanule un éventailmagique dont les peintures représentent à volonté des papillonsvoltigeant sur des fleurs de cerisier, ou des monstresd’outre-tombe se poursuivant parmi des nuages noirs. Touki offre àSikou un masque en carton représentant la figure bouffie deDaï-Cok, dieu de la richesse ; Sikou riposte par une longuetrompette de cristal, au moyen de laquelle on arrive à produire unesorte de gloussement de dindon, tout à fait extraordinaire.Toujours du bizarre à outrance, du saugrenu macabre ; partoutdes choses à surprise qui semblent être les conceptionsincompréhensibles de cervelles tournées à l’envers des nôtres…

Dans les maisons de thé en renom, où nousfinissons nos soirées, les petites servantes à présent nous saluentà l’arrivée avec un air de connaissance respectueuse, comme une desbandes menant à Nagasaki la grande vie. Là, ce sont des causeries àbâtons rompus dont le sens souvent échappe, des quiproquos sans finà mots étranges – dans des jardinets éclairés aux lanternes, auprèsde bassins à poissons rouges où il y a des petits ponts, des petitsîlots et des petites tours en ruine. On nous sert du thé, desbonbons blancs ou roses au poivre, dont le goût ne rappelle rien deconnu, des boissons étranges à la neige et à la glace, ayant goûtde parfums ou de fleurs.

Pour raconter fidèlement ces soirées-là, ilfaudrait un langage plus maniéré que le nôtre ; il faudraitaussi un signe graphique inventé exprès, que l’on mettrait auhasard parmi les mots, et qui indiquerait au lecteur le moment depousser un éclat de rire, – un peu forcé, mais cependant frais etgracieux…

Et, la soirée finie, il s’agit de s’enretourner là-haut…

Oh ! cette rue, ce chemin, qu’il fautremonter chaque nuit, sous le ciel étoilé ou lourd d’orage, entraînant par la main sa mousmé qui s’endort, pour aller regagner, àmi-montagne, sa maison juchée et son lit de nattes…

XIII

 

Le plus fin de nous tous a été Louis de S….Jadis ayant pratiqué le Japon et s’y étant marié, il se contenteaujourd’hui d’être l’ami de nos femmes ; il en est leKomodachi taksan takaï, l’ami très haut (comme ellesdisent à cause de sa taille, qui est excessive et manque un peud’ampleur). Parlant japonais mieux que nous, il est leur confidentintime ; il trouble ou raccommode à volonté nos ménages et sedivertit beaucoup à nos dépens.

Cet ami très haut de nos femmes atout l’amusement que peuvent donner ces petites créatures, sansaucun des soucis de la vie domestique. Avec mon frère Yves et lapetite Oyouki (fille de madame Prune, ma propriétaire), il complètecet assemblage disparate que nous sommes.

XIV

 

M. Sucre et madamePrune*, mon propriétaire et sa femme, deuximpayables, échappés de paravent, habitent au-dessous de nous, aurez-de-chaussée. Bien vieux l’un et l’autre pour avoir cette fillede quinze ans, Oyouki, l’amie inséparable de Chrysanthème.

* Enjaponais : Sato-San et Oumé-San.

Confits tous deux en dévotionshintoïste ; toujours à genoux devant leur autelfamilial ; toujours occupés à dire aux Esprits leurs longuesoraisons, en claquant des mains de temps en temps pour rappelerautour d’eux ces essences inattentives qui flottent dans les airs.– À leurs moments perdus, cultivent, dans des petits pots defaïence peinturlurée, des arbustes nains, des fleursinvraisemblables qui le soir sentent très bon.

M. Sucre, silencieux, peu visiteur,desséché comme une momie dans sa robe de coton bleu. Écrivantbeaucoup (ses mémoires, je pense) avec un pinceau tenu du bout desdoigts, sur de longues bandes de papier de riz légèrement teintéesde grisâtre.

Madame Prune, empressée, obséquieuse, rapace,les sourcils rigoureusement rasés, les dents soigneusement laquéesde noir, ainsi qu’il convient à une dame comme il faut. À touteheure, apparaissant à quatre pattes à l’entrée de notre logis, pournous offrir quelque service.

Oyouki, faisant chez nous, dix fois par jour,des entrées intempestives (quand on dort, quand on s’habille),arrivant comme une bouffée de jeunesse mignarde et de gaîté drôle,comme un vivant éclat de rire. Toute ronde de taille, toute rondede figure. Moitié bébé, moitié jeune fille. Et de si bonne amitié,à propos d’un rien vous embrassant à pleine bouche, avec sesgrosses lèvres ballantes qui mouillent un peu, mais qui sont bienfraîches, bien rouges…

XV

 

Dans notre logis toute la nuit ouvert, leslampes qui brûlent devant le Bouddha doré nous procurent lacompagnie de toutes les bêtes des jardins d’alentour. Les phalènes,les moustiques, les cigales et d’autres insectes extraordinairesdont je ne sais pas les noms, – tout ce monde est chez nous.

Et c’est drôle, quand se présente quelquesauterelle imprévue, quelque scarabée sans gêne et sans excuse,courant sur nos nattes blanches, de voir de quelle manièreChrysanthème les signale à mon indignation, – en me les montrant dudoigt, sans dire autre chose que : « Hou ! » latête baissée, avec une moue particulière et un regard scandalisé.Il y a un éventail exprès, qui sert à les pousser dehors.

XVI

 

Ici, je suis forcé de reconnaître que, pourqui lit mon histoire, elle doit traîner beaucoup…

À défaut d’intrigue et de choses tragiques, jevoudrais au moins savoir y mettre un peu de la bonne odeur desjardins qui m’entourent, un peu de la chaleur douce de ce soleil,un peu de l’ombre de ces jolis arbres. À défaut d’amour, y mettrequelque chose de la tranquillité reposante de ce faubourg lointain.Y mettre aussi le son de la guitare de Chrysanthème, auquel jecommence à trouver quelque charme, faute de mieux, dans le silencede ces belles soirées d’été…

Tout ce temps de pleine lune de juillet quivient de passer a été lumineux, calme, splendide. Oh ! lesbelles nuits claires, les belles lueurs roses sous cette lunemerveilleuse, les belles ombres bleues, dans les fouillis épais deces arbres… Et, du haut de notre véranda, comme cette ville étaitjolie à regarder dormir !…

Mon Dieu, cette petite Chrysanthème, je ne ladéteste pas, en somme. – D’ailleurs, quand il n’y a, de part oud’autre, ni dégoût physique ni haine, l’habitude finit par créerune espèce de lien malgré tout…

XVII

 

Toujours ce bruit de cigales, strident,immense, éternel, qui sort nuit et jour de ces campagnesjaponaises. Il est partout et sans cesse, à n’importe quelle heurebrûlante de la journée, à n’importe quelle heure fraîche de lanuit. Au milieu de la rade, dès notre arrivée, nous l’avionsentendu qui nous venait à la fois des deux rives, des deuxmurailles de vertes montagnes. Il est obsédant, infatigable ;il est comme la manifestation, le bruit même de la vie spéciale àcette région de la terre. Il est la voix de l’été dans cesîles ; il est un chant de fête inconscient, toujours égal àlui-même, et ayant constamment l’air de s’enfler, de s’élever, dansune plus grande exaltation du bonheur de vivre.

Il est, pour moi, le bruit caractéristique dece pays, – avec le cri de cette espèce de gerfaut qui, lui aussi,avait salué notre entrée au Japon. Au-dessus des vallées et desbaies profondes, ces oiseaux planent, en poussant de temps à autreleurs trois : « Han ! han ! han ! »d’un timbre triste, comme au comble de l’étonnement pénible, de ladouleur. – Et les montagnes répètent leur cri.

XVIII

 

Ils sont devenus si amis que cela m’amuse,Yves, Chrysanthème et la petite Oyouki ; je crois même que,dans mon ménage, leur intimité est ce qui m’amuse le plus. C’estqu’ils font un contraste d’où résultent des situations imprévues etdes choses impayables. Lui, apportant sa désinvolture de matelot etson accent de Bretagne dans cette frêle maisonnette de papier, àcôté de ces mousmés aux manières précieuses ; grand garçonlarge, à voix brève et grave, entre deux toutes petites à voixd’oiseau qui le mènent à leur gré, le font manger avec desbaguettes ; lui apprennent le « pigeon vole »japonais, – et le trichent, – et se disputent, – et se pâment derire.

Il est certain qu’ils se plaisent beaucoup,Chrysanthème et lui. Mais j’ai confiance toujours, et je ne mefigure pas que cette petite épousée de hasard puisse jamais amenerun trouble un peu sérieux entre ce « frère » et moi.

XIX

 

Ma famille japonaise, très nombreuse et seproduisant beaucoup ; – un grand élément de distraction pourles officiers du bord qui me visitent là-haut, surtout pour lekomadachi taksan takaï (l’ami d’une extrême hauteur).

Une belle-mère charmante, tout à fait femme dumonde ; des petites belles-sœurs, des petites cousines, et destantes jeunes encore.

J’ai même, au second degré, un cousin pauvrequi est djin. – On hésitait à m’en faire l’aveu, de cedernier ; mais voici que, pendant la présentation, nous avonséchangé un sourire de connaissance : c’était 415 !

Sur ce pauvre 415, mes amis, à bord, font desgorges chaudes, – un surtout qui moins que personne aurait le droitde parler, le petit Charles N***, dont la belle-mère a été quelquechose comme concierge, ou peu s’en faut, à la porte d’unepagode.

Moi, qui fais grand cas de l’agilité et de laforce, j’apprécie au contraire ce parent-là.

Ses jambes, du reste, sont les meilleures deNagasaki, et, chaque fois que j’ai quelque course pressée à faire,je prie madame Prune d’envoyer en bas, à la station des djins,retenir mon cousin.

XX

 

J’arrivais à Diou-djen-dji à l’improviste,aujourd’hui, par un midi brûlant. Au pied de notre escaliertraînaient les socques de bois de Chrysanthème et ses sandales decuir verni.

Chez nous, en haut, tout était ouvert, avecdes stores en bambou abaissés du côté du soleil ; à traversleur tissu clair entraient l’air chaud et la lumière d’or. Cettefois, c’étaient des lotus que Chrysanthème avait mis dans nos vasesde bronze, et mes yeux tombèrent, dès l’entrée, sur ces grandscalices roses.

Elle dormait, elle, étendue par terre, suivantl’habitude de son sommeil de sieste.

… Quelle forme à part ils ont toujours, cesbouquets arrangés par Chrysanthème : quelque chose dedifficile à définir, une sveltesse japonaise, une grâce apprêtéeque nous ne saurions pas leur donner.

… Elle dormait à plat ventre sur les nattes,sa haute coiffure et ses épingles d’écaille faisant une saillie surl’ensemble de son corps couché. La petite traîne de sa tuniqueprolongeait en queue sa personne délicate. Ses bras étaient étendusen croix, ses manches déployées comme des ailes – et sa longueguitare gisait à son côté.

Elle avait un air de fée morte. Ou bien encoreelle ressemblait à quelque grande libellule bleue qui se seraitabattue là et qu’on y aurait clouée.

Madame Prune, qui était montée derrière moi,toujours empressée, officieuse, manifesta par gestes des sentimentsindignés, en voyant cette réception insouciante de Chrysanthème àson seigneur et maître, – et s’avança pour la réveiller.

– Gardez-vous-en bien, bonne madamePrune ! Si vous saviez comme elle me plaît mieuxainsi !

J’avais laissé mes chaussures en bas, suivantl’usage, à côté des petits socques et des petites sandales ;et j’entrai sur la pointe du pied, tout doucement, pour allerm’asseoir sous la véranda.

Quel dommage que cette petite Chrysanthème nepuisse pas toujours dormir : elle est très décorative,présentée de cette manière, – et puis, au moins, elle ne m’ennuiepas. – Peut-être, qui sait ? si j’avais le moyen de mieuxcomprendre ce qui se passe dans sa tête et dans son cœur… Mais,c’est curieux, depuis que j’habite avec elle, au lieu de pousserplus loin l’étude de cette langue japonaise, je l’ai négligée, tantj’ai senti l’impossibilité de m’y intéresser jamais…

Assis sous ma véranda, je regardai à mes piedsles temples et les cimetières, et les bois, et les vertesmontagnes, tout Nagasaki baigné de soleil. Les cigales faisaientleur bruit le plus strident, qui tremblait comme une fièvre del’air. Tout cela était calme, lumineux et chaud…

Eh bien, pourtant, pas assez, à mon gré !Qu’y a-t-il donc de changé sur terre ? Les midis brûlantsd’été, ceux que je retrouve dans mes souvenirs lointains, avaient-encore plus d’éclat, encore plus de soleil ; le Baalautrefois me semblait plus puissant, et plus terrible. On diraitque tout ceci n’est qu’une copie pâle de ce que j’ai connu dans mespremières années, une copie à laquelle quelque chose manque. Ettristement je me demande à moi-même : la splendeur des étés,est-ce que vraiment ce n’est que cela, – n’était-ce quecela ? ou bien y a-t-il une erreur de mes yeux et, avec letemps, verrai-je ces choses pâlir encore ?…

… Derrière moi, une petite musique triste,triste à faire frissonner, – et grêle, grêle autant que le chantdes cigales, – commença de se faire en sourdine, puis s’éleva,gémissante, comme la plainte mièvre de quelque âme japonaise enpeine et en angoisse dans l’air silencieux de midi :Chrysanthème et sa guitare, qui s’éveillaient ensemble…

Et il me plut que cette idée lui fût venue, deme faire de la musique, me voyant là, au lieu de s’empresser à medire bonjour. (À aucun moment je ne me suis imposé la contrainted’avoir l’air un peu épris d’elle ; mais nos rapportsdeviennent froids de plus en plus, surtout quand nous sommesseuls.) – Aujourd’hui pourtant je me retournai pour lui sourire et,de la main, je lui fis signe : « Allons, joue encore.Cela m’amuse d’écouter ta petite improvisation étrange. » –C’est singulier que la musique de ce peuple rieur puisse être siplaintive. Mais, décidément, celle que fait Chrysanthème mérited’être entendue… Où donc a-t-elle pris cela ? Quels indiciblesrêves, à jamais mystérieux pour moi, passent dans sa cervellejaune, quand elle joue ou chante de cette manière ?…

… Tout à coup : Pan, pan, pan ! onfrappe trois fois, d’un doigt sec, sur une marche de notre escalieret, dans l’ouverture de notre porte, apparaît un imbécile encomplet de drap gris qui nous fait la révérence.

– Entrez, entrez, monsieur Kangourou ! –Oh ! comme vous arrivez à point, au moment où j’allais presqueme monter l’imagination pour des choses japonaises !…

C’était une petite note de blanchissage, queM. Kangourou désirait nous présenter respectueusement, avec unplongeon du haut du corps, une pose correcte des mains sur lesgenoux, et un long sifflement de couleuvre.

XXI

 

En continuant de suivre le chemin qui monte etpasse devant chez nous, on trouve une dizaine de vieillesmaisonnettes encore, quelques murs de jardins, – puis, plus rienque la montagne solitaire, les petits sentiers qui s’en vont versles cimes à travers les plantations de thé, les buissons decamélias, les broussailles et les roches. Et ces montagnes toutautour de Nagasaki sont pleines de cimetières ; depuis dessiècles et des siècles, on monte là des morts.

Mais ces sépultures japonaises n’ont pas detristesse, pas d’horreur ; il semble que, chez ce peupleenfantin et léger, la mort même ne se prenne pas sérieusement. Lestombes sont des Bouddhas de granit, assis dans des lotus, ou desbornes funéraires avec des inscriptions d’or ; elles setiennent groupées dans de petits enclos au milieu des bois, ou surdes terrasses naturelles agréablement situées ; on y arrivegénéralement par de longs escaliers de pierre tapissés de mousse,en passant de temps en temps sous quelqu’un de ces portiques sacrésdont la forme, toujours la même, est rude et simple, et qui sontune réduction de ceux des temples.

Au-dessus de chez nous, les tombes de lamontagne sont si antiques qu’elles n’effraient pas, même la nuit.C’est une région de cimetières abandonnés. Les morts qu’on avaitcachés là-dessous se sont fondus dans la terre. Ces milliers depetites bornes grises, ces multitudes de vieux petits bouddhasrongés par le lichen, semblent ne plus être que l’attestation deséries d’existences antérieures aux nôtres et tout à fait perduesdans le recul mystérieux des temps.

XXII

 

Les repas de Chrysanthème sont uneinvraisemblable chose.

Cela commence le matin, au réveil, par deuxpetits pruneaux verts des haies, confits dans du vinaigre et roulésdans de la poudre de sucre. Une tasse de thé complète ce déjeunerpresque traditionnel au Japon, le même que l’on mange en bas chezmadame Prune, le même que l’on sert aux voyageurs dans leshôtelleries.

Cela se continue dans le courant du jour pardeux dînettes très drôlement ordonnées. De chez madame Prune, oùces choses se cuisinent, on les lui monte sur un plateau de laquerouge, dans de microscopiques tasses à couvercle : un hachisde moineau, une crevette farcie, une algue en sauce, un bonbonsalé, un piment sucré… À tout cela, Chrysanthème goûte du bord deslèvres, à l’aide de ses petites baguettes, en relevant le bout deses doigts avec une grâce affectée. À chaque mets elle fait unegrimace, – en laisse les trois quarts et s’essuie les ongles après,avec horreur.

Ces menus varient beaucoup, suivantl’inspiration de madame Prune. Mais ce qui ne change jamais, nichez nous ni ailleurs, ni au sud de l’empire ni au nord, c’est ledessert et la façon de le manger : après tant de petits platspour rire, on apporte une cuve en bois cerclée de cuivre, une cuveénorme, comme pour Gargantua, et contenant jusqu’au bord du rizcuit à l’eau pure ; Chrysanthème en remplit un très grand bol(quelquefois deux, quelquefois trois), en salit la blancheurneigeuse avec une sauce noire, au poisson, qui est contenue dansune fine burette bleue ; – brasse ces choses ensemble ; –porte le bol à ses lèvres et enfourne tout ce riz, en le poussantavec ses deux baguettes jusqu’au fond de son gosier.

Ensuite on ramasse les petites tasses et lespetits couvercles, les dernières miettes tombées sur ces nattes siblanches dont rien ne doit ternir jamais l’irréprochable netteté.La dînette est terminée.

XXIII

 

2août.

En bas, dans la ville, à un carrefour, unechanteuse des rues s’était installée ; on s’assemblait pourl’entendre, et nous nous étions arrêtés comme les autres, noustrois qui passions, Yves, Chrysanthème et moi.

Toute jeune, un peu grasse, assez jolie, elleraclait sa guitare et chantait, en roulant les yeux d’une manièreféroce comme un virtuose exécutant des difficultés. Elle baissaitla tête, se rentrait le menton dans le cou pour tirer des notesplus creuses du fin fond de son corps ; elle arrivait à sefaire une grosse voix rauque, une voix de vieux crapaud, une voixde ventriloque sortie je ne sais d’où (ce qui est la grande manièrethéâtrale, le dernier mot de l’art pour interprétation des morceauxtragiques).

Yves lui jeta un regard indigné :

– Oh ! par exemple ! dit-il, – maisc’est la voix d’une… (dans son étonnement, les mots lui manquaient)– c’est la voix d’un… d’un monstre !…

Et il me regarda, presque épouvanté par cettepetite, anxieux de savoir ce que j’en pensais.

D’ailleurs il était de mauvaise humeuraujourd’hui, mon pauvre Yves, parce que je l’avais obligé à sortircoiffé de certain chapeau de paille, à bords très relevés, qui nelui plaît pas.

– Il te va très bien, Yves, je t’assure.

– Oui ? Vous le dites, vous… Il ressembleà un nid de pie, moi je trouve !

Comme diversion à cette chanteuse et à cechapeau, voici maintenant un cortège, qui nous arrive du bout de larue là-bas, quelque chose comme un enterrement. Des bonzes marchenten tête, vêtus de robes en gaze noire, – un air de prêtrescatholiques ; le principal personnage du défilé, le mort,vient par-derrière, assis dans une sorte de petit palanquin fermé,tout à fait gentil. Suivent une bande de mousmés, cachant leurfigure rieuse sous un semblant de voile et portant, dans des vasesde forme sacrée, les lotus artificiels à pétales d’argent qui sontde rigueur pour les funérailles ; puis de belles damesmarchent après, minaudières, étouffant des envies de rire, sous desparasols où sont peints en couleurs gaies des papillons et descigognes…

Les voici tout près de nous, il faut nousranger pour leur faire place. – Et Chrysanthème tout à coup prendun air de circonstance ; Yves se découvre, ôte son nid depie…

C’est pourtant vrai, que c’est la mort quipasse ! Moi qui oubliais… cela en avait si peu l’air…

Le cortège va grimper bien haut, bien haut,au-dessus de Nagasaki, dans la verte montagne toute peuplée detombes. Là, on déposera dans la terre cet infortuné bonhomme, sonpalanquin par-dessus lui, et ses vases, et ses fleurs en papierargenté. Enfin !… au moins il sera dans un lieu agréable, cepauvre mort, et jouira d’une vue charmante…

On s’en reviendra, moitié riant, moitiépleurnichant.

Demain, on n’y pensera plus.

XXIV

 

4août.

La Triomphante, qui était sur rade,presque au pied des collines où ma maison est perchée, entreaujourd’hui au bassin, pour réparer ses flancs éraillés pendant lelong blocus de Formose.

Et me voici fort loin de chez moi, àprésent ; obligé de traverser en canot toute la baie pouraller retrouver Chrysanthème, car ce bassin est situé sur la riveopposée à Diou-djen-dji. Il est creusé dans une petite vallée,étroite et profonde ; toute sorte de verdures se penchentau-dessus, des bambous, des camélias, des arbres quelconques ;notre mâture, nos vergues, vues du pont, ont l’air d’êtreaccrochées dans les branches.

Cette situation d’un navire qui ne flotte plusdonne à l’équipage la facilité de sortir clandestinement àn’importe quelle heure de la nuit, et nos matelots ont lié desrelations avec toutes les petites filles des villages qui sontsuspendus dans la montagne au-dessus de nous.

Ce séjour, cette liberté trop grandem’inquiètent pour mon pauvre Yves, – auquel ce pays de plaisirtourne un peu la tête.

D’ailleurs, de plus en plus, je le croisamoureux de Chrysanthème.

C’est grand dommage vraiment que cesentiment-là ne me soit pas venu plutôt à moi, puisque j’ai tantfait que de l’épouser…

XXV

 

Je continue, malgré la distance plus grande,d’aller chaque jour à Diou-djen-dji. La nuit tombée, quand lesquatre ménages amis du mien sont venus nous rejoindre, Yves aussi,et l’ami d’une surprenante hauteur, nous redescendons enbande vers la ville, dégringolant aux lanternes par les escalierset les rampes du vieux faubourg.

Toujours pareille, cette promenade nocturne,avec des amusements semblables : mêmes stations devant lesétalages baroques, mêmes boissons sucrées servies dans les mêmesjardinets. Mais notre bande est souvent très augmentée ;d’abord, nous emmenons Oyouki, que ses parents nous confient ;puis deux cousines de ma femme qui sont fort mignonnes, et enfindes amies, des petites invitées de dix ou douze ans quelquefois,fillettes de notre quartier envers lesquelles nos mousmés ontdésiré se montrer polies.

Oh ! l’étonnante petite compagnie quenous traînons à notre suite, dans les maisons de thé, lesoir ! Les impayables minois, les piquets de fleurs drôlementplantés sur des têtes enfantines et comiques ! – On diraitd’un vrai pensionnat de mousmés en récréation de nuit sous notresurveillance.

Yves nous raccompagne lorsqu’il s’agit ensuitede remonter chez nous, – Chrysanthème poussant de gros soupirsd’enfant fatigué, s’arrêtant à chaque marche, s’appuyant à nosbras.

Quand nous sommes en haut, il nous dit adieu,touche la main de Chrysanthème, puis redescend encore une fois, parle versant qui mène aux quais, aux navires, et traverse la radedans un sampan pour regagner la Triomphante.

Nous, à l’aide d’une sorte d’anneau à secret,nous ouvrons la porte de notre jardin, où les pots de fleurs demadame Prune, alignés dans l’obscurité, répandent leur bonne odeursuave du soir. Nous traversons ce jardin, au clair de lune ou desétoiles, et nous montons chez nous.

S’il est très tard, – ce qui arrivequelquefois, – nous trouvons en rentrant tous nos panneaux de boistirés et fermés par les soins de M. Sucre (précaution contreles voleurs), notre appartement clos comme une vraie chambreeuropéenne.

