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Mémoires de Vidocq – Tome I

Mémoires de Vidocq – Tome I

d’ Eugene-Francois Vidocq

Le plus grand fléau, est l’homme qui provoque.

Quand il n’y a point de provocateurs, ce sont les forts qui commettent les crimes, parce que ce ne sont que les forts qui les conçoivent. En police, il vaut mieux ne pas faire d’affaire que d’en créer.

Mémoires, tome 1.

 

VIDOCQ – AU LECTEUR

Ce fut au mois de janvier 1828 que je terminai ces Mémoires, dont je voulais diriger moi-même la publication.Malheureusement, dans le courant de février, je me cassai le bras droit, et comme il était fracturé en cinq endroits différents, il fut question de me le couper ; pendant plus de six semaines,mes jours furent en péril, j’étais en proie à d’horribles souffrances. Dans cette cruelle situation, je n’étais guère en état de relire mon manuscrit, et d’y mettre ce qu’on appelle la dernière main : cependant j’avais vendu, et le libraire était pressé de publier ; il offrit de me donner un réviseur, et, trompé parla recommandation d’un écrivain honorablement connu dans la littérature, pour faire un travail qu’en toute autre circonstance je n’eusse confié à personne, il me présenta l’un de ces prétendus hommes de lettres dont l’intrépide jactance cache la nullité, et qui n’ont d’autre vocation que le besoin d’argent. Ce prétendu homme de lettres exaltait beaucoup trop son propre mérite, pour que je n’éprouvasse pas quelque répugnance à l’accepter, mais il avaitderrière lui une caution respectable, il était désigné par unlittérateur distingué. J’écartai des préventions peut-êtreinjustes, et je consentis à être suppléé en attendant ma guérison.Le suppléant devait immédiatement prendre connaissance dumanuscrit ; il le parcourut, et après un examen superficiel,afin de se faire valoir, il ne manqua pas d’affirmer, suivantl’usage, qu’il, avait beaucoup à revoir et à corriger ; lelibraire, suivant l’usage encore, le crut sur parole ; onréussit à me persuader dans le même sens, et, comme tant d’autres,qui ne s’en vantent pas, j’eus un teinturier.

Certes, il avait beaucoup à reprendre dans monstyle : j’ignorais les convenances et les formes littéraires,mais j’étais habitué à un ordre logique, je savais l’inconvénientdes répétitions de mots, et si je n’étais pas grammairiencomme Vaugelas, soit routine, soit bonheur, j’avais presquetoujours l’avantage d’éviter les fautes de français. Vidocqécrivant avec cette correction était peut-être une invraisemblanceaux yeux de mon censeur, c’est ce que je ne sais pas : maisvoici le fait :

Au mois de juillet dernier, j’allai à Douaipour faire entériner des lettres de grâces qui m’avaient étéaccordées en 1818. À mon retour, je demandai en communication lesfeuilles imprimées de mes Mémoires, et comme ma réintégration dansles droits de citoyen ne me laissait plus redouter aucune rigueurarbitraire de la part de l’autorité, je me proposai de refondredans mon manuscrit tout ce qui est relatif à la police, afin de lecompléter par des révélations dont je m’étais jusqu’alorsabstenu.

Quel ne fut pas mon étonnement, lorsqu’à lalecture du premier volume et d’une partie du second, je m’aperçusque ma rédaction avait été entièrement changée, et qu’à unenarration dans laquelle se retrouvaient à chaque instant, lessaillies, la vivacité et l’énergie de mon caractère, on en avaitsubstitué une autre, tout à fait dépourvue de vie, de couleur et derapidité. Sauf quelques altérations, les faits étaient bien lesmêmes, mais tout ce qu’il y avait de fortuit, d’involontaire, despontané dans les vicissitudes d’une carrière orageuse, ne s’yprésentait plus que comme une longue préméditation du mal. L’empirede la nécessité était soigneusement dissimulé ; j’étais enquelque sorte le Cartouche de l’époque, ou plutôt un autrecompère Matthieu, n’ayant ni sensibilité, ni conscience,ni regrets, ni repentir. Pour comble de disgrâce, la seuleintention qui pût justifier quelques aveux d’une sincérité peucommune, devenait imperceptible, je n’étais plus qu’un éhonté qui,accoutumé à ne plus rougir, joint à l’immoralité de certainesactions, celle de se complaire à les raconter. Pour me déconsidérersous d’autres rapports, on me prêtait encore un langage d’unetrivialité que rien ne rachète. De bonne foi, je me sentaisintérieurement humilié de ce que la presse avait reproduit desdétails que je n’aurais pas manqué de faire disparaître, si jen’avais pas compté sur la révision d’un homme de goût. J’étaischoqué de cette multitude de locutions vicieuses, de tournuresfatigantes, de phrases prolixes, dans lesquelles l’oreille n’estpas plus ménagée que le bon sens et la syntaxe. Il ne m’était pasconcevable qu’avec une telle absence de talent, on s’aveuglât aupoint de prendre la qualité d’homme de lettres. Mais bientôt dessoupçons s’élevèrent dans mon esprit, et à la suppression dequelques noms que j’étais surpris de ne plus trouver (celui de monsuccesseur, Coco-Lacour, par exemple), je crus reconnaître le doigtd’une police émérite et les traces d’une transaction à laquelle ons’était bien gardé de nous initier, le libraire et moi.Vraisemblablement le parti Delavau et Franchet, informé du fatalaccident qui m’empêchait de surveiller par moi-même une publicationqui doit l’inquiéter, avait profité de la circonstance pour fairerédiger mes Mémoires d’une manière à paralyser d’avance l’effet derévélations dont il n’aura pas à s’applaudir. Toutes lesconjectures étaient permises ; je n’accusai avec certitude quel’incapacité de mon correcteur, et comme, sans vanité, j’étais plussatisfait de ma prose que de la sienne, je le priai de se dispenserde continuer son travail.

Il semblerait qu’alors il n’eut pointd’objection à faire ; mais devait-il se départir de samission ? il opposa un marché et un commencement d’exécution,en vertu duquel il s’attribuait le droit de me mutiler bon grémalgré, et de m’accommoder jusqu’au bout à sa fantaisie, à moinsqu’il ne me plût de lui allouer une indemnité. J’aurais pu à plusjuste titre lui demander des dommages et intérêts ; mais où iln’y a ni bien ni honneur à quoi sert une réclamation de cegenre ? Pour ne pas perdre de temps en débats inutiles, jerachetai mon manuscrit, et j’en payai la rançon sous certainesréserves que je fis in petto.

Dès ce moment, je pris la résolutiond’anéantir les pages dans lesquelles ma vie et les diversesaventures dont elle se compose étaient offertes sans excuse. Unelacération complète était le plus sûr moyen de déjouer une intriguedont il était facile d’apercevoir le but ; mais un premiervolume était prêt, et déjà le second était en bon train ; unesuppression totale eût été un sacrifice trop considérable pour lelibraire : d’un autre côté, par un des plus coupables abus deconfiance, le forban qui nous avait fait contribuer, trafiquantd’un exemplaire soustrait frauduleusement, vendait mes Mémoires àLondres, et insérés par extraits dans les journaux ils revenaientbientôt à Paris, où ils étaient donnés comme des traductions. Levol était audacieux ; je ne balançai pas à en nommer l’auteur.J’aurais pu le poursuivre ; son action ne restera pas impunie.En attendant, j’ai pensé qu’il était bon d’aller au plus pressé,c’est-à-dire de sauver la spéculation du libraire, en ne souffrantpas qu’il soit devancé, et qu’un larcin inouï dans les fastes de lalibrairie parvienne à ses dernières conséquences ; il fallaitune considération de ce genre, pour que je me décidasse à immolermon amour-propre : c’est parce qu’elle a été toute puissantesur moi, que, dans un intérêt contraire au mien, et pour satisfaireà l’impatience du public, j’accepte aujourd’hui, comme mienne, unerédaction que j’avais d’abord le dessein de répudier. Dans cetexte, tout est conforme à la vérité ; seulement le vrai, ence qui me concerne, est dit avec trop peu de ménagements et sansaucune des précautions qu’exigeait une confession générale, d’aprèslaquelle chacun est appelé à me juger. Le principal défaut est dansune disposition malveillante, dont je puis seul avoir à meplaindre. Quelques rectifications m’ont paru indispensables, je lesai faites. Ceci explique la différence de ton dont on pourra êtrefrappé en comparant entre elles quelques portions de cesMémoires ; mais, à partir de mon admission parmi les corsairesde Boulogne, on se convaincra facilement que je n’ai plusd’interprète ; personne ne s’est immiscé ni ne s’immisceradésormais dans la tâche que je me suis imposée de dévoiler aupublic tout ce qui peut l’intéresser ; je parle et je parleraisans réserve, sans restriction, et avec toute la franchise d’unhomme qui n’a plus de craintes, et qui, enfin rentré dans laplénitude des droits dont il fut injustement privé, aspire à lesexercer dans toute leur étendue. Que si l’on concevait quelquesdoutes sur la réalité de cette intention, il me suffirait derenvoyer le lecteur au dernier chapitre de mon second volume, où ilacquerrait déjà la preuve que j’ai la volonté et la force de tenirparole.

CHAPITRE PREMIER.

 

Ma naissance. – Dispositions précoces. – Je suis mitron. – Unpremier vol. – La fausse clé. – Les poulets accusateurs. –L’argenterie enlevée. – La prison. – La clémence maternelle. – Monpère ouvre les yeux. – Le grand coup. – Départ d’Arras. – Jecherche un navire. – Le courtier d’un musicos. – Le danger del’ivresse. – La trompette m’appelle. – M. Comus, premierphysicien de l’univers. – Le précepteur du général Jacquot. – Lesacrobates. – J’entre dans la banque. – Les leçons du petit diable.– Le sauvage de la mer du Sud. – Polichinel et le théâtre desvariétés amusantes. – Une scène de jalousie, ou le sergent dansl’œil. – Je passe au service d’un médecin nomade. – Retour à lamaison paternelle. – La connaissance d’une comédienne. – Encore unefugue. – Mon départ dans un régiment. – Le camarade précipité. – Ladésertion. – Le franc Picard et les assignats. – Je passe àl’ennemi. – Une schlag. – Je reviens sous mes anciens drapeaux. –Un vol domestique et la gouvernante d’un vieux garçon. – Deux duelspar jour. – Je suis blessé. – Mon père fonctionnaire public. – Jefais la guerre. – Changement de corps. – Séjour à Arras.

 

Je suis né à Arras : mes travestissementscontinuels, la mobilité de mes traits, une aptitude singulière à megrimer, ayant laissé quelques incertitudes sur mon âge, il ne serapas superflu de déclarer ici que je vins au monde le 23 juillet1775, dans une maison voisine de celle où, seize ans auparavant,était né Robespierre. C’était la nuit : la pluie tombait partorrents ; le tonnerre grondait ; une parente, quicumulait les fonctions de sage-femme et de sybille, en conclut quema carrière serait fort orageuse. Il y avait encore dans ce tempsde bonnes gens qui croyaient aux présages : aujourd’hui qu’onest plus éclairé, combien d’hommes qui ne sont pas des commères,parieraient pour l’infaillibilité de MademoiselleLenormand !

Quoi qu’il en soit, il est à présumer quel’atmosphère ne se bouleversa pas tout exprès pour moi, et bien quele merveilleux soit parfois chose fort séduisante, je suis loin depenser que là haut on ait pris garde à ma naissance. J’étais pourvud’une constitution des plus robustes, l’étoffe n’y avait pas étéépargnée ; aussi, dès que je parus, on m’eût pris pour unenfant de deux ans, et j’annonçais déjà ces formes athlétiques,cette structure colossale, qui depuis ont glacé d’effroi lescoquins les plus intrépides et les plus vigoureux. La maison de monpère étant située sur la place d’armes, rendez-vous habituel detous les polissons du quartier, j’exerçai de bonne heure mesfacultés musculaires, en rossant régulièrement mes camarades, dontles parents ne manquaient pas de venir se plaindre aux miens. Cheznous, on n’entendait parler que d’oreilles arrachées, d’yeuxpochés, de vêtements déchirés : à huit ans, j’étais la terreurdes chiens, des chats et des enfants du voisinage ; à treize,je maniais assez bien un fleuret pour n’être pas déplacé dans unassaut. Mon père s’apercevant que je hantais les militaires de lagarnison, s’alarma de mes progrès, et m’intima l’ordre de medisposer à faire ma première communion : deux dévotes sechargèrent de me préparer à cet acte solennel. Dieu sait quel fruitj’ai tiré de leurs leçons ! Je commençais, en même temps, àapprendre l’état de boulanger : c’était la profession de monpère, qui me destinait à lui succéder, bien que j’eusse un frèreplus âgé que moi.

Mon emploi consistait principalement à porterdu pain dans la ville. Je profitais de ces courses pour faire defréquentes visites à la salle d’armes ; mes parents nel’ignoraient pas, mais les cuisinières faisaient de si pompeuxéloges de ma complaisance et de mon exactitude, qu’ils fermèrentles yeux sur mainte escapade Cette tolérance dura jusqu’à ce qu’ilseussent constaté un déficit dans le comptoir, dont ils neretiraient jamais la clé. Mon frère, qui l’exploitait concurremmentavec moi, fut pris en flagrant délit, et déporté chez un boulangerde Lille. Le lendemain de cette exécution, dont on ne m’avait pasconfié le motif, je me disposais à explorer, comme de coutume, lebienheureux tiroir, lorsque je m’aperçus qu’il était soigneusementfermé. Le même jour, mon père me signifia que j’eusse à mettre plusde célérité dans mes tournées, et à rentrer à heure fixe. Ainsi ilétait évident que désormais je n’aurais plus ni argent niliberté : je déplorai ce double malheur, et m’empressai d’enfaire part à l’un de mes camarades, le nommé Poyant, quiétait plus âgé que moi. Comme le comptoir était percé pourl’introduction des monnaies, il me conseilla d’abord de passer dansle trou une plume de corbeau enduite de glu ; mais cetingénieux procédé ne me procurait que des pièces légères, et ilfallut en venir à l’emploi d’une fausse clé, qu’il me fit fabriquerpar le fils d’un sergent de ville. Alors je puisai de nouveau dansla caisse, et nous consommâmes ensemble le produit de ces larcinsdans une espèce de taverne où nous avions établi notre quartiergénéral. Là se réunissaient, attirés par le patron du lieu, bonnombre de mauvais sujets connus, et quelques malheureux jeunes gensqui, pour avoir le gousset garni, usaient du même expédient quemoi. Bientôt je me liai avec tout ce qu’il y avait de libertinsdans le pays, les Boudou, les Delcroix, les Hidou, les Franchison,les Basserie, qui m’initièrent à leurs dérèglements. Telle étaitl’honorable société au sein de laquelle s’écoulèrent mes loisirs,jusqu’au moment où mon père m’ayant surpris un jour, commeil avait surpris mon frère, s’empara de ma clé, m’administra unecorrection, et prit des précautions telles qu’il ne fallut plussonger à m’attribuer un dividende dans la recette.

Il ne me restait plus que la ressource deprélever en nature la dîme sur les fournées. De temps à autre,j’escamotais quelques pains ; mais comme, pour m’en défaire,j’étais obligé de les donner à vil prix, à peine, dans le produitde la vente, trouvais-je de quoi me régaler de tartes etd’hydromel. La nécessité rend actif : j’avais l’œil surtout ; tout m’était bon, le vin, le sucre, le café, lesliqueurs. Ma mère n’avait pas encore vu ses provisions s’épuiser sivite ; peut-être n’eût-elle pas découvert de sitôt où ellespassaient, lorsque deux poulets que j’avais résolu de confisquer àmon profit élevèrent la voix pour m’accuser. Enfoncés dans maculotte, où mon tablier de mitron les dissimulait ils chantèrent enmontrant la crête, et ma mère, avertie ainsi de leur enlèvement, seprésenta à point nommé pour l’empêcher. Il me revint alors quelquessoufflets, et j’allai me coucher sans souper. Je ne dormis pas, etce fut, je crois, le malin esprit qui me tint éveillé. Tout ce queje sais, c’est que je me levai avec le projet bien arrêté de fairemain basse sur l’argenterie. Une seule chose m’inquiétait :sur chaque pièce le nom de Vidocq était gravé en toutes lettres.Poyant, à qui je m’ouvris à ce sujet, leva toutes les difficultés,et le jour même, à l’heure du dîner, je fis une rafle de dixcouverts et d’autant de cuillers à café. Vingt minutes après, letout était engagé, et dès le surlendemain, je n’avais plus uneobole des cent cinquante francs que l’on m’avait prêtés.

Il y avait trois jours que je n’avais pasreparu chez mes parents, lorsqu’un soir je fus arrêté par deuxsergents de ville, et conduit aux Baudets, maison de dépôtoù l’on renfermait les fous, les prévenus et les mauvais sujets dupays. L’on m’y tint dix jours au cachot, sans vouloir me faireconnaître les motifs de mon arrestation ; enfin le geôlierm’apprit que j’avais été incarcéré à la demande de mon père. Cettenouvelle calma un peu mes inquiétudes : c’était une correctionpaternelle qui m’était infligée, je me doutais bien qu’on ne metiendrait pas rigueur. Ma mère vint me voir le lendemain, j’enobtins mon pardon ; quatre jours après j’étais libre, et jem’étais remis au travail avec l’intention bien prononcée de tenirdésormais une conduite irréprochable. Vaine résolution !

