Médée

de Pierre Corneille

Adresse

Épître de Corneille à Monsieur P.T.N.G.

Monsieur,

Je vous donne Médée, toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification. Je vous la donne pour telle que vous la voudrez prendre, sans tâcher à prévenir ou violenter vos sentiments par un étalage des préceptes de l’art, qui doivent être fort mal entendus et fort mal pratiqués quand ils ne nous font pas arriver au but que l’art se propose. Celui de la poésie dramatique est de plaire, et les règles qu’elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poète, et non pas des raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu’une chose soit agréable quand elle leur déplaît. Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les mœurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et la poésie ont cela de commun,entre beaucoup d’autres choses, que l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et l’autre de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble ; et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses,mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple ; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition, qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. Il n’est pas besoin d’avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter : elles paraissent assez à découvert pour n’en faire envie à personne. Je n’examine point si elles sont vraisemblables ou non : cette difficulté,qui est la plus délicate de la poésie, et peut-être la moins entendue, demanderait un discours trop long pour une épître :il me suffit qu’elles sont autorisées ou par la vérité de l’histoire, ou par l’opinion commune des anciens. Elles vous ont agréé autrefois sur le théâtre ; j’espère qu’elles vous satisferont encore aucunement sur le papier, et demeure,

Monsieur,

Votre très humble serviteur,

Corneille.

Examen

Cette tragédie a été traitée en grec par Euripide, et en latin par Sénèque ; et c’est sur leur exemple que je me suis autorisé à en mettre le lieu dans une place publique, quelque peu de vraisemblance qu’il y ait à y faire parler des rois, et à y voir Médée prendre les desseins de sa vengeance.Elle en fait confidence, chez Euripide, à tout le chœur, composé de Corinthiennes sujettes de Créon, et qui devaient être du moins au nombre de quinze, à qui elle dit hautement qu’elle fera périr leur roi, leur princesse et son mari, sans qu’aucune d’elles ait la moindre pensée d’en donner avis à ce prince.

Pour Sénèque, il y a quelque apparence qu’ilne lui fait pas prendre ces résolutions violentes en présence duchœur, qui n’est pas toujours sur le théâtre, et n’y parle jamaisaux autres acteurs ; mais je ne puis comprendre comme, dansson quatrième acte, il lui fait achever ses enchantements en placepublique ; et j’ai mieux aimé rompre l’unité exacte du lieu,pour faire voir Médée dans le même cabinet où elle a fait sescharmes, que de l’imiter en ce point.

Tous les deux m’ont semblé donner trop peu dedéfiance à Créon des présents de cette magicienne, offensée audernier point, qu’il témoigne craindre chez l’un et chez l’autre,et dont il a d’autant plus de lieu de se défier, qu’elle luidemande instamment un jour de délai pour se préparer à partir, etqu’il croit qu’elle ne le demande que pour machiner quelque chosecontre lui, et troubler les noces de sa fille.

J’ai cru mettre la chose dans un peu plus dejustesse, par quelques précautions que j’y ai apportées : lapremière, en ce que Créuse souhaite avec passion cette robe queMédée empoisonne, et qu’elle oblige Jason à la tirer d’elle paradresse ; ainsi, bien que les présents des ennemis doiventêtre suspects, celui-ci ne le doit pas être, parce que ce n’est pastant un don qu’elle fait qu’un payement qu’on lui arrache de lagrâce que ses enfants reçoivent ; la seconde, en ce que cen’est pas Médée qui demande ce jour de délai qu’elle emploie à savengeance, mais Créon qui le lui donne de son mouvement, comme pourdiminuer quelque chose de l’injuste violence qu’il lui fait, dontil semble avoir honte en lui-même ; et la troisième enfin, ence qu’après les défiances que Pollux lui en fait prendre presquepar force, il en fait faire l’épreuve sur une autre, avant que depermettre à sa fille de s’en parer.

L’épisode d’Égée n’est pas tout à fait de moninvention ; Euripide l’introduit en son troisième acte, maisseulement comme un passant à qui Médée fait ses plaintes, et quil’assure d’une retraite chez lui à Athènes, en considération d’unservice qu’elle promet de lui rendre. En quoi je trouve deux chosesà dire : l’une, qu’Égée, étant dans la cour de Créon, ne parlepoint du tout de le voir ; l’autre, que, bien qu’il promette àMédée de la recevoir et protéger à Athènes après qu’elle se seravengée, ce qu’elle fait dès ce jour-là même, il lui témoignetoutefois qu’au sortir de Corinthe il va trouver Pitthéus àTrézène, pour consulter avec lui sur le sens de l’oracle qu’onvenait de lui rendre à Delphes, et qu’ainsi Médée serait demeuréeen assez mauvaise posture dans Athènes en l’attendant, puisqu’iltarda manifestement quelque temps chez Pitthéus, où il fit l’amourà sa fille Aethra, qu’il laissa grosse de Thésée, et n’en partitpoint que sa grossesse ne fût constante. Pour donner un peu plusd’intérêt à ce monarque dans l’action de cette tragédie, je le faisamoureux de Créuse, qui lui préfère Jason, et je porte sesressentiments à l’enlever, afin qu’en cette entreprise, demeurantprisonnier de ceux qui la sauvent de ses mains, il ait obligation àMédée de sa délivrance, et que la reconnaissance qu’il lui en doitl’engage plus fortement à sa protection, et même à l’épouser, commel’histoire le marque.

Pollux est de ces personnagesprotatiques[1] qui nesont introduits que pour écouter la narration du sujet. Je pensel’avoir déjà dit, et j’ajoute que ces personnages sont d’ordinaireassez difficiles à imaginer dans la tragédie, parce que lesévénements publics et éclatants dont elle est composée sont connusde tout le monde, et que s’il est aisé de trouver des gens qui lessachent pour les raconter, il n’est pas aisé d’en trouver qui lesignorent pour les entendre ; c’est ce qui m’a fait avoirrecours à cette fiction, que Pollux, depuis son retour de Colchos,avait toujours été en Asie, où il n’avait rien appris de ce quis’était passé dans la Grèce, que la mer en sépare. Le contrairearrive en la comédie : comme elle n’est que d’intriguesparticulières, il n’est rien si facile que de trouver des gens quiles ignorent ; mais souvent il n’y a qu’une seule personne quiles puisse expliquer : ainsi l’on n’y manque jamais deconfidents quand il y a matière de confidence.

Dans la narration que fait Nérine au quatrièmeacte, on peut considérer que quand ceux qui écoutent ont quelquechose d’important dans l’esprit, ils n’ont pas assez de patiencepour écouter le détail de ce qu’on leur vient raconter, et quec’est assez pour eux d’en apprendre l’événement en un mot ;c’est ce que fait voir ici Médée, qui, ayant su que Jason a arrachéCréuse à ses ravisseurs, et pris Égée prisonnier, ne veut pointqu’on lui explique comment cela s’est fait. Lorsqu’on a affaire àun esprit tranquille, comme Achorée à Cléopâtre dans la Mort dePompée, pour qui elle ne s’intéresse que par un sentimentd’honneur, on prend le loisir d’exprimer toutes lesparticularités ; mais avant que d’y descendre, j’estime qu’ilest bon, même alors, d’en dire tout l’effet en deux mots dèsl’abord.

Surtout, dans les narrations ornées etpathétiques, il faut très soigneusement prendre garde en quelleassiette est l’âme de celui qui parle et de celui qui écoute, et sepasser de cet ornement, qui ne va guère sans quelque étalageambitieux, s’il y a la moindre apparence que l’un des deux soittrop en péril, ou dans une passion trop violente pour avoir toutela patience nécessaire au récit qu’on se propose.

J’oubliais à remarquer que la prison où jemets Égée est un spectacle désagréable, que je conseilleraisd’éviter ; ces grilles qui éloignent l’acteur du spectateur,et lui cachent toujours plus de la moitié de sa personne, nemanquent jamais à rendre son action fort languissante. Il arrivequelquefois des occasions indispensables de faire arrêterprisonniers sur nos théâtres quelques-uns de nos principauxacteurs ; mais alors il vaut mieux se contenter de leur donnerdes gardes qui les suivent, et n’affaiblissent ni le spectacle nil’action, comme dans Polyeucte et dans Héraclius. J’ai voulu rendrevisible ici l’obligation qu’Égée avait à Médée ; mais cela sefût mieux fait par un récit.

Je serai bien aise encore qu’on remarque lacivilité de Jason envers Pollux à son départ : il l’accompagnejusque hors de la ville ; et c’est une adresse de théâtreassez heureusement pratiquée pour l’éloigner de Créon et Créusemourants, et n’en avoir que deux à la fois à faire parler. Unauteur est bien embarrassé quand il en a trois, et qu’ils ont toustrois une assez forte passion dans l’âme pour leur donner une justeimpatience de la pousser au-dehors ; c’est ce qui m’a obligé àfaire mourir ce roi malheureux avant l’arrivée de Jason, afin qu’iln’eût à parler qu’à Créuse ; et à faire mourir cette princesseavant que Médée se montre sur le balcon, afin que cet amant encolère n’ait plus à qui s’adresser qu’à elle ; mais on auraiteu lieu de trouver à dire qu’il ne fût pas auprès de sa maîtressedans un si grand malheur, si je n’eusse rendu raison de sonéloignement.

J’ai feint que les feux que produit la robe deMédée, et qui font périr Créon et Créuse, étaient invisibles, parceque j’ai mis leurs personnes sur la scène dans la catastrophe. Cespectacle de mourants m’était nécessaire pour remplir mon cinquièmeacte, qui sans cela n’eût pu atteindre à la longueur ordinaire desnôtres ; mais à dire le vrai, il n’a pas l’effet que demandela tragédie, et ces deux mourants importunent plus par leurs criset par leurs gémissements, qu’ils ne font pitié par leur malheur.La raison en est qu’ils semblent l’avoir mérité par l’injusticequ’ils ont faite à Médée, qui attire si bien de son côté toute lafaveur de l’auditoire, qu’on excuse sa vengeance après l’indignetraitement qu’elle a reçu de Créon et de son mari, et qu’on a plusde compassion du désespoir où ils l’ont réduite, que de tout cequ’elle leur fait souffrir.

Quant au style, il est fort inégal en cepoème : et ce que j’y ai mêlé du mien approche si peu de ceque j’ai traduit de Sénèque, qu’il n’est point besoin d’en mettrele texte en marge pour faire discerner au lecteur ce qui est de luiou de moi. Le temps m’a donné le moyen d’amasser assez de forcespour ne laisser pas cette différence si visible dans le Pompée, oùj’ai beaucoup pris de Lucain, et ne crois pas être demeuré fortau-dessous de lui quand il a fallu me passer de son secours.

Acteurs

 

Créon, roi deCorinthe.

Égée, roid’Athènes.

Jason, mari deMédée.

Pollux,argonaute, ami de Jason.

Créuse, fille deCréon.

Médée, femme deJason.

Cléone,gouvernante de Créuse.

Nérine, suivantede Médée.

Theudas,domestique de Créon.

Troupe desgardes de Créon.

La scène est àCorinthe.

Acte premier

 

Scène première

Pollux,Jason

 

Pollux

Que je sens à la fois de surprise et dejoie !

Se peut-il qu’en ces lieux enfin je vousrevoie,

Que Pollux dans Corinthe ait rencontréJason ?

Jason

Vous n’y pouviez venir en meilleuresaison ;

Et pour vous rendre encor l’âme plusétonnée,

Préparez-vous à voir mon second hyménée.

Pollux

Quoi ! Médée est donc morte,ami ?

Jason

Non, elle vit ;

Mais un objet plus beau la chasse de monlit.

Pollux

Dieux ! et que fera-t-elle ?

Jason

Et que fit Hypsipyle,

Que pousser les éclats d’un courrouxinutile ?

Elle jeta des cris, elle versa des pleurs,

Elle me souhaita mille et millemalheurs ;

Dit que j’étais sans foi, sans cœur, sansconscience,

Et lasse de le dire, elle prit patience.

Médée en son malheur en pourra faireautant :

Qu’elle soupire, pleure, et me nommeinconstant ;

Je la quitte à regret, mais je n’ai pointd’excuse

Contre un pouvoir plus fort qui me donne àCréuse.

Pollux

Créuse est donc l’objet qui vous vientd’enflammer ?

Je l’aurais deviné sans l’entendre nommer.

Jason ne fit jamais de communesmaîtresses ;

Il est né seulement pour charmer lesprincesses,

Et haïrait l’amour, s’il avait sous sa loi

Rangé de moindres cœurs que des filles deroi.

Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée,

Et Créuse à Corinthe, autant vaut,possédée,

Font bien voir qu’en tous lieux, sans lesecours de Mars,

Les sceptres sont acquis à ses moindresregards.

