Martin Eden

de Jack London

1

Arthur ouvrit la porte avec son passe-partout et entra, suivi d’un jeune homme qui se découvrit d’un geste gauche. Il portait de grossiers vêtements de marin qui détonnaient singulièrement dans ce hall grandiose. Sa casquette l’embarrassant beaucoup, il allait la glisser dans sa poche, quand Arthur la lui enleva des mains. Ce geste fut si naturel, que le jeune homme intimidé en apprécia l’intention. « Il comprend !… se dit-il, il va m’aider à m’en tirer ! »

Il marchait sur les talons de l’autre, enroulant des épaules et ses jambes s’arc-boutaient malgré lui sur le parquet, comme pour résister à un roulis imaginaire. Les grands appartements semblaient trop étroits pour sa démarche et il mourait de peur que ses larges épaules n’entrent en collision avec l’encadrement des portes ou avec les bibelots des étagères. Il s’écartait brusquement d’un objet pour en fuir un autre et s’exagérait les périls qui en réalité n’existaient que dans son imagination. Entre le piano à queue et la grande table centrale sur laquelle d’innombrables livres s’empilaient, une demi-douzaine de personnes auraient pu marcher de front ; cependant, il ne s’y risqua qu’avec angoisse. Il ne savait que faire de ses mains, ni de ses bras qui pendaient lourdement à ses côtés et, quand son esprit terrifié lui suggéra la possibilité de frôler du coude les livres de la table, il fit un brusque écart qui faillit lui faire renverser le tabouret du piano. L’allure aisée d’Arthur le frappaet, pour la première fois, il se rendit compte que la siennedifférait de celle des autres hommes. Une petite honte le mordit aucœur – il s’arrêta pour éponger son front où la sueur perlait.

– Un instant, Arthur, mon vieux !dit-il, en essayant de masquer son angoisse. Vrai ! c’est tropà la fois pour moi !… Donnez-moi le temps de me remettre. Voussavez que je ne voulais pas venir… et je suppose que votre famillene mourait pas d’envie de me voir !…

– Ça va bien ! répondit Arthur d’unevoix rassurante. N’ayez pas peur : nous sommes de braves genstout simples… Tiens ! une lettre pour moi.

Arthur vint à la table, déchira l’enveloppe etse mit à lire, donnant ainsi à l’étranger le temps de se ressaisir.Et l’étranger comprit et lui en sut gré. Cette compréhensivesympathie le mit à l’aise. Il épongea de nouveau son front moite etlança de furtifs regards autour de lui ; son visage avaitrepris son calme, mais ses yeux avaient l’expression des animauxsauvages pris au piège. Il était environné de mystère, pleind’appréhension de l’inconnu, sans savoir ce qu’il devaitfaire ; conscient de sa gaucherie, il craignait que tout enlui ne soit également déplaisant. Il était sensitif à l’excès,toujours sur ses gardes, et les coups d’œil amusés que l’autre luilançait furtivement par-dessus la lettre, le piquaient comme autantde coups d’épingles ; mais il ne bronchait pas, car, parmi leschoses qu’il avait apprises, il y avait la discipline de soi. Puis,ces coups d’épingles atteignirent son orgueil : tout enmaudissant l’idée qu’il avait eue de venir, il résolut de supporterl’épreuve, coûte que coûte. Les traits de son visage durcirent etdans ses yeux s’alluma une lueur combative. Il regarda autour delui plus librement, observant tout avec acuité et chaque détail dubel intérieur se grava dans son esprit. Rien n’échappa au champvisuel de ses yeux largement ouverts ; devant tant de beauté,leur éclat combatif s’éteignit et fut remplacé par une chaudelueur : car il était sensible à la beauté.

Un tableau accrocha son regard et le retint.Il représentait un rocher assailli par une mer en furie, des nuagesde tempête couvraient le ciel bas ; par-delà la barre, toutemâture serrée et donnant tellement de la bande que chaque détail dupont apparaissait – un schooner se détachait sur un coucher desoleil dramatique. C’était une belle chose et elle l’attirairrésistiblement. Il oublia sa démarche maladroite, s’approchadavantage du tableau… et toute beauté disparut de la toile. Ahuri,il observa ce qui lui semblait à présent un barbouillagequelconque, puis recula. Et la magique splendeur reparut.« C’est un trompe-l’œil », se dit-il – et il n’y pensaplus. Pourtant, il ressentit un peu d’indignation ; en effet,comment tant de beauté pouvait-elle être sacrifiée à untrompe-l’œil ? Il n’y connaissait pas grand-chose en peinture.Son éducation artistique s’était faite sur des chromos ou deslithographies, dont les contours – nets et définis – étaient lesmêmes vus de près ou de loin.

Il est vrai qu’il avait vu des peintures àl’huile à la devanture des boutiques, mais les glaces l’avaientempêché d’approcher d’assez près.

Il lança un regard vers son ami qui lisaittoujours sa lettre et vit les livres sur la table. Dans ses yeuxs’alluma une convoitise ardente, semblable à celle d’un hommemourant de faim, à la vue d’un morceau de pain. Une enjambéel’amena à la table, où il se mit à manipuler les livres. D’unregard caressant, il passa en revue les titres et les noms desauteurs. Par-ci par-là il lut certains passages et soudain reconnutun livre qu’il avait lu autrefois. Puis, il tomba sur un volume deSwinburne qu’il se mit à lire attentivement, sans plus penser àl’endroit où il se trouvait. Son visage rayonnait. À deux reprisesil retourna le volume pour voir le nom de l’auteur…« Swinburne ». Il n’oublierait pas ce nom-là. Cet hommesavait voir : quel sentiment de la couleur ! Quellelumière !… Mais qui était ce Swinburne ? Était-il mortdepuis des siècles, comme tant de poètes ? ou bien vivait-il,écrivait-il encore ?… Il retourna au titre : oui, ilavait écrit d’autres livres. Eh bien ! dès le lendemain matin,à la bibliothèque gratuite, il tâcherait de mettre la main sur unouvrage de ce type-là. Puis il se replongea dans le texte et s’youblia, si bien qu’il ne remarqua pas qu’une jeune femme étaitentrée. Il ne le sut qu’en entendant la voix d’Arthur quidisait :

– Ruth, voilà M. Eden.

Son doigt marquait encore la page du livrerefermé et, avant même de se retourner, il tressaillit – moinspeut-être à l’apparition de la jeune fille, qu’aux parolesprononcées par son frère. Ce corps d’athlète cachait unesensibilité extraordinairement développée. Au moindre choc, sespensées, ses sympathies, ses émotions s’élançaient, bondissantescomme des flammes vives. Étonnamment réceptif, il avait sonimagination toujours en éveil qui travaillait sans cesse à établirles rapports entre les causes et les effets.« M. Eden » – ces mots l’avaient frappé – lui quetoute sa vie on avait appelé « Eden » ou « MartinEden », ou « Martin » tout court.« Monsieur » !… quelle chose incongrue ! – Dansson cerveau changé en une vaste chambre noire, défilèrentd’innombrables tableaux de sa vie – chambres de chauffe etgaillards d’avant, campements et rivages, prisons et tavernes,hôpitaux et ruelles sordides – dont l’association se faisaitlorsqu’il songeait à la façon dont son nom avait été prononcé dansces divers endroits.

Puis, il se retourna et vit la jeunefille ; les fantasmagories de son cerveau disparurent. C’étaitune créature éthérée, pâle, auréolée de cheveux d’or, aux grandsyeux bleus immatériels. Il ne vit pas comment elle étaitvêtue : il vit seulement que sa robe était aussi merveilleusequ’elle. Et il la compara à une fleur d’or pâle sur une tigefragile. Non ! c’était un esprit, une divinité, uneidole !… Une aussi sublime beauté n’appartenait pas à laterre. Ou bien les livres avaient raison et il y en avait beaucoupcomme elle, dans les sphères supérieures de la vie. Swinburneaurait pu la chanter. Peut-être pensait-il à un être semblablequand il écrivit son Yseult. Une surabondance de visions,de sentiments, de pensées l’assaillit à la fois. Il la vit tendrele bras et elle le regarda droit dans les yeux en lui donnant unefranche poignée de main, comme un homme. Les femmes qu’il avaitconnues ne donnaient pas la main ainsi : par le fait laplupart ne la donnaient pas du tout. Un flot de souvenirs l’envahit– mais il les chassa au loin et la regarda. Jamais il n’avait vu defemme semblable ! Quand il songeait à toutes celles qu’ilavait connues !… Pendant une seconde qui lui parut éternelle,il se figura être transporté au milieu d’une galerie de portraits.Au centre trônait l’image de Ruth, et toutes devaient subirl’épreuve de la comparaison. Il vit les chlorotiques visages desouvrières d’usines et les filles niaises et bruyantes de SouthMarket, les gardiennes de bétail des « ranches » et lesfemmes basanées du vieux Mexico qui fumaient leur éternellecigarette. Les Japonaises les remplacèrent – de vraies poupéestrottinant sur leurs socques de bois ; puis les Eurasiennes,aux traits délicats et dégénérés ; et les filles des mers duSud couronnées de fleurs aux beaux corps bruns.

Puis tout cela fut effacé par un fourmillementde cauchemar grotesque et terrible – et ce furent les abjectescréatures du trottoir de Whitechapel, traînant leurs savates, lesmégères bouffies de gin des mauvais lieux et la foule diabolique deces harpies à la parole ordurière, qui jouent le rôle de femellesauprès des matelots – proies faciles – et qui sont la raclure desports et la lie de la plus basse humanité.

– Vous ne voulez pas vous asseoir,monsieur Eden ? dit la jeune fille. Je désirais vous voirdepuis qu’Arthur nous a tant parlé de vous. Comme vous avez étécourageux !

Il fit un geste de dénégation et murmura qu’iln’avait rien fait du tout et que n’importe qui aurait agi de même.Elle remarqua que ses deux mains étaient couvertes d’abrasions nonguéries encore, qu’une cicatrice barrait sa joue ; une autresur le front, se perdait dans les cheveux, une troisièmedisparaissait à demi sous le col empesé. Elle réprima un sourire àla vue de la raie rouge produite par le frottement du col contre lecou bronzé : évidemment, il n’avait pas l’habitude de porterdes cols durs. Son œil féminin enregistra également les vêtementsbon marché, mal coupés, les faux plis du veston et ceux desmanches, qui cachaient mal les biceps saillants.

Tout en protestant qu’il n’avait rien fait dutout, il obéissait à son invitation et se dirigea gauchement versune chaise en face d’elle. Avec quelle aisance elles’asseyait !… Ce lui était une impression nouvelle. De touteson existence, il ne s’était jamais demandé s’il était désinvolteou gauche.

Il s’assit soigneusement sur le bord de sachaise, très embarrassé de ses mains. Partout où il les mettait,elles étaient gênantes. Arthur quitta la pièce et Martin Eden lesuivit d’un regard d’envie. Il se sentait perdu, tout seul, dans cesalon, avec cette femme-esprit. Il n’y avait, hélas ! pas lemoindre barman à qui demander des boissons, pas de petit groom àenvoyer au coin de la rue acheter une bouteille de bière, afind’établir d’emblée un courant de sympathie.

– Quelle cicatrice vous avez au cou,monsieur Eden ! dit la jeune fille. Comment ça vous est-ilarrivé ? Dans une aventure, j’en suis sûre !

– Un Mexicain, avec son couteau,mademoiselle ! répondit-il. (Il passa sa langue sur ses lèvressèches et toussa pour s’éclaircir la voix.) Dans une bagarre. Quandje lui ai enlevé son couteau, il a essayé de m’arracher le nez avecses dents.

C’était mal dit. Mais devant ses yeux passa lavision somptueuse de cette chaude nuit étoilée, à SalinaCruz : la longue plage blanche, les lumières des steamerschargés de sucre, amarrés au port, les voix des matelots ivres dansle lointain, la bousculade des « stevadores », la lueurféline des yeux des Mexicains, et soudain, la morsure de l’acier àson cou, le ruissellement du sang, la foule et les cris. Les deuxcorps – le sien et celui du Mexicain – enlacés, roulant dans lesable qui volait et – venant d’on ne savait où – le mélodieuxtintement d’une guitare. Tel était le tableau – et il vibra enévoquant ce souvenir. L’artiste qui avait peint le schooner, là-bassur le mur, saurait-il aussi peindre ça ?… Il pensa que laplage blanche, les étoiles, les lumières des steamers seraientsuperbes et aussi, sur le sable, le groupe sombre entourant lescombattants. Le couteau également ferait bien, il brillerait dansun éclair, sous la lumière des étoiles ! Mais de tout cela,rien ne transparut dans ses paroles.

– Il a essayé de m’arracher le nez avecses dents, conclut-il.

– Oh ! fit la jeune fille d’une voixfaible. (Il remarqua la contraction de ses traits délicats.)

Lui-même ressentit un choc ; une rougeurd’embarras envahit ses joues hâlées, son visage brûla comme s’ilavait été exposé à la fournaise de la chaufferie. Évidemment, desrixes au couteau n’étaient pas des sujets de conversation pour unedame ; c’était trop sordide.

Dans ce monde-là, les gens dont parlent leslivres n’abordent pas de sujets semblables – peut-être même lesignorent-ils.

La conversation qu’ils s’efforçaient de fairedémarrer, subit un petit arrêt. Puis elle le questionna sur lacicatrice de sa joue. Il se rendit compte qu’elle faisait un effortpour se mettre à son niveau. « Je veux me mettre ausien ! » décida-t-il en pensée.

– Ce n’est qu’un accident, dit-il endésignant sa joue. Une nuit, par grosse mer, le bout-dehors dugrand mât a été arraché et aussi le palan. Le bout-dehors était enfil d’acier et il se tortillait en l’air comme un serpent. Tous leshommes de garde tâchaient de l’attraper. Alors, je me suis jetédessus et je me suis esquinté.

– Oh ! dit-elle – cette fois avec unaccent de compréhension, mais, dans le fond, son explication étaitde l’hébreu pour elle et elle se demandait ce que pouvait être un« bout-dehors ».

– Ce poète, Swinburne, reprit-il, suivantson idée, il y a longtemps qu’il est mort ?

– Non, je ne l’ai pas entendu dire !(Elle le regarda avec curiosité.) Où avez-vous fait saconnaissance ?

– Moi ?… je ne sais même pas commentil est fait. Mais avant que vous n’entriez, je venais de lirequelques vers de lui, dans ce livre, là, sur la table. Vous aimezla poésie ?

Alors, elle se mit à parler, avec vivacité etnaturel, sur le sujet qu’il avait lancé. Il se sentit mieux ets’enfonça un peu plus dans son siège auquel il s’agrippait des deuxmains, de peur qu’il ne se dérobe sous lui. Enfin, il était parvenuà la faire parler et, pendant qu’elle bavardait, il tâchait de lasuivre ; il s’émerveillait de toute la science emmagasinéedans cette jolie tête et s’imprégnait de la pâle beauté de sonvisage. Il arrivait à la suivre mais était gêné par les locutionsinconnues qu’elle employait, par ses critiques et par le processusde sa pensée – toutes choses qui lui étaient étrangères, mais quicependant stimulaient son esprit et le faisaient vibrer.« C’est ça, la vie intellectuelle ! se disait-il, labeauté intense et merveilleuse ! » Il s’oublia et ladévora des yeux. Vivre pour une femme pareille !… pour lagagner, pour la conquérir – et… mourir pour elle. Les livresavaient raison : de telles femmes existaient – elle en étaitune. Elle donnait des ailes à son imagination et de grandes toileslumineuses se déployaient devant lui, tissées de vagues etgigantesques silhouettes d’amour, de poésie et de gestes héroïquesaccomplis pour une femme – pour une femme pâle comme une fleurd’or. Et, à travers la vision miroitante, palpitante – comme àtravers un mirage féerique – il regardait avidement la femmeréelle, assise auprès de lui qui parlait de littérature et d’art.Il la regardait fiévreusement, sans se rendre compte de la fixitéde son regard et du fait que toute la masculinité de sa natureluisait dans ses yeux. Mais elle, qui savait peu de choses deshommes, sentait la brûlure de ce regard. Jamais aucun homme nel’avait dévisagée de cette manière – et cela la troubla. Gênée,elle s’interrompit au milieu d’une phrase, le fil de ses idéesétait coupé net. Il l’effrayait et en même temps, elle trouvaitagréable d’être regardée ainsi. Son éducation l’avertissait d’undanger et d’une tentation mauvaise, subtile, mystérieuse. D’autrepart, parcourant tout son être, son instinct l’induisait à rejeterl’esprit de caste et à séduire cet habitant d’un autre monde, cerude jeune homme aux mains abîmées, au cou marqué à vif par lefrottement inaccoutumé d’un faux col et qui, trop évidemment, étaitsouillé, dégradé par une pénible existence. Elle était pure et sonsens de la propreté morale se révoltait – mais elle était femme etelle commençait à apprendre les paradoxes de la femme.

– Comme je vous le disais… Mais que vousdisais-je donc ? (Elle s’arrêta court et rit de sonétourderie.)

– Vous disiez que cet homme – Swinburne –n’a pas été un grand poète, parce que… et vous n’êtes pas alléeplus loin, mademoiselle, dit-il avec empressement. (Il se sentittout à coup une sorte de faim et de délicieux petits frissonsmontaient et descendaient le long de son épine dorsale en écoutantle son de son rire.)

« Comme en argent ! se dit-il. –Comme un carillon de sonnettes d’argent. »

Et à l’instant – et pour un instant seulement– il se sentit transporté dans un pays lointain, où, sous descerisiers en fleur, il fumait une cigarette, en écoutant lesclochettes d’une pagode pointue appelant à la prière les fidèlesaux sandales de raphia.

– Oui, merci, dit-elle. Swinburne nousdéçoit, en somme, parce que, mon Dieu… il manque de délicatesse.Beaucoup de ses poèmes ne devraient même pas être lus. Un vraimentgrand poète n’écrit pas une ligne qui ne soit pleine de vérité etne s’adresse à tout ce qui est noble et pur en vous. On ne devraitpouvoir supprimer aucune ligne d’un grand poète sans occasionnerune irréparable perte pour le patrimoine commun !

– Ça m’a paru beau, dit-il, en hésitant,le peu que j’en ai lu. Je ne me doutais pas que c’était un…individu aussi peu recommandable. Je suppose que ça ressort mieuxdans ses autres livres.

– Dans le volume que vous lisiez, il y abien des choses qui auraient pu être évitées, dit-elle d’une voixnette, dogmatique.

– Je dois les avoir manquées,affirma-t-il. Ce que j’ai lu était épatant. C’était lumineux,brillant et ça m’a traversé, ça m’a chauffé comme le soleil etéclairé comme un projecteur. Voilà l’effet que ça m’a fait… Mais ilse peut bien que je ne connaisse pas grand-chose à la poésie,mademoiselle.

Il s’arrêta, car il était gêné. Il étaitconfus, terriblement conscient de son inaptitude à s’exprimer. Ilsentait la grandeur, l’intensité de ce qu’il avait lu, mais lesmots n’obéissaient pas à sa pensée, il ne pouvait décrire ce qu’ilressentait et se compara lui-même à un matelot, perdu par une nuitsombre sur une mer inconnue, et manœuvrant à l’aveuglette. Ehbien ! décida-t-il, c’était à lui de s’habituer à ce nouveaumonde. Il n’y avait rien dont il ne fût venu à bout quand il levoulait et il était temps d’apprendre à dire ce qu’il sentait enlui, pour qu’Elle le comprenne. « Elle » remplissait déjàtout son horizon.

– Parlons à présent de Longfellow,dit-elle.

– Oui, j’ai lu, interrompit-il vivement,désireux de faire valoir son petit bagage littéraire et de luimontrer qu’il n’était pas absolument un imbécile. Le Psaume dela Vie, Excelsior et… Je crois que c’est tout.

Elle hocha la tête, sourit et il sentit queson sourire était condescendant, plein de pitié. Il était idiotd’essayer de se faire valoir sur ce sujet. Ce Longfellow devaitavoir écrit quantité d’autres choses.

– Excusez-moi, mademoiselle, de parler àtort et à travers. En réalité je ne connais pas grand-chose dans cedomaine. Ce n’est pas de mon bord. Mais je vais m’arranger pour queça le devienne.

Ça sonna comme une menace. Sa voix étaitrésolue, ses yeux lançaient des éclairs, ses traits s’étaientdurcis. Elle vit que sa mâchoire se crispait : les angles enétaient devenus agressifs. Au même moment, une virilité intenseparut émaner de lui, ce qui la troubla.

– Je crois que vous pourriez y arriver,conclut-elle en riant. Vous êtes très fort !

Un instant son regard fixa la nuque de taureaupuissamment musclée, bronzée par le soleil, impressionnante desanté et de force. Et bien qu’il se tînt assis humblement,rougissant de nouveau, elle se sentit attirée vers lui. Une penséefolle lui traversa l’esprit. Il lui sembla qu’en mettant ses deuxmains sur cette nuque, toute cette force et cette santé passeraienten elle. Et cette pensée la choqua, car elle lui parut révéler unedépravation insoupçonnée de sa nature –, car jusqu’à ce jour, laforce physique lui était apparue comme une chose brutale etvulgaire. Son idéal de beauté masculine avait toujours été tout degrâce et de finesse. Cependant le même désir étrangepersistait : cela l’affolait de penser qu’elle pouvait avoirenvie de poser ses mains sur ce cou hâlé. En vérité, elle ne serendait pas compte que c’était son instinct qui la poussait àpuiser la force dont son faible organisme manquait. Elle savaitsimplement que jamais aucun homme ne l’avait impressionnée commecelui-ci – qui pourtant la choquait à tout moment avec son langageimpossible.

– Oui, je ne suis pas un infirme, dit-il.Quand il le faut, je peux digérer des cailloux !… Mais pour lemoment, j’ai de la dyspepsie ! La plus grande partie de ce quevous venez de dire, je n’ai pas pu le piger. Je ne suis pasentraîné, vous comprenez. J’aime les livres et la poésie et chaquefois que j’avais le temps, je lisais – mais ça ne m’a jamais faitréfléchir comme vous. Voilà pourquoi je ne peux pas en parler. Jesuis comme un navigateur à la dérive, sur une mer inconnue, sanscarte ni boussole. Maintenant je veux faire le point. Peut-êtrepourrez-vous m’aider… Comment avez-vous appris tout ce que vousm’avez dit là ?

– À l’école évidemment et entravaillant.

– J’ai été à l’école quand j’étaisgosse…

– Oui, mais je veux dire l’écolesecondaire et les cours et l’Université !…

– Vous avez été àl’Université !…

Il était confondu d’étonnement. Elle luisemblait s’être éloignée de lui d’un million de lieues, aumoins.

– J’y vais toujours. Je suis les courssupérieurs de littérature anglaise.

Il ignorait ce qu’elle voulait dire par là,mais se contenta de noter mentalement cette nouvelle preuved’ignorance et passa outre.

– Combien de temps faudrait-il travailleravant d’entrer à l’Université ? questionna-t-il.

Elle lui adressa un rayonnant sourired’encouragement et répondit :

– Ça dépend des études que vous avezfaites jusqu’à présent. Vous n’avez jamais été au lycée ?…Non, naturellement. Mais avez-vous terminé l’écoleélémentaire ?

– Il me restait deux ans à faire quandj’ai quitté, dit-il. Mais j’ai toujours été convenablement noté, àl’école, se hâta-t-il d’ajouter – et aussitôt, furieux de s’êtreainsi vanté, il serra le bras du fauteuil si violemment, qu’ilressentit des fourmillements au bout de ses doigts.

Au même moment, il s’aperçut qu’une femmeentrait dans la pièce. La jeune fille se leva et courut à elle. Ilpensa que ce devait être sa mère. C’était une grande femme blonde,mince, majestueuse, magnifique. Il se réjouit à regarder la ligneharmonieuse de sa robe, qui lui rappela des femmes qu’il avait vuessur la scène. Puis, il se souvint d’avoir aperçu de grandes dames,habillées de la même façon, qui entraient au théâtre, à Londres,tandis qu’il regardait et qu’un sergent de ville le repoussait endehors de la marquise, sous la pluie. D’un bond, son imagination letransporta ensuite à Yokohama, où, sur la promenade, il avaitégalement rencontré de grandes dames. Comme dans un kaléidoscope,le port et la ville de Yokohama défilèrent devant ses yeux. Mais ilchassa vite cette vision, oppressé par les exigences de la réalité.Il savait qu’il lui fallait être présenté. Il quitta doncpéniblement son siège, avec son pantalon qui faisait des poches auxgenoux, ses bras ballants et son visage contracté par l’épreuve quil’attendait.

2

Se rendre dans la salle à manger fut uneopération cauchemardesque. Il lui sembla qu’il n’y arriveraitjamais – et il n’y parvint qu’avec des haltes soudaines et destrébuchements, des saccades et des embardées. Mais enfin ill’atteignit et se trouva assis à côté d’Elle. Le déploiement decouteaux et de fourchettes l’effraya et lui parut hérisséd’embûches. Il les regarda, fasciné, si bien que leur miroitementdevint le fond sur lequel se mouvait une succession d’images. Il serevit dans l’entrepont d’un schooner : lui et ses compagnonsmangeaient du bœuf salé avec leurs doigts et des couteaux à crand’arrêt, ou puisaient avec des cuillers de fer toutes bosselées,une épaisse soupe aux pois dans de grossières gamelles. La puanteurdu mauvais bœuf emplissait ses narines, tandis qu’il entendait,accompagnant le crissement des membrures et le gémissement descloisons étanches, les bruyants claquements des mâchoires. Enregardant ses compagnons, il estimait qu’ils mangeaient comme descochons. Mais ici, il ferait attention de ne pas faire de bruit ettoute sa volonté se tendrait vers ce but.

Son regard fit le tour de la table. Arthur etNorman étaient en face de lui. C’étaient ses frères, à Elle. Soncœur eut un chaleureux élan vers eux. Comme cette famille étaitunie !… Il revit la jeune fille courant au-devant de sa mère,leur baiser, le tableau qu’elles faisaient toutes deux ens’avançant, les bras entrelacés. De pareils témoignages d’affectionentre enfants et parents n’existaient pas, dans son milieu. C’étaitune révélation des choses auxquelles pouvait prétendre ce mondesupérieur – et il en fut ébloui. Par sympathie, son cœur fondit detendresse. Toute sa vie, il avait été affamé d’amour – mais ilavait dû s’en passer, et s’était endurci à la tâche. Il avaitignoré que l’amour lui était nécessaire et l’ignorait encore. Maisil en voyait les manifestations qui l’émouvaient profondément.

M. Morse n’était pas là, heureusement. Ilétait déjà suffisamment ardu de causer avec Elle et sa mère et sonfrère Norman (Arthur, il le connaissait déjà un peu). De sa vie iln’avait peiné aussi durement, lui sembla-t-il. Les travaux les pluspénibles n’étaient que des jeux d’enfants, comparés à cetteépreuve… Sur son front perlaient de minuscules gouttes de sueur etsa chemise était trempée par tant d’exercices inaccoutumés. Il luifallait manger d’une façon inhabituelle, se servir d’étrangesustensiles, regarder subrepticement autour de lui pour savoircomment accomplir chaque nouveau rite ; de plus, recevoir leflot d’impressions neuves qui l’inondaient, les noter, les classer.Le plus dur, peut-être, était de refréner cet élan vers Elle qui letenaillait sous la forme d’une inquiétude sourde et douloureuse,d’un désir torturant de l’approcher, de cheminer sur la même routequ’Elle. Mais comment diminuer l’effroyable distance qui lesséparait ?… Il lui fallait aussi, furtivement, guetter lesautres, pour choisir le couteau ou la fourchette qu’il convenait deprendre pour tel ou tel plat, enregistrer les traits de cettepersonne, les évaluer et les comparer à ceux de la Femme Esprit.Puis, il lui fallait parler, écouter et répondre au bon moment, ense surveillant sévèrement – lui qui était habitué à un si grandrelâchement de langage ! Et, pour ajouter encore à sonembarras, il y avait l’incessante menace du maître d’hôtel –terrible sphinx qui apparaissait silencieusement par-dessus sonépaule et parlait par énigmes qu’il s’agissait de résoudreimmédiatement. Tout le temps du repas, il fut oppressé par l’idéedes rince-doigts. Leur spectre ne cessait de le hanter. Quandviendraient-ils ? et à quoi pouvaient-ils bienressembler ?… Dans quelques minutes, peut-être seraient-ils làet lui, Martin Eden, assis à la même table que les surhommes qui enfaisaient usage, s’en servirait comme eux ! Enfin, dominanttout, revenait l’angoissant problème : quelle attitudeadopter ? Tantôt, lâchement, il décidait de jouer un rôle,tantôt, plus lâchement encore, il se disait qu’il n’y réussiraitpas, qu’il n’était pas fait pour le mensonge et qu’il se rendraitridicule.

Au début du dîner, il fut très silencieux,tant était grande la tension de tout son être. Il ignorait que sonsilence donnait un démenti à Arthur, qui la veille leur avaitannoncé qu’il allait amener un sauvage à dîner, mais qu’il nefaudrait pas s’en effrayer, parce que ce sauvage les intéresseraitsûrement. Jamais Martin Eden n’aurait imaginé le frère de son idolecapable d’une telle trahison, étant donné surtout qu’il avait eu lachance de sortir ce frère d’une bagarre dont l’issue menaçaitd’être fâcheuse pour lui.

Il était donc installé à cette table, à lafois gêné parce qu’il ne se trouvait pas dans son milieu et charméde ce qui se passait autour de lui. Pour la première fois ilcomprenait que l’acte de manger pouvait être autre chose qu’unefonction. Il ignorait d’ailleurs ce qu’il mangeait : c’étaitde la nourriture, voilà tout ! Il nourrissait son amour de labeauté à cette table où manger devenait esthétique. Son cerveaubouillonnait. Il entendait des mots qui pour lui n’avaient aucunsens, d’autres qu’il n’avait vus que dans les livres et que pas unede ses connaissances passées n’aurait été capable de prononcer.Quand il entendait un de ces mots tomber négligemment des lèvresd’un membre de cette extraordinaire famille – sa famille à Elle –un frisson délicieux le parcourait. Tout le romanesque, toute labeauté des livres se réalisaient. Il se trouvait dans cet état rareet merveilleux, où on voit ses rêves se dégager des limbes de lafantaisie et prendre corps.

Il se tenait donc à l’arrière-plan ; ilécoutait, dégustait, et répondait par monosyllabes :« Oui, madame », « Non, madame », « Non,mademoiselle » et « Oui, mademoiselle ». Il avait dumal à ne pas dire comme les marins : « Oui,capitaine » au frère, mais il sentait que ce serait donner unepreuve de plus d’infériorité – et que dirait Celle qu’il voulaitconquérir ?…

« Bon Dieu ! se disait-il, je vauxautant qu’eux et, s’ils savent un tas de trucs que je ne sais pas,je pourrais leur en apprendre quelques autres dont ils ne sedoutent pas.

L’instant d’après, quand Elle ou sa mèrel’appelaient M. Eden, son orgueil agressif s’évanouissait etil exultait de joie. Il était un homme civilisé, qui était ce qu’ilétait et dînait côte à côte avec des héros de romans ;lui-même évoluait dans ce roman et ses faits et gestes seraient unjour imprimés dans un livre.

Cependant, tandis qu’il donnait à Arthur un siflagrant démenti en se révélant agneau bêlant et timide, soncerveau se torturait à élaborer une ligne de conduite, car iln’avait vraiment rien d’un agneau bêlant et un rôle de second planne convenait nullement à sa nature orgueilleuse. Il ne parlait quelorsqu’il le fallait absolument et alors sa conversationressemblait à son entrée dans la salle à manger : remplie decahots et d’arrêts brusques – tandis qu’il fouillait dans sonvocabulaire, à la recherche de l’expression exacte ; ilhésitait à se servir des mots qu’il savait être justes, mais qu’ilcraignait de ne pouvoir prononcer convenablement, en écartaitd’autres qu’il jugeait grossiers. Mais il était, pendant tout cetemps, oppressé par le sentiment que cette recherche de langage lerendait stupide et l’empêchait d’exprimer sa pensée intime. Sonamour de la liberté, également, se cabrait contre la contrainte –celle de la pensée, comme celle du carcan qui lui encerclait lecou, sous forme de faux col. Et puis, il ne savait pas s’il pouvaittenir le coup. Sa puissance de pensée et de sensibilité étaitgrande autant qu’était opiniâtre et vif son esprit. Emporté par laspontanéité de ses sensations, il lui arrivait d’oublier où ilétait et il finissait par employer son pauvre langage d’antan.

À un moment donné, un domestique l’ayantinterrompu pour lui offrir d’un plat, il refusa d’un« Pouh ! » emphatique, sonore, qui fit la joie dudomestique, celle de la table entière et le remplit de honte. Maisil se remit aussitôt et expliqua :

– C’est un mot canaque, qui veut dire« fini ». Il m’est venu tout naturellement. Onl’écrit : « p-a-u ».

Puis, comme la jeune fille regardaitcurieusement ses mains, il continua :

– Je viens de revenir le long des côtes,sur l’un des courriers du Pacifique. Il était en retard et, dansles ports du Puget Sound nous avons trimé comme des nègres, àembarquer la cargaison – du fret mixte… Vous savez ce quec’est ? Voilà pourquoi ma peau est arrachée.

– Oh ! ce n’est pas ça,répondit-elle vivement. Vos mains sont trop petites pour votrecorps.

Il rougit, persuadé qu’elle avait découvert enlui une nouvelle tare.

– Oui, dit-il en s’excusant. Elles nesont pas assez fortes pour le reste. Avec mes bras et mes épaules,je peux taper comme un bœuf. Mais, quand je cogne sur la mâchoirede quelqu’un, mes mains s’abîment aussi.

Il regretta cette phrase aussitôt et sedégoûta lui-même. Il avait parlé sans réflexion, de choseslaides.

– C’est bien de votre part d’être venu ausecours d’Arthur, comme vous l’avez fait vous, un étranger, ditgentiment la jeune fille, en s’apercevant de son embarras, dontelle ignorait la cause, d’ailleurs.

Il la comprit et la chaude bouffée dereconnaissance qui l’envahit lui fit encore une fois oublier sonlangage trop familier.

– Ça ne vaut pas la peine d’en parler,dit-il. N’importe quel type en aurait fait autant. Cette bande devoyous cherchait la bagarre. Arthur les laissait tranquilles. Ilslui sont tombés dessus… Alors moi, je leur suis rentré dedans…C’est en leur faisant sauter quelques dents que je me suis arrachéla peau des mains… Je n’aurais pas voulu manquer ça ! Quandj’ai vu…

Il s’arrêta net, la bouche ouverte, conscientde l’abîme qui la séparait de lui et le rendait indigne de respirerle même air qu’elle. Et, tandis qu’Arthur, pour la vingtième fois,racontait son aventure avec les ivrognes sur le transbordeur etcomment Martin Eden, bondissant à son aide, l’avait secouru – leMartin Eden en question, sourcils froncés, méditait sur sonincorrigible vulgarité et réfléchissait une fois de plus auproblème ardu de sa tenue vis-à-vis de ces gens-là. Jusqu’alors, ilavait certainement gaffé. Il se dit qu’il n’était pas de leurespèce et qu’il était inutile de faire semblant d’en être. Ledéguisement ne réussirait pas, et d’ailleurs, toute comédie luiétait odieuse. Il ne pouvait pas ne pas être sincère quoi qu’ilarrivât. Pour l’instant il ne parlait pas leur langue, mais celaviendrait un jour, il y était décidé. Pour le moment, il fallaitparler, quitte à parler sa langue à lui, mise au diapason, bienentendu, de leur compréhension et assagie de façon à ne pas leschoquer. Et puis il n’aurait pas l’air – même tacitement – deconnaître des choses qui lui étaient totalement inconnues. En foide quoi, les deux frères, en parlant de leurs études, employèrent àplusieurs reprises le mot « trigo » ; Martin Edenleur demanda :

– Trigo ? Qu’est-ce quec’est ?

– Trigonométrie, répondit Norman. Uneforme supérieure de « math ».

– Et qu’est-ce que c’est que« math » ?

– Les mathématiques, l’arithmétique,répondit Norman en riant.

Martin hocha la tête, il entrevoyait deshorizons de science infinis, illimités. Et cette pensée devenaittangible, car son anormale puissance de vision lui faisaitconcrétiser les choses les plus abstraites. Métamorphosées par soncerveau bouillonnant, trigonométrie, mathématiques et tout le vastechamp de savoir qu’elles comportaient, se changèrent en autant depaysages. Il voyait des clairières doucement lumineuses, deséchappées de feuillages frais brutalement traversés par les raisd’un soleil ardent. Dans le lointain, l’horizon se perdait dans unbrouillard de pourpre. Mais – et il en était certain – derrière cebrouillard de pourpre habitait l’inconnu merveilleux, aux attraitsenchanteurs. Il se sentit comme enivré, car là était l’aventure àtenter, le monde à conquérir, et du fond de lui-même, une penséefulgura : devenir digne d’Elle, le conquérir, ce lis pâle, quise trouvait à ses côtés.

La vision féerique fut dissipée par Arthurqui, toute la soirée, s’était efforcé de montrer « l’hommesauvage » à son avantage. Martin se rappela sa décision. Pourla première fois il se montra tel qu’il était – avec effort d’abord– mais bientôt il s’oublia lui-même en remarquant combien sa façonde raconter plaisait à son auditoire. Il avait fait partie del’équipage du contrebandier Alcyon, lors de sa capture parun cotre des Douanes. Et il sut leur faire voir ce que ses yeuxavaient vu. Il évoqua la grande mer violente, les bateaux, lesmarins avec une telle puissance, qu’il leur sembla y être avec lui.D’une touche d’artiste, il choisissait les détails à mettre envaleur, l’image claire, saisissante, et leur donnait ensuite unecouleur et une lumière si vivantes, que ses auditeurs étaientemportés par son éloquence irrésistible, son enthousiasme et sonpouvoir d’évocation. À certains moments, il les choquait par lacrudité, le réalisme de sa parole, mais toujours la brutalités’accompagnait de beauté, et, souvent, le tragique se tempéraitd’humour quand il racontait les étranges saillies et les boutadesdes matelots.

Et tandis qu’il parlait, la jeune fille necessait de le regarder, étonnée. Elle s’animait à cette flamme… Illui prenait envie de se pencher vers cet homme bouillonnant quiprojetait de la force, de la santé, une inépuisable vigueur. Ellese sentait irrésistiblement poussée vers lui. D’autre part, unsentiment contraire la retenait. Ses mains abîmées, tellementencrassées par le travail que toute la souillure du labeurjournalier semblait s’y être incrustée, lui causaient une violenterépulsion, ainsi que la striure de sa nuque et ses musclessaillants. Sa rudesse l’effrayait. La crudité de son langageinsultait son oreille ; les épisodes mouvementés de sa vieinsultaient son âme. Et cependant, l’attirance subsistait malgrétout, si bien qu’elle l’imagina doué d’une puissance mauvaise. Toutce qui était le plus solidement édifié dans son cerveau, tout unmonde de conventions sociales chancelait, battu par le soufflehéroïque du romanesque et de l’aventure. Devant ses dangersquotidiens et sa constante gaieté, la vie n’était plus un effort etune contrainte ; elle devenait un jouet fait pour s’amuser,pour jouer à pile ou face et pour être jeté ensuite, négligemment.« Donc, amuse-toi ! » lui criait une voixintérieure. « Penche-toi vers lui, puisque ça te plaît, etpose tes deux mains sur sa nuque ! » La hardiesse decette pensée faillit la faire crier tout haut. En vain elle fitappel à sa propre culture, à son raffinement, opposant tout cequ’elle valait, à tout ce qu’il ne valait pas. Autour d’elle, lesautres le dévoraient des yeux ; elle aurait désespéré, si ellen’avait pas vu de la terreur dans les regards de sa mère – de laterreur admirative, soit, mais de la terreur quand même. Oui !cet homme venu des ténèbres était un être démoniaque. Sa mère lesentait, et sa mère avait raison. Elle se confierait à elle, enceci comme en toutes choses. La flamme cessa aussitôt de la brûleret elle cessa de le craindre.

Plus tard, au piano, elle joua pour lui –contre lui, pour ainsi dire – agressive, avec la vagueintention d’agrandir l’infranchissable abîme qui les séparait. Ellelui assenait sa musique, brutalement comme à coups degourdin ; mais, s’il en fut étourdi, presque écrasé, il n’enfut que plus surexcité. Avec une stupeur respectueuse, il lacontemplait. Certes, dans son esprit aussi, l’abîme s’élargissait,mais plus vite encore montait en lui l’ambition de le franchir. Ilétait d’ailleurs d’une sensibilité trop complexe, pour contemplercet abîme toute une soirée, surtout en écoutant de la musique. Il yétait remarquablement sensible. Comme un alcool elle s’emparait deson imagination, enflammait ses sens et l’emportait au-delà deshideurs de la vie, dans un infini vaporeux où son esprit volait. Lamusique qu’elle jouait, il ne la comprenait pas. Elle ne pouvait secomparer au vacarme du piano des bals publics, ni aux bruyantsorphéons de village qu’il avait entendus. Ses lectures lui avaientvaguement fait pressentir l’existence de ce genre de musique. Ill’écoutait religieusement, content d’abord des motifs simples etfaciles, surpris ensuite quand ces motifs s’arrêtaient. Au momentprécis où il en avait compris le rythme et où son imaginations’envolait à leur suite, un chaos de sons les engloutissait – etson imagination, découragée, retombait lourdement sur la terre.

Un instant il crut que tout cela était faitexprès pour le rebuter. Il se rendit compte de l’antagonismequ’elle provoquait et s’efforça de deviner le langage des mains surle clavier. Puis, cette idée lui paraissant impossible, indigned’Elle, il la chassa et se laissa charmer par la musique. Denouveau son esprit s’envola, libéré de son enveloppecharnelle ; devant ses yeux et au-delà, resplendissait unetriomphale lumière ; l’entourage extérieur disparut, et ilpartit vers les mondes inconnus… Il vit des rives étranges inondéesde soleil, des campements sauvages et inexplorés, s’enivra del’arôme épicé des Îles, tel qu’il l’avait respiré, certaines nuitsbrûlantes, en mer. Il longea des côtes désertiques par desaprès-midi tropicaux, et, du miroitement des flots turquoise,émergeaient des îlots de corail couronnés de palmes. Les images sesuccédaient à un rythme accéléré. Tantôt il montait un chevalsauvage et galopait à travers un désert féerique ; l’instantd’après, du sommet d’une montagne, il contemplait, sous une chaudelumière papillotante, le sépulcre blanchi de « la vallée de laMort » ; ou bien il ramait sur l’océan Arctique, parmiles grandes banquises étincelantes au soleil – ou encore il serevoyait, par une chaude nuit de parfums voluptueux, couché sur lesable satiné d’une plage bordée de cocotiers. À la lueurfantastiquement bleue d’une épave en flammes, les« hulas » dansaient sur des airs de chants d’amourbarbares au son de cliquetants « ukelelés » et de sonorestam-tams. À l’horizon, un volcan se profilait contre le cielétoile ; au-dessus de lui brûlaient un pâle croissant de lune,et, tout là-bas, la Croix du Sud.

Il vibrait comme une harpe ; les échos desa vie passée en étaient les cordes. Le flot des mélodies quipassait comme une brise à travers les cordes, en faisait chanterles souvenirs et les rêves. La sensation ne le possédait pasuniquement : elle revêtait des formes, des couleurs, desrayonnements, et les ardeurs de son esprit se contredisaient d’unefaçon magique. Le Passé, le Présent, l’Avenir seconfondaient ; il voguait par-delà les vastes mondes, àtravers aventures et nobles actions, il voguait vers Elle… puisavec Elle conquise, il la saisissait dans ses bras, et continuaitson vol, emporté par sa fantaisie triomphante.

À la dérobée, elle le regarda – et vit quelquechose de tout cela sur son visage – visage transfiguré, où lesgrands yeux rayonnants semblaient voir bien au-delà de ce qu’ellejouait, la course et le bondissement de la vie et tous les rêvesmerveilleux de l’imagination. Elle fut saisie. Le rustre, le marinvulgaire avaient disparu – bien que les vêtements mal coupés, lesmains abîmées fussent toujours là – mais ils semblaient être ledéguisement terrestre d’une grande âme condamnée au silence par lafaute de ces lèvres inhabiles. En un éclair elle vit tout cela,puis, le rustre reparut à ses yeux… et elle se moqua d’elle-même.Cependant l’impression de ce bref éclair lui resta, et quand MartinEden effectua son départ, aussi maladroit que son arrivée, elle luiprêta deux volumes de Swinburne et de Browning. Elle étudiaitBrowning en ce moment.

Debout devant la jeune fille, tout rouge etbalbutiant ses remerciements, il avait tellement l’air d’un grandenfant timide, qu’une onde de pitié maternelle l’envahit. Elleoublia le rustre, la grande âme déguisée, l’homme dont les regardsavides l’avaient effrayée et ravie. Elle ne vit plus qu’un enfantqui lui serrait la main d’une poigne calleuse aussi dure qu’unerâpe et qui disait maladroitement :

– La meilleure soirée de ma vie !…Je ne suis pas habitué à ce genre de choses, vous comprenez… (Ilregarda autour de lui comme pour appeler à l’aide.) À des genscomme vous autres et à des maisons comme celle-ci… Tout ça estnouveau et ça me plaît.

– J’espère que vous reviendrez, dit-elle,pendant qu’il prenait congé de ses frères.

Il enfonça sa casquette sur sa tête, gagnaprécipitamment la porte et disparut.

– Eh bien ! que penses-tu delui ? questionna Arthur.

– Tout ce qu’il y a de plusintéressant !… une bouffée d’ozone ! répondit-elle. Quelâge a-t-il ?

– Vingt ans, près de vingt et un… Je lelui ai demandé cet après-midi. Je ne le croyais pas si jeune.

« … Et moi, j’ai trois ans deplus !… » se dit-elle en embrassant ses frères.

3

En descendant l’escalier, Martin Eden mit samain dans sa poche. Il en sortit une feuille de papier de riz brun,une pincée de tabac mexicain et roula une cigarette. Il tira lapremière bouffée en avalant la fumée et la rejeta lentement, avecvolupté.

– Bon Dieu ! s’écria-t-il, d’un tonde respectueuse admiration. (Et plus bas il répéta deux foisencore 🙂 Bon Dieu !

Puis il arracha son col empesé et le fourradans sa poche. Une bruine glacée tombait, mais il se découvrit etdéboutonna son veston avec une parfaite insouciance.S’apercevait-il seulement de la pluie ? Il marchait comme dansun rêve, revivant ses dernières extases et les heures qu’il venaitde passer.

Enfin il l’avait rencontrée, lafemme, celle à laquelle il avait peu pensé, – car il pensait peuaux femmes – mais qu’il avait attendue, inconsciemment peut-être,et qui devait venir. Il l’avait eue à côté de lui à table, avaitserré sa main ; il avait vu dans ses regards le reflet d’uneâme splendide, aussi belle que les yeux qui la reflétaient, aussibelle que la chair qui l’incarnait. Il ne pensait d’ailleurs pas àcette chair comme à celle des autres femmes ; pourtant,jusqu’alors son intérêt pour les femmes se bornait à ça. Celle-ciétait d’essence différente, devait échapper aux maux et auxfragilités humaines. Ce corps était mieux que la gaine de sonâme : c’était l’émanation même de cette âme, une gracieuse etpure cristallisation de son essence divine. Ce sentiment du divinle saisit d’abord, puis rappela son esprit troublé à des réflexionsplus calmes. Cette perception du divin ne l’avait jamaisfrappé : il avait toujours été incroyant et se moquaitgaiement des bigots et de l’immortalité de leur âme. Il n’y avaitpas de vie future, avait-il décidé ; il fallait vivre et bienvivre, et puis sombrer dans le néant. Mais dans les yeux de cettefemme il avait vu une âme, une âme impérissable. Personne, jamais,ne lui avait donné cette impression-là et il l’avait eue dès lapremière rencontre de leurs regards.

En marchant, il ne cessait de voir son visage,pâle et sérieux, doux et délicat, souriant avec une pitié et unetendresse immatérielles, et pur. Il n’aurait jamais pu imaginerqu’une telle pureté existât. Cette pureté le frappait plus que toutle reste. Il avait rencontré du vice et de la bonté, mais de lapureté jamais, et il l’ignorait totalement. À présent, il concevaitla pureté comme le superlatif de la bonté et de la propreté morale,comme l’essence même de la vie éternelle… Et il ambitionna aussitôtd’acquérir la vie éternelle. Évidemment, il n’était pas digne dedénouer les cordons de ses souliers : c’était même un coup dechance inouïe d’être arrivé à la connaître, à l’approcher, à luiparler ce soir-là. C’était un accident, qu’il n’avait pas amené etqu’il ne méritait pas. Envahi d’une sorte d’humilité religieuse,plein d’abattement et de dégoût de lui-même, il sentaitprofondément le poids de ses péchés. Mais, tel le pécheur qui seprosterne devant le tribunal de la pénitence, entrevoit, du fond deson humble détresse, l’espoir d’un au-delà radieux, lui, neconcevait le suprême salut que par la conquête de cette femme.Cette conquête, d’ailleurs, demeurait irréelle, nébuleuse,totalement différente du sens qu’il y attachait généralement.Emporté par son ambitieuse fantaisie, il se voyait, planant avecelle dans les hauteurs spirituelles, communiant aux mêmes sourcesd’art et de beauté. Son rêve n’allait pas au-delà d’une possessiond’âme absolument éthérée, d’une amitié cérébrale qu’il ne savaitlui-même définir. Il était hors d’état de définir quoi que ce fûten ce moment. La sensation triomphait du raisonnement ; ilpalpitait d’émotions inconnues et s’abandonnait délicieusement auflot d’impressions nouvelles qui l’emportaient vers d’inaccessiblessommets.

Il titubait comme un homme ivre, en murmurantavec ferveur : « Bon Dieu ! BonDieu ! »

Au coin d’une rue, un sergent de ville leregardait venir et, d’un œil méfiant, observait sa démarcheincertaine.

– Où c’est que tu t’es soûlé commeça ? questionna-t-il.

Martin Eden revint sur terre. Sa natures’adaptait immédiatement aux circonstances et ce fut le Martin Edenhabituel qui répondit en riant au sergent de ville :

– C’est du propre ! hein ? Etj’ignorais que je faisais des discours tout haut…

– Ouais. Et tout à l’heure tu chanteras,diagnostiqua l’agent.

– Non, pas de danger… Donnez-moi du feu,et je vais tâcher d’attraper le dernier tram.

Il alluma sa cigarette, remercia et poursuivitson chemin en grognant :

– … Non, mais des fois !… Le flicqui me croyait soûl ! (Il sourit et réfléchit un instant.)J’aurais jamais pensé qu’une femme vous mette dans un étatpareil.

Il monta dans le tram de Berkeley. Il étaitbondé de jeunes gens qui braillaient des chansons et des refrainsde collège. Martin les étudia avec curiosité. C’étaient desuniversitaires. Ils allaient évidemment à la même Universitéqu’elle, étaient du même milieu social, la connaissaient peut-être,pouvaient à leur gré la voir tous les jours… Alors, pourquoi, cesoir, étaient-ils dans ce tram, au lieu d’être auprès d’elle, àl’entourer d’une respectueuse adoration ?… Il remarqua unjeune homme aux petits yeux bridés, à la lèvre pendante, unvicieux, sûrement, se dit-il. À bord ce serait le fouineur, legeignard, le mouchard de l’équipage. Lui Martin Eden était un autregars que celui-là !… Cette idée lui fit plaisir, parce qu’ellesemblait le rapprocher d’elle. Et il poursuivit sa comparaison. Àmesure qu’il regardait les étudiants, il se rendait compte du beaumécanisme de son corps et de sa supériorité physique. Oui, maisleur cerveau bourré de science leur permettait de parler la mêmelangue qu’Elle et cette idée le déprima. Mais à quoi sert lecerveau ?… Ce qu’ils avaient fait, il pouvait le faire. Ilsavaient appris la vie dans les livres, et lui l’avait vécue. Soncerveau contenait tout autant de choses que le leur, des chosesdifférentes, voilà tout. Combien d’entre eux sauraient nouer ungarant, prendre la barre, ou faire le point ?… Sa vie sedéveloppait devant lui en tableaux – aventures, dangers, travailéreintant, coups d’audace désespérée… Il se rappelait sesmaladresses du début, toutes les avanies subies. C’était mieuxainsi, d’ailleurs. Ceux-ci allaient vivre à leur tour et manger dela vache enragée… Parfait ! Lui, pendant ce temps, apprendraitla vie dans les livres.

Tandis que le tram traversait la zoneclairsemée de masures lamentables qui sépare Oakland de Berkeley,il guettait l’immeuble familier à deux étages dont la façades’enorgueillissait de cette enseigne : DenréesAlimentaires, MAISON HIGGINBOTHAM. Arrivé là, il descendit etcontempla l’enseigne un instant. Elle renfermait pour lui uneprofonde signification : des lettres elles-mêmes semblaitémaner tout un monde de mesquinerie, d’égoïsme et de bassehypocrisie. Bernard Higginbotham était le mari de sa sœur et il leconnaissait bien. Avec son passe-partout il ouvrit la porte etgrimpa au premier étage, où habitait son beau-frère. L’épicerieétait en bas. Un relent de vieux légumes flottait dans l’air. Entâtonnant à travers le vestibule, il buta dans une voiture depoupée, qu’un de ses nombreux neveux avait abandonnée là etl’envoya rouler à grand bruit contre la porte. « Quel vieuxgrippe-sou ! se dit-il. Ça refuse de brûler deuxcentsde gaz pour empêcher que ses pensionnaires ne secassent le cou ! »

En tâtonnant encore, il tourna le bouton etentra dans une pièce éclairée où étaient assis sa sœur et BernardHigginbotham. Elle raccommodait un pantalon, et lui, répandu surdeux chaises, des savates en tapisserie éculées pendillant au boutde ses pieds, lisait un journal. Il leva ses yeux noirs, perçantset faux et Martin Eden, comme toujours, éprouva un sentiment derépulsion. Qu’est-ce que sa sœur avait bien pu trouver chez cethomme ? Il lui faisait l’effet d’une vermine qu’il avait envied’écraser sous son pied. « Un de ces jours, je lui casserai lafigure », se disait-il souvent, pour se faire patienter. Lesyeux de fouine, cruels et bordés de rouge, le regardaient avecreproche.

– Eh bien ! demanda Martin.Qu’est-ce qu’il y a ?

– J’ai fait repeindre cette porte lasemaine dernière, gémit M. Higginbotham, et tu sais les prixdu syndicat. Tu devrais faire attention.

Martin eut envie de répondre, mais il se tut,sachant combien c’était inutile. Il regarda le chromo qui ornait lemur et fut frappé de sa monstrueuse vulgarité. Jusqu’alors il luiavait plu, mais il lui parut qu’il le voyait pour la première fois.C’était misérable, comme d’ailleurs tout dans cette maison. Et sapensée revint à l’intérieur qu’il venait de quitter. Il revit lestableaux d’abord. Elle ensuite, et la douceur attendrie de sonadieu. Il oublia complètement où il se trouvait et l’existence mêmede Bernard Higginbotham jusqu’au moment où cet individul’interpella :

– Qu’est-ce que tu vois, unfantôme ?

Martin revit les yeux de méchant rongeurricanants, peureux, cruels, puis se les représenta aussitôt telsqu’ils étaient en bas, au comptoir – serviles, doucereux,flatteurs.

– Oui, répondit-il J’ai vu un fantôme…Bonsoir, Gertrude ! Il fit demi-tour vivement et se prit lespieds dans l’ourlet déchire du tapis malpropre.

– Ne tape pas la porte ! recommandaM. Higginbotham.

Il rougit de colère, mais se contint et fermadoucement la porte derrière lui.

Exultant de joie mauvaise, M Higginbotham setourna vers sa femme.

– Il a bu ! grogna-t-il avecemphase. Je te l’avais dit qu’il boirait.

Elle hocha la tête avec résignation enconcédant :

– Ses yeux étaient bien brillants, et iln’avait plus le col qu’il avait en partant, je l’ai vu. Mais il n’apeut-être pas bu plus de deux ou trois verres.

– Il tenait à peine sur ses jambes,affirma le mari. Je l’ai observé. Il n’a pas pu traverser lachambre sans trébucher. Tu l’as bien entendu dans levestibule ? Il a failli tomber.

– Ça devait être par-dessus la voitured’Alice, répondit-elle. Il ne l’a pas vue dans le noir.

M. Higginbotham éleva la voix et sacolère monta en même temps. Toute la journée il prenait sur lui,dans la boutique, et réservait pour les soirées familiales leprivilège de se montrer tel qu’il était.

– Je te dis que ton charmant frère étaitivre.

Sa voix froide, incisive, martelait les motsavec la netteté coupante d’un emporte-pièce. Sa femme soupira et setut. C’était une femme corpulente, débraillée, qui semblaitéternellement fatiguée du poids de son corps, de son travail et deson mari.

– Il tient ça de son père, je te dis,poursuivit M Higginbotham. Et il finira dans le ruisseau comme lui,tu verras.

Elle fit oui de la tête, soupira et continuade coudre.

Martin Eden était rentré ivre, c’étaitentendu. Si leur âme avait été capable de comprendre la beauté,n’auraient-ils pas vu dans ces yeux rayonnants, sur tout ce visageardent, le signe évident du premier amour ?

– Un joli exemple pour les enfants !grogna subitement M. Higginbotham après un silence dont ilvoulut à sa femme. (Il aurait préféré quelquefois être contreditdavantage.) S’il recommence, je le mets dehors !Compris ? Je ne tolérerai plus ça ! Débaucher de pauvresinnocents par le spectacle de ses soûleries !(M. Higginbotham aimait ce mot « débaucher », glanédans un journal et nouvellement ajouté à son vocabulaire.) C’estbien ça ; il n’y a pas d’autre mot : il les débauche.

Sa femme soupira encore, secoua tristement latête et continua sa couture. M. Higginbotham reprit salecture.

– Est-ce qu’il a payé sa pension de lasemaine dernière ?… lança-t-il par-dessus son journal.

Elle fit signe que oui, et ajouta :« Il a encore un peu d’argent. »

– Quand reprend-il la mer ?

– Quand sa paye sera dépensée, jesuppose, répondit-elle. Il a été hier à San Francisco pour se faireembaucher. Mais il a encore de l’argent et il est difficile pour lechoix d’un bateau.

– Il n’y a rien de tel qu’un pouilleuxpour faire des manières, grogna M. Higginbotham. Ça lui vabien de faire le difficile !

– Il a parlé d’un schooner qui se prépareà partir pour un pays perdu à la recherche d’un trésor… Ilpartirait dessus si son argent dure jusque-là.

– Si seulement il voulait se ranger, jel’emploierais ici, à conduire la voiture, dit le mari, sans aucunebienveillance. Tom s’en va.

La femme eut un regard à la fois interrogateuret anxieux.

« Il s’en va ce soir. Il entre chezCarruthers, qui lui donne davantage. »

– Je te l’avais dit qu’il s’enirait ! s’écria-t-elle. Il valait plus que tu ne luidonnais !

– Écoute, ma vieille ! rugitHigginbotham menaçant. Je t’ai déjà dit cent fois de ne pas fourrerton nez dans mes affaires. Je ne te le répéterai pas.

– Ça m’est égal, larmoya-t-elle. Tométait un bon garçon !

Son mari la foudroya du regard. Voilà quiétait de la dernière insolence.

– Si ton espèce de frère n’était pas unpropre à rien, il pourrait conduire la voiture, siffla-t-il.

– Il paye sa pension tout comme un autre,répliqua-t-elle. C’est mon frère, d’abord, et tant qu’il ne te doitpas d’argent, tu n’as pas le droit de l’insulter tout le temps.J’ai tout de même un cœur, bien que je sois ta femme depuis septans.

– Lui as-tu dit qu’il payerait son gaz,s’il continue à lire dans son lit ?

Mme Higginbotham ne réponditpas. Sa révolte était passée, vaincue par sa chair fatiguée, et lemari triomphait : il avait le dessus. Ses yeux clignaientvicieusement, tandis qu’il se réjouissait d’être arrivé à la fairepleurer. Il éprouvait un grand bonheur à lui fermer son caquet etelle marchait facilement maintenant, bien mieux qu’au début de leurmariage, avant que ses nombreuses maternités et les continuellestaquineries de son mari n’aient entamé son énergie.

– Tu lui diras demain, voilà tout !dit-il. Et, pendant que j’y pense, il faudra faire chercherMarianne demain pour garder les enfants. Tom parti, je serai dehorstoute la journée avec la voiture, et tu peux te préparer à resterau comptoir, en bas.

– Mais demain, c’est jour delessive ! dit-elle faiblement.

– Tu te lèveras de bonne heure et tulaveras avant. Je ne partirai pas avant dix heures.

Et, dépliant rageusement son journal, ilcontinua sa lecture.

4

Martin Eden, encore tout hérissé de cetteprise de contact avec son beau-frère, suivit dans l’obscurité lecouloir et entra dans sa chambre – petite niche contenant toutjuste un lit, un lavabo et une chaise. M. Higginbotham étaitbien trop pratique pour avoir une bonne, du moment qu’il avait unefemme. D’autre part, la chambre de la bonne lui permettait deprendre deux pensionnaires au lieu d’un seul.

Martin déposa Swinburne et Browning sur lachaise, enleva son pardessus et s’assit sur son lit sans mêmeremarquer le grincement douloureux des ressorts sous son poids. Ilse baissa pour enlever ses bottines, puis s’interrompit, et se mità observer en face de lui le mur de plâtre, que la pluie, filtrantdu toit, avait rayé de longues bavures brunâtres. Sur ce fondmisérable, les visions reparurent, en images lumineuses. Il oubliases chaussures et resta longtemps immobile, jusqu’au moment où seslèvres tremblantes murmurèrent : « Ruth ! »

Il répéta ce nom à l’infini, comme untalisman, un mot magique. Chaque fois qu’il le prononçait, eneffet, le visage aimé apparaissait devant ses yeux, illuminait lepauvre mur d’une clarté radieuse. Et cette clarté envahissaittoutes choses, entraînait son âme vers Elle sur des rayonsincandescents… Tout ce qu’il y avait de meilleur en luis’amplifiait, magnifiquement ennobli et purifié… Sensationétrangement nouvelle !… Jamais aucune femme ne l’avait rendumeilleur – au contraire. Pourtant, beaucoup d’entre elles avaientfait de leur mieux, sans qu’il s’en doute. Il ignorait, étant sansvanité aucune, l’attirance des femmes vers sa belle jeunesse ;souvent même il en avait été lassé. Il se souciait peu d’amour, etl’idée d’avoir pu rendre certaines femmes meilleures, ne lui étaitjamais venue. Jusqu’à ce jour il avait vécu dans la plus parfaiteindifférence ; maintenant il lui semblait n’avoir eu affairequ’à des êtres bas et des amours avilissantes – ce qui étaitinjuste et pour elles et pour lui. Mais, prenant conscience delui-même pour la première fois, il n’était pas en état de jugersainement et sombrait totalement dans la honte de ce qu’il croyaitdes souvenirs infâmes.

Brusquement il se leva et s’efforça de seregarder dans le miroir terni du lavabo. Il l’essuya, puis seregarda de nouveau, longuement et minutieusement, pour la premièrefois de sa vie. Ses yeux savaient voir cependant, mais jusqu’à cetinstant, il ne s’en était servi que pour regarder le monde avec sespanoramas éternellement changeants, et n’avait jamais pris le tempsde se regarder lui-même.

Ce qu’il vit – sans savoir l’évaluer – fut levisage d’un jeune homme de vingt ans, au front carré, bombé,couronné d’une forêt de cheveux châtains, dont les vagueslégèrement bouclées devaient tenter les mains caressantes desfemmes. Mais il n’accorda aucune attention à un objet aussi indigned’Elle, se contentant d’étudier longuement son grand front carré,s’efforçant de le pénétrer, d’en apprécier le contenu. Quel genrede cerveau habitait là-dedans ? De quoi était-ilcapable ? Jusqu’où pourrait-il le mener ? Jusqu’àElle ?… Il se demanda ce que reflétaient ses yeux d’acier,parfois bleus, avivés par la brise saline des mers ensoleillées.Qu’avait-elle pensé de ses yeux ? Il essaya de se substituer àElle… vainement. Que savait-il de sa façon de juger ? Commentpourrait-il deviner une seule de ses pensées ? En Elle toutétait enchantement et mystère. Eh bien, conclut-il, ce sontd’honnêtes yeux, sans détours et sans ruse. La couleur de sonvisage le surprit. Il ne le croyait pas si bronzé par le soleil.Vite, il releva la manche de la chemise pour se rassurer. Oui, sapeau était blanche, somme toute, bien que ses bras soient tannés,eux aussi. Il tendit le bras, tâta son biceps et chercha l’endroitle moins touché par le soleil… Là, c’était très blanc… La penséequ’autrefois son visage avait été aussi blanc que cela le fit rire.Il ne s’imagina pas un instant que peu de femmes blondes aient puse flatter d’avoir la peau aussi blanche et aussi douce que lasienne, là où elle avait échappé aux atteintes du soleil.

Il avait une bouche d’enfant, quand les lèvrespleines, sensuelles, ne se serraient pas trop durement sur lesdents, ce qui alors rendait sévère et même ascétique cette bouchesensuelle, vraiment faite pour l’amour et pour la lutte… On lasentait aussi bien capable de savourer les douceurs de la vie quede renoncer à ces mêmes douceurs, pour dominer la vie. Le menton,la mâchoire, forts et légèrement agressifs, accentuaient cetteimpression de volonté corrigeant la sensualité, la tonifiant enquelque sorte. Et les dents, blanches, régulières et solides,n’avaient jamais eu besoin du dentiste ; il le remarqua avecplaisir en poursuivant son examen. Mais une pensée le troubla toutà coup : n’y avait-il pas des gens qui se lavaient les dentstous les jours ? des gens très supérieurs à lui, certes, desgens de sa classe à Elle… Elle, naturellement, se lavait les dentstous les jours… Que penserait-elle de lui si elle apprenait que desa vie il ne se les était nettoyées ? Il décida d’acheter unebrosse à dents et de prendre cette habitude, dès le lendemain. Desexploits héroïques ne suffiraient pas à la conquérir ; il luifallait s’éduquer en tout, s’habituer même au port du col empesé,bien cette seule évocation lui parût une véritable atteinte à sonindépendance.

Il étendit la main, en tâta du poucel’intérieur calleux et contempla la crasse qui s’y était incrustée,sans qu’aucune brosse soit parvenue à l’en débarrasser. Combien sapaume à Elle était différente ! Il frissonna délicieusement àce souvenir. Elle était couleur de pétale de rose, se dit-il, etfraîche et douce comme un flocon de neige. Comment une simple mainde femme pouvait-elle être si adorablement douce ? En sereprésentant ce que pouvait être la caresse d’une main pareille, ilrougit, comme pris en faute, s’en voulut d’une telle pensée,incompatible avec la vénération mystique qu’il vouait à cetteblanche créature éthérée. Cependant la douceur de cette main lepoursuivit. Il était habitué à la peau rugueuse des ouvrières etdes femmes du peuple. Eh bien ! il le savait, pourquoi leursmains étaient rudes ! Sa main à Elle était douce, parcequ’elle n’avait jamais travaillé. L’abîme qui les séparait secreusa davantage à la pensée troublante de quelqu’un qui n’avaitpas besoin de travailler pour vivre. Il s’imagina tout à coup cequ’était l’aristocratie : les gens qui n’ont besoin de rienfaire – et sur le mur, devant ses yeux, elle prit la forme d’unepuissante statue de bronze qui le défiait de toute sa gigantesquestature. Il avait toujours travaillé, toute sa famille aussi. EtGertrude donc !… quand ses mains n’étaient pas durcies par leménage, elles étaient rouges et crevassées par la lessive. Et sasœur Marianne ! Elle avait travaillé dans une fabrique deconserves, l’été précédent, et ses jolies mains fines étaientcomplètement tailladées par le coupage des tomates. L’hiverd’avant, l’extrémité de deux de ses doigts avait été enlevée parune machine, dans une manufacture de boîtes en carton. Il serappela les mains rugueuses de sa mère, couchée dans son cercueil…Et son père avait travaillé jusqu’à son dernier soupir : lacorne de ses mains devait bien avoir un centimètre d’épaisseur à samort… Mais ses mains à Elle étaient douces, celles de sa mèreaussi, ainsi que celles de ses frères. Cette dernière penséel’étonna : c’était un signe terriblement précis de leur castesupérieure et de l’énorme distance qui les séparait de lui.

Il se rassit sur le lit avec un rire amer etenleva ses bottines. Il était idiot. Un visage de femme, les mainsblanches et douces d’une femme l’avaient soûlé. Puis, sur le murdélabré, une autre vision apparut. Il se vit devant une sinistremaison garnie, la nuit, à Londres, dans East End. Devant lui setenait Maggie, une petite ouvrière de fabrique de quinze ans. Ill’avait accompagnée chez elle après le « bean-feast ».Elle habitait ce garni sinistre, dont les pourceaux n’auraient pasvoulu. Il lui avait tendu la main en disant bonsoir, et elle luiavait tendu ses lèvres. Mais il n’avait pas voulu l’embrasser. Ellelui faisait un peu peur. Alors elle avait refermé sa main sur lasienne et l’avait serrée fiévreusement. Il sentait les cals de sesmains frotter contre les siens, et une grande pitié lui gonflait lecœur. Il voyait ses yeux affamés, pleins de désir et son pauvrecorps de jeune femelle mal nourrie, d’une maturité précoce déjàflétrie. Alors doucement, il l’avait enveloppée de ses deux bras,s’était baissé et l’avait embrassée sur les lèvres. Il avait encoredans les oreilles son petit cri heureux et la sentait se pelotonnercontre lui, comme une chatte. Pauvre petite malheureuse ! Lavision de cette nuit-là le poursuivait. Sa chair se hérissaitencore, comme alors, quand elle s’était accrochée à luidésespérément, et son cœur fondait de pitié. C’était une soiréegrise, d’un gris sale, une pluie triste souillait le pavé. Puis,une lumière chaude irradia la muraille, substituant à cette visionle blanc visage de l’Autre, couronnée d’or – lointaine,inaccessible comme une étoile.

Il prit Browning et Swinburne sur la chaise etles embrassa. « Elle m’a tout de même dit de revenir »,se dit-il. Une dernière fois, il se regarda dans la glace etdéclara tout haut, solennellement :

– Martin Eden, demain matin, à lapremière heure, tu iras à la bibliothèque populaire et tut’instruiras sur les bonnes manières. Compris ?

Il éteignit le gaz et les ressorts gémirentsous son poids.

– Mais il faut cesser de jurer, Martin,mon vieux ; il faut absolument cesser, conclut-il.

Puis il s’endormit et fit des rêves qui parleur folie et leur audace rivalisaient avec ceux des mangeurs dehaschich.

5

Le lendemain matin, à son réveil, les senteursenivrantes de ses rêves d’or s’étaient dissipées, pour faire placeà une lourde odeur de lessive et de linge sale qui était lamanifestation même d’une vie misérable. En sortant de sa chambre ilentendit un clapotement d’eau, une exclamation irritée et le bruitsonore d’une gifle dont sa sœur gratifiait l’un ou l’autre de sanombreuse nichée. Le braillement de l’enfant lui tapadésagréablement sur les nerfs. Il se rendit compte que tout cela,l’air même qu’il respirait, était sordide et répugnant. Combiendifférente était l’atmosphère paisible de la maison de Ruth !Là-bas, tout était élevé. Ici, tout était matière, et bassementmatériel.

– Viens ici, Alfred, dit-il à l’enfantqui pleurait, tout en explorant la poche de son pantalon, où, selonson habitude, il portait son argent. (Il en sortit vingt-cinqcents, qu’il mit dans la main du petit, après l’avoirdorloté un instant.) Va-t’en vite à présent, cours acheter dessucres d’orge et n’oublie pas d’en donner aussi à tes frères etsœurs. Surtout achète de ceux qui durent très longtemps !

Sa sœur releva la figure empourprée qu’ellepenchait au-dessus de la lessiveuse et le regarda.

– Deux cents auraient suffi,dit-elle. C’est bien toi, ça ! Aucune idée de la valeur del’argent. Le gosse va s’en donner une indigestion.

– Ça va bien, Sis, répondit gaiementMartin. Il trouvera bien à les dépenser. Si tu n’étais pas sioccupée, je t’embrasserais.

Il avait envie d’être affectueux envers sasœur, qui était bonne et qui l’aimait à sa manière. Mais, plus lesannées passaient, plus elle changeait, plus elle le déroutait. Ilsongea que c’était la faute du travail si dur, des nombreuxenfants, des éternelles taquineries de son mari et il lui paruttout à coup, qu’elle ressemblait un peu à ces légumes passés, àcette lessive, et à toute cette monnaie sale qu’elle tripotait dumatin au soir.

– Allez ! va prendre ton petitdéjeuner ! dit-elle avec mauvaise humeur, mais dans le fondcontente, car de toute sa couvée de frères nomades, celui-ci avaittoujours été son préféré. Après tout, je vais t’embrasser !ajouta-t-elle, le cœur un peu remué.

Du revers de sa main, elle essuya la mousse desavon qui dégoulinait de ses bras. Et quand, ayant enlacé sa taillemassive, il l’eut embrassée sur les deux joues, il vit des larmesremplir ses yeux, non pas tant de tendresse que de lassitude. Ellele repoussa tout de suite.

– Tu trouveras le petit déjeuner dans lefour, dit-elle précipitamment. Jim doit être levé à présent. Il afallu que je me lève tôt pour laver. Maintenant va… et arrange-toipour sortir de bonne heure. La maison ne va pas être drôleaujourd’hui : Tom est parti et Bernard est obligé de conduirela voiture.

Martin gagna la cuisine, avec un poids sur lecœur ; la vue du visage congestionné de sa sœur et de soncorps avachi le préoccupait beaucoup. Il conclut qu’elle l’aimeraitbien si elle avait le temps – mais voilà : elle travaillait àen crever. Bernard Higginbotham était une brute de l’éreinterainsi. D’autre part il ne put s’empêcher de trouver que ce baiserl’avait un peu dégoûté. Il est vrai qu’il était trèsinhabituel : depuis longtemps il ne l’embrassait que lorsqu’ilpartait ou revenait de voyage. Ce baiser à la mousse de savonmanquait de charme, car c’était celui d’une femme fatiguée, depuissi longtemps, qu’elle a oublié ce que c’est qu’un baiser. Il sesouvint d’elle jeune fille, quand elle dansait toute la nuit, avecles meilleurs danseurs, après une dure journée de blanchissage,sans se préoccuper du dur lendemain. Puis il pensa à Ruth etimagina la douceur de ses lèvres. Son baiser devait ressembler à sapoignée de main et à son regard – il devait être appuyé et doux àla fois. Oui, il osa évoquer la vision de sa bouche sur la sienne,et cela si vivement, qu’un vertige le saisit et qu’il lui semblatourbillonner dans un nuage de pétales de roses embaumées.

À la cuisine, il trouva Jim, l’autrepensionnaire, qui mangeait de la bouillie d’un air dolent, les yeuxlointains et vagues. Jim était apprenti plombier ; son mentonmou et son tempérament lymphatique joints à une certaine apathienerveuse n’indiquaient pas qu’il dût arriver bon premier dans lacourse à l’assiette au beurre.

– Pourquoi ne manges-tu pas ?dit-il, tandis que Martin trempait avec dégoût sa cuiller dans labouillie d’avoine froide et mal cuite. Tu étais encore soûl, hiersoir ?

Martin secoua la tête. Il était écœuré par lasordidité qui l’entourait. Ruth Morse lui semblait de plus en pluslointaine.

– Moi, je l’étais, poursuivit Jim avec unricanement bruyant… mais alors soûl comme une vache !Oh ! quelle gentille fille ! Billy m’a ramené à lamaison.

Martin fit un signe affirmatif – c’était unehabitude de toujours écouter qui lui parlait – et se servit unetasse de café tiède.

– Tu vas danser au club des Lotus, cesoir ? demanda Jim. Ils auront de la bière, et si la bande desTemescal vient, il va y avoir du chahut. Je m’en fous d’ailleurs.J’emmène en tout cas ma copine ! Zut ! j’ai la boucheamère !

Il fit la grimace et but du café pour chasserle mauvais goût.

– Tu connais Julie ?

Martin fit signe que non.

– C’est ma copine, expliqua Jim, unamour ! Je te présenterais bien, mais tu me la faucherais. Jene sais pas ce que tu leur fais… mais la façon dont tu les chipes àtes potes est décourageante.

– Je ne t’ai jamais enlevé personne,répondit Martin indolemment, pour dire quelque chose.

– Parfaitement ! affirma l’autreavec chaleur. Tu m’as fauché Maggie.

– Il ne s’est rien passé entre nous. Jen’ai dansé avec elle que cette nuit-là.

– Justement ! c’est à cause deça ! s’écria Jim. Tu as dansé avec elle, et tu l’as regardée,tout simplement, et ça a été fini. Bien sûr, toi, tu n’avais rien àen foutre, mais moi, elle m’a plaqué ! Elle ne m’a plusadressé un seul regard. Elle me demandait toujours après toi. Tun’aurais eu qu’à te baisser pour la prendre, si tu avais voulu.

– Mais je ne voulais pas.

– Quand même, elle m’a plaqué. (Jim leregarda avec admiration.) Comment tu te débrouilles, dis,Mart ?…

– Je m’en fiche, répondit-il.

– Tu leur fais croire que tu t’enfiches ? questionna Jim vivement.

Martin réfléchit une seconde, puisrépondit :

– C’est sans doute le bon système, maispour moi, c’est différent. Je ne m’en suis jamais soucié… enfin pasbeaucoup… Si tu peux faire semblant, ça marchera, j’en suissûr.

– Tu aurais dû venir, à la grange deRiley, déclara Jim, dont les idées manquaient de suite. Un tas demecs ont passé les gants de boxe. Il y avait là un type épatant deWest-Oakland, qu’on appelle « le Rat ». Souple comme uneanguille. Personne n’a pu le tomber. On t’a regretté. Où étais-tudonc, au fait ?

– À Oakland, répondit Martin.

– Au spectacle ?…

Martin repoussa son assiette et se leva.

– Tu viendras danser ce soir ? luicria l’autre.

– Non, je ne pense pas, répondit-il.

Il sortit et respira l’air à grandes bouffées.Cette atmosphère l’avait suffoqué et le bavardage de l’apprentil’avait exaspéré. À certains moments, il avait dû se retenir pourne pas lui fourrer la tête dans sa bouillie. Plus l’autrebavardait, plus Ruth semblait s’éloigner de lui. Commentpourrait-il, parmi ce troupeau de brutes, devenir jamais digned’elle ? La tâche qu’il s’était donnée le terrifiait, tant ilse sentait handicapé par l’atavisme de sa classe. Tout se coalisaitpour l’empêcher de s’élever, sa sœur, la maison de sa sœur et safamille, Jim, l’apprenti, toutes ses connaissances, ses moindresattaches. Et il trouva un goût amer à l’existence. Jusqu’alors ill’avait acceptée telle qu’elle était et trouvée bonne. Il nel’avait jamais interrogée, excepté dans les livres ; mais ceslivres étaient pour lui des contes de fées parlant d’un mondeimpossible et magnifique. À présent qu’il avait vu ce mondepossible et réel, dont cette femme-fleur, Ruth, était le centre,tout le reste n’était qu’amertume, désirs douloureux et désespoirsexaspérés par l’espoir même.

Il avait hésité entre la Bibliothèquepopulaire de Berkeley et celle d’Oakland ; il se décida pourcette dernière parce que Ruth habitait Oakland. Qui sait ?…Une bibliothèque était bien un endroit pour elle et il pouvait l’yrencontrer. Comme il ignorait la façon de s’y prendre, il erraparmi d’innombrables rayons de romans, jusqu’au moment où lagentille fille à l’air français qui semblait être la préposée dulieu, lui dit que le service des renseignements était en haut. Iln’était pas assez fixé pour s’adresser à l’homme au pupitre ets’élança dans la salle réservée à la philosophie. Il avait entenduparler de philosophie, mais ne s’était pas figuré qu’on ait puécrire tant d’ouvrages sur ce sujet. Les hauts rayons ployant sousles lourds volumes l’humilièrent et le stimulèrent en même temps.Quelle bonne besogne pour son cerveau vigoureux ! Il tomba surdes livres de trigonométrie dans la section des mathématiques, lesfeuilleta et contempla, médusé, des formules et des figuresincompréhensibles… Certes, il comprenait l’anglais, mais cetanglais-là lui sembla de l’hébreu. Norman et Arthur savaient cettelangue : ils l’avaient parlée devant lui. Et c’étaient lesfrères de Ruth ! Il quitta la salle de philosophie, désespéré.De tous côtés les livres semblaient se rapprocher de lui pour lenarguer, l’écraser. Jamais il ne s’était imaginé que la sciencehumaine pût constituer une masse aussi imposante de livres, et celal’effrayait. Comment son cerveau pourrait-il emmagasiner toutcela ?… Puis il se souvint que d’autres, beaucoup d’autres,l’avaient fait ; et, tout bas, ardemment, il se jura de fairerendre à son cerveau ce que d’autres avaient su faire rendre auleur.

Il erra de nouveau, tantôt déprimé, tantôtespérant, à la vue des rayons bourrés de science. Dans une sectionde « divers » il tomba sur un Épitomé de Nerrieet le parcourut avec déférence. Cette langue il la comprenaitenfin : comme lui cet homme parlait de la mer. Puis il trouvaun Bowditch et des livres de Leckey et de Marshall. Voilà ! ilallait apprendre la navigation. Il allait cesser de boire,travailler et devenir capitaine. Ruth, à ce moment-là, parut trèsprès de lui. Une fois capitaine, il pourrait l’épouser – si ellevoulait de lui. Et si elle ne voulait pas, eh bien ! ilvivrait une vie meilleure parmi les hommes, à cause d’Elle, et n’encesserait pas moins de boire. Puis il se souvint des assureurs etdes armateurs – maîtres obligés du capitaine – qui pourraient lebrimer et dont les intérêts étaient diamétralement opposés auxsiens. Il lança un regard à travers la salle et baissa les yeuxdevant les dix mille volumes. Non, plus de mer pour lui. Il y avaitd’infinies richesses dans tous ces livres et s’il parvenait à entirer de grandes choses, c’est sur terre qu’il les accomplirait.D’ailleurs, un capitaine ne peut emmener sa femme avec lui.

Midi vint, puis l’après-midi. Il oublia demanger et continua à chercher des livres sur les bonnesmanières ; car, en plus du choix d’une carrière, son espritétait tourmenté par un problème plus immédiat : quand unejeune fille vous demande de venir la voir, quand pouvez-vous yaller ? Mais quand il tomba sur le rayon en question, ilchercha en vain une réponse. Les mille et une subtilités dusavoir-vivre l’ahurirent, et il se perdit dans le labyrinthe descas variés où l’on échange des cartes de visite entre gens de bonnesociété. Il abandonna la partie sans avoir trouvé ce qu’ilcherchait, mais en découvrant qu’un homme n’a pas assez de toute savie pour être poli, et que lui, personnellement, devrait vivre uneexistence préparatoire pour apprendre à le devenir.

– Avez-vous trouvé ce que vouscherchiez ? lui demanda l’homme au pupitre quand ilsortit.

– Oui, monsieur, dit-il. Vous avez uneexcellente bibliothèque.

L’homme fit un signe d’assentiment.

– Nous serons heureux de vous revoirsouvent. Vous êtes marin ?

– Oui, monsieur, je suis marin, réponditMartin. Je reviendrai.

« Comment a-t-il vu ça ? » sedemanda-t-il en descendant l’escalier.

Et dans la rue pendant quelques minutes, ils’efforça à une démarche raide, et gauche, mais, bientôt perdu dansses pensées, il reprit le gracieux balancement qui lui étaithabituel.

6

Une terrible inquiétude tourmenta Martin Eden.Il avait faim de voir la jeune fille dont les mains fines s’étaientemparées de sa vie, mais il ne pouvait trouver le courage d’allerla voir. Il craignait, en y allant trop tôt, de commettre une graveinfraction à cette chose effrayante appelée le savoir-vivre. Ilpassait de longues heures dans les bibliothèques d’Oakland et deBerkeley et remplissait les fiches d’abonnement pour lui-même, sessœurs Gertrude et Marianne et pour Jimmy, dont quelques verres debière avaient obtenu le consentement. Avec la provision de livresque quatre cartes lui permettaient d’emporter chez lui, il usa tantde gaz dans sa pauvre chambrette, que M. Higginbotham lui fitpayer cinquante cents de supplément.

La masse de livres qu’il lut, ne lui servitqu’à stimuler son impatience. Chaque page de chaque volumen’entrebâillait qu’une fenêtre minuscule du paradis intellectuel,et son appétit, aiguisé par la lecture, augmentait à mesure. Puis,il ne savait par quel bout commencer et souffrait continuellementdu manque d’études préparatoires. Les plus simples allusions –évidemment comprises par n’importe quel lecteur – lui échappaient.Il en fut de même pour la poésie qu’il adorait. Il lut le Swinburneprêté par Ruth, d’autres encore, comprit Dolores d’un boutà l’autre. Mais il estima que Ruth ne devait pas lecomprendre ! Comment l’aurait-elle pu, vivant une vie aussiraffinée ? Il tomba par hasard sur des poèmes de Kipling, dontle rythme, l’envolée, l’éclat qui transformaient les moindreschoses, les détails les plus familiers, le transportèrent. Lacompréhension de cet homme, sa psychologie à l’emporte-pièce lestupéfiaient. « Psychologie » était un nouveaumot dans le vocabulaire de Martin. Il avait acheté un dictionnaire,ce qui avait fait une brèche assez importante à ses économies etavancé le jour de son embarquement. De plus cela agaçaitM. Higginbotham qui aurait préféré que cet argent lui profite.Le jour, il n’osait pas s’aventurer dans les parages de Ruth ;mais à la nuit, il rôdait comme un voleur autour de la maison desMorse ; il regardait furtivement les fenêtres, attendri à laseule vue des murs qui l’abritaient. Il faillit plusieurs fois êtresurpris par ses frères et suivit un soir M. Morse en ville,étudiant sa figure dans les rues éclairées et souhaitant de tousses vœux l’accident terrible qui lui permettrait de bondir à larescousse pour sauver le père de sa bien-aimée. Une autre fois ilfut récompensé de son attente en entrevoyant la silhouette de Ruthà une fenêtre du premier étage. Les bras levés, elle se coiffaitdevant un miroir ; il ne vit que sa tête et ses épaules,l’espace d’un éclair en réalité, mais cette vision fugitiveaccéléra son pouls et fit battre son sang dans ses artères. Puis,elle fit tomber le store. Mais il savait à présent où était sachambre et il revint la guetter souvent, caché dans l’ombre d’unarbre, sur le trottoir opposé, en fumant d’innombrables cigarettes.Un après-midi, il rencontra sa mère qui sortait d’une banque, cequi lui démontra une fois de plus l’énorme distance qui le séparaitde Ruth. Elle appartenait à la classe qui se servait des banques.Jamais il n’avait pénétré dans un de ces sanctuaires et s’imaginaitqu’ils ne pouvaient être fréquentés que par les millionnaires etles puissants de la terre.

Il subissait une sorte de révolution morale.La pureté, la beauté d’âme de son idole avaient opéré chez lui uneréaction et il éprouvait un ardent besoin de propreté. Il devaitêtre propre, pour être digne de respirer le même air qu’elle. Il selava les dents ; il se brossa les mains avec une brosse àrécurer l’évier, jusqu’au jour où, ayant vu une brosse à ongles àla devanture d’un droguiste, il en devina l’usage et l’acheta. Levendeur, ayant jeté un regard sur ses ongles, proposa une lime etil acquit sur-le-champ ce nouvel ustensile de toilette. Après avoirparcouru un livre sur les soins corporels, il décida qu’il luifallait un bain froid tous les jours, à la stupéfaction de Jim, età l’indignation de M. Higginbotham qui, voyant d’un sale œilces notions abracadabrantes, se demanda sérieusement s’il ne feraitpas payer à Martin l’eau en plus. Un autre progrès fut réalisé àpropos du pli du pantalon. Martin, orienté vers ce genre de choses,remarqua vite la différence entre le pantalon du travailleur, dontle genou fait une poche, et celui dont la ligne droite tracée dupied à la hanche indique un milieu plus élevé. Il travailla laquestion et envahit la cuisine de sa sœur, pour réquisitionner desfers et une planche à repasser. Au début il eut quelquesmésaventures, brûla un pantalon et fut forcé d’en acheter un autre,ce qui rapprocha encore la date de son embarquement.

Mais le changement ne s’opérait pas seulementsur son apparence extérieure. Il fumait encore, mais ne buvaitplus. Jusqu’alors il s’était imaginé qu’un homme devait boire et ilse vantait d’avoir la tête solide, ce qui lui permettait de voirles autres rouler sous la table tandis que lui-même tenaitparfaitement le coup. Quand, par exemple, il rencontrait uncamarade de bord – et il en avait beaucoup à San Francisco – ill’invitait, ou était invité, comme autrefois ; mais à présent,c’était du ginger-ale ou de la limonade qu’il commandait pour luiet il acceptait gaiement leurs mises en boîte. Et, tandis qu’ils segrisaient, que la brute s’éveillait en eux et les possédait, il lesétudiait et remerciait Dieu de ne plus leur ressembler. Il leurfallait oublier leurs misères et pendant leur ivresse ces brutesstupides se sentaient pareils aux dieux et régnaient dans leurparadis d’intoxiqués.

D’ailleurs, Martin ne sentait plus le besoind’alcool. Il était ivre de mille autres façons nouvelles, bien plusgraves, ivre de Ruth qui avait embrasé son cœur d’amour et de désird’immortalité ; ivre de lecture, ce qui avait déchaîné en luid’innombrables aspirations ; ivre enfin de sa force, doubléepar les soins qu’il prenait de son corps et qui lui donnaient unéquilibre joyeux et magnifique.

Un soir il alla au théâtre, espérant vaguementqu’elle y viendrait, et voilà que, des seconds balcons où il étaitassis, il la vit ! Il la vit arriver par un des bas-côtés,avec Arthur et un jeune homme – pourvu d’un gazon ras à la place decheveux, et de lunettes – dont la vue le plongea dans des affres deméfiance et de jalousie. Il la vit s’asseoir aux fauteuilsd’orchestre, et, toute sa soirée il ne distingua guère quececi : de délicates épaules blanches et une masse de cheveuxd’or pâle, pâlis encore par la distance. Mais d’autres que luiétaient distraits et il remarqua, en regardant autour de lui, deuxjeunes filles, assises à côté qui lui souriaient d’un air effronté.Il avait toujours été d’un abord facile ; ce n’était pas danssa nature d’envoyer promener les gens. Autrefois, il aurait sourien retour et, par son attitude, encouragé leur sourire. À présent,c’était différent. Il répondit à leur sourire, puis se détourna etne regarda plus de ce côté-là. Plusieurs fois, pourtant, sans lefaire exprès, son regard rencontra de nouveau leur sourire. On nechange pas en un jour et il ne pouvait guère modifier sagentillesse foncière. Il finit donc par sourire à ces jeunesfilles, par sympathie. Que lui apportaient-elles de neuf ? Ilsavait bien qu’elles tendaient vers lui leurs mains caressantes.Mais, à présent, là-bas, très loin, à l’orchestre, était la femmeunique, si terriblement différente de ces deux filles de sa classeà lui, qu’il ne pouvait ressentir à leur égard que peine et pitié.Il désirait de tout son cœur qu’il leur soit donné de posséder unpeu de la bonté de Ruth et de sa splendeur morale. Mais pour rienau monde il n’aurait voulu les blesser à cause de leurs avances,dont il n’était d’ailleurs pas flatté : il ressentait même unevague honte de son infériorité qui les y autorisait. S’il avaitappartenu au milieu de Ruth, jamais ces filles ne se seraientpermis de familiarité ; dans leurs œillades il sentaitl’emprise de son milieu qui l’obligeait à se maintenir à leurniveau.

Il se leva avant le baisser du rideau, pouressayer de voir sortir Ruth. Il y avait toujours du monde sous lepéristyle du théâtre et, s’il rabattait la visière de sa casquettesur ses yeux pour se dissimuler, elle ne le verrait pas. Il sortitle premier de la foule ; mais à peine s’était-il placé sur lechemin de la sortie, que les deux filles apparurent. Ellesl’avaient suivi, c’était évident, et sur l’instant il maudit lecharme qu’il exerçait sur les femmes. Elles avançaient lentement,dans le flot de la foule, et c’est en le frôlant que l’une d’ellel’aperçut. C’était une mince fille brune, aux sombres yeux pleinsde défi. Toutes deux lui sourirent et il leur répondit.

– Hello ! dit-ilautomatiquement : il l’avait déjà fait si souvent dans des cassemblables ! D’ailleurs, il ne lui était guère possible defaire moins, étant donné sa grande indulgence et le besoin decordialité inhérent à sa nature. La fille aux yeux noirs accentuason sourire et fit mine de s’arrêter, ainsi que l’amie quil’accompagnait et qui riait en se tortillant. Il réfléchitrapidement. Il ne fallait pas qu’en sortant « Elle » levît avec ces filles. Tout naturellement il emboîta le pas à labrune et la poussa vers la sortie. Là, il était à sonaffaire ; loin de manifester de la maladresse ou de latimidité, il plaisanta, maniant avec verve l’argot et le complimentgentil, préliminaires indispensables dans ce genre d’aventuresrapides. Au coin il voulut quitter la foule qui suivait la rue,pour en prendre une transversale. Mais la fille aux yeux noirs luisaisit le bras et s’écria en entraînant sa compagne :

– Hé ! Bill ! Où courez-vouscomme ça ?… Vous allez pas nous plaquer tout desuite ?…

Il s’arrêta, se mit à rire et fit volte-face.Par-dessus leurs épaules il voyait la foule passer sous lesréverbères. L’endroit où il se trouvait n’étant pas éclairé, ilpourrait la voir passer sans être vu. Elle devait passer par là,puisque c’était son chemin pour rentrer.

– Comment s’appelle-t-elle ? dit-ilà la copine, en désignant la fille brune…

– Demandez-lui ! répondit-elle enpouffant.

– Alors, votre nom ? fit-il en setournant vers la fille en question.

– Vous ne m’avez pas dit le vôtre,répliqua-t-elle.

– Vous ne me l’avez pas demandé, dit-ilen souriant. D’ailleurs vous l’avez deviné : c’est Bill,justement.