Je revins promptement à mes ancienneshabitudes, sauf la prodigalité, attendu que j’avais d’excellentesraisons pour ne plus faire le magnifique ; mon père, quej’avais vu jusqu’alors assez insouciant, était d’une vigilance quieût fait honneur au commandant d’une grand’garde. Était-il obligéde quitter le poste du comptoir, ma mère le relevaitaussitôt : impossible à moi d’en approcher, quoique je fussesans cesse aux aguets. Cette permanence me désespérait. Enfin, unde mes compagnons de taverne pris pitié de moi : c’étaitencore Poyant, fieffé vaurien, dont les habitants d’Arras peuventse rappeler les hauts faits. Je lui confiai mes peines. « Ehquoi ! me dit-il, tu es bien bête de rester à l’attache, etpuis ça n’a-t-il pas bonne mine, un garçon de ton âge n’avoir pasle sou ? va ! si j’étais à ta place, je sais bien ce queje ferais. – Eh ! que ferais-tu ? – Tes parents sontriches, un millier d’écus de plus ou de moins ne leur fera pas detort : de vieux avares, c’est pain béni, il faut faire unemain-levée. – J’entends, il faut empoigner en gros ce qu’on ne peutpas avoir en détail. – Tu y es : après l’on décampe, ni vu niconnu. – Oui, mais la maréchaussée. – Tais-toi : est-ce que tun’es pas leur fils ? et puis ta mère t’aime bien trop. »Cette considération de l’amour de ma mère, joint au souvenir de sonindulgence après mes dernières fredaines, fut toute-puissante surmon esprit ; j’adoptai aveuglément un projet qui souriait àmon audace ; il ne restait plus qu’à le mettre àexécution ; l’occasion ne se fit pas attendre.

Un soir que ma mère était seule au logis, unaffidé de Poyant vint l’avertir, jouant le bon apôtre, qu’engagédans une orgie avec des filles, je battais tout le monde, que jevoulais tout casser et briser dans la maison, et que si l’on melaissait faire, il y aurait au moins pour 100 fr. de dégât,qu’il faudrait ensuite payer.

En ce moment, ma mère, assise dans sonfauteuil, était à tricoter ; son bas lui échappe desmains ; elle se lève précipitamment et court tout effarée aulieu de la prétendue scène, qu’on avait eu le soin de lui indiquerà l’une des extrémités de la ville. Son absence ne devait pas durerlong-temps : nous nous hâtâmes de la mettre à profit. Une cléque j’avais escamotée la veille nous servit à pénétrer dans laboutique. Le comptoir était fermé ; je fus presque satisfaitde rencontrer cet obstacle. Cette fois, je me rappelai l’amour queme portait ma mère, non plus pour me promettre l’impunité, maispour éprouver un commencement de remords. J’allais me retirer,Poyant me retint, son éloquence infernale me fit rougir de ce qu’ilappelait ma faiblesse, et lorsqu’il me présenta une pince dont ilavait eu la précaution de se munir, je la saisis presque avecenthousiasme : la caisse fut forcée ; elle contenait àpeu près deux mille francs, que nous partageâmes, et une demi-heureaprès j’étais seul sur la route de Lille. Dans le trouble oùm’avait jeté cette expédition, je marchai d’abord fort vite desorte qu’en arrivant à Lens, j’étais déjà excédé de fatigue ;je m’arrêtai. Une voiture de retour vint à passer, j’y pris place,et en moins de trois heures j’arrivai dans la capitale de laFlandre française, d’où je partis immédiatement pour Dunkerque,pressé que j’étais de m’éloigner le plus possible, pour me déroberà la poursuite.

J’avais l’intention d’aller faire un tour dansle Nouveau Monde. La fatalité déjoua ce projet : le port deDunkerque était désert ; je gagnai Calais, afin de m’embarquersur-le-champ ; mais on me demanda un prix qui excédait lasomme que je possédais. On me fit espérer qu’à Ostende le transportserait meilleur marché, vu la concurrence ; je m’y rendis, etn’y trouvai pas les capitaines plus traitables qu’à Calais. À forcede désappointements, j’étais tombé dans cette dispositionaventureuse où l’on se jette volontiers dans les bras du premiervenu, et je ne sais trop pourquoi je m’attendais à rencontrerquelque bon enfant qui me prendrait gratis à son bord, ou du moinsferait un rabais considérable en faveur de ma bonne mine, et del’intérêt qu’inspire toujours un jeune homme. Tandis que j’étais àme promener, préoccupé de cette idée, je fus accosté par unindividu dont l’abord bienveillant me fit croire que ma chimèreallait se réaliser. Les premières paroles qu’il m’adressa furentdes questions : il avait compris que j’étais étranger ;il m’apprit qu’il était courtier de navires, et quant je lui eusfait connaître le but de mon séjour à Ostende, il me fit des offresde service. « Votre physionomie me plaît, me dit-il ;j’aime les figures ouvertes ; il y a dans vos traits un air defranchise et de jovialité que j’estime : tenez, je veux vousle prouver, en vous faisant obtenir votre passage presque pourrien. ». Je lui en témoignai ma reconnaissance. « Pointde remerciement, mon ami ; quand votre affaire sera faite, àla bonne heure ; ce sera bientôt, j’espère ; enattendant, vous devez vous ennuyer ici ? » Je répondisqu’en effet je ne m’amusais pas beaucoup. « Si vous voulezvenir avec moi à Blakemberg, nous, souperons ensemble chez debraves gens qui sont fous des Français. » Le courtier me fittant de politesse, il me conviait de si bonne grâce qu’il y auraiteu de la malhonnêteté à me faire prier ; j’acceptaidonc : il me conduisit dans une maison ou des dames fortaimables nous accueillirent avec tout l’abandon de cettehospitalité antique, qui ne se bornait pas au festin. À minuit,probablement ; je dis probablement, car nous ne comptions plusles heures, j’avais la tête lourde, mes jambes ne pouvaient plus meporter ; il y avait autour de moi un mouvement de rotationgénérale, et les choses tournèrent de telle sorte, que, sans m’êtreaperçu que l’on m’eût déshabillé, il me sembla être en chemise surle même édredon qu’une des nymphes blakembergeoises :peut-être était-ce vrai ; tout ce que je sais, c’est que jem’endormis. À mon réveil, je sentis une vive impression de froid…Au lieu de vastes rideaux verts qui m’avaient apparu comme dans unsonge, mes yeux appesantis entrevoyaient une forêt de mâts, etj’entendais ce cri de vigilance qui ne retentit que dans les portsde mer ; je voulus me lever sur mon séant, ma main s’appuyasur un tas de cordages auxquels j’étais adossé. Rêvais-jemaintenant, ou bien avais-je rêvé la veille ? je me tâtai, jeme secouai, et quand je fus debout, il me fut démontré que je nerêvais pas, et, qui pis est, que je n’étais pas du petit nombre deces êtres privilégiés à qui la fortune vient en dormant. J’étais àdemi vêtu, et, à part deux écus de six livres, que je trouvai dansune des poches de ma culotte, il ne me restait pas une pièce demonnaie. Alors il me devint trop clair que, suivant le désir ducourtier, mon affaire avait été bientôt faite. J’étaistransporté de fureur ; mais à qui m’en prendre : il nem’aurait pas même été possible d’indiquer l’endroit où l’on m’avaitdépouillé de la sorte ; j’en pris mon parti, et je retournai àl’auberge, où quelques hardes que j’avais encore pouvaient comblerle déficit de ma toilette. Je n’eus pas besoin de mettre mon hôteau fait de ma mésaventure. « Ah ! ah ! me dit-il,d’aussi loin qu’il put m’apercevoir, en voilà encore un.Savez-vous, jeune homme, que vous en êtes quitte à boncompte ? vous revenez avec tous vos membres, c’est bienheureux quand on va dans des guêpiers pareils : vous savez àprésent ce qu’est un musicos ; il y avait aux moinsde belles syrènes ! tous les flibustiers, voyez-vous, ne sontpas sur la mer, ni les requins dedans ; je gage qu’il ne vousreste pas une plaquette. » Je tirai fièrement mes deux écuspour les montrer à l’aubergiste. « Ce sera, reprit-il, poursolder votre dépense. » Aussitôt il me présenta ma note ;je le payai et pris congé de lui, sans cependant quitter laville.

Décidément, mon voyage d’Amérique était remisaux calendes grecques et le vieux continent était mon lot ;j’allais être réduit à croupir sur les plus bas degrés d’unecivilisation infime, et mon avenir m’inquiétait d’autant plus, queje n’avais aucune ressource pour le présent. Chez mon père, jamaisle pain ne m’aurait manqué : aussi regrettais-je le toitpaternel ; le four, me disais-je, aurait toujours chauffé pourmoi comme pour tous les autres. Après ces regrets, je repassai dansmon esprit toute cette foule de réflexions morales qu’on a crufortifier en les ramenant à des formes superstitieuses :Une mauvaise action ne porte pas bonheur ; le bien malacquis ne profite pas. Pour la première fois je reconnaissais,d’après mon expérience, un fonds de vérité dans ces sentencesprophétiques, qui sont des prédictions perpétuelles plus sûres queles admirables centuries de Michel Nostradamus. J’étais dans uneveine de repentir, que ma situation rend très concevable. Jecalculais les suites de ma fugue et des circonstancesaggravantes, mais ces dispositions ne furent qu’éphémères ; ilétait écrit que je ne serais pas lancé de sitôt dans une bonnevoie. La marine était une carrière qui m’était ouverte, je merésolus d’y prendre du service ; au risque de me rompre le coutrente fois par jour, à grimper pour onze francs par mois dans leshaubans d’un navire. J’étais prêt à m’enrôler comme novice,lorsqu’un son de trompette attira tout à coup mon attention :ce n’était pas de la cavalerie, c’était paillasse et son maître,qui, devant une baraque tapissée des enseignes d’une ménagerieambulante, appelaient un public qui ne siffle jamais à assister àleurs grossiers lazzis ; j’arrivai pour voir commencer laparade, et tandis qu’un auditoire assez nombreux manifestait sagaîté par de gros éclats de rire, il me vint le pressentiment quele maître de paillasse pourrait m’accorder quelqu’emploi. Paillasseme paraissait un bon garçon, je voulus m’en faire un protecteur, etcomme je savais qu’une prévenance en vaut une autre, quand ildescendit de ses tréteaux pour dire suivez le monde,pensant bien qu’il était altéré, je consacrai mon dernier escalin àlui offrir de prendre sa moitié d’une pinte de genièvre. Paillasse,sensible à cette politesse, me promit aussitôt de parler pour moi,et dès que notre pinte fut finie, il me présenta au directeur.Celui-ci était le célèbre Cotte-Comus ; il s’intitulait lepremier physicien de l’univers, et pour parcourir la province, ilavait mis ses talents en commun avec le naturaliste Garnier, lesavant précepteur du général Jacquot, que tout Paris a vu dans lacour des Fontaines avant et depuis la restauration. Ces messieurss’étaient adjoint une troupe d’acrobates. Comus, dès que je parusdevant lui, me demanda ce que je savais faire. « Rien, luirépondis je. – En ce cas, me dit-il, on t’instruira ; il y ena de plus bêtes, et puis, d’ailleurs tu ne m’as pas l’airmaladroit ; nous verrons si tu as des dispositions pour labanque ; alors je t’engagerai pour deux ans ; lespremiers six mois tu seras bien nourri, bien vêtu ; au bout dece temps tu auras un sixième de la manche (laquête) ; et l’année d’ensuite, si tu es intelligent, je tedonnerai ta part comme aux autres ; en attendant mon ami, jesaurai t’occuper. »

Me voilà introduit, je vais partager le grabatde l’obligeant paillasse. Au point du jour, nous sommes éveilléspar la voix majestueuse du patron, qui me conduit dans un espèce debouge : « Toi, me dit-il, en me montrant des lampions etdes girandoles de bois, voilà ta besogne, tu vas m’approprier toutça, et le mettre en état comme il faut, entends-tu ? après tunettoieras les cages des animaux, et tu balaieras la salle. »J’allais faire un métier qui ne me plaisait guère : le suif medégoûtait, et je n’étais pas trop à mon aise avec les singes, qui,effarouchés par un visage qu’ils ne connaissaient pas, faisaientdes efforts incroyables pour m’arracher les yeux. Quoi qu’il ensoit, je me conformai à la nécessité. Ma tâche remplie, je parusdevant le directeur, qui me déclara que j’étais son affaire, enajoutant que si je continuais à montrer du zèle, il ferait quelquechose de moi. Je m’étais levé matin, j’avais une faim dévorante, ilétait dix heures, je ne voyais pas qu’il fût question de déjeûner,et pourtant il était convenu qu’on me donnerait le logement et latable ; je tombais de besoin, quand on m’apporta enfin unmorceau de pain bis, si dur, que, ne pouvant l’achever, bien quej’eusse des dents excellentes et un rude appétit, j’en jetai laplus grande partie aux animaux. Le soir, il me fallutilluminer ; et comme, faute d’habitude, je ne déployais pasdans ces fonctions toute la célérité convenable, le directeur, quiétait brutal, m’administra une petite correction qui se renouvelale lendemain et jours suivants. Un mois ne s’était pas écoulé, quej’étais dans un état déplorable ; mes habits tachés de graisseet déchirés par les singes, étaient en lambeaux ; la vermineme dévorait ; la diète forcée m’avait maigri au point qu’on nem’aurait pas reconnu ; c’est alors que se ranimèrent encoreavec plus d’amertume les regrets de la maison paternelle, où l’onétait bien nourri, bien couché, bien vêtu, et où l’on n’avait pas àfaire des ménages de singe.

J’étais dans ces dispositions, lorsqu’un matinComus vint me déclarer qu’après avoir bien réfléchi à ce qui meconvenait, il s’était convaincu que je ferais un habilesauteur. Il me remit en conséquence dans les mains dusieur Balmate, dit le petit diable, qui eut ordrede me dresser. Mon maître faillit me casser les reins à la premièresouplesse qu’il voulut me faire faire : je prenais deux outrois leçons par jour. En moins de trois semaines, j’étais parvenuà exécuter dans la perfection le saut de carpe, le saut de singe,le saut de poltron, le saut d’ivrogne, etc. Mon professeur,enchanté de mes progrès, prenait plaisir à les accélérer encore…cent fois je crus que, pour développer mes moyens, il allait medisloquer les membres. Enfin nous en vînmes aux difficultés del’art, c’était toujours de plus fort en plus fort. Au premier essaidu grand écart, je manquai de me pourfendre ; au saut de lachaise, je me rompis le nez. Brisé, moulu, dégoûté d’une sipérilleuse gymnastique, je pris le parti d’annoncer àM. Comus, que décidément je ne me souciais pas d’être sauteur.Ah ! tu ne t’en soucies pas, me dit-il, et sans rienm’objecter il me repassa force coups de cravaches ; dès cemoment Balmate ne s’occupa plus de moi, et je retournai à meslampions.

M. Comus m’avait abandonné, ce devaitbientôt être au tour de Garnier de s’occuper de me donner unétat ; un jour qu’il m’avait rossé plus que de coutume (carc’était un exercice dont il partageait le plaisir avecM. Comus), Garnier, me toisant de la tête aux pieds, etcontemplant avec une satisfaction trop marquée le délabrement demon pourpoint, qui montrait les chairs : « Je suiscontent de toi, me dit-il, te voilà précisément au point où je tevoulais ; à présent, si tu es docile, il ne tiendra qu’à toid’être heureux ; à dater d’aujourd’hui, tu vas laisser croîtretes ongles ; tes cheveux sont déjà d’une bonne longueur, tu espresque nu, une décoction de feuilles de noyer fera lereste. » J’ignorais où Garnier allait en venir, lorsqu’ilappela mon ami Paillasse, à qui il commanda de lui apporter la peaude tigre et la massue : Paillasse revint avec les objetsdemandés. « À présent, reprit Garnier, nous allons faire unerépétition. Tu es un jeune sauvage de la mer du Sud, et, qui plusest, un antropophage [1] ; tumanges de la chair crue, la vue du sang te met en fureur, et quandtu as soif, tu t’introduis dans la bouche des cailloux que tubroies ; tu ne pousses que des sons brusques et aigus, tuouvres de grands yeux, tes mouvements sont saccadés, tu ne vas quepar sauts et par bonds ; enfin, prends exemple sur l’homme desbois qui est ici dans la cage n° 1. » Pendant cetteinstruction, une jatte pleine de petits cailloux parfaitementarrondis était à mes pieds, et tout près de là un coq quis’ennuyait d’avoir les pattes liées ; Garnier le prit et me leprésenta en me disant : « Mords là dedans. » Je nevoulus pas mordre ; il insista avec des menaces ; jem’insurgeai et fis aussitôt la demande de mon congé ; pourtoute réponse, on m’administra une douzaine de soufflets ;Garnier n’y allait pas de main morte. Irrité de ce traitement, jesaisis un pieu, et j’aurais infailliblement assommé monsieur lenaturaliste, si toute la troupe, étant venue fondre sur moi, nem’eût jeté à la porte au milieu d’une grêle de coups de pieds et decoups de poings.

