Mélite

de Pierre Corneille

Adresse

À Monsieur de Liancour

MONSIEUR,

Mélite serait trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnaissance de tant d’obligations qu’elle vous a : non qu’elle présume par là s’en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France.Quand je considère le peu de bruit qu’elle fit à son arrivée à Paris, venant d’un homme qui ne pouvait sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu’il était avantageux d’en taire le nom, quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n’eurent point tant d’affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si faibles commencements qu’au loisir qu’il fallait au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu’à votre approbation, que chacun se croyait obligé de suivre après l’avoir sue. C’est de là, monsieur, qu’est venu tout le bonheur de Mélite ; et quelques hauts effets qu’elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c’est l’honneur d’être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CORNEILLE.

Au lecteur

Je sais bien que l’impression d’une pièce en affaiblit la réputation : la publier, c’est l’avilir ; et même il s’y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d’écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m’ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois ; mais, par je ne sais quel malheur,c’est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent,et pas un d’eux ne s’en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l’ont méprisé ; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c’en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j’espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu’ils m’ont témoignée par le passé ;que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d’estime de cette pièce, soit par coutume de l’approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d’essai ; et d’autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n’est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.

Argument

Éraste, amoureux de Mélite, la fait connaîtreà son ami Tircis, et, devenu peu après jaloux de leur hantise, faitrendre des lettres d’amour supposées, de la part de Mélite, àPhilandre, accordé de Chloris, sœur de Tircis. Philandre s’étantrésolu, par l’artifice et les suasions  d’Éraste,de quitter Chloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Cepauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, quivient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme àcette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis ladésabuse, et fait revenir Tircis, qui l’épouse. Cependant Cliton,ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle àÉraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste, saisi deremords, entre en folie ; et remis en son bon sens par lanourrice de Mélite, dont il apprend qu’elle et Tircis sont vivants,il lui va demander pardon de sa fourbe, et obtient de ces deuxamants Chloris, qui ne voulait plus de Philandre après salégèreté.

Examen

Cette pièce fut mon coup d’essai, et elle n’agarde d’être dans les règles, puisque je ne savais pas alors qu’ily en eût. Je n’avais pour guide qu’un peu de sens commun, avec lesexemples de feu Hardy, dont la veine était plus féconde que polie,et de quelques modernes qui commençaient à se produire, et quin’étaient pas plus réguliers que lui. Le succès en futsurprenant : il établit une nouvelle troupe de comédiens àParis, malgré le mérite de celle qui était en possession de s’yvoir l’unique ; il égala tout ce qui s’était fait de plus beaujusques alors, et me fit connaître à la cour. Ce sens commun, quiétait toute ma règle, m’avait fait trouver l’unité d’action pourbrouiller quatre amants par un seul intrique, et m’avait donnéassez d’aversion de cet horrible dérèglement qui mettait Paris,Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le miendans une seule ville.

La nouveauté de ce genre de comédie, dont iln’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf quifaisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furentsans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant debruit. On n’avait jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sanspersonnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites,les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisait son effet parl’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’onvoit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n’étaient quedes marchands. Avec tout cela, j’avoue que l’auditeur fut bienfacile à donner son approbation à une pièce dont le nœud n’avaitaucune justesse. Éraste y fait contrefaire des lettres de Mélite,et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de sepersuader d’être aimé d’une personne qu’il n’a jamais entretenue,dont il ne connaît point l’écriture, et qui lui défend de l’allervoir, cependant qu’elle reçoit les visites d’un autre avec qui ildoit avoir une amitié assez étroite, puisqu’il est accordé de sasœur. Il fait plus : sur la légèreté d’une croyance si peuraisonnable, il renonce à une affection dont il était assuré, etqui était prête d’avoir son effet. Éraste n’est pas moins ridiculeque lui, de s’imaginer que sa fourbe causera cette rupture, quiserait toutefois inutile à son dessein, s’il ne savait de certitudeque Philandre, malgré le secret qu’il lui fait demander par Mélitedans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer àTircis ; que cet amant favorisé croira plutôt un caractèrequ’il n’a jamais vu, que les assurances d’amour qu’il reçoit tousles jours de sa maîtresse, et qu’il rompra avec elle sans luiparler, de peur de s’en éclaircir. Cette prétention d’Éraste nepouvait être supportable à moins d’une révélation ; et Tircis,qui est l’honnête homme de la pièce, n’a pas l’esprit moins légerque les deux autres, de s’abandonner au désespoir par une mêmefacilité de croyance à la vue de ce caractère inconnu. Lessentiments de douleur qu’il en peut légitimement concevoirdevraient du moins l’emporter à faire quelques reproches à celledont il se croit trahi, et lui donner par là l’occasion de ledésabuser. La folie d’Éraste n’est pas de meilleure trempe. Je lacondamnais dès lors en mon âme ; mais comme c’était unornement de théâtre qui ne manquait jamais de plaire, et se faisaitsouvent admirer, j’affectai volontiers ces grands égarements, et entirai un effet que je tiendrais encore admirable en ce temps :c’est la manière dont Éraste fait connaître à Philandre, en leprenant pour Minos, la fourbe qu’il lui a faite et l’erreur où ill’a jeté. Dans tout ce que j’ai fait depuis, je ne pense pas qu’ilse rencontre rien de plus adroit pour un dénouement.

Tout le cinquième acte peut passer pourinutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence,et par conséquent l’action est terminée. Il n’est plus question quede savoir qui a fait la supposition des lettres ; et ilspouvaient l’avoir su de Chloris à qui Philandre l’avait dit pour sejustifier. Il est vrai que cet acte retire Éraste de folie, qu’ille réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avecChloris ; mais tout cela ne regarde plus qu’une actionépisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principaleest finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’ilest aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à lacoutume de ce temps-là, qui était de marier tout ce qu’onintroduisait sur la scène. Il semble même que le personnage dePhilandre, qui part avec un ressentiment ridicule dont on ne craintpas l’effet, ne soit point achevé, et qu’il lui fallait quelquecousine de Mélite ou quelque sœur d’Éraste pour le réunir avec lesautres. Mais dès lors je ne m’assujettissais pas tout à fait àcette mode, et je me contentai de faire voir l’assiette de sonesprit sans prendre soin de le pourvoir d’une autre femme.

Quant à la durée de l’action, il est assezvisible qu’elle passe l’unité de jour ; mais ce n’en est pasle seul défaut ; il y a de plus une inégalité d’intervalleentre les actes qu’il faut éviter. Il doit s’être passé huit ouquinze jours entre le premier et le second, et autant entre lesecond et le troisième ; mais du troisième au quatrième, iln’est pas besoin de plus d’une heure, et il en faut encore moinsentre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentirà cette chaleur qui jette Éraste dans l’égarement d’esprit. Je nesais même si les personnages qui paraissent deux fois dans un mêmeacte (posé que cela soit permis, ce que j’examinerai ailleurs), jene sais, dis-je, s’ils ont le loisir d’aller d’un quartier de laville à l’autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignésl’un de l’autre, que les acteurs aient lieu de ne pass’entreconnaître. Au premier acte, Tircis, après avoir quittéMélite chez elle, n’a que le temps d’environ soixante vers pouraller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa sœur, et n’en aguère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bienque la représentation raccourcit la durée de l’action, et qu’ellefait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent abesoin d’un jour entier pour s’effectuer ; mais je voudraisque, pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissementse ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu’ilfaut perdre s’y perdît en sorte que chaque acte n’en eût, pour lapartie de l’action qu’il représente, que ce qu’il en faut pour sareprésentation.

Ce coup d’essai a sans doute encore d’autresirrégularités ; mais je ne m’attache pas à les examiner siponctuellement que je m’obstine à n’en vouloir oublier aucune. Jepense avoir marqué les plus notables ; et pour peu que lelecteur ait d’indulgence pour moi, j’espère qu’il ne s’offenserapas d’un peu de négligence pour le reste.

Acteurs

 

Éraste, amoureuxde Mélite.

Tircis, amid’Éraste et son rival.

Philandre, amantde Chloris.

Mélite,maîtresse d’Éraste et de Tircis.

Chloris, sœur deTircis.

Lisis, ami deTircis.

Cliton, voisinde Mélite.

La Nourrice deMélite.

La scène est àParis.

Acte premier

 

Scène première

Éraste,Tircis

 

Éraste

Je te l’avoue, ami, mon mal estincurable ;

Je n’y sais qu’un remède, et j’en suisincapable :

Le change serait juste, après tant derigueur ;

Mais malgré ses dédains, Mélite a tout moncœur ;

Elle a sur tous mes sens une entièrepuissance ;

Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en sonabsence,

Et je ménage en vain dans un éloignement

Un peu de liberté pour monressentiment ;

D’un seul de ses regards l’adorablecontrainte

Me rend tous mes liens, en resserrel’étreinte,

Et par un si doux charme aveugle maraison,

Que je cherche mon mal et fuis maguérison.

Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,

Qu’il ranime soudain mon espérance morte,

Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,

Et soutient mon amour contre sacruauté ;

Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en monâme

N’est qu’un doux imposteur qu’autorise maflamme,

Et qui, sans m’assurer ce qu’il semblem’offrir,

Me fait plaire en ma peine, et m’obstine àsouffrir.

Tircis

Que je te trouve, ami, d’une humeuradmirable !

Pour paraître éloquent tu te feinsmisérable :

Est-ce à dessein de voir avec quellescouleurs

Je saurais adoucir les traits de tesmalheurs ?

Ne t’imagine pas qu’ainsi, sur ta parole,

D’une fausse douleur un ami teconsole ;

Ce que chacun en dit ne m’a que tropappris

Que Mélite pour toi n’eut jamais demépris.

Éraste

Son gracieux accueil et ma persévérance

Font naître ce faux bruit d’une vaineapparence :

Ses mépris sont cachés, et s’en font mieuxsentir ;

Et n’étant point connus, on n’y peutcompatir.

Tircis

En étant bien reçu, du reste quet’importe ?

C’est tout ce que tu veux des filles de sasorte.

Éraste

Cet accès favorable, ouvert et libre àtous,

Ne me fait pas trouver mon martyre plusdoux :

Elle souffre aisément mes soins et monservice ;

Mais loin de se résoudre à leur rendrejustice,

Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,

C’est l’unique moyen de n’en plusapprocher.

Tircis

Ne dissimulons point ; tu règles mieux taflamme,

Et tu n’es pas si fou que d’en faire tafemme.

Éraste

Quoi ! tu sembles douter de mesintentions ?

Tircis

Je crois malaisément que tes affections,

Sur l’éclat d’un beau teint qu’on voit sipérissable,

Règlent d’une moitié le choix invariable.

Tu serais incivil, de la voir chaque jour

Et ne lui pas tenir quelques proposd’amour ;

Mais d’un vain compliment ta passionbornée

Laisse aller tes desseins ailleurs pourl’hyménée.

Tu sais qu’on te souhaite aux plus richesmaisons,

Que les meilleurs partis…

Éraste

Trêve de ces raisons ;

Mon amour s’en offense, et tiendrait poursupplice

De recevoir des lois d’une saleavarice :

Il me rend insensible aux faux attraits del’or,

Et trouve en sa personne un assez grandtrésor.

Tircis

Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veuxsuivre,

Tu ne sais guère encor ce que c’est que devivre.

Ces visages d’éclat sont bons à cajoler,

C’est là qu’un apprenti doit s’instruire àparler ;

J’aime à remplir de feux ma bouche en leurprésence ;

La mode nous oblige à cettecomplaisance ;

Tous ces discours de livre alors sont deraison :

Il faut feindre des maux, demanderguérison,

Donner sur le phébus, promettre desmiracles,

Jurer qu’on brisera toutes sortesd’obstacles ;

Mais du vent et cela doivent être tout un.

Éraste

Passe pour des beautés qui sont dans lecommun ;

C’est ainsi qu’autrefois j’amusaiChrysolithe :

Mais c’est d’autre façon qu’on doit servirMélite.

Malgré tes sentiments, il me faut accorder

Que le souverain bien n’est qu’à laposséder.

Le jour qu’elle naquit, Vénus, bienqu’immortelle,

Pensa mourir de honte en la voyant sibelle ;

Les Grâces, à l’envi, descendirent descieux

Pour se donner l’honneur d’accompagner sesyeux ;

Et l’Amour, qui ne put entrer dans soncourage,

Voulut obstinément loger sur son visage.

Tircis

Tu le prends d’un h ut ton, et je crois qu’aubesoin

Ce discours emphatique irait encor bienloin.

Pauvre amant, je te plains qui ne sais pasencore

Que bien qu’une beauté mérite qu’onl’adore,

Pour en perdre le goût, on n’a qu’àl’épouser.

Un bien qui nous est dû se fait si peupriser,

Qu’une femme, fût-elle entre touteschoisie,

On en voit en six mois passer lafantaisie.

Tel au bout de ce temps n’en voit plus labeauté

Qu’avec un esprit sombre, inquiet,agité ;

Au premier qui lui parle, ou jette l’œil surelle,

Mille sottes frayeurs lui brouillent lacervelle ;

Ce n’est plus lors qu’une aide à faire unfavori,

Un charme pour tout autre, et non pour unmari.

Éraste

Ces caprices honteux et ces chimèresvaines

Ne sauraient ébranler des cervelles biensaines ;

Et quiconque a su prendre une filled’honneur

N’a point à redouter l’appât d’unsuborneur.

Tircis

Peut-être dis-tu vrai, mais ce choixdifficile

Assez et trop souvent trompe le plushabile ;

Et l’hymen de soi-même est un si lourdfardeau,

Qu’il faut l’appréhender à l’égal dutombeau.

S’attacher pour jamais aux côtés d’unefemme !

Perdre pour des enfants le repos de sonâme !

Voir leur nombre importun remplir unemaison !

Ah ! qu’on aime ce joug avec peu deraison !

Éraste

Mais il y faut venir ; c’est en vainqu’on recule,

C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’ybrûle ;

Pour libertin qu’on soit, on s’y trouveattrapé :

Toi-même, qui fais tant le cheval échappé,

Nous te verrons un jour songer au mariage.

Tircis

Alors ne pense pas que j’épouse unvisage :

Je règle mes désirs suivant mon intérêt.

