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Mademoiselle de Maupin

Mademoiselle de Maupin

de Théophile Gautier

Préface – Une des choses les plus burlesques…

Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur qu’ils soient, rouges, verts ou tricolores.

La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n’avons pas envie de lui manquer, Dieu nous en préserve ! La bonne et digne femme ! – Nous trouvons que ses yeux ont assez de brillant à travers leurs bésicles, que son bas n’est pas trop mal tiré, qu’elle prend son tabac dans sa boîte d’or avec toute la grâce imaginable, que son petit chien fait la révérence comme un maître à danser. – Nous trouvons tout cela. –Nous conviendrons même que pour son âge elle n’est pas trop mal en point, et qu’elle porte ses années on ne peut mieux. – C’est une grand-mère très agréable, mais c’est une grand-mère… – Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille,les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et l’œil agaçants, la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et le cœur sur la main. – Les journalistes les plus monstrueusement vertueux ne sauraient être d’un avis différent ; et, s’ils disent le contraire, il est très probable qu’ils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux.

Je me souviens des quolibets lancés avant larévolution (c’est de celle de juillet que je parle) contre cemalheureux et virginal vicomte Sosthène de La Rochefoucauld quiallongea les robes des danseuses de l’Opéra, et appliqua de sesmains patriciennes un pudique emplâtre sur le milieu de toutes lesstatues. – M. le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld estdépassé de bien loin. – La pudeur a été très perfectionnée depuisce temps, et l’on entre en des raffinements qu’il n’aurait pasimaginés.

Moi qui n’ai pas l’habitude de regarder lesstatues à de certains endroits, je trouvais, comme les autres, lafeuille de vigne, découpée par les ciseaux de M. le chargé desbeaux-arts, la chose la plus ridicule du monde. Il parait quej’avais tort, et que la feuille de vigne est une institution desplus méritoires.

On m’a dit, j’ai refusé d’y ajouter foi, tantcela me semblait singulier, qu’il existait des gens qui, devant lafresque du Jugement dernier de Michel-Ange, n’y avaientrien vu autre chose que l’épisode des prélats libertins, ets’étaient voilé la face en criant à l’abomination de ladésolation !

Ces gens-là ne savent aussi de la romance deRodrigue que le couplet de la couleuvre. – S’il y a quelque nuditédans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc àla fange, et ne s’inquiètent pas des fleurs épanouies ni desbeaux fruits dorés qui pendent de toutes parts.

J’avoue que je ne suis pas assez vertueux pourcela. Dorine, la soubrette effrontée, peut très bien étaler devantmoi sa gorge rebondie, certainement je ne tirerai pas mon mouchoirde ma poche pour couvrir ce sein que l’on ne saurait voir. – Jeregarderai sa gorge comme sa figure, et, si elle l’a blanche etbien formée, j’y prendrai plaisir. – Mais je ne tâterai pas si larobe d’Elmire est moelleuse, et je ne la pousserai pas saintementsur le bord de la table, comme faisait ce pauvre homme deTartuffe.

Cette grande affectation de morale qui règnemaintenant serait fort risible, si elle n’était fort ennuyeuse. –Chaque feuilleton devient une chaire ; chaque journaliste, unprédicateur ; il n’y manque que la tonsure et le petit collet.Le temps est à la pluie et à l’homélie ; on se défend de l’uneet de l’autre en ne sortant qu’en voiture et en relisant Pantagruelentre sa bouteille et sa pipe.

Mon doux Jésus ! quel déchaînement !quelle furie !

– Qui vous a mordu ? qui vous apiqué ? que diable avez-vous donc pour crier si haut, et quevous a fait ce pauvre vice pour lui en tant vouloir, lui qui est sibon homme, si facile à vivre, et qui ne demande qu’à s’amuserlui-même et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut ? –Agissez avec le vice comme Serre avec le gendarme :embrassez-vous, et que tout cela finisse. – Croyez-m’en, vous vousen trouverez bien. – Eh ! mon Dieu ! messieurs lesprédicateurs, que feriez-vous donc sans le vice ? – Vousseriez réduits, dès demain, à la mendicité, si l’on devenaitvertueux aujourd’hui.

Les théâtres seraient fermés ce soir. – Surquoi feriez-vous votre feuilleton ? – Plus de bals de l’Opérapour remplir vos colonnes, – plus de romans à disséquer ; carbals, romans, comédies, sont les vraies pompes de Satan, si l’on encroit notre sainte Mère l’Église. – L’actrice renverrait sonentreteneur, et ne pourrait plus vous payer son éloge. – On nes’abonnerait plus à vos journaux ; on lirait saint Augustin,on irait à l’église, on dirait son rosaire. Cela serait peut-êtretrès bien ; mais, à coup sûr, vous n’y gagneriez pas. – Sil’on était vertueux, où placeriez-vous vos articles surl’immoralité du siècle ? Vous voyez bien que le vice est bon àquelque chose.

Mais c’est la mode maintenant d’être vertueuxet chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ; on se pose ensaint Jérôme, comme autrefois en don Juan ; l’on est pâle etmacéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre, l’on marche les mainsjointes et les yeux fichés en terre ; on prend un petit airconfit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée,un crucifix et du buis bénit à son lit ; l’on ne jure plus,l’on fume peu, et l’on chique à peine. – Alors on est chrétien,l’on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission del’artiste, de la poésie du catholicisme, deM. de Lamennais, des peintres de l’école angélique, duconcile de Trente, de l’humanité progressive et de mille autresbelles choses. – Quelques-uns font infuser dans leur religion unpeu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ilsaccouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale,et amalgament avec un sérieux digne d’éloges les Actes des Apôtreset les décrets de la sainte convention, c’est l’épithètesacramentelle ; d’autres y ajoutent, pour dernier ingrédient,quelques idées saint-simoniennes. – Ceux-là sont complets et carréspar la base ; après eux, il faut tirer l’échelle. Il n’est pasdonné au ridicule humain d’aller plus loin, – has ultrametas…,etc. Ce sont les colonnes d’Hercule duburlesque.

Le christianisme est tellement en vogue par latartuferie qui court que le néo-christianisme lui-même jouit d’unecertaine faveur. On dit qu’il compte jusqu’à un adepte, y comprisM. Drouineau.

Une variété extrêmement curieuse dujournaliste proprement dit moral, c’est le journaliste à familleféminine.

Celui-là pousse la susceptibilité pudiquejusqu’à l’anthropophagie, ou peu s’en faut.

Sa manière de procéder, pour être simple etfacile au premier coup d’œil, n’en est pas moins bouffonne etsuperlativement récréative, et je crois qu’elle vaut qu’on laconserve à la postérité, – à nos derniers neveux, comme disaientles perruques du prétendu grand siècle.

D’abord pour se poser en journaliste de cetteespèce, il faut quelques petits ustensiles préparatoires, – telsque deux ou trois femmes légitimes, quelques mères, le plus desœurs possible, un assortiment de filles complet et des cousinesinnombrablement. – Ensuite il faut une pièce de théâtre ou un romanquelconque, une plume, de l’encre, du papier et un imprimeur. Ilfaudrait peut-être bien une idée et plusieurs abonnés ; maison s’en passe avec beaucoup de philosophie et l’argent desactionnaires.

Quand on a tout cela, l’on peut s’établirjournaliste moral. Les deux recettes suivantes, convenablementvariées, suffisent à la rédaction.

Modèles d’articles vertueux

sur une première représentation.

« Après la littérature de sang, lalittérature de fange ; après la Morgue et le bagne, l’alcôveet le lupanar ; après les guenilles tachées par le meurtre,les guenilles tachées par la débauche ; après, etc. (selon lebesoin et l’espace, on peut continuer sur ce ton depuis six lignesjusqu’à cinquante et au-delà), – c’est justice. – Voilà où mènentl’oubli des saines doctrines et le dévergondage romantique :le théâtre est devenu une école de prostitution où l’on n’ose sehasarder qu’en tremblant avec une femme qu’on respecte. Vous venezsur la foi d’un nom illustre, et vous êtes obligé de vous retirerau troisième acte avec votre jeune fille toute troublée et toutedécontenancée. Votre femme cache sa rougeur derrière sonéventail ; votre sœur, votre cousine, etc. » (On peutdiversifier les titres de parenté ; il suffit que ce soientdes femelles.)

Nota. – Il y en a un qui a poussé la moralitéjusqu’à dire : Je n’irai pas voir ce drame avec ma maîtresse.– Celui-là, je l’admire et je l’aime ; je le porte dans moncœur, comme Louis XVIII portait toute la France dans le sien ;car il a eu l’idée la plus triomphante, la plus pyramidale, la plusébouriffée, la plus luxorienne qui soit tombée dans une cervelled’homme, en ce benoît dix-neuvième siècle où il en est tombé tantet de si drôles.

La méthode pour rendre compte d’un livre esttrès expéditive et à la portée de toutes lesintelligences :

« Si vous voulez lire ce livre,enfermez-vous soigneusement chez vous ; ne le laissez pastraîner sur la table. Si votre femme et votre fille venaient àl’ouvrir, elles seraient perdues. – Ce livre est dangereux, celivre conseille le vice. Il aurait peut-être eu un grand succès, autemps de Crébillon, dans les petites maisons, aux soupers fins desduchesses ; mais maintenant que les mœurs se sont épurées,maintenant que la main du peuple a fait crouler l’édifice vermoulude l’aristocratie, etc., etc., que… que… que… – il faut, dans touteœuvre, une idée, une idée… là, une idée morale et religieuse qui…une vue haute et profonde répondant aux besoins del’humanité ; car il est déplorable que de jeunes écrivainssacrifient au succès les choses les plus saintes, et usent untalent, estimable d’ailleurs, à des peintures lubriques quiferaient rougir des capitaines de dragons (la virginité ducapitaine de dragons est, après la découverte de l’Amérique, laplus belle découverte que l’on ait faite depuis longtemps). – Leroman dont nous faisons la critique rappelle Thérèse philosophe,Félicia, le Compère Mathieu, les Contes de Grécourt. » – Lejournaliste vertueux est d’une érudition immense en fait de romansorduriers ; – je serais curieux de savoir pourquoi.

Il est effrayant de songer qu’il y a, de parles journaux, beaucoup d’honnêtes industriels qui n’ont que cesdeux recettes pour subsister, eux et la nombreuse famille qu’ilsemploient.

Apparemment que je suis le personnage le plusénormément immoral qu’il se puisse trouver en Europe etailleurs ; car je ne vois rien de plus licencieux dans lesromans et les comédies de maintenant que dans les romans et lescomédies d’autrefois, et je ne comprends guère pourquoi lesoreilles de messieurs des journaux sont devenues tout à coup sijanséniquement chatouilleuses.

Je ne pense pas que le journaliste le plusinnocent ose dire que Pigault-Lebrun, Crébillon fils, Louvet,Voisenon, Marmontel et tous autres faiseurs de romans et denouvelles ne dépassent en immoralité, puisque immoralité il y a,les productions les plus échevelées et les plus dévergondées deMM. tels et tels, que je ne nomme pas, par égard pour leurpudeur.

Il faudrait la plus insigne mauvaise foi pourn’en pas convenir.

Qu’on ne m’objecte pas que j’ai allégué icides noms peu ou mal connus. Si je n’ai pas touché aux nomséclatants et monumentaux, ce n’est pas qu’ils ne puissent appuyermon assertion de leur grande autorité.

Les Romans et les Contes de Voltaire ne sontassurément pas, à la différence de mérite près, beaucoup plussusceptibles d’être donnés en prix aux petites tartines despensionnats que les Contes immoraux de notre ami le lycanthrope, oumême que les Contes moraux du doucereux Marmontel.

Que voit-on dans les comédies du grandMolière ? La sainte institution du mariage (style decatéchisme et de journaliste) bafouée et tournée en ridicule àchaque scène.

Le mari est vieux et laid et cacochyme ;il met sa perruque de travers ; son habit n’est plus à lamode ; il a une canne à bec-de-corbin, le nez barbouillé detabac, les jambes courtes, l’abdomen gros comme un budget. – Ilbredouille, et ne dit que des sottises ; il en fait autantqu’il en dit ; il ne voit rien, il n’entend rien ; onembrasse sa femme à sa barbe ; il ne sait pas de quoi il estquestion : cela dure ainsi jusqu’à ce qu’il soit bien etdûment constaté cocu à ses yeux et aux yeux de toute la salle onne peut plus édifiée, et qui applaudit à tout rompre.

Ceux qui applaudissent le plus sont ceux quisont le plus mariés.

Le mariage s’appelle, chez Molière, GeorgeDandin ou Sganarelle.

L’adultère, Damis ou Clitandre ; il n’y apas de nom assez doucereux et charmant pour lui.

L’adultère est toujours jeune, beau, bien faitet marqués pour le moins. Il entre en chantonnant à la cantonade lacourante la plus nouvelle ; il fait un ou deux pas en scène del’air le plus délibéré et le plus triomphant du monde ; il segratte l’oreille avec l’ongle rose de son petit doigt coquettementécarquillé ; il peigne avec son peigne d’écaille sa bellechevelure blondine, et rajuste ses canons qui sont du grand volume.Son pourpoint et son haut-de-chausses disparaissent sous lesaiguillettes et les nœuds de ruban, son rabat est de la bonnefaiseuse ; ses gants flairent mieux que benjoin etcivette ; ses plumes ont coûté un louis le brin.

Comme son œil est en feu et sa joue enfleur ! que sa bouche est souriante ! que ses dents sontblanches ! comme sa main est douce et bien lavée.

Il parle, ce ne sont que madrigaux,galanteries parfumées en beau style précieux et du meilleurair ; il a lu les romans et sait la poésie, il est vaillant etprompt à dégainer, il sème l’or à pleines mains. – AussiAngélique, Agnès, Isabelle se peuvent à peine tenir de lui sauterau cou, si bien élevées et si grandes dames qu’elles soient ;aussi le mari est-il régulièrement trompé au cinquième acte, bienheureux quand ce n’est pas dès le premier.

Voilà comme le mariage est traité par Molière,l’un des plus hauts et des plus graves génies qui jamais aient été.– Croit-on qu’il y ait rien de plus fort dans les réquisitoiresd’Indiana et de Valentine ?

La paternité est encore moins respectée, s’ilest possible. Voyez Orgon, voyez Géronte, voyez-les tous.

Comme ils sont volés par leurs fils, battuspar leurs valets ! Comme on met à nu, sans pitié pour leurâge, et leur avarice, et leur entêtement, et leurimbécillité ! – Quelles plaisanteries ! quellesmystifications !

Comme on les pousse par les épaules hors de lavie, ces pauvres vieux qui sont longs à mourir, et qui ne veulentpoint donner leur argent ! comme on parle de l’éternité desparents ! quels plaidoyers contre l’hérédité, et comme celaest plus convaincant que toutes les déclamationssaint-simoniennes !

Un père, c’est un ogre, c’est un Argus, c’estun geôlier, un tyran, quelque chose qui n’est bon tout au plus qu’àretarder un mariage pendant trois jusqu’à la reconnaissance finale.– Un père est le mari ridicule au grand complet. – Jamais un filsn’est ridicule dans Molière ; car Molière, comme tous lesauteurs de tous les temps possibles, faisait sa cour à la jeunegénération aux dépens de l’ancienne.

Et les Scapins, avec leur cape rayée à lanapolitaine, et leur bonnet sur l’oreille, et leur plume balayantles bandes d’air, ne sont-ils pas des gens bien pieux, bien chasteset bien dignes d’être canonisés ? – Les bagnes sont pleinsd’honnêtes gens qui n’ont pas fait le quart de ce qu’ils font. Lesroueries de Trialph sont de pauvres roueries en comparaison desleurs. Et les Lisettes et les Martons, quelles gaillardes,tudieu ! – Les courtisanes des rues sont loin d’être aussidélurées, aussi promptes à la riposte grivoise. Comme elless’entendent à remettre un billet ! comme elles font bien lagarde pendant les rendez-vous ! – Ce sont, sur ma parole, deprécieuses filles, serviables et de bon conseil.

C’est une charmante société qui s’agite et sepromène à travers ces comédies et ces imbroglios. – Tuteurs dupés,maris cocus, suivantes libertines, valets aigrefins, demoisellesfolles d’amour, fils débauchés, femmes adultères ; cela nevaut-il pas bien les jeunes beaux mélancoliques et les pauvresfaibles femmes opprimées et passionnées des drames et des romans denos faiseurs en vogue ?

Et tout cela, moins le coup de dague final,moins la tasse de poison obligée : les dénouements sont aussiheureux que les dénouements des contes de fées, et tout le monde,jusqu’au mari, est on ne peut plus satisfait. Dans Molière, lavertu est toujours honnie et rossée ; c’est elle qui porte lescornes, et tend le dos à Mascarille ; à peine si la moralitéapparaît une fois à la fin de la pièce sous la personnification unpeu bourgeoise de l’exempt Loyal.

Tout ce que nous venons de dire ici n’est paspour écorner le piédestal de Molière ; nous ne sommes pasassez fou pour aller secouer ce colosse de bronze avec nos petitsbras ; nous voulions simplement démontrer aux pieuxfeuilletonistes, qu’effarouchent les ouvrages nouveaux etromantiques, que les classiques anciens, dont ils recommandentchaque jour la lecture et l’imitation, les surpassent de beaucoupen gaillardise et en immoralité.

À Molière nous pourrions aisément joindre etMarivaux et La Fontaine, ces deux expressions si opposées del’esprit français, et Régnier, et Rabelais, et Marot, et biend’autres. Mais notre intention n’est pas de faire ici, à propos demorale, un cours de littérature à l’usage des vierges dufeuilleton.

Il me semble que l’on ne devrait pas fairetant de tapage à propos de si peu. Nous ne sommes heureusement plusau temps d’Ève la blonde, et nous ne pouvons, en bonne conscience,être aussi primitifs et aussi patriarcaux que l’on était dansl’arche. Nous ne sommes pas des petites filles se préparant à leurpremière communion ; et, quand nous jouons au corbillon, nousne répondons pas tarte à la crème. Notre naïveté estassez passablement savante, et il y a longtemps que notre virginitécourt la ville ; ce sont là de ces choses que l’on n’a pasdeux fois ; et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons lesrattraper, car il n’y a rien au monde qui coure plus vite qu’unevirginité qui s’en va et qu’une illusion qui s’envole.

Après tout, il n’y a peut-être pas grand mal,et la science de toutes choses est-elle préférable à l’ignorance detoutes choses. C’est une question que je laisse à débattre à deplus savants que moi. Toujours est-il que le monde a passé l’âge oùl’on peut jouer la modestie et la pudeur, et je le crois trop vieuxbarbon pour faire l’enfantin et le virginal sans se rendreridicule.

Depuis son hymen avec la civilisation, lasociété a perdu le droit d’être ingénue et pudibonde. Il est decertaines rougeurs qui sont encore de mise au coucher de la mariée,et qui ne peuvent plus servir le lendemain ; car la jeunefemme ne se souvient peut-être plus de la jeune fille, ou, si elles’en souvient, c’est une chose très indécente, et qui comprometgravement la réputation du mari.

Quand je lis par hasard un de ces beauxsermons qui ont remplacé dans les feuilles publiques la critiquelittéraire, il me prend quelquefois de grands remords et de grandesappréhensions, à moi qui ai sur la conscience quelques menuesgaudrioles un peu trop fortement épicées, comme un jeune homme quia du feu et de l’entrain peut en avoir à se reprocher.

À côté de ces Bossuets du Café de Paris, deces Bourdaloues du balcon de l’Opéra, de ces Catons à tant la lignequi gourmandent le siècle d’une si belle façon, je me trouve eneffet le plus épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la facede la terre ; et pourtant, Dieu le sait, la nomenclature demes péchés, tant capitaux que véniels, avec les blancs etinterlignes de rigueur, pourrait à peine, entre les mains du plushabile libraire, former un ou deux volumes in-8 par jour, ce quiest peu de chose pour quelqu’un qui n’a pas la prétention d’alleren paradis dans l’autre monde, et de gagner le prix Montyon oud’être rosière en celui-ci.

Puis quand je pense que j’ai rencontré sous latable, et même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons devertu, je reviens à une meilleure opinion de moi-même, et j’estimequ’avec tous les défauts que je puisse avoir ils en ont un autrequi est bien, à mes yeux, le plus grand et le pire de tous : –c’est l’hypocrisie que je veux dire.

En cherchant bien, on trouverait peut-être unautre petit vice à ajouter ; mais celui-ci est tellementhideux qu’en vérité je n’ose presque pas le nommer. Approchez-vous,et je m’en vais vous couler son nom dans l’oreille : – c’estl’envie.

L’envie, et pas autre chose.

C’est elle qui s’en va rampant et serpentant àtravers toutes ces paternes homélies : quelque soin qu’elleprenne de se cacher, on voit briller de temps en temps, au-dessusdes métaphores et des figures de rhétorique, sa petite tête platede vipère ; on la surprend à lécher de sa langue fourchue seslèvres toutes bleues de venin, on l’entend siffloter toutdoucettement à l’ombre d’une épithète insidieuse.

Je sais bien que c’est une insupportablefatuité de prétendre qu’on vous envie, et que cela est presqueaussi nauséabond qu’un merveilleux qui se vante d’une bonnefortune. – Je n’ai pas la forfanterie de me croire des ennemis etdes envieux ; c’est un bonheur qui n’est pas donné à tout lemonde, et je ne l’aurai probablement pas de longtemps : aussije parlerai librement et sans arrière-pensée, comme quelqu’un detrès désintéressé dans cette question.

Une chose certaine et facile à démontrer àceux qui pourraient en douter, c’est l’antipathie naturelle ducritique contre le poète, – de celui qui ne fait rien contre celuiqui fait, – du frelon contre l’abeille – du cheval hongre contrel’étalon.

Vous ne vous faites critique qu’après qu’ilest bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète.Avant de vous réduire au triste rôle de garder les manteaux et denoter les coups comme un garçon de billard ou un valet de jeu depaume, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé dela dévirginer ; mais vous n’avez pas assez de vigueur pourcela ; l’haleine vous a manqué, et vous êtes retombé pâle etefflanqué au pied de la sainte montagne.

Je conçois cette haine. Il est douloureux devoir un autre s’asseoir au banquet où l’on n’est pas invité, etcoucher avec la femme qui n’a pas voulu de vous. Je plains de toutmon cœur le pauvre eunuque obligé d’assister aux ébats du GrandSeigneur.

Il est admis dans les profondeurs les plussecrètes de l’Oda ; il mène les sultanes au bain ; ilvoit luire sous l’eau d’argent des grands réservoirs ces beauxcorps tout ruisselants de perles et plus polis que desagates ; les beautés les plus cachées lui apparaissent sansvoiles. On ne se gêne pas devant lui. – C’est un eunuque. – Lesultan caresse sa favorite en sa présence, et la baise sur sabouche de grenade. – En vérité, c’est une bien fausse situation quela sienne, et il doit être bien embarrassé de sa contenance.

Il en est de même pour le critique qui voit lepoète se promener dans le jardin de poésie avec ses neuf bellesodalisques, et s’ébattre paresseusement à l’ombre de grandslauriers verts. Il est bien difficile qu’il ne ramasse pas lespierres du grand chemin pour les lui jeter et le blesser derrièreson mur, s’il est assez adroit pour cela.

Le critique qui n’a rien produit est unlâche ; c’est comme un abbé qui courtise la femme d’unlaïque : celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battreavec lui.

Je crois que ce serait une histoire au moinsaussi curieuse que celle de Teglath-Phalasar ou de Gemmagog quiinventa les souliers à poulaine, que l’histoire des différentesmanières de déprécier un ouvrage quelconque depuis un mois jusqu’ànos jours.

Il y a assez de matières pour quinze ou seizevolumes in-folio ; mais nous aurons pitié du lecteurs, et nousnous bornerons à quelques lignes, – bienfait pour lequel nousdemandons une reconnaissance plus qu’éternelle. – À une époque trèsreculée, qui se perd dans la nuit des âges, il y a bien tantôttrois semaines de cela, le roman moyen âge florissaitprincipalement à Paris et dans la banlieue. La cotte armoriée étaiten grand honneur ; on ne méprisait pas les coiffures à lahennin, on estimait fort le pantalon mi-parti ; la dague étaithors de prix ; le soulier à poulaine était adoré comme unfétiche. – Ce n’étaient qu’ogives, tourelles, colonnettes,verrières coloriées, cathédrales et châteaux forts ; – cen’étaient que demoiselles et damoiseaux, pages et valets, truandset soudards, galants chevaliers et châtelains féroces ; –toutes choses certainement plus innocentes que les jeux innocents,et qui ne faisaient de mal à personne.

Le critique n’avait pas attendu au secondroman pour commencer son œuvre de dépréciation ; dès lepremier qui avait paru, il s’était enveloppé de son cilice depoil de chameau, et s’était répandu un boisseau de cendre sur latête : puis, prenant sa grande voix dolente, il s’était mis àcrier :

– Encore du moyen âge, toujours du moyenâge ! qui me délivrera du moyen âge, de ce moyen âge qui n’estpas le moyen âge ? – Moyen âge de carton et de terre cuite quin’a du moyen âge que le nom. – Oh ! les barons de fer, dansleur armure de fer, avec leur cœur de fer, dans leur poitrine defer ! – Oh ! les cathédrales avec leurs rosaces toujoursépanouies et leurs verrières en fleurs, avec leurs dentelles degranit, avec leurs trèfles découpés à jour, leurs pignons tailladésen scie, avec leur chasuble de pierre brodée comme un voile demariée, avec leurs cierges, avec leurs chants, avec leurs prêtresétincelants, avec leur peuple à genoux, avec leur orgue quibourdonne et leurs anges planant et battant de l’aile sous lesvoûtes ! – comme ils m’ont gâté mon moyen âge, mon moyen âgesi fin et si coloré ! comme ils l’ont fait disparaître sousune couche de grossier badigeon ! quelles criardesenluminures ! – Ah ! barbouilleurs ignorants, qui croyezavoir fait de la couleur pour avoir plaqué rouge sur bleu, blancsur noir et vert sur jaune, vous n’avez vu du moyen âge quel’écorce, vous n’avez pas deviné l’âme du moyen âge, le sang necircule pas dans la peau dont vous revêtez vos fantômes, il n’y apas de cœur dans vos corselets d’acier, il n’y a pas de jambesdans vos pantalons de tricot, pas de ventre ni de gorge derrièrevos jupes armoriées : ce sont des habits qui ont la formed’hommes, et voilà tout. – Donc, à bas le moyen âge tel que nousl’ont fait les faiseurs (le grand mot est lâché ! lesfaiseurs) ! Le moyen âge ne répond à rien maintenant, nousvoulons autre chose.

Et le public, voyant que les feuilletonistesaboyaient au moyen âge, se prit d’une belle passion pour ce pauvremoyen âge, qu’ils prétendaient avoir tué du coup. Le moyen âgeenvahit tout, aidé par l’empêchement des journaux : – drames,mélodrames, romances, nouvelles, poésies, il y eut jusqu’à desvaudevilles moyen âge, et Momus répéta des flonflons féodaux.

À côté du roman moyen âge verdissait le romancharogne, genre de roman très agréable, et dont lespetites-maîtresses nerveuses et les cuisinières blasées faisaientune très grande consommation.

Les feuilletonistes sont bien vite arrivés àl’odeur comme des corbeaux à la curée, et ils ont dépecé du bec deleurs plumes et méchamment mis à mort ce pauvre genre de roman quine demandait qu’à prospérer et à se putréfier paisiblement sur lesrayons graisseux des cabinets de lecture. Que n’ont-ils pasdit ? que n’ont-ils pas écrit ? – Littérature de morgueou de bagne, cauchemar de bourreau, hallucination de boucher ivreet d’argousin qui a la fièvre chaude ! Ils donnaientbénignement à entendre que les auteurs étaient des assassins etdes vampires, qu’ils avaient contracté la vicieuse habitude de tuerleur père et leur mère, qu’ils buvaient du sang dans des crânes,qu’ils se servaient de tibias pour fourchette et coupaient leurpain avec une guillotine.

Et pourtant ils savaient mieux que personne,pour avoir souvent déjeuné avec eux, que les auteurs de cescharmantes tueries étaient de braves fils de famille, trèsdébonnaires et de bonne société, gantés de blanc,fashionablement myopes, – se nourrissant plus volontiersde beefsteaks que de côtelettes d’homme, et buvant plushabituellement du vin de Bordeaux que du sang de jeune fille oud’enfant nouveau-né. – Pour avoir vu et touché leurs manuscrits,ils savaient parfaitement qu’ils étaient écrits avec de l’encre dela grande vertu, sur du papier anglais, et non avec sang deguillotine sur peau de chrétien écorché vif.

Mais, quoi qu’ils dissent ou qu’ils fissent,le siècle était à la charogne, et le charnier lui plaisait mieuxque le boudoir ; le lecteur ne se prenait qu’à un hameçonamorcé d’un petit cadavre déjà bleuissant. – Chose trèsconcevable ; mettez une rose au bout de votre ligne, lesaraignées auront le temps de faire leur toile dans le pli de votrecoude, vous ne prendrez pas le moindre petit fretin ;accrochez-y un ver ou un morceau de Deux fromage, carpes,barbillons, perches, anguilles sauteront à trois pieds hors del’eau pour le happer. – Les hommes ne sont pas aussi différentsdes poissons qu’on a l’air de le croire généralement.

On aurait dit que les journalistes étaientdevenus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou taureaux, tant illeur avait pris une subite horreur du rouge et du sang. – Jamais onne les avait vus si fondants, si émollients ; – c’était de lacrème et du petit lait. – Ils n’admettaient que deux couleurs, lebleu de ciel ou le vert pomme. Le rose n’était que souffert, et, sile public les eût laissés faire, ils l’eussent mené paître desépinards sur les rives du Lignon, côte à côte avec les moutonsd’Amaryllis. Ils avaient changé leur frac noir contre la vestetourterelle de Céladon ou de Silvandre, et entouré leurs plumesd’oie de roses pompons et de faveurs en manière de houlettepastorale. Ils laissaient flotter leurs cheveux à l’enfant, ets’étaient fait des virginités d’après la recette de Marion Delorme,à quoi ils avaient aussi bien réussi qu’elle.

Ils appliquaient à la littérature l’article duDécalogue :

Homicide point ne seras.

On ne pouvait plus se permettre le plus petitmeurtre dramatique, et le cinquième acte était devenuimpossible.

Ils trouvaient le poignard exorbitant, lepoison monstrueux, la hache inqualifiable. Ils auraient voulu queles héros dramatiques vécussent jusqu’à l’âge deMelchisédech ; et cependant il est reconnu, depuis un tempsimmémorial, que le but de toute tragédie est de faire assommer àla dernière scène un pauvre diable de grand homme qui n’en peutmais, comme le but de toute comédie est de conjoindrematrimonialement deux imbéciles de jeunes premiers d’environsoixante ans chacun.

C’est vers ce temps que j’ai jeté au feu(après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours)deux superbes et magnifiques drames moyen âge, l’un en vers etl’autre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis enplein théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit.

Pour me conformer à leurs idées, j’ai composédepuis une tragédie antique en cinq actes, nomméeHéliogabale, dont le héros se jette dans les latrines,situation extrêmement neuve et qui a l’avantage d’amener unedécoration non encore vue au théâtre. – J’ai fait aussi un dramemoderne extrêmement supérieur à Antony, Arthur ou l’Hommefatal, où l’idée providentielle arrive sous la forme d’unpâté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusqu’à ladernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, jointà ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt.– Fin morale s’il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que levice est toujours puni et la vertu récompensée.

Quant au genre monstre, vous savez commeils l’ont traité, comme ils ont arrangé Han d’Islande, ce mangeurd’hommes, Habibrah l’obi, Quasimodo le sonneur, etTriboulet, qui n’est que bossu, – toute cette famille siétrangement fourmillante, – toutes ces crapauderies gigantesquesque mon cher voisin fait grouiller et sauteler à travers les forêtsvierges et les cathédrales de ses romans. Ni les grands traits à laMichel-Ange, ni les curiosités dignes de Callot, ni les effetsd’Ombre et de Pair à la façon de Goya, rien n’a pu trouver grâcedevant eux ; ils l’ont renvoyé à ses odes, quand il a fait desromans ; à ses romans, quand il a fait des drames :tactique ordinaire des journalistes qui aiment toujours mieux cequ’on a fait que ce qu’on fait. Heureux homme, toutefois, que celuiqui est reconnu supérieur même par les feuilletonistes dans tousses ouvrages, excepté, bien entendu, celui dont ils rendent compte,et qui n’aurait qu’à écrire un traité de théologie ou un manuel decuisine pour faire trouver son théâtreadmirable !

Pour le roman de cœur, le roman ardent etpassionné, qui a pour père Werther l’Allemand, et pour mère ManonLescaut la Française, nous avons touché, au commencement de cettepréface, quelques mots de la teigne morale qui s’y estdésespérément attachée sous prétexte de religion et de bonnesmœurs. Les poux critiques sont comme les poux de corps quiabandonnent les cadavres pour aller aux vivants. Du cadavre duroman moyen âge les critiques sont passés au corps de celui-ci, quia la peau dure et vivace et leur pourrait bien ébrécherles dents.

Nous pensons, malgré tout le respect quenous avons pour les modernes apôtres, que les auteurs de ces romansappelés immoraux, sans être aussi mariés que les journalistesvertueux, ont assez généralement une mère, et que plusieurs d’entreeux ont des sœurs et sont pourvus d’une abondante familleféminine ; mais leurs mères et leurs sœurs ne lisent pas deromans, même de romans immoraux ; elles cousent, brodent ets’occupent des choses de la maison. – Leurs bas, comme diraitM. Planard, sont d’une entière blancheur : vous lespouvez regarder aux jambes, – elles ne sont pas bleues, et lebonhomme Chrysale, lui qui haïssait tant les femmes savantes, lesproposerait pour exemple à la docte Philaminte.

Quant aux épouses de ces messieurs,puisqu’ils en ont tant, si virginaux que soient leurs maris, il mesemble, à moi, qu’il est de certaines choses qu’elles doiventsavoir. – Au fait, il se peut bien qu’ils ne leur aient rienmontré. Alors je comprends qu’ils tiennent à les maintenir danscette précieuse et benoîte ignorance. Dieu est grand et Mahomet estson prophète ! – Les femmes sont curieuses ; fassent leciel et la morale qu’elles contentent leur curiosité d’une manièreplus légitime qu’Ève, leur grand-mère, et n’aillent pas faire desquestions au serpent !

Pour leurs filles, si elles ont été enpension, je ne vois pas ce que les livres pourraientleur apprendre.

Il est aussi absurde de dire qu’un hommeest un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché parcequ’il raconte une débauche que de prétendre qu’un homme estvertueux parce qu’il a fait un livre de morale ; tous lesjours on voit le contraire. – C’est le personnage qui parle et nonl’auteur ; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu’ilsoit athée ; il fait agir et parler les brigands en brigands,il n’est pas pour cela un brigand. À ce compte, il faudraitguillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques ; ilsont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche ; on nel’a pas fait cependant, et je ne crois même pas qu’on le fasse delongtemps, si vertueuse et si morale que puisse devenir lacritique. C’est une des manies de ces petits grimauds à cervelleétroite que de substituer toujours l’auteur à l’ouvrage et derecourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt descandale à leurs misérables rapsodies, qu’ils savent bien quepersonne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinionindividuelle.

Nous ne concevons guère à quoi tendenttoutes ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et tous cesabois, – et qui pousse messieurs les Geoffroy au petit pied à sefaire les don Quichotte de la morale, et, vrais sergents de villelittéraires, à empoigner et à bâtonner, au nom de la vertu, touteidée qui se promène dans un livre la cornette posée detravers ou la jupe troussée un peu trop haut. – C’est fortsingulier.

L’époque, quoi qu’ils en disent, estimmorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutonsfort), et nous n’en voulons pas d’autre preuve que la quantité delivres immoraux qu’elle produit et le succès qu’ils ont. – Leslivres suivent les mœurs et les mœurs ne suivent pas les livres. –La Régence a fait Crébillon, ce n’est pas Crébillon qui a fait laRégence. Les petites bergères de Boucher étaient fardées etdébraillées, parce que les petites marquises étaient fardées etdébraillées. – Les tableaux se font d’après les modèles et non lesmodèles d’après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais oùque la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que cesoit, c’est indubitablement un grand sot. – C’est comme si l’ondisait : Les petits pois font pousser le printemps ; lespetits pois poussent au contraire parce que c’est le printemps, etles cerises parce que c’est l’été. Les arbres portent les fruits,et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément, loiéternelle et invariable dans sa variété ; les siècles sesuccèdent, et chacun porte son fruit qui n’est pas celui du siècleprécédent ; les livres sont les fruits des mœurs.

À côté des journalistes moraux, sous cettepluie d’homélies comme sous une pluie d’été dans quelque parc, il asurgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, unethéorie de petits champignons d’une nouvelle espèceassez curieuse, dont nous allons faire l’histoirenaturelle.

Ce sont les critiques utilitaires. Pauvresgens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes,et cependant n’y voyaient pas aussi loin que leur nez.

Quand un auteur jetait sur leur bureau unvolume quelconque, roman ou poésie, – ces messieurs se renversaientnonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur sespieds de derrière, et, se balançant d’un air capable, ils serengorgeaient et disaient :

– À quoi sert ce livre ? Commentpeut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classela plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! pas un motdes besoins de la société, rien de civilisant et deprogressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse del’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire,les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on fairedes poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pasavancer la génération dans le chemin de l’avenir ? Commentpeut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime en présence desi graves intérêts ? – Que nous font, à nous, et le style etla rime, et la forme ? c’est bien de cela qu’il s’agit(pauvres renards, ils sont trop verts) ! – La société soufre,elle est en proie à un grand déchirement intérieur(traduisez : personne ne veut s’abonner aux journaux utiles).C’est au poète à chercher la cause de ce malaise et àle guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de cœur etd’âme avec l’humanité (des poètes philanthropes ! ce seraitquelque chose de rare et de charmant). Ce poète, nous l’attendons,nous l’appelons de tous nos vœux. Quand il paraîtra, à lui lesacclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, àlui le Prytanée…

À la bonne heure ; mais, comme noussouhaitons que notre lecteur se tienne éveillé jusqu’à la fin decette bienheureuse Préface, nous ne continuerons pas cetteimitation très fidèle du style utilitaire, qui, de sa nature, estpassablement soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage, lelaudanum et les discours d’académie.

Préface – Non, imbéciles, non, crétins etgoitreux…

 

Non, imbéciles, non, crétins et goitreux quevous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine ; –un roman n’est pas une paire de bottes sans couture ; unsonnet, une seringue à jet continu ; un drame n’est pas unchemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, etfaisant marcher l’humanité dans la voie du progrès.

De par les boyaux de tous les papes passés,présents et futurs, non et deux cent mille fois non.

On ne se fait pas un bonnet de coton d’unemétonymie, on ne chausse pas une comparaison en guise depantoufle ; on ne se peut servir d’une antithèse pourparapluie ; malheureusement, on ne saurait se plaquer sur leventre quelques rimes bariolées en manière de gilet. J’ai laconviction intime qu’une ode est un vêtement trop léger pourl’hiver, et qu’on ne serait pas mieux habillé avec la strophe,l’antistrophe et l’épode que cette femme du cynique qui secontentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme lamain, à ce que raconte l’histoire.

Cependant le célèbre M. de LaCalprenède eut une fois un habit, et, comme on lui demandait quelleétoffe c’était, il répondit : Du Silvandre. –Silvandre était une pièce qu’il venait de fairereprésenter avec succès.

De pareils raisonnements font hausser lesépaules par-dessus la tête, et plus haut que le duc deGlocester.

Des gens qui ont la prétention d’être deséconomistes, et qui veulent rebâtir la société de fond en comble,avancent sérieusement de semblables billevesées.

Un roman a deux utilités : – l’unematérielle, l’autre spirituelle, si l’on peut se servir d’unepareille expression à l’endroit d’un roman. – L’utilité matérielle,ce sont d’abord les quelques mille francs qui entrent dans la pochede l’auteur, et le lestent de façon que le diable ou le vent nel’emportent ; pour le libraire, c’est un beau cheval de racequi piaffe et saute avec son cabriolet d’ébène et d’acier, commedit Figaro ; pour le marchand de papier, une usine de plus surun ruisseau quelconque, et souvent le moyen de gâter un beausite ; pour les imprimeurs, quelques tonnes de bois decampêche pour se mettre hebdomadairement le gosier encouleur ; pour le cabinet de lecture, des tas de gros soustrès prolétairement vert-de-grisés, et une quantité de graisse,qui, si elle était convenablement recueillie et utilisée, rendraitsuperflue la pêche de la baleine. – L’utilité spirituelle est que,pendant qu’on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de journauxutiles, vertueux et progressifs, ou telles autres droguesindigestes et abrutissantes.

Qu’on dise après cela que les romans necontribuent pas à la civilisation. – Je ne parlerai pas desdébitants de tabac, des épiciers et des marchands de pommes deterre frites, qui ont un intérêt très grand dans cette branche delittérature, le papier qu’elle emploie étant, en général, dequalité supérieure à celui des journaux.

En vérité, il y a de quoi rire d’un pied encarré, en entendant disserter messieurs les utilitairesrépublicains ou saint-simoniens. – Je voudrais bien savoir d’abordce que veut dire précisément ce grand flandrin de substantif dontils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui leursert de schibroleth et de terme sacramentel. – Utilité : quelest ce mot, et à quoi s’applique-t-il ?

Il y a deux sortes d’utilité, et le sens de cevocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l’un nel’est pas pour l’autre. Vous êtes savetier, je suis poète. – Ilest utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. – Undictionnaire de rimes m’est d’une grande utilité ; vous n’enavez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il estjuste de dire qu’un tranchet ne me servirait pas à grand-chose pourfaire une ode. – Après cela, vous objecterez qu’un savetier estbien au-dessus d’un poète, et que l’on se passe mieux de l’un quede l’autre. Sans prétendre rabaisser l’illustre profession desavetier, que j’honore à l’égal de la profession de monarqueconstitutionnel, j’avouerai humblement que j’aimerais mieux avoirmon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passeraisplus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamaiset marchant plus habilement par la tête que par les pieds, j’usemoins de chaussures qu’un républicain vertueux qui ne fait quecourir d’un ministère à l’autre pour se faire jeter quelqueplace.

Je sais qu’il y en a qui préfèrent les moulinsaux églises, et le pain du corps à celui de l’âme. À ceux-là, jen’ai rien à leur dire. Ils méritent d’être économistes dans cemonde, et aussi dans l’autre.

Y a-t-il quelque chose d’absolument utile surcette terre et dans cette vie où nous sommes ? D’abord, il esttrès peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Jedéfie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si cen’est à ne pas nous abonner au Constitutionnelni àaucune espèce de journal quelconque.

Ensuite, l’utilité de notre existence admisea priori, quelles sont les choses réellement utiles pourla soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux foispar jour, c’est tout ce qu’il faut pour se remplir le ventre, dansla stricte acception du mot. L’homme, à qui un cercueil de deuxpieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n’apas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux desept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer,une seule alvéole de la ruche, il n’en faut pas plus pour le logeret empêcher qu’il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, rouléeconvenablement autour du corps, le détendra aussi bien et mieuxcontre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieuxcoupé.

Avec cela, il pourra subsister à la lettre. Ondit bien qu’on peut vivre avec 25 sous par jour ; maiss’empêcher de mourir, ce n’est pas vivre ; et je ne vois pasen quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable àhabiter que le Père-la-Chaise.

Rien de ce qui est beau n’est indispensable àla vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pasmatériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus defleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’auxroses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capabled’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter deschoux.

À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvuqu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire desenfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.

À quoi bon la musique ? à quoi bon lapeinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart àM. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutardeblanche ?

Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peutservir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’estl’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles etdégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plusutile d’une maison, ce sont les latrines.

Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis deceux pour qui le superflu est le nécessaire, – et j’aime mieux leschoses et les gens en raison inverse des services qu’ils merendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois,semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, etcelui de mes talents que j’estime le plus est de ne pas deviner leslogogriphes et les charades. Je renoncerais très joyeusement à mesdroits de Français et de citoyen pour voir un tableau authentiquede Raphaël, ou une belle femme nue : – la princesse Borghèse,par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quandelle entre au bain. Je consentirais très volontiers, pour ma part,au retour de cet anthropophage de Charles X, s’il me rapportait, deson château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, etje trouverais les lois électorales assez larges, si quelques ruesl’étaient plus, et d’autres choses moins. Quoique je ne sois pas undilettante, j’aime mieux le bruit des crincrins et des tambours debasque que celui de la sonnette de M. le président. Jevendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoirdes confitures. – L’occupation la plus séante à un homme policé meparaît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou soncigare. J’estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, etaussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principesutilitaires sont bien loin d’être les miens, et que je ne seraijamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne meconvertisse, ce qui serait assez drolatique.

Au lieu de faire un prix Montyon pour larécompense de la vertu, j’aimerais mieux donner, comme Sardanapale,ce grand philosophe que l’on a si mal compris, une forte prime àcelui qui inventerait un nouveau plaisir ; car la jouissanceme paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieul’a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, lalumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants,les levrettes et les chats angoras ; lui qui n’a pas dit à sesanges : Ayez de la vertu, mais : Ayez de l’amour, et quinous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pourembrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière,un odorat subtil pour respirer l’âme des fleurs, des cuissesnerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi viteque la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mainsdélicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur ledos velouté des chats, et sur l’épaule polie des créatures peuvertueuses, et qui, enfin, n’a accordé qu’à nous seuls ce triple etglorieux privilège de boire sans avoir soif, de battre le briquet,et de faire l’amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de labrute beaucoup plus que l’usage de lire des journaux et defabriquer des chartes.

Mon Dieu ! que c’est une sotte chose quecette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebatles oreilles ! On dirait en vérité que l’homme est une machinesusceptible d’améliorations, et qu’un rouage mieux engrené, uncontrepoids plus convenablement placé peuvent faire fonctionnerd’une manière plus commode et plus facile. Quand on sera parvenu àdonner un estomac double à l’homme, de façon à ce qu’il puisseruminer comme un bœuf, des yeux de l’autre côté de la tête, afinqu’il puisse voir, comme Janus, ceux qui lui tirent la languepar-derrière, et contempler son indignité dans uneposition moins gênante que celle de la Vénus Callipyge d’Athènes, àlui planter des ailes sur les omoplates afin qu’il ne soit pasobligé de payer six sous pour aller en omnibus ; quand on luiaura créé un nouvel organe, à la bonne heure : le motperfectibilitécommencera à signifier quelque chose.Depuis tous ces beaux perfectionnements, qu’a-t-on fait qu’on nefît aussi bien et mieux avant le déluge ?

Est-on parvenu à boire plus qu’on ne buvait autemps de l’ignorance et de la barbarie (vieux style) ?Alexandre, l’équivoque ami du bel Ephestion, ne buvait pas trop malquoiqu’il n’y eût pas de son temps de Journal des Connaissancesutiles, et je ne sais pas quel utilitaire serait capable detarir, sans devenir oïnopique et plus enflé que Lepeintre jeune ouqu’un hippopotame, la grande coupe qu’il appelait la tassed’Hercule. Le maréchal de Bassompierre, qui vida sa grande batte àentonnoir à la santé des treize cantons, me paraît singulièrementestimable dans son genre et très difficile à perfectionner.

Quel économiste nous élargira l’estomac demanière à contenir autant de beefsteaks que feu Milon le Crotoniatequi mangeait un bœuf ? La carte du Café Anglais, de Véfour, oude telle autre célébrité culinaire que vous voudrez, me paraît bienmaigre et bien œcuménique, comparée à la carte du dîner deTrimalcion. – À quelle table sert-on maintenant une truie et sesdouze marcassins dans un seul plat ? Qui a mangé des murèneset des lamproies engraissées avec de l’homme ? Croyez-vous envérité que Brillat-Savarin ait perfectionné Apicius ? – Est-cechez Chevet que le gros tripier de Vitellius trouverait à remplirson fameux bouclier de Minerve de cervelles de faisans et depaons, de langues de phénicoptères et de foies de scarrus ? –Vos huîtres du Rocher de Cancale sent vraiment quelque chose debien recherché à côté des huîtres de Lucrin, à qui l’on avait faitune mer tout exprès. – Les petites maisons dans les faubourgs desmarquis de la Régence sont de misérables vide-bouteilles, si on lescompare aux villas des patriciens romains, à Baïes, à Caprée et àTibur. Les magnificences cyclopéennes de ces grands voluptueux luibâtissaient des monuments éternels pour des plaisirs d’un jour nedevraient-elles pas nous faire tomber à plat ventre devant le génieantique, et rayer à tout jamais de nos dictionnaires le motperfectibilité ?

A-t-on inventé un seul péché capital deplus ? Il n’y en a malheureusement que sept comme devant, lenombre de chutes du juste pour un jour, ce qui est bien médiocre. –Je ne pense même pas qu’après un siège de progrès, au train dontnous y allons, aucun amoureux soit capable de renouveler letreizième travail d’Hercule. – Peut-on être agréable une seule foisde plus à sa divinité qu’au temps de Salomon ? Beaucoup desavants très illustres et de dames très respectables soutiennentl’opinion tout à fait contraire, et prétendent que l’amabilité vadécroissant. Eh bien ! alors, que nous parlez-vous deprogrès ? – Je sais bien que vous me direz que l’on a unechambre haute et une chambre basse, qu’on espère que bientôt toutle monde sera électeur, et le nombre des représentants doublé outriplé. Est-ce que vous trouvez qu’il ne se commet pas assez defautes de français comme cela à la tribune nationale, et qu’ils nesont pas assez pour la méchante besogne qu’ils ont à brasser ?Je ne comprends guère l’utilité qu’il y a de parquer deux ou troiscents provinciaux dans une baraque de bois, avec un plafond peintpar M. Fragonard, pour leur faire tripoter et gâcher je nesais combien de petites lois absurdes ou atroces. – Qu’importe quece soit un sabre, un goupillon ou un parapluie qui vousgouverne ! – C’est toujours un bâton, et je m’étonne que deshommes de progrès en soient à disputer sur le choix du gourdin quileur doit chatouiller l’épaule, tandis qu’il serait beaucoup plusprogressif et moins dispendieux de le casser et d’en jeter lesmorceaux à tous les diables.

Le seul de vous qui ait le sens commun, c’estun fou, un grand génie, un imbécile, un divin poète bien au-dessusde Lamartine, de Hugo et de Byron ; c’est Charles Fourier lephalanstérien qui est à lui seul tout cela : lui seul a eu dela logique, et a l’audace de pousser ses conséquences jusqu’aubout. – Il affirme, sans hésiter, que les hommes ne tarderaient pasà avoir une queue de quinze pieds de long avec un œil aubout ; ce qui, assurément, est un progrès, et permet de fairemille belles choses qu’on ne pouvait faire auparavant, telles qued’assommer les éléphants sans coup férir, de se balancer aux arbressans escarpolettes, aussi commodément que le macaque le mieuxconditionné, de se passer de parapluie ou d’ombrelle, en déployantla queue par-dessus sa tête en guise de panache, comme font lesécureuils qui se privent de riflards très agréablement, et autresprérogatives qu’il serait trop long d’énumérer. Plusieursphalanstériens prétendent même qu’ils en ont déjà une petite qui nedemande qu’à devenir plus grande, pour peu que Dieu leur prêtevie.

Charles Fourier a inventé autant d’espècesd’animaux que Georges Cuvier, le grand naturaliste. Il a inventédes chevaux qui seront trois fois gros comme des éléphants, deschiens grands comme des tigres, des poissons capables de rassasierplus de monde que les trois poissons de Jésus-Christ que lesincrédules voltairiens pensent être des poissons d’avril, et moiune magnifique parabole. Il a bâti des villes auprès de qui Rome,Babylone et Tyr ne sont que des taupinières ; il a entassé desBabels l’une sur l’autre, et fait monter dans les rifles desspirales plus infinies que celles de toutes les gravures de JohnMartinn ; il a imaginé je ne sais combien d’ordresd’architecture et de nouveaux assaisonnements ; il a fait unprojet de théâtre qui paraîtrait grandiose même à des Romains del’empire, et dressé un menu de dîner que Lucius ou Nomentanuseussent peut-être trouvé suffisant pour un dîner d’amis ; ilpromet de créer des plaisirs nouveaux, et de développer les organeset les sens ; il doit rendre les femmes plus belles et plusvoluptueuses, les hommes plus robustes et plus vigoureux ; ilvous garantit des enfants, et se propose de réduire le nombre deshabitants du monde de façon que chacun y soit à son aise ; cequi est plus raisonnable que de pousser les prolétaires à en faired’autres, sauf à les canonner ensuite dans les rues quand ilspullulent trop, et à leur envoyer des boulets au lieu depain.

Le progrès est possible de cette façonseulement. – Tout le reste est une dérision amère, une pantalonnadesans esprit, qui n’est pas même bonne à duper des gobe-mouchesidiots.

Le phalanstère est vraiment un progrès surl’abbaye de Thélème, et relègue définitivement le paradis terrestreau nombre des choses tout à fait surannées et perruques. Les Milleet une Nuits et les Contes de madame d’Aulnay peuvent seuls lutteravantageusement avec le phalanstère. Quelle fécondité ! quelleinvention ! Il y a là de quoi défrayer de merveilleux troismille charretées de poèmes romantiques ou classiques ; et nosversificateurs, académiciens ou non, sont de bien piètrestrouveurs, si on les compare à M. Charles Fourier, l’inventeurdes attractions passionnées. – Cette idée de se servir demouvements que l’on a jusqu’ici cherché à réprimer est trèsassurément une haute et puissante idée.

Ah ! vous dites que nous sommes enprogrès ! – Si, demain, un volcan ouvrait sa gueule àMontmartre, et faisait à Paris un linceul de cendre et un tombeaude lave, comme fit autrefois le Vésuve à Stabia, à Pompéi et àHerculanum, et que, dans quelque mille ans, les antiquaires de cetemps-là fissent des fouilles et exhumassent le cadavre de la villemorte, dites quel monument serait resté debout pour témoigner de lasplendeur de la grande enterrée, Notre-Dame la gothique ? – Onaurait vraiment une belle idée de nos arts en déblayant lesTuileries retouchées par M. Fontaine ! Les statues dupont Louis XV feraient un bel effet, transportées dans les muséesd’alors ! Et, n’étaient les tableaux des anciennes écoles etles statues de l’antiquité ou de la Renaissance entassés dans lagalerie du Louvre, ce long boyau informe ; n’était le plafondd’Ingres, qui empêcherait de croire que Paris ne fût qu’uncampement de Barbares, un village de Welches ou de Topinamboux, cequ’on retirerait des fouilles serait quelque chose de bien curieux.– Des briquets de gardes nationaux et des casques de sapeurspompiers, des écus frappés d’un coin informe, voilà ce qu’ontrouverait au lieu de ces belles armes, si curieusement ciselées,que le moyen âge laisse au fond de ses tours et de ses tombeaux enruine, de ces médailles qui remplissent les vases étrusques etpavent les fondements de toutes les constructions romaines. Quant ànos misérables meubles de bois plaqué, à tous ces pauvres coffressi nus, si laids, si mesquins que l’on appelle commodes ousecrétaires, tous ces ustensiles informes et fragiles, j’espère quele temps en aurait assez pitié pour en détruire jusqu’aumoindre vestige.

Une belle fois cette fantaisie nous a pris defaire un monument grandiose et magnifique. Nous avons d’abord étéobligés d’en emprunter le plan aux vieux Romains ; et, avantmême d’être achevé, notre Panthéon a fléchi sur ses jambes comme unenfant rachitique, et a titubé comme un invalide ivre-mort, si bienqu’il nous a fallu lui mettre des béquilles de pierre, sans quoi ilserait chu piteusement tout de son long, devant tout le monde, etaurait apprêté aux nations à rire pour plus de cent ans. – Nousavons voulu planter un obélisque sur une de nos places ; ilnous fallut l’aller filouter à Luxor, et nous avons été deux ans àl’amener chez nous. La vieille Égypte bordait ses routesd’obélisques, comme nous les nôtres de peupliers ; elle enportait des bottes sous ses bras, comme un maraîcher porte sesbottes d’asperges, et taillait un monolithe dans les flancs de sesmontagnes de granit plus facilement que nous un cure-dents ou uncure-oreilles. Il y a quelques siècles, on avait Raphaël, on avaitMichel-Ange ; maintenant l’on a M. Paul Delaroche, letout parce que l’on est en progrès. – Vous vantez votreOpéra ; dix Opéras comme les vôtres danseraient la sarabandedans un cirque romain. M. Martin lui-même avec son tigreapprivoisé et son pauvre lion goutteux et endormi comme un abonnéde la Gazette, est quelque chose de bien misérable à côtéd’un gladiateur de l’antiquité. Vos représentations à bénéfice quidurent jusqu’à deux heures du matin, qu’est-ce que cela quand onpense à ces jeux qui duraient cent jours, à ces représentations oùde véritables vaisseaux se battaient véritablement dans unevéritable mer ; où des milliers d’hommes se taillaientconsciencieusement en pièces ; – pâlis, Ô héroïqueFranconi ! – où, la mer retirée, le désert arrivait avec sestigres et ses lions rugissants, terribles comparses qui neservaient qu’une fois, où le premier rôle était rempli par quelquerobuste athlète Dace ou Pannonien que l’on eût été bien souventembarrassé de faire revenir à la fin de la pièce, dont l’amoureuseétait quelque belle et friande lionne de Numidie à jeun depuistrois jours ? – L’éléphant funambule ne vous parait-il passupérieur à mademoiselle George ? Croyez-vous que mademoiselleTaglioni danse mieux qu’Arbuscula, et Perrot mieux queBathylle ? Je suis persuadé que Roscins eût rendu des points àBocage, tout excellent qu’il soit. – Galéria Coppiola remplit unrôle d’ingénue à cent ans passés. Il est juste de dire que la plusvieille de nos jeunes premières n’a guère plus de soixante ans, etque mademoiselle Mars n’est pas même en progrès de cecôté-là : ils avaient trois ou quatre mille dieux auxquels ilscroyaient, et nous n’en avons qu’un auquel nous ne croyonsguère ; c’est progresser d’une étrange sorte. – Jupitern’est-il pas plus fort que Don Juan, et un bien autreséducteur ? En vérité, je ne sais ce que nous avons inventé ouseulement perfectionné.

Après les journalistes progressifs, etcomme pour leur servir d’antithèse, il y a les journalistes blasés,qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont jamaissortis de leur quartier et n’ont encore couché qu’avec leur femmede ménage. Ceux-là, tout les ennuie, tout les excède, tout lesassomme ; ils sont rassasiés, blasés, usés, inaccessibles. Ilsconnaissent d’avance ce que vous allez leur dire ; ils ont vu,senti, éprouvé, entendu tout ce qu’il est possible de voir, desentir, d’éprouver et d’entendre ; le cœur humain n’a pas derecoin si inconnu qu’ils n’y aient porté la lanterne. Ils vousdisent avec un aplomb merveilleux : Le cœur humain n’est pascomme cela ; les femmes ne sont pas faites ainsi ; cecaractère est faux ; – ou bien : – Eh quoi !toujours des amours ou des haines ! toujours des hommes et desfemmes ! Ne peut-on nous parler d’autre chose ? Maisl’homme est usé jusqu’à la corde, et la femme encore plus, depuisque M. de Balzac s’en mêle.

Qui nous délivrera des hommes et desfemmes ?

– Vous croyez, monsieur, que votre fable estneuve ? elle est neuve à la façon du Pont-Neuf : rien aumonde n’est plus commun ; j’ai lu cela je ne sais où, quandj’étais en nourrice ou ailleurs ; on m’en rebat les oreillesdepuis dix ans. – Au reste, apprenez, monsieur, qu’il n’y a rienque je ne sache, que tout est usé pour moi, et que votre idée,fût-elle vierge comme la vierge Marie, je n’affirmerais pas moinsl’avoir vue se prostituer sur les bornes aux moindres grimaudset aux plus minces cuistres.

Ces journalistes ont été cause de Jocko, duMonstre Vert, des Lions de Mysore et de mille autres bellesinventions.

Ceux-là se plaignent continuellement d’êtreobligés de lire des livres et de voir des pièces de théâtre. Àpropos d’un méchant vaudeville, ils vous parlent des amandiers enfleurs, de tilleuls qui embaument, de la brise du printemps, del’odeur du jeune feuillage ; ils se font amants de la nature àla façon du jeune Werther, et cependant n’ont jamais mis le piedhors de Paris, et ne distingueraient pas un chou d’avec unebetterave. – Si c’est l’hiver, ils vous diront les agréments dufoyer domestique, et le feu qui pétille et les chenets, et lespantoufles, et la rêverie, et le demi-sommeil ; ils nemanqueront pas de citer le fameux vers de Tibulle :

Quam juvat immites ventos audire cubantem

moyennant quoi ils se donneront une petitetournure à la fois désillusionnée et naïve la plus charmante dumonde. Ils se poseront en hommes sur qui l’œuvre des hommes ne peutplus rien, que les émotions dramatiques laissent aussi froids etaussi secs que le canif dont ils taillent leur plume, et qui crientcependant, comme J.-J. Rousseau : Voilà la pervenche !Ceux-là professent une antipathie féroce pour les colonels duGymnase, les oncles d’Amérique, les cousins, les cousines, lesvieux grognards sensibles, les veuves romanesques, et tâchent denous guérir du vaudeville en prouvant chaque jour, par leursfeuilletons, que tous les Français ne sont pas nés malins – Envérité, nous ne trouvons pas grand mal à cela ; bien aucontraire, et nous nous plaisons à reconnaître que l’extinction duvaudeville ou de l’opéra-comique en France (genre national) seraitun des plus grands bienfaits du ciel. – Mais je voudrais biensavoir quelle espèce de littérature ces messieurs laisseraients’établir à la place de celle-là. Il est vrai que ce ne pourraitêtre pis.

D’autres prêchent contre le faux goût ettraduisent Sénèque le tragique. Dernièrement, et pour clore lamarche, il s’est formé un nouveau bataillon de critiques d’uneespèce non encore vue.

Leur formule d’appréciation est la pluscommode, la plus extensible, la plus malléable, la pluspéremptoire, la plus superlative et la plus triomphante qu’uncritique ait jamais pu imaginer. Zoïle n’y eût certainement pasperdu.

Jusqu’ici, lorsqu’on avait voulu déprécier unouvrage quelconque, ou le déconsidérer aux yeux de l’abonnépatriarcal et naïf, on avait fait des citations fausses ouperfidement isolées ; on avait tronqué des phrases et mutilédes vers, de façon que l’auteur lui-même se fût trouvé le plusridicule du monde ; on lui avait intenté des plagiatsimaginaires ; on rapprochait des passages de son livre avecdes passages d’auteurs anciens ou modernes, qui n’y avaient pas lemoindre rapport ; on l’accusait, en style de cuisinière, etavec force solécismes, de ne pas savoir sa langue, et de dénaturerle français de Racine et de Voltaire ; on assuraitsérieusement que son ouvrage poussait à l’anthropophagie, et queles lecteurs devenaient immanquablement cannibales ou hydrophobesdans le courant de la semaine ; mais tout cela était pauvre,retardataire, faux toupet et fossile au possible À force d’avoirtraîné le long des feuilletons et des articles Variétés,l’accusation d’immoralité devenait insuffisante, et tellement horsde service qu’il n’y avait plus guère que leConstitutionnel,journal pudique et progressif, comme on sait,qui eût ce désespéré courage de l’employer encore.

L’on a donc inventé la critique d’avenir, lacritique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme celaest charmant et provient d’une belle imagination ? La recetteest simple, et l’on peut vous la dire – Le livre qui sera beau etqu’on louera est le livre qui n’a pas encore paru. Celui qui paraîtest infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe ;mais c’est toujours aujourd’hui.

Il en est de cette critique comme de cebarbier qui avait pour enseigne ces mots écrits en groscaractères :

ICI L’ON RASERA GRATIS DEMAIN.

Tous les pauvres diables qui lisaient lapancarte se promettaient pour le lendemain cette douceur ineffableet souveraine d’être barbifiés une fois en leur vie sans boursedélier : et le poil en poussait d’aise d’un demi-pied aumenton pendant la nuitée qui précédait ce bien heureux jour ;mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leurdemandait s’ils avaient de l’argent, et qu’ils se préparassent àcracher au bassin, sinon qu’il les accommoderait en abatteurs denoix ou en cueilleurs de pommes du Perche ; et il jurait songrand sacredieu qu’il leur trancherait la gorge avec son rasoir, àmoins qu’ils ne le payassent, et les pauvres claquedents, toutmarmiteux et piteux, d’alléguer la pancarte et la sacro-sainteinscription. – Hé ! hé ! mes petits bedons ! faisaitle barbier, vous n’êtes pas grands clercs, et auriez bon besoin deretourner aux écoles ! La pancarte dit : Demain. Je nesuis pas si niais et fantastique d’humeur que de raser gratisaujourd’hui ; mes confrères diraient que je perds le métier. –Revenez l’autre fois ou la semaine des trois jeudis, vous vous entrouverez on ne peut mieux. Que je devienne ladre vert ou mézeau,si je ne vous le fais gratis, foi d’honnête barbier.

Les auteurs qui lisent un article prospectif,où l’on daube un ouvrage actuel, se flattent que le livre qu’ilsfont sera le livre de l’avenir. Ils tâchent de s’accommoder, autantque faire se peut, aux idées du critique, et se font sociaux,progressifs, moralisants, palingénésiques, mythiques, panthéistes,buchézistes, croyant par là échapper au formidable anathème ;mais il leur arrive ce qui arrivait aux pratiques du barbier :– aujourd’hui n’est pas la veille de demain. Le demain tantpromis ne luira jamais sur le monde ; car cette formule esttrop commode pour qu’on l’abandonne de sitôt. Tout en décriant celivre dont on est jaloux, et qu’on voudrait anéantir, on se donneles gants de la plus généreuse impartialité. On a l’air de ne pasdemander mieux que de trouver bien à louer, et cependant on ne lefait jamais. Cette recette est bien supérieure à celle que l’onpouvait appeler rétrospective et qui consiste à ne vanter que desouvrages anciens, qu’on ne lit plus et qui ne gênent personne, auxdépens des livres modernes, dont on s’occupe et qui blessent plusdirectement les amours-propres.

Nous avons dit, avant de commencer cette revuede messieurs les critiques, que la matière pourrait fournir quinzeou seize mille volumes in-folio, mais que nous nous contenterionsde quelques lignes ; je commence à craindre que ces quelqueslignes ne soient des lignes de deux ou trois mille toises delongueur chacune et ne ressemblent à ces grosses brochures épaissesà ne les pouvoir pas trouer d’un trou de canon, et qui portentperfidement pour titre : Un mot sur la révolution, un mot surceci ou cela. L’histoire des faits et gestes, des amours multiplesde la diva Madeleine de Maupin courrait grand risque d’êtreéconduite, et on concevra que ce n’est pas trop d’un volume toutentier pour chanter dignement les aventures de cette belleBradamante. – C’est pourquoi, quelque envie que nous ayons decontinuer le blason des illustres Aristarques de l’époque, nousnous contenterons du crayon commencé que nous venons d’en tirer, eny ajoutant quelques réflexions sur la bonhomie de nos débonnairesconfrères en Apollon, qui, aussi stupides que le Cassandre despantomimes, restent là à recevoir les coups de batte d’Arlequin etles coups de pied au cul de Paillasse, sans bouger non plus que desidoles.

Ils ressemblent à un maître d’armes qui, dansun assaut, croiserait ses bras derrière son dos, et recevrait danssa poitrine découverte toutes les bottes de son adversaire, sansessayer une seule parade.

C’est comme un plaidoyer où le procureur duroi aurait seul la parole, ou comme un débat où la réplique neserait pas permise.

Le critique avance ceci et cela. Il tranche dugrand et taille en plein drap. Absurde, détestable,monstrueux : cela ne ressemble à rien, cela ressemble à tout.On donne un drame, le critique le va voir ; il se trouve qu’ilne répond en rien au drame qu’il avait forgé dans sa tête sur letitre ; alors, dans son feuilleton, il substitue son drame àlui au drame de l’auteur. Il fait de grandes tartinesd’érudition ; il se débarrasse de toute la science qu’il a étése faire la veille dans quelque bibliothèque et traite de Turc àMore des gens chez qui il devrait aller à l’école, et dont lemoindre en remontrerait à de plus forts que lui.

Les auteurs endurent cela avec unemagnanimité, une longanimité qui me paraît vraiment inconcevable.Quels sont donc, au bout du compte, ces critiques au ton sitranchant, à la parole si brève que l’on croirait les vrais filsdes dieux ? ce sont tout bonnement des hommes avec qui nousavons été au collège, et à qui évidemment leurs études ont moinsprofité qu’à nous, puisqu’ils n’ont produit aucun ouvrage et nepeuvent faire autre chose que conchier et gâter ceux des autrescomme de véritables stryges stymphalides.

Ne serait-ce pas quelque chose à faire que lacritique des critiques ? car ces grands dégoûtés, qui fonttant les superbes et les difficiles, sont loin d’avoirl’infaillibilité de notre saint père. Il y aurait de quoi remplirun journal quotidien et du plus grand format. Leurs bévueshistoriques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes defrançais, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteriesrebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d’idées, leur manqued’intelligence et de tact, leur ignorance des choses les plussimples qui leur fait volontiers prendre le Pirée pour un homme etM. Delaroche pour un peintre fourniraient amplement auxauteurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail que desouligner les passages au crayon et de les reproduiretextuellement ; car on ne reçoit pas avec le brevet decritique le brevet de grand écrivain, et il ne suffit pas dereprocher aux autres des fautes de langage ou de goût pour n’enpoint faire soi-même ; nos critiques le prouvent tous lesjours. – Que si Chateaubriand, Lamartine et d’autres gens commecela faisaient de la critique, je comprendrais qu’on se mît àgenoux et qu’on adorât ; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X.,ou telle autre lettre de l’alphabet entre A et W, fassent lespetits Quintiliens et vous gourmandent au nom de la morale et de labelle littérature, c’est ce qui me révolte toujours et me faitentrer en des fureurs nonpareilles. Je voudrais qu’on fît uneordonnance de police qui défendît à certains noms de se heurter àcertains autres. Il est vrai qu’un chien peut regarder un évêque,et que Saint-Pierre de Rome, tout géant qu’il soit, ne peutempêcher que ces Transtévérins ne le salissent par en bas d’uneétrange sorte ; mais je n’en crois pas moins qu’il serait foud’écrire au long de certaines réputationsmonumentales :

DEFENSE DE DEPOSER DES ORDURES ICI.

Charles X avait seul bien compris la question.En ordonnant la suppression des journaux, il rendait un grandservice aux arts et à la civilisation. Les journaux sont desespèces de courtiers ou de maquignons qui s’interposent entre lesartistes et le public, entre le roi et le peuple. On sait lesbelles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuelsassourdissent l’inspiration, et jettent une telle méfiance dansles cœurs et dans les esprits que l’on n’ose se fier ni à un poète,ni à un gouvernement ; ce qui fait que la royauté et lapoésie, ces deux plus grandes choses du monde, deviennentimpossibles, au grand malheur des peuples, qui sacrifient leurbien-être au pauvre plaisir de lire, tous les matins, quelquesmauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de mauvaiseencre et de mauvais style. Il n’y avait point de critique d’artsous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel deVolterre, Sébastien del Piombo, Michel-Ange, Raphaël, ni surGhiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini ; et cependantje pense que, pour des gens qui n’avaient point de journaux, qui neconnaissaient ni le mot art ni le mot artistique,ils avaient assez de talent comme cela, et ne s’acquittaient pointtrop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche qu’il n’yait de vrais savants et de vrais artistes ; c’est comme unexcès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur lacouche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veulent desamants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme lelivre a tué l’architecture, comme l’artillerie a tué le courage etla force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nousenlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout ;ils font qu’on n’a rien en propre, et qu’on ne peut posséder unlivre à soi seul ; ils vous ôtent la surprise du théâtre, etvous apprennent d’avance tous les dénouements ; ilsvous privent du plaisir de papoter, de cancaner, de commérer et demédire, de faire une nouvelle ou d’en colporter une vraie pendanthuit jours dans tous les salons du monde. Ils nous entonnent,malgré nous, des jugements tout faits, et nous préviennent contredes choses que nous aimerions ; ils font que les marchands debriquets phosphoriques, pour peu qu’ils aient de la mémoire,déraisonnent aussi impertinemment littérature que des académiciensde province ; ils font que, toute la journée, nous entendons,à la place d’idées naïves ou d’âneries individuelles, des lambeauxde journal mal digérés qui ressemblent à des omelettes crues d’uncôté et brûlées de l’autre, et qu’on nous rassasie impitoyablementde nouvelles meules de trois ou quatre heures, et que les enfants àla mamelle savent déjà ; ils nous émoussent le goût, et nousrendent pareils à ces buveurs d’eau-de-vie poivrée, à ces avaleursde limes et de râpes qui ne trouvent plus aucune saveur aux vinsles plus généreux et n’en peuvent saisir le bouquet fleuri etparfumé. Si Louis-Philippe, une bonne fois pour toutes, supprimaittous les journaux littéraires et politiques je lui en saurais ungré infini, et je lui rimerais sur-le-champ un beau dithyrambeéchevelé en vers libres et à rimes croisées ; signé :votre très humble et très fidèle sujet etc. Que l’on ne s’imaginepas que l’on ne s’occuperait plus de littérature ; au temps oùil n’y avait pas de journaux, un quatrain occupait toutParis huit jours et une première représentation six mois.

Il est vrai que l’on perdrait à cela lesannonces et les éloges à trente sous la ligne, et la notoriétéserait moins prompte et moins foudroyante. Mais j’ai imaginé unmoyen très ingénieux de remplacer les annonces Si d’ici à la miseen vente de ce glorieux roman, mon gracieux monarque a supprimé lesjournaux, je m’en servirai très assurément, et je m’en prometsmonts et merveilles. Le grand jour arrivé, vingt-quatre crieurs àcheval, aux livrées de l’éditeur, avec son adresse sur le dos etsur la poitrine, portant en main une bannière où serait brodé desdeux côtés le titre du roman, précédés chacun d’un tambourineur etd’un timbalier, parcourront la ville, et, s’arrêtant aux places etaux carrefours, crieront à haute et intelligible voix :

C’est aujourd’hui et non hier ou demain quel’on met en vente l’admirable, l’inimitable, le divin et plus quedivin roman du très célèbre Théophile Gautier, Mademoiselle deMaupin, que l’Europe et même les autres parties du monde et laPolynésie attendent si impatiemment depuis un an et plus. Il s’envend cinq cents à la minute, et les éditions se succèdent dedemi-heure en demi-heure ; on est déjà à la dix-neuvième. Unpiquet de gardes municipaux est à la porte du magasin, contient lafoule et prévient tous les désordres. – Certes, cela vaudrait bienune annonce de trois lignes dans les Débats et leCourrier français, entre les ceintures élastiques, lescols en crinoline, les biberons en tétine incorruptible, la pâte deRegnault et les recettes contre le mal de dents.

Mai 1834.

Chapitre 1

 

Tu te plains, mon cher ami, de la rareté demes lettres. – Que veux-tu que je t’écrive, sinon que je me portebien et que j’ai toujours la même affection pour toi ? – Cesont choses que tu sais parfaitement, et qui sont si naturelles àl’âge que j’ai et avec les belles qualités qu’on te voit, qu’il y apresque du ridicule à faire parcourir cent lieues à une misérablefeuille de papier pour ne rien dire de plus. – J’ai beau chercher,je n’ai rien qui vaille la peine d’être rapporté ; – ma vieest la plus unie du monde, et rien n’en vient couper la monotonie.Aujourd’hui amène demain comme hier avait amené aujourd’hui ;et, sans avoir la fatuité d’être prophète, je puis prédirehardiment le matin ce qui m’arrivera le soir.

Voici la disposition de ma journée : – jeme lève, cela va sans dire, et c’est le commencement de toutejournée ; je déjeune, je fais des armes, je sors, je rentre,je dîne, fais quelques visites ou m’occupe de quelquelecture : puis je me couche précisément comme j’avais fait laveille ; je m’endors, et mon imagination, n’étant pas excitéepar des objets nouveaux, ne me fournit que des songes usés etrebattus, aussi monotones que ma vie réelle : cela n’est pasfort récréatif, comme tu vois. Cependant je m’accommode mieux decette existence que je n’aurais fait il y a six mois. – Jem’ennuie, il est vrai, mais d’une manière tranquille et résignée,qui ne manque pas d’une certaine douceur que je compareraisassez volontiers à ces jours d’automne pâles et tièdes auxquels ontrouve un charme secret après les ardeurs excessives del’été.

Cette existence-là, quoique je l’aie acceptéeen apparence, n’est guère faite pour moi cependant, ou du moinselle ressemble fort peu à celle que je me rêve et à laquelle je mecrois propre. – Peut-être me trompé-je, et ne suis-je faiteffectivement que pour ce genre de vie ; mais j’ai peine à lecroire, car, si c’était ma vraie destinée, je m’y serais plusaisément emboîté, et je n’aurais pas été meurtri par ses angles àtant d’endroits et si douloureusement.

Tu sais comme les aventures étranges ont unattrait tout-puissant sur moi, comme j’adore tout ce qui estsingulier, excessif et périlleux, et avec quelle avidité je dévoreles romans et les histoires de voyages ; il n’y a peut-êtrepas sur la terre de fantaisie plus folle et plus vagabonde que lamienne : eh bien, je ne sais par quelle fatalité celas’arrange, je n’ai jamais eu une aventure, je n’ai jamais fait unvoyage. Pour moi, le tour du monde est le tour de la ville où jesuis ; je touche mon horizon de tous les côtés ; je mecoudoie avec le réel. Ma vie est celle du coquillage sur le banc desable, du lierre autour de l’arbre, du grillon dans la cheminée. –En vérité, je suis étonné que mes pieds n’aient pas encore prisracine.

On peint l’Amour avec un bandeau sur lesyeux ; c’est le Destin qu’on devrait peindre ainsi.

J’ai pour valet une espèce de manant assezlourd et assez stupide, qui a autant couru que le vent de bise, quia été au diable, je ne sais où, qui a vu de ses yeux tout ce dontje me forme de si belles idées et s’en soucie comme d’un verred’eau ; il s’est trouvé dans les situations les plusbizarres ; il a eu les plus étonnantes aventures qu’on puisseavoir. Je le fais parler quelquefois, et j’enrage en pensant quetoutes ces belles choses sont arrivées à un butor qui n’est capableni de sentiment ni de réflexion, et qui n’est bon qu’à faire cequ’il fait, c’est-à-dire à battre des habits et à décrotter desbottes.

Il est évident que la vie de ce maraud devaitêtre la mienne. – Pour lui, il me trouve fort heureux et entre ende grands étonnements de me voir triste comme je suis.

Tout cela n’est pas fort intéressant, monpauvre ami, et ne vaut guère la peine d’être écrit, n’est-cepas ? Mais, puisque tu veux absolument que je t’écrive, ilfaut bien que je te raconte ce que je pense et ce que je sens, etque je te fasse l’histoire de mes idées, à défaut d’événements etd’actions. – Il n’y aura peut-être pas grand ordre ni grandenouveauté dans ce que j’aurai à te dire ; mais il ne faudrat’en prendre qu’à toi. Tu l’auras voulu.

Tu es mon ami d’enfance, j’ai été élevé avectoi ; notre vie a été commune bien longtemps, et nous sommesaccoutumés à échanger nos plus intimes pensées. Je puis donc teconter, sans rougir, toutes les niaiseries qui traversent macervelle inoccupée ; je n’ajouterai pas un mot, je neretrancherai pas un mot, je n’ai pas d’amour-propre avec toi. Aussije serai exactement vrai, – même dans les choses petites ethonteuses ; ce n’est pas devant toi, à coup sûr, que je medraperai.

Sous ce linceul d’ennui nonchalant et affaissédont je t’ai parlé tout à l’heure remue parfois une pensée plutôtengourdie que morte, et je n’ai pas toujours le calme doux ettriste que donne la mélancolie. – J’ai des rechutes et je retombedans mes anciennes agitations. Rien n’est fatigant au monde commeces tourbillons sans motif et ces élans sans but. – Ces jours-là,quoique je n’aie rien à faire non plus que les autres, je me lèvede très grand matin, avant le soleil, tant il me semble que je suispressé et que je n’aurai jamais le temps qu’il faut ; jem’habille en toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettantmes vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. –Quelqu’un qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vousd’amour ou chercher de l’argent. – Point du tout. – Je ne sais passeulement où j’irai ; mais il faut que j’aille, et je croiraismon salut compromis si je restais. – Il me semble que l’onm’appelle du dehors, que mon destin passe à cet instant-là dans larue, et que la question de ma vie va se décider.

Je descends, l’air effaré et surpris, leshabits en désordre, les cheveux mal peignés ; les gens seretournent et rient à ma rencontre, et pensent que c’est un jeunedébauché qui a passé la nuit à la taverne ou ailleurs. Je suis ivreen effet, quoique je n’aie pas bu, et j’ai d’un ivrogne jusqu’à ladémarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue enrue comme un chien qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard,très inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, meglissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades desgens que je heurte, et regardant partout avec une netteté de visionque je n’ai pas dans d’autres moments. – Puis il m’est démontrétout d’un coup que je me trompe, que ce n’est pas là assurément,qu’il faut aller plus loin, à l’autre bout de la ville, quesais-je ? Et je prends ma course comme si diable m’emportait.– Je ne touche le sol que du bout des pieds, et ne pèse pas uneonce. – Je dois en vérité avoir l’air singulier avec ma mineaffairée et furieuse, mes bras gesticulants et les cris inarticulésque je pousse. – Quand j’y songe de sang-froid, je me ris au nez àmoi-même de tout mon cœur, ce qui ne m’empêche pas, je te prie dele croire, de recommencer à la prochaine occasion.

Si l’on me demandait pourquoi je cours amas,je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je n’ai pas dehâte d’arriver, puisque je ne vais nulle part. Je ne crains pasd’être en retard, puisque je n’ai pas d’heure. – Personne nem’attend, – et je n’ai aucune raison de me presser ici.

Est-ce une occasion d’aimer, une aventure, unefemme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque à ma vieet que je cherche sans m’en rendre compte, et poussé par uninstinct confus ? est-ce mon existence qui se veutcompléter ? est-ce l’envie de sortir de chez moi et demoi-même, l’ennui de ma situation et le désir d’une autre ?C’est quelque chose de cela, et peut-être tout cela ensemble. –Toujours est-il que c’est un état fort déplaisant, une irritationfébrile à laquelle succède ordinairement la plus plate atonie.

Souvent j’ai cette idée que, si j’étais partiune heure plus tôt, ou si j’avais doublé le pas, je serais arrivé àtemps ; que, pendant que je passais par cette rue, ce que jecherche passait par l’autre, et qu’il a suffi d’un embarras devoitures pour me faire manquer ce que je poursuis à tout hasarddepuis si longtemps. – Tu ne peux t’imaginer les grandes tristesseset les profonds désespoirs où je tombe quand je vois que tout celan’aboutit à rien, et que ma jeunesse se passe et qu’aucuneperspective ne s’ouvre devant moi ; alors toutes mes passionsinoccupées grondent sourdement dans mon cœur, et se dévorent entreelles faute d’autre aliment, comme les bêtes d’une ménagerieauxquelles le gardien a oublié de donner leur nourriture. Malgréles désappointements étouffés et souterrains de tous les jours,il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir.Je n’ai pas d’espérance, car, pour espérer, il faut un désir, unecertaine propension à souhaiter que les choses tournent d’unemanière plutôt que d’une autre. Je ne désire rien, car je désiretout. Je n’espère pas, ou plutôt je n’espère plus ; – cela esttrop niais, – et il m’est profondément égal qu’une chose soit ou nesoit pas. – J’attends, – quoi ? Je ne sais, maisj’attends.

C’est une attente frémissante, pleined’impatience coupée de soubresauts et de mouvements nerveux commedoit l’être celle d’un amant qui attend sa maîtresse. – Rien nevient ; – j’entre en furie ou me mets à pleurer. – J’attendsque le ciel s’ouvre et qu’il en descende un ange qui me fasse unerévélation qu’une révolution éclate et qu’on me donne un trônequ’une vierge de Raphaël se détache de sa toile, et me vienneembrasser, que des parents que je n’ai pas meurent et me laissentde quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve d’or, qu’unhippogriffe me prenne et m’emporte dans des régions inconnues. –Mais quoi que j’attende, ce n’est à coup sûr rien d’ordinaire et demédiocre.

Cela est poussé au point que, lorsque jerentre chez moi, je ne manque jamais à dire : – Il n’est venupersonne ? Il n’y a pas de lettre pour moi ? rien denouveau ? – Je sais parfaitement qu’il n’y a rien qu’il nepeut rien y avoir. C’est égal ; je suis toujours fort surpriset fort désappointé quand on me fait la réponsehabituelle : – Non, monsieur, – absolument rien.

Quelquefois, – cependant cela est rare, –l’idée se précise davantage. – Ce sera quelque belle femme que jene connais pas et qui ne me connaît pas, avec qui je me serairencontré au théâtre ou à l’église et qui n’aura pas pris garde àmoi le moins du monde. – Je parcours toute la maison, et jusqu’à ceque j’aie ouvert la porte de la dernière chambre, j’ose à peine ledire, tant cela est fou, j’espère qu’elle est venue et qu’elle estlà. – Ce n’est pas fatuité de ma part. – Je suis si peu fat queplusieurs femmes se sont préoccupées fort doucement de moi, à ceque d’autres personnes m’ont dit que je croyais très indifférentesà mon égard, et n’avoir jamais rien pensé de particulier sur monpropos. – Cela vient d’autre part.

Quand je ne suis pas hébété par l’ennui et ledécouragement, mon âme se réveille et reprend toute son anciennevigueur.

J’espère, j’aime, je désire, et mes désirssont tellement violents que je m’imagine qu’ils feront tout venir àeux comme un aimant doué d’une grande puissance attire à lui lesparcelles de fer, encore qu’elles en soient fort éloignées. – C’estpourquoi j’attends les choses que je souhaite, au lieu d’aller àelles, et je néglige assez souvent les facilités qui s’ouvrent leplus favorablement devant mes espérances. – Un autre écrirait unbillet le plus amoureux du monde à la divinité de son cœur, ouchercherait l’occasion de s’en rapprocher. – Moi, je demande aumessager la réponse à une lettre que je n’ai pas écrite, et passemon temps à bâtir dans ma tête les situations les plusmerveilleuses pour me faire voir à celle que j’aime sous le jour leplus inattendu et le plus favorable. – On ferait un livre plus groset plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe de tous lesstratagèmes que j’imagine pour m’introduire auprès d’elle et luidécouvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un demes amis : – Présentez-moi chez madame une telle, – et d’uncompliment mythologique convenablement ponctué de soupirs.

À entendre tout cela, on me croirait propre àmettre aux Petites-Maisons ; je suis cependant assezraisonnable garçon, et je n’ai pas mis beaucoup de folles enaction. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes cesidées saugrenues sont ensevelies très soigneusement au fond demoi ; du dehors on ne voit rien, et j’ai la réputation d’unjeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes etindifférent aux choses de son âge ; ce qui est aussi loin dela vérité que le sont habituellement les jugements du monde.

Cependant, malgré toutes les choses qui m’ontrebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés et, par le peude joie que leur accomplissement m’a causé, j’en suis venu àcraindre l’accomplissement des autres. Tu te souviens del’ardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un cheval àmoi ; ma mère m’en a donné un tout dernièrement ; il estnoir d’ébène, une petite étoile blanche au front, à tous crins, lepoil luisant, la jambe fine, précisément comme je le voulais. Quandon me l’a amené, cela m’a fait un tel saisissement que je suisresté un grand quart d’heure tout pâle, sans me pouvoirremettre ; puis j’ai monté dessus, et, sans dire un seul mot,je suis parti au grand galop, et j’ai couru plus d’une heure devantmoi à travers champs dans un ravissement difficile àconcevoir : j’en ai fait tous les jours autant pendant plusd’une semaine, et je ne sais pas, en vérité, comment je ne l’ai pasfait crever ou rendu tout au moins poussif. – Peu à peu toute cettegrande ardeur s’est apaisée. J’ai mis mon cheval au trot, puis aupas, puis j’en suis venu à le monter si nonchalamment que souventil s’arrête et que je ne m’en aperçois pas le plaisir s’est tournéen habitude beaucoup plus promptement que je ne l’aurais cru. –Quant à Ferragus, c’est ainsi que je l’ai nommé, c’est bien la pluscharmante bête que l’on puisse voir. Il a des barbes aux piedscomme du duvet d’aigle ; il est vif comme une chèvre et douxcomme un agneau. Tu auras le plus grand plaisir à galoper dessusquand tu viendras ici ; et quoique ma fureur d’équitation soitbien tombée, je l’aime toujours beaucoup, car il a un trèsestimable caractère de cheval, et je le préfère sincèrement àbeaucoup de personnes. Si tu entendais comme il hennitjoyeusement quand je vais le voir à son écurie, et avec quels yeuxintelligents il me regarde ! J’avoue que je suis touché de cestémoignages d’affection, que je lui prends le cou et que jel’embrasse aussi tendrement, ma foi, que si c’était une bellefille.

J’avais aussi un autre désir, plus vif, plusardent, plus perpétuellement éveillé, plus chèrement caressé, etauquel j’avais bâti dans mon âme un ravissant château de cartes, unpalais de chimères, détruit bien souvent et relevé avec uneconstance désespérée – c’était d’avoir une maîtresse, – unemaîtresse tout à fait à moi, – comme le cheval. – Je ne sais pas sila réalisation de ce rêve m’aurait aussi promptement trouvé froidque la réalisation de l’autre ; – j’en doute. Mais peut-êtreai-je tort, et en serai-je aussi vite lassé. – Par une dispositionspéciale, je désire si frénétiquement ce que je désire, sanstoutefois rien faire pour me le procurer, que si par hasard, ouautrement, j’arrive à l’objet de mon vœu, j’ai une courbaturemorale si forte et suis tellement harassé, qu’il me prend desdéfaillances et que je n’ai plus assez de vigueur pour enjouir : aussi des choses qui me viennent sans que je les aiesouhaitées me font-elles ordinairement plus de plaisir que cellesque j’ai le plus ardemment convoitées.

J’ai vingt-deux ans ; je ne suis pasvierge. – Hélas ! on ne l’est plus à cet âge-là, maintenant,ni de corps, – ni de cœur, – ce qui est bien pis. – Outre cellesqui font plaisir aux gens pour la somme et qui ne doivent pasplus compter qu’un rêve lascif, j’ai bien eu par-ci par-là, dansquelque coin obscur, quelques femmes honnêtes ou à peu près, nibelles ni laides, ni jeunes ni vieilles, comme il s’en offre auxjeunes gens qui n’ont point d’affaire réglée, et dont le cœur estdans le désœuvrement. – Avec un peu de bonne volonté et une assezforte dose d’illusions romanesques, on appelle cela une maîtresse,si l’on veut. – Quant à moi, ce m’est une chose impossible, et l’enaurais mille de cette espèce que je n’en croirais pas moins mondésir aussi inaccompli que jamais.

Je n’ai donc pas encore eu de maîtresse, ettout mon désir est d’en avoir une. – C’est une idée qui me tracassesingulièrement ; ce n’est pas effervescence de tempérament,bouillon du sang, premier épanouissement de puberté. Ce n’est pasla femme que je veux, c’est une femme, une maîtresse ; je laveux, je l’aurai, et d’ici à peu ; si je ne réussissais pas,je t’avoue que je ne me relèverais pas de là, et que j’en garderaisdevant moi-même une timidité intérieure, un découragement sourd quiinfluerait gravement sur le reste de ma vie. – Je me croiraismanqué sous de certains rapports, inharmonique ou dépareillé, –contrefait d’esprit ou de cœur ; car enfin ce que je demandeest juste, et la nature le doit à tout homme. Tant que je ne seraipas parvenu à mon but, je ne me regarderai moi-même que comme unenfant, et je n’aurai pas en moi la confiance que j’y doisavoir. – Une maîtresse pour moi, c’est la robe virile pour un jeuneRomain.

Je vois tant d’hommes, ignobles sous tous lesrapports, avoir de belles femmes dont ils sont à peine dignesd’être les laquais que la rougeur m’en monte au front pour elles –et pour moi. – Cela me fait prendre une pitoyable opinion desfemmes de les voir s’enticher de tels goujats qui les méprisent etles trompent, plutôt que de se donner à quelque jeune homme loyalet sincère qui s’estimerait fort heureux, et les adorerait àgenoux ; à moi, par exemple. Il est vrai que ces espècesencombrent les salons, font la roue devant tous les soleils et sonttoujours couchées au dos de quelque fauteuil, tandis que moi jereste à la maison, le front appuyé contre la vitre, à regarderfumer la rivière et monter le brouillard, tout en élevantsilencieusement dans mon cœur le sanctuaire parfumé, le templemerveilleux où je dois loger l’idole future de mon âme. – Chaste etpoétique occupation, dont les femmes vous savent aussi peu gré quepossible.

Les femmes ont fort peu de goût pour lescontemplateurs et prisent singulièrement ceux qui mettent leursidées en action. Après tout, elles n’ont pas tort. Obligées parleur éducation et leur position sociale à se taire et à attendre,elles préfèrent naturellement ceux qui viennent à elles et parlent,ils les tirent d’une situation fausse et ennuyeuse : je senstout cela ; mais jamais de ma vie je ne pourrai prendre surmoi, comme j’en vois beaucoup qui le font, de me lever de ma place,de traverser un salon, et d’aller dire inopinément à unefemme : – Votre robe vous va comme un ange, ou : – Vousavez ce soir les yeux d’un lumineux particulier.

Tout cela n’empêche pas qu’il ne me failleabsolument une maîtresse. Je ne sais pas qui ce sera, mais je nevois personne dans les femmes que je connais qui puisseconvenablement remplir cette importante dignité. Je ne leur trouveque très peu des qualités qu’il me faut. Celles qui auraient assezde jeunesse n’ont pas assez de beauté ou d’agréments dansl’esprit ; celles qui sont belles et jeunes sont d’une vertuignoble et rebutante, ou manquent de la liberté nécessaire ;et puis il y a toujours par là quelque mari, quelque frère, quelquemère ou quelque tante, je ne sais quoi, qui a de gros yeux et degrandes oreilles, et qu’il faut amadouer ou jeter par la fenêtre. –Toute rose a son puceron, toute femme a des tas de parents dont ilfaut l’écheniller soigneusement, si l’on veut cueillir un jour lefruit de sa beauté. Il n’y a pas jusqu’aux arrières-petits-cousinsde la province, et qu’on n’a jamais vus, qui ne veuillent maintenirdans toute sa blancheur la pureté immaculée de la chère cousine.Cela est nauséabond, et je n’aurai jamais la patience qu’il fautpour arracher toutes les mauvaises herbes et élaguer toutes lesronces qui obstruent fatalement les avenues d’une jolie femme.