Depuis quelques jours, je m’étais rencontrédans le même cabaret avec un bateleur et sa femme, qui faisaientvoir les marionnettes en plein vent. Nous avions fait connaissance,et j’étais certain de leur avoir inspiré de l’intérêt. Le mari meplaignait beaucoup d’être condamné, disait-il, au supplice desbêtes. Parfois il me comparait plaisamment à Daniel dans lafosse aux lions. On voit qu’il était érudit et fait pour quelquechose de mieux que pour le drame de polichinel ;aussi devait-il, plus tard, exploiter une direction dramatique enprovince : peut-être l’exploite-t-il encore ; je tairaison nom. Le futur directeur était très spirituel, madame ne s’enapercevait pas ; mais il était fort laid, et elle le voyaitbien ; madame était en outre une de ces brunes piquantes, àlongs cils, dont le cœur est inflammable au plus haut degré, dût-ilne s’y allumer qu’un feu de paille. J’étais jeune, madame l’étaitaussi ; elle n’avait pas seize ans, monsieur en avaittrente-cinq. Dès que je me vis sans place, j’allai trouver les deuxépoux ; j’avais dans l’idée qu’ils me donneraient un conseilutile : ils me donnèrent à dîner, et me félicitèrent d’avoirosé m’affranchir du joug despotique de Garnier, qu’ils appelaientle cornac. « Puisque tu es devenu ton maître, me ditle mari, il faut venir avec nous, tu nous seconderas ; aumoins, quand nous serons trois il n’y aura plus d’entre-actes, tume tendras les acteurs pendant qu’Elisa fera lamanche ; le public, tenu en haleine, ne filera pas, et larecette en sera plus abondante. Qu’en dis-tu, Elisa ? »Elisa répondit à son mari qu’il ferait à cet égard tout ce qu’ilvoudrait, qu’au surplus elle était de son avis, et en même tempselle laissa tomber sur moi un regard qui me prouva qu’elle n’étaitpas fâchée de la proposition, et que nous nous entendrions àmerveille. J’acceptai avec reconnaissance le nouvel emploi quim’était offert, et, à la prochaine représentation je fus installé àmon poste. La condition était infiniment meilleure qu’auprès deGarnier. Elisa, qui, malgré ma maigreur, avait découvert que jen’étais pas si mal bâti que mal habillé, me faisait en secret milleagaceries auxquelles je répondais, au bout de trois jours, ellem’avoua que j’étais sa passion et je ne fus pas ingrat : nousétions heureux, nous ne nous quittions plus. Au logis, nous nefaisions que rire, jouer, plaisanter : le mari d’Elisa prenaittout cela pour des enfantillages. Pendant le travail, nous noustrouvions côte à côte sous une étroite cabane formée de quatrelambeaux de toile, décorée du titre pompeux de Théâtre desVariétés amusantes. Elisa était à la droite de son mari, etmoi j’étais à la droite d’Elisa, que je remplaçais lorsqu’ellen’était plus là pour surveiller les entrées et les sorties. Undimanche, le spectacle était en pleine activité, il y avait fouleautour de l’échoppe, Polichinel avait battu tout le monde ;notre bourgeois n’ayant plus que faire d’un de ses personnages(c’était le sergent du guet), veut qu’on le mette au rancard, etdemande le commissaire ; nous n’entendons pas :le commissaire ! le commissaire ! répète-t-ilavec impatience, et à la troisième fois il se retourne et nousaperçoit l’un et l’autre dans une douce étreinte. Elisa, surprise,cherche une excuse, mais le mari, sans l’écouter, crieencore : le commissaire ! et lui plonge dansl’œil le crochet qui sert à suspendre le sergent. Au même instantle sang coule, la représentation est interrompue, une batailles’engage entre les deux époux, l’échoppe est renversée, et nousrestons à découvert au milieu d’un cercle nombreux de spectateursauxquels cette scène arrache une salve prolongée de rires etd’applaudissements.

Cette esclandre me mit de nouveau sur lepavé ; je ne savais plus où donner de la tête. Si encorej’avais eu une mise décente, j’aurais pu obtenir du service dansquelque bonne maison ; mais j’avais une mine si pitoyable quepersonne n’aurait voulu de moi. Dans ma position, je n’avais qu’unparti à prendre, c’était de revenir à Arras ; mais commentvivre jusque-là ? J’étais en proie à ces perplexités,lorsque passa près de moi un homme qu’à sa tournure je pris pour unmarchand colporteur ; j’engageai avec lui la conversation, etil m’apprit qu’il allait à Lille, qu’il débitait des poudres, desopiats, des élixirs, coupait les cors aux pieds, enlevait lesdurillons, et se permettait quelquefois d’arracher les dents.« C’est un bon métier, ajouta-t-il, mais je me fais vieux, etj’aurais besoin de quelqu’un pour porter la balle, c’est un luroncomme vous qu’il me faudrait : bon pied, bon œil, si vousvoulez, nous ferons route ensemble. – Je le veux bien », luidis-je, et sans qu’il y eût entre nous de plus amples conventions,nous poursuivîmes notre chemin. Après huit heures de marche, lanuit s’avançait, et nous voyions à peine à nous conduire, quandnous fîmes halte devant une misérable auberge de village.« C’est ici, dit le médecin nomade, en frappant à la porte. –Qui est là ? cria une voix rauque. – Le père Godard, avec sonpitre, répondit mon guide » ; et la porte s’ouvrantaussitôt, nous nous trouvâmes au milieu d’une vingtaine decolporteurs, étameurs, saltimbanques, marchands de parapluies,bateleurs, etc., qui fêtèrent mon nouveau patron et lui firentmettre un couvert. Je croyais qu’on ne me ferait pas moinsd’honneur qu’à lui, et déjà je me disposais à m’attabler, quandl’hôte, me frappant familièrement sur l’épaule, me demanda si jen’étais pas le pitre du père Godard. – « Qu’appelez-vous lepitre, m’écriai-je avec étonnement. – Le paillasse donc. »J’avoue, que malgré les souvenirs très récents de la ménagerie etdu théâtre des variétés amusantes, je me sentis humiliéd’une qualification pareille ; mais j’avais un appétitd’enfer, et comme je pensais que la conclusion de l’interrogatoireserait le souper, et qu’après tout, mes attributions près du pèreGodard n’avaient pas été bien définies, je consentis à passer pourson pitre. Dès que j’eus répondu, l’hôte me conduisit effectivementdans une pièce voisine, espèce de grange, où une douzaine deconfrères fumaient, buvaient et jouaient aux cartes. Il annonçaqu’on allait me servir. Bientôt après, une grosse fille m’apportaune gamelle de bois sur laquelle je me jetai avec avidité. Une côtede brebis, nageait dans l’eau de vaisselle, avec des navetsfilandreux : j’eus fait disparaître, le tout en un clin d’œil.Ce repas terminé, je m’étendis avec les autres pitres surquelques bottes de paille que nous partagions avec un chameau, deuxours démuselés et une meute de chiens savants. Le voisinage de telscamarades de lit n’était rien moins que rassurant ; cependantil fallut s’en accommoder ; tout ce qu’il en advint, c’est queje ne dormis pas : les autres ronflèrent comme desbienheureux.

J’étais défrayé par le père Godard ;quelque mauvais que fussent les gîtes et l’ordinaire, comme chaquepas me rapprochait d’Arras, il m’importait de ne pas me séparer delui. Enfin nous arrivâmes a Lille ; nous y fîmes notre entréeun jour de marché. Le père Godard, pour ne pas perdre le temps,alla droit à la grande place, et m’ordonna de disposer sa table, sacassette, ses fioles, ses paquets, puis il me proposa de faire laparade. J’avais bien déjeûné, la proposition me révolta :passe pour avoir porté le bagage comme un dromadaire depuis Ostendejusqu’à Lille, mais faire la parade ! à dix lieuesd’Arras ! j’envoyai promener le père Godard, et pris aussitôtmon essor vers ma ville natale, dont je ne tardai pas à revoir leclocher. Parvenu aux pieds des remparts, avant la fermeture desportes, je tressaillis à l’idée de la réception qu’on allait mefaire ; un instant je fus tenté de battre en retraite, mais jen’en pouvais plus de fatigue et de faim ; le repos et laréfection m’étaient indispensables : je ne balance plus, jecours au domicile paternel. Ma mère était seule dans laboutique ; j’entre, je tombe à ses genoux, et en pleurant jedemande mon pardon. La pauvre femme, qui me reconnaissait à peine,tant j’étais changé, fut attendrie : elle n’eut pas la forcede me repousser, elle parut même avoir tout oublié, et me réintégradans mon ancienne chambre, après avoir pourvu à tous mesbesoins : Il fallait néanmoins que mon père fût prévenu de ceretour ; elle ne se sentait pas le courage d’affronter lespremiers éclats de sa colère : un ecclésiastique de ses amis,l’aumônier du régiment d’Anjou, en garnison à Arras, se chargea deporter des paroles de paix, et mon père, après avoir jeté feu etflammes, consentit à me recevoir en grâce. Je tremblais qu’il nefût inexorable ; quand j’appris qu’il s’était laissé fléchir,je sautai de joie ; ce fut l’aumônier qui me donna cettenouvelle, en l’accompagnant d’une morale sans doute fort touchante,dont je ne retins pas un mot ; seulement, je me souviens qu’ilme cita la parabole de l’Enfant prodigue : c’était àpeu près mon histoire.

Mes aventures avaient fait du bruit dans laville, chacun voulait en entendre le récit de ma bouche ; maispersonne, à l’exception d’une actrice de la troupe qui résidait àArras, ne s’y intéressait d’avantage que deux modistes de la ruedes Trois Visages ; je leur faisais de fréquentesvisites. Toutefois, la comédienne eut bientôt le privilège exclusifde mes assiduités ; il s’ensuivit une intrigue, dans laquelle,sous les traits d’une jeune fille, je renouvelai auprès d’ellequelques scènes du roman de Faublas. Un voyage impromptu à Lilleavec ma conquête, son mari et une fort jolie femme de chambre, quime faisait passer pour sa sœur, prouva à mon père que j’avais bienvite oublié les tribulations de ma première campagne. Mon absencene fut pas de longue durée : trois semaines s’étaient à peineécoulées, que, faute d’argent, la comédienne renonça à metraîner parmi ses bagages. Je revins tranquillement à Arras, et monpère fut confondu de l’aplomb avec lequel je lui demandai sonconsentement pour entrer au service. Ce qu’il avait de mieux àfaire, c’était de l’accorder ; il le comprit, et le lendemainj’avais sur le corps l’uniforme du régiment de Bourbon. Ma taille,ma bonne mine, mon adresse dans le maniement des armes, me valurentl’avantage d’être immédiatement placé dans une compagnie dechasseurs. Quelques vieux soldats s’en étant formalisés,j’en envoyai deux à l’hôpital, où j’allai bientôt les rejoindre,blessé par l’un de leurs camarades. Ce début me fitremarquer : on prenait un malin plaisir à me susciter desaffaires, si bien qu’au bout de six mois, Sans Gêne,c’était le surnom que l’on m’avait donné, avait tué deux hommes etmis quinze fois l’épée à la main. Du reste, je jouissais de tout lebonheur que comporte la vie de garnison ; mes gardes étaienttoujours montées aux dépens de quelques bons marchands dont lesfilles se cotisaient pour me procurer des loisirs. Ma mère ajoutaità ces libéralités, mon père me faisait une haute-paie, et jetrouvai encore le moyen de m’endetter ; aussi je faisaisréellement figure, et ne sentais presque pas le poids de ladiscipline. Une seule fois, je fus condamné à quinze jours deprison, parce que j’avais manqué à trois appels. Je subissais mapeine dans un cachot creusé sous un des bastions, lorsqu’un de mesamis et compatriotes, fut enfermé avec moi. Soldat dans le mêmerégiment, il était accusé d’avoir commis plusieurs vols, et il enavait fait l’aveu. À peine fûmes-nous ensemble, qu’il me raconta lemotif de sa détention. Nul doute, le régiment allaitl’abandonner ; cette idée, jointe à la crainte de déshonorersa famille, le jetait dans le désespoir. Je le pris en pitié, et nevoyant aucun remède à une situation si déplorable, je luiconseillai de se dérober au supplice, ou par une évasion ou par unsuicide ; il consentit d’abord à tenter l’une avant d’essayerde l’autre ; et, avec un jeune homme du dehors, qui venait mevisiter, je me hâtai de tout disposer pour sa fuite. À minuit, deuxbarreaux de fer sont brisés ; nous conduisons le prisonniersur le rempart, et là je lui dis : « Allons ! ilfaut sauter ou être pendu. » Il calcule la hauteur,il hésite, et finit par déclarer qu’il courra les chances dujugement plutôt que de se casser les jambes. Il se dispose àregagner son cachot ; mais au moment où il s’y attend lemoins, nous le précipitons ; il pousse un cri, je luirecommande de se taire, et je rentre dans mon souterrain, où, surma paille, je goûtai le repos que procure la conscience d’une bonneaction. Le lendemain on s’aperçut que mon compagnon avait disparu,on m’interrogea, et j’en fus quitte pour répondre que je n’avaisrien vu. Plusieurs années après, j’ai rencontré ce malheureux, ilme regardait comme son libérateur. Depuis sa chute il étaitboiteux, mais il était devenu honnête homme.

Je ne pouvais rester éternellement àArras : la guerre venait d’être déclarée à l’Autriche, jepartis avec le régiment, et bientôt après j’assistai à cettedéroute de Marquain, qui se termina à Lille par le massacre dubrave et infortuné général Dillon. Après cet événement, nous fûmesdirigés sur le camp de Maulde, et ensuite sur celui de laLune, où, avec l’armée Infernale, sous les ordres deKellerman, je pris part à l’engagement du 20 octobre,contre les Prussiens. Le lendemain je passai caporal degrenadiers : il s’agissait d’arroser mes galons, etje m’en acquittais avec éclat à la cantine, lorsque, je ne saisplus à quel propos, j’eus une querelle avec le sergent-major de lacompagnie d’où je sortais : une partie d’honneur que jeproposai fut acceptée ; mais une fois sur le terrain, monadversaire prétendit que la différence de grade ne lui permettaitpas de se mesurer avec moi ; je voulus l’y contraindre enrecourant aux voies de fait ; il alla se plaindre, et le soirmême on me mit à la garde du camp avec mon témoin. Deux jours aprèson nous avertit qu’il était question de nous traduire devant unconseil de guerre : il était urgent de déserter, c’est ce quenous fîmes. Mon camarade en veste, en bonnet de police, et dansl’attitude d’un soldat en punition, marchait devant moi, qui avaisconservé mon bonnet à poil, mon sac et mon fusil, à l’extrémitéduquel était en évidence un large paquet, cacheté de cire rouge, etportant pour suscription : Au citoyen commandant de placeà Vitry-le Français : c’était là notre passeport ;il nous fit arriver sans encombre à Vitry, où un Juif nous procurades habits bourgeois. À cette époque, les murs de chaque villeétaient couverts de placards, dans lesquels on conviait tous lesFrançais à voler à la défense de la patrie. Dans de tellesconjonctures, on enrôle les premiers venus : unmaréchal-des-logis du 11e de chasseurs reçut notreengagement ; on nous délivra des feuilles de route, et nouspartîmes aussitôt pour Philippeville, où était le dépôt.

Mon compagnon et moi, nous avions fort peud’argent ; heureusement, une bonne aubaine nous attendait àChâlons. Dans la même auberge que nous, logeait un soldat deBeaujolais ; il nous invita à boire : c’était un francPicard, je lui parlai le patois du pays, et insensiblement le verreà la main, il s’établit entre nous une si grande confiance, qu’ilnous montra un portefeuille rempli d’assignats qu’il prétendaitavoir trouvé aux environs de Château-L’abbaye. « Camarades,nous dit-il, je ne sais pas lire, mais si vous voulez m’indiquer ceque ces papiers valent, je vous en donnerai votre part. » LePicard ne pouvait pas mieux s’adresser : sous le rapport duvolume, il eut le plus gros lot ; mais il ne soupçonnait pasque nous nous étions adjugé les neuf dixièmes de la somme. Cettepetite subvention ne nous fut pas inutile pendant le cours de notrevoyage, qui s’acheva le plus gaîment du monde. Parvenus à notredestination, il nous resta de quoi graisser généreusement lamarmite. En peu de temps nous fûmes assez forts surl’équitation pour être dirigés sur les escadrons de guerre ;nous y étions arrivés depuis deux jours, lorsqu’eut lieu labataille de Jemmapes : ce n’était pas la première fois que jevoyais le feu ; je n’eus pas peur, et je crois même que maconduite m’avait concilié la bienveillance de mes chefs, quand moncapitaine vint m’annoncer que, signalé comme déserteur, j’allaisêtre inévitablement arrêté. Le danger était imminent ; dès lesoir même je sellai mon cheval pour passer aux Autrichiens ;en quelques minutes j’eus atteint leurs avant-postes ; jedemandai du service, et l’on m’incorpora dans les cuirassiers deKinski. Ce que je redoutais le plus, c’était d’être obligé de mesabrer le lendemain avec les Français ; je me hâtai d’échapperà cette nécessité. Une feinte indisposition me valut d’être évacuésur Louvain, où, après quelques jours d’hôpital, j’offris auxofficiers de la garnison de leur donner des leçons d’escrime. Ilsfurent enchantés de la proposition ; aussitôt l’on me fournitdes masques, des gants, des fleurets ; et un assaut, danslequel je pelotai deux ou trois prétendus maîtres allemands, suffitpour donner une haute opinion de mon habileté. Bientôt j’eus denombreux élèves, et je fis une ample moisson de florins.