– Allons donc ! (Elle le regardadans les yeux, tandis que les siens se faisaient tendres.) C’estvrai, ça ?…

Elle l’observait toujours. L’éternel fémininbrillait dans ses yeux éloquents. Et il l’évaluait, négligemment,sachant d’avance qu’elle allait à présent, s’il l’attaquait, setenir sur la défensive, soudain réservée, pudique, mais prête àrenverser les rôles s’il reculait. N’étant après tout qu’un homme,il sentait l’attirance qu’elle exerçait sur lui et, dans son forintérieur, appréciait sa flatteuse insistance. Il connaissait bientout cela !… Il le connaissait trop bien, depuis A jusqu’à Z…Bonne, elle l’était, comme on peut l’être dans ce milieu-là,travaillant dur, mal payée et dédaignant de se vendre pour vivremieux ; elle recherchait ardemment une bouffée de bonheur pourégayer sa triste existence et n’avait devant elle d’autrealternative qu’une lamentable éternité de travail, ou le sombregouffre d’une misère plus terrible encore, qui payait mieux maistuait plus vite.

– Bill, répondit-il, en hochant la tête.Je vous assure, Bill ou Pierre.

– Sans blague ?

– Allons donc ! Il ne s’appelle pasBill, interrompit l’autre.

– Qu’en savez-vous ? dit-il, vous neme connaissez pas.

– Pas besoin de vous connaître poursavoir que vous mentez !

– Sérieusement, Bill, c’est votrenom ? dit la brune.

– Bill me va très bien, réponditMartin.

Elle lui prit le bras en riant.

– Je sais que vous mentez, mais vous êtesgentil quand même.

Il prit la main qui s’offrait, en sentit desuite les marques et les déformations qu’il ne connaissait que tropbien.

– Depuis quand avez-vous plaqué lafabrique de conserves ? interrogea-t-il.

– Comment savez-vous ?… Ehbien ! c’est un sorcier ! s’écrièrent les filles enchœur.

Tandis qu’il échangeait avec elles toutes lesstupidités habituelles, dans son esprit passaient et repassaientles innombrables rayons de la bibliothèque où s’accumulaient lesmerveilles des siècles passés. Et l’incongruité de ses pensées lefit sourire.

Cependant ses rêves intimes et le badinagequ’il affectait ne l’empêchaient pas de surveiller la sortie duthéâtre. Et, tout à coup, il aperçut Ruth, dans la lumière, entreson frère et le jeune homme aux lunettes, et son cœur s’arrêta debattre. Comme il avait espéré ce moment ! À peine eut-il letemps d’apercevoir la gaze légère qui voilait sa tête fière,l’arrangement plein de goût de sa silhouette drapée, la grâce deson allure et sa main fine, quand elle releva sa jupe ; puiselle disparut, et il se retrouva en face des deux ouvrières, deleurs vains essais d’élégance et de propreté, en face de leursvêtements bon marché et de leurs bijoux de pacotille. Il sentitqu’on lui tiraillait le bras, entendit vaguement qu’on luiparlait :

– Réveillez-vous, Bill !qu’avez-vous ?

– Quoi ?… vous disiez ?…

– Oh ! rien, répondit la brune avecun geste vif de la tête. Je me disais seulement…

– Quoi… ?

– Eh bien ! je me disais que ceserait une bonne idée si vous emmeniez un de vos amis… pour elle(montrant sa compagne) et alors on irait quelque part prendre un« ice-cream soda », ou autre chose.

Une nausée morale le secoua. De Ruth à ceci,la transition était trop brusque. À côté des yeux hardis de cettefille, il voyait les clairs yeux lumineux de Ruth, dont le regardangélique venait à lui des ultimes profondeurs de la pureté. Et ilse sentit soudain supérieur à cette aventure. La vie pour lui avaitune autre signification ; elle ne se bornait pas à des« ice-cream sodas » en partie carrée. Il se rappela quede tout temps il avait, dans un jardin secret, cultivé des penséesrares et précieuses. S’il avait essayé d’en faire part, jamais ilne s’était trouvé de femme capable de les comprendre, d’homme nonplus. Et comme ces pensées allaient au-delà de leur compréhension,il en concluait à présent qu’il devait leur être supérieur.

Il serra les poings. Du moment que la viesignifiait pour lui davantage, c’était à lui de demander davantageà la vie ; mais ce n’était pas cette compagnie-là qu’il luifallait : les hardis yeux noirs ne pouvaient rien lui offrirde neuf. Il savait ce qu’il y avait derrière : de l’ice-creamet un vague intérêt de plus. Mais les yeux angéliques là-bas luioffraient bien mieux et plus qu’il ne pouvait imaginer : deslivres et de la peinture, le repos et la beauté, toutes lesélégances physiques et morales d’une existence raffinée. Ilconnaissait par cœur ce que dissimulaient si mal ces yeuxnoirs : il voyait, comme un intérieur de montre, tous lesrouages de la pauvre mécanique cérébrale ; le bas plaisir enétait le but, le plaisir morne menant à la mort absolue de touteespérance. Mais dans les yeux angéliques s’offraient le mystère,l’enchantement, l’au-delà. En eux miroitait le reflet d’une âme etaussi un peu de son âme à lui.

– Il n’y a qu’une chose qui cloche dansce programme, dit-il tout haut. Je suis déjà pris.

Les yeux noirs de la brune lefoudroyèrent.

– Vous allez veiller un ami malade, sansdoute ? ricana-t-elle.

– Non, j’ai un rendez-vous, avec… avecune jeune fille.

– Vous me faites marcher ? dit-ellegravement.

Il la regarda dans les yeux etrépondit :

– Pas du tout, je vous assure. Mais nepouvons-nous pas nous rencontrer un autre jour ? Vous nem’avez pas encore dit votre nom, ni où vous habitez.

– Lizzie, répondit-elle, radoucie.(Appuyée tout entière contre lui, elle lui pressait le bras.)Lizzie Connolly. Et j’habite à Fifth and Market.

Il bavarda quelques minutes encore et leursouhaita bonne nuit.

Mais au lieu de rentrer directement, il allajusqu’à l’arbre à l’ombre duquel il avait rêvé tant de fois, levala tête vers sa fenêtre et murmura :

– Le rendez-vous était avec vous, Ruth.Je l’ai gardé.

7

Depuis la soirée chez Ruth Morse, une semaineavait passé, remplie par la lecture uniquement, et il n’avait pasencore osé retourner chez elle. De temps en temps il prenait soncourage à deux mains, mais devant les doutes qui l’assaillaient ilreculait au dernier moment. À quelle heure fallait-il yaller ? Personne ne pouvait le lui dire et il craignait decommettre une gaffe irréparable. S’étant affranchi de son milieu etde ses habitudes passées et n’ayant pas fait de nouvellesconnaissances, il n’avait d’autre occupation que la lecture et s’yconsacrait avec une telle frénésie que des yeux normaux n’auraientpas pu résister longtemps. Mais les siens étaient exceptionnels. Deplus, son cerveau – vierge en ce qui concernait la pensée abstraite– était mûr pour les bienfaisantes semailles. Aucune étude nel’avait fatigué et il mordait au travail intellectuel avec unesurprenante ténacité.

À la fin de la semaine, il lui parut – tant savie passée et sa façon de voir ancienne semblaient lointaines –qu’il avait vécu cent ans. Mais le manque d’études préparatoires legênait beaucoup. Il essayait de lire des choses qui demandaient desannées de spécialisation préliminaire. Comme il se plongeait unjour dans un livre de philosophie antique, le lendemain dans de laphilosophie ultra-moderne, dans sa tête tourbillonnaient les idéesles plus contradictoires. Avec les économistes, il en était demême. Sur la même rangée, à la bibliothèque, il trouva Karl Marx,Ricardo, Adam Smith et Mill, et les idées abstraites de l’un nepermettaient pas de conclure que les idées de l’autre fussentsurannées. Il était dérouté, mais assoiffé du désir de s’instruire.En un seul jour, l’économie sociale, l’industrie, la politique, lepassionnèrent. Dans le Parc de City-Hall, il avait remarqué ungroupe d’hommes au milieu desquels en péroraient unedemi-douzaine ; le sang au visage, la voix excitée, ilsdiscutaient avec animation. Il se joignit au public et écouta lelangage – pour lui nouveau – des philosophes populaires. Le premierétait un chemineau, le second un travailliste, le troisième unétudiant en droit et les autres des ouvriers bavards. Pour lapremière fois, il entendit parler de socialisme, d’anarchie, detaxe réduite et sut qu’il existait des philosophies socialescontradictoires. Il entendit cent mots techniques inconnus, car ilsfaisaient partie d’un champ d’étude qu’il n’avait pas abordé. Illui fut impossible, à cause de cela, de suivre de près leursarguments et il ne put que deviner les idées exprimées par desexpressions si neuves. Il y avait aussi un garçon de caféthéosophe, un boulanger agnostique, un vieillard qui les confondittous par la théorie étrange du : « Ce qui est, a saraison d’être », et un autre vieillard qui pérorainterminablement sur le cosmos, l’atome-mâle etl’atome-femelle.

Au bout de plusieurs heures, Martin Eden s’enalla, complètement abruti, et courut à la bibliothèque, pourétudier la définition d’une douzaine de mots inusités. Et il ensortit, emportant sous son bras quatre volumes deMme Blavatsky : La Doctrine secrète ;Pauvreté et progrès ; La Quintessence du socialisme etLa Lutte de la religion et de la science. Malheureusement,il débuta par la Doctrine secrète. La moindre ligne étaithérissée de mots polysyllabiques qu’il ne comprenait pas. Assisdans son lit, un dictionnaire ouvert à côté du livre en question,il recherchait tant de mots, qu’il en avait oublié la significationlorsqu’ils se représentaient et il lui fallait les rechercher denouveau. De guerre lasse il se décida d’écrire ces mots sur uncalepin et en remplit bientôt des pages entières.

Mais il ne comprenait pas davantage. Il lutjusqu’à trois heures du matin ; son cerveau était prèsd’éclater, mais il n’avait toujours pas saisi une seule idéeessentielle du texte. Il s’arrêta. Sa chambre lui parut tanguer,rouler, plonger comme un navire en mer. Alors furieux, il lança laDoctrine secrète à travers la chambre, en jurant tout cequ’il savait, éteignit le gaz… et s’endormit.

Avec les trois autres volumes, il n’eut pasbeaucoup plus de chance. Son cerveau n’était cependant ni faible,ni paresseux : il aurait pu comprendre ces idées, sans sonmanque d’entraînement à réfléchir et son ignorance des moyenstechniques pour y parvenir. C’est ce qu’il devina et il entretintun instant l’idée de ne lire que le dictionnaire, jusqu’au jour oùil en aurait compris tous les mots.

La poésie, toutefois, était sa grandeconsolatrice ; il en lisait beaucoup, préférant les poètessimples, qu’il comprenait mieux. Comme la musique, la poésiel’émouvait profondément ; et, sans s’en rendre compte, ilpréparait ainsi son cerveau au labeur plus ardu qui allait venir.Les feuillets vierges de son esprit se remplissaient des chosesqu’il aimait, de sorte qu’il put bientôt, à sa grande joie, seréciter des poèmes entiers qui lui plaisaient. Puis il découvritles Mythes classiques de Gayley, et l’Époquemythologique de Bulfinch, qui jetèrent une grande lumière surson ignorance totale à ce sujet et, plus que jamais, il se mit àdévorer la poésie.

À la bibliothèque, l’homme au pupitre avait sisouvent vu Martin, qu’il était devenu très aimable ; ill’accueillait toujours à son entrée d’un sourire et d’un signe detête. Encouragé par cette attitude, Martin, un beau jour,s’enhardit. Tandis que l’homme pointait ses cartes, il lançapéniblement :

– Dites donc, je voudrais vous demanderquelque chose…

L’homme eut un sourire et attendit.

– Quand vous rencontrez une dame etqu’elle vous demande d’aller la voir, quand pouvez-vous yaller ?

Martin sentait la sueur coller sa chemisecontre ses épaules, tant il était gêné.

– Eh bien ! n’importe quand !répondit l’homme.

– Oui, mais là c’est différent, expliquaMartin. Elle… je… Voyez-vous, voilà l’affaire : elle n’y serapeut-être pas. Elle suit les cours de l’Université.

– Retournez-y !

– Écoutez, ce n’est pas encore ça,confessa Martin en balbutiant, décidé à se confier entièrement.Voilà : je ne suis qu’un pauvre gars assez fruste et je neconnais rien à la société. Cette jeune fille est tout ce que je nesuis pas et je ne suis rien de ce qu’elle est… Vous ne croyez pasque je me moque de vous, au moins ? interrogea-t-ilbrusquement.

– Non, non, pas du tout, je vous assure,protesta l’autre. Votre requête n’entre pas exactement dans laligne de mes références, mais je serais enchanté de vous rendreservice.

Martin le regarda avec admiration :

– Si seulement je pouvais être comme ça,ça irait tout seul ! dit-il.

– Pardon ?

– Je dis : si je savais parler commevous, facilement, poliment et tout ça.

– Ah ! oui, dit l’autre avecsympathie.

– À quelle heure faut-il y aller ?L’après-midi, pas trop tôt après le déjeuner ?… Ou lesoir ? ou un dimanche ?

– Écoutez ! dit le bibliothécaire,le visage illuminé. Appelez-la au téléphone, etdemandez-le-lui.

– C’est une idée ! dit Martin enprenant ses livres. Il fit deux pas, puis se retourna :

– Quand vous adressez la parole à unejeune fille – à, disons Miss Lizzie Smith – devez-vous dire :Miss Lizzie, ou Miss Smith ?

– Dites Miss Smith ! déclara lebibliothécaire avec autorité. Dites toujours Miss Smith, jusqu’à ceque vous la connaissiez mieux.

C’est ainsi que Martin résolut leproblème.

– Venez quand vous voudrez ; j’yserai tout l’après-midi, répondit Ruth au téléphone, quand il luidemanda en balbutiant quand il pourrait lui rapporter les livresprêtés.

Elle le reçut elle-même sur le seuil du salonet son œil féminin remarqua immédiatement le pli du pantalon et unchangement indéfinissable, mais certain, de toute sa personne. Sonvisage la frappa aussi. Une force violente, saine, émanait de luiet semblait ruisseler vers elle en ondes puissantes. De nouveauelle ressentit ce désir de se pencher vers cette force pour s’yréchauffer et s’étonna encore de l’effet que lui produisait saprésence. Et lui, à son tour, retrouva la divine sensation debonheur infini au seul contact de sa main. Il y avait cependant unedifférence entre eux deux : elle était froide et calme et luirouge jusqu’à la racine des cheveux. Il la suivit en trébuchant,aussi maladroit que la première fois, et ses épaules tanguaient etroulaient d’une façon inquiétante.

Une fois assis au salon, il se sentit plus àl’aise, bien plus même qu’il ne s’y attendait. Elle l’y aida de sonmieux, avec une bonne volonté gracieuse qui la lui fit aimer plusfollement que jamais. Ils parlèrent d’abord des livres prêtés, duSwinburne qu’il adorait et du Browning qu’il n’avait pascompris ; et elle mena la conversation d’un sujet à un autre,tout en se demandant comment elle pourrait lui être utile. Souvent,depuis leur première entrevue, elle avait pensé à lui. Il avaitéveillé en elle une pitié, une tendresse que personne ne lui avaitfait éprouver encore, moins peut-être par la compassion qu’ilpouvait inspirer, que par un inconscient sentiment maternel. Sapitié ne pouvait être banale, car l’homme qui la lui inspiraitétait trop viril pour ne pas effrayer sa pudeur et la troublerétrangement. Comme la première fois sa nuque la fascinait et elleretenait son envie d’y poser ses mains. C’était un instinctimpudique, soit, mais elle s’était habituée à cette idée.

Elle n’imaginait pas un instant qu’unsentiment pareil pût être le commencement de l’amour, ni même qu’ilpût s’agir d’amour. Elle croyait ne s’intéresser à lui que comme àun rare spécimen possédant certains pouvoirs occultes et secomplaisait même à ce qu’elle croyait être de la philanthropie.

Elle ignorait qu’elle le désirait. Lui, aucontraire, savait qu’il l’aimait et il la désirait comme jamais iln’avait désiré personne au monde. Il aimait la poésie parce qu’ilaimait la beauté ; mais depuis qu’il l’avait rencontrée, lesportes d’or donnant accès aux champs divins de l’amour poétiques’étaient ouvertes. Plus que Bulfinch et que Gayley, elle luidonnait la compréhension des choses de l’amour. Une semaineauparavant, il n’aurait pas seulement remarqué cette phrase :« L’amant fou d’amour mourant d’un baiser. » Maintenantelle le hantait ! il s’émerveillait de la trouver si vraie et,en contemplant Ruth, il sentait qu’il mourrait volontiers d’unbaiser d’elle. De se savoir lui-même l’amant fou d’amour,l’enorgueillissait autant qu’un titre de noblesse. Enfin, ilconnaissait le sens de la vie et pourquoi il était sur terre.

À mesure qu’il la regardait, qu’il l’écoutait,ses pensées devenaient plus audacieuses. Il se remémora l’ardentbonheur que sa poignée de main, en entrant, lui avait donné et lasouhaita encore. Son regard erra vers ses lèvres, et il les désirapassionnément. Mais rien n’était grossier ni matériel dans cedésir. Il ressentait un plaisir exquis à étudier chaque mouvement,le moindre pli de ces lèvres, qui lui semblaient différentes detoutes les autres, faites d’une autre substance. C’étaient leslèvres d’un pur esprit, et son désir ne ressemblait pas au désirqu’il avait pu avoir pour d’autres lèvres de femmes… S’il baisaitjamais cette bouche, ce serait avec toute la ferveur et la piétédont on baise la robe de Dieu. Il ne se rendait pas compte de cettetransposition des valeurs en lui et ne se doutait pas que la lueurqui brûlait dans ses yeux était pareille à celle qui embrase toutregard masculin quand le désir d’amour le tient. Il ne connaissaitpas l’ardeur de son regard, dont la flamme brûlante dissolvait peuà peu la chimie savante de ce cerveau de vierge. Cette chastetéévidente exaltait ses sentiments, en déguisait l’essence matérielleet il aurait été bien surpris d’apprendre que la lueur de ses yeuxenvahissait de ses ondes chaudes la jeune fille et lui communiquaitune flamme subtilement troublante… Maintes fois, sans qu’elle sûtpourquoi, ce délicieux envahissement rompit le fil de ses idées, laforça à parler au hasard, de n’importe quoi. Elle causaitd’habitude avec une grande facilité et ce trouble anormal l’auraitintriguée si, de parti pris, elle n’en avait imputé la cause àl’individualité remarquable de Martin. Comme elle était trèssensible, il n’était nullement bizarre, après tout, que lerayonnement de la personnalité d’un tel voyageur l’aitimpressionnée.

Le problème cependant se posait toujours desavoir comment pouvoir lui être utile et elle orienta laconversation dans ce sens ; ce fut d’ailleurs Martin qui lamit sur la voie.

– Je me demande si vous pourriez medonner un conseil, dit-il. (Le signe d’acquiescement qu’il reçut,fit bondir son cœur de joie.) Vous rappelez-vous que l’autre soirje vous ai dit que je ne pouvais parler de livres et de ce genre dechoses, parce que je ne savais pas comment m’y prendre ? Ehbien ! depuis j’ai beaucoup réfléchi. J’ai passé mon temps àla bibliothèque, mais la plupart des livres que j’y ai lus étaienttrop difficiles. Il faudrait peut-être commencer par lecommencement. Je n’ai jamais eu l’occasion. Tout gosse jetravaillais déjà dur, et depuis que je vais à cette bibliothèque,que je lis avec des yeux nouveaux, des livres nouveaux, j’aicompris que je n’avais jamais lu ce qu’il fallait. Ainsi, leslivres qu’on trouve dans les corrals ou à la cambuse du bord neressemblent pas aux vôtres, vous comprenez ? Eh bien !c’est à ce genre de lectures que j’étais habitué. Et pourtant, cen’est pas pour me vanter, mais j’ai toujours été différent des gensavec qui j’ai vécu. Non pas que je sois meilleur que les matelotsou les bouviers avec qui je travaillais… – oui, pendant quelquetemps j’ai été bouvier, – mais j’ai toujours aimé lire, lire toutce qui me tombait sous la main, et… mon Dieu ! je crois que jepense différemment que la plupart de ces gens ! Maintenant,voilà où je voulais en venir : jamais je n’étais entré dansune maison comme celle-ci. Quand je suis venu la semaine dernièreet que j’ai vu tout ça, votre mère, vous, vos frères et tout lereste, ça m’a plu ! On m’avait dit que ça existait et deslivres le racontaient ; en voyant votre maison, j’ai comprisque les livres disaient vrai. Mais ce que je veux dire, c’estceci : tout ça m’a plu. J’en ai envie, tout de suite. Je veuxrespirer une atmosphère pareille à celle-ci, une atmosphère delecture, de tableaux et de belles choses, où les gens ont des voixdouces, des vêtements propres et des pensées propres. L’atmosphèreque j’ai toujours respirée sentait la gargote, le loyer à payer,les vieux restes, l’alcool, et je n’ai jamais entendu parler que deça. Tenez ! quand vous avez traversé la pièce pour embrasservotre mère, ça a été la plus belle chose que j’aie vue. Et j’en aivu, des choses dans ma vie ! bien plus de choses que les typesavec lesquels je me suis trouvé. J’aime voir, et je veux voirdavantage et je veux apprendre à voir différemment. Mais je ne suispas encore à la question ! Voilà ! je veux faire monchemin vers une vie comme la vôtre. Il n’y a pas dans la vie quedes soûleries, du travail éreintant et du vagabondage. Seulement,quel est le moyen d’y arriver ? Par quoi commencer ? Letravail ne me fait pas peur, vous savez ! et quand il s’agitde travailler ferme, j’ai vite fait de semer les autres. Une foisen train, je travaillerai jour et nuit… Vous trouvez peut-être çadrôle, que je vous demande tout ça ? Vous êtes la dernière àqui je devrais m’adresser, mais je ne connais personne d’autre…Arthur excepté. J’aurais peut-être dû lui demander. Si j’étais…

Sa voix s’éteignit. Ses grandes résolutionss’arrêtèrent devant l’horrible impression d’avoir peut-être commisune maladresse en ne s’adressant pas à Arthur et de s’être renduridicule. Absorbée, Ruth ne répondit pas immédiatement. Elles’efforçait d’harmoniser ce discours gauche, hésitant et naïf, avecce qu’elle voyait sur ce visage. Jamais elle n’avait vu des yeuxexprimer de force aussi grande. Avec la puissance exprimée par cevisage-là, cet homme pouvait arriver à tout. Mais comme elles’accordait mal avec la façon dont il exprimait sa pensée ! Ilressemblait à un géant ligoté qui se débat pour arracher sesliens.

Quand elle parla, ce fut avec une grandesympathie.

– Ce dont vous avez besoin, vous vous enrendez compte vous-même, c’est de vous occuper de votre éducation.Vous devriez retourner à l’école, travailler la grammaire, puissuivre les cours supérieurs et ceux de l’Université.

– Mais il faut de l’argent pour ça !interrompit-il.

– Ah ! je n’y avais pas pensé !s’écria-t-elle. Mais vous avez bien des parents, quelqu’un quipuisse vous aider !

Il secoua la tête.

– Mon père et ma mère sont morts. J’aideux sœurs, une mariée et l’autre qui le sera bientôt, je suppose.Et puis j’ai une tapée de frères – je suis le cadet – mais jamaisils n’ont aidé personne. Ils vagabondent à travers le monde, à larecherche du gros lot. L’aîné est mort aux Indes. Il y en a deux enAfrique du sud, un autre pêche la baleine, un autre travaille dansun cirque – il fait du trapèze. Depuis que ma mère est morte,j’avais onze ans, je me suis élevé moi-même. Il faut donc que je memette à étudier seul et j’ai besoin de savoir par où il fautcommencer.

– Il me semble que la première des chosesest de vous procurer une grammaire. Votre façon de parler est…(elle avait l’intention de dire « épouvantable » maiselle atténua en disant 🙂 assez incorrecte.

Il rougit et son front se mouilla.

– Je sais : je parle argot, je disun tas de mots que vous ne comprenez pas. Mais voilà… Ce sont lesseuls mots que je sache prononcer, en somme. Dans mon cerveau, j’aibien d’autres mots, des mots ramassés dans les livres, mais commeje ne sais pas les prononcer, je ne m’en sers pas.

– Ce n’est pas tant ce que vous dites,que la manière dont vous le dites. Vous ne m’en voulez pas d’êtrefranche ? Je ne voudrais pas vous blesser.

– Non, non ! s’écria-t-il en labénissant secrètement pour sa gentillesse. Allez-y ! Il fautque je le sache et j’aime mille fois mieux que ce soit parvous !

– Eh bien ! vous dites« un atmosphère » au lieu « d’uneatmosphère » et « que je sais » pour« que je sache ». Vous faites des « doublesnégations »…

– Qu’est-ce que c’est que ça, une doublenégation ? demanda-t-il en ajoutant humblement : Vousvoyez, je ne comprends même pas vos explications.

– Il est vrai que je ne vous l’ai pasexpliqué, dit-elle en souriant. Une double négation, c’est quand –voyons – enfin : par exemple vous diriez : « Je nesais pas ne pas vous l’expliquer. » La première partie de laphrase est négative, la deuxième partie est négative aussi, larègle étant que deux négations font une affirmation, le sens devotre phrase serait que vous sauriez l’expliquer.

– C’est parfaitement clair ! je n’yavais pas pensé, dit-il après avoir écouté attentivement – etcertainement je ne ferai plus cette faute-là.

La rapidité avec laquelle il comprenait lasurprit et lui fit plaisir.

– Vous trouverez tout ça dans lagrammaire, continua-t-elle. Et puis voici autre chose que j’airemarqué dans votre façon de parler. Vous dites :« j’y ai dit » au lieu de « je luiai dit ». Cela ne choque pas votre oreille : J’yai dit ?

Il réfléchit une seconde, puis avouasimplement en rougissant :

– J’peux pas dire que ça me choque.

– Pourquoi encore ne dites-vouspas : je ne peux pas dire, reprit-elle. Et la façondont vous avalez la moitié des mots ! c’estterrible !

Il se pencha en avant, tenté de se mettre àgenoux devant un être si merveilleusement éduqué.

– Écoutez ! il m’est impossible detout vous montrer. Il vous faut une grammaire ; je vais enchercher une et vous montrerai comment commencer.

Elle se leva et il en fit autant, hésitantentre le vague souvenir d’une chose qu’il avait lue sur lesavoir-vivre, et la crainte qu’elle ne crût qu’il s’en allait.

– À propos, monsieur Eden, s’écria-t-elleen quittant la pièce, qu’est-ce que c’est qu’être poivre ?Vous l’avez dit plusieurs fois.

– Oh ! être poivre ? dit-il enriant. C’est de l’argot ! c’est quand on a trop bu.

– Ne vous servez pas dans ce cas dupronom « on », dites plutôt « je », riposta lajeune fille gaiement.

Quand elle revint avec la grammaire, elleapprocha sa chaise – il se demanda s’il devait l’aider – et s’assità côté de lui. Alors qu’ils lisaient ensemble, leurs têtesinclinées se frôlaient. C’est à peine s’il pouvait suivre sesexplications, tant ce voisinage délicieux le troublait. Mais,lorsqu’elle entreprit de lui démontrer l’importance desconjugaisons, il oublia tout. Jamais il n’avait entendu parler deconjugaison et ce qu’il entrevit de la construction du langagel’émerveilla. Il se pencha davantage au-dessus du livre et lescheveux blonds caressèrent sa joue. Il ne s’était évanoui qu’unefois dans sa vie et crut qu’il allait recommencer. C’est à peines’il pouvait respirer, tout le sang de son cœur lui sembla bondir àsa gorge, prêt à l’étouffer. Jamais elle n’avait paru siaccessible. Pour le moment, un pont était jeté sur le gouffre quiles séparait. Et cependant, son respect pour elle n’en étaitnullement diminué. Elle n’était pas descendue des hauteurs. C’étaitlui qui s’élevait dans les nuages, vers elle. Son sentimentdemeurait aussi fervent, aussi immatériel. Il lui sembla qu’ilavait indûment touché au tabernacle sacré et, soigneusement, iléloigna sa tête de ce contact délicieux qui l’avait électrisé toutentier, incident dont elle ne s’était nullement doutée.

8

Il se passa plusieurs semaines, que MartinEden consacra à l’étude de la grammaire ; il repassa le livresur le savoir-vivre et dévora les volumes qui l’intéressaient. Deson milieu il ne vit personne. Les habitués du Club des Lotus sedemandaient ce qu’il était devenu, pressaient Jim de questions etquelques gars, les mêmes qui passaient les gants de boxe au« Kiley’s », se réjouissaient de l’absence deMartin.

Il avait fait à la bibliothèque la découverted’un trésor. De même que la grammaire lui avait montré laconstruction de la langue, ce trésor lui montra celle de la poésie,et il put ainsi apprendre à connaître la métrique, la cadence, laforme, en un mot, des choses qu’il aimait. Un autre volume traitaitde la poésie comme art représentatif, avec force citations prisesdans les œuvres les plus belles. Aucun roman ne l’avait passionnéautant que ces livres. Et son cerveau en friche depuis vingt ans etmûr pour le travail retenait ces lectures avec une puissanced’assimilation inhabituelle aux cerveaux mieux préparés.

Lorsqu’il regardait en arrière, du haut de sesprogrès acquis, l’ancien monde qu’il avait connu – le monde desvilles et de la mer, des marins et des filles faciles – il letrouvait bien mesquin ; et cependant, cet ancien monde semêlait avec le nouveau, et il fut tout surpris en découvrant lespoints de contact qui les reliaient. L’élévation de pensée, toutela beauté qu’il trouvait dans les livres, l’ennoblissaient et il enétait conscient, ce qui l’amena à croire plus fermement que jamais,que dans la classe de Ruth et de sa famille, tout le monde pensaitde la même façon haute et belle et vivait de même. Dans lesbas-fonds où il vivait, habitait la laideur ; il décida doncde se purifier de la laideur qui avait souillé toute sa vie passéeet de s’élever jusqu’à ces régions exaltées où évoluaient lesclasses supérieures. Son enfance et son adolescence avaient étéhantées par une inquiétude vague ; sans savoir ce qu’ildésirait, il désirait quelque chose qu’il avait vainement cherché,enfin il avait rencontré Ruth. À présent cette inquiétude étaitdevenue aiguë, douloureuse, car il savait nettement ce qu’il luifallait : la beauté, la culture intellectuelle et l’amour.

Durant ces quelques semaines, il vit Ruth cinqou six fois, et chaque fois ce lui fut un progrès nouveau. Ellel’aidait à parler correctement, corrigeait son anglais et lui fitcommencer l’arithmétique. Leurs entrevues ne se bornaient pas,d’ailleurs, à de sèches études élémentaires. Il avait vu trop dechoses, son esprit était trop mûr, pour qu’il pût se contenter defractions, de racines cubiques, d’analyses et deconjugaisons ; parfois, ils causaient des derniers livresqu’il avait lus, du dernier poème qu’elle avait étudié. Et quandelle lui lisait à haute voix ses passages favoris, il était aucomble de la joie. Jamais il n’avait entendu de voix pareille à lasienne. La moindre de ses intonations l’enivrait ; ilfrissonnait tout entier à chacun des mots qu’elle articulait. Touten l’écoutant, il se rappelait les vociférations aiguës de femmessauvages, de mégères avinées, et aussi les voix rudes et stridentesde filles du peuple. Puis, son imagination se les représenta ;il les vit défiler en troupeaux misérables, chacun exaltant, par lacomparaison, les qualités de Ruth. Et, de sentir qu’en lisant lesœuvres qu’elle avait lues, il pouvait vibrer des mêmes joies,doublait son bonheur. Elle lui lut une grande partie de LaPrincesse et souvent il vit ses yeux se remplir de larmes,tant sa nature esthétique ressentait la beauté. À de tels moments,il se sentait pareil à un dieu. Il la regardait, l’écoutait, il luisemblait voir le visage même de la vie et en découvrir les secrets.Alors, conscient du degré de sensibilité qu’il avait atteint, il sedisait que c’était bien là l’amour, seule raison d’être aumonde ; il passait mentalement en revue tous les anciensfrissons, les flammes d’autrefois, l’ivresse de l’alcool, lesbaisers des femmes, les jeux violents, la fièvre des coups donnéset reçus, et tout cela lui semblait trivial et minable à côté decette sublime ardeur qui le transportait.

Pour Ruth, la situation était assez obscure.Elle n’avait aucune expérience personnelle des choses du cœur, seslectures l’ayant habituée à voir les faits ordinaires de la vietransposés, par une littérature d’imagination, dans le domaine del’irréel. Et elle ne se doutait guère que ce rude matelot seglissait dans son cœur, où s’emmagasinaient peu à peu des forceslatentes qui, un beau jour, l’embraseraient tout entière. Elle nes’était pas encore brûlée au feu de l’amour. Sa connaissance enétait purement théorique ; elle le concevait comme la flammelégère, douce, d’une veilleuse fidèle, comme une froide étoilescintillant dans le velours sombre d’une nuit d’été. Elle aimait sele figurer comme une affection placide, comme le culte d’un êtredans une atmosphère calme, embaumée de fleurs, aux lumièresatténuées. Elle était loin de supposer les sursauts volcaniques del’amour, son ardeur dévorante et ses déserts de cendres. Ses forceslui étaient inconnues ; et les abîmes de la vie setransformaient pour elle en des océans d’illusion. L’affectionconjugale de ses parents lui semblait être l’idéal des affinitésamoureuses et elle attendait tranquillement le jour où, sanssecousses ni complications, elle glisserait de sa vie de jeunefille à une existence à deux, semblable, paisible et douce.

Martin Eden lui apparut comme une nouveautébizarre, un individu étrange et elle mit sur le compte de lanouveauté et de la bizarrerie l’effet qu’il lui produisait.N’était-ce pas en somme tout naturel ? Elle s’intéressait àlui au même titre qu’elle s’intéressait aux fauves d’une ménagerieou au spectacle d’une tempête dont les éclats la faisaientfrissonner. Comme les fauves, l’ouragan, la foudre, il était uneforce cosmique de la nature. Il lui apportait toute l’odeur dularge et le souffle des grands espaces, le reflet du soleiltropical sur son visage ardent et, dans ses muscles saillants,toute la primordiale vigueur de la vie. Il avait subi l’empreintede ce mystérieux monde de rudes marins et d’aventures plus rudesencore, dont elle ne pouvait s’imaginer la plus médiocre. Il étaitinculte, sauvage et sa vanité était flattée de le voir venir sivite à elle : cela l’amusait d’apprivoiser la bête fauve. Toutau fond d’elle-même et sans presque s’en douter, elle avait ledésir de remodeler cette argile informe à la ressemblance de sonpère, qui représentait pour elle l’idéal masculin. Et soninexpérience absolue l’empêchait de comprendre que l’attraction quila poussait vers lui était bien la plus instinctive desattractions, celle dont la puissance précipite hommes et femmesdans les bras les uns des autres, pousse les animaux à s’entre-tuerpendant la saison du rut et contraint les éléments eux-mêmes às’unir.

La rapidité des progrès de la part de Martinétait pour elle une source de surprise et d’intérêt. Elledécouvrait en lui des possibilités insoupçonnées, qui fleurissaienttous les jours comme des plantes dans un sol fertile. Souvent, enlui lisant du Browning, elle s’étonnait des étrangesinterprétations qu’il donnait à certains passages discutables etelle ne pouvait comprendre comment, avec sa seule connaissance del’humanité et de la vie, il donnait des interprétations souventbien plus justes que les siennes. Sa conception des choses luiparaissait naïve, bien qu’elle fût maintes fois électrisée parl’audace de son envol, dont la trajectoire était si tendue qu’ellene pouvait la suivre. Elle se contentait alors de vibrer au choc decette puissance inconsciente.

Elle lui joua du piano – pour lui,non contre lui, comme alors – et l’éprouva avec de lamusique dont la profondeur dépassait d’ailleurs de beaucoup sapropre compréhension. Comme une fleur au soleil, l’âme de Martins’ouvrit à l’harmonie et la transition fut rapide entre les« ragtimes » et les « two-steps » de sonmilieu, aux chefs-d’œuvre classiques auxquels elle l’initiaitaujourd’hui. Cependant il voua à Wagner, lorsqu’elle lui en eutdonné la clef – à l’ouverture de Tannhäuseren particulier– une admiration toute démocratique ; du répertoire de Ruth,rien ne le séduisit autant, car c’était la personnification même desa vie jusqu’alors, le motif du Venusberg signifiant sa vie passée,Ruth identifiée par le chœur des Pèlerins.

Par les questions qu’il lui posait parfois, ilarrivait à la faire douter de ses propres définitions et de sacompréhension musicale. Mais il ne discutait pas son chant. Cechant, c’était elle tout entière ; le timbre angélique de sonpur soprano l’extasiait toujours ; il ne pouvait s’empêcher delui comparer le piaulement aigu, le chevrotement chétif desouvrières malingres et le braillement aviné des filles de bouges àmatelots. Ruth aimait jouer et chanter pour lui. À la vérité,c’était la première fois qu’elle avait une âme entre ses mains etl’argile de cette âme était exquise à modeler, car elle s’imaginaitle modeler et ses intentions étaient bonnes. D’ailleurs sacompagnie lui était agréable. Il ne l’effrayait plus ; sapremière frayeur – due en réalité à la découverte de son moiinconnu – s’était évanouie. Elle se sentait maintenant des droitssur lui. Et il exerçait sur elle une influence tonique. Après sontravail à l’Université, au sortir de ces livres poudreux, elle sedélassait au souffle frais et fort de sa personnalité. Laforce ! C’était cela dont elle avait besoin et il lui endonnait généreusement. Être à côté de lui, lui parler, c’étaitboire de l’essence de vie. Après son départ, elle retournait à seslivres avec un intérêt plus vif et une nouvelle provisiond’énergie.

Malgré sa connaissance approfondie deBrowning, elle n’avait jamais pensé que ce pût être chosedangereuse que de jouer avec une âme. À mesure que son intérêt pourMartin grandissait, elle se passionnait davantage à l’idée de leremodeler.

– Vous savez, M. Butler ? luidit-elle un après-midi, une fois la grammaire, l’arithmétique et lapoésie finies. Eh bien ! ses débuts ont été assez difficiles.Son père était caissier dans une banque, mais il a végétélongtemps, poitrinaire, et est mort dans l’Arizona ; ce quifait qu’à sa mort, M. Butler – Charles Butler – s’est trouvéseul au monde, et sans le sou. Son père était Australien, iln’avait donc aucun parent en Californie. Il est entré dans uneimprimerie – je le lui ai entendu raconter bien des fois – à raisonde trois dollars par semaine. Maintenant il en gagne trente millepar an. Comment y est-il parvenu ? Il a été honnête, dévoué,économe et travailleur. Il s’est refusé tous les plaisirs desjeunes gens de son âge. Il s’astreignait à mettre de côté tant parsemaine, au prix de n’importe quelles privations. Bien entendu, ila vite gagné plus de trois dollars par semaine et à mesure que sonsalaire augmentait, il économisait davantage. Il travaillait lejour au bureau et le soir à l’école. Jamais il ne perdait de vueson avenir. Plus tard, il a suivi le soir, les cours supérieurs. Àdix-sept ans, déjà il touchait d’excellentes journées commetypographe ; mais il avait de l’ambition. Il voulait unecarrière, non pas un gagne-pain et peu lui importait de sacrifierson confort actuel en vue d’un bien-être futur. Il s’est décidépour le droit et est entré dans les bureaux de mon père commegarçon de courses, pensez un peu ! à quatre dollars parsemaine. Mais il avait appris l’économie et, sur ses quatredollars, il a continué à économiser.

Elle s’arrêta pour respirer et pour voir commeMartin écoutait. Il semblait vivement intéressé par la jeunessedifficile de M. Butler, mais un certain froncement de sourcill’inquiéta.

– Pour un jeune homme, ça n’a pas dû êtredrôle tous les jours, évidemment, fit-il. Quatre dollars parsemaine ! Comment pouvait-il vivre avec ça ? Il ne devaitpas se payer des chaussettes de soie ! Tenez ! je paye àprésent cinq dollars par semaine de pension et je vous assure queça n’a rien de particulièrement rigolo. Il devait vivre comme unchien. Sa nourriture…

– Il la faisait lui-même,interrompit-elle, sur un petit poêle à pétrole.

– Sa nourriture devait être pire quecelle des marins sur les plus mauvais rafiots et il n’y a pas plusinfecte au monde.

– Mais pensez à ce qu’il estdevenu ! s’écria-t-elle avec enthousiasme. Pensez à ce qu’ilgagne ! Il est mille fois payé de ses privations passées.

Martin la regarda attentivement.

– Parions une chose ! dit-il. C’estque M. Butler n’en est pas plus gai pour ça ! Il s’estserré la ceinture pendant des années et des années durant sajeunesse et je suis sûr que son estomac se venge à présent.

Elle baissa les yeux sous son regardinterrogateur.

– Je parie qu’il est dyspeptique !dit Martin.

– Oui, il l’est, confessa Ruth, mais…

– Et je parie, poursuivit Martin, qu’ilest solennel et triste comme un vieux hibou, et qu’il ne s’amusepas, malgré ses trente mille dollars par an… Et je parie que ça nelui fait aucun plaisir de voir que les autres prennent du bontemps ! Ai-je raison, oui ou non ?

Elle fit signe que oui et se hâtad’expliquer :

– Mais il n’a pas un caractère à ça. Ilest naturellement calme et sérieux. Il l’a toujours été.

– Ça, j’en suis sûr ! proclamaMartin. Trois dollars, puis quatre par semaine, tout gosse, fairesa cuisine sur un fourneau à pétrole, économiser toujours,travailler toute la journée, étudier toute la nuit, travailler ensomme toujours et ne jamais s’amuser, ne pas même savoir ce quec’est que de rigoler un peu – naturellement, ses trente milledollars sont arrivés trop tard !

Son imagination bondissante lui avaitimmédiatement représenté les mille détails de cette existence et dece pauvre développement intellectuel qui avait abouti à faire unhomme qui touchait trente mille dollars par an. En un clin d’œil,la vie entière de Charles Butler se projeta dans son cerveau.

– Vous savez que je plainsM. Butler, dit-il. Il était trop jeune pour le savoir, mais ils’est privé de vivre pour l’amour de trente mille dollars de rente,dont il ne profite même pas. Eh bien ! Tout cet argent ne luiachètera pas ce qu’il aurait pu s’acheter, enfant, avec les quatresous qu’il économisait, de sucres d’orge et de billes ou de placesà Guignol.

Cette façon de juger les choses surprenaitRuth… Non seulement elle lui était nouvelle et contraire à sespropres sentiments, mais elle y trouvait aussi des parcelles devérité qui menaçaient d’effriter ou de modifier ses convictions. Àquatorze ans, ses idées auraient peut-être pu changer ; mais àvingt-quatre ans, conservatrice par nature et par éducation, figéedans le milieu où elle était née et qui l’avait formée, lesraisonnements bizarres de Martin la troublaient sur le moment, maiselle les attribuait à l’étrangeté de son existence et les oubliaitvite. Pourtant, tout en les désapprouvant, la conviction qu’ilmettait à les énoncer, l’éclair de ses yeux et la gravité de sonvisage la troublaient chaque fois et l’attiraient vers lui. Jamaiselle n’aurait deviné qu’à ces moments-là, cet homme venu d’unmilieu inférieur, la dépassait par la grandeur et la profondeur deses conceptions. Comme tous les esprits limités qui ne saventreconnaître de limites que chez les autres, elle jugea que sespropres conceptions de la vie étaient vraiment très vastes, que lesdivergences de vues qui les séparaient l’un de l’autre marquaientles limites de l’horizon de Martin et rêva de l’aider à voir commeelle, d’agrandir son esprit à la mesure du sien.

– Mais je n’ai pas fini son histoire,dit-elle. Mon père affirme qu’il n’a jamais vu de travailleurpareil à M. Butler, quand il était garçon de courses. Il étaittoujours prêt à l’ouvrage ; non seulement il n’était jamais enretard, mais il venait généralement au bureau quelques minutesavant l’heure. Et avec ça, il trouvait le moyen d’étudier à sesmoments perdus. Il étudiait la comptabilité, la dactylographie, etil prenait des leçons de sténographie la nuit, en faisant faire desdictées à un chroniqueur judiciaire qui avait besoin de s’exercer.Il est rapidement devenu clerc et a rendu d’inappréciablesservices. Papa voyait bien qu’il était de ceux qui réussissent.C’est papa qui l’a poussé à faire son droit. Il est devenu notaireet à peine rentré au bureau, papa en a fait son associé. C’est unhomme remarquable. Il a refusé plusieurs fois d’entrer au Sénat desÉtats-Unis et papa dit qu’il peut être juge à la Cour suprême à lapremière vacation, s’il en a envie. Une existence pareille est unbel exemple pour chacun de nous. Elle nous prouve qu’avec de lavolonté tout homme peut s’élever au-dessus de son milieu.

– C’est un homme remarquable ! ditMartin sincèrement.

Mais il lui semblait que dans cette histoire,quelque chose choquait son sens de la beauté et de la vie. Il nepouvait arriver à trouver une raison suffisante à la vie deprivation et de misère de M. Butler. Qu’il l’ait fait pourl’amour d’une femme ou d’un idéal de perfection aurait étécompréhensible. « L’amant fou d’amour » fait n’importequoi pour un baiser, mais non pour trente mille dollars par an.Réflexion faite, la carrière de M. Butler ne le satisfaisaitpas. Elle avait quelque chose de mesquin, après tout ! C’esttrès joli, trente mille dollars par an… mais la dyspepsie etl’incapacité d’être heureux leur enlèvent beaucoup de valeur.

Il essaya d’expliquer tout ceci à Ruth, lamécontenta et la persuada plus que jamais de la nécessité d’unremodelage complet. Elle avait une de ces mentalités comme il y ena tant, qui sont persuadées que leurs croyances, leurs sentimentset leurs opinions sont les seules bonnes et que les gens quipensent différemment ne sont que des malheureux dignes de pitié.C’est cette même mentalité qui de nos jours produit le missionnairequi s’en va au bout du monde pour substituer son propre Dieu auxautres dieux. À Ruth, elle donnait le désir de former cet hommed’une essence différente, à l’image de banalités qui l’entouraientet lui ressemblaient.

9

Une fois de plus, Martin Eden revint enCalifornie, cette fois enflammé par un désir d’amant. Sa provisiond’argent épuisée, il s’était embarqué comme matelot de pont sur leschooner chercheur de trésor ; aux îles Salomon, après huitmois de recherches vaines, l’expédition s’était dissoute.L’équipage avait été licencié en Australie et Martin avaitimmédiatement repris passage sur un paquebot, à destination de SanFrancisco. Ces huit mois lui avaient rapporté non seulement de quoirester de longs mois à terre, mais encore de quoi lire et étudierbeaucoup. Il avait le goût très vif de l’étude, une grandefacilité, une volonté indomptable, et, dominant tout, l’amour deRuth comme but. Il avait travaillé la grammaire qu’il avaitemportée, jusqu’à ce que son cerveau l’ait possédée à fond. Lelangage incorrect dont se servaient ses compagnons, le choquait àprésent et il s’amusait mentalement à corriger leurs barbarismes. Àsa grande joie, il découvrit que son oreille s’éduquait et qu’ilacquérait le sens de la grammaire.

Il avait potassé le dictionnaire et ajoutévingt mots par jour à son vocabulaire. Ce fut une tâchedifficile ; à la barre ou en vigie il se forçait à repasserindéfiniment des prononciations et des définitions ; il lesrépétait en s’endormant, pour s’habituer à parler le langage deRuth. Un jour, à sa grande surprise, il remarqua qu’il commençait àparler un anglais plus correct, plus pur que les officierseux-mêmes et que ces espèces de « gentlemen aventuriers »qui avaient organisé l’expédition.

Le capitaine, un Norvégien aux yeux depoisson, possédait, Dieu sait par quel hasard, un Shakespeare,qu’il ne lisait jamais, et Martin, pour obtenir la permission delire les précieux volumes, lui lava son linge. Cette lectureéduquait son oreille et lui faisait apprécier un anglaissupérieur ; en revanche il emmagasina beaucoup de termesarchaïques et démodés.

Ces huit mois avaient été bien employés, ensomme ; en dehors de ce qu’il avait étudié, il avait apprisbien des choses sur lui-même. Avec le sentiment de son ignorance,grandissait en lui le sentiment de sa puissance. Il sentait unegrande différence entre ses camarades de bord et lui, et il étaitcependant assez sage pour reconnaître que cette différenceconsistait en possibilités plutôt qu’en faits. Ce qu’il faisait,ils auraient pu le faire ; mais au fond de lui-même, l’obscurlevain qui fermentait lui faisait pressentir qu’il y avait en luidavantage et mieux. L’adorable splendeur du monde le transportaitet il souhaitait ardemment la partager avec Ruth. Il décida de luidécrire tout ce qu’il pourrait des beautés des mers du Sud. À cetteidée, l’esprit créateur qui était en lui s’éveilla et lui suggérade recréer ces beautés pour un public plus nombreux. Alors, dansune auréole de splendeur et de gloire, naquit la grande idée :il écrirait. Il serait un de ces êtres privilégiés à traverslesquels le monde entier voit, entend et sent. Il écrirait –quoi ? de tout – des vers et de la prose, des romans et despièces comme Shakespeare. Voilà quelle était sa carrière véritableet le chemin vers la conquête de Ruth. Les littérateurs étaient lesconquérants du monde et il les trouvait autrement plus admirablesque tous les Butler qui gagnent trente mille dollars par an etpourraient être juges à la Cour suprême, s’ils le voulaient.

Une fois qu’il eut cette idée dans la tête,elle le posséda entièrement et ce voyage de retour à San Franciscose fit comme dans un rêve. Il était ivre de forces inconscientes etenchaînées. Et voilà qu’un jour, sur la vaste mer déserte, le sensde la perspective naquit en lui. Pour la première fois, nettement,il vit Ruth et son milieu, concrétisés comme une chose qu’on peutsaisir entre ses mains, tourner et retourner à loisir. Il y avaitcertes bien des points vagues, nébuleux, dans sa vision de cemonde, mais il n’entrevoyait que l’ensemble, non les détails et ilvoyait aussi le moyen de le posséder. Écrire !… Cette penséele brûlait. Il commencerait aussitôt rentré. La première chosequ’il ferait serait de décrire le voyage des chercheurs de trésors.Et il apporterait cela à un journal de San Francisco, sans riendire à Ruth, qui serait bien surprise et contente quand elleverrait son nom imprimé. Tout en écrivant, il continueraitd’étudier. Les jours n’avaient-ils pas vingt-quatre heures ?Il était invincible. Il savait comment on travaille et lescitadelles les plus imprenables tomberaient devant lui. Il neprendrait plus la mer – comme matelot du moins ; un instant,il eut même la vision d’un yacht. Bien entendu, se disait-ilprudemment, il ne réussirait pas tout de suite, et pendant quelquetemps il devrait se contenter de gagner assez d’argent avec salittérature pour pouvoir continuer ses études. Puis, après un tempsindéterminé – très indéterminé – une fois bien préparé, il écriraitun grand ouvrage et son nom serait célèbre. Mais ce n’était rienencore : au-dessus de tout ce triomphe, il y avait ceci :il se serait montré digne de Ruth. La gloire, c’était bien, maisRuth, c’était la réalisation d’un rêve divin. Il n’était pas unarriviste, mais « l’amant fou d’amour »… toutsimplement.

Une fois à Oakland, avec une paye rondelettedans sa poche, il reprit sa vieille chambre chez BernardHigginbotham et se mit au travail, sans même faire savoir sonretour à Ruth. Il irait la voir une fois son article sur leschercheurs de trésors terminé. L’excitation violente produite parla fièvre créatrice, l’empêcherait de trouver trop dure sonabstention volontaire. D’ailleurs, le sujet même qu’il traitait lalui rendrait moins lointaine. Ne sachant trop quelle longueur luidonner, il se basa sur un article de deux pages dans le supplémentdu San Francisco Examiner dont il compta les mots. Au boutde trois jours de travail forcené, ce fut fini ; mais aprèsl’avoir soigneusement copié, d’une large écriture facile à lire, ilvit dans un livre de rhétorique trouvé à la bibliothèque, qu’ilexistait certaines choses appelées « paragraphes » et« renvois ». Il recommença donc son travail avecl’aide du livre de rhétorique et en un jour en apprit davantage surla composition qu’un écolier moyen en un an. Après avoir recopiéson article une seconde fois et l’avoir précieusement roulé, il lutdans un journal une notice de conseils aux débutants, quiprescrivait que les manuscrits ne devaient jamais être roulés, niécrits sur les deux côtés de la feuille. Il avait donc doublementviolé la loi. Cette notice lui apprit également que les articles depremier ordre se payaient au minimum dix dollars la colonne. Il seconsola, en recopiant son manuscrit pour la troisième fois, à lapensée de toucher dix fois dix dollars, soit cent dollars et estimaque c’était une meilleure affaire que la navigation. Sans ceserreurs, son article aurait été fini en trois jours. Cent dollarsen trois jours !… Sur mer, il lui aurait fallu trois mois etdavantage pour gagner autant. Comme c’est idiot d’être marin quandon peut être littérateur ! conclut-il. Pourtant il ne tenaitpas à l’argent pour l’argent, mais pour l’indépendance qu’il donne,pour les vêtements présentables qu’on peut acheter avec, pour cequi pourrait enfin le rapprocher, le plus vite possible, de lafrêle et pâle jeune fille qui lui avait révélé le sens de la vie etl’avait inspiré.

Il mit le manuscrit dans une grande enveloppeet l’adressa au rédacteur du San Francisco Examiner. Ils’imaginait que tout ce qui était accepté par un journal étaitimmédiatement publié, de sorte qu’ayant envoyé le manuscrit levendredi, il s’attendit à le voir paraître le dimanche suivant. Ceserait magnifique d’apprendre de cette manière son retour àRuth ! Le dimanche après-midi, il irait la voir. Il avaitaussi une autre idée, une idée particulièrement morale, prudente etmodeste, il s’en flattait. Il allait écrire une histoired’aventures pour petits garçons et l’envoyer au Youth’sCompanion. Les histoires en feuilleton y étaienthabituellement publiées en cinq parties, de trois mille motsenviron, chacune. Quelques histoires en avaient sept, et il décidad’en écrire une de la même longueur.

Il avait fait sur un baleinier, un voyageantarctique, quelques années auparavant, voyage qui devait durertrois ans et qui s’était terminé, par un naufrage, au bout de sixmois. Bien qu’il eût une imagination pleine de fantaisie,quelquefois même de fantastique, son amour fondamental de la véritéle poussait à décrire les choses qu’il avait vues.

Il connaissait la pêche à la baleine et, avecson expérience personnelle comme base, il se mit à raconterl’histoire fictive de deux petits garçons. Un ouvrage facile !se dit-il le samedi soir.

Le soir même, il avait fini la premièrepartie, de trois mille mots, au grand amusement de Jim et sous lessarcasmes de M. Higginbotham, qui se moqua, durant tout lerepas, du « scribouillard » qu’on avait découvert dans lafamille.

Martin se contenta de se représenter lasurprise de son beau-frère quand, dimanche matin, en ouvrantl’Examiner, il verrait l’article sur les chercheurs detrésors. De bonne heure, ce jour-là, il était sur le seuil de laporte d’entrée, parcourant nerveusement les nombreuses feuilles dujournal. Il recommença une seconde fois très soigneusement, puis lereplia, et le laissa là où il l’avait trouvé. Heureusement qu’iln’avait parlé à personne de cet article. En y réfléchissant, ilconclut qu’il s’était trompé : dans les publications, leschoses vont moins vite qu’il ne le pensait. D’ailleurs, son articlen’était peut-être pas d’une actualité pressante et trèsprobablement l’éditeur lui écrirait avant de l’insérer.

Après le petit déjeuner, il travailla sonautre histoire. Les phrases coulaient de sa plume, bien qu’ils’interrompît souvent pour consulter le dictionnaire ou son livrede rhétorique. Il en relisait même des chapitres entiers et seconsolait en pensant que, s’il n’écrivait pas les grandes chosesqu’il sentait en lui, il apprenait en tout cas la composition ets’entraînait à former des images, à exprimer des pensées. Iltravailla jusqu’à la nuit, puis s’en fut à la salle de lecture,compulser des magazines et des revues jusqu’à la fermeture. Tel futson programme pendant une semaine. Chaque jour, il écrivait sestrois mille mots et chaque soir il piochait les magazines, prenantdes notes sur des nouvelles, des articles, des poèmes. Il y avaitune chose certaine : ce que cette multitude d’écrivainsfaisait, il pouvait le faire ; si on lui laissait le temps, ilferait même mieux. Il fut ravi de voir à « Livresnouveaux » dans un paragraphe sur le paiement des écrivains demagazines, non pas que l’on payait à Rudyard Kipling un dollar lemot, mais que le minimum payé par les magazines les plus cotésétait de deux cents le mot. Le Youth’s Companionétait certainement des mieux cotés ; dans tous les cas,d’ailleurs, les trois mille mots qu’il avait écrits ce jour-là, luirapporteraient soixante dollars, deux mois de paye sur mer.

Le jeudi soir, l’histoire en sept parties futterminée ; elle avait vingt et un mille mots. Il calcula qu’àdeux centsle mot, il toucherait quatre cent vingt dollars,ce qui ne faisait pas une mauvaise semaine ! Jamais iln’aurait eu tant d’argent à la fois. Comment le dépenser ? Ilavait découvert une mine d’or, en apparence inépuisable. Il projetade s’acheter plusieurs complets, de s’abonner à quelques magazineset d’acheter une quantité de catalogues, qu’il était forcéjusqu’alors d’aller consulter à la bibliothèque. Malgré ces follesdépenses les quatre cent vingt dollars étaient à peine entamés. Ily réfléchit sérieusement et enfin l’idée lui vint de payer uneservante à Gertrude et une bicyclette à Marianne.

Le volumineux manuscrit fut expédié auYouth’s Companion et le samedi après-midi, après avoirélaboré le plan d’un article sur la pêche des perles, il alla voirRuth, non sans lui avoir préalablement téléphoné.

Elle vint le recevoir à la porte. De mêmequ’alors, la fraîche bouffée de saine vitalité qui émanait de luila pénétra délicieusement ; il lui parut qu’un liquide brûlants’infiltrait dans ses veines et faisait vibrer ses nerfs comme descordes tendues. Il rougit violemment quand ils se serrèrent la mainet qu’il rencontra son regard bleu – mais le hâle tout frais de ceshuit mois de soleil cacha sa rougeur, bien qu’il fût impuissant àdissimuler la barre rouge produite par le col sur son cou. Elles’amusa de ce dernier détail, puis, continuant son examen,s’étonna : ses vêtements lui allaient vraiment bien, faits surmesure pour la première fois et le faisaient paraître plus mince etplus dégagé. Sa casquette était remplacée par un feutre mou ;elle le pria de le remettre pour juger de son allure générale puiselle le complimenta. Elle ne se rappelait pas avoir été sicontente. Ce changement était son œuvre ; elle en était fièreet de plus en plus désireuse de lui être utile.

Mais ce dont elle s’émerveilla, ce fut de sonprogrès dans sa façon de parler. Là, le changement étaitradical ; il parlait non seulement correctement, mais avecplus d’aisance, en choisissant ses mots – excepté quand ils’animait par trop : il retombait alors dans ses ancienneshabitudes. Parfois aussi, en essayant des mots nouveaux, ilhésitait, gêné. D’autre part, il déployait une légèreté, un espritqui l’enchantèrent.

Cet humour, cette ironie légère l’avaientrendu populaire parmi ses camarades d’autrefois, mais jusqu’à cejour il n’avait pu s’en servir avec elle, par manque de motsappropriés et par timidité. Il commençait à présent à s’orienter, àse sentir à l’aise. Il se lançait, entraînant Ruth dans lafantaisie et la gaieté sans oser la dépasser.

Il lui raconta ce qu’il avait fait, lui parlade ses projets d’avenir et de ses études. Mais là, il futdésappointé. Elle ne parut guère approuver ses vues.

– Vous comprenez, dit-elle franchement,écrire est un métier comme le reste. Je n’y connais rien, bienentendu, mais je l’ai entendu dire. Pour devenir forgeron, il fauttravailler trois ans, ou même cinq. Et comme les écrivains sontbien mieux payés que les forgerons, il doit y avoir bien plus degens encore qui aimeraient écrire… qui essayent d’écrire.

– Mais pourquoi ne serais-je passpécialement doué pour écrire ? insista-t-il, secrètement ravide la tournure de phrase raffinée qu’il avait employée, sonimagination vive lui représentant en arrière-plan des scènes de savie passée, grossières, rudes, crues et bestiales.

En un éclair, des visions défilent etdisparaissent sans interrompre la conversation ni le calmeenchaînement de ses pensées. Il se voit, assis à côté de cettebelle et douce jeune fille, causant en un anglais de bon ton dansune pièce pleine de livres et de tableaux, cossue et raffinée.

Et à travers un brouillard flottant, quetranspercent les rayons d’une lumière rouge, il se voit dans unbar, avec des cow-boys qui boivent du whisky. Comme eux il jure etdit des obscénités, sous la lampe à huile fumeuse, tandis que surla table on bat les cartes, au milieu du bruit des verres brisés,dans l’atmosphère lourde de fumée et d’haleines avinées… Il se voitsur le gaillard d’avant de la Susquehanna, nu jusqu’à laceinture, les poings serrés, le jour de sa grande rencontre avec leRouquin de Liverpool, et il se voit sur le pont sanglant duJohn-Roggers, le jour de la mutinerie, une triste matinéegrise ; le vieux maître s’agrippait à la coupée dans lesaffres de la mort, le capitaine ; revolver au poing, abattaitles hommes aux faces de brutes, qui tombaient en hurlant desblasphèmes.

… Il vit tout cela, puis se retrouva dansla douce clarté du grand salon, causant avec Ruth parmi des livreset des tableaux, non loin du piano à queue qu’elle ouvrirait tout àl’heure ; et il entendit l’écho de sa propre voix, dire entermes choisis :

– Mais pourquoi ne serais-je passpécialement doué pour écrire ?

– Un forgeron aussi peut être doué pourson métier, dit-elle en riant, mais je n’ai jamais entendu direqu’il puisse se passer d’apprentissage.

– Que me conseillez-vous ?demanda-t-il. N’oubliez pas que je sens en moi cette capacitéd’écrire. Je suis incapable de l’expliquer exactement : jesais seulement que je l’ai.

– Il vous faut une éducation complète,répondit-elle, que vous vous destiniez ou non à la littérature. Peuimporte le choix de votre carrière, il vous faut cette éducation,et il faut qu’elle soit faite à fond et sérieusement. Vous devriezaller à l’école supérieure.

– Oui, fit-il.

Mais elle l’interrompit pourajouter :

– Bien entendu, vous pourriez continuer àécrire aussi.

– Il le faudra bien, dit-il d’un tonacerbe.

– Pourquoi ?

Elle le regarda, gentiment perplexe, car ellen’aimait guère l’obstination qu’il mettait à soutenir son idée.

– Parce que si je n’écrivais pas, il n’yaurait pas d’Université. Il faut que je vive, que j’achète deslivres et des vêtements, vous comprenez !

– J’avais oublié ! dit-elle enriant. Pourquoi n’êtes-vous pas né avec des rentes ?

– Je préfère avoir une bonne santé et del’imagination, répondit-il. Pour des rentes, je m’encontrefous : je peux me tirer d’affaire sans elles ;tandis que pour le reste… (Il faillit dire : je n’arriveraisjamais à vous – mais corrigea sa phrase 🙂 je n’arriveraisjamais à rien.

– Ne dites pas : je m’en contrefous,s’écria-t-elle avec pétulance. C’est de l’argot !… C’esthorrible !…

Il rougit, balbutia :

– C’est vrai. Je voudrais que vous mecorrigiez chaque fois.

– Je… je veux bien, dit-elle en hésitant.Vous êtes un type si bien que je vous désire parfait.

Il fut alors une cire molle entre ses mains,aussi impatient d’être modelé par elle, qu’elle-même étaitdésireuse de le former à l’image de son idéal masculin. Quand ellelui fit remarquer qu’il fallait se presser, les examens d’entrée àl’école supérieure commençant le lundi suivant, il se déclara prêtà les affronter.

Puis elle joua et chanta pour lui, tandisqu’il la buvait des yeux ; il s’enivrait de sa beauté ets’étonnait de ce qu’il n’y ait pas autour d’elle une fouled’admirateurs à l’écouter et à la désirer, comme il l’écoutait etla désirait.

10

On le retint à dîner ce soir-là et, à lagrande satisfaction de Ruth, il fit bonne impression à son père. Onparla de la carrière de marin, sujet que Martin possédait sur lebout du doigt ; et M. Morse déclara ensuite qu’il luisemblait être un jeune homme de beaucoup de bon sens.

Dans son désir de parler correctement, Martinétait forcé de parler lentement, ce qui lui permit de mieuxexprimer sa pensée. Il se sentait plus à l’aise que lors du premierdîner, un an auparavant : sa modestie et sa réserve plurent àMme Morse qui ne fut pas sans remarquer ses progrèsévidents.

– C’est la première fois que Ruthremarque un homme, dit-elle à son mari. Elle est toujours siindifférente en ce qui concerne les hommes, que ça m’ennuyaitbeaucoup.

M. Morse dévisagea sa femme aveccuriosité.

– Tu as l’intention de te servir de cejeune matelot pour la réveiller ? lui demanda-t-il.

– Je veux faire, en tout cas, monpossible pour qu’elle ne meure pas vieille fille. Si ce jeune Edenpeut éveiller son intérêt pour l’humanité en général, tantmieux !

– Parfaitement, répliqua M. Morse.Mais supposons, – car il faut quelquefois supposer l’impossible, machère, – supposons qu’il éveille en elle un intérêt par tropparticulier ?…

– Impossible ! ditMme Morse en riant. D’abord, elle a trois ans deplus que lui, et puis… non, c’est impossible. Rien de pareiln’arrivera, fie-toi à moi !

Pendant que le rôle de Martin se précisaitainsi, il méditait, entraîné par Arthur et Norman, uneexcentricité. Ils avaient arrangé une promenade à bicyclette pourle dimanche matin, projet qui n’intéressa Martin que lorsqu’ilapprit que Ruth devait en être aussi. Il ne savait pas monter àbicyclette et d’ailleurs n’en avait pas : mais, puisque Ruthmontait, il n’avait qu’à apprendre, se dit-il. En rentrant donc, ilse rendit dans un magasin de cycles et en acheta une de quarantedollars – un mois de paye durement gagnée ! Cette dépenseréduisait singulièrement ses économies. Mais il réfléchit qu’enajoutant aux cent dollars qu’il toucherait de l’Examiner,les deux mille que lui devrait le Youth’s Companion, touts’arrangerait. Il traita avec la même indifférence le fait d’abîmercomplètement son nouveau complet, en essayant de rentrer àbicyclette ce soir-là ! En arrivant au magasin deM. Higginbotham, il commanda, par téléphone, un nouveaucomplet au tailleur. Puis, le long de l’escalier étroit, aussivertical que l’échelle de secours qui occupait un côté de lamaison, il hissa la bicyclette et découvrit qu’en écartant le litdu mur, il y avait juste assez de place, dans la petite chambre,pour lui et son vélo.

Il avait eu l’intention de consacrer tout ledimanche à la préparation du fameux examen ; mais l’articlesur les pêcheurs de perles l’entraîna et il passa la journée àrecréer fiévreusement les belles images qui le hantaient. Le faitque l’Examiner de ce jour-là avait oublié de publier sonarticle sur les « Chercheurs de trésors » ne l’affectaitnullement. Il planait bien trop haut pour cela. Comme il avait faitla sourde oreille à tous les appels, il se passa du lourd dînerdominical dont M. Higginbotham gratifiait invariablement safamille. Pour M. Higginbotham, ce dîner représentait la marqueextérieure de sa situation sociale et de sa prospérité ; il lefêtait donc par des platitudes sur les institutions américaines,sur la reconnaissance que l’on doit à ces institutions, quipermettent à tout honnête travailleur de s’élever, – et dans ce cas« s’élever » signifiait, ainsi qu’il le remarquaitinfailliblement, de garçon épicier devenir propriétaire desDenrées alimentaires Higginbotham.

Martin Eden, ce lundi matin, salua d’un soupir« les Pêcheurs de perles » non terminé et prit le trampour Oakland et le collège. Et, lorsque quelques jours après, ilvint savoir le résultat de ses examens, il apprit qu’il avait étémauvais en tout, excepté en grammaire.

– Votre grammaire est excellente, lui ditle professeur Hilton en le dévisageant à travers ses grosseslunettes, mais vous ignorez tout – absolument tout – des autresbranches et votre histoire des États-Unis est abominable – il n’y apas d’autre mot – abominable. Je vous conseillerais…

Le professeur Hilton s’arrêta, l’observanttoujours, aussi hostile et incompréhensible qu’une de seséprouvettes. Il était professeur de physique à l’Université,possédait une nombreuse famille, un maigre salaire et un fondschoisi de science apprise à la façon des perroquets.

– Oui, monsieur, dit humblement Martin,qui regrettait beaucoup de ne pas avoir en face de lui l’homme aupupitre de la bibliothèque, à la place du professeur Hilton.

– Je vous conseillerais donc de retournerà l’école pendant deux ans, au moins. Au revoir.

Martin ne fut pas autrement affecté par cetéchec, et s’étonna de l’air vexé de Ruth, quand il lui rapporta leconseil du professeur. Son désappointement était si flagrant qu’ilfut peiné d’avoir échoué – à cause d’elle, surtout.

– Vous voyez, dit-elle, j’avais raison.Vous en savez beaucoup plus que tous les étudiants qui entrent aulycée et pourtant vous échouez aux examens, parce que votreéducation est partielle, superficielle. Vous manquez de ladiscipline de l’étude, que seuls peuvent vous donner desprofesseurs expérimentés. Vous avez besoin de bases solides. Leprofesseur Hilton a raison, et si j’étais à votre place, j’irais àl’école du soir. Un an et demi vous suffirait. D’autre part, çavous laisserait le temps d’écrire, ou bien, si vous ne pouvez pasgagner votre vie avec votre plume, vous pourriez vous trouver unesituation.

« Mais si mes journées sont prises par untravail et mes soirées par l’école, quand vousverrai-je ? » se dit Martin, mais il ne formula pas sapensée et se borna à dire :

– Ça me paraît si enfantin, d’aller àl’école du soir ! Ça me serait encore égal, si je pensais queça servira à quelque chose. Mais je ne le crois pas. Je peuxtravailler plus vite qu’ils ne peuvent m’enseigner. Ce serait uneperte de temps (Il pensa à son désir d’elle) et je ne veux pasperdre de temps. Je n’ai pas de temps à perdre.

– Il y a tant de chosesnécessaires ! (Elle le regardait gentiment et il sentit qu’ilétait une brute de lui résister.) La physique et la chimie,impossible d’en faire, sans études de laboratoire et sans guide.L’algèbre et la géométrie vous décourageront. Il faut desprofesseurs expérimentés, des spécialistes dans l’artd’enseigner.

Il resta un moment silencieux, en cherchant lafaçon la moins vaniteuse de s’exprimer.

– Je vous en prie, ne me croyez pasvantard, fit-il enfin. Je ne sais pas m’exprimer. Mais j’ai lesentiment d’être ce que j’appellerais « instinctivementscientifique ». Je sais étudier tout seul, naturellement,comme un canard sait nager. Vous voyez les progrès que j’airéalisés en grammaire. Et j’ai appris bien d’autres choses – vousne vous en doutez pas. Et ce n’est que le début ! Attendez queje me mette en train ! À présent seulement je commence à voirclair, à piger.

– À piger ?…interrompit-elle en appuyant malicieusement.

– À savoir de quoi il retourne, se hâtad’expliquer Martin.

– Cela ne veut rien dire, en langagecorrect, fit-elle encore.

Il pataugea davantage.

– Je veux dire que je commence à voir lamanière d’accoster.

Par pitié elle n’insista pas et ilcontinua :

– La science me fait l’effet d’un bureaude renseignements. Chaque fois que je vais à la bibliothèque j’aila même impression. Le rôle des professeurs est de donner desrenseignements aux écoliers, d’une façon systématique. Ce sont desguides, voilà tout. Ils ne donnent rien d’eux-mêmes, ils ne créentrien. Tout est contenu au bureau de renseignements et ils ne fontque désigner aux clients ce dont ils ont besoin, pour les empêcherd’errer indéfiniment. Mais moi, je ne me perds pas facilement. J’aila bosse de l’orientation. Je sais toujours où j’en suis, s’pas…Quoi ? qu’est-ce que j’ai encore dit ?

– Ne dites pas « s’pas ».

– Vous avez raison, dit-il avecreconnaissance. N’est-ce pas ? Alors, s’pas – pardon !n’est-ce pas ?… – Où en étais-je ? Ah ! oui, aubureau de renseignements. Eh bien ! il y a des mecs…

– Des gens ! corrigea-t-elle.

– Des gens, qui ont besoin de guides –presque tout le monde ; mais je crois que je peux, moi, m’enpasser. J’ai passé un temps infini au bureau de renseignements etje commence à m’y reconnaître, à savoir ce que je veux trouver,quels rivages je veux explorer. Et de la façon dont je m’y prends,je naviguerai bien mieux tout seul. La marche d’une escadre serègle d’après la vitesse du bateau le plus lent, vous lesavez ; pour l’enseignement, c’est la même chose. Lesprofesseurs ne peuvent aller plus vite que la moyenne de leursécoliers, et mon pas serait plus rapide que celui de la classe toutentière.

– Qui veut voyager vite, doit voyagerseul ! cita Ruth.

Il eut envie de répondre : Avec vous, jevoyagerais encore plus vite – car il voyait apparaître la visiond’un monde d’infinie clarté, qu’il parcourait, avec elle dans sesbras, ses cheveux d’or pâle caressant ses joues. Bon Dieu !combien était pitoyable cette impuissance d’exprimer ce qu’ilressentait ! Un désir lancinant le poignait, de pouvoir luidécrire des visions qui flamboyaient dans son cerveau. Ah !maintenant il comprenait ! Il avait la clé du mystère. Voilàce que réalisaient les grands écrivains, les grands poètes. Voilàpourquoi c’étaient des Titans ! Ils savaient exprimer leurspensées, leurs rêves et leurs sentiments. Souvent, endormis ausoleil, les chiens gémissent, aboient, mais ils sont incapables dedire ce qui les fait gémir ou aboyer. Voilà ce qu’il était :un chien endormi au soleil. Des visions nobles et magnifiques luiapparaissaient, et il ne savait que gémir et aboyer vers Ruth. Maisil ne dormirait plus au soleil. Debout, les yeux grands ouverts, illutterait, travaillerait, souffrirait, en attendant le jour où, lalangue déliée et les yeux dessillés, il saurait lui faire partagerses richesses cérébrales. Pourquoi ne trouverait-il pas, comme tantd’autres, la façon de dominer les mots, de les assembler de façon àleur donner une signification personnelle… L’apparition du mystèrele remua profondément, et, de nouveau la vision des grands espacesétoilés l’emporta très loin… Tout à coup, frappé par le silence, ilvit Ruth qui le regardait d’un air amusé.

– Une vision m’est apparue, dit-il, et leson de sa propre voix le fit sursauter. D’où venaient ces mots,expression adéquate de l’interruption que son rêve avait fait subirà la conversation ? Quel était ce miracle ? Jamais encoreil n’avait su exprimer aussi nettement une pensée élevée. Il estvrai qu’il n’avait jamais essayé. Mais Swinburne, Tennyson, Kiplinget tous les autres poètes l’avaient fait. Soudain ses« Pêcheurs de perles » lui revinrent à l’esprit. Il nes’était pas encore lancé dans les grandes choses ; il pourraitse servir du sentiment de la beauté qui le brûlait. Mais une foisfini, cet article serait différent. La grandeur du sujet le frappatout à coup ; il se demanda audacieusement pourquoi iln’essayerait pas de célébrer cette beauté en vers ? Etpourquoi ne chanterait-il pas les délices infinies etl’enchantement de son amour pour Ruth ? Tant de poètes avaientcélébré l’amour ! Il le ferait aussi, nom de Dieu !

À son oreille stupéfaite, il entendit cetteexclamation retentir, nette et sonore. Entraîné par sonenthousiasme, il avait pensé tout haut. Le sang afflua à sonvisage, en bouffées si violentes qu’elles en teintèrent même lehâle bronzé jusqu’à la racine des cheveux.

– Je… je vous demande pardon…,bégaya-t-il. Je pensais.

– Vous paraissiez prier, dit-ellebravement, mais dans son for intérieur elle était profondémentchoquée.

C’était la première fois qu’un homme de saconnaissance jurait devant elle et cela la froissait, non seulementdans ses principes et son éducation, mais dans son esprit car cesouffle brutal de la vie pouvait en effet offusquer une jeune filleque l’existence avait jusqu’ici épargnée.

Mais elle l’excusa et s’étonna de sa facilitéà le faire. Il n’avait pas eu la chance de naître comme tantd’autres, il faisait tout son possible – et il progressait si vite.Elle ne se figurait pas qu’elle pût avoir d’autres raisons d’êtresi bien disposée à son égard. De la tendresse qui la penchait verslui, elle ne se doutait pas. Comment aurait-elle pu s’endouter ? La sérénité de vingt-quatre ans de vie toute blanchene pouvait lui donner la perception nette de ses propressentiments ; n’ayant jamais brûlé ses ailes, elle ne sentaitpas le danger de la flamme.

11

Martin se remit à son article sur « lesPêcheurs de perles » ; il aurait été plus vite achevé,s’il n’avait été si fréquemment interrompu par ses essais depoésie. Ses vers étaient, bien entendu, des vers d’amour, inspiréspar Ruth, et jamais terminés. Ce n’est pas en un jour qu’on peutapprendre à chanter sur un si noble thème. En eux-mêmes déjà, lerythme, la métrique et la forme étaient une assez sérieuse affaire,mais, par-dessus tout, il y avait une chose intangible, impalpablequi se sent dans tout beau poème et qu’il ne pouvait arriver àsaisir. C’était l’insaisissable esprit de la poésie elle-même, quine se laissait pas capturer. Il le sentait autour de lui, comme unfeu voletant, comme une chaude et molle vapeur, à portée de la mainet pourtant hors d’atteinte ; quelquefois il en saisissaitquelques lambeaux, une traînante nuée et en tissait des phrases quichantaient dans son cerveau ou s’évanouissaient comme un brouillardléger. C’était décourageant. Il brûlait du désir de s’exprimer aveclyrisme et n’arrivait qu’à un pathos prosaïque et sans originalité.Il lut à haute voix ses essais. Ils avaient le nombre de piedsvoulus, les rimes étaient impeccables, mais l’inspiration, l’envolfaisaient défaut. C’était à n’y rien comprendre – et, de guerrelasse, désespéré, déprimé, vaincu, il se remit à son article. Laprose était sûrement d’un accès plus facile.

Après « Les Pêcheurs de perles », ilécrivit un article sur la carrière de marin, un autre sur la chasseà la tortue et un troisième sur les alizés du nord-est. Puis ilcomposa, à titre expérimental, une courte nouvelle et, pendantqu’il y était, il en fit six autres, qu’il expédia à plusieursmagazines.

Il écrivait sans arrêt, du matin au soir ettard dans la nuit, s’interrompant seulement pour aller à la sallede lecture prendre des livres à l’abonnement, ou voir Ruth. Ilétait profondément heureux. La vie était intense et belle. Safièvre enthousiaste ne tombait jamais, car l’ivresse créatrice desDieux était en lui. Le monde extérieur, les relents de légumespourris et de lessive, l’apparence débraillée de sa sœur et lafigure ironique de M. Higginbotham, tout cela était un rêve.Le monde véritable était celui de son cerveau et les histoiresqu’il écrivait la seule réalité possible.

Les jours étaient trop courts. Il voulaitétudier tant de choses ! Il ne dormit plus que cinq heures et,trouvant que c’était encore exagéré, il essaya de rogner unedemi-heure de plus, mais il fut obligé, à son grand regret, derevenir à ses cinq heures. C’est avec regret qu’il cessait d’écrirepour étudier, qu’il cessait d’étudier pour aller à la bibliothèque,qu’il s’arrachait de là ou de la salle de lecture remplie desœuvres de ces écrivains heureux qui avaient réussi à placer leurmarchandise. C’était un crève-cœur, quand chez Ruth, il fallait selever et partir, et il galopait le long des rues sombres, pourretrouver bien vite ses chers volumes. Ce qui lui semblait le plusdur, c’était de fermer ses livres de physique et d’algèbre, deranger bloc-notes et crayon et de clore ses yeux las pour dormir.Il détestait l’idée qu’il cessait de vivre, même pour peu de tempset ne se consolait qu’à la pensée d’entendre le réveil cinq heuresaprès. Il ne perdrait que cinq heures, en tout cas, puis, lasonnerie le ferait bondir hors de son inconscience et il aurait denouveau devant lui une admirable journée de dix-neuf heures.

Avec tout cela, les semaines passaient, sonargent aussi et les rentrées ne se faisaient pas. Un mois après sonenvoi au Youth’s Companion, la suite d’aventures pourenfants lui fut retournée, avec un mot de refus si plein de tact,qu’il ne put en vouloir au rédacteur. Mais il n’en fut pas de mêmepour le rédacteur du San Francisco Examiner. Après avoirattendu deux semaines, Martin lui avait écrit. Il recommença aubout de huit jours. À la fin du mois, il s’en fut à San Francisco,chez le rédacteur, mais sans rencontrer ce haut personnage, grâce àun cerbère d’une douzaine d’années à cheveux carotte, qui gardaitla porte. À la fin de la cinquième semaine, le manuscrit lui revintpar la poste, sans commentaires, sans explications, sans rien. Sesautres articles lui furent renvoyés de la même manière. Il lesexpédia alors immédiatement à d’autres magazines, de l’Est cettefois, qui les retournèrent rapidement, toujours accompagnés d’unmot de refus imprimé.

Les nouvelles revinrent également. Il lesrelut plusieurs fois, et les trouva si bien qu’il ne pouvaitcomprendre le motif de leur renvoi, jusqu’au jour où il vit dans unjournal que les manuscrits devaient toujours être écrits à lamachine. Voilà qui expliquait tout. Bien entendu, les rédacteursétaient trop occupés pour perdre leur temps à lire des ouvragesécrits à la main. Martin loua aussitôt une machine à écrire etpassa une journée à apprendre à s’en servir. Tous les jours ilcopiait sa dernière composition et recopiait ses manuscrits àmesure qu’on les lui renvoyait. Il s’étonna le jour où les copiesdactylographiées commencèrent à lui revenir aussi. Sa mâchoire seserra, son menton avança légèrement, et il renvoya les manuscrits àd’autres éditeurs.

Il en vint alors à se demander s’il pouvaitporter un jugement de valeur sur ses propres ouvrages et les lut àGertrude. Elle le regarda avec des yeux brillants d’orgueil etdéclara :

– C’est beau de savoir écrire des chosescomme ça !

– Oui, oui, dit-il avec impatience. Maisl’histoire ? Comment trouves-tu l’histoire ?

– Magnifique, absolumentmagnifique ! Et intéressante aussi. J’en étais toutebouleversée.

Il vit qu’elle ne disait pas entièrement sapensée : sa bonne figure était perplexe et il attendit.

– Mais, dis-moi, Mart, fit-elle après unelongue hésitation, comment ça finit-il ?… Ce jeune homme siposeur, l’a-t-il obtenue ?…

Il lui expliqua la fin, qu’il croyaitcependant claire et artistement soignée. Alors elledéclara :

– Voilà ce que je voulais savoir !Pourquoi ne l’as-tu pas raconté comme ça, dans tonhistoire ?

Après avoir lu un certain nombre de sesélucubrations il fut au moins certain d’une chose : c’estqu’elle aimait les fins heureuses.

– Cette histoire est absolumentmagnifique. (Elle redressa, avec un soupir de lassitude, son corpslourd penché au-dessus de la lessiveuse, en essuyant, du revers desa main rouge, son front suant.) Mais ça me rend triste. J’ai enviede pleurer. Il y a déjà trop de choses tristes dans la vie. Jepréfère les histoires gaies, qui me font rire. S’il l’avaitépousée, n’est-ce pas, et… Ça ne te fait rien, Mart ?interrogea-t-elle, avec appréhension. J’ai cette idée parce que jesuis fatiguée, je suppose. Mais ton histoire est tout de mêmesplendide – tout à fait splendide. Où vas-tu la vendre ?

– Ça, c’est une autre paire demanches ! dit-il en riant.

– Mais si tu la vends, combien t’endonnera-t-on ?

– Oh ! cent dollars au moins, étantdonné le prix qu’on en demande.

– Dieu ! J’espère que tu lavendras !

– C’est facilement gagné hein ? (etil ajouta fièrement) J’ai écrit ça en deux jours. Ça me faitcinquante dollars par jour !

Il mourait d’envie de lire sa littérature àRuth, mais il n’osa pas. Il décida d’attendre qu’une de seshistoires fût publiée ; elle comprendrait alors la raison deson obstination à écrire. Et, en attendant ce moment-là, ilcontinua à travailler avec rage. Jamais son esprit aventureux nes’était encore jeté avec autant de passion dans ce qu’il appelaitl’exploration de son cerveau. Il acheta des livres de physique etde chimie et, avec l’aide de l’algèbre, il se plongea dans desproblèmes et des démonstrations. Son intense puissance imaginativelui permettait de comprendre les réactions chimiques sans en voirfaire l’expérience, plus facilement que la moyenne des étudiantsqui vont au laboratoire. Martin poursuivait son chemin à traversles textes lourds de science, enthousiasmé par les explicationsqu’il y trouvait de la nature des choses. Autrefois il acceptait lemonde tel qu’il était, sans chercher plus loin : il encomprenait à présent le jeu et les courants contraires de la forceet de la matière. Des solutions spontanées surgirent dans sonesprit sur maints petits détails de son métier d’autrefois. Leslois de la navigation qui permettent aux navires de suivreinfailliblement leur voie à travers l’océan illimité lui furentexpliquées, ainsi que les mystères des éléments ; et il sedemanda s’il n’aurait pas, par malheur, écrit trop tôt son articlesur les vents alizés du nord-est. En tout cas, il comprit qu’ill’aurait mieux écrit à présent.

Un après-midi, Arthur le conduisit àl’Université de Californie où, haletant et avec un respect quasireligieux, il parcourut des laboratoires, assista à desdémonstrations et entendit le cours d’un professeur dephysique.

Mais rien ne lui faisait négliger d’écrire. Untorrent de nouvelles s’écoula de sa plume et il se lança dans desvers plus faciles, du genre de ceux qu’il lisait dans lesmagazines. Cependant, une tragédie en vers libres lui mit lecerveau à la torture ; elle lui fit perdre deux semaines, carelle fut renvoyée par une demi-douzaine de journaux, avec unecélérité qui le surprit. Puis il découvrit Henley, ce qui lui fitécrire une série de poèmes marins sur le modèle de Croquisd’hôpital, des poèmes simples et romanesques, pleins delumière, de couleur et d’action, qu’il appela « Poèmes de laMer ». Il les jugea meilleurs que tout ce qu’il avaitécrit précédemment. Il y en avait trente et il les termina en unmois, en écrivant un par jour, après avoir fini son travailquotidien, qui équivalait à une semaine du travail d’un écrivainmoyen. Le travail ne lui coûtait rien : pour lui ce n’étaitpas du travail. Il avait découvert une forme d’expression, ildonnait tout simplement libre cours au trésor de beauté etd’émerveillement que, pendant ces longues années, ses lèvresscellées n’avaient pas su formuler.

Ses « Poèmes de la mer » il ne lesmontra à personne, pas même aux rédacteurs de revues, dont ilcommençait, d’ailleurs, à se méfier. Mais ce n’était pas laméfiance qui l’empêchait de leur soumettre les « Poèmes de lamer ». Ils lui plaisaient à tel point qu’il avait envie de lesgarder secrets, jusqu’au jour glorieux – lointain, hélas ! –où il oserait en faire partager la beauté à Ruth. Il les garda doncpour lui, en les relisant à haute voix, et en les apprenant parcœur.

Il vivait intensément toutes ses heures deveille et les heures de son sommeil, il les vivait aussi, car sonesprit subjectif, pendant ces cinq heures de détente, transformaitses pensées et les événements du jour en de grotesques etfantastiques aventures. En réalité, il ne se reposait jamais :un tempérament moins solide ou un cerveau moins équilibré n’auraitpas résisté. Ses visites de l’après-midi à Ruth étaient raresmaintenant, car juin approchait et elle allait passer sa licence àl’Université. « Licenciée es lettres ! Elle lui semblaits’envoler à des distances telles, qu’il ne pourrait jamais larattraper.

Elle lui accordait un après-midi par semaineet, comme il venait tard, il restait généralement à dîner ;elle lui faisait ensuite de la musique. Il marquait ces jours-làd’une pierre blanche. L’ambiance de la maison, contrastant sifortement avec celle qu’il connaissait, et la seule présence deRuth, enracinaient chaque fois plus solidement sa volonté de monterau sommet. Au-dessus de son désir impérieux de créer de la beauté,il y avait son désir de la conquérir, de haute lutte. C’était unamant avant tout et la magnifique aventure de son âme lui semblaitplus miraculeuse encore que celle de son cerveau. La genèse d’oùétait sorti le monde, était un miracle moindre que la présence deRuth dans ce monde. Pour lui, rien n’était aussi étonnant, aussiinouï que Ruth.

Cependant la distance qui les séparaitl’oppressait toujours. Comment la franchir ? Dans son milieu,il avait eu beaucoup de succès auprès des femmes, sans jamais tenirà aucune d’elles ; mais il aimait Ruth, et la considérait, nonseulement comme un être d’une classe supérieure, mais comme un êtreà part, tellement à part qu’il ignorait comment l’approcher.Pourtant, plus il se cultivait et plus il s’en approchait, enparlant le même langage, en partageant les mêmes idées et les mêmesjouissances intellectuelles. Mais rien de tout cela ne parvenait àsatisfaire les aspirations de son cœur. Son imagination d’amoureuxl’avait trop idéalisée pour qu’il pût rêver de s’approcherautrement que par l’esprit. C’était son amour même qui l’éloignaitde lui et la lui rendait insaisissable. C’était l’amour lui-mêmequi lui refusait la seule chose qu’il désirât.

Et un beau jour, brusquement, une passerellefut jetée sur l’abîme ; bien sûr, le gouffre existaittoujours, mais il cessa d’être aussi large. Ils avaient mangé descerises, de grosses cerises noires et luisantes, au jus couleur devin sombre. Et, plus tard, tandis qu’elle lui lisait un passage dela Princesse, il remarqua que les cerises avaient tachéses lèvres. À l’instant même, son essence divine disparut. Elleétait faite d’argile, après tout – comme lui, comme tout lemonde ! Ses lèvres étaient d’une chair pareille à la sienne,puisque le jus des cerises les tachait aussi. Elle était femme –femme tout entière, comme toutes les femmes ! Cette révélationl’abasourdit. Il lui sembla que le soleil mourait au ciel.

Ensuite il comprit ce que cela signifiait – etson cœur se mit à danser et il pensa à faire la cour à cette femme,puisqu’elle était non pas un pur esprit, mais une simple femme,dont les lèvres pouvaient être tachées par des cerises. L’audace decette pensée le fit trembler, mais son âme chantait joyeusement etle bon sens, triomphalement, lui clamait qu’il avait raison. Ruthdut sentir un peu de ce changement qui s’opérait en lui, car elleinterrompit sa lecture, le regarda et sourit. Les yeux de Martinglissèrent de ses yeux bleus à ses lèvres et la vue de cette tachel’affola. Il faillit ouvrir ses bras et les refermer sur elle,comme il le faisait autrefois, du temps de sa vie insouciante. Ellese penchait vers lui et semblait attendre… Il se contint de toutesa volonté.

– Vous n’avez pas écouté un mot !dit-elle d’un ton boudeur.

Puis elle éclata de rire, ravie de saconfusion, et, lorsqu’il la regarda dans les yeux, il vit qu’ellen’avait rien deviné de ce qui s’était passé en lui. Alors, il euthonte ; vraiment sa pensée avait été trop loin. Toutes lesfemmes qu’il avait connues auraient deviné ce qu’il en était. Etvoilà où était la différence : Ruth n’avait rien compris. Ilfut de nouveau désolé de sa propre grossièreté, et ému del’innocence exquise de Ruth – et se retrouva de l’autre côté del’abîme. La passerelle était rompue.

Malgré tout, cet incident les rapprocha. Quandil se sentait particulièrement découragé, le souvenir de cetteminute lui revenait et il la savourait avidement. Oui, l’abîmeétait moins profond ; il avait accompli ce jour-là une choseautrement plus difficile que la licence es lettres et toutes lesautres licences du monde. Elle était pure, divinement pure, c’estvrai, mais… des cerises avaient taché ses lèvres. Elle étaitsujette aux lois de l’univers, tout aussi inexorablement qu’ill’était lui-même. Il lui fallait manger pour vivre, et elleattrapait un rhume quand elle se mouillait les pieds. Mais làn’était pas la question. Si elle ressentait les atteintes de lafaim, de la soif, de la chaleur et du froid, elle pouvait égalementressentir celles de l’amour, de l’amour pour un homme : Etpourquoi ne serait-il pas celui-là ?…

– C’est de moi que cela dépend, murmuraMartin avec ferveur. Je veux être cet homme. Je serai cethomme !

12

Un soir de bonne heure, tandis que Martin sebattait avec un sonnet dans lequel il s’efforçait en vaind’exprimer les idées imprécises qui flottaient dans son cerveau, onl’appela au téléphone.

– C’est une voix de femme, de femmechic ! ricana M. Higginbotham.

Martin se dirigea vers le téléphone, dans lecoin de la pièce, et une bouffée de chaleur l’envahit quand ilentendit la voix de Ruth. Dans sa lutte avec le sonnet, il avaitoublié son existence et le son de la voix aimée lui donna un coupau cœur. Quelle voix ! délicatement nuancée, comme une musiquelointaine, comme un carillon d’argent, d’une pureté cristalline.Aucune femme n’avait une pareille voix. Elle venait de l’au-delà.C’est à peine, dans son ravissement, s’il entendit ce qu’elledisait, mais il ne laissa rien paraître de son trouble car ilsentait les yeux de furet de M. Higginbotham braqués surlui.

Ruth lui dit simplement que Norman, qui devaitl’emmener à une conférence ce soir-là, avait la migraine ;elle était désappointée, car elle avait ses billets. S’il n’étaitpas pris déjà, voulait-il l’accompagner ?