Il y a, dans cette maison ainsi calfeutrée,une étrange odeur mêlée à celle du musc et des lotus ; uneintime odeur de Japon, de race jaune, qui est montée du sol ou quiest sortie des boiseries antiques ; – presque une fétidité defauve. Le tendelet de gaze bleu-nuit, disposé pour notre coucher,descend du plafond avec un air de vélum mystérieux. Le Bouddha dorésourit toujours devant ses veilleuses qui brûlent ; quelquephalène habituée du logis, qui dormait dans le jour collée à notreplafond, tournoie maintenant sous le nez du dieu, autour des deuxpetites flammes grêles. Et sur le mur, plaquée, les pattes enétoile, sommeille quelque grosse araignée des jardins, – qu’il nefaut pas tuer parce que c’est le soir. – « Hou ! »fait Chrysanthème, indignée, en me la désignant du bout de sondoigt. – Vite, l’éventail consacré aux bêtes, pour la chasserdehors…

Autour de nous règne un silence qui serrepresque le cœur, après tous ces tapages joyeux de la ville et tousces rires de mousmés qui viennent de finir ; – un silence decampagne, un silence de village endormi.

XXVI

 

Le bruit de ces innombrables panneaux de boisque l’on tire et que l’on ferme, au commencement de chaque nuit,dans toutes les maisons japonaises, est une des choses de ce paysqui me resteront dans la mémoire. De chez les voisins, par-dessusles jardinets verts, ces bruits nous arrivent les uns après lesautres, par séries, plus ou moins étouffés, plus ou moinslointains.

Juste au-dessous de nous, ceux de madame Pruneroulent très mal, grincent, font tapage dans leurs rainuresusées.

Les nôtres sont bruyants aussi, car la vieillecase est sonore, et il faut en faire courir au moins vingt sur delongues glissières, pour clore complètement l’espèce de halleouverte que nous habitons. En général, c’est Chrysanthème qui secharge de ce soin de ménagère, peinant beaucoup, se pinçant lesdoigts souvent, et très malhabile avec ses mains trop petites quin’ont jamais travaillé de leur vie.

Après, vient sa toilette de nuit. Avec unecertaine grâce, elle laisse tomber la robe du jour pour en mettreune plus simple, en toile bleue, qui a les mêmes manches pagodes,la même forme, moins la traîne, et qu’elle s’attache aux reins parune ceinture en mousseline de couleur assortie.

La haute coiffure reste intacte, cela va sansdire, sauf les épingles, qui sont dépiquées et couchent près denous dans une boîte en laque.

Il y a la petite pipe d’argent, ensuite, qu’ilfaut fumer avant de s’endormir : c’est une des choses quim’impatientent, mais qui doivent être subies.

Chrysanthème, comme une gipsy, s’accroupitdevant certaine boîte carrée, en bois rouge, qui contient un petitpot à tabac, un petit fourneau de porcelaine avec des charbonstoujours allumés, – et enfin un petit vase en bambou pour déposerla cendre et cracher la salive. (En bas, la boîte à fumer de madamePrune, et ailleurs, les boîtes à fumer de tous les Japonais et detoutes les Japonaises, sont semblables, contiennent les mêmeschoses disposées de la même façon, – et partout, au milieu desappartements pauvres ou riches, traînent par terre.)

Le mot « pipe » est bien trivial etsurtout bien gros pour désigner ce mince tube d’argent, tout droit,au bout duquel, dans un récipient microscopique, on met une seulepincée de tabac blond, haché plus menu que des fils de soie.

Deux bouffées, trois au plus ; cela dureà peine quelques secondes, et la pipe est finie. – Ensuite,pan, pan, pan, pan, on frappe le tuyau très fort contre lerebord de la boîte à fumer, pour faire tomber cette cendre qui neveut jamais sortir ; – et ce tapotage, qui s’entend partout,dans chaque maison, à n’importe quelle heure de la nuit ou du jour,drôle et rapide comme un grattement de singe, est au Japon un desbruits caractéristiques de la vie humaine…

– Anata, nomimasé ! (Toi aussi,fume !) dit Chrysanthème.

Ayant rempli de nouveau la petite pipeagaçante, elle présente à mes lèvres, avec une révérence, le tubed’argent, – et je n’ose pas refuser, par courtoisie ; maisc’est âcre, détestable…

Maintenant, avant de m’étendre sous lamoustiquaire bleu sombre, je vais rouvrir deux des panneaux dulogis, l’un du côté du sentier désert, l’autre sur les jardins enterrasse, afin que l’air de la nuit puisse passer sur nous, aurisque de nous amener d’autres hannetons attardés ou d’autresphalènes étourdies.

Notre maison, tout en bois vieux et mince,vibre la nuit comme un grand violon sec ; les bruissements lesplus légers y grandissent, s’y défigurent, y deviennentinquiétants. Sous la véranda, deux petites harpes éoliennes,suspendues, font au moindre souffle leur tintement de lames deverre, semblable au murmure harmonieux d’un ruisseau ; dehors,jusque dans les derniers lointains, les cigales continuent leurgrande musique éternelle, et, au-dessus de nous, sur le toit noir,on entend, comme un galop de sorcière, passer la bataille à mortdes chats, des rats et des hiboux…

… Plus tard, aux dernières heures de la nuit,Chrysanthème ira fermer sournoisement ces panneaux que j’airouverts, – quand soufflera certain vent plus frais qui montejusqu’à nous, de la mer et de la rade profonde, avec l’extrêmematin.

Auparavant elle se sera bien levée trois foisau moins, pour fumer : ayant bâillé à la manière des chattes,s’étant étirée, ayant contourné dans tous les sens ses petits brasd’ambre et ses toutes petites mains gracieuses, elle se redresserésolument, pousse des plaintes de réveil très enfantines et assezmignonnes ; puis sort de la tente de gaze, remplit sa petitepipe et aspire deux ou trois bouffées de la chose âcre etdéplaisante.

Ensuite : pan, pan, pan, pan,contre la boîte, pour secouer la cendre. Dans la sonorité nocturne,cela fait un bruit terrible – qui réveille madame Prune, c’étaitfatal. Et voilà madame Prune prise d’une envie de fumer, elleaussi, absolument suggestionnée ; – alors, à ce bruit d’enhaut, répond d’en bas un autre : pan, pan, pan, pan,tout à fait pareil, exaspérant et inévitable comme un écho.

XXVII

 

Plus joyeuses sont les musiques dumatin : les coqs qui chantent ; les panneaux de bois quis’ouvrent dans le voisinage ; ou le cri bizarre de quelquepetit marchand de fruits, parcourant dès l’aube notre hautfaubourg. Et les cigales ayant l’air de chanter plus fort, à cettefête de la lumière revenue.

Surtout, il y a la longue prière de madamePrune qui, d’en bas, nous arrive à travers le plancher, monotonecomme une chanson de somnambule, régulière et berçante comme unbruit de fontaine. Cela dure trois quarts d’heure pour lemoins ; sur des notes hautes, rapides, nasillardes, cela sepsalmodie abondamment ; de temps à autre, quand les espritslassés n’écoutent plus, cela s’accompagne de battements de mainstrès secs – ou bien des sons grêles de certain claquebois qui secompose de deux disques en racine de mandragore ; c’est un jetininterrompu de prière ; c’est intarissable et cela chevrotesans cesse comme le bêlement d’une vieille bique en délire…

« Après s’être lavé les mains et lespieds, disent les saints livres, on invoquera le grand DieuAma-Térace-Omi-Kami, qui est le roi de puissance de l’empireJaponais ; on invoquera les mânes de tous les défuntsempereurs qui dérivent de lui ; les mânes ensuite de tous sesancêtres personnels, jusqu’aux générations les plus reculées ;les Esprits de l’air et de la mer ; les Esprits des lieuxsecrets et immondes ; les Esprits sépulcraux du pays desracines, etc., etc. »

« Je vous estime et vous implore, chantemadame Prune, ô Ama-Térace-Omi-Kami, roi de puissance. Protégezsans cesse votre peuple qui est prêt à se sacrifier à la patrie.Accordez-moi de devenir très sainte comme vous êtes et faites-moila grâce de chasser de mon esprit les idées obscures. Je suis lâcheet pécheresse : expulsez mes lâchetés et mes péchés comme levent du nord emporte la poussière dans la mer. Lavez-moiblanchement de mes souillures, comme on lave des saletés dans larivière de Kamo. – Faites-moi la grâce de devenir la plus richefemme du monde. – Je crois en votre lumière qui se répandra sur laterre et l’éclaircira incessamment, pour mon bonheur. Faites-moi lagrâce de conserver la santé de ma famille, – et surtout la mienne,à moi, qui, ô Ama-Térace-Omi-Kami, n’estime et n’adore quevous-même, etc., etc. »

Ensuite, viennent tous les empereurs, tous lesEsprits et la liste interminable des ancêtres.

De son fausset tremblant de vieille femme,madame Prune chante tout cela, vite à perdre haleine, sans en rienomettre.

Et c’est bien étrange à entendre ; à lafin, on ne dirait plus un chant humain ; c’est comme une sériede formules magiques qui s’échapperaient, se dévideraient d’unrouleau inépuisable, pour prendre leur vol dans l’air. Par sonétrangeté même et par sa persistance d’incantation, cela arrive àproduire, dans ma tête encore endormie, une sorte d’impressionreligieuse.

Et chaque jour je m’éveille au bruit de cettelitanie shintoïste qui vibre au-dessous de moi dans la sonoritéexquise des matins d’été, – tandis que nos veilleuses s’éteignentdevant le Bouddha souriant, tandis que l’éternel soleil, à peinelevé, envoie déjà, par les petits trous de nos panneaux de bois,des rayons qui traversent notre logis obscur, notre tendelet degaze bleu-nuit, comme de longues flèches d’or.

C’est à ce moment qu’il faut se lever ;descendre quatre à quatre jusqu’à la mer, par des sentiers d’herbespleins de rosée, – et regagner mon navire.

Hélas ! Autrefois c’était le chant dumuezzin qui me réveillait, les matins sombres d’hiver, là-bas dansle grand Stamboul enseveli…

—————

XXVIII

 

Chrysanthème a apporté peu de bagage avecelle, sachant bien que notre mariage ne durera pas.

Elle a placé ses robes et ses belles ceinturesdans des petites niches fermées qui se dissimulent contre une desmurailles de notre appartement (la muraille du nord, la seule desquatre qui ne soit pas démontable). Les portes de ces niches sontdes panneaux de papier blanc ; les étagères, les compartimentsintérieurs, en bois finement menuisé, sont disposés d’une manièretrop cherchée, trop ingénieuse, qui éveille des craintes de doublesfonds, de trucs pour jouer des farces. On dépose là les objets sansconfiance, avec le vague sentiment que ces armoires pourraientbien, d’elles-mêmes, vous les escamoter.

Parmi les affaires de Chrysanthème, ce quim’amuse à regarder, c’est la boîte consacrée aux lettres et auxsouvenirs : elle est en fer-blanc, de fabrication anglaise, etporte sur son couvercle l’image coloriée d’une usine des environsde Londres. – Naturellement c’est comme chose d’art exotique, commebibelot, que Chrysanthème la préfère à d’autres mignonnesboîtes, en laque ou en marqueterie, qu’elle possède.

– On y trouve tout ce qu’il faut pour lacorrespondance d’une mousmé : de l’encre de Chine ; unpinceau ; du papier de couleur grise, très mince, taillé enlongues bandes étroites ; de bizarres enveloppes, où l’onintroduit ce papier (après l’avoir replié sur lui-même unetrentaine de fois), et qui sont ornées de paysages, de poissons, decrabes ou d’oiseaux.

Sur des lettres anciennes, qui sont là, à elleadressées, je sais reconnaître les deux caractères qui signifientson nom : « Kikou-San » (Chrysanthème madame). Etquand je l’interroge, elle me répond en japonais, avec un air defemme sérieuse :

– Mon cher, ce sont des lettres de mesamies.

Oh ! ces amies de Chrysanthème, quelsminois elles ont ! Il y a leurs portraits, dans cette mêmeboîte ; leurs photographies, collées sur des cartes devisite qui portent au dos le nom d’Uyeno, le bon faiseur deNagasaki : des petites personnes qui étaient faites pourfigurer gentiment dans des paysages d’éventail et qui se sontefforcées d’avoir un bon maintien quand on leur a pris la nuquedans l’appuie-tête en leur disant : « Ne bougeonsplus. »

Cela m’amuserait bien de lire ces lettresd’amies, – et surtout les réponses que leur fait ma mousmé…

XXIX

 

10août.

Ce soir, grande pluie ; nuit épaisse etnoire. Vers dix heures, revenant d’une de ces maisons de thé à lamode que nous fréquentons beaucoup, nous arrivons, Yves,Chrysanthème et moi, à certain angle familier de la grand’rue, àcertain tournant où il faut quitter les lumières et le bruit de laville pour s’engager dans les escaliers noirs, les sentiers à picqui montent chez nous, à Diou-djen-dji.

Là, avant de commencer l’ascension, il s’agitd’abord d’acheter une lanterne, chez une vieille marchande nomméemadame Très-Propre[1], dont noussommes les pratiques assidues. – C’est inouï la consommation quenous en faisons, de ces lanternes en papier, dont les peinturesreprésentent invariablement des papillons de nuit ou deschauves-souris. – Au plafond de la boutique, il y en a desquantités énormes qui pendent par grappes, et la vieille, nousvoyant venir, monte sur une table pour les attraper. – Le gris oule rouge sont nos couleurs habituelles ; madame Très-Propresait cela et néglige les lanternes vertes ou bleues. Mais il esttoujours très difficile d’en décrocher une, – à cause des bâtonnetspar où on les tient, des ficelles par où on les attache, quis’enchevêtrent ensemble. Par des gestes outrés, madame Très Propreexprime combien elle est désolée d’abuser ainsi de nos honorablesmoments : oh ! si cela ne dépendait qued’elle-même !… mais voilà, ces choses emmêlées n’ont aucuneconsidération pour la dignité des personnes. Avec mille singeries,elle croit même devoir leur faire des menaces et leur montrer lepoing, à ces ficelles indébrouillables qui ont l’outrecuidance denous causer du retard. – C’est bien, nous connaissons ce manège parcœur. Si cela l’impatiente, cette vieille dame, nous aussi.Chrysanthème, qui s’endort, est prise d’une série de petitsbâillements de chat, qu’elle ne se donne même pas la peine dedissimuler avec sa main et qui n’en finissent plus. Elle fait unemoue très longue à l’idée de cette côte si raide qu’il va falloircette nuit remonter sous une pluie battante.

Je suis comme elle, cela m’ennuie bien. Etdans quel but, mon Dieu, grimper chaque soir jusqu’à ce faubourg,quand rien ne m’attire dans ce logis de là-haut ?…

L’ondée redouble ; comment allons-nousfaire ?… Dehors passent des djins rapides, criant gare,éclaboussant les piétons, projetant, en traînées dans l’averse, lesfeux de leurs lanternes multicolores. Passent des mousmés et desvieilles dames, troussées, crottées, rieuses tout de même sousleurs parapluies de papier, échangeant des révérences et faisantclaquer sur les pierres leurs socques de bois ; la rue estpleine d’un tapotement de sabots et d’un grésillement de pluie.

Passe aussi, par bonheur, 415, notre cousinpauvre, qui s’arrête voyant notre détresse, et promet de nous tirerd’affaire : le temps d’aller déposer sur le quai un Anglaisqu’il roule, et il reviendra à notre secours, avec tout ce qui estnécessaire à notre triste situation.

Enfin voici notre lanterne décrochée, allumée,payée. En face, il y a une autre boutique à laquelle nous nousarrêtons aussi chaque soir ; c’est chez madameL’Heure*, la marchande de gaufres ; nousfaisons toujours provision chez elle pour nous soutenir pendant laroute. – Très sémillante cette pâtissière, et en frais decoquetterie avec nous ; elle forme vignette de paraventderrière ses piles de gâteaux agrémentées de petits bouquets.Abritons-nous sous son toit pour attendre, – et, à cause desgouttières qui tombent dru, plaquons-nous le plus possible contreson étalage de bonbons blancs ou roses, arrangés très artistementsur des branches de cyprès fines et fraîches.

* Enjaponais : Tôki-San.

Pauvre 415, quelle providence pour nous !– Il reparaît déjà, cet excellent cousin, toujours souriant,toujours courant, tandis que l’eau ruisselle sur ses belles jambesnues, et il nous apporte deux parapluies, empruntés à un marchandde porcelaine qui est aussi notre parent éloigné. Yves, comme moi,jamais de sa vie n’avait voulu se servir de ce genre d’objet, maisil accepte ceux-ci parce qu’ils sont drôles : en papiernaturellement, à plissures cirées et gommées, avec l’inévitable volde cigognes semé en guirlande tout autour.

Chrysanthème, bâillant de plus en plus à samanière chatte et devenue câline pour se faire traîner, essaie deprendre mon bras :

– Mousmé, pour ce soir, si tu demandais plutôtce service à Yves-San ; je suis sûr que cela nous arrangeraittous les trois.

La voilà donc, elle toute petite, pendue à cetrès grand, et ils grimpent. J’ouvre la marche, portant la lanternequi nous éclaire, et dont j’abrite la flamme de mon mieux sous monextravagant parapluie.

De chaque côté du chemin, on entend comme untorrent qui roule : l’eau de tout cet orage dégringolant de lamontagne. La route nous paraît longue cette nuit, difficile,glissante ; les séries de marches, interminables. Des jardins,des maisons, échafaudés les uns par-dessus les autres ; desterrains vagues, des arbres qui, dans l’obscurité, se secouent surnos têtes.

On dirait que Nagasaki monte en même temps quenous, – mais là-bas, très loin, dans une sorte de buée qui semblelumineuse sous le noir du ciel ; il sort de cette ville unbruit confus de voix, de roulements, de gongs, de rires.

Cette pluie d’été n’a pas rafraîchi l’airencore. À cause de la chaleur orageuse qu’il fait, les maisonnettesde ce faubourg sont restées ouvertes, comme des hangars, et nousvoyons ce qui s’y passe. Des lampes toujours allumées devant lesBouddhas familiers et les autels d’ancêtres ; – mais tous lesbons Nippons déjà couchés. Sous les traditionnels tendelets de gazebleu-vert, on les aperçoit, étendus par rangées, parfamilles ; ils dorment, chassent des moustiques ous’éventent : des Nippons, des Nipponnes, et des bébés nipponsaussi, à côté de leurs parents ; chacun, jeune ou vieux, ayantsa robe de nuit en indienne bleu foncé et son petit chevalet enbois pour reposer sa nuque.

Il y a de rares maisons où l’on s’amuseencore : de loin en loin, par-dessus les jardins sombres, unson de guitare nous vient : quelque danse incompréhensiblementrythmée dont la gaîté est triste.

Voici certain puits entouré de bambous, auprèsduquel nous avons l’habitude de faire halte nocturne pour laisserrespirer Chrysanthème. Yves me prie de diriger sur lui la lueurrouge de ma lanterne pour le bien reconnaître : c’est qu’ilmarque pour nous la moitié de la route.

Et enfin, enfin, voici notre logis ! –Porte close ; obscurité et silence profonds. Tous nos panneauxont été fermés par les soins de M. Sucre et de madamePrune ; la pluie ruisselle sur le bois de nos vieux mursnoirs.

Avec un temps pareil, il n’est pas possible delaisser Yves redescendre encore, pour aller rôder le long de lamer, en quête d’un sampan de louage. Non, il ne retournera pas àbord ce soir ; nous allons le faire coucher chez nous. Sapetite chambre a été prévue, du reste, dans les conditions de notrebail, et nous allons la lui fabriquer tout de suite, – bien qu’ilrefuse, par discrétion. Entrons, déchaussons-nous, secouons-nousbien comme des chats sur lesquels une averse est tombée, et montonsdans notre appartement.

Devant le Bouddha, les petites lampesbrûlent ; au milieu de la chambre, la gaze bleu-nuit esttendue. En arrivant, la première impression est bonne : il estgentil, le logis, ce soir ; il a un vrai mystère, à cause dece silence et de cette heure tardive. Et puis, par un temps pareil,il fait toujours bon rentrer chez soi…

Allons, vite, faisons la chambre d’Yves.Chrysanthème, très en train à l’idée que son grand ami va coucherprès d’elle, y met toutes ses forces ; d’ailleurs il s’agitsimplement de pousser dans leurs glissières trois ou quatrepanneaux de papier, qui formeront tout de suite une chambre à part,un compartiment dans la grande boîte où nous logeons. – Je lesavais crus complètement blancs, ces panneaux : eh bien,non ! il y a sur chacun d’eux un groupe de deux cigognes, –peintes en grisaille dans ces poses inévitables que l’art japonaisa consacrées : l’une qui porte la tête altière et lève unejambe avec noblesse, l’autre qui se gratte. Oh ! ces cigognes…ce qu’elles vous impatientent, au bout d’un mois deJapon !…

Voilà donc Yves couché et dormant sous notretoit. Le sommeil lui est venu ce soir plus vite qu’àmoi-même : c’est que j’ai cru remarquer des regards trèslongs, de Chrysanthème à lui, de lui à Chrysanthème.

Je lui laisse entre les mains cette petitecomme un jouet, et une crainte me vient à présent d’avoir jeté uncertain trouble dans sa tête. De cette Japonaise, je me souciecomme de rien. Mais Yves… ce serait mal de sa part, et celaporterait une atteinte grave à ma confiance en lui…

On entend la pluie tomber sur notre vieuxtoit ; les cigales se taisent ; des senteurs de terremouillée nous arrivent des jardins et de la montagne. Je m’ennuiedésespérément dans ce gîte ce soir ; le bruit de la petitepipe m’irrite plus que de coutume et, quand Chrysanthèmes’accroupit devant sa boîte à fumer, je lui trouve un airpeuple dans le plus mauvais sens du mot.

Je la prendrais en haine, ma mousmé, si elleentraînait mon pauvre Yves à une mauvaise action que je ne luipardonnerais peut-être plus…

XXX

 

12août.

Les époux Y*** et Sikou-San ont divorcé hier.– Le ménage Charles N*** et Campanule marche assez mal. Ils ont eudes difficultés avec ces petits bonshommes en complet de coutilgris, fureteurs, pressurants, insupportables, qui sont les agentsde la police ; on les a fait chasser de leur maison, enintimidant leur propriétaire (sous l’amabilité obséquieuse de cepeuple, il y a un vieux fond de haine contre nous qui venonsd’Europe) ; les voilà donc obligés d’accepter l’hospitalité deleur belle-mère, situation bien pénible. – Et puis Charles N*** secroit trompé. Il n’y a pas d’illusion à se faire du reste :ces partis, que nous a procurés M. Kangourou, sont desdemi-jeunes filles, si l’on peut dire, des petitespersonnes ayant déjà eu dans leur vie un léger roman, ou même deux.Alors, il est bien naturel de se méfier un peu…

Le ménage Z*** et Touki-San va cahin-caha,avec des disputes.

Le mien conserve plus de dignité, non moinsd’ennui. L’idée de divorcer m’est bien venue ; mais je ne voisguère de raison valable pour faire cet affront à Chrysanthème, etpuis une chose surtout m’a arrêté : j’ai eu des difficultés,moi aussi, avec les autorités civiles.

Avant-hier, M. Sucre très ému, madamePrune en pâmoison, mademoiselle Oyouki tout en larmes sont montéschez moi comme un ouragan. Les agents de la police nipponne étaientvenus leur faire de grosses menaces, pour loger ainsi, en dehors dela concession européenne, un Français morganatiquement marié à uneJaponaise, – et la terreur les prenait d’être poursuivis ;humblement avec mille formes affables, ils me priaient departir.

Le lendemain donc, accompagné de l’amid’une invraisemblable hauteur qui s’exprime mieux que moi, jeme suis rendu au bureau de l’état civil, dans le but d’y faire unescène affreuse.

Dans la langue de ce peuple poli, les injuresmanquent complètement ; quand on est très en colère, il fautse contenter d’employer le tutoiement d’infériorité et laconjugaison familière qui est à l’usage des gens de rien.Assis sur la table des mariages, au milieu de tous les petitsfonctionnaires ahuris, je débute en ces termes.

– Pour que tu me laisses en paix dans lefaubourg que j’habite, quel pourboire faut-il t’offrir, réunion depetits êtres plus vils que les portefaix des rues ?

Grand scandale muet, consternationsilencieuse, révérences estomaquées.

– Certainement, disent-ils enfin, on laisseraen paix mon honorable personne ; on ne demande pas mieux, mêmeSeulement, pour me soumettre aux lois du pays, j’aurais dû venirici déclarer mon nom et celui de la jeune personne que… aveclaquelle…

– Oh ! c’est trop fort, parexemple ! Mais je suis venu exprès, troupe méprisable, il n’ya pas trois semaines !

Alors je prends moi-même le registre de l’étatcivil : en feuilletant, je retrouve la page, ma signature et,à côté, le petit grimoire qu’a dessiné Chrysanthème :

– Tiens, assemblée d’imbéciles,regarde !

Survient un très haut chef – petit vieuxgrotesque en redingote noire – qui de son bureau écoutait lascène :

– Qu’est-ce qu’il y a ? que sepasse-t-il ? quelle avanie a-t-on faite aux officiersfrançais ?

Je conte plus poliment mon cas à ce personnagequi se confond en promesses et en excuses. Tous les petits agentsse prosternent à quatre pattes, rentrent sous terre, et noussortons, dignes et froids, sans rendre les saluts.

M. Sucre et madame Prune peuvent êtretranquilles, on ne les inquiétera plus.

XXXI

 

23août.

Le séjour de la Triomphante dans lebassin, l’éloignement où nous sommes de la ville, me servent deprétexte depuis deux ou trois jours pour ne plus aller àDiou-djen-dji voir Chrysanthème.