J’étais tout fier de mes succès, lorsqu’à lasuite d’un démêlé un peu trop vif avec un brigadier de service, jefus condamné à recevoir vingt coups de schlag, qui, selonla coutume, me furent distribués à la parade. Cette exécution metransporta de fureur ; je refusai de donner leçon ; onm’ordonna de continuer en me laissant l’option entre l’enseignementet une correction nouvelle, je choisis l’enseignement ; maisla schlag me restait sur le cœur, et je résolus de tout braver pourm’en affranchir. Informé qu’un lieutenant se rendait au corpsd’armée du général Schroeder, je le suppliai de m’emmener commedomestique ; il y consentit dans l’espoir que je ferais de luiun Saint-Georges ; il s’était trompé : aux approches duQuesnois, je lui brûlai la politesse, et me dirigeai surLandrecies, où je me présentai comme un Belge qui abandonnait lesdrapeaux de l’Autriche. On me proposa d’entrer dans lacavalerie ; la crainte d’être reconnu et fusillé si jamais jeme trouvais de brigade avec mon ancien régiment, me fit donner lapréférence au 14e léger (anciens chasseurs desbarrières). L’armée de Sambre-et-Meuse marchait alors surAix-la-Chapelle ; la compagnie à laquelle j’appartenais reçoitl’ordre de suivre le mouvement. Nous partons : en entrant àRocroi j’aperçois des chasseurs du 11e ; je mecroyais perdu, quand mon ancien capitaine, avec qui je ne puséviter d’avoir une entrevue, se hâta de me rassurer. Ce bravehomme, qui me portait de l’intérêt depuis qu’il m’avait vutailler des croupières aux hussards de Saxe-Teschen, m’annonçaqu’une amnistie me mettant désormais à l’abri de toute poursuite,il me verrait avec plaisir revenir sous ses ordres. Je luitémoignai que je n’en serais pas fâché non plus ; il prit surlui d’arranger l’affaire, et je ne tardai pas à être réintégré dansle 11e. Mes anciens camarades m’accueillirent avecplaisir, je ne fus pas moins satisfait de me retrouver avec eux, etrien ne manquait à mon bonheur, lorsque l’amour, qui y était aussipour quelque chose, s’avisa de me jouer un de ses tours. On ne serapas surpris qu’à dix-sept ans j’eusse captivé la gouvernante d’unvieux garçon. Manon était le nom de cette fille ; elle avaitau moins le double de mon âge ; mais elle m’aimait beaucoup,et pour me le prouver, elle était capable des plus grandssacrifices, rien ne lui coûtait ; j’étais à son gré le plusbeau des chasseurs, parce que j’étais le sien, et elle voulaitencore que j’en fusse le plus pimpant ; déjà elle m’avait misla montre au côté, et j’étais tout fier de me parer de quelquesprécieux bijoux, gages du sentiment que je lui inspirais, lorsquej’appris que, sur la dénonciation de son maître, Manon allait êtretraduite pour vol domestique. Manon confessait son crime, mais enmême temps, pour être bien certaine qu’après sacondamnation, je ne passerais pas dans les bras d’uneautre, elle me désignait comme son complice ; elle alla mêmejusqu’à dire que je l’avais sollicitée : il y avait de lavraisemblance ; je fus impliqué dans l’accusation, et j’auraisété assez embarrassé de me tirer de ce mauvais pas, si le hasard nem’eût fait retrouver quelques lettres desquelles résultait lapreuve de mon innocence. Manon confondue se rétracta. J’avais étéenfermé dans la maison d’arrêt de Stenay, je fus élargi et renvoyéblanc comme neige. Mon capitaine, qui ne m’avait jamais crucoupable, fut très content de me revoir, mais les chasseurs ne mepardonnèrent pas d’avoir été soupçonné : en butte à desallusions et à des propos, je n’eus pas moins de dix duels en sixjours. À la fin, blessé grièvement, je fus transporté à l’hôpitaloù je restais plus d’un mois avant de me rétablir. À ma sortie, meschefs, convaincus que les querelles ne manqueraient pas de serenouveler si je ne m’éloignais pour quelque temps, m’accordèrentun congé de six semaines : j’allai le passer à Arras, où jefus fort étonné de trouver mon père dans un emploi public ; ensa qualité d’ancien boulanger, il venait d’être préposé à lasurveillance des ateliers du munitionnaire ; il devaits’opposer à l’enlèvement du pain ; dans un moment de disette,de telles fonctions, bien qu’il les remplît gratis, étaient fortscabreuses, et sans doute elles l’eussent conduit à la guillotine,sans la protection du citoyen Souham [2], commandantdu 2e bataillon de la Corrèze, dans lequel je fus misprovisoirement en subsistance.

Mon congé expiré, je rejoignis à Givet, d’oùle régiment partit bientôt pour entrer dans le comté de Namur. Onnous cantonna dans les villages des bords de la Meuse, et comme lesAutrichiens étaient en vue, il n’y avait pas de jour où l’onn’échangeât quelques coups de carabine avec eux. À la suite d’unengagement plus sérieux, nous fûmes repoussés jusque sous le canonde Givet, et, dans la retraite, je reçus à la jambe un coup de feuqui me força d’entrer à l’hôpital, puis de rester au dépôt ;j’y étais encore lorsque vint passer la légion germanique,composée en grande partie de déserteurs, de maîtres d’armes, etc.Un des principaux chefs, qui était Artésien, me proposa d’entrerdans ce corps, en m’offrant le grade de maréchal des logis.« Une fois admis, me dit-il, je réponds de vous, vous serez àl’abri de toutes les poursuites. » La certitude de ne pas êtrerecherché, jointe au souvenir des désagréments que m’avait attirésmon intimité avec mademoiselle Manon, me décida : j’acceptai,et le lendemain j’étais avec la légion sur la route de Flandres.Nul doute qu’en continuant de servir dans ce corps, où l’avancementétait rapide, je ne fusse devenu officier ; mais ma blessurese rouvrit, avec des accidents tellement graves, qu’il me fallutdemander un nouveau congé ; je l’obtins, et six jours après jeme retrouvai encore une fois aux portes d’Arras.

CHAPITRE II.

 

Joseph Lebon. – L’orchestre de la guillotine et la lecture dubulletin. – Le perroquet aristocrate. – La citoyenne Lebon. –Allocution aux sans-culottes. – La marchande de pommes. – Nouvellesamours. – Je suis incarcéré. – Le concierge Beaupré. – Lavérification du potage. – M. de Béthune. – J’obtiens maliberté. – La sœur de mon libérateur. – Je suis fait officier. – LeLutin de Saint-Sylvestre Capelle. – L’armée révolutionnaire. – Lareprise d’une barque. – Ma fiancée. – Un travestissement. – Lafausse grossesse. – Je me marie. – Je suis content sans être battu.– Encore un séjour aux Baudets. – Ma délivrance.

 

En entrant dans la ville, je fus frappé del’air de consternation empreint sur tous les visages ;quelques personnes que je questionnai me regardèrent avec méfiance,et je les vis s’éloigner sans me répondre. Que se passait-il doncd’extraordinaire ? À travers la foule qui s’agitait dans lesrues sombres et tortueuses, j’arrivai bientôt sur la place duMarché aux Poissons. Là, le premier objet qui frappa mes regardsfut la guillotine élevant ses madriers rouges au-dessus d’unemultitude silencieuse ; un vieillard, que l’on achevait delier à la fatale planche, était la victime… ; tout à coupj’entends le bruit des fanfares. Sur une estrade qui dominaitl’orchestre, était assis un homme jeune encore, vêtu d’unecarmagnole à raies noires et bleues ; ce personnage, dont lapose annonçait des habitudes plus monacales que militaires,s’appuyait nonchalamment sur un sabre de cavalerie, dont l’énormegarde représentait un bonnet de liberté ; une rangée depistolets garnissait sa ceinture, et son chapeau, relevé àl’espagnole, était surmonté d’un panache tricolore : jereconnus Joseph Lebon. Dans ce moment, cette figure ignoble s’animad’un sourire affreux ; il cessa de battre la mesure avec sonpied gauche, les fanfares s’interrompirent : il fit un signe,et le vieillard fut placé sous le couteau. Une espèce de greffierdemi ivre parut alors à côté du vengeur du peuple, et lutd’une voix rauque un bulletin de l’armée de Rhin-et-Moselle. Àchaque paragraphe, l’orchestre reprenait un accord, et, la lectureterminée, la tête du malheureux tomba au cri de vive laRépublique ! répété par quelques uns des acolytes duféroce Lebon. Je ne saurais rendre l’impression que fit sur moicette scène horrible ; j’arrivai chez mon père, presque aussidéfait que celui dont j’avais vu si cruellement prolongerl’agonie : là, je sus que c’était un M. de Mongon,ancien commandant de la citadelle, condamné comme aristocrate. Peude jours auparavant, on avait exécuté sur la même placeM. de Vieux-Pont, dont tout le crime était de posséder unperroquet dans le jargon duquel on avait cru reconnaître le cri devive le roi. Le nouveau Vert-Vert avait faillipartager le sort de son maître, et l’on racontait qu’il n’avaitobtenu sa grâce qu’à la sollicitation de la citoyenne Lebon, quiavait pris l’engagement de le convertir. La citoyenne Lebon étaitune ci-devant religieuse de l’abbaye du Vivier. Sous ce rapport,comme sous beaucoup d’autres, elle était la digne épouse del’ex-curé de Neuville : aussi exerçait-elle une grandeinfluence sur les membres de la commission d’Arras, où siégeaient,soit comme juges, soit comme jurés, son beau-frère et trois de sesoncles. L’ex-béguine n’était pas moins avide d’or que de sang. Unsoir, en plein spectacle, elle osa faire cette allocution auparterre : « Ah çà ! Sans-culottes, on diraitque ce n’est pas pour vous que l’on guillotine ! que diable ilfaut dénoncer les ennemis de la patrie !… connaissez-vousquelque noble, quelque riche, quelque marchand aristocrate ?dénoncez-le, et vous aurez ses écus. » La scélératesse dece monstre ne pouvait être égalée que par celle de son mari, quis’abandonnait à tous les excès. Souvent, à la suite d’orgies, on levoyait courir la ville, tenant des propos obscènes aux jeunespersonnes, brandissant un sabre au-dessus de sa tête, et tirant descoups de pistolet aux oreilles des femmes et des enfants.

Une ancienne marchande de pommes, coiffée d’unbonnet rouge, les manches retroussées jusqu’à l’épaule, et tenant àla main un long bâton de coudrier, l’accompagnait ordinairementdans ses promenades, et il n’était pas rare de le rencontrer brasdessus bras dessous avec elle. Cette femme, surnommée la MèreDuchesne, par allusion au fameux Père Duchesne,figura la déesse de la Liberté, dans plus d’une solennitédémocratique. Elle assistait régulièrement aux séances de laCommission, dont elle préparait les arrêts par ses apostrophes etses dénonciations. Elle fit ainsi guillotiner tous les habitantsd’une rue, qui demeura déserte.

Je me suis souvent demandé comment il se peutqu’au milieu de circonstances aussi déplorables, le goût desamusements et des plaisirs ne perde rien de son intensité. Le faitest qu’Arras continuait de m’offrir les mêmes distractionsqu’auparavant ; les demoiselles, étaient tout aussi faciles,et il fut aisé de m’en convaincre, puisqu’en peu de jours, jem’élevai graduellement dans mes amours de la jeune et jolieConstance, unique progéniture du caporal Latulipe, cantinier de lacitadelle, aux quatre filles d’un notaire qui avait son étude aucoin de la rue des Capucins. Heureux si je m’en fusse tenu là, maisje m’avisai d’adresser mes hommages à une beauté de la rue deJustice, et il m’arriva de rencontrer un rival sur mon chemin.Celui-ci, ancien musicien de régiment, était un de ces hommes qui,sans se vanter de succès qu’ils n’ont pas obtenus, donnentcependant à entendre qu’on ne leur a rien refusé. Je lui reprochaiune jactance de ce genre, il se fâcha, je le provoquai, il souffladans la manche, et déjà j’avais oublié mes griefs, lorsqu’il merevint qu’il tenait sur mon compte des propos faits pourm’offenser. J’allai aussitôt lui en demander raison ; mais cefut inutilement, et il ne consentit à venir sur le terrain,qu’après avoir reçu de moi, en présence de témoins, la dernière deshumiliations. Le rendez-vous fut donné pour la matinée dulendemain. Je fus exact ; mais à peine arrivé, je me visentouré par une troupe de gendarmes et d’agents de la municipalité,qui me sommèrent de leur rendre mon sabre et de les suivre.J’obéis, et bientôt se fermèrent sur moi les portes desBaudets, dont la destination était changée depuis que lesterroristes avaient mis la population d’Arras en coupe réglée. Leconcierge Beaupré, la tête couverte d’un bonnet rouge, et suivi dedeux énormes chiens noirs qui ne le quittaient pas, me conduisitdans un vaste galetas, où il tenait sous sa garde l’élite deshabitants de la contrée. Là, privés de toute communication avec ledehors, à peine leur était-il permis d’en recevoir des aliments, etencore ne leur parvenaient ils que retournés en tous sens parBeaupré, qui poussait la précaution jusqu’à plonger ses mainshorriblement sales dans le potage, afin de s’assurer s’il ne s’ytrouvait pas quelque arme ou quelque clé. Murmurait-on, ilrépondait à celui qui se plaignait : « Te voilà biendifficile, pour le temps que tu as à vivre… Qui sait si tu n’es paspour la fournée de demain ? Attends donc ! comment tenommes-tu ? – Un tel. – Ma foi oui, c’estpour demain ! »Et les prédictions de Beauprémanquaient d’autant moins à se réaliser que lui-même désignait lesindividus à Joseph Lebon, qui, après son dîner, le consultait enlui disant : « Qui laverons-nousdemain ? »

Parmi les gentilshommes enfermés avec nous, setrouvait le comte de Béthune. Un matin, on vint le chercher pour leconduire au tribunal. Avant de l’amener dans le préau, Beaupré luidit brusquement : « Citoyen Béthune, puisquetu vas là-bas, ce que tu laisses ici sera pourmoi, n’est-ce pas ? – Volontiers,Monsieur Beaupré », répondit avec tranquillité cevieillard. – « Il n’y a plus de monsieur »,reprit en ricanant le misérable geôlier ; « Noussommes tous citoyens ; » et de la porte il luicriait encore : « Adieu, citoyenBéthune ! » M. de Béthune fut cependantacquitté. On le ramena à la prison comme suspect. Son retour nousremplit de joie ; nous le croyions sauvé, mais sur le soir onl’appela de nouveau. Joseph Lebon, en l’absence de qui la sentenced’absolution avait été rendue, arrivait de la campagne ;furieux de ce qu’on lui dérobait le sang d’un aussi brave homme, ilavait ordonné aux membres de la commission de se réunirimmédiatement, et M. de Béthune, condamné séance tenante,fut exécuté aux flambeaux.

Cet événement, que Beaupré nous annonça avecune joie féroce, me donna des inquiétudes assez sérieuses. Tous lesjours on envoyait à la mort des hommes qui ne connaissaient pasplus que moi le motif de leur arrestation, et dont la fortune ou laposition sociale ne les désignaient pas davantage aux passionspolitiques ; d’un autre côté, je savais que Beaupré, trèsscrupuleux sur le nombre, se souciait peu de la qualité, et quesouvent, n’apercevant pas de suite les individus qui lui étaientdésignés, pour que le service ne souffrit aucun retard, il envoyaitles premiers venus. D’un instant à l’autre je pouvais donc metrouver sous la main de Beaupré, et l’on conçoit que cetteexpectative n’avait rien de bien rassurant.

Il avait déjà seize jours que j’étais détenu,quand on nous annonça la visite de Joseph Lebon ; sa femmel’accompagnait, et il traînait a sa suite les principauxterroristes du pays, parmi lesquels je reconnus l’ancien perruquierde mon père, et un cureur de puits nommé DelmotteditLantillette. Je les priai de dire un mot en ma faveur aureprésentant ; ils me le promirent, et j’augurai d’autantmieux de la démarche, qu’ils étaient tous deux fort en crédit.Cependant Joseph Lebon parcourait les salles, interrogeant lesdétenus d’un air farouche, et affectant de leur adresserd’effrayantes interpellations. Arrivé à moi, il me regardafixement, et me dit d’un ton moitié dur, moitié goguenard :« Ah ! ah ! c’est toi, François !… tut’avises donc d’être aristocrate ; tu dis du mal dessans-culottes… tu regrettes ton ancien régiment deBourbon… prends-y garde, car je pourrais bient’envoyer commander à cuire (guillotiner). Au surplus,envoie-moi ta mère ? ». Je lui fis observer qu’étantau secret, je ne pouvais la voir. Beaupré, dit-il alors augeôlier, « tu feras entrer la mère Vidocq, » etil sortit me laissant plein d’espoir, car il m’avait évidemmenttraité avec une aménité toute particulière. Deux heures après, jevis venir ma mère ; elle m’apprit ce que j’ignorais encore,que mon dénonciateur était le musicien que j’avais appelé en duel.La dénonciation était entre les mains d’un jacobin forcené, leterroriste Chevalier, qui, par amitié pour mon rival, m’auraitcertainement fait un mauvais parti, si sa sœur, sur les instancesde ma mère, n’eût obtenu de lui qu’il sollicitât monélargissement.

Sorti de prison, je fus conduit en grandepompe à la société patriotique, où l’on me fit jurer fidélité à larépublique, haine aux tyrans. Je jurai tout ce qu’on voulut :de quels sacrifices n’est-on pas capable pour conserver saliberté !

Ces formalités remplies, je fus replacé audépôt, où mes camarades témoignèrent une grande joie de me revoir.D’après ce qui s’était passé, c’eût été manquer à lareconnaissance, de ne pas regarder Chevalier comme monlibérateur ; j’allai le remercier, et j’exprimai à sa sœurcombien j’étais touché de l’intérêt qu’elle avait bien vouluprendre à un pauvre prisonnier. Cette femme, qui était la pluspassionnée des brunes, mais dont les grands yeux noirs necompensaient pas la laideur, crut que j’étais amoureux parce quej’étais poli ; elle prit au pied de la lettre quelquescompliments que je lui fis, et dès la première entrevue elle seméprit sur mes sentiments, au point de jeter sur moi son dévolu. Ilfut question de nous unir ; on sonda à cet égard mes parents,qui répondirent qu’à dix-huit ans on était bien jeune pour lemariage, et l’affaire traîna en longueur. Sur ces entrefaites, onorganisa à Arras les bataillons de la réquisition : connu pourun excellent instructeur, je fus appelé à concourir avec septautres sous-officiers à instruire le 2e bataillon duPas-de-Calais ; de ce nombre était un caporal de grenadiers durégiment de Languedoc, nommé César, aujourd’hui garde champêtre àColombes ou à Puteaux, près Paris ; il fut nomméadjudant-major. Pour moi, je fus promu au grade de sous-lieutenanten arrivant à Saint-Silvestre-Capelle, près Bailleul, où l’on nouscantonna. César avait été maître-d’armes dans son régiment ;on se rappelle mes prouesses avec les prévôts des cuirassiers deKinski. Nous décidâmes qu’outre la théorie, nous enseignerionsl’escrime aux officiers du bataillon, qui furent enchantés del’arrangement. Nos leçons nous produisaient quelque argent, maiscet argent était loin de suffire aux besoins, ou, si l’on aimemieux, aux fantaisies de praticiens de notre force. C’était surtoutla partie des vivres qui nous faisait faute. Ce qui doublait nosregrets et notre appétit, c’est que le maire, chez qui nous étionslogés, mon collègue de salle et moi, tenait une table excellente.Nous avions beau chercher les moyens de nous faufiler dans lamaison, une vieille servante-maîtresse Sixca se jetait toujours àtravers nos prévenances, et déjouait nos plansgastronomiques : nous étions désespérés et affamés.