S’il le voulait ? Il tâcha de calmerl’enthousiasme que pouvait trahir sa voix. Quelle choseinouïe ! Il ne l’avait encore vue que chez elle et jamais iln’avait osé lui demander de l’accompagner nulle part. Tout à coup,tout en continuant à lui parler, il désira mourir pour elle et desrêves d’héroïques sacrifices traversèrent son cerveau bouleversé.Il l’aimait tant ! si désespérément ! Qu’elle daignesortir avec lui, – avec lui Martin Eden – le faisait délirer d’untel bonheur qu’il lui semblait ne pouvoir le mériter qu’en mourantpour elle : pareil à tous les vrais amants, c’est par ce moyenseul qu’il aspirait à exprimer sa reconnaissance. Mourir pour elle,n’était-ce pas avoir bien vécu et bien aimé ? C’était lasublime abnégation de l’amour telle que peut la manifester levéritable amant. Il n’avait que vingt et un ans et il aimait pourla première fois.

Sa main tremblait lorsqu’il raccrocha.

– Ça, c’est un rendez-vous en ville,hein ?… persifla le beau-frère, on sait ce que ça veutdire ! Ça finira en correctionnelle !

Mais Martin ne l’écoutait pas, tout à son rêveétoilé. La vulgarité de l’allusion ne l’atteignit même pas. Il sesentait l’égal des dieux et n’aurait ressenti qu’une profonde pitiépour ce minus, s’il l’avait vu, mais ses yeux l’effleurèrent sansmême le remarquer et il rêvait encore en quittant la pièce pouraller s’habiller. C’est lorsqu’il était en train de nouer sacravate, que son ouïe se souvint d’un bruit désagréable qu’elleavait précédemment enregistré et c’était le reniflement final dontBernard Higginbotham avait ponctué sa phrase.

Lorsque la porte d’entrée de Ruth se futrefermée sur eux et qu’ils descendirent l’escalier, il commença àêtre considérablement troublé. Tout n’était pas rose dans cettesoirée impromptue. Il ne savait exactement quoi faire. Dans lesrues il avait remarqué que certaines femmes donnaient le bras auxhommes qui les accompagnaient. Mais quelquefois elles ne ledonnaient pas ; il se demanda si on offrait son bras le soirseulement, ou bien si cette coutume était réservée aux époux et auxparents.

Juste avant d’arriver au trottoir, il serappela Minnie. Minnie l’attrapait toujours sur tout. La secondefois qu’ils étaient sortis ensemble, elle l’avait rappelé à l’ordreparce qu’il marchait du côté intérieur, partant du principe qu’ungentleman doit toujours marcher du côté extérieur. Et Minnie nemanquait jamais de lui marcher sur les talons chaque fois qu’ontraversait une rue, afin de lui rappeler de changer de côté. Il sedemanda où elle pouvait bien avoir appris ces principes et s’ilsétaient corrects.

Somme toute, il ne risquait rien d’essayer, sedit-il en arrivant au trottoir et, se précipitant derrière Ruth, ilprit position à l’extérieur. Mais le second problème s’offraitencore. Fallait-il lui offrir le bras ? Jamais cela ne luiétait arrivé, car les filles qu’il fréquentait n’en avaient pasl’habitude. Les premières fois, on marchait côte à côte ;puis, les bras enlaçaient les tailles et les têtes s’appuyaient àl’épaule de l’amoureux, dans les rues sombres. Ici, c’étaitdifférent. Elle n’était pas de ces femmes-là. Il fallait inventerautre chose.

Il arrondit le bras, très légèrement, sansaffectation, comme s’il avait l’habitude de se tenir ainsi enmarchant. Et la chose extraordinaire se produisit. Elle posa samain sur son bras. Ce contact le fit frissonner délicieusement etil crut un instant avoir quitté la terre. Mais il y retombaaussitôt, affolé par de nouvelles complications. Il fallaittraverser la rue ; il se trouverait par conséquent àl’intérieur. Devait-il dégager son bras et lui offrirl’autre ? Et dans ce cas, recommencer la même manœuvre chaquefois ? Question insoluble, dont il résolut de ne pas setracasser. Cependant, quand il lui arrivait de se trouver àl’intérieur, pour cacher son embarras, il parlait vite etchaleureusement, feignant d’être tellement absorbé par son sujetque son enthousiasme lui ferait pardonner son incorrection, s’il yen avait une.

Lorsqu’ils traversèrent Broadway, un autreproblème se présenta. Dans la clarté crue de l’électricité, ilaperçut tout à coup Lizzie Connolly et sa copine qui pouffaittoujours de rire. Un instant seulement il hésita, puis salua. Non,il ne renierait pas ceux de son espèce. Elle fit un signe de têteet le regarda bien en face, non pas avec l’expression douce etgentille de Ruth, mais de toute la profondeur appuyée de ses beauxyeux durs, puis son regard glissa vers Ruth, interrogeant sonvisage, sa robe, sa condition. Et il remarqua que Ruthl’enveloppait aussi d’un coup d’œil rapide, timide et doux –critique cependant ; un coup d’œil qui ne faisait qu’effleurerl’ouvrière à l’élégance bon marché, au chapeau excentrique très envogue à cette époque-là parmi les filles d’usines.

– Quelle jolie fille ! dit Ruth uninstant plus tard. (Martin l’aurait bénie pour cette parole.Pourtant, il dit simplement 🙂

– Je n’en sais rien. C’est une affaire degoût, évidemment, mais elle ne me paraît pas spécialementjolie.

– Comment ! peu de femmes ont destraits aussi réguliers. Elle est ravissante. Son visage a lafinesse d’un camée. Et elle a des yeux admirables.

– Vous trouvez ? dit Martin d’un airindifférent. (Pour lui, il n’existait qu’une beauté au monde :celle qui marchait à son bras.) Il faudrait lui apprendre à parler.Je suis sûr que vous ne saisiriez pas le quart de ce qu’elledit.

– Quelle bêtise ! Vous êtes aussiobstiné qu’Arthur quand il veut avoir raison.

– Vous oubliez comment je parlais quandvous m’avez connu. J’ai appris depuis. Mais autrefois, je parlaiscomme cette fille. À présent je peux me faire comprendresuffisamment dans votre langue pour vous dire que vous neconnaissez pas l’autre langage. Savez-vous d’ailleurs pourquoicette fille se conduit comme ça ? Autrefois, je ne pensais pasà tout ça, mais je commence à comprendre un tas de choses…

– Et pourquoi donc ?

– Parce que depuis des années elletravaille aux machines. Quand on est très jeune, le corps estmalléable, et la besogne trop dure le déforme à son gré, selon lanature du travail. Je peux deviner, du premier coup d’œil, lemétier de la plupart des ouvriers rencontrés dans la rue.Regardez-moi : pourquoi mes épaules roulent-elles ?… Àcause de mes années de mer. Si j’avais été cow-boy pendant aussilongtemps, je ne roulerais pas des épaules, mais j’aurais lesjambes cagneuses. Pour cette fille, c’est pareil. Vous avezremarqué son regard si dur ? Personne n’a pris soin d’elle.Elle s’est élevée comme elle a pu, et une jeune fille qui n’aqu’elle pour se défendre ne peut avoir un regard doux, gentil,comme… comme le vôtre, par exemple.

– Je crois que vous avez raison, murmuraRuth. C’est triste. Elle est si jolie !

Il vit que ses yeux resplendissaient de pitié.Puis il se rappela qu’il l’aimait et s’émerveilla encore de lachance qui lui permettait de l’aimer et de lui donner le bras pourl’accompagner à cette conférence.

Ce soir-là, une fois rentré dans sa chambre,il se tint un discours, en se regardant dans la glace, longuement,avec curiosité. « Qui es-tu ? D’où sors-tu ? Defait, tu appartiens aux filles comme Lizzie Connolly, à la légiondes travailleurs, à tout ce qui est bas, vulgaire et laid. Tu es dela même espèce que le bétail et les esclaves qui vivent dansl’immondice et la puanteur. Dans l’odeur des déchets de légumes,comme ceux-ci… Ces pommes de terre sont pourries ! Sens-moiça !… Bon Dieu ! Et pourtant, tu oses ouvrir un livre,écouter de la musique admirable ; tu apprends à apprécier labelle peinture, à parler un anglais correct, à penser commepersonne de ton milieu ne pense, à t’éloigner du bétail et desLizzie Connolly ; tu oses aimer une adorable femme qui vit àcent mille lieues de toi, parmi les étoiles. Qui es-tu ? etqu’es-tu ? Bon Dieu ! Crois-tu au moinsréussir ?… »

Il montra le poing à son reflet, s’assit aubord de son lit et se mit à rêver, les yeux grands ouverts. Puis ilouvrit calepin, algèbre et se perdit dans les équations. Les heuress’écoulèrent, les étoiles pâlirent et l’aube grise apparaissant àla fenêtre le trouva encore à sa table.

13

Ce furent une poignée de socialistes verbeuxet de philosophes ouvriers, tenant leurs assises au Parc de CityHall, les chauds après-midi, qui furent responsables de la grandedécouverte.

Une ou deux fois par mois, en traversant leparc pour aller à la bibliothèque, Martin descendait de bicyclette,écoutait les controverses et ne s’en arrachait qu’à regret chaquefois. Le ton de la discussion y était bien moins élevé qu’à latable de M. Morse et l’assemblée n’était ni grave ni digne.Ils se mettaient volontiers en colère, s’insultaient : juronset allusions obscènes émaillaient leurs altercations. Une ou deuxfois même, ils en virent aux coups. Et pourtant, il ne savaitpourquoi, quelque chose de vivant émanait de ces penséesapparemment confuses. Leur rhétorique stimulait bien davantage sonintellect que le dogmatisme pondéré de M. Morse. Ces hommesqui assassinaient l’anglais, qui gesticulaient comme des fous etcombattaient leurs idées réciproques avec une violence touteprimitive, lui semblaient autrement vivants que M. Morse etson fidèle associé M. Butler.

Plusieurs fois Martin avait entendu citerHerbert Spencer dans ce parc. Et, un après-midi, apparut undisciple de Spencer – un chemineau minable dont le veston sale,boutonné sous le menton, dissimulait l’absence de chemise. Labataille fut engagée au milieu d’une formidable tabagie et de jetsde salive brune, et le vagabond s’en tira avec honneur, mêmevis-à-vis d’un ouvrier socialiste qui lança en ricanant :

– Il n’y a de Dieu que l’Inconnu etHerbert Spencer est son prophète.

Martin se demanda quel était le sujet de ladiscussion, mais il continua son chemin vers la bibliothèque, animéd’un nouvel intérêt pour Herbert Spencer, et comme le chemineauavait fréquemment cité les Premiers Principes, il prit cevolume.

C’est ainsi que se fit la grande découverte.Une fois déjà il avait essayé du Spencer, mais, ayant choisi lesPrincipes de psychologie pour débuter, il avait pataugéaussi piteusement qu’avec Mme Blavatsky. Sans avoirrien pu y comprendre, il l’avait rapporté. Mais cette nuit-là,après la physique, l’algèbre et les essais de poèmes, il se couchaet ouvrit les Premiers Principes. Au jour levant, illisait encore. Et il n’écrivit pas de tout le jour. Allongé sur sonlit il lut ; puis, fatigué du lit, il s’allongea par terre etlut, changeant de temps à autre de position. La nuit suivante ildormit et écrivit toute la matinée ; puis le livre l’attira denouveau et il lut tout l’après-midi ; il en oublia même que cejour était celui que Ruth lui accordait. Il ne reprit conscience dumonde extérieur, que lorsque Bernard Higginbotham, ouvrantviolemment la porte, lui demanda s’il croyait vraiment avoiraffaire à un restaurant.

Toute sa vie Martin Eden avait été dévoré decuriosité. Il voulait savoir, tout savoir, et ce fut ce désir quil’envoya courir les aventures à travers le monde. Mais Spencer luiapprenait aujourd’hui qu’il ne savait rien, et qu’il n’auraitjamais rien su, s’il avait continué à naviguer, à erreréternellement. Il n’avait fait qu’effleurer la surface des choses,n’avait observé que des phénomènes isolés, accumulé des faitsfragmentaires, n’avait que généralisé d’une façon superficielle,tout cela sans méthode, au hasard de la chance et de son caprice.Il avait étudié avec compréhension la technique du vol des oiseaux,mais il n’avait jamais cherché à s’expliquer de quelle manière lesoiseaux s’étaient développés en tant que mécanismes volants. Il nese doutait même pas qu’un processus de ce genre existât ; lesoiseaux avaient été créés ainsi et cela lui suffisait.

Il en était de même pour tout. Ses maladroitsessais de philosophie avaient avorté, faute de préparation. Lamétaphysique moyenâgeuse de Kant ne lui avait servi à rien, qu’àdouter de ses propres moyens intellectuels. De même, sa tentatived’étudier l’origine des espèces s’était bornée à parcourir uneétude aride, toute technique, de Romanès.

Il n’y avait rien compris, si ce n’est quecette théorie sèche et poussiéreuse appartenait exclusivement à unpetit nombre d’esprits mesquins dont le vocabulaire copieux étaitinintelligible. Et voilà qu’il apprenait à présent que l’évolutionde la matière, au lieu d’être une théorie abstraite, était un modede développement admis par tous les savants avec de simplesdivergences de méthodes.

Spencer lui simplifiait tout cela etprésentait à son regard étonné un univers si parfaitementconcrétisé qu’il lui semblait voir un de ces minuscules modèles denavires que les marins mettent dans des bouteilles transparentes.Rien n’était dû au hasard. Tout obéissait à des lois. L’oiseauobéissait à une loi en volant ; et la même loi avait pétri lelimon de la terre, l’avait fait fermenter, lui avait fait pousserdes ailes afin qu’il devienne oiseau.

Martin, de sommets en sommets, montaittoujours. Les mystères de la création s’ouvraient devant lui :il était ivre de curiosité et de compréhension. La nuit, pendantson sommeil, il évoluait parmi les dieux en de colossauxcauchemars ; éveillé, il vivait comme un somnambule, le regardperdu, plongé dans l’univers qu’il découvrait. À table, iln’entendait pas les conversations mesquines et vulgaires. Dans sonassiette il voyait luire le soleil et en suivait lestransformations jusqu’à leur source, à des centaines de millions delieues ; ou bien, il étudiait les réflexes des muscles de sesbras, qui lui permettaient de couper sa viande, les suivaitjusqu’au cerveau, d’où jaillissait la volonté qui commandait cesréflexes. Il vivait dans l’hypnose, sans entendre le :« Bon à enfermer chez les dingues ! » murmuré parJim, sans voir les regards inquiets de sa sœur, ni le geste moqueurde Bernard Higginbotham, imitant l’araignée qui habitait évidemmentle cerveau de son beau-frère.

Ce qui, en quelque sorte, impressionnaitMartin le plus profondément, c’était la corrélation de toutes lessciences entre elles. De tout temps, il avait emmagasiné beaucoupde choses dans des cases séparées de son cerveau. Ainsi, il ensavait énormément sur la navigation. Sur les femmes également. Maisentre ces deux sujets il n’établissait aucun rapport. Qu’au pointde vue scientifique, il pût y avoir une corrélation quelconqueentre une femme sujette aux vapeurs et un schooner bravant latempête, lui aurait semblé ridicule, impossible. Herbert Spencerlui démontra qu’il est au contraire impossible qu’il n’y ait pascorrélation. Tout est relié à tout, depuis les myriades d’atomesqui composent un grain de sable sur la plage.[1]

Cette nouvelle conception plongeait Martindans une stupéfaction perpétuelle. Il dressa une liste des chosesles plus incongrues : amour, poésie, tremblement de terre,feu, serpents à sonnettes, arc-en-ciel, pierres précieuses,montres, coucher de soleil, lion rugissant, électricité,cannibalisme, beauté, meurtre, poulie et tabac ; il jubilaitquand il parvenait à les apparenter entre elles. Il unifiait ainsil’univers et le contemplait, ou bien il se promenait à travers sajungle, en voyageur pacifique ; il observait, notait, sefamiliarisait avec tout ce qu’il voulait connaître encore. Et plusil apprenait, plus il admirait la création, la vie et sa propreexistence au milieu de toutes ces merveilles.

– Imbécile ! criait-il à son imagedans le miroir. Tu voulais écrire, tu essayais d’écrire. Qu’est-ceque tu avais dans le ventre ? Quelques notions enfantines,quelques sentiments encore imprécis, beaucoup de beauté maldigérée, une énorme ignorance, un cœur plein d’amour à en éclater,une ambition aussi grande que ton amour, que ton ignorance. Et tuvoulais écrire ! mais tu commences aujourd’hui seulement àacquérir en toi ce qu’il faut pour ça ! Tu voulais créer de labeauté ! et tu ne savais rien de ce qui fait la beauté !Tu voulais parler de la vie, et tu ignorais tout ce qui faitl’essence même de la vie ! Tu voulais parler de l’univers etdes problèmes de l’existence, quand l’univers n’était pour toiqu’un rébus chinois ! Mais courage, Martin, mon vieux !Il y a de l’espoir, cette fois, bien que tu sois encore trèsignorant. Un beau jour, avec de la chance, tu sauras à peu prèstout ce qu’on peut savoir. Ce jour-là tu écriras.

Il fit part de sa grande découverte à Ruthpour qu’elle partage sa joie. Mais elle ne manifesta aucunenthousiasme particulier, ces choses-là lui étant évidemmentfamilières, à cause de ses études personnelles. Arthur et Normancroyaient à l’évolution et avaient lu Spencer, sans en avoir reçud’impression bien profonde, à ce qu’il semblait. Et Will Olney, lejeune homme à lunettes, ricana désagréablement au nom de Spencer etrépéta l’épigramme : « Il n’y a de Dieu quel’Inexplicable et Herbert Spencer est son prophète. »

Mais Martin lui pardonna son ricanement, caril avait découvert qu’Olney n’était pas amoureux de Ruth. Plustard, différents petits faits lui apprirent même, à sa grandestupéfaction, que, non seulement il n’en était pas amoureux, maisencore qu’elle lui déplaisait carrément. Martin fut impuissant àétablir une corrélation entre ce phénomène et les autres phénomènesde la nature, et se borna à plaindre le jeune homme de ne pouvoirapprécier à sa valeur la finesse de Ruth et sa beauté.

Ils firent, le dimanche, plusieurs promenadesà bicyclette dans la campagne et Martin put observer à loisir lapaix armée qui existait entre Ruth et Olney. Celui-ci s’accordaitfort bien avec Norman et laissait Arthur et Martin s’occuper deRuth, ce dont Martin lui fut reconnaissant.

Ce furent là de beaux dimanches pour Martin,d’abord à cause de Ruth, puis à cause des rapports d’égal à égal,qu’ils créaient entre lui et les jeunes gens de ce milieu. Il sesentait intellectuellement leur pareil, en dépit de leursnombreuses années d’éducation et de discipline cérébrale, et sesheures de conversation avec eux étaient autant d’heures utiles,pendant lesquelles il s’entraînait à suivre les règles de cettegrammaire tant étudiée. Les traités de savoir-vivre, il les avaitabandonnés ; il se contentait d’observer par lui-même ce qu’ilconvenait de faire. Sauf quand il se laissait entraîner par sesardeurs enthousiastes, sa surveillance de lui-même ne se relâchaitpas ; aucune de leurs manières ne lui échappait et il prenaitd’eux, sans cesse, de nouveaux exemples de politesse et deraffinement mondain.

Durant quelque temps il resta surpris de voirqu’en somme, Herbert Spencer était peu lu.

– Herbert Spencer, lui dit l’homme aupupitre à la bibliothèque, oui… un grand cerveau.

Mais il lui parut ne rien savoir du contenu dece grand cerveau.

Un soir, à un dîner où était également invitéM. Butler, Martin engagea la conversation sur Spencer.

M. Morse condamna vertementl’agnosticisme du philosophe anglais, tout en avouant qu’il n’avaitpas lu les Premiers Principes. M. Butler déclara queSpencer l’exaspérait, qu’il n’en avait jamais lu une ligne et n’enavait pas été plus malheureux pour cela. Des doutes s’élevèrentdans l’esprit de Martin ; il aurait abandonné Spencer pour serallier à l’opinion générale, si sa personnalité avait été moinstrempée. Mais malgré tout, les explications de Spencer luiparaissaient convaincantes et il se dit que lâcher Spenceréquivaudrait, pour un navigateur, à jeter par-dessus bord compas etchronomètre.

Martin continua donc d’approfondir ses étudessur l’évolution, de plus en plus convaincu par les témoignagescorroborants d’un millier d’écrivains indépendants. Plus iltravaillait, plus le champ de la science s’ouvrait devantlui ; il finit par avoir le regret maladif de ce que les joursn’avaient que vingt-quatre heures.

À cause de la brièveté des jours, il abandonnal’algèbre et la géométrie. De la trigonométrie, il n’en avait pasencore été question. Puis il retrancha également la chimie et negarda que la physique.

– Je ne suis pas un spécialiste, dit-ilpour s’excuser à Ruth. Et je ne veux pas essayer de le devenir. Ily a trop de spécialités, pour qu’un seul homme puisse, en une seuleexistence, en posséder à fond une seule miette. Des généralités, enfait de science, doivent me suffire. Quand j’aurai besoin desspécialistes, j’en appellerai à leurs livres.

– Mais ce ne sera pas comme si vouspossédiez vous-même le sujet, dit-elle en protestant.

– C’est inutile. Nous profitons dutravail des spécialistes. Ils sont faits pour ça. En arrivant, j’aivu des ramoneurs à l’ouvrage. Ce sont des spécialistes, n’est-cepas ? Eh bien, quand ils auront fini, vous serez contente dela propreté de vos cheminées, sans vous préoccuper le moins dumonde de la manière dont elles ont été construites !

– C’est un peu tiré par les cheveux.

Elle le regarda avec curiosité et il sentit unvague reproche dans son regard et dans son attitude. Mais il étaitcertain d’avoir raison.

– Toutes les grandes intelligences, lesplus grands penseurs par exemple, se fient aux spécialistes.Herbert Spencer le faisait. Il généralisait sur les découvertes demilliers de chercheurs : pour faire tout lui-même, il auraitdû vivre plusieurs vies. Darwin de même, se servait de tout ce quelui avaient appris les botanistes et les éleveurs.

– Vous avez raison, Martin, dit Olney.Vous savez ce que vous voulez faire et Ruth n’en sait rien. Elleignore elle-même ce qu’elle veut.

« … Oh ! certainement, continuaOlney sans attendre son objection. Je sais que vous appelezça : la culture générale. Mais si vous voulez avoir uneculture générale, peu importe ce que vous étudiez. Vous pouvezapprendre le français ou l’allemand ou même l’espéranto : vousn’en serez pas moins cultivé. Vous pouvez également étudier lelatin ou le grec ; ça ne vous servira à rien, mais ce seraquand même de la culture. Tenez !… Ruth, il y a deux ans, aétudié l’anglais ancien, et savez-vous ce qu’elle en aretenu ? – Whan that Sweet Aprile with his schowerssoote. – C’est bien ça ?… (Il continua en riant, sanstenir compte de son interruption 🙂 Mais votre culturegénérale, vous l’avez, je le sais : nous étions dans la mêmeclasse !

– Vous parlez de culture comme un moyend’arriver à quelque chose ! s’écria Ruth. (Ses yeuxétincelaient et ses joues délicates rougirent de colère.) Laculture doit être le but.

– Mais ce n’est pas ça dont Martin abesoin.

– Qu’en savez-vous ?

– De quoi avez-vous besoin Martin ?demanda Olney, en se tournant brusquement vers lui.

Martin, très gêné, lança un regard d’appel àRuth.

– Oui, de quoi avez-vous besoin ?questionna Ruth, ça tranchera la question.

– Mais, bien entendu, j’ai besoin deculture, balbutia Martin. J’aime la beauté, et la culture me lafera mieux apprécier.

Triomphante, elle fit un signed’assentiment.

– Ça n’a pas le sens commun et vous lesavez, fit Olney. Martin a besoin d’une carrière et non de culture.Mais il se trouve que dans son cas, la culture est indispensable àla carrière. S’il voulait être chimiste, elle serait inutile.Martin veut écrire, mais il a peur de vous le dire, parce que çavous mettrait dans votre tort.

Il continua :

– Et pourquoi Martin veut-ilécrire ?… parce qu’il ne roule pas sur l’or. Pourquoi vousbourrez-vous la tête d’anglais ancien et de culture générale ?Parce que vous n’avez pas besoin de gagner votre vie. Votre pèreest là pour ça. Il vous achète des robes et le reste. À quoi diablesert notre éducation, la vôtre, la mienne, celle d’Arthur et deNorman ? Nous sommes abreuvés de culture générale, et si nosbons parents se trouvaient tout d’un coup sur la paille, nousserions bien obligés de gagner notre croûte. Ce que vous pourriezsouhaiter de mieux, Ruth, serait une place d’institutrice ou deprofesseur de piano dans une pension de jeunes filles.

– Et vous, que feriez-vous ?demanda-t-elle.

– Pas grand-chose de fameux ! Jegagnerais un dollar cinquante par jour, l’un dans l’autre, et jepourrais peut-être entrer comme professeur à Hanley, cette boîte àbachot, je dis « peut-être », vous entendez ! car jepourrais bien être fourré à la porte au bout de huit jours pourincapacité notoire !

Martin suivait de près la discussion et, touten étant persuadé qu’Olney avait raison, il désapprouvait sa façoncavalière de traiter Ruth. Une nouvelle conception de l’amour seformait dans son cerveau en l’écoutant. La raison n’a rien à voiravec l’amour. Peu importe que la femme aimée raisonne plus ou moinsjustement, l’amour étant au-dessus de la raison. S’il arrivait àRuth par hasard, de ne pas reconnaître clairement son besoin absolud’une carrière, elle n’en était pas moins adorable. Elle étaitadorable et ses idées n’avaient rien à faire avec son charme.

– Quoi ? que dites-vous ? fitMartin, car Olney, en lui parlant, avait interrompu le cours de sesréflexions.

– Je disais : J’espère bien que vousne serez pas assez bête pour taquiner le latin.

– Mais le latin, c’est plus que de laculture, dit Ruth. C’est une base.

– Alors, allez-vous vous y mettre ?insista Olney.

Martin fut très ennuyé, car il voyait que Ruthattendait anxieusement sa réponse.

– J’ai peur de ne pas avoir le temps,dit-il enfin. Mais ça me plairait.

– Vous voyez ! Martin ne recherchepas la culture ! (Olney exultait.) Il essaye d’arriver quelquepart, de faire quelque chose !

– Mais c’est un entraînementmental ! C’est ça qui discipline les cerveaux ! (Ruthregarda Martin comme si elle en attendait un changement d’idées.)Les joueurs de football ont besoin de s’entraîner avant les grandsmatches. C’est à quoi sert le latin pour l’intellectuel : ilentraîne.

– Idiotie et puérilité ! c’est cequ’on nous dit quand nous sommes petits. Mais il y a une chosequ’on se garde bien de nous dire et qu’on nous laisse le soin detrouver par nous-mêmes plus tard ! (Olney s’arrêta pour mieuxréussir son effet, puis ajouta 🙂 Ce qu’on ne nous dit pas,c’est que tout le monde doit avoir étudié le latin, mais quepersonne n’a besoin de le savoir !

– Que vous êtes de mauvaise foi !s’écria Ruth. Je savais bien que vous alliez vous en tirer de cettefaçon.

– C’est évidemment assez habile, maispourtant assez juste ; les seules personnes qui savent lelatin sont les pharmaciens, les notaires et les professeurs delatin. Maintenant, si Martin veut être l’un de ceux-là, je veuxêtre pendu. Quel rapport avec Herbert Spencer, d’ailleurs ?Martin vient de découvrir Spencer et il en raffole. Pourquoi ?Parce que Spencer le mène quelque part. Or, Spencer ne peut memener nulle part, ni vous non plus. Nous n’en avons pas besoin.Vous, Ruth, on vous mariera et moi, je n’aurai rien à faire qu’àsurveiller les notaires et les hommes d’affaires qui prendront soinde l’argent que mon père me laissera un jour.

Olney se leva pour prendre congé, mais seretourna près de la porte pour lancer la flèche du Parthe.

– Laissez donc Martin tranquille,Ruth ! Il sait ce qui lui convient le mieux. Regardez ce qu’ila déjà fait ! Quelquefois il me fait honte. Il en sait plus àprésent sur la vie, l’univers, les hommes et le reste qu’Arthur,que Norman, moi ou vous – oui, que vous, en dépit de tout votrefrançais, votre latin, votre anglais et votre culture !

– Mais Ruth est mon professeur !répondit courtoisement Martin. C’est à elle que je dois le peu queje sais.

– Quelle blague ! (Olney lança uncoup d’œil malicieux à Ruth.) Je suppose que vous me direz laprochaine fois, que c’est sur sa recommandation que vous avez luSpencer… seulement ce sera faux ! Et elle n’en sait pas plussur Darwin et l’évolution de la matière que moi sur les mines duroi Salomon. Qu’est-ce que c’était déjà cette définitionmirobolante de Spencer à propos de je ne sais quoi, que vous avezlancée l’autre jour ? Cette chose incohérente surl’homogénéité ? Attaquez-la donc là-dessus ! et vousverrez si elle en comprend un seul mot ! Car ça, ce n’est pasde la culture, vous comprenez ? Allons, au revoir ! et sivous taquinez le latin, Martin, je n’aurai plus aucuneconsidération pour vous !

Et tout le temps, malgré l’intérêt qu’ilprenait à cette discussion, Martin s’ennuyait vaguement. On parlaitd’études et de leçons, de sciences rudimentaires, sur un tond’écoliers qui détonnait avec les grandes idées qui bouillonnaienten lui, avec l’étreinte donc il rêvait d’enserrer la vie commed’une serre d’aigle, avec les frissons de puissance qui lesecouaient presque douloureusement, avec la naissante conscience desa valeur. Il se faisait l’effet d’un poète qu’un naufrage a jetésur une rive étrangère et qui essaye en vain de chanter selon lemode barbare des habitants de ce pays nouveau. Puissammentconscient des beautés universelles, il était forcé de ramper, decroupir, au milieu des enfantillages, de discuter s’il apprendraitou non le latin.

– Bon Dieu ! Mais qu’est-ce que lelatin a à faire là-dedans ? se demanda-t-il ce soir-là devantson miroir. Je voudrais bien que les morts restent où ils sont.Pourquoi des morts me feraient-ils la loi ? La beauté estvivante et elle est éternelle. Et les langues passent. C’est lapoussière des morts.

Puis il trouva qu’il avait fort bien énoncéson idée et se coucha en se demandant pourquoi il ne pouvaits’exprimer de la même façon avec Ruth. En sa présence, il n’étaitqu’un petit garçon, un tout petit garçon.

– Donnez-moi du temps, dit-il tout haut.Je ne demande que du temps.

Du temps, du temps, du temps ! telleétait sa plainte continuelle.

14

Ce ne fut pas à cause d’Olney, mais en dépitde Ruth et en raison même de son amour pour elle, qu’il se décidafinalement à ne pas apprendre le latin. Il y avait tant d’autreschoses que le latin, tant d’études dont la nécessité était plusimpérieuse. Et il lui fallait écrire, il lui fallait gagner del’argent. On ne lui avait encore rien pris. Deux ballots demanuscrits faisaient le tour des Revues. Il passait de longuesheures à la salle de lecture, à prendre connaissance de lalittérature des autres ; la critiquait, la comparait avec lasienne et cherchait, cherchait toujours le « truc » quileur avait permis de vendre leur prose. Comment s’yprenaient-ils ?

L’énorme quantité de littérature momifiée lesurprenait. Aucune lumière, aucune couleur, aucune vie nel’animaient et cependant cela se vendait, deux cents lemot, vingt dollars le mille ! La publicité des journaux ledisait. Il s’étonnait du nombre incalculable de nouvelles – alerteset adroitement écrites, il est vrai – mais sans vitalité, sansréalité. L’existence était si étrange, si merveilleuse, remplied’une telle immensité de problèmes, de rêves et d’exploitshéroïques ! Et cependant ces historiettes ne traitaient que debanalités. Mais le poids, l’étreinte de la vie, ses fièvres et sesangoisses et ses révoltes sauvages, voilà ce qu’il fallaitécrire ! Il voulait chanter les chasseurs de chimères, leséternels amants, les géants combattant parmi la douleur etl’horreur, parmi la terreur et le drame, qui faisaient craquer lavie sous leur effort désespéré. Et pourtant, les nouvelles dans lesmagazines semblaient se complaire à glorifier les Butler, tous lessordides chasseurs de dollars et les vulgaires amourettes devulgaires petites gens. Est-ce parce que les éditeurs eux-mêmessont vulgaires ? se demanda-t-il. Ou parce que la vie leurfait peur, à tous, auteurs, éditeurs et lecteurs ?

Ce qui l’ennuyait le plus, c’était de neconnaître aucun éditeur, aucun écrivain. Bien plus, il neconnaissait personne qui ait jamais essayé d’écrire, et soitcapable de le conseiller, et lui indiquer la voie à suivre.

Il finit par se demander si les éditeursn’étaient pas tout simplement les rouages d’une machine et non pasdes êtres vivants. Mais oui, c’étaient des machines et voilà tout.Il mettait toute son âme dans des poèmes, dans des nouvelles ou desarticles et les confiait à une machine. Il pliait ses feuillets,les glissait avec des timbres dans une grande enveloppe qu’ilcachetait, affranchissait et jetait le tout dans la boîte auxlettres. Après un tour sur le continent et un certain laps detemps, un facteur lui rapportait le manuscrit dans une autreenveloppe, affranchie avec les timbres qu’il avait envoyés. Il n’yavait évidemment aucun éditeur en chair et en os à l’autre bout,mais un ingénieux rouage qui changeait le manuscrit d’enveloppe, etla timbrait, exactement comme ces distributeurs automatiques qui,moyennant deux centsvous délivrent une tablette dechocolat ou un chewing-gum. La machine éditoriale délivrait de lamême manière un chèque ou un refus. Jusqu’à présent, il ne s’étaitadressé qu’à la mauvaise fente.

La fiche de refus, écrite à la machine,complétait la ressemblance. Il en avait reçu des centaines. Siseulement il avait reçu une ligne personnelle, le refus lui auraitété moins pénible. Mais non, jamais ! Décidément, il n’y avaitpersonne à l’autre bout, que les rouages bien huilés d’uneadmirable machine.

C’était un bon lutteur obstiné et courageuxque Martin ; il aurait bien continué à nourrir la machinependant des années ; mais il se saignait aux quatre veines etil ne s’agissait pas d’années, mais de semaines, pour déterminer lafin du combat. Tous les huit jours, la note de sa pension etsouvent l’affranchissement d’une quarantaine de manuscrits lerapprochaient de la ruine. Il n’achetait plus de livres et iléconomisait sur tout pour retarder l’échéance fatale. Cependant ill’avança encore d’une semaine en donnant cinq dollars à Mariannepour s’acheter une robe.

Sans conseil, sans encouragement, profondémentécœuré, il luttait dans la nuit. Gertrude elle-même commençait à leregarder de travers. Au début, sa tendresse lui avait fait tolérerce qu’elle considérait comme une toquade ; maintenant, sasollicitude la rendait inquiète : il lui semblait que cettetoquade ressemblait à de la folie. Martin le savait et en souffraitdavantage que du mépris avoué et taquin de Bernard Higginbotham. Etpourtant, il gardait sa foi en lui-même ; mais il était seul àl’avoir. Ruth n’en avait aucune. Elle souhaitait qu’il continue sesétudes et, sans désapprouver ouvertement sa littérature, elle nel’encourageait pas.

Il ne lui avait pas proposé de lui montrer sesœuvres, par une discrétion exagérée. D’ailleurs, comme elletravaillait beaucoup à l’Université, il répugnait à lui faireperdre son temps. Mais lorsqu’elle eut passé sa licence, elle luidemanda elle-même de lui montrer quelque chose. Martin futtransporté de joie ; il fut inquiet aussi. Un juge seprésentait enfin ! Elle était licenciée es lettres, avaitétudié la littérature avec de savants professeurs et le traiteraitautrement que les éditeurs. Peut-être ceux-ci était-ils bonscritiques aussi. Mais Ruth, au moins, ne lui tendrait pas le refusstéréotypé, si elle n’aimait pas son œuvre et lui reconnaîtraitpeut-être quand même certain mérite. Elle parlerait, enfin, de safaçon alerte et gaie, et, chose plus importante que tout, elleferait la connaissance du véritable Martin Eden. Elle verrait dequoi étaient faits son cœur et son âme et arriverait peut-être àcomprendre quelque chose, un tout petit quelque chose, à sesaspirations et à sa force de volonté.

Martin choisit un certain nombre de sesnouvelles, puis, après un instant d’hésitation, y ajouta ses« Poèmes de la mer ».

Un après-midi, vers la fin de l’automne, ilsallèrent faire un tour à bicyclette du côté des collines. C’étaitla seconde fois qu’il sortait seul avec elle et, tandis qu’ilsroulaient ensemble, éventés par une brise tiède au goût salin, ilse dit que vraiment le monde était beau et bien ordonné et qu’ilfaisait bon vivre et aimer.

Ils descendirent de leurs vélos sur lebas-côté de la route et grimpèrent au sommet d’un tertre où l’herbebrûlée par le soleil avait une odeur délicieuse et reposante demoisson mûre.

– Sa tâche est achevée, dit Martin, quandils se furent installés, elle sur son chandail, lui, étendu sur laterre tiède, aspirant voluptueusement la senteur douce de gazon.Elle n’a plus sa raison d’être et, dès lors, a cessé d’exister,poursuivit-il en caressant amicalement l’herbe fanée. Pleined’ambition, elle a poussé sous les longues averses de l’hiverdernier, a lutté contre le violent printemps, a fleuri l’été,séduisant abeilles et insectes, a confié au vent sa semence, s’estmesurée avec la vie et…

– Pourquoi analysez-vous toujours toutd’un œil aussi froid ? interrompit-elle.

– Parce que j’ai étudié l’évolution de lamatière, je suppose. Il y a peu de temps que j’ai des yeux, ensomme.

– Mais il me semble que vous perdez lesens de la beauté, de cette façon-là, que vous la détruisez commeles enfants qui attrapent des papillons et abîment le velours deleurs ailes brillantes.

Il secoua la tête.

– Jusqu’à présent j’ignorais lasignification de la beauté. Elle s’imposait à moi, voilà tout, sansrime ni raison. Maintenant je commence à savoir. Cette herbe – àprésent que je sais pourquoi c’est de l’herbe et comment elle l’estdevenue, – me paraît plus belle. Mais c’est tout un roman, quel’histoire du moindre brin d’herbe et un roman d’aventures !Cette seule idée m’émeut. Quand je réfléchis à tout ce drame de laforce et de la matière et à leur formidable lutte, j’ai envied’écrire l’épopée du brin d’herbe !

– Comme vous parlez bien ! dit-elled’un air absent, et il remarqua qu’elle le regardait avecattention.

Tout embarrassé, il rougit jusqu’auxcheveux :

– J’espère que je fais des progrès,bredouilla-t-il. Il y a tant de choses en moi que je voudraisexprimer ! Mais je ne peux pas y arriver. Il me semblequelquefois que l’univers entier m’habite et m’a choisi pour lechanter. Je sens, non, je ne peux pas vous le décrire !… jesens la grandeur de tout ça et tout ce que j’arrive à faire, c’estbalbutier comme un nouveau-né. C’est une tâche grandiose qued’exprimer des sentiments et des sensations par des mots écrits ouparlés, qui donneront à celui qui écoute ou qui lit, la mêmeimpression qu’à son créateur. Tenez ! je plonge ma figure dansl’herbe et l’odeur qu’aspirent mes narines évoque en moi millepensées, mille rêves. C’est l’haleine de l’univers que j’airespirée ; c’est sa chanson et son rire, sa douleur, seslarmes, ses luttes et sa mort. J’aimerais vous dire, à vous, àl’humanité entière, les visions évoquées en moi par cette odeurd’herbe… Mais comment le pourrai-je ? Ma langue est liée. J’aiessayé de vous décrire ce qu’évoquait en moi ce parfum et je n’aifait que bafouiller. Oh ! (Il eut un geste désespéré.) C’estimpossible ! impossible !

– Mais vous parlez très bien, insistaRuth. Vous avez fait un tas de progrès depuis que je vousconnais ! M. Butler est un orateur remarquable. Soncomité lui demande toujours de parler dans les réunions publiquespendant les campagnes d’élections. N’empêche, vous venez de parleraussi bien que lui. Seulement lui, a plus de sang-froid. Vous, vousvous excitez trop ; avec le temps ça vous passera. Savez-vousque vous feriez un bon orateur ? Vous irez loin, si vousvoulez. Vous avez de l’autorité, donc vous saurez mener les hommes,et vous pouvez réussir n’importe quoi, si vous vous y prenez commepour la grammaire. Pourquoi ne pas devenir avocat ? ou hommepolitique ? Qui vous empêche de devenir un secondM. Butler ?… moins la dyspepsie !… ajouta-t-elle ensouriant.

Ils bavardèrent ; elle, comme d’habitudedouce et têtue, revenant toujours à l’importance d’une base solided’éducation et à l’avantage du latin comme base d’une carrièrequelconque. Elle traça l’image de l’homme arrivé, mélange de sonpère et de M. Butler, et il écouta passionnément, couché surle dos ; il la regardait, jouissant du moindre mouvement deses lèvres. Mais son cerveau n’était que vaguement attentif, rien,dans les modèles qu’elle lui présentait, ne l’attirait et il neressentait à l’écouter qu’une sorte de désappointementdouloureux : son amour s’en exaspérait jusqu’à la souffrance.Dans tout ce qu’elle disait, il n’était pas question de salittérature, et les manuscrits qu’il avait apportés gisaient àterre, oubliés.

Enfin, pendant un silence, il regarda lesoleil comme pour en mesurer la hauteur au-dessus de l’horizon etle geste qu’il fit en ramassant ses manuscrits, rappela à Ruth leurexistence.

– J’avais oublié ! dit-ellevivement. Et je suis tellement impatiente d’entendre ça !

Il lui lut d’abord une nouvelle qu’il aimaitentre toutes. Cela s’appelait « Le Vin de la Vie », etl’ivresse qui était montée à son cerveau lorsqu’il l’avait écrite,l’envahit en la relisant.

L’idée en était originale ; il l’avaitparée de phrases colorées et d’images lumineuses. Entraîné par lefeu de sa conception première, il ne s’apercevait pas de sesdéfauts ni de ses lacunes. Mais il n’en était pas de même pourRuth. Son oreille exercée remarquait les faiblesses et lesexagérations, l’emphase du novice, le manque de rythme, ou bien sontour pompeux. En somme, c’était une œuvre d’amateur. Mais au lieude le lui dire, elle se borna, quand il eut fini sa lecture, àcritiquer quelques défauts légers et déclara que l’histoire luiplaisait.

Mais il fut désappointé. Ses critiques étaientjustes. Il se l’avoua, tout en se disant qu’il ne lui lisait passon travail dans le seul but de s’en faire faire la correction,comme un petit garçon en classe. Qu’importaient les détails ?Il apprendrait bien tout seul à les corriger.

La chose importante était celle-ci : ilavait tiré de la vie une grande leçon qu’il avait essayéd’emprisonner dans cette histoire : avait-il ou non réussi àla lui faire voir comme ses yeux l’avait vue ? Son cerveaul’avait-il comprise, son cœur l’avait-il sentie ?… Il décidaqu’il n’avait pas réussi. Peut-être les éditeurs avaient-ilsraison. Il dissimula son désappointement et tomba si bien d’accordavec elle sur les critiques, qu’elle ne put se douter de laprofonde déception qu’il en éprouvait au fond de lui-même.

– J’ai appelé ça « LaMarmite », dit-il en dépliant un autre manuscrit. Quatre oucinq magazines l’ont déjà refusé, mais je crois que ce n’est pasmal. À vrai dire, je ne sais pas trop quoi en penser, ça me sembleoriginal… Mais vous ne serez peut-être pas de cet avis. C’estcourt : il n’y a que deux mille mots.

– C’est épouvantable !s’écria-t-elle lorsqu’il eut achevé sa lecture. C’est toutsimplement horrible !

Avec une secrète satisfaction, il remarqua sapâleur, son regard tendu et dilaté, ses mains crispées. Il avaitdonc réussi à lui communiquer ce qu’il ressentait lui-même. Le coupavait porté. Que cela lui plût ou non, elle était frappée,matée : cette fois, elle négligerait d’analyser le détail.

– C’est la vie, dit-il, et la vie n’estpas toujours belle. Et pourtant – est-ce parce que je suisbizarrement fait ? – je trouve là-dedans quelque chose desplendide. Il me semble justement que la…

– Mais pourquoi cette malheureuse femmen’a-t-elle pas… (Elle s’interrompit, désorientée, puis reprit,révoltée 🙂 Oh ! c’est dégradant ! c’est mal !c’est atroce !…

Sur le moment, il eut l’impression que soncœur s’arrêtait de battre. « Atroce » ! Il ne seserait jamais attendu à ça. Sa nouvelle tout entière lui apparut enlettres de feu et il y chercha en vain quelque chose d’atroce. Puisson angoisse cessa. Il n’était pas coupable. Cependant Ruth avaitrepris :

– Pourquoi n’avoir pas choisi un sujetagréable ? Nous savons tous qu’il existe de par le monde deschoses atroces, mais ce n’est pas une raison…

Elle continua à déverser son indignation, maisil ne l’écoutait guère. Souriant en lui-même, il regardait sonvisage virginal, d’une pureté si pénétrante qu’elle lui semblaitentrer en lui, le baigner d’un rayonnement aussi frais, aussi doux,aussi limpide qu’une lumière stellaire. « Nous savons tousqu’il existe, de par le monde, des choses atroces ! » Ilse représenta ce qu’elle pouvait bien savoir et eut envie de rire,comme d’une bonne plaisanterie. Puis, subitement, il eut un soupiren songeant à l’immensité de choses « atroces » qu’ilavait connues, étudiées, et il lui pardonna de n’avoir rien comprisà son histoire. Ce n’était pas sa faute. Et il remercia Dieud’avoir ainsi protégé sa blancheur. Mais lui, qui connaissait lavie, sa laideur comme sa beauté, sa grandeur – en dépit de la bouequi la souillait – Bon Dieu ! il la dirait telle qu’elle est.Les saints du paradis peuvent-ils voir autre chose que de labeauté, de la pureté ? Mais des saints au milieu de la boue,voilà le miracle éternel ! Voilà qui donne à la vie sa valeur.Voir la grandeur morale se dégager de la fange ; entrevoir labeauté à travers un rideau de boue ; puis peu à peu –surgissant de l’abîme d’inconscience, de vice – la voir monter,grandir en force, en vérité, en splendeur.

Il saisit au vol une de ses critiques.

– Le ton est bas. Et il y a tant dechoses élevées ! Tenez ! In Memoriam, parexemple !

Il eut envie de lui suggérer LockleyHall et l’aurait fait, si, lorsqu’il la regarda de nouveau, cefait étrange ne l’avait émerveillé : Ruth, la femelle de sonespèce, était sortie du ferment primordial, avait monté, enrampant, l’échelle infinie des incarnations successives, pendantdes milliers et des milliers de siècles, pour aboutir au sommet etdevenir cette Ruth si belle, si pure, quasi divine, la Ruth qui luiavait fait connaître l’amour et avait fait aspirer à la pureté, àla divinité un homme comme lui, Martin Eden, sorti lui aussi desabîmes sans fond de la création. Voilà du roman, du fantastique, dusurnaturel ! Voilà ce qu’il fallait écrire, s’il pouvaittrouver des mots assez beaux. Les saints du paradis ? Cen’étaient que des saints, après tout, incapables de sedébrouiller ! Mais lui était un homme.

Il l’entendit dire :

– Vous avez de la puissance. Mais de lapuissance qu’il faut maîtriser.

– Un taureau dans un magasin deporcelaine ! suggéra-t-il.

– Et il faut acquérir du discernement, dugoût, de la finesse, de la mesure, répondit-elle dans unsourire.

– J’ai trop d’audace, murmura-t-il.

Elle approuva d’un sourire et s’installa envue d’écouter une nouvelle histoire.

– Je me demande ce que vous allez penserde ça, dit-il en s’excusant. C’est une chose bizarre. Je crainsd’avoir dépassé ma mesure, mais l’intention était bonne. Ne vousattachez pas aux détails, mais voyez si vous en saisissezl’intention, qui a de la grandeur et de la vérité. Il y a deschances, malheureusement, pour que je ne sois pas parvenu à lesrendre tangibles.

Il lut tout en épiant son visage. Enfin, jel’ai touchée, se dit-il. Immobile, sans le quitter des yeux, ellerespirait à peine ; il la crut prise, enchaînée par la magiede son évocation. Cette histoire s’appelait « Aventure »et c’était l’apothéose de l’aventure, non pas de la banale aventuredes livres d’images, mais de la véritable aventure infidèle etcapricieuse – guide féroce, formidable dans ses punitions etformidable dans ses récompenses – celle qui exige une terriblepatience et le labeur qui tue, qui offre le triomphalensoleillement, ou la mort lugubre après la famine et les déliresaffreux de la fièvre, à travers la sueur, le sang et la vermine,celle qui conduit, parmi les ignobles contacts, aux sommetsmagnifiques, et à la domination du monde.

Il avait mis tout cela et davantage dans cettehistoire et il crut qu’elle comprenait. Les yeux dilatés, unerougeur montant à ses joues pâles, elle écoutait, un peu haletante.Mais ce qui la passionnait, ce n’était pas l’histoire, c’était lui.De l’histoire, elle n’en pensait pas grand-chose ; mais ellesubissait l’intention de Martin, la surabondance de sa force, commeun fétu de paille est enlevé, roulé par un torrent. Au moment oùelle croyait être entraînée par l’histoire, elle l’était en réalitépar une chose toute différente, par une idée insensée, dangereuse,qui apparaissait tout à coup dans son esprit. Elle s’était surpriseà penser au mariage ; et chose effrayante, elle s’était compluà cette idée, l’avait caressée ardemment. C’était indigne d’elle.Jusqu’alors elle avait vécu dans le pays des rêves poétiques deTennyson, fermée même à ses délicates allusions à la matérialitépossible des rapports entre reines et chevaliers. Elle dormait dansson manoir enchanté, et voilà que la vie frappait impérieusement àla porte. Hésitant entre la crainte et son instinct de femme, elleétait partagée entre l’envie de verrouiller cette porte et l’enviede l’ouvrir toute grande pour faire entrer le visiteur inconnu.

Martin attendait son verdict avec une certainesatisfaction. Il le connaissait d’avance, mais fut quand mêmesurpris de l’entendre dire :

– C’est beau.

« C’est très beau, répéta-t-elle avecemphase, après un silence.

Oui, c’était beau ; mais il y avaitlà-dedans plus que de la beauté : quelque chose de supérieuret de plus poignant. Vautré dans l’herbe, silencieux, il sentaitmonter devant ses yeux l’affreuse vision d’un grand doute. Il avaitéchoué. Ayant senti en lui une chose admirable, il n’avait pas sul’exprimer.

– Que pensez-vous du… (il s’arrêta,hésitant à se servir d’un mot nouveau) du… motif ?…

– Il est confus, répondit-elle. C’est maseule critique, en gros. J’ai suivi la trame, mais voyez-vous,c’est trop verbeux. Vous écrasez l’action en y introduisant tant dedétails superflus.

– Je parle du motif principal, sedépêcha-t-il d’ajouter. Du grand motif cosmique et universel. J’aitâché d’empêcher qu’il dépasse l’histoire elle-même, qui n’estqu’un prétexte – mais sans doute n’ai-je pas su m’y prendre. Jen’ai pas réussi à suggérer ce que je voulais. Ce sera pour uneautre fois.

Elle ne le suivait pas. Elle était licenciéees lettres, mais il l’avait dépassée. Loin de s’en douter, elleattribuait son incompréhension à l’incohérence de Martin.

– Ça manque de sobriété, dit-elle, maispar moments, c’est très beau.

Sa voix lui parvint vaguement, car il était entrain de se demander s’il lui lirait ses « Poèmes de laMer ». Il restait là, découragé, tandis qu’elle l’observait,troublée par ses idées de mariage.

– Vous voulez être célèbre ?interrogea-t-elle, brusquement.

– Oui, avoua-t-il. Ça fait partie del’aventure. Ce n’est pas d’être célèbre, c’est la manière d’yarriver, qui compte. Après tout, pour moi la célébrité n’est qu’unmoyen d’arriver à autre chose. Je désire être célèbre à cause de çaaussi. (Il faillit ajouter, « et à cause devous », et l’aurait fait si elle avait montré del’enthousiasme pour ses œuvres.)

Mais elle était trop occupée à lui chercherune carrière possible, pour lui demander la raison de son« aussi ». La littérature n’était pas son affaire, elleen était convaincue. Il l’avait prouvé aujourd’hui, avec sa prosed’amateur, de collégien. Certes, il parlait bien, mais ne savaitpas s’exprimer d’une façon littéraire. Elle le compara à Tennyson,à Browning et à d’autres de ses prosateurs favoris, à son absoludésavantage. Cependant, elle omit de lui dire ouvertement sapensée, l’étrange intérêt qu’il éveillait en elle, l’amenant àtemporiser. Son désir d’écrire n’était, après tout, qu’une petitefaiblesse qui lui passerait avec le temps. Il se consacrerait alorsà des affaires plus sérieuses, et il y réussirait, elle en étaitsûre. Avec une volonté pareille, il ne pouvait pas ne pas réussir…si seulement il cessait d’écrire.

– Je voudrais que vous me montriez toutce que vous écrivez, monsieur Eden ! dit-elle.

Il rougit de plaisir. Elle s’intéressait à cequ’il faisait, sûrement. Non seulement il n’avait pas reçu de refusronéotypé, mais elle avait trouvé belles certaines parties de sonœuvre : c’était le premier encouragement qu’il ait jamaisreçu.

– D’accord, dit-il ardemment. Et je vouspromets, Miss Morse, que j’arriverai. J’ai fait du chemin, je lesais, j’en ai encore beaucoup à faire, et je le ferai, serait-cesur les genoux. (Il lui montra une liasse de manuscrits.) Voilà les« Poèmes de la mer ». Quand vous rentrerez, je vous leslaisserai, pour que vous les lisiez. Surtout, dites-moi bien votreimpression. Ce dont j’ai besoin par-dessus tout, c’est de critique.Je vous en prie, soyez franche !

– Je serai absolument franche,promit-elle, en pensant avec un petit malaise qu’elle ne l’avaitpas été ce soir-là et qu’elle ne le serait sans doute pas davantageune autre fois.

15

Voilà le premier combat livré, et perdu, ditMartin à son miroir, dix jours après. Mais il y en aura un secondet un troisième, et ainsi de suite, à moins que…

Il interrompit sa phrase pour jeter un regardà sa pauvre petite chambre ; ses yeux s’arrêtèrent tristementsur la pile de manuscrits refusés qui, dans leurs longuesenveloppes, encombraient un coin du plancher. Il ne pouvait plus sepayer de timbres pour les réexpédier et, depuis une semaine, lapile montait de plus en plus. Demain il en reviendrait d’autres etaprès-demain et le jour suivant, en attendant le retour du dernier.Il devait un mois de machine à écrire, ayant tout juste de quoipayer sa semaine de pension et les frais de l’agence deplacement.

Il s’assit et regarda pensivement la table.Elle était maculée de taches d’encre ; cette vuel’attendrit.

– Chère vieille table, dit-il, j’ai passéavec toi de bonnes heures et, somme toute, tu t’es montrée unevraie amie. Tu n’as jamais regimbé, tu ne m’as jamais refusé decopie, tu ne t’es jamais plainte de surmenage…

Ses bras s’abattirent sur la table, et il yensevelit son visage. Sa gorge contractée lui faisait mal et il nepouvait pleurer. Cela lui rappela sa première bagarre, quand ilavait six ans ; son adversaire, de deux ans plus âgé, l’avaitbattu, rossé jusqu’à n’en plus pouvoir. Mais lui, pleurant toutesles larmes de ses yeux, tapait toujours, de toute la rage de sespetits poings. Il vit le cercle d’enfants, autour d’eux, quipoussaient des hurlements de sauvages quand il tomba enfin, presqueévanoui, saignant du nez, les yeux ruisselants de larmes.

– Pauvre môme ! murmura-t-il.Aujourd’hui tu t’es sérieusement fait battre, tu es réduit enbouillie. Tu es fini, liquidé.

Le souvenir de cette première bagarres’évanouit et d’autres souvenirs apparurent, ceux des batailles quiavaient suivi. Six mois après, « Tête-de-Fromage »,c’était le nom du garçon, l’avait battu de nouveau. Mais cettefois, Martin lui avait poché un œil. Et cela avait continué ainsi,lui toujours battu, Tête-de-Fromage toujours triomphant. Maisjamais il ne s’était enfui et ce souvenir le réconforta. Chaquefois, il avait encaissé bravement, malgré la méchanceté implacablede Tête-de-Fromage qui, pas une fois, ne l’avait épargné. Mais ilne s’était jamais dégonflé.

Puis il vit une impasse étroite, entre desmaisons délabrées. L’impasse était close par une construction enbriques, d’un étage, d’où sortait le vacarme rythmé des rotatives,imprimant la première édition de l’Enquirer. Il avait onzeans, Tête-de-Fromage treize, tous deux vendaientl’Enquirer et ils étaient là, attendant leurs ballots.Bien entendu, Tête-de-Fromage lui était encore tombé dessus, maisle résultat de la bagarre fut incertain, car à quatre heures moinsun quart les portes de l’imprimerie furent ouvertes et tout letroupeau de gosses se précipita pour plier les journaux.

– Demain je te rosserai, promitTête-de-Fromage.

Et il entendit sa propre voix, aiguë ettremblante de larmes contenues, assurer qu’il serait au rendez-vousle lendemain.

Et le jour suivant, il s’était dépêché desortir de l’école pour être en avance de deux minutes surTête-de-Fromage. Les autres garçons l’encouragèrent, l’accablèrentde conseils et, lui montrant ses erreurs de la veille, luipromirent la victoire s’il suivait leurs instructions. Ilsdonnèrent ensuite les mêmes conseils à Tête-de-Fromage, d’ailleurs.Et cette bataille les transporta de joie ! Il leur enviaitcertes, aujourd’hui, le spectacle inénarrable que lui etTête-de-Fromage avaient dû leur offrir. Le combat continua, sansarrêt, pendant trente minutes jusqu’à l’ouverture des portes del’imprimerie.

Il se vit, tout jeune écolier, quittantjournellement la classe pour galoper à l’Enquirer.Courbaturé, contusionné par ses batailles incessantes, il necourait pas très vite. Ses bras étaient marbrés des coups qu’ilavait reçus et même à certains endroits les meurtrissuress’envenimaient. Il souffrait de la tête, du bas des reins, soncerveau alourdi tourbillonnait de vertige. Il ne jouait plus auxrécréations et ne travaillait pas davantage. Même de restertranquillement assis à son pupitre était une véritable torture. Ilvivait dans un perpétuel cauchemar dont il n’entrevoyait pas lafin. Pourquoi ne pouvait-il pas rosser Tête-de-Fromage à sontour ? se demandait-il souvent ; ses misères seraientalors terminées. Il ne lui venait pas à l’esprit d’en rester là, ense laissant fouetter une bonne fois par Tête-de-Fromage sansriposter.

Et tous les jours, il se traînait jusqu’àl’impasse du journal, éreinté, dégoûté mais éternellement patient,pour affronter son ennemi qui, tout aussi éreinté que lui, auraitcertes accepté la paix, sans toute la bande de gamins, devantlesquels il convenait d’afficher de l’orgueil. Un après-midi, aprèsvingt minutes de lutte acharnée en vue d’un knock-out définitif,combat mené selon les lois sévères qui défendaient les coups depied, les coups bas et les coups sur l’adversaire à terre,Tête-de-Fromage, haletant, titubant, proposa à Martin d’êtrequittes. Et Martin, la tête dans ses mains, se revit, chancelant,haletant, étouffé par le sang ruisselant de sa lèvre fendue etqu’il avalait ; il s’avançait en titubant sur Tête-de-Fromage,crachait une gorgée de sang pour pouvoir parler et lui criaitqu’ils ne seraient jamais quittes même si Tête-de-Fromage cédait.Tête-de-Fromage ne céda pas et la bataille continua.

Le lendemain, le surlendemain, les jourssuivants virent se renouveler la bagarre quotidienne. Au moment oùil se mettait en garde, ses bras lui faisaient un mal affreux etles premiers coups donnés ou reçus lui arrachaient lesentrailles ; puis la douleur s’engourdissait et il tapaitcomme un sourd, apercevant comme à travers un brouillard, la largeface et les yeux flamboyants de Tête-de-Fromage. Il ne voyait quecette face : tout le reste n’était que du vide tourbillonnant.Rien n’existait plus pour lui que cette face : il neconnaîtrait le repos, le divin repos, que lorsque ses poingssanglants auraient réduit en bouillie cette face, ou lorsque lespoings sanglants de l’autre l’auraient lui-même réduit en bouillie.Alors seulement il se reposerait de toutes façons. Mais abandonnerla partie, lui Martin ? Impossible !

Et voilà qu’un beau jour (Martin s’étaittraîné jusqu’à l’impasse) Tête-de-Fromage ne vint pas. Les gaminsle complimentèrent et lui annoncèrent qu’il avait battuTête-de-Fromage. Mais Martin n’était pas satisfait. Il n’avait pasbattu Tête-de-Fromage, pas plus que celui-ci ne l’avait battu. Leproblème n’était pas résolu. On apprit plus tard que le père deTête-de-Fromage était mort subitement ce jour-là.

Martin saute quelques années et se voit, unsoir, au « paradis » à l’Auditorium. Il a dix-sept ans etrevient de naviguer. Une rixe éclate. Martin s’interpose et setrouve face à face avec Tête-de-Fromage, dont les yeuxflamboient.

– Je te ferai ton affaire après lespectacle, siffle son ancien ennemi.

Martin acquiesce d’un signe. Le videur du« paradis » se dirige de leur côté.

– Après le premier acte, dehors, chuchoteMartin, l’air très intéressé par ce qui se passe sur la scène.

Le videur les foudroie du regard et s’enva.

– As-tu des seconds ? demande Martinà Tête-de-Fromage à l’entracte.

– Bien sûr !

– Alors je vais m’en procurer aussi.

Pendant les entractes il rassemble sesseconds, trois individus qu’il a connus à la fabrique de clous, unchauffeur de locomotive, une demi-douzaine de types de la bande des« Boo-Gang » et quelques-uns de sa terrible bande des« Dix-huit des Halles ».

Après le théâtre les deux bandes marchèrent,sans avoir l’air de rien, de chaque côté de la rue, puis seréunirent dans un coin tranquille et tinrent conseil.

– Le pont de la 8e Rue sera lelieu de la rencontre, déclare un rouquin de la clique deTête-de-Fromage. On se battra au milieu, en pleine lumière ;et si un flic s’amène, on se taille soit d’un côté, soit del’autre.

– Ça me va ! dit Martin après avoirconsulté les chefs de sa clique.

Le pont de la 8e Rue, qui traverseun bras de l’estuaire de San Antonio, est très long. Aux deuxextrémités et au milieu il y a des lampadaires. Impossible à unagent d’approcher sans être vu. C’est un bon coin pour la bagarrequ’évoque à présent Martin. Il voit les deux bandes, silencieuses,menaçantes, gardant strictement leur distance et soutenant leurchampion respectif. Tête-de-Fromage et lui se déshabillent. Dessentinelles sont placées non loin, pour surveiller les deuxextrémités du pont. Un des « Boo-Gang » tient le vestonde Martin, sa chemise et sa casquette, prêt à les emporter au galopsi la police intervenait. Martin s’avance au centre du« ring », face à Tête-de-Fromage et, levant la main, illance son avertissement final :

– On se serre pas la pogne !Compris ? L’un de nous y restera.

Tête-de-Fromage hésite – Martin le voit – maisdevant les deux cliques son orgueil d’autrefois l’emporte.

– Allons-y ! répond-il. Arrête tonbaratin, tu veux ? je suis sûr de t’avoir !

Alors, comme de jeunes taureaux, ilsbondissent l’un vers l’autre, les poings nus, de toute l’ardeur deleur haine, de tout leur désir de détruire, de tuer. Que sontdevenus les milliers d’années de civilisation et de noblesaspirations ? Il ne reste plus que la lumière électrique pourmarquer le chemin parcouru par la grande aventure humaine. Martinet Tête-de-Fromage sont redevenus deux sauvages de l’âge de pierre.Ils sont redescendus au plus profond des abîmes limoneux, dans lafange primordiale et ils luttent aveuglément, instinctivement commelutte la poussière d’étoiles, comme lutteront les atomes del’univers, éternellement.

– Bon Dieu ! nous n’étions que desbêtes, de sombres brutes ! murmure Martin qui suit toujours,comme à travers un kaléidoscope, les péripéties de sa batailled’antan. En même temps spectateur et acteur, l’être cultivé etraffiné qu’il est devenu, frissonne de dégoût à ce spectacle ;puis le présent s’efface, les fantômes du temps passé le possèdent,il n’y a plus que Martin Eden, à dix-sept ans, et qui combatTête-de-Fromage sur le pont de la 8e Rue. Il souffre, ilcogne, il sue, il saigne – et il exulte quand ses poings nusfrappent juste.

Pareils à deux tourbillons de haine, ilss’entremêlent furieusement. Le temps passe – et les deux bandesadverses se taisent. Ils n’ont jamais senti semblable intensitédans la férocité et en sont frappés d’une sorte de respect. Cesdeux brutes leur sont supérieures.

La première vague de jeunesse et l’excellencede leur condition se sont usées ; ils luttent plus prudemment,avec plus de mesure. Jusqu’à présent, la partie est égale.« Ça casse vraiment rien, ce combat », entend direMartin. À ce moment-là, il suit une feinte du droit et du gauche,subit la riposte féroce et sent sa joue s’ouvrir jusqu’à l’os.

Ce n’est pas qu’avec le poing nu qu’on a faitça ! Des murmures effarés se font entendre ; il ruissellede sang, mais ne dit rien. Son cœur est lourd, car il apprend laruse basse, la sournoise vilenie de ses pareils. Il attend, ilguette, feint une attaque foudroyante et s’arrête àmi-chemin : il a vu luire un éclair de métal.

– Montre voir ! hurle-t-il.Qu’est-ce que c’est que tu tiens dans la main ?

Les deux bandes se précipitent, grognant etgrondant. Dans une seconde cela va devenir une bataille générale etil sera privé de sa vengeance. Il est hors de lui.

– Arrière ! vous autres !rugit-il, la voix rauque. Compris ? arrière, nom deDieu !

Ils reculent. Ce sont des brutes, mais il estla super-brute, un être terrible qui les domine de toute sapuissance.

– C’est mon affaire à moi, et je défendsqu’on s’en mêle !… Toi, donne-moi ça.

Tête-de-Fromage, refroidi et vaguementinquiet, tend son coup-de-poing américain.

– Le Rouquin, c’est toi qui le lui aspassé tout à l’heure ! continue Martin en balançant l’arme àl’eau. Je t’ai vu te glisser derrière lui et je me demandais ce quetu faisais là. Si tu recommences, je t’étripe. Compris ?

Ils reprennent le combat, éreintés, à demimorts. Enfin, le public de brutes, saturé de sang, les prieimpartialement d’arrêter. Et Tête-de-Fromage prêt à mourir à terreou debout – un Tête-de-Fromage monstrueux, méconnaissable – hésite,mais Martin bondit et cogne, cogne toujours.

Quelques minutes passent – qui lui paraissentdurer un siècle – pendant lesquelles Tête-de-Fromage faiblitvisiblement. Soudain, au milieu d’un corps à corps, un craquementsec se fait entendre, et le bras droit de Martin retombe, mou, àson côté. C’est une fracture. Tous le comprennent, etTête-de-Fromage, bondissant comme un tigre, précipite ses coups.Les seconds de Martin veulent s’interposer, mais Martin, abruti parcette avalanche terrible, les repousse en les insultant et sanglotetout haut son impuissance et son désespoir.

De sa main gauche à présent il frappe, à demiinconscient, et il entend, comme venant de très loin, des murmuresde frayeur et une voix tremblante qui dit : « Ce n’estplus de la lutte, les gars… C’est un meurtre, faut arrêterça. »

Mais on laisse faire, et il en estcontent ; il frappe, plus mollement mais sans arrêt, de sonunique bras, sur la chose sanglante en face de lui ; ce n’estplus une figure, mais une vision horrible sans nom, vacillant,trébuchant devant ses yeux papillotants, et qui ne veut pasdisparaître. Et il frappe toujours, de plus en plus faiblement,avec le peu de vitalité qui lui reste, et il lui semble que dessiècles passent et que ça ne finira jamais – quand, tout à coup, ilse rend vaguement compte que la chose innommable s’affaisse,doucement, tombe sur le parapet du pont… L’instant d’après, tenantà peine sur ses jambes flageolantes, il se penche au-dessus de laforme écroulée, et dit d’une voix qu’il ne reconnaît pas :

– T’en veux encore ?… dis ?…T’en veux encore ?…

Il répète indéfiniment ces mots, il leconjure, menaçant, de lui répondre s’il « en veutencore ». Enfin, ses camarades lui tapent amicalement dans ledos et s’efforcent de lui mettre son veston…

Puis une vague d’obscurité et d’oubli lesubmerge.

Comme alors, Martin Eden, le visage ensevelidans ses mains, n’entend plus rien, ne pense plus à rien – il arevécu avec tant d’intensité l’effroyable scène d’autrefois, qu’ila perdu connaissance – comme alors.

Une longue minute, tout n’est en lui qu’oubli,obscurité… Puis, comme un homme qui se réveille d’entre les morts,il bondit sur ses pieds, les yeux étincelants, le visage ruisselantde sueur, en hurlant :

– Je t’ai rossé, Tête-de-Fromage !Ça m’a pris onze ans, mais je t’ai rossé !

Ses genoux se dérobaient sous lui et ilretomba assis sur son lit. Encore mal réveillé, il regarda autourde lui, perplexe, en se demandant où il était. Enfin, son œilrencontra la pile de manuscrits entassés dans un coin. Alors ilreprit pied dans le présent, se souvint des livres qu’il avait luset des richesses infinies qu’il y avait puisées, de ses rêves, deses ambitions. Il se souvint de son amour pour une pâle fleur deserre, sensitive[2], irréelle, qui mourrait d’horreur sielle assistait – ne serait-ce qu’une seconde – à la scène qu’ilvenait de revivre, si elle vivait une seule seconde dans la boued’où il s’était évadé.

Il se leva et fut à son miroir.

– Ainsi, tu es sorti de la boue, MartinEden, dit-il solennellement. Tu as baigné tes yeux de divine clartéet, en t’élevant jusqu’aux étoiles, tu as tué « le serpent etle tigre » pour conquérir le plus grand trésor qui soit.

Il se regarda plus attentivement et se mit àrire.

– Un peu de folie et pas mal demélodrame, hein ? dit-il, moqueur. Ça ne fait rien. Tu asrossé Tête-de-Fromage et tu rosseras bien les éditeurs, même si çate prend onze ans. Tu ne peux pas t’arrêter là. Il faut continuer.C’est une lutte sans merci, tu sais ?

16

La sonnerie du réveil arracha brusquementMartin au sommeil. Bien que dormant profondément, il se réveillainstantanément, comme les chats – et tout joyeux que ces cinqheures d’inconscience soient passées. Avant même que la pendule aitterminé son vacarme, sa tête était plongée dans la cuvette et ils’ébrouait sous la morsure de l’eau glacée.

Mais, ce jour-là, il ne suivit pas sonprogramme habituel. Aucune histoire inachevée ne l’attendait ;aucun nouveau poème ne demandait la suprême retouche. Ses étudesl’avaient mené tard et l’heure du déjeuner approchait. Il essaya delire un chapitre de Fiske mais son cerveau s’énervait et il fermale livre. Aujourd’hui commençait une nouvelle bataille et pourquelque temps la littérature serait supprimée. La tristesse qu’ilen ressentit fut semblable à celle que l’on éprouve en quittantfamille et foyer. Il regarda la pile de manuscrits ; il allaitquitter ses pitoyables enfants déshonorés dont personne ne voulait.Il s’approcha d’eux et se mit à les feuilleter, relisant de-cide-là ses passages favoris. Il relut même « La Marmite »,tout haut, ainsi que « L’Aventure ». – « LaJoie », son dernier-né de la veille qu’il avait jeté dans lecoin, dans sa rage de n’avoir plus de timbres, le transportad’aise.

– Je ne comprends pas, murmura-t-il. Oubien ce sont les éditeurs qui ne comprennent pas… Il y a quelquechose de bizarre là-dedans. Sans compter que ce qu’ils publientdevient pire tous les mois ! Presque tout est mauvais…

Après le petit déjeuner, il mit la machine àécrire dans sa boîte et l’apporta à Oakland.

– Je vous dois un mois, dit-il àl’employé. Mais vous direz au patron que je vais travailler, quedans un mois environ je serai revenu, et remis à flot.

Il prit le transbordeur pour San Francisco ets’en fut à l’agence de placement.

– N’importe quoi, excepté du commerce,dit-il à l’agent.

Il fut aussitôt interrompu par un nouveauvenu, habillé avec la recherche affectée de certains ouvriersattirés d’instinct par l’élégance. L’agent secoua la tête.

– Rien qui puisse aller, hein ? ditl’autre. Il n’y a pas à dire, faut que je trouve quelqu’unaujourd’hui.

S’étant retourné, il vit Martin et Martin àson tour le dévisagea.

L’individu, frêle et beau, avait un visagepâle, bouffi ; on sentait qu’il venait de faire « unefête à tout casser ».

– Vous cherchez un emploi ?interrogea-t-il. Qu’est-ce que vous savez faire ?

– Les plus durs ouvrages ; je saisaussi naviguer, écrire à la machine, monter à cheval : je peuxfaire n’importe quoi et me mettre à tout, répondit Martin.

L’autre hocha la tête.

– Ça m’irait ! Je m’appelle Dawson,Joe Dawson et je cherche un blanchisseur.

– C’est trop dur pour moi. (Martin,amusé, se vit repassant des dessous de femme. Mais comme l’autrelui plaisait, il ajouta 🙂 Je saurais à la rigueur faire leblanchissage de gros. Sur mer, j’ai appris.

Joe Dawson réfléchit un instant :

– Attendez ! On va voir si on peuts’arranger. Vous écoutez ?

Martin fit signe que oui.

– C’est une petite blanchisserie à lacampagne, à Shelly Hot Springs – l’hôtel, vous voyez ? – Deuxhommes pour le travail, un patron et un employé. C’est moi lepatron. Vous ne travaillez pas pour moi, mais sous mes ordres. Çavous irait ?

Martin se tut. La perspective le tentait.Quelques mois de ce boulot, assez de temps pour étudier… Ilpourrait travailler dur, étudier dur.

– Bonne nourriture et une chambre àvous.

Une chambre à lui, où il pourrait brûler salampe jusqu’à minuit ! L’affaire fut décidée.

– Mais un travail d’enfer ! ajoutal’autre.

Martin caressa ses biceps saillants d’un gestesignificatif.

– Alors, écoutez. (Joe porta la main à satête.) J’ai la tête en compote. J’y vois à peine. Hier soir, j’aifait la foire, une foire carabinée… Voilà l’affaire : pourdeux les gages sont de cent dollars, logés et nourris. J’en touchesoixante et mon aide quarante. Mais vous êtes novice. Il faudra queje vous apprenne et au début c’est surtout moi qui travaillerai.Supposons que vous commenciez à trente ? Parole ! dès quevous serez à la coule, vous aurez vos quarante dollars.

– Ça va ! répondit Martin en luitendant la main que l’autre serra. Pas d’avance pour le billet dechemin de fer et les extras ?

– Je l’ai bue ! dit tristement Joeavec un geste expressif, tout ce qui me reste, c’est mon billet deretour.

– Et moi je serai fauché, quand mapension sera payée.

– Ne la payez pas !

– Impossible. C’est à ma sœur que je ladois.

Joe émit un long sifflement perplexe et parutse creuser la cervelle.

– J’ai encore de quoi boire pour deux,dit-il enfin ; venez, on trouvera peut-être une idée.

Martin déclina l’invitation.

– Vous ne buvez que de l’eau ?

Martin fit signe que oui et Joegémit :

– Je le voudrais bien aussi ! Maisj’peux pas ! fit-il d’un air désespéré. Quand j’ai travaillécomme un forcené toute la semaine, il faut que je me cuite. Si jene me cuitais pas, je me couperais la gorge ou je mettrais le feu àla baraque. Mais je suis content que vous buviez de l’eau.Continuez.

Martin, malgré l’énorme gouffre qui leséparait de cet homme, gouffre que les livres avaient creusé,n’éprouvait aucune difficulté à se remettre à son niveau. Toute savie il avait vécu dans la classe ouvrière et l’esprit decamaraderie du travail était chez lui une seconde nature. Iltrancha le problème du voyage, trop ardu pour la migraine del’autre : avec le billet de Joe il expédierait sa malle àShelly Hot Springs et irait à bicyclette. C’était à 75 kilomètresenviron ; en partant le dimanche, il serait au travail lelundi matin. En attendant, il allait rentrer faire ses paquets. Pasd’adieux à faire : Ruth et sa famille passaient l’été dans laSierra, au lac Tahoe.

Le dimanche soir, il arriva à Shelly HotSprings, las et poussiéreux, et fut reçu à bras ouverts par Joe.Une serviette mouillée autour de sa tête malade, il sortait dutravail.

– Le linge de la semaine dernière s’estamoncelé pendant que j’étais allé te chercher et j’ai dû travaillersans arrêt, expliqua-t-il. Ta malle est arrivée sansencombre : elle est dans ta chambre. Mais tu as du toupetd’appeler ça une malle ! Qu’est-ce qu’il y a dedans ?…des lingots d’or ?…

Il s’assit sur le lit, tandis que Martindéballait. La malle n’était autre qu’une vieille caisse àprovisions que M. Higginbotham lui avait cédée moyennant undemi-dollar. Deux poignées de corde, fixées par Martin, l’avaittransformée en malle. Joe, les yeux ronds, en vit extraire un peude linge, quelques ustensiles de toilette, puis des livres etencore des livres.

– Il y en a comme ça jusqu’au fond ?interrogea-t-il.

Martin fit signe que oui et continua à rangerses livres sur la table de la cuisine qui servait de lavabo.

– Zut ! alors, s’écria Joe. (Puis ilréfléchit longuement et déclara enfin 🙂 Dis donc, les filles,ça doit pas t’intéresser beaucoup ?

– Non, répondit Martin. Avant de memettre à la lecture, je cavalais pas mal. Mais depuis, je n’ai pasle temps.

– Et ici tu ne l’auras pas non plus. Toutce qu’on peut faire c’est travailler et dormir.

Martin pensa à ses cinq heures de sommeil parnuit et sourit. Sa chambre était au-dessus de la blanchisserie,dans le même bâtiment que la machine qui pompait l’eau, produisaitl’électricité et faisait marcher la lessiveuse.

Le mécanicien, qui habitait la chambrevoisine, vint faire la connaissance du nouvel employé et aidaMartin à placer une ampoule électrique au bout d’un fil assez longpour pouvoir aller de la table au lit.

Le lendemain, Martin fut arraché de son lit àsix heures moins le quart et stupéfia Joe en prenant une douchefroide.

– Ben, mon vieux, t’es réchauffé !déclara-t-il quand ils s’assirent pour déjeuner à un coin de tabledans la cuisine de l’hôtel.

Il y avait aussi le mécanicien, le jardinier,son aide et deux ou trois palefreniers. Ils mangèrent vite, d’unair renfrogné, silencieusement et Martin en les écoutant, se renditcompte combien il s’était éloigné d’eux. Leur basse mentalité ledéprima et dès qu’il eut avalé son petit déjeuner, il se leva etsoupira d’aise en fermant derrière lui la porte de la cuisine.

La petite blanchisserie à vapeur étaitparfaitement organisée, les machines les plus modernes y faisaienttout ce qu’il est possible à des machines de faire. Martin aprèsquelques indications, tria les grands tas de linge sale, tandis queJoe mettait la lessiveuse en train et préparait des provisionsnouvelles de savon mou dont la composition chimique l’obligeait àse garantir le nez, la bouche et les yeux avec des serviettes, cequi le faisait ressembler à une momie. Une fois le triage fini,Martin l’aida à tordre le linge, en le plongeant dans une rotative,qui, à raison de quelques milliers de tours à la minute, enexprimait l’eau. Puis Martin alterna entre le séchoir et letordeur, en secouant entre-temps les bas et les chaussettes. À lafin de l’après-midi, Joe les passant et Martin les empilant, ilsajustèrent bas et chaussettes sur le cylindre pendant que les ferschauffaient.

Puis ce fut du repassage de linge de corpsjusqu’à six heures. À ce moment-là Joe hocha la tête d’un airdubitatif.

– On est à la bourre ! dit-il.Faudra travailler après dîner.

Donc, après dîner, ils travaillèrent jusqu’àdix heures sous l’aveuglante électricité et repassèrent jusqu’à ladernière chemise ; ils plièrent ensuite le tout dans une autresalle. C’était une chaude nuit californienne, et, malgré lesfenêtres grandes ouvertes, la pièce, avec son fourneau à repasserchauffé à blanc, était une vraie fournaise. Martin et Joe, en giletde corps, transpiraient et suffoquaient.

– Ça ressemble à l’arrimage d’unecargaison sous les tropiques, dit Martin quand ils remontèrent chezeux.

– Tu feras l’affaire, répondit Joe. Tun’es pas un tire-au-flanc. Si tu continues, t’auras tes quarantedollars dès le mois prochain. Mais ne me raconte pas que t’asjamais repassé. Je ne suis pas idiot.

– Parole ! je n’ai jamais repassé,même pas un mouchoir, assura Martin.

Il fut surpris d’être aussi fatigué, enentrant dans sa chambre ; il avait oublié qu’il était restésur ses jambes quatorze heures sans arrêter de travailler. Il mitle réveil à six heures et calcula qu’il pourrait, en se réservantcinq heures de sommeil, lire jusqu’à une heure. Il enleva seschaussures pour délasser ses pieds enflés, s’assit à la tabledevant ses livres, ouvrit Fiske qu’il avait commencé deux joursauparavant et se mit à lire. Mais dès les premiers mots, il eut dela peine à concentrer son attention et se mit à les relire. Puis…il se réveilla courbaturé et glacé par le vent de la montagne quisoufflait par la fenêtre. Il regarda la pendule : ellemarquait deux heures. Il avait donc dormi quatre heures ! Ilse déshabilla au galop, s’écroula sur son lit et s’endormit dès quesa tête eut touché l’oreiller.

Le mardi, ils travaillèrent sans arrêtégalement. La vitesse avec laquelle Martin abattait la besogne,faisait l’admiration de Joe. Celui-ci était un vrai bourreau detravail. N’ayant que cette préoccupation en tête, il ne perdaitjamais une minute, cherchait sans cesse le moyen de gagner dutemps, montrait à Martin la façon d’exécuter en trois temps cequ’il accomplissait en cinq, ou en deux ce qu’il faisait en trois.Procédé d’élimination, disait Martin en le copiant. Il étaitlui-même un bon travailleur, adroit, rapide et il avait toujoursmis son point d’honneur à ne permettre à quiconque de l’aider ou dele surpasser. Il sauta donc avidement sur les conseils de soncamarade et désamidonna cols et manchettes, de façon à ce qu’il nereste la moindre bulle d’air au repassage ; sa rapidité et sonadresse lui valurent des compliments de Joe.

Jamais il ne se produisait d’arrêt. Joen’attendait rien ni personne et bondissait d’une tâche à une autre.Ils amidonnèrent deux cents chemises blanches, cueillant de la maindroite, d’un seul mouvement circulaire, la chemise, de façon àfaire tomber les poignets, le col et le plastron ; la maingauche élevait le corps, pour le préserver de l’amidon.

Puis la main gauche plongeait dans l’amidonbrûlant, tellement brûlant qu’il leur fallait continuellementtremper leurs mains dans une cuve d’eau froide pour en détacher lapâte. Et ce soir-là, ils amidonnèrent jusqu’à dix heures et demiede coquettes et légères fanfreluches de femmes.

– Vivement les tropiques et la feuille devigne, dit Martin en riant.

– Et moi, vivement des rentes, réponditJoe sérieusement. Je ne connais que ça : le blanchissage.

– Mais ça, tu le connais à fond.

– Ça serait vraiment malheureux. J’aicommencé à la Contra Costa, à Oakland, à onze ans, au secouage desbas pour le cylindre. Il y a dix-huit ans de ça et jamais je n’airien fait d’autre. Mais ce boulot-là est le plus dur que j’aiejamais eu. On devrait avoir un homme de plus, au moins. Noustravaillerons la nuit de demain. On cylindre toujours les mercredissoir, les cols et les manchettes.

Martin remonta son réveil, s’assit à sa tableet ouvrit Fiske. Il ne put finir le premier paragraphe : leslignes s’enchevêtraient devant ses yeux et sa tête retombait àchaque instant sur sa poitrine. Il marcha de long en large, martelasa tête de grands coups de poing ; tout fut inutile. Il plantale livre devant lui, soutint ses paupières du bout de ses doigtset… s’endormit les yeux grands ouverts. Alors, il s’avoua vaincu etse coucha. Un lourd sommeil de brute le terrassa pendant septheures, et lorsqu’il en fut brutalement tiré par la sonnerie duréveil, il sentit qu’il n’avait pas assez dormi.

– Beaucoup lu ?… demanda Joe.

Martin secoua la tête.

– Ça ne fait rien ! ce soir oncylindre, mais jeudi nous finirons à six heures et tu pourras t’yremettre.

Ce jour-là, Martin lava des lainages à la maindans une grande cuve, avec du savon doux, à l’aide d’une machine defortune dont Joe tirait une grande fierté.

– Mon invention ! dit-ilorgueilleusement. Ça remplace la planche, économise les genoux, etfait gagner au moins quinze minutes, ce qui n’est pas à dédaignerdans cet enfer.

Le cylindrage des manchettes et des cols étaitégalement de l’invention de Joe. Cette nuit-là, pendant leurtravail à l’électricité, il le lui expliqua.

– Je suis le seul à le faire. Il le fautbien, si je veux avoir fini samedi après-midi à trois heures. Maisje connais la manière et c’est ça qui fait toute la différence. Ilfaut la chaleur voulue, la pression voulue, puis on les y passetrois fois. Regarde ça ! (Il leva une manchette en l’air.) Àla main on ne ferait pas mieux.

Le jeudi Joe entra dans une rage folle. Unballot « d’amidonnage fantaisie » supplémentaire étaitrentré.

– Je m’en vais ! hurla-t-il. J’en aiassez. Je m’en vais, froidement. À quoi ça sert-il de travaillercomme un esclave toute la semaine, sans perdre une minute, pourqu’ils viennent me coller un travail de fantaisie par-dessus lemarché ?… Nous sommes dans un pays libre, et je vais allerdire à ce gros Hollandais ce que je pense de lui. Et je ne le luienverrai pas dire ! Je lui en flanquerai, moi, des fantaisiessupplémentaires !…

– On travaille ce soir, dit-il un instantaprès, résigné à son sort.

Et ce soir-là, Martin n’essaya même pas delutter. De toute la semaine il n’avait pas lu le journal et, choseétrange, cela ne lui manquait pas. Les nouvelles ne l’intéressaientplus. Il était trop fatigué, trop abruti pour s’intéresser à quoique ce soit, bien qu’il projetât, s’il finissait son travail lesamedi à trois heures de partir pour Oakland à bicyclette.Soixante-quinze kilomètres pour aller, autant pour le retour ledimanche après-midi, ne le prépareraient sans doute pas très bienau travail de la semaine suivante. Il aurait été plus pratique deprendre le train – mais le billet coûtait deux dollars cinquante etil voulait faire des économies.

17

Martin apprit à faire bien des choses. Dans lecourant de la première semaine, en une après-midi, les deux hommeslivrèrent deux cents chemises blanches. Joe manœuvrait la machine –composée d’un fer chaud accroché à un ressort d’acier quifournissait la pression – repassait ainsi le plastron, lespoignets, le col, dont il retournait les coins en angles droits etqu’il terminait par un impeccable glaçage. Aussitôt la chemisefinie, il la lançait sur un râtelier, où Martin la prenait et enrepassait tout ce qui n’était pas empesé.

C’était un travail éreintant, qui sepoursuivait pendant des heures sans arrêt, à toute vitesse. Sousles spacieuses vérandas de l’hôtel, des hommes et des femmes, toutde blanc vêtus, suçaient des boissons glacées, en se maintenant àune agréable température. Mais dans la blanchisserie, l’air étaitaccablant. Le grand fourneau ronflait, rougi à blanc et, des ferspassés sur le linge mouillé, s’élevaient des nuages de vapeur. Cesfers étaient différents de ceux dont se servent les ménagères etdont elles éprouvent la chaleur du bout de leurs doigts humides.Comme il leur fallait une chaleur bien plus élevée, ils lesessayaient en les rapprochant de leurs joues.

Martin admirait ce procédé sans toutefois lecomprendre. Quand les fers étaient trop chauds, on les accrochait àdes tringles de fer et on les trempait dans l’eau froide. Cetteopération demandait également un coup d’œil précis et sûr :une fraction de seconde de trop, et tout était à recommencer.Martin se félicita de la précision qu’il avait acquise, quasiautomatiquement, et basée sur l’observation de symptômes presqueimpondérables.

Mais il n’avait pas beaucoup le temps deréfléchir ni de se féliciter ; et tout son moi conscient seconcentrait sur sa besogne. Son cerveau et son corps sans cesse enaction, n’étaient plus qu’une machine intelligente ; lesproblèmes insondables de l’univers n’y trouvaient plus de place etil leur en interdisait l’accès.

Son être entier n’était plus qu’un réduitétroit, la cabine directrice qui dirigeait les muscles de ses bras,de ses doigts agiles ; ceux-ci à leur tour dirigeaient lesfers rapides et leurs longues glissades fumantes, mesurées à unmillimètre près, le long d’interminables manches, de dos et decôtés. Puis, le même bras, mécaniquement, lançait la chemise aurâtelier approprié sans la froisser et en saisissait immédiatementune autre. Et cela pendant des heures et des heures torrides, aucours desquelles tout le monde pantelait sous le soleilcalifornien. Mais dans la blanchisserie surchauffée, on n’avait pasle temps de panteler : les clients au frais sous la vérandaavaient besoin de linge propre.

Martin ruisselait de sueur. Il buvaitd’énormes quantités d’eau ; mais la chaleur était si grande,qu’elle s’évaporait en transpiration, avant même de parvenir à sonestomac. Autrefois en mer, son travail lui laissait presquetoujours assez de loisir pour qu’il pût se retremper en lui-même.Le patron du bateau était le maître de son temps : mais lepatron de l’hôtel était le maître de ses pensées également :il ne pouvait plus en avoir que pour ce travail qui éreintait lecorps, qui exaspérait les nerfs. En dehors de cela, impossible depenser. Il ne savait plus qu’il aimait Ruth. Elle n’existait pas,car il n’avait pas le temps de se souvenir d’elle. Le soirseulement, lorsqu’il tombait sur son lit, ou bien au petitdéjeuner, de fugaces visions d’elle lui apparaissaient.

– C’est l’enfer, hein ? dit un jourJoe.

Martin répondit par un signe de tête irrité.La constatation d’un fait aussi flagrant était inutile. Pendant letravail ils ne parlaient pas, toute conversation en interrompait lecours automatique ; cette fois-ci Martin manqua un coup de feret fut obligé de faire deux mouvements de plus pour rattraper lecourant.

Le vendredi matin, ce fut au tour de lalessiveuse. Deux fois par semaine, ils faisaient le « groslinge » de l’hôtel : draps, taies d’oreiller, nappes etserviettes. Ensuite ils s’attelaient à l’empesage de fin, travaillong, ennuyeux et délicat auquel Martin se mit plus difficilementet qui ne pouvait s’apprendre que par tâtonnements, la moindreerreur pouvant être désastreuse.

– Regarde ça, dit Joe en lui montrant unecombinaison arachnéenne, qu’il aurait pu dissimuler tout entièredans le creux de sa main. Abîme-moi ça, et ça te coûtera vingtdollars sur ton mois !

Mais Martin, bien que sa tension nerveuseaugmentât de plus en plus, relâcha sa tension musculaire et n’abîmarien ; il prêta même une oreille sympathique aux blasphèmes deJoe soufflant et peinant sur les ravissantes fanfreluches queportent les femmes qui ne repassent pas leur linge elles-mêmes.

Le repassage de fin était le cauchemar deMartin comme celui de Joe. C’est le repassage de fin qui lesprivait de quelques minutes de pause. Tout le jour ils ytravaillaient. À sept heures du soir ils le quittaient pourcylindrer le linge d’hôtel. À dix heures, quand les clientsallaient dormir, les deux blanchisseurs transpiraient encore sur lerepassage de fin, jusqu’à minuit, une heure, quelquefois deuxheures du matin. À deux heures et demie ils s’en allaient.

Le samedi matin, on mit les bouchées doubleset à trois heures le travail de la semaine fut terminé.

– Tu ne vas pas t’appuyer les 75kilomètres d’ici Oakland, après ce turbin ? demanda Joe,lorsque, assis sur l’escalier, ils allumèrent une cigarette bienméritée.

– Il le faut, répondit-il.

– Pourquoi : à cause d’unefille ?…

– Non. Pour économiser deux dollarscinquante et changer des livres à la bibliothèque.

– Pourquoi ne les envoies-tu pas parl’express ? Ça te coûterait moins d’un dollar.

Martin réfléchit.

– Tu te reposerais demain, insistal’autre. T’en as besoin. Moi aussi, je suis vanné.

Il en avait bien l’air. Infatigable,n’arrêtant jamais, luttant toute la semaine pour gagner une minuteou une seconde de plus, il tournait les difficultés, surmontait lesobstacles, colosse d’énergie inlassable, moteur humain à marcheincessante, démon d’acier, et une fois sa tâche finie, il tombaitdans le coma. Il se traînait, hagard, et sa belle figure secreusait de fatigue. Tout son feu, tout son ressort avaientdisparu. Et le moral était à zéro.

– Et la semaine prochaine, tout sera àrecommencer, dit-il tristement. Et pour quoi faire ? pourarriver à quoi ? hein ?… Quelquefois, je voudrais êtrechemineau. On ne travaille pas et on est nourri. Bon Dieu ! unverre de bière me ferait plaisir ! mais je n’ai pas le couraged’aller jusqu’au village pour ça. Reste donc ici et envoie teslivres par l’express ou bien tu n’es qu’un imbécile !

– Mais que vais-je faire, tout ledimanche ? demanda Martin.

– Tu te reposeras. Tu ne te doutes pascombien tu es fatigué. Moi, je suis si éreinté le dimanche que jene peux même pas lire les journaux. Une fois je suis tombé maladede la typhoïde. À l’hôpital, deux mois et demi, sans rien faire.Ça, c’était vivre.… C’était vivre ! répéta-t-il rêveusement,un instant plus tard.