Si Doris me voulait, toute laide qu’elleest,

Je l’estimerais plus qu’Aminte etqu’Hippolyte ;

Son revenu chez moi tiendrait lieu demérite :

C’est comme il faut aimer. L’abondance desbiens

Pour l’amour conjugal a de puissantsliens :

La beauté, les attraits, l’esprit, la bonnemine,

Échauffent bien le cœur, mais non pas lacuisine ;

Et l’hymen qui succède à ces follesamours,

Après quelques douceurs, a bien de mauvaisjours.

Une amitié si longue est fort mal assurée

Dessus des fondements de si peu de durée.

L’argent dans le ménage a certainesplendeur

Qui donne un teint d’éclat à la mêmelaideur ;

Et tu ne peux trouver de si doucescaresses

Dont le goût dure autant que celui desrichesses.

Éraste

Auprès de ce bel œil qui tient mes sensravis,

À peine pourrais-tu conserver ton avis.

Tircis

La raison en tous lieux est égalementforte.

Éraste

L’essai n’en coûte rien ; Mélite est à saporte ;

Allons, et tu verras dans ses aimablestraits

Tant de charmants appas, tant de brillantsattraits,

Que tu seras forcé toi-même à reconnaître

Que si je suis un fou, j’ai bien raison del’être.

Tircis

Allons, et tu verras que toute sa beauté

Ne saura me tourner contre la vérité.

Scène II

Éraste,Mélite,Tircis

 

Éraste

De deux amis, madame, apaisez la querelle.

Un esclave d’amour le défend d’un rebelle,

Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,

Fier et vain qu’il en est, peut être ainsinommé.

Comme, dès le moment que je vous aiservie,

J’ai cru qu’il était seul la véritablevie,

Il n’est pas merveilleux que ce peu derapport

Entre nos deux esprits sème quelquediscord.

Je me suis donc piqué contre sa médisance

Avec tant de malheur, ou tantd’insuffisance,

Que des droits si sacrés et si pleinsd’équité

N’ont pu se garantir de sa subtilité,

Et je l’amène ici, n’ayant plus querépondre,

Assuré que vos yeux le sauront mieuxconfondre.

Mélite

Vous deviez l’assurer plutôt qu’iltrouverait,

En ce mépris d’amour, qui le seconderait.

Tircis

Si le cœur ne dédit ce que la boucheexprime,

Et ne fait de l’amour une plus hauteestime,

Je plains les malheureux à qui vous endonnez,

Comme à d’étranges maux par leur sortdestinés.

Mélite

Ce reproche sans cause avec raisonm’étonne :

Je ne reçois d’amour et n’en donne àpersonne.

Les moyens de donner ce que je n’eusjamais ?

Éraste

Ils vous sont trop aisés ; et par vousdésormais

La nature pour moi montre son injustice

À pervertir son cours pour me faire unsupplice.

Mélite

Supplice imaginaire, et qui sent sonmoqueur.

Éraste

Supplice qui déchire et mon âme et moncœur.

Mélite

Il est rare qu’on porte avec si bon visage

L’âme et le cœur ensemble en si tristeéquipage.

Éraste

Votre charmant aspect suspendant mesdouleurs,

Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.

Mélite

Faites mieux ; pour finir vos maux etvotre flamme,

Empruntez tout d’un temps les froideurs de monâme.

Éraste

Vous voyant, les froideurs perdent tout leurpouvoir ;

Et vous n’en conservez que faute de vousvoir.

Mélite

Eh quoi ! tous les miroirs ont-ils defausses glaces ?

Éraste

Penseriez-vous y voir la moindre de vosgrâces ?

De si frêles sujets ne sauraient exprimer

Ce que l’amour aux cœurs peut lui seulimprimer ;

Et quand vous en voudrez croire leursimpuissances,

Cette légère idée et faible connaissance

Que vous aurez par eux de tant de raretés

Vous mettra hors de pair de toutes lesbeautés.

Mélite

Voilà trop vous tenir dans unecomplaisance

Que vous dussiez quitter, du moins en maprésence,

Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,

Afin d’avoir sujet de m’entreprendremieux.

Éraste

Le rapport de mes yeux, aux dépens de meslarmes,

Ne m’a que trop appris le pouvoir de voscharmes.

Tircis

Sur peine d’être ingrate, il faut de votrepart

Reconnaître les dons que le ciel vousdépart.

Éraste

Voyez que d’un second mon droit sefortifie.

Mélite

Voyez que son secours montre qu’il s’endéfie.

Tircis

Je me range toujours d’avec la vérité.

Mélite

Si vous la voulez suivre, elle est de moncôté.

Tircis

Oui, sur votre visage, et non en vosparoles.

Mais cessez de chercher ces refuitesfrivoles ;

Et prenant désormais des sentiments plusdoux,

Ne soyez plus de glace à qui brûle pourvous.

Mélite

Un ennemi d’amour me tenir celangage !

Accordez votre bouche avec votrecourage ;

Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnezpas.

Tircis

J’ai connu mon erreur auprès de vos appas.

Il vous l’avait bien dit.

Éraste

Ainsi donc, par l’issue

Mon âme sur ce point n’a point étédéçue ?

Tircis

Si tes feux en son cœur produisaient mêmeeffet,

Crois-moi, que ton bonheur serait bientôtparfait.

Mélite

Pour voir si peu de chose aussitôt vousdédire,

Me donne à vos dépens de beaux sujets derire ;

Mais je pourrais bientôt à m’entendreflatter

Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieuxéviter.

Excusez ma retraite.

Éraste

Adieu, belle inhumaine,

De qui seule dépend, et ma joie, et mapeine.

Mélite

Plus sage à l’avenir, quittez ces vainspropos,

Et laissez votre esprit et le mien enrepos.

Scène III

Éraste,Tircis

 

Éraste

Maintenant suis-je un fou ? mérité-je dublâme ?

Que dis-tu de l’objet ? que dis-tu de maflamme ?

Tircis

Que veux-tu que j’en die ? Elle a je nesais quoi

Qui ne peut consentir que l’on demeure àsoi.

Mon cœur, jusqu’à présent à l’amourinvincible,

Ne se maintient qu’à force aux termesd’insensible ;

Tout autre que Tircis mourrait pour laservir.

Éraste

Confesse franchement qu’elle a su teravir,

Et que tu ne veux pas prendre pour cettebelle

Avec le nom d’amant le titre d’infidèle.

Rien que notre amitié ne t’en peutdétourner ;

Mais ta muse du moins, facile à suborner,

Avec plaisir déjà prépare quelques veilles

À de puissants efforts pour de tellesmerveilles.

Tircis

En effet, ayant vu tant et de tels appas,

Que je ne rime point, je ne le prometspas.

Éraste

Tes feux n’iront-ils point plus avant que larime ?

Tircis

Si je brûle jamais, je veux brûler sanscrime.

Éraste

Mais si sans y penser tu te trouvaissurpris ?

Tircis

Quitte pour décharger mon cœur dans mesécrits.

J’aime bien ces discours de plaintes etd’alarmes,

De soupirs, de sanglots, de tourments et delarmes ;

C’est de quoi fort souvent je bâtis machanson,

Mais j’en connais, sans plus, la cadence et leson.

Souffre qu’en un sonnet je m’efforce àdépeindre

Cet agréable feu que tu ne peuxéteindre :

Tu le pourras donner comme venant de toi.

Éraste

Ainsi ce cœur d’acier qui me tient sous saloi,

Verra ma passion pour le moins enpeinture.

Je doute néanmoins qu’en cette portraiture

Tu ne suives plutôt tes propressentiments.

Tircis

Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,

Si jamais un tel crime entre dans moncourage !

Éraste

Adieu. Je suis content, j’ai ta parole engage,

Et sais trop que l’honneur t’en ferasouvenir.

Tircis,seul.

En matière d’amour rien n’oblige àtenir ;

Et les meilleurs amis, lorsque son feu lespresse,

Font bientôt vanité d’oublier leurpromesse.

Scène IV

Philandre,Chloris

 

Philandre

Je meure, mon souci, tu dois bien mehaïr ;

Tous mes soins depuis peu ne vont qu’à tetrahir.

Chloris

Ne m’épouvante point ; à ta mine, jepense

Que le pardon suivra de fort près cetteoffense,

Sitôt que j’aurai su quel est ce mauvaistour.

Philandre

Sache donc qu’il ne vient sinon de tropd’amour.

Chloris

J’eusse osé le gager, qu’ainsi par quelqueruse

Ton crime officieux porterait son excuse.

Philandre

Ton adorable objet, mon unique vainqueur,

Fait naître chaque jour tant de feux en moncœur,

Que leur excès m’accable, et que pour m’endéfaire

J’y cherche des défauts qui puissent medéplaire :

J’examine ton teint dont l’éclat mesurprit,

Les traits de ton visage et ceux de tonesprit ;

Mais je n’en puis trouver un seul qui ne mecharme.

Chloris

Et moi, je suis ravie, après ce peud’alarme,

Qu’ainsi tes sens trompés te puissentobliger

À chérir ta Chloris, et jamais ne changer.

Philandre

Ta beauté te répond de ma persévérance,

Et ma foi qui t’en donne une entièreassurance…

Chloris

Voilà fort doucement dire que, sans tafoi,

Ma beauté ne pourrait te conserver à moi.

Philandre

Je traiterais trop mal une telle maîtresse

De l’aimer seulement pour tenir mapromesse :

Ma passion en est la cause et nonl’effet ;

Outre que tu n’as rien qui ne soit siparfait,

Qu’on ne peut te servir sans voir sur tonvisage

De quoi rendre constant l’esprit le plusvolage.

Chloris

Ne m’en conte point tant de maperfection :

Tu dois être assuré de monaffection ;

Et tu perds tout l’effort de tagalanterie,

Si tu crois l’augmenter par une flatterie.

Une fausse louange est un blâmesecret :

Je suis belle à tes yeux, il suffit, soisdiscret ;

C’est mon plus grand bonheur, et le seul oùj’aspire.

Philandre

Tu sais adroitement adoucir mon martyre.

Mais parmi les plaisirs qu’avec toi jeressens,

À peine mon esprit ose croire mes sens,

Toujours entre la crainte et l’espoir enbalance ;

Car s’il faut que l’amour naisse deressemblance,

Mes imperfections nous éloignant si fort,

Qu’oserais-je prétendre en ce peu derapport ?

Chloris

Du moins ne prétends pas qu’à présent je teloue,

Et qu’un mépris rusé, que ton cœurdésavoue,

Me mette sur la langue un babil affété,

Pour te rendre à mon tour ce que tu m’asprêté :

Au contraire, je veux que tout le mondesache

Que je connais en toi des défauts que jecache.

Quiconque avec raison peut être négligé

À qui le veut aimer est bien plus obligé.

Philandre

Quant à toi, tu te crois de beaucoup plusaimable ?

Chloris

Sans doute ; et qu’aurais-tu qui me fûtcomparable ?

Philandre

Regarde dans mes yeux, et reconnais qu’enmoi

On peut voir quelque chose aussi parfait quetoi.

Chloris

C’est sans difficulté, m’y voyantexprimée.

Philandre

Quitte ce vain orgueil dont ta vue estcharmée.

Tu n’y vois que mon cœur, qui n’a plus un seultrait,

Que ceux qu’il a reçus de ton charmantportrait,

Et qui, tout aussitôt que tu t’es faitparaître,

Afin de te mieux voir, s’est mis à lafenêtre.

Chloris

Le trait n’est pas mauvais ; maispuisqu’il te plaît tant,

Regarde dans mes yeux, ils t’en montrentautant ;

Et nos feux tout pareils ont mêmesétincelles.

Philandre

Ainsi, chère Chloris, nos ardeursmutuelles,

Dedans cette union prenant un même cours,

Nous préparent un heur qui dureratoujours.

Cependant, en faveur de ma longuesouffrance…

Chloris

Tais-toi, mon frère vient.

Scène V

Tircis,Philandre,Chloris

 

Tircis

Si j’en crois l’apparence,

Mon arrivée ici fait quelque contretemps.

Philandre

Que t’en semble, Tircis ?

Tircis

Je vous vois si contents,

Qu’à ne vous rien celer touchant ce qu’il mesemble

Du divertissement que vous preniezensemble,

De moins sorciers que moi pourraient biendeviner

Qu’un troisième ne fait que vousimportuner.

Chloris

Dis ce que tu voudras ; nos feux n’ontpoint de crimes,

Et pour t’appréhender ils sont troplégitimes,

Puisqu’un hymen sacré promis ces jourspassés,

Sous ton consentement, les autorise assez.

Tircis

Ou je te connais mal, ou son heure tardive

Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive.

Chloris

Ta belle humeur te tient, mon frère.

Tircis

Assurément.

Chloris

Le sujet ?

Tircis

J’en ai trop dans ton contentement.

Chloris

Le cœur t’en dit d’ailleurs.

Tircis

Il est vrai, je te jure ;

J’ai vu je ne sais quoi…

Chloris

Dis tout, je t’en conjure.

Tircis

Ma foi, si ton Philandre avait vu de mesyeux,

Tes affaires, ma sœur, n’en iraient guèremieux.

Chloris

J’ai trop de vanité pour croire quePhilandre

Trouve encore après moi qui puisse lesurprendre.

Tircis

Tes vanités à part, repose-t’en sur moi

Que celle que j’ai vue est bien autre quetoi.

Philandre

Parle mieux de l’objet dont mon âme estravie ;

Ce blasphème à tout autre aurait coûté lavie.

Tircis

Nous tomberons d’accord sans nous mettre enpourpoint.

Chloris

Encor, cette beauté, ne la nomme-t-onpoint ?

Tircis

Non, pas si tôt. Adieu : ma présenceimportune

Te laisse à la merci d’Amour et de labrune.

Continuez les jeux que vous avez quittés.

Chloris

Ne crois pas éviter mesimportunités :

Ou tu diras le nom de cette incomparable,

Ou je vais de tes pas me rendreinséparable.

Tircis

Il n’est pas fort aisé d’arracher cesecret.

Adieu : ne perds point temps.

Chloris

Ô l’amoureux discret !

Eh bien ? nous allons voir si tu sauraste taire.