Je n’aime pas beaucoup les mamans, etj’aime encore moins les petites filles. Je dois avouer aussi queles femmes mariées n’ont qu’un très médiocre attrait pour moi. – Ily a là-dedans une confusion et un mélange qui me révoltent ;je ne puis souffrir cette idée de partage. La femme qui a un mariet un amant est une prostituée pour l’un des deux et souvent pourtous deux, et puis je ne saurais consentir à céder la place à unautre. Ma fierté naturelle ne saurait se plier à un telabaissement. Jamais je ne m’en irai parce qu’un autre homme arrive.Dût la femme être compromise et perdue, dussions-nous nous battre àcoups de couteau, chacun un pied sur son corps, – je resterai. –Les escaliers dérobés, les armoires, les cabinets et toutes lesmachines de l’adultère seraient de pauvre ressource avecmoi.

Je suis peu épris de ce qu’on appelle candeurvirginale, innocence du bel âge, pureté de cœur, et autrescharmantes choses qui sont du plus bel effet en vers ;j’appelle tout bonnement cela niaiserie, ignorance, imbécillité ouhypocrisie. – Cette candeur virginale, qui consiste à s’asseoirtout au bord du fauteuil, les bras serrés contre le corps, l’œilsur la pointe du corset, et à ne parler que sur un permis desgrands-parents, cette innocence qui a le monopole des cheveux sansfrisure et des robes blanches, cette pureté de cœur qui porte descorsages colletés, parce qu’elle n’a pas encore de gorge nid’épaules, ne me paraissent pas, en vérité, un fort merveilleuxragoût.

Je me soucie assez peu de faire épelerl’alphabet d’amour à de petites niaises. – Je ne suis ni assezvieux ni assez corrompu pour prendre grand plaisir à cela :j’y réussirais mal d’ailleurs, car je n’ai jamais rien su montrer àpersonne, même ce que je savais le mieux. Je préfère les femmes quilisent couramment, on est plus tôt arrivé à la fin duchapitre ; et en toutes choses, et surtout en amour, ce qu’ilfaut considérer, c’est la fin. Je ressemble assez, de ce côté-là, àces gens qui prennent le roman par la queue, et en lisent toutd’abord le dénouement, sauf à rétrograder ensuite jusqu’à lapremière page.

Cette manière de lire et d’aimer a son charme.On savoure mieux les détails quand on est tranquille sur la fin, etle renversement amène l’imprévu.

Voilà donc les petites filles et les femmesmariées exclues de la catégorie. – Ce sera donc parmi les veuvesque nous choisirons notre divinité. – Hélas ! j’ai bien peur,quoiqu’il ne reste plus que cela, que nous n’y trouvions pas encorece que nous voulons.

Si je venais à aimer un de ces pâles narcissestout baignés d’une tiède rosée de pleurs, et se penchant avec unegrâce mélancolique sur le tombeau de marbre neuf de quelque mariheureusement et fraîchement décédé, je serais certainement, et aubout de peu de temps, aussi malheureux que l’époux défunt en sonvivant. Les veuves, si jeunes et si charmantes qu’elles soient,ont un terrible inconvénient que n’ont pas les autres femmes :pour peu que l’on ne soit pas au mieux avec elles et qu’il passe unnuage dans le ciel d’amour, elles vous disent tout de suite avec unpetit air superlatif et méprisant : – Ah ! comme vousêtes aujourd’hui ! C’est absolument comme monsieur : –quand nous nous querellions, il n’avait pas autre chose à medire ; c’est singulier, vous avez le même son de voix et lemême regard ; quand vous prenez de l’humeur, vous ne sauriezvous imaginer combien vous ressemblez à mon mari ; – c’est àfaire peur. – Cela est agréable de s’entendre dire de ces choses-làen face et à bout portant ! Il y en a même qui poussentl’impudence jusqu’à louer le défunt comme une épitaphe et à exalterson cœur et sa jambe aux dépens de votre jambe et de votre cœur. –Au moins, avec les femmes qui n’ont qu’un ou plusieurs amants, on acet ineffable avantage de ne s’entendre jamais parler de sonprédécesseur, ce qui n’est pas une considération d’un médiocreintérêt. Les femmes ont un trop grand amour du convenable et dulégitime pour ne pas se taire soigneusement en pareille occurrence,et toutes ces choses sont mises le plus tôt possible au rang desolim. – Il est bien entendu qu’on est toujours le premier amantd’une femme.

Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose desérieux à répondre à une aversion aussi bien fondée. Ce n’est pasque je trouve les veuves tout à fait sans agrément, quand ellessont jeunes et jolies et n’ont point encore quitté le deuil. Cesont de petits airs languissants, de petites façons de laissertomber les bras, de ployer le cou et de se rengorger comme unetourterelle dépareillée ; un tas de charmantes minauderiesdoucement voilées sous la transparence du crêpe, une coquetterie dedésespoir si bien entendue, des soupirs si adroitement ménagés, deslarmes qui tombent si à propos et donnent aux yeux tant debrillant ! – Certes, après le vin, si ce n’est avant, laliqueur que j’aime le mieux à boire est une belle larme bienlimpide et bien claire qui tremble au bout d’un cil brun ou blonde.– Le moyen qu’on résiste à cela ! – On n’y résiste pas ;– et puis le noir va si bien aux femmes ! – La peau blanche,poésie à part, tourne à l’ivoire, à la neige, au lait, à l’albâtre,à tout ce qu’il y a de candide au monde à l’usage des faiseurs demadrigaux : la peau bise n’a plus qu’une pointe de brun pleinede vivacité et de feu. – Un deuil est une bonne fortune pour unefemme, et la raison pourquoi je ne me marierai jamais, c’est depeur que ma femme ne se défasse de moi pour porter mon deuil. – Ily a cependant des femmes qui ne savent point tirer parti de leurdouleur et pleurent de façon à se rendre le nez rouge et à sedécomposer la figure comme les mascarons qu’on voit auxfontaines : c’est un grand écueil. Il faut beaucoup de charmeset d’art pour pleurer agréablement ; faute de cela,l’on court risque de n’être pas consolée de longtemps. – Sigrand néanmoins que soit le plaisir de rendre quelque Artémiseinfidèle à l’ombre de son Mausole, je ne veux pas décidémentchoisir, parmi cet essaim gémissant, celle à qui je demanderai soncœur en échange du mien.

Je t’entends dire d’ici : – Quiprendras-tu donc ? – Tu ne veux ni des jeunes personnes, nides femmes mariées, ni des veuves. – Tu n’aimes pas lesmamans ; je ne présume pas que tu aimes mieux les grand-mères.– Que diable aimes-tu donc ? C’est le mot de la charade, et sije le savais, je ne me tourmenterais pas tant. Jusqu’ici, je n’aiaimé aucune femme, mais j’ai aimé et j’aime l’amour.Quoique je n’aie pas eu de maîtresses et que les femmes que j’aieues ne m’aient inspiré que du désir, j’ai éprouvé et je connaisl’amour même : je n’aimais pas celle-ci ou celle-là, l’uneplutôt que l’autre, mais quelqu’une que je n’ai jamais vue et quidoit exister quelque part, et que je trouverai, s’il plaît à Dieu.Je sais bien comme elle est, et, quand je la rencontrerai, je lareconnaîtrai.

Je me suis figuré bien souvent l’endroitqu’elle habite, le costume qu’elle porte, les yeux et les cheveuxqu’elle a. – J’entends sa voix ; je reconnaîtrais son pasentre mille autres, et si, par hasard, quelqu’un prononçait sonnom, je me retournerais ; il est impossible qu’elle n’ait pasun des cinq ou six noms que je lui ai assignés dans ma tête.

– Elle a vingt-six ans, pas plus, ni moins nonplus. – Elle n’est plus ignorante, et n’est pas encore blasée.C’est un âge charmant pour faire l’amour comme il faut, sanspuérilité et sans libertinage. – Elle est d’une taille moyenne. Jen’aime pas une géante ni une naine. Je veux pouvoir porter toutseul ma déité du sofa au lit ; mais il me déplairait de l’ychercher. Il faut que, se haussant un peu sur la pointe du pied, sabouche soit à la hauteur de mon baiser. C’est la bonne taille.Quant à son embonpoint, elle est plutôt grasse que maigre. Je suisun peu Turc sur ce point, et il ne me plairait guère de rencontrerune arête où je cherche un contour ; il faut que la peau d’unefemme soit bien remplie, sa chair dure et ferme comme la pulped’une pêche un peu verte : c’est exactement ainsi qu’est faitela maîtresse que j’aurai. Elle est blonde avec des yeux noirs,blanche comme une blonde, colorée comme une brune, quelque chose derouge et de scintillant dans le sourire. La lèvre inférieure un peularge, la prunelle nageant dans un flot d’humide radical, la gorgeronde et petite, et en arrêt, les poignets minces, les mainslongues et potelées, la démarche onduleuse comme une couleuvredebout sur sa queue, les hanches étoffées et mouvantes, l’épaulelarge, le derrière du cou couvert de duvet : – un caractère debeauté fin et ferme à la fois, élégant et vivace, poétique etréel ; un motif de Giorgione exécuté par Rubens.

Voici son costume : elle porte une robede velours écarlate ou noir avec des crevés de satin blanc ou detoile d’argent, un corsage ouvert, une grande fraise à la Médicis,un chapeau de feutre capricieusement rompu comme celui d’HélénaSysterman, et de longues plumes blanches frisées et crespelées, unechaîne d’or ou une rivière de diamants au cou, et quantité degrosses bagues de différents émaux à tous les doigts desmains.

Je ne lui ferais pas grâce d’un anneau ou d’unbracelet. Il faut que la robe soit littéralement en velours ou enbrocart ; c’est tout au plus si je lui permettrais dedescendre jusqu’au satin. J’aime mieux chiffonner une jupe de soiequ’une jupe de toile, et faire tomber d’une tête des perles ou desplumes que des fleurs naturelles ou un simple nœud : je saisque la doublure de la jupe de toile est souvent aussi appétissanteau moins que la doublure de la jupe de soie ; mais je préfèrela jupe de soie. – Aussi, dans mes rêveries, je me suis donné pourmaîtresse bien des reines, bien des impératrices, bien desprincesses, bien des sultanes, bien des courtisanes célèbres, maisjamais des bourgeoises ou des bergères ; et dans mes désirsles plus vagabonds, je n’ai abusé de personne sur un tapis de gazonou dans un lit de serge d’Aumale. Je trouve que la beauté est undiamant qui doit être monté et enchâssé dans l’or. Je ne conçoispas une belle femme qui n’ait pas voiture, chevaux, laquais et toutce qu’on a avec cent mille francs de rente : il y a uneharmonie entre la beauté et la richesse. L’une demandel’autre : un joli pied appelle un joli soulier ? un jolisoulier appelle des tapis et une voiture, et ce qui s’ensuit. Unebelle femme avec de pauvres habits dans une vilaine maison est,selon moi, le spectacle le plus pénible qu’on puisse voir, et je nesaurais avoir d’amour pour elle. Il n’y a que les beaux et lesriches qui puissent être amoureux sans être ridicules ou àplaindre. – À ce compte, peu de gens auraient le droit d’êtreamoureux : moi-même, tout le premier, je serais exclu ;cependant c’est là mon opinion.

Ce sera le soir que nous nous rencontreronspour la première fois, – par un beau coucher de soleil ; – leciel aura de ces tons orangés jaune clair et vert pâle que l’onvoit dans quelques tableaux des grands maîtres d’autrefois :il y aura une grande allée de châtaigniers en fleurs et d’ormesséculaires tout couverts de ramiers, – de beaux arbres d’un vertfrais et sombre, des ombrages pleins de mystères et demoiteur ; çà et là quelques statues, quelques vases de marbrese détachant sur le fond de verdure avec leur blancheur de neige,une pièce d’eau où se joue le cygne familier, – et tout au fond unchâteau de briques et de pierres comme du temps de Henri IV, toitd’ardoises pointu, hautes cheminées, girouettes à tous les pignons,fenêtres étroites et longues. – À une de ces fenêtres,mélancoliquement appuyée sur le balcon, la reine de mon âme dansl’équipage que je t’ai décrit tout à l’heure ; – derrièreelle un petit nègre tenant son éventail et sa perruche. – Tu voisqu’il n’y manque rien, et que tout cela est parfaitement absurde. –La belle laisse tomber son gant ; – je le ramasse, le baise etle rapporte. La conversation s’engage ; je montre toutl’esprit que je n’ai pas ; je dis des choses charmantes ;on m’en répond, je réplique, c’est un feu d’artifice, une pluielumineuse de mots éblouissants. – Bref, je suis adorable – etadoré. – Vient l’heure du souper, on me convie ; – j’accepte.– Quel souper, mon cher ami, et quelle cuisinière que monimagination ! – Le vin rit dans le cristal, le faisan doré etblond fume dans un plat armorié : le festin se prolonge bienavant dans la nuit, et tu penses bien que ce n’est pas chez moi queje la termine. – Ne voilà-t-il pas quelque chose de bienimaginé ? – Rien au monde n’est plus simple, et, en vérité, ilest bien étonnant que cela ne soit pas arrivé plutôt dix foisqu’une.

Quelquefois c’est dans une grande forêt. –Voilà la chasse qui passe ; le cor sonne, la meute aboie ettraverse le chemin avec la rapidité de l’éclair ; la belle enamazone monte un cheval turc, blanc comme le lait, fringant et vifau possible. Bien qu’elle soit excellente écuyère, il piaffe, ilcaracole, il se cabre, et elle a toutes les peines du monde à lecontenir ; il prend le mors aux dents et la mène droit à unprécipice. Je tombe là du ciel tout exprès, je retiens le cheval,je prends dans mes bras la princesse évanouie, je la faisrevenir à elle et la reconduis à son château. Quelle est la femmebien née qui refuserait son cœur à un homme qui a exposé sa viepour elle ? – aucune ; – et la reconnaissance est unchemin de traverse qui mène bien vite à l’amour.

– Tu conviendras au moins que, lorsque jedonne dans le romanesque, ce n’est pas à demi, et que je suis aussifou qu’il est possible de l’être. C’est toujours cela, car rien aumonde n’est plus maussade qu’une folie raisonnable. Tu conviendrasaussi que, lorsque j’écris des lettres, ce sont plutôt des volumesque de simples billets. En tout j’aime ce qui dépasse les bornesordinaires. – C’est pourquoi je t’aime. Ne te moque pas trop detoutes les niaiseries que je t’ai griffonnées : je quitte laplume pour les mettre en action ; car j’en reviens toujours àmon refrain : – je veux avoir une maîtresse. J’ignore si cesera la dame du parc, la beauté du balcon, mais je te dis adieupour me mettre en quête. Ma résolution est prise. Dût celle que jecherche se cacher au fond du royaume de Cathay ou de Samarcande, jela saurai bien dénicher. Je te ferai savoir le succès de monentreprise ou sa non-réussite. J’espère que ce sera lesuccès : fais des vœux pour moi, mon cher ami. Quant à moi, jem’habille de mon plus bel habit, et sors de la maison bien décidé àn’y rentrer qu’avec une maîtresse selon mes idées. – J’ai assezrêvé ; à l’action maintenant.

Chapitre 2

 

Eh bien ! mon ami, je suis rentré à lamaison, je n’ai pas été au Cathay, à Cachemire ni àSamarcande ; – mais il est juste de dire que je n’ai pas plusde maîtresse que jamais. – Je m’étais pourtant pris la main àmoi-même, et juré mon grand jurement que j’irais au bout dumonde : je n’ai pas été seulement au bout de la ville. Je nesais comment je m’y prends, je n’ai jamais pu tenir parole àpersonne, pas même à moi : il faut que le diable s’en mêle. Sije dis : J’irai là demain, il est sûr que je resterai ;si je me propose d’aller au cabaret, je vais à l’église ; sije veux aller à l’église, les chemins s’embrouillent sous mes piedscomme des écheveaux de fil, et je me trouve dans un endroit toutdifférent. Je jeûne quand j’ai décidé de faire une orgie, et ainside suite. Aussi je crois que ce qui m’empêche d’avoir unemaîtresse, c’est que j’ai résolu d’en avoir une.

Il faut que je te raconte mon expédition depoint en point : cela vaut bien les honneurs de la narration.J’avais passé ce jour-là deux grandes heures au moins à matoilette. J’avais fait peigner et friser mes cheveux, retrousser etcirer le peu que j’ai de moustaches, et, l’émotion du désir animantun peu la pâleur ordinaire de ma figure, je n’étais réellement pastrop mal. Enfin, après m’être attentivement regardé au miroir sousdes jours différents pour voir si j’étais assez beau et si j’avaisla mine assez galante, je suis sorti résolument de la maison lefront haut, le menton relevé, le regard direct, une main sur lahanche, faisant sonner les talons de mes bottes comme unanspessade, coudoyant les bourgeois et ayant l’air parfaitementvainqueur et triomphal.

J’étais comme un autre Jason allant à laconquête de la toison d’or. – Mais, hélas ! Jason a été plusheureux que moi : outre la conquête de la toison, il a fait enmême temps la conquête d’une belle princesse, et moi, je n’ai niprincesse ni toison.

Je m’en allais donc par les rues, avisanttoutes les femmes, et courant à elles et les regardant au plus prèsquand elles me semblaient valoir la peine d’être examinées. – Lesunes prenaient leur grand air vertueux et passaient sans leverl’œil. – Les autres s’étonnaient d’abord, et puis souriaient quandelles avaient les dents belles. – Quelques-unes se retournaient aubout de quelque temps pour me voir lorsqu’elles croyaient que je neles regardais plus, et rougissaient comme des cerises en setrouvant nez à nez avec moi. – Le temps était beau ; il yavait foule à la promenade. – Et cependant, je dois l’avouer,malgré tout le respect que je porte à cette intéressante moitié dugenre humain, ce qu’on est convenu d’appeler le beau sexe estdiablement laid : sur cent femmes il y en avait à peine une depassable. Celle-ci avait de la moustache ; celle-là avait lenez bleu ; d’autres avaient des taches rouges en place desourcils ; une n’était pas mal faite, mais elle avait levisage couperosé. La tête d’une seconde était charmante, mais ellepouvait se gratter l’oreille avec l’épaule ; la troisième eûtfait honte à Praxitèle pour la rondeur et le moelleux de certainscontours, mais elle patinait sur des pieds pareils à des étriersturcs. Une autre faisait montre des plus magnifiques épaules qu’onpût voir ; en revanche, ses mains ressemblaient, pour la formeet la dimension, à ces énormes gants écarlates qui serventd’enseigne aux mercières. – En général, que de fatigue sur cesfigures ! comme elles sont flétries, étiolées, uséesignoblement par de petites passions et de petits vices !Quelle expression d’envie, de curiosité méchante, d’avidité, decoquetterie effrontée ! et qu’une femme qui n’est pas belleest plus laide qu’un homme qui n’est pas beau !

Je n’ai rien vu de bien, – excepté quelquesgrisettes ; – mais il y a là plus de toile à chiffonner que desoie, et ce n’est pas mon affaire. – En vérité, je crois quel’homme, et par l’homme j’entends aussi la femme, est le plusvilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupède qui marche surses pieds de derrière me paraît singulièrement présomptueux de sedonner de son plein droit le premier rang dans la création. Unlion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et dans leur espècebeaucoup d’individus atteignent à toute la beauté qui leur estpropre. Cela est extrêmement rare chez l’homme. – Que d’avortonspour un Antinoüs ! que de Gothons pour une Philis.

J’ai bien peur, mon cher ami, de ne pouvoirjamais embrasser mon idéal, et cependant il n’a rien d’extravagantet de hors nature. – Ce n’est pas l’idéal d’un écolier detroisième. Je ne demande ni des globes d’ivoire, ni des colonnesd’albâtre, ni des réseaux d’azur ; je n’ai employé dans sacomposition ni lis, ni neige, ni rose, ni jais, ni ébène, nicorail, ni ambroisie, ni perles, ni diamants ; j’ai laissé lesétoiles du ciel en repos, et je n’ai pas décroché le soleil hors desaison. C’est un idéal presque bourgeois, tant il est simple, et ilme semble qu’avec un sac ou deux de piastres je le trouverais toutfait et tout réalisé dans le premier bazar venu de Constantinopleou de Smyrne ; il me coûterait probablement moins qu’un chevalou qu’un chien de race : et dire que je n’arriverai pas àcela, car je sens que je n’y arriverai pas ! il y a de quoi enenrager, et j’entre contre le sort dans les plus belles colères dumonde.

Toi, – tu n’es pas aussi fou que moi, tu esheureux, toi ; – tu t’es laissé aller tout bonnement à ta viesans te tourmenter à la faire, et tu as pris les choses comme ellesse présentaient. Tu n’as pas cherché le bonheur, et il est venu techercher ; tu es aimé, et tu aimes. – Je ne t’envie pas ;– ne va pas croire cela au moins : mais je me trouve moinsjoyeux en pensant à ta félicité que je ne devrais l’être, et jeme dis, en soupirant, que je voudrais bien jouir d’une félicitépareille.

Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté demoi, et je ne l’aurai pas vu, aveugle que j’étais ; peut-êtrela voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes m’aura empêchéde l’entendre.

Peut-être ai-je été aimé obscurément par unhumble cœur que j’aurai méconnu ou brisé ; peut-être ai-je étémoi-même l’idéal d’un autre, le pôle d’une âme en souffrance, – lerêve d’une nuit et la pensée d’un jour. – Si j’avais regardé à mespieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec sonurne de parfums et sa chevelure éplorée. J’allais levant les brasau ciel, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, etdédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m’ouvrait son cœurd’or dans la rosée et le gazon. J’ai commis une grande faute :j’ai demandé à l’amour autre chose que l’amour et ce qu’il nepouvait pas donner. J’ai oublié que l’amour était nu, je n’ai pascompris le sens de ce magnifique symbole. – Je lui ai demandé desrobes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, lascience, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême, –tout ce qui n’est pas lui ; – l’amour ne peut offrir quelui-même, et qui en veut tirer autre chose n’est pas digne d’êtreaimé.

Je me suis sans doute trop hâté : monheure n’est pas venue ; Dieu qui m’a prêté la vie ne me lareprendra pas sans que j’aie vécu. À quoi bon donner au poèteune lyre sans cordes, à l’homme une vie sans amour ? Dieu nepeut pas commettre une pareille inconséquence ; et sans doute,au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimeret dont je dois être aimé. – Mais pourquoi l’amour m’est-il venuavant la maîtresse ! pourquoi ai-je soif sans avoir defontaine où m’étancher ? ou pourquoi ne sais-je pas voler,comme ces oiseaux du désert, à l’endroit où est l’eau ? Lemonde est pour moi un Sahara sans puits et sans dattiers. Je n’aipas dans ma vie un seul coin d’ombre où m’abriter du soleil :je souffre toutes les ardeurs de la passion sans en avoir lesextases et les délices ineffables ; j’en connais lestourments, et n’en ai pas les plaisirs. Je suis jaloux de ce quin’existe pas ; je m’inquiète pour l’ombre d’une ombre ;je pousse des soupirs qui n’ont point de but ; j’ai desinsomnies que ne vient pas embellir un fantôme adoré ; jeverse des larmes qui coulent jusqu’à terre sans êtreessuyées ; je donne au vent des baisers qui ne me sont pointrendus ; j’use mes yeux à vouloir saisir dans le lointain uneforme incertaine et trompeuse ; j’attends ce qui ne doit pointvenir, et je compte les heures avec anxiété, comme si j’avais unrendez-vous.

Qui que tu sois, ange ou démon, vierge oucourtisane, bergère ou princesse, que tu viennes du nord ou dumidi, toi que je ne connais pas et que j’aime ! oh ! nete fais pas attendre plus longtemps, ou la flamme brûleral’autel, et tu ne trouveras plus à la place de mon cœur qu’unmorceau de cendre froide. Descends de la sphère où tu es ;quitte le ciel de cristal, esprit consolateur, et viens jeter surmon âme l’ombre de tes grandes ailes. Toi, femme que j’aimerai,viens, que je ferme sur toi mes bras ouverts depuis si longtemps.Portes d’or du palais qu’elle habite, roulez-vous sur vosgonds ; humble loquet de sa cabane, lève-toi ; rameauxdes bois, ronces des chemins, décroisez-vous ; enchantementsde la tourelle, charmes des magiciens, soyez rompus ;ouvrez-vous, rangs de la foule, et la laissez passer.

Si tu viens trop tard, ô mon idéal ! jen’aurai plus la force de t’aimer : – mon âme est comme uncolombier tout plein de colombes. À toute heure du jour, il s’enenvole quelque désir. Les colombes reviennent au colombier, maisles désirs ne reviennent point au cœur. – L’azur du ciel blanchitsous leurs innombrables essaims ; ils s’en vont, à traversl’espace, de monde en monde, de ciel en ciel, chercher quelqueamour pour s’y poser et y passer la nuit : presse le pas, ômon rêve ! ou tu ne trouveras plus dans le nid vide que lescoquilles des oiseaux envolés.

Mon ami, mon compagnon d’enfance, tu es leseul à qui je puisse conter de pareilles choses. Écris-moi que tume plains, et que tu ne me trouves pas hypocondriaque ;console-moi, je n’en ai jamais eu plus besoin : que ceux quiont une passion qu’ils peuvent satisfaire sont dignesd’envie ! L’ivrogne ne rencontre de cruauté dans aucunebouteille ; il tombe du cabaret au ruisseau, et se trouve plusheureux sur son tas d’ordures qu’un roi sur son trône. Le sensuelva chez les courtisanes chercher de faciles amours, ou desraffinements impudiques : une joue fardée, une jupe courte,une gorge débraillée, un propos libertin, il est heureux ; sonœil blanchit, sa lèvre se trempe ; il atteint au dernier degréde son bonheur, il a l’extase de sa grossière volupté. Le joueurn’a besoin que d’un tapis vert et d’un jeu de cartes gras et usépour se procurer les angoisses poignantes, les spasmes nerveux etles diaboliques jouissances de son horrible passion. Ces gens-làpeuvent s’assouvir ou se distraire ; – moi, cela m’estimpossible ; Cette idée s’est tellement emparée de moi que jen’aime presque plus les arts, et que la poésie n’a plus pour moiaucun charme ; ce qui me ravissait autrefois ne me fait pas lamoindre impression.

Je commence à le croire, – je suis dans montort, je demande à la nature et à la société plus qu’elles nepeuvent donner Ce que je cherche n’existe point, et je ne dois pasme plaindre de ne pas le trouver. Cependant, si la femme que nousrêvons n’est pas dans les conditions de la nature humaine, qui faitdonc que nous n’aimons que celle-là et point les autres, puisquenous sommes des hommes, et que notre instinct devrait nous y porterd’une invincible manière ? Qui nous a donné l’idée de cettefemme imaginaire ? de quelle argile avons-nous pétri cettestatue invisible ? où avons-nous pris les plumes que nousavons attachées au dos de cette chimère ? quel oiseau mystiquea déposé dans un coin obscur de notre âme l’œuf inaperçu dont notrerêve est éclos ? quelle est donc cette beauté abstraite quenous sentons, et que nous ne pouvons définir ? pourquoi,devant une femme souvent charmante, disons-nous quelquefois qu’elleest belle, – tandis que nous la trouvons fort laide ? Où estdonc le modèle, le type, le patron intérieur qui nous sert de pointde comparaison ? car la beauté n’est pas une idée absolue, etne peut s’apprécier que par le contraste. – Est-ce au ciel que nousl’avons vue, – dans une étoile, – au bal, à l’ombre d’une mère,frais bouton d’une rose effeuillée ? – est-ce en Italie ou enEspagne ? est-ce ici ou là-bas, hier ou il y alongtemps ? était-ce la courtisane adorée, la cantatrice envogue, la fille du prince ? une tête fière et noble ployantsous un lourd diadème de perles et de rubis ? un visage jeuneet enfantin se penchant entre les capucines et les volubilis de lafenêtre ? – À quelle école appartenait le tableau où cettebeauté ressortait blanche et rayonnante au milieu des noiresombres ? Est-ce Raphaël qui a caressé le contour qui vousplaît ? est-ce Cléomène qui a poli le marbre que vousadorez ? – êtes-vous amoureux d’une madone ou d’uneDiane ? – votre idéal est-il un ange, une sylphide ouune femme ? Hélas ! c’est un peu de tout cela, et cen’est pas cela.

Cette transparence de ton, cette fraîcheurcharmante et pleine d’éclat, ces chairs où courent tant de sang ettant de vie, ces belles chevelures blondes se déroulant comme desmanteaux d’or, ces rires étincelants, ces fossettes amoureuses, cesformes ondoyantes comme des flammes, cette force, cette souplesse,ces luisants de satin, ces lignes si bien nourries, ces braspotelés, ces dos charnus et polis, toute cette belle santéappartient à Rubens. – Raphaël lui seul a pu remplir de cettecouleur d’ambre pâle un aussi chaste linéament. Quel autre que luia courbé ces longs sourcils si fins et si noirs, et effilé lesfranges de ces paupières si modestement baissées ? –Croyez-vous qu’Allegri ne soit pour rien dans votre idéal ?C’est à lui que la dame de vos pensées a volé cette blancheur mateet chaude qui vous ravit. Elle s’est arrêtée bien longtemps devantses toiles pour surprendre le secret de cet angélique souriretoujours épanoui ; elle a modelé l’ovale de son visage surl’ovale d’une nymphe ou d’une sainte. Cette ligne de la hanche quiserpente si voluptueusement est de l’Antiope endormie. – Ces mainsgrasses et fines peuvent être réclamées par Danaé ou Madeleine. Lapoudreuse antiquité elle-même a fourni bien des matériaux pour lacomposition de votre jeune chimère ; ces reins souples etforts que vous enlacez de vos bras avec tant de passion ont étésculptés par Praxitèle. Cette divinité a laissé tout exprès passerle petit bout de son pied charmant hors des cendres d’Herculanumpour que votre idole ne fût pas boiteuse. La nature a aussicontribué pour sa part. Vous avez vu au prisme du désir, çà et là,un bel œil sous une jalousie, un front d’ivoire appuyé contre unevitre, une bouche souriant derrière un éventail. – Vous avez devinéun bras d’après la main, un genou d’après une cheville. Ce que vousvoyiez était parfait : – vous supposiez le reste comme ce quevous voyiez, et vous l’acheviez avec les morceaux d’autres beautésenlevés ailleurs. – La beauté idéale, réalisée par les peintres, nevous a pas même suffi, et vous êtes allé demander aux poètes descontours encore plus arrondis, des formes plus éthérées, des grâcesplus divines, des recherches plus exquises ; vous les aviezpriés de donner le souffle et la parole à votre fantôme, tout leuramour, toute leur rêverie, toute leur joie et leur tristesse, leurmélancolie et leur morbidesse, tous leurs souvenirs et toutes leursespérances, leur science et leur passion, leur esprit et leurcœur ; vous leur avez pris tout cela, et vous avez ajouté,pour mettre le comble à l’impossible, votre passion à vous, votreesprit à vous, votre rêve et votre pensée. L’étoile a prêté sonrayon, la fleur son parfum, la palette sa couleur, le poète sonharmonie, le marbre sa forme, vous votre désir. – Le moyen qu’unefemme réelle, mangeant et buvant, se levant le matin et secouchant le soir, si adorable et si pétrie de grâces qu’elle soitd’ailleurs, puisse soutenir la comparaison avec une pareillecréature ! on ne peut raisonnablement l’espérer, et cependanton l’espère, on cherche. – Quel singulier aveuglement ! celaest sublime ou absurde. Que je plains et que j’admire ceux quipoursuivent à travers toute la réalité de leur rêve, et qui meurentcontents, pourvu qu’ils aient baisé une fois leur chimère à labouche ! Mais quel sort affreux que celui des Colombs quin’ont pas trouvé leur monde, et des amants qui n’ont pas trouvéleur maîtresse !

Ah ! si j’étais poète, c’est à ceux dontl’existence est manquée ; dont les flèches n’ont pas été aubut, qui sont morts avec le mot qu’ils avaient à dire et sanspresser la main qui leur était destinée ; c’est à tout ce quia avorté et à tout ce qui a passé sans être aperçu, au feu étouffé,au génie sans issue, à la perle inconnue au fond des mers, à toutce qui a aimé sans être aimé, à tout ce qui a souffert et que l’onn’a pas plaint que je consacrerais mes chants ; – ce seraitune noble tâche.

Que Platon avait raison de vouloir vous bannirde sa république, et quel mal vous nous avez fait, ô poètes !Que votre ambroisie nous a rendu notre absinthe encore plusamère ; et comme nous avons trouvé notre vie encore plus arideet plus dévastée après avoir plongé nos yeux dans les perspectivesque vous nous ouvrez sur l’infini ! que vos rêves ont amenéune lutte terrible contre nos réalités ! et comme, durant lecombat, notre cœur a été piétiné et foulé par ces rudesathlètes !

Nous nous sommes assis comme Adam au pied desmurs du paradis terrestre, sur les marches de l’escalier qui mèneau monde que vous avez créé, voyant étinceler à travers les fentesde la porte une lumière plus vive que le soleil, entendantconfusément quelques notes éparses d’une harmonie séraphique.Toutes les fois qu’un élu entre ou sort au milieu d’un flot desplendeur, nous tendons le cou pour tâcher de voir quelque chosepar le battant ouvert. C’est une architecture féerique qui n’a sonégale que dans les contes arabes. Des entassements de colonnes, desarcades superposées, des piliers tordus en spirale, des feuillagesmerveilleusement découpés, des trèfles évidés, du porphyre, dujaspe, du lapis-lazuli, que sais-je, moi ! des transparenceset des reflets éblouissants, des profusions de pierreries étranges,des sardoines, du chrysobéryl, des aigues-marines, des opalesirisées, de l’azerodrach, des jets de cristal, des flambeaux àfaire pâlir les étoiles, une vapeur splendide pleine de bruit et devertige, – luxe tout assyrien !

Le battant retombe ; vous ne voyez plusrien, – et vos yeux se baissent, pleins de larmes corrosives, surcette pauvre terre décharnée et pâle, sur ces masures en ruine, surce peuple en haillons, sur votre âme, rocher aride où rien negerme, sur toutes les misères et toutes les infortunes de laréalité Ah ! du moins, si nous pouvions voler jusque-là, siles degrés de cet escalier de feu ne nous brûlaient pas lespieds ; mais, hélas ! l’échelle de Jacob ne peut êtremontée que par les anges !

Quel sort que celui du pauvre à la porte duriche ! quelle ironie sanglante qu’un palais en face d’unecabane, que l’idéal en face du réel, que la poésie en face de laprose ! quelle haine enracinée doit tordre les nœuds au fonddu cœur des misérables ! quels grincements de dents doiventretentir la nuit sur leur grabat, tandis que le vent apportejusqu’à leur oreille les soupirs des téorbes et des violesd’amour ! Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, pourquoinous avez-vous menti ? Poètes, pourquoi nous avez-vous racontévos rêves ? Peintres, pourquoi avez-vous fixé sur la toile cefantôme insaisissable qui montait et descendait de votre cœur àvotre tête avec les bouillons de votre sang, et nous avez-vousdit : Ceci est une femme ? Sculpteurs, pourquoi avez-voustiré le marbre des profondeurs de Carrare pour lui faire exprimeréternellement, et aux yeux de tous, votre plus secret et plusfugitif désir ? Musiciens, pourquoi avez-vous écouté, pendantla nuit, le chant des étoiles et des fleurs, et l’avez-vousnoté ? Pourquoi avez-vous fait de si belles chansons que lavoix la plus douce qui nous dit : – Je t’aime ! – nousparait rauque comme le grincement d’une scie ou le croassementd’un corbeau ? – Soyez maudits, imposteurs !… et puissele feu du ciel brûler et détruire tous les tableaux, tous lespoèmes, toutes les statues et toutes les partitions… Ouf !voilà une tirade d’une longueur interminable, et qui sort un peu dustyle épistolaire. – Quelle tartine !

Je me suis joliment laissé aller au lyrisme,mon très cher ami, et voilà déjà bien du temps que je pindariseassez ridiculement. Tout ceci est fort loin de notre sujet, quiest, si je m’en souviens bien, l’histoire glorieuse et triomphantedu chevalier d’Albert au pourchas de Daraïde, la plus belleprincesse du monde, comme disent les vieux romans.

Mais en vérité, l’histoire est si pauvre queje suis forcé d’avoir recours aux digressions et auxréflexions.

J’espère qu’il n’en sera pas toujours ainsi,et qu’avant peu le roman de ma vie sera plus entortillé et pluscompliqué qu’un imbroglio espagnol.

Après avoir erré de rue en rue, je me décidaià aller trouver un de mes amis qui devait me présenter dans unemaison, où, à ce qu’il m’a dit, on voyait un monde de joliesfemmes, – une collection d’idéalités réelles, – de quoi satisfaireune vingtaine de poètes. – Il y en a pour tous les goûts : –des beautés aristocratiques avec des regards d’aigle, des yeux vertde mer, des nez droits, des mentons orgueilleusement relevés, desmains royales et des démarches de déesse ; des lis d’argentmontés sur des tiges d’or ; – de simples violettes aux pâlescouleurs, au doux parfum, œil humide et baissé, cou frêle, chairdiaphane ; – des beautés vives et piquantes ; des beautésprécieuses, des beautés de tous les genres ; – car c’est unvrai sérail que cette maison-là, moins les eunuques et lekislar aga. – Mon ami me dit qu’il y a déjà fait cinq ousix passions, – tout autant ; – cela me paraît extrêmementprodigieux, et j’ai bien peur de ne pas avoir un pareilsuccès ; de C*** prétend que si, et que je réussirai bientôtplus que je ne le voudrai. Je n’ai, suivant lui, qu’un défaut dontje me corrigerai avec l’âge et en prenant du monde, c’est de fairetrop de cas de la femme, et pas assez des femmes. – Il pourraitbien y avoir quelque chose de vrai là-dedans. – Il dit que je seraiparfaitement aimable quand je me serai défait de ce petit travers.Dieu le veuille ! Il faut que les femmes sentent que je lesméprise ; car un compliment, qu’elles trouveraient adorable etdu dernier charmant dans la bouche d’un autre, les met en colère etleur déplaît dans la mienne, autant que l’épigramme la plussanglante. Cela tient probablement à ce que de C*** mereproche.

Le cœur me battait un peu en montantl’escalier, et j’étais à peine remis de mon émotion que de C***, mepoussant par le coude, me mit face à face avec une femme d’unetrentaine d’années environ, – assez belle, – parée avec un luxesourd et une prétention extrême de simplicité enfantine, – cequi ne l’empêchait pas d’être plaquée de rouge comme une roue decarrosse : – c’était la dame du lieu.

De C***, prenant cette voix grêle et moqueusesi différente de sa voix habituelle, et dont il se sert dans lemonde quand il veut faire le charmant, lui dit avec forcedémonstrations de respect ironique, où perçait visiblement le plusprofond mépris, moitié bas, moitié haut :

– C’est ce jeune homme dont je vous ai parlél’autre jour, – un homme d’un mérite très distingué ; – il eston ne peut mieux né, et je pense qu’il ne pourra que vous êtreagréable de le recevoir ; c’est pourquoi j’ai pris la libertéde vous le présenter.

– Assurément, monsieur, vous avez très bienfait, répliqua la dame en minaudant de la manière la plus outrée.Puis elle se retourna vers moi, et, après m’avoir détaillé du coinde l’œil en connaisseuse habile, et d’une façon qui me fit rougirpar-dessus les oreilles : – Vous pouvez vous regarder commeinvité une fois pour toutes, et venir aussi souvent que vous aurezune soirée à perdre.

Je m’inclinai assez gauchement et balbutiaiquelques mots sans suite qui ne durent pas lui donner une hauteidée de mes moyens ; d’autres personnes entrèrent, ce qui medélivra des ennuis inséparables de la présentation. De C*** me tiradans un coin de fenêtre, et se mit à me sermonner d’importance.

– Que diable ! tu vas mecompromettre ; je t’ai annoncé comme un phénix d’esprit, unhomme à imagination effrénée, un poète lyrique, tout ce qu’il y ade plus transcendant et de plus passionné, et tu restes là commeune souche, sans sonner mot ! Quelle pauvre imaginative !Je te croyais la veine plus féconde ; allons donc, lâche labride à ta langue, babille à tort et à travers ; tu n’as pasbesoin de dire des choses sensées et judicieuses, au contraire,cela pourrait t’être nuisible ; parle, voilàl’essentiel ; parle beaucoup, parle longtemps ; attirel’attention sur toi ; jette-moi de côté toute crainte et toutemodestie ; mets-toi bien dans la tête que tous ceux qui sontici sont des sots, ou à peu près, et n’oublie pas qu’un orateur quiveut réussir ne peut mépriser assez son auditoire. – Que te semblede la maîtresse de la maison ?

– Elle me déplaît déjà considérablement ;et, quoique je lui aie parlé à peine trois minutes, je m’ennuyaisautant que si j’eusse été son mari.

– Ah ! voilà ce que tu enpenses ?

– Mais oui.

– Ta répugnance pour elle est donc tout à faitinsurmontable ? – Tant pis ; il aurait été décent pourtoi de l’avoir, ne fût-ce qu’un mois, cela est du bon air, et unjeune homme un peu bien ne peut être mis dans le monde que parelle.

– Eh bien ! je l’aurai, fis-je d’un airassez piteux, puisqu’il le faut ; mais cela est-il aussinécessaire que tu as l’air de le croire ?

– Hélas, oui ! cela est du dernierindispensable, et je m’en vais t’en expliquer les raisons.Mme de Thémines est à la mode maintenant ; elle atous les ridicules du jour d’une manière supérieure, quelquefoisceux de demain, mais jamais ceux d’hier : elle estparfaitement au courant. On portera ce qu’elle porte, et elle neporte pas ce qu’on a porté. Elle est riche d’ailleurs, et seséquipages sont du meilleur goût. – Elle n’a pas d’esprit, maisbeaucoup de jargon ; elle a des goûts fort vifs et peu depassion. On lui plaît, mais on ne la touche pas ; c’est uncœur froid et une tête libertine. Quant à son âme, si elle en aune, ce qui est douteux, elle est des plus noires, et il n’y a pasde méchancetés et de bassesses dont elle ne soit capable ;mais elle est extrêmement adroite et conserve les dehors, juste cequ’il est nécessaire pour qu’on ne puisse rien prouver contre elle.Ainsi, elle couchera très bien avec un homme et ne lui écrira pasle billet le plus simple. Aussi ses ennemis les plus intimes netrouvent rien à dire sur elle, sinon qu’elle met son rouge trophaut, et que certaines portions de sa personne n’ont pas, envérité, toute la rondeur qu’elles paraissent avoir, – ce qui estfaux.

– Comment le sais-tu ?

– La question est bonne ! – comme on saitces sortes de choses, en m’en assurant par moi-même.

– Tu as donc eu aussiMme de Thémines !

– Certainement ! Pourquoi donc nel’aurais-je pas eue ? Il eût été de la dernière inconvenanceque je ne l’eusse pas. – Elle m’a rendu de grands services, et jelui en suis fort reconnaissant.

– Je ne comprends pas le genre de servicesqu’elle peut t’avoir rendus…

– Serais-tu réellement un sot ? me ditalors de C*** en me regardant avec la mine la plus comique dumonde.

– Ma foi, j’en ai bien peur ; – etfaut-il donc tout te dire ? Mme de Thémines passe,et à juste titre, pour avoir des lumières spéciales à de certainsendroits, et un jeune homme qu’elle a pris et gardé pendant quelquetemps peut hardiment se présenter partout, et être sûr qu’il nerestera pas longtemps sans avoir une affaire, et deux plutôtqu’une. – Outre cet ineffable avantage, il y en a un autre quin’est pas moindre, c’est que, dès que les femmes de cette sociététe verront l’amant en titre de Mme de Thémines,n’eussent-elles pas le plus léger goût pour toi, elles se feront unplaisir et un devoir de t’enlever à une femme à la mode comme estcelle-ci ; et, au lieu des avances et des démarches que tuaurais à faire, tu n’auras que l’embarras du choix, et tudeviendras nécessairement le point de mire de toutes les agacerieset de toutes les minauderies possibles.

Cependant si elle t’inspire une répugnancetrop forte, ne la prends pas. Tu n’y es pas précisément obligé,quoique cela eût été dans la politesse et les convenances. Maisfais vite un choix et attaque-toi à celle qui te plaira le mieux ouqui semblera offrir le plus de facilités, car tu perdrais, endifférant, le bénéfice de la nouveauté et l’avantage qu’elle tedonne pendant quelques jours sur tous les cavaliers qui sont ici.Toutes ces dames ne conçoivent rien à ces passions qui naissentdans l’intimité et se développent lentement dans le respect et dansle silence : elles sont pour les coups de foudre et lessympathies occultes ; – chose merveilleusement bien imaginéepour épargner les ennuis de la résistance et toutes ces longueurset ces redites que le sentiment entremêle au roman de l’amour, etqui ne font qu’en différer inutilement la conclusion. – Ces damessont très économes de leur temps, et il leur paraît tellementprécieux qu’elles seraient au désespoir d’en laisser une seuleminute inemployée. – Elles ont une envie d’obliger le genre humainqu’on ne saurait trop louer, et elles aiment leur prochain commeelles-mêmes, – ce qui est parfaitement évangélique etméritoire ; ce sont de très charitables créatures, qui nevoudraient, pour rien au monde, faire mourir un homme dedésespoir.

Il doit déjà y en avoir trois ou quatre defrappées en ta faveur, et je te conseillerais amicalementde pousser ta pointe avec vivacité de ce côté-là, au lieu det’amuser à bavarder avec moi dans l’embrasure d’une fenêtre, ce quine t’avancera pas à grand-chose.

– Mais, mon cher C***, je suis tout à faitneuf sur ces matières-là. Je n’ai point ce qu’il faut du monde pourdistinguer au premier coup d’œil une femme frappée d’avec une quine l’est point ; et je pourrais commettre d’étranges bévues,si tu ne m’aidais de ton expérience.

– En vérité, tu es d’un primitif qui n’a pasde nom, et je ne croyais pas qu’il fût possible d’être aussipastoral et aussi bucolique que cela dans le bienheureux siècle oùnous sommes ! – Que diable fais-tu donc de cette grande paired’yeux noirs que tu as là, et qui serait de l’effet le plusvainqueur, si tu savais t’en servir ? – Regarde-moi là-bas unpeu, dans ce coin auprès de la cheminée, cette petite femme en rosequi joue avec son éventail : elle te lorgne depuis un quartd’heure avec une assiduité et une fixité tout à faitsignificatives : il n’y a qu’elle au monde pour être indécented’une manière aussi supérieure, et déployer une aussi nobleeffronterie. Elle déplaît beaucoup aux femmes, qui désespèrent deparvenir jamais à cette hauteur d’impudence, mais, en revanche,elle plaît beaucoup aux hommes, qui lui trouvent tout le piquantd’une courtisane. – Il est vrai qu’elle est d’une dépravationcharmante, pleine d’esprit, de verve et de caprice – C’est uneexcellente maîtresse pour un jeune homme qui a des préjugés. –En huit jours elle vous débarrasse une conscience de tout scrupule,et vous corrompt le cœur de manière à ce que vous ne soyez jamaisridicule ni élégiaque. Elle a sur toutes choses des idées d’unpositif inexprimable ; elle va au fond de tout avec unerapidité et une sûreté qui étonnent. C’est l’algèbre incarnée quecette petite femme-là ; c’est précisément ce qu’il faut à unrêveur et à un enthousiaste. Elle t’aura bientôt corrigé de tonvaporeux idéalisme : c’est un grand service qu’elle te rendra.Elle le fera du reste avec le plus grand plaisir, car son instinctest de désenchanter des poètes.

Ma curiosité étant éveillée par la descriptionde C***, je sortis de ma retraite, et, me glissant entre lesgroupes, je m’approchai de la dame et je la regardai fortattentivement : – elle pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-sixans. Sa taille était petite, mais assez bien prise, quoique un peuchargée d’embonpoint ; elle avait le bras blanc et potelé, lamain assez noble, le pied joli et même trop mignon, – les épaulesgrasses et lustrées, peu de gorge, mais ce qu’il y en avait fortsatisfaisant et ne donnant pas mauvaise idée du reste ; pourles cheveux, ils étaient extrêmement brillants et d’un noir bleucomme des ailes de geai ; – le coin de l’œil troussé assezhaut vers la tempe, le nez mince et les narines fort ouvertes, labouche humide et sensuelle, une petite raie à la lèvre inférieure,et un duvet presque imperceptible aux commissures. Et dans toutcela une vie, une animation, une santé, une force, et je ne saisquelle expression de luxe adroitement tempérée par la coquetterieet le manège, qui en faisaient en somme une très désirable créatureet justifiaient et au-delà les goûts très vifs qu’elle avaitinspirés et qu’elle inspirait tous les jours.

Je la désirai ; – mais je comprisnéanmoins que ce ne serait pas cette femme, tout agréable qu’ellefût, qui réaliserait mon vœu et me ferait dire : – Enfin j’aiune maîtresse !

Je revins à de C***, et je lui dis : – Ladame me plaît assez, et je m’arrangerai peut-être avec elle. Mais,avant de rien dire de précis et qui m’engage, je voudrais bien quetu eusses la bonté de me faire voir celles des indulgentes beautésqui ont eu l’obligeance de se frapper pour moi, afin que je puissechoisir. – Tu me ferais plaisir aussi, puisque tu me sers ici dedémonstrateur, d’y ajouter une petite notice et la nomenclature deleurs défauts et qualités ; la manière dont il faut lesattaquer et le ton qu’on doit employer avec elles pour que je n’aiepas trop l’air d’un provincial ou d’un littérateur.

– Je veux bien, dit de C***. – Vois-tu ce beaucygne mélancolique qui déploie son cou si harmonieusement et faitremuer ses manches comme des ailes ; c’est la modestie même,tout ce qu’il y a de plus chaste et de plus virginal aumonde ; c’est un front de neige, un cœur de glace, des regardsde madone, un sourire d’Agnès, elle a une robe blanche et l’âmepareille ; elle ne met dans ses cheveux que des fleursd’oranger ou des feuilles de nénuphar, et ne tient à la terre quepar un fil. Elle n’a jamais eu une mauvaise pensée et ignoreprofondément en quoi un homme diffère d’une femme. La sainte Viergeest une bacchante à côté d’elle, ce qui d’ailleurs ne l’empêche pasd’avoir eu plus d’amants qu’aucune femme que je connaisse, etassurément ce n’est pas peu dire. Examine-moi un peu la gorge decette discrète personne ; – c’est un petit chef-d’œuvre, etréellement il est difficile de montrer autant en cachantdavantage ; dis-moi si, avec toutes ses restrictions et toutesa pruderie, elle n’est pas dix fois plus indécente que cette bonnedame qui est à sa gauche et qui étale bravement deux hémisphèresqui, s’ils étaient réunis, formeraient une mappemonde d’unegrandeur naturelle, ou que cette autre qui est à sa droite,décolletée jusqu’au ventre et qui fait parade de son néant avec uneintrépidité charmante ? – Cette virginale créature, ou je metrompe fort, a déjà supputé dans sa tête ce que les promesses de tapâleur et de tes yeux noirs pouvaient tenir d’amour et depassion ; et ce qui me fait dire cela, c’est qu’elle n’a pasregardé une seule fois de ton côté, du moins en apparence ;car elle sait faire jouer sa prunelle avec tant d’art et la fairecouler si adroitement dans le coin de ses yeux que rien ne luiéchappe ; on croirait qu’elle y voit par le derrière de latête, car elle sait parfaitement ce qui se passe derrièreelle. – C’est un Janus féminin. – Si tu veux réussir auprès d’elle,il faut laisser là les manières débraillées et victorieuses. Ilfaut lui parler sans la regarder, sans faire de mouvement, dans uneattitude contrite, et d’un ton de voix étouffé etrespectueux ; de cette façon, tu pourras lui dire tout ce quetu voudras, pourvu que cela soit convenablement gazé, et elle tepermettra les choses les plus libres en paroles d’abord, et ensuiteen action. Aie soin seulement de rouler tendrement les yeux quandelle aura les siens baissés, et parle-lui des douceurs de l’amourplatonique et du commerce des âmes, tout en employant avec elle lapantomime la moins platonique et la moins idéale du monde !Elle est fort sensuelle et très susceptible ; embrasse-la tantque tu voudras ; mais, dans l’abandon le plus intime, n’oubliepas de l’appeler madame au moins trois fois parphrase : elle s’est brouillée avec moi, parce qu’étant couchédans son lit je lui ai dit je ne sais plus quoi en la tutoyant. Quediable ! on n’est pas honnête femme pour rien.

– Je n’ai pas grande envie, d’après ce que tume dis, de risquer l’aventure : une Messaline prude !l’alliance est monstrueuse et nouvelle.

– Vieille comme le monde, mon cher ! celase voit tous les jours, et rien n’est plus commun. – Tu as tort dene pas te fixer à celle-là : – Elle a un grand agrément, c’estqu’avec elle on a toujours l’air de commettre un péché mortel,et le moindre baiser paraît tout à fait damnable ; tandisqu’avec les autres on croit à peine faire un péché véniel, etsouvent même on ne croit rien faire du tout. – C’est la raisonpourquoi je l’ai gardée plus longtemps qu’aucune maîtresse. – Jel’aurais encore, si elle ne m’avait pas quitté elle-même ;c’est la seule femme qui m’ait devancé, et je lui porte un certainrespect à cause de cela. – Elle a de petits raffinements de voluptéon ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faireextorquer ce qu’elle accorde très librement : ce qui donne àchacune de ses faveurs le charme d’un viol. Tu trouveras dans lemonde dix de ses amants qui te jureront sur leur honneur que c’estla plus vertueuse créature qui soit. – Elle est précisément lecontraire. – C’est une curieuse étude que d’anatomiser cettevertu-là sur un oreiller. – Étant prévenu, tu ne cours aucunrisque, et tu n’auras pas la maladresse d’en devenir sincèrementamoureux.

– Quel âge a donc cette adorablepersonne ? demandai-je à de C***, car il m’était impossible dele déterminer en l’examinant avec l’attention la plusscrupuleuse.

– Ah ! voilà, quel âge a-t-elle ?c’est le mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi, qui me piqued’assigner leur âge aux femmes à une minute près, je n’ai jamais putrouver le sien. Seulement, d’une manière approximative, j’estimequ’elle peut avoir de dix-huit à trente-six ans. – Je l’ai vueen grande toilette, en déshabillé, sous le linge, et je ne puisrien t’apprendre à cet égard : ma science est en défaut ;l’âge qu’elle semble le plus avoir, c’est dix-huit ans, etcependant ce ne peut être son âge. – C’est un corps de vierge etune âme de fille de joie, et, pour se corrompre aussi profondémentet aussi spacieusement, il faut beaucoup de temps ou degénie ; il faut un cœur de bronze dans une poitrined’acier : elle n’a ni l’un ni l’autre ; alors je pensequ’elle a trente-six ans, mais au fond je ne sais rien.

– Est-ce qu’elle n’a pas d’amie intime qui tepourrait donner des lumières à ce sujet ?

– Non ; elle est arrivée dans cette villeil y a deux ans. Elle venait de la province ou de l’étranger, je nesais plus lequel – c’est une admirable position pour une femme quisait en profiter. Avec une figure comme elle en a une, elle peut sedonner l’âge qu’elle veut et ne dater que du jour où elle estarrivée ici.

– Voilà qui est on ne peut plus agréable,surtout quand quelque ride impertinente ne vient pas vous démentir,et que le temps, ce grand destructeur, a la bonté de se prêter àcette falsification de l’extrait de baptême.

Il m’en fit voir encore quelques-unes qui,selon lui, recevraient favorablement toutes les requêtes qu’il meplairait de leur adresser et me traiteraient avec une philanthropietoute particulière. Mais la femme en rose du coin de la cheminéeet la modeste colombe qui lui servait d’antithèse étaientincomparablement mieux que toutes les autres ; et, si ellesn’avaient pas toutes les qualités que je demande, elles en avaientquelques-unes, du moins en apparence.

Je parlai toute la soirée avec elles, surtoutavec la dernière, et j’eus soin de jeter mes idées dans le moule leplus respectueux ; – quoiqu’elle me regardât à peine, je crusvoir quelquefois luire ses prunelles sous leur rideau de cils, et àquelques galanteries assez vives, mais habillées de la gaze la pluspudique que je hasardai, passer à deux ou trois lignes sous sachair une petite rougeur contenue et étouffée, assez pareille àcelle que produit une liqueur rose versée dans une tasse à moitiéopaque. – Ses réponses, en général, étaient sobres, mesurées, maispourtant aiguës et pleines de trait, et donnaient à penser beaucoupplus qu’elles n’exprimaient. Tout cela était entremêlé deréticences, de demi-mots, d’allusions détournées, chaque syllabeavait son intention, chaque silence sa portée ; rien au monden’était plus diplomatique et plus charmant. – Et pourtant, quelqueplaisir que j’y aie pris momentanément, je ne pourrais supporterlongtemps une pareille conversation. Il faut être perpétuellementen éveil et sur ses gardes, et ce que j’aime le mieux dans unecauserie, c’est l’abandon et la familiarité. – Nous avons parléd’abord de musique, ce qui nous a conduits tout naturellement àparler de l’opéra, et ensuite des femmes, puis de l’amour, sujetdans lequel il est plus facile que dans tout autre de trouver destransitions pour passer de la généralité à la spécialité. – Nousavons fait du beau cœur à qui mieux mieux ; – tuaurais ri de m’entendre. – En vérité, Amadis sur la Roche pauvren’était qu’un cuistre sans flamme auprès de moi. C’étaient desgénérosités, des abnégations, des dévouements à faire rougir dehonte feu le Romain Curtius. – Je ne me croyais sincèrement pascapable d’un galimatias et d’un pathos aussi transcendants. – Moi,faisant du platonisme le plus quintessencié, cela ne te parait-ilpas une des choses les plus bouffonnes, la meilleure scène decomédie qu’il se puisse voir ? Et puis cet air confit enperfection, ces petites façons papelardes et chattemites que jevous avais ! tubleu ! – Je n’avais pas la mine d’ytoucher, et toute mère qui m’aurait entendu raisonner n’aurait pashésité à me laisser coucher avec sa fille, tout mari m’auraitconfié sa femme. C’est la soirée de ma vie où j’ai eu le plus l’airvertueux et où je l’ai été le moins. – Je pensais qu’il fût plusdifficile que cela d’être hypocrite et de dire des choses que l’onne croyait point. – Il faut que ce soit assez aisé ou que j’aie defort belles dispositions pour avoir aussi agréablement réussi dupremier coup. – J’ai en vérité de fort beaux moments.

Quant à la dame, elle a dit beaucoup de chosestrès finement détaillées, et qui, malgré l’air de candeurqu’elle y mettait, prouvent une expérience des plusconsommées ; on ne peut se faire une idée de la subtilité deses distinctions. Cette femme-là scierait un cheveu en trois danssa longueur, et elle ferait quinauds tous les docteurs angéliqueset séraphiques. Au reste, à la manière dont elle parle, il estimpossible de croire qu’elle ait même l’ombre d’un corps. – C’estd’un immatériel, d’un vaporeux, d’un idéal à vous casser lesbras ; et, si de C*** ne m’avait prévenu des allures de labête, j’aurais assurément désespéré du succès de mes affaires, etje me serais tenu piteusement à l’écart. Comment diable aussi,lorsqu’une femme vous dit pendant deux heures, de l’air le plusdétaché du monde, que l’amour ne vit que de privations et desacrifices et autres belles choses de ce genre, peut-on décemmentespérer de lui persuader un jour de se mettre entre deux draps avecvous, pour vous fomenter la complexion et voir si vous êtes faitsl’un comme l’autre ?

Bref, nous nous sommes séparés très amis, etnous félicitant réciproquement de l’élévation, de la pureté de nossentiments.

La conversation avec l’autre a été, comme tul’imagines, d’un genre tout à fait opposé. Nous avons ri autant queparlé. Nous nous sommes moqués, et fort spirituellement, de toutesles femmes qui étaient là ; – quand je dis : Nous noussommes moqués et fort spirituellement, je me trompe ; jedevrais dire : Elle s’est moquée ; un homme ne semoque jamais bien d’une femme. Moi, j’écoutais et j’approuvais, caril est impossible de crayonner un trait plus vif et de le colorerplus ardemment ; c’est la plus curieuse galerie de caricaturesque j’aie jamais vue. Malgré l’exagération, on sentait la véritélà-dessous ; de C*** avait bien raison : la mission decette femme est de désenchanter des poètes. Il y a autour d’elleune atmosphère de prose dans laquelle une idée poétique ne peutvivre. Elle est charmante et pétillante d’esprit, et cependant, àcôté d’elle, on ne pense qu’à des choses ignobles etvulgaires ; tout en lui parlant, je me sentais une fouled’envies incongrues et impraticables dans le lieu où je metrouvais, comme de me faire apporter du vin et de me soûler, de lacamper sur un de mes genoux et de lui baiser la gorge, – de releverle bord de sa jupe et de voir si sa jarretière était au-dessus ouau-dessous du genou, de chanter à tue-tête un refrain ordurier, defumer une pipe ou de casser les carreaux : que sais-je ?– Toute la partie animale, toute la brute se soulevait enmoi ; j’aurais très volontiers craché sur l’Iliaded’Homère et je me serais mis à genoux devant un jambon. – Jecomprends parfaitement aujourd’hui l’allégorie des compagnonsd’Ulysse changés en pourceaux par Circé. Circé était probablementquelque égrillarde comme ma petite femme en rose.

Chose honteuse à dire, j’éprouvais un granddélice à me sentir gagné par l’abrutissement ; je ne m’yopposais pas, j’y aidais de toutes mes forces, tant la corruptionest naturelle à l’homme, et tant il y a de boue dans l’argile dontil est pétri.

Cependant j’eus une minute peur de cettegangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice ;mais le parquet semblait avoir monté jusqu’à mes genoux, et j’étaiscomme enchâssé à ma place.

À la fin je pris sur moi de la quitter, et, lasoirée étant fort avancée, je m’en retournai chez moi trèsperplexe, très troublé et ne sachant trop ce que je devais faire. –J’hésitais entre la prude et la galante, – Je trouvais de lavolupté dans l’une et du piquant dans l’autre ; et, après unexamen de conscience très détaillé et très approfondi, je m’aperçusnon que je les aimais toutes les deux, mais que je les désiraistoutes les deux, l’une autant que l’autre, avec assez de vivacitépour en prendre de la rêverie et de la préoccupation.

Selon toute apparence, ô mon ami !j’aurai une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes lesdeux, et pourtant je t’avoue que leur possession ne me satisfaitqu’à moitié : ce n’est pas qu’elles ne soient fort jolies,mais à leur vue rien n’a crié dans moi, rien n’a palpité, rien n’adit. – C’est elles ; je ne les ai pas reconnues. – Cependantje ne crois pas que je rencontrerai beaucoup mieux du côté de lanaissance et de la beauté, et de C*** me conseille de m’en tenirlà. Assurément je le ferai, et l’une ou l’autre sera ma maîtresse,ou le diable m’emportera avant qu’il soit bien longtemps ;mais au fond de mon cœur, une secrète voix me reproche de mentir àmon amour, et de m’arrêter ainsi au premier sourire d’une femme queje n’aime point, au lieu de chercher infatigablement à travers lemonde, dans les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les palaiset dans les auberges, celle qui a été faite pour moi et que Dieu medestine, princesse ou servante, religieuse ou femmegalante.

Puis je me dis que je me fais des chimères,qu’il est bien égal après tout que je couche avec cette femme ouavec une autre ; que la terre n’en déviera pas d’une lignedans sa marche, et que les quatre saisons n’intervertiront pas leurordre pour cela ; que rien au monde n’est plus indifférent, etque je suis bien bon de me tourmenter de pareillesbillevesées : voilà ce que je me dis. – Mais j’ai beau dire,je n’en suis ni plus tranquille ni plus résolu.

Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoupavec moi-même, et que les plus petits détails dans une vie aussimonotone que la mienne prennent une trop grande importance. Jem’écoute trop vivre et penser : j’entends le battement de mesartères, les pulsations de mon cœur ; je dégage, à forced’attention, mes idées les plus insaisissables de la vapeur troubleoù elles flottaient et je leur donne un corps. – Si j’agissaisdavantage, je n’apercevrais pas toutes ces petites choses, et jen’aurais pas le temps de regarder mon âme au microscope, comme jele fais toute la journée. Le bruit de l’action ferait envoler cetessaim de pensées oisives qui voltigent dans ma tête etm’étourdissent du bourdonnement de leurs ailes : au lieu depoursuivre des fantômes, je me colletterais avec desréalités ; je ne demanderais aux femmes que ce qu’ellespeuvent donner : – du plaisir, – et je ne chercherais pas àembrasser je ne sais quelle fantastique idéalité parée de nuageusesperfections. – Cette tension acharnée de l’œil de mon âme vers unobjet invisible m’a faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est,à force d’avoir regardé ce qui n’est pas, et mon œil si subtil pourl’idéal est tout à fait myope dans la réalité ; – ainsi, j’aiconnu des femmes que tout le monde assure être ravissantes, et quine me paraissent rien moins que cela. – J’ai beaucoup admiré despeintures généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ouinintelligibles m’ont fait plus de plaisir que les plus galantesproductions. – Je ne serais pas étonné qu’après avoir tant adresséde soupirs à la lune et regardé les étoiles entre les deux yeux,après avoir tant fait d’élégies et d’apostrophes sentimentales, jene devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou dequelque femme laide et vieille ; – ce serait une belle chute.– La réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que j’ai misà lui faire la cour : – cela ne serait-il pas bienfait, si j’allais m’éprendre d’une belle passion romanesque pourquelque maritorne ou quelque abominable gaupe ? Me vois-tujouant de la guitare sous la fenêtre d’une cuisine et supplanté parun marmiton portant le roquet d’une vieille douairière crachant sadernière dent ? – Peut-être aussi que, ne trouvant rien en cemonde qui soit digne de mon amour, je finirai par m’y adorermoi-même, comme feu Narcisse d’égoïste mémoire. – Pour me garantird’un aussi grand malheur, je me regarde dans tous les miroirs etdans tous les ruisseaux que je rencontre. Au vrai, à force derêveries et d’aberrations, j’ai une peur énorme de tomber dans lemonstrueux et le hors nature. Cela est sérieux, et il y fautprendre garde. – Adieu, mon ami ; – je vais de ce pas chez ladame rose, de peur de me laisser aller à mes contemplationshabituelles. – Je ne pense pas que nous nous occupions beaucoup del’entéléchie, et je crois que, si nous faisons quelque chose, ce nesera pas à coup sûr du spiritualisme, bien que la créature soitfort spirituelle : je roule soigneusement et serre dans untiroir le patron de ma maîtresse idéale pour ne pas l’essayer surcelle-ci. Je veux jouir tranquillement des beautés et des méritesqu’elle a. Je veux la laisser habillée d’une robe à sa taille, sanstâcher de lui adapter le vêtement que j’ai taillé d’avance et àtout événement pour la dame de mes pensées. – Ce sont de fort sagesrésolutions, je ne sais pas si je les tiendrai – Encore une fois,adieu.

Chapitre 3

 

Je suis l’amant en pied de la dame enrose ; c’est presque un état, une charge, et cela donne de laconsistance dans le monde. Je n’ai plus l’air d’un écolier quicherche une bonne fortune parmi les aïeules et qui n’ose débiter unmadrigal à une femme, à moins qu’elle ne soit centenaire : jem’aperçois, depuis mon installation, que l’on me considère beaucoupplus, que toutes les femmes me parlent avec une coquetterie jalouseet font de grands frais pour moi. – Les hommes, au contraire, ymettent plus de froideur, et, dans le peu de mots que nouséchangeons, il y a quelque chose d’hostile et de contraint ;ils sentent qu’ils ont en moi un rival déjà redoutable et qui peutle devenir davantage. – Il m’est revenu que beaucoup d’entre euxavaient amèrement critiqué ma façon de me mettre, et avaient ditque je m’habillais d’une manière trop efféminée : que mescheveux étaient bouclés et lustrés avec plus de soin qu’il neconvenait ; que cela, joint à ma figure imberbe, me donnait unair damoiseau on ne peut plus ridicule ; que j’affectais pourmes vêtements des étoffes riches et brillantes qui sentaient leurthéâtre, et que je ressemblais plus à un comédien qu’à unhomme : – toutes les banalités qu’on dit pour se donner ledroit d’être sale et de porter des habits pauvres et mal coupés.Mais tout cela ne fait que blanchir, et toutes les dames trouventque mes cheveux sont les plus beaux du monde, que mesrecherches sont du meilleur goût, et semblent fort disposéesà me dédommager des frais que je fais pour elles, car elles ne sontpoint assez sottes pour croire que toute cette élégance n’ait pourbut que mon embellissement particulier.

La dame du logis a d’abord paru un peu piquéede mon choix, qu’elle croyait devoir nécessairement tomber surelle, et pendant quelques jours elle en a gardé une certaineaigreur (envers sa rivale seulement ; car, moi, elle m’atoujours parlé de même), qui se manifestait par quelquespetits : – Ma chère, – dits avec cette manière sèche etdécoupée que les femmes ont seules, et par quelques avisdésobligeants sur sa toilette donnés à aussi haute voix quepossible, comme : – Vous êtes coiffée beaucoup trop haut etpas du tout à l’air de votre visage ; ou : – Votrecorsage poche sous les bras ; qui vous a donc fait cetterobe ? Ou : – Vous avez les yeux bien battus ; jevous trouve toute changée ; et mille autres menuesobservations à quoi l’autre ne manquait pas de riposter avec toutela méchanceté désirable quand l’occasion s’en présentait ; et,si l’occasion tardait trop, elle s’en faisait elle-même une pourson usage, et rendait, et au-delà, ce qu’on lui avait donné. Maisbientôt, un autre objet ayant détourné l’attention de l’infantedédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dansl’ordre habituel.

Je t’ai dit sommairement que j’étais l’amanten pied de la dame rose ; cela ne suffit pas pour un hommeaussi ponctuel que tu l’es. Tu me demanderas sans doute commentelle s’appelle : quant à son nom, je ne te le dirai pas ;mais si tu veux, pour la facilité du récit, et en mémoire de lacouleur de la robe avec laquelle je l’ai vue pour la première fois,– nous l’appellerons Rosette ; c’est un joli nom : mapetite chienne s’appelait comme cela.

Tu voudras savoir de point en point, car tuaimes la précision dans ces sortes de choses, l’histoire de nosamours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradationssuccessives j’ai passé du général au particulier, et de l’état desimple spectateur à celui d’acteur ; comment, de public quej’étais, je suis devenu amant. Je contenterai ton envie avec leplus grand plaisir. Il n’y a rien de sinistre dans notreroman ; il est couleur de rose, et l’on n’y verse d’autreslarmes que celles du plaisir ; on n’y rencontre ni longueursni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et cetterapidité si recommandées par Horace ; – c’est un véritableroman français. – Toutefois ne va pas t’imaginer que j’ai emportéla place au premier assaut. – La princesse, quoique fort humainepour ses sujets, n’est pas aussi prodigue de ses faveurs qu’onpourrait le croire d’abord ; elle en connaît trop le prix pourne pas vous les faire acheter ; elle sait trop bien aussi cequ’un juste retard donne de vivacité au désir, et le ragoût qu’unedemi-résistance ajoute au plaisir, pour se livrer à vous toutd’abord, si vif que soit le goût que vous lui ayez inspiré.

Pour te conter la chose tout au long, il fautremonter un peu plus haut. Je t’ai fait un récit assezcirconstancié de notre première entrevue. J’en ai eu encore une oudeux autres dans la même maison ou même trois, puis elle m’a invitéà aller chez elle ; je ne me suis pas fait prier, comme tupeux le croire ; j’y suis allé avec discrétion d’abord, puisun peu plus souvent, puis encore plus souvent, puis enfin toutesles fois que l’envie m’en prenait, et je dois avouer qu’elle m’enprenait au moins trois ou quatre fois par jour.

– La dame, après quelques heures d’absence, merecevait toujours comme si je fusse revenu des Indesorientales ; ce à quoi j’étais on ne peut plus sensible, et cequi m’obligeait à montrer ma reconnaissance d’une manière marquéepar les choses les plus galantes et les plus tendres du monde,auxquelles elle répondait de son mieux.

Rosette, puisque nous sommes convenus del’appeler ainsi, est une femme d’un grand esprit et qui comprendl’homme de la manière la plus aimable ; quoiqu’elle aitretardé quelques temps la conclusion du chapitre, je n’ai pas prisune seule fois de l’humeur contre elle : ce qui est vraimentmerveilleux ; car tu sais les belles fureurs où j’entrelorsque je n’ai pas sur-le-champ ce que je désire, et qu’une femmedépasse le temps que je lui ai assigné dans ma tête pour serendre. – Je ne sais pas comment elle a fait ; dès la premièreentrevue elle m’a fait comprendre que je l’aurais, et j’en étaisplus sûr que si j’en eusse tenu la promesse écrite et signée de samain. On dira peut-être que la hardiesse et la facilité de sesmanières laissaient le champ libre à la témérité des espérances. Jene pense pas que ce soit là le véritable motif : j’ai vuquelques femmes dont la prodigieuse liberté excluait, en quelquesorte, jusqu’à l’ombre d’un doute, qui ne m’ont pas produit ceteffet, et auprès desquelles j’avais des timidités et desinquiétudes pour le moins déplacées.

Ce qui fait qu’en général je suis bien moinsaimable avec les femmes que je veux avoir qu’avec celles qui mesont indifférentes, c’est l’attente passionnée de l’occasion etl’incertitude où je suis de la réussite de mon projet : celame donne du sombre et me jette dans une rêverie qui m’ôte beaucoupde mes moyens et de ma présence d’esprit. Quand je vois s’échapperune à une les heures que j’avais destinées à un autre emploi, lacolère me gagne malgré moi, et je ne puis m’empêcher de dire deschoses fort sèches et fort aigres, qui vont quelquefois jusqu’à labrutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues. Avec Rosette,je n’ai rien senti de tout cela ; jamais, même au moment oùelle me résistait le plus, je n’ai eu cette idée qu’elle voulûtéchapper à mon amour. Je lui ai laissé déployer tranquillementtoutes ses petites coquetteries, et j’ai pris en patience lesdélais assez longs qu’il lui a plu d’apporter à mon ardeur :sa rigueur avait quelque chose de souriant qui vous en consolaitautant que possible, et dans ses cruautés les plus hyrcaniennes onentrevoyait un fond d’humanité qui ne vous permettait guère d’avoirune peur bien sérieuse. – Les honnêtes femmes, même lorsqu’elles lesont moins, ont une façon rechignée et dédaigneuse qui m’estparfaitement insupportable. Elles vous ont l’air toujours prêtes àsonner et à vous faire jeter à la porte par leurs laquais ; –et il me semble, en vérité, qu’un homme qui prend la peine de fairela cour à une femme (ce qui n’est pas déjà aussi agréable qu’onveut le croire) ne mérite pas d’être regardé de cette manière-là.La chère Rosette n’a pas de ces regards-là, elle ; – et jet’assure qu’elle y trouve son profit ; – c’est la seule femmeavec qui j’aie été moi, et j’ai la fatuité de dire que je n’aijamais été aussi bien. – Mon esprit s’est déployé librement ;et, par l’adresse et le feu de ses répliques, elle m’en a faittrouver plus que je ne m’en croyais et plus que je n’en aipeut-être réellement. – Il est vrai que j’ai été assez peu lyrique,– cela n’est guère possible avec elle ; – ce n’est pascependant qu’elle n’ait son côté poétique, malgré ce que de C*** ena dit ; mais elle est si pleine de vie et de force et demouvement, elle a l’air d’être si bien dans le milieu où elle estqu’on n’a pas envie d’en sortir pour monter dans les nuages. Elleremplit la vie réelle si agréablement et en fait une chosesi amusante pour elle et pour les autres que la rêverie n’a rien àvous offrir de mieux.

Chose miraculeuse ! voilà près de deuxmois que je la connais, et depuis ce temps je ne me suis ennuyé quelorsque je n’étais pas avec elle. Tu conviendras que cela n’est pasd’une femme médiocre de produire un pareil effet, carhabituellement les femmes produisent sur moi l’effet précisémentinverse, et me plaisent beaucoup plus de loin que de près.

Rosette a le meilleur caractère du monde, avecles hommes s’entend, car avec les femmes elle est méchante comme undiable ; elle est gaie, vive, alerte, prête à tout, trèsoriginale dans sa manière de parler, et a toujours à vous direquelques charmantes drôleries auxquelles on ne s’attend pas :– c’est un délicieux compagnon, un joli camarade avec lequel oncouche, plutôt qu’une maîtresse ; et, si j’avais quelquesannées de plus et quelques idées romanesques de moins, cela meserait parfaitement égal, et même je m’estimerais le plus fortunémortel qui soit. Mais… mais… – voilà une particule qui n’annoncerien de bon, et ce diable de petit mot restrictif estmalheureusement celui de toutes les langues humaines qui est leplus employé ; – mais je suis un imbécile, un idiot, unvéritable oison, qui ne sais me contenter de rien et qui vaistoujours chercher midi à quatorze heures ; et, au lieud’être tout à fait heureux, je ne le suis qu’à moitié ; – àmoitié, c’est déjà beaucoup pour ce monde-ci, et cependant jetrouve que ce n’est pas assez.

Aux yeux de tout le monde, j’ai une maîtresseque plusieurs désirent et m’envient, et que personne nedédaignerait. Mon désir est donc rempli en apparence, et je n’aiplus le droit de chercher des querelles au sort. Cependant il ne mesemble pas avoir une maîtresse ; je le comprends parraisonnement, mais je ne le sens pas ; et, si quelqu’un medemandait inopinément si j’en ai une, je crois que je répondraisque non. – Pourtant la possession d’une femme qui a de la beauté,de la jeunesse et de l’esprit constitue ce que, dans tous les tempset dans tous les pays, on a appelé et appelle avoir une maîtresse,et je ne pense pas qu’il y ait une autre manière. Cela n’empêchepas que je n’aie les plus étranges doutes à cet égard, et cela estpoussé au point que, si plusieurs personnes s’entendaient pour mesoutenir que je ne suis pas l’amant favorisé de Rosette, malgrél’évidence palpable de la chose, je finirais par les croire.

Ne va pas imaginer, d’après ce que je te dis,que je ne l’aime pas, ou qu’elle me déplaise en quelquechose : je l’aime au contraire beaucoup et je la trouve ce quetout le monde la trouvera : une jolie et piquante créature.Simplement je ne me sens pas l’avoir, voilà tout. Et pourtantaucune femme ne m’a donné autant de plaisir, et si jamais j’aicompris la volupté, c’est dans ses bras. – Un seul de ses baisers,la plus chaste de ses caresses me fait frissonner jusqu’à la plantedes pieds et fait refluer tout mon sang au cœur. Arrangez toutcela. La chose est pourtant comme je te la conte. Mais le cœur del’homme est plein de ces absurdités-là ; et, s’il fallaitconcilier toutes les contradictions qu’il renferme, on aurait fortà faire.

D’où cela peut-il venir ? En vérité, jene sais.

Je la vois toute la journée, et même toute lanuit, si je veux. Je lui fais toutes les caresses qu’il me plaît delui faire ; je l’ai nue ou habillée, à la ville ou à lacampagne. Elle est d’une complaisance inépuisable, et entreparfaitement dans tous mes caprices, si bizarres qu’ilssoient : un soir, il m’a pris cette fantaisie de la posséderau milieu du salon, le lustre et les bougies allumées, le feu dansla cheminée, les fauteuils rangés en cercle comme pour une grandesoirée de réception, elle en toilette de bal avec son bouquet etson éventail, tous ses diamants aux doigts et au cou, des plumessur la tête, le costume le plus splendide possible, et moi habilléen ours ; elle y a consenti. – Quand tout fut prêt, lesdomestiques furent très surpris de recevoir l’ordre de fermer lesportes et de ne laisser monter personne ; ils n’avaient pasl’air de comprendre le moins du monde, et s’en allèrent avec unemine hébétée qui nous fit bien rire. À coup sûr, ils pensèrentque leur maîtresse était décidément folle ; mais ce qu’ilspensaient ou ne pensaient pas ne nous importait guère.

Cette soirée est la plus bouffonne de ma vie.Te figures-tu l’air que je devais avoir avec mon chapeau à plumessous la patte, des bagues à toutes les griffes, une petite épée àgarde d’argent et un ruban bleu de ciel à la poignée ? Je mesuis approché de la belle ; et, après lui avoir fait la plusgracieuse révérence, je m’assis à côté d’elle et je l’assiégeaidans toutes les formes. Les madrigaux musqués, les galanteriesexagérées que je lui adressais, tout le jargon de la circonstanceprenait un relief singulier en passant par mon mufle d’ours ;car j’avais une superbe tête en carton peint que je fus bientôtobligé de jeter sous la table tellement ma déité était adorable cesoir-là et tant j’avais envie de lui baiser la main et mieux que lamain. La peau suivit la tête à peu de distance ; car, n’ayantpas l’habitude d’être ours j’y étouffais très bien et plus qu’iln’était nécessaire. Alors la toilette de bal eut beau jeu, comme tupeux le croire ; les plumes tombaient comme une neige autourde ma beauté, les épaules sortirent bientôt des manches, les seinsdu corset, les pieds des souliers, et les jambes des bas : lescolliers défilés roulèrent sur le plancher, et je crois que jamaisrobe plus fraîche n’a été plus impitoyablement fripée etchiffonnée ; la robe était de gaze d’argent, et la doublure desatin blanc. Rosette a déployé dans cette occasion un héroïsmetout à fait au-dessus de son sexe, et qui m’a donné d’elle la plushaute opinion. – Elle a assisté au sac de sa toilette comme untémoin désintéressé, et n’a pas montré un seul instant le moindreregret pour sa robe et ses dentelles ; elle était au contrairede la gaieté la plus folle, et aidait elle-même à déchirer et àrompre ce qui ne se dénouait pas ou ne se dégrafait pas assez viteà mon gré et au sien. – Ne trouves-tu pas cela d’un beau àconsigner dans l’histoire à côté des plus éclatantes actions deshéros de l’antiquité ? C’est la plus grande preuve d’amourqu’une femme puisse donner à son amant que de ne pas luidire : Prenez garde de me chiffonner ou de me faire destaches, surtout si sa robe est neuve. – Une robe neuve est un plusgrand motif de sécurité pour un mari qu’on ne le croit communément.– Il faut que Rosette m’adore, ou qu’elle ait une philosophiesupérieure à celle d’Épictète.

Toujours est-il que je crois bien avoir payé àRosette la valeur de sa robe et au-delà en une monnaie qui, pourn’avoir pas cours chez les marchands, n’en est pas moins estimée etprisée. – Tant d’héroïsme méritait bien une pareille récompense. Aureste, en femme généreuse, elle m’a bien rendu ce que je lui aidonné. – J’ai eu un plaisir fou, presque convulsif et comme je neme croyais pas capable d’en éprouver. Ces baisers sonores mêlés derires éclatants, ces caresses frémissantes et pleinesd’impatience, toutes ces voluptés âcres et irritantes, ceplaisir goûté incomplètement à cause du costume et de la situation,mais plus vif cent fois que s’il eût été sans entraves, medonnèrent tellement sur les nerfs qu’il me prit des spasmes dontj’eus quelque peine à me remettre. – Tu ne saurais t’imaginer l’airtendre et fier dont Rosette me regardait tout en cherchant à mefaire revenir, et la manière pleine de joie et d’inquiétude dontelle s’empressait autour de moi : sa figure rayonnait encoredu plaisir qu’elle ressentait de produire sur moi un effetsemblable en même temps que ses yeux, tout trempés de douceslarmes, témoignaient de la peur qu’elle avait de me voir malade etde l’intérêt qu’elle prenait à ma santé. – Jamais elle ne m’a paruaussi belle qu’à ce moment-là. Il y avait quelque chose de simaternel et de si chaste dans son regard que j’oubliai totalementla scène plus qu’anacréontique qui venait de se passer, et me mis àgenoux devant elle en lui demandant la permission de baiser samain ; ce qu’elle m’accorda avec une gravité et une dignitésingulières.

Assurément, cette femme-là n’est pas aussidépravée que de C*** le prétend, et qu’elle me l’a paru biensouvent à moi-même ; sa corruption est dans son esprit et nonpas dans son cœur.

Je t’ai cité cette scène entre vingtautres : il me semble qu’après cela on peut, sans fatuitéexcessive, se croire l’amant d’une femme. – Eh bien ! c’estce que je ne fais pas. – J’étais à peine de retour chez moi quecette pensée me reprit et se mit à me travailler comme d’habitude.– Je me souvenais parfaitement de tout ce que j’avais fait et vufaire. – Les moindres gestes, les moindres poses, tous les pluspetits détails se dessinaient très nettement dans ma mémoire ;je me rappelais tout, jusqu’aux plus légères inflexions de voix,jusqu’aux plus insaisissables nuances de la volupté :seulement il ne me paraissait ; pas que ce fût à moi plutôtqu’à un autre que toutes ces choses fussent arrivées. Je n’étaispas sûr que ce ne fût une illusion, une fantasmagorie, un rêve, ouque je n’eusse lu cela quelque part, ou même que ce ne fût unehistoire composée par moi, comme je m’en suis fait bien souvent. Jecraignais d’être la dupe de ma crédulité et le jouet de quelquemystification ; et, malgré le témoignage de ma lassitude etles preuves matérielles que j’avais couché dehors, j’aurais cruvolontiers que je m’étais mis dans mes couvertures à mon heureordinaire, et que j’avais dormi jusqu’au matin.

Je suis très malheureux de ne pouvoir acquérirla certitude morale d’une chose dont j’ai la certitude physique. –C’est ordinairement l’inverse qui a lieu et c’est le fait quiprouve l’idée. Je voudrais me prouver le fait par l’idée ; jene le puis ; quoique la chose soit assez singulière, elle est.Il dépend de moi, jusqu’à un certain point, d’avoir unemaîtresse ; mais je ne puis me forcer à croire que j’en aieune tout en l’ayant. Si je n’ai pas en moi la foi nécessaire, mêmepour une chose aussi évidente, il m’est aussi impossible de croireà un fait aussi simple qu’à un autre de croire à la Trinité. La foine s’acquiert pas, et c’est un pur don, une grâce spéciale duciel.

Jamais personne autant que moi n’a désirévivre de la vie des autres, et s’assimiler une autre nature ;– jamais personne n’y a moins réussi. – Quoi que je fasse, lesautres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je nesens pas leur existence ; ce n’est pourtant pas le désir dereconnaître leur vie et d’y participer qui me manque. – C’est lapuissance ou le défaut de sympathie réelle pour quoi que ce soit.L’existence ou la non-existence d’une chose ou d’une personne nem’intéresse pas assez pour que j’en sois affecté d’une manièresensible et convaincante. – La vue d’une femme ou d’un homme quim’apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des tracesplus fortes que la vision fantastique du rêve : – il s’agiteautour de moi un pâle monde d’ombres et de semblants faux ou vraisqui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me trouve aussiparfaitement seul que possible, car aucun n’agit sur moi en bien ouen mal, et ils me paraissent d’une nature tout à fait différente. –Si je leur parle et qu’ils me répondent quelque chose qui ait à peuprès le sens commun, je suis aussi surpris que si mon chien oumon chat prenait tout à coup la parole et se mêlait à laconversation : – le son de leur voix m’étonne toujours, et jecroirais très volontiers qu’ils ne sont que de fugitives apparencesdont je suis le miroir objectif. Inférieur ou supérieur, à coup sûrje ne suis pas de leur espèce. Il y a des moments où je nereconnais que Dieu au-dessus de moi, et d’autres où je me juge àpeine l’égal du cloporte sous sa pierre ou du mollusque sur sonbanc de sable ; mais dans quelque situation d’esprit que je metrouve, haut ou bas, je n’ai jamais pu me persuader que les hommesétaient vraiment mes semblables. Quand on m’appelle monsieur, ouqu’en parlant de moi on dit : – Cet homme, – cela me paraîtfort singulier. Mon nom même me semble un nom en l’air et qui n’estpas mon véritable nom ; cependant, si bas qu’il soit prononcéau milieu du bruit le plus fort, je me retourne subitement avec unevivacité convulsive et fébrile dont je n’ai jamais bien pu merendre compte. – Est-ce la crainte de trouver dans cet homme quisait mon nom et pour qui le ne suis plus la foule un antagoniste ouun ennemi ?

C’est surtout lorsque j’ai vécu avec une femmeque j’ai le mieux senti combien ma nature repoussait invinciblementtoute alliance et toute miction. Je suis comme une goutte d’huiledans un verre d’eau. Vous aurez beau tourner et remuer, jamaisl’huile ne se pourra lier avec elle ; elle se divisera en centmille petits globules qui se réuniront et remonteront à lasurface, au premier moment de calme : la goutte d’huile et leverre d’eau, voilà mon histoire. La volupté même, cette chaîne dediamant qui lie tous les êtres, ce feu dévorant qui fond lesrochers et les métaux de l’âme et les fait retomber en pleurs,comme le feu matériel fait fondre le fer et le granit, toutepuissante qu’elle est, n’a jamais pu me dompter ou m’attendrir.Cependant j’ai les sens très vifs ; mais mon âme est pour moncorps une sœur ennemie, et le malheureux couple, comme tout couplepossible, légal ou illégal, vit dans un état de guerre perpétuel. –Les bras d’une femme, ce qui lie le mieux sur la terre, à ce qu’ondit, sont pour moi de bien faibles attaches, et je n’ai jamais étéplus loin de ma maîtresse que lorsqu’elle me serrait sur son cœur.– J’étouffais, voilà tout.

Que de fois je me suis coloré contremoi-même ! que d’efforts j’ai faits pour ne pas êtreainsi ! Comme je me suis exhorté à être tendre, amoureux,passionné ! que souvent j’ai pris mon âme par les cheveux etl’ai traînée sur mes lèvres au beau milieu d’un baiser !

Quoi que j’aie fait, elle s’est toujoursreculée en s’essuyant, aussitôt que je l’ai lâchée. Quel supplicepour cette pauvre âme d’assister aux débauches de mon corps et des’asseoir perpétuellement à des festins où elle n’a rien àmanger !

C’est avec Rosette que j’ai résolu, une foispour toutes, d’éprouver si je ne suis pas décidément insociable,et si je puis prendre assez d’intérêt dans l’existence d’une autrepour y croire. J’ai poussé les expériences jusqu’à l’épuisement, etje ne me suis pas beaucoup éclairci dans mes doutes. Avec elle, leplaisir est si vif que l’âme se trouve assez souvent, sinontouchée, au moins distraite, ce qui nuit un peu à l’exactitude desobservations. Après tout, j’ai reconnu que cela ne passait pas lapeau, et que je n’avais qu’une jouissance d’épiderme à laquellel’âme ne participait que par curiosité. J’ai du plaisir, parce queje suis jeune et ardent ; mais ce plaisir me vient de moi etnon d’un autre. La cause est dans moi-même plutôt que dansRosette.

J’ai beau faire, je n’ai pu sortir de moi uneminute.

– Je suis toujours ce que j’étais,c’est-à-dire quelque chose de très ennuyé et de très ennuyeux, quime déplaît fort. Je n’ai pu venir à bout de faire entrer dans macervelle l’idée d’un autre, dans mon âme le sentiment d’un autre,dans mon corps la douleur ou la jouissance d’un autre. – Je suisprisonnier dans moi-même, et toute évasion est impossible : leprisonnier veut s’échapper, les murs ne demandent pas mieux que decrouler, les portes que de s’ouvrir pour lui livrer passage ;je ne sais quelle fatalité retient invinciblement chaque pierre àsa place, et chaque verrou dans ses ferrures ; il m’est aussiimpossible d’admettre quelqu’un chez moi que d’aller moi-mêmechez les autres ; je ne saurais ni faire ni recevoir devisites et je vis dans le plus triste isolement au milieu de lafoule : mon lit peut n’être pas veuf, mais mon cœur l’esttoujours.

Ah ! ne pouvoir s’augmenter d’une seuleparcelle, d’un seul atome ; ne pouvoir faire couler le sangdes autres dans ses veines ; voir toujours de ses yeux, niplus clair, ni plus loin, ni autrement ; entendre les sonsavec les mêmes oreilles et la même émotion ; toucher avec lesmêmes doigts ; percevoir des choses variées avec un organeinvariable ; être condamné au même timbre de voix, au retourdes mêmes tons, des mêmes phrases et des mêmes paroles, et nepouvoir s’en aller, se dérober à soi-même, se réfugier dans quelquecoin où l’on ne se suive pas ; être forcé de se gardertoujours, de dîner et de coucher avec soi, – d’être le même hommepour vingt femmes nouvelles ; traîner, au milieu dessituations les plus étranges du drame de notre vie, un personnageobligé et dont vous savez le rôle par cœur ; penser les mêmeschoses, avoir les mêmes rêves : – quel supplice, quelennui !

J’ai désiré le cor des frères Tangut, lechapeau de Fortunatus, le bâton d’Abaris, l’anneau de Gygès ;j’aurais vendu mon âme pour arracher la baguette magique de la maind’une fée, mais je n’ai jamais rien tant souhaité que de rencontrersur la montagne, comme Tirésias le devin, ces serpents qui fontchanger de sexe ; et ce que j’envie le plus aux dieuxmonstrueux et bizarres de l’Inde, ce sont leurs perpétuelsavatarset leurs transformations innombrables.

J’ai commencé par avoir envie d’être un autrehomme ; – puis, faisant réflexion que je pouvais parl’analogie prévoir à peu près ce que je sentirais, et alors ne paséprouver la surprise et le changement attendus, j’aurais préféréd’être femme ; cette idée m’est toujours venue, lorsquej’avais une maîtresse qui n’était pas laide ; car une femmelaide est un homme pour moi, et aux instants de plaisirs j’auraisvolontiers changé de rôle, car il est bien impatientant de ne pasavoir la conscience de l’effet qu’on produit et de ne juger de lajouissance des autres que par la sienne. Ces pensées et beaucoupd’autres m’ont souvent donné, dans les moments où il était le plusdéplacé, un air méditatif et rêveur qui m’a fait accuser bien àtort vraiment de froideur et d’infidélité.

Rosette, qui ne sait pas tout cela, fortheureusement, me croit l’homme le plus amoureux de la terre ;elle prend cette impuissante fureurpour une fureur depassion, et elle se prête de son mieux à tous les capricesexpérimentaux qui me passent par la tête.

