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Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

de William Makepeace Thackeray

 

MÉMOIRES

DE

BARRY LYNDON

DU ROYAUME D’IRLANDE

 

 

contenant le récit

de ses aventures extraordinaires, de ses infortunes,

de ses souffrances au service de feu sa majesté prussienne,

de ses visites à plusieurs cours de l’Europe, de son mariage,

de sa splendide existence en Angleterre et en Irlande

et de toutes les cruelles persécutions,

conspirations et calomnies dont il a été victime.

Chapitre 1 Ma généalogie et ma famille. Je subis l’influence de la tendre passion.

Depuis Adam, il n’y a guère eu de méfait en ce monde où une femme ne soit entrée pour quelque chose. Depuis que notre famille existe (et cela doit remonter bien près de l’époque d’Adam, tant les Barry sont anciens, nobles et illustres, comme chacun sait), les femmes ont joué un rôle important dans les destinées de notre race.

Je présume qu’il n’est pas un gentilhomme en Europe qui n’ait entendu parler de la maison de Barry de Barryogue,du royaume d’Irlande, car on ne trouverait pas un nom plus fameux dans Gwillim ou d’Hozier ; et, bien que, comme homme du monde,j’aie appris à mépriser de tout cœur les prétentions à une haute naissance qu’affichent certaines gens qui n’ont pas plus de généalogie que le laquais qui nettoie mes bottes, et quoique je rie de pitié de la gloriole d’un bon nombre de mes compatriotes qui tous, à les en croire, descendent des rois d’Irlande, et vous parlent d’un domaine qui ne suffirait pas à nourrir un cochon,comme si c’était une principauté ; cependant la vérité m’oblige à déclarer que ma famille était la plus noble de l’île, et peut-être de l’univers entier ; et que leurs possessions,maintenant insignifiantes, et arrachées de nos mains par la guerre,par la trahison, par la négligence, par la prodigalité de nos ancêtres, par la fidélité à l’ancienne foi et à l’ancien monarque,étaient jadis prodigieuses, et embrassaient plusieurs comtés, à une époque où l’Irlande était bien autrement prospère qu’aujourd’hui.Je placerais la couronne irlandaise au-dessus de mon écusson, si tant de sots qui usurpent cette distinction ne la rendaient pas commune.

Qui sait si, sans la faute d’une femme, je neporterais pas, à l’heure qu’il est, cette couronne ? Vousfaites un mouvement d’incrédulité. Et pourquoi pas ? Si mescompatriotes avaient eu, pour les conduire, un vaillant chef, aulieu de ces plats coquins qui plièrent le genou devantRichard II, ils auraient pu être libres ; s’il y avait euun homme résolu pour tenir tête à cet infâme assassin d’OlivierCromwell, nous nous serions à tout jamais débarrassés des Anglais.Mais il n’y avait pas, sur le champ de bataille, de Barry pourlutter contre l’usurpateur ; au contraire, mon ancêtre, Simonde Barry, arriva avec le susdit monarque, et épousa la fille du roide Munster, dont il avait massacré les fils dans le combat.

Du temps d’Olivier, il était trop tard, pourun chef du nom de Barry, de lever son étendard contre celui dusanguinaire brasseur. Nous n’étions plus princes du pays ;notre infortunée race avait perdu ses possessions un siècleauparavant, et par la trahison la plus honteuse. Je sais que c’estun fait, car ma mère m’a souvent conté cette histoire, et l’avaitconsignée dans une tapisserie généalogique qui était appendue dansle salon jaune de Barryville, où nous vivions.

Ce même domaine, que les Lyndon possèdentaujourd’hui en Irlande, appartenait jadis à ma famille. Rory Barryde Barryogue en était propriétaire du temps d’Élizabeth, et de lamoitié du Munster en outre. Le Barry était toujours en guerre avecles O’Mahony, à cette époque ; et il arriva qu’un certaincolonel anglais passa par le pays du Barry avec une troupe d’hommesd’armes, le jour même où les O’Mahony avaient fait une incursionsur nos terres et enlevé un nombre effroyable de nos troupeaux.

Ce jeune Anglais, dont le nom était RogerLyndon, Linden, ou Lyndaine, ayant été reçu avec beaucoupd’hospitalité par le Barry, et le voyant sur le point de faire àson tour une incursion sur les terres des O’Mahony, lui offritl’aide de son épée et de ses lances, et se comporta si bien, à cequ’il paraît, que les O’Mahony furent complétement battus, que toutce qu’avait perdu le Barry fut recouvré, et qu’en sus, dit lavieille chronique, il en prit aux O’Mahony deux fois autant.

On était au commencement de la saisond’hiver ; le jeune soldat fut pressé par le Barry de ne pasquitter sa maison de Barryogue, et il y resta plusieurs mois, seshommes étant logés avec les gallowglasses de Barry, homme pourhomme, dans les chaumières aux alentours. Ils se conduisirent,comme c’est leur coutume, avec la plus intolérable insolence enversles Irlandais ; à tel point qu’il s’ensuivait continuellementdes combats et des meurtres, et que les habitants jurèrent de lesexterminer.

Le fils du Barry (duquel je descends) étaitaussi hostile aux Anglais qu’aucun homme de son domaine ; etcomme ils ne voulurent pas s’en aller quand on le leur enjoignit,lui et ses amis se consultèrent ensemble et arrêtèrent de détruireces Anglais jusqu’au dernier.

Mais ils avaient mis une femme du complot, etc’était la fille du Barry. Elle était amoureuse de l’AnglaisLyndon, et lui révéla tout le secret ; et ces lâches d’Anglaisprévinrent leur juste massacre en tombant sur les Irlandais et entuant Phaudrig Barry, mon ancêtre, et plusieurs centaines de seshommes. La croix de Barry-Cross, près de Carrignadihioul, est lelieu où se passa cette odieuse boucherie.

Lyndon épousa la fille de Roderick Barry, etrevendiqua le bien qu’il laissait ; et quoique les descendantsde Phaudrig fussent vivants, comme vraiment ils le sont en mapersonne[1], sur leurs réclamations auprès destribunaux d’Angleterre, le domaine fut adjugé à l’Anglais, commeç’a toujours été le cas, lorsqu’il s’est agi d’Anglais etd’Irlandais.

Ainsi, sans la faiblesse d’une femme, j’auraiseu de naissance ces mêmes biens que j’ai dus plus tard à monmérite, comme vous le saurez. Mais continuons l’histoire de mafamille.

Mon père était bien connu dans les meilleurscercles, tant de ce royaume-ci que de celui d’Irlande, sous le nomde Roaring (braillard) Harry Barry. Comme beaucoupd’autres jeunes fils de familles distinguées, la robe devait êtresa carrière, ayant été mis chez un célèbre procureur deSackville-Street, dans la ville de Dublin ; et d’après sesdispositions remarquables et son aptitude à apprendre, il n’y a pasde doute qu’il n’eût fait grande figure dans sa profession, si sesqualités sociables, son goût pour les plaisirs du sport, et lagrâce extraordinaire de ses manières ne l’eussent destiné à uneplus haute sphère. Pendant qu’il était clerc de procureur, il avaitsept chevaux de course, et suivait régulièrement les chasses àcourre du Kildare et du Wicklow ; il soutint sur son chevalgris, Endymion, ce fameux pari contre le capitaine Punter, que serappellent encore les amateurs du sport, et dont je fis faire unmagnifique tableau qui est accroché au-dessus de la cheminée de masalle à manger, dans le château de Lyndon. L’année d’après, il eutl’honneur de monter ce même Endymion devant feu Sa Majesté le roiGeorge II, à Epsom Downs, et y obtint le prix et l’attention de cetauguste souverain.

Quoiqu’il fût le second fils de notre famille,mon cher père entra naturellement en possession du domaine (alorsmisérablement réduit à 400 livres par an), car le fils aîné de mongrand-père, Cornélius Barry (appelé le chevalier Borgne, à caused’une blessure qu’il avait reçue en Allemagne), resta fidèle àl’ancienne religion dans laquelle notre famille avait été élevée,et servit non-seulement à l’étranger avec honneur, mais contre Satrès-sacrée Majesté George II, dans les malheureux troublesd’Écosse, en 45. Il sera parlé plus au long du chevalierci-après.

Si mon père se convertit, j’ai à en remercierma chère mère, miss Bell Brady, fille d’Ulysse Brady, de CastleBrady, comté de Kerry, Esquire et J. P.[2]C’était la plus belle femme de son époque, à Dublin, et elle yétait universellement appelée l’irrésistible. L’ayant vue àl’assemblée, mon père devint passionnément épris d’elle ; maiselle avait l’âme trop haut placée pour épouser un papiste ou unclerc de procureur ; et ainsi, par amour pour elle, les bonnesvieilles lois étant alors en vigueur, mon cher père chaussa lespantoufles de mon oncle Cornélius, et prit le domaine de lafamille. Outre l’influence des beaux yeux de ma mère, plusieurspersonnages, et de la société la plus distinguée, contribuèrent àcet heureux changement, et j’ai souvent entendu raconter en riantl’histoire de la rétractation de mon père, qui fut solennellementprononcée à la taverne, en présence de sir Dick Ringwood, de lordBagwig, du capitaine Punter, et de deux ou trois autres jeunespetits-maîtres de la ville. Roaring Harry gagna 800 pièces le mêmesoir, au pharaon, et fit le lendemain matin les poursuitesjudiciaires qu’il fallait contre son frère ; mais saconversion jeta du froid entre lui et mon oncle Corney, qui sejoignit aux rebelles en conséquence.

Cette grande difficulté étant levée, mylordBagwig prêta à mon père son yacht, qui était alors au Pigeon-House,et la charmante Bell Barry se décida à s’enfuir avec lui enAngleterre, quoique ses parents fussent opposés à cette union, etque ses amoureux (comme je l’ai ouï dire des milliers de fois)fussent des plus nombreux et des plus riches de tout le royaumed’Irlande. Ils furent mariés au Savoy, et mon grand-père étant morttrès-peu de temps après, Harry Barry, Esquire, prit possession desa propriété paternelle, et soutint notre illustre nom avec honneurà Londres. Il blessa le fameux comte Tiercelin, derrièreMontague-House ; il fut membre du club de White, et habitué detous les chocolatiers ; et ma mère, de son côté, ne fit pasune médiocre figure. Enfin, après son grand jour de triomphe devantSa sacrée Majesté, à Newmarket, la fortune de Harry fut sur lepoint d’être faite, car le gracieux monarque promit de le pourvoir.Mais, hélas ! ce soin fut pris par une autre Majesté, dont lavolonté n’admet ni délai ni refus, à savoir, par la mort, qui sesaisit de mon père aux courses de Chester, me laissant orphelin etsans ressources. Paix à ses cendres ! Il n’était pas sansdéfauts, et dissipa toute notre fortune princière de famille ;mais jamais plus brave compagnon ne vida un rouge-bord ou n’appelaun dé, et il allait à six chevaux en homme du grand monde.

Je ne sais si Sa gracieuse Majesté futtrès-affectée de cette mort subite de mon père, quoique ma mèredise qu’il versa quelques larmes royales à cette occasion. Maiselles ne nous servirent à rien ; et tout ce qui fut trouvédans la maison pour la femme et les créanciers fut une bourse dequatre-vingt-dix guinées, que ma chère mère prit naturellement avecl’argenterie de sa famille, et la garde-robe de mon père et lasienne ; et les mettant dans notre grand carrosse, elle partitpour Holyhead, d’où elle s’embarqua pour l’Irlande. Le corps de monpère nous accompagna dans le plus beau cercueil à panaches quel’argent pût acheter ; car bien que, de son vivant, le mari etla femme eussent eu de fréquentes querelles, cependant, à la mortde mon père, sa fière veuve oublia tous ses griefs, l’enterra de lafaçon la plus grandiose qu’on eût vue de longtemps, et lui érigeaun monument (que je payai dans la suite) qui le proclamait le plussage, le plus irréprochable et le plus affectueux des hommes.

En s’acquittant de ces tristes devoirs enversson époux défunt, la veuve dépensa presque jusqu’à sa dernièreguinée, et, vraiment, elle en aurait dépensé bien davantage si elleavait fait droit au tiers des demandes d’argent que lui attirèrentces cérémonies. Mais la population qui entourait notre vieillemaison de Barryogue, quoiqu’elle n’aimât point mon père à cause deson changement de religion, se déclara néanmoins pour lui en cemoment, et voulait exterminer les pleureurs envoyés parM. Humer, de Londres, avec les dépouilles mortelles. Lemonument et le caveau, dans l’église, étaient alors, hélas !tout ce qui restait de mes vastes possessions ; car mon pèreavait vendu jusqu’au dernier baliveau de la propriété à un certainNotley, un procureur, et nous ne reçûmes qu’un froid accueil danssa maison, qui était une misérable vieille masure[3].

La splendeur des funérailles ne manqua pasd’accroître la réputation de la veuve Barry comme femme de cœur etcomme femme à la mode, et lorsqu’elle écrivit à son frère MichaelBrady, ce digne gentilhomme traversa aussitôt tout le pays pour laserrer dans ses bras, et l’inviter au nom de sa femme à venir auchâteau de Brady.

Mick et Brady s’étaient querellés, comme fonttous les hommes, et avaient échangé de gros mots pendant que Barryfaisait la cour à miss Bell. Lorsqu’il l’enleva, Brady jura qu’ilne pardonnerait jamais ni à Barry ni à Bell ; mais étant venuà Londres dans l’année 46, il se réconcilia avec Roaring Harry, etdemeura dans sa belle maison de Clarges-Street, et perdit quelquespièces contre lui au jeu, et cassa la tête à un ou deux watchmen ensa compagnie ; souvenirs qui rendirent Bell et son filstrès-chers au bon gentilhomme, et il les reçut à bras ouverts.Mistress Barry ne fit pas d’abord, et peut-être fut-elle sage,connaître à ses parents quelle était sa position ; maisarrivant dans un grand carrosse doré, avec d’énormes armoiries,elle fut prise par sa belle-sœur et par le reste du comté pour unepersonne d’une fortune considérable et d’une haute distinction.

Pour un temps donc, et comme il était juste etconvenable, mistress Barry donna le ton au château de Brady. Ellefaisait marcher les domestiques, et leur apprenait, ce dont ilsavaient grand besoin, un peu de la bonne tenue qu’on a àLondres ; et l’Anglais Redmond, comme on m’appelait, étaittraité comme un petit lord, et avait pour lui une servante et unlaquais, et le digne Mick payait leurs gages, ce qui était beaucoupplus qu’il ne faisait pour ses propres domestiques, s’efforçant detout son pouvoir de procurer à sa sœur tout le bien-être quepouvait se permettre une affligée. Maman, en retour, arrêta que,lorsque ses affaires seraient arrangées, elle allouerait à son bonfrère une belle somme pour l’entretien de son fils et le sien, etpromit de faire venir son riche mobilier de Clarges-Street pourorner les chambres un peu délabrées du château de Brady. Mais iladvint que le coquin de propriétaire saisit toutes les chaises ettables qui devaient de droit appartenir à la veuve. Le bien dontj’étais héritier était aux mains de créanciers, rapaces ; etle seul moyen de subsistance qui restât à l’enfant était une rentede cinquante livres sur la propriété de mylord Bagwig, qui avaitfait plusieurs affaires de turf avec le défunt. Et ainsi leslibérales intentions de ma chère mère à l’égard de son frère nefurent, comme de raison, jamais remplies.

Il faut avouer, et cela fait fort peud’honneur à mistress Brady, de Castle Brady, que lorsque lapauvreté de sa belle-sœur fut ainsi dévoilée, elle oublia tous leségards qu’elle avait coutume de lui témoigner, mit à la porte mesdomestiques mâle et femelle, et dit à mistress Barry qu’ellepouvait les suivre aussitôt qu’elle voudrait. Mistress Mick étaitd’une famille de bas étage, et avait des sentiments sordides :après une couple d’années (durant lesquelles elle avait économisépresque tout son petit revenu), la veuve se rendit au désir demistress Brady. En même temps, cédant à un ressentiment fort juste,mais prudemment diminué, elle fit vœu de ne jamais repasser laporte du château de Brady, tant qu’en vivrait la maîtresse.

Elle meubla sa nouvelle demeure avec beaucoupd’économie et considérablement de goût ; et jamais, malgrétoute sa pauvreté, elle ne rabattit rien de la considération quilui était due, et que tout le voisinage lui accordait. Comment, eneffet, refuser du respect à une dame qui avait vécu à Londres, quiy avait fréquenté la société la plus fashionable, et avait étéprésentée (comme elle le déclara solennellement) à la cour ?Ces avantages lui donnaient un droit qui paraît être exercé enIrlande sans beaucoup de retenue par les gens du pays qui lepossèdent : le droit de regarder avec mépris toute personnequi n’a pas eu l’occasion de quitter la mère patrie et d’habiterquelque temps l’Angleterre. Ainsi toutes les fois que mistressBrady se montrait dans une nouvelle toilette, sa belle-sœurdisait : « Pauvre créature ! comment peut-ons’attendre à ce qu’elle connaisse rien de la mode ? » Etquoique satisfaite, comme elle l’était, d’être appelée la belleveuve, mistress Barry était plus satisfaite encore d’être appeléela veuve anglaise.

Mistress Brady, pour sa part, n’était paslente à la riposte ; elle avait coutume de dire que le défuntBarry était un banqueroutier et un mendiant ; et que, quant àla société fashionable qu’il voyait, il la voyait de la petitetable de mylord Bagwig, dont il était connu pour être le flatteuret le parasite. Sur le compte de mistress Barry, la dame du châteaude Brady faisait des insinuations encore plus pénibles. Maispourquoi irions-nous reproduire ces accusations, ou ramasser descaquets vieux de cent ans ? C’était sous le règne de George IIque les susdits personnages vivaient et se querellaient ; bonsou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égauxmaintenant, et les feuilles du dimanche et les tribunaux ne nousfournissent-ils pas chaque semaine des diffamations plus nouvelleset plus intéressantes ?

En tout cas, il faut avouer que mistressBrady, après la mort de son mari et sa retraite, vécut d’une façonà défier la médisance ; car, tandis que Bell Brady avait étéla fille la plus coquette de tout le comté de Wexford, ayant lamoitié des célibataires à ses pieds et force sourires etencouragements pour chacun d’eux, Bell Barry adoptait une réservepleine de dignité qui allait presque jusqu’à l’ostentation, etétait aussi empesée qu’aucune quakeresse. Plus d’un, qui avait étéépris des charmes de la fille, renouvela ses offres à laveuve ; mais mistress Barry refusa toute offre de mariage,déclarant qu’elle ne vivait plus que pour son fils et pour lamémoire du saint qu’elle avait perdu.

« Quel saint, miséricorde ! disaitla méchante mistress Brady. Harry Barry était un aussi gros pécheurque pas un, et il est notoire que Bell et lui se détestaient. Sielle ne veut pas se marier maintenant, soyez-en sûr, l’artificieusen’en a pas moins un mari en vue, et elle attend seulement que lordBagwig soit veuf. »

Et quand cela eût été, eh bien, après ?La veuve d’un Barry n’était-elle pas un parti convenable pourn’importe quel lord d’Angleterre ? et n’avait-il pas toujoursété dit qu’une femme rétablirait la fortune de la familleBarry ? Si ma mère s’imaginait qu’elle devait être cettefemme, je pense que c’était de sa part une idée très-légitime, carle comte (mon parrain) était toujours très-attentif pourelle ; et je n’ai jamais su à quel point cette idée dem’assurer une bonne position dans le monde s’était emparée del’esprit de maman, jusqu’au mariage de Sa Seigneurie, en 57, avecmiss Goldmore, la riche fille du nabab indien.

En attendant, nous continuâmes de résider àBarryville, et, à considérer l’exiguïté de notre revenu, nousavions un état de maison merveilleux. Dans la demi-douzaine defamilles qui formaient la congrégation de Brady’s Town, il n’yavait pas une seule personne dont l’extérieur fût aussi respectableque celui de la veuve, qui, quoique toujours vêtue de deuil, enmémoire de feu son mari, prenait soin que ses habits fussent faitsde manière à faire ressortir le plus possible ses avantages, etpassait bien, je crois, six heures chaque jour de la semaine à lescouper, garnir et ajuster à la mode. Elle avait les plus vastes despaniers, et le plus beau des falbalas, et une fois par mois (sousle couvert de mylord Bagwig) arrivait une lettre de Londrescontenant les bulletins de modes les plus nouveaux. Son teint étaitsi éclatant qu’elle n’avait pas à mettre de rouge, comme c’était lamode à cette époque. Non, elle laissait le rouge et le blanc,disait-elle (et le lecteur peut conclure de là combien ces deuxdames se haïssaient) à mistress Brady, dont aucun plâtre ne pouvaitéclaircir le teint jaune. En un mot, c’était une beauté siaccomplie, que toutes les femmes du pays se modelaient sur elle, etque les jeunes gens venaient de dix milles à la ronde à l’église deCastle Brady, rien que pour la voir.

Mais si (comme toutes les autres femmes quej’ai vues dans le monde ou dans les livres) elle était fière de sabeauté, c’est une justice à lui rendre, elle était encore plusfière de son fils, et elle m’a dit mille fois que j’étais le plusbeau garçon du monde. C’est affaire de goût. Un homme de soixanteans, néanmoins, peut bien convenir, sans grande vanité de ce qu’ilétait à quatorze, et je dois dire que je pense que l’opinion de mamère n’était pas sans quelque fondement. Le plaisir de la bonne âmeétait de me parer ; et, les dimanches et jours de fête, jesortais en habit de velours avec une épée à poignée d’argent à moncôté, et une jarretière d’or à mon genou, aussi pimpant qu’aucunlord du pays. Ma mère me broda plusieurs vestes splendides, etj’avais quantité de dentelles pour mes manchettes, et un ruban neufpour mes cheveux, et quand nous nous rendions à pied à l’église ledimanche, l’envieuse mistress Brady elle-même était forcée dereconnaître qu’il n’y avait pas un plus joli couple dans leroyaume.

Comme de raison, aussi, la dame de CastleBrady avait coutume de ricaner, parce que, dans ces occasions, uncertain Tim, qu’on appelait mon valet, nous suivait, ma mère etmoi, à l’église, portant un gros livre de prières et une canne, etrevêtu de la livrée d’un de nos beaux laquais de Clarges-Street,laquelle, Tim ayant les jambes tortues, ne lui allait parparfaitement bien. Mais, quoique pauvres, nous étions desgentilshommes, et des sarcasmes ne pouvaient nous faire renoncer àces distinctions qui étaient l’apanage de notre rang. Nous nousrendions donc à notre banc avec autant d’apparat et de gravitéqu’auraient pu le faire la femme et la fille du lord-lieutenant.Une fois là, ma mère donnait les répons et lesamen d’une voix haute et digne que c’était plaisird’entendre ; elle avait, en outre, une belle et forte voixpour le chant, art dans lequel elle s’était perfectionnée à Londressous un maître à la mode, et elle exerçait son talent de tellesorte que vous auriez eu de la peine à entendre aucune autre desvoix de la petite congrégation qui voulaient se joindre au psaume.Continuellement elle nous parlait, aux voisins et à moi, de sonhumilité et de sa piété, nous les démontrant si bien que j’auraisdéfié le plus obstiné de ne la point croire.

Quand nous quittâmes Castle Brady, nous vînmesoccuper une maison dans Brady’s Town, que maman baptisa Barryville.Je conviens que c’était bien peu de chose, mais vraiment nous entirâmes grand parti. J’ai fait mention de la généalogie de famillequi était dans le salon, appelé par maman le salon jaune ; machambre à coucher était appelée la chambre à coucher rose, et lasienne la chambre orange (comme je me les rappelle bientoutes !) ; et, à l’heure du dîner, Tim sonnaitrégulièrement une grosse cloche, et nous avions chacun pour boireun gobelet d’argent, et ma mère se vantait avec justice que j’avaisà mon côté une bouteille d’aussi bon claret qu’aucun squire dupays. Et je l’avais effectivement, mais il ne m’était pas permis,comme de raison, dans mes tendres années, de boire une seule gouttede ce vin, qui atteignit ainsi un âge considérable, même dans lecarafon.

L’oncle Brady (en dépit des querelles defamille) découvrit le fait ci-dessus un jour qu’il vint àBarryville à l’heure du dîner, et qu’il eut le malheur de goûter levin. Si vous aviez vu comme il cracha et fit la grimace !Pourtant le digne homme n’était pas difficile pour son vin ni pourla compagnie dans laquelle il le buvait. Il se grisait, mafoi ! indifféremment avec le prêtre protestant ou le prêtrecatholique ; avec ce dernier, à la grande indignation de mamère, car, en vraie Nassauïte, elle méprisait cordialement tousceux de l’ancienne foi, et c’est tout au plus si elle se seraitassise dans la même chambre qu’un de ces aveugles papistes. Mais lesquire n’avait pas de tels scrupules ; c’était l’être le plusfacile à vivre, le plus oisif, le meilleur qu’on eût jamais vu, etil passait bien des heures à tenir compagnie à la veuve, lorsqu’ilétait las chez lui de mistress Brady. Il m’aimait, disait-il,autant qu’aucun de ses fils, et à la fin, après que la veuve euttenu bon pendant une couple d’années, elle consentit à me permettrede retourner au château ; mais, quant à elle, elle gardarésolument le serment qu’elle avait fait au sujet de sabelle-sœur.

Le premier jour que je retournai à CastleBrady, mes épreuves, on peut le dire en un sens, commencèrent. Moncousin, master Mick, un énorme monstre de dix-neuf ans(qui me haïssait, et je le lui rendais bien, je vous le promets),m’insulta à dîner sur la pauvreté de ma mère, et fit rire toutesles filles de la famille. Aussi, quand nous allâmes à l’écurie, oùMick allait toujours fumer sa pipe de tabac après dîner, je lui entouchai deux mots, et il y eut un combat d’au moins dix minutes,dans lequel je lui tins tête comme un homme, et lui pochai l’œilgauche, quoique je n’eusse alors, moi-même, que douze ans. Comme deraison, il me rossa ; mais, une rossée ne fait que peud’impression sur un garçon de cet âge, comme je l’avais prouvémaintes fois auparavant avec les galopins de Brady’s Town, dont pasun, à mon âge, n’était de ma force. Mon oncle fut enchanté quand ilapprit ma prouesse ; ma cousine Nora apporta du papierbrouillard et du vinaigre pour mon nez, et je m’en allai, cesoir-là, avec une pinte de claret dans l’estomac, n’étant pasmédiocrement fier, permettez-moi de vous le dire, de m’être défendusi longtemps contre Mick.

Et, quoiqu’il persistât à me maltraiter, etqu’il fût dans l’usage de m’accueillir à coups de canne toutes lesfois que je me trouvais, sur son chemin, cependant j’étaistrès-content maintenant, à Castle Brady, de la compagnie qui étaitlà, et de mes cousins, ou de quelques-uns d’entre eux, et desbontés de mon oncle, dont j’étais devenu un prodigieux favori. Ilm’acheta un petit cheval, et m’apprit à monter dessus. Il me menachasser à courre et à l’oiseau, et m’enseigna à tirer au vol. Et àla fin, je fus délivré de la persécution de Mick, car son frère,master Ulick, qui revenait du collége de la Trinité, et haïssaitson frère aîné, comme c’est l’habitude dans les familles du grandmonde, me prit sous sa protection ; et, depuis lors, commeUlick était beaucoup plus grand et plus fort que Mick, l’AnglaisRedmond, comme on m’appelait, fut laissé tranquille, excepté quandle premier jugeait convenable de me battre, ce qui arrivait toutesles fois que la chose lui convenait.

Et mon éducation n’était pas négligée sous lerapport des talents d’agrément, car j’avais des dispositionsnaturelles tout à fait extraordinaires pour beaucoup de choses, etj’eus bientôt dépassé la plupart des personnes qui étaient autourde moi. J’avais beaucoup d’oreille et une belle voix, que ma mèrecultivait de son mieux, et elle m’enseigna à danser le menuet avecgrâce et gravité, et jeta ainsi les fondements de mes futurs succèsdans le monde. Les danses ordinaires, je les appris, peut-être nedevrais-je pas l’avouer, à l’office, qui, vous pouvez en être sûrs,n’était jamais sans un ménétrier, et où j’étais considéré commesans rival pour le hornpipe et la gigue.

Quant à ce qui est de la lecture, j’eustoujours un goût prononcé pour les pièces de théâtre et les romans,comme la meilleure partie de l’éducation d’un gentilhomme, et je nelaissais jamais passer un colporteur dans le village, si j’avais unsou, sans lui acheter une ou deux ballades. Pour ce qui est devotre ennuyeuse grammaire, du grec, du latin et autre fatrassemblable, je les ai toujours détestés depuis mon enfance, et j’aidit très-formellement que je n’en voulais pas entendre parler.

Ceci, je le prouvai d’une façon assez claire àl’âge de treize ans, lorsque ma tante Biddy Brady légua cent livressterling à maman, qui songea à employer cette somme à monéducation, et m’envoya à la fameuse académie du docteur TobiasTickler, à Ballywhacket, – Backwhacket (coup sur le derrière),comme mon oncle avait coutume de l’appeler. Mais, six semainesaprès qu’on m’eut confié à Sa Révérence, je reparus soudain àCastle Brady, ayant fait à pied quarante milles pour fuir cetodieux endroit, et laissé le docteur dans un état voisin del’apoplexie. Le fait est qu’aux billes, aux barres ou à la boxe,j’étais à la tête de l’école, mais qu’on ne put m’amener à medistinguer dans les classes ; et après y avoir été sept fois,sans que cela me fît le moindre bien pour mon latin, je refusaitout à fait de me soumettre (ayant vu que c’était inutile), à unehuitième application de verges. « Essayez de quelque autremoyen, monsieur, » dis-je au maître, quand il s’apprêta à mefustiger une fois de plus ; mais il ne voulut pas ; surquoi, et pour me défendre, je lui lançai une ardoise, et terrassaiun maître d’études écossais, avec un encrier de plomb. Tous lesélèves poussèrent des houras, et quelques-uns des domestiquesessayèrent de m’arrêter ; mais, tirant de ma poche un grandcouteau que m’avait donné ma cousine Nora, je jurai de le plongerdans le ventre du premier qui oserait me retenir ; et, mafoi ! ils me laissèrent passer. Je couchai cette nuit à vingtmilles de Ballywhacket, dans la maison d’un paysan, qui me donnades pommes de terre et du lait, et à qui je donnai, moi, centguinées plus tard, lorsque je vins visiter l’Irlande aux jours dema grandeur. Je voudrais bien avoir cet argent-là maintenant. Maisà quoi servent les regrets ? J’ai eu maint lit plus dur quecelui où je coucherai cette nuit, et maint repas plus maigre quecelui que me donna le brave Phil Murphy, le soir que je m’enfuis del’école.

Ainsi donc, six semaines d’études, ce fut toutce que j’eus jamais. Et je dis cela, pour apprendre aux parents ceque valent les études ; car, bien que j’aie rencontré dans lemonde des gens qui ont parlé davantage sur les bouquins,particulièrement un grand lourdaud de vieux docteur aux yeuxchassieux, qu’ils appelaient Johnson, et qui vivait dans unecourt, du côté de Fleet-Street, à Londres, cependant je leréduisis joliment vite au silence, dans une discussion (au café deButton), et en cela, et en poésie, et dans ce que j’appelle laphilosophie naturelle ou la science de la vie, et en faitd’équitation, de musique, d’agilité à sauter, d’escrime, deconnaissance des chevaux ou de combat de coqs, et de manières degentilhomme accompli et d’homme à la mode, je puis dire de moi queRedmond Barry a rarement trouvé son égal. « Monsieur, a dis-jeà M. Johnson dans la circonstance à laquelle je fais allusion,(il était accompagné par M. Boswell, d’Écosse, et j’avais étéprésenté au club par un M. Goldsmith, un homme de mon pays)« monsieur, dis-je en réponse à une grande citation de grecfulminée par ce maître d’école, vous vous figurez en savoirbeaucoup plus long que moi, parce que vous citez votreAristotle et votre Pluton, mais pouvez-vous medire quel cheval gagnera à Epsom Downs la semaine prochaine ?– Pouvez-vous courir six milles sans prendre haleine ? –Pouvez-vous toucher l’as de pique dix fois sans manquer ? sivous le pouvez, alors, parlez-moi de votre Aristotle et de votrePluton.

– Savez-vous à qui vous parlez ?rugit avec son accent écossais M. Boswell.

– Taisez-vous, monsieur Boswell, dit lemaître d’école. Je n’avais aucun droit d’étaler mon grec devantmonsieur, et il m’a très-bien répondu.

– Docteur, dis-je en le regardant d’unair malin, connaissez-vous une rime àAristotle ?

– Port, s’il vous plaît, » ditM. Goldsmith en riant. Et nous eûmes six rimes àAristotle[4] avant de quitter le café ce soir-là.Cela devint une plaisanterie habituelle ensuite quand j’eus contél’histoire ; et chez White ou au Cacaotier, vous auriezentendu les élégants dire : « Garçon, apportez une desrimes à Aristotle du capitaine Barry ! » Une fois, commej’étais en train dans ce dernier endroit, le jeune Dick Sheridanm’appela un grand Stagyrite, plaisanterie que je n’ai jamais pucomprendre. Mais je m’écarte de mon histoire, et il faut que jerevienne à la maison et à la chère vieille Irlande.

J’ai fait depuis connaissance avec les gensles plus huppés du pays, et mes manières, comme je l’ai dit, sonttelles que je puis aller de pair avec eux tous ; peut-êtrevous étonnerez-vous qu’un petit campagnard, comme je l’étais, élevéparmi les squires irlandais et leurs inférieurs de l’écurie, et dela ferme, en soit arrivé à avoir des manières aussi élégantes qu’onm’en reconnaît sans contestation. Le fait est que j’eus un précieuxinstituteur en la personne d’un vieux garde-chasse, qui avait servile roi de France à Fontenoy, et qui m’enseigna les danses et lescoutumes, et une teinture de la langue de ce pays, tout enm’apprenant à manier l’épée et le sabre. Que de milles j’ai faits àson côté, dans ma jeunesse, l’écoutant me raconter de merveilleuseshistoires du roi de France et de la brigade irlandaise, et dumaréchal de Saxe, et des danseurs de l’Opéra ! Il avait connuaussi mon oncle, le chevalier Borgne, et avait, en vérité, milletalents qu’il m’enseigna en secret. Je n’ai jamais connu d’hommecomme lui, pour faire ou lancer une mouche, pour médicamenter uncheval, ou le dresser, ou le choisir ; il m’apprit toutessortes de mâles exercices, à commencer par celui de dénicher lesoiseaux, et je considérerai toujours Phil Purcell comme le meilleurdes précepteurs que j’aie pu avoir. Son défaut était deboire ; mais, là-dessus, j’ai toujours fermé un œil ; etil détestait mon cousin Mick comme du poison, mais je pouvais aussilui pardonner cela.

Grâce à Phil, à l’âge de quinze, ans j’étaisplus accompli qu’aucun de mes cousins ; et je crois que lanature, aussi, avait été plus généreuse envers moi, sous le rapportde l’extérieur. Quelques-unes des filles du château de Brady (commeil vous sera dit présentement) m’adoraient. Aux foires et auxcourses, plusieurs des jolies fillettes présentes disaient qu’ellesaimeraient à m’avoir pour galant ; et cependant, de façon oud’autre, il faut en convenir, je n’étais point populaire.

En premier lieu, chacun savait que j’étaisterriblement pauvre ; et je crois que c’était peut-être lafaute de ma bonne mère, si j’étais, aussi, terriblementorgueilleux. J’avais l’habitude de me vanter en compagnie de manaissance, et de la splendeur de mes équipages, jardins, cellierset domestiques, et cela devant des gens qui étaient parfaitement aufait de ma position réelle. Si c’étaient des jeunes gens, et qu’ilsse permissent de ricaner, je les battais, ou me faisaisassommer ; et maintes fois, on m’a rapporté à la maisonpresque tué par un ou plusieurs d’entre eux ; et quand ma mèreme questionnait, je disais que c’était une querelle de famille.« Soutenez votre nom de votre sang, Reddy, mon enfant, »disait cette sainte les larmes aux yeux ; et elle en auraitfait autant de la voix, et même des dents et des ongles.

Ainsi, à quinze ans, il n’y avait guère degarçon de vingt ans, à une demi-douzaine de milles à la ronde, queje n’eusse battu pour une cause ou une autre. Il y avait les deuxfils du vicaire de Castle-Brady ; – comme de raison, je nepouvais frayer avec de pareils mendiants, et nous eûmes plus d’unebataille à qui prendrait le haut du pavé dans Brady’s Town ;il y avait Pat Lurgan, le fils du forgeron, qui eut quatre foisl’avantage sur moi avant le combat décisif, où j’eus ledessus ; et je pourrais citer une vingtaine d’autres prouessesde ce genre, n’était que ces hauts faits à coups de poing sontd’ennuyeuses choses à narrer et à discuter devant des personnes dedistinction.

Mais il est un autre sujet, mesdames, surlequel je puis discourir, et qui n’est jamais hors de propos. Jouret nuit vous aimez à l’entendre ; jeunes et vieilles, vous enrêvez et vous y pensez. Belles et laides (et ma foi, avantcinquante ans je n’ai jamais vu de femmes laides), c’est le sujetqui vous tient le plus à cœur, toutes que vous êtes ; et jepense que vous devinez mon énigme sans peine.L’amour ! vraiment, ce mot est formé à dessein desplus jolies et plus douces voyelles et consonnes de la langue, etcelui ou celle qui ne se soucie pas de lire ce qui s’écrit sur unpareil sujet, n’est pas digne de m’occuper un seul instant.

La famille de mon oncle se composait de dixenfants, qui, comme c’est la coutume dans les nombreuses familles,étaient divisés en deux camps ; les uns étant du côté de leurmaman, les autres prenant parti pour mon oncle, dans toutes lesfréquentes querelles qui s’élevaient entre sa femme et lui. À latête de la faction de mistress Brady, était Mick, le fils aîné, quime haïssait tant et détestait son père, qui l’empêchait d’entrer enjouissance de ses propriétés ; tandis qu’Ulick, le secondfrère, était l’enfant chéri de son père ; et, en revanche,master Mick avait une peur effroyable de lui. Je n’ai pas besoin denommer les filles ; j’eus dans la suite assez d’ennuis avecelles, Dieu sait ! et l’une d’elles fut la cause de mespremiers chagrins. C’était (quoique assurément toutes ses sœursprétendissent le contraire), c’était la belle de la famille, missHonoria Brady de son nom.

Elle disait n’avoir que dix-neuf ans à cetteépoque, mais je pouvais lire aussi bien qu’un autre la feuillevolante de la Bible de famille (c’était un des trois livres qui,avec le trictrac, formaient la bibliothèque de mon oncle), et jesavais qu’elle était née l’année 37, et avait été baptisée par ledocteur Swift, doyen de Saint-Patrick, à Dublin ; elle avaitdonc vingt-trois ans à l’époque où elle et moi étions si souventensemble.

Quand je me mets à songer à elle maintenant,je me rends bien compte qu’elle ne pouvait pas être jolie, car saface était des plus grasses et sa bouche des plus grandes ;elle était toute marquée de taches de rousseur comme un œuf deperdrix, et ses cheveux étaient de la couleur d’un certain légumeque nous mangeons avec le bœuf bouilli, pour me servir du terme leplus doux. Mainte et mainte fois, ma mère faisait ces remarques-làsur elle, mais je n’en croyais rien alors, et de façon ou d’autre,j’en étais venu à considérer Honoria comme un être angélique, bienau-dessus de tous les autres anges de son sexe.

Et comme nous savons très-bien qu’une damehabile à danser ou à chanter ne peut jamais se perfectionner sansétudier beaucoup en son particulier, et que le chant ou le menuetqu’on exécute avec une aisance si gracieuse dans l’assemblée ademandé beaucoup de travail et de persévérance, ainsi en est-il deschères créatures qui sont expertes dans l’art de la coquetterie.Honoria, par exemple, s’exerçait toujours, et c’était votreserviteur qu’elle prenait pour sujet de ses exercices ; moi oul’employé de l’accise, quand il venait faire sa tournée, oul’intendant ou le pauvre curé, ou le garçon apothicaire de Brady’sTown, que je me rappelle d’avoir battu une fois pour cette raison.S’il est encore en vie, je lui fais mes excuses. Pauvrediable ! comme si c’était sa faute, à lui, s’il était victimedes artifices d’une des plus grandes coquettes (eu égard à sa vieobscure et à son éducation rustique) qu’il y eût au monde.

S’il faut dire la vérité, et chaque mot de cerécit de ma vie est de la plus religieuse véracité, ma passion pourNora commença d’une façon très-vulgaire et très-peu romanesque. Jene sauvai pas ses jours ; au contraire, je faillis presque latuer une fois, comme il vous sera dit. Je ne l’aperçus pas au clairde la lune jouant de la guitare, et je ne la sauvai pas des mainsdes brigands, comme fit Alfonso de Lindamira dans le roman ;mais un jour, après dîner, à Brady’s Town, en été, étant allé aujardin cueillir des groseilles à maquereau pour mon dessert, et nepensant qu’aux groseilles, j’en jure sur l’honneur, je tombai surmiss Nora et sur une de ses sœurs (avec laquelle elle était amiepour le moment), qui prenaient toutes deux cette mêmedistraction.

« Comment s’appellent en latin lesgroseilles à maquereau, Redmond ? » dit-elle. Elle étaittoujours à vous larder de ses plaisanteries, poking herfun, comme disent les Irlandais.

« Je sais le mot latin pour oie,dis-je.

– Et qu’est-ce que c’est ? s’écriamiss Mysie, aussi impertinente qu’un paon.

« À vous le paquet, » dis-je (carjamais je n’ai manqué de repartie) ; et là-dessus nous nousmîmes à attaquer le groseillier, riant et causant aussi heureux quepossible. Dans le cours de notre divertissement, Nora trouva moyende s’égratigner le bras, et il saigna, et elle cria, et il étaitextrêmement rond et blanc, et je le bandai, et je crois qu’elle mepermit de lui baiser la main ; et quoique ce fût une mainaussi grosse et aussi peu élégante que vous en ayez jamais vu,cependant je considérai cette faveur comme la plus enivrante quim’eût jamais été accordée, et retournai à la maison dans leravissement.

J’étais un garçon beaucoup trop simple pourdéguiser aucun des sentiments qu’il m’arrivait d’éprouver à cetteépoque, et il n’y eut pas une des huit filles de Castle Brady quine fût bientôt instruite de ma passion et ne plaisantât etcomplimentât Nora sur son galant.

Les tourments de jalousie que la cruellecoquette me fit endurer furent horribles. Elle me traitait tantôtcomme un enfant, tantôt comme un homme. Elle m’abandonnait toujourslorsqu’arrivait un étranger.

« Car, après tout, Redmond, disait-elle,vous n’avez que quinze ans, et vous n’avez pas une guinée aumonde. » Sur quoi je jurais que je deviendrais le plus grandhéros qui fût jamais sorti de l’Irlande, et je faisais vœu d’avoirassez d’argent, avant l’âge de vingt ans, pour acheter un domainesix fois grand comme Castle Brady. Toutes vaines promesses que jene tins pas, comme de raison ; mais je ne fais pas de doutequ’elles influèrent sur la première partie de ma vie, et qu’ellesme firent faire les grandes actions pour lesquelles j’ai étécélèbre, et que je raconterai bientôt dans leur ordre.

Il faut que j’en dise une, afin que mes jeuneslectrices sachent ce qu’était Redmond Barry, et quel courage etquelle indomptable passion il avait. Je demande si aucun desmuguets d’aujourd’hui en ferait moitié autant en face dudanger.

Vers cette époque, je dois commencer par ledire, le Royaume-Uni était en grande fermentation, sous la menacegénéralement accréditée d’une invasion française. Le prétendant,disait-on, était en grande faveur à Versailles ; on songeaitsurtout à une descente en Irlande, et les grands seigneurs etautres gens de condition, dans ce pays-là et dans toutes les autresparties du royaume, témoignaient de leur loyauté en levant desrégiments de cavalerie et d’infanterie, pour résister auxenvahisseurs. Brady’s Town envoya une compagnie se joindre aurégiment de Kilwangan, dont master Mick était le capitaine ;et nous eûmes une lettre de master Ulick qui était au collége de laTrinité, disant que l’Université avait aussi formé un régiment,dans lequel il avait l’honneur d’être caporal. Combien je lesenviais tous deux ! surtout cet odieux Mick, quand je le visen uniforme rouge jalonné, avec un ruban à son chapeau, marcher àla tête de ses hommes ! Lui, ce pauvre hère sans énergie, ilétait capitaine, et moi rien, moi qui me sentais autant de courageque le duc de Cumberland lui-même, et qui sentais aussi qu’un habitrouge m’irait si bien ! Ma mère disait que j’étais trop jeunepour faire partie du nouveau régiment ; mais le fait est quec’était elle qui était trop pauvre, car la dépense d’un uniformeaurait englouti une demi-année de notre revenu, et elle voulait quesi son enfant se montrait, ce fût sur un pied digne de sanaissance, qu’il montât les plus beaux chevaux de course, fût desmieux vêtus, et fréquentât la compagnie la plus distinguée.

Or donc, tout le pays était tenu en éveil parla crainte de la guerre, les trois royaumes retentissant de musiquemilitaire, et chaque homme de mérite rendant ses devoirs à la courde Bellone, tandis que moi, hélas ! j’étais obligé de rester àla maison, dans ma veste de futaine, et de soupirer pour la gloireen secret. M. Mick venait à tout instant de son régiment, etamenait quantité de ses camarades. Leur costume et leurs airsfanfarons me remplissaient de douleur, et les invariablesattentions de miss Nora pour eux me rendaient à moitié fou.Personne, néanmoins, ne mettait cette tristesse sur le compte de lajeune personne, mais plutôt sur celui de mon désappointement de nepouvoir embrasser la profession militaire.

Un des officiers de la milice donna un grandbal à Kilwangan auquel, cela va sans dire, furent invitées toutesles dames de Castle Brady (et il y en avait une assez laidecharretée). Je savais à quelles tortures cette odieuse petitecoquette de Nora me mettrait par ses éternelles coquetteries avecles officiers, et refusai longtemps d’aller à ce bal. Mais elleavait une manière de venir à bout de moi, contre laquelle touterésistance de ma part était vaine. Elle jura que la voiture larendait toujours malade. « Et comment puis-je aller au bal,dit-elle, à moins que vous ne me preniez en croupe surDaisy ? » Daisy était une bonne jument de raceappartenant à mon oncle, et, à une proposition pareille, impossiblede dire non. Nous nous rendîmes donc à cheval, sains et saufs, àKilwangan, et je me sentis aussi fier qu’aucun prince lorsqu’ellepromit de danser avec moi une gigue.

Quand la gigue fut finie, l’ingrate petitecoquette me dit qu’elle avait tout à fait oublié son engagement, etse mit à danser la contredanse avec un Anglais ! J’ai endurédes tourments dans ma vie, mais jamais comme celui-là. Elle essayade se faire pardonner sa négligence, mais je ne voulus pas.Quelques-unes des plus jolies filles s’offraient pour me consoler,car j’étais le meilleur danseur du bal. J’essayai une fois, maisj’étais trop malheureux pour continuer, et je restai seul toute lanuit au supplice. J’aurais bien joué, mais je n’avais pas d’argent,je n’avais que la pièce d’or que ma mère m’avait enjoint d’avoirtoujours dans ma bourse, comme le doit un gentilhomme. Je ne mesouciais pas de boire, et ne connaissais point cette terribleconsolation ; mais je songeais à tuer Nora et moi, ettrès-certainement à me défaire du capitaine Quin.

Enfin, au matin, le bal finit. Le reste de nosdames s’en alla dans le vieux carrosse criard ; Daisy futamenée, et miss Nora prit place derrière moi, ce que je la laissaifaire sans dire une parole. Mais nous n’avions pas fait undemi-mille, qu’elle commença à essayer, par ses câlineries et sesgracieusetés, de dissiper ma mauvaise humeur.

« Il fait un froid pénétrant, cherRedmond, et vous vous enrhumerez sans mouchoir à votre cou. »À cette remarque sympathique du coussinet, la selle ne fit aucuneréponse.

« Avez-vous passé une soirée agréableavec miss Clancy, Redmond ? Vous êtes restés ensemble toute lanuit, à ce que j’ai vu. » À ceci la selle ne répliqua qu’engrinçant des dents, et en donnant un coup de fouet à Daisy.

« Oh ! miséricorde ! vousfaites ruer Daisy, sans-souci que vous êtes, et vous savez,Redmond, que je suis si peureuse ! » Le coussinet,là-dessus, avait passé son bras autour de la taille de la selle,peut-être même l’avait pressée le plus légèrement du monde.

« Je déteste miss Clancy, vous le savezbien ! » répond la selle ; et je n’ai dansé avecelle que parce que… parce que… la personne avec laquelle jecomptais danser a trouvé bon de s’occuper ailleurs toute lanuit.

– Mais il y avait mes sœurs, dit lecoussinet, riant sans se contraindre, dans la conscienceorgueilleuse de sa supériorité ; et quant à moi, mon cher, jen’ai pas été cinq minutes dans la salle que j’étais engagée pourchaque danse.

– Étiez-vous obligée de danser cinq foisavec le capitaine Quin ? » dis-je ; et, oh !l’étrange et délicieux charme de la coquetterie, je crois que missNora Brady, à vingt-trois ans qu’elle avait, éprouva unsaisissement de joie en pensant qu’elle avait un tel pouvoir sur uninnocent de quinze ans.

Comme de raison, elle répondit qu’elle ne sesouciait nullement du capitaine Quin, qu’il dansait joliment, à lavérité, et qu’il babillait assez agréablement, qu’il avait bonnemine, aussi, dans son uniforme ; et s’il avait eu l’idée del’inviter à danser, comment pouvait-elle le refuser ?

– Mais vous m’avez refusé,Nora ?

– Oh ! je puis danser avec vous tousles jours de la vie, repartit miss Nora en secouant la tête ;et danser avec son cousin au bal, il semble qu’on n’ait pas putrouver d’autre cavalier. D’ailleurs, » dit Nora, – et ce futlà un coup douloureux et cruel qui montrait quel pouvoir elle avaitsur moi, et comme elle en usait sans pitié, – « d’ailleurs,Redmond, le capitaine Quin est un homme, et vous n’êtes qu’unenfant !

– Si jamais je le retrouve, m’écriai-jeavec un jurement, vous verrez quel est le plus homme des deux. Jeme battrai avec lui à l’épée ou au pistolet, tout capitaine qu’ilest. Un homme, vraiment ! je me battrai avec n’importe quelhomme, avec tous les hommes ! Est-ce que je n’ai pas tenu têteà Mick Brady à l’âge de onze ans ? Est-ce que je n’ai pasrossé Tom Sullivan, cette grande brute, qui en a dix-neuf ?Est-ce que je n’ai pas fait son affaire au sous-maîtrefrançais ? Oh ! Nora, c’est cruel à vous de me raillerainsi ! »

Mais Nora avait cette nuit-là l’humeurrailleuse, et elle poursuivit ses sarcasmes, et elle expliqua quele capitaine Quin était déjà connu pour un vaillant soldat, fameuxcomme homme à la mode à Londres, et que Redmond pouvait fort biense vanter de rosser des maîtres d’études et des fils de fermiers,mais que se battre avec un Anglais, c’était toute autre chose.

Alors elle se mit à parler de l’invasion, etdes affaires militaires en général, du roi Frédéric (qu’on appelaitalors le héros protestant), de M. Thurot et de sa flotte, deM. Conflans et de son escadre, de Minorque, comment on l’avaitattaquée, et où elle était située, et tous deux nous tombâmesd’accord que ce devait être en Amérique, et espérâmes que lesFrançais y pourraient être rossés ferme.

Je soupirai après un moment (car je commençaisà mollir) et dis combien j’avais envie d’être soldat : surquoi, Nora eut recours à son infaillible : « Ah !vous voulez donc me quitter ? Mais, vraiment, vous n’êtes pasde taille à faire autre chose qu’un petit tambour. » À cela jerépliquai, en jurant que je serais soldat, et général aussi.

Comme nous jasions de ces niaiseries, nousarrivâmes à un endroit qui, depuis, a toujours été appelé le pontdu Saut-de-Redmond. C’était un vieux pont très-haut, jeté sur unerivière suffisamment profonde et rocheuse ; et comme la jumentDaisy passait ce pont avec sa double charge, miss Nora, donnantcarrière à son imagination, et toujours fidèle à son thèmemilitaire (je gagerais qu’elle pensait au capitaine Quin), missNora dit : « Supposez, maintenant, Redmond, vous qui êtesun tel héros, que vous traversez ce pont, et que les ennemis sontde l’autre côté !

– Je tirerais mon épée, et me frayeraisun passage au travers d’eux.

– Quoi ! avec moi en croupe ?Voudriez-vous me tuer, pauvre moi ? (mademoiselle étaitperpétuellement à dire : pauvre moi !)

– Eh bien, alors, je vais vous dire ceque je ferais. Je ferais sauter Daisy dans la rivière etj’aborderais à la nage, avec vous deux, là où aucun ennemi nepourrait nous suivre.

– Un saut de vingt pieds ! vousn’oseriez pas faire une pareille chose sur Daisy. Voici le chevaldu capitaine, George le Noir ! j’ai entendu dire que lecapitaine Qui… »

Elle ne put finir le mot ; car, rendu foupar le continuel retour de cet odieux monosyllabe, je lui criai deme bien tenir par la taille, et, donnant de l’éperon à Daisy, àl’instant je sautai avec Nora, par-dessus le parapet, au plusprofond de l’eau. Je ne sais pas pourquoi maintenant ; sic’était que je voulais me noyer avec Nora, ou faire un acte devantlequel reculerait même le capitaine Quin, ou si je m’imaginais quel’ennemi était réellement en face de nous, je ne puis le dire, maisje sautai. Le cheval s’enfonça par-dessus la tête, la fille cria ens’enfonçant, et cria en remontant, et je l’amenai à moitié évanouieau bord, où nous fûmes bientôt trouvés par les gens de mon oncle,qui étaient revenus en entendant des cris. Je rentrai à la maison,et fus bientôt pris d’une fièvre qui me tint six semaines dans monlit, et je le quittai prodigieusement grandi, et en même temps plusviolemment épris encore qu’auparavant.

Au commencement de ma maladie, miss Nora avaitété passablement assidue à mon chevet, oubliant pour moi laquerelle de ma mère avec sa famille, que ma bonne mère voulut bienaussi oublier de la manière la plus chrétienne. Et, permettez queje vous le dise, ce n’était pas un acte peu méritoire de la partd’une femme de sa disposition hautaine, qui avait pour règle de nepardonner à personne, que de renoncer pour l’amour de moi à sonhostilité envers miss Brady, et de la recevoir avec bonté. Car,comme un jeune fou que j’étais, c’était Nora que je demandais sanscesse dans mon délire ; je ne voulais accepter de médicamentsque de sa main, et n’avais que des regards rudes et maussades pourla bonne mère, qui m’aimait mieux que tout au monde, et qui, pourme rendre heureux, renonçait même à ses habitudes favorites et àses légitimes et convenables jalousies.

À mesure que je me rétablissais, je vis queles visites de Nora devenaient chaque jour plus rares.« Pourquoi ne vient-elle pas ? » disais-je avechumeur une douzaine de fois par jour. Pour répondre à cettequestion, mistress Barry était obligée d’alléguer les meilleuresexcuses qu’elle pouvait trouver, comme de dire que Nora s’étaitfoulé le pied, ou qu’elles s’étaient querellées, ou quelque autreréponse pour me calmer. Et mainte fois la bonne âme m’a quitté pouraller se soulager le cœur toute seule dans sa chambre, et revenirle visage souriant, de façon que je ne susse rien de samortification. Il est vrai que je ne prenais pas beaucoup de peinepour m’en assurer ; et même, je le crains, je n’aurais pas ététrès-touché si j’avais découvert la chose, car le moment où l’ondevient homme, est, je pense, celui de notre plus grand égoïsme.Nous avons alors un tel désir de prendre notre vol, et de quitterle nid, qu’il n’est larmes, prières ou sentiments d’affection quipuissent contre-balancer cette irrésistible ardeur d’indépendance.Elle a dû être bien triste, cette pauvre mère, – que le ciel soitbon pour elle ! – à cette période de ma vie ; et elle m’asouvent dit depuis quelle angoisse de cœur c’était pour elle devoir tant d’années de sollicitude et d’affection oubliées par moien une minute, et cela pour une petite coquette sans cœur, qui nefaisait que jouer avec moi en attendant qu’elle trouvât un meilleurgalant. Car le fait est que durant les quatre dernières semaines dema maladie, le capitaine Quin en personne était à demeure auchâteau de Brady, et faisait la cour en forme à miss Nora ; etma pauvre mère n’osa pas me donner cette nouvelle, et vous pouvezêtre sûr que Nora elle-même la tint secrète ; ce ne fut quepar hasard que je la découvris.

Vous dirai-je comment ? La friponne étaitvenue me voir un jour, que j’étais au lit sur mon séant, et enconvalescence, et elle était si animée et si gracieuse et bonnepour moi, que mon cœur déborda de joie, et que ce matin-là j’eusmême pour ma pauvre mère un mot aimable et un baiser ; je mesentais si bien que je mangeai tout un poulet, et promis à mononcle, qui était venu me voir, d’être prêt, pour l’ouverture de lachasse, à l’accompagner, comme c’était ma coutume.

Le surlendemain était un dimanche, et j’avaispour ce jour-là un projet que j’étais déterminé à réaliser, endépit de tous les docteurs et des injonctions de ma mère, quiétaient que je ne devais pour aucun motif quitter la maison,attendu que l’air frais me serait mortel.

Or, j’étais couché merveilleusementtranquille, composant une pièce de vers, la première que j’aiefaite de ma vie, et je les donne ici avec l’orthographe danslaquelle ils furent écrits à cette époque où je n’en savais pasdavantage. Et quoiqu’ils ne soient pas aussi polis et élégants que« Ardélia, soulage un malheureux berger, » et,« Quand le soleil reluit aux champs des pâquerettes, » etautres lyriques effusions de moi qui me firent tant de réputationplus tard, je les trouve assez bons pour un humble garçon de quinzeans :

LA ROSE DE FLORE

Envoyée par un jeune homme de qualité à miss Br-dy de C-stleBr-dy.

Sur la tour de Brady (qui viendra, laverra),

Croît de toutes les fleurs la fleur la plusjolie.

Au château de Brady vit la jeune Nora,

(Et nul ne sait combien je l’aime à lafolie).

« Cette fleur, c’est Nora, dit Flore, quil’aura ; »

Et Flore la lui donne à peine épanouie.

La déesse des fleurs lui dit :« Chère lady,

J’ai plus d’un beau parterre où la roseétincelle ;

Il est sept autres fleurs sur les tours deBrady.

Mais Nora que ses sœurs est vraiment bien plusbelle,

Le Comté ni l’Irlande, au nord comme aumidi,

N’ont pas un seul traisor qui soit aussi beauqu’elle.

Quelle joue est plus rouge, et quel œil estplus bleu ?

Il faux donc que Nora n’ait vécu que deroses !

La violette au bois brille moins que sesyeux,

Quand les pleurs du matin sur son velourreposes.

Le lis n’est pas si blanc, j’en atteste lesdieux,

Que son cou, que ses bras, et que biend’autres choses.

« Ma belle, allons, dit Flore, il vousfaut un mari ;

Écoutez la nature et son ordre suprême.

Vous avez un poëte ici, de vous épri

Qui soupire si fort qu’il en est maigre etblême :

Prenez-le pour mari, ce cher RedmondBarry :

La rime et la raizon vous l’ordonnes demême. »

Le dimanche, ma mère ne fut pas plutôt allée àl’église, que j’appelai Phil, mon valet, et exigeai qu’ilm’apportât mes plus beaux habits, dont je me parai, quoique forcéde reconnaître que j’avais tellement grandi pendant ma maladiequ’ils étaient devenus déplorablement trop petits pour moi, et, maremarquable pièce de vers en main, je courus vers le château deBrady, bien résolu à voir ma beauté. L’air était si frais et leciel si brillant, les oiseaux chantaient si haut et les arbresétaient si verts, que je me sentis plus animé que je ne l’étaisdepuis deux mois, et je m’élançai dans l’avenue (dont mon oncleavait abattu jusqu’au dernier arbre, soit dit en passant), aussiléger qu’un jeune faon. Le cœur commença à me battre quand jemontai les marches verdâtres de la terrasse et que je passai par laporte vermoulue du vestibule. Monsieur et madame étaient àl’église, me dit M. Screw, le maître d’hôtel, après avoirreculé d’étonnement de me voir si changé, si allongé et si maigre,et six des demoiselles y étaient aussi.

« Miss Nora était-elle du nombre ?demandai-je.

– Non, Miss Nora n’était pas du nombre,dit M. Screw, prenant un air fort embarrassé, et capablecependant.

– Où était-elle ? » À cettequestion il répondit, ou plutôt me fit croire qu’il répondait avecl’ingénuité irlandaise, et me laissa à décider si elle était alléeà Kilwangan en croupe derrière son frère, ou si elle était à lapromenade avec sa sœur, ou malade dans sa chambre ; et tandisque je réglais cette question, M. Screw me quittabrusquement.

Je courus à l’arrière-cour, où étaient lesécuries du château de Brady, et là je trouvai un dragon quisifflait le « Roast-beef de la vieille Angleterre, » touten étrillant un cheval de cavalerie. « À qui est ce cheval,brave homme ? criai-je. – Brave homme, en vérité !repartit l’Anglais ; le cheval appartient à mon capitaine, quiest un peu plus brave que vous ; sachez-le bien. »

Je ne m’arrêtai pas pour l’assommer, commej’aurais fait dans une autre circonstance, car un horrible soupçonm’avait traversé l’esprit, et je passai au jardin aussi vite que jepus.

J’avais un pressentiment de ce que j’yverrais. J’y vis le capitaine Quin et Nora qui suivaient l’alléeensemble. Elle lui donnait le bras, et le misérable caressait etpressait la main qui reposait tout contre son odieuse veste ;à quelque distance en arrière d’eux était le capitaine Fagan durégiment de Kilwangan, qui faisait la cour à Mysie, la sœur deNora.

Il n’est vivant ou mort qui me fassepeur ; mais, à cette vue, mes genoux se mirent à tremblerviolemment sous moi, et je me sentis si malade, que je fus forcé dem’asseoir sur le gazon près d’un arbre contre lequel je m’appuyai,et je perdis pour une minute ou deux presque entièrementconnaissance ; alors je me remis, et m’avançant vers le couplede l’allée, je tirai la petite épée à poignée d’argent que jeportais toujours dans son fourreau ; car j’étais résolu à lapasser au travers du corps des coupables, à les embrocher comme despigeons. Je ne dirai pas quels sentiments autres que ceux de larage me traversèrent la cervelle, quel amer désappointement, quelsauvage désespoir, quelle sensation comme si l’univers s’écroulaitsous moi : je ne fais aucun doute que mon lecteur a été jouémaintes fois par les femmes ; je m’en rapporte donc à sessouvenirs pour se rendre compte de l’effet de ce premier choc.

« Non, Norelia, disait le capitaine (carc’était alors la mode entre amoureux de s’appeler des noms les plusprétentieux tirés des romans), à l’exception de vous et de quatreautres, j’en atteste tous les dieux, nulle n’a fait sentir à moncœur la douce flamme.

– Ah ! messieurs les hommes,messieurs les hommes ! Eugenio, dit-elle (le nom de l’animalétait John), votre passion n’est pas égale à la nôtre. Nous sommessemblables… semblables à une plante dont j’ai lu l’histoire, nousne portons qu’une fleur, et puis nous mourons !

– Voulez-vous dire que vous n’avez jamaissenti d’inclination pour un autre ? demanda le capitaineQuin.

– Jamais, mon Eugenio, que pourtoi ! Comment pouvez-vous faire une telle question à unenymphe pudibonde ?

– Norelia chérie ! » dit-il enportant la main de Nora à ses lèvres.

J’avais un nœud de rubans cerise qu’elle avaitpris à son corsage pour me le donner, et que j’avais toujours surmoi. Je le tirai de mon sein et le jetai à la face du capitaineQuin, et me précipitai, ma petite épée nue, en criant :

« Elle en a menti ! elle en a menti,capitaine Quin ! Dégainez, monsieur, et défendez-vous, si vousêtes un homme ! »

Et à ces mots je sautai sur le monstre, et lepris au collet, tandis que Nora faisait retentir l’air de ses cris,auxquels accoururent l’autre capitaine et Mysie.

Quoique j’eusse grandi comme une asperge dansma maladie, et que j’eusse alors presque atteint mes cinq pieds sixpouces, cependant je n’étais qu’un échalas à côté de l’énormecapitaine anglais, qui avait des mollets et des épaules comme n’eneut jamais aucun porteur de chaises de Bath. Il devint très-rouge,et puis excessivement pâle, à cette attaque de ma part ; et ilreculait et saisissait son épée, quand Nora, en proie à la terreur,jeta ses bras autour de lui en criant : « Eugenio !capitaine Quin ! pour l’amour du ciel épargnez ce garçon, cen’est qu’un enfant !

– Et qui mériterait le fouet pour sonimpudence, dit le capitaine ; mais n’ayez pas peur, missBrady, je ne le toucherai pas. Votre favori n’a rien àcraindre de moi ! »

À ces mots, il se baissa et ramassa le nœud derubans que j’avais jeté aux pieds de Nora, et, le lui présentant,dit d’un ton de sarcasme :

« Quand les dames font des présents auxmessieurs, c’est le moment pour les autres de se retirer.

– Bonté divine, Quin ! s’écria lajeune fille, il n’est qu’un enfant.

– Je suis un homme, hurlai-je, et je leprouverai.

– Et il n’a pas plus d’importance que monperroquet ou mon bichon. Ne puis-je pas donner un bout de ruban àmon cousin ?

– Vous êtes parfaitement libre, miss,continua le capitaine, d’en donner autant d’aunes qu’il vousplaira.

– Monstre ! s’écria la chèrefille ; votre père était un tailleur, et la caque senttoujours le hareng. Mais j’aurai ma vengeance, entendez-vousbien ! Reddy, est-ce que vous me laisserez insulter ?

– Moi, miss Nora ! dis-je, j’auraison sang aussi sûr que mon nom est Redmond.

– J’enverrai chercher le maître d’étudepour vous rosser, mon petit garçon, dit le capitaine recouvrant saprésence d’esprit ; mais quant à vous, miss, j’ai l’honneur devous souhaiter le bonjour. »

Il ôta son chapeau sans beaucoup de cérémonie,fit une profonde révérence, et allait se retirer, quand Mick, moncousin, arriva, ayant aussi entendu le cri.

« Holà ! holà ! Jack Quin,qu’est-ce qu’il y a ? dit Mick ; Nora en pleurs, lefantôme de Redmond l’épée nue, et vous, faisant larévérence ?

– Je vais vous dire ce qu’il y a,monsieur Brady, répondit l’Anglais : j’ai assez de miss Noraque voici, et de vos manières irlandaises. Je n’y suis pas habitué,monsieur.

– Eh bien ! eh bien ! qu’est-ceque c’est ? dit Mick d’un ton enjoué (car il devait beaucoupd’argent à Quin, comme on le sut plus tard) ; nous voushabituerons à nos manières ou nous adopterons celles del’Angleterre.

– Les manières des dames anglaises nesont point d’avoir deux amoureux (des dames hanglaises, comme lesappela le capitaine) ; et ainsi, monsieur Brady, je vous seraiobligé de me rembourser la somme que vous me devez, et je renonce àtoutes prétentions sur mademoiselle. Si elle a du goût pour lesécoliers, qu’elle les prenne, monsieur.

– Bah ! bah ! Quin, vousplaisantez, dit Mick.

– Je ne fus jamais plus sérieux, répliqual’autre.

– Par le ciel, alors prenez garde àvous ! cria Mick. Infâme séducteur ! trompeurinfernal ! Vous êtes venu enlacer dans vos filets cetteangélique victime ; vous lui prenez son cœur et vous laquittez, et vous vous figurez que son frère ne la défendrapas ? Dégainez à l’instant, misérable ! il faut que jevous entaille le cœur.

– C’est un assassinat en règle, dit Quinen reculant ; m’en voilà deux sur les bras à la fois. Fagan,vous ne me laisserez pas assassiner.

– Ma foi ! dit le capitaine Fagan,qui semblait fort amusé, vous pouvez vider votre querellevous-même, capitaine Quin ; » et, venant à moi, il me dittout bas : « Retombe sur lui, mon petit gaillard.

– Dès lors que M. Quin renonce à sesprétentions, dis-je comme de juste, je ne dois pas intervenir.

– J’y renonce, monsieur, j’y renonce, ditM. Quin de plus en plus troublé.

– Alors défendez-vous en homme, de partous les diables ! s’écria Mick de nouveau. Mysie, emmenezcette pauvre victime, Redmond et Fagan veilleront à ce que tout sepasse loyalement entre nous.

– Eh mais… je ne… donnez-moi du temps… jesuis embarrassé… je… je ne sais quel parti prendre.

– Comme l’âne entre les deux boisseauxd’avoine, dit sèchement M. Fagan, et il y a de quoi se régalerde chaque côté. »

Chapitre 2Dans lequel je me montre homme de cœur.

Durant cette dispute, ma cousine Nora fit laseule chose que puisse une femme en pareille circonstance :elle s’évanouit en forme. J’étais en pleine altercation avec Micken ce moment ; sans quoi naturellement j’aurais volé à sonsecours ; mais le capitaine Fagan (c’était un gaillard assezsec que ce Fagan) m’en empêcha en disant : « Je vousconseille de laisser cette demoiselle à elle-même, masterRedmond ; soyez sûr qu’elle reviendra à elle. » Et, eneffet, elle ne tarda pas à le faire, ce qui m’a prouvé depuis queFagan connaissait assez bien le monde, car dans la suite j’ai vunombre de femmes reprendre leurs sens de la même manière. Quin nefit pas mine de l’assister, vous pouvez le croire, car, au milieude la diversion opérée par les cris qu’elle jeta, le fanfaron sansfoi s’esquiva.

« À qui de nous deux le capitaine Quindoit-il avoir affaire ? » dis-je à Mick ; carc’était mon premier duel, et j’en étais aussi fier que d’un habitde velours galonné. « Est-ce à vous ou à moi, cousin Mick, quedoit revenir l’honneur de châtier cet insolentAnglais ? » et je lui tendais la main en parlant, car moncœur était entraîné vers mon cousin dans le triomphe du moment.

Mais il rejeta mon témoignage d’amitié.« Vous !… vous ! dit-il tout courroucé. Diable soitde vous, petit brouillon, vous êtes toujours à fourrer votre nezpartout. Quel besoin aviez-vous de venir brailler et quereller iciavec un gentilhomme qui a quinze cents livres de rente ?

– Oh ! soupira Nora sur le banc depierre, j’en mourrai ; je le sais bien. Jamais je ne quitteraicette place.

– Le capitaine n’est pas encoreparti, » murmura Fagan ; sur quoi Nora, lui jetant unregard indigné, se leva en bondissant et prit le chemin duchâteau.

« En même temps, continua Mick, quelbesoin avez-vous, infâme brouillon, de vous occuper d’une fille decette maison ?

– Infâme vous-même ! criai-je ;donnez-moi encore un nom semblable, Mick Brady, et je vous enfoncemon épée dans le ventre. Souvenez-vous que je vous ai tenu têtequand je n’avais que onze ans. Je suis votre homme, maintenant, et,par Jupiter, provoquez-moi, et je vous battrai comme… comme votrefrère cadet a toujours fait. » C’était un coup sanglant, et jevis Mick bleuir de fureur.

« Voilà une jolie manière de vous fairebienvenir de la famille, dit Fagan d’un ton conciliant.

– Cette fille est assez âgée pour être samère, grommela Mick.

– Âgée ou non, répliquai-je, écoutezceci, Mick Brady (et je proférai un jurement terrible, inutile àrépéter ici) : l’homme qui épousera Nora Brady devra d’abordme tuer ; songez à cela !

– Bah ! monsieur, dit Mick en sedétournant, vous tuer ? vous fouetter, voulez-vous dire. Jevais envoyer chercher Nick le piqueur pour le faire. » Et ils’en alla.

Le capitaine Fagan alors vint à moi, et, meprenant amicalement par la main, dit que j’étais un garçon de cœur,et qu’il aimait mon énergie. « Mais, continua-t-il, ce que ditBrady est vrai. C’est une chose difficile que de donner un conseilà un garçon aussi monté que vous l’êtes ; cependant,croyez-moi, je connais le monde, et si vous voulez suivre mon avis,vous n’en aurez pas de regret. Nora Brady n’a pas un sou, et vousn’êtes pas plus riche. Vous n’avez que quinze ans, et elle en avingt-quatre. Dans dix ans, quand vous serez d’âge à vous marier,elle sera une vieille femme ; et, mon pauvre enfant, nevoyez-vous pas, quoique ce soit dur à voir, que c’est une coquette,qui ne se soucie ni de vous ni de Quin ? »

Mais qui est-ce qui en amour (ou sur toutautre point, quant à cela) écoute un avis ? Je ne l’ai jamaisfait, et je dis tout net au capitaine Fagan que Nora pouvaitm’aimer ou non, comme il lui plairait, mais que le capitaine Quinse battrait avec moi avant de l’épouser ; cela, je lejurais.

« Ma foi, dit Fagan, je vous crois ungarçon à tenir votre parole ; » et me regardant fixementune seconde ou deux, il s’en alla aussi en fredonnant un air, et jevis qu’il se retournait pour me regarder en sortant du jardin parla vieille porte. Et lorsqu’il fut parti, et que je fus tout seul,je me jetai sur le banc où Nora avait fait semblant de s’évanouir,et avait laissé son mouchoir, et le ramassant, je m’y cachai levisage, et éclatai en sanglots tels, que pour rien au monde jen’aurais voulu alors que personne en fût témoin. Le ruban froisséque j’avais jeté à Quin était par terre dans l’allée, et je restailà des heures, aussi malheureux qu’aucun homme en Irlande, jecrois, pour le moment. Mais ce monde est bien variable ! quandnous considérons combien grands nous semblent nos chagrins, etcombien petits ils sont en réalité, combien nous sommes persuadésque nous mourrons de douleur, et combien vite nous oublions, m’estavis que nous devrions être honteux de notre humeur volage. Car,après tout, quel besoin a le temps de nous apporter desconsolations ? Dans le cours de mes nombreuses aventures et demon expérience, je ne suis peut-être pas tombé sur la femme qu’ilme fallait, et j’ai oublié, au bout de peu de temps, chacune descréatures que j’adorais ; mais je pense que, si j’étais tombéjuste, mon amour aurait duré toujours.

Je dus rester plusieurs heures à me lamentersur ce banc du jardin, car c’était dans la matinée que j’étais venuau château de Brady, et ce fut la cloche du dîner qui, en sonnantcomme de coutume à trois heures, me tira de ma rêverie. Bientôt jeramassai le mouchoir et repris le ruban. Comme je traversais lescommuns, je vis que la selle du capitaine était toujours accrochéeà la porte de l’écurie, et j’aperçus son odieuse brute de valet enhabit rouge qui faisait le fanfaron avec les laveuses de vaisselleet les gens de la cuisine.

« L’Anglais est encore là, masterRedmond, me dit une des servantes (une fille sentimentale aux yeuxnoirs, attachée au service des demoiselles). Il est là dans leparloir, avec une délicieuse rouelle de veau ; entrez, et nevous laissez pas décontenancer par lui, master Redmond. »

Et j’entrai, et pris place au bas de la grandetable, et mon ami le maître d’hôtel m’apporta promptement uncouvert.

« Holà, Reddy, mon garçon ! dit mononcle ; debout, et bien ? À la bonne heure !

– Il serait mieux chez lui avec sa mère,grommela ma tante.

– Ne faites pas attention à elle, ditl’oncle Brady ; c’est l’oie froide qu’elle a mangée à déjeunerqui ne lui passe pas. Prenez un verre de liqueur, mistress Brady, àla santé de Redmond. » Il était clair qu’il ne savait point cequi était arrivé ; mais Mick, qui était à dîner aussi, etUlick et presque toutes les filles avaient la mine excessivementsombre, et le capitaine l’air bête ; et miss Nora, qui était àcôté de lui, semblait près de pleurer. Le capitaine Fagan était làsouriant, et moi, l’air froid comme une pierre. Je crus que ledîner m’étoufferait ; mais j’étais déterminé à faire bonnecontenance ; et quand la nappe fut enlevée, je remplis monverre comme les autres, et nous bûmes au roi et à l’Église, commele doivent des gentilshommes. Mon oncle était de très-bonne humeur,et toujours à plaisanter Nora et le capitaine. C’était :« Nora, rompez cette lunette de poulet avec le capitaine, etvoyez qui sera marié le premier. – Jack Quin, mon cher garçon, nevous préoccupez pas d’avoir un verre blanc pour le claret, noussommes à court de cristal à Castle-Brady ; prenez celui deNora, et le vin n’en aura pas plus mauvais goût pourcela ; » et ainsi de suite. Il était d’une gaieté folle,je ne savais pas pourquoi. Y avait-il eu une réconciliation entrela parjure et son amant, depuis qu’ils étaient revenus à lamaison ?

J’appris bientôt la vérité. Au troisièmetoast, c’était toujours la coutume des dames de se retirer ;mais mon oncle les retint cette fois, en dépit des représentationsde Nora, qui disait : « Ô papa, laissez-nouspartir ! » Et il dit : « Non, mistress Brady etmesdames, s’il vous plaît ; c’est une sorte de toast qui seporte beaucoup trop rarement dans ma famille, et vous voudrez bienle recevoir avec tous les honneurs de la guerre. Au CAPITAINE ET ÀMISTRESS JOHN QUIN, et qu’ils vivent longuement !Embrassez-la, Jack, fripon que vous êtes ; car, ma foi, vousavez là un trésor !

– Il a déjà… criai-je, en me levantsubitement.

– Tenez votre langue, imbécile, tenezvotre langue ! » dit le gros Ulick qui était assis prèsde moi ; mais je ne voulus rien entendre.

« Il a déjà, criai-je, été souffleté cematin, le capitaine John Quin ; il a déjà été traité de lâche,le capitaine John Quin, et voici comme je bois à sa santé. À votresanté, capitaine John Quin ! » Et je lui jetai un verreplein de claret à la face. Je ne sais pas quel air il eut aprèscela, car l’instant d’après j’étais moi-même sous la table,terrassé par Ulick, qui me donna un violent coup sur la tête aumoment où je tombai ; et j’eus à peine le temps d’entendre lecri général et le vacarme qui eut lieu au-dessus de moi, étant sifort occupé des coups de pied, des coups de poing, et desimprécations dont Ulick m’accablait. « Imbécile !criait-il, grand butor ! petit sot ! petit mendiant (uncoup par épithète) ! tenez votre langue ! » Cescoups d’Ulick, comme de raison, je ne m’en préoccupais pas, car ilavait toujours été mon ami, et dans l’habitude de me rosser toutema vie.

Quand je sortis de dessous la table, les damesétaient parties, et j’eus la satisfaction de voir que le nez ducapitaine saignait, comme le mien aussi ; mais le sien étaitcoupé en travers, et sa beauté gâtée à tout jamais. Ulick sesecoua, se rassit tranquillement, remplit son verre et me poussa labouteille. « Tenez, jeune baudet, dit-il, buvez-moi cela, etqu’on ne vous entende plus braire.

– Au nom du ciel ! que signifie toutce tapage ? dit mon oncle. Est-ce que ce garçon a de nouveaula fièvre ?

– Tout cela c’est votre faute, dit Mickd’un ton bourru, à vous et à ceux qui l’ont amené ici.

– Cessez ce bruit, Mick, dit Ulick en setournant sur lui ; soyez poli pour mon père et pour moi, et neme forcez pas de vous apprendre à avoir des manières.

– Oui, c’est votre faute, répéta Mick.Qu’est-ce que ce vagabond a à faire ici ? Si j’étais monmaître, je lui ferais donner le fouet et je le mettrais à laporte.

– C’est ce qu’on devrait faire, dit lecapitaine Quin.

– Vous ferez bien de ne pas l’essayer,Quin, » dit Ulick, qui prenait toujours mon parti ; et setournant vers son père : « Le fait est, monsieur, que cepetit singe est tombé amoureux de Nora, et que l’ayant trouvée quiremontait du jardin avec le capitaine, aujourd’hui, il a voulu tuerJack Quin.

– Eh bien ! il commence de bonneheure, dit mon oncle de la meilleure humeur du monde. Ma foi,Fagan, ce garçon-là est un Brady, des pieds à la tête.

– Écoutez-moi, monsieur B., s’écria Quinse hérissant ; j’ai été insulté grossièrement dans cettemaison ; je ne suis pas du tout satisfait de vos manièresd’agir ici. Je suis Anglais, entendez-vous, et j’ai de lafortune ; et je… je…

– Si vous avez été insulté, et que vousn’ayez pas de satisfaction, rappelez-vous que nous sommes deux,Quin ; » dit Ulick d’un air brutal. Sur quoi, lecapitaine se mit à laver son nez dans l’eau, sans rienrépondre.

« M. Quin, dis-je du ton le plusdigne que je pus prendre, peut aussi avoir satisfaction quand illui plaira, en s’adressant à Redmond Barry, esquire, deBarryville, » discours auquel mon oncle éclata de rire (commeil faisait de tout), et à ce rire, à ma grande mortification, sejoignit le capitaine Fagan. Je me tournai vivement sur lui, et luisignifiai que, tout enfant que j’étais pour mon cousin Ulick, quiavait été, toute ma vie, mon meilleur ami, et dont j’avais pusupporter jusqu’ici les mauvais traitements, de lui-même j’étaisrésolu à n’en plus supporter ; et, à plus forte raison, touteautre personne qui voudrait prendre avec moi les mêmes libertésverrait à ses dépens que j’étais un homme. « M. Quin,ajoutai-je, sait fort bien cela ; et, s’il est un homme, lui,il saura où me trouver. »

Mon oncle, alors, fit observer qu’il étaittard, et que ma mère serait inquiète de moi. « L’un de vousferait mieux de le ramener chez lui, dit-il en se tournant vers sesfils, ou le drôle fera encore d’autres escapades. » Mais Ulickdit, en faisant un signe de tête à son frère : « Nousreconduirons tous les deux Quin.

– Je n’ai pas peur des gens de Freeny,dit le capitaine, essayant faiblement de rire ; mon homme estarmé, et je le suis aussi.

– Vous savez très-bien faire usage de vosarmes, Quin, dit Ulick, et personne ne doute de votrecourage ; mais, Mick et moi, nous ne vous en accompagneronspas moins chez vous.

– Mais vous ne serez pas de retour avantle matin, garçons ; Kilwangan est à dix bons milles d’ici.

– Nous coucherons au quartier de Quin,répliqua Ulick ; nous allons y passer unesemaine.

– Je vous remercie, dit Quin d’une voixdéfaillante ; c’est très-aimable à vous.

– Vous seriez trop seul sans nous, voussavez.

– Oh ! oui, trop seul ! ditQuin.

– Et la semaine d’après, mongarçon, dit Ulick (et il marmotta quelque chose à l’oreille ducapitaine, où je crus saisir les mots de mariage, de ministre, etsentis revenir toute ma fureur).

– Comme il vous plaira, » soupira lecapitaine ; et les chevaux furent promptement amenés, et lestrois cavaliers partirent.

Fagan demeura, et, sur l’injonction de mononcle, traversa avec moi le vieux parc dépouillé d’arbres. Il ditqu’après la querelle du dîner, il pensait que je n’avais guèrebesoin de voir les dames ce soir-là, opinion que je partageaientièrement ; et, là-dessus, nous nous mîmes en route sansfaire d’adieux.

« Vous avez fait là une jolie besogne,master Redmond, dit-il. Eh quoi ! vous, un ami des Brady,sachant le besoin que votre oncle a d’argent, vous essayez derompre un mariage qui doit apporter quinze cents livres sterling derente dans la famille ! Quin a promis de payer les quatremille livres qui tourmentent si fort votre oncle. Il prend unefille sans le sou, une fille qui n’a pas plus de beauté que le bœufque voilà. C’est bon, c’est bon, ne prenez pas cet airfurieux ; disons qu’elle est belle, il ne faut pas disputerdes goûts ; une fille qui s’est jetée à la tête de tous leshommes de ce pays-ci, depuis dix ans, et les a manqués tous. Etvous, aussi pauvre qu’elle, un garçon de quinze ans… eh bien, soit,disons seize, et un garçon qui devrait être attaché à son onclecomme à un père…

– Et je le suis, dis-je.

– Et c’est comme cela que vousreconnaissez ses bontés ! Ne vous a-t-il pas recueilli chezlui, quand vous étiez orphelin, et ne vous loge-t-il pas gratis,là-bas, dans votre belle maison de Barryville ? Et maintenantque ses affaires peuvent être mises en ordre, et qu’il s’offre àlui une chance d’être à son aise sur ses vieux jours, qui est-cequi vient le contrecarrer et entraver sa fortune ? Vous, entretous les autres ! l’homme du monde qui lui a le plusd’obligation ! c’est mal, c’est ingrat, c’est dénaturé. D’ungarçon de votre énergie, j’attends un plus vrai courage.

– Je n’ai peur d’aucun homme vivant,m’écriai-je (car cette dernière partie de l’argument du capitainem’avait un peu ébranlé, et je voulais, comme de raison, la tourner,comme on fait d’un ennemi qui est trop fort) ; et c’est moiqui suis la partie lésée, capitaine Fagan. Personne, depuis que lemonde existe, n’a jamais été traité ainsi. Regardez, regardez ceruban ; je le porte depuis six mois sur mon cœur. Je l’ai eulà tout le temps de ma fièvre. Est-ce que ce n’est pas Nora qui l’atiré de son sein et me l’a donné ? Ne m’a-t-elle pas donné unbaiser en me le donnant, et ne m’a-t-elle pas appelé son bien-aiméRedmond ?

– Elle s’exerçait, répliqua M. Faganavec un rire sardonique. Je connais les femmes, monsieur.Donnez-leur le temps, et que personne autre ne vienne à la maison,elles deviendront amoureuses du ramoneur. Il y avait une demoiselleà Fermoy…

– Une demoiselle au fin fond desenfers ! m’écriai-je. Écoutez bien, advienne que pourra, jejure que je me battrai avec l’homme qui prétendra à la main de NoraBrady. Je le suivrai, fût-ce dans l’église, et il aura affaire àmoi. J’aurai son sang ou il aura le mien ; et on en trouverace ruban teint. Oui ! et si je le tue, je le lui attacheraisur la poitrine ; et alors, elle pourra aller reprendre songage d’amour. » Je dis cela, parce que j’étais très-échauffédans le moment, et parce que ce n’était pas pour rien que j’avaislu des romans et des drames romanesques.

« Eh bien, dit Fagan après une pause, sicela doit être, que cela soit. Pour un jeune garçon, vous êtes biensanguinaire. Quin est un gaillard déterminé, lui aussi.

– Voulez-vous lui porter monmessage ? dis-je vivement.

– Chut ! dit Fagan ; votre mèreest peut-être aux aguets. Nous voici tout près de Barryville.

– Faites attention ! pas un mot à mamère, » dis-je, et j’entrai à la maison, gonflé d’orgueil ettriomphant de l’idée que j’allais pouvoir en venir aux mains avecl’Anglais que je haïssais tant.

Tim, mon domestique, avait été envoyé àCastle-Brady par ma mère, au sortir de l’église, car la bonne dameétait assez alarmée de mon absence et soupirait après mon retour.Mais il m’avait vu aller dîner, sur l’invitation de la sentimentalefemme de chambre, et, lorsqu’il eut pris sa part des bonnes chosesqui se trouvaient dans la cuisine, qui était toujours mieux fournieque la nôtre, il était revenu annoncer à sa maîtresse où j’étais,et lui raconter, sans aucun doute, à sa façon, tous les événementsqui étaient arrivés au château. En dépit donc de mes précautionspour assurer le secret, je soupçonnai à demi que ma mère savaittout, d’après la manière dont elle m’embrassa à mon arrivée etreçut notre hôte, le capitaine Fagan. La pauvre âme avait l’air unpeu inquiet, et de temps en temps elle regardait le capitaine dansles yeux ; mais elle ne dit pas un mot de la querelle, carelle avait un noble cœur, et elle aurait autant aimé voir un dessiens pendu que s’esquivant du champ d’honneur. Que sont devenusaujourd’hui ces généreux sentiments ? il y a soixante ans, unhomme était un homme, et l’épée qu’il portait à son côté étaitprête à s’enfoncer dans le cœur du premier venu pour le plus légerdifférend. Mais, le bon vieux temps et les anciens usages s’en vontvite ; il est rare, à présent, d’entendre parler d’une bellerencontre, et l’usage de ces lâches pistolets, au lieu del’honorable et virile arme des gentilshommes, a introduit dans lapratique du duel une forte dose de coquinerie qui ne saurait êtretrop déplorée.

Quand j’arrivai au logis, je sentis quej’étais un homme tout de bon ; et, disant au capitaine Faganqu’il était le bienvenu à Barryville, et le présentant à ma mère,d’un air digne et majestueux, j’ajoutai que le capitaine devaitêtre altéré, après la marche, et j’ordonnai à Tim d’apporter unebouteille du vin de Bordeaux à cachet jaune, avec des verres et desgâteaux, immédiatement.

Tim regarda sa maîtresse tout ébahi, et lefait est que six heures auparavant j’aurais aussi bien songé àbrûler la maison qu’à demander une bouteille de claret pour moncompte ; mais je sentais que j’étais homme à présent, et quej’avais droit de commander ; et ma mère le sentit aussi, carelle se tourna vers le valet et lui dit vivement :« N’entendez-vous pas ce que dit votre maître, drôleque vous êtes ? Allez sur-le-champ chercher le vin, lesgâteaux et les verres. » Puis (vous pouvez bien croire qu’ellene donna pas à Tim les clefs de notre petite cave) elle allaelle-même chercher le vin, et Tim l’apporta en forme sur le plateaud’argent. Ma chère mère versa le vin, et but à la bienvenue ducapitaine ; mais j’observai que sa main tremblait très-fort ens’acquittant de ce devoir de courtoisie, et la bouteille faisaitding, ding, contre le verre. Quand elle eut porté les lèvres ausien, elle dit qu’elle avait mal à la tête, et qu’elle irait aulit ; et là-dessus, je demandai sa bénédiction, comme il siedà un fils soumis (les élégants modernes ont abandonné le cérémonialrespectueux qui distinguait de mon temps un gentilhomme), et elleme laissa causer avec le capitaine Fagan, de notre importanteaffaire.

« Vraiment, dit le capitaine, je ne voispas d’autre moyen de sortir de là qu’une rencontre. Le fait estqu’il en a été causé à Castle-Brady, après votre attaque contreQuin, cette après-midi, et il a juré qu’il vous mettrait enpièces ; mais les larmes et les supplications de miss Honorial’ont décidé, quoique bien à contrecœur, à ne pas donner suite à laquerelle. Mais maintenant les choses sont allées trop loin. Aucunofficier, porteur d’un brevet de Sa Majesté, ne saurait recevoir unverre de vin sur le nez (votre claret est très-bon, soit dit enpassant, et avec votre permission, nous sonnerons pour en avoir uneautre bouteille) sans ressentir un tel affront. Vous devez vousbattre, et Quin est un gros et vigoureux luron.

– Il en offrira plus de prise, dis-je. Jen’ai pas peur de lui.

– Sur ma foi, dit le capitaine, je croisque non ; pour un adolescent, je n’ai jamais vu plus de toupetde ma vie.

– Regardez cette épée, monsieur, dis-jeen montrant une arme élégante montée en argent dans un fourreau dechagrin blanc, qui était suspendue à la cheminée, sous le portraitde mon père, Harry Barry. Ce fut avec cette épée, monsieur, que monpère perça Mohawk O’Discol, à Dublin, en 1740 ; avec cetteépée, monsieur, qu’il tint tête à sir Huddlestone Fuddlestone, lebaronnet du Hampshire, et qu’il la lui passa au travers du cou. Ilsse battirent à cheval, à l’épée et au pistolet, à Hounslow Heath,comme, je présume, vous l’avez entendu raconter, et les pistoletsque voici (ils étaient accrochés de chaque côté du portrait) sontceux dont le vaillant Barry se servit. Il était tout à fait dansson tort, ayant insulté lady Fuddlestone, étant pris de vin, àl’assemblée de Brentford. Mais, en gentilhomme, il dédaigna defaire des excuses, et sir Huddlestone reçut une balle au travers deson chapeau, avant qu’ils en vinssent à l’épée. Je suis le fils deHarry Barry, monsieur, et j’agirai comme il sied à mon nom et à maqualité.

– Embrassez-moi, mon cher garçon, ditFagan les larmes aux yeux, vous êtes selon mon cœur. Tant que JackFagan vivra, vous ne manquerez jamais d’un ami ou d’unsecond. »

Le pauvre diable ! six mois après, ilétait tué en portant des ordres à milord George Sackville, àMinden, et je perdis par là un excellent ami. Mais nous ignorons cequi nous est réservé, et cette soirée-là, du moins, fut joyeuse.Nous eûmes une seconde bouteille et une troisième aussi (je pouvaisentendre chaque fois ma pauvre mère descendre l’escalier, mais ellene les apportait point dans le parloir, et les envoyait par lesommelier, M. Tim), et nous nous séparâmes enfin, luis’engageant à convenir de tout le soir même avec le second deM. Quin, et à venir m’informer dans la matinée du lieu choisipour la rencontre. J’ai souvent songé depuis à tout ce qu’il yaurait de différent dans ma destinée, si, à cet âge précoce, jen’étais pas tombé amoureux de Nora, et si, en jetant un verre devin à la face de Quin, je ne m’étais pas attiré ce duel. J’auraispu, sans cela, m’établir en Irlande (car miss Quinlan était unehéritière à vingt milles de nous, et Peter Brucke, de Kilwangan,laissa à sa fille Judy 700 livres de rente, et j’aurais pu avoirl’une ou l’autre, si j’avais attendu quelques années). Mais ilétait dans ma destinée de mener une vie errante, et ce duel avecQuin me fit courir le monde de très-bonne heure, comme vous verrezbientôt.