Philandre

(Il retient Chloris, qui suit sonfrère.)

C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour unfrère ?

Chloris

Philandre, avoir un peu de curiosité,

Ce n’est pas envers toi grandeinfidélité :

Souffre que je dérobe un moment à maflamme,

Pour lire malgré lui jusqu’au fond de sonâme.

Nous en rirons après ensemble, si tu veux.

Philandre

Quoi ! c’est là tout l’état que tu faisde mes feux ?

Chloris

Je ne t’aime pas moins, pour êtrecurieuse,

Et ta flamme à mon cœur n’est pas moinsprécieuse.

Conserve-moi le tien, et sois sûr de mafoi.

Philandre

Ah, folle ! qu’en t’aimant il fautsouffrir de toi !

Acte II

 

Scène première

 

Éraste

Je l’avais bien prévu que ce cœur infidèle

Ne se défendrait point des yeux de macruelle,

Qui traite mille amants avec mille mépris,

Et n’a point de faveurs que pour le dernierpris.

Sitôt qu’il l’aborda, je lus sur sonvisage

De sa déloyauté l’infaillibleprésage ;

Un inconnu frisson dans mon corps épandu

Me donna les avis de ce que j’ai perdu.

Depuis, cette volage évite ma rencontre,

Ou, si malgré ses soins le hasard me lamontre,

Si je puis l’aborder, son discours seconfond,

Son esprit en désordre à peine merépond ;

Une réflexion vers le traître qu’elle aime

Presque à tous moments le ramène enlui-même ;

Et tout rêveur qu’il est, il n’a point desoucis

Qu’un soupir ne trahisse au seul nom deTircis.

Lors, par le prompt effet d’un changementétrange,

Son silence rompu se déborde en louange.

Elle remarque en lui tant de perfections,

Que les moins éclairés verraient sespassions ;

Sa bouche ne se plaît qu’en cetteflatterie,

Et tout autre propos lui rend sa rêverie.

Cependant, chaque jour aux discoursattachés,

Ils ne retiennent plus leurs sentimentscachés ;

Ils ont des rendez-vous où l’amour lesassemble ;

Encor hier sur le soir je les surprisensemble ;

Encor tout de nouveau je la vois quil’attend.

Que cet œil assuré marque un espritcontent !

Perds tout respect, Éraste, et tout soin delui plaire :

Rends, sans plus différer, ta vengeanceexemplaire ;

Mais il vaut mieux t’en rire, et pour derniereffort

Lui montrer en raillant combien elle a detort.

Scène II

Éraste,Mélite

 

Éraste

Quoi ! seule et sans Tircis !vraiment c’est un prodige ;

Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,

Laissant ainsi couler la belle occasion

De vous conter l’excès de son affection.

Mélite

Vous savez que son âme en est fortdépourvue.

Éraste

Toutefois, ce dit-on, depuis qu’il vous avue,

Il en porte dans l’âme un si douxsouvenir,

Qu’il n’a plus de plaisirs qu’à vousentretenir.

Mélite

Il a lieu de s’y plaire avec quelquejustice.

L’amour ainsi qu’à lui me paraît unsupplice ;

Et sa froideur, qu’augmente un si lourdentretien,

Le résout d’autant mieux à n’aimer jamaisrien.

Éraste

Dites : à n’aimer rien que la belleMélite.

Mélite

Pour tant de vanité j’ai trop peu demérite.

Éraste

En faut-il tant avoir pour ce nouveauvenu ?

Mélite

Un peu plus que pour vous.

Éraste

De vrai, j’ai reconnu,

Vous ayant pu servir deux ans, etdavantage,

Qu’il faut si peu que rien à toucher moncourage.

Mélite

Encor si peu que c’est vous étant refusé,

Présumez comme ailleurs vous serezméprisé.

Éraste

Vos mépris ne sont pas de grandeconséquence,

Et ne vaudront jamais la peine que j’ypense ;

Sachant qu’il vous voyait, je m’étais biendouté

Que je ne serais plus que fort mal écouté.

Mélite

Sans que mes actions de plus prèsj’examine,

À la meilleure humeur je fais meilleuremine ;

Et s’il m’osait tenir de semblablesdiscours,

Nous romprions ensemble avant qu’il fût deuxjours.

Éraste

Si chaque objet nouveau de même vousengage,

Il changera bientôt d’humeur et delangage.

Caressé maintenant aussitôt qu’aperçu

Qu’aurait-il à se plaindre, étant si bienreçu ?

Mélite

Éraste, voyez-vous, trêve dejalousie ;

Purgez votre cerveau de cettefrénésie :

Laissez en liberté mes inclinations.

Qui vous a fait censeur de mesaffections ?

Est-ce à votre chagrin que j’en dois rendreconte ?

Éraste

Non, mais j’ai malgré moi pour vous un peu dehonte,

De ce qu’on dit partout du trop deprivauté

Que déjà vous souffrez à sa témérité.

Mélite

Ne soyez en souci que de ce qui voustouche.

Éraste

Le moyen, sans regret, de vous voir sifarouche

Aux légitimes vœux de tant de gensd’honneur,

Et d’ailleurs si facile à ceux d’unsuborneur ?

Mélite

Ce n’est pas contre lui qu’il faut en maprésence

Lâcher les traits jaloux de votremédisance.

Adieu. Souvenez-vous que ces mots insensés

L’avanceront chez moi plus que vous nepensez.

Scène III

 

Éraste

C’est là donc ce qu’enfin me gardait toncaprice ?

C’est ce que j’ai gagné par deux ans deservice ?

C’est ainsi que mon feu, s’étant tropabaissé,

D’un outrageux mépris se voitrécompensé ?

Tu m’oses préférer un traître qui teflatte ;

Mais dans ta lâcheté ne crois pas quej’éclate,

Et que par la grandeur de mesressentiments

Je laisse aller au jour celle de mestourments.

Un aveu si public qu’en ferait ma colère

Enflerait trop l’orgueil de ton âmelégère,

Et me convaincrait trop de ce désir abject

Qui m’a fait soupirer pour un indigneobjet.

Je saurai me venger, mais avec l’apparence

De n’avoir pour tous deux que del’indifférence.

Il fut toujours permis de tirer sa raison

D’une infidélité par une trahison.

Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée

Que ton heur surprenant aura peu de durée,

Et que, par une adresse égale à tesforfaits,

Je mettrai le désordre où tu crois voir lapaix.

L’esprit fourbe et vénal d’un voisin deMélite

Donnera prompte issue à ce que je médite.

À servir qui l’achète il est toujours toutprêt,

Et ne voit rien d’injuste où brillel’intérêt.

Allons sans perdre temps lui payer mavengeance,

Et la pistole en main presser sadiligence.

Scène IV

Tircis,Chloris

 

Tircis

Ma sœur, un mot d’avis sur un méchantsonnet

Que je viens de brouiller dedans moncabinet.

Chloris

C’est à quelque beauté que ta musel’adresse ?

Tircis

En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.

Vois si tu le connais, et si, parlant pourlui,

J’ai su m’accommoder aux passionsd’autrui.

Sonnet

Après l’œil de Mélite il n’est riend’admirable…

Chloris

Ah ! frère, il n’en faut plus.

Tircis

Tu n’es pas supportable

De me rompre sitôt.

Chloris

C’était sans y penser ;

Achève.

Tircis

Tais-toi donc, je vais recommencer.

Sonnet

Après l’œil de Mélite il n’est riend’admirable ;

Il n’est rien de solide après ma loyauté.

Mon feu, comme son teint, se rendincomparable ;

Et je suis en amour ce qu’elle est enbeauté.

Quoi que puisse à mes sens offrir lanouveauté,

Mon cœur à ses traits demeureinvulnérable ;

Et bien qu’elle ait au sien la mêmecruauté,

Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moinsdurable.

C’est donc avec raison que mon extrêmeardeur

Trouve chez cette belle une extrêmefroideur,

Et que sans être aimé je brûle pourMélite :

Car de ce que les dieux, nous envoyant aujour,

Donnèrent pour nous deux d’amour et demérite,

Elle a tout le mérite, et moi j’ai toutl’amour.

Chloris

Tu l’as fait pour Éraste ?

Tircis

Oui, j’ai dépeint sa flamme.

Chloris

Comme tu la ressens peut-être dans tonâme ?

Tircis

Tu sais mieux qui je suis, et que ma librehumeur

N’a de part en mes vers que celle derimeur.

Chloris

Pauvre frère ! vois-tu, ton silencet’abuse ;

De la langue ou des yeux, n’importe quit’accuse :

Les tiens m’avaient bien dit, malgré toi, queton cœur

Soupirait sous les lois de quelque objetvainqueur ;

Mais j’ignorais encor qui tenait tafranchise,

Et le nom de Mélite a causé ma surprise

Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a faitvoir

Ce que depuis huit jours je brûlais desavoir.

Tircis

Tu crois donc que j’en tiens ?

Chloris

Fort avant.

Tircis

Pour Mélite ?

Chloris

Pour Mélite ; et, de plus, que ta flammen’excite

Au cœur de cette belle aucun embrasement.

Tircis

Qui t’en a tant appris ? monsonnet ?

Chloris

Justement.

Tircis

Et c’est ce qui te trompe avec tesconjectures,

Et par où ta finesse a mal pris sesmesures.

Un visage jamais ne m’aurait arrêté,

S’il fallait que l’amour fût tout de moncôté.

Ma rime seulement est un portrait fidèle

De ce qu’Éraste souffre en servant cettebelle ;

Mais quand je l’entretiens de monaffection,

J’en ai toujours assez de satisfaction.

Chloris

Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus dejoie ;

Et rends-toi moins rêveur, afin que je tecroie.

Tircis

Je rêve, et mon esprit ne s’en peutexempter ;

Car sitôt que je viens à me représenter

Qu’une vieille amitié de mon amours’irrite,

Qu’Éraste s’en offense, et s’oppose àMélite,

Tantôt je suis ami, tantôt je suisrival ;

Et, toujours balancé d’un contrepoidségal,

J’ai honte de me voir insensible, ouperfide.

Si l’amour m’enhardit, l’amitiém’intimide.

Entre ces mouvements mon esprit partagé

Ne sait duquel des deux il doit prendrecongé.

Chloris

Voilà bien des détours pour dire, au bout duconte,

Que c’est contre ton gré que l’amour tesurmonte.

Tu présumes par là me le persuader ;

Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne àgarder.

À la mode du temps, quand nous servons quelqueautre,

C’est seulement alors qu’il n’y va rien dunôtre.

Chacun en son affaire est son meilleurami,

Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.

Tircis

Que du foudre à tes yeux j’éprouve lafurie,

Si rien que ce rival cause marêverie !

Chloris

C’est donc assurément son bien qui t’estsuspect ;

Son bien te fait rêver, et non pas sonrespect ;

Et, toute amitié bas, tu crains que sarichesse

En dépit de tes feux n’obtienne tamaîtresse.

Tircis

Tu devines, ma sœur ; cela me faitmourir.

Chloris

Ce sont vaines frayeurs dont je veux teguérir.

Depuis quand ton Éraste en tient-il pourMélite ?

Tircis

Il rend depuis deux ans hommage à sonmérite.

Chloris

Mais dit-il les grands mots ? parle-t-ild’épouser ?

Tircis

Presque à chaque moment.

Chloris

Laisse-le donc jaser.

Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on lecraigne ;

Quelque riche qu’il soit, Mélite ledédaigne :

Puisqu’on voit sans effet deux ansd’affection,

Tu ne dois plus douter de sonaversion ;

Le temps ne la rendra que plus grande et plusforte.

On prend soudain au mot les hommes de sasorte,

Et sans rien hasarder à la moindrelongueur,

On leur donne la main dès qu’ils offrent lecœur.

Tircis

Sa mère peut agir de puissance absolue.

Chloris

Crois que déjà l’affaire en seraitrésolue,

Et qu’il aurait déjà de quoi se contenter

Si sa mère était femme à la violenter.

Tircis

Ma crainte diminue, et ma douleurs’apaise ;

Mais si je t’abandonne, excuse mon tropd’aise.

Avec cette lumière et ma dextérité,

J’en veux aller savoir toute la vérité.

Adieu.

Chloris

Moi, je m’en vais paisiblement attendre

Le retour désiré du paresseux Philandre.

Un moment de froideur lui fera souvenir

Qu’il faut une autre fois tarder moins àvenir.

Scène V

Éraste,Cliton

 

Éraste,lui donnant une lettre.

Va-t’en chercher Philandre, et dis-lui queMélite

A dedans ce billet sa passiondécrite ;

Dis-lui que sa pudeur ne saurait pluscacher

Un feu qui la consume et qu’elle tient sicher :

Mais prends garde surtout à bien jouer tonrôle ;

Remarque sa couleur, son maintien, saparole ;

Vois si dans la lecture un peu d’émotion

Ne te montrera rien de son intention.

Cliton

Cela vaut fait, monsieur.

Éraste

Mais, après ce message,

Sache avec tant d’adresse ébranler soncourage,

Que tu viennes à bout de sa fidélité.

Cliton

Monsieur, reposez-vous sur masubtilité ;

Il faudra malgré lui qu’il donne dans lepiège ;

Ma tête sur ce point vous servira depleige ;

Mais aussi vous savez…

Éraste

Oui, va, sois diligent.

Ces âmes du commun n’ont pour but quel’argent ;

Et je n’ai que trop vu par mon expérience…

Mais tu reviens bientôt ?

Cliton

Donnez-vous patience,

Monsieur ; il ne nous faut qu’un momentde loisir,

Et vous pourrez vous-même en avoir leplaisir.

Éraste

Comment ?

Cliton

De ce carfour j’ai vu venir Philandre.

Cachez-vous en ce coin, et de là sachezprendre

L’occasion commode à seconder mes coups.

Par là nous le tenons. Le voici ;sauvez-vous.

Scène VI

Philandre,Éraste,Cliton

 

Philandre

(Éraste est caché et lesécoute.)

Quelle réception me fera mamaîtresse ?

Le moyen d’excuser une telleparesse ?

Cliton

Monsieur, tout à propos je vous rencontreici,

Expressément chargé de vous rendre ceci.

Philandre

Qu’est-ce ?