Jason

Aussi je ne suis pas de ces amantsvulgaires ;

J’accommode ma flamme au bien de mesaffaires ;

Et sous quelque climat que me jette lesort,

Par maxime d’État je me fais cet effort.

Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans laville,

Qu’eussions-nous fait, Pollux, sans l’amourd’Hypsipyle ?

Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,

Que cajoler Médée et gagner latoison ?

Alors, sans mon amour, qu’eût fait votrevaillance ?

Eût-elle du dragon trompé lavigilance ?

Ce peuple que la terre enfantait toutarmé,

Qui de vous l’eût défait, si Jason n’eûtaimé ?

Maintenant qu’un exil m’interdit mapatrie,

Créuse est le sujet de monidolâtrie ;

Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant lacour,

De relever mon sort sur les ailes d’Amour.

Pollux

Que parlez-vous d’exil ? La haine dePélie…

Jason

Me fait, tout mort qu’il est, fuir de saThessalie.

Pollux

Il est mort !

Jason

Écoutez, et vous saurez comment

Son trépas seul m’oblige à cetéloignement.

Après six ans passés, depuis notre voyage,

Dans les plus grands plaisirs qu’on goûte aumariage,

Mon père, tout caduc, émouvant ma pitié,

Je conjurai Médée, au nom de l’amitié…

Pollux

J’ai su comme son art, forçant lesdestinées,

Lui rendit la vigueur de ses jeunesannées :

Ce fut, s’il m’en souvient, ici que jel’appris ;

D’où soudain un voyage en Asie entrepris

Fait que, nos deux séjours divisés parNeptune,

Je n’ai point su depuis quelle est votrefortune ;

Je n’en fais qu’arriver.

Jason

Apprenez donc de moi

Le sujet qui m’oblige à lui manquer defoi.

Malgré l’aversion d’entre nos deuxfamilles,

De mon tyran Pélie elle gagne les filles,

Et leur feint de ma part tant d’outragesreçus,

Que ces faibles esprits sont aisémentdéçus.

Elle fait amitié, leur promet desmerveilles,

Du pouvoir de son art leur remplit lesoreilles ;

Et pour mieux leur montrer comme il estinfini,

Leur étale surtout mon père rajeuni.

Pour épreuve elle égorge un bélier à leursvues,

Le plonge en un bain d’eaux et d’herbesinconnues,

Lui forme un nouveau sang avec cetteliqueur,

Et lui rend d’un agneau la taille et lavigueur.

Les sœurs crient miracle, et chacune ravie

Conçoit pour son vieux père une pareilleenvie,

Veut un effet pareil, le demande, etl’obtient ;

Mais chacune a son but. Cependant la nuitvient :

Médée, après le coup d’une si belleamorce,

Prépare de l’eau pure et des herbes sansforce,

Redouble le sommeil des gardes et duroi :

La suite au seul récit me fait tremblerd’effroi.

À force de pitié ces filles inhumaines

De leur père endormi vont épuiser lesveines :

Leur tendresse crédule, à grands coups decouteau,

Prodigue ce vieux sang, et fait place aunouveau ;

Le coup le plus mortel s’impute à grandservice ;

On nomme piété ce cruel sacrifice ;

Et l’amour paternel qui fait agir leursbras

Croirait commettre un crime à n’en commettrepas.

Médée est éloquente à leur donnercourage :

Chacune toutefois tourne ailleurs sonvisage ;

Une secrète horreur condamne leur dessein,

Et refuse leurs yeux à conduire leur main.

Pollux

À me représenter ce tragique spectacle,

Qui fait un parricide et promet unmiracle,

J’ai de l’horreur moi-même, et ne puisconcevoir

Qu’un esprit jusque-là se laisse décevoir.

Jason

Ainsi mon père Éson recouvra sa jeunesse,

Mais oyez le surplus. Ce grand couragecesse ;

L’épouvante les prend ; Médée en raille,et fuit.

Le jour découvre à tous les crimes de lanuit ;

Et pour vous épargner un discours inutile,

Acaste, nouveau roi, fait mutiner laville,

Nomme Jason l’auteur de cette trahison,

Et pour venger son père assiège ma maison.

Mais j’étais déjà loin, aussi bien queMédée ;

Et ma famille enfin à Corinthe abordée,

Nous saluons Créon, dont la bénignité

Nous promet contre Acaste un lieu desûreté.

Que vous dirai-je plus ? mon bonheurordinaire

M’acquiert les volontés de la fille et dupère ;

Si bien que de tous deux également chéri,

L’un me veut pour son gendre, et l’autre pourmari.

D’un rival couronné les grandeurssouveraines,

La majesté d’Égée, et le sceptred’Athènes,

N’ont rien, à leur avis, de comparable àmoi,

Et banni que je suis, je leur suis plus qu’unroi.

Je vois trop ce bonheur, mais je ledissimule ;

Et bien que pour Créuse un pareil feu mebrûle,

Du devoir conjugal je combats mon amour,

Et je ne l’entretiens que pour faire macour.

Acaste cependant menace d’une guerre

Qui doit perdre Créon et dépeupler saterre ;

Puis, changeant tout à coup sesrésolutions,

Il propose la paix sous des conditions.

Il demande d’abord et Jason etMédée :

On lui refuse l’un, et l’autre estaccordée ;

Je l’empêche, on débat, et je faistellement,

Qu’enfin il se réduit à son bannissement.

De nouveau je l’empêche, et Créon merefuse ;

Et pour m’en consoler il m’offre saCréuse.

Qu’eussé-je fait, Pollux, en cetteextrémité

Qui commettait ma vie avec maloyauté ?

Car sans doute à quitter l’utile pourl’honnête,

La paix allait se faire aux dépens de matête ;

Le mépris insolent des offres d’un grandroi

Aux mains d’un ennemi livrait Médée etmoi.

Je l’eusse fait pourtant, si je n’eusse étépère :

L’amour de mes enfants m’a fait l’âmelégère ;

Ma perte était la leur ; et cet hymennouveau

Avec Médée et moi les tire dutombeau :

Eux seuls m’ont fait résoudre, et la paixs’est conclue.

Pollux

Bien que de tous côtés l’affaire résolue

Ne laisse aucune place aux conseils d’unami,

Je ne puis toutefois l’approuver qu’àdemi.

Sur quoi que vous fondiez un traitement sirude,

C’est montrer pour Médée un peud’ingratitude ;

Ce qu’elle a fait pour vous est malrécompensé.

Il faut craindre après tout son courageoffensé :

Vous savez mieux que moi ce que peuvent sescharmes.

Jason

Ce sont à sa fureur d’épouvantablesarmes ;

Mais son bannissement nous en va garantir.

Pollux

Gardez d’avoir sujet de vous en repentir.

Jason

Quoi qu’il puisse arriver, ami, c’est chosefaite.

Pollux

La termine le ciel comme je lesouhaite !

Permettez cependant qu’afin dem’acquitter,

J’aille trouver le roi pour l’enféliciter.

Jason

Je vous y conduirais, mais j’attends maprincesse

Qui va sortir du temple.

Pollux

Adieu : l’amour vous presse,

Et je serais marri qu’un soin officieux

Vous fît perdre pour moi des temps siprécieux.

Scène II

 

Jason

Depuis que mon esprit est capable deflamme,

Jamais un trouble égal n’a confondu monâme.

Mon cœur, qui se partage en deuxaffections,

Se laisse déchirer à mille passions.

Je dois tout à Médée, et je ne puis sanshonte

Et d’elle et de ma foi tenir si peu deconte :

Je dois tout à Créon, et d’un si puissantroi

Je fais un ennemi, si je garde mafoi :

Je regrette Médée, et j’adoreCréuse ;

Je vois mon crime en l’une, en l’autre monexcuse ;

Et dessus mon regret mes désirstriomphants

Ont encor le secours du soin de mesenfants.

Mais la princesse vient ; l’éclat d’untel visage

Du plus constant du monde attireraitl’hommage,

Et semble reprocher à ma fidélité

D’avoir osé tenir contre tant de beauté.

Scène III

Jason,Créuse,Cléone

 

Jason

Que votre zèle est long, et qued’impatience

Il donne à votre amant, qui meurt en votreabsence !

Créuse

Je n’ai pas fait pourtant au ciel beaucoup devœux ;

Ayant Jason à moi, j’ai tout ce que jeveux.

Jason

Et moi, puis-je espérer l’effet d’uneprière

Que ma flamme tiendrait à faveursingulière ?

Au nom de notre amour, sauvez deux jeunesfruits

Que d’un premier hymen la couche m’aproduits ;

Employez-vous pour eux, faites auprès d’unpère

Qu’ils ne soient point compris en l’exil deleur mère ;

C’est lui seul qui bannit ces petitsmalheureux,

Puisque dans les traités il n’est point parléd’eux.

Créuse

J’avais déjà pitié de leur tendreinnocence,

Et vous y servirai de toute ma puissance,

Pourvu qu’à votre tour vous m’accordiez unpoint

Que jusques à tantôt je ne vous diraipoint.

Jason

Dites, et quel qu’il soit, que ma reine endispose.

Créuse

Si je puis sur mon père obtenir quelquechose,

Vous le saurez après ; je ne veux rienpour rien.

Cléone

Vous pourrez au palais suivre cetentretien.

On ouvre chez Médée, ôtez-vous de savue ;

Vos présences rendraient sa douleur plusémue,

Et vous seriez marris que cet espritjaloux

Mêlât son amertume à des plaisirs si doux.

Scène IV

 

Médée

Souverains protecteurs des lois del’hyménée,

Dieux garants de la foi que Jason m’adonnée,

Vous qu’il prit à témoin d’une immortelleardeur

Quand par un faux serment il vainquit mapudeur,

Voyez de quel mépris vous traite sonparjure,

Et m’aidez à venger cette communeinjure :

S’il me peut aujourd’hui chasserimpunément,

Vous êtes sans pouvoir ou sansressentiment.

Et vous, troupe savante en noiresbarbaries,

Filles de l’Achéron, pestes, larves,Furies,

Fières sœurs, si jamais notre commerceétroit

Sur vous et vos serpents me donna quelquedroit,

Sortez de vos cachots avec les mêmesflammes

Et les mêmes tourments dont vous gênez lesâmes ;

Laissez-les quelque temps reposer dans leursfers ;

Pour mieux agir pour moi faites trêve auxenfers.

Apportez-moi du fond des antres de Mégère

La mort de ma rivale, et celle de sonpère,

Et si vous ne voulez mal servir moncourroux,

Quelque chose de pis pour mon perfideépoux :

Qu’il coure vagabond de province enprovince,

Qu’il fasse lâchement la cour à chaqueprince ;

Banni de tous côtés, sans bien et sansappui,

Accablé de frayeur, de misère, d’ennui,

Qu’à ses plus grands malheurs aucun necompatisse ;

Qu’il ait regret à moi pour son derniersupplice ;

Et que mon souvenir jusque dans le tombeau

Attache à son esprit un éternel bourreau.

Jason me répudie ! et qui l’aurait pucroire ?

S’il a manqué d’amour, manque-t-il demémoire ?

Me peut-il bien quitter après tant debienfaits ?

M’ose-t-il bien quitter après tant deforfaits ?

Sachant ce que je puis, ayant vu ce quej’ose,

Croit-il que m’offenser ce soit si peu dechose ?

Quoi ! mon père trahi, les élémentsforcés,

D’un frère dans la mer les membresdispersés,

Lui font-ils présumer mon audaceépuisée ?

Lui font-ils présumer qu’à mon tourméprisée,

Ma rage contre lui n’ait par oùs’assouvir,

Et que tout mon pouvoir se borne à leservir ?

Tu t’abuses, Jason, je suis encormoi-même.

Tout ce qu’en ta faveur fit mon amourextrême,

Je le ferai par haine ; et je veux pourle moins

Qu’un forfait nous sépare, ainsi qu’il nous ajoints ;

Que mon sanglant divorce, en meurtres, encarnage,

S’égale aux premiers jours de notremariage,

Et que notre union, que rompt tonchangement,

Trouve une fin pareille à soncommencement.

Déchirer par morceaux l’enfant aux yeux dupère

N’est que le moindre effet qui suivra macolère ;

Des crimes si légers furent mes coupsd’essai :

Il faut bien autrement montrer ce que jesai ;

Il faut faire un chef-d’œuvre, et qu’undernier ouvrage

Surpasse de bien loin ce faibleapprentissage.

Mais pour exécuter tout ce quej’entreprends,

Quels dieux me fourniront des secours assezgrands ?

Ce n’est plus vous, enfers, qu’ici jesollicite :

Vos feux sont impuissants pour ce que jemédite.

Auteur de ma naissance, aussi bien que dujour,

Qu’à regret tu dépars à ce fatal séjour,

Soleil, qui vois l’affront qu’on va faire à tarace,

Donne-moi tes chevaux à conduire en taplace :

Accorde cette grâce à mon désir bouillant.