Jamais je ne dormis d’un sommeil plusprofond ; cependant je m’éveillai un peu plus tôt que decoutume, et vous pouvez bien croire que ma première pensée fut pourl’événement du jour, auquel j’étais pleinement préparé. J’avaisplume et encre dans ma chambre. N’avais-je pas écrit la veille cesvers à Nora, comme un pauvre sot amoureux que j’étais ? Alorsdonc je me mis à écrire une couple de lettres ; elles seraientpeut-être, me dis-je, les dernières que j’écrirais de ma vie. Lapremière était à ma mère. « Honorée madame, écrivais-je, cettelettre ne vous sera remise que si je tombe sous les coups ducapitaine Quin, avec qui je me mesure aujourd’hui au champd’honneur, à l’épée et au pistolet. Si je meurs, c’est en bonchrétien et en gentilhomme ; comment serais-je autrement ayantété élevé par une mère telle que vous ? Je pardonne à tous mesennemis, je vous demande votre bénédiction, en fils soumis. Jedésire que ma jument Nora, dont mon oncle m’a fait cadeau, et à quij’ai donné le nom de la plus déloyale des femmes, soit renvoyée auchâteau de Brady, et que vous donniez mon épée à poignée d’argent àPhil Purcell, le garde-chasse. Présentez mes devoirs à mon oncle età Ulick, et à toutes les filles qui sont de mon parti là-bas. Et jereste votre obéissant fils, REDMOND BARRY. »

À Nora, j’écrivais : « Cette lettresera trouvée dans mon sein, avec le gage que vous m’avezdonné ; il sera teint de mon sang (à moins que je n’aie celuidu capitaine Quin, que je hais, mais à qui je pardonne), et sera unjoli ornement pour vous le jour de votre mariage. Portez-le, etpensez au pauvre garçon à qui vous l’avez donné et qui est mort(comme il a toujours été prêt à le faire) pour vous.REDMOND. »

Ces lettres écrites et scellées avec le grandsceau d’argent de mon père aux armes des Barry, je descendisdéjeuner au parloir où ma mère était à m’attendre, comme vouspouvez le penser. Nous ne dîmes pas un mot de ce qui allait avoirlieu ; au contraire, nous parlâmes de tout autre chose ;des personnes qui étaient la veille à l’église, et du besoin quej’avais d’habits neufs, maintenant que j’avais tant grandi. Elledit qu’il fallait que j’eusse un habillement complet pour l’hiver,si… si ses moyens le permettaient. Cette restriction lui fit uneimpression pénible, le ciel la bénisse ! Je sais ce qu’elleavait dans l’esprit. Et alors elle se mit à me parler du cochonnoir qu’il fallait tuer, et à me dire qu’elle avait trouvé le matinla cachette de la poule tachetée, dont j’aimais tant les œufs, etautres bagatelles. J’eus quelques-uns de ces œufs à déjeuner, et jeles mangeai de bon appétit ; mais, en prenant du sel, je lerenversai, sur quoi elle se leva en poussant un cri :« Dieu merci ! dit-elle, il est tombé de mon côté. »Et alors, son cœur étant trop plein, elle quitta la chambre.Ah ! elles ont leurs défauts, les mères, mais est-il d’autresfemmes comme elles ?

Quand elle fut partie, j’allai décrocherl’épée avec laquelle mon père avait vaincu le baronnet duHampshire, et, le croiriez-vous ? la courageuse femme avaitnoué un ruban neuf à la poignée, car vraiment elle avaitl’intrépidité d’une lionne et d’une Brady réunies. Et alors jedécrochai les pistolets, qui étaient toujours tenus brillants etbien huilés, et les garnis de pierres neuves que j’avais, etpréparai des balles et de la poudre en attendant l’arrivée ducapitaine. Il y avait du claret et un poulet froid pour lui sur lebuffet, et un flacon de vieille eau-de-vie aussi, avec une couplede petits verres sur le plateau d’argent aux armes des Barry. Dansla suite, au milieu de ma fortune et de ma splendeur, je payaitrente-cinq guinées et presque une fois autant pour les intérêts, àl’orfévre de Londres qui avait fourni ce même plateau à mon père.Plus tard, un coquin de prêteur sur gages ne voulut me l’acheterque seize, tant il y a peu à compter sur l’honneur de ces gredinsde marchands.

À onze heures, le capitaine Fagan arriva àcheval avec un dragon derrière lui. Il fit honneur à la collationque ma mère avait eu soin de lui préparer, puis il dit :

« Voyez-vous, Redmond, c’est une sotteaffaire. Cette fille épousera Quin, retenez ce que je vousdis ; et aussi sûr qu’elle le fera, vous l’oublierez. Vousn’êtes qu’un enfant. Quin est disposé à vous considérer comme tel.Dublin est une belle ville, et si vous avez envie de faire unepromenade par là et d’y passer un mois, voici vingt guinées à votreservice. Faites des excuses à Quin, et décampez.

– Un homme d’honneur, monsieur Fagan,dis-je, meurt, mais ne fait pas d’excuses. Que le capitaine soitpendu avant que j’en fasse !

– Alors, il n’y a plus qu’unerencontre.

– Ma jument est sellée et toute prête,dis-je ; où est le lieu du rendez-vous, et quel est le seconddu capitaine ?

– Vos cousins sont avec lui, réponditM. Fagan.

– Je sonnerai mon groom pour qu’il amènema jument, dis-je, dès que vous vous serez reposé. »

Tim fut donc dépêché vers Nora, et je partis àcheval, mais sans prendre congé de mistress Barry. Les rideaux dela fenêtre de sa chambre à coucher étaient baissés, et ils nebougèrent que quand nous montâmes à cheval et partîmes au trot…mais deux heures plus tard, il aurait fallu la voirlorsqu’elle descendit en chancelant l’escalier, et entendre le criqu’elle poussa lorsqu’elle serra contre son cœur son fils quirevenait sans aucune blessure.

Ce qui était advenu, je puis aussi bien ledire ici. Quand nous arrivâmes sur le terrain, Ulick, Mick et lecapitaine y étaient déjà. Quin, tout flambant dans son uniformerouge, l’être le plus monstrueux qui eût jamais commandé unecompagnie de grenadiers. Mes gens riaient ensemble de quelqueplaisanterie de l’un ou de l’autre, et je dois dire que je trouvaice rire fort inconvenant de la part de mes cousins, qui allaientpeut-être assister à la mort d’un des leurs.

« J’espère gâter leur plaisir, dis-jetout en fureur au capitaine Fagan, et je compte bien voir mon épéedans le corps de ce gros fanfaron.

– Oh ! c’est au pistolet que nousnous battons, repartit M. Fagan. Vous n’êtes pas de la forcede Quin à l’épée.

– Je suis de la force de tout homme àl’épée, dis-je.

– Mais l’épée est impossibleaujourd’hui ; le capitaine Quin est… est estropié. Il s’estcogné le genou contre la barrière du parc hier au soir, comme ils’en retournait à cheval chez lui, et c’est à peine s’il peut leremuer.

– Pas contre celle de Castle-Brady,répliquai-je, qui depuis un an n’est plus sur ses gonds. »

Là-dessus, Fagan dit que ce devait êtrequelque autre, et répéta ce qu’il m’avait dit à M. Quin et àmes cousins, lorsque, mettant pied à terre, nous joignîmes etsaluâmes ces messieurs.

« Oh ! oui, cruellement estropié,dit Ulick en venant me donner une poignée de main, tandis que lecapitaine Quin ôtait son chapeau et devenait extrêmementrouge ; et c’est fort heureux pour vous, Redmond, mon garçon,continua Ulick ; autrement, vous étiez un homme mort, car lecapitaine est un diable d’homme… N’est-ce pas, Fagan ?

– Un vrai Turc, » réponditFagan.

Et il ajouta :

« Je n’ai jamais encore connu personnequi ait pu tenir tête au capitaine Quin.

– Maudite affaire ! dit Ulick ;je la déteste ; j’en suis honteux. Dites que vous êtes fâché,Redmond ; il vous est facile de dire cela.

– Si le jeune garçon veut aller àDubling, comme il a été proposé… intervint iciM. Quin, qui, du reste, ne venait pas donner une leçon delangage.

– Je ne suis pas fâché ; jene ferai pasd’excuses, et j’irai au diable plutôt qu’àDubling ! dis-je en frappant du pied.

– Il n’y a plus rien à dire à cela, diten riant Ulick à Fagan. Mesurez le terrain, Fagan ; douze pas,je suppose ?

– Dix, monsieur, dit M. Quin avecune grosse voix ; et faites-les courts. Vous entendez,capitaine Fagan ?

– Ne faites pas le fendant, monsieurQuin, dit Ulick d’un ton morose. Voici les pistolets. »

Et, s’adressant à moi, il ajouta avec quelqueémotion :

« Dieu vous bénisse, mon garçon ! etquand j’aurai compté trois, tirez. »

M. Fagan me mit mon pistolet dans lamain, c’est-à-dire pas un des miens (qui devaient servir, si besoinétait, pour la fois suivante), mais un de ceux d’Ulick.

« Ils ont tout ce qu’il faut, dit-il.N’ayez pas peur ; et, Redmond, visez-le au cou ; visez-lesous le hausse-col. Voyez comme l’imbécile se découvre. »

Mick, qui n’avait pas proféré une parole,Ulick et le capitaine se mirent de côté, et Ulick donna le signal.Il fut donné lentement, et j’eus le loisir de bien ajuster monhomme. Je le vis changer de couleur et trembler quand les coupsfurent frappés. Au troisième, nos deux pistolets partirent.J’entendis quelque chose me siffler à l’oreille, et mon adversairepoussa un horrible gémissement, chancela en arrière et tomba.

« Il est par terre ! il est parterre ! » crièrent les seconds en courant à lui.

Ulick le releva. Mick lui prit la tête.

« Il est touché au cou, » ditMick.

Et, ouvrant l’habit, on vit le sang quisortait de dessous son hausse-col, à l’endroit même que j’avaisvisé.

« Comment vous sentez-vous ? ditUlick. Est-il réellement touché ? » dit-il en leregardant avec attention.

L’infortuné ne répondit pas ; mais, quandUlick eut retiré le bras qui lui soutenait le dos, il poussa unnouveau gémissement et retomba en arrière.

« Le jouvenceau a bien débuté, dit Mickd’un air sombre. Vous feriez mieux de détaler avant que la policesoit sur pied. Elle a eu vent de l’affaire avant notre départ deKilwangan.

– Est-il mort ? dis-je.

– Parfaitement mort, répondit Mick.

– Eh bien, le monde est débarrasséd’un poltron, dit le capitaine Fagan poussant du pied avecmépris ce gros corps étendu à terre. Tout est fini pour lui, Reddy,il ne bouge pas.

– Nous ne sommes pas des poltrons, nous,Fagan, dit Ulick avec rudesse, qu’il soit ce qu’il voudra !Que ce garçon parte aussi vite que possible. Votre homme irachercher une charrette et emportera le corps de ce malheureux. Vousvenez de rendre là un triste service à notre famille, RedmondBarry : vous nous avez fait perdre 1500 liv. de rente.

– C’est la faute de Nora, dis-je, et nonla mienne. » Je tirai de ma veste le ruban qu’elle m’avaitdonné, ainsi que la lettre, et je les jetai sur le cadavre ducapitaine Quin. « Tenez, dis-je, portez-lui ces rubans. Ellesaura ce qu’ils signifient ; et c’est là tout ce qui lui restede deux amoureux qu’elle avait et dont elle a causé laperte. »

Je n’éprouvai ni horreur ni crainte, toutjeune que j’étais, en voyant mon ennemi gisant à terre ; carje savais que je l’avais vaincu honorablement sur le terrain, commeil convenait à un homme de qualité.

« Et maintenant, au nom du ciel !que cet enfant prenne le large, » dit Mick.

Ulick dit qu’il m’escorterait, et, enconséquence, nous partîmes au galop ; sans ralentir le pasjusqu’à la porte de ma mère. Là, Ulick dit à Tim de donner à mangerà ma jument, car elle aurait du chemin à faire aujourd’hui, etl’instant d’après, j’étais dans les bras de ma pauvre mère.

Je n’ai pas besoin de dire quels furent sonorgueil et sa joie lorsqu’elle apprit d’Ulick comment je m’étaiscomporté dans le duel. Il ajouta, toutefois, qu’il fallait mecacher quelque temps ; et il fut arrêté entre eux que jequitterais mon nom de Barry et, prenant celui de Redmond, irais àDublin, pour y attendre que les choses fussent apaisées. Cetarrangement n’avait pas été adopté sans discussion ; carpourquoi n’étais-je aussi bien en sûreté à Barryville, dit-elle,que mon cousin et Ulick à Castle-Brady ? Les sergents et lescréanciers n’approchaient jamais d’eux : pourquoi desconstables pourraient-ils mettre la main sur moi ? Mais Ulickinsista sur la nécessité de mon départ immédiat, opinion à laquelleje me rangeai, étant, je dois l’avouer, fort désireux de voir lemonde ; et ma mère fut amenée à comprendre que dans notrepetite maison de Barryville, au milieu du village, et n’ayant pourgarde qu’une couple de domestiques, il me serait impossibled’échapper aux poursuites. La bonne âme fut donc forcée de céderaux instances de mon cousin, qui lui promit, du reste, quel’affaire serait bientôt arrangée et que je lui serais rendu.Ah ! combien il savait peu ce que me réservait lafortune !

Ma chère mère avait des pressentiments, jecrois, que notre séparation serait de longue durée, car elle me ditque, toute la nuit elle avait consulté les cartes sur le résultatdu duel, et que tous les signes annonçaient une séparation ;et, tirant un bas de son secrétaire, la bonne âme mit vingt guinéesdans une bourse pour moi (elle n’en avait elle-même que vingt-cinq)et fit une petite valise, destinée à être placée sur la croupe dema jument, et dans laquelle étaient mes habits, du linge et lenécessaire de toilette en argent de mon père. Elle me dit aussi degarder l’épée et les pistolets dont j’avais su me servir en homme.Alors elle pressa mon départ (quoique son cœur fût plein, je lesais) et une demi-heure à peine après mon arrivée à la maison,j’étais de nouveau en route, avec l’univers, pour ainsi dire,devant moi. Je n’ai pas besoin de dire que Tim et la cuisinièrepleurèrent en me voyant partir, et peut-être que moi-même j’eus uneou deux larmes dans les yeux ; mais on n’est jamais bientriste à seize ans, quand on a pour la première fois sa liberté etvingt guinées en poche ; et je partis pensant moins, je leconfesse, à la tendre mère qui allait rester seule, et à notrelogis que j’abandonnais, qu’au lendemain et à toutes les merveillesqu’il allait m’apporter.

Chapitre 3Je débute mal dans le monde élégant.

J’allai ce soir-là jusqu’à Carlow, où jedescendis à la meilleure auberge, et lorsque mon nom me fut demandépar le maître de la maison, je donnai celui de Redmond, suivant lesinstructions de mon cousin, et dis que j’étais de la famille desRedmond du comté de Waterford, et en route pour le collége de laTrinité, à Dublin, où j’allais faire mon éducation. Voyant ma bonnemine, mon épée à poignée d’argent et ma valise bien remplie, monhôte se permit de m’envoyer un pot de claret sans que je l’eussedemandé, et, vous pouvez le croire, me le fit bel et bien payerdans sa note. Aucun gentilhomme, à cette bonne vieille époque,n’allait au lit sans s’être disposé au sommeil par de copieuseslibations, et, ce premier jour de mon entrée dans le monde, je mefis un point d’honneur d’agir en parfait gentilhomme, et jeréussis, je vous l’assure, à jouer mon rôle admirablement.L’excitation des événements de la journée, mon départ de chez nous,ma rencontre avec le capitaine Quin suffisaient pour me troubler lacervelle, sans le claret, qui servit à m’achever complétement. Jene rêvai pas de la mort de Quin, comme auraient peut-être faitquelques poules mouillées ; je n’ai même jamais eu de cesabsurdes remords à la suite d’aucune de mes affaires d’honneur,ayant toujours considéré, dès la première, que lorsqu’ungentilhomme risque sa vie dans un mâle combat, il serait stupide àlui d’être honteux d’avoir eu le dessus. Je dormis à Carlow aussiprofondément qu’il est possible de dormir, pris un pot de petitebière et une rôtie à mon déjeuner, et changeai la première de mespièces d’or pour régler mon compte, n’oubliant pas de payer tousles domestiques libéralement et comme le doit faire un gentilhomme.Je commençai ainsi le premier jour de ma vie, et ainsi ai-jecontinué. Personne n’a été dans de plus grands embarras que moi etn’a plus souffert de la pauvreté, mais personne ne peut dire de moique, lorsque j’avais une guinée, je n’en disposais pas largement etque je ne la dépensais pas aussi bien qu’un lord l’aurait pufaire.

Je ne doutais pas de l’avenir, pensant qu’unhomme de mon apparence, de mon mérite et de mon courage pourraitfaire son chemin n’importe où. D’ailleurs, j’avais vingt guinées enpoche, somme que je calculai (bien à tort) devoir me durer quatremois au moins, et d’ici là il m’arriverait bien quelque moyen defaire fortune. Je repartis donc, chantant tour à tour ou causantavec les passants, et toutes les filles sur la routedisaient : « Bonté divine, voilà un charmantgentilhomme ! » Quant à Nora et à Castle-Brady, entrehier et aujourd’hui, il semblait y avoir au moins une dizained’années d’intervalle. Je fis vœu de n’y jamais rentrer que quandje serais un personnage, et j’ai tenu ma parole, comme on le verraen temps et lieu.

Il y avait plus de mouvement et de vie sur lagrande route à cette époque que dans nos jours de voiturespubliques qui vous emportent d’un bout du royaume à l’autre enquelques vingtaines d’heures. On allait sur des chevaux ou dans descarrosses, et on mettait trois jours à faire un voyage quimaintenant demande dix heures ; en sorte qu’une personne quise rendait à Dublin ne manquait pas de compagnie. Je fis une partiedu trajet de Carlow à Naas avec un gentilhomme de Kilkenny bienarmé, en habit vert à ganse d’or, un emplâtre sur l’œil, et montantune vigoureuse jument. Il me questionna sur les nouvelles du jour,me demanda où j’allais, et si ma mère n’avait pas peur des voleurs,qu’elle laissait voyager ainsi un jeune homme de mon âge. Mais jerépondis, tout en en tirant un d’une fonte, que j’avais une pairede bons pistolets qui avaient déjà fait leur devoir, et qui étaientprêts à le faire encore, et là-dessus, un homme marqué de la petitevérole étant arrivé, il éperonna sa jument baie et me quitta.C’était une bête bien plus vigoureuse que la mienne, et,d’ailleurs, je ne voulais pas fatiguer mon cheval, désirant entrerà Dublin ce soir-là et en un état décent.

Comme j’allais vers Kileullen, je vis unefoule de paysans assemblés autour d’une chaise à un cheval, et monami en vert détalant, à ce qu’il me sembla, et déjà à un demi-millesur la colline. Un laquais, de toute sa voix, criait :« Au voleur ! » Mais les gens du pays ne faisaientque rire de sa détresse, et échangeaient toutes sortes deplaisanteries sur l’aventure qui venait d’arriver.

« Vraiment, vous auriez pu l’tenir àdistance avec vot’espingole, disait un d’entre eux.

– Oh ! l’poltron ! vous laissermâter par le capitaine, lui qui n’a qu’un œil, disait un autre.

– La première fois que milady voyagera,alle fera mieux de vous laisser à la maison, dit un troisième.

– Quel est ce bruit, bravesgens ? » dis-je, en m’avançant au milieu d’eux ; et,voyant dans la voiture une dame très-pâle et effrayée, je jouai dufouet et ordonnai à ces drôles aux jambes rouges de se tenir àl’écart. « Qu’est-il arrivé, madame, de fâcheux à VotreSeigneurie ? » dis-je, ôtant mon chapeau et faisantavancer mon cheval en caracolant à la portière de la chaise.

La dame m’expliqua la chose. Elle était femmedu capitaine Fitzsimons et se hâtait de rejoindre son mari àDublin. Un voleur avait arrêté sa chaise ; son grand idiot dedomestique était tombé à genoux, tout armé qu’il était ; etquoiqu’il y eût dans le champ voisin une trentaine d’hommes quitravaillaient quand le brigand l’avait attaquée, pas un d’euxn’était venu à son secours, mais, au contraire, ils avaientsouhaité bonne chance au capitaine, comme ils appelaient levoleur.

« Certainement, il est l’ami du pauvre,dit un homme, et j’lui souhaitons bonne chance.

– Est-ce que c’étaitnot’affaire ? » demanda un autre. Et un autre dit, enriant, que c’était le fameux capitaine Freny, qui, ayant gagné lejury et s’étant fait acquitter, il y avait deux jours, aux assisesde Kilkenny, était remonté à cheval à la porte de la prison, et lelendemain même avait dévalisé deux avocats qui se rendaient auxassises.

J’enjoignis à ce tas de gredins de retourner àleur ouvrage, sans quoi ils tâteraient de ma lanière, et je me misà consoler de mon mieux mistress Fitzsimons de ses infortunes.« Avait-elle beaucoup perdu ? – Tout ; sa bourse,contenant plus de cent guinées ; ses bijoux, ses tabatières,ses montres, et une paire de boucles de souliers en diamantappartenant au capitaine. » Je pris sincèrement part à samésaventure, et la reconnaissant pour Anglaise à son accent, jedéplorai la division qui existait entre les deux pays, et dis quedans le nôtre (entendant l’Angleterre) de pareillesatrocités étaient inconnues.

« Vous aussi, vous êtesAnglais ? » dit-elle d’un ton de surprise. Sur quoi jerépondis que j’étais fier de l’être, comme, en effet, jel’étais ; et je n’ai jamais connu un vrai gentilhomme toryd’Irlande qui n’ait souhaité d’en pouvoir dire autant.

J’escortai la chaise de mistress Fitzsimonsjusqu’à Naas, et comme on lui avait volé sa bourse, je lui demandaila permission de lui prêter une couple de pièces d’or pour payer sadépense à l’auberge, laquelle somme elle daigna gracieusementaccepter, et elle fut en même temps assez bonne pour m’inviter àpartager son dîner. Aux questions de la dame sur ma naissance et maparenté, je répondis que j’étais un jeune gentilhomme de grandefortune (ce n’était pas vrai ; mais à quoi sert decrier : mauvais poisson ? Ma chère mère m’avait enseignéde bonne heure cette sorte de prudence) et de bonne famille, ducomté de Waterford ; que j’allais à Dublin pour mes études, etque ma mère m’allouait cinq cents livres par an. MistressFitzsimons fut également communicative. Elle était fille du généralGranby Somerset, du Worcestershire, dont naturellement j’avaisentendu parler (et quoique cela ne fût pas, naturellement j’étaistrop bien élevé pour le dire) ; et elle confessa que, pour semarier, elle s’était fait enlever par l’enseigne FitzgeraldFitzsimons. Avais-je été dans le Donegal ? non ! c’étaitdommage. « Le père du capitaine y possède cent mille acres deterre, et le château de Fitzsimonsburgh est le plus beau manoir del’Irlande. Le capitaine Fitzsimons est le fils aîné ; et,quoique brouillé avec son père, il doit hériter de cette vastepropriété. » Elle se mit à me parler ensuite des bals deDublin, des banquets du château, des courses de chevaux du Phœnix,des ridottos et des raouts ; si bien que je fus pris d’unegrande envie de goûter ces plaisirs, et mon seul regret était depenser que ma position me rendrait la reclusion nécessaire, etm’empêcherait d’être présenté à la cour, dont les Fitzsimonsétaient le plus bel ornement. Quelle différence de son babil animéà celui de ces filles vulgaires des assemblées de Kilwangan !À chaque phrase, elle citait un lord ou une personne de qualité.Évidemment, elle parlait le français et l’italien ; quant à lapremière de ces deux langues, j’ai dit que j’en connaissaisquelques mots ; et quant à son accent anglais, peut-être n’enétais-je pas juge, car, pour dire la vérité, elle était la premièrepersonne réellement anglaise que j’eusse jamais rencontrée. Elle merecommanda, après cela, d’être très-circonspect relativement à lacompagnie que je verrais à Dublin, qui abondait en coquins et enaventuriers de tous pays ; et on peut s’imaginer ma joie et mareconnaissance envers elle, lorsque, notre entretien étant devenuplus intime (nous étions alors au dessert), elle voulut bienm’offrir de loger chez elle, où son Fitzsimons, dit-elle, seraitheureux d’accueillir son jeune, et vaillant sauveur.

« Vraiment, madame, dis-je, je ne vous aisauvée de rien ; » ce qui était parfaitement vrai ;car n’étais-je pas arrivé trop tard après le vol pour empêcher lebandit d’emporter son argent et ses perles ?

« Et ma foi, madame, c’était pasgrand’chose, dit maladroitement Sullivan, le domestique qui avaitété effrayé à l’approche de Freny, et qui nous servait àdîner ; ne vous a-t-il pas rendu les treize pence en cuivre etla montre, en disant que ce n’était que duchrysocale ? »

Mais sa maîtresse le traita d’impertinentdrôle, et le renvoya aussitôt de la chambre, me disant, lorsqu’ilfut parti, que le sot ne savait pas la valeur d’un billet de centlivres qui était dans le portefeuille que Freny lui avait pris.

Peut-être si j’avais eu un peu plusd’expérience du monde, j’aurais commencé à voir queMme Fitzsimons n’était pas la personne de qualitéqu’elle prétendait être ; mais, enfin, je pris toutes seshistoires pour des vérités, et quand l’hôte apporta la note dudîner, je le payai d’un air de grand seigneur. Du reste, elle nefit aucunement mine de tirer de sa poche les deux pièces que je luiavais prêtées ; et, là-dessus, nous nous mîmes en routelentement pour Dublin, où nous fîmes notre entrée au tomber de lanuit. Le bruit et la splendeur des carrosses, l’éclat des torches,le nombre et la magnificence des maisons, me frappèrent del’admiration la plus vive ; quoique j’eusse soin de déguiserce sentiment, conformément aux instructions de ma mère, qui me ditque c’était la marque d’un homme de qualité de ne s’émerveiller derien, et de ne jamais admettre qu’aucun équipage, maison oucompagnie qu’il pût voir, fût plus splendide ou plus distingué quece dont il avait l’habitude chez lui.

Nous nous arrêtâmes, enfin, à une maison depiètre apparence, et fûmes introduits dans un passage beaucoupmoins propre que celui de Barryville, où l’on sentait une forteodeur de souper et de punch. Un gros homme à face rouge, sansperruque, et en robe de chambre et bonnet en loques, sortit duparloir et embrassa sa femme (car c’était le capitaine Fitzsimons)avec beaucoup de cordialité. Le fait est que lorsqu’il vit qu’elleétait accompagnée d’un étranger, il l’embrassa avec plus detransport qu’auparavant. En me présentant, elle persista à dire quej’étais son sauveur, et fit l’éloge de ma bravoure comme si j’eussetué Freny, au lieu d’arriver quand le vol était consommé. Lecapitaine dit connaître intimement les Redmond de Waterford,assertion qui m’alarma, car je ne savais rien de la famille àlaquelle j’avais déclaré appartenir. Mais je l’embarrassai en luidemandant lequel des Redmond il connaissait, car je n’avais jamaisentendu prononcer son nom dans notre famille : il réponditqu’il connaissait les Redmond de Redmonstown. « Oh !dis-je, les miens sont les Redmond de Castle-Redmond ; »et ainsi je lui fis perdre la piste. J’allai mettre mon cheval enpension dans une écurie tout près de là, où étaient le cheval et lachaise du capitaine, et je revins trouver mon hôte.

Quoiqu’il y eût un reste de côtelettes demouton aux oignons sur un plat ébréché devant lui, le capitainedit : « Mon amour, je voudrais avoir su votrearrivée ; car Bob Moriarty et moi nous venons justement definir le plus délicieux pâté de venaison, que Sa Grâce lelord-lieutenant nous a envoyé, avec un flacon de Sillery de sapropre cave. Vous connaissez ce vin, ma chère ! mais comme cequi est fait est fait, et sans remède, que dites-vous d’un beauhomard et d’une bouteille d’aussi bon claret qu’il y en ait enIrlande ? Betty, débarrassez la table de ceci, et veillez àbien recevoir votre maîtresse et notre jeune ami. »

N’ayant pas de monnaie, M. Fitzsimons medemanda de lui prêter vingt sous pour acheter un plat dehomards ; mais sa femme, tirant une des guinées que je luiavais données, dit à la fille de changer cela et de se procurer àsouper, ce qu’elle fit présentement, ne rapportant à sa maîtresseque très-peu de shillings sur la guinée, attendu que le marchand depoissons avait gardé le reste pour un vieux compte. « Et vousn’en êtes qu’une plus grosse bête de lui avoir donné la pièced’or, » cria M. Fitzsimons ; j’oublie combien decentaines de guinées il dit avoir payées à ce drôle dans le coursde l’année.

Notre souper fut assaisonné, sinon par unegrande élégance, du moins par une foule d’anecdotes sur les plushauts personnages de la ville, avec lesquels, à l’en croire, lecapitaine vivait sur le pied de la plus grande intimité. Pour nepas rester en arrière, je parlai de mes terres et de ma fortunecomme si j’étais aussi riche qu’un duc. Je lui racontai tout ce queje savais d’histoires sur la noblesse, par ma mère, et quelquesautres encore que, peut-être, j’avais inventées ; et j’auraisdû m’apercevoir que mon hôte était lui-même un imposteur, puisqu’ilne découvrait pas mes bévues et mes inexactitudes ; mais lajeunesse est toujours trop confiante. Je fus quelque temps avant dereconnaître que je n’avais pas une très-désirable connaissance enla personne du capitaine Fitzsimons et de sa femme ; et mêmej’allai me coucher en me félicitant de ma merveilleuse chanced’être tombé, au début de mes aventures, sur un couple sidistingué.

L’aspect de la chambre que j’occupais auraitbien pu me faire imaginer que l’héritier du château deFitzsimonsburgh, comté de Donegal, n’était pas encore réconciliéavec ses riches parents ; et, si j’avais été Anglais, il estprobable que mes soupçons et ma méfiance se seraient éveillésimmédiatement ; mais, comme le lecteur le sait peut-être, nousne sommes pas si difficiles en Irlande qu’on l’est dans ce paysformaliste. Le désordre de ma chambre à coucher ne me frappa doncpas tant ; car les fenêtres n’étaient-elles pas toutes briséeset bourrées de chiffons à Castle Brady même, ce superbe manoir demon oncle ? S’y trouvait-il une serrure aux portes, ou unbouton à la serrure, ou un crochet pour les attacher ? Aussi,quoique ma chambre à coucher présentât ces inconvénients, etquelques autres encore ; quoique ma courte-pointe fûtévidemment une robe de brocart toute graissée de mistressFitzsimons, et que mon miroir cassé ne fût pas plus grand qu’unedemi-couronne, cependant j’étais accoutumé à ces sortes de chosesdans les maisons irlandaises, et je me croyais toujours dans celled’un homme de qualité. Il n’y avait pas de serrure aux tiroirs,qui, lorsqu’ils s’ouvraient, étaient pleins des pots de rouge, dessouliers, des corsets et des chiffons de mon hôtesse ; ensorte que je laissai ma garde-robe dans ma valise ; maisj’étalai mes objets de toilette en argent sur la nappe en lambeauxqui couvrait la commode, où ils avaient une mine admirable.

Quand Sullivan parut le matin, je lui demandaides nouvelles de ma jument, qu’il m’assura être en bonnesanté ; je lui dis alors d’un ton digne de m’apporter de l’eauchaude pour ma barbe.

« De l’eau chaude pour votrebarbe ? » dit-il en éclatant de rire, et, je l’avoue, nonsans raison. « Est-ce vous que vous allez raser ?dit-il ; et peut-être bien qu’en vous apportant l’eau, je doisvous apporter aussi le chat, et que c’est lui que vousraserez ? »

Je lançai une botte à la tête du drôle enréponse à son impertinence, et je fus bientôt au parloir, où mesamis m’attendaient pour déjeuner. J’eus un accueil cordial, et lamême nappe qui avait servi la veille, comme je le reconnus à lamarque noire qu’avait laissée le plat de côtelettes, et à la tachefaite par le pot de porter.

Mon hôte me fit beaucoup d’amitié ;mistress Fitzsimons dit que je figurerais merveilleusement au parcdu Phœnix ; et vraiment, sans vanité, je puis dire de moi-mêmequ’il y avait à Dublin des gens de moins bonne mine. Je n’avais pasla puissante poitrine et les proportions musculaires que j’ai euesdepuis (pour les échanger, hélas ! contre des jambesgoutteuses et de la craie dans mes doigts ; mais ainsi va lemonde !) ; toutefois, j’étais presque arrivé à mes cinqpieds six pouces actuels, et avec mes cheveux en boucles, un jabotet des manchettes de belle dentelle à ma chemise, et une veste depeluche rouge à raies d’or, j’avais l’air du gentilhomme quej’étais. Je portais mon habit noisette à boutons de métal, quiétait devenu trop petit pour moi, et je tombai tout à fait d’accordavec le capitaine Fitzsimons que je devais rendre visite à sontailleur, afin de m’en procurer un qui allât mieux à ma taille.

« Je n’ai pas besoin de vous demander sivous avez eu un bon lit ; dit-il. Le jeune Fred Pimpleton (lesecond fils de lord Pimpleton) y a couché les sept mois qu’il m’afait l’honneur de demeurer avec moi, et, s’il a été satisfait, jene sais pas qui pourrait ne pas l’être. »

Après le déjeuner, nous sortîmes pour voir laville, et M. Fitzsimons me présenta à plusieurs de sesconnaissances que nous rencontrâmes, comme son ami particulier,M. Redmond, du comté de Waterford ; il me présenta aussià son chapelier et à son tailleur, comme un gentilhomme qui avaitune fortune considérable et de grandes espérances : et quoiquej’eusse dit à ce dernier que je ne lui payerais pas comptant plusd’un habit, lequel m’allait à la perfection, il insista pour m’enfaire plusieurs, que je n’aimai point à refuser. Le capitaineaussi, qui certainement avait besoin de renouveler sa garde-robe,dit au tailleur de lui envoyer un bel habit d’uniforme qu’il avaitchoisi.

Alors nous allâmes retrouver au logis mistressFitzsimons, qui alla dans sa chaise au Phœnix Park, où on passaitune revue, et où elle fut entourée d’une foule de jeunesgentilshommes auxquels elle me présenta comme son sauveur. Elles’exprimait sur mon compte dans des termes si flatteurs, qu’avantune demi-heure j’en étais venu à être considéré comme un jeunehomme de la plus grande famille du pays, apparenté à toute laprincipale noblesse, cousin du capitaine Fitzsimons et héritier dedix mille livres sterling de rente. Fitzsimons dit avoir parcouru àcheval mon domaine d’un bout à l’autre : et, ma foi, comme illui avait plu de faire ces histoires pour moi, je le laissaifaire ; et même je n’étais pas médiocrement satisfait (commele sont les jeunes gens) de l’importance qu’on me donnait et depasser pour un grand personnage. Je ne soupçonnais guère alors quej’étais au milieu d’un tas d’imposteurs : que le capitaineFitzsimons n’était qu’un aventurier, et sa femme fort peu dechose ; mais tels sont les dangers auxquels la jeunesse estperpétuellement exposée, et que les jeunes gens prennent leçon demoi.

Je passe rapidement à dessein sur le récit decette partie de ma vie où les incidents sont pénibles, sans grandintérêt, excepté pour votre infortuné serviteur, et où mescompagnons n’étaient assurément pas d’une espèce qui convînt à maqualité. Le fait est qu’un jeune homme pouvait difficilement tomberdans des mains pires que celles où je me trouvais. J’ai été depuisdans le Donegal, et je n’ai jamais vu le fameux château deFitzsimonsburgh, qui est également inconnu aux plus ancienshabitants de ce comté ; et les Granby Somerset ne sont guèremieux connus dans le Hampshire. Le couple aux mains de qui j’étaistombé était d’une espèce beaucoup plus commune qu’elle ne l’estaujourd’hui, car les guerres considérables des derniers temps ontrendu fort difficile aux laquais et aux parasites des grandsseigneurs de se procurer des commissions ; et telle avait été,par le fait, dans le principe, la condition du capitaineFitzsimons. Si j’eusse connu son origine, comme de raison, jeserais plutôt mort que de frayer avec lui ; mais, dans lasimplicité de ma jeunesse, je pris ses histoires pour argentcomptant, et me regardai comme trop heureux d’être, à mon débutdans la vie, introduit dans une telle famille. Hélas ! noussommes le jouet de la destinée. Quand je considère quelles petitescirconstances ont décidé tous les grands événements de ma vie, j’aipeine à croire que j’aie été autre chose qu’un pantin aux mains dusort, qui m’a joué les tours les plus fantasques.

Le capitaine avait été valet de chambre, et safemme n’était pas d’un rang plus élevé. La société que voyait cedigne couple, il la voyait à une espèce de table d’hôte qu’iltenait, et où ses amis étaient toujours les bienvenus en payantpour leur dîner une certaine somme assez modeste. Après le dîner,vous pouvez être sûr que les cartes ne manquaient pas, et que lacompagnie qui jouait là ne jouait pas simplement pour l’honneur.Des gens de toute sorte venaient à ces soirées : de jeunesélégants des régiments en garnison à Dublin ; de jeunes commisdu Château ; des hommes à la mode, grands monteurs de chevaux,grands videurs de flacons, grands rosseurs de watchmen, tels qu’ilen existait alors à Dublin plus qu’en aucune autre ville d’Europe,à ma connaissance. Je n’ai jamais vu de jeunes gens faire une tellefigure, et avec si peu de moyens. Je n’ai jamais vu de jeunes genspousser à tel point ce que je puis appeler le génie del’oisiveté ; et tandis qu’un Anglais, avec cinquante guinéespar an, n’est guère capable que de crever de faim et de travaillercomme un esclave à une profession, un jeune mirliflor irlandais,avec la même somme, aura ses chevaux, boira sa bouteille de vin, etvivra aussi paresseux qu’un lord. Il y avait là un docteur quin’avait jamais eu un malade, côte à côte avec un procureur quin’avait jamais eu un client ; pas un d’eux n’avait uneguinée : chacun d’eux avait un bon cheval à monter dans leParc, et les meilleurs habits sur le dos. Un ecclésiastique sansbénéfices, grand amateur de sport ; plusieurs jeunesnégociants en vins qui consommaient plus de liquide qu’ils n’enavaient ou n’en vendaient ; et des gens du même acabitformaient la société de la maison où ma mauvaise étoile m’avaitjeté. D’une telle compagnie pouvait-il arriver autre chose que desmalheurs ? (Je n’ai pas parlé des femmes, qui ne valaientpeut-être pas mieux que les hommes). En peu de temps, très-peu detemps, je devins leur proie.

Quant à mes pauvres vingt guinées, au bout detrois jours je vis, à mon grand effroi, qu’elles étaient réduites àhuit : les théâtres et les tavernes avaient déjà fait de sicruels ravages dans ma bourse ! J’avais perdu au jeu, il estvrai, une couple de pièces ; mais voyant que chacun autour demoi jouait sur l’honneur et faisait des billets, comme de raison,j’aimais mieux cela que de donner de l’argent comptant, et, quandje perdais, je payais de cette manière.

Avec les tailleurs, selliers et autres,j’employais le même moyen, et en cela du moins l’idée qu’avaitdonnée de moi M. Fitzsimons me fit du bien, car les marchandsle crurent sur parole au sujet de ma fortune (j’ai su depuis que legredin plumait plusieurs autres jeunes gens riches), et pour un peude temps, ils me fournirent tout ce qu’il me plaisait de leurcommander. À la fin, mes fonds étant très-bas, je fus forcé demettre en gage quelques-uns des habits que le tailleur m’avaitfaits ; car je n’aimais pas à me défaire de ma jument, surlaquelle j’allais chaque jour au Parc, et à laquelle je tenaiscomme m’ayant été donnée par mon cher oncle. Je me procurai aussiun peu d’argent à l’aide de quelques bijoux que j’avais achetésd’un joaillier, qui avait voulu à toute force me faire crédit, etje pus encore ainsi pour quelque temps sauver les apparences.

Je demandais souvent à la poste des lettrespour M. Redmond, mais il n’y en avait point, et, ma foi, je mesentais toujours plutôt soulagé quand on me répondait quenon ; car je n’étais pas très-désireux que ma mère apprît lavie extravagante que je menais à Dublin. Cette vie ne pouvait pasdurer longtemps, toutefois ; car lorsque ma bourse fut tout àfait épuisée, et que je rendis une seconde visite au tailleur, pourlui demander de me faire d’autres habits, le drôle grommela,s’étonna, et eut l’impudence de me demander le payement de ceuxqu’il m’avait déjà fournis : sur quoi, lui disant que je luiretirerais ma pratique, je le quittai brusquement. Le joaillieraussi, un gueux de juif, refusa de me laisser emporter une chaîned’or dont j’avais fantaisie, et je me trouvai, pour la premièrefois, dans un certain embarras. Pour surcroît d’ennui, un desjeunes gentilshommes qui fréquentaient la pension deM. Fitzsimons avait reçu de moi, au jeu, un billet de dix-huitlivres qu’il m’avait gagnées au piquet, et il l’avait donné enpayement à M. Curbyn, l’homme qui gardait nos chevaux enpension. Figurez-vous ma fureur et mon étonnement lorsqu’en allantchercher ma jument il refusa positivement de la laisser sortir del’écurie avant que j’eusse fait honneur à ma signature ! C’esten vain que je lui offris le choix entre quatre billets que j’avaisdans ma poche, un de Fitzsimons, pour vingt livres, un duconseiller Mulligan, etc. Notre homme, qui était du Yorkshire,secoua la tête, rit à chacun d’eux, et dit :

« Écoutez bien, monsieur Redmond ;vous paraissez un jeune homme de naissance et de fortune, etlaissez-moi vous dire à l’oreille que vous êtes tombé dans detrès-mauvaises mains. C’est une véritable bande d’escrocs, et ungentilhomme de votre rang et de votre qualité ne devrait jamaisêtre vu en pareille compagnie. Rentrez faire votre valise ;payez la petite bagatelle que vous me devez ; montez sur votrejument, et retournez chez vos parents : c’est le mieux quevous puissiez faire. »

Effectivement, j’étais plongé dans un jolirepaire ! On eût dit que toutes les infortunes allaientm’accabler à la fois ; car, comme je rentrais et montais à machambre dans un état de désolation, j’y trouvai le capitaine et safemme, ma valise ouverte, ma garde-robe gisant sur le plancher, etmes clefs en la possession des odieux Fitzsimons.

« Qui ai-je abrité sous mon toit ?cria-t-il comme j’entrais. Qui êtes-vous, drôle ?

– Drôle ! Monsieur, dis-je,je suis aussi bon gentilhomme que personne en Irlande.

– Vous êtes un imposteur, jeune homme, unintrigant, un fourbe ! repartit le capitaine.

– Répétez ce que vous venez de dire, etje vous passe mon épée au travers du corps ! répliquai-je.

– Ta ! ta ! je suis aussi fortà l’escrime que vous, MONSIEUR REDMOND BARRY ! Ah ! vouschangez de couleur ! votre secret est connu, pas vrai ?Vous vous introduisez comme une vipère au sein d’innocentesfamilles ; vous vous annoncez comme l’héritier de mes amis lesRedmond de Castle Redmond. Je vous présente à tout ce que nousavons de mieux dans la métropole ; je vous mène chez mesfournisseurs qui vous font crédit, et qu’est-ce que jedécouvre ? que vous avez mis en gage les objets que vous avezpris chez eux !

– Je leur ai fait des billets, monsieur,dis-je d’un air digne.

– Sous quel nom, malheureuxenfant, sous quel nom ? » cria mistress Fitzsimons.

Et alors, en effet, je me rappelai que j’avaissigné Barry Redmond au lieu de Redmond Barry ; mais pouvais-jefaire autrement ? Ma mère ne m’avait-elle pas recommandé de neprendre aucune autre désignation ? Après une furieuse tiradecontre moi, dans laquelle il parla de la fatale découverte de monnom sur mon linge, de sa confiance et de son affection si malplacées, et de la honte qu’il aurait à rencontrer ses fashionablesamis et à confesser qu’il avait accueilli un escroc, il ramassa monlinge, mes objets de toilette en argent et le reste de mes effets,disant qu’il allait de ce pas chercher un officier de police, et melivrer à la juste vengeance des lois.

Durant la première partie de son discours, lapensée de l’imprudence que j’avais commise, et de la position où jeme trouvais, m’avait tellement abasourdi, que je n’avais rienrépondu aux injures de ce drôle, et étais resté tout à fait muetdevant lui. Le sentiment du danger, toutefois, me rappela àmoi-même. « Écoutez bien, monsieur Fitzsimons, dis-je ;je vais vous dire pourquoi j’ai été obligé de changer mon nom, quiest effectivement Barry, et le meilleur nom d’Irlande. Je l’aichangé ; monsieur, parce que, la veille de mon arrivée àDublin, j’avais tué un homme dans un duel à mort, un Anglais,monsieur, et capitaine au service de Sa Majesté ; et si vousfaites mine le moins du monde de me retenir, ce même bras qui l’atué est prêt à vous punir ; et par le ciel ! monsieur,l’un de nous deux ne sortira pas vivant de cettechambre. »

À ces mots, je tirai mon épée comme l’éclair,et poussant un « Ah ! ah ! » et frappant dupied, je me fendis à un pouce du cœur de Fitzsimons, qui reculapâle comme la mort, tandis que sa femme, avec un cri, se jetaitentre nous.

« Cher Redmond, dit-elle, apaisez-vous.Fitzsimons, vous ne voulez pas verser le sang de ce pauvreenfant ! Laissez-le partir ! au nom du ciel, laissez-lepartir !

– Il peut aller se faire pendre ailleurs,dit Fitzsimons d’un ton bourru, et il fera bien de partir au plusvite, car le joaillier et le tailleur sont déjà venus, et ilsseront ici avant peu. C’est Moïse, le prêteur sur gages, qui l’adénoncé ; c’est de lui que je tiens moi-même lanouvelle. » D’où je conclus que M. Fitzsimons avait étélui porter l’uniforme qu’il s’était procuré chez le tailleur, lejour où ce dernier m’avait fait pour la première fois crédit.

À quoi aboutissait notre conversation ?Où trouver un asile pour le descendant des Barry ? Notremaison m’était fermée par ce malheureux duel. J’étais expulsé deDublin par une persécution dont je devais, j’en conviens, accuserma propre imprudence. Je n’avais pas de temps à perdre pour medécider. Pas de lieu où me réfugier. Fitzsimons, après m’avoirtraité comme on l’a vu, avait quitté la chambre en grommelant, maissans hostilité ; sa femme avait insisté pour nous faire donnerla main, et pour qu’il promît de ne pas me tourmenter. Le fait estque je ne devais rien à cet homme ; au contraire, j’avais enpoche un billet de lui pour argent perdu au jeu. Quant à mon amie,mistress Fitzsimons, elle s’assit sur le lit et éclata en sanglotsbel et bien. Elle avait ses défauts, mais le cœur était bon ;et quoiqu’elle n’eût au monde que trois shillings en argent etquatre pence en cuivre, la pauvre âme me les fit prendre avant dela quitter, – pour aller où ? Mon parti était arrêté ; ily avait une vingtaine de compagnies de recrutement dans la ville,qui racolaient des hommes pour rejoindre nos vaillantes arméesd’Amérique et d’Allemagne. Je savais où en trouver une, m’étanttrouvé à côté du sergent à une revue au parc du Phœnix, où ilm’avait indiqué les personnages intéressants à connaître, enreconnaissance de quoi je lui avais payé à boire.

Je donnai un de mes shillings à Sullivan, lemaître d’hôtel des Fitzsimons, et, gagnant précipitamment la rue,je courus à une petite taverne où logeait ma connaissance, et avantdix minutes j’avais accepté le shilling de Sa Majesté. Je luiracontai franchement que j’étais un jeune gentilhomme dansl’embarras ; que j’avais tué un officier en duel, et quej’étais pressé de sortir du pays. Mais j’aurais pu ne pas me mettreen frais d’explications. Le roi Georges avait trop besoin d’hommespour s’informer d’où ils venaient, et un gaillard de ma taille, ditle sergent, était toujours le bienvenu. Vraiment je ne pouvais pas,dit-il, mieux choisir mon temps. Un bâtiment de transport était àl’ancre à Dunleary, attendant un vent favorable, et, à bord de cevaisseau, où je me rendis le soir même, je fis des découvertessurprenantes, qui seront rapportées dans le prochain chapitre.

Chapitre 4Dans lequel Barry voit de près la gloire militaire.

Je n’ai jamais eu de goût que pour la bonnecompagnie, et je hais toute description des mœurs vulgaires. Lecompte que j’ai à rendre de la société où je me trouvai alors doitnécessairement être court, et la mémoire m’en est même profondémentdésagréable. Pouah ! le souvenir de l’horrible trou où nousautres, soldats, étions confinés, des misérables avec lesquels nousétions forcés de vivre, des garçons de charrue, des braconniers,des filous qui étaient venus chercher là un refuge contre lapauvreté ou contre la justice, comme, à vrai dire, j’avais faitmoi-même, suffit pour faire rougir, même à présent, mes vieillesjoues. Je serais tombé dans le désespoir, si heureusement iln’était survenu des événements de nature à relever mes esprits et àme consoler jusqu’à un certain point de mes infortunes.

La première de ces consolations fut une bonnequerelle que j’eus, le lendemain de mon entrée sur le bâtiment detransport avec un gros monstre à cheveux roux, un porteur de chaisequi s’était enrôlé pour fuir son dragon de femme qui, tout boxeurqu’il était, avait été trop forte pour lui. Aussitôt que le drôle,– Toole était son nom, je me rappelle, – fut hors des griffes de safemme la blanchisseuse, son courage et sa férocité naturelle luirevinrent, et il tyrannisa tout ce qui était autour de lui. Toutesles recrues, spécialement, étaient l’objet des insultes et desmauvais traitements de cette brute.

Je n’avais pas d’argent, comme j’ai dit, etj’étais assis très, désolé devant une gamelle de lard rance et debiscuit moisi, quand, mon tour étant venu, on me servit, comme auxautres, un sale pot d’étain, contenant un peu plus d’une demi-pinted’eau et de rhum. Le pot était si gras et si malpropre, que je nepus m’empêcher de me tourner vers l’homme qui l’apportait, et delui dire : « Camarade, donnez-moi un verre ! »Sur quoi tous ces misérables qui étaient autour de moi éclatèrentde rire, le plus bruyant d’entre eux étant, comme de raison,M. Toole. « Apportez à monsieur une serviette pour sesmains, et servez-lui une écuelle de soupe à la tortue ! »beugla le monstre qui était assis ou plutôt accroupi sur le pont enface de moi ; et, comme il parlait, il saisit soudain mon potde grog et le vida au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

« Si vous voulez le vexer, demandez-y desnouvelles de sa femme la blanchisseuse, qui le bat, me souffla àl’oreille un autre digne personnage, un porteur de torches retiré,qui, dégoûté de sa profession, avait adopté la vie militaire.

– Est-ce une serviette blanchie par votrefemme, monsieur Toole ? dis-je. J’entends dire qu’elle enavait une avec laquelle elle vous frottait souvent le visage.

– Demandez-y pourquoi il n’a pas voulu lavoir hier, quand elle est venue à bord, » continua le porteurde torches.

Et je lui fis plusieurs mauvaisesplaisanteries sur les savons qu’elle lui donnait, et la manièredont elle lui lavait la tête, qui mirent notre homme en fureur, etréussirent à provoquer une querelle entre nous. Nous l’aurionsvidée sur-le-champ ; mais une couple de soldats de marine qui,tout en riant de nous entendre, montaient la garde à la porte, decrainte que le repentir de notre marché ne nous donnât l’envie denous échapper, s’avancèrent et s’interposèrent entre nous labaïonnette au bout du fusil ; et le sergent, descendant del’échelle et informé de la dispute, daigna dire que nous pouvionsnous battre des poings si nous voulions, et que legaillard d’avant serait à notre disposition pour cela. Mais l’usagedes poings, comme le disait cet Anglais, n’était pasgénéral alors en Irlande ; et il fut convenu que nous aurionsune paire de gourdins, avec l’un desquels j’expédiai mon homme enquatre minutes, lui assénant sur son stupide crâne un coup quil’étendit sans vie sur le pont, sans en avoir reçu moi-même aucunde conséquence.

Cette victoire sur le coq de ce vil fumier mevalut la considération des misérables dont je faisais partie, etservit à remonter mes esprits qui, sans cela, s’affaissaient ;et ma position devint bientôt plus supportable par l’arrivée à bordd’un ancien ami. Ce n’était autre que mon second dans le fatal duelqui m’avait lancé de si bonne heure dans le monde, le capitaineFagan. Il y avait un jeune seigneur qui avait une compagnie dansnotre régiment (les fantassins de Gale), et qui, préférant lesplaisirs du Mail et des clubs aux dangers d’une rude campagne,avait fourni à Fagan l’occasion d’un échange qu’il avait étéheureux de faire, n’ayant point d’autre fortune que son épée. Lesergent nous faisait faire l’exercice sur le pont, en vue desofficiers et soldats de marine qui nous regardaient en riant,lorsqu’un bateau arriva du rivage amenant notre capitaine à bordet, quoique j’eusse tressailli et rougi lorsqu’il reconnut undescendant des Barry dans cette position dégradante, je vouspromets que la vue de Fagan me fit grand plaisir, car ellem’assurait que j’avais un ami près de moi. Ayant cela, j’étais sitriste que j’aurais certainement déserté si j’en eusse trouvé lemoyen, et que les inévitables soldats de marine n’eussent pas étéaux aguets pour empêcher ces sortes d’évasions. Fagan me fit del’œil un signe d’intelligence, mais ne laissa point voirpubliquement qu’il me connaissait, et ce ne fut que deux joursaprès, et lorsque nous eûmes dit adieu à la vieille Irlande, et quenous étions en pleine mer, qu’il m’appela dans sa cabine, et alorsme secouant cordialement la main, il satisfit le besoin que j’avaisd’avoir des nouvelles de ma famille. « J’ai eu de vosnouvelles à Dublin, dit-il ; ma foi, vous avez commencé debonne heure, comme le fils de votre père, et je ne pense pas quevous eussiez de meilleur parti à prendre que celui que vous avezpris. Mais pourquoi n’avoir pas écrit à votre pauvre mère ?Elle vous a adressé une demi-douzaine de lettres àDublin. »

Je répondis que j’avais demandé des lettres àla poste, mais qu’il n’y en avait pas pour M. Redmond. Je neme souciai pas d’ajouter qu’après la première semaine j’avais étéhonteux d’écrire à ma mère.

« Il faut lui écrire par le pilote,dit-il, qui va nous quitter dans deux heures, et vous pouvez luidire que vous êtes en sûreté, et marié. »

Je soupirai à ce mot de marié ; sur quoiil dit en riant : « Je vois que vous pensez à certainejeune personne de Brady’s Town.

– Miss Brady va-t-elle bien ? »dis-je. Et c’est à peine si je pus faire cette question, car jepensais effectivement à elle ; et quoique je l’eusse oubliéeau milieu des dissipations de Dublin, j’ai toujours remarqué quel’adversité rend l’homme très-affectueux.

« Il n’y a plus que sept miss Bradymaintenant, répondit Fagan d’une voix solennelle ; pauvreNora !…

– Bonté divine ! que lui est-ilarrivé ? »

Je la voyais morte de douleur.

« Elle a pris votre départ si fort à cœurqu’elle a été obligée de se marier pour se consoler. Elle estmaintenant mistress John Quin.

– Mistress John Quin ! Est-ce qu’ily avait un autre M. John Quin ? dis-je frappé destupeur.

– Non, c’est le même, mon garçon. Ils’est remis de sa blessure. La balle dont vous l’avez frappé nepouvait pas lui faire de mal. Elle était faite d’étoupe.Pensez-vous que les Brady vous auraient laissé leur enlever d’uncoup de pistolet quinze cents livres de rente ? » Etalors Fagan me raconta qu’afin de m’écarter, car ce poltrond’Anglais ne voulait pas consentir à se marier par peur de moi, onavait conçu le plan de ce duel. « Mais vous l’avezcertainement touché, Redmond, et avec un beau petit tampond’étoupe, et notre homme en fut si effrayé, qu’il fut une heure àreprendre ses sens. Nous avons conté après coup l’histoire à votremère, et elle a fait une jolie scène ; elle vous a expédié unedizaine de lettres à Dublin ; mais je suppose qu’elle vous lesadressait sous votre nom, qui n’était pas celui sous lequel vousles demandiez.

– Le lâche ! dis-je (quoique, jel’avoue, j’eusse l’esprit fort soulagé de penser que je ne l’avaispas tué). Et les Brady de Castle Brady ont consenti à admettre unpoltron comme celui-là dans une des plus anciennes et des plushonorables familles du monde ?

– Il a remboursé l’hypothèque de votreoncle, dit Fagan ; il donne à Nora un carrosse à sixchevaux ; il va vendre sa compagnie, qui va être achetée parle lieutenant de la milice, Ulick Brady. Ce lâche est la providencede la famille de votre oncle. Ma foi ! le tour a été bienjoué. » Et alors il me conta en riant comme quoi Mick et Ulickne l’avaient pas perdu de vue, quoiqu’il voulût se sauver enAngleterre, jusqu’à ce que le mariage fût consommé, et l’heureuxcouple en route pour Dublin. « Avez-vous besoin d’argent, mongarçon ? continua le bon capitaine. Vous pouvez tirer sur moi,car j’ai eu une couple de cent livres de maître Quin pour ma part,et, tant qu’elles dureront, vous ne manquerez de rien. »

Et là-dessus il me fit asseoir et écrire à mamère, ce que je fis sur-le-champ dans des termes pleins desincérité et de repentir, disant que j’avais fait des folies, queje n’avais pas su jusqu’à ce moment à quelle fatale erreur j’étaisen proie, et que je m’étais embarqué pour l’Allemagne commevolontaire. Et la lettre était à peine finie, que le pilote annonçaqu’il allait à terre ; et il partit, emportant avec lui, debien d’autres cœurs émus que le mien, nos adieux à nos amis de lavieille Irlande.

Quoiqu’on m’ait appelé le capitaine Barrypendant bien des années de ma vie, et que j’aie été connu comme teldes premiers personnages de l’Europe, cependant je ferai aussi biende confesser que je n’ai pas plus de droits à ce titre que tantd’autres qui le prennent, ni même à aucune épaulette ni signe dedistinction quelconque au-dessus du galon de laine de caporal.J’obtins ce grade de Fagan durant notre voyage vers l’Elbe, et jefus confirmé dans ce rang in terra firma. Il m’avait étépromis aussi une hallebarde, et ensuite peut-être un graded’enseigne, si je me distinguais ; mais il n’était pas dansles intentions du Destin que je restasse longtemps soldat anglais,comme on le verra présentement. En attendant, notre traversée futtrès-favorable ; mes aventures furent racontées par Fagan auxautres officiers, qui me traitèrent avec bonté ; et mavictoire sur le gros porteur de chaise, on le sait, m’avait valu laconsidération de mes camarades de l’avant. Encouragé et fortementexhorté par Fagan, je fis résolument mon devoir ; mais,quoique affable et de bonne humeur avec les soldats, je nem’abaissai jamais jusqu’à frayer avec des gens de si bas étage, etentre eux ils m’appelaient généralement :« Milord. » Je crois que ce fut le porteur de torches, unfacétieux drôle, qui me donna ce titre, et je me sentais digne dece rang autant qu’aucun pair du royaume.

Il faudrait un plus grand philosophe et unautre historien que moi pour expliquer les causes de la fameuseguerre de sept ans dans laquelle l’Europe fut engagée ; et,vraiment, son origine m’a toujours paru si compliquée, et leslivres écrits là-dessus étaient si prodigieusement difficiles àcomprendre, que j’ai rarement été plus avancé à la fin d’unchapitre qu’au commencement : en conséquence, je ne fatigueraipas mon lecteur de mes investigations personnelles à ce sujet. Toutce que je sais, c’est qu’après que l’amour de Sa Majesté pour sesÉtats de Hanovre l’eut rendu fort impopulaire dans son royaumed’Angleterre, quand M. Pitt était à la tête du partianti-allemand, tout d’un coup, M. Pitt devenant ministre, lereste de l’empire applaudit à la guerre autant qu’il la détestaitauparavant. Les victoires de Dettingen et de Crefeld étaient danstoutes les bouches, et le héros protestant, comme nous appelionscet athée de vieux Frédéric de Prusse, était adoré par nous commeun saint peu de temps après que nous avions été sur le point de luifaire la guerre, de concert avec l’impératrice-reine. Maintenant,de façon ou d’autre, nous étions pour Frédéric ;l’impératrice, les Français, les Suédois et les Russes étaientligués contre nous, et je me souviens que lorsque la nouvelle de labataille de Lissa nous arriva au fond de notre Irlande, nous laconsidérâmes comme un triomphe pour la cause du protestantisme, etilluminâmes, et allumâmes des feux de joie, et eûmes un sermon àl’église, et célébrâmes le jour de naissance du roi de Prusse, àl’occasion de laquelle mon oncle se grisa, comme il faisait, dureste, en toute autre occasion. La plupart des malotrus enrôlésavec moi étaient, comme de raison, papistes (l’armée anglaise étaitpleine de ces païens-là, qui ne manquent jamais dans notre cherpays) ; et ces gens-là, ma foi, soutenaient les intérêts duprotestantisme avec Frédéric, qui vous battait les protestantssuédois et les protestants saxons, aussi bien que les Russes del’Église grecque, et les troupes papistes de l’Empereur et du roide France. C’était contre ces derniers que les auxiliaires anglaisétaient employés, et nous savons que, la querelle soit ce qu’ellevoudra, un Anglais et un Français sont assez disposés à en faire unsujet de bataille.

Nous abordâmes à Cuxhaven, et je n’avais pasété un mois dans l’Électorat, que j’étais transformé en un grandjeune soldat de bonne tenue ; et, ayant une aptitude naturellepour les exercices militaires, je fus bientôt aussi ferré sur lamanœuvre que le plus ancien sergent du régiment. Il fait bon,néanmoins, rêver de guerres glorieuses dans un bon fauteuil chezsoi, ou de les faire en qualité d’officier, entouré de gens commeil faut, somptueusement habillé, et stimulé par des chancesd’avancement. Mais ces chances ne sont pas pour les pauvres diablesà galons de laine ; le drap grossier de nos habits rouges merendait honteux quand un de nos officiers passait à côté demoi ; j’avais le frisson dans l’âme, lorsqu’en faisant desrondes, j’entendais leurs voix joyeuses à la table de leurpension ; mon orgueil se révoltait d’être obligé de m’enduireles cheveux de farine et de suif, au lieu d’employer la pommade quiconvenait à un gentilhomme. Oui, mes goûts ont toujours été relevéset élégants, et j’avais mal au cœur de l’horrible compagnie danslaquelle j’étais tombé. Quelles chances d’avancementavais-je ? Aucun de mes parents n’avait de quoi m’acheter unecommission, et j’entrai bientôt dans un tel découragement, quej’aspirais après une action générale et une balle pour en finir, etque je fis vœu de saisir la première occasion de déserter.

Quand je songe que moi, le descendant des roisd’Irlande, je fus menacé de coups de canne par un polisson quisortait du collége d’Eton ; quand je songe qu’il me proposad’être son laquais, et que, dans aucun de ces deux cas, je nel’égorgeai ! La première fois je fondis en larmes, peum’importe de l’avouer, et je fus sérieusement tenté de me suicider,tant était grande ma mortification. Mais mon cher ami Fagan vint àmon aide en cette circonstance avec une consolation fort opportune.« Mon pauvre enfant, dit-il, il ne faut pas prendre ainsi lachose à cœur. Des coups de canne ne sont qu’une honte relative. Lejeune enseigne Fakenham a été fouetté lui-même à Eton il n’y aqu’un mois ; je gagerais que ses cicatrices ne sont pas encoreguéries. Il faut reprendre courage, mon garçon ; faites votredevoir, conduisez-vous en gentleman, et il ne vous arrivera rien desérieux. » Et je sus plus tard que mon champion avait prisfort sévèrement à partie M. Fakenham pour cette menace, etavait dit que de pareils procédés seraient considérés par lui àl’avenir comme une insulte personnelle ; sur quoi le jeuneenseigne était devenu civil pour le moment. Quant aux sergents, jedis à l’un d’eux que si quelqu’un me frappait, quel qu’il fût, ouquelle que fût la peine, j’aurais sa vie. Et vraiment il y avaitdans mon langage un air de sincérité qui les convainquittous ; et tant que je restai au service de l’Angleterre, aucunrotin ne toucha les épaules de Redmond Barry. Effectivement,j’étais dans un tel état d’irritation, que j’en avais tout à faitpris mon parti, et que j’étais sûr comme de mon existenced’entendre jouer ma marche funèbre. Quand je fus fait caporal, mesmaux diminuèrent en partie ; je mangeais avec les sergents parfaveur spéciale, et je leur payais à boire et perdais au jeu avecces gredins l’argent que mon bon ami, M. Fagan, me fournissaitavec ponctualité.

Notre régiment, qui était en quartier auxenvirons de Stade et de Lunebourg, reçut bientôt l’ordre de marcherau sud vers le Rhin, car la nouvelle arriva que notre grandgénéral, le prince Ferdinand de Brunswick, avait été défait ;non, pas défait, mais il avait échoué dans son attaque contre lesFrançais, sous les ordres du duc de Broglie, à Berghen, près deFrancfort-sur-le-Mein, et avait été obligé de se replier ; àmesure que les alliés battaient en retraite, les Français seprécipitaient en avant et faisaient une pointe hardie surl’Électorat de notre gracieux monarque en Hanovre, menaçant del’occuper comme ils avaient déjà fait quand d’Estrées avait battule héros de Culloden, le vaillant duc de Cumberland, et lui avaitfait signer la capitulation de Closter-Zeven. Une marche sur leHanovre causait toujours une grande agitation dans l’auguste seindu roi d’Angleterre ; on nous envoya de nouvelles troupes etdes convois d’argent pour nous et pour les soldats de notre alliéle roi de Prusse ; et quoique, en dépit de toute assistance,l’armée commandée par le prince Ferdinand fût de beaucoup plusfaible que celle des agresseurs, cependant nous avions l’avantaged’avoir de meilleurs approvisionnements, un des plus grandsgénéraux du monde, et j’allais ajouter, l’avantage de la valeurbritannique ; mais moins nous parlons de cela, mieux celavaut. Milord Georges Sackville ne se couvrit pas précisément delauriers à Minden, sans quoi il aurait pu se gagner là une des plusgrandes victoires des temps modernes.

Se jetant entre les Français et l’intérieur del’Électorat, le prince Ferdinand prit sagement possession de laville libre de Brême, dont il fit son dépôt d’approvisionnements etsa place d’armes, et autour de laquelle il rassembla toutes sestroupes, s’apprêtant à livrer la fameuse bataille de Minden.

Si ces mémoires n’étaient pas caractérisés parleur véracité, et si je daignais prononcer une seule parole qui nefût pas revêtue par ma propre expérience personnelle de la plushaute autorité, j’aurais pu aisément me faire le héros de quelquesétranges et populaires aventures, et, à l’exemple des auteurs deromans, introduire mes lecteurs auprès des grands personnages decette remarquable époque. Ces gens-là (je parle des romanciers),s’ils prennent un tambour ou un laquais pour leur héros, trouventmoyen de le mettre en contact avec les plus grands seigneurs et lesplus grandes notoriétés de l’empire, et je garantis bien qu’il n’enest pas un seul qui, en décrivant la bataille de Minden, n’eût faitcomparaître le prince Ferdinand, et milord Georges Sackville, etmilord Granby. Il m’eût été facile de dire que j’étaisprésent quand l’ordre fut donné à lord Georges de charger avec lacavalerie et d’achever la déroute des Français, et lorsqu’il refusade le faire et gâta par là cette grande victoire. Mais le fait estque j’étais à deux milles de la cavalerie quand eut lieu la fatalehésitation de Sa Seigneurie, et qu’aucun de nous autres, soldats dela ligne, ne sut ce qui s’était passé que lorsque nous en vînmes àcauser du combat, le soir auprès de nos chaudrons, et à nousreposer après les labeurs d’une rude journée. Je ne vis, cejour-là, personne d’un grade plus élevé que mon colonel et unecouple d’officiers d’ordonnance passant à cheval dans la fumée, –personne de notre côté, c’est-à-dire. Un pauvre caporal(j’avais alors ce déshonneur) n’est pas généralement invité dans lacompagnie des chefs et des grands personnages ; mais enrevanche je vis, je vous le promets, fort bonne compagnie du côtédes Français, car leurs régiments de Lorraine et de Royale-Cravatenous chargèrent tout le jour ; et dans cette sorte de mêlée,tous les rangs sont assez également bien reçus. Je déteste laforfanterie, mais je ne puis m’empêcher de dire que je fisconnaissance de très-près avec le colonel des Cravates, car je luipassai ma baïonnette au travers du corps, et expédiai un pauvrepetit enseigne, si jeune, si mince, si fluet, que j’aurais pu ledépêcher d’un coup de ma queue, je crois, au lieu de la crosse demon mousquet avec laquelle je l’assommai. Je tuai, de plus, quatreautres officiers et soldats, et dans la poche du pauvre enseigne jetrouvai une bourse de quatorze louis d’or et une bonbonnière enargent, et le premier de ces cadeaux me fut fort agréable. Si lesgens voulaient faire leurs récits de batailles avec cettesimplicité, je crois que la vérité n’en souffrirait pas. Tout ceque je sais de ce fameux combat de Minden (excepté par les livres)est relaté ci-dessus. La bonbonnière d’argent de l’enseigne et sabourse d’or ; la face livide du pauvre diable quand iltomba ; les vivats des hommes de ma compagnie quand j’allai letuer sous un feu très-vif ; leurs cris et leurs imprécationsquand nous en vînmes aux mains avec les Français ; ce ne sontpas là, en vérité, de très-dignes souvenirs, et il vaut mieuxpasser dessus brièvement. Quand mon bon ami Fagan fut tué, un autrecapitaine, et son très-cher ami, se tourna vers le lieutenantRawson et dit : « Fagan est par terre ; Rawson,voilà votre compagnie. » Ce fut là toute l’oraison funèbrequ’eut mon brave patron. « Je vous aurais laissé cent guinées,Redmond, ce furent les derniers mots qu’il me dit, si je n’avaispas eu tant de guignon au pharaon hier au soir ; » et ilme serra faiblement la main ; et comme l’ordre était donnéd’avancer, je le quittai. Quand nous revînmes à notre ancien poste,ce qui ne tarda pas, il était encore couché là, mais il était mort.Quelques-uns de nos gens lui avaient déjà arraché ses épaulettes,et, sans aucun doute, lui avaient raflé sa bourse. Les hommesdeviennent de tels voleurs et de tels gredins à la guerre !C’est fort bien aux gentilshommes de parler de l’époque de lachevalerie ; mais songer aux brutes affamées qu’elle menait,des hommes nourris dans la pauvreté, d’une ignorance complète,qu’on habituait à s’enorgueillir de verser le sang ; deshommes qui n’avaient pas d’autre amusement que l’ivrognerie, ladébauche et le pillage ! C’est avec ces affreux instrumentsque nos grands guerriers et monarques ont fait leur œuvre demeurtre dans le monde ; et tandis que, par exemple, nousadmirons en ce moment le grand Frédéric, comme nous l’appelons, etsa philosophie, et son libéralisme, et son génie militaire, moi quiai servi, sous lui et qui étais pour ainsi dire dans les coulissesde ce grand spectacle, je ne peux l’envisager qu’avec horreur. Quede crimes, de misère, d’esclavage, pour composer ce total degloire ! Je me rappelle un certain jour, environ troissemaines après la bataille de Minden, et une ferme dans laquelleentrèrent quelques-uns de nous, et comme quoi la vieille femme etses filles nous servirent du vin en tremblant ; et comme quoinous nous grisâmes, et que bientôt la maison fut en flammes ;et malheur à l’infortuné qui, plus tard, revint chez lui pourretrouver sa maison et ses enfants !

Chapitre 5Dans lequel Barry essaye de se tenir autant que possible à distancede la gloire militaire.

Après la mort de mon protecteur, le capitaineFagan, je suis forcé de confesser que je tombai dans le pire desgenres de vie et de société. N’étant lui-même qu’un soldat defortune, il n’avait jamais été un favori auprès des officiers deson régiment, qui avaient pour les Irlandais le mépris que lesAnglais ont quelquefois, et avaient coutume de se moquer de sonaccent et de ses manières peu raffinées. J’avais été insolent avecun ou deux d’entre eux, et son intervention seule m’avait garantidu châtiment. Son successeur, M. Rawson, particulièrement,n’avait aucun penchant pour moi, et il nomma un autre au grade desergent qui avait vaqué dans sa compagnie après la bataille deMinden. Cet acte d’injustice me rendit mon servicetrès-désagréable, et au lieu de chercher à triompher des mauvaisesdispositions de mes supérieurs, et de conquérir leur bienveillancepar ma bonne conduite, je ne cherchai qu’à me rendre ma positionplus douce, et saisis avec avidité toutes les occasions dem’amuser. Dans un pays étranger, avec l’ennemi devant nous, et leshabitants continuellement mis à contribution d’un côté ou del’autre, d’innombrables irrégularités étaient permises aux troupes,qui ne l’auraient pas été dans des temps plus paisibles. J’en vins,par degrés, à me mêler aux sergents et à partager leursamusements ; boire et jouer étaient, je regrette de le dire,nos principaux passe-temps, et je pris si bien leurs habitudes que,quoique je n’eusse que dix-sept ans, j’étais leur maître à tous enfait de déréglements effrontés ; et pourtant il en était parmieux, je vous le promets, qui étaient bien avancés dans cettescience. J’aurais été, pour sûr, aux mains du grand prévôt, si jefusse resté beaucoup plus longtemps dans l’armée ; mais ilarriva un accident qui me fit sortir du service d’une façon assezsingulière.

L’année de la mort de Georges II, notrerégiment eut l’honneur d’être présent à la bataille de Warburg (oùle marquis de Granby et son cheval relevèrent la cavalerie dudiscrédit où elle était tombée depuis la faute de lord GeorgesSackville à Minden), et où le prince Ferdinand, une fois de plus,défit complétement les Français. Durant l’action, mon lieutenant,M. Fakenham, de Fakenham, le gentilhomme qui, on s’ensouvient, m’avait menacé de coups de canne, fut frappé d’une balleau côté. Il n’avait manqué de courage ni dans cette occasion nidans aucune autre où il avait été appelé à se mesurer contre lesFrançais ; mais c’était sa première blessure, et le jeunegentilhomme en était excessivement effrayé. Il offrit cinq guinéespour être porté dans la ville qui était près de là, et moi et unautre soldat, le prenant dans un manteau, nous trouvâmes moyen dele transporter dans un endroit d’apparence décente, où nous lemîmes au lit, et où un jeune chirurgien, qui ne demandait pas mieuxque de se retirer du feu de la mousqueterie, vint bientôt panser sablessure.

Pour entrer dans cette maison, nous fûmesobligés, il faut l’avouer, de faire feu sur les serrures, sommationqui attira à la porte une des personnes de la maison, une fortjolie jeune femme aux yeux noirs, qui vivait là avec un vieux pèreà moitié aveugle, jagd-meister en retraite du duc deCassel, qui est tout à côté. Quand les Français étaient dans laville, la maison du meinherr avait souffert comme celles de sesvoisins, et il fut d’abord excessivement peu disposé à recevoir nosgens. Mais le premier coup frappé à sa porte avait eu pour effetd’obtenir une prompte réponse, et M. Fakenham, en tirant unecouple de guinées d’une bourse très-pleine, l’eut bientôt convaincuqu’il n’avait affaire qu’à un homme d’honneur.

Laissant le docteur (qui était fort aise derester) avec son malade, qui me remit la récompense stipulée, jem’en retournais à mon régiment avec mon camarade, après avoirbaragouiné en allemand quelques compliments mérités à la belle auxyeux noirs de Warburg, et songeant, non sans beaucoup d’envie,combien il serait agréable d’être logé là, quand le soldat quiétait avec moi coupa court à mes rêveries, en me suggérant que nousdevrions partager les cinq guinées que m’avait données lelieutenant.

« Voilà votre part, » dis-je en luidonnant une pièce, ce qui était bien assez, puisque j’étais le chefde l’expédition. Mais il jura ses grands dieux qu’il aurait lamoitié, et quand je l’envoyai dans un endroit que je ne nommeraipas, le drôle, levant son mousquet, m’en donna un coup de crossequi m’étendit par terre sans connaissance, et lorsque je revins àmoi, je me trouvai saignant d’une large blessure à la tête ;je n’eus que le temps de me traîner à la maison où j’avais laisséle lieutenant, et je retombai évanoui à la porte.

Le chirurgien m’y trouva sans doute ensortant ; car, lorsque je repris une seconde fois l’usage demes sens, j’étais au rez-de-chaussée de la maison, soutenu par lafille aux yeux noirs, tandis que le chirurgien me faisait uneabondante saignée au bras. Il y avait un autre lit dans la chambreoù l’on avait couché le lieutenant : c’était celui de Gretel,la servante ; tandis que Lischen, comme ma belle se nommait,avait jusqu’alors occupé celui où reposait l’officier blessé.

« Qui mettez-vous dans celit ? » dit-il en allemand, d’une voixlanguissante ; car la balle avait été extraite de son côtéavec beaucoup de souffrances et de perte de sang.

On lui dit que c’était le caporal qui l’avaitapporté.

« Un caporal ? dit-il enanglais ; mettez-le à la porte. »

Et vous pouvez penser si je fus sensible aucompliment. Mais nous étions trop faibles tous les deux pour nousadresser beaucoup de compliments ou d’injures. Je fus missoigneusement au lit, et pendant qu’on me déshabillait, j’eusl’occasion de voir que mes poches avaient été vidées par le soldatanglais qui m’avait assommé. Mais j’avais un bon quartier : majeune hôtesse m’apportait une boisson restaurante ; quand jela pris, je ne pus m’empêcher de serrer la charitable main qui mela donnait, et, à vrai dire, ce témoignage de ma gratitude ne parutpas déplaire.

Cette intimité ne décrut pas avec une plusample connaissance. Je trouvai dans Lischen la plus sensible desgardes-malades. Toutes les fois qu’on se procurait quelquefriandise pour le lieutenant blessé, le lit opposé au sien en avaittoujours une part, au grand ennui de notre avaricieux. Sa maladiefut longue. Le second jour, la fièvre se déclara ; pendantplusieurs nuits il eut le délire, et je me souviens qu’une foisqu’un officier supérieur inspectait nos quartiers, dans l’intentionbien probablement de se loger dans la maison, les hurlements et lesextravagances du malade au-dessus de sa tête le frappèrent, et ilse retira passablement effrayé. J’étais fort commodément assis aurez-de-chaussée, car ma blessure ne me faisait plus souffrir, et cefut seulement lorsque l’officier me demanda d’une voix rudepourquoi je n’étais pas à mon régiment, que je commençai àréfléchir à l’agrément de ma position, et que j’étais beaucoupmieux là que sous une odieuse tente avec un tas de soldats ivres,ou à faire des rondes de nuit, ou à me lever longtemps avant lejour pour aller à l’exercice.

Le délire de M. Fakenham me fit naîtreune idée, et je me déterminai sur-le-champ à devenir fou.Il y avait à Brady’s Town un pauvre fou nommé Billy, dont j’avaissouvent contrefait les extravagances quand j’étais enfant, et je meremis à le copier. Le soir même je débutai par Lischen, quej’embrassai avec un glapissement et un éclat de rire qui faillit àelle-même lui faire perdre l’esprit, et chaque fois que quelqu’unentrait, j’étais en délire. Le coup que j’avais reçu à la têtem’avait détraqué la cervelle ; le docteur était tout prêt àl’affirmer. Une nuit, je lui dis tout bas que j’étais Jules César,et qu’il était ma fiancée, la reine Cléopâtre, ce qui leconvainquit de ma démence. Le fait est que si Sa Majestéressemblait à mon Esculape, elle devait avoir une barbe carotte,chose rare en Égypte.

Un mouvement des Français nous fit avancerrapidement de notre côté. La ville fut évacuée, excepté parquelques troupes prussiennes, dont les chirurgiens devaient visiterles blessés restés sur les lieux ; et, quand nous serionsguéris, nous devions être dirigés sur nos régiments. Je résolus dene plus rejoindre le mien. Mon intention était de gagner laHollande, qui était presque l’unique pays neutre en Europe à cetteépoque, et de là de passer en Angleterre, de façon ou d’autre, etde rentrer dans ma chère vieille Brady’s Town.

Si M. Fakenham vit encore, je lui doisdes excuses pour ma conduite à son égard. Il était fortriche ; il m’avait traité fort mal. Je trouvai moyen de fairepartir en l’effrayant son domestique, qui était venu le soigneraprès l’affaire, de Warburg, et, à dater de ce moment, je consentisquelquefois à servir le malade, qui me traitait toujours avecdédain ; mais mon but était de l’isoler, et je supportais sabrutalité avec beaucoup de politesse et de douceur, méditant dansmon esprit de lui tenir amplement compte de toutes les faveurs dontil me comblait. Et je n’étais pas la seule personne de la maisonavec qui le digne gentilhomme fût incivil. Il faisait aller etvenir la jolie Lischen, la courtisait avec impertinence, dénigraitses soupes, cherchait querelle à ses omelettes, et se plaignait del’argent qu’on dépensait pour son entretien, si bien que notrehôtesse le détestait autant que, sans vanité, elle avait d’estimepour moi.

Car, s’il faut dire la vérité, je lui avaisfait vivement la cour pendant que j’étais sous son toit, commec’est toujours mon usage avec les femmes, quel que soit leur âge ouleur beauté. Pour un homme qui a son chemin à faire dans le monde,ces chères filles sont toujours utiles, de façon ou d’autre ;peu importe qu’elles repoussent votre passion ; en tout cas,elles ne sont jamais offensées de votre déclaration, et ne vous enregardent qu’avec des yeux plus favorables à cause de votreinfortune. Quant à Lischen, je lui fis un récit si pathétique de mavie (infiniment plus romanesque que celui que je donne ici, car jene me restreignis pas à l’exacte vérité, comme je suis tenu de lefaire dans ces pages), que je gagnai entièrement le cœur de lapauvre fille, et, de plus, fis, grâce à elle, des progrèsconsidérables dans la langue allemande. Ne me croyez pas très-cruelet sans cœur, mesdames ; celui de Lischen était comme mainteville du voisinage ; il avait été pris d’assaut et occupéplusieurs fois avant que je vinsse l’investir ; tantôt hissantles couleurs françaises, tantôt le vert et jaune saxon, tantôt lenoir et blanc prussien, selon l’occurrence. La femme qui s’éprendd’un uniforme doit être préparée à changer bientôt d’amant, ou savie sera bien triste.

Le chirurgien allemand qui nous soigna aprèsle départ des Anglais ne daigna nous faire que deux visites durantma résidence, et je pris soin, pour une raison à moi connue, de lerecevoir dans une chambre sombre, au grand mécontentement deM. Fakenham, qui y couchait ; mais je dis que la lumièreme faisait horriblement mal aux yeux depuis mon coup à latête ; je me couvris donc la tête de linges quand vint ledocteur, et je lui dis que j’étais une momie d’Égypte, et luidébitai plusieurs absurdités, afin de soutenir mon caractère.

« Quelles sottises débitiez-vous là ausujet d’une momie d’Égypte, camarade ? demandaM. Fakenham d’un ton maussade.

– Oh ! vous le saurez bientôt,monsieur, » dis-je.

La fois suivante que j’attendais la visite dudocteur, au lieu de le recevoir dans une chambre obscure, et latête enveloppée de mouchoirs, j’eus soin d’être dans la chambred’en bas, et j’étais à jouer aux cartes avec Lischen lorsqu’ilentra. Je m’étais emparé d’une veste de chambre du lieutenant et dequelques autres objets de sa garde-robe qui n’allaient assez bien,et j’avais l’air assez distingué, je m’en flatte.

« Bonjour, caporal, dit le docteur d’unton passablement bourru, en réponse à mon salut gracieux.

– Caporal ! lieutenant, s’il vousplaît, repartis-je en lançant un regard fin à Lischen, que jen’avais pas encore mise du complot.

– Comment, lieutenant ? demanda lechirurgien. Je croyais que le lieutenant, c’était…

– Sur ma parole, vous me faites bien del’honneur, m’écriai-je en riant ; vous m’avez pris pour ce foude caporal qui est là-haut. Le drôle a prétendu une ou deux foisêtre officier, mais mon aimable hôtesse que voici vous dira quelest celui qui l’est.

– Hier il s’imaginait être le princeFerdinand, dit Lischen ; le jour que vous êtes venu, il disaitêtre une momie d’Égypte.

– En effet, dit le docteur ; je merappelle ; mais, ah ! ah ! savez-vous, lieutenant,que je vous ai confondus dans mes notes ! »

Lischen et moi, nous rîmes de cette méprisecomme de la chose la plus ridicule du monde ; et quand lechirurgien monta examiner son patient, je l’avertis de ne pas luiparler du sujet de sa maladie, attendu qu’il était dans une grandeexaltation.

Le lecteur aura pu, d’après la conversationci-dessus, deviner quel était réellement mon dessein. J’étaisdécidé à m’évader, et à m’évader sous le nom du lieutenantFakenham, le lui prenant à sa face, pour ainsi dire, et m’enservant pour obéir à une impérieuse nécessité. C’était un faux etun vol, si vous voulez ; car je lui pris aussi tout son argentet ses habits, je ne chercherai pas à le cacher. Mais le besoinétait si pressant, que je ferais encore de même ; et je savaisque je ne pourrais pas m’échapper sans sa bourse et sans son nom.C’était donc un devoir pour moi de lui prendre l’un et l’autre.

Comme le lieutenant était toujours couché enhaut, je n’hésitai point à mettre son uniforme, surtout après avoireu soin de m’informer du docteur si ceux de nos hommes qui auraientpu me reconnaître étaient encore dans la ville. Mais il n’y enavait plus, que je susse ; j’allai donc me promenertranquillement avec Mme Lischen, revêtu del’uniforme du lieutenant ; je m’enquis d’un cheval que j’avaisbesoin d’acheter, m’annonçai au commandant de la place comme lelieutenant Fakenham, du régiment anglais d’infanterie de Gale,convalescent, et fus invité à dîner par les officiers du régimentprussien à un pitoyable ordinaire qu’ils avaient. Comme Fakenhamaurait tempêté s’il eût su l’usage que je faisais de sonnom !

Chaque fois que le personnage demandait desnouvelles de ses habits, ce qu’il faisait avec toutes sortesd’imprécations et de serments qu’il me ferait bâtonner au régimentpour mon incurie ; moi, de l’air le plus respectueux, je luirépondais qu’ils étaient en bas parfaitement en sûreté ; et lefait est qu’ils étaient soigneusement empaquetés, et prêts pour lejour où je me proposais de partir. Mais ses papiers et son argent,il les tenait sous son oreiller ; et comme j’avais acheté uncheval, il devenait nécessaire de le payer.

À une certaine heure, donc, j’ordonnai aumarchand de m’amener l’animal, dont je lui remettrais le prix. Jepasserai sous silence mes adieux à ma bonne hôtesse, qui furentvraiment bien trempés de larmes ; et, m’armant de résolution,je montai à la chambre de Fakenham en grand uniforme, et sonchapeau sur l’œil gauche.

« Ah ! grand scélérat ! dit-ilavec une foule de jurements ; chien de uévolté !que puétends-tu en mettant mon unifome ? Aussi sûrque mon nom est Fakenham, quand nous seuons deuetour au uégiment, je te feuaiauuacher l’âme du coups.

– Je suis nommé lieutenant, dis-je enricanant ; je viens prendre congé de vous. » Et alors,allant à son lit, je dis : « Il me faut vos papiers etvotre bourse. » À ces mots, j’introduisis la main sous sonoreiller, ce qui lui fit jeter un cri qui aurait pu m’attirer toutela garnison sur les bras. « Écoutez bien, monsieur,dis-je ; plus de bruit, ou vous êtes un hommemort ! »

Et prenant un mouchoir, je le lui attachai surla bouche de manière à le presque étouffer ; et tirant lesmanches de sa chemise, je les nouai ensemble et le laissai ainsi,emportant les papiers et la bourse, comme vous pouvez penser, etlui souhaitant poliment le bonjour.

« C’est ce fou de caporal ! »dis-je aux gens d’en bas qui avaient été attirés par le cri partide la chambre du malade ; et là-dessus, prenant congé du vieuxjagd-meister aveugle, et faisant à sa fille un adieu plus tendreque je ne puis le dire, je montai sur l’animal que je venaisd’acheter ; et quand je m’en allai en caracolant et que lessentinelles me présentèrent les armes aux portes de la ville, je mesentis de nouveau dans ma propre sphère, et je résolus de ne plusredescendre du rang de gentilhomme.

Je pris d’abord le chemin de Brême, où étaitnotre armée, et j’étais porteur de rapports et de lettres ducommandant prussien de Warburg au quartier général ; mais,sitôt que je ne fus plus en vue des sentinelles avancées, jetournai bride et entrai sur le territoire de Cassel, quiheureusement n’est pas très-loin de Warburg ; et je vouspromets que je fus fort aise de voir les barrières rayées de bleuet de rouge, qui me prouvaient que j’étais hors du pays occupé parmes compatriotes. J’allai à Hof, et le lendemain à Cassel, medonnant comme porteur de dépêches pour le prince Henry ; puisje gagnai le Bas-Rhin, et descendis au meilleur hôtel de l’endroit,où les officiers supérieurs de la garnison avaient leur ordinaire.Ces messieurs me régalèrent des meilleurs vins qui se trouvaientdans la maison, car j’étais déterminé à soutenir mon rôle degentilhomme anglais, et je leur parlais de mes propriétés enAngleterre avec une facilité d’élocution qui me faisait presquecroire aux contes que j’inventais. On m’invita même à une assembléeà Wilhelmshöhe, palais de l’Électeur, et j’y dansai un menuet avecla charmante fille du Hof-marschall, et perdis quelques pièces d’orcontre Son Excellence le premier veneur de Son Altesse.

À notre table de l’auberge, était un officierprussien qui me traitait avec beaucoup de civilité, et me faisaitmille questions sur l’Angleterre, auxquelles je répondais de monmieux. Mais ce mieux, je suis forcé de le dire, n’était pasgrand’chose. Je ne savais rien de l’Angleterre, et de la cour, etdes nobles familles de ce pays ; mais entraîné par la gloriolede la jeunesse et par le penchant que j’avais à cet âge, mais dontje me suis depuis longtemps corrigé, de me vanter et de parlerd’une manière qui n’était pas tout à fait conforme à la vérité),j’inventai mille histoires que je lui débitai, je lui fis leportrait du roi et des ministres, lui dis que l’ambassadeurd’Angleterre à Berlin était mon oncle, et promis même à ma nouvelleconnaissance une lettre de recommandation pour lui. Quandl’officier me demanda le nom de mon oncle, je ne fus pas en état delui dire le véritable, et je répondis qu’il s’appelaitO’Grady ; c’est un nom qui en vaut un autre, et les O’Grady deKilballyowen, dans le comté de Cork, sont d’aussi bonne famille quequi que ce soit au monde, à ce que j’ai ouï dire. Quant auxhistoires sur mon régiment, celles-là, comme de raison, je n’enmanquais pas. Je souhaiterais que les autres eussent été aussiauthentiques.

Le matin que je quittai Cassel, mon ami lePrussien vint à moi d’un air ouvert et riant, et me dit qu’ilallait aussi à Dusseldorf, où j’avais annoncé que je merendais ; nous partîmes donc à cheval de compagnie. Le paysétait désolé au delà de toute expression. Le prince dans les Étatsduquel nous étions était connu pour le plus impitoyable vendeurd’hommes de l’Allemagne. Il en vendait à tous chalands, et, durantles cinq années qu’avait déjà duré la guerre (appelée depuis laguerre de sept ans), il avait tellement épuisé d’hommes saprincipauté, que les champs demeuraient sans culture, que même lesenfants de douze ans étaient envoyés à la guerre, et que je vis destroupeaux de ces malheureux en marche, escortés de quelquescavaliers, tantôt sous la conduite d’un sergent hanovrien en habitrouge, tantôt sous celle d’un officier prussien, avec lequelparfois mon compagnon échangeait des signes de reconnaissance.

« Il m’est pénible, dit-il, d’être obligéde frayer avec de tels misérables ; mais les dures nécessitésde la guerre exigent continuellement des hommes, et de là cesrecruteurs que vous voyez trafiquer de chair humaine. Ils ontvingt-cinq dollars de notre gouvernement par chaque homme qu’ilsamènent. Pour de beaux hommes, pour des hommes tels que vous,ajouta-t-il en riant, nous irions jusqu’à cent. Du temps del’ancien roi, nous en aurions donné de vous jusqu’à mille, quand ilavait son régiment de géants que le roi actuel a licencié.

– J’en ai connu un, dis-je, qui servaitavec vous : nous l’appelions Morgan Prusse.

– En vérité ? Et qui était ce MorganPrusse ?

– Un de nos grands grenadiers, qui futhappé de façon ou d’autre dans le Hanovre par quelqu’un de vosrecruteurs.

– Les gredins ! dit mon ami ;et ils osèrent prendre un Anglais ?

– Ma foi ! c’était un Irlandais, etbeaucoup trop retors pour eux, comme vous allez voir. Morgan futdonc pris et enrôlé dans la garde géante, et il était presque leplus énorme de tous les colosses qui étaient là. Plusieurs de cesmonstrueux hommes se plaignaient de leur vie, et de la bastonnade,et de la longueur des exercices et de l’exiguïté de leurpaye ; mais Morgan n’était point un de ces grognards.« Il vaut bien mieux, disait-il, engraisser ici, à Berlin, quede mourir de faim, en haillons, dans le Tipperary. »

– Où est le Tipperary ? demanda moncompagnon.

– C’est précisément la question quefirent les amis de Morgan. C’est un beau district de l’Irlande,dont la capitale est la magnifique cité de Clonmel, une cité,permettez-moi de vous le dire, qui ne le cède qu’à Dublin et àLondres, et bien plus somptueuse qu’aucune ville du continent.Morgan dit donc qu’il était né près de cette cité, et que la seulechose qui le rendît malheureux, c’était la pensée que ses frèresmouraient encore de faim au pays, lorsqu’ils pourraient êtretellement mieux au service de Sa Majesté.