Cliton

Vous allez voir, en lisant cette lettre,

Ce qu’un homme jamais n’oserait sepromettre.

Ouvrez-la seulement.

Philandre

Va, tu n’es qu’un conteur.

Cliton

Je veux mourir, au cas qu’on me trouvementeur.

Lettre supposée de Mélite à Philandre.

Malgré le devoir et la bienséance du sexe,celle-ci m’échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendreque c’est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle estassez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection,contentez-vous de cet entretien par lettres, jusqu’à ce qu’elle aitôté de l’esprit de sa mère quelques personnes qui n’y sont que tropbien pour son contentement.

Éraste,feignant d’avoir lu la lettre par-dessus sonépaule.

C’est donc la vérité que la belle Mélite

Fait du brave Philandre une louable élite,

Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu

Ce qu’Éraste et Tircis ont en vaindébattu ?

Vraiment dans un tel choix mon regretdiminue ;

Outre qu’une froideur depuis peu survenue,

De tant de vœux perdus ayant su me lasser,

N’attendait qu’un prétexte à m’endébarrasser.

Philandre

Me dis-tu que Tircis brûle pour cettebelle ?

Éraste

Il en meurt.

Philandre

Ce courage à l’amour si rebelle ?

Éraste

Lui-même.

Philandre

Si ton cœur ne tient plus qu’à demi,

Tu peux le retirer en faveur d’unami ;

Sinon, pour mon regard ne cesse deprétendre :

Étant pris une fois, je ne suis plus àprendre.

Tout ce que je puis faire à ce beau feunaissant,

C’est de m’en revancher par un zèleimpuissant ;

Et ma Chloris la prie, afin de s’endistraire,

De tourner, s’il se peut, sa flamme vers sonfrère.

Éraste

Auprès de sa beauté qu’est-ce que taChloris ?

Philandre

Un peu plus de respect pour ce que jechéris.

Éraste

Je veux qu’elle ait en soi quelque chosed’aimable ;

Mais enfin à Mélite est-ellecomparable ?

Philandre

Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas

Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moinsd’appas.

J’aime l’une ; et mon cœur pour touteautre insensible…

Éraste

Avise toutefois, le prétexte estplausible.

Philandre

J’en serais mal voulu des hommes et desdieux.

Éraste

On pardonne aisément à qui troue sonmieux.

Philandre

Mais en quoi gît ce mieux ?

Éraste

En esprit, en richesse.

Philandre

Ô le honteux motif à changer demaîtresse !

Éraste

En amour.

Philandre

Chloris m’aime, et si je m’y connoi,

Rien ne peut égaler celui qu’elle a pourmoi.

Éraste

Tu te détromperas, si tu veux prendregarde

À ce qu’à ton sujet l’une et l’autrehasarde.

L’une en t’aimant s’expose au péril d’unmépris :

L’autre ne t’aime point que tu n’en soisépris ;

L’une t’aime engagé vers une autre moinsbelle :

L’autre se rend sensible à qui n’aime rienqu’elle,

L’une au-dessus des siens te montre sonardeur ;

Et l’autre après leur choix quitte un peu safroideur :

L’une…

Philandre

Adieu : des raisons de si peud’importance

Ne pourraient en un siècle ébranler maconstance.

(Il dit ce vers à Cliton toutbas.)

Dans deux heures d’ici tu viendras merevoir.

Cliton

Disposez librement de mon petit pouvoir.

Éraste,seul.

Il a beau déguiser, il a goûtél’amorce ;

Chloris déjà sur lui n’a presque plus deforce :

Ainsi je suis deux fois vengé duravisseur,

Ruinant tout ensemble, et le frère, et lasœur.

Scène VII

Tircis,Éraste,Mélite

 

Tircis

Éraste, arrête un peu.

Éraste

Que me veux-tu ?

Tircis

Te rendre

Ce sonnet que pour toi j’ai promisd’entreprendre.

Mélite,au travers d’une jalousie, cependant qu’Éraste lit lesonnet.

Que font-ils là tous deux ? qu’ont-ils àdémêler ?

Ce jaloux à la fin le pourraquereller ;

Du moins les compliments, dont peut-être ilsse jouent,

Sont des civilités qu’en l’âme ilsdésavouent.

Tircis

J’y donne une raison de ton sort inhumain.

Allons, je le veux voir présenter de tamain

À ce charmant objet dont ton âme estblessée.

Éraste, lui rendant sonsonnet.

Une autre fois, Tircis ; quelque affairepressée

Fait que je ne saurais pour l’heure m’encharger.

Tu trouveras ailleurs un meilleurmessager.

Tircis,seul.

La belle humeur de l’homme ! Ô dieux,quel personnage !

Quel ami j’avais fait de ce plaisantvisage !

Une mine froncée, un regard de travers,

C’est le remerciement, que j’aurai de mesvers.

Je manque, à son avis, d’assurance oud’adresse,

Pour les donner moi-même à sa jeunemaîtresse,

Et prendre ainsi le temps de dire à sabeauté

L’empire que ses yeux ont sur ma liberté.

Je pense l’entrevoir par cettejalousie :

Oui, mon âme de joie en est toute saisie.

Hélas ! et le moyen de pouvoir luiparler,

Si mon premier aspect l’oblige à s’enaller ?

Que cette joie est courte, et qu’elle est chervendue !

Toutefois tout va bien, la voilàdescendue.

Ses regards pleins de feu s’entendent avecmoi ;

Que dis-je ? en s’avançant elle m’appelleà soi.

Scène VIII

Mélite,Tircis

 

Mélite

Eh bien ! qu’avez-vous fait de votrecompagnie ?

Tircis

Je ne puis rien juger de ce qui l’abannie :

À peine ai-je eu loisir de lui dire deuxmots.

Qu’aussitôt le fantasque, en me tournant ledos,

S’est échappé de moi.

Mélite

Sans doute il m’aura vue,

Et c’est de là que vient cette fuiteimprévue.

Tircis

Vous aimant comme il fait, qui l’eût jamaispensé ?

Mélite

Vous ne savez donc rien de ce qui s’estpassé ?

Tircis

J’aimerais beaucoup mieux savoir ce qui sepasse,

Et la part qu’a Tircis en votre bonnegrâce.

Mélite

Meilleur aucunement qu’Éraste ne voudroit.

Je n’ai jamais connu d’amant simaladroit ;

Il ne saurait souffrir qu’autre que luim’approche.

Dieux ! qu’à votre sujet il m’a fait dereproche !

Vous ne sauriez me voir sans ledésobliger.

Tircis

Et de tous mes soucis c’est là le plusléger.

Toute une légion de rivaux de sa sorte

Ne divertirait pas l’amour que je vousporte,

Qui ne craindra jamais les humeurs d’unjaloux.

Mélite

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.

Tircis

Et vous ?

Mélite

Bien que cette croyance à quelque erreurm’expose,

Pour lui faire dépit, j’en croirai quelquechose.

Tircis

Mais afin qu’il reçût un entier déplaisir,

Il faudrait que nos cœurs n’eussent plus qu’undésir,

Et quitter ces discours de volontéssujettes,

Qui ne sont point de mise en l’état où vousêtes.

Vous-même consultez un moment vosappas ;

Songez à leurs effets, et ne présumez pas

Avoir sur tous les cœurs un pouvoir sisuprême,

Sans qu’il vous soit permis d’en user survous-même.

Un si digne sujet ne reçoit point de loi,

De règle, ni d’avis, d’un autre que desoi.

Mélite

Ton mérite, plus fort que ta raisonflatteuse,

Me rend, je le confesse, un peu moinsscrupuleuse.

Je dois tout à ma mère, et pour tout autreamant

Je voudrais tout remettre à soncommandement ;

Mais attendre pour toi l’effet de sapuissance,

Sans te rien témoigner que par obéissance,

Tircis, ce serait trop ; tes raresqualités

Dispensent mon devoir de ces formalités.

Tircis

Que d’amour et de joie un tel aveu medonne !

Mélite

C’est peut-être en trop dire, et me montrertrop bonne ;

Mais par là tu peux voir que mon affection

Prend confiance entière en ta discrétion.

Tircis

Vous la verrez toujours dans un respectsincère

Attacher mon bonheur à celui de vousplaire,

N’avoir point d’autre soin, n’avoir pointd’autre esprit ;

Et si vous en voulez un serment par écrit,

Ce sonnet que pour vous vient de tracer maflamme,

Vous fera voir à nu jusqu’au fond de monâme.

Mélite

Garde bien ton sonnet, et pensequ’aujourd’hui

Mélite veut te croire autant et plus quelui.

Je le prends toutefois comme un précieuxgage

Du pouvoir que mes yeux ont pris sur toncourage.

Adieu : sois-moi fidèle en dépit dujaloux.

Tircis

Ô ciel ! jamais amant eut-il un sort plusdoux !

Acte III

 

Scène première

 

Philandre

Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est paspossible

D’être à tant de faveurs plus longtempsinsensible.

Tes lettres où sans fard tu dépeins tonesprit,

Tes lettres où ton cœur est si bien parécrit,

Ont charmé tous mes sens par leurs doucespromesses.

Leur attente vaut mieux, Chloris, que tescaresses.

Ah ! Mélite, pardon ! je t’offense ànommer

Celle qui m’empêcha si longtemps det’aimer.

Souvenirs importuns d’une amante laissée,

Qui venez malgré moi remettre en ma pensée

Un portrait que j’en veux tellementeffacer

Que le sommeil ait peine à me le retracer,

Hâtez-vous de sortir sans plus troubler majoie ;

Et retournant trouver celle qui vousenvoie,

Dites-lui de ma part pour la dernière fois

Qu’elle est en liberté de faire un autrechoix ;

Que ma fidélité n’entretient plus maflamme,

Ou que s’il m’en demeure encore un peu dansl’âme,

Je souhaite, en faveur de ce reste de foi,

Qu’elle puisse gagner au change autant quemoi.

Dites-lui que Mélite, ainsi qu’une déesse,

Est de tous nos désirs souverainemaîtresse,

Dispose de nos cœurs, force nos volontés,

Et que par son pouvoir nos destinssurmontés

Se tiennent trop heureux de prendre l’ordred’elle ;

Enfin que tous mes vœux…

Scène II

Tircis,Philandre

 

Tircis

Philandre !

Philandre

Qui m’appelle ?

Tircis

Tircis, dont le bonheur au plus haut pointmonté

Ne peut être parfait sans te l’avoirconté.

Philandre

Tu me fais trop d’honneur par cetteconfidence.

Tircis

J’userais envers toi d’une sotte prudence,

Si je faisais dessein de te dissimuler

Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauraient teceler.

Philandre

En effet, si l’on peut te juger au visage,

Si l’on peut par tes yeux lire dans toncourage,

Ce qu’ils montrent de joie à tel point mesurprend,

Que je n’en puis trouver de sujet assezgrand ;

Rien n’atteint, ce me semble, aux signesqu’ils en donnent.

Tircis

Que fera le sujet, si les signest’étonnent ?

Mon bonheur est plus grand qu’on ne peutsoupçonner.

C’est quand tu l’auras su qu’il faudrat’étonner.

Philandre

Je ne le saurai pas sans marque plusexpresse.

Tircis

Possesseur, autant vaut…

Philandre

De quoi ?

Tircis

D’une maîtresse

Belle, honnête, jolie, et dont l’espritcharmant

De son seul entretien peut ravir unamant ;

En un mot, de Mélite.

Philandre

Il est vrai qu’elle est belle :

Tu n’as pas mal choisi ; mais…

Tircis

Quoi, mais ?

Philandre

T’aime-t-elle ?

Tircis

Cela n’est plus en doute.

Philandre

Et de cœur ?

Tircis

Et de cœur,

Je t’en réponds.

Philandre

Souvent un visage moqueur

N’a que le beau semblant d’une minehypocrite.

Tircis

Je ne crains rien de tel du côté deMélite.

Philandre

Écoute, j’en ai vu de toutes lesfaçons ;

J’en ai vu qui semblaient n’être que desglaçons,

Dont le feu retenu par une adroite feinte

S’allumait d’autant plus qu’il souffrait decontrainte ;

J’en ai vu, mais beaucoup, qui, sous le fauxappas

Des preuves d’un amour qui ne les touchaitpas,

Prenaient du passe-temps d’une follejeunesse

Qui se laisse affiner à ces traits desouplesse,

Et pratiquaient sous main d’autresaffections :

Mais j’en ai vu fort peu de qui lespassions

Fussent d’intelligence avec tout levisage.

Tircis

Et de ce petit nombre est celle quim’engage ;

De sa passion je me tiens aussi seur[2]

Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.

Philandre

Donc si ton espérance à la fin n’estdéçue,

Ces deux amours auront une pareilleissue ?

Tircis

Si cela n’arrivait, je me tromperais fort.

Philandre

Pour te faire plaisir j’en veux êtred’accord.

Cependant apprends-moi comment elle tetraite,

Et qui te fait juger son ardeur siparfaite.

Tircis

Une parfaite ardeur a trop de truchements

Par qui se faire entendre aux esprits desamants ;

Un coup d’œil, un soupir…

Philandre

Ces faveurs ridicules

Ne servent qu’à duper des âmes tropcrédules.

N’as-tu rien que cela ?

Tircis

Sa parole et sa foi.

Philandre

Encor c’est quelque chose. Achève, etconte-moi

Les petites douceurs, les aimablestendresses

Qu’elle se plaît à joindre à de tellespromesses.

Quelques lettres du moins te daignentconfirmer

Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait det’aimer ?

Tircis

Recherche qui voudra ces menus badinages,

Qui n’en sont pas toujours de fort sûrstémoignages ;

Je n’ai que sa parole, et ne veux que safoi.

Philandre

Je connais donc quelqu’un plus avancé quetoi.

Tircis

J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rienfeindre,

Ce rival est bien moins à redouter qu’àplaindre.

Éraste, qu’ont banni ses dédainsrigoureux…

Philandre

Je parle de quelque autre un peu moinsmalheureux.

Tircis

Je ne connais que lui qui soupire pourelle.

Philandre

Je ne te tiendrai point plus longtemps encervelle :

Pendant qu’elle t’amuse avec ses beauxdiscours,

Un rival inconnu possède ses amours ;

Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,

Par lettres, chaque jour, lui fait don de sonâme.