Enfin César trouva le secret de rompre lecharme qui nous éloignait invinciblement de l’ordinaire del’officier municipal : à son instigation, le tambour-majorvint un matin faire battre la diane sous les fenêtres dela mairie ; on juge du vacarme. On présume bien que la vieilleMégère ne manqua pas d’invoquer notre intervention pour fairecesser ce tintamarre. César lui promit d’un air doucereux de fairetout son possible pour qu’un pareil bruit ne se renouvelâtpas ; puis il courut recommander au tambour-major de reprendrede plus belle, et le lendemain, c’était un vacarme à réveiller lesmorts d’un cimetière voisin ; enfin, pour ne pas faire leschoses à demi, il envoya le tambour-maître exercer ses élèves surles derrières de la maison : un élevé de l’abbé Sicard n’y eûtpas tenu. La vieille se rendit ; elle nous invita assezgracieusement, le perfide César et moi, mais cela ne suffisait pas.Les tambours continuaient leur concert, qui ne finit que lorsqueleur respectable chef eut été admis comme nous au banquetmunicipal.

Dès lors on n’entendit plus de tambours àSaint-Silvestre-Capelle, que lorsqu’il y passait des détachements,et tout le monde vécut en paix, excepté moi, que la vieillecommençait à menacer de ses redoutables faveurs. Cette passionmalheureuse amena une scène que l’on doit se rappeler encore dansle pays, où elle fit beaucoup de bruit.

C’était la fête du village : on chante,on danse, on boit surtout, et pour ma part, je me conditionne siproprement, qu’on est obligé de me porter dans mon lit. Lelendemain je m’éveille avant le jour. Comme à la suite de toutesles orgies, j’avais la tête lourde, la bouche pâteuse et l’estomacirrité. Je veux boire, et tout en me levant sur mon séant, je sensune main froide comme la corde d’un puits se porter à moncou : la tête encore affaiblie par les excès de la veille, jejette un cri de Diable. Le maire, qui couchait dans une chambrevoisine, accourt avec son frère et un vieux domestique, tous deuxarmés de bâtons. César n’était pas rentré ; déjà la réflexionm’avait démontré que le visiteur nocturne ne pouvait être autre queSixca : feignant toutefois d’être effrayé, je dis àl’assistance que quelque farfadet s’était placé à mes côtés, etvenait de se glisser au fond du lit. On applique alors au fantômequelques coups de bâton, et Sixca, voyant qu’il y allait pour elled’être assommée, s’écrie : « Eh ! Messieurs, nefrappez pas, c’est moi, c’est Sixca… en rêvant je suis venue mecoucher à côté de l’officier. » En même temps, elle montra satête, elle fit bien, car, quoiqu’ils eussent reconnu sa voix, lessuperstitieux Flamands allaient recommencer la bastonnade. Comme jeviens de le dire, cette aventure, qui rend presque vraisemblablescertaines scènes de Mon Oncle Thomas et des Barons deFelsheim, fit du bruit dans le cantonnement ; elle serépandit même jusqu’à Cassel, et m’y valut plusieurs bonnesfortunes ; j’eus entre autres une fort belle limonadière, àlaquelle je n’accorderais pas cette mention, si, la première, ellene m’eût appris qu’au comptoir de certains cafés, un joli garçonpeut recevoir la monnaie d’une pièce qu’il n’a pas donnée.

Nous étions cantonnés depuis trois mois,lorsque la division reçut l’ordre de se porter sur Stinward. LesAutrichiens avaient fait une démonstration pour se porter surPoperingue, et le deuxième bataillon du Pas-de-Calais fut placé enpremière ligne. La nuit qui suivit notre arrivée, l’ennemi surpritnos avant-postes, et pénétra dans le village de la Belle, que nousoccupions ; nous nous formâmes précipitamment en bataille.Dans cette manœuvre de nuit, nos jeunes réquisitionnairesdéployèrent cette intelligence et cette activité qu’on chercheraitvainement ailleurs que chez les Français. Vers six heures du matin,un escadron des hussards de Wurmser déboucha par la gauche, et nouschargea en tirailleurs, sans pouvoir nous entamer. Une colonned’infanterie, qui les suivait, nous aborda en même temps à labaïonnette ; et mais ce ne fut qu’après un engagement des plusvifs, que l’infériorité du nombre nous força de nous replier surStinward, où se trouvait le quartier-général.

En, arrivant, je reçus les félicitations dugénéral Vandamme et un billet d’hôpital pour Saint-Omer ; carj’avais été atteint de deux coups de sabre en me débattant contreun hussard autrichien, qui se tuait de me crier : Ergibdich ! Ergib dich !… (Rends-toi !Rends-toi !…).

Mes blessures n’étaient pas toutefois biengraves, puisqu’au bout de deux mois je fus en état de rejoindre lebataillon, qui se trouvait à Hazebrouck. C’est là que je vis cetétrange corps qu’on nommait l’armée révolutionnaire.

Les hommes à piques et à bonnet rouge qui lacomposaient promenaient partout avec eux la guillotine. LaConvention n’avait pas, disait-on, trouvé de meilleur moyen des’assurer de la fidélité des officiers des quatorze armées qu’elleavait sur pied, que de mettre sous leurs yeux l’instrument dusupplice qu’elle réservait aux traîtres ; tout ce que je puisdire, c’est que cet appareil lugubre faisait mourir de peur lapopulation des contrées qu’il parcourait ; il ne flattait pasdavantage les militaires, et nous avions de fréquentes querellesavec les Sans-culottes, qu’on appelait les Gardes du Corps dela guillotine. Je souffletai pour ma part un de leurs chefs,qui s’avisait de trouver mauvais que j’eusse des épaulettes en or,quand le règlement prescrivait de n’en porter qu’en laine. Cettebelle équipée m’eût joué certainement un mauvais tour, et j’auraispayé cher mon infraction à la loi somptuaire, si l’on ne m’eûtdonné le moyen de gagner Cassel ; j’y fus rejoint par lecorps, qu’on licencia alors comme tous les bataillons de laréquisition ; les officiers redevinrent simples soldats, et cefut en cette qualité que je fus dirigé sur le 28ebataillon de volontaires, qui faisait partie de l’armée destinée àchasser les Autrichiens de Valenciennes et de Condé.

Le bataillon était cantonné à Fresnes. Dansune ferme où j’étais logé, arriva un jour la famille entière d’unpatron de barque, composée du mari, de la femme et de deux enfants,dont une fille de dix-huit ans, qu’on eût remarquée partout. LesAutrichiens leur avaient enlevé un bateau chargé d’avoine, quicomposait toute leur fortune, et ces pauvres gens, réduits auxvêtements qui les couvraient, n’avaient eu d’autre ressource que devenir se réfugier chez mon hôte, leur parent. Cette circonstance,leur fâcheuse position, et peut-être aussi la beauté de la jeunefille, qu’on nommait Delphine, me touchèrent.

En allant à la découverte, j’avais vu lebateau, que l’ennemi ne déchargeait qu’au fur et à mesure desdistributions. Je proposai à douze de mes camarades d’enlever auxAutrichiens leur capture, ils acceptèrent ; le colonel donnason consentement, et, par une nuit pluvieuse, nous nous approchâmesdu bateau sans être aperçus du factionnaire, qu’on envoya tenircompagnie aux poissons de l’Escaut, muni de cinq coups debaïonnette. La femme du patron, qui avait absolument voulu noussuivre, courut aussitôt à un sac de florins qu’elle avait cachédans l’avoine, et me pria de m’en charger. On détacha ensuite lebateau, pour le laisser dériver jusqu’à un endroit où nous avionsun poste retranché : mais, au moment où il prenait le fil del’eau, nous fûmes surpris par le werdaw d’un factionnaireque nous n’avions pas aperçu au milieu des roseaux où il étaitembusqué. Au bruit du coup de fusil, dont il accompagna une secondeinterpellation, le poste voisin prit les armes : en uninstant, la rive se couvrit de soldats qui firent pleuvoir unegrêle de balles sur le bateau ; il fallut bien alorsl’abandonner. Nous nous jetâmes mes camarades et moi dans uneespèce de chaloupe qui nous avait amenés à bord ; la femmeprit le même parti. Mais le patron, oublié dans le tumulte, ouretenu par un reste d’espoir, tomba au pouvoir des Autrichiens, quine lui épargnèrent ni les gourmades, ni les coups de crosse. Cettetentative nous avait d’ailleurs coûté trois hommes, et j’avais eumoi-même deux doigts cassés d’un coup de feu. Delphine me prodiguales soins les plus empressés. Sa mère étant partie sur cesentrefaites pour Gand, où elle savait que son mari avait été envoyécomme prisonnier de guerre, nous nous rendîmes de notre côté àLille : j’y passai ma convalescence. Comme Delphine avait unepartie de l’argent retrouvé dans l’avoine, nous menions assezjoyeuse vie. Il fut question de nous marier, et l’affaire était sibien engagée, que je me mis en route un matin pour Arras, d’où jedevais rapporter les pièces nécessaires et le consentement de mesparents. Delphine avait obtenu déjà celui des siens, qui setrouvaient toujours à Gand. À une lieue de Lille, je m’aperçois quej’ai oublié mon billet d’Hôpital, qu’il m’était indispensable deproduire à la municipalité d’Arras ; je reviens sur mes pas.Arrivé à l’hôtel, je monte à la chambre que nous occupions, jefrappe, personne ne répond ; il était cependant impossible queDelphine fut sortie d’aussi grand matin, il était à peine sixheures ; je frappe encore ; Delphine vient enfin ouvrir,étendant ses bras et se frottant les yeux comme quelqu’un quis’éveille en sursaut. Pour l’éprouver, je lui propose dem’accompagner à Arras afin que je puisse la présenter à mesparents ; elle accepte d’un air tranquille. Mes soupçonscommencent à se dissiper ; quelque chose me disait cependantqu’elle me trompait. Je m’aperçois enfin qu’elle jetait souvent lesyeux vers certain cabinet de garde-robe : je feins de vouloirl’ouvrir, ma chaste fiancée s’y oppose en me donnant un de cesprétextes que les femmes ont toujours à leur disposition ;mais j’insiste, et je finis par ouvrir le cabinet, où je trouvecaché sous un tas de linge sale un médecin qui m’avait donné dessoins pendant ma convalescence. Il était vieux, laid etmalpropre : le premier sentiment fut à l’humiliation d’avoirun pareil rival ; peut-être eussé-je été plus furieux detrouver un beau fils : je laisse le cas à la décision desnombreux amateurs qui se sont trouvés à pareille fête ; pourmoi je voulais commencer par assommer mon Esculape à bonnesfortunes, mais ce qui m’arrivait assez rarement, la réflexion meretint. Nous étions dans une place de guerre, on pouvait mechicaner sur mon permis de séjour, me faire quelque mauvaisparti ; Delphine, après tout, n’était pas ma femme, je n’avaissur elle aucun droit ; je pris toutefois celui de la mettre àla porte à grands coups de pied dans le derrière, après quoi je luijetai par la fenêtre ses nippes et quelque monnaie pour se rendre àGand. Je m’allouai ainsi le reste de l’argent que je croyais avoirlégitimement acquis, puisque j’avais dirigé la superbe expéditionqui l’avait repris sur les Autrichiens. J’oubliais de dire que jelaissai le docteur effectuer paisiblement sa retraite.

Débarrassé de ma perfide, je continuai àrester à Lille, bien que le temps de ma permission futexpiré ; mais on se cache presque aussi facilement dans cetteville qu’à Paris, et mon séjour n’eût pas été troublé sans uneaventure galante dont j’épargnerai les détails au lecteur ; illui suffira de savoir, qu’arrêté sous des habits de femme, aumoment où je fuyais la colère d’un mari jaloux, je fus conduit à laplace, où je refusai d’abord obstinément de m’expliquer ; enparlant, je devais, en effet, ou perdre la personne qui avait desbontés pour moi, ou me faire connaître comme déserteur. Quelquesheures de prison me firent cependant changer de résolution :un officier supérieur que j’avais fait appeler pour recevoir madéclaration, et auquel j’expliquai franchement ma position, parut yprendre quelque intérêt : Le général commandant la divisionvoulut entendre de ma propre bouche ce récit, qui faillit vingtfois le faire pouffer de rire ; il donna ensuite l’ordre de memettre en liberté, et me fit délivrer une feuille de route pourrejoindre le 28e bataillon dans le Brabant ; mais,au lieu de suivre cette destination, je tirai vers Arras, biendécidé que j’étais à ne rentrer au service qu’à la dernièreextrémité.

Ma première visite fut pour le patrioteChevalier ; son influence sur Joseph Lebon me faisait espérerd’obtenir, par son entremise, une prolongation de congé ; onme l’accorda effectivement, et je me trouvai de nouveau introduitdans la famille de mon protecteur. Sa sœur, dont on connaît déjàles bonnes intentions à mon égard, redoubla ses agaceries ;d’un autre côté, l’habitude de la voir me familiarisaitinsensiblement avec sa laideur ; bref, les choses en vinrentau point que je ne dus pas être étonné de l’entendre me déclarer unjour qu’elle était enceinte ; elle ne parlait pas de mariage,elle n’en prononçait même pas le mot ; mais je ne voyais quetrop qu’il en fallait venir là, sous peine de m’exposer à lavengeance du frère, qui n’eût pas manqué de me dénoncer commesuspect, comme aristocrate, et surtout comme déserteur. Mesparents, frappés de toutes ces considérations et concevant l’espoirde me conserver près d’eux, donnèrent leur consentement au mariage,que la famille Chevalier pressait très vivement ; il seconclut enfin, et je me trouvai marié à dix-huit ans. Je me croyaismême presque père de famille, mais quelques jours s’étaient à peineécoulés, que ma femme m’avoua que sa grossesse simulée n’avait eupour but que de m’amener au conjungo. On conçoit toute lasatisfaction que dut me causer une pareille confidence ; lesmêmes motifs qui m’avaient décidé à contracter me forçaientcependant à me taire, et je pris mon parti tout en enrageant. Notreunion commençait d’ailleurs sous d’assez fâcheux auspices. Uneboutique de mercerie, que ma femme avait levée, tournait fortmal ; j’en crus voir la cause dans les fréquentes absences dema femme, qui était toute la journée chez son frère ; je fisdes observations, et pour y répondre, on me fit donner l’ordre derejoindre à Tournai. J’aurais pu me plaindre de ce mode expéditifde se débarrasser d’un mari incommode, mais j’étais de mon côtétellement fatigué du joug de Chevalier, que je repris avec uneespèce de joie l’uniforme que j’avais eu tant de plaisir àquitter.

À Tournai, un ancien officier du régiment deBourbon, alors adjudant-général, m’attacha à ses bureaux commechargé de détails d’administration, et particulièrement en ce quiconcernait l’habillement. Bientôt les affaires de la divisionnécessitent l’envoi d’un homme de confiance à Arras ; je parsen poste, et j’arrive dans cette ville à onze heures du soir. Commechargé d’ordres, je me fais ouvrir les portes, et par un mouvementque je ne saurais trop expliquer, je cours chez ma femme ; jefrappe long-temps sans que personne vienne répondre ; unvoisin m’ouvre enfin la porte de l’allée, et je monte, rapidement àla chambre de ma femme ; en approchant, j’entends le bruitd’un sabre qui tombe, puis on ouvre la fenêtre, et un homme sautedans la rue. Il est inutile de dire qu’on avait reconnu mavoix : je redescends aussitôt les escaliers en toute hâte, etje rejoins bientôt mon Lovelace, dans lequel je reconnais unadjudant-major du 17e chasseurs à cheval, en semestre àArras. Il était à demi nu ; je le ramène au domicileconjugal ; il achève sa toilette, et nous ne nous quittonsqu’avec l’engagement de nous battre le lendemain.

Cette scène avait mis tout le quartier enrumeur. La plupart des voisins accourus aux fenêtres m’avaient vusaisir le complice ; devant eux il était convenu du fait. Ilne manquait donc pas de témoins pour provoquer et obtenir ledivorce, et c’était bien ce que je me proposais de faire ;mais la famille de ma chaste épouse, qui tenait à lui conserver unchaperon, se mit aussitôt en campagne pour arrêter toutes mesdémarches, ou du moins pour les paralyser. Le lendemain, avantd’avoir pu joindre l’adjudant-major, je fus arrêté par des sergentsde ville et par des gendarmes, qui parlaient déjà de m’écrouer auxBaudets. Heureusement pour moi, j’avais prisquelqu’assurance, et je sentais fort bien que ma position n’avaitrien d’inquiétant. Je demandai à être conduit devant JosephLebon ; on ne pouvait pas s’y refuser ; je parus devantle représentant du peuple, que je trouvai entouré d’une masseénorme de lettres et de papiers. C’est donc toi, medit-il, qui viens ici sans permission…, et pourmaltraiter ta femme encore !… Je vis aussitôt ce qu’il yavait à répondre ; j’exhibai mes ordres, j’invoquai letémoignage de tous les voisins de ma femme et celui del’adjudant-major lui-même, qui ne pouvait plus s’en dédire. Enfin,j’expliquai si clairement mon affaire que Joseph Lebon fut forcé deconvenir que les torts n’étaient pas de mon côté. Par égard pourson ami Chevalier, il m’engagea cependant à ne pas rester pluslong-temps à Arras, et comme je craignais que le vent ne tournâtcomme j’en avais eu tant d’exemples, je me promis bien de déférerle plus promptement possible à cet avis. Ma mission remplie, jepris congé de tout mon monde, et le lendemain au point du jourj’étais sur la route de Tournai.