Martin, après avoir pris un bain, s’aperçut dela disparition du blanchisseur en chef. Il devait être allé boireson verre de bière, se dit Martin et il décida que les sept centsmètres à faire jusqu’au village étaient un trop long voyage pourlui. Il s’étendit sur son lit après avoir enlevé ses chaussures ets’efforça de reprendre ses esprits. Il n’essaya même pas delire ; il ressentait une fatigue trop grande pour avoirsommeil. À demi inconscient, stupéfié d’éreintement, il demeura là,jusqu’au dîner. Joe ne vint pas. Et lorsque Martin entendit lejardinier annoncer qu’il devait très probablement être en traind’user ses coudes sur le zinc du bar, il comprit la raison de sonabsence. Martin alla se coucher immédiatement après et décida lelendemain matin qu’il était très reposé. Joe était toujours absent,Martin se procura un journal et s’assit à l’ombre d’un arbre. Lamatinée s’écoula, il ne sut pas comment. Il n’avait pas dormi,personne ne l’avait dérangé et il n’avait pas terminé son journal.Il revint au même endroit l’après-midi, après déjeuner et, cettefois, il s’endormit.

Ainsi passa le dimanche et, le lundi matin, ilfut au travail triant le linge, tandis que Joe, gémissant,blasphémant, actionnait la lessiveuse et préparait le savonmou.

– Je ne peux pas m’en empêcher !expliqua-t-il. Quand le samedi soir arrive, il faut que je mesoûle !

Une autre semaine s’écoula, d’éreintantesjournées, d’intolérables nuits à l’électricité – jusqu’au samediaprès-midi à trois heures où Joe savoura un instant de contentementet partit ensuite au village pour oublier. Le dimanche de Martinfut pareil au précédent. Il dormit à l’ombre des arbres, jeta unœil vague sur le journal et passa de longues heures allongé sur ledos, sans rien faire, sans penser. Il était trop abruti pourpenser, bien qu’il fût mécontent de lui-même. Il se dégoûtait,comme s’il avait subi une dégradation morale, une diminution de savaleur intrinsèque. Tout ce qui le rendait semblable aux dieuxétait annihilé ; aucune ambition ne l’éperonnait plus. Son âmesemblait morte. Il n’était plus qu’une bête – une bête de somme. Labeauté du soleil perçant de flèches d’or le feuillage, ne lefrappait plus ; l’azur du ciel ne lui murmurait plusrien ; les secrets de la nature et l’immensité du mystérieuxunivers ne l’attiraient plus. La vie était intolérablementmonotone, stupide, amère au goût. Un écran sombre recouvrait lemiroir de sa vision intérieure et sa fantaisie dormait dans unechambre de malade où ne pénétrait aucun rayon de soleil. Il enviaitJoe là-bas au village, traînant ses coudes sur le zinc du bar,ruminant des idées fixes, ressassant de façon inepte d’inepteschoses, oubliant dans son ivresse le lundi matin et l’éreintantesemaine à venir.

Une troisième semaine s’écoula et Martin semaudit et maudit la vie. Le sentiment d’une faillite l’oppressa. Ily avait une raison pour que les éditeurs refusent ses œuvres, il levoyait à présent et il se moquait de lui-même et de ses rêves. Ruthlui renvoya ses « Poèmes de la mer » par la poste. Il lutsa lettre, sans manifester aucune réaction. Elle le complimentaitde son mieux. Mais elle ne savait pas mentir et il vit de ladésapprobation entre les lignes courtoisement élogieuses. Et elleavait raison, il en fut convaincu en relisant son poème.L’enchantement était tombé et il se demanda ce qui avait pu luipasser par l’esprit quand il l’écrivit. L’audace de sa phraséologielui parut grotesque, son lyrisme d’expression, monstrueux ;tout était absurde, irréel, impossible. Il aurait sur-le-champbrûlé les « Poèmes de la mer » s’il ne lui avait fallupour cela un effort de volonté. Il y avait bien le foyer deschaudières, mais la fatigue de les y porter aurait été grande.Toute son énergie était employée à laver le linge des gens :il ne lui en restait plus pour ses affaires personnelles.

Il résolut de se ressaisir le dimanche suivantet de répondre à Ruth. Mais le samedi après-midi, quand l’ouvragefut fini et son bain pris, le désir d’oublier l’emporta. « Jevais aller voir ce que fabrique Joe », prit-il comme prétexte,tout en sachant parfaitement qu’il mentait. Mais il se refusa àl’admettre, parce qu’il voulait oublier. Il s’achemina d’abordlentement, comme par hasard, vers le village, augmentant l’alluremalgré lui à mesure qu’il approchait du café.

– Je croyais que tu ne buvais que de laflotte ? dit Joe en guise de bienvenue.

Martin, dédaignant de fournir desexplications, commanda du whisky et en remplit son verre jusqu’aubord avant de passer la bouteille.

– Ne la garde pas toute la nuit, dit-ild’un ton rude.

L’autre jouait avec la bouteille et Martin,agacé de l’attendre, avala son verre d’une lampée et le remplit denouveau.

– À présent je peux t’attendre, dit-ild’un air renfrogné, mais dépêche-toi.

Joe se dépêcha et ils burent ensemble.

– C’est le travail qui te fait ça,hein ? questionna Joe.

Mais Martin se refusa à toute discussion surce sujet.

– Ah oui ! c’est un bel enfer,continua l’autre, seulement ça me dégoûte de te voir en venir là,Mart. Eh bien ! voilà ! c’est comme ça qu’on yarrive.

Martin buvait sans rien dire ; il donnaitses ordres d’une voix mordante et terrorisait le tenancier du bar,jeune campagnard efféminé aux yeux bleus aqueux, aux cheveuxséparés par une raie.

– La façon dont ils nous traitent, nousautres pauvres diables, est scandaleuse, énonça Joe. Si je ne mesoûlais pas, j’éclaterais et je brûlerais leur cambuse ! Laboisson, voilà ce qui me sauve, je te jure !

Mais Martin ne répondit pas. Quelques tournéesde plus et, dans son cerveau, les fantasmagories de l’intoxicationse mirent en branle. Ah ! voilà qui était de nouveau,vivre ! la première bouffée de vie qu’il ait aspirée depuistrois semaines !… Ses rêves lui réapparurent. La fantaisies’évada de la chambre sombre, toute vêtue de flamboyante clarté etlui fit signe. Le miroir de sa vision intérieure reflétait denouveau, transparent comme le cristal, des images éclatantes.L’enchantement et la beauté, les mains entrelacées, luisouriaient ; tout son pouvoir était revenu. Il essaya d’enparler à Joe, mais Joe, tout à ses marottes personnelles, exposaitd’infaillibles plans qui devaient lui permettre d’échapper àl’esclavage du blanchissage, pour devenir lui-même propriétaired’une grande blanchisserie à vapeur.

– Je vais te dire, Mart, il n’y aura pasde gosses à travailler, dans ma blanchisserie – non, pas un,parole ! Et pas une âme ne turbinera après six heures du soir.Tu entends ? Il y aura assez de machines et de monde pour quele travail se fasse à des heures décentes. Et, Mart, tu m’aideras,dis ? Je te nommerai surintendant de la boîte, de tout lebastringue, de tout le monde. Maintenant voici le plan : je mefais buveur d’eau pendant deux ans, je fais des économies etalors…

Martin, se détournant, le laissa faire sesconfidences au tenancier du bar. Mais bientôt celui-ci fut appelépour servir à boire à deux fermiers, qui acceptèrent l’invitationde Martin. Martin fit largesse, invita tous ceux qui entraient,valets de ferme, cochers, l’aide-jardinier de l’hôtel, le tenancierdu bar et le furtif chemineau qui se glissa comme une ombre dans lebar et, comme une ombre, se dissimula dans un coin.

18

Le lundi matin, Joe gémit à la premièrefournée de linge plongée dans la lessiveuse.

– Dis donc !…

– Ne me parle pas ! grondaMartin.

– Pardon Joe, dit-il à midi, quand ilsallèrent ensemble déjeuner.

Des larmes mouillèrent les yeux del’autre.

– Ça va, ça va, mon vieux ! dit-il.Nous sommes en enfer et nous ne pouvons rien y faire. Seulement tusais, je t’ai à la bonne. Voilà ce qui m’a vexé. Tu m’as plu toutde suite.

Martin lui serra la main.

– Si on lâchait ça ? suggéra Joe.Lâchons ça et faisons-nous chemineaux. Je n’ai jamais essayé, maisça doit être très facile. Et rien à faire, pense donc ! rien àfaire ! j’ai été malade une fois – la typhoïde – à l’hôpitalet c’était épatant ! Je voudrais bien retomber malade.

La semaine fut longue. L’hôtel était plein et« l’empesage de fin » s’accumulait. Ils firent desprodiges. Ils travaillaient tard chaque nuit, dépêchaient leursrepas et commençaient même une demi-heure avant le petit déjeuner.Martin ne prenait plus de bain froid. Chaque instant était précieuxet Joe, gardien attentif du troupeau, n’en perdait pas un, lescomptait et les recomptait comme un avare son trésor ; ilpeinait fiévreusement, comme une machine forcenée, aidée par cetteautre machine, Martin Eden – un homme.

Mais les moments étaient rares, où Martinpouvait se permettre de penser. La maison des pensées était close,ses volets fermés et il en était le sombre gardien. Joe avaitraison : tous deux n’étaient que des ombres, travaillant dansles limbes éternelles du labeur. Ou bien était-ce un rêve ?…Quelquefois, au milieu de la vapeur bouillante, tout en faisantaller et venir les lourds fers sur le linge blanc, il avaitl’impression de vivre un rêve. Bientôt, ou peut-être dans un siècleou deux, il s’éveillerait dans sa petite chambre, près de la tabletachée d’encre et reprendrait sa littérature au point où il l’avaitlaissée la veille. Ou bien, si ceci aussi était un rêve, la relèvede vigie le réveillerait : il bondirait de sa couchette dansl’entrepont et, secoué par le roulis, il prendrait la barre etsentirait la fraîcheur des vents alizés caresser sa chair, sous leclair regard des étoiles tropicales.

Vint le samedi et son précaire triomphe detrois heures.

– Je crois bien que je vais aller là-basboire un verre de bière ! dit Joe, de la voix bizarre,désaccordée, qui annonçait le coma hebdomadaire.

Martin parut soudain s’éveiller. Il ouvrit lesac de cuir des accessoires, huila ses roues, et sa chaîne, ajustasa selle. Joe n’était pas à mi-chemin du bar, que Martin ledépassait, penché sur son guidon, pédalant vigoureusement ; ilétait visiblement décidé à avaler ses 75 kilomètres de poussière etde chaleur le plus vite possible. Il arriva à Oakland pour dormir,refit le dimanche les 75 kilomètres de retour, et le lendemainmatin se remit à l’ouvrage, fatigué.

Mais il n’avait pas bu.

Une cinquième semaine passa, puis une sixième,durant lesquelles il vécut comme une machine ; il ne luirestait plus dans l’âme qu’une toute petite étincelle, qui leforçait, toutes les fins de semaines, à avaler ses 150 kilomètres,non pas pour se reposer, mais pour tâcher au contraire, d’éteindrecette petite étincelle, dernier vestige de sa vie passée. À la finde la septième semaine, malgré lui, mais incapable de résister, ildescendit au village avec Joe et but l’oubli et la joie de vivrejusqu’au lundi matin.

Puis il refit un samedi, les 150 kilomètres,effaçant l’engourdissement de sa trop grande fatigue par unefatigue encore plus grande. Au bout de trois mois, il retourna auvillage avec Joe ; c’était la troisième fois. Il but, oublia,revécut, et, soudain éclairé, vit la brute qu’il allait devenir,non par la faute de la boisson, mais par la faute du travail. Laboisson n’était que l’effet, non la cause. Elle succédaitinévitablement au travail comme la nuit succède au jour. Ce n’étaitpas en devenant une bête de somme qu’il gagnerait les sommets – luichuchotait le whisky à l’oreille – et il approuva l’avis. Le whiskyétait sage et connaissait bien son œuvre. Il demanda du papier, uncrayon, à boire pour tout le monde et, pendant qu’on buvait à sasanté, il s’appuya au bar et gribouilla quelque chose.

– Un télégramme, Joe, dit-il.Lis !

Joe lut d’un œil vague, comiquement torve.Mais ce qu’il lut le dégrisa. Il regarda Martin avecdésespoir ; des larmes jaillirent de ses yeux et descendirentle long de ses joues.

– Tu ne vas pas me planter là,Mart ? interrogea-t-il, d’un ton lamentable.

Martin fit signe que oui et pria le garçon deporter le télégramme à la poste.

– Attends ! bredouilla pâteusementJoe. Laisse-moi réfléchir.

Il se cramponna au bar, les jambesflageolantes, tandis que Martin, un bras autour de lui, lemaintenait en équilibre.

– Dis : deuxblanchisseurs ! dit-il brusquement. Voilà qui est décidé.

– Pourquoi veux-tu quitter ? demandaMartin.

– Pour la même raison que toi.

– Mais je vais m’embarquer ! Tu n’yconnais rien, toi !

– Non ! répondit Joe. Mais je peuxprendre la route, parfaitement ! parfaitement !

Martin le regarda attentivement un instant,puis s’écria :

– Bon Dieu ! Tu as raison !Mieux vaut être chemineau que bête de somme. Au moins tu vivras,mon vieux ! et ce sera bien la première fois que çat’arrivera !

– J’ai été une fois à l’hôpital, corrigeaJoe. C’était épatant. La typhoïde – je te l’ai dit ?…

Martin changea la rédaction du télégramme, mit« deux blanchisseurs », et Joe poursuivit :

– À l’hôpital, je n’ai jamais eu envie deboire. C’est drôle, hein ? Mais quand je trime comme unesclave toute la semaine, il faut que je me soûle. Tu n’as pasremarqué que les cuisiniers boivent comme des trous ? et lesboulangers donc ?… C’est le travail. Ils ne peuvent pas faireautrement. Là, laisse-moi payer la moitié du télégramme…

– Nous allons le jouer, offritMartin.

– Allez ! pour tout le monde àboire ! cria Joe, pendant que les dés roulaient sur le zincpoisseux.

Le lundi matin, Joe était fou d’impatience. Ilne s’occupait pas de sa migraine et ne s’intéressait guère à sontravail. Les instants se perdaient, par troupeaux, tandis que leurgardien inattentif regardait par la fenêtre le soleil et lesarbres.

– Regarde ! regarde !s’écriait-il. Tout ça est à moi ! Entrée libre ! Je peuxme coucher sous les arbres et dormir cent ans si ça me plaît.Allez, Mart, filons ! À quoi bon attendre une minute deplus ? En voiture, pour le pays de la flamme éternelle !J’ai mon billet ! et c’est pas un billet d’aller et retour, jete le jure !

Quelques instants plus tard, en remplissant lacuve de linge sale, Joe aperçut la chemise du patron del’hôtel ; il en connaissait la marque. Dans un accèsd’indépendance frénétique, il la jeta sur le sol et la piétina.

– Je voudrais que tu sois dedans, salegros Hollandais ! hurla-t-il. Dedans, et sous mes pieds !Tiens, saligaud ! Arrête-moi, ou je fais un malheur.

Martin en riant lui fit reprendre son ouvrage.Le mardi soir, les nouveaux blanchisseurs arrivèrent et le reste dela semaine se passa à les mettre au courant. Joe, assis, expliquaitsa méthode, mais ne travaillait plus.

– J’en fous plus une rame !annonça-t-il. Qu’ils me foutent à la porte s’ils veulent, mais,s’ils le font, je m’en vais illico ! Très peu pour moi, mercibien ! À moi les routes, les prés et les siestes à l’ombre,sous les arbres ! Allez les esclaves ! Ça va bien !Parfait ! Trimez et suez ! Trimez et suez ! Et quandvous serez morts, vous pourrirez, comme moi. D’abord, qu’est-ce queça peut faire, que vous viviez ou non ? hein ?… dites,qu’est-ce que ça peut faire ?…

Le samedi on les paya et ils se direntadieu.

– C’est pas la peine que je te demande dechanger d’idée et de courir les routes avec moi ? interrogeaJoe désespérément.

Martin secoua la tête. Il s’apprêtait àenfourcher sa bicyclette. Ils se serrèrent la main. Joe retint lasienne un instant, puis dit :

– Je te reverrai, Mart, avant qu’on nemeure, nous deux. C’est certain. Je le sens. Salut, Mart. Je t’aimerudement, tu sais !…

Silhouette désolée plantée au milieu de laroute, il attendit que Martin eût disparu au tournant.

– C’est un bon zig, ce gars-là,grogna-t-il, un bon zig.

Puis il s’achemina lentement vers lesciternes, où une demi-douzaine de réservoirs vides attendaient, surle bas-côté, les convois montants.

19

Ruth et sa famille étaient de retour, etMartin, dès son arrivée, la vit souvent. Elle avait terminé sesétudes ; lui, déprimé physiquement et cérébralement,n’écrivait pas. Ils purent donc se voir à leur aise, pour lapremière fois, et leur intimité grandit rapidement.

Au début, Martin ne fit que se reposer. Ildormit énormément, passa de longues heures à rêvasser, à penser, àne rien faire. Il était pareil à un convalescent relevant d’uneterrible maladie. Le premier signe de renaissance se produisit lejour où il s’intéressa de nouveau à la lecture des journaux. Alorsil se remit à lire des nouvelles frivoles, des vers, et, quelquesjours après, il se replongeait, tête baissée, dans le Fiske tantnégligé. Son tempérament et sa santé splendides avaient repris ledessus et il jouissait plus que jamais des ressources profondes desa jeunesse.

Ruth, quand elle apprit qu’aussitôt reposé ilreprendrait la mer, ne dissimula pas son désappointement.

– Pourquoi faites-vous ça ?fit-elle.

– Pour gagner de l’argent, réponditMartin. Il faut que j’en fasse une nouvelle provision, en vue d’unenouvelle campagne contre les éditeurs. L’argent est le nerf de laguerre, dans mon cas, surtout – l’argent et la patience.

– Mais s’il ne vous faut que de l’argent,pourquoi n’êtes-vous pas resté à la blanchisserie ?

– Parce que la blanchisserie faisait demoi une brute. Un travail pareil vous mène forcément à laboisson.

– Vous n’allez pas me dire quevous… ? (Elle le fixa avec de grands yeux horrifiés.)

Il aurait pu facilement éluder laquestion : mais sa nature était franche d’instinct et il sesouvint de son ancienne résolution d’être sincère, quoi qu’ilarrive.

– Oui, répondit-il. Justement. Plusieursfois.

Avec un frisson elle s’éloigna de lui.

– Dans mon entourage, personne n’a jamaisfait ça.

– C’est qu’ils n’ont jamais travaillé àla blanchisserie de Shelly Hot Springs, dit-il en riant amèrement.Le travail est une bonne chose. Il est nécessaire à la santéhumaine, disent les prédicateurs, et Dieu sait qu’il ne m’a jamaisfait peur. Mais « abondance de biens, nuit » comme dit leproverbe, et la blanchisserie exagérait, vraiment. Voilà pourquoije reprends la mer. Je crois que ce sera mon dernier voyage, car àmon retour, je réussirai avec ma littérature. J’en suiscertain.

Elle demeura silencieuse, hostile, et ill’observait mélancoliquement, se rendant compte qu’elle étaitincapable de comprendre par quoi il avait passé.

– Un jour, j’écrirai : « De ladégradation produite par le travail » ou « La Psychologiede la boisson dans la classe ouvrière », quelque chose de cegenre.

Jamais depuis leur première entrevue ils nes’étaient sentis aussi éloignés l’un de l’autre. Sa confession sifranche, faite dans un esprit de révolte, l’avait dégoûtée. Sadégradation la choquait, bien plus que ce qui en avait été la causedirecte ; elle dut admettre à quel point elle s’étaitrapprochée de lui et, ceci accepté, à quel point leur intimitédevrait se resserrer encore. Sa pitié se réveillait aussi, ainsique d’innocents et idéalistes projets de rééducation. Ellesauverait cette jeunesse sauvage si pleine de bonne volonté. Ellele sauverait de l’influence maudite de son milieu d’autrefois, etelle le sauverait de lui-même, malgré lui. Tout ceci lui semblaitêtre un très noble état d’âme et elle ne doutait guère qu’ildissimulait simplement de la jalousie et du désir d’amour.

Ils firent beaucoup de bicyclette, par cesdélicieuses après-midi de l’arrière-saison et, là-bas, sur lacolline, ils lurent à haute voix des vers – tantôt l’un, tantôtl’autre de ces nobles poèmes qui élèvent l’âme. La renonciation, lapatience, l’application, le devoir, l’ordre, tels étaient lesprincipes qu’elle lui prêchait de cette façon indirecte et qui luiavaient été inculqués par son père, par M. Butler et parAndrew Carnegie, qui, de pauvre petit émigrant était devenu legrand dispensateur de livres de l’univers.

Martin appréciait tout cela et en jouissait.Il suivait mieux la mentalité de Ruth à présent et son âme avaitcessé d’être pour lui un coffret mystérieux, aux surprises toujoursrenouvelées. Intellectuellement, il se sentait son égal. Mais leursdivergences ne troublaient pas son amour qui était plus fort, plusardent que jamais, car il l’aimait pour ce qu’elle était et safragilité physique même augmentait son charme à ses yeux. Il avaitlu l’histoire de cette maladie d’Elisabeth Barrett, qui, aprèsavoir passé des années couchée, fut enlevée, un jour, par Browninget guérie par la force de son ardent amour. Et, ce que Browningavait fait pour Elisabeth, Martin décida de le faire pour Ruth.Mais il fallait, d’abord, qu’elle l’aime. Il lui donnerait ensuitela force et la santé. Et il entrevit leur vie future : dans undécor de travail et de confort, lui et Ruth évoluaient, lisaientdes vers et parlaient d’art, Ruth, allongée parmi des monceaux decoussins épars. Parfois elle lui lisait à haute voix ; ou bienc’était lui qui lisait, et elle appuyait la tête sur son épaule.D’autres fois, ils regardaient ensemble des gravures. Puis, commeelle aussi aimait la nature, sa généreuse imagination changeait ledécor de leurs lectures. Ils lisaient dans de profondes gorges oubien assis dans des prairies ensoleillées, sur la montagne ;ou encore sur la dune de sable gris perle, où les vaguesfestonnaient des guirlandes à leurs pieds ; ou bien très loin,dans une île des tropiques où les cascades, en atteignant la mer,se dissolvent en vapeurs légères qui tremblent et ondulent à lamoindre brise. Mais toujours, au premier plan, régnant sur cesroyaumes d’éternelle beauté, ils étaient là, Ruth et Martin, etau-delà du décor formé par la nature, il y en avait un autre,nuageux – celui du travail, du succès, et de l’argent gagné qui lesavaient affranchis du monde.

– Je recommande à ma petite fille d’êtreprudente… dit un jour Mme Morse à Ruth, d’un airplein de sous-entendus.

– Je sais ce que tu veux dire. Mais c’estimpossible. Il n’est pas de ma…

Ruth rougit, mais cette rougeur était celle dela vierge qui pour la première fois discute les problèmes sacrés dela vie avec une mère respectée.

– De ta condition, termina la mère.

Ruth fit un signe d’assentiment.

– Je n’osais pas le dire, mais c’est ça.Il est rude, brutal, fort, trop fort. Il n’a pas…

Elle hésita encore, sans oser poursuivre.Jamais elle n’avait encore abordé un sujet de ce genre avec samère. Et de nouveau sa mère compléta sa pensée.

– Il n’a pas vécu une existence propre,tu veux dire.

Ruth acquiesça et rougit à nouveau.

– C’est ça, dit-elle. Ce n’est pas safaute, mais il a beaucoup joué avec…

– Avec le feu ?

– Oui, avec le feu. Et il me fait peur.Quelquefois j’en ai une véritable terreur, quand il me raconte leschoses qu’il a faites, de la façon la plus naturelle du monde,comme si ça n’avait aucune importance. Mais elles en ont une,n’est-ce pas ?

Elles étaient assises, les bras entrelacés et,dans un silence, la mère caressa la main qui s’abandonnait, enattendant qu’elle continue.

– Mais je m’intéresse follement à lui. Ilest, en somme, mon premier ami homme – pas tout à fait mon ami,mais mon protégé et mon ami combinés. Quelquefois aussi, quand ilme fait peur, il me semble que c’est un bull-dog que l’on m’a donnécomme jouet et qui tire sur sa chaîne, qui montre les dents etmenace de tout arracher.

Sa mère attendit encore.

– Il m’amuse, je crois, comme unbull-dog. Il y a beaucoup de choses bonnes en lui ; mais il yen a aussi beaucoup que je n’aime pas… Tu vois, j’ai beaucoupréfléchi. Il jure, il fume, il boit, il boxait – il me l’avoue etne le regrette pas – il me l’a dit. Il est tout ce qu’un homme nedoit pas être, un homme dont je voudrais comme… (sa voix ne futplus qu’un murmure) comme mari. Et puis il est trop athlétique. Monprince charmant sera grand, mince et brun, plein d’élégance et decharme. Non. Il n’y a aucun danger que je devienne amoureuse deMartin Eden. Ce serait bien la plus terrible chose qui puissem’arriver.

– Mais ce n’est pas de ça que je parlais,dit finement la mère. As-tu jamais pensé à lui ? Il est horsconcours de toutes façons, naturellement ; mais supposonsqu’il en arrive à t’aimer ?

– Mais il m’aime… déjà ! s’écriaRuth.

– C’était à prévoir, dit doucementMme Morse. Comment pourrait-il en être autrementpour un homme qui t’approche ?

– Olney me hait ! dit-elle avecvéhémence. Et je hais Olney. Quand il est là, je me sens pousserdes griffes de chat. Il fautque je sois mauvaise, et quandje ne le suis pas, eh bien ! c’est lui qui l’est ! Maisavec Martin Eden je suis contente. Personne ne m’a jamais aiméeavant lui – aucun homme, je veux dire – et de cette manière. Etc’est bon d’être aimée… ainsi. Tu comprends ce que je veux dire,maman chérie ? C’est si doux de se sentir si vraiment, siprofondément femme.

Et cachant son visage sur les genoux de samère, elle sanglota :

– Tu me trouves épouvantable, jesais ! mais je suis honnête et je te dis exactement ce que jeressens.

Mme Morse fut en même tempstriste et heureuse. Sa petite fille, la licenciée es lettres,n’existait plus : c’était une jeune fille, une femme.L’expérience avait réussi. Le tempérament si étrangement apathiquede Ruth s’était réveillé, sans heurt ni catastrophe. Ce rude marinavait été l’instrument et, bien que Ruth ne l’aime point, ill’avait éveillée à la féminité.

– Sa main tremble, avoua Ruth enrougissant. C’est amusant et ridicule ; mais je le plainsaussi quelquefois. Et quand sa main tremble trop, que ses yeuxbrillent exagérément, eh bien ! je le sermonne et lui indiquela façon de s’amender. Mais il m’adore, je le sais. Ses yeux et samain ne mentent pas. Et cette idée me fait sentir plus femme ;je sens que j’ai en moi une chose à laquelle j’ai droit, une chosequi me rend semblable aux autres filles et… aux femmes. Je saisaussi qu’avant je n’étais pas semblable à elles et ça tetracassait. Tu pensais que je ne le voyais pas, mais je l’ai vu etje voulais… faire mon possible, comme dit Martin Eden.

Ce fut une heure exquise pour la mère et lafille et leurs yeux étaient humides, tandis qu’elles causaient dansla pénombre, Ruth toute innocence et franchise, sa mèrecompréhensive, sympathisant doucement, expliquant tout etconseillant avec calme et clarté.

– Il a quatre ans de moins que toi,dit-elle. Il n’a ni situation, ni fortune. Il n’a aucun senspratique. Puisqu’il t’aime, il devrait, s’il avait du bon sens,faire quelque chose qui lui donnerait un jour le droit det’épouser, au lieu de perdre son temps à écrire ces histoires et àfaire des rêves enfantins. Martin Eden, je le crains, ne serajamais sérieux. Il n’envisage nullement l’idée d’un métierconvenable comme l’ont fait certains de nos amis – M. Butler,par exemple. Martin Eden, je le crains, ne sera jamais riche. Etdans ce monde, l’argent est nécessaire au bonheur. Oh ! je neparle même pas d’une énorme fortune !… mais d’une fortunesuffisante à assurer un confort convenable. Il… il n’a jamaisparlé ?…

– Il ne m’a jamais dit un mot ;mais, s’il le faisait, je l’arrêterais, car, tu sais, je ne suispas amoureuse de lui !

– Tant mieux. Je ne serais pas contentede voir mon enfant, ma fille unique, si nette, si pure, aimer unhomme pareil. Il existe de par le monde, des hommes nets, fidèles,virils. Attends un de ceux-là. Tu le trouveras un jour, tul’aimeras et il t’aimera et vous serez aussi heureux ensemble queton père et moi l’avons été. Il est une chose à laquelle tu doistoujours penser…

– Oui, maman.

La voix de Mme Morse se fitplus basse et plus douce encore pour dire :

– Ce sont les enfants.

– Oui… j’y ai pensé… avoua Ruth. (Ellerougit encore en se souvenant des pensées voluptueuses qu’elleavait eues.)

– Et c’est l’idée des enfants qui rendimpossible M. Eden, poursuivit Mme Morse d’unevoix incisive. Leur hérédité doit être pure, et la sienne ne peutpas l’être. Ton père m’a raconté la vie des marins et… tu mecomprends.

Ruth pressa la main de sa mère en signed’assentiment ; elle la comprenait, bien que l’allusion luisemblât vague, étrange, effrayante au-delà de son imagination.

– Tu sais que je te dis tout, fit-elle…,seulement quelquefois, il faut me questionner comme tu l’as faitaujourd’hui. Je voulais t’en parler, mais je ne savais pas commentcommencer. C’est de la fausse honte, je le sais, mais tu mefacilites les choses. Car, maman, tu es femme aussi !s’écria-t-elle avec exaltation. (Debout, elle saisit les mains desa mère et, toutes deux face à face, dans la pénombre grandissante,eurent conscience de leur égalité devant l’homme.) Je ne t’auraisjamais connue de cette manière sans cette conversation. Il a falluque je me découvre femme pour savoir que tu en étais uneaussi !

– Oui, nous sommes femmes toutes lesdeux, dit la mère, en l’attirant à elle pour l’embrasser. Ellessortirent de la pièce enlacées, le cœur gonflé d’une tendressenouvelle.

– Notre petite fille est devenuefemme ! dit Mme Morse à son mari une heureaprès.

– Ça veut dire, dit-il après un longregard à sa femme, ça veut dire qu’elle est amoureuse.

– Non, mais qu’elle est aimée,répondit-elle souriante. L’expérience a réussi. Elle estéveillée.

– Alors, il faut nous débarrasser de lui,répondit M. Morse, de son ton précis d’homme d’affaires.

Mais sa femme secoua la tête :

– C’est inutile, Ruth dit qu’il va partiren mer dans quelques jours. Quand il reviendra, elle ne sera pluslà. Nous allons l’envoyer dans l’Est chez la tante Clara.D’ailleurs un an dans l’Est, avec le changement de climat, d’idées,d’entourage, lui fera grand bien.

20

Une fois de plus le désir d’écrire s’empara deMartin. Des sujets de romans, de poèmes, germaient spontanémentdans son cerveau et il les notait pour les retrouver plus tard etleur donner une forme. Mais il n’écrivait pas. Il se donnait uncongé, ne voulait l’employer qu’au repos et y réussissait fortbien. Bientôt sa vitalité déborda et, comme autrefois, Ruth subitcette emprise étrange de sa force et de sa santé qui lui donnaientune espèce de choc physique.

– Sois prudente ! lui répéta un joursa mère. Je crains que tu ne voies trop souvent Martin Eden.

Mais Ruth riait. Elle se sentait sûred’elle-même ; dans quelques jours il prendrait la mer et à sonretour, elle serait partie. Cependant l’exubérante vitalité deMartin était presque magnétique. Mis au courant du projet de voyagedans l’Est, il sentait qu’il lui fallait se hâter et, d’autre part,il ne savait comment faire la cour à une jeune fille comme Ruth, salarge expérience d’antan ne pouvant lui servir à rien. Les femmesqu’il avait fréquentées différaient par trop de Ruth ; ellesse connaissaient fort bien en flirt et en coquetterie, tandis queRuth ne s’en doutait pas. Sa prodigieuse innocence le médusait,glaçait sur ses lèvres toute parole ardente, le convainquait, endépit de lui-même, de sa propre indignité. De plus, il avait unautre désavantage : jamais il n’avait aimé auparavant. Desfemmes lui avaient plu, au temps de son aventureux passé, desfemmes avaient pu le captiver un instant, mais d’amour, il n’enavait jamais éprouvé pour elles. Pour les avoir, il lui avait suffidu plus négligent appel et elles étaient accourues. Elles avaientété des incidents, des distractions – pas autre chose. Etmaintenant, le suppliant, le timide, le tendre et l’hésitant,c’était lui. Il ne savait aucune des roueries de l’amour, ni sonlangage, et la lumineuse innocence de sa bien-aimée l’épouvantait.En évoluant dans des milieux variés, à travers leurs multiplesdécors, il avait appris la règle de conduite qui consiste,lorsqu’on joue à un jeu inconnu, à toujours amener l’adversaire àjouer le premier. Bien des fois cela lui avait réussi et il enavait tiré d’utiles renseignements. Il savait surprendre lesymptôme, attendre une faiblesse de l’adversaire pour en profiter,se loger au moment propice. C’était en somme comme un jeu defeintes et de parades, à la boxe. Et lorsque la feinte amenait lecoup qu’il escomptait, il savait depuis longtemps déjà comment enprofiter, et touchait juste.

Il attendit donc avec Ruth ; il désiraitlui dire son amour, sans oser le lui avouer. Il craignait de lachoquer et se méfiait de lui-même. Et cependant, sans le savoir, ilemployait avec elle le bon moyen. L’amour naquit sur la terre avantla parole ; son cours, ses atteintes et ses manifestations,sont éternellement les mêmes. Ce fut de la manière la plusprimitive que Martin conquit Ruth, sans s’en douter tout d’abord.Le contact de sa main sur la sienne avait une action plus efficaceque tous les mots ; l’effet de sa force sur son imagination laséduisait davantage que n’importe quel poème et que les discourspassionnés de tous les amants célèbres. Les sentiments qu’il auraitpeut-être pu exprimer auraient sans doute en partie atteint soncœur ; le toucher de sa main, un contact léger, atteignaientson instinct. La raison de Ruth était jeune comme elle, maisl’instinct qui l’animait était vieux comme le monde ; né avecl’amour, il avait mûri avec lui et sa puissance prévalait sur lesconventions et les préjugés de classe ou d’opinion. Sa raisonn’entra donc pas en ligne de compte et elle n’eut pas consciencedes efforts constants de Martin sur son cœur. Qu’il l’aimât,d’autre part, était clair comme le jour et elle se délectait auxmanifestations de cet amour – aux tendres lueurs de ses yeuxardents, aux tremblements de ses mains, aux rougeurs sombres quiempourpraient son visage bronzé. Elle alla même plus loin :timidement, d’un toucher si délicat qu’il ne s’en apercevait pas et– presque inconsciemment, de sorte qu’elle ne se méfiait pasd’elle-même – elle le provoquait. La preuve de son pouvoir, qui laproclamait femme, la ravissait et elle jouissait de le tourmenteret de jouer avec le danger.

Par inexpérience et par excès d’amour, Martincontinuait ses travaux d’approche par la simple influence physique,par le contact seul. Que le toucher de sa main fût à ce pointagréable à Ruth, il l’ignorait, tout en sentant cependant qu’il nelui était pas désagréable. Ils n’avaient pourtant pas souventl’occasion de se prendre la main, excepté pour se dire bonjour ouadieu, mais les promenades à bicyclette, qui nécessitent millepetits arrangements en commun, la lecture du même livre, à lacampagne, serrés l’un contre l’autre, fournissaient bien desprétextes à des frôlement soi-disant involontaires. Il arrivaitaussi par hasard qu’une mèche blonde caresse la joue brune, qu’uneépaule effleure l’autre épaule, tandis qu’ils se penchaientensemble sur le même livre.

Elle souriait en elle-même des enviessoudaines qui la prenaient tout à coup de lui passer la main dansles cheveux, à rebrousse-poil ; lui, de son côté, souhaitait,une fois leur lecture finie, reposer sa tête sur ses genoux, fermerles yeux et rêver de leur avenir commun. Autrefois, à certainspique-niques du dimanche à Shellmound Park ou à Schuetzen Park, ilavait posé sa tête sur bien des genoux différents ;habituellement, il y dormait profondément, tandis que l’élue dumoment abritait son visage du soleil, le contemplait et s’étonnaitde la suprême indifférence avec laquelle il recevait les hommages.Mettre sa tête sur les genoux d’une femme, avait été jusqu’àprésent l’opération la plus facile du monde, tandis que les genouxde Ruth lui semblaient inaccessibles, imprenables. Cependant, sansle savoir, là encore, il avait raison de ne rien oser. À cause decette réserve même elle ne se tenait pas sur la défensive, ellen’avait pas conscience du danger qu’elle côtoyait au cours de leursentrevues seule à seul. D’une façon subtile et insensible, elle serapprochait de lui et lui, sentant ce rapprochement s’accentuer dejour en jour, voulait oser, et… n’osait pas.

Un jour il osa, un après-midi où il l’avaittrouvée dans le salon obscur, souffrant d’une affreusemigraine.

– Rien n’y fait, répondit-elle à sesquestions. D’ailleurs, je ne prends aucune drogue, le Dr Hall ne mele permet pas !

– Je peux vous guérir, je crois, et sansdrogue, dit Martin. Je n’en suis pas sûr, bien entendu, mais jevoudrais essayer. C’est un massage, qu’un Japonais m’a appris. Puisj’en ai appris des variantes chez les Hawaïens. Ils appellent ça« Lomi-Lomi ». Et le « Lomi-Lomi » fait à peuprès tout ce que font les drogues et même davantage.

À peine ses mains eurent-elles touché le frontde Ruth, qu’elle poussa un profond soupir.

– Que c’est bon ! dit-elle.

Une demi-heure plus tard elle ditencore :

– Vous n’êtes pas fatigué ?

La question était oiseuse car elle savaitd’avance la réponse et se perdit aussitôt dans une béate admirationdu fluide calmant qu’il possédait. La vie semblait jaillir du boutde ses doigts, extrayant la douleur d’une façon magique, si bienque, grisée de bien-être, elle s’endormit et il s’éclipsadoucement.

Elle l’appela au téléphone ce soir-là pour leremercier.

– J’ai dormi jusqu’au dîner, dit-elle.Vous m’avez complètement guérie et je ne sais comment vousremercier.

Ravi et empressé, il bredouilla sa joie de lasavoir remise et, durant cette conversation il ne fit que penser àBrowning et à la maladive Elisabeth Barrett. Ce qu’on avait fait,pouvait être refait et lui, Martin Eden, le referait pour RuthMorse.

Il revint dans sa chambre et au volume deSpencer, Sociologie,qui était resté ouvert sur sonlit : mais il ne put lire. L’amour le tourmentait, etannihilait sa volonté à tel point que, malgré sa résolution, il seretrouva à la petite table tachée d’encre. La poésie qu’il composacette nuit-là fut la première d’un cycle de cinquante sonnetsd’amour qui fut terminé en deux mois. Inspiré vaguement par les« Sonnets d’amour portugais », il les écrivit dans toutesles conditions voulues pour faire une belle œuvre, au summum de savitalité, de sa divine folie d’amour.

Toutes les heures qu’il passait loin de Ruth,il les employait au « Cycle d’amour », à lire, ou encoreaux cabinets de lecture, car il voulait rester au courant de ce quiparaissait. Les heures passées avec Ruth étaient toutes pareilles,affolantes de promesses et d’incertitudes. Une semaine après laguérison de sa migraine, Norman, Olney et Arthur organisèrent unepromenade en bateau sur le lac Merritt, au clair de lune. Martin,étant le seul capable de manœuvrer une embarcation, futnaturellement requis. Ruth s’assit à l’arrière, à côté de lui, etles trois jeunes gens s’étendirent plus loin, très occupés àdiscuter femmes et bagatelles.

La lune ne s’était pas encore levée et Ruth,qui regardait le ciel étoilé, en silence, se sentit tout à couptrès seule. Elle regarda Martin. Le bateau donnait de la bande sousune bise fraîche, jusqu’à mouiller le pont, et lui, une main augouvernail et l’autre à la voile lofait légèrement, tout ensurveillant attentivement le rivage proche en avant d’eux. Il ne sedoutait pas qu’elle le regardait et l’observait avec intensité, ense demandant par quel étrange aveuglement ce jeune homme, sipuissamment organisé, s’acharnait à gâcher son temps à écrire deshistoires et des vers fatalement voués à la médiocrité et àl’insuccès.

Son regard erra le long du cou puissant àpeine éclairé par la lueur des étoiles, s’arrêta à la tête fière,et l’ancien désir la reprit, de poser les deux mains sur sa nuque.Cette force qu’elle détestait, l’attirait en même temps. Puis ellese sentit plus seule encore et lasse. La position inclinée dubateau la fatiguait et elle se rappela la migraine qu’il avaitguérie grâce au fluide calmant qui émanait de lui. Il était assis àcôté d’elle, tout près, et le bateau semblait la pousser vers lui.Et puis, soudain, sans même qu’elle ait eu le temps de résister,elle céda à l’impulsion. Était-ce une vague ?… Elle n’en sutjamais rien. Elle sut simplement qu’elle s’appuyait contre lui, etqu’elle était bien. Si le bateau seul fut fautif, elle ne fit rienpour se redresser. Elle s’appuyait contre son épaule, légèrement ilest vrai, mais elle continua à s’y appuyer lorsqu’il s’arrangeapour qu’elle soit plus confortable.

C’était de la folie, mais elle se refusa àl’envisager ainsi. Ruth n’était plus Ruth, mais une femme, unefaible femme, qui avait besoin d’appui. Elle était bien ainsi, nesentait plus sa fatigue. Martin, heureusement, ne disait rien, carun mot de lui aurait suffi à rompre le charme. Sa timidité leretenait. Il était ébloui, étourdi, incapable de comprendre ce quilui arrivait ; c’était trop merveilleux pour ne pas être unrêve. Il maîtrisa le désir fou de lâcher gouvernail et voile et dela serrer passionnément dans ses bras, mais son instinct luisuggéra de n’en rien faire et il fut content que la direction dubateau lui permette de repousser la tentation. Mais il lofa moinslégèrement, carguant exagérément la voile afin de louvoyer pluslongtemps devant la côte nord, car une fois près de la côte, ilserait forcé de virer de bord, et le contact serait brisé. Ilnavigua adroitement, sans éveiller l’attention des causeurs,bénissant en lui-même ses plus périlleuses traversées, grâceauxquelles cette nuit merveilleuse était possible, car il y avaitacquis la maîtrise des flots et du vent et sa bien-aimée pouvaits’abandonner, confiante, contre son épaule.

La lune se leva, inondant le bateau d’unrayonnement nacré et Ruth s’écarta vivement. Il fit de même. Ainsi,tous deux étaient tacitement d’accord pour dissimuler quelquechose ; ils avaient un secret en commun. Les joues brûlant dehonte, elle se rendit compte soudain de son geste. Elle s’étaitrendue coupable d’une action qu’elle devait cacher à ses frères, àOlney. Pourquoi l’avoir faite… Jamais – – et cependant elle avaitfait bien d’autres promenades en bateau au clair de lune avec desjeunes gens… – jamais rien de pareil ne lui était arrivé et ellen’en avait même jamais eu envie. La honte l’accabla et aussi lemystère de sa féminité naissante. Elle glissa un coup d’œil àMartin, très occupé à virer de bord ; elle faillit le haïr carpar sa faute, elle s’était laissée aller à un acte immodeste. Lui –entre tous ! – Sa mère avait peut-être raison : elle levoyait trop… Elle le verrait moins à l’avenir, et jamais, jamaisune pareille chose n’arriverait plus ! Un instant, elle eutl’idée folle de lui raconter qu’une faiblesse l’avait prise peuavant le lever de la lune, ce qui l’avait obligée à s’appuyer surlui. Puis elle se souvint du mouvement tout semblable qui les avaitécartés l’un de l’autre, par crainte de la clarté révélatrice etcomprit qu’il verrait bien qu’elle mentait.

Les jours qui suivirent, elle ne fut paselle-même, mais une étrange créature, incapable de jugement oud’analyse, se refusant à envisager l’avenir, à réfléchir où sonpenchant l’entraînait. Toute frémissante d’une fièvre mystérieuse,tantôt charmée, tantôt épouvantée, elle vivait dans un rêveperpétuel. Une seule idée raisonnable lui restait, qui devaitassurer sa sécurité : elle ne permettrait pas à Martin dedéclarer son amour. Tant qu’elle en aurait le courage, tout iraitbien. Dans quelques jours il serait sur mer. D’ailleurs, même s’ilparlait, rien n’était perdu, bien entendu, puisqu’elle ne l’aimaitpas. Ce serait naturellement une demi-heure pénible pour lui,gênante pour elle, car ce serait sa première demande en mariage.Elle frissonnait délicieusement à cette pensée. Elle était vraimentdevenue femme, puisqu’un homme la demandait en mariage ! Lemariage, cet éternel, invincible attrait pour son sexe ! Commeun papillon attiré par la flamme, sa pensée troublée voletait,éperdue, autour du piège divin. Elle se représenta Martin sedéclarant, imagina ce qu’il dirait ; elle s’entendit lerefuser avec douceur, l’exhorter à devenir un homme, un bravehomme. Elle lui demanderait surtout de ne plus fumer… Mais non, ilfallait avant tout l’empêcher de se déclarer et cela, elle leferait, elle l’avait promis à sa mère. Palpitante et toute brûlantede regrets, elle renonça à la scène dangereuse qui lui plaisaittant. Sa première demande en mariage devait provenir d’unprétendant plus digne d’elle et à un moment mieux choisi.

21

C’était un admirable après-midi de l’étéindien, languide et chaud ; le soleil n’était pas très fort etde légères brises erraient, sans troubler la somnolence de l’air.D’aériennes nuées pourpres se cachaient au creux des vallées quidominent San Francisco impénétrablement enveloppé de fumée. Labaie, pareille à une terne nappe de métal fondu, était semée debateaux immobiles, ou mollement bercés par la marée nonchalante. Auloin, à peine percevait-on le Tamalpaïs, dont l’immense silhouettese perdait dans le brouillard près de la Porte d’Or, que le soleilcouchant rendait semblable à un sentier d’or pâle. Au-delà, lePacifique se confondait avec de lourds nuages, avant-coureursmenaçants des premiers souffles de l’hiver.

L’été allait finir. Cependant, sur lescollines il s’attardait encore, doucement tendre, il se couchait,voluptueux, dans la pourpre des vallons et tissait, dans les brumespâlissantes, le linceul saturé de beauté où il allait mourir,heureux d’avoir vécu et bien vécu. Et, sur la colline, à leur placefavorite, Ruth et Martin côte à côte étaient assis, penchés tousdeux sur le même livre ; Martin lisait à haute voix dessonnets d’amour : ceux que Browning a dédiés à la femme quifut aimée comme peu de femmes le furent.

Mais la lecture languissait. Autour d’eux, lecharme de la beauté mourante était trop puissant. La saisonvermeille s’évanouissait comme elle avait vécu, splendide etvoluptueuse, et le souvenir de ses ivresses alourdissait l’air.Elle pénétrait en eux, avec ses rêves et ses langueurs, amollissaitleurs nerfs, enveloppait leur volonté, leur raison, d’un brouillardvaporeux. Martin se fondait de tendresse et parfois des ondesbrûlantes le parcouraient. Leurs têtes étaient bien près l’une del’autre et, lorsque l’haleine d’une imperceptible brise faisaitvoltiger vers son visage les cheveux d’or, les lignes dansaientaussitôt devant ses yeux.

– Je ne crois pas que vous ayez comprisun mot de ce que vous venez de lire, dit-elle, quand il eutcomplètement perdu le passage qu’il récitait.

Il l’observa de ses yeux dévorants, mais cettefois, au lieu de s’intimider, la réponse lui vint toutnaturellement.

– Vous non plus, d’ailleurs. De quoiparlait le dernier sonnet ?…

– Je ne sais pas ! avoua-t-elle enriant. J’ai déjà oublié. Ne lisons plus : la journée est tropbelle.

– C’est notre dernière sur la colline,d’ici quelque temps, dit-il gravement. Un orage s’amasse àl’horizon.

Le livre glissa sur l’herbe et ils restèrentsilencieux, immobiles, perdant vers la baie dormante leurs yeuxrêveurs qui ne voyaient pas. Ruth, quelquefois, glissait un regardvers son cou. Une force impérieuse l’attirait vers lui, inévitablecomme le destin. Sans qu’elle l’ait voulu, son épaule effleural’autre épaule, aussi légèrement qu’un papillon frôle une fleur.Elle sentit le frisson qui répondait à ce contact ; il n’étaitque temps qu’elle s’écarte. Mais sa volonté ne lui obéissait pluset elle ne pensa même pas à vouloir résister, envahie par uneenivrante folie.

Il glissa son bras autour d’elle.Délicieusement torturée, elle en suivit les gestes lents. Elleattendait – elle ne savait trop quoi – haletante, les lèvres sècheset brûlantes, le cœur bondissant, une fièvre dans les veines.Doucement, d’un mouvement infiniment caressant, le bras remonta etl’attira vers lui. Elle n’attendit plus. Avec un grand soupir las,elle laissa tomber sa tête sur la poitrine de Martin ; il sepencha, tendant vers elle ses lèvres, et celles de Ruth firent lamoitié du chemin.

« Voilà, c’est l’amour ! sedit-elle, dans une lueur de raison. Si ce n’est pas l’amour, jen’ai plus qu’à mourir de honte. » Mais ce ne pouvait être quel’amour. Elle aimait cet homme dont les bras l’enserraient, dontles lèvres pressaient les siennes. Elle se pelotonna contre lui,d’un mouvement câlin de tout son corps. Et soudain s’arrachant àson étreinte, elle posa ses deux mains sur le cou hâlé de Martin.La sensation de ce désir réalisé fut si violente, qu’avec un sourdgémissement elle laissa retomber ses mains et s’affaissa à demiévanouie dans ses bras.

Pas un mot n’avait été dit, pas un mot ne futéchangé pendant de longues minutes. Par deux fois, il se penchapour l’embrasser ; chaque fois ses lèvres recevaienttimidement le baiser et elle se nichait davantage contre lui. Ellene pouvait s’éloigner de lui ; et lui, la tenant serrée contreson cœur, regardait la grande cité perdue dans la fumée, au-delà dela baie, sans la voir. Pour une fois, dans son cerveau ne flottaitaucun rêve. La lumière, la couleur, toute la beauté du mondeétaient là, resplendissantes comme le jour, brûlantes comme sonamour. Il se pencha vers elle. Elle murmura :

– Depuis quand m’aimez-vous ?…

– Depuis toujours. Depuis le jour où jevous ai vue pour la première fois. Je suis parti fou d’amour etdepuis ce temps, ma folie n’a fait qu’augmenter. Et maintenant,chérie, je suis plus fou que jamais. Je ne sais plus où j’en suis…ma tête tourne de joie.

– Je suis heureuse, Martin… chéri,dit-elle avec un long soupir.

Il la serra contre sa poitrine à l’étouffer,puis demanda :

– Et vous ? quand vous en êtes-vousdoutée ?

– Oh ! mais je l’ai su tout desuite ! presque tout de suite.

– Et je n’ai rien vu ! s’écria-t-il,vexé. Je ne m’en suis aperçu que… que maintenant, quand je vous aiembrassée.

– Ce n’est pas ça que je voulais dire.(Elle se redressa un peu et le regarda.) Je voulais dire que dès ledébut j’ai su que vous m’aimiez.

– Et vous, quand m’avez-vousaimé ?

– C’est venu subitement. (Elle parlaittrès lentement, dans ses yeux luisait une flamme vacillante etdouce, une roseur exquise animait ses joues.) Je n’en ai rien sujusqu’au moment où… vous m’avez prise dans vos bras. Et je n’avaispas l’intention de vous épouser, Martin… jusqu’à ce moment-là.Qu’avez-vous fait pour que je vous aime ?

– Je n’en sais rien, dit-il en riant, àmoins que ce ne soit à force de vous aimer, car l’immensité de monamour aurait attendri une pierre – à plus forte raison votre cœur,chérie.

– L’idée que je me faisais de l’amourétait absolument différente, dit-elle brusquement.

– Quelle idée vous enfaisiez-vous ?

– Je ne le croyais pas ainsi. (Ellebaissa les yeux et continua 🙂 Je ne me doutais pas de ce quec’était.

Il resserra l’étreinte de ses bras autourd’elle avec l’appréhension de se montrer trop empressé. Mais soncorps s’abandonna et, cette fois encore, leurs lèvres serencontrèrent.

– Que va dire ma famille ? fit-elleensuite avec une soudaine crainte.

– Je n’en sais rien. Mais ce ne sera pasdifficile de connaître leur opinion.

– Mais si maman fait desobjections ?… j’ai peur de lui dire.

– Laissez-moi faire, proposa Martincourageusement. Je crois que votre mère ne m’aime pas, mais jetâcherai de la gagner. L’homme qui a pu vous conquérir peutprétendre à tout. Et, si nous ne réussissons pas…

– Eh bien ?

– Nous nous appartiendrons quand même.Mais il est impossible que votre mère ne consente pas à notremariage : elle vous aime trop.

– Je ne veux pas lui briser le cœur, ditRuth, pensive.

Il eut envie de la rassurer en lui disantqu’un cœur de mère ne se brise pas si facilement que ça, mais seborna à ajouter :

– L’amour est la plus belle chose dumonde.

– Savez-vous, Martin, que vousm’effrayez, parfois ? Vous me faites peur en ce moment, quandje pense à ce que vous avez été ! Il faudra être très, trèsbon avec moi. Souvenez-vous que je ne suis qu’une enfant aprèstout. Je n’ai jamais aimé.

– Ni moi. Nous sommes deux enfants. Etnous avons de la chance, car nous avons trouvé, l’un par l’autre,notre premier amour.

– Mais c’est impossible !s’écria-t-elle en le repoussant d’un mouvement passionné. C’estimpossible pour vous ! Vous avez été marin et on m’a dit queles marins étaient… avaient…

Elle s’arrêta, hésitante, bouleversée.

– Avaient nécessairement une femme danschaque port, acheva-t-il. C’est ça que vous voulez dire ?

– Oui, dit-elle tout bas.

– Mais ça, ce n’est pas de l’amour. (Leton de sa voix était autoritaire.) J’ai touché bien des ports, maisjamais avant de vous connaître, l’amour ne m’a seulement effleuré.Savez-vous que le soir où je vous ai quittée pour la première fois,j’ai failli être arrêté ?

– Arrêté ?…

– Oui. L’agent de police m’a cru ivre. Jel’étais… mais de vous.

– Mais vous disiez que nous étions desenfants, et je prétendais que pour vous c’était impossible et nousavons parlé d’autre chose.

– Je disais que je n’avais jamais aimépersonne que vous, répondit-il. Vous êtes mon premier, mon seulamour.

– Et pourtant, vous étiez marin,insista-t-elle.

– Mais ça n’empêche pas que vous soyezquand même la seule que j’aie aimée.

– Mais il y a eu des femmes… d’autresfemmes, oh !…

Et à la grande surprise de Martin, elle éclataen sanglots qu’il fallut bien des baisers, bien des caresses pourapaiser. Et tout le temps lui revenait cette phrase deKipling : Et la femme du colonel et Judy O’Grady sontsœurs par la peau. C’est vrai, se dit-il, quoique bien deslectures l’aient conduit à penser autrement. Il croyait – et cetteerreur était imputable aux romans – que, dans les classes élevées,seules les demandes en mariage officielles avaient cours, que cen’était guère que dans son milieu d’autrefois, que les jeunes genset les jeunes filles s’obtenaient par le contact physique. Lesromans avaient tort, la preuve en était là. Les mêmes moyens, lesmêmes caresses, les mêmes baisers, les mêmes mots qui séduisaientles ouvrières étaient également efficaces auprès des femmes commeRuth. Toutes, elles étaient faites de la même chair, « sœurspar la peau » ; il aurait dû le savoir s’il s’étaitsouvenu de Spencer. Et, tout en serrant Ruth dans ses bras et en lacalmant, il trouva une grande consolation dans cette pensée que lafemme du colonel et Judy O’Grady se ressemblaient d’étrange façon.Ruth lui en parut plus proche de lui, plus accessible. Sa chairétait pareille à toutes les autres chairs, à sa chair à lui. Il n’yavait aucun empêchement à leur mariage. La différence de classe,soit, et une classe est une chose extrinsèque, dont on peut sedébarrasser. Un esclave, avait-il lu, s’était élevé à la pourpreromaine. Donc, il pouvait s’élever jusqu’à Ruth. Avec toute saculture, sa pureté, son infinie beauté d’âme, elle demeuraithumaine, exactement comme Lizzie Connelly et toutes ses semblables.Tout ce qu’elles ressentaient, Ruth pouvait le ressentir. Ellepouvait aimer et haïr, avoir ses nerfs, sans doute, sûrement êtrejalouse comme elle l’était en ce moment, étouffant ses dernierssanglots dans ses bras.

– Et puis, je suis plus vieille que vous,dit-elle, en ouvrant les yeux et en le regardant. De trois ans.

– Chut !… vous n’êtes qu’une petitefille et j’ai quarante ans de plus que vous par l’expérience,répondit-il.

Par le fait, en ce qui concernait l’amour, ilsn’étaient tous deux que des enfants, bien qu’elle fût bourréed’éducation universitaire, bien qu’il fût farci de philosophiescientifique et des dures leçons de la vie.

Ils restèrent ainsi, dans les feux du jourmourant ; ils parlaient comme parlent les amoureux,s’émerveillaient de leur amour et de la destinée qui les avaitjetés si étrangement sur la route l’un de l’autre, persuadés qu’ilss’aimaient comme jamais personne n’avait aimé avant eux. Ettoujours, ils revenaient à leurs premières impressions ets’évertuaient en vain à analyser exactement la nature et laprofondeur de leurs sentiments réciproques.

Le soleil se coucha derrière les nuagesmenaçants, vers la Porte d’Or, l’horizon devint rose, tout le ciels’embrasa. Une lumière pourprée les inonda, tandis que Ruthchantait : « Adieu, douce journée. » Elle chantaitd’une voix douce, entre les bras de Martin, ses mains dans lessiennes, son cœur contre son cœur.

22

Mme Morse n’eut pas besoin degrandes réflexions pour comprendre à l’attitude de Ruth, quand ellefut rentrée, qu’il s’était passé quelque chose. La rougeurpersistante de son visage et, plus encore, les grands yeuxbrillants révélaient un grand trouble.

– Que s’est-il passé ? demandaMme Morse, lorsque Ruth fut couchée.

– Tu as deviné ? dit Ruth, leslèvres tremblantes.

Pour toute réponse la mère l’entoura de sesbras et lui caressa doucement les cheveux.

– Il n’a pas parlé, continua Ruthdésespérément. Je ne m’y attendais pas et je ne l’aurais jamaislaissé parler… mais il n’a rien dit.

– Mais s’il n’a rien dit, alors rien n’apu se passer, n’est-ce pas ?

– Mais… si, justement.

– Voyons, mon petit, qu’est-ce que turacontes ? dit Mme Morse, désorientée. Je necomprends plus du tout alors. Qu’est-il donc arrivé ?

Surprise, Ruth regarda sa mère.

– Je pensais que tu avais compris. Ehbien ! nous sommes fiancés, Martin et moi.

Mme Morse éclata d’un rireincrédule.

– Non, il n’a rien dit, expliqua Ruth. Ilm’aimait, voilà tout. J’ai été aussi étonnée que toi. Il n’a pasdit un mot. Il a simplement mis son bras autour de moi et… et jen’ai plus été moi-même. Et il m’a embrassée et je l’ai embrassé,sans pouvoir m’en empêcher. C’était plus fort que moi. Alors, j’aicompris que je l’aimais.

Elle s’arrêta, espérant l’absolutionmaternelle, mais Mme Morse se renferma dans unsilence glacial.

– Je sais, c’est un accidentimpardonnable, poursuivit Ruth, d’une voix mal assurée. Je ne saispas comment tu me pardonneras jamais. Mais je n’ai pas pu m’enempêcher. Je ne me doutais pas que je l’aimais avant ce moment-là.Dis-le à papa.

– Il vaut mieux ne rien dire à ton père.Je verrai Martin Eden, je lui parlerai, je lui expliquerai, ilcomprendra et te rendra ta parole.

– Non ! non ! s’écria Ruth, ensursautant. Je ne veux pas ! Je l’aime. Je veuxl’épouser !… si tu le permets, bien entendu.

– Nous avons formé d’autres projets pourtoi, ton père et moi, ma chère Ruth et je… oh ! non,non ! il n’y a rien d’arrangé, nous n’avons personne en vue.Nous projetons simplement ton mariage avec quelqu’un de ton milieu,avec un homme honorable et comme il faut, que tu choisiras toi-mêmeet que tu aimeras.

– Mais c’est Martin que j’aime !protesta Ruth d’un ton plaintif.

– Nous n’influencerons pas tonchoix ; tu es notre fille unique et nous ne pourrions admettreque tu fasses un mariage semblable. En échange de ton éducation, detout ce qui est fin et délicat en toi, qu’est-ce qu’il a àt’offrir ? C’est un garçon vulgaire, sans éducation. Ce n’estpas un parti pour toi. Il n’a pas de quoi te faire vivre. Nousn’avons pas de préjugés stupides au point de vue fortune, mais unecertaine aisance est indispensable et notre fille doit épouser unhomme qui peut lui donner au moins ça et non pas un aventurier sansle sou, un matelot, un contrebandier et Dieu sait quoi encore, quipar-dessus le marché est un écervelé et un irresponsable.

Ruth demeura muette, reconnaissant la véritéde chaque mot.

– Il perd son temps avec la littérature,en essayant d’accomplir par entêtement ce à quoi parviennentrarement des génies et quelques rares hommes doués d’une parfaiteculture. Un homme qui veut se marier doit se préparer au mariage.Mais lui ! Comme je te l’ai déjà dit – et je sais que tu es demon avis – il est irresponsable. Et comment ne le serait-ilpas ? Il a le tempérament d’un marin. Jamais il n’a appris àéconomiser ou à s’abstenir de boire. Sa jeunesse l’a marqué pourtoujours. Ce n’est pas sa faute, bien entendu, mais sa nature nechangera pas pour ça. Et as-tu réfléchi aux années de débauche queforcément il a vécues ? As-tu pensé à ça, mon enfant ? Tusais ce que signifie le mariage.

Ruth frissonna et se serra contre sa mère.

– J’y ai réfléchi. (Elle attendit un longmoment que sa pensée s’éclaircisse.) Et c’est terrible. Ça me rendmalade d’y penser. Je vous l’ai dit : mon amour pour lui estun affreux accident… mais je ne peux rien y faire. As-tu pu ne pasaimer mon père ? Eh bien ! pour moi, c’est la même chose.Il y a quelque chose en moi, en lui, que j’ignorais jusqu’à cejour ; mais ce quelque chose existe et me force à l’aimer. Jen’ai jamais pensé que je pourrais l’aimer et pourtant jel’aime ! conclut-elle avec un léger accent de triomphe.

Elles causèrent longtemps, sans aboutir àd’autre conclusion que d’attendre un temps indéterminé sans rienfaire.

La confession sincère de l’insuccès de sonplan, que fit Mme Morse plus tard à son mari, eutla même conclusion.

– C’était à peu près fatal, jugeaM. Morse. Ce marin est le seul homme avec qui elle est encontact. Un jour ou l’autre, elle devait s’éveiller, de toutefaçon : elle s’est éveillée, ce matelot s’est trouvé justementlà et comme il n’avait pas de rival, elle n’a rien eu de pluspressé que de l’aimer ou de le croire, ce qui revient au même.

Mme Morse se déclara prête àtravailler Ruth indirectement, en sourdine, plutôt qu’à lacontredire ouvertement. On aurait tout le temps nécessaire, puisqueMartin n’était pas dans une situation à se marier.

– Laisse-la le voir autant qu’ellevoudra, conseilla M. Morse. Mieux elle le connaîtra, moinselle l’aimera, je parie. Et donne-lui des points de comparaison.Entoure-la de jeunes filles, de jeunes gens – de toute espèce dejeunes gens intelligents, qui ont fait quelque chose ou en passe dedevenir quelqu’un ; d’hommes de notre milieu, enfin, degentlemen ! Elle comparera forcément : ils lui montrerontce qu’il est. D’ailleurs, il n’a que vingt et un ans : ungamin. Ruth n’est également qu’une enfant. Ce sont des amoursenfantines, ça passera vite.

L’affaire en resta là. Il fut entendu dans lafamille que Ruth et Martin étaient fiancés, mais nonofficiellement : on pensait bien ne jamais en venir là. Et ilfut tacitement entendu que les fiançailles seraient longues. Commeon n’avait aucune envie d’encourager Martin à s’amender, on ne luidemanda ni de chercher une situation, ni de cesser d’écrire. Et ilentra on ne peut plus complètement dans leurs vuessournoises : jamais l’idée de se faire une situation n’avaitété plus éloignée de ses pensées.

– Je me demande si vous approuverez ceque j’ai fait, dit-il à Ruth quelques jours plus tard. Comme lapension chez ma sœur est trop chère, je vais m’installer chez moi,tout seul. J’ai loué une petite chambre dans le quartier nordd’Oakland, un endroit tranquille, très bien et j’ai acheté unfourneau à pétrole pour faire la cuisine.

Ruth fut ravie. Le fourneau à pétrole surtoutlui plaisait.

– C’est de cette manière queM. Butler a commencé, dit-elle.

Martin n’apprécia pas à sa valeur cetteallusion aux mérites du digne gentleman et poursuivit :

– J’ai affranchi tous mes manuscrits etles ai expédiés à de nouveaux éditeurs. Aujourd’hui j’ai emménagéet demain je me mets au travail.

– Une situation ! s’écria-t-elle.(Tout heureuse, elle se serra contre lui, lui saisit la main,souriante.) Et vous ne l’aviez pas dit ! Qu’est-ce quec’est ?…

Il secoua la tête.

– Je veux dire que je me remets à écrire.(Voyant son amer désappointement, il continua hâtivement :)Comprenez-moi bien : je ne me mets pas cette fois à l’ouvrageavec des idées extravagantes. J’en fais une affaire, froidement,prosaïquement. Ça vaut mieux que de reprendre la mer et merapportera autant que le métier que je pourrais faire à Oaklandsans connaissances spéciales.

« Voyez-vous, les vacances que j’aiprises m’ont donné de la perspective. Je ne me suis pas fatigué lecorps et je n’ai pas écrit, pour la publication du moins. Je n’aifait que vous aimer et réfléchir. J’ai aussi lu un peu, surtout desmagazines. J’ai réfléchi sur moi, sur le monde, sur la place quej’y occupe, sur ma chance d’y conquérir une place digne de vous.J’ai lu aussi la Philosophie du style de Spencer et j’y aitrouvé beaucoup de renseignements intéressants. Et le résultat detout ça, de mes réflexions, de mes lectures et de mon amour, c’estmon installation à Grub Street. Je vais laisser de côté leschefs-d’œuvre et faire du « gros ouvrage » : desarticles gais, des portraits, des vers humoristiques, des vers pourdire en société – toutes sortes de bêtises très demandées. Puis, ily a les syndicats de journaux, les syndicats de chroniqueurs et lessyndicats des suppléments du dimanche. Je leur fournirai ce dontils ont besoin et je gagnerai pas mal. Il y a des publicistesindépendants qui gagnent quatre ou cinq cents dollars par mois,vous savez. Je ne tiens pas à en devenir un ; mais je peuxgagner convenablement ma vie et avoir pas mal de temps à moi, cequi serait impossible dans n’importe quelle situation.

« J’aurai ainsi le temps d’étudier et detravailler pour moi. Une fois l’ouvrage fini, je pourrai tenter unegrande œuvre et je m’y préparerai. Vraiment, quand j’y pense, jesuis abasourdi du chemin que j’ai fait ! Au début, je nesavais pas sur quoi écrire, à part quelques expériences banales,mal comprises et plus mal analysées. Je n’osais pas penser, et jene possédais même pas les éléments pour ça. Mes expériencespersonnelles n’étaient que des tableaux sans âme. Puis, enaugmentant mes connaissances et mon vocabulaire, tout ça m’estapparu différemment et j’ai trouvé la véritable façon d’interprétermes tableaux. J’ai commencé à faire du bon travail en écrivantAventure, Joie, La Marmite, Le Vin de la vie, La Bousculade, LeCycle d’amour et Les Poèmes de la mer. J’en écriraid’autres comme ça, et de meilleurs pendant mes heures libres. Mespieds reposent solidement sur terre, à présent ! Le grosouvrage et de l’argent, d’abord ! les chefs-d’œuvre ensuite.Pour vous les montrer, j’ai écrit hier soir une demi-douzaine deplaisanteries pour journaux humoristiques ; et, comme j’allaisme coucher, l’idée m’est venue d’essayer d’écrire un triolethumoristique : au bout d’une demi-heure j’en avais ponduquatre ! Ça vaut bien un dollar pièce. Quatre dollars pourquelques instants perdus avant de dormir.

« Naturellement, tout ça n’a aucunevaleur, c’est un travail fastidieux, assommant. Mais ce n’est pasplus fastidieux, ni plus assommant, que de tenir des livres àsoixante dollars par mois, en additionnant d’interminables colonnesde chiffres, jusqu’à ce qu’on meure. Et d’autre part, cette besogneme fait garder le contact avec le milieu littéraire et me donne dutemps pour risquer de plus grandes choses.

– Mais à quoi serviront ces grandeschoses, ces chefs-d’œuvre ? demanda Ruth. Vous ne les vendezpas.

– Oh ! si, je les vendrai.

– De toutes les œuvres que vous m’avezénumérées et que vous dites être bonnes vous n’en avez pas venduune seule. Ce n’est pas avec des chefs-d’œuvre invendables que nouspourrons nous nourrir.

– Alors, nous nous nourrirons grâce auxtriolets qui se vendent ! affirma-t-il avec emphase enattirant à lui une bien-aimée fort peu enthousiaste. Tenez,écoutez, continua-t-il avec une gaieté affectée. Ce n’est pas del’art… mais c’est un dollar !

He came in

When I wasout

To borrow sometin

Was why he camein,

And he wentwithout ;

So I wasin

And he was out.

L’enthousiasme enfantin qu’il avait mis àdéclamer sa plaisanterie fit place à une expression navrée quand ilvit que Ruth, bien loin de rire, le regardait d’un air à la foisperplexe et réprobateur.

– Ça vaut peut-être un dollar, dit-elle,mais un dollar faux. Ne voyez-vous pas que tout ça estrabaissant ? Je veux que l’homme que j’aime et que j’estimesoit quelque chose de plus qu’un faiseur de vers burlesques etstupides.

– Vous voulez qu’il ressemble à…M. Butler, par exemple ?

– Je sais que vous n’aimez pasM. Butler, dit-elle, mais il l’interrompit.

– M. Butler est parfait. Mais j’enai jusque-là de M. Butler. Non, j’ai beau réfléchir, je nevois pas pourquoi je ne ferais pas des vers humoristiques ou desdevinettes, tout aussi bien que de la machine à écrire, des copiesou de la comptabilité. En fin de compte, ça revient au même. Vouspartez de ce principe qu’il me faut absolument commencer paraligner des chiffres pour devenir ensuite un notaire habile ou unhomme d’affaires. Je veux commencer avec du journalisme inférieuret devenir un bon écrivain.

– Il y a une différence, objectaRuth.

– Laquelle ?

– Mon Dieu… vous ne pouvez pas vendrevotre bonne littérature, celle que vous trouvez bonne. Vous avezessayé, n’est-ce pas ? mais aucun éditeur n’en veut.

– Laissez-moi le temps, chère, pria-t-il.Ce bas journalisme n’est qu’un moyen, que je ne prends pas du toutau sérieux. Donnez-moi deux ans. J’aurai réussi à ce moment-là etles éditeurs seront enchantés de me prendre de bons ouvrages. Jesais ce que je dis : j’ai foi en moi ; je sais ce dont jesuis capable et je sais ce que vaut la littérature actuelle ;je connais par cœur toute cette prose pourrie, que pondjournellement une multitude de ratés ; et je sais que dansdeux ans, je serai sur le chemin du succès. Quant aux affaires, jen’y réussirai jamais. Je n’ai aucun goût pour ça. Je trouve cegenre de choses ennuyeux, stupide, mercantile et malhonnête. Entout cas, je ne m’y ferai jamais. Jamais je ne pourrais être autrechose qu’un employé et que ferions-nous, grands dieux, avec lesmisérables appointements d’un employé ?… Je veux que voussoyez entourée de ce qu’il y a de mieux et de plus beau, plus tard.Et j’y arriverai : j’arriverai à tout. À côté des rentes d’unauteur en vogue, celles de M. Butler n’existent pas. Un auteuren vogue gagne facilement entre cinquante et cent mille dollars,bon an, mal an. Elle ne répondit rien, visiblement contrariée.

– Eh bien ? interrogea-t-il.

– Mes espoirs et mes projets étaientautres. J’avais pensé – et je pense toujours – que la meilleurechose pour vous serait d’étudier la sténographie – vous savez déjàdactylographier – et d’entrer dans les bureaux de mon père. Vousavez un cerveau bien équilibré et je suis certaine que vous feriezun excellent notaire.

23

Que Ruth n’eût aucune foi en l’avenir deMartin comme écrivain, ne la diminua en rien à ses yeux. Pendantses vacances reposantes il avait passé de longues heures às’analyser et à s’étudier. Il découvrit qu’il aimait la beautémieux que la gloire et que, s’il souhaitait la célébrité, c’étaitsurtout pour Ruth. Il voulait être « grand » aux yeux dumonde, afin que la femme qu’il aimait soit fière de lui et letrouve digne d’elle.

Mais pour lui-même, il aimait passionnément labeauté et la joie de la célébrer lui suffisait. Et, plus que labeauté, il aimait Ruth. Il trouvait que l’amour était la plusadmirable chose du monde. C’était l’amour qui avait opéré en luicette extraordinaire transformation, qui, du matelot grossier,avait fait un étudiant et un artiste ; l’amour était donc plusgrand encore que la science et l’art. Il avait déjà découvertqu’intellectuellement il dépassait Ruth, comme il dépassait sesfrères et son père. En dépit des avantages d’une éducationuniversitaire, de ses diplômes de licenciée es lettres, ellerestait très au-dessous de la puissance intellectuelle de Martin àqui cette année d’études solitaires donnait une connaissance de lavie, de l’art, qu’elle n’acquerrait jamais.

Il se rendait compte de tout cela, mais sansl’aimer moins et sans qu’elle l’aime moins. Y avait-il le moindrerapport entre leur amour et leurs différences d’opinions sur l’art,la morale, la Révolution française et le suffrage universel ?Ce n’étaient que des raisonnements et l’amour était au-delà de laraison. L’amour habite les hauts sommets, bien au-dessus desfroides vallées de la raison et celui qui cueille cette fleur rarene peut plus descendre parmi les humains tant qu’elle n’est pasfanée. Grâce aux philosophes scientifiques qu’il affectionnait, lasignification biologique de l’amour lui était connue ; maisprocédant par ce même raisonnement scientifique, il arriva à cetteconclusion que l’organisme n’obtient son plus haut développementqu’au moyen de l’amour et que l’amour ne doit pas être discuté,mais accepté comme la suprême récompense de la vie. Il considéraitdonc que l’amour ennoblissait toute créature et il aimait penser à« l’Amant éternel » s’élevant au-dessus de toutes leschoses terrestres, au-dessus des richesses et du jugement deshommes, de l’opinion publique et de la gloire, au-dessus même de lavie, et « mourant d’un baiser ».

Tout en réfléchissant à ces choses, Martintravaillait sans relâche – excepté quand il allait voir Ruth – etvivait en Spartiate. Il payait deux dollars cinquante par mois lapetite chambre qu’il occupait chez une Portugaise veuve, MariaSilva, dure à l’ouvrage et dure de caractère, qui élevait commeelle pouvait sa nombreuse progéniture et noyait parfois ses souciset sa fatigue dans l’aigre vinasse à quinze cents lelitre, achetée chez l’épicier du coin. Martin commença par ladétester, elle et sa terrible langue ; puis, il l’admira poursa vaillance.

Il n’y avait que quatre pièces en tout, dansla petite maison ; l’une d’elles – le salon décoré d’un gaitapis à fleurs et du portrait d’un enfant qu’elle avait perdu –était strictement réservé aux visites. Les volets en étaienttoujours fermés et l’entrée en était sévèrement interdite à lamarmaille nu-pieds, sauf aux grandes occasions. On mangeait dans lacuisine où elle lavait, empesait et repassait tous les jours – saufle dimanche – pour ses voisins, ce qui constituait le plus clair deses revenus. Restait l’unique chambre à coucher – aussi petite quecelle de Martin – dans laquelle grouillaient et dormaient les septgosses et leur mère. Martin se demandait toujours par quel miracleils pouvaient y arriver, quand le soir, à travers la mince cloison,tous les détails du coucher lui parvenaient, les piaillements etles vagissements, les babils et les pépiements pareils à ceux desoiseaux qui s’endorment. Une des sources de revenus de Maria étaitses deux vaches, qu’elle trayait matin et soir et qui senourrissaient tant bien que mal de l’herbe des terrains vagues,gardées par l’un de ses gosses loqueteux ; leur tâcheprincipale consistait à déjouer la vigilance tracassière desinspecteurs chargés des enclos.

Dans sa petite chambre, Martin étudiait,écrivait et faisait son ménage. Devant l’unique fenêtre, face auporche minuscule, était la table de cuisine qui servait tour à tourde bureau, de bibliothèque et de support pour la machine à écrire.Le lit, appuyé au mur du fond, occupait les deux tiers de la pièce.La table était flanquée, d’un côté, par un bureau fastueux neservant que pour la décoration car son mince placage s’écaillait unpeu plus tous les jours. Dans le coin opposé, étaient installés lacuisine, le fourneau à pétrole, une boîte à biscuits désaffectéerenfermant des assiettes et divers ustensiles, une planche fixée aumur, pour les provisions et, par terre, un seau d’eau. Martindevait aller chercher son eau au robinet, dehors. Au-dessus du lit,accrochée par une poulie, pendait la bicyclette, qu’il avaitd’abord essayé de laisser dans les sous-sols, mais, comme la tribudes Silva s’amusait à démonter le guidon et à crever les pneus, ily avait renoncé. Il avait tenté ensuite de l’abriter sous leporche, mais un violent orage l’ayant inondée pendant toute unenuit, il la suspendit finalement dans sa chambre.

Une armoire minuscule contenait ses vêtementset les livres qui s’accumulaient tellement, qu’ils ne trouvaientplus de place, sur la table, ni dessous. Il avait pris l’habitudede prendre des notes en lisant et si copieusement que sa chambreaurait été inhabitable, sans quelques ficelles tendues en travers,sur lesquelles il accrochait ses notes, comme du linge à sécher. Etil était tellement encombré quand même, qu’évoluer à travers lachambre était une entreprise difficile et qu’il ne pouvait ouvrirla porte d’entrée sans fermer d’abord celle de l’armoire et viceversa. Quant à traverser la chambre en ligne droite, il n’y fallaitpas penser ; le trajet ne pouvait se faire qu’en zigzag et dejour seulement. Après avoir élucidé la question des portes, ilfallait virer à angle droit pour éviter la cuisine, puis, à gauche,pour ne pas se cogner au pied du lit – mais délicatement, sans quoion risquait de buter contre le coin de la table. Entre le lit et latable vous suiviez ensuite un étroit canal, qui devenaitimpraticable quand la chaise occupait sa place normale devant latable. Aussi, quand elle ne servait pas, était-elle posée sur lelit. Il lui arrivait souvent de surveiller la cuisine en lisant, oumême d’écrire un paragraphe ou deux pendant que grillait lebifteck. D’ailleurs, le coin réservé à la cuisine était si petitqu’il pouvait de sa chaise atteindre tout ce qu’il voulait. Debout,au contraire, il tenait trop de place pour ne pas s’encombrerlui-même.

Doté d’un estomac d’autruche, il savait quelsétaient les aliments à la fois nutritifs et bon marché. La soupe depois cassés, les pommes de terre et les haricots bruns cuits à lamexicaine, entraient pour une grande part dans son régime. Le riz,préparé comme les ménagères américaines ne sauront jamais leréussir, paraissait sur la table de Martin au moins une fois parjour. Les fruits séchés étant moins chers que les frais, il enavait toujours un pot cuit à l’avance, car ils lui tenaient lieu debeurre sur son pain. Quelquefois il se payait le luxe d’unpot-au-feu. Deux fois par jour, il prenait du café noir et le soirdu thé, l’un et l’autre délicieux d’ailleurs.

Il lui fallait absolument économiser. Sesvacances avaient mangé à peu près tout son gain de la blanchisserieet des semaines s’écouleraient encore avant qu’il puisse espérer lerésultat de son travail actuel. À part ses visites à Ruth ou à sasœur Gertrude, il vivait en reclus ; sa tâche quotidiennereprésentait au moins trois journées du travail d’un hommeordinaire. Il dormait à peine cinq heures et il fallait avoir uneconstitution de fer pour supporter, comme il le faisait, dix-neufheures de travail consécutif. Jamais une seconde n’était perdue. Àsa glace étaient affichées des listes de définitions, deprononciations : en se rasant, en s’habillant, en se coiffant,il repassait ces listes. D’autres listes étaient épinglées au murau-dessus du fourneau et il les compulsait en cuisinant ou enlavant la vaisselle. Dès qu’il les savait par cœur, il lesremplaçait par d’autres. Chaque mot nouveau ou incompris rencontrédans ses lectures, était immédiatement inscrit. Il emportait mêmede ces listes dans ses poches et les étudiait dans la rue ou enattendant son tour chez le boucher ou l’épicier.

Il alla plus loin. En lisant les œuvresd’hommes arrivés, il nota les résultats auxquels ils étaientparvenus, les trucs qu’ils avaient employés et tout cela devenaitmatière à études. Il ne plagiait pas, mais cherchait des principes.Il dressa des listes de procédés habiles, puis en inventa lui-mêmeen s’ingéniant à leur trouver des applications originales. Ilcollectionna de la même façon des phrases parlées, des phrasesmordantes comme de l’acide, ou brûlantes comme une flamme, d’autressuaves, lumineuses et fraîches comme des sources d’eaux vives dansle désert aride du langage conventionnel. Partout il recherchait leprincipe et le procédé. L’apparence seule de la beauté ne lesatisfaisait plus : il la disséquait dans son laboratoire oùles odeurs de cuisine alternaient avec les bruits de ménagerie dela tribu des Silva, et connaissant l’anatomie de la beauté, il sesentait plus près de pouvoir en créer.

Il était incapable de travailler sanscomprendre, en aveugle qui se fierait simplement à sa chance et àsa bonne étoile… Selon lui, rien ne devait se faire par hasard. Ilvoulait le pourquoi et le comment. Son talent était résolumentcréateur et, avant de commencer une histoire ou un poème, l’œuvrevivait déjà tout entière dans son cerveau, avec sa conclusion et lemoyen d’arriver à cette conclusion de la façon la plusintéressante. D’autre part, il s’émerveillait d’une trouvaillespontanée qui se révélait à l’épreuve de la plus sévère analyse.Et, bien qu’il disséquât la beauté pour en découvrir les principesésotériques, il restait toujours convaincu que l’essence même decette beauté est impénétrable. Il savait parfaitement, d’après sonSpencer, que nul ne peut atteindre l’absolue connaissance et que lemystère inhérent à la beauté ne le cède en rien à celui de la viemême ; bien plus : que les fibres de la beauté et de lavie sont intimement mêlées et que lui-même n’était qu’une parcellede cet insondable, tissé de soleil, de poussière d’étoiles etd’éther.

Plein de ces pensées, il écrivit l’essaiintitulé Poussière d’étoiles dans lequel il prenait àpartie, non pas les principes de la critique, mais les critiquesles plus célèbres. C’était profond, brillant, philosophique etdélicieusement spirituel. Aussi, toutes les revues lerefusèrent-elles avec un ensemble remarquable. Mais, s’en étantdébarrassé l’esprit, il continua son chemin avec sérénité. C’étaitdevenu une habitude : une fois son sujet mûri, il le réalisaitimmédiatement à la machine à écrire. Qu’il fût ou non publiéensuite, n’avait qu’une importance relative. Ce qui importait,c’était de débarrasser son cerveau d’un fardeau qui l’encombrait,afin de pouvoir élucider d’autres problèmes et mûrir d’autrespensées. Il ressemblait un peu à ces gens qui, tourmentés par unesouffrance – véritable ou fictive, – rompent périodiquement unsilence méritoire, pour plaisanter sur l’objet de leur martyre,avec d’autant plus de violence qu’ils se sont contenusdavantage.

24

Les semaines passaient, Martin n’avait plus lesou et les chèques des éditeurs se faisaient attendre. Ses anciensmanuscrits étaient revenus, puis repartis et son journalisme neréussissait pas davantage. Ses menus devinrent d’une simplicité deplus en plus rudimentaire. Pendant cinq jours il vécut d’undemi-sac de riz et de quelques kilos de haricots secs. Puis, iltâcha de vivre sur son crédit. L’épicier portugais, jusqu’alorspayé comptant, refusa toute avance, lorsque la note de Martin eutatteint la somme énorme de trois dollars quatre-vingt-cinq.

– Comprenez, dit-il, je vois bien quevous ne trouvez pas de travail et je perdrai mon argent.

Et Martin n’eut rien à répliquer. À quoi bonse lancer dans des explications ? La plus élémentaireconception commerciale s’opposait à ce qu’on fasse crédit à ungarçon vigoureux, visiblement trop paresseux pour travailler.

– Si vous trouvez du travail, je vousfournirai de la marchandise, assura l’épicier. Pas de travail, pasde marchandises. Ça, ce sont les affaires. (Puis, pour bien luiprouver qu’il ne lui en voulait pas, il proposa 🙂 Allonsboire un verre au comptoir, on est tout de même des amis !

Martin but, pour montrer qu’il ne lui envoulait pas non plus, puis rentra se coucher sans dîner.

Le magasin où Martin achetait ses légumesétait tenu par un Américain dont les principes commerciaux furentassez faibles pour laisser monter la note à cinq dollars. Puis ilarrêta les frais. Le boulanger alla jusqu’à deux dollars, leboucher jusqu’à quatre. Martin, en faisant le compte de ses dettes,dit qu’il en avait pour quatorze dollars, sans parler de ce qu’ildevait pour la machine à écrire ; puis il se dit qu’on luiferait bien deux mois de crédit. Mais, au bout de ces deuxmois-là…

Son dernier achat chez le fruitier avait étéd’un sac de pommes de terre, et pendant huit jours il mangea despommes de terre, rien que des pommes de terre, trois fois par jour.Un dîner chez Ruth, de temps en temps, l’aidait à ne pass’affaiblir, mais il souffrait de devoir se modérer par bienséance,quand son appétit faisait rage, à la vue de tant de bons platsétalés devant lui. Quelquefois, il entrait chez sa sœur au momentdes repas et mangeait à sa faim, ce qu’il n’osait jamais faire chezles Morse.

Et il travaillait toujours. Et tous les jours,le facteur lui rapportait des manuscrits refusés. Quand il n’eutplus de quoi les affranchir, ils s’accumulèrent sous la table. Puisvint un jour où il n’eut pas de quoi manger, puis un second jour.Il ne pouvait compter sur un dîner chez Ruth, car elle était partieà San Rafaël pour quinze jours et une fausse honte l’empêchaitd’aller chez sa sœur. Pour comble de malchance, le facteur,l’après-midi, lui rapporta cinq manuscrits refusés. Alors Martinalla porter son pardessus au Mont-de-Piété d’Oakland et revint aveccinq dollars en poche. Il donna un dollar d’acompte à chacun de sesquatre fournisseurs, se paya un bifteck et des oignons frits, butdu café et fit cuire un grand pot de prunes. Puis, rassasié, ils’assit à sa table et termina un essai qu’il intitula : Del’usure, institution philanthropique. L’ayant dactylographiéil le jeta sous la table, car il ne lui restait rien des cinqdollars pour acheter des timbres.

Quelque temps plus tard, il mit sa montre etsa bicyclette au clou et, ne retenant sur les sommes ainsiréalisées qu’un minimum pour acheter des provisions, il affranchittous ses manuscrits et les expédia de nouveau. Son journalisme ledécevait. Personne ne se souciait de lui prendre ses articles.Cependant, en les comparant avec ce qu’il voyait dans les journaux,les publications hebdomadaires et les revues populaires, il lestrouvait décidément mieux, beaucoup mieux que la moyenne. Etpourtant ça ne se vendait pas !

Dans un des grands périodiques pour lajeunesse, il remarqua des colonnes entières de nouvelles etd’anecdotes. Il tenta aussi cette chance – en vain. Plus tard,lorsqu’il n’en eut plus besoin, il apprit que les rédacteursavaient coutume d’augmenter leurs salaires en fournissant eux-mêmesce genre de prose. Les journaux humoristiques lui renvoyèrent seshistoires drôles et ses poèmes burlesques ; les « verspour dire en société » ne trouvèrent pas davantage grâce dansles magazines. Restaient encore les nouvelles pour quotidiens. Ilsavait que les siennes étaient meilleures que celles qu’onpubliait. Ayant obtenu les adresses de deux syndicats de journaux,il les inonda de nouvelles. Quand il en eut écrit une vingtainesans succès, il y renonça. Et cependant chaque jour il lisait, dansles quotidiens et les hebdomadaires, des masses de nouvelles dontpas une ne valait les siennes. Découragé, il en arriva à laconclusion qu’il n’avait aucun jugement, qu’il s’hypnotisait sur cequ’il écrivait – bref, qu’il n’était qu’un illuminé plein deprétention.

L’inhumaine machine éditoriale suivait samarche habituelle. Il joignait des timbres à ses manuscrits, lesglissait dans la boîte : environ trois semaines après lefacteur montait l’escalier et les lui rapportait. Sûrement, riend’humain n’était au bout de tout cela ; ce n’étaient querouages perfectionnés, engrenages bien combinés, distributeursautomatiques et burettes à huile. Dans son désespoir, il en vint àdouter de l’existence même des éditeurs. Jamais un seul ne luiavait donné signe de vie et l’hypothèse était parfaitementplausible d’une grande manufacture anonyme, actionnée par desmécaniciens, des typographes et des camelots. Les heures qu’ilpassait avec Ruth étaient les seules heureuses ; mais toutesn’étaient pas heureuses. Une inquiétude morbide le tenaillaitcontinuellement, bien plus énervante maintenant qu’elle l’aimait,car la possession réelle lui apparaissait plus éloignée que jamais.Il avait demandé deux ans : le temps passait et iln’aboutissait à rien. De plus, il se rendait parfaitement compte dufait qu’elle n’approuvait nullement son genre de vie. Ce n’étaitpas du ressentiment – car elle avait une nature trop douce – maiselle était déçue de voir que cet homme qu’elle avait décidé demodeler à sa guise, refusait de se laisser faire. Jusqu’à uncertain point, il s’était prêté à ce remaniement, puis soudainbuté, il avait refusé d’être formé à l’image de M. Butler oude M. Morse.

Ce qui était grand, puissant, original en lui,elle ne le voyait pas ou – pire – elle ne le comprenait pas. Cethomme d’une matière intellectuelle si souple, qu’il était capable,lui si grand, de vivre dans n’importe quel trou de souris, elle lejugeait borné, parce qu’elle ne pouvait le forcer à vivre dans sontrou de souris à elle, le seul qu’elle connût. Elle était incapablede suivre les envolées de son esprit et, quand son cerveaudépassait le sien il lui semblait fou, tout simplement. Jamais ellen’avait été surpassée par personne. Son père, sa mère, ses frèreset Olney étaient à son niveau ; donc, puisqu’elle ne pouvaitsuivre Martin, le fautif, c’était lui : toujours l’éternellecomédie de l’insulaire voulant faire la loi à l’univers entier.

– Vous n’aimez que les valeurs bienétablies, lui dit-il un jour, au milieu d’une discussion sur Prapset Vanderwater. Je vous l’accorde, ce sont les deux critiques lesplus avancés des États-Unis. Tous les maîtres d’école du paysregardent Vanderwater comme le souverain maître de la critique.J’ai lu sa prose et elle me semble le sommet de la stupiditésatisfaite. Ce n’est qu’un pompeux soporifique, comme dit GelettBurgess. Et Praps ne vaut pas mieux. Son Hemlock Mosses,en revanche, est admirablement écrit : pas une virgule n’ymanque ! Et le diapason en est si élevé, si superlativementsublime ! C’est le critique le mieux payé desÉtats-Unis ; seulement grands dieux ! ce n’est pas uncritique du tout. En Angleterre ils font mieux. « Maisvoilà : ils connaissent leur public et le flattentmagnifiquement, avec une parfaite sérénité et une moralité à touteépreuve. Leurs revues me rappellent un dimanche à Londres. Ils sontles porte-voix du populaire. Ils soutiennent vos professeursd’anglais et vos professeurs d’anglais les soutiennent : Iln’y a pas une idée originale dans leurs ouvrages et ils neconnaissent que la chose conventionnelle et bien établie ; enfait, c’est eux, la Chose établie. Leur pauvre cerveau est aussifortement frappé par les idées conventionnelles que l’est le moutonpar la marque du troupeau. Et leur fonction consiste à mettre legrappin sur tous les jeunes universitaires, à en chassersoigneusement tout ce qu’ils peuvent avoir d’original dans lecerveau et à les marquer du sceau des valeurs établies.

– Je crois être plus près de la vérité,répondit Ruth, en m’en tenant aux valeurs établies, que vous avecvotre rage iconoclaste pareille à celle des sauvages des îles del’Archipel.

– Ce sont les missionnaires qui ont briséles images, répliqua-t-il en riant. Malheureusement, tous lesmissionnaires sont partis chez les païens, de sorte qu’il n’enreste plus chez nous pour briser ces vieilles idoles,M. Vanderwater et M. Praps !

– Vous oubliez les professeurs desUniversités, ajouta-t-elle.

Il secoua la tête avec emphase.

– Non. Il faut laisser vivre lesprofesseurs de sciences. Ils sont vraiment grands. Mais ce seraitvraiment une bonne œuvre d’exterminer quatre-vingt-dix-neuf pourcent des professeurs de littérature anglaise à cervelles deperroquets !