« Ma foi, dit Morgan au sergent à qui ildonnait ce renseignement, c’est mon frère Bin qui feraitun beau sergent des gardes, mais tout à fait !

« – Bin est-il aussi grand quevous ? demanda le sergent.

« – Aussi grand que moi, vousdites ? Eh mais, mon homme, je suis le plus petit de lafamille. Il y en a six autres, mais Bin est le plus fort de tous.Ah ! mais le plus fort de beaucoup. Sept pieds (anglais) sanssouliers, aussi vrai que mon nom est Morgan !

« – Est-ce que nous pourrions les envoyerchercher, vos frères ?

« – Pas vous. Depuis que j’ai été séduitpar un de vos gentilshommes de la canne, ils ont une aversionmortelle pour tous les sergents, répondit Morgan ; mais c’estdommage qu’ils ne puissent pas venir, pourtant. Quel colosse feraitBin sous un bonnet de grenadier ! »

« Il n’en dit pas davantage pour lemoment au sujet de ses frères, et se contenta de soupirer commes’il déplorait leur dure destinée. Mais l’histoire fut contée parle sergent aux officiers, et par les officiers au roilui-même ; et Sa Majesté fut prise d’une telle curiositéqu’elle consentit à laisser Morgan aller chercher ses sept énormesfrères.

– Et étaient-ils aussi grands que leprétendait Morgan ? » demanda mon compagnon.

Je ne pus m’empêcher de rire de sasimplicité.

« Pensez-vous, m’écriai-je, que Morganrevint jamais ? Non, non ; une fois libre, pas sibête ! Il a acheté une jolie petite ferme dans le Tipperaryavec l’argent qu’on lui avait donné pour amener ses frères, et jecrois que peu d’hommes des gardes ont si bien su profiter de cettesorte d’argent-là. »

Le capitaine prussien rit excessivement decette histoire ; il dit que les Anglais étaient la plusspirituelle nation du monde, et, lorsque je l’eus repris, convintque les Irlandais l’étaient encore davantage ; et nouscontinuâmes d’aller fort satisfaits l’un de l’autre, car il avait àraconter mille histoires sur la guerre, l’habileté et la bravourede Frédéric, et tous les dangers évités, les victoires et lesdéfaites presque aussi glorieuses que-les victoires, par lesquellesle roi avait passé. Maintenant que j’étais un gentilhomme, jepouvais écouter ces récits avec admiration ; et cependant lesentiment consigné à la fin du dernier chapitre dominait dans monesprit il n’y avait que trois semaines, quand je me rappelais quec’était le grand général qui avait la gloire, et le pauvre soldatrien que l’insulte et les coups de canne.

« À propos, à qui portez-vous desdépêches ? » demanda l’officier.

C’était une autre question scabreuse àlaquelle je me décidai à répondre au hasard, et je dis :« Au général Rolls. » J’avais vu ce général l’annéeprécédente, et je donnai le premier nom qui me vint à la tête. Monami s’en contenta parfaitement, et nous continuâmes notre marchejusqu’au soir, que, nos chevaux étant fatigués, il fut convenu quenous ferions halte.

« Il y a là une très-bonne auberge, ditle capitaine, comme nous nous dirigions vers un endroit qui avaitl’air d’être très-peu fréquenté.

– Ce peut être une très-bonne aubergepour l’Allemagne, dis-je ; mais cela ne passerait pas dans lavieille Irlande. Corbach n’est qu’à une lieue : poussonsjusqu’à Corbach.

– Voulez-vous voir les plus jolies femmesde l’Europe ? dit l’officier. Ah ! fripon que vous êtes,je vois que ceci vous influencera. » Et, à vrai dire, unetelle proposition était toujours la bienvenue avec moi, je ne faispas difficulté d’en convenir. « Ces gens-là sont de grosfermiers, dit le capitaine, en même temps qu’ils sontaubergistes. »

Et, en effet, l’endroit ressemblait plus à uneferme qu’à une cour d’auberge. Nous entrâmes par une grande portedans une cour entourée de murs, et à un bout de laquelle était lebâtiment, sombre d’aspect et délabré. Une couple de chariotscouverts étaient dans la cour, les chevaux étaient abrités sous unhangar près de là, et aux alentours allaient et venaient quelqueshommes et deux sergents en uniforme prussien, qui tous deuxportèrent la main à leur chapeau quand passa mon ami le capitaine.Cette formalité habituelle ne me frappa pas comme extraordinaire,mais l’apparence de l’auberge avait quelque chose d’excessivementglacial et rebutant, et je remarquai que les hommes fermèrent lesgrandes portes de la cour dès que nous fûmes entrés : desdétachements de cavalerie française parcouraient le pays, dit lecapitaine, et on ne pouvait prendre trop de précautions contre depareils brigands.

Nous entrâmes souper, après que les deuxsergents eurent pris soin de nos chevaux, et que le capitaine eutordonné à l’un d’eux de porter ma valise dans ma chambre à coucher.Je promis à ce brave homme un verre de schnapps pour sa peine.

Un plat d’œufs frits au lard fut commandé àune hideuse vieille qui vint nous servir, au lieu de la charmantecréature que je m’attendais à voir ; et le capitaine dit enriant : « Eh bien, notre repas est frugal, mais un soldaten a souvent de pires. » Et ôtant son chapeau, son ceinturonet ses gants, avec grande cérémonie, il se mit à table. Je nevoulais pas être en reste de politesse avec lui, et je mis mon épéeen sûreté dans une vieille commode où était la sienne.

La hideuse vieille dont j’ai parlé nousapporta un pot de vin fort sur, lequel, joint à sa laideur, me mitde fort mauvaise humeur.

« Où sont les beautés que vous m’avezpromises ? dis-je aussitôt que la sorcière eut quitté lachambre.

– Bah ! dit-il en riant et en meregardant fixement, c’était une plaisanterie ; j’étaisfatigué, et je ne voulais pas aller plus loin. Il n’y a pas ici deplus jolie femme que celle-là. Si elle ne vous convient pas, monami, il faut attendre quelque temps. »

Cette réponse accrut ma mauvaise humeur.

« Sur ma parole, monsieur, dis-jesévèrement, je trouve que vous avez agi d’une façon fortcavalière.

– J’ai agi comme j’ai cru devoir lefaire, repartit le capitaine.

– Monsieur, dis-je, je suis officieranglais !

– C’est un mensonge, cria l’autre, vousêtes un DÉSERTEUR ! Vous êtes un imposteur, monsieur ;voilà trois heures que je le sais. Je vous suspectais hier. Messoldats avaient entendu dire qu’un homme s’était échappé deWarburg, et je pensais que c’était vous. Vos mensonges et votrefolie m’ont confirmé dans cette idée. Vous prétendez porter desdépêches à un général qui est mort depuis dix mois ; vous avezun oncle qui est ambassadeur, et dont vous ne savez pas même lenom. Voulez-vous être des nôtres et recevoir la gratification,monsieur, ou aimez-vous mieux être livré ?

– Ni l’un ni l’autre ! » dis-jeen sautant sur lui comme un tigre.

Mais, quelque agile que je fusse, il était, deson côté, sur ses gardes. Il prit deux pistolets dans sa poche, enarma un, et dit de l’autre bout de la table où il se tenait pourm’écouter :

« Faites un pas, et je vous envoie cetteballe dans la cervelle ! »

L’instant d’après, la porte s’ouvrit avecviolence, et les deux sergents entrèrent la baïonnette au bout dufusil au secours de leur officier.

La partie était perdue. Je jetai à terre uncouteau dont je m’étais armé, car la vieille sorcière, en apportantle vin, avait emporté mon épée.

« Je me rends, dis-je.

– Voilà un bon garçon. Quel nommettrai-je sur ma liste ?

– Écrivez Redmond Barry de Bally Barry,dis-je avec hauteur ; un descendant des roisd’Irlande !

– J’ai été dans le temps avec la brigadeirlandaise de Roche, dit le recruteur en ricanant, pour voir si jetrouverais quelques beaux hommes parmi le peu de compatriotes ànous qui sont dans cette brigade, et ils descendaient à peu prèstous des rois d’Irlande.

– Monsieur, dis-je, roi ou non, je suisgentilhomme, ainsi que vous pouvez voir.

– Oh ! vous en trouverez beaucoupd’autres dans notre corps, répondit le capitaine toujours ricanant.Donnez vos papiers, monsieur le gentilhomme, et voyons qui vousêtes réellement. »

Comme mon portefeuille contenait quelquesbillets de banque avec les papiers de M. Fakenham, je ne mesouciais pas de m’en dessaisir, soupçonnant à bon droit que c’étaitune ruse du capitaine pour me le prendre.

« Peu vous importe quels sont mespapiers, dis-je : j’ai été enrôlé sous le nom de RedmondBarry.

– Donnez-moi ce portefeuille, drôle, ditle capitaine, en levant sa canne.

– Je ne le donnerai pas !répondis-je.

– Chien, est-ce que tu terévoltes ? » s’écria-t-il ; et, en même temps, il medonna un coup de canne à travers le visage, et dont le résultatprévu fut d’amener une lutte.

Je m’élançai sur lui ; les deux sergentsse jetèrent sur moi, je fus renversé à terre et de nouveau sansconnaissance, ayant été frappé sur mon ancienne blessure à la tête.Je saignais considérablement ; quand je revins à moi, monuniforme m’avait été arraché, ma bourse et mes papiers étaientpartis, et j’avais les mains liées derrière le dos.

Ce grand et illustre Frédéric avait toutautour des frontières de son royaume des vingtaines de cesmarchands d’esclaves blancs, qui débauchaient les troupes ouenlevaient les paysans, et ne reculaient devant aucun crime pourapprovisionner ses brillants régiments de chair à canon ; etje ne puis m’empêcher de raconter ici avec quelque satisfaction cequi finit par arriver à l’atroce gredin qui, violant toutes leslois de l’amitié et de la camaraderie, venait de réussir à meprendre au piége. Cet individu était d’une grande famille et connupour ses talents et son courage ; mais il avait une propensionau jeu et à la dépense, et trouvait son métier d’attrape-recruesbien plus profitable que sa paye de capitaine en second dans laligne. Le roi, aussi, trouva probablement ses services plus utilesen cette première qualité. Son nom étaitM. de Galgenstein, et il était un des plus heureux à cetinfâme commerce. Il parlait toutes les langues, connaissait tousles pays ; aussi n’eut-il aucune difficulté à démasquer uninnocent petit hâbleur tel que moi.

Vers 1765, toutefois, il reçut enfin son justechâtiment. À cette époque, il habitait Kehl, en face de Strasbourg,et avait coutume de se promener sur le pont, et d’entrer enconversation avec les sentinelles françaises avancées, auxquellesil promettait monts et merveilles, comme disent les Français, sielles voulaient prendre du service en Prusse. Un jour, il y avaitsur le pont un superbe grenadier, que Galgenstein accosta, et à quiil promit une compagnie pour le moins, s’il voulait s’enrôler sousFrédéric.

« Demandez à mon camarade là-bas, dit legrenadier ; je ne peux rien faire sans lui. Nous sommes nés etavons été élevés ensemble, nous sommes de la même compagnie, de lamême chambrée, nous allons toujours par paire. S’il veut voussuivre et que vous le nommiez capitaine, j’irai aussi.

– Amenez votre camarade à Kehl, ditGalgenstein ravi ; je vous donnerai le meilleur des dîners, etpuis vous promettre de vous contenter tous les deux.

– Ne feriez-vous pas mieux de lui parlersur le pont ? dit le grenadier. Je n’ose pas quitter monposte, mais vous n’avez qu’à passer et à causer de lachose. »

Galgenstein, après avoir un peu parlementé,dépassa la sentinelle ; mais aussitôt une panique le prit etil revint sur ses pas. Mais le grenadier présenta sa baïonnette auPrussien, et lui dit de s’arrêter, qu’il était son prisonnier.

Le Prussien, toutefois, voyant le danger,sauta par-dessus le parapet dans le Rhin, où, jetant son mousquet,l’intrépide factionnaire le suivit. Le Français était le meilleurnageur ; il se saisit du recruteur et l’emmena sur la rive deStrasbourg, où il le livra.

« Vous méritez d’être fusillé, dit legénéral au soldat, pour avoir abandonné votre poste et vosarmes ; mais vous méritez une récompense pour votre acte decourage et d’audace. Le roi préfère vous récompenser. » Etl’homme reçut de l’argent et de l’avancement.

Quant à Galgenstein, il déclina ses qualitésde noble et de capitaine au service de Prusse, et on fit demander àBerlin si ses allégations étaient vraies. Mais le roi, quoiqu’ilemployât des hommes de cette espèce (des officiers pour séduire lessujets de ses alliés), se pouvait reconnaître sa propre honte. Onrépondit de Berlin qu’il existait une famille de ce nom dans leroyaume, mais que l’individu qui prétendait lui appartenir devaitêtre un imposteur, attendu que tous les officiers de ce nom étaientà leur régiment et à leur poste. Ce fut l’arrêt de mort deGalgenstein, et il fut pendu comme espion à Strasbourg.

*

**

« Mettez-le dans le chariot avec lereste, » dit-il dès que j’eus repris mes sens.

Chapitre 6Le chariot du racoleur. Épisodes militaires.

Le chariot couvert vers lequel on m’ordonna demarcher était, comme j’ai dit, dans la cour de la ferme, côte àcôte avec un autre lugubre véhicule de même espèce. Tous deuxétaient assez bien remplis d’hommes que l’atroce racoleur quis’était emparé de moi avait enrôlés sous les bannières du glorieuxFrédéric ; et je pus voir à la lueur des lanternes dessentinelles, lorsqu’elles me jetèrent sur la paille, une douzainede sombres figures entassées pêle-mêle dans l’horrible prisonmouvante où j’allais être confiné. Un cri et une imprécation de monvoisin d’en face me prouvèrent qu’il devait être blessé comme jel’étais moi-même ; et durant toute cette déplorable nuit, lespauvres diables dont je partageais la captivité exécutèrent sansinterruption un douloureux chœur de gémissements et de sanglots,qui m’empêcha de chercher dans le sommeil aucun soulagement à mesmaux. À minuit (autant que j’en pus juger), les chevaux furent misaux chariots, et les lourdes et criardes machines se mirent enmouvement. Une couple de soldats armés jusqu’aux dents étaientassis sur le banc extérieur du chariot, et de temps en temps ilspassaient leurs affreux visages avec leurs lanternes à travers lesrideaux de grosse toile, afin de compter leurs prisonniers. Cesbrutes étaient à moitié ivres et chantaient des chansons d’amour etde guerre, telles que : O Gretchen mein Taübchenmein Herzenstrompet, Mein Kanon mein Heerpauk und meineMusket ; Prinz Eugen der edle Ritter, et autressemblables ; leurs cris sauvages et leurs jodelsétant en déplorable désaccord avec nos lamentations, à nous autrescaptifs, dans les chariots. Maintes fois depuis j’ai entenduchanter ces chansons-là pendant la marche, ou dans la caserne, ou,la nuit, autour du feu des bivouacs.

J’étais loin d’être aussi malheureux, aprèstout, que lors de mon premier enrôlement en Irlande. « Dumoins, me disais-je, si j’ai la honte d’être simple soldat, aucunede mes connaissances n’en sera témoin, et c’est là le point quej’ai toujours eu le plus à cœur. Il n’y aura personne pourdire : « Voilà le jeune Redmond Barry, le descendant desBarry, le jeune fashionable de Dublin, qui blanchit son ceinturonet qui porte le mousquet. »

Vraiment, n’était cette opinion du monde auniveau de laquelle il est nécessaire que tout homme de cœur semaintienne, pour mon compte, j’aurais toujours était satisfait dela plus humble part. Or ici, à tous égards, on était aussi loin dumonde que dans les déserts de la Sibérie ou dans l’île de RobinsonCrusoë. Et je raisonnais ainsi avec moi-même : « Te voilàpris, il ne sert à rien de se lamenter ; tire le meilleurparti de ta situation, et donne-toi toutes les jouissances que tupourras. Il y a mille occasions de pillage, etc., qui s’offrent ausoldat en temps de guerre, et dont tu peux tirer plaisir etprofit ; saisis-les, et sois heureux. D’ailleurs, tu esextraordinairement brave, beau et spirituel ; et qui sait situ n’obtiendras pas de l’avancement dans ton nouveauservice ? »

C’est avec cette philosophie que je considéraimes infortunes, déterminé à ne point me laisser abattre par elles,et je supportai mes maux et ma tête brisée avec une parfaitemagnanimité. Pour le moment, ma blessure ne me demandait pas deminces efforts de résignation ; car les secousses du chariotétaient terribles, et il me semblait que chaque cahot allait mefendre le crâne. Quand vint le jour, je vis que mon voisin, maigrecréature à cheveux jaunes, vêtu de noir, avait sous sa tête unoreiller de paille.

« Êtes-vous blessé, camarade ? luidis-je.

– Dieu soit loué ! dit-il ; jesuis bien mal de corps et d’esprit, et mes membres sont toutmoulus ; mais blessé, je ne le suis pas. Et vous, pauvre jeunehomme ?

– Je suis blessé à la tête, dis-je, etj’ai besoin de votre oreiller : donnez-le moi, j’ai un couteaudans ma poche ! »

Et en même temps je lui lançais un terribleregard, qui voulait dire (comme c’était bien mon intention, car,voyez-vous, à la guerre comme à la guerre, et je ne suis pas une devos poules mouillées) que, s’il ne me cédait pas son oreiller, jelui ferais tâter de mon couteau.

« Je vous l’aurais donné sans cesmenaces, mon ami, » dit l’homme aux cheveux jaunes avecdouceur ; et il me passa son petit sac de paille.

Il s’adossa alors aussi commodément qu’il putau chariot, et se mit à répéter :

« Ein fester Burg ist unserGott, » d’où je conclus que j’étais en compagnie d’unprêtre. À chaque secousse de la voiture, à chaque accident duvoyage, les gestes et les exclamations de mes compagnons montraientde quels éléments divers notre société était composée. De temps àautre un campagnard fondait en larmes ; on entendait une voixde Français dire : « Ô mon Dieu ! monDieu ! » Deux autres individus de la même nation juraientdans leur baragouin et babillaient sans relâche ; et certaineallusion à ses yeux et à ceux des autres[5], quipartait d’une robuste figure à l’autre bout, me prouva qu’il yavait certainement un Anglais dans notre bande.

Mais je fus bientôt délivré de l’ennui et desincommodités du voyage. En dépit du coussin de l’ecclésiastique, matête, qui se fendait de douleur, se trouva brusquement en contactavec la paroi du chariot : elle recommença à saigner ;j’entrai presque en délire. Je me rappelle seulement d’avoir bu del’eau de temps en temps, et qu’une fois nous nous arrêtâmes à uneville fortifiée où un officier nous compta ; tout le reste duvoyage se passa dans une stupeur somnolente ; et lorsque j’ensortis, je me trouvai dans un lit d’hôpital, ayant pourgarde-malade une religieuse en coiffe blanche.

« Ils sont dans de tristes ténèbresspirituelles, dit une voix qui partait du lit voisin du mien, quandla religieuse eut achevé ses bons offices et se fut retirée ;ils sont dans la nuit de l’erreur, et cependant il y a une lueur defoi dans ces pauvres créatures. »

C’était mon camarade du chariot, enfoncé dansses draps, et sa grosse et large face sortant seule comme d’unbrouillard de dessous son bonnet de coton blanc.

« Quoi ! vous ici, herrpasteur ! dis-je.

– Candidat seulement, monsieur, réponditle bonnet de coton. Mais le ciel en soit loué ! Vous avezrepris le dessus. Vous avez passé un terrible quart d’heure. Vousparliez en anglais (et je connais cette langue) de l’Irlande, etd’une jeune personne, et de Mick, et d’une autre demoiselle, etd’une maison en feu ; et des grenadiers anglais, sur lesquelsvous nous chantiez des fragments de ballades, et de nombre d’autreschoses relatives, sans doute, à votre histoire personnelle.

– Elle a été fort étrange, dis-je ;et peut-être il n’y a pas au monde d’homme de ma naissance dont lesinfortunes puissent se comparer aux miennes. »

Je ne fais pas difficulté d’avouer que je suisdisposé à me targuer de ma naissance et de mes autres avantages,car j’ai toujours remarqué que si un homme ne se fait pas valoirlui-même, ce ne sont pas ses amis qui le feront pour lui.

« Je suis persuadé, dit mon voisin delit, que votre histoire est étrange, et je serai charmé del’entendre bientôt ; mais, pour l’instant, il ne faut pas vouslaisser parler beaucoup, car votre fièvre a duré longtemps et vousa bien épuisé.

– Où sommes-nous ? »demandai-je ; et le candidat à la prêtrise m’informa que nousétions dans l’évêché et la ville de Fulde, présentement occupés parles troupes du prince Henry. Il y avait eu une escarmouche avec unposte avancé des Français près de la ville, et une balle, pénétrantdans le chariot, avait blessé le pauvre aspirant.

Comme le lecteur sait déjà mon histoire, je neprendrai pas la peine de la répéter ici, ni de donner les additionsdont je favorisai mon compagnon d’infortune. Mais je confesse queje lui dis que notre famille était la plus noble et notre palais leplus beau de l’Irlande, que nous étions énormément riches, parentsde toute la pairie, issus des anciens rois, etc. ; et, à magrande surprise, je m’aperçus, dans le cours de notre conversation,que mon interlocuteur en savait beaucoup plus que moi surl’Irlande. Quand, par exemple, je parlai de madescendance :

« De quelle race de rois ?dit-il.

– Oh ! dis-je (car ma mémoire enfait de dates n’était jamais très-sûre), des plus anciens de tousles rois.

– Eh quoi ! pouvez-vous suivre votreorigine jusqu’aux fils de Japhet ? dit-il.

– Oui, ma foi ! répondis-je, et mêmeplus loin, jusqu’à Nabuchodonosor, si vous voulez.

– Je m’aperçois, dit le candidat ensouriant, que vous voyez ces légendes avec incrédulité. CesPartholan et Némédian, dont vos écrivains se complaisent à fairemention, ne peuvent être considérés comme authentiques dansl’histoire. Et je ne crois pas que les récits qui les concernentaient plus de fondement que les légendes relatives à Josephd’Arimathie et au roi Brute, qui prévalaient il y a deux sièclesdans l’Île-sœur. »

Et alors il se mit à discourir sur lesPhéniciens, les Scythes ou Goths, le Tuath de Danans, Tacite, et leroi Mac Neil ; et, pour dire la vérité, c’était la premièrefois que j’entendais nommer ces personnages. Quant à l’anglais, ille parlait aussi bien que moi, et avait, en outre, disait-il, septautres langues également à sa disposition ; car lorsque jecitai le seul vers latin que je connusse, celui du poëte Homère,qui dit :

As in præsenti perfectum fumat in avi,

il se mit à me parler latin : sur quoi jefus forcé de lui dire que nous le prononcions différemment enIrlande, et me tirai ainsi d’affaire.

L’histoire de mon digne ami était curieuse, etelle peut être racontée ici pour montrer de quels éléments variésnos levées se composaient.

« Je suis, dit-il, Saxon denaissance ; mon père était pasteur du village de Pfannkuchen,où j’ai reçu les premiers rudiments de l’instruction. À seize ans(j’en ai maintenant vingt-trois), possédant les langues grecque etlatine, ainsi que le français, l’anglais, l’arabe et l’hébreu, etayant été mis en possession d’un legs de cent rixdalers, sommeamplement suffisante pour défrayer mes études à l’université,j’allai à la fameuse académie de Gottingue, où je consacrai quatreans aux sciences exactes et à la théologie. Je me donnai aussi lestalents d’agrément que je pouvais me permettre, prenant un maîtrede danse à un groschen la leçon, des leçons d’escrime d’unFrançais, et suivant un cours de science équestre au manége d’uncélèbre professeur de cavalerie. Mon opinion est qu’un homme doitsavoir autant de choses qu’il peut, qu’il doit compléter le cerclede son expérience, et qu’une science étant aussi nécessaire qu’uneautre, il lui convient, suivant sa capacité, de les acquérirtoutes. Il est maintes branches de l’enseignement corporel (en tantque distingué du spirituel, quoique je ne sois pas en mesure dedire que la distinction soit exacte), pour lesquelles je confessem’être trouvé peu de dispositions. J’essayai de la danse sur lacorde avec un artiste bohémien qui venait à notre académie ;mais je ne réussis pas, m’étant déplorablement brisé le nez dansune chute que je fis. Je voulus aussi mener une voiture à quatrechevaux qu’un étudiant anglais, Herr Graff lord Von Martingale,conduisait à l’université. J’échouai également et renversai lavoiture à la poterne, en face de la porte de Berlin, avec l’amie deSa Seigneurie, Fräulein, Mlle Kitty Coddlins quiétait dedans. Je donnais des leçons de langue allemande à ce jeuneseigneur quand ledit accident eut lieu, et à la suite de cela jefus remercié. Mes moyens ne me permettaient pas de poursuivredavantage ce curriculum (vous me pardonnerez ce jeu demots) ; autrement, je ne doute pas que je n’eusse été capablede prendre place dans n’importe quel hippodrome du monde, et demanier les guides (comme ce jeune seigneur si bien né avait coutumede le dire) en perfection.

« À l’université, je prononçai une thèsesur la quadrature du cercle, qui, je pense, vousintéresserait ; et je soutins une discussion en arabe contrele professeur Strumpff, dans laquelle, à ce qu’il fut dit, j’eusl’avantage. J’acquis, comme de raison, les langues de l’Europeméridionale ; et, pour une personne ferrée sur le sanscrit,les idiomes du Nord n’offrent aucune difficulté. Si vous avezjamais essayé du russe, vous avez dû voir que ce n’était qu’un jeud’enfant, et ce sera toujours une source de regret pour moi den’avoir aucune connaissance du chinois (aucune, du moins, quivaille la peine qu’on en parle) ; et sans l’embarras où je metrouve, mon intention était de me rendre en Angleterre à cet effet,et d’obtenir mon passage sur un des vaisseaux de la compagnieanglaise en destination pour Canton.

« Je ne suis pas très-économe :aussi ma petite fortune de cent rixdalers, qui aurait fait vivre unhomme prudent une vingtaine d’années, ne suffit qu’à mes cinq ansd’études ; après quoi elles furent interrompues, je perdis mesélèves, et je fus obligé de consacrer une grande partie de montemps à ressemeler des souliers afin de mettre de l’argent de côté,et de pouvoir, plus tard, reprendre mes travaux à l’académie.Durant cette période, je contractai un attachement (ici le candidatprêtre soupira un peu) avec une personne qui, bien qu’elle ne fûtpas belle, et qu’elle eût quarante ans, m’eût probablement renduheureux ; et un mois après, mon excellent ami et patron, leprotecteur de l’université, docteur Nasenbrumm, m’ayant informé quele Pfrarrer de Rumpelwitz était mort, me demanda si je voulais quemon nom fût mis sur la liste des candidats, et si j’étais disposé àprêcher un sermon d’épreuve. Comme l’obtention de ce bénéficedevait favoriser mon union avec Amalia, j’y consentis avec joie etpréparai mon discours.

« Si vous voulez, je vais vous leréciter. Non ? Eh bien, je vous en donnerai des extraits,quand nous serons en marche. Pour continuer, donc, cette esquissebiographique, qui maintenant touche presque à sa fin, ou, comme ilserait plus correct de dire, qui m’a presque amené à la période oùnous sommes, je prêchai ce sermon à Rumpelwitz, et je me flatte quela question babylonienne y fut vidée d’une manière assezsatisfaisante. Je le prêchai devant le herr baron et sa noblefamille, et quelques officiers de distinction qui se trouvaient àson château. M. le docteur Moser de Halle fit, après moi, lediscours du soir ; mais, quoique son exercice fût savant etqu’il eût fait justice d’un passage d’Ignace, qu’il prouva être uneinterpolation manifeste, je ne pense pas que son sermon ait produitautant d’effet que le mien, et que les Rumpelwitzers l’aient goûtébeaucoup. Après le sermon, tous les candidats sortirent ensemble del’église, et soupèrent amicalement au Cerf bleu, àRumpelwitz.

« Tandis que nous étions ainsi occupés,un garçon entra et dit qu’une personne au dehors désirait parler àl’un des révérends candidats, au grand. Ce ne pouvait être quemoi ; car j’avais la tête de plus qu’aucun des révérendsassistants. Je sortis pour voir quelle était la personne qui avaità m’entretenir, et je trouvai un individu que je n’eus aucune peineà reconnaître pour être de la religion juive.

« Monsieur, me dit cet Hébreu, j’ai sud’un ami, qui était aujourd’hui dans votre église, les principauxpoints de l’admirable discours que vous avez prononcé. Il m’aaffecté profondément, très-profondément. Il n’en est qu’un ou deuxsur lesquels je suis encore dans le doute, et, si Votre Honneurdaignait m’éclairer là-dessus, je pense… je pense que SalomonHirsch serait un converti, grâce à votre éloquence.

– Quels sont ces points, mon bonami ? » lui dis-je, et je lui énumérai les vingt-quatrepoints de mon sermon, en lui demandant sur lesquels il avait desdoutes.

« Nous nous promenions devant l’aubergependant cette conversation ; mais les fenêtres étant ouvertes,mes camarades, qui avaient déjà entendu mon discours dans lamatinée, me requirent, d’un ton assez maussade, de ne point lerecommencer en ce moment. J’allai donc plus loin avec mon disciple,et, à sa prière, je débitai sur-le-champ mon sermon, car j’ai lamémoire excellente, et je puis répéter par cœur tout livre que j’ailu trois fois.

« Je prononçai donc sous les arbres, et àla paisible lueur de la lune, ce discours que j’avais prononcé à laclarté resplendissante du midi. Mon Israélite ne m’interrompait quepar des exclamations de surprise, d’assentiment, d’admiration et deconviction croissante : « Prodigieux ! »disait-il ; « Wunderschön ! »s’écriait-il à la fin de quelque éloquent passage ; en un mot,il épuisa les formules complimenteuses de notre langue, et quelhomme est ennemi des compliments ? Je crois que nous avionsbien fait deux milles quand nous en fûmes à mon troisième point, etmon compagnon me pria d’entrer dans la maison dont nous étionsprès, et de boire avec lui un verre de bière, ce à quoi je n’eusjamais de répugnance.

« Cette maison, monsieur, était l’aubergedans laquelle vous aussi, si j’ai bien jugé, vous avez été pris. Jene fus pas plutôt dedans, que trois racoleurs se jetèrent sur moi,me dirent que j’étais un déserteur et leur prisonnier, et mesommèrent de leur remettre mon argent et mes papiers, ce que je fisen protestant solennellement de mon sacré caractère. Le tout secomposait de mon sermon manuscrit, de la lettre de recommandationdu protecteur Nasenbrumm, qui prouvait mon identité, et de troisgroschen quatre pfennigs en cuivre. Il y avait déjà vingt-quatreheures que j’étais dans le chariot, quand vous arrivâtes dans cettemaison. L’officier français qui était couché en face de vous, celuiqui cria quand vous lui marchâtes sur le pied, car il était blessé,avait été amené peu d’instants avant votre arrivée. Il avait étépris avec ses épaulettes et son uniforme, et déclina ses nom etqualités ; mais il était seul (je crois que c’était quelqueaffaire de cœur avec une dame hessoise qui l’avait empêché de sefaire accompagner), et, comme les individus aux mains desquels ilest tombé tireront plus de profit de lui comme recrue que commeprisonnier, on lui fait partager notre sort. Il n’est pas lepremier, il s’en faut de beaucoup, qu’on ait ainsi capturé. Un descuisiniers de M. de Soubise, et trois acteurs d’unetroupe qui était dans le camp français, plusieurs déserteurs de vostroupes anglaises (on entraîne les hommes en leur disant qu’on nefouette pas au service de Prusse), et trois Hollandais ont été prisen outre.

– Et vous, dis-je, vous qui étiez sur lepoint d’obtenir un bénéfice avantageux, vous qui avez tant desavoir, n’êtes-vous pas indigné de cette violence ?

– Je suis Saxon, dit le candidat, etl’indignation ne sert à rien. Voilà cinq ans que notre gouvernementest écrasé sous le talon de Frédéric, et je pourrais aussi bienespérer merci du grand Mogol. Et puis, à vrai dire, je ne suis pasmécontent de mon lot ; j’ai vécu tant d’années avec deux sousde pain, que les rations de soldat seront un luxe pour moi. Que mefait plus ou moins de coups de canne ? Tous ces maux-là sontpassagers, et par conséquent supportables. Dieu aidant, je netuerai jamais un homme ; mais j’ai quelque curiositéd’éprouver sur moi-même l’effet de la passion de la guerre, qui aexercé une si grande influence sur la race humaine. C’est pour lamême raison que je suis décidé à épouser Amalia, car un homme n’estpas un Mensch complet, tant qu’il n’est pas père defamille, ce qui est une condition de son existence, et parconséquent un devoir de son éducation. Amalia devra attendre ;elle est à l’abri du besoin, étant cuisinière de la FrauProrectorinn Nasenbrumm, femme de mon digne patron. J’ai avecmoi un ou deux livres que personne ne me prendra probablement, etun autre dans mon cœur qui est le meilleur de tous. S’il plaît auciel de terminer ici mon existence, avant que je puisse pousserplus loin mes études, quel sujet ai-je de me plaindre ? Dieuveuille que je ne me trompe pas, mais je crois n’avoir fait tort àpersonne et n’avoir commis aucun péché mortel. Si je l’ai fait, jesais à qui demander de la clémence ; et si je meurs, commej’ai dit, sans savoir tout ce que je désire d’apprendre, ne metrouverai-je pas en situation d’apprendre touteschoses ? et que peut souhaiter de plus l’âmehumaine ?

« Pardonnez-moi de dire si souventje, poursuivit le candidat ; mais quand un hommeparle de lui-même, c’est la manière la plus courte et la plussimple de parler. »

En quoi, peut-être, quoique je déteste lesgens personnels, je pense que mon ami avait raison. Quoiqu’il sereconnût pour un homme de sentiments vulgaires, n’ayant pas d’autreambition que de connaître le contenu de quelques livres moisis, jecrois qu’il avait du bon en lui, surtout dans la résolution aveclaquelle il supportait ses calamités. Plus d’un galant homme desplus honorables n’est souvent pas à l’épreuve de ces sortes dechoses, et a été vu au désespoir pour un mauvais dîner, ou dansl’abattement pour un trou à son coude. Ma maxime, à moi, est detout supporter, de m’accommoder de l’eau si je ne puis avoir du vinde Bourgogne, et si je n’ai pas de velours, de me contenter, dedrap de Frise. Mais le vin de Bourgogne et le velours valent mieux,bien entendu, et il faut être un sot pour ne pas s’emparer de cequ’il y a de mieux quand on a des pieds et des mains.

Les points de son sermon dont mon ami lethéologien se proposait de me régaler, je ne les entendisjamais ; car, après notre sortie de l’hôpital, il fut dirigésur un régiment aussi éloigné que possible de son pays natal, enPoméranie, tandis que je fus incorporé dans le régiment de Bulow,dont le quartier général ordinaire était à Berlin. Il est rare queles régiments prussiens changent de garnison comme font lesnôtres ; car la crainte des désertions est si grande, qu’ildevient nécessaire de connaître les traits de tous les individus auservice ; et, en temps de paix, les hommes vivent et meurentdans la même ville. Ceci, comme on le pense bien, n’ajoute pas auxagréments de la vie du soldat. C’est de peur qu’aucun jeunegentilhomme comme moi ne prenne goût à la carrière militaire, et nes’imagine que la vie d’un simple soldat est tolérable, que je donneces descriptions, morales je l’espère, de ce que nous autrespauvres diables nous souffrions en réalité dans les rangs.

Dès que nous fûmes rétablis, nous fûmesenvoyés, loin des religieuses et de l’hôpital, à la prison de villede Fulde, où nous fûmes traités comme des esclaves et descriminels, avec des artilleurs mèche allumée aux portes des courset de l’immense et sombre dortoir où nous couchions par centaines,en attendant qu’on nous expédiât à nos différentes destinations. Onvit bientôt à l’exercice quels étaient les anciens soldats parminous, et quels les recrues ; et pour les premiers, tandis quenous étions en prison, il y avait un peu plus de loisir, quoique,s’il est possible, encore plus de surveillance que pour les pauvreshères démoralisés qui étaient entrés par force ou par ruse auservice. Décrire les caractères qui se trouvaient rassemblés làdemanderait le pinceau même de M. Gillray. Il y avait deshommes de toutes les nations et de toutes les professions. LesAnglais boxaient et faisaient les matamores ; les Françaisjouaient aux cartes, dansaient et faisaient des armes ; leslourds Allemands fumaient leur pipe et buvaient de la bière, quandils avaient de quoi en acheter. Ceux qui avaient quelque chose àrisquer, jouaient, et, pour ma part, je fus assez heureux ;car, n’ayant pas le sou quand j’entrai au dépôt (ayant étédépouillé de tout par ces gueux de racoleurs), je gagnai près d’undollar dans ma première partie de cartes avec un des Français, quine songea pas à demander si je pouvais payer ou non en cas deperte. Tel est, au moins, l’avantage d’avoir l’air distingué ;cela m’a sauvé maintes fois depuis, en me procurant du créditlorsque mes fonds étaient au plus bas.

Il y avait parmi les Français un magnifiquesoldat, dont nous ne sûmes jamais le vrai nom, mais dontl’histoire, en définitive, lorsqu’elle vint à être connue, ne causapas une médiocre sensation dans l’armée prussienne. Si la beauté etle courage sont des preuves de noblesse, comme je n’en doute pas(quoique j’aie vu dans l’aristocratie quelques-uns des plus vilainschiens et des plus grands poltrons du monde), ce Français devaitêtre d’une des meilleures familles de France, tant ses manièresétaient grandes et nobles, tant sa personne était superbe. Iln’était pas tout à fait aussi grand que moi ; il était blond,tandis que je suis brun, et, s’il est possible, un peu plus larged’épaules. C’est le seul homme que j’aie jamais rencontré plus fortque moi à l’épée ; il me touchait quatre fois sur moi trois.Quant au sabre, j’aurais pu le mettre en morceaux, et je sautaisplus loin et portais plus lourd que lui. Mais c’est être troppersonnel : ce Français, avec lequel je devins assez intime,car nous étions, pour ainsi dire, les deux coqs du dépôt, et nousn’avions ni l’un ni l’autre de basse jalousie, était appelé, fauted’un meilleur nom, le Blondin, à cause de son teint. Il n’était pasdéserteur, mais il était venu du Bas-Rhin, et des Évêchés ; àce que je crois, la fortune, probablement, lui ayant étédéfavorable au jeu, et s’étant trouvé dépourvu d’autres moyensd’existence. Je soupçonne que la Bastille l’attendait dans sonpropre pays, s’il lui eût pris la fantaisie d’y retourner.

Il aimait passionnément à jouer et àboire : ainsi nous avions beaucoup de sympathie ; et,soit le jeu, soit la boisson, quand nous étions montés, nousdevenions terribles. Moi, pour ma part, je puis supporter assezbien et le vin et la mauvaise chance ; aussi avais-je un grandavantage sur lui dans nos parties, et je lui gagnais assez d’argentpour rendre ma position tenable. Il avait une femme en ville (qui,je présume, était la cause de ses malheurs et de sa brouille avecsa famille), et elle avait la permission de venir le voir deux outrois fois par semaine, et ne venait jamais les mains vides ;une petite brune à la brillante prunelle, dont les œillades avaientfait la plus vive impression sur tout le monde.

Cet homme fut dirigé sur un régiment qui étaiten quartier à Neiss, en Silésie, ce qui n’est qu’à une courtedistance de la frontière autrichienne ; il soutint toujours lemême caractère d’audace et d’habileté, et était accepté comme chefde la république secrète qui existe toujours au régiment, aussibien que la hiérarchie militaire régulière. C’était un admirablesoldat, comme j’ai dit, mais hautain, dissolu et ivrogne. Un hommede cette trempe, s’il n’a soin, de cajoler et de flatter sesofficiers (ce que je faisais toujours), est sûr d’être mal aveceux. Le capitaine du Blondin était son ennemi juré, et sespunitions étaient fréquentes et sévères.

Les femmes du régiment, y compris la sienne(c’était après la paix), faisaient un petit commerce de contrebandepar la frontière de l’Autriche, où leurs opérations étaientsurveillées des deux côtés ; et, conformément aux instructionsde son mari, cette femme, de chacune de ses excursions, rapportaitun peu de poudre et de balles, articles que ne peut se procurer lesoldat prussien, et qui étaient mis de côté secrètement pour lejour du besoin. On devait en avoir besoin, et bientôt.

Le Blondin avait organisé une grande etextraordinaire conspiration. Nous ne savons pas jusqu’où elle alla,combien de centaines ou de milliers d’adhérents elle eut ;mais étranges étaient les histoires qui couraient sur ce complotparmi nous autres soldats, car la nouvelle s’en était répandue degarnison en garnison, et on en parlait dans l’armée, en dépit detous les efforts du gouvernement pour l’étouffer. L’étouffer,ah ! bien oui ! J’ai été du peuple moi-même, j’ai vu larébellion irlandaise, et je sais ce que c’est que lafranc-maçonnerie du pauvre.

Il se mit à la tête du complot. Il n’y avaitni écrits ni papiers ; pas un des conspirateurs necommuniquait avec aucun autre que le Français. Il avait toutdisposé pour un soulèvement général de la garnison ; à midi,un certain jour, on devait s’emparer du corps de garde de la ville,tuer les sentinelles, et qui sait le reste ? Plusieurs desnôtres disaient que la conspiration s’étendait dans toute laSilésie, et que le Blondin devait être fait général au serviced’Autriche.

À midi, et en face du corps de garde, près dela Böhmer-Thor de Neiss, une trentaine d’hommes flânaient en petitetenue, et le Français se tenait à côté de la sentinelle du corps degarde, aiguisant une hachette sur une pierre. Au coup de midi, ilse leva, fendit la tête de la sentinelle avec son arme, et lestrente hommes, se précipitant dans le corps de garde, s’yemparèrent des armes et marchèrent aussitôt sur la porte. Lefactionnaire qui la gardait essayait d’abaisser la barre ;mais le Français s’élança sur lui, et, d’un autre coup de hache, illui coupa la main droite, dont il tenait la chaîne. Voyant leshommes sortir armés, la garde en dehors de la porte se rangea entravers de la route pour les empêcher de passer ; mais lestrente soldats du Français tirèrent dessus, la chargèrent à labaïonnette, et, après avoir tué plusieurs hommes et mis le reste enfuite, passèrent tous les trente. La frontière n’est qu’à une lieuede Neiss, et ils se dirigèrent rapidement de ce côté.

Mais l’alarme avait été donnée dans la ville,et ce qui la sauva fut que l’horloge sur laquelle s’était réglé leFrançais était en avance d’un quart d’heure sur toutes les autreshorloges de la ville. On battit la générale, les troupes crièrentaux armes, de façon que les hommes qui devaient attaquer les autrescorps de garde furent obligés d’entrer dans les rangs, et leurprojet fut déjoué. Ceci, toutefois, rendit la découverte desconspirateurs impossible ; car personne ne pouvait trahir soncamarade, et, comme de raison, ne voulait s’incriminerlui-même.

On envoya de la cavalerie à la poursuite duFrançais et de ses trente hommes, qui étaient en ce moment bienprès de la frontière de Bohême. Quand la cavalerie les eutrejoints, ils se retournèrent, la reçurent à coups de fusil et debaïonnette, et la repoussèrent. Les Autrichiens étaient dehors, auxbarrières, regardant la lutte avec un vif intérêt. Les femmes, quiétaient aussi aux aguets, apportèrent de nouvelles munitions à cesintrépides déserteurs, et ils rengagèrent le combat et refoulèrentplusieurs fois les dragons. Mais, dans ces engagements plusglorieux que profitables, il se perdait beaucoup de temps ;bientôt arriva un bataillon qui entoura les trente braves, et lesort des pauvres diables fut décidé. Ils se battirent avec la ragedu désespoir ; pas un d’eux ne demanda quartier. Quand lesmunitions leur manquèrent, ils se battirent à l’arme blanche, etfurent tués sur place à coups de fusil ou de baïonnette. LeFrançais fut le dernier atteint : il reçut une balle dans lacuisse, tomba, et, dans cet état, on se rendit maître de lui, aprèsqu’il eut tué l’officier qui s’avança le premier pour s’emparer delui.

Avec le très-petit nombre de ses camarades quiavaient survécu, il fut ramené à Neiss, et immédiatement, commechef de l’émeute, il fut traduit devant un conseil de guerre. Ilrefusa de répondre aux questions qui lui furent faites sur son vrainom et sur sa famille, « Que vous importe qui je suis ?dit-il ; vous me tuerez et vous me fusillerez. Mon nom ne mesauverait pas, si fameux qu’il pût être. » Il se refusa demême à toute révélation au sujet du complot. « C’est moi quiai tout fait, dit-il ; chaque homme qui en faisait partie neconnaissait que moi et ignore quels sont ses camarades. Moi seul jesuis dans le secret, et le secret mourra avec moi. » Quand lesofficiers lui demandèrent quel était le motif qui avait pul’engager à méditer un crime si horrible : « C’est votreinfernale brutalité et tyrannie, dit-il. Vous êtes tous desbouchers, des scélérats et des tigres, et c’est à la lâcheté de voshommes que vous devez de n’être pas égorgés depuislongtemps. »

Là-dessus son capitaine se répandit enexclamations des plus furieuses contre le blessé, et s’élançant surlui, lui asséna un coup de poing. Mais le Blondin, tout blesséqu’il était, aussi prompt que la pensée, saisit la baïonnette del’un des soldats qui le soutenaient, et la plongea dans la poitrinede l’officier. « Misérable monstre, dit-il, j’aurai laconsolation de t’envoyer hors de ce monde avant de mourir. »On le fusilla le jour même. Il offrit d’écrire au roi, si lesofficiers consentaient à ce que sa lettre fût remise cachetée auxmains du directeur de la poste ; mais ils craignaient sansdoute qu’il ne dit quelque chose de nature à les inculper, et ilsrefusèrent la permission. À la revue qui suivit, Frédéric lestraita, dit-on, avec une grande sévérité, et leur reprocha den’avoir pas fait droit à la requête du Français. Toutefois, c’étaitl’intérêt du roi de cacher la chose, et elle fut, comme je l’aidit, étouffée, si bien étouffée que cent mille soldats dans l’arméela savaient, et que beaucoup d’entre nous ont bu à la mémoire duFrançais comme à celle d’un martyr de la cause du soldat. J’auraiindubitablement des lecteurs qui se récrieront sur ce quej’encourage l’insubordination et que je plaide en faveur del’assassinat. Si ces messieurs avaient servi comme simples soldatsdans l’armée prussienne de 1760 à 1765, ils ne seraient pas sidisposés à réclamer. Cet homme tua deux sentinelles pour recouvrersa liberté. Combien de centaines, de milliers d’hommes de sonpeuple et du peuple autrichien, le roi Frédéric fit-il périr, parcequ’il lui prit envie d’avoir la Silésie ? Ce fut la mauditetyrannie de ce système qui aiguisa la hache dont furent frappéesles deux sentinelles de Neiss ; et ainsi que ce soit une leçonpour les officiers, et qu’ils y regardent à deux fois avant dedonner des coups de canne à de pauvres diables.

Je pourrais raconter bien d’autres histoiressur l’armée ; mais comme, ayant été soldat moi-même, toutesmes sympathies sont pour mes camarades, évidemment mes récitsseraient accusés de tendance immorale ; je ferai donc mieuxd’être bref. Imaginez ma surprise, étant dans ce dépôt, lorsqu’unjour une voix bien connue frappa mon oreille, et que j’entendis unmaigre jeune homme qui était amené par une couple de cavaliers etavait reçu de l’un d’eux plusieurs coups sur les épaules, dire dansle meilleur anglais : « Infernal guedin que vousêtes, je me vengerai de ceci. J’écuirai à mon ambassadeur,aussi sûr que mon nom est Fakenham de Fakenham. » À ces motsje partis d’un éclat de rire : c’était ma vieille connaissancedans mon habit de caporal. Lischen avait juré énergiquement quec’était bien lui qui était le soldat, et le pauvre diable avait étéemmené, et allait partager notre sort. Mais je n’ai pas de rancune,et, après avoir fait pâmer la salle en lui racontant la façon dontj’avais attrapé le pauvre garçon, je donnai à ce dernier un avisqui lui procura sa liberté.

« Allez trouver l’officier inspecteur,dis-je ; si une fois il vous fait entrer en Prusse, c’en estfait de vous ; jamais ils ne vous lâcheront. Allez de ce pastrouver le commandant du dépôt, promettez-lui cent… cinq centsguinées pour être mis en liberté ; dites que le capitaineracoleur a vos papiers et votre portefeuille (c’était vrai) ;surtout prouvez-lui que vous avez le moyen de lui payer la sommepromise, et je vous garantis que vous serez mis enliberté. »

Il suivit mon conseil, et, lorsqu’on nous fitmettre en marche, M. Fakenham trouva moyen d’obtenir d’aller àl’hôpital ; et pendant qu’il était à l’hôpital, l’affaires’arrangea comme je l’avais recommandé. Il avait failli néanmoinscompromettre son succès par sa lésinerie en concluant le marché, etil ne me témoigna aucune reconnaissance, à moi son bienfaiteur.

Je ne vais pas donner une relation romanesquede la guerre de Sept ans. Lorsqu’elle se termina, l’arméeprussienne, si renommée pour sa valeur et sa discipline, avait pourofficiers et sous-officiers des Prussiens, mais se composait, pourla plus grande partie, d’hommes achetés ou volés, comme moi, danspresque toutes les nations de l’Europe. La désertion y étaitprodigieuse. Dans mon seul régiment (celui de Bulow), avant cetteguerre-ci, il n’y avait pas moins de six cents Français ; etcomme ils sortaient de Berlin pour entrer en campagne, un d’euxavait un mauvais violon sur lequel il jouait un air français, etses camarades dansaient plutôt qu’ils ne marchaient à sa suite,chantant : « Nous allons en France. » Deux annéesaprès, lorsqu’ils revinrent à Berlin, il ne restait plus que six deces hommes ; le reste avait fui ou était mort sur le champ debataille. La vie que menait le simple soldat était effroyable pourtout autre que des gens d’une patience et d’un courage de fer. Il yavait par chaque trois hommes un caporal, marchant derrière eux etusant de la canne impitoyablement, à tel point qu’on disait quedans l’action il y avait un premier rang de soldats et un secondrang de sergents et de caporaux pour les pousser en avant. Beaucoupd’hommes s’abandonnaient aux actes les plus terribles de désespoirsous ces persécutions et ces tortures incessantes, et dansplusieurs régiments de l’armée il avait surgi un horrible usagequi, pendant quelque temps, causa la plus grande alarme augouvernement : c’était l’étrange et abominable coutume del’infanticide. Les hommes disaient que la vie était intolérable,que le suicide était un crime, et qu’afin de l’éviter et d’en finiravec l’insupportable misère de leur position, le meilleur moyenétait de tuer un petit enfant, qui, étant innocent, était sûrd’aller au ciel, et, le meurtre commis, d’aller se livrer à lajustice. Le roi lui-même, ce héros, ce sage, ce philosophe, ceprince qui avait toujours la libéralité sur les lèvres, et quiaffectait l’horreur de la peine capitale, fut effrayé de cetteredoutable protestation des malheureux qu’il avait fait enlevercontre sa tyrannie, et son seul moyen de remédier au mal fut dedéfendre strictement que ces sortes de criminels fussent assistésd’aucun ecclésiastique, et de les priver de toute consolationreligieuse.

Les punitions étaient incessantes. Chaqueofficier était libre de les infliger, et en paix elles étaient pluscruelles qu’en guerre ; car lorsque vint la paix, le roirenvoyait ceux de ses officiers qui n’étaient pas nobles, quelsqu’eussent été leurs services. Il appelait un capitaine devant lacompagnie, et disait : « Il n’est pas noble, qu’il s’enaille. » Nous avions peur de lui, et nous rampions devant luicomme des bêtes sauvages devant leur gardien. J’ai vu les hommesles plus braves de l’armée pleurer comme des enfants d’un coup decanne ; j’ai vu un petit enseigne de quinze ans faire sortirdes rangs un homme de cinquante, un homme qui avait été à centbatailles, et il s’est tenu présentant les armes en sanglotant etbeuglant comme un marmot, tandis que le jeune misérable luicinglait des coups de bâton sur les bras et les cuisses. Un jourd’action, cet homme osait tout. Il pouvait avoir mis un bouton detravers alors, et personne ne le touchait ; mais quand labrute avait cessé de se battre, ils la poussaient de nouveau, àforce de coups de fouet, à l’insubordination. Nous cédions presquetous à ce talisman ; à peine en était-il un qui pût rompre lecharme. L’officier français que j’ai dit avoir été pris en mêmetemps que moi était dans ma compagnie, et bâtonné comme un chien.Vingt ans après, je le rencontrai à Versailles, et il devint pâleet défaillant quand je lui parlai des anciens jours. « Pourl’amour de Dieu ! dit-il, ne me parlez pas de cetemps-là ; aujourd’hui même encore, je m’éveille la nuittremblant et tout en pleurs. »

Quant à moi, après un laps de temps très-courtpendant lequel, il faut l’avouer, je tâtai de la canne, comme mescamarades, et après que j’eus trouvé l’occasion de me faireconnaître comme un brave et adroit soldat, j’usai du moyen quej’avais adopté dans l’armée anglaise, pour me préserver à l’avenirde toute dégradation de ce genre. Je portais au cou une balle queje ne prenais pas la peine de cacher, et j’expliquai qu’elle étaitdestinée à celui, soldat ou officier, qui me ferait châtier. Et ily avait quelque chose dans mon caractère qui faisait que messupérieurs me croyaient ; car cette balle avait déjà servi àtuer un colonel autrichien, et je l’aurais envoyée à un Prussienavec aussi peu de remords. Que m’importaient leurs querelles ou quel’aigle sous laquelle je marchais eût une ou deux têtes ? Toutce que je dis, ce fut : « Personne ne me trouveramanquant à mon devoir, mais personne ne mettra jamais la main surmoi. » Et je m’en tins à cette maxime tant que je restai auservice.

Je n’ai pas l’intention de faire l’histoire demes batailles, pas plus au service prussien qu’au service anglais.J’y fis mon devoir aussi bien qu’un autre, et lorsque ma moustachefut d’une certaine longueur, ce qui arriva quand j’eus vingt ans,il n’y avait pas un plus brave, un plus habile, un plus beausoldat, et, je dois l’avouer, un plus mauvais garnement dansl’armée prussienne. Je m’étais formé à la condition d’une vraiebête de combat ; un jour d’action, j’étais féroce etheureux ; hors du champ de bataille, je prenais tout leplaisir que je pouvais et n’étais nullement délicat sur la qualitéou sur la manière de me le procurer. La vérité est, toutefois,qu’il y avait parmi nos hommes un bien meilleur ton que parmi ceslourdauds de l’armée anglaise, et notre service était généralementsi strict que nous avions peu de temps pour mal faire. Je suistrès-brun et basané de teint, et j’étais appelé par mes camaradesle noir Anglais, le Schwartzer Englander, ou le diableanglais. S’il y avait quelque service à faire, j’étais sûr qu’il merevenait. Je recevais de fréquentes gratifications, mais pointd’avancement ; et ce fut le lendemain du jour où je tuai lecolonel autrichien (un grand officier de uhlans, que j’avaisattaqué seul et à pied) que le général Bulow, mon colonel, me donnadeux frédérics d’or, en tête du régiment, et dit : « Jete récompense maintenant, mais je crains d’avoir à te faire pendreun jour ou l’autre. » Je dépensai l’argent et celui quej’avais pris sur le corps du colonel, jusqu’au dernier groschen, cesoir-là, avec mes joyeux compagnons ; mais, tant que la guerredura, je ne fus jamais sans un dollar dans ma bourse.

Chapitre 7Barry mène une vie de garnison et trouve là beaucoup d’amis.

Après la guerre, notre régiment eut pourgarnison la capitale, la moins ennuyeuse peut-être de toutes lesvilles de la Prusse ; mais ce n’est pas dire grand’chose poursa gaieté. Notre service, qui était toujours sévère, nous laissaitpourtant quelques heures de la journée à nous, pendant lesquellesnous étions libres de prendre du plaisir, si nous avions le moyende le payer. Beaucoup d’hommes de notre chambrée avaient lapermission de travailler de leurs métiers ; mais je n’en avaispas, et, d’ailleurs, mon honneur me le défendait : car, commegentilhomme, je ne pouvais me souiller par une occupation manuelle.Mais notre paye était tout juste suffisante pour nous empêcher demourir de faim ; et comme j’ai toujours aimé le plaisir, etque la position où nous étions à présent, au milieu de la capitale,nous interdisait de recourir à ces moyens de lever descontributions qui sont toujours assez faciles en temps de guerre,je fus obligé d’adopter le seul qui me restât de pourvoir à mesdépenses, et, en un mot, je devins l’ordonnance ou le valet dechambre militaire confidentiel de mon capitaine. J’avais dédaignécet office plusieurs années auparavant, quand on me l’avait offertau service anglais ; mais la position est différente àl’étranger ; d’ailleurs, pour dire la vérité, après cinqannées, passées dans les rangs, la fierté d’un homme se soumet àmainte humiliation qui lui serait insupportable dans une positionindépendante.

Le capitaine était un jeune homme et s’étaitdistingué pendant la guerre, sans quoi il ne serait jamais arrivé àce grade de si bonne heure. Il était, de plus, neveu et héritier duministre de la police, M. de Potzdorff, parenté qui, sansaucun doute, avait aidé à l’avancement du jeune gentilhomme. Lecapitaine de Potzdorff était un officier passablement sévère à laparade ou à la caserne, mais il était assez facile à mener par laflatterie. Je lui gagnai le cœur en premier lieu par la manièredont je faisais ma queue (le fait est qu’elle était plus jolimentarrangée que celle d’aucun homme du régiment), et ensuite je gagnaisa confiance par mille petits moyens et compliments que, étantmoi-même gentilhomme, je savais mettre en usage. Il était homme deplaisir, et il l’était plus ouvertement que la plupart des gensdans cette rigide cour du roi ; il était généreux, neregardait point à l’argent, et avait une grande affection pour levin du Rhin, toutes choses en quoi je sympathisais sincèrement aveclui, et dont je profitais, comme de juste. Il n’était point aimé aurégiment, parce qu’on lui supposait des relations trop intimes avecson oncle, le ministre de la police, à qui, donnait-on à entendre,il rapportait les nouvelles du corps.

Avant longtemps, je m’étais mis tout à faitdans les bonnes grâces de mon officier, et je savais la plupart deses affaires. De la sorte, j’étais soulagé de bien des exercices etdes parades, que, sans cela, il m’aurait fallu subir, et j’avaisune foule de revenants-bons qui me mettaient à même d’être sur unpied d’élégance, et de figurer avec éclat dans une certaine, mais,il faut l’avouer, très-humble société de Berlin. Je fus toujours lefavori des dames, et je me conduisais envers elles avec tantd’urbanité qu’elles ne pouvaient comprendre comment j’avais reçu aurégiment cet effroyable sobriquet de Diable-Noir. « Il n’estpas si noir qu’on le fait, » disais-je en riant ; et laplupart de ces dames s’accordaient à reconnaître que le soldatétait tout aussi bien élevé que le capitaine ; et, en effet,comment en eût-il été autrement, vu mon éducation et manaissance ?

Quand je fus suffisamment bien dans sespapiers, je lui demandai la permission d’adresser une lettre enIrlande à ma pauvre mère, à qui je n’avais pas donné de mesnouvelles depuis longues années, car les lettres des soldatsétrangers n’étaient jamais reçues à la poste, de peur deréclamations et de tracasseries de la part de leurs parents. Moncapitaine se chargea de faire parvenir la lettre, et, comme jesavais qu’elle serait ouverte, j’eus soin de la lui remettrecachetée, lui témoignant ainsi ma confiance. Mais la lettre, commevous pouvez l’imaginer, était écrite de façon à ne pas me faire detort si elle était interceptée. Je priais mon honorée mère de mepardonner d’avoir fui de chez elle. Je disais que mon extravaganceet les folies que j’avais faites dans mon pays y avaient, je lesavais bien, rendu mon retour impossible ; mais que, du moins,elle serait aise d’apprendre que j’étais très-bien et très-heureuxau service du plus grand monarque de l’univers, et que la vie desoldat m’était très-agréable ; et j’ajoutais que j’avaistrouvé un bon protecteur et patron, qui, je l’espérais, feraitquelque jour pour moi ce que je la savais hors d’état de faireelle-même. J’offrais mes souvenirs à toutes les filles du châteaude Brady, les nommant toutes, de Biddy à Becky, et je signais,comme je pouvais le faire en toute sincérité, son affectionné fils,Redmond Barry, de la compagnie du capitaine Potzdorff, régimentd’infanterie de Bulow, en garnison à Berlin. Je lui racontai aussiune charmante histoire du roi chassant à coups de pied dansl’escalier le chancelier et trois juges, ce qu’il avait fait unjour que j’étais de garde à Potsdam, et je dis que j’espérais quenous aurions bientôt une autre guerre, où je pourrais devenirofficier. Dans le fait, vous auriez pu croire que ma lettre étaitdu plus heureux garçon du monde, et je n’étais pas du tout fâchéd’abuser ma bonne mère à cet égard.

Je fus sûr que ma lettre avait été lue, car lecapitaine Potzdorff, quelques jours après, se mit à me questionnersur ma famille, et, tout bien considéré, je lui dis assezfranchement ce qui en était. J’étais un cadet de bonnefamille ; mais ma mère était presque ruinée, et avait toutjuste de quoi vivre avec ses huit filles, que je nommai. J’étaisallé étudier le droit à Dublin, où j’avais fait des dettes et vumauvaise compagnie ; j’avais tué un homme en duel, et jeserais pendu ou emprisonné par sa puissante famille si j’yretournais. Je m’étais enrôlé au service anglais, où il s’étaitoffert à moi une telle occasion de m’évader, que je n’avais pu yrésister, et, là-dessus, je lui contai l’histoire deM. Fakenham de Fakenham, de façon à le faire pâmer de rire, etil me dit, plus tard, qu’il l’avait à son tour racontée un soirchez Mme de Kameke, où tout le monde mouraitdu désir de voir le jeune Anglais.

« Est-ce que l’ambassadeur d’Angleterre yétait ? » demandai-je du ton le plus alarmé.

Et j’ajoutai :

« Pour l’amour du ciel, monsieur, ne luidites pas mon nom, ou il pourrait réclamer mon extradition, et jen’ai nulle envie d’aller me faire pendre dans mon cher paysnatal. »

Potzdorff répondit en riant qu’il prendraitsoin que je restasse où j’étais, sur quoi je lui jurai uneéternelle reconnaissance.

Quelques jours après, et avec une mine assezgrave, il me dit :

« Redmond, j’ai parlé de vous à votrecolonel, et comme je m’étonnais qu’un garçon de votre courage et devotre mérite n’eût pas eu d’avancement pendant la guerre, legénéral m’a répondu qu’on avait eu les yeux ouverts sur vous ;que vous étiez un brave soldat, et étiez évidemment sorti d’unebonne souche ; qu’aucun homme du régiment n’avait été moinssouvent trouvé en défaut, mais qu’aucun homme ne méritait moinsd’avancement ; que vous étiez paresseux, dissolu et sansprincipes ; que vous aviez fait beaucoup de mal par votreexemple, et qu’avec votre mérite et votre bravoure, il était sûrque vous n’arriveriez à rien de bien.

– Monsieur, dis-je, étonné qu’aucun hommeau monde eût pris une telle opinion de moi, j’espère que le généralBulow s’est mépris sur mon caractère. Je suis tombé en mauvaisecompagnie, c’est vrai ; mais je n’ai fait que ce qu’ont faitles autres soldats, et surtout je n’ai jamais eu encore un bon amiet protecteur à qui je pusse montrer que j’étais capable de mieuxfaire. Le général peut dire que je suis un garçon perdu etm’envoyer au diable ; mais, soyez sûr de ceci, c’est quej’irais au diable pour vous servir. »

Je vis que ce discours plaisait fort à monpatron, et, comme j’étais discret et lui étais utile dans millecirconstances délicates, il en vint bientôt à se prendre d’unvéritable attachement pour moi. Un jour, ou plutôt une nuit qu’ilétait tête à tête avec la femme du Tabaks Rath von Dose,par exemple, je… Mais à quoi bon vous parler de choses qui neconcernent personne à présent ?

Quatre mois après ma lettre à ma mère, j’eus,sous le couvert du capitaine, une réponse qui me donna un violentdésir de revoir mon pays, et une mélancolie que je ne puis décrire.Il y avait cinq ans que je n’avais vu de l’écriture de la chèreâme. Les jours d’autrefois, et le frais et heureux soleil de mesvieux champs verts d’Irlande, et son amour, et mon oncle, et PhilPurcel, et tout ce que j’avais fait et pensé, tout cela me revint àl’esprit en lisant cette lettre, et, quand je fus seul, je pleuraidessus comme je n’avais pas fait depuis le jour où Nora s’étaitjouée de moi. Je pris soin de ne pas laisser voir mon émotion aurégiment ou à mon capitaine ; mais, ce soir-là, où je devaisprendre le thé au jardin public, hors la porte de Brandebourg, avecFräuleine Lottchen (la dame de compagnie de la Tabaks Räthinn), jen’eus pas le courage d’y aller. Je m’excusai et allai me coucher debonne heure à la caserne, où j’allais et venais maintenant à peuprès comme il me plaisait, et je passai une longue nuit à pleureret à penser à la chère Irlande.

Le lendemain, mes esprits se relevèrent ;je fis escompter un billet de dix guinées, que ma mère m’avaitenvoyé dans sa lettre, et je régalai magnifiquement quelquespersonnes de ma connaissance. La lettre de la pauvre âme étaittoute tachée de larmes, pleine de citations de la Bible, écriteavec le plus grand désordre d’idées. Elle disait qu’elle étaitravie de penser que je servais sous un prince protestant,quoiqu’elle craignît bien qu’il ne fût pas dans la bonne voie.Cette bonne voie, disait-elle, elle avait eu le bonheur de latrouver sous la direction du révérend Joshua Jowls, dont ellesuivait l’Église. Elle disait que c’était un précieux vased’élection, un suave onguent et une précieuse boîte de nard, etelle faisait usage d’un grand nombre d’autres phrases que je nepouvais pas comprendre ; mais ce qui était clair, au milieu detout ce jargon, c’est que la bonne âme aimait toujours son fils, etpriait jour et nuit pour son écervelé de Redmond. N’est-il pas venutout d’un coup à l’esprit de maint pauvre diable, pendant unefaction solitaire ou dans le chagrin, la maladie ou la captivité,qu’à cet instant même, bien probablement, sa mère priait pourlui ? J’ai eu souvent de ces pensées ; mais elles ne sontpas des plus gaies, et il est tout aussi bien qu’elles ne vousviennent pas en compagnie : car que deviendrait alors uneréunion de bons vivants ? Ils seraient aussi muets que descroque-morts à un enterrement, je vous le promets. Je bus rasade àla santé de ma mère ce soir-là, et vécus en gentilhomme tant quedura l’argent. Elle s’était bien gênée pour me l’envoyer, à cequ’elle m’apprit plus tard ; et M. Jowls étaittrès-courroucé contre elle.

Si l’argent de la bonne âme fut assez vitedépensé, je ne fus pas long à m’en procurer d’autre ; carj’avais cent moyens pour cela, et étais devenu le favori ducapitaine et de ses amis. Tantôt c’était Mme VonDose qui me donnait un frédéric d’or pour lui avoir apporté unbouquet ou une lettre du capitaine ; tantôt c’était, aucontraire, le vieux conseiller privé qui me régalait d’unebouteille de vin du Rhin, et me glissait dans la main un ou deuxdollars, afin d’avoir de moi des renseignements sur la liaison demon capitaine et de sa femme. Mais quoique je ne fusse pas assezsot pour ne pas prendre son argent, vous pouvez être sûr que jen’étais pas assez peu honorable pour trahir mon bienfaiteur, et lemari tirait fort peu de chose de moi. Quand le capitaine et la damese brouillèrent, et qu’il se mit à faire la cour à la riche filledu ministre de Hollande, je ne sais combien de lettres et deguinées l’infortunée Tabaks Räthinn me donna, afin que je luiramenasse son amant. Mais ces retours sont rares en amour, et lecapitaine ne faisait que rire de ses soupirs et de sessupplications. Dans la maison de Mynheer Van Guldensack, je merendis si agréable du petit au grand, que j’y devins tout à faitintime, et y eus connaissance d’un ou deux secrets d’État quisurprirent et charmèrent très-fort mon capitaine. Ces petitsrenseignements, il les porta à son oncle, le ministre de la police,qui, sans nul doute, en fit son profit ; et je commençai ainsià être reçu sur un pied tout à fait confidentiel par la famillePotzdorff, et je devins un soldat purement nominal, ayant lapermission de paraître en habit bourgeois (et en habit fort bienfait, je vous assure) et de me donner une foule de jouissancesqu’enviaient mes pauvres diables de camarades. Quant aux sergents,ils étaient aussi civils pour moi que pour un officier ; c’eûtété risquer leurs galons que d’offenser une personne qui avaitl’oreille du neveu du ministre. Il y avait dans ma compagnie unjeune garçon du nom de Kurz, qui avait cinq pieds six pouces endépit de son nom, et à qui j’avais sauvé la vie à la guerre. Ledrôle ne s’avisa-t-il pas, après que je lui eus raconté une de mesaventures, de m’appeler espion et délateur, et de m’inviter à neplus le tutoyer, comme c’est l’usage entre les jeunes genslorsqu’ils sont très-intimes ! Je ne pus faire autrement quede lui demander raison ; mais je ne lui en voulais pas. Je ledésarmai en un clin d’œil ; et, quand je fis voler son épéepar-dessus sa tête, je lui dis : « Kurz, avez-vous jamaisconnu un homme coupable d’une bassesse qui fasse ce que je fais ence moment ? » Cela fit taire le reste des mécontents, etpersonne ne se railla de moi après cela.

On ne saurait supposer que, pour une personnede ma sorte, il fût agréable de me morfondre dans les antichambres,à écouter la conversation des laquais et des parasites. Mais cen’était pas plus dégradant que la caserne, dont je n’ai pas besoinde dire que j’étais complétement dégoûté. Mes protestations d’amourpour l’armée avaient toutes pour but de jeter de la poudre aux yeuxde mon patron. J’aspirais à sortir d’esclavage. Je savais quej’étais né pour faire figure dans le monde. Si j’avais été un deshommes de la garnison de Neiss, je me serais battu pour ma libertéà côté du vaillant Français ; mais ici ce n’était que parartifice que je pouvais atteindre mon but, et n’étais-je pasjustifié d’user de ruse ? Mon plan était celui-ci :« Je puis me rendre si nécessaire à M. de Potzdorff,qu’il m’obtiendra ma liberté. Une fois libre, avec ma belletournure et ma bonne famille, je ferai ce qu’ont fait avant moi dixmille gentilshommes irlandais ; j’épouserai une femme riche etde qualité. » Et la preuve que j’étais, sinon désintéressé, dumoins conduit par une noble ambition, est celle-ci : il yavait à Berlin une grasse veuve d’épicier, avec six cents thalersde rente, et un bon commerce, qui me donna à entendre qu’elle merachèterait si je voulais l’épouser ; mais je lui disfranchement que je n’étais pas né pour être épicier, et perdis degaieté de cœur une chance de liberté qu’elle m’offrait.

Et j’étais reconnaissant envers mes patrons,plus reconnaissant qu’ils ne l’étaient envers moi. Le capitaineétait endetté, et avait affaire aux juifs, à qui il faisait desbillets payables à la mort de son oncle. Le vieux Herr vonPotzdorff, voyant la confiance que son neveu avait en moi, essayade me corrompre pour savoir quelle était la position réelle dujeune homme. Mais qu’est-ce que je fis ? J’informai du faitM. Georges von Potzdorff ; et nous dressâmes, de concert,une liste de petites dettes, si modestes qu’elles apaisèrent levieil oncle au lieu de l’irriter, et qu’il les paya, heureux d’enêtre quitte à si bon marché.

Et je fus joliment récompensé de ma fidélité.Un matin, le vieux gentilhomme, étant enfermé avec son neveu (ilavait coutume de venir aux informations sur ce que faisaient lesjeunes officiers du régiment ; si celui-ci ou celui-làjouait ; qui avait une intrigue, et avec qui ; qui étaitau Ridotto telle soirée ; qui avait des dettes, et qui n’enavait pas : car le roi aimait à connaître les affaires dechaque officier de son armée), je fus envoyé avec une lettre aumarquis d’Argens (qui, plus tard, épousaMlle Cochois, l’actrice), et rencontrant le marquisà quelques pas de là dans la rue, je rendis mon message, et revinschez le capitaine. Son digne oncle et lui avaient pris mon indignepersonne pour sujet de conversation.

« Il est noble, disait le capitaine.

– Bah ! répliquait l’oncle, quej’aurais été capable d’étrangler pour son insolence. Tous les gueuxd’Irlandais qui s’enrôlent font la même histoire.

– Il a été enlevé par Galgenstein, repritl’autre.

– Un déserteur enlevé, ditM. Potzdorff, la belle affaire !

– Enfin, j’ai promis à ce garçon que jedemanderais qu’il fût libéré ; et je suis sûr que vous pouvezen tirer parti.

– Vous avez demandé qu’il fût libéré,répondit le vieux en riant. Bon Dieu ! vous êtes un modèle deprobité ! Vous ne me succéderez jamais, Georges, si vous nedevenez pas plus sensé que vous ne l’êtes en ce moment. Il a debonnes manières et la physionomie ouverte. Il sait mentir avec uneassurance que je n’ai jamais vu surpasser, et se battre,dites-vous, quand on le pousse à bout. Le drôle ne manque pas debonnes qualités ; mais il est vain, dépensier et bavard. Tantque vous aurez un régiment comme une menace au-dessus de lui, vouspourrez faire de lui ce que vous voudrez. Mettez-lui la bride surle cou, et mon homme vous glissera dans la main. Persistez à luifaire des promesses ; la promesse de le faire général, si vousvoulez. Que diantre m’importe ! Il y a assez d’espionsdisponibles sans lui dans la ville. »

C’était ainsi que les services que je rendaisà M. Potzdorff étaient qualifiés par ce vieil ingrat ; etje m’esquivai de la chambre, l’esprit fort troublé de penser qu’unautre de mes chers rêves était ainsi dissipé, et que mes espérancesde sortir de l’armée, en étant utile au capitaine, étaiententièrement vaines. Pour quelque temps, mon désespoir fut tel queje songeai à épouser la veuve ; mais les simples soldats nepeuvent jamais se marier sans une permission directe du roi ;et il était fort douteux que Sa Majesté permît à un jeune garçon devingt-deux ans, le plus bel homme de son armée, de s’accoupler àune vieille veuve bourgeonnée de soixante ans, qui avait tout àfait passé l’âge où son mariage pouvait promettre de multiplier lessujets de Sa Majesté. Cette espérance de liberté était doncillusoire, et je ne pouvais pas non plus espérer d’acheter malibération, à moins qu’une âme charitable ne voulût me prêter unegrosse somme d’argent ; car, bien que j’en gagnasse beaucoup,comme j’ai dit, j’ai toujours eu toute ma vie un goût insurmontablede dépense, et (telle est la générosité de mon caractère) je n’aijamais été sans dettes depuis que je suis né.

Mon capitaine, le rusé gredin, me donna de saconversation avec son oncle une version très-différente de celleque je savais être la véritable, et me dit en souriant :« Redmond, j’ai parlé au ministre de tes services[6], et ta fortune est faite. Nous te feronssortir de l’armée, nous te nommerons au bureau de police, et teprocurerons une place d’inspecteur des douanes ; enfin, nouste mettrons à même de te mouvoir dans une sphère meilleure quecelle où la fortune t’a placé jusqu’ici. »

Quoique je ne crusse pas un mot de cediscours, j’affectai d’en être très-touché, et, comme de raison, jejurai une éternelle reconnaissance au capitaine pour ses bontésenvers le pauvre proscrit irlandais.

« Votre service chez le ministre deHollande m’a beaucoup plu. Voici une autre occasion dans laquellevous pouvez nous être utile ; et si vous réussissez, comptezsur votre récompense.

– Quel est ce service, monsieur ?dis-je ; je ferai tout au monde pour un si bon maître.

– Il est arrivé depuis peu à Berlin, ditle capitaine, un gentilhomme au service de l’impératrice-reine, quis’appelle le chevalier de Balibari, et porte le cordon rouge et lecrachat de l’ordre papal de l’Éperon. Il parle italien ou françaisindifféremment ; mais nous avons quelque raison de supposerque ce M. de Balibari est de votre pays d’Irlande.Avez-vous jamais entendu parler de ce nom de Balibari enIrlande ?

– Balibari ! Ballyb… ? »Une idée soudaine me traversa l’esprit. « Non, monsieur,dis-je, je n’en ai jamais entendu parler.

– Il faut entrer à son service. Comme deraison, vous ne saurez pas un mot d’anglais ; et si lechevalier vous fait des questions au sujet de votre accent, ditesque vous êtes Hongrois. Le domestique qui est venu avec lui serarenvoyé aujourd’hui, et la personne à laquelle il s’est adressépour avoir un garçon fidèle vous recommandera. Vous êtesHongrois ; vous avez servi dans la guerre de Sept ans ;vous avez quitté l’armée à cause d’une faiblesse dans les reins.Vous avez servi deux ans M. de Quellenberg ; il estmaintenant avec l’armée de Silésie, mais voici votre certificatsigné de lui. Vous avez ensuite vécu chez le docteur Mopsius, quirépondra de vous si besoin est ; et le maître de l’hôtel del’Étoile certifiera, cela va sans dire, que vous êtes un honnêtesujet ; mais son attestation ne compte pas. Quant au reste devotre histoire, vous pouvez la fabriquer comme vous voudrez, et lafaire aussi romanesque ou aussi comique que votre imagination vousle dictera. Tâchez, toutefois, de gagner la confiance du chevalieren excitant sa compassion. Il joue beaucoup et gagne.Connaissez-vous bien les cartes ?

– Très-peu, comme font les soldats.

– Je vous croyais plus expert. Il fautdécouvrir si le chevalier triche ; si cela est, nous letenons. Il voit continuellement les envoyés d’Angleterre etd’Autriche, et les jeunes gens des deux ambassades soupentfréquemment chez lui. Sachez ce dont ils parlent, ce que chacunjoue, surtout si aucun d’eux joue sur parole. Si vous lisez seslettres particulières, vous le saurez comme de raison ; maispour celles qui sont mises à la poste, ne vous en occupez pas, nousles regardons là. Mais ne le voyez jamais écrire un billet sansdécouvrir à qui il va, et par quel canal ou quel messager. Il dortavec les clefs de sa boîte à dépêches attachées par un cordonautour de son cou. Vingt frédérics si vous prenez l’empreinte desclefs. Vous irez, comme de juste, en habit bourgeois. Vous ferezbien d’ôter la poudre de vos cheveux et de les attacher simplementavec un ruban ; naturellement votre moustache devra êtrerasée. »

Avec ces instructions, et une gratificationfort mince, le capitaine me laissa. Quand je le revis, il fut amusédu changement qui s’était opéré en moi. J’avais, non sans chagrin(car elle était noire comme du jais et élégamment frisée), j’avaisrasé ma moustache ; j’avais ôté de mes cheveux la farine etl’odieuse graisse que j’ai toujours abominées ; j’avais mis unmodeste habit gris français, des culottes de satin noir, une vestede peluche marron et un chapeau sans cocarde. J’avais l’air humble,et doux autant que peut l’avoir domestique sans place ; et jecrois que mon propre régiment, qui était en ce moment à la revue àPotsdam, ne m’aurait pas reconnu. Ainsi accoutré, j’allai à l’hôtelde l’Étoile où était cet étranger, le cœur me battant d’anxiété, etquelque chose me disant que ce chevalier de Balibari n’était autreque Barry de Ballybarry, le frère aîné de mon père, qui avaitabandonné ses biens par suite de son attachement obstiné à lasuperstition de Rome. Avant de me présenter à lui, j’allai dans lesremises regarder son carrosse. Avait-il les armes des Barry ?Oui, elles y étaient, d’argent à la bande de gueules accompagnée dequatre coquilles, les anciennes armoiries de ma maison. Ellesétaient peintes sur une brillante voiture magnifiquement dorée,dans un écu environ aussi grand que mon chapeau, surmonté d’unecouronne et ayant pour supports huit ou neuf Cupidons, cornesd’abondance et corbeilles de fleurs, suivant l’étrange modehéraldique de cette époque. Ce devait être lui ! Je me sentisdéfaillir en montant l’escalier. J’allais me présenter à mon oncleen qualité de domestique !

« Vous êtes le jeune homme queM. de Seebach a recommandé ? »

Je saluai et lui présentai une lettre de cegentilhomme, dont mon capitaine avait eu soin de me munir. Pendantqu’il la regardait, j’eus le loisir de l’examiner. Mon oncle étaitun homme de soixante ans, magnifiquement vêtu, habit et culottes develours abricot, veste de satin blanc brodée d’or comme l’habit. Ilportait le cordon violet de son ordre de l’Éperon, et le crachat del’ordre, un crachat énorme, étincelait sur sa poitrine. Il avaitdes bagues à tous les doigts, une couple de montres dans sesgoussets, un superbe solitaire sur le ruban noir qui entourait soncou et était attaché à la bourse de sa perruque ; sesmanchettes et son jabot étalaient une profusion de dentelles desplus riches. Il avait des bas de soie rose roulés au-dessus dugenou et attachés avec des jarretières d’or, et d’énormes bouclesen diamant à ses souliers à talons rouges. Une épée à monture d’oret à fourreau de chagrin blanc, et un chapeau richement galonné etgarni de plumes blanches, qui étaient posés sur la table à côté delui, complétaient le costume de ce splendide gentilhomme. Il avaità peu près ma taille, c’est-à-dire cinq pieds six pouces etdemi ; ses traits étaient singulièrement pareils aux miens etextrêmement distingués ; un de ses yeux, toutefois, étaitcaché par un morceau de taffetas noir ; il avait un peu deblanc et de rouge, ornement qui n’était nullement rare en cetemps-là, et une paire de moustaches qui tombait par-dessus salèvre et cachait une bouche que je trouvai plus tard avoir uneexpression assez désagréable. Quand il écartait sa moustache, onvoyait que les dents d’en haut avançaient beaucoup ; et surson visage était un affreux sourire immobile qui ne plaisaitnullement.

Ce fut fort impudent à moi ; mais quandje vis la splendeur de son aspect, la noblesse de ses manières, ilme fut impossible de garder mon déguisement avec lui ; etlorsqu’il dit : « Ah ! vous êtes Hongrois, à ce queje vois ! » je n’y tins plus.

« Monsieur, dis-je, je suis Irlandais, etmon nom est Redmond Barry de Ballybarry. » À ces mots, jefondis en larmes ; je ne saurais dire pourquoi ; mais jen’avais vu aucun membre de ma famille depuis six ans, et mon cœuravait soif d’en voir un.

Chapitre 8Barry dit adieu à la profession militaire.

Vous qui n’êtes jamais sorti de votre pays,vous ne savez pas ce que c’est que d’entendre une voix amie dans lacaptivité, et bien des gens ne comprendront pas la cause del’explosion de sensibilité que j’ai confessé avoir eu lieu à la vuede mon oncle. Il ne pensa pas une minute à mettre en question lavérité de ce que je disais. « Mère de Dieu !s’écria-t-il, c’est le fils de mon frère Harry ! » Et jecrois du fond du cœur qu’il était aussi affecté que moi enretrouvant d’une manière si subite un de ses parents ; car luiaussi il était exilé, et une voix amie lui remettait en mémoire sonancien pays et les jours de son enfance.

« Je donnerais cinq ans de ma vie pourles revoir encore, dit-il après m’avoir fait de chaudescaresses.

– Voir quoi ? lui dis-je.

– Eh mais, répliqua-t-il, les champsverts, et la rivière, et la vieille tour ronde, et le cimetière deBallybarry. Ce fut honteux à votre père, Redmond, de se défaired’une terre qui avait si longtemps porté notre nom. »

Il se mit alors à me faire des questions surmoi-même, et je lui contai mon histoire assez au long, dont ledigne gentilhomme se prit à rire à plusieurs reprises, disant quej’étais un Barry de la tête aux pieds. Au milieu de mon récit, ilm’arrêta pour me demander de me mesurer avec lui, dos à dos (parquoi je constatai que nous étions de même taille, et que mon oncleavait, de plus que moi, un genou roide qui le faisait marcher d’unemanière particulière), et il poussa, pendant le cours de manarration, cent exclamations de pitié, de tendresse et desympathie. C’était à tout instant : « Bienheureuxsaints ! » et : « Mère du ciel ! »et : « Bienheureuse Marie ! » d’où je conclus,et avec justice, qu’il était toujours fidèle à l’ancienne foi de lafamille.

Ce ne fut pas sans difficulté que j’en vins àlui expliquer la dernière partie de mon histoire, à savoir quej’étais mis à son service pour surveiller ses actions, dont jedevais rendre compte dans un certain quartier. Quand je lui eus ditla chose (avec beaucoup d’hésitation), il éclata de rire, et goûtamerveilleusement la plaisanterie.

« Les gredins ! dit-il ; ilscroient m’attraper, n’est-ce pas ? Eh ! Redmond, maprincipale conspiration est une banque de pharaon ; mais leroi est si soupçonneux, qu’il voit un espion dans chaque personnequi visite sa misérable capitale et son grand désert de sable.Ah ! mon garçon, il faut que je vous montre Paris etVienne ! »

Je répondis que je ne désirais rien tant quede voir toute autre ville que Berlin, et que je serais ravi d’êtredélivré de cet odieux service militaire. Le fait est que d’après lasplendeur de son aspect, toutes les coûteuses babioles de lachambre, le carrosse doré dans la remise, je supposais à mon oncleune fortune considérable, et qu’il m’achèterait une douzaine, quedis-je ! tout un régiment de remplaçants, pour me rendre à laliberté.

Mais je me trompais dans mes calculs à sonégard, comme ce qu’il me raconta de son histoire ne tarda pas à mele prouver : « J’ai roulé de par le monde, dit-il, depuisl’année 1742 où mon frère, votre père, à qui Dieu pardonne !me coupa l’herbe sous le pied et m’escamota mon patrimoine en sefaisant hérétique, afin d’épouser votre pie-grièche de mère ;mais ce qui est passé est passé. Il est probable que j’auraisdissipé ce petit bien comme il le fit à ma place, et j’aurais eu àcommencer un ou deux ans plus tard la vie que j’ai menée depuis quej’ai été forcé de quitter l’Irlande. Mon enfant, j’ai été à tousles services ; et, entre nous, je dois de l’argent dans toutesles capitales de l’Europe. J’ai fait une campagne ou deux avec lesPandours, sous l’Autrichien Trenck ; j’ai été capitaine de lagarde de Sa Sainteté le pape ; j’ai fait la campagne d’Écosseavec le prince de Galles, un mauvais garnement, mon cher, qui sesouciait plus de sa maîtresse et de sa bouteille d’eau-de-vie quedes couronnes des Trois-Royaumes ; j’ai servi en Espagne et enPiémont ; mais j’ai été la pierre qui roule, mon bon ami. Lejeu, le jeu a été ma ruine ! cela et la beauté ! »Ici il me lança du coin de l’œil un regard qui, je dois l’avouer,n’était rien moins que séduisant ; et puis, le rouge dont sesjoues étaient enduites avait tout coulé sous les larmes qu’il avaitversées en me recevant. « Les femmes m’ont fait faire bien dessottises, mon cher Redmond : j’ai le cœur tendre, de manature, et en ce moment même, à soixante-deux ans, je n’ai pas plusd’empire sur moi-même que lorsque Peggy O’Dwyer se jouait de moi àseize.

– Ma foi, monsieur, dis-je en riant, jecrois que cela tient de famille. »

Et je lui décrivis, à son grand amusement, mapassion romanesque pour ma cousine, Nora Brady. Il reprit sonrécit :

« Les cartes sont maintenant mon seulmoyen d’existence. Quelquefois je suis en veine, et alors j’emploiemon argent à acheter les bijoux que vous voyez. C’est un avoir,voyez-vous bien, Redmond, et le seul moyen que j’aie trouvé degarder quelque chose. Quand la chance tourne contre moi, eh bien,mon cher, mes diamants vont chez les prêteurs sur gages, et jeporte du faux. L’ami Moïse, l’orfévre, me rendra visite aujourd’huimême, car le sort m’a été contraire toute la semaine passée, et ilfaut que je me procure de l’argent pour la banque de ce soir.Connaissez-vous les cartes ? »

Je répondis que je savais jouer comme lesavent les soldats, mais que je n’étais pas très-habile.

« Nous nous exercerons ce matin, dit-il,et je vous enseignerai une ou deux choses qui valent la peined’être sues. »

Naturellement j’étais bien aise de trouver unetelle occasion de m’instruire, et je témoignai la satisfaction quej’aurais à recevoir les leçons de mon oncle.

Ce que le chevalier me raconta de lui me fitune impression assez désagréable. Toute sa fortune était sur sondos, comme il disait. Son carrosse, si bien doré, faisait partie deson fonds de commerce. Il avait une espèce de mission de la courd’Autriche : c’était de découvrir si une certaine quantité deducats altérés, dont on avait suivi la trace jusqu’à Berlin,provenaient du trésor du roi ; mais le but réel deM. de Balibari était le jeu. Il y avait là un jeuneattaché de l’ambassade d’Angleterre, milord Deuceace, plus tardvicomte et comte de Crabs dans la pairie anglaise, qui jouait grosjeu ; et ce fut sur la nouvelle de la passion de ce jeuneseigneur anglais que mon oncle, alors à Prague, se détermina àvisiter Berlin et à le provoquer au jeu ; car il existe unesorte de chevalerie parmi les gentilshommes du cornet : laréputation des grands joueurs est répandue par toute l’Europe. J’aivu le chevalier de Casanova, par exemple, faire six cents milles deParis à Turin, pour jouter avec M. Charles Fox, alors lebrillant fils de lord Bolland, plus tard le plus grand des orateurset des hommes d’État de l’Europe.

Il fut convenu que je conserverais mon rôle devalet ; qu’en présence des étrangers je ne saurais pas un motd’anglais ; que j’aurais l’œil sur les atouts, en servant levin de Champagne et le punch ; et comme j’avais une vueremarquable et une grande aptitude naturelle, je fus promptement àmême de prêter à mon cher oncle une grande assistance contre sesantagonistes du tapis vert. Il est des personnes prudes quipourront affecter de s’indigner de la franchise de ces confessions,mais que le ciel les ait en pitié ! Supposez-vous qu’un hommequi a perdu ou gagné cent mille guinées au jeu se refusera lesmoyens de succès dont use son voisin ? Ils sont tous lesmêmes ; mais il n’y a que les imbéciles qui trichent,qui ont recours aux expédients vulgaires des dés pipés et descartes biseautées. Un tel homme est sûr de mal finir un jour oul’autre, et il n’est pas fait pour jouer dans la société d’ungalant homme ; l’avis que je donne aux gens qui voient un êtreaussi vulgaire à l’œuvre est, comme de raison, de parier pour luiquand il joue, mais de ne jamais, au grand jamais, avoir affaireavec lui. Jouez grandement, honorablement ; ne vous laissezpoint abattre, cela va sans dire, quand vous perdez ; mais,par-dessus tout, ne soyez pas âpre au gain, comme le sont les âmesviles ; et, vraiment, malgré toute l’habileté et les avantagesque l’on peut avoir, ce gain est souvent problématique : j’aivu un véritable ignorant, qui ne savait pas plus le jeu quel’hébreu, vous gagner en quelques coups cinq mille livres, à forcede bévues. J’ai vu un gentilhomme et son compère jouer contre unautre qui avait aussi son compère ; on n’est sûr de rien enpareil cas ; et quand on considère le temps et la peine quecela coûte, le génie, l’anxiété, la mise de fonds qu’il faut, lenombre des mauvais payeurs (car on trouve des gens malhonnêtes auxtables de jeu comme partout ailleurs), je dis, pour ma part, que laprofession est mauvaise ; et, en effet, j’ai rarementrencontré un homme qui, en fin de compte, y ait fait fortune.J’écris maintenant avec l’expérience d’un homme du monde. Àl’époque dont je parle, j’étais un jeune garçon ébloui à l’idée dela richesse, et respectant beaucoup trop, certainement, lasupériorité d’âge et de position de mon oncle.

Il n’est pas besoin de particulariser ici lespetits arrangements faits entre nous ; les joueursd’aujourd’hui ne manquent pas d’instruction, je présume, et lepublic prend peu d’intérêt à la chose. Mais la simplicité étaitnotre secret : tout ce qui réussit est simple. Si, parexemple, j’essayais la poussière d’une chaise avec ma serviette,c’était pour indiquer que l’ennemi était fort en carreau ; sije la poussais, il avait l’as et le roi ; si je disais :« Punch ou vin, milord ? » cela voulait direcœur ; si : « Vin ou punch ? »trèfle ; si je me mouchais, c’était pour annoncer quel’antagoniste avait aussi un compère ; et alors, je vous legarantis, il se faisait de jolis tours d’adresse. Milord Deuceace,quoique si jeune, était très-fort aux cartes, de toutemanière ; et ce ne fut qu’en entendant Frank Punter, qui étaitvenu avec lui, bâiller trois fois quand le chevalier avait l’asd’atout, que je sus que nous étions grecs contre grecs.

J’étais d’une innocence parfaite ; etM. de Potzdorff en riait de tout cœur, quand je luiportais mes petits rapports au pavillon en dehors de la ville où ilme donnait rendez-vous. Il va sans dire que ces rapports étaientconcertés d’avance entre mon oncle et moi. J’avais pourinstructions (et cela vaut toujours bien mieux) de dire autant lavérité que mon histoire pouvait l’admettre. Lorsque, par exemple,il me demandait :

« Que fait le chevalier dans lamatinée ?