CHAPITRE III.

 

Séjour à Bruxelles. – Les cafés. – Les gendarmes gastronomes. –Un faussaire. – L’armée roulante. – La Baronne et le garçonboulanger. – Contre-temps. – Arrivée à Paris. – Une femme galante.– Mystifications.

 

Je ne trouvai point à Tournail’adjudant-général ; il était parti pour Bruxelles ; jeme disposai aussitôt à aller le rejoindre, et le lendemain je prisla diligence pour cette destination. Du premier coup d’œil, jereconnus parmi les voyageurs trois individus que j’avais connus àLille, passant les journées entières dans les estaminets, et vivantd’une manière fort suspecte. Je les vis à mon grand étonnementrevêtus d’uniformes de divers corps, et portant l’un des épaulettesde lieutenant-colonel, les autres celles de capitaine et delieutenant. Où peuvent-ils, disais-je en moi-même, avoir attrapétout cela, puisqu’ils n’ont jamais servi ; je me perdais dansmes conjectures. De leur côté, ils paraissaient d’abord un peuconfus de la rencontre, mais ils se remirent bientôt, et metémoignèrent une surprise amicale de me retrouver simple soldat.Lorsque je leur eus expliqué comment le licenciement des bataillonsde la réquisition m’avait fait perdre mon grade, lelieutenant-colonel me promit sa protection, quej’acceptai, quoique ne sachant trop que penser du protecteur ;ce que j’y voyais de plus clair, c’est qu’il était en fonds, etqu’il payait pour tous dans les tables d’hôte, où il affichait unrépublicanisme ardent, tout en affectant de laisser entrevoir qu’ilappartenait à quelque ancienne famille.

Je ne fus pas plus heureux à Bruxelles qu’àTournai ; l’adjudant-général, qui semblait se dérober devantmoi, venait de se rendre à Liège ; je pars pour cette ville,comptant bien cette fois ne pas faire une course inutile :j’arrive, mon homme s’était mis en route la veille pour Paris, oùil devait comparaître à la barre de la Convention. Son absence nedevait pas être de plus de quinze jours ; j’attends, personnene paraît ; un mois s’écoule, personne encore. Les espècesbaissaient singulièrement chez moi ; je prends le parti deregagner Bruxelles, où j’espérais trouver plus facilement lesmoyens de sortir d’embarras. Pour parler avec la franchise que jeme pique d’apporter dans cette histoire de ma vie, je dois déclarerque je commençais à n’être pas excessivement difficile sur le choixde ces moyens ; mon éducation ne devait pas m’avoir renduhomme à grands scrupules, et la détestable société de garnison queje fréquentais depuis mon enfance, eût corrompu le plus heureuxnaturel.

Ce fut donc sans faire grande violence à madélicatesse, que je me vis installé, à Bruxelles, chez une femmegalante de ma connaissance, qui, après avoir été entretenue par legénéral Van-der-Nott, était à peu près tombée dans le domainepublic. Oisif comme tous ceux qui sont jeté dans cette existenceprécaire, je passais les journées entières et une partie des nuitsau Café Turc et au Café de la Monnaie, où seréunissaient de préférence les chevaliers d’industrie et lesjoueurs de profession ; ces gens-là faisaient de la dépense,jouaient un jeu d’enfer ; et comme ils n’avaient aucuneressource connue, je ne revenais pas de leur voir mener un pareiltrain. Un jeune homme avec lequel je m’étais lié, et que jequestionnai à ce sujet, parut frappé de mon inexpérience, et j’eustoutes les peines du monde à lui persuader que j’étais aussi neufque je le disais. « Les hommes que vous voyez ici tous lesjours, me dit-il alors, sont des escrocs ; ceux qui ne fontqu’une apparition sont des dupes qui ne reparaissent plus, une foisqu’ils ont perdu leur argent. »Muni de ces instructions, jefis une foule de remarques qui jusque-là m’avaient échappé ;je vis des tours de passe-passe incroyables, et, ce qui prouveraitqu’il y avait encore du bon chez moi, je fus souvent tentéd’avertir le malheureux qu’on dépouillait ; ce qui m’arrivaprouverait que les faiseurs m’avaient deviné.

Une partie s’engage un soir au CaféTurc ; on jouait quinze louis en cinq impériales ;le gonse (la dupe) perd cent cinquante louis, demande unerevanche pour le lendemain, et sort. À peine a-t-il mis le pieddehors, que le gagnant, que je vois encore tous les jours à Paris,s’approche, et me dit du ton le plus simple : Ma foi,monsieur, nous avons joué de bonheur, et vous n’avez pas mal faitde vous mettre de mon jeu… j’ai gagné dix parties… Àquatre couronnes que vous avez engagées, c’est dix louis… lesvoilà ! Je lui fis observer qu’il était dans l’erreur,que je ne m’étais pas intéressé à son jeu ; il ne réponditqu’en me mettant les dix louis dans la main, après quoi il metourna le dos. Prenez,me dit le jeune homme qui m’avaitinitié aux mystères du tripot, et qui se trouvait à côté de moi,prenez, et suivez-moi. Je fis machinalement ce qu’il medisait, et lorsque nous fûmes dans la rue, mon Mentor ajouta :« On s’est aperçu que vous suiviez les parties, on craintqu’il ne vous prenne fantaisie de découvrir le pot aux roses, etcomme il n’y a pas moyen de vous intimider, parce qu’on sait quevous avez le bras bon et la main mauvaise, on s’est décidé à vousdonner part au gâteau : ainsi, soyez tranquille sur votreexistence, les deux cafés peuvent vous suffire, puisque vous enpouvez tirer, comme moi, de quatre à six couronnes par jour. »Malgré toute la complaisance qu’y mettait ma conscience, je voulusrépliquer et faire des observations : « Vous êtes unenfant, me dit mon honorable ami, il ne s’agit pas ici de vol… oncorrige tout bonnement la fortune…, et croyez que les choses sepassent ainsi dans le salon comme dans la taverne… Là on triche,c’est le mot reçu…, et le négociant qui, le matin dans soncomptoir, se ferait un crime de vous faire tort d’une heured’intérêt, celui-là même vous attrape fort tranquillement le soirau jeu. » Que répondre à d’aussi formidables arguments ?Rien. Il ne restait qu’à garder l’argent, et c’est ce que jefis.

Ces petits dividendes, joints à une centained’écus que me fit passer ma mère, me mirent en état de fairequelque figure, et de témoigner ma reconnaissance à cette Émilie,dont le dévouement ne me trouvait pas tout à fait insensible. Nosaffaires étaient donc en assez bon train, lorsqu’un soir je fusarrêté au théâtre du Parc, par plusieurs agents de police, qui mesommèrent d’exhiber mes papiers. C’eût été pour moi chose assezdangereuse : je répondis que je n’en avais pas. On meconduisit aux Madelonettes, et le lendemain, à l’interrogatoire, jem’aperçus qu’on ne me connaissait pas, ou qu’on me prenait pour unautre. Je déclarai alors me nommer Rousseau, né à Lille, etj’ajoutai que, venu à Bruxelles pour mon plaisir, je n’avais pascru devoir me munir de papiers. Je demandai enfin à être conduit àLille à mes frais, par deux gendarmes ; on m’accorda ce que jeréclamais, et, moyennant quelques couronnes, mon escorte consentità ce que la pauvre Émilie m’accompagnât.

Être sorti de Bruxelles, c’était fort bien,mais il était encore plus important de ne pas arriver à Lille, oùje devais être inévitablement reconnu déserteur. Il fallaits’évader à tout prix, et ce fut l’avis d’Émilie, à laquelle jecommuniquai mon projet, que nous exécutâmes en arrivant à Tournai.Je dis aux gendarmes que devant nous quitter le lendemain enarrivant à Lille, où je devais être mis sur-le-champ en liberté, jevoulais leur faire mes adieux par un bon souper. Déjà charmés demes manières libérales et de ma gaîté, ils acceptèrent de grandcœur, et le soir, pendant que, couchés sur la table, ivres de bièreet de rhum, ils me croyaient dans le même état, je descendais avecmes draps par la fenêtre d’un second étage ; Émilie mesuivait, et nous nous enfoncions dans des chemins de traverse, oùl’on ne devait pas même songer à venir nous chercher. Nous gagnâmesainsi le faubourg Notre-Dame, à Lille, où je me revêtis d’unecapote d’uniforme de chasseurs à cheval, en prenant la précautionde me mettre sur l’œil gauche un emplâtre de taffetas noir, qui merendait méconnaissable. Cependant, je ne jugeai pas prudent derester long-temps dans une ville aussi voisine du lieu de manaissance, et nous partîmes pour Gand. Là, par un incidentpassablement romanesque, Émilie retrouva son père, qui la décida àrevenir dans sa famille. Il est vrai qu’elle ne consentit à mequitter, qu’à la condition expresse que j’irais la rejoindreaussitôt que les affaires que je disais avoir à Bruxelles seraientterminées.

Les affaires que j’avais à Bruxelles, c’étaitde recommencer à exploiter le Café Turc et le Café dela Monnaie. Mais, pour me présenter dans cette ville, il mefallait des papiers qui justifiassent que j’étais bien Rousseau, néà Lille, comme je l’avais dit dans l’interrogatoire qui avaitprécédé mon évasion. Un capitaine de carabiniers belges au servicede France, nommé Labbre, se chargea, moyennant quinze louis, de mefournir les pièces qui m’étaient nécessaires. Au bout detrois semaines, il m’apporta effectivement un extrait de naissance,un passeport et un certificat de réforme au nom de Rousseau ;le tout confectionné avec une perfection que je n’ai jamais reconnuchez aucun faussaire. Muni de ces pièces, je reparus effectivementà Bruxelles, où le commandant de place, ancien camarade de Labbre,se chargea d’arranger mon affaire.

Tranquille de ce côté, je courus au CaféTurc. Les premières personnes que j’aperçus dans la salle,furent les officiers de fabrique avec lesquels on se rappelle quej’avais déjà voyagé. Ils me reçurent à merveille, et devinant, aurécit de mes aventures, que ma position n’était pas des plusbrillantes, ils me proposèrent un grade de sous-lieutenant dechasseurs à cheval, sans doute parce qu’ils me voyaient une capottede l’armée. Une promotion aussi avantageuse n’était pas chose àrefuser : on prit mon signalement séance tenante ; etcomme je faisais observer au comité que Rousseau était un nomd’emprunt, le digne lieutenant-colonel me dit de prendre celui quime conviendrait le mieux. On voit qu’il était impossible d’y mettreplus de bonne volonté. Je me décide à conserver le nom de Rousseau,sous lequel on me délivre, non pas un brevet, mais une feuille deroute de sous-lieutenant du 6e chasseurs, voyageant avecson cheval et ayant droit au logement et aux distributions.

C’est ainsi que je me trouvai incorporé danscette armée roulante, composée d’officiers sans brevet,sans troupe, qui, munis de faux états et de fausses feuilles deroute, en imposaient d’autant plus facilement aux commissaires desguerres, qu’il y avait moins d’ordre à cette époque dans lesadministrations militaires. Ce qu’il y a de certain, c’est que,dans une tournée que nous fîmes dans les Pays-Bas, nous touchâmespartout nos rations, sans qu’on fît la moindre observation.Cependant l’armée roulante n’était pas alors composée demoins de deux mille aventuriers, qui vivaient là comme le poissondans l’eau. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’on se donnait unavancement aussi rapide que le permettaient lescirconstances ; avancement dont les résultats étaient toujourslucratifs, puisqu’il faisait élever les rations. Je passai, decette manière, capitaine de hussards, un de nos camarades devintchef de bataillon ; mais, ce qui me confondit, ce fut lapromotion d’Auffray, notre lieutenant-colonel, au grade de généralde brigade. Il est vrai que si l’importance du grade, et l’espècede notabilité d’un déplacement de ce genre, rendait la fraude plusdifficile à soutenir, l’audace d’une telle combinaison écartaitjusqu’au soupçon.

Revenus à Bruxelles, nous nous fîmes délivrerdes billets de logement, et je fus envoyé chez une riche veuve,madame la baronne d’I…

On me reçut comme on recevait, à cette époque,les Français à Bruxelles, c’est-à-dire à bras ouverts. Une fortbelle chambre fut mise à mon entière disposition, et mon hôtesse,enchantée de ma réserve, me prévint de l’air le plus gracieux, quesi ses heures me convenaient, mon couvert serait toujours mis. Ilétait impossible de résister à des offres aussi obligeantes ;je me confondis en remercîments, et le même jour il me fallutparaître au dîner, dont les convives étaient trois vieilles dames,non compris la baronne, qui n’avait guère passé la cinquantaine.Tout ce monde fut enchanté des manières prévenantes du capitaine dehussards. À Paris, on l’eut trouvé un peu gauche en pareillecompagnie ; mais à Bruxelles, on devait le trouver parfait,pour un jeune homme dont l’entrée précoce au service avait dûnécessairement nuire à son éducation. La baronne fit sans doutequelques réflexions de ce genre, puisqu’elle en vint, avec moi à depetits soins qui me donnèrent fort à penser.

Comme je m’absentais quelquefois pour allerdîner avec mon général, dont je ne pouvais pas, luidisais-je, refuser les invitations, elle voulut absolument que jele lui présentasse avec mes autres amis. D’abord je ne me souciaisguères d’introduire mes associés dans la société de labaronne ; elle voyait du monde, et nous pouvions rencontrerchez elle quelqu’un qui découvrît nos petites spéculations. Mais labaronne insista, et je me rendis, en témoignant le désir que legénéral, qui voulait garder une espèce d’incognito, fût reçuen petit comité. Il vint donc : la baronne, qui l’avait placéprès d’elle, lui fit un accueil si distingué, lui parla silong-temps à demi voix, que je fus piqué. Pour rompre letête-à-tête, j’imaginai d’engager le général à nouschanter quelque chose en s’accompagnant sur le piano. Je savaisfort bien qu’il était incapable de déchiffrer une note, mais jecomptais sur les instances ordinaires de la compagnie, pour luidonner de l’occupation au moins pour quelques instants. Monstratagème ne réussit qu’à moitié : lelieutenant-colonel, qui était de la partie, voyant qu’onpressait vivement le général, offrit obligeamment de leremplacer ; je le vis en effet se mettre au piano, et chanterquelques morceaux avec assez de goût pour recueillir tous lessuffrages, tandis que j’aurais voulu le voir à tous lesdiables.

Cette éternelle soirée finit pourtant, etchacun se retira, moi roulant dans ma tête des projets de vengeancecontre le rival qui allait m’enlever, je ne dirai pas l’amour, maisles soins obligeants de la baronne. Tout préoccupé de cette idée,je me rendis à mon lever chez le général, qui fut assezsurpris de me voir de si grand matin. « Sais-tu, me dit-il,sans me laisser le temps d’entamer la conversation, sais-tu, monami, que la baronne est… – Qui vous parle de la baronne ?interrompis-je brusquement, ce n’est pas de ce qu’elle est ou de cequ’elle n’est pas, qu’il s’agit ici. – Tant pis, reprit-il, si tune me parles pas d’elle, je n’ai rien à entendre. » Et,continuant ainsi quelque temps à m’intriguer, il finit par me direque son entretien avec la baronne n’avait roulé que sur moi seul,et qu’il avait tellement avancé mes affaires, qu’il la croyaittoute disposée à… à m’épouser.

Je crus d’abord que la tête avait tourné à monpauvre camarade. Une des femmes titrées les plus riches desProvinces-Unies, épouser un aventurier dont elle ne connaissait nila famille, ni la fortune, ni les antécédents, il y avait là dequoi rendre les plus confiants incrédules. Devais-je, d’ailleurs,m’engager dans une fourberie qui devait tôt ou tard se découvrir etme perdre ? N’étais-je pas, enfin, bien et dûment marié àArras. Ces objections et plusieurs autres, que me suggérait unesorte de remords de tromper l’excellente femme qui me comblaitd’amitiés, n’arrêtèrent pas un instant mon interlocuteur. Voicicomment il y répondit :

« Tout ce que tu me dis là est fortbeau ; je suis tout à fait de ton avis, et pour suivre monpenchant naturel pour la vertu, il ne me manque que dix millelivres de rente. Mais je ne vois pas la raison de faire ici lescrupuleux. Que veut la baronne ? un mari, et un mari qui luiconvienne. N’es-tu pas ce mari-là ? N’es-tu pas dansl’intention d’avoir pour elle toute sorte d’égards, et de latraiter comme quelqu’un qui nous est utile, et dont nous n’avonsjamais eu à nous plaindre. Tu me parles d’inégalité defortune ; la baronne n’y tient pas. Il ne te manque donc pourêtre son fait, qu’une seule chose : des titres ; ehbien ! je t’en donne… Oui, je t’en donne !… Tu as beau meregarder avec de grands yeux, écoute-moi plutôt, et ne fais pasrépéter le commandement… Tu dois connaître quelque noble de tonpays, de ton âge… Tu es ce noble-là, tes parents ont émigré ;ils sont maintenant à Hambourg. Toi, tu es rentré en France pourfaire racheter par un tiers la maison paternelle, afin de pouvoirenlever à loisir la vaisselle plate et mille double louis cachéssous le parquet du salon. Au commencement de la terreur, laprésence de quelques importuns, la précipitation du départ, qu’unmandat d’amener lancé contre ton père ne permettait pas de retarderd’un instant, vous ont empêché de reprendre ce dépôt. Arrivé dansle pays, déguisé en compagnon tanneur, tu as été dénoncé parl’homme même qui devait te seconder dans ton entreprise, décrétéd’accusation, poursuivi par les autorités républicaines, et tuétais à la veille de porter ta tête sur l’échafaud, quand je t’airetrouvé sur une grande route, demi-mort d’inquiétude et de besoin.Ancien ami de ta famille, je t’ai fait obtenir un brevet d’officierde hussards, sous le nom de Rousseau, en attendant que l’occasionse présente d’aller rejoindre tes nobles parents à Hambourg… Labaronne sait déjà tout cela… Oui, tout…, excepté ton nom, que je nelui ai pas dit, par forme de discrétion, mais en effet par laraison que je ne sais pas encore celui que tu prendras. C’est uneconfidence que je te réserve à toi-même.