Jugement sévère, mais qui, pour Ruth, étaitvéritablement blasphématoire. Elle ne pouvait s’empêcher decomparer les professeurs – délicats, doctes, bien habillés, parlantd’une voix modulée, respirant la culture la plus raffinée – aveccet indescriptible jeune homme, qu’elle aimait pourtant, toujoursun peu débraillé, dont les gros muscles révélaient le passévulgaire et qui s’excitait en parlant, exagérait tout ets’emballait à la moindre contradiction. Et puis eux, au moins,gagnaient largement leur vie, tandis que lui n’était pas capable degagner un penny. Elle ne jugeait pas les arguments de Martind’après ses paroles. Elle estimait simplement – inconsciemment, ilest vrai – que ses arguments étaient faux. Les professeurs avaientraison, parce qu’ils avaient réussi. Martin avait tort parce qu’iléchouait. Pour parler comme lui : ils étaient quelque chose,et lui n’était rien. D’ailleurs, il était inconcevable qu’il aitraison, lui, qu’elle voyait encore, il n’y avait pas si longtemps,dans ce même salon, gauche et rougissant, jetant autour de lui desregards effrayés, affolé à l’idée que ses épaules roulantesallaient renverser un bibelot, demandant depuis combien d’annéesSwinburne était mort et annonçant triomphalement qu’il avait luExcelsior et Le Psaume de la vie !

Inconsciemment Ruth fournissait la preuvequ’elle n’estimait que les valeurs établies. Martin suivaitl’évolution de ses pensées mais se défendait d’aller plus loin. Ilne l’aimait pas pour l’opinion qu’elle avait de Praps, deVanderwater et des professeurs de littérature anglaise et il seconvainquit de plus en plus qu’il possédait des capacitéscérébrales, une envolée philosophique qu’elle ne pourrait jamaiscomprendre, ni même entrevoir.

Sur le chapitre musique, elle le jugeaitinsensé et, en matière d’opéra, complètement perverti.

– Eh bien ! vous avez aimé ?lui demanda-t-elle un soir, en rentrant de l’opéra où il l’avaitamenée, au prix d’un mois d’économies sordides sur sa nourriture.Émue et troublée par la musique, elle avait vainement attendu qu’ilparle.

– J’ai aimé l’ouverture, dit-il. Elle estadmirable.

– Oui, mais l’opéra enlui-même ?

– Admirable aussi… enfin lamusique ; ç’aurait été parfait si ces épileptiques étaientrestés tranquilles ou avaient quitté la scène.

Ruth fut abasourdie.

– Vous ne parlez pas de la Tetralani oude Barillo ? interrogea-t-elle.

– De tous, de toute cette bande defous.

– Mais ce sont de grands artistes !fit-elle en protestant.

– Ça ne les a pas empêchés de saboter lamusique, avec leur jeu faux et conventionnel.

– Mais vous n’aimez pas la voix deBarillo ?… C’est le meilleur après Caruso, paraît-il.

– Bien sûr, je l’aime, bien que jepréfère encore la Tetralani. Sa voix est exquise – à mon avis, dumoins.

– Mais, mais… balbutia Ruth. Je necomprends pas ce que vous voulez dire. Vous admirez leur voix etcependant vous dites qu’ils sabotent la musique !

– Précisément. Je donnerais cher pour lesentendre au concert, et donnerais encore davantage pour ne pas lesentendre quand l’orchestre joue. Voyez-vous, j’ai peur de n’êtrequ’un affreux réaliste. Les grands chanteurs ne sont pas de grandsacteurs. Entendre Barillo chanter une phrase d’amour d’une voixcéleste, entendre la Tetralani lui donner la réplique d’une voixégalement céleste et les entendre accompagnés par une musiquecolorée, rutilante, est un régal absolument merveilleux. Je faismieux que l’admettre : je l’affirme. Mais, tout l’effet en estgâté quand je les regarde, quand je vois la Tetralani – cent kiloset 1,85 m – et Barillo, avec sa figure huileuse, son torse trapu etses jambes trop courtes ; quand je les vois tous les deuxprendre des poses plastiques, se frapper la poitrine, agiter leursbras comme des fous échappés d’un asile d’aliénés. Et quand on medemande de m’imaginer que j’assiste à une scène d’amour entre unejeune et belle princesse et un prince charmant, eh bien non !je ne peux pas accepter ça, voilà tout !… C’est stupide,absurde et faux ! C’est surtout faux. Ne me dites pas quequelqu’un a jamais chanté son amour de cette manière.Comment ! mais si je vous faisais la cour ainsi, vousm’enverriez des gifles !

– Mais vous faites erreur, protesta Ruth.Chaque forme d’art a ses limites. (Elle faisait son possible pourse rappeler une conférence sur la convention dans les arts, qu’elleavait entendue à l’Université.) En peinture, vous n’avez que deuxdimensions sur la toile ; pourtant, vous acceptez l’illusiondes trois dimensions que l’art du peintre lui permet dereprésenter. Pour la littérature, c’est la même chose. Vous trouvezparfaitement légitime que l’auteur vous décrive les pensées intimesde son héroïne et vous savez que l’héroïne était seule et que nil’auteur ni personne ne pouvait savoir ce qu’elle pensait. C’est lamême chose pour le théâtre, la sculpture, l’opéra, pour toutes lesmanifestations d’art. Certaines choses inévitables doivent êtreacceptées.

– Oui, je comprends, dit Martin. Chaqueart a ses conventions. (Ruth fut surprise de l’entendre employer cemot. On aurait dit qu’il avait étudié à l’Université, au lieud’avoir glané quelques notions au hasard à travers les livres de labibliothèque). Mais les conventions mêmes doivent approcher de laréalité. Nous admettons que des arbres peints grossièrement sur ducarton et dressés de chaque côté de la scène, représentent uneforêt. Bien. Mais d’autre part, nous n’admettrions pas que cettemême forêt soit représentée par un paysage marin ; ce seraitune absurdité ; nous ne pouvons l’admettre. Et vous-même nepouvez pas – ou plutôt ne devriez pas – accepter que les frénésiesridicules, les contorsions et les grimaces pénibles des deux fousde ce soir, soient censées représenter une scène d’amour.

– Alors, vous ne vous croyez passupérieur à tous les critiques musicaux ?…

– Non, non ; pas pourl’instant ! J’use de mon droit individuel, simplement. Jeviens de vous dire ce que je pense, afin que vous compreniezpourquoi les gambades éléphantines de Mme Tetralanisabotent pour moi le plaisir de la musique. Les grands jugesmusicaux peuvent avoir raison, tous tant qu’ils sont. Mais moi, jesuis moi, et je ne subordonnerai pas mon goût au jugement unanimedu public. Si je n’aime pas une chose, je ne l’aime pas, voilàtout ; et rien au monde ne me fera l’aimer, parce que lagrande majorité de mes contemporains l’aime, ou fait semblant del’aimer. Mes goûts et mes aversions ne suivent pas la mode.

– Mais vous savez, la musique est uneéducation, discuta Ruth, l’opéra surtout. Ne croyez-vous pasque…

– Que je ne suis pas éduqué pourl’opéra ? fit-il vivement.

Elle fit un signe affirmatif.

– Justement, dit-il. Et je me considèrecomme très heureux de n’avoir pas été pris quand j’étais petit. Sije l’avais été, ce soir j’aurais versé de douces larmes et lesclowneries surannées de ce couple délirant, n’auraient, à mes yeux,que mieux fait valoir la beauté de leur voix et celle de lamusique. Vous avez raison. Oui, ce n’est qu’une affaired’éducation. Mais à présent, je suis trop vieux : il me fautde la vérité, ou rien du tout. Une illusion qui n’est qu’uneparodie est un mensonge, tout simplement : et c’est l’effetque me produit le grand opéra, quand le petit Barillo, subitementenragé, s’évertue à écraser contre sa poitrine la volumineuseTetralani (également enragée) et lui hurle à l’oreille combien ill’adore.

Une fois de plus, Ruth le condamna au nom despréjugés et de sa foi dans les valeurs établies. Pourquoi aurait-ileu raison contre les gens cultivés ? Ses discours et sespensées ne lui produisaient aucune impression. Elle avait trop lerespect des opinions officiellement accréditées, pour avoir lamoindre sympathie pour les idées révolutionnaires. De tout temps,la musique et l’opéra lui avaient plu comme ils plaisaient à sonentourage. De quel droit Martin Eden, à peine sorti des« ragtimes » et des chansons populaires, s’érigeait-il enjuge de la musique de son monde à elle ?… Tout en marchant àcôté de lui, elle s’énervait et se sentait vaguement blessée dansson orgueil. Même en faisant appel à toute son indulgence, elleconsidérait sa profession de foi comme un caprice d’assez mauvaisgoût, une gaminerie un peu déplacée. Mais quand, devant sa porte,il la prit avec tendresse dans ses bras et l’embrassaamoureusement, elle oublia tout.

Et, plus tard, dans son lit, sans pouvoirtrouver le sommeil, elle se demanda avec étonnement, ainsi qu’ellese l’était souvent demandé depuis quelque temps, comment elle avaitpu aimer un homme aussi étrange et comment elle l’aimait malgrél’opposition de ses parents.

Le lendemain, Martin Eden, laissant de côté lejournalisme, se mit, encore tout bouillant de sa discussion de laveille, à un essai qu’il intitula La Philosophie del’illusion et le termina d’une traite. Il le timbra etl’expédia aussitôt – mais il devait le timbrer bien des fois encoreet le réexpédier bien souvent pendant les mois qui suivirent.

25

Maria Silva était pauvre et rien de ce quitouche à la pauvreté ne lui était étranger. Pour Ruth, être pauvresignifiait simplement un genre d’existence dépourvu d’agréments.C’était tout ce qu’elle connaissait de ce sujet. Elle savait queMartin était pauvre et comparait volontiers sa situation avec celled’Abraham Lincoln jeune, de M. Butler ou de quelques autres,arrivés depuis à la réussite. D’ailleurs, tout en pensant que lapauvreté n’avait rien de réjouissant, elle avait la conviction bienbourgeoise qu’elle est salutaire et constitue un coup de fouetexcellent pour faire arriver tout homme qui n’est pasirrémédiablement esclave. D’apprendre que Martin était si pauvrequ’il avait engagé sa montre et son pardessus, ne la troubla doncpas. Elle considérait même ce fait comme assez satisfaisant, carelle pensait que tôt ou tard, il en aurait assez de cette situationet se déciderait à abandonner la littérature.

Jamais elle n’avait deviné la faim sur levisage de Martin, dont les joues se creusaient davantage tous lesjours. Elle remarquait au contraire le changement avecsatisfaction : il lui semblait plus affiné ; il perdaitun peu de cette animalité vigoureuse qui l’attirait et qu’elledétestait. Quelquefois, quand ses yeux brillaient d’un éclat plusfiévreux, elle s’en réjouissait ; elle le trouvait plussemblable à un savant ou à un poète, ce qu’au fond elle aurait aiméqu’il fût.

Mais Maria Silva vit autre chose dans lesjoues creuses et les yeux fiévreux de son locataire et notait leschangements de jour en jour, selon les alternatives de sa bourse.Elle le voyait partir avec son pardessus puis revenir sans lui,bien que le temps soit aigre et mordant. Ce jour-là ses jouess’étaient remplies un peu et la fièvre de ses yeux s’étaitatténuée. Elle vit de même disparaître la bicyclette et la montreet, à chaque disparition sa mine s’améliorait momentanément.

Elle mesura également l’intensité de sonlabeur à la quantité de pétrole qu’il brûlait la nuit et compritqu’il la dépassait encore comme travail, bien que celui-ci soitdifférent du sien. Ce qui la surprit, ce fut de constater que moinsil mangeait, plus il travaillait. Parfois, quand elle jugeait quele besoin s’en faisait par trop sentir, elle lui envoyait unegalette cuite par elle, sous le prétexte qu’il ne savait sûrementpas la réussir aussi bien. Ou bien, elle lui dépêchait un de sesmioches avec un grand bol de soupe chaude, tout en se demandant sielle avait le droit d’en priver sa nichée. Et Martin lui en étaitreconnaissant, car il connaissait l’existence des pauvres et savaitque, s’il existe de la charité sur terre, c’en était et de lavraie.

Un jour que Maria avait lesté sa nichée de cequi restait à la maison et dépensé ses derniers quinzecents à l’achat d’un litre de piquette, Martin, entré à lacuisine pour chercher de l’eau, fut invité à s’asseoir et à boireun verre avec elle. Il but à sa santé, et elle but à la sienne.Puis, elle but à la réussite de ses affaires et il but à l’espoirque James Grant lui payerait sa note de blanchissage. James Grantétait un charpentier à la journée qui ne payait pas volontiers etdevait trois dollars à Maria.

Maria et Martin burent leur litre, l’estomacvide et l’âpre vin nouveau eut tôt fait de leur monter à la tête.Aussi différents qu’ils fussent, leur détresse était pareille etbien que tacitement ignorée, la misère les rapprochait. Maria futabasourdie d’apprendre qu’il avait été aux Açores, où elle avaitvécu jusqu’à l’âge de onze ans. Elle le fut encore davantage enapprenant qu’il connaissait bien les îles Hawaï, où elle avaitémigré ensuite avec sa famille. Mais son étonnement devint de lastupeur, quand il lui dit qu’il avait été à Maui, l’île où elles’était mariée. À Kahului, où elle avait connu son mari, il avaitété deux fois. Oui, elle se souvenait des navires chargés de sucre,et lui, Martin, était à leur bord ! Vraiment le monde estpetit ! Et Wailuku ! là aussi ! Connaissait-il lecontremaître de la plantation ?… Oui, il avait même buquelques verres avec lui. Ainsi tous deux évoquaient le passé, entrompant leur faim avec le petit vin aigre. L’avenir parut à Martinmoins noir. Le succès tremblotait au bout, comme une étoile.Bientôt il le saisirait. Puis, il observa le visage cruellementridé de la femme usée, vieillie par le travail, se souvint dessoupes et des miches de pain, et une chaude vague de reconnaissanceet de philanthropie l’envahit brusquement.

– Maria ! s’écria-t-il àbrûle-pourpoint. Que voudriez-vous avoir ?

Elle le regarda, intriguée.

– Que voudriez-vous avoir, tout de suite,sur l’heure, si vous pouviez ?

– Des souliers pour les gosses, septpaires de souliers.

– Vous les aurez ! assura-t-il,tandis qu’elle hochait gravement la tête. Mais je voulaisdire : que souhaitez-vous de beau, de tout à faitbeau ?

Les yeux de Maria brillèrent gaiement. Ilvoulait plaisanter avec elle. Les gens ne plaisantaient pas souventavec elle.

– Réfléchissez bien !recommanda-t-il, comme elle ouvrait la bouche pour parler.

– Oui, oui, dit-elle. J’ai bien réfléchi.Je voudrais avoir cette maison à moi, bien à moi, toute, ne pluspayer de loyer, sept dollars par mois.

– Vous l’aurez, promit-il, et bientôt.Maintenant, faites encore un vœu, tout à fait beau. Imaginez que jesuis le bon Dieu et que je vous dise : tout ce que vousdésirerez sera accordé. Allez-y ! J’écoute !

Maria réfléchit solennellement un instant.

– Vous n’avez pas peur ? leprévint-elle.

– Non, non, dit-il en riant. Je n’ai paspeur. Allez-y !

– C’est un gros morceau !

– D’accord Lâchez tout !

– Eh bien voilà… (Elle prit une granderespiration, comme les enfants qui se risquent à demander un cadeauimpossible) J’aimerais avoir une ferme, une grande ferme. Beaucoupde vaches, un grand terrain, beaucoup d’herbages, pas loin de SanLeandro – ma sœur habite là. Je vendrais le lait à Oakland. Ça merapporterait beaucoup d’argent. Joe et Nick ne garderaient pas lesvaches, ils iraient à l’école. Un jour ils pourraient deveniringénieurs, construire des chemins de fer. Oui, j’aimerais avoirune grande ferme.

Elle s’arrêta et regarda Martin avec des yeuxbrillants.

– Vous l’aurez, dit-il aussitôt.

Elle hocha la tête et but poliment à la santédu donateur de ce cadeau qu’elle n’aurait jamais. Mais elleappréciait son bon cœur et l’intention généreuse.

– Non, Maria, poursuivit Martin. Joe etNick n’auront pas besoin de s’occuper du lait et tous vos gossesiront à l’école et porteront des souliers toute l’année. Ce seraune belle ferme, avec tout ce qu’il faut. Il y aura une maisond’habitation, une écurie pour les chevaux et, naturellement, uneétable. Il y aura des volailles, des cochons, des légumes, desarbres fruitiers et bien d’autres choses ; et les vachesseront assez nombreuses pour que vous puissiez vous payer un oudeux garçons de ferme. Vous n’aurez donc rien à faire qu’à vousoccuper des enfants. Si vous trouvez un bon mari, il faudra leprendre et vous payer du bon temps, et lui s’occupera de laferme.

Puis, ayant distribué ses largesses en acomptesur l’avenir, Martin s’en fut prendre son meilleur complet et allal’engager, sacrifice suprême qui le désespérait, car il le séparaitde Ruth. Son autre complet n’était pas présentable et s’il pouvaitle mettre pour aller chez le boucher, le boulanger ou chez sa sœur,il lui était absolument impossible de se présenter chez les Morsedans une tenue aussi misérable.

Il trimait toujours, dénué de tout et presquesans espoir. Sa deuxième bataille était perdue sans doute et ilallait être obligé de chercher un travail quelconque. En s’yrésignant, il contenterait tout le monde, l’épicier, sa sœur, Ruthet même Maria, à qui il devait un mois de pension. Pour sa machineà écrire, il devait deux mois et l’agence le harcelait pour qu’ilpaye ou rende la machine. Désespéré, mais pourtant plus que jamaisdécidé à ne pas se rendre et en quelque sorte, pour conclure unarmistice avec le destin, il s’inscrivit aux examens du personneldes chemins de fer. À sa grande surprise, il fut reçu premier. Cegagne-pain était donc assuré, sans qu’il eût pourtant aucune idéede l’époque où on réclamerait ses services.

Ce fut à ce moment-là, le plus dur, que lemécanisme éditorial, pourtant si bien huilé d’habitude, subit unarrêt incompréhensible. Un pignon dut casser ou un graisseur tarir,car un matin, le facteur apporta une petite enveloppe mince, sur lecoin de laquelle étaient imprimés le nom et l’adresse duTranscontinental Monthly. Son cœur fit un bond désordonnéet il se sentit subitement faible, avec une étrange sensation dansles genoux. Titubant, il rentra dans sa chambre, s’assit sur sonlit, l’enveloppe encore cachetée à la main et comprit tout à coupcomment il arrive que des gens tombent morts, à l’annonce d’unenouvelle extraordinaire.

C’était bien une nouvelle extraordinaire. Lapetite enveloppe ne contenait pas de manuscrit, c’était donc uneacceptation. Ce qu’il avait envoyé au Transcontinental,c’était « l’Appel des cloches », conte tragique de cinqmille mots.

Puisque les premières revues payaient toujoursà la réception du manuscrit, l’enveloppe contenait évidemment unchèque. À deux centsle mot, vingt dollars, le mille ;le chèque devait être de cent dollars. Cent dollars ! Endéchirant l’enveloppe, il récapitula le montant de sesdettes : 3 dollars 85 à l’épicier ; 4 au boucher ;au fruitier 5 et 2 au boulanger ; total 14 dollars 85. Puis ily avait sa chambre : 2 dollars 50, plus un mois d’avance, 2dollars 50 ; deux mois pour sa machine à écrire, 4 dollars, etun mois d’avance, total : 31 dollars 85. Et pour en finir, sesreconnaissances, plus l’intérêt : montre, 5 dollars 50 ;pardessus, 5,50 ; bicyclette, 7,75 ; complet, 5,50 ;et 60 % d’intérêts. En tout, ça faisait 56 dollars 10. Il luirestait donc en poche, une fois toutes ses dettes payées, 43dollars 90, et en payant d’avance un mois pour la machine et unmois de pension.

Il avait fini par retirer de l’enveloppe unefeuille dactylographiée et l’avait dépliée… Il n’y avait pas dechèque. Il observa l’enveloppe, la regarda par transparence etenfin, n’en croyant pas ses yeux, la défit entièrement, avec desdoigts tremblants… Il n’y avait pas de chèque. Il lut la lettre,ligne par ligne, passant vite sur les éloges de l’éditeur, pourarriver à la seule chose importante : la raison de l’absencede chèque. Il n’en trouva pas ; mais il trouva autre chose quile fit soudain défaillir. La lettre lui glissa des mains. Il tombasur l’oreiller, ses yeux vacillèrent et il tira la couverture àlui, envahi subitement d’un grand frisson.

Cinq dollars pour « l’Appel descloches », pour cinq mille mots ! Au lieu de deuxcents le mot, dix mots pour un cent.Et l’éditeurle complimentait par-dessus le marché ! Le chèque lui seraitenvoyé aussitôt l’histoire publiée. Alors, ces deux centsle mot au minimum, payés d’avance, tout cela c’était de lafumisterie ! Jamais il n’aurait essayé d’écrire, s’il avait suce qu’il en était. Il aurait pris une situation, pour l’amour deRuth. Il se rappela le jour où il avait écrit pour la première foiset fut effrayé du temps énorme qu’il avait perdu, tout cela pour uncent les dix mots ! Et ce qu’on racontait au sujetdes grands revenus des auteurs arrivés devait être faux aussi. LeTranscontinentalse vendait vingt-cinq cents et sapompeuse et artistique couverture le proclamait un des premiersmagazines. C’était une publication sérieuse, respectable, datant debien avant sa naissance et qui n’avait jamais cessé de paraîtredepuis. Tous les mois, sur la couverture, paraissait une phrased’un des grands pontifes de la littérature, proclamant labienfaisante action du Transcontinentalqui, en publiantses premières élucubrations, lui avait permis de devenir illustre.Et c’était ce même Transcontinental, cette revue inspiréedes dieux, qui payait cinq dollars les 5 000 mots ! Cegrand pontife venait de mourir à l’étranger – dans la plus noiremisère, d’ailleurs – chose fort naturelle, étant donné la façongénéreuse dont on payait les auteurs.

Eh bien ! il avait mordu àl’hameçon ; les journaux mentaient au sujet des écrivains etde ce qu’on leur donnait, et il avait perdu deux ans. Mais àprésent, c’était bien fini. Il n’écrirait plus jamais une ligne. Ilferait ce que Ruth voulait, ce que tout le monde voulait : ilse ferait une situation. Cette résolution le fit penser à Joe, àJoe qui cheminait par monts et par vaux, sans rien faire, et Martineut un grand soupir d’envie. La réaction de son régime de dix-neufheures de travail pendant si longtemps se faisait sentir. Seulementvoilà : Joe n’était pas amoureux et, s’il mangeait le pain duchemineau, cela ne regardait que lui. Lui, Martin, avait un but etil travaillerait en vue de ce but. Demain matin, de bonne heure, ils’en irait à la recherche d’une situation. Et il ferait savoir àRuth également qu’il s’était amendé et ne demandait pas mieux qued’entrer dans les bureaux de son père.

Cinq dollars les cinq mille mots, dix motspour un cent, la cote de l’Art ! La désillusion, lemensonge l’infamie de tout cela l’obsédaient ; sous sespaupières closes, brûlantes, dansaient en chiffres de feu les 3dollars 85 qu’il devait à l’épicier. Il frissonna et s’aperçut queses os lui faisaient mal. Ses reins aussi. Il avait mal au front, àla nuque, au cerveau ; sa tête lui semblait enflerdémesurément, et la douleur du front devenait intolérable. Ettoujours, sous ses paupières, dansaient les inexorables 3 dollars85. Il ouvrit les yeux pour leur échapper, mais la lumière blanchelui fit si mal qu’il dut les refermer.

Cinq dollars pour mille mots, dix mots pour uncent, ressassait son cerveau ; il ne pouvait pas pluséchapper à cette pensée qu’il ne pouvait effacer ces 3 dollars 85.Puis, le chiffre changea et il vit que deux dollars s’inscrivaientà la place. Ah ! oui, le boulanger ! Puis apparurent deuxdollars cinquante et il se demanda ce que c’était, comme si c’étaitune question de vie ou de mort. Il devait ces deux dollarscinquante à quelqu’un, mais à qui ?… Il chercha péniblement,fouillant tous les recoins de son cerveau, en vain. Tout d’un coup,le problème se résolut : à Maria Silva. Soulagé, il crutpouvoir se reposer. Mais non ! sous ses paupières, les deuxdollars cinquante avaient fait place à huit dollars !Qu’était-ce encore ? Il lui fallait faire le tour de soncerveau exténué et trouver.

Il ne sut pas la durée de ses angoisses, maisaprès un temps qui lui sembla démesuré, un coup frappé à la portele fit revenir à lui : Maria lui demandait s’il était malade.Il répondit d’une voix sourde qu’il ne reconnut pas, qu’il faisaitun somme. L’obscurité de la chambre le surprit. Il faisait doncnuit ? Il avait reçu la lettre à deux heures de l’après-midi…il se rendit compte qu’il était malade.

Bientôt les huit dollars se remirent à danserdevant ses yeux fermés et il fut repris par le torturant esclavagedes chiffres. Mais rusant rageusement avec lui-même, il sedéfendait de chercher à travers son cerveau. Pour quoi faire ?Il n’avait été qu’un idiot. Il eut la sensation de manœuvrer unlevier et son cerveau se mit à tourner autour de lui ; c’étaitune monstrueuse roue de la Fortune, un manège de la mémoire, sphèrevertigineuse de la sagesse. Ça tournait de plus en plus vite, puisil fut happé par le tourbillon, et rejeté tournoya dans un gouffrenoir.

Tout naturellement il se retrouva devant uncylindre, avec un monceau de manchettes amidonnées. Mais à mesurequ’il les cylindrait, des chiffres y apparaissaient. Une nouvellefaçon de marquer le linge ! se dit-il : mais en regardantde plus près, il vit 3 dollars 85 inscrits sur une manchette. Il sesouvint alors que c’était la note de l’épicier ; ce qu’ils’imaginait cylindrer, c’étaient les notes de ses fournisseurs. Uneidée lumineuse lui vint alors. Il allait jeter les notes par terre,ce qui lui éviterait de les payer. Mais à mesure que lesmanchettes, rageusement chiffonnées, jonchaient le sol sale, leurtas s’élevait de plus en plus et bien que chaque note ait unecentaine de duplicata, une seule frappait son regard, une de deuxdollars cinquante, celle de Maria. Brave Maria ! Ça signifiaitévidemment qu’elle attendait pour le paiement et il décidagénéreusement qu’elle serait la seule à être payée. Il se mit doncà chercher sa note dans le tas. Il cherchait depuis un tempsinfini, quand le patron de l’hôtel, le gros Hollandais, entra. Safigure grasse grimaçait de colère et il hurla d’une voix destentor : « Je retiendrai le prix de ces manchettes survos gages ! » La pile de manchettes montait toujours,c’était une montagne à présent et Martin comprit qu’il lui faudraittravailler un millier d’années pour les payer. Eh bien ! il nelui restait donc qu’à tuer le patron et à brûler la blanchisserie.Mais le gros Hollandais, prévenant son intention, le saisit par lapeau du cou et le fit voler à travers la pièce. Il le lança sur latable à repasser, contre le fourneau, le cylindre, le précipitadans la laverie, à travers le séchoir et la lessiveuse. Martin futsecoué à en ébranler ses dents, à lui faire douloureusement tournerla tête et il s’étonna de la vigueur de ce gros Hollandais. Et ilse retrouva devant le cylindre, recevant cette fois les manchettesque le rédacteur d’une revue introduisait de l’autre côté. Chaquemanchette était un chèque, Martin les inspectait tous anxieusement,mais ils étaient tous en blanc. Pendant un million d’annéesenviron, il resta là, sans oser s’en aller de peur de manquer leseul chèque qui fût rempli. Enfin il y en eut un. Avec des doigtstremblants il le regarda au jour… Il était de cinq dollars.Ha ! ha ! ricana l’éditeur de l’autre côté du cylindre.« Bien ! dit Martin, je vais vous tuer. » Il allachercher la hache dans la laverie et trouva Joe qui empesait desmanuscrits. Il essaya de l’en empêcher, puis leva sur lui la hache.Mais l’arme resta suspendue en l’air et Martin se retrouva dansl’autre pièce au milieu d’une tourmente de neige. Mais non, cen’était pas de la neige, mais de formidables chèques dont lemoindre était de cent dollars. Il se mit en devoir de les trier parpaquets de cent, qu’il ficela solidement.

Ensuite, en levant les yeux, il vit Joe,debout devant lui, qui jonglait avec des fers à repasser, deschemises et des manuscrits. Parfois il prenait une liasse dechèques et l’ajoutait au tourbillon de linge et de papiers quitraversait le toit, et s’envolait vers le ciel. Martin leva sur luila hache, mais Joe la saisit et l’ajouta au tourbillon. Puis ilcueillit Martin et l’y ajouta également. Martin s’envola à traversle toit, s’agrippa à un monceau de manuscrits, retomba à terreavec, fut lancé à nouveau en l’air, retomba et ainsi de suite,tandis qu’une voix enfantine chantait : « Valse avec moi,Willie, encore, encore, encore… » Il finit par remettre lamain sur la hache, au beau milieu du tourbillon neigeux de chèques,de linge et de manuscrits et se prépara à tuer Joe, aussitôt qu’ilretomberait à terre. Mais cette consolation lui fut refusée. Car ileut vers deux heures du matin, la visite de Maria. À travers lamince cloison, elle avait entendu ses gémissements. Elle leréchauffa avec des fers chauds et posa des linges mouillés sur sonfront brûlant.

26

Le lendemain matin, Martin n’alla pas à larecherche d’un boulot. Vers la fin de l’après-midi, son délires’arrêta et ses yeux las errèrent à travers la chambre. Mary, l’unedes petites Silva, âgée de huit ans, qui le veillait, poussa un crien le voyant reprendre conscience et Maria, du fond de sa cuisine,accourut aussitôt. Elle posa sa main calleuse sur le front brûlantet lui tâta le pouls.

– Vous voulez manger ? luidemanda-t-elle.

Il secoua la tête. Manger était bien ledernier de ses désirs, et il se demanda si de sa vie il avaitjamais eu faim.

– Je suis malade, Maria, dit-il d’unevoix faible. Qu’est-ce que c’est ?… Savez-vous ?

– La grippe, répondit-elle. Dans trois ouquatre jours ça ira bien. Ne mangez pas, ça vaut mieux. Plus tard,demain, peut-être.

Martin n’était pas habitué à êtremalade : il essaya de se lever et de s’habiller, dès que Mariaet la petite furent sorties. Par un suprême effort de volonté, lecerveau battant la campagne et les yeux si douloureux qu’il nepouvait les tenir ouverts, il parvint à sortir du lit pour tombersans connaissance sur la table.

Une demi-heure plus tard, il put regagner sonlit où, les yeux clos, il analysa son mal avec soin. Maria entraplusieurs fois changer les linges frais de son front. Le reste dutemps elle le laissait tranquille, trop avisée pour l’ennuyer pardes bavardages. Il en fut touché et se murmura à lui-même :« Maria, vous aurez votre ferme, c’est sûr, c’estsûr. »

Puis la journée de la veille lui revint, silointaine ! Il lui sembla qu’il s’était écoulé des siècles,depuis que cette lettre du Transcontinentalétait arrivée,que toute une vie s’était écoulée puisque tout ça était fini,enterré et qu’il allait tourner la page. Il avait brûlé sa dernièrecartouche et maintenant il était sur le flanc. S’il ne s’était paslaissé mourir de faim, la grippe n’aurait pas eu de prise sur lui.Il était anémié et les microbes avaient trouvé en lui un terrainpropice.

– À quoi sert à un homme d’écrire unebibliothèque entière et de gâcher sa vie ? dit-il tout haut.Ça m’est refusé. Plus de littérature ! À moi, le pupitre et legrand livre de caisse, l’honnête salaire et la petite maison avecRuth.

Le surlendemain, après avoir mangé un œuf,deux toasts et bu une tasse de thé, il demanda son courrier ;mais ses yeux lui faisaient trop mal pour lui permettre delire.

– Lisez-moi cela, Maria, dit-il. Pas lesgrandes enveloppes longues : jetez-les sous la table.Lisez-moi les lettres petites.

– Je ne sais pas lire, répondit Maria,Thérèse, qui va à l’école, elle sait, elle.

Thérèse Silva – neuf ans – ouvrit donc leslettres et les lui lut. Il écouta vaguement une longue lettre derécriminations du marchand de machines à écrire, l’esprit occupé àchercher un moyen de trouver du travail. Tout à coup, une phraseentendue par hasard, le fit tressaillir.

– Nous vous offrons quarante dollars pourles droits d’auteur de votre nouvelle, épelait lentement Thérèse, àcondition que vous nous autorisiez à y faire tous changements jugésutiles.

– Quelle revue est-ce ? cria Martin.Tiens ! donne-moi ça !

Il y voyait clair à présent et ne sentait plussa fatigue. C’était la White Mouse qui lui offraitquarante dollars de sa nouvelle « LeTourbillon », un de ses contes dramatiques. Il relutla lettre plus de dix fois. L’éditeur lui disait que son idéen’était pas bien rendue, mais qu’elle était assez originale. S’ilpouvait rogner un tiers de l’histoire, il la prendrait et luienverrait les quarante dollars au reçu de sa réponse.

Martin demanda de l’encre et une plume etrépondit que l’on pouvait en couper les trois quarts si on voulaitet qu’il attendait les quarante dollars.

Une fois Thérèse partie à la poste avec lalettre, Martin s’étendit de nouveau et réfléchit. Après tout, cen’était pas une blague : The White Mouse payaitd’avance. « Le Tourbillon » avait 3.000 mots. En encoupant le tiers, ça ferait 1.000 – donc deux cents lemot. Les journaux avaient dit vrai. Et lui qui croyait TheWhite Mouse une revue de troisième ordre ! Il n’yconnaissait rien, c’était évident.

En tout cas, il y avait une chosecertaine : aussitôt guéri, il ne chercherait pas de travail.Dans sa tête il y avait bien d’autres histoires aussi bonnes que« Le Tourbillon » ; à quarante dollars pièce, ilgagnerait bien plus que dans n’importe quelle situation. Au momentprécis où il croyait la bataille perdue, elle était gagnée. Ilavait obtenu la preuve qu’il voulait Sa voie était tracée. TheWhite Mouse commençant, les autres magazines suivraientinévitablement. La matérielle pouvait être éliminée ; ç’avaitété du temps perdu, puisqu’il n’en avait pas touché uncent.Il allait se consacrer à la littérature, la vraie, etpourrait y déverser ce qu’il avait de meilleur en lui. Il souhaitaardemment pouvoir faire partager sa joie à Ruth – et voilà qu’enparcourant les lettres éparses sur le lit, il en trouva une d’elle.Gentiment elle le grondait, en lui demandant pourquoi il n’avaitpas donné de ses nouvelles depuis si longtemps. Il relut avectransport la lettre adorée, le moindre trait de plume de sonécriture et finit par embrasser la signature.

Dans sa réponse, il lui dit délibérément qu’iln’avait pas pu aller la voir parce que ses habits étaient au clou,qu’il avait été malade, mais qu’il était presque rétabli et quedans dix ou quinze jours – le temps pour une lettre d’aller à NewYork et d’en revenir – il aurait dégagé ses habits et irait lavoir.

Mais Ruth ne se souciait pas d’attendre dix ouquinze jours. D’ailleurs son amoureux était malade. Le lendemain,accompagnée d’Arthur, elle vint dans la voiture des Morse, à lagrande joie de la tribu des Silva et de toute la marmaille duvoisinage, mais au grand désespoir de Maria. Elle gifla les Silva,qui se pressaient autour des visiteurs, sous le petit porched’entrée et fit son possible pour excuser sa tenue, en un anglaisencore plus atroce que d’habitude. Ses manches roulées sur des brasblancs de savon, une vieille toile à laver autour de la taille,disaient assez le genre de besogne qu’on avait interrompue.Complètement affolée par la visite de ces jeunes gens si chics,elle oublia totalement de les inviter à s’asseoir dans le petitsalon. Pour entrer chez Martin, ils passèrent par la cuisine pleinede buée chaude. Dans sa surexcitation, Maria coinça la ported’entrée contre celle du cabinet restée ouverte et, pendant cinqminutes, par la porte entrebâillée, des nuages de vapeurs sentantle savon et la saleté, envahirent la chambre.

Ruth, en traçant son chemin à travers lesobstacles, parvint au chevet de Martin sans encombre ; maisArthur vira trop court et alla cogner, avec grand fracas, contreles casseroles et les ustensiles culinaires. Il ne s’éternisa pasd’ailleurs. Jugeant qu’il avait rempli son devoir et Ruth occupantl’unique siège, il sortit et attendit près de la grille, entourédes sept petits Silva béants d’admiration ; ils le mangeaientdes yeux comme un phénomène de foire. Tout autour de la voiture,les enfants du voisinage étaient massés, dans l’attente impatientedu tragique et terrible dénouement inévitable – car, dans cetterue, les voitures ne s’aventuraient que pour les mariages ou lesenterrements – or, comme ce n’était pas le cas, quelque chosed’autre, d’inouï, allait évidemment se passer.

Martin avait failli devenir fou en voyantRuth. C’était une nature essentiellement aimante, avide desympathie, ou plutôt d’intelligente compréhension : et ilignorait encore que la sympathie de Ruth tenait plutôt à lagentillesse de sa nature qu’à la compréhension de l’objet de sasympathie. Tandis que Martin lui disait sa joie de la voir, ellelui serrait tendrement la main sans répondre, les yeux humides à lavue de sa faiblesse et des ravages dont la souffrance avait marquéson visage.

Mais, quand il lui raconta son succèsinespéré, les deux acceptations, son désespoir en lisant celle duTranscontinental, son enthousiasme en recevant celle de laWhite Mouse, elle cessa de le suivre. Les mots, elle lesentendait, en comprenait le sens littéral, mais son désespoir et sajoie, elle ne les partageait pas. Que lui importaient ses histoiresde revues ? Le mariage seul l’intéressait. Elle ne s’endoutait pas cependant, elle aurait rougi de honte si quelqu’un luiavait dit crûment que ce qu’elle désirait en Martin, c’étaitlui-même et pas autre chose. Indignée, elle aurait clamé que sonseul but était l’intérêt de Martin et, par-dessus tout, son succès.Tandis que son fiancé épanchait son cœur, disait son bonheur d’êtreenfin sur la voie du triomphe, elle ne l’écoutait que distraitementet regardait la chambre à la dérobée, choquée de ce qu’ellevoyait.

Pour la première fois, Ruth voyait de prèsl’image brutale de la pauvreté. Jusqu’alors, les amoureux mourantde faim, lui avaient semblé romanesques ; mais elle ne sedoutait pas de quelle manière vivaient les amoureux quimeurent de faim. Et c’était ça ! Son regard allait sans cessede la chambre à Martin, de Martin à la chambre. La fade odeur delinge sale qui venait de la cuisine, lui donnait des nausées.Martin devait en être imprégné, se dit-elle, pour peu que cettehorrible femme lave souvent. Et, en regardant Martin, il luisemblait que le milieu qui l’environnait, l’avait sali. Elle nel’avait jamais vu que rasé de frais et sa barbe de trois jours luirépugna. Ça cadrait avec son décor sordide et sinistre, accentuaitencore cette animalité puissante qu’elle abhorrait. Et voilà queces deux malencontreuses acceptations le confirmaient dans safolie ! Quelques jours de plus et il aurait cédé, il auraitaccepté un travail sérieux. À présent, il allait continuer à vivredans cette horrible maison où il écrirait et mourrait de faimpendant quelques mois encore.

– Qu’est-ce que c’est que cetteodeur ? demanda-t-elle subitement.

– Un des parfums de lessive de Maria, jesuppose, répondit-il.

– Non, non, pas ça : quelque chosed’autre, une odeur écœurante, fade…

Martin renifla l’air consciencieusement avantde répondre.

– Je ne sens rien d’autre que la vieillefumée de tabac…

– C’est ça ! C’est horrible !Pourquoi fumez-vous tant, Martin ?

– Je ne sais pas… Je fume davantage quandje suis seul. Et puis, c’est une si ancienne habitude ! Jefumais tout gosse.

– Ce n’est pas une bonne habitude,reprocha-t-elle. Ça sent affreusement mauvais.

– C’est la faute du tabac. Je ne peuxm’en offrir que du meilleur marché. Mais attendez seulement quej’aie touché mes quarante dollars ! Je fumerai du tabac qui negênera même pas les anges du paradis ! Mais n’est-ce pas, cen’est pas mal, deux acceptations en trois jours ? Ces quarantedollars payeront toutes mes dettes.

– Quarante dollars pour deux mois detravail ? interrogea Ruth.

– Non, pour moins d’une semaine detravail. Voulez-vous me passer ce livre de comptes relié en grisqui est au bout de la table, je vous prie ? (Il l’ouvrit, enfeuilleta rapidement les pages.) Oui, j’ai raison. Quatre jourspour « L’Appel des cloches » et deux jours pour « LeTourbillon ». Ça fait quarante-cinq dollars par semaine, centquatre-vingt-dix dollars par mois. Aucune situation ne me donneraitça. Et, d’ailleurs, ce n’est qu’un début. Mille dollars par moisn’est pas trop pour vous acheter tout ce que je veux que vous ayez.Il me faut au moins ça. Attendez que je mette la machine en train.Et puis, vous la regarderez galoper !

Ruth ne comprit pas sa plaisanterie et revintaux cigarettes.

– Vous fumez beaucoup trop et la qualitédu tabac ne fera aucune différence. C’est de fumer, qui en soin’est pas bon. Vous n’êtes qu’une cheminée, un volcan ambulant, unpoêle à roulettes, une vraie désolation. Martin chéri, vous endoutez-vous ?

Elle se pencha vers lui, suppliante et, à lavue de son visage délicat et de ses grands yeux timides, il futfrappé de sa propre indignité.

– Je voudrais tant que vous ne fumiezplus ! murmura-t-elle. Je vous en prie, faites-le… pourl’amour de moi !

– Bon ! c’est entendu !s’écria-t-il. Je ferai tout ce que vous demanderez, tout, vous lesavez bien !

Une grande tentation l’assaillit. Elle futtentée de lui demander de renoncer à écrire. Pendant le courtsilence qui suivit, les mots irréparables tremblèrent sur seslèvres. Mais le courage lui manqua et, penchée vers lui, ellemurmura simplement :

– Vous savez, ce n’est réellement paspour moi, Martin ; c’est dans votre intérêt. Je suis sûre quela fumée vous fait du mal ; et d’ailleurs, il ne faut êtrel’esclave de rien, d’une drogue encore moins.

– Je ne veux être que votre esclave,toujours, dit-il en souriant.

– Dans ce cas, je vais dicter mesordres !

Elle lui lança un regard malicieux. Pourtantdans son for intérieur elle regrettait déjà de ne pas lui avoirdemandé davantage.

– Votre Majesté sera obéie !

– Eh bien ! voilà mon premierordre : il faut vous raser tous les jours. Regardez comme vousm’avez égratigné la joue !…

Et cela se termina par des caresses et desbaisers. Elle avait gagné un point : ça suffisait pour lemoment. Son orgueil féminin était flatté d’avoir obtenu qu’ilrenonce à fumer. Une autre fois, elle le persuaderait d’accepterune situation. N’avait-il pas juré de faire tout ce qu’ellevoudrait ?

Elle quitta son chevet pour explorer lachambre, examina les rangées de notes suspendues aux ficelles, sefit expliquer le système d’accrochage de la bicyclette, ets’attrista du monceau de manuscrits sous la table, qui représentaitselon elle une si énorme perte de temps. Le fourneau à pétrole fitson admiration, mais en explorant la planche à provisions, elle latrouva vide.

– Mais vous n’avez rien à manger, pauvrechéri ! s’écria-t-elle avec une tendre pitié, vous devezmourir de faim !

– Je range mes provisions dans legarde-manger de Maria, dit-il, en mentant. Elles se conserventmieux. Pas de danger que je meure de faim. Regardez ça !

Elle était revenue auprès de lui et le vitcontracter son biceps, faire saillir ses muscles énormes, durscomme du fer. Cette vue la dégoûta sentimentalement, elle avaithorreur de ça. Mais son instinct, ses nerfs, sa féminité toutentière l’aimaient, en avaient irrésistiblement besoin, et commetoujours, elle se pencha vers lui. Comme il la serrait dans sesbras, le cerveau de Ruth était en révolte et son cœur, ses sensexultaient, triomphaient. Dans des instants pareils, elle sentaitprofondément son amour pour Martin, car elle éprouvait unravissement extraordinaire à sentir ses bras puissants la serreréperdument. À ces moments-là elle se sentait justifiée de trahirainsi ses préjugés, son idéal, de désobéir tacitement à ses parentsqui désapprouvaient ce mariage, et que cet amour choquait.D’ailleurs, loin de sa présence, redevenue froide et maîtressed’elle-même, elle en était choquée aussi. Quand ils étaientensemble, elle l’aimait – d’un amour parfois agacé, il est vrai,mais plus fort que sa volonté.

– Cette grippe est peu de chose, dit-il.C’est ennuyeux on a très mal à la tête ; mais ce n’est rien encomparaison de la fièvre ostéocopique.

– Vous l’avez eue aussi ! dit-elledistraitement, plongée dans la justification précieuse del’agrément qu’elle trouvait à être dans ses bras.

Il continua sans qu’elle fît grande attentionà ses paroles, quand tout à coup un mot la fit sursauter : ill’avait attrapée dans une colonie secrète de trente lépreux vivantsur une des îles Hawaï.

– Mais pourquoi y êtes-vous allé ?demanda Ruth. Une pareille imprudence lui semblait criminelle.

– Parce ce que je n’en savais rien,répondit Martin. J’étais loin de penser aux lépreux. Après avoirdéserté ce schooner, j’ai abordé au rivage et me suis dirigé versl’intérieur à la recherche d’un endroit sûr. Pendant trois jours jeme suis nourri de goyaves, de poires d’ohia et de bananes quipoussaient en abondance dans la jungle. Le quatrième jour, j’aitrouvé une piste, une simple piste de piétons, qui menait versl’intérieur, et je l’ai suivie. Elle portait des traces récentes. Àcertains endroits elle n’avait pas plus de trois pieds de large, lelong d’une crête aussi étroite qu’une lame de rasoir, bordée dechaque côté par un précipice dont on ne voyait pas le fond. Bonendroit pour une embuscade ! avec des munitions, un homme seulaurait pu y tenir en échec dix mille.

« Il n’y avait pas d’autre chemin,d’ailleurs. Après trois heures de marche, j’ai trouvé lacachette : un petit vallon au creux des montagnes, un terrierau milieu des pics de lave, entièrement construit en terrassesétagées. Des arbres fruitiers y poussaient et il y avait huit oudix huttes en herbe. Mais dès que j’ai vu les habitants, j’ai su cequi en était. Un seul coup d’œil suffisait.

– Qu’avez-vous fait ? questionnaRuth haletante.

– Il n’y avait rien à faire. Leur chefétait un bon vieillard en bien mauvais état déjà, mais d’uneautorité indiscutée. Il avait découvert ce vallon et fondé cettecolonie, absolument hors la loi. Mais il avait des fusils, beaucoupde munitions, et ces Canaques, entraînés à chasser les fauves et lesanglier, étaient des tireurs extraordinaires. Non, Martin Edenn’avait aucune chance de pouvoir s’enfuir. Et il y est resté troismois.

– Mais comment avez-vous pu vouséchapper ?

– Je serais encore là-bas, sans une jeunefille à moitié chinoise, avec un quart de sang européen, un quartde sang hawaïen. Une beauté – la pauvre créature – et bien élevée.Sa mère, à Honolulu, valait bien un million. Eh bien, cette fillem’a permis de m’enfuir, à la fin. C’était sa mère qui finançait lacolonie, vous comprenez, et la fille ne craignait donc pas de sefaire punir en me faisant fuir. Mais d’abord, elle m’a fait jurerde ne jamais révéler leur cachette, et j’ai tenu parole. Ellen’avait que les premiers symptômes de la lèpre : les doigts desa main droite étaient légèrement tordus et il y avait une petitetache à son bras. C’est tout. Je suppose qu’elle doit être morte àprésent.

– Mais vous n’aviez pas peur ?… Vousn’avez pas été heureux de vous en aller sans avoir attrapé cetteépouvantable maladie ?

– Mon Dieu, avoua-t-il, au début, jen’étais pas précisément à mon aise ! Mais je m’y suis habitué.Et puis je plaignais tant la pauvre fille ! Ça me faisaitoublier ma peur. Elle était aussi belle d’âme que de corps. Lamaladie l’avait à peine touchée et pourtant elle était vouée àcette vie primitive et à une mort plus affreuse encore, à une lentedécomposition. La lèpre est plus terrible que vous ne pouvez vousl’imaginer.

– Pauvre créature ! murmura Ruth.Comment a-t-elle pu vous laisser partir ?

– Que voulez-vous dire ?

– Parce qu’elle devait vous aimer, ditRuth d’une voix douce. Voyons sincèrement, elle vousaimait ?

Le hâle de Martin s’était effacé à la suite deson existence sédentaire et les privations, la maladie avaient pâlison visage ; qu’une rougeur sombre envahit lentement. Ilouvrit la bouche pour parler, mais Ruth lui coupa la parole enriant :

– Ça ne fait rien ; ne répondez pas.C’est tout à fait inutile ! Mais il lui sembla qu’il y avaitquelque chose de métallique dans son rire et que dans ses yeuxbrillait une lueur froide. Sur le moment, ça fit l’effet d’unetempête d’hiver, comme il en avait vu dans le nord du Pacifique. Ilrevit subitement cette nuit-là, le ciel clair, la tempête et lesvagues immenses sous la lumière glaciale de la pleine lune. Puis ilrevit la jeune lépreuse et se souvint que c’était par amour pourlui qu’elle l’avait laissé partir.

– Son âme était belle, dit-il simplement.Elle m’a permis de vivre.

Il n’en dit pas davantage sur ce sujet, maisil vit soudain Ruth se détourner vers la fenêtre et l’entenditétouffer un sanglot. Puis elle se tourna vers lui, calmée, sansaucune trace de tempête dans les yeux.

– Je suis si bête ! dit-elleplaintivement. Et je ne peux pas m’en empêcher. Je vous aime tant…Martin, tant, tant. Avec le temps je deviendrai raisonnable, maispour le moment, je ne peux pas ne pas être jalouse de tous cesfantômes de votre passé, car votre passé est plein defantômes !

Et comme il allait protester, ellel’arrêta :

– C’est fatal. Ça ne pouvait êtreautrement. Mais je vois ce pauvre Arthur qui me fait signe. Il estfatigué d’attendre. Allons, au revoir, chéri…

– Il y a une espèce de potion que vendentles pharmaciens pour aider à s’arrêter de fumer, dit-elle à laporte. Je vais vous en envoyer.

La porte se ferma, puis se rouvrit.

– Je vous aime tant, tant !chuchota-t-elle encore, puis la porte se ferma définitivement.

Maria, qui, malgré son affolement n’avait pasété sans remarquer la couleur de la toilette de Ruth et sa coupe –une coupe nouvelle, produisant un effet ravissant – l’accompagna àla voiture. Les mioches attroupés restèrent plantés là,désappointés. Puis elle disparut, alors ils contemplèrent Maria,devenue subitement un personnage important. Mais, un des enfantsayant révélé que les visiteurs étaient pour leur locataire, Mariaretomba dans son obscurité et ce fut Martin qui bénéficia de larespectueuse considération du voisinage, ainsi que de celle deMaria. Quant à l’épicier portugais, s’il avait assisté à cetévénement inouï, le crédit de Martin en aurait été augmenté detrois dollars quatre-vingt-cinq, au moins.

27

La roue de la fortune tournait. Le lendemainde la visite de Ruth, il reçut un chèque de trois dollars d’unjournal hebdomadaire de New York pour trois de ses triolets. Deuxjours après, un journal de Chicago accepta ses Chasseurs detrésors avec promesse de les lui payer dix dollars aprèspublication. C’était peu, mais cet article était le premier qu’ileût écrit. Son second essai, la suite d’aventures pour garçons, futaccepté à la fin de la semaine par une revue mensuelle appeléeYouth and Age. Il est vrai que cette suite avaitvingt-deux mille mots et qu’on lui en offrait seize dollars aprèspublication, ce qui faisait environ soixante quinze centsles mille mots ; mais il était également vrai que c’était làson second essai et qu’il en savait parfaitement les défauts.

Cependant, ses premières œuvres mêmesn’avaient rien de maladroit. Ce qui les caractérisait, c’était lalourdeur d’un tempérament trop puissant, la gaucherie du novice quiveut attraper des papillons à coups de massue.

Martin fut donc heureux de se débarrasser deses essais de jeunesse qu’il avait vite jugés à leur valeur. Dansses récentes œuvres, par exemple, il avait mis tout son espoir. Ilavait essayé d’être plus et mieux qu’un écrivain ordinaire pourmagazines. D’autre part, il n’avait pas étouffé son tempérament,mais l’avait endigué simplement. Il n’avait pas sacrifié non plusson amour de la vérité. Ses œuvres étaient réalistes, bienqu’imaginatives. Il aspirait à un réalisme passionné, maisprofondément humain et croyant ; il voulait montrer la vietelle qu’elle est, avec toutes ses aspirations de l’esprit et toutesa soif d’idéal.

Dans le cours de ses lectures, deux écoles luiétaient apparues. L’une faisait de l’homme un dieu ignorant sonorigine terrestre ; l’autre en faisait un tas de boue, quiignorait son essence céleste et ses possibilités divines. SelonMartin, dieu et tas de boue étaient également faux et les deuxécoles se trompaient. Il y avait un compromis à faire pourapprocher de la vérité. Dans sa nouvelle L’Aventure qu’ilavait soumise à Ruth, Martin croyait l’avoir réalisé ; et dansson essai Dieu et le limon il avait exprimé ses idées surle sujet en général.

Mais L’Aventure et ses meilleuresœuvres continuaient leurs voyages chez les éditeurs. Ses premiersouvrages ne valaient à ses yeux que par l’argent qu’ilsrapportaient et il n’estimait guère davantage ses contesdramatiques dont deux étaient vendus. Ce n’étaient pour lui que desimples fantaisies d’imagination, mais elles étaient pourtantremplies de toute l’émotion de la réalité, et là résidait leurcharme. Ce mélange de grotesque et d’impossible avec la réalité, ille regardait comme un truc habile, et voilà tout. Ce n’était pas dela littérature supérieure.

Il y avait de l’art certes, mais de l’art sansvaleur, puisqu’il ne dérivait pas d’une source humaine. L’habiletéavait été de dissimuler la fiction sous le masque de la réalité etc’est ce qu’il avait fait dans une demi-douzaine d’histoirestragiques qu’il avait écrites avant de s’élancer vers les sommetsavec L’Aventure, la Joie, La Marmite et Le Vin de lavie.

Les trois dollars qu’il reçut pour lestriolets lui servirent à vivre d’une façon précaire jusqu’àl’arrivée du chèque de la White Mouse. Il toucha lepremier chez le méfiant épicier portugais, lui donna un dollard’acompte et divisa les deux autres dollars entre le boulanger etle fruitier. Il ne put encore se payer de viande et ses menus sesimplifiaient de plus en plus, quand le chèque de la WhiteMouse arriva. Il hésita sur la façon de l’encaisser. S’iln’avait jamais pénétré dans une banque, il y avait encore moinsfait d’affaires et l’enfantin et naïf désir le hantait d’entrerdans une des grandes banques d’Oakland pour y toucher son chèque dequarante dollars. D’autre part, le plus ordinaire bon sens luicommandait de le toucher chez son épicier, ce qui procurerait uneimpression capable certainement d’augmenter son crédit à l’avenir.À contre-cœur, Martin céda aux objurgations de ce fournisseur, luipaya sa note complète et reçut en retour une poignée d’espècessonnantes et trébuchantes. Il paya également ses autres dettes,dégagea complet et bicyclette, donna un mois d’avance pour lamachine à écrire et à Maria ce qu’il lui devait, plus un moisd’avance. Il lui resta en poche trois dollars pour les dépensesimprévues.

En soi, cette petite somme représentait unefortune. Dès qu’il eut son complet, il alla voir Ruth et en cheminne put s’empêcher d’agiter sa poche afin d’entendre tinter sontrésor. Ça faisait si longtemps qu’il n’avait pas eu d’argent, que,pareil à un homme qui a failli mourir de faim et couve des yeux lanourriture qu’il ne peut plus consommer, il avait besoin de sentirdans sa main ses quelques pièces. Il n’était cependant ni avare nimesquin, mais cet argent signifiait pour lui autre chose que desdollars et des cents. Il signifiait le succès, et lesaigles gravées sur ces pièces étaient autant de victoiresailées.

Il en arriva à penser que le monde étaitvraiment admirable. Pendant des semaines, il l’avait trouvé bientriste, bien sombre ; mais à présent, avec presque toutes sesdettes payées, trois dollars tintant dans sa poche et la certitudedu succès, le soleil lui semblait resplendissant et même l’aversequi le trempa en un clin d’œil, lui parut charmante. Pendant qu’ilmourait de faim, il pensait constamment aux millions d’êtres qui,de par le monde, mouraient de faim comme lui ; aujourd’hui,qu’il était rassasié, il les oublia ; mais comme il étaitamoureux, il pensa aux innombrables amoureux et des motifs depoèmes d’amour s’imposèrent à son esprit. Distrait parl’inspiration il descendit du tram deux stations trop loin, sansque sa bonne humeur en soit altérée.

Chez les Morse il y avait du monde. Les deuxcousines de San Rafaël étaient venues voir Ruth, etMme Morse, sous prétexte de les distraire, avaitinvité plusieurs hommes. Sa campagne avait commencé durantl’absence forcée de Martin et battait son plein. Elle s’évertuait àn’avoir chez elle que des hommes de valeur. C’est ainsi qu’en plusdes cousines Dorothée et Florence, Martin fit la connaissance dedeux professeurs de l’Université – un de latin, l’autre d’anglais –d’un jeune officier de retour des Philippines, camarade de collègede Ruth ; d’un jeune homme appelé Melville, secrétaire privéde Joseph Perkins, directeur de la Compagnie des Trusts de SanFrancisco ; et enfin d’un banquier de trente-cinq ans, CharlesHapgood, gradué de l’Université de Stanford, membre des Clubs duNil et de l’Unité, orateur de réunion publique du parti républicainpendant les élections, bref un garçon d’avenir. Parmi les femmes setrouvaient : un peintre portraitiste ; une musicienneprofessionnelle et une sociologue, célébrité locale à cause de sesétablissements de travail dans les quartiers pauvres de SanFrancisco. Mais les femmes ne comptaient pas pour grand-chose dansle plan de Mme Morse et n’étaient tout au plus quedes accessoires indispensables : il fallait bien attirer leshommes d’une façon quelconque.

– Ne vous excitez pas en parlant !recommanda Ruth avant de commencer les présentations.

Gêné par la crainte de paraître gauche,contracté par son ancienne appréhension de démolir les bibelots,Martin fut d’abord paralysé. Jamais il n’avait été en contact avecdes individus aussi remarquables, ni avec autant de monde à la foiset ça l’intimidait. Melville, le secrétaire, l’hypnotisait et ilrésolut de l’interviewer, à la première occasion. Car, malgré sonrespect admiratif, il avait trop conscience de sa propre valeur,pour ne pas désirer se mesurer avec ces hommes et ces femmes etdécouvrir ce qu’ils savaient de plus que lui des livres et de lavie.

Ruth, qui lui jetait de fréquents coups d’œilpour voir la façon dont il s’en tirait, fut surprise et ravie de ladésinvolture avec laquelle il causait avec ses cousines. Il nes’excitait pas, parlait posément et, une fois assis, il nes’inquiétait plus de la maladresse de ses mouvements. Quant auxcousines, plus tard, en allant se coucher, elles ne surent commentchanter les louanges de Martin, chose qui étonna Ruth car elle lessavait intelligentes, brillantes, mais superficielles. Lui d’autrepart, qui était autrefois le boute-en-train de tous les bals et despique-niques du dimanche, avait été spirituel, gai sans vulgarité,comme si toute sa vie s’était passée dans des salons. Il sentait,ce soir, qu’il tenait le succès et une voix lui murmurait àl’oreille que tout allait bien, qu’il pouvait donc rire, faire rireet jouir de l’heure présente.

Un peu plus tard, cependant, l’inquiétude deRuth parut se justifier. Martin et le professeur Caldwell s’étaientisolés dans un coin et, bien que Martin eût perdu la fâcheuse maniede faire de grands gestes, l’œil critique de Ruth blâma l’ardeurexagérée de sa parole, la flamme par trop ardente de ses yeux, larougeur de son visage animé. Il manquait de réserve et desang-froid, et contrastait singulièrement avec le jeune professeurd’anglais, son partenaire.

Mais Martin ne se préoccupait pas desapparences. Il n’avait pas été long à remarquer l’esprit cultivé del’autre et à apprécier son bagage scientifique. De plus, leprofesseur Caldwell se différenciait de l’ordinaire conception duprofesseur anglais. Martin voulait l’amener à parler« métier » et, malgré quelques difficultés au début, il yréussit. Martin ne comprenait pas pourquoi les gens ne veulent pasparler « métier ».

– C’est absurde et ridicule, avait-ildéclaré à Ruth la semaine précédente, cette aversion de parler« boutique ». Pourquoi les hommes et les femmes seréunissent-ils, sinon pour échanger ce qu’ils ont de mieux eneux-mêmes ? Et ce qu’ils ont de mieux, c’est ce qui lesintéresse, leur spécialité, leur raison de vivre, ce qui les faitréfléchir et rêver. Imaginez M. Butler énonçant des idées surVerlaine ou l’art dramatique allemand, ou les romans ded’Annunzio ?… Ce serait à mourir d’ennui ! Pour ma part,si je suis absolument obligé d’écouter M. Butler, je préfèrel’entendre parler code. C’est ce qu’il connaît le mieux, et la vieest si courte que je veux obtenir de tout être, le meilleur de cequ’il peut donner.

– Mais, avait objecté Ruth, il existe dessujets d’intérêt général.

– C’est là où vous faites erreur,avait-il poursuivi. En général les individus ont une tendance àsinger ceux dont ils reconnaissent la supériorité, qu’ils érigenten modèles. Et qui sont ces modèles ? Les oisifs, les richesoisifs. Ils ne savent rien, généralement, de ce que savent ceux quitravaillent et s’ennuieraient à mourir de les entendre causer de cequi les occupe ; aussi décrètent-ils que ce genre deconversation c’est parler métier, ou mieux encoreboutique et que parler « boutique » est mauvaisgenre. Les oisifs décident également des choses qui ne sont pas« boutique » et dont on peut parler : le dernieropéra, le livre du jour, le jeu, le billard, les cocktails, lesvoitures, les réunions hippiques, la pêche à la truite, les chassesau grand fauve, le yachting, etc., car, notez bien, ces sujets-là,les oisifs les connaissent. En somme, c’est leur façon, à eux, deparler boutique. Et, ce qu’il y a de plus drôle, c’est que beaucoupde gens intelligents, et tous ceux qui font semblant de l’être,permettent aux oisifs de leur imposer la loi. Quant à moi, je veuxd’un homme ce qu’il a de mieux en lui, appelez ça« boutique », métier, ou ce que vous voudrez.

Et Ruth n’avait pas compris. Cette attaquecontre les valeurs établies lui avait paru très arbitraire.

Donc, Martin, communiquant au professeurCaldwell un peu de sa propre intensité, l’avait forcé à exprimerses idées. En passant près d’eux, Ruth entendit Martin quidisait :

– Sûrement, vous ne professez pas detelles hérésies à l’Université californienne ?

Le professeur Caldwell haussa les épaules.

– La fable de l’honnête contribuable etdu politicien, vous comprenez ! Sacramento distribue lesemplois et c’est pourquoi nous donnons notre approbation àSacramento, où le Conseil d’administration des Régents tient lapresse de notre parti, ou même la presse des deux partis.

– C’est clair ; maisvous-même ? insista Martin. Vous devez être comme un poissonsur le sable ?

– Il y en a peu de mon espèce, dans lamare universitaire. Évidemment, quelquefois, je me sens dépaysé, jesens que je serais mieux à Paris, ou dans Grub Street, ou dans unegrotte d’ermite, où parmi la bohème la plus échevelée, dans unrestaurant bon marché du Quartier Latin, à vociférer des opinionsradicales, devant un auditoire tumultueux. Je crois vraiment quej’étais fait pour être radical. Mais voilà… il y a trop dequestions dont je ne suis pas certain. Je deviens timide lorsque jeme trouve en face de ma chétive personnalité, qui m’empêche desaisir tous les facteurs d’un problème, des grands problèmeshumains, vitaux.

Et tandis qu’il parlait encore, Martins’aperçut qu’il avait sur les lèvres la « Chanson des ventsalizés » :

I am strongest atnoon

But under themoon

I stiffen the bunt of thesail.

« Je suis le plus fort à midi, mais c’estsous la lune que je tends la toile. »

Il en chantonna les paroles presque à mi-voixet se rendit compte que l’autre lui rappelait ces vents alizés dunord-est, frais, continus et puissants. Il était impartial, onpouvait compter sur lui et il avait en lui une sorte de réserve quien imposait. Martin eut l’impression qu’il ne révélait jamais sapensée entière, comme il avait souvent eu l’impression que lesalizés ne soufflent jamais tout ce qu’ils peuvent, mais gardenttoujours des réserves de forces inemployées. Le pouvoir imaginatifde Martin était aussi puissant que jamais. Quoi qu’il arrive, il seprésentait à son cerveau des associations d’antithèses ou desimilitudes qui s’exprimaient presque toujours en visions, d’unefaçon automatique. De même que le visage de Ruth jalouse lui avaitrappelé une bourrasque polaire au clair de lune, de même leprofesseur Caldwell lui fit revoir les vents alizés fouettant lablanche écume des vagues d’une mer pourprée. De même, à tousmoments, évoquées par un mot, une phrase, de nouvelles visions luiapparaissaient, sans pour cela rompre le fil de ses sensationsactuelles, en les classant au contraire, en les identifiant avecles actions ou les faits du passé.

Tout en écoutant l’élocution élégante duprofesseur, sa conversation d’homme intelligent, lettré, Martincontinuait à se voir dans le passé. Il se vit jeune, coiffé d’unStetson rejeté en arrière, en pardessus court, large des épaules,se dandinant légèrement, conscient de représenter le plus parfaittype du « dur ». Il ne chercha pas à pallier le fait ni àl’excuser. À une certaine époque de sa vie, il n’avait été qu’unvaurien quelconque, chef d’une bande qui mettait la police sur lesdents et terrorisait les honnêtes ménagères.

Son idéal avait changé depuis… Il embrassad’un coup d’œil l’assemblée élégante, bien élevée, respiraprofondément cette atmosphère raffinée et vit en même temps lespectre de son adolescence, traverser le salon, en se dandinant, etvenir causer avec le professeur Caldwell.

Après tout, il n’avait pas trouvé jusqu’àprésent d’endroit où se fixer définitivement. Il s’était adaptépartout, avait plu partout et à tout le monde à cause de safacilité au travail et au jeu, de sa volonté de faire valoir sesdroits qui commandait le respect. Mais jamais il n’avait prisracine. Il s’était adapté suffisamment pour satisfaire les autres,mais non pour se satisfaire lui-même. Partout, un sentimentd’inquiétude l’avait poursuivi, partout une voix l’avait appeléailleurs et il avait erré à travers la vie, mécontent, jusqu’aujour où il avait trouvé les livres, l’art et l’amour. Et voiciqu’il était là, au milieu de ce salon, le seul de ses camaradesd’antan qui ait su se rendre digne d’être reçu chez les Morse.

Toutes ces réflexions ne l’empêchaient pas desuivre attentivement la parole du professeur Caldwell et deremarquer le vaste champ de ses connaissances. De temps en temps,il découvrait, au cours de la conversation, d’énormes lacunes dansson instruction, des sujets entiers qui lui étaient étrangers.Pourtant, il vit qu’il possédait, grâce à Spencer, les contours desconnaissances générales ; remplir ces contours n’était qu’unequestion de temps. Donc, attention ! se dit-il. Tout le mondesur le pont ! Il eut le sentiment d’être assis attentif etadorant aux pieds du professeur ; puis soudain, il crutdiscerner un point faible dans les jugements énoncés, mais fugaces,à peine perceptibles. Il en conclut aussitôt à leur égalitéintellectuelle.

Ruth revint dans leurs parages, juste aumoment où Martin se mit à parler.

– Je vais vous dire où vous avez tort, ouplutôt, le point faible de votre jugement, dit-il. Vous n’avez pasétudié la biologie. Elle n’occupe aucune place dans votre visiondes choses. Oh ! je veux parler de la véritable biologieexplicative, fondamentale, depuis le laboratoire et les tubesd’épreuves, jusqu’aux généralisations sociologiques et esthétiquesles plus échevelées.

Ruth était confondue. Elle avait assisté aucours du professeur Caldwell et le considérait comme l’authentiqueréceptacle de la science.

– Je ne vous suis pas bien, dit-il d’unair indécis.

Martin se demanda s’il l’avait même jamaissuivi.

– Je vais tâcher de me faire comprendre,dit-il. Je me rappelle avoir lu dans l’histoire d’Égypte, qu’ilétait impossible de comprendre l’art égyptien sans avoir d’abordétudié le pays.

– Parfaitement, dit le professeur.

– Et il me semble, continua Martin, qued’autre part, la connaissance d’un pays ne peut s’acquérir sanscelle de la constitution même de la vie dans ce pays. Commentpouvons-nous comprendre les lois et les institutions, la religionet les mœurs, sans avoir compris d’abord non seulement la nature deceux qui les ont faites, mais la composition de cette nature ?La littérature est-elle moins humaine que l’architecture ou lasculpture égyptienne ? Y a-t-il une seule chose dans toutl’univers qui ne soit soumise aux lois de l’évolution ?Oh ! je sais qu’il existe une théorie compliquée surl’évolution dans l’art, mais elle me semble trop mécanique. Del’évolution humaine, on n’en parle pas. L’évolution del’instrument, de la musique, de la danse et du chant estadmirablement comprise et décrite ; mais que faites-vous del’évolution de l’homme, du développement de l’être intrinsèque,avant d’avoir fabriqué son premier outil et balbutié son premierchant ? Ça vous intéresse peu, c’est ce que j’appelle labiologie. C’est de la biologie sous son aspect le plus élevé.

« Je sais que je m’exprime d’une façonincohérente, mais j’essaye de vous exposer mes idées comme je peux.Elles me sont venues pendant que vous parliez. Vous avez ditvous-même que la fragilité humaine empêche de prendre enconsidération tous les facteurs. Mais vous laissez de côté le plusimportant, le facteur biologique, celui qui a tissé les matièrespremières de tout art, la trame, la chaîne de toute action humaineet des merveilles qu’elle engendre !

À la stupéfaction de Ruth, Martin ne fut pasimmédiatement écrasé et la réponse du professeur lui parut êtrefaite en considération de la jeunesse de Martin. Pendant un bonmoment, le professeur Caldwell resta silencieux, jouant avec sachaîne de montre.

– Savez-vous, dit-il enfin, qu’un jourdéjà on m’a fait la même critique ? C’était un très grandsavant et un évolutionniste, Joseph Le Conte. Mais il est mort etje pensais ne plus être disséqué ; et vous voilà, vous aussi,avec votre œil inquisiteur ! Sérieusement, d’ailleurs – etceci est une confession – je crois qu’il y a quelque chose de vraidans votre critique : beaucoup de vrai, même. Je suis tropclassique, en ce qui concerne l’interprétation des branchesdiverses de la science et je ne peux que plaider l’insuffisance demon éducation et une indolence naturelle qui m’a empêchéed’approfondir le sujet comme j’aurais dû le faire. Figurez-vous queje n’ai jamais mis les pieds dans un laboratoire de physique ou dechimie. Non, jamais. Le Conte avait raison, et vous aussi, monsieurEden, jusqu’à un certain point, en tout cas.

Sous un prétexte quelconque, Ruth emmenaMartin et, une fois à l’écart, elle lui dit tout bas :

– Vous n’auriez pas dû monopoliser ainsile professeur Caldwell. D’autres gens que vous ont envie dediscuter avec lui.

– Pardon ! répondit Martin, confus.Mais je l’ai forcé à s’extérioriser un peu et il était siintéressant que je n’ai pas réfléchi. Vous savez, c’est l’homme leplus brillant, le plus intelligent que j’aie rencontré. Et je vaisvous avouer autre chose : j’ai cru autrefois que tous ceux quisortaient des Universités ou qui occupaient de hautes situationsdans la société, étaient aussi brillants et aussi intelligents quelui !

– Il est une exception, dit-elle.

– Je m’en suis aperçu. Avec quivoulez-vous que je discute, à présent ? Tenez, confrontez-moiavec ce jeune caissier.

Martin et lui bavardèrent un quart d’heure etRuth n’eut rien à reprendre aux manières de son amoureux. Ses yeuxne jetèrent aucun éclair, son visage resta calme et elle futsurprise de la tenue parfaite de son langage. Mais dans l’estime deMartin, la corporation entière des caissiers tomba et tout le restede la soirée il resta sous l’impression que caissiers et diseurs deplatitudes étaient synonymes. Il trouva l’officier bon enfant,simple et sain, content d’occuper dans la vie une place que sanaissance et la chance lui avaient conférée. En apprenant qu’ilavait passé deux ans à l’Université, Martin fut très intrigué desavoir où il avait bien pu cacher ce qu’il y avait appris.Cependant il le préféra au banal et plat caissier.

– Vraiment les platitudes me sont égales,dit-il plus tard à Ruth. Mais ce qui m’exaspère, c’est laprétention pompeuse, la conviction profonde avec lesquelles on lesémet et le temps qu’on prend pour ça. Enfin ! mais j’aurais puapprendre à cet individu toute l’histoire de la Réforme, pendantqu’il me racontait comment le parti de l’Union des Travaillistess’était fondu avec les Démocrates. Il pèse ses mots avec autant desoin qu’un joueur de poker professionnel choisit les cartes qu’ildoit abattre. Un jour je vous imiterai sa façon de faire.

– Je regrette qu’il ne vous plaise pas,répondit Ruth. M. Butler l’estime beaucoup. M. Butler ditqu’il est honnête, de tout repos, l’appelle le Roc et dit qu’onpourrait édifier avec lui n’importe quel établissement debanque.

– Je n’en doute pas, bien que je l’aiepeu vu et que je l’aie encore moins entendu ; mais les banquesont un peu baissé dans mon estime. Vous ne m’en voulez pas de vousparler aussi franchement, chérie ?

– Non, non… c’est très intéressant.

– N’est-ce pas ! continua Martingaiement. Je ne suis qu’un barbare, pour la première fois encontact avec la civilisation. Des impressions aussi neuves doiventparaître très amusantes aux gens civilisés.

– Que pensez-vous de mes cousines ?demanda Ruth.

– Je les préfère aux autres femmes. Ellessont drôles et sans prétention.

– Mais les autres femmes vous plaisentaussi ?

Il secoua la tête.

– Cette femme aux établissements ouvriersn’est qu’un perroquet sociologue. Je parie que si on l’examinaitpar transparence, on ne lui trouverait pas une seule idéeoriginale. Quant à la femme peintre, elle est mortellementennuyeuse et ferait une épouse parfaite pour le caissier. Et lamusicienne ! ça m’est bien égal qu’elle ait des doigtsextraordinaires, que sa technique soit parfaite et son jeuadmirable ! Ce qui est certain, c’est qu’elle ne connaît rienà la musique.

– Elle joue magnifiquement, protestaRuth.

– Oui, sa gymnastique musicale estparfaite ; mais je lui ai demandé ce que la musique signifiaitpour elle – vous savez que je suis curieux de ce genre de choses –et elle n’en sait rien, excepté qu’elle adore la musique, que c’estle plus grand des arts et qu’elle ne vit que pour ça.

– Vous les avez toutes forcées à parler« boutique » !

– Je l’avoue. Et si elles n’ont pasréussi à m’intéresser, imaginez ce qu’auraient été mes souffrancessi elles avaient parlé d’autre chose ! Voyez-vous, je croyaisautrefois qu’ici, dans ce milieu où l’on jouit de tous lesavantages de la culture… (Il s’arrêta un instant et revit lespectre de ses jeunes années entrer et traverser le salon en sedandinant.) Oui, je vous disais : je croyais que tous leshommes rayonnaient d’intelligence. Mais au contraire, je suisfrappé de voir que ceux qui ne sont pas complètement nuls sontassommants. Évidemment il y a le professeur Caldwell, qui estdifférent. C’est un homme, et la moindre parcelle de sa matièregrise est intelligente.

Le visage de Ruth s’éclaira.

– Parlez-moi de lui, dit-elle. Non pas desa largeur d’idées ni de son brillant – je connais ses qualités –mais au contraire de ce que vous critiquez en lui. Je suis curieusede le savoir.

– Je vais me faire honnir, sansdoute ! déclara Martin gaiement. Si vous parliezd’abord ? Mais peut-être le trouvez-vous parfait entout ?

– J’ai suivi deux de ses cours et je leconnais depuis deux ans ; c’est donc votre première impressionque je veux connaître.

– Une mauvaise impression, voulez-vousdire ! Eh bien ! voilà. Toutes les belles choses que vouspensez de lui sont exactes, je crois ; en tout cas, c’est leplus beau spécimen d’intellectuel que j’aie jamais rencontré. Maisil est miné par un secret remords. Oh ! non, rien de vulgaireni de bas ! C’est un homme, je crois, qui, étant allé jusqu’aufond des choses, a eu si peur de ce qu’il y a vu, qu’il veut sepersuader qu’il ne les a pas vues. Voici une autre explication, carcelle-ci n’est peut-être pas très claire. Un homme a découvert lechemin qui conduit au temple mystérieux et il n’a pas pris cechemin ; il a peut-être aperçu le fronton rayonnant et tâchede se convaincre qu’un mirage l’a trompé. Voulez-vous encore uneautre explication ? Un homme aurait pu accomplir de belleschoses, mais il ne leur a pas accordé d’importance et depuis, dansle plus profond de son cœur, il regrette de ne pas les avoirfaites ; lui qui s’était moqué des récompenses possibles, illes pleure amèrement, ces récompenses, et pleure aussi de s’êtrefrustré de la joie de l’action.

– Je ne le vois pas du tout de cettefaçon, dit-elle. Et d’ailleurs je ne comprends pas bien ce que vousvoulez dire.

– Ce n’est qu’une vague impression qui nerepose sur rien, atténua Martin. C’est une impression seulement –peut-être fausse. Vous le connaissez sûrement mieux que moi.

Martin remporta de cette soirée chez lesMorse, une impression confuse de sentiments opposés. Le milieu, lessommets auxquels il avait aspiré, les gens dont il avait rêvédevenir l’égal le désappointaient. D’un autre côté, son succèsl’encourageait. L’ascension avait été plus facile qu’il ne croyaitet, d’ailleurs – il dut se l’avouer sans fausse modestie – ildominait le but qu’il s’était proposé : il se sentaitsupérieur à ces gens-là, exception faite toutefois du professeurCaldwell. Il en savait plus qu’eux, de la vie et des livres et ilse demanda encore à quoi leur servait leur éducation. Ce qu’ilignorait, c’est qu’il était doué d’une puissance cérébraleextraordinaire, que les gens remarquables ne se rencontraient pasdans les salons de la catégorie de celui des Morse ; et ilétait loin de se douter que les êtres remarquables sont semblablesaux grands aigles solitaires qui planent très haut dans l’azur,au-dessus de la terre et de sa banalité moutonnière.

28

Mais le succès, encore une fois, délaissaitMartin ; aucun de ses messagers ne venait plus frapper à saporte. Durant vingt-cinq jours, dimanches et fêtes compris, iltravailla La Honte du soleil, long essai d’environ30 000 mots, où il attaquait délibérément le mysticisme del’école de Maeterlinck. Il se plaçait au point de vue de la sciencepositive, contre les chasseurs de chimères, mais en admettantcependant tout l’idéal, tout le rêve compatibles avec les faitsprouvés. Un peu plus tard, il continua ces attaques avec deuxcourts essais : Les Chasseurs de chimères et LaMesure du moi. Et les voyages aller et retour, de revue enrevue, recommencèrent.

Pendant les vingt-cinq jours passés sur LaHonte du soleil, il vendit quelques bêtises journalistiquespour la somme de six dollars cinquante. Un bout-rimé lui rapportacinquante cents, un autre un dollar. Deux poèmeshumoristiques lui valurent respectivement deux et trois dollars.Puis, ayant épuisé son crédit chez les fournisseurs – bien qu’ill’eût fait monter jusqu’à cinq dollars chez l’épicier – labicyclette et le complet retournèrent au Mont-de-Piété. L’agence demachines à écrire recommença ses réclamations, insistant sur cetteclause du contrat, que la location était payable d’avance.

Encouragé par ces petits profits, Martincontinua le « gros ouvrage ». Peut-être était-ce ungagne-pain, après tout ! Les vingt nouvelles refusées par lesyndicat des nouvellistes, gisaient sous la table. Il les relut,afin de voir comment il ne fallait pas écrire et découvritainsi la formule parfaite. Une nouvelle pour les journaux ne doitjamais avoir une fin malheureuse, ne doit jamais contenir aucunebeauté de style, aucune pensée subtile, aucune véritabledélicatesse de sentiment. Cependant, elle doit être remplie debeaux et nobles sentiments – de ceux qu’il applaudissait, toutjeune, du haut du poulailler –, de l’acabit du « Pour Dieu,pour la Patrie, pour le Tsar » et de « Je suis pauvre,mais honnête ».

Ainsi prévenu, Martin consulta LaDuchesse comme diapason et se mit au travail selon la formule.Cette formule consistait en trois parties :

1° Un couple d’amoureux sont arrachés l’un àl’autre ;

2° Un événement quelconque lesréunit ;

3° Mariage.

Les deux premières parties pouvaient se varierà l’infini, mais la troisième était immuable. Ainsi, le coupleamoureux pouvait être séparé : 1° par erreur ; 2° par lafatalité ; 3° par des rivaux jaloux ; 4° par de cruelsparents ; 5° par des tuteurs rusés ; 6° par des voisinscupides, etc., etc. Ils pouvaient être réunis : 1° par unebonne action de l’amoureux ou de l’amoureuse ; 2° par unchangement de sentiment de l’un ou de l’autre ; 3° par laconfession volontaire ou forcée du tuteur rusé, du voisin cupide oudu rival jaloux ; 4° par la découverte d’un secret ; 5°par la prise d’assaut du cœur de la jeune fille ; 6° par uneabnégation sublime du jeune homme, et ainsi de suite à l’infini. Ilétait très amusant d’amener la jeune fille à déclarer son amour lapremière et Martin découvrit petit à petit d’autres trucs piquantset ingénieux. Mais le ciel pouvait s’ouvrir et la foudre tomber, lemariage final devait se célébrer dans tous les cas.

La formule prescrivait 1 200 mots auminimum et 1 500 au maximum.

Avant d’être allé très loin dans cet art,Martin se fit une demi-douzaine de schémas, qu’il consultaittoujours avant d’écrire une nouvelle. Ces schémas étaientsemblables à ces ingénieuses tables employées par lesmathématiciens, qui peuvent se consulter par le haut, le bas, ladroite, la gauche, au moyen d’une quantité de lignes et decolonnes, et dont on peut tirer, sans raisonnement et sans calcul,des milliers de conclusions différentes, toutes invariablementprécises et exactes. De cette manière, Martin pouvait, à l’aide deses schémas, en l’espace d’une demi-heure, faire une douzaine denouvelles, qu’il mettait de côté et développait ensuite à son gré.Après une journée de travail sérieux il en faisait facilement uneavant de se coucher. Il avoua même à Ruth plus tard qu’il lesécrivait presque en dormant. La construction des schémas seule,exigeait une certaine application d’ailleurs purementmécanique.

Il ne doutait pas de l’excellence de saformule et comprit enfin la mentalité des éditeurs le jour où ilparia, en lui-même, que les deux premières nouvelles envoyéesseraient acceptées. Au bout de douze jours on les lui paya quatredollars chacune.

Dans l’intervalle il faisait d’alarmantesdécouvertes concernant les magazines. Bien que LeTranscontinental eût publié « l’Appel des cloches »,il n’avait envoyé aucun chèque et comme Martin en avait besoin, ille réclama. Une réponse évasive lui parvint, avec une demanded’autres nouvelles. En attendant cette réponse, pendant deux jours,il n’avait pas mangé et avait de nouveau engagé sa bicyclette. Deuxfois par semaine, régulièrement, il écrivit auTranscontinental, réclamant ses cinq dollars. De temps entemps, on lui répondait. Il ignorait que leTranscontinental végétait depuis quelques années déjà, et quece n’était qu’une revue de dixième ordre, sans base solide, dont letirage reposait en partie sur de petits chantages, en partie surdes appels patriotiques, et dont la publicité consistait surtout endonations charitables. Il ignorait également que LeTranscontinental était l’unique gagne-pain du rédacteur et dugérant qui ne pouvaient se tirer d’affaire qu’en ne payant ni leurloyer ni aucune autre facture. Il ne pouvait deviner non plus queles cinq dollars qui lui revenaient avaient été employés par legérant à repeindre sa maison à Alameda, œuvre d’art qu’ilaccomplissait lui-même le dimanche parce qu’il lui manquait de quoipayer un peintre, et aussi parce que le barbouilleur qu’il avaitconvoqué, s’étant laissé choir du haut de son échelle, s’étaitcassé la clavicule.

Les dix dollars des Chasseurs dechimères vendus au journal de Chicago, ne vinrent pas nonplus. L’article avait été publié, ainsi qu’il s’en convainquit à lasalle de lecture Centrale, mais l’éditeur demeura sourd à touteréclamation. Ses lettres furent ignorées, simplement, bien queplusieurs fussent recommandées. C’était du vol, ni plus ni moins,conclut-il, un vol cynique. Pendant qu’il mourait de faim, on luivolait sa marchandise, dont la vente constituait son uniquegagne-pain.

Youth and Ageétait unerevue hebdomadaire ; à peine eut-elle publié les deux tiers desa série de 21 000 mots, qu’elle fit faillite et avec elles’évanouit son espoir de toucher ses seize dollars.

Pour comble de malheur La Marmite,qu’il jugeait une de ses meilleures œuvres, se perdit. Désespéré,ne sachant plus où s’adresser, il avait fini par l’envoyer auBillow, hebdomadaire mondain de SanFrancisco ; comme d’Oakland, il n’y avait que la baie àtraverser, la réponse au moins serait rapide. Deux semaines plustard, il bondit de joie, en voyant, dans le dernier numéro paru,son histoire en entier, illustrée, et à la place d’honneur. Ilrentra, ravi, en se demandant combien on lui donnerait de son œuvrela meilleure. La promptitude avec laquelle on l’avait publiée étaitde bon augure. Que l’éditeur ne l’en ait pas informé, rendait sasurprise plus complète encore. Après avoir attendu huit jours,l’impatience l’emporta sur la timidité et il écrivit à l’éditeur duBillowque, sans doute par erreur, on avaitnégligé de régler son petit compte.

– Même si ce n’est que cinq dollars, sedit Martin, les haricots et les pois cassés que je pourraim’acheter, me permettront d’en écrire une demi-douzaine d’autres,peut-être aussi bonnes.

La lettre que l’éditeur lui écrivit provoqua,par son froid cynisme, l’admiration de Martin.

« Nous vous remercions, disait-il, devotre excellente collaboration. Votre article nous a beaucoup plu,et, comme vous voyez, nous lui avons donné la place d’honneur etl’avons publié immédiatement. Nous espérons que les illustrationssont à votre goût. En relisant votre lettre, il nous semble qu’il ya un malentendu dans votre façon de comprendre les usages de notrejournal. Nous n’avons pas l’habitude de payer les manuscrits quenous n’avons pas sollicités et tel est le cas pour le vôtre. Nouspensions, bien entendu, que vous étiez au courant de nos principes.Nous regrettons vivement ce fâcheux malentendu. Nous vousremercions encore de votre aimable contribution et, dans l’espoirque vous nous ferez parvenir d’autres articles, nous vousprions », etc., etc.

Dans le post-scriptum il était ajouté que,bien que le Billowne fasse pas de servicegratuit, il se ferait un plaisir de l’abonner gratuitement pourl’année suivante.

Instruit par cette expérience, Martin nemanqua plus d’imprimer sur la première feuille de chacun de cesmanuscrits : « Accepté au tarif habituel. »

– Un beau jour, se dit-il pour seconsoler, c’est montarif habituel qu’ils accepteront.

Pendant cette période, une rage de perfectionl’amena à remanier et à polir La Bousculade, Le Vin de la vie,La Joie, Les Poèmes de la mer et d’autres œuvres plusanciennes. Comme autrefois, dix-neuf heures par jour ne luisuffisaient pas. Il écrivait prodigieusement, lisaitprodigieusement, oubliant dans le travail les souffrances causéespar la privation de cigarettes. La drogue désintoxiquante de Ruth,ornée d’une étiquette luxueuse, fut rangée dans le coin le plusinaccessible de son bureau. C’était pendant ses périodes de faminequ’il souffrait surtout du manque de tabac ; mais il tenaitbon quand même, tout en se disant que ce qu’il accomplissait là,était bien l’acte le plus héroïque de sa vie. Quant à Ruth, elletrouvait qu’il ne faisait que son devoir. Elle lui acheta, sur sonargent de poche, le remède et n’y pensa plus au bout de quelquesjours.

Ses nouvelles faites à la chaîne, bien qu’illes méprisât avaient du succès. Grâce à elles il put payer sesdettes et acheter des pneus neufs à sa bicyclette. Les nouvellesfaisaient bouillir la marmite, tout en lui laissant le temps detravailler sérieusement et les quarante dollars qu’il avait reçusde la White Mouse entretenaient son espoir. Toute saconfiance gisait là-dedans et il était convaincu qu’une revuevéritablement de premier ordre payerait à un auteur inconnu le mêmeprix, sinon plus. Mais comment se faire agréer par une revue depremier ordre ? Ses meilleures nouvelles, ses poèmes,continuaient leurs pérégrinations et tous les mois il lisait desmonceaux de prose ennuyeuse, plate et mal écrite sous descouvertures diverses. Si seulement un seul de ces éditeurs, sedisait-il quelquefois, voulait bien descendre de son piédestal,pour m’écrire une seule ligne encourageante ! Même si malittérature est étrange, même si elle ne cadre pas avec le genre dujournal, sûrement elle doit avoir, tout de même, une qualitéquelconque, elle doit posséder une petite étincelle qui devraitleur arracher une appréciation ! Et là-dessus, il déterraitl’un ou l’autre de ses manuscrits, son Aventure parexemple, le relisait sévèrement, cherchant à tout prix à expliquerle silence éditorial.

Vint le doux printemps californien, et aveclui reparurent les pires jours de détresse. Depuis plusieurssemaines déjà, l’étrange silence du syndicat des nouvellistesl’avait inquiété. Et un beau jour, le facteur lui rapporta dix deses plus impeccables nouvelles. Une courte lettre les accompagnait,disant que le syndicat était submergé de manuscrits pour quelquesmois. Martin comptait tant sur ces nouvelles ! Vers la fin, onles lui acceptait toutes, les payant jusqu’à cinq dollars pièce. Ilconsidérait donc ces dix-là comme vendues et vivait en conséquence,sur un pied de cinquante dollars en banque. Les jours maigresréapparurent brusquement, il continua de vendre ses premiersouvrages à des publications qui ne payaient pas et de soumettre sesdernières œuvres à des revues qui n’achetaient pas. Ses promenadesau Mont-de-Piété d’Oakland recommencèrent. Quelques bouts-rimés etplusieurs poèmes humoristiques publiés dans des hebdomadaires deNew York parvenaient à le faire vivre misérablement. Ce fut à cetteépoque qu’il écrivit à plusieurs publications mensuelles ethebdomadaires pour avoir quelques renseignements ; on luiapprit que les articles non sollicités étaient rarement acceptés etque la plupart étaient demandés à des spécialistes connus, quifaisaient autorité en ces matières.

29

L’été fut dur pour Martin. Éditeurs etlecteurs de manuscrits étaient en vacances et les réponses quiprenaient ordinairement trois semaines à lui parvenir, mettaient àprésent trois mois. Il se consola en constatant que la morte-saisonlui économiserait des timbres. Seuls, les pilleurs d’articlescontinuaient activement leurs affaires et les premières œuvres deMartin, telles que Pêcheurs de perles, La Carrière de marin, LaChasse à la tortue et Les Vents alizés du Nord-Est,furent publiés par leurs soins intéressés. Il n’en reçut jamais unsou. Il est vrai qu’après six mois de correspondance, on lui envoyaun rasoir pour sa Chasse à la tortue et que la revueAcropolis,décidée à lui payer cinq dollars comptant etcinq années d’abonnement gratuit, se borna à remplir la secondemoitié de cet engagement.

Pour un sonnet sur Stevenson, il extorqua deuxdollars à un éditeur de Boston qui publiait une revue dans le goûtde Matthew Arnold, mais sans aucun capital. La Péri et laperle, adroit poème de deux cents vers, à peine sorti de soncerveau, séduisit un éditeur de San Francisco dont la revue étaitcommanditée par une grande compagnie de chemins de fer et qui luien proposa le paiement en voyages gratuits. Martin demanda si cesvoyages étaient remboursables, mais comme ils ne l’étaient pas, ilréclama son poème. On le lui renvoya avec les regrets de l’éditeuret Martin le réexpédia à San Francisco, cette fois auHornet, prétentieuse revue mensuelle qui eut un moment devogue du temps du brillant journaliste qui l’avait fondée. Mais sonétoile avait pâli longtemps avant la naissance de Martin. L’éditeurlui promit quinze dollars pour son poème, mais une fois publié, ils’empressa d’oublier l’engagement pris. Plusieurs de ses lettresétant restées sans réponse, Martin en écrivit une plus corsée, àlaquelle on répondit. C’était un nouvel éditeur, qui l’informaitfroidement qu’il déclinait toutes responsabilités des erreurs deson prédécesseur et que, d’ailleurs, personnellement iln’appréciait pas énormément La Péri et la perle.