Je veux choir sur Corinthe avec ton charbrûlant :

Mais ne crains pas de chute à l’universfuneste ;

Corinthe consumé garantira le reste ;

De mon juste courroux les implacables vœux

Dans ses odieux murs arrêteront tes feux.

Créon en est le prince, et prend Jason pourgendre :

C’est assez mériter d’être réduit encendre,

D’y voir réduit tout l’isthme, afin de l’enpunir,

Et qu’il n’empêche plus les deux mers des’unir.

Scène V

Médée,Nérine

 

Médée

Et bien ! Nérine, à quand, à quand cethyménée ?

En ont-ils choisi l’heure ? en sais-tu lajournée ?

N’en as-tu rien appris ? n’as-tu point vuJason ?

N’appréhende-t-il rien après satrahison ?

Croit-il qu’en cet affront je m’amuse à meplaindre ?

S’il cesse de m’aimer, qu’il commence à mecraindre.

Il verra, le perfide, à quel combled’horreur

De mes ressentiments peut monter lafureur.

Nérine

Modérez les bouillons de cette violence,

Et laissez déguiser vos douleurs ausilence.

Quoi ! madame, est-ce ainsi qu’il fautdissimuler ?

Et faut-il perdre ainsi des menaces enl’air ?

Les plus ardents transports d’une haineconnue

Ne sont qu’autant d’éclairs avortés dans lanue,

Qu’autant d’avis à ceux que vous voulezpunir,

Pour repousser vos coups, ou pour lesprévenir.

Qui peut sans s’émouvoir supporter uneoffense,

Peut mieux prendre à son point le temps de savengeance ;

Et sa feinte douceur, sous un appasmortel,

Mène insensiblement sa victime à l’autel.

Médée

Tu veux que je me taise et que jedissimule !

Nérine, porte ailleurs ce conseilridicule ;

L’âme en est incapable en de moindresmalheurs,

Et n’a point où cacher de pareillesdouleurs.

Jason m’a fait trahir mon pays et monpère,

Et me laisse au milieu d’une terreétrangère,

Sans support, sans amis, sans retraite, sansbien,

La fable de son peuple et la haine dumien :

Nérine, après cela tu veux que je metaise !

Ne dois-je point encore en témoigner del’aise,

De ce royal hymen souhaiter l’heureuxjour,

Et forcer tous mes soins à servir sonamour ?

Nérine

Madame, pensez mieux à l’éclat que vousfaites.

Quelque juste qu’il soit, regardez où vousêtes ;

Considérez qu’à peine un esprit plus remis

Vous tient en sûreté parmi vos ennemis.

Médée

L’âme doit se roidir plus elle estmenacée,

Et contre la fortune aller tête baissée,

La choquer hardiment, et sans craindre lamort

Se présenter de front à son plus rudeeffort.

Cette lâche ennemie a peur des grandscourages,

Et sur ceux qu’elle abat redouble sesoutrages.

Nérine

Que sert ce grand courage où l’on est sanspouvoir ?

Médée

Il trouve toujours lieu de se fairevaloir.

Nérine

Forcez l’aveuglement dont vous êtesséduite,

Pour voir en quel état le sort vous aréduite.

Votre pays vous hait, votre époux est sansfoi :

Dans un si grand revers que vousreste-t-il ?

Médée

Moi,

Moi, dis-je, et c’est assez.

Nérine

Quoi ! vous seule, madame ?

Médée

Oui, tu vois en moi seule et le fer et laflamme,

Et la terre, et la mer, et l’enfer, et lescieux,

Et le sceptre des rois, et le foudre desdieux.

Nérine

L’impétueuse ardeur d’un courage sensible

À vos ressentiments figure toutpossible :

Mais il faut craindre un roi fort de tant desujets.

Médée

Mon père, qui l’était, rompit-il mesprojets ?

Nérine

Non ; mais il fut surpris, et Créon sedéfie.

Fuyez, qu’à ses soupçons il ne voussacrifie.

Médée

Las ! je n’ai que trop fui ; cetteinfidélité

D’un juste châtiment punit ma lâcheté.

Si je n’eusse point fui pour la mort dePélie,

Si j’eusse tenu bon dedans la Thessalie,

Il n’eût point vu Créuse, et cet objetnouveau

N’eût point de notre hymen étouffé leflambeau.

Nérine

Fuyez encor, de grâce.

Médée

Oui, je fuirai, Nérine ;

Mais, avant, de Créon on verra la ruine.

Je brave la fortune, et toute sa rigueur

En m’ôtant un mari ne m’ôte pas lecœur ;

Sois seulement fidèle, et sans te mettre enpeine,

Laisse agir pleinement mon savoir et mahaine.

Nérine,seule.

Madame… Elle me quitte au lieu dem’écouter,

Ces violents transports la vontprécipiter,

D’une trop juste ardeur l’inexorable envie

Lui fait abandonner le souci de sa vie.

Tâchons encore un coup d’en divertir lecours.

Apaiser sa fureur, c’est conserver sesjours.

Acte II

 

Scène première

Médée,Nérine

 

Nérine

Bien qu’un péril certain suive votreentreprise,

Assurez-vous sur moi, je vous suis touteacquise ;

Employez mon service aux flammes, aupoison,

Je ne refuse rien ; mais épargnezJason.

Votre aveugle vengeance une fois assouvie,

Le regret de sa mort vous coûterait lavie ;

Et les coups violents d’un rigoureuxennui…

Médée

Cesse de m’en parler et ne crains rien pourlui :

Ma fureur jusque-là n’oserait meséduire ;

Jason m’a trop coûté pour le vouloirdétruire ;

Mon courroux lui fait grâce, et ma premièreardeur

Soutient son intérêt au milieu de moncœur.

Je crois qu’il m’aime encore, et qu’il nourriten l’âme

Quelques restes secrets d’une si belleflamme,

Qu’il ne fait qu’obéir aux volontés d’unroi

Qui l’arrache à Médée en dépit de sa foi.

Qu’il vive, et s’il se peut, que l’ingrat medemeure ;

Sinon, ce m’est assez que sa Créusemeure ;

Qu’il vive cependant, et jouisse du jour

Que lui conserve encor mon immuable amour.

Créon seul et sa fille ont fait laperfidie !

Eux seuls termineront toute latragédie ;

Leur perte achèvera cette fatale paix.

Nérine

Contenez-vous, madame ; il sort de sonpalais.

Scène II

Créon,Médée,Nérine,soldats

 

Créon

Quoi ! je te vois encore ! Avecquelle impudence

Peux-tu, sans t’effrayer, soutenir maprésence ?

Ignores-tu l’arrêt de tonbannissement ?

Fais-tu si peu de cas de moncommandement ?

Voyez comme elle s’enfle et d’orgueil etd’audace !

Ses yeux ne sont que feu ; ses regards,que menace !

Gardes, empêchez-la de s’approcher de moi.

Va, purge mes États d’un monstre tel quetoi ;

Délivre mes sujets et moi-même de crainte.

Médée

De quoi m’accuse-t-on ? Quel crime,quelle plainte

Pour mon bannissement vous donne tantd’ardeur ?

Créon

Ah ! l’innocence même, et la mêmecandeur !

Médée est un miroir de vertusignalée :

Quelle inhumanité de l’avoir exilée !

Barbare, as-tu si tôt oublié tantd’horreurs ?

Repasse tes forfaits, repasse tes erreurs,

Et de tant de pays nomme quelque contrée

Dont tes méchancetés te permettentl’entrée.

Toute la Thessalie en armes tepoursuit ;

Ton père te déteste, et l’univers tefuit :

Me dois-je en ta faveur charger de tant dehaines,

Et sur mon peuple et moi faire tomber tespeines ?

Va pratiquer ailleurs tes noiresactions ;

J’ai racheté la paix à ces conditions.

Médée

Lâche paix, qu’entre vous, sans m’avoirécoutée,

Pour m’arracher mon bien vous avezcomplotée !

Paix, dont le déshonneur vous demeureéternel !

Quiconque sans l’ouïr condamne uncriminel,

Son crime eût-il cent fois mérité lesupplice,

D’un juste châtiment il fait uneinjustice.

Créon

Au regard de Pélie, il fut bien mieuxtraité ;

Avant que l’égorger tu l’avaisécouté ?

Médée

Écouta-t-il Jason, quand sa haine couverte

L’envoya sur nos bords se livrer à saperte ?

Car comment voulez-vous que je nomme undessein

Au-dessus de sa force et du pouvoirhumain ?

Apprenez quelle était cette illustreconquête,

Et de combien de morts j’ai garanti satête.

Il fallait mettre au joug deux taureauxfurieux ;

Des tourbillons de feux s’élançaient de leursyeux,

Et leur maître Vulcain poussait par leurhaleine

Un long embrasement dessus toute laplaine ;

Eux domptés, on entrait en de nouveauxhasards ;

Il fallait labourer les tristes champs deMars,

Et des dents d’un serpent ensemencer leurterre,

Dont la stérilité, fertile pour la guerre,

Produisait à l’instant des escadrons armés

Contre la même main qui les avait semés.

Mais, quoi qu’eût fait contre eux une valeurparfaite,

La toison n’était pas au bout de leurdéfaite :

Un dragon, enivré des plus mortels poisons

Qu’enfantent les péchés de toutes lessaisons,

Vomissant mille traits de sa gorgeenflammée,

La gardait beaucoup mieux que toute cettearmée ;

Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil,

Ne virent abaisser sa paupière ausommeil :

Je l’ai seule assoupi ; seule, j’ai parmes charmes

Mis au joug les taureaux, et défait lesgendarmes.

Si lors à mon devoir mon désir limité

Eût conservé ma gloire et ma fidélité,

Si j’eusse eu de l’horreur de tant d’énormesfautes,

Que devenait Jason, et tous vosArgonautes ?

Sans moi, ce vaillant chef, que vous m’avezravi,

Fût péri le premier, et tous l’auraientsuivi.

Je ne me repens point d’avoir par monadresse

Sauvé le sang des dieux et la fleur de laGrèce :

Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et Castor,

Et le charmant Orphée, et le sage Nestor,

Tous vos héros enfin tiennent de moi lavie ;

Je vous les verrai tous posséder sansenvie :

Je vous les ai sauvés, je vous les cèdetous ;

Je n’en veux qu’un pour moi, n’en soyez pointjaloux.

Pour de si bons effets laissez-moil’infidèle :

Il est mon crime seul, si je suiscriminelle ;

Aimer cet inconstant, c’est tout ce que j’aifait :

Si vous me punissez, rendez-moi monforfait.

Est-ce user comme il faut d’un pouvoirlégitime,

Que me faire coupable et jouir de moncrime ?

Créon

Va te plaindre à Colchos.

Médée

Le retour m’y plaira.

Que Jason m’y remette ainsi qu’il m’entira :

Je suis prête à partir sous la mêmeconduite

Qui de ces lieux aimés précipita ma fuite.

Ô d’un injuste affront les coups les pluscruels !

Vous faites différence entre deuxcriminels !

Vous voulez qu’on l’honore, et que de deuxcomplices

L’un ait votre couronne, et l’autre dessupplices !

Créon

Cesse de plus mêler ton intérêt au sien.

Ton Jason, pris à part, est trop homme debien :

Le séparant de toi, sa défense estfacile ;

Jamais il n’a trahi son père ni saville ;

Jamais sang innocent n’a fait rougir sesmains ;

Jamais il n’a prêté son bras à tesdesseins ;

Son crime, s’il en a, c’est de t’avoir pourfemme.

Laisse-le s’affranchir d’une honteuseflamme ;

Rends-lui son innocence en t’éloignant denous ;

Porte en d’autres climats ton insolentcourroux ;

Tes herbes, tes poisons, ton cœurimpitoyable,

Et tout ce qui jamais a fait Jasoncoupable.

Médée

Peignez mes actions plus noires que lanuit ;

Je n’en ai que la honte, il en a tout lefruit ;

Ce fut en sa faveur que ma savante audace

Immola son tyran par les mains de sarace ;

Joignez-y mon pays et mon frère : ilsuffit

Qu’aucun de tant de maux ne va qu’à sonprofit.

Mais vous les saviez tous quand vous m’avezreçue ;

Votre simplicité n’a point étédéçue :

En ignoriez-vous un quand vous m’avezpromis

Un rempart assuré contre mesennemis ?

Ma main, saignante encor du meurtre dePélie,

Soulevait contre moi toute la Thessalie,

Quand votre cœur, sensible à lacompassion,

Malgré tous mes forfaits, prit maprotection.

Si l’on me peut depuis imputer quelquecrime,

C’est trop peu que l’exil, ma mort estlégitime :

Sinon, à quel propos me traitez-vousainsi ?

Je suis coupable ailleurs, mais innocenteici.