On s’ennuie pourtant beaucoup, dans ce bassin.Dès l’aube, une légion de petits ouvriers japonais nousenvahissent, apportant leur dîner dans des paniers et des gourdes,comme les ouvriers de nos arsenaux français ; mais ayantquelque chose de besogneux et de minable, de fureteur et d’empresséqui fait songer à des rats. Ils se faufilent d’abord sans bruit,s’insinuent, et bientôt on en trouve partout, sous la quille, àfond de cale, dans les trous, qui scient, tapotent, réparent.

Il fait une chaleur intense, dans ce lieusurplombé par des rochers et des fouillis de verdure.

Au grand soleil de deux heures, c’est uneinvasion plus étrange et plus jolie qui nous arrive : celledes scarabées et des papillons.

Des papillons extravagants, comme sur leséventails. Il y en a de tout noirs, qui se jettent contre nous parétourderie, si légers qu’on dirait de grandes ailes tremblotantes,attachées ensemble, sans corps.

Yves les regarde, étonné :

– Oh ! dit-il en prenant son air enfant,j’en ai vu un si grand tout à l’heure, un si grand… qu’il m’aépouvanté ; j’ai cru que c’était… une chauve-souris qui avaitaffaire à moi.

Un timonier, qui en a attrapé un trèssingulier, l’emporte, précieusement, pour le mettre à sécher dansson livre de signaux, comme on fait pour les fleurs.

Un autre matelot qui passe, portant son maigrerôti au four dans une gamelle, le regarde d’un œil drôle :

– Tu ferais pas mal de me le donner, tiens… Jele ferais cuire !

XXXII

 

24août.

Cinq jours bientôt que j’ai abandonné mamaison nette et Chrysanthème.

Depuis hier, grand vent et pluie torrentielle.(Un typhon qui va passer ou qui passe.) Nous avons fait branle-basau milieu de la nuit pour caler les mâts de hune, amener lesbasses vergues, prendre toutes les dispositions de gros temps.Les papillons ne viennent plus, mais tout s’agite et se tordau-dessus de nos têtes ; sur les parois des montagnessurplombantes, les arbres se froissent, les herbes se couchent, ontun air de souffrir ; des rafales terribles les tourmententavec des bruits sifflants ; il nous tombe, en pluie, desbranches, des feuilles de bambou, de la terre.

Et, en ce pays de gentilles petites choses,cette tempête détonne ; il semble que son effort soit exagéréet sa musique trop grande.

Vers le soir, les grosses nuées sombresroulent si vite que les averses sont courtes, tout de suiteégouttées, tout de suite finies. – Alors je tente d’aller mepromener dans la montagne au-dessus de nous, parmi les verduresmouillées : – il y a des petits sentiers qui y mènent, entredes buissons de camélias et de bambous.

… Pour laisser passer une ondée, je me réfugiedans la cour d’un très vieux temple, qui est à mi-côte, abandonnéau milieu d’un bois d’arbres séculaires aux ramuresgigantesques ; on y monte par des escaliers de granit, enpassant sous de très étranges portiques, aussi rongés que lesGrandes Pierres des Celtes. Les arbres ont envahi aussi cettecour ; la lumière y est voilée, verdâtre ; il y tombe unepluie torrentielle, mêlée de feuilles et de mousses arrachées. Desvieux monstres en granit, de tournures inconnues, sont assis dansles coins et font des grimaces d’une férocité souriante ;leurs figures expriment des mystères sans nom, qui font frissonner,au milieu de cette musique gémissante du vent, sous cette obscuritédes nuages et des branches.

Ils ne devaient pas ressembler aux Japonaisd’aujourd’hui, les hommes qui ont conçu tous ces templesd’autrefois, qui en ont construit partout, qui en ont rempli cepays jusque dans ses derniers recoins solitaires.

Une heure plus tard, au crépuscule de cettejournée de typhon, toujours dans cette même montagne, le hasard meconduit sous des arbres ressemblant à des chênes ; ils sonttordus toujours par ce vent, et les touffes d’herbes sous leurspieds ondulent, couchées, rebroussées en tous sens… Là, je retrouvetrès nettement tout d’un coup ma première impression de grand ventdans les bois – dans les bois de la Limoise, en Saintonge, il y aquelque vingt-huit ans, à l’un des mois de mars de ma petiteenfance.

Il soufflait sur l’autre face du monde, cepremier coup de vent que mes yeux ont vu dans la campagne, – et lesannées rapides ont passé sur ce souvenir – et depuis, le plus beautemps de ma vie s’est consumé…

J’y reviens beaucoup trop souvent à monenfance ; j’en rabâche en vérité. Mais il me semble que jen’ai eu des impressions, des sensations qu’en ce temps-là ;les moindres choses que je voyais ou que j’entendais avaient alorsdes dessous d’une profondeur insondable et infinie ; c’étaientcomme des images réveillées, des rappels d’existencesantérieures ; ou bien c’étaient comme des pressentimentsd’existences à venir, d’incarnations futures dans des pays derêve ; et puis des attentes de merveilles de toute sorte – quele monde et la vie me réservaient sans doute pour plus tard – pourquand je grandirais. Eh bien, j’ai grandi et n’ai rien trouvé surma route, de toutes ces choses vaguement entrevues ; aucontraire, tout s’est rétréci et obscurci peu à peu autour demoi ; les ressouvenirs se sont effacés, les horizons d’enavant se sont lentement refermés et remplis de ténèbres grises. Ilsera bientôt l’heure de m’en retourner dans l’éternelle poussière,et je m’en irai sans avoir compris le pourquoi mystérieux de tousces mirages de mon enfance ; j’emporterai avec moi le regretde je ne sais quelles patries jamais retrouvées, de je ne saisquels êtres désirés ardemment et jamais embrassés…

XXXIII

 

M. Sucre, avec mille grâces, du bout deson fin pinceau trempé dans l’encre de Chine, a tracé sur une joliefeuille de papier de riz deux cigognes charmantes et me les aoffertes de la manière la plus aimable, comme un souvenir de lui.Elles sont là, dans ma chambre de bord, et, dès que je les regarde,je crois revoir M. Sucre, les traçant à main levée avec une siélégante aisance.

Le godet dans lequel M. Sucre délaie sonencre est en lui-même un vrai bijou. Taillé dans un bloc de jade,il représente un petit lac avec un rebord fouillé en manière derocailles. Et sur ce rebord, il y a une petite maman crapaud,également en jade, qui s’avance comme pour se baigner dans le petitlac où M. Sucre entretient quelques gouttelettes d’un liquidebien noir. Et cette maman crapaud a quatre petits enfants crapaudségalement en jade, l’un perché sur sa tête, les trois autresfolâtrant sous son ventre.

M. Sucre a peint beaucoup de cigognesdans le courant de sa vie, et il excelle vraiment à représenter desgroupes, des duos, si l’on peut s’exprimer ainsi, de ce genred’oiseau. Peu de Japonais ont le don d’interpréter ce sujet d’unemanière aussi rapide et aussi galante : d’abord les deux becs,puis les quatre pattes ; ensuite les dos, les plumes, crac,crac, crac, – une douzaine de coups de son habile pinceau, tenud’une main très joliment posée, – et ça y est, et d’un réussitoujours !

M. Kangourou raconte, sans y trouver àredire d’ailleurs, qu’autrefois ce talent a rendu de grandsservices à M. Sucre. C’est que madame Prune, paraît il… monDieu, comment dire cela… et qui s’en douterait à présent, en voyantune vieille dame si dévote, si bien posée, ayant des sourcils raséssi correctement… – enfin madame Prune, paraît-il, recevaitautrefois beaucoup de messieurs, – des messieurs qui venaienttoujours isolément, – et cela donnait à penser… Or, quand madamePrune était occupée avec une visite, si un nouvel arrivant seprésentait, son ingénieux mari, pour le faire attendre, le captiverdans l’antichambre, le retenir, s’offrait aussitôt à lui peindrequelques cigognes, dans des attitudes variées…

Voilà comment, à Nagasaki, tous les messieursjaponais d’un certain âge possèdent dans leurs collections deux outrois de ces petits tableaux de genre, qu’ils doivent au talent sifin et si personnel de M. Sucre.

XXXIV

 

Dimanche 25 août.

Vers six heures du soir, pendant mon quart, laTriomphante quitte sa prison creusée entre les montagnes,sort du bassin. Grand tapage de manœuvre, puis nous mouillons surrade, à notre ancienne place, au pied des collines deDiou-djen-dji. Le temps est redevenu calme, sans un nuage ; ila cette limpidité particulière aux ciels que les typhons ontbalayés, transparence excessive, permettant de distinguer dans leslointains d’infimes détails qu’on n’avait encore jamais vus, commesi le grand souffle terrible avait emporté jusqu’aux plus légèresbrumes errantes, ne laissant partout qu’un vide profond et clair.Et, après ces pluies, les couleurs vertes des bois, des montagnes,sont devenues d’une splendeur printanière, se sont rafraîchies –comme s’avivent d’un éclat mouillé les tons d’une peinturefraîchement lavée. Les sampans et les jonques, qui depuis troisjours s’étaient tenus blottis, s’en vont vers le large ; labaie est couverte de leurs voiles blanches ; on dirait lamigration, l’essor d’une peuplade d’oiseaux de mer.

À huit heures, à la nuit, la manœuvre étantterminée, je m’embarque avec Yves dans un sampan ; c’est luiqui m’entraîne cette fois et veut me ramener dans mon logis.

À terre, une bonne odeur de foin mouillé. Unclair de lune admirable, dans les chemins de la montagne. Nousmontons tout droit à Diou-djen-dji, retrouver Chrysanthème, quej’ai presque un remords, sans qu’il y paraisse, d’avoir abandonnéesi longtemps.

En regardant en l’air, je reconnais de loin mamaisonnette, là-haut perchée. Elle est tout ouverte, très éclairée,et on y joue de la guitare. Voici même que j’aperçois la tête d’orde mon Bouddha, entre les petits feux brillants de ses deuxveilleuses suspendues. Puis Chrysanthème apparaît aussi, sous lavéranda, en silhouette très nipponne, avec ses belles coques decheveux et ses longues manches retombantes, accoudée comme pournous attendre.

Quand j’entre, elle vient m’embrasser, d’unemanière un peu hésitante, mais gentille, tandis que Oyouki, plusexpansive, m’enlace à pleins bras.

Et je le revois sans déplaisir, ce logisjaponais dont j’avais presque oublié l’existence, que je m’étonnede retrouver encore mien. Chrysanthème a mis dans nos vases debelles fleurs nouvelles ; comme pour une fête, elle a élargisa coiffure, pris sa plus belle robe, allumé nos lampes. Ayant vu,de son balcon, sortir la Triomphante, elle espérait bienque nous allions enfin revenir et, ses préparatifs terminés, pouroccuper ses heures d’attente, elle étudiait un duo de guitare avecOyouki. Pas de questions ni de reproches. Au contraire !

– Nous avons bien compris, dit-elle ; parun temps si affreux, entreprendre une traversée si longue, ensampan sur la rade…

Elle sourit comme une petite fille qui estcontente, et vraiment il faudrait être difficile pour ne pasconvenir qu’elle est mignonne ce soir.

Allons, j’annonce que nous descendrons sansplus tarder faire une grande promenade dans Nagasaki ; nousemmènerons Oyouki-San, deux cousines de Chrysanthème qui setrouvent là, et d’autres petites voisines encore si cela leur faitplaisir ; nous achèterons les jouets les plus drôles ;nous mangerons toute espèce de gâteaux, nous nous amuseronsbeaucoup. Comme nous arrivons bien, disent-elles en sautant dejoie ; comme nous arrivons à point ! Justement il y apèlerinage de nuit au grand temple de la TortueSauteuse ! Toute la ville y sera ; tous lescamarades mariés viennent de partir, toute la bande X*, Y*, Z*,Touki-San, Campanule et Jonquille, avec l’ami d’uneinvraisemblable hauteur. Et elles deux, pauvre Chrysanthème,pauvre Oyouki-San, le cœur très gros, restaient au logis, parce quenous n’étions pas là et parce que madame Prune, après son dîner,avait été prise de pâmoisons et de vapeurs…

Vite, la toilette des mousmés. Chrysanthèmeest déjà prête. Oyouki change de robe à la hâte, s’habille de grissouris, me prie d’arranger le nœud bouffant de sa belle ceinture –,qui est en satin noir doublé de jaune orange –, et plante, bienhaut dans ses cheveux, un pompon d’argent. Nous allumons noslanternes au bout de bâtonnets ; M. Sucre remercie poursa fille, remercie à n’en plus finir, nous reconduit, tombe àquatre pattes sur sa porte –, et nous nous éloignons assezgaiement, dans la nuit transparente et douce.

En effet la ville, en bas, est dans uneanimation de grande fête. Les rues sont pleines de monde ; lafoule passe, – comme un flot rieur, capricieux, lent, inégal, –mais s’écoule tout entière dans la même direction, vers un butunique. Il en sort un bourdonnement immense mais cependant léger,où dominent le rire et les formules polies que l’on échange à voixbasse. Des lanternes et des lanternes… De ma vie, je n’en avaistant vu, ni de si bariolées, ni de si compliquées, de siextraordinaires.

Nous suivons, comme en dérive dans ce flothumain, comme entraînés par lui. Il y a des bandes de femmes detous les âges, en toilette parée ; surtout des mousmésinnombrables ayant dans les cheveux des piquets de fleurs ou, à lamanière d’Oyouki, des pompons d’argent : petits minoischiffonnés, petits yeux bridés de chat naissant, joues rondeletteset pâlottes ballant un peu aux abords des lèvres entrouvertes.Gentilles quand même, ces petites Nipponnes, à force d’enfantillageet de sourire. Du côté des hommes, beaucoup de chapeauxmelon, ajoutés pour plus de pompe à la longue robenationale et complétant bien ces laideurs gaies de singes savants.Ils tiennent à la main des branches, des arbustes entiersquelquefois, d’où pendent, mêlées au feuillage, les plus bizarresde toutes les lanternes, ayant des formes de diablotins oud’oiseaux.

À mesure que nous avançons dans la directionde ce temple, les rues deviennent plus encombrées, plus bruyantes.Il y a maintenant, tout le long des maisons, des étalages sans finsur des tréteaux : des bonbons de toute couleur, des jouets,des branches fleuries, des bouquets, des masques. Des masquessurtout ; en voici de pleines caisses, de pleinescharrettes ; le plus répandu est celui qui représente lemuseau blême et rusé, contracté en rictus de mort, les grandesoreilles droites et les dents pointues du renard blanc consacré audieu du riz. Il y a d’autres figures symboliques de dieux ou demonstres, toutes livides, grimaçantes, convulsionnées, ayant devrais cheveux et de vrais poils. Des gens quelconques, des enfantsmême, achètent ces épouvantails et se les attachent sur la figure.On vend aussi toute sorte d’instruments de musique ; beaucoupde ces trompettes en cristal dont le son est si étrange, maisd’énormes, ce soir : deux mètres de long pour le moins ;le bruit qu’elles font ne ressemble plus à rien de connu ; oncroirait entendre au milieu de la foule des dindons gigantesques,gloussant pour faire peur.

Dans les amusements religieux de ce peuple, ilne nous est pas possible, à nous, de pénétrer les dessouspleins de mystère que les choses peuvent avoir ; nous nepouvons pas dire où finit la plaisanterie et où la frayeur mystiquecommence. Ces usages, ces symboles, ces figures, tout ce que latradition et l’atavisme ont entassé dans les cervelles japonaises,provient d’origines profondément ténébreuses pour nous ; mêmeles plus vieux livres ne nous l’expliqueront jamais que d’unemanière superficielle et impuissante, – parce que nous nesommes pas les pareils de ces gens-là. Nous passons sans biencomprendre au milieu de leur gaîté et de leur rire, qui sont aurebours des nôtres…

Chrysanthème avec Yves, Oyouki avec moi,Fraise et Zinnia, nos cousines, marchant devant nous sous notresurveillance, nous continuons de suivre la foule, nous tenant lamain deux par deux de peur de nous perdre.

Tout le long des rues qui mènent à ce temple,les gens riches ont exposé dans leur maison des séries de vases etde bouquets. La forme hangar, qu’ont toutes leshabitations de ce pays, leur espèce de devanture foraine etd’estrade, sont très favorables à ces exhibitions de chosesdélicates : on a laissé tout ouvert et l’on a tendu, àl’intérieur, des voiles qui masquent les profondeurs dulogis ; en avant de ces draperies généralement blanches et unpeu en retrait de la foule qui passe, on a correctement aligné lesobjets exposés, que mettent en pleine lumière des lampessuspendues. – Presque pas de fleurs dans ces bouquets ; desfeuillages seulement, les uns frêles et rares, introuvables, – lesautres choisis comme à dessein parmi les plus communs, maisarrangés avec un art qui en fait quelque chose de nouveau et dedistingué : de vulgaires feuilles de salade, de grands chouxmontés, prenant des poses artificielles exquises, dans des urnesmerveilleuses. Tous les vases sont en bronze, mais le dessin en estvarié à l’infini, avec la fantaisie la plus changeante ; on envoit de compliqués et de tourmentés ; d’autres, en plus grandnombre, qui sont sveltes et simples, – mais d’une simplicité sicherchée que, pour nos yeux, c’est comme une révélation d’inconnu,comme un renversement de toutes les notions acquises sur laforme…

À un tournant de rue, nous faisons la plusheureuse des rencontres : nos camarades mariés de laTriomphante, et les Jonquille, et les Touki-San, et lesCampanule ! – Saluts, révérences entre mousmés ;manifestations réciproques de la joie de se revoir ; puis,formant une bande compacte et entraînés par la foule qui augmenteencore, nous continuons de nous acheminer vers le temple.

Les rues suivent une pente ascendante (car lestemples sont toujours sur des hauteurs) et, à mesure que nousmontons, à la féerie des lanternes et des costumes s’en ajoute uneautre, qui est lointaine, bleuâtre, vaporeuse : tout Nagasaki,avec ses pagodes, ses montagnes, ses eaux tranquilles pleines derayons de lune, s’élevant en même temps que nous dans l’air.Lentement, pas à pas si l’on peut dire, cela surgit alentour,enveloppant d’un grand décor diaphane tous ces premiers plans oùpapillotent des lumières rouges et des banderoles de toutescouleurs.

Nous approchons sans doute, car voici lesénormes granits religieux, les escaliers, les portiques, lesmonstres. Il nous faut gravir maintenant des séries de marches,portés presque par le flot des fidèles qui monte avec nous.

La cour du temple, – nous sommes arrivés.

C’est le dernier et le plus étonnant tableaude la féerie de ce soir, – tableau lumineux et profond, qui a deslointains fantastiques éclairés par la lune et au-dessus duquel desarbres gigantesques, les cryptomérias sacrés, étendent comme undôme leurs branches noires.

Nous voilà assis tous, avec nos mousmés, sousle tendelet enguirlandé de fleurs d’une des nombreuses petitesmaisons de thé que l’on a improvisées dans cette cour. Nous sommessur une terrasse, en haut des grands escaliers par où la foulecontinue d’affluer ; nous sommes aux pieds d’un portique quise dresse tout d’une pièce dans le ciel de la nuit avec une massiverigidité de colosse ; aux pieds aussi d’un monstre qui abaissevers nous le regard de ses gros yeux de pierre, sa grimace méchanteet son rire.

Ce portique et ce monstre sont les deuxgrandes choses écrasantes du premier plan, dans le décorinvraisemblable de cette fête ; ils se découpent avec unehardiesse un peu vertigineuse sur tout ce bleu vague et cendrélà-bas, qui est le lointain, l’air, le vide ; derrière eux,Nagasaki se déroule, à vol d’oiseau, très faiblement dessiné dansde l’obscurité transparente avec des myriades de petits feux decouleurs ; puis les montagnes esquissent sur le ciel pleind’étoiles leurs dentelures exagérées : – bleuâtre surbleuâtre, diaphane sur diaphane. Et un coin de la rade apparaîtaussi, très haut, très indécis, très pâle, ayant l’air d’un lacmonté dans les nuages, les eaux ne se devinant qu’à un reflet delumière lunaire qui les fait resplendir comme une nappeargentée.

Autour de nous gloussent toujours les longuestrompettes de cristal. Comme les ombres de fantasmagorie, passentet repassent des groupes de gens polis et frivoles ; desbandes enfantines de ces mousmés à petits yeux, dont le sourire estd’une insignifiance si fraîche et dont les beaux chignons luisent,piqués de fleurs en argent. Et des hommes très laids promènent sanscesse, au bout de branches, leurs lanternes en forme d’oiseaux, dedieux, d’insectes.

Derrière nous, le temple, tout illuminé, toutouvert ; les bonzes assis en théories immobiles, dans lesanctuaire étincelant d’or qu’habitent les divinités, les chimèreset les symboles. La foule, avec son bourdonnement monotone de rireset de prières, se presse autour, lançant à pleine main sesoffrandes ; avec un bruit continuel, le métal monnayé roule àterre, dans l’enceinte réservée aux prêtres où les nattes blanchesdisparaissent complètement sous les pièces de toutes les grandeurs,amoncelées comme après un déluge d’argent et de bronze.

Nous sommes là, nous, très dépaysés dans cettefête, regardant, riant puisqu’il faut rire ; disant des chosesobscures et niaises, dans une langue insuffisamment apprise, que cesoir, troublés par je ne sais quoi, nous n’entendons même plus. Ilfait très chaud sous notre tendelet, qu’agite pourtant une brise denuit ; nous absorbons, dans des tasses, de petits sorbetsdrôles ressemblant à du givre parfumé, ou bien ayant un goût defleurs dans de la neige. Nos mousmés se sont fait servir, à pleinsbols, des haricots au sucre mêlés à de la grêle, – à de vraisgrêlons comme on en ramasserait après une giboulée de mars.

Glou !… glou !… glou !… fontlentement les trompettes de cristal, avec une sonorité qui semblepuissante, mais cependant pénible et comme étouffée dans de l’eau.Partout tintent des crécelles, bruissent durement des claquebois.Nous avons l’impression d’être enlevés nous aussi dans l’immenseélan de cette gaîté incompréhensible, à laquelle se mêle, dans uneproportion que nous ne savons même pas apprécier, quelque chose demystique, je ne sais quoi de puéril et de macabre en même temps.Une sorte d’horreur religieuse est répandue par ces idoles, quenous devinons derrière nous dans le temple, par ces prièresconfusément entendues ; – surtout par ces têtes de renardblanc, en bois laqué, cachant, de temps à autre, les visageshumains qui passent, – par tous ces affreux masques blêmes…

Dans les jardins et les dépendances de cetemple se sont installés d’inimaginables saltimbanques dont lesbanderoles noires, bariolées de lettres blanches, au bout de hampesgigantesques, flottent au vent comme des ornements de catafalque.Nous nous y rendons en troupe, quand nos mousmés ont achevé leursdévotions et jeté leurs offrandes.

Dans une baraque de cette foire un homme estseul en scène, étendu à plat dos sur une table. De son ventresurgissent des marionnettes de grandeur presque humaine avecd’horribles masques louches ; elles parlent, gesticulent –,puis s’effondrent comme des loques vides ; remontent denouveau d’une poussée brusque, comme mues par un ressort, changentde costume, changent de figure, se démènent dans une frénésiecontinuelle. À un moment donné, il en paraît jusqu’à trois, quatreà la fois : ce sont les quatre membres de l’homme couché, sesdeux jambes en l’air et ses deux bras, habillés chacun d’une robe,coiffés d’une perruque et surmontés d’un masque. Des scènes, desbatailles à grands coups de sabre se passent entre cesfantômes.

Il y a surtout une marionnette de vieillefemme qui fait peur ; chaque fois qu’elle reparaît avec satête plate au rire de cadavre, les lampes se baissent ; lamusique à l’orchestre devient une sorte de gémissement de flûtestrès sinistre, avec un trémolo de claquebois qui fait songer à desos entrechoqués. – Évidemment elle joue dans la pièce un trèsvilain rôle, cette personne ; elle doit être une vieille goulemalfaisante et affamée. Ce qu’elle a de plus effrayant, c’est sonombre, toujours projetée avec une netteté voulue sur un écranblanc ; par un procédé qui ne s’explique pas, cette ombre, quisuit tous ses mouvements comme une ombre véritable, est celle d’unloup. – À un moment donné, la vieille se retourne, présente de côtéson nez camus pour accepter un bol de riz qu’on lui offre ;alors, sur l’écran, on voit le profil du loup s’allonger, avec sesdeux oreilles droites, son museau, ses babines, ses dents, salangue qui sort. L’orchestre, en sourdine, grince, gémit, tremblote– puis éclate en cris funèbres comme un concert de hiboux ;c’est qu’à présent la vieille mange, et l’ombre du loup mangeaussi, remue ses mâchoires, grignote une autre ombre… trèsreconnaissable : un bras de petit enfant.

Nous allons voir ensuite la grandesalamandre du Japon, – une bête rare en ce pays et inconnueailleurs sur la terre, grosse masse froide, lente et endormie, quisemble un essai antédiluvien, resté par oubli dans leseaux intérieures de ces archipels.