Mais ce fut Le Globe, revue deChicago, qui traita Martin le plus cruellement. Il ne s’étaitrésolu à y envoyer ses Poèmes de la mer, que poussé par lafaim. C’était une série de trente poèmes et on devait les lui payerun dollar pièce. Le premier mois on en publia quatre et il reçutaussitôt un chèque de quatre dollars. Mais en les lisant dans larevue, la façon dont on les avait saccagés le consterna. Les titreseux-mêmes avaient été altérés. Finis, par exemple, avaitété changé en La Fin, et La Chanson du dernierrécif en La Chanson du banc de corail. On avait étéjusqu’à substituer un titre absolument différent, incompréhensible,au titre indiqué. À la place des Méduses irisées étaitimprimé : Le Sentier du retour. Et ce n’était pastout : les vers eux-mêmes étaient méconnaissables. Martin juraen s’arrachant les cheveux, de rage et de désespoir. Des phrases,des lignes, des stances entières étaient coupées, interchangées,maquillées de façon incompréhensible. Parfois même on y avaitglissé des vers qui n’étaient pas de lui. Il ne pouvait croirequ’un éditeur, en possession de sa raison, ait pu être coupabled’une pareille insanité et se dit, comme toujours, que ses poèmesavaient dû être malmenés par un garçon de bureau ou le sténographe.Et il écrivit immédiatement à l’éditeur pour le prier de cesser lapublication de ses poèmes et de les lui renvoyer. Il écrivit lettresur lettre, priant, suppliant, menaçant – vainement. Tous les mois,le massacre continua jusqu’à ce que les trente poèmes aient disparu– et tous les mois, il recevait un chèque pour celui qui venait deparaître. En dépit de ces mésaventures variées, le souvenir duchèque de quarante dollars de la White Mouse le soutenait,bien qu’il en fût réduit de plus en plus au « grosouvrage ». Il découvrit de quoi manger dans des journauxhebdomadaires d’agriculture et dans des revues professionnelles,mais en revanche les périodiques religieux l’auraient laissé mourirde faim. Au moment le plus critique, quand son complet noir étaitau Mont-de-Piété, il fit un coup de maître, dans un concoursorganisé par le comité local du parti républicain. Il fallaitconcourir dans trois épreuves distinctes et il les gagna toutes lestrois, en riant amèrement d’en être arrivé là pour vivre. Son poèmeeut le premier prix de dix dollars, sa chanson de route le secondde cinq dollars, son essai sur les principes du parti républicainle premier prix de vingt-cinq dollars, ce qui lui fit grandplaisir, jusqu’au moment où il essaya de les toucher. Quelque chosene marchait pas au comité local et, bien qu’un riche banquier et unsénateur en fussent membres, l’argent ne rentrait pas. Tandis quecette affaire traînait en longueur, il prouva qu’il comprenait lesprincipes du parti démocrate en gagnant le premier prix dans unconcours semblable. Cette fois, il reçut l’argent, vingt-cinqdollars. Mais, des quarante dollars du premier concours, il n’enentendit plus parler.

Réduit à employer des stratagèmes pour voirRuth et, ayant reconnu que d’aller à pied chez elle et d’enrevenir, lui prenait trop de temps, il laissa son complet noir auMont-de-Piété et garda sa bicyclette. De cette façon, il faisait del’exercice, gagnait du temps pour travailler et pouvait aussi voirRuth. Un pantalon de golf et un vieux chandail lui faisaient unetenue de cycliste assez convenable pour aller se promener avecRuth, l’après-midi. D’ailleurs il n’avait guère l’occasion de lavoir beaucoup chez elle, où Mme Morse poursuivaitsystématiquement sa campagne d’encerclement. Les gens supérieursqu’il rencontrait, loin de continuer à être pour lui des sujetsd’admiration, l’ennuyaient. Leur soi-disant supériorité nel’impressionnait plus. Ses tracas, ses déceptions, son travailacharné le rendaient nerveux, irritable et la conversation de cesgens l’exaspérait. Il comparait aujourd’hui leur étroitessed’esprit à l’envolée des penseurs dont il lisait les œuvres.Jamais, chez Ruth, il n’avait rencontré un être remarquable, à partle professeur Caldwell qu’il n’y avait vu qu’une fois. Les autresétaient des nullités – superficiels, dogmatiques, ignorants. Leurignorance surtout le stupéfiait. En quoi leur éducation leuravait-elle profité ? Ils avaient puisé aux mêmes sources quelui. Comment faisaient-ils pour qu’on ne s’en aperçûtpas ?…

Les plus grands esprits, les penseurs profondset rationnels existaient, il le savait ; leurs livres le luiavaient appris, ces livres qui lui avaient fait dépasser le niveaudes Morse. Il savait aussi que des intelligences plus hautesévoluaient dans d’autres milieux que celui des Morse. Dans desromans mondains anglais, il était question de femmes et d’hommesqui parlaient politique et philosophie et il avait entendu direaussi que dans certains salons des grandes villes, aux États-Unismême, l’art et l’intellectualité fusionnaient. Autrefois, ils’imaginait naïvement que tout ce qui n’appartenait pas à la classeouvrière, tous les gens bien mis avaient une intelligencesupérieure et le goût de la beauté ; la culture et l’élégancelui semblaient devoir marcher forcément de pair et il avait commisl’erreur insigne de confondre éducation avec intelligence.

Eh bien ! il monterait plus hautencore ! Et il emmènerait Ruth avec lui, cette Ruth qu’ilaimait tant et qui brillerait partout, il en était convaincu ;mais il était également convaincu qu’elle avait été handicapée parson milieu, comme il l’avait été par le sien. Elle n’avait pas eul’occasion de se développer. Les livres dans la bibliothèque de sonpère, les tableaux du salon et même son piano, tout n’était chezeux qu’étalage et vanité. Les Morse et leurs semblables étaientsourds et aveugles à toute vraie littérature, toute vraie peinture,toute vraie musique. Et par-dessus tout, ils étaient ignorants dela vie, profondément, désespérément ignorants. En dépit de leursdispositions unitaires et de leur apparence compréhensive, ilsétaient de deux générations en retard en ce qui concerne la scienceinterprétative : leur processus mental était moyenâgeux etleur opinion des grands problèmes de l’existence et de l’Universlui semblait dater de l’âge des cavernes et de plus loinencore.

Telles étaient les réflexions de Martin. Il envint à se demander si l’écart qui existait entre les travailleursde son ancien milieu et les notaires, les officiers, les hommesd’affaires, les caissiers du milieu qu’il fréquentait à présent, nese bornait pas uniquement à des différences de nourriture, devêtements et d’entourage. Évidemment, ils manquaient totalementd’un certain quelque chose qu’il avait, lui, Martin Eden, et queles livres contenaient également. Les Morse lui avaient montré ceque leur position sociale pouvait lui offrir de mieux… et c’étaitpeu. Il n’était qu’un sans le sou, la proie et l’esclave desusuriers et de son travail, mais il se sentait supérieur à tous cesgens ; et, quand son unique complet convenable n’était pas auMont-de-Piété, il se promenait parmi eux comme un souverain avec lemême sentiment d’orgueil blessé que doit avoir un roi en exil parmiles bouviers.

– Vous haïssez les socialistes et vous enavez peur, dit-il un soir à dîner à M. Morse. Maispourquoi ? Vous ne connaissez ni ces gens ni leurdoctrine.

La conversation avait été amenée sur ce sujetpar Mme Morse, qui, insidieusement, avait chantéles louanges de M. Hapgood. Le caissier était la bête noire deMartin et il perdait vite patience quand il s’agissait du diseur deplatitudes.

– Oui, avait-il déclaré, Charley Hapgoodest ce qu’on appelle : un jeune homme d’avenir, paraît-il. Etc’est vrai. Il sera certainement Gouverneur de la Banque avant demourir et – qui sait ? – peut-être sénateur desÉtats-Unis.

– Qu’est-ce qui vous fait croireça ? questionna Mme Morse.

– Je l’ai entendu parler dans une réunionpublique. Son discours était si merveilleusement stupide, si banalet si convaincant, que les chefs de parti ne peuvent le regarderque comme un homme sûr et de tout repos ; d’autre part, lesplatitudes qu’il énonce sont si pareilles aux platitudes de tousceux qui votent que… Mon Dieu ! vous faites toujours plaisir àun monsieur, quand vous lui présentez ses propres opinions, biendécorées, sur un plat d’argent !

– Je crois que vous êtes jaloux deM. Hapgood, taquina Ruth.

– Dieu m’en préserve !

L’expression horrifiée de Martin excita lacombativité de Mme Morse.

– Vous ne prétendez pas dire, sûrement,que M. Hapgood est bête ?

– Pas plus bête que la moyenne desrépublicains, répondit-il, ou que la moyenne des démocrates,d’ailleurs. Ils sont tous idiots, quand ils ne sont pas de finsrenards – et très peu d’entre eux le sont, de fins renards. Lesseuls républicains avisés, sont les millionnaires et leurs valetsconscients. Ceux-là au moins savent de quel côté leur tartine estbeurrée et pourquoi.

– Je suis républicain, dit négligemmentM. Morse. Dans quelle catégorie me mettez-vous, s’il vousplaît ?

– Oh ! vous êtes un valetinconscient.

– Un valet ?

– Mon Dieu ! oui. Vous travaillezpour votre corporation. Vos clients ne sont ni de la classeouvrière ni des criminels. Vos revenus ne dépendent ni descambrioleurs ni des pickpockets. Ce sont les maîtres de la sociétéqui vous payent, et « qui nourrit un homme est sonmaître ». Oui, vous êtes un valet. Vous ne faites quereprésenter les intérêts du capitalisme que vous servez.

M. Morse avait légèrement rougi.

– Eh bien ! monsieur, dit-il, vousparlez comme un de ces chenapans de socialistes.

Ce fut alors que Martin fit cetteremarque :

– Vous haïssez les socialistes et vous enavez peur ! mais pourquoi ? Vous ne les connaissezpas.

– Votre doctrine, en tout cas, ressemblesingulièrement à celle des socialistes, répliqua M. Morsetandis que les regards de Ruth allaient anxieusement de l’un àl’autre et que Mme Morse exultait de cette occasiond’exciter l’antagonisme de son seigneur et maître.

– Ce n’est pas parce que je dis que lesrépublicains sont bêtes et que la liberté, l’égalité ne sont quedes bulles de savon, que je suis socialiste, dit en souriantMartin. Ce n’est pas parce que j’interroge Jefferson et le Françaisignare qui l’a instruit, que je suis socialiste. Croyez-moi,monsieur Morse, vous êtes bien plus près du socialisme que moi, sonennemi juré.

– Vous plaisantez, fut tout ce quel’autre sut lui répondre.

– Pas du tout. Je parle trèssérieusement. Vous croyez encore à l’égalité, mais vous travaillezpour les corporations qui, tous les jours davantage, piétinentl’égalité. Et vous m’appelez socialiste, parce que je niel’égalité, parce que je dénonce ce pour quoi vous vivez. Lesrépublicains sont les ennemis de l’égalité et en son nom ils lacombattent. Voilà pourquoi je les trouve stupides. Quant à moi, jesuis individualiste. Je crois que la course est gagnée par le plusrapide, que la vie est au plus fort. Voilà la leçon que m’a apprisela biologie, ou que je crois avoir apprise. Oui, je suisindividualiste, et l’individualisme est l’ennemi éternel,héréditaire du socialisme.

– Mais vous fréquentez des meetingssocialistes, lança M. Morse.

– Certainement ! exactement commeles espions fréquentent les camps ennemis. Comment sauriez-vousautrement ce qui s’y passe ? Du reste, je m’y amuse. Ce sontde bons lutteurs et, qu’ils aient tort ou raison, ils ont lu leursauteurs. Le moindre d’entre eux s’y connaît davantage ensociologie, que la grande moyenne des industriels. Oui, j’aiassisté à quelques-uns de leurs meetings ! Mais ça ne m’a pasrendu plus socialiste que d’écouter Charley Hapgood ne m’a rendurépublicain.

– Je ne sais pourquoi, dit faiblementM. Morse, mais je crois tout de même que vous inclinez vers lesocialisme.

« Dieu me pardonne ! se dit Martin,il n’a pas compris un mot de ce que je lui ai dit. Et lui,qu’a-t-il fait de son instruction ? »

Ce fut ainsi que Martin se trouva face à faceavec la morale économique, ou morale des classes ; et bientôtelle lui apparut comme un épouvantail. Personnellement c’était unmoraliste intellectuel et la morale de son entourage lui étaitencore plus désagréable que la platitude pompeuse des raisonneurs.Cette morale était un curieux mélange d’économie politique, demétaphysique, de sensiblerie et d’esprit d’imitation.

Il rencontra un exemple de ces mélangesbizarres dans son entourage le plus immédiat. Sa sœur Marianneavait été courtisée par un jeune mécanicien d’origine allemande,qui, après avoir consciencieusement appris son métier, avait pris àson compte un magasin de réparations de cycles ; comme ilreprésentait aussi une marque – de deuxième ordre – son commerceprospérait. Marianne était venue, quelque temps avant, annoncer sesfiançailles à Martin ; par manière de plaisanterie, elle avaitregardé les lignes de sa main et lui avait dit la bonne aventure. Àla visite suivante, elle amena Hermann von Schmidt avec elle.Martin fit les honneurs et les félicita tous deux si aimablement etavec tant d’aisance, que le fiancé plutôt rustre en fut aussitôtdésagréablement impressionné. Cette mauvaise impression augmentaquand Martin lut les quelques stances qu’il avait faites, ensouvenir de la précédente visite de Marianne. C’étaient des verslégers et délicats, qu’il avait intitulé : LaChiromancienne. Il fut surpris, à la fin de sa lecture, devoir que sa sœur, loin de manifester du plaisir, regardaitanxieusement son fiancé ; et Martin, suivant la direction deses yeux, vit que le visage asymétrique du brave garçon reflétaitune sombre désapprobation. Il n’y eut aucune explicationd’ailleurs ; le couple opéra une prompte retraite et Martinoublia vite cet incident, bien qu’il eût été assez étonné, surl’instant, qu’une femme, même du peuple, pût être à ce pointinsensible à des vers faits en son honneur.

Quelques soirs plus tard, Marianne revint levoir, cette fois seule. Elle alla droit au but et le morigéna de cequ’il avait fait.

– Comment, Marianne ! dit Martin, tuparles comme si tu avais honte de ta famille… de ton frère, en toutcas !

– Bien sûr, j’ai honte !s’écria-t-elle.

Martin vit avec stupéfaction qu’elle avait deslarmes d’humiliation dans les yeux. De toute façon, son chagrinétait sincère.

– Mais, Marianne, pourquoi ton Hermannserait-il jaloux parce que j’écris des vers sur ma propresœur ?

– Il n’est pas jaloux, sanglota-t-elle.Il dit que c’est indécent, ob… obscène !

Martin fit entendre un long sifflementd’incrédulité, puis il alla chercher une copie de LaChiromancienne et la relut.

– Je ne vois pas, dit-il ensuite, en luitendant le manuscrit Lis-le toi-même et montre-moi ce qui te sembleobscène – c’est bien le mot qu’il a employé, n’est-cepas ?

– C’est ça, et il doit savoir, réponditMarianne, en repoussant le manuscrit d’un air dégoûté. Et il ditqu’il faut que tu le déchires, qu’il ne veut pas d’une femme surlaquelle on a écrit des choses que n’importe qui peut lire. Il ditque c’est une honte et qu’il ne veut pas de ça.

– Écoute, Marianne, tout ça est absurde,commença Martin ; puis il s’arrêta, car il avait changéd’avis. Il vit la pauvre fille malheureuse, se rendit compte del’inutilité de ses efforts à les convaincre, elle et son fiancé, etrésolut de céder, bien qu’il trouvât l’incident absurde etinsultant.

– Parfait ! déclara-t-il, endéchirant le manuscrit et en le jetant au panier.

Il lui suffisait de savoir que l’original setrouvait déjà à la rédaction d’une revue de New York. Marianne etson fiancé n’en sauraient jamais rien et, ni eux, ni le monde nes’en porteraient plus mal si ce joli poème anodin était jamaispublié.

Marianne fit un mouvement vers la corbeille àpapier, puis se retint.

– Est-ce que je peux ?supplia-t-elle.

Il fit signe que oui, et la regarda d’un airsongeur, tandis qu’elle ramassait les bouts de manuscrit et lesfourrait dans la poche de sa jaquette, pour prouver le succès de sadémarche. Elle lui rappela Lizzie Connolly, mais pourtant cettefille qu’il avait vue deux fois, était plus vive, plus vibrante.Mais elles étaient semblables toutes deux, comme allure et commemise et il s’amusa de les imaginer l’une ou l’autre, entrant dansle salon de Mme Morse. Puis son amusements’éteignit, et il se sentit infiniment seul. Sa sœur et le salonMorse n’étaient que des bornes sur la route où il cheminait. Et illes avait dépassées. Il jeta un coup d’œil amical à ses livres.C’étaient les seuls camarades qui lui restaient.

– Hein ? Quoi ? fit-il ensursautant.

Marianne répéta sa question.

– Pourquoi je ne travaille pas ? (Ileut un rire un peu forcé.) Ton Hermann t’a raconté des bêtises.

Elle secoua la tête.

– Ne mens pas ! dit-il ; (etcomme elle se taisait 🙂 Écoute, tu diras à ton Hermann qu’ilse mêle de ses affaires. Quand j’écris des vers à la fille qu’ilcourtise, ça le regarde ; mais en dehors de ça, il n’a rien àme dire. C’est compris ? Alors, tu ne crois pas à mon avenird’écrivain, dis ? Tu crois que je suis un fainéant ? queje suis perdu et que je suis un déshonneur pour mafamille ?

– Je crois qu’il serait préférable que tuaies un métier, dit-elle avec fermeté. (Il vit qu’elle étaitprofondément convaincue.) Hermann dit…

– Au diable ton Hermann !interrompit-il gaiement. Ce que je voudrais savoir, c’est quandvous allez vous marier. Tâche de savoir aussi si ton Hermanndaignera accepter un cadeau de moi pour votre mariage.

Il réfléchit à cet incident, après le départde Marianne, et eut un rire amer en pensant à sa sœur et à sonfiancé, à tous ceux de sa classe, à tous ceux de la classe de Ruth,dirigeant leur mesquine petite vie selon de mesquines petitesformules – fantoches moutonniers, modelant leur existence sur celledu voisin, incapables de vivre réellement la vie, à cause despréjugés enfantins qui les guident. Il les voyait défiler devantlui, processionnellement : Bernard Higginbotham, bras dessusbras dessous avec M. Butler, Hermann von Schmidt avec CharleyHapgood et d’autres, tous par paires ; il les examinait, lesjugeait et les renvoyait. En vain il se demandait : où sontles grandes âmes ? Où sont les grands penseurs ? Et parmila foule d’êtres indifférents, informes, stupides qu’il évoquait,il ne trouvait rien. Un dégoût l’envahit, semblable à celui queCircé dut avoir pour son troupeau de pourceaux.

Quand il eut renvoyé le dernier, quand il secrut seul enfin, un nouveau venu se présenta à l’improviste, sansavoir été appelé. Martin le regarda et vit en face de lui, lechapeau rejeté en arrière, en veston croisé et se dandinant, lejeune voyou qu’il avait été jadis.

– Tu étais comme les autres, mon vieux,ricana Martin. Ta morale et tes connaissances étaient pareilles auxleurs. Tu n’avais aucune personnalité. Tes opinions, comme teshabits étaient tout faits ; tu agissais pour la galerie. Tuétais le coq de la bande parce que les autres t’acclamaient. Tucommandais la bande et tu te battais – non par goût car au fond tuen avais le mépris, mais parce que les autres te tapaient surl’épaule et te flattaient. Tu as rossé Tête-de-Fromage parce que tune voulais pas céder, et tu ne voulais pas céder, d’abord parce quetu étais la dernière des brutes, ensuite parce que tu croyais,comme tous ceux qui t’entouraient, que la virilité d’un homme semesure à la férocité qu’il déploie à démolir l’anatomie de sessemblables. Comment donc, tu leur fauchais leurs filles, non paspar désir, mais parce que dans la moelle de tes parents fermentaitl’instinct de l’étalon sauvage et du taureau. Eh bien ! lesannées ont passé : qu’en penses-tu, à présent ?… Commepour lui répondre, la vision changea aussitôt. Le chapeau, leveston trop court disparurent, et furent remplacés par desvêtements plus sobres ; l’insolence du visage, la dureté desyeux firent place à une expression sereine, lumineuse, qui semblaitle reflet d’une admirable clarté intérieure. L’apparitionressemblait étrangement au Martin Eden actuel et, en regardantmieux, il vit la petite lampe qui l’éclairait, le livre qu’ilétudiait. Il lut le titre : La Science del’esthétique. C’était bien lui… Il remonta la lampe et repritLa Science de l’esthétique à l’endroit où il l’avaitlaissée.

30

Ce fut par un bel après-midi de fin d’été,pareil au jour qui vit éclore leur amour un an auparavant, queMartin lut son Cycle d’amourà Ruth. Comme alors, ilss’étaient installés dans leur coin favori sur la colline. De tempsà autre elle avait interrompu sa lecture par des exclamations deplaisir et, lorsqu’il eut rangé la dernière feuille avec lesautres, il attendit son jugement.

Elle le fit attendre, puis parla avec despauses, hésitant à exprimer la dureté de sa pensée.

– Je les trouve très beaux, vraiment trèsbeaux. Mais vous ne pouvez pas les vendre, n’est-ce pas ?…Vous comprenez ce que je veux dire ? dit-elle, d’une voixpresque implorante. Votre littérature est invendable. Il y aquelque chose là-dedans qui vous empêche de gagner votre vie…peut-être est-ce la faute des autres… Mais, chéri, comprenez-moibien. Je suis flattée, je suis fière – quelle vraie femme ne leserait pas ? – que vous ayez écrit ces poèmes sur moi. Mais cen’est pas eux qui rendront notre mariage possible. Vous ne le voyezpas, Martin ?… Ne me croyez pas intéressée. C’est l’amour,c’est la pensée de notre avenir qui me tourmentent. Toute une années’est écoulée depuis que nous nous sommes dit notre amour, et notremariage est tout aussi lointain. Ne me jugez pas mal, Martin ;vraiment il s’agit de mon cœur, de tout moi-même. Pourquoin’essayez-vous pas d’entrer dans un journal, puisque vous tenezabsolument à écrire ? Pourquoi ne pas devenir reporter… pourquelque temps, du moins ?

– Je gâterais mon style, dit-il d’unevoix basse, monotone. Vous ne savez pas les efforts que j’ai faitspour acquérir mon style.

– Mais ces nouvelles ? insista Ruth.Vous appeliez cela du « gros ouvrage » et vous en avezécrit beaucoup. Est-ce qu’elles n’ont pas aussi gâté votrestyle ?

– Non, c’est différent. Les nouvelles sefaisaient toutes seules, après une longue journée de travail destyle. Mais la besogne d’un reporter est de toutes les minutes etl’absorbe complètement. Ce n’est plus une existence, c’est untourbillon, sans passé, sans avenir et, certes, sans aucunepréoccupation de style ni de littérature. Me faire reporter, àprésent que mon style se cristallise, serait commettre un suicidelittéraire. Pensez donc ! chaque nouvelle, le moindre mot dechaque nouvelle me blessait dans mon respect de moi-même, dans monrespect de la beauté. J’en étais malade. Il me semblait que jecommettais un péché. Et lorsqu’on me les refusait, j’en étaisheureux, au fond. Et pourtant j’étais obligé de ramener mesvêtements au clou ! Mais, la joie d’écrire Le Cycled’amour !… La joie du créateur dans sa plus nobleexpression ! Elle m’a payé de tout, de tout !…

Martin ne sut pas à quel point ces motslaissaient Ruth indifférente. « La joie de créer » –c’était cependant sur ses lèvres qu’il avait entendu cette phrasepour la première fois. Elle l’avait lue, en avait étudié lasignification à l’Université en travaillant sa licence ; maiselle n’avait aucune originalité, le don de créer lui manquaittotalement et sa culture n’était que le reflet de celle desautres.

– En somme, le rédacteur n’a pas euraison de corriger vos Poèmes de la mer ?questionna-t-elle. Souvenez-vous qu’il faut avoir fait ses preuvespour être rédacteur.

– Voilà qui cadre à merveille avecl’omnipotence des valeurs établies, répliqua-t-il, entraîné par sonanimosité contre la gent éditoriale. Ce qui est, nonseulement est bien, mais ne pourrait être mieux. Le fait qu’unechose existe suffit à sa justification ! Notez que l’ignorancedes gens seule, leur fait croire une pareille stupidité – leurignorance, qui n’est autre que l’homicide mental décrit parWeininger. Ils se figurent qu’ils pensent et ce sont ces êtres sanspensées qui s’érigent en arbitres de ceux qui pensent vraiment.

Il se tut, s’étant aperçu qu’il avait parléau-delà de la compréhension de Ruth.

– Je ne connais pas ce Weininger,dit-elle. Et vous généralisez tellement que je ne peux pas voussuivre. Je disais que les rédacteurs étaient qualifiés…

– Je vais vous dire, interrompit Martin.Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des rédacteurs sont des ratés, quin’ont pas réussi comme écrivains. Ne croyez pas qu’ils préfèrentleur corvée bureaucratique, leur asservissement au public et auxcommanditaires, à la joie d’écrire. Ils ont essayé d’écrire et ilsn’ont pas pu. Et voilà justement le paradoxe idiot de lachose : toutes les portes de la littérature sont gardées parces cerbères : les ratés de la littérature. Éditeurs,rédacteurs, directeurs des services littéraires des revues etlibrairies, tous, ou presque tous, ont voulu écrire et n’ont pasréussi. Et ce sont ces gens-là – les moins qualifiés cependant –qui décident de ce qui doit ou non, être publié ! Ce sont cesgens-là, qui ont prouvé leur manque d’originalité et de talent, quisont chargés de juger l’originalité et le talent des autres !Ensuite, il y a les critiques de revues – encore des ratés. Euxaussi ont rêvé d’écrire des vers ou des romans, et ils n’ont paspu. Comment ! mais la moyenne des revues est aussi nauséabondeà avaler que de l’huile de foie de morue !… Je vous ai déjàdit tout ça. Il existe de grands critiques, c’est certain, mais ilsont la rareté des comètes. En tout cas, si je rate mon affairecomme écrivain, je serai mûr pour la carrière d’éditeur. C’est lepain, le beurre et même la confiture assurés.

L’esprit prompt de Ruth et sa désapprobationdes idées de son fiancé la firent sauter sur la contradiction quelui semblait contenir sa diatribe.

– Mais, Martin, si c’est ça, si toutesles portes sont fermées, ainsi que vous le démontrez, comment lesgrands écrivains ont-ils fait pour arriver ?…

– En accomplissant l’impossible,répondit-il. Ils ont fait des choses si merveilleuses, si inouïes,qu’à leur flamme les portes d’airain ont fondu. Ils sont arrivéspar miracle, à mille contre un. Ils sont arrivés, parce qu’ilsétaient pareils aux « géants balafrés » de Carlyle, querien ne peut abattre. Et voilà ce qu’il faut quej’accomplisse : l’impossible.

– Mais si vous manquez votre but,Martin ?… Et puis vous semblez oublier que j’existe,moi !

– Si je le manque ?… (Il la regardaun instant, comme si l’hypothèse qu’elle venait d’énoncer étaitimpossible. Puis son visage s’éclaira 🙂 Si je le manque, jeserai éditeur, et vous serez la femme d’un éditeur !

Elle fronça le sourcil à cette plaisanterie,avec une si adorable moue qu’il la prit dans ses bras et la couvritde baisers.

– Ça suffit, déclara-t-elle, en sedégageant par un effort de volonté de la douceur de son étreinte.J’ai discuté avec mes parents. Jamais je ne leur avais tenu têteainsi et je me suis comportée en fille très peu obéissante. Ilssont contre vous, Martin ; mais je les ai tellement convaincusde mon amour pour vous, qu’à la fin, mon père a déclaré accepterque vous entriez dans ses bureaux, si vous voulez. Il a même dit delui-même qu’il vous payerait suffisamment, dès le début, pour quenous puissions nous marier et avoir une petite maison quelque part.Ce qui est très gentil, n’est-ce pas ?

Martin, le cœur désespéré, émit quelques sonsinarticulés, tout en cherchant machinalement dans sa poche de quoirouler une cigarette – en vain, puisqu’il n’avait plus ni tabac nipapier sur lui – et Ruth continua :

– Franchement, et j’espère que je ne vousfroisse pas – je vous le dis pour que vous sachiez exactement àquoi vous en tenir – il n’aime pas vos opinions radicales et voustrouve paresseux. Bien entendu, je sais, moi, que vous ne l’êtespas, que vous travaillez beaucoup, au contraire.

« À quel point, elle ne s’en doute certespas », se dit Martin.

– Bien, dit-il. Et quant à mesopinions ? me croyez-vous vraiment radical ?

Il la tint sous son regard, attendant saréponse.

– Vos opinions… eh bien !… je lestrouve assez déconcertantes, dit-elle.

Il était renseigné, et la vie lui parut tout àcoup si terne, si grise, qu’il en oublia son offre d’une situationchez son père. Quant à Ruth, maintenant que son jalon était posé,elle décida d’attendre, et puis de remettre la question sur letapis à un moment plus favorable.

Elle n’attendit pas longtemps. Martin avait,lui aussi, une question à lui poser. Il désirait s’assurer de lamesure exacte de sa foi en lui. En l’espace d’une semaine, les deuxquestions furent résolues, hâtées par la lecture que lui fit Martinde La Honte du soleil.

– Pourquoi donc ne faites-vouspas de reportage ? demanda-t-elle quand il eut achevé. Vousaimez tant écrire et je suis sûre que vous réussiriez. Vousmonteriez vite et vous vous feriez un nom. Il y a un grand nombrede correspondants spéciaux ; leurs salaires sont élevés etleur champ d’activité infini. On les envoie partout, au cœur del’Afrique – comme Stanley – à Rome, pour interviewer le Pape, ou auTibet, explorer les régions inconnues.

– Alors, vous n’aimez pas monessai ? fit-il en insistant. Vous croyez que j’ai quelquechance dans le journalisme et aucune dans la littérature ?

– Mais si, mais si, je l’aime. C’estagréable à lire. Mais je crains que les lecteurs ne le comprennentpas – en tout cas, moi, je ne le comprends pas, bien que ça meparaisse beau. Votre argot scientifique me dépasse. Vous savez,chéri, vous êtes un extrémiste et ce qui vous semble intelligible,peut très bien sembler inintelligible au commun des mortels.

– Je suppose que c’est le jargonphilosophique qui vous ennuie, fut tout ce qu’il put dire.

Il flambait encore de sa lecture, sousl’impression de la pensée la plus mûre qu’il ait jamais exprimée etle verdict de Ruth l’assommait brutalement.

– Ne vous attachez pas à la forme, quilaisse peut-être à désirer, insista-t-il. Mais dans le fond, dansla pensée…, n’y voyez-vous rien ?…

Elle secoua la tête.

– Non, c’est différent de tout ce quej’ai lu. J’ai compris Maeterlinck…

– Vous avez compris son mysticisme ?lança Martin.

– Oui ; mais ce que vous avez vouluexprimer – et ce que je suppose devoir être une attaque contreMaeterlinck – je ne le comprends pas. Naturellement, sil’originalité compte pour quelque chose…

Il l’interrompit d’un geste impatient puis serendit compte tout à coup qu’elle parlait, qu’elle parlait mêmedepuis un certain temps.

– Après tout, vous avez écrit pour vousamuser, disait-elle. À présent, vous avez assez joué. Il est tempsde prendre la vie au sérieux, notre vie, Martin. Jusqu’à présent,vous n’avez pensé qu’à la vôtre.

– Vous me demandez de prendre unemploi ?

– Oui. Papa a proposé…

– Je sais, interrompit Martin, mais ceque je veux savoir c’est, si, oui ou non, vous avez perdu votre foien moi.

Elle lui prit la main et des larmes montèrentà ses yeux.

– En votre avenir littéraire, oui, chéri,avoua-t-elle tout bas.

– Vous avez beaucoup lu de mesélucubrations, poursuivit-il avec brusquerie. Qu’enpensez-vous ? N’y a-t-il aucun espoir ? Par rapport auxautres, comment est-ce ?

– Mais ils vendent leurs œuvres et vous…non.

– Vous ne répondez pas à ma question.Croyez-vous vraiment que je n’ai aucune vocationlittéraire ?

– Alors, je vais vous répondre. (Elleramassa tout son courage.) Non je ne crois pas que vous soyez douépour ça. Pardonnez-moi, chéri. Vous me demandez de vous le dire, etvous savez que je m’y connais en littérature un peu plus quevous.

– Oui, vous êtes licenciée es lettres,dit-il pensivement, vous devez savoir.

« Mais je veux encore vous dire ceci,poursuivit-il après un silence pénible. Je sais ce que j’ai en moi.Personne ne le sait que moi. Je sais que je réussirai, et je neveux pas qu’on m’étouffe. Je ne vous demande pas de croire en moi,ni en mon avenir littéraire. Tout ce que je vous demande, c’est dem’aimer, et d’avoir foi en l’amour.

« Il y a un an, je vous ai demandé deuxans. J’ai un an encore devant moi. Et je crois vraiment – je vousen donne ma parole d’honneur – qu’avant un an j’aurai réussi. Vousrappelez-vous ce que vous m’avez dit, il y a longtemps : queje devais faire d’abord mon apprentissage ?… Je l’ai fait, etbien fait, je vous jure, puisque vous m’attendiez. Savez-vous quej’ai oublié ce que c’est de dormir paisiblement ?… Autrefois –il me semble qu’il y a des siècles – je dormais tout mon soûl et meréveillais quand j’avais assez dormi. Maintenant, c’est toujours lasonnerie qui me réveille. Que je m’endorme tôt ou tard, je dors lemême nombre d’heures ; remonter la pendule et éteindre lalampe, sont mes deux derniers actes conscients. Quand je commence àavoir sommeil, je change le livre trop ardu que je lis, contre unautre plus léger. Et quand je m’endors dessus je me donne des coupsde poing sur la tête pour chasser le sommeil. J’ai lu l’histoired’un homme qui avait peur de dormir… elle est de Kipling. Cet hommes’était fixé un éperon de telle manière que la molette d’acier luientrait dans la chair quand il cédait au sommeil. Eh bien !j’ai fait la même chose. Je regarde l’heure et je décide de ne pasdétacher l’éperon avant minuit, ou une heure, ou deux ou troisheures du matin. Et j’éperonne ma chair fatiguée, jusqu’à l’heuredite. Cet éperon est mon camarade de lit depuis des mois. Ma ragede travail est devenue si grande que je ne dors même plus cinqheures et demie. J’en dors quatre à présent ! Je suis affaméde sommeil. Il y a des moments où j’ai des vertiges à cause de monmanque de sommeil ; des moments où la mort, qui procure lerepos et le sommeil, me tente ; des moments où je suis hantépar ces vers de Longfellow :

The sea is still anddeep

All things within itsbosom sleep ;

A single step and all iso’er,

A plunge, a bubble, and nomore.

« La mer est muette etprofonde

Toute chose dort dans sonsein ;

Un seul pas et tout estfini,

Un plongeon, une bulle, et plusrien. »

« Bien entendu, ça ne dure pas. C’est lanervosité, due à une trop grande tension cérébrale… Mais voilà àquoi je veux en venir : Pourquoi ai-je fait tout ça ?Pour vous. Pour hâter mon apprentissage, pour hâter le succès. Àprésent, mon apprentissage est terminé. Je suis en possession detous mes moyens. Je vous jure que j’apprends plus de choses en unmois, que la moyenne des universitaires n’en apprend en un an. Jele sais, je vous dis ! D’ailleurs, si mon besoin d’êtrecompris par vous n’était pas désespéré, je ne vous aurais rien dit.Je ne me vante pas, vous savez. J’estime les résultats d’après leslivres. À présent, vos frères sont des barbares ignorants, à côtéde moi et de la somme de connaissances que j’ai arrachée aux livrespendant qu’ils dormaient, eux ! Autrefois, je voulais êtrecélèbre. Maintenant, ce que je veux, c’est vous ; je suis plusassoiffé de vous que de gloire ou de fortune. Je ne rêve qu’unechose : poser ma tête sur votre cœur, pour toujours. Et cerêve, d’ici un an sera réalisé.

Un fluide irrésistible émanait de lui, envagues puissantes ; et à mesure que sa volonté se dressaitcontre celle de Ruth, elle s’abandonnait, irrésistiblement attirée.Sa voix passionnée, ses yeux ardents, flambaient de vie intense etd’intelligence. À cette minute – à cette minute seulement – levoile se déchira et elle vit le vrai Martin Eden splendide ettriomphal ; et, comme le dompteur doute par instants de sonpouvoir sur ses fauves, elle douta du sien sur l’esprit indépendantde cet homme.

– Autre chose encore, poursuivit-il,fougueux – vous m’aimez. Mais pourquoi m’aimez-vous ? À causejustement de ce que vous sentez en moi, de cette force irrésistiblequi me contraint d’écrire. Vous m’aimez parce que je suis différentdes hommes que vous avez connus et que vous auriez peut-être aimés.Je ne suis pas fait pour le bureau et les comptes courants, pourles petits ergotages d’affaires et les finasseries d’hommes de loi.Rendez-moi pareil à ces gens, faites-moi accomplir la même besogne,respirer le même air qu’eux, envisager l’existence sous le mêmeangle, et vous aurez détruit Martin Eden, vous aurez détruit votreamour. Mon besoin d’écrire est un besoin vital. Si je n’avais étéqu’un fantoche, je n’aurais jamais rêvé d’écrire et vous n’auriezjamais désiré m’épouser.

– Mais, vous oubliez quelque chose,interrompit-elle, contente d’avoir trouvé un argument. Vous oubliezces inventeurs illuminés, qui passent leur vie à courir après deschimères, pendant que leur famille meurt de faim. Leur femme lesaime sans doute quand même et elle souffre avec eux, pour eux, nonpas à cause de leur égarement, mais en dépit de lui.

– C’est vrai, répondit Martin. Mais il ya aussi des inventeurs qui ne sont pas des illuminés, qui meurentde faim en essayant d’inventer des choses admirables et qui,parfois, y réussissent. Dieu sait que je ne cherche pasl’impossible.

– Vous l’avez pourtant dit.

– Je parlais au figuré. Je cherche àfaire ce que d’autres ont fait avant moi, à écrire et à vivre de maplume.

Son silence le piqua au vif.

– Alors, pour vous, mon but est unechimère aussi folle que la recherche du mouvement perpétuel,dit-il.

Elle ne répondit qu’en lui pressant la mainavec pitié, comme une mère calme son enfant malade. Il ne fut pluspour elle qu’un enfant malade, cet illuminé assoifféd’impossible.

À la fin de cette conversation, elle luirappela encore l’opposition de ses parents.

– Mais vous m’aimez ? demandaMartin.

– Oui, oui, je vous aime ! réponditRuth.

– Alors, rien ne peut nous séparer,déclara-t-il triomphalement. Car je crois en notre amour etl’antipathie de vos parents ne me fait pas peur. Tout, dans ce basmonde, peut aller à vau-l’eau, sauf l’amour… L’amour, à moinsd’être débile et chancelant, doit triompher.

31

Martin avait rencontré par hasard sa sœurGertrude dans Broadway – hasard favorable, mais assez déconcertant,comme on va le voir. Elle attendait le tram à un coin de rue et vitson frère la première ; elle vit aussi ses traits tirés,fatigués, et son regard. Las, désespéré, il l’était, car leMont-de-Piété avait refusé de lui prêter quelques dollars de plussur sa bicyclette. Le mauvais temps ayant fait son apparition,Martin avait engagé son vélo et retiré son complet noir.

– Voilà le complet noir, avait répondu leprêteur sur gages, qui connaissait son actif dans le moindredétail. Mais si j’apprends jamais que vous l’avez engagé chez ceJuif, Lipka…

Martin, effrayé de la menace sous-entendue, sehâta de répondre :

– Non, non ! j’en ai besoin, il fautque je le mette !

– Bon, dit l’usurier, radouci. Mais vousn’aurez pas un sou de plus. Je ne veux pas y être de ma poche.

– Mais c’est une bicyclette de quarantedollars, en parfait état, insista Martin. Et vous ne m’en avezdonné que sept. Non ! même pas six dollars vingt-cinq !puisque vous avez pris l’intérêt d’avance.

– Si vous voulez davantage, apportez lecomplet.

Et Martin était sorti de la misérableboutique, si désespéré que sa sœur en fut frappée.

À peine se furent-ils dit bonjour, que le tramde Telegraph Avenue stoppa pour charger une foule degens pressés. Mme Higginbotham, que Martin aidait àmonter, sentant à la pression de sa main qu’il ne la suivait pas,se retourna sur le marchepied et le visage défait de son frère lanavra.

– Tu ne viens pas ? dit-elle, etaussitôt elle redescendit.

– Non, je marche ; il faut faire del’exercice…

– Je t’accompagne un bout de chemin,déclara-t-elle. Ça me fera peut-être du bien. Je ne me sens pasdans mon assiette depuis quelques jours.

Martin lui jeta un coup d’œil. En effet,l’allure générale de sa sœur, sa graisse malsaine, ses épaulesvoûtées, son visage tiré, ridé, sa démarche lourde, n’offraient pasl’image de la santé.

– Tu ferais mieux de t’arrêter là, dit-ilau prochain carrefour, où déjà elle reprenait haleine, et degrimper dans le prochain tram.

– Dieu ! que je suis déjàfatiguée ! fit-elle, essoufflée. Je suis aussi capable demarcher que toi, avec les souliers que tu as aux pieds. Ils sont siusés qu’ils te lâcheront avant d’arriver à Nord-Oakland.

– J’en ai une autre paire chez moi,dit-il.

– Viens dîner demain, suggéra Gertrudebrusquement. Bernard n’y sera pas. Il va à San Leandro pouraffaires.

Martin secoua la tête, mais ne put réprimerl’expression affamée de ses yeux à la pensée d’un dîner.

– Tu n’as pas le sou, Mart ! C’estpour ça que tu vas à pied. De l’exercice !… (Elle s’efforça derenifler avec mépris, mais le mépris resta en route.) Attends,laisse-moi voir !

Et, fouillant dans son sac, elle lui glissaune pièce de cinq dollars dans la main.

– J’ai oublié de te souhaiter ton dernieranniversaire, Mart, murmura-t-elle, confuse.

Instinctivement, Martin avait refermé la mainsur la pièce d’or. Puis, il se dit qu’il ne devait pas accepter etse débattit dans les affres de l’indécision. Cet argent signifiaitla nourriture, la vie, la lumière pour son corps et son cerveau,pouvoir continuer d’écrire et – qui sait – d’écrire peut-êtrel’œuvre qui lui rapporteraient de l’or, beaucoup d’or. Dans sonesprit flamboyèrent les titres de deux essais qu’il venaitd’achever : Les Grands Prêtres du Mystère et LeBerceau de la beauté. Il les vit sous la table, parmi lemonceau de manuscrits renvoyés, qu’il ne pouvait plus affranchir.Ceux-là, personne ne les connaissait et ils n’étaient pasinférieurs au reste. Si seulement il avait de quoi lesaffranchir !

Puis la certitude de l’ultime succèss’affirma, il sentit sa faim et… d’un geste vif il empocha lapièce.

– Je te le revaudrai cent fois, Gertrude,fit-il avec effort, la gorge contractée, les yeux humides.Souviens-toi de ce que je te dis : avant la fin de l’année, jete remettrai dans la main une centaine de pièces pareilles. Je nete demande pas de me croire. Attends et tu verras.

Elle n’en crut rien, bien entendu, et, un peugênée, sans chercher à ruser davantage :

– Je sais que tu as faim, Mart, dit-elle.Ça se voit tout de suite. Viens manger quand tu voudras. Jet’enverrai un des enfants pour t’avertir quand M. Higginbothamne sera pas là. Et, Mart, écoute…

Il attendit, mais il se doutait de ce qu’elleallait dire.

– Tu ne crois pas qu’il serait temps dete trouver du travail ?

– Tu ne crois pas à ma réussite ?répliqua-t-il.

Elle secoua la tête.

– Personne ne croit en moi, Gertrude,personne… que moi. (Le ton de sa voix était passionné.) J’ai déjàfait du bon travail, beaucoup de bon travail et, tôt ou tard, il sevendra.

– Comment sais-tu qu’il estbon ?

– Parce que… (Il s’arrêta, sentant qu’ilétait inutile de lui expliquer la raison de sa confiance.) MonDieu, parce que c’est meilleur que presque tout ce qui paraît dansles revues.

– Je voudrais que tu sois raisonnable,dit-elle timidement, mais satisfaite d’avoir deviné ce qui letourmentait. Je voudrais que tu sois raisonnable et que tu viennesdîner demain à la maison.

Quand elle fut montée dans le tram, Martincourut à la poste, acheta pour trois dollars de timbres et, plustard, en allant chez les Morse, il y retourna, fit peser un grospaquet de longues et volumineuses enveloppes, puis les affranchitminutieusement.

Ce fut une nuit mémorable pour Martin, car ilrencontra Russ Brissenden. Comment il se trouvait là, de qui ilétait l’ami, qui l’avait amené, il n’en savait rien et n’eut pas lacuriosité de le demander à Ruth. Au premier abord, Martin le trouvasuperficiel, et sans intérêt. Une heure plus tard, il décida queBrissenden était par-dessus le marché un sauvage, à la manière dontil allait d’une pièce à l’autre, dont il fixait les tableaux etfouillait sans façon dans les livres et les magazines qu’il prenaitsur la table ou sur un rayon de la bibliothèque.

C’était la première fois qu’il venait danscette maison, mais sans s’occuper de personne, il finit par sepelotonner dans un profond fauteuil, tira de sa poche un mincevolume et s’y plongea, s’isolant complètement du reste del’assemblée. Tout en lisant, il se passait une main distraite etcaressante dans les cheveux. Martin cessa ensuite del’observer ; plus tard cependant il l’entendit plaisanter avecsuccès au milieu d’un essaim de jeunes femmes.

Le hasard fit que Martin, en s’en allant,rattrapa Brissenden dans la rue.

– Ah ! c’est vous ? ditMartin.

L’autre eut un grognement revêche, maisemboîta le pas. Ils se turent tous deux assez longtemps.

– Quelle solennelle vieillecarne !

La soudaineté, la virulence de cetteexclamation surprirent Martin et l’amusèrent, tout en ne diminuanten rien son antipathie pour le personnage.

– Pourquoi allez-vous là-dedans ?lui lança Brissenden brusquement, après un autre silence.

– Et vous ? riposta Martin.

– Ma parole, je n’en sais rien !D’ailleurs, c’est ma première tentative. Le jour est composé devingt-quatre heures et il faut bien le passer d’une façonquelconque. Venez boire quelque chose.

– D’accord, dit Martin.

Il s’en voulut aussitôt d’avoir accepté aussifacilement. À la maison l’attendaient plusieurs heures de« gros ouvrage » à bâcler avant d’aller se coucher, ainsiqu’un volume de Weismann, sans compter l’autobiographie d’HerbertSpencer, dont le tour aventureux le passionnait autant que le plusintéressant roman. Pourquoi perdrait-il son temps avec cet hommequi lui déplaisait ? Ce n’était ni à cause de l’homme ni àcause de la boisson qu’il avait accepté, c’était à cause des viveslumières, des glaces, de l’étincellement des cristaux et del’argenterie, des visages heureux et riants, du brouhaha des voix.Oui, de ça surtout : il avait besoin d’entendre les voix deces hommes heureux, arrivés, qui claquent joyeusement leur argent.Il se sentait seul, terriblement seul : voilà pourquoi ilavait sauté sur l’invitation comme la bonite saute sur le chiffonblanc au bout de l’hameçon. Depuis Joe, à Shelly Hot Springs, et àl’exception des verres de vin qu’il prenait avec l’épicierportugais, Martin n’avait pas mis les pieds dans un bar. La fatiguecérébrale ne lui donnait pas, comme l’éreintement physique,l’impérieux besoin de boire et il n’en était nullement privé. À cemoment-là, c’est de l’atmosphère du bar dont il eut envie, bienplus que de la boisson elle-même.

Le « Grotto » les accueillit, ilss’étalèrent dans de confortables fauteuils, burent du scotch etdiscutèrent.

Ils causèrent de bien des choses, chacun à sontour commandant le whisky. Martin, qui avait la tête extrêmementsolide, admirait la capacité de son partenaire et s’interrompaitparfois pour admirer sa conversation. Il ne fut pas long àdécouvrir que Brissenden savait tout et à estimer qu’il était lesecond homme vraiment intellectuel qu’il eût rencontré. CependantBrissenden possédait ce qui manquait au professeur Caldwell :la flamme, la flamboyante vision intérieure, le rayonnementspontané du talent. Sa parole jaillissait comme une source vive.Ses lèvres minces prononçaient des phrases coupantes, cinglantes,d’autres douces, veloutées, de caressantes phrases de beauté et delumière, qui reflétaient tout le mystère insondable de la vie.D’autres fois encore, les lèvres minces claironnaient le tumultedes combats cosmiques, et des phrases couleur d’argent lunaire,étincelantes comme un ciel étoilé, qui résumaient toute la scienceavec des mots de poète.

Martin avait oublié sa première impressionhostile. Il trouvait enfin ce que les livres lui avaientpromis : une intelligence, un homme vivant qu’il regardaitavec respect. « Je suis par terre, dans la boue, à vospieds », se répétait-il.

– Vous avez étudié la biologie, dit-iltout haut.

À sa stupéfaction, Brissenden secoua latête.

– Mais vous émettez des vérités que labiologie seule peut donner, insista Martin, tandis que l’autre leregardait d’un air vague. Vos conclusions sont les mêmes.

– Enchanté de l’apprendre ! réponditl’autre. Il m’est très rassurant de savoir que mes pauvresconnaissances m’ont amené à la vérité par un raccourci. Quant àmoi, je ne me préoccupe jamais de savoir si j’ai raison ou non.Cela n’a aucune importance. L’homme ne peut jamais atteindre àl’ultime vérité.

– Vous êtes un disciple de Spencer !s’écria Martin triomphalement.

– Je ne l’ai pas ouvert depuis monadolescence, et même alors, je n’ai lu que sonÉducation.

– Je voudrais savoir ce que voussavez et l’avoir appris aussi facilement, déclara Martin unedemi-heure plus tard, après avoir analysé attentivement le bagageintellectuel de Brissenden. D’un seul coup vous trouvez la solutionjuste. Par un raccourci qui tient du prodige, vous arrivez à lavérité.

– Oui, c’est ce qui inquiétait beaucouple Père Joseph et le Frère Dutton, répondit Brissenden. Ohnon ! ajouta-t-il, je ne suis rien du tout. Un hasard heureuxm’a fait faire mon éducation dans un collège catholique. Etvous ? où avez-vous ramassé ce que vous savez ?

Martin le lui raconta ; en même temps ilétudiait Brissenden, depuis sa longue et mince figurearistocratique et ses épaules tombantes, jusqu’à son pardessus jetésur la chaise voisine, dont les poches bâillaient, déformées parles livres qui les bourraient. Le visage de Brissenden et seslongues mains fines étaient hâlés par le soleil, extrêmementhâlées, ce qui intrigua Martin. Il était évident que Brissendenn’était pas un sportif. Comment le soleil avait-il pu le hâlerainsi ? Quelque chose de morbide se cachait là-dessous, se ditMartin, revenant à l’étude de ce visage étroit, aux pommettessaillantes, aux joues creuses, au nez aquilin – le plus fin, leplus délicat que Martin eût jamais vu. La grandeur ni la couleur deses yeux n’avaient rien de remarquable : ils étaient moyens etd’un marron banal ; mais en eux couvait une flamme étrangementcomplexe, contradictoire. Ils défiaient, ces yeux fiers et durs àl’excès, et en même temps, éveillaient la pitié. Et Martin leplaignit, sans savoir pourquoi.

– Oui, je suis tuberculeux, déclaraBrissenden un instant plus tard, négligemment, après avoir ditqu’il revenait d’Arizona. J’y ai vécu deux ans, à cause duclimat.

– Vous n’avez pas peur du climatd’ici ?

– Peur ?…

Il n’avait mis dans cette interrogation nulleemphase.

Mais Martin lut sur ce visage ascétique quecet homme n’avait peur de rien. Les yeux fixes ressemblaient à ceuxdes aigles ; le nez aux narines dilatées, défiant, agressif,était semblable au bec d’un oiseau de proie.

Magnifique ! résuma Martin en lui-même.Puis tout haut il cita le poète :

Under the bludgeoning ofchance

My head is bloody but unbowed.

(Sous les coups de massue du Hasard, ma têtesaigne, mais ne se courbe pas.)

– Vous aimez Henley ? dit Brissendend’une voix tout à coup tendre et pleine de charme.Naturellement ! Je devais m’y attendre de votre part.Ah ! Henley ! Quelle belle âme ! il est au milieudes rimailleurs contemporains, ces rimailleurs de magazines, commeun gladiateur dans un troupeau d’eunuques.

– Vous n’aimez pas les magazines ?questionna Martin légèrement agressif.

– Et vous ? grogna-t-il d’un tontellement mauvais, que Martin sursauta.

– Je… j’écris, ou plutôt, j’essayed’écrire pour les magazines, balbutia Martin.

– Voilà qui est mieux, répondit l’autre,radouci. Vous essayez, mais sans succès ! D’ailleurs je vois àpeu près ce que vous écrivez : et ça renferme un ingrédient,qui ne convient pas aux magazines. Il y a des entrailles,là-dedans, et les magazines ne tiennent pas cet article. Ce qu’ilsveulent c’est de la lavasse, de la guimauve. Et Dieu sait qu’onleur en procure ! mais pas vous.

– Je ne dédaigne pas le travail demercenaire, avoua Martin.

– Au contraire… (Brissenden s’arrêta etson œil insolent détailla la pauvreté décente de Martin, passant dunœud de cravate un peu défraîchi, au col légèrement élimé, auxcoudes luisants et à la manchette un tantinet éraillée ; puisson regard s’arrêta à son visage creusé.) Au contraire, c’est letravail de mercenaire qui vous dédaigne ; il vous dédaignemême si bien qu’il n’y a aucune chance que vous parveniez jusqu’àlui. Voyons, mon garçon, mais ce serait vous insulter que de vousinviter à venir manger quelque chose !

Martin rougit si violemment, que Brissendeneut un rire triomphant et ajouta :

– Un homme rassasié ne se juge pasinsulté par une telle invitation.

– Vous êtes diabolique ! s’écriaMartin irrité.

– En tout cas, je ne vous ai pasinvité !

– Vous n’avez pas osé.

– C’est à savoir. D’ailleurs, à présentje vous invite.

Brissenden s’était levé à demi, tout enparlant, avec l’intention évidente d’aller aussitôt au restaurant.Martin avait serré les poings, le sang battait violemment à sestempes.

– Attention ! mesdames etmessieurs ! Il les avale tout crus, tout crus !… s’écriaBrissenden imitant le bonimenteur d’un fameux mangeur de serpentsqui faisait courir tout Oakland à ce moment-là.

– De vous… je ne ferais certainementqu’une bouchée, lança Martin, en toisant à son tour d’un œilinsolent la misérable anatomie de l’autre.

– Seulement je n’en vaux pas lapeine.

– Si, réfléchit Martin, mais c’estl’incident qui n’en vaut pas la peine ! (Il éclata de rire,d’un rire bon enfant, sans arrière-pensée.) J’ai été idiot,Brissenden. J’ai faim, vous l’avez deviné… Ce sont des phénomènesfort ordinaires et qui n’ont rien de déshonorant. Vous voyez, jeris des petits préjugés courants de la foule, et puis vous arrivez,et, d’un trait juste, acéré, vous me démontrez que je suis moi-mêmel’esclave de ces misérables petits préjugés.

– Vous vous êtes cru insulté,hein ?

– Il y a un instant, oui. Un préjugé dejeunesse, vous savez ! J’ai eu cette mentalité autrefois et ilm’en reste encore quelque chose. C’est mon petit musée de fossilespersonnel !

– Mais la porte est ferméemaintenant ?

– Verrouillée.

– Sûr ?

– Absolument.

– Alors, allons manger quelque chose.

– C’est bien, je vous suis, réponditMartin qui voulut changer sa dernière pièce de deux dollars, pourpayer les whiskys ; mais Brissenden, rudoyant le garçon, remitsa pièce sur la table.

Martin l’empocha avec une grimace et sentit àcet instant la main de Brissenden se poser avec sympathie sur sonépaule.

32

L’après-midi suivant, de bonne heure, Mariafut de nouveau révolutionnée par une autre visite pour Martin. Maiscette fois elle ne perdit pas la tête, et introduisit d’abordBrissenden dans le salon des invités de marque, où elle le fitasseoir.

– J’espère que je ne vous dérangepas ? dit Brissenden, une fois chez Martin.

– Non, non, pas du tout, répondit Martinen lui serrant la main ; il lui donna l’unique chaise ets’assit sur le lit. Mais comment diable avez-vous su oùj’habitais ?

– Par les Morse. J’ai téléphoné à MissMorse. Et me voilà. (Il fouilla dans la poche de son pardessus, ensortit un mince volume et le jeta sur la table.) Voilà le livred’un poète. Lisez-le et gardez-le. (Et comme Martinprotestait 🙂 Des livres, qu’est-ce que j’en ai à faire ?J’ai eu ce matin une nouvelle hémorragie. Avez-vous duwhisky ? Non, bien entendu. Attendez.

Il disparut. Martin vit sa longue silhouettedescendre le perron, fermer la grille et remarqua avec tristesseses épaules voûtées, et sa poitrine rentrée… Il prépara deuxgobelets et se mit à lire le volume de vers, œuvre récente d’HenryVaughn Marlow.

– Pas de scotch, annonça Brissenden à sonretour. Ce brigand ne vend que du whisky américain. En voilà unquart.

– Je vais envoyer un des gosses chercherdes citrons et nous allons faire un toddy, proposa Martin.(Puis désignant le livre en question 🙂 Je me demande ce qu’unlivre comme celui-ci rapporte à Marlow ?

– Peut-être cinquante dollars, réponditBrissenden. Mais il peut s’estimer heureux de les toucher, etsurtout d’être arrivé à persuader son éditeur de le luipublier.

– Alors, il est impossible de gagner savie en faisant des vers ?

– Absolument impossible. Il n’y a que lesimbéciles pour le croire. En rimaillant, oui. Regardez Bruce etVirginia Spring et Sedgwick. Ils réussissent très gentiment. Maisla poésie, la vraie… Savez-vous comment Vaughn Marlow gagne savie ? Il est professeur dans une boîte à bachot enPennsylvanie ; et de tous les enfers, celui-là a le pompon. Jene changerais pas de place avec lui, pour cinquante ans de vie. Etpourtant, ses œuvres tranchent sur la grisaille des versificateurscontemporains, comme une rose parmi des chardons. Et si vous voyiezce que les critiques disent de lui ! Quels idiots, tous, tantqu’ils sont ! Bon Dieu !

– Les hommes sans talent ont la rage dejuger ceux qui en ont, confirma Martin. J’ai été stupéfié de lamontagne d’imbécillités qu’on a écrites sur Stevenson et sonœuvre.

– Des vampires et des harpies !gronda Brissenden, en montrant les dents. Oui, je connais cetteengeance : ils l’accablaient de coups de bec à propos de salettre au père Damien. Ils l’analysaient, le pesaient.

– Ils le mesuraient à l’aune de leurpropre nullité, dit Martin.

– Oui, c’est ça, bonne définition !Ils galvaudaient et salissaient la Vérité, la Bonté, la Beauté,tout en lui tapotant le dos et en disant : « Bonchien ! » Richard Realfe, la nuit où il mourut, lesappela « les charognards bavards ».

– Ils picoraient la poussière d’étoiles,continua Martin avec chaleur. J’ai écrit une satire là-dessus, surles critiques et les revuistes surtout.

– Ah ! faites voir, pria Brissendenavec insistance.

Martin déterra donc une copie de Poussièred’étoiles et Brissenden lut en riant sous cape, en se frottantles mains, oubliant complètement de boire son toddy.

– Vous me faites l’effetvous-même d’une poussière d’étoile jetée dans un monde de gnomesaveugles, fit-il ensuite. Bien entendu, ça a été enlevé par lapremière revue ?

Martin feuilleta les pages d’un petitcarnet.

– Ça a été refusé par vingt-septrevues.

Brissenden partit d’un long éclat de rirejoyeux qu’une quinte de toux brisa.

– Dites, vous n’allez pas me raconter quevous n’avez pas taquiné la muse, dit-il en reprenant haleine.Montrez-moi quelque chose.

– Ne le lisez pas maintenant, priaMartin. Parlons plutôt. J’en ferai un paquet que vous emporterezchez vous.

Brissenden partit, emportant Le Cycled’amour et La Péri et la perle. Et le lendemain ilrevint, saluant Martin d’un :

– J’en veux encore.

Non seulement il assura à Martin qu’il étaitun vrai poète, mais Martin comprit qu’il en était un aussi, bienqu’il n’eût jamais essayé de faire publier ses vers.

– Qu’ils aillent à tous lesdiables ! répondit-il à Martin qui lui proposait de s’occuperde faire paraître ses œuvres. Aimez la beauté pour elle-même etlaissez les revues tranquilles. Retournez sur vos bateaux et àvotre mer, Martin Eden, c’est ce que je vous conseille. Pourquoirester dans ces cités malsaines et pourries ? Vous vous tuez àessayer de prostituer la beauté, et c’est tout. Qu’est-ce que vousme citiez l’autre jour ? Ah ! oui ! Homme,dernier des éphémères. Eh bien ! vous, le dernier deséphémères, avez-vous besoin de gloire ? Si jamais vousl’atteignez, elle vous empoisonnera. Vous êtes trop simple, tropélémentaire, trop rationnel, pour réussir là-dedans. J’espère bienque pas une revue ne vous publiera jamais. Il ne faut être esclaveque de la beauté. Servez-la et envoyez au diable la foule imbécile.Le succès ! Le succès est là, dans votre sonnet sur Stevenson,qui dépasse L’Apparition d’Henley, et dans Le Cycled’amour et dans ces Poèmes de la mer. Ce n’est pasdans le succès d’une œuvre qu’on trouve sa joie, mais dans le faitde l’écrire. Je le sais. Et vous le savez aussi. La beauté voushante. Elle est en vous comme une douleur qui ronge, comme uneplaie qui ne veut pas guérir, comme une lame de flamme. Et vousvoulez la monnayer ? D’ailleurs, vous ne le pouvez pas, detoute façon ! Ce n’est vraiment pas la peine de m’emballerlà-dessus. Lisez les revues pendant dix siècles, vous n’y trouverezpas une seule ligne valant un seul mot de Keats. Laissez de côté lagloire et la fortune, signez un engagement sur un bateau demain etretournez à votre mer.

– Il ne s’agit pas de gloire, maisd’amour, dit Martin en riant. L’amour ne semble pas tenir unegrande place dans votre Cosmos ; dans le mien la Beauté est laservante de l’Amour.

Brissenden lui lança un coup d’œil où il yavait à la fois de la pitié et de l’admiration.

– Que vous êtes jeune, mon petit Martin,que vous êtes jeune ! Vous volerez haut, mais vos ailes sontd’une gaze bien délicate, d’un duvet bien fragile. Ne les abîmezpas. Mais, bien entendu, c’est déjà fait. Le Cycle d’amoura été écrit à la gloire d’une femme, et c’est dommage.

– Il a été également écrit à la gloire del’amour, répliqua Martin gaiement.

– La philosophie de la folie, continual’autre. Les rêves du haschich m’en ont appris autant. Mais prenezgarde ! La grande cité, les Philistins vous perdront.Tenez ! regardez ce repaire de traîtres où je vous airencontré. C’est de la pourriture, tout bonnement. Il estimpossible de conserver sa raison dans une pareille atmosphère. Iln’y en a pas un seul là-dedans, homme ou femme, qui vaille quelquechose ; ce ne sont que des estomacs guidés par des préjugésintellectuels et artistiques…

Il s’arrêta brusquement, regarda Martin etdevina tout à coup la situation. Son visage prit une expressiond’horreur stupéfaite.

– Et c’est pour elle que vousavez écrit cet admirable Cycle d’amour ! pour cetteinsignifiante poupée ratatinée !…

Il avait à peine prononcé ces mots, que lamain de fer de Martin l’avait saisi à la gorge et le secouaitfurieusement. Mais dans ses yeux, Martin ne vit aucune frayeur,rien qu’une curiosité amusée et railleuse. Redevenu maître de lui,il lâcha prise, et Brissenden alla tomber sur le lit où il restaune minute, pantelant, cherchant à reprendre son souffle, puis ilse mit à rire doucement.

– Je vous aurais été éternellementreconnaissant, si vous aviez éteint la flamme ! dit-il.

– Mes nerfs sont à vif, en ce moment, ditMartin en s’excusant. J’espère que je ne vous ai pas faitmal ? Attendez ! je vais préparer un autretoddy.

– Ah ! jeune Hercule !poursuivit Brissenden. Je me demande si vous appréciez votrephysique à sa valeur ? Vous êtes diablement fort. Seulement,voilà le malheur… Vous paierez la rançon de cette belle force.

– Que voulez-vous dire ? demandaMartin avec curiosité, en lui tendant un verre plein. Tenez, avalezça.

– À cause… (Brissenden avala sontoddy avec une grimace de satisfaction.) À cause desfemmes. Elles vous tourmenteront jusqu’à la mort, comme elles vousont déjà tourmenté, ou je me trompe fort. Non, il est inutile dem’étrangler : je dirai ce que j’ai à dire. Il est certain quevous en êtes à votre premier béguin, mais, pour l’amour de laBeauté, choisissez mieux, la prochaine fois ! Mais, bonDieu ! qu’est-ce que vous voulez faire d’une petitebourgeoise ? Laissez tomber. Choisissez une belle créature deflamme et de volupté, qui rit de la vie, se moque de la mort,amoureuse de l’amour. Elle vous aimera autant que n’importe lequelde ces misérables produits des serres chaudes de labourgeoisie.

– Misérables ? protesta Martin.

– Parfaitement. Misérables et timorés,timorés devant la vie et confits dans la petite morale mesquinequ’on leur a inculquée. Ils vous aimeront, Martin, mais ilsaimeront davantage leur chère petite morale. Ce qu’il vous faut,c’est le magnifique abandon de soi-même, une grande âme libre, unpapillon étincelant, et non la petite mite grise. Oh ! vousvous fatiguerez vite, d’ailleurs, de ces puérilités féminines, sivous avez le malheur de vivre. Mais vous ne vivrez pas. Vous neretournerez pas à vos bateaux et à votre mer : vous traînerezdans ces villes putrides, plus tard vous pourrirez et alors vousmourrez.

– Sermonnez-moi tant que vous voudrez,dit Martin, mais vous ne me ferez pas changer d’avis. Après tout,vous jugez d’après votre tempérament et moi je juge d’après lemien, qui est différent.

Leurs vues sur l’amour, sur les revues, surbeaucoup de choses s’opposaient, mais ils se plaisaientmutuellement et Martin éprouvait une profonde sympathie pour sonnouvel ami. Ils se virent journellement ; tous les jours,Brissenden venait passer une heure dans la petite chambreencombrée. Il apportait régulièrement son quart de whisky etlorsqu’ils dînaient ensemble, il buvait du scotch pendant le repas.Invariablement, c’était lui qui payait et c’est par lui que Martinconnut tous les raffinements de la nourriture, qu’il but duchampagne pour la première fois et du vin du Rhin.

Mais Brissenden demeurait une énigme. En dépitde son apparence ascétique, il était, de toute la force déclinantede son sang appauvri, un voluptueux. Insoucieux de la mort, pleind’amertume et de cynisme devant la vie, ce mourant adorait la viedans ses moindres manifestations. Il voulait jouir de la viejusqu’à la dernière goutte, vibrer jusqu’au dernier frisson,« afin de regagner sans regret ma petite place dans lapoussière cosmique d’où je viens », disait-il. Il avait essayéde tous les paradis artificiels, de bien des choses étranges, enquête de nouveaux frissons, de sensations inédites. Il raconta àMartin qu’il avait passé trois jours sans boire, exprès, afind’expérimenter les exquises délices de la soif assouvie. Qui ilétait, ce qu’il était, Martin l’ignora toujours. C’était un hommesans passé, à l’avenir sombre, à l’amer présent enfiévré du désirde vivre.

33

Et Martin, lentement – mais sûrement – perdaitla bataille. Malgré ses économies, le journalisme ne suffisait pasà le faire vivre. Quand vint le ThanksgivingDay, son complet noir étant de nouveau auMont-de-Piété il ne put accepter l’invitation à dîner des Morse.Ruth en fut désolée, ce qui le désespéra. Il lui déclara alorsqu’il viendrait quand même, qu’il irait à San Francisco réclamerles cinq dollars qui lui étaient dus et pourrait ensuite dégagerson complet.

Dans la matinée, il emprunta dixcents à Maria. Il aurait préféré les emprunter àBrissenden, mais cet individu bizarre avait disparu. Martin nel’avait pas vu depuis quinze jours et il se creusait vainement latête pour savoir ce qui avait pu le vexer. Grâce aux dixcents de Maria, Martin put prendre le transbordeur pourSan Francisco et, tout le long de Market Street il sedemanda ce qu’il ferait, au cas où on ne lui donnerait pas sonargent. Il n’aurait aucun moyen de retourner à Oakland et neconnaissait personne à San Francisco qui pourrait lui prêter dixcents.

La porte du bureau duTranscontinental était entrebâillée et Martin, quis’apprêtait à la pousser, s’arrêta, en entendant une voix fortevenant de l’intérieur, qui criait :

– Là n’est pas la question, monsieur Ford(Martin savait par sa correspondance, que Ford était le nom durédacteur). La question est de savoir si vous êtes prêt à payer. Enargent, et comptant ! L’avenir du Transcontinental nem’intéresse pas du tout et ce que vous comptez en faire l’annéeprochaine me laisse froid. Ce que je veux, c’est être payé, et jevous jure bien que le numéro de Noël ne s’imprimera pas tant que jen’aurai pas touché mon argent. Quand vous l’aurez, venez mevoir.

La porte s’ouvrit violemment, un homme furieuxen sortit et disparut au bout du corridor, en jurant et en serrantles poings. Martin, qui jugea préférable de ne pas entrerimmédiatement, attendit un quart d’heure dans le hall, puis ilpoussa la porte et entra. C’était la première fois qu’il pénétraitdans un bureau éditorial. Il était évidemment inutile d’y fairepasser sa carte, car un groom, entrouvrant une autre porte, annonçatout simplement que « quelqu’un voulait voirM. Ford ». Sur un signe du groom, Martin s’avança et futintroduit dans le sanctuaire sacro-saint. Ce qui le frappa toutd’abord fut l’extrême désordre de la pièce. Puis il vit un jeunehomme à favoris, assis devant un bureau à cylindre, qui ledévisageait avec curiosité. Martin s’étonna de la sérénité de sestraits. Il était évident que sa prise de bec avec l’imprimeur nel’avait pas beaucoup affecté.

– Je… je suis Martin Eden (et je veux mescinq dollars ! eut-il envie d’ajouter, mais, étant donné lescirconstances, il ne voulut pas effaroucher le rédacteur).

À sa grande surprise, M. Ford sauta deson siège avec un : « Pas possible ! »enthousiaste et serra les deux mains de Martin avec effusion.

– Je ne peux pas vous dire à quel pointje suis heureux de vous connaître, monsieur Eden ! Je me suissouvent demandé de quoi vous aviez l’air.

Ici, il recula pour mieux observer Martin etson œil attendri fit le tour du vieux complet misérable, dont lepantalon, cependant, gardait le pli, grâce aux fers de Maria.

– J’avoue que je vous imaginais beaucoupplus vieux. Votre article dénotait tant de vigueur, de profondeur,une telle maturité, un tel souffle !… Un chef-d’œuvre, cettehistoire ! Au bout de la sixième ligne, j’étais fixé. Je vaisvous raconter comment je l’ai lue. Mais non ! venez que jevous présente d’abord à la rédaction.

Tout en parlant, M. Ford le mena dans unautre bureau où il le présenta à son associé, M. White, chétifpetit homme aux favoris soyeux et clairsemés, qui semblaitgrelotter d’un froid perpétuel.

– Et M. Ends, M. Eden.M. Ends est notre gérant.

Martin serra la main d’un homme chauve, àl’œil vif, dont le visage semblait jeune – le peu que l’on envoyait, du moins, car il était presque entièrement caché par unebarbe de neige, soigneusement peignée, de la main même deMme Ends, tous les dimanches.

Les trois hommes entourèrent Martin, enparlant tous à la fois et sur le mode le plus admiratif, si bienqu’il se demanda si ce n’était pas le résultat d’un pari.

– Nous nous sommes souvent demandépourquoi vous ne veniez pas, disait M. White.

– Je n’avais pas de quoi me payer le tramet j’habite de l’autre côté de la baie, répondit Martin, résolu àmontrer son impérieux besoin d’argent. « Sûrement, se dit-il,mes glorieux haillons sont une indication suffisammentéloquente ! »

De temps en temps, dès que l’occasion seprésentait, il faisait allusion au but de sa visite. Mais sesadmirateurs faisaient la sourde oreille. Ils chantaient seslouanges, lui racontaient ce qu’ils avaient pensé de son histoire àpremière vue, puis ce que leur femme et leurs parents en avaientpensé, mais ne manifestaient pas la moindre intention de lepayer.

– Vous ai-je dit comment j’ai lu votrehistoire pour la première fois ? dit M. Ford. Mais non,bien entendu. Eh bien ! je revenais de New York et, quand lerapide s’est arrêté à Ogden, le groom a couru m’acheter le derniernuméro du Transcontinental.

« Bon sang ! se dit Martin, tu tepayes des voyages en Pullman pendant que je crève de faim à causedes cinq dollars que tu ne me donnes pas. » Une vague decolère le submergea. Le tort que lui avait fait LeTranscontinental lui parut colossal ; tous ces longs moisd’attente vaine, de privations et de faim se dressèrent devant luiet, l’estomac tiraillé, il se souvint qu’il n’avait pas mangédepuis la veille, et, encore, si peu, qu’il était inutile d’enparler. Sur le moment, il vit rouge. Ces gens n’étaient même pasdes brigands : ce n’étaient que de minables voleurs ! Pardes promesses fallacieuses et des mensonges, ils lui avaient voléson histoire. Eh bien ! ils allaient voir ! Et il se jurade ne pas sortir du bureau avant d’avoir son argent. Il se rappelaque, sans cet argent, il lui serait impossible de regagner Oakland.Avec effort, il reprit son sang-froid, mais son expression de loupaffamé n’avait pas été sans inquiéter les trois complices. Ilsparlèrent avec plus de volubilité que jamais. M. Fordrecommença à raconter comment il avait lu pour la première foisL’Appel des cloches et M. Ends, en même temps,s’efforçait de répéter l’appréciation de sa nièce sur ce mêmeouvrage – sa nièce était institutrice à Alameda.

– Je vais vous dire le but de ma visite,finit par dire Martin. Je suis venu pour que vous me payiez cettehistoire qui vous plaît tant à tous. Si je me souviens bien, c’estcinq dollars que vous m’aviez promis à la publication.

Le visage mobile de M. Ford exprimaaussitôt l’acquiescement le plus enthousiaste ; il fit mine defouiller ses poches, puis se tourna vers M. Ends et lui ditqu’il n’avait pas d’argent sur lui. M. Ends, l’air fortmécontent, fit le geste de protéger la poche de son pantalon, àquoi Martin comprit que de l’argent s’y trouvait.

– Je suis désolé, dit M. Ends, maisj’ai payé l’imprimeur il n’y a pas une heure et il a pris toute mamonnaie. C’est une étourderie de ma part d’être tellement à court,mais cette note n’était pas encore due et cet acompte à l’imprimeurm’a pris tout à fait à l’improviste.

Les deux hommes se tournèrent d’un airinterrogateur vers M. White, mais ce gentleman se mit à rireet haussa les épaules. Celui-là, au moins, avait la consciencenette. Il était entré au Transcontinental pour s’initier àla littérature des revues ; au lieu de ça, il en avait surtoutappris les principes financiers à ses dépens. LeTranscontinental lui devait quatre mois de salaire et ilsavait qu’il fallait calmer l’imprimeur avant l’associé.

– C’est vraiment ridicule, monsieur Eden,d’être surpris en aussi mauvaise posture, dit M. Ford d’un airdégagé. Mais voilà ce que nous allons faire. Demain matin, à lapremière heure, je vous envoie un chèque. Vous avez l’adresse deM. Eden, n’est-ce pas, monsieur Ends ?

Oui, M. Ends avait l’adresse et le chèqueallait être expédié dès le lendemain matin. Martin, bien que peuferré sur les questions de banques et de chèques, ne parvenaitcependant pas à comprendre pourquoi on ne lui donnerait pas aussibien son argent le jour même.

– Alors, c’est convenu, monsieurEden ; nous vous enverrons le chèque demain, ditM. Ford.

– J’ai besoin de cet argent aujourd’hui,répondit Martin d’un ton ferme.

– Quel hasard malheureux ! si vousétiez venu un autre jour… fit suavement M. Ford, mais il futinterrompu par M. Ends dont l’œil vif dénotait un caractèreemporté.

– M. Ford a déjà expliqué lasituation, dit-il d’un ton agressif, et moi aussi. Le chèque seraexpédié demain et…

– Et moi, coupa Martin, je vous ai déjàexpliqué que j’ai besoin de cet argent aujourd’hui.

Son pouls s’était légèrement accéléré au tonbrusque du gérant et il le surveillait d’un œil vigilant, certainque les fonds de la caisse du Transcontinental reposaientdans la poche du pantalon de ce digne gentleman.

– C’est vraiment malheureux, commençaM. Ford.

Mais à ce moment précis, M. Ends, excédé,fit demi-tour pour quitter la pièce. Au même instant, Martin bonditsur lui et, d’une main lui saisit la gorge si bien que la barbeneigeuse de M. Ends, toujours impeccablement peignée, pointavers le plafond à un angle de 45 degrés. Terrifiés, M. Whiteet M. Ford virent leur gérant secoué comme un vulgairetapis.

– Fouillez-vous, vénérable bousilleur dejeunes talents ! conseilla Martin. Fouillez-vous ! ou jevous secoue jusqu’à ce que le dernier sou dégringole de votrepoche ! (Puis, s’adressant aux deux spectateurseffrayés 🙂 Et n’approchez pas, vous autres : ça pourraitvous coûter chaud.

M. Ends étouffait et ne put signifier sonacquiescement que lorsque la main de Martin eut desserré sonétreinte. Après avoir fouillé dans ses différentes poches, ilrécolta quatre dollars quinze.

– Retournez vos poches ! ordonnaMartin.

Dix cents tombèrent encore. Martinrecompta le résultat de son raid, pour être sûr du compte.

– À vous ! cria-t-il à M. Ford.Il me faut encore soixante-quinze cents.

Sans attendre, M. Ford fouilla sespoches, mais n’en sortit que soixante cents.

– C’est tout ? interrogeaMartin d’un ton menaçant, en s’emparant de la monnaie. Et dans lespoches de votre veston ?

Pour prouver sa bonne foi, M. Fordretourna ses deux poches. Il en tomba un bout de carton qu’il sepréparait à réempocher ; quand Martin s’écria :

– Qu’est-ce que c’est ? Un ticket deferry-boat ? Donnez-le. Ça vaut dix cents. J’ai doncquatre dollars quatre-vingt-quinze, en comptant le ticket. Il mefaut encore cinq cents.

Il regarda fixement M. White et le petithomme débile, tout frissonnant, les lui tendit aussitôt.

– Merci, dit Martin s’adressantcollectivement aux trois journalistes. Je vous fais mes adieux.

– Brigand ! siffla M. Endsquand il vit Martin sur le seuil de la porte.

– Petits voleurs minables ! ripostaMartin en tapant la porte derrière lui.

Martin était de si joyeuse humeur, que, sesouvenant que Le Hornet lui devait quinze dollars pourLa Péri et la perle, il décida aussitôt d’y aller et de seles faire donner, de la même façon s’il le fallait. Mais lepersonnel du Hornet était composé d’une bande de solidesgaillards, flibustiers avérés, qui volaient tout et tout le mondeet se volaient les uns les autres. Après que le mobilier de bureaueut été sérieusement malmené, le rédacteur, ancien championuniversitaire, secondé par le gérant, un agent de publicité et leportier, réussirent à expulser Martin et à lui faire descendre toutun étage, plus vite qu’il n’aurait voulu.

– Revenez, monsieur Eden ! nousserons toujours enchanter de vous voir ! lui crièrent-ils dupalier en riant.

Martin ricanait en se relevant :

– Bah ! riposta-t-il avec calme. AuTranscontinental,il n’y a que des gâteux, mais ici aumoins vous êtes tous des costauds !

On éclata de rire à cette boutade.

– Il faut dire, monsieur Eden, lui criad’en haut le rédacteur du Hornet que, pour un poète, vousêtes assez costaud aussi ! Où donc avez-vous appris cette clési ce n’est pas indiscret ?

– Là où vous avez appris ce« demi-Nelson », répondit Martin. En tout cas, vous avezun œil au beurre noir.

– J’espère que vous n’aurez pas detorticolis, dit le rédacteur avec sollicitude. Dites donc, si onallait prendre un verre tous ensemble ?

Sur ce, voleurs et volé burent ensemble etfurent tous d’accord pour admettre que la victoire étant au plusfort, les quinze dollars de La Péri et la perleappartenaient de droit au personnel du Hornet.

34

Arthur demeura à la grille tandis que Ruthgrimpait le petit perron de Maria. Elle entendit le cliquettementrapide de la machine à écrire et trouva Martin en train d’acheverla dernière page d’un manuscrit. Elle venait savoir si, oui ou non,il viendrait dîner, le ThanksgivingDay ; mais avant qu’elle eût ouvert la bouche,Martin bondit sur le sujet qui le remplissait tout entier.

– Tenez ! laissez-moi vous lireça ! s’écria-t-il, en rassemblant les feuilles de sonmanuscrit. C’est ma dernière œuvre et elle est très différente detout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Elle l’est même tellementque ça me fait un peu peur… et pourtant j’ai comme une idée quec’est bien. Jugez-en. C’est une histoire d’Hawaï. Je l’ai appelée« Wiki-Wiki ».

Son visage rayonnait de joie créatrice. Ruthavait été frappée de ses mains glacées et elle frissonnait dans lachambre sans feu, mais lui ne semblait pas sentir le froid. Elleécouta attentivement ; et, bien qu’il n’eût remarqué que de ladésapprobation sur son visage, il lui demanda quand même à la finde sa lecture :

– Franchement, qu’enpensez-vous ?

– Je n’en sais rien… répondit-elle.Est-ce que vous croyez que ça se vendra ?…

– Je crains que non, avoua-t-il. C’esttrop fort pour les revues. Mais c’est exact, je vous promets quec’est authentique.

– Mais pourquoi persister à écrire deschoses pareilles, puisque vous savez que ça ne se vend pas ?poursuivit-elle, inexorablement. Vous écrivez pour gagner votrevie ?

– C’est vrai ; mais c’est plus fortque moi. Je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire cette histoire.

– Mais cet individu, ce Wiki-Wiki,pourquoi le faites-vous parler si grossièrement ? Vouschoquerez vos lecteurs et c’est sûrement à cause de cela que leséditeurs refusent vos œuvres.

– Le vrai Wiki-Wiki parlerait commeça.

– Mais c’est une faute de goût.

– C’est la vie, dit-il brusquement. C’estla vie vraie. Je ne peux dépeindre la vie que telle qu’elleest.

Elle ne répondit pas et il y eut un longsilence embarrassant. Son amour pour elle l’empêchait de bien lacomprendre et elle ne pouvait pas le comprendre parce qu’il luiétait trop supérieur.

– Eh bien ! J’ai touché mon argentau Transcontinental,dit-il, en essayant d’orienter laconversation sur un sujet moins épineux.

Le souvenir du trio à favoris, tel qu’ill’avait vu, soulagé de quatre dollars quatre-vingt-dix et d’unticket de transbordeur, le fit rire.

– Alors, vous venez !s’écria-t-elle, toute joyeuse. Je venais justement pour lesavoir.

– Je viens ?… murmura-t-ildistraitement. Où ça ?

– Comment ! mais vous venez dînerdemain ! Vous deviez dégager votre complet si vous touchiezvotre argent.

– J’avais complètement oublié, avoua-t-ilhumblement. Figurez-vous que ce matin, l’agent de la fourrière aemmené les deux vaches de Maria et le petit veau et… mon Dieu,Maria n’avait justement pas d’argent et j’ai dû payer pour qu’onlui rende ses vaches. L’Appel des cloches a disparu dansla poche de l’agent !

– Alors, vous ne venez pas ?

– Je ne peux pas, fit-il en regardant soncomplet minable.

Dans les yeux bleus de Ruth brillèrent deslarmes de déception et de reproche, mais elle ne répondit rien.

– Au prochain Thanksgiving Day, nousdînerons ensemble au Delmonico, dit-il gaiement, ou à Londres, ou àParis, – où vous voudrez ! Je vous le promets !

– À propos, dit-elle à brûle-pourpoint,j’ai vu qu’on avait fait quelques nominations dans les Postes. Vousétiez le premier à passer, n’est-ce pas ?

Il fut forcé de convenir qu’en effet on luiavait offert une place, mais qu’il l’avait refusée.

– Je suis si sûr de moi, conclut-il. Dansun an d’ici, je gagnerai plus que tout le personnel de la Compagnieréuni. Attendez ! vous allez voir.

– Vraiment ! fit-elle sèchement.(Elle se leva et remit ses gants.) Il faut que je parte, Martin,Arthur m’attend.

Elle se laissa embrasser, passive, sans ungeste tendre ; son corps ne vibra pas, et ses lèvresrencontrèrent celles de Martin sans cette fougue habituelle. Aprèsl’avoir reconduite à la grille, il se dit qu’elle lui en voulait.Mais pourquoi ? Il était évidemment ennuyeux que l’agent aitcoffré les vaches de Maria. Mais il n’y pouvait rien. L’idée qu’ilaurait pu agir autrement ne lui venait pas. Il y avait bien cettesituation dans les Postes qu’il n’avait peut-être pas eu raison derefuser. Et puis « Wiki-Wiki », qu’elle n’avait pasaimé.

Sur le palier il rencontra le facteur quifaisait sa tournée de l’après-midi. Une curiosité impatiente,toujours nouvelle, enfiévrait Martin chaque fois qu’on luiremettait le courrier. Il y avait aujourd’hui, en plus d’un paquetde longues enveloppes, une mince petite lettre, au coin de laquelleétait imprimée l’adresse du New York Outview. Il se dit,avant de l’ouvrir, que ce ne pouvait être une acceptation,puisqu’il n’avait rien envoyé à cette revue. Peut-être, et son cœurbondit à cette pensée, peut-être lui demandait-on un article !Mais il renonça aussitôt à un espoir aussi absurde.

C’était un petit mot correct de l’éditeur,l’informant simplement qu’il avait reçu la lettre anonyme ci-jointeet l’assurant qu’il n’était fait aucun cas chez eux de ce genre decorrespondances.

La lettre en question était grossièrementécrite à la main. C’était un ramassis d’insultes et de calomniessur Martin. On y affirmait que « le dit Martin Eden »n’avait rien d’un écrivain, qu’il se bornait à voler, de-ci de-là,des articles dans de vieux journaux, à les signer et à les envoyerensuite aux revues comme étant de lui. L’enveloppe était timbrée deSan Leandro et Martin n’eut pas à réfléchir longtemps pour endécouvrir l’auteur. L’orthographe de Bernard Higginbotham, le stylede Bernard Higginbotham, la mentalité de Bernard Higginbotham, s’yrévélaient d’une façon transparente. Oui, c’était bien la pattegrossière de son beau-frère qui avait tracé ces lignesimbéciles.

Mais pourquoi ? Il se le demandavainement. Quel mal lui avait-il fait ? La chose était siinsensée que rien ne pouvait l’expliquer. Dans le courant de lasemaine, une douzaine de lettres semblables lui furent renvoyéespar les éditeurs de plusieurs revues de l’Est et Martin jugeaqu’ils agissaient fort bien vis-à-vis d’un inconnu, en somme ;quelques-uns même montrèrent une certaine sympathie. Il étaitévident qu’ils avaient l’anonymat en horreur et que l’espoirméchant de lui faire du tort avait manqué son but. Au contraire,peut-être cela tournerait-il à son avantage, maintenant que son nomavait attiré l’attention. Il n’était pas impossible qu’un jour, enlisant un de ses manuscrits, on se rappelât l’individu qui avaitfait l’objet de lettres anonymes. Et qui sait si leur jugement n’enserait pas influencé favorablement ?

Ce fut à cette époque, que Martin fit un pasénorme dans l’estime de Maria. Un matin il la trouva dans lacuisine, gémissant de douleur, pleurant de fatigue, devant un grostas de repassage. Il diagnostiqua aussitôt la grippe, luiadministra du whisky chaud – reste des largesses de Brissenden – etlui ordonna le lit. Mais Maria ne voulait rien entendre. Lerepassage devait être fait, sans quoi les sept petits Silva affamésn’auraient pas de soupe le lendemain.

À son profond étonnement – et jusqu’à sondernier soupir, elle ne cessa de rappeler ce souvenir –, MartinEden saisit un fer sur le fourneau et jeta un chemisier defantaisie sur la planche à repasser. C’était le chemisier dudimanche de Kate Flanagan, la plus difficile et la plus élégantecliente de Maria. Miss Kate avait spécifié que la blouse devait luiêtre livrée le soir même. Ainsi que personne ne l’ignorait, elleétait courtisée par John Collins, le forgeron, et Maria savait, deplus, que miss Flanagan et M. Collins devaient aller lelendemain au Golden Gate Park. Maria tenta vainement de sauver laprécieuse lingerie. Martin conduisit ses pas chancelants jusqu’à lachaise, d’où elle le surveilla d’un œil hagard. Dans le quart dutemps qu’elle aurait pris le chemisier fut repassé et certainementaussi bien.

– Je travaillerais plus vite, dit-il, sivos fers étaient plus chauds.

Jamais elle n’aurait osé se servir de fersaussi chauds que ceux qu’il employait.

– Vous n’humectez pas bien le linge,dit-il ensuite. Tenez, je vais vous montrer comment on fait. Ilfaut presser, en même temps, si vous voulez repasser envitesse.

Il se procura une boîte, parmi le tas de boisde la cave, y ajusta un couvercle et rassembla tous les bouts deferraille que la tribu des Silva collectionnait pour le revendeur.Puis, il empila le linge fraîchement humecté dans la boîte, lecomprima à l’aide du couvercle pressé par le tas de ferraille et letour fut joué.

– Et quand il a eu fini de repasser, il alavé les lainages, raconta plus tard Maria. « Maria, qu’il adit, vous êtes ridicule. Je vais vous montrer comment qu’on laveles lainages ! » et il me l’a montré. En deux minutes ila tout manigancé, un tonneau, une vieille roue, deux perches, toutça, quoi !

Martin avait appris le système de Joe à ShellyHot Springs.

– Maria n’a plus jamais lavé lesflanelles à la main, tranchait-elle invariablement, en achevant sonrécit. Les enfants faisaient manœuvrer la perche, le tonneau et laroue. Ah ! c’était un débrouillard, M. Eden !

Néanmoins, depuis cette remarquable opération,Martin tomba du piédestal où elle l’avait placé. L’auréoleromanesque dont son imagination l’avait paré se dissipa à lalumière crue de ce fait : ce n’était qu’un ancienblanchisseur. Ses livres, ses amis du grand monde qui venaient levoir en voiture ou munis d’innombrables bouteilles de whisky, toutfut réduit à néant. Ce n’était, après tout, qu’un simple ouvriercomme elle, comme tous ceux de son milieu et de sa caste et s’il enétait devenu plus humain, plus approchable, tout son attraitmystérieux avait disparu.

Martin continuait à être en froid avec safamille. Imitant M. Higginbotham, Hermann von Schmidt sedévoila aussi. La vente heureuse de quelques nouvelles, deplusieurs poèmes humoristiques et autres bêtises avait procuré àMartin une passagère prospérité. Il avait payé ses notes, dégagéson complet et sa bicyclette. Mais comme son vélo avait besoin deréparations, il l’envoya gentiment à son futur beau-frère.L’après-midi du même jour, Martin eut le plaisir de voir ramener sabicyclette par un petit garçon et il en conclut des bonnesdispositions de von Schmidt à son égard. Mais, lorsqu’il examinason vélo, il vit qu’on n’y avait pas touché. Un peu plus tard, iltéléphona au magasin et le fiancé de sa sœur lui répondit qu’il nevoulait avoir affaire à lui en aucune façon ni d’aucunemanière.

– Hermann von Schmidt, lui réponditMartin aimablement, j’ai terriblement envie d’écraser mon poing survotre nez germanique.

– Venez-y seulement, lui répondit-il, etj’envoie chercher la police. Je vous ferai coffrer. Oh ! jevous connais, mais vous ne me faites pas peur. Je ne veux rienavoir à faire avec des individus comme vous. Vous êtes un fainéant.Vous n’allez pas m’embêter, parce que j’épouse votre sœur ?…Pourquoi ne cherchez-vous pas de travail et ne gagnez-vous pashonnêtement votre vie ? Répondez un peu à ça ?

Martin fit appel à toute sa philosophie,domina sa colère naissante et raccrocha avec un long sifflementamusé. Puis vint la réaction et le sentiment angoissant de sasolitude. Personne ne le comprenait, personne ne se souciait delui, excepté Brissenden – et Brissenden avait disparu, Dieu saitoù.

Le crépuscule tombait, lorsque Martin sortitde chez le fruitier et se dirigea chez lui, ses provisions sous lebras. Au coin de la rue, un tram avait stoppé et, à la vue de lalongue silhouette familière qui en descendait, son cœur bondit dejoie. C’était Brissenden et Martin put voir, à la lueur des pharesdu tram qui s’ébranlait, que les poches de Brissenden étaientpleines, l’une de livres, l’autre de whisky.

35

Brissenden n’expliqua pas les raisons de salongue absence et Martin ne chercha pas à les savoir. Il étaitcontent de voir le visage cadavérique de son ami en face de lui,devant son gobelet de toddy fumant.

– Je n’ai pas été paresseux non plus,annonça Brissenden, après s’être fait donner le compte rendu dutravail de Martin.

Il sortit de la poche intérieure de sonpardessus un manuscrit et le tendit à Martin, qui en lut le titreavec curiosité, puis le regarda d’un air interrogateur.

– Oui, c’est bien ça, dit Brissenden enriant. Pas mal comme titre, hein ?… Éphémère… C’estle mot qu’il fallait. Et c’est vous qui en êtes responsable, car ils’agit de votre homme, de la créature inorganique, momentanémentanimée, le dernier des éphémères qu’un degré de plus au thermomètrefait éclore. Je l’avais dans la tête et il m’a fallu écrire pour enêtre débarrassé. Dites-moi ce que vous en pensez.

Le visage de Martin, d’abord animé, pâlit enlisant. C’était de l’art absolu. La forme triomphait de lasubstance, si l’on pouvait appeler ainsi une parfaite expression dela substance, comprise dans ses plus impondérables atomes, etMartin en extase, sentit des larmes d’admiration monter à ses yeuxet un frisson le parcourir tout entier. C’était un long poème desix ou sept cents lignes, fantastique, terrifiant, inouï,supra-humain. Il traitait de l’homme et de ses rapports ultimesavec son âme tâtonnante : à travers les abîmes de l’espace,celle-ci interrogeait le témoignage des soleils éteints, et lereflet des arcs-en-ciel. C’était une orgie d’imagination, la folleivresse d’un mourant qui tantôt sanglote tout bas et l’instantd’après s’élance, plein d’un sauvage espoir, au rythme désordonnéd’un cœur qui s’éteint. Majestueux, le poème s’envolait jusqu’autumulte glacé des combats stellaires, au chaos des soleilsrefroidis et à l’incendie des nébuleuses illuminant les ténèbres del’infini. Et, à travers tout cela, s’élevait, incessante et frêle,pareille à un frisson cristallin, la faible voix flûtée de l’homme,chétif pépiement parmi le fracas des planètes et le craquement desmondes.