Tircis

De telles trahisons lui sont trop enhorreur.

Philandre

Je te veux, par pitié, tirer de cetteerreur.

Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cettelettre ;

Tiens, vois ce que tu peux désormais t’enpromettre.

Lettre supposée de Mélite à Philandre.

Je commence à m’estimer quelque chose, puisqueje vous plais ; et mon miroir m’offense tous les jours, ne mereprésentant pas assez belle, comme je m’imagine qu’il faut êtrepour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiezque Mélite ne croit la posséder que par faveur, ou comme unerécompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche desuppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.

Philandre

Maintenant qu’en dis-tu ? n’est-ce past’affronter ?

Tircis

Cette lettre en tes mains ne peutm’épouvanter.

Philandre

La raison ?

Tircis

Le porteur a su combien je t’aime,

Et par galanterie il t’a pris pourmoi-même,

Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaitsamis.

Philandre

Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’estpermis,

Et pour ton intérêt aimer à te méprendre.

Tircis

On t’en aura donné quelque autre pour merendre,

Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.

Philandre

Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’aireçu ;

Et puisqu’il est pour toi…

Tircis

Que ta longueur me tue !

Dépêche.

Philandre

Le voilà que je te restitue.

Autre lettre supposée de Mélite à Philandre.

Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; jele souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plusexactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Aprèscela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble desbelles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leursespérances.

Philandre

Te voilà tout rêveur, cher ami ; par tafoi,

Crois-tu que ce billet s’adresse encore àtoi ?

Tircis

Traître ! c’est donc ainsi que ma sœurméprisée

Sert à ton changement d’un sujet derisée ?

C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osantmanquer,

D’un parjure si noir ne fait que semoquer ?

C’est ainsi que sans honte à mes yeux tusubornes

Un amour qui pour moi devait être sansbornes ?

Suis-moi tout de ce pas ; que l’épée à lamain

Un si cruel affront se réparesoudain :

Il faut que pour tous deux ta tête meréponde.

Philandre

Si, pour te voir trompé, tu te déplais aumonde,

Cherche en ce désespoir qui t’en veuillearracher.

Quant à moi, ton trépas me coûterait tropcher.

Tircis

Quoi ! tu crains le duel ?

Philandre

Non ; mais j’en crains la suite,

Où la mort du vaincu met le vainqueur enfuite ;

Et du plus beau succès le dangereux éclat

Nous fait perdre l’objet et le prix ducombat.

Tircis

Tant de raisonnement et si peu de courage

Sont de tes lâchetés le digne témoignage.

Viens, ou dis que ton sang n’oseraits’exposer.

Philandre

Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puisdisposer,

Mais puisque ta douleur de mes raisonss’irrite,

J’en prendrai, dès ce soir, le congé deMélite.

Adieu.

Scène III

 

Tircis

Tu fuis, perfide, et ta légèreté

T’ayant fait criminel, te met ensûreté !

Reviens, reviens défendre une placeusurpée :

Celle qui te chérit vaut bien un coupd’épée.

Fais voir que l’infidèle, en se donnant àtoi,

A fait choix d’un amant qui valait mieux quemoi,

Soutiens son jugement, et sauve ainsi deblâme

Celle qui pour la tienne a négligé maflamme.

Crois-tu qu’on la mérite à force decourir ?

Peux-tu m’abandonner ses faveurs sansmourir ?

Ô lettres, ô faveurs, indignement placées,

À ma discrétion honteusementlaissées !

Ô gages qu’il néglige ainsi quesuperflus !

Je ne sais qui de nous vous diffamez leplus ;

Je ne sais qui des trois doit rougirdavantage :

Car vous nous apprenez qu’elle est unevolage,

Son amant un parjure, et moi sansjugement,

De n’avoir rien prévu de leurdéguisement :

Mais il le fallait bien que cette âmeinfidèle,

Changeant d’affection, prît un traître commeelle ;

Et que le digne amant qu’elle a surechercher

À sa déloyauté n’eût rien à reprocher.

Cependant j’en croyais cette fausseapparence

Dont elle repaissait ma frivoleespérance ;

J’en croyais ses regards, qui, tout remplisd’amour,

Étaient de la partie en un si lâche tour.

Ô ciel ! vit-on jamais tant desupercherie,

Que tout l’extérieur ne fût quetromperie ?

Non, non, il n’en est rien ; une tellebeauté

Ne fut jamais sujette à la déloyauté.

Faibles et seuls témoins du malheur qui metouche,

Vous êtes trop hardis de démentir sabouche.

Mélite me chérit, elle me l’a juré ;

Son oracle reçu, je m’en tiens assuré.

Que dites-vous là contre ? êtes-vous pluscroyables ?

Caractères trompeurs, vous me contez desfables,

Vous voulez me trahir ; mais vos effortssont vains :

Sa parole a laissé son cœur entre mesmains.

À ce doux souvenir ma flamme serallume :

Je ne sais plus qui croire ou d’elle ou de saplume :

L’une et l’autre en effet n’ont rien que deléger ;

Mais du plus ou du moins je n’en puis quejuger.

Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu mesuggère ;

Je vois trop clairement qu’elle est la pluslégère ;

La foi que j’en reçus s’en est allée enl’air,

Et ces traits de sa plume osent encorparler,

Et laissent en mes mains une honteuseimage

Où son cœur, peint au vif, remplit le mien derage.

Oui, j’enrage, je meurs, et tous mes senstroublés

D’un excès de douleur se trouventaccablés ;

Un si cruel tourment me gêne et medéchire,

Que je ne puis plus vivre avec un telmartyre.

Mais cachons-en la honte, et nous donnons dumoins

Ce faux soulagement, en mourant sanstémoins.

Que mon trépas secret empêche l’infidèle

D’avoir la vanité que je sois mort pourelle.

Scène IV

Chloris,Tircis

 

Chloris

Mon frère, en ma faveur retourne sur tespas.

Dis-moi la vérité ; tu ne me cherchaispas ?

Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pasconnaître ?

Ô dieux ! en quel état te vois-je iciparaître !

Tu pâlis tout à coup, et tes louchesregards

S’élancent incertains presque de toutesparts !

Tu manques à la fois de couleur etd’haleine !

Ton pied mal affermi ne te soutient qu’àpeine !

Quel accident nouveau te trouble ainsi lessens ?

Tircis

Puisque tu veux savoir le mal que jeressens,

Avant que d’assouvir l’inexorable envie

De mon sort rigoureux qui demande ma vie,

Je vais t’assassiner d’un fatal entretien,

Et te dire en deux mots mon malheur et letien.

En nos chastes amours de tous deux on semoque ;

Philandre… Ah ! la douleur m’étouffe etme suffoque.

Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plusparler ;

Lis, et, si tu le peux, tâche à teconsoler.

Chloris

Ne m’échappe donc pas.

Tircis

Ma sœur, je te supplie…

Chloris

Quoi ! que je t’abandonne à tamélancolie ?

Voyons auparavant ce qui te fait mourir,

Et nous aviserons à te laisser courir.

Tircis

Hélas ! quelle injustice !

Chloris, après avoir lu leslettres qu’il lui a données.

Est-ce là tout, fantasque ?

Quoi ! si la déloyale enfin lève lemasque,

Oses-tu te fâcher d’être désabusé ?

Apprends qu’il te faut être en amour plusrusé ;

Apprends que les discours des filles biensensées

Découvrent rarement le fond de leurspensées

Et que, les yeux aidant à ce déguisement,

Notre sexe a le don de tromper finement.

Apprends aussi de moi que ta raisons’égare,

Que Mélite n’est pas une pièce si rare,

Qu’elle soit seule ici qui vaille laservir ;

Assez d’autres objets y sauront te ravir.

Ne t’inquiète point pour une écervelée

Qui n’a d’ambition que d’être cajolée,

Et rend à plaindre ceux qui, flattant sesbeautés,

Ont assez de malheur pour en être écoutés.

Damon lui plut jadis, Aristandre etGéronte ;

Éraste après deux ans n’y voit pas mieux sonconte.

Elle t’a trouvé bon seulement pour huitjours,

Philandre est aujourd’hui l’objet de sesamours ;

Et peut-être déjà (tant elle aime lechange)

Quelque autre nouveauté le supplante et nousvenge.

Ce n’est qu’une coquette avec tous sesattraits ;

Sa langue avec son cœur ne s’accordejamais.

Les infidélités sont ses jeuxordinaires ;

Et ses plus doux appas sont tellementvulgaires,

Qu’en elle homme d’esprit n’admira jamaisrien

Que le sujet pourquoi tu lui voulais dubien.

Tircis

Penses-tu m’arrêter par ce torrentd’injures ?

Que ce soient vérités, que ce soientimpostures,

Tu redoubles mes maux au lieu de lesguérir.

Adieu : rien que la mort ne peut mesecourir.

Scène V

 

Chloris

Mon frère… Il s’est sauvé ; son désespoirl’emporte :

Me préserve le ciel d’en user de lasorte !

Un volage me quitte, et je le quitteaussi ;

Je l’obligerais trop de m’en mettre ensouci.

Pour perdre des amants, celles qui s’enaffligent

Donnent trop d’avantage à ceux qui lesnégligent :

Il n’est lors que la joie ; elle nousvenge mieux ;

Et la fit-on à faux éclater par les yeux,

C’est montrer par bravade à leur vaineinconstance

Qu’elle est pour nous toucher de trop peud’importance.

Que Philandre à son gré rende ses vœuxcontents ;

S’il attend que j’en pleure, il attendralongtemps.

Son cœur est un trésor dont j’aime qu’ildispose ;

Le larcin qu’il m’en fait me vole peu dechose ;

Et l’amour qui pour lui m’éprit sifollement

M’avait fait bonne part de sonaveuglement.

On enchérit pourtant sur ma fautepassée ;

Dans la même folie une autre embarrassée

Le rend encor parjure, et sans âme, et sansfoi,

Pour se donner l’honneur de faillir aprèsmoi.

Je meure, s’il n’est vrai que la moitié dumonde

Sur l’exemple d’autrui se conduit et sefonde !

À cause qu’il parut quelque tempsm’enflammer,

La pauvre fille a cru qu’il valait bienl’aimer,

Et sur cette croyance elle en a prisenvie :

Lui pût-elle durer jusqu’au bout de savie !

Si Mélite a failli me l’ayant débauché,

Dieux, par là seulement punissez sonpéché !

Elle verra bientôt que sa digne conquête

N’est pas une aventure à me rompre latête :

Un si plaisant malheur m’en console àl’instant.

Ah ! si mon fou de frère en pouvait faireautant,

Que j’en aurais de joie, et que j’en feraisgloire !

Si je puis le rejoindre, et qu’il me veuillecroire,

Nous leur ferons bien voir que leur changeindiscret

Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas unregret.

Je me veux toutefois en venger par malice,

Me divertir une heure à m’en fairejustice ;

Ces lettres fourniront assez d’occasion

D’un peu de défiance et de division.

Si je prends bien mon temps, j’aurai pleinematière

À les jouer tous deux d’une belle manière.

En voici déjà l’un qui craint dem’aborder.

Scène VI

Philandre,Chloris

 

Chloris

Quoi ! tu passes, Philandre, et sans meregarder ?

Philandre

Pardonne-moi, de grâce ; une affaireimportune

M’empêche de jouir de ma bonnefortune ;

Et son empressement, qui porte ailleurs mespas,

Me remplissait l’esprit jusqu’à ne te voirpas.

Chloris

J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on nem’aime ;

Je ne pense qu’à toi, j’en parlais enmoi-même.

Philandre

Me veux-tu quelque chose ?

Chloris

Il t’ennuie avec moi ;

Mais, comme de tes feux, j’ai pour garant tafoi,

Je ne m’alarme point. N’était ce qui tepresse,

Ta flamme un peu plus loin eût porté latendresse,

Et je t’aurais fait voir quelques vers deTircis

Pour le charmant objet de ses nouveauxsoucis.

Je viens de les surprendre, et j’y pourraisencore

Joindre quelques billets de l’objet qu’iladore ;

Mais tu n’a pas le temps : toutefois, situ veux

Perdre un demi-quart d’heure à les lire nousdeux…

Philandre

Voyons donc ce que c’est, sans plus longuedemeure ;

Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure

S’osera dispenser.

Chloris

Aussi tu me promets,

Quand tu les auras lus, de n’en parlerjamais ?

Autrement, ne crois pas…

Philandre, reconnaissantles lettres.

Cela s’en va sans dire :

Donne, donne-les-moi, tu ne les sauraislire ;

Et nous aurions ainsi besoin de trop detemps.

Chloris, lesresserrant.

Philandre, tu n’es pas encore où tuprétends ;

Quelque hautes faveurs que ton mériteobtienne,

Elles sont aussi bien en ma main qu’en latienne ;

Je les garderai mieux, tu peux en assurer

La belle qui pour toi daigne se parjurer.

Philandre

Un homme doit souffrir d’une fille encolère ;

Mais je sais comme il faut les ravoir de tonfrère ;

Tout exprès je le cherche, et son sang ou lemien…

Chloris

Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’ensavais rien !

Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pasfeindre,

Mais ils ont le bonheur de se faire peucraindre ;

Et mon frère, qui sait comme il s’en fautguérir,

Quand tu l’aurais tué, pourrait n’en pasmourir.

Philandre

L’effet en fera foi, s’il en a le courage.

Adieu. J’en perds le temps à parlerdavantage.

Tremble.

Chloris

J’en ai grand lieu, connaissant ta vertu,

Pourvu qu’il y consente, il sera bienbattu.

Acte IV

 

Scène première

Mélite, laNourrice

 

La Nourrice

Cette obstination à faire la secrète

M’accuse injustement d’être trop peudiscrète.

Mélite

Ton importunité n’est pas àsupporter :

Ce que je ne sais point, te le puis-jeconter ?

La Nourrice

Les visites d’Éraste un peu moins assidues

Témoignent quelque ennui de ses peinesperdues,

Et ce qu’on voit par là de refroidissement

Ne fait que trop juger son mécontentement.

Tu m’en veux cependant cacher tout lemystère.