Créon

Je ne veux plus ici d’une telle innocence,

Ni souffrir en ma cour ta fatale présence.

Va…

Médée

Dieux justes, vengeurs…

Créon

Va, dis-je, en d’autres lieux

Par tes cris importuns solliciter lesdieux.

Laisse-nous tes enfants : je serais tropsévère,

Si je les punissais des crimes de leurmère ;

Et bien que je le pusse avec juste raison,

Ma fille les demande en faveur de Jason.

Médée

Barbare humanité, qui m’arrache àmoi-même,

Et feint de la douceur pour m’ôter ce quej’aime !

Si Jason et Créuse ainsi l’ont ordonné,

Qu’ils me rendent le sang que je leur aidonné.

Créon

Ne me réplique plus, suis la loi qui t’estfaite ;

Prépare ton départ, et pense à taretraite.

Pour en délibérer, et choisir le quartier,

De grâce ma bonté te donne un jour entier.

Médée

Quelle grâce !

Créon

Soldats, remettez-la chez elle ;

Sa contestation deviendrait éternelle.

(Médée rentre, et Créoncontinue.)

Quel indomptable esprit ! quel arrogantmaintien

Accompagnait l’orgueil d’un si longentretien !

A-t-elle rien fléchi de son humeuraltière ?

A-t-elle pu descendre à la moindreprière ?

Et le sacré respect de ma condition

En a-t-il arraché quelquesoumission ?

Scène III

Créon,Jason,Créuse,Cléone,soldats

 

Créon

Te voilà sans rivale, et mon pays sansguerres,

Ma fille : c’est demain qu’elle sort denos terres.

Nous n’avons désormais que craindre de sapart ;

Acaste est satisfait d’un si prochedépart ;

Et si tu peux calmer le courage d’Égée,

Qui voit par notre choix son ardeurnégligée,

Fais état que demain nous assure à jamais

Et dedans et dehors une profonde paix.

Créuse

Je ne crois pas, seigneur, que ce vieux roid’Athènes,

Voyant aux mains d’autrui le fruit de tant depeines,

Mêle tant de faiblesse à son ressentiment,

Que son premier courroux se dissipeaisément.

J’espère toutefois qu’avec un peud’adresse

Je pourrai le résoudre à perdre unemaîtresse

Dont l’âge peu sortable et l’inclination

Répondaient assez mal à son affection.

Jason

Il doit vous témoigner par son obéissance

Combien sur son esprit vous avez depuissance ;

Et s’il s’obstine à suivre un injustecourroux,

Nous saurons, ma princesse, en rabattre lescoups ;

Et nos préparatifs contre la Thessalie

Ont trop de quoi punir sa flamme et safolie.

Créon

Nous n’en viendrons pas là : regardeseulement

À le payer d’estime et de remerciement.

Je voudrais pour tout autre un peu deraillerie ;

Un vieillard amoureux mérite qu’on enrie :

Mais le trône soutient la majesté des rois

Au-dessus du mépris, comme au-dessus deslois.

On doit toujours respect au sceptre, à lacouronne.

Remets tout, si tu veux, aux ordres que jedonne ;

Je saurai l’apaiser avec facilité,

Si tu ne te défends qu’avec civilité.

Scène IV

Jason,Créuse,Cléone

 

Jason

Que ne vous dois-je point pour cettepréférence,

Où mes désirs n’osaient porter monespérance !

C’est bien me témoigner un amour infini,

De mépriser un roi pour un pauvrebanni !

À toutes ses grandeurs préférer mamisère !

Tourner en ma faveur les volontés d’unpère !

Garantir mes enfants d’un exilrigoureux !

Créuse

Qu’a pu faire de moindre un courageamoureux ?

La fortune a montré dedans votre naissance

Un trait de son envie, ou de sonimpuissance ;

Elle devait un sceptre au sang dont vousnaissez,

Et sans lui vos vertus le méritaientassez.

L’amour, qui n’a pu voir une telleinjustice,

Supplée à son défaut, ou punit sa malice,

Et vous donne, au plus fort de vosadversités,

Le sceptre que j’attends, et que vousméritez.

La gloire m’en demeure ; et les racesfutures,

Comptant notre hyménée entre vosaventures,

Vanteront à jamais mon amour généreux,

Qui d’un si grand héros rompt le sortmalheureux.

Après tout, cependant, riez de mafaiblesse ;

Prête de posséder le phénix de la Grèce,

La fleur de nos guerriers, le sang de tant dedieux,

La robe de Médée a donné dans mesyeux ;

Mon caprice, à son lustre attachant monenvie,

Sans elle trouve à dire au bonheur de mavie ;

C’est ce qu’ont prétendu mes desseinsrelevés,

Pour le prix des enfants que je vous aisauvés.

Jason

Que ce prix est léger pour un si bonoffice !

Il y faut toutefois employerl’artifice :

Ma jalouse en fureur n’est pas femme àsouffrir

Que ma main l’en dépouille afin de vousl’offrir ;

Des trésors dont son père épuise laScythie,

C’est tout ce qu’elle a pris quand elle en estsortie.

Créuse

Qu’elle a fait un beau choix ! jamaiséclat pareil

Ne sema dans la nuit les clartés dusoleil ;

Les perles avec l’or confusément mêlées,

Mille pierres de prix sur ses bordsétalées,

D’un mélange divin éblouissent lesyeux ;

Jamais rien d’approchant ne se fit en ceslieux.

Pour moi, tout aussitôt que je l’en visparée,

Je ne fis plus d’état de la toisondorée ;

Et dussiez-vous vous-même en être un peujaloux,

J’en eus presques envie aussitôt que devous.

Pour apaiser Médée et réparer sa perte,

L’épargne de mon père entièrement ouverte

Lui met à l’abandon tous les trésors duroi,

Pourvu que cette robe et Jason soient àmoi.

Jason

N’en doutez point, ma reine, elle vous estacquise.

Je vais chercher Nérine, et par sonentremise

Obtenir de Médée avec dextérité

Ce que refuserait son courage irrité.

Pour elle, vous savez que j’en fuis lesapproches,

J’aurais peine à souffrir l’orgueil de sesreproches ;

Et je me connais mal, ou dans notreentretien

Son courroux s’allumant allumerait lemien.

Je n’ai point un esprit complaisant à sarage,

Jusques à supporter sans réplique unoutrage ;

Et ce seraient pour moi d’éternelsdéplaisirs

De reculer par là l’effet de vos désirs.

Mais sans plus de discours, d’une maisonvoisine

Je vais prendre le temps que sortiraNérine.

Souffrez, pour avancer votre contentement,

Que malgré mon amour je vous quitte unmoment.

Cléone

Madame, j’aperçois venir le roi d’Athènes.

Créuse

Allez donc, votre vue augmenterait sespeines.

Cléone

Souvenez-vous de l’air dont il le fauttraiter.

Créuse

Ma bouche accortement saura s’enacquitter.

Scène V

Égée,Créuse,Cléone

 

Égée

Sur un bruit qui m’étonne, et que je ne puiscroire,

Madame, mon amour, jaloux de votre gloire,

Vient savoir s’il est vrai que vous soyezd’accord,

Par un honteux hymen, de l’arrêt de mamort.

Votre peuple en frémit, votre cour enmurmure ;

Et tout Corinthe enfin s’impute à grandeinjure

Qu’un fugitif, un traître, un meurtrier derois,

Lui donne à l’avenir des princes et deslois ;

Il ne peut endurer que l’horreur de laGrèce

Pour prix de ses forfaits épouse saprincesse,

Et qu’il faille ajouter à vos titresd’honneur :

« Femme d’un assassin et d’unempoisonneur. »

Créuse

Laissez agir, grand roi, la raison sur votreâme,

Et ne le chargez point des crimes de safemme.

J’épouse un malheureux, et mon père yconsent,

Mais prince, mais vaillant, et surtoutinnocent.

Non pas que je ne faille en cettepréférence ;

De votre rang au sien je sais ladifférence :

Mais si vous connaissez l’amour et sesardeurs,

Jamais pour son objet il ne prend lesgrandeurs ;

Avouez que son feu n’en veut qu’à lapersonne,

Et qu’en moi vous n’aimiez rien moins que macouronne.

Souvent je ne sais quoi qu’on ne peutexprimer

Nous surprend, nous emporte, et nous forced’aimer ;

Et souvent, sans raison, les objets de nosflammes

Frappent nos yeux ensemble et saisissent nosâmes.

Ainsi nous avons vu le souverain desdieux,

Au mépris de Junon, aimer en ces baslieux,

Vénus quitter son Mars et négliger saprise,

Tantôt pour Adonis, et tantôt pourAnchise ;

Et c’est peut-être encore avec moins deraison

Que, bien que vous m’aimiez, je me donne àJason.

D’abord dans mon esprit vous eûtes cepartage :

Je vous estimai plus, et l’aimaidavantage.

Égée

Gardez ces compliments pour de moinsenflammés,

Et ne m’estimez point qu’autant que vousm’aimez.

Que me sert cet aveu d’une erreurvolontaire ?

Si vous croyez faillir, qui vous force à lefaire ?

N’accusez point l’amour ni sonaveuglement ;

Quand on connaît sa faute, on manquedoublement.

Créuse

Puis donc que vous trouvez la mienneinexcusable,

Je ne veux plus, seigneur, me confessercoupable.

L’amour de mon pays et le bien de l’État

Me défendaient l’hymen d’un si grandpotentat.

Il m’eût fallu soudain vous suivre en vosprovinces,

Et priver mes sujets de l’aspect de leursprinces.

Votre sceptre pour moi n’est qu’un pompeuxexil ;

Que me sert son éclat ? et que medonne-t-il ?

M’élève-t-il d’un rang plus haut quesouveraine ?

Et sans le posséder ne me vois-je pasreine ?

Grâces aux immortels, dans ma condition

J’ai de quoi m’assouvir de cetteambition :

Je ne veux point changer mon sceptre contre unautre ;

Je perdrais ma couronne en acceptant lavôtre.

Corinthe est bon sujet, mais il veut voir sonroi,

Et d’un prince éloigné rejetterait la loi.

Joignez à ces raisons qu’un père un peu surl’âge,

Dont ma seule présence adoucit le veuvage,

Ne saurait se résoudre à séparer de lui

De ses débiles ans l’espérance et l’appui,

Et vous reconnaîtrez que je ne vouspréfère

Que le bien de l’État, mon pays et monpère.

Voilà ce qui m’oblige au choix d’un autreépoux ;

Mais comme ces raisons font peu d’effet survous,

Afin de redonner le repos à votre âme,

Souffrez que je vous quitte.

Égée,seul.

Allez, allez, madame,

Étaler vos appas et vanter vos mépris

À l’infâme sorcier qui charme vos esprits.

De cette indignité faites un mauvaisconte ;

Riez de mon ardeur, riez de votrehonte ;

Favorisez celui de tous vos courtisans

Qui raillera le mieux le déclin de mesans ;

Vous jouirez fort peu d’une telleinsolence ;

Mon amour outragé court à laviolence ;

Mes vaisseaux à la rade, assez proches duport,

N’ont que trop de soldats à faire un coupd’effort.

La jeunesse me manque, et non pas lecourage :

Les rois ne perdent point les forces avecl’âge ;

Et l’on verra, peut-être avant ce jourfini,

Ma passion vengée, et votre orgueil puni.

Acte III

 

Scène première

 

Nérine

Malheureux instrument du malheur qui nouspresse,

Que j’ai pitié de toi, déplorableprincesse !

Avant que le soleil ait fait encore untour,

Ta perte inévitable achève ton amour.

Ton destin te trahit, et ta beauté fatale

Sous l’appas d’un hymen t’expose à tarivale ;

Ton sceptre est impuissant à vaincre soneffort ;

Et le jour de sa fuite est celui de tamort.

Sa vengeance à la main elle n’a qu’àrésoudre,

Un mot du haut des cieux fait descendre lefoudre,

Les mers, pour noyer tout, n’attendent que saloi ;

La terre offre à s’ouvrir sous le palais duroi ;

L’air tient les vents tout prêts à suivre sacolère,

Tant la nature esclave a peur de luidéplaire ;

Et si ce n’est assez de tous les éléments,

Les enfers vont sortir à sescommandements.

Moi, bien que mon devoir m’attache à sonservice,

Je lui prête à regret un silencecomplice ;

D’un louable désir mon cœur sollicité

Lui ferait avec joie une infidélité :

Mais loin de s’arrêter, sa ragedécouverte,

À celle de Créuse ajouterait maperte ;

Et mon funeste avis ne servirait de rien

Qu’à confondre mon sang dans les bouillons dusien.

D’un mouvement contraire à celui de monâme,

La crainte de la mort m’ôte celle dublâme ;

Et ma timidité s’efforce d’avancer

Ce que hors du péril je voudraistraverser.