– Il va régulièrement à l’église (ilétait très-religieux), et après la messe il rentre déjeuner. Puisil prend l’air dans sa voiture jusqu’au dîner, qui se sert à midi.Après dîner, il écrit ses lettres, s’il en a à écrire ; maisil a fort peu de chose à faire en ce genre. Ses lettres sont àl’envoyé autrichien, avec lequel il correspond, mais qui ne lereconnaît pas, etc. ; et, étant écrites en anglais, comme deraison je regarde par-dessus son épaule. Il écrit en général pourdemander de l’argent. Il dit en avoir besoin pour gagner lessecrétaires du trésor afin de découvrir d’où viennent réellementles ducats altérés ; mais, dans le fait, il en a besoin pourjouer le soir, et faire sa partie avec Galsabigi, l’entrepreneur dela loterie, les attachés russes, deux attachés de l’ambassadeanglaise, milords Deuceace et Ponter, qui jouent un jeu d’enfer, etquelques autres. La même société se réunit tous les soirs àsouper ; il est rare qu’il y ait des femmes ; celles quiviennent sont principalement des Françaises, appartenant au corpsde ballet. Il gagne souvent, mais pas toujours. Lord Deuceace estun très-beau joueur. Le chevalier Elliot, le ministre d’Angleterre,vient quelquefois, et alors les secrétaires ne jouent pas.M. de Balibari dîne aux ambassades, mais en petit comité,et non les jours de grande réception. Galsabigi, je crois, est soncompère au jeu. Il a gagné dernièrement, mais la semaine d’avant ilavait mis son solitaire en gage pour quatre cents ducats.

– Les attachés anglais et lui parlent-ilsensemble leur langue ?

– Oui ; l’envoyé et lui ont causéhier une demi-heure de la nouvelle danseuse et des troublesd’Amérique, principalement de la nouvelledanseuse ! »

On verra que les renseignements que je donnaisétaient très-minutieux et très-exacts, quoi que très-peuimportants. Mais tels qu’ils étaient, ils furent portés auxoreilles de ce fameux héros et guerrier, le philosophe deSans-Souci ; et il n’entrait pas un étranger dans la capitaledont les actions ne fussent également espionnées et rapportées augrand Frédéric.

Tant que le jeu se restreignit aux jeunes gensdes différentes ambassades, Sa Majesté ne voulut pasl’empêcher ; il encourageait même le jeu dans toutes lesmissions, sachant bien qu’on peut faire parler un homme dansl’embarras, et qu’un rouleau de frédérics donné à propos luiobtenait souvent un secret qui en valait des milliers. Il seprocura de cette manière certains papiers de l’ambassadefrançaise ; et je n’ai pas de doute que milord Deuceace ne luieût fourni des renseignements aux mêmes conditions, si le caractèrede ce jeune seigneur n’eût été moins bien connu de son chef, qui,comme c’est ordinairement le cas, faisait faire le travail par unroturier dont il était sûr, tandis que les jeunes mirliflores de sasuite étalaient leurs broderies aux bals, ou secouaient leursmanchettes de Malines au-dessus des tapis verts du pharaon. J’en aivu depuis des vingtaines de ces freluquets, eux et leurs chefs, etmon Dieu ! quelle sotte engeance ! quelle fatuitéstupide ! quelles buses ! quels étourneaux ! quelscerveaux vides ! C’est un des mensonges du monde que cettediplomatie ; sans cela, comment supposer que, si cetteprofession était aussi difficile que veut nous le faire croire larace solennelle des gens à portefeuille, ils choisiraientinvariablement pour la remplir de petits écoliers à face rose, quin’y ont d’autre droit que le titre de leur maman, et qui sont toutau plus capables de juger d’un curricle, d’une dansenouvelle, ou d’une botte bien faite.

Mais lorsqu’il fut connu des officiers de lagarnison qu’il y avait en ville une table de pharaon, ce fut à quis’y ferait admettre ; et, en dépit de mes représentations, mononcle ne fut pas fâché que ces jeunes gens tentassent leur chance,et une ou deux fois il leur tira de la poche une bonne somme.Vainement je lui dis que je serais forcé d’en porter la nouvelle àmon capitaine, devant qui ses camarades ne manqueraient pas dejaser, et qui n’aurait pas même besoin de mes renseignements poursavoir la chose.

« Dites-le-lui, répondit mon oncle.

– Ils vous renverront, dis-je ;alors que deviendrai-je ?

– Tranquillisez-vous, dit ce dernier avecun sourire ; je ne vous laisserai pas en arrière, je vous legarantis. Allez jeter un dernier regard sur votre caserne,tranquillisez-vous, dites adieu à vos amis de Berlin. Les chèresâmes, comme elles vont pleurer quand elles vous sauront hors dupays ! et, aussi sûr que mon nom est Barry, hors du pays vouspartirez.

– Mais comment, monsieur ?dis-je.

– Un peu de mémoire, monsieur Fakenham deFakenham, dit-il d’un air fier. C’est vous-même qui m’avez appriscomment. Allez me chercher une de mes perruques. Ouvrez ma boîte àdépêches là-bas, où sont les grands secrets de la chancellerieautrichienne ; rejetez vos cheveux en arrière ;mettez-moi ce morceau de taffetas noir et ces moustaches, etmaintenant regardez-vous au miroir.

– Le chevalier de Balibari, » dis-jeen éclatant de rire, et je me mis à me promener dans la chambre, enroidissant le genou à sa manière.

Le lendemain, quand j’allai faire mon rapportà M. de Potzdorff, je lui parlai des jeunes officiersprussiens qui avaient joué depuis peu ; et il répondit, commeje m’y attendais, que le roi avait résolu de renvoyer lechevalier.

« C’est un vilain ladre,répliquai-je ; je n’ai eu de lui que trois frédérics en deuxmois, et j’espère que vous vous rappelez votre promesse dem’avancer.

– Eh mais, trois frédérics, c’était troppour les nouvelles que vous avez ramassées, dit le capitaine enricanant.

– Ce n’est pas ma faute s’il n’y en a paseu davantage, repartis-je. Quand va-t-il partir ?

– Après-demain. Vous dites qu’il sepromène en voiture après déjeuner et avant dîner. Quand il sortirapour y monter, deux gendarmes se placeront sur le siége, et lecocher aura ses ordres de marcher.

– Et son bagage, monsieur ?dis-je.

– Oh ! on l’enverra après lui. J’aienvie de visiter la boîte rouge qui contient ses papiers,dites-vous ; et à midi, après la parade, je serai à l’auberge.Vous ne parlerez de l’affaire à personne de là, et vous m’attendrezdans l’appartement du chevalier jusqu’à mon arrivée. Il faudra quenous forcions cette boîte. Vous êtes un chien de maladroit ;sans cela vous auriez eu la clef depuis longtemps. »

Je priai le capitaine de ne pas m’oublier, etlà-dessus je pris congé de lui. Le lendemain soir, je plaçai unepaire de pistolets sous le coussin de la voiture ; et je penseque les aventures du lendemain sont tout à fait dignes des honneursd’un chapitre séparé.

Chapitre 9Je fais la figure qui convient à mon nom et à ma naissance.

La fortune, souriant àM. de Balibari au moment de son départ, lui permit degagner une jolie somme avec sa banque de pharaon.

Le lendemain matin, à dix heures, la voituredu chevalier de Balibari arrivait comme d’habitude à la porte deson hôtel ; et le chevalier, qui était à sa fenêtre, voyantson équipage, descendit l’escalier de l’air imposant qui lecaractérisait.

« Où est ce drôle d’Ambroise ?dit-il, regardant autour de lui et ne voyant pas son domestique quiaurait dû être là pour lui ouvrir la portière.

– Je vais abaisser le marchepied à VotreHonneur, » dit un gendarme y qui se tenait près ducarrosse.

Et le chevalier n’y fut pas plutôt entré, quel’officier de police y sauta après lui ; un autre monta sur lesiége à côté du cocher, et ce dernier se mit en route.

« Bonté divine ! dit le chevalier,qu’est-ce que cela signifie ?

– Vous allez à la frontière, dit legendarme en portant la main à son chapeau.

– C’est abominable ! c’estinfâme ! J’insiste pour qu’on me descende à l’ambassaded’Autriche !

– J’ai l’ordre de bâillonner VotreHonneur s’il crie, dit le gendarme.

– Toute l’Europe sera instruite dececi ! dit le chevalier en fureur.

– Comme il vous plaira, » réponditl’officier ; et là-dessus ils rentrèrent dans le silence.

Le silence ne fut pas interrompu entre Berlinet Potsdam, que le chevalier traversa au moment où Sa Majesté ypassait la revue de ses gardes et des régiments de Bulow, deZitwitz et de Heukel de Donnersmark. Comme le chevalier passaitdevant Sa Majesté, le roi leva son chapeau et dit enfrançais :

« Qu’il ne descende pas ; je luisouhaite un bon voyage. »

Le chevalier de Balibari reconnut cettecourtoisie par un profond salut.

Ils n’étaient pas beaucoup au delà de Potsdam,quand, boum ! le canon d’alarme commença à tonner.

« C’est un déserteur ! ditl’officier.

– Est-il possible ! » dit lechevalier, et il se renfonça dans sa voiture.

Au bruit du canon, les hommes du peuplesortirent le long de la route avec des fusils et des fourches, dansl’espoir d’attraper le fuyard. Les gendarmes avaient l’air fortdésireux de le dépister. Le prix d’un déserteur était de cinquanteécus pour ceux qui les ramenaient.

« Avouez, monsieur, dit le chevalier àl’officier de police qui était dans la voiture avec lui, que vousmourez d’envie d’être débarrassé de moi, dont vous ne pouvez rientirer, et de pouvoir vous mettre à la recherche du déserteur, quipeut vous rapporter cinquante écus. Que ne dites-vous au postillonde presser le pas ? Vous pourrez me déposer à la frontière etrevenir à votre chasse d’autant plus vite. »

L’officier dit au postillon d’avancer, mais lechemin semblait d’une longueur insupportable au chevalier. Une oudeux fois, il crut entendre le bruit d’un cheval au galop parderrière ; ses propres chevaux ne semblaient pas faire deuxmilles à l’heure, mais ils les faisaient. Enfin, ils arrivèrent envue des barrières noires et blanches, tout près de Brück, et enface étaient celles vertes et jaunes de la Saxe. Les douanierssaxons sortirent.

« Je n’ai aucun bagage, dit lechevalier.

– Monsieur n’a point decontrebande, » dirent en ricanant les gendarmes prussiens, etils prirent congé de leur prisonnier avec beaucoup de respect.

Le chevalier de Balibari leur donna à chacunun frédéric.

« Messieurs, dit-il, je vous souhaite lebonjour. Voulez-vous bien aller à la maison d’où nous sommes partisce matin, et dire à mon domestique d’envoyer mon bagage auxTrois-Bois, à Dresden ? »

Puis, ordonnant des chevaux frais, lechevalier se mit en route pour cette capitale.

Je n’ai pas besoin de vous dire que c’étaitmoi qui étais le chevalier.

Du chevalier de Balibari à Redmond Barry, esquire, gentilhommeanglais, à l’hôtel des Trois-Couronnes, à Dresde, en Saxe.

« Neveu Redmond,

« Ceci vous sera remis par une main sûre,qui n’est autre que M. Lumpit de la mission anglaise, qui estinstruit, comme tout Berlin va l’être, de notre merveilleusehistoire. Ils n’en savent encore que la moitié ; ils saventseulement qu’un déserteur est parti sous mes habits, et tout lemonde est dans l’admiration de votre habileté et de votrecourage.

« Je confesse que pendant deux heures,après votre départ, j’ai été au lit, dans une anxiété qui n’étaitpas médiocre, à me demander si Sa Majesté n’aurait pas la fantaisiede m’envoyer à Spandau, pour l’escapade dont nous nous étionsrendus coupables tous les deux. Mais, le cas échéant, mesprécautions étaient prises ; j’avais écrit un exposé du fait àmon chef, le ministre d’Autriche, avec le récit fidèle et véridiquede la manière dont on vous avait placé comme espion auprès demoi ; comme quoi il s’est trouvé que vous étiez montrès-proche parent ; comme quoi vous-même on vous avait enlevéet fait entrer de force au service, et comme quoi nous avionsrésolu tous les deux d’effectuer notre évasion. Le rire aurait ététellement contre le roi, que jamais il n’aurait osé mettre la mainsur moi. Qu’aurait dit M. de Voltaire d’un tel acte detyrannie ?

« Mais c’était un jour de bonheur, ettout a tourné selon mon désir. Il y avait deux heures et demie quej’étais au lit, depuis votre départ, lorsque entre votre excellentcapitaine Potzdorff.

« Redmond, dit-il avec son ton impérieuxde Hollandais, êtes-vous là ? »

« Point de réponse.

« Le drôle est parti, »dit-il ; et aussitôt il va à ma boîte rouge, où je garde meslettres d’amour, le lorgnon dont je me servais, mes dés favorisavec lesquels j’ai passé treize fois à Prague, mes deux râteliersde Paris, et mes autres petits secrets que vous savez.

« Il essaye d’abord un trousseau declefs, mais aucune ne va à la petite serrure anglaise. Alors, mongentilhomme tire de sa poche un ciseau et un marteau, et se met àl’œuvre, comme un voleur de profession, à forcer ma petiteboîte.

« C’était l’instant d’agir. Je m’avancevers lui armé d’un immense pot à eau. J’arrive sans bruit, justecomme il venait de briser la boîte, et, de toute ma force, je luidonne sur la tête un coup qui met le pot à l’eau en mille pièces,et étend mon capitaine sans connaissance à terre. Je crus l’avoirtué.

« Alors, je sonne toutes les sonnettes dela maison ; et je crie, et jure, et tempête : « Auvoleur !… au voleur !… monsieur l’hôte !… Aumeurtre !… au feu !… » jusqu’à ce que toute lamaison monte en se culbutant.

« Où est mon domestique ? criai-je.Qui est-ce qui ose me voler en plein jour ? Voyez ce misérableque je trouve forçant mon coffre ! Envoyez chercher lapolice ! envoyez chercher Son Excellence le ministred’Autriche ! Toute l’Europe saura cette insulte !

« – Juste ciel ! dit l’hôte, nousvous avons vu partir il y a trois heures.

« – Moi ! dis-je ; eh, monbrave, j’ai été au lit toute la matinée. Je suis malade… j’ai prismédecine. Je n’ai pas quitté la maison d’aujourd’hui ! Où estce vaurien d’Ambroise ? Mais, arrêtez ! Où sont meshabits et ma perruque ? » car j’étais devant eux en robede chambre et en bonnet de nuit.

« J’y suis !… j’y suis ! ditune petite chambrière. Ambroise est parti dans les habits de VotreHonneur.

« – Et mon argent ! monargent ! dis-je ; où est ma bourse dans laquelle il yavait quarante-huit frédérics ? Mais il nous reste un de cescoquins. Gendarmes, saisissez-le.

« – C’est le jeune Herr vonPotzdorff ! dit l’hôte de plus en plus étonné.

« – Quoi ! un gentilhomme forçantmon coffre avec un marteau et un ciseau !…Impossible ! »

« Herr von Potzdorff, pendant cetemps-là, revenait à la vie avec une bosse au crâne grosse commeune casserole ; et les officiers de police l’emportèrent, etle juge qu’on avait été chercher dressa un procès-verbal de lachose, et j’en demandai une copie, que j’envoyai sur-le-champ à monambassadeur.

« Je fus retenu prisonnier dans machambre le lendemain ; et un juge, un général, toute une arméed’hommes de loi, d’officiers et d’employés, furent mis à mestrousses pour m’intimider, me troubler, me menacer et me cajoler.Je dis qu’il était vrai que vous m’aviez raconté qu’on vous avaitfait entrer de force au service, que je vous en croyais libéré, etque j’avais eu de vous les meilleures recommandations. J’en appelaià mon ministre, qui était tenu de venir à mon aide ; et, pourabréger, le pauvre Potzdorff est en ce moment en route pourSpandau ; et son oncle, le vieux Potzdorff, m’a apporté cinqcents louis, avec une humble requête de quitter Berlinimmédiatement et d’étouffer cette déplorable affaire.

« Je serai avec vous, auxTrois-Couronnes, le lendemain du jour où vous recevrezceci. Invitez M. Lumpit à dîner. N’épargnez pas votre argent,vous êtes mon fils. Tout le monde à Dresde connaît votreaffectionné oncle,

« Le chevalier DE BALIBARI. »

Grâce à ces merveilleuses circonstances, jeredevins libre, et je gardai la résolution que j’avais faite alorsde ne plus retomber dans les mains d’aucun recruteur, et d’être àl’avenir et à tout jamais un gentilhomme.

Avec cette somme d’argent et une bonne veineque nous eûmes bientôt, nous fûmes en état de faire une figureassez passable. Mon oncle m’avait rejoint promptement à l’aubergede Dresde, où, sous prétexte de maladie, je m’étais tenu tranquillejusqu’à son arrivée ; et comme le chevalier de Balibari étaittout à fait en bonne odeur à la cour de Dresde (ayant été uneconnaissance intime du feu monarque l’Électeur, roi de Pologne, leplus dissolu et le plus agréable des princes européens), je fusvite lancé dans la meilleure société de la capitale saxonne, où jepuis dire que ma personne, mes manières, et la singularité desaventures dont j’avais été le héros, me firent particulièrementbien venir. Il n’était pas de partie dans la noblesse où les deuxmessieurs de Balibari ne fussent invités. J’eus l’honneur desbaise-mains et d’une gracieuse réception à la cour de l’Électeur,et j’écrivis à ma mère une si flamboyante description de maprospérité, que la bonne âme en fut bien près d’oublier son salutet son confesseur, le révérend Joshua Jowls, pour venir meretrouver en Allemagne ; mais les voyages étaient fortdifficiles à cette époque, et nous évitâmes l’arrivée de la bravedame.

Je pense que l’âme de Harry Barry, mon père,qui eut toujours des goûts si distingués, dut être réjouie de voirla position que j’occupais alors. Toutes les femmes avides de merecevoir, tous les hommes furieux ; trinquant avec les ducs etles comtes à souper, dansant le menuet avec de hautes baronnes biennées (comme elles s’appellent absurdement en Allemagne), avecd’adorables Excellences, que dis-je ! avec les Altesses et lestransparences elles-mêmes ; qui pouvait rivaliser avec legalant et jeune noble irlandais ? Qui aurait supposé que septsemaines auparavant j’étais un simple… bah ! J’ai honte d’ypenser ! Un des plus agréables moments de ma vie fut à ungrand gala au palais électoral, où j’eus l’honneur de valser unepolonaise avec la margrave de Bayreuth, en personne, la propre sœurdu vieux Fritz ; du vieux Fritz dont j’avais porté la livréede gros drap bleu, dont j’avais blanchi les ceinturons, et dontj’avais avalé pendant cinq années les abominables rations de petitebière et de choucroute.

Ayant gagné au jeu, d’un gentilhomme italien,un carrosse anglais, mon oncle fit peindre nos armes sur lespanneaux d’une façon plus splendide que jamais, surmontées (commenous descendions des anciens rois) d’une couronne irlandaise,magnifique de dimension et de dorure. J’avais cette royale couronnegravée sur une grande améthyste que je portais en bague à monindex ; et je ne me gênerai pas pour avouer que j’avaiscoutume de dire que ce joyau était dans ma famille depuis plusieursmilliers d’années, ayant originairement appartenu à mon ancêtredirect, feu Sa Majesté le roi Brian Boni ou Barry. Je vous répondsque les légendes du Herald’s College ne sont pas plus authentiquesque ne l’était la mienne.

D’abord le ministre et les gentilshommes del’hôtel anglais furent passablement réservés avec nos deuxseigneuries irlandaises, et contestèrent nos prétentions. Leministre était un fils de lord, il est vrai, mais il étaitégalement le petit-fils d’un épicier, et je le lui dis au balmasqué du comte de Lobkowitz. Mon oncle, comme un noble gentilhommequ’il était, connaissait la généalogie de toutes les famillesconsidérables de l’Europe. Il disait que c’était la seule éruditionqui convînt à un gentilhomme ; et quand nous n’étions pointaux cartes, nous passions des heures sur Gwillim ou d’Hozier, àlire les généalogies, à apprendre les blasons, et à nous mettre aucourant des parentés de notre classe. Hélas ! cette noblescience est maintenant tombée en discrédit : il en est de mêmedes cartes, études et passe-temps sans lesquels j’ai peine àconcevoir qu’un homme d’honneur puisse exister.

Ma première affaire avec un homme de qualitéincontestable eut lieu, à propos de ma noblesse, avec le jeune sirRumford Bumford, de l’ambassade anglaise, mon oncle envoyant enmême temps un cartel au ministre, qui refusa de venir. Je blessaisir Rumford à la jambe, au milieu des larmes de joie de mon oncle,qui m’avait accompagné sur le terrain ; et je vous prometsqu’aucun des jeunes gentilshommes ne mit plus en questionl’authenticité de ma généalogie, et ne rit plus de ma couronneirlandaise.

Quelle délicieuse vie nous menions àprésent ! Je vis que j’étais né gentilhomme, rien qu’au goûtque je pris à la besogne, car réellement c’en était une. Quoiquecela semble tout plaisir, cependant j’assure à toutes les personnesde basse condition, qui pourront lire ceci, que nous autres, leurssupérieurs, nous avons à travailler aussi bien qu’elles ; sije ne me levais qu’à midi, est-ce que je n’avais pas été au jeubien longtemps après minuit ? Maintes fois nous sommes rentrésnous coucher comme les troupes se rendaient à la parade du matin,et quel bien cela me faisait au cœur d’entendre les clairons sonnerla diane avant le point du jour, ou de voir les régiments aller àl’exercice, et de penser que je n’étais plus assujetti à cettedégoûtante discipline, mais rendu à ma conditionnaturelle !

J’y entrai de plein saut, et comme si jen’avais jamais fait autre chose de ma vie. J’avais un valet dechambre, un friseur français pour me coiffer le matin ; jeconnaissais le goût du chocolat presque par intuition, et pouvaisdistinguer entre le véritable espagnol et le français avant d’avoirété une semaine dans ma nouvelle position. J’avais des bagues àtous les doigts, des montres dans mes deux goussets, des camées,des bijoux et des tabatières de toute sorte, et chacune surpassantl’autre en élégance ; j’avais un meilleur goût naturel quepersonne pour la dentelle et la porcelaine. Je pouvais juger d’uncheval aussi bien qu’aucun maquignon de l’Allemagne ; à lachasse à tir et aux exercices athlétiques j’étais sans rival ;l’orthographe, je ne dis pas ; mais je savais parleradmirablement l’allemand et le français ; j’avais au moinsdouze habits complets, trois richement brodés d’or, deux galonnésd’argent, une pelisse de velours grenat garnie de zibeline, une degris français, galonnée d’argent et garnie de chinchilla. J’avaisdes robes de chambre en damas. Je prenais des leçons de guitare, etchantais des canons français d’une façon exquise. Où trouver, dansle fait, un gentilhomme plus accompli que Redmond deBalibari ?

Tout le luxe qui convenait à mon rang nepouvait pas, comme de raison, s’acheter sans crédit ni argent, etpour s’en procurer, comme notre patrimoine avait été dissipé parnos ancêtres, et que nous étions au-dessus de la vulgarité, et deslents profits et chances douteuses du commerce, mon oncle tenaitune banque de pharaon. Nous étions associés avec un Florentin bienconnu dans toutes les cours de l’Europe, le comte Alessandro Pippi,un aussi habile joueur qu’on en ait jamais vu ; mais il atourné abominablement depuis peu, et j’ai découvert que monsieur lecomte n’était qu’un imposteur. Mon oncle était estropié, comme j’aidit ; Pippi, comme tous les imposteurs, était unpoltron ; c’était mon adresse sans rivale à l’épée, et monempressement à la tirer, qui maintenaient la réputation de labanque, pour ainsi dire, et réduisaient au silence maint timidejoueur qui aurait hésité à payer ses pertes. Nous jouions toujourssur parole avec tout le monde ; tout le monde, c’est-à-direles gens d’honneur et de noble lignage. Nous ne tourmentions jamaisceux que nous avions gagnés, et nous ne refusions pas de recevoirdes billets d’eux au lieu d’or. Mais malheur à l’homme qui nepayait point à l’échéance ! Il était sûr de voir Redmond deBalibari se présenter chez lui avec son billet, et je vous prometsqu’il y avait fort peu de mauvaises dettes ; au contraire, onétait reconnaissant de nos ménagements, et notre réputationd’honneur était inattaquée. Dans ces derniers temps, un vulgairepréjugé national s’est plu à jeter une tache sur le caractère desgens d’honneur qui exercent la profession de joueurs. Mais je parledu bon vieux temps de l’Europe, avant que la lâcheté del’aristocratie française dans la honteuse Révolution qui l’atraitée comme elle le méritait, n’eût causé le discrédit et laruine de notre ordre. Les gens crient haro maintenant sur leshommes qui jouent ; mais je voudrais savoir si leurs moyensd’existence sont beaucoup plus honorables que les nôtres. L’agentde change qui joue la hausse et la baisse, et vend, et achète, ettripote avec les valeurs en dépôt, et trafique des secrets d’État,qu’est-il, sinon un joueur ? Le marchand qui fait le commercedu thé et de la chandelle, est-il quelque chose de mieux ? Sesballes de sale indigo sont ses dés ; ses cartes lui arriventchaque année au lieu de toutes les dix minutes, et la mer est sontapis vert. Vous appelez la robe une profession honorable, où unhomme ment pour quiconque le paye, écrase la pauvreté pour toucherdes honoraires de la richesse, écrase le juste parce que l’injusteest son client. Vous appelez honorable un médecin, un escroc decharlatan, qui ne croit point aux élixirs qu’il prescrit, et vousprend votre guinée pour vous avoir dit à l’oreille qu’il fait beauce matin ; tandis qu’un galant homme qui s’assoit devant untapis vert et provoque tous les arrivants, son argent contre leleur, sa fortune contre leur fortune, est proscrit par votre mondemoral d’à présent. C’est une conspiration des classes moyennescontre les gentilshommes, c’est le cant du boutiquierqu’il faut subir de notre temps. Je dis que le jeu était uneinstitution de chevalerie ; il a fait naufrage avec les autrespriviléges des hommes de naissance. Quand Seingalt tenait tête à unhomme trente-six heures de suite sans quitter la table, pensez-vousqu’il ne faisait pas preuve de courage ? Comment avons-nous eule meilleur sang, et aussi les yeux les plus brillants de l’Europe,palpitant autour de la table, quand mon oncle et moi tenions lescartes et la banque contre quelque terrible joueur, qui risquaitquelques milliers sur ses millions de guinées contre tout notreavoir, qui était sur le tapis ? Quand nous engageâmes la luttecontre cet audacieux Alexis Kossloffsky, et que nous lui gagnâmessept mille louis d’un coup, si nous eussions perdu, le lendemainnous étions des mendiants ; lui, lorsqu’il perdit, il nes’agissait pour lui que d’un village et de quelques centaines deserfs à mettre en gage. Quand, à Tœplitz, le duc de Courlande amenaquatorze laquais, chacun avec quatre sacs de florins, et provoquanotre banque à tenir la somme qui était dans les sacs cachetés, quelui demandâmes-nous ? Nous lui dîmes : « Monsieur,nous n’avons que quatre-vingt mille florins dans la banque, ou deuxcent mille à trois mois ; si les sacs de Votre Altesse n’encontiennent pas plus de quatre-vingt mille, nousacceptons ; » et nous le fîmes, et après onze heures dejeu, pendant lesquelles notre banque fut un moment réduite à deuxcent trois ducats, nous lui gagnâmes sept mille florins. N’est-cepas là de la hardiesse ? Cette profession ne demande-t-ellepas, de l’habileté, et de la persévérance, et de la bravoure ?Quatre têtes couronnées regardaient la partie ; et uneprincesse impériale, quand je tournai l’as de cœur et fis paroli,se mit à fondre en larmes. Nul homme, sur le continent européen,n’avait alors une plus haute position que Redmond Barry ; etquand le duc de Courlande perdit, il voulut bien dire que nousavions gagné noblement ; et c’était vrai, et nous dépensâmesnoblement aussi ce que nous avions gagné.

À cette époque, mon oncle, qui allaitrégulièrement à la messe tous les jours, mettait chaque fois dansle tronc dix florins. Partout où nous allions, les maîtres destavernes nous faisaient plus d’accueil qu’à des altesses royales.Nous avions coutume de faire distribuer les débris de nos souperset de nos dîners à des vingtaines de mendiants, qui nousbénissaient. Tout homme qui tenait mon cheval ou nettoyait mesbottes avait un ducat pour sa peine. J’étais, je puis le dire,l’auteur de notre fortune à tous deux, ayant introduit l’audacedans notre jeu. Pippi était une poule mouillée, qui devenaitpoltron lorsqu’il commençait à gagner. Mon oncle (je parle de luiavec grand respect) avait trop de superstition et trop peu defantaisie pour jamais jouer largement.Son courage moralétait incontestable, mais sa hardiesse n’était pas suffisante. Tousdeux, quoique plus âgés que moi, me reconnurent bien vite pour leurchef, et de là l’éclat que j’ai décrit.

J’ai parlé de S. A. I. la princesseFrédérique-Amélie, qui fut si émue de mon succès, et je mesouviendrai toujours avec gratitude de la protection dontm’honorait cette auguste dame. Elle aimait passionnément le jeu,comme en général les dames de presque toutes les cours de l’Europeà cette époque, et il en résultait pour nous des ennuis quin’étaient pas minces ; car il faut dire la vérité, les damesaiment à jouer, certainement, mais elles n’aiment pas à payer. Lepoint d’honneur n’est pas compris de ce charmant sexe ; etc’était avec la plus grande difficulté que, dans nos pérégrinationsparmi les différentes cours du nord de l’Europe, nous les tenionséloignées de la table, que nous nous faisions payer si ellesperdaient, ou que, si elles payaient, nous les empêchions d’userdes plus furieux et plus extraordinaires moyens de vengeance. Dansces grands jours de notre fortune, je calcule que nous ne perdîmespas moins de quatorze mille louis par de telles banqueroutes. Uneprincesse de maison ducale nous donna de faux diamants au lieu desvrais qu’elle avait solennellement engagés ; une autreorganisa un vol des diamants de la couronne, et en aurait jetél’odieux sur nous, sans la précaution de Pippi qui avait gardé unbillet que nous avait donné « Sa Haute Transparence, » etl’envoya à son ambassadeur, précaution qui, je le crois vraiment,sauva notre cou. Une troisième dame d’un rang élevé (mais nonprincier, cette fois), après que je lui eus gagné pour une sommeconsidérable de diamants et de perles, envoya son amant avec unebande de coupe-jarrets pour me dresser un guet-apens, et je ne dusqu’à un courage, une adresse et un bonheur extraordinaires,d’échapper à ces scélérats, blessé moi-même, mais laissant mort surla place le principal agresseur. Mon épée lui entra dans l’œil ets’y brisa, et ses complices, voyant leur chef tomber, prirent lafuite. Autrement, c’était fait de moi, car je n’avais plus d’armepour me défendre.

On peut voir par là que notre vie, avec toutesa splendeur, était remplie de périls et de difficultés, etdemandait beaucoup de talents et de courage pour réussir ; etsouvent, quand nous étions pleinement en veine de succès, nousétions soudain chassés du théâtre de nos exploits par quelquecaprice d’un prince régnant, quelque intrigue d’une maîtressedésappointée, ou quelque querelle avec le ministre de la police. Sice dernier n’était pas acheté ou influence, rien n’était pluscommun pour nous que de recevoir un ordre subit de départ, etainsi, forcément, nous menions une vie errante et décousue.

Si les gains d’une pareille vie sont, commej’ai dit, très-grands, les dépenses aussi sont énormes. Notreextérieur et notre train de maison étaient trop magnifiques pourl’esprit étroit de Pippi, qui se récriait toujours sur monextravagance, quoique obligé d’avouer que sa propre mesquinerie etsa parcimonie n’auraient jamais obtenu les grandes victoires que magénérosité avait remportées. Malgré tout notre succès, notrecapital n’était pas très-grand. Ce que nous avions dit au duc deCourlande, par exemple, était pure fanfaronnade, du moins en ce quiconcernait les deux cent mille florins à trois mois. Nous n’avionspas de crédit et pas d’autre argent que celui qui était sur table,et nous eussions été obligés de fuir si Son Altesse eût gagné etaccepté nos billets. Parfois aussi nous étions rudement atteints.Une banque est presque une certitude ; mais de temps en tempsil survient un mauvais jour, et les hommes qui ont du courage dansla bonne chance devraient au moins en montrer dans lamauvaise ; de ces deux tâches, croyez-moi, la première est laplus difficile.

Une de ces mauvaises chances nous arriva surle territoire du duc de Baden, à Manheim, Pippi, qui était toujoursaux aguets pour nous trouver de la besogne, offrit de faire unebanque à l’auberge où nous étions descendus, et où soupaient lesofficiers des cuirassiers du duc ; en conséquence, on organisaun petit jeu, et quelques misérables écus et louis changèrent demain, plutôt, je crois, à l’avantage de ces pauvres gentilshommesde l’armée, qui certainement sont les plus pauvres diables qu’il yait sous le soleil.

Mais le malheur voulut qu’une couple de jeunesétudiants de l’université de Heidelberg, qui étaient venus àManheim pour toucher leur trimestre, furent présentés à la table,et n’ayant jamais joué auparavant, commencèrent par gagner, commec’est toujours le cas. Le malheur voulut aussi qu’ils fussent gris,et contre l’ivresse j’ai souvent remarqué que les meilleurs calculsau jeu échouent entièrement. Ils jouaient de la manière la plusinsensée, et pourtant ils gagnaient toujours. Chaque carte pourlaquelle ils pariaient leur était favorable. Ils nous avaient gagnécent louis en dix minutes ; et voyant que Pippi devenait demauvaise humeur et que la chance était contre nous, j’étais d’avisde fermer la banque pour ce soir-là, disant que nous n’avions jouéque par plaisanterie, et que maintenant nous en avions assez.

Mais Pippi, qui s’était querellé avec moi dansla journée, avait mis dans sa tête de persister, et le résultat futque les étudiants continuèrent de jouer et de gagner ; puisils prêtèrent de l’argent aux officiers qui se mirent à gagneraussi ; et de cette ignoble manière, dans une salle de taverneempuantie de fumée de tabac, sur une table de sapin tachée de bièreet de liqueur, contre un tas de subalternes affamés et une paired’étudiants imberbes, trois des plus habiles et renommés joueurs del’Europe perdirent dix-sept cents louis. J’en rougis encore quandj’y songe. C’était Charles XII ou Richard Cœur de Lion tombantdevant une misérable forteresse et sous une main inconnue (commel’a écrit mon ami, M. Johnson), et c’était en réalité unehonteuse défaite.

Et ce ne fut pas la seule. Quand nos pauvresvainqueurs furent partis, éblouis du trésor que la fortune avaitjeté devant leurs pas (un de ces étudiants s’appelait le baron deClootz, peut-être celui qui plus tard perdit sa tête à Paris),Pippi recommença la querelle du matin, et de très-gros mots furentéchangés entre nous. Entre autres choses que je me rappelle, je leterrassai d’un coup d’escabeau et je voulais le jeter par lafenêtre ; mais mon oncle, qui était de sang-froid et qui avaitfait maigre avec sa solennité habituelle, s’interposa entre nous,et une réconciliation eut lieu, Pippi faisant des excuses etconvenant d’avoir eu tort.

J’aurais dû, toutefois, douter de la sincéritéde ce perfide Italien ; vraiment, comme je n’avais jamais cruun mot de ce qu’il disait, je ne sais pas pourquoi je fus assez sotpour m’y fier cette fois, et aller me coucher en lui laissant laclef de notre caisse. Elle contenait, après notre perte avec lescuirassiers, en billets et argent, près de huit mille livressterling. Pippi insista pour que notre réconciliation fût ratifiéeavec un bol de vin chaud, et je ne doute pas qu’il n’y ait misquelque drogue soporifique, car mon oncle et moi nous ne nousréveillâmes que très-tard le lendemain matin, et avec de violentsmaux de tête et la fièvre. Nous ne nous levâmes pas avant midi. Ilétait parti depuis douze heures, laissait notre trésor vide, etderrière lui une sorte de calcul par lequel il s’efforçaitd’établir que c’était sa part des profits, et que toutes les pertesavaient été encourues sans son consentement.

Ainsi, après dix-huit mois, il fallaitrecommencer sur nouveaux frais. Mais étais-je abattu ? Non.Notre garde-robe valait encore une forte somme d’argent, car lesgentilshommes en ce temps-là ne s’habillaient pas comme des clercsde paroisse, et une personne de qualité portait souvent, habits etjoyaux, de quoi faire la fortune d’un garçon de boutique. Sans nousplaindre un seul instant, sans une seule parole d’humeur (lecaractère de mon oncle à cet égard était admirable), et sanslaisser connaître le secret de notre perte à âme qui vive, nousmîmes en gage les trois quarts de nos joyaux et de nos habits chezMoïse Lowe, le banquier, et avec cet argent et celui qui nousrestait en poche, le tout montant à un peu moins de huit centslouis, nous rentrâmes dans la lice.

Chapitre 10Retours de veine.

Je ne vais point donner à mes lecteurs plus dedétails sur ma vie de joueur que je ne leur en ai donné sur macarrière militaire. Je pourrais, si je voulais, remplir des volumesd’anecdotes de cette espèce ; mais, à ce compte, mon histoirene serait pas finie de plusieurs années, et qui sait si d’un jour àl’autre je ne serai pas forcé de m’arrêter ? J’ai la goutte,des rhumatismes, la gravelle et le foie malade. J’ai deux ou troisblessures dans le corps qui se rouvrent de temps en temps et mecausent des souffrances intolérables, sans compter cent autressymptômes de dissolution. Tels sont les effets du temps, de lamaladie et du bien vivre, sur une des plus vigoureusesconstitutions et un des plus beaux physiques qu’on ait jamais vus.Ah ! je ne souffrais d’aucun de ces maux en 66 ; il n’yavait alors personne en Europe plus gai d’humeur, plus brillant desa personne, que le jeune Redmond Barry.

Avant la trahison de ce gueux de Pippi,j’avais visité plusieurs des meilleures cours de l’Europe, surtoutles plus petites, où le jeu est protégé et où les professeurs decette science sont toujours les bienvenus. Dans les principautésecclésiastiques du Rhin, nous étions particulièrement bienaccueillis. Je n’ai jamais connu de cours plus belles ou plus gaiesque celles des électeurs de Trêves et de Cologne, où il y eût plusd’éclat et d’entrain qu’à Vienne, et surtout que dans cettemisérable cour ou plutôt caserne de Berlin. La cour del’archiduchesse gouvernante des Pays-Bas était également un royalendroit pour nous autres chevaliers du cornet et galants adorateursde la Fortune ; tandis que parmi ces ladres de républicainshollandais, ou ces mendiants de républicains suisses, il étaitimpossible à un gentilhomme de gagner sa vie sans être molesté.

Après notre mésaventure de Manheim, mon oncleet moi nous partîmes pour le duché de X… Le lecteur pourra trouverassez facilement l’endroit, mais je ne me soucie pas d’imprimertout au long les noms de quelques illustres personnes dans lasociété desquelles je tombai alors, et parmi lesquelles je jouai unrôle dans une très-étrange et tragique aventure.

Il n’était pas de cour en Europe où lesétrangers fussent mieux reçus qu’à celle du noble duc de X… ;il n’en était pas où l’on fût plus avide de plaisir et où on enjouit plus splendidement. Le prince n’habitait pas sa capitale deS… ; mais imitant sous tous les rapports le cérémonial de lacour de Versailles, il s’était bâti un magnifique palais à quelqueslieues de là, et, autour de son palais, une superbe villearistocratique, entièrement habitée par sa noblesse et par lesofficiers de sa cour somptueuse. Le peuple était assez durementpressuré, il est vrai, pour subvenir à cette splendeur, car lesÉtats de Son Altesse étaient petits, et aussi vivait-il sagement àl’écart dans une sorte d’imposante retraite, se montrant rarementdans sa capitale, et ne voyant d’autres visages que ceux de sesfidèles serviteurs et officiers. Son palais et ses jardins deLudwigslust étaient exactement sur le modèle français. Deux foispar semaine il y avait réception à la cour, et grand gala deux foispar mois. Il y avait le plus bel Opéra après celui de la France, etun ballet sans égal en splendeur, pour lequel Son Altesse, grandamateur de musique et de danse, dépensait des sommes prodigieuses.C’est peut-être parce que j’étais jeune alors, mais je croisn’avoir jamais vu un tel assemblage de beautés brillantes qu’il enfigurait sur le théâtre de la cour, dans les grands balletsmythologiques qui étaient alors à la mode, et où vous voyiez Marsen escarpins à talons rouges et en perruque, et Vénus avec desmouches et des paniers. Ils disent que ce costume est inexact, etils l’ont changé depuis ; mais, pour ma part, je n’ai jamaisvu de Vénus plus adorable que la Coralie, qui était la principaledanseuse, et je ne trouvais rien à redire aux nymphes sessuivantes, avec leurs robes à queue, leurs barbes et leur poudre.Ces représentations avaient lieu deux fois la semaine, après quoiquelque grand officier de la cour donnait une soirée et un brillantsouper, et les cornets retentissaient de tous côtés, et tout lemonde jouait. J’ai vu soixante-dix tables de jeu dressées dans lagrande galerie de Ludwigslust, outre la banque de pharaon, où leduc lui-même daignait venir jouer et gagnait ou perdait avec unegrandeur vraiment royale.

Ce fut là que nous allâmes après le malheur deManheim. La noblesse de la cour voulut bien dire que notreréputation nous avait précédés, et les deux gentilshommes furentbien accueillis. Dès la première soirée nous perdîmes, à la cour,sept cent quarante louis sur nos huit cents ; à la suivante, àla table du maréchal de la cour, je les regagnai, avec treize centsde plus. Vous pensez bien que nous ne laissâmes savoir à personnecombien nous avions été près de notre ruine la fois d’avant ;mais, au contraire, je me fis bienvenir d’un chacun par la gaietéavec laquelle je perdis, et le ministre des finances lui-mêmem’escompta un billet de quatre cents ducats, tiré par moi sur monintendant de Ballybarry-Castle, dans le royaume d’Irlande, billetque je gagnai à Son Excellence, le lendemain, avec une sommeconsidérable d’argent comptant. Dans cette noble cour tout le mondeétait joueur. Vous voyiez dans les antichambres ducales les laquaisà l’œuvre avec leurs sales jeux de cartes ; les cochers et lesporteurs de chaises jouaient dans la cour, tandis que leurs maîtresjouaient dans les salons au-dessus ; jusqu’aux filles decuisine et aux marmitons, à ce qu’on me dit, avaient une banque, oùl’un d’eux, un confiseur italien, fit une belle fortune. Il achetaplus tard un marquisat romain, et son fils a figuré comme un desplus fashionables des illustres étrangers alors à Londres. Lespauvres diables de soldats jouaient leur paye, quand ils enavaient, ce qui était rare ; et je ne crois pas qu’il y eût unofficier dans aucun des régiments de la garde qui n’eût des cartesdans sa poche, et qui oubliât plus ses dés que son nœud d’épée.Parmi de pareilles gens, c’était corsaire contre corsaire. Ce quevous appelez jouer loyalement eût été folie.MM. de Ballybarry eussent été de grands sots, en effet,de se poser en pigeons dans un tel nid d’éperviers. Il n’y avaitque des hommes de courage et de génie qui pussent vivre etprospérer dans une société où chacun était hardi et habile ;et là mon oncle et moi nous tînmes notre place, oui, et plus quenotre place.

S. A. le duc était veuf, ou plutôt,depuis la mort de la duchesse régnante, il avait contracté unmariage morganatique avec une dame qu’il avait anoblie, et quiconsidérait comme un compliment (telle était la moralité del’époque) d’être appelée la Duharry du Nord. Il s’était mariétrès-jeune, et son fils, le prince héréditaire, était, on peut ledire, le souverain réel de l’État, car le duc régnant avait plus degoût pour le plaisir que pour la politique, et aimait infinimentmieux causer avec son grand veneur ou le directeur de son Opéra,qu’avec des ministres et, des ambassadeurs.

Le prince héréditaire, que je nommerai leprince Victor, avait un caractère tout différent de celui de sonauguste père. Il avait fait la guerre de la succession et celle deSept ans avec beaucoup d’honneur au service de l’impératrice, étaitd’une humeur sévère, paraissait rarement à la cour, excepté quandle cérémonial l’y appelait, et vivait presque seul dans son aile dupalais, où il se consacrait aux études les plus graves, étant grandastronome et chimiste. Il avait la fureur, si commune alors enEurope, de courir après la pierre philosophale ; et mon oncleregrettait souvent de n’avoir aucune teinture de chimie, commeBalsamo (qui avait pris le nom de Cagliostro), Saint-Germain, etautres individus, qui avaient obtenu de très-grosses sommes du ducVictor, en l’aidant dans sa recherche du grand secret. Sesamusements étaient de chasser et de passer des revues ; sanslui et sans l’assistance qu’il prêtait à son bonhomme de père,l’armée aurait joué aux cartes toute la journée ; et ainsi ilétait bien que le soin de gouverner fût laissé à ce prudentprince.

Le duc Victor avait cinquante ans, et safemme, la princesse Olivia, en avait à peine vingt-trois, ilsétaient mariés depuis sept ans, et, dans les premières années deleur union, la princesse lui avait donné un fils et une fille. Lasévérité de mœurs et de manières, l’air sombre et gauche du mari,étaient peu faits pour plaire à la brillante et séduisante jeunefemme, qui avait été élevée dans le Midi (elle était de la maisonducale de S…), qui avait passé deux ans à Paris sous la tutelle deMesdames, filles de Sa Majesté Très-Chrétienne, et qui était l’âmeet la vie de la cour de X…, la gaieté en personne, l’idole de sonauguste beau-père et même de toute la cour. Elle n’était pas belle,mais charmante ; pas spirituelle, mais charmante encore danssa conversation comme dans sa personne. Elle était prodigue au delàde toute mesure ; si fausse, que vous ne pouviez vous fier àelle ; mais ses faiblesses mêmes étaient plus attrayantes queles vertus des autres femmes, son égoïsme plus ravissant que lagénérosité des autres. Je n’ai jamais connu de femme que sesdéfauts aient rendue si séduisante. Elle ruinait les gens, etcependant ils l’aimaient tous. Mon vieil oncle l’a vue tricher àl’hombre, et lui a laissé gagner quatre cents louis sans résisterle moins du monde. Ses caprices, avec les officiers et les dames desa maison, étaient incessants, mais ils l’adoraient. Elle était laseule de la famille régnante que le peuple vénérât. Elle ne sortaitjamais sans que son carrosse fût suivi avec acclamations, et, pourêtre généreuse envers ces braves gens, elle empruntait à sespauvres filles d’honneur leur dernier sou, qu’elle ne leur rendaitjamais. Dans les premiers temps, son mari avait été aussi fascinépar elle que le reste du monde ; mais ses caprices l’avaientjeté dans de terribles explosions d’humeur et dans un éloignementqui, bien qu’interrompu par des retours de tendresse presqueinsensés, n’en existait pas moins. Je parle de Son Altesse Royaleen toute candeur et admiration, quoique je pense être excusable dela juger plus sévèrement, vu l’opinion qu’elle avait de moi. Elledisait que le vieux M. de Balibari était un gentilhommeaccompli, et que le jeune avait des manières de courrier. Le mondea professé une opinion différente, et je puis me permettred’enregistrer ici cette sentence, qui est presque la seule qui aitété portée contre moi. D’ailleurs elle avait un motif de ne pointm’aimer, comme vous allez le savoir.

Cinq ans à l’armée, une longue expérience dumonde avaient, avant cette époque, chassé toutes ces idéesromanesques sur l’amour que j’avais en commençant la vie ; etj’avais résolu, comme il convient aux gentilshommes (il n’y a queles gens de bas étage qui se marient par pure affection), deconsolider ma fortune par un mariage. Dans le cours de nospérégrinations, mon oncle et moi, nous avions fait plusieurstentatives pour arriver à ce but ; il était survenu denombreux désappointements, qui ne valent pas la peine d’êtrementionnés ici, mais qui m’avaient empêché jusqu’alors de trouverun parti qui me parût digne d’un homme de ma naissance, de monmérite et de mon physique. Les dames, sur le continent, n’ont pasl’habitude de se laisser enlever comme c’est la coutume enAngleterre (coutume qui a été bien profitable à beaucoupd’honorables gentilshommes de mon pays) ; les tuteurs, et descérémonies et des difficultés de toute espèce se mettent à latraverse ; le véritable amour n’a pas ses coudées franches, etune pauvre femme ne peut donner son honnête cœur au galant hommequi l’a conquis. Tantôt c’étaient des douaires qu’ondemandait ; tantôt c’était ma généalogie et mes parchemins quin’étaient pas satisfaisants, quoique j’eusse un plan et un étatcensier des terres de Ballybarry, et la généalogie de la famillejusqu’au roi Brian Boni, ou Barry, admirablement tracée surpapier ; tantôt c’était une jeune fille qui s’était enfuiedans un couvent, juste comme elle allait tomber dans mesbras ; une autre fois, une riche veuve des Pays-Bas était surle point de me faire maître et seigneur d’un noble domaine enFlandre, quand arrive un ordre de la police qui me donne une heurepour sortir de Bruxelles, et consigne mon éplorée dans son château.Mais à X…, j’eus l’occasion de jouer une belle partie, et jel’aurais gagnée, qui plus est, sans la terrible catastrophe quirenversa ma fortune.

Dans la maison de la princesse héréditaire,était une demoiselle de dix-neuf ans, qui possédait la plus grandefortune de tout le duché. La comtesse Ida, tel était son nom, étaitfille d’un ancien ministre et favorite de S. A. le duc de X…et de la duchesse, qui lui avaient fait l’honneur d’être sesparrains, et qui, à la mort de son père, l’avaient prise sous leurauguste tutelle et protection. À seize ans elle avait été amenée deson château, où, jusqu’à cette époque, on lui avait permis derésider, et avait été placée auprès de la princesse Olivia, enqualité de fille d’honneur.

La tante de la comtesse Ida, qui dirigeait samaison pendant sa minorité, l’avait follement laissée contracter unattachement pour son cousin germain, sous-lieutenant sans le soudans un des régiments d’infanterie du duc, et qui s’était flattéd’enlever ce riche butin ; et s’il n’avait pas été unvéritable idiot, en effet, ayant l’avantage de la voir constamment,de n’avoir aucun rival près de lui, et avec l’intimitéqu’autorisait leur parenté, il aurait pu, par un mariage secret,s’assurer de la jeune comtesse et de ses possessions, mais il s’yprit si bêtement, qu’il lui permit de quitter sa retraite, de venirpour un an à la cour, et d’entrer dans la maison de la princesseOlivia ; et alors que fait mon jeune gentilhomme ? Unbeau jour il paraît au lever du duc, avec ses épaulettes ternies etson habit râpé, et il demande en forme à Son Altesse, comme aututeur de la jeune personne, la main de la plus riche héritière deses États !

La faiblesse de ce brave prince était telleque, comme la comtesse Ida elle-même était aussi engouée de cetteunion que son niais de cousin, Son Altesse aurait peut-être finipar la permettre, si la princesse Olivia n’eût été amenée àintervenir, et à obtenir du duc un veto péremptoire auxespérances du jeune homme. La cause de ce refus était encoreinconnue, il n’était question d’aucun autre prétendant à la main dela jeune personne, et les amants continuaient à correspondre,quand, tout à coup, le lieutenant fut dirigé sur un des régimentsque le prince était dans l’habitude de vendre aux grandespuissances alors en guerre (ce commerce militaire était une partieprincipale des revenus de Son Altesse, et autres princes en cetemps-là), et leur liaison fut ainsi brusquement brisée.

Il était étrange que la princesse Olivia eûtpris ce parti contre une jeune personne qui avait été safavorite : car d’abord, avec ces idées romanesques etsentimentales qu’ont presque toutes les femmes, elle avait enquelque sorte encouragé la comtesse Ida et son amant sans lesou ; mais maintenant elle se tourna subitement contre eux, etaprès avoir aimé la comtesse comme elle avait fait, elle lapoursuivit de sa haine avec cet art ingénieux qui n’appartientqu’aux femmes : il n’y eut pas de bornes au raffinement de sestortures, au venin de sa langue, à l’amertume de ses sarcasmes etde ses dédains. Quand j’arrivai à la cour de X…, les jeunes gens yavaient surnommé cette jeune personne la Dumme Gräfinn, lastupide comtesse. Elle était généralement silencieuse, belle, maispâle, l’air bête et gauche, ne prenant aucun intérêt aux amusementsdu lieu, et paraissant au milieu des festins aussi refrognée que latête de mort que les Romains, dit-on, avaient coutume de placer surleurs tables.

Le bruit courut qu’un jeune gentilhommed’extraction française, le chevalier de Magny, écuyer du ducrégnant, et présent à Paris quand la princesse Olivia y avait étémariée par procuration, était le futur destiné à la riche comtesseIda ; mais il n’avait été fait encore aucune déclarationofficielle à cet égard ; on parlait tout bas d’une sombreintrigue, et ces propos reçurent plus tard une effrayanteconfirmation.

Le chevalier de Magny était le petit-fils d’unvieil officier général au service du duc, le baron de Magny. Lepère du baron avait quitté la France lors de l’expulsion desprotestants, à la révocation de l’édit de Nantes, et pris duservice à X…, où il était mort. Son fils lui succéda ; tout àfait différent de la plupart des gentilshommes français que j’aiconnus, c’était un sévère et froid calviniste, rigide dansl’accomplissement de son devoir, réservé de manières, fréquentantpeu la cour, et ami intime et favori du duc Victor, auquel ilressemblait de caractère.

Le chevalier, son petit-fils, était unvéritable Français ; il était né en France, où son pèreoccupait un poste diplomatique au service du duc. Il s’était mêlé àla gaie société de la plus brillante cour du monde, et avait deshistoires sans fin à nous faire des plaisirs des petites maisons,des secrets du Parc aux cerfs, et de toutes les joyeuses folies deRichelieu et de ses compagnons. Il s’était presque ruiné au jeu,comme son père avant lui ; car, échappés à la surveillance dusévère vieux baron en Allemagne, le fils et le petit-fils avaientmené la vie la plus désordonnée. Il revint de Paris bientôt aprèsl’ambassade qui avait été envoyée à l’occasion du mariage de laprincesse, fut mal reçu par son grand-père qui, néanmoins, paya sesdettes encore une fois, et lui procura cette position dans lamaison du duc. Le chevalier de Magny devint un grand favori de sonauguste maître ; il rapportait les modes et les gaietés deParis ; il était l’ordonnateur de tous les bals et mascarades,le recruteur de tous les danseurs de ballets, et de beaucoup leplus brillant et le plus magnifique jeune seigneur de la cour.

Après que nous eûmes été quelques semaines àLudwigslust, le vieux baron de Magny essaya de nous faire renvoyerdu duché ; mais sa voix ne fut pas assez forte pour étouffercelle du public, et le chevalier de Magny particulièrement sedéclara pour nous auprès de Son Altesse quand la question futdébattue devant elle. Le chevalier n’avait point perdu son amour dujeu. Il fréquentait régulièrement notre banque, où il joua pendantquelque temps avec assez de bonheur, et où, lorsqu’il commença àperdre, il paya avec une ponctualité surprenante pour tous ceux quiconnaissaient la modicité de ses ressources et la splendeur dutrain qu’il menait.

S. A. la princesse Olivia aimait aussibeaucoup le jeu. Dans la demi-douzaine de fois que nous tînmes unebanque à la cour, je pus remarquer sa passion. Je pus voir, –c’est-à-dire, mon vieil oncle, toujours de sang-froid, put voir –bien davantage. Il y avait des intelligences entreM. de Magny et cette illustre dame.

« Si Son Altesse n’est pas amoureuse dupetit Français, me dit mon oncle un soir après le jeu, que je perdemon dernier œil !

– Et après, monsieur ? luidis-je.

– Après ! reprit mon oncle en meregardant fixement ; êtes-vous assez innocent pour ne paspouvoir répondre vous-même à cet après ? Votre fortune estfaite, si vous voulez y aider, et nous pouvons ravoir les terres deBarry dans deux ans, mon garçon.

– Comment cela ? » demandai-jem’y perdant toujours.

Mon oncle dit sèchement :

« Poussez Magny à jouer ; ne vousoccupez pas de savoir s’il payera ; acceptez ses billets. Plusil devra, mieux ce sera ; mais, par-dessus tout, faites-lejouer.

– Il ne pourra pas payer un shilling,répliquai-je. Les juifs n’escompteront pas ses billets à cent pourcent.

– Tant mieux ; vous verrez que nousen tirerons parti, » répondit le vieux gentilhomme ; etje dois avouer que le plan qu’il développa était charmant, habileet loyal.

Je devais faire jouer Magny ; à cela, iln’y avait pas grande difficulté : nous étions intimesensemble, car il était aussi bon chasseur que moi, et nous nousétions pris d’amitié l’un pour l’autre, et s’il voyait un cornet,il était impossible de l’empêcher de mettre la main dessus :il y allait aussi naturellement qu’un enfant à des sucreries.

Au commencement il me gagna, puis il se mit àperdre ; alors je lui jouai de l’argent contre des bijouxqu’il apporta, des joyaux de famille, disait-il, et vraiment d’unevaleur considérable. Il me demanda toutefois de n’en pas disposerdans le duché, et je lui donnai et tins ma parole à cet effet. Desbijoux, il en vint à jouer sur billets, et comme on ne luipermettait pas de jouer à la cour et en public à crédit, il étaitenchanté d’avoir une occasion de satisfaire à crédit sa passionfavorite. Je l’ai eu pendant des heures à mon pavillon (que j’avaisdécoré à la mode orientale, très-splendidement), secouant les désjusqu’à l’heure de son service à la cour, et nous passions jour surjour de cette manière. Il m’apporta d’autres bijoux : uncollier de perles, une broche ancienne en émeraude et autres joyauxen compensation de ces pertes, car je n’ai pas besoin de dire queje n’aurais pas joué avec lui tout ce temps s’il avait gagné ;mais au bout d’une semaine environ, la chance tourna contre lui, etil devint mon débiteur pour une somme prodigieuse ; je ne mesoucie pas d’en dire le chiffre ; elle était telle, que je nepensais pas qu’un jeune homme pût jamais la payer.

Pourquoi donc l’avoir jouée ? pourquoiperdre les journées à jouer tête à tête avec un insolvable, quandil y avait une besogne bien plus profitable à faire ailleurs ?Mon motif, je le confesse hardiment ; je voulais gagner àM. de Magny, non pas son argent, mais sa future, lacomtesse Ida. Qui peut dire que je n’avais pas le droit d’user detoute espèce de stratagèmes dans cette affaire d’amour ? Ouplutôt, pourquoi dire amour ? J’en voulais aux richesses de lademoiselle ; je l’aimais tout autant que l’aimait Magny ;je l’aimais tout autant que cette pudibonde vierge de dix-sept ansaime un vieux lord de soixante-dix qu’elle épouse. Je suivais lapratique du monde en ceci, résolu que j’étais à assurer ma fortunepar ce mariage.

J’avais coutume de me faire donner par Magny,après ses pertes, une lettre amicale de reconnaissance, conçue àpeu près en ces termes :

« Mon cher monsieur de Balibari, jereconnais avoir perdu contre vous aujourd’hui, au lansquenet (ou aupiquet, ou à la chance, selon le cas, j’étais son maître à tous lesjeux du monde), la somme de trois cents ducats, et je regarderaicomme une grande bonté de votre part de vouloir bien laisser ladette en suspens jusqu’à une époque ultérieure, où elle vous serapayée par votre très-reconnaissant et humble serviteur. »

Avec les bijoux qu’il m’apportait, je prenaisaussi la précaution (mais cette idée-ci était de mon oncle, elleétait fort bonne) d’avoir une sorte de facture, et une lettre quime priait de recevoir les joyaux en à-compte sur une somme d’argentqu’il me devait.

Quand je l’eus mis dans la position que jejugeais favorable à mes desseins, je lui parlai avec candeur etsans réserve, comme on se parle entre hommes du monde.

« Je ne vous ferai pas, mon cher garçon,lui dis-je, le mauvais compliment de supposer que vous vousattendiez à ce que nous continuions de jouer plus longtemps de lasorte, et à ce que j’aie aucune satisfaction de posséder plus oumoins de chiffons de papier portant votre signature, et une sériede billets que je vous sais incapable de jamais payer. Ne prenezpas un air farouche ni fâché, car vous savez que Redmond Barry estplus fort que vous à l’épée ; d’ailleurs, je ne serais pointassez bête pour me battre avec un homme qui me doit tantd’argent ; mais écoutez avec calme ce que j’ai à vousproposer.

« Vous avez été très-expansif avec moipendant notre intimité du mois dernier, et je connais parfaitementtoutes vos affaires personnelles. Vous avez donné votre paroled’honneur à votre grand-père de ne jamais jouer sur parole, et voussavez comment vous l’avez tenue, et qu’il vous déshéritera s’ilapprend la vérité. Bien plus, supposez qu’il meure demain, safortune n’est pas suffisante pour payer la somme que vous medevez ; et, si vous m’abandonniez tout, vous seriez unmendiant, et un banqueroutier, qui plus est.

« S. A. la princesse Olivia ne vousrefuse rien. Je ne demanderai pas pourquoi ; maispermettez-moi de dire que je savais le fait avant que nous eussionscommencé à jouer ensemble.

– Voulez-vous être fait baron…chambellan, avec le grand cordon de l’ordre ? s’écria touthaletant le pauvre garçon. La princesse peut tout sur le duc.

– Je n’aurai pas de répugnance, dis-je,pour le cordon jaune et la clef d’or, quoiqu’un gentilhomme de lamaison de Ballybarry se soucie peu des titres de la noblesseallemande. Mais ce n’est pas là ce qu’il me faut. Mon bonchevalier, vous n’avez pas eu de secrets pour moi. Vous m’avez ditla difficulté que vous aviez eue à décider la princesse Olivia àconsentir au projet de votre union avec la gräfinn Ida, que vousn’aimez pas. Je sais fort bien qui vous aimez.

– Monsieur de Balibari ! » ditle chevalier déconfit.

Il n’en put dire davantage. La véritécommençait à lui apparaître.

« Vous commencez à comprendre,continuai-je. S. A. la princesse (je dis ceci d’un tonsarcastique) ne sera pas très-fâchée, croyez-moi, si vous rompezvotre union avec la stupide comtesse. Je ne suis pas plusadmirateur que vous de cette dame ; mais j’ai besoin de safortune. C’est cette fortune que j’ai jouée avec vous, et je l’aigagnée ; et je vous donnerai vos billets et cinq mille ducatsle jour où je l’aurai épousée.

– Le jour où j’épouserai, moi, lacomtesse, répondit le chevalier, pensant me tenir, je serai en étatde me procurer de quoi payer dix fois ma dette (c’était vrai, carles propriétés de la comtesse valaient près d’un demi-million delivres sterling), et alors je m’acquitterai envers vous. Enattendant, si vous m’ennuyez de vos menaces, ou que vousm’insultiez encore comme vous avez fait, j’userai de cetteinfluence que vous me reconnaissez, pour vous faire chasser duduché, comme vous avez été chassé des Pays-Bas l’annéedernière. »

Je sonnai le plus tranquillement du monde.« Zamore, dis-je à un grand nègre habillé à la turque, qui meservait, quand vous entendrez sonner une seconde fois, vousporterez ce paquet au maréchal de la cour, celui-ci à S. Ex. legénéral de Magny, et celui-ci, vous le remettrez à un des écuyersde S. A. le prince héréditaire. Attendez dans l’antichambre,et ne faites pas ces commissions avant que je sonne denouveau. »

L’homme noir s’étant retiré, je me tournaivers M. de Magny, et dis : « Chevalier, lepremier paquet contient une lettre de vous à moi, déclarant votresolvabilité, et me promettant solennellement de payer les sommesque vous me devez ; elle est accompagnée d’un document de moi(car je m’attendais à quelque résistance de votre part),établissant que mon honneur a été mis en question, et demandant quece papier soit placé sous les yeux de Son Altesse, votre augustemaître. Le second paquet est pour votre grand-père ; ilcontient la lettre dans laquelle vous exposez que vous êtes sonhéritier, et demande la confirmation du fait. Le dernier paquet,adressé à S. A. le duc héréditaire, ajoutai-je en le regardanttrès-sévèrement, renferme l’émeraude de Gustave-Adolphe, qu’il adonnée à la princesse, et que vous m’avez remise en gage comme unjoyau de famille à vous. Votre influence sur la princesse doit êtregrande en effet, dis-je en concluant, puisque vous avez pu luiextorquer un joyau tel que celui-là, et puisque vous lui avez, afinde payer vos dettes de jeu, fait livrer un secret d’où dépend votretête à tous les deux.

– Scélérat ! dit le Français toutéperdu de rage et de terreur, voudriez-vous impliquer la princessedans tout ceci ?

– Monsieur de Magny, répondis-je enricanant, non, je dirai que vous avez volé cejoyau. »

C’était mon opinion qu’il l’avait fait, et quela malheureuse et infatuée princesse n’avait eu connaissance de cevol que longtemps après qu’il avait été commis. La manière dontnous étions venus à connaître l’histoire de l’émeraude est assezsimple : comme nous avions besoin d’argent (car le temps queje passais avec Magny faisait que notre banque était fortnégligée), mon oncle avait porté les bijoux de Magny à Manheim pourles mettre en gage. Le juif qui prêta de l’argent dessus savaitl’histoire de la pierre en question ; et quand il demandacomment la princesse avait pu s’en dessaisir, mon oncle, forthabilement, prit l’histoire où il la trouvait, dit que Son Altesseaimait beaucoup le jeu, qu’il ne lui était pas toujours commode depayer, et que c’était ainsi que l’émeraude était venue dans nosmains. Il la rapporta sagement à S… ; et, quant aux autresbijoux que le chevalier nous avait donnés en gage, ils n’avaientrien qui les distinguât ; aucune question n’avait été faite àleur sujet jusqu’à ce jour ; et non-seulement je ne savais pasqu’ils vinssent de Son Altesse, mais je ne puis aujourd’hui encorefaire que des conjectures à leur égard.

L’infortuné jeune homme devait avoir l’âmebien lâche, de n’avoir pas, quand je l’accusai de vol, fait usagede mes deux pistolets qui se trouvaient par hasard devant lui, pourenvoyer hors de ce monde et son accusateur et sa misérablepersonne ; avec une imprudence et une insouciance sidéplorables de sa part et de celle de la malheureuse femme quis’était oubliée pour ce triste gredin, il aurait dû savoir que ladécouverte était inévitable. Mais il était écrit que cette terribledestinée s’accomplirait ; au lieu de finir en homme, il filadoux devant moi, tout à fait démoralisé, et, se jetant sur le sofa,fondit en larmes, en appelant d’un air effaré tous les saints à sonaide, comme s’ils pouvaient s’intéresser au sort d’un telmisérable.

Je vis que je n’avais rien à craindre delui ; et, rappelant Zamore, mon nègre, je lui dis que jeporterais moi-même les paquets, que je remis dans monsecrétaire ; et mon but étant ainsi atteint, j’agis, comme jefais toujours, généreusement envers lui. Je dis que, pour plus desûreté, j’enverrais l’émeraude hors du pays ; mais que jem’engagerais sur l’honneur à la rendre à la duchesse, sans aucunecondition pécuniaire, le jour où elle m’obtiendrait le consentementdu souverain à mon union avec la comtesse Ida.

Ceci expliquera assez clairement, je m’enflatte, le jeu que je jouais ; et, bien que quelque rigidemoraliste en puisse contester la loyauté, je dis que tout estlégitime en amour, et que des hommes aussi pauvres que moi nepeuvent pas se permettre de tant faire les difficiles sur lesmoyens de réussir dans la vie. Les grands et les riches sontaccueillis avec un sourire sur le grand escalier du monde ;celui qui est pauvre, mais ambitieux, doit grimper par-dessus lemur, ou se frayer des pieds et des mains un passage par l’escalierde derrière, ou, pardi, se hisser par quelque conduit de la maison,si sale et si étroit qu’il puisse être, pourvu qu’il mène en haut.Le paresseux sans ambition prétend que la chose n’en vaut pas lapeine, se refuse entièrement à la lutte, et se décerne le nom dephilosophe. Je dis que c’est un poltron sans énergie. À quoi estbonne la vie sans l’honneur ? et l’honneur est siindispensable, que nous devons l’acquérir n’importe comment.

La manière dont Magny devait opérer saretraite fut proposée par moi, et fut réglée de façon à ménager ladélicatesse des deux parties. D’après mon avis, Magny prit à partla comtesse Ida, et lui dit : « Madame, quoique je ne mesois jamais déclaré votre adorateur, le comte et vous avez eu despreuves suffisantes de mon estime pour vous ; et ma demande,je le sais, eût été appuyée par Son Altesse, votre auguste tuteur.Je sais que le gracieux désir du duc est que mes attentions soientreçues favorablement ; mais comme le temps n’a pas parumodifier votre attachement pour un autre, et que j’ai trop defierté pour forcer une dame de votre nom et de votre rang à s’unirà moi contre son gré, le meilleur plan est que je vous fasse, pourla forme, une proposition non autorisée par Son Altesse, que vous yrépondiez, comme je regrette de penser que votre cœur vous ledicte, négativement ; sur quoi, je me désisterai ainsi enforme de mes prétentions sur vous, en déclarant qu’après un refus,rien au monde, pas même le désir du duc, ne me déciderait à ypersévérer. »

La comtesse Ida pleura presque en entendantces paroles de M. de Magny, et elle eut des larmes dansles yeux, dit-il, en lui prenant la main pour la première fois, eten le remerciant de la délicatesse de cette démarche. Elle savaitpeu que le Français était incapable de cette sorte de délicatesse,et que la gracieuse manière dont il se retirait était de moninvention.

Aussitôt qu’il se fut retiré, ce fut à moi deme mettre en avant, mais prudemment et doucement, de façon à nepoint alarmer la dame, et cependant avec fermeté, de façon à laconvaincre de l’impossibilité de s’unir avec son piètre amoureux,le sous-lieutenant. La princesse Olivia fut assez bonne pourexécuter en ma faveur cette partie nécessaire du plan, et pouravertir solennellement la comtesse Ida que, bien queM. de Magny se fût désisté de ses prétentions sur elle,son auguste tuteur n’en voudrait pas moins la marier comme il lejugerait convenable, et qu’elle devait oublier à jamais sonamoureux aux coudes percés. Au fait, je ne puis concevoir commentun si piètre drôle avait jamais eu l’audace de se proposer pourelle : sa naissance, assurément, était bonne ; mais quelsautres titres avait-il ?

Quand le chevalier de Magny se retira, nombred’autres prétendants, vous pouvez bien le penser, seprésentèrent ; et parmi eux votre très-humble serviteur, lecadet de Ballybarry. Il y eut à cette époque un carrousel, àl’imitation des anciens tournois de la chevalerie, dans lequel leschevaliers joutaient l’un contre l’autre à la lance ou couraient labague ; et en cette occasion j’étais revêtu d’un magnifiquecostume romain (à savoir : un casque d’argent, une perruqueflottante, une cuirasse de cuir doré, richement brodée, un manteaude velours bleu de ciel, et des bottines de maroquin cramoisi), etsous cet habit je montai mon cheval bai Brian, et enlevai troisbagues, et remportai le prix sur toute la noblesse du duché et despays voisins, qui était venue à la fête. Une couronne de laurierdoré devait être le prix du vainqueur, et elle devait être décernéepar la dame qu’il choisirait. Je galopai donc vers la galerie où lacomtesse Ida était assise derrière la princesse héréditaire, etprononçant son nom avec force, mais avec grâce, je demandai qu’ilme fût permis d’être couronné par elle, et me proclamai ainsi, à laface de toute l’Allemagne, pour ainsi dire, son prétendant. Elledevint très-pâle, et la princesse très-rouge, à ce que jeremarquai ; mais la comtesse Ida finit par me couronner ;après quoi, enfonçant les éperons dans les flancs de mon cheval, jefis au galop le tour de l’arène, saluant S. A. le duc àl’extrémité opposée, et exécutant avec mon bai les plus merveilleuxexercices.

Mon succès, comme vous pouvez imaginer,n’augmenta pas ma popularité parmi les jeunes gens de la cour. Ilsme traitèrent d’aventurier, de fanfaron, de pipeur de dés,d’imposteur et d’une centaine de jolis noms ; mais j’avais unmoyen de faire taire ces messieurs. Je pris à partie le comte deSchmetterling, le plus riche et le plus brave des jeunes gens quiparaissaient avoir des vues sur la comtesse Ida, et je l’insultaipubliquement au Ridotto, en lui jetant mes cartes à la face. Lelendemain, j’étais à trente milles de là, sur le territoire del’électeur de B…, où je me battis avecM. de Schmetterling, et lui passai deux fois mon épée autravers du corps ; puis je m’en revins à cheval avec monsecond, le chevalier de Magny, et me présentai le soir même auwhist de la duchesse. Magny avait eu d’abord beaucoup de répugnanceà m’accompagner ; mais j’insistai pour qu’il me secondât dansma querelle. Aussitôt que j’eus rendu mes devoirs à Son Altesse,j’allai à la comtesse Ida, et lui fis une profonde révérence, laregardant fixement au visage jusqu’à ce qu’elle devînt cramoisie,puis promenant les yeux sur chaque homme de son cercle, jusqu’à ceque, ma foi, je leur eusse fait baisser les leurs. Je chargeaiMagny de dire partout que la comtesse était amoureuse folle demoi : commission qu’avec plus d’une autre le pauvre diable futobligé d’exécuter. Il faisait une assez sotte figure, comme disentles Français, jouant pour moi le rôle de pionnier, me louant entous lieux, m’accompagnant toujours, lui qui avait été le roi de lamode jusqu’à mon arrivée ; lui qui croyait que sa généalogiede mendiants était supérieure à la race des rois d’Irlande dont jedescendais ; qui m’avait cent fois traité en ricanant despadassin, de déserteur, et m’avait appelé le vulgaire parvenuirlandais ! maintenant je pouvais me venger de ce monsieur, etje m’en vengeais.

J’avais coutume de l’appeler, dans lessociétés les plus choisies, de son nom de baptême, Maxime. Jedisais : « Bonjour, Maxime, comment vas-tu ? »aux oreilles de la princesse, et je pouvais le voir se mordre leslèvres de fureur et de vexation. Mais je le tenais dans mes mains,et la princesse aussi, moi pauvre soldat du régiment de Bulow. Etceci prouve ce que peuvent le génie et la persévérance, et cedevrait être un avertissement pour les grands de ne jamais avoir desecrets, s’ils peuvent faire autrement.

Je savais que la princesse me haïssait, maisque m’importait ? elle savait que je savais tout, et même, jecrois, ses préventions contre moi étaient si fortes, qu’elle mesupposait assez indélicat pour trahir une dame, ce que jedédaignerais de faire ; de sorte qu’elle tremblait devant moicomme un enfant devant son maître d’école. Elle se permettaitaussi, en vraie femme qu’elle était, toutes sortes de plaisanterieset de ricanements sur moi les jours de réception, et mequestionnait sur mon palais d’Irlande, et sur les rois, mesancêtres, me demandant si, quand j’étais simple fantassin dans lerégiment de Bulow, mes augustes parents n’étaient pas venus metirer d’affaire, et si la bastonnade y était vertementadministrée ; enfin tout ce qui pouvait me mortifier. MaisDieu vous bénisse ! je sais faire la part des gens, et j’avaiscoutume de lui rire au visage. Tandis que ses plaisanteries et sesrailleries allaient leur train, je prenais plaisir à regarder lepauvre Magny, et à voir comment il les supportait. Le pauvre diabletremblait de me voir éclater sous les sarcasmes de la princesse ettout dire ; mais ma vengeance consistait, lorsque la princessem’attaquait, à lui dire quelque chose d’amer ; à lui de lerendre au voisin, comme font les enfants à l’école. Et c’étaittoucher la corde sensible de Son Altesse. Elle souffrait autant descoups que je portais à Magny que si je lui eusse dit quelque chosede blessant à elle-même. Quoiqu’elle me détestât, elle me demandaitpardon en particulier ; et quoique son orgueil l’entraînâtsouvent, sa prudence obligeait cette magnifique princesse des’humilier devant ce pauvre petit Irlandais sans le sou.

Dès que Magny eut renoncé en forme à lacomtesse Ida, la princesse rendit sa faveur à cette jeune personne,et prétendit l’aimer beaucoup. Pour être juste envers elles, je nesais pas laquelle des deux me haïssait le plus, de la princesse,qui était toute ardeur et feu, et coquetterie, ou de la comtesse,qui était toute dignité et toute splendeur. Cette dernière,surtout, prétendait m’avoir en dégoût ; et cependant, aprèstout, j’ai plu à mieux qu’elle, j’étais autrefois un des plus beauxhommes de l’Europe, et je défierais tous les heiduques de la courde mesurer avec la mienne leur poitrine ou leur jambe ; maisje ne m’inquiétais d’aucune de ses sottes préventions, et j’étaisdéterminé à la conquérir et à la posséder en dépit d’elle-même.Était-ce à cause de ses charmes ou de ses qualités ? Non. Elleétait toute blanche, maigre, myope, grande et gauche, et j’ai ungoût tout contraire ; et quant à son esprit, il n’est pasétonnant qu’une pauvre créature qui s’était engouée d’un misérableenseigne déguenillé ne sût pas m’apprécier. C’était à son bien queje faisais la cour ; quant à elle-même, ce serait compromettremon goût d’homme à la mode que d’avouer que j’en eusse pourelle.

Chapitre 11Dans lequel la chance tourne contre Barry.

Mes espérances d’obtenir la main d’une desplus riches héritières d’Allemagne étaient maintenant, selon toutesprobabilités, et autant que mon propre mérite et ma prudencepouvaient assurer ma fortune, assez certaines de se réaliser.J’étais admis toutes les fois que je me présentais chez laprincesse, et avais d’aussi fréquentes occasions que j’en désiraisd’y voir la comtesse Ida. Je ne puis dire qu’elle me recevait avecune faveur particulière ; le cœur de cette sotte petitecréature était, comme je l’ai dit, ignoblement engagéailleurs ; et quelque séduisantes que pussent être ma personneet mes manières, on ne devait pas s’attendre à ce qu’elle oubliâttout d’un coup son amant pour le jeune gentilhomme irlandais quilui faisait la cour. Mais les petites rebuffades que j’essuyaisétaient loin de me décourager. J’avais de très-puissants amis, quidevaient m’aider dans mon entreprise ; et je savais que, tôtou tard, la victoire devait être à moi. Dans le fait, jen’attendais que mon moment pour faire valoir mes prétentions. Quipouvait deviner le terrible coup du sort qui menaçait mon illustreprotectrice, et qui devait m’envelopper en partie dans saruine ?

Toutes choses semblèrent pour un tempsfavorables à mes vœux ; et, en dépit de l’éloignement de lacomtesse Ida, il était plus aisé de la ramener à la raison qu’on nele suppose peut-être dans un absurde pays constitutionnel commel’Angleterre, où le peuple n’est point élevé dans ces sainesdoctrines d’obéissance à la royauté qui dominaient en Europe àl’époque où j’étais un jeune homme.

J’ai expliqué comment, par Magny, j’avais laprincesse, pour ainsi dire, à mes pieds. Son Altesse n’avait qu’àappuyer cette union auprès du vieux duc, sur qui son influenceétait sans bornes, et à s’assurer du bon vouloir de la comtesse deLiliengarten (titre romantique de l’épouse morganatique de SonAltesse), et le facile vieillard donnerait l’ordre de notremariage, et il faudrait bien que sa pupille y obéît.Mme de Liliengarten était aussi, à cause de saposition, extrêmement désireuse d’obliger la princesse Olivia, qui,un jour ou l’autre, pouvait être appelée à monter sur le trône. Levieux duc était tout chancelant, apoplectique, et excessivementamateur de bonne chère. Lorsqu’il ne serait plus, le patronage dela duchesse Olivia deviendrait tout à fait nécessaire à sa veuve.De là la parfaite intelligence qui régnait entre ces deux dames, etle monde disait que la princesse héréditaire avait déjà eul’assistance de la favorite en diverses occasions. Son Altesseavait obtenu, par la comtesse, plusieurs grosses sommes d’argentpour le payement de ses nombreuses dettes ; et, maintenant,elle était assez bonne pour exercer sa gracieuse influence surMme de Liliengarten, afin d’obtenir pour moil’objet qui me tenait si fort à cœur. On ne doit point supposer quemon but pût être atteint sans répugnance et refus continuels de lapart de Magny ; mais je poussais résolument ma pointe etj’avais en main de quoi triompher de l’obstination de ce faiblejeune homme. Je puis dire aussi, sans vanité, que, si la haute etpuissante princesse me détestait, la comtesse (quoiqu’elle fût,disait-on, d’une origine extrêmement basse) avait meilleur goût etm’admirait. Elle nous faisait souvent l’honneur de s’associer ànous dans une des banques de notre pharaon, et déclarait quej’étais le plus bel homme du duché. Tout ce qu’on me demandaitétait de prouver ma noblesse, et je me fis faire à Vienne unegénéalogie de nature à satisfaire les plus avides en ce genre. Aufait, qu’est-ce qu’un homme descendu des Barry et des Brady avait àcraindre devant aucun von d’Allemagne ? Pour plus desûreté, je promis à Mme de Liliengarten dixmille louis le jour de mon mariage, et elle savait que comme joueurje n’avais jamais manqué à ma parole, et je jure que, quandj’aurais dû le payer cinquante pour cent, j’aurais trouvél’argent.

Ainsi, par mes talents, par mon honnêteté, parma finesse, eu égard à ma position de pauvre proscrit, je m’étaisprocuré de très-puissants protecteurs. Même S. A. le ducVictor était favorablement disposé pour moi ; son cheval debataille favori ayant été pris de vertiges, je lui donnai uneboulette comme celles que mon oncle Brady avait l’habituded’administrer ; je guéris le cheval, et depuis lors SonAltesse daigna me remarquer souvent. Elle m’invita à ses parties dechasse à courre et à tir, où je me montrai bon chasseur, et une oudeux fois elle daigna me parler de mes projets d’avenir, déplorantque je me fusse adonné au jeu, et que je n’eusse pas adopté un modeplus régulier d’avancement. « Monsieur, dis-je, si VotreAltesse veut me permettre de lui parler franchement, le jeu n’estpour moi qu’un moyen. Où aurais-je été sans cela ? Je seraisencore simple soldat dans les grenadiers du roi Frédéric. Je sorsd’une race qui a donné des princes à mon pays ; mais despersécutions les ont privés de leurs vastes possessions. Lafidélité de mon oncle à son antique foi l’a chassé de notre pays.J’avais résolu aussi de faire mon chemin au service ; maisl’insolence et les mauvais traitements des Anglais n’étaient passupportables pour un gentilhomme de haute naissance, et je me suisenfui. Ce ne fut que pour tomber dans une autre servitude àlaquelle il semblait encore plus impossible de se soustraire,lorsque ma bonne étoile m’envoya un sauveur en la personne de mononcle, et mon énergie et mon courage me mirent à même de profiterdu moyen d’évasion qui s’offrait à moi. Depuis lors, nous avonsvécu, je ne le déguise pas, du jeu ; mais qui peut dire que jelui aie fait tort ? Cependant, si je pouvais me trouver dansun poste honorable, et avec une existence assurée, excepté pour monamusement, comme doit faire tout gentilhomme, je ne toucherais plusune carte de ma vie. Je supplie Votre Altesse de s’informer de sonrésident à Berlin si, en toute circonstance, je ne me suis pasconduit en vaillant soldat. Je sens que j’ai des talents d’un ordreplus élevé, et je serai fier d’avoir occasion de les déployer, si,comme je n’en doute pas, ma fortune me permet de lefaire. »

La candeur de ces paroles frappa vivement SonAltesse, l’impressionna en ma faveur, et elle voulut bien direqu’elle me croyait et qu’elle serait charmée de se montrer monami.

Ayant ainsi gagné à ma cause les deux ducs, laduchesse et la favorite régnante, les chances étaient certainementque je remporterais le prix de la lutte ; et, d’après tous lescalculs ordinaires, je devrais être en ce moment prince del’empire, si ma mauvaise fortune ne m’avait poursuivi en une choseoù je n’étais pas le moins du monde à blâmer, je veux direl’attachement de l’infortunée duchesse pour ce faible et sotpoltron de Français. La publicité de cet amour était pénible àvoir, comme sa fin fut effroyable à penser. La princesse ne s’encachait nullement. Si Magny disait un mot à une dame de sa maison,elle devenait jalouse, et attaquait de toute la fureur de sa languela malheureuse coupable. Il recevait d’elle une demi-douzaine debillets par jour ; lorsqu’il apparaissait à ses réceptions,petites ou grandes, elle était rayonnante à tel point que tout lemonde le remarquait. C’était un prodige que son mari ne se fût pasaperçu depuis longtemps de son infidélité ; mais le princeVictor était lui-même d’une nature si élevée et si sévère, qu’il nepouvait pas croire qu’elle méconnût assez son rang pour oublier savertu ; et j’ai ouï dire que lorsqu’on lui faisait desinsinuations au sujet de la partialité évidente que la princessemontrait pour l’écuyer, sa réponse était un ordre sévère de ne plusjamais l’importuner à cet égard. « La princesse est d’humeurlégère, disait-il ; elle a été élevée dans une courfrivole ; mais sa folie ne va pas au delà de lacoquetterie ; le crime est impossible ; elle a sanaissance, et mon nom, et ses enfants, pour la défendre. » Etil partait pour ses inspections militaires, et restait absentplusieurs semaines, ou se retirait dans ses appartements et s’yenfermait des jours entiers, ne paraissant que pour saluer au leverde la princesse, ou pour lui donner la main aux galas de la cour,où l’étiquette exigeait qu’il se montrât. C’était un homme de goûtsvulgaires, et je l’ai vu dans le jardin privé, avec son grand corpsgauche, courir ou jouer à la balle, avec son fils et sa fille,qu’il trouvait des prétextes d’aller voir une douzaine de fois parjour. Les sérénissimes enfants étaient amenés chaque matin à latoilette de leur mère ; mais elle les recevait avec beaucoupd’indifférence, excepté une fois que le jeune duc Ludwig avait sonpetit uniforme de colonel de hussards son parrain, l’empereurLéopold, lui ayant fait cadeau d’un régiment. Alors, pour un jourou deux, la princesse Olivia fut charmée du petit garçon ;mais elle s’en fatigua vite, comme un enfant d’un jouet. Je mesouviens qu’un jour, au cercle du matin, un peu de rouge de laprincesse tomba sur la manche du petit uniforme blanc de son fils,sur quoi elle donna un soufflet au pauvre enfant, et le renvoyatout en sanglots. Oh ! tout le mal qu’ont fait les femmes ence monde ! les malheurs dans lesquels les hommes sont entréslégèrement et la face souriante, souvent sans même l’excuse de lapassion, par pure fatuité, vanité, bravade ! Les hommes jouentavec ces terribles armes à deux tranchants, comme s’il ne pouvaitleur en arriver aucun mal. Moi, qui ai plus vu de la vie que laplupart des hommes, si j’avais un fils, je le supplierais à genouxd’éviter la femme, qui est pire que le poison. Ayez une intrigue,et toute votre vie est en danger : vous ne savez pas quand lemal peut tomber sur vous, et ce qu’un moment de folie peut causerde malheurs à des familles entières, et amener de ruine surd’innocentes têtes qui vous sont parfaitement chères.

Lorsque je vis à quel point l’infortunéM. de Magny paraissait perdu sans ressource, en dépit detout ce que j’avais à réclamer de lui, je le pressai de fuir. Ilavait un logement au palais, dans les mansardes, au-dessus desappartements de la princesse (c’était un vaste bâtiment, et quicontenait toute une population de nobles serviteurs de lafamille) ; mais l’infatué jeune fou ne voulut pas bouger,quoiqu’il n’eût pas même l’excuse de l’amour. « Comme ellelouche, disait-il de Son Altesse, et comme elle estcontrefaite ! Elle croit que personne ne s’aperçoit de sadifformité. Elle m’écrit des vers pris dans Gresset ou dansCrébillon, et s’imagine que je les crois originaux. Bah ! ilsne sont pas plus à elle que ses cheveux ! » C’était decette manière que ce jeune misérable dansait sur l’abîme quis’ouvrait sous lui. Je crois que son principal plaisir, en faisantla cour à la princesse, était de pouvoir écrire ses victoires à sesamis des petites maisons de Paris, où il se mourait d’êtreconsidéré comme un bel esprit et un vainqueur de dames.

Voyant l’insouciance de ce jeune homme et ledanger de sa position, je devins très-désireux que mes petitsprojets arrivassent à une conclusion satisfaisante, et je lepressai vivement à ce sujet.

Mes sollicitations auprès de lui avaient, jen’ai pas besoin de le dire, par la nature de nos rapports,généralement assez de succès ; et, dans le fait, le pauvregarçon n’avait rien à me refuser, comme je le lui disais souvent enriant, à sa médiocre satisfaction. Mais j’employais plus que desmenaces, ou que la légitime influence que j’avais sur lui.J’employais la délicatesse et la générosité : j’en puis citerpour preuve la promesse que je fis de rendre à la princesse cetteémeraude de famille dont j’ai parlé dans le dernier chapitre, etque j’avais gagnée au jeu à son peu scrupuleux adorateur.

Ce fut du consentement de mon oncle, et ce futun de ces actes ordinaires de sagesse et de prévoyance quidistinguent cet habile homme. « Pressez l’affaire maintenant,Redmond, mon enfant, me recommandait-il. Cette intrigue entre laprincesse et Magny doit finir mal pour tous deux, et cela bientôt,et alors quelle chance aurez-vous d’obtenir la comtesse ?Voici l’instant ! Faites capituler la place avant la fin dumois, et nous laisserons là notre banque, et nous vivrons enseigneurs dans notre château de Souabe. Débarrassez-vous ici decette émeraude, ajouta-t-il ; s’il arrivait un accident, ceserait une vilaine chose à trouver dans nos mains. » Ce fut cequi me décida à renoncer à la possession de ce joyau, dont, je doisl’avouer, il me coûtait de me dessaisir. Ce fut un bonheur pournous que je l’eusse fait, comme vous allez voir.

Pendant ce temps-là, donc, je pressaisMagny : je parlai moi-même à la comtesse de Liliengarten, quime promit formellement d’appuyer ma demande auprès de Son Altessele duc régnant ; et M. de Magny eut pourinstructions de décider la princesse Amalia à faire une semblabledémarche auprès du vieux souverain en ma faveur. Elle fut faite.Les deux dames pressèrent le prince ; Son Altesse, à un souperd’huîtres et de vin de Champagne, fut amenée à consentir, et SonAltesse la princesse héréditaire me fit l’honneur de notifier enpersonne à la comtesse Ida que l’intention du prince était qu’elleépousât le jeune seigneur irlandais, le chevalier Redmond deBalibari. La notification eut lieu en ma présence, et quoique lajeune comtesse dît : « Jamais ! » et tombâtsans connaissance aux pieds de sa maîtresse, je fus, comme vouspensez bien, fort peu ému de ce petit déploiement de fadesensibilité, et compris que j’étais sûr de ma proie.

Ce soir-là, je remis l’émeraude au chevalierde Magny, qui promit de la rendre à la princesse ; etmaintenant mon seul obstacle était le prince héréditaire, dont sonpère, sa femme et la favorite avaient également peur. Il pouvait nepas être disposé à souffrir que la plus riche héritière de sonduché tombât aux mains d’un noble, mais non riche étranger. Ilfallait du temps pour faire cette ouverture au prince Victor. Ilfallait que la princesse le prît dans un moment de bonne humeur. Ilavait encore des jours d’enivrement, où il ne savait rien refuser àsa femme ; et notre plan était d’attendre un de ces jours, outoute autre chance qui pourrait s’offrir.

Mais il était dit que la princesse n’auraitjamais son époux à ses pieds, comme il y avait été souvent. Ledestin préparait un terrible dénoûment à ses folies et à mon propreespoir. En dépit des promesses solennelles qu’il m’avait faites,Magny ne rendit point l’émeraude à la princesse Amalia.

Il avait su, dans ses relations accidentellesavec moi, que mon oncle et moi nous avions eu des obligations àM. Moïse, Löwe, le banquier de Heidelberg, qui nous avaitdonné un bon prix de nos objets de valeur ; et le jeuneécervelé saisit un prétexte d’aller le trouver, et voulut mettre lebijou en gage. Moïse Löwe reconnut sur-le-champ l’émeraude, donna àMagny la somme que ce dernier demandait, et que le chevalier eutbientôt perdue au jeu, sans nous faire connaître, comme vous pouvezle penser, le moyen par lequel il se trouvait en possession d’unesomme aussi forte. Nous supposions, quant à nous, qu’elle lui étaitfournie par son banquier habituel, la princesse ; et maintsrouleaux de ses pièces d’or trouvèrent le chemin de notre caisse,lorsque aux galas de la cour, dans notre propre logis, ou dans lesappartements de Mme de Liliengarten (qui, ences occasions, nous faisait l’honneur d’être de moitié avec nous),nous tenions notre banque de pharaon.

Ainsi, l’argent de Magny fut bien vite parti.Mais quoique le juif gardât son joyau, qui valait, sans aucundoute, le triple de ce qu’il lui avait prêté, ce n’était pas toutle profit qu’il comptait tirer de son malheureux emprunteur, surlequel il commença à exercer son autorité. Ses relations hébraïquesà X…, changeurs, banquiers, marchands de chevaux, qui avaient desaccointances avec la cour, avaient dû dire à leur frère deHeidelberg quels étaient les rapports de Magny avec la princesse,et le coquin résolut d’en tirer avantage et de pressurerimpitoyablement ses deux victimes. Mon oncle et moi, pendant cetemps-là, nous nagions en pleine prospérité, triomphant aux cartes,et, ce qui était plus important encore, au jeu matrimonial que nousétions en train de jouer ; et nous n’avions aucun soupçon dela mine qui se creusait sous nos pieds.

Ayant qu’un mois fût passé, le juif commença àtourmenter Magny. Il se présenta à X…, et demanda de plus grosintérêts, de l’argent pour se taire ; autrement il seraitforcé de vendre l’émeraude. Magny lui donna de l’argent : laprincesse était venue au secours de son poltron d’amant. Le succèsde la première demande ne servit qu’à rendre la seconde plusexorbitante. Je ne sais pas combien d’argent fut extorqué et payépour cette malencontreuse émeraude ; mais elle fut la cause denotre ruine à tous.