Mais je pourrais enfin en croire macolère,

Et pour punition te priver des avis

Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucementsuivis.

Mélite

C’est à moi de trembler après cettemenace,

Et toute autre du moins tremblerait à maplace.

La Nourrice

Ne raillons point. Le fruit qui t’en estdemeuré

(Je parle sans reproche, et toutconsidéré)

Vaut bien… Mais revenons à notre humeurchagrine ;

Apprends-moi ce que c’est.

Mélite

Veux-tu que je devine ?

Dégoûté d’un esprit si grossier que lemien,

Il cherche ailleurs peut-être un meilleurentretien.

La Nourrice

Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perdl’envie

D’une chose deux ans ardemmentpoursuivie ;

D’assurance un mépris l’oblige à sepiquer ;

Mais ce n’est pas un trait qu’il faillepratiquer.

Une fille qui voit, et que voit lajeunesse,

Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoupd’adresse ;

Le dédain lui messied, ou, quand elle s’ensert,

Que ce soit pour reprendre un amant qu’elleperd.

Une heure de froideur, à propos ménagée,

Peut rembraser une âme à demi dégagée,

Qu’un traitement trop doux dispense à desmépris

D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoirle prix.

Hors ce cas, il lui faut complaire à tout lemonde,

Faire qu’aux vœux de tous l’apparenceréponde,

Et sans embarrasser son cœur de leursamours,

Leur faire bonne mine et souffrir leursdiscours ;

Qu’à part ils pensent tous avoir lapréférence,

Et paraissent ensemble entrer enconcurrence ;

Que tout l’extérieur de son visage égal

Ne rende aucun jaloux du bonheur d’unrival ;

Que ses yeux partagés leur donnent de quoicraindre,

Sans donner à pas un aucun lieu de seplaindre ;

Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choixd’un mari,

Mais qu’aucun cependant ne soit le pluschéri,

Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’ellecède,

À qui paiera le mieux le bien qu’ellepossède :

Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,

Ton Éraste avec toi vivrait d’autre façon.

Mélite

Ce n’est pas son humeur de souffrir cepartage ;

Il croit que mes regards soient son proprehéritage,

Et prend ceux que je donne à tout autre qu’àlui

Pour autant de larcins faits sur le biend’autrui.

La Nourrice

J’entends à demi-mot ; achève, etm’expédie

Promptement le motif de cette maladie.

Mélite

Si tu m’avais, nourrice, entendue à demi,

Tu saurais que Tircis…

La Nourrice

Quoi ! son meilleur ami !

N’a-ce pas été lui qui te l’a faitconnaître ?

Mélite

Il voudrait que le jour en fût encore ànaître ;

Et si d’auprès de moi je l’avais écarté,

Tu verrais tout à l’heure Éraste à moncôté.

La Nourrice

J’ai regret que tu sois leur pomme dediscorde :

Mais puisque leur humeur ensemble nes’accorde,

Éraste n’est pas homme à laisseréchapper ;

Un semblable pigeon ne se peutrattraper :

Il a deux fois le bien de l’autre, etdavantage.

Mélite

Le bien ne touche point un généreuxcourage.

La Nourrice

Tout le monde l’adore et tâche d’en jouir.

Mélite

Il suit un faux éclat qui ne peutm’éblouir.

La Nourrice

Auprès de sa splendeur toute autre est fortpetite.

Mélite

Tu le places au rang qui n’est dû qu’aumérite.

La Nourrice

On a trop de mérite étant riche à cepoint.

Mélite

Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ontpoint ?

La Nourrice

Oui, ce n’est que par là qu’on estconsidérable.

Mélite

Mais ce n’est que par là qu’on devientméprisable.

Un homme dont les biens font toutes lesvertus

Ne peut être estimé que des cœurs abattus.

La Nourrice

Est-il quelques défauts que les biens neréparent ?

Mélite

Mais plutôt en est-il où les biens nepréparent ?

Étant riche, on méprise assez communément

Des belles qualités le solideornement ;

Et d’un luxe honteux la richesse suivie

Souvent par l’abondance aux vices nousconvie.

La Nourrice

Enfin je reconnais…

Mélite

Qu’avec tout ce grand bien

Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamaisrien.

La Nourrice

Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête

T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans latête ;

Si ta mère le sait…

Mélite

Laisse-moi ces soucis,

Et rentre, que je parle à la sœur deTircis.

La Nourrice

Peut-être elle t’en veut dire quelquenouvelle.

Mélite

Ta curiosité te met trop en cervelle.

Rentre, sans t’informer de ce qu’elleprétend ;

Un meilleur entretien avec elle m’attend.

Scène II

Chloris,Mélite

 

Chloris

Je chéris tellement celles de votre sorte,

Et prends tant d’intérêt en ce qui leurimporte,

Qu’aux pièces qu’on leur fait je ne puisconsentir,

Ni même en rien savoir sans les avertir.

Ainsi donc, au hasard d’être la mal venue,

Encor que je vous sois, peu s’en faut,inconnue,

Je viens vous faire voir que votreaffection

N’a pas été fort juste en son élection.

Mélite

Vous pourriez, sous couleur de rendre un bonoffice,

Mettre quelque autre en peine avec cetartifice ;

Mais pour m’en repentir j’ai fait un trop bonchoix ;

Je renonce à choisir une secondefois ;

Et mon affection ne s’est point arrêtée

Que chez un cavalier qui l’a trop méritée.

Chloris

Vous me pardonnerez, j’en ai de bonstémoins ;

C’est l’homme qui de tous la mérite lemoins.

Mélite

Si je n’avais de lui qu’une faibleassurance,

Vous me feriez entrer en quelquedéfiance ;

Mais je m’étonne fort que vous l’osiezblâmer,

Ayant quelque intérêt vous-même àl’estimer.

Chloris

Je l’estimai jadis, et je l’aime etl’estime

Plus que je ne faisais auparavant soncrime.

Ce n’est qu’en ma faveur qu’il ose voustrahir,

Et vous pouvez juger si je le puis haïr,

Lorsque sa trahison m’est un clairtémoignage

Du pouvoir absolu que j’ai sur soncourage.

Mélite

Le pousser à me faire une infidélité,

C’est assez mal user de cette autorité.

Chloris

Me le faut-il pousser où son devoirl’oblige ?

C’est son devoir qu’il suit alors qu’il vousnéglige.

Mélite

Quoi ! le devoir chez vous oblige auxtrahisons !

Chloris

Quand il n’en aurait point de plus justesraisons,

La parole donnée, il faut que l’on latienne.

Mélite

Cela fait contre vous ; il m’a donné lasienne.

Chloris

Oui, mais ayant déjà reçu mon amitié,

Sur un vœu solennel d’être un jour samoitié,

Peut-il s’en départir pour accepter lavôtre ?

Mélite

De grâce, excusez-moi, je vous prends pour uneautre,

Et c’était à Chloris que je croyaisparler.

Chloris

Vous ne vous trompez pas.

Mélite

Donc, pour mieux me railler,

La sœur de mon amant contrefait marivale ?

Chloris

Donc, pour mieux m’éblouir, une âmedéloyale

Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite,sachez

Que je ne sais que trop ce que vous mecachez.

Philandre m’a tout dit : vous pensezqu’il vous aime :

Mais, sortant d’avec vous, il me contelui-même

Jusqu’aux moindres discours dont votrepassion

Tâche de suborner son inclination.

Mélite

Moi, suborner Philandre ! ah ! quem’osez-vous dire ?

Chloris

La pure vérité.

Mélite

Vraiment, en voulant rire,

Vous passez trop avant ; brisons là, s’ilvous plaît.

Je ne vois point Philandre, et ne sais quel ilest.

Chloris

Vous en croirez du moins votre propreécriture.

Tenez, voyez, lisez.

Mélite

Ah, dieux, quelle imposture !

Jamais un de ces traits ne partit de mamain.

Chloris

Nous pourrions demeurer ici jusqu’àdemain,

Que vous persisteriez dans laméconnaissance :

Je les vous laisse. Adieu.

Mélite

Tout beau ! mon innocence

Veut apprendre de vous le nom del’imposteur,

Pour faire retomber l’affront sur sonauteur.

Chloris

Vous pensez me duper, et perdez votrepeine.

Que sert le désaveu, quand la preuve estcertaine ?

À quoi bon démentir ? à quoi bondénier… ?

Mélite

Ne vous obstinez point à mecalomnier ;

Je veux que si jamais j’ai dit mot àPhilandre…

Chloris

Remettons ce discours : quelqu’un vientnous surprendre ;

C’est le brave Lisis, qui semble sur lefront

Porter empreints les traits d’un déplaisirprofond.

Scène III

Lisis,Mélite,Chloris

 

Lisis,à Chloris.

Préparez vos soupirs à la triste nouvelle

Du malheur où nous plonge un espritinfidèle ;

Quittez son entretien, et venez avec moi

Plaindre un frère au cercueil par son manquede foi.

Mélite

Quoi ! son frère au cercueil !

Lisis

Oui, Tircis, plein de rage

De voir que votre change indignementl’outrage,

Maudissant mille fois le détestable jour

Que votre bon accueil lui donna del’amour,

Dedans ce désespoir a chez moi rendul’âme ;

Et mes yeux désolés…

Mélite

Je n’en puis plus ; je pâme.

Chloris

Au secours ! au secours !

Scène IV

Cliton, laNourrice, Mélite,Lisis,Chloris

 

Cliton

D’où provient cette voix ?

La Nourrice

Qu’avez-vous, mes enfants ?

Chloris

Mélite, que tu vois…

La Nourrice

Hélas ! elle se meurt ; son teintvermeil s’efface,

Sa chaleur se dissipe ; elle n’est plusque glace.

Lisis,à Cliton.

Va querir un peu d’eau ; mais il faut tehâter.

Cliton, àLisis.

Si proches du logis, il vaut mieux l’yporter.

Chloris

Aidez mes faibles pas ; les forces medéfaillent,

Et je vais succomber aux douleurs quim’assaillent.

Scène V

 

Éraste

À la fin je triomphe, et les destins amis

M’ont donné le succès que je m’étaispromis.

Me voilà trop heureux, puisque par monadresse

Mélite est sans amant, et Tircis sansmaîtresse ;

Et comme si c’était trop peu pour mevenger,

Philandre et sa Chloris courent mêmedanger.

Mais par quelle raison leurs âmes désunies

Pour les crimes d’autrui seront-ellespunies ?

Que m’ont-ils fait tous deux pour troublerleurs accords ?

Fuyez de ma pensée, inutilesremords ;

La joie y veut régner, cessez de m’endistraire.

Chloris m’offense trop d’être sœur d’un telfrère ;

Et Philandre, si prompt à l’infidélité,

N’a que la peine due à sa crédulité.

Mais que me veut Cliton, qui sort de chezMélite ?

Scène VI

Éraste,Cliton

 

Cliton

Monsieur, tout est perdu : votre fourbemaudite,

Dont je fus à regret le damnableinstrument,

A couché de douleur Tircis au monument.

Éraste

Courage ! tout va bien, le traître m’afait place,

Le seul qui me rendait son courage deglace,

D’un favorable coup la mort me l’a ravi.

Cliton

Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’asuivi.

Éraste

Mélite l’a suivi ! Que dis-tu,misérable ?

Cliton

Monsieur, il est trop vrai ; le momentdéplorable

Qu’elle a su son trépas, a terminé sesjours.

Éraste

Ah, ciel ! s’il est ainsi…

Cliton

Laissez là ces discours,

Et vantez-vous plutôt que par votreimposture

Ces malheureux amants trouvent lasépulture,

Et que votre artifice a mis dans letombeau

Ce que le monde avait de parfait et debeau.

Éraste

Tu m’oses donc flatter, infâme, et tusupprimes

Par ce reproche obscur la moitié de mescrimes ?

Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’àdemi ?

Achève tout d’un coup ; dis quemaîtresse, ami,

Tout ce que je chéris, tout ce qui dans monâme

Sut jamais allumer une pudique flamme,

Tout ce que l’amitié me rendit précieux,

Par ma fourbe a perdu la lumière descieux ;

Dis que j’ai violé les deux lois les plussaintes,

Qui nous rendent heureux par leurs doucescontraintes ;

Dis que j’ai corrompu, dis que j’aisuborné,

Falsifié, trahi, séduit, assassiné :

Tu n’en diras encor que la moindre partie.

Quoi ! Tircis est donc mort, et Méliteest sans vie !

Je ne l’avais pas su, Parques, jusqu’à cejour,

Que vous relevassiez de l’empired’Amour ;

J’ignorais qu’aussitôt qu’il assemble deuxâmes,

Il vous pût commander d’unir aussi leurstrames.

Vous en relevez donc, et montrezaujourd’hui

Que vous êtes pour nous aveugles commelui !

Vous en relevez donc, et vos ciseauxbarbares

Tranchent comme il lui plaît les destins lesplus rares !

Mais je m’en prends à vous, moi qui suisl’imposteur,

Moi qui suis de leurs maux le détestableauteur !

Hélas ! et fallait-il que masupercherie

Tournât si lâchement tant d’amour enfurie !

Inutiles regrets, repentirs superflus,

Vous ne me rendez pas Mélite qui n’estplus !

Vos mouvements tardifs ne la font pasrevivre :

Elle a suivi Tircis, et moi je la veuxsuivre.

Il faut que de mon sang je lui fasseraison,

Et de ma jalousie, et de ma trahison,

Et que de ma main propre une âme si fidèle

Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corpschancelle ?

Quel murmure confus ! et qu’entends-jehurler ?

Que de pointes de feu se perdent parmil’air !

Les dieux à mes forfaits ont dénoncé laguerre ;

Leur foudre décoché vient de fendre laterre,

Et, pour leur obéir, son sein me recevant

M’engloutit, et me plonge aux enfers toutvivant.

Je vous entends, grands dieux ; c’estlà-bas que leurs âmes

Aux champs Élysiens éternisent leursflammes ;

C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut versermon sang :

La terre à ce dessein m’ouvre son largeflanc,

Et jusqu’aux bords du Styx me fait librepassage ;

Je l’aperçois déjà, je suis sur sonrivage.