Scène II

Jason,Nérine

 

Jason

Nérine, eh bien, que dit, que fait notreexilée ?

Dans ton cher entretien s’est-elleconsolée ?

Veut-elle bien céder à la nécessité ?

Nérine

Je trouve en son chagrin moinsd’animosité ;

De moment en moment son âme plus humaine

Abaisse sa colère, et rabat de sahaine :

Déjà son déplaisir ne vous veut plus demal.

Jason

Fais-lui prendre pour tous un sentimentégal.

Toi, qui de mon amour connaissais latendresse,

Tu peux connaître aussi quelle douleur mepresse.

Je me sens déchirer le cœur à sondépart :

Créuse en ses malheurs prend même quelquepart,

Ses pleurs en ont coulé ; Créon mêmesoupire,

Lui préfère à regret le bien de son empire

Et si dans son adieu son cœur moins irrité

En voulait mériter la libéralité ;

Si jusque-là Médée apaisait ses menaces,

Qu’elle eût soin de partir avec ses bonnesgrâces,

Je sais (comme il est bon) que ses trésorsouverts

Lui seraient sans réserve entièrementofferts,

Et malgré les malheurs où le sort l’aréduite,

Soulageraient sa peine et soutiendraient safuite.

Nérine

Puisqu’il faut se résoudre à cebannissement,

Il faut en adoucir le mécontentement.

Cette offre y peut servir ; et par ellej’espère,

Avec un peu d’adresse, apaiser sa colère

Mais, d’ailleurs, toutefois n’attendez rien demoi,

S’il faut prendre congé de Créuse et duroi ;

L’objet de votre amour et de sa jalousie

De toutes ses fureurs l’aurait tôtressaisie.

Jason

Pour montrer sans les voir son courageapaisé,

Je te dirai, Nérine, un moyen fortaisé ;

Et de si longue main je connais taprudence,

Que je t’en fais sans peine entièreconfidence.

Créon bannit Médée, et ses ordres précis

Dans son bannissement enveloppaient sesfils :

La pitié de Créuse a tant fait vers sonpère,

Qu’ils n’auront point de part au malheur deleur mère.

Elle lui doit par eux quelqueremerciement ;

Qu’un présent de sa part suive leurcompliment :

Sa robe, dont l’éclat sied mal à safortune,

Et n’est à son exil qu’une chargeimportune,

Lui gagnerait le cœur d’un prince libéral,

Et de tous ses trésors l’abandon général.

D’une vaine parure, inutile à sa peine,

Elle peut acquérir de quoi faire lareine :

Créuse, ou je me trompe, en a quelquedésir,

Et je ne pense pas qu’elle pût mieuxchoisir.

Mais la voici qui sort ; souffre que jel’évite :

Ma rencontre la trouble, et mon aspectl’irrite.

Scène III

Médée,Jason,Nérine

 

Médée

Ne fuyez pas, Jason, de ces funesteslieux.

C’est à moi d’en partir : recevez mesadieux.

Accoutumée à fuir, l’exil m’est peu dechose ;

Sa rigueur n’a pour moi de nouveau que sacause.

C’est pour vous que j’ai fui, c’est vous quime chassez.

Où me renvoyez-vous, si vous mebannissez ?

Irai-je sur le Phase, où j’ai trahi monpère,

Apaiser de mon sang les mânes de monfrère ?

Irai-je en Thessalie, où le meurtre d’unroi

Pour victime aujourd’hui ne demande quemoi ?

Il n’est point de climat dont mon amourfatale

N’ait acquis à mon nom la hainegénérale ;

Et ce qu’ont fait pour vous mon savoir et mamain

M’a fait un ennemi de tout le genrehumain.

Ressouviens-t’en, ingrat ; remets-toidans la plaine

Que ces taureaux affreux brûlaient de leurhaleine ;

Revois ce champ guerrier dont les sacréssillons

Élevaient contre toi de soudainsbataillons ;

Ce dragon qui jamais n’eut les paupièrescloses

Et lors préfère-moi Créuse, si tu l’oses.

Qu’ai-je épargné depuis qui fût en monpouvoir ?

Ai-je auprès de l’amour écouté mondevoir ?

Pour jeter un obstacle à l’ardentepoursuite

Dont mon père en fureur touchait déjà tafuite,

Semai-je avec regret mon frère parmorceaux ?

À ce funeste objet épandu sur les eaux,

Mon père trop sensible aux droits de lanature,

Quitta tous autres soins que de sasépulture ;

Et par ce nouveau crime émouvant sa pitié,

J’arrêtai les effets de son inimitié.

Prodigue de mon sang, honte de ma famille,

Aussi cruelle sœur que déloyale fille,

Ces titres glorieux plaisaient à mesamours ;

Je les pris sans horreur pour conserver tesjours.

Alors, certes, alors mon mérite étaitrare ;

Tu n’étais point honteux d’une femmebarbare.

Quand à ton père usé je rendis la vigueur,

J’avais encor tes vœux, j’étais encor toncœur ;

Mais cette affection mourant avec Pélie,

Dans le même tombeau se vitensevelie :

L’ingratitude en l’âme et l’impudence aufront,

Une Scythe en ton lit te fut lors unaffront ;

Et moi, que tes désirs avaient tantsouhaitée,

Le dragon assoupi, la toison emportée,

Ton tyran massacré, ton père rajeuni,

Je devins un objet digne d’être banni.

Tes desseins achevés, j’ai mérité tahaine,

Il t’a fallu sortir d’une honteuse chaîne,

Et prendre une moitié qui n’a rien plus quemoi,

Que le bandeau royal que j’ai quitté pourtoi.

Jason

Ah ! que n’as-tu des yeux à lire dans monâme,

Et voir les purs motifs de ma nouvelleflamme !

Les tendres sentiments d’un amour paternel

Pour sauver mes enfants me rendentcriminel,

Si l’on peut nommer crime un malheureuxdivorce,

Où le soin que j’ai d’eux me réduit et meforce.

Toi-même, furieuse, ai-je peu fait pourtoi

D’arracher ton trépas aux vengeances d’unroi ?

Sans moi ton insolence allait êtrepunie ;

À ma seule prière on ne t’a que bannie.

C’est rendre la pareille à tes grands coupsd’effort :

Tu m’as sauvé la vie, et j’empêche tamort.

Médée

On ne m’a que bannie ! ô bontésouveraine !

C’est donc une faveur, et non pas unepeine !

Je reçois une grâce au lieu d’unchâtiment !

Et mon exil encor doit unremerciement !

Ainsi l’avare soif du brigand assouvie,

Il s’impute à pitié de nous laisser lavie ;

Quand il n’égorge point, il croit nouspardonner,

Et ce qu’il n’ôte pas, il pense le donner.

Jason

Tes discours, dont Créon de plus en pluss’offense,

Le forceraient enfin à quelque violence.

Éloigne-toi d’ici tandis qu’il t’estpermis :

Les rois ne sont jamais de faiblesennemis.

Médée

À travers tes conseils je vois assez taruse ;

Ce n’est là m’en donner qu’en faveur deCréuse.

Ton amour, déguisé d’un soin officieux,

D’un objet importun veut délivrer sesyeux.

Jason

N’appelle point amour un changeinévitable,

Où Créuse fait moins que le sort quim’accable.

Médée

Peux-tu bien, sans rougir, désavouer tesfeux ?

Jason

Eh bien, soit ; ses attraits captiventtous mes vœux :

Toi, qu’un amour furtif souilla de tant decrimes,

M’oses-tu reprocher des ardeurslégitimes ?

Médée

Oui, je te les reproche, et de plus…

Jason

Quels forfaits ?

Médée

La trahison, le meurtre, et tous ceux que j’aifaits.

Jason

Il manque encor ce point à mon sortdéplorable,

Que de tes cruautés on me fasse coupable.

Médée

Tu présumes en vain de t’en mettre àcouvert ;

Celui-là fait le crime à qui le crimesert.

Que chacun, indigné contre ceux de tafemme,

La traite en ses discours de méchante etd’infâme,

Toi seul, dont ses forfaits ont fait tout lebonheur,

Tiens-la pour innocente et défends sonhonneur.

Jason

J’ai honte de ma vie, et je hais sonusage,

Depuis que je la dois aux effets de tarage.

Médée

La honte généreuse, et la hautevertu !

Puisque tu la hais tant, pourquoi lagardes-tu ?

Jason

Au bien de nos enfants, dont l’âge faible ettendre

Contre tant de malheurs ne saurait sedéfendre :

Deviens en leur faveur d’un naturel plusdoux.

Médée

Mon âme à leur sujet redouble soncourroux,

Faut-il ce déshonneur pour comble à mesmisères,

Qu’à mes enfants Créuse enfin donne desfrères ?

Tu vas mêler, impie, et mettre en rangpareil

Des neveux de Sisyphe avec ceux duSoleil !

Jason

Leur grandeur soutiendra la fortune desautres ;

Créuse et ses enfants conserveront lesnôtres.

Médée

Je l’empêcherai bien ce mélange odieux,

Qui déshonore ensemble et ma race et lesdieux.

Jason

Lassés de tant de maux, cédons à lafortune.

Médée

Ce corps n’enferme pas une âme sicommune ;

Je n’ai jamais souffert qu’elle me fît laloi,

Et toujours ma fortune a dépendu de moi.

Jason

La peur que j’ai d’un sceptre…

Médée

Ah ! cœur rempli de feinte,

Tu masques tes désirs d’un faux titre decrainte ;

Un sceptre est l’objet seul qui fait tonnouveau choix.

Jason

Veux-tu que je m’expose aux haines de deuxrois

Et que mon imprudence attire sur nostêtes,

D’un et d’autre côté, de nouvellestempêtes ?

Médée

Fuis-les, fuis-les tous deux, suis Médée à tontour,

Et garde au moins ta foi, si tu n’as plusd’amour.

Jason

Il est aisé de fuir, mais il n’est pasfacile

Contre deux rois aigris de trouver unasile.

Qui leur résistera, s’ils viennent às’unir ?

Médée

Qui me résistera, si je te veux punir,

Déloyal ? Auprès d’eux crains-tu si peuMédée ?

Que toute leur puissance, en armesdébordée,

Dispute contre moi ton cœur qu’ils m’ontsurpris,

Et ne sois du combat que le juge et leprix !

Joins-leur, si tu le veux, mon père et laScythie,

En moi seule ils n’auront que trop fortepartie.

Bornes-tu mon pouvoir à celui deshumains ?

Contr’eux, quand il me plaît, j’arme leurspropres mains ;

Tu le sais, tu l’as vu, quand ces fils de laTerre

Par leurs coups mutuels terminèrent leurguerre.

Misérable ! je puis adoucir destaureaux ;

La flamme m’obéit, et je commande auxeaux ;

L’enfer tremble, et les cieux, sitôt que jeles nomme,

Et je ne puis toucher les volontés d’unhomme !

Je t’aime encor, Jason, malgré talâcheté ;

Je ne m’offense plus de ta légèreté :

Je sens à tes regards décroître macolère ;

De moment en moment ma fureur semodère ;

Et je cours sans regret à monbannissement,

Puisque j’en vois sortir tonétablissement.

Je n’ai plus qu’une grâce à demanderensuite :

Souffre que mes enfants accompagnent mafuite ;

Que je t’admire encore en chacun de leurstraits,

Que je t’aime et te baise en ces petitsportraits ;

Et que leur cher objet, entretenant maflamme,

Te présente à mes yeux aussi bien qu’à monâme.

Jason

Ah ! reprends ta colère, elle a moins derigueur.

M’enlever mes enfants, c’est m’arracher lecœur ;

Et Jupiter tout prêt à m’écraser dufoudre,

Mon trépas à la main, ne pourrait m’yrésoudre.

C’est pour eux que je change ; et laParque, sans eux,

Seule de notre hymen pourrait rompre lesnœuds.

Médée

Cet amour paternel, qui te fournitd’excuses,

Me fait souffrir aussi que tu me lesrefuses,

Je ne t’en presse plus ; et prête à mebannir,

Je ne veux plus de toi qu’un légersouvenir.

Jason

Ton amour vertueux fait ma plus grandegloire ;

Ce serait me trahir qu’en perdre lamémoire :

Et le mien envers toi, qui demeureéternel,

T’en laisse en cet adieu le sermentsolennel.

Puissent briser mon chef les traits les plussévères

Que lancent des grands dieux les plus âprescolères ;

Qu’ils s’unissent ensemble afin de mepunir,

Si je ne perds la vie avant tonsouvenir !

Scène IV

Médée,Nérine

 

Médée

J’y donnerai bon ordre ; il est en tapuissance

D’oublier mon amour, mais non pas mavengeance ;

Je la saurai graver en tes esprits glacés

Par des coups trop profonds pour en êtreeffacés.