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour meconvaincre de sa possession : j’ai tâché de descendre dans soncœur, mais je me suis toujours arrêté à la première marche del’escalier, à sa peau ou sur sa bouche. Malgré l’intimité de nosrelations corporelles, je sens bien qu’il n’y a rien de communentre nous. Jamais une idée pareille aux miennes n’a ouvert sesailes dans cette tête jeune et souriante ; jamais ce cœur devie et de feu, qui soulève palpitant une gorge si ferme et si pure,n’a battu à l’unisson de mon cœur. Mon âme ne s’est jamais unieavec cette âme. Cupidon, le dieu aux ailes d’épervier, n’a pasembrassé Psyché sur son beau front d’ivoire. Non ! – cettefemme n’est pas ma maîtresse.

Si tu savais tout ce que j’ai fait pour forcermon âme à partager l’amour de mon corps ! avec quelle furiej’ai plongé ma bouche dans sa bouche, trempé mes bras dans sescheveux, et comme j’ai serré étroitement sa taille ronde et souple.Comme l’antique Salmacis, l’amoureuse du jeune Hermaphrodite, jetâchais de fondre son corps avec le mien ; je buvais sonhaleine et les tièdes larmes que la volupté faisait déborder ducalice trop plein de ses yeux. Plus nos corps s’enlaçaient et plusnos étreintes étaient intimes, moins je l’aimais. Mon âme, assisetristement, regardait d’un air de pitié ce déplorable hymen où ellen’était pas invitée, ou se voilait le front de dégoût et pleuraitsilencieusement sous le pan de son manteau. – Tout cela tientpeut-être à ce que réellement je n’aime pas Rosette, toute digned’être aimée qu’elle soit, et quelque envie que j’en aie.

Pour me débarrasser de l’idée que j’étais moi,je me suis composé des milieux très étranges, où il était tout àfait improbable que je me rencontrasse, et j’ai tâché, ne pouvantjeter mon individualité aux orties, de la dépayser de façon qu’ellene se reconnût plus. J’y ai assez médiocrement réussi, et ce diablede moi me suit obstinément ; il n’y a pas moyen de s’endéfaire ; – je n’ai pas la ressource de lui faire dire, commeaux autres importuns, que je suis sorti ou que je suis allé à lacampagne.

J’ai eu ma maîtresse au bain, et j’ai fait leTriton de mon mieux. – La mer était une fort grande cuve de marbre.– Quant à la Néréide, ce qu’elle faisait voir accusait l’eau, toutetransparente qu’elle fût, de ne pas l’être encore assez pourl’exquise beauté des choses qu’elle cachait. – Je l’aie eue lanuit, au clair de lune, dans une gondole avec de la musique.

Cela serait fort commun à Venise, mais icicela l’est fort peu. – Dans sa voiture lancée au grand galop, aumilieu du bruit des roues, des sauts et des cahots, tantôtilluminés par les lanternes, tantôt plongés dans la plus profondeobscurité… – C’est une manière qui ne manque pas d’un certainpiquant, et je te conseille d’en user : mais j’oubliais que tues un vénérable patriarche, et que tu ne donnes point dans depareils raffinements. – Je suis entré chez elle par la fenêtre,ayant la clef de la porte dans ma poche. – Je l’ai fait venir chezmoi en plein jour, et enfin je l’ai compromise de telle façonque personne maintenant (excepté moi, bien entendu) ne doutequ’elle ne soit ma maîtresse.

À cause de toutes ces inventions qui, si jen’étais aussi jeune, auraient l’air des ressources d’un libertinblasé, Rosette m’adore principalement et par-dessus tous autres.Elle y voit l’ardeur d’un amour pétulant que rien ne peut contenir,et qui est le même malgré la diversité des temps et des lieux. Elley voit l’effet sans cesse renaissant de ses charmes et le triomphede sa beauté, et, en vérité, je voudrais qu’elle eût raison, et cen’est point ma faute ni la sienne non plus, il faut être juste, sielle ne l’a pas.

Le seul tort que j’aie envers elle, c’estd’être moi. Si je lui disais cela, l’enfant répondrait bien viteque c’est précisément mon plus grand mérite à ses yeux ; cequi serait plus obligeant que sensé.

Une fois, – c’était dans les commencements denotre liaison, – j’ai cru être arrivé à mon but, une minute j’aicru avoir aimé ; – j’ai aimé. – Ô mon ami ! je n’ai vécuque cette minute-là, et, si cette minute eût été une heure, jefusse devenu un dieu – Nous étions sortis tous les deux à cheval,moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige quia l’air d’une licorne, tant elle a les pieds déliés et l’encoluresvelte. Nous suivions une grande allée d’ormes d’une hauteurprodigieuse ; le soleil descendait sur nous, tiède etblond, tamisé par les déchiquetures du feuillage, – des losangesd’outremer scintillaient par places dans des nuages pommelés, degrandes lignes d’un bleu pâle jonchaient les bords de l’horizon etse changeaient en un vert pomme extrêmement tendre, lorsqu’elles serencontraient avec les tons orangés du couchant. – L’aspect du cielétait charmant et singulier ; la brise nous apportait je nesais quelle odeur de fleurs sauvages on ne peut plus ravissante. –De temps en temps un oiseau partait devant nous et traversaitl’allée en chantant. – La cloche d’un village que l’on ne voyaitpas sonnait doucement l’Angélus, et les sons argentins, qui ne nousarrivaient qu’atténués par l’éloignement, avaient une douceurinfinie. Nos bêtes allaient le pas et marchaient côte à côte d’unemanière si égale que l’une ne dépassait pas l’autre. – Mon cœur sedilatait, et mon âme débordait sur mon corps. – Je n’avais jamaisété si heureux. Je ne disais rien, ni Rosette non plus, et pourtantnous ne nous étions jamais aussi bien entendus. – Nous étions siprès l’un de l’autre que ma jambe touchait le ventre du cheval deRosette. Je me penchai vers elle et passai mon bras autour de sataille ; elle fit le même mouvement de son côté, et renversasa tête sur mon épaule. Nos bouches se prirent ; ô quel chasteet délicieux baiser ! – Nos chevaux marchaient toujours avecleur bride flottante sur le cou. – Je sentais le bras deRosette se relâcher et ses reins ployer de plus en plus. –Moi-même je faiblissais et j’étais près de m’évanouir. – Ah !je t’assure que dans ce moment-là je ne songeais guère si j’étaismoi ou un autre. Nous allâmes ainsi jusqu’au bout de l’allée, où unbruit de pas nous fit reprendre brusquement notre position ;c’étaient des gens de connaissance aussi à cheval qui vinrent ànous et nous parlèrent. Si j’avais eu des pistolets, je crois quej’aurais tiré sur eux.

Je les regardais d’un air sombre et furieux,qui aura dû leur paraître bien singulier. – Après tout, j’avaistort de me mettre si fort en colère contre eux, car ils m’avaientrendu, sans le vouloir, le service de couper mon plaisir à point,au moment où, par son intensité même, il allait devenir une douleurou s’affaisser sous sa violence. – C’est une science que l’on neregarde pas avec tout le respect qu’on lui doit que celle des’arrêter à temps. – Quelquefois, en étant couché avec une femme,on lui passe le bras sous la taille : c’est d’abord une grandevolupté de sentir la tiède chaleur de son corps, la chair douce etveloutée de ses reins, l’ivoire poli de ses flancs et de refermersa main sur sa gorge qui se dresse et frissonne. – La belles’endort dans cette position amoureuse et charmante ; lacambrure de ses reins devient moins prononcée ; sa gorges’apaise ; son flanc est soulevé par la respiration plus largeet plus régulière du sommeil ; ses muscles se dénouent, satête roule dans ses cheveux. – Cependant votre bras est pluspressé, vous commencez à vous apercevoir que c’est une femme et nonpas une sylphide : – mais vous n’ôteriez votre bras pour rienau monde, il y a beaucoup de raisons pour cela : la première,c’est qu’il est assez dangereux de réveiller une femme avec quil’on est couché ; il faut être en état de substituer au rêvedélicieux qu’elle fait sans doute une réalité encore plusdélicieuse ; la seconde, c’est qu’en la priant de se souleverpour retirer votre bras vous lui dites d’une manière indirectequ’elle est lourde et qu’elle vous gêne, ce qui n’est pas honnête,ou bien vous lui faites entendre que vous êtes faible ou fatigué,chose extrêmement humiliante pour vous et qui vous nuira infinimentdans son esprit ; – la troisième est que, comme l’on a eu duplaisir dans cette position, l’on croit qu’en la gardant on pourraen éprouver encore, en quoi l’on se trompe. – Le pauvre bras setrouve pris sous la masse qui l’opprime, le sang s’arrête, lesnerfs sont tiraillés, et l’engourdissement vous picote avec sesmillions d’aiguilles : vous êtes une manière de petit MilonCrotoniate, et le matelas de votre lit et le dos de votre divinitéreprésentent assez exactement les deux parties de l’arbre qui sesont rejointes. – Le jour vient enfin, qui vous délivre de cemartyre, et vous sautez à bas de ce chevalet avec plusd’empressement qu’aucun mari n’en met à descendre del’échafaud nuptial.

Ceci est l’histoire de bien des passions.

– C’est celle de tous les plaisirs.

Quoi qu’il en soit, – malgré l’interruption ouà cause de l’interruption, jamais volupté pareille n’a passé sur matête : je me sentais réellement un autre. L’âme de Rosetteétait entrée tout entière dans mon corps. – Mon âme m’avait quittéet remplissait son cœur comme son âme à elle remplissait le mien. –Sans doute, elles s’étaient rencontrées au passage dans ce longbaiser équestre, comme Rosette l’a appelé depuis (ce qui m’a fâchépar parenthèse), et s’étaient traversées et confondues aussiintimement que le peuvent faire les âmes de deux créaturesmortelles sur un grain de boue périssable.

Les anges doivent assurément s’embrasserainsi, et le vrai paradis n’est pas au ciel, mais sur la bouched’une personne aimée.

J’ai attendu vainement une minute pareille, etj’en ai sans succès provoqué le retour. Nous avons été bien souventnous promener à cheval dans l’allée du bois, par de beaux couchersde soleil ; les arbres avaient la même verdure, les oiseauxchantaient la même chanson, mais nous trouvions le soleil terne, lefeuillage jauni : le chant des oiseaux nous paraissait aigreet discordant, l’harmonie n’était plus en nous. Nous avons mis noschevaux au pas, et nous avons essayé le même baiser. – Hélas !nos lèvres seules se joignaient, et ce n’était que le spectre del’ancien baiser. – Le beau, le sublime, le divin, le seul vraibaiser que j’aie donné et reçu en ma vie était envolé à toutjamais. – Depuis ce jour-là je suis toujours revenu du bois avec unfond de tristesse inexprimable. – Rosette, toute gaie et folâtrequ’elle soit habituellement, ne peut échapper à cette impression,et sa rêverie se trahit par une petite moue délicatement plisséequi vaut au moins son sourire.

Il n’y a guère que la fumée du vin et le grandéclat des bougies qui me puissent faire revenir de cesmélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des condamnés àmort, silencieusement et coup sur coup, jusqu’à ce que nous ayonsatteint la dose qu’il nous faut ; alors nous commençons à rireet à nous moquer du meilleur cœur de ce que nous appelons notresentimentalité.

Nous rions, – parce que nous ne pouvonspleurer. – Ah ! qui pourra faire germer une larme au fond demon œil tari ?

Pourquoi ai-je eu tant de plaisir cesoir-là ? Il me serait bien difficile de le dire. J’étaispourtant le même homme, Rosette la même femme. Ce n’était pas lapremière fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nousavions déjà vu se coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pasautrement touchés que la vue d’un tableau que l’on admire, selonque les couleurs en sont plus ou moins brillantes. Il y a plusd’une allée d’ormes et de marronniers dans le monde, et celle-làn’était pas la première que nous parcourions ; qui donc nous ya fait trouver un charme si souverain, qui métamorphosait lesfeuilles mortes en topazes, les feuilles vertes en émeraudes, quiavait doré tous ces atomes voltigeants, et changé en perles toutesces gouttes d’eau égrenées sur la pelouse, qui donnait une harmoniesi douce aux sons d’une cloche habituellement discordante, et auxpiaillements de je ne sais quels oisillons ? – Il fallaitqu’il y eût dans l’air une poésie bien pénétrante puisque noschevaux mêmes paraissaient la sentir.

Rien au monde cependant n’était plus pastoralet plus simple : quelques arbres, quelques nuages, cinq ou sixbrins de serpolet, une femme et un rayon de soleil brochant sur letout comme un chevron d’or sur un blason. – Il n’y avaitd’ailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni étonnement. Je mereconnaissais bien. Je n’étais jamais venu dans cet endroit, maisje me rappelais parfaitement et la forme des feuilles et laposition des nuées, cette colombe blanche qui traversait le ciel,s’envolait dans la même direction ; cette petite clocheargentine, que j’entendais pour la première fois, avait biensouvent tinté à mon oreille, et sa voix me semblait une voixd’amie ; j’avais, sans y être jamais passé, parcouru cetteallée bien des fois avec des princesses montées sur deslicornes ; les plus voluptueux de mes rêves s’y allaientpromener tous les soirs, et mes désirs s’y étaient donné desbaisers absolument pareils à celui échangé par moi et Rosette. – Cebaiser n’avait rien de nouveau pour moi ; mais il était telque j’avais pensé qu’il serait. C’est peut-être la seule fois de mavie que je n’ai pas été désappointé, et que la réalité m’a paruaussi belle que l’idéal. – Si je pouvais trouver une femme, unpaysage, une architecture, quelque chose qui répondit à mon désirintime aussi parfaitement que cette minute-là a répondu à la minuteque j’avais rêvée, je n’aurais rien à envier aux dieux, et jerenoncerais très volontiers à ma stalle du paradis. – Mais, envérité, je ne crois pas qu’un homme de chair pût résister une heureà des voluptés si pénétrantes ; deux baisers comme celapomperaient une existence entière, et feraient vide complet dansune âme et dans un corps. – Ce n’est pas cette considération-là quim’arrêterait ; car, ne pouvant prolonger ma vie indéfiniment,il m’est égal de mourir, et j’aimerais mieux mourir de plaisir quede vieillesse ou d’ennui. Mais cette femme n’existe pas. – Si, elleexiste ; – je n’en suis peut-être séparé que par une cloison.– Je l’ai peut-être coudoyée hier ou aujourd’hui.

Que manque-t-il à Rosette pour être cettefemme-là ? – Il lui manque que je le croie. Quelle fatalité mefait donc avoir toujours pour maîtresses des femmes que je n’aimepas. Son cou est assez poli pour y suspendre les colliers les mieuxouvrés ; ses doigts sont assez effilés pour faire honneuraux plus belles et aux plus riches bagues ; le rubis rougiraitde plaisir de briller au bout vermeil de son oreilledélicate ; sa taille pourrait ceindre le ceste de Vénus ;mais c’est l’amour seul qui sait nouer l’écharpe de samère.

Tout le mérite qu’a Rosette est en elle, je nelui ai rien prêté. Je n’ai pas jeté sur sa beauté ce voile deperfection dont l’amour enveloppe la personne aimée ; – levoile d’Isis est un voile transparent à côté de celui-là. – Il n’ya que la satiété qui en puisse lever le coin.

Je n’aime pas Rosette ; du moins l’amourque j’ai pour elle, si j’en ai, ne ressemble pas à l’idée que je mesuis faite de l’amour. – Après cela mon idée n’est peut-être pasjuste. Je n’ose rien décider. Toujours est-il qu’elle me rend toutà fait insensible au mérite des autres femmes, et je n’ai désirépersonne avec un peu de suite depuis que je la possède. – Si elle aà être jalouse, ce n’est que de fantômes, ce dont elle s’inquièteassez peu, et pourtant mon imagination est sa plus redoutablerivale ; c’est une chose dont, avec toute sa finesse, elle nes’apercevra probablement jamais.

Si les femmes savaient cela ! – Qued’infidélités l’amant le moins volage fait à la maîtresse la plusadorée ! – Il est à présumer que les femmes nous le rendent etau-delà ; mais elles font comme nous, et n’en disent rien. –Une maîtresse est un thème obligé qui disparaît ordinairement sousles fioritures et les broderies. – Bien souvent les baisersqu’on lui donne ne sont pas pour elle ; c’est l’idée d’uneautre femme que l’on embrasse dans sa personne, et elle profiteplus d’une fois (si cela peut s’appeler un profit) des désirsinspirés par une autre. Ah ! que de fois, pauvre Rosette, tuas servi de corps à mes rêves et donné une réalité à tesrivales ; que d’infidélités dont tu as été involontairement lacomplice ! Si tu avais pu penser, aux moments où mes bras teserraient avec tant de force, où ma bouche s’unissait le plusétroitement à la tienne, que ta beauté et ton amour n’y étaientpour rien, que ton idée était à mille lieues de moi ; si l’ont’avait dit que ces yeux, voilés d’amoureuses langueurs, nes’abaissaient que pour ne pas te voir et ne pas dissiper l’illusionque tu ne servais qu’à compléter, et qu’au lieu d’être unemaîtresse tu n’étais qu’un instrument de volupté, un moyen detromper un désir impossible à réaliser !

Ô célestes créatures, belles vierges frêles etdiaphanes qui penchez vos yeux de pervenche et joignez vos mains delis sur les tableaux à fond d’or des vieux maîtres allemands,saintes des vitraux, martyres des missels qui souriez si doucementau milieu des enroulements des arabesques, et qui sortez si blondeset si fraîches de la cloche des fleurs ! – ô vous, bellescourtisanes couchées toutes nues dans vos cheveux sur des litssemés de roses, sous de larges rideaux pourpres, avec vos braceletset vos colliers de grosses perles, votre éventail et vos miroirsoù le couchant accroche dans l’ombre une flamboyantepaillette ! – brunes filles du Titien, qui nous étalez sivoluptueusement vos hanches ondoyantes, vos cuisses fermes etdures, vos ventres polis et vos reins souples et musculeux ! –antiques déesses, qui dressez votre blanc fantôme sous les ombragesdu jardin ! – vous faites partie de mon sérail ; je vousai possédées tour à tour. – Sainte Ursule, j’ai baisé tes mains surles belles mains de Rosette ; – j’ai joué avec les noirscheveux de la Muranèse, et jamais Rosette n’a eu tant de peine à serecoiffer ; virginale Diane, j’ai été avec toi plus qu’Actéon,et je n’ai pas été changé en cerf : c’est moi qui ai remplacéton bel Endymion ! – Que de rivales dont on ne se défie pas,et dont on ne peut se venger ! encore ne sont-elles pastoujours peintes ou sculptées !

Femmes, quand vous voyez votre amant devenirplus tendre que de coutume, vous étreindre dans ses bras avec uneémotion extraordinaire ; quand il plongera sa tête dans vosgenoux et la relèvera pour vous regarder avec des yeux humides eterrants ; quand la jouissance ne fera qu’augmenter son désir,et qu’il éteindra votre voix sous ses baisers, comme s’il craignaitde l’entendre, soyez certaines qu’il ne sait seulement pas si vousêtes là ; qu’il a, en ce moment, rendez-vous avec une chimèreque vous rendez palpable, et dont vous jouez le rôle. – Bien deschambrières ont profité de l’amour qu’inspiraient des reines. –Bien des femmes ont profité de l’amour qu’inspiraient des déesses,et une réalité assez vulgaire a souvent servi de socle à l’idoleidéale. C’est pourquoi les poètes prennent habituellement d’assezsales guenipes pour maîtresses. – On peut coucher dix ans avec unefemme sans l’avoir jamais vue ; – c’est l’histoire de beaucoupde grands génies et dont les relations ignobles ou obscures ontfait l’étonnement du monde.

Je n’ai fait à Rosette que des infidélités dece genre-là. Je ne l’ai trahie que pour des tableaux et desstatues, et elle a été de moitié dans la trahison. Je n’ai pas surla conscience le plus petit péché matériel à me reprocher. Je suis,de ce côté, aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant, sansêtre amoureux de personne, je désirerais l’être de quelqu’un. – Jene cherche pas l’occasion, et je ne serais pas fâché qu’ellevînt ; si elle venait, je ne m’en servirais peut-être pas, carj’ai la conviction intime qu’il en serait de même avec une autre,et j’aime mieux qu’il en soit ainsi avec Rosette qu’avec touteautre ; car, la femme ôtée, il me reste du moins un jolicompagnon plein d’esprit, et très agréablement démoralisé ; etcette considération n’est pas une des moindres qui me retiennent,car, en perdant la maîtresse, je serais désolé de perdrel’amie.

Chapitre 4

 

Sais-tu que voilà tantôt cinq mois, – oui,cinq mois, tout autant, cinq éternités que je suis le Céladon enpied de madame Rosette ? Cela est du dernier beau. Je ne meserais pas cru aussi constant, ni elle non plus, je gage. Noussommes en vérité un couple de pigeons plumés, car il n’y a que destourterelles pour avoir de ces tendresses-là. Avons-nousroucoulé ! nous sommes-nous becquetés ! quels enlacementsde lierre ! quelle existence à deux ! Rien au monden’était plus touchant, et nos deux pauvres petits cœurs auraient puse mettre sur un cartel, enfilés par la même broche, avec uneflamme en coup de vent.

Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, carnous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, – laporte toujours fermée à tout le monde ; – n’y a-t-il pas dequoi avoir la peau de poule rien que d’y songer ! Ehbien ! c’est une chose qu’il faut dire à la gloire del’incomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et cetemps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma vie. Jene crois pas qu’il soit possible d’occuper d’une manière plussoutenue et plus amusante un homme qui n’a point de passion, etDieu sait quel terrible désœuvrement est celui qui provient d’uncœur vide ! On ne peut se faire une idée des ressources decette femme. – Elle a commencé à les tirer de son esprit, puis deson cœur, car elle m’aime à l’adoration. – Avec quel art elleprofite de la moindre étincelle, et comme elle sait en faire unincendie ! comme elle dirige habilement les petits mouvementsde l’âme ! comme elle fait tourner la langueur en rêverietendre ! et par combien de chemins détournés fait-elle revenirà elle l’esprit qui s’en éloigne ! – C’estmerveilleux !

– Et je l’admire comme un des plus hautsgénies qui soient.

Je suis venu chez elle fort maussade, de fortmauvaise humeur et cherchant une querelle. Je ne sais comment lasorcière faisait, au bout de quelques minutes elle m’avait forcé àlui dire des choses galantes, quoique je n’en eusse pas la moindreenvie, à lui baiser les mains et à rire de tout mon cœur, quoiqueje fusse d’une colère épouvantable. A-t-on une idée d’une tyranniepareille ? – Cependant, si habile qu’elle soit, le tête-à-têtene peut se prolonger plus longtemps, et, dans cette dernièrequinzaine, il m’est arrivé assez souvent, ce que je n’avais jamaisfait jusque-là, d’ouvrir les livres qui sont sur la table, et d’enlire quelques lignes dans les interstices de la conversation.Rosette l’a remarqué et en a conçu un effroi qu’elle a eu peine àdissimuler, et elle a fait emporter tous les livres de son cabinet.J’avoue que je les regrette, quoique je n’ose pas les redemander. –L’autre jour, – symptôme effrayant ! – quelqu’un est venupendant que nous étions ensemble, et, au lieu d’enrager comme jefaisais dans les commencements, j’en ai éprouvé une espèce dejoie. J’ai presque été aimable : j’ai soutenu la conversationque Rosette tâchait de laisser tomber afin que le monsieur s’enallât, et, quand il fut parti, je me mis à dire qu’il ne manquaitpas d’esprit et que sa société était assez agréable. Rosette me fitsouvenir qu’il y avait deux mois que je l’avais précisément trouvéstupide et le plus sot fâcheux qui fût sur la terre, ce à quoi jen’eus rien à répondre, car en vérité je l’avais dit ; etj’avais cependant raison, malgré ma contradiction apparente :car la première fois il dérangeait un tête-à-tête charmant, et laseconde fois il venait au secours d’une conversation épuisée etlanguissante (d’un côté du moins), et m’évitait, pour ce jour-là,une scène de tendresse assez fatigante à jouer.

Voilà où nous en sommes ; – la positionest grave, – surtout quand il y en a un des deux qui est encoreépris et qui s’attache désespérément aux restes de l’amour del’autre. Je suis dans une perplexité grande. – Quoique je ne soispas amoureux de Rosette, j’ai pour elle une très grande affection,et je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. – Je veuxqu’elle croie, aussi longtemps que possible, que je l’aime.

En reconnaissance de toutes ces heures qu’ellea rendues ailées, en reconnaissance de l’amour qu’elle m’a donnépour du plaisir, je le veux. – Je la tromperai ; mais unetromperie agréable ne vaut-elle pas mieux qu’une véritéaffligeante ? – car jamais je n’aurai le cœur de lui direque je ne l’aime pas. – La vaine ombre d’amour dont elle se repaîtlui paraît si adorable et si chère, elle embrasse ce pâle spectreavec tant d’ivresse et d’effusion que je n’ose le faireévanouir ; cependant j’ai peur qu’elle ne s’aperçoive à la finque ce n’est après tout qu’un fantôme. Ce matin nous avons euensemble un entretien que je vais rapporter sous sa formedramatique pour plus de fidélité, et qui me fait craindre de nepouvoir prolonger notre liaison bien longtemps.

La scène représente le lit de Rosette. Unrayon de soleil plonge à travers les rideaux : il est dixheures. Rosette a un bras sous mon cou et ne remue pas, de peur dem’éveiller. De temps en temps, elle se soulève un peu sur le coudeet penche sa figure sur la mienne en retenant son souffle. Je voistout cela à travers le grillage de mes cils, car il y a une heureque je ne dors plus. La chemise de Rosette a un tour de gorge demalines toute déchirée : la nuit a été orageuse ; sescheveux s’échappent confusément de son petit bonnet. Elle est aussijolie que peut l’être une femme que l’on n’aime point et avec quil’on est couché.

ROSETTE, voyant que je ne dors plus. –Ô le vilain dormeur !

Moi, baillant. – Haaa !

ROSETTE. – Ne bâillez donc pas comme cela, ouje ne vous embrasserai pas de huit jours.

Moi. – Ouf !

ROSETTE. – Il paraît, monsieur, que vous netenez pas beaucoup à ce que je vous embrasse ?

Moi. – Si fait.

ROSETTE. – Comme vous dites cela d’une manièredégagée ! – C’est bon ; vous pouvez compter que, d’ici àhuit jours, je ne vous toucherai du bout des lèvres. – C’estaujourd’hui mardi : ainsi à mardi prochain.

Moi. – Bah !

ROSETTE. – Comment Bah !

Moi. – Oui, bah ! tu m’embrasseras avantce soir, ou je meurs.

ROSETTE. – Vous mourrez ! Est-ilfat ? Je vous ai gâté, monsieur.

Moi. – Je vivrai. – Je ne suis pas fat et tune m’as pas gâté, au contraire. – D’abord, le demande lasuppression du monsieur ; je suis assez de tesconnaissances pour que tu m’appelles par mon nom et que tu metutoies.

ROSETTE. – Je t’ai gâté, d’Albert !

Moi. – Bien. – Maintenant approche tabouche.

ROSETTE. – Non, mardi prochain.

Moi. – Allons donc ! est-ce que nous nenous caresserons plus maintenant que le calendrier à la main ?nous sommes un peu trop jeunes tous les deux pour cela. – Çà, votrebouche, mon infante, ou je m’en vais attraper un torticolis.

ROSETTE. – Point.

Moi. – Ah ! vous voulez qu’on vous viole,mignonne ; pardieu ! l’on vous violera. – La chose estfaisable, quoique peut-être elle n’ait pas encore été faite.

ROSETTE. – Impertinent !

Moi. – Remarque, ma toute belle, que je t’aifait la galanterie d’un peut-être ; c’est forthonnête de ma part. – Mais nous nous éloignons du sujet. Penche tatête. Voyons : qu’est-ce que cela, ma sultane favorite ?et quelle mine maussade nous avons ! Nous voulons baiser unsourire et non pas une moue.

ROSETTE, se baissant pour m’embrasser.– Comment veux-tu que je rie ? tu me dis des choses sidures !

Moi. – Mon intention est de t’en dire de forttendres. – Pourquoi veux-tu que je te dise des chosesdures ?

ROSETTE. – Je ne sais – ; mais vous m’endites.

Moi. – Tu prends pour des duretés desplaisanteries sans conséquence.

ROSETTE. – Sans conséquence ! Vousappelez cela sans conséquence ? tout en a en amour. – Tenez,j’aimerais mieux que vous me battissiez que de rire comme vousfaites.

Moi – Tu voudrais donc me voirpleurer ?

ROSETTE. – Vous allez toujours d’une extrémitéà l’autre. On ne vous demande pas de pleurer, mais de parlerraisonnablement et de quitter ce petit ton persifleur qui vous vafort mal.

Moi. – Il m’est impossible de parlerraisonnablement et de ne pas persifler ; alors je vais tebattre, puisque c’est dans tes goûts.

ROSETTE. – Faites.

Moi, lui donnant quelques petitestapes sur les épaules. – J’aimerais mieux me couper la têtemoi-même que de me gâter ton adorable corps et de marbrer de bleula blancheur de ce dos charmant. – Ma déesse, quel que soit leplaisir qu’une femme ait à être battue, en vérité, vous ne le serezpoint.

ROSETTE. – Vous ne m’aimez plus.

Moi. – Voici qui ne découle pas trèsdirectement de ce qui précède ; cela est à peu près aussilogique que de dire : – Il pleut, donc ne me donnez pas monparapluie ; ou : Il fait froid, ouvrez la fenêtre.

ROSETTE. – Vous ne m’aimez pas, vous ne m’avezjamais aimée.

Moi. – Ah ! la chose se complique :vous ne m’aimez plus et vous ne m’avez jamais aimée. Ceci estpassablement contradictoire : comment puis-je cesser de faireune chose que je n’ai jamais commencée ? – Tu vois bien,petite reine, que tu ne sais ce que tu dis et que tu es trèsparfaitement absurde.

ROSETTE. – J’avais tant envie d’être aimée devous que j’ai aidé moi-même à me faire illusion. On croit aisémentce que l’on désire ; mais maintenant je vois bien que je mesuis trompée. – Vous vous êtes trompé vous-même ; vous avezpris un goût pour de l’amour, et du désir pour de la passion. – Lachose arrive tous les jours. Je ne vous en veux pas : il n’apas dépendu de vous que vous ne soyez amoureux ; c’est à monpeu de charmes que je dois m’en prendre. J’aurais dû être plusbelle, plus enjouée, plus coquette ; j’aurais dû tâcher demonter jusqu’à toi, ô mon poète ! au lieu de vouloir te fairedescendre jusqu’à moi : j’ai eu peur de te perdre dans lesnuages, et j’ai craint que ta tête ne me dérobât ton cœur. – Jet’ai emprisonné dans mon amour, et j’ai cru, en me donnant à toitout entière, que tu en garderais quelque chose…

Moi. – Rosette, recule-toi un peu ; tacuisse me brûle, – tu es comme un charbon ardent.

ROSETTE. – Si je vous gêne, je vais me lever.– Ah ! cœur de rocher, les gouttes d’eau percent la pierre, etmes larmes ne te peuvent pénétrer. (Elle pleure.)

Moi. – Si vous pleurez comme cela, vous allezassurément changer notre lit en baignoire. – Que dis-je, enbaignoire ? en océan. – Savez-vous nager, Rosette ?

ROSETTE. – Scélérat !

Moi. – Allons, voilà que je suis unscélérat ! Vous me flattez, Rosette, je n’ai point cethonneur : je suis un bourgeois débonnaire, hélas ! et jen’ai pas commis le plus petit crime ; j’ai peut-être fait unesottise, qui est de vous avoir aimée éperdument : voilà tout.– Voulez-vous donc à toute force m’en faire repentir ? – Jevous ai aimée, et je vous aime le plus que je peux. Depuis que jesuis votre amant, j’ai toujours marché dans votre ombre : jevous ai donné tout mon temps, mes jours et mes nuits. Je n’ai pointfait de grandes phrases avec vous, parce que je ne les aimequ’écrites ; mais je vous ai donné mille preuves de matendresse. Je ne vous parlerai pas de la fidélité la plus exacte,cela va sans dire ; enfin je suis maigri de sept quarteronsdepuis que vous êtes ma maîtresse. Que voulez-vous de plus ?Me voilà dans votre lit ; j’y étais hier, j’y serai demain.Est-ce ainsi que l’on se conduit avec les gens que l’on n’aimepas ? Je fais tout ce que tu veux ; tu dis : Allons,je vais ; restons, je reste ; je suis le plus admirableamoureux du monde, ce me semble.

ROSETTE. – C’est précisément ce dont je meplains, – le plus parfait amoureux du monde en effet.

Moi. – Qu’avez-vous à me reprocher ?

ROSETTE. – Rien, et j’aimerais mieux avoir àme plaindre de vous.

Moi. – Voici une étrange querelle.

ROSETTE. – C’est bien pis. – Vous ne m’aimezpas. – Je n’y puis rien, ni vous non plus. – Que voulez-vous qu’onfasse à cela ? Assurément, je préférerais avoir quelque fauteà vous pardonner. – Je vous gronderais, vous vous excuseriez tantbien que mal, et nous nous raccommoderions.

Moi. – Ce serait tout bénéfice pour toi. Plusle crime serait grand, plus la réparation seraitéclatante.

ROSETTE. – Vous savez bien, monsieur, que jene suis pas encore réduite à employer cette ressource et que si jevoulais tout à l’heure, quoique vous ne m’aimiez pas, et que nousnous querellions…

Moi. – Oui, je conviens que c’est un pur effetde ta clémence… Veuille donc un peu ; cela vaudrait mieux quede syllogiser à perte de vue comme nous faisons.

ROSETTE. – Vous voulez couper court à uneconversation qui vous embarrasse ; mais, s’il vous plaît, monbel ami, nous nous contenterons de parler.

Moi. – C’est un régal peu cher. – Je t’assureque tu as tort ; car tu es jolie à ravir, et je sens pour toides choses…

ROSETTE. – Que vous m’exprimerez une autrefois.

Moi. – Oh çà, – mon adorable, vous êtes doncune petite tigresse d’Hyrcanie, vous êtes aujourd’hui d’une cruauténon pareille ! – Est-ce que cette démangeaison vous est venue,de vous faire vestale ? – Le caprice serait original.

ROSETTE. – Pourquoi pas ? l’on en a vu deplus bizarres ; mais, à coup sûr, je serai vestale pour vous.– Apprenez, monsieur, que je ne me livre qu’aux gens qui m’aimentou dont je crois être aimée. – Vous n’êtes dans aucun de ces deuxcas. – Permettez que je me lève.

Moi. – Si tu te lèves, je me lèverai aussi.– Tu auras la peine de te recoucher : voilà tout.

ROSETTE. – Laissez-moi !

Moi. – Pardieu non !

ROSETTE, se débattant. – Oh !vous me lâcherez !

Moi. – J’ose, madame, vous assurer lecontraire.

ROSETTE, voyant qu’elle n’est pas la plusforte. – Eh bien ! je reste ; vous me serrez le brasd’une force !… Que voulez-vous de moi ?

Moi. – Je pense que vous le savez. – Je ne mepermettrais pas de dire ce que je me permets de faire ; jerespecte trop la décence.

ROSETTE, déjà dans l’impossibilité de sedéfendre. – À condition que tu m’aimeras beaucoup… Je merends.

Moi. – Il est un peu tard pour capituler,lorsque l’ennemi est déjà dans la place.

ROSETTE, me jetant les bras autour du cou,à moitié pâmée. – Sans condition… Je m’en remets à tagénérosité.

Moi. – Tu fais bien.

Ici, mon cher ami, je pense qu’il ne seraitpas hors de propos de mettre une ligne de points, car le reste dece dialogue ne se pourrait guère traduire que par desonomatopées.

……  …  …  … .

Le rayon de soleil, depuis le commencement decette scène, a eu le temps de faire le tour de la chambre. Uneodeur de tilleul arrive du jardin, suave et pénétrante. Le tempsest le plus beau qui se puisse voir ; le ciel est bleu commela prunelle d’une Anglaise. Nous nous levons, et, après avoirdéjeuné de grand appétit, nous allons faire une longue promenadechampêtre. La transparence de l’air, la splendeur de la campagne etl’aspect de cette nature en joie m’ont jeté dans l’âme assez desentimentalité et de tendresse pour faire convenir Rosette qu’aubout du compte j’avais une manière de cœur tout comme unautre.

N’as-tu jamais remarqué comme l’ombre desbois, le murmure des fontaines, le chant des oiseaux, les riantesperspectives, l’odeur du feuillage et des fleurs, tout ce bagage del’églogue et de la description, dont nous sommes convenus de nousmoquer, n’en conserve pas moins sur nous, si dépravés que noussoyons, une puissance occulte à laquelle il est impossible derésister ? Je te confierai, sous le sceau du plus grandsecret, que je me suis surpris tout récemment encore dansl’attendrissement le plus provincial à l’endroit du rossignol quichantait. – C’était dans le jardin de *** ; le ciel, quoiqu’ilfit tout à fait nuit, avait une clarté presque égale à celle duplus beau jour ; il était si profond et si transparent que leregard pénétrait aisément jusqu’à Dieu. Il me semblait voir flotterles derniers plis de la robe des anges sur les blanches sinuositésdu chemin de saint Jacques. La lune était levée, mais un grandarbre la cachait entièrement ; elle criblait son noirfeuillage d’un million de petits trous lumineux, et y attachaitplus de paillettes que n’en eut jamais l’éventail d’une marquise.Un silence plein de bruits et de soupirs étouffés se faisaitentendre par tout le jardin (ceci ressemble peut-être à du pathos,mais ce n’est pas ma faute) ; quoique je ne visse rien que lalueur bleue de la lune, il me semblait être entouré d’unepopulation de fantômes inconnus et adorés, et je ne me sentais passeul, bien qu’il n’y eût plus que moi sur la terrasse. – Je nepensais pas, je ne rêvais pas, j’étais confondu avec la nature quim’environnait, je me sentais frissonner avec le feuillage, miroiteravec l’eau, reluire avec le rayon, m’épanouir avec la fleur ;je n’étais pas plus moi que l’arbre, l’eau ou la belle-de-nuit.J’étais tout cela, et je ne crois pas qu’il soit possible d’êtreplus absent de soi-même que je l’étais à cet instant-là. Tout àcoup, comme s’il allait arriver quelque chose d’extraordinaire, lafeuille s’arrêta au bout de la branche, la goutte d’eau de lafontaine resta suspendue en l’air et n’acheva pas de tomber. Lefilet d’argent, parti du bord de la lune, demeura en chemin :mon cœur seul battait avec une telle sonorité qu’il me semblaitremplir de bruit tout ce grand espace. – Mon cœur cessa de battre,et il se fit un tel silence que l’on eût entendu pousser l’herbe etprononcer un mot tout bas à deux cents lieues. Alors le rossignol,qui probablement n’attendait que cet instant pour commencerà chanter, fit jaillir de son petit gosier une note tellement aiguëet éclatante que je l’entendis par la poitrine autant que par lesoreilles. Le son se répandit subitement dans ce ciel cristallin,vide de bruits, et y fit une atmosphère harmonieuse, où les autresnotes qui le suivirent voltigeaient en battant des ailes. – Jecomprenais parfaitement ce qu’il disait, comme si j’eusse eu lesecret du langage des oiseaux. C’était l’histoire des amours que jen’ai pas eues que chantait ce rossignol. Jamais histoire n’a étéplus exacte et plus vraie. Il n’omettait pas le plus petit détail,la plus imperceptible nuance. Il me disait ce que je n’avais pas pume dire, il m’expliquait ce que je n’avais pu comprendre ; ildonnait une voix à ma rêverie, et faisait répondre le fantômejusqu’alors muet. Je savais que j’étais aimé, et la roulade la pluslangoureusement filée m’apprenait que je serais heureux bientôt. Ilme semblait voir à travers les trilles de son chant et sous lapluie de notes s’étendre vers moi, dans un rayon de lune, les brasblancs de ma bien-aimée. Elle s’élevait lentement avec le parfum ducœur d’une large rose à cent feuilles. – Je n’essayerai pas de tedécrire sa beauté. Il est des choses auxquelles les mots serefusent. Comment dire l’indicible ? comment peindre ce quin’a ni forme ni couleur ? comment noter une voix sans timbreet sans paroles ?

– Jamais je n’ai eu tant d’amour dans lecœur ; j’aurais pressé la nature sur mon sein, je serraisle vide entre mes bras comme si je les eusse refermés sur unetaille de vierge ; je donnais des baisers à l’air qui passaitsur mes lèvres ; je nageais dans les effluves qui sortaient demon corps rayonnant. Ah ! si Rosette se fût trouvée là !quel adorable galimatias je lui eusse débité ! Mais les femmesne savent jamais arriver à propos. – Le rossignol cessa dechanter ; la lune, qui n’en pouvait plus de sommeil, tira surses yeux son bonnet de nuages, et moi je quittai le jardin ;car le froid de la nuit commençait à me gagner.

Comme j’avais froid, je pensai toutnaturellement que j’aurais plus chaud dans le lit de Rosette quedans le mien, et je fus couché avec elle. – J’entrai avec monpasse-partout, car tout le monde dormait dans la maison. – Rosetteelle-même était endormie et j’eus la satisfaction de voir quec’était sur un volume, non coupé, de mes dernières poésies. Elleavait deux bras au-dessus de la tête, la bouche souriante etentrouverte, une jambe étendue et l’autre un peu repliée, dans unepose pleine de grâce et d’abandon ; elle était si bien ainsique je sentis un regret mortel de n’en pas être plus amoureux.

En la regardant, je songeai à cela, quej’étais aussi stupide qu’une autruche. J’avais ce que je désiraisdepuis si longtemps, une maîtresse à moi comme mon cheval et monépée, jeune, jolie, amoureuse et spirituelle ; – sans mère àgrands principes, sans père décoré, sans tante revêche, sansfrère spadassin, avec cet agrément ineffable d’un mari dûmentscellé et cloué dans un beau cercueil de chêne doublé de plomb, letout recouvert d’un gros quartier de pierre de taille, ce qui n’estpas à dédaigner ; car, après tout, c’est un mincedivertissement que d’être appréhendé au milieu d’un spasmevoluptueux, et d’aller compléter sa sensation sur le pavé aprèsavoir décrit un arc de 40 à 45 degrés, selon l’étage où l’on setrouve ; – une maîtresse libre comme l’air des montagnes, etassez riche pour entrer dans les raffinements et les élégances lesplus exquises, n’ayant d’ailleurs aucune espèce d’idée morale, nevous parlant jamais de sa vertu tout en essayant une nouvelleposture, ni de sa réputation non plus que si elle n’en avait jamaiseu, ne voyant intimement aucune femme, et les méprisant toutespresque autant que si elle était un homme, faisant fort peu de casdu platonisme et ne s’en cachant point, et toutefois mettanttoujours le cœur de la partie ; – une femme qui, si elle avaitété posée dans une autre sphère, serait indubitablement devenue laplus admirable courtisane du monde, et aurait fait pâlir la gloiredes Aspasies et des Impérias !

Or, cette femme ainsi faite était à moi. –J’en faisais ce que je voulais ; j’avais la clef de sa chambreet de son tiroir ; je décachetais ses lettres ; je luiavais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. C’était machose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout celam’appartenait, j’en usais, j’en abusais. Je la faisais coucherdans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie m’en prenait, etelle obéissait simplement et sans avoir l’air de me faire unsacrifice, et sans prendre de petits airs de victime résignée. –Elle était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactementfidèle ; – c’est-à-dire que si, il y a six mois, au temps oùje me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on m’avait faitentrevoir, même lointainement, un pareil bonheur, j’en seraisdevenu fou de joie, et j’eusse envoyé mon chapeau cogner le ciel ensigne de réjouissance. Eh bien ! maintenant que je l’ai, cebonheur me laisse froid ; je le sens à peine, je ne le senspas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doutesouvent que j’en aie changé. – Je quitterais Rosette, j’en ai laconviction intime, qu’au bout d’un mois, peut-être de moins, jel’aurais si parfaitement et si soigneusement oubliée que je nesaurais plus si je l’ai connue ou non ! En fera-t-elle autantde son côté ? – Je crois que non.

Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et,par une espèce de sentiment de repentir, je déposai sur le front dela belle dormeuse le baiser le plus chaste et le plus mélancoliqueque jamais jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le coup deminuit. – Elle fit un petit mouvement ; le sourire de sabouche se prononça un peu plus, mais elle ne se réveilla pas. – Jeme déshabillai lentement, et, me glissant sous les couvertures,je m’étendis tout au long d’elle comme une couleuvre. – Lafraîcheur de mon corps la surprit ; elle ouvrit ses yeux et,sans me parler, elle colla sa bouche à ma bouche, et s’entortillasi bien autour de moi que je fus réchauffé en moins de rien. Toutle lyrisme de la soirée se tourna en prose, mais en prose poétiquedu moins. – Cette nuit est une des plus belles nuits blanches quej’aie passées : je ne puis plus en espérer depareilles.

Nous avons encore des moments agréables, maisil faut qu’ils aient été amenés et préparés par quelquecirconstance extérieure comme celle-ci, et dans les commencements,je n’avais pas besoin de m’être monté l’imagination en regardant lalune et en écoutant chanter le rossignol pour avoir tout le plaisirqu’on peut avoir quand on n’est pas réellement amoureux. Il n’y apas encore de fils cassés dans notre trame, mais il y a çà et làdes nœuds, et la chaîne n’est pas à beaucoup près aussi unie.

Rosette, qui est encore amoureuse, fait cequ’elle peut pour parer à tous ces inconvénients. Malheureusementil y a deux choses au monde qui ne se peuvent commander :l’amour et l’ennui. – Je fais de mon côté des efforts surhumainspour vaincre cette somnolence qui me gagne malgré moi, et, commeces provinciaux qui s’endorment à dix heures dans les salons desvilles, je tiens mes yeux le plus écarquillés possible, et jerelève mes paupières avec mes doigts ! – rien n’y fait, etje prends un laisser-aller conjugal on ne peut plusdéplaisant.

La chère enfant, qui s’est bien trouvéel’autre jour du système champêtre, m’a emmené hier à lacampagne.

Il ne serait peut-être pas hors de propos queje te fisse une petite description de la susdite campagne, qui estassez jolie ; cela égayerait un peu toute cette métaphysique,et d’ailleurs il faut bien un fond pour les personnages, et lesfigures ne peuvent pas se détacher sur le vide ou sur cette teintebrune et vague dont les peintres remplissent le champ de leurtoile.

Les abords en sont très pittoresques. – Onarrive, par une grande route bordée de vieux arbres, à une étoiledont le milieu est marqué par un obélisque de pierre surmonté d’uneboule de cuivre doré : cinq chemins font les pointes ; –puis le terrain se creuse tout à coup. – La route plonge dans unevallée assez étroite, dont le fond est occupé par une petiterivière qu’elle enjambe par un pont d’une seule arche, puis remonteà grands pas par le revers opposé, où est assis le village dont onvoit poindre le clocher d’ardoises entre les toits de chaume et lestêtes rondes des pommiers. – L’horizon n’est pas très vaste, car ilest borné, des deux côtés, par la crête du coteau, mais il estriant, et repose l’œil. – À côté du pont, il y a un moulin et unefabrique en pierres rouges en forme de tour ; des aboiementspresque perpétuels, quelques braques et quelques jeunes bassetsà jambes torses qui se chauffent au soleil devant la porte vousapprendraient que c’est là que demeure le garde-chasse, si lesbuses et les fouines, clouées aux volets, pouvaient vous laisser unmoment dans l’incertitude. – À cet endroit commence une avenue desorbiers dont les fruits écarlates attirent des nuéesd’oiseaux ; comme on n’y passe pas fort souvent, il n’y a aumilieu qu’une bande de couleur blanche ; tout le reste estrecouvert d’une mousse courte et fine, et, dans la double ornièretracée par les roues des voitures, bourdonnent et sautillent depetites grenouilles vertes comme des chrysoprases. – Après avoircheminé quelque temps, on se trouve devant une grille en fer qui aété dorée et peinte, et dont les côtés sont garnis d’artichauts etde chevaux de frise. Puis le chemin se dirige vers le château, quel’on ne voit pas encore, car il est enfoui dans la verdure comme unnid d’oiseau, sans trop se presser toutefois et se détournant assezsouvent pour aller visiter un ruisseau et une fontaine, un kiosqueélégant ou un beau point de vue, passant et repassant la rivièresur des ponts chinois ou rustiques. – L’inégalité du terrain et lesbatardeaux élevés pour le service du moulin font qu’en plusieursendroits la rivière a des chutes de quatre à cinq pieds de hauteur,et rien n’est plus agréable que d’entendre gazouiller toutes cescascatelles à côté de soi, le plus souvent sans les voir, car lesosiers et les sureaux qui bordent le rivage y forment unrideau presque impénétrable ; mais toute cette portion du parcn’est en quelque sorte que l’antichambre de l’autre partie :une grande route qui passe au travers de cette propriété la coupemalheureusement en deux, inconvénient auquel on a remédié d’unemanière fort ingénieuse. Deux grands murs crénelés, remplis debarbacanes et de meurtrières imitant une forteresse ruinée, sedressent de chaque côté de la route ; une tour où s’accrochentdes lierres gigantesques, et qui est du côté du château, laissetomber sur le bastion opposé un véritable pont-levis avec deschaînes de fer qu’on baisse tous les matins. – On passe par unebelle arcade ogive dans l’intérieur du donjon, et de là dans laseconde enceinte, où les arbres, qui n’ont pas été coupés depuisplus d’un siècle, sont d’une hauteur extraordinaire, avec destroncs noueux emmaillotés de plantes parasites, et les plus beauxet les plus singuliers que j’aie jamais vus. Quelques-uns n’ont defeuilles qu’au sommet, et se terminent en larges ombrelles ;d’autres s’effilent en panaches : – d’autres, au contraire,ont près de leur tige une large touffe, d’où le tronc dépouillés’élance vers le ciel comme un second arbre planté dans lepremier ; on dirait des plans de devant d’un paysage composéou des coulisses d’une décoration de théâtre, tellement ils sontd’une difformité curieuse ; – des lierres, qui vont de l’un àl’autre et les embrassent à les étouffer, mêlent leurs cœurs noirsaux feuilles vertes, et semblent en être l’ombre. – Rien aumonde n’est plus pittoresque. – La rivière s’élargit, à cetendroit, de manière à former un petit lac, et le peu de profondeurpermet de distinguer, sous la transparence de l’eau, les bellesplantes aquatiques qui en tapissent le lit. Ce sont des nymphéas etdes lotus qui nagent nonchalamment dans le plus pur cristal avecles reflets des nuées et des saules pleureurs qui se penchent surla rive : le château est de l’autre côté, et ce petit bateletpeint de vert pomme et de rouge vif vous évitera de faire un assezlong détour pour aller chercher le pont. – C’est un assemblage debâtiments construits à différentes époques, avec des pignonsinégaux et une foule de petits clochetons. Ce pavillon est enbrique avec des coins de pierre ; ce corps de logis est d’unordre rustique, plein de bossages et de vermiculages. Cet autrepavillon est tout moderne ; il a un toit plat à l’italienneavec des vases et une balustrade de tuiles et un vestibule decoutil en forme de tente : les fenêtres sont toutes degrandeurs différentes, et ne se correspondent pas ; il y en ade toutes les façons : on y trouve jusqu’au trèfle et àl’ogive, car la chapelle est gothique. Certaines portions sonttreillissées, comme les maisons chinoises, de treillis peints dedifférentes couleurs, où grimpent des chèvrefeuilles, des jasmins,des capucines et de la vigne vierge dont les brindilles entrentfamilièrement dans les chambres, et semblent vous tendre lamain en vous disant bonjour.

Malgré ce manque de régularité, ou plutôt àcause de ce manque de régularité, l’aspect de l’édifice estcharmant : au moins, l’on n’a pas tout vu d’un seulcoup ; il y a de quoi choisir, et l’on s’avise toujours dequelque chose dont on ne s’était pas aperçu. Cette habitation queje ne connaissais pas, car elle est à une vingtaine de lieues, meplut tout d’abord, et je sus à Rosette le plus grand gré d’avoir eucette idée triomphante de choisir un pareil nid à nos amours.

Nous y arrivâmes à la tombée du jour ;et, comme nous étions las, après avoir soupé de grand appétit, nousn’eûmes rien de plus pressé que de nous aller coucher (séparémentbien entendu), car nous avions l’intention de dormirsérieusement.

Je faisais je ne sais quel rêve couleur derose, plein de fleurs, de parfums et d’oiseaux, quand je sentis unetiède haleine effleurer mon front, et un baiser y descendre enpalpitant des ailes. Un mignard clappement de lèvres et une doucemoiteur à la place effleurée me firent juger que je ne rêvaispas : j’ouvris les yeux, et la première chose que j’aperçus,ce fut le cou frais et blanc de Rosette qui se penchait sur le litpour m’embrasser. – Je lui jetai les bras autour de la taille, etlui rendis son baiser plus amoureusement que je ne l’avais faitdepuis longtemps.

Elle s’en fut tirer le rideau et ouvrir lafenêtre, puis revint s’asseoir sur le bord de mon lit, tenant mamain entre les deux siennes et jouant avec mes bagues. – Sonhabillement était de la simplicité la plus coquette. – Elle étaitsans corset, sans jupon, et n’avait absolument sur elle qu’un grandpeignoir de batiste blanc comme le lait, fort ample et largementplissé ; ses cheveux étaient relevés sur le haut de sa têteavec une petite rose blanche de l’espèce de celles qui n’ont quetrois ou quatre feuilles ; ses pieds d’ivoire louaient dansdes pantoufles de tapisserie de couleurs éclatantes et bigarrées,mignonnes au possible, quoiqu’elles fussent encore trop grandes, etsans quartier comme celles des jeunes Romaines. – Je regrettai, enla voyant ainsi, d’être son amant et de n’avoir pas à ledevenir.

Le rêve que je faisais au moment où elle estvenue m’éveiller d’une aussi agréable manière n’était pas fortéloigné de la réalité. – Ma chambre donnait sur le petit lac quej’ai décrit tout à l’heure. – Un jasmin encadrait la fenêtre, etsecouait ses étoiles en pluie d’argent sur mon parquet : delarges fleurs étrangères balançaient leurs urnes sous mon balconcomme pour m’encenser ; une odeur suave et indécise, formée demille parfums différents, pénétrait jusqu’à mon lit, d’où je voyaisl’eau miroiter et s’écailler en millions de paillettes ; lesoiseaux jargonnaient, gazouillaient, pépiaient et sifflaient :– c’était un bruit harmonieux et confus comme le bourdonnementd’une fête. – En face, sur un coteau éclairé par le soleil, sedéployait une pelouse d’un vert doré, où paissaient, sous laconduite d’un petit garçon, quelques grands bœufs dispersés çà etlà. – Tout en haut et plus dans le lointain, on apercevaitd’immenses carrés de bois d’un vert plus noir, d’où montait, en secontournant en spirales, la bleuâtre fumée descharbonnières.

Tout, dans ce tableau, était calme, frais etsouriant, et, où que je portasse les yeux, je ne voyais rien que debeau et de jeune. Ma chambre était tendue de Perse avec des nattessur le parquet, des pots bleus du Japon aux ventres arrondis et auxcols effilés, tout pleins de fleurs singulières, artistementarrangés sur les étagères et sur la cheminée de marbre turquinaussi remplie de fleurs ; des dessus de portes, représentantdes scènes de nature champêtre ou pastorale d’une couleur gaie etd’un dessin mignard, des sofas et des divans à toutes lesencoignures ; – puis une belle et jeune femme tout en blanc,dont la chair rasait délicatement la robe transparente aux endroitsoù elle la touchait : on ne pouvait rien imaginer de mieuxentendu pour le plaisir de l’âme, ainsi que pour celui desyeux.

Aussi mon regard satisfait et nonchalantallait, avec un plaisir égal, d’un magnifique pot tout semé dedragons et de mandarins à la pantoufle de Rosette, et de là au coinde son épaule qui luisait sous la batiste ; il se suspendaitaux tremblantes étoiles du jasmin et aux blonds cheveux dessaules du rivage, passait l’eau et se promenait sur la colline, etpuis revenait dans la chambre se fixer aux nœuds couleur de rose dulong corset de quelque bergère.

À travers les déchiquetures du feuillage, leciel ouvrait des milliers d’yeux bleus ; l’eau gazouillaittout doucement, et moi, je me laissais faire à toute cette joie,plongé dans une extase tranquille, ne parlant pas, et ma maintoujours entre les deux petites mains de Rosette.

On a beau faire : le bonheur est blanc etrose ; on ne peut guère le représenter autrement. Les couleurstendres lui reviennent de droit. – Il n’a sur sa palette que duvert d’eau, du bleu de ciel et du jaune paille : ses tableauxsont tout dans le clair comme ceux des peintres chinois. – Desfleurs, de la lumière, des parfums, une peau soyeuse et douce quitouche la vôtre, une harmonie voilée et qui vient on ne sait d’où,on est parfaitement heureux avec cela ; il n’y a pas moyend’être heureux différemment. Moi-même, qui ai le commun en horreur,qui ne rêve qu’aventures étranges, passions fortes, extasesdélirantes, situations bizarres et difficiles, il faut que je soistout bêtement heureux de cette manière-là, et, quoi que j’aie fait,je n’ai pu en trouver d’autre.

Je te prie de croire que je ne faisais aucunede ces réflexions ; c’est après coup et en t’écrivant qu’ellesme sont venues ; à cet instant-là, je n’étais occupé qu’àjouir, – la seule occupation d’un homme raisonnable.

Je ne te décrirai pas la vie que nous menonsici, elle est facile à imaginer. Ce sont des promenades dans lesgrands bois, des violettes et des fraises, des baisers et depetites fleurs bleues, des goûters sur l’herbe, des lectures et deslivres oubliés sous les arbres ; – des parties sur l’eau avecun bout d’écharpe ou une main blanche qui trempe au courant, delongues chansons et de longs rires redits par l’écho de larive ; – la vie la plus arcadique qu’il se puisseimaginer !

Rosette me comble de caresses et deprévenances ; elle, plus roucoulante qu’une colombe au mois demai, elle se roule autour de moi et m’entoure de ses replis ;elle tâche que je n’aie d’autre atmosphère que son souffle etd’autre horizon que ses yeux ; elle fait mon blocus trèsexactement et ne laisse rien entrer ni sortir sanspermission ; elle s’est bâti un petit corps de garde à côté demon cœur, d’où elle le surveille nuit et jour. – Elle me dit deschoses ravissantes ; elle me fait des madrigaux fortgalants ; elle s’assoit à mes genoux et se conduit tout à faitdevant moi comme une humble esclave devant son seigneur etmaître : ce qui me convient assez, car j’aime ces petitesfaçons soumises et j’ai de la pente au despotisme oriental. – Ellene fait pas la plus petite chose sans prendre mon avis, et sembleavoir fait abnégation complète de sa fantaisie et de savolonté ; elle cherche à deviner ma pensée et à laprévenir ; – elle est assommante d’esprit, de tendresse etde complaisance ; elle est d’une perfection à jeter par lesfenêtres. – Comment diable pourrai-je quitter une femme aussiadorable sans avoir l’air d’un monstre ? – Il y a de quoidécréditer mon cœur à tout jamais.

Oh ! que je souhaiterais la prendre enfaute, lui trouver un tort ! comme j’attends avec impatienceune occasion de dispute ! mais il n’y a pas de danger que lascélérate me la fournisse ! Quand, pour amener unealtercation, je lui parle brusquement et d’un ton dur, elle merépond des choses si douces, avec une voix si argentine, des yeuxsi trempés, d’un air si triste et si amoureux que je me fais àmoi-même l’effet d’un plus que tigre ou tout au moins d’uncrocodile, et que, tout en enrageant, je suis forcé de lui demanderpardon.

À la lettre, elle m’assassine d’amour ;elle me donne la question, et chaque jour elle resserre d’un cranles ais entre lesquels je suis pris. – Elle veut probablementm’amener à lui dire que je la déteste, qu’elle m’ennuie à la mort,et que, si elle ne me laisse en repos, je lui couperai la figure àcoups de cravache. – Pardieu ! elle y arrivera, et, si ellecontinue à être aussi aimable, ce sera avant peu, ou le diablem’emportera.

Malgré toutes ces belles apparences, Rosetteest soûle de moi comme je suis soûl d’elle ; mais, comme ellea fait d’éclatantes folies pour moi, elle ne veut pas se donneraux yeux de l’honnête corporation des femmes sensibles le tortd’une rupture. – Toute grande passion a la prétention d’êtreéternelle, et il est fort commode de se donner les bénéfices decette éternité sans en supporter les inconvénients. – Rosetteraisonne ainsi : Voici un jeune homme qui n’a plus qu’un restede goût pour moi, et, comme il est assez naïf et débonnaire, iln’ose pas le témoigner ouvertement, et ne sait de quel bois faireflèche ; il est évident que je l’ennuie, mais il crèveraplutôt à la peine que de prendre sur lui de me quitter. Comme c’estune manière de poète, il a la tête pleine de belles phrases surl’amour et la passion, il se croit obligé, en conscience, d’être unTristan ou un Amadis. – Or, comme rien au monde n’est plusinsupportable que les caresses d’une personne que l’on commence àn’aimer plus (et n’aimer plus une femme, c’est la haïr violemment),je m’en vais les lui prodiguer de manière à l’indigestionner, et,de toutes les façons, il faudra qu’il m’envoie à tous les diablesou qu’il se remette à m’aimer comme au premier jour, ce qu’il segardera soigneusement de faire.

Rien n’est mieux imaginé. – N’est-il pascharmant de faire l’Ariane délaissée ? – L’on vous plaint,l’on vous admire, l’on n’a pas assez d’imprécations pour l’infâmequi a eu la monstruosité d’abandonner une créature aussiadorable ; on prend des airs résignés et douloureux, on se metla main sous le menton et le coude sur le genou, de façon à faireressortir les jolies veines bleues de son poignet. On porte descheveux plus éplorés, et l’on met, pendant quelque temps, des robesd’une couleur plus sombre. On évite de prononcer le nom del’ingrat, mais on y fait des allusions détournées, tout en poussantde petits soupirs admirablement modulés.

Une femme si bonne, si belle, si passionnée,qui a fait de si grands sacrifices, à qui l’on n’a pas à reprocherla moindre chose, un vase d’élection, une perle d’amour, un miroirsans taches, une goutte de lait, une rose blanche, une essenceidéale à parfumer une vie ; – une femme qu’on aurait dû adorerà genoux, et qu’il faudra couper en petits morceaux, après sa mort,afin d’en faire des reliques : la laisser là iniquement,frauduleusement, scélératement ! Mais un corsaire ne feraitpas pis ! Lui donner le coup de la mort ! – car elle enmourra assurément. – Il faut avoir un pavé dans le ventre, au lieudu cœur, pour se conduire de la sorte.

Ô hommes ! hommes !

Je me dis cela ; mais peut-être n’est-cepas vrai.

Si grandes comédiennes que soientnaturellement les femmes, j’ai peine à croire qu’elles le soient àce point-là ; et, au bout du compte, toutes les démonstrationsde Rosette ne sont-elles que l’expression exacte de ses sentimentspour moi ? – Quoi qu’il en soit, la continuation dutête-à-tête n’est plus possible, et la belle châtelaine vientd’envoyer enfin des invitations à ses connaissances duvoisinage. Nous sommes occupés à faire des préparatifs pourrecevoir ces dignes provinciaux et provinciales. – Adieu,cher.

Chapitre 5

 

Je m’étais trompé. – Mon mauvais cœur,incapable d’amour, s’était donné cette raison pour se délivrer dupoids d’une reconnaissance qu’il ne veut pas supporter ;j’avais saisi avec joie cette idée pour m’excuser devantmoi-même ; je m’y étais attaché, mais rien au monde n’est plusfaux. Rosette ne jouait pas de rôle, et si jamais femme fut vraie,c’est elle. – Eh bien ! je lui en veux presque de la sincéritéde sa passion qui est un lien de plus et qui rend une rupture plusdifficile ou moins excusable ; je la préférerais fausse etvolage. – Quelle singulière position que celle-là ! – Onvoudrait s’en aller, et l’on reste ; on voudrait dire :Je te hais, et l’on dit : Je t’aime ; – votre passé vouspousse en avant et vous empêche de vous retourner ou de vousarrêter. – L’on est fidèle avec des regrets de l’être. Je ne saisquelle espèce de honte vous empêche de vous livrer tout à fait àd’autres connaissances et vous fait entrer en composition avecvous-même. On donne à l’un tout ce que l’on peut dérober à l’autreen sauvant les apparences ; le temps et les occasions de sevoir qui se présentaient autrefois si naturellement ne se trouventplus aujourd’hui que difficilement. – L’on commence à se souvenirque l’on a des affaires qui sont d’importance. – Cette situationpleine de tiraillements est des plus pénibles, mais elle ne l’estpas encore autant que celle où je me trouve. – Quand c’est unenouvelle amitié qui vous enlève à l’ancienne, il est plusfacile de se dégager. – L’espérance vous sourit doucement du seuilde la maison qui renferme vos jeunes amours. – Une illusion plusblonde et plus rosée voltige avec ses blanches ailes sur letombeau, à peine fermé, de sa sœur qui vient de mourir ; uneautre fleur plus épanouie et plus embaumée, où tremble une larmecéleste, a poussé subitement du milieu des calices flétris du vieuxbouquet ; de belles perspectives azurées s’ouvrent devantvous ; des allées de charmilles discrètes et humides seprolongent jusqu’à l’horizon ; ce sont des jardins avecquelques pâles statues ou quelque banc adossé à un mur tapissé delierre, des pelouses étoilées de marguerites, des balcons étroitsoù l’on va s’accouder et regarder la lune, des ombrages coupés delueurs furtives, – des salons avec des jours étouffés sous d’amplesrideaux ; toutes ces obscurités et cet isolement que recherchel’amour qui n’ose se produire. C’est comme une nouvelle jeunessequi vous vient. L’on a en outre le changement de lieux, d’habitudeset de personnes ; l’on sent bien une espèce de remords ;mais le désir qui voltige et bourdonne autour de votre tête, commeune abeille du printemps, vous empêche d’en entendre la voix ;le vide de votre cœur est comblé, et vos souvenirs s’effacent sousles impressions. Mais ici ce n’est pas la même chose : jen’aime personne, et ce n’est que par lassitude et par ennui plutôtde moi que d’elle que je voudrais pouvoir rompre avecRosette.

Mes anciennes idées, qui s’étaient un peuassoupies, se réveillent plus folles que jamais. – Je suis, commeautrefois, tourmenté du désir d’avoir une maîtresse, et, commeautrefois, dans les bras mêmes de Rosette, je doute si j’en aijamais eu. – Je revois la belle dame à sa fenêtre, dans son parc dutemps de Louis XIII, et la chasseresse, sur son cheval blanc,traverse au galop l’avenue de la forêt. – Ma beauté idéale mesourit du haut de son hamac de nuages, je crois reconnaître sa voixdans le chant des oiseaux, dans le murmure des feuillages ; ilme semble qu’on m’appelle de tous les côtés, et que les filles del’air m’effleurent le visage avec la frange de leurs écharpesinvisibles. Comme au temps de mes agitations, je me figure que, sije partais en poste sur-le-champ et que j’allasse quelque part,très loin et très vite, j’arriverais dans quelque endroit où il sefait des choses qui me regardent et où mes destinées se décident. –Je me sens impatiemment attendu dans un coin de la terre, je nesais lequel. Une âme souffrante m’appelle ardemment et me rêve quine peut venir à moi ; c’est la raison de mes inquiétudes et cequi m’empêche de pouvoir rester en place ; je suis attiréviolemment hors de mon centre. – Ma nature n’est pas une de cellesoù les autres aboutissent, une de ces étoiles fixes autourdesquelles gravitent les autres lueurs ; il faut que j’erre àtravers les champs du ciel, comme un météore déréglé, jusqu’à ceque j’aie fait la rencontre de la planète dont je dois êtrele satellite, le Saturne à qui je dois mettre mon anneau. Oh !quand donc se fera cet hymen ? Jusque-là je ne peux pasespérer de repos ni d’assiette, et je serai comme l’aiguilleéperdue et vacillante d’une boussole qui cherche son pôle.

Je me suis laissé prendre l’aile à cette gluperfide, espérant n’y laisser qu’une plume et croyant pouvoirm’envoler quand bon me semblerait : rien n’est plusdifficile ; je me trouve couvert d’un filet imperceptible,plus malaisé à rompre que celui forgé par Vulcain, et le tissu desmailles est si fin et si serré qu’il n’y a point jour à se pouvoiréchapper. Le filet, du reste, est large, et l’on peut se remuerdedans avec une apparence de liberté ; il ne se fait guèresentir que lorsqu’on essaye à le rompre ; mais alors ilrésiste et se fait solide comme une muraille d’airain.

Que de temps j’ai perdu, ô mon idéal !sans faire le moindre effort pour te réaliser ! Comme je mesuis laissé aller lâchement à cette volupté d’une nuit ! etcombien je mérite peu de te rencontrer !

Quelquefois je songe à former une autreliaison ; mais je n’ai personne en vue : – plus souventje me propose, si je parviens à rompre, de ne me jamais rengager ende tels liens, et pourtant rien ne justifie cette résolution :car cette affaire a été en apparence fort heureuse, et je n’ai pasle moins du monde à me plaindre de Rosette. – Elle a toujoursété bonne pour moi, et s’est conduite on ne peut mieux ; ellem’a été d’une fidélité exemplaire, et n’a pas même donné jour ausoupçon : la jalousie la plus éveillée et la plus inquièten’aurait rien trouvé à dire sur son compte, et aurait été obligéede s’endormir. – Un jaloux n’aurait pu l’être que des chosespassées ; il est vrai qu’alors il aurait eu de quoi l’êtrelargement. Mais c’est une délicatesse heureusement assez rarequ’une jalousie de cette sorte, et il a bien assez du présent sansaller fouiller en arrière sous les décombres des vieilles passionspour en extraire des fioles de poison et des calices de fiel. –Quelles femmes pourrait-on aimer, si l’on pensait à toutcela ? – On sait bien confusément qu’une femme a eu plusieursamants avant vous ; mais on se dit, tant l’orgueil de l’hommea de retours et de replis tortueux ! que l’on est le premierqu’elle ait véritablement aimé, et que c’est par un concours decirconstances fatales qu’elle s’est trouvée liée à des gensindignes d’elle, ou bien que c’était un vague désir d’un cœur quicherchait à se satisfaire, et qui changeait parce qu’il n’avait pasrencontré.

Peut-être ne peut-on aimer réellement qu’unevierge, – vierge de corps et d’esprit, – un frêle bouton qui n’aitencore été caressé d’aucun zéphyr et dont le sein fermé n’ait reçuni la goutte de pluie ni la perle de rosée, une chaste fleur qui nedéploie sa blanche robe que pour vous seul, un beau lis à l’urned’argent où ne se soit abreuvé aucun désir, et qui n’ait été doréque par votre soleil, balancé que par votre souffle, arrosé que parvotre main. – Le rayonnement du midi ne vaut pas les divinespâleurs de l’aube, et toute l’ardeur d’une âme éprouvée et qui saitla vie le cède aux célestes ignorances d’un jeune cœur quis’éveille à l’amour. – Ah ! quelle pensée amère et honteuseque celle qu’on essuie les baisers d’un autre, qu’il n’y apeut-être pas une seule place sur ce front, sur ces lèvres, surcette gorge, sur ces épaules, sur tout ce corps qui est à vousmaintenant, qui n’ait été rougie et marquée par des lèvresétrangères ; que ces murmures divins qui viennent au secoursde la langue qui n’a plus de mots ont déjà été entendus ; queces sens si émus n’ont pas appris de vous leur extase et leurdélire, et que tout là-bas, bien loin, bien à l’écart dans un deces recoins de l’âme où l’on ne va jamais, veille un souvenirinexorable qui compare les plaisirs d’autrefois aux plaisirsd’aujourd’hui !

Quoique ma nonchalance naturelle me porte àpréférer les grands chemins aux sentiers non frayés et l’abreuvoirpublic à la source de la montagne, il faudra absolument que jetâche d’aimer quelque virginale créature aussi candide que laneige, aussi tremblante que la sensitive, qui ne sache que rougiret baisser les yeux : peut-être, sous ce flot limpide où nulplongeur n’est encore descendu, pêcherai-je une perle de la plusbelle eau et digne de faire le pendant de celle deCléopâtre ; mais, pour cela, il faudrait dénouer le lien quim’attache à Rosette, car ce n’est pas probablement avec elle que jeréaliserai cette envie, et en vérité je ne m’en sens pas laforce.

Et puis, s’il faut l’avouer, il y a au fond demoi un motif sourd et honteux qui n’ose se produire au grand jour,et qu’il faut pourtant bien que je te dise, puisque je t’ai promisde ne rien cacher, et que, pour qu’une confession soit méritoire,il faut qu’elle soit complète ; – ce motif est pour beaucoupdans toutes ces incertitudes. – Si je romps avec Rosette, il sepassera nécessairement quelque temps avant qu’elle ne soitremplacée, si facile que soit le genre de femme où je luichercherai un successeur, et j’ai pris avec elle une habitude deplaisir qu’il me sera pénible de suspendre. Il est vrai que l’on ala ressource des courtisanes ; – je les aimais assezautrefois, et je ne m’en faisais point faute en pareilleoccurrence ; – mais aujourd’hui elles me dégoûtenthorriblement, et me donnent la nausée. – Ainsi, il n’y faut paspenser, je suis tellement amolli par la volupté, le poison s’estinsinué si profondément dans mes os que je ne puis supporter l’idéed’être un ou deux mois sans femme. – Voilà de l’égoïsme, et du plussale ; mais je crois que, s’ils voulaient être francs, lesplus vertueux pourraient confesser des choses assez analogues.

C’est par là que je suis le plus fortementenglué, et, n’était cette raison, il y aurait longtemps queRosette et moi nous serions brouillés sans retour. Et puis, envérité, c’est une chose si mortellement ennuyeuse que de faire lacour à une femme que je ne m’en sens pas le cœur. Recommencer àdire toutes les sottises charmantes que j’ai déjà dites tant defois, refaire l’adorable, écrire des billets et y répondre ;reconduire des beautés, le soir, à deux lieues de chez soi ;attraper du froid aux pieds et des rhumes devant la fenêtre enépiant une ombre chérie ; calculer sur un sofa combien detissus superposés vous séparent de votre déesse ; porter desbouquets et courir les bals pour arriver où j’en suis, c’est bienla peine ! – Autant vaut rester dans son ornière. En sortirpour retomber dans une autre exactement pareille, après s’êtrebeaucoup agité et donné bien du mal, – à quoi bon ? Si j’étaisamoureux, la chose irait d’elle-même, et tout cela me paraîtraitravissant ; mais je ne le suis point, quoique j’aie la plusforte envie de l’être ; car, après tout, il n’y a que l’amourau monde ; et, si le plaisir qui n’en est que l’ombre a tantd’amorces pour nous, que doit donc être la réalité ? Dans quelflot d’ineffables extases, dans quels lacs de pures délices doiventnager ceux qu’il a atteints au cœur d’une de ses flèches à pointed’or, et qui brûlent des aimables ardeurs d’une flammemutuelle !

J’éprouve à côté de Rosette ce calme plat etcette espèce de bien-être paresseux qui résulte de la satisfactiondes sens, mais rien de plus ; et ce n’est pas assez.Souvent cet engourdissement voluptueux tourne en torpeur, et cettetranquillité en ennui ; je tombe alors en des distractionssans objet et en je ne sais quelles fades rêvasseries qui mefatiguent et m’excèdent, – c’est un état dont il faut que je sorteà tout prix.

Oh ! si je pouvais être comme certains demes amis qui baisent un vieux gant avec ivresses qui se trouventtout heureux d’un serrement de main, qui ne changeraient pas contrel’écrin d’une sultane quelques méchantes fleurs à demi séchées parla sueur du bal, qui couvrent de larmes et cousent dans leurchemise, à l’endroit de leur cœur, un billet écrit en pauvre style,et stupide à le croire copié du Parfait Secrétaire, quiadorent des femmes avec de gros pieds, et qui s’en excusent sur cequ’elles ont l’âme belle ! Si je pouvais suivre, enfrémissant, les derniers plis d’une robe, attendre qu’une portes’ouvrît pour voir passer dans un flot de lumière une chère etblanche apparition ; si un mot dit tout bas me faisait changerde couleur ; si j’avais cette vertu de ne pas dîner pourarriver plus tôt à un rendez-vous ; si j’étais capable depoignarder un rival ou de me battre en duel avec un mari ; si,par une grâce particulière du ciel, il m’était donné de trouverspirituelles les femmes qui sont laides, et bonnes celles qui sontlaides et bêtes ; si je pouvais me résoudre à danser le menuetet à écouter les sonates que jouent les jeunes personnes sur leclavecin ou sur la harpe ; si ma capacité se haussait jusqu’àapprendre l’hombre et le reversi ; enfin, si j’étais un hommeet non pas un poète, – je serais certainement beaucoup plus heureuxque je ne suis ; – je m’ennuierais moins et serais moinsennuyeux.

Je n’ai jamais demandé aux femmes qu’une seulechose, – c’est la beauté ; je me passe très volontiersd’esprit et d’âme. – Pour moi, une femme qui est belle a toujoursde l’esprit ; – elle a l’esprit d’être belle, et je ne saispas lequel vaut celui-là. Il faut bien des phrases brillantes etdes traits scintillants pour valoir les éclairs d’un bel œil. Jepréfère une jolie bouche à un joli mot, et une épaule bien modeléeà une vertu, même théologale ; je donnerais cinquante âmespour un pied mignon, et toute la poésie et tous les poètes pour lamain de Jeanne d’Aragon ou le front de la vierge de Foligno –J’adore sur toutes choses la beauté de la forme ; – la beautépour moi, c’est la Divinité visible, c’est le bonheur palpable,c’est le ciel descendu sur la terre. – Il y a certaines ondulationsde contours, certaines finesses de lèvres, certaines coupes depaupières, certaines inclinaisons de tête, certains allongementsd’ovales qui me ravissent au-delà de toute expression etm’attachent pendant des heures entières.

La beauté, seule chose qu’on ne puisseacquérir, inaccessible à tout jamais à ceux qui ne l’ont pasd’abord ; fleur éphémère et fragile qui croit sans être semée,pur don du ciel ! – ô beauté ! le plus radieux diadèmedont le hasard puisse couronner un front, – tu es admirable etprécieuse comme tout ce qui est hors de la portée de l’homme, commel’azur du firmament, comme l’or de l’étoile, comme le parfum du lisséraphique ! – On peut échanger son escabeau pour untrône ; on peut conquérir le monde, beaucoup l’ont fait ;mais qui pourrait ne pas s’agenouiller devant toi, purepersonnification de la pensée de Dieu ?

Je ne demande que la beauté, il estvrai ; mais il me la faut si parfaite que je ne larencontrerai probablement jamais. J’ai bien vu çà et là, dansquelques femmes, des portions admirables médiocrement accompagnées,et je les ai aimées pour ce qu’elles avaient de choisi, en faisantabstraction du reste ; c’est toutefois un travail assezpénible et une opération douloureuse que de supprimer ainsi lamoitié de sa maîtresse, et de faire l’amputation mentale de cequ’elle a de laid ou de commun, en circonscrivant ses yeux sur cequ’elle peut avoir de bien. – La beauté ? c’est l’harmonie, etune personne également laide partout est souvent moins désagréableà regarder qu’une femme inégalement belle. Rien ne me fait peine àvoir comme un chef-d’œuvre inachevé et comme une beauté à qui ilmanque quelque chose ; – une tache d’huile choque moins surune bure grossière que sur une riche étoffe.

Rosette n’est point mal ; elle peutpasser pour belle, mais elle est loin de réaliser ce que jerêve ; c’est une statue dont plusieurs morceaux sont amenés àpoint. Les autres ne sont pas si nettement dégagés du bloc ;il y a des endroits accusés avec beaucoup de finesse et de charme,et quelques-uns d’une manière plus lâche et plus négligée. – Auxyeux vulgaires, la statue parait entièrement finie et d’une beautécomplète ; mais un observateur plus attentif y découvrebientôt des places où le travail n’est pas assez serré, et descontours qui, pour atteindre à la pureté qui leur est propre, ontbesoin que l’ongle de l’ouvrier y passe et y repasse encore biendes fois ; – c’est à l’amour à polir ce marbre et à l’achever,c’est dire assez que ce ne sera pas moi qui le finirai.

Au reste, je ne circonscris point la beautédans telle ou telle sinuosité de lignes. – L’air, le geste, ladémarche, le souffle, la couleur, le son, le parfum, tout ce quiest la vie entre pour moi dans la composition de la beauté ;tout ce qui embaume, chante ou rayonne y revient de droit. – J’aimeles riches brocarts, les splendides étoffes avec leurs plis ampleset puissants ; j’aime les larges fleurs et les cassolettes, latransparence des eaux vives et l’éclat miroitant des belles armes,les chevaux de race et ces grands chiens blancs comme on en voitdans les tableaux de Paul Véronèse. – Je suis un vrai païen de cecôté, et je n’adore point les dieux qui sont mal faits :quoiqu’au fond je ne sois pas précisément ce qu’on appelleirréligieux, personne n’est de fait plus mauvais chrétien que moi.– Je ne comprends pas cette mortification de la matière qui faitl’essence du christianisme, je trouve que c’est une actionsacrilège que de frapper sur l’œuvre de Dieu, et je ne puis croireque la chair soit mauvaise, puisqu’il l’a pétrie lui-même de sesdoigts et à son image. – J’approuve peu les longs sarraus decouleur sombre d’où il ne sort qu’une tête et deux mains, et cestoiles où tout est noyé d’ombre, excepté quelque front qui rayonne.– Je veux que le soleil entre partout, qu’il y ait le plus delumière et le moins d’ombre possible, que la couleur étincelle, quela ligne serpente, que la nudité s’étale fièrement, et que lamatière ne se cache point d’être, puisque, aussi bien que l’esprit,elle est un hymne éternel à la louange de Dieu.

Je conçois parfaitement le fol enthousiasmedes Grecs pour la beauté ; et, pour mon compte, je ne trouverien d’absurde à cette loi qui obligeait les juges à n’entendreplaider les avocats que dans un lieu obscur, de peur que leur bonnemine, la grâce de leurs gestes et de leurs attitudes ne lesprévinssent favorablement et ne fissent pencher la balance.

Je n’achèterais rien d’une marchande quiserait laide ; je donne plus volontiers aux mendiants dont leshaillons et la maigreur sont pittoresques. – Il y a un petitItalien fiévreux, vert comme un citron, avec de grands yeux noirset blancs qui lui tiennent la moitié de la figure ; – ondirait un Murillo ou un Espagnolet sans cadre qu’un brocanteuraurait exposé contre la borne : – celui-là a toujours deuxsous de plus que les autres. – Je ne battrais jamais un beau chevalou un beau chien, et je ne voudrais pas d’un ami ou d’un domestiquequi ne serait point d’un extérieur agréable. – C’est un véritablesupplice pour moi que de voir de vilaines choses ou de vilainespersonnes. – Une architecture de mauvais goût, un meuble d’unemauvaise forme m’empêchent de me plaire dans une maison, siconfortable et attrayante qu’elle soit d’ailleurs. Le meilleur vinme paraît presque de la piquette dans un verre mal tourné, etj’avoue que je préférerais le brouet le plus lacédémonien sur unémail de Bernard de Palissy au plus fin gibier sur une assiette deterre. – L’extérieur m’a toujours pris violemment, et c’estpourquoi j’évite la compagnie des vieillards ; cela mecontriste et m’affecte désagréablement, parce qu’ils sont ridés etdéformés, quoique cependant quelques-uns aient une beautéspéciale ; et, dans la pitié que j’ai d’eux, il y a beaucoupde dégoût : – de toutes les ruines du monde, la ruine del’homme est assurément la plus triste à contempler.

Si j’étais peintre (et j’ai toujours regrettéde ne pas l’être), je ne voudrais peupler mes toiles que dedéesses, de nymphes, de madones, de chérubins et d’amours. –Consacrer ses pinceaux à faire des portraits, à moins que ce nesoit de belles personnes, me paraît un crime delèse-peinture ; et, loin de vouloir doubler ces figures laidesou ignobles, ces têtes insignifiantes ou vulgaires, je pencheraisplutôt à les faire couper sur l’original. – La férocité deCaligula, détournée en ce sens, me semblerait presquelouable.

La seule chose au monde que j’ai enviée avecquelque suite, c’est d’être beau. – Par beau j’entends aussi beauque Paris ou Apollon. N’être point difforme, avoir des traits à peuprès réguliers, c’est-à-dire avoir le nez au milieu de la figure,ni camard, ni crochu, des yeux qui ne soient ni rouges ni éraillés,une bouche convenablement fendue, cela n’est pas être beau : àce compte, je le serais, et je me trouve aussi éloigné de l’idéeque je me forme de la beauté virile que si j’étais un de cesjaquemarts qui frappent l’heure sur les clochers ; j’auraisune montagne sur chaque épaule, les jambes torses d’un basset, lenez et le museau d’un singe que j’y ressemblerais autant. – Biendes fois je me regarde, des heures entières, dans le miroir avecune fixité et une attention inimaginables, pour voir s’il n’est passurvenu quelque amélioration dans ma figure ; j’attends queles lignes fassent un mouvement et se redressent ou s’arrondissentavec plus de finesse et de pureté, que mon œil s’illumine etnage dans un fluide plus vivace, que la sinuosité qui sépare monfront de mon nez se comble, et que mon profil prenne ainsi le calmeet la simplicité du profil grec, et je suis toujours très surprisque cela n’arrive pas. J’espère toujours qu’un printemps ou l’autreje me dépouillerai de cette forme que j’ai, comme un serpent quilaisse sa vieille peau. – Dire qu’il faudrait si peu de chose pourque je sois beau, et que je ne le serai jamais ! Quoidonc ! une demi-ligne, un centième, un millième de ligne deplus ou de moins dans un endroit ou dans un autre, un peu moins dechair sur cet os, un peu plus sur celui-ci, – un peintre, unstatuaire auraient rajusté cela en une demi-heure. Qu’est-ce quecela faisait aux atomes qui me composent de se cristalliser detelle ou telle façon ? En quoi importait-il à ce contour desortir ici et de rentrer là, et où était la nécessité que je fusseainsi et pas autrement ? – En vérité, si je tenais le hasard àla gorge, je crois que je l’étranglerais. – Parce qu’il a plu à unemisérable parcelle de je ne sais quoi de tomber je ne sais où et dese coaguler bêtement en la gauche figure qu’on me voit, je seraiéternellement malheureux ! N’est-ce pas la plus sotte et laplus misérable chose du monde ? Comment se fait-il que monâme, avec l’ardent désir qu’elle en a, ne puisse laisser tomber àplat la pauvre charogne qu’elle fait tenir debout, et aller animerune de ces statues dont l’exquise beauté l’attriste et laravit ? Il y a deux ou trois personnes quej’assassinerais avec délices, en ayant soin toutefois de ne pas lesmeurtrir ni les gâter, si je possédais le mot qui fait transmigrerles âmes d’un corps à l’autre. – Il m’a toujours semblé que, pourfaire ce que je veux (et je ne sais pas ce que je veux), j’avaisbesoin d’une très grande et très parfaite beauté, et je m’imagineque, si je l’avais, ma vie, qui est si enchevêtrée et si tiraillée,aurait été d’elle-même.

On voit tant de belles figures dans lestableaux ! – pourquoi aucune de celles-là n’est-elle lamienne ? – tant de têtes charmantes qui disparaissent sous lapoussière et la fumée du temps au fond des vieilles galeries !Ne vaudrait-il pas mieux qu’elles quittassent leurs cadres etvinssent s’épanouir sur mes épaules ? La réputation de Raphaëlsouffrirait-elle beaucoup si un de ces anges qu’il fait voler paressaims dans l’outremer de ses toiles m’abandonnait son masque pourtrente ans ? Il y a tant d’endroits et des plus beaux de sesfresques qui se sont écaillés et sont tombés de vétusté ! Onn’y prendrait pas garde. Que font autour de ces murs ces beautéssilencieuses que le vulgaire des hommes regarde à peine d’un regarddistrait ? et pourquoi Dieu ou le hasard n’a-t-il pas l’espritde faire ce dont un homme vient à bout avec quelques poilsemmanchés d’un bâton et quelques pâtes de différentes couleursdélayées sur une planche ?

Ma première sensation devant une de ces têtesmerveilleuses dont le regard peint semble vous traverser et seprolonger à l’infini est le saisissement et une admiration quin’est pas sans quelque terreur : mes yeux se trempent, moncœur bat ; puis, quand je suis un peu familiarisé avec elle,et que je suis entré plus avant dans le secret de sa beauté, jefais une comparaison tacite d’elle à moi ; la jalousie se tordau fond de mon âme en nœuds plus entortillés qu’une vipère, et j’aitoutes les peines du monde à ne pas me jeter sur la toile et à nepas la déchirer en morceaux.

Être beau, c’est-à-dire avoir en soi un charmequi fait que tout vous sourit et vous accueille ; qu’avant quevous ayez parlé tout le monde est déjà prévenu en votre faveur etdisposé à être de votre avis ; que vous n’avez qu’à passer parune rue, ou vous montrer à un balcon pour vous créer, dans lafoule, des amis ou des maîtresses. N’avoir pas besoin d’êtreaimable pour être aimé, être dispensé de tous ces frais d’esprit etde complaisance auxquels la laideur vous oblige, et de ces millequalités morales qu’il faut avoir pour suppléer la beauté ducorps ; quel don splendide et magnifique !

Et celui qui joindrait à la beauté suprême laforce suprême, qui, sous la peau d’Antinoüs, aurait les musclesd’Hercule, que pourrait-il désirer de plus ? Je suis sûrqu’avec ces deux choses et l’âme que j’ai, avant trois ans, jeserais empereur du monde ! – Une autre chose que j’ai désiréepresque autant que la beauté et que la force, c’est le don de metransporter aussi vite que la pensée d’un endroit à un autre. – Labeauté de l’ange, la force du tigre et les ailes de l’aigle, et jecommencerais à trouver que le monde n’est pas aussi mal organiséque je le croyais d’abord. – Un beau masque pour séduire etfasciner sa proie, des ailes pour fondre dessus et l’enlever, desongles pour la déchirer ; – tant que je n’aurai pas cela, jeserai malheureux.

Toutes les passions et tous les goûts que j’aieus n’ont été que des déguisements de ces trois désirs. J’ai aiméles armes, les chevaux et les femmes : – les armes, pourremplacer les nerfs que je n’avais pas ; les chevaux, pour meservir d’ailes ; les femmes, pour posséder au moins dansquelqu’une la beauté qui me manquait à moi-même. – Je recherchaisde préférence les armes les plus ingénieusement meurtrières, etcelles dont les blessures étaient inguérissables. Je n’ai jamais eul’occasion de me servir d’aucun de ces kriss ou de cesyatagans : néanmoins j’aime à les avoir autour de moi ;je les tire du fourreau avec un sentiment de sécurité et de forceinexprimable, je m’en escrime à tort et à travers trèsénergiquement, et, si par hasard je viens à voir la réflexion de mafigure dans une glace, je suis étonné de son expression féroce. –Quant aux chevaux, je les surmène tellement qu’il faut qu’ilscrèvent ou qu’ils disent pourquoi. – Si je n’avais pas renoncé àmonter Ferragus, il y a longtemps qu’il serait mort, et ceserait dommage, car c’est un brave animal. Quel cheval arabepourrait avoir les jambes aussi promptes et aussi déliées que mondésir ? – Dans les femmes je n’ai cherché que l’extérieur, et,comme jusqu’à présent celles que j’ai vues sont loin de répondre àl’idée que je me suis faite de la beauté, je me suis rejeté sur lestableaux et les statues ; – ce qui, après tout, est une assezpitoyable ressource quand on a des sens aussi allumés que lesmiens. – Cependant il y a quelque chose de grand et de beau à aimerune statue, c’est que l’amour est parfaitement désintéressé, qu’onn’a à craindre ni la satiété ni le dégoût de la victoire, et qu’onne peut espérer raisonnablement un second prodige pareil àl’histoire de Pygmalion. – L’impossible m’a toujours plu.

N’est-il pas singulier que moi, qui suisencore aux mois les plus blonds de l’adolescence, qui, loin d’avoirabusé de tout, n’ai pas même usé des choses les plus simples, j’ensois venu à ce degré de blasement de n’être plus chatouillé que parle bizarre ou le difficile ?

La satiété suit le plaisir, c’est une loinaturelle et qui se conçoit. – Qu’un homme qui a mangé à un festinde tous les plats et en grande quantité n’ait plus faim et chercheà réveiller son palais endormi par les mille flèches des épices oudes vins irritants, rien n’est plus facile à expliquer ; maisqu’un homme qui ne fait que s’asseoir à table, et qui à peine agoûté des premiers mets soit pris déjà de ce dégoût superbe, nepuisse toucher sans vomir qu’aux plats d’une saveur extrême etn’aime que les viandes faisandées, les fromages jaspés de bleu, lestruffes et les vins qui sentent la pierre à fusil, c’est unphénomène qui ne peut résulter que d’une organisationparticulière ; c’est comme un enfant de six mois quitrouverait le lait de sa nourrice fade et qui ne voudrait téter quede l’eau-de-vie. – Je suis aussi las que si j’avais exécuté toutesles prodigiosités de Sardanapale, et cependant ma vie a été fortchaste et tranquille en apparence : c’est une erreur de croireque la possession soit la seule route qui mène à la satiété. On yarrive aussi par le désir, et l’abstinence use plus que l’excès. –Un désir tel que le mien est quelque chose d’autrement fatigant quela possession. Son regard parcourt et pénètre l’objet qu’il veutavoir et qui rayonne au-dessus de lui plus promptement et plusprofondément que s’il y touchait : qu’est-ce que l’usage luiapprendrait de plus ? quelle expérience peut équivaloir àcette contemplation constante et passionnée ?