Fleuve, dont le saint nom est redoutable auxdieux,

Et dont les neuf replis ceignent ces tristeslieux,

N’entre point en courroux contre moninsolence,

Si j’ose avec mes cris violer tonsilence :

Je ne te veux qu’un mot. Tircis est-ilpassé ?

Mélite est-elle ici ?… Maisqu’attends-je ? insensé !

Ils sont tous deux si chers à ton funesteempire,

Que tu crains de les perdre, et n’oses m’enrien dire.

Vous donc, esprits légers, qui, manque detombeaux,

Tournoyez vagabonds à l’entour de ceseaux,

À qui Caron cent ans refuse sa nacelle,

Ne m’en pourriez-vous point donner quelquenouvelle ?

Parlez, et je promets d’employer moncrédit

À vous faciliter ce passage interdit.

Cliton

Monsieur, que faites-vous ? Votre raison,troublée

Par l’effort des douleurs dont elle estaccablée,

Figure à votre vue…

Éraste

Ah ! te voilà, Caron !

Dépêche promptement et d’un coup d’aviron

Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autrerivage.

Cliton

Monsieur, rentrez en vous, regardez monvisage ;

Reconnaissez Cliton.

Éraste

Dépêche, vieux nocher,

Avant que ces esprits nous puissentapprocher.

Ton bateau de leur poids fondrait dans lesabîmes ;

Il n’en aura que trop d’Éraste et de sescrimes.

Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bordsans moi ?

Si faut-il qu’à ton cou je passe malgrétoi.

(Il se jette sur les épaules deCliton, qui l’emporte derrière le théâtre.)

Scène VII

 

Philandre

Présomptueux rival, dont l’absenceimportune

Retarde le succès de ma bonne fortune,

As-tu si tôt perdu cette ombre de valeur

Que te prêtait tantôt l’effort de tadouleur ?

Que devient à présent cette bouillanteenvie

De punir ta volage aux dépens de mavie ?

Il ne tient plus qu’à toi que tu ne soiscontent ;

Ton ennemi t’appelle, et ton rivalt’attend.

Je te cherche en tous lieux, et cependant tafuite

Se rit impunément de ma vaine poursuite.

Crois-tu, laissant mon bien dans les mains deta sœur,

En demeurer toujours l’injustepossesseur ;

Ou que ma patience à la fin échappée

(Puisque tu ne veux pas le débattre àl’épée),

Oubliant le respect du sexe, et toutdevoir,

Ne laisse point sur elle agir mondésespoir ?

Scène VIII

Éraste,Philandre

 

Éraste

Détacher Ixion pour me mettre en sa place,

Mégères, c’est à vous une indiscrèteaudace.

Ai-je, avec même front que cet ambitieux,

Attenté sur le lit du monarque descieux ?

Vous travaillez en vain, barbaresEuménides :

Non, ce n’est pas ainsi qu’on punit lesperfides.

Quoi ! me presser encor ? Sus, depieds et de mains

Essayons d’écarter ces monstres inhumains.

À mon secours, esprits ! vengez-vous devos peines !

Écrasons leurs serpents ! chargeons-lesde vos chaînes !

Pour ces filles d’enfer nous sommes troppuissants.

Philandre

Il semble à ce discours qu’il ait perdu lesens.

Éraste, cher ami, quelle mélancolie

Te met dans le cerveau cet excès defolie ?

Éraste

Équitable Minos, grand juge des enfers,

Voyez qu’injustement on m’apprête desfers !

Faire un tour d’amoureux, supposer unelettre,

Ce n’est pas un forfait qu’on ne puisseremettre.

Il est vrai que Tircis en est mort dedouleur,

Que Mélite après lui redouble ce malheur,

Que Chloris sans amant ne sait à qui s’enprendre ;

Mais la faute n’en est qu’au crédulePhilandre ;

Lui seul en est la cause et son espritléger,

Qui trop facilement résolut dechanger ;

Car ces lettres, qu’il croit l’effet de sesmérites,

La main que vous voyez les a toutesécrites.

Philandre

Je te laisse impuni, traître ; de telsremords

Te donnent des tourments pires que millemorts :

Je t’obligerais trop de t’arracher lavie ;

Et ma juste vengeance est bien mieuxassouvie

Par les folles horreurs de cette illusion.

Ah, grands dieux ! que je suis plein deconfusion !

Scène IX

 

Éraste

Tu t’enfuis donc, barbare ! et melaissant en proie

À ces cruelles sœurs, tu les combles dejoie ?

Non, non, retirez-vous, Tisiphone,Alecton,

Et tout ce que je vois d’officiers dePluton.

Vous me connaissez mal ; dans le corpsd’un perfide

Je porte le courage et les forcesd’Alcide.

Je vais tout renverser dans ces royaumesnoirs,

Et saccager moi seul ces ténébreuxmanoirs.

Une seconde fois le triple chien Cerbère

Vomira l’aconit en voyant la lumière.

J’irai du fond d’enfer dégager lesTitans ;

Et si Pluton s’oppose à ce que jeprétends,

Passant dessus le ventre à sa troupemutine,

J’irai d’entre ses bras enleverProserpine.

Scène X

Lisis,Chloris

 

Lisis

N’en doute plus, Chloris, ton frère n’estpoint mort ;

Mais ayant su de lui son déplorable sort,

Je voulais éprouver, par cette tristefeinte,

Si celle qu’il adore, aucunement atteinte,

Deviendrait plus sensible aux traits de lapitié

Qu’aux sincères ardeurs d’une sainteamitié.

Maintenant que je vois qu’il faut qu’on nousabuse,

Afin que nous puissions découvrir cetteruse,

Et que Tircis en soit de tout pointéclairci,

Sois sûre que dans peu je te le rends ici.

Ma parole sera d’un prompt effetsuivie :

Tu reverras bientôt ce frère plein devie ;

C’est assez que je passe une fois pourtrompeur.

Chloris

Si bien qu’au lieu du mal nous n’aurons que lapeur ?

Le cœur me le disait. Je sentais que meslarmes

Refusaient de couler pour de faussesalarmes,

Dont les plus dangereux et plus rudesassauts

Avaient beaucoup de peine à m’émouvoir àfaux ;

Et je n’étudiai cette douleur menteuse

Qu’à cause qu’en effet j’étais un peuhonteuse

Qu’une autre en témoignât plus deressentiment.

Lisis

Après tout, entre nous, confessefranchement,

Qu’une fille en ces lieux, qui perd un frèreunique,

Jusques au désespoir fort rarement sepique :

Ce beau nom d’héritière a de tellesdouceurs,

Qu’il devient souverain à consoler dessœurs.

Chloris

Adieu, railleur, adieu : son intérêt mepresse

D’aller rendre d’un mot la vie à samaîtresse ;

Autrement je saurais t’apprendre àdiscourir.

Lisis

Et moi, de ces frayeurs de nouveau teguérir.

Acte V

 

Scène première

Cliton, laNourrice

 

Cliton

Je ne t’ai rien celé ; tu sais toutel’affaire.

La Nourrice

Tu m’en as bien conté. Mais se pourrait-ilfaire

Qu’Éraste eût des remords si vifs et sipressants

Que de violenter sa raison et sessens ?

Cliton

Eût-il pu, sans en perdre entièrementl’usage,

Se figurer Caron des traits de mon visage,

Et de plus, me prenant pour ce vieuxnautonier,

Me payer à bons coups des droits de sondenier ?

La Nourrice

Plaisante illusion !

Cliton

Mais funeste à ma tête,

Sur qui se déchargeait une telle tempête,

Que je tiens maintenant à miracle évident

Qu’il me soit demeuré dans la bouche unedent.

La Nourrice

C’était mal reconnaître un si rareservice.

Éraste, derrière lethéâtre.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !

Cliton

Adieu, nourrice.

Voici ce fou qui vient, je l’entends à lavoix ;

Crois que ce n’est pas moi qu’il attrape deuxfois.

La Nourrice

Pour moi, quand je devrais passer pourProserpine,

Je veux voir à quel point sa fureur ledomine.

Cliton

Contente, à tes périls, ton curieux désir.

La Nourrice

Quoi qu’il puisse arriver, j’en aurai leplaisir.

Scène II

Éraste, laNourrice

 

Éraste

En vain je les rappelle, en vain pour sedéfendre

La honte et le devoir leur parlent dem’attendre ;

Ces lâches escadrons de fantômes affreux

Cherchent leur assurance aux cachots les pluscreux,

Et se fiant à peine à la nuit qui lescouvre,

Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfers’entr’ouvre.

Ma voix met tout en fuite, et dans ce vasteeffroi,

La peur saisit si bien les ombres et leurroi,

Que, se précipitant à de promptesretraites,

Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendresecrètes.

Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flotspierreux,

Pour les favoriser ne roule plus defeux ;

Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,

Ont de leurs flambeaux noirs étouffé lalumière ;

Les Parques même en hâte emportent leursfuseaux,

Et dans ce grand désordre oubliant leursciseaux,

Caron, les bras croisés, dans sa barques’étonne

De ce qu’après Éraste il n’a passépersonne.

Trop heureux accident, s’il avait prévenu

Le déplorable coup du malheur avenu !

Trop heureux accident, si la terreentr’ouverte

Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,

Et si ce que le ciel me donne ici d’accès

Eût de ma trahison devancé lesuccès !

Dieux, que vous savez mal gouverner votrefoudre !

N’était-ce pas assez pour me réduire enpoudre,

Que le simple dessein d’un si lâcheforfait ?

Injustes ! deviez-vous en attendrel’effet ?

Ah, Mélite ! ah, Tircis ! leurcruelle justice

Aux dépens de vos jours me choisit unsupplice.

Ils doutaient que l’enfer eût de quoi mepunir

Sans le triste secours de ce dur souvenir.

Tout ce qu’ont les enfers de feux, de fouets,de chaînes,

Ne sont auprès de lui que de légèrespeines ;

On reçoit d’Alecton un plus douxtraitement.

Souvenir rigoureux ! trêve, trêve unmoment !

Qu’au moins avant ma mort, dans ces demeuressombres

Je puisse rencontrer ces bienheureusesombres !

Use après, si tu veux, de toute tarigueur ;

Et si pour m’achever tu manques devigueur,

(Il met la main sur sonépée.)

Voici qui t’aidera : mais derechef, degrâce,

Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.

Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre,voici

L’ennemi de votre heur qui vous cherchaitici ;

C’est Éraste, c’est lui qui n’a plus d’autreenvie

Que d’épandre à vos pieds son sang avec savie :

Ainsi le veut le sort ; et tout exprèsles dieux

L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.

La Nourrice

Pourquoi permettez-vous que cette frénésie

Règne si puissamment sur votrefantaisie ?

L’enfer voit-il jamais une telleclarté ?

Éraste

Aussi ne la tient-il que de votrebeauté ;

Ce n’est que de vos yeux que part cettelumière.

La Nourrice

Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez lapaupière,

Et d’un sens plus rassis jugez de leuréclat.

Éraste

Ils ont, de vérité, je ne sais quoi deplat ;

Et plus je vous contemple, et plus sur cevisage

Je m’étonne de voir un autre air, un autreâge :

Je ne reconnais plus aucun de vosattraits ;

Jadis votre nourrice avait ainsi lestraits,

Le front ainsi ridé, la couleur ainsiblême,

Le poil ainsi grison. Ô dieux ! c’estelle-même.

Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleinsd’effroi ?

Y viens-tu rechercher Mélite commemoi ?

La Nourrice

Cliton la vit pâmer, et se brouilla desorte

Que la voyant si pâle, il la crut êtremorte ;

Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.

Au reste, elle est vivante ; et peut-êtreaujourd’hui

Tircis, de qui la mort n’étaitqu’imaginaire,

De sa fidélité recevra le salaire.

Éraste

Désormais donc en vain je les chercheici-bas ;

En vain pour les trouver je rends tant decombats.

La Nourrice

Votre douleur vous trouble, et forme desnuages

Qui séduisent vos sens par de faussesimages ;

Cet enfer, ces combats, ne sontqu’illusions.

Éraste

Je ne m’abuse point de fausses visions,

Mes propres yeux ont vu tous ces monstres enfuite,

Et Pluton, de frayeur, en quitter laconduite.

La Nourrice

Peut-être que chacun s’enfuyait devantvous,

Craignant votre fureur et le poids de voscoups.

Mais voyez si l’enfer ressemble à cetteplace ;

Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la mêmeface ?

Le logis de Mélite et celui de Cliton

Ont-ils quelque rapport à celui dePluton ?

Quoi ! n’y remarquez-vous aucunedifférence ?

Éraste

De vrai, ce que tu dis a beaucoupd’apparence,

Nourrice ; prends pitié d’un espritégaré

Qu’ont mes vives douleurs d’avec moiséparé :

Ma guérison dépend de parler à Mélite.

La Nourrice

Différez, pour le mieux, un peu cettevisite,

Tant que, maître absolu de votre jugement,

Vous soyez en état de faire un compliment.

Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un hommesage ;

Donnez-vous le loisir de changer devisage ;

Un moment de repos que vous prendrez chezvous…

Éraste

Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plusdoux ;

Et ma faible raison, de guide dépourvue,

Va de nouveau se perdre en te perdant devue.

La Nourrice

Si je vous suis utile, allons ; je neveux pas

Pour un si bon sujet vous épargner mespas.

Scène III

Chloris,Philandre

 

Chloris

Ne m’importune plus, Philandre, je t’enprie ;

Me rapaiser jamais passe ton industrie.

Ton meilleur, je t’assure, est de n’y pluspenser ;

Tes protestations ne font quem’offenser :

Savante, à mes dépens, de leur peu dedurée,

Je ne veux point en gage une foi parjurée,

Un cœur que d’autres yeux peuvent si tôtbrûler,

Qu’un billet supposé peut si tôt ébranler.

Philandre

Ah ! ne remettez plus dedans votremémoire

L’indigne souvenir d’une action sinoire ;

Et pour rendre à jamais nos premiers vœuxcontents,

Étouffez l’ennemi du pardon que j’attends.

Mon crime est sans égal ; mais enfin, machère âme…

Chloris

Laisse là désormais ces petits mots deflamme,

Et par ces faux témoins d’un feu malallumé

Ne me reproche plus que je t’ai trop aimé.