Il aime ses enfants, ce courageinflexible :

Son faible est découvert ; par eux il estsensible,

Par eux mon bras, armé d’une justerigueur,

Va trouver des chemins à lui percer lecœur.

Nérine

Madame, épargnez-les, épargnez vosentrailles ;

N’avancez point par là vos propresfunérailles :

Contre un sang innocent pourquoi vousirriter,

Si Créuse en vos lacs se vientprécipiter ?

Elle-même s’y jette, et Jason vous lalivre.

Médée

Tu flattes mes désirs.

Nérine

Que je cesse de vivre,

Si ce que je vous dis n’est purevérité !

Médée

Ah ! ne me tiens donc plus l’âme enperplexité !

Nérine

Madame, il faut garder que quelqu’un ne nousvoie,

Et du palais du roi découvre notrejoie :

Un dessein éventé succède rarement.

Médée

Rentrons donc, et mettons nos secretssûrement.

Acte IV

 

Scène première

Médée,Nérine

 

Médée,seule dans sa grotte magique.

C’est trop peu de Jason que ton œil medérobe,

C’est trop peu de mon lit, tu veux encor marobe,

Rivale insatiable ; et c’est encor troppeu,

Si, la force à la main, tu l’as sans monaveu ;

Il faut que par moi-même elle te soitofferte,

Que perdant mes enfants, j’achète encor leurperte ;

Il en faut un hommage à tes divinsattraits,

Et des remerciements au vol que tu mefais.

Tu l’auras ; mon refus serait un nouveaucrime :

Mais je t’en veux parer pour être mavictime,

Et sous un faux semblant de libéralité,

Soûler, et ma vengeance, et ton avidité.

Le charme est achevé, tu peux entrer,Nérine.

(Nérine entre, et Médéecontinue.)

Mes maux dans ces poisons trouvent leurmédecine :

Vois combien de serpents à moncommandement

D’Afrique jusqu’ici n’ont tardé qu’unmoment,

Et contraints d’obéir à mes charmesfunestes,

Ont sur ce don fatal vomi toutes leurspestes.

L’amour à tous mes sens ne fut jamais sidoux

Que ce triste appareil à mon espritjaloux.

Ces herbes ne sont pas d’une vertucommune ;

Moi-même en les cueillant je fis pâlir lalune,

Quand, les cheveux flottants, le bras et lepied nu,

J’en dépouillai jadis un climat inconnu.

Vois mille autres venins : cette liqueurépaisse

Mêle du sang de l’hydre avec celui deNesse ;

Python eut cette langue ; et ce plumagenoir

Est celui qu’une harpie en fuyant laissachoir ;

Par ce tison Althée assouvit sa colère,

Trop pitoyable sœur et trop cruellemère ;

Ce feu tomba du ciel avecque Phaéthon,

Cet autre vient des flots du pierreuxPhlégéthon ;

Et celui-ci jadis remplit en nos contrées

Des taureaux de Vulcain les gorgesensoufrées.

Enfin, tu ne vois là poudres, racines,eaux,

Dont le pouvoir mortel n’ouvrît milletombeaux ;

Ce présent déceptif a bu toute leur force,

Et bien mieux que mon bras vengera mondivorce.

Mes tyrans par leur perte apprendront quejamais…

Mais d’où vient ce grand bruit que j’entendsau palais ?

Nérine

Du bonheur de Jason et du malheurd’Égée :

Madame, peu s’en faut, qu’il ne vous aitvengée.

Ce généreux vieillard, ne pouvantsupporter

Qu’on lui vole à ses yeux ce qu’il croitmériter,

Et que sur sa couronne et sa persévérance

L’exil de votre époux ait eu lapréférence,

A tâché par la force à repousser l’affront

Que ce nouvel hymen lui porte sur lefront.

Comme cette beauté, pour lui toute deglace,

Sur les bords de la mer contemplait labonace,

Il la voit mal suivie, et prend un si beautemps

À rendre ses désirs et les vôtrescontents.

De ses meilleurs soldats une troupechoisie

Enferme la princesse, et sert sajalousie ;

L’effroi qui la surprend la jette enpâmoison ;

Et tout ce qu’elle peut, c’est de nommerJason.

Ses gardes à l’abord font quelquerésistance,

Et le peuple leur prête une faibleassistance ;

Mais l’obstacle léger de ces débiles cœurs

Laissait honteusement Créuse à leursvainqueurs :

Déjà presque en leur bord elle étaitenlevée…

Médée

Je devine la fin, mon traître l’a sauvée.

Nérine

Oui, madame, et de plus Égée estprisonnier ;

Votre époux à son myrte ajoute celaurier :

Mais apprenez comment.

Médée

N’en dis pas davantage :

Je ne veux point savoir ce qu’a fait soncourage ;

Il suffit que son bras a travaillé pournous,

Et rend une victime à mon juste courroux.

Nérine, mes douleurs auraient peud’allégeance,

Si cet enlèvement l’ôtait à mavengeance ;

Pour quitter son pays en est-onmalheureux ?

Ce n’est pas son exil, c’est sa mort que jeveux ;

Elle aurait trop d’honneur de n’avoir que mapeine,

Et de verser des pleurs pour être deux foisreine.

Tant d’invisibles feux enfermés dans cedon,

Que d’un titre plus vrai j’appelle marançon,

Produiront des effets bien plus doux à mahaine.

Nérine

Par là vous vous vengez, et sa perte estcertaine :

Mais contre la fureur de son père irrité

Où pensez-vous trouver un lieu desûreté ?

Médée

Si la prison d’Égée a suivi sa défaite,

Tu peux voir qu’en l’ouvrant je m’ouvre uneretraite,

Et que ses fers brisés, malgré leursattentats,

À ma protection engagent ses États.

Dépêche seulement, et cours vers ma rivale

Lui porter de ma part cette robefatale :

Mène-lui mes enfants, et fais-les, si tupeux,

Présenter par leur père à l’objet de sesvœux.

Nérine

Mais, madame, porter cette robe empestée,

Que de tant de poisons vous avez infectée,

C’est pour votre Nérine un trop funesteemploi :

Avant que sur Créuse ils agiraient surmoi.

Médée

Ne crains pas leur vertu, mon charme lamodère,

Et lui défend d’agir que sur elle et sonpère ;

Pour un si grand effet prends un cœur plushardi,

Et sans me répliquer, fais ce que je tedi.

Scène II

Créon,Pollux,soldats

 

Créon

Nous devons bien chérir cette valeurparfaite

Qui de nos ravisseurs nous donne ladéfaite.

Invincible héros, c’est à votre secours

Que je dois désormais le bonheur de mesjours ;

C’est vous seul aujourd’hui dont la mainvengeresse

Rend à Créon sa fille, à Jason samaîtresse,

Met Égée en prison et son orgueil à bas,

Et fait mordre la terre à ses meilleurssoldats,

Pollux

Grand roi, l’heureux succès de cettedélivrance

Vous est beaucoup mieux dû qu’à mon peu devaillance :

C’est vous seul et Jason, dont les brasindomptés

Portaient avec effroi la mort de touscôtés ;

Pareils à deux lions dont l’ardente furie

Dépeuple en un moment toute une bergerie.

L’exemple glorieux de vos faits plusqu’humains

Échauffait mon courage et conduisait mesmains :

J’ai suivi, mais de loin, des actions sibelles,

Qui laissaient à mon bras tant d’illustresmodèles.

Pourrait-on reculer en combattant sousvous,

Et n’avoir point de cœur à seconder voscoups ?

Créon

Votre valeur, qui souffre en cetterepartie,

Ôte toute croyance à votre modestie :

Mais puisque le refus d’un honneur mérité

N’est pas un petit trait de générosité,

Je vous laisse en jouir. Auteur de lavictoire,

Ainsi qu’il vous plaira, départez-en lagloire ;

Comme elle est votre bien, vous pouvez ladonner.

Que prudemment les dieux savent toutordonner !

Voyez, brave guerrier, comme votre arrivée

Au jour de nos malheurs se trouveréservée,

Et qu’au point que le sort osait nousmenacer,

Ils nous ont envoyé de quoi le terrasser.

Digne sang de leur roi, demi-dieumagnanime,

Dont la vertu ne peut recevoir tropd’estime,

Qu’avons-nous plus à craindre ? et queldestin jaloux,

Tant que nous vous aurons, s’osera prendre ànous ?

Pollux

Appréhendez pourtant, grand prince,

Créon

Et quoi ?

Pollux

Médée,

Qui par vous de son lit se voitdépossédée.

Je crains qu’il ne vous soit malaiséd’empêcher

Qu’un gendre valeureux ne vous coûte biencher.

Après l’assassinat d’un monarque et d’unfrère,

Peut-il être de sang qu’elle épargne ourévère ?

Accoutumée au meurtre, et savante enpoison,

Voyez ce qu’elle a fait pour acquérirJason ;

Et ne présumez pas, quoi que Jason vousdie,

Que pour le conserver elle soit moinshardie.

Créon

C’est de quoi mon esprit n’est plusinquiété ;

Par son bannissement j’ai fait masûreté ;

Elle n’a que fureur et que vengeance enl’âme,

Mais, en si peu de temps, que peut faire unefemme ?

Je n’ai prescrit qu’un jour de terme à sondépart.

Pollux

C’est peu pour une femme, et beaucoup pour sonart ;

Sur le pouvoir humain ne réglez pas lescharmes.

Créon

Quelques puissants qu’ils soient, je n’en aipoint d’alarmes ;

Et quand bien ce délai devrait touthasarder,

Ma parole est donnée, et je la veuxgarder.

Scène III

Créon,Pollux,Cléone

 

Créon

Que font nos deux amants, Cléone ?

Cléone

La princesse,

Seigneur, près de Jason reprend sonallégresse ;

Et ce qui sert beaucoup à soncontentement,

C’est de voir que Médée est sansressentiment.

Créon

Et quel dieu si propice a calmé soncourage ?

Cléone

Jason, et ses enfants, qu’elle vous laisse engage.

La grâce que pour eux madame obtient devous

A calmé les transports de son espritjaloux.

Le plus riche présent qui fût en sapuissance

À ses remerciements joint sareconnaissance.

Sa robe sans pareille, et sur qui nousvoyons

Du Soleil son aïeul briller mille rayons,

Que la princesse même avait tantsouhaitée,

Par ces petits héros lui vient d’êtreapportée,

Et fait voir clairement les merveilleuxeffets

Qu’en un cœur irrité produisent lesbienfaits.

Créon

Eh bien, qu’en dites-vous ? Qu’avons-nousplus à craindre ?

Pollux

Si vous ne craignez rien, que je vous trouve àplaindre !

Créon

Un si rare présent montre un esprit remis.

Pollux

J’eus toujours pour suspects les dons desennemis.

Ils font assez souvent ce que n’ont pu leursarmes ;

Je connais de Médée et l’esprit et lescharmes,

Et veux bien m’exposer au plus crueltrépas,

Si ce rare présent n’est un mortel appas.

Créon

Ses enfants si chéris qui nous serventd’otages,

Nous peuvent-ils laisser quelque sorted’ombrages ?

Pollux

Peut-être que contre eux s’étend satrahison,

Qu’elle ne les prend plus que pour ceux deJason,

Et qu’elle s’imagine, en haine de leurpère,

Que n’étant plus sa femme, elle n’est plusleur mère.

Renvoyez-lui, seigneur, ce don pernicieux,

Et ne vous chargez point d’un poisonprécieux.

Cléone

Madame cependant en est toute ravie,

Et de s’en voir parée elle brûle d’envie.

Pollux

Où le péril égale et passe le plaisir,

Il faut se faire force, et vaincre sondésir.

Jason, dans son amour, a trop decomplaisance

De souffrir qu’un tel don s’accepte en saprésence.

Créon

Sans rien mettre au hasard, je sauraidextrement

Accorder vos soupçons et son contentement.

Nous verrons dès ce soir, sur unecriminelle,

Si ce présent nous cache une embûchemortelle.

Nise, pour ses forfaits destinée à mourir,

Ne peut par cette épreuve injustementpérir ;

Heureuse, si sa mort nous rendait ceservice,

De nous en découvrir le funesteartifice !

Allons-y de ce pas, et ne consumons plus

De temps ni de discours en débatssuperflus.

Scène IV

 

Égéeen prison.

Demeure affreuse des coupables,

Lieux maudits, funeste séjour,

Dont jamais avant mon amour

Les sceptres n’ont été capables.

Redoublez puissamment votre mortel effroi,

Et joignez à mes maux une si viveatteinte,

Que mon âme chassée, ou s’enfuyant decrainte,

Dérobe à mes vainqueurs le supplice d’unroi.

Le triste bonheur où j’aspire !

Je ne veux que hâter ma mort,

Et n’accuse mon mauvais sort

Que de souffrir que je respire.