Un soir, nous tenions notre banque comme decoutume chez la comtesse de Liliengarten, et Magny, étant en fondsde manière ou d’autre, ne faisait que tirer rouleau sur rouleau, etjouait avec son malheur habituel. Au milieu du jeu, on lui apportaun billet qu’il lut, et dont la lecture le rendit très-pâle ;mais la chance était contre lui, et, regardant avec une certaineanxiété à la pendule, il attendit quelques coups de plus, et aprèsavoir, je suppose, perdu son dernier rouleau, il se leva avec unjurement qui effaroucha plusieurs personnes de cette compagniedistinguée, et sortit de la chambre. Un grand piétinement dechevaux au dehors se fit entendre ; mais nous étions tous tropà notre affaire pour faire attention à ce bruit, et nouscontinuâmes à jouer.

Peu après, quelqu’un entra dans la salle dejeu et dit à la comtesse :

« Voici une singulière histoire ! Unjuif a été assassiné dans le Kaiserwald. Magny a été arrêté ensortant d’ici. »

Toute la compagnie se sépara à cette étrangenouvelle, et nous cessâmes notre banque pour ce soir-là. Magnyavait été assis près de moi pendant le jeu (mon oncle donnait lescartes, et moi je payais et prenais l’argent), et en regardant soussa chaise j’y trouvai un papier froissé, que je ramassai et que jelus. C’était celui qu’on lui avait remis, et il était conçu en cestermes :

« Si vous l’avez fait, prenez le chevalde l’ordonnance qui vous apporte ceci. C’est le meilleur de monécurie ; il y a cent louis dans chaque fonte, et les pistoletssont chargés. L’une ou l’autre voie vous est ouverte ; voussavez ce que je veux dire. Dans un quart d’heure, je saurai notresort… si je dois être déshonoré et vous survivre, si vous êtescoupable et lâche, ou si vous êtes encore digne du nom de

« M… »

C’était l’écriture du vieux général deMagny ; et mon oncle et moi, comme nous rentrions chez nousaprès avoir fait et partagé avec la comtesse Liliengarten desbénéfices qui ne laissaient pas que d’être considérables cesoir-là, nous sentîmes notre triomphe plus que compromis par lecontenu de cette lettre.

« Magny, nous demandâmes-nous, a-t-ilvolé le juif, ou son intrigue a-t-elle étédécouverte ? »

Dans les deux cas, mes prétentions sur lacomtesse Ida étaient menacées d’un sérieux échec ; et jecommençais à me dire que mon grand coup de partie était joué etpeut-être perdu.

Eh bien, il était perdu ; mais jesoutiens, jusqu’à ce jour, qu’il fut bien et vaillamment joué.Après souper (nous ne soupions jamais pendant le jeu, de peur desconséquences), je devins si inquiet de ce qui se passait, que jerésolus de sortir vers minuit et de m’informer dans la ville dumotif réel de l’arrestation de Magny. Une sentinelle était à laporte, et me signifia que mon oncle et moi nous étionsprisonniers.

Nous fûmes laissés six semaines dans notrelogement, gardés de si près, que l’évasion était impossible si nousen avions eu l’idée ; mais, étant innocents, nous n’avionsrien à craindre. La vie que nous menions n’était un secret pourpersonne, et nous désirions et appelions l’examen. Il arrivapendant ces six semaines de grands et tragiques événements qui,bien que nous en eussions appris la substance, comme fit toutel’Europe, lorsque nous sortîmes de notre captivité, étaient loin denous être connus dans tous leurs détails, que je restai encore biendes années sans savoir. Les voici tels qu’ils me furent racontéspar la dame qui, de tout l’univers, était la personne quiparaissait le mieux à portée de les connaître. Mais il vaut mieuxen réserver le récit pour un autre chapitre.

Chapitre 12Contenant la tragique histoire de la princesse de X…

Plus de vingt ans après les événementsracontés dans les chapitres qui précèdent, je me promenais avecmilady Lyndon dans la Rotonde, au Ranelagh ; c’était en1790 ; l’émigration de France avait déjà commencé ; lesanciens comtes et marquis accouraient en foule sur nos rivages, nonpas affamés et misérables comme on les vit peu d’années après, maisnon encore inquiétés, et apportant avec eux des signes de leursplendeur nationale. Je me promenais donc avec lady Lyndon, qui,proverbialement jalouse et toujours désireuse de me tourmenter,aperçut une dame étrangère qui évidemment me remarquait, et, commede raison, me demanda quelle était cette odieuse grosse Hollandaisequi me lançait ainsi des œillades. Je ne la connaissais pas lemoins du monde. Il me semblait bien avoir vu ce visage-là quelquepart (il était maintenant, comme disait ma femme, énormément graset bouffi), mais je ne reconnaissais pas sous ces traits une desplus belles femmes de l’Allemagne de son temps.

Ce n’était autre queMme de Liliengarten, la maîtresse, ou, commedisaient certaines personnes, l’épouse morganatique du vieux duc deX…, père du duc Victor. Elle avait quitté X… peu de mois après lamort du grand-duc, avait été à Paris, à ce que j’appris, où quelqueaventurier sans principes l’avait épousée pour son argent ;mais elle n’en avait pas moins conservé son titre quasi royal, et,au grand amusement des Parisiens qui fréquentaient sa maison,prétendait aux honneurs et au cérémonial d’une veuve de souverain.Elle avait un trône dans sa salle d’apparat, et ses domestiques etceux qui voulaient lui faire leur cour ou lui emprunter de l’argentlui donnaient de l’altesse. Le bruit courait qu’elle buvaitcopieusement ; ce qu’il y a de certain, c’est que son visageportait toutes les marques de cette habitude, et avait perdu cesroses et cet air de franchise et de bonne humeur dont avait étécharmé le souverain qui l’avait anoblie.

Quoiqu’elle ne m’eût pas abordé dans le cercledu Ranelagh, j’étais, à cette époque, aussi connu que le prince deGalles, et elle n’eut aucune difficulté à trouver ma maison dansBerkeley-square, où un billet me fut expédié le lendemainmatin.

« Une ancienne amie de monsieur deBalibari, y était-il dit en fort mauvais français, désire revoir lechevalier et causer de l’heureux temps d’autrefois. Rosine deLiliengarten (se peut-il que Redmond Balibari l’ait oubliée ?)sera chez elle, dans Leicester-Fields, toute la matinée, attendantquelqu’un qui n’aurait pas ainsi passé près d’elle il y a vingtans. »

C’était, en effet, Rosine de Liliengarten, uneRosine épanouie comme j’en ai rarement vu. Je la trouvai à unpremier étage assez convenable, dans Leicester-Fields (la pauvreâme tomba beaucoup plus bas par la suite), prenant du thé qui, jene sais comment, avait une odeur très-prononcée d’eau-de-vie ;et après des salutations qui seraient encore plus ennuyeuses àraconter qu’elles ne le furent à faire, après quelques proposdécousus, elle me fit brièvement, en ces termes, le récit desévénements de X…, que je puis bien intituler la Tragédie de laprincesse :

« Vous vous rappelezM. de Geldern, le ministre de la police. Il étaitd’extraction hollandaise, et, qui plus est, d’une famille de juifshollandais. Quoique tout le monde lui connût cette tache dans sonécusson, il était mortellement irrité quand on soupçonnait sonorigine, et faisait amende honorable des erreurs de son père par defuribondes professions de foi et par les pratiques de dévotion lesplus austères. Il allait à l’église tous les matins, se confessaitune fois par semaine, et haïssait les juifs et les protestantsautant que l’aurait pu faire un inquisiteur. Il ne perdait jamaisune occasion de prouver sa sincérité, en persécutant les uns ou lesautres toutes les fois qu’il le pouvait.

« Il haïssait mortellement laprincesse ; car Son Altesse, dans un de ses caprices, luiavait jeté à la tête son origine, avait fait à table emporter duporc de devant lui, ou quelque autre aussi sotte injure ; etil avait une violente animosité contre le vieux baron de Magny,tant comme protestant, que parce que ce dernier, dans un accèsd’humeur hautaine, lui avait publiquement tourné le dos comme à unaigrefin et à un espion. Il s’élevait continuellement entre eux desquerelles dans le conseil, où la présence seule de son augustemaître empêchait le baron d’exprimer tout haut et fréquemment lemépris qu’il ressentait pour l’homme de police.

« Ainsi la haine était un motif pourGeldern de perdre la princesse, mais c’est mon opinion qu’il enavait encore un autre plus puissant, l’intérêt. Vous vous rappelezqui le duc épousa après la mort de sa première femme ? Uneprincesse de la maison de F… Geldern bâtit son beau palais deux ansaprès, et, j’en suis convaincue, avec l’argent qui lui fut payé parla famille de F… pour faire réussir le mariage.

« Aller au prince Victor, et rapporter àSon Altesse un fait que tout le monde savait, n’était nullement ledésir de Geldern. Il savait que ce serait se perdre à tout jamaisdans l’esprit du prince que de lui porter une nouvelle sidésastreuse. Son plan était donc de laisser la chose s’expliquerd’elle-même à Son Altesse ; et, lorsque le temps fut venu, ilchercha le moyen d’arriver à ses fins. Il avait des espions chezles deux Magny ; mais ceci, vous le savez, comme de raison,ayant l’expérience des usages du continent. Nous nous faisions tousespionner les uns les autres. Votre nègre (Zamor, je crois, étaitson nom) venait, tous les matins, me faire son rapport ; etj’amusais le vieux duc en lui racontant comme quoi vous vousexerciez au piquet et aux dés dans la matinée, et vos querelles etvos intrigues. Nous levions de semblables contributions sur unchacun, à X…, pour divertir le cher vieillard. Le valet deM. de Magny me faisait des rapports à moi, et aussi àM. de Geldern.

« Je savais que l’émeraude était engage ; et c’était de ma bourse que la pauvre princesse tiraitles fonds qui étaient remis à l’odieux Löwe, et au jeune chevalierplus méprisable encore. Comment la princesse pouvait se fier à cedernier comme elle persistait à le faire, cela me passe ; maisil n’est pas d’infatuation comme celle d’une femme amoureuse ;et vous remarquerez, mon cher monsieur de Balibari, que notre sexe,généralement, fixe son choix sur un mauvais sujet.

« – Pas toujours, madame, merécriai-je ; votre humble serviteur a inspiré beaucoup de cesattachements-là.

« – Je ne vois pas que cela attaque lavérité de la proposition, » dit sèchement la vieille dame, etelle continua son récit :

« Le juif, qui était détenteur del’émeraude, avait fait beaucoup d’affaires avec la princesse, et illui fut à la fin offert un tel pot-de-vin, qu’il se détermina à sedessaisir du gage. Il commit l’inconcevable imprudence d’apporterl’émeraude à X…, et alla chez Magny, à qui la princesse avait remisl’argent qu’il fallait pour racheter le gage, et qui étaitprêt à le payer.

« Leur entrevue eut lieu dansl’appartement de Magny, où son valet ne perdit pas un mot de leurconversation. Le jeune homme, qui n’attachait aucun prix àl’argent, lorsqu’il en avait, l’offrit d’une manière si large, queLowe haussa ses prétentions, et eut l’audace de demander le doublede ce qui avait été convenu.

« Là-dessus, le chevalier perdit toutepatience, tomba sur ce misérable et voulait le tuer, quandl’opportun valet entra précipitamment et lui sauva la vie. Il avaitentendu toute la dispute, et le juif, terrifié, courut se réfugierdans ses bras. Magny, qui était vif et colère, mais non féroce,ordonna au domestique d’emmener ce coquin, et n’y pensa plus.

« Peut-être n’était-il pas fâché d’êtredébarrassé de lui, et d’avoir en sa possession une forte sommed’argent, quatre mille ducats, avec lesquels il pourrait tenterencore la fortune, comme vous savez qu’il fit à votre table lesoir.

« – Votre Seigneurie était de moitié,madame » dis-je ; et vous savez que mes gains nem’enrichissaient guère.

« – Le valet conduisit l’israélitetremblant hors du palais, et il ne l’eut pas plutôt vu installéchez un de ses confrères, où il avait coutume de descendre, qu’ils’en alla au ministère de la police, et raconta à Son Excellencejusqu’au dernier mot de la conversation qui avait eu lieu entre lejuif et son maître.

« Geldern exprima la plus grandesatisfaction de la prudence et de la fidélité de son espion. Il luidonna une bourse de vingt ducats, et promit de pourvoir largement àses besoins, comme il arrive aux grands de faire de ces sortes depromesses ; mais vous, monsieur de Balibari, vous savezcombien ils les tiennent rarement. « Maintenant, ditM. de Geldern, allez et faites-moi savoir quandl’israélite se propose de s’en retourner chez lui, ou s’il serepent et compte accepter l’argent. »

« L’homme alla faire cette commission.Sur ces entrefaites, pour plus de sûreté, Geldern arrangea unepartie de jeu chez moi, vous invitant à y tenir votre banque, commevous vous rappelez, et, en même temps, trouvant moyen de fairesavoir à Maxime de Magny qu’il y avait pharaon chezMme de Liliengarten. C’était cet attraitauquel le pauvre garçon ne résistait pas. »

Je me souvenais de tout ceci, et je continuaid’écouter, stupéfait des machinations de l’infernal ministre de lapolice.

« L’espion fit son message et revint direqu’il avait pris des informations auprès des domestiques de lamaison où logeait le banquier de Heidelberg, et que l’intention dece dernier était de quitter W… dans l’après-midi. Il voyageaitseul, sur un vieux cheval, très-humblement accoutré, à la manièrede ses coreligionnaires.

« Johann, dit le ministre en frappant surl’épaule de l’espion ravi, je suis de plus en plus content de vous.J’ai réfléchi, depuis que vous m’avez quitté, à votre intelligence,et à la manière fidèle dont vous m’avez servi ; et jetrouverai bientôt une occasion de vous placer selon votre mérite.Quel chemin prend ce gueux d’israélite ?

« – Il va ce soir à R…

« – Et doit passer par le Kaiserwald.Êtes-vous un homme de cœur, Johann Kerner ?

« – Votre Excellence veut-elle me mettreà l’épreuve ? dit l’homme, les yeux étincelants ; j’aifait la guerre de Sept ans, et je n’en ai jamais manqué là.

« – Eh bien, écoutez. L’émeraude doitêtre reprise au juif ; rien qu’en la gardant, le misérables’est rendu coupable de haute trahison. À l’homme qui m’apportecette émeraude, je jure de donner cinq cents louis. Vous comprenezpourquoi il est nécessaire qu’elle soit rendue à Son Altesse. Jen’ai pas besoin d’en dire davantage.

« – Vous l’aurez ce soir, monsieur, ditl’homme. Comme de juste, Votre Excellence me garantit les suites encas d’accident.

« – Bah ! répondit le ministre, jevais vous payer moitié de la somme d’avance, tant j’ai confiance envous. Tout accident est impossible, si vous prenez convenablementvos mesures. Il y a quatre lieues de bois ; le juif valentement. Il fera nuit avant qu’il puisse arriver, par exemple, auvieux moulin à poudre qui est dans le bois. Qui vous empêche detendre une corde en travers de la route, et de lui faire là sonaffaire ? Revenez me trouver ce soir à souper. Si vousrencontrez quelque patrouille, dites : Les renards sont enliberté ; c’est le mot d’ordre pour cette nuit ;elle vous laissera passer sans questions.

« L’homme s’en alla tout à fait charmé desa commission ; et, tandis que Magny perdait son argent ànotre table de pharaon, son domestique dressait un guet-apens aujuif à l’endroit nommé Moulin à poudre, dans le Kaiserwald. Lecheval du juif culbuta par-dessus une corde qui avait été mise entravers de la route ; et, quand son cavalier tomba engémissant par terre, Johann Kerner se précipita sur lui, masqué etpistolet en main, et lui demanda son argent. Il n’avait aucuneenvie de tuer le juif, je crois, à moins que sa résistance ne leforçât d’en venir à cette extrémité.

« Et il ne commit pas non plus cemeurtre ; car, au moment où le juif demandait en hurlantmerci, et où son assaillant le menaçait du pistolet, survint unepatrouille, qui s’empara du voleur et du blessé.

« Kerner proféra un jurement. « Vousêtes venu trop tôt, dit-il au sergent de police ; les renardssont en liberté. – Il y en a de pris, » dit le sergent sanss’émouvoir ; et il attacha les mains de mon homme avec lacorde qui barrait le chemin. Le valet fut mis en croupe derrière unhomme de la police ; on en fit autant de Lowe, et nos gensrentrèrent ainsi en ville au tomber de la nuit.

« Ils furent conduits immédiatement à lapolice, et, comme le chef se trouvait là, ils furent interrogés parSon Excellence en personne. Tous deux furent rigoureusementfouillés ; les papiers du juif et ses écrins lui furentpris ; le joyau fut trouvé dans une poche secrète. Quant àl’espion, le ministre, lui jetant un regard courroucé, dit :« Eh mais, c’est le domestique du chevalier de Magny, un desécuyers de Son Altesse ! » Et sans écouter un mot dejustification du pauvre diable terrifié, il le fit mettre ausecret.

« Demandant son cheval, il se renditalors chez le prince au palais, et sollicita une audienceimmédiate. Lorsqu’il fut admis, il produisit l’émeraude. « Cejoyau, dit-il, a été trouvé sur un juif de Heidelberg, qui est venusouvent ici depuis peu, et a eu beaucoup de relations avec l’écuyerde la princesse, le chevalier de Magny. Cette après-midi, ledomestique du chevalier est venu de chez son maître, accompagné del’hébreu ; on l’a entendu prendre des informations sur laroute par laquelle celui-ci devait s’en retourner chez lui ;il l’a suivi, ou plutôt précédé, et a été surpris par ma policedévalisant sa victime dans le Kaiserwald. Cet homme ne veut rienavouer ; mais, en le fouillant, on a trouvé sur lui une sommeconsidérable d’argent ; et, quoique ce soit avec la plus vivepeine que je me décide à concevoir une telle opinion, et àimpliquer dans cette affaire un gentilhomme du caractère et du nomde M. de Magny, je dois me résigner à dire qu’il est denotre devoir de faire interroger le chevalier à ce sujet. CommeM. de Magny est au service particulier de la princesse etjouit de sa confiance, à ce que j’entends dire, je ne voudrais pasme hasarder à l’arrêter sans la permission de VotreAltesse. »

« Le grand écuyer du prince, qui étaitami du vieux baron de Magny et assistait à cette entrevue, n’eutpas plutôt entendu cette étrange nouvelle, qu’il courut annoncer auvieux général le crime dont on accusait son petit-fils. Peut-êtreSon Altesse elle-même n’était pas fâchée que son vieil ami et sonmaître dans l’art de la guerre eût la chance de sauver sa familledu déshonneur ; en tout cas, M. de Hengst, le grandécuyer, eut la permission d’aller tirer le baron de sa sécurité, etde lui apprendre l’accusation qui pesait sur l’infortunéchevalier.

« Il est possible qu’il s’attendît àquelque terrible catastrophe de ce genre ; car, après avoirentendu le récit de M. Hengst (comme ce dernier me le racontadepuis), il se contenta de dire : « La volonté du cielsoit faite ! » refusa pour quelque temps de faire aucunedémarche, et enfin, seulement à la sollicitation de son ami, sedécida à écrire la lettre que Maxime de Magny reçut à notre tablede jeu.

« Tandis qu’il y était à perdre l’argentde la princesse, la police faisait une descente dans sonappartement, et y découvrait cent preuves, non de sa culpabilité ausujet du vol, mais de sa liaison criminelle avec la princesse, desgages d’amour donnés par elle, des lettres passionnées qu’elle luiavait écrites, des copies de sa propre correspondance avec sesjeunes amis de Paris ; le tout fut lu par le ministre de lapolice, et soigneusement réuni et cacheté pour Son Altesse leprince Victor. Je ne doute pas que Geldern n’eût tout lu ;car, en remettant le paquet au prince héréditaire, il lui dit que,par obéissance pour les ordres de Son Altesse, il avaitrassemblé les papiers du chevalier ; mais il n’avait pasbesoin de dire que, quant à lui, sur son honneur, il n’en avait paspris connaissance. Sa mésintelligence avec MM. de Magnyétait connue ; il priait Son Altesse de charger toute autrepersonne de juger l’accusation portée contre le jeunechevalier.

« Tout ceci se passait tandis que lechevalier était au jeu. La veine était contre lui ; elle vousétait très-favorable à cette époque, monsieur de Balibari. Il restaet perdit ses quatre mille ducats ; il reçut le billet dugénéral ; et telle était l’infatuation de ce malheureuxjoueur, qu’au reçu du billet, il descendit dans la cour, oùl’attendait le cheval, prit l’argent que le pauvre vieuxgentilhomme avait mis dans les fontes, remonta avec, le joua, leperdit, et lorsqu’il sortit pour s’enfuir, il était troptard ; il fut arrêté au bas de mon escalier, comme vous alliezentrer chez vous.

« Lorsqu’il arriva, quoique gardé par lessoldats envoyés pour l’arrêter, le vieux général, qui attendait,fut transporté de joie à sa vue, et se jeta dans ses bras etl’embrassa, pour la première fois, dit-on, depuis bien des années.« Le voici, monsieur ! dit-il en sanglotant ; Dieumerci, il n’est pas coupable du vol ! » Puis il retombasur un siége, s’abandonnant à une émotion pénible à voir, direntles assistants, chez un homme si brave et connu pour être si froidet si sévère.

« Un vol ! dit le jeune homme, jejure devant Dieu que je n’en ai point commis ! »

« Et il y eut entre eux une touchantescène de quasi-réconciliation, avant que le malheureux jeune hommefût conduit du corps de garde dans la prison d’où il ne devait plusjamais sortir.

« Ce soir-là, le duc examina les papiersque Geldern lui avait apportés. Ce fut, sans aucun doute, dans latoute première partie de cette lecture qu’il donna l’ordre de vousarrêter ; car vous fûtes pris à minuit, Magny à dix heures,moment où le vieux baron de Magny avait vu Son Altesse et protestéde l’innocence de son petit-fils ; et le prince l’avait reçuavec beaucoup de grâce et de bonté. Son Altesse dit qu’elle nedoutait pas que le jeune homme ne fût innocent ; sa naissanceet son rang rendaient un tel crime impossible ; mais laprévention était trop forte contre lui ; on savait que le jourmême il s’était enfermé avec le juif ; qu’il avait reçu unesomme considérable d’argent perdue par lui au jeu, et dontl’Hébreu, indubitablement, avait été le prêteur ; qu’il avaitenvoyé après lui son domestique, qui s’était informé de l’heure oùle juif partirait, s’était mis en embuscade sur la route et l’avaitdévalisé. Les soupçons étaient si forts contre le chevalier, que lajustice réclamait son arrestation ; et, jusqu’à ce qu’il sefût disculpé, il serait tenu dans une captivité qui ne serait pointdéshonorante, et on aurait tous les égards dus à son nom et auxservices de son honorable grand-père. Sur cette assurance, et aprèsune cordiale poignée de main, le prince quitta le vieux général deMagny, et le vétéran alla se coucher, presque consolé et convaincuque Maxime allait être relâché immédiatement.

« Mais le matin, avant le jour, leprince, qui avait passé la nuit à lire les papiers, appela d’un aireffaré le page qui couchait en travers de la porte dans la piècevoisine, lui dit d’amener les chevaux, qui étaient toujours tenustout prêts dans l’écurie, et jetant une liasse de lettres dans uneboîte, dit au page de la prendre et de le suivre à cheval. Ce jeunehomme (M. de Weissenborn) conta ceci à une jeune personnequi était alors de ma maison, et qui est maintenantMme de Weissenborn, et mère d’une vingtained’enfants.

« Le page lui dit que jamais changementne s’opéra en son auguste maître comme dans cette seule nuit. Sesyeux étaient injectés de sang, sa face livide, ses habitsflottaient sur lui ; et lui qui s’était toujours montré à laparade dans une tenue aussi rigoureuse qu’aucun sergent de sestroupes, on aurait pu le voir galopant comme un fou dans les ruesdésertes, au point du jour, sans chapeau et ses cheveux sans poudreépars derrière lui.

« Le page, avec sa boîte de papiers,brûlait le pavé derrière son maître ; ce n’était pas chosefacile que de le suivre ; et ils coururent du palais à laville, et de là au quartier du général. Les sentinelles furenteffrayées de l’étrange figure qui se précipitait sur la porte dugénéral, et, ne reconnaissant pas Son Altesse, croisèrent labaïonnette et lui refusèrent l’entrée.

« Imbéciles ! dit Weissenborn, c’estle prince ! »

« Et ayant sonné comme si le feu était àla maison, le portier finit par ouvrir, et Son Altesse monta quatreà quatre à la chambre à coucher du général, suivi du page avec laboîte.

« Magny !… Magny, cria le princefrappant de toutes ses forces à la porte,levez-vous ! »

« Et aux questions faites du dedans parle vieillard, il répondit :

« C’est moi… Victor… le prince !…levez-vous ! »

« Et bientôt la porte fut ouverte par legénéral en robe de chambre, et le prince entra. Le page apporta laboîte et reçut l’ordre d’attendre au dehors, ce qu’il fit. Mais lachambre à coucher de M. de Magny avait deux portesdonnant sur l’antichambre ; la grande, par laquelle on entraitdans sa chambre, et une plus petite qui conduisait, comme c’estl’usage dans nos maisons, au cabinet qui communique avec l’alcôveoù est le lit. Cette porte-ci se trouvait ouverte, etM. de Weissenborn put ainsi voir et entendre tout ce quise passait dans l’appartement.

« Le général, un peu agité, demanda à SonAltesse la cause d’une visite si matinale, à quoi le prince nerépondit, pendant quelque temps, qu’en ouvrant sur lui des yeuxégarés, et en allant et venant par la chambre.

« À la fin il dit : « La cause,la voici ! » en frappant la boîte du poing ; et,comme il avait oublié d’en prendre la clef, il fit quelques pasvers la porte en disant : « Weissenborn l’apeut-être ; » mais voyant sur le poêle un des couteaux dechasse du général, il le prit et dit : « Cela feral’affaire, » et il se mit à forcer la boîte avec la pointe ducouteau. La pointe se cassa, et il proféra un jurement, maiscontinua à taillader la boîte avec la lame brisée, qui était bienplus propre à son dessein que le long couteau pointu, et il finitpar réussir à enlever le couvercle.

« Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il enriant. Voici ce qu’il y a ! Lisez ceci ! il y a encorececi ; lisez-le ! et ceci encore… non, non, pasceci ; c’est le portrait de quelque autre, mais voici le sien.Reconnaissez-vous cela, Magny ? le portrait de mafemme !… de la princesse ! Pourquoi, vous et votre racemaudite, êtes-vous jamais venus de France pour semer partout survos pas votre infernale perversité, et pour perdre les honnêtesménages allemands ? Qu’avez-vous jamais eu de ma famille, vouset les vôtres, que confiance et bonté ? Vous étiez sans asile,nous vous en avons donné un, et voilà notrerécompense ! »

« Et il jeta la liasse de papiers devantle vieux général, qui comprit aussitôt la vérité ; il lasavait depuis longtemps, probablement, et il tomba sur un siége ense couvrant la face.

« Le prince continua de gesticuler et depousser des cris.

« Si un homme vous avait fait cetteinjure, Magny, avant que vous eussiez engendré le père de cejoueur, de cet infâme menteur qui est là-bas, vous auriez su vousvenger. Vous l’auriez tué ! oui, vous l’auriez tué. Mais quime donnera le moyen de me venger, moi ? Je n’ai pas d’égal. Jene puis pas me battre avec ce chien de Français, avec ce m… deVersailles, et le tuer pour prix de sa trahison, comme si son sangétait le mien.

« – Le sang de Maxime de Magny, ditfièrement le vieux gentilhomme, vaut celui de tous les princes dela chrétienté.

« – Puis-je le prendre ? s’écria leprince ; vous savez que non. Je n’ai pas le privilége de toutautre gentilhomme en Europe. Que dois-je faire ? Voyez-vous,Magny, j’avais la tête perdue quand je suis venu ici, je ne savaisque faire. Vous m’avez servi trente ans, vous m’avez sauvé deuxfois la vie ; il n’y a ici autour de mon pauvre vieux père quedes fripons et des catins ; ni honnête femme, ni honnêtehomme ; vous êtes le seul, vous m’avez sauvé la vie ;dites-moi ce que je dois faire ! »

« Ainsi, après avoir insultéM. de Magny, ce pauvre prince éperdu en venait à lesupplier, et finit par se jeter bel et bien à terre, et par éclateren sanglots.

« Le vieux Magny, un des hommes les plusfroids ordinairement et les plus rigides, lorsqu’il vit cetteexplosion de douleur, commença, d’après ce qui m’a été rapporté, àêtre aussi affecté que son maître. Le vieillard, de froid et dehautain, tomba tout à coup, pour ainsi dire, dans les lamentationset les pleurnichements de l’extrême vieillesse. Il perdit toutsentiment de dignité ; il se mit à genoux et se livra à toutessortes de folles et incohérentes tentatives de consolation, à telpoint que Weissenborn me dit qu’il n’avait pu supporter la vue decette scène, et qu’il s’en était allé.

« Mais, d’après ce qui eut lieu peu dejours après, nous pouvons deviner les résultats de cette longueentrevue. Le prince, en quittant son vieux serviteur, oublia safatale boîte de papiers et la renvoya chercher par le page. Legénéral était à genoux en prières dans la chambre quand le jeunehomme entra, et il ne fit que bouger et regarder d’un air effarélorsque l’autre emporta le paquet. Le prince partit à cheval poursa maison de chasse, à trois lieues de X…, et trois jours aprèsMaxime de Magny mourut en prison, après avoir fait l’aveu qu’ilavait comploté de voler le juif, et qu’il s’était détruit par hontede son déshonneur.

« Mais on ne sait pas que ce fut legénéral lui-même qui porta du poison à son petit-fils ; on amême dit qu’il lui brûla la cervelle dans la prison, mais celan’est pas. Le général de Magny porta en effet à son petit-fils dequoi sortir de ce monde, représenta à ce jeune malheureux que lamort était inévitable, qu’elle serait publique et infamante s’iln’allait pas au-devant du châtiment, et là-dessus il le quitta.Mais ce ne fut pas de son propre mouvement, et ce ne futqu’après avoir eu recours à tous les moyens d’échapper à sadestinée, comme vous le saurez, que cet être infortuné perdit lavie.

« Quant au général de Magny, il tombatout à fait dans l’imbécillité peu de temps après la mort de sonpetit-fils et celle de mon honoré duc. Après que S. A. leprince eut épousé la princesse Marie de F…, comme ils étaient à sepromener ensemble dans le parc anglais, ils rencontrèrent un jourle vieux Magny qu’on roulait au soleil dans le fauteuil dans lequelon le sortait communément après ses attaques de paralysie.

« C’est ma femme, Magny, » dit leprince affectueusement en prenant la main du vétéran ; et ilajouta en se tournant vers la princesse : « Le général deMagny m’a sauvé la vie dans la guerre de Sept ans.

« – Eh quoi ! vous l’avezreprise ? dit le vieillard. Je voudrais bien que vous merendissiez mon pauvre Maxime. »

« Il avait tout à fait oublié la mort dela pauvre Olivia, et le prince passa outre d’un air fortsombre.

« Et maintenant, ditMme de Liliengarten, je n’ai plus qu’unelugubre histoire à vous raconter, la mort de la princesse Olivia.Le récit en est encore plus horrible que celui que je viens de vousfaire. »

Après cette préface la vieille dame reprit sanarration.

« La destinée de cette bonne et faibleprincesse fut hâtée, sinon occasionnée, par la lâcheté de Magny. Ilavait trouvé moyen de communiquer avec elle de sa prison, et SonAltesse, qui n’était pas encore ouvertement en disgrâce (car leduc, par égard pour sa famille, persistait à n’accuser Magny que devol), fit les efforts les plus, désespérés pour lui venir en aideet pour obtenir à prix d’argent son évasion. Elle avait la têtetellement troublée qu’elle perdit toute espèce de patience et deprudence dans la conduite des plans qu’elle pouvait former pour ladélivrance de Magny, car son mari était inexorable et faisaitgarder le chevalier de trop près pour que l’évasion fût possible.Elle offrit de mettre en gage les joyaux de la couronne entre lesmains du banquier de la cour, qui, comme de raison, fut obligé dedécliner l’offre. Elle tomba, dit-on, aux genoux de Geldern, leministre de la police, et lui proposa Dieu sait quoi pour lecorrompre. Finalement, elle vint pousser des cris auprès de monpauvre cher duc, que son âge, ses maladies et ses habitudespaisibles rendaient tout à fait incapable de supporter des scènesd’une nature si violente et qui, par suite de l’émotion soulevéedans son auguste sein par cette douleur frénétique, eut un accèsdans lequel je fus bien près de le perdre. Que ses précieux joursaient été abrégés par cette affaire, je n’en fais aucundoute ; car le pâté de Strasbourg, dont on a dit qu’il mourut,ne lui aurait pas fait de mal, j’en suis sûre, sans le coupqu’avaient porté à son cher et doux cœur les événements inusitésauxquels il avait été forcé de prendre part.

« Tous les mouvements de la princesseétaient soigneusement, quoique non ostensiblement, surveillés parson mari, le prince Victor, qui, allant trouver son auguste père,lui signifia sévèrement que si Son Altesse (monduc) osaitaider la princesse dans ses efforts pour délivrer Magny, lui,prince Victor, accuserait publiquement la princesse et son amant dehaute trahison, et prendrait des mesures avec la Diète pour fairedescendre son père du trône comme incapable de régner. Ceciparalysa toute intervention de notre part, et Magny fut abandonné àsa destinée.

« Elle se termina, comme vous savez, fortsubitement. Geldern, le ministre de la police, Hengst, le grandécuyer, et le colonel de la garde du prince, se rendirent auprès dujeune homme, dans sa prison, deux jours après que son grand-pèrel’y était venu voir et lui avait laissé la fiole de poison que lecriminel n’eut pas le courage de prendre ; et Geldern signifiaau jeune homme que, s’il ne prenait de lui-même l’eau de laurierfournie par le vieux Magny, des moyens de mort plus violentsseraient instantanément employés contre lui, et qu’un détachementde grenadiers attendait dans la cour pour l’expédier. Voyant cela,Magny, après des bassesses effroyables, après s’être traîné àgenoux, autour de la chambre, d’un de ces personnages à l’autre,pleurant et criant de terreur, finit par boire la potion endésespéré, et peu d’instants après il n’était plus qu’un cadavre.Ainsi finit ce misérable jeune homme.

« Sa mort fut publiée dans la Gazette dela Cour deux jours après ; il était dit queM. de M…, frappé de remords d’avoir attenté à la vie dujuif, s’était empoisonné dans sa prison, et on profitait del’occasion pour prémunir les jeunes seigneurs du duché contre laterrible passion du jeu, qui avait causé la ruine de ce jeunehomme, et avait fait tomber sur les cheveux blancs d’un des plusnobles et des plus honorables serviteurs du duc un malheurirrémédiable.

« Les funérailles se firent décemment,mais sans publicité, et le général de Magny y assista. Le carrossedes deux ducs et tous les principaux personnages de la courrendirent visite au général. Il assista à la parade commed’habitude le lendemain, sur la place de l’Arsenal, et le ducVictor, qui avait inspecté le bâtiment, en sortit appuyé sur lebras du brave vieux guerrier. Il fut d’une grâce toute particulièrepour le vieillard, et raconta à ses officiers l’histoire qu’ilrépétait souvent, comme quoi à Rosbach, où le contingent de X…servait avec les troupes du malheureux Soubise, le général s’étaitjeté au-devant d’un dragon français qui serrait de près Son Altessedans la déroute, et avait reçu le coup destiné à son maître, et tuél’assaillant. Et il fit allusion à la devise de la famille :« Magny sans tache ; » et dit qu’il en avaittoujours été ainsi de son brave ami et maître dans l’art de laguerre. Ce discours affecta vivement tous les assistants, àl’exception du vieux général qui salua sans rien dire ;lorsqu’il s’en retourna chez lui, on l’entendit marmotter :« Magny sans tache ! Magny sans tache ! » et ilfut attaqué dans la nuit d’une paralysie dont il ne se remit jamaisque partiellement.

« La nouvelle de la mort de Maxime avaitété cachée à la princesse jusqu’à ce moment, une gazette ayant mêmeété imprimée pour elle sans le paragraphe qui contenait la relationde son suicide ; mais elle finit par le savoir, je ne saiscomment. Et quand elle l’apprit, à ce que m’ont dit ses dames, ellepoussa un cri et tomba comme frappée de mort ; puis elles’assit sur son séant d’un air effaré, et se mit à déraisonnercomme une folle ; et alors on la porta dans son lit, où sonmédecin la visita, et où elle fut prise d’une fièvre cérébrale.Tout le temps, le prince envoya savoir de ses nouvelles, et d’aprèsl’ordre qu’il donna de préparer et de meubler son château deSchlangenfels, je ne fais aucun doute que son intention ne fût dela confiner là, comme on a fait de la malheureuse sœur de SaMajesté Britannique à Zell.

« Elle fit demander à plusieurs reprisesune entrevue à Son Altesse, qui la refusa, disant qu’il entreraiten communication avec la princesse lorsqu’elle serait suffisammentrétablie. À une de ses lettres irritées, il envoya pour réponse unpaquet qui, lorsqu’il fut ouvert, se trouva contenir l’émeraude quiavait été le pivot de cette sombre intrigue.

« La princesse, cette fois, devint tout àfait frénétique, jura en présence de toutes ses dames qu’une mèchede cheveux de son cher Maxime lui était plus précieuse que tous lesjoyaux du monde, sonna pour avoir sa voiture, et dit qu’ellevoulait aller baiser la tombe du chevalier ; proclamal’innocence de ce martyr, et appela la punition du ciel et leressentiment de sa famille sur l’assassin. Le prince, en apprenantces discours (ils lui furent tous rapportés, comme de raison),lança, dit-on, un de ses terribles regards que je me rappelleencore, et dit : « Cela ne peut pas durer pluslongtemps. »

« Toute cette journée et la suivante, laprincesse Olivia les passa à dicter les lettres les pluspassionnées au prince son père, aux rois de France, de Naples etd’Espagne, ses parents, et à toutes les autres branches de safamille, les adjurant dans les termes les plus incohérents de laprotéger contre son boucher, son assassin de mari, l’accablantlui-même des plus sanglants reproches, et en même temps confessantson amour pour celui qu’il avait assassiné. Ce fut en vain que lesdames qui lui étaient fidèles lui représentèrent l’inutilité de ceslettres et la dangereuse folie des aveux qu’elle y faisait ;elle insista pour les écrire, et elle les donnait à sa seconde damed’atours, une Française (Son Altesse affectionna toujours lespersonnes de cette nation), laquelle avait la clef de sa cassette,et portait chacune de ces épîtres à Geldern.

« Sauf qu’elle n’avait pas de réceptionspubliques, il n’y avait rien de changé au cérémonial de la maisonde la princesse. Ses dames faisaient auprès d’elle leur servicecomme à l’ordinaire. Mais les seuls hommes admis étaient sesdomestiques, son médecin et son chapelain ; et un jour qu’ellevoulait aller dans le jardin, un heiduque, qui gardait la porte,annonça à Son Altesse que les ordres du prince étaient qu’ellerestât dans ses appartements.

« Ils donnent, comme vous vous rappelez,sur le perron de l’escalier de marbre de Schloss-X…, et l’entrée deceux du prince Victor est en face sur le même perron. L’espace estvaste, rempli de sofas et de bancs, et les gentilshommes etofficiers de service qui venaient rendre leurs devoirs au duc s’enservaient comme d’une antichambre et y faisaient leur cour à SonAltesse, lorsqu’elle passait à onze heures pour aller à la parade.À ce moment-là, les heiduques qui étaient dans l’appartement de laprincesse sortaient avec leurs hallebardes et présentaient lesarmes au prince Victor, le même cérémonial étant observé de soncôté quand les pages sortaient et annonçaient l’approche de SonAltesse. Les pages sortaient et disaient : « Le prince,messieurs ! » et les tambours battaient dans levestibule, et les gentilshommes qui attendaient se levaient desbancs placés le long de la balustrade.

« Comme si sa destinée la poussait à lamort, un jour la princesse, comme ses gardes sortaient et qu’ellesavait que le prince était, comme de coutume, sur le perron àcauser avec ses gentilshommes (anciennement il traversaitl’appartement de la princesse et lui baisait la main), laprincesse, qui avait été dans l’anxiété toute la matinée, seplaignant de la chaleur, insistant pour que toutes les portes del’appartement restassent ouvertes, et donnant des signes d’unedémence qui, je pense, était devenue évidente, s’élança d’un aireffaré à la porte comme les gardes sortaient, se fraya un passageau milieu d’eux, et avant qu’un mot pût être dit, ou que ses damespussent la suivre, elle fut en présence du duc Victor, qui causaitcomme d’habitude sur le perron, et se plaçant entre lui etl’escalier, elle se mit à l’apostropher avec une véhémencefrénétique.

« Sachez, messieurs, cria-t-elle, que cethomme est un assassin et un menteur ; qu’il trame des complotscontre d’honorables gentilshommes, et les tue en prison !Sachez que, moi aussi, je suis en prison, et que je redoute le mêmesort ; le même boucher qui a tué Maxime de Magny peut, une deces nuits, m’enfoncer le couteau dans la gorge. J’en appelle à vouset à tous les rois de l’Europe, mes augustes parents. Je demande àêtre affranchie de ce tyran et de ce scélérat, de ce menteur et dece traître ! je vous adjure tous, comme gens d’honneur, deporter ces lettres à mes parents et de dire de qui vous lestenez ! »

« Et à ces mots l’infortunée se mit àdisperser ses lettres dans la foule étonnée.

« Que personne ne sebaisse ! dit le prince d’une voix de tonnerre. Madame deGleim, vous auriez dû mieux surveiller votre malade. Appelez lesmédecins de la princesse ; le cerveau de Son Altesse estaffecté. Messieurs, ayez la bonté de vous retirer. »

« Et le prince se tint sur le perrontandis que les gentilshommes descendaient les degrés, et dit d’unair farouche, à la sentinelle : « Soldat, si elle bouge,frappez de votre hallebarde ! » Sur quoi l’homme présentala pointe de son arme au sein de la princesse ; et celle-ci,effrayée, recula et rentra dans son appartement. « Maintenant,monsieur de Weissenborn, dit le prince, ramassez tous cespapiers. » Et le prince rentra chez lui, précédé de ses pages,et n’en sortit que lorsqu’il eut vu brûler jusqu’au dernier de cespapiers.

« Le lendemain, la Gazette de la Courcontenait un bulletin signé des trois médecins, disant queS. A. la princesse héréditaire avait une inflammation ducerveau et avait passé une nuit sans sommeil et agitée. Plusieursbulletins de ce genre furent publiés jour sur jour. Toutes sesdames, sauf deux, furent dispensées de leur service. On plaça desgardes en dedans et en dehors de ses portes. On cloua ses fenêtres,de façon que toute évasion fût impossible ; et vous savez cequi eut lieu dix jours après. Les cloches des églises, toute lanuit, et les prières des fidèles furent demandées pour une personnein extremis. Le matin parut une gazette encadrée de noir,qui annonçait que la haute et puissante princesseOlivia-Marie-Ferdinande, épouse de S. A. S.Victor-Emmanuel, prince héréditaire de X…, était morte dans lasoirée du 24 janvier 1769.

« Mais savez-vous comment ellemourut, monsieur ? C’est aussi un mystère. Weissenborn, lepage, joua un rôle dans cette sombre tragédie ; et le secretétait si terrible, que jamais, croyez-moi, jusqu’à la mort duprince Victor, je ne le révélai.

« Après le fatal esclandre que laprincesse avait fait, le prince fit venir Weissenborn, et après luiavoir imposé le secret dans les termes les plus solennels (celui-cin’en parla qu’à sa femme bien des années après ; il n’estvraiment pas de secret au monde que les femmes ne puissent savoirsi elles le veulent), il lui donna la commission mystérieuse quevoici :

« Il y a, dit Son Altesse, sur la rive deKehl, en face de Strasbourg, un homme dont le nom vous feraaisément trouver la demeure ; ce nom estM. de Strasbourg. Vous vous informerez de luitranquillement et sans faire faire de remarques ; peut-êtreferez-vous mieux d’aller pour cela à Strasbourg, où le personnageest parfaitement connu. Vous prendrez avec vous un camarade surlequel vous puissiez tout à fait compter. Souvenez-vous-en, votrevie à tous deux dépend du secret. Vous vous assurerez d’un momentoù M. de Strasbourg sera seul, ou seulement en compagniedes domestiques avec lesquels il vit (j’ai moi-même visité cethomme par accident à mon retour de Paris il y a cinq ans, et c’estce qui m’engage à l’envoyer chercher dans la circonstanceprésente). Vous ferez attendre votre voiture à sa porte la nuit, etvous et votre camarade, vous entrerez masqués dans sa maison, etlui présenterez une bourse de cent louis, en lui promettant ledouble de cette somme au retour de son expédition. S’il refuse,vous devrez employer la violence pour le forcer de vous suivre.Vous le ferez monter dans la toiture, dont les stores serontbaissés, l’un ou l’autre de vous ne le perdant pas de vue de toutela route, et le menaçant de mort s’il se fait voir ou s’il crie.Vous le logerez ici, dans la vieille tour, où une chambre serapréparée pour lui ; et, sa besogne faite, vous le ramènerezchez lui avec la même promptitude et le même secret. »

« Tels furent les ordres mystérieux quele prince Victor donna à son page ; et Weissenborn,choisissant pour auxiliaire le lieutenant Bartenstein, partit pourson étrange expédition.

« Pendant tout ce temps-là, il régnait aupalais un silence de deuil ; les bulletins de la Gazette de laCour annonçaient la continuation de la maladie de laprincesse ; et quoiqu’elle n’eût que peu de monde autourd’elle, il circulait des histoires singulières et circonstanciéessur le progrès de son mal. Elle était tout à fait égarée. Elleavait essayé de se tuer. Elle s’était imaginé être je ne saiscombien de personnes. Des exprès avaient été envoyés à sa famillepour l’informer de son état, et des courriers dépêchésostensiblement à Vienne et à Paris pour se procurer desmédecins habiles à traiter les maladies du cerveau. Cette prétendueanxiété n’était qu’une feinte : jamais l’intention n’avait étéque la princesse se rétablît.

« Le jour où Weissenborn et Bartensteinrevinrent de leur expédition, on annonça que S. A. laprincesse était beaucoup plus mal ; le soir, le bruit courutpar la ville qu’elle était à l’agonie ; et ce soir-là,l’infortunée créature essayait de s’évader.

« Elle avait une confiance illimitée dansla femme de chambre française qui la servait, et ce fut entre elleet cette femme que ce plan d’évasion fut combiné. La princesse mitses joyaux dans une cassette ; ou lui avait découvert uneporte secrète qui, de l’une de ses chambres, conduisait, disait-on,à la porte extérieure du palais ; et il lui fut remis unelettre, soi-disant du duc son beau-père, annonçant qu’on lui avaitprocuré une voiture et des chevaux qui la mèneraient à B…, endroitoù elle pourrait communiquer avec sa famille et être en sûreté.

« L’infortunée, se fiant à la Française,partit pour cette expédition. Le passage dans lequel elle s’étaitengagée était pratiqué dans les murs de la partie moderne dupalais, et aboutissait effectivement à la vieille tour du Hibou,comme on l’appelait, sur le mur extérieur ; la tour futabattue ensuite, et pour cause.

« À un certain endroit, la chandelle queportait la femme de chambre s’éteignit, et la princesse aurait criéd’effroi, mais on lui saisit la main, et une voix lui fit :« Chut ! » et l’instant d’après un homme masqué(c’était le duc lui-même) accourut, la bâillonna avec unmouchoir ; on lui lia les mains et les jambes, et elle futportée, toute pâmée de terreur, dans un souterrain où une personnequi l’attendait la mit dans un fauteuil et l’y attacha. Le mêmemasque qui l’avait bâillonnée vint, lui mit le cou à nu etdit : « Il vaut mieux le faire maintenant qu’elle estévanouie ! »

« Peut-être eût-ce été aussi bien, carlorsqu’elle revint à elle et que son confesseur, qui était présent,s’avança et tâcha de la préparer au traitement terrible qu’onallait lui faire subir, et à l’état dans lequel elle allait entrer,elle ne songea qu’à jeter des cris comme une maniaque, à maudire leduc, ce boucher, ce tyran, et à appeler Magny, son cherMagny !

« À cela le duc dit avec le plus grandcalme : « Que Dieu ait pitié de son âmecoupable ! » Puis il se mit à genoux, ainsi que leconfesseur et Geldern, qui était là ; et, quand Son Altesselaissa tomber son mouchoir, Weissenborn tomba évanoui, tandis queM. de Strasbourg,prenant Olivia par les cheveuxde derrière, séparait cette tête qui criait, de son misérable corpsde pécheresse. Que le ciel ait pitié de son âme ! »

*

**

Telle fut l’histoire racontée parMme de Liliengarten, et le lecteur en extrairasans peine la partie dont nous fûmes affectés, mon oncle et moi,qui, après six semaines d’arrestation, avions été mis en liberté,mais avec l’ordre de quitter immédiatement le duché, et même avecune escorte de dragons pour nous conduire à la frontière. Ce quenous avions de propriétés, il nous fut permis de le vendre et de leréaliser en argent, mais aucune dette de jeu ne nous fut payée, etce fut fait de toutes mes espérances de mariage avec la comtesseIda.

Quand le duc Victor monta sur le trône, cequ’il fit lorsque, six mois après, une apoplexie emporta le vieuxsouverain son père, tous les bons vieux usages de X… furentabandonnés, le jeu défendu ; on fit faire à l’opéra et auballet mi-tour à droite, et les régiments que le vieux duc avaitvendus furent rappelés du service étranger ; avec eux arrivale famélique cousin de ma comtesse, l’enseigne, et il l’épousa. Jene sais s’ils furent heureux ou non. Ce qu’il y a de certain, c’estqu’une femme d’un si pauvre esprit ne méritait pas une grande sommede plaisir.

Le duc régnant de X… se maria lui-même quatreans après la mort de sa femme, et Geldern, quoiqu’il ne fût plusministre de la police, bâtit la grande maison dontMme de Liliengarten a parlé. Que devinrent lesacteurs secondaires de cette grande tragédie ? Dieu le sait.Seulement M. de Strasbourg fut rendu à ses fonctions.Quant au reste, le juif, la femme de chambre, l’espion de Magny, jene sais rien d’eux. Ces instruments tranchants, dont les grands seservent pour se frayer leurs voies, se brisent généralement àl’user ; et je n’ai jamais ouï dire que ceux qui les ontemployés aient beaucoup de regret de leur perte.

Chapitre 13Je continue mon métier d’homme à la mode.

Je me trouve avoir déjà rempli bien desvingtaines de pages, et cependant il me reste encore à raconter unebonne partie de ce qu’il y a de plus intéressant dans mon histoire,à savoir mon séjour dans les royaumes d’Angleterre et d’Irlande, etle grand rôle que j’y jouai, frayant avec les plus illustres dupays, et moi-même n’étant pas le moins distingué de ce brillantcercle. Afin donc de rendre justice à cette portion de mesMémoires, qui a plus d’importance que n’en sauraient avoirmes aventures à l’étranger (quoique celles-ci pussent me fournirdes volumes de descriptions intéressantes), j’abrégerai la relationde mes voyages en Europe et de mes succès dans les cours ducontinent, et je parlerai de ce qui m’arriva dans mon pays. Qu’ilsuffise de dire qu’il n’est pas de capitale en Europe, exceptécette misérable ville de Berlin, où le jeune chevalier de Balibarin’ait été connu et admiré, et où il n’ait fait parler de lui parmiles braves, les grands seigneurs et les belles. À Pétersbourg, aupalais d’hiver, j’ai gagné à Potemkin quatre-vingt mille roubles,que ce gredin de favori ne m’a jamais payés ; j’ai eul’honneur de voir S. A. R. le chevalier Charles-Édouard,aussi ivre qu’aucun portefaix de Rome ; mon oncle a jouéplusieurs parties de billard contre le célèbre lord G…, à Spa, et,je vous le promets, il n’en est pas sorti vaincu. Le fait est que,grâce à un joli stratagème de notre invention, nous mîmes les riresde notre côté, et dans notre poche quelque chose de beaucoup plussubstantiel. Milord ne savait pas que le chevalier Barry étaitborgne ; et lorsque, un jour, mon oncle, en plaisantant,proposa de jouer contre lui au billard avec un morceau de taffetassur un œil, s’il voulait lui rendre des points, le noble lord,croyant nous attraper (c’était un des plus effrénés joueurs dumonde.), accepta le pari, et nous lui gagnâmes une sommeconsidérable.

Je n’ai pas besoin non plus de faire mentionde mes succès auprès de la plus belle moitié de la création. Un desplus accomplis, des plus grands, des plus athlétiques et des plusbeaux gentilshommes de l’Europe, tel que j’étais alors, un jeunegarçon de ma tournure ne pouvait manquer d’occasions avantageusesdont une personne de mon caractère savait fort bien profiter.Charmante Schouvaloff, Sczotarska à l’œil noir, brune Valdez,tendre Hegenheim, brillante Langeac ! cœurs compatissants quiaviez appris jadis à battre pour le chaleureux jeune gentilhommeirlandais, où êtes-vous à présent ? Quoique mes cheveux aientblanchi, et que ma vue se soit obscurcie, et que mon cœur se soitrefroidi avec les années, et l’ennui, et le désappointement, et lestrahisons de l’amitié, je n’ai qu’à me renverser dans mon fauteuilet à rêver, et aussitôt ces charmantes figures se dressent devantmoi avec leur sourire, et leur bienveillance, et leurs brillants ettendres yeux ! Il n’est plus de femmes comme elles maintenant,plus de manières comme les leurs ! Regardez ce troupeau defemmes chez le prince, cousues dans des gaines de satin blanc, avecleur taille sous les bras, et comparez-les aux gracieuses tournuresde l’ancien régime ! Quand je dansai avec Coralie de Langeac,aux fêtes données pour la naissance du premier Dauphin àVersailles, ses paniers avaient dix-huit pieds de circonférence, etles talons de ses adorables petites mules étaient hauts de troispouces ; la dentelle de mon jabot valait deux mille écus, etles boutons de mon habit de velours amarante coûtaient seulsquatre-vingt mille livres. Voyez la différence aujourd’hui !Les gentilshommes sont habillés comme des boxeurs, des quakers oudes cochers de fiacre, et les dames ne sont pas habillées du tout.Il n’y a ni élégance, ni raffinement, plus rien de cette chevaleriedu vieux temps dont je fais partie. Dire que le roi de la mode àLondres est un Br-mm-ll[7] ! unhomme de rien, un être vulgaire, qui ne sait pas plus danser unmenuet que je ne sais parler cherokee ; qui ne sait pas mêmevider une bouteille en gentilhomme ; qui ne s’est jamaismontré homme l’épée à la main, comme nous le faisions au bon vieuxtemps, avant que ce Corse de bas étage eût mis sens dessus dessousla noblesse du monde entier ! Oh ! revoir encore laValdez comme au jour où je la rencontrai pour la première fois, sepromenant en grande pompe avec ses huit mules et son cortége degentilshommes, le long du jaune Mançanarès ! Oh ! courirune fois encore avec Hegenheim, dans ce traîneau doré, sur la neigesaxonne ! Toute fausse qu’était Schouvaloff, mieux valait êtretrompé par elle qu’adoré par toute autre femme ! Je ne puispenser à aucune d’elles sans attendrissement. J’ai de leurs cheveuxà toutes dans mon pauvre petit muséum de souvenirs. Conservez-vousles miens, chères âmes qui survivez aux agitations et aux tourmentsde près d’un demi-siècle ? Comme la couleur en est différenteà présent de ce qu’elle était le jour où Sczotarska les portaitautour de son cou, après mon duel avec le comte Bjernaski, àVarsovie !

Je ne tenais jamais de misérables livres decomptes en ce temps-là. Je n’avais pas de dettes. Je payaisroyalement tout ce que je prenais, et je prenais tout ce qui meplaisait. Mon revenu devait être fort considérable. Ma table et meséquipages étaient ceux d’un gentilhomme de la plus hautedistinction ; et qu’aucun drôle ne se permette de ricanerparce que j’enlevai et épousai milady Lyndon (comme vous le saurezbientôt), et ne m’appelle un aventurier, ou ne dise que j’étaissans le sou, ou que l’union était disproportionnée. Sans lesou ! J’avais toutes les richesses de l’Europe à mes ordres.Aventurier ! oui, comme l’est un avocat de mérite ou unvaillant soldat, comme l’est tout homme qui fait fortune parlui-même. Ma profession était le jeu, et j’y étais alors sansrival. Personne, en Europe, ne pouvait jouer avec moi à but ;et mon revenu était aussi assuré (en santé et dans l’exercice de maprofession) que celui d’un homme qui touche son trois pour cent, oud’un gros propriétaire qui perçoit le prix de ses fermages. Lamoisson n’est pas plus certaine que ne l’est le résultat del’habileté ; une récolte est tout aussi chanceuse qu’un partiede cartes largement jouée par un grand joueur ; il peutsurvenir une sécheresse, ou une gelée, ou une grêle, et votre enjeuest perdu ; mais, aventurier pour aventurier, l’un vautl’autre.

En évoquant le souvenir de ces aimables etbelles créatures, je n’éprouve que du plaisir. Je voudrais pouvoiren dire autant d’une autre dame, qui va désormais jouer un rôleimportant dans le drame de ma vie. Je parle de la comtesse deLyndon, dont je fis la fatale connaissance à Spa, fort peu de tempsaprès que les événements décrits dans le dernier chapitre m’eurentforcé de quitter l’Allemagne.

Honoria, comtesse de Lyndon, vicomtesseBullingdon en Angleterre, baronne Castle-Lyndon du royaumed’Irlande, était si bien connue dans le grand monde de son temps,que je n’ai guère besoin d’entamer l’histoire de sa famille, qui setrouve dans tout peerage (armorial) sur lequel le lecteurpourra mettre la main. Elle était, il est inutile de le dire,comtesse, vicomtesse et baronne de son chef. Ses terres du Devon etdu Cornwall étaient des plus considérables de ces comtés ; sespropriétés irlandaises n’étaient pas moins magnifiques ; et ilen a été dit un mot en passant, dans la toute première partie deces Mémoires, comme étant situées près de mon patrimoine dans leroyaume d’Irlande : le fait est que d’injustes confiscationsdu temps d’Élisabeth et de son père avaient diminué mes acres deterre, tandis qu’elles augmentaient au contraire les possessionsdéjà si vastes de la famille Lyndon.

La comtesse, la première fois que je la vis àl’assemblée de Spa, était la femme de son cousin le Très-Honorablesir Charles Reginald Lyndon, chevalier du Bain, et ministre deGeorges II et de Georges III auprès de plusieurs petitescours d’Europe. Sir Charles Lyndon était célèbre comme bel espritet comme bon vivant : il faisait des vers amoureux commeHanbury Williams, et des plaisanteries avec Georges Selwyn ;il était amateur de curiosités, comme Horace Walpole, avec lequelet M. Grey il avait fait une partie du grand tour, et étaitcité, en un mot, comme un des hommes les plus élégants et les plusaccomplis de son temps.

Je fis connaissance avec ce gentilhomme, commed’habitude, au jeu, où il était fort assidu. On ne pouvait mêmes’empêcher d’admirer le feu et la vaillantise avec lesquels ilpoursuivait son passe-temps favori ; car, bien que rongé parla goutte et mille maladies, pauvre estropié, roulé dans unfauteuil et souffrant le martyre, on le voyait matin et soir à sonposte derrière l’adorable tapis vert ; et si, comme ilarrivait souvent, ses mains étaient trop faibles ou trop enflamméespour tenir le cornet, il n’en appelait pas moins les dés, et avaitun valet ou un ami pour les jeter à sa place. J’aime le couragedans un homme ; les plus grands succès dans la vie ont étéobtenus par cette indomptable persévérance.

J’étais, à cette époque, un des personnagesles mieux connus en Europe ; et la renommée de mes exploits,mes duels, mon courage au jeu, attiraient la foule autour de moidans toutes les sociétés publiques où je paraissais. Je pourraismontrer des rames de papier parfumé pour prouver que cette ardeur àfaire connaissance avec moi ne se bornait pas aux hommes, n’étaitque je déteste la vanterie, et que je ne parle de moi qu’autantqu’il est nécessaire pour relater les aventures de votre serviteur,qui sont plus singulières que celles d’aucun homme d’Europe. Or, maconnaissance avec sir Charles Lyndon se fit au piquet, où leTrès-Honorable chevalier me gagna sept cents pièces (à ce jeu, ilétait presque de ma force) ; et je les perdis avec la plusbelle humeur, et les payai ; et je les payai, vous pouvez enêtre sûr, ponctuellement. Vraiment, je puis dire ceci à mon éloge,que la perte au jeu ne m’a jamais le moins du monde mis de mauvaisehumeur contre le gagnant, et que toutes les fois que je rencontraisun joueur plus fort que moi, j’étais toujours prêt à le reconnaîtreet à le proclamer tel.

Lyndon fut très-fier d’avoir gagné unepersonne si célèbre, et nous contractâmes une sorte d’intimité qui,toutefois, pour quelque temps, n’alla point au delà des attentionséchangées au salon de conversation, et des causeries pendant lesouper du jeu, mais qui augmenta par degrés, jusqu’à ce que jefusse admis dans son amitié plus particulière. C’était un homme quiavait son franc-parler (les gentilshommes d’alors étaient bien plusfiers qu’à présent), et il me disait avec son aisancehautaine : « Dieu me damne, monsieur Barry, vous n’avezpas plus de manières qu’un barbier, et je crois que mon nègre a étémieux élevé que vous ; mais vous avez de l’originalité et dunerf, et vous me plaisez, jeune homme, parce que vous paraissezdéterminé à aller au diable par un chemin à vous. »

Je le remerciais en riant, et lui disais que,comme il partirait jour l’autre monde bien avant moi, je lui seraisobligé de m’y faire préparer un logement confortable. Il s’amusaitaussi prodigieusement de mes histoires sur la splendeur de mafamille et la magnificence de Castle-Brady ; il ne se lassait,jamais d’écouter ces histoires ni d’en rire.

« Tenez-vous-en aux atouts, néanmoins,mon garçon, disait-il, quand je lui parlais de mes malheurs dans lacarrière matrimoniale, et du peu qu’il s’en était fallu que jen’eusse la plus grande fortune de l’Allemagne. Faites tout plutôtque de vous marier, mon innocent campagnard irlandais (il medonnait une foule de singuliers noms). Cultivez vos grands talentsau jeu ; mais souvenez-vous de ceci : à celui du mariage,vous serez battu. »

Ceci, je le niai, citant plusieurs cas danslesquels j’étais venu à bout des caractères de femme les plusintraitables.

« Elles vous battront en fin de compte,mon Alcibiade de Tipperary. Sitôt que vous serez marié, croyez-enma parole, vous serez maté. Voyez-moi, j’ai épousé ma cousine, laplus noble et la plus grande héritière de l’Angleterre, épousépresque malgré elle (ici un nuage sombre passa sur les traits desir Charles Lyndon). C’est une femme faible. Vous la verrez,monsieur ; vous verrez à quel point elle est faible ;mais elle est la maîtresse. Elle a rempli d’amertume toute ma vie.C’est une bête, mais elle a été plus forte qu’une des meilleurestêtes de la chrétienté. Elle est énormément riche, mais je ne saiscomment, je n’ai jamais été si pauvre que depuis que je suis marié.Je croyais m’en trouver mieux, et elle m’a rendu misérable et m’atué. Et elle en fera autant à mon successeur, quand je seraiparti.

– Est-ce que milady a une fortunetrès-considérable ? » dis-je.

À ces mots, sir Charles partit d’un violentéclat de rire et ne me fit pas rougir médiocrement de magaucherie ; le fait est que le voyant dans l’état où il était,je n’avais pu m’empêcher de spéculer sur la chance qu’aurait unhomme entreprenant d’épouser sa veuve.

« Non, non ! dit-il en riant,monsieur Barry, si vous tenez à la paix de votre âme, ne songez pasà chausser mes souliers quand ils seront vacants. D’ailleurs, je nepense pas que milady Lyndon voulût tout à fait condescendre àépouser un…

– Épouser un quoi, monsieur ? dis-jeen fureur.

– Laissons cela ; mais l’homme quil’aura s’en mordra les doigts, je vous en réponds. La peste soitd’elle ! Sans l’ambition de mon père et la mienne (il étaitson oncle et son tuteur, et ne voulait pas laisser sortir de lafamille un tel butin), j’aurais pu mourir paisiblement, du moinsporter en paix ma goutte au tombeau, vivre dans ma modestehabitation de May Fair ; toutes les maisons de l’Angleterrem’auraient été ouvertes, et maintenant, maintenant j’en ai six àmoi, et chacune d’elles est un enfer. Méfiez-vous des grandeurs,monsieur Barry. Que mon exemple vous serve de leçon. Depuis que jesuis marié et que je suis riche, je suis la plus misérable créaturedu monde. Regardez-moi : je suis mourant, estropié, uséjusqu’à la corde à cinquante ans. Le mariage m’a vieilli dequarante années. Quand j’enlevai lady Lyndon, il n’y avait pasd’homme de mon âge qui eût l’air aussi jeune. Imbécile quej’étais ! J’avais bien assez avec mes pensions, ma libertécomplète, la meilleure société d’Europe ; et je renonçai àtout cela, et je me mariai, et je fus misérable. Prenez exemple surmoi, capitaine Barry, et tenez-vous-en aux atouts. »

Quoique je fusse très-intime avec lechevalier, je fus longtemps sans pénétrer dans aucun autreappartement de son hôtel que celui qu’il occupait. Sa femme vivaittout à fait à part, et l’étonnant, c’est qu’ils en vinssent jamaisà voyager ensemble. Elle était filleule de la vieille Mary WortleyMontague, et, comme cette fameuse vieille du siècle dernier, avaitdes prétentions considérables à être un bas-bleu et un bel esprit.Lady Lyndon écrivait des poésies en anglais et en italien, que lescurieux peuvent encore lire dans les magazines del’époque. Elle entretenait une correspondance avec plusieurs dessavants de l’Europe, sur l’histoire, la science, les languesanciennes, et surtout la théologie. Son plaisir était de discuterdes points de controverse avec des abbés et des évêques, et sesflatteurs disaient qu’elle rivalisait d’érudition avecMme Dacier. Tout aventurier qui avait unedécouverte en chimie, un nouveau buste antique, ou un plan pourdécouvrir la pierre philosophais, était sûr d’obtenir sonpatronage. Il lui était dédié d’innombrables ouvrages et adressédes sonnets sans fin par tous les rimailleurs d’Europe, sous le nomde Lindonira ou Calista. Ses chambres étaient encombrées de hideuxmagots de la Chine et de toutes sortes d’objets de curiosité.

Aucune femme n’était plus à cheval sur sesprincipes, aucune n’était plus disposée, à se laisser faire lacour. Les beaux messieurs d’alors avaient une manière de courtiserqui est peu comprise à notre époque grossière et positive ;jeunes et vieux, dans des lettres et des madrigaux, inondaient lesfemmes d’un déluge de compliments qui feraient ouvrir de grandsyeux à une femme raisonnable si on les lui adressait aujourd’hui,tant la galanterie du siècle dernier a complétement disparu de nosmœurs.

Lady Lyndon marchait entourée d’une petitecour à elle. Elle avait une demi-douzaine de voitures dans sesvoyages. Elle était dans la sienne avec sa dame de compagnie(quelque dame de qualité près de ses pièces), ses oiseaux, sesbichons, et le savant favori du moment. Dans une autre était sonsecrétaire femelle et ses femmes de chambre, qui, en dépit de leursoin, ne pouvaient faire autre chose de leur maîtresse qu’unesouillon. Sir Charles Lyndon avait son propre carrosse, et lesdomestiques suivaient dans d’autres voitures.

Il faut aussi mentionner celle où était lechapelain de milady, M. Runt, qui remplissait les fonctions degouverneur de son fils, le petit vicomte Bullingdon, un petitgarçon mélancolique et délaissé, qui était plus qu’indifférent àson père, et que sa mère ne voyait jamais, sauf deux minutes à sonlever, où elle lui posait quelques questions d’histoire ou degrammaire latine, après quoi on le renvoyait à ses amusements ouaux soins du gouverneur pour le reste de la journée.

L’idée d’une telle Minerve que je voyais detemps à autre dans les lieux publics, entourée d’un essaim demaîtres d’école et d’abbés besoigneux qui la flattaient, m’effrayapour quelque temps, et je n’eus pas le moindre désir de faire saconnaissance. Je n’avais nulle envie de grossir le cortége defaméliques adorateurs qui suivaient cette grande dame, des drôles,moitié amis, moitié laquais, qui composaient des vers et écrivaientdes lettres, et faisaient des commissions, satisfaits d’obtenirpour leur peine une place dans la loge de Sa Seigneurie à lacomédie, ou un couvert à sa table au dîner de midi. « N’ayezpas peur, disait sir Charles Lyndon, qui faisait toujours de safemme un sujet de conversation et de sarcasmes, ma Lindouira n’aurarien à faire avec vous. Elle aime le brogue (patois)toscan, et non celui de Kerry. Elle dit que vous sentez tropl’écurie pour être admis dans la société des dames ; et, il ya eu dimanche quinze jours, la dernière fois qu’elle m’a faitl’honneur de me parler, elle a dit : « Je m’étonne, sirCharles Lyndon, qu’un gentilhomme, qui a été ambassadeur du roi,s’abaisse jusqu’à jouer et boire avec de vils chevaliersd’industrie irlandais ! » Ne vous mettez pas en fureur,je suis estropié, et c’est Lindonira qui l’a dit, ce n’est pasmoi. »

Ceci me piqua, et je résolus de faireconnaissance avec lady Lyndon, ne fût-ce que pour lui montrer quele descendant de ces Barry, dont elle avait injustement entre lesmains la propriété, n’était indigne de la compagnie d’aucune dame,si haut qu’elle fût placée. D’ailleurs, mon ami le chevalier semourait, et sa veuve serait la plus riche proie des Trois-Royaumes.Pourquoi ne pas m’en emparer, et par elle me donner le moyen defaire dans le monde la figure que me conseillaient mon génie et moninclination ? Je me sentais l’égal, comme sang et commeéducation, de tous les Lyndon de la chrétienté, et je résolus defaire plier cette dame hautaine. Quand j’ai pris une résolution, jeregarde la chose comme faite.

Mon oncle et moi nous en parlâmes, et nouseûmes bientôt trouvé un moyen d’approcher cette imposante lady deCastle-Lyndon, M. Runt, le gouverneur du jeune lordBullingdon, aimait le plaisir, un verre de vin du Rhin dans lesjardins publics les soirs d’été, et une petite partie de dés à ladérobée quand l’occasion s’en présentait ; et je pris soin deme lier avec ce personnage, qui, étant un professeur de collége etun Anglais, était tout prêt à se mettre à deux genoux devantquiconque ressemblait à un homme de qualité. Me voyant avec masuite de domestiques, mon vis-à-vis et autres voitures, mes valets,mon hussard et mes chevaux, vêtu d’or, de velours et de zibeline,saluant les plus grands personnages de l’Europe quand nous nousrencontrions sur le cours ou à la source, Runt fut ébloui de mesavances, et je le menais du bout du doigt. Je n’oublierai jamaisl’étonnement du pauvre diable quand je le priai à dîner, avec deuxcomtes, dans de la vaisselle d’or, au petit salon du Casino ;nous le rendîmes heureux en lui permettant de nous gagner quelquespièces ; il se grisa complétement, chanta des chansons deCambridge, et récréa la compagnie en nous contant, dans sonhorrible français du Yorkshire, des histoires sur les gyps(domestiques) et sur tous les lords qui avaient jamais été à soncollége. Je l’encourageai à me venir voir plus souvent et àm’amener son petit vicomte, pour qui, quoique l’enfant m’eût enaversion, je prenais soin d’avoir, lorsqu’il venait, une bonneprovision de sucreries, de jouets et de livres d’images.

J’entamai alors une controverse avecM. Runt, et je lui confiai quelques doutes que j’avais et monpenchant très-prononcé pour l’Église de Rome. Je me fis écrire, parun certain abbé de ma connaissance, des lettres sur latranssubstantiation, etc., que le digne professeur eut de la peineà réfuter, et je savais qu’elles seraient communiquées à samaîtresse ; et en effet, ayant demandé la permissiond’assister au service anglais qui était célébré dans sonappartement, et fréquenté par ce qu’il y avait de mieux en faitd’Anglais à Spa, le second dimanche, elle daigna jeter un regardsur moi ; le troisième, elle voulut bien répondre à monprofond salut par une révérence ; le lendemain, je cultivai laconnaissance par un autre salut à la promenade, et, pour abréger,Sa Seigneurie et moi nous étions avant six semaines en pleinecorrespondance sur la transsubstantiation. Milady était venue ausecours de son chapelain, et alors je commençai à sentir le poidsprodigieux de ses arguments, comme on devait s’y attendre. Leprogrès de cette innocente petite intrigue n’a pas besoin d’êtreraconté en détail. Je ne doute pas que chacun de mes lecteurs n’aitpratiqué de semblables stratagèmes lorsqu’il s’est agi d’une belledame.

Je n’oublierai jamais l’étonnement de sirCharles Lyndon, lorsqu’un soir d’été, qu’il sortait pour aller aujeu en chaise à porteurs, selon son habitude, la calèche à quatrechevaux de milady, avec ses piqueurs à la livrée chamois desLyndon, entra dans la maison qu’elle habitait, et dans cettevoiture, à côté de Sa Seigneurie, qui vit-il assis ? Cevulgaire aventurier irlandais, comme il lui plaisait de l’appeler,je veux dire Redmond Barry, esquire.

Il fit le plus courtois des saluts, et grimaçaun sourire, et agita son chapeau d’une façon aussi gracieuse que lelui permettait la goutte, et milady et moi nous répondîmes à cesalut avec la politesse et l’élégance la plus parfaite.

Je fus quelque temps sans pouvoir me rendre aujeu, car j’eus avec lady Lyndon une discussion sur latranssubstantiation qui dura trois heures, dans laquelle elle fut,comme de coutume, victorieuse, et où sa dame de compagnie,l’honorable miss Flint Skinner, s’endormit ; mais lorsqu’enfinje pus rejoindre sir Charles au Casino, il me reçut avec un bruyantéclat de rire, comme à l’ordinaire, et me présenta à toute lacompagnie comme l’intéressant jeune converti de lady Lyndon.C’était sa manière. Il riait et ricanait de tout. Il riaitlorsqu’il était dans le paroxysme de la souffrance ; il riaitlorsqu’il gagnait de l’argent ou lorsqu’il en perdait ; sonrire n’était ni jovial ni agréable, mais plutôt pénible etsardonique.

« Messieurs, dit-il à Punter, au colonelLoder, au comte du Carreau, et à plusieurs autres joyeux compagnonsavec lesquels il avait coutume de prendre une bouteille de vin deChampagne et une ou deux truites du Rhin après le jeu, voyez cetaimable jouvenceau ! Il a été troublé de scrupules religieux,et s’est réfugié dans les bras de mon chapelain, M. Runt, quia demandé conseil à ma femme, lady Lyndon ; et, entre euxdeux, ils sont occupés à confirmer dans sa foi mon ingénieux jeuneami. Avez-vous jamais ouï parler de semblables docteurs et d’unsemblable disciple ?

– Ma foi, monsieur, dis-je, si je veux medonner de bons principes, assurément je fais mieux de m’adresser àvotre femme et à votre chapelain qu’à vous.

– Il veut chausser mes souliers, continuale chevalier.

– Heureux serait l’homme qui le ferait,répondis-je, pourvu qu’il n’y fût pas resté de morceaux decraie ! »

Réponse qui ne fit pas grand plaisir à sirCharles et qui ne fit qu’accroître sa rancune. Il ne se gênait paspour parler quand il était dans les vignes du Seigneur, et, à vraidire, il y était beaucoup plus de fois par semaine que ses médecinsne le permettaient.

« N’est-ce pas un plaisir pour moi,messieurs, dit-il, qui ai un pied dans la tombe, de me voir unintérieur si heureux, une femme si tendre pour moi, qu’elle songedéjà à me donner un successeur ? (Je ne parle pas de vousprécisément, monsieur Barry ; vous ne faites que courir votrechance avec une vingtaine d’autres que je pourrais citer). N’est-cepas une consolation de la voir, en prudente ménagère, apprêtertoute chose pour le départ de son mari ?

– J’espère que vous ne songez pas à nousquitter de sitôt, chevalier, dis-je ; en toute sincérité, carj’aimais sa très-amusante compagnie.

– Pas sitôt, mon cher, que vous vous lefigurez peut-être, continua-t-il. Eh ! camarade, voilà quatreans que je suis considéré à tout instant comme perdu, et il y atoujours un ou deux candidats qui attendent pour demander la place.Qui sait combien de temps encore je puis vous faireattendre ? »

Et il le fit en effet un peu plus longtempsqu’il n’y avait lieu de le supposer à cette époque.

M’étant expliqué assez ouvertement, selon monhabitude, et lesauteurs ayant coutume de décrire la personne desdames dont leurs héros tombent amoureux, conformément à cette mode,je devrais peut-être dire un mot ou deux des charmes de miladyLyndon. Mais quoique je les aie célébrés dans maintes pièces devers copiées par moi et par d’autres, et quoique j’aie rempli desrames de papier de compliments, dans le style passionné d’alors,sur chacun de ses attraits et de ses sourires, où je la comparais àchaque fleur, à chaque déesse, à chaque fameuse héroïne, la véritéme force à dire qu’il n’y avait rien du tout de divin en elle. Elleétait fort bien, mais rien de plus. Elle était bien faite, avaitles cheveux noirs, les yeux jolis, et était excessivementactive ; elle aimait le chant, mais elle chantait elle-mêmecomme devait le faire une si grande dame, extrêmement faux. Elleavait une teinture d’une demi-douzaine de langues modernes, et,comme je l’ai déjà dit, de beaucoup plus de sciences que je n’enconnais même de nom. Elle se piquait de savoir le grec et le latin,mais la vérité est que M. Runt lui fournissait les citationsqu’elle introduisait dans sa volumineuse correspondance. Elle avaitautant d’envie d’être admirée, une vanité aussi forte, aussiinquiète, et aussi peu de cœur qu’aucune femme que j’aie jamaisconnue. Sans cela, quand son fils lord Bullingdon, par suite de sesquerelles avec moi, s’enfuit… mais ceci sera rapporté en temps etlieu. Finalement, milady Lyndon avait environ un an de plus quemoi, quoique, comme de raison, elle eût prêté serment sur sa Biblequ’elle était de trois ans plus jeune.

Il y a peu de gens aussi honnêtes que moi, caril y en a peu qui avouent leurs motifs réels, et il m’est bien égalde confesser les miens. Ce que disait sir Charles Lyndon étaitparfaitement vrai. J’avais fait connaissance avec lady Lyndon dansdes vues ultérieures. « Monsieur, lui dis-je quand nous nousrencontrâmes seuls après la scène que j’ai décrite et lesplaisanteries qu’il avait faites sur moi, c’est à ceux qui gagnentde rire. Vous avez été fort divertissant, il y a quelques jours, àpropos de mes intentions sur votre femme. Eh bien ! si ellessont ce que vous les croyez, si j’ai envie de chausser vossouliers, eh bien, après ? Je n’ai pas d’autres intentions quecelles que vous eûtes vous-même. Je puis bien promettre sousserment d’être capable d’autant d’égards pour milady Lyndon quevous lui en avez témoigné ; et, si je fais sa conquête quandvous serez mort et enterré, corbleu ! chevalier, croyez-vousque la peur de vous voir revenir de l’autre monde me détournera demon projet ? »

Lyndon se prit à rire comme d’ordinaire, maisil était un peu déconcerté ; évidemment j’avais le dessus dansla discussion, et autant de droit que lui de chercher fortune.

Mais un jour il dit : « Si vousépousez une femme telle que milady Lyndon, faites-y bien attention,vous le regretterez. Vous pleurerez la liberté dont vous jouissiezjadis. Par Georges ! capitaine Barry, ajouta-t-il avec unsoupir, ce que je regrette le plus dans ma vie, peut-être parce queje suis vieux, blasé et mourant, c’est de n’avoir jamais eu unattachement vertueux.

– Ah ! ah ! une fille delaitière ! dis-je en riant de l’absurdité.

– Eh bien ! pourquoi pas une fillede laitière ? Mon bon ami, j’ai été amoureux dans ma jeunesse,comme le sont la plupart des gentil hommes, de la fille de monprécepteur, Hélène, une grosse fille plus âgée que moi, comme deraison (ceci me fit souvenir de mes petites aventures amoureusesavec Nora Brady, aux jours de mon adolescence), et savez-vous,monsieur, que je regrette de tout mon cœur de ne l’avoir pointépousée ? Il n’y a rien de tel, monsieur, que d’avoir à lamaison une vertueuse bête de somme, soyez-en sûr. Cela donne dupiquant à nos jouissances dans le monde, croyez-en ma parole. Aucunhomme n’a besoin de se restreindre ni de se refuser un seulamusement à cause de sa femme ; au contraire, s’il choisitbien sa bête, il la choisira de façon à ce qu’elle ne soit point unobstacle à son plaisir, mais une consolation à ses heures d’ennui.Par exemple, j’ai la goutte : qui est-ce qui me soigne ?Un mercenaire, qui me vole toutes les fois qu’il le peut. Ma femmene vient jamais auprès de moi. Quel ami ai-je ? pas un dansl’univers. Les hommes du monde, tels que vous et moi, ne font pasd’amis, et nous sommes bien sots. Ayez un ami, monsieur, et que cetami soit une femme, un bon cheval de bât qui vous aime. C’est laplus précieuse sorte d’amitié, car tout ce qui s’en dépense est ducôté de la femme. L’homme n’a besoin d’y contribuer en rien. Sic’est un vaurien, elle jurera qu’il est un ange ; si c’est unbrutal, elle ne l’en aimera que mieux pour ses mauvais traitements.Elles aiment cela, monsieur, les femmes. Elles sont nées pour notreplus grande consolation, pour notre plus grande commodité ;elles sont… elles sont, moralement parlant, nos tire-bottes ;et pour des hommes de notre genre de vie, croyez-moi, une personnede cette espèce serait inappréciable. Je ne parle que pour votrebien-être physique et moral, remarquez. Pourquoi n’ai-je pointépousé la pauvre Hélène Flower, la fille du curé ? »

Je ne voyais dans ces discours que lesremarques d’un homme affaibli et désappointé, quoique depuis,peut-être, j’aie eu lieu de reconnaître la vérité des assertions desir Charles Lyndon. Le fait est que, dans mon opinion, nousachetons souvent l’argent beaucoup trop cher. Quelques milliers delivres sterling par an, en dédommagement d’une odieuse femme, c’estun mauvais marché pour un jeune garçon, pour peu qu’il ait detalent et de courage ; et il y a eu des moments de ma vie où,au milieu de mon opulence et de ma splendeur, avec unedemi-douzaine de lords à mon lever, avec les plus beaux chevauxdans mes écuries, la plus magnifique maison pour demeure, avec uncrédit illimité chez mon banquier et… lady Lyndon en sus, j’auraisvoulu redevenir simple soldat au régiment de Bulow, ou n’importequoi pour être délivré d’elle. Mais revenons à mon histoire. SirCharles, avec sa complication de maux, mourait devant nous peu àpeu ; et je n’ai pas de doute qu’il n’aurait pas pu lui êtreagréable de voir un beau jeune homme faire la cour à sa veuvedevant son nez, pour ainsi dire. Après que je fus entré dans lamaison à la faveur de la discussion sur la transsubstantiation, jetrouvai une douzaine d’occasions nouvelles d’accroître monintimité, et c’est à peine si je sortais de chez milady. Le mondejasait, tempêtait ; mais que m’importait, à moi ? Lemonde criait haro sur l’impudent aventurier irlandais, mais j’airaconté quelle était ma façon de faire taire ces sortes d’envieux,et mon épée, à cette époque, avait acquis une telle réputation enEurope, que peu de gens se souciaient de l’affronter. Une fois quej’ai pu m’emparer d’une place, je la garde. J’ai été dans bien desmaisons où je voyais les hommes m’éviter. « Fi ! le vilIrlandais ! disaient-ils. Pouah ! le grossieraventurier ! Au diable l’insupportable fat, le chevalierd’industrie ! » et autres propos semblables. Cette hainene m’a pas rendu de médiocres services dans le monde ; carlorsque je mets la main sur quelqu’un, rien ne peut me décider àlâcher prise ; et on me laisse le champ libre, ce qui n’envaut que mieux. « Caliste (je l’appelais Caliste dans macorrespondance), Caliste, je te jure par la candeur immaculée deton âme, par l’inaltérable éclat de tes yeux, par tout ce qu’il y ade pur et de chaste dans le ciel et dans ton cœur, que je necesserai jamais de te suivre ! Le mépris, je puis lesupporter, et l’ai supporté de toi. L’indifférence, je puis lasurmonter ; c’est un rocher que mon énergie saura gravir, unaimant qui attire mon intrépide âme de fer ! » Et c’étaitvrai, je n’aurais pas renoncé à elle, non, quand on m’aurait jeté àcoups de pieds à bas de l’escalier chaque jour que je me seraisprésenté à sa porte.

C’est ma manière de fasciner les femmes. Quel’homme qui a sa fortune à faire se rappelle cette maxime :Attaquer est l’unique secret. Osez, et le monde cèdetoujours ; ou s’il vous bat quelquefois, osez de nouveau, etil succombera. À cette époque, mon énergie était si grande, que sije me fusse mis en tête d’épouser une princesse du sang, jel’aurais eue !

Je racontai mon histoire à Caliste, etj’altérai peu, très-peu la vérité. Mon objet était de l’effrayer,de lui montrer que ce que je voulais, je l’osais ; que ce quej’osais, je l’obtenais ; et il y avait assez de passagesfrappants dans mon histoire pour la convaincre de ma volonté de feret de mon indomptable courage. « N’espérez pas m’échapper,madame, disais-je ; faites mine d’épouser un autre homme, etil meurt sous cette épée, qui n’a jamais encore rencontré sonmaître. Fuyez-moi et je vous suivrai, fût-ce aux portes del’enfer ! » Je vous promets que c’était là un langagefort différent de celui qu’elle avait été habituée à entendre de labouche de ses fades adorateurs. J’aurais voulu que vous vissiezcomme j’écartai d’elle ces muguets !

Quand je disais de cette façon énergique queje suivrais lady Lyndon par delà le Styx d’il était besoin, commede juste je n’entendais le faire que dans le cas où il ne seprésenterait rien de plus sortable dans l’intervalle. Si Lyndon nemourait pas, à quoi bon poursuivre la comtesse ? Et je ne saiscomment, vers la fin de la saison de Spa, à ma grandemortification, je l’avoue, le chevalier eut l’air de vouloir faireun nouveau bail ; il semblait que rien ne le tuerait.« J’en suis fâché pour vous, capitaine Barry, disait-il enriant comme de coutume. Je suis désolé de TOUS faire attendre, vousou tout autre. Ne feriez-vous pas mieux de vous entendre avec mondocteur, ou de charger mon cuisinier d’assaisonner mon omeletteavec de l’arsenic ? Qui de vous gage, messieurs, ajoutait-il,que je ne vivrai pas encore assez pour voir le capitaine Barrypendu ? »

Le fait est que les médecins l’avaientrafistolé pour un an. « C’est mon bonheur habituel, ne pus jem’empêcher de dire à mon oncle, qui était mon confidentiel et montrès-excellent conseiller dans toutes mes affaires de cœur ;j’ai prodigué des trésors d’affection à une coquette decomtesse ; et voici son mari rendu à la santé et capable devivre je ne sais combien d’années ! »

Et comme pour ajouter à ma mortification,juste à cette époque, il arriva à Spa une héritière anglaise, lafille d’un fabricant de chandelles, deux ou trois foismillionnaire, et Mme Cornu, la veuve d’un fermiergénéral et éleveur de bestiaux normands, avec une hydropisie etdeux cent mille livres sterling de rente.

« À quoi bon suivre les Lyndon enAngleterre, dis-je, si le chevalier ne meurt pas ?

– Ne les suis pas, mon candide enfant,répliqua mon oncle. Reste ici à faire la cour aux nouvellesvenues.

– Oui, et perdre Caliste pour toujours,et la plus grande fortune de l’Angleterre.

– Bah ! bah ! les jeunes genscomme vous prennent aisément feu et se découragent aisément.Entretenez une correspondance avec lady Lyndon, vous savez qu’ellen’aime rien tant. Vous avez l’abbé irlandais, qui vous écrira lesplus charmantes lettres à un écu pièce. Laissez-la partir,écrivez-lui, et pendant ce temps-là ayez l’œil sur tout ce qui peuts’offrir. Qui sait ? Vous pourriez épouser la veuve normande,l’enterrer, prendre son argent, et être prêt pour la comtesse à lamort du chevalier. »

Et ainsi, avec des serments de l’attachementrespectueux le plus profond, et après avoir donné vingt louis à safemme de chambre pour une boucle de ses cheveux (ce dont, bienentendu, la soubrette informa la maîtresse), je pris congé de lacomtesse lorsqu’elle dut retourner dans ses terres, lui jurant dela suivre aussitôt que j’aurais mis fin à une affaire d’honneur quej’avais sur les bras.

Je passerai sur les événements de l’année quis’écoula avant que je la revisse. Elle m’écrivit conformément à sapromesse, avec beaucoup de régularité d’abord, un peu moinsfréquemment ensuite. En attendant, je ne faisais pas trop mal mesaffaires au jeu, et j’étais sur le point d’épouser la veuve Cornu(nous étions alors à Bruxelles, et la pauvre âme était folle demoi), quand la Gazette de Londres me fut mise dans lesmains, et je lus le paragraphe suivant :

« Est mort à Castle-Lyndon, dans leroyaume d’Irlande, le Très-Honorable sir Charles Lyndon, chevalierdu Bain, membre du parlement pour Lyndon dans le Devonshire, etpendant nombre d’années le représentant de Sa Majesté dans diversescours d’Europe. Il laisse un nom cher à tous ses amis par sesvertus et ses talents multipliés, une réputation justement acquiseau service de Sa Majesté, et une veuve inconsolable pour déplorersa perte. Sa Seigneurie, la comtesse de Lyndon, était à Bathlorsque lui est parvenue l’horrible nouvelle de la mort de sonmari, et elle est, partie immédiatement pour l’Irlande afin derendre les derniers et tristes devoirs à ses restes bien-aimés.

Le soir même je partis en poste pour Ostende,d’où je frétai un bâtiment pour Douvres ; et, voyageantrapidement vers l’ouest, j’atteignis Bristol, d’où je m’embarquaipour Watterford, et me trouvai, après onze ans d’absence, dans monpays natal.

Chapitre 14Je retourne en Irlande, et étale ma splendeur et ma générosité dansce royaume.

Combien les temps étaient changés pourmoi ! J’avais quitté mon pays, pauvre enfant, sans le sou,simple soldat dans un misérable régiment en marche. Je revenaishomme accompli, ayant à moi cinq mille guinées, une magnifiquegarde-robe, et un écrin qui en valait deux mille autres, ayant jouéun rôle dans toutes les scènes de la vie, et un rôle qui nelaissait que d’être assez distingué, ayant fait la guerre etl’amour, étant par mon propre génie et par mon énergie, parvenu dela pauvreté et de l’obscurité à l’aisance et à la splendeur. Quandje mettais la tête à la portière de ma voiture, roulant sur cesroutes si nues et si tristes, le long des misérables cabanes despaysans qui sortaient en haillons pour admirer le brillantéquipage, et poussaient des vivat en l’honneur de Sa Seigneurie, àla vue du magnifique étranger dans le superbe carrosse doré, et demon énorme domestique Fritz s’étalant derrière avec sa moustachefrisée, sa longue queue et sa livrée verte à brandebourgs d’argent,je ne pouvais m’empêcher de me considérer avec beaucoup decomplaisance, et de remercier mon étoile de m’avoir doué de tant debonnes qualités. Sans mon mérite, j’aurais été un petit hobereausans culture, tel que j’en voyais faire les crânes dans lesmisérables villes par lesquelles ma voiture passait pour aller àDublin. J’aurais épousé Nora Brady (et quoique, Dieu merci, je nel’aie pas fait, je n’ai jamais pensé à cette fille qu’avecbienveillance, et en ce moment je me rappelle plus clairementl’amertume de sa perte que tout autre incident de ma vie) ; jeserais à l’heure qu’il est père de dix enfants, ou fermier à moncompte, ou agent d’un propriétaire, ou employé de l’accise, ouprocureur, et voilà que j’étais un des plus fameux gentilshommesd’Europe ! J’ordonnai à mon valet de se procurer un sac degros sous et de les jeter à la foule pendant que nous changions dechevaux, et je vous garantis qu’il y eut autant d’acclamations enmon honneur que si milord Townsend, le lord-lieutenant lui-même,avait passé.

Ma seconde journée de voyage, car les routesirlandaises étaient rudes à cette époque, et un carrosse degentilhomme n’y avançait qu’avec une lenteur terrible, m’amena àCarlow, et je descendis à cette même auberge où je m’étais arrêtéonze ans auparavant, quand je m’enfuyais de chez nous après laprétendue mort de Quin en duel. Comme chaque moment de cette scèneest gravé dans ma mémoire ! L’ancien aubergiste qui m’avaitservi n’était plus ; la maison que je trouvais alors siconfortable était misérable et délabrée ; mais le claret étaitaussi bon qu’autrefois, et je fis venir l’hôte pour en prendre unpot avec moi et me conter les nouvelles du pays.

Il était aussi communicatif que ses confrèresle sont ordinairement ; les récoltes et les marchés, le prixdes bestiaux à la dernière foire de Castle-Dermot, la dernièrehistoire sur le vicaire protestant, et la dernière plaisanterie duP. Hogan, le prêtre catholique ; comme quoi les WhiteBoys avaient brûlé les meules du squire Scanlan, et lesvoleurs de grand chemin avaient été déjoués dans leur attaquecontre la maison de sir Thomas ; qui devait chasser avec lameute de Kilkenny à la saison prochaine, et la merveilleuse partiequ’ils avaient faite en mars dernier ; quelles troupes étaientdans la ville, et comme quoi miss Biddy Toole s’était enfuie avecl’enseigne Mullins ; toutes les nouvelles du sport, desassises et des sessions trimestrielles, étaient détaillées par cedigne chroniqueur de petite bière, qui s’étonnait que Mon Honneurne les eût pas entendu dire en Angleterre ou à l’étranger, où ilsemblait croire que le monde était aussi intéressé que lui auxfaits et gestes de Kilkenny et de Carlow. J’écoutai ces récits avecinfiniment de plaisir, je l’avoue, car de temps en temps ilprononçait un nom que je me rappelais de l’ancien temps, etréveillait en moi une foule d’associations d’idées.