Philandre

De grâce, redonnez à l’amitié passée

Le rang que je tenais dedans votre pensée

Derechef, ma Chloris, par ces douxentretiens,

Par ces feux qui volaient de vos yeux dans lesmiens,

Par ce que votre foi me permettaitd’attendre…

Chloris

C’est où dorénavant tu ne dois plusprétendre.

Ta sottise m’instruit, et par là je voisbien

Qu’un visage commun, et fait comme lemien,

N’a point assez d’appas, ni de chaîne assezforte,

Pour tenir en devoir un homme de ta sorte.

Mélite a des attraits qui savent toutdompter :

Mais elle ne pourrait qu’à peinet’arrêter :

Il te faut un sujet qui la passe oul’égale ;

C’est en vain que vers moi ton amour seravale ;

Fais-lui, si tu m’en crois, agréer tesardeurs.

Je ne veux point devoir mon bien à sesfroideurs.

Philandre

Ne me déguisez rien, un autre a pris maplace ;

Une autre affection vous rend pour moi deglace.

Chloris

Aucun jusqu’à ce point n’est encorearrivé ;

Mais je te changerai pour le premiertrouvé.

Philandre

C’en est trop, tes dédains épuisent masouffrance.

Adieu. Je ne veux plus avoir d’autreespérance,

Sinon qu’un jour le ciel te fera ressentir

De tant de cruautés le juste repentir.

Chloris

Adieu. Mélite et moi nous aurons de quoirire

De tous les beaux discours que tu me viens dedire.

Que lui veux-tu mander ?

Philandre

Va, dis-lui de ma part

Qu’elle, ton frère et toi, reconnaîtrez troptard

Ce que c’est que d’aigrir un homme de masorte.

Chloris

Ne crois pas la chaleur du courroux quit’emporte ;

Tu nous ferais trembler plus d’un quartd’heure ou deux.

Philandre

Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autresjeux :

Je sais trop comme on venge une flammeoutragée.

Chloris

Le sais-tu mieux que moi, qui suis déjàvengée ?

Par où t’y prendras-tu ? de quelair ?

Philandre

Il suffit.

Je sais comme on se venge.

Chloris

Et moi comme on s’en rit.

Scène IV

Tircis,Mélite

 

Tircis

Maintenant que le sort, attendri par nosplaintes,

Comble notre espérance et dissipe noscraintes,

Que nos contentements ne sont plustraversés

Que par le souvenir de nos malheurspassés,

Ouvrons toute notre âme à ces doucestendresses

Qu’inspirent aux amants les pleinesallégresses ;

Et d’un commun accord chérissons nosennuis,

Dont nous voyons sortir de si précieuxfruits.

Adorables regards, fidèles interprètes

Par qui nous expliquions nos passionssecrètes,

Doux truchements du cœur, qui déjà tant defois

M’avez si bien appris ce que n’osait lavoix,

Nous n’avons plus besoin de votreconfidence ;

L’amour en liberté peut dire ce qu’ilpense,

Et dédaigne un secours qu’en naissanteardeur

Lui faisaient mendier la crainte et lapudeur.

Beaux yeux, à mon transport pardonnez ceblasphème !

La bouche est impuissante où l’amour estextrême ;

Quand l’espoir est permis, elle a droit deparler ;

Mais vous allez plus loin qu’elle ne peutaller.

Ne vous lassez donc point d’en usurperl’usage ;

Et quoi qu’elle m’ait dit, dites-moidavantage.

Mais tu ne me dis mot, ma vie ! et quelssoucis

T’obligent à te taire auprès de tonTircis ?

Mélite

Tu parles à mes yeux, et mes yeux terépondent.

Tircis

Ah ! mon heur, il est vrai, si tes désirssecondent

Cet amour qui paraît et brille dans tesyeux,

Je n’ai rien désormais à demander auxdieux.

Mélite

Tu t’en peux assurer ; mes yeux, sipleins de flamme,

Suivent l’instruction des mouvements del’âme :

On en a vu l’effet, lorsque ta fausse mort

A fait sur tous mes sens un véritableeffort :

On en a vu l’effet, quand, te sachant envie,

De revivre avec toi j’ai pris aussil’envie :

On en a vu l’effet, lorsqu’à force depleurs

Mon amour et mes soins, aidés de mesdouleurs,

Ont fléchi la rigueur d’une mère obstinée

Et gagné cet aveu qui fait notrehyménée ;

Si bien qu’à ton retour ta chasteaffection

Ne trouve plus d’obstacle à sa prétention.

Cependant l’aspect seul des lettres d’unfaussaire

Te sut persuader tellement le contraire,

Que sans vouloir m’entendre, et sans me direadieu,

Jaloux et furieux tu partis de ce lieu.

Tircis

J’en rougis ; mais apprends qu’il n’étaitpas possible

D’aimer comme j’aimais, et d’être moinssensible ;

Qu’un juste déplaisir ne saurait écouter

La raison qui s’efforce à leviolenter ;

Et qu’après des transports de tellepromptitude,

Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.

Mélite

Tout cela serait peu, n’était que ma bonté

T’en accorde un oubli sans l’avoir mérité,

Et que, tout criminel, tu m’es encoreaimable.

Tircis

Je me tiens donc heureux d’avoir étécoupable,

Puisque l’on me rappelle au lieu de mebannir,

Et qu’on me récompense au lieu de mepunir.

J’en aimerai l’auteur de cetteperfidie ;

Et si jamais je sais quelle main sihardie…

Scène V

Chloris,Tircis,Mélite

 

Chloris

Il vous fait fort bon voir, mon frère, àcajoler,

Cependant qu’une sœur ne se peut consoler,

Et que le triste ennui d’une attenteincertaine

Touchant votre retour la tient encore enpeine !

Tircis

L’amour a fait au sang un peu detrahison ;

Mais Philandre pour moi t’en aura faitraison.

Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu tonconte,

Et te peut-il revoir sans montrer quelquehonte ?

Chloris

L’infidèle m’a fait tant de nouveauxserments,

Tant d’offres, tant de vœux, et tant decompliments,

Mêlés de repentirs…

Mélite

Qu’à la fin exorable,

Vous l’avez regardé d’un œil plusfavorable.

Chloris

Vous devinez fort mal.

Tircis

Quoi ! tu l’as dédaigné ?

Chloris

Du moins, tous ses discours n’ont encor riengagné.

Mélite

Si bien qu’à n’aimer plus votre dépits’obstine ?

Chloris

Non pas cela du tout, mais je suis assezfine :

Pour la première fois, il me dupe quiveut ;

Mais pour une seconde, il m’attrape quipeut.

Mélite

C’est-à-dire, en un mot…

Chloris

Que son humeur volage

Ne me tient pas deux fois en un mêmepassage.

En vain dessous mes lois il revient seranger.

Il m’est avantageux de l’avoir vu changer

Avant que de l’hymen le joug impitoyable,

M’attachant avec lui, me rendît misérable.

Qu’il cherche femme ailleurs, tandis que, dema part,

J’attendrai du destin quelque meilleurhasard.

Mélite

Mais le peu qu’il voulut me rendre deservice

Ne lui doit pas porter un si grandpréjudice.

Chloris

Après un tel faux-bond, un change sisoudain,

À volage, volage, et dédain pour dédain.

Mélite

Ma sœur, ce fut pour moi qu’il osa s’endédire.

Chloris

Et pour l’amour de vous, je n’en ferai querire,

Mélite

Et pour l’amour de moi vous luipardonnerez.

Chloris

Et pour l’amour de moi vous m’endispenserez.

Mélite

Que vous êtes mauvaise !

Chloris

Un peu plus qu’il ne semble.

Mélite

Je vous veux toutefois remettre bienensemble.

Chloris

Ne l’entreprenez pas ; peut-être qu’aprèstout

Votre dextérité n’en viendrait pas à bout.

Scène VI

Tircis, laNourrice, Éraste,Mélite,Chloris

 

Tircis

De grâce, mon souci, laissons cettecauseuse :

Qu’elle soit, à son choix, facile ourigoureuse,

L’excès de mon ardeur ne saurait consentir

Que ces frivoles soins te viennentdivertir.

Tous nos pensers sont dus, en l’état où noussommes,

À ce nœud qui me rend le plus heureux deshommes,

Et ma fidélité, qu’il va récompenser…

La Nourrice

Vous donnera bientôt autre chose à penser.

Votre rival vous cherche, et la main àl’épée,

Vient demander raison de sa place usurpée.

Éraste, àMélite.

Non, non, vous ne voyez en moi qu’uncriminel,

À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel

Rend le jour odieux, et fait naîtrel’envie

De sortir de sa gêne en sortant de la vie.

Il vient mettre à vos pieds sa tête àl’abandon ;

La mort lui sera douce à l’égal du pardon.

Vengez donc vos malheurs ; jugez ce quemérite

La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,

Et de qui l’imposture avec de faux écrits

A dérobé Philandre aux vœux de sa Chloris.

Mélite

Éclaircis du seul point qui nous tenait endoute,

Que serais-tu d’avis de luirépondre ?

Tircis

Écoute

Quatre mots à quartier.

Éraste

Que vous avez de tort

De prolonger ma peine en différant mamort !

De grâce, hâtez-vous d’abréger monsupplice,

Ou ma main préviendra votre lente justice.

Mélite

Voyez comme le ciel a de secrets ressorts

Pour se faire obéir malgré nos vainsefforts.

Votre fourbe, inventée à dessein de nousnuire,

Avance nos amours au lieu de lesdétruire :

De son fâcheux succès, dont nous devionspérir,

Le sort tire un remède afin de nousguérir.

Donc, pour nous revancher de la faveurreçue,

Nous en aimons l’auteur à cause del’issue ;

Obligés désormais de ce que tour à tour

Nous nous sommes rendu tant de preuvesd’amour,

Et de ce que l’excès de ma douleur sincère

A mis tant de pitié dans le cœur de mamère,

Que, cette occasion prise comme auxcheveux,

Tircis n’a rien trouvé de contrainte à sesvœux ;

Outre qu’en fait d’amour la fraude estlégitime ;

Mais puisque vous voulez la prendre pour uncrime,

Regardez, acceptant le pardon ou l’oubli,

Par où votre repos sera mieux établi.

Éraste

Tout confus et honteux de tant decourtoisie,

Je veux dorénavant chérir majalousie ;

Et puisque c’est de là que vos félicités…

LaNourrice, à Éraste.

Quittez ces compliments, qu’ils n’ont pasmérités ;

Ils ont tous deux leur compte, et sur cetteassurance

Ils tiennent le passé dans quelqueindifférence,

N’osant se hasarder à des ressentiments

Qui donneraient du trouble à leurscontentements.

Mais Chloris qui s’en tait vous la garderabonne,

Et seule intéressée, à ce que jesoupçonne,

Saura bien se venger sur vous, à l’avenir,

D’un amant échappé qu’elle pensait tenir.

Éraste, àChloris.

Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonnegrâce

Celui qui l’en tira pût occuper sa place,

Éraste, qu’un pardon purge de son forfait,

Est prêt de réparer le tort qu’il vous afait.

Mélite répondra de ma persévérance :

Je n’ai pu la quitter qu’en perdantl’espérance ;

Encore avez-vous vu mon amour irrité

Mettre tout en usage en cetteextrémité ;

Et c’est avec raison que ma flammecontrainte

De réduire ses feux dans une amitiésainte,

Mes amoureux désirs, vers elle superflus,

Tournent vers la beauté qu’elle chérit leplus.

Tircis

Que t’en semble, ma sœur ?

Chloris

Mais toi-même, mon frère ?

Tircis

Tu sais bien que jamais je ne te fuscontraire.

Chloris

Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours detoi

Que mon affection voulut prendre la loi.

Tircis

Encor que dans tes yeux tes sentiments selisent,

Tu veux qu’auparavant les miens lesautorisent.

Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’yconsens,

Bien sûr que mon avis s’accommode à tonsens.

Fassent les puissants dieux que par cettealliance

Il ne reste entre nous aucune défiance,

Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse ensœur,

Nos ans puissent couler avec plus dedouceur !

Éraste

Heureux dans mon malheur, c’est dont je lessupplie,

Mais ma félicité ne peut être accomplie

Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’aitpermis

D’aspirer à ce bien que vous m’avezpromis.

Chloris

Aimez-moi seulement, et, pour larécompense,

On me donnera bien le loisir que j’ypense.

Tircis

Oui, sous condition qu’avant la fin dujour

Vous vous rendrez sensible à ce naissantamour.

Chloris

Vous prodiguez en vain vos faiblesartifices ;

Je n’ai reçu de lui ni devoir, niservices.

Mélite

C’est bien quelque raison ; mais ceuxqu’il m’a rendus,

Il ne les faut pas mettre au rang des pasperdus ;

Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnaissance

Dont un autre destin m’a mise enimpuissance ;

Accorde cette grâce à nos justes désirs.

Tircis

Ne nous refuse pas ce comble à nosplaisirs.

Éraste

Donnez à leurs souhaits, donnez à leursprières,

Donnez à leurs raisons ces faveurssingulières ;

Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’unamant,

Laissez-les disposer de votre sentiment.

Chloris

En vain en ta faveur chacun me sollicite,

J’en croirai seulement la mère deMélite ;

Son avis m’ôtera la peur du repentir,

Et ton mérite alors m’y fera consentir.

Tircis

Entrons donc ; et tandis que nous ironsle prendre,

Nourrice, va t’offrir pour maîtresse àPhilandre.

La Nourrice

(Tous rentrent, et elle demeureseule.)

Là, là, n’en riez point ; autrefois enmon temps

D’aussi beaux fils que vous étaient assezcontents,

Et croyaient de leur peine avoir trop desalaire

Quand je quittais un peu mon dédainordinaire.

À leur compte, mes yeux étaient de vraissoleils

Qui répandaient partout des rayonsnonpareils ;

Je n’avais rien en moi qui ne fût unmiracle ;

Un seul mot de ma part leur était unoracle.

Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’estceci ?

Vous êtes bien hâtés de me quitterainsi !

Allez, quelle que soit l’ardeur qui vousemporte,

On ne se moque point des femmes de masorte ;

Et je ferai bien voir à vos feux empressés

Que vous n’en êtes pas encor où vous pensez.

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