» Ainsi, c’est une affaire faite, tevoilà gentilhomme, il n’y a pas à s’en dédire. Ne me parle pas deta coquine de femme ; tu divorces à Arras sous le nom deVidocq, et tu te maries à Bruxelles sous celui de comte de B…Maintenant, écoute-moi bien : jusqu’à présent nos affaires ontassez bien été ; mais tout cela peut changer d’un moment àl’autre. Nous avons déjà trouvé quelques commissaires des guerrescurieux ; nous pouvons en rencontrer de moins dociles, quinous coupent les vivres et nous envoient servir dans la petitemarine à Toulon. Tu comprends…, suffit. Ce qui peut t’arriverde plus heureux, c’est de reprendre le sac et le crucifix àressorts dans ton ancien régiment, au risque d’être fusillé commedéserteur… En te mariant, au contraire, tu t’assures une belleexistence, et tu te mets en position d’être utile aux amis. Puisquenous en sommes sur ce chapitre-là, faisons nos petitesconventions : ta femme a cent mille florins de rente, noussommes trois, tu nous feras à chacun mille écus de pension,payables d’avance, et je palperai de plus une prime de trente millefrancs, pour avoir fait un comte du fils d’un boulanger. »

J’étais déjà ébranlé : cette harangue,dans laquelle le Général m’avait adroitement présentétoutes les difficultés de ma position, acheva de triompher de marésistance, qui, à vrai dire, n’était pas des plus opiniâtres. Jeconsens à tout ; on se rend chez la baronne : le comte deB… tombe à ses pieds. La scène se joue, et, ce qu’on aura peine àcroire, je me pénètre si bien de l’esprit du rôle, que je mesurprends un moment, m’y trompant moi-même ; ce qui arrive,dit-on, quelquefois aux menteurs. La baronne est charmée dessaillies et des mots de sentiment que la situation m’inspire.Le Général triomphe de mes succès, et tout le monde estenchanté. Il m’échappait bien par-ci par-là quelques expressionsqui sentaient un peu la cantine, mais le Général avait eusoin de prévenir la baronne que les troubles politiques avaientfait singulièrement négliger mon éducation : elle s’étaitcontentée de cette explication. Depuis, M. le maréchal Suchetne s’est pas montré plus difficile lorsque Coignard, lui écrivant àM. le duqued’Albufera, s’excusait sur ce qu’émigréfort jeune, il ne pouvait connaître que très imparfaitement lefrançais.

On se met à table : le dîner se passe àmerveille. Au dessert, la baronne me dit à l’oreille :« Je sais, mon ami, que votre fortune est entre les mains desjacobins. Cependant vos parents qui sont à Hambourg, peuvent setrouver dans l’embarras ; faites-moi le plaisir de leuradresser une traite de trois mille florins que mon banquier vousremettra demain matin. » Je commençais des remerciements, ellem’interrompit, et quitta la table pour passer au salon. Je saisisce moment pour dire au Généralce qui venait de m’arriver.« Eh ! nigaud, me dit-il, crois-tu m’apprendre quelquechose… ? N’est-ce pas moi qui ai soufflé à la baronne que tesparents pouvaient avoir besoin d’argent… Pour le moment, cesparents-là, c’est nous… Nos fonds baissent, et hasarder quelquecoup pour s’en procurer, ce serait risquer de gaîté de cœur lesuccès de notre grande affaire… Je me charge de négocier la traite…En même temps, j’ai insinué à la baronne qu’il te fallait quelqueargent pour faire figure avant le mariage, et il est convenu qued’ici à la cérémonie, tu toucheras cinq cents florins parmois. » Je trouvai effectivement cette somme le lendemain surmon secrétaire, où l’on avait déposé de plus une toilette envermeil et quelques bijoux.

Cependant l’extrait de naissance du comte deB…, dont j’avais pris le nom, et que le Généralavait voulu faire lever, comptant faire fabriquer les autrespièces, n’arrivait pas. La baronne, dont l’aveuglement doitparaître inconcevable aux personnes qui ne sont pas en position desavoir jusqu’où peut aller la crédulité des dupes et l’audace desfripons, consentit à m’épouser sous le nom de Rousseau.J’avais tous les papiers nécessaires pour en justifier. Il ne memanquait plus que le consentement de mon père, et rien n’était plusfacile que de se le procurer, au moyen de Labbre, que nous avionssous la main ; mais bien que la baronne eût consenti àm’épouser sous un nom qu’elle savait bien n’être pas le mien, ilpouvait lui répugner d’être en quelque sorte complice d’un faux quin’avait plus pour excuse le besoin de sauver ma tête. Pendant quenous nous concertions pour sortir d’embarras, nous apprîmes quel’effectif de l’Armée Roulante était devenu siconsidérable dans les pays conquis, que le gouvernement, ouvrantenfin les yeux, donnait les ordres les plus sévères pour larépression de ces abus. On mit alors bas les uniformes, croyantn’avoir plus ainsi rien à craindre ; mais les recherchesdevinrent tellement actives, que le Général dut quitterbrusquement la ville pour gagner Namur, où il croyait être moins envue. J’expliquai ce brusque départ à la baronne en lui disant quele Général était inquiété pour m’avoir fait obtenir duservice sous un nom supposé. Cet incident lui inspira les plusvives inquiétudes pour moi-même, et je ne pus la tranquilliserqu’en partant pour Breda, où elle voulut absolumentm’accompagner.

Il me siérait mal de jouer la sensiblerie, etce serait compromettre la réputation de finesse et de tact qu’onm’accorde assez généralement, que d’étaler les beaux sentiments. Ondoit donc me croire lorsque je déclare que tant de dévouement metoucha. La voix des remords, à laquelle on n’est jamais entièrementsourd à dix-neuf ans, se fit entendre ; je vis l’abîme oùj’allais entraîner l’excellente femme qui s’était montrée sigénéreuse à mon égard ; je la vis repoussant bientôt avechorreur le déserteur, le vagabond, le bigame, le faussaire ;et cette idée me détermina à lui tout avouer. Éloigné de ceux quim’avaient engagé dans cette intrigue, et qui venaient d’êtrearrêtés à Namur, je m’affermis dans ma résolution ; un soir,au moment où le souper se terminait, je me décidai à rompre laglace. Sans entrer dans le détail de mes aventures, je dis à labaronne que des circonstances qu’il m’était impossible de luiexpliquer m’avaient contraint à paraître à Bruxelles sous les deuxnoms qu’elle me connaissait, et qui n’étaient pas les miens.J’ajoutai que des événements me forçaient de quitter les Pays-Bassans pouvoir contracter une union qui eut fait mon bonheur, maisque je conserverais éternellement le souvenir des bontés qu’on yavait eues pour moi.

Je parlai long-temps, et, l’émotion megagnant, je parlai avec une chaleur, une facilité à laquelle jen’ai pu songer depuis sans en être étonné moi-même : il mesemblait que je craignais d’entendre la réponse de la baronne.Immobile, les joues pâles, l’œil fixe comme une somnambule, ellem’écouta sans m’interrompre ; puis, me jetant un regardd’effroi, elle se leva brusquement, et courut s’enfermer dans sachambre ; je ne la revis plus. Éclairée par mon aveu, parquelques mots qui m’étaient sans doute échappés dans le trouble dumoment, elle avait reconnu les périls qui la menaçaient, et, danssa juste méfiance, peut-être me soupçonnait-elle plus coupable queje ne l’étais en effet ; peut-être croyait-elle s’être livréeà quelque grand criminel ; peut-être y avait-il là dusang !… D’un autre côté, si cette complication de déguisementsdevait rendre ses appréhensions bien vives, l’aveu spontané que jevenais de lui faire était aussi bien propre à calmer sesinquiétudes ; cette dernière idée domina probablement chezelle, puisque le lendemain, à mon réveil, l’hôte me donna unecassette contenant quinze mille francs en or, que la baronne luiavait remise pour moi avant son départ, à une heure du matin ;je l’appris avec plaisir ; sa présence me pesait. Rien ne meretenant à Breda, je fis faire mes malles, et quelques heures aprèsj’étais sur la route d’Amsterdam.

Je l’ai dit, je le répète : certainesparties de cette aventure pourront paraître peu naturelles, et l’onne manquera pas d’en conclure que tout est faux ; rien n’estcependant plus exact. Les initiales que je donne suffiront, pourmettre sur la voie les personnes qui ont connu Bruxelles il y atrente ans. Il n’y a d’ailleurs dans tout cela que des situationscommunes, telles qu’en offre le plus mince roman. Si je suis entrédans quelques détails minutieux, ce n’est donc pas dans l’espoird’obtenir des effetsde mélodrame, mais avec l’intention deprémunir les personnes trop confiantes, contre un genre dedéception employé plus fréquemment et avec plus de succès qu’on nepense, dans toutes les classes de la société : tel est aureste le but de cet ouvrage. Qu’on le médite dans toutes sesparties, et les fonctions de procureur du roi, de juge, de gendarmeet d’agent de police, se trouveront peut-être un beau matin dessinécures.

Mon séjour à Amsterdam fut très court :c’était Paris que je brûlais de voir. Après avoir touché le montantde deux traites qui faisaient partie de l’argent que m’avait laisséla baronne, je me mis en route, et le deux mars 1796 je fis monentrée dans cette capitale, où mon nom devait faire un jour quelquebruit. Logé rue de l’Échelle, hôtel du Gaillard-Bois, jem’occupai d’abord de changer mes ducats contre de l’argentfrançais, et de vendre une foule de petits bijoux et d’objets deluxe qui me devenaient inutiles, puisque j’avais l’intention dem’établir dans quelque ville des environs, où j’aurais embrassé unétat quelconque : je ne devais pas réaliser ce projet. Unsoir, un de ces messieurs qu’on trouve toujours dans les hôtelspour faire connaissance avec les voyageurs, me propose de meprésenter dans une maison où l’on fait la partie. Par désœuvrement,je me laissai conduire, confiant dans mon expérience du caféTurc et du café de la Monnaie ; je m’aperçusbientôt que les crocs de Bruxelles n’étaient que desapprentis en comparaison des praticiens dont j’avais l’avantage defaire la partie. Aujourd’hui l’administration des jeux n’a guèrepour elle que le refait, et l’immense avantage d’êtretoujours au jeu ; les chances sont du reste à peu près égales.À l’époque dont je parle, au contraire, la police tolérant cestripots particuliers nommés étouffoirs, on ne secontentait pas de filer la carte ou d’assembler les couleurs, commey furent pris, il y a quelque temps, chez M. Lafitte,MM de S… fils, et A. de la Roch… : les habitués avaiententre eux des signaux de convention tellement combinés, qu’ilfallait absolument succomber. Deux séances me débarrassèrent d’unecentaine de louis, et j’en eus assez comme cela : mais ilétait écrit que l’argent de la baronne me fausserait bientôtcompagnie. L’agent du destin fut une fort jolie femme que jerencontrai dans une table d’hôte où je mangeais quelquefois.Rosine, c’était son nom, montra d’abord un désintéressementexemplaire. Depuis un mois j’étais son amant en titre, sans qu’ellem’eût rien coûté que des dîners, des spectacles, des voitures, deschiffons, des gands, des rubans, des fleurs, etc.…, toutes chosesqui, à Paris, ne coûtent rien, … quand on ne les payepas.

Toujours plus épris de Rosine, je ne laquittais pas d’un instant. Un matin, déjeûnant avec elle, je latrouve soucieuse, je la presse de questions, elle résiste, et finitpar m’avouer qu’elle était tourmentée pour quelques bagatelles duesà sa marchande de modes et à son tapissier ; j’offre avecempressement mes services ; on refuse avec une magnanimitéremarquable, et je ne peux pas même obtenir l’adresse des deuxcréanciers. Beaucoup d’honnêtes gens se le seraient tenu pour biendit, mais, véritable paladin, je n’eus pas un instant de repos queDivine, la femme de chambre, ne m’eût donné les précieusesadresses. De la rue Vivienne, où demeurait Rosine, qui se faisaitappeler madame de Saint-Michel, je cours chez le tapissier, rue deCléry. J’annonce le but de ma visite ; aussitôt on m’accablede prévenances, comme c’est l’usage en pareille circonstance ;on me remet le mémoire, et je vois avec consternation qu’il s’élèveà douze cents francs : j’étais cependant trop avancé pourreculer ; je paye. Chez la modiste, même scène et mêmedénouement, à cent francs près ; il y avait là de quoirefroidir les plus intrépides : mais les derniers mots n’enétaient pas encore dits. Quelques jours après que j’eus soldé lescréanciers, on m’amena à acheter pour deux mille francs de bijoux,et les parties de toute espèce n’en allaient pas moins leur train.Je voyais bien confusément mon argent s’en aller, mais redoutant lemoment de la vérification de ma caisse, je le reculais de jour enjour. J’y procède enfin, et je trouve qu’en deux mois j’avaisdissipé la modique somme de quatorze mille francs. Cette découverteme fit faire de sérieuses réflexions. Rosine s’aperçut aussitôt dema préoccupation. Elle devina que mes finances étaient à labaisse ; les femmes ont à cet égard un tact qui les tromperarement. Sans me témoigner précisément de la froideur, elle memontra plus de réserve ; et comme je lui en manifestais monétonnement, elle me répondit avec une brusquerie marquée « quedes affaires particulières lui donnaient de l’humeur ». Lepiège était là, mais j’avais été trop bien puni de mon interventiondans ses affaires, pour m’en mêler encore ; et je meretranchai dans un air affecté, en l’engageant à prendre patience.Elle n’en devint que plus maussade. Quelques jours se passèrent enbouderie ; enfin la bombe éclata.

À la suite d’une discussion fortinsignifiante, elle me dit du ton le plus impertinent« qu’elle n’aimait pas à être contrariée et que ceux qui nes’arrangeaient pas de sa manière d’être pouvaient rester chezeux. » C’était parler, et j’eus la faiblesse de ne pas vouloirentendre. De nouveaux cadeaux me rendirent pour quelques jours unetendresse sur laquelle je ne devais cependant plus m’abuser. Alors,connaissant tout le parti qu’on pouvait tirer de mon aveugleengouement, Rosine revint bientôt à la charge pour le montant d’unelettre de change de deux mille francs, qu’elle devait acquittersous peine d’être condamnée par corps. Rosine en prison !cette idée m’était insupportable, et j’allais encore m’exécuter,lorsque le hasard me fit tomber entre les mains une lettre qui medessilla les yeux.

Elle était de l’ami de cœurde Rosine : de Versailles, où il était confiné, cetintéressant personnage demandait « quand le niaisserait à sec », afin de pouvoir reparaître sur la scène.C’était entre les mains du portier de Rosine que j’avais interceptécette agréable missive. Je monte chez la perfide, elle étaitsortie ; furieux et humilié tout à la fois, je ne pus mecontenir. Je me trouvais dans la chambre à coucher : d’un coupde pied je renverse un guéridon couvert de porcelaine, et la glaced’une psyché vole en éclats. Divine, la femme de chambre, qui nem’avait pas perdu de vue, se jette alors à mes genoux, et mesupplie d’interrompre une expédition qui pouvait me coûtercher ; je la regarde, j’hésite, et un reste de bon sens mefait concevoir qu’elle pouvait bien avoir raison. Je la presse dequestions ; cette pauvre fille, que j’avais toujours trouvéedouce et bonne, m’explique toute la conduite de sa maîtresse. Ilest d’autant plus opportun de mentionner son récit, que les mêmesfaits se reproduisent journellement à Paris.

Lorsque Rosine me rencontra, elle était depuisdeux mois sans personne ; me croyant fort bien,d’après les dépenses qu’elle me voyait faire, elle conçut le projetde profiter de la circonstance ; et son amant, celuidont j’avais surpris la lettre, avait consenti à aller habiterVersailles jusqu’à ce qu’on en eût fini avec mon argent. C’était aunom de cet amant qu’on poursuivait pour la lettre dechange que j’avais généreusement acquittée ; et les créancesde la modiste et du marchand de meubles étaient égalementsimulées.

Comme tout en pestant contre ma sottise, jem’étonnais de ne pas voir rentrer l’honnête personne qui m’avait sibien étrillé, Divine me dit qu’il était probable que la portièrel’avait fait avertir que j’avais saisi sa lettre, et qu’elle nereparaîtrait pas de sitôt. Cette conjecture se trouva vraie. Enapprenant la catastrophe qui l’empêchait de me tirer jusqu’à ladernière plume de l’aile, Rosine était partie en fiacre pourVersailles : on sait qui elle allait y rejoindre. Les chiffonsqu’elle laissait dans son appartement garni ne valaient pas lesdeux mois de loyer qu’elle devait au propriétaire, qui, lorsque jevoulus sortir, me força de payer les porcelaines et la psyché surlaquelle j’avais passé ma première fureur.