– Il n’existe rien de pareil enlittérature, dit Martin, lorsqu’il put parler. C’est inouï !J’en ai le vertige. Ça m’a soûlé. Ce problème prodigieux, éternel,incessant, ce vagissement de l’homme résonne toujours à monoreille. On dirait la marche funèbre d’un moustique parmi lebarrissement des éléphants et le rugissement des lions.L’insatiabilité du désir microscopique. Je sais que je suisridicule en ce moment, mais ce n’est pas ma faute. Vous êtes… je nesais pas… vous êtes extraordinaire… Mais comment faites-vous ?Comment faites-vous ?

Martin interrompit un instant sa rhapsodie,puis repartit de plus belle :

– Je n’écrirai plus jamais. Je ne suisqu’un pâle scribouillard. Vous me montrez ce que c’est que legénie ! c’est plus que du génie. C’est la vérité qui rend fou.C’est vrai à chaque ligne ! Je me demande si vous vous enrendez compte, espèce de dogmatiste !… C’est le verbe duprophète dont les rythmes puissants sont tissés de splendeur et delumière. Et maintenant assez ! Je suis écrasé, vaincu. Si,encore un mot : laissez-moi m’occuper de le fairepublier !

Brissenden ricana.

– Pas une revue de la chrétienté n’oserajamais publier ça, vous le savez bien !

– Je suis sûr, au contraire, que toutesse précipiteront dessus. Elles ne reçoivent pas tous les jours depareilles œuvres. Ce n’est pas le poème de l’année : c’est lepoème du siècle.

– J’ai bien envie de vous prendre aumot !

– Ne soyez pas cynique, conseilla Martin.Les éditeurs ne sont pas tous idiots. Et je veux bien accepter lagageure. Je vous parie tout ce que vous voudrezqu’Éphémère sera accepté à la première ou à la secondeoffre.

– Il n’y a qu’une seule chose quim’empêche de tenir le pari. (Brissenden se tut un instant.) Cemachin-là est fort, c’est ce que j’ai fait de plus fort. C’est monchant du cygne. J’en suis fier. Je l’admire. C’est meilleur que lewhisky. C’est la réalisation de mon rêve de jeunesse, quand j’étaisun adolescent aux douces illusions, au pur idéal. Et maintenant queje l’ai réalisé avant de mourir je ne veux pas qu’il soitmarchandé, tripoté, sali par un troupeau de pourceaux. Non, je netiens pas le pari. C’est à moi, c’est mon œuvre, et c’est un peu lavôtre aussi.

– Mais pensez aux autres ! lafonction de la beauté c’est de donner de la joie.

– Cette beauté m’appartient.

– Ne soyez pas égoïste !

– Je ne suis pas égoïste. (Brissendenricana doucement, ainsi qu’il faisait d’habitude avant de direquelque chose qui l’amusait.) Je ne suis pas plus égoïste qu’unchien affamé.

Martin s’efforça en vain de le faire revenirsur sa décision ; il lui déclara que sa haine des magazinesétait morbide et qu’il se conduisait d’une façon plus méprisableencore que le jeune Érostrate qui brûla le temple de Diane àÉphèse. Brissenden reçut l’avalanche d’injures d’un air satisfait,tout en sirotant son toddy et lui affirma qu’elles étaientparfaitement justifiées, excepté en ce qui concernait les éditeurs.Sa haine envers eux ne connaissait aucune limite et sur ce sujet levocabulaire injurieux qu’il déversait, dépassait de beaucoup celuide Martin.

– Copiez-moi ça à la machine, dit-il. Cesera bien mieux fait que par n’importe quelle dactylo. Etmaintenant, laissez-moi vous donner quelques conseils. (Il tira dela poche extérieure de son pardessus un épais manuscrit.) Voicivotre Honte du soleil. Je l’ai lu non pas une fois, maistrois ou quatre fois – c’est le plus grand compliment que je puissevous faire. Après ce que vous m’avez dit d’Éphémère, jen’ai plus qu’à me taire. Mais laissez-moi vous dire ceci :quand La Honte du soleil paraîtra, ça fera sensation.Votre œuvre provoquera des controverses qui vous vaudront toute lapublicité du monde.

Martin se mit à rire.

– Il ne manque plus que vous ayezl’audace de me conseiller de le soumettre aux magazines !

– Surtout pas ! Si vous voulez queça paraisse, offrez-le à une maison d’édition de premier ordre.Vous tomberez peut-être sur un type assez fou ou assez soûl pourl’accepter. L’essence même, le sang concentré de tout ce que vousavez lu de beau, épuré encore en passant par l’alambic du cerveaude Martin Eden, s’est exprimé dans La Honte du soleil etMartin Eden, un jour, sera célèbre, en grande partie à cause decette œuvre. Donc, vous devez chercher un éditeur, – le plus tôtsera le mieux.

Brissenden resta longtemps ce soir-là ;déjà perché sur la première marche du tram, il se retourna vivementvers Martin et lui glissa un petit chiffon de papier toutfroissé.

– Tenez, prenez ça, dit-il. J’ai été auxcourses aujourd’hui et suis tombé sur le bon tuyau.

Le timbre sonna et le tram s’ébranla, laissantMartin sur la chaussée à se demander ce que pouvait être ce bout depapier graisseux. Rentré dans sa chambre, il vit que c’était unbillet de cent dollars.

Il ne se fit aucun scrupule de l’accepter,sachant d’abord que son ami était bourré d’argent ; de plus,il était absolument certain de pouvoir le lui rendre un jour. Lelendemain, il paya toutes ses notes, trois mois d’avance à Maria etdégagea tout ce qu’il avait porté au Mont-de-Piété. Puis il achetale cadeau de mariage de Marianne et des cadeaux de Noël pour Ruthet Gertrude. Enfin, il emmena toute la tribu des Silva dans Oaklandet, tenant sa promesse, avec quelques mois de retard, leur acheta àtous des chaussures ainsi qu’à Maria. Des trompettes, des poupées,des kilos de bonbons et de gâteaux encombrèrent finalement les brasdes sept gosses ahuris de joie.

Ce fut au moment où il entrait avec Maria chezun confiseur, en quête d’un gigantesque sucre d’orge, suivi parcette extraordinaire procession qui se pressait sur ses talons,qu’il rencontra Ruth et sa mère. Mme Morse futchoquée. Ruth fut vexée, car elle avait un certain souci desapparences et la vue de l’homme qu’elle aimait, bras dessus, brasdessous avec Maria, traînant à sa suite une horde de petitsloqueteux, n’offrait rien de bien flatteur. Mais, ce qui la désolale plus dans cet incident, c’est qu’elle y vit l’impossibilité dejamais le faire rompre avec son milieu. Bien plus, il l’affichaitouvertement à la face du monde, de son monde à elle. Vraimentc’était aller trop loin Bien que ses fiançailles avec Martin aientété tenues secrètes, leur longue intimité n’avait pas été sansfaire jaser et, dans les magasins, elle avait aperçu plusieurs deleurs connaissances, regardant à la dérobée son flirt et sonétrange suite. Aussi étroite et conventionnelle que Martin étaitlarge et généreux, il lui était impossible de s’élever au-dessusdes contingences. Elle fut donc piquée au vif, ulcérée jusqu’aufond de l’âme, au point que Martin, lorsqu’il vint chez elle, plustard, garda son cadeau de Noël dans sa poche, car il préférait leréserver pour une occasion plus favorable. Ruth en larmes, pleurantde honte et de colère, lui fut une révélation. Il se dit qu’ilétait une brute, mais sans savoir exactement pourquoi ni comment,car l’idée d’être honteux de ses amis ne lui vint pas un instant àl’esprit, comme il lui sembla que Ruth ne pouvait en aucune façonlui en vouloir du fait d’avoir procuré aux Silva un peu de bonheurpour Noël. Ensuite, lorsque Ruth lui eut expliqué son point de vue,il le comprit et le regarda comme une de ces faiblesses bienféminines dont toutes les femmes, même les meilleures, sontaffligées.

36

[3]La premièrechose que fit Martin, le lendemain matin, fut d’agir exactement àrencontre de la volonté de Brissenden et de ses conseils. Ilcommença par expédier La Honte du soleil à TheAcropolis, pensant que, s’il parvenait à la faire publier parune revue, une maison d’édition la lui prendrait ensuite d’autantplus facilement. Il envoya Éphémère à une revue également.En dépit de la phobie de Brissenden contre les revues, Martindécida que cet admirable poème devait voir le jour. Non pas qu’ilcrût pouvoir se permettre de le faire publier sans sa permission.Mais, une fois le poème accepté par un grand magazine, il espéraitobtenir le consentement de son ami.

Ce matin-là, Martin commença une histoireesquissée quelques semaines auparavant et qui n’avait cessé de lehanter depuis. Elle devait se passer au XXe siècle, surmer, être pleine d’aventures et de romanesque et évoluer cependantdans un monde réel, avec des personnages réels, dans des conditionsvraisemblables. Mais à travers la trame pittoresque du récit, il yaurait autre chose, qu’un lecteur superficiel ne sentiraitpeut-être pas et qui en constituerait la valeur pour celui quisavait lire entre les lignes. Trop tard ! devait enêtre le titre et ça devait avoir au minimum soixante mille mots, –une bagatelle, étant donné la facilité de sa production. Il seplongea ce jour-là dans le travail avec le sentiment délicieux del’ouvrier qui sent ses outils bien en main et n’a plus à craindrequ’un faux mouvement ne gâche sa besogne. Ses longs moisd’application et d’étude portaient leurs fruits. Il pouvait àprésent, dégagé des détails élémentaires, s’appliquer d’une mainsûre aux grandes lignes d’une œuvre et, d’heure en heure, il serendait compte, comme jamais auparavant, de la façon solide etlarge dont il comprenait la vie et les choses de la vie – grâce àHerbert Spencer, se dit-il, en s’arrêtant une seconde d’écrire.Oui, c’est à Spencer qu’il devait la clé de la vie :l’évolution.

Il sentit que ce qu’il écrivait serait d’unegrande envergure. « Ça marche ! ça marche ! »se répétait-il sans cesse. Enfin il avait découvert le genre dechoses qui plairait forcément aux magazines. L’histoire toutentière fulgura devant ses yeux. Il s’interrompit pour écrire dansson calepin un long paragraphe, le dernier de Troptard ! Le livre tout entier était si parfaitement composédans sa tête, qu’il en pouvait déjà écrire la fin. Il le comparaaux histoires de marins qu’il connaissait.

– Il n’y en a qu’un seul qui enapprocherait, murmura-t-il tout haut, c’est Conrad. Et mêmecelui-là pourrait venir me serrer la main et me dire :« C’est bien, Martin, mon garçon ! »

Il travailla toute la journée et ne se rappelaqu’au dernier moment qu’il devait dîner chez les Morse. Grâce àBrissenden, son complet noir était dégagé et il pouvait de nouveaudîner en ville. Auparavant, il courut jusqu’à la librairie, acheterLe Cycle de la vie, un essai sur Spencer dont Brissendenavait parlé. À peine en tram, il l’ouvrit et à mesure qu’il lisait,la colère l’envahissait : le sang au visage, la mâchoireserrée, son poing se fermait, s’ouvrait puis se refermait, commepour saisir et broyer quelque chose de haïssable. Une fois descendudu tram, il arpenta furieusement le trottoir et sonna à la portedes Morse avec une telle rage qu’il retrouva du coup sa maîtrise desoi et sourit de s’être emporté à ce point. À peine fut-il entréchez les Morse, qu’il se sentit oppressé. Bourgeois, boutiquiers,avait dit d’eux Brissenden… Mais quoi ? s’interrogea-t-il,furieux contre lui-même. Il épousait Ruth et non pas safamille.

Il lui sembla que Ruth n’avait jamais été sibelle, si éthérée et, du même coup, si bien portante. Ses jouesétaient colorées et il ne pouvait s’empêcher de constammentregarder ses yeux, les yeux dans lesquels, pour la première fois,il avait lu l’immortalité. Depuis quelque temps, il négligeait unpeu l’immortalité ! Mais, à cet instant, dans les yeux deRuth, il lisait l’argument sans paroles qui réduisait à néant lesarguments les plus spécieux. Toute discussion s’éteignait devantces yeux, car il y voyait de l’amour. Cet amour étaitindéfinissable, incompréhensible, infini. Telle était sa doctrinepassionnée.

Avant le dîner, il eut avec elle unedemi-heure d’aparté qui le rendit profondément heureux etsatisfait de vivre. Mais à table, l’inévitable réaction de sa durejournée de travail se fit sentir ; il avait mal aux yeux, sesentait irritable, nerveux. Il se souvint qu’à cette même tablequ’il dénigrait à présent et où il s’ennuyait si souvent, il avaitpour la première fois mangé avec des gens civilisés, dans ce qu’ilimaginait alors le milieu le plus hautement intellectuel et le plusraffiné. Il évoqua le pathétique Martin Eden de ce soir-là, lesauvage embarrassé de lui-même, suant l’appréhension par tous lespores, affolé devant les mystères de la bienséance, médusé par lemaître d’hôtel qui lui faisait l’effet d’un ogre, s’essayant àfranchir d’un seul coup le gouffre énorme qui le séparait de cesêtres supérieurs et se décidant enfin à demeurer lui-même et à nepas singer plus longtemps une éducation qu’il n’avait pas.

Il lança un coup d’œil inquiet à Ruth, un peucomme ces passagers qui, saisis par une panique soudaine, cherchentdes yeux la ceinture de sauvetage. Si tout le reste avait faitfaillite, il avait du moins gagné l’amour et Ruth. Seuls, Ruth etl’amour avaient supporté l’épreuve des livres et mérité la sanctionbiologique. L’amour était l’expression la plus exaltée de la vie.La nature avait travaillé un million de siècles à faire éclore cechef-d’œuvre en lui, à le parfaire, à l’embellir de toutes lesmerveilles de l’imagination, pour le lancer ensuite sur cetteplanète à seule fin de vibrer, d’aimer et de s’unir. Sa mainchercha celle de Ruth sous la table et elles échangèrent uneardente pression. Ruth le regarda rapidement ; ses yeuxrayonnants, fondaient de tendresse. Un frisson le parcourut ;il ne se rendit pas compte que ce qu’il avait vu de si beau dans ceregard n’était que le reflet de ce qu’avait projeté le sien.

En face de lui, à la droite de M. Morse,était assis M. Blount, juge à la cour suprême. Martin l’avaitrencontré plusieurs fois, sans parvenir à l’apprécier. Lui etM. Morse discutaient syndicalisme, situation locale,socialisme et M. Morse s’efforçait d’attirer Martin dans ladiscussion et de le mettre dans son tort. À la fin, le juge Blountlui lança un regard à la fois indulgent et plein d’une paternellepitié, ce qui fit sourire Martin en dedans.

– Ça vous passera, jeune homme, dit-ild’un ton doucereux. Le temps est le meilleur remède pour tempérerles exagérations de la jeunesse. (Il se tourna versM. Morse 🙂 Dans des cas semblables, la discussion nevaut rien. Elle ne sert qu’à renforcer l’entêtement du patient.

– C’est exact, répondit gravementM. Morse. Mais il est bon parfois de renseigner le patient surson état.

Martin eut un rire joyeux, un peu forcé. Lajournée trop longue, trop intense provoquait en lui une réactionpénible.

– Je ne doute pas que vous ne soyez tousles deux d’excellents médecins, dit-il, mais, si vous vous souciezle moins du monde de l’avis du patient, permettez-moi de vous direque votre diagnostic ne vaut pas grand-chose. En fait, voussouffrez de la maladie que vous me découvrez, soi-disant. Moi, jesuis à l’abri. La philosophie socialiste que vous essayezpéniblement de digérer, moi, je ne l’ai pas avalée.

– Pas mal, pas mal ! murmura lejuge. C’est une excellente ruse, en controverse, que de renverserles situations.

– Pour vous ! (Les yeux de Martinlançaient des éclairs, mais il garda son sang-froid.) Voyez-vous,monsieur le Juge, j’ai suivi vos discours pendant la campagneélectorale. Par un phénomène d’autosuggestion, vous vous persuadezque vous croyez au système des compétitions et à la suprématie duplus fort et en même temps, vous sanctionnez, tant et plus, toutesles mesures capables de diminuer la puissance du plus fort.

– Jeune homme…

– Rappelez-vous que j’ai entendu vosdiscours, répéta Martin. Il est flagrant que votre position, en cequi concerne la réglementation du commerce intérieur, le trust desChemins de fer et la Standard Oil, la conservation des forêts etmille autres mesures restrictives, est nettement socialiste.

– Voudriez-vous me faire croire que vousn’approuvez pas la réglementation de ces odieux abus depouvoir ?

– Là n’est pas la question. Je tiensseulement à vous prouver l’inanité de votre diagnostic. Je tiens àvous dire que le microbe du socialisme ne m’a pas atteint et quec’est vous, au contraire, qu’il ronge et qu’il émascule. Quant àmoi, je suis un adversaire résolu du socialisme, comme de votredémocratie hybride, qui n’est autre chose qu’un pseudo-socialismeque vous dispensez à coups de grands mots qui ne veulent riendire.

« Je suis réactionnaire, tellementréactionnaire que mes opinions ne peuvent que vous êtreincompréhensibles, à vous qui vivez dans le mensonge d’uneorganisation sociale truquée et dont la vue n’est pas assezperçante pour découvrir ce truquage. Vous faites semblant de croireà la suprématie du plus fort et aux lois du plus fort. Moi, j’ycrois. Voilà la différence. Quand j’étais un peu plus jeune,j’étais comme vous. Vos idées m’avaient influencé. Mais lesmarchands, les commerçants ne sont tout au plus que des patronspeureux qui passent leur vie à lécher l’assiette au beurre. Alors,je me suis retourné vers l’aristocratie. Ici, à cette table, jesuis le seul individualiste. Pour moi, l’État n’est rien. J’attendsl’homme fort, le Chevalier sans peur qui viendra sauver l’État dece néant fangeux. Nietzsche avait raison – je ne perdrai pas montemps à vous expliquer qui était Nietzsche – mais il avait raison.Le monde appartient aux forts, à ceux qui allient la force à lanoblesse d’âme, qui ne se vautrent pas dans les mares croupies descompromissions, dans les pots-de-vin et les affaires plus ou moinsvéreuses. Le monde appartient à la grande brute racée, à celui quin’a qu’une parole et qui la tient, aux vrais aristocrates. Et ilsvous mangeront, vous, les socialistes qui avez peur du socialisme.Votre morale d’esclave ne vous sauvera pas. Je sais bien que toutcela est de l’hébreu pour vous et je ne vous ennuierai pasdavantage. Mais souvenez-vous d’une chose : il n’y a peut-êtrequ’une demi-douzaine d’individualistes dans tout Oakland – MartinEden est un de ceux-là.

Il se tourna vers Ruth, signifiant par làqu’il était décidé à ne plus discuter davantage.

– Je suis à bout ce soir, dit-il àmi-voix Tout ce que je peux faire encore, c’est de vous aimer.

Il fit semblant de ne pas entendreM. Morse qui disait :

– Je ne suis pas convaincu. Tous lessocialistes sont jésuites dans l’âme. Voilà ce qu’il faut leurdire.

– Nous arriverons tout de même un jour àfaire de vous un bon républicain, dit le juge Blount.

– Le sauveteur viendra avant, réponditMartin avec bonne humeur, puis il se tourna à nouveau versRuth.

Mais M. Morse n’était pas satisfait. Laparesse de son futur gendre, sa répulsion pour tout travail« sérieux », ses idées inquiétantes, sa natureincompréhensible lui causaient un vif déplaisir. M. Morselança donc la conversation sur Herbert Spencer. Le juge le secondade son mieux et Martin, qui avait dressé l’oreille en entendantprononcer le nom du philosophe, entendit le digne magistrat énoncergravement, avec complaisance, une diatribe sévère contre Spencer.De temps à autre, M. Morse lançait un regard furtif à Martincomme pour dire : Là, mon garçon, vous voyez bien.

– Sinistres raseurs ! marmottaMartin et il continua à discuter avec Ruth, mais le travail de lajournée l’avait éprouvé et il était nerveux.

– Qu’avez-vous ? lui demanda Ruthtout à coup, inquiète de voir l’effort qu’il faisait pour secontenir.

– Il n’y a de Dieu que l’Inconnu etHerbert Spencer est son prophète ! disait le juge à ce momentprécis.

Martin se retourna vers lui.

– Jugement facile, fit-il avec calme. Jel’ai entendu prononcer pour la première fois au City Hall Park, parun homme du peuple qui aurait dû être mieux renseigné. Depuis, jel’ai entendu souvent – et chaque fois, la bêtise de cette phrase medonne des nausées. Vous devriez être honteux. Entendre le nom de cegrand homme sur vos lèvres, c’est trouver une rose dans unepoubelle. Vous me dégoûtez.

Ce fut catastrophique. Le juge le foudroya duregard et parut sur le point d’avoir une attaque d’apoplexie.M. Morse se réjouissait, dans son for intérieur : safille était visiblement choquée et c’était bien ce qu’il voulaitfaire : amener cet homme qu’il n’aimait pas à révéler sabrutalité et son manque absolu d’éducation.

La main de Ruth, implorante, alla cherchercelle de Martin sous la table, mais le fauve était lâché. Laprétention intellectuelle et le mensonge de ceux qui occupent lesplus hautes situations, l’indignaient. Un juge de la coursuprême ! – Dire que peu d’années auparavant il avait regardéces glorieuses entités comme des demi-dieux ! Le juge repritson calme et tenta de continuer la discussion en affectant unepolitesse qui, Martin le comprit parfaitement, s’adressaituniquement aux femmes présentes. Ça l’exaspéra davantage encore.N’y avait-il décidément aucune sincérité de par le monde ?

– Vous ne pouvez pas discuter Spenceravec moi ! s’écria-t-il. Pas plus que ses proprescompatriotes, vous ne le connaissez. Mais ce n’est pas votre faute,je vous l’accorde. Ça tient à la méprisable ignorance de l’époqueoù nous vivons.

« Un philosophe de l’Académie, quin’était pas digne de respirer le même air que lui, l’aappelé : « le philosophe des demi-cultivés ». Je necrois pas que vous ayez lu dix pages de Spencer ; maiscertains critiques, probablement plus intelligents que vous, n’enont pas lu davantage et ils osent défier ses disciples de trouverune seule idée dans tous ses écrits, des écrits de Spencer !de l’homme dont le génie a influencé la science et la penséemodernes ; du père de la psychologie, de celui quirévolutionna la pédagogie de telle façon, que le petit paysanfrançais en apprenant à lire, apprend ses principes ! Et deshommes insignifiants essaient de salir sa mémoire, quand le peu deconnaissances qu’a emmagasiné leur cerveau lui est dû, en grandepartie !

« Et pourtant, un homme comme Fairbank,le principal d’Oxford, un homme qui occupe une situation plusélevée que la vôtre, monsieur le Juge, a déclaré que Spencer seraconsidéré par la postérité comme un poète et un rêveur, plutôt quecomme un penseur. Roquets et fantoches ! « SesPremiers principes ne sont pas entièrement dénués d’uncertain charme littéraire », a dit un autre. Et d’autresencore ont dit qu’il était un adroit besogneux, plutôt qu’unpenseur original. Roquets et fantoches ! Roquets etfantoches ! »

Martin s’arrêta. Il y eut un silence de mort.Toute la famille de Ruth tenait le juge Blount pour un hommeremarquable et puissant et la sortie de Martin les horrifia. Ledîner s’acheva dans une atmosphère de cérémonie funèbre. Le juge etM. Morse parlaient exclusivement ensemble : les autresparlaient à bâtons rompus. Puis, quand Ruth et Martin furent seuls,il y eut une scène.

– Vous êtes impossible !sanglota-t-elle.

Furieux encore, Martin marmottait :« Les brutes ! les brutes ! »

Quand elle lui affirma qu’il avait insulté lejuge, il répliqua :

– Parce que je lui ai dit lavérité !

– Que ce soit vrai ou faux, ça m’estégal ! s’écria-t-elle. Il y a des limites qu’on ne doit pasfranchir, et vous n’aviez aucun droit d’insulter quelqu’un.

– Alors, pourquoi le juge Blount a-t-ille droit de dénaturer la vérité ? demanda Martin. Dénaturer lavérité est une chose beaucoup plus grave qu’insulter une aussipiètre personnalité que celle du juge. Il a fait pire. Il a sali lamémoire d’un grand mort. Les brutes ! les brutes !

Sa colère se réveilla de plus belle, devantRuth épouvantée. Jamais elle ne l’avait vu si furieux et elle letrouvait déraisonnable et incompréhensible. Et pourtant, à traversson ressentiment craintif, l’ancien charme l’attirait encore verslui, ce charme qui l’avait autrefois poussée à nouer ses deux mainssur la nuque de Martin. Ce soir encore, bien qu’humiliée et blesséepar la scène du dîner, elle s’abandonna dans ses bras, tandis qu’ilrépétait : « Les brutes ! les brutes ! » –ajoutant finalement : « Je ne m’assoirai plus à votretable, chérie. Ils ne m’aiment pas et c’est mal de ma part de leurimposer une présence désagréable. Bon sang ! ils me rendentmalade. Et dire que dans ma naïveté j’avais cru que les gens quioccupaient les situations élevées, qui habitaient de belles maisonset qui avaient de l’éducation et un compte en banque, étaient tousdes gens supérieurs ! »

37

– Venez ! allons à la réunion.

Ainsi parla Brissenden, encore faible d’unehémorragie qui l’avait pris une demi-heure auparavant – la secondeen trois jours. Son éternel verre de whisky à la main, il l’avalad’un trait, tout tremblant encore.

– Vous savez, moi, le socialisme… fitMartin.

– Les opposants sont autorisés à parlerpendant cinq minutes, insista le malade. Levez-vous etallons-y ! Dites-leur pourquoi vous ne voulez pas dusocialisme. Dites-leur ce que vous pensez d’eux et de leur éthiquesurannée. Flanquez-leur Nietzsche à la figure et soyez rosse à tourde bras. Faites du boucan. Ça leur fera du bien ! Ils ontbesoin de discuter et vous aussi. Voyez-vous, j’aimerais vous voirdevenir socialiste avant de mourir. C’est la seule chose qui voussauvera de la désillusion qui vous attend.

– Je n’arrive pas à comprendre commentvous – vous entre tous – pouvez être socialiste, s’étonna Martin.Vous détestez tellement le « populo ». Il n’y a vraimentrien, dans la canaille, qui puisse plaire à votre âme éprised’esthétique ! (Il désigna du doigt le verre de whisky que sonami remplissait de nouveau.) Le socialisme n’a pas l’air de vousguérir !

– Je suis très malade, répondit l’autre.Pour vous, c’est différent. Vous avez la santé et mille raisons devivre. Et il faut vous enchaîner à la vie d’une façon définitive.Vous vous demandez pourquoi je suis socialiste ? Je vais vousle dire. C’est parce que le socialisme est inévitable ; parceque le système actuel est déraisonnable et pourri, parce que lestemps sont passés pour votre sauveteur. Les esclaves n’en voudrontpas. Ils sont trop nombreux et, coûte que coûte, ils le feronttomber avant même qu’il ne se soit élancé dans l’arène. Vous nepourrez pas vous esquiver et vous serez forcé d’avaler toute cettemorale d’esclaves. Ce ne sera pas joli, joli, je l’avoue. Mais,quand le vin est tiré, il faut le boire. Vous êtes antédiluvien,d’ailleurs, avec vos idées nietzschéennes. Le passé est le passé etcelui qui raconte que l’histoire se répète est un menteur. Bienentendu, je déteste la foule ; mais que faire ? N’importequoi est préférable aux timides pourceaux qui nous gouvernent. Entout cas, venez ! À présent, je suis rond juste ce qu’il faut,tandis que si je reste ici, je serai complètement ivre. Et voussavez ce que dit ce docteur que le diable emporte ? Je luiferai perdre son latin, vous verrez !

C’était un dimanche soir et ils trouvèrent lapetite salle bondée de socialistes d’Oakland, presque tousouvriers. L’orateur, juif intelligent, excita l’admiration deMartin, en même temps que son esprit de contradiction. Les épaulesvoûtées, la poitrine étroite, il affirmait assez son extraction etsa race et Martin ressentit puissamment la lutte centenaire desfaibles, misérables esclaves, contre la poignée d’hommes qui lesgouvernent et les gouverneront jusqu’à la fin des siècles. PourMartin, cet être ratatiné était un symbole. Il représentaitvraiment toute cette lamentable masse de chétifs, d’incapables, quipérissent selon les lois biologiques, parce qu’ils n’ont pas laforce de lutter pour vivre. C’est le déchet. En dépit de leursraisonnements philosophiques et de leurs ruses, la nature lesrejette, pour choisir l’homme exceptionnel. De toutes lessplendides semailles jetées par sa main prolifique, elle nesélectionne que les meilleurs sujets, de même que l’homme, lasingeant, élève des chevaux ou cultive des melons. Bien entendu,les sacrifiés ne se laissent pas faire sans pousser les hauts cris.Les socialistes n’ont jamais cessé de crier comme criaient cetorateur rachitique et son public surexcité, qui réclamaient àgrands cris et palabraient sur le moyen de réduire au minimum lesmisères de l’existence.

Telles furent les réflexions de Martin etc’est ainsi qu’il parla quand Brissenden l’invita à leur secouerles puces. Il monta sur l’estrade et, selon l’habitude, s’adressaau président de la réunion. Au début, il parla d’une voix basse,avec des pauses, rassemblant les idées que le discours du juifavait fait naître dans son cerveau. Dans ces meetings, cinq minutesétaient accordées à chaque orateur : mais au bout de cinqminutes, Martin était lancé à fond, l’intérêt du public était captéet, par acclamations, on demanda au président de laisser la paroleà Martin. Ils appréciaient cet adversaire digne d’eux, buvaient saparole enflammée. Cependant, il leur assenait la vérité dure, enattaquant franchement les esclaves, leur morale, leur tactique sansleur dissimuler qu’il s’agissait d’eux. Il cita Spencer, Malthus etla loi biologique de l’évolution.

– Donc, conclut-il, en résumantrapidement, un État composé d’esclaves ne peut vivre. La vieilleloi du développement des races tient toujours. Ainsi que je l’aidémontré, les forts et leur progéniture seuls, tendent à survivre àtravers la lutte pour l’existence, tandis que les faibles et leurprogéniture devront être écrasés. Il en résulte que, les fortsseuls ayant survécu, la force de chaque génération augmentera.Telle est la loi. Mais, vous autres esclaves – il est triste d’êtreesclave, je vous l’accorde – rêvez d’une société d’où sera banniel’évolution, où les faibles et les incapables pourront manger àleur faim, toute la journée s’ils le désirent, où ils se marierontet procréeront, tout comme les forts. Quel résultatobtiendrez-vous ?… La force et la valeur de la racediminueront de génération en génération. Votre société d’esclaves,créée par des esclaves et pour des esclaves, doit fatalement sedissoudre, tomber en poussière. Votre philosophie d’esclaves auratrouvé sa Némésis.

« Je vous rappelle que j’énonce des faitsbiologiques et non une éthique sentimentale. Aucun gouvernementd’esclaves ne peut exister…

– Que faites-vous des États-Unis ?hurla une voix dans l’auditoire.

– Des États-Unis ? répondit Martin.Écoutez ! Les treize colonies rejetèrent un jour leurs chefset formèrent une soi-disant République. Les serfs devinrent leurspropres chefs. Mais, comme vous ne pouviez pas vous passer d’obéir,une nouvelle espèce de maîtres s’érigea, faite, non pas d’hommesgrands, virils et nobles, mais de marchands rusés et cauteleux,d’usuriers avides. Et ils vous réduisirent de nouveau en esclavage,non pas franchement, ainsi que l’auraient fait de vrais hommes, parla puissance de leurs bras et de leur valeur réelle, maishypocritement, au moyen de louches machinations, de bassescajoleries et de mensonges éhontés. Ils ont acheté vos juges,débauché votre magistrature et réduit vos enfants à des horreurspires que l’esclavage. Deux millions de vos enfants peinent àl’heure qu’il est, dans cette oligarchie commerciale que sont lesÉtats-Unis. Deux millions d’esclaves, à peine nourris, à peineabrités !

Je reviens à la question. J’ai démontréqu’aucune société d’esclaves ne peut subsister, parce que, par sanature même, elle annule la loi du développement. À peine uneorganisation de ce genre sera-t-elle édifiée qu’elle contiendra legerme de sa propre désorganisation. Il vous est facile de parlerd’annuler cette loi de l’évolution, mais en connaissez-vous uneautre qui maintiendra votre force ? Si vous en connaissez une,dites-le.

Martin revint s’asseoir au milieu d’un tumulteindescriptible. Une vingtaine d’individus, debout, réclamaient laparole à grands cris. Un par un, encouragés par les vociférationset les applaudissements-, ils répondirent à l’attaque de Martin,avec fougue et à grands gestes. Ce fut une nuit épique, mais toutede combat intellectuel, de lutte pour les idées. Presque touss’adressèrent directement à Martin – quelques-uns trop sincèrespour être polis – et plus d’une fois le président dut frapper surson pupitre et rappeler à l’ordre.

Cependant, un jeune reporter se trouvait dansl’assemblée en quête d’un article à sensation. Non pas un grandreporter, certes ; il ne possédait qu’une certaine facilité etpas mal de verve. La discussion était un peu ardue pour lui, bienqu’il eût le confortable sentiment d’être infiniment supérieur àtous ces bavards fanatiques. Il avait également un énorme respectpour les grands manitous, pour ceux qui dirigent la police desnations et gouvernent la presse. Enfin il avait un idéal :celui d’arriver à être le parfait reporter, le reporter-type, celuiqui, d’un petit fait divers de rien du tout, est capable de faireune catastrophe sensationnelle.

Il ignorait complètement de quoi il s’agissaitet ce n’était d’ailleurs pas nécessaire. À l’instar dupaléontologiste qui reconstitue tout un squelette avec un os defossile, il était capable de reconstituer tout un discours sur ceseul mot : « Révolution ». C’est ce qu’il fit, cesoir-là, fort bien d’ailleurs ; et comme Martin avait faitsensation, il mit le discours tout entier dans sa bouche et en fitl’archi-anarchiste de toute la réunion, transformant sonindividualisme réactionnaire en socialisme outrancier, du rouge leplus violent. Le jeune reporter était artiste ; Il brossa donclargement, avec un grand souci de la couleur locale, le tableau deces dégénérés neurasthéniques, aux longs cheveux, aux yeuxterrifiants, brandissant leurs poings serrés, clamant leursrevendications avec des voix enragées de colère, parmi leshurlements, les injures et les grognements rauques d’une foulefurieuse.

38

Le lendemain matin, dans sa petite chambre,Martin lut le journal, en buvant son café. Il s’y trouva en vedetteet en première page et fut très surpris d’apprendre qu’il était leleader le plus notoire des socialistes d’Oakland. Il parcourut lediscours violent que le jeune reporter lui avait attribué, en futd’abord furieux, puis jeta le journal en riant.

– Ou bien cet homme était soûl, ou c’estun aimable farceur, déclara-t-il, l’après-midi, juché sur son lit,quand Brissenden, aussitôt entré, se fut affalé sur l’uniquechaise.

– Qu’est-ce que ça peut faire ? ditBrissenden. Je suppose que l’approbation de ces salauds debourgeois qui lisent ce journal vous importe peu ?

Martin réfléchit un instant, puisrépondit :

– Non : elle m’indiffère. D’un autrecôté, il est probable que mes rapports avec la famille de Ruth vontdevenir tant soit peu tendus. Son père m’a toujours pris pour unsocialiste et cette stupide histoire va le confirmer dans son idée.Non pas que je me soucie de son opinion, mais à quoi bon ? –Je voudrais vous lire ce que j’ai fait aujourd’hui. Il s’agit deTrop tard ! bien entendu ; j’en ai déjà fait àpeu près la moitié.

Il lisait à haute voix, quand Maria ouvrit laporte et introduisit un jeune homme propret, dont le regard vif,faisant immédiatement le tour de la pièce, enregistra le fourneau àpétrole et l’attirail de cuisine, avant d’arriver jusqu’àMartin.

– Asseyez-vous, dit Brissenden.

Martin fit place au jeune homme sur le lit etattendit qu’il leur communique le but de sa visite.

– Je vous ai entendu parler hier soir,monsieur Eden, et je viens vous interviewer, fit-il.

Brissenden éclata de rire.

– Un camarade socialiste ? demandale reporter, dont l’œil rapide évalua le personnagecadavérique.

– C’est lui qui a écrit cetarticle ! dit suavement Martin. Comment ! mais c’est ungamin.

– Pourquoi ne lui cassez-vous pas lafigure ? répondit Brissenden. Je donnerais bien un billet demille dollars pour avoir, pendant cinq minutes seulement, mespoumons d’antan.

Le jeune reporter fut légèrement perplexe dutour que prenait la conversation, conversation qui se poursuivaitpar-dessus sa tête et dont il faisait les frais. Mais on l’avaitfélicité de sa brillante description du meeting socialiste et ilétait envoyé pour interviewer personnellement Martin Eden, leprincipal meneur d’un péril social. Il se considérait donc enservice commandé.

– Vous ne voyez aucun inconvénient à cequ’on vous photographie, monsieur Eden ? dit-il. Monphotographe est dehors et dit qu’il serait préférable de vousprendre tout de suite, pendant qu’il fait encore jour. Nouspourrons nous occuper de l’interview ensuite.

– Un photographe ! dit Brissenden,rêveur. Cassez-lui la figure, Martin !

– Je crois que je vieillis, dit Martin.Je devrais le faire, c’est évident, mais je n’en ai pas le courage.Est-ce que ça en vaut réellement la peine ?

– Faites-le pour sa mère ! insistaBrissenden.

– C’est une considération, répliquaMartin, mais je crains vraiment de me fatiguer inutilement. Il fautde l’énergie, vous savez, pour casser la figure à un type. Et puis,à quoi ça sert ?

– Parfait ! c’est ainsi qu’il fautprendre la chose ! déclara le jeune homme d’un air dégagé,bien qu’il eût lancé quelques regards inquiets vers la porte.

– Mais il n’a pas écrit un seul mot devrai, poursuivit Martin en s’adressant toujours à Brissenden.

– Ce n’était, en somme, qu’un compterendu très général, hasarda le jeune homme, et d’ailleurs, c’estune excellente réclame. C’est la seule chose qui compte. C’est unefaveur qu’on vous a faite.

– C’est une excellente réclame, Martin,mon vieux ! répéta solennellement Brissenden.

– Et c’est une faveur qu’on m’a faite,songez-y ! ajouta Martin.

– Voyons, monsieur Eden, où êtes-vousné ? questionna le reporter, affectant un air profondémentintéressé.

– Et il ne prend pas de notes, ditBrissenden. Quelle mémoire !

– Ça me suffit. (Le gamin faisait sonpossible, pour ne pas avoir l’air vexé.) Un vrai reporter n’a aucunbesoin de notes.

– Ça vous a suffi hier soirévidemment ! (Brissenden, qui n’était pas particulièrement undisciple du quiétisme, changea brusquement d’attitude.) Martin, sivous ne le boxez pas, je le ferai moi-même, même si je dois entomber raide mort.

– Une bonne fessée ça suffira, non ?demanda Martin.

Brissenden réfléchit un instant, puis opina dubonnet. Une seconde après, le jeune reporter était allongé surl’estomac, en travers des genoux de Martin et maintenu d’une mainferme.

– Hé là, ne mordez pas, avertit Martin,sans quoi je serais obligé de vous démolir la figure et ce seraitbien dommage : une si jolie figure !…

Sa main descendit, remonta, redescendit, surun rythme rapide et vigoureux. Le gamin se tortilla, injuria,glapit, mais n’essaya pas de mordre. Brissenden regardaitgravement : une seule fois il s’anima, empoigna la bouteillede whisky et implora :

– Martin, laissez-moi cognerdessus ! rien qu’une fois !…

– Désolé, mais ma main n’en veut plus,dit Martin, en le lâchant enfin. Elle est tout engourdie.

Il releva le reporter et le percha debout surle lit.

– Je vous ferai arrêter !grinça-t-il. (Des larmes de rage ruisselaient sur ses jouescramoisies.) Vous me le paierez ! Vous verrez !

– Joli personnage, oui ! remarquaMartin. Il ne se rend pas compte qu’il glisse sur la mauvaisepente. Ça n’est pas honnête, ça n’est pas propre, ça n’est pas d’unhomme de dire des mensonges comme il l’a fait et il ne s’en doutemême pas !

– Il est venu vers nous pour en êtreinstruit, dit Brissenden, solennellement, après un petitsilence.

– Oui, il est venu vers moi, qu’il amalmené, à qui il a fait du tort. Mon épicier va sûrement merefuser du crédit, à présent. Ce qu’il y a de plus triste, c’estque ce pauvre garçon poursuivra son chemin, jusqu’au naufragedéfinitif ; il sera alors devenu un journaliste de premierordre et un chenapan de grande envergure.

– Il a encore du temps devant lui, ditBrissenden, encourageant. Qui sait ? peut-être a-t-il trouvéen vous l’instrument de sa rédemption. Pourquoi ne m’avez-vous paslaissé taper dessus une fois ? J’aurais voulu participer àcette bonne œuvre.

– Je vous ferai arrêter tous les deux,espèces de grandes br-br-brutes !… sanglota le gamin.

– Que sa bouche est mignonne etdélicate ! (Martin secoua la tête d’un air lugubre.) Je crainsde m’être fatigué la main pour rien. Ce jeune homme estincorrigible. Il sera plus tard un très grand journaliste, trèscélèbre : il n’a aucune conscience ; ça suffit à le faireréussir.

Sur ces mots, le petit reporter gagna la porteet disparut précipitamment, mourant de peur de recevoir dans le dosla bouteille que Brissenden brandissait encore.

Dans le journal du lendemain, Martin appritsur lui-même une quantité de choses nouvelles. « Nous sommesles ennemis jurés de la société », lui faisait-on dire, dansl’interview qui parut de nouveau en première page. « Non, nousne sommes pas anarchistes, mais socialistes. »

Et quand le reporter avait remarqué qu’il luisemblait que la différence entre les deux écoles était légère,Martin avait haussé les épaules affirmativement. On décrivait sonvisage : il était bilatéralement asymétrique et accusaitplusieurs autres signes de dégénérescence. Ses mains de lutteurétaient formidables et ses yeux injectés de sang lançaient desflammes. Il apprit également qu’il parlait tous les soirs auxouvriers de City Hall Park et que, de tous les agitateurs diversqui enflammaient l’esprit du peuple, c’était lui qui attirait leplus de monde et prononçait les discours les plus subversifs. Legamin fit un croquis pittoresque de la misérable chambre avec sonfourneau à pétrole, son unique chaise et du vagabond à tête de mortqui lui tenait compagnie et semblait sortir à l’instant d’un cachotaprès avoir subi vingt ans de détention.

Le petit reporter s’était donné du mal. Ilavait fouillé, fouiné partout et découvert enfin la famille deMartin, avait produit une photographie du magasin Higginbotham,avec Bernard Higginbotham en personne sur le seuil. Ce gentlemanétait présenté comme un homme d’affaires digne et intelligent,auquel répugnaient les idées socialistes de son beau-frère, ainsique son beau-frère lui-même, qu’il dépeignit comme un propre à rienqui n’avait jamais voulu accepter le travail qu’on lui offrait etqui finirait en prison. Hermann von Schmidt, mari de Marianne,avait été également interviewé. Il déclara que Martin était labrebis galeuse de la famille et il le reniait. « Il a essayéde m’avoir, mais j’ai arrêté ça tout de suite, avait dit Hermannvon Schmidt au reporter – il n’y a pas de danger qu’il vienne rôderpar ici. Un homme qui ne veut pas travailler, ne vaut pas un clou,croyez-moi. »

Cette fois, Martin fut vraiment furieux.Brissenden eut beau lui représenter la chose comme une bonneplaisanterie, il ne parvint pas à le consoler, car Martin savaitque ce ne serait pas une tâche facile que d’expliquer l’affaire àRuth. Quant à son père, il devait être enchanté de ce qui arrivaitet ferait certainement tout son possible pour rompre lesfiançailles. Martin s’en aperçut immédiatement. Le courrier del’après-midi lui apporta une lettre de Ruth. Martin l’ouvrit avecle pressentiment d’une catastrophe et la lut debout sur le seuil desa porte, à l’endroit même où le facteur la lui avait remise. Àmesure qu’il lisait, sa main, d’un geste machinal, fouillait danssa poche – en quête du tabac et du papier à cigarettes d’antan –sans même remarquer qu’elle était vide.

Ce n’était pas une lettre irritée. On n’ysentait aucune trace de colère. Mais, depuis le premier motjusqu’au dernier, elle respirait l’amour-propre blessé et ledésappointement. Elle s’était attendue à mieux de sa part. Elleavait pensé qu’il surmonterait son tempérament de sauvage, safougue juvénile, que l’amour qu’elle avait pour lui valait la peinequ’il se décide à prendre la vie sérieusement, décemment. Mais àprésent ses parents avaient parlé haut et ordonné que sesfiançailles soient rompues. Et elle ne pouvait que leur donnerraison. Leur union ne pouvait être heureuse. C’est d’ailleursl’impression qu’elle avait eue dès le début. À travers toute cettelettre un regret surtout la hantait, dont Martin fut ulcéré.

« Si seulement, écrivait-elle, vous aviezaccepté une situation quelconque et tenté de devenirquelqu’un ! Mais ça ne devait pas être. Votre vie passée a ététrop bohème, trop irrégulière. Ce n’est pas de votre faute, je lecomprends. Vous ne pouviez agir que suivant votre nature et votreéducation première. Donc, je ne vous blâme pas, Martin,souvenez-vous de ça. C’était une erreur, tout simplement. Ainsi quemes parents l’ont dit, nous n’étions pas faits l’un pour l’autre etnous devrions être heureux de l’avoir découvert avant qu’il ne soittrop tard… – Puis, pour finir : Il est inutile de chercher àme voir. L’entrevue serait trop pénible pour nous deux, aussi bienque pour ma mère. Je lui ai causé déjà assez de peines et desoucis. Il me faudra bien du temps pour me fairepardonner. »

Il relut la lettre une seconde fois,attentivement, puis s’assit à sa table et répondit. Il lui racontason discours au meeting socialiste, en lui faisant remarquer qu’ilétait exactement l’opposé de ce que le journal avait dépeint. Enterminant passionnément, il la supplia de lui garder son amour.« Répondez, je vous en prie ! disait-il. Je ne vousdemande qu’une seule chose : m’aimez-vous ? C’est tout.Répondez à cette seule question. »

Mais aucune réponse ne vint, ni le lendemain,ni le surlendemain. Trop tard ! gisait sur la tablesans qu’il y eût touché et chaque jour, la pile de manuscritss’amoncelait dessous. Pour la première fois, il connut l’insomnieet l’énervement des longues nuits blanches. Il alla trois foissonner à la porte des Morse, mais chaque fois, le domestiquel’éconduisit, Brissenden était à l’hôtel, trop malade pour bouger,et Martin, bien qu’il lui tînt souvent compagnie, ne voulait pasl’ennuyer de ses tracas.

Car les tracas de Martin étaient nombreux. Lesconséquences du reportage vindicatif du jeune homme fouetté avaientété plus graves encore que Martin ne l’avait pensé. L’épicierportugais lui refusa de nouveau tout crédit, tandis que le fruitier– Américain très fier de l’être – l’appelait traître à la patrie etlui défendait de remettre les pieds dans sa boutique : ilpoussa même le patriotisme à un tel degré qu’il annula le compte deMartin et lui défendit de le payer jamais. Le voisinage adopta lesmêmes manières de voir et Martin fut unanimement honni. Personne nevoulut avoir affaire à un traître socialiste. La pauvre Maria,indécise, effrayée, demeurait pourtant fidèle. Les enfants duvoisinage, revenus de leur stupeur admirative pour la magnifiquevoiture qu’ils avaient vue un jour devant la porte de Martin, sefirent un malin plaisir de l’appeler « vagabond » et« clochard », tout en se tenant à une distance prudente,bien entendu. La tribu Silva le défendait bravement, et il ne sepassait guère de jour qu’ils ne reviennent avec un œil poché, ousaignant du nez, ce qui ajoutait aux soucis et aux perplexités deMaria.

Un jour, Martin rencontra Gertrude dans la rueet apprit ce qu’il savait être inévitable, notamment que BernardHigginbotham, furieux de ce qu’il ait compromis publiquement safamille, lui défendait l’entrée de sa maison.

– Pourquoi ne pars-tu pas, Martin,implora Gertrude, pars, cherche quelque part une situation etdeviens sérieux. Plus tard, quand tout sera calmé, tureviendras.

Martin secoua la tête, mais sans offrird’explication. Qu’aurait-il expliqué ? Il était épouvanté del’effroyable abîme qui le séparait de son milieu. Il n’existait pasde mots en anglais, en aucune langue, qui pût leur rendreintelligible son attitude et sa conduite. Pour eux, la conceptionla plus haute d’une bonne conduite était, dans son cas particulier,de se faire une situation. En disant ça, ils avaient tout dit. Sefaire une situation ! Se mettre à travailler ! Pauvresesclaves stupides ! se disait-il, tandis que sa sœur parlait.Ce n’était vraiment pas étonnant que le monde appartienne auxforts ! Les serfs avaient l’obsession de leur propreesclavage. Pour eux « se faire une situation » était laphrase cabalistique entre toutes.

Il secoua la tête quand Gertrude lui offrit del’argent, mais il savait pourtant bien que le jour même il luifaudrait aller au Mont-de-Piété.

– N’approche pas Bernard en ce moment,lui recommanda-t-elle. Dans quelques mois, quand il sera calmé, situ veux, tu pourras peut-être conduire sa voiture de livraison. Et,Martin, si jamais tu as besoin de moi, fais-moi chercher et jeviens. N’oublie pas !

Elle s’éloigna, en pleurant tout bas, et, lecœur serré, il suivit des yeux son corps pesant et son allure desouillon. À ce moment précis, l’édifice nietzschéen tremblalégèrement sur sa base et parut vaciller. À l’état abstrait, laclasse d’esclaves, c’était parfait ; mais quand il s’agissaitde sa propre famille, c’était moins satisfaisant. Et pourtant, sasœur Gertrude était bien l’exemple le plus frappant du faibleécrasé par le plus fort. Il ricana amèrement de ce paradoxe. Quelbeau philosophe il faisait, vraiment, en permettant que sesprincipes soient ébranlés par la première sentimentalitévenue ! et qui plus est, ébranlés par la morale d’esclaveselle-même ; car sa pitié pour sa sœur n’était que ça. Lesvrais hommes, l’élite, planaient au-dessus de la pitié et de lacompassion. Ces deux sentiments étaient éclos dans les taudissouterrains et c’était la sueur et la souffrance d’une humanitémisérable qui les avaient fait fleurir.

39

Trop tard ! gisait toujoursoublié sur la table. Dessous, les manuscrits, dont pas un n’avaitété accepté, avaient réintégré leur place, à l’exception cependantde celui de Brissenden – Éphémère – qui, seul, continuaitsa tournée, d’éditeur en éditeur.

Bicyclette et complet noir étaient de nouveauengagés et le marchand de machines à écrire réclamait une fois deplus le prix de sa location. Mais ce genre de soucis nel’atteignait plus : il cherchait une orientation nouvelle etson existence en subissait forcément un temps d’arrêt. Au bout deplusieurs semaines, il se produisit ce qu’il n’avait jamais cesséd’espérer : la rencontre de Ruth dans la rue. Son frère Normanl’accompagnait ; tous deux firent semblant de ne pas le voiret Norman essaya même de lui barrer le passage en lui disant d’unton menaçant :

– Si vous ennuyez ma sœur, j’appelle unagent. Elle ne désire pas vous parler et votre insistance estinsultante.

– Si vous insistez, vous serez forcé, eneffet, d’appeler un agent et votre nom tramera dans les journaux,répondit Martin sur le même ton. Et maintenant, laissez-moi passeret faites venir l’agent si vous y tenez. Je veux parler à Ruth.

– Je veux avoir la réponse de votrepropre bouche, demanda Martin à Ruth.

Elle était pâle et tremblante, mais se contintet le regarda d’un air interrogateur.

– La réponse à la question que j’ai poséedans ma lettre.

Elle secoua la tête.

– Vous agissez entièrement de votrepropre volonté ? insista Martin.

– De ma propre volonté, dit-elle d’unevoix basse et ferme, sans une hésitation. Vous m’avez humiliée. Jen’ose même plus revoir mes amis. Tout le monde parle de moi, je lesais. C’est tout ce que je peux vous dire. Vous m’avez rendue trèsmalheureuse et j’espère ne jamais vous revoir.

– Vos amis ! Des potins ! Desbobards de journaux !… Mais l’amour est plus fort que toutesces futilités. Ou alors, vous ne m’avez jamais aimé.

Une vive rougeur envahit son visage pâle.

– Après ce qui s’est passé ?dit-elle faiblement. Martin, vous ne savez pas ce que vous dites.Je n’ai pas l’âme vulgaire.

– Vous voyez bien qu’elle ne veut plusavoir affaire avec vous, jeta Norman en entraînant sa sœur.

Martin se rangea pour les laisser passer, etd’un geste machinal il fouillait sa poche pour y chercher un tabacet un papier à cigarettes absents.

Il rentra comme un somnambule, s’assit au borddu lit et son regard vague erra autour de lui. Puis, ayant aperçuTrop tard ! traînant sur la table, il s’assit et pritsa plume. D’instinct, il ne pouvait supporter une chose incomplète.Et cet ouvrage était inachevé. À présent que la chose capitale desa vie était finie, il allait s’atteler à sa tâche et la terminer.Après, on verrait. Il ne savait pas. Ce qu’il savait, c’est qu’ilavait atteint un tournant critique de sa vie et qu’il allait leprendre à la corde, crispé sur la direction. L’avenir nel’intéressait plus. Il verrait bien assez tôt ce qui lui étaitréservé : cela n’avait aucune importance. Rien n’avait plusaucune importance.

Pendant cinq jours, il peina sur Troptard ! ; il n’allait nulle part, ne voyait personne,mangeait à peine. Le sixième jour, dans la matinée, le facteur luiremit une lettre de l’éditeur du Parthénon : Éphémèreétait accepté. « Nous avons soumis le poème àM. Cartwright Bruce, disait l’éditeur, et il l’a jugé sifavorablement, que nous ne pouvons faire autrement que de leprendre. Nous le publierons donc dans notre numéro d’août, celui dejuillet étant déjà composé.

« Transmettez nos remerciements etl’expression de notre gratitude à M. Brissenden etenvoyez-nous, par retour, sa photographie et sa biographie. Si noshonoraires ne lui semblent pas suffisants, télégraphiez-nousimmédiatement le prix qui vous paraîtra acceptable. »

Les honoraires offerts étaient de trois centcinquante dollars. Martin jugea donc inutile de télégraphier. Ilfallait d’ailleurs obtenir le consentement de Brissenden. Ehbien ! il avait eu raison, après tout. Il existait quand mêmeun éditeur de magazine qui savait apprécier la vraie poésie.

Et, bien qu’Éphémère fût le poème dusiècle, le prix offert était magnifique. Quant à Cartwright Bruce,Martin se rappela qu’il était le seul critique pour lequelBrissenden eût quelque respect.

Martin descendit en ville en tram et, tout enregardant distraitement les maisons et les rues filer derrière lesvitres, il regrettait de n’être pas plus joyeux du triomphe de sonami et du succès de ses prévisions personnelles. Mais la source deses enthousiasmes semblait tarie et son impatience de voirBrissenden était plus forte que le plaisir d’apporter de bonnesnouvelles. Pendant ces cinq jours entièrement consacrés à Troptard ! il n’avait pas entendu parler de Brissenden etn’avait même pas pensé à lui. Pour la première fois, Martin serendit compte à quel point il avait été absorbé et il eut honted’avoir oublié son ami. Mais sa honte elle-même manquait deferveur. Il vivait dans une sorte de transe hypnotique, insensibleà tout ce qui n’était pas Trop tard ! Dans le trammême, tout ce qui l’entourait semblait irréel, lointain et lagrande coupole de l’église qu’on venait de dépasser se seraiteffondrée en miettes sur sa tête, qu’il n’en aurait éprouvé qu’unetrès légère émotion.

À l’hôtel, il courut à la chambre deBrissenden, puis redescendit en courant. La chambre était vide. Lesmalles elles-mêmes avaient disparu.

– M. Brissenden a-t-il laissé sonadresse ? demanda-t-il à l’employé qui le regardait aveccuriosité.

– Comment ? vous ne savezpas ?

Martin fit un signe négatif.

– Mais les journaux n’ont parlé que deça !… On l’a trouvé mort dans son lit. Il s’est tué d’uneballe dans la tête.

– On l’a déjà enterré ? dit Martind’une voix bizarre, qu’il ne reconnut pas.

– Non. Après enquête, le corps a étéenvoyé dans l’Est. Les hommes d’affaires de la famille s’en sontoccupés.

– Ils ont fait vite, il me semble.

– Vous trouvez ? C’est arrivé il y acinq jours.

– Il y a cinq jours ?

– Oui, cinq jours.

– Ah ! dit Martin. Il fit demi-touret sortit. Il s’arrêta à la poste du coin pour envoyer une dépêcheau Parthénon, en le priant de publier le poème. Comme iln’avait dans sa poche que cinq cents, il envoya letélégramme « payable par le destinataire ». Rentré chezlui, il se remit à l’ouvrage. Les jours, les nuits passaient sansqu’il quitte sa table. Il ne sortait que pour aller auMont-de-Piété, mangeait quand il avait faim et qu’il avait de quoimanger, et, quand il n’avait rien, il s’en passait. Bien que sonœuvre soit déjà composée, chapitre par chapitre, il y ajouta unepréface de deux mille mots qui la renforça puissamment. Il n’avaitpas envie de réussir une chose parfaite, mais il y était forcé, enquelque sorte, par son sens artistique. Il travaillait comme enrêve, étrangement détaché de tout ce qui l’entourait, pareil à unfantôme qu’un enchantement retient sur les lieux de son existenceantérieure. Un fantôme n’est que l’âme d’un mort qui ne sait pasencore qu’il est mort, lui avait-on dit un jour, et il se demandaits’il n’était pas mort, par hasard, sans s’en douter.

Vint le jour où Trop tard ! futachevé. Le marchand de machines à écrire était venu chercher lamachine et il s’assit sur le lit pendant que Martin, sur son uniquechaise, copiait les dernières pages du manuscrit.

– FIN, écrivit-il, en lettresmajuscules, et vraiment pour lui, ce mot avait une significationprofonde. Il vit disparaître l’employé emportant la machine, avecun sentiment de soulagement, puis s’étendit sur son lit. La têtelui tournait de faim. Depuis trente-six heures, il n’avait rienmangé, mais il n’y pensait même pas. Étendu sur le dos, les yeuxfermés, il ne pensait à rien, envahi par une torpeur grandissante,moitié cauchemar, moitié délire. Il se mit à murmurer tout haut lesvers d’un poète anonyme que Brissenden aimait à réciter. Maria, quil’écoutait anxieusement derrière la porte, fut frappée du tonmonotone dont il psalmodiait une sorte de litanie, dont elle necomprit pas le sens. « C’en est fait », s’intitulait lepoème.

I have done,

Put by the lute.

Song and singing soon areover

As the airy shades thathover

In among the purpleclover.

I have done,

Put by the lute.

Once I sang like earlythrushes

Sing among the dewybushes ;

Now l’m mute.

I am like a wearylinnet

For my throat has no song init ;

I have given my singingminute :

I have done,

Put by the lute.

(C’en est fait ! – Assez, mon luth !Chansons et chants sont passés – Comme les ombres légères quiflottent – Parmi les trèfles incarnats. – C’en est fait, – Assez,mon luth ! Jadis, je chantais comme la printanière alouette –Chante parmi les buissons pleins de rosée. – Aujourd’hui je suismuet. – Je suis pareil au pinson fatigué, – Car ma gorge n’a plusde chanson. – C’en est fait, – Assez mon luth !)

Maria n’y tint plus et, courant à la cuisine,elle remplit un bol de soupe, de tout ce que la cuiller à pot putracler de viande et de légumes dans le fond de la marmite. Martinse redressa et se mit à manger, assurant à Maria entre chaquebouchée, qu’il n’avait pas déliré et n’avait pas de fièvre.

Lorsqu’elle l’eut quitté, il resta assis surle bord du lit, accablé, la tête basse, les yeux tristes et vagues,jusqu’au moment où, son regard s’étant posé sur l’enveloppedéchirée d’un magazine arrivé le matin et qu’il n’avait pas ouvert,une lueur traversa son cerveau engourdi.

– C’est Le Parthénon, se dit-il,Le Parthénondu mois d’août, qui contient sûrementÉphémère. Si Brissenden pouvait voir ça.

À peine eut-il feuilleté le magazine, qu’iltomba sur Éphémèreorné d’un magnifique en-tête etd’illustrations genre Beardsley en marge. D’un côté de l’en-têteétait la photographie de Brissenden ; de l’autre, celle de SirJohn Value, ambassadeur de Grande-Bretagne. Une note préliminairede la rédaction citait une phrase de Sir John Value, déclarantqu’il n’y avait pas de poètes en Amérique ; la publicationd’Éphémère était par conséquent la réponse du tac au tac àSir John Value ! On y représentait également Cartwright Brucecomme le plus grand critique d’Amérique et on citait le passage oùil avait déclaré qu’Éphémère était le plus grand poème quiait jamais été écrit en Amérique. La préface de la rédactionfinissait ainsi : « Nous n’avons pas encore pu apprécierla valeur d’Éphémèrecomme elle le mérite ; peut-êtrene le pourrons-nous jamais. Mais nous l’avons lu souvent, en nousémerveillant de ses idées et de sa forme admirable. »

Suivait le poème.

– Briss, mon vieux, vous avez bien faitde mourir, murmura Martin en laissant glisser le magazine. Lavulgarité, la banalité qui s’en dégageait l’écœura, mais,apathique, il remarqua que son dégoût était superficiel. Il auraitbien voulu pouvoir se mettre en colère, mais l’énergie lui faisaittotalement défaut. Son sang congelé ne parvenait pas à briser laglace qui pesait sur son indignation intérieure. Après tout, quelleimportance tout ça avait-il ? Ça cadrait bien avec la sociétébourgeoise que Brissenden haïssait tant.

Pauvre Briss ! poursuivit Martin, il nem’aurait jamais pardonné.

Il se leva par un effort de volonté et ouvritune boîte qui avait autrefois contenu du papier pour machine àécrire. Il en sortit onze poèmes que son ami avait écrits, lesdéchira en plusieurs morceaux, qu’il jeta au panier. Il accomplitces gestes nonchalamment, puis, quand il eut fini, il s’assit surle bord du lit et ses yeux regardèrent fixement le vague.

Il ne sut pas combien de temps il resta ainsi.Tout à coup, sur l’écran vague de son esprit, il vit se former unelongue ligne blanche, horizontale – bizarre. Elle se précisa etdevint une chaîne de récifs de corail, fouettée par la houleécumeuse du Pacifique. Puis, dans la ligne des brisants, ildistingua une mince pirogue. À l’arrière, un jeune dieu de bronzeau pagne écarlate pagayait, et sa pagaie ruisselante brillait ausoleil. Il le reconnut : C’était Moti, le plus jeune fils deToti, le grand chef ; c’était Tahiti et au-delà de cetteblanche ligne de récifs, fleurissait la douce Papara ; àl’embouchure du fleuve se cachait la hutte de feuillages du chef.Le crépuscule tombait : Moti rentrait de la pêche. Ilattendait le bondissement de la lame qui l’emporterait au-dessusdes récifs.

… Puis, il se vit lui-même, assis àl’avant de la pirogue comme il l’avait fait tant de fois jadis, lapagaie à la main, guettant le cri bref de Moti pour la plongerviolemment dans le grand mur d’eau turquoise, au moment où ils’élevait derrière eux. L’eau sifflait sous l’étrave comme un jetde vapeur et retombait en pluie autour d’eux : un choc, ungrondement, un sourd rugissement pareil à un coup de tonnerre, etla pirogue flottait sur la calme lagune bleue. Moti riait, secouaitles gouttelettes salées de ses yeux et ils pagayaient ensemble versla plage de sable poudré de corail. À travers les palmes descocotiers, les murs de verdure de Toti se doraient au soleilcouchant.

La vision s’éteignit et, devant ses yeuxredevenus lucides, s’étala le désordre de sa chambre misérable. Envain, il essaya d’évoquer Tahiti. Il savait qu’il y avait deschansons parmi les cocotiers et que les filles dansaient au clairde lune mais ne put arriver à les voir. Il ne vit que sa tableencombrée, la place vide de sa machine à écrire et la vitrecrasseuse. Avec un gémissement il ferma les yeux et s’endormit.

40

Il dormit profondément toute la nuit et ce futle facteur qui le réveilla dans la matinée. Martin, fatigué et sansentrain, parcourut ses lettres sans y prêter attention. Unmagazine, auquel il réclamait son dû depuis un an, lui envoyait unchèque de vingt-deux dollars. Il l’inscrivit sur son livre decomptes sans la moindre joie. La fièvre ravie des premiers chèquesreçus était passée : le temps était fini des grands espoirs.Ce n’était à présent qu’un chèque de vingt-deux dollars – de quoimanger, voilà tout.

Par le même courrier, un hebdomadaire de NewYork lui envoyait également un chèque de dix dollars, en paiementde quelques vers humoristiques publiés plusieurs mois auparavant.Une idée lui vint, qu’il considéra avec attention. Comme il nesavait pas ce qu’il allait faire, qu’il n’avait rien envie defaire, que d’autre part, il fallait vivre et qu’il avait denombreuses dettes, ne serait-ce pas d’un bon placement qued’affranchir le volumineux tas de manuscrits empilés sous la tableet de les expédier de nouveau à travers le monde ? On enaccepterait peut-être un ou deux… Cela le ferait vivre.

Après avoir touché ses chèques à la banqued’Oakland, il acheta donc pour dix dollars de timbres, puis songeaà déjeuner. Mais l’idée de rentrer faire la cuisine dans sa petitechambre encombrée ne l’enthousiasmait guère, bien qu’il réalisâtainsi une sérieuse économie. Il alla donc au café du Forum,commanda un déjeuner de deux dollars, donna vingt-cinqcents de pourboire au garçon et s’acheta un paquet decigarettes égyptiennes de cinquante cents. C’était lapremière fois qu’il fumait, depuis que Ruth l’avait prié de ne plusle faire. Mais, à quoi bon, maintenant, se refuser ceplaisir ? Pour cinq cents, évidemment, il aurait pus’acheter un paquet de Durham et du papier brun, de quoi roulerquarante cigarettes, mais pour quoi faire ? L’argent, pourlui, n’était plus que le moyen de satisfaire un désir momentané.Sans boussole, sans rames, sans port à l’horizon, il se laissaitaller à la dérive, sans lutter davantage, puisque lutter c’estvivre et que vivre c’est souffrir.

Les jours s’écoulaient. Il dormaitrégulièrement huit heures par nuit. Bien qu’il prît ses repas, enattendant de nouveaux chèques, dans des restaurants japonais à dixcents, il se remplumait, ses joues creuses seremplissaient. Il ne s’exténuait plus à se priver de sommeil, àtrop travailler. Il n’écrivait plus, n’ouvrait plus un livre,marchait beaucoup dans la campagne et vagabondait de longues heuresdans les parcs tranquilles. Il n’avait ni amis ni connaissances, necherchait pas à en faire, n’avait de goût à rien. Il attendaitqu’une impulsion nouvelle – venue d’où ?… il n’en savait rien– réorganise sa vie. Et les jours passaient, vides, plats, sansintérêt.

Parfois, il feuilletait les journaux et lesrevues, afin de voir à quel point Éphémère étaitmaltraité. C’était un succès, certainement. Mais quel succès !Tout le monde lisait le poème et tout le monde discutait poursavoir si, oui ou non, c’était vraiment de la poésie. Les feuilleslocales s’en étaient emparées et publiaient tous les jours descolonnes entières de doctes critiques et des lettres de lecteurstrès convaincus. Helen Della Delmar, que l’on avait proclamée àgrand renfort de réclame et de battage, la plus remarquablepoétesse des États-Unis, refusait absolument à Brissenden un siègeau Parnasse à ses côtés et s’évertuait à prouver dans tous lesjournaux qu’il n’avait rien d’un poète.

Le numéro suivant du Parthénonparut ; il se félicitait copieusement du mouvement qu’il avaitprovoqué, ironisait sur Sir John Value, exploitait la mort deBrissenden de la façon la plus odieuse. Un journal qui tirait àcinq cent mille exemplaires, publia un poème inédit d’Helen DellaDelmar, où elle se moquait de Brissenden. Dans un autre, elle leparodiait.

Bien des fois, Martin se dit que son ami avaitbien fait de mourir. Il haïssait tellement la foule et voilà quetout ce qu’il avait eu de plus sacré et de plus haut en lui, étaitjeté en pâture à la foule. Tous les jours, la vivisection de laBeauté continuait. Les moindres petits scribouillards s’agrippèrentà la queue du Pégase qui portait Brissenden, pour, de cettemanière, se faire porter devant le public.

Un journal écrivait : « Nousrecevons à l’instant une lettre d’une personne qui écrivit un poèmepresque semblable – mais bien supérieur – il y a peu detemps. » Un autre journal, avec un imperturbable sérieux,reprochait sa parodie à Miss Delmar et ajoutait :« Évidemment Miss Delmar l’a écrite en plaisantant, mais ennégligeant le respect qu’un grand poète doit éprouver pour unautre, surtout lorsque cet autre est peut-être le plus grand detous. Cependant, que Miss Delmar soit jalouse ou non de celui quiécrivit Éphémère, il est certain qu’elle ne peuts’empêcher, comme tout le monde, d’être impressionnée par cetteœuvre et qu’un jour viendra sans doute où elle s’efforcera del’égaler. »

Des pasteurs tonnèrent en chaire contreÉphémère ; le seul qui prit sa défense fut expulsécomme hérétique. Le grand poème fut également une énorme source degaieté. Les rimailleurs humoristiques, les caricaturistes s’enemparèrent ; ce fut une source inépuisable de plaisanteries dece genre : Charley Frensham confiait à Archie Jennings, sousle sceau du secret, que cinq lignes d’Éphémère donnaient àun homme la danse de Saint-Guy et qu’au bout de dix lignes iln’avait plus qu’à se noyer.

Martin ne riait pas ; il ne grinçait pasdes dents non plus. Tout ça l’attristait profondément. À côté de lafaillite de son idéal, dont l’amour avait été le but, le krach deses illusions sur le monde littéraire et sur le public était bienpeu de chose en vérité. Brissenden avait eu raison, mille foisraison, et lui, Martin, avait perdu en travail stupide et forcené,plusieurs années de sa jeunesse, pour découvrir à son tour que lesmagazines, les revues, les journaux, n’étaient que basse réclame,snobisme et vil trafic. Eh bien ! c’était fini, se disait-ilpour se consoler. Parti à tire-d’ailes vers une étoile, il avaitnaufragé dans un marais pestilentiel.

Fréquemment, des visions de Tahiti, de laclaire et douce Tahiti, lui revenaient, comme aussi de Paumotu etdes Marquises. Il se voyait souvent, à bord d’un schooner decommerce ou d’un frêle petit cotre, glissant à l’aube entre lesatolls parsemés d’huîtres perlières, jusqu’à Nuka-Hiva et la baiede Taiohae. Là, Tamari, il le savait, tuerait un cochon en sonhonneur ; ses filles aux cheveux fleuris le prendraient parles mains et, parmi les chansons et les rires, le couronneraient defleurs. Les mers du Sud l’appelaient. Et il savait qu’un jour oul’autre il répondrait à leur appel.

En attendant, il errait à l’aventure ; ilse reposait, se détendait, après son long voyage au pays de lascience. Quand Le Parthénonlui adressa le chèque de troiscent cinquante dollars, il l’envoya au notaire de la famille deBrissenden et s’en fit donner un reçu, puis il signa unereconnaissance des cent dollars que Brissenden lui avait donnés unjour.

Bientôt Martin cessa de fréquenter lesrestaurants japonais. Au moment précis où il abandonnait la lutte,la chance avait tourné – trop tard. Ce fut sans un frémissement deplaisir qu’il ouvrit une mince enveloppe venant duMillenium, en tira un chèque de trois cents dollars et vitqu’il s’agissait de L’Aventure. Quand il eut payé toutesses dettes et rendu les cent dollars de Brissenden au notaire, illui resta plus de cent dollars. Il se commanda un complet neuf etprit ses repas dans les meilleurs restaurants. Il couchait toujoursdans sa petite chambre chez Maria, mais à la vue de ses vêtementsneufs, les enfants du voisinage cessèrent de l’appeler« vagabond » et « clochard », cachés derrièreles barrières ou perchés sur les toits des masures.

Le Warren’s Monthly lui pritWiki-Wiki, la nouvelle hawaïenne, pour deux cent cinquantedollars. La Northern Review publia son essai LeBerceau de la beauté et Makintosh’s Magazine saChiromancienne,le fameux poème écrit pour Marianne.Éditeurs et lecteurs étaient rentrés de vacances et lestransactions marchaient rondement. Mais Martin ne parvenait pas àcomprendre par quelle étrange lubie tout ce qui avait étéobstinément refusé pendant deux ans, était à présent acceptéd’emblée. Rien de lui n’avait été publié. En dehors d’Oaklandpersonne ne le connaissait et à Oakland, le peu de gens quicroyaient le connaître, le prenaient pour un anarchiste notoire.Rien n’expliquait donc ce revirement soudain. Ce n’était qu’uncaprice du destin.

La Honte du soleil ayant été refuséepar bon nombre de revues, il finit par suivre le conseil deBrissenden et se mit en quête d’une maison d’édition. Après avoiressuyé plusieurs refus, Singletree, Darnley and Col’acceptèrent, en promettant de le publier intégralement. LorsqueMartin leur demanda un acompte, ils répondirent que ce n’était pasleur habitude, que, non seulement les livres de ce genre faisaientrarement leurs frais, mais qu’ils doutaient de pouvoir en vendreplus d’un millier d’exemplaires.

Martin calcula que dans ce cas, le livre étantvendu un dollar pièce, en touchant quinze pour cent, cela luirapporterait cent cinquante dollars et il regretta de ne pas s’êtrespécialisé dans le roman, puisque L’Aventure, à peine pluslongue, lui avait rapporté le double. Après tout, le fameuxparagraphe du journal qu’il avait lu autrefois, était vrai. Lesmagazines de premier ordre payaient d’avance et payaient bien,puisque le Millenium lui avait donné, non pas deuxcents le mot, mais quatre. Et avec ça, ils ne prenaientque le dessus du panier en littérature : ne prenaient-ils pasla sienne ? À cette pensée, il eut un ricanementsarcastique.

Il écrivit à Singletree, Darnley andCo pour leur offrir de leur céder ses droits d’auteursur La Honte du soleil, moyennant cent dollars, mais ilsn’osèrent pas en courir le risque. Il n’avait aucun besoin d’argenten ce moment, car plusieurs de ses anciennes histoires avaient étéacceptées et réglées aussitôt. Après avoir payé ses dettes, il sefit même ouvrir un compte en banque ; il avait un crédit deplusieurs centaines de dollars. Trop tard ! aprèsavoir été refusé plusieurs fois, trouva asile à la CompagnieMeredith-Lowell. Alors Martin se souvint des cinq dollars queGertrude lui avait donnés un jour et de sa promesse de les luirendre au centuple. Il demanda donc une avance de cinq centsdollars. À sa grande surprise, l’éditeur lui envoya le chèqueaussitôt, avec un contrat, par retour du courrier. Il toucha lechèque en pièces d’or et téléphona à Gertrude qu’il avait besoin dela voir.

Elle arriva, essoufflée, pantelante de s’êtredépêchée. Certaine que Martin avait fait encore des siennes, elleavait fourré dans son sac ses quelques économies. Elle était mêmesi persuadée d’un malheur, qu’elle se précipita dans ses bras ensanglotant : en même temps elle lui tendait le sac.

– Je serais bien venu chez toi, dit-il.Mais la perspective de l’inévitable scène avec M. Higginbothamm’ennuyait.

– Il se calmera sûrement un jour,assura-t-elle, tout en se demandant ce qui pouvait bien être arrivéà Martin. Mais tu ferais mieux de trouver une situation d’abord,une situation sérieuse. Bernard apprécie un honnête travailleur.Cette affaire de journaux l’a bouleversé. Jamais je ne l’ai vu sienragé.

– Je ne chercherai pas de situation, ditMartin avec un sourire. Tu peux le lui dire de ma part. Je n’ai pasbesoin de situation et en voilà la preuve.

Et les cent pièces d’or s’égrenèrent sur lesgenoux de Gertrude avec un clair tintement.

– Tu te souviens des cinq dollars que tum’as donnés un jour où je n’avais pas de quoi me payer letram ? Eh bien ! je te les rends, avecquatre-vingt-dix-neuf petits frères, d’âges différents, mais demême grandeur.

Si Gertrude avait eu peur en arrivant, ellefut terrifiée à présent. Ses soupçons justifiés, devenaient descertitudes. Elle regarda Martin avec des yeux pleins d’horreur ettressaillit au contact de l’or, comme à celui d’un fer rouge.

– C’est à toi ! dit-il en riant.

Elle éclata en sanglots, gémissant d’une voixentrecoupée :

– Mon pauvre petit, mon pauvrepetit !…

Un instant Martin fut intrigué. Puis, devinantla cause de son désarroi, il lui tendit la lettre deMeredith-Lowell qui accompagnait le chèque. Elle la lut avidement,tout en épongeant ses larmes et demanda quand elle eutfini :

– Et ça veut dire que tu as gagnéhonnêtement cet argent ?

– Beaucoup plus honnêtement qu’à laloterie. Je l’ai gagné par mon travail.

Elle reprit un peu confiance et relutattentivement la lettre. Il eut quelque peine à lui expliquer dequelle manière cet argent se trouvait en sa possession et plus depeine encore à lui faire comprendre qu’il lui en faisait réellementcadeau et n’en avait personnellement aucun besoin.

– Je vais te le placer dans une banque,dit-elle finalement.

– Pas question. C’est à toi ;fais-en ce qui te plaira ; si tu n’en veux pas, je le donneraià Maria. Elle saura bien l’employer, je t’assure. Je t’engage,pourtant, à prendre une bonne et de longues vacances.

– Je vais raconter tout ça à Bernard,déclara-t-elle en s’en allant. (Martin fit la grimace puisricana 🙂 Fais-le donc. Il m’invitera peut-être de nouveau àdîner.

– Bien sûr, qu’il t’invitera, j’en suissûre et certaine ! s’écria-t-elle en l’embrassant avecferveur.

41

Un beau jour, Martin se sentit seul. Il étaitvigoureux, bien portant et inactif. La cessation de tout travail,la mort de Brissenden, sa rupture avec Ruth, avaient laissé ungrand vide dans sa vie. Il ne lui suffisait décidément pas de bienmanger au restaurant et de fumer des cigarettes égyptiennes. La merl’appelait, il est vrai, mais il lui semblait qu’il lui restaitencore quelque chose à faire aux États-Unis et qu’il y avait encorede l’argent à en tirer. Il attendrait donc pour en apporter unebonne provision là-bas. Aux îles Marquises, il connaissait unevallée et une baie qu’on aurait pour mille dollars chiliens. Lavallée s’étendait de la baie en fer à cheval, jusqu’aux picslointains dont les cimes se perdaient dans les nuages, et mesuraitenviron quarante mille kilomètres carrés.

Elle était remplie de fruits des tropiques, depoules sauvages, de sangliers, quelquefois de bétail sauvage ;et, sur les hauteurs, paissaient des troupeaux de chèvres, quechassaient des bandes de chiens sauvages. L’endroit tout entierétait sauvage, nul être humain n’y habitait. Il n’avait qu’àl’acheter pour mille dollars chiliens. La baie, il s’en souvenaitbien, était magnifique, avec un tirant d’eau suffisant aux plusforts tonnages et si sûre, que la Compagnie du Pacifique Sud larecommandait comme étant la meilleure à cent lieues à la ronde. Ilachèterait un de ces schooners gréés en yacht, carénés de cuivre,qui filent comme le diable, et ferait le commerce du copra et desperles autour des îles. La vallée serait son quartiergénéral ; il y bâtirait une paillote semblable à celle deToti, et aurait de nombreux serviteurs à la peau sombre. Ledirecteur de la factorerie de Taiohae, les capitaines des naviresmarchands, tout le gratin des écumeurs du Pacifique seraient seshôtes. Il tiendrait maison ouverte, recevrait comme un souverain.Il oublierait tout ce qu’il avait lu et le monde qui l’avait siamèrement déçu.

Mais pour faire tout ça, il fallait rester enCalifornie, le temps de remplir ses coffres. Journellement déjà,l’argent arrivait en un flot grossissant. Qu’un seul de ses livresfît sensation et tous ses manuscrits s’enlèveraient. Il pouvaitaussi rassembler ses nouvelles et ses poèmes en volumes ets’assurer bien vite de la vallée, de la baie et du schooner.Ensuite il n’écrirait plus jamais. En attendant ce jour-là, ils’agissait de secouer son apathie anormale et de vivre d’une façonmoins stupide et moins abrutie qu’il ne le faisait en cemoment.

Un dimanche matin, il apprit que lepique-nique des Briqueteurs avait lieu ce jour-là au Shell MoundPark, et y alla. Autrefois il avait trop souvent fréquenté lespique-niques populaires pour ne pas en connaître les moindresaspects et, dès l’entrée, il retrouva toutes ses anciennesimpressions, amplifiées. Après tout, ce milieu-là, c’était lesien ! Il y était né, y avait vécu et, bien qu’il s’en fûtvolontairement éloigné, c’était bon de s’y retrouver.

– Je veux bien être pendu si ce n’est pasMart !… dit une voix et une main cordiale lui tapa surl’épaule. Où as-tu disparu, tout ce temps-là ? Tu étais enmer ? Viens boire un verre !

Il retrouva toute sa bande, son anciennebande, avec quelques manquants et quelques nouveaux visages. Cen’étaient nullement des briqueteurs, mais comme jadis, ilsfréquentaient les pique-niques du dimanche pour la danse, lesbatailles et l’amusement. Martin but avec eux et se sentit revivre.Quelle folie de les avoir quittés ! se dit-il ; sansaucun doute, il aurait été mille fois plus heureux s’il était restéparmi eux, sans livres, sans culture, sans hautes fréquentations.Pourtant la bière lui semblait moins bonne qu’autrefois. Brissendenlui avait gâté le goût, il ne supportait plus les boissons bonmarché ; les livres lui auraient-ils également gâté l’amitiéde ses compagnons de jeunesse ? Il ne voulut pas y réfléchiret se dirigea vers la salle de danse. Il y rencontra Jimmy, leplombier, en compagnie d’une grande blonde, qui le lâchaimmédiatement pour Martin.

– Là ! c’est comme autrefois !déclara Jimmy à la bande qui se moquait de lui en voyant Martin etla blonde valser avec entrain. Et je m’en fous, je suis tropcontent de le revoir ! Regardez-le valser, il est formidable,non ? Je lui en veux pas, à cette môme.

Mais Martin rendit sa blonde à Jimmy et labande de copains s’amusa à regarder les couples tourbillonner, touten riant et en plaisantant à qui mieux mieux. Tous étaient heureuxde revoir Martin. Ils ignoraient tout de sa vie pendant ces longsmois de sa carrière littéraire. Ils l’aimaient pour lui-même. Soncœur solitaire se détendit dans ce bain de cordialité ; il sesentait pareil à un souverain revenu d’exil. Aussi s’en donna-t-ilà cœur joie ; et, comme aux anciens jours où il revenait de lamer avec sa paye, il jeta son argent à pleines mains.

À un moment donné, il aperçut Lizzie Connollyqui dansait avec un jeune ouvrier ; un peu plus tard, enfaisant le tour de la salle, il la retrouva, assise à un buffet.Surprise et ravie de le voir, elle ne demanda qu’à le suivre aujardin, où ils pourraient parler sans que leur voix soit étoufféepar le tintamarre de l’orchestre. Dès les premiers mots échangés illa sentit à lui. Tout le lui prouvait, la fière humilité de sesyeux, le don caressant de tout son corps tendu vers lui, la façondont elle buvait ses moindres paroles. Ce n’était plus la petitejeune fille qu’il avait connue. C’était une femme à présent ;sa beauté n’avait rien perdu de son charme farouche, dont l’ardeursemblait plus contenue, plus discrète. Qu’elle était belle !Bon Dieu ! qu’elle était belle !… Il sentait qu’iln’aurait eu qu’à lui dire : « Viens ! » etqu’elle l’aurait suivi jusqu’au bout du monde.

Il en était là de ses réflexions, quand ilreçut un formidable coup sur la tête qui faillit l’assommer.C’était un magistral coup de poing ; il avait été assené avecune précipitation et une fureur telles qu’il avait manqué sonbut : la mâchoire de Martin. Celui-ci se retourna enchancelant et vit le poing revenir sur lui avec la rapidité d’unbolide ; il se baissa vivement. Le coup passa sans mêmel’effleurer, l’homme fut entraîné et pivota sur lui-même. Martinlui balança un vigoureux crochet du gauche, accompagné du poids deson corps tout entier. L’homme tomba sur le côté, se releva d’unbond, fonça à nouveau comme un forcené. Martin vit un visageconvulsé de colère et se demanda quelle pouvait bien en être lacause. Mais tout en s’étonnant, il le frappait d’un formidable coupdroit et l’homme tomba à la renverse, inanimé. Jimmy et sa bandeaccouraient vers eux.

Martin frémissait de surexcitation. Ilretrouvait les anciens jours, avec leurs danses, leurs bagarres,leurs amusements ! Tout en surveillant d’un œil prudent sonadversaire, il regarda Lizzie. En général, les femmes poussent deshurlements quand les garçons s’expliquent à coups de poing ;mais elle n’avait pas crié. Elle retenait sa respiration,légèrement penchée en avant, le visage animé, et regardait avec unintérêt passionné ; dans ses yeux flambait une ardenteadmiration.

L’homme s’était relevé et se débattait pouréchapper aux mains qui cherchaient à le retenir.

– Elle m’attendait ! ellem’attendait ! criait-il à qui voulait l’entendre. Elleattendait que je revienne et puis ce gigolo est venu l’enlever.Laissez-moi, je vous dis ! Je veux lui faire sonaffaire !

– Qu’est-ce qui te prend ? ditJimmy, en le retenant solidement. Ce gars, c’est Martin Eden. Quandil cogne, ça fait mal, je t’avertis, et il te bouffera tout cru, situ l’asticotes.

– Je ne veux pas qu’il me la fauche commeça ! s’écria l’autre.

– Il a battu Flying Dutchman, tu leconnais, celui-là ? poursuivit Jimmy d’un ton conciliant. Eten cinq rounds. Toi, tu ne tiendras pas une minute contre lui, tusais !

Cette information parut produire un effetémollient et l’irascible jeune homme honora Martin d’un regardévaluateur.

– Il n’a pas l’air si costaud que ça,ricana-t-il ensuite, déjà plus calme.

– C’est justement ce qu’avait penséFlying Dutchman, répondit Jimmy. Allons, viens ! Il ne manquepas d’autres filles. Viens donc.

Le jeune homme consentit à se laisser emmenervers la salle de danse et toute la bande le suivit.

– Qui est-ce ? dit Martin à Lizzie.Et qu’est-ce qui lui a pris, d’ailleurs ?

Déjà, l’excitation du combat, si durable et sivive autrefois, était tombée et il sentit qu’il s’analysait trop àprésent, pour vivre, de gaieté de cœur et avec conviction, uneexistence aussi primitive.

Lizzie eut un geste impatient.

– Lui ? c’est rien du tout,dit-elle. Il me faisait la cour. Vous comprenez, je me sentaisterriblement seule. Mais je ne vous ai jamais oublié. (Elle baissala voix en regardant droit devant elle.) Je l’aurais plaqué pourvous n’importe quand.

Martin jeta un regard vers le visage qui sedétournait ; il savait qu’il lui suffirait d’étendre la mainpour la cueillir et se demanda si, après tout, un langage châtié,parfaitement grammatical, était vraiment indispensable au bonheur.Comme il ne répondait rien, elle ajouta en riant :

– Vous l’avez bien arrangé !

– C’est un gars solide, pourtant,concéda-t-il généreusement. Si on ne l’avait pas emmené, je nel’aurais peut-être pas eu si facilement.

– Qui était cette dame avec qui je vousai rencontré un soir ? interrogea-t-elle brusquement.

– Une amie, voilà tout.

– Il y a longtemps de ça, murmura-t-ellesongeuse. Il me semble qu’il y a des siècles.

Mais Martin changea de conversation. Ill’emmena goûter au buffet, lui offrit du vin, les gâteaux les pluschers ; puis ils dansèrent ensemble, rien qu’ensemble. Au boutd’un moment elle fut fatiguée. Il dansait bien et elletourbillonnait avec lui, la tête appuyée à son épaule, dans unvertige extasié, qu’elle souhaitait éternel.

Plus tard, ils se promenèrent sous lesarbres ; comme il l’avait fait tant de fois jadis, ils’allongea par terre, la tête sur les genoux de sa compagne. Ilsommeillait à demi ; elle caressait ses cheveux et lecontemplait avec adoration. En levant tout à coup les yeux, il lutle tendre aveu sur son visage. Elle baissa les yeux, puis lesplongea dans les siens avec une exquise hardiesse.

– Je n’ai pas flirter pendant tout cetemps-là, murmura-t-elle si bas qu’il l’entendit à peine.

Et Martin comprit que c’était la vérité, lamiraculeuse vérité. Et son cœur fut tenté. Il ne dépendait que delui de la rendre heureuse. Si le bonheur lui avait été refusé,était-ce une raison pour le refuser à cette femme ? Il n’avaitqu’à l’épouser et à l’emmener là-bas, dans son palais de verduredes îles Marquises. Le désir d’agir ainsi était fort, mais plusforte encore était la fidélité à l’Amour. Fini le temps dudévergondage et du laisser-aller ! Il avait changé – du toutau tout, il ne s’en rendait compte qu’à présent.

– Je ne suis pas fait pour le mariage,Lizzie, dit-il légèrement.

La main qui caressait ses cheveux s’arrêta uneseconde, puis reprit son geste câlin. Il vit son visage changerd’expression, se durcir d’une résolution soudaine etrayonnante.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire,fit-elle ; puis elle s’interrompit. De toute façon, je n’ytiens pas. Non, je n’y tiens pas, répéta-t-elle. Je serais fièred’être votre amie. Pour vous, je ferais n’importe quoi.

Martin se redressa et lui prit la main. Dansce simple geste, il y avait une grande franchise, une chaudesympathie, mais si peu de passion qu’elle en fut glacée.

– Ne parlons pas de ça, dit-elle.

– Vous êtes une femme d’une grandenoblesse ! dit Martin. C’est moi qui devrais être fier de vousconnaître. Et je le suis, Lizzie ! Vous êtes le rayon desoleil de ma très sombre existence, et je veux être aussi sincèreque vous l’avez été.

– Que vous le soyez ou non, ça m’estégal. Faites de moi ce que vous voudrez. Vous pouvez me jeter dansla boue et me piétiner. Et vous seriez le seul, dit-elle d’un airde défi. Ce n’est pas pour rien que j’ai appris à me défendredepuis que j’étais toute gosse !

– Et c’est justement pour ça que je ne leferai pas, dit-il avec douceur. Vous êtes si droite, sigénéreusement confiante, que je veux vous traiter comme vous leméritez. Je ne veux pas me marier, et… je ne veux pas aimer sans memarier. Ce n’était pas mon genre autrefois. On change. Je regretted’être venu ici aujourd’hui et de vous y avoir rencontrée. Maisnous n’y pouvons plus rien et je ne m’attendais vraiment pas à ceque ça tourne de cette façon-là ! Mais, Lizzie, écoutez-moi.Je peux vous dire que mon amitié pour vous est grande. Bien plus,je vous admire et je vous respecte. Vous êtes admirable etadorablement bonne. Mais, à quoi bon tout ça ?… Pourtant jevoudrais faire quelque chose pour vous. Votre vie n’a pas étéfacile jusqu’à présent, laissez-moi vous la faciliter. (Un éclairde joie traversa ses yeux, puis s’éteignit.) Je suis presque sûrd’avoir bientôt pas mal d’argent, beaucoup d’argent.

Il abandonnait le rêve tant caressé, de lavallée là-bas, du palais de verdure et du beau yacht blanc. Aprèstout qu’est-ce que ça faisait ? Il s’en irait, comme tantd’autres fois, sur n’importe quel bateau, n’importe où.

– Il faudra que nous parlions de çaensemble. Vous devez bien avoir envie de quelque chose ? Devous instruire, par exemple ? N’aimeriez-vous pas êtresténographe ? J’arrangerais ça. Vos parents vivent-ilsencore ? Je pourrais les installer dans une épicerie, ou unautre commerce. Dites ce qui vous ferait plaisir, n’importe quoi,et vous l’aurez.

Elle ne répondit rien. Les yeux fixes,immobile, elle restait là, insensible en apparence, mais Martin lasentit souffrir à un tel point qu’il en souffrit pour elle etregretta d’avoir parlé. Ce qu’il lui avait offert, de l’argent,tout vulgairement, semblait si mesquin, comparé à ce qu’elle luioffrait. Il lui offrait une chose indifférente, à laquelle il netenait pas, tandis qu’elle s’offrait elle-même, avec son fardeau dehonte, de sacrifice et de péché.

– Ne parlons pas de ça, dit-elle enfin,avec un sanglot qu’elle dissimula par une petite toux. (Puis, selevant 🙂 Allons, venez, rentrons. Je suis éreintée.

La fête était terminée et la jeunesse s’étaiten grande partie dispersée. Mais lorsque Martin et Lizziequittèrent l’ombre des arbres, ils trouvèrent la bande des copainsqui les attendait. Martin comprit immédiatement pourquoi. Il yavait de la bagarre dans l’air ; la bande se faisait sa gardedu corps. Ils franchirent la grille du parc, suivis à quelquedistance par l’autre bande, celle des amis que l’amoureux évincé deLizzie avait rassemblés, pour se venger. Quelques agents, craignantdu grabuge, essayèrent de le prévenir, en poussant les deux groupesséparément vers le train de San Francisco. Martin déclara à Jimmyqu’il descendrait à la station de la 16e Rue pourprendre le tram d’Oakland. Lizzie, très calme, ne semblait prendreaucun intérêt à ce qui se tramait. Lorsque le train s’arrêta à lastation en question, le tram était là, prêt à partir, avec sonwattman qui manœuvrait impatiemment le timbre d’appel.

– Le voilà ! conseilla Jimmy.Cours ! attrape-le ! Pendant ce temps-là, nous lesretarderons. Allez ! Dépêche-toi !