Puisqu’il me faut mourir, que je meure à monchoix ;

Le coup m’en sera doux, s’il est sansinfamie :

Prendre l’ordre à mourir d’une mainennemie,

C’est mourir, pour un roi, beaucoup plus d’unefois.

Malheureux prince, on te méprise

Quand tu t’arrêtes à servir :

Si tu t’efforces de ravir,

Ta prison suit ton entreprise.

Ton amour qu’on dédaigne et ton vainattentat

D’un éternel affront vont souiller tamémoire :

L’un t’a déjà coûté ton repos et tagloire ;

L’autre te va coûter ta vie et ton État.

Destin, qui punis mon audace,

Tu n’as que de justes rigueurs ;

Et s’il est d’assez tendres cœurs

Pour compatir à ma disgrâce,

Mon feu de leur tendresse étouffe lamoitié,

Puisqu’à bien comparer mes fers avec maflamme,

Un vieillard amoureux mérite plus de blâme

Qu’un monarque en prison n’est digne depitié.

Cruel auteur de ma misère,

Peste des cœurs, tyran des rois,

Dont les impérieuses lois

N’épargnent pas même ta mère,

Amour, contre Jason tourne ton traitfatal ;

Au pouvoir de tes dards je remets mavengeance :

Atterre son orgueil, et montre tapuissance

À perdre également l’un et l’autre rival.

Qu’une implacable jalousie

Suive son nuptial flambeau ;

Que sans cesse un objet nouveau

S’empare de sa fantaisie ;

Que Corinthe à sa vue accepte un autreroi ;

Qu’il puisse voir sa race à ses yeuxégorgée ;

Et, pour dernier malheur, qu’il ait le sortd’Égée,

Et devienne à mon âge amoureux commemoi !

Scène V

Égée,Médée

 

Égée

Mais d’où vient ce bruit sourd ? quellepâle lumière

Dissipe ces horreurs et frappe mapaupière ?

Mortel, qui que tu sois, détourne ici tespas,

Et de grâce m’apprends l’arrêt de montrépas,

L’heure, le lieu, le genre ; et si toncœur sensible

À la compassion peut se rendre accessible,

Donne-moi les moyens d’un généreux effort

Qui des mains des bourreaux affranchisse mamort.

Médée

Je viens l’en affranchir. Ne craignez plus,grand prince ;

Ne pensez qu’à revoir votre chèreprovince ;

(Elle donne un coup de baguette surla porte de la prison, qui s’ouvre aussitôt ; et en ayant tiréÉgée, elle en donne encore un sur ses fers, quitombent.)

Ni grilles ni verrous ne tiennent contremoi.

Cessez, indignes fers, de captiver unroi ;

Est-ce à vous à presser les bras d’un telmonarque ?

Et vous, reconnaissez Médée à cettemarque,

Et fuyez un tyran dont le forcènement

Joindrait votre supplice à monbannissement ;

Avec la liberté reprenez le courage.

Égée

Je les reprends tous deux pour vous en fairehommage,

Princesse, de qui l’art propice auxmalheureux

Oppose un tel miracle à mon sortrigoureux ;

Disposez de ma vie, et du sceptred’Athènes ;

Je dois et l’une et l’autre à qui brise meschaînes.

Si votre heureux secours me tire dedanger,

Je ne veux en sortir qu’afin de vousvenger ;

Et si je puis jamais avec votre assistance

Arriver jusqu’aux lieux de mon obéissance,

Vous me verrez, suivi de mille bataillons,

Sur ces murs renversés planter mespavillons,

Punir leur traître roi de vous avoirbannie,

Dedans le sang des siens noyer satyrannie,

Et remettre en vos mains et Créuse etJason,

Pour venger votre exil plutôt que maprison.

Médée

Je veux une vengeance et plus haute et plusprompte ;

Ne l’entreprenez pas, votre offre me faithonte :

Emprunter le secours d’aucun pouvoirhumain,

D’un reproche éternel diffamerait ma main.

En est-il, après tout, aucun qui ne mecède ?

Qui force la nature, a-t-il besoin qu’onl’aide ?

Laissez-moi le souci de venger mes ennuis,

Et par ce que j’ai fait, jugez ce que jepuis ;

L’ordre en est tout donné, n’en soyez point enpeine :

C’est demain que mon art fait triompher mahaine ;

Demain je suis Médée, et je tire raison

De mon bannissement et de votre prison.

Égée

Quoi ! madame, faut-il que mon peu depuissance

Empêche les devoirs de mareconnaissance ?

Mon sceptre ne peut-il être employé pourvous ?

Et vous serai-je ingrat autant que votreépoux ?

Médée

Si je vous ai servi, tout ce que j’ensouhaite,

C’est de trouver chez vous une sûreretraite,

Où de mes ennemis menaces ni présents

Ne puissent plus troubler le repos de mesans.

Non pas que je les craigne ; eux et toutela terre

À leur confusion me livreraient laguerre ;

Mais je hais ce désordre, et n’aime pas àvoir

Qu’il me faille pour vivre user de monsavoir.

Égée

L’honneur de recevoir une si grandehôtesse

De mes malheurs passés efface latristesse.

Disposez d’un pays qui vivra sous voslois,

Si vous l’aimez assez pour lui donner desrois ;

Si mes ans ne vous font mépriser mapersonne,

Vous y partagerez mon lit et macouronne :

Sinon, sur mes sujets faites état d’avoir,

Ainsi que sur moi-même, un absolu pouvoir.

Allons, madame, allons ; et par votreconduite

Faites la sûreté que demande ma fuite.

Médée

Ma vengeance n’aurait qu’un succèsimparfait :

Je ne me venge pas, si je n’en voisl’effet ;

Je dois à mon courroux l’heur d’un si douxspectacle.

Allez, prince, et sans moi ne craignez pointd’obstacle.

Je vous suivrai demain par un cheminnouveau.

Pour votre sûreté conservez cetanneau ;

Sa secrète vertu, qui vous fait invisible,

Rendra votre départ de tous côtéspaisible.

Ici, pour empêcher l’alarme que le bruit

De votre délivrance aurait bientôtproduit,

Un fantôme pareil et de taille et de face,

Tandis que vous fuirez, remplira votreplace.

Partez sans plus tarder, prince chéri desdieux,

Et quittez pour jamais ces détestableslieux.

Égée

J’obéis sans réplique, et je pars sansremise.

Puisse d’un prompt succès votre grandeentreprise

Combler nos ennemis d’un mortel désespoir,

Et me donner bientôt le bien de vousrevoir !

Acte V

 

Scène première

Médée,Theudas

 

Theudas

Ah, déplorable prince ! ah, fortunecruelle !

Que je porte à Jason une tristenouvelle !

Médée,lui donnant un coup de baguette qui le fait demeurerimmobile.

Arrête, misérable, et m’apprends queleffet

A produit chez le roi le présent que j’aifait.

Theudas

Dieux ! je suis dans les fers d’uneinvisible chaîne !

Médée

Dépêche, ou ces longueurs attireront mahaine.

Theudas

Apprenez donc l’effet le plus prodigieux

Que jamais la vengeance ait offert à nosyeux.

Votre robe a fait peur, et sur Niseéprouvée,

En dépit des soupçons, sans péril s’esttrouvée ;

Et cette épreuve a su si bien les assurer,

Qu’incontinent Créuse a voulu s’enparer ;

Mais cette infortunée à peine l’a vêtue,

Qu’elle sent aussitôt une ardeur qui latue :

Un feu subtil s’allume, et ses brandonsépars

Sur votre don fatal courent de toutesparts ;

Et Cléone et le roi s’y jettent pourl’éteindre ;

Mais (ô nouveau sujet de pleurer et deplaindre !)

Ce feu saisit le roi ; ce prince en unmoment

Se trouve enveloppé du même embrasement.

Médée

Courage ! enfin il faut que l’un etl’autre meure.

Theudas

La flamme disparaît, mais l’ardeur leurdemeure ;

Et leurs habits charmés, malgré nos vainsefforts,

Sont des brasiers secrets attachés à leurscorps ;

Qui veut les dépouiller lui-même lesdéchire,

Et ce nouveau secours est un nouveaumartyre.

Médée

Que dit mon déloyal ? que fait-illà-dedans ?

Theudas

Jason, sans rien savoir de tous cesaccidents,

S’acquitte des devoirs d’une amitié civile

À conduire Pollux hors des murs de laville,

Qui va se rendre en hâte aux noces de sasœur,

Dont bientôt Ménélas doit êtrepossesseur ;

Et j’allais lui porter ce funeste message.

Médéelui donne un autre coup de baguette.

Va, tu peux maintenant achever ton voyage.

Scène II

 

Médée

Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez dedeux morts ?

Consulte avec loisir tes plus ardentstransports.

Des bras de mon perfide arracher unefemme,

Est-ce pour assouvir les fureurs de monâme ?

Que n’a-t-elle déjà des enfants de Jason,

Sur qui plus pleinement venger satrahison !

Suppléons-y des miens ; immolons avecjoie

Ceux qu’à me dire adieu Créuse merenvoie :

Nature, je le puis sans violer taloi ;

Ils viennent de sa part, et ne sont plus àmoi.

Mais ils sont innocents ; aussi l’étaitmon frère ;

Ils sont trop criminels d’avoir Jason pourpère ;

Il faut que leur trépas redouble sontourment ;

Il faut qu’il souffre en père aussi bien qu’enamant.

Mais quoi ! j’ai beau contre eux animermon audace,

La pitié la combat, et se met en saplace :

Puis, cédant tout à coup la place à mafureur,

J’adore les projets qui me faisaienthorreur :

De l’amour aussitôt je passe à la colère,

Des sentiments de femme aux tendresses demère.

Cessez dorénavant, pensers irrésolus,

D’épargner des enfants que je ne verraiplus.

Chers fruits de mon amour, si je vous ai faitnaître,

Ce n’est pas seulement pour caresser untraître :

Il me prive de vous, et je l’en vaispriver.

Mais ma pitié renaît, et revient mebraver ;

Je n’exécute rien, et mon âme éperdue

Entre deux passions demeure suspendue.

N’en délibérons plus, mon bras enrésoudra.

Je vous perds, mes enfants ; mais Jasonvous perdra ;

Il ne vous verra plus… Créon sort tout enrage ;

Allons à son trépas joindre ce tristeouvrage.

Scène III

Créon,domestiques

 

Créon

Loin de me soulager vous croissez mestourments ;

Le poison à mon corps unit mesvêtements ;

Et ma peau, qu’avec eux votre secoursm’arrache,

Pour suivre votre main de mes os sedétache.

Voyez comme mon sang en coule à grosruisseaux :

Ne me déchirez plus, officieuxbourreaux ;

Votre pitié pour moi s’est assezhasardée ;

Fuyez, ou ma fureur vous prendra pourMédée.

C’est avancer ma mort que de mesecourir ;

Je ne veux que moi-même à m’aider àmourir.

Quoi ! vous continuez, canaillesinfidèles !

Plus je vous le défends, plus vous m’êtesrebelles !

Traîtres, vous sentirez encor ce que jepuis ;

Je serai votre roi, tout mourant que jesuis ;

Si mes commandements ont trop peud’efficace,

Ma rage pour le moins me fera faireplace :

Il faut ainsi payer votre cruel secours.

(Il se défait d’eux et les chasse àcoups d’épée.)

Scène IV

Créon,Créuse,Cléone

 

Créuse

Où fuyez-vous de moi, cher auteur de mesjours ?

Fuyez-vous l’innocente et malheureusesource

D’où prennent tant de maux leur effroyablecourse ?

Ce feu qui me consume et dehors et dedans

Vous venge-t-il trop peu de mes vœuximprudents ?

Je ne puis excuser mon indiscrète envie

Qui donne le trépas à qui je dois lavie :

Mais soyez satisfait des rigueurs de monsort,

Et cessez d’ajouter votre haine à ma mort.

L’ardeur qui me dévore, et que j’aiméritée,

Surpasse en cruauté l’aigle de Prométhée,

Et je crois qu’Ixion au choix deschâtiments

Préférerait sa roue à mes embrasements.

Créon

Si ton jeune désir eut beaucoupd’imprudence,

Ma fille, j’y devais opposer ma défense.

Je n’impute qu’à moi l’excès de mesmalheurs,

Et j’ai part en ta faute ainsi qu’en tesdouleurs.

Si j’ai quelque regret, ce n’est pas à mavie,

Que le déclin des ans m’aurait bientôtravie :

La jeunesse des tiens, si beaux, siflorissants,

Me porte au fond du cœur des coups bien pluspressants.

Ma fille, c’est donc là ce royal hyménée

Dont nous pensions toucher la pompeusejournée !

La Parque impitoyable en éteint leflambeau,

Et pour lit nuptial il te faut untombeau !