Après, l’éléphant savant, dont nos mousmés ontpeur ; puis les équilibristes, la ménagerie…

Il est une heure du matin quand nous sommes deretour chez nous, à Diou-djen-dji.

D’abord, nous couchons Yves dans sa petitechambre en papier, qu’il a déjà habitée une nuit. Puis nous nouscouchons nous-mêmes, après les préparatifs de rigueur, la petitepipe fumée, et le pan ! pan ! pan !pan ! sur le rebord de la boîte.

Mais voici qu’en dormant Yves se démène, setrémousse, envoie des coups de pied dans la cloison, fait un tapageaffreux.

Qu’est-ce qu’il peut bien avoir !… Moi,j’imagine qu’il rêve de la vieille femme à ombre de loup. –L’étonnement se peint sur la figure de Chrysanthème, qui s’estdressée sur son coude pour écouter…

Tout à coup, un trait de lumière ; elle acompris ce qui le tourmente :

– Ka ! (Les moustiques !)dit-elle.

Et, pour mieux me faire saisir de quelle bêteelle veut parler, elle me pince au bras, très fort, du bout de sespetits ongles pointus, tout en imitant, avec un jeu de figureimpayable, la grimace de quelqu’un qui se sentirait piqué…

– Oh ! mais, je trouve cette mimiqueexcessive et inutile, Chrysanthème ! – Je connaissais le motKa, j’avais parfaitement compris, je t’assure…

C’est fait si drôlement et si vite, avec unemoue si réussie, que je n’ai, dans le fond, nulle idée de mefâcher, – cependant j’en porterai demain une marque bleue, c’estbien certain.

Voyons, il faut nous lever pour prêter secoursà Yves, qui ne peut pas continuer à tambouriner de cette manière.Allons regarder, avec une lanterne, ce qu’il a, ce qui luiarrive.

Ce sont bien les moustiques en effet. Ilsvolent en nuage autour de lui, tous ceux de la maison et tous ceuxdes jardins, assemblés et bourdonnants. Chrysanthème indignée enbrûle plusieurs à la flamme de sa lanterne, m’en montred’autres : « Hou ! » partout posés, sur lepapier blanc du mur.

Lui dort toujours, après la fatigue de lajournée, mais d’un sommeil agité, cela se comprend. Et Chrysanthèmele secoue, pour l’emmener auprès de nous, sous notre moustiquairebleue.

Il se laisse faire, après quelques cérémonies,se lève, comme un grand enfant mal éveillé, pour nous suivre, – etmoi je ne trouve rien à redire, en somme, à ce couchage àtrois : c’est si peu un lit, ce que nous partagerons là, etnous y dormirons tout habillés, comme toujours, suivant l’usagenippon. En voyage, en chemin de fer, est-ce que les dames les plusrecommandables ne s’étendent pas ainsi, sans penser à mal, auprèsde messieurs quelconques ?

Seulement j’ai placé le petit chevalet à nuquede Chrysanthème au centre de la tente de gaze, entre nos deuxoreillers à nous, pour observer, pour voir.

Elle alors, très digne, sans rien dire, commerectifiant une erreur d’étiquette que j’aurais commise par mégarde,l’enlève et met à la place mon tambour en peau de couleuvre :je serai donc au milieu les séparant. C’est plus correct, en effet.Oh ! c’est décidément très bien –, et Chrysanthème est unepersonne de beaucoup de tenue…

… En rentrant à bord le lendemain matin, auclair soleil de sept heures, nous cheminons dans les sentierspleins de rosée, avec une bande de petites mousmés de six ou huitans, absolument comiques, qui se rendent à l’école.

Les cigales, cela va sans dire, font autour denous leur joli bruit sonore. La montagne sent bon. Fraîcheur del’air, fraîcheur de la lumière, fraîcheur enfantine de ces petitesfilles en longues robes et en beaux chignons apprêtés. Fraîcheur deces fleurs et de ces herbes sur lesquelles nous marchons et quisont semées de gouttelettes d’eau… Comme c’est éternellement joli,même au Japon, les matins de la campagne et les matins de la viehumaine…

D’ailleurs je reconnais le charme des petitsenfants japonais ; il y en a d’adorables. – Mais, ce charmequ’ils ont, comment passe-t-il si vite pour devenir la grimacevieillotte, la laideur souriante, l’air singe ?…

XXXV

 

Le jardinet de madame Renoncule, mabelle-mère, est un des sites les plus mélancoliques, sanscontredit, qu’il m’ait été donné de rencontrer dans mes courses parle monde.

Oh ! les heures lentes, les heuresénervantes et grises, passées à dire des choses fades, confuses, enmangeant, dans de tout petits pots, des confitures poivrées, sousla véranda qui reçoit de ce jardinet une lumière affaiblie !En pleine ville, encaissé entre des murs, ce parc de quatre mètrescarrés, avec des petits lacs, des petites montagnes, des petitsrochers ; et une teinte de vétusté verdâtre, une moisissurebarbue recouvrant tout cela qui jamais n’a vu le soleil.

Cependant un incontestable sentiment de lanature a présidé à cette réduction microscopique d’un site sauvage.Les rochers sont bien posés. Les cèdres nains, pas plus hauts quedes choux, étendent sur les vallées leurs branches noueuses avecdes attitudes de géants fatigués par les siècles, – et leur airgrand arbre déroute la vue, fausse la perspective. Du fondsombre de l’appartement, quand on aperçoit, dans un certain recul,ce paysage relativement éclairé, on en vient presque à se demanders’il est factice ou si, plutôt, on n’est pas soi-même le jouet dequelque illusion maladive, si ce n’est pas de la vraie campagneaperçue avec des yeux dérangés, plus au point, – ou bien regardéepar le mauvais bout d’une lorgnette.

Pour qui a quelques notions de japonerie,l’intérieur de ma belle-mère révèle à lui seul une personneraffinée : nudité complète ; à peine deux ou trois petitsparavents posés çà et là, – une théière, un vase où trempent deslotus ; rien de plus. Des boiseries sans aucune peinture nivernis, mais ajourées avec une capricieuse mignardise, trèsfinement menuisées, et dont on entretient la blancheur de sapinneuf par de fréquents lavages au savon. Les piliers de bois quisoutiennent la charpente sont variés avec la plus spirituellefantaisie : les uns ont des formes géométriques d’uneprécision parfaite ; les autres se tordent artificiellementcomme de vieux troncs d’arbres enlacés de lianes. Il y a partoutdes petites cachettes, des petites niches, des petits placards,dissimulés de la manière la plus ingénieuse et la plus inattenduesous l’uniformité immaculée des panneaux de papier blanc.

Je souris en moi-même au souvenir de certainssalons dits japonais encombrés de bibelots et tendus degrossières broderies d’or sur satin d’exportation, que j’ai vuschez les belles Parisiennes. Je leur conseille, à ces personnes, devenir regarder comment sont ici les maisons des gens de goût, – devenir visiter les solitudes blanches des palais de Yeddo. – EnFrance, on a des objets d’art pour en jouir ; ici, pour lesenfermer, bien étiquetés, dans une sorte d’appartement mystérieux,souterrain, grillé en fer, qu’on appelle godoun. En derares occasions seulement, pour faire honneur à quelque visiteur dedistinction, on ouvre ce lieu impénétrable. – Une propretéminutieuse, excessive ; des nattes blanches, du boisblanc ; une simplicité apparente extrême dans l’ensemble, etune incroyable préciosité dans les détails infiniment petits :telle est la manière japonaise de comprendre le luxe intérieur.

Ma belle-mère me paraît vraiment une femmefort bien. N’étaient les sentiments spleeniques insurmontables queson jardinet m’inspire, je la visiterais souvent. Rien de communavec les mamans de Jonquille, de Campanule, de Touki ;infiniment mieux que tout cela ; et puis, des restes decharmes ; d’assez belles allures. – Son passé m’intrigue etcependant, vu ma qualité de gendre, la bienséance m’empêche depousser trop loin mes questions.

D’aucuns prétendent que c’est une ancienneguécha jadis renommée à Yeddo, puis déchue de la faveur du publicélégant, pour avoir eu l’étourderie de devenir mère. Celaexpliquerait bien le talent de sa fille sur la guitare : ellelui aurait inculqué elle-même le doigté et la manière duConservatoire.

Depuis Chrysanthème (l’aînée et la premièrecause de cette déchéance), ma belle-mère, nature expansive bien quedistinguée, est retombée sept fois encore dans la mêmeerreur : deux petites belles-sœurs cadettes, mademoiselle LaNeige* et mademoiselle LaLune** ; cinq petits beaux-frères puînés,Cerisier, Pigeon, Liseron, Or et Bambou.

* Enjaponais : Oyouki-San (comme la fille de madamePrune).

** Enjaponais : Tsouki-San.

Quatre ans, ce petit Bambou ; un bébéjaune, tout rond avec de beaux yeux brillants ; câlin etjoyeux, endormi tout de suite dès qu’il a fini de rire. De toute mafamille nipponne, c’est ce Bambou que j’aime le plus…

XXXVI

 

Mardi 27 août.

Nous avons passé la journée à errer dans desquartiers poussiéreux et sombres, cherchant des choses antiqueschez des bric-à-brac, Yves, Chrysanthème, Oyouki et moi, traînéspar quatre djins accélérés.

Vers le coucher du soleil, Chrysanthème, quim’ennuie davantage depuis ce matin et qui s’en est sans douteaperçue, fait une moue très longue, se dit malade et demande lapermission d’aller, pour ce soir, coucher chez madame Renoncule, samère.

J’accorde cela de tout mon cœur ; qu’elles’en aille, cette mousmé ! Oyouki préviendra ses parents, quifermeront notre chambre ; nous passerons la soirée à courir ànotre fantaisie, Yves et moi, sans traîner aucune mousmé à nostrousses, et, après, nous rentrerons nous coucher chez nous, sur laTriomphante, sans avoir la peine de grimper là-haut.

Nous essayons d’abord d’aller dîner tous deuxdans quelque maison de thé élégante. – Impossible, il n’y a deplace nulle part ; tous les appartements de papier, tous lescompartiments à trucs et à glissières, tous les recoins dejardinets, sont remplis de Japonais et de Japonaises mangeantd’incroyables petites choses ; beaucoup de jeunes dandies enpartie fine ; de la musique en cabinet particulier, desdanseuses.

C’est qu’aujourd’hui est le troisième etdernier jour de ce grand pèlerinage au temple de la TortueSauteuse dont nous avons vu le début avant-hier, – et alorstout Nagasaki s’amuse.

À la maison de thé des PapillonsIndescriptibles, qui est aussi bondée, mais où nous sommesavantageusement connus, on imagine de jeter un plancher volantpar-dessus le petit lac, par-dessus le bassin à poissons rouges, etc’est là qu’on nous sert, dans la fraîcheur agréable du jet d’eauqui continue de bruire sous nos pieds.

Après dîner, nous suivons les fidèles et nousremontons au temple.

Là-haut, même féerie, mêmes masques, mêmemusique. Comme avant-hier, nous nous asseyons sous un tendeletquelconque pour boire des petits sorbets drôles, parfumés auxfleurs. Mais nous sommes seuls ce soir, et l’absence de cette bandede mousmés, aux minois familiers, qui étaient comme un traitd’union entre ce peuple en fête et nous-mêmes, nous sépare, nousisole davantage de toute cette débauche d’étrangetés au milieu delaquelle nous nous sentons comme perdus. Il y a toujours là-basl’immense décor bleuâtre : Nagasaki éclairé par la lune, avecla nappe argentée des eaux qui semble une vision vaporeusesuspendue dans le vide. Et derrière nous, le grand temple ouvert oùles bonzes officient au bruit des grelots sacrés et des claquebois,– pareils à de petites marionnettes, vus d’où nous sommes, – lesuns accroupis en rang comme de tranquilles momies, les autresexécutant des marches rythmées devant ce fond tout en or où setiennent les dieux. Nous ne rions pas, ce soir, et nous parlonspeu, plus frappés que la première nuit ; nous regardonsseulement, cherchant à comprendre…

Tout à coup, Yves se retournant,dit :

– Frère !… votremousmé ! !…

En effet, elle est là derrière lui,Chrysanthème, presque par terre, cachée entre les pattes d’unegrosse bête en granit moitié tigre, moitié chien, contre laquelles’appuie notre tente fragile.

– Comme un petit chat, elle m’a tiré avec sesongles, par mon bas de pantalon, dit Yves très saisi, – oh !mais tout à fait comme un petit chat !

Elle se tient courbée, prosternée en révérencetrès humble ; elle sourit timidement dans la crainte d’êtremal reçue, et la tête de mon petit beau-frère Bambou se dresse,souriante aussi, au-dessus de la sienne. Elle l’a apporté avecelle, à califourchon sur ses reins, ce petitmousko*, toujours impayable, lui, avec satonsure, sa longue robe et les grosses coques de sa ceinture desoie. Et ils nous regardent tous deux, inquiets de savoir commentnous allons prendre leur équipée.

* Mouskosignifie petit garçon. C’est le masculin de mousmé. On dit même engénéral mousko-san (monsieur le mousko), par excessivepolitesse.

Mon Dieu, je n’ai nulle envie de leur fairemauvais accueil ; au contraire, leur apparition m’amuse. Jetrouve même très gentil de la part de Chrysanthème cette façond’être revenue et cette idée d’avoir apporté Bambou-San à la fête,bien que ce soit assez peuple, à vrai dire, de se l’êtreattaché sur le dos, comme font les pauvresses nipponnes pour leurspetits…

Allons, qu’elle s’asseye entre Yves etmoi ; qu’on lui serve de ces haricots à la grêle qu’elle aimetant. Puis, prenons sur nos genoux le beau petit mousko etqu’il mange, à sa discrétion, des bonbons et du sucre.

La soirée finie, quand il s’agit deredescendre, de nous en aller, Chrysanthème replace son petitBambou à cheval sur son dos et se met en marche, toute fléchie enavant sous ce poids, toute courbée, traînant péniblement sessocques de Cendrillon sur les marches de granit et les dalles… Oui,bien peuple, en effet, cette allure, mais dans l’acceptionla meilleure de ce mot peuple ; rien là-dedans qui medéplaise ; je trouve même que Chrysanthème, dans son affectionpour Bambou-San, est simple et attachante.

On ne peut d’ailleurs refuser cela auxJaponais : l’amour des petits enfants, et un talent pour lesamuser, les faire rire, leur inventer des joujoux comiques, lesrendre joyeux au début de la vie ; une vraie spécialité aussipour les coiffer, les attifer, tirer de leur personne l’aspect leplus divertissant possible. C’est la seule chose que j’aime dans cepays : les bébés et la manière dont on sait lescomprendre…

En route, nous rencontrons les amis mariés dela Triomphante qui plaisantent à mes dépens, très surprisde me voir avec ce mousko, demandant :

– C’est déjà votre fils ?

Dans la ville en bas, nous faisons mine dedire adieu à Chrysanthème, au tournant de la rue qui conduit chezsa mère. Elle sourit, indécise, se dit guérie et demande àretourner là-haut dans notre maison. – Cela n’entrait pas dans mesprojets, je l’avoue… Cependant, j’aurais mauvaise grâce à refuser.Soit ! Allons reporter le mousko à sa maman, puisnous commencerons, à la lueur de quelque nouvelle lanterne achetéechez madame Très-Propre, l’ascension pénible.

Mais voici bien une autre aventure : cepetit Bambou, lui aussi, qui prétend venir ! Absolument, ilveut que nous l’emmenions avec nous. Cela n’a pas le sens commun,par exemple, c’est tout à fait inadmissible !…

Pourtant… il ne faudrait pas le faire pleurer,un soir de fête, ce mousko… Voyons, nous allons envoyer prévenirmadame Renoncule, pour qu’elle ne s’inquiète pas de lui, et, commeil n’y aura plus personne tout à l’heure dans les sentiers deDiou-djen-dji pour se moquer de nous, à tour de rôle nous leporterons sur notre dos, Yves et moi, tant que durera la grimpadenoire…

Et moi qui ne voulais pas ce soir remontercette route en traînant une mousmé par la main, voici que, poursurcroît, je porte un mousko sur mon dos… Quelle ironiquedestinée !

Chez nous, comme je l’avais prévu, tout estclos, verrouillé ; on ne nous attend pas, et il faut fairetapage à la porte. Chrysanthème se met de toute sa force àhéler.

– Ho !Oumé-San..an..an..an ! (En français : Ohé !madame Pru..u..u..u..ne !)

Je ne connaissais pas ces intonations-là à sapetite voix ; son appel traînant, dans la sonorité obscure deminuit, a un accent si étranger, si inattendu, si bizarre, qu’il medonne une impression de lointain et extrême exil…

Enfin madame Prune apparaît pour nous ouvrir,mal éveillée, très émue, coiffée de nuit dans un opulent turban encoton sur le fond bleu duquel folâtrent quelques cigognes blanches.Tenant du bout des doigts, avec une grâce épeurée, la longue tigede sa lanterne à fleurs, elle nous dévisage l’un après l’autre pourvérifier nos identités – et elle n’en revient pas, pauvre dame, dece mousko que je rapporte…

XXXVII

 

D’abord c’était la guitare de Chrysanthème quej’écoutais volontiers ; à présent, c’est son chant que jecommence à aimer aussi.

Rien de la manière théâtrale ni de la grossevoix contrefaite des virtuoses ; au contraire, ses notes,toujours très hautes, sont douces, frêles et plaintives.

Souvent elle enseigne à Oyouki quelque lenteet vague romance qu’elle a composée ou qui lui revient en tête.Alors elles m’étonnent toutes deux, cherchant sur leurs guitaresaccordées des accompagnements en parties et se reprenant chaquefois qu’un son n’est pas rigoureusement juste à leur oreille, sanss’embrouiller jamais dans ces harmonies dissonantes, étranges,toujours tristes.

Moi, le plus souvent, tandis que se fait leurmusique, j’écris, sous la véranda, devant le panorama superbe.J’écris par terre, assis sur une natte et m’appuyant sur un petitpupitre japonais orné de sauterelles en relief ; mon encre estchinoise ; mon encrier, pareil à celui de mon propriétaire,est en jade avec des crapauds mignons et des crapoussins sculptéssur le rebord. Et j’écris mes mémoires, en somme, – tout à faitcomme en bas M. Sucre !… Par moments je me figure que jelui ressemble, et cela m’est bien désagréable…

Mes mémoires… qui ne se composent que dedétails saugrenus ; de minutieuses notations de couleurs, deformes, de senteurs, de bruits.

Il est vrai, tout un imbroglio de roman semblepoindre à mon horizon monotone ; toute une intrigue paraîtvouloir se nouer au milieu de ce petit monde de mousmés et decigales : Chrysanthème amoureuse d’Yves ; Yves deChrysanthème ; Oyouki, de moi ; moi, de personne… Il yaurait même là matière à un gros drame fratricide, si nous étionsdans un autre pays que celui-ci ; mais nous sommes au Japonet, vu l’influence de ce milieu qui atténue, rapetisse, drolatise,il n’en résultera rien du tout.

XXXVIII

 

Il y a, dans ce Nagasaki, un instant de lajournée qui est comique entre tous : c’est le soir, vers cinqou six heures. À ce moment-là, les gens sont tout nus, les enfants,les jeunes, les vieux, les vieilles, chacun assis dans une jarre,prenant son bain. Cela se passe n’importe où, sans le moindrevoile, dans les jardins, dans les cours, dans les boutiques, voiremême sur les portes, pour plus de facilité à causer entre voisinsd’un côté de la rue à l’autre. On reçoit dans cettesituation ; sans hésiter on sort de sa cuve, tenant à la mainsa petite serviette invariablement bleue, pour faire asseoir levisiteur qui se présente et lui donner la réplique enjouée.

Cependant elles ne gagnent pas, les mousmés(ni les vieilles dames), à se produire dans cette tenue. UneJaponaise, dépourvue de sa longue robe et de sa large ceinture auxcoques apprêtées, n’est plus qu’un être minuscule et jaune, auxjambes torses, à la gorge grêle et piriforme ; n’a plus riende son petit charme artificiel, qui s’en est allé complètement avecle costume.

Il y a une heure à la fois joyeuse etmélancolique : c’est un peu plus tard au crépuscule, quand leciel semble un grand voile jaune dans lequel montent les découpuresdes montagnes et des hautes pagodes. C’est l’heure où, en bas, dansle dédale des petites rues grisâtres, les lampes sacrées commencentà briller, au fond des maisons toujours ouvertes, devant les autelsd’ancêtres et les Bouddhas familiers, – tandis qu’au-dehors touts’obscurcit, et que les mille dentelures des vieux toits sedessinent en festons noirs sur ce ciel d’or clair. À ce moment-làpasse sur ce Japon rieur une impression de sombre, d’étrange,d’antique, de sauvage, de je ne sais quoi d’indicible, qui esttriste. Et la gaîté, alors, la seule gaîté qui reste, c’est cettepeuplade d’enfants, de petits mouskos et de petites mousmés, qui serépand comme un flot dans les rues pleines d’ombre, sortant desateliers et des écoles. Sur la nuance foncée de toutes cesconstructions de bois, paraissent plus éclatantes les petites robesbleues ou rouges, drôlement bigarrées, drôlement troussées, et lesbeaux nœuds des ceintures, et les fleurs, les pompons d’argent oud’or piqués dans ces chignons de bébés.

Elles se poursuivent et s’amusent, en agitantleurs grandes manches pagodes, les toutes petites mousmés de dixans, de cinq ans, ou même de moins encore, ayant déjà de hautescoiffures et d’imposantes coques de cheveux comme les dames.Oh ! les amours de poupées impayables qui, à cette heurecrépusculaire, gambadent, en robes très longues, soufflant dans destrompettes de cristal ou courant à toutes jambes pour lancer descerfs-volants inouïs… Tout ce petit monde nippon, baroque parnaissance et appelé à le devenir encore plus en prenant des années,débute dans la vie par des amusements singuliers et des crisbizarres ; ses jouets sont un peu macabres et feraient peuraux enfants d’un autre pays ; ses cerfs-volants ont de grosyeux louches et des tournures de vampires…

Et chaque soir, dans les petites rues sombres,déborde cette gaîté fraîche, enfantine, mais fantasque à l’excès. –On n’imagine pas tout ce qu’il y a en l’air, parfois, d’incroyableschoses qui voltigent au vent…

XXXIX

 

Toujours des vêtements de couleur sombre,cette petite Chrysanthème, ce qui est ici un signe de distinctionréelle. Tandis que ses amies, Oyouki-San, madame Touki et lesautres, portent volontiers des étoffes bariolées, se plantent dansle chignon des pompons éclatants, elle s’habille de bleu-marine oude gris neutre, s’attache à la taille de larges ceintures noiresbrochées de nuances discrètes, et ne met jamais rien dans sescheveux que des épingles d’écaille blonde. Si elle était de racenoble, elle porterait au milieu du dos un petit cercle blanc brodésur sa robe, apposé comme une estampille, avec, au milieu, undessin quelconque, – une feuille d’arbre en général : et ceseraient là ses armes. Vraiment il ne lui manque que cepetit blason dorsal pour avoir la tenue d’une femme très comme ilfaut.

(Au Japon, les belles robes claires, nuancéesen nuages, brodées de chimères d’argent ou d’or, sont réservéespour les grandes dames dans leur intérieur, en certaines occasionsd’apparat ; – ou alors pour le théâtre, pour les danseuses,pour les filles.)

Comme toutes les Japonaises, Chrysanthèmeserre une quantité de choses dans l’intérieur de ses longuesmanches, où des poches sont dissimulées.

Elle y met des lettres, des notes quelconquesécrites sur des feuilles fines en pâte de riz, desprières-amulettes rédigées par des bonzes, et surtout une grandequantité de carrés en papier soyeux qu’elle emploie aux usages lesplus imprévus : essuyer une tasse à thé, tenir la tigemouillée d’une fleur, ou moucher son petit nez drôle quandl’occasion s’en présente. (Après l’opération, elle froisse tout desuite le morceau qui a servi, le roule en boulette et le jette parla fenêtre avec horreur…)

Les personnes les plus huppées se mouchent decette manière au Japon.

XL

 

2septembre.

Le hasard nous a procuré une amitié singulièreet rare, celle des chefs bonzes de ce temple de la TortueSauteuse où l’on célébrait, le mois dernier, un si étonnantpèlerinage.

Les abords de ce lieu sont aussi solitaires àprésent qu’ils étaient peuplés les soirs de cette fête ; et,en plein jour, on est surpris de la vétusté morte de toutes ceschoses religieuses qui, la nuit, avaient semblé vivre. Personnedans ces escaliers de granit usés par le temps ; personne sousces grands portiques somptueux dont la poussière a terni lescouleurs et les ors. Pour arriver, il faut franchir plusieurs coursdésertes étagées sur le flanc de la montagne, plusieurs portessolennelles, et des marches et des marches, en s’élevant toujoursau-dessus de la ville et des bruits humains, dans une région sacréeremplie d’innombrables tombeaux. Sur toutes les dalles, sur toutesles murailles, du lichen et des pariétaires ; la teinte grisedes choses très vieilles, répandue partout comme une couche decendre.