J’ai traversé tant de choses, quoique j’aiefait le tour de bien peu, qu’il n’y a plus que les sommets les plusescarpés qui me tentent. – Je suis attaqué de cette maladie quiprend aux peuples et aux hommes puissants dans leurvieillesse : – l’impossible. – Tout ce que je peux faire n’apas le moindre attrait pour moi. – Tibère, Caligula, Néron, grandsRomains de l’empire, ô vous que l’on a si mal compris, et que lameute des rhéteurs poursuit de ses aboiements, je souffre de votremal et je vous plains de tout ce qui me reste de pitié ! Moiaussi je voudrais bâtir un pont sur la mer et paver lesflots ; j’ai rêvé de brûler des villes pour illuminer mesfêtes ; j’ai souhaité d’être femme pour connaître de nouvellesvoluptés. – Ta maison dorée, ô Néron ! n’est qu’une établefangeuse à côté du palais que je me suis élevé ; ma garde-robeest mieux montée que la tienne, Héliogabale, et bien autrementsplendide. – Mes cirques sont plus rugissants et plus sanglants queles vôtres, mes parfums plus âcres et plus pénétrants, mes esclavesplus nombreux et mieux faits ; j’ai aussi attelé à mon chardes courtisanes nues, j’ai marché sur les hommes d’un talon aussidédaigneux que vous. – Colosses du monde antique, il bat sous mesfaibles côtés un cœur aussi grand que le vôtre, et, à votre place,ce que vous avez fait je l’aurais fait et peut-être davantage. Quede Babels j’ai entassées les unes sur les autres pour atteindre leciel, souffleter les étoiles et cracher de là sur lacréation ! Pourquoi donc ne suis-je pas Dieu, – puisque je nepuis être homme ?

Oh ! je crois qu’il faudra cent millesiècles de néant pour me reposer de la fatigue de ces vingt annéesde vie -Dieu du ciel, quelle pierre roulerez-vous sur moi ?dans quelle ombre me plongerez-vous ? à quel Léthé meferez-vous boire ? sous quelle montagne enterrerez-vous leTitan ? Suis-je destiné à souffler un volcan par ma boucheet à faire des tremblements de terre en me changeant decôté ?

Quand je pense à cela, que je suis né d’unemère si douce, si résignée, de goûts et de mœurs si simples, jesuis tout surpris de ne pas avoir fait éclater son ventre quandelle me portait. Comment se fait-il qu’aucune de ses pensées,calmes et pures, n’ait passé dans mon corps avec le sang qu’ellem’a transmis ? et pourquoi faut-il que je ne sois fils que desa chair et non de son esprit ? La colombe a fait un tigre quivoudrait pour proie à ses griffes la création tout entière.

J’ai vécu dans le milieu le plus calme et leplus chaste. Il est difficile de rêver une existence enchâsséeaussi purement que la mienne. Mes années se sont écoulées, àl’ombre du fauteuil maternel, avec les petites sœurs et le chien dela maison. Je n’ai vu autour de moi que de bonnes têtes douces ettranquilles de vieux domestiques blanchis à notre service et enquelque sorte héréditaires, de parents ou d’amis graves etsentencieux, vêtus de noir, qui posaient leurs gants l’un aprèsl’autre sur le bord de leur chapeau ; quelques tantes d’uncertain âge, grassouillettes, proprettes, discrètes, avec du lingeéblouissant, des jupes grises, des mitaines de filet, et les mainssur la ceinture comme des personnes qui sont de religion ; desmeubles sévères jusqu’à la tristesse, des boiseries de chêne nu,des tentures de cuir, tout un intérieur d’une couleur sobre etétouffée, comme en ont fait certains maîtres flamands. – Le jardinétait humide et sombre ; le buis qui en dessinait lescompartiments, le lierre qui recouvrait les murs et quelques sapinsaux bras pelés étaient chargés d’y représenter de la verdure et yréussissaient assez mal ; la maison de briques, avec un toittrès haut, quoique spacieuse et en bon état, avait quelque chose demorne et d’assoupi. – Certes, rien n’était propre à une vieséparée, austère et mélancolique, comme une pareille habitation. Ilsemblait impossible que tous les enfants élevés dans une tellemaison ne finissent pas par se faire prêtres ou religieuses :eh bien ! dans cette atmosphère de pureté et de repos, souscette ombre et ce recueillement, je me pourrissais petit à petit,et sans qu’il en parût rien, comme une nèfle sur la paille. Au seinde cette famille honnête, pieuse, sainte, j’étais parvenu à undegré de dépravation horrible. – Ce n’était pas le contact dumonde, puisque je ne l’avais pas vu ; ni le feu des passions,puisque je transissais sous la sueur glacée qui suintait de cesbraves murailles. – Le ver ne s’était pas traîné du cœur d’un autrefruit à mon cœur. Il était éclos de lui-même au plus plein de mapulpe qu’il avait rongée et sillonnée en tous sens : en dehorsrien ne paraissait et ne m’avertissait que je fusse gâté. Jen’avais ni tache ni piqûre ; mais j’étais tout creux pardedans, et il ne me restait qu’une mince pellicule, brillammentcolorée, que le moindre choc eût crevée. – N’est-ce pas làune chose inexplicable qu’un enfant né de parents vertueux, élevéavec soin et discrétion, tenu loin de toute chose mauvaise, sepervertisse tout seul à un tel point, et arrive où j’en suisarrivé ? Je suis sûr qu’en remontant jusqu’à là sixièmegénération, on ne retrouverait pas parmi mes ancêtres un seul atomepareil à ceux dont je suis formé. Je ne suis pas de mafamille ; je ne suis pas une branche de ce noble tronc, maisun champignon vénéneux poussé par quelque lourde nuit d’orage entreses racines moussues ; et pourtant personne n’a eu plusd’aspirations et d’élans vers le beau que moi, personne n’a essayéplus opiniâtrement de déployer ses ailes ; mais chaquetentative a rendu ma chute plus profonde, et ce qui devait mesauver m’a perdu.

La solitude m’est plus mauvaise que le monde,quoique je désire plus la première que le second. – Tout ce quim’enlève à moi-même m’est salutaire : la société m’ennuie,mais m’arrache forcément à cette rêverie creuse dont je monte et jedescends la spirale, le front penché et les bras en croix. – Aussi,depuis que le tête-à-tête est rompu, et qu’il y a du monde ici aveclequel je suis forcé de me contraindre un peu, je suis moins sujetà me laisser aller à mes humeurs noires, et je suis moins travailléde ces désirs démesurés qui me fondent sur le cœur comme une nuéede vautours dès que je reste un moment inoccupé. Il y a quelquesfemmes assez jolies et un ou deux jeunes gens assez aimables etfort gais ; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui mecharme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux outrois jours ; – il m’a plu tout d’abord, et je l’ai pris enaffection, rien qu’à le voir descendre de son cheval. Il estimpossible d’avoir meilleure grâce ; il n’est pas très grand,mais il est svelte et bien pris dans sa taille ; il a quelquechose de moelleux et d’onduleux dans la démarche et dans lesgestes, qui est on ne peut plus agréable ; bien des femmes luienvieraient sa main et son pied. Le seul défaut qu’il ait, c’estd’être trop beau et d’avoir des traits trop délicats pour un homme.Il est muni d’une paire d’yeux les plus beaux et les plus noirs dumonde, qui ont une expression indéfinissable et dont il estdifficile de soutenir le regard ; mais, comme il est fortjeune et n’a pas d’apparence de barbe, la mollesse et la perfectiondu bas de sa figure tempèrent un peu la vivacité de ses prunellesd’aigle ; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur son cou engrosses boucles, et donnent à sa tête un caractère particulier. –Voilà donc enfin un des types de beauté que je rêvais réalisé etmarchant devant moi ! Quel dommage que ce soit un homme, ouquel dommage que je ne sois pas une femme ! – Cet Adonis, qui,à sa belle figure, joint un esprit très vif et très étendu, jouitencore de ce privilège d’avoir à mettre au service de ses bons motset de ses plaisanteries une voix d’un timbre argentin etmordant qu’il est difficile d’entendre sans être ému. – Il estvraiment parfait. – Il parait qu’il partage mes goûts pour lesbelles choses, car ses habits sont très riches et très recherchés,son cheval très fringant et de race ; et, pour que tout fûtcomplet et assorti, il avait derrière lui, monté sur un petitcheval, un page de quatorze à quinze ans, blond, rose, joli commeun séraphin, qui dormait à moitié, et était si fatigué de la coursequ’il venait de faire que son maître a été obligé de l’enlever desa selle et de l’emporter dans ses bras jusqu’à sa chambre. Rosettelui a fait beaucoup d’accueil, et je pense qu’elle a formé ledessein de s’en servir pour éveiller ma jalousie et faire sortirainsi le peu de flamme qui dort sous les cendres de ma passionéteinte. – Tout redoutable cependant que soit un pareil rival, jesuis peu disposé à en être jaloux, et je me sens tellement entraînévers lui que je me désisterais assez volontiers de mon amour pouravoir son amitié.

Chapitre 6

 

En cet endroit, si le débonnaire lecteurveut bien nous le permettre, nous allons pour quelque tempsabandonner à ses rêveries le digne personnage qui, jusqu’ici, aoccupé la scène à lui tout seul et parlé pour son propre compte, etrentrer dans la forme ordinaire du roman, sans toutefois nousinterdire de prendre par la suite la forme dramatique, s’il en estbesoin, et en nous réservant le droit de puiser encore dans cetteespèce de confession épistolaire que le susdit jeune hommeadressait à son ami, persuadé que, si pénétrant et si plein desagacité que nous soyons, nous devons assurément en savoirlà-dessus moins long que lui-même.

…Le petit page était tellement harassé qu’ildormait sur les bras de son maître et que sa petite tête toutedéchevelée allait et venait comme s’il eût été mort. Il y avaitassez loin du perron à la chambre que l’on avait désignée pour êtrecelle du nouvel arrivant, et le domestique qui le précédaits’offrit à porter l’enfant à son tour ; mais le jeunecavalier, pour qui, du reste, ce fardeau semblait n’être qu’uneplume, le remercia et ne voulut pas s’en dessaisir : il ledéposa sur le canapé tout doucement et en prenant mille précautionspour ne pas le réveiller ; une mère n’eût pas mieux fait.Quand le domestique se fut retiré et que la porte fut fermée, il semit à genoux devant lui et essaya de lui tirer sesbottines ; mais ses petits pieds gonflés et endolorisrendaient cette opération assez difficile, et le joli dormeurpoussait de temps en temps quelques soupirs vagues et inarticulés,comme une personne qui va se réveiller ; alors le jeunecavalier s’arrêtait et attendait que le sommeil l’eût repris. Lesbottines cédèrent enfin, c’était le plus important ; les basfirent peu de résistance. – Cette opération achevée, le maître pritles deux pieds de l’enfant, et les posa l’un à côté de l’autre surle velours du sofa ; c’étaient bien les deux plus adorablespieds du monde, pas plus grands que cela, blancs comme de l’ivoireneuf et un peu rosés par la pression de la chaussure où ils étaienten prison depuis dix-sept heures, des pieds trop petits pour unefemme, et qui semblaient n’avoir jamais marché ; ce qu’onvoyait de la jambe était rond, potelé, poli, transparent et veiné,et de la plus exquise délicatesse ; – une jambe digne dupied.

Le jeune homme, toujours à genoux, contemplaitces deux petits pieds avec une attention amoureusementadmirative ; il se pencha, prit le gauche et le baisa, et puisle droit et le baisa aussi ; et puis, de baisers en baisers,il remonta le long de la jambe jusqu’à l’endroit où l’étoffecommençait. – Le page souleva un peu sa longue paupière, et laissatomber sur son maître un regard bienveillant et assoupi, où neperçait aucune surprise. – Ma ceinture me gêne, dit-il en passantson doigt sous le ruban, et il se rendormit. – Le maîtredéboucla la ceinture, releva la tête du page avec un coussin ?et touchant ses pieds qui étaient devenus un peu froids, debrûlants qu’ils étaient, il les enveloppa soigneusement dans sonmanteau, prit un fauteuil, et s’assit au plus près du sofa. Deuxheures se passèrent ainsi, le jeune homme regardant dormir l’enfantet suivant sur son front les ombres de ses rêves. Le seul bruitqu’on entendit par la chambre était sa respiration régulière et letic-tac de la pendule.

C’était un tableau assurément fort gracieux. –Il y avait dans l’opposition de ces deux genres de beauté un moyend’effet dont un peintre habile eût tiré bon parti. – Le maîtreétait beau comme une femme, – le page beau comme une jeune fille. –Cette tête ronde et rose, ainsi posée dans ses cheveux, avait l’aird’une pêche sous ses feuilles ; elle en avait la fraîcheur etle velouté, quoique la fatigue de la route lui eût enlevé quelquepeu de son éclat habituel ; la bouche mi-ouverte laissaitapercevoir de petites dents d’un blanc laiteux, et sous ses tempespleines et luisantes s’entre-croisait un réseau de veinesazurées ; les cils de ses yeux, pareils à ces fils d’or quis’épanouissent dans les missels autour de la tête des vierges, luivenaient presque au milieu des joues ; ses cheveux longs etsoyeux tenaient à la fois de l’or et de l’argent, – or dansl’ombre, argent dans la lumière ; son cou était en même tempsgras et frêle, et n’avait rien du sexe indiqué par seshabits ; deux ou trois boutons du justaucorps, défauts pourfaciliter la respiration, permettaient d’entrevoir, par l’hiatusd’une chemise de fine toile de Hollande, un losange de chairpotelée et rebondie d’une admirable blancheur, et le commencementd’une certaine ligne ronde difficile à expliquer sur la poitrined’un jeune garçon ; en y regardant bien, on eût peut-êtretrouvé aussi que ses hanches étaient un peu trop développées. – Lelecteur en pensera ce qu’il voudra ; ce sont de simplesconjectures que nous lui proposons : nous n’en savons paslà-dessus plus que lui, mais nous espérons en apprendre davantagedans quelque temps, et nous lui promettons de le tenir fidèlementau courant de nos découvertes. – Que le lecteur, s’il a la vuemoins basse que nous, enfonce son regard sous la dentelle de cettechemise et décide en conscience si ce contour est trop ou trop peusaillant ; mais nous l’avertissons que les rideaux sont tirés,et qu’il règne dans la chambre un demi-jour peu favorable à cessortes d’investigations.

Le cavalier était pâle, mais d’une pâleurdorée, pleine de force et de vie ; ses prunelles nageaient surun cristallin humide et bleu ; son nez droit et mince donnaità son profil une fierté et une vigueur merveilleuses, et la chairen était si fine que, sur le bord du contour, elle laissaittranspercer la lumière ; sa bouche avait le sourire le plusdoux à de certains moments, mais d’ordinaire elle était arquée àses coins, comme quelques-unes de ces têtes qu’on voit dans lestableaux des vieux maîtres italiens, plutôt en dedans qu’endehors ; ce qui lui donnait quelque chose d’adorablementdédaigneux, une smorfia on ne peut plus piquante, un airde bouderie enfantine et de mauvaise humeur très singulier et trèscharmant.

Quels étaient les liens qui unissaient lemaître au page et le page au maître ? Assurément il y avaitentre eux plus que l’affection qui peut exister entre le maître etle domestique. Étaient-ce deux amis ou deux frères ? – Alors,pourquoi ce travestissement ? – Il eût été cependant difficilede croire à quiconque eût vu la scène que nous venons de décrireque ces deux personnages n’étaient en vérité que ce qu’ilsparaissaient être.

– Ce cher ange, comme il dort ! dit àvoix basse le jeune homme ; je crois qu’il n’avait jamais tantfait de chemin de sa vie. Vingt lieues à cheval, lui qui est sidélicat ! j’ai peur qu’il ne soit malade de fatigue. Mais non,cela ne sera rien ; demain il n’y paraîtra plus ; il aurarepris ses belles couleurs, et sera plus frais qu’une rose après lapluie. – Est-il beau comme cela ! Si je ne craignais del’éveiller, je le mangerais de caresses. Quelle adorable fossetteil a au menton ! quelle finesse et quelle blancheur depeau ! – Dors bien, cher trésor. – Ah ! je suis vraimentjaloux de ta mère et je voudrais t’avoir fait. – Il n’est pasmalade ? Non ; – sa respiration est réglée, et il nebouge pas. – Mais je crois qu’on a frappé…

En effet, on avait frappé deux petits coupsaussi doucement que possible sur le panneau de la porte.

Le jeune homme se leva, et, craignant des’être trompé, attendit, pour ouvrir, que l’on heurtât de nouveau.– Deux autres coups, un peu plus accentués, se firent entendre denouveau, et une douce voix de femme dit sur un ton très bas :– C’est moi, Théodore.

Théodore ouvrit, mais avec moins de vivacitéqu’un jeune homme n’en met à ouvrir à une femme dont la voix estdouce, et qui est venue gratter mystérieusement à votre huis versla tombée du jour. – Le battant entrebâillé donna passage, devinezà qui ? à la maîtresse du perplexe d’Albert, à la princesseRosette en personne, plus rose que son nom, et les seins aussi émusque les eut jamais femme qui soit entrée le soir dans la chambred’un beau cavalier.

– Théodore ! dit Rosette.

Théodore leva le doigt et le posa sur sa lèvrede manière à figurer la statue du silence, et, lui montrantl’enfant qui dormait, il la fit passer dans la pièce voisine.

– Théodore, reprit Rosette qui semblaittrouver des douceurs singulières à répéter ce nom, et chercher enmême temps à rallier ses idées, – Théodore, continua-t-elle sansquitter la main que le jeune homme lui avait présentée pour laconduire à son fauteuil, – vous nous êtes donc enfin revenu ?Qu’avez-vous fait tout ce temps ? où êtes-vous allé ? –Savez-vous qu’il y a six mois que je ne vous ai vu ?Ah ! Théodore, cela n’est pas bien ; on doit aux gens quinous aiment, même quand on ne les aime pas, quelques égards etquelque pitié.

THEODORE. – Ce que j’ai fait ? – Je nesais. – J’ai été et je suis venu, j’ai dormi et j’ai veillé, j’aichanté et j’ai pleuré, j’ai eu faim et soif, j’ai eu trop chaud ettrop froid, je me suis ennuyé, j’ai de l’argent de moins et sixmois de plus, j’ai vécu, voilà tout. – Et vous, qu’avez-vousfait ?

ROSETTE. – Je vous ai aimé.

THEODORE. – Vous n’avez fait quecela ?

ROSETTE. – Oui, absolument. J’ai mal employémon temps, n’est-ce pas ?

THEODORE. – Vous auriez pu l’employer mieux,ma pauvre Rosette ; par exemple, à aimer quelqu’un qui pûtvous rendre votre amour.

ROSETTE. – Je suis désintéressée en amourcomme en tout. – Je ne prête pas de l’amour à usure ; c’est unpur don que je fais.

THEODORE. – Vous avez là une vertu bien rare,et qui ne peut naître que dans une âme choisie. J’ai désiré biensouvent pouvoir vous aimer, du moins comme vous le voudriez ;mais il y a entre nous un obstacle insurmontable, et que je ne puisvous dire – Avez-vous eu un autre amant depuis que je vous aiquittée ?

ROSETTE. – J’en ai eu un que j’aiencore.

THEODORE. – Quelle espèce d’hommeest-ce ?

ROSETTE. – Un poète.

THEODORE. – Diable ! quel est ce poète,et qu’a-t-il fait ?

ROSETTE. – Je ne sais trop, une manière devolume que personne ne connaît, et que j’ai essayé de lire unsoir.

THEODORE. – Ainsi donc vous avez pour amant unpoète inédit. – Cela doit être curieux. – A-t-il des trous aucoude, du linge sale et des bas en vis de pressoir ?

ROSETTE. – Non ; il se met assez bien, selave les mains, et n’a pas de tache d’encre au bout du nez. C’estun ami de C*** ; je l’ai rencontré chez madame de Thémines,vous savez, une grande femme qui fait l’enfant et se donne depetits airs d’innocence.

THEODORE. – Et peut-on savoir le nom de ceglorieux personnage ?

ROSETTE. – Oh ! mon Dieu, oui ! ilse nomme le chevalier d’Albert !

THEODORE. – Le chevalier d’Albert ! il mesemble que c’est un jeune homme qui était sur le balcon quand jesuis descendu de cheval.

ROSETTE. – Précisément.

THEODORE. – Et qui m’a regardé avec tantd’attention.

ROSETTE. – Lui-même.

THEODORE. – Il est assez bien. – Et il ne m’apas fait oublier ?

ROSETTE. – Non. Vous n’êtes pasmalheureusement de ceux qu’on oublie.

THEODORE. – Il vous aime fort sansdoute ?

ROSETTE. – Je ne sais trop. – Il y a desmoments où l’on croirait qu’il m’aime beaucoup ; mais au fondil ne m’aime pas, et il n’est pas loin de me haïr, car il m’en veutde ce qu’il ne peut m’aimer. – Il a fait comme plusieurs autresplus expérimentés que lui ; il a pris un goût vif pour de lapassion, et s’est trouvé tout surpris et tout désappointé quand sondésir a été assouvi. – C’est une erreur que, parce que l’on acouché ensemble, on se doit réciproquement adorer.

THEODORE. – Et que comptez-vous faire de cesusdit amoureux qui ne l’est pas ?

ROSETTE. – Ce qu’on fait des anciens quartiersde lune ou des modes de l’an passé. – Il n’est pas assez fort pourme quitter le premier, et, quoiqu’il ne m’aime pas dans le sensvéritable du mot, il tient à moi par une habitude de plaisir, et cesont celles-là qui sont les plus difficiles à rompre. – Si je nel’aide pas, il est capable de s’ennuyer consciencieusement avec moijusqu’au jour du jugement dernier, et même au-delà ; car il aen lui le germe de toutes les nobles qualités ; et les fleursde son âme ne demandent qu’à s’épanouir au soleil de l’éternelamour. – Réellement, je suis fâchée de n’avoir pas été le rayonpour lui. – De tous mes amants que je n’ai pas aimés, c’estcelui que j’aime le plus ; – et, si je n’étais aussi bonneque je le suis, je ne lui rendrais pas sa liberté, et je legarderais encore. – C’est ce que je ne ferai pas ; – j’achèveen ce moment-ci de l’user.

THEODORE. – Combien celadurera-t-il ?

ROSETTE. – Quinze jours, trois semaines, maisà coup sûr moins que cela n’eût duré si vous n’étiez pas venu. – Jesais que je ne serai jamais votre maîtresse. – Il y a, dites-vous,pour cela une raison inconnue à laquelle je me rendrais s’il vousétait permis de me la révéler. Ainsi donc toute espérance de cecôté me doit être interdite, et cependant je ne puis me résoudre àêtre la maîtresse d’un autre quand vous êtes là : il me sembleque c’est une profanation, et que je n’ai plus le droit de vousaimer.

THEODORE. – Gardez celui-ci pour l’amour demoi.

ROSETTE – Si cela vous fait plaisir, je leferai. – Ah ! si vous avez pu être à moi, combien ma vie eûtété différente de ce qu’elle a été ! – Le monde a une bienfausse idée de moi, et j’aurai passé sans que nul se soit douté dece que j’étais, – excepté vous, Théodore, le seul qui m’ayezcomprise, et qui m’ayez été cruel. – Je n’ai jamais désiré que vouspour amant, et je ne vous ai pas eu. – Si vous m’aviez aimée, ôThéodore ! j’aurais été vertueuse et chaste, j’aurais étédigne de vous : au lieu de cela, je laisserai (si quelqu’un sesouvient de moi) la réputation d’une femme galante, d’une espèce decourtisane qui n’avait de différent de celle du ruisseau que lerang et la fortune. – J’étais née avec les plus hautesinclinations ; mais rien ne déprave comme de ne pas êtreaimée. – Beaucoup me méprisent qui ne savent pas ce qu’il m’a fallusouffrir pour arriver où j’en suis. – Étant sûre de ne jamaisappartenir à celui que je préférais entre tous, je me suis laisséealler au courant, je n’ai pas pris la peine de défendre un corpsqui ne pouvait être à vous. – Pour mon cœur, personne ne l’a eu etne l’aura jamais. – Il est à vous, quoique vous l’ayez brisé ;– et, différente de la plupart des femmes qui se croient honnêtes,pourvu qu’elles n’aient pas passé d’un lit dans un autre, quoiquej’aie prostitué ma chair, j’ai toujours été fidèle d’âme et de cœurà votre pensée. – Au moins, j’aurai fait quelques heureux, j’auraienvoyé danser autour de quelques chevets de blanches illusions.J’ai trompé innocemment plus d’un noble cœur ; j’ai été simisérable d’être rebutée par vous que j’ai toujours été épouvantéeà l’idée de faire subir un pareil supplice à quelqu’un. – C’est leseul motif de bien des aventures qu’on a attribuées à un pur espritde libertinage ! – Moi ! du libertinage ! Ômonde ! – Si vous saviez, Théodore, combien il estprofondément douloureux de sentir qu’on a manqué sa vie, que l’on apassé à côté de son bonheur, de voir que tout le monde se méprendsur votre compte et qu’il est impossible de faire changer l’opinionqu’on a de vous, que vos plus belles qualités sont tournéesen défaut, vos plus pures essences en noirs poisons, qu’il n’atranspiré de vous que ce que vous aviez de mauvais ; d’avoirtrouvé les portes toujours ouvertes pour vos vices et toujoursfermées pour vos vertus, et de n’avoir pu amener à bien, parmi tantde ciguës et d’aconits, un seul lis ou une seule rose ! vousne savez pas cela, Théodore.

THEODORE. – Hélas ! hélas ! ce quevous dites là, Rosette, est l’histoire de tout le monde ; lameilleure partie de nous est celle qui reste en nous, et que nousne pouvons produire. – Les poètes sont ainsi. – Leur plus beaupoème est celui qu’ils n’ont pas écrit ; ils emportent plus depoèmes dans la bière qu’ils n’en laissent dans leurbibliothèque.

ROSETTE. – J’emporterai mon poème avecmoi.

THEODORE. – Et moi, le mien. – Qui n’en a faitun dans sa vie ? qui est assez heureux ou assez malheureuxpour n’avoir pas composé le sien dans sa tête ou dans soncœur ? – Des bourreaux en ont peut-être fait qui sont touthumides des pleurs de la plus douce sensibilité ; des poètesen ont peut-être fait aussi qui eussent convenu à des bourreaux,tant ils sont rouges et monstrueux.

ROSETTE. – Oui. – On pourrait mettre des rosesblanches sur ma tombe. – J’ai eu dix amants, – mais je suis vierge,et mourrai vierge. Bien des vierges, sur les fosses desquelles ilneige à perpétuité du jasmin et des fleurs d’oranger, étaient devéritables Messalines.

THEODORE. – Je sais ce que vous valez,Rosette.

ROSETTE. – Vous seul au monde avez vu ce queje suis ; car vous m’avez vue sous le coup d’un amour bienvrai et bien profond, puisqu’il est sans espoir ; et qui n’apas vu une femme amoureuse ne peut pas dire ce qu’elle est ;c’est ce qui me console dans mes amertumes.

THEODORE. – Et que pense de vous ce jeunehomme qui, aux yeux du monde, est aujourd’hui votreamant ?

ROSETTE. – La pensée d’un amant est un gouffreplus profond que la baie de Portugal, et il est bien difficile dedire ce qu’il y a au fond d’un homme ; la sonde seraitattachée à une corde de cent mille toises de longueur, et on ladéviderait jusqu’au bout, qu’elle filerait toujours sans rienrencontrer qui l’arrêtât. Cependant j’ai touché quelquefois le fondde celui-ci en quelques endroits, et le plomb a rapporté tantôt dela boue, tantôt de beaux coquillages, mais le plus souvent de laboue et des débris de coraux mêlés ensemble. – Quant à son opinionsur moi, elle a beaucoup varié ; il a commencé d’abord par oùles autres finissent, il m’a méprisée ; les jeunes gens quiont l’imagination vive sont sujets à cela. – Il y a toujours unechute énorme dans le premier pas qu’ils font, et le passage de leurchimère à la réalité ne peut se faire sans secousse. – Il meméprisait, et je l’amusais ; maintenant il m’estime, et jel’ennuie. – Aux premiers jours de notre liaison, il n’a vu dans moique le côté banal, et je pense que la certitude de ne paséprouver de résistance était pour beaucoup dans sa détermination.Il paraissait extrêmement empressé d’avoir une affaire, et je crusd’abord que c’était une de ces plénitudes de cœur qui ne cherchentqu’à déborder, un de ces amours vagues que l’on a dans le mois demai de la jeunesse, et qui font qu’à défaut de femmes onentourerait les troncs d’arbres avec ses bras, et qu’onembrasserait les fleurs et le gazon des prairies. – Mais ce n’étaitpas cela ; – il ne passait à travers moi que pour arriver àautre chose. J’étais un chemin pour lui, et non un but. – Sous lesfraîches apparences de ses vingt ans, sous le premier duvet del’adolescence, il cachait une corruption profonde. Il était piquéau cœur ; – c’était un fruit qui ne renfermait que de lacendre. Dans ce corps jeune et vigoureux s’agitait une âme aussivieille que Saturne, – une âme aussi incurablement malheureusequ’il en fut jamais. – Je vous avoue, Théodore, que je fus effrayéet que le vertige faillit me prendre en me penchant sur les noiresprofondeurs de cette existence. – Vos douleurs et les miennes nesont rien, comparées à celles-là. – Si je l’avais plus aimé, jel’aurais tué. – Quelque chose l’attire et l’appelle invinciblementqui n’est pas de ce monde ni en ce monde, et il ne peut avoir derepos ni jour ni nuit ; et, comme l’héliotrope dans une cave,il se tord pour se tourner vers le soleil qu’il ne voit pas. –C’est un de ces hommes dont l’âme n’a pas été trempée assezcomplètement dans les eaux du Léthé avant d’être liée à soncorps, et qui garde du ciel dont elle vient des réminiscencesd’éternelle beauté qui la travaillent et la tourmentent, qui sesouvient qu’elle a eu des ailes, et qui n’a plus que des pieds. –Si j’étais Dieu, je priverais de poésie pendant deux éternitésl’ange coupable d’une pareille négligence. – Au lieu d’avoir àbâtir un château de cartes brillamment coloriées pour abriterpendant un printemps une blonde et jeune fantaisie, il fallaitélever une tour plus haute que les huit temples superposés deBélus. – Je n’étais pas de force, je fis semblant de ne pas l’avoircompris, et je le laissai ramper sur ses ailes et chercher unsommet d’où il pût s’élancer dans l’espace immense. – Il croit queje n’ai rien aperçu de tout cela, parce que je me suis prêtée àtous ses caprices sans avoir l’air d’en soupçonner le but. – J’aivoulu, ne pouvant le guérir, et j’espère qu’il m’en sera un jourtenu compte devant Dieu, lui donner au moins ce bonheur de croirequ’il avait été passionnément aimé. Il m’inspirait assez de pitiéet d’intérêt pour aisément pouvoir prendre avec lui un ton et desmanières assez tendres pour lui faire illusion. J’ai joué mon rôleen comédienne consommée ; j’ai été enjouée et mélancolique,sensible et voluptueuse ; j’ai feint des inquiétudes et desjalousies ; j’ai versé de fausses larmes, et j’ai appelé surmes lèvres des essaims de sourires composés. – J’ai paré cemannequin d’amour des plus brillantes étoffes ; je l’aifait promener dans les allées de mes parcs ; j’ai invité tousmes oiseaux à chanter sur son passage, et toutes mes fleurs dahliaset daturas à le saluer en inclinant la tête ; je lui ai faittraverser mon lac sur le dos argenté de mon cygne chéri ; jeme suis cachée dedans, et je lui ai prêté ma voix, mon esprit, mabeauté, ma jeunesse, et je lui ai donné une apparence si séduisanteque la réalité ne valait pas mon mensonge. Quand le temps sera venude briser en éclats cette creuse statue, je le ferai de manière àce qu’il croie que tout le tort est de mon côté et à lui enépargner le remords. – C’est moi qui donnerai le coup d’épinglé paroù doit s’échapper le vent dont ce ballon est plein. – N’est-ce paslà une sainte prostitution et une honorable tromperie ? J’aidans une urne de cristal quelques larmes que j’ai recueillies aumoment où elles allaient tomber. – Voilà mon écrin et mes diamants,et je les présenterai à l’ange qui me viendra prendre pourm’emmener à Dieu.

THEODORE. – Ce sont les plus beaux quipuissent briller au cou d’une femme. Les parures d’une reine nevalent pas celles-là. – Pour moi, je pense que la liqueur queMadeleine versa sur les pieds du Christ était faite des ancienspleurs de ceux qu’elle avait consolés, et je pense aussi que c’estde pareilles larmes qu’est semé le chemin de saint Jacques, et non,comme on l’a prétendu, des gouttes de lait de Junon. – Qui feradonc pour vous ce que vous avez fait pour lui ?

ROSETTE. – Personne, hélas ! puisque vousne le pouvez.

THEODORE. – Ô chère âme ! que ne lepuis-je ! – Mais ne perdez pas l’espoir. – Vous êtes belle etbien jeune encore. – Vous avez bien des allées de tilleuls etd’acacias en fleurs à parcourir avant d’arriver à cette routehumide, bordée de buis et d’arbres sans feuilles, qui conduit dutombeau de porphyre où l’on enterrera vos belles années mortes autombeau de pierre brute et couverte de mousse où l’on se hâtera depousser le reste de ce qui fut vous et les spectres ridés etbranlants des jours de votre vieillesse. Il vous reste beaucoup àgravir de la montagne de la vie, et de longtemps vous neparviendrez à la zone où se trouve la neige. Vous n’en êtes qu’à larégion des plantes aromatiques, des cascades limpides où l’irissuspend ses arches tricolores, des beaux chênes verts et desmélèzes parfumés. Montez encore quelque peu, et de là, dansl’horizon plus large qui se déploiera à vos pieds, vous verrezpeut-être s’élever la fumée bleuâtre du toit où dort celui qui vousaimera. Il ne faut pas, dès l’abord, désespérer de sa vie, ils’ouvre, comme cela, dans notre destinée, des perspectives à quoinous ne nous attendions plus. – L’homme, dans la vie, m’a souventfait penser à un pèlerin qui suit l’escalier en colimaçon d’unetour gothique. Le long serpent de granit tord dans l’obscurité sesanneaux dont chaque écaille est une marche. Après quelquescirconvolutions, le peu de jour qui venait de la porte s’estéteint. L’ombre des maisons qu’on n’a pas encore dépassées nepermet pas aux soupiraux de laisser entrer le soleil : lesmurs sont noirs, suintants ; on a plutôt l’air de descendredans un cachot d’où l’on ne doit jamais sortir que de monter àcette tourelle qui, d’en bas, vous paraissait si svelte et siélancée, et couverte de dentelles et de broderies, comme si elleallait partir pour le bal. – On hésite si l’on doit aller plushaut, tant ces moites ténèbres pèsent lourdement sur votre front. –L’escalier tourne encore quelquefois, et des lucarnes plusfréquentes découpent leurs trèfles d’or sur le mur opposé. Oncommence à voir les pignons dentelés des maisons, les sculpturesdes entablements, les formes bizarres des cheminées ; quelquespas de plus, et l’œil plane sur la ville entière ; c’est uneforêt d’aiguilles, de flèches et de tours qui se hérissent detoutes parts, dentelées, tailladées, évidées, frappées àl’emporte-pièce et laissant transparaître le jour par leurs milledécoupures. – Les dômes et les coupoles s’arrondissent comme lesmamelles de quelque géante ou des crânes de Titans. Les îlots demaisons et de palais se détachent par tranches ombrées oulumineuses. Quelques marches encore, et vous serez sur laplate-forme ; et alors vous verrez, au-delà de l’enceinte dela ville, verdoyer les cultures, bleuir les collines et blanchirles voiles sur le ruban moiré du fleuve. Un jour éblouissantvous inonde, et les hirondelles passent et repassent auprès de vousen poussant de petits cris joyeux. Le son lointain de la cité vousarrive comme un murmure amical ou le bourdonnement d’une ruched’abeilles ; tous les clochers égrènent dans les airs leurscolliers de perles sonores ; les vents vous apportent lessenteurs de la forêt voisine et des fleurs de la montagne : cen’est que lumière, harmonie et parfum. Si vos pieds s’étaientlassés, ou que le découragement vous eût prise et que vous fussiezrestée assise sur une marche inférieure, ou que vous fussiez tout àfait redescendue, ce spectacle eût été perdu pour vous. –Quelquefois cependant la tour n’a qu’une seule ouverture au milieuou en haut. – La tour de votre vie est ainsi construite ; –alors il faut un courage plus obstiné, une persévérance arméed’ongles plus crochus pour s’accrocher, dans l’ombre, aux sailliesdes pierres, et parvenir au trèfle resplendissant par où la vues’échappe sur la campagne ; ou bien les meurtrières ont étéremplies, ou l’on a oublié d’en percer, et alors il faut allerjusqu’au faîte ; mais plus on s’est élevé sans voir, plusl’horizon semble immense, plus le plaisir et la surprise sontgrands.

ROSETTE – Ô Théodore, Dieu veuille que jeparvienne bientôt à l’endroit où est la fenêtre ! Voilà bienassez longtemps que je suis la spirale à travers la nuit la plusprofonde ; mais j’ai peur que l’ouverture n’ait été maçonnéeet qu’il ne faille gravir jusqu’au sommet ; et si cetescalier aux marches innombrables n’aboutissait qu’à une portemurée ou à une voûte de pierres de taille ?

THEODORE. – Ne dites pas cela, Rosette ;ne le pensez pas. – Quel architecte construirait un escalier quin’aboutirait à rien ? Pourquoi supposer le paisible architectedu monde plus stupide et plus imprévoyant qu’un architecteordinaire ? – Dieu ne se trompe pas, et n’oublie rien. On nepeut pas croire qu’il se soit amusé, pour vous faire pièce, à vousenfermer dans un long tube de pierre sans issue et sans ouverture.Pourquoi voulez-vous qu’il dispute à de pauvres fourmis comme noussommes leur misérable bonheur d’une minute, et l’imperceptiblegrain de mil qui leur revient dans cette large création ? – Ilfaudrait pour cela qu’il eût la férocité d’un tigre ou d’unjuge ; et, si nous lui déplaisions tant, il n’aurait qu’à direà une comète de se détourner un peu de sa course et à nousétrangler tous avec un crin de sa queue. – Comment diablevoulez-vous que Dieu se divertisse à nous enfiler un à un dans uneépingle d’or, comme faisait des mouches l’empereur Domitien ?– Dieu n’est pas une portière ni un marguillier, et, quoiqu’il soitvieux, il n’est pas encore tombé en enfance. – Toutes ces petitesméchancetés sont au-dessous de lui, et il n’est pas assez niaispour faire de l’esprit avec nous et nous jouer des tours. –Courage, Rosette, courage ! Si vous êtes essoufflée,arrêtez-vous un peu et reprenez haleine, et puis continuez votreascension : vous n’avez peut-être plus qu’une vingtaine demarches à gravir pour arriver à l’embrasure d’où vous verrez votrebonheur.

ROSETTE. – Jamais ! oh !jamais ! et si je parviens au sommet de la tour, ce ne seraque pour m’en précipiter.

THEODORE. – Chasse, ma pauvre affligée, cesidées sinistres qui voltigent autour de toi comme deschauves-souris, et jettent sur ton beau front l’ombre opaque deleurs ailes. Si tu veux que je t’aime, sois heureuse, et ne pleurepas. (Il l’attire doucement contre lui et l’embrasse sur lesyeux.)

ROSETTE. – Quel malheur pour moi de vous avoirconnu ! et pourtant, si la chose était à refaire, je voudraisencore vous avoir connu. – Vos rigueurs m’ont été plus douces quela passion des autres ; et, quoique vous m’ayez beaucoup faitsouffrir, tout ce que j’ai eu de plaisir m’est venu de vous ;par vous, j’ai entrevu ce que j’aurais pu être. Vous avez été unéclair de ma nuit, et vous avez illuminé bien des endroits sombresde mon âme ; vous avez ouvert dans ma vie des perspectivestoutes nouvelles. – Je vous dois de connaître l’amour, l’amour ilest vrai ; mais il y a à aimer sans être aimé un charmemélancolique et profond, et il est beau de se ressouvenir de ceuxqui nous oublient. – C’est déjà un bonheur que de pouvoir aimermême quand on est seul à aimer, et beaucoup meurent sans l’avoireu, et souvent les plus à plaindre ne sont pas ceux qui aiment.

THEODORE. – Ceux-là souffrent et sententleurs plaies, mais du moins ils vivent. Ils tiennent à quelquechose ; ils ont un astre autour duquel ils gravitent, un pôleauquel ils tendent ardemment. Ils ont quelque chose àsouhaiter ; ils se peuvent dire : Si je parviens là, sij’ai cela, je serai heureux. Ils ont d’effroyables agonies, mais enmourant ils peuvent au moins se dire : – Je meurs pour lui. –Mourir ainsi, c’est renaître. – Les vrais, les seulsirréparablement malheureux sont ceux dont la folle étreinteembrasse l’univers entier, ceux qui veulent tout et ne veulentrien, et que l’ange ou la fée qui descendrait et leur diraitsubitement : – Souhaitez une chose, et vous l’aurez, –trouverait embarrassés et muets.

ROSETTE. – Si la fée venait, je sais bien ceque je lui demanderais.

THEODORE. – Vous le savez, Rosette, et voilàen quoi vous êtes plus heureuse que moi, car je ne le sais pas. Ils’agite en moi beaucoup de désirs vagues qui se confondentensemble, et en enfantent d’autres qui les dévorent ensuite. Mesdésirs sont une nuée d’oiseaux qui tourbillonnent et voltigent sansbut ; le vôtre est un aigle qui a les yeux sur le soleil, etque le manque d’air empêche de se soulever sur ses ailes déployées.– Ah ! si je pouvais savoir ce que je veux ; si l’idéequi me poursuit se dégageait nette et précise du brouillard quil’entoure ; si l’étoile favorable ou fatale apparaissait aufond de mon ciel ; si la lueur que je dois suivre venait àrayonner dans la nuit, feu follet perfide ou pharehospitalier ; si ma colonne de feu marchait devant moi, fût-ceà travers un désert sans manne et sans fontaines ; si jesavais où je vais, dussé-je n’aboutir qu’à un précipice ! –j’aimerais mieux ces courses insensées de chasseurs maudits, parles fondrières et les halliers, que ce piétinement absurde etmonotone. Vivre ainsi, c’est faire un métier pareil à celui de ceschevaux qui, les yeux bandés, tournent la roue de quelque puits, etfont des milliers de lieues sans rien voir et sans changer deplace. – Il y a assez longtemps que je tourne, et le seau devraitbien être remonté.

ROSETTE. – Vous avez avec d’Albert beaucoup depoints de ressemblance, et, quand vous parlez, il me semblequelquefois que ce soit lui qui parle. – Je ne doute pas que,lorsque vous le connaîtrez plus, vous ne vous attachiez beaucoup àlui ; vous ne pouvez manquer de vous convenir. – Il esttravaillé, comme vous, de ces élans sans but ; il aimeimmensément sans savoir quoi, il voudrait monter au ciel, car laterre lui paraît un escabeau bon à peine pour un de ses pieds, etil a plus d’orgueil que Lucifer avant sa chute.

THEODORE. – J’avais d’abord eu peur que ce nefût un de ces poètes comme il y en a tant, et qui ont chassé lapoésie de la terre, un de ces enfileurs de perles fausses qui nevoient au monde que la dernière syllabe des mots, et qui,lorsqu’ils ont fait rimer ombre avec sombre,flamme avec âme, et Dieu avec lieu,se croisent consciencieusement les bras et les jambes, etpermettent aux sphères d’accomplir leur révolution.

ROSETTE. – Il n’est point de ceux-là. Ses verssont au-dessous de lui, et ne le contiennent pas. On prendrait,d’après ce qu’il a fait, une idée très fausse de sa personne ;son véritable poème, c’est lui, et je ne sais pas s’il en ferajamais d’autre. – Il a au fond de son âme un sérail de belles idéesqu’il entoure d’un triple mur, et dont il est plus jaloux quejamais sultan ne le fut de ses odalisques. – Il ne met dans sesvers que celles dont il ne se soucie pas ou dont il estrebuté ; c’est la porte par où il les chasse, et le monde n’aque ce dont il ne veut plus.

THEODORE. – Je conçois cette jalousie et cettepudeur. – De même bien des gens ne conviennent de l’amour qu’ilsont eu que lorsqu’ils ne l’ont plus, et de leurs maîtresses quelorsqu’elles sont mortes.

ROSETTE. – L’on a tant de peine à posséderquelque chose en propre dans ce monde ! tout flambeau attiretant de papillons, tout trésor attire tant de voleurs ! –J’aime ces silencieux qui emportent leur idée dans leur tombe et nela veulent point livrer aux sales baisers et aux impudiquesattouchements de la foule. Ces amoureux me plaisent qui n’écriventle nom de leur maîtresse sur aucune écorce, qui ne le confient àaucun écho, et qui, en dormant, sont poursuivis de cette craintequ’un rêve ne le leur fasse prononcer. Je suis de ce nombre ;je n’ai pas dit ma pensée, et nul ne saura mon amour… Mais voiciqu’il est bientôt onze heures, mon cher Théodore, et je vousempêche de prendre un repos dont vous devez avoir besoin. Quand ilfaut que je vous quitte, j’éprouve toujours un serrement de cœur,et il me semble que c’est la dernière fois que je vous verrai. Jeretarde le plus que je peux ; mais il faut bien s’en aller àla fin. Allons, adieu, car j’ai peur que d’Albert ne mecherche ; adieu, ami.

Théodore lui mit le bras autour de la taille,et la conduisit ainsi jusqu’à la porte : là il s’arrêta, et lasuivit longtemps de l’œil ; le corridor était percé de loin enloin de petites fenêtres à carreaux étroits, éclairées par la lune,et qui faisaient une alternative d’ombre et de lumière trèsfantastique. À chaque fenêtre, la forme blanche et pure de Rosetteétincelait comme un fantôme d’argent ; puis elle s’éteignaitpour reparaître plus brillante un peu plus loin ; enfin elledisparut entièrement.

Théodore, comme abîmé dans de profondesréflexions, resta quelques minutes immobile et les bras croisés,puis il passa sa main sur son front, et rejeta ses cheveux enarrière par un mouvement de tête, rentra dans la chambre, et fut secoucher après avoir embrassé au front le page, qui dormaittoujours.

Chapitre 7

 

Dès qu’il fit jour chez Rosette, d’Albertse fit annoncer avec un empressement qui ne lui était pashabituel.

– Vous voilà, fit Rosette, je dirais de bienbonne heure, si vous pouviez jamais arriver de bonne heure. –Aussi, pour vous récompenser de votre galanterie, je vous octroiema main à baiser.

Et elle tira de dessous le drap de toile deFlandre garni de dentelles la plus jolie petite main que l’on aitjamais vue au bout d’un bras rond et potelé.

D’Albert la baisa avec componction : – Etl’autre, la petite sœur, est-ce que nous ne la baiserons pasaussi ?

Mon Dieu si ! rien n’est plus faisable.Je suis aujourd’hui dans mon humeur des dimanches ; tenez. –Et elle sortit du lit son autre main dont elle lui frappalégèrement la bouche. – Est-ce que je ne suis pas la femme la plusaccommodante du monde ?

– Vous êtes la grâce même, et l’on vousdevrait élever des temples de marbre blanc dans des bosquets demyrtes. – En vérité, j’ai bien peur qu’il ne vous arrive ce qui estarrivé à Psyché, et que Vénus ne devienne jalouse de vous, ditd’Albert en joignant les deux mains de la belle et en les portantensemble à ses lèvres.

– Comme vous débitez tout cela d’unehaleine ! on dirait que c’est une phrase apprise par cœur, ditRosette avec une délicieuse petite moue.

– Point : vous valez bien que laphrase soit tournée exprès pour vous, et vous êtes faite à cueillirdes virginités de madrigaux, répliqua d’Albert.

– Oh çà ! décidément, qui vous a piquéaujourd’hui ? est-ce que vous êtes malade que vous êtes sigalant ? Je crains que vous ne mouriez. Savez-vous que,lorsque quelqu’un change tout à coup de caractère, et sans raisonapparente, cela est de mauvais augure ? Or, il est constaté,aux yeux de toutes les femmes qui ont pris la peine de vous aimer,que vous êtes habituellement on ne peut plus maussade, et il estnon moins sûr que vous êtes on ne peut plus charmant en cemoment-ci et d’une amabilité tout à fait inexplicable. – Là,vraiment, je vous trouve pâle, mon pauvre d’Albert :donnez-moi le bras, que je vous tâte le pouls ; et elle luireleva la manche, et compta les pulsations avec une gravitécomique. – Non… Vous êtes au mieux, et vous n’avez pas le plusléger symptôme de fièvre. Alors il faut que je sois furieusementjolie ce matin ! Allez donc me chercher mon miroir, que jevoie jusqu’à quel point votre galanterie a tort ou raison.

D’Albert fut prendre un petit miroir qui étaitsur la toilette, et le posa sur le lit.

– Au fait, dit Rosette, vous n’avez pas tout àfait tort. Pourquoi ne faites-vous pas un sonnet sur mes yeux,monsieur le poète ? – Vous n’avez aucune raison pour n’en pasfaire. – Voyez donc, que je suis malheureuse ! avoir desyeux comme cela et un poète comme ceci, et manquer de sonnets,comme si l’on était borgne et que l’on eût un porteur d’eau pouramant ! Vous ne m’aimez pas, monsieur ; vous ne m’avezpas même fait un sonnet acrostiche. – Et ma bouche, comment latrouvez-vous ! Je vous ai pourtant embrassé avec cettebouche-là, et je vous embrasserai peut-être encore, mon beauténébreux ; et en vérité c’est une faveur dont vous n’êtesguère digne (ce que je dis n’est pas pour aujourd’hui, car vousêtes digne de tout) ; mais, pour ne pas parler toujours demoi, vous êtes, ce matin, d’une beauté et d’une fraîcheurnonpareilles, vous avez l’air d’un frère de l’Aurore ; et,quoiqu’il fasse à peine jour, vous êtes déjà paré et godronné commepour un bal. D’aventure, est-ce que vous avez des desseins à monendroit ? et auriez-vous monté un coup de Jarnac à mavertu ? voudriez-vous faire ma conquête ? Mais j’oubliaisque c’était déjà fait et de l’histoire ancienne.

– Rosette, ne plaisantez pas comme cela ;vous savez bien que je vous aime.

– Mais c’est selon. Je ne le sais pasbien ; et vous ?

– Très parfaitement, et à telles enseignes quesi vous aviez la bonté de faire défendre votre porte, j’essayeraisde vous le démontrer, et j’ose m’en flatter, d’une manièrevictorieuse.

– Pour cela, non : quelque envie quej’aie d’être convaincue, ma porte restera ouverte ; je suistrop jolie pour l’être à huis clos ; le soleil luit pourtout le monde, et ma beauté fera aujourd’hui comme le soleil, sivous le trouvez bon.

– D’honneur, je le trouve fort mauvais ;mais faites comme si je le trouvais excellent. Je suis votre trèshumble esclave, et je dépose mes volontés à vos pieds.

– Voilà qui est on ne peut mieux ; restezen de pareils sentiments, et laissez, ce soir, la clef à la portede votre chambre.

– M. le chevalier Théodore de Sérannes,dit une grosse tête de nègre souriante et joufflue qui se fit voirentre les deux battants de la porte, demande à vous rendre seshommages et vous supplie que vous daigniez le recevoir.

– Faites entrer M. le chevalier, ditRosette en remontant le drap jusqu’à son menton.

Théodore fut tout d’abord au lit de Rosette, àlaquelle il fit le salut le plus profond et le plus gracieux,qu’elle lui rendit d’un signe de tête amical, et ensuite il setourna vers d’Albert, qu’il salua d’un air libre et courtois.

– Où en étiez-vous ? dit Théodore. J’aipeut-être interrompu une conversation intéressante :continuez, de grâce, et mettez-moi au fait en quelques mots.

– Oh non ! répondit Rosette avec unsourire malicieux ; nous parlions d’affaires.

Théodore s’assit au pied du lit de Rosette,car d’Albert avait pris place du côté du chevet, par droit depremier arrivé ; la conversation flotta quelque temps de sujeten sujet, très spirituelle, très gaie et très vive, et c’estpourquoi nous n’en rendrons pas compte ; nous craindrionsqu’elle ne perdît trop à être transcrite. L’air, le ton, le feu desparoles et des gestes, les mille manières de prononcer un mot, toutcet esprit, semblable à de la mousse de vin de Champagne quipétille et s’évapore sur-le-champ, sont des choses qu’il estimpossible de fixer et de reproduire. C’est une lacune que nouslaissons à remplir au lecteur, et dont il s’acquittera assurémentmieux que nous ; qu’il imagine à cette place cinq ou six pagesremplies de tout ce qu’il y a de plus fin, de plus capricieux, deplus curieusement fantasque, de plus élégant et de pluspailleté.

Nous savons bien que nous usons ici d’unartifice qui rappelle un peu celui de Timanthe, qui, désespérant depouvoir bien rendre la figure d’Agamemnon, lui jeta une draperiesur la tête ; mais nous aimons mieux être timidequ’imprudent.

Il ne serait peut-être pas hors de propos dechercher les motifs pour lesquels d’Albert s’était levé si matin,et quel aiguillon l’avait poussé à venir chez Rosette d’aussi bonneheure que s’il en eût encore été amoureux, – il y a apparence quec’était un petit mouvement de jalousie sourde et inavouée.Assurément il ne tenait pas beaucoup à Rosette, et il eût mêmeété fort aise d’en être débarrassé, – mais au moins il voulait laquitter lui-même et ne pas en être quitté, chose qui blessetoujours profondément l’orgueil d’un homme, si bien éteinted’ailleurs que soit sa première flamme. – Théodore était si beaucavalier qu’il était difficile de le voir survenir dans une liaisonsans appréhender ce qui en effet était déjà arrivé bien des fois,c’est-à-dire que tous les yeux ne se tournassent de son côté et queles cœurs ne suivissent les yeux ; et chose singulière,quoiqu’il eût enlevé bien des femmes, aucun amant n’avait gardé celong ressentiment que l’on a d’ordinaire pour les personnes quivous ont supplanté. Il y avait dans toutes ses façons un charme sivainqueur, une grâce si naturelle, quelque chose de si doux et desi fier que les hommes mêmes y étaient sensibles. D’Albert, quiétait venu chez Rosette avec l’envie de parler fort sèchement àThéodore, s’il l’y rencontrait, fut tout surpris de ne pas sesentir en sa présence le moindre mouvement de colère, et de selaisser aller avec autant de facilité aux avances qu’il lui fit. –Au bout d’une demi-heure, vous eussiez dit deux amis d’enfance, etpourtant d’Albert était intimement convaincu que, si jamais Rosettedevait aimer, ce serait cet homme, et il avait tout lieu d’êtrejaloux, pour l’avenir du moins, car pour le présent il ne supposaitrien encore ; qu’eût-ce été, s’il avait vu la belle enpeignoir blanc se glisser comme un papillon de nuit sur unrayon de lune dans la chambre du beau jeune homme, et n’en sortirque trois ou quatre heures après avec des précautionsmystérieuses ? Il eût pu, en vérité, se croire plus malheureuxqu’il ne l’était, car ce sont de ces choses que l’on ne voit guère,qu’une jolie femme amoureuse qui sort de la chambre d’un cavaliernon moins joli exactement comme elle y était entrée.

Rosette écoutait Théodore avec beaucoupd’attention et comme on écoute quelqu’un qu’on aime ; mais cequ’il disait était si amusant et si varié que cette attentionn’avait rien que de naturel et s’expliquait facilement. – Aussid’Albert n’en prit-il pas autrement d’ombrage. Le ton de Théodoreenvers Rosette était poli, amical, mais rien de plus.

– Que ferons-nous aujourd’hui, Théodore ?dit Rosette : – si nous allions nous promener en bateau ?que vous en semble ? ou si nous allions à la chasse ?

– Allons à la chasse, cela est moinsmélancolique que de glisser sur l’eau côte à côte avec quelquecygne ennuyé et de plier les feuilles de nénuphar à droite et àgauche, – n’est-ce pas votre avis, d’Albert ?

– J’aimerais peut-être autant me laissercouler dans le batelet au fil de la rivière que de galoperéperdument à la poursuite d’une pauvre bête ; mais où que vousalliez, j’irai ; il ne s’agit maintenant que de laisser madameRosette se lever, et d’aller prendre un costume convenable. –Rosette fit un signe d’assentiment, et sonna pour qu’on la vîntlever. Les deux jeunes gens s’en allèrent bras dessus bras dessous,et il était facile de conjecturer, à les voir si bien ensemble, quel’un était l’amant en pied et l’autre l’amant aimé de la mêmepersonne.

Tout le monde fut bientôt prêt. D’Albert etThéodore étaient déjà à cheval dans la première cour, quandRosette, en habit d’amazone, parut sur les premières marches duperron. Elle avait sous ce costume un petit air allègre et délibéréqui lui allait on ne peut pas mieux : elle sauta sur la selleavec sa prestesse ordinaire, et donna un coup de houssine à soncheval qui parut comme un trait. D’Albert piqua des deux et l’eutbientôt rejointe. – Théodore les laissa prendre quelque avance,étant sûr de les rattraper dès qu’il le voudrait. – Il semblaitattendre quelque chose, et se retournait souvent du côté duchâteau.

– Théodore ! Théodore ! arrivezdonc ! est-ce que vous êtes monté sur un cheval de bois ?lui cria Rosette.

Théodore fit prendre un temps de galop à sabête et diminua la distance qui le séparait de Rosette, sanstoutefois la faire disparaître.

Il regarda encore du côté du château, qu’oncommençait à perdre de vue ; un petit tourbillon de poussière,dans lequel s’agitait très vivement quelque chose qu’on ne pouvaitencore discerner, parut au bout du chemin. – En quelques instantsle tourbillon fut à côté de Théodore, et laissa voir, ens’entrouvrant comme les nuées classiques de l’Iliade,lafigure rose et fraîche du page mystérieux.

– Théodore, allons donc ! cria uneseconde fois Rosette, donnez donc de l’éperon à votre tortue etvenez à côté de nous.

Théodore lâcha la bride à son cheval quipiaffait et se cabrait d’impatience, et en quelques secondes il eutdépassé de plusieurs têtes d’Albert et Rosette.

– Qui m’aime me suive, dit Théodore en sautantune barrière de quatre pieds de haut. Eh bien ! monsieur lepoète, dit-il quand il fut de l’autre côté, – vous ne sautezpas ? votre monture est pourtant ailée, à ce qu’on dit.

– Ma foi, j’aime mieux faire le tour ; jen’ai qu’une tête à casser, après tout ; si j’en avaisplusieurs, j’essayerais, répondit d’Albert en souriant.

– Personne ne m’aime donc, puisque personne neme suit, dit Théodore en faisant descendre encore plus que decoutume les coins arqués de sa bouche. Le petit page leva sur luises grands yeux bleus d’un air de reproche, et rapprocha les deuxtalons du ventre de son cheval.

Le cheval fit un bon prodigieux.

– Si ! quelqu’un, la barrière.

Rosette jeta sur l’enfant un regard singulieret rougit jusqu’aux yeux ; puis, appliquant un furieux coup decravache sur le cou de sa jument, elle franchit la traverse de boisvert pomme qui barrait l’allée.

– Et moi, Théodore, croyez-vous que je nevous aime pas ?

L’enfant lui lança une œillade oblique et endessous et s’approcha de Théodore.

D’Albert était déjà au milieu de l’allée, vitrien de tout cela ; car, depuis un temps immémorial, lespères, les maris et les amants sont en possession du privilège dene rien voir.

– Isnabel, dit Théodore, vous êtes un fou, etvous, Rosette, une folle ! Isnabel, vous n’avez pas pris assezde champ pour sauter, et vous, Rosette, vous avez manquéd’accrocher votre robe dans les poteaux. – Vous auriez pu voustuer.

– Qu’importe ? répliqua Rosette avec unson de voix si triste et si mélancolique qu’Isnabel lui pardonnad’avoir aussi sauté la barrière.

On chemina encore quelque temps, et l’onarriva au rond-point où se devaient trouver la meute et lespiqueurs. Six arches, coupées à travers l’épaisseur de la foret,aboutissaient à une petite tour de pierre à six pans sur chacundesquels était gravé le nom de la route qui venait s’y terminer.Les arbres s’élevaient si haut qu’ils semblaient vouloir carder lesnuages laineux et floconneux qu’une brise assez vive faisaitflotter sur leurs cimes, une herbe haute et drue, des buissonsimpénétrables offraient des retraites et des forts au gibier, et lachasse promettait d’être heureuse. C’était une vraie forêtd’autrefois, avec de vieux chênes plus que séculaires et commeon n’en voit plus maintenant que l’on ne plante plus d’arbres, etqu’on n’a pas la patience d’attendre que ceux qui le sont soientpoussés ; une forêt héréditaire, plantée par lesarrière-grands-pères pour les pères, par les pères pour lespetits-fils, avec des allées d’une largeur prodigieuse, l’obélisquesurmonté d’une boule, la fontaine de rocaille, la mare de rigueur,et les gardes poudrés à blanc, en culotte de peau jaune et en habitbleu de ciel ; – une de ces forêts touffues et sombres où sedétachent admirablement les croupes satinées et blanches des groschevaux de Wouvermans et les larges pavillons de ces trompes à laDampierre, que le Parrocel aime à faire rayonner au dos despiqueurs. – Une multitude de queues de chiens pareilles à descroissants ou à des serpes s’arrondissaient en frétillant dans unnuage poussiéreux. – On donna le signal, on découpla les chiens quitendaient leur corde à s’étrangler, et la chasse commença. – Nousne décrirons pas très exactement les détours et les crochets ducerf à travers la forêt ; nous ne savons même pas très aujuste si c’était un cerf dix cors, et, quelques recherches que nousayons faites, nous n’avons pu nous en assurer, – ce qui estvéritablement affligeant. – Néanmoins, nous pensons que dans unetelle forêt, si antique, si ombreuse, si seigneuriale, il ne devaitse trouver que des cerfs dix cors, et nous ne voyons pas pourquoicelui après lequel galopaient, sur des chevaux dedifférentes couleurs et non passibus œquis, les quatreprincipaux personnages de cet illustre roman n’en eût pas étéun.

Le cerf courait comme un vrai cerf qu’ilétait, et une cinquantaine de chiens qu’il avait aux troussesn’étaient pas un médiocre éperon à sa vélocité naturelle. – Lacourse était si rapide qu’on n’entendait que quelques raresabois.

Théodore, comme le mieux monté et le meilleurécuyer, talonnait la meute avec une ardeur incroyable. D’Albert lesuivait de près. Rosette et le petit page Isnabel suivaient,séparés par un intervalle qui s’augmentait de minute en minute.

L’intervalle fut bientôt assez grand pour nepouvoir plus espérer de rétablir l’équilibre.

– Si nous nous arrêtions un peu, dit Rosette,pour laisser souffler les chevaux ? – La chasse va du côté del’étang, et je sais un chemin de traverse par lequel nous pourronsarriver en même temps qu’eux.

Isnabel tira la bride de son petit cheval desmontagnes, qui baissa la tête en secouant sur ses yeux les mèchespendantes de sa crinière, et se mit à creuser le sable avec sesongles.

Ce petit cheval formait avec celui de Rosettele contraste le plus parfait ; il était noir comme la nuit,l’autre d’un blanc de satin : il était tout hérissé et toutéchevelé ; l’autre avait la crinière nattée de bleu, laqueue peignée et frisée. Le second avait l’air d’une licorne et lepremier d’un barbet.

La même différence antithétique se faisaitremarquer dans les maîtres et dans les montures. – Rosette avaitles cheveux aussi noirs qu’Isnabel les avait blonds ; sessourcils étaient dessinés très nettement et d’une manière trèsapparente ; ceux du page n’avaient guère plus de vigueur quesa peau et ressemblaient au duvet de la pêche. – La couleur del’une était éclatante et solide comme la lumière du midi ; leteint de l’autre avait les transparences et les rougeurs de l’aubenaissante.

– Si nous tâchions maintenant de rattraper lachasse ? dit Isnabel à Rosette ; les chevaux ont eu letemps de reprendre haleine.

– Allons ! répondit la jolie amazone, etils se lancèrent au galop dans une allée transversale assez étroitequi conduisait à la mare ; les deux bêtes couraient de frontet en occupaient presque toute la largeur.

Du côté d’Isnabel, un arbre entortillé etnoueux avançait une grosse branche comme un bras et semblaitmontrer le poing aux chevaucheurs. – L’enfant ne la vit pas.

– Prenez garde, cria Rosette, couchez-vous surla selle ! vous allez être désarçonné.

L’avis était donné trop tard ; la branchefrappa Isnabel au milieu du corps. La violence du coup lui fitperdre les étriers, et, son cheval continuant son galop et labranche étant trop forte pour ployer, il se trouva enlevé de laselle et tomba rudement en arrière.

L’enfant resta évanoui sur le coup. – Rosette,fort effrayée, se jeta à bas de sa bête et fut au page, qui nedonnait pas signe de vie.

Sa toque s’était détachée, et ses beauxcheveux blonds ruisselaient de toutes parts éparpillés sur lesable. – Ses petites mains ouvertes avaient l’air de mains de cire,tant elles étaient pâles : Rosette s’agenouilla auprès de luiet tâcha de le faire revenir. – Elle n’avait sur elle ni sels, niflacon, et son embarras était grand. – Enfin elle avisa une ornièreassez profonde où l’eau de pluie s’était amassée etclarifiée ; elle y trempa ses doigts, au grand effroi d’unepetite grenouille qui était la naïade de cette onde, et elle ensecoua quelques gouttes sur les tempes bleuâtres du jeune page. –Il ne parut pas les sentir, et les perles d’eau roulaient au longde ses joues blanches comme les larmes d’une sylphide au long d’unefeuille de lis. Rosette, pensant que ses habits le pouvaient gêner,déboucla sa ceinture, défit les boutons de son justaucorps etouvrit sa chemise pour que sa poitrine pût jouer plus librement. –Rosette vit alors quelque chose qui aurait été pour un homme laplus agréable des surprises du monde, mais qui ne parut pas àbeaucoup près lui faire plaisir, – car ses sourcils serapprochèrent, et sa lèvre supérieure trembla légèrement, –c’est-à-dire une gorge très blanche, encore peu formée, mais quifusait les plus admirables promesses, et tenait déjàbeaucoup ; une gorge ronde, polie, ivoirine, pour parler commeles ronsardisants, délicieuse à voir, plus délicieuse àbaisser.

– Une femme ! dit-elle, une femme !ah ! Théodore ! Isnabel, car nous lui conservons ce nom,quoique ce ne soit pas le sien, commença à respirer un peu, etsouleva languissamment ses longues paupières ; il n’étaitblessé en aucune sorte, mais seulement étourdi. – Il se mit bientôtsur son séant, et, avec l’aide de Rosette, il put se dresser surses pieds et remonter sur son cheval qui s’était arrêté dès qu’iln’avait plus senti son cavalier.

Ils s’en furent à petits pas jusqu’à la mare,où en effet ils, ou plutôt elles, retrouvèrent le reste de lachasse. Rosette raconta en peu de mots à Théodore ce qui venait dese passer. – Celui-ci changea plusieurs fois de couleur pendant lerécit de Rosette, et tout le reste de la route tint son cheval àcôté de celui d’Isnabel.

On rentra au château de très bonneheure ! cette journée, commencée si joyeusement, se terminad’une manière assez triste.

Rosette était rêveuse, et d’Albert semblaitaussi plongé dans de profondes réflexions. – Le lecteur saurabientôt ce qui y avait donné lieu.

Chapitre 8

 

Non, mon cher Silvio, non, je ne t’ai pasoublié ; je ne suis pas de ceux qui marchent dans la vie sansjamais jeter un regard en arrière ; mon passé me suit etempiète sur mon présent, et presque sur mon avenir ; tonamitié est une des places frappées du soleil qui se détachent leplus nettement à l’horizon déjà tout bleu de mes dernièresannées ; – souvent, du faîte où je suis, je me retourne pourla contempler avec un sentiment d’ineffable mélancolie.

Oh ! quel beau temps c’était – que nousétions angéliquement purs ! – Nos pieds touchaient à peine laterre ; nous avions comme des ailes aux épaules, nos désirsnous enlevaient, et la brise du printemps faisait trembler autourde nos fronts la blonde auréole de l’adolescence.

Te souviens-tu de cette petite île plantée depeupliers à cet endroit où la rivière forme un bras ? – Ilfallut pour y aller passer sur une planche assez longue, trèsétroite et qui ployait étrangement par le milieu ; un vraipont pour des chèvres, et qui en effet ne servait guère qu’àelles : c’était délicieux. – Un gazon court et fourni, où lesouviens-toi de moi ouvrait en clignotant ses joliespetites prunelles bleues, un sentier jaune comme du nankin quifaisait une ceinture à la robe verte de l’île et lui serrait lataille, une ombre toujours émue de trembles et de peupliersn’étaient pas les moindres agréments de ce paradis : – il yavait de grandes pièces de toile que les femmes vendent étendrepour les blanchir à la rosée ; on eût dit des carrés deneige ; – et cette petite fille, toute brune et toute hâlée,dont les grands yeux sauvages brillaient d’un éclat si vif sous leslongues mèches de ses cheveux, et qui courait après les chèvres enles menaçant et en agitant sa baguette d’osier, quand ellesfaisaient mine de vouloir marcher sur les toiles dont elle avait lagarde, – te la rappelles-tu ? – Et les papillons couleur desoufre, au vol inégal et tremblotant, et le martin-pêcheur que nousavons tant de fois essayé d’attraper et qui avait son nid dans cefourré d’aunes ? et ces descentes à la rivière avec leursmarches grossièrement taillées, leurs poteaux et leurs pieux toutverdis par le bas et presque toujours fermées par une claire-voiede plantes et de branchages ? Que cette eau était limpide etmiroitante ! comme elle laissait voir un fond de gravierdoré ! et quel plaisir c’était, assis sur la rive, d’y laisserpendre le bout de ses pieds ! Les nénuphars à fleurs d’or, quis’y déroulaient gracieusement, avaient l’air de verts cheveuxflottant sur le dos d’agate de quelque nymphe au bain. – Le ciel seregardait à ce miroir avec des sourires azurés et des transparencesd’un gris de perle on ne peut plus ravissant, et, à toutes lesheures de la journée, c’étaient des turquoises, des paillettes, desouates et des moires d’une variété inépuisable. – Que j’aimais cesescadres de petits canards à cous d’émeraude, qui naviguaientincessamment d’un bord à l’autre et formaient quelques rides surcette pure glace !

Que nous étions bien faits pour être lesfigures de ce paysage ! – comme nous allions à cette nature sidouce et si reposée, et comme nous nous harmonisions facilementavec elle ! Printemps au-dehors, jeunesse au-dedans, soleilsur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de fleurs à tous lesbuissons, blanches illusions épanouies dans nos âmes, pudiquerougeur sur nos joues et sur l’églantine, poésie chantant dansnotre cœur, oiseaux cachés gazouillant dans les arbres, lumière,roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses, le cœur qui bat,l’eau qui remue un caillou, un brin d’herbe ou une pensée quipousse, une goutte d’eau qui roule au long d’un calice, une larmequi déborde au long d’une paupière, un soupir d’amour, unbruissement de feuille… – quelles soirées nous avons passées là anous promener à pas lents, si près du bord que souvent nousmarchions un pied dans l’eau et l’autre sur la terre.

Hélas ! – cela a peu duré, chez moi dumoins, – car toi, en acquérant la science de l’homme, tu as sugarder la candeur de l’enfant. – Le germe de corruption qui étaiten moi s’est développé bien vite, et la gangrène a dévoréimpitoyablement tout ce que j’avais de pur et de sain. – Il nem’est resté de bon que mon amitié pour toi.

J’ai l’habitude de ne te rien cacher, – niactions ni pensées. – J’ai mis à nu devant toi les plus secrètesfibres de mon cœur ; si bizarres, si ridicules, siexcentriques que soient les mouvements de mon âme, il faut que jete les décrive ; mais, en vérité, ce que j’éprouve depuisquelque temps est d’une telle étrangeté que j’ose à peine enconvenir devant moi-même. Je t’ai dit quelque part que j’avaispeur, à force de chercher le beau et de m’agiter pour y parvenir,de tomber à la fin dans l’impossible ou dans le monstrueux. – J’ensuis presque arrivé là ; quand donc sortirai-je de tous cescourants qui se contrarient et m’entraînent à gauche et àdroite ? quand le pont de mon vaisseau cessera-t-il detrembler sous mes pieds et d’être balayé par les vagues de toutesces tempêtes ? où trouverai-je un port où je puisse jeterl’ancre et un rocher inébranlable et hors de la portée des flots oùje puisse me sécher et tordre l’écume de mes cheveux ?

Tu sais avec quelle ardeur j’ai recherché labeauté physique, quelle importance j’attache à la forme extérieure,et de quel amour je me suis pris pour le monde visible : –cela doit être, je suis trop corrompu et trop blasé pour croire àla beauté morale, et la poursuivre avec quelque suite. – J’ai perducomplètement la science du bien et du mal, et, à force dedépravation, je suis presque revenu à l’ignorance du sauvage et del’enfant. En vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et lesplus étranges actions ne m’étonnent que peu. – Ma conscience estune sourde et muette. L’adultère me paraît la chose la plusinnocente du monde ; je trouve tout simple qu’une jeune fillese prostitue ; il me semble que je trahirais mes amis sans lemoindre remords, et je ne me ferais pas le plus léger scrupule depousser du pied dans un précipice les gens qui me gênent, si jemarchais sur le bord avec eux. – Je verrais de sang-froid lesscènes les plus atroces, et il y a dans les souffrances et dans lesmalheurs de l’humanité quelque chose qui ne me déplaît pas. –J’éprouve à voir quelque calamité tomber sur le monde le mêmesentiment de volupté âcre et amère que l’on éprouve quand on sevenge enfin d’une vieille insulte.

Ô monde, que m’as-tu fait pour que je tehaïsse ainsi ? Qui m’a donc enfiellé de la sorte contretoi ? qu’attendais-je donc de toi pour te conserver tant derancœur de m’avoir trompé ? à quelle haute espérance as-tumenti ? quelles ailes d’aiglon as-tu coupées ? – Quellesportes devais-tu ouvrir qui sont restées fermées, et lequel de nousdeux a manqué à l’autre ?

Rien ne me touche, rien ne m’émeut ; – jene sens plus, à entendre le récit des actions héroïques, cessublimes frémissements qui me couraient autrefois de la tête auxpieds. – Tout cela me paraît même quelque peu niais. – Aucun accentn’est assez profond pour mordre les fibres détendues de mon cœur etles faire vibrer : – je vois couler les larmes de messemblables du même œil que la pluie, à moins qu’elles ne soientd’une belle eau, et que la lumière ne s’y reflète d’une manièrepittoresque et qu’elles ne coulent sur une belle joue. – Il n’y aguère plus que les animaux pour qui j’aie un faible reste de pitié.Je laisserais bien rouer de coups un paysan ou un domestique, et jene supporterais pas patiemment qu’on en fit autant d’un cheval oud’un chien en ma présence ; et pourtant je ne suis pasméchant, je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, etn’en ferai probablement jamais ; mais cela tient plutôt à manonchalance et au mépris souverain que j’ai pour toutes lespersonnes qui me déplaisent, et qui ne me permet pas de m’enoccuper, même pour leur nuire. – J’abhorre tout le monde en masse,et, parmi tout ce tas, j’en juge à peine un ou deux dignes d’êtrehaïs spécialement. – Haïr quelqu’un, c’est s’en inquiéter autantque si on l’aimait ; – c’est le distinguer, l’isoler de lafoule ; c’est être dans un état violent à cause de lui ;c’est y penser le jour et y rêver la nuit ; c’est mordre sonoreiller et grincer des dents en songeant qu’il existe ; quefait-on de plus pour quelqu’un qu’on aime ? Les peines et lesmouvements qu’on se donne pour perdre un ennemi, se lesdonnerait-on pour plaire à une maîtresse ? – J’en doute – pourhaïr bien quelqu’un, il faut en aimer un autre. Toute grande hainesert de contrepoids à un grand amour : et qui pourrais-jehaïr, moi qui n’aime rien ?

Ma haine est comme mon amour un sentimentconfus et général qui cherche à se prendre à quelque chose et quine le peut ; j’ai en moi un trésor de haine et d’amour dont jene sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve àles répandre l’un ou l’autre ou tous les deux, je crèverai, et jeme romprai comme ces sacs trop bourrés d’argent qui s’éventrent etse décousent. – Oh ! si je pouvais abhorrer quelqu’un, si l’unde ces hommes stupides avec qui je vis pouvait m’insulter de façonà faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang devipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où jecroupis ; si tu me mordais à la joue avec tes dents de rat etque tu me communiquasses ton venin et ta rage, vieille sorcière auchef branlant ; si la mort de quelqu’un pouvait être mavie ; – si le dernier battement du cœur d’un ennemi se tordantsous mon pied pouvait faire passer dans ma chevelure des frissonsdélicieux, et si l’odeur de son sang devenait plus douce à mesnarines altérées que l’arôme des fleurs, oh ! que volontiersje renoncerais à l’amour, et que je m’estimeraisheureux !

Étreintes mortelles, morsures de tigre,enlacements de boa, pieds d’éléphant posés sur une poitrine quicraque et s’aplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux del’euphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit, etvous éteignez dans le sang, c’est vous qui remplacerez pour moi lesroses effeuillées, les baisers humides et les enlacements del’amour !

Je n’aime rien, ai-je dit, hélas ! j’aipeur maintenant d’aimer quelque chose. – Il vaudrait cent millefois mieux haïr que d’aimer comme cela ! – Le type de beautéque je rêvais depuis si longtemps, je l’ai rencontré. – J’ai trouvéle corps de mon fantôme ; je l’ai vu, il m’a parlé, je lui aitouché la main, il existe ; ce n’est pas une chimère. Jesavais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes pressentimentsne mentaient jamais. – Oui, Silvio, je suis à côté du rêve de mavie ; – ma chambre est ici, la sienne est là ; je voistrembler d’ici le rideau de sa fenêtre et la lumière de sa lampe.Son ombre vient de passer sur le rideau : dans une heure nousallons souper ensemble.

Ces belles paupières turques, ce regardlimpide et profond, cette chaude couleur d’ambre pâle, ces longscheveux noirs lustrés, ce nez d’une coupe fine et fière, cesemmanchements et ces extrémités délices et sveltes à la manière duParmeginiano, ces délicates sinuosités, cette pureté d’ovale quidonnent tant d’élégance et d’aristocratie à une tête, tout ce queje voulais, ce que j’aurais été heureux de trouver disséminé danscinq ou six personnes, j’ai tout cela réuni dans une seulepersonne !

Ce que j’adore le plus entre toutes les chosesdu monde, – c’est une belle main. – Si tu voyais la sienne !quelle perfection ! comme elle est d’une blancheurvivace ! quelle mollesse de peau ! quelle pénétrantemoiteur ! comme le bout de ses doigts est admirablementeffilé ! comme l’œil de ses ongles se dessine nettement !quel poli et quel éclat ! on dirait des feuilles intérieuresd’une rose, – les mains d’Anne d’Autriche, si vantées, sicélébrées, ne sont, à celles-là, que des mains de gardeuse dedindons ou de laveuse de vaisselle. – Et puis quelle grâce, quelart dans les moindres mouvements de cette main ! comme cepetit doigt se replie gracieusement et se tient un peu écarté deses grands frères ! – La pensée de cette main me rend fou, etfait frémir et brûler mes lèvres. – Je ferme les yeux pour ne plusla voir ; mais du bout de ses doigts délicats elle me prendles cils et m’ouvre les paupières, fait passer devant moi millevisions d’ivoire et de neige.

Ah ! sans doute, c’est la griffe de Satanqui s’est gantée de cette peau de satin ; – c’est quelquedémon railleur qui se joue de moi ; – il y a ici du sortilège.– C’est trop monstrueusement impossible.

Cette main… Je m’en vais partir en Italie voirles tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner,devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est,comme je la vois, comme je la sens ; ce sera peut-être unmoyen de me débarrasser de cette espèce d’obsession.

J’ai désiré la beauté ; je ne savais pasce que je demandais. – C’est vouloir regarder le soleil sanspaupières, c’est vouloir toucher la flamme. – Je souffrehorriblement. – Ne pouvoir s’assimiler cette perfection, nepouvoir passer dans elle et la faire passer en soi, n’avoir aucunmoyen de la rendre et de la faire sentir ! – Quand je voisquelque chose de beau, je voudrais le toucher de tout moi-même,partout et en même temps. Je voudrais le chanter et le peindre, lesculpter et l’écrire, en être aimé comme je l’aime ; jevoudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se pourrajamais.

Ta lettre m’a fait mal, – bien mal, moi ce queje te dis là. – Tout ce bonheur calme et pur dont tu jouis, cespromenades dans les bois rougissants, – ces longues causeries, sitendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur lefront ; cette vie séparée et sereine ; ces jours, si vitepassés que la nuit vous semble avancer, me font encore trouver plustempétueuses les agitations intérieures où je vis. – Ainsi doncvous devez vous marier dans deux mois ; tous les obstaclessont levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à toutjamais. Votre félicité présente s’augmente de toute votre félicitéfuture. Vous êtes heureux, et vous avez la certitude d’être plusheureux bientôt. – Quel sort que le vôtre ! – Ton amie estbelle, mais ce que tu as aimé en elle, ce n’est pas la beauté morteet palpable, la beauté matérielle, c’est la beauté invisible etéternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de l’âme. –Elle est pleine de grâce et de candeur ; elle t’aime commesavent aimer ces âmes-là. – Tu n’as pas cherché si l’or de sescheveux se rapprochait pour le ton des chevelures de Rubens et duGiorgione ; mais ils t’ont plu, parce que c’étaient sescheveux. Je parie bien, heureux amant que tu es, que tu ne sais passeulement si le type de ta maîtresse est grec ou asiatique, anglaisou italien. – Ô Silvio ! combien sont rares les cœurs qui secontentent de l’amour pur et simple et qui ne souhaitent niermitage dans les forêts, ni jardin dans une île du lacMajeur.

Si j’avais le courage de m’arracher d’ici,j’irais passer un mois avec vous ; peut-être me purifierais-jeà l’air que vous respirez, peut-être l’ombre de vos alléesjetterait-elle un peu de fraîcheur à mon front brûlant ; maisnon, c’est un paradis où je ne dois pas mettre le pied. – À peinedoit-il m’être permis de regarder de loin, et par-dessus le mur,les deux beaux anges qui s’y promènent la main dans la main, lesyeux sur les yeux. Le démon ne peut entrer dans l’Eden que sous laforme d’un serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, jene voudrais pas être le serpent de ton Ève.

Quel effroyable travail s’est-il donc faitdans mon âme depuis ces derniers temps ? qui a donc faittourner mon sang et l’a changé en venin ? Monstrueuse pensée,qui déploie tes rameaux d’un vert pâle et tes ombelles de ciguëdans l’ombre glaciale de mon cœur, quel vent empoisonné y a déposéle germe dont tu es éclose ! C’était donc là ce qui m’étaitréservé, voilà donc où devaient aboutir tous ces chemins sidésespérément tentés ! – Ô sort, comme tu te joues denous ! – Tous ces élans d’aigle vers le soleil, ces puresflammes aspirantes du ciel, cette divine mélancolie, cet amourprofond et contenu, cette religion de la beauté, cette fantaisie sicurieuse et si élégante, ce flot intarissable et toujours montantde la fontaine intérieure, cette extase aux ailes toujoursouvertes, cette rêverie plus en fleur que l’aubépine de mai ?toute cette poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et sirares ne me devaient servir qu’à me mettre au-dessous du dernierdes hommes !

Je voulais aimer. – J’allais comme un forcenéappelant et invoquant l’amour ; – je me tordais de rage sousle sentiment de mon impuissance ; j’allumais mon sang, jetraînais mon corps aux bourbiers des plaisirs ; j’ai serré àl’étouffer contre mon cœur aride une femme et belle et jeune et quim’aimait ; – j’ai couru après la passion qui me fuyait. Je mesuis prostitué, et j’ai fait comme une vierge qui s’en irait dansun mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que ladébauche y pousse, au lieu d’attendre patiemment, dans une ombrediscrète et silencieuse, que l’ange que Dieu me réserve m’apparûtdans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutesces années que j’ai perdues à m’agiter puérilement, à courir çà etlà, à vouloir forcer la nature et le temps, j’aurais dû lespasser dans la solitude et la méditation, à tâcher de me rendredigne d’être aimé ; – c’eût été sagement fait ; – maisl’avais des écailles sur les yeux et je marchais droit auprécipice. J’ai déjà un pied suspendu sur le vide, et le crois queje m’en vais bientôt lever l’autre. J’ai beau résister, je le sens,il faut que je roule jusqu’au fond de ce nouveau gouffre qui vientde s’ouvrir en moi.

Oui, c’est bien ainsi que je m’étais figurél’amour. Je sens maintenant ce que j’avais rêvé. – Oui, voilà bienles insomnies charmantes et terribles où les roses sont deschardons et où les chardons sont des roses ; voilà bien ladouce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vousentoure d’un nuage doré et fait trembler devant vous la forme desobjets ainsi que fait l’ivresse, ces bourdonnements d’oreille oùtinte toujours la dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs,ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante etglacée : c’est bien cela ; les poètes ne mentent pas.

Quand je suis au moment d’entrer au salon oùnous avons l’habitude de nous trouver, mon cœur bat avec une telleviolence qu’on le pourrait voir à travers mes habits, et je suisobligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu’il nes’échappe. – Si je l’aperçois au bout d’une allée, dans le parc, ladistance s’efface sur-le-champ, et je ne sais pas où le cheminpasse : il faut que le diable l’emporte ou que j’aie desailes. – Rien ne peut m’en distraire : je lis, son images’interpose entre le livre et mes yeux ; – je monte à cheval,je cours au grand galop, et je crois toujours sentir dans letourbillon ses longs cheveux qui se mêlent aux miens, et entendresa respiration précipitée et son souffle tiède qui m’effleure lajoue. Cette image m’obsède et me suit partout, et je ne la voisjamais plus que lorsque je ne la vois pas.

Tu m’as plaint de ne pas aimer, – plains-moimaintenant d’aimer, et surtout d’aimer qui j’aime. Quel malheur,quel coup de hache sur ma vie déjà si tronçonnée ! – quellepassion insensée, coupable et odieuse s’est emparée de moi ! –C’est une honte dont la rougeur ne s’éteindra jamais sur mon front.– C’est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n’yconçois rien, je n’y comprends rien, tout en moi est brouillé etrenversé ; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont lesautres, je doute si je suis un homme ou une femme, j’ai horreur demoi-même, j’éprouve des mouvements singuliers et inexplicables, etil y a des moments où il me semble que ma raison s’en va, et où lesentiment de mon existence m’abandonne tout à fait. Longtemps jen’ai pu croire à ce qui était ; je me suis écouté et observéattentivement. J’ai tâché de démêler cet écheveau confus quis’enchevêtrait dans mon âme. Enfin, à travers tous les voiles dontelle s’enveloppait, j’ai découvert l’affreuse vérité… Silvio,j’aime… Oh ! non, je ne pourrai jamais te le dire… l’aime unhomme !

Chapitre 9

 

Cela est ainsi. – J’aime un homme, Silvio.– J’ai cherché longtemps à me faire illusion ; j’ai donné unnom différent au sentiment que j’éprouvais, je l’ai vêtu de l’habitd’une amitié pure et désintéressée ; j’ai cru que cela n’étaitque l’admiration que j’ai pour toutes les belles personnes et lesbelles choses ; je me suis promené plusieurs jours dans lessentiers perfides et riants qui errent autour de toute passionnaissante ; mais je reconnais maintenant dans quelle profondeet terrible voie je me suis engagé. Il n’y a pas à se lecacher : je me suis bien examiné, j’ai pesé froidement toutesles circonstances ; je me suis rendu raison du plus mincedétail ; j’ai fouillé mon âme dans tous les sens avec cettesûreté que donne l’habitude d’étudier sur soi-même ; je rougisd’y penser et de l’écrire ; mais la chose, hélas ! n’estque trop certaine, j’aime ce jeune homme, non d’amitié, maisd’amour ; – oui, d’amour.

Toi que j’ai tant aimé, ô Silvio, mon bon, monseul camarade, tu ne m’as jamais rien fait éprouver de semblable,et cependant, s’il y eut jamais sous le ciel amitié étroite etvive, si jamais deux âmes, quoique différentes, se sontparfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce sont nos deuxâmes. Quelles heures ailées nous avons passées ensemble !quelles causeries sans fin et toujours trop tôt terminées !que de choses nous nous sommes dites, que l’on ne s’est jamaisdites ! – Nous avions au cœur l’un pour l’autre cettefenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au flanc de l’homme. – Quej’étais fier d’être ton ami, moi, plus jeune que toi, moi si fou,toi si raisonnable !

Ce que je sens pour ce jeune homme estvraiment incroyable : jamais aucune femme ne m’a troublé aussisingulièrement. Le son de sa voix si argentin et si clair me donnesur les nerfs et m’agite d’une manière étrange ; mon âme sesuspend à ses lèvres, comme une abeille à une fleur, pour y boirele miel de ses paroles. – Je ne puis l’effleurer en passant sansfrissonner de la tête aux pieds, et le soir, quand au moment denous quitter il me tend son adorable main si douce et si satinée,toute ma vie se porte à la place qu’il a touchée, et une heureaprès je sens encore la pression de ses doigts.

Ce matin, je l’ai regardé très longtemps sansqu’il me vît. – J’étais caché derrière mon rideau. – Lui était à safenêtre, qui est précisément en face de la mienne. – Cette partiedu château a été bâtie, à la fin du règne de Henri IV ; elleest moitié briques, moitié moellons, selon l’usage du temps ;la fenêtre est longue, étroite, avec un linteau et un balcon depierre, – Théodore, – car tu as déjà sans doute deviné que c’estlui dont il s’agit, – était accoudé mélancoliquement sur la rampeet paraissait rêver profondément. – Une draperie de damas rouge àgrandes fleurs, à demi relevée, tombait à larges plis derrière luiet lui servait de fond. – Qu’il était beau, et que sa tête bruneet pâle ressortait merveilleusement sur cette teinte pourpre !Deux grosses touffes de cheveux, noires, lustrées, pareilles auxgrappes de raisin de l’Érigone antique, lui pendaient gracieusementle long des joues et encadraient d’une manière charmante l’ovalefin et correct de sa belle figure. Son cou rond et potelé étaitentièrement nu, et il avait une espèce de robe de chambre à largesmanches qui ressemblait assez à une robe de femme. – Il tenait enmain une tulipe jaune qu’il déchiquetait impitoyablement dans sarêverie, et dont il jetait les morceaux au vent.

Un des angles lumineux que le soleil dessinaitsur le mur se vint projeter contre la fenêtre, et le tableau sedora d’un ton chaud et transparent à faire envie à la toile la pluschatoyante du Giorgione.

Avec ces longs cheveux que la brise remuaitdoucement, ce cou de marbre ainsi découvert, cette grande robeserrée autour de la taille, ces belles mains sortant de leursmanchettes comme les pistils d’une fleur du milieu de leurspétales, – il avait l’air non du plus beau des hommes, mais de laplus belle des femmes, – et je me disais dans mon cœur : –C’est une femme, oh ! c’est une femme ! – Puis je mesouvins tout à coup d’une folie que je t’ai écrite il y alongtemps, – tu sais, – à l’endroit de mon idéal et de la manièredont je le devais assurément rencontrer : la belle dame duparc de Louis XIII, le château rouge et blanc, la grandeterrasse, les allées de vieux marronniers et l’entrevue à lafenêtre ; je t’ai fait autrefois tout ce détail. – C’étaitbien cela, – ce que je voyais était la réalisation précise de monrêve. – C’était bien le style d’architecture, l’effet de lumière,le genre de beauté, la couleur et le caractère que j’avaissouhaités ; – il n’y manquait rien, seulement la dame était unhomme ; – mais je t’avoue qu’en ce moment-là je l’avaisentièrement oublié.

Il faut que Théodore soit une femmedéguisée ; la chose est impossible autrement. – Cette beautéexcessive, même pour une femme, n’est pas la beauté d’un homme,fût-il Antinoüs, l’ami d’Adrien ; fut-il Alexis, l’ami deVirgile. – C’est une femme, parbleu, et je suis bien fou de m’êtreainsi tourmenté. De la sorte tout s’explique le plus naturellementdu monde, et je ne suis pas aussi monstre que je le croyais.

Est-ce que Dieu mettrait ainsi des franges desoie si longues et si brunes à de sales paupières d’homme ?Est-ce qu’il teindrait de ce carmin si vif et si tendre nosvilaines bouches lippues et hérissées de poils ? Nos ostaillés à coups de serpe et grossièrement emmanchés ne valent pointqu’on les emmaillote d’une chair aussi blanche et aussidélicate ; nos crânes bossués ne sont point faits pour êtrebaignés des flots d’une si admirable chevelure.

– Ô beauté ! nous ne sommes créés quepour t’aimer et t’adorer à genoux si nous t’avons trouvée, pour techercher éternellement à travers le monde si ce bonheur ne nousa pas été donné ; mais te posséder, mais être nous-mêmes toi,cela n’est possible qu’aux anges et aux femmes. Amants, poètes,peintres et sculpteurs, nous cherchons tous à t’élever un autel,l’amant dans sa maîtresse, le poète dans son chant, le peintre danssa toile, le sculpteur dans son marbre ; mais l’éterneldésespoir, c’est de ne pouvoir faire palpable la beauté que l’onsent et d’être enveloppé d’un corps qui ne réalise point l’idée ducorps que vous comprenez être le vôtre.