Ah ! rage, désespoir, destins, feux,poisons, charmes,

Tournez tous contre moi vos plus cruellesarmes :

S’il faut vous assouvir par la mort de deuxrois,

Faites en ma faveur que je meure deuxfois,

Pourvu que mes deux morts emportent cettegrâce

De laisser ma couronne à mon unique race,

Et cet espoir si doux, qui m’a toujoursflatté,

De revivre à jamais en sa postérité.

Créuse

Cléone, soutenez, je chancelle, jetombe ;

Mon reste de vigueur sous mes douleurssuccombe ;

Je sens que je n’ai plus à souffrir qu’unmoment.

Ne me refusez pas ce triste allégement,

Seigneur, et si pour moi quelque amour vousdemeure,

Entre vos bras mourants permettez que jemeure.

Mes pleurs arroseront vos mortelsdéplaisirs ;

Je mêlerai leurs eaux à vos brûlantssoupirs.

Ah ! je brûle, je meurs, je ne suis plusque flamme ;

De grâce, hâtez-vous de recevoir mon âme.

Quoi ! vous vous éloignez !

Créon

Oui, je ne verrai pas,

Comme un lâche témoin, ton indignetrépas :

Il faut, ma fille, il faut que ma main medélivre

De l’infâme regret de t’avoir pu survivre.

Invisible ennemi, sors avecque mon sang.

(Il se tue avec unpoignard.)

Créuse

Courez à lui, Cléone ; il se perce leflanc.

Créon

Retourne ; c’en est fait. Ma fille,adieu ; j’expire,

Et ce dernier soupir met fin à monmartyre :

Je laisse à ton Jason le soin de nousvenger.

Créuse

Vain et triste confort ! soulagementléger !

Mon père…

Cléone

Il ne vit plus ; sa grande âme estpartie.

Créuse

Donnez donc à la mienne une mêmesortie ;

Apportez-moi ce fer qui, de ses mauxvainqueur,

Est déjà si savant à traverser le cœur.

Ah ! je sens fers, et feux, et poisontout ensemble ;

Ce que souffrait mon père à mes peiness’assemble.

Hélas ! que de douceurs aurait un prompttrépas !

Dépêchez-vous, Cléone, aidez mon faiblebras.

Cléone

Ne désespérez point : les dieux, pluspitoyables,

À nos justes clameurs se rendrontexorables,

Et vous conserveront, en dépit du poison,

Et pour reine à Corinthe, et pour femme àJason.

Il arrive, et surpris, il change devisage ;

Je lis dans sa pâleur une secrète rage,

Et son étonnement va passer en fureur.

Scène V

Jason,Créuse,Cléone,Theudas

 

Jason

Que vois-je ici, grands dieux ! quelspectacle d’horreur !

Où que puissent mes yeux porter ma vueerrante,

Je vois ou Créon mort, ou Créuse mourante.

Ne t’en va pas, belle âme, attends encore unpeu,

Et le sang de Médée éteindra tout cefeu ;

Prends le triste plaisir de voir punir soncrime,

De te voir immoler cette infâmevictime ;

Et que ce scorpion, sur la plaie écrasé,

Fournisse le remède au mal qu’il a causé.

Créuse

Il n’en faut point chercher au poison qui metue :

Laisse-moi le bonheur d’expirer à ta vue,

Souffre que j’en jouisse en ce derniermoment :

Mon trépas fera place à tonressentiment ;

Le mien cède à l’ardeur dont je suispossédée ;

J’aime mieux voir Jason que la mort deMédée.

Approche, cher amant, et retiens cestransports :

Mais garde de toucher ce misérablecorps ;

Ce brasier, que le charme ou répand oumodère,

A négligé Cléone, et dévoré monpère :

Au gré de ma rivale il est contagieux.

Jason, ce m’est assez de mourir à tesyeux :

Empêche les plaisirs qu’elle attend de tapeine :

N’attire point ces feux esclaves de sahaine.

Ah, quel âpre tourment ! quels douloureuxabois !

Et que je sens de morts sans mourir unefois !

Jason

Quoi ! vous m’estimez donc si lâche quede vivre,

Et de si beaux chemins sont ouverts pour voussuivre ?

Ma reine, si l’hymen n’a pu joindre noscorps,

Nous joindrons nos esprits, nous joindrons nosdeux morts ;

Et l’on verra Caron passer chezRhadamante,

Dans une même barque, et l’amant etl’amante.

Hélas ! vous recevez, par ce présentcharmé,

Le déplorable prix de m’avoir tropaimé ;

Et puisque cette robe a causé votre perte,

Je dois être puni de vous l’avoir offerte.

Quoi ! ce poison m’épargne, et ces feuximpuissants

Refusent de finir les douleurs que jesens !

Il faut donc que je vive, et vous m’êtesravie !

Justes dieux ! quel forfait me condamne àla vie ?

Est-il quelque tourment plus grand pour monamour

Que de la voir mourir, et de souffrir lejour ?

Non, non ; si par ces feux mon attenteest trompée,

J’ai de quoi m’affranchir au bout de monépée ;

Et l’exemple du roi, de sa maintranspercé,

Qui nage dans les flots du sang qu’il aversé,

Instruit suffisamment un généreux courage

Des moyens de braver le destin quil’outrage.

Créuse

Si Créuse eut jamais sur toi quelquepouvoir,

Ne t’abandonne point aux coups dudésespoir.

Vis pour sauver ton nom de cette ignominie

Que Créuse soit morte, et Médéeimpunie ;

Vis pour garder le mien en ton cœuraffligé,

Et du moins ne meurs point que tu ne soisvengé.

Adieu : donne la main ; que, malgréta jalouse,

J’emporte chez Pluton le nom de tonépouse.

Ah, douleurs ! C’en est fait, je meurs àcette fois,

Et perds en ce moment la vie avec la voix.

Si tu m’aimes…

Jason

Ce mot lui coupe la parole ;

Et je ne suivrai pas son âme quis’envole !

Mon esprit, retenu par ses commandements,

Réserve encor ma vie à de pirestourments !

Pardonne, chère épouse, à monobéissance ;

Mon déplaisir mortel défère à tapuissance,

Et de mes jours maudits tout prêt detriompher,

De peur de te déplaire, il n’osem’étouffer.

Ne perdons point de temps, courons chez lasorcière

Délivrer par sa mort mon âme prisonnière.

Vous autres, cependant, enlevez ces deuxcorps :

Contre tous ses démons mes bras sont assezforts,

Et la part que votre aide aurait en mavengeance

Ne m’en permettait pas une entièreallégeance.

Préparez seulement des gênes, desbourreaux ;

Devenez inventifs en supplices nouveaux,

Qui la fassent mourir tant de fois sur leurtombe,

Que son coupable sang leur vaille unehécatombe ;

Et si cette victime, en mourant millefois,

N’apaise point encor les mânes de deuxrois,

Je serai la seconde ; et mon espritfidèle

Ira gêner là-bas son âme criminelle,

Ira faire assembler pour sa punition

Les peines de Titye à celle d’Ixion.

(Cléone et le reste emportent lecorps de Créon et de Créuse, et Jason continueseul.)

Mais leur puis-je imputer ma mort ensacrifice ?

Elle m’est un plaisir, et non pas unsupplice.

Mourir, c’est seulement auprès d’eux meranger,

C’est rejoindre Créuse, et non pas lavenger.

Instruments des fureurs d’une mèreinsensée,

Indignes rejetons de mon amour passée,

Quel malheureux destin vous avait réservés

À porter le trépas à qui vous asauvés ?

C’est vous, petits ingrats, que, malgré lanature,

Il me faut immoler dessus leur sépulture.

Que la sorcière en vous commence desouffrir ;

Que son premier tourment soit de vous voirmourir.

Toutefois qu’ont-ils fait, qu’obéir à leurmère ?

Scène VI

Médée,Jason

 

Médée,en haut sur un balcon.

Lâche, ton désespoir encore endélibère ?

Lève les yeux, perfide, et reconnais cebras

Qui t’a déjà vengé de ces petitsingrats ;

Ce poignard que tu vois vient de chasser leursâmes,

Et noyer dans leur sang les restes de nosflammes.

Heureux père et mari, ma fuite et leurtombeau

Laissent la place vide à ton hymennouveau.

Réjouis-t’en, Jason, va posséderCréuse :

Tu n’auras plus ici personne quit’accuse ;

Ces gages de nos feux ne feront plus pourmoi

De reproches secrets à ton manque de foi.

Jason

Horreur de la nature, exécrabletigresse !

Médée

Va, bienheureux amant, cajoler tamaîtresse :

À cet objet si cher tu dois tous tesdiscours ;

Parler encore à moi, c’est trahir tesamours.

Va lui, va lui conter tes rares aventures,

Et contre mes effets ne combats pointd’injures.

Jason

Quoi ! tu m’oses braver, et tabrutalité

Pense encore échapper à mon brasirrité ?

Tu redoubles ta peine avec cetteinsolence.

Médée

Et que peut contre moi ta débilevaillance ?

Mon art faisait ta force, et tes exploitsguerriers

Tiennent de mon secours ce qu’ils ont delauriers.

Jason

Ah ! c’est trop en souffrir ; ilfaut qu’un prompt supplice

De tant de cruautés à la fin te punisse.

Sus, sus, brisons la porte, enfonçons lamaison ;

Que des bourreaux soudain m’en fassent laraison.

Ta tête répondra de tant de barbaries.

Médée,en l’air dans un char tiré par deux dragons.

Que sert de t’emporter à ces vainesfuries ?

Épargne, cher époux, des efforts que tuperds ;

Vois les chemins de l’air qui me sont tousouverts ;

C’est par là que je fuis, et que jet’abandonne

Pour courir à l’exil que ton changem’ordonne.

Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieuxdésolés

Des postillons pareils à mes dragonsailés.

Enfin je n’ai pas mal employé la journée

Que la bonté du roi, de grâce, m’adonnée ;

Mes désirs sont contents. Mon père et monpays,

Je ne me repens plus de vous avoirtrahis ;

Avec cette douceur j’en accepte le blâme.

Adieu, parjure : apprends à connaître tafemme,

Souviens-toi de sa fuite, et songe, une autrefois,

Lequel est plus à craindre ou d’elle ou dedeux rois.

Scène VII

 

Jason

Ô dieux ! ce char volant, disparu dans lanue,

La dérobe à sa peine, aussi bien qu’à mavue ;

Et son impunité triomphe arrogamment

Des projets avortés de mon ressentiment.

Créuse, enfants, Médée, amour, haine,vengeance,

Où dois-je, désormais, chercher quelqueallégeance ?

Où suivre l’inhumaine, et dessous quelsclimats

Porter les châtiments de tantd’assassinats ?

Va, furie, exécrable, en quelque coin deterre

Que t’emporte ton char, j’y porterai laguerre.

J’apprendrai ton séjour de tes sanglantseffets,

Et te suivrai partout au bruit de tesforfaits.

Mais que me servira cette vaine poursuite,

Si l’air est un chemin toujours libre à tafuite,

Si toujours tes dragons sont prêts àt’enlever,

Si toujours tes forfaits ont de quoi mebraver ?

Malheureux, ne perds point contre une telleaudace

De ta juste fureur l’impuissantemenace ;

Ne cours point à ta honte, et fuisl’occasion

D’accroître sa victoire et ta confusion

Misérable ! perfide ! ainsi donc tafaiblesse

Épargne la sorcière, et trahit taprincesse !

Est-ce là le pouvoir qu’ont sur toi sesdésirs,

Et ton obéissance à ses dernierssoupirs ?

Venge-toi, pauvre amant, Créuse lecommande ;

Ne lui refuse point un sang qu’elledemande ;

Écoute les accents de sa mourante voix,

Et vole sans rien craindre à ce que tu luidois.

À qui sait bien aimer il n’est riend’impossible.

Eusses-tu pour retraite un rocinaccessible,

Tigresse, tu mourras ; et malgré tonsavoir,

Mon amour te verra soumise à sonpouvoir ;

Mes yeux se repaîtront des horreurs de tapeine :

Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut mahaine.

Mais quoi ! je vous écoute, impuissanteschaleurs !

Allez, n’ajoutez plus de comble à mesmalheurs.

Entreprendre une mort que le ciel s’estgardée,

C’est préparer encore un triomphe à Médée.

Tourne avec plus d’effet sur toi-même tonbras,

Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas.

Vains transports, où sans fruit mon désespoirs’amuse,

Cessez de m’empêcher de rejoindre Créuse.

Ma reine, ta belle âme, en partant de ceslieux,

M’a laissé la vengeance, et je la laisse auxdieux ;

Eux seuls, dont le pouvoir égale lajustice,

Peuvent de la sorcière achever lesupplice.

Trouve-le bon, chère ombre, et pardonne à mesfeux

Si je vais te revoir plus tôt que tu neveux.

(Il se tue.)

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