Dans un premier temple latéral, trône unBouddha géant assis dans son lotus, – idole dorée de quinze à vingtmètres de haut, montée sur un énorme socle de bronze.

Enfin le dernier portique se dresse, avec lesdeux colosses traditionnels, gardiens du saint parvis, qui setiennent debout, l’un à droite, l’autre à gauche, enfermés commedes bêtes fauves, chacun dans une cage grillée de fer. Ils ontl’attitude furieuse, le poing levé pour frapper, la figurericanante et atroce. Leurs corps sont criblés de boulettes enpapier mâché, qu’on leur a lancées à travers les barreaux et qui sesont collées sur leurs membres monstrueux comme une lèpre blanche,une manière qu’ont les fidèles de leur faire parvenir, pour lesapaiser, des prières écrites sur feuillets délicats par des bonzespieux. On passe entre ces épouvantails et on pénètre dans ladernière cour. L’habitation de nos amis est à main droite, lagrande salle de la pagode est en face.

Dans cette cour dallée, des lampadaires debronze, hauts comme des tourelles. Des cycas séculaires, auxfraîches touffes de plumes vertes, dont les tiges multiples sontdisposées avec une symétrie lourde, comme des branches de massifscandélabres. Le temple, entièrement ouvert sur tout sa façade, estprofond, obscur, avec des lointains d’ors atténués qui fuient ens’assombrissant. Dans la partie la plus reculée se tiennent lesidoles assises, dont on aperçoit vaguement, du dehors, les posesrecueillies et les mains jointes ; en avant sont les autels,chargés de merveilleux vases de métal, d’où s’élancent des gerbessveltes de lotus d’argent ou d’or. On sent dès l’entrée l’odeursuave des baguettes de parfum que les prêtres brûlent constammentdevant les dieux.

Chez nos amis les bonzes, – à main droite enarrivant, – il est toujours compliqué de se faire introduire.

Un monstre de la famille des poissons, maisayant des griffes et des cornes, est suspendu au-dessus de leurporte par des chaînes de fer ; au moindre souffle de brise, ilse balance en grinçant. On passe dessous ; on entre dans unepremière salle haute, immense, à peine éclairée, où brillent, dansles coins, des idoles dorées, des cloches, des choses religieusesincompréhensibles.

Des espèces de petits clercs, d’enfants dechœur, s’avancent peu accueillants, pour demander ce que l’onveut.

– Matsou-San ! !Donata-San ! ! répètent-ils, très étonnés, quand onleur a expliqué auprès de qui l’on veut être introduit. Oh !non, il n’y a pas moyen de les voir : ils reposent, – ou bien,ils sont en contemplation. Orimas ! Orimas !disent-ils, en joignant les mains et en esquissant des génuflexionspour mieux se faire comprendre. (Ils sont en prières ! enprofondes prières !)

On insiste, on parle plus fort ; on sedéchausse comme des gens bien résolus à entrer quand même.

À la fin ils arrivent, Matsou-San etDonata-San, de là-bas, des profondeurs tranquilles de la bonzerie.Ils sont vêtus de gaze noire, et leur tête est rasée. Souriants,aimables, se confondant en excuses, ils vous tendent la main et onles suit, pieds nus comme eux, jusqu’au fond de leur mystérieuserésidence, à travers des séries d’appartements vides tapissés denattes d’une incomparable blancheur. Les salles qui se succèdent nesont séparées les unes des autres que par des stores en bamboud’une finesse exquise, relevés au moyen de glands et de torsades ensoie rouge.

Toute la construction intérieure est du mêmebois couleur beurre frais, menuisé avec une extrême précision, sansle moindre ornement, sans la moindre sculpture ; tout sembleneuf et vierge, comme n’ayant jamais subi aucun contact de mainhumaine. De loin en loin, dans cette nudité voulue, un petitescabeau précieux, incrusté merveilleusement, supporte un vieuxmagot de bronze ou un vase de fleurs ; aux murs pendentquelques esquisses de maître jetées vaguement à l’encre de Chine,sur des bandes de papier gris très correctement coupées, maisqu’aucune baguette n’encadre ; rien de plus ; pas desièges, pas de coussins, pas de meubles. C’est le comble de lasimplicité cherchée, de l’élégance faite avec du néant, de lapropreté immaculée et invraisemblable.

Et tandis qu’on est là, cheminant à la suitede ces bonzes, dans ces enfilades de salles désertes, on se ditqu’il y a beaucoup trop de bibelots chez nous en France ; onprend en grippe soudaine la profusion, l’encombrement.

L’endroit où s’arrête cette promenadesilencieuse de gens déchaussés, l’endroit où l’on s’assied, bien aufrais dans la pénombre, est une véranda intérieure ouvrant sur unsite artificiel : on dirait le fond d’un puits ; c’est unjardinet grand comme un trou d’oubliette, surplombé de partout parl’écrasante montagne, ne recevant d’en haut qu’une demi-clarté derêve. Et cela joue quand même le grand ravin sauvage ; on yvoit des cavernes, des rochers abrupts, un torrent, une cascade etdes îles. Les arbres, rendus nains par ce procédé japonais que nousne connaissons pas, ont de toutes petites feuilles à leurs branchesnoueuses et caduques. Une teinte générale de vieillesse verdâtreharmonise cet ensemble, qui est assurément centenaire.

Des familles de poissons rouges circulent làdans l’eau fraîche, et des petites tortues (sauteusesprobablement) dorment sur les lots de granit qui sont d’une nuancepareille à leur carapace grise.

Il y a même des libellules bleues qui serisquent à descendre, on ne sait d’où, et se posent avec de légerstremblements d’ailes sur les nénuphars en miniature.

Nos amis bonzes, malgré une certaine onctionecclésiastique, rient volontiers, d’un rire très bon enfant :dodus, joufflus, tondus, ils ne s’effarouchent de rien et aimentassez nos liqueurs françaises.

Nous causons de choses et d’autres. Au bruittranquille de leur petite cascade, je risque devant eux des phrasesd’un japonais érudit, j’essaie des temps de verbe à effet :des désidératifs, des concessifs, deshypothétiques en ba. Tout en devisant, ils expédient lesaffaires de l’église, des ordres d’offices, cachetés de sceauxcompliqués, pour des pagodes inférieures situées alentour ; oubien des petites prières curatives, tracées au pinceau, pour êtremangées en boulettes par des malades éloignés. De leurs mainsblanches et potelées, ils jouent de l’éventail comme des femmes,et, quand nous avons goûté à différents breuvages indigènes auxessences de fleurs, ils font apporter pour finir un flacon deBénédictine ou de Chartreuse ; ilsapprécient ces liqueurs, composées par des collèguesd’Occident.

À bord, quand ils viennent nous rendre nosvisites, ils ne dédaignent pas d’assujettir leurs grosses lunettesrondes sur leurs petits nez plats, pour regarder les dessinsprofanes de nos journaux illustrés, la Vie Parisienne parexemple. Avec une certaine complaisance même, ils laissent traînerleurs doigts sur les images quand elles représentent des dames.

Ils ont, dans leur grand temple, descérémonies religieuses très belles, et nous y sommes maintenantconviés. Au bruit du gong, ils font devant les idoles des entréesrituelles, à vingt ou trente officiants en costume de gala, avecdes génuflexions, des battements de mains, des allées et venuessavantes qui semblent les figures d’un quadrille mystique…

Eh bien ! le sanctuaire a beau êtresombre, immense ; les idoles, superbes… dans ce Japon, leschoses n’arrivent jamais qu’à un semblant de grandeur. Unemesquinerie irrémédiable, une envie de rire est au fond detout.

Et puis, il y a l’auditoire qui nuit aurecueillement et où nous retrouvons des connaissances : mabelle-mère quelquefois, ou une cousine, – ou la marchande deporcelaine qui hier nous a vendu un vase. Petites mousmés trèsmignonnes, vieilles dames très singesques, entrant avec leur boîteà fumer, leur parasol couvert de peinturlures, leurs petits cris,leurs révérences ; caquetant, se complimentant, sautillant,ayant toutes les peines du monde à tenir leur sérieux.

XLI

 

3septembre.

Chrysanthème est venue aujourd’hui pour lapremière fois me voir à bord, chaperonnée par madame Prune etsuivie de ma plus jeune belle-sœur, mademoiselle La Neige. Cesdames avaient l’air très posé, très comme il faut.

Dans ma chambre, il y a un grand Bouddha surson trône, et devant lui un plateau de laque où mon matelot fidèlerassemble les menues pièces d’argent qu’il trouve errantes dans meshabits. Madame Prune, qui a l’esprit tourné au mysticisme, s’estcrue là devant un autel véritable ; le plus gravement dumonde, elle a adressé au dieu une courte prière ; puis, tirantson porte-monnaie (qui était, suivant l’usage, derrière son dos,attaché à sa ceinture bouffante avec sa blague et sa petite pipe),elle a déposé dans le plateau une pieuse offrande, en faisant larévérence.

Maintien très digne durant toute la visite.Mais au moment du départ, Chrysanthème, qui ne voulait pas s’enaller sans avoir vu Yves, l’a demandé avec une persistance déguiséetrès particulière. Et Yves, que j’ai fait venir, s’est montré biendoux pour elle, – tellement que j’en ai conçu cette fois un peu desérieux ennui ; je me suis demandé si ce dénouement assezpitoyable, vaguement redouté jusqu’ici, n’allait pas bientôt seproduire…

XLII

 

4septembre.

J’ai rencontré aujourd’hui, dans un vieuxquartier mort, une mousmé tout à fait exquise, délicieusementcostumée, fraîche sur le fond sombre des ruines.

C’était tout au bout de Nagasaki, dans lapartie très ancienne de la ville. Il y a dans cette région desarbres centenaires, des vieux temples de Bouddha, ou d’Amiddah, oude Benten, ou de Kwanon, à hautes toitures pompeuses ; desmonstres de granit assis dans des cours pleines de silence oùl’herbe pousse entre les dalles. Ce quartier désert est traversépar un torrent étroit au lit profond, sur lequel sont jetés despetits ponts courbes aux balustres de granit rongés par le lichen.Toutes les choses qui sont là s’arrangent et grimacent bizarrementcomme dans les plus antiques peintures nipponnes.

Je passais à l’heure brûlante de midi, et jene voyais personne, – si ce n’est dans les bonzeries, par desfenêtres ouvertes, quelques rares prêtres, gardiens de sanctuairesou de tombeaux, faisant la sieste sous leurs tendelets en gazebleu-nuit.

Tout à coup, cette petite mousmé m’apparut, unpeu au-dessus de moi, au sommet de la courbure, sur un de ces pontstapissés de mousses grises ; en pleine lumière, en pleinsoleil, se détachant à la manière des fées éblouissantes sur unfond de vieux temples noirs et d’ombres. Elle retenait sa robed’une main et la faisant plaquer au bas de ses jambes, pour sedonner l’air plus svelte. Autour de sa petite tête étrange, sonombrelle ronde à mille plissures, éclairée par transparence,faisait une grande auréole bleue et rouge bordée de noir ; etun laurier rose chargé de fleurs, poussé entre les pierres de cepont, s’étalait à côté d’elle, baigné lui aussi de soleil. Derrièrecette jeune fille et ce laurier fleuri, tout était repoussoirobscur.

Sur la jolie ombrelle rouge et bleue, degrandes lettres blanches formaient cette inscription, qui est enusage pour les mousmés et qu’on m’a appris à connaître :Nuages, arrêtez-vous, pour la regarder passer. Et il envalait la peine, en effet, de s’arrêter pour cette précieuse petitepersonne, d’une japonerie si idéale.

Cependant, il n’eût pas fallu s’arrêter troplongtemps et se laisser prendre ; c’eût été encore un leurre.Poupée comme les autres évidemment, poupée d’étagère et rien deplus. En la regardant, je me disais même que Chrysanthème,apparaissant à cette même place, avec cette robe, cet éclairage etce nimbe de soleil, eût produit un effet aussi charmant.

Car elle est gentille, Chrysanthème, ce n’estplus contestable… Hier au soir, je me rappelle, je l’ai admirée.C’était la nuit ; nous revenions, avec l’escorte des petitsménages pareils au nôtre, de la tournée habituelle dans les maisonsde thé et les bazars. Tandis que les autres mousmés marchaient ense donnant la main, parées de pompons d’argent tout neufs qu’ellesvenaient de se faire offrir, et s’amusant avec des jouets, elle,soi-disant fatiguée, suivait à demi étendue dans une voiture dedjin. Nous avions mis à ses côtés de gros bouquets en gerbes,destinés à remplir aujourd’hui nos vases, – des iris tardifs et deslotus à longue tige, les derniers de la saison, qui déjà sentaientl’automne. – Et c’était joli, cette Japonaise dans son petit char,nonchalante, au milieu de ces fleurs d’eau, éclairée en couleurschangeantes, au hasard des lanternes qui nous croisaient. La veillede mon arrivée au Japon, si on me l’eût montrée en me disant :« Ta mousmé sera celle qui passe », j’en aurais étécharmé sans aucun doute. – Dans la réalité, non, cependant, je nele suis pas : ce n’est que Chrysanthème, toujours elle, rienqu’elle, la petite créature pour rire, mièvre de formes et depensées, que l’agence Kangourou m’a fournie…

XLIII

 

Dans notre logis, l’eau pour boire, pourpréparer le thé et faire les petites ablutions courantes, se tientdans des cuves de porcelaine blanche – ornées de peinturesreprésentant des poissons bleus qu’un courant rapide entraîne aumilieu d’algues affolées. Et ces cuves résident, pour plus defraîcheur, en plein vent, sur le toit de madame Prune, à un pointqu’il est facile d’atteindre, en allongeant le bras, du haut denotre balcon saillant. – Une vraie aubaine pour les chats altérésdu voisinage ; pendant les belles nuits d’été, ce coin detoit, où sont nos cuves peinturlurées, devient pour eux un lieu derendez-vous charmant, au clair de lune, après les entreprisesgalantes ou les longues rêveries solitaires au faîte des murs.

J’avais cru devoir en avertir Yves la premièrefois qu’il voulut boire de cette eau-là.

– Oh ! répondit-il, étonné, des chatsvous dites ! est-ce que c’est sale, ça ?

Sur ce point, nous sommes d’accord avec lui,Chrysanthème et moi ; nous trouvons que les chats ne sont pasdes bêtes à babines malpropres, et il nous est indifférent de boireaprès eux.

Pour Yves, Chrysanthème non plus, « çan’est pas sale », et il boit volontiers dans sa petite tasseaprès elle, la classant, sous le rapport des babines, dans lacatégorie des chats.

Eh bien ! ces cuves en porcelaine sont undes grands soucis quotidiens de notre ménage : jamais d’eaulà-dedans, le soir, quand nous rentrons de la promenade, aprèscette montée qui nous a donné soif et après ces gaufres de madameL’Heure que nous avons mangées en manière de passe-temps tout lelong de la route. Impossible d’obtenir que madame Prune oumademoiselle Oyouki, ou leur jeune servante mademoiselleDédé*, aient la prévoyance de remplir cela pendantqu’il fait jour. – Et, quand nous rentrons tard, ces trois damessont endormies : nous voilà obligés de vaquer à ce soinnous-mêmes.

* Dédé-Sansignifie en français : « mademoiselle Jeunefille » ; c’est un nom très répandu.

Donc, il faut rouvrir toutes les portesfermées, se rechausser et descendre dans le jardin puiser del’eau.

Et, comme Chrysanthème mourrait de peur touteseule dans ces arbres, au milieu de l’obscurité et des musiquesd’insectes, je me vois forcé d’aller au puits avec elle.

Pour cette entreprise, nous avons besoin delumière ; cherchons donc dans la collection de ces lanternesachetées chez madame Très-Propre, qui s’entassent de nuit en nuitau fond d’une de nos petites armoires en papier : pas une dontla bougie ne soit consumée, – je m’y attendais ! Allons, ils’agit de prendre résolument la première venue et de planter unebougie neuve sur la pointe de fer qui se dresse au fond : –Chrysanthème y met toute sa force ; – la bougie se fend,éclate ; la mousmé se pique les doigts, fait la moue etpleurniche… Scène inévitable de tous les soirs, qui retarde d’unbon quart d’heure notre coucher sous le tendelet de gaze bleusombre, tandis que les cigales du toit nous font là-haut leur plusmoqueuse musique…

Et tout cela, qui m’amuserait avec une autre,– avec une autre que j’aimerais, – avec elle, m’impatientebien…

XLIV

 

11septembre.

Huit jours viennent de passer, assezpaisibles, durant lesquels je n’ai rien écrit. Je crois que peu àpeu je me fais à mon intérieur japonais, aux étrangetés de lalangue, des costumes, des visages. Depuis trois semaines, leslettres d’Europe, égarées je ne sais où, n’arrivent plus, et celacontribue, comme toujours, à jeter un léger voile d’oubli sur leschoses passées.

Donc, chaque soir, je monte au logisfidèlement, tantôt par les belles nuits pleines d’étoiles, tantôtsous les ondées d’orage. Et chaque matin, quand la prière chantéede madame Prune prend son vol dans l’air sonore, je m’éveille et jeredescends vers la mer, par ces sentiers où l’herbe est pleine derosée fraîche.

La recherche des bibelots est, jecrois, la plus grande distraction de ce pays japonais. Dans lespetites boutiques des antiquaires, on s’assied sur des nattes pourprendre une tasse de thé avec les marchands ; puis on fouillesoi-même dans des armoires, dans des coffres, où sont entassées desvieilleries bien extravagantes. Les marchés, très discutés, durentsouvent plusieurs jours et se traitent en riant, comme de gentillespetites farces que l’on voudrait se jouer les uns aux autres…

J’abuse vraiment de l’adjectif petit,je m’en aperçois bien ; mais comment faire ? – Endécrivant les choses de ce pays-ci, on est tenté de l’employer dixfois par ligne. Petit, mièvre, mignard, – le Japon physique etmoral tient tout entier dans ces trois mots-là…

Et ce que j’achète s’amoncelle là-haut, dansma maisonnette de bois et de papier ; – elle était bien plusjaponaise pourtant, dans sa nudité première, telle queM. Sucre et madame Prune l’avaient conçue. Il y a maintenantplusieurs lampes, de forme religieuse, qui descendent duplafond ; beaucoup d’escabeaux et beaucoup de vases ; desdieux et des déesses autant que dans une pagode.

Il y a même un petit autel shintoïste, devantlequel madame Prune n’a pu se tenir de tomber en prières et dechanter, avec son tremblement de vieille chèvre :

« Lavez-moi très blanchement de mespéchés, ô Ama-Térace-Omi-Kami, comme on lave des choses impuresdans la rivière de Kamo… »

Pauvre Ama-Térace-Omi-Kami, laver lesimpuretés de madame Prune ! Quelle besogne longue etingrate ! !

Chrysanthème, qui est bouddhiste, priequelquefois le soir avant de se coucher, tandis que le sommeill’accable ; elle prie en claquant des mains devant la plusgrande de nos idoles dorées. Mais son sourire, qui revient après,semble une moquerie d’enfant à l’adresse du Bouddha, dès que laprière est finie. Je sais aussi qu’elle vénère ses Ottokés(les Esprits de ses ancêtres), dont l’autel assez somptueux estchez madame Renoncule sa mère. Elle leur demande des bénédictions,la fortune, la sagesse…

Qui pourrait démêler quelles sont ses idéessur les dieux et sur la mort ? A-t-elle une âme ?Pense-t-elle en avoir une ?… Sa religion est un ténébreuxchaos de théogonies vieilles comme le monde, conservées par respectpour les choses très anciennes, et d’idées plus récentes sur lebienheureux néant final, apportées de l’Inde à l’époque de notremoyen âge par de saints missionnaires chinois. Les bonzes eux-mêmess’y perdent, – et alors, que peut devenir tout cela, grefféd’enfantillage et de légèreté d’oiseau, dans la tête d’une mousméqui s’endort ?…

Deux choses insignifiantes m’ont quelque peuattaché à elle (il est bien difficile que le lien ne se resserrepas, à la longue). – Ceci d’abord :

Madame Prune, un jour, était allée nouschercher une relique de sa galante jeunesse, un peigne en écailleblonde d’une transparence rare ; un de ces peignes qu’il estde bon ton de poser au sommet des coques de cheveux, à peineenfoncé, les dents toutes dehors, comme en équilibre. L’ayantretiré d’une jolie boîte en laque, elle l’élevait, du bout desdoigts, à la hauteur de ses yeux, en clignant, afin de regarder leciel au travers – le beau ciel d’été – comme on fait pour vérifierl’eau des pierres précieuses.

– Voilà, me disait-elle, la pièce de prix quetu devrais offrir à ta femme.

Et ma mousmé, très captivée, admirait combienla substance de ce peigne était limpide, combien la forme en étaitgracieuse.

Ce qui me plaisait le plus, à moi, c’était laboîte en laque. Sur le couvercle, une étonnante peinture, or suror, représentait une vue, prise de très près, à la surface d’unchamp de riz, par un jour de grand vent : un fouillis d’épiset d’herbages couchés et tordus par quelque rafale terrible ;çà et là, entre les tiges tourmentées, on apercevait la terreboueuse de la rizière ; il y avait même des petites flaquesd’eau – qui étaient des parties de laque transparente danslesquelles d’infimes parcelles d’or semblaient flotter comme desfétus dans un liquide trouble ; deux ou trois insectes, qu’ileût fallu un microscope pour bien voir, se cramponnaient à desroseaux, avec des airs d’épouvante, – et le tableau tout entiern’était pas grand comme une main de femme.

Quant au peigne de madame Prune, en lui-mêmeil ne me disait rien, je l’avoue, et je faisais la sourde oreille,le trouvant bien insignifiant et bien cher. Alors Chrysanthème,tristement, répondit :

– Non, merci, je n’en veux pas ;remportez-le, chère Madame…

Et en même temps elle poussa un gros soupir,assez réussi, qui signifiait :

– Il ne m’aime déjà pas tant que cela… Inutilede le tourmenter.

Tout de suite, j’ai fait l’emplettedésirée.

Plus tard, quand Chrysanthème sera devenue unevieille guenon comme madame Prune, avec des dents noires et de ladévotion, son tour arrivera de brocanter la chose – à quelque belled’une génération à venir…

… Une autre fois, j’avais pris mal de tête, ausoleil, et j’étais étendu par terre, reposant sur mon oreiller enpeau de couleuvre. Les yeux troublés, je voyais tourner, comme enune ronde, la véranda ouverte, le grand ciel lumineux du soir oùplanaient des cerfs-volants étranges, et il me semblait que jevibrais douloureusement à ce bruit cadencé des cigales quiremplissait l’air.

Elle, accroupie près de moi, essayait de meguérir par un procédé japonais, en m’appuyant de toutes ses forcesses petits pouces sur les tempes et en les faisant tourner, commepour les y enfoncer par un mouvement de vrille. Elle était devenuetoute rouge à ce travail fatigant qui me causait un réel bien-être,quelque chose comme une griserie douce d’opium.

Ensuite, inquiète, pensant que j’allaispeut-être avoir la fièvre, elle voulut me faire manger, roulée enboulette entre ses doigts, une efficace prière, écrite sur papierde riz, qu’elle conservait précieusement dans la doublure d’une deses manches…

Eh bien, j’ai avalé cette prière sans rire,pour ne pas la blesser, pour ne pas ébranler sa petite croyancedrôle…

XLV

 

Nous sommes allés aujourd’hui chez lephotographe en renom, Yves, ma mousmé et moi, afin de poser engroupe.

Nous enverrons cela en France. – Yves souritdéjà en songeant à l’étonnement de sa femme quand elle apercevra ceminois de Chrysanthème entre nous deux, et il se demande ce qu’ilpourra bien lui conter en matière d’explication :

– Mon Dieu, je dirai que c’est une de vosconnaissances, voilà tout !

Au Japon, il y a des photographes dans legenre des nôtres ; seulement ce sont des Japonais, habitantdes maisons japonaises. Celui qui aura l’honneur aujourd’hui, opèreau fond de la banlieue, dans ce quartier antique de grands arbreset de pagodes sombres où j’avais rencontré l’autre jour une mousmési jolie. Son enseigne se lit en plusieurs langues, plaquée sur unmur, au bord de ce petit torrent qui descend de la verte montagnetraversé par des ponts courbes en granit séculaire et bordé debambous légers ou de lauriers-roses en fleurs.

Cela étonne et cela déroute, un photographeniché là, dans tout ce Japon d’autrefois.

Précisément on fait queue à sa porteaujourd’hui ; nous tombons mal. Il y a toute une file de charsà djin qui stationnent, attendant des clients qu’ils ont amenés etqui passeront avant nous. Les coureurs, nus et tatoués, peignéscorrectement en bandeaux et en chignon, font la causette, fumentdes petites pipes, ou rafraîchissent dans l’eau du torrent leursjambes musculeuses.

La cour d’entrée est une irréprochablejaponerie, avec des lanternes et des arbres nains. Mais l’atelieroù l’on pose pourrait être aussi bien à Paris ou à Pontoise :mêmes chaises en « vieux chêne », mêmes poufs défraîchis,colonnes en plâtre et rochers en carton.