J’ai vu autrefois un jeune homme qui m’avaitvolé la forme que j’aurais dû avoir. Ce scélérat était juste commej’aurais voulu être. Il avait la beauté de ma laideur, et à côté delui j’avais l’air de son ébauche. Il était de ma taille, mais plussvelte et plus fort ; sa tournure ressemblait à la mienne,mais avec une élégance et une noblesse que je n’ai pas. Ses yeuxn’étaient pas d’une couleur autre que mes propres yeux, mais ilsavaient un regard et un éclat que les miens n’auront jamais. Sonnez avait été jeté au même moule que le mien, seulement il semblaitavoir été retouché par le ciseau d’un statuaire habile ; lesnarines en étaient plus ouvertes et plus passionnées, les méplatsplus nettement accusés, et il avait quelque chose d’héroïque dontcette respectable partie de mon individu est totalementdénuée : on eût dit que la nature se fût essayée en mapersonne à faire ce moi-même perfectionné. – J’avais l’aird’être le brouillon raturé et informe de la pensée dont il était lacopie en belle écriture moulée. Quand je le voyais marcher,s’arrêter, saluer les dames, s’asseoir et se coucher avec cettegrâce parfaite qui résulte de la beauté des proportions, il meprenait des tristesses et des jalousies affreuses, et telles qu’endoit ressentir le modèle de terre glaise qui se sèche et sefendille obscurément dans un coin de l’atelier, tandis quel’orgueilleuse statue de marbre, qui sans lui n’existerait pas, sedresse fièrement sur son socle sculpté et attire l’attention et leséloges des visiteurs. Car enfin ce drôle, ce n’est que moi un peumieux réussi et coulé avec un bronze moins rebelle et qui s’estinsinué plus exactement dans les creux du moule. Je le trouve bienhardi de se pavaner ainsi avec ma forme et de faire l’insolentcomme s’il était un type original : il n’est, au bout ducompte, que mon plagiaire, car je suis né avant lui, et sans moi lanature n’eût point eu l’idée de le faire ainsi. – Quand les femmeslouaient ses bonnes façons et les agréments de sa personne, j’avaistoutes les envies du monde de me lever et de leur dire :Sottes que vous êtes, louez-moi donc directement, car ce monsieurest moi, et c’est un détour inutile que de lui envoyer ce qui merevient. D’autres fois j’avais d’horribles démangeaisons del’étrangler et de mettre son âme à la porte de ce corps quim’appartenait, et je rôdais autour de lui les lèvresserrées, les poings crispés comme un seigneur qui rôde autour deson palais où une famille de gueux s’est établie en son absence etqui ne sait comment les jeter dehors. – Ce jeune homme, au reste,est stupide, et il réussit d’autant plus. – Et quelquefois j’enviesa stupidité plus que sa beauté. – Le mot de l’Évangile sur lespauvres d’esprit n’est pas complet : ils auront le royaume duciel ; je n’en sais rien, et cela m’est bien égal ; maisà coup sûr ils ont le royaume de la terre, – ils ont l’argent etles belles femmes, c’est-à-dire les deux seules choses désirablesqui soient au monde. – Connais-tu un homme d’esprit qui soit riche,et un garçon de cœur et de quelque mérite qui ait une maîtressepassable ? – Quoique Théodore soit très beau, je n’aicependant pas désiré sa beauté, et j’aime mieux qu’il l’ait quemoi.

– Ces amours étranges dont sont pleines lesélégies des poètes anciens, qui nous surprenaient tant et que nousne pouvions concevoir, sont donc vraisemblables et possibles. Dansles traductions que nous en faisions, nous mettions des noms defemmes à la place de ceux qui y étaient. Juventius se terminait enJuventia, Alexis se changeait en Ianthé. Les beaux garçonsdevenaient de belles filles, nous recomposions ainsi le sérailmonstrueux de Catulle, de Tibulle, de Martial et du doux Virgile.C’était une fort galante occupation qui prouvait seulement combienpeu nous avions compris le génie antique.

Je suis un homme des tempshomériques ; – le monde où je vis n’est pas le mien, et je necomprends rien à la société qui m’entoure. Le Christ n’est pas venupour moi ; je suis aussi païen qu’Alcibiade et Phidias. – Jeniai jamais été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion,et le fleuve profond qui coule du flanc du crucifié et fait uneceinture rouge au monde ne m’a pas baigné de ses flots : – moncorps rebelle ne veut point reconnaître la suprématie de l’âme, etma chair n’entend point qu’on la mortifie. – Je trouve la terreaussi belle que le ciel, et je pense que la correction de la formeest la vertu. La spiritualité n’est pas mon fait, j’aime mieux unestatue qu’un fantôme, et le plein midi que le crépuscule. Troischoses me plaisent : l’or, le marbre et la pourpre, éclat,solidité, couleur. Mes rêves sont faits de cela, et tous les palaisque je bâtis à mes chimères sont construits de cesmatériaux.

Quelquefois j’ai d’autres songes, – ce sont delongues cavalcades de chevaux tout blancs, sans harnais et sansbride, montés par de beaux jeunes gens nus qui défilent sur unebande de couleur bleu foncé comme sur les frises du Parthénon, oudes théories de jeunes filles couronnées de bandelettes avec destuniques à plis droits et des sistres d’ivoire qui semblent tournerautour d’un vase immense. – Jamais ni brouillard ni vapeur, jamaisrien d’incertain et de flottant. Mon ciel n’a pas de nuage, ou,s’il en a, ce sont des nuages solides et taillés au ciseau,faits avec les éclats de marbre tombés de la statue de Jupiter. Desmontagnes aux arêtes vives et tranchées le dentellent brusquementpar les bords, et le soleil accoudé sur une des plus hautes cimesouvre tout grand son œil jaune de lion aux paupières dorées. – Lacigale crie et chante, l’épi craque ; l’ombre vaincue et n’enpouvant plus de chaleur se pelotonne et se ramasse au pied desarbres : tout rayonne, tout reluit, tout resplendit. Lemoindre détail prend de la fermeté et s’accentue hardiment ;chaque objet revêt une forme et une couleur robustes. Il n’y a paslà de place pour la mollesse et la rêvasserie de l’art chrétien. –Ce monde-là est le mien. – Les ruisseaux de mes paysages tombent àflots sculptés d’une urne sculptée ; entre ces grands roseauxverts et sonores comme ceux de l’Eurotas, on voit luire la hancheronde et argentée de quelque naïade aux cheveux glauques. Danscette sombre forêt de chênes, voici Diana qui passe la trousse audos avec son écharpe volante et ses brodequins aux bandesentrelacées. Elle est suivie de sa meute et de ses nymphes aux nomsharmonieux. – Mes tableaux sont peints avec quatre tons, comme lestableaux des peintres primitifs, et souvent ce ne sont que desbas-reliefs coloriés ; car j’aime à toucher du doigt ce quej’ai vu et à poursuivre la rondeur des contours jusque dans sesreplis les plus fuyants ; je considère chaque chose sous tousles profils et je tourne à l’entour une lumière à la main. –J’ai regardé l’amour à la lumière antique et comme un morceau desculpture plus ou moins parfait. Comment est le bras ? Assezbien. – Les mains ne manquent pas de délicatesse. – Que pensez-vousde ce pied ? Je pense que la cheville n’a pas de noblesse, etque le talon est commun. Mais la gorge est bien placée et d’unebonne forme, la ligne serpentine est assez ondoyante, les épaulessont grasses et d’un beau caractère. – Cette femme serait un modèlepassable, et l’on en pourrait mouler plusieurs portions. –Aimons-la.

T’a ; ans té ainsi. J’ai pour les femmesle regard d’un sculpteur et non celui d’un amant. Je me suis toutema vie inquiété de la forme du flacon, jamais de la qualité ducontenu. J’aurais eu la boîte de Pandore entre les mains, je croisque je ne l’eusse pas ouverte. Tout à l’heure je disais que leChrist n’était pas venu pour moi ; Marie, l’étoile du Cielmoderne, la douce mère du glorieux bambin, n’est pas venue nonplus.

Bien longtemps et bien souvent je me suisarrêté sous le feuillage de pierre des cathédrales, aux tremblantesclartés des vitraux, à l’heure où l’orgue gémissait de lui-même,quand un doigt invisible se posait sur les touches et que le ventsoufflait dans les tuyaux, – et j’ai plongé profondément mes yeuxdans l’azur pâle des longs yeux de la Madone. J’ai suivi avec piétél’ovale amaigri de sa figure, l’arc à peine indiqué de sessourcils, j’ai admiré son front uni et lumineux, ses tempeschastement transparentes, les pommettes de ses joues nuancées d’unecouleur sobre et virginale, plus tendre que la fleur dupêcher ; j’ai compté un à un les beaux cils dorés qui yjettent leur ombre palpitante ; j’ai démêlé, dans lademi-teinte qui la baigne, les lignes fuyantes de son cou frêle etmodestement penché ; j’ai même, d’une main téméraire, soulevéles plis de sa tunique et contemplé sans voile ce sein vierge etgonflé de lait qui n’a jamais été pressé que par les lèvresdivines ; j’en ai poursuivi les minces veines bleues jusquedans leurs plus imperceptibles ramifications, j’y ai posé le doigtpour faire jaillir en blancs filets le breuvage céleste ; j’aieffleuré de ma bouche le bouton de la rose mystique.

– Eh bien ! je l’avoue, toute cettebeauté immatérielle, si ailée, et si vaporeuse qu’on sent bienqu’elle va prendre son vol, ne m’a touché que médiocrement. –J’aime mieux la Vénus Anadyomène, mille fois mieux. – Ces yeuxantiques retroussés par les coins, cette lèvre si pure et sifermement coupée, si amoureuse et qui convie si bien au baiser, cefront bas et plein, ces cheveux ondulés comme la mer et nouésnégligemment derrière la tête, ces épaules fermes et lustrées, cedos aux mille sinuosités charmantes, cette gorge petite et peudétachée, toutes ces formes rondes et tendues, cette largeur dehanche, cette force délicate, ce caractère de vigueur surhumainedans un corps aussi adorablement féminin me ravissent etm’enchantent à un point dont tu ne peux te faire une idée, toi lechrétien et le sage.

Marie, malgré l’air humble qu’elle affecte,est beaucoup trop fière pour moi ; c’est à peine si le bout deson pied, entouré de blanches bandelettes, effleure le globe déjàbleuissant où se tord l’antique dragon. – Ses yeux sont les plusbeaux du monde, mais ils sont toujours tournés vers le ciel, oubaissés ; jamais ils ne regardent en face, – jamais ils n’ontservi de miroir à une forme humaine. – Et puis, je n’aime pas cesnimbes de chérubins souriants, qui s’arrondissent autour de sa têtedans une blonde vapeur. Je suis jaloux de ces grands anges éphèbesavec des chevelures et des robes flottantes qui s’empressent siamoureusement dans ses assomptions ; ces mains qui s’enlacentpour la soutenir, ces ailes qui s’agitent pour l’éventer medéplaisent et me contrarient. Ces petits-maîtres du ciel, sicoquets et si triomphants, en tunique de lumière, en perruque defils d’or, avec leurs belles plumes bleues et vertes, me semblentbeaucoup trop galants, et, si j’étais Dieu, je me garderais dedonner de tels pages à ma maîtresse.

La Vénus sort de la mer pour aborder au monde,– comme il convient à une divinité qui aime les hommes, – toute nueet toute seule. – Elle préfère la terre à l’Olympe et a pour amantsplus d’hommes que de dieux : elle ne s’enveloppe pas desvoiles langoureux de la mysticité ; elle se tient debout, sondauphin derrière elle, le pied sur sa conque de nacre ; lesoleil frappe sur son ventre poli, et de sa blanche main ellesoutient en l’air les flots de ses beaux cheveux où le vieux pèreOcéan a semé ses perles les plus parfaites. – On la peutvoir : elle ne cache rien, car la pudeur n’est faite que pourles laides, et c’est une invention moderne, fille du méprischrétien de la forme et de la matière.

Ô vieux monde ! tout ce que tu as révéréest donc méprisé ; tes idoles sont donc renversées dans lapoussière ; de maigres anachorètes vêtus de lambeaux troués,des martyrs tout sanglants et les épaules lacérées par les tigresde tes cirques se sont juchés sur les piédestaux de tes dieux sibeaux et si charmants : – le Christ a enveloppé le monde dansson linceul. Il faut que la beauté rougisse d’elle-même et prenneun suaire. – Beaux jeunes gens aux membres frottés d’huile quiluttez dans le lycée ou le gymnase, sous le ciel éclatant, au pleinsoleil de l’Attique, devant la foule émerveillée ; jeunesfilles de Sparte qui dansez la bibase, et qui courez nues jusqu’ausommet du Taygète, reprenez vos tuniques et vos chlamydes : –votre règne est passé. Et vous, pétrisseurs de marbre, Prométhéesdu bronze, brisez vos ciseaux : – il n’y aura plus desculpteurs. – Le monde palpable est mort. Une pensée ténébreuse etlugubre remplit seule l’immensité du vide. – Cléomène va voirchez les tisserands quels plis fait le drap ou la toile.

Virginité, plante amère, née sur un sol trempéde sang, et dont la fleur étiolée et maladive s’ouvre péniblement àl’ombre humide des cloîtres, sous une froide pluie lustrale ;– rose sans parfum et toute hérissée d’épines, tu as remplacé pournous les belles et joyeuses roses baignées de nard et de falernedes danseuses de Sybaris !

Le monde antique ne te connaissait pas, fleurinféconde ; jamais tu n’es entrée dans ses couronnes auxodeurs enivrantes ; – dans cette société vigoureuse et bienportante, on t’eût dédaigneusement foulée aux pieds. – Virginité,mysticisme, mélancolie, – trois mots inconnus, – trois maladiesnouvelles apportées par le Christ. – Pâles spectres qui inondeznotre monde de vos larmes glacées, et qui, le coude sur un nuage,la main dans la postent, dites pour toute parole : Ômort ! ô mort ! vous n’auriez pu mettre le pied sur cetteterre si bien peuplée de dieux indulgents et folâtres !

Je considère la femme, à la manière antique,comme une belle esclave destinée à nos plaisirs. – Le christianismene l’a pas réhabilitée à mes yeux. C’est toujours pour moi quelquechose de dissemblable et d’inférieur que l’on adore et dont onjoue, un hochet plus intelligent que s’il était d’ivoire ou d’or,et qui se relève lui-même si on le laisse tomber à terre. – On m’adit, à cause de cela, que je pensais mal des femmes ; jetrouve, au contraire, que c’est en penser fort bien.

Je ne sais pas, en vérité, pourquoi les femmestiennent tant à être regardées comme des hommes. – Je conçois quel’on ait envie d’être serpent boa, lion ou éléphant ; mais quel’on ait envie d’être homme, c’est ce qui me passe tout à fait. Sij’avais été au concile de Trente quand s’y agita cette importantequestion, à savoir si la femme est un homme, j’aurais assurémentopiné pour la négative.

J’ai fait en ma vie quelques vers amoureux oudu moins qui avaient la prétention de passer pour tels. – Je viensd’en relire une partie. Le sentiment de l’amour moderne y manquetotalement. – Si cela était écrit en distiques latins au lieud’être en rimes françaises, on le pourrait prendre pour l’œuvred’un mauvais poète du temps d’Auguste. Et je m’étonne que lesfemmes, pour qui ils étaient faits, au lieu d’en être fortcharmées, ne s’en soient pas fâchées sérieusement. – Il est vraique les femmes ne s’entendent pas plus en poésie que les choux etles roses, ce qui est très naturel et très simple, étantelles-mêmes la poésie ou tout au moins les meilleurs instruments depoésie : la flûte n’entend ni ne comprend l’air que l’on jouesur elle.

Dans ces vers, il n’est parlé que de l’or oude l’ébène des cheveux, de la finesse miraculeuse de la peau, de larondeur du bras, de la petitesse des pieds et de la forme délicatede la main, et le tout se termine par une humble supplique à ladivinité d’octroyer au plus vite la jouissance de toutes ces belleschoses. – Aux endroits triomphants, ce ne sont que guirlandessuspendues au seuil, pluies de fleurs, parfums brûlés, addition debaisers catullienne, nuits blanches et charmantes, querelles àl’Aurore, avec injonctions à la susdite Aurore de retourner secacher derrière les rideaux de safran du vieux Tithon ; –c’est un éclat sans chaleur, une sonorité sans vibration. – Celaest exact, poli, fait avec une égale curiosité ; mais, àtravers tous les raffinements et les voiles de l’expression, ondevine la voix brève et dure du maître qui tâche de s’adoucir enparlant à l’esclave. – Ce n’est point, comme dans les poésiesérotiques faites depuis l’ère chrétienne, une âme qui demande à uneautre âme de l’aimer, parce qu’elle l’aime ; ce n’est point unlac azuré et souriant qui invite un ruisseau à se fondre dans sonsein pour refléter ensemble les étoiles du ciel ; – ce n’estpoint un couple de colombes ouvrant les ailes en même temps pourvoler au même nid. Cinthia, vous êtes belle ; hâtez-vous. Quisait si vous vivrez demain ? – Votre chevelure est plus noireque la peau lustrée d’une vierge éthiopienne. Hâtez-vous ;dans quelques années d’ici, de minces fils d’argent se glisserontdans ces touffes épaisses ; – ces roses sentent bonaujourd’hui, demain elles auront l’odeur de la mort et ne serontplus que des cadavres de roses. – Respirons tes roses tantqu’elles ressemblent à tes joues ; embrassons tes jouestant qu’elles ressemblent à tes roses. – Lorsque vous serezvieille, Cinthia, personne ne voudra plus de vous, pas même lesvalets du licteur quand vous les payeriez, et vous courrez aprèsmot que vous rebutez maintenant. Attendez que Saturne ait rayé deson ongle ce front pur et luisant, et vous verrez comme votre seuilsi assiégé, si supplié, si tiède de larmes et si fleuri sera évité,maudit, couvert d’herbes et de ronces. – Hâtez-vous, Cinthia ;la plus petite ride peut servir de fosse au plus grandamour.

C’est dans cette formule brutale et impérieuseque se résume toute l’élégie antique : elle en revienttoujours là ; c’est sa plus grande raison, c’est le plus fort,c’est l’Achille de ses arguments. Après cela elle n’a plusgrand-chose à dire, et, quand elle a promis une robe de byssusteint deux fois et une union de perles d’égale grosseur, elle estau bout de son rouleau. – C’est aussi à peu près tout ce que jetrouve de plus concluant en pareille occurrence. – Je ne m’en tienscependant pas toujours à ce programme assez exigu, et je brode monmaigre canevas avec quelques fils de soie de différentes couleursarrachés çà et là. Mais ces brins sont courts ou renoués vingt foiset tiennent mal au fond de la trame. Je parle assez élégammentd’amour, parce que j’ai lu beaucoup de belles choses là-dessus. Ilne faut pour cela que le talent d’un acteur. Avec beaucoup defemmes, cette apparence suffit ; l’habitude d’écrire etd’imaginer fait que je ne reste pas à court sur ces matières, ettout esprit un peu exercé, en s’appliquant, parviendra aisément àce résultat ; mais je ne sens pas un mot de ce que je dis, etje répète tout bas comme le poète antique : – Cinthia,hâtez-vous.

On m’a accusé souvent d’être fourbe etdissimulé. – Personne au monde n’aimerait autant que moi à parlerfranchement et à vider son cœur ! – mais, comme je n’ai pasune idée et un sentiment pareils à ceux des gens qui m’entourent, –comme, au premier mot vrai que je lâcherais, ce serait un hurrah etun tollé général, j’ai préféré garder le silence, ou, si je parle,ne dégorger que des sottises reçues et ayant droit de bourgeoisie.– Je serais bienvenu, si je disais aux dames ce que je viens det’écrire ! je ne pense pas qu’elles goûteraient beaucoup mamanière de voir et mes façons d’envisager l’amour. – Pour leshommes, je ne peux pas non plus leur dire en face qu’ils ont tortde ne pas aller à quatre pattes ; et, en vérité, c’est ce queje pense de plus favorable à leur égard. – Je n’ai pas envie de mefaire une querelle à chaque mot. – Qu’importe, au bout du compte,ce que je pense ou ce que je ne pense pas ; que je sois tristelorsque je semble gai, joyeux quand j’ai l’air mélancolique ?On ne trouve pas à redire à ce que je n’aille pas nu : nepuis-je habiller ma figure comme mon corps ? Pourquoi unmasque serait-il plus répréhensible qu’une culotte, et un mensongequ’un corset ?

Hélas ! la terre tourne autour du soleil,rôtie d’un côté et gelée de l’autre. Il y a une bataille où sixcent mille hommes se déchiquettent ; il fait le plus beautemps du monde ; les fleurs sont d’une coquetterie sanspareille, et elles ouvrent effrontément leur gorge luxuriantejusque sous le pied des chevaux. Aujourd’hui il s’est commis unnombre fabuleux de bonnes actions ; il pleut à verse, neige ettonnerre, éclairs et grêles ; on dirait que le monde va finir.Les bienfaiteurs de l’humanité ont de la boue jusqu’au ventre etsont crottés comme des chiens, à moins qu’ils n’aient voiture. Lacréation se moque impitoyablement de la créature et lui décoche àtoute minute des sarcasmes sanglants. Tout est indifférent à tout,et chaque chose vit ou végète par sa propre loi. Que je fasse ceciou cela, que je vive ou que je meure, que je souffre ou que jejouisse, que je dissimule ou que je sois franc, qu’est-ce que celafait au soleil et aux betteraves et même aux hommes ? Un fétude paille est tombé sur une fourmi et lui a cassé la troisièmepatte à la deuxième articulation ; un rocher est tombé sur unvillage et l’a écrasé : je ne crois pas que l’un de cesmalheurs arrache plus de larmes que l’autre aux yeux d’or desétoiles. Tu es mon meilleur ami, si ce mot-là n’est pas aussi creuxqu’un grelot ; je mourrais, il est bien évident, si éploré quetu sois, que tu ne te passeras pas de dîner seulement deuxjours, et que, malgré cette épouvantable catastrophe, tu n’encontinueras pas moins de jouer fort agréablement au trictrac. –Quel est celui de mes amis, quelle est celle de mes maîtresses quisaura mes nom et prénoms dans vingt ans d’ici, et qui mereconnaîtrait dans la rue, si je venais à y passer avec un habitpercé au coude ? – Oubli et néant, c’est tout l’homme.

Je me sens aussi parfaitement seul quepossible, et tous les fils qui allaient de moi aux choses et deschoses à moi se sont rompus un à un. Il y a peu d’exemples d’unhomme qui, ayant conservé l’intelligence des mouvements qui se fonten lui, soit parvenu à un degré d’abrutissement pareil. Jeressemble à ces flacons de liqueurs qu’on a laissés débouchés etdont l’esprit s’est évaporé complètement. Le breuvage a la mêmeapparence et la même couleur ; goûtez-le, vous n’y trouverezque l’insipidité de l’eau.

Quand j’y songe, je suis effrayé de larapidité de cette décomposition ; si cela continue, il faudraque je me sale, ou je pourrirai inévitablement, et les vers semettront après moi, puisque je n’ai plus d’âme, et que cela seulfait la différence du corps au cadavre. – Il y a un an, pas plus,j’avais encore quelque chose d’humain ; – je m’agitais, jecherchais. J’avais une pensée caressée entre toutes, une espèce debut, un idéal ; je voulais être aimé, je faisais les rêves quel’on fait à cet âge, – moins vaporeux, moins chastes, il estvrai, que ceux des jeunes gens ordinaires, mais contenus cependanten de justes bornes. Peu à peu ce qu’il y avait d’incorporel s’estdégagé et s’est dissipé, et il n’est resté au fond de moi qu’uneépaisse couche de grossier limon. Le rêve est devenu un cauchemar,et la chimère un succube ; – le monde de l’âme a fermé sesportes d’ivoire devant moi : je ne comprends plus que ce queje touche avec les mains ; j’ai des songes de pierre ;tout se condense et se durcit autour de moi, rien ne flotte, rienne vacille, il n’y a pas d’air ni de souffle ; la matière mepresse, m’envahit et m’écrase ; je suis comme un pèlerin quise serait endormi un jour d’été les pieds dans l’eau et qui seréveillerait en hiver les jambes prises et emboîtées dans la glace.Je ne souhaite plus ni l’amour ni l’amitié de personne ; lagloire même, cette auréole éclatante que j’avais tant désirée pourmon front, ne me fait plus la moindre envie. Il n’y a plus,hélas ! qu’une chose qui palpite en moi, c’est l’horribledésir qui me porte vers Théodore. – Voilà où se réduisent toutesmes notions morales. Ce qui est beau physiquement est bien, tout cequi est laid est mal. – Je verrais une belle femme, que je sauraisavoir l’âme la plus scélérate du monde, qui serait adultère etempoisonneuse, j’avoue que cela me serait parfaitement égal et nem’empêcherait nullement de m’y complaire, si je trouvais la formede son nez convenable.

Voici comme je me représente le bonheursuprême : – c’est un grand bâtiment carré sans fenêtre audehors : une grande cour entourée d’une colonnade de marbreblanc, au milieu une fontaine de cristal avec un jet de vif-argentà la manière arabe, des caisses d’orangers et de grenadiers poséesalternativement ; par là-dessus un ciel très bleu et un soleiltrès jaune ; – de grands lévriers au museau de brochetdormiraient çà et là ; de temps en temps des nègres pieds nusavec des cercles d’or aux jambes, de belles servantes blanches etsveltes, habillées de vêtements riches et capricieux, passeraiententre les arcades évidées, quelque corbeille au bras, ou quelqueamphore sur la tête. Moi, je serais là, immobile, silencieux, sousun dais magnifique, entouré de piles de carreaux, un grand lionprivé sous mon coude, la gorge nue d’une jeune esclave sous monpied en manière d’escabeau, et fumant de l’opium dans une grandepipe de jade.

Je ne me figure pas le paradisautrement ; et, si Dieu veut bien que j’y aille après ma mort,il me fera bâtir dans le coin de quelque étoile un petit kiosquesur ce plan-là. – Le paradis tel qu’on le dit être me paraitbeaucoup trop musical, et je confesse en toute humilité que je suisparfaitement incapable de supporter une sonate qui dureraitseulement dix mille ans.

– Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terrepromise : c’est un rêve comme un autre ; mais il a celade spécial, que je n’y introduis jamais aucune figureconnue ; que pas un de mes amis n’a franchi le seuil de cepalais imaginaire ; qu’aucune des femmes que j’ai eues nes’est assise à côté de moi sur le velours des coussins : j’ysuis seul au milieu d’apparences. Toutes ces figures de femmes,toutes ces ombres gracieuses de jeunes filles dont je le peuple, jen’ai jamais eu l’idée de les aimer ; je n’en ai jamais supposéune amoureuse de moi. – Dans ce sérail fantastique, je ne me suispas créé de sultane favorite. Il y a des négresses, desmulâtresses, des juives à peau bleue et à cheveux rouges, desGrecques et des Circassiennes, des Espagnoles et desAnglaises ; mais ce ne sont pour moi que des symboles decouleur et de linéament, et je les ai comme l’on a toute sorte devins dans sa cave, et toutes les espèces de colibris dans sacollection. Ce sont des machines à plaisir, des tableaux qui n’ontpas besoin de cadre, des statues qui viennent à vous quand on lesappelle et que l’envie vous prend de les considérer de près. Unefemme a sur une statue cet incontestable avantage qu’elle se tournetoute seule du côté où l’on veut, et qu’il faut faire soi-même letour de la statue et se placer au point de vue ; – ce qui estfatigant.

Tu vois bien qu’avec des idées semblables jene puis rester ni dans ce temps ni dans ce monde-ci ; car onne peut subsister ainsi à côté du temps et de l’espace. Il faut queje trouve autre chose.

En pensant ainsi, il est simple et logiqueque l’on aboutisse à une pareille conclusion. – Comme on ne chercheque la satisfaction de l’œil, le poli de la forme et la pureté dulinéament, on les accepte partout où on les rencontre. C’est ce quiexplique les singulières aberrations de l’amour antique.

Depuis le Christ on n’a plus fait une seulestatue d’homme où la beauté adolescente fût idéalisée et rendueavec ce soin qui caractérise les anciens sculpteurs. – La femme estdevenue le symbole de la beauté morale et physique : l’hommeest réellement déchu du jour où le petit enfant est né à Bethléem.La femme est la reine de la création ; les étoiles se joignenten couronne sur sa tête, le croissant de la lune se fait une gloirede s’arrondir sous son pied, le soleil cède son or le plus pur pourlui en faire des joyaux, les peintres qui veulent flatter les angesleur donnent des figures de femmes, et certes ce n’est pas moi quiles en blâmerai. – Avant le doux et galant conteur de paraboles,c’était tout le contraire ; on ne féminisait pas les dieux oules héros que l’on voulait faire séduisants ; ils avaient leurtype, vigoureux et délicat en même temps, mais toujours mâle, siamoureux que fussent leurs contours, si polis et si dénués demuscles et de veines que l’ouvrier eût fait leurs jambes et leursbras divins. On faisait plus volontiers revenir à ce caractère labeauté spéciale de la femme. On élargissait les épaules, onatténuait les hanches, on donnait peu de saillie à la gorge, onaccentuait plus robustement les attaches des bras et des cuisses. –Il n’y a presque pas de différence entre Paris et Hélène. Aussil’hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemmentcaressées de l’antiquité idolâtre.

C’est en effet une des plus suaves créationsdu génie païen que ce fils d’Hermès et d’Aphrodite. Il ne se peutrien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tousdeux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deuxbeautés si égales et si différentes qui n’en forment plus qu’unesupérieure à toutes deux, parce qu’elles se tempèrent et se fontvaloir réciproquement : pour un adorateur exclusif de laforme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vousjette la vue de ce dos, de ces reins douteux, et de ces jambes sifines et si fortes que l’on ne sait si l’on doit les attribuer àMercure prêt à s’envoler ou à Diane sortant du bain ? Le torseest un composé des monstruosités les plus charmantes : sur lapoitrine potelée et pleine de l’éphèbe s’arrondit avec une grâceétrange la gorge d’une jeune vierge. Sous les flancs bienenveloppés et d’une mollesse toute féminine, on devine les denteléset les côtes, comme aux flancs d’un jeune garçon ; le ventreest un peu plat pour une femme, un peu rond pour un homme, et toutel’habitude du corps a quelque chose de nuageux et d’indécis qu’ilest impossible de rendre, et dont l’attrait est tout particulier. –Théodore serait à coup sûr un excellent modèle de ce genre debeauté ; cependant je trouve que la portion féminine l’emportechez lui, et qu’il lui est plus resté de Salmacis qu’àl’Hermaphrodite des Métamorphoses.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que je nepense presque plus à son sexe et que je l’aime avec une sécuritéparfaite. Quelquefois je cherche à me persuader que cet amour estabominable, et je me le dis à moi-même le plus sévèrementpossible ; mais cela ne vient que des lèvres, c’est unraisonnement que je me fais et que je ne sens pas : il mesemble réellement que c’est la chose la plus simple du monde et quetout autre à ma place en ferait autant.

Je le vois, je l’écoute parler ou chanter, caril chante admirablement, et j’y prends un indicible plaisir. – Ilme fait tellement l’effet d’une femme qu’un jour, dans la chaleurde la conversation, il m’est échappé de l’appeler madame, ce quil’a fait rire d’un rire assez forcé, à ce qu’il m’a paru.

Si c’était une femme cependant, quels seraientses motifs pour se travestir ainsi ? Je ne puis me lesexpliquer d’aucune manière. Qu’un cavalier très jeune, très beau etparfaitement imberbe se déguise en femme, cela se conçoit ; ils’ouvre ainsi mille portes qui lui seraient restées obstinémentfermées, et le quiproquo peut le jeter dans une complicationd’aventures tout à fait dédalienne et réjouissante. On peut arriverde cette façon jusqu’à une femme étroitement gardée, ou brusquerquelque bonne fortune à la faveur de la surprise. Mais je ne saistrop les avantages qu’il y a pour une belle et jeune femme à courirle pays en habits d’homme : elle ne peut qu’y perdre. Unefemme ne doit pas renoncer ainsi au plaisir d’être courtisée,madrigalisée et adorée ; elle renoncerait plutôt à la vie, etelle aurait raison, car qu’est-ce que la vie d’une femme sans toutcela ? – Rien, – ou quelque chose de pis que la mort. Et jem’étonne toujours que les femmes qui ont trente ans ou la petitevérole ne se jettent pas du haut d’un clocher en bas.

Malgré tout cela, quelque chose de plus fortque tous les raisonnements me crie que c’est une femme, et quec’est elle que j’ai rêvée, elle que je dois aimer uniquement, etqui m’aimera uniquement : – oui, c’est elle, la déesse auxregards d’aigle, aux belles mains royales, qui me souriait aveccondescendance du haut de son trône de nuées. Elle s’est présentéeà moi sous ce déguisement pour m’éprouver, pour voir si je lareconnaîtrais, si mon regard amoureux pénétrerait les voiles dontelle s’était enveloppée, comme dans ces contes merveilleux où lesfées apparaissent d’abord sous des figures de mendiantes, puis serelèvent tout à coup resplendissantes d’or et de pierreries.

Je t’ai reconnue, ô mon amour ! À tonaspect, mon cœur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans leventre de sainte Anne, lorsqu’elle fut visitée par la Vierge ;une lueur flamboyante s’est répandue dans l’air ; j’aisenti comme une odeur de divine ambroisie ; j’ai vu à tespieds la traînée de feu, et j’ai compris sur le champ que tun’étais pas une simple mortelle.

Les sons mélodieux de la viole de sainteCécile, que les anges écoutent avec ravissement, sont rauques etdiscordants en comparaison des cadences perlées qui s’envolent deta bouche de rubis : les Grâces jeunes et souriantes dansentautour de toi une ronde perpétuelle ; les oiseaux, lorsque tupasses dans les bois, inclinent en gazouillant leur petite têtepanachée pour te mieux voir, et te sifflent leurs plus jolisrefrains ; la lune amoureuse se lève de meilleure heure pourte baiser de ses pâles lèvres d’argent, car elle a abandonné sonberger pour toi ; le vent se garde d’effacer sur le sable ladélicate empreinte de ton adorable pied ; la fontaine, quandtu l’y penches, se fait plus unie que le cristal, de peur de rideret de déformer la réflexion de ton visage céleste ; lespudiques violettes elles-mêmes t’ouvrent leur petit cœur et fontmille coquetteries devant toi ; la fraise jalouse se piqued’émulation et tâche d’égaler le divin incarnat de ta bouche ;l’imperceptible moucheron bourdonne joyeusement et t’applaudit enbattant des ailes : – toute la nature t’aime et t’admire, ôtoi, sa plus belle œuvre !

Ah ! je vis maintenant ; – jusqu’àprésent je n’avais été qu’un mort : me voilà débarrassé dulinceul, et je tends hors de la fosse mes deux maigres mainsvers le soleil ; ma couleur bleue de spectre m’a quitté. Monsang circule rapidement dans mes veines. L’effrayant silence quirégnait autour de moi est rompu à la fin. La voûte opaque et noirequi me pesait sur le front s’est illuminée. Mille voix mystérieusesme chuchotent à l’oreille ; de charmantes étoiles scintillentau-dessus de moi, et sablent de leurs paillettes d’or lessinuosités de mon chemin ; les marguerites me rient doucement,et les clochettes murmurent mon nom avec leur petite languetortillée : je comprends une multitude de choses que je necomprenais pas, je découvre des affinités et des sympathiesmerveilleuses, j’entends la langue des roses et des rossignols, etje lis couramment le livre que je ne pouvais pas même épeler. J’aireconnu que j’avais un ami dans ce vieux chêne respectable toutcouvert de gui et de plantes parasites, et que cette pervenche silangoureuse et si frêle, dont le grand œil bleu déborde toujours delarmes, nourrissait depuis longtemps pour moi une passion discrèteet contenue : c’est l’amour, c’est l’amour qui m’a dessilléles yeux et donné le mot de l’énigme. – L’amour est descendu aufond du caveau où transissait mon âme accroupie etsomnolente ; il l’a prise par le bout de la main et lui a faitmonter l’escalier raide et étroit qui menait au dehors. Toutes lesportes de la prison étaient crochetées, et pour la première foiscette pauvre Psyché est sortie du moi où elle étaitenfermée.

Une autre vie est devenue la mienne. Jerespire par la poitrine d’un autre, et le coup qui le blesserait metuerait. – Avant cet heureux jour, j’étais semblable à ces mornesidoles japonaises qui se regardent perpétuellement le ventre.J’étais le spectateur de moi-même, le parterre de la comédie que jejouais ; je me regardais vivre, et j’écoutais les oscillationsde mon cœur comme le battement d’une pendule. Voilà tout. Lesimages se peignaient dans mes yeux distraits ; les sonsfrappaient mon oreille inattentive, mais rien du monde extérieurn’arrivait jusqu’à mon âme. L’existence de qui que ce soit nem’était nécessaire ; je doutais même de toute autre existenceque de la mienne, dont encore je n’étais guère sûr. Il me sembleque j’étais seul au milieu de l’univers, et que tout le resten’était que fumées, images, vaines illusions, apparences fugitivesdestinées à peupler ce néant. – Quelle différence !

Et pourtant, si mon pressentiment me trompait,si Théodore était réellement un homme, ainsi que tout le monde lecroit ! On a vu quelquefois de ces merveilleusesbeautés ; – la grande jeunesse prête à cette illusion. – C’estune chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me rendraitfou ; cette graine tombée d’hier dans le rocher stérile de moncœur l’a déjà pénétré en tout sens de ses mille filaments ;elle s’y est cramponnée robustement, et il serait impossible del’arracher. C’est déjà un arbre qui fleurit et verdoie, et tord sesracines musculeuses. – Si je venais à savoir avec certitude queThéodore n’est pas une femme, hélas ! je ne sais point si jene l’aimerais pas encore.

Chapitre 10

 

Ma belle amie, tu avais bien raison de medétourner du projet que j’avais conçu de voir les hommes, – et deles étudier à fond, avant de donner mon cœur à aucun d’eux. – J’aià tout jamais éteint en moi l’amour et jusqu’à la possibilité del’amour.

Pauvres jeunes filles que nous sommes ;élevées avec tant de soin, si virginalement entourées d’un triplemur de précautions et de réticences, – nous, à qui on ne laisserien entendre, rien soupçonner, et dont la principale science estde ne rien savoir, dans quelles étranges erreurs nous vivons, etquelles perfides chimères nous bercent entre leurs bras !

Ah ! Graciosa, trois fois maudite soit laminute où m’est venue l’idée de ce travestissement ; qued’horreurs, que d’infamies et que de grossièretés dont j’ai étéforcée d’être témoin ou auditeur ! quel trésor de chaste etprécieuse ignorance j’ai dissipé en peu de temps !

C’était par un beau clair de lune, t’ensouviens-tu ? nous nous promenions ensemble tout au fond dujardin, dans cette allée triste et peu fréquentée, terminée, d’uncôté par une statue de Faune jouant de la flûte, qui n’a plus denez et dont tout le corps est couvert d’une lèpre épaisse de moussenoirâtre, et de l’autre côté par une perspective feinte, dessinéesur le mur et à moitié effacée par la pluie. – À travers lefeuillage encore rare de la charmille, on voyait par places lesétoiles étinceler et s’arrondir la serpe d’argent. Une odeur dejeunes pousses et de plantes nouvelles nous arrivait du parterreavec les souffles languissants d’une petite brise ; un oiseaucaché sifflait un air langoureux et bizarre ; nous, comme devraies jeunes filles, nous causions d’amour, de galants, demariage, du beau cavalier que nous avions vu à la messe ; nousmettions en commun le peu de notions du monde et des choses quenous pouvions avoir ; nous retournions de cent manières unephrase que nous avions entendue par hasard et dont la significationnous semblait obscure et singulière ; nous nous faisions millede ces questions saugrenues que la plus parfaite innocence peutseule imaginer. – Que de poésie primitive, que d’adorables sottisesdans ces furtifs entretiens de deux petites niaises sorties laveille de pension !

Toi, tu voulais pour amant un jeune hommehardi et fier, avec des moustaches et des cheveux noirs, de grandséperons, de grandes plumes, une grande épée, une espèce de matamoreamoureux, et tu donnais en plein dans l’héroïque et letriomphant : tu ne rêvais que duels et escalades, dévouementmiraculeux, et tu aurais volontiers jeté ton gant dans la fosse auxlions pour que ton Esplandian l’y allât chercher : cela étaitfort comique de voir une petite fille comme tu l’étais alors, touteblonde, toute rougissante, ployant au moindre souffle, vous débiterces généreuses tirades d’une seule haleine et de l’air le plusmartial du monde.

Moi quoique je n’eusse que six mois de plusque toi, j’étais de six ans moins romanesque : une chosem’inquiétait principalement, c’était de savoir ce que les hommes sedisaient entre eux et ce qu’ils faisaient lorsqu’ils étaient sortisdes salons et des théâtres : je pressentais dans leur viebeaucoup de côtés défectueux et obscurs, soigneusement voilés à nosregards, et qu’il nous importait beaucoup de connaître ;quelquefois, cachée derrière un rideau, j’épiais de loin lescavaliers qui venaient à la maison, et il me semblait alors démêlerdans leur allure quelque chose d’ignoble et de cynique, uneinsouciance grossière ou une préoccupation farouche que je ne leurretrouvais plus dès qu’ils étaient entrés, et qu’ils semblaientdépouiller comme par enchantement sur le seuil de la chambre. Tous,les jeunes comme les vieux, me paraissaient avoir adoptéuniformément un masque de convention, des sentiments de conventionet un parler de convention lorsqu’ils étaient devant les femmes. –De l’angle du salon où je me tenais droite comme une poupée etsans appuyer le dos a mon fauteuil, tout en roulant mon bouquetentre mes doigts, j’écoutais, je regardais ; mes yeux étaientbaissés cependant, et je voyais tout à droite, à gauche, devant etderrière moi : – comme les yeux fabuleux du lynx, mes yeuxperçaient les murailles, et j’aurais dit ce qui se passait dans lapièce à côté.

Je m’étais aussi aperçue d’une notabledifférence dans la manière dont on parlait aux femmesmariées ; ce n’étaient plus les phrases discrètes et polies,enjolivées puérilement comme on en adressait à moi ou à mescompagnes, c’était un enjouement plus libre, des façons moinssobres et plus dégagées, les claires réticences et les détoursaboutissant vite d’une corruption qui sait qu’elle a devant elleune corruption semblable : je sentais bien qu’il y avait entreeux un élément commun qui n’existait pas entre nous, et j’auraistout donné pour savoir quel était cet élément.

Avec quelle anxiété et quelle furie curieuseje suivais de l’œil et de l’oreille les groupes bourdonnants etrieurs de jeunes gens qui, après s’être abattus sur quelques pointsdu cercle, reprenaient leur promenade tout en causant et en jetantau passage des œillades ambiguës. Sur leurs bouches dédaigneusementbouffies voltigeaient des ricanements incrédules ; ils avaientl’air de se moquer de ce qu’ils venaient de dire, et de rétracterles compliments et les adorations dont ils nous avaient comblées.Je n’entendais pas leurs paroles ; mais je comprenais, aumouvement de leurs lèvres, qu’ils prononçaient des mots d’unelangue qui m’était inconnue et dont personne ne s’était servidevant moi. Ceux mêmes qui avaient l’air le plus humble et le plussoumis redressaient la tête avec une nuance très sensible derévolte et d’ennui ; – un soupir d’essoufflement, pareil ausoupir d’un acteur qui est arrivé au bout d’un long couplet,s’échappait malgré eux de leur poitrine, et ils faisaient en nousquittant un demi-tour sur les talons d’une manière vive et presséequi dénonçait une espèce de satisfaction intérieure d’être délivrésde la rude corvée d’être honnêtes et galants.

J’aurais donné un an de ma vie pour entendre,sans être vue, une heure de leur conversation. Souvent jecomprenais, à de certaines attitudes, à quelques gestes détournés,à des coups d’œil lancés obliquement, qu’il était question de moiet que l’on parlait ou de mon âge ou de ma figure. Alors j’étaissur des charbons ardents ; les quelques mots étouffés, lesdemi-lambeaux de phrase qui m’arrivaient par intervalles irritaientau plus haut point ma curiosité sans pouvoir la satisfaire, etj’entrais dans des doutes et des perplexités étranges.

Le plus souvent ce qu’on disait avait uneapparence favorable, et ce n’était pas ce qui m’inquiétait :je me souciais assez peu que l’on me trouvât belle ; mais lesmenues observations coulées dans le tuyau de l’oreille et presquetoujours suivies de longs ricanements et de singuliers clignementsd’yeux, – voilà ce que j’aurais voulu savoir ; et, pour une deces phrases dites tout bas derrière un rideau ou dans l’encoignured’une porte, j’aurais quitté sans regret l’entretien le plus fleuriet le plus parfumé du monde.

Si j’avais eu un amant, j’aurais beaucoup aiméconnaître la manière dont il eût parlé de moi à un autre homme, eten quels termes il se serait vanté de sa bonne fortune à sescamarades d’orgie avec un peu de vin dans la tête et les deuxcoudes sur la nappe.

Je le sais maintenant, et en vérité je suisfâchée de le savoir. – C’est toujours ainsi.

Mon idée était folle, mais ce qui est fait estfait, et l’on ne peut désapprendre ce qu’on a appris. Je ne t’aipas écoutée, ma chère Graciosa, je m’en repens ; mais onn’écoute pas toujours la raison, surtout quand elle sort d’uneaussi jolie bouche que la tienne, car je ne sais pourquoi on ne sepeut figurer qu’un conseil soit sage, à moins qu’il ne soit donnépar quelque vieille tête toute chenue et toute grise, comme siavoir été bête soixante ans pouvait vous rendre spirituel.

Mais tout cela me tourmentait trop, et je n’ypouvais tenir, je grillais dans ma petite peau comme une châtaignesur la poêle. La pomme fatale s’arrondissait dans le feuillageau-dessus de ma tête, et il fallait bien finir par y donner un coupde dent, sauf à la jeter après, si la saveur m’en paraissaitamère.

J’ai fait comme Ève la blonde, ma très chèregrand-mère, – j’ai mordu.

La mort de mon oncle, le seul parent qui merestât, me laissant libre de mes actions, j’exécutai ce que jerêvais depuis si longtemps. – Mes précautions étaient prises avecle plus grand soin pour que nul ne se doutât de mon sexe :j’avais appris à tirer l’épée et le pistolet ; je montaisparfaitement à cheval et avec une hardiesse dont peu d’écuyerseussent été capables ; j’étudiai bien la manière de porter lemanteau et de faire siffler la cravache, et, en quelques mois, jeparvins à faire d’une fille qu’on trouvait assez jolie un cavalierbeaucoup plus joli, et à qui il ne manquait guère que la moustache.– Je réalisai ce que j’avais de bien, et je sortis de la ville,décidée à n’y revenir qu’avec l’expérience la pluscomplète.

C’était le seul moyen d’éclaircir mesdoutes : avoir des amants ne m’aurait rien appris, ou du moinscela ne m’eût donné que des lueurs incomplètes, et je voulaisétudier l’homme à fond, l’anatomiser fibre par fibre avec unscalpel inexorable et le tenir tout vif et tout palpitant sur matable de dissection ; pour cela il fallait le voir seul à seulchez lui, en déshabillé, le suivre à la promenade, à la taverne etailleurs. – Avec mon déguisement, je pouvais aller partout sansêtre remarquée ; on ne se cachait pas devant moi, on jetait decôté toute réserve et toute contrainte, je recevais des confidenceset j’en faisais de fausses pour en provoquer de vraies.Hélas ! les femmes n’ont lu que le roman de l’homme et jamaisson histoire.

C’est une chose effrayante à penser et àlaquelle on ne pense pas, combien nous ignorons profondément la vieet la conduite de ceux qui paraissent nous aimer et que nousépouserons. Leur existence réelle nous est aussi parfaitementinconnue que s’ils étaient des habitants de Saturne ou de quelqueautre planète à cent millions de lieues de notre boulesublunaire : on dirait qu’ils sont d’une autre espèce, et iln’y a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes ;– les vertus de l’un font les vices de l’autre, et ce qui faitadmirer l’homme fait honnir la femme.

Nous autres, notre vie est claire et se peutpénétrer d’un regard. – Il est facile de nous suivre de la maisonau pensionnat, du pensionnat à la maison ; – ce que nousfaisons n’est un mystère pour personne ; chacun peut voir nosmauvais dessins à l’estompe, nos bouquets à l’aquarelle composésd’une pensée et d’une rose grosse comme un chou, et galamment nouéspar la queue avec un ruban de couleur tendre : les pantouflesque nous brodons pour la fête de nos pères ou de nos grands-pèresn’ont rien en soi de bien occulte et de bien inquiétant. – Nossonates et nos romances sont exécutées avec la plus désirablefroideur. Nous sommes bien et dûment cousues à la jupe de nosmères, et, à neuf ou dix heures au plus, nous rentrons dans nospetits lits tout blancs, au fond de nos cellules proprettes etdiscrètes, où nous sommes vertueusement verrouillées etcadenassées jusqu’au lendemain matin. La susceptibilité la pluséveillée et la plus jalouse ne trouverait rien à cela.

Le cristal le plus limpide n’a pas latransparence d’une pareille vie.

Celui qui nous prend sait ce que nous avonsfait à partir de la minute où nous avons été sevrées et même avant,s’il veut pousser ses recherches jusque-là. – Notre vie n’est pasune vie, c’est une espèce de végétation comme celle de la mousse etdes fleurs ; l’ombre glaciale de la tige maternelle flotteautour de nous, pauvres boutons de rose étouffés qui n’osons pasnous ouvrir. Notre affaire principale, c’est de nous tenir biendroites, bien corsées, bien busquées, l’œil convenablement baissé,et de surpasser en immobilité et en raideur les mannequins et lespoupées à ressorts.

Il nous est défendu de prendre la parole, denous mêler à la conversation autrement que pour répondre oui etnon, si l’on nous interroge. Aussitôt que l’on veut dire quelquechose d’intéressant, l’on nous renvoie étudier notre harpe ou notreclavecin, et nos maîtres de musique ont tous soixante ans pour lemoins et prennent horriblement de tabac. Les modèles suspendus dansnos chambres sont d’une anatomie très vague et très esquivée. Lesdieux de la Grèce, pour se présenter dans un pensionnat dedemoiselles, ont soin préalablement d’acheter à la friperie de trèsamples carricks et de se faire graver au pointillé, ce qui leurdonne l’air de portiers ou de cochers de fiacre, et les rend peupropres à nous enflammer l’imagination.

À force de vouloir nous empêcher d’êtreromanesques, l’on nous rend idiotes. Le temps de notre éducation sepasse non pas à nous apprendre quelque chose, mais à nous empêcherd’apprendre quelque chose.

Nous sommes réellement prisonnières de corpset d’esprit ; mais un jeune homme, libre de ses actions, quisort le matin pour ne rentrer que le matin, qui a de l’argent, quipeut en gagner et en disposer comme il lui plaît, commentpourrait-il justifier l’emploi de son temps ? – quel estl’homme qui voudrait dire à la personne aimée ce qu’il a faitpendant sa journée et pendant sa nuit ? – Aucun, même de ceuxqui sont réputés les plus purs.

J’avais envoyé mon cheval et mes vêtements àune petite métairie que j’ai à quelque distance de la ville. Jem’habillai, je montai en selle et je partis, non sans un singulierserrement de cœur. – Je ne regrettai rien, je ne laissai rien enarrière, ni parents, ni amis, pas un chien, pas un chat, etcependant j’étais triste, j’avais presque les larmes auxyeux ; cette ferme où je n’avais été que cinq ou six foisn’avait pour moi rien de particulier et de cher, et ce n’était pasla complaisance que l’on prend à de certains endroits et qui vousattendrit lorsqu’il les faut quitter, mais je me retournai deux outrois fois pour voir encore de loin monter entre les arbres savrille de fumée bleuâtre.

C’était là où, avec mes robes et mes jupes,j’avais laissé mon titre de femme ; dans la chambre où j’avaisfait ma toilette étaient serrées vingt années de ma vie qui nedevaient plus compter et qui ne me regardaient plus. Sur la porteon eût pu écrire : Ci-gît Madeleine de Maupin ; car eneffet je n’étais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore deSérannes, – et personne ne devait plus m’appeler de ce doux nom deMadeleine.

Le tiroir où étaient renfermées mes robes,désormais inutiles, me parut comme le cercueil de mes blanchesillusions ; – j’étais un homme, ou du moins j’en avaisl’apparence : la jeune fille était morte.

Quand j’eus totalement perdu de vue la cimedes châtaigniers qui entourent la métairie, il me sembla que jen’étais plus moi, mais un autre, et je me souvenais de mes actionsanciennes comme des actions d’une personne étrangère auxquellesj’aurais assisté, ou comme du début d’un roman dont je n’aurais pasachevé la lecture.

Je me rappelais complaisamment mille petitsdétails dont l’enfantine naïveté me faisait venir sur les lèvres unsourire d’indulgence un peu moqueuse quelquefois, comme celui d’unjeune libertin qui écouterait les confidences arcadiques etpastorales d’un écolier de troisième ; et, au moment où jem’en détachais pour toujours, toutes mes puérilités de petitefille et de jeune fille accouraient sur le bord du chemin en mefaisant mille signes d’amitié et m’envoyant des baisers du bout deleurs doigts blancs et effilés.

Je piquai mon cheval pour me dérober à cesénervantes émotions ; les arbres filaient rapidement à droiteet à gauche ; mais l’essaim folâtre, plus bourdonnant qu’uneruche d’abeilles, se mit à courir dans les allées latérales et àm’appeler : – Madeleine ! Madeleine !

Je donnai sur le cou de ma bête un grand coupde cravache qui la fit redoubler de vitesse. Mes cheveux setenaient presque droits derrière ma tête, mon manteau étaithorizontal, comme si des plis eussent été sculptés dans la pierre,tant ma course était rapide ; je regardai une fois en arrière,et je vis, comme un petit nuage blanc bien loin à l’horizon, lapoussière que les pieds de mon cheval avaient soulevée.

Je m’arrêtai un peu.

Dans un buisson d’églantier, sur le bord de laroute, je vis remuer quelque chose de blanc, et une petite voixclaire et douce comme l’argent me vint frapper l’oreille : –Madeleine, Madeleine, où allez-vous si loin, Madeleine ? Jesuis votre virginité, ma chère enfant ; c’est pourquoi j’aiune robe blanche, une couronne blanche et une peau blanche. Maisvous, pourquoi avez-vous des bottes, Madeleine ? Il mesemblait que vous aviez le pied fort joli. Des bottes et unhaut-de-chausses, et un grand chapeau à plume comme un cavalierqui va à la guerre ! Pourquoi donc cette longue épée qui batet meurtrit votre cuisse ? Vous avez un singulier équipage,Madeleine, et je ne sais trop si je dois vous accompagner.

– Si tu as peur, ma chère, retourne à lamaison, va arroser mes fleurs et soigner mes colombes. Mais envérité tu as tort, tu serais plus en sûreté sous ces vêtements debon drap que sous ta gaze et ton lin. Mes bottes empêchent qu’on nevoie si j’ai un joli pied ; cette épée, c’est pour medéfendre, et la plume qui s’agite à mon chapeau est poureffaroucher tous les rossignols qui me viendraient chanter àl’oreille de fausses chansons d’amour.

Je continuai ma route : dans les soupirsdu vent je crus reconnaître la dernière phrase de la sonate quej’avais apprise pour la fête de mon oncle, et, dans une large rosequi levait sa tête épanouie au-dessus d’un petit mur, le modèle dela grosse rose d’après quoi j’avais fait tant d’aquarelles ;en passant devant une maison, je vis flotter à une fenêtre lefantôme de mes rideaux. Tout mon passé semblait se cramponner aprèsmoi pour m’empêcher d’aller en avant et d’arriver à un nouvelavenir.

J’hésitai deux ou trois fois, et je tournai latête de mon cheval de l’autre côté.

Mais la petite couleuvre bleue de la curiositéme sifflait tout doucement des paroles insidieuses, et medisait : – Marche, marche, Théodore ; l’occasion estbonne pour t’instruire ; si tu n’apprends pas aujourd’hui, tune sauras jamais. – Et ton noble cœur, tu le donneras donc auhasard, à la première apparence honnête et passionnée ? – Leshommes nous cachent des secrets bien extraordinaires,Théodore !

Je repris le galop.

Le haut-de-chausses était bien sur mon corpset non dans mon esprit ; j’éprouvai un certain malaise etcomme un frisson de peur, pour nommer la chose par son nom, à unendroit sombre de la forêt ; un coup de fusil tiré par unbraconnier manqua me faire évanouir. Si c’eût été un voleur, lespistolets placés dans mes fontes et ma formidable épée ne m’eussentpas été à coup sûr d’un grand secours. Mais peu à peu jem’aguerris, et je n’y fis plus attention.

Le soleil descendait lentement sous l’horizoncomme le lustre d’un théâtre qu’on abaisse quand la représentationest finie. Des lapins et des faisans traversaient la route de tempsà autre ; les ombres s’allongeaient, et tous les lointains senuançaient de rougeurs. Certaines portions du ciel étaient d’unlilas très doux et très fondu, d’autres tenaient du citron et del’orange ; les oiseaux de nuit commençaient à chanter, et ilse dégageait du bois une foule de bruits singuliers : le peude lumière qu’il y avait encore s’éteignit, et l’obscurité devintcomplète, augmentée qu’elle était par l’ombre portée des arbres.Moi, qui n’étais jamais sortie seule de nuit, me trouver à huitheures du soir dans une grande forêt ! Conçois-tu cela, maGraciosa, moi qui me mourais déjà de peur au bout du jardin ?L’effroi me reprit de plus belle, et le cœur me battitterriblement ; ce fut, je t’avoue, avec une grandesatisfaction que je vis poindre et scintiller au revers d’un coteaules lumières de la ville où j’allais. Dès que je vis ces pointsbrillants semblables à de petites étoiles terrestres, ma frayeur sepassa complètement. Il me semblait que ces lueurs indifférentesétaient les yeux ouverts d’autant d’amis qui veillaient pourmoi.

Mon cheval n’était pas moins content que moi,et humant un doux parfum d’écurie plus agréable pour lui que toutesles odeurs des marguerites et des fraises des bois, il courut toutdroit à l’hôtel du Lion-Rouge.

Une blonde lueur rayonnait à travers levitrage de plomb de l’auberge, dont l’enseigne de fer-blanc sebalançait à droite et à gauche, et geignait comme une vieillefemme, car la bise commençait à fraîchir. – Je remis mon cheval auxmains d’un palefrenier, et j’entrai dans la cuisine.

Une énorme cheminée, ouvrant au fond sa gueulerouge et noire, avalait un fagot à chaque bouchée, et de chaquecôté des chenets, deux chiens, assis sur leur derrière et presqueaussi grands que des hommes, se faisaient cuire avec le plus grandflegme du monde, se contentant de lever un peu leurs pattes etde pousser une espèce de soupir quand la chaleur devenait plusintense ; mais, à coup sûr, ils eussent mieux aime êtreréduits en charbon que de reculer d’un pas.

Mon arrivée ne parut pas leur faire plaisir,et ce fut en vain que, pour faire connaissance avec eux, je leurpassai, à plusieurs reprises, la main sur la tête ; ils mejetaient des regards en dessous qui ne signifiaient rien de bon. –Cela m’étonna, car les animaux viennent a moi volontiers.

L’hôtelier s’approcha pour me demander ce queje voulais à souper.

C’était un homme pansu, avec un nez rouge, desyeux vairons et un sourire qui lui faisait le tour de la tête. Àchaque mot qu’il disait, il montrait une double rangée de dentspointues et séparées comme celles des ogres. Le grand couteau decuisine qui pendait à son côté avait un air douteux et semblaitpouvoir servir à plusieurs usages. Quand je lui eus dit ce que jedésirais, il alla à un des chiens, et lui donna un coup de piedquelque part. Le chien se leva, et se dirigea vers une espèce deroue où il entra avec un air piteux et rechigné, et en me lançantun regard de reproche. Enfin, voyant qu’il n’y avait pas de grâce àespérer, il se mit à faire tourner sa roue, et par contre-coup labroche où était enfilé le poulet dont je devais souper. Je mepromis de lui en jeter les reliefs pour le payer de sa peine, et jeme mis à considérer la cuisine en attendant qu’il fûtprêt.

De larges solives de chêne rayaient leplafond, toutes bistrées et noircies par la fumée du foyer et deschandelles. Sur les dressoirs brillaient dans l’ombre des platsd’étain plus clairs que l’argent et des poteries de faïence blancheà bouquets bleus. – Au long des murs, de nombreuses files decasseroles bien récurées ne ressemblaient pas mal aux boucliersantiques que l’on voit suspendus en rang au long des trirèmesgrecques ou romaines (pardonne-moi, Graciosa, la magnificenceépique de cette comparaison). Une ou deux grosses servantess’agitaient autour d’une grande table, et remuaient de la vaisselleet des fourchettes, plus agréable musique que toute autre quand ona faim, car l’ouïe du ventre devient alors plus fine que celle del’oreille. Somme toute, en dépit de la bouche de tirelire et desdents de scie de l’hôtelier, l’auberge avait une mine assez honnêteet réjouissante ; et le sourire de l’hôtelier eût-il eu unetoise de plus, et ses dents eussent-elles été trois fois pluslongues et plus blanches, la pluie commençait à tinter sur lescarreaux, et le vent à hurler de façon à vous ôter l’envie de vousen aller, car je ne sais rien qui soit plus lugubre que cesgémissements par une nuit obscure et pluvieuse.

Une idée me vint qui me fit sourire, c’est quepersonne au monde ne serait venu me chercher où j’étais. – Eneffet, qui eût pensé que la petite Madeleine, au lieu d’êtrecouchée dans son lit bien chaud, avec sa veilleuse d’albâtre àcôté d’elle, un roman sous son oreiller, sa femme de chambre dansle cabinet voisin, prête à accourir à la moindre terreur nocturne,se balançait sur une chaise de paille, dans une auberge decampagne, à vingt lieues de sa maison, ses pieds bottés posés surles chenets, et ses petites mains crânement enfoncées dans sesgoussets ?

Oui, Madelinette n’est pas restée, comme sescompagnes, le coude paresseusement appuyé au bord du balcon, entrele volubilis et les jasmins de la fenêtre, à suivre, au bout de laplaine, les franges violettes de l’horizon, ou quelque petit nuagecouleur de rose, arrondi par la brise de mai. Elle n’a pas tapissé,avec la feuille des lis, des palais de nacre de perle pour y logerses chimères ; elle n’a pas, comme vous, les belles rêveuses,habillé quelque fantôme creux de toutes les perfectionsimaginables : elle a voulu connaître les hommes avant de sedonner à un homme ; elle a tout quitté, ses belles robes develours et de soie aux couleurs éclatantes, ses colliers, sesbracelets, ses oiseaux et ses fleurs ; elle a renoncévolontairement aux adorations, aux galanteries prosternées, auxbouquets et aux madrigaux, au plaisir d’être trouvée plus belle etmieux parée que vous, à son doux nom de femme, à tout ce qui futelle, et elle s’en est allée, la courageuse fille, toute seule,apprendre à travers le monde la grande science de la vie.

Si l’on savait cela, l’on dirait queMadeleine est folle. – Tu l’as dit toi-même, ma chèreGraciosa ; – mais les véritables folles sont celles quijettent leur âme au vent, et sèment leur amour au hasard sur lapierre et le rocher, sans savoir si un seul épi germera.

Ô Graciosa ! c’est une pensée que je n’aijamais eue sans terreur : avoir aimé quelqu’un qui n’en étaitpas digne ! avoir montré son âme toute nue à des yeux impurs,et laissé pénétrer un profane dans le sanctuaire de son cœur !avoir roulé quelque temps ses flots limpides avec une ondebourbeuse ! – Si parfaitement que l’on se soit séparé, ilreste toujours quelque chose de ce limon, et le ruisseau ne peutreprendre sa transparence première.

Penser qu’un homme vous a embrassée ettouchée ; qu’il a vu votre corps ; qu’il peut dire :Elle est comme ceci ou comme cela ; elle a tel signe à telendroit ; elle a telle nuance dans l’âme ; elle rit pourcette chose ? et pleure pour celle-ci ; son rêve estainsi fait ; voici dans mon portefeuille une plume des ailesde sa chimère ; cette bague est tressée avec sescheveux ; un morceau de son cœur est plié dans cettelettre ; elle me caressait de cette façon, et voici son mot detendresse habituel !

Ah ! Cléopâtre, je comprends maintenantpourquoi tu faisais tuer, le matin, l’amant avec qui tu avais passéla nuit. – Sublime cruauté, pour qui, autrefois, je n’avais pasassez d’imprécations ! – Grande voluptueuse, comme tuconnaissais la nature humaine, et qu’il y a de profondeur danscette barbarie ! Tu ne voulais pas que nul vivant pûtdivulguer les mystères de ta couche ; ces mots d’amour,envolés de tes lèvres ne devaient pas être répétés. – Tu gardaisainsi ta pure illusion. L’expérience ne venait pas dépouiller pièceà pièce ce fantôme charmant que tu avais bercé entre tes bras. Tuaimais mieux être séparée de lui par un brusque coup de hache quepar un lent dégoût. – Quel supplice, en effet, de voir l’homme quel’on avait choisi mentir à chaque minute à l’idée qu’on s’étaitfaite de lui ; de découvrir dans son caractère millepetitesses qu’on n’y soupçonnait pas ; de s’apercevoir que cequi vous avait paru si beau à travers le prisme de l’amour estréellement fort laid, et que ce qu’on avait pris pour un vrai hérosde roman n’est au bout du compte, qu’un bourgeois prosaïque qui metdes pantoufles et une robe de chambre !

Je n’ai pas le pouvoir de Cléopâtre, et, si jele possédais, je n’aurais pas assurément la force de m’en servir.Aussi, ne pouvant ni ne voulant faire couper la tête à mes amantsau sortir de mon lit, et n’étant pas non plus d’humeur à supporterce que les autres femmes supportent, il faut que j’y regarde à deuxfois avant d’en prendre un ; c’est ce que je ferai plutôttrois fois que deux, si l’envie m’en prend, ce dont je doute fort,après ce que j’ai vu et entendu ; à moins cependant que je nerencontre dans quelque bienheureuse contrée inconnue un cœurpareil au mien, comme disent les romans, – un cœur vierge et purqui n’eût jamais aimé et qui en fût capable, dans le vrai sens dumot ce qui n’est pas, à beaucoup près, une chose facile.

Plusieurs cavaliers entrèrent dansl’auberge ; l’orage et la nuit les avaient empêchés decontinuer leur route – Ils étaient tous jeunes, et le plus âgén’avait assurément pas plus de trente ans : leurs vêtementsannonçaient qu’ils appartenaient à la classe supérieure, et, àdéfaut de leurs vêtements, la facilité insolente de leurs manièresl’eût fait assez comprendre. Il y en avait un ou deux qui avaientdes figures intéressantes ; les autres avaient tous, à undegré plus ou moins fort, cette espèce de jovialité brutale etd’insouciante bonhomie que les hommes ont entre eux, et dont ils sedépouillent complètement lorsqu’ils sont en notre présence.

S’ils avaient pu se douter que ce jeune hommefrêle et à moitié endormi sur sa chaise, à l’angle de la cheminée,n’était rien moins que ce qu’il paraissait être, mais bien unejeune fille, un morceau de roi, comme ils disent, certes ilseussent bien vite changé de ton, vous les auriez vus aussitôt serengorger et faire la roue. Ils se seraient approchés avec forcerévérences, les jambes cambrées, les coudes en dehors, le souriredans les yeux, dans la bouche, dans le nez, dans les cheveux, danstoute l’habitude de leur corps ; ils auraient désossé les motsdont ils se seraient servis, et n’auraient parlé qu’avec desphrases de velours et de satin ; au moindre de mes mouvements,ils auraient eu l’air de s’étendre sur le plancher en manière detapis, de peur que la délicatesse de mes pieds ne fût offensée parses inégalités ; toutes les mains se fussent avancées pour mesoutenir ; le siège le plus moelleux eût été disposé à lameilleure place ; mais j’avais l’air d’un joli garçon, et nond’une jolie fille.

J’avoue que je fus presque sur le point deregretter mes jupes, en voyant le peu d’attention qu’ils faisaientà moi. – J’en fus une minute toute mortifiée ; car, de tempsen temps, il m’arrivait de ne plus songer que j’avais des habitsd’homme, et j’eus besoin d’y penser pour ne pas prendre de mauvaisehumeur.

J’étais là, ne disant mot, les bras croisés etregardant avec un air en apparence fort attentif le poulet qui senuançait de teintes de plus en plus vermeilles et le malheureuxchien que j’avais si malencontreusement dérangé, et qui se démenaitdans sa roue comme plusieurs diables dans le même bénitier.

Le plus jeune de la troupe me vint frapper surl’épaule un coup qui, ma foi, me fit beaucoup de mal, et m’arrachaun petit cri involontaire, et il me demanda si je n’aimerais pasmieux souper avec eux que tout seul, attendu qu’on buvait mieuxétant plusieurs. – Je lui répondis que c’était un plaisir que jen’aurais pas osé espérer, et que je le ferais très volontiers.On mit notre couvert ensemble, et nous prîmes place à latable.

Le chien, tout haletant, après avoir happé entrois tours de langue une énorme écuellée d’eau, reprit son postevis-à-vis de l’autre chien, qui n’avait pas bougé non plus que s’ileût été de porcelaine, les nouveaux venus n’ayant pas demandé depoulet par une grâce du ciel toute spéciale.

J’appris, par quelques phrases qui leuréchappèrent, qu’ils se rendaient à la cour, qui était alors à ***,et où ils devaient rejoindre d’autres de leurs amis. Je leur disque j’étais un jeune fils de famille qui sortait de l’université,et qui se rendait chez des parents qu’il avait en province par levrai chemin des écoliers, c’est-à-dire par le plus long qu’il pûttrouver. Cela les fit rire, et, après quelques propos sur mon airinnocent et candide, ils me demandèrent si j’avais une maîtresse.Je leur répondis que je n’en savais rien, et eux de rire encoreplus. Les flacons se succédaient avec rapidité ; quoiquej’eusse soin de laisser mon verre presque toujours plein, j’avaisla tête un peu échauffée, et, ne perdant pas de vue mon idée, jefis en sorte que la conversation tournât sur les femmes. Cela nefut pas difficile ; car c’est, après la théologie etl’esthétique, la chose dont les hommes parlent le plus volontiersquand ils sont ivres.

Les compagnons n’étaient pas précisémentivres, ils portaient trop bien leur vin pour cela ; mais ilscommençaient à entrer dans des discussions morales à perte de vueet à mettre sans façon leurs coudes sur la table. – L’un d’eux mêmeavait passé son bras autour de la taille épaisse d’une desservantes, et dodelinait sa tête fort amoureusement : un autrejura qu’il crèverait sur l’heure comme un crapaud à qui l’on faitprendre du tabac, si Jeannette ne lui laissait pas prendre unbaiser sur chacune des grosses pommes rouges qui lui servaient dejoues. Et Jeannette, ne voulant pas qu’il crevât comme un crapaud,les lui octroya de très bonne grâce, et n’arrêta pas même une mainqui s’insinuait audacieusement entre les plis de son fichu, dans lamoite vallée de sa gorge très mal gardée par une petite croix d’or,et ce ne fut qu’après un court pourparler à voix basse qu’il lalaissa libre d’enlever le plat.

C’étaient pourtant des gens de la cour et demœurs élégantes, et assurément, à moins de l’avoir vu, je n’auraisjamais pensé à les accuser de pareilles familiarités avec desservantes d’auberge. – Il est probable qu’ils venaient de quitterdes maîtresses charmantes, à qui ils avaient fait les plus beauxserments du monde : en vérité, je n’aurais jamais songé àrecommander à mon amant de ne pas salir, au long des joues deMaritorne, des lèvres où j’aurais posé les miennes.

Le drôle parut prendre un grand plaisir àce baiser ni plus ni moins que s’il eût embrassé Philis ouOriane : c’était un gros baiser solidement et franchementappliqué, qui laissa deux petites marques blanches sur la joue enfeu de la donzelle, et dont elle essuya la trace avec le revers desa main qui venait de laver la vaisselle. – Je ne crois pas qu’ilen eût jamais donné d’aussi naturellement tendre à la pure déité deson cœur. – Ce fut apparemment sa pensée, car il dit à demi-voix etavec un mouvement de coude tout à fait dédaigneux :

– Au diable les femmes maigres et les grandssentiments !

Cette morale parut du goût de l’assemblée, –et tous hochèrent la tête en signe d’assentiment.

– Ma foi, dit l’autre en continuant son idée,j’ai du malheur en tout. Messieurs, il faut que je vous confie sousle sceau du plus grand secret que moi qui vous parle j’ai en cemoment-ci une passion.

– Oh ! oh ! firent les autres. Unepassion ! cela est du dernier lugubre. Et que fais-tu d’unepassion ?

– C’est une femme honnête, messieurs ; ilne faut pas rire, messieurs ; car enfin pourquoi n’aurais-jepas une femme honnête ? Est-ce que j’ai dit quelque chose deridicule ?… Tiens, toi là-bas, je vais te jeter la maison à latête, si tu ne finis pas.

– Eh bien ! après ?

– Elle est folle de moi : – c’est bien laplus belle âme du monde ; en fait d’âmes, je m’y connais,je m’y connais aussi bien qu’en chevaux pour le moins, et je vousgarantis que celle-là est une âme première qualité. Ce sont desélévations, des extases, des dévouements, des sacrifices, desraffinements de tendresse, tout ce que l’on peut imaginer de plustranscendant ; mais elle n’a presque pas de gorge, elle n’en amême pas du tout, comme une petite fille de quinze ans au plus. –Elle est assez jolie du reste ; sa main est fine, et son piedpetit ; elle a trop d’esprit, et pas assez de chair, et il meprend des envies de la planter là. Que diable on ne couche pas avecles esprits. Je suis bien malheureux ; plaignez-moi, mes chersamis. Et, attendri par le vin qu’il avait bu, il se mit à pleurer àchaudes larmes.

– Jeannette te consolera du malheur de coucheravec des sylphides, lui dit son voisin en lui versant unerasade ; son âme est tellement épaisse qu’on en pourrait bienfaire des corps pour les autres, et elle a assez de chair pourhabiller la carcasse de trois éléphants.

Ô pure et noble femme ! si tu savais ceque dit de toi, dans un cabaret, à tout hasard, devant despersonnes qu’il ne connaît pas, l’homme que tu aimes le mieux aumonde, et à qui tu as tout sacrifié ! comme il te déshabillesans pudeur, et te livre effrontément toute nue aux regards avinésde ses camarades, pendant que tu es là, triste, le menton dans lamain, l’œil tourné vers le chemin par où il doitrevenir !

Si quelqu’un était venu te dire que ton amant,vingt-quatre heures peut-être après t’avoir quittée, courtisait uneignoble servante et qu’il s’était arrangé pour passer la nuit avecelle, tu aurais soutenu que cela n’était pas possible, et tun’aurais pas voulu le croire ; à peine aurais-tu ajouté foi àtes yeux et à tes oreilles : cela était pourtant.

La conversation dura encore quelque temps, laplus folle et la plus dévergondée du monde ; mais, à traverstoutes les exagérations bouffonnes, les plaisanteries souventordurières, perçait un sentiment vrai et profond de parfait méprispour la femme, et j’en appris plus dans cette soirée qu’en lisantvingt charretées de moralistes.

Les choses énormes et inouïes que j’entendaisdonnaient à ma figure une teinte de tristesse et de sévérité dontle reste des convives s’aperçut et dont on me fit obligeamment laguerre ; mais ma gaieté ne put revenir. – J’avais biensoupçonné que les hommes n’étaient pas tels qu’ils apparaissaientdevant nous, mais je ne les croyais pas encore aussi différents deleurs masques, et ma surprise égalait mon dégoût.

Je ne voudrais, pour corriger à tout jamaisune jeune fille romanesque, qu’une demi-heure d’une pareilleconversation ; – cela lui vaudrait mieux que toutes lesremontrances maternelles.

Les uns se vantaient d’avoir autant defemmes qu’il leur plaisait, et que pour cela ils n’avaient qu’unmot à dire ; les autres se communiquaient des recettes pour seprocurer des maîtresses ou dissertaient sur la tactique à suivredans le siège d’une vertu ; quelques-uns tournaient enridicule les femmes dont ils étaient les amants, et se proclamaientles plus francs imbéciles de la terre de s’être ainsi acoquinésauprès de semblables guenipes. – Tous faisaient très bon marché del’amour.

Voilà donc la pensée qu’ils nous cachent soustant de beaux semblants ! Qui le dirait jamais à les voir sihumbles, si rampants, si prêts à tout ? – Ah ! qu’aprèsla victoire ils relèvent la tête hardiment et mettent insolemmentle talon de leurs bottes sur le front qu’ils adoraient de loin et àgenoux ! comme ils se vengent de leur abaissementpassager ! comme ils font chèrement payer leurspolitesses ! et par combien d’injures ils se reposent desmadrigaux qu’ils ont faits ! Quelle brutalité forcenée delangage et de pensée ! quelle inélégance de manières et detenue ! – C’est un changement complet et qui n’est certes pasà leur avantage. Si loin qu’eussent été mes prévisions, ellesétaient bien au-dessous de la réalité.

Idéal, fleur bleue au cœur d’or, quit’épanouis tout emperlée de rosée sous le ciel du printemps, ausouffle parfumé des molles rêveries, et dont les racines fibreuses,mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées,plongent au profond de notre âme avec leurs mille têteschevelues pour en boire la plus pure substance ; fleur sidouce et si amère, on ne te peut arracher sans faire saigner lecœur à tous ses recoins, et de la tige brisée suintent des gouttesrouges, qui, tombant une à une dans le lac de nos larmes, nousservent à mesurer les heures boiteuses de notre veille mortuaireprès du lit de l’Amour agonisant.

Ah ! fleur maudite, comme tu avais poussédans mon âme ! tes rameaux s’y étaient plus multipliés que lesorties dans une ruine. Les jeunes rossignols venaient boire à toncalice et chanter sous ton ombre ; des papillons de diamant,avec des ailes d’émeraude et des yeux de rubis, voltigeaient etdansaient autour de tes frêles pistils couverts de poudred’or ; des essaims de blondes abeilles suçaient sans défianceton miel empoisonné ; les chimères reployaient leurs ailes decygne et croisaient leurs griffes de lion sous leur belle gorge,pour se reposer auprès de toi. L’arbre des Hespérides n’était pasmieux gardé ; les sylphides recueillaient les larmes desétoiles dans les urnes des lis, et t’arrosaient chaque nuit avecleurs magiques arrosoirs. – Plante de l’idéal, plus venimeuse quele mancenillier ou l’arbre upas, qu’il m’en coûte, malgré lesfleurs trompeuses et le poison que l’on respire avec ton parfum,pour te déraciner de mon âme ! Ni le cèdre du Liban, ni lebaobab gigantesque, ni le palmier haut de cent coudées n’ypourraient remplir ensemble la place que tu y occupais toute seule,petite fleur bleue au cœur d’or.

Le souper se termina enfin, et il fut questionde s’aller coucher ; mais, comme le nombre des coucheurs étaitdouble de celui des lits, il s’ensuivit naturellement qu’il fallaitse coucher les uns après les autres ou coucher deux ensemble. Lachose était fort simple pour le reste de la compagnie, mais elle nel’était pas à beaucoup près autant pour moi, – eu égard à certainesprotubérances que la soubreveste et le pourpoint dissimulaientassez convenablement, mais qu’une simple chemise eût laissé voirdans toute leur damnable rondeur ; et certes je n’étais guèredisposée à trahir mon incognito en faveur d’aucun de ces messieurs,qui en ce moment-là me paraissaient de vrais et naïfs monstres, etque depuis j’ai reconnus pour de fort bons diables, et valant aumoins autant que tous ceux de leur espèce.

Celui dont je devais partager le lit étaitraisonnablement ivre. Il se jeta sur les matelas une jambe et unbras pendants à terre, et s’endormit sur-le-champ, non pas dusommeil des justes, mais d’un sommeil si profond que l’ange dujugement dernier s’en fût venu lui souffler à l’oreille avec sonclairon qu’il ne se serait pas éveillé pour cela. – Ce sommeilsimplifiait de beaucoup la difficulté ; je n’ôtai que monpourpoint et mes bottes, j’enjambai le corps du dormeur, et jem’étendis sur les draps du côté de la ruelle.

J’étais donc couchée avec un homme ! Celan’était pas mal débuter ! – J’avoue que, malgré toute monassurance, j’étais singulièrement émue et troublée. La situationétait si étrange, si nouvelle que je pouvais à peine admettre quece ne fût pas un rêve. – L’autre dormait de son mieux, moi, je nepus fermer l’œil de la nuit.

C’était un jeune homme de vingt-quatre ans àpeu près, d’une assez belle figure, les cils noirs et la moustachepresque blonde ; ses longs cheveux roulaient autour de sa têtecomme des flots de l’urne renversée d’un fleuve, une légère rougeurpassait sous ses joues pâles comme un nuage sous l’eau, ses lèvresétaient à demi entrouvertes et souriaient d’un sourire vague etlanguissant.

Je me soulevai sur mon coude, et je restailongtemps à le regarder à la vacillante lueur d’une chandelle dontpresque tout le suif avait coulé par larges nappes, et dont lamèche était toute chargée de noirs champignons.

Un intervalle assez grand nous séparait. Iloccupait un bord extrême du lit ; moi, je m’étais jetée, parsurcroît de précaution, tout à fait à l’autre bord.

Assurément ce que j’avais entendu n’était pasde nature à me prédisposer à la tendresse et à la volupté : –j’avais les hommes en horreur. – Cependant j’étais plus inquiète etplus agitée que je n’aurais dû l’être : mon corps nepartageait pas la répugnance de mon esprit autant qu’il l’auraitfallu. – Mon cœur battait fort, j’avais chaud, et, de quelque côtéque je me tournasse, je ne pouvais trouver le repos.

Le silence le plus profond régnait dansl’auberge ; on entendait seulement de loin en loin le bruitsourd que faisait le pied de quelque cheval en frappant le pavé del’écurie, ou le son d’une goutte d’eau qui tombait sur la cendrepar le tuyau de la cheminée. La chandelle, arrivée au bout de lamèche, s’éteignit en fumant.

Les ténèbres les plus épaisses s’abaissèrententre nous deux comme des rideaux. – Tu ne peux t’imaginer l’effetque fit sur moi la disparition subite de la lumière. – Il me semblaque tout était fini, et que je ne devais plus y voir clair de mavie. – J’eus envie un instant de me lever ; mais qu’aurais-jefait ? Il n’était que deux heures du matin, toutes leslumières étaient éteintes, et je ne pouvais errer comme un fantômedans une maison inconnue. Force me fut de rester en place etd’attendre le jour.

J’étais là, sur le dos, les deux mainscroisées, tâchant de penser à quelque chose et retombant toujourssur ceci, à savoir : que j’étais couchée avec un homme.J’allais jusqu’à désirer qu’il s’éveillât et s’aperçût que j’étaisune femme. – Sans doute, le vin que j’avais bu, quoique en petitequantité, était pour quelque chose dans cette idée extravagante,mais je ne pouvais m’empêcher d’y revenir. – Je fus sur le pointd’allonger la main de son côté, de l’éveiller et de lui dire ceque j’étais. – Un pli de la couverture qui m’arrêta le bras fut lacause qui m’empêcha de pousser la chose jusqu’au bout : celame donna le temps de la réflexion ; et, pendant que jedégageais mon bras, le sens que j’avais totalement perdu me revint,sinon entièrement, du moins assez pour me contenir.

N’eût-il pas été fort curieux qu’une belledédaigneuse comme je l’étais, que moi, qui aurais voulu connaîtredix ans de la vie d’un homme avant de lui donner ma main à baiser,je me fusse livrée, dans une auberge, sur un grabat, au premiervenu ! et, ma foi, cela n’a pas tenu à grand-chose.

Une effervescence subite, un bouillon de sangpeut-il à ce point mater les résolutions les plus superbes ?et la voix du corps parle-t-elle plus haut que la voix del’esprit ? – Toutes les fois que mon orgueil envoie trop debouffées vers le ciel, pour le ramener à terre, je lui mets lesouvenir de cette nuit devant les yeux. – Je commence à être del’avis des hommes : quelle pauvre chose que la vertu desfemmes ! et de quoi dépend-elle, mon Dieu !

Ah ! c’est en vain que l’on veut déployerdes ailes, trop de limon les charge ; le corps est une ancrequi retient l’âme à la terre : elle a beau ouvrir ses voilesau vent des plus hautes idées, le vaisseau reste immobile, comme sitous les rémoras de l’Océan se fussent suspendus à sa quille. Lanature se plaît à nous faire de ces sarcasmes-là. Quand ellevoit une pensée debout sur son orgueil comme sur une haute colonnetoucher presque le ciel de la tête, elle dit tout bas à la liqueurrouge de hâter le pas et de se presser à la porte desartères ; elle commande aux tempes de siffler, aux oreilles detinter, et voilà que le vertige prend à l’idée altière :toutes les images se confondent et se brouillent, la terre sembleonduler comme le pont d’une barque dans la tempête, le ciel tourneen rond et les étoiles dansent la sarabande ; ces lèvres, quine débitaient que maximes austères, se plissent et s’avancent commepour des baisers ; ces bras, si fermes à repousser,s’amollissent et se font plus souples et plus enlaçants que desécharpes. Ajoutez à cela le contact d’un épiderme, le souffle d’unehaleine à travers vos cheveux, et tout est perdu. – Souvent même ilne faut pas tant : – une odeur de feuillage qui vous arrivedes champs par votre fenêtre entrouverte, la vue de deux oiseauxqui se becquettent, une marguerite qui s’épanouit, une anciennechanson d’amour qui vous revient malgré vous et que vous répétezsans en comprendre le sens, un vent tiède qui vous trouble et vousenivre, la mollesse de votre lit ou de votre divan, il suffit d’unede ces circonstances ; la solitude même de votre chambre vousfait penser que l’on y serait bien deux et que l’on ne sauraittrouver un nid plus charmant pour une couvée de plaisirs. Cesrideaux tirés, ce demi-jour, ce silence, tout vous ramène à l’idéefatale qui vous effleure de ses perfides ailes de colombe,et qui roucoule tout doucement autour de vous. Les tissus qui voustouchent semblent vous caresser et collent amoureusement leurs plisau long de votre corps. – Alors la jeune fille ouvre ses bras aupremier laquais avec qui elle se trouve seule ; le philosophelaisse sa page inachevée, et, la tête dans son manteau, court entoute hâte chez la plus voisine courtisane.

Je n’aimais certainement pas l’homme qui mecausait des agitations si étranges. – Il n’avait d’autre charme quede ne pas être une femme, et, dans l’état où je me trouvais,c’était assez ! Un homme ! cette chose si mystérieusequ’on nous dérobe avec tant de soin, cet animal étrange dont noussavons si peu l’histoire, ce démon ou ce dieu qui peut seulréaliser tous les rêves de volupté indécise dont le printemps bercenotre sommeil, la seule pensée que l’on ait depuis l’âge de quinzeans !

Un homme ! – L’idée confuse du plaisirflottait dans ma tête alourdie. Le peu que j’en savais allumaitencore mon désir. Une ardente curiosité me poussait d’éclaircir unebonne fois les doutes qui m’embarrassaient et se représentaientsans cesse à mon esprit. La solution du problème était derrière lapage : il n’y avait qu’à la tourner, le livre était à côté demoi. – Un chevalier assez beau, un lit assez étroit, une nuit asseznoire ! – une jeune fille avec quelques verres de vin deChampagne dans le cerveau ! – quel assemblage suspect ! –Eh bien ! de tout cela il n’est résulté qu’un très honnêtenéant.

Sur le mur où je tenais les yeux fixés, à lafaveur d’une obscurité moins épaisse, je commençais à distinguer laplace de la croisée ; les carreaux devenaient moins opaques,et la lueur grise du matin, qui glissait derrière, leur rendait latransparence ; le ciel s’éclaira peu à peu : il étaitjour. – Tu ne peux t’imaginer quel plaisir me fit ce pâle rayon surla teinture verte de serge d’Aumale qui entourait le glorieux champde bataille ou ma vertu avait triomphé de mes désirs ! Il mesembla que c’était ma couronne de victoire.

Quant au compagnon, il était tout à fait tombépar terre.

Je me levai, je me rajustai au plus vite et jecourus à la fenêtre ; je l’ouvris, la brise matinale me fit dubien.

Pour me peigner je me mis devant le miroir, etje fus étonnée de la pâleur de ma figure que je croyaispourpre.

Les autres entrèrent pour voir si nous étionsencore endormis, et poussèrent du pied leur ami qui ne parut pastrès surpris de se trouver où il était.

On sella les chevaux, et nous nous remîmes enroute. – Mais en voici assez pour aujourd’hui ma plume ne marqueplus, et je n’ai pas envie de la tailler je te dirai une autre foisle reste de mes aventures en attendant, aime-moi comme je t’aime,Graciosa la bien nommée, et, d’après ce que je viens de te conter,ne va pas avoir une trop mauvaise opinion de ma vertu.

Chapitre 11 – Beaucoup de choses sontennuyeuses…

 

Beaucoup de choses sont ennuyeuses :il est ennuyeux de rendre l’argent qu’on avait emprunté, et qu’ons’était accoutumé à regarder comme à soi ; il est ennuyeux decaresser aujourd’hui la femme qu’on aimait hier ; il estennuyeux d’aller dans une maison à l’heure du dîner, et de trouverque les maîtres sont partis pour la campagne depuis un mois ;il est ennuyeux de faire un roman, et plus ennuyeux de lelire ; il est ennuyeux d’avoir un bouton sur le nez et leslèvres gercées le jour où l’on va rendre visite à l’idole de soncœur ; il est ennuyeux d’être chaussé de bottes facétieuses,souriant au pavé par toutes leurs coutures, et surtout de loger levide derrière les toiles d’araignée de son gousset ; il estennuyeux d’être portier ; il est ennuyeux d’êtreempereur ; il est ennuyeux d’être soi, et même d’être unautre ; il est ennuyeux d’aller à pied parce que l’on se faitmal à ses cors, à cheval parce que l’on s’écorche l’antithèse dudevant, en voiture parce qu’un gros homme se fait immanquablementun oreiller de votre épaule, sur le paquebot parce que l’on a lemal de mer et qu’on se vomit tout entier ; – il est ennuyeuxd’être en hiver parce que l’on grelotte, et en été parce qu’onsue ; mais ce qu’il y a de plus ennuyeux sur terre, en enferet au ciel, c’est assurément une tragédie, à moins que ce ne soitun drame ou une comédie.

Cela me fait réellement mal au cœur. – Qu’ya-t-il de plus niais et de plus stupide ? Ces gros tyrans àvoix de taureau, qui arpentent le théâtre d’une coulisse à l’autre,en faisant aller comme des ailes de moulin leurs bras velus,emprisonnés dans des bas de couleur de chair, ne sont-ils pas depiètres contrefaçons de Barbe-Bleue ou de Croquemitaine ?Leurs rodomontades feraient pouffer de rire quiconque se pourraittenir éveillé.

Les amantes infortunées ne sont pas moinsridicules. – C’est quelque chose de divertissant que de les voirs’avancer, vêtues de noir ou de blanc, avec des cheveux quipleurent sur leurs épaules, des manches qui pleurent sur leursmains, et le corps prêt à saillir de leur corset comme un noyauqu’on presse entre les doigts ; ayant l’air de traîner leplancher à la semelle de leurs souliers de satin, et, dans lesgrands mouvements de passion, repoussant leur queue en arrière avecun petit coup de talon. – Le dialogue, exclusivement composé deoh ! et de ah ! qu’elles gloussent en faisant la roue,est vraiment une agréable pâture et de facile digestion. – Leursprinces sont aussi fort charmants ; ils sont seulement un peuténébreux et mélancoliques, ce qui ne les empêche pas d’être lesmeilleurs compagnons qui soient au monde et ailleurs.

Quant à la comédie qui doit corriger lesmœurs, et qui s’acquitte heureusement assez mal de son devoir, jetrouve que les sermons des pères et les rabâcheries des onclessont aussi assommants sur le théâtre que dans la réalité. – Jene suis pas d’avis que l’on double le nombre des sots en lesreprésentant ; il y en a déjà bien assez comme cela, Dieumerci, et la race n’est pas près de finir. – Où est la nécessitéque l’on fasse le portrait de quelqu’un qui a un groin de porc ouun mufle de bœuf, et qu’on recueille les billevesées d’un manantque l’on jetterait par la fenêtre s’il venait chez vous ?L’image d’un cuistre est aussi peu intéressante que ce cuistrelui-même, et pour être vu au miroir, ce n’en est pas moins uncuistre. – Un acteur qui parviendrait à imiter parfaitement lesposes et les manières des savetiers ne m’amuserait pas beaucoupplus qu’un savetier réel.

Mais il est un théâtre que j’aime, c’est lethéâtre fantastique, extravagant, impossible, où l’honnête publicsifflerait impitoyablement dès la première scène, faute d’ycomprendre un mot.

C’est un singulier théâtre que celui-là. – Desvers luisants y tiennent lieu de quinquets ; un scarabéebattant la mesure avec ses antennes est placé au pupitre. Legrillon y fait sa partie ; le rossignol est premièreflûte ; de petits sylphes, sortis de la fleur des pois,tiennent des basses d’écorce de citron entre leurs jolies jambesplus blanches que l’ivoire, et font aller à grand renfort de brasdes archets faits avec un cil de Titania sur des cordes de fild’araignée ; la petite perruque à trois marteaux dont estcoiffé le scarabée chef d’orchestre frissonne de plaisir, et répandautour d’elle une poussière lumineuse, tant l’harmonie est douce etl’ouverture bien exécuter !

Un rideau d’ailes de papillon, plus mince quela pellicule intérieure d’un œuf, se lève lentement après les troiscoups de rigueur. La salle est pleine d’âmes de poètes assises dansdes stalles de nacre de perle, et qui regardent le spectacle àtravers des gouttes de rosée montées sur le pistil d’or des lis. –Ce sont leurs lorgnettes.

Les décorations ne ressemblent à aucunedécoration connue ; le pays qu’elles représentent est plusignoré que l’Amérique avant sa découverte. – La palette du peintrele plus riche n’a pas la moitié des tons dont elles sontdiaprées : tout y est peint de couleurs bizarres etsingulières : la cendre verte, la cendre bleue, l’outremer,les laques jaunes et rouges y sont prodigués.

Le ciel, d’un bleu verdissant, est zébré delarges bandes blondes et fauves ; de petits arbres fluets etgrêles balancent sur le second plan leur feuillage clairsemé,couleur de rose sèche ; les lointains, au lieu de se noyerdans leur vapeur azurée, sont du plus beau vert pomme, et il s’enéchappe çà et là des spirales de fumée dorée. – Un rayon égaré sesuspend au fronton d’un temple ruiné ou à la flèche d’une tour. –Des villes pleines de clochetons, de pyramides, de dômes,d’arcades et de rampes sont assises sur les collines et seréfléchissent dans des lacs de cristal ; de grands arbres auxlarges feuilles, profondément découpées par les ciseaux des fées,enlacent inextricablement leurs troncs et leurs branches pour faireles coulisses. Les nuages du ciel s’amassent sur leurs têtes commedes flocons de neige, et l’on voit scintiller dans leursinterstices les yeux des nains et des gnomes, leurs racinestortueuses se plongent dans le sol comme le doigt d’une main degéant. Le pivert les frappe en mesure avec son bec de corne, et deslézards d’émeraude se chauffent au soleil sur la mousse de leurspieds.

Le champignon regarde la comédie son chapeausur la tête, comme un insolent qu’il est, la violette mignonne sedresse sur la pointe de ses petits pieds entre deux brins d’herbe,et ouvre toutes grandes ses prunelles bleues, afin de voir passerle héros.

Le bouvreuil et la linotte se penchent au boutdes rameaux pour souffler les rôles aux acteurs.

À travers les grandes herbes, les hautschardons pourprés et les bardanes aux feuilles de velours,serpentent, comme des couleuvres d’argent, des ruisseaux faits avecles larmes des cerfs aux abois : de loin en loin, on voitbriller sur le gazon les anémones pareilles à des gouttes de sang,et se rengorger les marguerites la tête chargée d’une couronne deperles, comme de véritables duchesses.