J’avais reçu beaucoup de lettres de ma mèrequi m’informait de ce qui se passait dans la famille de Brady’sTown. Mon oncle était mort, et Mick, son fils aîné, l’avaitégalement suivi au tombeau. Les filles avaient quitté le toitpaternel aussitôt que leur frère aîné était venu y commander. Lesunes étaient mariées, les autres étaient allées s’établir avec leurodieuse vieille mère dans quelque ville d’eaux perdue. Ulick, enhéritant de la propriété, n’avait hérité que de dettes, etCastle-Brady n’était plus habité que par des chauves-souris et deshiboux, et par le vieux garde-chasse. Ma mère, mistress HarryBarry, était allée vivre à Bray, pour être de la congrégation deM. Jowls, son prédicateur favori, qui y avait unechapelle ; et enfin, l’aubergiste me dit que le fils demistress Barry avait passé à l’étranger, s’était engagé au servicede la Prusse, et y avait été fusillé comme déserteur.

Peu m’importe d’avouer que je louai del’aubergiste un fort bidet après dîner, et qu’au tomber de la nuitje fis vingt milles en arrière pour revoir mon ancienne demeure. Lecœur me battit en la voyant. Barryville avait un mortier et unpilon au-dessus de la porte, et était appelé « Dépôtd’Esculape » par le docteur Macshane ; un garçon àcheveux roux préparait un emplâtre dans l’ancien parloir ; lapetite fenêtre de ma chambre, jadis si proprette et si brillante,avait plusieurs vitres cassées et remplacées par deschiffons ; les fleurs avaient disparu des plates-bandes sibien tenues par ma soigneuse bonne mère. Dans le cimetière, il yavait deux noms ajoutés à la pierre placée au-dessus du caveau dela famille des Brady : c’étaient ceux de mon cousin, dont jene me souciais guère, et de mon oncle, que j’avais toujours aimé.Je demandai à mon ancien camarade le forgeron, qui m’avait sisouvent battu au temps jadis, de donner à mon cheval un picotin etune litière : c’était maintenant un homme à l’air usé etfatigué, avec une douzaine de sales enfants déguenillés tripotantdans la boue autour de sa forge, et il n’eut aucune mémoire du beaugentilhomme qui se tenait devant lui. Je ne cherchai à me rappelerà son souvenir que le lendemain, où je lui mis dix guinées dans lamain, et lui dis de boire à la santé de l’Anglais Redmond.

Quant à Castle-Brady, les portes du parc yétaient toujours, mais les vieux arbres avaient été coupés dansl’avenue, une souche noire se dressant çà et là, et prolongeant sonombre, comme je passais au clair de la lune, sur la vieille routedéfoncée et envahie par l’herbe. Quelques vaches y paissaient. Laporte du jardin avait disparu, et l’endroit tournait à la forêtvierge. Je m’assis sur l’ancien banc où je m’étais assis le jourque Nora se joua de moi ; et je crois vraiment que mon émotionfut aussi forte qu’elle l’avait été onze ans auparavant ; etje me surpris tout près de pleurer à l’idée que Nora Brady m’avaitabandonné. Je crois qu’on n’oublie rien. J’ai vu une fleur, ou unmot sans importance, éveiller des souvenirs qui, je ne saiscomment, dormaient depuis des vingtaines d’années ; et, quandj’entrai dans la maison de Clarges-street, où je suis né (elleétait devenue une maison de jeu la première fois que je visitaiLondres), tout d’un coup la mémoire de mon enfance me revint, oui,de ma première enfance ; je me rappelai mon père en habit vertet or, me soulevant pour me faire voir un carrosse doré quistationnait devant la porte, et ma mère, en robe à fleurs, avec desmouches sur sa figure. Est-ce qu’un jour tout ce que nous avons vu,et pensé, et fait, nous passera comme un éclair dans l’esprit decette manière ? J’aimerais mieux que non. J’éprouvai cela enm’asseyant sur le banc de Castle-Brady et en songeant au tempspassé.

La porte du vestibule était ouverte, il enétait toujours ainsi dans cette maison ; la lune entrait parles longues vieilles fenêtres, et dessinait de pâles damiers surles planchers ; et les étoiles vous regardaient de l’autrecôté, dans le bleu de la fenêtre béante, au-dessus du grandescalier ; de là vous pouviez voir la grande horloge del’écurie, avec ses chiffres encore brillants. Il y avait euautrefois de jolis chevaux dans cette écurie, et je me représentaisencore l’honnête face de mon oncle, et je l’entendais parler à seschiens qui venaient sauter, et geindre, et aboyer autour de lui parune gaie matinée d’hiver. C’est là que nous montions àcheval ; et les jeunes filles nous regardaient de la fenêtredu vestibule, où je me tenais et regardais moi-même ce lieu devenutriste, verdâtre, solitaire. Il y avait une lueur rouge quibrillait à travers les fentes d’une porte à un des coins dubâtiment, et bientôt vint un chien qui aboya fortement, et un hommequi boitait le suivit avec un fusil.

« Qui va là ? dit le vieilhomme.

– Phil Purcell, ne me reconnaissez-vouspas ? criai-je ; c’est Redmond Barry. »

Je crus d’abord que le vieillard allait metirer dessus, car il dirigea son arme sur la fenêtre ; mais jelui criai d’arrêter, et descendis et l’embrassai… Bast ! je neme soucie pas de dire le reste : Phil et moi veillâmes tard,et parlâmes de mille puérilités d’autrefois, qui n’ont d’intérêtpour personne au monde à présent ; car qui est-ce quis’inquiète de Barry Lyndon ?

Je plaçai cent guinées sur la tête duvieillard quand j’allai à Dublin, et je lui fis une rente viagèrequi lui permit de passer à l’aise ses vieux jours.

Le pauvre Phil Purcell s’amusait à jouer auxcartes (des cartes excessivement sales) avec une ancienneconnaissance à moi, qui n’était autre que Tim, celui qu’on appelaitmon valet au temps jadis, et que le lecteur peut se rappeler vêtude la vieille livrée de mon père. Elle flottait sur lui en cetemps-là, et lui tombait sur les poignets et sur les talons ;mais Tim, tout en protestant qu’il avait failli mourir de chagrinquand j’étais parti, avait trouvé moyen de devenir énormément grasen mon absence, et aurait presque rempli l’habit de Daniel Lambert,ou celui du vicaire de Castle-Brady, qu’il servait en qualité declerc. Je l’aurais pris à mon service sans sa monstrueuse taille,qui le rendait tout à fait impropre à être auprès d’un homme decondition ; je lui fis donc un beau cadeau, et promis d’êtreparrain de son prochain enfant, le onzième depuis mon absence. Iln’est pas de pays au monde où l’œuvre de multiplication prospèreautant que dans mon île natale. M. Tim avait épousé la femmede chambre des filles de la maison, qui avait été très-bonne pourmoi au temps jadis ; et je dus aller le lendemain embrasser lapauvre Molly, et je trouvai une souillon dans une hutte de boue,entourée d’une nichée d’enfants presque aussi déguenillés que ceuxde mon ami le forgeron.

De Tim et de Phil Purcell, que le hasard mefaisait ainsi rencontrer ensemble, j’eus les nouvelles les plusfraîches de ma famille. Ma mère se portait bien.

« Ma foi, monsieur, dit Tim, vous êtesvenu à temps peut-être bien pour empêcher une addition à votrefamille.

– Monsieur ! me récriai-je, prisd’indignation.

– Sous forme de beau-père, s’entend, ditTim ; la maîtresse est sur le point de se conjoindre avecM. Jowls le prédicateur. »

La pauvre Nora, ajouta-t-il, avait fait denombreuses additions à l’illustre race des Quin, et mon cousinUlick était à Dublin, n’arrivant pas à grand’chose de bon, et ayanttrouvé moyen de voir la fin du peu qu’il restait de valable dans lapropriété que mon bon vieil oncle avait laissée.

Je vis que je n’aurais pas une médiocrefamille à pourvoir, et donc, pour terminer la soirée, Phil, Tim etmoi, nous bûmes une bouteille d’usquebaugh, dont le goût m’étaitresté en mémoire depuis onze années, et nous ne nous séparâmesqu’avec les plus chauds témoignages d’amitié, et lorsque le soleilavait déjà fait depuis quelque temps son apparition. Je suisexcessivement affable. C’est là un de mes signes caractéristiques.Je n’ai pas de faux orgueil, comme en ont tant de gens de manaissance, et, à défaut de meilleure compagnie, je trinquerai avecun valet de charrue ou un simple soldat aussi volontiers qu’avec lepremier noble du pays.

Je retournai au village dans la matinée, etvisitai Barryville, sous le prétexte d’acheter des drogues. Lesclous auxquels je suspendais mon épée à poignée d’argent étaientencore à la muraille ; un vésicatoire était sur le rebord dela fenêtre, où le Whole duty of man (Devoir complet del’homme) de ma mère avait jadis sa place ; et l’odieuxMacahane avait découvert qui j’étais (mes compatriotes découvrenttout, et bien d’autres choses encore), et, riant sous cape, medemanda comment j’avais laissé le roi de Prusse, et si mon amil’empereur Joseph était aussi aimé que l’avait été l’impératriceMarie-Thérèse. Les sonneurs de cloches m’auraient salué d’uncarillon ; mais il n’y en avait qu’un, Tim, lequel était tropgras pour le faire, et je partis à cheval avant que le vicaire, ledocteur Bolter (successeur du vieux M. Tester, qui avait lebénéfice de mon temps) n’eût pu sortir pour me complimenter ;mais les galopins de ce misérable village s’étaient formés en salearmée pour me faire accueil, et saluèrent mon départ de leurshourras pour masther Redmond !

Mes gens n’étaient pas médiocrement inquietsde moi lorsque je revins à Carlow, et l’aubergiste avaitgrand’peur, dit-il, que les voleurs ne m’eussent pris. Là aussi monnom et ma condition avaient été trahis par mon domestique Fritz,qui n’avait pas épargné les louanges de son maître, et avaitinventé sur moi de magnifiques histoires. Il me représenta commeintime avec la moitié des souverains de l’Europe, et comme lefavori de la plupart d’entre eux. Le fait est que j’avais rendul’ordre de l’Éperon de mon oncle héréditaire, et voyageais sous lenom du chevalier Barry, chambellan du duc de HohenzollernSigmaringen.

Ils me donnèrent les meilleurs chevaux de leurécurie pour me transporter dans la direction de Dublin, et les plusfortes cordes pour harnais ; et nous marchâmes assez bien, etil n’y eut pas de rencontre entre les voleurs et les pistolets dontFritz et moi étions pourvus. Nous couchâmes cette nuit-là àKilcullen, et le lendemain, avec quatre chevaux à mon carrosse,cinq mille guinées dans ma bourse, et une des plus brillantesréputations d’Europe, je fis mon entrée dans la ville de Dublin,dans cette ville que j’avais quittée petit mendiant à l’âge de onzeans.

Les habitants de Dublin ont un tout aussilouable désir de connaître les affaires de leurs voisins que leshabitants de la campagne ; et il est impossible à ungentilhomme, quelque modestes que soient ses désirs (et il estnotoire que les miens l’ont été toute ma vie), d’entrer dans cettecapitale sans avoir son nom imprimé dans chaque endroit où il y aun journal, et mentionné dans une foule de sociétés. Mon nom et mestitres coururent toute la ville le lendemain de mon arrivée. Ungrand nombre de gens civils me firent l’honneur de se présenter àmon logement quand j’en eus fait choix ; et c’était un soind’une immédiate nécessité, car les hôtels de la ville n’étaient quedes trous vulgaires, qui ne pouvaient convenir à un gentilhommeaussi fort à la mode et aussi élégant que je l’étais. J’en avaisété prévenu par des voyageurs sur le continent ; et ayantrésolu d’arrêter tout de suite un logement, j’ordonnai auxpostillons de parcourir lentement les rues, jusqu’à ce que j’eussechoisi un endroit convenable à mon rang. Cette combinaison, et lesquestions maladroites de mon Allemand Fritz, qui était chargé deprendre des renseignements aux différentes maisons, jusqu’à ce quenous fussions tombés sur un appartement convenable, attirèrent unefoule immense autour de ma voiture, et quand notre choix futarrêté, vous auriez supposé que j’étais le nouveau général destroupes, tant était grande la multitude qui nous suivait.

Je louai enfin un bel appartement dansCapel-street, payai aux postillons en guenilles qui m’avaientconduit un bon pourboire, et m’installant dans mon logis avec mesbagages et Fritz, priai mon hôte de me trouver un second homme pourporter ma livrée, une couple de vigoureux porteurs de chaises bienfamés avec leur machine, et un cocher qui eût à me louer de beauxchevaux pour mon carrosse, ainsi que des chevaux de selle de bonservice à vendre. Je lui donnai une forte somme d’avance ; etje vous promets que l’effet de ma demande fut tel, que le lendemainj’eus un véritable lever dans mon antichambre ; c’était uneprocession de grooms, de valets et de maîtres d’hôtel ; j’eusdes offres de chevaux à vendre de quoi monter un régiment, tant dela part des marchands que des gentilshommes du plus haut ton. SirLawler Gawler vint me proposer la jument baie la plus élégantequ’on eût jamais vue ; milord Dundoodle avait un attelage dequatre chevaux qui ne ferait pas honte à mon amil’impereur ; et le marquis de Ballyraggetm’envoya son valet de chambre et ses compliments pour me dire quesi je voulais aller à ses écuries, ou lui faire l’honneur dedéjeuner avec lui au préalable, il me montrerait les deux plusbeaux chevaux gris de l’Europe. Je me déterminai à accepter lesinvitations de Dundoodle et de Ballyragget, mais à acheter meschevaux des marchands. C’est toujours la meilleure manière.D’ailleurs, à cette époque, en Irlande, si un gentilhommegarantissait son cheval, et que le cheval ne fût pas sain, ouqu’une dispute s’élevât, le remède que vous aviez était l’offred’une balle dans votre veste. J’avais joué à ce jeu-là tropsérieusement pour le faire à la légère ; et je puis dire à magloire que jamais je ne me suis engagé dans un duel à moins d’avoirune véritable, avantageuse et prudente raison de le faire.

Cette gentilhommerie irlandaise était d’unesimplicité qui m’amusait et me surprenait. S’ils vous débitent plusde contes que leurs francs voisins de l’autre côté de l’eau, enrevanche ils en croient davantage ; et je me fis en une seulesemaine une réputation à Dublin qu’il aurait fallu dix ans et unemine d’or pour acquérir à Londres. J’avais gagné au jeu cinq centmille livres sterling ; j’étais le favori de l’impératriceCatherine de Russie, l’agent confidentiel de Frédéric dePrusse ; c’était moi qui avais gagné la bataille deHochkirchen ; j’étais cousin de Mme du Barry,la favorite du roi de France, et mille autres choses encore. Dansle fait, s’il faut dire la vérité, je touchais un mot d’une foulede ces histoires à mes amis Ballyragget et Gawler, et ils n’étaientpas lents à broder le thème que je leur avais fourni.

Après avoir été témoin des splendeurs de lavie civilisée à l’étranger, la vue de Dublin, en 1771, quand j’yrevins, m’inspira toute autre chose que du respect. Elle étaitaussi sauvage que Varsovie elle-même, sans avoir la grandeur royalede cette dernière ville. Le peuple y avait l’air plus déguenilléqu’aucune, autre race que j’aie jamais vue, excepté les hordes desbohémiens le long des bords du Danube. Il n’y avait pas, comme j’aidit, une auberge dans la ville où pût habiter un homme decondition. Les infortunés qui n’avaient pas de voiture, et quiallaient à pied la nuit dans les rues, couraient grand risque derecevoir des coups de couteau des femmes et desruffiansqui y étaient en embuscade, d’un tas de bandits enhaillons, qui ne savaient ce que c’était qu’un soulier et unrasoir ; et lorsqu’un gentilhomme entrait dans sa chaise ouson carrosse, pour aller à une soirée ou au théâtre, les flambeauxdes laquais éclairaient une foule d’étranges faces milésiennes, aubaragouin sauvage, capables d’effrayer une personne distinguée dontles nerfs ne seraient que de force moyenne. J’étais heureusementdoué de nerfs robustes ; et puis j’avais déjà vu mes aimablescompatriotes.

Je sais que cette description irriteraplusieurs patriotes irlandais, qui n’aiment pas qu’on médise de lanudité de notre pays, et sont fâchés si l’on dit toute la véritésur son compte. Mais, bah ! c’était une pauvre ville deprovince que Dublin, à l’époque dont je parle, et bien desrésidences allemandes du dixième ordre étaient plus distinguées. Ily avait alors, il est vrai, plus de trois cents pairs qui yrésidaient ; et une chambre des Communes ; etmilord-maire et sa corporation ; et une tapageuse université,dont les étudiants ne faisaient pas peu de désordre la nuit yfaisaient la fortune du violon, baignaient de force les boutiquierset imprimeurs qui leur déplaisaient, et faisaient la loi au théâtrede Crow-street. Mais j’avais trop vu la première société del’Europe pour être bien tenté de celle de ces bruyants messieurs,et j’avais trop en moi du gentilhomme pour me mêler aux disputes età la politique de milord-maire et de ses aldermen. À la chambre desCommunes, il y a quelques douzaines de gens fort agréables. Je n’aijamais entendu dans le parlement anglais de meilleurs discours queceux de Flood et de Daly, de Galway. Dick Sheridan, quoiqu’il nefût pas bien élevé, était un compagnon de table aussi amusant etaussi spirituel que j’en aie jamais rencontré ; et bien que,pendant les interminables discours de M. Edmond Burke, dans lachambre anglaise ; je m’endormisse toujours, cependant jetiens de personnes bien informées que M. Burke était un hommede grands moyens, et même considéré comme éloquent dans ses momentsd’inspiration.

Je commençai bientôt à jouir dans toute leurétendue des plaisirs qu’offre ce misérable endroit, et qui étaientà la portée d’un gentilhomme : le Ranelagh et leRidotto ; M. Mossop, dans Crow-street ; les fêtes demilord-lieutenant, où l’on buvait trop, et où l’on jouait trop peupour une personne de mes habitudes élégantes et raffinées ; lacafé de Daly et les maisons de la noblesse me furent bientôtouverts, et je remarquai avec étonnement dans la plus haute sociétéce que j’avais observé dans la plus basse, lors de ma malheureusepremière visite à Dublin, un manque extraordinaire d’argent, et unequantité déraisonnable de billets sous seing privé, contre lesquelsje n’étais nullement disposé à risquer mes guinées. Les dames aussiavaient la rage du jeu, mais une répugnance excessive à payer quandelles perdaient. Ainsi, quand la vieille comtesse de Trumpingtonperdit contre moi dix pièces au quadrille, elle me donna, au lieud’argent, une traite sur son agent du Galway, que je mis, avecbeaucoup de politesse, à la chandelle. Mais quand la comtesse meproposa une seconde partie, je répondis que, dès que les fonds deSa Seigneurie seraient arrivés, je serais le plus disposé du mondeà jouer contre elle ; mais que jusque-là j’étais sontrès-humble serviteur. Et je maintins cette résolution et cesingulier caractère dans toute la société de Dublin, déclarant chezDaly que j’étais prêt à jouer contre n’importe qui, n’importe quoi,à n’importe quel jeu ; ou à lutter à l’escrime, ou à courircontre tout homme (étant tenu compte du poids), ou à tirer au volou au but ; et dans ce dernier genre de talent, surtout sil’objet qui sert de but est en vie, les gentilshommes d’alorsavaient une adresse peu commune.

Comme de raison, je dépêchai à Castle-Lyndonun courrier à ma livrée avec une lettre particulière pour Runt, luidemandant les plus grands détails sur la santé et l’état moral dela comtesse Lyndon ; et une touchante et éloquente lettre à SaSeigneurie, dans laquelle je l’invitais à se rappeler les anciensjours, et que je liai avec un seul cheveu de la mèche que j’avaisachetée à sa femme de chambre, et où je lui disais que Sylvandre sesouvenait de son serment et ne pourrait jamais oublier sa Caliste.La réponse que je reçus d’elle était excessivement peusatisfaisante et peu explicite ; celle de M. Runt assezexplicite, mais aucunement agréable dans son contenu : MilordGeorges Poynings, le fils cadet du marquis de Tiptoff, faisait unecour très-marquée à la veuve, étant de ses parents, et ayant étéappelé en Irlande relativement au testament du défunt sir CharlesLyndon.

Or il y avait à cette époque, en Irlande, unesorte de loi grosso modo, qui était fort à la convenancedes personnes, désireuses d’une justice expéditive, et dont lesjournaux du temps contiennent une centaine de preuves. Des gensprenant les surnoms de capitaine Fireball (grenade), lieutenantBuffcoat (habit de buffle) et enseigne Steele (acier), envoyaientfréquemment des lettres d’avertissement aux propriétaires, et lesassassinaient s’il n’en était pas tenu compte. Le célèbre capitaineThunder (tonnerre) était la terreur des comtés du sud, et sonaffaire était de marier les hommes qui n’avaient pas suffisammentle moyen de plaire aux parents des jeunes personnes, ou qui,peut-être, n’avaient pas le temps de faire une cour longue etcompliquée.

J’avais trouvé mon cousin Ulick à Dublin,devenu très-gras et très-pauvre ; pourchassé par les juifs etles créanciers ; habitant toutes sortes de coins étranges,d’où il sortait au tomber de la nuit pour se rendre au château, oualler faire sa partie de cartes à la taverne : mais c’étaittoujours un courageux garçon, et je lui touchai un mot de l’état demon cœur au sujet de lady Lyndon.

« La comtesse de Lyndon ! dit lepauvre Ulick ; eh bien ! voilà qui est merveilleux. J’aimoi-même été très-tendre pour une jeune personne, une Kiljoy deBallyhack, qui a dix mille livres sterling de fortune, et dont SaSeigneurie est tutrice ; mais comment un pauvre diable tel quemoi, sans un habit sur le dos, peut-il réussir auprès d’unehéritière en pareille compagnie ? Je pourrais tout aussi bienaspirer à la comtesse elle-même.

– Vous ferez mieux de vous abstenir,dis-je en riant ; l’homme qui l’essayera court la chance desortir du monde auparavant. »

Et je lui expliquai mes propres intentions surlady Lyndon ; et l’honnête Ulick, dont la considération pourmoi était prodigieuse depuis qu’il me voyait cette magnifiqueapparence et apprenait combien merveilleuses avaient été mesaventures et grande mon expérience de la vie fashionable, futconfondu d’admiration pour mon audace et mon énergie, quand je luiconfiai mon projet d’épouser la plus grande héritièred’Angleterre.

Je dis à Ulick de sortir de la ville sous leprétexte qu’il voudrait, et de mettre à la poste qui est près deCastle-Lyndon une lettre dont l’écriture fut par moi contrefaite,et dans laquelle j’avertissais solennellement lord Georges.Poynings de quitter le pays, disant que ce grand butin n’avaitjamais été destiné à ses pareils, et qu’il y avait assezd’héritières en Angleterre, sans venir les prendre sur les domainesdu capitaine Fireball. La lettre était écrite sur un sale morceaude papier et de la plus mauvaise orthographe. Milord la reçut parla poste, et, étant un jeune homme plein de cœur, il ne fit qu’enrire, comme de raison.

Son malheur voulut qu’il se montrât à Dublinfort peu de temps après, qu’il fût présenté au chevalier RedmondBarry, à la table du lord-lieutenant, qu’il allât avec lui etplusieurs autres gentilshommes au club de Daly, et que là, dans unediscussion au sujet de la généalogie d’un cheval, où tout le mondedit que j’avais raison, on en vint aux gros mots, et le résultatfut une rencontre. Je n’avais pas eu d’affaire à Dublin depuis monarrivée, et l’on était curieux de voir si je valais ma réputation.Je ne fais pas le fanfaron sur ces matières, mais je fais ce qu’ily a à faire quand le temps est venu ; et le pauvre lordGeorge, qui avait un joli poignet et l’œil prompt, mais avaitappris à cette maladroite école anglaise, ne tint devant ma pointeque jusqu’à ce que j’eusse choisi où je le toucherais.

Mon épée lui entra sous sa garde et lui sortitpar le dos. Lorsqu’il tomba, il me tendit la main, comme un bongarçon, et me dit : Monsieur Barry, j’avaistort ! Je ne me sentis pas très à l’aise, quand le pauvrediable fit cet aveu, car la dispute était de mon fait, et, pourdire la vérité, je n’avais jamais eu l’intention qu’elle finîtautrement que par une rencontre.

Il garda le lit quatre mois des suites de sablessure ; et la même poste qui porta à lady Lyndon lanouvelle du duel, lui remit aussi un message du capitaineFirebrace, ou il était dit : « C’est le NUMÉROUN ! »

« C’est vous, Ulick, dis-je, qui serez lenuméro deux.

– Ma foi ! dit mon cousin, c’estassez d’un ! » Mais j’avais mes projets sur lui, etj’étais déterminé tout à la fois à rendre service à cet honnêtegarçon, et à mener à bien mes desseins sur la veuve.

Chapitre 15Je fais la cour à milady Lyndon.

Comme il n’y avait pas eu de réhabilitationdes effets de l’attainderencouru par mon onclepour avoir suivi le Prétendant en 1745, il y aurait eu desinconvénients pour lui à accompagner son neveu au pays de nosancêtres, où, sinon la potence, du moins un ennuyeux emprisonnementet un pardon douteux auraient attendu le bon vieux gentilhomme.Dans toutes les crises importantes de ma vie, son avis avaittoujours pour moi de l’importance, et je ne manquai pas, dans cetteconjoncture, de le lui demander. Je lui expliquai l’état du cœur dela veuve, tel que je l’ai décrit dans le dernier chapitre, lesprogrès que le jeune Poynings avait faits dans son affection, etson oubli de son ancien admirateur, et, en retour, j’eus une lettrepleine d’excellentes suggestions dont j’eus soin de profiter.

L’aimable chevalier commençait par dire qu’ilétait pour l’instant logé au couvert des frères mineurs deBruxelles, qu’il avait quelque idée d’y faire son salut, et, seretirant pour toujours du monde, de se consacrer aux plus sévèrespratiques de la religion. En attendant, il m’écrivait au sujet dela charmante veuve. Il était naturel qu’une personne de son immensefortune, et dont l’extérieur n’était point désagréable, eûtbeaucoup d’adorateurs autour d’elle ; et, comme du vivant deson mari elle n’avait pas du tout montré de répugnance à recevoirmes hommages, je ne devais faire aucun doute que je n’étais pas lepremier qu’elle eût ainsi favorisé, et que vraisemblablement je neserais pas le dernier.

« Je voudrais, mon cher enfant,ajoutait-il, que ce vilain attainder qui me tientpar le cou, et la résolution que j’ai prise de me retirer tout àfait d’un monde de péché et de vanité, ne m’empêchât pas de vousvenir, de ma personne, en aide dans cette crise délicate ;car, pour la mener à bonne fin, il ne suffit pas de l’indomptablecourage, rodomontade, audace, que vous possédez plus qu’aucun jeunehomme que j’aie jamais connu (quant à la rodomontade, comme lechevalier l’appelle, je la nie du tout au tout, ayant toujours ététrès-modeste dans mon maintien) ; mais, quoique vous ayez lavigueur d’exécution, vous n’avez pas l’esprit ingénieux qui suggèredes plans de conduite à suivre dans une affaire qui menace d’êtrelongue et difficile. Auriez-vous jamais songé à ce brillant projetde la comtesse Ida, qui a été si près de vous donner la plus grandefortune de l’Europe, sans l’avis et l’expérience d’un pauvrevieillard, qui règle ses comptes avec le monde, et est sur le pointde s’en retirer pour tout de bon ?

« Eh bien ! quant à ce qui est de lacomtesse Lyndon, votre mode de conquête est à présent tout à faiten l’air pour moi, et je ne puis vous conseiller jour par jourcomme je voudrais pouvoir le faire, selon les circonstances quisurviennent. Mais votre plan général doit être celui-ci. Si je mesouviens bien des lettres que vous receviez d’elle à l’époque de lacorrespondance que cette bête de femme entretenait avec vous, il aété échangé entre vous de grandes phrases de sentiment, et SaSeigneurie vous a surtout écrit elle-même ; c’est un bas-Bleu,et elle aime à écrire ; les griefs qu’elle avait contre sonmari étaient (comme c’est l’usage des femmes) le thème continuel desa correspondance. Je me rappelle plusieurs passages de seslettres, où elle déplore amèrement son sort d’être unie à quelqu’unde si indigne d’elle.

« À coup sûr, dans la masse de billetsque vous avez d’elle, il doit y avoir de quoi la compromettre.Examinez-les bien, choisissez les passages, et menacez-la de lefaire. Écrivez-lui d’abord de ce ton assuré d’un amant qui a tousdroits sur elle. Puis, si elle garde le silence, adressez desreprésentations, en faisant allusion à ses anciennes promesses, enproduisant des preuves de l’estime où elle vous tenait, en jurantdésespoir, destruction, vengeance, si elle devient infidèle.Effrayez-la, étonnez-la par quelque trait d’audace, qui lui fassevoir votre indomptable résolution ; vous êtes homme à cela.Votre épée a une réputation en Europe, et vous avez un renomd’audace, qui est la première chose qui ait attiré sur vous lesregards de milady Lyndon. Faites parler de vous à Dublin ;soyez aussi brillant, et aussi brave, et aussi bizarre quepossible. Combien je voudrais être auprès de vous ! Vousn’avez pas l’imagination qu’il faut pour inventer le rôle que jevoudrais vous faire jouer ; mais, pourquoi parler ?N’ai-je pas assez du monde et de ses vanités ? »

Il y avait beaucoup de bon sens pratique danscet avis, que je cite dégagé du long récit de ses mortifications etdévotions où mon oncle se complaisait, finissant sa lettre, commed’habitude, par d’instantes prières pour ma conversion à la vraiefoi. Mais il était fidèle à son culte, et moi, en homme d’honneuret de principes, je ne l’étais pas moins au mien, et je ne doutepas que, sous ce rapport, l’un ne soit aussi agréable quel’autre.

Ce fut donc conformément à ces instructionsque j’écrivis à lady Lyndon pour lui demander, à mon arrivée, quandle plus respectueux de ses admirateurs aurait la permission detroubler sa douleur. Puis, comme Sa Seigneurie ne répondit point,je demandai si elle avait oublié le passe et celui qu’ellefavorisait : de son intimité à une si heureuse époque. Calistene se souvenait-elle plus d’Eugenio ? En même temps, j’envoyaipar mon domestique, avec cette lettre, une petite épée en présent àlord Bullingdon, et un billet particulier à son gouverneur, de qui,par parenthèse, j’avais en ma possession un billet montant à unesomme, j’oublie laquelle, mais que le pauvre hère aurait eu bien dela répugnance à payer. À ce message, Vint une réponse du secrétairede Sa Seigneurie, disant que lady Lyndon était trop accablée parl’horrible malheur qui venait de l’atteindre, pour voir personneautre que ses parents ; et aussi un avis de mon ami, legouverneur de l’enfant, me prévenant que milord George Poyningsétait le jeune parent qui paraissait devoir la consoler.

Ceci fut cause de la querelle entre moi et cejeune seigneur, que je pris soin de provoquer dès son arrivée àDublin.

Quand la nouvelle du duel fut apportée à laveuve de Castle-Lyndon, mon donneur de renseignements m’écrivit quelady Lyndon avait poussé un cri et jeté le journal à terre endisant : « L’horrible monstre ! il ne reculerait pasdevant un assassinat, je crois ; » et le petit lordBullingdon, tirant son épée, l’épée que je lui avais donnée, ledrôle ! déclara qu’il tuerait avec l’homme qui avait fait dumal au cousin George. Quand M. Runt lui fit observer quec’était moi qui lui avais fait présent de cette épée le petitvaurien jura qu’il me tuerait tout de même. Le fait est qu’en dépitde mes bontés pour lui, ce garçon eut toujours l’air de medétester.

Sa Seigneurie envoya tous les jours descourriers pour s’informer de la santé de lord George ; et,m’étant dit qu’elle se déciderait probablement à venir à Dublin, sielle apprenait qu’il fût en danger, je m’arrangeai pour la faireinformer qu’il était dans un état précaire, qu’il empirait, queRedmond Barry avait pris la fuite en conséquence ; cettefuite, je la fis annoncer aussi par le Mercure, mais jen’allai point au delà de la ville de Bray, qu’habitait ma pauvremère, et où tout embarras pour cause de duel me promettait un bonaccueil.

Ceux de mes lecteurs qui sont fortementpénétrés du sentiment de la piété filiale s’étonneront que je n’aiepas encore décrit mon entrevue avec cette tendre mère, qui avaitfait pour moi de si grands sacrifices dans ma jeunesse, et pour quiun homme de ma nature chaleureuse et aimante ne pouvait pas ne paséprouver la plus durable et la plus sincère affection.

Mais un homme lancé dans la haute sphère où jeme trouvais avait des devoirs publics à remplir avant de consulterses sentiments privés ; aussitôt donc mon arrivée, j’expédiaiun messager à mistress Barry pour la lui annoncer, pour lui offrirmes respects et lui promettre que j’irais les lui présenter enpersonne, dès que mes affaires me laisseraient libre de quitterDublin.

Elles étaient, je n’ai pas besoin de le dire,fort considérables. J’avais à m’acheter des chevaux, à m’installerconvenablement, à faire mon entrée dans le grand monde ; et,ayant annoncé mon intention de monter mon écurie et de vivre sur unpied distingué, je fus, dès le surlendemain, tellement assailli desvisites de la noblesse et de la gentry, et tellementaccablé d’invitations à dîner et à souper, qu’il me devintexcessivement difficile pour quelques jours de satisfaire l’extrêmeenvie que j’avais de rendre visite à mistress Barry.

Il paraît que la bonne âme avait préparé unfestin dès qu’elle avait appris mon arrivée, et y avait invitétoutes ses humbles connaissances de Bray ; mais je fus engagéaprès coup par milord Ballyragget pour ce jour-là, et,naturellement, je fus obligé de manquer à la promesse que j’avaisfaite à mistress Barry de venir à son humble fête.

Je tâchai d’adoucir le désappointement de mamère en lui envoyant une belle pièce de satin noir et une robe develours, que j’avais achetées pour elle chez les meilleurs merciersde Dublin (et que je dis même avoir apportées exprès de Paris pourelle) ; mais le messager que je dépêchai avec ces présentsrapporta les paquets avec la pièce de satin à moitié déchirée aumilieu, et je n’eus pas besoin de ses explications pour comprendreque quelque chose avait offensé la bonne dame, qui était sortie,dit-il, et l’avait accablé d’injures à la porte, et l’auraitsouffleté, si elle n’eût été retenue par un monsieur en noir, queje jugeai avec raison devoir être son révérend amiM. Jowls.

Cet accueil fait à mes présents me fit plutôtcraindre qu’espérer une entrevue avec mistress Barry, et retarda mavisite de quelques jours encore. Je lui écrivis une lettrerespectueuse et calmante, à laquelle je ne reçus point de réponse,quoique j’y eusse mentionné qu’en me rendant à la capitale j’avaisété à Barryville, et que j’avais revu les lieux témoins de monenfance.

Peu m’importe d’avouer que c’est la seulecréature humaine que je redoute d’affronter. Je me rappelle sesaccès de colère quand j’étais petit, et les réconciliations, quiétaient encore plus violentes et plus pénibles. Au lieu donc d’yaller moi-même, je lui envoyai mon factotum, Ulick Brady, quirevint disant qu’il avait eu une réception qu’il ne voudrait pointessuyer encore pour vingt guinées ; qu’il avait été mis à laporte de la maison, avec l’injonction formelle de m’informer que mamère me désavouait pour toujours. Cet anathème maternel m’affectabeaucoup, car je fus toujours le plus respectueux des fils, et jeme déterminai à aller aussi vite que possible braver ce que jesavais devoir être une scène inévitable de reproches et de colère,pour obtenir, je m’en flattais, une réconciliation non moinscertaine.

J’avais eu un soir à souper quelques personnesde la meilleure compagnie de Dublin, et je reconduisais jusqu’enbas milord marquis avec une paire de bougies, lorsque, sur lesdegrés de ma porte, je trouvai assise une femme vêtue de gris, àlaquelle, la prenant pour une mendiante, je présentai une pièced’argent, et que mes nobles amis, un peu échauffés par le vin, semirent à plaisanter, comme ma porte se fermait et que je leursouhaitais à tous une bonne nuit.

Je fus passablement surpris et affectéd’apprendre plus tard que cette femme, enveloppée d’un capuchon,n’était autre que ma mère, qui, par orgueil, avait fait vœu de nejamais entrer chez moi, mais qui, entraînée par l’intérêt maternel,n’avait pu résister au désir de revoir son fils, et s’était ainsipostée sous un déguisement à ma porte. Vraiment, l’expérience m’adémontré que ce sont les seules femmes qui ne trompent jamais unhomme, et dont l’affection survit à toutes les épreuves. Songez auxheures que la bonne âme a dû passer, seule dans la rue, à écouterle bruit et l’allégresse de mes appartements, le cliquetis desverres, le rire, les chœurs joyeux et lesapplaudissements !

Quand survint mon affaire avec lord George, etque je me vis, par les raisons que j’ai dites, dans la nécessité deme tenir à l’écart, maintenant, pensai-je, voici le moment de fairema paix avec ma bonne mère ; jamais elle ne me refusera unasile, à présent que je parais être en danger ; lui ayant doncfait dire que j’arrivais, que j’avais eu un duel qui m’avait misdans l’embarras et qui me forçait de me cacher, je suivis monmessager à une demi-heure de distance, et, je vous le garantis, iln’y eut pas manque de bon accueil, car bientôt, ayant été introduitdans une chambre vide, par la fille aux pieds nus qui servaitmistress Barry, la porte s’ouvrit, et la pauvre mère s’élança dansmes bras avec un cri, et avec des transports de joie que jen’essayerai pas de décrire : ils ne peuvent être compris quedes femmes qui ont tenu dans leurs bras un fils unique, après douzeans d’absence.

Le révérend M. Jowls, le directeur de mamère, fut la seule personne à qui sa porte fut ouverte pendant monséjour chez elle, et il n’admit pas de refus. Il se fit un verre depunch au rhum, qu’il paraissait être dans l’habitude de boire auxfrais de ma bonne mère, poussa de gros gémissements, et se mitaussitôt à me sermonner sur mes péchés, et principalement sur ladernière horrible action que j’avais commise.

« Péchés ? dit ma mère se hérissantà cette attaque contre son fils, certainement nous commis tous despécheurs ; et c’est vous, monsieur Jowls, qui m’avez procurél’inexprimable bonheur de savoir cela. Mais quelle autre conduiteauriez-vous voulu que tînt le pauvre enfant ?

– J’aurais voulu que monsieur évitât deboire, de se quereller, et d’avoir cet abominable duel, »répondit l’ecclésiastique.

Mais ma mère lui coupa la parole en disant quece genre de conduite pouvait être fort bon pour une personne de saprofession et de sa naissance, mais qu’il ne convenait ni à unBrady ni à un Barry. Dans le fait, elle était ravie de l’idée quej’avais blessé en duel le fils d’un marquis anglais : je luiracontai donc, pour la consoler, une vingtaine d’autres affairesque j’avais eues, et dont le lecteur connaît déjàquelques-unes.

Comme mon ex-antagoniste ne courait aucundanger quand je répandis le bruit de sa périlleuse situation, jen’avais aucun motif particulier pour que ma reclusion fûttrès-rigoureuse. Mais la veuve ne savait pas le fait aussi bien quemoi ; elle fit barricader sa maison, et Becky, sa servante auxpieds nus, était perpétuellement en sentinelle pour donner l’alarmeen cas que les gens de police vinssent faire des perquisitions.

La seule personne que j’attendisse, toutefois,était mon cousin Ulick, qui devait m’apporter l’agréable nouvellede l’arrivée de lady Lyndon ; et j’avoue qu’après deux joursd’étroite reclusion à Bray, dans lesquels j’avais raconté à ma mèretoutes les aventures de ma vie, et réussi à lui faire accepter lesrobes qu’elle avait refusées précédemment, et une additionconsidérable que je fus enchanté de faire à son revenu, je fus fortenchanté quand je vis ce reprouvé d’Ulick Brady, comme l’appelaitma mère, arriver à la porte dans ma voiture avec l’agréablenouvelle, pour ma mère, que le jeune lord était hors de danger, et,pour moi, que la comtesse de Lyndon était à Dublin.

« Je voudrais, Redmond, que ce jeunegentilhomme eût été en danger un peu plus longtemps, dit la veuve,ses yeux s’emplissant de larmes : vous en seriez restéd’autant plus avec votre pauvre mère. » Mais je séchai seslarmes en l’embrassant chaudement et promis de la voir souvent, etlui donnai à entendre que j’aurais peut-être bien une maison à moiet une noble fille pour la recevoir.

« Qui est-elle, cher Redmond ? ditla vieille dame.

– Une des plus nobles et des plus richesfemmes de l’empire, mère, répondis-je. Assez, Brady, pour cettefois, » ajoutai-je en riant ; et, sur ces espérances, jelaissai mistress Barry dans les meilleures dispositions.

Personne n’est moins rancunier que moi ;et lorsqu’une fois j’en suis arrivé à mes fins, je suis la pluspaisible créature du monde. Je fus une semaine à Dublin avant dejuger nécessaire de quitter cette capitale. Je m’étais tout à faitréconcilié avec mon rival pendant ce laps de temps ; jem’étais fait un devoir de me présenter à son logis, et j’étaispromptement devenu l’intime consolateur de son chevet. Il avait unvalet de chambre envers qui je ne négligeai point d’être civil, etpour qui mes gens eurent ordre d’avoir des attentions toutesparticulières, car j’avais un désir bien naturel d’apprendre surquel pied milord George avait été avec la dame de Castle-Lyndon,s’il rôdait d’autres galants autour de la veuve, et comment elleavait supporté la nouvelle de sa blessure.

Le jeune seigneur lui-même m’éclaira quelquepeu sur les choses que je tenais le plus à savoir.

« Chevalier, me dit-il un matin que jevenais lui rendre mes devoirs, je vois que vous êtes une ancienneconnaissance de ma parente, la comtesse de Lyndon. Elle m’écrit unepage d’injures contre vous dans la lettre que voici ; et leplus étrange de l’histoire, c’est qu’un jour qu’on causait de vousau château de Lyndon, et du train splendide que vous meniez àDublin, la belle veuve jura et protesta qu’elle n’avait jamais ouïparler de vous.

« – Oh ! si, maman, dit le petitBullington : ce grand homme noir, à Spa, qui louchait, quigrisait mon gouverneur, et m’a envoyé mon épée, son nom estM. Barry. »

« Mais milady fit sortir l’enfant de lachambre, et soutint qu’elle ne vous connaissait pas du tout.

– Et vous êtes parent et ami de miladyLyndon, milord ? dis-je d’un ton de grave surprise.

– Oui, vraiment, répondit le jeunegentilhomme. Je n’ai quitté sa maison que pour recevoir de vouscette vilaine blessure ; et elle est venue bien mal à propos,qui plus est.

– Pourquoi plus mal à propos qu’en toutautre instant ?

– C’est que, voyez-vous, chevalier, jecrois que la veuve avait un faible pour moi : je crois quej’aurais pu la décider à rendre nos liens plus intimes ; et,ma foi ! quoiqu’elle soit plus âgée que moi, c’est aujourd’huile plus riche parti de l’Angleterre.

– Milord George, dis-je, permettez-moi devous faire une franche mais étrange question : voulez-vous memontrer ses lettres ?

– Vraiment non ! je ne ferai pas unepareille chose, répliqua-t-il courroucé.

– Ne vous fâchez pas. Si je vous montre,moi, des lettres de lady Lyndon à moi adressées, me laisserez-vousvoir celles que vous avez d’elle ?

– Où en voulez-vous venir, au nom duciel, monsieur Barry ? dit le jeune seigneur.

– J’en veux venir à ceci, que j’aimepassionnément lady Lyndon ; que je ne lui suis… ou plutôt queje ne lui étais point indifférent ; que je l’aime éperdûmenten ce moment même, et que je mourrai moi-même ou tuerai l’homme quime sera préféré.

– Vous, épouser la plus grandehéritière et le plus noble sang d’Angleterre ? dit lord Georgeavec hauteur.

– Il n’est pas de sang plus noble que lemien, répondis-je ; et, je vous le dis, je ne sais si je doisou non espérer. Mais ce que je sais, c’est qu’il fut un temps où,tout pauvre que je suis, la grande héritière ne dédaignait pasd’abaisser ses regards sur ma pauvreté, et que tout homme pourl’épouser devra auparavant passer sur mon cadavre. Il est heureuxpour vous, ajoutai-je d’un air sombre, que lors de ma rencontreavec vous, je n’aie pas su que vous eussiez des vues sur miladyLyndon. Mon pauvre enfant, vous êtes un garçon de cœur, et je vousaime. Mon épée est la première de l’Europe, et vous seriez étendudans un lit plus étroit que celui que vous occupez à présent.

– Enfant ! dit lord George, je n’aipas quatre ans de moins que vous.

– Vous avez quarante ans de moins commeexpérience. J’ai passé par tous les degrés de la vie. Par monhabileté et ma hardiesse, j’ai fait moi-même ma fortune. J’aiassisté à quatorze batailles rangées comme simple soldat, et j’aiété vingt-trois fois sur le terrain, et je n’ai jamais été touchéqu’une fois, et c’était par l’épée d’un maître d’armes français,que je tuai. J’ai débuté dans la vie à dix-sept ans ; j’étaisun mendiant, et me voici, à vingt-sept, avec vingt mille guinées.Supposez-vous qu’un homme de mon courage et de mon énergie peut nepas venir à bout de tout ce qu’il tente, et, qu’ayant des droitssur la veuve, je ne les ferai pas valoir ? »

Ce discours n’était pas d’une exactitudeparfaitement littérale (car j’avais multiplié mes bataillesrangées, mes duels et ma fortune de quelque chose) ; mais jevis qu’il faisait l’impression que j’avais voulu produire surl’esprit dû jeune gentilhomme, qui écoutait mes allégations avec unsérieux tout particulier, et que je laissai présentement lesdigérer.

Une couple de jours après, je revins le voir,et je lui apportai quelques-unes des lettres échangées entre moi etmilady Lyndon.

« Tenez, dis-je, regardez ; je vousla montre en confidence, voici une boucle de cheveux de SaSeigneurie ; voici ses lettres signées Calista et adressées àEugenio. Voici une pièce de vers adressée par Sa Seigneurie à votrehumble serviteur :

Quand Phœbus de ses feux inonde la prairie,

Quand la pâle Cynthie y verse sa clarté,

– Calista ! Eugenio ! Phœbus deses feux inonde la prairie ! s’écria le jeune lord. Est-ce unrêve ? Eh mais, mon cher Barry, la veuve m’a envoyé à moicette même pièce de vers :

Heureuse du soleil dorant l’herbe fleurie,

Ou rêveuse aux lueurs du bel astre argenté. »

Je ne pus m’empêcher de rire à cette citation.C’était, de fait, mot pour mot, ce que ma Calista m’avait adressé.Et nous trouvâmes, en comparant les lettres, que des passagesentiers, dus à sa plume éloquente, figuraient également dans lesdeux correspondances. Voyez ce que c’est que d’être un bas-bleu etd’avoir la passion d’écrire des lettres !

Le jeune homme posa les papiers, en proie à ungrand trouble.

« Eh bien ! Dieu soit loué !dit-il après une pause assez longue, Dieu soit loué ; et bondébarras ! Ah ! monsieur Barry, quelle femme j’aurais puépouser si ces bienheureux papiers ne m’étaient pas tombés sous lamain ! Je croyais que milady Lyndon avait un cœur, monsieur,je dois l’avouer, quoique pas très-chaud, et que, du moins, onpouvait se fier à elle. Mais l’épouser à présent ! j’aimeraisautant envoyer mon domestique dans la rue me chercher une femme,que de m’unir à cette matrone d’Éphèse.

– Milord George, dis-je, vous connaissezpeu le monde. Rappelez-vous quel mauvais mari avait lady Lyndon, etne soyez pas étonné que, de son côté, elle ait été indifférente.Elle n’a jamais non plus, j’ose en faire le pari, dépassé lesbornes d’une innocente galanterie, et ses péchés n’ont pas été audelà d’un sonnet ou d’un billet doux.

– Ma femme, dit le petit lord, n’écrirani sonnets ni billets doux, et je suis profondément heureux depenser que j’ai connu à temps cette femme sans cœur, dont j’ai cruun moment être amoureux. »

Le jeune seigneur était, comme j’ai dit,très-novice dans les choses de ce monde ; car de supposerqu’un homme voudrait abandonner quarante mille livres sterling derente, parce que la dame en possession de cette fortune avait écritquelques lettres sentimentales à un jeune homme, c’est vraimenttrop absurde ; ou bien, comme je penche à le croire, il étaitbien aise de trouver une excuse pour se retirer de la lice, ne sesouciant nullement d’affronter une seconde fois la victorieuse épéede Redmond Barry.

Quand l’idée du danger de Poynings, ou lesreproches adressés probablement par lui à la veuve à mon sujet,eurent amené à Dublin, comme je l’espérais, cette excessivementfaible femme, et que mon digne Ulick m’eut informé de son arrivée,je quittai ma bonne mère, qui s’était tout à fait réconciliée avecmoi (c’était le duel qui en était cause), et j’appris quel’inconsolable Caliste était sur le pied de rendre visite à sonberger souffrant, au grand déplaisir de ce gentilhomme, à ce que medirent les domestiques. Les Anglais sont trop souvent d’unrigorisme et d’un orgueil absurde en fait de point d’honneur ;et, après la manière dont s’était conduite sa parente, lordPoynings avait juré de ne plus avoir rien de commun avec elle.

J’eus ce renseignement du valet de chambre deSa Seigneurie, avec qui, je l’ai dit, j’avais pris grand soind’être au mieux ; et quand il me plaisait d’y passer, sonportier ne me refusait plus l’entrée.

Milady avait sans doute gagné aussi, cethomme, car elle avait pu monter, quoique milord eût défendu saporte ; le fait est que je l’avais suivie de chez elle chez,lord George Poynings, et vu descendre de sa chaise et entrer, avantque je pusse le faire moi-même. Je me proposais de l’attendrepaisiblement dans l’antichambre, de lui faire une scène et de luireprocher son infidélité, si besoin était ; mais les chosess’arrangèrent d’une façon bien plus commode pour moi, et commej’entrais, sans être annoncé, dans la chambre qui précédait cellede milord, j’eus le bonheur d’entendre dans celle-ci, dont la porteétait entr’ouverte, la voix de ma Caliste. Elle jetait les hautscris, en appelant au pauvre patient, qui était retenu dans son lit,et parlant du ton le plus passionné.

« Qui peut vous porter, George,disait-elle, à douter de ma foi ? Comment pouvez-vous mebriser le cœur en me repoussait de cette façon monstrueuse ?Voulez-vous la mort de la pauvre Calista ? Eh bien, ehbien ! je rejoindrai dans la tombe le pauvre ange qui n’estplus.

– Et qui y est entré il y a trois mois,dit lord George avec un rire sardonique ; quelle merveille quevous lui ayez si longtemps survécu !

– Ne traitez pas votre pauvre Calista decette cruelle, cruelle manière, Antonio ! s’écria laveuve.

– Bah ! dit lord George, ma blessureest mauvaise. Mes médecins me défendent de beaucoup parler.Supposez que votre Antonio soit fatigué, ma chère. Ne pouvez-vousvous consoler avec quelque autre ?

– Ciel ! lord George !Antonio !

– Consolez-vous avec Eugenio, » ditamèrement le jeune seigneur, et il se mit à sonner ; sur quoison valet, qui était dans l’intérieur de l’appartement, en sortit,et il lui dit de reconduire Sa Seigneurie.

Lady Lyndon quitta la chambre dans le plus vifémoi. Elle était en grand deuil, avec un voile sur la figure, et nereconnut pas la personne qui attendait dans l’antichambre. Commeelle descendait, je la suivis d’un pied léger, et, au moment où sonporteur lui ouvrait la portière, je m’élançai en avant et lui prisla main pour la mettre dans sa chaise.

« Très-chère veuve, dis-je, Sa Seigneuriea parlé comme il faut. Consolez-vous avec Eugenio ! »

Elle était trop effrayée, même pour crier,quand son porteur l’emmena. Elle fut déposée à sa maison, et vouspensez bien que j’étais à sa portière, comme auparavant, pourl’aider à sortir de sa chaise.

« Monstre d’homme ! dit-elle, jevous prie de me laisser.

– Madame, ce serait manquer à monserment, répliquai-je, rappelez-vous le vœu qu’Eugenio a fait àCalista.

– Si vous ne me quittez pas, je vais vousfaire chasser par mes domestiques.

– Eh quoi ! quand je viens avec leslettres de ma Calista en poche, pour les lui rendrepeut-être ! Vous pouvez beaucoup par la douceur sur RedmondBarry, madame, mais rien par la violence.

– Que voulez-vous de moi, monsieur ?dit la veuve passablement agitée.

– Laissez-moi monter, et je vous diraitout, » repartis-je ; et elle daigna me donner la main etme permettre de la conduire de sa chaise à son salon.

Quand nous fûmes seuls, je m’ouvrishonorablement à elle.

« Très-chère madame, dis-je, que votrecruauté ne pousse pas un esclave désespéré à de funestes mesures.Je vous adore. Autrefois, vous me permettiez de vous exprimer toutbas ma passion sans contrainte ; à présent, vous me chassez dechez vous, vous laissez mes lettres sans réponse, et vous mepréférez un autre. Il m’est impossible de supporter un pareiltraitement voyez le châtiment que j’ai été forcé d’infliger ;tremblez à la pensée de celui que je puis être obligé d’administrerencore cet infortuné jeune homme ; s’il vous épouse, madame,il est sûr de mourir.

– Je ne vous reconnais pas le moindredroit, dit la veuve, de faire la loi à la comtesse de Lyndon ;je ne comprends rien à vos menaces, et je ne m’en soucie pas. Ques’est-il passé entre moi et un aventurier irlandais, qui autoriseces impertinentes libertés ?

– Voici ce qui s’est passé, madame,dis-je, les lettres de Calista à Eugenio. Elles peuvent avoir étéfort innocentes, mais le monde le croira-t-il ? Vous pouvezn’avoir pas eu d’autre intention que de vous jouer du cœur d’unpauvre innocent gentilhomme irlandais, qui vous adorait et avaitconfiance en vous. Mais qui croira à votre innocence en présence dutémoignage irrécusable de votre propre écriture ? Qui croiraque vous avez pu écrire ces lettres par pur badinage decoquetterie, et non sous l’influence de l’affection.

– Scélérat ! s’écria milady Lyndon,oseriez-vous donner à ces lettres frivoles aucun autre sens quecelui qu’elles ont réellement ?

– Je leur donnerai toute espèce de sens,dis-je, tant est forte la passion qui m’anime pour vous. Je l’aijuré, il le faut, vous serez à moi ! M’avez-vous jamais vupromettre de faire une chose, et manquer à ma promesse ? Quepréférez-vous de moi ? Un amour comme une femme n’en a jamaisinspiré à un homme, ou une haine comme il n’en existe pas depareille ?

– Une femme de mon rang, monsieur, n’arien à craindre de la haine d’un aventurier tel que vous, répliquala dame en se redressant avec dignité.

– Regardez votre Poynings ; était-ilde votre rang ? Vous êtes la cause de la blessure de ce jeunehomme, madame, et si l’instrument de votre férocité n’avait eupitié de lui, vous étiez l’auteur de sa mort, oui, de samort ; car lorsqu’une femme est infidèle, n’arme-t-elle pas lemari qui punit le séducteur ? et je vous regarde comme mafemme, Honoria Lyndon !

– Mari ! femme, monsieur ! criala veuve toute stupéfaite.

– Oui, femme et mari ! Je ne suispas un de ces pauvres sires dont les coquettes peuvent se jouer,quitte à les jeter de côté ensuite. Vous voudriez oublier ce quis’est passé entre nous à Spa ; Calista voudrait oublierEugenio, mais je ne me laisserai pas oublier de vous. Vous avez crupouvoir vous amuser de mon cœur, n’est-il pas vrai ? Une foisatteint, Calista, il l’est pour toujours. Je vous aime ; jevous aime aussi passionnément à cette heure que lorsque j’étaissans espoir ; et à présent que je puis vous obtenir, vouspensez que je renoncerai à vous ! Cruelle, cruelleCalista ! Vous connaissez peu le pouvoir de vos charmes, sivous croyez que leur effet s’efface si aisément ; vousconnaissez peu la constance de ce pur et noble cœur, si vous croyezqu’une fois qu’il aime, il peut jamais cesser de vous adorer.Non ! Je jure, par votre cruauté, que je me vengeraid’elle ; je jure, par votre merveilleuse beauté, que je laconquerrai, que je serai digne de la conquérir. Charmante,séduisante, volage, cruelle femme ! Vous serez à moi, je lejure. Votre fortune est grande, mais ne suis-je pas d’une natureassez généreuse pour en user dignement ? Votre rang est élevé,mais pas autant que mon ambition. Vous vous êtes donnée jadis à undébauché sans chaleur et sans énergie, donnez-vous maintenant,Honoria, à un homme, à celui qui, si haut que soit votrerang, sera à sa hauteur et saura même le relever. »

En parlant de la sorte à la veuve étonnée, jeme tenais debout au-dessus d’elle ; je la fascinais du regard,je la voyais rougir et pâlir de crainte et de stupeur ; jevoyais que l’éloge de ses charmes et le tableau de ma passionn’étaient pas mal accueillis, et je contemplais, avec un sang-froidtriomphant, l’empire que je prenais sur elle. La terreur, soyez-ensûr, n’est pas un mauvais ingrédient de l’amour. Un homme qui veutà toute force conquérir le cœur d’une femme faible et vaporeuse,doit réussir, pour peu que l’occasion le seconde.

« Homme terrible ! dit lady Lyndonen reculant d’effroi aussitôt que j’eus cessé de parler (j’étaismême à bout d’éloquence, et cherchais un autre discours à luifaire). Homme terrible ! laissez-moi. »

Je vis, par ces paroles mêmes, que j’avaisfait impression sur elle. « Si elle me laisse entrer chez elledemain, dis-je, elle est à moi. »

En descendant, je mis dix guinées dans la maindu portier, qui resta tout étonné d’un tel présent.

« C’est pour vous dédommager de la peinede m’ouvrir la porte, lui dis-je ; vous aurez souvent à lefaire. »

Chapitre 16Je pourvois noblement aux besoins de ma famille, et atteins lecomble des (soi-disant) faveurs de la fortune.

Le lendemain, quand je retournai chez laveuve, mes craintes se réalisèrent ; la porte me futrefusée ; milady n’était pas à la maison. Je savais quec’était faux ; j’avais surveillé la porte toute la matinée,d’un logement que j’avais loué en face.

« Votre maîtresse n’est pas sortie,dis-je ; je le refuse de me voir, et, comme de raison, je nepuis entrer de force chez elle. Mais, écoutez, vous êtesAnglais ?

– Oui, monsieur, dit mon homme de l’airde la plus grande supériorité ; Votre Honneur doit le voir àmon haccent. »

Je savais qu’il l’était et que je pouvais, parconséquent, lui offrir de l’argent ; un domestique irlandaisen haillons, ses gages ne lui fussent-ils jamais payés, vous auraitprobablement jeté votre argent au visage.

« Écoutez donc, lui dis-je. Les lettresde votre maîtresse passent par vos mains, n’est-ce pas ? Unecouronne pour chacune de celles que vous m’apporterez à lire. Il ya un débit de whisky dans la rue voisine, apportez-les quand vous yallez boire, et demandez-moi sous le nom de Dermot.

– Je me souviens de Votre Honneur, àSpor, dit le drôle en ricanant ; sept est le point,eh ? » Et, tout fier de cette réminiscence, je pris congéde mon inférieur.

Je ne défends pas cette pratique d’ouvrir leslettres dans la vie privée, sauf les cas de la plus urgentenécessité, où alors nous devons suivre l’exemple de nos supérieurs,les hommes d’État de toute l’Europe, et, pour un grand bien, nouspermettre une petite infraction aux convenances. Les lettres demilady Lyndon ne s’en trouvaient pas plus mal pour être ouvertes,et moi, je m’en trouvais beaucoup mieux, la lecture dequelques-unes de ces nombreuses lettres me donnant une connaissanceplus intime de son caractère à mille égards, et une influence surelle, dont je ne fus pas long à profiter. À l’aide de ces lettreset de mon ami l’Anglais, que je régalais toujours de ce qu’il yavait de mieux en fait de liquide, et que je gratifiais de présentsen espèces encore plus agréables (je mettais une livrée, pour lerencontrer, et une perruque rousse, sous laquelle il étaitimpossible de reconnaître le brillant et élégant Redmond Barry),j’étais au fait des mouvements de la veuve, de façon à lasurprendre. Je savais d’avance les lieux publics où elleirait ; ils étaient peu nombreux, à cause de sonveuvage ; et partout où elle paraissait, à l’église ou auparc, j’étais toujours prêt à lui offrir son livre, ou à trotter àcheval à la portière de son carrosse.

Un bon nombre des lettres de Sa Seigneuriecontenaient le plus étrange fatras qu’ait jamais écrit, unbas-bleu. Je ne connais pas de femme qui prît et jetât de côté unequantité plus grande de bonnes amies. Elle se mit bientôt à écrireà plusieurs de ces chères créatures au sujet de mon indignepersonne, et ce fut avec une extrême satisfaction que je remarquaienfin que la veuve se prenait d’une peur terrible de moi,m’appelant sa bête noire, son esprit de ténèbres, son sanguinaireadorateur, et mille autres noms qui indiquaient l’excès de soninquiétude et de son effroi. C’était : « Le misérable asuivi ma voiture tout le long du parc ; » ou :« Mon Destin m’a poursuivie à l’église ; » et :« Mon inévitable adorateur m’a donné la main pour sortir de machaise chez le mercier, » etc. Mon désir était d’augmenter enelle ce sentiment de crainte, et de lui faire croire que j’étaisune personne à laquelle il était impossible d’échapper.

Dans ce but, je payai une devineresse qu’elleconsulta, comme le faisaient à cette époque une foule des personnesles plus bêtes et les plus distinguées de Dublin, et qui, quoiquela comtesse y fût allée sous le costume d’une de ses femmes dechambre, ne manqua pas de reconnaître son véritable rang, et de luidécrire, comme son futur mari, son persévérant adorateur RedmondBarry, esq. Cet incident la troubla beaucoup. Elle en écrivit à sescorrespondantes dans des termes de stupéfaction et de terreur.« Ce monstre, écrivait-elle, peut-il, en effet, ce dont il sevante, faire plier le destin lui-même sous sa volonté ?Peut-il me contraindre à l’épouser, quoique je le détestecordialement, et m’amener comme une esclave à ses pieds ?L’horrible regard noir de ses yeux de serpent me fascine etm’épouvante ; il semble me poursuivre partout ; et, mêmelorsque je ferme mes yeux, ce regard terrible me traverse lapaupière et est encore sur moi. »

Quand une femme commence à parler ainsi d’unhomme, âne est celui qui ne vient pas à bout d’elle ; et, pourma part, je la suivais en tous lieux, et me posais en face d’elle,et « la fascinais du regard, » comme elle disait, fortassidûment. Lord George Poynings, son ancien adorateur, gardait,pendant ce temps, la chambre avec sa blessure, et avait parudéterminé à renoncer à toutes prétentions sur elle ; car ilrefusait de la recevoir lorsqu’elle se présentait, ne répondaitpoint à ses lettres multipliées, et se contentait de diregénéralement que son chirurgien lui avait défendu de recevoir desvisites et de répondre aux lettres. Ainsi, tandis qu’il se retiraitau dernier plan, j’avançais au premier, et prenais grand soin qu’ilne se présentât aucun rival avec quelque chance de succès ;car aussitôt que j’en entendais parler d’un, je lui cherchaisquerelle, et j’en poivrai deux de cette manière, en sus de mapremière victime, lord George. Je prenais toujours un autreprétexte de querelle avec eux, que leurs attentions pour ladyLyndon, en sorte qu’il n’en pouvait résulter ni scandale ni offensepour Sa Seigneurie. Mais elle savait fort bien à quoi s’en tenirsur ces duels ; et les jeunes gens de Dublin aussi, enadditionnant deux à deux, commencèrent à s’apercevoir qu’il y avaitun dragon qui gardait la riche héritière, et qu’il fallait dompterce dragon avant d’arriver à la dame. Je vous garantis qu’après cestrois premiers champions, il n’y en eut pas beaucoup de disposés àse mettre sur les rangs, et j’ai souvent ri (dans ma barbe) de voirplusieurs des jeunes mirliflors de Dublin, qui escortaient à chevalson carrosse, décamper dès que ma jument baie et ma livrée vertefaisaient leur apparition.

Je voulais donner une grande et imposantepreuve de mon pouvoir, et, à cet effet, j’avais résolu de rendre unimportant service à mon cousin Ulick, et d’enlever pour lui le belobjet de ses affections, miss Kiljoy, sous les yeux mêmes de satutrice et amie, lady Lyndon, et au nez des frères de lademoiselle, qui passaient la saison à Dublin, et faisaient autantd’embarras des dix mille livres irlandaises de leur sœur, que sielle avait eu des millions. La fille n’avait aucune répugnance pourM. Brady, et cela seul montre combien les hommes ont peu decœur, et comment un génie supérieur peut triompher de difficultésqui, aux esprits communs, paraissent insurmontables, qu’il n’avaitjamais songé à un enlèvement, comme je fis tout de suite avecaudace. Miss Kiljoy avait été pupille de la cour de chancelleriejusqu’à sa majorité (époque avant laquelle il eût été dangereuxpour moi de mettre à exécution le projet que j’avais surelle) ; mais, quoique libre à présent d’épouser qui ellevoudrait, c’était une jeune personne d’un caractère timide, etayant aussi peur de ses frères et autres parents, que si elle n’eûtpas été indépendante. Ils avaient en vue, pour elle, un de leursamis, et avaient dédaigneusement rejeté la proposition d’UlickBrady, gentilhomme ruiné qui, à ce que pensaient ces fatsrustiques, était tout à fait indigne de la maison d’une héritièreaussi prodigieusement riche que leur sœur.

Se trouvant trop seule dans sa grande maisonde Dublin, la comtesse de Lyndon invita son amie, miss Amalia, à ypasser la saison avec elle, et, dans un accès de tendressematernelle, envoya aussi chercher son fils, le petit Bullingdon, etma vieille connaissance, le gouverneur, pour lui tenir compagnie.Un carrosse de famille amena, du château de Lyndon, l’enfant,l’héritière et le précepteur, et je résolus de saisir la premièreoccasion d’exécuter mon plan.

Cette chance ne se fit pas longtemps attendre.J’ai dit, dans un des précédents chapitres de ma biographie, que leroyaume d’Irlande, à cette époque, était ravagé par diversestroupes de bandits qui, sous les noms de Whiteboys, Oakboys,Steelboys, ayant des capitaines à leur tête, tuaient lesintendants, brûlaient les meules, mutilaient les bestiaux, et sefaisaient justice eux-mêmes. Une de ces bandes, ou plusieurs autantque j’en sache, était commandée par un mystérieux personnage appeléle capitaine Thunder, dont l’occupation semblait, être de marierles gens avec ou sans leur consentement, ou sans celui de leursparents. Les Gazettes de Dublin et les Mercuresdecette époque (1772), regorgent de proclamations du lord lieutenant,offrant des récompenses pour l’arrestation de ce redoutablecapitaine Thunder et de sa troupe, et décrivant tout au long lesdivers exploits de ce féroce aide de camp du dieu d’hyménée. Je medéterminai à faire usage, sinon des services, du moins du nom de cecapitaine Thunder, et à mettre mon cousin Ulick en possession de sabelle et des dix mille livres. Ce n’était pas une grande beauté, etje présume qu’il aimait plutôt la bourse que la femme.

À cause de son veuvage, lady Lyndon ne pouvaitpas encore fréquenter les bals et les routs que l’hospitalièrenoblesse de Dublin était dans l’habitude de donner ; mais sonamie, miss Kiljoy, n’avait pas les mêmes motifs de retraite, et nedemandait pas mieux que d’assister à toutes les soirées auxquelleselle pourrait être priée. Je fis cadeau à Ulick Brady d’une couplede beaux habits de velours, et, par mon influence, il fut invité àplusieurs des plus élégantes assemblées. Mais il n’avait pas mesavantages, ni mon expérience des manières de cour ; il étaitaussi timide avec les dames qu’un jeune cheval, et n’était pas plusen état de danser le menuet qu’un âne. Au milieu de ce mondecivilisé, il fit peu de chemin dans le cœur de sa maîtresse ;dans le fait, je pus voir qu’elle lui préférait plusieurs autresjeunes gentilshommes, plus à leur aise au bal que le pauvre Ulick,qui avait fait sa première impression sur l’héritière, et avaitbrûlé pour elle de sa première flamme chez son père, à Ballykiljoy,où il chassait et se grisait avec le vieux.

« Je pourrais bien aussi venir à boutd’eux, de façon ou d’autre, disait Ulick en poussant unsoupir ; et, s’il ne s’agissait que déboire ou de courir laplaine, il n’est pas d’homme, en Irlande, qui aurait plus dechances auprès d’Amalia.

– N’ayez pas peur, Ulick, luirépondis-je, vous aurez votre Amalia, ou mon nom n’est pas RedmondBarry. »

Milord Charlemont, qui était un des seigneursles plus élégants et les plus accomplis de l’Irlande à cetteépoque, un érudit et un bel esprit, qui avait beaucoup voyagé àl’étranger, où j’avais eu l’honneur de le connaître, donna unmagnifique bal masqué dans sa maison de Marino, à quelques millesde Dublin, sur la route de Dunleary ; et ce fut à cette fêteque je me déterminai à rendre Ulick heureux pour la vie. MissKiljoy était invitée à ce bal, ainsi que le petit lord Bullingdon,qui se mourait d’envie de voir un tel spectacle ; et il futconvenu qu’il irait sous la surveillance de son gouverneur, monvieil ami le révérend M. Runt. Je sus dans quel équipage nosgens devaient se rendre au bal, et je pris mes mesures enconséquence.

Ulick Brady n’y était point ; sa fortuneet sa qualité n’étaient pas suffisantes pour obtenir une invitationdans un endroit si distingué, et le bruit avait couru, trois joursauparavant, qu’il avait été arrêté pour dettes, ce qui ne surpritaucun de ceux qui le connaissaient.

Je pris, pour cette soirée, un costume quim’était très-familier, celui de simple soldat de la garde du roi dePrusse. Je m’étais fait faire un masque grotesque, avec un nez etune moustache énormes ; je baragouinais un mélange confusd’anglais et d’allemand, où dominait surtout cette dernièrelangue ; et j’avais autour de moi une foule qui riait de mondrôle d’accent, et dont la curiosité était accrue par ce qu’ellesavait déjà de mon histoire. Miss Kiljoy était vêtue en princesseantique, avec le petit Bullingdon pour page du temps de lachevalerie ; les cheveux du page étaient poudrés, sonpourpoint couleur de rose, et vert-pomme et argent, et il avaittrès-bon air et très-effronté, se carrant avec mon épée au côté.Quant à M. Runt, il se promenait fort gravement en domino, etallait continuellement rendre visite au buffet, où il mangea assezde poulet froid, et but assez de punch et de vin de Champagne poursatisfaire une compagnie de grenadiers.

Le lord lieutenant arriva et partit en grandapparat. Le bal était magnifique. Miss Kiljoy eut des cavaliers enfoule, parmi lesquels était votre serviteur, qui dansa un menuetavec elle (si le gauche dandinement de l’héritière irlandaise peuts’appeler de ce nom), et j’eus l’occasion de plaider la cause de mapassion pour lady Lyndon dans les termes les plus pathétiques, etde demander l’intercession de son amie en ma faveur.

Il était trois heures du matin quand leshabitants de Lyndon-House s’en allèrent. Le petit Bullingdons’était depuis longtemps endormi dans un des cabinets dechinoiserie de lady Charlemont. M. Runt avait la voixexcessivement enrouée, et la démarche chancelante. Une jeunepersonne, aujourd’hui, serait alarmée de voir un gentleman dans cetétat ; mais c’était un spectacle fort commun à cette joyeuseépoque, où un homme était regardé comme une poule mouillée, s’il nese grisait pas de temps en temps. Je mis miss Kiljoy en voiture,avec plusieurs autres gentilshommes, et perçant du regard la foulede porteurs de torches en guenilles, de cochers, de mendiants,d’hommes et de femmes ivres, qui se tenaient invariablement auxportes des maisons où se donnaient des fêtes, je vis le carrossepartir avec un hourra de cette populace, et revins à la salle dusouper, où je parlai allemand, régalai les trois ou quatre buveursqui y étaient encore d’un chœur en hollandais, et attaquai les metset le vin avec beaucoup de résolution.

« Comment pouvez-vous boire à votre aiseavec ce grand nez ? dit un des convives avec l’accentirlandais.

– Allez-vous faire pendre ! »dis-je avec le même accent, et me remettant à boire ; sur quoiles autres rirent, et je continuai mon souper en silence.

Il y avait parmi eux un gentilhomme qui avaitvu partir les habitants de Lyndon, et avec qui j’avais fait unegageure que je perdis : le lendemain matin, j’allai la luipayer. Tous ces détails, le lecteur sera étonné de me les entendreénumérer ; mais le fait est que ce ne fut pas moi quiretournai souper, mais mon ancien valet allemand, qui était de mataille, et qui, revêtu de mon costume, pouvait parfaitement passerpour moi. Nous avions changé d’habits dans une voiture de place quistationnait près du carrosse de lady Lyndon, et qui, courant après,l’eut bientôt rejoint.

Le fatal carrosse, qui emportait l’aimableobjet de l’affection d’Ulick Brady, n’avait pas fait beaucoup dechemin, lorsque, au milieu d’une profonde ornière, il s’arrêtasoudain avec une forte secousse, et le valet de pied, qui étaitderrière, sautant par terre, cria au cocher qu’une roue étaittombée et qu’il serait dangereux de continuer n’en ayant que trois.Les boîtes de roues n’avaient pas été inventées alors, comme ellesl’ont été depuis par les ingénieux carrossiers de Long-Acre. Etcomment la clavette de la roue était partie, je ne prétends pas ledire, mais elle pouvait fort bien avoir été retirée parquelques-uns des drôles attroupés autour de la porte de lordCharlemont.

Miss Kiljoy mit la tête à la portière encriant comme font les dames ; M. Runt, le chapelain,s’éveilla de son sommeil d’ivrogne, et le petit Bullingdon, selevant et tirant sa petite épée, dit : « N’ayez pas peur,miss Amalia ; si ce sont des voleurs, je suis armé. » Lejeune vaurien avait un courage de lion, c’est une vérité que jedois reconnaître, en dépit de toutes mes querelles ultérieures aveclui.

La voiture de place, qui avait suivi lecarrosse de lady Lyndon, arriva en ce moment, et le cocher, voyantl’accident, descendit de son siége et demanda poliment à SaSeigneurie de lui faire l’honneur d’entrer dans sa voiture, quiétait aussi propre et aussi élégante qu’une personne de la plushaute qualité pouvait le désirer. Cette invitation, après uneminute ou deux, fut acceptée des gens du carrosse, le cocher defiacre promettant de les mener à Dublin en toute hâte. Thady, levalet de pied, proposa d’accompagner son jeune maître et la jeunedame ; et le cocher, qui avait à côté de lui sur le siége unami qui avait l’air ivre, lui dit avec un ricanement de monterderrière. Mais la planche de derrière étant couverte de piquants,comme défense contre les enfants des rues, qui aiment à aller envoiture gratis, la fidélité de Thady n’alla pas jusqu’à braver cedanger, et il consentit à rester avec le carrosse endommagé, pourlequel le cocher et lui fabriquèrent une clavette aux dépens d’unehaie voisine.

Pendant ce temps-là, quoique la voiture deplace allât rapidement, les gens qui étaient dedans parurenttrouver la route bien longue ; et quel fut l’étonnement demiss Kiljoy, en regardant par la portière, de voir enfin autourd’elle une plaine solitaire, sans aucune apparence de ville ou deconstructions. Elle cria sur-le-champ au cocher de s’arrêter ;mais l’homme n’en fit que fouetter ses chevaux plus vite, et dit àSa Seigneurie de rester tranquille : il allait par le pluscourt.

Miss Kiljoy continua de crier, le cocher defouetter, les chevaux de galoper, jusqu’au moment où, tout à coup,il sortit d’une haie deux ou trois hommes auxquels la belle demandadu secours ; et le jeune Bullingdon, ouvrant la portière,sauta vaillamment dehors, et, culbutant, alla rouler dans lapoussière ; mais, il se remit sur pied en un instant, tira sapetite épée, et, courant vers la voiture, il s’écria :« De ce côté, messieurs ! arrêtez ce gredin !

– Arrêtez ! » crièrent leshommes ; sur quoi le cocher s’arrêta avec une obéissanceextraordinaire. Runt, tout le temps, était étendu ivre dans lavoiture, n’ayant qu’une demi-conscience de ce qui se passait.

Les champions qui venaient d’arriver ausecours de la dame en détresse tinrent alors une consultationpendant laquelle ils regardèrent le jeune lord, et rirentconsidérablement.

« Soyez sans alarme, dit leur chef en seprésentant à la portière ; un de mes hommes va monter sur lesiége à côté de cet infâme traître, et, avec la permission de VotreSeigneurie, mon compagnon et moi nous entrerons dans la voiture, etnous vous reconduirons chez vous. Nous sommes bien armés, etpourrons vous défendre en cas de danger. »

Là-dessus, et sans plus de cérémonie, ilallait sauter dans la voiture, suivi de son compagnon.

« Apprenez à vivre ! s’écria lepetit Bullingdon indigné, et faites place au lord vicomteBullingdon ! » Et il barra le passage à l’énorme personnedu nouveau venu.

« Ôtez-vous de là, milord, » ditl’homme avec un fort accent irlandais, et le poussant de côté. Surquoi l’enfant, criant : « Au voleur ! auvoleur ! » tira sa petite épée et se jeta sur l’homme, etl’aurait blessé (car une petite épée blesse aussi bien qu’unegrande), mais son adversaire, qui était armé d’un long bâton, fitheureusement sauter l’arme des mains de l’enfant ; elle volapar-dessus sa tête, et le laissa effaré et mortifié de sadéconfiture.

Alors il ôta son chapeau, en faisant au jeunelord un profond salut, et entra dans la voiture dont la portièrefut refermée sur lui par son camarade, qui devait monter sur lesiége. Miss Kiljoy aurait crié ; mais je présume qu’elle enfut empêchée par la vue d’un énorme pistolet d’arçon que produisitun de ses défenseurs en disant : « On ne veut vous faireaucun mal, madame ; mais si vous criez, nous serons forcés devous bâillonner ; » sur quoi elle devint aussi muettequ’un poisson.

Tous ces événements s’étaient passés en fortpeu de temps, et lorsque les trois étrangers eurent pris possessionde la voiture, laissant le pauvre petit Bullingdon effaré etabasourdi sur la bruyère, l’un d’eux mit la tête à la portière etdit : « Milord, un mot.

– Qu’est-ce que c’est ? » ditl’enfant, commençant à pleurer ; il n’avait que onze ans, etson courage avait été parfait jusque-là.

« Vous n’êtes qu’à deux milles de Marino.Retournez sur vos pas jusqu’à ce que vous arriviez à une grossepierre, puis tournez à droite, et allez toujours tout droit jusqu’àce que vous rencontriez la grande route, et alors vous trouverezaisément votre chemin. Et quand vous verrez milady votre maman,offrez lui les compliments du CAPITAINE THUNDER, et dites-lui quemiss Amalia Kiljoy va se marier.

– Oh ! ciel ! » soupira lajeune personne.

La voiture repartit rapidement, et le jeuneseigneur fut laissé seul sur la bruyère, juste comme le matincommençait à poindre. Il fut pris d’une belle et bonne peur, etcela n’a rien d’étonnant : l’idée lui vint de courir après lavoiture, mais son courage et ses petites jambes lui firent défaut,et il s’assit sur une pierre et pleura de dépit.

Ce fut de cette façon qu’Ulick Brady fit ceque j’appelle un mariage de Sabine. Lorsqu’il s’arrêta avec sesdeux garçons d’honneur au cottage où la cérémonie devait avoirlieu, M. Runt, le chapelain, refusa d’abord de la célébrer.Mais un pistolet fut braqué sur la tête de cet infortunéprécepteur, et il lui fut dit, avec de terribles serments, qu’onlui ferait sauter la cervelle, et alors il consentit à faire leservice. La charmante Amalia avait, bien probablement, cédé à unmotif semblable, mais de cela je n’ai rien su ; car je revinsen ville avec le cocher aussitôt que nous eûmes déposé les gens dela noce, et j’eus la satisfaction de trouver Fritz, mon Allemand,arrivé avant moi dans ma voiture et sous mon costume, ayant quittéle bal sans avoir été découvert, et s’y étant acquitté de son rôleconformément à mes ordres.

Le pauvre Runt revint le lendemain dans unpiteux état, gardant le silence sur la part qu’il avait prise auxévénements de la soirée ; et avec une lugubre histoire d’avoirété grisé, d’avoir été arrêté, d’avoir été laissé pieds et poingsliés sur la route et ramassé par une charrette de Wicklow quiapportait des provisions à Dublin. Il n’y avait pas moyen del’accuser d’être du complot. Le petit Bullingdon, qui parvint aussià retrouver sa maison, ne pouvait en aucune façon m’avoir reconnu.Mais lady Lyndon savait que j’avais pris part à la chose, car jerencontrai Sa Seigneurie le lendemain qui se rendait en toute hâteau Château, l’enlèvement ayant mis toute la ville en l’air. Et jela saluai avec un sourire si diabolique, que je vis bien qu’elleavait deviné ma participation à ce plan hardi et ingénieux.

Ce fut ainsi que je récompensai Ulick Brady deses bontés pour moi dans mon enfance, et que j’eus la satisfactionde rétablir la fortune d’une branche méritante de ma famille. Ilemmena sa femme dans le Wicklow, où il vécut avec elle dans la plusstricte reclusion jusqu’à ce que l’affaire fût apaisée, les Kiljoys’efforçant partout en vain de découvrir sa retraite. Ils ne surentmême pas de quelque temps quel était l’heureux mortel qui avaitenlevé l’héritière ; et ce fut seulement lorsqu’elle écrivit,au bout de quelques semaines, une lettre signée Amalia Brady,exprimant son parfait bonheur dans sa nouvelle condition, et disantqu’elle avait été mariée par le chapelain de lady Lyndon,M. Runt, que la vérité fut connue, et que mon digne amiconfessa la part qu’il avait eue à l’affaire. Comme sa bonnemaîtresse ne le renvoya point pour cela, chacun persista à supposerque la pauvre lady Lyndon était du complot, et l’histoire del’attachement passionné de Sa Seigneurie pour moi obtint de plus enplus crédit.

Je ne fus pas long, vous le pensez bien, àprofiter de ces bruits. Tout le monde pensait que j’avais participéau mariage de Brady, quoique personne ne pût le prouver. Tout lemonde pensait que j’étais bien avec la comtesse, quoique personnene pût affirmer que je l’eusse dit. Mais il y a manière de fairecroire une chose même en la contredisant, et j’avais coutume derire et de plaisanter si fort à propos, que tous les hommescommençaient à me complimenter sur ma bonne fortune, et à meregarder comme le fiancé de la plus grande héritière du royaume.Les papiers s’emparèrent, de la chose, les amis de lady Lyndon luifirent des représentations et crièrent : Fi ! Même lesjournaux et magazines anglais, qui à cette époque aimaientfort le scandale, rapportèrent la nouvelle, et dirent qu’une veuvebelle et accomplie, avec un titre et les plus grands biens des deuxroyaumes, était sur le point de donner sa main à un jeunegentilhomme de haute naissance, qui s’était distingué au service desa M… é, le R… de Pr… Je ne dirai pas quel était l’auteur de cesarticles, et comment deux portraits, le mien sous le titre del’Irlandais prussien, et celui de lady Lyndon sous le titre de lacomtesse d’Éphèse, parurent dans le Magazine de la ville et dela campagne, publié à Londres, et contenant le comméragefashionable du jour.

Lady Lyndon fut dans une telle perplexité etdans un tel effroi de cette obsession, qu’elle se détermina àquitter le pays. Elle le quitta donc ; et qui fut le premier àla recevoir lorsqu’elle débarqua à Holyhead ? Votre humbleserviteur, Redmond Barry, Esq. Et, pour couronner le tout, leMercure de Dublin, qui annonça le départ de milady,annonça le mien le jour d’avant. Il n’y eut pas une âmequi ne pensât qu’elle m’avait suivi en Angleterre, tandis qu’ellene faisait que me fuir. Vain espoir !… On n’échappait pasainsi à un homme de ma résolution. Elle eût fui aux antipodes,qu’elle m’y aurait trouvé ; oui, et je l’aurais suivie aussiloin qu’Orphée suivit Eurydice !

Sa Seigneurie avait à Londres, dansBerkeley-square, une maison plus magnifique que celle qu’ellepossédait à Dublin, et, sachant qu’elle y devait venir, je laprécédai dans la capitale anglaise, et pris un bel appartement dansHill-street, tout à côté. Je m’étais assuré, dans sa maison deLondres, les mêmes intelligences que dans celle de Dublin. Le mêmefidèle portier était là pour me donner tous les renseignements dontj’avais besoin. Je promis de tripler ses gages aussitôtqu’arriverait certain événement. Je gagnai la dame de compagnie delady Lyndon par un présent de cent guinées, et une promesse de deuxmille quand je serais marié, et je m’assurai les bonnes grâces desa femme de chambre favorite par un cadeau d’une valeur semblable.Ma réputation m’avait si bien devancé à Londres, qu’à mon arrivée,une foule de gens des plus distingués s’empressèrent de m’inviter àleurs soirées. Nous n’avons aucune idée, dans cet ennuyeux siècle,de la gaieté et de la splendeur de Londres à cette époque ;quelle passion pour le jeu avaient jeunes et vieux, hommes etfemmes ; que de milliers de guinées on perdait et gagnait dansune nuit ; quelles beautés il y avait, quel éclat, quelentrain, quelle élégance ! Tout le monde était d’unedélicieuse scélératesse. Les ducs de Gloucester et de Cumberlanddonnaient l’exemple, les seigneurs suivaient de près. Lesenlèvements étaient à la mode. Ah ! c’était un agréabletemps : et heureux celui qui avait du feu, de la jeunesse, del’argent, et pouvait y vivre ! J’avais tout cela, et les vieuxhabitués de White, de Wattier et de Goosetree, pourraient conterdes histoires de la galanterie, de l’ardeur et du suprême bon tondu capitaine Barry.

Le récit détaillé d’une histoire d’amour estennuyeux pour tous ceux qu’elle ne concerne point, et je laisse unpareil thème aux fades romanciers, et aux pensionnaires pourlesquelles ils les écrivent. Mon intention n’est nullement desuivre pas à pas les incidents de la mienne, ni de narrer lesdifficultés que je rencontrai, et ma triomphante manière de lessurmonter. Qu’il me suffise de dire que je les surmontai, cesdifficultés. Je sais d’avis, avec feu mon ami l’ingénieuxM. Wilkes, que de tels obstacles ne sont rien pour un hommed’énergie, et qu’il peut convertir l’indifférence et la haine enamour, s’il a suffisamment de persévérance et d’habileté. Àl’époque où expira le veuvage de la comtesse, j’avais trouvé moyend’être reçu chez elle ; ses femmes parlaient continuellementen ma faveur, exaltaient mon mérite, faisaient valoir maréputation, et vantaient mes succès et ma popularité dans le mondefashionable.

Mais les plus utiles auxiliaires que j’eussedans ma tendre poursuite étaient les nobles parents de la comtesse,qui étaient loin de savoir le service qu’ils me rendaient : jedemande la permission de les remercier de tout mon cœur desnoirceurs dont ils me chargeaient alors, et je leur jette à la facemon profond mépris pour les calomnies et la haine dont ils mepoursuivirent ensuite.

La principale de ces aimables personnes étaitla marquise de Tiptoff, mère du jeune gentilhomme dont j’avais punil’audace à Dublin. Cette vieille guenon, dès l’arrivée de lacomtesse à Londres, alla chez elle et la favorisa d’un déluged’invectives pour les encouragements qu’elle m’avait donnés, quiavança plus, je crois, mes affaires, que n’auraient fait six moisde cour, ou une demi-douzaine de rivaux laissés sur le carreau. Cefut en vain que la pauvre lady Lyndon allégua sa parfaiteinnocence, et jura qu’elle ne m’avait jamais encouragé.« Jamais encouragé ! s’écria la vieille furie ;n’avez-vous pas encouragé ce misérable à Spa du vivant même de sirCharles ? N’avez-vous pas marié une fille qui était dans votredépendance à un banqueroutier, cousin de ce mauvais sujet ?Quand il est parti pour l’Angleterre, ne l’avez-vous pas suivi,comme une folle, dès le lendemain ? N’a-t-il pas pris unlogement presque à votre porte ? Et vous n’appelez pas cela unencouragement ! Fi, madame, fi ! Vous auriez pu épousermon fils, mon cher et noble George, s’il ne s’était pas retirédevant votre honteuse passion pour ce mendiant parvenu par qui vousl’avez fait assassiner ; et le seul conseil que j’aie à donnerà Votre Seigneurie, c’est de légitimer les nœuds que vous avezcontractés avec cet impudent aventurier ; de donner uncaractère légal à cette liaison qui outrage à la fois la décence etla religion ; et d’épargner à votre famille et à votre fils lahonte de votre conduite présente. »

Là-dessus, la vieille furie de marquisesortit, laissant lady Lyndon en larmes ; et j’eus tous lesdétails de cette conversation par la dame de compagnie de SaSeigneurie, et m’en promis les meilleurs résultats.

Ainsi, par la sage influence de miladyTiptoff, les amis naturels et la famille de lady Lyndon furentéloignés d’elle. Bien plus, lorsque lady Lyndon alla à la cour, laplus auguste dame du royaume la reçut avec une froideur si marquée,que l’infortunée veuve en tomba malade de vexation. Et ainsi jepuis dire que la royauté elle-même devint un des instruments de monsuccès, et servit les plans du pauvre enfant de l’Irlande. C’estainsi que le sort se sert d’agents grands et petits et que, par desmoyens sur lesquels ils n’ont aucune action, les destinées deshommes et des femmes s’accomplissent.

Je considérerai toujours la conduite demistress Bridget (la femme de chambre favorite de lady Lyndon) encette conjoncture comme un chef-d’œuvre d’adresse, et vraiment,j’eus une telle opinion de ses talents diplomatiques, qu’àl’instant même où je devins maître des domaines de Lyndon, et où jelui payai la somme promise, – je suis homme d’honneur, et, plutôtque de ne pas tenir ma parole à cette femme, j’empruntai del’argent à des juifs, à un intérêt exorbitant, – aussitôt, dis-je,que j’eus triomphé, je pris mistress Bridget par la main, etdis : « Madame, vous avez montré une fidélité si inouïe àmon service que je suis heureux de vous récompenser conformément àma promesse ; mais vous avez donné des preuves d’une habiletéet d’une dissimulation si extraordinaires, que je dois m’abstenirde vous garder plus longtemps dans la maison de lady Lyndon, et jevous prie de la quitter aujourd’hui même. » Ce qu’elle fit, etelle passa à la faction Tiptoff, et m’a toujours déchirédepuis.

Mais il faut que je vous raconte ce qu’elleavait fait de si habile. Eh ! mon Dieu ! c’était la chosela plus simple du monde, comme le sont tous les chefs-d’œuvre.Quand lady Lyndon déplora sa destinée et, comme elle voulait bienl’appeler, ma honteuse conduite envers elle, mistress Bridgetdit :

« Pourquoi Votre Seigneurie n’écrit-ellepas un mot à ce jeune gentilhomme pour se plaindre du mal qu’il luifait ? Appelez-en à ses sentiments (qui, je l’ai entendu dire,sont vraiment très-bons, toute la ville ne parle que de sa chaleurd’âme et de sa générosité), et demandez-lui de se désister d’unepoursuite qui cause tant de peine à la meilleure des dames. Degrâce, milady, écrivez ; je sais votre style si élégant que,pour ma part, j’ai maintes fois fondu en larmes à la lecture de voscharmantes lettres, et je n’ai pas de doute que M. Barry nesacrifie tout plutôt que de vous faire du chagrin. »

Et comme de raison, la soubrette en jura.

« Le croyez-vous, Bridget, » dit SaSeigneurie ? Et ma maîtresse aussitôt m’écrivit une lettre, deson style le plus séduisant, le plus irrésistible.

« Pourquoi, monsieur, m’écrivait-elle, mepoursuivez-vous ! Pourquoi m’enlacer dans une intrigue sieffroyable que mon courage y succombe, voyant qu’il est impossibled’échapper à votre redoutable, à votre diabolique adresse ? Ondit que vous êtes généreux pour les autres : soyez-le aussipour moi. Je ne connais que trop votre bravoure : exercez-lasur des hommes qui soient en état d’affronter votre épée, et nonsur une pauvre faible femme, qui ne saurait vous résister.Rappelez-vous l’amitié que vous professiez jadis pour moi. Et,maintenant, je vous en supplie, je vous en conjure, donnez-m’en unepreuve. Démentez les calomnies que vous avez répandues contre moi,et réparez si vous le pouvez, et s’il vous reste une étincelled’honneur, les maux que vous avez causés au cœur brisé de

« H. LYNDON. »

Que voulait dire cette lettre, si ce n’est quej’y devais répondre en personne ? Mon excellent allié me ditoù je rencontrerais lady Lyndon, et, en conséquence, je la suiviset la trouvai au Panthéon. Je répétai la scène de Dublin ; jemontrai combien prodigieuse était ma puissance, tout humble quej’étais, et que mon énergie était loin encore de se lasser.« Mais, ajoutai-je, je suis aussi grand dans le bien que dansle mal, ami aussi tendre et aussi fidèle que je suis ennemiterrible. Je ferai, dis-je, tout ce que vous me demanderez, exceptélorsque vous m’ordonnerez de ne vous point aimer. C’est au-dessusde mes forces, et, tant que mon cœur battra, il faut que je voussuive. C’est ma destinée, c’est la vôtre. Cessez de lutter contreelle, et soyez à moi. Ô la plus aimable des femmes, avec la vieseule peut finir ma passion pour vous, et en effet, ce n’est qu’enmourant sur votre ordre que je pourrai vous obéir. Voulez-vous queje meure ? »

Elle dit en riant (car c’était une femme d’unehumeur vive et enjouée) qu’elle ne voulait pas me pousser ausuicide, et je compris dès ce moment qu’elle était à moi.