Les personnes que l’on opère en cemoment sont deux dames de qualité (la mère et la fille, cela sedevine), qui posent ensemble, en carte-album, avec des accessoiresLouis XV. Les premières grandes dames de ce pays que j’aie vues desi près, un groupe bien étrange : longues figures de la classenoble, atones, anémiques, bleuâtres à force de poudre de riz, avecla bouche peinte en forme de cœur, au carmin pur. Du reste, unedistinction incontestable, qui s’impose même à nous, malgré ladifférence profonde des races et des notions acquises.

Elles toisent Chrysanthème avec un assezvisible dédain, bien que sa toilette soit aussi comme il faut queles leurs. Et moi, je ne puis me rassasier de regarder ces deuxcréatures ; elles me captivent comme des choses jamais vues etincompréhensibles. Leurs corps frêles, posés avec une grâceexotique, sont noyés dans des étoffes rigides et des ceinturesbouffantes dont les bouts retombent comme des ailes fatiguées.Elles me font penser, je ne sais pourquoi, à de grands insectesrares ; sur leurs vêtements, des dessins extraordinaires ontquelque chose de la bigarrure sombre des papillons nocturnes.Surtout, il y a le mystère de leurs tout petits yeux, tirés,bridés, retroussés, pouvant à peine s’ouvrir ; le mystère deleur expression qui semble indiquer des pensées intérieures d’unesaugrenuité vague et froide, un monde d’idées absolument fermé pournous. – Et je songe, en les dévisageant : comme nous sommesloin de ce peuple japonais, comme nous sommes de racedissemblable !…

Il faut laisser passer ensuite plusieursmatelots anglais arrivés avant nous, bien pomponnés dans leursvêtements de toile blanche, bien frais, bien gras, bien roses commedes bonshommes en sucre, qui posent avec des airs niais sur desfûts de colonnes.

Notre tour vient enfin ; Chrysanthèmes’arrange avec lenteur, d’une manière très cherchée, tournant leplus possible les pointes de ses pieds en dedans, à la façonélégante.

Et, sur le cliché qu’on nous montre, nousavons l’air d’une petite famille bien ridicule, alignée devant unphotographe de foire.

XLVI

 

13septembre.

Yves est libre ce soir trois heures plus tôtque moi, – ce qui arrive de temps en temps, d’après la façon dontnotre service de quarts est organisé. Ces jours-là, ildescend à terre le premier et s’en va m’attendre àDiou-djen-dji.

Avec une longue-vue, je l’observe du bord,grimpant dans les sentiers verts de la montagne : il marched’un pas très alerte, courant presque ; comme il paraît presséd’aller retrouver cette petite Chrysanthème !

Vers neuf heures, quand j’arrive, je le voisassis par terre, au milieu de mon appartement, le torse nu (ce quiest ici une tenue d’intérieur suffisamment correcte, j’enconviens). Et, autour de lui, Chrysanthème, Oyouki, mademoiselleDédé la servante, s’empressant à lui essuyer le dos – avec despetites serviettes bleues peinturlurées de cigognes et de sujetsdrolatiques…

– Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il a bienpu faire pour avoir si chaud, pour s’être mis dans un étatpareil ?

Il me raconte que, près de chez nous, – un peuplus haut dans la montagne, – il a découvert un tir au sabre etqu’il y a livré assaut jusqu’à nuit close – contre des Japonais quitiraient à deux mains, en bondissant comme des chats, suivantl’usage de leur pays. Avec son escrime française, il les a battus àplate couture. Alors on lui a fait de grands saluts, de grandshonneurs, – et apporté une quantité de bonnes petites choses trèsfroides à boire. Tout cela réuni l’a fait transpirer beaucoup…

– Ah ! très bien. Mais je ne m’expliquaispas…

Il est ravi de sa soirée ; il ira tousles jours s’amuser à les battre ; il pense même faire desélèves.

Une fois l’assèchement de son dos terminé, lesvoilà tous ensemble, les trois mousmés et lui jouant au« pigeon vole » nippon. – En vérité, je ne pouvais riensouhaiter de plus innocent, de mieux sous tous les rapports.

Charles N*** et madame Jonquille, sa femme,nous arrivent inopinément vers dix heures. (Ils s’égaraient dansnos parages, sous les bosquets noirs, et sont montés, voyant de lalumière chez nous.)

Leur intention est d’aller finir leur soirée àla maison de thé des Crapauds, et ils veulent nous entraîner aveceux pour prendre des sorbets là-bas. – C’est au moins à une heured’ici, cette maison de thé, de l’autre côté de la ville, àmi-montagne, dans les jardins de la grande pagode d’Osueva ;mais ils tiennent à leur idée quand même, prétendant que, par cettenuit pure et ce clair de lune, on doit avoir, de la terrasse dutemple, une vue très jolie.

– Très jolie, je ne dis pas ; mais nousallions nous coucher, nous… Enfin, soit, partons, suivons-les.

Nous louons cinq djins et cinq chars, en bas,dans la grand-rue, devant chez madame Très-Propre, qui nouschoisit, pour cette expédition tardive, des lanternes énormes ettoutes rondes, de gros ballons rouges ornés de méduses, d’algues etde requins verts.

Il est près de onze heures quand nous nousmettons en route. Dans les quartiers du centre, les bons Nipponsferment déjà leurs petites échoppes, éteignent leurs lampes, tirentleurs panneaux de bois, poussent leurs châssis de papier.

Et plus loin, dans les antiques rues de labanlieue, tout est clos depuis longtemps ; nos chars roulentdans la nuit très noire. Nous crions à nos djins :Ayakou ! ayakou ! (Vite ! vite !) etils courent à toutes jambes, en poussant de petits hurlements,comme des bêtes joyeuses, emballées par gaîté. Dans l’obscurité,nous allons un train de tempête, à la file indienne tous les cinq,cahotés furieusement sur les vieilles dalles disjointes, que nosballons rouges éclairent mal en s’agitant toujours à l’extrémité deleurs tiges en bambou. De temps à autre, quelques Nippons, coiffésde nuit en mouchoir bleu, ouvrent une fenêtre pour regarder quelssont ces écervelés qui se promènent si vite et si tard, en faisanttout ce bruit. Ou bien, une lueur, que nous jetons en passant, nousmontre le rire atroce d’une des grosses bêtes en pierre assises auxportes des pagodes…

Enfin nous arrivons au pied de ce templed’Osueva et, laissant nos djins avec nos petits chars, nouscommençons à monter les escaliers de géants, complètement désertscette nuit.

Chrysanthème, qui fait toujours un peu lapetite fille fatiguée, l’enfant gâtée et triste, monte aveclenteur, entre Yves et moi, s’appuyant sur nos bras.

Jonquille, au contraire, grimpe en sautillantcomme un oiseau et compte pour s’amuser les marchesinterminables :

– Hitôts’ ! F’tâts’ !Mits’ ! Yôts’ ! (un ! deux ! trois !quatre !) dit-elle en s’élevant par une série de petits bondslégers.

– Itsôûts’ ! Moûts !Nanâts’ ! Yâts’ ! Kokonôts’ ! (cinq !six ! sept ! huit ! neuf !…)

Et elle appuie bien fort sur les accentscirconflexes, comme pour rendre ces nombres encore plus drôles.

Sur son beau chignon noir brille un petitplumet d’argent ; sa silhouette est fine, gracieuse et d’uneextrême étrangeté ; dans la nuit où nous sommes, on ne voitpas que sa figure est presque laide et sans yeux.

Vraiment, on dirait des petites fées,Chrysanthème et Jonquille, ce soir ; les moindres Japonaises,à certains moments, prennent de ces airs-là, à force de bizarrerieélégante et d’ingénieux arrangement.

L’escalier de granit, vide, immense,uniformément gris sous le ciel nocturne, paraît fuir en hauteurdevant nous, – et en profondeur par-derrière, quand on se retourne,– en profondeur, en dégringolade vertigineuse. Sur les degrés decette pente s’allongent, s’allongent démesurées, les ombres noiresdes portiques religieux par lesquels il nous faut passer ; etces ombres, qui semblent se casser au ressaut de chaque marche, ontsur toute leur étendue des plissures régulières d’éventail. Lesportiques se dressent isolément, s’étagent les uns au-dessus desautres ; – leurs formes étonnantes sont à la fois d’unesimplicité extrême et d’une recherche rare ; ils se dessinentavec une netteté dure et, cependant, ils ont ce vague de vision queprennent les objets très grands à la lueur lunaire. Leursachitraves courbes se relèvent, aux extrémités, en deux cornesinquiétantes, tendues vers la voûte lointaine et bleuâtre oùscintillent les étoiles ; ils ont l’air de vouloir communiqueraux dieux, par ces pointes, les choses que leur base profondeentend dans la terre d’alentour remplie de sépulcres et demorts.

Nous sommes un tout petit groupe, nous, perdumaintenant au milieu de cette montée colossale ; nouscheminons, éclairés moitié par la lune pâle qui est en haut, moitiépar les lanternes rouges qui sont dans nos mains et qui sebalancent toujours au bout de leurs longues tiges.

Il se fait un grand silence dans ces abords dutemple ; même les bruits d’insectes se taisent à mesure quenous nous élevons. Une sorte de recueillement, de demi-craintereligieuse nous gagne peu à peu, en même temps qu’une plus grandefraîcheur se répand dans l’air et nous saisit.

En haut, dans la cour sacrée, où résident lecheval de jade et les tourelles de porcelaine, nous nous sentonsintimidés en entrant. Il y fait plus sombre, à cause des murs. Etnotre arrivée semble déranger je ne sais quel conciliabule mystiquetenu entre les Esprits de l’air et les symboles visibles qui sontlà, chimères et monstres, éclairés aux reflets bleus de lalune.

Nous tournons à gauche, et nous pénétrons dansles jardins en terrasse, pour nous rendre à cette maison de thé desCrapauds qui est notre but cette nuit : nous la trouvonsfermée, – je m’y attendais, – fermée et noire, à une heurepareille !… À la porte, nous tambourinons tous ensemble ;nous appelons par leurs noms, avec les intonations les pluscâlines, toutes les mousmés de service que nous connaissons bien,mesdemoiselles Transparente, Étoile, Rosée-matinale etMarguerite-reine. – Personne. – Adieu les sorbets aux parfums etles haricots à la grêle !…

Devant la maisonnette du tir à l’arc, nosmousmés font un saut de côté, très effrayées, annonçant qu’il y aun cadavre par terre. – En effet, quelqu’un est là étendu. Nousexaminons timidement la situation à la lueur de nos ballons rouges– tenus à toute longueur de tige par peur de ce mort : c’estsimplement le vieux gardien du tir, celui qui, le jour du 14juillet, choisissait de si belles flèches pour Chrysanthème, et ildort, ce bonhomme, le chignon un peu défait, mais d’un bon sommeilqu’il serait cruel de troubler.

Allons au bord de la terrasse, contempler larade sous nos pieds, et puis nous rentrerons chez nous.

La rade, cette nuit, est une grande déchirure,sombre et sinistre, où les rayons de la lune ne descendentpas ; une crevasse béante, qui semble ouverte jusqu’auxentrailles de la terre et au fond de laquelle brillent, toutpetits, comme une réunion de vers luisants dans une fosse, les feuxdes navires.

XLVII

 

… Le milieu de la nuit, deux heures du matin.Nos veilleuses brûlant toujours, un peu mourantes, devant nosidoles tranquilles… Chrysanthème me réveille brusquement et je laregarde : elle est dressée sur son bras tendu et sa figureexprime une intense terreur ; muette, elle me fait signe, sansoser parler, que quelqu’un s’approche… ou quelque chose… enrampant… Quelle visite sinistre est-ce donc ? – Cela me faitpeur, à moi aussi. J’ai l’impression rapide de quelque immensedanger inconnu, dans ce lieu isolé, dans ce pays dont je n’ai paspu approfondir encore les êtres et les mystères. Il faut que cesoit bien affreux, pour qu’elle demeure là clouée, à demi morte defrayeur, elle qui sait…

C’est dehors, paraît-il ; cela arrive parles jardins ; de sa main tremblante, elle indique que cela vamonter par la véranda, par le toit de madame Prune… – En effet, onentend de légers bruits… qui s’approchent.

J’essaie de lui dire :

– Neko-San ? (Ce sont messieursles chats ?)

– Non ! fait-elle, toujours terrifiée etinquiétante.

– Bakémono-Sama ? (Messeigneursles Revenants ?) – J’ai déjà pris l’habitude au Japon dem’exprimer avec cette excessive politesse.

– Non ! !…Dorobo ! ! (Les voleurs ! !)

– Les voleurs ! Ah ! tantmieux ; je préfère de beaucoup cela, par exemple, à une visited’esprits ou de morts comme je l’avais craint tout à l’heure ausursaut de mon réveil ; des voleurs, c’est-à-dire desbonshommes bien en vie, ayant sans doute, en tant que Japonais, desfigures assez drolatiques. Je n’ai même plus peur du tout, àprésent que je suis fixé, et nous allons tout de suite vérifier lachose, – car il est certain que l’on remue sur le toit de madamePrune, – on s’y promène…

J’ouvre un de nos panneaux de bois et jeregarde. Je ne vois rien qu’une grande étendue calme, sereine,exquise, éclairée en plein par la lune brillante ; tout ceJapon endormi au chant sonore des cigales est bien charmant cettenuit, et ce grand air du dehors est bien suave à respirer.

Chrysanthème, à moitié cachée derrière monépaule, écoute, tremblante, avance la tête pour examiner lesjardins et les toits, avec des yeux dilatés de chatte effrayée…Non, rien, rien qui bouge… Çà et là quelques ombres dures, qu’on nes’expliquait pas bien au premier coup d’œil, mais qui sontprojetées par des pans de murs, des branches d’arbres, et gardentune immobilité absolue très rassurante. Tout semble d’unetranquillité figée et demeure silencieux, dans ce vague que la lunemet sur les choses.

Rien ; – rien nulle part. C’étaientmessieurs les chats, tout simplement, ou bien mesdames leschouettes : les bruits grandissent d’une manière siextraordinaire, la nuit chez nous…

Refermons ce panneau avec soin, par mesure deprudence, et puis allumons une lanterne et descendons voir s’il n’ya personne de caché dans des coins, si les portes sont biencloses ; pour rassurer Chrysanthème, faisons une rondegénérale du logis.

Nous voilà donc parcourant ensemble, sur lapointe des pieds, toutes les retraites intimes de cette maison,qui, à en juger par ses bases, doit être bien antique, malgré sescloisons légères en papier frais ; des renfoncements toutnoirs, des petits caveaux voûtés de poutres vermoulues ; desarmoires pour le riz qui sentent la vétusté et la moisissure ;des dessous très mystérieux où s’est amoncelée la poussière dessiècles. En pleine nuit et pendant une chasse aux voleurs, toutcela, que je ne connaissais pas, a mauvais aspect.

À pas de loup, nous traversons l’appartementde nos propriétaires. – C’est Chrysanthème qui m’entraîne par lamain, et je me laisse conduire. – Ils dorment en rang sous leurtente de gaze bleuâtre, éclairés par les veilleuses qui brûlentdevant l’autel de leurs ancêtres.

– Tiens ! Ils sont alignés dans un ordrequi pourrait prêter à jaser, par exemple ! – MademoiselleOyouki d’abord, très gentille dans sa pose de sommeil. Ensuite,madame Prune, qui dort la bouche ouverte, montrant son râteliernoir ; de son gosier sort un bruit intermittent, pareil augrognement d’une truie… Oh ! qu’elle est vilaine, madamePrune ! ! – Et puis, M. Sucre, momifié pourl’instant. – Et enfin à son côté, dernière de la rangée, leurbonne, mademoiselle Dédé ! ! !…

La gaze tendue jette sur eux des refletscouleur d’eau marine ; on dirait des personnes noyées dans unaquarium. Et ces saintes veilleuses, cet autel armé d’étrangessymboles shintoïstes donnent un faux air religieux à ce tableau defamille.

Honni soit qui mal y pense, mais pourquoin’est-elle pas plutôt couchée à côté de ses maîtresses, cette jeuneservante ? Chez nous là-haut, quand nous offrons l’hospitalitéà Yves, nous avons soin de nous placer, sous notre moustiquaire,d’une façon bien plus correcte…

Un recoin que nous allons visiter en dernierlieu m’inspire une certaine appréhension. C’est une soupente basseet mystérieuse, contre la porte de laquelle est collée, comme choseperdue, une très vieille image de piété :Kwanon-aux-mille-bras et Kwanon-à-tête-de-cheval,assis dans des nuages et des flammes, horribles tous deux avecleurs rires de spectres.

Nous ouvrons, et Chrysanthème se rejette enarrière, poussant un cri affreux. – J’aurais cru que les voleursétaient là, si je n’avais vu passer sur elle, et disparaître, unepetite chose grisâtre, rapide, furtive : un jeune rat quimangeait du riz en haut d’une étagère, et, qui, dans soneffarement, lui avait sauté à la figure…

XLVIII

 

14septembre.

Yves a perdu à la mer son sifflet d’argent,son indispensable sifflet pour la manœuvre, et nous courons laville toute la journée, suivis de Chrysanthème, de mesdemoisellesLa Neige et La Lune ses sœurs, pour en chercher un autre.

C’est très difficile à trouver dans Nagasaki,très difficile surtout à expliquer en japonais, un sifflet demarine, de forme consacrée, courbe avec une petite boule terminale,pour moduler les trilles et les sons enflés des commandementsofficiels. Trois heures durant on nous renvoie de boutique enboutique ; – faisant mine d’avoir très bien saisi, on noustrace, au pinceau sur papier de soie, des adresses de magasins oùnous devons infailliblement rencontrer ce qu’il nous faut, et nouspartons plein d’espoir, courant à une mystification nouvelle ;nos djins essoufflés en perdent la tête.

On comprend bien que nous voulons quelquechose pour produire du bruit, de la musique ; alors on nousoffre des instruments de toutes les formes, les plus inattendus,les plus extraordinaires : des pratiques pour voix depolichinelles, des sifflets pour chiens, des trompettes. C’esttoujours de plus en plus inouï ce qu’on nous propose tellement qu’àla fin un fou rire nous gagne. En dernier lieu, un vieil opticiennippon, qui avait pris un air très fin, un air de parfaitecompétence, s’en va fouiller dans son arrière-boutique – et nousrapporte une sirène à vapeur, provenant d’un paquebot naufragé.

Après dîner, l’événement considérable de lasoirée est une averse de déluge qui nous surprend au sortir desmaisons de thé, au retour de notre promenade élégante. Justementnous étions en troupe nombreuse, ayant avec nous plusieurs mousmésinvitées, et, dès que cela commence à tomber du ciel sanspréambule, comme d’un arrosoir renversé, il en résulte uneimmédiate débandade. Elles se sauvent, les mousmés, avec des petitscris d’oiseau, se réfugient dans des portes, chez des marchandes,sous des capotes de djins.

Puis bientôt, quand les boutiques se sontfermées en hâte, quand la rue est vide, inondée, presquenoire ; les lanternes de papier, détrempées, piteuses,éteintes, – je me retrouve, je ne sais comment, plaqué contre unmur, sous la saillie d’un toit, dans la seule compagnie demademoiselle Fraise, ma cousine, qui pleure à cause de sa bellerobe mouillée. Et cette ville me paraît tout à coup d’une tristesselugubre, au bruit de la pluie qui tombe toujours, éclaboussanttout, au bruit des gouttières qui font, dans l’obscurité, despetits murmures plaintifs de ruisseaux.

Très vite finie, l’ondée. Alors les mousméssortent de leurs trous, comme des souris, se cherchent, se hèlent,et leurs petites voix ont ces intonations traînantes,mélancoliques, singulières, qu’elles prennent chaque fois qu’ils’agit d’appeler dans le lointain.

– Ohé, mademoiselle laLu-u-u-u-une ! !

– Ohé, madameJonqui-i-i-i-ile ! !

Elles se crient les unes aux autres leurs nomsbizarres et les prolongent indéfiniment dans la nuit devenuesilencieuse, dans la sonorité qu’a prise l’air humide après cettegrande pluie d’été.

Enfin les voilà toutes retrouvées, réunies,ces petites personnes à yeux bridés, dépourvues de cervelle, – etnous remontons à Diou-djen-dji, très mouillés tous.

Pour la troisième fois Yves couche à noscôtés, sous notre tente bleue.

Un grand tapage se fait au-dessous de nous,passé minuit ; ce sont nos propriétaires qui reviennent d’unpèlerinage à un temple lointain de la déesse de la Grâce. (Bien queshintoïste, madame Prune vénère cette divinité qui, dit-on, futbienveillante à sa jeunesse.) Tout aussitôt, nous voyons monter,comme une fusée, mademoiselle Oyouki, apportant sur un délicieuxpetit plateau des bonbons bénis, achetés là-bas aux portes de cetemple à notre intention et qu’il faut manger tout de suite, avantque la vertu en soit éventée. – Sans sortir d’un demi-sommeil, nousabsorbons ces petites choses au sucre et au poivre, en remerciantbeaucoup.

Yves dort tranquille, sans donner cette foisdes coups de poing dans le plancher, ni des coups de pied. Il asuspendu sa montre à l’une des mains de notre idole dorée, pourêtre plus sûr de voir toute la nuit l’heure qu’il est à la lumièrede la sainte veilleuse. Il se lève de grand matin, demandant :J’ai été sage ? – et s’habille en hâte, préoccupé par l’appelet par le service.

Dehors, il doit déjà faire jour ; par cespetits trous, que le temps a percés dans nos panneaux de bois, desjets de clarté matinale entrent chez nous ; dans l’air denotre chambre, où nous conservons de la nuit enfermée, ils tracentde vagues rayures blanches. – Tout à l’heure, quand le soleil selèvera, ces rayures vont s’allonger et devenir d’une belle couleurd’or. – On entend les cigales et les coqs, et bientôt madame Prunecommencera son chant mystique.

Cependant Chrysanthème, par politesse pourYves-San, allume une lanterne et le reconduit, en tunique de nuit,jusqu’au bas de l’escalier sombre. – Il me semble même entendrequ’en se quittant, ils s’embrassent… Au Japon c’est sansconséquence je le sais bien ; cela se fait beaucoup, c’esttrès reçu ; n’importe où, dans des maisons où l’on entre pourla première fois, on embrasse très bien des mousmés quelconquessans que personne y trouve à redire. – Mais c’est égal, Yves estvis-à-vis de Chrysanthème dans une situation particulière, et ildevrait mieux le comprendre. Je m’inquiète des heures qu’ils ontsouvent passées au logis, seuls ensemble ; je me disqu’aujourd’hui même je vais, non pas les épier, mais parler à Yvesbien franchement, pour en avoir le cœur net…

En bas, tout à coup, clac !clac ! le battement de deux mains sèches : c’estl’avertissement de madame Prune au grand Esprit. Et tout aussitôtsa prière éclate, s’élance, en fausset nasillard, suraigu commepart la sonnerie irritante et inexorable d’un réveille-matin quandl’heure est venue, comme se fait le bruit machinal d’un ressortqu’on lâche et qui se déroule…

… La plus riche femme du monde… Trèsblanchement de mes impuretés, ô Ama-Térace-Omi-Kami, dans larivière de Kamo…

Et ce chevrotement étrange, plus du touthumain, égare et change mes idées, qui étaient presque claires àcet instant de réveil…

XLIX

 

15septembre.

Le vent est au départ. Depuis hier il estvaguement question de nous envoyer en Chine, dans le golfe dePékin : une de ces rumeurs qui circulent on ne sait comment del’avant à l’arrière des navires, deux ou trois jours avant lesordres officiels, et qui ne trompent jamais. Comment va être ledernier acte de ma petite comédie japonaise, le dénouement, laséparation ? Y aura-t-il un peu de tristesse chez ma mousmé ouchez moi, un peu de serrement de cœur à l’instant de cette fin sansretour ? Je ne vois pas bien cela par avance. Et les adieuxd’Yves à Chrysanthème, comment seront-ils ? Ce point surtoutme préoccupe…

Rien de bien précis encore, mais il estcertain que, d’une façon ou d’une autre, notre séjour au Japon estprès de finir. – C’est peut-être ce qui me fait, ce soir, jeter uncoup d’œil plus ami sur toutes les choses qui m’entourent. Sixheures environ, quand j’arrive à Diou-djen-dji, après une journéede service. Le soleil très bas, prêt à s’éteindre, entre en pleindans ma chambre, la traverse de ses grands rayons d’or rouge,illuminant les Bouddhas, les fleurs disposées en gerbes bizarresdans les vases anciens. – Elles sont là cinq ou six petitespoupées, mes voisines, s’amusant à danser au son de la guitare deChrysanthème… Et je trouve un vrai charme ce soir à penser que celogis, cette femme qui mène la danse, tout cela est mien. J’ai étéinjuste, en somme, envers ce pays ; il me semble que mes yeuxs’ouvrent en ce moment pour le bien voir, que tous mes senssubissent un changement brusque et étrange ; je perçois et jecomprends mieux tout à coup cette infinité de gentilles petiteschoses au milieu desquelles je vis, la grâce frêle et très cherchéedes formes, la bizarrerie des dessins, le choix raffiné descouleurs.