Les personnages ne sont d’aucun temps nid’aucun pays ; ils vont et viennent sans que l’on sachepourquoi ni comment ; ils ne mangent ni ne boivent, ils nedemeurent nulle part et n’ont aucun métier ; ils ne possèdentni terres, ni rentes, ni maisons ; quelquefois seulement ilsportent sous le bras une petite caisse pleine de diamants groscomme des œufs de pigeon ; en marchant, ils ne font pas tomberune seule goutte de pluie de la pointe des fleurs et ne soulèventpas un seul grain de la poussière des chemins.

Leurs habits sont les plus extravagants et lesplus fantasques du monde. Des chapeaux pointus comme des clochersavec des bords aussi larges qu’un parasol chinois et des plumesdémesurées arrachées à la queue de l’oiseau de paradis et duphénix ; des capes rayées de couleurs éclatantes, despourpoints de velours et de brocart, laissant voir leur doublure desatin ou de toile d’argent par leurs crevés galonnés d’or ;des hauts-de-chausses bouffants et gonflés comme des ballons ;des bas écarlates à coins brodés, des souliers à talons hauts et àlarges rosettes ; de petites épées fluettes, la pointe enl’air, la poignée en bas, toutes pleines de ganses et derubans ; – voilà pour les hommes. Les femmes ne sont pas moinscurieusement accoutrées.

– Les dessins de Della Bella et de Romain deHooge peuvent servir à se représenter le caractère de leurajustement : ce sont des robes étoffées, ondoyantes, avec degrands plis qui chatoient comme des gorges de tourterelles etreflètent toutes les teintes changeantes de l’iris, de grandesmanches d’où sortent d’autres manches des fraises de dentellesdéchiquetées à jour, qui montent plus haut que la tête à laquelleelles servent de cadre, des corsets chargés de nœuds et debroderies, des aiguillettes, des joyaux bizarres, des aigrettes deplumes de héron, des colliers de grosses perles, des éventails dequeue de paon avec des miroirs au milieu, de petites mules et despatins, des guirlandes de fleurs artificielles, des paillettes, desgazes lamées, du fard, des mouches, et tout ce qui peut ajouter duragoût et du piquant à une toilette de théâtre.

C’est un goût qui n’est précisément nianglais, ni allemand, ni français, ni turc, ni espagnol, nitartare, quoiqu’il tienne un peu de tout cela, et qu’il ait pris àchaque pays ce qu’il avait de plus gracieux et de pluscaractéristique. – Des acteurs ainsi habillés peuvent dire tout cequ’ils veulent sans choquer la vraisemblance. La fantaisie peutcourir de tous côtés, le style dérouler à son aise ses anneauxdiaprés, comme une couleuvre qui se chauffe au soleil ; lesconcetti les plus exotiques épanouir sans crainte leurs calicessinguliers et répandre autour d’eux leur parfum d’ambre et de musc.– Rien ne s’y oppose, ni les lieux, ni les noms, ni le costume.

Comme ce qu’ils débitent est amusant etcharmant ! Ce ne sont pas eux, les beaux acteurs, qui iraient,comme ces hurleurs de drame, se tordre la bouche et se sortirles yeux de la tête pour dépêcher la tirade à effet ; – aumoins ils n’ont pas l’air d’ouvriers à la tâche, de bœufs attelés àl’action et pressés d’en finir ; ils ne sont pas plâtrés decraie et de rouge d’un demi-pouce d’épaisseur ; ils ne portentpas des poignards de fer-blanc, et ils ne tiennent pas en réservesous leur casaque une vessie de porc remplie de sang depoulet ; ils ne traînent pas le même lambeau taché d’huilependant des actes entiers.

Il parlent sans se presser, sans crier, commedes gens de bonne compagnie qui n’attachent pas grande importance àce qu’ils font : l’amoureux fait à l’amoureuse sa déclarationde l’air le plus détaché du monde ; tout en causant, il frappesa cuisse du bout de son gant blanc, ou rajuste ses canons. La damesecoue nonchalamment la rosée de son bouquet, et fait des pointesavec sa suivante ; l’amoureux se soucie très peu d’attendrirsa cruelle : sa principale affaire est de laisser tomber de sabouche des grappes de perles, des touffes de roses, et de semer envrai prodigue les pierres précieuses poétiques ; – souventmême il s’efface tout à fait, et laisse l’auteur courtiser samaîtresse pour lui. La jalousie n’est pas son défaut, et son humeurest des plus accommodantes. Les yeux levés vers les bandes d’air etles frises du théâtre, il attend complaisamment que le poète aitachevé de dire ce qui lui passait par la fantaisie pour reprendreson rôle et se remettre à genoux.

Tout se noue et se dénoue avec une insoucianceadmirable : les effets n’ont point de cause, et les causesn’ont point d’effet ; le personnage le plus spirituel estcelui qui dit le plus de sottises ; le plus sot dit les chosesles plus spirituelles ; les jeunes filles tiennent desdiscours qui feraient rougir des courtisanes ; les courtisanesdébitent des maximes de morale. Les aventures les plus inouïes sesuccèdent coup sur coup sans qu’elles soient expliquées ; lepère noble arrive tout exprès de la Chine dans une jonque de bamboupour reconnaître une petite fille enlevée ; les dieux et lesfées ne font que monter et descendre dans leurs machines. L’actionplonge dans la mer sous le dôme de topaze des flots, et se promèneau fond de l’Océan, à travers les forêts de coraux et demadrépores, ou elle s’élève au ciel sur les ailes de l’alouette etdu griffon. – Le dialogue est très universel ; le lion ycontribue par un oh ! oh ! vigoureusement poussé ;la muraille parle par ses crevasses, et, pourvu qu’il ait unepointe, un rébus ou un calembour à y jeter, chacun est libred’interrompre la scène la plus intéressante : la tête d’âne deBottom est aussi bien venue que la tête blonde d’Ariel ; –l’esprit de l’auteur s’y fait voir sous toutes les formes ; ettoutes ces contradictions sont comme autant de facettes qui enréfléchissent les différents aspects, en y ajoutant les couleurs duprisme.

Ce pêle-mêle et ce désordre apparents setrouvent, au bout du compte, rendre plus exactement la vie réellesous ses allures fantasques que le drame de mœurs le plusminutieusement étudié. – Tout homme renferme en soi l’humanitéentière, et en écrivant ce qui lui vient à la tête il réussit mieuxqu’en copiant à la loupe les objets placés en dehors delui.

Ô la belle famille ! – jeunes amoureuxromanesques, demoiselles vagabondes, serviables suivantes, bouffonscaustiques, valets et paysans naïfs, rois débonnaires, dont le nomest ignoré de l’historien, et le royaume du géographe ;graciosos bariolés, clowns aux reparties aiguës et auxmiraculeuses cabrioles ; ô vous qui laissez parler le libèrecaprice par votre bouche souriante, je vous aime et je vous adoreentre tous et sur tous : – Perdita, Rosalinde, Célie,Pandarus, Parolles, Silvio, Léandre et les autres, tous ces typescharmants, si faux et si vrais, qui, sur les ailes bigarrées de lafolie, s’élèvent au-dessus de la grossière réalité, et dans qui lepoète personnifie sa joie, sa mélancolie, son amour et son rêve leplus intime sous les apparences les plus frivoles et les plusdégagées.

Dans ce théâtre, écrit pour les fées, et quidoit être joué au clair de lune, il est une pièce qui me ravitprincipalement ; – c’est une pièce si errante, si vagabonde,dont l’intrigue est si vaporeuse et les caractères si singuliersque l’auteur lui-même, ne sachant quel titre lui donner, l’aappelée Comme il vous plaira, nom élastique, et qui répondà tout.

En lisant cette pièce étrange, on se senttransporté dans un monde inconnu, dont on a pourtant quelque vagueréminiscence : on ne sait plus si l’on est mort ou vivant, sil’on rêve ou si l’on veille ; de gracieuses figures voussourient doucement, et vous jettent, en passant, un bonjouramical ; vous vous sentez ému et troublé à leur vue, comme si,au détour d’un chemin, vous rencontriez tout à coup votre idéal, ouque le fantôme oublié de votre première maîtresse se dressâtsubitement devant vous. Des sources coulent en murmurant desplaintes à demi étouffées ; le vent remue les vieux arbres del’antique forêt sur la tête du vieux duc exilé, avec des soupirscompatissants ; et, lorsque James le mélancolique laisse allerau fil de l’eau, avec les feuilles du saule, ses philosophiquesdoléances, il vous semble que c’est vous-même qui parlez, et que lapensée la plus secrète et la plus obscure de votre cœur se révèleet s’illumine.

Ô jeune fils du brave chevalier Rowland desBois, tant maltraité du sort ! je ne puis m’empêcher d’êtrejaloux de toi ; tu as encore un serviteur fidèle, le bon Adam,dont la vieillesse est si verte sous la neige de ses cheveux. – Tues banni, mais au moins tu l’es après avoir lutté ettriomphé ; ton méchant frère t’enlève tout ton bien, maisRosalinde te donne la chaîne de son cou ; tu es pauvre,mais tu es aimé ; tu quittes ta patrie, mais la fille de tonpersécuteur te suit au-delà des mers.

Les noires Ardennes ouvrent, pour te recevoiret te cacher, leurs grands bras de feuillage ; la bonne forêt,pour te coucher, amasse au fond de ses grottes sa mousse la plussoyeuse ; elle incline ses arceaux sur ton front afin de tegarantir de la pluie et du soleil ; elle te plaint avec leslarmes de ses sources et les soupirs de ses faons et de ses daimsqui brament ; elle fait de ses rochers de complaisantspupitres pour tes épîtres amoureuses ; elle te prête lesépines de ses buissons pour les suspendre, et ordonne à l’écorce desatin de ses trembles de céder à la pointe de ton stylet quand tuveux y graver le chiffre de Rosalinde.

Si l’on pouvait, jeune Orlando, avoir commetoi une grande forêt ombreuse pour se retirer et s’isoler dans sapeine, et si, au détour d’une allée, on rencontrait celle que l’oncherche, reconnaissable, quoique déguisée ! – Mais,hélas ! le monde de l’âme n’a pas d’Ardennes verdoyantes, etce n’est que dans le parterre de poésie que s’épanouissent cespetites fleurs capricieuses et sauvages dont le parfum fait toutoublier. Nous avons beau verser des larmes, elles ne forment pas deces belles cascades argentines ; nous avons beau soupirer,aucun écho complaisant ne se donne la peine de nous renvoyer nosplaintes ornées d’assonances et de concetti. – C’est en vain quenous accrochons des sonnets aux piquants de toutes les ronces,jamais Rosalinde ne les ramasse, et c’est gratuitement que nousentaillons l’écorce des arbres de chiffres amoureux.

Oiseaux du ciel, prêtez-moi chacun une plume,l’hirondelle comme l’aigle, le colibri comme l’oiseau roc, afin queje m’en fasse une paire d’ailes pour voler haut et vite par desrégions inconnues, où je ne retrouve rien qui rappelle à monsouvenir la cité des vivants, où je puisse oublier que je suis moi,et vivre d’une vie étrange et nouvelle, plus loin que l’Amérique,plus loin que l’Afrique, plus loin que l’Asie, plus loin que ladernière île du monde, par l’océan de glace, au-delà du pôle oùtremble l’aurore boréale, dans l’impalpable royaume où s’envolentles divines créations des poètes et les types de la suprêmebeauté.

Comment supporter les conversations ordinairesdans les cercles et les salons, quand on t’a entendu parler,étincelant Mercutio, dont chaque phrase éclate en pluie d’or etd’argent, comme une bombe d’artifices sous un ciel seméd’étoiles ? Pâle Desdémona, quel plaisir veux-tu que l’onprenne, après la romance du Saule, à aucune musiqueterrestre ? Quelles femmes ne semblent pas laides à côté devos Vénus, sculpteurs antiques, poètes aux strophes demarbre ?

Ah ! malgré l’étreinte furieuse dont j’aivoulu enlacer le monde matériel au défaut de l’autre, je sens queje suis mal né, que la vie n’est pas faite pour moi, et qu’elleme repousse ; je ne puis me mêler à rien : quelque cheminque je suive, je me fourvoie ; l’allée unie, le sentierrocailleux me conduisent également à l’abîme. Si je veux prendremon essor, l’air se condense autour de moi, et je reste pris, lesailes étendues sans les pouvoir refermer. – Je ne puis ni marcherni voler ; le ciel m’attire quand je suis sur terre, la terrequand je suis au ciel ; en haut, l’aquilon m’arrache lesplumes ; en bas, les cailloux m’offensent les pieds. J’ai lesplantes trop tendres pour cheminer sur les tessons de verre de laréalité : l’envergure trop étroite pour planer au-dessus deschoses, et m’élever, de cercle en cercle, dans l’azur profond dumysticisme, jusqu’aux sommets inaccessibles de l’éternelamour ; je suis le plus malheureux hippogriffe, le plusmisérable ramassis de morceaux hétérogènes qui ait jamais existédepuis que l’Océan aime la lune, et que les femmes trompent leshommes : la monstrueuse Chimère, mise à mort par Bellérophon,avec sa tête de vierge, ses pattes de lion, son corps de chèvre etsa queue de dragon, était un animal d’une composition simple auprèsde moi.

Dans ma frêle poitrine habitent ensemble lesrêveries semées de violettes de la jeune fille pudique et lesardeurs insensées des courtisanes en orgie : mes désirs vont,comme les lions, aiguisant leurs griffes dans l’ombre et cherchantquelque chose à dévorer ; mes pensées, plus fiévreuses etplus inquiètes que les chèvres, se suspendent aux crêtes les plusmenaçantes ; ma haine, toute bouffie de poison, entortille ennœuds inextricables ses replis écaillés, et se traîne longuementdans les ornières et les ravins.

C’est un étrange pays que mon âme, un paysflorissant et splendide en apparence, mais plus saturé de miasmesputrides et délétères que le pays de Batavia : le moindrerayon de soleil sur la vase y fait éclore les reptiles et pullulerles moustiques ; – les larges tulipes jaunes, les nagassariset les fleurs d’angsoka y voilent pompeusement d’immondescharognes. La rose amoureuse ouvre ses lèvres écarlates, et faitvoir en souriant ses petites dents de rosée aux galants rossignolsqui lui récitent des madrigaux et des sonnets : rien n’estplus charmant ; mais il y a cent à parier contre un que, dansl’herbe, au bas du buisson, un crapaud hydropique rampe sur despattes boiteuses et argenté son chemin avec sa bave.

Voilà des sources plus claires et pluslimpides que le diamant le plus pur ; mais il vaudrait mieuxpour vous puiser l’eau stagnante du marais sous son manteau dejoncs pourris et de chiens noyés que de tremper votre coupe à cetteonde. – Un serpent est caché au fond, et tourne sur lui-même avecune effrayante rapidité en dégorgeant son venin.

Vous avez planté du blé ; il pousse del’asphodèle, de la jusquiame, de l’ivraie et de pâles ciguës auxrameaux vert-de-grisés. Au lieu de la racine que vous aviezenfouie, vous êtes tout surpris de voir sortir de terre les jambesvelues et tortillées de la noire mandragore.

Si vous y laissez un souvenir, et que vousveniez le reprendre quelque temps après, vous le retrouverez plusverdi de mousse et plus fourmillant de cloportes et d’insectesdégoûtants qu’une pierre posée sur le terrain humide d’unecave.

N’essayez pas d’en franchir les ténébreusesforêts ; elles sont plus impraticables que les forêts viergesd’Amérique et que les jungles de Java : des lianes fortescomme des câbles courent d’un arbre à l’autre ; des plantes,hérissées et pointues comme des fers de lance, obstruent tous lespassages ; le gazon lui-même est couvert d’un duvet brûlantcomme celui de l’ortie. Aux arceaux du feuillage se suspendent parles ongles de gigantesques chauves-souris du genre vampire ;des scarabées d’une grosseur énorme agitent leurs cornesmenaçantes, et fouettent l’air de leurs quadruples ailes ; desanimaux monstrueux et fantastiques, comme ceux que l’on voit passerdans les cauchemars, s’avancent péniblement en cassant les roseauxdevant eux. Ce sont des troupeaux d’éléphants qui écrasent lesmouches entre les rides de leur peau desséchée ou qui se frottentles flancs au long des pierres et des arbres, des rhinocéros à lacarapace rugueuse, des hippopotames au mufle bouffi et hérisséde poils, qui vont pétrissant la boue et le détritus de la forêtavec leurs larges pieds.

Dans les clairières, là où le soleil enfoncecomme un coin d’or un rayon lumineux, à travers la moite humidité,à l’endroit où vous auriez voulu vous asseoir, vous trouvereztoujours quelque famille de tigres nonchalamment couchés, humantl’air par les naseaux, clignant leurs yeux vert-de-mer et lustrantleurs fourrures de velours avec leur langue rouge-de-sang etcouverte de papilles ; ou bien c’est quelque nœud de serpentsboas à moitié endormis et digérant le dernier taureau avalé.

Redoutez tout : l’herbe, le fruit, l’eau,l’air, l’ombre, le soleil, tout est mortel.

Fermez l’oreille au babil des petitesperruches au bec d’or et au cou d’émeraude qui descendent desarbres et viennent se poser sur vos doigts en palpitant desailes ; car, avec leur joli bec d’or, les petites perruches aucou d’émeraude finiront par vous crever gentiment les yeux aumoment où vous vous abaisserez pour les embrasser. – C’estainsi !

Le monde ne veut pas de moi ; il merepousse comme un spectre échappé des tombeaux ; j’en aipresque la pâleur : mon sang se refuse à croire que je vis, etne veut pas colorer ma peau ; il se traîne lentement dans mesveines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés. – Mon cœurne bat pour rien de ce qui fait battre le cœur de l’homme. – Mesdouleurs et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. J’aiviolemment désiré ce que personne ne désire ; j’ai dédaignédes choses que l’on souhaite éperdument. – J’ai aimé des femmesquand elles ne m’aimaient pas, et j’ai été aimé quand j’auraisvoulu être haï : toujours trop tôt ou trop tard, plus oumoins, en deçà ou au-delà ; jamais ce qu’il auraitfallu ; ou je ne suis pas arrivé, ou j’ai été trop loin. –J’ai jeté ma vie par les fenêtres, ou je l’ai concentrée à l’excèssur un seul point, et de l’activité inquiète de l’ardélion j’ensuis venu à la morne somnolence du tériaki et du stylite sur sacolonne.

Ce que je fais a toujours l’apparence d’unrêve ; mes actions semblent plutôt le résultat dusomnambulisme que celui d’une libre volonté ; quelque choseest en moi, que je sens obscurément à une grande profondeur, qui mefait agir sans ma participation et toujours en dehors des loiscommunes ; le côté simple et naturel des choses ne se révèle àmoi qu’après tous les autres, et je saisirai tout d’abordl’excentrique et le bizarre : pour peu que la ligne biaise,j’en ferai bientôt une spirale plus entortillée qu’unserpent ; les contours, s’ils ne sont pas arrêtés de lamanière la plus précise, se troublent et se déforment. Les figuresprennent un air surnaturel et vous regardent avec des yeuxeffrayants.

Aussi, par une espèce de réaction instinctive,je me suis toujours désespérément cramponné à la matière, à lasilhouette extérieure des choses, et j’ai donné dans l’art unetrès grande place à la plastique. – Je comprends parfaitement unestatue, je ne comprends pas un homme ; où la vie commence, jem’arrête et recule effrayé comme si j’avais vu la tête de Méduse.Le phénomène de la vie me cause un étonnement dont je ne puisrevenir. – Je ferai sans doute un excellent mort, car je suis unassez pauvre vivant, et le sens de mon existence m’échappecomplètement. Le son de ma voix me surprend à un pointinimaginable, et je serais tenté quelquefois de la prendre pour lavoix d’un autre. Lorsque je veux étendre mon bras et que mon brasm’obéit, cela me paraît tout à fait prodigieux, et je tombe dans laplus profonde stupéfaction.

En revanche, Silvio, je comprends parfaitementl’inintelligible ; les données les plus extravagantes mesemblent fort naturelles, et j’y entre avec une facilitésingulière. Je trouve aisément la suite du cauchemar le pluscapricieux et le plus échevelé. – C’est la raison pourquoi le genrede pièces dont je te parlais tout à l’heure me plaît par-dessustous les autres.

Nous avons avec Théodore et Rosette de grandesdiscussions à ce sujet : Rosette goûte peu mon système, elleest pour la vérité vraie ;Théodore donne au poèteplus de latitude, et admet une vérité de convention et d’optique. –Moi, je soutiens qu’il faut laisser le champ tout à fait libre àl’auteur et que la fantaisie doit régner en souveraine.

Beaucoup de personnes de la compagnie sefondaient principalement sur ce que ces pièces étaient en généralhors des conditions théâtrales et ne pouvaient pas se jouer ;je leur ai répondu que cela était vrai dans un sens et faux dansl’autre, à peu près comme tout ce que l’on dit, et que les idéesque l’on avait sur les possibilités et les impossibilités de lascène me paraissaient manquer de justesse et tenir à des préjugésplutôt qu’à des raisons, et je dis, entre autres choses, que lapièce Comme il vous plaira était assurément trèsexécutable, surtout pour des gens du monde qui n’auraient pasl’habitude d’autres rôles.

Cela fit venir l’idée de la jouer. La saisons’avance, et l’on a épuisé tous les genres d’amusements ; l’onest las de la chasse, des parties à cheval et sur l’eau ; leschances du boston, toutes variées qu’elles soient, n’ont pas assezde piquant pour occuper la soirée, et la proposition fut reçue avecun enthousiasme universel.

Un jeune homme qui savait peindre s’offritpour faire les décorations ; il y travaille maintenant avecbeaucoup d’ardeur, et dans quelques jours elles seront achevées. –Le théâtre est dressé dans l’orangerie, qui est la plus grandesalle du château, et je pense que tout ira bien. C’est moi qui faisOrlando ; Rosette devait jouer Rosalinde, cela était de toutejustice : comme ma maîtresse et comme maîtresse de la maison,le rôle lui revenait de droit ; mais elle n’a pas voulu setravestir en homme par un caprice assez singulier pour elle, dontassurément la pruderie n’est pas le défaut. Si je n’avais pas étésûr du contraire, j’aurais cru qu’elle avait les jambes mal faites.Actuellement aucune des dames de la société n’a voulu se montrermoins scrupuleuse que Rosette, et cela a failli faire manquer lapièce ; mais Théodore qui avait pris le rôle de James lemélancolique, s’est offert pour la remplacer, attendu que Rosalindeest presque toujours en cavalier, excepté au premier acte, où elleest en femme, et qu’avec du fard, un corset et une robe il pourrafaire suffisamment illusion, n’ayant point encore de barbe et étantfort mince de taille.

Nous sommes en train d’apprendre nos rôles, etc’est quelque chose de curieux que de nous voir. – Dans tous lesrecoins solitaires du parc, vous êtes sûr de trouver quelqu’un avecun papier à la main, marmottant des phrases tout bas, levant lesyeux au ciel, les baissant tout à coup, et refaisant sept à huitfois le même geste. Si l’on ne savait pas que nous devons jouer lacomédie, assurément l’on nous prendrait pour une maisonnée de fousou de poètes (ce qui est presque un pléonasme).

Je pense que nous saurons bientôt assez pourfaire une répétition. – Je m’attends à quelque chose de trèssingulier. Peut-être ai-je tort. – J’ai eu peur un instant qu’aulieu de jouer d’inspiration nos acteurs ne s’attachassent àreproduire les poses et les inflexions de voix de quelque comédienen vogue ; mais ils n’ont heureusement pas suivi le théâtreavec assez d’exactitude pour tomber dans cet inconvénient, et ilest à croire qu’ils auront, à travers la gaucherie de gens quin’ont jamais monté sur les planches, de précieux éclairs de naturelet de ces charmantes naïvetés que le talent le plus consommé nesaurait reproduire.

Notre jeune peintre a vraiment fait desmerveilles : – il est impossible de donner une tournure plusétrange aux vieux troncs d’arbres et aux lierres qui lesenlacent ; il a pris modèle sur ceux du parc en les accentuantet les exagérant, ainsi que cela doit être pour une décoration.Tout est touché avec une fierté et un caprice admirables ; lespierres, les rochers, les nuages sont d’une forme mystérieusementgrimaçante ; des reflets miroitants jouent sur les eauxtremblantes et plus émues que le vif-argent, et la froideurordinaire des feuillages est merveilleusement relevée par desteintes de safran qu’y jette le pinceau de l’automne ; laforêt varie depuis le vert de l’émeraude jusqu’à la pourpre de lacornaline ; les tons les plus chauds et les plus frais seheurtent harmonieusement, et le ciel lui-même passe du bleu le plustendre aux couleurs les plus ardentes.

Il a dessiné tous les costumes sur mesindications ; ils sont du plus beau caractère. On a d’abordcrié qu’ils ne pourraient pas se traduire en soie et en velours,ni en aucune étoffe connue, et j’ai presque vu le moment où lecostume troubadour allait être généralement adopté. Les damesdisaient que ces couleurs tranchantes éteindraient leurs yeux. Àquoi nous avons répondu que leurs yeux étaient des astres trèsparfaitement inextinguibles, et que c’étaient, au contraire, leursyeux qui éteindraient les couleurs, et même les quinquets, lelustre et le soleil, s’il y avait lieu. – Elles n’eurent rien àrépondre à cela ; mais c’étaient d’autres objections quirepoussaient en foule et se hérissaient, pareilles à l’hydre deLerne ; on n’avait pas plutôt coupé la tête à l’une quel’autre se dressait plus entêtée et plus stupide.

– Comment voulez-vous que cela tienne ?Tout va sur le papier, mais c’est autre chose sur le dos ; jen’entrerai jamais là-dedans ! – Mon jupon est trop court aumoins de quatre doigts ; je n’oserai jamais me présenterainsi ! – Cette fraise est trop haute ; j’ai l’air d’êtrebossue et de n’avoir pas de cou.

– Cette coiffure me vieillitintolérablement.

– Avec de l’empois, des épingles et de labonne volonté, tout tient. – Vous voulez rire ! une taillecomme la vôtre, plus frêle qu’une taille de guêpe, et qui passeraitdans la bague de mon petit doigt ! je gage vingt-cinq louiscontre un baiser qu’il faudra rétrécir ce corsage. – Votre jupe estbien loin d’être trop courte, et, si vous pouviez voir quelleadorable jambe vous avez, vous seriez assurément de mon avis. – Aucontraire votre cou se détache et se dessine admirablement biendans son auréole de dentelles. – Cette coiffure ne vous vieillitpoint du tout, et, quand même vous paraîtriez quelques années deplus, vous êtes d’une si excessive Jeunesse que cela doit être onne peut plus indifférent ; en vérité, vous nous donneriezd’étranges soupçons, si nous ne savions pas où sont les morceaux devotre dernière poupée… et cœtera.

Tu ne te figures pas la prodigieuse quantitéde madrigaux que nous avons été obligés de dépenser pourcontraindre nos dames à mettre des costumes charmants, et qui leurallaient le mieux du monde.

Nous avons eu aussi beaucoup de peine à leurfaire poser congrûment leurs assassines. Quel diable degoût ont les femmes ! et de quel titanique entêtement estpossédée une petite-maîtresse vaporeuse qui croit que le jaunepaille glacé lui va mieux que le jonquille ou le rose vif. Je suissûr que, si j’avais appliqué aux affaires publiques la moitié desruses et des intrigues que j’ai employées pour faire mettre uneplume rouge à gauche et non à droite, je serais ministre d’État ouempereur pour le moins.

Quel pandémonium ! quelle cohue énorme etinextricable doit être un théâtre véritable !

Depuis que l’on a parlé de jouer la comédie,tout est ici dans le désordre le plus complet. Tous les tiroirssont ouverts, toutes les armoires vidées ; c’est un vraipillage. Les tables, les fauteuils, les consoles, tout estencombré, on ne sait où poser le pied : il traîne par lamaison des quantités prodigieuses de robes, de mantelets, devoiles, de jupes, de capes, de toques, de chapeaux ; et, quandon pense que cela doit tenir sur le corps de sept ou huitpersonnes, on se rappelle involontairement ces bateleurs de lafoire qui ont huit à dix habits les uns sur les autres : etl’on ne peut se figurer que, de tout cet amas, Il ne sortira qu’uncostume pour chacun.

Les domestiques ne font qu’aller etvenir ; – il y en a toujours deux ou trois sur le chemin duchâteau à la ville, et, si cela continue, tous les chevauxdeviendront poussifs.

Un directeur de théâtre n’a pas le tempsd’être mélancolique, et je ne l’ai guère été depuis quelque temps.Je suis tellement assourdi et assommé que je commence à ne plusrien comprendre à la pièce. Comme c’est moi qui remplis le rôle del’imprésario outre mon rôle d’Orlando, ma besogne est double. Quandil se présente quelque difficulté, c’est à moi qu’on a recours, etmes décisions n’étant pas toujours écoutées comme des oracles, celadégénère en des discussions interminables.

Si ce qu’on appelle vivre est d’être toujourssur ses jambes, de répondre à vingt personnes, de monter et dedescendre des escaliers, de ne pas penser une minute dans unejournée, je n’ai jamais tant vécu que cette semaine ; je neprends pourtant pas autant de part à ce mouvement que l’on pourraitle croire. – L’agitation est très peu profonde, et à quelquesbrasses on retrouverait l’eau morte et sans courant ; la viene me pénètre pas si facilement que cela ; et c’est même alorsque le vis le moins, quoique j’aie l’air d’agir et de me mêler à cequi se fait ; l’action m’hébète et me fatigue à un point donton ne peut se faire une idée ; – quand je n’agis pas, je penseou au moins je rêve, et c’est une façon d’existence ; – je nel’ai plus dès que je sors de mon repos d’idole deporcelaine.

Jusqu’à présent, je n’ai rien fait, etj’ignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas arrêter moncerveau, ce qui est toute la différence de l’homme de talent àl’homme de génie ; c’est un bouillonnement sans fin, le flotpousse le flot ; je ne puis maîtriser cette espèce de jetintérieur qui monte de mon cœur à ma tête, et qui noie toutes mespensées faute d’issues. – Je ne puis rien produire, non parstérilité, mais par surabondance ; mes idées poussent si drueset si serrées qu’elles s’étouffent et ne peuvent mûrir. – Jamaisl’exécution, si rapide et si fougueuse qu’elle soit, n’atteindra àune pareille vélocité : – quand j’écris une phrase, la penséequ’elle rend est déjà aussi loin de moi que si un siècle se fûtécoulé au lieu d’une seconde, et souvent il m’arrive d’y mêler,malgré moi, quelque chose de la pensée qui l’a remplacée dans matête.

Voilà pourquoi je ne saurais vivre, – nicomme poète ni comme amant. – Je ne puis rendre que les idées queje n’ai plus ; – je n’ai les femmes que lorsque je les aioubliées et que j’en aime d’autres ; – homme, commentpourrais-je produire ma volonté au jour, puisque, si fort que je mehâte, je n’ai plus le sentiment de ce que je fais, et que je n’agisque d’après une faible réminiscence ?

Prendre une pensée dans un filon de soncerveau, l’en sortir brute d’abord comme un bloc de marbre qu’onextrait de la carrière, la poser devant soi, et du matin au soir,un ciseau d’une main, un marteau de l’autre, cogner, tailler,gratter, et emporter à la nuit une pincée de poudre pour jeter surson écriture ; voilà ce que je ne pourrai jamais faire.

Je dégage bien en idée la svelte figure dubloc grossier, et j’en ai la vision très nette ; mais il y atant d’angles à abattre, tant d’éclats à faire sauter, tant decoups de râpe et de marteau à donner pour approcher de la forme etsaisir la juste sinuosité du contour que les ampoules me viennentaux mains, et que je laisse tomber le ciseau par terre.

Si je persiste, la fatigue prend un degréd’intensité tel que ma vue intime s’obscurcit totalement, et que jene saisis plus à travers le nuage du marbre la blanche divinitécachée dans son épaisseur. Alors je la poursuis au hasard et commeà tâtons ; je mords trop dans un endroit, je ne vais pasassez avant dans l’autre ; j’enlève ce qui devait être lajambe ou le bras, et je laisse une masse compacte où devait setrouver un vide ; au lieu d’une déesse, je fais un magot,quelquefois moins qu’un magot, et le magnifique bloc tiré à sigrands frais et avec tant de labeur des entrailles de la terre,martelé, tailladé, fouillé en tous les sens, a plutôt l’air d’avoirété rongé et percé à jour par les polypes pour en faire une rucheque façonné par un statuaire d’après un plan donné.

Comment fais-tu, Michel-Ange, pour couper lemarbre par tranches, ainsi qu’un enfant qui sculpte unmarron ? de quel acier étaient faits tes ciseauxinvaincus ? et quels robustes flancs vous ont portés, voustous, artistes féconds et travailleurs, à qui nulle matière nerésiste, et qui faites couler votre rêve tout entier dans lacouleur et dans le bronze ?

C’est une vanité innocente et permise, enquelque sorte, après ce que je viens de dire de cruel sur moncompte, et ce n’est pas toi qui m’en blâmeras, ô Silvio ! –mais quoique l’univers ne doive jamais en rien savoir, et que monnom soit d’avance voué à l’oubli, je suis un poète et unpeintre ! – J’ai eu d’aussi belles idées que nul poète dumonde ; j’ai créé des types aussi purs, aussi divins que ceque l’on admire le plus dans les maîtres. – Je les vois là, devantmoi, aussi nets, aussi distincts que s’ils étaient peintsréellement, et, si je pouvais ouvrir un trou dans ma tête et ymettre un verre pour qu’on y regardât, ce serait la plusmerveilleuse galerie de tableaux que l’on eût jamais vue. Aucun roide la terre ne peut se vanter d’en posséder une pareille. – Il y ades Rubens aussi flamboyants, aussi allumés que les plus purs quisoient à Anvers ; mes Raphaëls sont de la plus belleconservation, et ses madones n’ont pas de plus gracieuxsourires ; Buonarotti ne tord pas un muscle d’une façon plusfière et plus terrible ; le soleil de Venise brille sur cettetoile comme si elle était signée Paulus Cagliari ;les ténèbres de Rembrandt lui-même s’entassent au fond de ce cadreoù tremble dans le lointain une pâle étoile de lumière ; lestableaux qui sont dans la manière qui m’est propre ne seraientassurément dédaignés de qui que ce soit.

Je sais bien que j’ai l’air étrange à direcela, et que je paraîtrai entêté de l’ivresse grossière du plus sotorgueil ; – mais cela est ainsi, et rien n’ébranlera maconviction là-dessus. Personne sans doute ne la partagera ;qu’y faire ? Chacun naît marqué d’un sceau noir ou blanc.Apparemment le mien est noir.

J’ai même quelquefois peine à voilersuffisamment ma pensée à cet endroit ; il m’est arrivé souventde parler trop familièrement de ces hauts génies dont on doitadorer la trace et contempler la statue de loin et à genoux. Unefois, je me suis oublié jusqu’à dire : Nous autres. –Heureusement c’était devant une personne qui n’y prit pas garde,sans quoi j’eusse infailliblement passé pour le plus énorme fat quifut jamais.

– N’est-ce pas, Silvio, que je suis un poèteet un peintre ?

C’est une erreur de croire que tous les gensqui ont passé pour avoir du génie étaient réellement de plus grandshommes que d’autres. On ne sait pas combien les élèves et lespeintres obscurs que Raphaël employait dans ses ouvrages ontcontribué à sa réputation ; il a donné sa signature à l’espritet aux talents de plusieurs, – voilà tout.

Un grand peintre, un grand écrivain occupentet remplissent à eux seuls tout un siècle : ils n’ont rien deplus pressé que d’entamer à la fois tous les genres, afin que, s’illeur survient quelques rivaux, ils puissent les accuser toutd’abord de plagiat et les arrêter dès leur premier pas dans lacarrière ; c’est une tactique connue et qui, pour ne pas êtrenouvelle, n’en réussit pas moins tous les jours.

Il se peut qu’un homme déjà célèbre aitprécisément le même genre de talent que vous auriez eu ; souspeine de passer pour son imitateur, vous êtes obligé de détournervotre inspiration naturelle et de la faire couler ailleurs. Vousétiez né pour souffler à pleine bouche dans le clairon héroïque, oupour évoquer les pâles fantômes des temps qui ne sont plus ;il faut que vous promeniez vos doigts sur la flûte à sept trous, ouque vous fassiez des nœuds sur un sofa dans le fond de quelqueboudoir, le tout parce que monsieur votre père ne s’est pas donnéla peine de vous jeter en moule huit ou dix ans plus tôt, et que lemonde ne conçoit pas que deux hommes cultivent le mêmechamp.

C’est ainsi que beaucoup de noblesintelligences sont forcées de prendre sciemment une route qui n’estpas la leur, et de côtoyer continuellement leur propre domaine dontelles sont bannies, heureuses encore de jeter un coup d’œil à ladérobée par-dessus la haie, et de voir de l’autre côté s’épanouirau soleil les belles fleurs diaprées qu’elles possèdent en graineset ne peuvent semer faute de terrain.

Pour ce qui est de moi, à part le plus oumoins d’opportunité des circonstances, le plus ou moins d’air et desoleil, une porte qui est restée fermée et qui aurait dû êtreouverte, une rencontre manquée, quelqu’un que j’aurais dû connaîtreet que je n’ai pas connu, je ne sais pas si je serais jamaisparvenu à quelque chose.

Je n’ai pas le degré de stupidité nécessairepour devenir ce que l’on appelle absolument un génie, nil’entêtement énorme que l’on divinise ensuite sous le beau nom devolonté, quand le grand homme est arrivé au sommet rayonnant de lamontagne, et qui est indispensable pour y atteindre ; – jesais trop bien comme toutes choses sont creuses et ne contiennentque pourriture, pour m’attacher pendant bien longtemps à aucune etla poursuivre à travers tout ardemment et uniquement.

Chapitre 11 – Les hommes de génie sonttrès bornés…

 

Les hommes de génie sont très bornés, et c’estpour cela qu’ils sont hommes de génie. Le manque d’intelligence lesempêche d’apercevoir les obstacles qui les séparent de l’objetauquel ils veulent arriver ; ils vont, et, en deux ou troisenjambées, ils dévorent les espaces intermédiaires. – Comme leuresprit reste obstinément fermé à certains courants, et qu’ils neperçoivent que les choses qui sont les plus immédiates à leursprojets, ils font une bien moindre dépense de pensée etd’action : rien ne les distrait, rien ne les détourne, ilsagissent plutôt par instinct qu’autrement, et plusieurs, tirés deleur sphère spéciale, sont d’une nullité que l’on a peine àcomprendre.

Assurément, c’est un don rare et charmant quede bien faire les vers ; peu de gens se plaisent plus que moiaux choses de la poésie ; – mais cependant je ne veux pasborner et circonscrire ma vie dans les douze pieds d’unalexandrin ; il y a mille choses qui m’inquiètent autant qu’unhémistiche : – ce n’est pas l’état de la société et lesréformes qu’il faudrait faire ; je me soucie assez peu que lespaysans sachent lire ou non, et que les hommes mangent du pain oubroutent de l’herbe ; mais il me passe par la tête, en uneheure, plus de cent mille visions qui n’ont pas le moindre rapportavec la césure ou la rime, et c’est ce qui fait que j’exécute sipeu, tout en ayant plus d’idées que certains poètes que l’onpourrait brûler avec leurs propres œuvres.

J’adore la beauté et je la sens ; je puisla dire aussi bien que peuvent la comprendre les plus amoureuxstatuaires, – et je ne fais cependant pas de sculptures. La laideuret l’imperfection de l’ébauche me révoltent ; je ne puisattendre que l’œuvre vienne à bien à force de la polir et de larepolir ; si je pouvais me résoudre à laisser certaines chosesdans ce que je fais, soit en vers, soit en peinture, je finiraispeut-être par faire un poème ou un tableau qui me rendrait célèbre,et ceux qui m’aiment (s’il y a quelqu’un au monde qui se donnecette peine) ne seraient pas forcés de me croire sur parole, etauraient une réponse victorieuse aux ricanements sardoniques desdétracteurs de ce grand génie ignoré qui est moi.

J’en vois beaucoup qui prennent une palette,des pinceaux et couvrent leur toile, sans se soucier autrement dece que le caprice fait naître au bout de leur brosse, et d’autresqui écrivent cent vers de suite sans faire une rature et sans leverune seule fois les yeux au plafond. – Je les admire toujourseux-mêmes si quelquefois je n’admire pas leurs productions ;j’envie de tout mon cœur cette charmante intrépidité et cet heureuxaveuglement qui les empêchent de voir leurs défauts, même les pluspalpables. Aussitôt que j’ai dessiné quelque chose de travers, jele vois sur-le-champ et je m’en préoccupe outre mesure ; et,comme je suis beaucoup plus savant en théorie qu’en pratique, ilarrive très souvent que je ne puis corriger une faute dont j’ai laconscience ; alors je tourne la toile le nez contre le mur, etje n’y reviens jamais.

J’ai si présente l’idée de la perfection quele dégoût de mon œuvre me prend tout d’abord et m’empêche decontinuer.

Ah ! lorsque je compare aux doux souriresde ma pensée la laide moue qu’elle fait sur la toile ou le papier,lorsque je vois passer une affreuse chauve-souris à la place dubeau rêve qui ouvrait au sein de mes nuits ses longues ailes delumière, un chardon pousser sur l’idée d’une rose, et que j’entendsbraire un âne où j’attendais les plus suaves mélodies du rossignol,je suis si horriblement désappointé, si en colère moi-même, sifurieux de mon impuissance qu’il me prend des résolutions de neplus écrire ni dire un seul mot de ma vie plutôt que de commettreainsi des crimes de haute trahison contre mes pensées.

Je ne puis même pas parvenir à écrire unelettre comme je le voudrais : je dis souvent tout autrechose ; certaines portions prennent un développement démesuré,d’autres se rapetissent à devenir imperceptibles, et très souventl’idée que j’avais à rendre ne s’y trouve pas ou n’y est qu’enpost-scriptum.

En commençant à t’écrire, je n’avaiscertainement pas l’intention de te dire la moitié de ce que j’aidit. – Je voulais simplement te faire savoir que nous allions jouerla comédie ; mais un mot amène une phrase ; lesparenthèses sont grosses d’autres petites parenthèses qui,elles-mêmes, en ont d’autres dans le ventre toutes prêtes àaccoucher. Il n’y a pas de raison pour que cela finisse et n’aillejusqu’à deux cents volumes in-folio, – ce qui serait tropassurément.

Dès que je prends la plume, il se fait dansmon cerveau un bourdonnement et un bruissement d’ailes, comme sil’on y lâchait des multitudes de hannetons. Cela se cogne auxparois de mon crâne, et tourne, et descend, et monte avec un tapagehorrible ; ce sont mes pensées qui veulent s’envoler et quicherchent une issue ; – toutes s’efforcent de sortir à lafois ; plus d’une s’y casse les pattes et y déchire le crêpede son aile : quelquefois la porte est tellement obstruée quepas une ne peut en franchir le seuil et arriver jusque sur lepapier.

Voilà comme je suis fait : ce n’est pasêtre bien fait sans doute, mais que voulez-vous ? la faute enest aux dieux, et non à moi, pauvre diable qui n’en peux mais. Jen’ai pas besoin de réclamer ton indulgence, mon cher Silvio ;elle m’est acquise d’avance, et tu as la bonté de lire jusqu’aubout mes indéchiffrables barbouillages, mes rêvasseries sans queueni tête : si décousues et si absurdes qu’elles soient, ellest’offrent toujours de l’intérêt, parce qu’elles viennent de moi,et ce qui est moi, quand même cela est mauvais, n’est pas sansquelque prix pour toi.

Je puis te laisser voir ce qui révolte le plusle commun des hommes : – un orgueil sincère. – Mais faisons unpeu trêve à toutes ces belles choses, et, puisque je t’écris àpropos de la pièce que nous devons jouer, revenons-y et parlons-enun peu.

La répétition a eu lieu aujourd’hui ; –jamais de ma vie je n’ai été aussi bouleversé, – non pas à cause del’embarras qu’il y a toujours à réciter quelque chose devantbeaucoup de personnes, mais pour un autre motif. Nous étions encostume, et prêts à commencer ; Théodore seul n’était pasencore arrivé : on envoya à sa chambre voir ce qui leretardait ; il fit dire qu’il avait tantôt fini et qu’ilallait descendre.

Il vint en effet ; j’entendis son pasdans le corridor bien avant qu’il parût, et cependant personne aumonde n’a la démarche plus légère que Théodore ; mais lasympathie que j’éprouve pour lui est si forte que je devine enquelque sorte ses mouvements à travers les murailles, et, quand jecompris qu’il allait poser la main sur le bouton de la porte, il meprit comme un tremblement, et le cœur me battit d’une forcehorrible. Il me sembla que quelque chose d’important dans ma vieallait se décider, et que j’étais arrivé à un moment solennel etattendu depuis longtemps.

Le battant s’ouvrit lentement et retomba demême.

Ce fut un cri général d’admiration. – Leshommes applaudirent, les femmes devinrent écarlates. Rosette seulepâlit extrêmement et s’appuya au mur, comme si une révélationsoudaine lui traversait le cerveau elle fit en sens inverse le mêmemouvement que moi. – Je l’ai toujours soupçonnée d’aimerThéodore.

Sans doute, en ce moment-là, elle crut commemoi que la feinte Rosalinde n’était effectivement rien moins qu’unejeune et belle femme, et le frêle château de cartes de son espoirs’affaissa tout d’un coup, tandis que le mien se relevait sur sesruines ; du moins voilà ce que j’ai pensé : je me trompepeut-être, car je n’étais guère en état de faire des observationsexactes.

Il y avait là, sans compter Rosette, trois ouquatre jolies femmes ; elles parurent d’une laideurrévoltante. – À côté de ce soleil, l’étoile de leur beauté s’étaitéclipsée subitement, et chacun se demandait comment on avait pu lestrouver seulement passables. Des gens qui, avant cela, se fussentestimés tout heureux de les avoir pour maîtresses en eussent àpeine voulu pour servantes.

L’image qui jusqu’alors ne s’était dessinerque faiblement et avec des contours vagues, le fantôme adoré etvainement poursuivi était là, devant mes yeux, vivant, palpable,non plus dans le demi-jour et la vapeur, mais inondé des flotsd’une blanche lumière ; non pas sous un vain déguisement, maissous son costume réel ; non plus avec la forme dérisoired’un jeune homme, mais avec les traits de la plus charmantefemme.

J’éprouvais une sensation de bien-être énorme,comme si l’on m’eût ôté une montagne ou deux de dessus la poitrine.– Je sentis s’évanouir l’horreur que j’avais de moi-même, et je fusdélivré de l’ennui de me regarder comme un monstre. Je revins àconcevoir de moi une opinion tout à fait pastorale, et toutes lesviolettes du printemps refleurirent dans mon cœur.

Il, ou plutôt elle (car je ne veux plus mesouvenir que j’ai eu cette stupidité de la prendre pour un homme),resta une minute immobile sur le seuil de la porte, comme pourdonner le temps à l’assemblée de jeter sa première exclamation. Unvif rayon l’éclairait de la tête aux pieds, et, sur le fond sombredu corridor qui s’allégeait au loin par-derrière, le chambranlesculpté lui servant de cadre, elle étincelait comme si la lumièrefût émanée d’elle au lieu d’être simplement réfléchie, et on l’eûtplutôt prise pour une production merveilleuse du pinceau que pourune créature humaine faite de chair et d’os.

Ses grands cheveux bruns, entremêlés decordons de grosses perles, tombaient en boucles naturelles au longde ses belles joues ! ses épaules et sa poitrine étaientdécouvertes, et jamais je n’ai rien vu de si beau au monde ;le marbre le plus élevé n’approche pas de cette exquise perfection.– Comme on voit la vie courir sous cette transparenced’ombre ! comme cette chair est blanche et colorée à lafois ! et que ces teintes harmonieusement blondissantesménagent avec bonheur la transition de la peau aux cheveux !quels ravissants poèmes dans les moelleuses ondulations de cescontours plus souples et plus veloutés que le cou des cygnes !– S’il y avait des mots pour rendre ce que je sens, je te feraisune description de cinquante pages ; mais les langues ont étéfaites par je ne sais quels goujats qui n’avaient jamais regardéavec attention le dos ou le sein d’une femme, et l’on n’a pas lamoitié des termes les plus indispensables.

Je crois décidément qu’il faut que je me fassesculpteur ; car avoir vu une telle beauté et ne pouvoir larendre d’une manière ou de l’autre, il y a de quoi devenir fou etenragé. J’ai fait vingt sonnets sur ces épaules-là, mais ce n’estpoint assez : je voudrais quelque chose que je pusse toucherdu doigt et qui fût exactement pareil ; les vers ne rendentque le fantôme de la beauté et non la beauté elle-même. Le peintrearrive à une apparence plus exacte, mais ce n’est qu’une apparence.La sculpture a toute la réalité que peut avoir une chosecomplètement fausse ; elle a l’aspect multiple, porte ombre,et se laisse toucher. Votre maîtresse sculptée ne diffère de lavéritable qu’en ce qu’elle est un peu plus dure et ne parle pas,deux défauts très légers !

Sa robe était faite d’une étoffe de couleurchangeante, azur dans la lumière, or dans l’ombre ; unbrodequin très juste et très serré chaussait un pied qui n’avaitpas besoin de cela pour être trop petit, et des bas de soieécarlate se collaient amoureusement autour de la jambe la mieuxtournée et la plus agaçante ; ses bras étaient nus jusqu’auxcoudes, et ils sortaient d’une touffe de dentelles ronds, poteléset blancs, splendides comme de l’argent poli et d’une délicatessede linéaments inimaginable ; ses mains, chargées de bagues etd’anneaux, balançaient mollement un grand éventail de plumesbigarrées de teintes singulières et qui semblait comme un petitarc-en-ciel de poche.

Elle s’avança dans la chambre, la jouelégèrement allumée d’un rouge qui n’était pas du fard, et chacun des’extasier, et de se récrier, et de se demander s’il était bienpossible que ce fût lui, Théodore de Sérannes, le hardi écuyer, ledamné duelliste, le chasseur déterminé, et s’il était parfaitementsûr qu’il ne fût pas sa sœur jumelle.

Mais on dirait qu’il n’a jamais porté d’autrecostume de sa vie ! il n’est pas gêné le moins du monde dansses mouvements, il marche très bien et ne s’embarrasse pas dans saqueue ; il joue de la prunelle et de l’éventail à ravir ;et comme il a la taille fine ! – on le tiendrait entre lesdoigts ! – C’est prodigieux ! c’est inconcevable ! –L’illusion est aussi complète que possible : on diraitpresque qu’il a de la gorge, tant sa poitrine est grasse et bienremplie, et puis pas un seul poil de barbe, mais pas un ; etsa voix qui est douce ! Oh ! la belle Rosalinde ! etqui ne voudrait être son Orlando ?

Oui, – qui ne voudrait être l’Orlando de cetteRosalinde, même au prix des tourments que j’ai soufferts ? –Aimer comme j’aimais d’un amour monstrueux, inavouable, et quepourtant l’on ne peut déraciner de son cœur ; être condamné àgarder le silence le plus profond, et n’oser se permettre ce quel’amant le plus discret et le plus respectueux dirait sans crainteà la femme la plus prude et la plus sévère ; se sentir dévoréd’ardeurs insensées et sans excuses, même aux yeux des plus damnéslibertins ; que sont les passions ordinaires à côté decelle-là, une passion honteuse d’elle-même, sans espérance, et dontle succès improbable serait un crime et vous ferait mourir dehonte ? Être réduit à souhaiter de ne pas réussir, à craindreles chances et les occasions favorables et à les éviter comme unautre les chercherait, voilà quel était mon sort.

Le découragement le plus profond s’étaitemparé de moi ; je me regardais avec une horreur mélangée desurprise et de curiosité. Ce qui me révoltait le plus, c’était depenser que je n’avais jamais aimé auparavant, et que c’était chezmoi la première effervescence de jeunesse, la première pâquerettede mon printemps d’amour.

Cette monstruosité remplaçait pour moi lesfraîches et pudiques illusions du bel âge ; mes rêves detendresse si doucement caressés, le soir, à la lisière des bois,par les petits sentiers rougissants, ou le long des blanchesterrasses de marbre, près de la pièce d’eau du parc, devaient doncse métamorphoser en ce sphinx perfide, au sourire douteux, à lavoix ambiguë, et devant lequel je me tenais debout sans oserentreprendre d’expliquer l’énigme ! L’interpréter à faux eûtcausé ma mort ; car, hélas ! c’est le seul lien qui merattache au monde ; quand il sera brisé, tout sera dit.Ôtez-moi cette étincelle, je serai plus morne et plus inanimé quela momie emprisonnée de bandelettes du plus antiquepharaon.

Aux moments où je me sentais entraîné avec leplus de violence vers Théodore, je me rejetais avec effroi dans lesbras de Rosette, quoiqu’elle me déplût infiniment ; je tâchaisde l’interposer entre lui et moi comme une barrière et un bouclier,– et j’éprouvais une secrète satisfaction, lorsque j’étais couchéauprès d’elle, à penser qu’au moins c’était une femme bien avérée,et que, si je ne l’aimais plus, j’en étais encore assez aimé pourque cette liaison ne dégénérât pas en intrigue et en débauche.

Cependant je sentais au fond de moi, à traverstout cela, une espèce de regret d’être ainsi infidèle à l’idée dema passion impossible ; je m’en voulais comme d’une trahison,et, quoique je susse bien que je ne posséderais jamais l’objet demon amour, j’étais mécontent de moi, et je reprenais avecRosette ma froideur.

La répétition a été beaucoup mieux que je nel’espérais ; Théodore surtout s’est montré admirable ; ona aussi trouvé que je jouais supérieurement bien. – Ce n’est pascependant que j’aie les qualités qu’il faut pour être bon acteur,et l’on se tromperait fort en me croyant capable de remplird’autres rôles de la même manière ; mais par un hasard assezsingulier, les paroles que j’avais à prononcer répondaient si bienà ma situation qu’elles me semblaient plutôt inventées par moiqu’apprises par cœur dans un livre. – La mémoire m’aurait manquédans certains endroits qu’à coup sûr je n’eusse pas hésité uneminute pour remplir le vide avec une phrase improvisée. Orlandoétait moi au moins autant que j’étais Orlando, et il est impossiblede rencontrer une plus merveilleuse coïncidence.

À la scène du lutteur, lorsque Théodoredétacha la chaîne de son cou et m’en fit présent, ainsi que celaest dans le rôle, il me jeta un regard si doucement langoureux, sirempli de promesses, et il prononça avec tant de grâce et denoblesse la phrase : « Brave cavalier, portez ceci ensouvenir de moi, d’une jeune fille qui vous donnerait plus si elleavait plus à vous offrir », que j’en fus réellement troublé,et que ce fut à peine si je pus continuer : « Quellepassion appesantit donc ma langue et lui donne ainsi desfers ? je ne puis lui parler, et cependant elle désireraitm’entretenir. Ô pauvre Orlando ! »

Au troisième acte, Rosalinde, habillée enhomme et sous le nom de Ganymède, réparait avec sa cousine Célie,qui a changé son nom pour celui d’Aliéna.

Cela me fit une impression désagréable :– je m’étais si bien accoutumé déjà à ce costume de femme quipermettait à mes désirs quelques espérances, et qui m’entretenaitdans une erreur perfide, mais séduisante ! On s’habitue bienvite à regarder ses souhaits comme des réalités sur la foi des plusfugitives apparences, et je devins tout sombre quand Théodorereparut sous son costume d’homme, plus sombre que je ne l’étaisauparavant ; car la joie ne sert qu’à mieux faire sentir ladouleur, le soleil ne brille que pour mieux faire comprendrel’horreur des ténèbres, et la gaieté du blanc n’a pour but que defaire ressortir toute la tristesse du noir.

Son habit était le plus galant et le pluscoquet du monde, d’une coupe élégante et capricieuse, tout orné depasse-quilles et de rubans, à peu près dans le goût des raffinés dela cour de Louis XIII ; un chapeau de feutre pointu, avec unelongue plume frisée, ombrageait les boucles de ses beaux cheveux,et une épée damasquinée relevait le bas de son manteau devoyage.

Cependant il était ajusté de manière à fairepressentir que ces habits virils avaient une doublureféminine ; quelque chose de plus large dans les hanches et deplus rempli à la poitrine, je ne sais quoi d’ondoyant que lesétoffes ne présentent pas sur le corps d’un homme ne laissaientque de faibles doutes sur le sexe du personnage.

Il avait une tournure moitié délibérée, moitiétimide, on ne peut plus divertissante, et, avec un art infini, ilse donnait l’air aussi gêné dans un costume qui lui était ordinairequ’il avait eu l’air à son aise dans des vêtements qui n’étaientpas les siens.

La sérénité me revint un peu, et je mepersuadai de nouveau que c’était bien effectivement une femme. – Jerepris assez de sang-froid pour remplir convenablement monrôle.

Connais-tu cette pièce ? peut-être quenon. Depuis quinze jours que je ne fais que la lire et la déclamer,je la sais entièrement par cœur, et je ne puis m’imaginer que toutle monde ne soit pas aussi au courant que moi du nœud del’intrigue ; c’est une erreur où je tombe assez communément,de croire que, lorsque je suis ivre, toute la création est soûle etbat les murailles, et, si je savais l’hébreu, il est sûr que jedemanderais en hébreu ma robe de chambre et mes pantoufles à mondomestique, et que je serais fort étonné qu’il ne me comprît pas. –Tu la liras si tu veux ; je fais comme si tu l’avais lue, etje ne touche qu’aux endroits qui se rapportent à ma situation.

Rosalinde, en se promenant dans la forêt avecsa cousine, est très étonnée que les buissons portent, au lieu demûres et de prunelles, des madrigaux à sa louange : fruitssinguliers qui heureusement ne sont pas habitués à pousser surdes ronces ; car il vaut mieux, quand on a soif, trouver debonnes mûres sur les branches que de méchants sonnets. Elles’inquiète fort pour savoir qui a ainsi gâté l’écorce des jeunesarbres en y taillant son chiffre. – Célie, qui a déjà rencontréOrlando, lui dit, après s’être fait longtemps prier, que ce rimeurn’est autre que le jeune homme qui a vaincu à la lutte Charles,l’athlète du duc.

Bientôt paraît Orlando lui-même, et Rosalindeengage la conversation en lui demandant l’heure. – Certes, voilà undébut de la plus extrême simplicité ; – il ne se peut rienvoir au monde de plus bourgeois. – Mais n’ayez pas peur : decette phrase banale et vulgaire vous allez voir lever sur-le-champune moisson de concetti inattendus, toute pleine de fleurs et decomparaisons bizarres comme de la terre la plus forte et la mieuxfumée.

Après quelques lignes d’un dialogueétincelant, où chaque mot, en tombant sur la phrase, fait sauter àdroite et à gauche des millions de folles paillettes, comme unmarteau d’une barre de fer rouge, Rosalinde demande à Orlando sid’aventure il connaîtrait cet homme qui suspend des odes surl’aubépine et des élégies sur les ronces, et qui paraît attaqué dumal d’amour quotidien, mal qu’elle sait parfaitement guérir.Orlando lui avoue que c’est lui qui est cet homme si tourmenté parl’amour, et que, puisqu’il s’est vanté d’avoir plusieurs recettesinfaillibles pour guérir cette maladie, il lui fasse la grâce delui en indiquer une. – Vous, amoureux ? répliqueRosalinde ; vous n’avez aucun des symptômes auxquels onreconnaît un amoureux ; vous n’avez ni les joues maigres niles yeux cernés ; vos bas ne traînent pas sur vos talons, vosmanches ne sont pas déboutonnées, et la rosette de vos souliers estnouée avec beaucoup de grâce ; si vous êtes amoureux dequelqu’un, c’est assurément de votre propre personne, et vousn’avez que faire de mes remèdes.

Ce ne fut pas sans une véritable émotion queje lui donnai la réplique dont voici les mots textuels :

« Beau jeune homme, je voudrais pouvoirte faire croire que je t’aime. »

Cette réponse si imprévue, si étrange, quin’est amenée par rien, et qui semblait écrite exprès pour moi commepar une espèce de prévision du poète, me fit beaucoup d’effet quandje la prononçai devant Théodore, dont les lèvres divines étaientencore légèrement gonflées par l’expression ironique de la phrasequ’il venait de dire, tandis que ses yeux souriaient avec uneinexprimable douceur, et qu’un clair rayon de bienveillance doraittout le haut de sa jeune et belle figure.

« Moi le croire ? il vous est aussiaisé de le persuader à celle qui vous aime, et cependant elle neconviendra pas aisément qu’elle vous aime, et c’est une des chosessur lesquelles les femmes donnent toujours un démenti à leurconscience ; – mais, bien sincèrement, est-ce vous quiaccrochez aux arbres tous ces beaux éloges de Rosalinde, etauriez-vous en effet besoin de remède pour votrefolie ? »

Quand elle est bien assurée que c’est lui,Orlando, et non pas un autre, qui a rimé ces admirables vers quimarchent sur tant de pieds, la belle Rosalinde consent à lui direquelle est sa recette. Voici en quoi elle consiste : elle afait semblant d’être la bien-aimée du malade d’amour, qui étaitobligé de lui faire la cour comme à sa maîtresse véritable, et,pour le dégoûter de sa passion, elle donnait dans les caprices lesplus extravagants ; tantôt elle pleurait, tantôt elleriait ; un jour elle l’accueillait bien, l’autre mal ;elle l’égratignait, elle lui crachait au visage ; elle n’étaitpas une seule minute pareille à elle-même ; minaudière,volage, prude, langoureuse, elle était cela tour à tour, et tout ceque l’ennui, les vapeurs et les diables bleus peuvent faire naîtrede fantaisies désordonnées dans la tête creuse d’unepetite-maîtresse, il fallait que le pauvre diable le supportât oul’exécutât. – Un lutin, un singe et un procureur réunis n’eussentpas inventé plus de malices. – Ce traitement miraculeux n’avait pasmanqué de produire son effet ; – le malade, d’un accèsd’amour, était tombé dans un accès de folie, qui lui avait faitprendre tout le monde en horreur, et il avait été finir ses joursdans un réduit vraiment monastique ; résultat on ne peut plussatisfaisant, et auquel, du reste, il n’était pas difficile des’attendre.

Orlando, comme on peut bien le croire, nese soucie guère de revenir à la santé par un pareil moyen ;mais Rosalinde insiste et veut entreprendre cette cure. – Et elleprononça cette phrase : « Je vous guérirais si vousvouliez seulement consentir à m’appeler Rosalinde et à venir tousles jours me rendre vos soins dans ma cabane », avec uneintention si marquée et si visible, et en me jetant un regard siétrange, qu’il me fut impossible de ne pas y attacher un sens plusétendu que celui des mots, et de n’y pas voir comme unavertissement indirect de déclarer mes véritables sentiments. – Etquand Orlando lui répondit : « Bien volontiers, aimablejeune homme », elle prononça d’une manière encore plussignificative, et comme avec une espèce de dépit de ne pas se fairecomprendre, la réplique : « Non, non, il faut que vousm’appeliez Rosalinde. »

Peut-être me suis-je trompé, et ai-je cru voirce qui n’existait point en effet, mais il m’a semblé que Théodores’était aperçu de mon amour, quoique assurément je ne lui eussejamais dit un seul mot, et qu’à travers le voile de ces expressionsempruntées, sous ce masque de théâtre, avec ses paroleshermaphrodites, il faisait allusion à son sexe réel et à notresituation réciproque. Il est bien impossible qu’une femme aussispirituelle qu’elle l’est, et qui a autant de monde qu’elle en a,n’ait pas, dès les commencements, démêlé ce qui se passait dans monâme : – à défaut de ma langue, mes yeux et mon troubleparlaient suffisamment, et le voile d’ardente amitié que j’avaisjeté sur mon amour n’était pas impénétrable à ce point qu’unobservateur attentif et intéressé ne le pût facilement traverser –La fille la plus innocente et la moins usagée ne s’y fût pasarrêtée une minute.

Quelque raison importante, et que je ne puissavoir, force sans doute la belle à ce déguisement maudit, qui aété la cause de tous mes tourments, et qui a failli faire de moi unétrange amoureux : sans cela tout aurait été uniquement,facilement, comme une voiture dont les roues sont bien graisséessur une route bien plane et sablée avec du sable fin ;j’aurais pu me laisser aller avec une douce sécurité aux rêveriesles plus amoureusement vagabondes, et prendre entre mes mains lapetite main blanche et soyeuse de ma divinité, sans frissonsd’horreur, et sans reculer à vingt pas, comme si j’eusse touché unfer rouge, ou senti les griffes de Belzébuth en personne.

Au lieu de me désespérer et de m’agiter commeun vrai maniaque, de me battre les flancs pour avoir des remords,et de me dolenter de n’en pas avoir, tous les matins, en étendantles bras, je me serais dit avec un sentiment de devoir rempli et deconscience satisfaite : – Je suis amoureux – phrase aussiagréable à se dire le matin, la tête sur un oreiller bien doux,sous une couverture bien chaude, que toute autre phrase de troismots que l’on pourrait imaginer, – excepté toutefoiscelle-ci : – J’ai de l’argent.

Après m’être levé, j’aurais été me planterdevant ma glace, et là, me regardant avec une sorte de respect, jeme serais attendri, tout en peignant mes cheveux, sur ma poétiquepâleur, en me promettant bien d’en tirer bon parti, et de la faireconvenablement valoir, car rien n’est ignoble comme de fairel’amour avec une trogne écarlate ; et, quand on a le malheurd’être rouge et amoureux, choses qui peuvent se rencontrer, je suisd’avis qu’il se faut quotidiennement enfariner la physionomie, ourenoncer à être du bel air et s’en tenir aux Margots et auxToinons.

Puis j’eusse déjeuné avec componction etgravité pour nourrir ce cher corps, cette précieuse boite depassion, lui composer du suc des viandes et du gibier de bon chyleamoureux, de bon sang vif et chaud, et le maintenir dans un état àfaire plaisir aux âmes charitables.

Le déjeuner fini, tout en me curant les dents,j’eusse entrelacé quelques rimes hétéroclites en manière de sonnet,le tout en l’honneur de ma princesse ; j’aurais trouvé millepetites comparaisons plus médites les unes que les autres, etinfiniment galantes : dans le premier quatrain, il y aurait euune danse de soleils, et, dans le second, un menuet de vertusthéologales, les deux tercets n’eussent pas été d’un goûtinférieur ; Hélène y eût été traitée de servante d’auberge, etParis d’idiot ; l’Orient n’eût rien eu à envier pour lamagnificence des métaphores ; le dernier vers surtout eûtété particulièrement admirable et eût renfermé deux concetti aumoins par syllabe ; car le venin du scorpion est dans saqueue, et le mérite du sonnet dans son dernier vers. – Le sonnetparachevé et bien et dûment transcrit sur papier glacé et parfumé,je serais sorti de chez moi haut de cent coudées et baissant latête de peur de me cogner au ciel et d’accrocher les nuages (sageprécaution), et j’aurais été débiter ma nouvelle production à tousmes amis et à tous mes ennemis, puis aux enfants à la mamelle et àleurs nourrices, puis aux chevaux et aux ânes, puis aux murailleset aux arbres, pour savoir un peu l’avis de la création sur cedernier produit de ma veine.

Dans les cercles, j’aurais parlé avec lesfemmes d’un air doctoral, et soutenu des thèses de sentiment d’unton de voix grave et mesuré, comme un homme qui en sait beaucoupplus qu’il n’en veut dire sur la matière qu’il traite, et qui n’apas appris ce qu’il sait dans les livres ; – ce qui ne manquepas de produire un effet on ne peut plus prodigieux, et de fairepâmer comme des carpes sur le sable toutes les femmes del’assemblée qui ne disent plus leur âge, et les quelques petitesfilles que l’on n’a pas invitées à danser.

J’aurais pu mener la plus heureuse vie dumonde marcher sur la queue du carlin sans trop faire crier samaîtresse, renverser les guéridons chargés de porcelaine, manger àtable le meilleur morceau sans en laisser pour le reste de lacompagnie : tout cela eût été excusé en faveur de ladistraction bien connue des amoureux ; et, en me voyant ainsitout avaler avec une mine effarée, tout le monde eût dit enjoignant les mains : – Pauvre garçon !

Et puis cet air rêveur et dolent, ces cheveuxen pleurs, ces bas mal tirés, cette cravate lâche, ces grands braspendants que je vous aurais eus ! comme j’aurais parcouru lesallées du parc, tantôt à grands pas, tantôt à petits pas, à lafaçon d’un homme dont la raison est complètement égarée !Comme j’aurais regardé la lune entre les deux yeux, et fait desronds dans l’eau avec une profonde tranquillité !

Mais les dieux en ont ordonné autrement.

Je me suis épris d’une beauté en pourpoint eten bottes, d’une fière Bradamante qui dédaigne les habits de sonsexe, et qui vous laisse par moments flotter dans les plusinquiétantes perplexités ; – ses traits et son corps sont biendes traits et un corps de femme, mais son esprit estincontestablement celui d’un homme.

Ma maîtresse est de première force à l’épée,et en remontrerait au prévôt de salles le plus expérimenté ;elle a eu je ne sais combien de duels, et tué ou blessé trois ouquatre personnes ; elle franchit à cheval des fossés de dixpieds de large, et chasse comme un vieux gentillâtre deprovince : – singulières qualités pour une maîtresse ! iln’y a qu’à moi que ces choses-là arrivent.

Je ris, mais certainement il n’y a pas dequoi, car je n’ai jamais tant souffert, et ces deux derniers moism’ont semblé deux années ou plutôt deux siècles. C’était dans matête un flux et reflux d’incertitudes à hébéter le plus fortcerveau ; j’étais si violemment agité et tiraillé en toussens, j’avais des élans si furieux, de si plates atonies, desespoirs si extravagants et des désespoirs si profonds que je nesais réellement pas comment je ne suis pas mort à la peine. Cetteidée m’occupait et me remplissait tellement que je m’étonnais qu’onne la vît pas clairement à travers mon corps comme une bougie dansune lanterne, et j’étais dans des transes mortelles que quelqu’unne vînt à découvrir quel était l’objet de cet amour insensé. – Dureste, Rosette, étant la personne du monde qui avait le plusd’intérêt à surveiller les mouvements de mon cœur, n’a point parus’apercevoir de rien ; je crois qu’elle était elle-même tropoccupée à aimer Théodore, pour faire attention à monrefroidissement pour elle ; ou bien il faut que je sois passémaître en fait de dissimulation, et je n’ai pas cette fatuité. –Théodore lui-même n’a point montré jusqu’à ce jour qu’il eût leplus léger soupçon de l’état de mon âme, et il m’a toujours parléfamilièrement et amicalement, comme un jeune homme bien élevé parleà un jeune homme de son âge, mais rien de plus. – Sa conversationavec moi roulait indifféremment sur toute sorte de sujets, sur lesarts, sur la poésie et autres matières pareilles ; maisrien d’intime et de précis qui eût trait à lui ou à moi.

Peut-être les motifs qui l’obligeaient à cetravestissement n’existent-ils plus, et va-t-il bientôt reprendrele vêtement qui lui convient : c’est ce que j’ignore ;toujours est-il que la Rosalinde a prononcé certains mots avec desinflexions particulières, et qu’elle a appuyé d’une manière trèsmarquée sur tous les passages du rôle qui avaient une significationambiguë et qui se pouvaient détourner dans ce sens-là.

Dans la scène du rendez-vous, depuis l’instantoù elle reproche à Orlando de n’être pas arrivé deux heures avant,comme il sied à un véritable amoureux, mais bien deux heures après,jusqu’au douloureux soupir qu’effrayée de l’étendue de sa passionelle pousse en se jetant dans les bras d’Aliéna : « Ôcousine ! cousine ! ma jolie petite cousine ! si tusavais à quelle profondeur je suis enfoncée dans l’abîme del’amour ! », elle a déployé un talent miraculeux. C’étaitun mélange de tendresse, de mélancolie et d’amourirrésistible ; sa voix avait quelque chose de tremblant etd’ému, et derrière le rire on sentait l’amour le plus violent prêtà faire explosion ; ajoutez à cela tout le piquant et lasingularité de la transposition et ce qu’il y a de nouveau à voirun jeune homme faire la cour à sa maîtresse qu’il prend pour unhomme et qui en a toutes les apparences.

Des expressions qui eussent paru ordinaireset communes dans d’autres situations prenaient dans celle-ci unrelief particulier, et toute cette menue monnaie de comparaisons etde protestations amoureuses, qui a cours sur le théâtre, semblaitrefrappée avec un coin tout neuf ; d’ailleurs les pensées, aulieu d’être rares et charmantes comme elles le sont, eussent-ellesété plus usées que la soutane d’un juge ou la croupière d’un âne delouage, la façon dont elles étaient débitées les eût fait trouverde la plus merveilleuse finesse et du meilleur goût dumonde.

J’ai oublié de te dire que Rosette, aprèsavoir refusé le rôle de Rosalinde, s’était complaisamment chargéedu rôle secondaire de Phoebé ; Phoebé est une bergère de laforêt des Ardennes, éperdument aimée du berger Sylvius, qu’elle nepeut souffrir et qu’elle accable des plus constantes rigueurs.Phoebé est froide comme la lune dont elle porte le nom ; ellea un cœur de neige qui ne fond point au feu des plus ardentssoupirs, mais dont la croûte glacée s’épaissit de plus en plus etdevient dure comme le diamant ; mais à peine a-t-elle vuRosalinde sous les habits du beau page Ganymède, que toute cetteglace se résout en pleurs et que le diamant devient plus mou que dela cire. L’orgueilleuse Phoebé, qui se riait de l’amour, estamoureuse elle-même ; elle souffre maintenant les tourmentsqu’elle faisait endurer aux autres. Sa fierté s’abat jusqu’à fairetoutes les avances, et elle fait porter à Rosalinde, par lepauvre Sylvius, une lettre brûlante qui contient l’aveu de sapassion dans les termes les plus humbles et les plus suppliants.Rosalinde, touchée de pitié pour Sylvius, et ayant d’ailleurs lesplus excellentes raisons du monde pour ne pas répondre à l’amour dePhoebé, lui fait essuyer les traitements les plus durs et se moqued’elle avec une cruauté et un acharnement sans pareils. Phoebépréfère cependant ces injures aux plus délicats et plus passionnésmadrigaux de son malheureux berger ; elle suit partout le belinconnu, et à force d’importunités, ce qu’elle en peut tirer deplus doux est cette promesse que, si jamais il épouse une femme, àcoup sûr ce sera elle ; en attendant, il l’engage à bientraiter Sylvius et à ne pas se bercer d’une trop flatteuseespérance.

Rosette s’est acquittée de son rôle avec unegrâce triste et caressante, un ton douloureux et résigné qui allaitau cœur ; – et lorsque Rosalinde lui dit : « Je vousaimerais, si je pouvais », les larmes furent au moment dedéborder de ses yeux, et elle eut peine à les contenir, carl’histoire de Phoebé est la sienne, comme celle d’Orlando est lamienne, à cette différence près que tout se dénoue heureusementpour Orlando, et que Phoebé, trompée dans son amour, au lieu ducharmant idéal qu’elle voulait embrasser, en est réduite à épouserSylvius. La vie est ainsi disposée : ce qui fait le bonheur del’un fait nécessairement le malheur de l’autre. Il est très heureuxpour moi que Théodore soit une femme ; il est trèsmalheureux pour Rosette que ce ne soit pas un homme, et elle setrouve jetée maintenant dans les impossibilités amoureuses oùj’étais naguère égaré.

À la fin de la pièce, Rosalinde quitte pourdes vêtements de son sexe le pourpoint du page Ganymède, et se faitreconnaître par le duc pour sa fille, par Orlando pour samaîtresse ; le dieu Hymenaeus arrive avec sa livrée de safranet ses torches légitimes. – Trois mariages ont lieu. – Orlandoépouse Rosalinde, Phoebé Sylvius, et le bouffon Touchstone la naïveAudrey. – Puis l’épilogue vient faire sa salutation, et le rideautombe…

Tout cela nous a extrêmement intéressés etoccupés : c’était en quelque sorte une autre pièce dans lapièce, un drame invisible et inconnu aux autres spectateurs quenous jouions pour nous seuls, et qui, sous des paroles symboliques,résumait notre vie complète et exprimait nos plus cachés désirs. –Sans la singulière recette de Rosalinde, je serais plus malade quejamais n’ayant pas même un espoir de lointaine guérison, etj’aurais continué à errer tristement dans les sentiers obliques del’obscure forêt.

Cependant je n’ai qu’une certitudemorale ; les preuves me manquent, et je ne puis rester pluslongtemps dans cet état d’incertitude ; il faut absolument queje parle à Théodore d’une manière plus précise. Je me suis approchévingt fois de lui avec une phrase préparée, sans pouvoir venir àbout de la dire, – je n’ose pas ; j’ai bien des occasions delui parler seul ou dans le parc, ou dans ma chambre, ou dans lasienne, car il vient me voir et je vais le voir, mais je les laissepasser sans m’en servir, bien que l’instant d’après j’en éprouve unregret mortel, et que j’entre contre moi-même en des colèreshorribles. J’ouvre la bouche, et malgré moi d’autres mots sesubstituent aux mots que je voudrais dire ; au lieu dedéclarer mon amour, je disserte sur la pluie et le beau temps outelle autre stupidité pareille. Cependant la saison va finir, etbientôt l’on retournera à la ville ; les facilités quis’ouvrent ici favorablement devant mes désirs ne se retrouverontnulle part : – nous nous perdrons peut-être de vue, et uncourant opposé nous emportera sans doute.

La liberté de la campagne est une chose sicharmante et si commode ! – les arbres même un peu effeuillésde l’automne offrent de si délicieux ombrages aux rêveries dunaissant amour ! il est difficile de résister au milieu de labelle nature ! les oiseaux ont des chansons si langoureuses,les fleurs des parfums si enivrants, le revers des collines desgazons si dorés et si soyeux ! La solitude vous inspire millevoluptueuses pensées, que le tourbillon du monde eût dispersées oufait envoler çà et là, et le mouvement instinctif de deux êtres quientendent battre leur cœur dans le silence d’une campagne déserteest d’enlacer leurs bras plus étroitement et de se replier l’unsur l’autre, comme si effectivement il n’y avait plus qu’eux devivants au monde.

J’ai été me promener ce matin ; le tempsétait doux et humide, le ciel ne laissait pas entrevoir le moindrelosange d’azur ; cependant il n’était ni sombre ni menaçant.Deux ou trois tons de gris de perle, harmonieusement fondus, lenoyaient d’un bout à l’autre, et sur ce fond vaporeux passaientlentement des nuages cotonneux semblables à de grands morceauxd’ouate ; ils étaient poussés par le souffle mourant d’unepetite brise à peine assez forte pour agiter les sommités destrembles les plus inquiets : des flocons de brouillardsmontaient entre les grands marronniers et indiquaient de loin lecours de la rivière. Quand la brise reprenait haleine, quelquesfeuilles rougies et grillées s’éparpillaient tout émues, etcouraient devant moi le long du sentier comme des essaims demoineaux peureux ; puis, le souffle cessant, elless’abattaient quelques pas plus loin : vraie image de cesesprits qu’on prend pour des oiseaux volant librement avec leursailes, et qui ne sont, au bout du compte, que des feuillesdesséchées par la gelée du matin, et dont le moindre vent qui passefait son jouet et sa risée.

Les lointains étaient tellement estompés devapeurs, et les franges de l’horizon tellement effilées sur le bordqu’il n’était guère possible de savoir le point précis oùcommençait le ciel et où finissait la terre : un gris unpeu plus opaque, une brume un peu plus épaisse indiquaient d’unemanière vague l’éloignement et la différence des plans. À traversce rideau, les saules, avec leurs têtes cendrées, avaient plutôtl’air de spectres d’arbres que d’arbres véritables ; lessinuosités des collines ressemblaient plutôt aux ondulations d’unentassement de nuées qu’au gisement d’un terrain solide. Lescontours des objets tremblaient à l’œil, et une espèce de tramegrise d’une finesse inexprimable, pareille à une toile d’araignée,s’étendait entre les devants du paysage et les fuyantesprofondeurs ; aux endroits ombrés, les hachures se dessinaienten clair beaucoup plus nettement, et laissaient voir les mailles duréseau ; aux places plus éclairées, ce filet de brume étaitinsensible, et se confondait dans une lueur diffuse. Il y avaitdans l’air quelque chose d’assoupi, d’humidement tiède et dedoucement terne qui prédisposait singulièrement à lamélancolie.

Tout en allant, je pensais que l’automne étaitvenu aussi pour moi, et que l’été rayonnant était passé sansretour ; l’arbre de mon âme était peut-être encore pluseffeuillé que les arbres des forêts ; à peine restait-il à laplus haute branche une seule petite feuille verte qui se balançaiten frissonnant, toute triste de voir ses sœurs la quitter une àune.

Reste sur l’arbre, ô petite feuille couleurd’espérance, retiens-toi à la branche de toute la force de tesnervures et de tes fibres ; ne te laisse pas effrayer par lessifflements du vent, ô bonne petite feuille ! car, lorsque tum’auras quitté, qui pourra distinguer si je suis un arbre mort ouvivant, et qui empêchera le bûcheron de m’entailler le pied à coupsde hache et de faire des fagots avec mes branches ? – Il n’estpas encore le temps où les arbres n’ont plus de feuilles, et lesoleil peut encore se débarrasser des langes de brouillard quil’environnent.

Ce spectacle de la saison mourante me fitbeaucoup d’impression. Je pensais que le temps fuyait vite, et queje pourrais mourir sans avoir serré mon idéal sur mon cœur.

En rentrant chez moi, j’ai pris unerésolution. – Puisque je ne pouvais me décider à parler, j’ai écrittoute ma destinée sur un carré de papier. – Il est peut-êtreridicule d’écrire à quelqu’un qui demeure dans la même maison quevous, que l’on peut voir tous les jours, à toute heure ; maisje n’en suis plus à regarder ce qui est ridicule ou non.

J’ai cacheté ma lettre non sans trembler etsans changer de couleur ; puis, choisissant le moment oùThéodore était sorti, je l’ai posée sur le milieu de la table, etje me suis enfui aussi troublé que si j’avais commis la plusabominable action du monde.

Chapitre 12 – Je t’ai promis la suite demes aventures…

 

Je t’ai promis la suite de mesaventures ; mais en vérité je suis si paresseuse à écrirequ’il faut que je t’aime comme la prunelle de mon œil, et que je tesache plus curieuse qu’Ève ou Psyché, pour me mettre devant unetable avec une grande feuille de papier toute blanche qu’il fautrendre toute noire, et un encrier plus profond que la mer, dontchaque goutte se doit tourner en pensées, ou du moins en quelquechose qui y ressemble, sans prendre la résolution subite de monterà cheval et de faire, à bride abattue, les quatre-vingts énormeslieues qui nous séparent, pour t’aller conter de vive voix ce queje vais t’aligner en pieds de mouche imperceptibles, afin de ne pasêtre effrayée moi-même du volume prodigieux de mon odysséepicaresque.

Quatre-vingts lieues ! songer qu’il y atout cet espace entre moi et la personne que j’aime le mieux aumonde ! – J’ai bien envie de déchirer ma lettre et de faireseller mon cheval. – Mais je n’y pensais plus, – avec l’habit queje porte, je ne pourrais approcher de toi, et reprendre la viefamilière que nous menions ensemble lorsque nous étions petitesfilles bien naïves et bien innocentes : si jamais je reprendsdes jupes, ce sera assurément pour ce motif.

Je t’ai laissée, je crois, au départ del’auberge où j’ai passé une si drôle de nuit et où ma vertu a penséfaire naufrage en sortant du port. – Nous partîmes tous ensemble,allant du même côté. – Mes compagnons s’extasièrent beaucoup surla beauté de mon cheval, qui effectivement est de race et l’un desmeilleurs coureurs qui soient ; – cela me grandit d’unedemi-coudée au moins dans leur estime, et ils ajoutèrent à monpropre mérite tout le mérite de ma monture.

Cependant ils parurent craindre qu’elle ne fûttrop fringante et trop fougueuse pour moi. – Je leur dis qu’ilseussent à calmer leur crainte, et, pour leur montrer qu’il n’yavait point de danger, je lui fis faire plusieurs courbettes, –puis je franchis une barrière assez élevée, et je pris legalop.

La troupe essaya vainement de me suivre ;je tournai bride quand je fus assez loin, et je revins à leurrencontre ventre à terre ; quand je fus près d’eux, je retinsmon cheval lancé sur ses quatre pieds et je l’arrêtai court :ce qui est, comme tu le sais ou comme tu ne le sais pas, un vraitour de force.

De l’estime ils passèrent sans transition auplus profond respect. Ils ne se doutaient pas qu’un jeune écolier,tout récemment sorti de l’université, était aussi bon écuyer quecela. Cette découverte qu’ils firent me servit plus que s’ilsavaient reconnu en moi toutes les vertus théologales etcardinales ; – au lieu de me traiter en petit jeune homme, ilsme parlèrent sur un ton de familiarité obséquieuse qui me fitplaisir.

En quittant mes habits, je n’avais pasquitté mon orgueil : – n’étant plus femme, je voulais êtrehomme tout à fait et ne pas me contenter d’en avoir seulementl’extérieur. – J’étais décidée à avoir comme cavalier les succèsauxquels je ne pouvais plus prétendre en qualité de femme. Ce quim’inquiétait le plus, c’était de savoir comment je m’y prendraispour avoir du courage ; car le courage et l’adresse auxexercices du corps sont les moyens par lesquels un homme fonde leplus aisément sa réputation. Ce n’est pas que je sois timide pourune femme, et je n’ai pas ces pusillanimités imbéciles que l’onvoit à plusieurs ; mais de là à cette brutalité insouciante etféroce qui fait la gloire des hommes il y a loin encore, et monintention était de devenir un petit fier-à-bras, untranche-montagne comme messieurs du bel air, afin de me mettre surun bon pied dans le monde et de jouir de tous les avantages de mamétamorphose.

Mais je vis par la suite que rien n’était plusfacile et que la recette en était fort simple.

Je ne te conterai pas, selon l’usage desvoyageurs, que j’ai fait tant de lieues tel jour, que j’ai été decet endroit à cet autre, que le rôti que j’ai mangé dans l’aubergedu Cheval-Blanc ou de la Croix-de-Fer était cru ou brûlé ; quele vin était aigre et que le lit où j’ai couché avait des rideaux àpersonnages ou à fleurs : ce sont des détails très importantset qu’il est bon de conserver à la postérité ; mais ilfaudra que la postérité s’en passe pour cette fois et que tu terésignes à ne pas savoir de combien de plats mon dîner étaitcomposé, et si j’ai bien ou mal dormi pendant le cours de mesvoyages. Je ne te donnerai pas non plus une description exacte desdifférents paysages, des champs de blés et forêts, des culturesvariées et des collines chargées de hameaux qui ont successivementpassé devant mes yeux : cela est facile à supposer ;prends un peu de terre, plantes-y quelques arbres et quelques brinsd’herbe, barbouille derrière cela un petit bout de ciel ou grisâtreou bleu pâle, et tu auras une idée très suffisante du fond mouvantsur lequel se détachait notre petite caravane. – Si, dans mapremière lettre, je suis entrée en quelques détails de ce genre,veuille bien m’excuser, je n’y retomberai plus : comme jen’étais jamais sortie, la moindre chose me semblait d’uneimportance énorme.

Un des cavaliers, mon compagnon de lit, celuique j’avais été près de tirer par la manche dans la mémorable nuitdont je t’ai décrit tout au long les angoisses, se prit d’une bellepassion pour moi et tint tout le temps son cheval à côté dumien.

À cette exception près, que je n’eusse pasvoulu le prendre pour amant quand il m’eût apporté la plus bellecouronne du monde, il ne me déplaisait pas autrement ; ilétait instruit, et ne manquait ni d’esprit ni de bonnehumeur : seulement, quand il parlait des femmes, c’étaitavec un ton de mépris et d’ironie pour lequel je lui eusse trèsvolontiers arraché les deux yeux de la tête, d’autant plus que,sous l’exagération, il y avait dans ce qu’il disait beaucoup dechoses d’une vérité cruelle et dont mon habit d’homme me forçait dereconnaître la justice.

Il m’invita d’une manière si pressante et àtant de reprises à venir voir avec lui une de ses sœurs sur la finde son veuvage, et qui habitait en ce moment-là un vieux châteauavec une de ses tantes, que je ne pus le lui refuser. – Je fisquelques objections pour la forme, car au fond il m’était aussiégal d’aller là qu’autre part, et je pouvais tout aussi bienatteindre à mon but de cette façon que d’une autre ; et, commeil me dit que je le désobligerais assurément beaucoup si je ne luiaccordais au moins quinze jours, je lui répondis que je voulaisbien et que c’était une chose convenue.

À un embranchement du chemin, – le compagnon,en montrant le jambage droit de cet Y naturel, medit :

– C’est par là. Les autres nous donnèrent unepoignée de main et s’en furent de l’autre côté.

Après quelques heures de marche, nousarrivâmes au lieu de notre destination.

Un fossé assez large, mais qui, au lieu d’eau,était rempli d’une végétation abondante et touffue, séparait leparc du grand chemin ; le revêtement était en pierre detaille ; et, dans les angles, se hérissaient degigantesques artichauts et des chardons de fer qui semblaient avoirpoussé comme des plantes naturelles entre les blocs disjoints de lamuraille : un petit pont d’une arche traversait ce canal à secet permettait d’arriver à la grille.

Une haute allée d’ormes, arrondie en berceauet taillée à la vieille mode, se présentait d’abord à vous ;et, après l’avoir suivie quelque temps, on débouchait dans uneespèce de rond-point.

Ces arbres avaient plutôt l’air surannés quevieux ; ils paraissaient avoir des perruques et être poudrés àblanc ; on ne leur avait réservé qu’une petite houppe defeuillage au sommet de la tête ; tout le reste étaitsoigneusement émondé, en sorte qu’on les eût pris pour des plumetsdémesurés plantés en terre de distance en distance.

Après avoir traversé le rond-point, couvertd’une herbe fine soigneusement foulée au rouleau, il fallait encorepasser sous une curieuse architecture de feuillage ornée depots-à-feu, de pyramides et de colonnes d’ordre rustique, le toutpratiqué à grand renfort de ciseaux et de serpes dans un énormemassif de buis. – Par différentes échappées on apercevait, à droiteet à gauche, tantôt un château de rocaille à demi ruiné, tantôtl’escalier rongé de mousse d’une cascade tarie, ou bien un vase ouune statue de nymphe et de berger le nez et les doigts cassés, avecquelques pigeons perchés sur les épaules et sur la tête.

Un grand parterre, dessiné à la française,s’étendait devant le château ; tous les compartiments étaienttracés avec du buis et du houx dans la plus rigoureusesymétrie ; cela avait bien autant l’air d’un tapis que d’unjardin : de grandes fleurs en parure de bal, le portmajestueux et la mine sereine, comme des duchesses qui s’apprêtentà danser le menuet, vous faisaient au passage une légèreinclination de tête. D’autres, moins polies apparemment, setenaient raides et immobiles, pareilles à des douairières qui fonttapisserie. Des arbustes de toutes les formes possibles, si l’on enexcepte toutefois leur forme naturelle, ronds, carrés, pointus,triangulaires, avec des caisses vertes et grises, semblaientmarcher professionnellement au long de la grande allée, et vousconduire par la main jusqu’aux premières marches du perron.

Quelques tourelles, à demi engagées dans desconstructions plus récentes, dépassaient la ligne de l’édifice detoute la hauteur de leur éteignoir d’ardoises, et leurs girouettesde tôle taillées en queue d’aronde témoignaient d’une assezhonorable antiquité. Les fenêtres du pavillon du milieu donnaienttoutes sur un balcon commun orné d’une balustrade de ferextrêmement travaillée et d’une grande richesse, et les autresétaient entourées de cadres de pierre avec des chiffres et desnœuds sculptés.

Quatre à cinq grands chiens accoururent enaboyant à pleine gueule et en faisant des cabrioles prodigieuses.Ils gambadaient autour des chevaux et leur sautaient aunez : ils firent surtout fête au cheval de mon camarade, à quiprobablement ils allaient souvent rendre visite dans l’écurie, ouqu’ils accompagnaient à la promenade.

À tout ce tapage, arriva enfin une espèce devalet, l’air moitié laboureur, moitié palefrenier, qui prit nosbêtes par la bride et les emmena. – Je n’avais pas encore vu âmequi vive, si ce n’est une petite paysanne effarée et sauvage commeun daim, qui s’était sauvée à notre aspect et tapie dans un sillon,derrière du chanvre, quoique nous l’eussions appelée à plusieursreprises, et que nous eussions fait notre possible pour larassurer.

Personne ne paraissait aux fenêtres ; oneût dit que le château était inhabité, ou du moins ne l’était quepar des esprits ; car le moindre bruit ne transpirait pasau-dehors.

Nous commencions à monter les premièresmarches du perron, en faisant sonner nos éperons, car nous avionsles jambes un peu alourdies, lorsque nous entendîmes à l’intérieurcomme un bruit de portes ouvertes et fermées, comme si quelqu’un sehâtait à notre rencontre.

En effet, une jeune femme parut sur le haut dela rampe, franchit en un bond l’espace qui la séparait de moncompagnon, et se jeta à son cou. Celui-ci l’embrassa trèsaffectueusement, et, lui mettant le bras autour de la taille, ill’enleva presque et la porta ainsi jusqu’au palier.

– Savez-vous que vous êtes bien aimable etbien galant pour un frère, mon cher Alcibiade ? – N’est-cepas, monsieur, qu’il n’est pas tout à fait inutile que je vousavertisse que c’est mon frère, car en vérité il n’en a pas trop lesfaçons ? dit la jeune belle en se retournant de mon côté.

À quoi je répondis qu’on s’y pouvaitméprendre, et que c’était en quelque sorte un malheur que d’êtreson frère et de se trouver ainsi exclu de la catégorie de sesadorateurs ; que pour moi, si je l’étais, je deviendrais à lafois le plus malheureux et le plus heureux cavalier de la terre. –Ce qui la fit doucement sourire.