Cette manœuvre déconcerta la bande adverse uninstant ; puis, elle se rua à la poursuite du tram. Les bravesgens d’Oakland qui le peuplaient, remarquèrent à peine le jeunehomme et la jeune fille qui s’étaient dépêchés de monter ets’étaient assis devant, à l’extérieur. Ils n’établirent aucunrapport entre ce couple et Jimmy qui, sautant sur le marchepied,cria au conducteur :

– Vas-y plein tube, vieux !Casse-toi en vitesse !

Au même moment, Jimmy pirouetta sur lui-mêmeet les voyageurs le virent envoyer son poing sur la figure d’unhomme qui essayait de sauter dans la voiture. Et, de chaque côté,des poings s’abattirent sur des figures. C’était la bande de Jimmy,qui, protégeant l’accès du véhicule, recevait l’attaque de la bandeennemie. Puis, le tram partit à toute vitesse, en carillonnant àgrand fracas ; il abandonna les combattants, et les voyageursstupéfaits ne devinèrent jamais que le tranquille jeune homme et lajolie ouvrière assis dans le coin, à l’extérieur, étaient la causede cette bagarre.

Ce combat avait amusé Martin ; il y avaitretrouvé un peu de sa fièvre combative d’autrefois. Mais elles’éteignit vite et une grande tristesse l’oppressa. Il se sentitsoudain très vieux, terriblement plus vieux que ses insouciantscompagnons du temps passé. Il avait voyagé loin, trop loin pourpouvoir revenir. Leur manière de vivre, qui avait été un jour lasienne, lui déplaisait à présent. Tout le désappointait : ilétait devenu un étranger. De même que la bière lui semblaitrâpeuse, leur société lui semblait grossière. Il avait trop évolué.Trop de livres ouverts les séparaient. Il avait voyagé si loin aupays de l’intelligence qu’il ne pouvait plus revenir en arrière.D’autre part, son besoin bien humain de camaraderie, demeuraitinsatisfait. Il n’avait pu se faire un foyer nouveau. De même queses copains d’antan ne pouvaient le comprendre, ni sa proprefamille, ni la bourgeoisie – de même cette fille, assise à côté delui et qu’il estimait beaucoup, était incapable de le comprendre nide comprendre le sentiment qu’il avait pour elle. En yréfléchissant, sa tristesse s’imprégnait d’amertume.

– Raccommodez-vous avec lui,conseilla-t-il à Lizzie en la quittant devant la caserne ouvrièreoù elle habitait près de Sixth and Market.

Il faisait allusion au jeune homme dont ilavait occupé la place ce jour-là.

– Je ne peux pas… pas maintenant,dit-elle.

– Allons donc ! dit-il gaiement.Vous n’avez qu’à siffler et il reviendra au galop !

– Ce n’est pas ça que je voulais dire,dit-elle avec simplicité.

Et il comprit.

Comme il allait lui dire bonsoir, elle sepencha vers lui, sans coquetterie, sans impudeur, mais ardemment,humblement. Il en fut touché jusqu’au tréfonds de son cœurindulgent. En l’entourant de ses bras, il la baisa sur la bouche,et le baiser qui lui fut rendu, fut le plus sincère qu’un homme eûtjamais reçu.

– Mon Dieu ! sanglota-t-elle. Jevoudrais mourir pour vous ! Je voudrais mourir pourvous !

Elle s’arracha précipitamment et montal’escalier en courant.

Il sentit ses yeux se mouiller.

« Martin Eden, se confia-t-il, tu n’espas une brute et tu n’es qu’un piètre nietzschéen. Si tu lepouvais, tu l’épouserais et tu remplirais ainsi de bonheur cepauvre cœur frémissant. Mais tu ne peux pas ! Tu ne peuxpas ! C’est terriblement dommage… »

– Le pauvre vieux vagabond raconte sespauvres vieux ulcères, marmotta-t-il, se rappelant son Henley. Lavie n’est, je crois, qu’une gaffe et une honte. C’est vrai, unegaffe et une honte.

42

La Honte du soleil fut publiée enoctobre. Une pesante tristesse étreignit Martin, lorsqu’il coupa laficelle qui contenait une demi-douzaine d’exemplaires de presseenvoyés par l’éditeur. Il se représentait ce qu’aurait été sa joiedélirante, quelques mois plus tôt, et la compara à son indifférenceactuelle. Son livre ! son premier livre ! et son poulsn’avait pas battu plus vite et il n’éprouvait qu’une mornetristesse. Ça lui était complètement égal… C’était de l’argent enperspective, évidemment, et il ne tenait pas à l’argent.

Il en apporta un exemplaire à la cuisine et letendit à Maria, confuse et affolée.

– C’est de moi, lui dit-il. J’ai écrit çalà, dans ma chambre, et vos bonnes soupes y ont beaucoup contribué.C’est pour vous. Un souvenir simplement.

Sa seule idée était de lui faire plaisir, dela rendre fière de lui, de justifier la confiance qu’elle n’avaitcessé de lui témoigner. Elle rangea le livre au salon, à côté de laBible familiale, comme une chose sacrée, le fétiche de l’amitié.Voilà qui atténuait son désappointement que son locataire ait étéblanchisseur ; et, bien qu’elle ne pût en comprendre une seuleligne, elle sentait obscurément que chaque phrase en était noble etbelle. Ce n’était qu’une femme du peuple, simple et terre à terre,mais elle avait le cœur bien placé.

Il lut avec la même indifférence les comptesrendus de La Honte du soleil, que L’Argus de laPresse lui envoyait toutes les semaines. Son livre faisait dubruit, c’était évident. Son magot allait s’arrondir. Il pourraitétablir Lizzie, s’acquitter de ses promesses et il lui resteraitencore de quoi bâtir son château de verdure.

Singletree, Darnley and Co nes’étaient prudemment risqués qu’à tirer une édition de 1 500exemplaires ; mais, à la suite des comptes rendus de lapresse, ils en tirèrent une seconde de 3 000, puis unetroisième de 5 000. Une firme de Londres demanda unarrangement par télégramme pour une édition anglaise, et on appriten même temps qu’en France, en Allemagne, en Suède, des traductionsse préparaient. L’attaque de l’école de Maeterlinck ne pouvait êtrelancée à un meilleur moment.

Une ardente controverse se déclencha ;Saleeby et Haeckel se trouvèrent pour la première fois du même avispour approuver et défendre La Honte du soleil. Crookes etWallace se rangèrent du parti opposé, tandis que Sir Oliver Lodgetentait de formuler un compromis, concordant avec ses propresthéories cosmiques. Les disciples de Maeterlinck se rallièrentautour de l’étendard du mysticisme. Chesterton déchaîna un rireuniversel en publiant une série d’essais écrits par des adversairesfous furieux. Mais tous, partisans et ennemis, furent écrasés parune plaquette fulminante de George Bernard Shaw. Inutile de direque l’arène était bondée de combattants moins illustres, mais quin’en produisaient pas moins une poussière, un vacarme et uneconfusion épouvantables.

« C’est un prodige absolumentdéconcertant, écrivit à Martin la maison Singletree, Darnley andCo, qu’un essai philosophique et critique se vende commeun roman. Cet ouvrage est destiné à battre tous les records. Plusde 40 000 exemplaires ont déjà été vendus aux États-Unis et auCanada. Une nouvelle édition de 20 000 est sous presse. Noussommes débordés par les demandes.

« Ci-inclus, le duplicata d’un contratpour votre prochain ouvrage. Veuillez remarquer que nous y avonsporté vos droits d’auteur à 20 %, ce qui est à peu près lemaximum de ce qu’une maison d’édition peut se risquer à offrir. Sicette offre vous convient, veuillez inscrire le titre de votrelivre dans l’espace réservé sur cette feuille. Nous vous laissonscarte blanche quant au sujet. Peu nous importe. Si vous en avezdéjà un de prêt, tant mieux. Il faut battre le fer pendant qu’ilest chaud.

« Au reçu de votre contrat signé, nousaurons le plaisir de vous envoyer un acompte de cinq mille dollars,pour vous marquer notre confiance. Nous voudrions aussi discuterles clauses d’un contrat de plusieurs années, – mettons dix –durant lesquelles le droit exclusif à la publication de toutesproductions sous forme de volume nous serait réservée. »

Martin mit la lettre de côté, et s’étant livréà un calcul mental, aboutit à cette découverte que, soixante millefois quinze cents faisaient neuf mille dollars. Il signale contrat, en remplit le blanc avec le titre La Fumée dejoie et l’envoya aux éditeurs avec les vingt nouvelles écritesautrefois. Et par retour du courrier, arriva le chèque de cinqmille dollars de Singletree, Darnley and Co.

– Voulez-vous venir avec moi en ville,Maria, cet après-midi, vers deux heures ? dit Martin, dans lamatinée de ce jour. Ou plutôt, trouvez-vous au coin de Broadway etde la 14e Rue, à deux heures. J’y serai.

Elle fut exacte. La seule explication qu’elleeût trouvée du mystère de ce rendez-vous était le mot« chaussures » et son désappointement fut grand quandMartin, dépassant un grand marchand de chaussures, l’entraîna dansune agence immobilière. Ce qui suivit tint du rêve et elle leconsidéra comme tel jusqu’à la mort. De beaux messieurs luisourirent aimablement, tout en parlant entre eux ou avecMartin ; une machine à écrire cliqueta ; des signaturesfurent apposées au bas d’un document imposant ; sonpropriétaire, convoqué également, signa aussi. Et quand tout futfini et qu’ils furent sortis, son propriétaire lui dit :

– Eh bien, Maria ! Vous n’aurez pasà payer sept dollars cinquante ce mois-ci !

Maria, ahurie, ne sut que répondre.

– Ni le mois prochain, ni le suivant, nicelui d’après, continua le propriétaire.

Elle remercia avec incohérence, comme d’unefaveur. Et ce ne fut qu’en rentrant à North Oakland, après en avoirconféré avec des amis et avec l’épicier portugais, qu’elle compritvraiment qu’elle était devenue la propriétaire de la maisonnettequ’elle avait si longtemps habitée.

– Pourquoi ne m’achetez-vous plusrien ? demanda l’épicier portugais à Martin, ce jour-là, enl’abordant à sa descente du tram. Martin expliqua qu’il ne faisaitplus la cuisine et dut entrer boire un verre de vin. Il remarquaque ce vin était le meilleur de la cave.

– Maria, déclara Martin ce même soir, jevais vous quitter. Et vous-même vous allez bientôt vous en allerd’ici. Vous louerez la maison à d’autres gens et vous en toucherezles loyers. Votre frère, m’avez-vous dit, habite San Leandro ouHaywards, je ne sais plus ; vous lui direz de venir me voir.Je serai à l’hôtel Métropole, à Oakland. Il sait ce que c’estqu’une belle ferme et je lui en montrerai une.

C’est ainsi que Maria devint propriétaired’une maison en ville et d’une ferme à la campagne, avec deuxouvriers pour faire la besogne et un compte en banque quiaugmentait de jour en jour, bien que sa progéniture tout entièrefût pourvue de chaussures et allât à l’école. Peu de gensrencontrent les bons génies dont ils ont rêvé, mais Maria, quiavait travaillé ferme, dont la tête était dure et qui n’avaitjamais rêvé de bons génies, rencontra le sien sous la forme d’unancien blanchisseur.

Pendant ce temps, le monde commençait à sedemander : Mais qui est donc ce Martin Eden ? Il avaitrefusé sa biographie à ses éditeurs, mais les journaux ne sedécourageaient pas pour ça. Dans Oakland même, les reportersdénichèrent quantité d’individus à même de donner des indicationsprécieuses. Tout ce qu’il était et ce qu’il n’était pas, tout cequ’il avait fait et surtout ce qu’il n’avait pas fait, fut étalé augrand jour, pour la plus vive délectation du public et accompagnéd’instantanés et de photographies. Au début, son dégoût pour lesmagazines et la société bourgeoise était si grand qu’il essaya delutter contre la publicité ; puis, il lui céda par indolence.Il pensa qu’il ne pouvait guère refuser de recevoir les envoyésspéciaux qui venaient de loin pour le voir. Puis, les journéesétaient longues, maintenant qu’il ne les occupait plus à travaillerou à écrire, et il fallait bien remplir les heures d’une façonquelconque. Il céda donc à ce qu’il considérait comme unengouement, accorda des interviews, donna son opinion sur lalittérature et la philosophie et accepta même des invitations dansla bourgeoisie. Il adoptait un nouvel état d’esprit étrange etconfortable. Tout lui était indifférent. Il pardonnait à tout lemonde, même au jeune reporter fouetté qui avait fait de lui unanarchiste militant et à qui il octroya une page entière, avecphotographie spéciale.

Il voyait parfois Lizzie ; elleregrettait visiblement la haute situation de Martin, qui lesséparait encore davantage. Dans l’espoir de la diminuer peut-être,elle se laissa persuader de suivre le cours du soir et de se fairehabiller chez une grande couturière qui prenait des prix fabuleux.Elle faisait des progrès de jour en jour, si bien que Martin envint à se demander s’il avait raison d’agir ainsi, car il savaitque tout ce qu’elle faisait, c’était dans l’espoir de lui plaire.Elle tâchait d’acquérir une valeur à ses yeux, le genre de valeurqu’il semblait apprécier. Et pourtant, il ne lui donnait aucunespoir, la traitait d’une façon toute fraternelle et la voyaitrarement.

Trop tard ! fut lancé par laCie Meredith-Lowell, au plus fort de sapopularité ; comme c’était un roman, son chiffre de vente futplus énorme que celui de La Honte du soleil. Les semainespassèrent et il détenait toujours le record sans précédent d’avoirdeux ouvrages à la fois sur la liste des best-sellers, car lesadmirateurs de La Honte du soleil étaient égalementattirés par la maîtrise avec laquelle il avait traité son romand’aventures maritimes. Dans l’un il avait attaqué la littératuremystique avec une rare perfection ; dans l’autre il avaitdéveloppé avec succès les principes qu’il préconisait, prouvant parlà la complexité de son génie, en se révélant à la fois critique etcréateur.

L’argent, la célébrité affluaient verslui ; comme une comète il flamboyait au firmament littéraireet l’intérêt qu’il suscitait l’amusait, plutôt qu’il ne leflattait. Une seule chose l’étonnait – une toute petite chose. Biendes gens auraient été intrigués s’ils s’étaient doutés de sonétonnement. Le juge Blount l’invita à dîner ! C’était là cettepetite chose qui devait en devenir une si grande dans son esprit.Il avait insulté le juge, l’avait abominablement maltraité et lejuge l’ayant rencontré dans la rue, l’avait invité à dîner… Martinénuméra les nombreuses occasions de l’inviter que le juge Blountavait eues chez les Morse et qu’il avait négligées. Pourquoi nel’avait-il pas reçu chez lui alors ? Lui, Martin, n’avaitcependant pas changé. C’était bien le même Martin Eden. Quelledifférence y avait-il à présent ? Le fait que ses ouvragesavaient été imprimés ? Mais il les avait écrits au moment mêmeoù le juge, se ralliant à l’avis général, se moquait de ses idéeset de Spencer. Ce n’était donc pas à cause de sa valeur réelle,mais à cause d’une valeur purement fictive, que le juge Blountl’invitait à dîner.

Martin ricana et accepta l’invitation, tout ens’émerveillant de sa magnanimité. Et, à ce dîner, dont Martin futle lion, et où il y avait une demi-douzaine de gens haut placés,avec leurs épouses – le juge Blount, chaudement appuyé par le jugeHanwell, supplia Martin de faire partie du « Styx », clubultra-select, dont faisaient partie, non seulement les grossesfortunes mais les grands talents. Martin refusa et s’étonna plusque jamais.

Ses manuscrits partaient tous les uns aprèsles autres. Il était débordé par les demandes des éditeurs. Onavait découvert que c’était un styliste doublé d’un penseur. LaNorthern Review, après avoir publié Le Berceau de labeauté, lui avait demandé une demi-douzaine d’essais du mêmegenre ; il l’aurait fait si le Burton’s Magazine,avide de spéculation, ne lui en avait pas demandé cinq à cinq centsdollars pièce. Il répondit qu’il acceptait, mais qu’il demandaitmille dollars par essai. Il se souvenait que tous ces manuscritsavaient été refusés froidement, bêtement, systématiquement, par cesmêmes magazines qui l’imploraient à présent. Ils lui en avaientfait baver, maintenant c’était son tour.

Et le Burton’s Magazine accepta sonprix et les quatre essais qui restaient furent enlevés aux mêmesconditions par le Makintosh’s Monthly, la NorthernReview étant trop pauvre pour soutenir le train. Ainsi furentdispersés à travers le monde : Les Grands Prêtres dumystère, Les Chasseurs de chimères, La Mesure de l’Ego, LaPhilosophie de l’illusion, Dieu et limon, L’Art et la Biologie,Critiques et preuves. Poussière d’étoiles et De l’usure,institution philanthropique, qui déchaînèrent des orages,difficilement apaisés.

Des éditeurs lui écrivirent en le priant defixer lui-même son prix – ce qu’il fit, mais toujours pour desouvrages déjà écrits. Il refusa nettement de s’atteler à denouveaux ouvrages. L’idée de se remettre à noircir du papier lerendait fou furieux. Il avait vu Brissenden mis en lambeaux par lepublic et, bien qu’il n’en fût pas de même pour lui – au contraire,on l’acclamait – il n’était pas revenu du choc reçu et ne pouvaitque mépriser ce public. Sa popularité lui semblait une honte et unetrahison vis-à-vis de Brissenden. Complètement dégoûté, il résolutde continuer à grossir sa provision d’argent. Il reçut desmagazines des lettres ainsi conçues :

« Il y a environ un an, nous fûmes auregret de refuser votre série de poèmes d’amour. Ce n’est pasqu’ils ne nous aient pas vivement frappés, mais des arrangementspréalables nous empêchèrent sur le moment de les accepter. Si vousles avez encore, nous serions très heureux de les publier enentier. À vous d’en fixer le prix. Nous serions également toutdisposés à vous faire des offres très avantageuses pour les publieren volume. »

Martin se souvint de sa tragédie en versblancs et la leur envoya au lieu des Poèmes d’amour, aprèsl’avoir relue. Il la trouva digne tout au plus d’un amateur –prétentieux et parfaitement quelconque. Mais il l’envoya et ellefut publiée, au grand regret du rédacteur. Le public fut indigné ets’étonna. Du noble talent de Martin Eden à ce fatras insipide, ladifférence était trop grande. On affirma qu’il ne l’avait jamaisécrite, que le magazine l’avait plagié très maladroitement ou bienque Martin Eden, imitant Dumas père, faisait écrire ses ouvragespar quelqu’un d’autre, maintenant qu’il était à l’apogée du succès.Mais, quand il eut expliqué que cette tragédie était une œuvre deses débuts littéraires et que le magazine avait pleuré pourl’avoir, ce fut un formidable éclat de rire aux dépens du magazine,qui fut obligé de changer son rédacteur en chef. La tragédie neconnut pas les honneurs de la publication en volume, bien queMartin eût touché les avances qu’on lui en avait faites.

Peu après, Martin reçut du Coleman’sWeekly un long télégramme qui avait dû coûter pas loin detrois cents dollars, lui demandant vingt articles à raison de milledollars chaque. Il devait voyager à travers les États-Unis, tousfrais payés, et choisir dans les sujets qui lui sembleraientintéressants, dans un certain ordre d’idées dont on lui donnait laliste, et sans autre condition que de se limiter aux États-Unis.Martin déclina cette offre et télégraphia ses regrets par dépêchepayable par le destinataire. Wiki-Wiki, publié dans leWarren’s Monthly, eut un succès foudroyant. Il parutensuite en un magnifique volume, splendidement illustré, qui sevendit comme des petits pains. La critique fut unanime à déclarerque Wiki-Wiki n’était pas déplacé à côté des chefs-d’œuvrede deux grands écrivains classiques : Le Diablotin dans labouteille et La Peau de chagrin.

Le public accueillit cependant la série deFumée de joie avec assez de froideur. L’audace de cesnouvelles si anticonventionnelles choqua la morale et les préjugésbourgeois ; mais quand on apprit que leur traduction obtenaità Paris un succès fou, le public anglais et américain suivit lecourant et les exemplaires filèrent en telle quantité, que Martinobligea la solide maison Singletree, Darnley and Co, àlui donner vingt-cinq % sur un troisième livre ettrente % sur un quatrième. Ces deux volumes comprenaienttoutes les nouvelles ayant déjà paru dans des revues ou desjournaux, ou en voie de publication.

Martin poussa un soupir de soulagement quandil eut disposé de son dernier manuscrit. Le château de verdure etle beau yacht blanc se rapprochaient à vue d’œil. Il avait euraison, après tout, contre Brissenden, qui affirmait que nulleœuvre de valeur ne pouvait réussir auprès des magazines. Son propresuccès démontrait le contraire. Et pourtant, il lui semblaitconfusément que Brissenden avait quand même raison. La Honte dusoleil avait été la cause première du succès, bien plus que laquantité d’ouvrages dont jamais aucun magazine n’avait voulu. SansLa Honte du soleilil serait resté inconnu ; et ilavait fallu un véritable miracle, pour que La Honte dusoleil réussît à ce point. Singletree, Darnley andCo étaient là pour l’attester. Ils en avaient d’abordtiré 1 500 exemplaires, en doutant de pouvoir les écouler.Leur expérience était notoire et ils avaient été confondus dutriomphe qui s’en était suivi. Envers et contre toute évidence, lesuccès était là, indiscutable. C’était le coup de chance unique,mystérieux.

En raisonnant ainsi, Martin en arriva à douterde la valeur de sa popularité. C’était la bourgeoisie qui achetaitses livres, qui remplissait d’or ses poches et, d’après ce qu’ilsavait d’elle, il lui semblait difficilement admissible qu’elle pûtapprécier sa littérature et la comprendre. La beauté intrinsèque,la puissance de ses œuvres n’existaient pas pour les milliers degens qui l’acclamaient. Il n’était que le caprice de l’heure,l’aventurier qui avait cambriolé le Parnasse pendant le sommeil desDieux. La foule le lisait, le portait aux nues, avec la mêmestupide incompréhension qui lui avait fait mettre en piècesÉphémère, de Brissenden. La meute de loups le léchait, aulieu de l’égorger, voilà tout : C’était une question dechance. Une seule chose demeurait évidente : Éphémèredépassait de beaucoup tout ce qu’il avait jamais écrit, tout cequ’il pourrait jamais écrire… C’était donc un bien misérable tributque la canaille lui payait là, puisque cette même canaille avaitnoyé Éphémère dans la boue. Il eut un profond soupird’intense satisfaction : Il était heureux que son derniermanuscrit soit vendu et de voir approcher le moment où tout çaserait terminé.

43

Un jour M. Morse rencontra Martin aubureau de l’hôtel Métropole. Martin ne put démêler bien nettements’il s’y trouvait par hasard pour affaires ou s’il y était venutout exprès pour l’inviter à dîner : il pencha vers cettedernière hypothèse. Ce qui était certain, c’était ceci : ilétait invité à dîner par M. Morse, le père de Ruth, qui luiavait interdit sa maison et avait rompu ses fiançailles.

Martin ne ressentit aucune colère et ne sedrapa point dans sa dignité. Il se demanda simplement pourquoiM. Morse s’abaissait ainsi et s’il en sentait mêmel’humiliation. Et, sans décliner l’invitation, il la remit à uneépoque indéterminée, tout en s’informant de la famille et de Ruthen particulier. Son nom lui vint aux lèvres tout naturellement,sans hésitation ; il fut même surpris de ne pas en éprouver leplus petit serrement de cœur.

On l’invitait beaucoup à dîner et il acceptaitquelquefois. Des gens se faisaient présenter à lui tout exprès pourpouvoir le recevoir. Et il continua d’être intrigué par ce petitrien qui devenait une chose grave. Bernard Higginbotham l’invita àdîner. Cela l’intrigua davantage encore. Il se rappela ses jours demisère noire où personne ne l’invitait. C’est à ce moment-là qu’ilen aurait eu besoin, alors qu’il s’affaiblissait faute denourriture… Paradoxe ridicule ! Quand il avait faim, personnene lui donnait à manger : à présent qu’il pouvait se gaver etavait perdu son appétit, les dîners affluaient de toutes parts.Pourquoi ? Qu’avait-il fait qui justifie ce changement ?Il était resté le même. M. et Mme Morsel’avaient condamné comme un fainéant, un incapable et, parl’intermédiaire de Ruth, lui avaient offert une place d’employédans un bureau. Sa littérature, ils la connaissaient, puisque Ruthleur avait fait lire ses manuscrits, dès cette époque. C’était lamême, exactement la même qui plus tard avait rendu son nomcélèbre ; c’était donc cette célébrité qui lui valait de dînerchez eux.

Une chose était évidente : les Morse nese souciaient ni de lui ni de ses œuvres. Il n’avait à leurs yeuxque l’attrait de son triomphe actuel et – pourquoi pas ? –parce qu’il avait également cent mille dollars environ. C’est decette façon que la société bourgeoise évalue un homme !…Pourquoi en aurait-il été autrement pour Martin ? Mais decette estimation, sa fierté n’en voulait pas. C’est pour lui-même,pour son travail, qui n’était que l’expression de son moi, qu’ilvoulait être apprécié. Lizzie, elle, l’aimait pour lui-même. Pourelle, son œuvre ne comptait pas ; Jimmy le plombier, tous sesanciens camarades, l’aimaient pour lui-même : ils l’avaientprouvé bien des fois, du temps où il était un des leurs ; ilsl’avaient prouvé une fois de plus, ce fameux dimanche à Shell MoundPark. Peu leur importait son œuvre, à ceux-là !… Celui qu’ilsaimaient, celui qu’ils défendaient envers et contre tous c’étaitMartin Eden, tout simplement, leur copain – un brave type.

Il y avait aussi Ruth. Qu’elle l’ait aimé pourlui-même, c’était indiscutable. Et pourtant elle lui avait préféréson étroite morale bourgeoise. Elle avait combattu salittérature ; et elle l’avait combattue surtout, luisemblait-il, parce qu’elle ne lui rapportait pas d’argent. De sonCycle d’amour, c’était tout ce qu’elle avait trouvé àdire. Elle aussi l’avait supplié de « se faire unesituation ». Il lui avait lu tout ce qu’il avait écrit :poèmes, essais, nouvelles, Wiki-Wiki, La Honte dusoleil,tout. Et toujours, obstinément, elle l’avait engagé àdevenir « sérieux », à trouver « unesituation ». Grands Dieux ! comme s’il n’avait pastravaillé, en se privant de sommeil et en menant cette vieéreintante, pour s’élever jusqu’à elle !…

Et le petit rien grandissait toujours. Il seportait bien, mangeait bien, dormait bien, et pourtant, le petitrien devenait une obsession. « J’étais le même ! »Cette idée hantait son cerveau. Un dimanche, à dîner, assis en facede Bernard Higginbotham, il eut de la peine à ne pashurler :

– J’étais le même ! C’était à cetteépoque que j’ai écrit ces ouvrages ! Et maintenant vous megavez quand alors vous m’avez laissé mourir de faim, vous m’avezfermé votre maison, vous m’avez renié, tout ça parce que je nevoulais pas « chercher une situation ». J’étais le même,tout ce que j’ai fait était déjà fait. À présent, vous vousinterrompez respectueusement quand je vous parle, vous voussuspendez à mes lèvres, vous buvez avec admiration la moindre demes paroles. Je vous dis que votre parti est pourri, et au lieu devous mettre en colère, vous faites « hum ! » et« ah ! » et vous admettez qu’il y a beaucoup de vraidans ce que j’avance. Et pourquoi ? Non pas parce que je suisMartin Eden, un bon garçon, pas complètement idiot, mais parce queje suis célèbre, parce que j’ai de l’argent, beaucoup d’argent. Jevous dirais que la lune est un fromage vert, que vous applaudiriez,ou du moins que vous n’oseriez pas me contredire, parce que je suisriche. Et je suis le même qu’alors, quand vous me rouliez dans laboue, sous vos pieds.

Mais Martin se retint. Ces pensées rongeaientson cerveau sans arrêt, pourtant il sourit et parvint à dissimulersa tension nerveuse. Comme il se taisait, Bernard Higginbotham pritl’initiative de mener la conversation et ne la lâcha plus. Il étaitun « self-made man » et en était fier. Personne nel’avait aidé. Il ne devait rien à personne. Il remplissait sesdevoirs comme citoyen et comme chef d’une nombreuse famille. Lamaison Higginbotham était le monument de son savoir-faire et de soninlassable travail. Il éprouvait pour la maison Higginbotham latendresse que d’autres éprouvent pour leur femme. Et il ouvrit soncœur à Martin, en lui dévoilant la somme d’intelligence et depersévérance qui avait présidé à la fondation de sa maison. Ilavait aussi des projets pleins d’ambition. Le quartier se peuplaitde plus en plus. Le magasin était vraiment trop petit. S’il avaitplus de place, il pourrait y ajouter une vingtaine deperfectionnements qui feraient gagner du temps et de l’argent. Ille ferait un jour. Tous ses efforts étaient tendus vers cebut : avoir de quoi acheter le terrain avoisinant et yconstruire un autre bâtiment à un étage. Il louerait l’étagesupérieur et les rez-de-chaussée des deux bâtiments seraient réunisaux magasins Higginbotham. Ses yeux brillèrent quand il parla de lanouvelle enseigne qui s’étendrait sur toute la façade.

Martin oublia d’écouter. L’incessant refrain« J’étais le même » qui obsédait son cerveau, couvrait lebavardage de l’autre. Ce refrain le rendait fou et il tenta d’yéchapper.

– Combien ça coûterait, dites-vous ?fit-il tout à coup.

Son beau-frère s’interrompit au beau milieud’un discours sur le chiffre d’affaires des commerçants duquartier. Il n’avait pas dit combien cela coûterait, mais il lesavait, car il l’avait calculé bien des fois.

– Au prix où sont les matériaux àprésent, dit-il, faudrait compter dans les quatre milledollars.

– Avec l’enseigne ?

– Je ne l’ai pas comptée. Une fois lamaison construite, elle viendra bien toute seule.

– Et le terrain ?

– Trois mille dollars.

Il se pencha en avant ; il mordillanerveusement ses lèvres, ouvrit et ferma machinalement ses mains,tandis que Martin écrivait un chèque, qu’il lui tenditensuite : il était de sept mille dollars.

– Je… je ne peux pas payer plus de sixpour cent, dit-il d’une voix sourde.

Martin eut envie de rire, mais demandasimplement :

– Qu’est-ce que ça ferait ?

– Attendez ! six pour cent, six foissept… quatre cent vingt.

– Soit trente-cinq dollars par mois,n’est-ce pas ?

Higginbotham fit un signe d’assentiment.

– Alors, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, nous arrangerons ça de la manière suivante (illança un coup d’œil à Gertrude 🙂 Je vous fais grâce desintérêts, à condition que vous dépensiez ces trente-cinq dollarspar mois, pour le blanchissage, le ménage et la cuisine. Ces septmille dollars sont à vous, si vous vous engagez à laisser Gertrudese reposer. Acceptez-vous ?

M. Higginbotham avait la gorgecontractée. De songer que sa femme ne ferait plus le ménage,remplissait d’amertume son âme sordide. Le don magnifique doraitune pilule bien dure à avaler. Sa femme ne travailleraitplus ! Ça le mettait en boule.

– Parfait ! alors, dit Martin. C’estmoi qui payerai les trente-cinq dollars par mois et…

Il fit un mouvement pour reprendre le chèque.Mais Bernard Higginbotham s’en empara précipitamment ens’écriant :

– J’accepte ! J’accepte !

Quand Martin prit le tram, il était fatigué,écœuré. Il leva les yeux vers l’enseigne du commerçant.

– Le cochon ! gronda-t-il, lecochon ! le cochon !

Lorsque le Makintosh’s Magazinepublia La Chiromancienne, ornée d’illustrations deBerthier et de deux gravures de Wenn, Hermann von Schmidt oubliaqu’il avait trouvé ces vers obscènes. Il cria sur tous les toitsque c’était sa femme qui les avait inspirés, eut bien soin qu’unreporter en soit averti, et se laissa interviewer par unjournaliste accompagné d’un photographe et d’un dessinateur demarque. Il en résulta, dans le supplément du dimanche, une pageentière remplie de photographies et de croquis de Marianneidéalisée, d’une foule de détails intimes sur Martin Eden et safamille et du texte complet de La Chiromancienne, engrands caractères, réédité avec la permission du Makintosh’sMagazine.

La sensation fut énorme dans le quartier et debraves ménagères gonflèrent d’orgueil d’être en relation avec lasœur du grand écrivain, tandis que celles qui l’avaient dédaignéejusqu’alors se hâtèrent de réparer cette erreur. Hermann vonSchmidt riait sournoisement dans sa petite boutique de réparationset décida de commander un tour neuf.

– Épatant comme réclame ! dit-il àMarianne. Et ça ne coûte pas un sou.

– On ferait bien de l’inviter à dîner,suggéra Marianne.

Et Martin vint dîner et fit des frais avec unénorme boucher en gros, accompagné de sa femme plus énorme encore,gens importants qui pouvaient être utiles à l’ambitieux Hermann vonSchmidt. Il avait fallu l’appât du célèbre beau-frère pour lesattirer, ainsi que le directeur en chef des agences de la Côte duPacifique pour la marque de bicyclettes « Asa », auquelvon Schmidt désirait plaire, afin d’obtenir la représentation decette marque pour Oakland. C’était en somme un bon atout qued’avoir Martin comme beau-frère mais, dans son for intérieur, vonSchmidt ne pouvait en comprendre la raison. Dans le silence desnuits, tandis que sa femme dormait, il avait essayé de lire lalittérature de Martin, et en était arrivé à la conclusion que lesgens étaient fous d’acheter ça.

De son côté, Martin ne comprenait que tropbien la situation, tandis qu’appuyé au dossier de sa chaise, ilcaressait du regard la tête de son beau-frère, en rêvant qu’il luiécrasait de plusieurs coups de poing bien appliqués sa stupide facericanante d’Allemand !

Une seule chose lui plaisait en Hermann,cependant. Bien qu’il fût pauvre et ambitieux, il avait pris unebonne pour éviter à Marianne le gros ouvrage.

Martin parla avec le directeur des agences« Asa »et après le dîner l’emmena dans un coin avecHermann, dont il déclara commanditer le futur magasin debicyclettes et de réparations – ce devait être le plus beaud’Oakland. Il alla plus loin encore et engagea confidentiellementHermann à se chercher une agence d’automobiles et un garage, carrien ne l’empêchait de faire prospérer ces deux établissements à lafois.

Lorsqu’ils se quittèrent, Marianne, les larmesaux yeux, jeta ses bras au cou de Martin et lui dit combien ellel’aimait, combien elle l’avait toujours aimé. Cette tirade fut, ilest vrai, coupée d’une pause un peu gênée, qu’elle meubla par unerecrudescence de larmes, de baisers, et de balbutiementsincohérents. Martin crut comprendre qu’il s’agissait d’oublierl’époque où elle avait manqué de confiance en lui et insisté pourqu’il trouve une « situation ».

– Il est incapable de garder son argent,c’est évident, confia Hermann von Schmidt à sa femme. Lorsque j’aiparlé d’intérêt, il est devenu fou et m’a dit que si jamais j’enreparlais, il me casserait ma sale tête d’Allemand.Parfaitement : ma sale tête d’Allemand ! Ça faitrien : ce n’est pas un homme d’affaires, mais c’est le bongars. Il me donne un fameux coup de pouce ; c’est bien de sapart.

Les invitations à dîner pleuvaient de toutesparts, et Martin continuait à s’étonner. Au banquet du Club de laBohême, il fut le convive de marque parmi des hommes connus dont ilavait entendu parler toute sa vie et qui lui racontèrent comment,en lisant L’Appel des cloches dans leTranscontinental et La Péri et la perle, dans leHornet, ils l’avaient immédiatement pris gagnant.

« Bon Dieu ! et dire que pendant cetemps, j’avais faim et j’étais en haillons ! se dit-il.Pourquoi ne m’avez-vous pas invité à dîner à cette époque-là ?C’était le moment. J’étais le même. J’avais déjà écrit ces ouvragesà l’époque où j’avais faim. Pas un mot n’a été changé depuis àL’Appel des cloches ni à La Péri et la perle.Mais non, vous ne m’invitez pas à présent à cause de ce que jesuis, vous m’invitez parce que tous les autres m’invitent, parceque c’est un honneur de me recevoir à votre table. Vous m’invitez àprésent parce que vous êtes de stupides animaux, parce que vousêtes la foule, parce qu’en ce moment même, l’aveugle et moutonnièrefantaisie de la foule est de s’occuper de moi. Mais dans toutes cesflatteries, est-ce que Martin Eden et son travail entrent en lignede compte ?… conclut-il plaintivement. Puis il se leva etrépondit avec esprit à un toast plein de verve.

Et partout où il se trouvait, au club de laPresse, au Redwood Club, à des thés poétiques ou à des réunionslittéraires, partout on rappelait L’Appel des cloches etLa Péri et la perle et le bien qu’on en avaitimmédiatement pensé. Et, toujours, Martin se demandait,exaspéré : Mais pourquoi ne m’avoir pas tendu la main ?J’étais le même. L’Appel des cloches, La Péri et la perle,n’ont pas changé d’un iota. Ils contenaient autant d’art, avaientla même valeur. Mais leur valeur et l’art, vous vous en moquez.Vous me nourrissez à l’heure qu’il est, parce que la foule imbécilese dispute l’honneur de me nourrir.

Souvent alors, il voyait tout à coupapparaître, au beau milieu de l’assemblée, un jeune voyou, enveston trop court, coiffé d’un Stetson rejeté en arrière. Cela luiarriva un après-midi, à la société Gallina d’Oakland. Il venait demonter sur l’estrade et s’avançait vers le public, lorsqu’ilaperçut, entrant fièrement par la porte de la grande salle, lejeune voyou avec son feutre rejeté en arrière. Cinq cents femmesélégantes se retournèrent aussitôt pour voir ce que Martinregardait avec une pareille insistance. Elles ne virent rien quel’allée centrale, vide. Mais lui voyait le jeune dur suivre, en sedandinant, cette allée, et il se demanda s’il allait enlever sonchapeau, bien qu’il sût que ce n’était guère dans ses habitudes. Ilsuivit l’allée jusqu’au bout et monta sur l’estrade. Martin eutenvie de pleurer sur ce fantôme de sa jeunesse à la pensée de toutela somme de souffrance qui l’attendait. Sur l’estrade, il vintdroit à Martin, puis disparut. Les cinq cents femmes applaudirentdoucement, pour encourager le grand homme timide qu’était leurhôte. Et Martin, chassant la vision de son esprit, sourit etcommença sa conférence.

Le directeur des Écoles, digne vieillard,arrêta Martin dans la rue et lui rappela certaines scènes dans sonbureau, à la suite desquelles Martin avait été expulsé de l’écolepour cause de bataille.

– J’ai lu votre Appel descloches, à sa parution, il y a déjà assez longtemps, dit-il.C’est aussi bien que de l’Edgar Poe. C’est magnifique ! ai-jedit en le lisant, magnifique !…

Et Martin faillit répondre : « Oui,et dans les mois qui suivirent, je vous ai rencontré deux fois etvous avez fait semblant de ne pas me voir. Les deux fois, j’avaisfaim et j’allais  au Mont-de-Piété. J’étais le même alors, lemême qu’aujourd’hui. Et vous ne m’avez pas reconnu. Pourquoi mereconnaissez-vous aujourd’hui ? »

– Je disais encore l’autre jour à mafemme, continua le digne vieillard, que ce serait une bonne idée sivous veniez dîner un de ces soirs. Elle était tout à fait de monavis – tout à fait.

– Dîner ? dit Martin d’un ton siagressif que l’autre en sursauta.

– Mon Dieu, oui, oui… dîner ;oh ! à la fortune du pot, chez votre vieux directeur,hein ? brigand ! fit-il, nerveux, avec un timide essai debourrade qui voulait être joviale.

Martin descendit la rue dans une sorte detorpeur. Il s’arrêta au coin et regarda vaguement autour delui.

– Nom de Dieu ! murmura-t-il enfin.Le vieux a eu peur de moi.

44

Un jour, dans la rue, la voiture deMme Morse passa tout près de Martin ; elle lesalua en souriant. Il salua en souriant également. L’incident ne lefrappa nullement. Un mois auparavant, ça l’aurait dégoûté ouintrigué et il aurait cherché à se rendre compte du degréd’inconscience de Mme Morse. À présent, il n’ypensa plus une seconde après. Il oublia comme il aurait oublié laBanque Centrale ou City Hall après avoir passé devant. Son cerveauétait anormalement agité : ses pensées tournaientinlassablement dans le même cercle. Au centre de ce cercle cesmots : « J’étais le même », rongeaient son cerveauinlassablement. Il les retrouvait au réveil. À travers ses rêves,il les entendait. Les plus petits détails de la vie ne pénétraientses sens qu’à travers ces mots : « J’étais lemême ». Et une logique implacable l’amena enfin àconclure qu’il n’était rien, absolument rien. Mart Eden le voyou,Mart Eden le marin avaient existé, eux : mais Martin Eden, lecélèbre écrivain, n’existait pas. Martin Eden, le célèbre écrivain,n’était qu’une illusion créée par l’imagination de la foule. Maisil ne s’y laissait pas prendre. Il n’était pas cette idole que lafoule adorait et à qui elle offrait de la nourriture en sacrificepropitiatoire. Il ne marchait pas.

Il lut des articles sur lui et s’ébahit devantdes portraits qui n’avaient absolument rien de vrai ;impossible de découvrir la moindre ressemblance. Il était celui quia vécu, vibré, aimé ; celui dont le caractère facile ettolérant était tout indulgence pour les fragilités del’existence ; celui qui, à son poste au gaillard d’avant d’unnavire avait vogué vers d’étranges et lointaines contrées ; ouencore celui qui, à la tête d’une bande de chenapans, s’était battuà coups de poing. Il était celui que tant de milliers de livres àla bibliothèque populaire avaient fait reculer épouvanté le premierjour ; et celui qui s’était frayé un chemin au milieu d’eux etles avait conquis ; il était celui, enfin, qui se donnait descoups d’éperon pour chasser le sommeil et travailler jusqu’au-delàde la limite des forces humaines. Tout cela, il l’était. Mais cequ’il n’était pas, c’était cette espèce d’ogre doté d’un appétitcolossal que le public s’obstinait à vouloir gaver.

Certaines choses dans les magazinesl’amusaient cependant. Tous se disputaient la gloire de l’avoirlancé. Le Warren’s Monthly annonça à ses abonnés, qu’étantconstamment en quête de nouveautés littéraires, c’était lui quiavait présenté, entre autres, Martin Eden aux lecteurs. LaWhite Mouse réclama la priorité, ainsi que la NorthernReview et le Makin-tosh’s Magazine ; mais LeGlobe les fit taire, en exhibant triomphalement de sacollection, Les Poèmes de la mer, si honteusementdéchiquetés. Youth and Age revenu à la vie sans avoirjamais payé ses dettes et dont les seuls lecteurs étaient de jeunescampagnards, réclama à son tour. Le Transcontinentalraconta d’une façon digne et convaincante, comment il avaitdécouvert Martin Eden, prérogative qui lui fut chaudement disputéepar le Hornet, qui exhiba La Péri et la perle.Dans la mêlée, les modestes droits de Singletree, Darnley andCo disparurent complètement. D’ailleurs, cette maison,ne commanditant aucun magazine, ne sut jamais revendiquer sesdroits.

Les journaux discutèrent des gains de MartinEden. D’une façon ou d’une autre, les offres magnifiques decertains magazines transpirèrent ; de dignes pasteursd’Oakland vinrent le voir amicalement, et les demandes de mendiantsprofessionnels vinrent grossir son courrier. Mais les femmesétaient pires que tout. Ses photographies avaient été semées auxquatre vents du ciel et des écrivains parlèrent de son rude visagebronzé, balafré, de ses épaules larges, de ses clairs yeuxtranquilles et de ses traits émaciés qu’ils déclarèrent ascétiques.Il pensa à sa jeunesse mouvementée, et sourit. Souvent, parmi lesfemmes qu’il rencontrait, l’une ou l’autre le regardait,l’évaluait, le choisissait.

Mais il ne faisait qu’en rire. Il se rappelaitla mise en garde de Brissenden et n’en riait que davantage. Lesfemmes n’étaient pas un danger pour lui, il en répondait. Il avaitdépassé la période fatale.

Un soir, alors qu’il accompagnait Lizzie àl’école du soir, il surprit le regard d’une femme élégante etjolie. Le regard était un peu trop appuyé, un peu trop long. Lizzieen comprit la signification et se redressa, furieuse. Martin leremarqua, comme il en avait remarqué la cause et lui dit qu’il yétait habitué et qu’il s’en moquait bien.

– Vous ne devriez pas vous enmoquer ! répondit-elle, les yeux brillants de colère. Ce n’estpas possible, vous êtes malade !

– Jamais je ne me suis mieux porté !J’ai pris dix livres de plus.

– Je ne parle pas de votre physique, maisde votre tête. Il y a quelque chose qui ne va pas, dans votremachine à penser. Même moi, qui ne suis rien, je peux voirça !

Il marchait à côté d’elle, pensif.

– Je donnerais n’importe quoi pour vousvoir sorti de là ! s’écria-t-elle brusquement. Un homme commevous, ça devrait vous plaire, quand une femme vous regarde commeça ! Ce n’est pas naturel. Vous êtes un homme. Et, vous mecroirez si vous voulez, mais je serai bien heureuse le jour où voustomberez sur une femme qui vous plaira.

Quand il quitta Lizzie à l’école du soir, ilretourna tout droit au Métropole.

Une fois dans sa chambre, il tomba dans ungrand fauteuil et se mit à regarder fixement, droit devant lui. Ilne sommeillait pas, ne pensait à rien, son cerveau était vide, saufaux instants où des taches colorées, lumineuses, formaient desimages vagues sous ses paupières. Il les voyait comme en rêve.Pourtant il ne dormait pas. Il se dressa à un moment donné etregarda l’heure : il était huit heures juste. Il n’avait rienà faire et il était trop tôt pour se coucher. Puis son cerveau sevida de nouveau et des images apparurent, puis s’évanouirent sousses paupières. Ces images se ressemblaient toutes. Ellesreprésentaient toujours des masses de feuillages et de buissons,traversées de soleil ardent.

Un coup frappé à sa porte le ramena surterre.

Il pensa que c’était un télégramme, unelettre… ou, peut-être la blanchisseuse qui lui rapportait sonlinge. Puis, le souvenir de Joe lui passa par la tête et il sedemanda où il pouvait bien être, en répondant :

– Entrez !

Il pensait encore à Joe et ne se retourna pasvers la porte. Elle se referma doucement. Il y eut un long silence.Ayant complètement oublié qu’on avait frappé, il s’était replongédans sa torpeur, quand il entendit un sanglot de femme, un sanglotsourd, contenu, spasmodique. Alors, il se retourna et bondit surses pieds.

– Ruth ! s’écria-t-il, affolé,stupéfait.

Elle s’appuyait contre la porte, le visagepâle et contracté, une main sur son cœur. Puis elle étendit lesbras vers lui, d’un air implorant et fit un pas en avant.

Il lui prit les deux mains et remarquaqu’elles étaient glacées.

Après l’avoir guidée vers le fauteuil ilapprocha un autre siège ; il s’assit sur le bras. Un profondembarras le paralysait. Dans son esprit, cette histoire étaitfinie, enterrée. Si, tout d’un coup, par un miracle, lablanchisserie de Shelly Hot Springs avait été transportée à l’hôtelMétropole, lui offrant la perspective d’une semaine de linge àblanchir, il n’aurait pas été plus ennuyé. Plusieurs fois, il futsur le point de parler, sans parvenir à trouver la phraseappropriée.

– Personne ne sait que je suis ici, ditRuth d’une voix faible avec un sourire suppliant.

– Que dites-vous ?

Le son de sa propre voix l’étonna.

Elle répéta sa phrase.

– Ah ! dit-il, en se demandant cequ’il allait bien pouvoir lui dire après.

– Je vous ai vu rentrer et j’ai attenduun instant.

– Ah ! dit-il encore.

De sa vie, il n’avait été tellement à courtd’idées.

– Et alors, vous êtes entrée, dit-ilenfin.

Elle fit un petit geste affirmatif, ses yeuxeurent un éclair espiègle et elle défit l’écharpe qu’elle avaitautour du cou.

– Je vous ai vu d’abord de l’autre côtédu trottoir, quand vous étiez avec cette fille.

– Oui ? dit-il simplement. Jel’amenais à l’école du soir.

– Eh bien ! vous n’êtes pas contentde me voir ? dit-elle après un nouveau silence.

– Si, si ! fit-il rapidement. Maisça n’est pas très raisonnable de votre part de venir ici.

– Personne ne le sait. Je voulais vousvoir. Je suis venue vous dire que j’ai été idiote. Je suis venueparce que je n’en pouvais plus, parce que mon cœur m’y poussait,parce que… parce que j’avais besoin de venir.

Elle se leva, vint vers lui, posa sa main surson épaule un instant, haletante, puis glissa dans ses bras. Etcomme sa nature facile et bonne répugnait à faire de la peine,comme il sentait que de la repousser lui causerait la plus cruelleblessure qu’une femme puisse recevoir, il referma ses bras autourd’elle et la tint serrée contre lui. Mais dans cette étreinte, iln’y avait aucune chaleur, aucun frémissement. Elle était venue dansses bras et il la tenait, voilà tout. Elle se pelotonna contre lui,puis ses mains se glissèrent autour de son cou, se nouèrent sur sanuque. Mais il ne s’enflamma pas sous la caresse de ces mains et ilse sentait de plus en plus gêné et mal à l’aise.

– Pourquoi tremblez-vous ainsi ? luidemanda-t-il. Vous avez froid ? Voulez-vous que j’allume lefeu ?

Il fit un mouvement pour se dégager, mais ellese serra davantage contre lui, en frissonnant violemment.

– Simple nervosité, dit-elle, en claquantdes dents. Dans une minute, ça sera passé. Je vais déjà mieux.

Ses frissons diminuaient peu à peu. Il latenait toujours dans ses bras, mais sa surprise embarrassée avaitcessé. À présent, il savait pourquoi elle était venue.

– Ma mère voulait me faire épouserCharley Hapgood, dit-elle.

– Charley Hapgood ! Ce gars qui nedit que des platitudes ! gémit Martin. (Puis il ajouta :)Et maintenant, je suppose que c’est moi que votre mère désire quevous épousiez.

Ce n’était point une question qu’ilposait ; c’était l’affirmation d’une certitude.

– Elle ne s’y opposera plus, je le sais,dit Ruth.

– Elle me considère comme un parti tout àfait convenable ?

Ruth fit signe que oui.

– Et pourtant, je ne suis pas un partiplus convenable que le jour où elle vous a obligée à rompre nosfiançailles, dit-il, pensif. Je n’ai pas changé. Je suis le mêmeMartin Eden – non ! je suis pire : je fume plus quejamais. Ne le sentez-vous pas ?

Sans lui répondre, elle posa ses doigts surles lèvres de Martin, gracieusement mutine, et attendit le baiserque ce geste lui valait, autrefois. Mais le baiser ne vint pas.Martin attendit qu’elle ait retiré ses doigts etpoursuivit :

– Je n’ai pas changé. Je n’ai pas de« situation ». Je n’en cherche pas. Je n’en chercheraipas. Et j’ai toujours la conviction que Herbert Spencer est unnoble et grand homme et que le juge Blount est un âne bâté. J’aidîné chez lui l’autre soir, ce qui m’a confirmé dans monopinion.

– Mais vous n’avez pas acceptél’invitation de mon père, protesta-t-elle.

– Tiens ! vous savez ça ? C’estvotre mère qui l’avait envoyé ?

Elle garda le silence.

– C’est bien votre mère. Je m’en doutais.Je suppose aussi que c’est elle qui vous a envoyée ici ?

– Personne ne sait que je suis venue,dit-elle en protestant. Croyez-vous que ma mère me l’auraitpermis ?

– Elle vous permettrait de m’épouser. Çac’est certain.

Elle poussa un cri :

– Oh ! Martin, comme vous êtescruel ! Vous ne m’avez pas embrassée une seule fois. Vous êtesfroid comme un marbre. Pensez à ce que j’ai osé faire ! (Ellejeta un coup d’œil autour d’elle en frissonnant, mais non sans unecertaine curiosité.) Pensez que je suis ici, chez vous !

« Je voudrais mourir pour vous, mourirpour vous ! » La voix de Lizzie chantait encore à sonoreille.

– Pourquoi ne l’avez-vous pas osé plustôt ? interrogea-t-il d’un ton sec. Quand je n’avaisrien ? Quand je mourais de faim ? Quand j’étaisexactement ce que je suis aujourd’hui, le même homme, le mêmeartiste, le même Martin Eden ?… Ça fait bien des jours que jeme pose cette question, non pas à cause de vous spécialement, maisd’une façon générale. Je n’ai pas changé, voyez-vous, bien que lasoudaine appréciation de ma valeur par le monde, m’amèneconstamment à devoir me rassurer sur ce point. Ma chair est restéela même et mes dix doigts et mon visage. Je n’ai acquis ni plus deforce ni une qualité de plus. Mon cerveau est pareil. Je n’ai mêmerien inventé de plus ni en littérature ni en philosophie. Ma valeurpersonnelle est exactement semblable à ce qu’elle était quandpersonne ne voulait de moi. Pourquoi veut-on de moi, àprésent ?… C’est ce qui m’intrigue. Il est évident que cen’est pas pour moi-même, puisque je suis resté ce que j’étais quandon ne voulait pas de moi. Donc, c’est pour une raison extérieure,pour une chose qui n’est pas moi. Voulez-vous que je vous dise ceque c’est ? C’est mon succès. Mais ce succès, ce n’est pasmoi. Et aussi, tout l’argent que j’ai gagné et que je continue àgagner. Et c’est également à cause de ça, de ce succès et de cetargent, que vous voulez de moi aujourd’hui.

– Vous me brisez le cœur ! sanglotaRuth. Vous savez que je vous aime, que je suis venue parce que jevous aime.

– Je crains que vous ne saisissiez pasbien mon point de vue, dit-il avec douceur. Je veux dire que dumoment que vous m’aimez, comment se fait-il que votre amour actuelsoit si fort, quand votre amour autrefois a été assez faible pourme renier ?

– Oubliez tout ça et pardonnez-moi !s’écria-t-elle avec passion. Je n’ai jamais cessé de vous aimer,souvenez-vous-en ! Et je suis là maintenant, dans vosbras.

– J’ai bien peur d’être un marchand pleinde méfiance qui regarde trop attentivement les balances, pour peservotre amour et craint de s’apercevoir que le poids n’y est pas.

Elle se dégagea de ses bras, se redressa et leregarda longuement, profondément. Elle fut sur le point de parler,puis hésita et se tut.

– Tenez, je vais vous expliquer la façondont je vois les choses, poursuivit Martin. Autrefois, quand jen’avais pas reçu ma consécration officielle, en dehors de monmilieu, personne ne s’intéressait à moi. Lorsque j’écrivais meslivres, aucun de ceux qui en ont lu les manuscrits, ne s’ensouciaient. Bien au contraire, on semblait ne m’en estimer quemoins. On aurait dit, vraiment, qu’en écrivant, je commettais unacte pour le moins répréhensible. Et tout le monde me disait :Cherchez un gagne-pain !

Elle fit un geste de dénégation.

– Si, si, dit-il, vous exceptée. Vous,vous me disiez : Cherchez une situation ! Le mot familierde gagne-pain – comme bien des mots que j’ai écrits – vous choque.Il est brutal. Je vous réponds que je le trouvais brutal également,quand tout le monde me le jetait à la figure, comme on recommandela bonne conduite à un être dévoyé. Mais je m’écarte de laquestion. La publication de mes livres, l’accueil qu’ils ont reçudu public, ont changé la nature de votre amour. Le Martin Eden quin’était que lui-même, vous ne vouliez pas l’épouser. Vous nel’aimiez pas assez pour ça. Aujourd’hui votre amour est assezgrand, et je ne peux m’empêcher d’en conclure qu’il a grandi enraison de la faveur du public qui a consacré mon talent. Pour vous,il ne s’agit pas de mon argent, je le sais – bien que je soiscertain qu’il entre pour beaucoup dans le changement qui s’estopéré chez vos parents. Tout ça, naturellement, n’est pas trèsflatteur pour moi. Mais ce qui est pire, ça me fait douter del’Amour… du divin Amour. L’amour est-il donc chose si matériellequ’on doive le nourrir de réclames et de popularité ? On ledirait. C’est une idée qui m’a hanté à un tel point que j’ai faillien devenir fou.

– Pauvre chère tête ! (Elle étenditla main, passa doucement ses doigts à travers les cheveux deMartin.) Laissez toutes ces vilaines pensées. Reprenons depuis lecommencement. Je n’ai jamais cessé de vous aimer. Oui, j’ai manquéde fermeté en cédant à la volonté de ma mère. Je n’aurais pas dû lefaire. Mais je vous ai entendu parler si souvent, avec une grandecompréhension, de la faillibilité, de la fragilité deshumains ! Étendez-la sur moi, cette compréhension… J’ai péchépar ignorance ! Pardonnez-moi !…

– Oh ! je vous pardonne !dit-il avec impatience. Il n’y a d’ailleurs rien à pardonner.Chacun agit selon ses propres lumières et ne peut faire davantage.C’est comme si je vous demandais de me pardonner de n’avoir pastrouvé « une situation ».

– Je croyais bien faire, protesta Ruth.Vous le savez. Je ne vous aurais pas aimé si je n’avais pas cruagir pour votre bien ?

– Bon ! mais tout en croyant bienfaire, vous vouliez détruire ce qui fait ma personnalité.Oui ! (Elle voulait l’interrompre, mais il l’en empêcha.) Oui,vous auriez détruit ma littérature, mon avenir. Ma nature estéprise de réalisme, et l’esprit bourgeois hait le réalisme parlâcheté, par peur de la vie. Vous avez tout fait pour me fairecraindre la vie. Vous m’auriez rabaissé à la mesure de votre viebourgeoise, où tout est mesquin, faux et vulgaire.

Elle eut un geste de protestation.

– La vulgarité – une vulgarité cordiale,je l’admets – est la base de la culture bourgeoise et de sesraffinements. Comme je vous l’ai dit, vous vouliez me rabaisser etme modeler à l’image des vôtres, d’après l’idéal de votre classe,l’évaluation de votre classe, les préjugés de votre classe. (Ilsecoua tristement la tête.) Et, même en ce moment, vous ne mecomprenez pas. Mes mots, pour vous, ne signifient rien de ce quej’essaye d’y mettre. Pour vous ça n’est pas sérieux. C’est tout auplus si ça vous intrigue et vous amuse un peu que ce jeune sauvage,sorti en rampant d’un abîme de boue, se permette de juger votreclasse et de la trouver vulgaire.

Elle appuya sa tête contre son épaule aveclassitude et de nouveau un frisson nerveux la secoua. Comme ellerestait silencieuse, il continua :

– Et maintenant, vous voulez recommencernotre amour. Vous voulez m’épouser. Vous me voulez. Et pourtant,regardez, si mes livres n’avaient pas été remarqués, je n’en seraispas moins demeuré le même… Mais vous ne seriez pas venue. Ce sonttous ces livres. Bon Dieu !…

– Ne jurez pas, interrompit-elle.

Le reproche le fit éclater d’un rire amer.

– Voilà ! c’est bien ça !dit-il, dans un moment critique, quand ce que vous croyez être lebonheur de votre vie est en jeu, un juron vous fait peur.

Ces mots firent sentir à Ruth la puérilité deson exclamation, mais elle trouva qu’il en avait exagéré la portéeet lui en voulut. Un long silence s’établit. Elle réfléchissaitdésespérément au moyen de le reprendre. Il pensait à son amourdéfunt. Il ne l’avait jamais vraiment aimée, il le savait àprésent. Il avait aimé une Ruth idéale, un être éthéré, sorti toutentier de son imagination, l’inspiratrice ardente et lumineuse deses poèmes d’amour. La vraie Ruth, celle de tous les préjugésbourgeois, marquée du sceau indélébile de la mesquineriebourgeoise, celle-là, il ne l’avait jamais aimée. Elle se mit àparler tout à coup.

– Je sais qu’il y a beaucoup de vrai dansce que vous dites. J’ai eu peur de la vie. Je ne vous ai pas assezaimé. Mais j’ai appris à mieux comprendre l’amour. Aujourd’hui, jevous aime pour vous-même, pour ce que vous avez été, à cause mêmede la façon dont vous êtes devenu ce que vous êtes. Je vous aime àcause même de ce qui vous différencie de ce que vous appelez« ma classe », à cause de vos croyances que je necomprends pas, mais que j’apprendrai à comprendre, je le sais. Jeferai tout pour les comprendre. Tenez ! fumez, jurez, ça faitpartie de vous et je vous aimerai à cause de ça. J’apprendrai, vousverrez ! Depuis dix minutes, j’ai déjà beaucoup appris. Quej’aie osé venir ici, est une preuve de ce que j’ai déjà appris.Oh ! Martin…

Elle se serra contre lui en sanglotant.

Pour la première fois, ses bras l’enlacèrentavec tendresse et elle l’en remercia par un sourire heureux.

– Trop tard ! dit-il. (La phrase deLizzie lui revint à l’esprit.) Je suis malade – oh ! pasphysiquement !… Ce sont mon âme, mon cerveau qui sont malades.J’ai perdu le goût de vivre. Tout m’est égal. Si vous m’aviez dittout ça il y a quelques mois, ç’aurait été différent. Maintenant,il est trop tard.

– Il n’est pas trop tard !s’écria-t-elle. Vous verrez ! Je vais vous prouver que monamour a grandi, que j’y tiens davantage qu’à « maclasse » et à tout ce qui m’est cher ! Je me moque detous les préjugés. La vie ne me fait plus peur. Je quitterai monpère et ma mère, et mes amis n’oseront plus prononcer mon nom. Sivous voulez, je suis à vous, dès maintenant, heureuse et fièred’être votre maîtresse. Si j’ai trahi l’amour, je veux à présent,pour l’amour de l’Amour, trahir tout ce qui m’avait fait lerenier.

Elle se leva, se tint devant lui, les yeuxétincelants.

– J’attends, Martin… murmura-t-elle.J’attends que vous m’acceptiez. Regardez-moi !

Il la regarda, la trouva splendide. Ellerachetait vraiment sa conduite passée, se montrait enfin une vraiefemme, supérieure aux lois de fer des conventions bourgeoises.C’était splendide, magnifique, sublime. Et pourtant… que luiarrivait-il donc ? Ce qu’elle faisait ne le touchait ni nel’émouvait. Il l’appréciait, l’admirait cérébralement. Mais soncœur n’avait pas tressailli. Et il ne la désirait plus. De nouveaula phrase de Lizzie lui revint à l’esprit.

– Je suis malade, très malade, dit-ilavec un geste désespéré. Je m’en aperçois seulement maintenant.Quelque chose en moi s’est éteint. Je n’ai jamais eu peur de lavie, mais je n’aurais jamais cru pouvoir être blasé de la vie. Lavie m’a tellement saturé d’émotions, que je suis vidé de toutdésir. Si je pouvais encore désirer, c’est vous que je désirerais.Vous voyez à quel point je suis malade !

Il renversa la tête et ferma les yeux ;et, de même que l’enfant qui pleure, oublie son chagrin enregardant la lumière se brouiller à cause de ses larmes, Martinoublia sa maladie, la présence de Ruth, tout, pour ne plus voirqu’un immense rideau de feuillages, traversé d’ardent soleil, quise formait et flamboyait sous ses paupières. Ce soleil, tropardent, l’éblouissait, lui faisait mal. Et pourtant, il leregardait… pourquoi ?

Il fut rappelé à lui par le bruit du bouton dela porte. Ruth s’en allait.

– Comment vais-je sortir ? dit-elle,d’un ton larmoyant. J’ai peur !

– Oh ! pardon ! s’écria-t-il,sautant sur ses pieds. Je ne suis pas moi-même, vous voyez. J’avaisoublié que vous étiez là. (Il toucha sa tête du doigt.) Vous voyez,ça ne va pas très bien. Je vais vous ramener. Nous allons sortirpar la porte de service. Personne ne nous verra. Baissez votrevoile et tout ira bien.

Elle se cramponna à son bras le long descorridors mal éclairés et de l’escalier étroit.

– Je suis sauvée, dit-elle, quand ilsfurent sur le trottoir et, vivement, elle fit un mouvement pourdégager son bras.

– Non, non, je vous accompagne chez vous,répondit Martin.

– Non, je vous en prie, c’est inutile,dit-elle.

De nouveau elle essaya de dégager son bras.Martin eut une lueur de curiosité. À présent qu’elle était ensûreté, elle avait peur ! Elle n’avait qu’une idée : sedébarrasser de lui, au plus vite. Il renonça à comprendre laraison, l’attribua à sa nervosité et, retenant son bras doucement,continua à l’accompagner. Avant le coin de la rue, un homme sedissimula tout à coup sous une porte cochère. Malgré son colremonté, il reconnut Norman, le frère de Ruth.

En chemin, Ruth et Martin causèrent peu. Elleétait hébétée. Il était apathique. Il lui annonça seulement qu’ilallait partir, retourner dans les mers du Sud. Elle lui demandapardon d’être venue. Et ce fut tout. Leur adieu fut quelconque. Ilsse serrèrent la main, se dirent bonsoir, il enleva son chapeau,puis la porte se referma bruyamment, il alluma une cigarette et fitdemi-tour. En passant devant la porte cochère sous laquelle ilavait vu Norman disparaître, il s’arrêta pour affirmer touthaut :

– Elle mentait ! Elle me faisaitcroire qu’elle courait les pires risques, sachant fort bien que sonfrère, qui l’avait amenée, l’attendait pour la reconduire.

Il éclata de rire.

– Oh ! ces bourgeois ! quandj’étais fauché, il n’aurait pas fallu qu’on me voie avec sa sœur.Maintenant que j’ai un compte en banque, c’est lui qui mel’amène.

Il tournait sur ses talons pour s’en aller,quand un clochard, qui marchait dans la même direction que lui, luidemanda l’aumône.

– Dites, M’sieur, donnez-moi vingt-cinqcents pour coucher à l’asile de nuit ! – Cette voixfit retourner Martin. L’instant d’après, il serrait la main deJoe.

– Tu te rappelles, quand on s’est quittésà Shelly Hot Springs ? dit l’autre. J’t’ai dit qu’on sereverrait. Je le sentais. Eh ben, ça y est !

– Tu as bonne mine, dit Martin d’un tonadmiratif. On dirait que tu as engraissé.

– Bien sûr ! (La figure de Joerayonnait de joie.) Je savais pas ce que c’est que de vivre, avantde devenir clodo. Je pèse quinze livres de plus et je me portecomme un charme. Tiens, autrefois, je me ruinais la santé à bossercomme un fou. La cloche, ça me convient parfaitement.

– Mais tu cherches un lit tout de même,dit Martin en plaisantant. Et il fait froid, ce soir.

– Je cherche un lit ? Attends voir.(Joe fouilla dans la poche de son pantalon et en retira une poignéede petite monnaie.) Tiens ! et ça ! dit-iltriomphalement. Tu avais l’air chic, c’est pour ça que je t’aitapé.

Martin se mit à rire et s’avoua battu.

– Avec ça, tu as de quoi te payer pas malde litrons ! insinua-t-il.

Joe remit la monnaie dans sa poche.

– Très peu pour moi, déclara-t-il. Je neme soûle plus. Pourtant qu’est-ce qui m’en empêcherait ? Je mesuis soûlé une fois depuis que je t’ai vu et pas exprès :c’était parce que j’avais le ventre vide. Quand je travaille commeune brute, je bois comme une brute. Quand je vis en homme libre, jebois comme un homme libre, un coup de temps en temps, quand j’en aienvie, et c’est tout.

Martin lui donna rendez-vous pour le lendemainet rentra à l’hôtel. Il s’arrêta au bureau pour regarder lesdéparts de bateaux. La Mariposapartait pour Tahiti cinqjours plus tard. – Téléphonez demain matin et faites-moi réserverune cabine de luxe, dit-il à l’employé. Pas sur le deck – en bas, àl’extérieur, par bâbord. Rappelez-vous : par bâbord. Notez-le,ça vaut mieux.

Une fois dans sa chambre, il se mit au lit ets’endormit comme un enfant. Les événements de la soirée ne luiavaient fait aucune impression. Aucune impression ne laissait plusd’empreinte sur son esprit. La bouffée de joie qu’il avait eue enrencontrant Joe, n’avait duré qu’un bref instant. Aussitôt après,la présence de l’ex-blanchisseur, la fatigue de soutenir uneconversation, l’avaient ennuyé. L’idée de partir dans cinq jourspour son cher Pacifique lui était égale. Il ferma les yeux etdormit normalement et confortablement huit heures consécutives,sans bouger, sans rêver. Le sommeil, c’était l’oubli et chaque jouril ne se réveillait qu’à regret. La vie l’ennuyait affreusement.C’était si long, la vie !…

45

– Dis donc, Joe ! (Ce fut ainsiqu’il accueillit son ancien camarade des mauvais jours, lelendemain matin.) Je connais un Français qui habite la28e Rue ; il a gagné le gros sac, retourne enFrance et vend sa blanchisserie, une jolie petite blanchisserie,épatante. Si tu veux t’établir, voilà ton affaire. Tiens, prendsça ; achète-toi des vêtements et va à dix heures au bureau dece gars. Il m’a montré la blanchisserie ; il te la montreraaussi. Si elle te plaît et si tu crois qu’elle vaut le prix – douzemille dollars – dis-le-moi et elle est à toi. Maintenantlaisse-moi. J’ai à faire. Je te verrai plus tard.

– Écoute, Mart, dit l’autre d’une voixlente où la colère montait. Je suis venu pour te voir. Tuentends ? Je ne suis pas venu pour voir une blanchisserie. Jeviens causer, en vieux copain et tu me flanques une blanchisserie àla tête. Ben, j’vas te dire : tu peux la garder, tablanchisserie et aller te faire voir…

Il partait déjà, furieux, quand Martin lesaisit par l’épaule et le fit pirouetter sur lui-même.

– Écoute, Joe ! dit-il, si tu faisl’imbécile, je te casse la figure. Et en souvenir de notre vieilleamitié, je te la casserai convenablement. Allons ! tu veux outu ne veux pas ?

Joe l’avait saisi à bras-le-corps, mais Martinayant eu l’avantage de la prise, il tenta en vain de se dégager.Ils titubèrent à travers la chambre, puis dégringolèrent à grandfracas à travers un fauteuil d’osier qui fut réduit en miettes. Joegisait dessous, les bras en croix, solidement maintenu, un genou deMartin sur l’estomac. Il haletait, pantelant, et soufflait comme unphoque lorsque Martin le relâcha.

– Maintenant, on va un peu discuter, ditMartin. Ce n’est pas la peine de faire le malin avec moi. Avanttout je veux terminer cette affaire de blanchisserie. Puis tupourras revenir et nous causerons du bon vieux temps. Je t’ai ditque j’étais occupé. Regarde ça !

Un domestique venait d’entrer avec unvolumineux courrier de lettres et de magazines.

– Comment veux-tu que j’examine tout çaet que je discute en même temps ? Va voir cette blanchisserieet puis tu reviendras.

– Bon, finit par admettre Joe, demauvaise grâce. Je croyais que tu voulais te débarrasser de moi, jeme suis trompé. Mais tu sais, Mart, tu n’aurais pas le dessus, sion faisait un vrai combat de boxe. J’ai le bras plus long quetoi.

– Nous mettrons des gants un de ces jourset on verra ! dit Martin en souriant.

– D’accord ! dès que lablanchisserie marchera.

Joe étendit le bras.

– Tu vois cette allonge ? Ehbien ! tu la sentiras passer !

Martin poussa un soupir de soulagement quandla porte se referma sur le blanchisseur. Il devenait misanthrope.De jour en jour il trouvait plus difficile d’être poli avec lesgens. Leur présence l’ennuyait, leur conversation l’irritait. Ilsle rendaient nerveux et, dès le premier contact, il cherchait unprétexte pour se débarrasser d’eux.

Au lieu de dépouiller son courrier, il paressadans son fauteuil pendant une demi-heure encore, sans rien faire,sans presque penser.

Puis il se secoua et prit connaissance de soncourrier. Il y avait une douzaine de demandes d’autographes – dupremier coup d’œil, il les reconnaissait – des demandes d’argent demendiants professionnels ; des lettres de cinglés depuisl’inventeur d’un moteur perpétuel et le scientifique qui adécouvert que la terre est l’intérieur d’une sphère creuse, jusqu’àl’illuminé demandant des fonds pour acheter la péninsule de laCalifornie méridionale en vue de fonder une colonie communiste.

Puis, des lettres de femmes qui voulaientfaire sa connaissance ; parmi elles une seule le fitsourire : elle y avait joint le reçu de location de sa chaiseà l’église, comme preuve de sa piété et de sa respectabilité.

Rédacteurs de journaux ou de revues et maisonsd’édition contribuaient pour une large part à l’avalanchequotidienne de lettres ; les premiers se traînaient à sesgenoux pour avoir ses manuscrits, les seconds pour avoir seslivres. Ses pauvres manuscrits dédaignés ! Dire que pour lesenvoyer par la poste il avait engagé tout ce qu’il possédaitpendant de longs mois lamentables. Le courrier contenait aussi deschèques inattendus d’Angleterre pour des droits de publication oudes avances sur des traductions étrangères. Son agent anglais luiannonçait la vente des droits de traduction en allemand pour troisde ses livres et l’informait que les éditions suédoises surlesquelles il ne touchait rien – la Suède ne faisant pas partie dela Convention de Berne – étaient déjà en vente. On lui demandaitaussi la permission de traduire en russe un de ses ouvrages, laRussie n’étant pas non plus membre de la Convention de Berne.

Il examina le gros tas de coupures queL’Argus de la Presse lui envoyait, lut ce qu’on disait delui et de sa vogue, qui était devenue inouïe. Toute sa productionlittéraire avait été jetée au public en un torrent magnifique quil’avait emporté d’assaut ; c’était sans doute à cause de ça.Pour Kipling, ça s’était produit de la même manière : il étaitbien près de mourir quand la foule capricieuse se mit soudain à lelire. Et Martin se souvenait très bien que cette même foule, aprèsavoir lu Kipling et l’avoir acclamé – sans en comprendre le premiermot d’ailleurs – avait brusquement fait volte-face quelques moisplus tard et l’avait déchiré à belles dents.

Martin ricana à cette pensée. Le mêmetraitement l’attendait sans doute, pourquoi pas ? Ehbien ! cette foule, il allait la posséder. Il allait partirdans les mers du Sud ; il construirait sa maison de verdure,ferait le commerce des perles et du copra, sauterait les récifsdans de frêles pirogues, pécherait le requin et la bonite etchasserait la chèvre sauvage sur les pics qui surplombent la valléede Taiohae.

Et, tout à coup, tout le désespoir de sasituation lui apparut. Il vit clairement qu’il était entré dans laVallée de l’Ombre. Toute la vie qui était en lui se fanait,s’évanouissait, s’en allait vers la mort. Il comprit à quel pointil aspirait à dormir toujours. Autrefois il haïssait le sommeil,qui lui dérobait de si précieux moments de vie. Sur vingt-quatreheures, ces quatre heures le privaient de quatre heures de vie.Qu’il avait dormi à regret ! À présent, il vivait à regret. Lavie n’était pas bonne ; elle manquait de sel ; son goûtétait amer. Or, toute vie qui n’aspire pas à continuer est bienprès de cesser ; Martin glissait sur une pente dangereuse. Unvague instinct de conservation lui fit sentir qu’il devait partirau plus vite. Il regarda autour de lui et l’idée de faire sesmalles l’ennuya tellement, qu’il préféra remettre ça à plus tard.En attendant, il allait s’occuper de son équipement.

Il sortit, entra dans un magasin d’engins dechasse et de pêche et y passa la matinée à choisir des carabinesautomatiques, des munitions et des lignes perfectionnées. Mais pourcommander sa pacotille en vue des échanges futurs, il lui fallaitattendre d’être à Tahiti, car ce genre de commerce subissait lesfluctuations de la mode tout comme les autres. Ses marchandisespouvaient venir d’Australie, d’ailleurs. Cette solution lesoulagea. La perspective d’entreprendre quelque chose d’actif luirépugnait en ce moment.

Il revint à l’hôtel tout heureux à la penséedu fauteuil confortable qui l’attendait et poussa un grognement dedésespoir en entrant dans sa chambre, car Joe s’y prélassaitdéjà.

Joe était ravi de la blanchisserie. Tout étaitarrangé ; il pouvait en prendre possession dès le lendemain.Martin s’était étendu sur le lit et avait fermé les yeux tandis quel’autre bavardait. Ses pensées l’emmenaient bien loin, si loinqu’il ne se rendit même plus compte qu’il pensait vraiment. Ildevait faire un véritable effort pour répondre de temps en temps àune question de Joe. Et pourtant, il avait toujours eu del’affection pour Joe. Mais Joe avait trop d’exubérance ; ill’extériorisait d’une façon bruyante qui fatiguait l’esprit maladede Martin, exaspérait sa sensibilité. Lorsque Joe lui rappelaqu’ils devaient boxer ensemble un jour, il en aurait hurléd’agacement.

– Souviens-toi, Joe, qu’il faudra fairemarcher ta blanchisserie d’après les règles qui te tenaient aucœur, à Shelly Hot Springs, lui dit-il. Un travail raisonnable. Pasde travail de nuit. Pas d’enfants aux cylindres ni à un autreemploi. Et des gages convenables.

Joe fit un signe d’assentiment et exhiba uncalepin.

– Regarde. J’ai inscrit ces règles avantde déjeuner ce matin. Qu’est-ce que tu en penses ?

Il les lut à haute voix et Martin approuva,tout en faisant des vœux pour que Joe le débarrasse au plus tôt desa présence.

Il se réveilla en fin d’après-midi. Lentementil reprit conscience de la vie et regarda autour de lui. Joes’était évidemment éclipsé en le voyant s’endormir. C’est vraimentbien gentil de sa part, se dit-il. Puis il referma les yeux et serendormit.

Les jours qui suivirent, Joe fut trop absorbépar l’organisation de la blanchisserie pour l’ennuyerbeaucoup ; et ce ne fut que la veille de son embarquement, queles journaux annoncèrent qu’il partait sur la Mariposa.Pendant un des rares moments où l’instinct de conservation semanifestait encore chez lui, il alla chez un médecin pour se fairesoigneusement examiner. On ne lui découvrit rien. Son cœur, sespoumons étaient magnifiques. Tous ses organes, autant que ledocteur put en juger, étaient sains et fonctionnaientnormalement.

– Vous n’avez rien, monsieur Eden,dit-il, absolument rien. Vous êtes en parfaite condition.Sincèrement, j’envie votre santé. Elle est superbe. Regardez-moicette poitrine ! Là et dans votre estomac, se trouve le secretde votre remarquable constitution. Physiquement, il n’y a pas unhomme sur mille qui vous vaille, pas un sur dix mille. À moins d’unaccident, vous devez vivre jusqu’à cent ans.

Et Martin comprit que le diagnostic de Lizzieétait exact. Physiquement il allait bien. C’est « sa machine àpenser » qui avait déraillé et rien ne pouvait la guérir queles mers du Sud. L’ennui, c’est que maintenant, au moment même departir, il n’en avait plus envie. Les mers du Sud ne l’attiraientpas davantage que la civilisation bourgeoise. L’idée du départn’avait rien d’excitant et l’acte même nécessitait toutes sortesd’efforts fatigants. Il aurait voulu déjà être à bord et aularge.

Le dernier jour fut une pénible épreuve. Ayantappris son départ par les journaux du matin, Bernard Higginbotham,Gertrude et toute la famille vinrent lui dire adieu, ainsi queHermann von Schmidt et Marianne. Puis il fallut régler desaffaires, payer des notes, supporter les éternels reporters. Il ditadieu à Lizzie Connolly brusquement, à l’entrée de l’école et sehâta de s’en aller. À l’hôtel il trouva Joe, que sa blanchisserieavait trop occupé tout le jour pour qu’il pût venir plus tôt.C’était la dernière corvée. Martin, cramponné aux bras de sonfauteuil, parla et écouta pendant une demi-heure.

– Tu sais, Joe, dit-il, tu n’es pas mariéavec ta blanchisserie. On ne t’y retiendra pas de force. Tupourras, quand tu voudras, la vendre et dépenser l’argent. Si tu enas assez et que tu aies envie de reprendre la route, à ton aise.Fais ce qui te fera plaisir.

Joe secoua la tête.

– Finie la route pour moi, merci bien.Être chemineau, c’est parfait, excepté pour une chose : lesfilles. J’peux pas m’en empêcher, je suis un homme à femmes. J’peuxpas m’en passer, et il faut s’en passer, quand on est chemineau.Chaque fois que je passais devant des maisons où on dansait, où ons’amusait, que j’entendais les femmes rire et que je voyais àtravers les vitres leurs robes blanches et leurs sourires, BonDieu ! Pour moi, c’était terrible ! J’aime la danse, lespique-niques, les promenades au clair de lune, et le reste – j’aimetrop tout ça ! À moi la blanchisserie, une réputationhonorable et de bons gros dollars sonnant dans ma poche. J’ai vuune fille, hier encore – eh bien ! figure-toi : j’aicomme une idée que je vais me marier avec elle. Toute la journéej’ai chanté, rien qu’en y pensant. C’est une beauté. Elle a lesplus gentils yeux, la plus douce voix du monde. Oui, nous deux, çacollerait bien… Et toi ! pourquoi tu ne te maries pas, avectout l’argent que tu as ? Tu pourrais t’offrir la plus joliefille du pays.

Martin secoua la tête en souriant. Dans lefond de son cœur il se demandait pourquoi les hommes tiennentabsolument à se marier. Ça lui semblait une chose stupéfiante,incompréhensible.

Du pont de la Mariposa, au moment delever l’ancre, il vit sur le quai Lizzie Connolly qui sedissimulait dans la foule.

« Prends-la avec toi ! se dit-iltout à coup. Il est facile d’être bon. Tu la rendras siheureuse. »

Cela devint presque une tentation, puisl’instant d’après, une sorte de terreur l’envahit et il se détournaen gémissant : Mon pauvre vieux, tu es trop malade ! tues trop malade !

Il s’enfuit dans sa cabine de luxe où il restacaché jusqu’au départ du paquebot. Dans la salle à manger, àdéjeuner, il eut la place d’honneur, à la droite ducapitaine ; et il ne fut pas long à découvrir qu’il était legrand personnage du bord. Mais jamais grand personnage ne donnamoins d’agrément aux passagers d’un bateau. Il passait l’après-midisur une chaise longue, sur le deck, les yeux clos, en sommeillantpresque tout le temps et, le soir, se couchait tôt.

Au bout de deux jours, guéris du mal de mer,les passagers se montrèrent au complet. Ils ne trouvèrent pointgrâce à ses yeux ; et cependant c’étaient de braves gensaimables – il fut forcé de le reconnaître – aimables et cordiauxcomme de bons bourgeois qu’ils étaient, avec toute la mesquinerieet la frivolité intellectuelle de leur milieu. Leur conversationinsignifiante l’ennuyait à mourir. Quant aux jeunes gens, leurexubérance bruyante et leur incessant besoin de se dépenser,l’énervaient. Jamais ils ne pouvaient rester tranquilles ; etc’était, du matin au soir, des jeux, des courses, des promenades,de grands cris et des courses d’un bord à l’autre pour voir sauterles tortues de mer ou bondir les premiers escadrons de poissonsvolants.

Il dormait beaucoup. Après le petit déjeuner,il tombait sur sa chaise longue, avec un magazine qu’il nefinissait jamais. La lecture le fatiguait. Il se demandait commentles gens pouvaient trouver encore des choses à raconter et, en yréfléchissant, il s’endormait. Quand le gong le réveillait pour ledéjeuner, ça l’exaspérait. D’être réveillé n’avait rien dedrôle.

Il essaya une fois de secouer sa léthargie etgagna le gaillard d’avant, voir les matelots. Mais leur mentalitésemblait avoir changé depuis le temps où il vivait parmi eux. Et ilne put trouver aucun lien de camaraderie entre lui et ces brutesaux faces stupides, aux cerveaux de ruminants. Il était audésespoir. Là-haut, personne ne tenait à Martin Eden pour lui-même,en bas il ne pouvait plus supporter ceux qui l’avaient acceptéautrefois.

Comme une trop forte lumière blanche blesseles yeux fatigués d’un malade, la vie consciente le blessait et ilétait aveuglé de son éclat. C’était une souffrance, une intolérablesouffrance. Jamais auparavant, Martin n’avait voyagé en premièreclasse. Sur mer il s’était toujours tenu sur le gaillard d’avant, àla timonerie, ou dans les sombres profondeurs des soutes à charbon.En ces temps-là, quand il grimpait hors du gouffre étouffant parl’échelle de fer et qu’il apercevait les passagers, de blanc vêtus,flânant ou s’amusant, sous des tentes qui les protégeaient dusoleil et du vent, servis par des stewards impeccables quiprévenaient leurs moindres besoins, il lui semblait, pour le moins,apercevoir un coin du paradis. Aujourd’hui, il était le grandpersonnage du bord que le capitaine faisait asseoir à sa droite, ilétait le point de mire de tous, et, du gaillard d’avant à lachaufferie, il errait vainement à la recherche du paradisperdu.

Il essaya de se secouer, de trouver un sujetd’intérêt. Il s’aventura dans le mess des sous-officiers : iln’y resta pas longtemps. Il discuta avec un quartier-maître, hommeintelligent, qui l’entreprit aussitôt sur la propagande socialisteet lui bourra les poches de fascicules et de pamphlets. En écoutantcet homme exposer la morale des esclaves, il la comparalanguissamment à sa propre philosophie nietzschéenne. Mais quevalait tout ça, après tout ? Il se rappela l’une des plusfolles affirmations de Nietzsche, celle de la non-existence de lavérité. Qui sait ? peut-être Nietzsche avait-il raison ?Peut-être la vérité n’est-elle qu’un mirage… Puis la fatigue depenser le reprit et il fut heureux de retrouver sa chaise longue etde dormir.

Bientôt de nouvelles préoccupationsl’obsédèrent. Qu’arriverait-il, une fois que le paquebot seraitarrivé à Tahiti ? Il lui faudrait descendre à terre, commandersa pacotille, trouver un bateau en partance pour les îlesMarquises, accomplir mille et mille choses dont l’idée seule leterrifiait. Chaque fois qu’il se forçait à réfléchir, le danger desa situation lui apparaissait. En vérité, il avançait dans laVallée de l’Ombre, – il y avançait à grands pas – sans crainte,c’était ça le danger. La peur l’aurait fait se raccrocher à la vie.Mais comme il n’avait pas peur, il s’enfonçait de plus en plus dansles ténèbres. Les choses qui l’enchantaient jadis, toutes leschoses familières tant aimées, le laissaient indifférent. LaMariposa,à présent, voguait à travers les alizés dunord-est ; mais le souffle enivrant de ce vent l’exaspéra, etil fit changer sa chaise longue de place pour échapper auxembrassements de ce vigoureux compagnon des anciens jours de peine,des nuits si douces.

Le jour où la Mariposa passal’Équateur, Martin était plus malheureux que jamais. Il ne pouvaitplus dormir. Étant saturé de sommeil, il lui fallait maintenantrester éveillé et supporter l’aveuglante lumière de la vie. Ilallait et venait, inquiet, sans trouver le repos. Les aversestorrentielles ne parvenaient pas à rafraîchir l’atmosphère humide,accablante. Il souffrait de vivre. Il se promena sur le deckjusqu’à ce qu’il soit complètement éreinté, s’assit, puis se remità marcher, à bout de nerfs. Enfin, il se força à achever la lecturede son magazine, puis alla choisir à la bibliothèque du bordplusieurs volumes de poésie. Mais il ne put s’y intéresser et il seremit à marcher, désespérément.

Après le dîner, il resta longtemps sur lepont, inutilement, car une fois dans sa cabine, il ne put dormir.Ce sursis de vivre que lui avait jusqu’ici procuré le sommeil, luiétait refusé. C’en était trop, cette fois. Il alluma l’électricitéet s’efforça de lire du Swinburne. Étendu sur son lit il lefeuilleta, et s’aperçut tout à coup qu’il s’intéressait à ce qu’illisait. Il finit le poème, essaya de continuer, revint auprécédent. Puis, il posa le livre ouvert sur sa poitrine etréfléchit.

C’était ça, oui, c’était bien ça !Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Ça expliquaittout ; il l’avait cherchée si longtemps, et aujourd’huiSwinburne lui montrait la voie, la voie du repos. Il avait tantbesoin de repos !…

Il lança un coup d’œil vers le hublot. Oui, ilétait assez large.

Pour la première fois depuis de longuessemaines, il fut heureux. Il avait enfin trouvé le remède à sesmaux. Il reprit le livre, relut la strophe à haute voix,lentement…

From too much hope ofliving,

From hope and fear setfree,

We thank with briefthanksgiving

Whatever gods maybe,

That no life livesforever

That dead men rise upnever ;

That even the weariestriver

Winds somewhere safe tosea.

(De trop de foi dans la vie, – De tropd’espoir et de trop de crainte – Nous rendons grâce, en une brèveprière – Aux dieux qui nous en délivrent. – Et grâce leur soitrendue – Que nulle vie ne soit éternelle. – Que nul mort nerenaisse jamais. – Que même la plus lasse rivière – trouve un jourson repos dans la mer.)

Ses regards se dirigèrent encore vers lehublot ouvert. Swinburne lui avait donné la clef. La vie était sansintérêt, ou plutôt elle l’était devenue ; elle était devenueintolérable. « Que nul mort ne renaisse jamais ! »Ce vers l’émut d’une profonde reconnaissance. C’était une desseules choses salutaires de la création. Lorsque la vie devenaitpar trop douloureuse ou trop fatigante, la mort était prête àbercer toutes les douleurs, toutes les fatigues dans l’éternelsommeil. Qu’attendait-il ? Il était temps de partir.

Il se leva, passa la tête par le hublot,regarda la mer laiteuse. La Mariposa étant fortementchargée, en s’accrochant par les mains, il toucherait l’eau avecses pieds. Il pourrait s’y glisser sans bruit. Personnen’entendrait. Un paquet d’écume lui mouilla le visage et humectases lèvres d’un goût exquis. Il se demanda s’il fallait écrire unchant du cygne, puis cette idée le fit rire. Il n’avait pas letemps. Il était trop impatient de partir.

Il éteignit la lumière et descendit par lehublot, les pieds devant. Mais comme ses épaules ne pouvaient paspasser, il remonta, puis recommença la même manœuvre, cette fois enn’engageant qu’un bras à la fois. Un mouvement du paquebot l’aidaet il se trouva en dehors, suspendu par les mains.

Quand ses pieds eurent touché l’eau, il selaissa tomber. La mer était semblable à une mousse blanche. Ilglissa le long du flanc de la Mariposaqui ressemblait à unmur sombre percé ici et là par quelques hublots allumés. Sûrement,elle allait arriver en avance… Presque sans s’en apercevoir, il seretrouva à l’arrière et il nagea doucement dans l’écumepétillante.

Une bonite, attirée par son corps blanc, vintle mordre et ça le fit rire. Elle avait enlevé le morceau ; lapetite douleur qu’il en ressentit lui rappela la raison de songeste. L’action la lui avait fait oublier. Les lumières de laMariposa s’évanouissaient dans le lointain et il nageaitaussi tranquillement que s’il avait eu l’intention d’aborder aurivage le plus proche, à un millier de lieues environ.

L’instinct de conservation agissait encore. Ilcessa de nager, mais dès qu’il sentit le flot recouvrir ses lèvres,ses mains battirent fortement l’eau pour remonter à la surface. Ledésir de vivre, se dit-il en se moquant de lui-même. Eh bien !il avait de la volonté, assez de volonté pour en finir et, d’undernier effort, cesser d’exister.

Il changea sa position, se mit debout. Ilregarda les étoiles sereines, et expulsa tout l’air de sa poitrine.D’une vigoureuse poussée de ses mains et de ses pieds il sortit sonbuste hors de l’eau pour prendre son élan. Puis il se laissa alleret s’enfonça, sans un geste, dans les flots, comme une statueblanche. Il avala l’eau, de toutes ses forces, comme unanesthésique. Comme il étouffait, inconsciemment, ses bras et sesjambes battirent l’eau avec violence et il remonta à la surfacesous la claire lumière des étoiles.

Le désir de vivre, se dit-il avec mépris, entâchant vainement d’empêcher ses poumons en feu d’aspirer l’air. Ilfallait essayer d’une autre manière. Il respira à fond, de façon àpouvoir descendre très profondément. Puis, il plongea la tête lapremière, en nageant de toutes ses forces et de toute sa volonté.Les yeux ouverts, il voyait les bonites rapides zébrer l’eau deflèches phosphorescentes. Il espéra qu’elles ne l’attaqueraientpas, car la tension de sa volonté aurait pu se relâcher. Mais ellesne s’occupèrent pas de lui et il remercia la vie de cette dernièrefaveur.

Il nagea encore, toujours plus profondément.Ses bras et ses jambes, rompus de fatigue, ne remuaient plus quefaiblement. La pression de l’eau était douloureuse à ses tympans etsa tête bourdonnait. Son endurance était à bout, mais il se força àdescendre plus bas encore. Bientôt sa volonté l’abandonna. Aumilieu d’un grand bouillonnement, ses poumons se vidèrentcomplètement de l’air qu’ils conservaient encore. Tels deminuscules ballonnets, de petites bulles glissèrent en rebondissantsur ses joues et devant ses yeux dans une ascension éperdue vers lasurface. Puis vinrent la souffrance et l’étouffement. Ce n’étaitpas la mort encore, se dit-il, au bord de l’inconscience. La mortne faisait pas souffrir. C’était la vie, cette atroce sensationd’étouffement : c’était le dernier coup que devait lui porterla vie.

Ses mains et ses pieds, dans un derniersursaut de volonté, se mirent à battre, à faire bouillonner l’eau,faiblement, spasmodiquement. Mais malgré ses efforts désespérés, ilne pourrait jamais plus remonter ; il était trop bas, troploin. Il flottait languissamment, bercé par un flot de visions trèsdouces. Des couleurs, une radieuse lumière l’enveloppaient, lebaignaient, le pénétraient. Qu’était-ce ? On aurait dit unphare. Mais non, c’était dans son cerveau, cette éblouissantelumière blanche. Elle brillait de plus en plus resplendissante. Ily eut un long grondement, et il lui sembla glisser sur uneinterminable pente. Et, tout au fond, il sombra dans la nuit. Ça,il le sut encore : il avait sombré dans la nuit.

Et au moment même où il le sut, il cessa de lesavoir.

Share
Tags: Jack London