Je m’étends sur mes nattes si blanches ;Chrysanthème, empressée, m’apporte l’oreiller en peau de serpent,et les mousmés souriantes, ayant encore en tête leur rythmeinterrompu de tout à l’heure, circulent autour de moi, à pascadencés.

Leurs irréprochables chaussettes, à orteilséparé, ne font pas de bruit ; on n’entend, quand ellespassent, qu’un froufrou d’étoffes. Je les trouve toutes agréables àregarder ; cet air poupée qu’elles ont me plaît à présent, etje crois découvrir ce qui le leur donne : non pas seulementces figures rondes, inexpressives, à sourcils très éloignés desyeux ; mais surtout cet excès d’ampleur dans leurs robes. Avecces manches si grandes, on dirait qu’elles n’ont pas de dos, pasd’épaules ; leurs personnes délicates sont perdues dans cesvêtements larges, qui flottent comme autour de petites marionnettessans corps, et qui glisseraient d’eux-mêmes jusqu’à terre, à cequ’il semble, s’ils n’étaient retenus, à mi-hauteur de bonne femme,par ces larges ceintures de soie. – Une manière de comprendre lecostume bien différente de la nôtre, qui vise à mouler le pluspossible des formes vraies ou fausses…

Et puis, comme j’admire ces fleurs arrangéesdans nos vases par Chrysanthème, avec son art japonais :fleurs de lotus, grandes fleurs sacrées, d’un rose tendre et veiné,d’un rose laiteux de porcelaine, qui ressemblent à de très largesnénuphars lorsqu’elles sont épanouies et, lorsqu’elles sont enbouton seulement, à de longues tulipes pâles. Leur parfum doux, unpeu fatigant, s’ajoute à cette autre indéfinissable odeur demousmés, de race jaune, de Japon, qui est toujours et partout dansl’air. Fleurs attardées en septembre, qui, en cette saison, se fonttrès rares, coûtent très cher et s’élancent sur des tiges plushautes ; Chrysanthème leur a laissé leurs immenses feuillesaquatiques d’un vert triste d’algue marine, et les a mêlées à desroseaux frêles. – Je les regarde et je songe avec quelque ironie àces gros paquets ronds en forme de chou-fleur, que font nosbouquetières en France, avec entourage de dentelle ou de papierblanc…

… Toujours pas de lettres d’Europe, depersonne. Comme tout s’efface, change, s’oublie… Voici que je mefais très bien à ce Japon mignard maintenant ; je me rapetisseet je me manière ; je sens mes pensées se rétrécir et mesgoûts incliner vers les choses mignonnes, qui font sourireseulement ; je m’habitue aux petits meubles ingénieux, auxpupitres de poupée pour écrire, aux bols en miniature pour faire ladînette ; à la monotonie immaculée de ces nattes, à lasimplicité si finement travaillée de ces boiseries blanches. Jeperds même mes préjugés d’Occident ; toutes mes idées ce soirflottent et s’en vont ; en traversant le jardin, j’ai saluécourtoisement M. Sucre, qui arrosait ses arbustes nains et sesfleurs contrefaites ; madame Prune me semble une vieille damebien recommandable, ayant eu un passé très admissible…

Nous ne nous promènerons pas cette nuit ;j’ai envie de rester tout simplement étendu où je suis et d’écouterle chamécen de ma mousmé.

Jusqu’à présent j’avais toujours écrit saguitare pour éviter ces termes exotiques dont on m’a reprochél’abus. Mais ni le mot guitare ni le motmandoline ne désignent bien cet instrument mince avec unsi long manche, dont les notes hautes sont plus mièvres que la voixdes sauterelles ; – à partir de maintenant, j’écriraichamécen.

Et j’appellerai ma mousmé Kihou,Kihou-San ; ce nom lui va bien mieux que celui deChrysanthème, – qui en traduit exactement le sens, maisn’en conserve pas la bizarre euphonie.

Donc, je dis à Kihou, ma femme :

– Joue, joue pour moi ; je resterai làtoute la soirée, et je t’écouterai.

Étonnée de me voir si aimable, se faisant unpeu prier, ayant presque à la lèvre un plissement amer de triompheet de dédain, elle s’assied dans la pose des images, relève seslongues manches de couleur sombre, – et commence. Les premièresnotes hésitantes bruissent en sourdine, mêlées aux musiquesd’insectes qui se font dehors, dans l’air tranquille, dans lecrépuscule chaud et doré. D’abord elle joue avec lenteur des chosesconfuses dont elle parait ne pas bien se souvenir, dont la suite sefait attendre, ne vient pas ; – et les autres petitesricanent, inattentives, regrettant leur danse arrêtée. Elle estdistraite, elle-même, maussade, comme qui s’exécute par devoir.

Puis peu à peu, peu à peu, cela s’anime, etles mousmés écoutent. Cela devient rapide, avec un tremblement defièvre, et son regard n’a plus du tout l’insignifiance des poupées.Cela se change en bruit de vent, en rires affreux de masques, enplaintes déchirantes, en pleurs, – et ses prunelles dilatées fixenten dedans d’elle-même des japoneries indicibles.

Je l’écoute, étendu, les yeux à demi fermés,regardant entre mes cils, qui s’abaissent avec une lourdeurinvolontaire, regardant de très haut un énorme soleil rouge mourirsur Nagasaki. J’ai l’impression assez mélancolique d’un effacement,d’un recul de toute ma vie passée et de tous les autres lieux de laterre. À cette tombée de nuit, je me sens presque chez moi dans cecoin de Japon, au milieu des jardins de ce faubourg ; – etcela ne m’était jamais arrivé encore…

L

 

16septembre.

… Sept heures du soir. – Nous ne redescendronsplus en ville aujourd’hui ; comme de bons bourgeois japonais,nous resterons dans notre haut faubourg.

En tenue de quartier, nous irons en voisins,Yves et moi, jusqu’au tir au sabre, – qui est à deux pas, au-dessusde notre maisonnette, confinant presque à notre jardin frais.

Fermé, ce tir, pour le moment ; un petitmousko assis à la porte nous explique, avec des révérencesextrêmes, qu’il est trop tard, les amateurs sont partis, il faudrarevenir demain.

La soirée est si belle et si douce que nousrestons dehors, suivant sans but le sentier qui continue des’élever et de se perdre dans les régions solitaires de lamontagne, vers les cimes.

Une heure durant nous marchons, – promenadeimprévue, – et nous voilà très haut, dominant des perspectivesinfinies aux dernières lueurs du jour ; nous voilà dans unsite isolé et triste, au milieu de ces petits cimetièresbouddhiques dont la campagne est partout semée.

Nous croisons quelques travailleurs attardés,qui reviennent des champs portant des gerbes de thé sur leur dos.La mine un peu sauvage, ces paysans ; demi-nus, ou bienhabillés de robes longues en coton bleu ; ils nous font enpassant de grandes révérences.

Pas d’arbres, dans cette région haute. Deschamps de thé alternant avec des tombes : vieilles statuettesen granit qui représentent Bouddha dans son lotus, ou vieillesbornes funéraires sur lesquelles brillent des restes d’inscriptionsd’or. Surtout il y a des espaces incultes, des rochers autour denous et des broussailles.

Plus personne ne passe et la lumière baisse.Faisons halte un moment et ensuite il sera temps deredescendre.

Mais, près de l’endroit où nous sommes, unecaisse en bois blanc munie de poignées, une sorte de chaise àporteurs est posée sur la terre remuée de frais, avec des lotus enpapier d’argent et des petites baguettes de parfum qui brûlentencore ; évidemment quelqu’un a dû être, ce soir même, enterrélà-dessous.

Je ne me le représente pas, cepersonnage ; les Japonais sont si grotesques pendant la vie,qu’on a peine à se les figurer dans le calme et la majesté d’après…C’est égal, éloignons-nous de ce mort, nous pourrions le réveiller,il est trop frais, il nous impressionne. Allons nous asseoirailleurs sur quelqu’une de ces tombes si anciennes qu’il n’y a plusrien, en dedans, que poussière. Et là, encore éclairés tous deux àces hauteurs, tandis que les vallées, les bases de la terre sontdéjà perdues dans l’ombre, causons.

Je voudrais parler à Yves deChrysanthème ; c’est un peu dans ce but que je l’ai faitasseoir, et je ne sais comment m’y prendre, pour ne pas le blesseret pour n’être pas ridicule. Du reste, l’air pur qui passe ici etle paysage grandiose qui est sous mes pieds me rassérènent déjàbeaucoup, me font prendre en dédaigneuse pitié mes soupçons et leurcause…

Nous nous entretenons d’abord de cet ordre dedépart, pour la Chine ou pour la France, qui peut nous arriver d’unmoment à l’autre. Il va falloir quitter bientôt cette vie facile etpresque amusante, ce faubourg nippon où le hasard nous a faitcamper, et notre maisonnette au milieu des fleurs. Yves regretteraces choses plus que moi-même, je le comprends bien : car, pourlui, c’est la première fois que pareil intermède vient couper sacarrière rude. Jadis, dans les grades inférieurs, il n’allaitpresque jamais à terre, en pays exotique, pas plus que les goélandsdu large ; tandis que de tout temps j’ai été gâté, moi, pardes petits logis autrement charmants que celui-ci, dans toute sortede contrées dont le souvenir me trouble encore.

Et je me risque à lui dire, pourvoir :

– Tu auras peut-être plus de chagrin que moi,de la quitter, cette petite Chrysanthème ?…

Un silence entre nous deux.

Après quoi je vais plus loin, brûlant mesvaisseaux :

– Tu sais, après tout, si elle te faisait tantde plaisir… Je ne l’ai pas épousée, elle n’est pas ma femme, ensomme…

Très surpris, il me regarde :

– Pas votre femme, vous dites ? –Si ! par exemple… Voilà justement, c’est qu’elle est votrefemme…

Nous n’avons jamais besoin d’en dire bienlong, entre nous deux ; je suis absolument fixé maintenant,par son intonation, par son bon sourire de franchise ; jecomprends tout ce qu’il y a dans cette petite phrase :« Voilà justement, c’est qu’elle est votre femme… » Sielle ne l’était pas, oh ! il n’oserait répondre de ce quipourrait arriver, – malgré le remords qu’il en aurait au fond delui-même, n’étant plus garçon, ni libre de sa personne commeautrefois. – Mais il la considère comme ma femme, et alors c’estsacré. Je crois en sa parole de la manière la plus complète, etj’ai un vrai soulagement, une vraie joie, à retrouver mon braveYves des anciens jours. Comment donc ai-je pu subir assezl’influence rapetissante des milieux pour le soupçonner et m’enfaire un pareil souci mesquin ?…

N’en parlons seulement plus, de cettepoupée…

Nous restons là très tard, à causer d’autrechose, tout en regardant, sous nos pieds, des vallées, desmontagnes, des profondeurs immenses qui s’assombrissent ets’éteignent. Très haut postés, dans le grand air pur, il noussemble déjà être partis de ce Japon mignard, déjà dégagés despetites impressions qu’il nous avait produites, des petits lienspar lesquels il commençait à nous tenir.

Vus de telles hauteurs, tous les pays de laterre arrivent à se ressembler ; ils perdent le cachet imprimésur eux par les hommes, les peuples ; par les atomes quigrouillent en bas.

Comme jadis dans les landes bretonnes, dansles bois de Toulven, ou comme en mer durant les quarts de nuit,nous parlons des choses auxquelles on est enclin à penser dansl’obscurité : de revenants, d’âmes, d’avenir, d’au delà, denéant…

Cette petite Chrysanthème, nous l’avions toutà fait oubliée !

Quand nous arrivons à Diou-djen-dji, par unenuit d’étoiles, c’est la musique de son chamécen, entenduede loin, qui nous rappelle son existence : elle étudie quelquenocturne à deux voix avec mademoiselle Oyouki, son élève.

Je me sens de très bonne humeur ce soir,délivré de mes soupçons absurdes sur mon pauvre Yves, très disposéà jouir sans arrière-pensée de mes derniers jours de Japon et àm’en amuser le plus possible.

Étendons-nous sur les nattes fraîches etécoutons le duo étrange de ces mousmés : une sorte de mélopéelente et lugubre, qui commence sur deux ou trois notes hautes, etpuis qui descend, qui descend à chaque couplet, d’une manièrepresque insensible, jusqu’à devenir très grave. Le chant conservetout le temps sa traînante lenteur ; mais l’accompagnement quis’enfle peu à peu est comme un bruit de bourrasque lointaine. À lafin, quand ces voix de petites filles, ordinairement douces,donnent des notes basses et rauques, les mains de Chrysanthème,crispées sur les cordes vibrantes, s’agitent frénétiquement. Ellesbaissent la tête toutes deux, avancent la lèvre inférieure, pourfaire sortir avec effort ces étonnantes notes profondes. Et c’estdans ces moments-là que leurs petits yeux bridés s’ouvrent,semblent révéler quelque chose comme une âme, sous ces enveloppesde marionnette.

Mais une âme qui, plus que jamais, me paraîtêtre d’une espèce différente de la mienne ; je sens mespensées aussi loin des leurs que des conceptions changeantes d’unoiseau ou des rêveries d’un singe ; je sens, entre elles etmoi, le gouffre mystérieux, effroyable…

Une autre musique, venue des lointains dudehors, interrompt pour un instant celle que ces mousmés nousfaisaient.

C’est en bas, dans Nagasaki, dans lesprofondeurs au-dessous de nous, un bruit soudain de gongs et deguitares ; – nous courons nous pencher au balcon de la vérandapour mieux l’entendre.

Un matsouri, une fête, un cortège quipasse – « dans le quartier des dames galantes »,affirment nos mousmés, avec un plissement dédaigneux des lèvres. –Mais il a l’air très chaste, le quartier de ces dames, ainsi vu àvol d’oiseau, des hauteurs que nous habitons et à la lueur vaguedes étoiles ; le concert qui s’y donne se purifie en montantjusqu’à nous du fond de cet abîme ; il nous arrive un peuétouffé, confus, magique, charmant…

… Cela s’éloigne et cela se tait…

Alors les deux petites amies retournents’asseoir sur leurs nattes et reprennent leur duo triste. – Unorchestre discret mais innombrable de grillons et de cigales lesaccompagne en trémolo, – toujours ce trémolo immense qui se faitdoucement et éternellement sur toute la terre japonaise.

LI

 

17septembre.

Pendant l’heure de la sieste arrive l’ordrebrusque de partir demain pour la Chine, pour Tchéfou (un lieuaffreux situé dans le golfe de Pékin). C’est Yves qui vient meréveiller dans ma chambre de bord, pour me l’apprendre.

– Il faut absolument que je medébrouille pour aller à terre ce soir, dit-il, pendant quej’achève de secouer mon sommeil –, d’abord, quand ce ne serait quepour vous aider à faire votre déménagement là-haut…

Et il regarde par mon sabord, levant la têtevers les cimes vertes, dans la direction de Diou-djen-dji et denotre vieille maisonnette sonore, qu’un repli de montagne nouscache.

C’est très gentil de sa part, ce désir dem’aider dans mon déménagement là-haut ; mais je crois aussiqu’il tient à faire ses adieux à ses petites amies japonaises, etvraiment je ne puis lui en vouloir.

Il se débrouille en effet et obtient, sans queje m’en mêle, la permission pour ce soir cinq heures, aprèsl’exercice et la manœuvre.

Quant à moi, je pars tout de suite, dans unsampan de louage.

Au grand soleil de midi, au bruit tremblantdes cigales, je monte à Diou-djen-dji.

Les sentiers sont solitaires ; lesplantes, accablées de chaleur.

Cependant voici madame Jonquille, qui sepromène, à cette heure lumineuse des sauterelles, abritant sadélicate personne et son fin minois sous un immense parasol enpapier, tout rond, à nervures très rapprochées et à grandsbariolages fantasques.

Elle me reconnaît de loin et, rieuse commetoujours, accourt au-devant de moi.

Je lui annonce notre départ –, et une grossemoue contracte sa figure enfantine… Allons, est-ce qu’elle en a duchagrin, vraiment ?… Est-ce qu’elle va pleurer ?… –Non ! non ; cela tourne en un accès de rire, un peunerveux sans doute, mais inattendu, déconcertant, – sec etcristallin, dans le silence de ces sentiers chauds, comme unedégringolade de petites perles fausses.

Ah ! bien, par exemple, voilà un mariagequi sera rompu sans douleur ! – Elle m’impatiente, cettelinotte, avec son rire, et je lui tourne le dos pour continuer maroute.

Là-haut, Chrysanthème dort, étendue sur leplancher ; la maison est complètement ouverte et une tièdebrise de montagne passe au travers.

Précisément nous devions donner un thé cesoir, et, d’après mes indications, il y a déjà des fleurs partout.Encore des lotus dans nos vases, de beaux lotus roses ; lesderniers de la saison, cette fois, je pense. – On a dû lescommander chez ces fleuristes spéciaux qui demeurent là-bas, dansles quartiers du Grand Temple, et ils vont me coûter très cher.

À petits coups légers d’éventail, je réveillecette mousmé surprise, et je lui annonce que je m’en vais, curieuxde l’impression que je vais produire. – Elle se redresse, frotte,avec le revers de ses petites mains, ses paupières alourdies, puisme regarde et baisse la tête : quelque chose comme unsentiment de tristesse passe dans ses yeux.

C’est pour Yves, sans doute, ce petitserrement de cœur.

La nouvelle court la maison.

Mademoiselle Oyouki monte quatre à quatre,ayant une demi-larme de bébé dans chaque œil ; elle m’embrasseavec ses grosses lèvres rouges, qui font toujours un rond mouillésur ma joue ; – puis, vite, tire de sa grande manche un carréde papier de soie, essuie ces pleurs furtifs, mouche son petit nez,roule la feuille en boulette, – et la lance dans la rue sur leparasol d’un passant.

Madame Prune apparaît ensuite, agitée,défaite, prenant successivement toutes les poses de laconsternation croissante. Qu’est-ce donc qu’elle a, cette vieilledame, et pourquoi s’approche-t-elle de moi ainsi, jusqu’à gêner mesmouvements quand je me retourne ? ?…

C’est inouï ce qu’il me reste à faire, cedernier jour, de courses en djin chez des marchands de bibelots,des fournisseurs, des emballeurs.

Pourtant, avant qu’on dérange mon appartement,je veux prendre le temps de le dessiner… comme jadis, à Stamboul…Il semble vraiment que tout ce que je fais ici soit l’amèredérision de ce que j’avais fait là-bas…

Mais cette fois, ce n’est pas que j’y tienne,à ce logis ; c’est seulement parce qu’il est gentil etétrange ; le dessin en sera curieux à conserver.

Donc, je cherche une feuille d’album et jecommence tout de suite, assis par terre, appuyé sur mon pupitre àsauterelles en relief, – tandis que, derrière moi, les troisfemmes, bien près, bien près, suivent les mouvements de mon crayonavec une attention étonnée. Jamais elles n’avaient vu dessinerd’après nature, l’art japonais étant tout de convention, et mamanière les ravit. Peut-être n’ai-je pas la sûreté ni la prestessemanuelle de M. Sucre lorsqu’il groupe ses charmantes cigognes,mais je possède quelques notions de perspective qui luimanquent ; et puis on m’a enseigné à rendre les choses commeje les vois, sans leur donner des attitudes ingénieusement outréeset grimaçantes ; alors ces trois Japonaises sont émerveilléesde l’air réel de mon croquis.

En poussant des petits cris admiratifs, ellesse montrent du doigt les objets, à mesure que leur forme et leurombre s’ébauchent en noir sur mon papier. Chrysanthème me regardeavec une nuance nouvelle d’intérêt :

– Anata itchiban ! dit-elle.(Littéralement : « Toi premier ! » ce quisignifie : « Tu es tout à fait un personnage de premierbrin ! »)

Mademoiselle Oyouki surenchérit encore surcette appréciation et s’écrie dans un éland’enthousiasme :

– Anata bakari ! (« Toiseul ! » c’est-à-dire : « Il n’y a que toi aumonde ; tous les autres, auprès de toi, ne sont quenégligeable fretin. »)

Madame Prune ne dit rien, elle, mais je voisbien qu’elle n’en pense pas moins ; ses poses alanguies, samain qui à tout instant frôle la mienne, me confirment même danscette idée, que son air consterné de tout à l’heure m’avait faitconcevoir : évidemment l’ensemble de ma personne parle à sonimagination, restée romanesque après l’âge ! – je m’en iraiavec le regret de l’avoir compris trop tard ! !…

Si elles sont satisfaites de mon dessin, cesdames, moi je ne le suis guère. J’ai mis tout à sa place, bienexactement, mais l’ensemble a, je ne sais quoi, d’ordinaire, dequelconque, de français, qui ne va pas. Le sentiment n’estpas rendu, et je me demande si je n’aurais pas mieux réussi enfaussant la perspective, à la japonaise, et en exagérant jusqu’àl’impossible les lignes déjà bizarres des choses. Et puis il manqueà ce logis dessiné son air frêle et sa sonorité de violon sec.

Dans les traits de crayon qui représentent lesboiseries, il n’y a pas la précision minutieuse avec laquelle ellessont ouvragées, ni leur antiquité extrême, ni leur propretéparfaite, ni les vibrations de cigales qu’elles semblent avoiremmagasinées pendant des centaines d’étés dans leurs fibresdesséchées. Il n’y a pas non plus l’impression qu’on éprouve ici,d’être dans un faubourg bien lointain, perché à une grande hauteurparmi les arbres, au-dessus de la plus drôle de toutes les villes.Non, tout cela ne se dessine pas, ne s’exprime pas, demeureintraduisible et insaisissable.

… Nos invitations étant faites, nous donneronsce soir notre thé quand même. Un thé d’adieu, alors, pour lequelnous déploierons le plus de pompe possible. Cela rentre dans mamanière, du reste, de clore mes existences exotiques par unefête ; dans des pays divers, j’ai déjà fait ainsi.

Nous aurons nos habituées, plus ma belle-mère,mes parentes, et enfin toutes les mousmés du quartier. Mais, par unraffinement de japonerie, nous n’admettrons cette fois aucun amieuropéen, – pas même celui d’une inconcevable hauteur. –Yves seulement, et encore on le dissimulera dans un coin, derrièredes fleurs et des objets d’art.

Au dernier crépuscule, aux premières étoiles,ces dames arrivent, avec des révérences adorables. Et bientôt notremaisonnette est pleine de petites femmes accroupies, dont les yeuxbridés sourient vaguement ; on voit luire comme de l’ébènepoli tous les beaux chignons aux coques soignées ; les corpsfrêles se perdent dans les plis des vêtements trop larges, quibâillent tous, comme prêts à tomber, sur les petits dos fuyants, etdécouvrent des nuques exquises.

Chrysanthème un peu mélancolique, mabelle-mère Renoncule avec mille grâces, s’empressent au milieu deces groupes, où les pipes en miniature s’allument. On entendbientôt un murmure de rires discrets, qui n’expriment rien, maisqui ont un timbre exotique très gentil, et puis commence unpan ! pan ! pan ! d’ensemble, sec etrapide, contre les rebords finement laqués des boîtes à fumer. À laronde, sur des plateaux dont les formes sont spirituellementvariées, circulent des fruits confits aux épices. Ensuiteparaissent des tasses en porcelaine transparente, grandes comme desmoitiés d’œuf, et l’on offre aux dames quelques gouttes d’un thésans sucre, contenu dans des bouillottes de poupée ; – ou bienun doigt de saki (alcool de riz qu’il est d’usage deservir chaud, dans d’élégantes burettes à long col de héron).

Différentes mousmés exécutent, à tour de rôle,des improvisations sur le chamécen. D’autres chantent, endes modes suraigus, avec un sautillement continuel, comme descigales en délire.

Madame Prune, ne pouvant plus faire mystèredes sentiments trop longtemps refoulés qui l’agitent, m’entoure detendres soins et me prie d’accepter quantité de gracieuxsouvenirs : une image, un petit vase, une petite déesse de laLune en porcelaine de Satsouma, un irrésistible magotd’ivoire ; – je la suis en frémissant dans des recoinsobscurs, où elle m’attire pour me faire en tête à tête cescadeaux…

Vers neuf heures arrivent, avec un froufrousoyeux, les trois guéchas en vogue de Nagasaki, mesdemoisellesPureté, Orange et Printemps, que j’ai louées quatre piastres partête, – un prix excessif en ce pays.

Ces trois guéchas sont bien les mêmes petitescréatures que j’avais entendues chanter, le jour pluvieux de monarrivée, à travers les cloisons frêles du Jardin desFleurs. Mais comme je me suis beaucoup japonisé depuis cetteépoque, elles me semblent aujourd’hui très diminuées, bien moinsétranges, plus du tout mystérieuses. Je les traite un peu enbaladines à mes ordres, et l’idée qui m’était venue d’épouser l’uned’elles me fait hausser les épaules à présent, – comme jadis àM. Kangourou.

La chaleur excessive causée par les mousmésqui respirent et par les lampes qui brûlent, développe le parfumdes lotus ; il remplit l’air devenu très lourd, et on sentaussi l’huile de camélias que les dames mettent à profusion pourfaire luire leur chevelure.