*

**

À un an de là, le 15 de mai 1773, j’eusl’honneur et le bonheur de conduire à l’autel Honoria comtesse deLyndon, veuve de feu le très-honoré sir Charles Lyndon, chevalierdu Bain. La cérémonie fut célébrée à l’église de Saint-George,Hanover-Square, par le révérend Samuel Runt, chapelain de SaSeigneurie. Un bal et un souper magnifiques furent donnés à notremaison de Berkeley-square, et le lendemain j’eus un duc, quatrecomtes, trois généraux, et une foule de gens des plus distingués deLondres, à mon lever. Walpole fit une satire sur le mariage, etSelwyn en fit des plaisanteries au Cacaotier. La vieille ladyTiptoff, quoiqu’elle l’eût recommandé, fut près de s’en mordre lesdoigts de dépit, et quant au jeune Pullingdon, qui était devenu ungrand garçon de quatorze ans, lorsqu’il fût invité par la comtesseà embrasser son papa, il me montra le poing et dit :« Lui, mon père ! J’aimerais autant appeler papa un deslaquais de Votre Seigneurie. »

Mais je pouvais rire de la fureur de l’enfantet de la vieille femme, et des plaisanteries des beaux esprits deSaint-James. J’envoyai un récit flambant de nos noces à ma mère età mon oncle, le bon chevalier, et alors, arrivé au comble de laprospérité, et m’étant, à l’âge de trente ans, par mon propremérite et mon énergie, élevé à une des plus hautes positionssociales qu’aucun homme pût occuper en Angleterre, je résolus d’enjouir, comme il convenait à un homme de qualité, le reste de mesjours.

Après que nous eûmes reçu les félicitations denos amis de Londres, car, à cette époque, les gens n’étaient pashonteux d’être mariés, comme ils le paraissent maintenant, Honoriaet moi (elle était toute complaisance, et une très-belle, vive etagréable compagne), nous allâmes visiter nos propriétés dansl’ouest de l’Angleterre, où je n’avais jamais encore mis le pied.Nous quittâmes Londres dans trois voitures, chacune à quatrechevaux, et mon oncle aurait été bien aise s’il avait pu voir surleurs panneaux la couronne d’Irlande et l’ancien écusson des Barryà côté de la couronne de la comtesse et du noble cimier de la noblefamille de Lyndon.

Avant de quitter Londres, j’obtins de SaMajesté la gracieuse permission d’ajouter à mon nom celui de macharmante lady, et pris désormais les nom et titre de Barry Lyndon,comme je l’ai écrit dans cette autobiographie.

Chapitre 17Je fais l’ornement de la société anglaise.

Tout le trajet jusqu’à Hackton-Castle, la plusgrande et la plus ancienne de nos résidences patrimoniales duDevonshire, se fit avec la lenteur et la dignité qui convenaient àdes gens de la première qualité du royaume. Un piqueur à ma livréeallait devant nous et retenait nos logements de ville enville ; et c’est dans cet apparat que nous nous arrêtâmes àAndover, Ilminster et Exeter, et le quatrième soir nous arrivâmes,à temps pour souper, devant l’antique manoir baronnial, dont laporte était dans un odieux goût gothique qui aurait renduM. Walpole fou de plaisir.

Les premiers jours d’un mariage sontd’ordinaire une terrible épreuve ; et j’ai vu des couples quivécurent ensemble comme des tourtereaux le reste de leur vies’arracher quasi les yeux pendant leur lune de miel. Je n’échappaipoint au lot commun ; dans notre voyage à l’Ouest, miladyLyndon se mit à me chercher querelle parce que je tirai une pipe detabac (j’avais contracté l’habitude de fumer en Allemagne, quandj’étais soldat au régiment de Bulow, et je n’ai jamais pu m’endéfaire) et la fumai dans la voiture ; et Sa Seigneurie pritombrage aussi à Ilminster et à Andover, parce que les soirs où nouscouchâmes là, la fantaisie me vint d’inviter les aubergistes de laCloche et du Lion à vider une bouteille avec moi. Lady Lyndon étaitune femme hautaine, et je hais l’orgueil, et je vous promets quedans les deux cas je réprimai ce vice en elle. Le troisième jour denotre voyage, je me fis allumer l’amadou de ma pipe par elle de sespropres mains, et me le remettre les larmes aux yeux ; et àl’auberge du Cygne, à Exeter, je l’avais si complétement domptée,qu’elle me demanda humblement si je ne voulais pas que l’hôtesseaussi bien que l’hôte montât dîner avec nous. À cela je n’auraisrien eu à redire, car vraiment mistress Bonnyface était une femmede fort bonne mine ; mais nous attendions la visite de milordl’évêque, un parent de lady Lyndon, et les bienséances ne mepermirent pas de satisfaire au désir de ma femme. Je parus avecelle au service du soir, par politesse pour notre très-révérendcousin, et souscrivis vingt-cinq guinées en son nom et cent aumien, pour le fameux nouvel orgue que l’on construisait alors pourla cathédrale. Cette conduite, au début de ma carrière dans lecomté, ne me rendit pas peu populaire ; et le chanoine tenu àrésidence, qui me fit la faveur de souper avec moi à l’auberge, seretira après la sixième bouteille, faisant, au milieu de seshoquets, les vœux les plus solennels pour le bonheur d’un sip-p-pieux gentilhomme.

Avant d’atteindre le château de Hackton, nouseûmes à faire dix milles à travers les terres des Lyndon ; lepeuple était hors des maisons pour nous voir, les clochessonnaient, le ministre et les fermiers étaient assemblés dans leursplus beaux habits, le long de la route, et les enfants des écoles,et les laboureurs poussaient de bruyantes acclamations en l’honneurde milady. Je jetai de l’argent à ces braves gens, je m’arrêtaipour causer avec le révérend et les fermiers ; et si jetrouvai que les filles du Devonshire étaient les plus belles duroyaume, est-ce ma faute ? Cette remarque-ci, milady Lyndonl’eut particulièrement sur le cœur ; et je crois qu’elle futplus irritée de mon admiration pour les joues rouges de miss BetsyQuarringdon, de Clumpton, que d’aucune de mes paroles ou actionsprécédentes pendant le voyage. « Ah ! ah ! ma belledame, vous êtes jalouse ! » me dis-je, et je réfléchis,non sans un profond chagrin, avec quelle légèreté elle s’étaitconduite du vivant de son mari, et que ceux-là sont les plus jalouxqui donnent eux-mêmes le plus de sujets de jalousie.

Autour du village de Hackton, l’accueil futspécialement animé ; on avait fait venir des musiciens dePlymouth, élevé des arcs de triomphe et arboré des drapeaux,surtout devant les maisons du procureur et du médecin, qui étaienttous deux employés par la famille. Il y avait plusieurs centainesde vigoureux gaillards à la grande loge qui, avec le mur du parc,borne d’un côté Hackton-Green, et d’où se prolonge, ou plutôt seprolongeait, pendant trois milles, une majestueuse avenue d’ormes,jusqu’aux tours du vieux château. J’aurais bien voulu que cefussent des chênes, quand je les abattis en 79, car j’en auraisretiré le triple d’argent, et je ne connais rien de plus coupableque cette insouciance des ancêtres, de planter leurs terres de boisde peu de valeur, quand ils pourraient tout aussi aisément fairevenir des chênes. Aussi j’ai toujours dit que le Lyndon Tête-Ronde,de Hackton, qui planta ces ormes du temps de Charles II,m’avait frustré de dix mille livres.

Les premiers jours de notre arrivée, mon tempsfut agréablement occupé à recevoir les visites de la noblesse et dela gentry qui venaient présenter leurs devoirs au noblecouple nouvellement marié, et, comme la femme de Barbe-Bleue, dansle conte de fées, à inspecter les trésors, les meubles et lesnombreuses chambres du château. C’est un énorme endroit qui dated’aussi loin que Henry V, qui fut assiégé et battu en brèchepar les gens de Cromwell dans la révolution, et changé etrafistolé, dans un odieux goût suranné, par le Lyndon Tête-Rondequi hérita de la propriété à la mort d’un frère dont les principesétaient excellents et dignes d’un vrai cavalier, mais qui se ruinaprincipalement à boire, à jouer aux dés, et à mener une viedissolue, et un peu aussi à soutenir la cause du roi. Le châteauest situé au milieu d’une belle chasse qui était toute parsemée dedaims ; et je dois avouer que j’éprouvais dans lescommencements beaucoup de plaisir quand j’étais assis dans leparloir de chêne, les soirs d’été, fenêtres ouvertes, la vaisselled’or et d’argent brillant de mille lueurs éblouissantes sur lesbuffets, une douzaine de joyeux compagnons autour de la table, etque je contemplais l’immense parc tout verdoyant, et les boisagités par la brise, et le soleil se couchant sur le lac, et quej’entendais les daims s’appeler l’un l’autre.

L’extérieur était, la première fois que j’yarrivai, un bizarre mélange de toute espèce d’architecture, detours féodales et de pignons dans le style de la reine Bess(Élisabeth), et de murs grossièrement rapiécés pour réparer lesravages du canon des Têtes-Rondes ; mais je n’ai pas besoin dem’étendre là-dessus, – ayant fait faire à très grands frais unefaçade neuve, par un architecte à la mode, dans le plus nouveau ettrès-classique style gallo-grec » Il y avait auparavant desfossés et des ponts-levis, et des murs extérieurs ; je les fisraser et remplacer par d’élégantes terrasses, agréablementdisposées en parterre d’après les plans de M. Cornichon, legrand architecte parisien, qui vint tout exprès en Angleterre.

Après avoir monté les degrés extérieurs, vousentriez dans une antique salle de vastes dimensions, boisée dechêne noir sculpté, et ornée de portraits de nos ancêtres, depuisla barbe carrée de Brook Lyndon, le grand homme de loi du temps dela reine Bess, jusqu’au corsage lacé et fort, ouvert et aux longuesboucles de lady Sacharissa Lyndon, que Van Dyck peignit lorsqu’elleétait fille d’honneur de la reine Henriette-Marie, et jusqu’à sirCharles Lyndon, avec son cordon de chevalier du Bain ; etmilady, peinte par Hudson, en robe de satin blanc avec les diamantsde famille, telle qu’elle fut présentée au vieux roi George II. Lesdiamants étaient fort beaux ; je les fis d’abord remonter parBœhmer, quand nous parûmes devant Leurs Majestés françaises àVersailles, et, finalement, en tirai dix-huit mille livres, aprèscette infernale veine de malheur à Goosetree, où Jemmy Twitcher(comme nous appelions mylord Sandwich), Carlisle, Charles Fox etmoi, jouâmes l’hombre pendant quarante-quatre heures sansdésemparer. Des arcs et des piques, d’énormes têtes de cerfs, desinstruments de chasse, et de vieilles armures rouillées qui avaientdû être portées du temps de Gog et de Magog, pour ce que j’en sais,complétaient la vieille décoration de cette immense salle etétaient disposés autour d’une cheminée où aurait pu tourner uncarrosse à six chevaux. Je conservai à cette salle à peu près soncachet antique, mais je fis définitivement porter les vieillesarmures au grenier, les remplaçant par des monstres en porcelaine,des canapés dorés de France, et des marbres élégants, dont les nez,les membres brisés et la laideur prouvaient incontestablementl’antiquité, et qu’un agent avait achetés pour moi à Rome. Mais telétait le goût du temps (et peut-être aussi la friponnerie de monagent), qu’une partie de ces merveilles de l’art, qui m’avait coûtétrente mille livres, ne rapporta que trois cents guinées, lorsque,plus tard, je fus dans la nécessité de battre monnaie avec mescollections.

De cette pièce principale partait de chaquecôté la longue suite des appartements de réception, pauvrementmeublés avec des siéges à dossiers élevés, et de longues etbizarres glaces de Venise, quand j’entrai en possession du domaine,mais rendus plus tard si splendides par moi avec les damas d’or deLyon et les magnifiques tapisseries des Gobelins que je gagnai aujeu à Richelieu. Il y avait trente-six chambres de maître, dont jene conservai que trois dans leur ancienne condition : lachambre aux revenants, comme on l’appelait, où s’était commisl’assassinat du temps de Jacques II, le lit où avait couchéGuillaume après son débarquement à Torbay, et la chambre d’apparatde la reine Élisabeth. Tout le reste fut décoré à nouveau parCornichon, dans le goût le plus élégant, au grand scandale desvieilles douairières empesées du pays ; car j’eus pour ornerles pièces principales des peintures de Boucher et de Vanloo, oùles Cupidons et les Vénus étaient peints d’une façon si naturelle,qu’il me souvient que cette vieille pomme cuite de comtesse deFrumpington attacha les rideaux de son lit avec des épingles etenvoya sa fille, lady Blanche Whalebone, coucher avec sa femme dechambre, plutôt que de lui permettre de dormir dans une chambretoute garnie de glaces, sur le modèle exact du cabinet de la reineà Versailles.

Pour beaucoup de ces ornements, je n’étais pasresponsable au même degré que Cornichon, que m’envoya Lauraguais,et qui fut l’intendant de mes bâtiments pendant mon absence àl’étranger. Je lui avais donné carte blanche, et lorsqu’il tomba etse cassa la jambe, comme il décorait un théâtre dans la salle quiavait été anciennement la chapelle du château, les gens du payspensèrent que c’était une punition du ciel. Dans sa fureurd’amélioration, cet homme osait tout. Sans mes ordres, il abattitun vieux bois hanté des corneilles, qui était sacré dans le pays,et sur lequel il y avait une prophétie disant :

Le jour où tombera le bois de la Corneille,

Hackton-Hall tombera d’une chute pareille.

Les corneilles s’en allèrent s’établir dansles bois de Tiptoff, qui étaient près de nous (qu’elles aillent àtous les diables !), et Cornichon bâtit à cet endroit untemple de Vénus et deux charmantes fontaines. Les Vénus et lesCupidons étaient l’adoration du drôle ; il voulut enlever laséparation gothique de notre banc à l’église, et la remplacer pardes Cupidons ; mais le vieux docteur Huff, le recteur, sortitavec un gros bâton de chêne et adressa au malencontreux architecteun discours en latin dont il ne comprit pas un mot, mais où il luifit entendre qu’il lui romprait les os s’il touchait du bout dudoigt le saint édifice. Cornichon se plaignit de « l’abbéHuff, » comme il l’appelait « et quel abbé, grandDieu ! ajoutait-il tout ébouriffé, un abbé avec douzeenfants ! » mais j’encourageai l’église sous ce rapport,et ordonnai à Cornichon de n’exercer ses talents que sur lechâteau.

Il y avait une magnifique collectiond’ancienne vaisselle plate, à laquelle j’en ajoutai beaucoup demoderne ; une cave qui, toute bien garnie qu’elle était,demandait continuellement à être remplie, et une cuisine que jeréformai complétement. Mon ami, Jack Wilkes, m’envoya un cuisinierde Mansion-House pour la cuisine anglaise, le département de latortue et de la venaison ; j’eus un chef (qui provoqual’Anglais, soit dit en passant, et se plaignit amèrement de ce groscochon qui voulait se battre à coups de poing), deux aides de Pariset un confiseur italien pour officiers de bouche : touteschoses indispensables à un homme de haute condition, que ce vieilodieux pince-maille de Tiptoff, mon parent et voisin, affecta devoir avec horreur, faisant courir le bruit dans le pays que jefaisais faire ma cuisine par des papistes, que je vivais degrenouilles, et, vraiment il le croyait, que je fricassais despetits enfants.

Mais les squires mangeaient très-volontiersmes dîners, malgré tout, et le vieux docteur Huff lui-même futforcé de convenir que ma venaison et ma soupe à la tortue étaientparfaitement orthodoxes. Je savais aussi une autre manière de mefaire bien venir des premiers. On n’avait dans le pays pour chasserle renard qu’une meute de chiens formée par souscription, etquelques malheureuses paires de bigles galeux, avec lesquels levieux Tiptoff arpentait ses terres ; je bâtis un chenil et desécuries qui coûtèrent trente mille livres, et les garnis d’unefaçon digne de mes ancêtres, les rois d’Irlande. J’avais deuxmeutes, et j’entrais en plaine dans la saison quatre fois lasemaine, suivi de trois gentilshommes revêtus de mon uniforme, etj’avais maison ouverte à Hackton pour tous ceux qui étaient de lachasse.

Ces changements et ce train de viedemandaient, comme on peut le supposer, de grands déboursés ;et je confesse avoir en moi fort peu de ce vil esprit d’économieque certaines gens possèdent et admirent. Par exemple, le vieuxTiptoff entassait sou sur sou pour réparer les extravagances de sonpère et dégager ses biens : une bonne partie de l’argent quiprovenait de ce dégrèvement, mon agent se le procurait enhypothéquant les miens. Et, en outre, il faut se rappeler que jen’avais que la jouissance viagère des biens de ma femme, que j’aitoujours été très-facile dans mes transactions avec les prêteursd’argent, et que j’avais à payer gros pour assurer la vie demilady.

À la fin de l’année, lady Lyndon me fitprésent d’un fils : je l’appelai Bryan Lyndon, en mémoire dema descendance royale ; mais qu’avais-je à lui laisser de plusqu’un noble nom ? Le bien de sa mère n’était-il pas assuré, àtitre de majorat, à cet odieux petit Turc, lord Bullingdon, dont,par parenthèse, je n’ai encore rien dit, quoiqu’il demeurât àHackton, confié à un nouveau gouverneur. L’insubordination de cetenfant était terrible. Il citait des passages de Hamlet àsa mère, ce qui l’irritait fort. Un jour que je pris un fouet pourle châtier, il tira un couteau et voulut m’en frapper ; et mafoi je me souvins de ma propre enfance, qui était assezsemblable ; et, lui tendant la main, j’éclatai de rire et luiproposai d’être amis. Nous nous réconciliâmes pour cette fois, etla suivante, et la suivante ; mais il n’y avait pas d’amourperdu entre nous, et sa haine pour moi semblait croître avec lui,et il croissait à vue d’œil.

Je résolus d’assurer moi aussi du bien à moncher petit Bryan ; et, dans ce but, j’abattis pour douze millelivres de haute futaie sur les domaines d’Yorkshire et d’Irlande delady Lyndon : sur quoi le tuteur de Bullingdon, Tiptoff, jetales hauts cris, comme de coutume, et jura que je n’avais pas ledroit de toucher à une branche de ces arbres ; mais ils n’entombèrent pas moins, et je chargeai ma mère de racheter lesanciennes terres de Ballybarry et Barryogue, qui avaient jadis faitpartie des immenses possessions de ma maison. Ces terres, elle lesracheta avec une prudence parfaite et une joie extrême ; carson cœur se réjouissait de l’idée qu’il m’était né un fils et quej’étais puissamment riche.

Pour dire la vérité, maintenant que je vivaisdans une sphère toute différente de la sienne, j’avais passablementpeur qu’elle ne vînt me rendre visite, et étonner mes amis anglaisde sa forfanterie et de son brogue[8], deson rouge et de ses vieux paniers et falbalas du temps de GeorgeII, sous lesquels elle avait avantageusement figuré dans sajeunesse, et qu’elle croyait encore pleinement être l’apogée de lamode. Je lui écrivis donc pour retarder sa visite, lui demandant devenir quand l’aile gauche du château serait achevée, ou que lesécuries seraient bâties, etc. Il n’était pas besoin de cetteprécaution. « Je comprends à demi-mot, Redmond, me répondit lavieille dame. Je ne veux pas vous déranger, au milieu de vos grosmessieurs anglais, avec mes manières irlandaises passées de mode.C’est un bonheur pour moi de penser que mon garçon chéri a obtenula position que je savais bien lui être due, et en vue de laquelleje me suis privée pour lui donner une éducation qui l’y rendîtpropre. Il faut m’amener le petit Bryan un de ces jours, afin quesa grand’mère l’embrasse. Présentez ma respectueuse bénédiction àmilady sa maman. Dites-lui qu’elle a dans son mari un trésorqu’elle n’aurait pas eu, eût-elle épousé un duc, et que les Barryet les Brady, quoique sans titres, ont le meilleur sang dans lesveines. Je n’aurai pas de repos que je ne vous aie vu comte deBallybarry, et mon petit-fils lord vicomte de Barryogue. »

La singulière chose que ces mêmes idéesvinssent à l’esprit de ma mère et au mien ! Les mêmes titresauxquels elle s’était arrêtée avaient été aussi (asseznaturellement) choisis par moi ; et je ne ferai pas difficultéd’avouer que j’avais rempli une douzaine de feuilles de papier avecma signature, sous les noms de Ballybarry et de Barryogue, et avaisrésolu, avec mon impétuosité naturelle, d’en arriver à mes fins. Mamère alla s’établir à Ballybarry, vivant chez le prêtre enattendant qu’on pût y élever une habitation, et datant deBallybarry-Castle, que, vous le pensez bien, je ne donnai pas pourun endroit de mince importance. J’avais un plan de cette terre dansmon cabinet, tant à Hackton que dans Berkeley-square, et les plansaussi de Ballybarry-Castle, résidence patrimoniale de Barry Lyndon,Esq., avec les embellissements projetés, dans lesquels le châteauétait représenté de la dimension à peu près de Windsor, avec plusd’ornements d’architecture ; et huit cents acres de tourbièrese trouvant disponibles, je les achetai à raison de trois livresl’acre, en sorte que mon domaine sur la carte n’avait pas l’air depeu de chose[9]. Je m’arrangeai aussi dans l’année pouracheter les terres et mines de Polwellan dans le Cornwall de sirJohn Trecothick, pour soixante-dix mille livres, marché imprudent,qui m’attira plus tard bien des discussions et des procès. Lesennuis de la propriété, la scélératesse des agents, les argutiesdes gens de loi, sont sans fin. Les petites gens nous envient, ets’imaginent que toute notre existence n’est que plaisir. Maintesfois, dans le cours de ma prospérité, j’ai soupiré après les joursde ma plus humble fortune, et envié les joyeux compagnons assis àma table, n’ayant sur le dos que les habits que mon crédit leurprocurait, sans une guinée que celle qui leur venait de ma poche,mais sans aucun de ces soucis et de ces responsabilités qui sont ledouloureux apanage de la grandeur et de la fortune.

Je ne fis qu’une apparition et une prise depossession dans mes terres du royaume d’Irlande, récompensantgénéreusement les personnes qui avaient été bonnes pour moi dansmes jours d’adversité, et prenant la place qui m’était due dansl’aristocratie du pays. Mais, à vrai dire, le lieu avait peud’attraits pour moi après avoir goûté des plaisirs plus distinguéset plus complets de la vie anglaise et continentale, et nouspassâmes nos étés à Buxton, à Bath, à Harrogate, tandis queHackton-Castle s’embellissait de l’élégante manière que j’ai déjàdécrite, et la saison de Londres dans notre hôtel deBerkeley-square.

C’est étonnant combien la richesse donne devertus à un homme, ou, au moins, leur sert de vernis et de lustre,et en fait ressortir le brillant et le coloris d’une façon dont onn’avait pas d’idée quand l’individu était plongé dans la froide etgrise atmosphère de la pauvreté. Je vous assure que je ne fus paslongtemps à être un charmant garçon du premier ordre, à fairepassablement de sensation dans les cafés de Pall-Mall, et ensuitedans les plus fameux clubs. Mon style, mes équipages et mesélégantes réceptions, étaient dans toutes les bouches, et décritsdans toutes les feuilles du matin. La portion la plus besoigneusedes parents de lady Lindon, et ceux qui avaient été offensés parl’intolérable importance du vieux Tiptoff, commencèrent à paraîtreà nos routs et à nos assemblées, et quant à ma parenté personnelle,je trouvai à Londres et en Irlande plus de cousins se réclamant demoi, que je ne m’en étais soupçonné. Ils étaient, comme de raison,de mon pays (dont je n’étais pas particulièrement fier), et jereçus des visites de trois ou quatre élégants râpés de Temple-Bar,avec des galons ternis et le brogue de Tipperary,s’ouvrant à coups de fourchette la route du barreau deLondres ; de plusieurs aventuriers joueurs, habitués des eaux,que j’eus bientôt remis à leur place ; et d’autres decondition plus convenable. Je puis citer dans le nombre mon cousinle lord Kilbarry, qui, à cause de sa parenté, m’emprunta trentelivres pour payer son hôtesse dans Swallow-street, et à qui, pourraisons à moi connues, je permis de maintenir et d’accréditer uneparenté que le collége des Héraults n’autorisait en aucune manière.Kilbarry avait son couvert à ma table, pontait au jeu, et payaitquand bon lui semblait, ce qui était rare ; était intime avecmon tailleur, et lui avait des obligations considérables ;enfin se vantait toujours de son cousin, le grand Barry Lyndon del’Ouest.

Milady et moi, au bout de quelque temps, nevécûmes guère ensemble à Londres. Elle préférait le repos, ou, pourdire la vérité, je le préférais pour elle, étant grand ami d’uneconduite modeste et tranquille chez une femme, et d’un goût pourles plaisirs domestiques. Aussi je l’encourageais à dîner chez elleavec ses dames de compagnie, son chapelain et quelques-unes de sesamies ; j’admettais trois ou quatre personnes décentes etdiscrètes pour l’accompagner à l’Opéra ou à la Comédie, dans desoccasions convenables ; et, ma foi, je refusais pour elle lestrop fréquentes visites de ses amis et de sa famille, préférant lesavoir seulement deux ou trois fois par saison, dans nos grandsjours de réception. D’ailleurs, elle était mère, et c’était unegrande ressource pour elle que d’habiller, d’élever et de dorloternotre petit Bryan, pour qui il était bon qu’elle renonçât auxplaisirs et aux frivolités du monde ; en sorte qu’ellelaissait à ma charge cette partie des devoirs de toute famille dedistinction. À parler franchement, la tournure et l’apparence delady Lyndon n’étaient nullement propres à briller dans le mondefashionable. Elle avait beaucoup engraissé, avait la vue basse, leteint pâle, négligeait sa toilette, avait l’air maussade ; sesconversations avec moi étaient empreintes d’un stupide désespoir,entremêlé de sottes et gauches tentatives de gaieté forcée, encoreplus désagréables ; aussi nos rapports étaient fort peufréquents, et mes tentations de l’emmener dans le monde ou de luitenir compagnie étaient nécessairement on ne peut plus faibles.Elle mettait aussi à la maison mon humeur à l’épreuve de millemanières. Lorsqu’elle était requise par moi (souvent assezrudement, je l’avoue) d’amuser la compagnie soit par saconversation, son esprit et ses connaissances, dont elle nemanquait pas, soit en faisant de la musique, où elle était passéemaîtresse, une fois sur deux elle se mettait à pleurer, et quittaitla chambre. Les assistants, comme de raison, étaient disposés à enconclure que je la tyrannisais, tandis que j’étais simplement lementor sévère et vigilant d’une sotte personne, faible d’esprit etd’un mauvais caractère.

Heureusement, elle aimait beaucoup son plusjeune fils, et par lui j’avais sur elle une prise salutaire etefficace ; car si dans un de ses accès de maussaderie ou dehauteur (cette femme était insupportablement orgueilleuse, et àplusieurs reprises, au commencement, dans nos querelles, elle osame jeter au nez ma pauvreté originelle et ma basse naissance), si,dis-je, dans nos disputes elle prétendait avoir le dessus,revendiquer son autorité en présence de la mienne, refuser designer les papiers que je pouvais juger nécessaires àl’administration de notre fortune si vaste et si compliquée, jefaisais transporter maître Bryan à Chiswick pour une couple dejours ; et je vous garantis que Mme sa mèren’y pouvait tenir plus longtemps, et consentait à tout ce qu’il meplaisait de proposer. J’avais soin que les domestiques quil’entouraient fussent à mes gages et non aux siens ; la bonneprincipale de l’enfant était sous mes ordres et non sous ceux demilady ; et c’était une très-belle, très-fraîche ettrès-impudente drôlesse, qui me fit faire bien des folies. Cettefemme était plus maîtresse au logis que le pauvre esprit de femme àqui il appartenait. Elle faisait la loi aux domestiques ; etsi je témoignais quelque attention particulière à aucune des damesqui nous faisaient visite, la coquine ne se gênait pas pour montrersa jalousie, et trouver moyen de les envoyer paître. Le fait estqu’un homme généreux est toujours mené par une femme ou par uneautre ; et celle-ci avait sur moi une telle influence, qu’ellepouvait me faire aller du bout du doigt[10].

Son infernal caractère (mistress Stammer étaitle nom de la drôlesse) et le maussade abattement de ma femme nerendaient pas ma maison et mon intérieur fort agréables :aussi étais-je fortement poussé au dehors, où, comme le jeu était àla mode dans tous les clubs, tavernes et assemblées, je fusnaturellement obligé de reprendre mon ancienne habitude, et derecommencer comme amateur ces parties dans lesquelles je n’avaispas jadis de rivaux en Europe. Mais soit que le caractère del’homme change avec la prospérité, soit que son habiletél’abandonne lorsqu’il n’a plus de compère, et que, ne faisant plusdu jeu une profession, il n’y prend part que par passe-temps commele reste du monde, ce qu’il y a de certain c’est que dans lessaisons de 1774-5 je perdis beaucoup d’argent chez White et auCocotier, et fus forcé pour subvenir à mes pertes d’emprunterlargement sur les annuités de ma femme, sur l’assurance de sa vie,etc. Les conditions auxquelles je me procurais ces sommesnécessaires, et les déboursés qu’exigeaient mes embellissementsétaient, comme de raison, fort onéreux, et rognaientconsidérablement la fortune ; et c’étaient quelques-uns de cespapiers-là que milady Lindon (qui était d’un esprit étroit, timideet avare) refusa plusieurs fois de signer, jusqu’à ce que jel’eusse persuadée, comme je l’ai fait voir ci-dessus.

Mes opérations sur le turf doiventêtre mentionnées, comme faisant partie de mon histoire à cetteépoque ; mais franchement, je n’ai pas un plaisir particulierà me rappeler mes faits et gestes à Newmarket. J’ai étéeffroyablement étrillé et dupé dans presque toutes mestransactions ; et quoique je susse monter un cheval aussi bienque qui que ce fût en Angleterre, je n’étais pas de la force desseigneurs anglais quand il s’agissait de parier pour lui. Quinzeans après que mon cheval bai Bulow, de Sophy Hardcastle parÉclipse, eut perdu à Newmarket, quoiqu’il y fût le favori, je susqu’un noble comte, dont je tairai le nom, était entré dans sonécurie le matin de la course, et la conséquence fut qu’un cheval,sur lequel on ne comptait pas, gagna, et que votre humble serviteuren fut pour quinze mille livres. Les étrangers n’avaient aucunechance aux courses de cette époque, et quoique, ébloui par lasplendeur et la fashion assemblées là, et entouré des plus grandspersonnages du pays, – les princes du sang, avec leurs femmes etleurs brillants équipages, le vieux Grafton, avec son singulierentourage, et des hommes tels qu’Ancaster, Sandwich, Lorn, – unhomme eût dû se croire certain d’avoir affaire à de beaux joueurs,et n’être pas médiocrement fier de la société qu’il fréquentait,cependant je vous promets que, toute haute qu’elle était, il n’yavait pas de réunion d’hommes en Europe qui sût voler plusélégamment, duper un étranger, corrompre un jockey, ou falsifier unlivre de paris. Moi-même je ne pouvais pas tenir tête à ces joueursaccomplis des plus hautes familles de l’Europe. Était-ce mon manquede style, ou mon manque de fortune ? je ne sais. Maismaintenant que j’étais arrivé au comble de mon ambition, monhabileté et mon bonheur semblaient m’abandonner à la fois. Tout ceque je touchais s’écroulait sous ma main ; toutes messpéculations manquaient ; chaque agent en qui j’avaisconfiance me trompait. Le fait est que je suis de ces gens nés pourfaire leur fortune, et non pour la conserver ; car lesqualités et l’énergie qui mènent un homme au succès dans le premiercas sont souvent la cause même de sa ruine dans le second ; jene sais vraiment pas d’autres raisons des malheurs qui finirent parm’accabler[11].

J’ai toujours eu du goût pour les hommes delettres, et peut-être, s’il faut dire la vérité, je n’ai pas derépugnance à me poser en grand seigneur et en Mécène avec les beauxesprits. Ces gens-là sont ordinairement besoigneux et de bassenaissance, et ils ont un respect et un amour instinctif pour lesgentilshommes et les habits brodés, comme doivent l’avoir remarquétous ceux qui les ont fréquentés. M. Reynolds, fait depuischevalier, et certainement le peintre le plus élégant de son temps,était un assez adroit courtisan de la tribu des beauxesprits ; et ce fut par ce gentleman, qui fit de moi, de ladyLyndon et de notre petit Bryan, un tableau fort admiré àl’exposition (j’étais représenté quittant ma femme, dans le costumede la milice de Tippleton, dont j’étais major : l’enfant serejetant en arrière effrayé de mon casque comme… commentl’appelez-vous ?… le fils d’Hector, tel que l’a décritM. Pope dans son Iliade), ce fut par M. Reynoldsque je fus présenté à une vingtaine de ces messieurs, et à leurgrand chef, M. Johnson. J’ai toujours pensé que leur grandchef était un grand ours. Il prit le thé deux ou trois fois dans mamaison, où il se comporta fort grossièrement, traitant mes opinionssans plus de respect que celles d’un écolier, et me disant dem’occuper de mes chevaux et de mes tailleurs, et de ne pas me mêlerde littérature. Son cornac écossais, M. Boswell, était unplastron de première qualité. Je n’ai jamais vu de figure commecelle que fit cet homme dans ce qu’il appelait un costume de Corse,à un des bals de mistress Cornely, à Carliste-house, Soho. N’étaitque les histoires relatives à cette maison ne sont pas des plusprofitables du monde, je pourrais en raconter des vingtainesd’étranges anecdotes. Toutes les demi-vertus de haut et bas étageaffluaient là, depuis Sa Grâce d’Ancaster jusqu’à mon compatriote,le pauvre M. Oliver Goldsmith, le poëte, et depuis la duchessede Kingston jusqu’à l’Oiseau de Paradis, ou Kitty Fisher.J’ai rencontré là de drôles de personnages, qui venaient dans dedrôles de buts aussi ; le pauvre Hackman, qui plus tard futpendu pour avoir tué miss Ray, et (à la sourdine) Sa Révérence ledocteur Simony, que mon ami Sam Foote, du Little-Theatre, fitvivre, même après que des faux et le gibet eurent abrégé lacarrière du malheureux ecclésiastique.

C’était un joyeux endroit que Londres, à cetteépoque, il n’y a pas à dire. Me voici maintenant écrivant dans mavieillesse goutteuse, et l’on est devenu considérablement plusmoral et plus positif qu’on ne l’était à la fin du siècle dernier,alors que le monde était jeune ainsi que moi. Il y avait unedifférence entre un gentilhomme et un homme du commun, en cetemps-là. Nous portions alors de la soie et des broderies. Àprésent tout le monde a le même air de cocher, dans son foulard etson carrick, et il n’y a pas de différence extérieure entre un lordet son groom. Alors il fallait à un homme à la mode une coupled’heures pour faire sa toilette, et il pouvait faire preuve de goûten la choisissant. Quelle réunion de splendeurs à la cour ou àl’Opéra, un jour de gala ! Quelles sommes d’argent seperdaient et se gagnaient à cette délicieuse table depharaon ! Mon curricle doré et mes éblouissants piqueurs vertet or, étaient autre chose que ces équipages que vous voyezaujourd’hui à la promenade, avec leurs grooms rabougris derrière.Un homme pouvait boire quatre fois autant que peuvent le faire lespoules mouillées d’à présent ; mais il est inutile dem’étendre sur ce sujet. Les gentilshommes sont morts et enterrés.La mode a tourné aux soldats et aux marins, et je deviens touttriste et maussade quand je me reporte à trente ans d’ici.

Ce chapitre-ci est consacré aux souvenirs dece qui était pour moi une très-heureuse et brillante époque ;mais cette époque ne présente rien de bien saillant en faitd’aventures, comme c’est généralement le cas quand la vie est douceet heureuse. Il paraîtrait oiseux de remplir des pages du tableaudes occupations journalières d’un homme à la mode, des belles damesqui lui souriaient, des toilettes qu’il faisait, des parties qu’ilgagnait ou perdait au jeu. À présent que les jeunes gens sontoccupés à couper la gorge aux Français en Espagne et en France, àcoucher au bivouac, et à manger le bœuf et le biscuit ducommissariat des vivres, ils ne comprendraient pas la vie que leursancêtres menaient. Je m’abstiendrai donc d’en dire plus long surune époque où le prince lui-même était à la lisière, où Charles Foxn’était pas descendu au simple rôle d’homme d’État, et où Bonaparteétait un misérable petit morveux dans son île natale.

Tandis que ces embellissements s’effectuaientdans mes terres, ma maison, d’ancien château normand, étant changéeen élégant temple ou palais grec, mes jardins et mes bois perdantleur apparence rustique pour être adaptés au style français le plusdistingué, mon fils arrivant au genou de sa mère, et mon influencedans le pays grandissant plus encore que lui, on ne doit pass’imaginer que je restai tout ce temps dans le Devonshire, et queje négligeai de faire des visites à Londres, et dans mes diversdomaines d’Angleterre et d’Irlande.

J’allai résider sur le domaine de Trecothicket le Polwellan-Wheel, où je trouvai, au lieu de revenus, touteespèce de tracasseries et de chicanes ; je passai de là engrand apparat sur nos terres d’Irlande, où je traitai la noblessed’un style que le lord-lieutenant lui-même ne put égaler ; jedonnai la mode à Dublin (vraiment c’était un misérable et sauvageendroit en ce temps-là, et depuis il y a eu des criailleries ausujet de l’Union et des malheurs qui en sont résultés, et je nem’explique pas les folles louanges que les patriotes irlandais sesont imaginé de faire de l’ancien ordre de choses), je donnai,dis-je, la mode à Dublin, et le mérite en est mince, car c’étaitalors une pauvre ville, quoi qu’en puisse dire le partiirlandais.

Je vous en ai fait la description dans unprécédent chapitre. C’était la Varsovie de notre partie dumonde ; il y avait là une noblesse brillante, ruinée, à demicivilisée, régnant sur une population à demi sauvage. Je dis avecintention à demi sauvage. Les habitants, dans les rues, avaient unair inculte, avec leurs longues crinières et leurs haillons. Leslieux les plus fréquentés n’étaient pas sûrs lorsqu’il ne faisaitplus jour. Le collége, les bâtiments publics, et les maisons desgrands, étaient magnifiques (ces dernières non terminées pour laplupart) ; mais les gens du commun étaient dans un état plusmisérable qu’aucun de ceux que j’aie jamais vus. L’exercice de leurreligion ne leur était accordé qu’à moitié ; leur clergé étaitforcé de faire son éducation hors du pays ; leur aristocratieleur était tout à fait étrangère ; il y avait une noblesseprotestante ; et, dans les villes, de pauvres et insolentescorporations protestantes, avec un cortége de maires, d’aldermen etd’officiers municipaux sans le sou, qui tous figuraient dans lesadresses, et avaient la voix du pays ; mais il n’y avait nisympathie, ni communion entre les hautes et les basses classesirlandaises. Pour quelqu’un qui avait passé autant d’années que moià l’étranger, cette différence entre les catholiques et lesprotestants était doublement frappante ; et, quoique aussiferme qu’un roc dans ma propre foi, cependant je ne pouvaism’empêcher de me rappeler que mon grand-père en avait une autre, etde m’étonner qu’il y eût une différence politique si grande entreles deux. Je fus considéré, parmi mes voisins, comme un dangereuxniveleur, pour avoir exprimé ces opinions, et surtout pour avoirinvité à ma table, au château de Lyndon, le prêtre catholique de laparoisse. Il avait été élevé à Salamanque, et, à mon sens, étaitbeaucoup mieux appris et d’une compagnie plus agréable que soncamarade le recteur, dont la congrégation ne se composait que d’unedouzaine de protestants, qui était fils d’un lord, il est vrai,mais il savait fort peu l’orthographe, et sa plus grande occupationétait le chenil et les combats de coqs.

Je n’agrandis ni n’embellis les bâtiments deLyndon-Castle comme j’avais fait des autres domaines, et je mecontentai d’y aller de temps en temps, exerçant une hospitalitépresque royale, et tenant maison ouverte pendant mon séjour. En monabsence, je permettais à ma tante, la veuve Brady, et à ses sixfilles non mariées (quoique toujours détesté d’elles) d’y demeurer,ma mère préférant ma nouvelle maison de Barryogue.

Et comme milord Bullingdon était, sur cesentrefaites, devenu excessivement grand et incommode, je résolus dele laisser sous la surveillance d’un gouverneur convenable enIrlande, avec mistress Brady et ses six filles pour prendre soin delui ; et libre à lui de devenir amoureux de toutes cesvieilles dames si le cœur lui en disait et d’imiter en celal’exemple de son beau-père. Quand il était las de Castle-Lyndon, SaSeigneurie avait la permission de venir résider dans ma maison avecma maman ; mais il n’y avait pas d’amour perdu entre elle etlui, et, à cause de mon fils Bryan, je crois qu’elle le haïssaitaussi cordialement que j’aie jamais pu le faire.

Le comté de Devon n’est pas aussi heureux queson voisin, le comté de Cornwall, et n’a pas en partage autant dereprésentants que l’autre, où j’ai connu un gentilhomme campagnard,d’aisance médiocre, qui tirait par an quelques milliers de livressterling de sa terre, et triplait son revenu eu envoyant trois ouquatre membres au parlement, et par le crédit que ces siéges luidonnaient auprès des ministres. L’influence parlementaire de lamaison Lyndon avait été honteusement négligée durant la minorité dema femme, et l’incapacité du comte son père ; ou, pour parlerplus exactement, elle avait été escamotée à la famille Lyndon parl’adroit vieil hypocrite de Tiptoff Castle, qui agissait comme laplupart des parents et tuteurs font envers leurs pupilles etparents mineurs, et les volait. Le marquis de Tiptoff envoyaitquatre membres au parlement ; deux pour le bourg de Tippleton,qui, comme tout le monde sait, est au bas de notre domaine deHackton, borné de l’autre côté par le parc de Tiptoff. De tempsimmémorial nous avions nommé les membres de ce bourg, jusqu’au jouroù Tiptoff, profitant de l’imbécillité du feu lord, fit passer sespropres candidats. Quand son fils aîné fut majeur, comme de juste,milord dut siéger pour Tippleton ; quand mourut Rigby (lenabab Rigby, qui fit sa fortune sous Clive dans l’Inde), le marquisjugea à propos de faire venir son second fils, milord GeorgePoynings, que j’ai présenté au lecteur dans un chapitre précédent,et arrêta, dans sa haute puissance, qu’il irait aussi grossir lesrangs de l’opposition, les grands vieux whigs, avec lesquels lemarquis agissait de concert.

Rigby avait été malade pendant quelque tempsavant sa mort, et vous pensez bien que le déclin de sa santén’avait pas passé inaperçu parmi la gentry du comté, qui était pourla plus grande partie très-gouvernementale, et haïssait lesprincipes de milord Tiptoff comme dangereux et subversifs.« Nous avons cherché un homme en état de lutter contre lui, medirent les squires ; nous ne pouvons lui trouver de concurrentqu’à Hackton-Castle. Vous êtes notre homme, monsieur Lyndon, et àla prochaine élection du comté nous prenons l’engagement de vousnommer. »

Je détestais tellement les Tiptoff, que je lesaurais combattus dans n’importe quelle élection. Non-seulement ilsne voulaient point me faire visite à Hackton, mais ils refusaientleur porte à ceux qui nous visitaient ; ils empêchaient lesfemmes du comté de recevoir la mienne ; ils inventaient lamoitié des histoires dont on régalait le voisinage au sujet de mesdéréglements et de mes folles dépenses ; ils disaient que jem’étais fait épouser par peur, et que ma femme était une femmeperdue ; ils donnaient à entendre que la vie de Bullingdonn’était pas en sûreté sous mon toit, qu’il était traité d’une façonodieuse, et que je voulais le mettre à l’ombre pour faire place àmon fils Bryan. Ils éventaient mes affaires avec mes hommes de loiet mes agents. Si un créancier n’était pas payé, chaque article deson mémoire était connu au château de Tiptoff ; si jeregardais la fille d’un fermier, on disait que je l’avais séduite.Mes défauts sont nombreux, je le confesse, et, dans mon intérieur,je ne puis pas me vanter d’être d’une régularité ou d’une douceurtoute particulière ; mais lady Lyndon et moi, nous ne nousquerellions pas plus que ne font les gens fashionables, et, dansles commencements, nous nous raccommodions toujours assez bien. Jesuis un homme plein d’erreurs, mais non le démon que ces odieuseslangues de Tiptoff me représentaient. Pendant les trois premièresannées, jamais je n’ai battu ma femme que lorsque j’avais bu. Quandje lançai le couteau à découper à Bullingdon, j’étais gris, commetous les assistants peuvent le certifier ; mais quant à avoiraucun plan systématique contre le pauvre enfant, je puis déclarersolennellement que, sauf la haine que je lui portais (et on n’estpas maître de ses inclinations), je ne suis coupable de rien enverslui. J’avais donc des motifs suffisants d’inimitié contre lesTiptoff, et je ne suis pas homme à laisser dormir un sentiment decette espèce. Quoique whig, ou peut-être parce que whig, le marquisétait un des hommes les plus hautains qu’il y eût, et il traitaitles roturiers comme les traitait son idole, le grand comte,lorsqu’il eut lui-même obtenu la couronne de perles, comme autantde vils vassaux, qui devaient être fiers de lécher la boucle de sonsoulier. Quand le maire et la corporation de Tippleton se rendaientauprès de lui, il les recevait la tête couverte, n’offrait jamaisune chaise à M. le maire, et se retirait lorsqu’on apportaitles rafraîchissements, ou les faisait servir aux honorablesaldermen dans la chambre de l’intendant. Ces honnêtes Bretons ne serévoltèrent jamais contre un pareil traitement, avant que monpatriotisme leur eût appris à le faire. Non, les chiens aimaient àêtre rudoyés, et, dans le cours d’une longue expérience, j’airencontré peu d’Anglais qui ne fussent pas dans les mêmesidées.

Ce ne fut que lorsque je leur eus ouvert lesyeux, qu’ils s’aperçurent de leur dégradation. J’invitai le maire àHackton, et fis asseoir Mme la mairesse (c’étaitune joyeuse et jolie épicière, par parenthèse) à côté de ma femme,et les menai toutes deux aux courses dans mon curricle. Lady Lyndons’opposa violemment à cet acte de condescendance ; mais jesavais m’y prendre avec elle, comme on dit, et si elle avait ducaractère, j’en avais aussi. Du caractère ! bah ! un chatsauvage a du caractère, mais son gardien en vient à bout, et jeconnais fort peu de femmes au monde que je ne pusse dompter.

Je m’occupai donc beaucoup du maire et de lacorporation ; je leur envoyai de la venaison pour leursdîners, ou les invitai à en venir manger chez moi ; je me fisun devoir d’assister à leurs assemblées, de danser avec leursfemmes et leurs filles, m’acquittant, en un mot, de tous les actesde politesse nécessaires en pareille occasion ; et, quoique levieux Tiptoff dût voir ce que je faisais, sa tête était tellementdans les nuages, qu’il ne daigna jamais supposer que sa dynastiepût être renversée dans sa propre ville de Tippleton ; ilrendait ses décrets avec autant de sécurité que s’il eût été leGrand-Turc, et que les Tippletoniens sussent été autant d’esclavesde ses volontés.

Chaque poste qui nous apportait la nouvelleque la maladie de Rigby empirait était sûre de me faire donner undîner ; à tel point que mes amis de la chasse avaient coutumede rire et de dire : « Rigby va plus mal ; il y adîner de corporation à Hackton. »

C’était en 1776, quand éclata la guerreaméricaine, que j’entrai au parlement. Milord Chatham, dont lasagesse était traitée alors par son parti de surhumaine, éleva savoix d’oracle dans la chambre des pairs contre la lutte avecl’Amérique ; et mon compatriote, M. Burke, un grandphilosophe, mais un orateur qui avait l’haleine furieusementlongue, était le champion des rebelles dans la chambre desCommunes, où cependant, grâce au patriotisme britannique, il trouvafort peu de gens pour l’appuyer. Le vieux Tiptoff aurait juré quenoir était blanc, si le grand comte le lui eût enjoint ; et ilfit donner à son fils sa démission d’officier des gardes, àl’imitation de milord Pitt, qui renonça à son grade d’enseigneplutôt que de se battre contre ce qu’il appelait ses frèresd’Amérique.

Mais c’était là un excès de patriotismeextrêmement peu goûté en Angleterre, où, depuis le commencement deshostilités, notre peuple haïssait cordialement les Américains, etoù, quand nous apprîmes le combat de Lexington et la glorieusevictoire de Bunker’s Hill (comme nous l’appelions en ce temps-là),la nation entra dans la violente colère à laquelle elle estsujette. Il n’y eut qu’une voix après cela contre les philosophes,et le peuple fut d’un royalisme inébranlable. Ce ne fut que lors del’augmentation de l’impôt territorial que la gentry commença àgrogner un peu, mais mon parti dans l’Ouest était toujourstrès-fort contre les Tiptoff, et je résolus d’entrer en champ clos,et de vaincre selon mon habitude.

Le vieux marquis négligea toutes lesprécautions convenables qui sont requises dans une campagneparlementaire. Il signifia à la corporation et aux francstenanciers son intention de présenter son fils, lord George, et sondésir que ce dernier fût élu représentant de leur bourg ; maisc’est à peine s’il donna un verre de bière pour arroser ledévouement de ses adhérents, et moi, je n’ai pas besoin de le dire,je retins pour les miens toutes les tavernes de Tippleton.

Je ne ferai pas, après vingt autres, le récitd’une élection. J’arrachai le bourg de Tippleton des mains de lordTiptoff et de son fils, lord George. J’eus ainsi une sorte desatisfaction sauvage à forcer ma femme, qui avait été un tempsextrêmement éprise de son cousin, comme je l’ai déjà raconté, deprendre parti contre lui, et de porter et distribuer mes couleursquand vint le jour de l’élection. Et lorsque nous parlâmes l’uncontre l’autre, je dis à la foule que j’avais battu lord George enamour, que je l’avais battu en guerre, et que je le battrais àprésent en parlement ; et ainsi fis-je, comme l’événement leprouva : car, à l’inexprimable fureur du vieux marquis, BarryLyndon, Esquire, fut élu membre du parlement pour Tippleton, à laplace de John Rigby, Esquire, décédé ; et je le menaçai à laprochaine élection de l’expulser de ses deux siéges ; puisj’allai remplir mes devoirs au parlement.

Ce fut alors que je résolus sérieusementd’obtenir pour moi une pairie irlandaise, dont jouirait après moimon bien-aimé fils et héritier.

Chapitre 18Dans lequel ma bonne fortune commence à chanceler.

Et maintenant, si quelqu’un était disposé àtrouver mon histoire immorale (car j’ai entendu des gensprétendre que j’étais un homme qui ne méritait pas que tant deprospérité lui échût en partage), je demanderai à ces ergoteurs deme faire la faveur de lire le dénoûment de mes aventures, où ilsverront que je n’avais pas déjà fait une affaire si avantageuse, etque la richesse, la magnificence, trente mille livres sterling paran, et un siége au parlement, sont souvent achetés trop cher,lorsqu’on les paye au prix de sa liberté personnelle, et qu’ons’est mis sur les bras une femme tracassière.

C’est le diable que ces femmes tracassières,il n’y a pas à dire. Nul ne sait, avant d’en avoir fait l’épreuve,quel fardeau assommant c’est pour un mari, et combien l’ennuiqu’elles lui causent croît d’année en année, tandis que le couragediminue en proportion ; en sorte que le tourment qui semblaitinsignifiant la première année devient intolérable au bout de dixans. J’ai ouï dire d’un de ces individus qui figurent dans ledictionnaire classique, qu’ayant commencé à monter chaque jour unecolline avec un veau sur ses épaules, il continua de le porterencore lorsque le veau fut devenu bœuf ; mais, croyez-en maparole, jeunes célibataires, une femme est une charge plus dure àporter que la plus grosse génisse de Smithfield ; et si jepuis empêcher un d’entre vous de se marier, les Mémoires de BarryLyndon, Esq., n’auront pas été écrits en vain. Non que milady fûtgrondeuse ou acariâtre, comme le sont certaines femmes ;j’aurais trouvé moyen de la guérir de cela : mais elle étaitd’une humeur poltronne, pleurnicheuse, mélancolique et hébétée, quim’est encore plus odieuse ; et, n’importe ce qu’on faisaitpour lui plaire, elle n’était jamais heureuse ni gaie. Je lalaissai donc à elle-même au bout de quelque temps, et aussi parceque, comme c’était naturel dans mon cas, où un intérieurdésagréable m’obligeait à chercher amusement et compagnie audehors, elle ajoutait à tous ses autres défauts une basse etdétestable jalousie ; et je ne pus de quelque temps faire laplus simple attention à toute autre femme, sans que milady Lyndonse mît à pleurer, et à se tordre les mains, et à menacer decommettre un suicide, et je ne sais quoi.

Sa mort n’aurait pas été avantageuse pour moi,comme je laisse à imaginer à toute personne douée de quelqueprudence ; car ce gredin de jeune Bullingdon (qui était devenuun grand nigaud basané, et allait être ma plus grande plaie) auraithérité de la fortune jusqu’au dernier sou, et je serais restéconsidérablement plus pauvre même qu’avant d’avoir épousé laveuve : car j’avais dépensé ma fortune personnelle aussi bienque le revenu de ma femme à tenir notre rang, et j’ai toujours eutrop d’honneur et de cœur pour économiser un sou de l’argent delady Lyndon. Que ceci soit jeté à la tête de mes détracteurs, quidisent que je n’aurais pas fait tant de tort à la fortune de lafamille Lyndon, si je ne m’étais pas fait une bourse secrète ;et qui croient que, même dams ma pénible situation présente, j’aides monceaux d’or en réserve quelque part, et que je pourrais fairele Crésus, si je voulais. Je n’ai jamais pris un schelling de lafortune de lady Lyndon sans le dépenser en homme d’honneur ;sans compter que je souscrivais des obligations personnelles pouravoir de l’argent qui allait tout au fonds commun. Indépendammentdes hypothèques et de tout ce qui grève le bien des Lyndon, je doismoi-même au moins cent vingt mille livres, que j’ai dépenséestandis que j’étais en possession du bien de ma femme : ensorte que je puis dire en toute justice que la fortune m’estredevable de la somme ci-dessus mentionnée.

Quoique j’aie décrit le dégoût et larépugnance profonde que j’éprouvai promptement pour ladyLyndon ; et quoique je ne prisse pas un soin tout particulier(car je suis toute franchise et tout en dehors) pour déguiser messentiments en général, elle avait l’âme si basse, qu’elle mepoursuivait de son affection en dépit de mon indifférence, etqu’elle était toute rayonnante au moindre mot aimable qu’ilm’arrivait de lui adresser. Le fait est, entre mon honoré lecteuret moi, que j’étais un des plus beaux et des plus brillants jeunesgens d’Angleterre à cette époque, et que ma femme était éperdumentéprise de moi ; et, quoique ce ne soit pas à moi d’en parler,comme on dit, lady Lyndon n’était pas la seule femme de qualité àLondres qui eût une opinion favorable de l’humble aventurierirlandais. Quelle énigme que ces femmes ! ai-je souvent pensé.J’ai vu les plus élégantes créatures, à Saint-James, devenir follesd’amour pour les plus grossiers et les plus vulgaires deshommes ; les femmes les plus spirituelles admirerpassionnément les plus illettrés de notre sexe, et ainsi de suite.Il n’y a pas de fin aux contradictions de ces sottescréatures ; et, quoique je n’entende pas dire que je soisvulgaire ou illettré, comme les personnes mentionnées ci-dessus (jecouperais la gorge à tout homme qui oserait souffler mot contre manaissance ou mon éducation), cependant j’ai montré que lady Lyndonavait plus d’un motif de me haïr si elle le voulait bien :mais, comme le reste de son sexe stupide, elle était gouvernée parl’engouement et non par la raison ; et, jusqu’au dernier jourque nous passâmes ensemble, elle se réconciliait avec moi et meprodiguait des caresses, si je lui adressais une seule paroleaimable.

« Ah ! disait-elle dans ces momentsde tendresse, ah ! Redmond, si vous vouliez êtretoujours ainsi ! » Et, dans ces accès d’amour, elle étaitla créature la plus facile du monde à persuader, et eût signél’abandon de tout son bien, si c’eût été possible. Et, je doisl’avouer, il fallait fort peu d’attentions de ma part pour luirendre sa bonne humeur. Me promener avec elle au Mail, ou auRanelagh, l’escorter à l’église de Saint-James, lui acheter quelquebijou ou autre petit présent, c’était assez pour l’amadouer. Telleest l’inconséquence des femmes ! Le lendemain, elle m’appelait« Monsieur Barry » probablement, et déplorait sonmisérable destin de s’être jamais unie à un tel monstre. C’est dece nom qu’il lui plaisait d’appeler un des hommes les plusbrillants des trois royaumes de Sa Majesté ; et j’ai lieu decroire que d’autres dames avaient de moi une opinion beaucoup plusflatteuse.

Puis elle menaçait de me quitter ; maisje la tenais par son fils qu’elle aimait à la passion, je ne saispourquoi, car elle avait toujours négligé Bullingdon l’aîné, etn’avait pas le moindre souci de sa santé, de son bien-être ou deson éducation.

C’était donc notre jeune enfant qui formait legrand lien entre moi et Sa Seigneurie ; et il n’était pas deplan d’ambition que je pusse proposer auquel elle ne souscrivîtdans l’intérêt du pauvre garçon, pas de dépenses qu’ellen’approuvât avec empressement, si elles pouvaient tendre le moinsdu monde à le mettre en meilleure position. Je puis vous dire qu’ily eut des gens achetés, et dans de hauts emplois, qui plus est, siprès de la royale personne de Sa Majesté, que vous seriez étonné sije citais les grands personnages qui daignèrent accepter notreargent. Je fis faire par les hérauts anglais et irlandais unedescription, et une généalogie détaillée de la baronnie deBarryogue, et demandai respectueusement à être réintégré dans lestitres de mes ancêtres, et aussi à être gratifié de la vicomté deBallybarry. « Cette tête siérait bien à une couronne, »disait parfois milady dans ses moments de tendresse, en passant lamain sur mes cheveux ; et, en effet, il y a plus d’unblanc-bec à la chambre des lords qui n’a ni ma tournure, ni moncourage, ni ma généalogie, ni aucun de mes mérites.

Je considère mes efforts pour obtenir cettepairie comme une des plus malheureuses de mes malheureuses affairesde cette époque. Je fis des sacrifices inouïs pour y arriver, jeprodiguai l’argent ici et les diamants là. Je payai des terres dixfois leur valeur ; j’achetai à des prix ruineux des tableauxet des objets de curiosité ; je donnais sans cesse des festinssplendides aux gens favorables à mes prétentions, qui, étant auprèsde la personne du roi, paraissaient en passe de les faire réussir.Je perdis plus d’un pari contre les ducs, frères de SaMajesté ; mais oublions ces choses, et que mes griefs privésne me fassent pas manquer au respect que je dois à monsouverain.

La seule personne que je nommerai dans cettetransaction, c’est ce vieux chenapan et escroc de Gustave-Adolphe,treizième comte de Crabs. Ce seigneur était un des gentilshommes dela chambre du roi, et sur un pied de grande intimité avec ce vénérémonarque. Cette familiarité avait pris naissance du temps du vieuxroi, où Son Altesse Royale, le prince de Galles, jouant au volantavec le jeune lord sur le perron du grand escalier à Kew, dans unmoment d’irritation jeta à coups de pieds, du haut en bas desdegrés, le jeune comte, qui, en tombant, se cassa la jambe. Leprofond repentir qu’eut le prince de sa violence le porta à se lierétroitement avec celui qui en avait été victime ; et quand SaMajesté monta sur le trône, il n’y eut personne, dit-on, dont lecomte de Bute fût aussi jaloux que de milord Crabs. Ce dernierétait pauvre et dissipateur, et Bute, pour s’en débarrasser,l’envoya en ambassade en Russie et ailleurs ; mais, lors durenvoi de ce favori, Crabs revint en toute hâte du continent, etfut nommé presque aussitôt à un poste auprès de la personne de SaMajesté.

Ce fut avec ce seigneur mal famé que jecontractai une malencontreuse intimité, quand, novice et sansdéfiance, je m’établis pour la première fois en ville, après monmariage avec lady Lyndon ; et, comme Crabs était vraiment undes garçons les plus amusants du monde, je pris un sincère plaisirdans sa compagnie, outre le désir intéressé que j’avais de cultiverla connaissance d’un homme qui approchait de si près le personnagele plus élevé du royaume.

À l’entendre, vous auriez cru qu’il ne sefaisait pour ainsi dire pas de nomination à laquelle il n’eût prispart. Il m’apprit, par exemple, la destitution de Charles Fox unjour avant que le pauvre Charley lui-même en fût instruit. Il medit quand les Howe revenaient d’Amérique, et qui devait obtenir lecommandement là-bas. Pour ne pas multiplier les exemples, ce futsur lui que je fondai mon principal espoir pour le succès de maprétention sur la baronnie de Barryogue et la vicomte que jesollicitais.

Une des principales dépenses que cetteambition m’occasionna, fut d’équiper et d’armer une compagnied’infanterie levée sur les domaines de Castle-Lyndon et de Hackton,et que j’offris à mon gracieux souverain pour la campagne contreles rebelles américains. Ces troupes, magnifiquement équipées ethabillées, furent embarquées à Portsmouth en 1778 ; et lepatriotisme du gentilhomme qui les avait levées fut si agréable àla cour, qu’ayant été présenté par milord North, Sa Majesté daignam’honorer de son attention particulière, et dit : « C’estbien, monsieur Lyndon, levez une autre compagnie, et partez avecelle aussi ! » Mais ceci n’était aucunement dans mesidées, comme le lecteur peut le supposer. Un homme qui a trentemille livres sterling de rente serait bien bête de risquer sa viecomme le premier mendiant venu ; et, sous ce rapport, j’aitoujours admiré la conduite de mon ami Jack Boiter, qui avait ététrès-actif et très-résolu comme cornette de cavalerie, et, commetel, s’était jeté dans toutes les bagarres et les escarmouches quis’étaient présentées ; mais juste avant la bataille de Minden,il reçut la nouvelle que son oncle, le grand fournisseur del’armée, était mort, et lui avait laissé cinq mille livres sterlingde rente. Jack, sur-le-champ, demanda son congé ; et, comme onle lui refusa à la veille d’une action générale, mon gentilhomme leprit et ne tira plus jamais un seul coup de pistolet, exceptécontre un officier qui mettait en question son courage, et qu’ilvous blessa d’une façon si froide et si résolue, que tout le mondevit bien que c’était par prudence et désir de jouir de sa fortune,et non par poltronnerie qu’il quittait la profession des armes.

Quand cette compagnie de Hackton fut levée,mon beau-fils, qui n’avait pas seize ans, avait le plus grand désird’en faire partie, et je ne demandais pas mieux que de medébarrasser du jeune homme ; mais son tuteur, le vieuxTiptoff, qui me contrecarrait en tout, refusa la permission, etl’ardeur de notre jeune militaire fut arrêtée dans son élan. S’ilavait pu aller à cette expédition, et qu’une balle rebelle eût misfin à ses jours, je crois, à parler franchement, que je n’en auraispas été affligé plus que de raison, ayant le plaisir de voir monautre fils hériter de la fortune que son père avait conquise avectant de peine.

L’éducation du jeune comte avait été, je leconfesse, des plus négligées ; et peut-être, dans ce fait,ai-je à m’accuser de cette négligence. C’était une nature siindépendante, si sauvage, si insubordonnée, que je n’ai jamais eula moindre affection pour lui ; et, devant sa mère et moi, dumoins, il était si maussade et si endormi, que je jugeai que ceserait du temps perdu que de l’instruire, et je l’abandonnai laplupart du temps à lui-même. Il resta deux années entières enIrlande, loin de nous ; et quand nous étions en Angleterre,nous le tenions principalement à Hackton, ne nous souciant pasd’avoir ce garçon grossier et gauche au milieu de la compagniedistinguée que nous fréquentions naturellement dans la capitale.Mon pauvre garçon à moi, au contraire, était l’enfant le plus poliet le plus avenant qu’on ait jamais vu ; c’était plaisir de letraiter avec bonté et avec égards ; et avant l’âge de cinqans, le petit gaillard était la fine fleur de la mode, de la beautéet des bonnes manières.

Au fait, il ne pouvait pas être autrement,après le soin que ses parents prenaient de lui, et les attentionsde toute espèce qu’on lui prodiguait. Lorsqu’il avait quatre ans,je me querellai avec la bonne anglaise qui l’avait élevé, et dontma femme avait été si jalouse, et je lui donnai une gouvernantefrançaise qui avait vécu à Paris dans des familles de la premièrequalité, et qui, comme de raison, inspira aussi de la jalousie àmilady Lyndon. Entre les mains de cette jeune femme, mon petitdrôle apprit à babiller le français à ravir. Cela vous auraitréjoui le cœur d’entendre le petit garnement jurer :« Mort de ma vie ! » et de le voir frapper de sonpetit pied et envoyer ces manants et cette canaille de domestiquesaux trente mille diables. Il était précoce en tout ; dès l’âgele plus tendre, il contrefaisait tout le monde ; à cinq ans,il tablait et buvait son verre de vin de Champagne avec le meilleurd’entre nous ; et sa bonne lui apprenait de petits airsfrançais et les dernières chansons de Vadé et de Collard, etc’étaient, ma foi, de bien jolies chansons ; et cela faisaitéclater de rire ceux de ses auditeurs qui comprenaient le français,et scandalisait, je vous en réponds, quelques-unes des oreilles desvieilles douairières qui étaient admises dans la société de mafemme : ce n’est pas qu’il y en eût beaucoup, car jen’encourageais pas les visites de ce que vous appelez les personnesrespectables chez lady Lyndon. Ce sont de cruels trouble-fêtes, descolporteuses d’histoires, des envieuses, des esprits étroits,semant la zizanie entre mari et femme. Toutes les fois qu’un de cesgraves personnages en paniers et hauts talons faisait sonapparition à Hackton ou dans Berkeley-square, mon grand plaisirétait de les mettre en fuite ; à mon instigation, mon petitBryan dansait, chantait, faisait le diable à quatre, et je l’aidaismoi-même à effaroucher les vieilles radoteuses.

Je n’oublierai jamais les solennellesremontrances de notre vieux magister de recteur à Hackton, qui fitune ou deux vaines tentatives pour enseigner le latin au petitBryan, et qui avait d’innombrables enfants auxquels je permettaisquelquefois à mon fils de se réunir. Ils apprenaient de Bryanquelques-unes de ses chansons françaises, que leur mère, une pauvreâme qui entendait mieux les conserves de vinaigre et les œufs aulait que la langue française, les encourageait chaudement àchanter ; mais qui, étant venues un jour aux oreilles du père,furent causes qu’il consigna miss Sarah dans sa chambre pour unesemaine, au pain et à l’eau, et fouetta solennellement master Jacoben présence de tous ses frères et sœurs, et de Bryan, à qui ilespéra que cette correction servirait de leçon. Mais mon petitvaurien s’en prit à coups de pieds, à coups de poings, aux jambesdu vieux ministre, qui fut obligé de le faire tenir par sonsacristain, et il jura corbleu, morbleu, ventrebleu, que son jeuneami Jacob ne devait pas être maltraité. Après cette scène, SaRévérence interdit le rectorat à Bryan ; sur quoi je jurai queson fils aîné, qui se destinait à l’état ecclésiastique, n’auraitjamais le bénéfice de Hackton, que j’avais songé à lui donner aprèsson père ; et celui-ci dit, d’un air cafard que je déteste,que la volonté du ciel fût faite ; qu’il ne voudrait pas pourun évêché que ses enfants fussent désobéissants ou corrompus ;et il m’écrivit une lettre pompeuse et solennelle, lardée decitations latines, pour prendre congé de moi et de ma maison.« Je le fais à regret, ajoutait le vieux gentleman, car j’aireçu tant de marques de bienveillance de la famille Hackton, quecela me saigne le cœur de me séparer d’elle. Mes pauvres, j’en aipeur, pourront souffrir de cette séparation et de l’impossibilitéoù je vais être désormais de vous faire savoir quand ils serontdans la détresse ou dans l’affliction ; car, lorsque vous enaviez connaissance, je vous dois la justice de dire que votregénérosité fut toujours prompte à les soulager. »

Il pouvait bien y avoir là quelque chose devrai, car le vieillard était toujours là à m’assiéger de demandes,et, je le sais de source certaine, par suite de ses proprescharités, était souvent sans un schelling dans sa poche ; maisje soupçonne les bons dîners de Hackton d’avoir eu une partconsidérable dans ses regrets de la rupture de notre intimité, etje sais que sa femme était désolée de renoncer à ses accointancesavec la gouvernante de Bryan, Mlle Louison, quisavait sur le bout du doigt toutes les modes françaises les plusnouvelles, et qui n’allait jamais au rectorat, que vous ne vissiezles filles de la maison paraître en robes ou mantes neuves, ledimanche d’après.

Je punissais le vieux rebelle en ronflanttrès-fort dans mon banc les dimanches pendant le sermon ; etje pris un gouverneur pour Bryan, et un chapelain à moi, lorsquel’enfant devint d’âge à être séparé de la société et de la tutelledes femmes. Je mariai sa bonne anglaise à mon jardinier en chef,avec une belle dot ; je donnai sa gouvernante française à monfidèle Allemand, Fritz, sans oublier la dot dans ce dernier cas, etils ouvrirent un restaurant français dans Soho, et je crois qu’aumoment où j’écris, ils sont plus riches, quant à ce qui est desbiens de ce monde, que leur généreux et libéral maître.

Pour Bryan, j’avais fait venir un jeune hommed’Oxford, le révérend Edmund Lavender, qui fut chargé de luienseigner le latin, quand l’enfant était en humeur de l’apprendre,et de lui donner les premiers éléments de l’histoire, de lagrammaire et de ce que doit savoir un gentilhomme. Lavender étaitune précieuse acquisition pour notre société à Hackton. Il yrépandait beaucoup de gaieté. Il était le point de mire de toutesnos plaisanteries, et il les supportait avec la patience la plusadmirable, en vrai martyr. C’était un de ces gens qui aimeraientmieux recevoir des coups de pied d’un grand que de ne pas en êtreremarqué ; j’ai souvent jeté sa perruque au feu devant lacompagnie, et il était le premier à en rire. C’était un plaisir dele mettre sur un cheval fougueux et de le lancer après les chiens,pâle, en sueur, nous criant d’arrêter pour l’amour du ciel, ets’accrochant aux crins et à la croupière pour sauver son précieuxcou. Comment il se fit que le gaillard ne se tuât point, je n’ycomprends rien, à moins que ce ne soit la corde qui soit chargée dele lui rompre. Il ne lui arriva jamais dans nos chasses d’accidentsérieux ; mais vous étiez parfaitement sûr à dîner de letrouver à sa place, au bout de la table, faisant le punch, d’où onl’emportait gris dans son lit avant que la soirée fût achevée.Maintes fois, Bryan et moi, en pareil cas, nous lui avons peint levisage en noir ; nous le mettions dans une chambre àrevenants, et nous lui faisions des peurs à lui troubler lacervelle ; nous lâchions des cargaisons de rats sur sonlit ; nous criions au feu et emplissions ses bottesd’eau ; nous coupions les pieds du fauteuil de sa chaire, etsaupoudrions ses sermons de tabac. Le pauvre Lavender supportaittout avec patience, et dans nos soirées, ou quand nous venions àLondres, était amplement dédommagé par la permission de rester avecles gens de qualité, et par l’illusion qu’il se faisait d’être deleur société. Il faisait bon d’entendre avec quel mépris il parlaitde notre recteur : « Il a un fils, monsieur, qui estétudiant-servant, et cela dans un petit collége, disait-il. Commentavez-vous pu, mon cher monsieur, songer à donner la survivance deHackton à une créature de si bas étage ? »

Je dois maintenant parler de mon autre fils,celui, du moins, de milady Lyndon, je veux dire le vicomteBullingdon. Je le gardai en Irlande quelques années sous la tutellede ma mère, que j’avais installée à Castle-Lyndon ; et grande,je vous le promets, était sa tenue dans cette résidence, etprodigieuse la splendeur de la bonne âme et son attitude hautaine.Malgré toutes ses bizarreries, la terre de Castle-Lyndon était lamieux administrée de toutes nos propriétés ; les rentesétaient admirablement payées, les frais de recouvrement moindresqu’ils n’auraient été sous la direction d’aucun intendant. C’étaitétonnant combien peu dépensait la bonne veuve, quoiqu’elle soutîntla dignité des deux familles, comme elle disait. Elle avait un tasde domestiques pour le service du jeune lord ; elle ne sortaitjamais elle-même que dans un vieux carrosse doré à sixchevaux ; la maison était propre et en ordre ;l’ameublement et les jardins dans le meilleur état ; et, lorsdes visites qu’il nous arrivait de faire en Irlande, nous netrouvions jamais d’habitation aussi bien tenue que la nôtre. Il yavait au château une vingtaine de servantes accortes et moitiéautant d’hommes de bonne mine, et toutes choses en aussi bellecondition qu’aurait pu les mettre la meilleure femme de charge.Tout cela, elle le faisait presque sans frais pour nous, car ellefaisait paître les moutons et le bétail dans les parcs et en tiraitun beau profit à Ballinasloe ; elle fournissait je ne saiscombien de petites villes de beurre et de lard ; et les fruitset légumes des jardins de Castle-Lyndon étaient ceux qui sepayaient le plus cher au marché de Dublin. Il n’y avait pas degaspillage à la cuisine, comme il y en avait dans la plupart de nosmaisons irlandaises, et il n’y avait pas de consommation de liquidedans les caves, car la vieille dame buvait de l’eau et voyait peuou point de monde. Toute sa société se composait de deux filles demon ancienne passion, Nora Brady, à présent mistress Quin, quis’était presque ruinée avec son mari, et qui était venue me voirune fois à Londres, l’air vieux, grasse, malpropre, avec deux salesenfants à ses côtés. Elle pleura fort quand elle me vit, m’appelamonsieur, et monsieur Lyndon, ce dont je ne fus pas fâché, et mepria de venir au secours de son mari, ce que je fis, obtenant pourlui, par mon ami lord Crabs, une place dans l’accise en Irlande, etpayant le passage de sa famille et le sien dans ce pays. C’étaitmaintenant un sale, découragé, pleurnicheur d’ivrogne ; et,regardant la pauvre Nora, je ne pus m’empêcher de m’étonner del’avoir considérée jadis comme une divinité. Mais si j’ai jamaiséprouvé quelque chose pour une femme, je lui garde toute ma vie uneamitié constante, et je pourrais citer mille cas de cette généreuseet fidèle disposition.

Le jeune Bullingdon, toutefois, était presquela seule des personnes auxquelles elle avait affaire que ma mère nepût pas maintenir dans l’ordre. Les rapports qu’elle m’envoya dansle commencement sur son compte étaient faits pour causer beaucoupde peine à mon cœur paternel. Il ne reconnaissait ni règle niautorité, il partait pour la chasse ou autres expéditions etrestait absent des semaines. À la maison il était silencieux ettout étrange, refusant de faire le piquet de ma mère les soirs etse plongeant dans toute sorte de bouquins moisis, qui luibrouillaient la cervelle ; plus à son aise à rire et jaseravec les ménétriers et les servantes à l’office, qu’avec les genscomme il faut au salon ; lançant toujours à mistress Barry desplaisanteries et des quolibets qui (comme elle n’avait pas larepartie très-vive) la mettaient dans de violentes colères ;dans le fait, menant une vie d’insubordination et de scandale. Et,pour couronner le tout, le jeune garnement se mit à fréquenter lasociété du prêtre catholique de la paroisse, un drôle tout râpé, dequelque séminaire papiste de France ou d’Espagne, plutôt que celledu vicaire de Castle-Lyndon, un élève de la Trinité, qui avait unemeute et buvait ses deux bouteilles par jour.

L’intérêt que je prenais à l’orthodoxie dujeune garçon ne me permit pas d’hésiter sur la conduite que jedevais tenir envers lui. Si j’ai un principe qui m’ait guidé dansla vie, ç’a été le respect pour la religion établie, et un méprisprofond et une horreur cordiale pour toute autre forme de croyance.J’envoyai donc mon domestique français en 17.. à Dublin, avec lacommission de ramener le jeune réprouvé ; et le compte qui mefut rendu fut qu’il avait passé la dernière soirée de son séjour enIrlande avec son cher papiste, à l’église ; que ma mère et luiavaient eu, ce même dernier jour, une violente querelle ;qu’au contraire, il avait embrassé Biddy et Dosy, ses deux nièces,qui semblaient très-peinées qu’il partît ; et qu’étant presséd’aller rendre visite au recteur, il avait formellement refusé,disant que c’était un méchant vieux pharisien chez qui il nemettrait jamais le pied. Le docteur m’écrivit une lettre pour memettre en garde contre les déplorables erreurs de ce rejetond’iniquité, comme il l’appelait, et je pus voir qu’il n’y avait pasd’affection perdue entre eux. Mais il paraissait que, s’il n’étaitpas agréable aux gens comme il faut du pays, le jeune Bullingdonjouissait d’une grande popularité parmi les gens du commun. Il yeut une véritable foule pleurant autour de la porte, lorsque savoiture partit. Des vingtaines de ces ignorants et sauvagesmisérables l’accompagnèrent en courant, à plusieurs milles dedistance, et plusieurs même allèrent jusqu’à s’éclipser avant sondépart, et paraître au Pigeon-house, à Dublin, pour lui dire undernier adieu. Ce fut avec beaucoup de peine qu’on empêchaquelques-uns de ces hommes de se cacher dans le bâtiment, et desuivre leur jeune seigneur en Angleterre.

Pour rendre justice au jeune garnement,lorsqu’il arriva parmi nous, c’était un garçon à l’air viril etnoble, et tout dans son maintien et dans son extérieur annonçait lesang distingué d’où il était sorti. C’était l’image même dequelques-uns de ces bruns cavaliers de la race des Lyndon, dont lesportraits étaient dans la galerie de Hackton, où il aimait à passerla plus grande partie de son temps, occupé des vieux livres moisisqu’il prenait dans la bibliothèque, et dans lesquels je déteste devoir s’absorber un jeune homme de cœur. Toujours, dans macompagnie, il observait le plus rigoureux silence, et avait uneattitude hautaine et dédaigneuse qui était d’autant plusdésagréable, qu’il n’y avait rien dans sa conduite qui pût medonner prise, quoiqu’elle fût arrogante au suprême degré. Sa mèreétait très-agitée lorsqu’elle le reçut à son arrivée ; s’iléprouva aussi de l’agitation, il ne le laissa certes pas voir. Illui fit un profond et cérémonieux salut quand il lui baisa lamain ; et quand je tendis la mienne, il mit ses deux mainsderrière son dos, me regarda à la face et inclina la tête endisant : « Monsieur Barry Lyndon, je crois ? »tourna sur ses talons et se mit à causer du temps qu’il faisaitavec sa mère, qu’il appelait toujours Votre Seigneurerie. Elle futirritée de cette allure impertinente, et lorsqu’ils furent seuls,elle le gronda vivement de n’avoir pas donné la main à sonpère.

« Mon père, madame ! dit-il ; àcoup sûr, vous faites erreur » Mon père était letrès-honorable sir Charles Lyndon. Moi, du moins, je ne l’ai pointoublié, si d’autres l’ont fait. »

C’était une déclaration de guerre contre moi,je le vis tout de suite ; et pourtant, je le déclare, j’eusseété assez disposé à le bien recevoir à son arrivée parmi nous et àvivre avec lui dans des termes d’amitié. Mais comme on me traite,je traite. Qui peut me blâmer de mes querelles subséquentes avec cejeune réprouvé, ou mettre sur mon compte le mal qui en résulta plustard ? Peut-être perdis-je patience, et le traitai-je avecdureté. Mais ce fut lui qui commença la querelle et non pasmoi ; et les fâcheuses conséquences qui s’ensuivirent furenttout à fait de sa faute.

Comme il vaut mieux couper le mal dans saracine et, pour un maître de maison, exercer son autorité de tellesorte qu’elle ne puisse être mise en question, je saisis lapremière occasion d’en venir aux mains avec master Bullingdon, et,dès le lendemain de son arrivée parmi nous, sur son refus deremplir quelque devoir que je requérais de lui, je le fis amener àmon cabinet, et l’étrillai d’importance. Cette exécution, je leconfesse, m’agita d’abord beaucoup, car jusque-là je n’avais pasdonné de coups de cravache à un lord ; mais j’en prispromptement l’habitude, et son dos et mon fouet firent si bienconnaissance, qu’au bout de peu de temps je vous promets qu’il yeut entre eux fort peu de cérémonie.

Si je devais relater tous les casd’insubordination et de brutalité du jeune Bullingdon, jefatiguerais le lecteur. Sa persévérance à me résister était, jecrois, plus grande encore que la mienne à le corriger : car unhomme, si résolu qu’il soit à faire son devoir de père, ne sauraitfouetter ses enfants toute la journée, ou pour chaque faute qu’ilscommettent ; et, quoique j’eusse la réputation d’être pour luiun beau-père si cruel, je donne ma parole que je lui épargnai plusde corrections lorsqu’il en méritait que je ne lui en administrai.D’ailleurs, il y avait huit mois pleins dans l’année où il étaitquitte de moi, pendant que j’allais à Londres faire acte deprésence au parlement et à la cour de mon souverain.

À cette époque, je ne fis aucune difficulté delui permettre de faire son profit du latin et du grec du vieuxrecteur qui l’avait baptisé et avait une influence considérable surle jeune indiscipliné. Après une scène ou une querelle entre nous,c’était généralement au rectorat que le jeune rebelle allaitchercher refuge et conseil, et je dois convenir que le ministreétait un assez équitable arbitre entre nous dans nos disputes. Unefois, il ramena le garçon à Hackton par la main, et le conduisit enma présence, quoiqu’il eût fait vœu de ne plus rentrer dans lamaison de mon vivant, et il dit qu’il avait amené Sa Seigneuriepour reconnaître son erreur et se soumettre à toute punition que jecroirais devoir lui infliger. Sur quoi je le bâtonnai en présencede deux ou trois de mes amis avec qui j’étais à boire sur lemoment, et, il faut lui rendre justice, il supporta ce châtimentassez rude sans regimber ni pleurer le moins du monde. Ceciprouvera que je n’étais pas trop sévère dans la façon dont je letraitais, puisque j’étais autorisé par le ministre lui-même à luiinfliger telle correction que je jugerais convenable.

Deux ou trois fois, Lavender, le gouverneur deBryan, essaya de punir milord Bullingdon ; mais je vouspromets que le vaurien fut trop fort pour lui, et qu’il vousétendit l’homme d’Oxford par terre avec une chaise, à la grandejoie de Bryan, qui criait : « Bravo, Bully ! tapedessus, tape dessus ! » Et Bully, effectivement, en donnatout son soûl au gouverneur, qui ne se permit plus avec lui dechâtiments corporels, mais se contenta de me rapporter les méfaitsde Sa Seigneurie, à moi, son protecteur et son tuteur naturel.

Avec l’enfant, Bullingdon était, cela estétrange à dire, assez traitable. Il avait pris en goût le petitbonhomme, comme, du reste, faisaient tous ceux qui voyaient cegarçon, et l’aimait en outre, disait-il, d’être un demi-Lyndon. Etil pouvait bien l’aimer ; car mainte fois, à l’intercession ducher ange : « Papa, ne fouettez pas Bullyaujourd’hui ! » ma main s’est arrêtée, et lui a épargnéune rossée qu’il méritait richement.

Avec sa mère, d’abord, il daignait à peineavoir aucune communication. Il disait qu’elle n’était plus de lafamille. Pourquoi l’aimerait-elle ? Jamais elle n’avait étéune mère pour lui. Mais le lecteur aura une idée de l’inconcevableentêtement et du caractère hargneux de ce garçon, quand j’auraicité un trait qui le concerne. On m’a reproché de lui avoir refusél’éducation qui convient à un gentilhomme, et de ne l’avoir jamaisenvoyé au collége ou à l’école ; mais le fait est que s’il n’yalla point, ce fut de son propre choix. Je le lui proposai àplusieurs reprises (dans mon désir de voir le moins possible sonimpudence), mais il me refusa autant de fois ; et, pendanttout le temps, je ne pouvais deviner quel était le charme qui leretenait dans une maison où il devait être loin d’êtreagréablement.

Je finis, toutefois, par le découvrir. Il yavait de très-fréquentes disputes entre milady Lyndon et moi, danslesquelles c’était tantôt l’un, tantôt l’autre, qui avait tort, etqui, comme aucun de nous n’avait un caractère fort angélique,allaient ordinairement très-loin. J’étais souvent dans les vignesdu Seigneur ; et, dans cet état, quel gentilhomme est maîtrede lui ? Peut-être, étant ainsi, ai-je pu traiter milady unpeu rudement, lui jeter un verre ou deux à la tête, et l’appeler denoms peu complimenteurs. Je peux l’avoir menacée de la tuer (cequ’évidemment il n’aurait pas été de mon intérêt de faire), etl’avoir, en un mot, effrayée considérablement.

Après une de ces disputes, dans laquelle elles’enfuit en criant dans les corridors, et moi, gris comme un lord,je courus en trébuchant après elle, il paraît que Bullingdon futattiré hors de sa chambre par ce bruit. Comme je l’avais rejointe,l’audacieux gredin profita de ce que je n’étais pas très-solidepour me donner un croc-en-jambe ; et, saisissant dans ses brassa mère, qui se pâmait, il l’emporta chez lui, où, sur sesinstances, il lui promit de ne jamais quitter la maison tantqu’elle vivrait avec moi. Je ne savais rien de ce vœu, ni même dela facétie d’homme ivre qui y avait donné lieu ; je fusemporté glorieux, comme nous disons, par mes domestiques,et me mis au lit, et le lendemain matin je n’avais pas plus desouvenir de ce qui était arrivé que de ce qui avait pu se passerquand j’étais à la mamelle. Lady Lyndon me raconta le fait desannées après ; et je le cite ici, parce qu’il me permet de mejustifier honorablement d’une des plus absurdes imputations decruauté soulevées contre moi au sujet de mon beau-fils. Que mesdétracteurs excusent, s’ils l’osent, la conduite d’un abominablebrigand qui donne un croc-en-jambe à son tuteur naturel etbeau-père après dîner.

Cette circonstance servit à rapprocher pour unpeu de temps la mère et le fils, mais leurs caractères étaient tropdifférents. Je crois qu’elle m’aimait trop pour jamais luipermettre de se réconcilier sincèrement avec elle. À mesure qu’ildevenait homme, sa haine envers moi prit une intensité tout à faithorrible à penser (et que, je vous en réponds, je rendis avec lesintérêts) ; et ce fut à l’âge de seize ans, je pense, quel’impudent jeune pendard, à mon retour du parlement, un été, quandje voulus le bâtonner comme d’habitude, me donna à entendre qu’ilne souffrirait plus de moi aucun châtiment semblable, et dit, engrinçant des dents, qu’il me brûlerait la cervelle si je levais lamain sur lui. Je le regardai ; il était devenu, dans le fait,un grand jeune homme, et je renonçai à cette partie nécessaire deson éducation.

Ce fut vers ce temps que je levai la compagniequi devait servir en Amérique ; et mes ennemis dans le pays(depuis ma victoire sur les Tiptoff, je n’ai pas besoin de dire quej’en avais beaucoup) commencèrent à faire courir les bruits lesplus honteux sur ma conduite envers ce précieux garnement, monbeau-fils, et à insinuer que je voulais tout à fait me débarrasserde lui. Ainsi, mon dévouement à mon souverain fut transformé en uneinfâme tentative de ma part contre la vie de Bullingdon ; etil fut dit que j’avais levé ce corps destiné à l’Amérique, dans leseul but d’en donner le commandement au jeune vicomte, et de medéfaire ainsi de lui. Je ne suis pas bien sûr qu’on n’ait pasdésigné l’homme de la compagnie qui avait ordre de l’expédier à lapremière action générale, et la somme que je lui avais donnée pource service délicat.

Mais la vérité est que mon opinion alors (et,quoique l’accomplissement de ma prédiction ait été retardé, je nefais pas de doute qu’elle ne se réalise bientôt) était que milordBullingdon n’avait pas besoin de mon aide pour aller dans l’autremonde, et qu’il en saurait heureusement bien trouver le chemin delui-même. Le fait est qu’il en prit la route de bonne heure ;de tous les violents, audacieux, désobéissants garnements quiavaient fait de la peine à un affectionné père, il était certes leplus incorrigible ; il n’y avait pas à le battre, àl’amadouer, à l’apprivoiser.

Par exemple, à propos de mon petit Bryan,quand son gouverneur l’amenait dans la salle où nous étions à boireaprès dîner, milord commençait à me lancer ses violents etirrespectueux sarcasmes. « Cher enfant, disait-il en semettant à le choyer et à le caresser, quel dommage pour toi que jene sois pas mort ! Les Lyndon alors auraient un plus dignereprésentant, et tout le bénéfice de l’illustre sang des Barry deBarryogue ; n’est-il pas vrai, monsieur BarryLyndon ? »

Il ne manquait pas de choisir les jours où ily avait du monde, des ecclésiastiques ou des propriétaires duvoisinage, pour m’adresser ces insolents discours.

Une autre fois (c’était le jour de naissancede Bryan), nous donnions un grand bal et gala à Hackton, et c’étaitle moment pour mon petit Bryan de faire son apparition parmi nous,ce qu’il avait coutume de faire dans le plus pimpant petit habit decour que vous ayez jamais vu (hélas ! il me vient des larmes àmes vieux yeux de penser à la brillante mine de ce cherpetit) ; on s’attroupa et on rit beaucoup lorsque l’enfantentra, mené par son demi-frère, qui s’avança dans la salle de bal(le croiriez-vous ?) chaussé seulement de ses bas, et tenantpar la main le petit Bryan qui patrouillait dans les grandssouliers de son aîné, « Ne trouvez-vous pas que mes soulierslui vont très-bien, sir Richard Wargrave ? » dit le jeuneréprouvé ; sur quoi les assistants se mirent à se regarder lesuns les autres et à rire sous cape ; et sa mère, allant à lordBullingdon avec beaucoup de dignité, saisit l’enfant dans ses bras,et dit : « À la manière dont j’aime cet enfant, milord,vous devriez savoir combien j’aurais aimé son frère aîné, s’ils’était montré digne de l’affection d’une mère ! » Et,fondant en larmes, lady Lyndon sortit de la chambre, laissant lejeune lord assez déconfit pour cette fois.

Enfin, un autre jour, sa conduite envers moifut si outrageante (c’était à la chasse et en public, devant unecompagnie nombreuse), que je perdis toute patience, courus droit aumarmot, l’arrachai de sa selle de toute ma force, et le jetantrudement par terre, y sautai moi-même, et administrai au petitgredin un telle correction à coups de cravache sur la tête et lesépaules, qu’elle aurait bien pu finir par le tuer, si je n’eusseété retenu à temps ; car je n’étais plus maître de ma colère,et j’étais dans un état à commettre un meurtre ou tout autrecrime.

Le drôle fut emmené et mis au lit, où il restaun jour ou deux avec la fièvre, autant de rage et de dépit que duchâtiment qu’il avait reçu ; et, trois jours après, quandj’envoyai à sa chambre savoir s’il voulait rejoindre la famille àtable, on trouva chez lui un billet, et son lit vide et froid. Lepetit scélérat avait pris la fuite, et avait eu l’audace d’écriresur mon compte dans les termes suivants à ma femme, samère :

« Madame, disait-il, j’ai supporté, aussilongtemps que morte pouvait le faire, les mauvais traitements del’insolent parvenu irlandais que vous avez admis à partager votrelit. Ce n’est pas seulement la bassesse de sa naissance et labrutalité générale de ses manières qui me dégoûtent et me le feronthaïr aussi longtemps que j’aurai l’honneur de porter ce nom deLyndon, dont il est indigne, mais la nature honteuse de sa conduiteenvers Votre Seigneurie, sa brutalité et ses procédés de rustreenvers vous, ses infidélités patentes, ses extravagantes dépenses,son ivrognerie, ses impudentes escroqueries et filouteries de mafortune et de la vôtre. Ce sont ces insultes envers vous qui mechoquent et me révoltent plus que l’infâme conduite de ce chenapanà mon égard. J’aurais voulu rester auprès de Votre Seigneurie,comme je l’avais promis, mais vous paraissez dans ces dernierstemps avoir pris le parti de votre mari ; et comme je ne puischâtier personnellement l’ignoble chenapan qui, cela soit dit ànotre honte, est l’époux de ma mère, que je ne puis supporterd’être témoin de la façon dont il vous traite, et que son affreusesociété me fait plus d’horreur que la peste, je suis décidé àquitter mon pays natal, du moins tout le temps de sa vie abhorréeou de la mienne. Je tiens de mon père une petite rente, que, jen’en doute pas, M. Barry m’escroquera s’il peut, mais queVotre Seigneurie m’adjugera peut-être, s’il lui reste au cœurquelques sentiments maternels. MM. Childs, les banquiers,peuvent avoir l’ordre de me la payer quand elle sera due ;s’ils ne reçoivent pas cet ordre, je ne serai nullement surpris,sachant que vous êtes dans les mains d’un scélérat qui ne se feraitpas scrupule de voler sur le grand chemin, et je chercherai àtrouver quelque moyen de vivre plus honorable que celui par lequelce mendiant d’aventurier irlandais est parvenu à me dépouiller demes droits et à me chasser de chez ma mère. »

Cette extravagante épître était signée« Bullingdon, » et tous les voisins jurèrent que j’avaiseu connaissance de sa fuite, et que je la mettrais à profit ;quoique je déclare sur mon honneur qu’à la lecture de cette infâmelettre, mon vrai et sincère désir était d’en tenir l’auteur sous mamain, afin de lui faire savoir ce que je pensais de lui. Mais iln’y avait pas moyen d’ôter de l’esprit des gens que je voulais tuerBullingdon, tandis que le goût du sang, comme j’ai dit, n’a jamaisété un de mes défauts ; et, quand même j’aurais eu d’aussimauvaises intentions contre mon jeune ennemi, la simple prudencem’aurait mis l’âme en repos, puisque je savais qu’il courait delui-même à sa perte.