Tout en causant ainsi, nous entrâmes dans unesalle basse dont les murs étaient décorés d’une tapisserie de hautelisse de Flandre. – De grands arbres à feuilles aiguës ysoutenaient des essaims d’oiseaux fantastiques ; les couleursaltérées par le temps produisaient de bizarres transpositions denuances ; le ciel était vert, les arbres bleu de roi avec deslumières jaunes et dans les draperies des personnages l’ombre étaitsouvent d’une couleur opposée au fond de l’étoffe ; – leschairs ressemblaient à du bois, et les nymphes qui se promenaientsous les ombrages déteints de la forêt avaient l’air de momiesdémaillotées ; leur bouche seule, dont la pourpre avaitconservé sa teinte primitive, souriait avec une apparence de vie.Sur le devant, se hérissaient de hautes plantes d’un vertsingulier avec de larges fleurs panachées dont les pistilsressemblaient à des aigrettes de paon. Des hérons à la minesérieuse et pensive, la tête enfoncée dans les épaules, leur longbec reposant sur leur jabot rebondi, se tenaient philosophiquementdebout sur une de leurs maigres pattes, dans une eau dormante etnoire, rayée de fils d’argent ternis ; par les échappées dufeuillage, on voyait dans le lointain de petits châteaux avec destourelles pareilles à des poivrières et des balcons chargés debelles dames en grands atours qui regardaient passer des cortègesou des chasses.

Des rocailles capricieusement dentelées, d’oùtombaient des torrents de laine blanche, se confondaient au bord del’horizon avec des nuages pommelés.

Une des choses qui me frappèrent le plus, cefut une chasseresse qui tirait un oiseau. – Ses doigts ouvertsvenaient de lâcher la corde, et la flèche était partie, mais, commecet endroit de la tapisserie se trouvait à une encoignure, laflèche était de l’autre côté de la muraille et avait décrit ungrand crochet ; pour l’oiseau, il s’envolait sur ses ailesimmobiles et semblait vouloir gagner une branche voisine.

Cette flèche empennée et armée d’une pointed’or, toujours en l’air et n’arrivant jamais au but, faisaitl’effet le plus singulier, était comme un triste et douloureuxsymbole de la destinée humaine, et plus je la regardais, plus j’ydécouvrais de sens mystérieux et sinistres. – La chasseresseétait là, debout, le pied tendu en avant, le jarret plié, son œilaux paupières de soie tout grand ouvert et ne pouvant plus voir saflèche déviée de son chemin : et semblait chercher avecanxiété le phénicoptère aux plumes bigarrées qu’elle voulaitabattre et qu’elle s’attendait à voir tomber devant elle percé depart en part. – Je ne sais si c’est une erreur de mon imagination,mais je trouvais à cette figure une expression aussi morne et aussidésespérée que celle d’un poète qui meurt sans avoir écritl’ouvrage sur lequel il comptait pour fonder sa réputation, et quele râle impitoyable saisit au moment où il essaye de ledicter.

Je te parle longuement de cette tapisserie,plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine ; –mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, quece monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse.

J’aime passionnément cette végétationimaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans laréalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, descaprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’orentre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs àbarbe rouge et en habits de Sarrasins.

Lorsque j’étais petite, je n’entrais guèredans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, etj’osais à peine m’y remuer.

Toutes ces figures debout contre lamuraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de lalumière prêtent une espèce de vie fantastique, me semblaient autantd’espions occupés à surveiller mes actions pour en rendre compte entemps et lieu, et je n’eusse pas mangé une pomme ou un gâteau voléen leur présence. Que de choses ces graves personnages auraient àdire, s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si lessons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée. Decombien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et demonstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux etimpassibles témoins !…

Mais laissons la tapisserie et revenons ànotre histoire.

– Alcibiade, je vais faire avertir ma tante devotre arrivée.

– Oh ! cela n’est pas fort pressé, masœur ; asseyons-nous d’abord et causons un peu. Je vousprésente un cavalier qui a nom Théodore de Sérannes et qui passeraquelque temps ici. Je n’ai pas besoin de vous recommander de luifaire bon accueil ; – il se recommande assez lui-même. (Je disce qu’il a dit ; ne va pas intempestivement m’accuser defatuité.)

La belle fit un petit mouvement de tête, commepour donner son assentiment, et l’on parla d’autre chose.

Tout en faisant la conversation, je laregardais en détail et je l’examinais plus attentivement que jen’avais pu le faire jusqu’alors.

Elle pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatreans, et son deuil lui allait on ne peut mieux ; à vrai dire,elle n’avait pas l’air fort lugubre ni fort désolée, et je doutequ’elle eût mangé dans sa soupe les cendres de son Mausole enmanière de rhubarbe. – Je ne sais si elle avait pleuré abondammentson époux défunt ; si elle l’avait fait, en tout cas, il n’yparaissait guère, et le joli mouchoir de batiste qu’elle tenait àsa main était aussi parfaitement sec que possible.

Ses yeux n’étaient pas rouges, mais aucontraire les plus clairs et les plus brillants du monde, et l’oneût en vain cherché sur ses joues le sillon par où avaient passéles larmes ; il n’y avait en vérité que deux petites fossettescreusées par l’habitude de sourire, et, pour une veuve, il estjuste de dire qu’on lui voyait très fréquemment les dents : cequi n’était certainement pas un spectacle désagréable, car elle lesavait petites et bien rangées. Je l’estimai tout d’abord de nes’être pas crue obligée, parce qu’il lui était mort quelque mari,de se pocher les yeux et de se rendre le nez violet : je luisus bon gré aussi de ne prendre aucune petite mine dolente et deparler naturellement avec sa voix sonore et argentine, sans traînerles mots et entrecouper ses phrases de vertueux soupirs.

Cela me parut de fort bon goût ; je lajugeai tout d’abord une femme d’esprit, ce qu’elle est eneffet.

Elle était bien faite, le pied et la main trèsconvenables ; son costume noir était arrangé avec toute lacoquetterie possible et si gaiement que le lugubre de la couleurdisparaissait complètement, et qu’elle eût pu aller au bal ainsihabillée, sans que personne le trouvât étrange. Si jamais je memarie et que je devienne veuve, je lui demanderai un patron de sarobe, car elle lui va comme un ange.

Après quelques propos, nous montâmes chez lavieille tante.

Nous la trouvâmes assise dans un grandfauteuil à dos renversé, avec un petit tabouret sous son pied, et àcôté d’elle un vieux chien tout chassieux et tout renfrogné, quileva son museau noir à notre arrivée, et nous accueillit par ungrognement très peu amical.

Je n’ai jamais envisagé une vieille femmequ’avec horreur. Ma mère est morte toute jeune ; sans doute,si je l’avais vue lentement vieillir et que j’eusse vu ses traitsse déformer dans une progression imperceptible, je m’y fussepaisiblement habituée. – Dans mon enfance, je n’ai été entourée quede figures jeunes et riantes, en sorte que j’ai gardé uneantipathie insurmontable pour les vieilles gens. Aussi jefrissonnai quand la belle veuve toucha de ses lèvres pures etvermeilles le front jaune de la douairière. – C’est une chose queje ne saurais prendre sur moi. Je sais que lorsque j’auraisoixante ans, je serai ainsi ; – c’est égal, je n’y puis rienfaire, et je prie Dieu qu’il me fasse mourir jeune comme mamère.

Cependant cette vieille avait conservé de sonancienne beauté quelques linéaments simples et majestueux quil’empêchaient de tomber dans cette laideur de pomme cuite qui estle partage des femmes qui n’ont été que jolies ou simplementfraîches ; ses yeux, quoique terminés à leurs angles par unepatte de plis et recouverts d’une paupière large et molle, avaientencore quelques étincelles de leur feu primitif, et l’on voyaitqu’ils avaient dû, sous le règne de l’autre roi, lancer des éclairsde passion à éblouir. Son nez mince et maigre, un peu recourbé enbec d’oiseau de proie, donnait à son profil une sorte de grandeursérieuse que tempérait le sourire indulgent de sa lèvreautrichienne peinte de carmin, selon la mode du siècle passé.

Son costume était antique sans être ridicule,et s’harmonisait parfaitement avec sa figure ; elle avait pourcoiffure une simple cornette blanche avec une petitedentelle ; ses mains, longues et amaigries, qu’on devinaitavoir été fort belles, flottaient dans des mitaines sans pouce etsans doigts, une robe feuille-morte, brochée de ramages d’unecouleur plus foncée, une mante noire et un tablier de pou-de-soiegorge-de-pigeon complétaient son ajustement.

Les vieilles femmes devraient toujourss’habiller ainsi et respecter assez leur mort prochaine pour nepoint se harnacher de plumes, de guirlandes de fleurs de rubans decouleurs tendres et de mille affiquets qui ne vont qu’à l’extrêmejeunesse. Elles ont beau faire des avances à la vie, la vie n’enveut plus ; – elles en sont pour leurs frais, comme cescourtisanes surannées qui se plâtrent de rouge et de blanc, et queles muletiers ivres repoussent sur la borne avec des injures et descoups de pied.

La vieille dame nous reçut avec cette aisanceet cette politesse exquise qui est le partage des gens qui ontsuivi l’ancienne cour, et dont le secret semble se perdre de jouren jour, comme tant d’autres beaux secrets, et d’une voix qui, bienque cassée et chevrotante, avait encore une grande douceur.

Je parus lui plaire beaucoup, et elle meregarda très longtemps et très attentivement avec un air forttouché. – Une larme se forma dans le coin de son œil et descenditlentement dans une de ses grandes rides, où elle se perdit et sesécha. Elle me pria de l’excuser et me dit que je ressemblais fortà un fils qu’elle avait autrefois et qui avait été tué àl’armée.

Tout le temps que je demeurai au château, jefus, à cause de cette ressemblance, réelle ou imaginaire, traitéepar la bonne dame avec une bienveillance extraordinaire et toutematernelle. J’y trouvais plus de charmes que je ne l’aurais crud’abord, car le plus grand plaisir que les personnes qui sont d’âgeme puissent faire, c’est de ne me parler jamais et de s’en allerquand j’arrive.

Je ne te conterai pas en détail et jour parjour ce que j’ai fait à R***. Si je me suis un peu étendue sur toutce commencement, et si je t’ai esquissé avec quelque soin ces deuxou trois physionomies, soit de personnes, soit de lieux, c’estqu’il m’arriva là des choses très singulières et pourtant fortnaturelles, et que j’aurais dû prévoir en prenant des habitsd’homme.

Ma légèreté naturelle me fit faire uneimprudence dont je me repens cruellement, car elle a porté dans unebonne et belle âme un trouble que je ne puis apaiser sans découvrirce que je suis et me compromettre gravement.

Pour avoir parfaitement l’air d’un homme et medivertir un peu, je ne trouvai rien de mieux que de faire la cour àla sœur de mon ami. – Cela me paraissait très drôle de meprécipiter à quatre pattes lorsqu’elle laissait tomber son gant etde le lui rendre en faisant des révérences prosternées, de mepencher au dos de son fauteuil avec un petit air adorablementlangoureux, et de lui couler dans le tuyau de l’oreille mille et unmadrigaux on ne saurait plus charmants. Dès qu’elle voulait passerd’une chambre à une autre, je lui présentais gracieusement lamain ; si elle montait à cheval, je lui tenais l’étrier, et, àla promenade, je marchais toujours à côté d’elle ; le soir, jelui faisais la lecture et je chantais avec elle ; – bref,je m’acquittais avec une scrupuleuse exactitude de tous les devoirsd’un cavalier servant.

Je faisais toutes les mines que j’avais vufaire aux amoureux, ce qui m’amusait et me faisait rire comme unevraie folle que je suis, lorsque je me trouvais seule dans machambre et que je réfléchissais à toutes les impertinences que jevenais de débiter du ton le plus sérieux du monde.

Alcibiade et la vieille marquise paraissaientvoir cette intimité avec plaisir et nous laissaient fort souventtête à tête. Je regrettais quelquefois de n’être pas véritablementun homme pour en mieux profiter ; si je l’avais été, iln’aurait tenu qu’à moi, car notre charmante veuve semblait avoirparfaitement oublié le défunt, ou, si elle s’en souvenait, elle eûtété volontiers infidèle à sa mémoire.

Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais guèrehonnêtement reculer, et il était fort difficile de faire uneretraite avec armes et bagages ; je ne pouvais cependant pasnon plus dépasser une certaine limite et je ne savais guère êtreaimable qu’en paroles : – j’espérais attraper ainsi la fin dumois que je devais passer à R*** et me retirer avec promesse derevenir, sauf à n’en rien faire. – Je croyais qu’à mon départ labelle se consolerait, et en ne me voyant plus, m’aurait bientôtoubliée.

Mais, en me jouant, j’avais éveillé unepassion sérieuse et les choses tournèrent autrement : – ce quivous retrace une vérité très connue depuis longtemps, à savoirqu’il ne faut jamais jouer ni avec le feu ni avec l’amour.

Avant de m’avoir vue, Rosette ne connaissaitpas encore l’amour. Mariée fort jeune à un homme beaucoup plusvieux qu’elle, elle n’avait pu sentir pour lui qu’une espèced’amitié filiale ; – sans doute, elle avait été courtisée,mais elle n’avait pas eu d’amant, tout extraordinaire que la chosepuisse paraître : ou les galants qui lui avaient rendu dessoins étaient de minces séducteurs, ou, ce qui est plus probable,son heure n’était pas encore sonnée. – Les hobereaux et lesgentillâtres de province, parlant toujours de fumées et de laisses,de ragots et d’andouillers, d’hallali et de cerfs dix cors, etentremêlant le tout de charades d’almanach et de madrigaux moisisde vétusté, n’étaient assurément guère faits pour lui convenir, etsa vertu n’avait pas eu beaucoup à se débattre pour ne leur pointcéder. – D’ailleurs, la gaieté et l’enjouement naturel de soncaractère la défendaient suffisamment contre l’amour, cette mollepassion qui a tant de prise sur les rêveurs et lesmélancoliques ; l’idée que son vieux Tithon avait pu luidonner de la volupté devait être assez médiocre pour ne la pointjeter en de grandes tentations d’en essayer encore, et ellejouissait doucement du plaisir d’être veuve de si bonne heure etd’avoir encore tant d’années à être jolie.

Mais, à mon arrivée, tout cela changea bien. –Je crus d’abord que, si je me fusse tenue avec elle entre lesbornes étroites d’une froide et exacte politesse, elle n’aurait pasfait autrement attention à moi ; mais, en vérité, je fusobligée de reconnaître par la suite qu’il n’en eût été ni plus nimoins, et que cette supposition, quoique fort modeste, étaitpurement gratuite.

Hélas ! rien ne peut détournerl’ascendant fatal, et nul ne saurait éviter l’influencebienfaisante ou maligne de son étoile.

La destinée de Rosette était de n’aimer qu’unefois dans sa vie et d’un amour impossible ; il faut qu’elle laremplisse, et elle la remplira.

J’ai été aimée, ô Graciosa ! et c’est unedouce chose, quoique je ne l’aie été que par une femme, et que,dans un amour ainsi détourné, il y eût quelque chose de pénible quine se doit pas trouver dans l’autre ; – oh ! une biendouce chose ! – Quand on s’éveille la nuit et qu’on se relèvesur son coude, se dire : – Quelqu’un pense ou rêve àmoi ; on s’occupe de ma vie ; un mouvement de mes yeux oude ma bouche fait la joie ou la tristesse d’une autrecréature ; une parole que j’ai laissée tomber au hasard estrecueillie avec soin, commentée et retournée des heuresentières ; je suis le pôle où se dirige un aimantinquiet ; ma prunelle est un ciel, ma bouche est un paradisplus souhaité que le véritable ; je mourrais, une pluietiède de larmes réchaufferait ma cendre, mon tombeau serait plusfleuri qu’une corbeille de noce ; si j’étais en danger,quelqu’un se jetterait entre la pointe de l’épée et mapoitrine ; on se sacrifierait pour moi ! – c’estbeau ; et je ne sais pas ce que l’on peut souhaiter de plus aumonde.

Cette pensée me faisait un plaisir que je mereprochais, car pour tout cela je n’avais rien à donner, et j’étaisdans la position d’une personne pauvre qui accepte des présentsd’un ami riche et généreux, sans espoir de pouvoir jamais lui enfaire à son tour. Cela me charmait d’être adorée ainsi, et parinstants je me laissais faire avec une singulière complaisance. Àforce d’entendre tout le monde m’appeler monsieur, et de me voirtraiter comme si j’étais un homme, j’oubliais insensiblement quej’étais femme ; – mon déguisement me semblait mon habitnaturel, et il ne me souvenait pas d’en avoir jamais portéd’autre ; je ne songeais plus que je n’étais au bout du comptequ’une petite évaporée qui s’était fait une épée de son aiguille,et une paire de culottes en coupant une de ses jupes.

Beaucoup d’hommes sont plus femmes que moi. –Je n’ai guère d’une femme que la gorge, quelques lignes plusrondes, et des mains plus délicates ; la jupe est sur meshanches et non dans mon esprit. Il arrive souvent que le sexe del’âme ne soit point pareil à celui du corps, et c’est unecontradiction qui ne peut manquer de produire beaucoup dedésordre. – Moi, par exemple, si je n’avais pas pris cetterésolution, folle en apparence, mais très sage au fond, de renonceraux habits d’un sexe qui n’est le mien que matériellement et parhasard, j’eusse été fort malheureuse : j’aime les chevaux,l’escrime, tous les exercices violents, je me plais à grimper et àcourir çà et là comme un jeune garçon ; il m’ennuie de metenir assise les deux pieds joints, les coudes collés au flanc, debaisser modestement les yeux, de parler d’une petite voix flûtée etmielleuse, et de faire passer dix millions de fois un bout de lainedans les trous d’un canevas ; – je n’aime pas à obéir le moinsdu monde, et le mot que je dis le plus souvent est : – Jeveux. – Sous mon front poli et mes cheveux de soie remuent defortes et viriles pensées ; toutes les précieuses niaiseriesqui séduisent principalement les femmes ne m’ont jamais quemédiocrement touchée, et, comme Achille déguisé en jeune fille, jelaisserais volontiers le miroir pour une épée. – La seule chose quime plaise des femmes, c’est leur beauté ; – malgré lesinconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers àma forme, quoique mal assortie à l’esprit qu’elleenveloppe.

C’était quelque chose de neuf et de piquantqu’une pareille intrigue, et je m’en serais fort amusée, si ellen’avait pas été prise au sérieux par la pauvre Rosette. Elle se mità m’aimer avec une naïveté et une conscience admirables, de toutela force de sa belle et bonne âme, – de cet amour que les hommesne comprennent pas et dont ils ne sauraient se faire même unelointaine idée, délicatement et ardemment, comme je souhaiteraisd’être aimée, et comme j’aimerais, si je rencontrais la réalité demon rêve. Quel beau trésor perdu, quelles perles blanches ettransparentes comme jamais les plongeurs n’en trouveront dansl’écrin de la mer ! quelles suaves haleines, quels douxsoupirs dispersés dans les airs, et qui auraient pu être recueillispar des lèvres amoureuses et pures !

Cette passion aurait pu rendre un jeune hommesi heureux ! tant d’infortunés, beaux, charmants, bien doués,pleins de cœur et d’esprit, ont vainement supplié à genouxd’insensibles et mornes idoles ! tant d’âmes tendres et bonnesse sont jetées de désespoir dans les bras des courtisanes, ou sesont éteintes silencieusement comme des lampes dans des tombeaux,et qui auraient été sauvées de la débauche et de la mort par unsincère amour !

Quelle bizarrerie dans la destinéehumaine ! et que le hasard est un grand railleur !

Ce que tant d’autres avaient désiré ardemmentme venait, à moi qui n’en voulais pas et ne pouvais pas en vouloir.Il prend fantaisie à une jeune fille capricieuse de courir le paysen habits d’homme pour savoir un peu à quoi s’en tenir sur lecompte de ses amants futurs ; elle couche dans une aubergeavec un digne frère qui l’amène par le bout du doigt devant sasœur, qui n’a rien de plus pressé que d’en devenir amoureusecomme une chatte, comme une colombe, comme tout ce qu’il y ad’amoureux et de langoureux au monde. – Il est bien évident que, sij’eusse été un jeune homme et que cela eût pu me servir à quelquechose, il en eût été tout autrement, et que la dame m’eût prise enhorreur. – La fortune aime assez à donner des pantoufles à ceux quiont des jambes de bols, et des gants à ceux qui n’ont pas demains ; – l’héritage qui aurait pu vous faire vivre à votreaise vous vient ordinairement le jour de votre mort.

J’allais quelquefois, non pas aussi souventqu’elle aurait voulu, voir Rosette dans sa ruelle ; quoiquehabituellement elle ne reçût que debout, cependant, en ma faveur,on passait par là-dessus. – On eût passé par-dessus bien d’autreschoses, si j’eusse voulu ; – mais, comme on dit, la plus bellefille ne peut donner que ce qu’elle a, et ce que j’avais n’eût pasété d’une grande utilité à Rosette.

Elle me tendait sa petite main à baiser ;– j’avoue que je ne la baisais pas sans quelque plaisir, car elleest fort douce, très blanche, exquisément parfumée, etmoelleusement attendrie par une naissante moiteur ; je lasentais frissonner et se contracter sous mes lèvres, dont jeprolongeais malicieusement la pression. – Alors Rosette, tout émueet d’un air suppliant, tournait vers moi ses longs yeux chargés devolupté et inondés d’une lueur humide et transparente, puis ellelaissait retomber sur son oreiller sa jolie tête, qu’elle avaitun peu soulevée pour me mieux recevoir. – Je voyais sous le draponder sa gorge inquiète et tout son corps s’agiter brusquement. –Certes, quelqu’un qui eût été en état d’oser eût pu oser beaucoup,et à coup sûr l’on eût été reconnaissant de ses témérités, et onlui eût su gré d’avoir sauté quelques chapitres du roman.

Je restais là une heure ou deux avec elle, nequittant pas sa main que j’avais reposée sur la couverture ;nous faisions des causeries interminables et charmantes ; car,bien que Rosette fût très préoccupée de son amour, elle se croyaittrop sûre du succès pour ne pas garder presque toute sa liberté etson enjouement d’esprit. – De temps à autre seulement, sa passionjetait sur sa gaieté un voile transparent de douce mélancolie, quila rendait encore plus piquante.

En effet, il eût été inouï qu’un jeunedébutant, comme j’en avais les apparences, ne se trouvât pas fortheureux d’une telle bonne fortune et n’en profitât pas de sonmieux. Rosette, effectivement, n’était point faite de façon àrencontrer de grandes cruautés, – et, n’en sachant pas davantage àmon endroit, elle comptait sur ses charmes et sur ma jeunesse àdéfaut de mon amour.

Cependant, comme cette situation commençait àse prolonger un peu au-delà des bornes naturelles, elle en prit del’inquiétude, et c’était à peine si un redoublement de phrasesflatteuses et de belles protestations lui pouvait redonner sapremière sécurité. Deux choses l’étonnaient en moi, et elleremarquait dans ma conduite des contradictions qu’elle ne pouvaitconcilier : – c’était ma chaleur de paroles et ma froideurd’action.

Tu le sais mieux que personne, ma chèreGraciosa, mon amitié a tous les caractères d’une passion ;elle est subite, ardente, vive exclusive, elle a de l’amour jusqu’àla jalousie, et j’avais pour Rosette une amitié presque pareille àcelle que j’ai pour toi. – On pouvait se tromper à moins. – Rosettes’y trompa d’autant plus complètement que l’habit que je portais nelui permettait guère d’avoir une autre idée.

Comme je n’ai encore aimé aucun homme, l’excèsde ma tendresse s’est en quelque sorte épanché dans mes amitiésavec les jeunes filles et les jeunes femmes ; j’y ai mis lemême emportement et la même exaltation que je mets à tout ce que jefais, car il m’est impossible d’être modérée en quelque chose, etsurtout dans ce qui regarde le cœur. Il n’y a à mes yeux que deuxclasses de gens, les gens que j’adore et ceux que j’exècre ;les autres sont pour moi comme s’ils n’étaient pas, et jepousserais mon cheval sur eux comme sur le grand chemin : ilsne diffèrent pas dans mon esprit des pavés et des bornes.

Je suis naturellement expansive, et j’ai desmanières très caressantes. – Quelquefois, oubliant la portéequ’avaient de telles démonstrations, tout en me promenant avecRosette, je lui passais le bras autour du corps, comme je lefaisais lorsque nous nous promenions ensemble dans l’alléesolitaire au bout du jardin de mon oncle ; ou bien, penchée audos de son fauteuil pendant qu’elle brodait, je roulais sur mesdoigts les petits poils follets qui blondissaient sur sa nuqueronde et potelée, ou je polissais du revers de la main ses beauxcheveux tendus par le peigne, et je leur redonnais du lustre, – oubien c’était quelque autre de ces mignardises que tu sais m’êtrehabituelles avec mes chères amies.

Elle se donnait bien de garde d’attribuer cescaresses à une simple amitié. L’amitié, comme on la conçoitordinairement, ne va pas jusque-là ; mais voyant que jen’allais pas plus loin, elle s’étonnait intérieurement et ne savaittrop que penser ; elle s’arrêta à ceci : que c’était unetrop grande timidité de ma part, provenant de mon extrême jeunesseet du manque d’habitude dans les commerces amoureux, et qu’il mefallait encourager par toutes sortes d’avances et de bontés.

En conséquence, elle avait soin de me ménagerune foule d’occasions de tête-à-tête dans des endroits propres àm’enhardir par leur solitude et leur éloignement de tout bruit etde tout importun ; elle me fit faire plusieurs promenades dansles grands bois, pour essayer si la rêverie voluptueuse et lesdésirs amoureux qu’inspire aux âmes tendres l’ombre touffue etpropice des forêts ne pourraient pas se détourner à sonprofit.

Un jour, après m’avoir fait errer longtemps àtravers un parc très pittoresque qui s’étendait au loin derrière lechâteau, et dont je ne connaissais que les parties qui avoisinaientles bâtiments, elle m’amena, par un petit sentier capricieusementcontourné et bordé de sureaux et de noisetiers, jusqu’à une cabanerustique, une espèce de charbonnière, bâtie en rondins poséstransversalement, avec un toit de roseaux, et une portegrossièrement faite de cinq ou six pièces de bois à peine rabotées,dont les interstices étaient étoupes de mousses et de plantessauvages ; tout à côté, entre les racines verdies de grandsfrênes à l’écorce d’argent, tachetés çà et là de plaques noires,jaillissait une forte source, qui, à quelques pas plus loin,tombait par deux gradins de marbre dans un bassin tout rempli decresson plus vert que l’émeraude. – Aux endroits où il n’y avaitpas de cresson, on apercevait un sable fin et blanc comme laneige ; cette eau était d’une transparence de cristal et d’unefroideur de glace ; sortant de terre tout à coup, et n’étantjamais effleurée par le plus faible rayon de soleil, sous cesombrages impénétrables, elle n’avait pas le temps de s’attiédir nide se troubler. – Malgré leur crudité, j’aime ces eaux de source,et, voyant celle-là si limpide, je ne pus résister au désir d’enboire ; je me penchai et j’en puisai à plusieurs reprisesdans le creux de la main, n’ayant pas d’autre vase à madisposition.

Chapitre 12 – Rosette témoigna, pourapaiser sa soif…

 

Rosette témoigna, pour apaiser sa soif, ledésir de boire aussi de cette eau, et me pria de lui en apporterquelques gouttes, n’osant pas, disait-elle, se pencher autant qu’ille fallait pour y atteindre. – Je plongeai mes deux mains aussiexactement jointes que possible dans la claire fontaine, ensuite jeles haussai comme une coupe jusqu’aux lèvres de Rosette, et je lestins ainsi jusqu’à ce qu’elle eût tari l’eau qu’elles renfermaient,ce qui ne fut pas long, car il y en avait fort peu, et ce peudégouttait à travers mes doigts, si serrés que je les tinsse ;cela faisait un fort joli groupe, et il eût été à désirer qu’unsculpteur se fût trouvé là pour en tirer le crayon.

Quand elle eut presque achevé, ayant ma mainprès de ses lèvres, elle ne put s’empêcher de la baiser, de manièrecependant à ce que je pusse croire que c’était une aspiration pourépuiser la dernière perle d’eau amassée dans ma paume ; maisje ne m’y trompai pas, et la charmante rougeur qui lui couvritsubitement le visage la dénonçait assez.

Elle reprit mon bras, et nous nous dirigeâmesdu côté de la cabane. La belle marchait aussi près de moi quepossible, et se penchait en me parlant de façon à ce que sa gorgeportât entièrement sur ma manche ; position extrêmementsavante, et capable de troubler tout autre que moi ; j’ensentais parfaitement le contour ferme et pur et la doucechaleur ; de plus, j’y pouvais remarquer une ondulationprécipitée qui, fût-elle affectée ou vraie, n’en était pas moinsflatteuse et engageante.

Nous arrivâmes ainsi à la porte de la cabane,que j’ouvris d’un coup de pied ; je ne m’attendais assurémentpas au spectacle qui s’offrit à mes yeux. – Je croyais que la hutteétait tapissée de joncs avec une natte par terre et quelquesescabeaux pour se reposer : – point du tout.

C’était un boudoir meublé avec toutel’élégance imaginable. – Les dessus de portes et de glacesreprésentaient les scènes les plus galantes desMétamorphoses d’Ovide : Salmacis et Hermaphrodite,Vénus et Adonis, Apollon et Daphné, et autres amours mythologiquesen camaïeu lilas clair ; – les trumeaux étaient faits de rosespompons, sculptés fort mignonnement, et de petites margueritesdont, par un raffinement de luxe, les cœurs seulement étaient doréset les feuilles argentées. Une ganse d’argent bordait tous lesmeubles et relevait une tenture du bleu le plus doux qui se puissetrouver, et merveilleusement propre à faire ressortir la blancheuret l’éclat de la peau ; mille charmantes curiositéschargeaient la cheminée, les consoles et les étagères, et il yavait un luxe de duchesses, de chaises longues et de sofas, quimontrait suffisamment que ce réduit n’était pas destiné à desoccupations bien austères, et qu’assurément l’on ne s’y macéraitpas.

Une belle pendule rocaille, posée sur unpiédouche richement incrusté, faisait face à un grand miroir deVenise et s’y répétait avec des brillants et des refletssinguliers. Du reste, elle était arrêtée, comme si c’eût été unechose superflue que de marquer les heures dans un lieu destiné àles oublier.

Je dis à Rosette que ce raffinement de luxe meplaisait, que je trouvais qu’il était de fort bon goût de cacher laplus grande recherche sous une apparence de simplicité, et quej’approuvais fort qu’une femme eût des jupons brodés et deschemises garnies de matines avec un pardessus de simpletoile ; c’était une attention délicate pour l’amant qu’elleavait ou qu’elle pouvait avoir, dont on ne saurait être assezreconnaissant, et qu’à coup sûr il valait mieux mettre un diamantdans une noix qu’une noix dans une boîte d’or.

Rosette, pour me prouver qu’elle était de monavis, releva un peu sa robe, et me fit voir le bord d’un jupon trèsrichement brodé de grandes fleurs et de feuillages ; iln’aurait tenu qu’à moi d’être admise au secret de plus grandesmagnificences intérieures ; mais je ne demandai pas à voir sila splendeur de la chemise répondait à celle de la jupe : ilest probable que le luxe n’en était pas moindre. – Rosette laissaretomber le pli de sa robe, fâchée de n’avoir pas montré davantage.– Cependant cette exhibition lui avait servi à faire voir lecommencement d’un mollet parfaitement tourné et donnant lesmeilleures idées ascensionnelles. – Cette jambe, qu’elle tendait enavant pour mieux étaler sa jupe, était vraiment d’une finesse etd’une grâce miraculeuses dans son bas de soie gris de perle bienjuste et bien tiré, et la petite mule à talon ornée d’une touffe derubans qui la terminait ressemblait à la pantoufle de verrechaussée par Cendrillon. Je lui en fis de très sincèrescompliments, et je lui dis que je ne connaissais guère de plusjolie jambe et de plus petit pied, et que je ne pensais pas qu’ilfût possible de les avoir mieux faits. – À quoi elle répondit avecune franchise et une ingénuité toute charmante et toutespirituelle :

– C’est vrai.

Puis elle fut à un panneau pratique dans lemur, elle en tira un ou deux flacons de liqueurs et quelquesassiettes de confitures et de gâteaux, posa le tout sur un petitguéridon, et se vint asseoir près de moi dans une dormeuse assezétroite, de sorte que je fus obligée, pour n’être point trop gênée,de lui passer le bras derrière la taille. Comme elle avait les deuxmains libres, et que je n’avais précisément que la gauche dont jeme pusse servir, elle me versait elle-même à boire, et mettait desfruits et des sucreries sur mon assiette ; bientôt même,voyant que je m’y prenais assez maladroitement, elle me dit :– Allons, laissez cela ; je m’en vais vous donner la becquée,petit enfant, puisque vous ne savez pas manger tout seul. Etelle me portait elle-même les morceaux à la bouche, et me forçait àles avaler plus vite que je ne le voulais, en les poussant avec sesjolis doigts, absolument comme on fait aux oiseaux que l’on empâte,ce qui la faisait beaucoup rire. – Je ne pus guère me dispenser derendre à ses doigts le baiser qu’elle avait donné tout à l’heure àla paume de mes mains, et comme pour m’en empêcher, mais au fondpour me fournir l’occasion de mieux appuyer mon baiser, elle mefrappa la bouche à deux ou trois reprises avec le revers de samain.

Elle avait bu deux ou trois doigts de crèmedes Barbades avec un verre de vin des Canaries, et moi à peu prèsautant. Ce n’était pas beaucoup assurément ; mais il y enavait assez pour égayer deux femmes habituées à ne boire que del’eau à peine trempée – Rosette se laissait aller en arrière et serenversait sur mon bras très amoureusement. – Elle avait jeté sonmantelet, et l’on voyait le commencement de sa gorge tendue et miseen arrêt par cette position cambrée ; – le ton en était d’unedélicatesse et d’une transparence ravissantes ; la forme,d’une finesse et en même temps d’une solidité merveilleuses. Je lacontemplai quelque temps avec une émotion et un plaisirindéfinissables, et cette réflexion me vint que les hommes étaientplus favorisés que nous dans leurs amours, que nous leur donnions àposséder les plus charmants trésors, et qu’ils n’avaient rien depareil à nous offrir. – Quel plaisir ce doit être de parcourir deses lèvres cette peau si fine et si polie, et ces contours si bienarrondis, qui semblent aller au-devant du baiser et leprovoquer ! ces chairs satinées, ces lignes ondoyantes et quis’enveloppent les unes dans les autres, cette chevelure soyeuse etsi douce à toucher ; quels motifs inépuisables de délicatesvoluptés que nous n’avons pas avec les hommes ! – Noscaresses, à nous, ne peuvent guère être que passives, et cependantil y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir.

Voilà des remarques que je n’eusse assurémentpas faites l’année passée, et j’aurais bien pu voir toutes lesgorges et toutes les épaules du monde, sans m’inquiéter si ellesétaient d’une bonne ou mauvaise forme ; mais, depuis que j’aiquitté les habits de mon sexe et que je vis avec les jeunes gens,il s’est développé en moi un sentiment qui m’était inconnu : –le sentiment de la beauté. Les femmes en sont habituellementprivées, je ne sais trop pourquoi car elles sembleraient d’abordplus à même d’en juger que les hommes ; – mais, comme ce sontelles qui la possèdent, et que la connaissance de soi-même est laplus difficile de toutes, il n’est pas étonnant qu’elles n’yentendent rien. – Ordinairement, si une femme trouve une autrefemme jolie, on peut être sûr que cette dernière est fort laide, etque pas un homme n’y fera attention. – En revanche, toutes lesfemmes dont les hommes vantent la beauté et la grâce sonttrouvées unanimement abominables et minaudières par tout letroupeau enjuponné ; ce sont des cris et des clameurs à n’enplus finir. Si j’étais ce que je parais être, je ne prendrais pasd’autre guide dans mes choix, et la désapprobation des femmes meserait un certificat de beauté suffisant.

Maintenant j’aime et je connais labeauté ; les habits que je porte me séparent de mon sexe, etm’ôtent toute espèce de rivalité ; je suis à même d’en jugermieux qu’un autre. – Je ne suis plus une femme, mais je ne suis pasencore un homme, et le désir ne m’aveuglera pas jusqu’à prendre desmannequins pour des idoles ; je vois froidement et sansprévention ni pour ni contre, et ma position est aussi parfaitementdésintéressée que possible.

La longueur et la finesse des cils, latransparence des tempes, la limpidité du cristallin, lesenroulements de l’oreille, le ton et la qualité des cheveux,l’aristocratie des pieds et des mains, l’emmanchement plus ou moinsdélié des jambes et des poignets, mille choses à quoi je ne prenaispas garde qui constituent la réelle beauté et prouvent la pureté derace me guident dans mes appréciations, et ne me permettent guèrede me tromper. – Je crois qu’on pourrait accepter les yeux fermésune femme dont j’aurais dit : – En vérité, elle n’est pasmal.

Par une conséquence toute naturelle, je meconnais beaucoup mieux en tableaux qu’auparavant, et, quoique jen’aie des maîtres qu’une teinture fort superficielle, il seraitdifficile de me faire passer un mauvais ouvrage pour bon ; jetrouve à cette étude un charme singulier et profond ; car,comme toute chose au monde, la beauté morale ou physique veut êtreétudiée, et ne se laisse pas pénétrer tout d’abord. Mais revenons àRosette ; de ce sujet à elle, la transition n’est pasdifficile, et ce sont deux idées qui s’appellent l’unel’autre.

Comme je l’ai dit, la belle était renverséesur mon bras, et sa tête portait contre mon épaule ; l’émotionnuançait ses belles joues d’une tendre couleur rose, que rehaussaitadmirablement le noir foncé d’une petite mouche très coquettementposée ; ses dents luisaient à travers son sourire comme desgouttes de pluie au fond d’un pavot, et ses cils, abaissés à demi,augmentaient encore l’éclat humide de ses grands yeux ; – unrayon de jour faisait jouer mille brillants métalliques sur sachevelure soyeuse et moirée, dont quelques boucles s’étaientéchappées et roulaient, en forme de repentirs, au long de son courond et potelé, dont elles faisaient valoir la chaudeblancheur ; quelques petits cheveux follets, plus mutins queles autres, se détachaient de la masse, et se contournaient enspirales capricieuses, dorées de reflets singuliers, et qui,traversées par la lumière, prenaient toutes les nuances duprisme : – on eût dit de ces fils d’or qui entourent la têtedes vierges dans les anciens tableaux. – Nous gardions toutesles deux le silence, et je m’amusais à suivre, sous la transparencenacrée de ses tempes, ses petites veines bleu d’azur et la molle etinsensible dégradation du duvet à l’extrémité de sessourcils.

La belle semblait se recueillir en elle-mêmeet se bercer dans des rêves de volupté infinie ; ses braspendaient au long de son corps aussi ondoyants et aussi moelleuxque des écharpes dénouées ; sa tête s’inclinait de plus enplus en arrière, comme si les muscles qui la soutenaient eussentété coupés ou trop faibles pour la soutenir. Elle avait ramené sesdeux petits pieds sous son jupon, et était parvenue à se blottirentièrement dans l’angle de la causeuse que j’occupais, en sorteque, bien que ce meuble fût trop étroit, il y avait un grand espacevide de l’autre côté.

Son corps, facile et souple, se modelait surle mien comme de la cire, et en prenait tout le contour extérieuraussi exactement que possible : – l’eau ne se fût pas insinuéeplus précisément dans toutes les sinuosités de la ligne. – Ainsiappliquée à mon flanc, elle avait l’air de ce double trait que lespeintres ajoutent à leur dessin du côté de l’ombre, afin de lerendre plus gras et plus nourri. – Il n’y a qu’une femme amoureusepour avoir de ces ondulations et de ces enlacements. – Les lierreset les saules sont bien loin de là.

La douce chaleur de son corps me pénétrait àtravers ses habits et les miens ; mille ruisseauxmagnétiques rayonnaient autour d’elle ; sa vie tout entièresemblait avoir passé en moi et l’avoir abandonnée complètement. Deminute en minute, elle languissait et mourait et ployait de plus enplus : une légère sueur perlait sur son front lustré :ses yeux se trempaient, et deux ou trois fois elle fit le mouvementde lever ses mains comme pour les cacher ; mais, à moitiéchemin, ses bras lassés retombèrent sur ses genoux, et elle ne puty parvenir ; – une grosse larme déborda de sa paupière etroula sur sa joue brûlante, où elle fut bientôt séchée.

Ma situation devenait fort embarrassante etpassablement ridicule ; – je sentais que je devais avoir l’airénormément stupide, et cela me contrariait au dernier point,quoiqu’il ne fût pas en mon pouvoir de prendre un autre air quecelui-là. – Les façons entreprenantes m’étaient interdites, etc’étaient les seules qui eussent été convenables. J’étais trop sûrede ne pas éprouver de résistance pour m’y risquer, et, en vérité,je ne savais pas de quel bois faire flèche. Dire des galanteries etdébiter des madrigaux, cela eût été bon dans le commencement, maisrien n’eût paru plus fade au point où nous en étionsarrivées ; – me lever et sortir eût été de la dernièregrossièreté ; et d’ailleurs, je ne réponds pas que Rosetten’eût pas fait la Putiphar et ne m’eût retenue par le coin de monmanteau. – Je n’aurais eu aucun motif vertueux à lui donner de marésistance ; et puis, je l’avouerai à ma honte, cettescène, tout équivoque que le caractère en fût pour moi, ne manquaitpas d’un certain charme qui me retenait plus qu’il n’eûtfallu ; cet ardent désir m’échauffait de sa flamme, et j’étaisréellement fâchée de ne le pouvoir satisfaire : je souhaitaimême d’être un homme, comme effectivement je le paraissais, afin decouronner cet amour, et je regrettai fort que Rosette se trompât.Ma respiration se précipitait, je sentais des rougeurs me monter àla figure, et je n’étais guère moins troublée que ma pauvreamoureuse. – L’idée de la similitude de sexe s’effaçait peu à peupour ne laisser subsister qu’une vague idée de plaisir ; mesregards se voilaient, mes lèvres tremblaient, et, si Rosette eûtété un cavalier au lieu d’être ce qu’elle était, elle aurait eu, àcoup sûr, très bon marché de moi.

À la fin, n’y pouvant tenir, elle se levabrusquement en faisant une espèce de mouvement spasmodique, et semit à marcher dans la chambre avec une grande activité ; puiselle s’arrêta devant le miroir, et rajusta quelques mèches de sescheveux, qui avaient perdu leur pli. Pendant cette promenade, jefaisais une pauvre figure, et je ne savais guère quelle contenancetenir.

Elle s’arrêta devant moi et parutréfléchir.

Elle pensa qu’une timidité enragée me retenaitseule, que j’étais plus écolier qu’elle ne l’avait cru d’abord. –Hors d’elle-même et montée au plus haut degré d’exaspérationamoureuse, elle voulut tenter un suprême effort et jouer le toutpour le tout, au risque de perdre la partie.

Elle vint à moi, s’assit sur mes genoux plusprompte que l’éclair, me passa les bras autour du cou, croisa sesmains derrière ma tête, et sa bouche se prit à la mienne avec uneétreinte furieuse ; je sentais sa gorge, demi-nue et révoltée,bondir contre ma poitrine, et ses doigts enlacés se crisper dansmes cheveux. – Un frisson me courut tout le long du corps, et lespointes de mes seins se dressèrent.

Rosette ne quittait pas ma bouche ; seslèvres enveloppaient mes lèvres, ses dents choquaient mes dents,nos souffles se mêlaient. – Je me reculai un instant, et je tournaideux ou trois fois la tête pour éviter ce baiser ; mais unattrait invincible me fit revenir en avant, et je le lui rendispresque aussi ardent qu’elle me l’avait donné. Je ne sais pas tropce que tout cela fût devenu, si de grands abois ne se fussent faitentendre au-dehors de la porte avec un bruit comme de pieds quigrattaient. La porte céda, et un beau lévrier blanc entra dans lacabane en jappant et en gambadant.

Rosette se releva subitement, et d’un bondelle s’élança à l’extrémité de la chambre : le beau lévrierblanc sautait autour d’elle allègrement et joyeusement, et tâchaitd’atteindre ses mains pour les lécher ; elle était si troubléequ’elle eut bien de la peine à rajuster son mantelet sur sesépaules.

Ce lévrier était le chien favori de sonfrère Alcibiade : il ne le quittait jamais, et, quand on levoyait arriver, l’on pouvait être sûr que le maître n’était pasloin ; – c’est ce qui avait si fort effrayé la pauvreRosette.

Effectivement, Alcibiade lui-même entra uneminute après tout botté et tout éperonné, avec son fouet à lamain : – Ah ! vous voilà, dit-il ; je vous cherchedepuis une heure, et je ne vous eusse assurément pas trouvés, simon brave lévrier Snug ne vous eût déterrés dans votre cachette. Etil jeta sur sa sœur un regard moitié sérieux, moitié enjoué, qui lafit rougir jusqu’au blanc des yeux. – Vous aviez apparemment dessujets bien épineux à traiter que vous vous étiez retirés dans uneaussi profonde solitude ? – vous parliez sans doute dethéologie et de la double nature de l’âme ?

– Oh ! mon Dieu, non : – nosoccupations n’étaient pas, à beaucoup près, si sublimes ; nousmangions des gâteaux, et nous parlions de modes ; – voilàtout.

– Je n’en crois rien ; vous m’aviez l’airprofondément enfoncés dans quelque dissertation sentimentale ;– mais, pour vous distraire de vos conversations vaporeuses, jecrois qu’il ne serait pas mauvais que vous vinssiez faire un tour àcheval avec moi. – J’ai une nouvelle jument que je veux essayer. –Vous la monterez aussi, Théodore, et nous verrons ce qu’on en peutfaire. – Nous sortîmes tous les trois ensemble, lui me donnant lebras, moi le donnant à Rosette : les expressions de nosfigures étaient singulièrement variées. – Alcibiade avait l’airpensif, moi tout à fait à l’aise, Rosette excessivementcontrariée.

Alcibiade était arrivé fort à propos pour moi,fort mal à propos pour Rosette, qui perdit ainsi ou crut perdretout le fruit de ses savantes attaques et de son ingénieusetactique. – C’était à recommencer ; – un quart d’heure plustard, le diable m’emporte si je sais le dénouement qu’aurait puavoir cette aventure, – je n’y en vois pas de possible. – Peut-êtreeût-il mieux valu qu’Alcibiade n’intervînt pas précisément aumoment scabreux, comme un dieu dans sa machine : – il auraitbien fallu que cela finît d’une manière ou de l’autre. – Pendantcette scène, je fus deux ou trois fois sur le point d’avouer quij’étais à Rosette ; mais la crainte de passer pour uneaventurière et de voir mon secret divulgué retint sur mes lèvresles paroles prêtes à s’envoler.

Un pareil état de choses ne pouvait durer. –Mon départ était le seul moyen de couper court à cette intriguesans issue ; aussi, au dîner, j’annonçai officiellement que jepartirais le lendemain même. – Rosette qui était assise à côté demoi, faillit presque se trouver mal en entendant cette nouvelle, etlaissa tomber son verre. Une pâleur subite couvrit sa bellefigure : elle me jeta un regard douloureux et plein dereproches, qui m’émut et me troubla presque autant qu’elle.

La tante leva ses vieilles mains ridéesavec un mouvement de surprise pénible, et, de sa voix grêle ettremblante qui chevrotait encore plus qu’à l’ordinaire, elle medit : « Ah ! mon cher monsieur Théodore, vous nousquittez comme cela ? Ce n’est pas bien ; hier, vousn’aviez pas le moins du monde l’air disposé à partir. – Le courriern’est pas venu : ainsi vous n’avez pas reçu de lettres et vousn’avez aucun motif. Vous nous aviez accordé encore quinze jours, etvous nous les reprenez ; vous n’en avez vraiment pas ledroit : chose donnée ne peut se reprendre. – Vous voyez quellemine Rosette vous fait, et comme elle vous en veut ; je vousavertis que je vous en voudrai au moins autant qu’elle, et que jevous ferai une mine aussi terrible, et une mine de soixante-huitans est un peu plus effroyable qu’une mine de vingt-trois. Voyez àquoi vous vous exposez volontairement : à la colère de latante et à celle de la nièce, et tout cela pour je ne sais quelcaprice qui vous a pris subitement entre la poire et lefromage. »

Alcibiade jura, en frappant un grand coup depoing sur la table, qu’il barricaderait les portes du château etcouperait les jarrets à mon cheval plutôt que de me laisserpartir.

Rosette me lança un autre regard, si triste etsi suppliant, qu’il eût fallu toute la férocité d’un tigre à jeundepuis huit jours pour n’en pas être touché.

– Je n’y résistai pas, et, quoique cela mecontrariât singulièrement, je fis la promesse solennelle derester.

– La chère Rosette m’eût volontiers sauté aucou et embrassé sur la bouche pour cette complaisance ;Alcibiade m’enferma la main dans sa grande main, et me secoua lebras si violemment qu’il faillit m’arracher l’épaule, rendit mesbagues ovales de rondes qu’elles étaient, et me coupa trois doigtsassez profondément.

La vieille, en réjouissance, huma une immenseprise de tabac.

Cependant Rosette ne reprit pas complètementsa gaieté ; – l’idée que je pouvais m’en aller et que j’enavais le désir, idée qui ne s’était pas encore présentée nettementà son esprit, la jeta dans une profonde rêverie. Les couleurs quel’annonce de mon départ avait chassées de ses joues n’y revinrentpas aussi vives qu’auparavant ; – il lui resta de la pâleursur la joue et de l’inquiétude au fond de l’âme. – Ma conduite àson égard la surprenait de plus en plus. – Après les avancesmarquées qu’elle m’avait faites, elle ne comprenait pas les motifsqui me faisaient mettre tant de retenue dans mes rapports avecelle : ce qu’elle voulait c’était de m’amener avant mon départà un engagement tout à fait décisif, ne doutant pas qu’après celail ne lui fût extrêmement facile de me retenir aussi longtempsqu’elle le voudrait.

En cela elle avait raison, et, si je n’eussepas été une femme, son calcul se fût trouvé juste ; car, quoique l’on ait dit de la satiété du plaisir et du dégoût qui suitordinairement la possession, tout homme qui a l’âme un peu biensituée, et qui n’est pas blasé misérablement et sans ressource,sent son amour s’augmenter de son bonheur, et très souvent lemeilleur moyen de retenir un amant prêt à s’éloigner, c’est de selivrer à lui avec un entier abandon.

Rosette avait le dessein de m’amener à quelquechose de décisif avant mon départ. Sachant combien il est difficilede reprendre plus tard une liaison au point où on l’avait laissée,et, d’ailleurs, n’étant nullement sûre de me pouvoir retrouverjamais dans des circonstances aussi favorables, elle ne négligeaitaucune des occasions qui se pouvaient présenter de me mettre dansune position à me prononcer nettement et à quitter ces manièresévasives derrière lesquelles je me retranchais. Comme j’avais, demon côté, l’intention excessivement formelle d’éviter toute espècede rencontre pareille à celle du pavillon rustique, et que je nepouvais cependant pas, sans afficher un ridicule, affecter trop defroideur pour Rosette et mettre dans nos rapports une pruderie depetite fille, je ne savais trop quelle contenance faire, et jetâchais qu’il y eût toujours une personne tierce avec nous. –Rosette, au contraire, faisait tout son possible pour se trouverseule avec moi, et elle y réussissait assez souvent, le châteauétant éloigné de la ville et peu fréquenté de la noblesse desenvirons. – Cette résistance sourde l’attristait et lasurprenait ; – par instants il lui survenait des doutes et deshésitations sur le pouvoir de ses charmes, et, se voyant si peuaimée, elle n’était quelquefois pas loin de croire qu’elle étaitlaide. – Alors elle redoublait de soins et de coquetterie, etquoique son deuil ne lui permît pas d’employer toutes lesressources de la toilette, elle savait cependant l’orner et levarier de manière à être chaque jour deux ou trois fois pluscharmante, – ce qui n’est pas peu dire. – Elle essaya detout : elle fut enjouée, mélancolique, tendre, passionnée,prévenante, coquette, minaudière même ; elle mit, les unsaprès les autres, tous ces adorables masques qui vont si bien auxfemmes, qu’on ne sait plus si ce sont de véritables masques ouleurs figures réelles ; – elle revêtit successivement huit oudix individualités contrastées entre elles, pour voir laquelle meplairait et s’y fixer. À elle seule, elle me fit un sérail completoù je n’avais qu’à jeter le mouchoir ; mais rien ne luiréussit, bien entendu.

Le peu de succès de tous ces stratagèmes lafit tomber dans une stupeur profonde. – En effet, elle aurait faittourner la cervelle de Nestor et fait fondre la glace du chasteHippolyte lui-même, – et je ne paraissais rien moins que Nestor etHippolyte : je suis jeune, et j’avais la mine hautaine etdécidée, le propos hardi, et, partout ailleurs qu’en tête à tête,la contenance fort délibérée.

Elle dut croire que toutes les sorcières dela Thrace et de la Thessalie m’avaient jeté leurs charmes sur lecorps, ou que, tout au moins, j’avais l’aiguillette nouée, etprendre une fort détestable opinion de ma virilité, qui esteffectivement assez mince. – Cependant il paraît que cette idée nelui vint point, et qu’elle n’attribuait qu’à mon défaut d’amourpour elle cette singulière réserve.

Les jours s’écoulaient, et ses affairesn’avançaient pas : – elle en était visiblement affectée :une expression de tristesse inquiète avait remplacé le souriretoujours frais épanoui de ses lèvres ; les coins de sa bouche,si joyeusement arqués, s’étaient abaissés sensiblement, etformaient une ligne ferme et sérieuse ; quelques petitesveines se dessinaient d’une manière plus marquée à ses paupièresattendries ; ses joues, naguère si semblables à la pêche, n’enavaient conservé que l’imperceptible velouté. Souvent, de mafenêtre, je la voyais traverser le parterre en peignoir dumatin ; elle marchait, levant à peine les pieds, comme si elleeût glissé, les deux bras mollement croisés sur la poitrine, latête inclinée, plus ployée qu’une branche de saule qui trempe dansl’eau, avec quelque chose d’onduleux et d’affaissé, comme unedraperie trop longue dont le bout touche à terre. – En cesinstants-là, elle avait l’air d’une de ces amoureuses antiques enproie au courroux de Vénus, et sur qui l’impitoyable déesses’acharne tout entière : – c’est ainsi que je me figure quePsyché devait être quand elle eut perdu Cupidon.

Les jours où elle ne s’efforçait pas pourvaincre ma froideur et mes hésitations, son amour avait une alluresimple et primitive qui m’eût charmé ; c’était un abandonsilencieux et confiant, une chaste facilité de caresses, uneabondance et une plénitude de cœur inépuisables, tous les trésorsd’une belle nature répandus sans réserve. Elle n’avait point de cespetitesses et de ces mesquineries que l’on voit à presque toutesles femmes, même les mieux douées ; elle ne cherchait pas dedéguisement, et me laissait voir tranquillement toute l’étendue desa passion. Son amour-propre ne se révolta pas un instant de ce queje ne répondais pas à tant d’avances, car l’orgueil sort du cœur lejour où l’amour y entre ; et si jamais quelqu’un a étévéritablement aimé, c’est moi par Rosette. – Elle souffrait, maissans plainte et sans aigreur, et elle n’attribuait qu’à elle le peude succès de ses tentatives. – Cependant sa pâleur augmentaitchaque jour, et les lis avaient livré aux roses, sur le champ debataille de ses joues, un grand combat où ces dernières avaient étédéfinitivement mises en déroute ; cela me désolait, mais, enbonne conscience, j’y pouvais moins que personne. – Plus je luiparlais avec douceur et affection, plus j’avais avec elle desmanières caressantes, plus j’enfonçais dans son cœur la flèchebarbelée de l’amour impossible. – Pour la consoler aujourd’hui, jelui préparais un désespoir futur bien plus grand ; mesremèdes empoisonnaient sa plaie tout en paraissant l’assoupir. – Jeme repentais en quelque sorte de toutes les choses agréables quej’avais pu lui dire, et j’aurais voulu, à cause de l’extrême amitiéque j’avais pour elle, trouver les moyens de m’en faire haïr. On nepeut porter le désintéressement plus loin, car j’en eusse été àcoup sûr très fâchée ; – mais cela eût mieux valu.

J’ai essayé à deux ou trois reprises de luidire quelques duretés, je me suis bien vite remise au madrigal, carje crains moins encore son sourire que ses larmes. – En cesoccasions-là, quoique la loyauté de l’intention m’absolvepleinement dans ma conscience, je suis plus touchée qu’il ne lefaudrait, et j’éprouve quelque chose qui n’est pas loin d’être unremords. – Une larme ne peut guère être séchée que par un baiser,et l’on ne peut laisser décemment cet office à un mouchoir, fût-ilde la plus fine batiste du monde ; – je défais ce que j’aifait, la larme est bien vite oubliée, plus vite que le baiser, etil s’ensuit toujours pour moi quelque redoublement d’embarras.

Rosette, qui voit que je vais lui échapper, serattache obstinément et misérablement aux restes de son espérance,et ma position se complique de plus en plus. – La sensation étrangeque j’avais éprouvée dans le petit ermitage, et le désordreinconcevable où m’avait jetée l’ardeur des caresses de ma belleamoureuse se sont renouvelés plusieurs fois pour moi, quoiquemoins violents ; et souvent, assise auprès de Rosette, sa maindans ma main, l’entendant me parler avec son doux roucoulement, jem’imagine que je suis un homme, comme elle le croit, et que, si jene réponds pas à son amour, c’est pure cruauté de ma part.

Un soir je ne sais par quel hasard, je metrouvai seule dans la chambre verte avec la vieille dame ; –elle avait en main quelque ouvrage de tapisserie, car, malgré sessoixante-huit ans, elle ne restait jamais oisive, voulant, commeelle le disait, achever, avant de mourir, un meuble qu’elle avaitcommencé et auquel elle travaillait depuis déjà fort longtemps. Sesentant un peu fatiguée, elle posa son ouvrage et se renversa dansson grand fauteuil : elle me regardait très attentivement, etses yeux gris pétillaient à travers ses lunettes avec une vivacitéétrange ; elle passa deux ou trois fois sa main sèche sur sonfront ridé, et parut profondément réfléchir. – Le souvenir destemps qui n’étaient plus et qu’elle regrettait donnait à sa figureune mélancolique expression d’attendrissement. – Je me taisais, depeur de la troubler dans ses pensées, et le silence dura quelquesminutes : elle le rompit enfin.

– Ce sont les vrais yeux de Henri, – de moncher Henri, le même regard humide et brillant, le même port detête, la même physionomie douce et fière ; – on dirait quec’est lui. – Vous ne pouvez vous imaginer à quel point va cetteressemblance, monsieur Théodore ; – quand je vous vois, jene puis plus croire que Henri est mort ; je pense qu’il aété seulement faire un long voyage dont le voici enfin revenu. –Vous m’avez fait bien du plaisir et bien de la peine,Théodore : – plaisir, en me rappelant mon pauvre Henri ;peine, en me montrant combien grande est la perte que j’aifaite ; quelquefois je vous ai pris pour son fantôme. – Je nepuis me faire à cette idée que vous nous allez quitter ; il mesemble que je perds mon Henri encore une fois.

Je lui dis que, s’il m’était réellementpossible de rester plus longtemps, je le ferais avec plaisir, maisque mon séjour s’était déjà prolongé bien au-delà des bornes qu’ilaurait dû avoir ; que, du reste, je me proposais bien derevenir, et que le château me laissait de trop agréables souvenirspour l’oublier aussi vite.

– Si fâchée que je sois de votre départ,monsieur Théodore, reprit-elle poursuivant son idée, il y a iciquelqu’un qui le sera plus que moi. – Vous comprenez bien de qui jeveux parler sans que je le dise. Je ne sais pas ce que nous feronsde Rosette quand vous serez parti ; mais ce vieux château estbien triste. Alcibiade est toujours à la chasse, et, pour une jeunefemme comme elle, la société d’une pauvre impotente comme moi n’estpas très récréative.

– Si quelqu’un doit avoir des regrets, cen’est ni vous, madame, ni Rosette, mais bien moi ; vous perdezpeu, moi beaucoup ; vous retrouverez aisément une sociétéplus charmante que la mienne, et il est plus que douteux que jepuisse jamais remplacer celle de Rosette et la vôtre.

– Je ne veux pas me faire une querelle avecvotre modestie, mon cher monsieur, mais je sais ce que je sais, etje dis ce qui est : il est probable que de longtemps nous nereverrons madame Rosette de bonne humeur, car c’est vous maintenantqui faites la pluie et le beau temps sur ses joues. Son deuil vafinir, et il serait vraiment fâcheux qu’elle déposât sa gaieté avecsa dernière robe noire ; cela serait de fort mauvais exempleet tout à fait contraire aux lois ordinaires. C’est une chose quevous pouvez empêcher sans vous donner beaucoup de peine, et quevous empêcherez sans doute, dit la vieille en appuyant beaucoup surles derniers mots.

– Assurément, je ferai tout mon possible pourque votre chère nièce conserve sa belle gaieté, puisque vous mesupposez une telle influence sur elle. Cependant je ne vois guèrecomment je m’y pourrai prendre.

– Oh ! vraiment vous ne voyezguère ! À quoi vous servent vos beaux yeux ? – Je nesavais pas que vous eussiez la vue si courte. Rosette estlibre ; elle a quatre-vingt mille livres de rente où personnen’a rien à voir, et l’on trouve fort jolies des femmes deux foisplus laides qu’elle. Vous êtes jeune, bien fait, et, à ce que jepense, non marié ; la chose me paraît la plus simple du monde,à moins que vous n’ayez pour Rosette une insurmontable horreurce qui est difficile à croire…

– Ce qui n’est pas et ne peut pas être ;car son âme vaut son corps, et elle est de celles qui pourraientêtre laides sans qu’on s’en aperçût ou qu’on les désirâtautrement…

– Elle pourrait être laide impunément, et elleest charmante. – C’est avoir doublement raison ; je ne doutepas de ce que vous dites, mais elle a pris le plus sage parti. –Pour ce qui est d’elle, je répondrais volontiers qu’il y a millepersonnes qu’elle hait plus que vous, et que, si on le luidemandait plusieurs fois, elle finirait peut-être par avouer quevous ne lui déplaisez pas précisément. Vous avez au doigt une baguequi lui irait parfaitement, car vous avez la main aussi petitequ’elle, et je suis presque sûre qu’elle l’accepterait avecplaisir.

La bonne dame s’arrêta quelques instants pourvoir l’effet que ses paroles produiraient sur moi, et je ne sais sielle dut être satisfaite de l’expression de ma figure. – J’étaiscruellement embarrassée et je ne savais que répondre. Dès lecommencement de cet entretien, j’avais vu où tendaient toutes sesinsinuations ; et, quoique je m’attendisse presque à cequ’elle venait de dire, j’en restais toute surprise etinterdite ; je ne pouvais que refuser ; mais quels motifsvalables donner d’un pareil refus ? Je n’en avais aucun, si cen’est que j’étais femme : c’était, il est vrai, un excellentmotif, mais précisément le seul que je ne voulusse pasalléguer.

Je ne pouvais guère me rejeter sur des parentsféroces et ridicules ; tous les parents du monde eussentaccepté une pareille union avec ivresse. Rosette n’eût-elle pas étéce qu’elle était, bonne et belle, et de naissance, les quatre-vingtmille livres de rente eussent levé toute difficulté. – Dire que jene l’aimais pas, ce n’eût été ni vrai ni honnête, car je l’aimaisréellement beaucoup, et plus qu’une femme n’aime une femme. –J’étais trop jeune pour prétendre être engagée ailleurs : ceque je trouvais de mieux à faire, c’était de donner à entendrequ’étant cadet de famille les intérêts de la maison exigeaient quej’entrasse dans l’ordre de Malte, et ne me permettaient pas desonger au mariage : ce qui me faisait le plus grand chagrin dumonde depuis que j’avais vu Rosette.

Cette réponse ne valait pas le diable, et jele sentais parfaitement. La vieille dame n’en fut pas dupe et ne laregarda point comme définitive ; elle pensa que j’avais parléainsi pour me donner le temps de réfléchir et de consulter mesparents. – En effet, une pareille union était tellement avantageuseet inespérée pour moi qu’il n’était pas possible que je larefusasse, même quand je n’eusse que peu ou point aiméRosette ; – c’était une bonne fortune à ne point négliger.

Je ne sais pas si la tante me fit cetteouverture à l’instigation de la nièce, cependant je penche à croireque Rosette n’y était pour rien : elle m’aimait tropsimplement et trop ardemment pour penser à autre chose que mapossession immédiate, et le mariage eût été assurément le dernierdes moyens qu’elle eût employés. – La douairière, qui n’avait pasété sans remarquer notre intimité, qu’elle croyait sans doutebeaucoup plus grande qu’elle ne l’était, avait arrangé tout ce plandans sa tête pour me faire rester auprès d’elle, et remplacer,autant que possible, son cher fils Henri, tué à l’armée, aveclequel elle me trouvait une si frappante ressemblance. Elle s’étaitcomplu dans cette idée et avait profité de ce moment de solitudepour s’expliquer avec moi. Je vis à son air qu’elle ne se regardaitpas comme battue, et qu’elle se proposait de revenir bientôt à lacharge, ce qui me contraria au dernier point.

Rosette, de son côté, fit, la nuit du mêmejour, une dernière tentative qui eut des résultats si graves qu’ilfaut que je t’en fasse un récit à part, et que je ne puis te laraconter dans cette lettre déjà démesurément enflée. – Tu verras àquelles singulières aventures j’étais prédestinée, et comme le cielm’avait taillée d’avance pour être une héroïne de roman ; jene sais pas trop, par exemple, quelle moralité on pourra tirer detout cela, – mais les existences ne sont pas comme les fables,chaque chapitre n’a pas à la queue une sentence rimée. – Biensouvent le sens de la vie est que ce n’est pas la mort. Voilàtout. Adieu, ma chère, je t’embrasse sur tes beaux yeux. Turecevras incessamment la suite de ma triomphantebiographie.

Chapitre 13

 

Théodore, – Rosalinde, – car je ne sais dequel nom vous appeler, – je viens de vous voir tout à l’heure, etje vous écris. – Que je voudrais savoir votre nom de femme !il doit être doux comme le miel et voltiger sur les lèvres plussuave et plus harmonieux que de la poésie ! Jamais je n’eusseosé vous dire cela, et cependant je serais mort de ne pas le dire.– Ce que j’ai souffert, nul ne le sait, nul ne peut le savoir,moi-même je ne pourrais en donner qu’une faible idée ; lesmots ne rendent pas de telles angoisses ; je paraîtrais avoircontourné ma phrase à plaisir, m’être battu les flancs pour diredes choses neuves et singulières, et donner dans les plusextravagantes exagérations, quand je ne peindrais que ce que j’aiéprouvé avec des images à peine suffisantes.

Ô Rosalinde ! je vous aime, je vousadore ; que n’est-il un mot plus fort que celui-là ! Jen’ai jamais aimé, je n’ai jamais adoré personne que vous ; –je me prosterne, je m’anéantis devant vous, et je voudrais forcertoute la création à plier le genou devant mon idole ; vousêtes pour moi plus que toute la nature, plus que moi, plus queDieu ; – il me semble étrange que Dieu ne descende pas du cielpour se faire votre esclave. Où vous n’êtes pas tout est désert,tout est mort, tout est noir ; vous seule peuplez le mondepour moi ; vous êtes la vie, le soleil ; – vous êtestout. – Votre sourire fait le jour, votre tristesse fait lanuit ; les sphères suivent les mouvements de votre corps,et les célestes harmonies se règlent sur vous, ô ma reinechérie ! ô mon beau rêve réel ! Vous êtes vêtue desplendeur, et vous nagez sans cesse dans des effluvesrayonnants.

Il n’y a guère que trois mois que je vousconnais, mais je vous aime depuis bien longtemps. – Avant de vousavoir vue, je languissais déjà d’amour pour vous ; je vousappelais, je vous cherchais, et je me désespérais de ne point vousrencontrer dans mon chemin, car je savais que je ne pourrais jamaisaimer une autre femme. – Que de fois vous m’êtes apparue, – à lafenêtre du château mystérieux, accoudée mélancoliquement au balcon,et jetant au vent des pétales de quelque fleur, ou bien, pétulanteamazone, sur votre cheval turc, plus blanc que neige, traversant augalop les sombres allées de la forêt ! – C’étaient bien vosyeux fiers et doux, vos mains diaphanes, vos beaux cheveuxondoyants et votre demi-sourire, si adorablement dédaigneux. –Seulement vous étiez moins belle, car l’imagination la plus ardenteet la plus effrénée, l’imagination d’un peintre et d’un poète, nepeut atteindre à cette poésie sublime de la réalité. Il y a en vousune source inépuisable de grâces, une fontaine toujoursjaillissante de séductions irrésistibles : vous êtes un écrintoujours ouvert des perles les plus précieuses, et, dans vosmoindres mouvements, dans vos gestes les plus oublieux, dans vosposes les plus abandonnées, vous jetez à chaque instant, avecune profusion royale, d’inestimables trésors de beauté. Si lesmolles ondulations de contour, si les lignes fugitives d’uneattitude pouvaient se fixer et se conserver dans un miroir, lesglaces devant lesquelles vous auriez passé feraient mépriser etregarder comme des enseignes de cabarets les plus divines toiles deRaphaël.

Chaque geste, chaque air de tête, chaqueaspect différent de votre beauté se gravent sur le miroir de monâme avec une pointe de diamant, et rien au monde n’en pourraiteffacer la profonde empreinte ; je sais à quelle place étaitl’ombre, à quelle place était la lumière, le méplat que lustrait lerayon du jour, et l’endroit où le reflet errant se fondait avec lesteintes plus assouplies du cou et de la joue. – Je vous dessineraisabsente ; votre idée pose toujours devant moi.

Tout enfant, je restais des heures entièresdebout devant les vieux tableaux des maîtres, et j’en fouillaisavidement les noires profondeurs. – Je regardais ces belles figuresde saintes et de déesses dont les chairs d’une blancheur d’ivoireou de cire se détachent si merveilleusement des fonds obscurs,carbonisés par la décomposition des couleurs ; j’admirais lasimplicité et la magnificence de leur tournure, la grâce étrange deleurs mains et de leurs pieds, la fierté et le beau caractère deleurs traits, à la fois si fins et si fermes, le grandiose desdraperies qui voltigeaient autour de leurs formes divines, et dontles plis purpurins semblaient s’allonger comme des lèvres pourembrasser ces beaux corps. – À force de plonger opiniâtrement mesyeux sous le voile de fumée, épaissi par les siècles, ma vue setroublait, les contours des objets perdaient leur précision, et uneespèce de vie immobile et morte animait tous ces pâles fantômes desbeautés évanouies ; je finissais par trouver que ces figuresavaient une vague ressemblance avec la belle inconnue que j’adoraisau fond de mon cœur ; je soupirais en pensant que celle que jedevais aimer était peut-être une de celles-là, et qu’elle étaitmorte depuis trois cents ans. Cette idée m’affectait souvent aupoint de me faire verser des larmes, et j’entrais contre moi en degrandes colères de n’être pas né au seizième siècle, où toutes cesbelles avaient vécu. – Je trouvais que c’étaient de ma part unemaladresse et une gaucherie impardonnables.

Lorsque j’avançai en âge, le doux fantômem’obséda encore plus étroitement. Je le voyais toujours entre moiet les femmes que j’avais pour maîtresses, souriant d’un airironique et raillant leur beauté humaine de toute la perfection desa beauté divine. Il me faisait trouver laides des femmesréellement charmantes et faites pour rendre heureux quiconquen’aurait pas été épris de cette ombre adorable dont je ne croyaispas que le corps existât et qui n’était que le pressentiment devotre propre beauté. Ô Rosalinde ! que j’ai été malheureux àcause de vous, avant de vous connaître ! ô Théodore !que j’ai été malheureux à cause de vous, après vous avoirconnu ! -Si vous voulez, vous pouvez m’ouvrir le paradis demes rêves. Vous êtes debout sur le seuil, comme un ange gardienenveloppé dans ses ailes, et vous en tenez la clef d’or entre vosbelles mains. – Dites, Rosalinde, dites, levoulez-vous ?

Je n’attends qu’un mot de vous pour vivre oupour mourir : – le prononcerez-vous ? Êtes-vous Apollonchassé du ciel, ou la blanche Aphrodite sortant du sein de lamer ? où avez-vous laissé votre char de pierreries attelé dequatre chevaux de flamme ? Qu’avez-vous fait de votre conquede nacre et de vos dauphins à la queue azurée ? – quellenymphe amoureuse a fondu son corps dans le vôtre au milieu d’unbaiser, ô beau jeune homme, plus charmant que Cyparisse etqu’Adonis, plus adorable que toutes les femmes !

Mais vous êtes une femme, nous ne sommes plusau temps des métamorphoses ; – Adonis et Hermaphrodite sontmorts, – et ce n’est plus par un homme qu’un pareil degré de beautépourrait être atteint ; car, depuis que les héros et les dieuxne sont plus, vous seules conservez dans vos corps de marbre, commedans un temple grec, le précieux don de la forme anathématisée parChrist, et faites voir que la terre n’a rien à envier auciel ; vous représentez dignement la première divinité dumonde, la plus pure symbolisation de l’essence éternelle, – labeauté.

Dès que je vous ai vue, quelque chose s’estdéchiré en moi, un voile est tombé, une porte s’est ouverte, jeme suis senti intérieurement inondé par des vagues delumière ; j’ai compris que ma vie était devant moi, et quej’étais enfin arrivé au carrefour décisif. – Les parties obscureset perdues de la figure à moitié rayonnante que je cherchais àdémêler dans l’ombre se sont illuminées subitement ; lesteintes rembrunies qui noyaient le fond du tableau se sontdoucement éclairées ; une tendre lueur rosée a glissé surl’outremer un peu verdi des lointains ; les arbres qui neformaient que des silhouettes confuses ont commencé à se découperd’une manière plus nette ; les fleurs chargées de rosée ontpiqué de points brillants la sourde verdure du gazon. J’ai vu lebouvreuil avec sa poitrine écarlate au bout d’une branche desureau, le petit lapin blanc aux yeux roses et aux oreillesdroites, qui sort sa tête entre deux brins de serpolet et passe sapatte sur son museau, et le cerf craintif qui vient boire à lasource et mirer sa ramure dans l’eau. – Du matin où le soleil del’amour s’est levé sur ma vie, tout a changé ; là oùvacillaient dans l’ombre des formes à peine indiquées que leurincertitude rendait terribles ou monstrueuses se dessinent avecélégance des groupes d’arbres en fleurs, des colliness’arrondissent en gracieux amphithéâtres, des palais d’argent avecleurs terrasses chargées de vases et de statues baignent leurspieds dans les lacs d’azur et semblent nager entre deuxciels ; ce que je prenais dans l’obscuritépour un dragon gigantesque aux ailes armées d’ongles et rampant surla nuit avec ses pattes écaillées n’est qu’une felouque à la voilede soie, aux avirons peints et dorés, pleine de femmes et demusiciens, et cet effroyable crabe que je croyais voir agiterau-dessus de ma tête ses crochets et ses pinces n’est qu’un palmierà éventail dont la brise nocturne remuait les feuilles étroites etlongues. – Mes chimères et mes erreurs se sont évanouies : –j’aime.

Désespérant de vous trouver jamais, j’accusaismon rêve de mensonge et je faisais des querelles furieuses ausort : – je me disais que j’étais bien fou de chercher unpareil type, ou que la nature était bien inféconde et le Créateurbien inhabile de ne pouvoir réaliser la simple pensée de mon cœur.– Prométhée avait eu ce noble orgueil de vouloir faire un homme etde rivaliser avec Dieu ; moi, j’avais créé une femme, et jecroyais qu’en punition de mon audace un désir toujours inassouvi merongerait le foie comme un autre vautour ; je m’attendais àêtre enchaîné avec des fers de diamant sur une roche chenue au borddu sauvage Océan, – mais les belles nymphes marines aux longscheveux verts, élevant au-dessus des flots leur gorge blanche etpointue, et montrant au soleil leur corps de nacre de perle toutruisselant des pleurs de la mer, ne seraient point venuess’accouder sur le rivage pour me faire la conversation et meconsoler dans ma peine comme dans la pièce du vieil Eschyle. Iln’en a point été ainsi.

Vous êtes venue, et j’ai dû reprocher sonimpuissance à mon imagination. – Mon tourment n’a pas été celui queje craignais, d’être perpétuellement en proie à une idée sur uneroche stérile : mais je n’en ai pas moins souffert. J’avais vuqu’en effet vous existiez, que mes pressentiments ne m’avaientpoint menti sur ce point ; mais vous vous êtes présentée à moiavec la beauté ambiguë et terrible du sphinx. Comme Isis, lamystérieuse déesse, vous étiez enveloppée d’un voile que je n’osaissoulever de peur de tomber mort.

Si vous saviez, sous mes apparencesdistraites, avec quelle attention haletante et inquiète je vousobservais et vous suivais jusque dans vos moindresmouvements ! Rien ne m’échappait ; comme je regardaisardemment le peu qui paraissait de votre chair au cou ou auxpoignets pour tâcher de constater votre sexe ! Vos mains ontété pour moi le sujet d’études profondes, et je puis dire que j’enconnais les moindres sinuosités, les plus imperceptibles veines, laplus légère fossette ; vous seriez cachée des pieds à la têtesous le plus impénétrable domino que je vous reconnaîtrais à voirseulement un de vos doigts. J’analysais les ondulations de votremarche, la manière dont vous posiez les pieds, dont vous releviezvos cheveux ; je cherchais à surprendre votre secret dansl’habitude de votre corps. – Je vous épiais surtout à ces heures demollesse où les os semblent retirés du corps et où les membress’affaissent et ploient comme s’ils étaient dénoués, pour voir sila ligne féminine se prononcerait plus hardiment dans cet oubli etcette nonchalance. Jamais personne n’a été couvé du regard aussiardemment que vous.

Je m’oubliais dans cette contemplation pendantdes heures entières. Retiré dans quelque coin du salon, ayant enmain un livre que je ne lisais point, ou tapi derrière le rideau dema chambre, lorsque vous étiez dans la vôtre et que les jalousiesde votre fenêtre étaient levées, alors, bien pénétré de la beautémerveilleuse qui se répand autour de vous et vous fait comme uneatmosphère lumineuse, je me disais : Assurément c’est unefemme ; – puis tout à coup un mouvement brusque et hardi, unaccent viril ou quelque façon cavalière détruisait dans une minutemon frêle édifice de probabilités, et me rejetait dans mesirrésolutions premières.

Je voguais à pleines voiles sur l’océan sansbornes de la rêverie amoureuse, et vous veniez me chercher pourfaire des armes ou jouer à la paume avec vous ; la jeunefille, transformée en jeune cavalier, me donnait de terribles coupsde bâton et me faisait sauter le fleuret des mains aussi prestementet aussi lestement que le spadassin le mieux rompu àl’escrime ; à chaque instant de la journée, c’était quelquedésappointement pareil.

J’allais m’approcher de vous pour vousdire : – Ma chère belle, c’est vous que j’adore, et je vousvoyais vous pencher tendrement à l’oreille d’une dame et luisouffler à travers ses cheveux des bouffées de madrigaux et decompliments. – Jugez de ma situation. – Ou bien quelque femme, que,dans ma jalousie étrange, j’eusse écorchée vive avec la plus grandevolupté du monde, se penchait à votre bras, vous tirait à part pourvous confier je ne sais quels puérils secrets, et vous tenait desheures entières dans une embrasure de la croisée.

J’enrageais de voir les femmes vous parler,car cela me faisait croire que vous étiez un homme, et,l’eussiez-vous été, je ne l’aurais souffert qu’avec une peineextrême. – Quand les hommes approchaient librement etfamilièrement, j’étais encore plus jaloux, parce que je songeaiscela, que vous étiez une femme et qu’ils en avaient peut-être lesoupçon comme moi ; j’étais en proie aux passions les pluscontraires, et je ne savais à quoi me fixer.

Je me colérais contre moi-même, je m’adressaisles plus durs reproches d’être ainsi tourmenté par un semblableamour, et de n’avoir pas la force d’arracher de mon cœur cetteplante vénéneuse qui y était poussée en une nuit comme unchampignon empoisonné ; je vous maudissais, je vous appelaismon mauvais génie ; j’ai cru même un instant que vous étiezBelzébuth en personne, car je ne pouvais m’expliquer la sensationque j’éprouvais devant vous.

Quand j’étais bien persuadé que vous n’étiezen effet rien autre chose qu’une femme déguisée,l’invraisemblance des motifs dont je cherchais à justifier unpareil caprice me replongeait dans mon incertitude, et je meremettais de nouveau à déplorer que la forme que j’avais rêvée pourl’amour de mon âme se trouvât appartenir à quelqu’un du même sexeque moi ; – j’accusais le hasard qui avait habillé un hommed’apparences si charmantes, et, pour mon malheur éternel, mel’avait fait rencontrer au moment où je n’espérais plus voir seréaliser l’idée absolue de pure beauté que je caressais depuis silongtemps dans mon cœur.

Maintenant, Rosalinde, j’ai la certitudeprofonde que vous êtes la plus belle des femmes ; je vous aivue dans le costume de votre sexe, j’ai vu vos épaules et vos brassi purs et si correctement arrondis. Le commencement de votrepoitrine que votre gorgerette laissait entrevoir ne peut appartenirqu’à une jeune fille : ni Méléagre le beau chasseur, niBacchus l’efféminé, avec leurs formes douteuses, n’ont jamais euune pareille suavité de lignes ni une si grande finesse de peau,quoiqu’ils soient tous les deux de marbre de Paros et polis par lesbaisers amoureux de vingt siècles. – Je ne suis plus tourmenté dece côté-là. – Mais ce n’est pas tout : vous êtes femme, et monamour n’est plus répréhensible, je puis m’y livrer sans remords etm’abandonner au flot qui m’emporte vers vous ; si grande, sieffrénée que soit la passion que j’éprouve, elle est permise etje la puis avouer ; mais vous, Rosalinde, pour qui je brûlaisen silence et qui ignoriez l’immensité de mon amour, vous que cetterévélation tardive ne fera peut-être que surprendre, ne mehaïssez-vous pas, m’aimez-vous, pourrez-vous m’aimer ? Je nesais, – et je tremble, et je suis plus malheureux encorequ’auparavant.

– Par instants, il me semble que vous ne mehaïssez pas ; – quand nous avons joué Comme il vousplaira, vous avez donné à certaines parties de votre rôle unaccent particulier qui en augmentait le sens, et m’engageait, enquelque sorte à me déclarer. – J’ai cru voir dans vos yeux et dansvotre sourire de gracieuses promesses d’indulgence et sentir votremain répondre à la pression de la mienne. – Si je m’étais trompé, ôDieu ! c’est une chose à quoi je n’ose pas réfléchir. –Encouragé par tout cela et poussé par mon amour, je vous ai écrit,car l’habit que vous portez se prête mal à de tels aveux, et millefois la parole s’est arrêtée sur mes lèvres ; bien que j’eussel’idée et la ferme conviction que je parlais à une femme, cecostume viril effarouchait toutes mes tendres pensées amoureuses,et les empêchait de prendre leur vol vers vous.

Je vous en supplie, Rosalinde, si vous nem’aimez pas encore, tâchez de m’aimer, moi qui vous ai aimée malgrétout, sous le voile dont vous vous enveloppez, par pitié pour noussans doute ; ne vouez pas le reste de ma vie au plus affreuxdésespoir et au plus morne découragement ; songez que jevous adore depuis que le premier rayon de la pensée a lui dans matête, que vous m’étiez révélée d’avance, et que, lorsque j’étaistout petit, vous m’apparaissiez en songe avec une couronne degouttes de rosée, deux ailes prismatiques et la petite fleur bleueà la main ; que vous êtes le but, le moyen et le sens de mavie ; que, sans vous, je ne suis rien qu’une vaine apparence,et que, si vous soufflez sur cette flamme que vous avez allumée, ilne restera au fond de moi qu’une pincée de poussière plus fine etplus impalpable que celle qui saupoudre les propres ailes de lamort. – Rosalinde, vous qui avez tant de recettes pour guérir lemal d’amour, guérissez-moi, car je suis bien malade ; jouezvotre rôle jusqu’au bout, jetez les habits du beau Ganymède, ettendez votre blanche main au plus jeune fils du brave chevalierRowland des Bois.

Chapitre 14

 

J’étais à ma fenêtre occupée à regarder lesétoiles qui s’épanouissaient joyeusement aux parterres du ciel, età respirer le parfum des belles-de-nuit que m’apportait une brisemourante. – Le vent de la croisée ouverte avait éteint ma lampe, ladernière qui restât allumée dans le château. Ma pensée dégénéraiten vague rêverie, et une espèce de somnolence commençait à meprendre ; cependant je restais toujours accouder sur labalustrade de pierre, soit que je fusse fascinée par le charme dela nuit, soit par nonchalance et par oubli. – Rosette, ne voyantplus briller ma lampe et ne pouvant me distinguer à cause d’ungrand angle d’ombre qui tombait précisément sur la fenêtre, avaitcru sans doute que j’étais couchée, et c’était ce qu’elle attendaitpour risquer une dernière et désespérée tentative. – Elle poussa sidoucement la porte que je ne l’entendis pas entrer, et qu’elleétait à deux pas de moi avant que je m’en fusse aperçue. Elle futtrès étonnée de me voir encore levée ; mais, se remettantbientôt de sa surprise, elle vint à moi et me prit le bras enm’appelant deux fois par mon nom : – Théodore,Théodore !

– Quoi ! vous, Rosette, ici, à cetteheure, toute seule, sans lumière, dans un déshabillé aussicomplet !

Il faut te dire que la belle n’avait sur ellequ’une mante de nuit en batiste excessivement fine, et latriomphante chemise bordée de dentelles que je n’avais pas vouluvoir le jour de la fameuse scène dans le petit kiosque du parc.Ses bras, polis et froids comme le marbre, étaient entièrement nus,et la toile qui couvrait son corps était si souple et si diaphanequ’elle laissait voir les boutons des seins, comme à ces statuesdes baigneuses couvertes d’une draperie mouillée.

– Est-ce un reproche, Théodore, que vous mefaites là ? ou n’est-ce qu’une simple phrase purementexclamative ? Oui, moi, Rosette, la belle dame ici, dans votrechambre à vous, non dans la mienne où je devrais être, à onzeheures du soir et peut-être minuit, sans duègne, ni chaperon, nisoubrette, presque nue, en simple peignoir de nuit ; – celaest bien étonnant, n’est-ce pas ? – J’en suis aussi surpriseque vous, et je ne sais trop quelle explication vous en donner.

En disant cela, elle me passa un de ses brasautour du corps, et se laissa tomber sur le pied de mon lit defaçon à m’entraîner avec elle.

– Rosette, lui dis-je en m’efforçant de medégager, je m’en vais tâcher de rallumer la lumière ; rienn’est triste comme l’obscurité dans une chambre ; et puis,c’est vraiment un meurtre de ne pas y voir clair quand vous êtes làet de se priver du spectacle de vos beautés. – Permettez qu’aumoyen d’un morceau d’amadou et d’une allumette, je me fasse unpetit soleil portatif qui mette en relief tout ce que la nuitjalouse efface sous ses ombres.

– Ce n’est pas la peine ; j’aimeautant que vous ne voyiez pas ma rougeur ; je me sens lesjoues toutes brûlantes, car c’est à mourir de honte. Elle se jetala figure contre ma poitrine ; elle resta quelques minutesainsi, comme suffoquée par son émotion.

Moi, pendant ce temps-là, je passaismachinalement mes doigts dans les longues boucles de ses cheveuxdéroulés ; je cherchais dans ma cervelle quelque honnêteéchappatoire pour me tirer d’embarras, et je n’en trouvais point,car j’étais acculée dans mes derniers retranchements, et Rosetteparaissait parfaitement décidée à ne pas sortir de la chambre commeelle y était entrée. – Son habillement avait une désinvoltureformidable, et qui ne promettait rien de bon. Je n’avais moi-mêmequ’une robe de chambre ouverte et qui eût fort mal défendu monincognito, en sorte que j’étais on ne peut plus inquiète de l’issuede la bataille.

– Théodore, écoutez-moi, dit Rosette en serelevant et en rejetant ses cheveux des deux côtés de sa figure,autant que je pus le discerner à la faible lueur que les étoiles etun croissant de lune très mince, qui commençait à se lever,jetaient dans la chambre dont la croisée était restéeouverte ; – la démarche que je fais est étrange ; – toutle monde me blâmerait de l’avoir faite. – Mais vous allez partirbientôt, et je vous aime ! Je ne puis vous laisser ainsi sansm’être expliquée avec vous. – Peut-être ne reviendrez-vousjamais ; peut-être est-ce la première et la dernière fois queje dois vous voir. – Qui sait où vous irez ? Mais où que vousalliez, vous emporterez mon âme et ma vie avec vous. – Si vousétiez resté, je n’en serais pas venue à cette extrémité. Le bonheurde vous contempler, de vous entendre, de vivre à côté de vous m’eûtsuffi : je n’eusse rien demandé de plus. J’aurais renfermé monamour dans mon cœur ; vous auriez cru n’avoir en moi qu’unebonne et sincère amie ; – mais cela ne peut pas être. Vousdites qu’il faut absolument que vous partiez. – Cela vous ennuie,Théodore, de me voir ainsi attachée à vos pas comme une ombreamoureuse qui ne peut que vous suivre et qui voudrait se fondre àvotre corps ; il doit vous déplaire de retrouver toujoursderrière vous des yeux suppliants et des mains tendues pour saisirle bord de votre manteau.

Je le sais, mais je ne puis m’empêcher de lefaire.

Au reste, vous ne pouvez pas vous enplaindre ; c’est votre faute. – J’étais calme, tranquille,presque heureuse avant de vous connaître. – Vous arrivez beau,jeune, souriant, pareil à Phoebus le dieu charmant. – Vous avezpour moi les soins les plus empressés, les plus délicatesattentions ; jamais cavalier ne fut plus spirituel et plusgalant. Vos lèvres chaque minute laissaient tomber des roses et desrubis ; – tout devenait pour vous une occasion de madrigal, etvous savez détourner les phrases les plus insignifiantes pour enfaire d’adorables compliments. – Une femme qui vous auraitd’abord mortellement haï aurait fini par vous aimer, et moi, jevous aimais dès l’instant où je vous avais vu. – Pourquoiparaissiez-vous donc surpris, ayant été si aimable, d’être tantaimé ? N’est-ce pas une conséquence toute naturelle ? Jene suis ni une folle, ni une évaporée, ni une petite filleromanesque qui s’éprend de la première épée qu’elle voit. J’ai dumonde, et je sais ce que c’est que la vie. Ce que je fais, toutefemme, même la plus vertueuse ou la plus prude, en eût fait autant.– Quelle idée et quelle intention aviez-vous ? celle de meplaire, j’imagine, car je n’en puis supposer d’autre. Comment sefait-il donc que vous avez ; en quelque sorte, l’air fâché d’yavoir si bien réussi ? Ai-je fait, sans le vouloir, quelquechose qui vous ait déplu ? – Je vous en demande pardon. Est-ceque vous ne me trouvez plus belle, ou avez-vous découvert en moiquelque défaut qui vous rebute ? – Vous avez le droit d’êtredifficile en beauté, mais ou vous avez menti étrangement, ou jesuis belle aussi, moi ! – Je suis jeune comme vous, et je vousaime ; pourquoi maintenant me dédaignez-vous ? Vous vousempressiez tant autour de moi, vous souteniez mon bras avec unesollicitude si constante, vous pressiez si tendrement la main queje vous abandonnais, vous leviez vers moi des paupières silangoureuses : si vous ne m’aimiez pas, à quoi bon tout cemanège ? Auriez-vous eu par hasard cette cruauté d’allumerl’amour dans un cœur pour vous en faire ensuite un sujet derisée ? Ah ! ce serait une horrible raillerie, uneimpiété et un sacrilège ! ce ne pourrait être que l’amusementd’une âme affreuse, et je ne puis croire cela de vous, toutinexplicable que soit votre conduite envers moi. Quelle est donc lacause de ce revirement subit ? Quant à moi, je n’y en voispoint. – Quel mystère cache une pareille froideur ? – Je nepuis croire que vous ayez de la répugnance pour moi ; ce quevous avez fait prouve que non, car on ne courtise pas aussivivement une femme pour qui l’on a du dégoût, fût-on le plus grandfourbe de la terre. Ô Théodore, qu’avez-vous contre moi ? quivous a changé ainsi ? que vous ai-je fait ? – Si l’amourque vous paraissiez avoir pour moi s’est envolé, le mien,hélas ! est resté, et je ne puis l’arracher de mon cœur. –Ayez pitié de moi, Théodore, car je suis bien malheureuse. – Faitesdu moins semblant de m’aimer un peu, et dites-moi quelques doucesparoles ; cela ne vous coûtera pas beaucoup, à moins que vousn’ayez pour moi une insurmontable horreur…

En cet endroit pathétique de son discours, sessanglots étouffèrent complètement sa voix ; elle croisa sesdeux mains sur mon épaule et s’y appuya le front dans une attitudetout à fait désespérée. Tout ce qu’elle disait était on ne peutplus juste, et je n’avais rien de bon à répondre. – Je ne pouvaisprendre la chose sur le ton du persiflage. Cela n’eût pas étéconvenable. – Rosette n’était pas de ces créatures que l’on pûttraiter aussi légèrement ; – j’étais d’ailleurs troptouchée pour le pouvoir faire. – Je me sentais coupable de m’êtrejouée ainsi du cœur d’une femme charmante, et j’en éprouvais leplus vif et le plus sincère remords du monde.

Voyant que je ne répondais rien, la chèreenfant poussa un long soupir et fit un mouvement comme pour selever, mais elle retomba affaissée sous son émotion ; – puiselle m’entoura de ses bras dont la fraîcheur pénétrait monpourpoint, posa sa figure sur la mienne et se mit à pleurersilencieusement.

Cela me fit un effet singulier de sentir ainsiruisseler sur ma joue cet intarissable courant de larmes qui nepartait pas de mes yeux. – Je ne tardai pas à y mêler les miennes,et ce fut une véritable pluie amère à causer un nouveau déluge, sielle eût duré seulement quarante jours.

La lune en cet instant-là vint donnerprécisément sur la fenêtre ; un pâle rayon plongea dans lachambre et éclaira d’une lueur bleuâtre notre groupe taciturne.

Avec son peignoir blanc, ses bras nus, sapoitrine et sa gorge découvertes, presque de la même couleur queson linge, ses cheveux épars et son air douloureux, Rosette avaitl’air d’une figure d’albâtre de la Mélancolie assise sur untombeau. Quant à moi, je ne sais trop quelle figure je pouvaisavoir, attendu que je ne me voyais pas et qu’il n’y avait point deglace qui pût réfléchir mon image, mais je pense que j’aurais trèsbien pu poser pour une statue de l’Incertitudepersonnifiée.