Mademoiselle Orange, la guécha enfant, latoute petite et la toute mignonne, dont le rebord des lèvres estdoré au pinceau, exécute des pas délicieux, avec des perruques etde faux visages très extraordinaires en bois ou en carton. Elle ades masques de vieille dame noble qui sont des objets de prix,signés par des artistes connus. Elle a de longues robessomptueuses, taillées à la mode ancienne ; les traînes en sontgarnies par le bas d’un bourrelet rigide, afin de donner auxmouvements du costume ce je ne sais quoi d’apprêté et de pasnaturel qui convient.

Maintenant des souffles de brise tiède passentd’une véranda à l’autre, à travers le logis, agitant la flamme deslampes. Ils effeuillent les lotus, épuisés de chaleur artificielle,qui tombent en morceaux, de tous les vases, et sèment sur lesinvitées leur pollen, leurs larges pétales roses pareils à descassons de globes d’opale…

La pièce à effet réservée pour la fin est untrio de chamécen, long et monotone, que les guéchasexécutent en pizzicato rapide, sur les cordes les plushautes, pincées très court. On dirait la quintessence même, – puisla paraphrase, l’exaspération, si l’on peut dire, – de cet éternelchant d’insectes qui sort des arbres, des plantes, des vieux toits,des vieux murs, de tout, et qui est la base même des bruitsjaponais…

Dix heures et demie. Le programme est rempliet la réception terminée. Un dernier pan ! pan !pan ! général et les petites pipes rentrent dans leursétuis guillochés, se rattachent aux ceintures ; les mousméss’agitent pour partir.

On allume, au bout de bâtonnets, une quantitéde lanternes rouges, grises ou bleues, et, après des révérencessans fin, les invitées se dispersent dans l’obscurité des sentierset des arbres.

Nous descendons nous-mêmes en ville, Yves,Chrysanthème, Oyouki et moi, pour reconduire ma belle-mère, mesbelles-sœurs et ma jeune tante, madame Nénuphar.

C’est que nous désirons aussi faire unedernière promenade ensemble dans les lieux de plaisir qui nous sontfamiliers, boire des sorbets à la maison de thé des PapillonsIndescriptibles, acheter encore une lanterne chez madameTrès-Propre, et manger quelques gaufres d’adieu chez madameL’Heure.

Je cherche à m’impressionner, à m’émotionnersur ce départ, et j’y réussis mal. À ce Japon, comme aux petitsbonshommes et bonnes femmes qui l’habitent, il manque décidément jene sais quoi d’essentiel : on s’en amuse en passant, mais onne s’y attache pas.

Au retour, quand je suis là, avec Yves et cesdeux mousmés, remontant une fois encore ce chemin de Diou-djen-djique je ne reverrai sans doute jamais, un peu de mélancolie seglisse peut-être dans cette dernière promenade.

Mais c’est la mélancolie inséparable deschoses qui vont finir sans retour possible.

D’ailleurs, il y a cet été calme et splendidequi finit lui aussi pour nous, – puisque demain nous courronsau-devant de l’automne, dans le nord chinois. Et je commence à lescompter, hélas, les étés de jeunesse que je puis espérerencore ; je me sens devenir plus sombre, chaque fois que l’und’eux s’enfuit, s’en va retrouver les autres, les disparus, dansl’abîme noir et sans fond où s’entassent les choses passées…

À minuit, nous sommes rentrés au logis, et mondéménagement commence, tandis que, à bord, l’ami d’unelégendaire hauteur a la bonté de faire le quart à maplace.

Un déménagement nocturne, rapide, furtif, –« à la manière des dorobo » (des voleurs), faitobserver Yves qui a pris, au frottement des mousmés, quelquesteinture de langue nipponne.

Messieurs les emballeurs, sur ma prière, ontenvoyé dans la soirée plusieurs petites caisses ravissantes, àcompartiments, à doubles fonds, et plusieurs sacs en papier (enindéchirable papier japonais) qui se ferment d’eux-mêmes ets’attachent au moyen de liens, également en papier, disposés àl’avance d’une manière ingénieuse ; tout ce qu’il y a de plusspirituel et de plus commode dans le genre : pour les petiteschoses pratiques ce peuple est sans rival.

C’est plaisir que d’emballer là-dedans ;et tout le monde s’y met, Yves, Chrysanthème, madame Prune, safille et M. Sucre. À la lueur des lampes de la réception quibrûlent encore, chacun travaille à empaqueter, rouler, ficeler, –très vite, car il est déjà tard.

Oyouki, bien qu’elle ait le cœur gros, ne peuts’empêcher de mêler à sa besogne quelques éclats de son rireenfantin.

Madame Prune, éplorée, renonce à secontenir : pauvre dame, je regrette vraiment beaucoup…

Chrysanthème est distraite et silencieuse…

Mais quel effrayant bagage ! Dix-huitcaisses ou paquets, de bouddhas, de chimères, de vases, – sanscompter les derniers lotus que j’emporte aussi, liés en gerberose.

Tout cela s’entasse dans des voitures dedjins, louées depuis le coucher du soleil, qui attendent à laporte, les coureurs endormis sur l’herbe.

Nuit étoilée, exquise. – Nous nous mettons enroute aux lanternes, suivis des trois dames contristées qui nousreconduisent ; par des pentes extrêmes, dangereuses dans cetteobscurité, nous descendons vers la mer…

Les djins contretiennent de toutes leursforces, en raidissant leurs jambes musculeuses : ces petitesvoitures chargées descendraient bien toutes seules, beaucoup tropvite, si on les laissait faire, et se lanceraient dans le vide avecmes bibelots les plus précieux. Chrysanthème marche à côté de moiet m’exprime, d’une manière douce et gentille, son regret quel’ami si fabuleusement haut n’ait pas offert de meremplacer pour le service jusqu’au matin, ce qui m’aurait permis depasser cette dernière nuit sous notre toit :

– Écoute, dit-elle, reviens demain dans lejour, avant l’appareillage, me dire adieu ; je ne retourneraichez ma mère que le soir ; tu me trouveras encore là-haut.

Et je le lui promets.

Elles s’arrêtent à certain tournant d’où l’ondécouvre à vol d’oiseau toute la rade : les eaux noires,endormies, reflétant d’innombrables feux lointains ; et lesnavires – petites choses immobiles qui ont forme de poisson, vuesd’où nous sommes, et qui semblent dormir aussi, – petites chosesqui servent à aller ailleurs, à aller très loin et àoublier.

Elles vont rebrousser chemin, ces trois dames,car la nuit est déjà avancée, et plus bas, les quartierscosmopolites des quais ne sont pas sûrs, à cette heure indue.

Le moment est donc venu pour Yves – qui, lui,ne remettra plus les pieds à terre, – de faire ses grands adieuxaux mousmés ses amies.

Or, je suis très curieux de cette séparationd’Yves et de Chrysanthème ; j’écoute de toutes mes oreilles,je regarde de tous mes yeux : – cela se passe de la manière laplus simple et la plus tranquille ; rien de ce déchirement quisera inévitable entre madame Prune et moi ; chez ma mousmé, jeremarque même un détachement, une désinvolture qui meconfondent ; vraiment, je ne comprends plus.

Et je songe en moi-même, tout en continuant dedescendre vers la mer : « Ce semblant de tristesse chezelle, ce n’était donc pas pour Yves… Pour qui, alors ?… »Puis cette petite phrase me repasse en tête :

« Reviens demain avant l’appareillage medire adieu ; je ne retournerai chez ma mère que le soir ;tu me trouveras encore là-haut… »

Ce Japon est bien délicieux, cette nuit, bienfrais, bien suave, et cette Chrysanthème était très mignonne tout àl’heure, me reconduisant en silence dans ce chemin…

Il est deux heures environ quand nous arrivonsà la Triomphante, dans un sampan de louage que j’ai remplide mes caisses, à couler bas. L’ami très haut me remet leservice que je dois garder jusqu’à quatre heures, et les matelotsde quart, mal éveillés, font la chaîne, dans l’obscurité, pourmonter à bord tout ce fragile bagage…

LII

 

18septembre.

J’avais mis dans mes projets de dormir tard cematin, pour rattraper mon sommeil perdu de la nuit.

Mais voici que, dès huit heures, troispersonnages de mine singulière, conduits par M. Kangourou, seprésentent à la porte de ma cabine avec force révérences. Ilsportent de longues robes chamarrées de dessins sombres ; ilsont les grands cheveux, les fronts hauts, les visages anémiques despersonnes adonnées trop exclusivement aux beaux-arts, et, sur leurschignons, des chapeaux canotiers d’un galbe anglais sontposés de côté, d’une manière fort galante. Sous leurs bras, ilstiennent des cartons chargés d’esquisses ; dans leurs mains,des boîtes d’aquarelle, des crayons, et, liés en faisceau, de finsstylets dont on voit briller les pointes aiguës.

Du premier coup d’œil, même dans l’effarementde mon réveil, j’embrasse l’ensemble de leurs personnes et jedevine à quels hôtes j’ai affaire :

– Entrez, dis-je, messieurs lestatoueurs !

Ce sont les spécialistes les plus en renom deNagasaki ; je les avais mandés depuis deux jours, ne sachantpas partir et, puisqu’ils sont venus, je les recevrai.

À la suite de mes fréquentations avec desêtres primitifs, en Océanie et ailleurs, j’ai pris le goûtdéplorable des tatouages ; aussi ai-je désiré emporter commecuriosité, comme bibelot, un spécimen du travail des tatoueursjaponais, qui ont une finesse de touche sans égale.

Dans leurs albums, étalés sur ma table, jefais mon choix. Il y a là des dessins bien étranges appropriés auxdifférentes parties de l’individu humain : des emblèmes pourbras et pour jambes, des branches de roses pour épaule, et degrosses figures grimaçantes pour milieu de dos. Il y a même, – afinde satisfaire au goût de quelques clients, matelots des marinesétrangères, – des trophées d’armes, des pavillons d’Amérique et deFrance entrelacés, un God Save au milieu d’étoiles, – etdes femmes de Grévin calquées dans le Journalamusant !

Mes préférences sont pour une chimère bleue etrose fort singulière, longue de deux doigts environ, qui sera d’unjoli effet sur ma poitrine, du côté opposé au cœur.

Une heure et demie d’agacement et desouffrance. Étendu sur ma couchette, livré aux mains de cespersonnages, je me raidis pour subir leurs milliersd’imperceptibles piqûres. Quand par hasard un peu de sang coule,embrouillant le dessin dans du rouge, l’un des artistes seprécipite pour l’étancher avec ses lèvres, – et je ne proteste pas,sachant que c’est la manière japonaise, la manière usitée par lesmédecins pour les plaies des hommes ou des bêtes.

Un travail aussi fin et minutieux que celuides graveurs sur pierre s’exécute sur moi avec lenteur ; desmains maigres me labourent d’une manière posée et automatique.

Enfin l’œuvre est terminée, – et lestatoueurs, qui se reculent d’un air de satisfaction pour mieuxvoir, déclarent que ce sera charmant.

Bien vite je m’habille pour aller à terre, –profiter de mes dernières heures de Japon.

Une chaleur torride aujourd’hui ; un deces grands soleils de septembre qui tombent avec une certainemélancolie sur les feuilles commençant à jaunir, qui sont clairs etbrûlants après des matinées déjà fraîches. Comme hier, c’estpendant l’accablement de midi que je monte dans mon haut faubourg,par des sentiers vides, où il n’y a que de la lumière et dusilence.

J’ouvre sans bruit la porte de mamaisonnette ; je marche à pas de loup, avec des précautionsextrêmes, par peur de madame Prune.

Au bas de l’escalier, sur les nattes blanches,à côté des petits socques et des petites sandales qui traînenttoujours dans ce vestibule, il y a tout un bagage prêt à partir,que je reconnais du premier coup d’œil : de gentilles robessombres, qui me sont familières, pliées avec soin et enveloppéesdans des serviettes bleues nouées aux quatre bouts. – Je crois mêmeque j’éprouve une impression furtive de tristesse en voyant sortirde l’un de ces paquets un coin de la boîte consacrée aux lettres etaux souvenirs – dans laquelle mon portrait, par Uyeno, habitemaintenant en compagnie de divers minois de mousmés. – Une sorte demandoline à long manche, prête à partir aussi, est posée sur letout dans une gaine de soie bigarrée. – Cela ressemble audéménagement de quelque gitane – ou plutôt cela me rappellecertaine gravure d’un livre de fables que j’avais dans monenfance : c’est tout à fait le même attirail et la longueguitare que la Cigale, ayant chanté tout l’été, portait sur son dosquand elle vint frapper chez la Fourmi sa voisine.

Pauvre petit bagage !…

Je monte sur la pointe du pied, – et jem’arrête, entendant chanter là-haut chez moi.

C’est bien la voix de Chrysanthème, et lachanson est gaie ! J’en suis dérouté, refroidi, et j’aipresque un regret d’avoir pris la peine de venir.

Il s’y mêle un bruit que je ne m’expliquepas : dzinn ! dzinn ! des tintementsargentins très purs, comme si on lançait fortement des pièces demonnaie contre le plancher. Je sais bien que cette maison vibranteexagère toujours les sons, pendant les silences de midi aussi bienque pendant les silences nocturnes ; mais c’est égal, je suisintrigué de savoir ce que ma mousmé peut faire. – Dzinn !dzinn ! est-ce qu’elle s’amuse au palet, ou au jeu ducrapaud, – ou à pile ou face ?…

Rien de tout cela ! Je crois que j’aideviné, – et je monte encore plus doucement à quatre pattes, avecdes précautions de Peau-Rouge, pour me donner le dernier plaisir dela surprendre.

Elle ne m’a pas entendu venir. Dans notregrande chambre complètement vidée, balayée, blanche, où entrent leclair soleil, et le vent tiède, et les feuilles jaunies desjardins, elle est seule assise, tournant le dos à la porte ;elle est habillée pour la rue, prête à se rendre chez sa mère,ayant à côté d’elle son parasol rose.

Par terre, étalées, toutes les belles piastresblanches que, suivant nos conventions, je lui ai données hier ausoir. Avec la compétence et la dextérité d’un vieux changeur, elleles palpe, les retourne, les jette sur le plancher et, armée d’unpetit marteau ad hoc, les fait tinter vigoureusement à sonoreille, – tout en chantant je ne sais quelle petite romanced’oiseau pensif, qu’elle improvise sans doute à mesure…

Eh bien, il est encore plus japonais que jen’aurais su l’imaginer, le dernier tableau de mon mariage !Une envie de rire me vient… Comme j’ai été naïf de me laisserpresque prendre à quelques mots assez réussis qu’elle avaitprononcés hier au soir en cheminant à mon côté, – à une petitephrase assez gentille qu’avaient embellie le silence de deux heuresdu matin et tous les enchantements de la nuit. Allons, pas pluspour Yves que pour moi, pas plus pour moi que pour Yves, rien nes’est jamais passé dans cette petite cervelle, dans ce petitcœur.

Quand je l’ai assez regardée, jel’appelle :

– Hé ! Chrysanthème !

Elle se retourne, confuse, rougissantjusqu’aux oreilles d’avoir été vue pendant ce travail.

Elle a bien tort, pourtant, d’être sitroublée, – car je suis ravi au contraire. La crainte de la laissertriste avait failli me faire un peu de peine, et j’aime beaucoupmieux que ce mariage finisse en plaisanterie comme il avaitcommencé.

– Une bonne idée que tu as eue là, dis-je, uneprécaution qu’il faudrait toujours prendre, dans ton pays où tantde gens malintentionnés sont habiles à imiter les monnaies.Dépêche-toi de finir avant que je m’en aille, et s’il s’en estglissé de fausses dans le nombre, je te les remplacerai bienvolontiers.

Mais non, elle refuse de continuer devant moi.Je m’y attendais, du reste ; elle a pour cela trop depolitesse héréditaire et acquise, trop de convenance, trop dejaponerie. D’un petit pied dédaigneux, – ganté toujours dechaussettes immaculées avec étui spécial pour le premier orteil, –elle repousse bien loin sur les nattes les piles de ces piastresblanches.

– Nous avons loué un grand sampan fermé,dit-elle pour changer la conversation, et nous irons toutesensemble, Campanule, Jonquille, Touki, toutes vos femmes, regarderl’appareillage de votre navire… Assieds-toi, et, je te prie, resteun moment.

– Rester, je ne le puis vraiment pas. J’aiplusieurs courses à faire en ville, vois-tu, et l’ordre nous a étédonné de rentrer tous à bord à trois heures, pour l’appel généraldu départ. Et puis j’aime mieux me sauver, tu comprends, pendantque madame Prune repose encore en pleine sieste ; jecraindrais d’être attiré encore dans des petits coins, de provoquerquelque scène déchirante au moment de la séparation…

Chrysanthème baisse la tête, ne dit plus rien,et, voyant que décidément je m’en vais, se lève pour mereconduire.

Sans parler, sans faire de bruit, ellederrière moi, nous descendons l’escalier, nous traversons lejardinet plein de soleil où les arbustes nains et les plantescontrefaites semblent, comme le reste de la maison, plongés dansune somnolence chaude.

À la porte de sortie, je m’arrête pour lesderniers adieux : la petite moue de tristesse a reparu, plusaccentuée que jamais, sur la figure de Chrysanthème ; c’est decirconstance d’ailleurs, c’est correct, et je me sentirais offensés’il en était autrement.

Allons, petite mousmé, séparons-nous bonsamis ; embrassons-nous même, si tu veux. Je t’avais prise pourm’amuser ; tu n’y as peut-être pas très bien réussi, mais tuas donné ce que tu pouvais, ta petite personne, tes révérences etta petite musique ; somme toute, tu as été assez mignonne,dans ton genre nippon. Et, qui sait, peut-être penserai-je à toiquelquefois, par ricochet, quand je me rappellerai ce bel été, cesjardins si jolis, et le concert de toutes ces cigales…

Elle se prosterne sur le seuil de la porte, lefront contre terre, et reste dans cette position de salut suprêmetant que je suis visible, dans le sentier par lequel je m’en vaispour toujours.

En m’éloignant, je me retourne bien une foisou deux pour la regarder, – mais c’est par politesse seulement, etafin de répondre comme il convient à sa belle révérence finale…

LIII

 

Dès mon entrée en ville, au tournant de lagrand’ rues je fais la rencontre heureuse de 415, mon parentpauvre. Précisément j’avais besoin d’un djin rapide, et je montedans sa voiture ; ce sera du reste un adoucissement pour moi,à l’heure du départ, de faire ainsi mes dernières courses encompagnie d’un membre de ma famille.

N’ayant pas l’habitude de circuler à cesheures de sieste, je n’avais pas encore vu les rues de cette villeaussi accablées de soleil, aussi désertes, dans ce silence et cetéclat mornes qui rappellent les pays chauds. Devant toutes lesboutiques pendent des tendelets blancs, ornés par places de légersdessins noirs dont la bizarrerie a je ne sais quoi demystérieux : dragons, emblèmes, figures symboliques. Le cieléclaire trop ; la lumière est crue, implacable, et jamais ceNagasaki ne m’avait paru si vieux, si vermoulu, si caduc, malgréses dessus en papier neuf et ses peinturlures. Ces maisonnettes debois, au-dedans d’une propreté si blanche, sont noirâtresau-dehors, rongées, disjointes, grimaçantes. – À bienregarder même, elle est partout, la grimace, dans les masqueshideux qui rient aux devantures des antiquaires innombrables ;dans les magots, dans les jouets, les idoles : la grimacecruelle, louche, forcenée ; – elle est même dans lesconstructions, dans les frises des portiques religieux, dans lestoits de ces mille pagodes, dont les angles et les pignons secontorsionnent, comme des débris encore dangereux de vieilles bêtesmalfaisantes.

Et cette inquiétante intensité de physionomiequ’ont les choses contraste avec l’inexpression presque absolue desvrais visages humains, avec la niaiserie souriante de ces petitesbonnes gens que l’on aperçoit au passage, exerçant avec patiencedes métiers minutieux dans la pénombre de leurs maisonnettesouvertes. – Ouvriers accroupis, sculptant avec des outilsimperceptibles ces ivoires drolatiques ou odieusement obscènes, cesétonnantes merveilles d’étagère qui font tant apprécier, parcertains collectionneurs d’Europe, ce Japon jamais vu. – Peintresinconscients, jetant à main levée, sur fond de laque, sur fond deporcelaine, des dessins appris par cœur ou transmis dans leurcervelle par une hérédité millénaire ; peintres automates,traçant des cigognes pareilles à celles de M. Sucre, oud’inévitables petits rochers, ou d’éternels petits papillons… Lemoindre de ces enlumineurs, à la très insignifiante figure sansyeux, possède au bout des doigts le dernier mot de ce genredécoratif, léger et spirituellement saugrenu, qui tend à nousenvahir en France, à notre époque de décadente imitation, etdevient déjà chez nous la grande ressource des fabricantsd’objets d’art à bon marché.

Est-ce parce que je vais quitter ce pays,parce que je n’y ai plus d’attache, plus de gîte et que mon espritest déjà un peu ailleurs, – je ne sais, mais il me semble que je nel’avais jamais vu aussi clairement qu’aujourd’hui. Et, plus que decoutume encore, je le trouve petit, vieillot, à bout de sang et àbout de sève ; j’ai conscience de son antiquitéantédiluvienne ; de sa momification de tant de siècles – quiva bientôt finir dans le grotesque et la bouffonnerie pitoyable, aucontact des nouveautés d’occident.

L’heure passe ; peu à peu les siestess’achèvent partout ; les ruelles étranges s’animent,s’emplissent, sous le soleil, de parasols bariolés. Le défilé deslaideurs commence, des laideurs inadmissibles ; le défilé deslongues robes de magot surmontées de chapeaux melons ou canotiers.Les transactions reprennent, et aussi la lutte pour l’existence,âpre ici comme dans nos cités d’ouvriers, – et plus mesquine.

À l’instant du départ, je ne puis trouver enmoi-même qu’un sourire de moquerie légère pour le grouillement dece petit peuple à révérences, laborieux, industrieux, avide augain, entaché de mièvrerie constitutionnelle, de pacotillehéréditaire et d’incurable singerie…

Pauvre cousin 415, j’avais bien raison del’avoir en estime : il est le meilleur et le plus désintéresséde ma famille japonaise. Quand nos courses sont finies, il remisesa petite voiture sous un arbre et, très sensible à mon départ, ilveut me reconduire jusqu’à la Triomphante pour veiller surmes dernières emplettes, dans le sampan qui m’emporte, et montertout cela lui-même dans ma chambre de bord.

C’est à lui, la seule poignée de main que jedonne vraiment de bon cœur, sans un arrière-sourire, en quittant ceJapon.

Sans doute, dans ce pays comme dans biend’autres, il y a plus de dévouement et moins de laideur chez lesêtres simples, adonnés à des métiers physiques.

Appareillage à cinq heures du soir.

Deux ou trois sampans se tiennent le long dubord ; des mousmés sont là, enfermées dans les étroitescabines, et leurs figures nous regardent par les toutes petitesfenêtres, se cachant un peu derrière des éventails, à cause desmatelots ; ce sont nos femmes qui ont voulu, par politesse,nous voir encore une fois.

Il y a d’autres sampans aussi, où desJaponaises inconnues assistent à notre départ. Elles se tiennentdebout, celles-ci, – sous des parasols ornés de grandes lettresnoires et bariolés de nuages aux couleurs éclatantes.

LIV

 

Nous sortons avec lenteur de la grande baieverte. Les groupes de femmes s’effacent. Le pays des ombrellesrondes à mille plissures se referme peu à peu derrière nous.

Voici la mer qui s’ouvre, immense, incolore etvide, reposant des choses trop ingénieuses et trop petites.

Les montagnes boisées, les caps charmantss’éloignent. – Et tout ce Japon finit en rochers pittoresques, enîlots bizarres sur lesquels des arbres s’arrangent en bouquets, –d’une manière un peu précieuse peut-être, mais tout à faitjolie…

LV

 

Dans ma chambre de bord, un soir, au large, aumilieu de la mer Jaune, je regarde par hasard les lotus rapportésde Diou-djen-dji ; ils avaient résisté pendant deux ou troisjours ; à présent ils sont finis, pitoyables, semant sur montapis leurs pétales roses.

Moi qui ai conservé tant de fleurs fanées,tombées en poussière, que j’avais prises, çà et là, au moment desdéparts, dans différents lieux du monde ; moi qui en ai tantconservé que cela tourne à l’herbier, à la collection incohérenteet ridicule, – j’ai beau faire, non, je ne tiens point à ces lotus,bien qu’ils soient les derniers souvenirs vivants de mon été àNagasaki.

Je les prends à la main, avec quelques égardstoutefois, et j’ouvre mon sabord.

Une lueur livide tombe sur les eaux, d’un cielbrumeux ; une espèce de crépuscule terne et morne descend,jaunâtre sur cette mer Jaune. – On sent que nous avons couru versle nord et que l’automne approche…

Je les jette, ces pauvres lotus, dansl’étendue indéfinie, – en leur faisant mes excuses de leur donnerune sépulture si triste et si grande, à eux qui étaientJaponais…

 

LVI

 

Ô Ama-Térace-Omi-Kami lavez-moi bienblanchement de ce petit mariage, dans les eaux de la rivière deKamo…

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Tags: Pierre Loti