Nous fûmes longtemps avant de savoir cequ’était devenu cet audacieux petit vagabond ; mais, au boutd’une quinzaine de mois, j’eus le plaisir d’être à même de réfuterles accusations calomnieuses d’assassinat qui avaient été portéescontre moi, en produisant une traite signée de la propre main deBullingdon, et datée de l’armée du général Tarleton, en Amérique,où ma compagnie se couvrait de gloire, mon jeune lord y servant enqualité de volontaire. Il y eut de mes bons amis qui persistèrent àm’attribuer toutes sortes de mauvaises intentions. Lord Tiptoff nevoulut jamais croire que je consentisse à payer aucun billet, àplus forte raison un billet de lord Bullingdon ; la vieillelady Betty Grimsby, sa sœur, s’obstina à déclarer que le billetétait faux et le pauvre lord défunt, jusqu’à l’arrivée d’une lettrede lord Bullingdon lui-même à sa mère, où il disait être àNew-York, au quartier général, et décrivait tout au long la fêtesplendide donnée par les officiers de la garnison à nos chefsdistingués, les deux Howe.

En attendant, j’eusse réellement assassinémilord que je n’aurais pas été en butte à plus de honteusesattaques et de diffamations que je n’en essuyais à la ville et à lacampagne. « Vous apprendrez la mort du jeune homme, à coupsûr, s’écriait un de mes amis. – Et puis viendra celle de sa femme,ajoutait un autre. – Il épousera Jenny Jones, » ajoutait untroisième, et ainsi de suite. Lavender m’apportait la nouvelle deces propos ; tout le pays était soulevé contre moi. Lesfermiers, les jours de marché, portaient la main à leurs chapeauxd’un air sombre et se détournaient de moi ; les gentilshommesqui suivaient ma chasse se retirèrent brusquement et quittèrent monuniforme ; au bal du comté, où j’avais invité lady SuzanneCapermore et pris ma place le troisième dans la danse, après le ducet le marquis, selon mon habitude, tous les couples se détournèrentquand nous vînmes à eux, et nous laissèrent danser tout seuls.Sukey Capermore a une passion pour la danse qui la ferait danser àun enterrement pour peu qu’on l’invitât, et j’avais trop de cœurpour plier devant une insulte si signalée ; de sorte que nousdansâmes avec les gens du plus bas étage, aux derniers rangs, – desapothicaires, des marchands de vin, des procureurs et toute cetteécume que nous tolérons dans nos assemblées publiques.

L’évêque, qui était parent de milady Lyndon,s’abstint de nous inviter au palais épiscopal lors desassises ; en un mot, on me fit toutes les indignités qu’il estpossible d’accumuler sur un innocent et honorable gentilhomme.

Ma réception à Londres, où je menai alors mafemme et ma famille, ne fut guère plus cordiale. Quand je présentaimes respects à mon souverain, à Saint-James, Sa Majesté me demanda,d’un ton épigrammatique, quand j’avais eu des nouvelles de lordBullingdon. Sur quoi je répliquai, avec une présence d’esprit peucommune : « Sire, milord Bullingdon se bat pour VotreMajesté contre les rebelles d’Amérique. Votre Majesté désire-t-elleque j’envoie à son aide un autre régiment ? » Là-dessusle roi tourna sur ses talons, et je me retirai en saluant. Quandlady Lyndon alla au baise-main chez la reine, j’appris que la mêmequestion précisément avait été adressée à Sa Seigneurie, et ellerevint tout agitée de l’affront qui lui avait été fait. Voilà commeon récompensait mon dévouement et de quel œil on envisageait messacrifices en faveur de mon pays ! J’emmenai brusquement mamaison à Paris, où je reçus un accueil fort différent ; maismon séjour au milieu des plaisirs enchanteurs de cette capitale futextrêmement court, car le gouvernement français qui, depuislongtemps, favorisait sous main les rebelles d’Amérique, venait dereconnaître ouvertement l’indépendance des États-Unis. Ils’ensuivit une déclaration de guerre ; nous tous, heureuxAnglais, nous fûmes renvoyés de Paris, et je crois que j’y laissaiune ou deux belles dames inconsolables. C’est le seul endroit où ungentilhomme puisse vivre comme il lui plaît, sans être incommodé desa femme. La comtesse et moi, durant le séjour que nous y fîmes,nous nous vîmes à peine, excepté dans les occasions publiques, àVersailles ou au jeu de la reine, et notre cher petit Bryan acquitmille perfections élégantes qui le rendirent les délices de tousceux qui le connaissaient.

Je ne dois pas oublier de mentionner ici madernière entrevue avec mon bon oncle, le chevalier de Ballybarry,que j’avais laissé à Bruxelles avec la ferme intention de faire sonsalut, et qui s’y était retiré dans un couvent. Depuis lors ilétait rentré dans le monde, à son grand ennui et repentir, étanttombé amoureux fou, sur ses vieux jours, d’une actrice françaisequi avait fait comme la plupart des dames de cette espèce, l’avaitruiné, l’avait planté là et s’était moqué de lui. Son repentirétait vraiment édifiant. Sous la direction de MM. du collégeirlandais, il avait tourné de nouveau ses pensées vers la religion,et la seule prière qu’il m’adressa, quand je le vis et lui demandaien quoi je pouvais l’assister, fut de faire une belle donation aucouvent où il se proposait d’entrer.

Ceci, comme de raison, je ne le pouvais faire,mes principes religieux m’interdisant d’encourager la superstitiond’aucune manière ; et le vieux gentilhomme et moi nous nousséparâmes assez froidement, en conséquence de mon refus d’assurer,comme il dit, le bien-être de ses vieux jours.

J’étais fort pauvre à cette époque, voilà lefait ; et, entre nous, la Rosemont de l’Opéra français,danseuse médiocre, mais une tournure et un pied charmant, meruinait en diamants, équipages et mémoires de tapissier ;ajoutez à cela que j’avais une mauvaise veine au jeu et que j’étaisforcé, pour faire face à mes pertes, de me soumettre aux plushonteuses exigences des usuriers, de mettre en gage les diamants delady Lyndon (cette maudite petite Rosemont m’en soutiraquelques-uns), et de recourir à mille autres moyens de battremonnaie. Mais quand l’honneur est en jeu, m’a-t-on jamais vu sourdà son appel ? et quel homme peut dire que Barry Lyndon aitperdu un pari sans le payer ?

Quant à mes espérances ambitieuses au sujet dela pairie irlandaise, je commençai, à mon retour, à trouver quej’avais terriblement fait fausse route, grâce à ce gredin de lordCrabs, qui aimait fort à prendre mon argent, mais n’avait pas plusle crédit de m’avoir une couronne nobiliaire que de me procurer latiare du pape. Le roi ne fut pas du tout plus gracieux pour moi, àmon retour du continent, qu’il ne l’avait été avant mon départ, etje sus d’un des aides de camp des ducs, ses frères, que ma conduiteet les distractions que j’avais prises à Paris avaient étéprésentées sous un jour odieux par des espions là-bas, et avaientété l’objet d’augustes commentaires, et que Sa Majesté, influencéepar ces calomnies, avait positivement dit que j’étais l’homme leplus taré des trois royaumes. Moi, taré ! Moi, un déshonneurpour mon nom et mon pays ! Quand j’appris ces faussetés, jefus dans une telle rage que j’allai tout aussitôt trouver lordNorth pour lui faire des représentations, pour demander instammentqu’il me fût permis de paraître devant le roi et de me laver desimputations dirigées contre moi, d’exposer les services que j’avaisrendus au gouvernement en votant pour lui, et m’informer quand larécompense qui m’avait été promise, à savoir le titre porté par mesancêtres, serait rétabli en ma personne.

Ce gros lord North était d’une froideursomnolente qui avait, plus que toute autre chose, irritél’opposition contre lui. Il m’avait écouté les yeux à demi fermés.Quand j’eus fini un long et violent discours que je fis enarpentant sa chambre de Downing-street, et en gesticulant avectoute l’énergie d’un Irlandais, il ouvrit un œil, sourit et medemanda doucement si c’était tout. Sur ma réponse affirmative, ildit : « Eh bien, monsieur Barry, je vous répondrai pointpar point. Le roi a une répugnance excessive à faire des pairs,comme vous savez. Vos droits, comme vous les appelez, ont été missous ses yeux, et la gracieuse réplique de Sa Majesté a été quevous étiez l’homme le plus impudent de ses États, et méritiez unecorde plutôt qu’une couronne. Quant à nous ôter votre appui, vousêtes parfaitement bienvenu à vous transporter, vous et votre vote,partout où il vous plaira. Et maintenant, comme j’ai beaucoupd’occupations, peut-être voudrez-vous me faire la faveur de vousretirer. » À ces mots il leva sa main nonchalamment vers lasonnette et me congédia avec un salut, me demandant d’un tondoucereux s’il était quelque autre chose au monde en quoi il me pûtobliger.

Je rentrai chez moi dans une fureur impossibleà décrire, et ayant lord Crabs à dîner ce jour-là, je me vengeai deSa Seigneurie en lui arrachant sa perruque, l’étouffant avec, etl’attaquant dans cette partie de sa personne qui, selon la rumeurpublique, avait déjà été assaillie par Sa Majesté. Toute l’histoirecourait la ville le lendemain, et les clubs et magasins d’estampesétaient tapissés de gravures me représentant dans l’opérationci-dessus mentionnée. Ce fut à qui rirait du lord et del’Irlandais, et je n’ai pas besoin de dire que les originaux desdeux portraits furent reconnus. Quant à moi, j’étais un despersonnages les plus célèbres de Londres à cette époque, matoilette, mon style et mes équipages étant aussi connus que ceuxd’aucun chef de la fashion, et ma popularité, si elle n’était pasgrande dans la plus haute classe, était, du moins, considérableailleurs. Le peuple m’acclama dans les Gordon-Rows, alors qu’iltuait presque mon ami Twitcher et brûlait la maison de lordMansfield. Dans le fait, j’étais connu comme zélé protestant, et,après ma querelle avec lord North, je passai droit dansl’opposition, et le vexai par tous les moyens qui étaient en monpouvoir.

Ils n’étaient malheureusement pas très-grands,car je parlais mal, et la Chambre ne voulait pas m’écouter ;bientôt même, en 1780, après les troubles de Gordon, elle futdissoute et une élection générale eut lieu. Cela m’arriva, commem’arrivaient toutes mes mésaventures, à un moment bien inopportun.Je fus obligé de me procurer encore plus d’argent, aux taux lesplus coûteux, pour faire face à cette maudite élection, et j’euscontre moi les Tiptoff, plus actifs et plus virulents quejamais.

Le sang me bout même aujourd’hui quand jesonge à l’atroce conduite de mes ennemis dans cette infâmeélection. On me fit passer pour une Barbe-Bleue irlandaise, onimprima contre moi des libelles et de grossières caricatures qui mereprésentaient fouettant lady Lyndon, cravachant lord Bullingdon,le mettant à la porte par une tempête, et je ne sais quoi. Il yavait des estampes d’une pauvre cabane d’Irlande, d’où l’onprétendait que je venais ; d’autres où j’étais représentécomme un laquais et un décrotteur. On avait répandu sur moi undéluge de calomnies, sous lequel tout homme qui aurait eu moinsd’énergie aurait succombé.

Mais j’eus beau tenir hardiment tête à mesaccusateurs ; j’eus beau prodiguer l’argent dans cetteélection, ouvrir à deux battants Hackton-Hall et faire couler àflots le vin de Champagne et de Bourgogne chez moi et dans toutesles auberges de la ville, je n’eus pas la majorité. Cette canaillede gentry avait tourné tout entière contre moi et passé à lafaction Tiptoff ; on me représenta même comme retenant mafemme de force, et vainement je l’envoyai seule dans la ville,portant mes couleurs, avec Bryan sur ses genoux, et lui fis fairedes visites à la femme du maire et aux principales dames du pays,rien ne put ôter de l’idée qu’elle ne vivait pas dans une crainteperpétuelle de moi, et la brutale populace eut l’insolence de luidemander pourquoi elle osait s’en retourner et comment elle pouvaitaimer à avoir des coups de cravache pour son souper.

Je fus battu aux élections, et tous lesmémoires fondirent ensemble sur moi, tous les billets que j’avaissouscrits pour les années qui suivraient mon mariage, et que lescréanciers, avec une infâme unanimité, m’envoyèrent en si grandnombre, qu’il y en avait des monceaux sur ma table. Je n’en citeraipas le montant ; il était effroyable. Mes intendants et hommesde loi empirèrent la chose ; je fus enlacé dans une toileinextricable de billets et de mémoires, d’hypothèques etd’assurances, et de tous les horribles maux qui s’y attachent. Ilarrivait de Londres hommes de loi sur hommes de loi ; il futfait transaction sur transaction, et le revenu de lady Lyndon futengagé à peu près sans retour pour satisfaire ces cormorans. C’estune justice à lui rendre ; elle se conduisit avec passablementd’obligeance dans ces moments d’ennui : car, toutes les foisque j’avais besoin d’argent, il me fallait la cajoler, et, toutesles fois que je la cajolais, j’étais sûr de ramener à la bonnehumeur ce pauvre esprit de femme, d’une nature si faible et sicraintive, que, pour une semaine de repos, elle m’aurait signél’abandon de mille livres sterling de rente. Et quand mes tracascommencèrent à Hackton et que je m’arrêtai à la dernière chance quime restât, à savoir de me retirer en Irlande et de retrancher surmes dépenses, abandonnant à mes créanciers, jusqu’à entièresatisfaction, la meilleure partie de mon revenu, milady fut tout àfait joyeuse à l’idée de partir, et dit que, si nous voulionsrester tranquilles, elle ne doutait pas que tout n’allâtbien ; elle était même charmée de subir la pauvreté relativedans laquelle il nous fallait vivre à présent, pour l’amour de laretraite et de la paix domestique dont elle espérait jouir.

Nous partîmes assez subitement pour Bristol,laissant les odieux et ingrats misérables de Hackton nousvilipender sans doute en notre absence. Mes écuries et mes meutesfurent vendues immédiatement ; les harpies auraient bien vouluse jeter sur ma personne, mais la chose n’était pas en leurpouvoir. J’avais su, par mon habileté, tirer de mes mines et de mesterres à moi tout ce qu’elles pouvaient rendre, en sorte que lesscélérats furent déçus dans cette espérance, et, quant à lavaisselle plate et au mobilier de la maison de Londres, ils n’ypouvaient toucher, vu que c’était la propriété des héritiers de lafamille Lyndon.

Je passai donc en Irlande, et fixai pourquelque temps ma résidence à Castle-Lyndon, tout le mondes’imaginant que j’étais entièrement ruiné, et que le fameux etbrillant Barry Lyndon ne reparaîtrait plus jamais dans les cerclesdont il avait fait l’ornement ; mais il n’en fut pas ainsi. Aumilieu de mes perplexités, la fortune me réservait encore unegrande consolation. Il arriva des dépêches d’Amérique annonçant ladéfaite, par lord Cornwallis, du général Gates dans la Caroline, etla mort de lord Bullingdon, qui était présent comme volontaire.

Quant à mes propres désirs de posséder unpiètre titre irlandais, ils n’étaient pas bien vifs. Mon filsmaintenant héritait d’une comté anglaise, et je lui fis prendresur-le-champ le titre de lord vicomte Castle-Lyndon, le troisièmedes titres de la famille. Ma mère faillit devenir folle de joie ensaluant son petit-fils de « milord, » et je me sentispayé de toutes mes souffrances et privations quand je vis cet amourd’enfant parvenu à un tel poste d’honneur.

Chapitre 19Conclusion.

Si le monde ne se composait pas d’une race demisérables ingrats, qui prennent leur part de votre prospérité tantqu’elle existe, et même, tout gorgés de votre venaison et de votrevin de Bourgogne, médisent du généreux amphitryon, je suis sûr quej’aurais un nom excellent et une haute réputation, en Irlande dumoins, où ma libéralité fut sans bornes, et où la splendeur de mamaison et de mes fêtes n’était égalée par aucun autre seigneur demon temps. Tant que dura ma magnificence, tout le pays fut libre dela partager ; j’avais dans mes écuries assez de chevaux dechasse pour monter un régiment de dragons, et des tonneaux de vinde quoi griser des comtés entiers pendant des années. Castle-Lyndonétait devenu le quartier général d’une foule de gentilshommesbesoigneux, et je n’allais jamais à la chasse sans avoir unedouzaine de jeunes gens des meilleures familles du pays pourécuyers et veneurs. Mon fils, le petit Castle-Lyndon, était unprince ; son éducation et ses manières, si jeune qu’il fût,étaient dignes des deux nobles familles dont il descendait, et jene sais pas quelles espérances je ne fondais pas sur cet enfant,quelles idées je ne me faisais pas de ses succès futurs et de lafigure qu’il ferait dans le monde. Mais le cruel destin avaitdécidé que je ne laisserais personne de ma race après moi, etarrêté que je finirais ma carrière telle que je la vois près de sefermer, pauvre, solitaire, sans enfant. Je puis avoir eu desdéfauts, mais personne n’osera dire de moi que je ne fus pas un bonet tendre père. J’aimais cet enfant passionnément, peut-être avecune aveugle partialité ; je ne lui refusais rien ; avecjoie, avec joie, je le jure, je serais mort pour détourner de luicette fin prématurée. Je ne crois pas qu’il se soit passé un jourdepuis que je l’ai perdu sans que sa radieuse face et son jolisourire m’aient apparu du haut des cieux où il est, et sans que moncœur se soit élancé vers lui. Ce cher enfant me fut enlevé à l’âgede neuf ans, en pleine beauté, en pleines promesses, et sonsouvenir s’est gravé si fortement dans mon âme, que je n’ai jamaispu l’oublier ; sa petite ombre revient la nuit à mon chevetsans repos et solitaire ; maintes fois, au milieu de la plusardente, de la plus folle compagnie, quand la bouteille circule etque retentissent les chansons et les éclats de rire, je pense àlui. J’ai en ce moment même une boucle de ses doux cheveux brunssuspendue à mon cou ; elle m’accompagnera à l’humiliante fossedu pauvre, où bientôt, sans doute, seront déposés les vieux os usésde Barry Lyndon.

Mon Bryan était un garçon d’une énergieétonnante (et en effet, venant d’une telle souche, pouvait-il êtreautrement ?), impatient de mon autorité même, contre laquelleil arrivait souvent au cher petit vaurien de se révoltervaillamment, et à plus forte raison de celle de sa mère et desfemmes dont les tentatives de contrôle ne lui inspiraient que rireet mépris. Ma propre mère elle-même (mistress Barry de Lyndon,comme s’appelait à présent la bonne âme par compliment pour manouvelle famille) était tout à fait incapable de le tenir en bride,et vous pouvez vous figurer d’après cela quelle volonté il avait.Sans cela, il serait probablement encore en vie ; il pourrait…mais à quoi bon se lamenter ? N’est-il pas dans un lieumeilleur ? L’héritage d’un mendiant lui serait-il d’aucuneutilité ? La chose est mieux comme elle est ! Que le cielsoit bon pour nous ! Hélas ! faut-il que moi, son père,je sois resté pour le pleurer !

C’était au mois d’octobre que j’avais été àDublin pour voir un homme de loi et un capitaliste, qui étaientvenus en Irlande pour se consulter avec moi au sujet de ventes quej’avais à faire et de la coupe des bois de Hackton, dont, tantparce que je détestais l’endroit que parce que j’avais grand besoind’argent, j’étais déterminé à abattre jusqu’au dernier arbre. Lachose avait présenté quelques difficultés. On disait que je n’avaispas le droit d’y toucher. Ces brutes de paysans autour du domaineen étaient venus à un tel degré d’animosité contre moi, que lesgredins refusaient littéralement d’employer leurs cognées contreles arbres, et que mon agent (ce gueux de Latkins) déclara que savie était en danger parmi eux s’il tentait davantage de dilapider,comme ils disaient, la propriété. Tout notre magnifique mobilieravait été vendu à cette époque, je n’ai pas besoin de le dire, et,quant à la vaisselle plate, j’avais pris grand soin de l’emporteren Irlande, où elle était dans les meilleures mains possibles,celles de mon banquier, qui avait avancé dessus six mille livres,somme dont j’eus bientôt besoin.

J’allai donc à Dublin pour y rencontrer ceshommes d’affaires anglais, et je réussis si bien à persuaderM. Splint, grand constructeur de vaisseaux et marchand de boisde construction de Plymouth, de mes droits sur le bois de Hackton,qu’il convint de me l’acheter à vue de nez environ un tiers de savaleur, et il me remit cinq mille livres, qu’étant alors accablé dedettes je fus bien forcé d’accepter. Il n’eut pas, lui, dedifficulté à abattre le bois, je vous en réponds. Il prit unrégiment de charpentiers et scieurs de long de ses chantiers et deceux du roi à Plymouth, et, en deux mois, le parc de Hackton futaussi dénué d’arbres que le marais d’Allen.

Cette maudite expédition me porta malheur. Jeperdis la plus grande partie de mon argent au jeu en deux nuitschez Daly, en sorte que je me trouvai juste aussi endetté queci-devant, et le vaisseau qui emportait mon vieux filou de marchandde bois n’avait pas fait voile pour Holyhead, que déjà, de l’argentqu’il m’avait apporté, il ne me restait qu’une couple de centlivres, avec lesquelles je m’en retournai chez moi fort désolé, etfort subitement aussi, car mes fournisseurs de Dublin étaientacharnés après moi, ayant su que j’avais dépensé la somme reçue, etdeux de mes marchands de vin avaient des prises de corps contre moipour plusieurs milliers de livres.

J’achetai à Dublin, toutefois, suivant mapromesse (car lorsque je fais une promesse, je la tiens à toutprix,) j’achetai un petit cheval pour mon cher petit Bryan, commecadeau pour le dixième anniversaire de sa naissance, qui allaitarriver. C’était une magnifique petite bête, et elle me coûta gros.Je n’ai jamais regardé à l’argent quand il s’est agi de ce cherenfant. Mais elle était très-sauvage. Elle jeta par terre un de mesgarçons d’écurie qui fut le premier à la monter, et lui cassa lajambe ; et quand je me chargeai moi-même de la ramener à lamaison, il fallut mon poids et mon adresse pour la faire tenirtranquille.

Quand nous fûmes arrivés, j’envoyai mon chevalpar un de mes palefreniers chez un fermier pour le dresser à fond,et je dis à Bryan, qui se mourait d’envie de voir son petit cheval,qu’il l’aurait pour son jour de naissance, où il chasserait dessusavec ma meute, et je ne me promis pas peu de plaisir de lui fairefaire, ce jour-là, son début sur le terrain où j’espérais le voirprimer par la suite à la place de son tendre père. Hélas ! cenoble enfant ne devait jamais chasser le renard, ni prendre parmiles gentilshommes de son pays la place que lui assignaient sanaissance et son mérite.

Quoique je ne croie ni aux rêves ni auxprédictions, cependant je ne peux pas ne pas reconnaître que,lorsqu’un homme est menacé d’une grande calamité, il en a souventd’étranges et terribles présages. Je m’imagine en avoir euplusieurs alors. Lady Lyndon, particulièrement, rêva deux fois queson fils était mort ; mais comme elle était devenueextraordinairement nerveuse et sujette aux vapeurs, je traitai sescraintes avec mépris, et les miennes aussi, comme de juste. Et,dans un moment d’abandon, tout en buvant après dîner, je dis aupauvre Bryan, qui me questionnait toujours au sujet du petit chevalet du jour où il devait venir, qu’il était arrivé, qu’il était à laferme de Doolan, où Mick, le groom, le dressait.« Promettez-moi, Bryan, s’écria sa mère, que vous ne monterezle cheval qu’en compagnie de votre père. » Mais je me bornai àdire : « Bah ! madame, vous êtes unâne ! » étant irrité de sa sotte timidité, qui maintenantse montrait toujours de mille manières désagréables ; et metournant vers Bryan, je dis : « Je promets à VotreSeigneurie une bonne correction si vous le montez sans mapermission. »

Je suppose que le pauvre enfant ne s’effrayapas d’acheter à ce prix le plaisir qu’il se promettait, ou qu’ilpensa peut-être bien qu’un tendre père lui ferait remise entière dela peine, car le lendemain matin, quand je me levai, un peu tard,ayant passé la nuit à boire, j’appris que l’enfant avait décampé aupoint du jour, s’étant glissé par la chambre de son gouverneur(c’était Redmond Quin, notre cousin, qui était venu vivre chezmoi), et je n’eus pas de doute qu’il ne fût allé à la ferme deDoolan.

Je pris un grand fouet de cheval et galopaiaprès lui en fureur, jurant de tenir ma promesse. Mais, que le cielme pardonne ! j’y songeais peu, lorsqu’à trois milles duchâteau je vis venir à moi une triste procession, des paysansgémissant et hurlant comme font nos Irlandais, le cheval noir menéen laisse, et, sur une porte dont on avait fait une civière, monpauvre cher, cher petit garçon. Il était là, gisant dans sespetites bottes à éperons et dans son petit habit écarlate et or. Sachère face était toute blanche, et il sourit en me tendant la main,et dit péniblement : « Vous ne me donnerez pas le fouet,n’est-ce pas, papa ? » Je ne pus que fondre en larmespour toute réponse. J’ai vu mourir bien des gens, et il y a dansles yeux un regard sur lequel on ne peut se méprendre. Il y avaitun petit tambour que j’aimais, qui fut atteint, devant macompagnie, à Kühnersdorf ; quand j’accourus lui donner del’eau, il avait exactement le même air qu’avait maintenant mon cherBryan : il n’y a pas à se tromper sur cette terribleexpression des yeux. Nous le portâmes à la maison et cherchâmespartout des médecins pour examiner sa blessure.

Mais à quoi sert un médecin dans une lutteavec le sombre, l’invincible ennemi ? Ceux qui vinrent nepurent que confirmer notre désespoir par le rapport qu’ils firentsur l’état du pauvre enfant. Il avait monté vaillamment son cheval,s’était tenu en selle avec intrépidité, en dépit de tous lesplongeons et de toutes les ruades de l’animal, et, ayant dompté sonpremier mauvais vouloir, il lui fit sauter une haie au bord de laroute. Mais il y avait au milieu un amas de pierres, et le pied ducheval se prit dedans, et lui et son beau petit cavalier roulèrentensemble par-dessus. Les témoins dirent avoir vu le noble petitgarçon se relever soudain après sa chute, et courir après le chevalqui s’était enfui après lui avoir donné un coup de pied dans ledos, à ce qu’on crut voir, tandis qu’ils étaient par terre. Lepauvre Bryan courut quelques pas, et puis tomba comme frappé d’uneballe. Son visage devint tout pâle, et on le crut mort. Mais on luiversa du wiskey dans la bouche, et le pauvre enfant seranima ; cependant il ne pouvait pas bouger, l’épine dorsaleétait endommagée, et la partie inférieure de son corps était mortequand on le mit au lit. Le reste ne dura pas longtemps. Dieum’assiste ! Il demeura encore deux jours avec nous, et ce futune triste consolation de penser qu’il ne souffrait pas.

Durant ce temps, le caractère du cher angeparut tout à fait changer ; il demanda pardon à sa mère et àmoi de tous les actes de désobéissance dont il avait pu êtrecoupable envers nous ; il dit souvent qu’il aimerait à voirson frère Bullingdon. « Bully valait mieux que vous, papa,dit-il ; il ne jurait pas tant, et il me contait etm’apprenait beaucoup de bonnes choses quand vous n’étiez paslà. » Et prenant la main de sa mère et la mienne dans chacunede ses petites mains gluantes, il nous supplia de ne pas nousquereller ainsi, mais de nous aimer, de façon à pouvoir nousretrouver au ciel, où Bully lui avait dit que les gens querelleursn’allaient point. Sa mère fut très-affectée des admonitions dupauvre ange, et moi aussi. Je voudrais qu’elle m’eût permis desuivre le conseil que nous avait donné le petit moribond.

Enfin, au bout de deux jours, il mourut. Ilétait là, gisant, l’espoir de ma famille, l’orgueil de mon âge mûr,le lien qui nous avait retenus ensemble, moi et lady Lyndon.« Ô Redmond ! dit-elle en s’agenouillant devant le corpsdu cher enfant, de grâce, écoutons la vérité sortie de cettebienheureuse bouche ; amendez-vous, et traitez votre pauvre,aimante et tendre femme, comme son enfant mourant vous l’arecommandé. » Et je dis que je le ferais ; mais il estdes promesses qu’il n’est pas au pouvoir d’un homme de tenir,surtout avec une femme comme elle. Mais nous nous rapprochâmesaprès ce triste événement, et fûmes bons amis pour plusieursmois.

Je ne vous raconterai pas avec quellemagnificence nous l’enterrâmes. À quoi servent les panaches despompes funèbres et les vanités du blason ? J’allai tirer uncoup de pistolet au fatal cheval noir qui l’avait tué, à la portedu caveau où nous avions déposé mon enfant. J’étais tellementéperdu que j’aurais pu aussi me brûler la cervelle. N’était lecrime, il eût peut-être mieux valu que je le fisse ; car qu’aété ma vie depuis que cette aimable fleur a été arrachée de monsein ? Une succession de misères, d’injustices, de désastreset de souffrances morales et physiques, comme il n’en est jamaiséchu à personne autre dans toute la chrétienté.

Lady Lyndon, qui avait toujours été tourmentéepar ses nerfs et ses vapeurs après la catastrophe de notre enfantbéni, devint plus agitée que jamais, et se jeta dans la dévotionavec tant de ferveur, qu’il était des moments où vous l’auriez cruepresque folle. Elle s’imaginait avoir des visions. Elle prétendaitqu’un ange lui avait dit que la mort de Bryan était une punitiondont le ciel la frappait pour avoir négligé son premier-né. Puiselle déclarait que Bullingdon était vivant, elle l’avait vu enrêve. Puis de nouveau elle tombait dans de violents chagrins ausujet de sa mort, et le pleurait avec autant d’amertume que sic’eût été lui qui fût mort le dernier, et non notre adoré Bryan,qui, comparé à Bullingdon, était ce qu’un diamant est à une pierre.Ses accès étaient pénibles à voir et difficiles à réprimer. Oncommença à dire dans le pays que la comtesse devenait folle. Mesgueux d’ennemis ne manquèrent pas de confirmer et d’exagérer cebruit, et ajoutaient que j’étais la cause de sa démence. Je l’avaispoussée à l’égarement, j’avais tué Bullingdon, j’avais assassinémon propre fils ; je ne sais ce qu’ils mettaient encore à macharge. Leurs odieuses calomnies m’atteignirent jusqu’enIrlande ; mes amis s’éloignèrent de moi. Ils commencèrent àdéserter mes chasses comme on avait fait en Angleterre, et, quandj’allais à des courses ou à un marché, ils trouvaient de subitesraisons pour éviter mon voisinage. Je reçus les noms de Barry leMéchant, Lyndon le Diable, à votre choix ; les gens de lacampagne faisaient de merveilleuses légendes à mon sujet ; lesprêtres catholiques disaient que j’avais massacré je ne saiscombien de religieuses allemandes dans la guerre de Sept ans ;que l’ombre de Bullingdon assassiné hantait ma maison. Un jour, àla foire d’une ville voisine, où j’eus envie d’acheter une vestepour un de mes gens, un drôle, qui se tenait là, dit :« C’est une camisole de force qu’il achète pour miladyLyndon. » Et de cet incident sortit une légende sur ma cruautéenvers ma femme, et on raconta plusieurs détails circonstanciés surma manière ingénieuse de la torturer.

La perte de mon cher garçon ne m’atteignit passeulement au cœur comme père, mais elle porta un préjudicetrès-considérable à mes intérêts personnels ; car, comme iln’y avait plus à présent d’héritier direct de la fortune, et quelady Lyndon était d’une faible santé et ne paraissait nullementdevoir laisser de famille, celle qui devait hériter, cettedétestable famille de Tiptoff, commença à m’ennuyer de centmanières, et se mit à la tête des ennemis qui répandaient desbruits tendant à me discréditer. Ils m’entravèrent dansl’administration de la fortune de mille façons différentes, jetantles hauts cris si je coupais un bâton, ouvrais un puits, vendais untableau ou envoyais refondre quelques onces de vaisselle plate. Ilsme harcelaient de procès continuels, obtenaient des arrêts desursis de la chancellerie, entravaient mes agents dans l’exécutionde leurs ordres, à tel point que vous vous seriez figuré que ce quiétait à moi n’était point à moi, mais à eux, et qu’ils en pouvaientfaire ce qu’ils voulaient. Qui pis est, j’ai lieu de croire qu’ilsavaient sous mon propre toit des intelligences avec mes propresdomestiques : car je ne pouvais pas avoir la moindrediscussion avec lady Lyndon qu’on ne le sût au dehors, ni me griseravec mon chapelain et mes amis que quelques infâmes béats nes’emparassent de la nouvelle et ne fissent le compte de toutes lesbouteilles que j’avais bues et de tous les jurements qui m’étaientéchappés. Que le nombre en fût grand, je le reconnais. Je suis del’ancienne école, j’ai toujours été libre dans mes actions et dansmes propos ; et du moins, si je faisais et disais ce qu’il meplaisait, je n’ai jamais été aussi mauvais que maint gredin decafard de ma connaissance, qui, à l’abri du soupçon, couvre d’unmasque de sainteté ses péchés et ses faiblesses.

Puisque je me purge la conscience et que je nesuis point un hypocrite, je puis aussi bien confesser maintenantque je tâche de déjouer les menées de mes ennemis par un artificequi n’était peut-être pas strictement justifiable. Tout dépendaitpour moi d’avoir un héritier de la fortune : car si ladyLyndon, qui était d’une faible santé, était morte, le lendemainj’étais réduit à la mendicité ; tous mes sacrifices d’argent,etc., pour améliorer le bien, on n’en aurait tenu aucuncompte ; toutes les dettes me seraient restées sur ledos ; et mes ennemis auraient triomphé, ce qui, pour un hommed’un cœur honorable comme le mien, était « le plus dur de tousles coups, » comme a dit quelque poëte.

Je confesse donc que je voulais supplanter cescoquins, et, comme je ne le pouvais faire sans un héritier, jeme déterminai à en trouver un. Si je l’avais sous la main, etde mon sang qui plus est, quoique avec la barre senestre, là n’estpas la question. Ce fut alors que je découvris les indignesmachinations de mes ennemis : car ayant touché un mot de ceplan à lady Lyndon, dont j’avais fait, au moins en apparence, laplus obéissante des femmes, quoique je ne lui permisse jamaisd’écrire ou de recevoir une lettre sans qu’elle me passât sous lesyeux, ni de recevoir d’autres personnes que celles que je jugeaisêtre une société convenable pour elle, dans l’état délicat de sasanté, cependant cette infernale famille des Tiptoff eut vent demon projet et protesta aussitôt, non-seulement par lettres, maisdans d’ignobles libelles imprimés, et me dénonça à la hainepublique, comme un forgeur d’enfant, c’est le nom qu’elle medonnait. Comme de raison, je repoussai l’imputation, je ne pouvaispas faire autrement, et j’offris de me rencontrer sur le champd’honneur avec n’importe lequel des Tiptoff, et de prouver qu’ilétait un gredin et un menteur, ce qu’il était effectivement,quoique peut-être pas dans cette circonstance. Mais ils secontentèrent de me répondre par l’entremise d’un homme de loi, etdéclinèrent une invitation que tout homme de cœur eût acceptée. Mesespérances d’avoir un héritier avortèrent ainsi complétement ;le fait est que lady Lyndon (quoique, comme j’ai dit, je compte sonopposition pour rien), avait résisté à ma proposition avec autantd’énergie qu’en pouvait déployer une femme de sa faiblesse, et ditqu’elle avait commis un grand crime à cause de moi, mais qu’elleaimerait mieux mourir que d’en commettre un autre. J’aurais puaisément ramener Sa Seigneurie à la raison, néanmoins ; maismon plan était éventé, et je ne pouvais plus songer à l’exécuter.Nous aurions eu une douzaine d’enfants légitimes que l’on auraitdit qu’ils étaient supposés.

Quant à me procurer de l’argent sur du viager,je puis dire que j’avais absorbé tout celui de ma femme. Il yavait, de mon temps, fort peu de ces compagnies d’assurances qui sesont élevées depuis dans la ville de Londres ; c’étaient desindividus qui faisaient l’affaire, et la vie de lady Lyndon étaitaussi bien connue d’eux que celle, je crois, d’aucune femme de lachrétienté. En dernier lieu, quand je voulus me procurer une somme,les gredins eurent l’impudence de dire que la manière dont je latraitais ne leur laissait pas une année de chance, comme si monintérêt était de la tuer ! Si mon garçon eût vécu, c’eût étébien différent ; sa mère et lui auraient pu entre eux annulerune bonne partie de la substitution, et remettre de l’ordre dansmes affaires. À présent, elles étaient vraiment en bien mauvaisétat. Tous mes plans avaient échoué ; mes terres, que j’avaisachetées avec de l’argent d’emprunt, ne me rapportaient rien, etj’étais obligé de payer des intérêts ruineux pour les sommesqu’elles m’avaient coûtées. Mon revenu, quoique considérable, étaitgrevé de centaines d’annuités, et de milliers de frais d’hommes deloi, et je me sentais enveloppé de plus en plus dans ce réseau,sans aucun moyen de m’en tirer.

Pour ajouter à toutes mes perplexités, deuxans après la mort de mon pauvre enfant, ma femme, dont jesupportais depuis douze années les bizarreries de caractère et leshumeurs extravagantes, voulut me quitter, et fit positivement destentatives pour se soustraire à ce qu’elle appelait matyrannie.

Ma mère, la seule personne qui, dans mesinfortunes, me fût restée fidèle (le fait est qu’elle m’a toujoursrendu justice, parlant de moi comme d’un martyr de la coquineriedes autres et d’une victime de ma généreuse et confiantedisposition), ma mère découvrit le complot qui se tramait, et dontces artificieux et malfaisants Tiptoff étaient, comme de coutume,les principaux promoteurs Mistress Barry vraiment, malgré saviolence et ses singularités, était inappréciable pour moi dans mamaison, qui aurait été depuis longtemps ruinée de fond en comble,sans son esprit d’ordre et de conduite, et sans la parfaiteintelligence avec laquelle elle gouvernait tout mon monde, quiétait fort nombreux. Quant à milady Lyndon, la pauvre âme !elle était bien trop grande dame pour s’occuper des choses duménage ; elle passait ses journées avec son médecin, ou avecses livres de piété, et ne paraissait jamais parmi nous quecontrainte par moi, et alors ma mère et elle étaient sûres d’avoirune querelle.

Mistress Barry, au contraire, avait le géniede l’administration. Elle tenait les servantes en haleine, et lesvalets en bride ; avait l’œil sur le claret dans la cave, etsur l’avoine et le foin dans l’écurie ; surveillait lessalaisons et les conserves au vinaigre, les approvisionnements depommes de terre et de tourbe, le cochon qu’on tuait et la volaille,la lingerie et la boulangerie, et les dix mille minuties d’un grandétablissement. Si toutes les ménagères irlandaises étaient commeelle, je réponds que plus d’un feu flamberait là où l’on ne voitmaintenant que des toiles d’araignée, et que plus d’un parc seraitcouvert de gras troupeaux qui, à présent, est presque tout envahipar les chardons. Si quelque chose eût pu me soustraire auxconséquences de la scélératesse d’autrui, et (je le confesse, carje ne regarde pas comme au-dessous de moi d’avouer mes défauts), demon trop facile, généreux et insouciant caractère, c’eût étél’admirable prudence de cette digne créature. Jamais elle ne semettait au lit que toute la maison ne fût tranquille, et que toutesles chandelles ne fussent éteintes ; et vous pouvez croire quece n’était pas chose aisée avec un homme de mes habitudes, quiavait communément une douzaine de joyeux compagnons (d’artificieuxdrôles et de faux amis pour la plupart !) à boire avec luichaque nuit, et qui, pour sa part, allait rarement se couchersobre. Mainte et mainte fois, sans que j’eusse conscience de sonattention, cette bonne âme m’a tiré mes bottes, et m’a vu déposépar mes domestiques dans un bon lit, et a emporté elle-même lachandelle, et été la première aussi le matin à m’apporter mon verrede petite bière. Ce n’était pas un siècle de poules mouillées quele mien, je vous le garantis. Un gentilhomme ne se faisait pasprier pour boire sa demi-douzaine de bouteilles, et quant à votrecafé et à vos rinçures, on les laissait à lady Lyndon, à sondocteur et aux autres vieilles femmes. C’était l’orgueil de ma mèreque je pusse boire plus qu’aucun homme du pays, autant, à une pinteprès, que mon père avant moi, disait-elle.

Que lady Lyndon la détestât, c’était fortnaturel. Elle n’est pas la première personne de son sexe ou du mienqui ait haï une belle-mère. J’avais chargé ma mère de surveiller deprès les caprices de Sa Seigneurie, et c’était, comme vous pensezbien, une des raisons pour lesquelles cette dernière ne l’aimaitpas. L’assistance et la surveillance de mistress Barry étaient pourmoi d’un prix inestimable ; et j’aurais payé vingt espionspour faire cette besogne, que je n’aurais pas été aussi bien servique par la sollicitude et la vigilance de mon excellente mère. Elledormait les clefs de la maison sous son oreiller, et avait l’œilpartout. Elle suivait tous les mouvements de la comtesse, comme sonombre ; elle trouvait moyen d’avoir connaissance, du matin ausoir, de tout ce que faisait milady. Si celle-ci se promenait dansle jardin, un regard vigilant en observait la porte ; et sielle sortait en voiture, mistress Barry l’accompagnait, et unecouple d’hommes à ma livrée étaient à cheval à côté du carrosse,afin qu’il ne lui arrivât point de mal. Quoiqu’elle fît desdifficultés, et voulût garder la chambre dans un silence maussade,j’établis comme règle que nous irions ensemble à l’église dansnotre carrosse à six chevaux tous les dimanches, et qu’elleassisterait aux bals des courses avec moi, toutes les fois que jen’aurais pas à craindre les maudits recors qui m’assiégeaient. Celadonnait un démenti aux méchantes langues qui disaient que jevoulais emprisonner ma femme. Le fait est que connaissant salégèreté, et voyant l’aversion insensée pour moi et les miens quicommençait à l’emporter en elle sur la tendresse, égalementinsensée peut-être, qu’elle avait eue pour moi, j’étais forcéd’être sur mes gardes pour qu’elle ne me faussât point compagnie.Si elle m’eût quitté, j’étais ruiné le lendemain. Cetteconsidération, qui était connue de ma mère, nous obligeait àl’observer de près ; mais, quant à l’emprisonner, je repoussecette imputation avec mépris. Tout homme emprisonne sa femmejusqu’à un certain point ; le monde serait dans un joli étatsi les femmes pouvaient sortir de chez elles et y rentrer quand illeur plaît. En surveillant lady Lyndon, ma femme, je ne faisaisqu’exercer l’autorité légitime qui confère à tout mari le droitd’être honoré et obéi.

Tel est, toutefois, l’artifice des femmes,qu’en dépit de toute ma vigilance il est probable que miladym’aurait échappé, si je n’avais pas eu une alliée aussi fine ;car, de même que le proverbe dit que le meilleur moyen d’attraperun voleur est de lui en mettre un autre aux trousses, de même lemeilleur moyen de venir à bout d’une femme est de charger une autrerusée femelle de la garder. On aurait cru que, suivie comme ellel’était, toutes ses lettres lues, et toutes ses connaissancesstrictement surveillées par moi, vivant dans une partie reculée del’Irlande, loin de sa famille, lady Lyndon n’avait aucune chance decommuniquer avec ses partisans, ou de rendre publics ses griefs,comme il lui plaisait de les appeler ; et cependant elleentretint pendant quelque temps une correspondance à mon nez, etorganisa subtilement une conspiration pour me fuir, comme il seradit.

Elle avait toujours une passion désordonnéepour la toilette, et, comme elle n’était jamais contrecarrée dansses fantaisies de cette espèce (car je n’épargnais rien pour lacontenter, et parmi mes dettes il y a des mémoires de marchandes demodes pour plusieurs milliers de livres), c’était une continuelleallée et venue de boîtes de Dublin, contenant toutes sortes derobes, de bonnets, de volants et de falbalas, selon sa fantaisie. Àces envois étaient jointes des lettres de sa marchande de modes, enréponse aux commandes de milady, et le tout passait par mes mains,sans éveiller en moi le moindre soupçon, pendant quelque temps. Etcependant ces mêmes papiers, par le facile moyen d’une encresympathique, contenaient toute la correspondance de Sa Seigneurie,et Dieu sait (car je fus quelque temps, comme j’ai dit, sansdécouvrir le tour) quelles accusations contre moi.

Mais l’habile mistress Barry remarqua quetoujours, avant d’écrire à sa marchande de modes, Sa Seigneurieavait besoin de citrons pour faire, soi-disant, sa boisson ;et ce fait qui me fut rapporte me donna à penser ; j’exposaidonc une des lettres au feu, et ce noir complot fût démasqué. Jevais donner un échantillon d’une des horribles lettres siartificieuses de cette malheureuse femme. D’une grosse écriture, àlignes espacées, était écrite une série de commandes à sacouturière, indiquant les robes dont milady avait besoin, la formeà leur donner, les étoffes qu’elle voulait avoir, etc. Elledressait de longues listes de ce genre, écrivant chaque article àla ligne, de manière à avoir plus de place pour détailler toutesmes cruautés et ses effroyables griefs. Entre ces lignes, elletenait un journal de sa captivité ; il y aurait eu de quoifaire la fortune d’un romancier de ce temps-là, que d’en avoir unecopie et de la publier sous le titre de l’Aimableprisonnière ou le féroce époux, ou tout autre égalementsaisissant et absurde. Ce journal contenait ce qui suit :

« Lundi. – Hier on m’a forcéed’aller à l’église. Mon odieux, monstrueux, vulgaire dragon debelle-mère, en satin jaune et rubans rouges, prenant lapremière place dans la voiture, M. L. à la portière, sur lecheval qu’il n’a jamais payé au capitaine Hurdlestone. L’infâmehypocrite m’a menée à notre banc, chapeau bas et mine souriante, etm’a baisé la main quand je suis remontée en voiture après leservice, et a caressé mon lévrier italien, le tout afin que le peude gens réunis là pussent le voir. Le soir il m’a fait descendrepour faire le thé à sa compagnie, dont les trois quarts, luicompris, étaient ivres, comme d’habitude. Ils ont peint en noir laface du ministre, quand Sa Révérence en était à sa septièmebouteille et dans son état ordinaire d’insensibilité, et ils l’ontattaché sur la jument grise, le visage vers la queue. Le dragonfemelle a lu toute la soirée jusqu’à l’heure du coucher, TheWhole Duty of Man (le Devoir complet de l’homme), et alorselle m’a reconduite à mon appartement, m’y a enfermée, et est allées’occuper de son abominable fils, qu’elle adore pour sa perversité,je le croirais, comme Stycorax faisait Caliban. »

Il fallait voir la fureur de ma mère à lalecture de ce passage ! Dans le fait, j’ai toujours eu le goûtde la plaisanterie (celle que nous fîmes au ministre fut, je leconfesse, telle qu’elle a été décrite ci-dessus), et j’avais grandsoin de donner connaissance à mistress Barry de tous lescompliments que lui adressait lady Lyndon. Le dragon était le nomsous lequel elle était connue dans cette précieusecorrespondance ; quelquefois aussi elle était désignée souscelui de la sorcière irlandaise. Quant à moi, c’était « mongeôlier, mon tyran, le noir esprit qui me tient en sonpouvoir, » et ainsi de suite, dans des termes toujoursflatteurs pour mon empire, s’ils l’étaient fort peu pour monamabilité. Voici un autre extrait de son journal de prison, danslequel on verra que milady, quoiqu’elle prétendît n’avoir que del’indifférence pour mes faits et gestes, avait un œil perçant defemme, et pouvait être aussi jalouse qu’une autre :

« Mercredi. – Il y a eu deux ansaujourd’hui, mon dernier espoir et plaisir dans la vie m’a étéenlevé, et mon cher enfant a été appelé au ciel. Y a-t-il rejointson pauvre frère, que j’ai laissé grandir sans soins à mon côté, etque la tyrannie du monstre auquel je suis unie a poussé à l’exil etpeut-être à la mort ? Charles Bullingdon ! viens ausecours d’une malheureuse mère qui reconnaît ses crimes, safroideur envers toi, et maintenant paye cruellement sonerreur ! Mais non, il ne peut être en vie ! Je suisfolle, ma seule espérance est en vous, mon cousin, vous que j’avaisjadis songé à saluer d’un nom plus tendre encore, mon cherGeorge Poynings ! Oh ! soyez mon chevalier et monsauveur, le vrai cœur chevaleresque que vous fûtes toujours, etarrachez-moi aux fers de l’indigne félon qui me tientcaptive ; arrachez-moi à lui, et à Stycorax, la vile sorcièreirlandaise, sa mère ! »

(Ici sont des vers, comme Sa Seigneurie étaitdans l’habitude d’en composer à la rame, dans lesquels elle secompare à Sabra, dans les Sept Champions, et supplie sonGeorge de l’arracher au dragon, voulant dire mistressBarry. Je passe la poésie et continue 🙂

« Même mon pauvre enfant, qui est mort siprématurément en ce triste anniversaire, le tyran qui m’opprime luiavait appris à me mépriser et à me haïr. C’est contrairement à mesordres, à mes prières, qu’il fit cette course fatale. Quellessouffrances, quelles humiliations j’ai eues à endurer depuislors ! Je suis prisonnière chez moi. Je craindrais d’êtreempoisonnée, si je ne savais que le misérable a un intérêt sordideà me conserver vivante, et que ma mort serait le signal de saruine. Mais je n’ose bouger sans mon odieuse, hideuse, ignoblegeôlière, l’horrible Irlandaise qui poursuit chacun de mes pas. Jesuis enfermée la nuit dans ma chambre, comme une criminelle, et onne m’en laisse sortir que lorsqu’il m’est ordonné de meprésenter devant mon maître (ordonne à moi !) pourassister à ses orgies avec ses compagnons, et entendre son odieuseconversation lorsqu’il tombe dans la dégoûtante folie del’ivresse ! Il a renoncé à l’apparence même de la constance,lui qui jurait que je pouvais seul l’attacher ou le charmer !Maintenant il amène ses maîtresses de bas étage jusque sous mesyeux, et veut me faire reconnaître comme héritier de ma fortunel’enfant qu’il a d’une autre !

« Non, je ne m’y soumettrai jamais !Toi, toi seul, mon George, mon ami d’enfance, tu seras l’héritierdes biens de Lyndon. Pourquoi la destinée ne m’a-t-elle pas unie àtoi, au lieu de l’odieux homme qui me tient sous sa domination, etn’a-t-elle pas rendu la pauvre Calista heureuse ! »

C’est ainsi que ces lettres s’exprimaient depage en page, de l’écriture la plus fine et la plus serrée ;et je laisse à juger à tout lecteur sans préventions si celle quiles avait écrites n’était pas la plus sotte et la plus vaine detoutes les créatures, et s’il n’y avait pas nécessité de prendresoin d’elle. Je pourrais transcrire des aunes de rapsodies à lordGeorge Poynings, son ancienne flamme, dans lesquelles elle luidonnait les noms les plus tendres, et le conjurait de lui trouverun refuge contre ses oppresseurs ; mais le lecteur seraitfatigué de les lire, comme moi de les copier. Le fait est que cettemalheureuse femme avait le tic d’écrire plus long qu’elle n’envoulait dire. Elle était toujours à lire des romans et autresfariboles ; se supposant dans des rôles imaginaires, s’égarantdans l’héroïque et le sentimental, et, avec aussi peu de cœurqu’aucune femme que j’aie connue, manifestant la plus violentedisposition à l’amour. Elle écrivait toujours comme si elle étaitdans le feu de la passion. J’ai une élégie sur son petit chien, laplus pathétique chose qu’elle ait jamais écrite ; et les plustendres remontrances à Betty, sa femme de chambre favorite ; àsa femme de charge, après une querelle ; à une douzaine deconnaissances, à chacune desquelles elle s’adressait comme au pluscher ami qu’elle eût au monde, et qu’elle oubliait aussitôt qu’illui prenait une autre fantaisie. Quant à son amour pour sesenfants, le passage ci-dessus montrera jusqu’à quel point elleétait capable de véritable sentiment maternel ; la phrase mêmeoù elle rappelle la mort d’un de ses enfants lui sert à trahir sapersonnalité et à assouvir sa rancune contre moi, et elle ne désirerappeler l’autre du tombeau qu’afin qu’il lui soit de quelqueutilité à elle-même. Si je me suis conduit sévèrement envers cettefemme, en l’éloignant de ses flatteurs qui auraient semé ladiscorde entre nous, et en lui ôtant les moyens de mal faire, quipourra dire que j’avais tort ? Si jamais femme mérita unecamisole de force, ce fut milady Lyndon ; et j’ai connu dansmon temps des hommes chargés de fers et la tête rasée, sur lapaille, qui n’avaient pas commis la moitié des folies de cettesotte, vaine, infatuée créature.

Ma mère fut si irritée des accusations contremoi et contre elle que contenaient ces lettres, que j’eus la plusgrande difficulté à l’empêcher de découvrir à lady Lyndon que nousen avions connaissance, quelque intérêt que j’eusse, comme deraison, à le cacher ; car j’avais à cœur de savoir jusqu’oùallaient les desseins de ma femme, et jusqu’à quel point ellepousserait l’artifice. L’intérêt des lettres allait toujourscroissant, comme on dit des romans. La manière dont je la traitaisétait présentée sous des couleurs à faire frémir. Je ne sais pas dequelles monstruosités elle ne m’accusait pas, et quelles misères etprivations elle ne prétendait pas subir, tandis qu’elle vivaitextrêmement grasse et satisfaite, en apparence, dans notre maisonde Castle Lyndon. La lecture des romans et la vanité lui avaienttourné la cervelle. Je ne pouvais pas lui dire une parole rude (etelle en méritait des milliers par jour, je puis vous l’assurer)qu’elle ne déclarât que je la mettais à la torture ; et mamère ne pouvait lui faire de remontrances qu’elle n’eût aussitôtune attaque de nerfs, dont elle protestait que la digne vieilledame était la cause.

À la fin, elle se mit à menacer de setuer ; et quoique je ne tinsse nullement les couteaux hors desa portée, que je ne la privasse point de jarretières et que lapharmacie de son docteur restât tout entière à son service,connaissant parfaitement son caractère, et sachant qu’il n’étaitpas de femme moins disposée dans la chrétienté à attenter à sesprécieux jours, cependant ces menaces firent évidemment de l’effetdu côté auquel elles s’adressaient ; car les paquets de lamarchande de modes commencèrent à arriver très-fréquemment, et lesmémoires qui lui étaient envoyés contenaient des assurancesd’assistance prochaine. Le chevaleresque lord George Poyningsaccourait au secours de sa cousine, et me fit le compliment de direqu’il espérait délivrer sa chère parente des griffes du plus atrocescélérat qui eût jamais déshonoré l’humanité, et que, lorsqu’elleserait libre, des mesures seraient prises pour un divorce motivésur des cruautés et sur toute espèce de mauvais traitements de mapart.

Je fis faire des copies de tous ces précieuxdocuments par mon susnommé parent, filleul et secrétaire,M. Redmond Quin, présentement le digne agent de lapropriété de Castle Lyndon. C’était un fils de mon ancienne flammeNora, que je lui avais pris dans un accès de générosité, promettantd’avoir soin de son éducation au collége de la Trinité, et depourvoir à toute son existence ; mais après que le jeune hommeeut été un an à l’Université, les professeurs ne voulurent pasl’admettre à la table ni aux cours jusqu’à ce que ses mémoires ducollége fussent payés ; et, offensé de cette insolente manièrede demander le payement de cette misérable somme, je leur retiraima protection et rappelai mon gentilhomme à Castle Lyndon, où je mele rendis utile de cent manières. Du vivant de mon cher petitgarçon, il lui servit de précepteur autant que l’esprit indépendantdu pauvre petit le laissait faire ; mais je vous promets quele cher enfant ne se donna jamais beaucoup de mal avec les livres.Ensuite, il tenait les comptes de mistress Barry, copiait moninterminable correspondance avec mes hommes de loi et les agents detoutes mes diverses propriétés ; faisait une partie de piquetou de trictrac le soir avec moi et ma mère ; ou, étant ungarçon assez bien doué (quoique avec le cœur bas d’un rustre, commeil convenait au fils d’un tel père), il accompagnait avec sonflageolet l’épinette de milady Lyndon, ou lisait avec elle dufrançais et de l’italien, deux langues que Sa Seigneurie possédaità fond, et où il devint lui-même parfaitement versé. Cela irritaitfort ma vigilante vieille mère de les entendre parler ceslangues ; car, n’en entendant pas un mot, elle disait toujoursque c’était quelque complot qu’ils tramaient. Aussi, pour ennuyerla vieille dame, lady Lyndon ne manquait jamais, quand ils étaientseuls tous les trois, de s’adresser à Quin dans l’une ou l’autre deces langues.

J’étais parfaitement tranquille quant à lafidélité de ce garçon, car je l’avais élevé, accablé de bienfaits,et, de plus, j’avais eu diverses preuves de la confiance qu’ilméritait. C’était lui qui m’avait apporté trois lettres de lordGeorge en réponse à des plaintes de milady, et qui étaient cachéesentre le cuir et les planches d’un livre que le cabinet de lectureavait envoyé à lire à Sa Seigneurie. Milady et lui aussi avaient defréquentes querelles. Elle contrefaisait sa démarche dans sesmoments de gaieté ; dans ses humeurs hautaines, elle nevoulait pas s’asseoir à table avec le petit-fils d’un tailleur.« Donnez-moi toute autre compagnie que celle de cet odieuxQuin, » disait-elle, quand je proposais qu’il vînt l’amuseravec ses livres et sa flûte : car, quelque discorde qui régnâtentre nous, il ne faut pas croire que nous fussions toujours àcouteaux tirés ; j’étais parfois attentif pour elle. Il nousarrivait d’être amis ensemble un mois de suite ; puis nousnous querellions pendant quinze jours ; puis elle restait unmois chez elle : détails de ménage qui étaient tous notés, àsa manière, dans le journal de captivité de Sa Seigneurie, commeelle l’appelait ; et c’est un joli document ! Tantôt elleécrit : « Mon monstre a été presque aimableaujourd’hui ; » ou : « Mon chenapan a daignésourire. » Puis elle éclatait en expressions de haineféroce ; mais, pour ma pauvre mère, c’était toujoursde la haine. C’était : « Le dragon femelle est maladeaujourd’hui ; plût au ciel qu’elle mourût ! »Ou : « La hideuse vieille poissarde irlandaise m’arégalée aujourd’hui d’un échantillon de son vocabulaire, » etainsi de suite : toutes phrases qui, lues à mistress Barry, outraduites du français et de l’italien, langues dans lesquelles il yen avait beaucoup d’écrites, ne manquaient pas de tenir la vieilledame dans une fureur perpétuelle contre l’objet de sa surveillance,et ainsi j’avais mon chien de garde, comme je l’appelais, toujoursen alerte. En traduisant ces langues, le jeune Quin m’était d’unegrande utilité : car j’avais une faible teinture dufrançais ; et le hollandais, quand j’étais à l’armée, comme deraison, je le savais bien ; mais l’italien, je n’en possédaispas un mot, et j’étais charmé d’avoir à si bon marché un si fidèleinterprète.

Cet interprète fidèle à si bon marché, cefilleul et ce parent, sur la tête et sur la famille duquel j’avaisentassé les bienfaits, essayait en ce moment de me trahir, et,depuis plusieurs mois du moins, était ligué avec l’ennemi contremoi. Je crois que la raison pour laquelle ils n’avaient pas agiplus tôt, était le manque de ce grand mobile de toutes trahisons,l’argent, dont il y avait dans toute ma maison une déplorabledisette ; mais aussi ils tâchèrent de s’en procurer parl’entremise de mon gredin de filleul, qui pouvait aller et venirsans exciter de méfiance ; et toutes ces combinaisons furentfaites sous nos propres yeux, et la chaise de poste commandée, etles moyens d’évasion préparés sans que j’eusse aucun soupçon deleur dessein.

Un pur hasard me mit au fait de leur plan. Unde mes houilleurs avait une jolie fille ; et cette jolieenfant avait pour amoureux, pour bachelor, comme on lesappelle en Irlande, certain garçon qui faisait le service de laposte aux lettres pour Castle Lyndon (et Dieu sait que de lettrestourmentantes il m’apportait !) ; et ce facteur raconta àsa bonne amie comme quoi il avait reçu à la ville un sac d’argentpour maître Quin ; et comme quoi Tim, le postillon, lui avaitdit qu’il devait à une certaine heure amener une chaise jusqu’àl’eau ; et miss Rooney, qui n’avait pas de secrets pour moi,ne put garder le secret, et me demanda ce que je manigançais,quelle pauvre malheureuse j’allais enlever dans la chaise quej’avais commandée, et séduire avec l’argent que j’avais fait venirde la ville.

Ce fut comme un trait de lumière, et jedevinai que le serpent que j’avais réchauffé dans mon sein allaitme trahir. Je songeai d’abord à surprendre le couple en flagrantdélit d’évasion ; à les noyer à moitié lorsqu’ils passeraientle bac pour gagner leur chaise, et à brûler la cervelle au perfidesous les yeux de lady Lyndon ; mais, après réflexion, il étaitévident que la nouvelle de l’évasion ferait du bruit dans le pays,qu’elle m’attirerait sur les bras les gens de justice, que Dieuconfonde, et que le tout finirait mal pour moi. Je fus donc obligéd’étouffer ma juste indignation, et de me contenter d’écraser dansl’œuf cet infâme complot.

Je rentrai, et au bout d’une demi-heure, avecquelques-uns de mes terribles regards, j’eus lady Lyndon à mesgenoux, me suppliant de lui pardonner ; faisant une pleine etentière confession ; toute prête à jurer qu’elle nerecommencerait jamais une tentative semblable ; et déclarantqu’elle avait été cinquante fois sur le point de m’avouer tout,mais qu’elle avait craint mon ressentiment envers ce pauvre jeunehomme, son complice, qui était, dans le fait, l’auteur etl’inventeur de tout le mal. Quoique je susse parfaitement à quoim’en tenir sur la fausseté de ces paroles, je fus forcé de fairesemblant d’y croire ; je l’engageai donc à écrire à son cousinlord George, qui lui avait fourni de l’argent, elle en convenait,et avec qui le plan avait été concerté, pour lui dire brièvementqu’elle avait changé d’avis au sujet de la partie de campagneprojetée, et que, comme son cher mari était un peu indisposé, ellepréférait rester à le soigner.

J’ajoutai un post-scriptum fort sec, où jedisais que Sa Seigneurie me ferait grand plaisir si elle voulaitvenir nous voir à Castle Lyndon, et que je brûlais de renouvelerune connaissance qui m’avait procuré jadis tant de satisfaction.J’irais le chercher, ajoutais-je, aussitôt que je serais dans sonvoisinage, et me promettais un vif plaisir de ma rencontre aveclui. Je crois qu’il dut parfaitement bien comprendre le sens de mesparoles, qui était qu’à la première occasion je lui passerais monépée au travers du corps.

Ensuite, j’eus une scène avec mon perfidegredin de neveu, dans laquelle le jeune réprouvé montra une audaceet une énergie que je n’attendais nullement. Quand je le taxaid’ingratitude : « Qu’est-ce que je vous dois ?dit-il. J’ai travaillé pour vous comme nul homme ne l’a fait pourun autre, et cela sans un sou de salaire ; c’est vous-même quim’avez soulevé contre vous, en me donnant une tâche contre laquellemon âme s’est révoltée, en me faisant espionner votre infortunéefemme, dont la faiblesse est aussi déplorable que le sont sesmalheurs et vos infâmes traitements. Il faudrait n’avoir pas desang dans les veines pour supporter de voir comme vous en usez avecelle. J’ai essayé de l’aider à vous échapper, et je le feraisencore, si l’occasion s’en présentait, je vous le déclare enface ! » Quand je le menaçai de lui faire sauter lacervelle pour son insolence : « Bah ! dit-il, tuerl’homme qui sauva jadis la vie à votre pauvre enfant, et quis’efforçait de le préserver de la ruine et de la perdition oùl’entraînait son coupable père, quand une puissance miséricordieuseest intervenue et l’a retiré de ce séjour de crimes ! Il y aplusieurs mois que je vous aurais quitté, si je n’avais compté surquelque chance de sauver cette pauvre dame. J’ai juré de le tenter,le jour que je vous vis la frapper. Tuez-moi, homme brave avec lesfemmes ! Vous le feriez, si vous l’osiez, mais vous n’en avezpas le cœur. Vos propres domestiques me sont plus attachés qu’àvous. Touchez-moi, et ils se lèveront et vous enverront à lapotence que vous méritez ! »

J’interrompis ce charmant discours en lançantà la tête du jeune gentilhomme une carafe qui le jeta parterre ; et alors, j’allai méditer sur ce qu’il m’avait dit. Ilétait vrai qu’il avait sauvé la vie au pauvre petit Bryan, et quel’enfant l’aimait tendrement. « Soyez bon pour Redmond,papa, » étaient presque les dernières paroles qu’il eûtprononcées ; et j’avais promis au pauvre enfant, à son lit demort, de faire ce qu’il me demandait. Il était vrai aussi que, sije le traitais mal, cela ne serait pas vu de bon œil par mes gens,dont il avait trouvé moyen de devenir le grand favori ; tandisque moi, je ne sais pourquoi, j’avais beau me griser souvent avecces drôles et être plus familier avec eux que ne l’est d’ordinaireun homme de mon rang, je savais n’être pas bien vu d’eux, et queles faquins murmuraient continuellement contre moi.

Mais j’aurais pu m’épargner la peine dedélibérer sur son sort, car notre jeune homme en disposa lui-mêmede la façon la plus simple du monde ; à savoir, en se lavantet se bandant la tête dès qu’il revint à lui, en prenant son chevaldans l’écurie ; et, comme il était libre d’aller et venir dansla maison et dans le parc à sa fantaisie il disparut sans lemoindre empêchement ; et laissant le cheval au bac, il partitdans la chaise de poste même qui attendait lady Lyndon. Delongtemps je ne le vis ni n’entendis parler de lui, et une foishors de la maison, je ne le considérai pas comme un ennemi fortinquiétant.

Mais l’artifice de la femme est tel, qu’à lalongue je crois que Machiavel en personne ne saurait yéchapper ; et quoique dans la circonstance ci-dessus, où lesperfides desseins de ma femme avaient été déjoués par ma prévoyanceet par sa propre écriture, j’eusse d’amples preuves de la faussetéde son caractère et de sa haine pour moi, cependant elle parvintencore à me tromper, en dépit de toutes mes précautions et de lavigilance de ma mère. Si j’eusse suivi les conseils de cette bonnedame, qui flairait le danger d’une lieue, pour ainsi dire, je neserais point tombé dans le piége qui m’était tendu, et qui le futd’une manière aussi heureuse qu’elle était simple.

Les relations de milady Lyndon avec moiétaient singulières. Sa vie se passait dans une sorted’extravagante alternative d’amour et d’aversion pour moi. Sij’étais de bonne humeur avec elle, ce qui arrivait quelquefois, iln’était rien qu’elle ne fît pour entretenir et accroître ces bonnesdispositions, et elle était aussi absurde et véhémente dans sesexpressions de tendresse qu’elle l’était, à d’autres moments, dansses démonstrations de haine. Ce ne sont pas les faibles et facilesépoux qui sont le plus aimés, d’après mon expérience. Je crois queles femmes préfèrent un peu de violence de caractère, et ne pensentpas plus mal d’un mari parce qu’il exerce son autorité haut lamain. J’avais su faire une telle peur de moi à milady, que, lorsqueje souriais, c’était vraiment une ère de bonheur pour elle ;et, sur un signe de mon doigt, elle arrivait en rampant comme unchien. Je me souviens que, pendant le peu de jours que je passai àl’école, je voyais rire mes plats et lâches camarades, dès quenotre maître daignait faire une plaisanterie. Il en était de mêmeau régiment toutes les fois qu’un matamore de sergent était disposéà être jovial ; il n’y avait pas une bouche de conscrit qui nese fendît jusqu’aux oreilles. Eh bien, un mari sensé et résoluamènera sa femme à cet état de discipline ; et j’amenai, moi,la mienne, toute grande dame qu’elle était, à me baiser la main, àme tirer mes bottes, à aller et venir pour moi comme une servante,et, qui plus est, à être aux anges quand j’étais de bonne humeur.Je me fiai trop, peut-être, à la durée de cette obéissance passive,et j’oubliai que l’hypocrisie même qui en fait partie (tous lesgens timides sont menteurs dans l’âme) peut s’exercer d’une façonqui n’est rien moins qu’agréable, afin de vous tromper.

Après le mauvais succès de sa dernièreaventure, qui me fournit d’inépuisables occasions de la railler, onaurait pu croire que je me méfierais de ses intentionsréelles ; mais elle trouva moyen de me fourvoyer avec un artde dissimulation tout à fait admirable, et m’endormit dans unefuneste sécurité : car, un jour que je la plaisantais, et luidemandais si elle voulait encore passer l’eau, si elle avait trouvéun autre amoureux, etc., elle fondit soudain en larmes, et, mesaisissant la main, elle s’écria avec véhémence :

« Ah ! Barry, vous savez bien que jen’ai jamais aimé que vous ! Ai-je jamais été si malheureuse,qu’un mot aimable de vous ne m’ait rendu le bonheur ? jamaissi irritée, que le moindre témoignage de votre bon vouloir ne m’aitramenée près de vous ? Ne vous ai-je pas donné une preuvesuffisante de mon affection en vous apportant une des premièresfortunes de l’Angleterre ? Avez-vous entendu de moi desplaintes ou des reproches sur la manière dont vous l’aviezdissipée ? Non, je vous aimais trop, trop tendrement ; jevous ai toujours aimé. Du premier moment où je vous ai vu, je mesuis sentie attirée irrésistiblement vers vous. Je voyais vosmauvaises qualités, et tremblais de votre violence ; mais jene pouvais m’empêcher de vous aimer. Je vous ai épousé, quoiquesachant que c’était signer mon arrêt que de le faire, et en dépitde la raison et du devoir. Quel sacrifice voulez-vous de moi ?je suis prête à tout, pourvu que vous m’aimiez, ou du moins quevous me traitiez avec douceur. »

J’étais particulièrement de bonne humeur cejour-là, et nous eûmes une sorte de réconciliation, quoique mamère, lorsqu’elle entendit ce discours, et qu’elle vit que jefaiblissais, m’eût averti solennellement, et m’eût dit :« Soyez-en sûr, la rusée drôlesse a en ce moment même quelqueautre plan en tête. » La vieille dame avait raison, et jegobai l’amorce que me tendait Sa Seigneurie aussi bêtement qu’ungoujon se prend à l’hameçon.

J’avais essayé de négocier avec un homme unemprunt dont j’avais un besoin pressant ; mais, depuis notredispute au sujet de l’affaire de la succession, milady avaitrésolument refusé de signer aucun papier à mon avantage, et sansson nom, je suis fâché de le dire, le mien avait peu de valeur surla place, et je ne pouvais obtenir une guinée d’aucun prêteurd’argent de Londres ou de Dublin. Je ne pouvais pas non plusdécider les drôles de cette dernière ville à me venir trouver àCastle Lyndon, à cause de la malheureuse affaire que j’avais eueavec l’homme de loi Sharp, où je me fis prêter par lui l’argentqu’il apportait, et le vieux juif Salomon ayant été volé, au retourde chez moi, du billet que je lui avais fait[12],nos gens ne voulaient plus s’aventurer dans ma maison. Nos rentesaussi étaient touchées par des receveurs à cette époque,et c’était tout ce que je pouvais faire que d’obtenir de cescoquins assez d’argent pour payer les mémoires de mes marchands devin. Nos propriétés anglaises, comme j’ai dit, étaient pareillementengagées, et, chaque fois que je m’adressais à mes hommes de loi età mes agents pour avoir de l’argent, ils me répondaient par unedemande semblable, motivée sur des dettes et de prétendus droitsque cette canaille rapace disait avoir à faire valoir contremoi.

Ce fut alors que je reçus avec un certainplaisir une lettre de mon homme de confiance de Gray’s-Inn, àLondres, où il était dit, en réponse à unequatre-vingt-dix-neuvième demande de moi, qu’il pensait pouvoir meprocurer quelque argent, et où était incluse une lettre d’unemaison respectable de la Cité de Londres, et s’occupant d’affairesde mines, laquelle offrait de dégager, moyennant un long bail,certaine propriété à nous qui n’était pas encore par trop grevée,pourvu que la comtesse donnât sa signature, et qu’on eût lacertitude que c’était de son plein et libre arbitre. Ils avaiententendu dire qu’elle vivait dans la terreur, croyant sa vie menacéepar moi, et qu’elle méditait une séparation, auquel cas ellepourrait désavouer tout acte signé par elle durant sa captivité, etexposer les contractants à une procédure dont les résultatsseraient incertains et les frais considérables, et ils demandaientà être assurés de la parfaite liberté d’action de Sa Seigneurieavant d’avancer un schelling de leur capital.

Leurs conditions étaient si exorbitantes, queje vis tout de suite que leur offre devait être sincère, et, commemilady était dans une disposition gracieuse, je lui persuadai sanspeine d’écrire une lettre de sa propre main, pour déclarer que ceque l’on disait de notre mésintelligence était une pure calomnie,que nous vivions en parfaite harmonie, et qu’elle était toute prêteà signer tel acte que son mari pourrait désirer.

Cette proposition venait fort à propos, et meremplissait d’espérance. Je n’ai pas ennuyé mes lecteurs du détailde mes dettes, et de mes procès, qui étaient à cette époque sinombreux et si compliqués que je n’y ai jamais vu bien clairmoi-même, et que j’en étais harcelé à en perdre la tête. Qu’il mesuffise de dire que je n’avais plus ni argent ni crédit. Je vivaisà Castle Lyndon de mon bœuf et de mon mouton, du pain, de la tourbeet des pommes de terre de mon propre domaine ; j’avais un œilsur lady Lyndon au dedans, et l’autre sur les recors au dehors.Depuis deux ans, depuis que j’avais été à Dublin toucher del’argent que j’avais eu le malheur d’y perdre au jeu, au granddésappointement de mes créanciers, je ne m’étais pas aventuré à memontrer dans cette ville, et tout ce que je pouvais faire, c’étaitde paraître au chef-lieu de notre comté, à de rares intervalles, etparce que je connaissais les shériffs, que j’avais juré de tuers’il m’arrivait aucun malheur. La perspective d’un bon empruntétait donc aussi bienvenue que possible, et je la saluai avec toutel’ardeur imaginable.

En réponse à la lettre de lady Lyndon, arrivaune autre lettre de ces maudits négociants de Londres, disant quesi Sa Seigneurie voulait confirmer de vive voix, à leur comptoir deBirchin-Lane, Londres, ce qu’elle leur avait écrit, sans doute,examen fait de la propriété, ils concluraient l’affaire ; maisils refusaient de courir le risque d’une visite à Castle Lyndonpour négocier, sachant comment y avaient été traitées d’autrespersonnes respectables, telles que MM. Sharp et Salomon deDublin. Ceci était à mon adresse mais il est des situations où onne peut pas imposer ses conditions, et, ma foi, j’avais un telbesoin d’argent, que j’aurais pu signer un engagement avec Satanlui-même, s’il s’était présenté muni d’une bonne somme bienronde.

Je résolus de mener la comtesse à Londres. Cefut en vain que ma mère me supplia et m’avertit. « Soyez-ensûr, dit-elle, il y a là-dessous quelque artifice. Une fois danscette maudite ville, vous n’êtes plus en sûreté. Ici vous pouvezvivre des siècles dans le luxe et la splendeur, sauf le claret etles fenêtres brisées ; mais dès qu’ils vous tiendront àLondres, ils seront maîtres de mon pauvre innocent garçon ; etla première chose que j’apprendrai de vous, c’est que vous êtesdans l’ennui.

– Pourquoi y aller, Redmond ? dit mafemme. Je suis heureuse ici, tant que vous serez bon pour moi commevous l’êtes maintenant. Nous ne pouvons faire à Londres la figureque nous devrions ; le peu d’argent que vous recevrez seradépensé comme l’a été le reste. Faisons-nous berger etbergère ; gardons nos troupeaux et soyons contents. » Etelle me prit la main et la baisa, tandis que ma mère se bornait àdire : « Hum ! je la crois du complot, l’infâmetraîtresse ! »

Je dis à ma femme qu’elle était unebête ; j’invitai mistress Barry à ne pas s’inquiéter ;j’avais à cœur de partir et ne voulus entendre à rien. Comment meprocurer l’argent du voyage, là était la question ; mais ladifficulté fut levée par ma bonne mère, qui était toujours prête àm’aider dans l’embarras, et qui tira d’un bas soixante guinées, quiétaient tout l’argent comptant dont pouvait disposer Barry Lyndon,de Castle Lyndon, qui avait épousé une fortune de vingt millelivres sterling de rente : tant avait été grand le ravage faitdans cette belle fortune par ma propre extravagance (je dois leconfesser), mais surtout par ma confiance si mal placée, et par lascélératesse des autres.

Nous ne partîmes pas en grand apparat commevous devez bien penser. Nous ne laissâmes pas savoir dans le paysque nous partions, et ne fîmes pas d’adieux à nos voisins. Lefameux M. Barry Lyndon et sa noble épouse se rendirent àWaterford en chaise de louage à deux chevaux, sous le nom deM. et mistress Jones, et de là s’embarquèrent pour Bristol, oùils arrivèrent sans accident. Quand un homme va au diable, comme levoyage est facile et agréable ! L’idée de cet argent me mittout à fait de bonne humeur, et ma femme, appuyée sur mon épauledans la chaise de poste qui nous menait à Londres, dit que c’étaitle voyage le plus heureux qu’elle eût fait depuis notre mariage. Unsoir, nous nous arrêtâmes à Reading, d’où j’envoyai un billet à monagent de Gray’s-Inn, pour lui dire que je serais auprès de lui dansla journée du lendemain, et le prier de me procurer un logement etde hâter les préparatifs de l’emprunt. Milady et moi nous convînmesque nous irions en France attendre de meilleurs temps, et cesoir-là, à souper, nous fîmes une vingtaine de projets de plaisiret d’économie. Vous nous auriez pris pour Philémon et Baucissoupant ensemble. Ô femme ! femme ! Quand je me rappelleles sourires et les cajoleries de lady Lyndon, combien ellesemblait heureuse ce soir-là ! Quel air d’innocente confianceelle avait dans son maintien, et de quels noms affectueux ellem’appelait ! Je suis confondu de la profondeur de sonhypocrisie. Qui peut s’étonner qu’une personne aussi peusoupçonneuse que moi ait été victime d’une fourbe siconsommée ? Nous étions à Londres à trois heures, et, unedemi-heure avant celle du rendez-vous, notre chaise nous mena àGray’s-Inn. Je trouvai sans peine l’appartement deM. Tapewell : c’était un antre obscur, et malheureuse futl’heure où j’y entrai ! Comme nous montions ce sale escalierde derrière, éclairé par une faible lampe et par le sombre cield’une lugubre après-midi de Londres, mafemme parut agitée etdéfaillante. « Redmond, dit-elle quand nous arrivâmes à laporte, n’entrez pas ; je suis sûre qu’il y a du danger. Il esttemps encore, retournons-nous-en, en Irlande, n’importeoù ! » Elle se mit devant la porte, dans une de sesattitudes théâtrales, et me prit la main.

Je l’écartai. « Lady Lyndon, dis-je, vousêtes une vieille bête !

– Vieille bête ! » dit-elle, etelle sauta sur la sonnette, à laquelle répondit promptement unhomme qui avait l’air moisi, en perruque non poudrée, auquel ellecria : « Dites que lady Lyndon est ici ; » etelle traversa à grands pas le couloir, en murmurant :« Vieille bête ! » C’était l’épithèthe de vieillequi l’avait piquée. J’aurais pu lui donner impunément tout autrenom que celui-là.

M. Tapewell était dans une chambre quisentait le renfermé, entouré de ses parchemins et de ses boîtesd’étain. Il s’avança et salua, pria Sa Seigneurie de s’asseoir, memontra de la main une chaise, que je pris, assez surpris de soninsolence, puis sortit par une porte de côté, disant qu’il allaitrevenir dans un instant.

Et en effet, il revint dans un instant, ayantavec lui… qui croyez-vous ?… un autre homme de loi, sixconstables en vestes rouges, avec gourdins et pistolets, milordGeorge Poynings et sa tante lady Jane Peckover.

Quand milady Lyndon vit son ancien amoureux,elle s’élança dans ses bras avec une impétuosité nerveuse ;elle l’appela son sauveur, son libérateur, son galant chevalier, etalors, se tournant vers moi, m’accabla d’un torrent d’invectivesdont je fus tout stupéfait.

« Toute vieille bête que je suis,dit-elle, j’ai dupé le monstre le plus habile et le plus traîtrequ’il y ait sous le soleil. Oui, j’étais une bête quand je vous aiépousé, et que pour vous j’ai abandonné d’autres plus nobles cœurs…oui, j’étais une bête quand j’ai oublié mon nom et ma naissancepour m’unir à un aventurier de basse extraction ; une bête desupporter, sans me plaindre, la plus monstrueuse tyrannie quejamais femme ait endurée ; de laisser dissiper ma fortune, devoir des femmes aussi viles et d’aussi bas étage que vous…

– Pour l’amour du ciel, soyezcalme ! » s’écria l’homme de loi ; et il reculaprécipitamment derrière les constables, voyant dans mon œil unregard menaçant, que le coquin n’aimait pas.

Le fait est que j’aurais pu le mettre enpièces, s’il fût venu près de moi. Pendant ce temps, miladycontinuait, dans sa fureur, de déblatérer à tort et à traverscontre moi et contre ma mère surtout, qu’elle accablait d’injuresdignes d’une harengère, et commençant toujours et finissant sesphrases par le mot de bête.

« Vous ne répétez pas tout, milady,repartis-je amèrement : j’ai dit vieille bête.

– Je ne doute pas que vous n’ayez dit etfait, monsieur, tout ce qu’un chenapan peut dire ou faire, dit àson tour le petit Poynings. Madame est maintenant en sûreté sous laprotection de ses parents et de la loi, et n’a plus à craindre vosinfâmes persécutions.

– Mais vous, vous n’êtes pas en sûreté,criai-je ; et, aussi vrai que je suis homme d’honneur et quej’ai déjà eu de votre sang, j’aurai cette fois celui de votrecœur.

– Prenez note de ses paroles,constables ; faites-lui prêter serment de ne pas sebattre ! s’écria le petit homme de loi de derrière sesestafiers.

– Je ne voudrais pas souiller mon épée dusang d’un tel gredin ! cria milord comptant sur la mêmevaillante protection. Si le drôle reste à Londres encore un jour,il sera arrêté comme escroc. »

Et cette menace effectivement me fit reculer,car je savais qu’il y avait des vingtaines de prises de corpscontre moi en ville, et qu’une fois en prison, mon cas étaitdésespéré.

« Où est l’homme qui m’arrêtera ?m’écriai-je tirant mon épée et m’adossant à la porte ; qu’ilvienne, le drôle… Vous, vous, lâche fanfaron, venez le premier, sivous avez du cœur.

– Nous n’allons pas vousarrêter ! » dit l’homme de loi, milady, sa tante et unedivision de recors se retirant comme il parlait, « Mon chermonsieur, nous ne désirons point vous arrêter ; nous vousdonnerons une bonne somme pour quitter le pays ; seulementlaissez Sa Seigneurie en paix !

– Et ce sera un bon débarras pour le paysque le départ d’un tel misérable ! » dit milord en seretirant aussi, assez satisfait d’être hors de ma portée ; etle coquin d’homme de loi le suivit, me laissant en possession de lachambre et en compagnie de trois butors de la police qui étaientarmés jusqu’aux dents.

Je n’étais plus le même homme qu’à vingt ans,où j’aurais chargé ces gredins l’épée à la main, et en auraisenvoyé au moins un rendre ses comptes. J’étais découragé, pris autrébuchet, complétement joué et battu par cette femme. Était-cequ’elle s’attendrissait lorsqu’elle s’arrêta à la porte et medemanda de nous en retourner ? N’avait-elle pas encore unreste d’amour pour moi ? Sa conduite le montrait, quand jevins à y réfléchir. C’était la seule chance que j’eusse aumonde : je posai donc mon épée sur le bureau de l’homme deloi.

« Messieurs, dis-je, je n’userai pas deviolence ; vous pouvez dire à M. Tapewell que je suisprêt à lui parler quand il aura le loisir de m’entendre. »

Et je m’assis les bras croisés d’un air tout àfait pacifique. Quelle différence avec le Barry Lyndond’autrefois ! Mais, comme j’ai lu dans un vieux livre au sujetd’Annibal, le général carthaginois, ses troupes qui, lorsqu’ilattaqua les Romains, étaient les plus vaillantes du monde etemportaient tout devant elles, entrèrent en cantonnement dans uneville où elles furent si gorgées de toutes les jouissances de lavie, qu’elles furent aisément battues à la campagne suivante. Il enétait ainsi de moi à présent. Ma force d’âme et de corps n’étaitplus celle de ce jeune brave qui, à quinze ans, avait tué sonhomme, et dans les six années d’après avait assisté à une vingtainede batailles. Maintenant, dans la prison de la Fleet, où j’écrisceci, il y a un petit homme qui est toujours à me railler et à sejouer de moi, qui me propose de me battre avec lui, et je n’ai pasle courage de le toucher. Mais j’anticipe sur les sombres etdéplorables événements de mon humiliante histoire, et je feraismieux de procéder par ordre.

Je pris un logement dans un café de Gray’sInn, ayant soin de faire savoir mon adresse à M. Tapewell, etattendant avec anxiété sa visite. Il vint et m’apporta lesconditions que me proposaient les amis de lady Lyndon, – unemisérable pension annuelle de trois cents livres sterling, payablesà condition que je resterais hors des Trois-Royaumes, et qu’ellecesserait sitôt mon retour. Il me dit que je savais fort bien quemon séjour à Londres me plongerait infailliblement en prison, qu’ily avait d’innombrables prises de corps décernées contre moi, ici etdans l’ouest de l’Angleterre ; que mon crédit était tellementdétruit par là, que je ne pouvais espérer de me procurer unschelling, et il me laissa une nuit pour réfléchir sur saproposition, disant que, si je la refusais, la famille auraitrecours aux tribunaux ; si je l’acceptais, un trimestre meserait payé dans tel port étranger que je préférerais.

Qu’avait à faire le pauvre homme, seul et lecœur brisé ? J’acceptai la pension, et fus déclaré proscritdans le cours de la semaine suivante. Ce gredin de Quin avait été,après tout, je le reconnus, la cause de ma perte. Ce fut lui quiinventa le plan pour m’attirer à Londres, scellant la lettre duprocureur d’un sceau qui avait été précédemment convenu entre luiet la comtesse ; il avait même été toujours pour ce plan, etl’avait proposé dès le principe ; mais Sa Seigneurie, avec sonamour désordonné pour le romanesque, avait préféré le projetd’évasion. Ces particularités me furent mandées par ma mère dansmon exil solitaire, qu’elle m’offrait en même temps de venirpartager, mais je déclinai la proposition. Elle quitta fort peu detemps après moi Castle Lyndon, et le silence régna dans ce château,qui sous mon autorité s’était signalé par tant d’hospitalité et desplendeur. Elle croyait ne jamais me revoir, et me reprochaamèrement de la négliger ; mais elle se trompait en cela commedans le jugement qu’elle portait sur moi. Elle est très-vieille, eten ce moment elle est assise travaillant près de moi dans laprison, et elle a une chambre dans Fleet-Market, de l’autre côté dela chaussée, et la rente viagère de cinquante livres, qu’elle a suconserver avec une sage prudence, nous aide à mener une existencemisérable, tout à fait indigne du fameux et fashionable BarryLyndon.

Les Mémoires de M. Barry Lyndon ne vontpas plus loin ; la main de la mort en interrompit en cetendroit l’ingénieux auteur, après dix-neuf ans de séjour dans laprison de la Fleet, dont les registres constatent qu’il mourut dudelirium tremens. Sa mère atteignit un âge prodigieusementavancé, et les habitants du lieu qui l’ont connue se rappellentfidèlement les disputes quotidiennes qui s’élevaient entre la mèreet le fils, jusqu’au jour où ce dernier, par suite de ses habitudesd’ivrognerie, tombant dans un état voisin de l’imbécillité, futsoigné presque comme un petit enfant par sa robuste vieille mère,et pleurait lorsqu’il était privé de son indispensable verred’eau-de-vie.

Nous ne sommes pas à même de suivre pas à pasla vie qu’il mena sur le continent ; il paraît avoir reprisson ancienne profession de joueur, mais sans ses ancienssuccès.

Il retourna secrètement en Angleterre au boutde quelque temps, et fit une infructueuse tentative pour extorquerde l’argent à lord George Poynings, en le menaçant de publier sacorrespondance avec lady Lyndon, et d’empêcher le mariage de SaSeigneurie avec miss Driver, grande héritière à principes sévères,et immensément riche en esclaves dans les Indes occidentales. Ils’en fallut bien peu que Barry ne fût arrêté par les recoursqu’avait lancés sur lui Sa Seigneurie, qui voulait lui supprimer sapension ; mais sa femme ne voulut pas consentir à cet acte dejustice, et même elle rompit avec milord George aussitôt qu’ilépousa la dame des Indes occidentales.

Le fait est que la vieille comtesse croyaitses charmes éternels, et qu’elle ne cessa jamais d’aimer son mari.Elle vivait à Bath, ses biens étant tout particulièrement soignéspar ses nobles parents les Tiptoff, à qui ils devaient revenir àdéfaut d’héritiers directs ; et telle était l’adresse de Barryet l’influence qu’il conservait encore sur cette femme, qu’il luiavait presque persuadé de revenir vivre avec lui, lorsque leur planà tous deux fut dérangé par l’apparition d’une personne qu’oncroyait morte depuis plusieurs années.

Cette personne n’était autre que le vicomteBullingdon, qui ressuscita à la surprise de tous, et principalementà celle de son parent de la maison de Tiptoff. Ce jeune seigneurfit son apparition à Bath, muni de la lettre de Barry à lordGeorge, où le premier menaçait de divulguer sa liaison avec ladyLyndon ; liaison, nous n’avons pas besoin de le dire, qui nejetait pas le moindre déshonneur sur aucune des deux parties, etprouvait seulement que milady avait l’habitude d’écrire des lettresextrêmement sottes, comme beaucoup de femmes, et même d’hommes, ontfait avant elle. Pour avoir mis en question l’honneur de sa mère,lord Bullingdon se livra à des voies de fait contre son beau-père(qui vivait à Bath sous le nom de M. Jones), et lui administraune terrible correction dans le salon de conversation.

L’histoire du jeune lord, depuis son départ,était un roman que nous ne nous considérons pas comme tenu deraconter. Il avait été blessé dans la guerre d’Amérique, cru mort,fait prisonnier, et s’était échappé. L’argent qu’on lui avaitpromis n’avait jamais été envoyé ; la pensée de cettenégligence avait presque brisé le cœur de ce fougueux et romanesquejeune homme, et il résolut de demeurer mort, pour le monde du moinset pour la mère qui l’avait renié. Ce fut dans les bois du Canada,et trois années après cet événement, qu’il vit la mort de sondemi-frère insérée dans le Gentleman’s Magazine, sous letitre de : « Fatal accident arrivé à lord vicomte CastleLyndon ; » sur quoi il se détermina à revenir enAngleterre, où, quoiqu’il se fut fait connaître, ce fut avec unetrès-grande difficulté qu’il convainquit lord Tiptoff del’authenticité de ses droits. Il allait rendre visite à sa mère àBath, lorsqu’il reconnut M. Barry Lyndon, en dépit du modestedéguisement que portait ce gentilhomme, et il vengea sur lui lesinsultes des anciens jours.

Lady Lyndon fut furieuse lorsqu’elle sut cetterencontre ; elle refusa de voir son fils, et voulait se jetersur-le-champ dans les bras de son adoré Barry ; mais, dansl’intervalle, ce gentilhomme avait été transféré de prison enprison, jusqu’à ce qu’il fût déposé aux mains de M. Bendigo,de Chancery Lane, assistant du shériff de Middlesex, dechez qui il alla à la prison de la Fleet. Le shériff et sonassistant, le prisonnier et la prison elle-même, n’existent plusaujourd’hui.

Tant que vécut lady Lyndon, Barry toucha sapension, et fut peut-être aussi heureux en prison qu’à aucuneépoque de son existence ; quand Sa Seigneurie mourut, sonhéritier supprima impitoyablement la rente consacrant la somme àdes charités, ce qui en serait, dit-il, un meilleur emploi que dela laisser au misérable qui en avait joui jusqu’alors. À la mort dulord, dans la guerre d’Espagne, en 1811, sa fortune échut à lafamille des Tiptoff, et son titre s’absorba dans leur titresupérieur ; mais il ne paraît pas que le marquis de Tiptoff(lord George succéda au titre à la mort de son frère) ait rétablila pension de M. Barry, ni continué les charités que le feulord avait fondées. La fortune fût considérablement améliorée sousla soigneuse administration de Sa Seigneurie. Les arbres deBrackton-Park ont tous environ quarante ans, et la propriétéirlandaise est louée en toutes petites fermes aux paysans, quiracontent encore aux étrangers les histoires de l’audace, de ladiablerie, de la perversité et de la chute de Barry Lyndon.

FIN.

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