J’étais émue, et je fis à Rosette quelquescaresses plus tendres qu’à l’ordinaire ; de ses cheveux mamain était descendue à son cou velouté, et de là à son épaule rondeet polie que je flattais doucement et dont je suivais la lignefrémissante. L’enfant vibrait sous mon toucher comme un claviersous les doigts d’un musicien ; sa chair tressaillait etsautait brusquement, et d’amoureux frissons couraient le long deson corps.

Moi-même j’éprouvais une espèce de désir vagueet confus dont je ne pouvais démêler le but, et je sentais unegrande volupté à parcourir ces formes pures et délicates. – Jequittai son épaule, et, profitant de l’hiatus d’un pli, j’enfermaisubitement dans ma main sa petite gorge effarée, qui palpitaitéperdument comme une tourterelle surprise au nid ; – del’extrême contour de sa joue, que j’effleurais d’un baiser à peinesensible, j’arrivai à sa bouche mi-ouverte : nous restâmesainsi quelque temps. – Je ne sais pas, par exemple, si ce fut deuxminutes, ou un quart d’heure, ou une heure ; car j’avaistotalement perdu la notion du temps, et je ne savais pas si j’étaisau ciel ou sur la terre, ici ou ailleurs, morte ou vivante. Le vincapiteux de la volupté m’avait tellement enivrée à la premièregorgée que j’avais bue que tout ce que j’avais de raison s’en étaitallé. – Rosette me nouait de plus en plus avec ses bras etm’enveloppait de son corps ; – elle se penchait sur moiconvulsivement et me pressait sur sa poitrine nue ethaletante ; à chaque baiser, sa vie semblait accourir toutentière à la place touchée, et abandonner le reste de sa personne.– Des idées singulières me passaient par la tête ; j’aurais,si je n’avais craint de trahir mon incognito, laissé un champ libreaux élans passionnés de Rosette, et peut-être aurais-je faitquelque vaine et folle tentative pour donner un semblant de réalitéà cette ombre de plaisir que ma belle amoureuse embrassait avectant d’ardeur ; je n’avais pas encore eu d’amant ; et cesvives attaques, ces caresses réitérées, le contact de ce beaucorps, ces doux noms perdus dans des baisers me troublaient audernier point, – quoiqu’ils fussent d’une femme ; – et puiscette visite nocturne, cette passion romanesque, ce clair de lune,tout cela avait pour moi une fraîcheur et un charme de nouveautéqui me faisaient oublier qu’au bout du compte je n’étais pas unhomme.

Pourtant, faisant un grand effort surmoi-même, je dis à Rosette qu’elle se compromettait horriblement envenant dans ma chambre à une pareille heure et y restant aussilongtemps, que ses femmes pourraient s’apercevoir de son absence etvoir qu’elle n’avait pas passé la nuit dans son appartement.

Je dis cela si mollement que Rosette, pourtoute réponse, laissa tomber sa mante de batiste et ses pantoufles,et se glissa dans mon lit comme une couleuvre dans une jatte delait ; car elle imaginait que mes habits m’empêchaientseuls d’en venir à des démonstrations plus précises, et que c’étaitl’unique obstacle qui me retenait. Elle croyait, la pauvre enfantque l’heure du berger, si laborieusement amenée allait enfin sonnerpour elle ; mais il ne sonna que deux heures du matin. – Masituation était on ne peut plus critique, lorsque la porte tournasur ses gonds et donna passage au même chevalier Alcibiade enpersonne ; il tenait un bougeoir d’une main et son épée del’autre.

Il alla droit au lit, dont il rejeta lacouverture, et, mettant la lumière sous le nez de Rosetteconfondue, il lui dit d’un ton goguenard : – Bonjour, ma sœur.– La petite Rosette n’eut pas la force de trouver une parole pourrépondre.

– Il paraît donc, ma très chère et trèsvertueuse sœur, qu’ayant jugé dans votre sagesse que le lit duseigneur Théodore était plus douillet que le vôtre vous êtes venuevous y coucher ? ou peut-être revient-il des esprits dansvotre chambre, et avez-vous pensé que vous seriez plus en sûretédans celle-ci, sous la garde du susdit seigneur ? – C’est fortbien vu. – Ah ! monsieur le chevalier de Sérannes, vous avezfait les doux yeux à madame notre sœur, et vous croyez qu’il n’ensera que cela. – J’estime qu’il ne serait pas malsain de nouscouper un peu la gorge, et, si vous aviez cette complaisance, jevous serais infiniment obligé. – Théodore, vous avez abusé del’amitié que j’avais pour vous, et vous me faites repentir de labonne opinion que j’avais tout d’abord formée sur la loyauté devotre caractère : c’est mal, très mal.

Je ne pouvais me défendre d’une manièrevalable : les apparences étaient contre moi. Qui m’auraitcrue, si j’avais dit, comme cela était en effet, que Rosetten’était venue dans ma chambre que malgré moi, et que, loin dechercher à lui plaire, je faisais tout mon possible pour ladétourner de moi ? – Je n’avais qu’une chose à dire, je ladis. – Seigneur Alcibiade, nous nous couperons tout ce que vousvoudrez.

Pendant ce colloque, Rosette n’avait pasmanqué de s’évanouir selon les plus saines règles dupathétique ; – j’allai à une coupe de cristal pleine d’eau oùplongeait la queue d’une grosse rose blanche à moitié effeuillée,et je lui jetai quelques gouttes à la figure, ce qui la fit revenirà elle promptement.

Ne sachant trop quelle contenance tenir, ellese blottit dans la ruelle et fourra sa jolie tête sous lacouverture, comme un oiseau qui s’arrange pour dormir. – Elle avaittellement ramassé les draps et les coussins autour d’elle qu’il eûtété fort difficile de discerner ce qu’il y avait sous cemonceau ; – quelques petits soupirs flûtés, qui en sortaientde temps à autre, pouvaient seuls faire deviner que c’était unejeune pécheresse repentante, ou du moins excessivement fâchée den’être pécheresse que d’intention et non de fait : ce quiétait le cas de l’infortunée Rosette.

Monsieur le frère, n’ayant plus d’inquiétudesur sa saur, reprit le dialogue, et me dit d’un ton un peu plusdoux : – Il n’est pas absolument indispensable de nous couperla gorge sur-le-champ, c’est un moyen extrême qu’on est toujours àtemps d’employer. – Écoutez : – la partie n’est pas égaleentre nous. Vous êtes de la première jeunesse et beaucoup moinsvigoureux que moi, si nous nous battions, je vous tuerais ou jevous estropierais assurément, – et je ne voudrais ni vous tuer nivous défigurer, – ce serait dommage ; Rosette, qui est là-bassous la couverture et qui ne dit mot, m’en voudrait toute savie ; car elle est rancunière et mauvaise comme une tigressequand elle s’y met, cette chère petite colombe. Vous ne savez pascela, vous qui êtes son prince Galaor, et qui n’en recevez que decharmantes douceurs ; mais il n’y fait pas bon. Rosette estlibre, vous aussi ; il paraît que vous n’êtes pasirréconciliablement ennemis ; son veuvage va finir, et lachose se trouve le mieux du monde. Épousez-la ; elle n’aurapas besoin de retourner coucher chez elle, et moi, de cettefaçon-là, je serai dispensé de vous prendre pour fourreau de monépée, ce qui ne serait agréable ni pour vous ni pour moi ; –que vous en semble ?

Je dus faire une horrible grimace, car cequ’il me proposait était de toutes les choses du monde la plusinexécutable pour moi : j’aurais plutôt marché à quatrepattes contre le plafond comme les mouches, et décroché le soleilsans prendre de marchepied pour me hausser, que de faire ce qu’ilme demandait, et cependant la dernière proposition était plusagréable incontestablement que la première.

Il parut surpris que je n’acceptasse pas avectransport – et il répéta ce qu’il avait dit comme pour me donner letemps de répliquer.

– Votre alliance est on ne peut plus honorablepour moi, et je n’eusse jamais osé y prétendre : je sais quec’est une fortune inouïe pour un jeune homme qui n’a point encorede rang ni de consistance dans le monde, et que les plus illustress’en estimeraient tout heureux ; – mais cependant je ne puisque persister dans mon refus, et, puisque j’ai la liberté du choixentre le duel et le mariage, je préfère le duel. – C’est un goûtsingulier, – et que peu de gens auraient, – mais c’est le mien.

Ici Rosette souffla le plus douloureux sanglotdu monde, sortit sa tête de dessous l’oreiller, et l’y rentraaussitôt comme un limaçon dont on frappe les cornes, en voyant macontenance impassible et délibérée.

– Ce n’est pas que je n’aime point madameRosette, je l’aime infiniment ; mais j’ai des raisons de nepoint me marier, que vous-même trouveriez excellentes, s’il m’étaitpossible de vous les dire. – Au reste, les choses n’ont pas étéaussi loin que l’on pourrait le croire d’après lesapparences ; hors quelques baisers qu’une amitié un peu vivesuffit à expliquer et à justifier, il n’y a rien entre nous dont onne puisse convenir, et la vertu de votre sœur est assurément laplus intacte et la plus nette du monde. – Je lui devais cetémoignage. – Maintenant, à quelle heure nous battons-nous,monsieur Alcibiade, et à quel endroit ?

– Ici, sur-le-champ, cria Alcibiade ivre defureur.

– Y pensez-vous ? devantRosette !

– Dégaine, misérable, ou je t’assassine,continua-t-il en brandissant son épée et en l’agitant autour de satête.

– Sortons au moins de la chambre.

– Si tu ne te mets pas en garde, je vais teclouer contre le mur comme une chauve-souris, mon beau Céladon, ettu auras beau battre de l’aile, tu ne te décrocheras pas, je t’enavertis. – Et il fondit sur moi l’épée haute.

Je tirai ma rapière, car il l’aurait faitcomme il le disait, et je me contentai d’abord de parer les bottesqu’il me portait.

Rosette fit un effort surhumain pour venir sejeter entre nos épées, car les deux combattants lui étaientégalement chers ; mais ses forces la trahirent, et elle roulasans connaissance sur le pied du lit.

Nos fers étincelaient et faisaient le bruitd’une enclume, car le peu d’espace que nous avions nous forçait àengager nos épées de très près.

Alcibiade manqua deux ou trois fois dem’atteindre, et, si je n’eusse pas eu un excellent maître en faitd’armes, ma vie aurait couru le plus grand danger ; car ilétait d’une adresse étonnante et d’une force prodigieuse. Il épuisatoutes les ruses et les feintes de l’escrime pour me toucher.Enragé de ne pouvoir y parvenir, il se découvrit deux ou troisfois ; je n’en voulus pas profiter ; mais il revenait àla charge avec un emportement si acharné et si sauvage que je fusforcée de saisir les jours qu’il me laissait ; et puis cebruit et ces éclairs tourbillonnants de l’acier m’enivraient etm’éblouissaient. Je ne pensais pas à la mort, je n’avais pas lamoindre peur ; cette pointe aiguë et mortelle qui me venaitdevant les yeux à chaque seconde ne me faisait pas plus d’effet quesi je me fusse battue avec des fleurets boutonnés ; seulementj’étais indignée de la brutalité d’Alcibiade, et le sentiment demon innocence parfaite augmentait encore cette indignation. Jevoulais seulement lui piquer le bras ou l’épaule pour lui fairetomber son épée des mains, car j’avais essayé vainement de la luifaire sauter. – Il avait un poignet de fer, et le diable ne le luieût pas fait bouger.

Enfin il me porta une botte si vive et si àfond que je ne pus la parer qu’à demi ; ma manche futtraversée, et je sentis le froid du fer sur mon bras ; mais jene fus pas blessée. À cette vue, la colère me prit, et, au lieu deme défendre, j’attaquai à mon tour ; – je ne songeai plus quec’était le frère de Rosette, et je fondis sur lui comme si c’eûtété mon ennemi mortel. Profitant d’une fausse position de son épée,je lui poussai une flanconade si bien liée que je l’atteignis aucôté : il fit ho ! et tomba en arrière.

Je le crus mort, mais il n’était réellementque blessé, et sa chute provenait d’un faux pas qu’il avait fait enessayant de rompre. – Je ne puis t’exprimer, Graciosa, la sensationque j’éprouvai ; certes, ce n’est pas une réflexion difficileà faire qu’en frappant de la chair avec une pointe fine ettranchante on y percera un trou, et qu’il en jaillira du sang.Cependant je tombai dans une stupeur profonde en voyant ruisselerdes filets rouges sur le pourpoint d’Alcibiade. – Je n’imaginaispas sans doute qu’il en sortirait du son, comme du ventre crevéd’un poupard ; mais je sais que jamais de ma vie je n’éprouvaiune aussi grande surprise, et il me sembla qu’il venait dem’arriver quelque chose d’inouï.

Ce qui était inouï, ce n’était pas, ainsiqu’il me paraissait, que du sang coulât d’une blessure, maisc’était que cette blessure eût été ouverte par moi, et qu’une jeunefille de mon âge (j’allais écrire un jeune homme, tant je suis bienentrée dans l’esprit de mon rôle) eût jeté sur le carreau uncapitaine vigoureux, rompu à l’escrime comme l’était le seigneurAlcibiade : – le tout pour crime de séduction et refus demariage avec une femme fort riche et fort charmante, qui plusest !

J’étais véritablement dans un embarras cruelavec la sœur évanouie, le frère que je croyais mort, et moi-mêmequi n’étais pas très loin d’être évanouie ou morte, comme l’un oucomme l’autre. – Je me pendis au cordon de la sonnette, et jecarillonnai à réveiller des morts, tant que le ruban me resta à lamain ; et, laissant à Rosette pâmée et à Alcibiade éventré lesoin d’expliquer les choses aux domestiques et à la vieille tante,j’allai droit à l’écurie. – L’air me remit sur-le-champ ; jefis sortir mon cheval, je le sellai et je le bridai moi-même ;je m’assurai si la croupière tenait bien, si la gourmette était enbon état ; je mis les étriers de la même longueur, jeresserrai la sangle d’un cran : bref, je le harnachaicomplètement avec une attention au moins singulière dans un momentpareil, et un calme tout à fait inconcevable après un combat ainsiterminé.

Je montai sur ma bête, et je traversai le parcpar un sentier que je connaissais. Les branches d’arbres, touteschargées de rosée, me fouettaient et me mouillaient lafigure : on eût dit que les vieux arbres étendaient les braspour me retenir et me garder à l’amour de leur châtelaine. – Sij’avais été dans une autre disposition d’esprit, ou quelque peusuperstitieuse, il n’aurait tenu qu’à moi de croire que c’étaientautant de fantômes qui voulaient me saisir et qui me montraient lepoing.

Mais réellement je n’avais aucune idée, nicelle-là ni une autre ; une stupeur de plomb, si forte quej’en avais à peine la conscience, me pesait sur la cervelle, commeun casque trop étroit ; seulement il me semblait bien quej’avais tué quelqu’un par là et que c’était pour cela que je m’enallais. – J’avais, au reste, horriblement envie de dormir, soit àcause de l’heure avancée, soit que la violence des émotions decette soirée eût une réaction physique et m’eût fatiguéecorporellement.

J’arrivai à une petite poterne qui s’ouvraitsur les champs par un secret que Rosette m’avait montré dans nospromenades. Je descendis de cheval, je touchai le bouton et jepoussai la porte : je me remis en selle après avoir faitpasser mon cheval, et je lui fis prendre le galop jusqu’à ce quej’eusse rejoint la grand-route de C***, où j’arrivai à la petitepointe du jour.

Ceci est l’histoire très fidèle et trèscirconstanciée de ma première bonne fortune et de mon premierduel.

Chapitre 15

 

Il était cinq heures du matin lorsquej’entrai dans la ville. – Les maisons commençaient à mettre le nezaux fenêtres ; les braves indigènes montraient derrière leurcarreau leur bénigne figure, surmontée d’un pyramidal bonnet denuit. – Au pas de mon cheval, dont les fers sonnaient sur le pavéinégal et caillouteux, sortaient de chaque lucarne la grosse figurecurieusement rouge et la gorge matinalement débraillée des Vénus del’endroit, qui s’épuisaient en conjectures sur cette apparitioninsolite d’un voyageur dans C***, à une pareille heure et en pareiléquipage, car j’étais très succinctement habillée et dans une tenueau moins suspecte. Je me fis indiquer une auberge par un petitpolisson qui avait des cheveux jusque sur les yeux, et qui éleva enl’air son museau de barbet pour me considérer plus à sonaise ; je lui donnai quelques sous pour sa peine, et unconsciencieux coup de cravache, qui le fit fuir en glapissant commeun geai plumé tout vif. Je me jetai sur un lit et je m’endormisprofondément. Quand je me réveillai, il était trois heures aprèsmidi : ce qui suffit à peine pour me reposer complètement. Eneffet, ce n’était pas trop pour une nuit blanche, une bonnefortune, un duel, et une fuite très rapide, quoique trèsvictorieuse.

J’étais fort inquiète de la blessured’Alcibiade ; mais, quelques jours après, je fus complètementrassurée, car j’appris qu’elle n’avait pas eu de suitesdangereuses, et qu’il était en pleine convalescence. Cela mesoulagea d’un poids singulier, car cette idée d’avoir tué un hommeme tourmentait étrangement, quoique ce fût en légitime défense etcontre ma propre volonté. Je n’étais pas encore arrivée à cettesublime indifférence pour la vie des hommes où je suis parvenuedepuis.

Je retrouvai à C*** plusieurs des jeunes gensavec qui nous avions fait route : – cela me fit plaisir ;je me liai avec eux plus intimement, et ils me donnèrent accès dansplusieurs maisons agréables – J’étais parfaitement habituée à meshabits, et la vie plus rude et plus active que j’avais menée, lesexercices violents auxquels je m’étais livrée m’avaient rendue deuxfois plus robuste que je n’étais. Je suivais partout ces jeunesécervelés : je montais à cheval, je chassais, je faisais desorgies avec eux, car, petit à petit, je m’étais formée àboire ; sans atteindre à la capacité tout allemande decertains d’entre eux, je vidais bien deux ou trois bouteilles pourma part, et je n’étais pas trop grise, progrès fort satisfaisant Jerimais en Dieu avec une excessive richesse, et j’embrassais assezdélibérément les filles d’auberge. – Bref, j’étais un jeunecavalier accompli et tout à fait conforme au dernier patron de lamode. – Je me défis de certaines idées provinciales que j’avais surla vertu et autres fadaises semblables ; en revanche, jedevins d’une si prodigieuse délicatesse sur le point d’honneur queje me battais en duel presque tous les jours : cela mêmeétait devenu une nécessité pour moi, une espèce d’exerciceindispensable et sans lequel je me serais mal portée toute lajournée. Aussi, quand personne ne m’avait regardée ou marché sur lepied, que je n’avais aucun motif pour me battre, plutôt que derester oisive et ne point mener des mains, je servais de second àmes camarades ou même à des gens que je ne connaissais que denom.

J’eus bientôt une colossale renommée debravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour arrêter lesplaisanteries qu’eussent immanquablement fait naître ma figureimberbe et mon air efféminé. Mais trois ou quatre boutonnières desurplus que j’ouvris à des pourpoints, quelques aiguillettes que jelevai fort délicatement sur quelques peaux récalcitrantes me firenttrouver l’air plus viril qu’à Mars en personne, ou à Priapelui-même, et vous eussiez rencontre des gens qui eussent juré avoirtenu de mes bâtards sur les fonts de baptême.

À travers toute cette dissipation apparente,dans cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je ne laissaispas de suivre mon idée primitive, c’est-à-dire cette consciencieuseétude de l’homme et la solution du grand problème d’un amoureuxparfait, problème un peu plus difficile à résoudre que celui de lapierre philosophale.

Il en est de certaines idées comme del’horizon qui existe bien certainement, puisqu’on le voit en facede soi de quelque côté que l’on se tourne, mais qui fuitobstinément devant vous et qui, soit que vous alliez au pas, soitque vous couriez au galop, se tient toujours à la mêmedistance ; car il ne peut se manifester qu’avec une conditiond’éloignement déterminée ; il se détruit à mesure que l’onavance, pour se former plus loin avec son azur fuyard etinsaisissable, et c’est en vain que l’on essaye de l’arrêter par lebord de son manteau flottant.

Plus j’avançais dans la connaissance del’animal, plus je voyais à quel point la réalisation de mon désirétait impossible, et combien ce que je demandais pour aimerheureusement était hors des conditions de sa nature. – Je meconvainquis que l’homme qui serait le plus sincèrement amoureux demoi trouverait le moyen, avec la meilleure volonté du monde, de merendre la plus misérable des femmes, et pourtant j’avais déjàabandonné beaucoup de mes exigences de jeune fille. – J’étaisdescendue des sublimes nuages, non pas tout à fait dans la rue etdans le ruisseau, mais sur une colline de moyenne hauteur,accessible, quoiqu’un peu escarpée.

La montée, il est vrai, était assezrude ; mais j’avais l’orgueil de croire que je valais bien lapeine que l’on fît cet effort, et que je serais un dédommagementsuffisant de la peine qu’on aurait prise. – Je n’aurais jamais pume résoudre à faire un pas au-devant : j’attendais, patiemmentperchée sur mon sommet.

Voici quel était mon plan : – sous meshabits virils j’aurais fait connaissance avec quelque jeune hommedont l’extérieur m’aurait plu ; j’aurais vécu familièrementavec lui ; par des questions adroites et des faussesconfidences qui en auraient provoqué de vraies, je serais parvenuebientôt à une connaissance complète de ses sentiments et de sespensées ; et, si je l’avais trouvé tel que je le souhaitais,j’aurais prétexté quelque voyage, je me serais tenue éloignée delui trois ou quatre mois pour lui donner un peu le temps d’oubliermes traits ; puis je serais revenue avec mon costume de femme,j’aurais arrangé dans un faubourg retiré une voluptueuse petitemaison, enfouie dans les arbres et les fleurs ; puis j’auraisdisposé les choses de manière à ce qu’il me rencontrât et me fît lacour ; et, s’il avait montré un amour vrai et fidèle, je meserais donnée à lui sans restriction et sans précaution : – letitre de sa maîtresse m’eût paru honorable, et je ne lui en auraispas demandé d’autre.

Mais assurément ce plan-là ne sera pas mis àexécution, car c’est le propre des plans que l’on a de n’être pointexécutés, et c’est là que paraissent principalement la fragilité dela volonté et le pur néant de l’homme. Le proverbe – ce que femmeveut, Dieu le veut – n’est pas plus vrai que tout autre proverbe,ce qui veut dire qu’il ne l’est guère.

Tant que je ne les avais vus que de loin et àtravers mon désir, les hommes m’avaient paru beaux, et l’optiquem’avait fait illusion. – Maintenant je les trouve du derniereffroyable, et je ne comprends pas comment une femme peut admettrecela dans son lit. Quant à moi, le cœur me lèverait, et je nepourrais m’y résoudre.

Comme leurs traits sont grossiers, ignobles,sans finesse, sans élégance ! quelles lignes heurtées etdisgracieuses ! quelle peau dure, noire et sillonnée ! –Les uns sont hâlés comme des pendus de six mois, hâves, osseux,poilus, avec des cordes à violon sur les mains, de grands pieds àpont-levis, une sale moustache toujours pleine de victuaille etretroussée en croc sur les oreilles, les cheveux rudes comme descrins de balai, un menton terminé en hure de sanglier, des lèvresgercées et cuites par les liqueurs fortes, des yeux entourés dequatre ou cinq orbes noirs, un cou plein de veines tordues, de grosmuscles et de cartilages saillants. – Les autres sont matelassés deviande rouge, et poussent devant eux un ventre cerclé à grand-peinepar leur ceinturon ; ils ouvrent en clignotant leur petit œilvert de mer enflammé de luxure, et ressemblent plutôt à deshippopotames en culotte qu’à des créatures humaines. Cela senttoujours le vin, ou l’eau-de-vie, ou le tabac, ou son odeurnaturelle, qui est bien la pire de toutes. – Quant à ceux dont laforme est un peu moins dégoûtante, ils ressemblent à des femmes malréussies. – Voilà tout.

Je n’avais pas remarqué tout cela. J’étaisdans la vie comme dans un nuage, et mes pieds touchaient à peine laterre. – L’odeur des roses et des lilas du printemps me portait àla tête comme un parfum trop fort. Je ne rêvais que hérosaccomplis, amants fidèles et respectueux, flammes dignes del’autel, dévouements et sacrifices merveilleux, et j’aurais crutrouver tout cela dans le premier gredin qui m’aurait dit bonjour.– Cependant ce premier et grossier enivrement ne dura guère ;d’étranges soupçons me prirent, et je n’eus pas de repos que je neles eusse éclaircis.

Dans les premiers temps, l’horreur que j’avaispour les hommes était poussée au dernier degré d’exagération, et jeles regardais comme d’épouvantables monstruosités. Leurs façons depenser, leurs allures, et leur langage négligemment cynique, leursbrutalités et leur dédain des femmes me choquaient et merévoltaient au dernier point, tant l’idée que je m’en étais faiterépondait peu à la réalité. – Ce ne sont pas des monstres, si l’onveut, mais bien pis que cela, ma foi ! ce sont d’excellentsgarçons de très joviale humeur, qui boivent et mangent bien, quivous rendront toutes sortes de services, spirituels et braves, bonspeintres et bons musiciens, qui sont propres à mille choses,excepté cependant à une seule pour laquelle ils ont été créés, quiest de servir de mâle à l’animal appelé femme, avec qui ils n’ontpas le plus léger rapport, ni physique ni moral.

J’avais peine d’abord à déguiser le méprisqu’ils m’inspiraient, mais peu à peu je m’accoutumai à leur manièrede vivre. Je ne me sentais pas plus piquée des railleries qu’ilsdécochaient sur les femmes que si j’eusse moi-même été de leursexe. – J’en faisais au contraire de fort bonnes et dont le succèsflattait étrangement mon orgueil ; assurément aucun de mescamarades n’allait aussi loin que moi en fait de sarcasmes et deplaisanteries sur cet objet. La parfaite connaissance du terrain medonnait un grand avantage, et, outre le tour piquant qu’ellespouvaient avoir, mes épigrammes brillaient par un mérited’exactitude qui manquait souvent aux leurs. – Car, bien que toutle mal que l’on dit des femmes soit toujours fondé par quelquepoint, il est néanmoins difficile aux hommes de garder lesang-froid nécessaire pour les bien railler, et il y a souvent biende l’amour dans leurs invectives.

J’ai remarqué que ce sont les plus tendres etceux qui avaient le plus le sentiment de la femme qui lestraitaient plus mal que tous les autres et qui revenaient à cesujet avec un acharnement tout particulier, comme s’ils leureussent gardé une mortelle rancune de n’être point telles qu’ilsles souhaitaient, en faisant mentir la bonne opinion qu’ils enavaient conçue d’abord.

Ce que je demandais avant tout, ce n’était pasla beauté physique, c’était la beauté de l’âme, c’était del’amour ; mais l’amour comme je le sens n’est peut-être pasdans les possibilités humaines. – Et pourtant il me semble quej’aimerais ainsi et que je donnerais plus que je n’exige.

Quelle magnifique folie ! quelleprodigalité sublime !

Se livrer tout entier sans rien garder de soi,renoncer à sa possession et à son libre arbitre, remettre savolonté entre les bras d’un autre, ne plus voir par ses yeux, neplus entendre avec ses oreilles, n’être qu’un en deux corps, fondreet mêler ses âmes de façon à ne plus savoir si vous êtes vous oul’autre, absorber et rayonner continuellement, être tantôt la luneet tantôt le soleil, voir tout le monde et toute la création dansun seul être, déplacer le centre de vie, être prêt, à toute heure,aux plus grands sacrifices et à l’abnégation la plus absolue ;souffrir à la poitrine de la personne aimée, comme si c’était lavôtre ; ô prodige ! se doubler en se donnant : –voilà l’amour tel que je le conçois.

Fidélité de lierre, enlacements de jeunevigne, roucoulements de tourterelle, cela va sans dire, et ce sontles premières et les plus simples conditions.

Si j’étais restée chez moi, sous les habits demon sexe, à tourner mélancoliquement mon rouet ou à faire de latapisserie derrière un carreau, dans l’embrasure d’une fenêtre, ceque j’ai cherché à travers le monde serait peut-être venu metrouver tout seul. L’amour est comme la fortune, il n’aime pas quel’on coure après lui. Il visite de préférence ceux qui dormentau bord des puits. et souvent les baisers les reines etdes dieux descendent sur des yeux fermés.

C’est une chose qui vous leurre et vous trompeque de penser que toutes les aventures et tous les bonheursn’existent qu’aux endroits où vous n’êtes pas, et c’est un mauvaiscalcul que de faire seller son cheval et de prendre la poste pouraller à la quête de son idéal. Beaucoup de gens font cette faute,bien d’autres encore la feront. – L’horizon est toujours du pluscharmant azur, quoique, lorsque l’on y est arrivé, les collines quile composent ne soient ordinairement que des glaises décharnées etfendues, ou des ocres lavées par la pluie.

Je me figurais que le monde était plein dejeunes gens adorables, et que sur les chemins on rencontrait despopulations d’Esplandian, d’Amadis et de Lancelot du Lac auFourchas de leur Dulcinée, et je fus fort étonnée que le mondes’occupât très peu de cette sublime recherche et se contentât decoucher avec la première catin venue. Je suis très punie de macuriosité et de ma défiance. Je me suis blasée de la plus horriblemanière possible, sans avoir joui. Chez moi, la connaissance adevancé l’usage ; il n’est rien de plus que ces expérienceshâtives, qui ne sont point le fruit de l’action. – L’ignorance laplus complète vaudrait cent mille fois mieux, elle vous ferait aumoins commettre beaucoup de sottises qui serviraient à vousinstruire et à rectifier vos idées ; car, sous ce dégoûtdont je parlais tout à l’heure il y a toujours un élément vivace etrebelle qui produit les plus étranges désordres : l’esprit estconvaincu, le corps ne l’est pas, et ne veut point souscrire à cedédain superbe. Le corps jeune et robuste s’agite et rue sousl’esprit comme un étalon vigoureux monté par un vieillard débile etque cependant il ne peut désarçonner, car le caveçon lui maintientla tête et le mors lui déchire la bouche.

Depuis que je vis avec les hommes, j’ai vutant de femmes indignement trahies, tant de liaisons secrètesimprudemment divulguées, les plus pures amours traînées avecinsouciance dans la boue, des jeunes gens courant chez d’affreusescourtisanes en sortant des bras des plus charmantes maîtresses, lesintrigues les mieux établies rompues subitement et sans motifplausible qu’il ne m’est plus possible de me décider à prendre unamant. – Ce serait se jeter en plein jour les yeux ouverts dans unabîme sans fond. – Cependant le vœu secret de mon cœur est toujoursd’en avoir un. La voix de la nature étouffe la voix de la raison. –Je sens bien que je ne serai jamais heureuse si je n’aime pas et sije ne suis pas aimée : – mais le malheur est que l’on ne peutavoir qu’un homme pour amant, et les hommes, s’ils ne sont pas desdiables tout à fait, sont bien loin d’être des anges. Ils auraientbeau se coller des plumes à l’omoplate et se mettre sur la tête unegloire de papier doré, je les connais trop pour m’y laissertromper. – Tous les beaux discours qu’ils me pourraient débiter n’yferaient rien. Je sais d’avance ce qu’ils vont dire, etj’achèverais toute seule. Je les ai vus étudier leurs rôles et lesrepasser avant d’entrer en scène ; je connais leursprincipales tirades à effet et les endroits sur lesquels ilscomptent. – Ni la pâleur de la figure ni l’altération des traits neme convaincraient. Je sais que cela ne prouve rien. – Une nuitd’orgie, quelques bouteilles de vin et deux ou trois fillessuffisent pour se grimer très convenablement. J’ai vu pratiquercette belle rubrique à un jeune marquis, très rose et très frais desa nature, qui s’en est trouvé on ne peut mieux, et qui n’a dû qu’àcette touchante pâleur, si bien gagnée, de voir couronner saflamme. – Je sais aussi comment les plus langoureux Céladons seconsolent des rigueurs de leurs Astrées, et trouvent le moyen depatienter, en attendant l’heure du berger. – J’ai vu les souillonsqui servaient de doublures aux pudibondes Arianes.

En vérité, après cela, l’homme ne me tente pasbeaucoup ; car il n’a pas la beauté comme la femme, la beauté,ce vêtement splendide qui dissimule si bien les imperfections del’âme, cette divine draperie jetée par Dieu sur la nudité du monde,et qui fait qu’on est en quelque sorte excusable d’aimer la plusvile courtisane du ruisseau, si elle possède ce don magnifique etroyal.

À défaut des vertus de l’âme, je voudraisau moins la perfection exquise de la forme, le satiné des chairs,la rondeur des contours, la suavité de lignes, la finesse de peau,tout ce qui fait le charme des femmes. – Puisque je ne puis avoirl’amour, je voudrais la volupté, remplacer tant bien que mal lefrère par la sœur. – Mais tous les hommes que j’ai vus me semblentaffreusement laids. Mon cheval est cent fois plus beau, et j’auraismoins de répugnance à l’embrasser que certains merveilleux qui secroient fort charmants. – Certes, ce ne serait pas pour moi unbrillant thème à broder des variations de plaisir qu’unpetit-maître comme j’en connais. – Un homme d’épée ne meconviendrait non plus guère ; les militaires ont quelque chosede mécanique dans la démarche et de bestial dans la face qui faitque je les considère à peine comme des créatures humaines ;les hommes de robe ne me ravissent pas davantage, ils sont sales,huileux, hérissés, râpés, l’œil glauque et la bouche sanslèvres : ils sentent exorbitamment le rance et le moisi, et jen’aurais nullement envie de poser ma figure contre leur mufle deloup-cervier ou de blaireau. Quant aux poètes, ils ne considèrentdans le monde que la fin des mots, et ne remontent pas plus loinque la pénultième, et il est vrai de dire qu’ils sont difficiles àutiliser convenablement ; ils sont plus ennuyeux que lesautres, mais ils sont aussi laids et n’ont pas la moindredistinction ni la moindre élégance dans leur tournure etleurs habits, ce qui est vraiment singulier : – des gens quis’occupent toute la journée de forme et de beauté ne s’aperçoiventpas que leurs bottes sont mal faites et leur chapeauridicule ! Ils ont l’air d’apothicaires de province ou derépétiteurs de chiens savants sans ouvrage, et vous dégoûteraientde poésie et de vers pour plusieurs éternités.

Pour les peintres, ils sont aussi d’une assezénorme stupidité ; ils ne voient rien hors des sept couleurs.– L’un deux, avec qui j’avais passé quelques jours à R*** et à quil’on demandait ce qu’il pensait de moi, fit cette ingénieuseréponse : – « Il est d’un ton assez chaud, et dans lesombres il faudrait employer, au lieu de blanc, du jaune de Naplespur avec un peu de terre de Cassel et de brun rouge. » –C’était son opinion, et, de plus, il avait le nez de travers et lesyeux comme le nez ; ce qui ne rendait pas son affairemeilleure. – Qui prendrai-je ? un militaire à jabot bombé, unrobin aux épaules convexes, un poète ou un peintre à la mineeffarée, un petit freluquet efflanqué et sans consistance ?Quelle cage choisirai-je dans cette ménagerie ? Je l’ignorecomplètement, et je ne me sens pas plus de penchant d’un côté quede l’autre, car ils sont aussi parfaitement égaux que possible enbêtise et en laideur.

Après cela, il me resterait encore quelquechose à faire, ce serait de prendre quelqu’un que j’aimasse, fût-ceun portefaix ou un maquignon ; mais je n’aime même pas unportefaix. Ô malheureuse héroïne que je suis ! tourterelledépariée et condamnée à pousser éternellement des roucoulementsélégiaques !

Oh ! que de fois j’ai souhaité êtrevéritablement un homme comme je le paraissais ! Que de femmesavec qui je me serais entendue, et dont le cœur aurait compris moncœur ! – comme ces délicatesses d’amour, ces nobles élans depure passion auxquels j’aurais pu répondre m’eussent rendueparfaitement heureuse ! Quelle suavité, quelles délices !comme toutes les sensitives de mon âme se seraient librementépanouies sans être obligées de se contracter et de se refermer àtoute minute sous des attouchements grossiers ! Quellecharmante floraison d’invisibles fleurs qui ne s’ouvriront jamais,et dont le mystérieux parfum eût doucement embaumé l’âmefraternelle ! Il me semble que c’eût été une vieenchanteresse, une extase infinie aux ailes toujoursouvertes ; des promenades, les mains enlacées sans se quitterjamais sous des allées de sable d’or, à travers des bosquets deroses éternellement souriantes, dans des parcs pleins de viviers oùglissent des cygnes, avec des vases d’albâtre se détachant sur lefeuillage.

Si j’avais été un jeune homme, comme j’eusseaimé Rosette ! quelle adoration c’eût été ! Nos âmesétaient vraiment faites l’une pour l’autre, deux perles destinées àse fondre ensemble et n’en plus faire qu’une seule ! Commej’eusse parfaitement réalisé les idées qu’elle s’était faites del’amour ! Son caractère me convenait on ne peut plus, et songenre de beauté me plaisait. Il est dommage que notre amour fûttotalement condamné à un platonisme indispensable !

Il m’est arrivé dernièrement une aventure.

J’allais dans une maison où se trouvait unecharmante petite fille de quinze ans tout au plus : je n’aijamais vu de plus adorable miniature. – Elle était blonde, maisd’un blond si délicat et si transparent que les blondes ordinaireseussent paru auprès d’elle excessivement brunes et noires comme destaupes ; on eût dit qu’elle avait des cheveux d’or poudrésd’argent ; ses sourcils étaient d’une teinte si douce et sifondue qu’ils se dessinaient à peine visiblement ; ses yeux,d’un bleu pâle, avaient le regard le plus velouté et les paupièresles plus soyeuses qu’il soit possible d’imaginer ; sa bouche,petite à n’y pas fourrer le bout du doigt, ajoutait encore aucaractère enfantin et mignard de sa beauté, et les molles rondeurset les fossettes de ses joues avaient un charme d’ingénuitéinexprimable. – Toute sa chère petite personne me ravissait au-delàde toute expression ; j’aimais ses petites mains blanches etfrêles qui se laissaient traverser par le jour, son pied d’oiseauqui se posait à peine par terre, sa taille qu’un souffle eûtbrisée, et ses épaules de nacre, encore peu formées, que sonécharpe mise de travers, trahissait heureusement – Son babil, oùla naïveté donnait un nouveau piquant à l’esprit qu’elle anaturellement, me retenait des heures entières, et je me plaisaissingulièrement à la faire causer ; elle disait milledélicieuses drôleries, tantôt avec une finesse d’intentionextraordinaire, tantôt sans avoir l’air d’en comprendre la portéele moins du monde, ce qui en faisait quelque chose de mille foisplus attrayant. Je lui donnais des bonbons et des pastilles que jeréservais exprès pour elle dans une boîte d’écaille blonde, ce quilui plaisait beaucoup, car elle était friande comme une vraiechatte qu’elle est. – Aussitôt que j’arrivais, elle courait à moiet tâtait mes poches pour voir si la bienheureuse bonbonnière s’ytrouvait, je la faisais courir d’une main à l’autre, et celafaisait une petite bataille où elle finissait nécessairement paravoir le dessus et me dévaliser complètement.

Un jour cependant elle se contenta de mesaluer d’un air très grave et ne vint pas, comme à son ordinaire,voir si la fontaine de sucreries coulait toujours dans mapoche ; elle restait fièrement sur sa chaise toute droite etles coudes en arrière.

– Eh bien ! Ninon, lui dis-je, est-ce quevous aimez le sel maintenant, ou avez-vous peur que les bonbons nevous fassent tomber les dents ? – Et, en disant cela, jefrappai contre la boîte, qui rendait, sous ma veste, le son le plusmielleux et le plus sucré du monde.

Elle avança à demi sa petite langue sur lebord de sa bouche, comme pour savourer la douceur idéale du bonbonabsent, mais elle ne bougea pas.

Alors je tirai la boîte de ma poche, jel’ouvris et je me mis à avaler religieusement les pralines, qu’elleaimait par-dessus tout : l’instinct de la gourmandise fut uninstant plus fort que sa résolution ; elle avança la main pouren prendre et la retira aussitôt en disant : – Je suis tropgrande pour manger des bonbons ! Et elle fit un soupir.

– Je ne m’étais pas aperçu que vous fussiezbeaucoup grandie depuis la semaine passée ; vous êtes donccomme les champignons qui poussent en une nuit ? Venez que jevous mesure.

– Riez tant que vous voudrez, reprit-elle avecune charmante moue ; je ne suis plus une petite fille ;et je veux devenir très grande.

– Voilà d’excellentes résolutions danslesquelles il faut persévérer ; – et pourrait-on, ma chèredemoiselle, savoir à propos de quoi ces triomphantes idées voussont tombées dans la tête ? Car, il y a huit jours, vousparaissiez vous trouver fort bien d’être petite, et vous croquiezles pralines sans vous soucier autrement de compromettre votredignité.

La petite personne me regarda avec un airsingulier, promena ses yeux autour d’elle, et, quand elle se futbien assurée que l’on ne pouvait nous entendre, se pencha vers moid’une façon mystérieuse, et me dit :

– J’ai un amoureux.

– Diable ! je ne m’étonne plus si vous nevoulez plus de pastilles ; vous avez cependant eu tort de n’enpas prendre, vous auriez joué à la dînette avec lui, ou vous lesauriez troquées contre un volant.

L’enfant fit un dédaigneux mouvement d’épauleset eut l’air de me prendre en parfaite pitié. – Comme elle gardaittoujours son attitude de reine offensée, je continuai :

– Quel est le nom de ce glorieuxpersonnage ? Arthur, je suppose, ou bien Henri. – C’étaientdeux petits garçons avec lesquels elle avait l’habitude de jouer,et qu’elle appelait ses maris.

– Non, ni Arthur, ni Henri, dit-elle en fixantsur moi son œil clair et transparent, – un monsieur. – Elle leva samain au-dessus de sa tête pour me donner une idée de hauteur.

– Aussi haut que cela ? Mais ceci devientgrave. – Quel est donc cet amoureux si grand ?

– Monsieur Théodore, je veux bien vous ledire, mais il ne faudra en parler à personne, ni à maman, ni àPolly (sa gouvernante), ni à vos amis qui trouvent que je suis uneenfant et qui se moqueraient de moi.

Je lui promis le plus inviolable secret, carj’étais fort curieuse de savoir quel était ce galant personnage,et la petite, voyant que je tournais la chose en plaisanterie,hésitait à me faire la confidence entière.

Rassurée par la parole d’honneur que je luidonnai de m’en taire soigneusement, elle quitta son fauteuil, vintse pencher au dos du mien, et me souffla très bas à l’oreille lenom du prince chéri.

Je restai confondue : c’était lechevalier de G***, – un animal fangeux et indécrottable, avec unmoral de maître d’école et un physique de tambour-major, l’homme leplus crapuleusement débauché qu’il fût possible de voir, – un vraisatyre, moins les pieds de bouc et les oreilles pointues. Celam’inspira des craintes sérieuses pour la chère Ninon, et je mepromis d’y mettre bon ordre. Des personnes entrèrent, et laconversation en resta là.

Je me retirai dans un coin, et je cherchaidans ma tête les moyens d’empêcher que les choses n’allassent plusloin, car c’eût été un véritable meurtre qu’une aussi délicieusecréature échut à un drôle aussi fieffé.

La mère de la petite était une espèce de femmegalante qui donnait à jouer et tenait un bureau d’esprit. On lisaitchez elle de mauvais vers et l’on y perdait de bons écus ; cequi était une compensation. – Elle aimait peu sa fille, qui étaitpour elle une manière d’extrait de baptême vivant qui la gênaitdans la falsification de sa chronologie. – D’ailleurs, elle sefaisait grandelette, et ses charmes naissants donnaient lieu àdes comparaisons qui n’étaient pas à l’avantage du prototype déjàrendu un peu fruste par le frottement des années et des hommes.L’enfant était donc assez négligée et laissée sans défense auxentreprises des gredins familiers de la maison. – Si sa mère se fûtoccupée d’elle, ce n’eût été probablement que pour tirer bon partide sa jeunesse et se faire une ferme de sa beauté et de soninnocence. – D’une façon ou de l’autre, le sort qui l’attendaitn’était pas douteux. – Cela me faisait de la peine, car c’était unecharmante petite créature qui méritait assurément mieux, une perlede la plus belle eau perdue dans ce bourbier infect ; cetteidée me toucha au point que je résolus de la tirer à tout prix decette affreuse maison.

La première chose à faire, c’était d’empêcherle chevalier de poursuivre sa pointe. – Ce que je trouvai de mieuxet de plus simple, ce fut de lui chercher querelle et de le fairebattre avec moi, et j’eus toutes les peines du monde, car il estpoltron au possible et craint les coups plus que qui que ce soit aumonde.

Enfin je lui en dis tant et de si piquantesqu’il fallut bien qu’il se décidât à venir sur le pré, quoique fortà contre-cœur. – Je le menaçai même de le faire rosser de coups debâton par mon laquais, s’il ne faisait meilleure contenance. – Ilsavait pourtant assez bien tirer l’épée, mais la peur le troublaittellement qu’à peine les fers croisés je trouvai le moyen de luiadministrer un joli petit coup de pointe qui le mit pour quinzejours au lit. – Cela me suffisait ; je n’avais pas envie de letuer, et j’aimais autant le laisser vivre pour qu’il fût pendu plustard ; soin touchant dont il aurait dû me savoir plus degré ! – Mon drôle étendu entre deux draps et dûment ficelé debandelettes, il n’y avait plus qu’à décider la petite à quitter lamaison, ce qui n’était pas excessivement difficile.

Je lui fis un conte sur la disparition de sonamoureux, dont elle s’inquiétait extraordinairement. Je lui disqu’il s’en était allé avec une comédienne de la troupe qui étaitalors à C*** : ce qui l’indigna, comme tu peux croire. – Maisje la consolai en lui disant toute sorte de mal du chevalier, quiétait laid, ivrogne et déjà vieux, et je finis par lui demander sielle n’aimerait pas mieux que je fusse son galant. – Elle réponditqu’elle le voulait bien, parce que j’étais plus beau, et que meshabits étaient neufs. – Cette naïveté, dite avec un sérieux énorme,me fit rire jusqu’aux larmes. – Je montai la tête de la petite, etfis si bien que je la décidai à quitter la maison. – Quelquesbouquets, à peu près autant de baisers, et un collier de perles queje lui donnai la charmèrent à un point difficile à décrire, et elleprenait devant ses petites amies un air important on ne peut plusrisible.

Je fis faire un costume de page très élégantet très riche à peu près à sa taille, car je ne pouvaisl’emmener dans ses habits de fille, à moins de me remettre moi-mêmeen femme, ce que je ne voulais pas faire.

J’achetai un petit cheval doux et facile àmonter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe quandil me plaisait d’aller vite. Puis je dis à la belle de tâcher dedescendre à la brume sur la porte, et que je l’y prendrais :ce qu’elle exécuta très ponctuellement. – Je la trouvai qui setenait en faction derrière le battant entrebâillé. – Je passai fortprès de la maison ; elle sortit, je lui tendis la main, elleappuya son pied sur la pointe du mien, et sauta fort lestement encroupe, car elle était d’une agilité merveilleuse. Je piquai moncheval, et, par sept ou huit ruelles détournées et désertes, jetrouvai moyen de revenir chez moi sans que personne nous vît.

Je lui fis quitter ses habits pour mettre sontravestissement, et je lui servis moi-même de femme dechambre ; elle fit d’abord quelques façons, et voulaits’habiller toute seule ; mais je lui fis comprendre que celaperdrait beaucoup de temps, et que, d’ailleurs, étant ma maîtresse,il n’y avait pas le moindre inconvénient, et que cela se pratiquaitainsi entre amants. – Il n’en fallait pas tant pour la convaincre,et elle se prêta à la circonstance de la meilleure grâce dumonde.

Son corps était une petite merveille dedélicatesse – Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeunefille, étaient d’une suavité de linéaments inexprimable, et sagorge naissante faisait de si charmantes promesses qu’aucune gorgeplus formée n’eût pu soutenir la comparaison. – Elle avait encoretoutes les grâces de l’enfant et déjà tout le charme de lafemme ; elle était dans cette nuance adorable de transition dela petite fille à la jeune fille : nuance fugitive,insaisissable, époque délicieuse où la beauté est pleined’espérance, et où chaque jour, au lieu d’enlever quelque chose àvos amours, y ajoute de nouvelles perfections.

Son costume lui allait on ne peut mieux. Illui donnait un petit air mutin très curieux et très récréatif, etqui la fit rire aux éclats quand je lui présentai le miroir pourqu’elle jugeât de l’effet de sa toilette. Je lui fis ensuite mangerquelques biscuits trempés dans du vin d’Espagne, afin de lui donnerdu courage et de lui faire mieux supporter la fatigue de laroute.

Les chevaux nous attendaient tout sellés dansla cour ; – elle monta assez délibérément sur le sien,j’enfourchai l’autre, et nous partîmes. – La nuit étaitcomplètement tombée, et de rares lumières, qui s’éteignaientd’instant en instant, faisaient voir que l’honnête ville de C***était occupée vertueusement comme doit le faire toute ville deprovince au coup de neuf heures.

Nous ne pouvions pas aller très vite, carNinon n’était pas meilleure écuyère qu’il ne le fallait, et, quandson cheval prenait le trot, elle se cramponnait de toutes sesforces après la crinière. – Cependant, le lendemain matin, nousétions assez loin pour que l’on ne pût nous rattraper, à moins defaire une diligence extrême ; mais l’on ne nous poursuivitpas, ou du moins, si on le fit, ce fut dans une direction opposée àcelle que nous avions suivie.

Je m’attachai singulièrement à la petitebelle. – Je ne t’avais plus avec moi, ma chère Graciosa, etj’éprouvais un besoin immense d’aimer quelqu’un ou quelque chose,d’avoir avec moi soit un chien, soit un enfant à caresserfamilièrement. – Ninon était cela pour moi ; – elle couchaitdans mon lit, et passait pour dormir ses petits bras autour de moncorps ; – elle se croyait très sérieusement ma maîtresse, etne doutait pas que je ne fusse un homme ; sa grande jeunesseet son extrême innocence l’entretenaient dans cette erreur quej’avais gardé de dissiper. – Les baisers que je lui donnaiscomplétaient parfaitement son illusion, car son idée n’allait pasencore au-delà, et ses désirs ne parlaient pas assez haut pour luifaire soupçonner autre chose. Au reste, elle ne se trompait qu’àdemi.

Et, réellement, il y avait entre elle et moila même différence qu’il y a entre moi et les hommes. – Elle étaitsi diaphane, si svelte, si légère, d’une nature si délicate et sichoisie qu’elle est une femme même pour moi qui suis femme, et quiai l’air d’un Hercule à côté d’elle. Je suis grande et brune,elle est petite et blonde ; ses traits sont tellement douxqu’ils font paraître les miens presque durs et austères, et sa voixest un gazouillement si mélodieux que ma voix semble dure près dela sienne. Un homme qui l’aurait la briserait en morceaux, et j’aitoujours peur que le vent ne l’emporte quelque beau matin. – Je lavoudrais enfermer dans une boîte de coton et la porter suspendue àmon cou. – Tu ne te figures pas, ma bonne amie, combien elle a degrâce et d’esprit, de chatteries délicieuses, de mignardisesenfantines, de petites façons et de gentilles manières. C’est bienla plus adorable créature qui soit, et il eût été vraiment dommagequ’elle fût restée avec son indigne mère. Je mettais une joiemaligne à dérober ainsi ce trésor à la rapacité des hommes. J’étaisle griffon qui empêchait d’en approcher, et, si je n’en jouissaispas moi-même, au moins personne n’en jouissait : idée toujoursconsolante, quoi qu’en puissent dire tous les sots détracteurs del’égoïsme.

Je me proposais de la conserver aussilongtemps que possible dans l’ignorance où elle était, et de lagarder auprès de moi jusqu’à ce qu’elle ne voulût plus y rester ouque j’eusse trouvé à lui assurer un sort.

Sous son costume de petit garçon, jel’emmenais dans tous mes voyages, à droite et à gauche ; cegenre de vie lui plaisait singulièrement, et l’agrément qu’elle yprenait l’aidait à en supporter les fatigues. – Partout on mecomplimentait sur l’exquise beauté de mon page, et je ne doutepas qu’il n’ait fait naître à beaucoup de monde l’idée précisémentinverse de ce qui était. Plusieurs même cherchèrent à s’enéclaircir ; mais je ne laissais la petite parler à personne,et les curieux furent tout à fait désappointés.

Tous les jours je découvrais dans cetteaimable enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait chérirdavantage et m’applaudir de la résolution que j’avais prise. –Assurément les hommes n’étaient pas dignes de la posséder, et ileût été déplorable que tant de charmes du corps et de l’âme eussentété livrés à leurs appétits brutaux et à leur cyniquedépravation.

Une femme seule pouvait l’aimer assezdélicatement et assez tendrement. – Un côté de mon caractère, quin’eût pu se développer dans une autre liaison et qui se mit tout àfait au jour dans celle-ci, c’est le besoin et l’envie de protéger,ce qui est habituellement l’affaire des hommes. Il m’eûtextrêmement déplu, si j’eusse pris un amant, qu’il se donnât desairs de me détendre, par la raison que c’est un soin que j’aime àprendre avec les gens qui me plaisent, et que mon orgueil se trouvebeaucoup mieux du premier rôle que du second, quoique le secondsoit plus agréable. – Aussi je me sentais contente de rendre à machère petite tous les soins que j’eusse dû aimer à recevoir, commede l’aider dans les chemins difficiles, de lui tenir la bride etl’étrier, de la servir à table, de la déshabiller et de la mettreau lit, de la défendre si quelqu’un l’insultait, enfin de fairepour elle tout ce que l’amant le plus passionné et le plus attentiffait pour une maîtresse adorée.

Je perdais insensiblement l’idée de mon sexe,et je me souvenais à peine, de loin en loin, que j’étaisfemme ; dans les commencements, il m’échappait souvent dedire, sans y songer, quelque chose comme cela qui n’était pascongruent avec l’habit que je portais. Maintenant cela ne m’arriveplus, et même, lorsque je t’écris, à toi qui es dans la confidencede mon secret, je garde quelquefois dans les adjectifs une virilitéinutile. S’il me reprend jamais fantaisie d’aller chercher mesjupes dans le tiroir où je les ai laissées, ce dont je doute fort,à moins que je ne devienne amoureuse de quelque jeune beau, j’auraide la peine à perdre cette habitude, et, au lieu d’une femmedéguisée en homme, j’aurai l’air d’un homme déguisé en femme. Envérité, ni l’un ni l’autre de ces deux sexes n’est le mien ;je n’ai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni lespetitesses de la femme ; je n’ai pas les vices des hommes,leur dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux : – je suisd’un troisième sexe à part qui n’a pas encore de nom :au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou supérieur : j’aile corps et l’âme d’une femme, l’esprit et la force d’un homme, etj’ai trop ou pas assez de l’un et de l’autre pour me pouvoiraccoupler avec l’un d’eux.

Ô Graciosa ! je ne pourrai jamais aimercomplètement personne ni homme ni femme ; quelque chosed’inassouvi gronde toujours en moi, et l’amant ou l’amie ne répondqu’à une seule face de mon caractère. Si j’avais un amant, ce qu’ily a de féminin en moi dominerait sans doute pour quelque temps cequ’il y a de viril, mais cela durerait peu ? et je sens que jene serais contentée qu’à demi ; si l’ai une amie, l’idée de lavolupté corporelle m’empêche de goûter entièrement la pure voluptéde l’âme ; en sorte que je ne sais où m’arrêter, et que jeflotte perpétuellement de l’un à l’autre.

Ma chimère serait d’avoir tour à tour les deuxsexes pour satisfaire à cette double nature : – hommeaujourd’hui, femme demain, je réserverais pour mes amants mestendresses langoureuses, mes façons soumises et dévouées, mes plusmolles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement filés, tout cequi tient dans mon caractère du chat et de la femme ; puis,avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi, passionné, avecles manières triomphantes, le chapeau sur l’oreille, une tournurede capitan et d’aventurier. Ma nature se produirait ainsi toutentière au jour, et je serais parfaitement heureuse, car le vraibonheur est de se pouvoir développer librement en tous sens etd’être tout ce qu’on peut être.

Mais ce sont là des choses impossibles, etil n’y faut pas songer.

J’avais enlevé la petite dans l’idée de donnerle change à mes penchants et de détourner sur quelqu’un toute cettevague tendresse qui flotte dans mon âme et l’inonde ; jel’avais prise comme une espèce d’échappement à mes facultésaimantes ; mais je reconnus bientôt, malgré toute l’affectionque je lui portais, quel vide immense, quel abîme sans fond ellelaissait dans mon cœur, combien ses plus tendres caresses mesatisfaisaient peu !… – Je résolus d’essayer d’un amant, maisil se passa longtemps sans que je rencontrasse quelqu’un qui ne medéplût pas. J’ai oublié de te dire que Rosette, ayant découvert oùj’étais allée, m’avait écrit la lettre la plus suppliante pour queje l’allasse voir ; je ne pus le lui refuser, et j’allai larejoindre à la campagne où elle était. – J’y suis retournéeplusieurs fois depuis et même tout dernièrement. – Rosette,désespérée de ne pas m’avoir eue pour amant, s’était jetée dans letourbillon du monde et dans la dissipation, comme toutes les âmestendres qui ne sont pas religieuses et qui ont été froissées dansleur premier amour ; – elle avait eu beaucoup d’aventures enpeu de temps, et la liste de ses conquêtes était déjà fortnombreuse, car tout le monde n’avait pas pour lui résister lesmêmes raisons que moi.

Elle avait avec elle un jeune homme nomméd’Albert, qui était pour lors son galant en pied. – Je parus luifaire une impression toute particulière, et il se prit tout d’abordpour moi d’une amitié fort vive. – Quoiqu’il la traitât avecbeaucoup d’égards, et qu’il eût avec elle des manières asseztendres, au fond il n’aimait pas Rosette, – non par satiété ni pardégoût, mais plutôt parce qu’elle ne répondait pas à certainesidées, vraies ou fausses, qu’il s’était faites de l’amour et de labeauté. Un nuage idéal s’interposait entre elle et lui, etl’empêchait d’être heureux comme il aurait dû l’être sans cela. –Évidemment son rêve n’était pas accompli, et il soupirait aprèsautre chose. – Mais il ne cherchait pas et restait fidèle à desliens qui lui pesaient ; car il a dans l’âme un peu plus dedélicatesse et d’honneur que n’en ont la plupart des hommes, et soncœur est bien loin d’être aussi corrompu que son esprit. – Nesachant pas que Rosette n’avait jamais été amoureuse que de moi, etl’était encore, à travers toutes ses intrigues et ses folies, ilcraignait de l’affliger en lui laissant voir qu’il ne l’aimaitpas : cette considération le retenait, et il se sacrifiait leplus généreusement du monde.

Le caractère de mes traits lui plutextraordinairement, car il attache une importance extrême à laforme extérieure, tant et si bien qu’il devint amoureux de moi,malgré mes habits d’homme et la formidable rapière que je porte aucôté. – J’avoue que je lui sus bon gré de la finesse de soninstinct, et que j’eus pour lui quelque estime de m’avoirdistinguée sous ces trompeuses apparences. – Dans le commencement,il se crut pourvu d’un goût beaucoup plus dépravé qu’il ne l’étaiten effet, et je riais intérieurement de le voir se tourmenterainsi. – Il avait quelquefois, en m’abordant, des mineseffarouchées qui me divertissaient on ne peut plus, et le penchantbien naturel qui l’entraînait vers moi lui paraissait une impulsiondiabolique à laquelle on n’eût trop su résister.

En ces occasions, il se rejetait sur Rosetteavec furie, et s’efforçait de reprendre des habitudes d’amour plusorthodoxes ; puis il revenait à moi comme de raison plusenflammé qu’auparavant. Puis cette lumineuse idée que je pouvaisbien être une femme se glissa dans son esprit. Pour s’enconvaincre, il se mit à m’observer et à m’étudier avec l’attentionla plus minutieuse ; il doit connaître particulièrement chacunde mes cheveux et savoir au juste combien j’ai de cils auxpaupières ; mes pieds, mes mains, mon cou, mes joues, lemoindre duvet au coin de ma lèvre, il a tout examiné, tout comparé,tout analysé, et de cette investigation où l’artiste aidait l’amantil est ressorti, clair comme le jour (quand il est clair), quej’étais bien et dûment une femme, et de plus son idéal, le type desa beauté, la réalité de son rêve ;

– merveilleuse découverte !

Il ne restait plus qu’à m’attendrir et à sefaire octroyer le don d’amoureuse merci, – pour constater tout àfait de mon sexe. – Une comédie que nous jouâmes et dans laquelleje parus en femme le décida complètement. Je lui fis quelquesœillades équivoques, et je me servis de quelques passages de monrôle, analogues à notre situation, pour l’enhardir et le pousser àse déclarer – Car, si je ne l’aimais pas avec passion, il meplaisait assez pour ne point le laisser sécher d’amour surpied ; et comme depuis ma transformation il avait le premiersoupçonné que j’étais femme, il était bien juste que jel’éclairasse sur ce point important, et j’étais résolue à ne paslui laisser l’ombre du doute.

Il vint plusieurs fois dans ma chambre avec sadéclaration sur les lèvres, mais il n’osa pas la débiter ; –car, effectivement, il est difficile de parler d’amour à quelqu’unqui a les mêmes habits que vous et qui essaye des bottes àl’écuyère. Enfin, ne pouvant prendre cela sur lui, il m’écrivit unelongue lettre, très pindarique, où il m’expliquait fort au long ceque je savais mieux que lui.

Je ne sais trop ce que je dois faire. –Admettre sa requête ou la rejeter, – ce serait immodérémentvertueux ; – d’ailleurs, il aurait un trop grand chagrin de sevoir refuser : si nous rendons malheureux les gens qui nousaiment, que ferons-nous donc à ceux qui nous haïssent ? –Peut-être serait-il plus strictement convenable de faire la cruellequelque temps et d’attendre au moins un mois avant de dégraferla peau de tigresse pour se mettre humainement en chemise. – Mais,puisque je suis résolue à lui céder, autant vaut tout de suite queplus tard ; – je ne conçois pas trop ces belles résistancesmathématiquement graduées qui abandonnent une main aujourd’hui,demain l’autre, puis le pied, puis la jambe et le genou jusqu’à lajarretière exclusivement, et ces vertus intraitables toujoursprêtes à se pendre à la sonnette, si l’on dépasse d’une ligne leterrain qu’elles ont résolu de laisser prendre ce jour-là, – celame fait rire de voir ces Lucrèces méthodiques qui marchent àreculons avec les signes du plus virginal effroi, et jettent detemps en temps un regard furtif par-dessus leur épaule pours’assurer si le sofa où elles doivent tomber est bien directementderrière elles. – C’est un soin que je ne saurais prendre.

Je n’aime pas d’Albert, du moins dans le sensque je donne à ce mot, mais j’ai certainement du goût et dupenchant pour lui ; – son esprit me plaît et sa personne ne merebute pas : il n’est pas beaucoup de gens dont je puisse endire autant. Il n’a pas tout, mais il a quelque chose ; – cequi me plaît en lui, c’est qu’il ne cherche pas à s’assouvirbrutalement comme les autres hommes ; il a une perpétuelleaspiration et un souffle toujours soutenu vers le beau, – vers lebeau matériel seulement, il est vrai, mais c’est encore un noblepenchant, et qui suffit à le maintenir dans les pures régions. – Saconduite avec Rosette prouve de l’honnêteté de cœur, honnêtetéplus rare que l’autre, s’il est possible.

Et puis, s’il faut que je te le dise, je suispossédée des plus violents désirs, – je languis et je meurs devolupté ; – car l’habit que je porte, en m’engageant danstoute sorte d’aventures avec les femmes, me protège tropparfaitement contre les entreprises des hommes ; une idée deplaisir qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma tête, etce rêve plat et sans couleur me fatigue et m’ennuie. – Tant defemmes posées dans le plus chaste milieu mènent une vie deprostituées ! et moi, par un contraste assez bouffon, je restechaste et vierge comme la froide Diane elle-même, au sein de ladissipation la plus éparpillée et entourée des plus grandsdébauchés du siècle. – Cette ignorance du corps que n’accompagnepas l’ignorance de l’esprit est la plus misérable chose qui soit.Pour que ma chair n’ait pas à faire la fière devant mon âme, jeveux la souiller également, si toutefois c’est une souillure plusque de boire et de manger, – ce dont je doute. – En un mot, je veuxsavoir ce que c’est qu’un homme, et le plaisir qu’il donne. Puisqued’Albert m’a reconnue sous mon travestissement, il est bien justequ’il soit récompensé de sa pénétration ; il est le premierqui ait deviné que j’étais une femme, et je lui prouverai de monmieux que ses soupçons étaient fondés. – Il serait peu charitablede lui laisser croire qu’il n’a eu qu’un goût monstrueux.

C’est donc d’Albert qui résoudra mes douteset me donnera ma première leçon d’amour : il ne s’agit plusmaintenant que d’amener la chose d’une façon toute poétique. J’aienvie de ne pas répondre à sa lettre et de lui faire froide minependant quelques jours. Quand je le verrai bien triste et biendésespéré, invectivant les dieux, montrant le poing à la création,et regardant les puits pour voir s’ils ne sont pas trop profondspour s’y jeter, – je me retirerai comme Peau d’Âne au fond ducorridor, et je mettrai ma robe couleur du temps, – c’est-à-diremon costume de Rosalinde ; car ma garde-robe féminine est trèsrestreinte. Puis j’irai chez lui, radieuse comme un paon qui faitla roue, montrant avec ostentation ce que je dissimuleordinairement avec le plus grand soin, et n’ayant qu’un petit tourde gorge en dentelles très bas et très dégagé, et je lui dirai duton le plus pathétique que je pourrai prendre :

« Ô très élégiaque et très perspicace jeunehomme ! je suis bien véritablement une jeune et pudiquebeauté, qui vous adore par-dessus le marché, et qui ne demande qu’àvous faire plaisir et à elle aussi. – Voyez si cela vous convient,et, s’il vous reste encore quelque scrupule, touchez ceci, allez enpaix, et péchez le plus que vous pourrez. »

Ce beau discours achevé, je me laisseraitomber à demi pâmée dans ses bras, et, tout en poussant demélancoliques soupirs, je ferai sauter adroitement l’agrafe de marobe de façon à me trouver dans le costume de rigueur,c’est-à-dire à moitié nue. – D’Albert fera le reste, et j’espèreque, le lendemain matin, je saurai à quoi m’en tenir sur toutes cesbelles choses qui me troublent la cervelle depuis si longtemps. –En contentant ma curiosité, j’aurai de plus le plaisir d’avoir faitun heureux.

Je me propose aussi d’aller rendre à Rosetteune visite dans le même costume, et de lui faire voir que, si jen’ai pas répondu à son amour, ce n’était ni par froideur ni pardégoût. – Je ne veux pas qu’elle garde de moi cette mauvaiseopinion, et elle mérite, aussi bien que d’Albert, que je trahissemon incognito en sa faveur. – Quelle mine fera-t-elle à cetterévélation ? – Son orgueil en sera consolé, mais son amour engémira.

Adieu, toute belle et toute bonne ; priele bon Dieu que le plaisir ne me paraisse pas aussi peu de choseque ceux qui le dispensent. J’ai plaisanté tout le long de cettelettre, et cependant ce que je vais essayer est une chose grave etdont le reste de ma vie se peut ressentir.

Chapitre 16

 

Il y avait déjà plus de quinze jours qued’Albert avait déposé son épître amoureuse sur la table deThéodore, – et cependant rien ne semblait changé dans les manièresde celui-ci. – D’Albert ne savait à quoi attribuer cesilence ; – on eût dit que Théodore n’avait pas euconnaissance de la lettre ; le déplorable d’Albert pensaqu’elle avait été détournée ou perdue ; cependant la choseétait difficile à expliquer, car Théodore était rentré un instantaprès dans la chambre, et il eût été bien extraordinaire qu’iln’aperçût pas un grand papier posé tout seul au milieu d’une table,de façon à attirer les regards les plus distraits.

Ou bien est-ce que Théodore était réellementun homme et non point une femme, comme d’Albert se l’étaitimaginé ? – ou, dans le cas qu’elle fût femme, avait-elle pourlui un sentiment d’aversion si prononcé, un mépris tel qu’elle nedaignât pas même prendre la peine de lui faire une réponse ? –Le pauvre jeune homme, qui n’avait pas eu, comme nous, l’avantagede fouiller dans le portefeuille de Graciosa, la confidente de labelle Maupin, n’était en état de décider affirmativement ounégativement aucune de ces importantes questions, et il flottaittristement dans les plus misérables irrésolutions.

Un soir, il était dans sa chambre, le frontmélancoliquement appuyé contre la vitre, et il regardait, sansles voir, les marronniers du parc déjà tout effeuillés et toutrougis. Une vapeur épaisse noyait les lointains, la nuit descendaitplutôt grise que noire, et posait avec précaution ses pieds develours sur la cime des arbres : – un grand cygne plongeait etreplongeait amoureusement son cou et ses épaules dans l’eau fumantede la rivière, et sa blancheur le faisait paraître dans l’ombrecomme une large étoile de neige. – C’était le seul être vivant quianimât un peu ce morne paysage.

D’Albert songeait aussi tristement que peutsonger à cinq heures du soir, en automne, par un temps de brume, unhomme désappointé ayant pour musique une bise assez aigre et pourperspective le squelette d’une forêt sans perruque.

Il songeait à se jeter dans la rivière, maisl’eau lui semblait bien noire et bien froide, et l’exemple du cygnene le persuadait qu’à demi ; à se brûler la cervelle, mais iln’avait ni pistolet ni poudre, et il eût été fâché d’enavoir ; à prendre une nouvelle maîtresse et même à en prendredeux, résolution sinistre ! mais il ne connaissait personnequi lui convînt ou même qui ne lui convînt pas. – Il poussa ledésespoir jusqu’à vouloir renouer avec des femmes qui lui étaientparfaitement insupportables et qu’il avait fait mettre, à coups decravache, hors de chez lui par son laquais. Il finit par s’arrêterà quelque chose de beaucoup plus affreux… à écrire une secondelettre.

Ô sextuple butor !

Il en était là de sa méditation, lorsqu’ilsentit se poser sur son épaule – une main – pareille à une petitecolombe qui descend sur un palmier. – La comparaison cloche un peuen ce que l’épaule d’Albert ressemble assez légèrement à unpalmier : c’est égal, nous la conservons par purorientalisme.

La main était emmanchée au bout d’un bras quirépondait à une épaule faisant partie d’un corps, lequel n’étaitautre chose que Théodore-Rosalinde, mademoiselle d’Aubiguy, ouMadeleine de Maupin, pour l’appeler de son véritable nom.

Qui fut étonné ? – Ce n’est ni moi nivous, car vous et moi nous étions préparés de longue main à cettevisite ; ce fut d’Albert qui ne s’y attendait pas le moins dumonde. – Il fit un petit cri de surprise tenant le milieu entreoh ! et ah ! Cependant j’ai les meilleures raisons decroire qu’il tenait plus de ah ! que de oh !

C’était bien Rosalinde, si belle et siradieuse qu’elle éclairait toute la chambre, – avec ses cordons deperles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands jabots dedentelle, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumesde paon, telle enfin qu’elle était le jour de la représentation.Seulement, différence importante et décisive, elle n’avait nigorgerette, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobâtaux yeux ces deux charmants frères ennemis, – qui, hélas ! netendent trop souvent qu’à se réconcilier.

Une gorge entièrement nue, blanche,transparente, comme un marbre antique, de la coupe la plus pure etla plus exquise, saillait hardiment hors d’un corsage trèséchancré, et semblait porter des défis aux baisers. – C’était unevue fort rassurante ; aussi d’Albert se rassura-t-il bienvite, et se laissa-t-il aller en toute confiance à ses émotions lesplus échevelées.

– Eh bien ! Orlando, est-ce que vous nereconnaissez pas votre Rosalinde ? dit la belle avec le pluscharmant sourire ; ou bien avez-vous laissé votre amouraccroché avec vos sonnets à quelques buissons de la forêt desArdennes ? Seriez-vous réellement guéri du mal pour lequelvous me demandiez un remède avec tant d’instance ? J’en aibien peur.

– Oh non ! Rosalinde, je suis plus maladeque jamais. – J’agonise, je suis mort, ou peu s’en faut !

– Vous n’avez point trop mauvaise façon pourun mort, et beaucoup de vivants n’ont pas si bonne mine.

– Quelle semaine j’ai passée ! – Vous nepouvez vous le figurer, Rosalinde. J’espère qu’elle me vaudra milleans de purgatoire de moins dans l’autre monde. – Mais, si j’osaisvous le demander, pourquoi ne m’avez-vous pas répondu plustôt ?

– Pourquoi ? – Je ne sais pas trop, àmoins que ce ne soit parce que. – Si ce motif cependant ne vousparaît pas valable, en voici trois autres beaucoup moinsbons ; vous choisirez : d’abord parce que, entraînépar votre passion, vous avez oublié d’écrire lisiblement, et qu’ilm’a fallu plus de huit jours pour deviner de quoi il était questiondans votre lettre ; – ensuite parce que ma pudeur ne pouvaitse faire en moins de temps à une idée aussi saugrenue que celle deprendre un poète dithyrambique pour amant ; et puis parce queje n’étais pas fâchée de voir si vous vous brûleriez la cervelle ousi vous vous empoisonneriez avec de l’opium, ou si vous vouspendriez à votre jarretière. – Voilà.

– La méchante persifleuse ! que vous avezbien fait de venir aujourd’hui, vous ne m’auriez peut-être pastrouvé demain.

– Vraiment ! pauvre garçon ! – Neprenez pas un air aussi éploré, car je m’attendrirais aussi, etcela me rendrait plus bête à moi seule que tous les animaux quiétaient dans l’arche avec feu Noé. – Si je lâche une fois la bandeà ma sensibilité, vous serez submergé, je vous en avertis. – Tout àl’heure je vous ai donné trois mauvaises raisons, je vous offremaintenant trois bons baisers ; acceptez-vous, à cettecondition que vous oublierez les raisons pour les baisers ? –Je vous dois bien cela et plus.

En disant ces mots, la belle infante s’avançavers le dolent amoureux, et lui jeta ses beaux bras autour du cou.– D’Albert l’embrassa avec effusion sur les deux joues et sur labouche. – Ce dernier baiser dura plus longtemps que les autres, etaurait pu compter pour quatre. – Rosalinde vit que tout cequ’elle avait fait jusqu’alors n’était que pur enfantillage. – Sadette acquittée, elle s’assit sur les genoux de d’Albert encoretout émue, et, passant ses doigts dans ses cheveux, elle luidit :

– Toutes mes cruautés sont épuisées, mon douxami ; j’avais pris ces quinze jours pour satisfaire à maférocité naturelle ; je vous avouerai que je les ai trouvéslongs. N’allez pas devenir fat parce que je suis franche, mais celaest vrai. – Je me remets entre vos mains, vengez-vous de mesrigueurs passées. – Si vous étiez un sot, je ne vous dirais pascela, et même je ne vous dirais pas autre chose, car je n’aime pasles sots. – Il m’aurait été bien facile de vous faire croire quej’étais prodigieusement choquée de votre hardiesse, et que vousn’auriez pas assez de tous vos platoniques soupirs et de votre plusquintessencié galimatias pour vous faire pardonner une chose dontj’étais fort aise ; j’aurais pu, comme une autre, vousmarchander longtemps et vous donner en détail ce que je vousaccorde librement et en une fois ; mais je ne pense pas quevous m’en eussiez aimée l’épaisseur d’un seul cheveu de plus. – Jene vous demande ni serment d’amour éternel, ni protestationexagérée. – Aimez-moi tant que le bon Dieu voudra. – J’en feraiautant de mon côté. – Je ne vous appellerai pas perfide etmisérable, quand vous ne m’aimerez plus. – Vous aurez aussi labonté de m’épargner les titres odieux correspondants, s’il m’arrivede vous quitter. – Je ne serai qu’une femme qui aura cessé devous aimer, – rien de plus. – Il n’est pas nécessaire de se haïrtoute la vie, à cause que l’on a couché une nuit ou deux ensemble.– Quoi qu’il arrive, et où que la destinée me pousse, je vous jure,et ceci est une promesse que l’on peut tenir, de garder toujours uncharmant souvenir de vous, et, si je ne suis plus votre maîtresse,d’être votre amie comme j’ai été votre camarade. – J’ai quitté pourvous cette nuit mes habits d’homme ; – je les reprendraidemain matin pour tous. – Songez que je ne suis Rosalinde que lanuit, et que tout le jour je ne suis et ne peux être que Théodorede Sérannes…

La phrase qu’elle allait prononcer s’éteignitdans un baiser auquel en succédèrent beaucoup d’autres, que l’on necomptait plus et dont nous ne ferons pas le catalogue exact, parceque cela serait assurément un peu long et peut-être fort immoral –pour certaines gens, – car pour nous, nous ne trouvons rien de plusmoral et de plus sacré sous le ciel que les caresses de l’homme etde la femme, quand tous deux sont beaux et jeunes.

Comme les instances de d’Albert devenaientplus tendres et plus vives, au lieu de s’épanouir et de rayonner,la belle figure de Théodore prit l’expression de fière mélancoliequi donna quelque inquiétude à son amant.

– Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vousl’air chaste et sérieux d’une Diane antique, là où il faudraitplutôt les lèvres souriantes de Vénus sortant de lamer ?

– Voyez-vous, d’Albert, c’est que je ressembleplus à Diane chasseresse qu’à toute autre chose. – J’ai pris fortjeune cet habit d’homme pour des raisons qu’il serait long etinutile de vous dire. – Vous avez seul deviné mon sexe, – et, sij’ai fait des conquêtes, ce n’a été que de femmes, conquêtes fortsuperflues et dont j’ai été plus d’une fois embarrassée. – En unmot, quoique ce soit une chose incroyable et ridicule, je suisvierge, – vierge comme la neige de l’Himalaya, comme la Lune avantqu’elle n’eût couché avec Endymion, comme Marie avant d’avoir faitconnaissance avec le pigeon divin, et je suis grave ainsi que toutepersonne qui va faire une chose sur laquelle on ne peut revenir. –C’est une métamorphose, une transformation que je vais subir. –Changer le nom de fille en nom de femme, n’avoir plus à donnerdemain ce que j’avais hier ; quelque chose que je ne savaispas et que je vais apprendre, une page importante tournée au livrede la vie. – Voilà pourquoi j’ai l’air triste, mon ami, et non pourrien qui soit de votre faute. En disant cela, elle sépara de sesdeux belles mains les longs cheveux du jeune homme, et posa sur sonfront pâle ses lèvres mollement plissées.

D’Albert, singulièrement ému par le ton douxet solennel dont elle débita toute cette tirade, lui prit les mainset en baisa tous les doigts, les uns après les autres, – puisrompit fort délicatement le lacet de sa robe, en sorte que lecorsage s’ouvrit et que les deux blancs trésors apparurent danstoute leur splendeur : sur cette gorge étincelante et clairecomme l’argent s’épanouissaient les deux belles roses du paradis.Il en serra légèrement les pointes vermeilles dans sa bouche, et enparcourut ainsi tout le contour. Rosalinde se laissait faire avecune complaisance inépuisable, et tâchait de lui rendre ses caressesaussi exactement que possible.

– Vous devez me trouver bien gauche et bienfroide, mon pauvre d’Albert ; mais je ne sais guère commentl’on s’y prend ; – vous aurez beaucoup à faire pourm’instruire, et réellement je vous charge là d’une occupation trèspénible.

D’Albert fit la réponse la plus simple, il nerépondit pas, – et, l’étreignant dans ses bras avec une nouvellepassion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Lescheveux de l’infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tombasur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout deboutcomme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile laplus transparente. Le bienheureux amant s’agenouilla, et eutbientôt jeté dans un coin opposé de l’appartement les deux jolispetits souliers à talons rouges ; – les bas à coins brodés lessuivirent de près.

La chemise, douée d’un heureux espritd’imitation, ne resta pas en arrière de la robe : elle glissad’abord des épaules sans qu’on songeât à la retenir ; puis,profitant d’un moment où les bras étaient perpendiculaires, elle ensortit avec beaucoup d’adresse et roula jusqu’aux hanches dont lecontour ondoyant l’arrêta à demi. – Rosalinde s’aperçut alors de laperfidie de son dernier vêtement, et leva son genou pour l’empêcherde tomber tout à fait. – Ainsi posée, elle ressemblait parfaitementà ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente,fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les bellescuisses, et par une heureuse trahison s’arrête précisémentau-dessous de l’endroit qu’elle est destinée à cacher. – Mais,comme la chemise n’était pas de marbre et que ses plis ne lasoutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, s’affaissatout à fait sur la robe, et se coucha en rond autour des pieds desa maîtresse comme un grand lévrier blanc.

Il y avait assurément un moyen fort simpled’empêcher tout ce désordre, celui de retenir la fuyarde avec lamain : cette idée, toute naturelle qu’elle fût, ne vint pas ànotre pudique héroïne.

Elle resta donc sans aucun voile, sesvêtements tombés lui faisant une espèce de socle, dans tout l’éclatdiaphane de sa belle nudité, aux douces lueurs d’une lamped’albâtre que d’Albert avait allumée.

D’Albert, ébloui, la contemplait avecravissement.

– J’ai froid, dit-elle en croisant ses deuxmains sur ses épaules.

– Oh ! de grâce ! une minuteencore !

Rosalinde décroisa ses mains, appuya le boutde son doigt sur le dos d’un fauteuil et se tint immobile ;elle hanchait légèrement de manière à faire ressortir toute larichesse de la ligne ondoyante ; – elle ne paraissaitnullement embarrassée, et l’imperceptible rose de ses joues n’avaitpas une nuance de plus : seulement le battement un peuprécipité de son cœur faisait trembler le contour de son seingauche.

Le jeune enthousiaste de la beauté ne pouvaitrassasier ses yeux d’un pareil spectacle : nous devons dire, àla louange immense de Rosalinde, que cette fois la réalité futau-dessus de son rêve, et qu’il n’éprouva pas la plus légèredéception.

Tout était réuni dans le beau corps qui posaitdevant lui : – délicatesse et force, forme et couleur, leslignes d’une statue grecque du meilleur temps et le ton d’unTitien. – Il voyait là, palpable et cristallisée, la nuageusechimère qu’il avait tant de fois vainement essayé d’arrêter dansson vol : – il n’était pas forcé, comme il s’en plaignait siamèrement à son ami Silvio, de circonscrire ses regards sur unecertaine portion assez bien faite, et de ne la point dépasser, souspeine de voir quelque chose d’effroyable, et son œil amoureuxdescendait de la tête aux pieds et remontait des pieds à la tête,toujours doucement caressé par une forme harmonieuse etcorrecte.

Les genoux étaient admirablement purs, leschevilles élégantes et fines, les jambes et les cuisses d’un tourfier et superbe, le ventre lustré comme une agate, les hanchessouples et puissantes, la gorge à faire descendre les dieux du cielpour la baiser, les bras et les épaules du plus magnifiquecaractère ; – un torrent de beaux cheveux bruns légèrementcrêpelés, comme on en voit aux têtes des anciens maîtres,descendait à petites vagues au long d’un dos d’ivoire dont ilrehaussait merveilleusement la blancheur.

Le peintre satisfait, l’amant reprit ledessus ; car, quelque amour de l’art qu’on ait, il est deschoses qu’on ne peut pas longtemps se contenter de regarder.

Il enleva la belle dans ses bras et la portaau lit ; en un tour de main il fut déshabillé lui-même ets’élança à côté d’elle.

L’enfant se serra contre lui et l’enlaçaétroitement, car ses deux seins étaient aussi froids que la neigedont ils avaient la couleur. Cette fraîcheur de peau faisait brûlerd’Albert encore davantage et l’excitait au plus haut degré. –Bientôt la belle eut aussi chaud que lui. – Il lui faisait les plusfolles et les plus ardentes caresses. – C’étaient la gorge, lesépaules, le cou, la bouche, les bras, les pieds ; il eût voulucouvrir d’un seul baiser tout ce beau corps, qui se fondait presqueau sien, tant leur étreinte était intime. – Dans cette profusionde charmants trésors, il ne savait auquel atteindre.

Ils ne séparaient plus leurs baisers, et leslèvres parfumées de la Rosalinde ne faisaient plus qu’une seulebouche avec celle de d’Albert ; – leurs poitrines segonflaient, leurs yeux se fermaient à demi ; – leurs bras,morts de volupté, n’avaient plus la force de serrer leurs corps. –Le divin moment approchait : – un dernier obstacle futsurmonté, un spasme suprême agita convulsivement les deux amants, –et la curieuse Rosalinde fut aussi éclairée que possible sur cepoint obscur qui l’inquiétait si fort.

Cependant, comme une seule leçon, siintelligent qu’on soit, ne peut pas suffire, d’Albert lui en donnaune seconde, puis une troisième… Par égard pour le lecteur, quenous ne voulons pas humilier et désespérer, nous ne porterons pasnotre relation plus loin…

Notre belle lectrice bouderait à coup sûr sonamant si nous lui révélions le chiffre formidable où monta l’amourde d’Albert, aidé de la curiosité de Rosalinde. Qu’elle sesouvienne de la mieux remplie et de la plus charmante de ses nuits,de cette nuit où… de cette nuit de laquelle l’on se souviendraitpendant plus de cent mille jours, si l’on n’était mort depuislongtemps ; qu’elle pose le livre à côté d’elle, et supputesur le bout de ses jolis doigts blancs combien de fois l’a aiméecelui qui l’a le plus aimée, et comble ainsi la lacune que nouslaissons dans cette glorieuse histoire.

Rosalinde avait de prodigieuses dispositions,et fit en cette nuit seule des progrès énormes. – Cette naïveté decorps qui s’étonnait de tout et cette rouerie d’esprit qui nes’étonnait de rien formaient le plus piquant et le plus adorablecontraste. – D’Albert était ravi, éperdu, transporté, et auraitvoulu que cette nuit durât quarante-huit heures, comme celle où futconçu Hercule. – Cependant, vers le matin, malgré une infinité debaisers, de caresses, de mignardises les plus amoureuses du mondeet bien faites pour tenir éveillé, après un effort surhumain, ilfut obligé de prendre un peu de repos. Un doux et voluptueuxsommeil lui toucha les yeux du bout de l’aile, sa tête s’affaissa,et il s’endormit entre les deux seins de sa belle maîtresse. –Celle-ci le considéra quelque temps avec un air de mélancolique etprofonde réflexion ; puis, comme l’aube jetait ses rayonsblanchâtres à travers les rideaux, elle le souleva doucement, lereposa à côté d’elle, se dressa, et passa légèrement sur soncorps.

Elle fut à ses habits et se rajusta à la hâte,puis revint au lit, se pencha sur d’Albert, qui dormait encore, etbaisa ses deux yeux sur leurs cils soyeux et longs. – Cela fait,elle se retira à reculons en le regardant toujours.

Au lieu de retourner dans sa chambre, elleentra chez Rosette. – Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’aijamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieusesrecherches. – Je n’ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, nidans ceux de d’Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cettevisite. Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cettecirconstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pascouché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait,et portait l’empreinte de deux corps. – De plus, elle me montradeux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portaitdans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avaittrouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à lasagacité du lecteur, et je le laisse libre d’en tirer toutes lesinductions qu’il voudra ; quant à moi, j’ai fait là-dessusmille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que lesautres, et si saugrenues que je n’ose véritablement les écrire,même dans le style le plus honnêtement périphrase.

Il était bien midi lorsque Théodore sortit dela chambre de Rosette. – Il ne parut pas au dîner ni au souper. –D’Albert et Rosette n’en semblèrent point surpris. – Il se couchade fort bonne heure, et le lendemain matin, dès qu’il fit jour,sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page,et sortit du château en disant à un laquais qu’on ne l’attendit pasau dîner, et qu’il ne reviendrait peut-être point de quelquesjours.

D’Albert et Rosette étaient on ne peut plusétonnés, et ne savaient à quoi attribuer cette étrange disparition,d’Albert surtout qui, par les prouesses de sa première nuit,croyait bien en avoir mérité une seconde. Sur la fin de la semaine,le malheureux amant désappointé reçut une lettre de Théodore, quenous allons transcrire. J’ai bien peur qu’elle ne satisfasse ni meslecteurs ni mes lectrices ; mais, en vérité, la lettre étaitainsi et pas autrement, et ce glorieux roman n’aura pas d’autreconclusion.

Chapitre 17

 

« Vous êtes sans doute très surpris,mon cher d’Albert, de ce que je viens de faire après ce que j’aifait. – Je vous le permets, il y a de quoi. – Parions que vousm’avez déjà donné au moins vingt de ces épithètes que nous étionsconvenus de rayer de votre vocabulaire : – perfide,inconstante, scélérate, – n’est-ce pas ? – Au moins, vous nem’appellerez pas cruelle ou vertueuse, c’est toujours cela degagné. – Vous me maudissez, et vous avez tort. – Vous aviez enviede moi, vous m’aimiez, j’étais votre idéal ; – fort bien. Jevous ai accordé sur-le-champ ce que vous demandiez ; il n’atenu qu’à vous de l’avoir plus tôt. J’ai servi de corps à votrerêve le plus complaisamment du monde. – Je vous ai donné ce que jene donnerai assurément plus à personne, surprise sur laquelle vousne comptiez guère et dont vous devriez me savoir plus de gré. –Maintenant que je vous ai satisfait, il me plaît de m’enaller.

« Qu’y a-t-il de si monstrueux ?

« Vous m’avez eue entièrement et sansréserve toute une nuit ; – que voulez-vous de plus ? Uneautre nuit, et puis encore une autre ; vous vous accommoderiezmême des jours au besoin. – Vous continueriez ainsi jusqu’à ce quevous fussiez dégoûté de moi. – Je vous entends d’ici vous écriertrès galamment que je ne suis pas de celles dont on se dégoûte. MonDieu ! de moi comme des autres.

« Cela durerait six mois, deux ans,dix ans même, si vous voulez, mais il faut toujours que toutfinisse. – Vous me garderiez par une espèce de sentiment deconvenance, ou parce que vous n’auriez pas le courage de mesignifier mon congé. À quoi bon attendre d’en venirlà ?

« Et puis, ce serait peut-être moi quicesserais de vous aimer. Je vous ai trouvé charmant ;peut-être, à force de vous voir, vous eussé-je trouvé détestable. –Pardonnez-moi cette supposition. – En vivant avec vous dans unegrande intimité, j’aurais sans doute eu l’occasion de vous voir enbonnet de coton ou dans quelque situation domestique ridicule etbouffonne. – Vous auriez nécessairement perdu ce côté romanesque etmystérieux qui me séduit sur toutes choses, et votre caractère,mieux compris, ne m’eût plus paru si étrange. Je me serais moinsoccupée de vous en vous ayant auprès de moi, à peu près comme onfait de ces livres qu’on n’ouvre jamais parce qu’on les a dans sabibliothèque. – Votre nez ou votre esprit ne m’aurait plus semblé àbeaucoup près aussi bien tourné ; je me serais aperçue quevotre habit vous allait mal et que vos bas étaient mal tirés ;j’aurais eu mille déceptions de ce genre qui m’auraientsingulièrement fait souffrir, et à la fin je me serais arrêtée àceci : – que décidément vous n’aviez ni cœur ni âme, et quej’étais destinée à n’être pas comprise en amour.

« Vous m’adorez et je vous le rends. Vousn’avez pas le plus léger reproche à me faire, et je n’ai pas lemoins du monde à me plaindre de vous. Je vous ai été parfaitementfidèle tout le temps de nos amours. Je ne vous ai trompé en rien. –Je n’avais ni fausse gorge ni fausse vertu ; vous avez eucette extrême bonté de dire que j’étais encore plus belle que vousne l’imaginiez. – Pour la beauté que je vous donnais, vous m’avezrendu beaucoup de plaisir ; nous sommes quittes : – jevais de mon côté et vous du vôtre, et peut-être que nous nousretrouverons aux antipodes.

« Vivez dans cet espoir.

« Vous croyez peut-être que je ne vousaime pas parce que je vous quitte. Vous reconnaîtrez plus tard lavérité de ceci. – Si j’avais moins fait de cas de vous, je seraisrestée, et je vous aurais versé le fade breuvage jusqu’à la lie.Votre amour eût été bientôt mort d’ennui ; – au bout dequelque temps, vous m’auriez parfaitement oubliée, et, en relisantmon nom sur la liste de vos conquêtes, vous vous seriezdemandé : Qui diable était donc celle-ci ? – J’ai aumoins cette satisfaction de penser que vous vous souviendrez de moiplutôt que d’une autre. Votre désir inassouvi ouvrira encore sesailes pour voler à moi ; je serai toujours pour vous quelquechose de désirable où votre fantaisie aimera à revenir, et j’espèreque, dans le lit des maîtresses que vous pourrez avoir, voussongerez quelquefois à cette nuit unique que vous avez passée avecmoi.

« Jamais vous ne serez plus aimableque vous l’avez été dans cette soirée bienheureuse, et, quand mêmevous le seriez autant, ce serait déjà l’être moins ; car, enamour comme en poésie, rester au même point, c’est reculer.Tenez-vous-en à cette impression, – vous ferez bien.

« Vous avez rendu difficile la tâche desamants que j’aurai (si j’ai d’autres amants), et personne ne pourraeffacer votre souvenir ; – ce seront les héritiersd’Alexandre.

« Si cela vous désole trop de me perdre,brûlez cette lettre, qui est la seule preuve que vous m’ayez eue,et vous croirez avoir fait un beau rêve. Qui vous en empêche ?La vision s’est évanouie avant le jour, à l’heure où les songesrentrent chez eux par la porte de corne ou d’ivoire. – Combien sontmorts qui, moins heureux que vous, n’ont pas même donné un seulbaiser à leur chimère !

« Je ne suis ni capricieuse, ni folle, nibégueule. – Ce que je fais est le résultat d’une convictionprofonde. – Ce n’est point pour vous enflammer davantage et par uncalcul de coquetterie que je me suis éloignée de C*** ;n’essayez pas de me suivre ou de me retrouver : vous n’yréussirez pas. Mes précautions pour vous dérober mes traces sonttrop bien prises ; vous serez toujours pour moi l’homme quim’a ouvert un monde de sensations nouvelles. Ce sont là de ceschoses qu’une femme n’oublie pas facilement. Quoique absente, jepenserai souvent a vous, plus souvent que si vous étiez avecmoi.

« Consolez au mieux que vous pourrezla pauvre Rosette, qui doit être au moins aussi fâchée que vous demon départ. Aimez-vous tous deux en souvenir de moi, que vous avezaimée l’un et l’autre, et dites-vous quelquefois mon nom dans unbaiser. »

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