De si rudes atteintes avaient furieusementécorné mes finances déjà trop délabrées. Quatorze centsfrancs ! ! ! voilà tout ce qui me restait des ducatsde la baronne. Je pris en horreur la capitale, qui m’avait été sifuneste, et je résolus de regagner Lille, où, connaissant leslocalités, je pourrais du moins trouver des ressources que j’eussecherchées vainement à Paris.

CHAPITRE IV.

 

Les Bohémiens. – Une foire Flamande. – Retour à Lille. – Encoreune connaissance. – L’Œil de bœuf. – Jugement correctionnel. – Latour Saint-Pierre. – Les détenus. – Un faux.

 

Comme place de guerre et comme villefrontière, Lille offrait de grands avantages à tous ceux qui, commemoi, étaient à peu près certains d’y retrouver des connaissancesutiles, soit parmi les militaires de la garnison, soit parmi cetteclasse d’hommes qui, un pied en France, un pied en Belgique, n’ontréellement de domicile dans aucun des deux pays : je comptaisun peu sur tout cela pour me tirer d’affaire, et monespoir ne fut pas trompé. Dans le 13e chasseurs (bis),je reconnus plusieurs officiers du 10e, et entre autresun lieutenant nommé Villedieu, qu’on verra reparaître plus tard surla scène. Tous ces gens-là ne m’avaient connu au régiment que sousun de ces noms de guerre, comme on avait l’habitude d’en prendre àcette époque, et ils ne furent nullement étonnés de me voir porterle nom de Rousseau. Je passais les journées avec eux au café ou àla salle d’armes ; mais tout cela n’était pas fort lucratif,et je me voyais encore sur le point de manquer absolument d’argent.Sur ces entrefaites, un habitué du café, qu’on nommait leRentier, à cause de sa vie régulière, et qui m’avait faitplusieurs fois des politesses dont il était fort avare avec tout lemonde, me parla avec intérêt de mes affaires, et me proposa devoyager avec lui.

Voyager, c’était fort bien ; mais enquelle qualité ? Je n’étais plus d’âge à m’engager commepaillasse ou comme valet-de-chambre des singes et des ours, etpersonne ne se fût, sans doute, avisé de me le proposer :toutefois il était bon de savoir à quoi s’en tenir. Je questionnaimodestement mon nouveau protecteur sur les fonctions que j’aurais àremplir près de lui. « Je suis médecin ambulant », me ditcet homme, dont les favoris épais et le teint basané lui donnaientune physionomie singulière : « Je traite les maladiessecrètes, au moyen d’une recette infaillible. Je me charge aussi dela cure des animaux ; et, tout récemment, j’ai guéri leschevaux d’un escadron du 13e chasseurs, que levétérinaire du régiment avait abandonnés. » Allons ! medis-je, encore un empirique… Mais il n’y a pas à reculer. Nousconvenons de partir le lendemain, et de nous trouver à cinq heuresdu matin à l’ouverture de la porte de Paris.

Je fus exact au rendez-vous. Mon homme, quis’y trouvait également, voyant ma malle, portée par uncommissionnaire, me dit qu’il était inutile de la prendre, attenduque nous ne serions que trois jours partis, et que nous devionsfaire la route à pied. Sur cette observation, je renvoyai meseffets à l’auberge, et nous commençâmes à marcher assez vite,ayant, me dit mon guide, cinq lieues à faire avant midi. Nousarrivâmes en effet pour cette heure dans une ferme isolée, où ilfut reçu à bras ouverts, et salué du nom de Caron, que je ne luiconnaissais pas, l’ayant entendu toujours appelé Christian. Aprèsquelques mots échangés, le maître de la maison passa dans sachambre, et reparut avec deux ou trois sacs d’écus de six francs,qu’il étala sur la table : mon patron les prend, les examineles uns après les autres avec une attention qui me paraît affectée,en met à part cent cinquante, et compte pareille somme au fermier,en diverses monnaies, plus une prime de six couronnes. Je necomprenais rien à cette opération ; elle se négociaitd’ailleurs dans un patois flamand que je n’entendaisqu’imparfaitement. Je fus donc fort étonné quand, sortis de laferme, où Christian avait annoncé qu’il reviendrait bientôt, il medonna trois couronnes, en me disant que je devais avoir part auxbénéfices. Je ne voyais pas trop où pouvait être le bénéfice, et jelui en fis l’observation. « C’est mon secret, me répondit-ild’un air mystérieux : tu le sauras plus tard, si je suiscontent de toi. » Comme je lui fis remarquer qu’il était bienassuré de ma discrétion, puisque je ne savais rien, si ce n’estqu’il changeait des écus contre d’autre monnaie, il me dit quec’était précisément là ce qu’il fallait, taire, pour éviter laconcurrence ; je me le tins pour dit, et pris l’argent sanstrop savoir comment tout cela tournerai.

Pendant quatre jours, nous fîmes de semblablesexcursions dans diverses fermes, et chaque soir je touchais deux outrois couronnes. Christian, qu’on n’appelait que Caron, était fortconnu dans cette partie du Brabant ; mais seulement commemédecin : car, bien qu’il continuât partout ses opérations dechange, on n’entamait jamais la conversation qu’en parlant demaladies d’hommes ou d’animaux. J’entrevoyais de plus qu’il avaitla réputation de lever les sorts jetés sur les bestiaux.Une proposition qu’il me fit.au moment d’entrer dans le village deWervique eût dû m’initier aux secrets de sa magie. « Puis-jecompter sur toi, me dit-il, en s’arrêtant tout à coup ? – Sansdoute, lui dis-je ;… mais encore faudrait-il savoir de quoi ils’agit ?… – Écoute et regarde… »

Il prit alors, dans une espèce de gibecière,quatre paquets carrés, comme en disposent les pharmaciens, etparaissant contenir, quelque spécifique ; puis il medit : « Tu vois ces quatre fermes, situées à quelquedistance l’une de l’autre ; tu vas t’y introduire par lesderrières, en ayant soin que personne ne t’aperçoive ;… tugagneras l’étable ou l’écurie, et tu jetteras dans la mangeoire lapoudre de chaque paquet… Surtout, prends bien garde qu’on ne tevoie… Je me charge du reste. Je fis des objections : onpouvait me surprendre au moment où j’escaladerais la clôture,m’arrêter, me faire des questions fort embarrassantes. Je refusainet, malgré la perspective des couronnes ; toute l’éloquencede Christian échoua contre ma résolution. Je lui dis même que je lequittais à l’instant, à moins qu’il ne m’apprît son étatréel ; et le mystère de ce change d’argent, qui me paraissaitfurieusement suspect. Cette déclaration parut l’embarrasser, et,comme on le verra bientôt, il songea à se tirer d’affaire, en mefaisant une demi-confidence.

« Mon pays, dit-il, répondant à madernière question,… je n’en ai point… Ma mère, qui fut penduel’année dernière à Témeswar, faisait partie d’une bande.deBohémiens qui couraient les frontières de la Hongrie et du Bannat,lorsque je vins au monde, dans un village des monts Carpaths… Jedis Bohémiens, pour te faire comprendre, car ce nom n’est pas lenôtre : entre nous, on s’appelle les Romanichels,dans un argot qu’il nous est défendu d’apprendre à qui que cesoit ; il nous est également interdit de voyager isolément,aussi ne nous voit-on que par troupes de quinze à vingt. Nous avonslong-temps exploité la France, pour lever les sorts et lesmaléfices ; mais le métier s’y gâte aujourd’hui. Lepaysan est devenu trop fin ; nous nous sommes rejetés sur laFlandre ; on y est moins esprit-fort, et la diversité desmonnaies nous laisse plus beau jeu pour exercer notre industrie…Pour moi, j’étais détaché depuis trois mois à Bruxelles pour desaffaires particulières ; mais j’ai terminé tout ; danstrois jours, je rejoins la troupe à la foire de Malines… C’est àtoi de voir si tu veux m’y accompagner ?… Tu peux nous êtreutile… Mais plus d’enfantillage, aumoins ! ! ! ! »

Moitié embarras de savoir où donner de latête, moitié curiosité de pousser jusqu’au bout l’aventure, jeconsentis à suivre Christian, ne sachant toutefois pas trop à quoije pouvais lui être utile. Le troisième jour, nous arrivâmes àMalines, d’où il m’avait annoncé que nous reviendrions à Bruxelles.Après avoir traversé la ville, nous nous arrêtons dans le faubourgde Louvain, devant une maison de l’aspect le plus misérable ;les murailles noircies étaient sillonnées de profondes lézardes, etde nombreux bouchons de paille remplaçaient aux fenêtres lescarreaux cassés. Il était minuit ; j’eus le temps de faire mesobservations à la clarté de la lune, car il se passa prêt d’unedemi-heure avant qu’une des plus horribles vieilles que j’aiejamais rencontrées vînt ouvrir. On nous introduisit alors dans unevaste salle, où trente individus des deux sexes fumaient etbuvaient pêle-mêle, confondus dans des attitudes sinistres oulicencieuses. Sous leurs sarreaux bleus, tatoués de broderiesrouges, les hommes portaient ces vestes de velours azuré chargéesde boutons d’argent qu’on voit aux muletiers andalous ; lesvêtements des femmes étaient tous de couleur éclatante : il yavait là des figures atroces, et cependant on était en fête. Le sonmonotone d’un tambour de basque, mêlé aux hurlements de deux chiensattachés aux pieds d’une table, accompagnaient des chantsbizarres, qu’on eût pris pour une psalmodie funèbre. Lafumée de tabac et de bois, qui remplissait cet antre, permettait àpeine enfin, d’apercevoir, au milieu de la pièce une femme qui,coiffée d’un turban écarlate, exécutait une danse sauvage, enprenant les postures les plus lascives.

À notre aspect, la fête s’interrompit. Leshommes vinrent prendre la main de Christian, les femmesl’embrassèrent ; puis tous les yeux se tournèrent vers moi,qui me trouvais assez embarrassé de ma personne. On m’avait faitsur les Bohémiens une foule d’histoires qui ne me rassuraientnullement. Ils pouvaient prendre de l’ombrage de mes scrupules, etm’expédier, sans que l’on pût jamais deviner où j’étais passé,puisque personne ne devait me savoir dans ce repaire. Mesinquiétudes devinrent même assez vives pour frapper Christian, quicrut beaucoup me rassurer en me disant que nous nous trouvions chezla Duchesse (titre qui répond à celui de Mèrepour les compagnons du devoir), et que nous étions parfaitement ensûreté. L’appétit me décida toutefois à prendre ma part du banquet.La cruche de genièvre se remplit même et se vida si fréquemment,que je sentis le besoin de gagner mon lit. Au premier mot que j’endis à Christian, il me conduisit dans une pièce voisine, oùdormaient déjà, dans la paille fraîche, quelques-uns des Bohémiens.Il ne m’appartenait pas de faire le difficile ; je ne puscependant m’empêcher de demander à mon patron, pourquoi, lui, quej’avais toujours vu prendre de bons gîtes, choisissait un aussimauvais coucher ? Il me répondit que dans toutes les villes oùse trouvait une maison de Romanichels, on était tenu d’yloger, sous peine d’être considéré comme faux-frère, et puni commetel par le conseil de la tribu. Les femmes, les enfants,partagèrent du reste eux-mêmes cette couche militaire ; et lesommeil qui s’empara bientôt d’eux annonçait qu’elle leur étaitfamilière.

Au point du jour, tout le monde futdebout ; il se fit une toilette générale. Sans leurs traitsprononcés, sans ces cheveux noirs comme le jais, sans cette peauhuileuse et cuivrée, j’aurais eu peine à reconnaître mes compagnonsde la veille. Les hommes, vêtus en riches maquignons hollandais,avaient pour ceinture des sacoches de cuir, comme en portent leshabitués du marché de Poissy. Les femmes, couvertes de bijoux d’oret d’argent, prenaient le costume des paysannes de la Zélande. Lesenfants même, que j’avais trouvés couverts de haillons, étaientproprement habillés et se composaient une nouvelle physionomie.Tous sortirent bientôt de la maison, et prirent des directionsdifférentes, pour ne pas arriver ensemble sur la place du marché,où commençaient à se rendre en foule les gens des campagnesvoisines. Christian voyant que je m’apprêtais à le suivre, me ditqu’il n’avait pas besoin de moi de toute la journée ; que jepouvais aller où bon me semblerait, jusqu’au soir où nous devionsnous revoir chez la Duchesse. Il me mit ensuite quelquescouronnes dans la main, et disparut.

Comme dans la conversation de la veille ilm’avait dit que je n’étais pas encore tenu de loger avec la troupe,je commençai par retenir un lit dans une auberge. Puis, ne sachantcomment tuer le temps, je me rendis au champ de foire : j’yavais fait à peine quatre tours, que je m’y rencontrai nez à nezavec un ancien officier des bataillons réquisitionnaires, nomméMalgaret, que j’avais connu à Bruxelles, faisant, au CaféTurc, des parties assez suspectes. Après les premierscompliments, il me questionna sur les motifs de mon séjour àMalines. Je lui fis une histoire ; il m’en fit une autre surles causes de son voyage ; et nous voilà contents tous deux,chacun croyant avoir trompé l’autre. Après avoir pris quelquesrafraîchissements, nous revînmes sur le champ de foire, et danstous les endroits où il y avait foule, je rencontrais quelques-unsdes pensionnaires de la Duchesse. Ayant dit à moncompagnon que je ne connaissais personne à Malines, je tournai latête pour n’être pas reconnu par eux ; je ne me souciais pastrop d’ailleurs d’avouer que j’avais de pareilles connaissances,mais j’avais affaire à un compère trop rusé pour prendre le change.« Voilà, me dit-il, en m’examinant avec intention, voilà desgens qui vous regardent bien attentivement… Les connaîtriez-vous,par hasard ?… » Sans tourner la tête, je répondis que jene les avais jamais vus, et que je ne savais pas même ce qu’ilspouvaient être. « Ce qu’ils sont, reprit mon compagnon, jevais vous le dire ; en supposant que vous l’ignoriez… Ce sontdes voleurs ! – Des voleurs ! repris-je… Qu’ensavez-vous ?… – Ce que vous en allez savoir vous-même tout àl’heure, si vous voulez me suivre, car il y a gros à parier quenous n’irons pas bien loin sans les voir travailler… Eh,voyez plutôt ! »

Levant les yeux vers le groupe formé devantune ménagerie, j’aperçus en effet bien distinctement un des fauxmaquignons enlever la bourse d’un gros nourrisseur de bestiaux, quenous vîmes un instant après la chercher dans toutes ses poches dela meilleure foi du monde ; le Bohémien entra ensuite dans uneboutique de bijoutier, où se trouvaient déjà deux des Zélandaisesde contrebande, et mon compagnon m’assura qu’il n’en sortiraitqu’après avoir escamoté quelqu’un des bijoux qu’il faisait étalerdevant lui. Nous quittâmes alors notre poste d’observation, pouraller dîner ensemble. Vers la fin du repas, voyant mon convivedisposé à jaser, je le pressai de m’apprendre au juste quelsétaient les gens qu’il m’avait signalés, l’assurant que, malgré lesapparences, je ne les connaissais que très imparfaitement. Il sedécida enfin à parler, et voici comment il s’expliqua :

« C’est dans la prison (Rasphuys) deGand, où je passai six mois, il y a quelques années, à la suited’une partie dans laquelle il se trouva des dés pipés, que j’aiconnu deux hommes de la bande que je viens de retrouver àMalines ; nous étions de la même chambrée. Comme je me faisaispasser pour un voleur consommé, ils me racontaient sans défianceleurs tours de passe-passe, et me donnaient même tous les détailspossibles sur leur singulière existence. Ces gens-là viennent descampagnes de la Moldavie, où cent cinquante mille des leursvégètent, comme les Juifs en Pologne, sans pouvoir occuper d’autreoffice que celui de bourreau. Leur nom change avec les contréesqu’ils parcourent : ce sont les Ziguiners del’Allemagne, les Gypsies de l’Angleterre, lesZingari de l’Italie, les Gitanos de l’Espagne,les Bohémiens de la France et de la Belgique ; ilscourent ainsi toute l’Europe, exerçant les métiers les plus abjectsou les plus dangereux. On les voit tondre les chiens, dire la bonneaventure, raccommoder la faïence, étamer le cuivre, faire unemusique détestable à la porte des tavernes, spéculer sur les peauxde lapin, et changer les pièces de monnaie étrangère qui setrouvent détournées de leur circulation habituelle.

» Ils vendent aussi des spécifiquescontre les maladies des bestiaux, et pour activer le débit, ilsenvoient à l’avance dans les fermes des affidés qui, sous prétextede faire des achats, s’introduisent dans les étables, et jettentdans la mangeoire des drogues qui rendent les animaux malades. Ilsse présentent alors ; on les reçoit à bras ouverts :connaissant la nature du mal, ils le neutralisent aisément, et lecultivateur ne sait comment leur témoigner sa reconnaissance. Cen’est pas tout encore : avant de quitter la ferme, ilss’informent si le patron n’aurait pas des couronnes de telle outelle année, à telle ou telle empreinte, promettant de les acheteravec prime. Le campagnard intéressé, comme tous ceux qui netrouvent que rarement et difficilement l’occasion de gagner del’argent, le campagnard s’empresse d’étaler ses espèces, dont ilstrouvent toujours moyen d’escamoter une partie. Ce qu’il y ad’incroyable, c’est qu’on les a vus répéter impunément plusieursfois un pareil manège dans la même maison. Enfin, et c’est ce qu’ily a de plus scabreux dans leur affaire, ils profitent de cescirconstances et de la connaissance des localités, pour indiqueraux chauffeurs les fermes isolées où il y a de l’argent,et les moyens de s’y introduire ; il est inutile de vous direqu’ils ont ensuite part au gâteau. »

Malgaret me donna encore sur les Bohémiensbeaucoup de détails, qui me déterminèrent à quitter immédiatementune aussi dangereuse société.

Il parlait encore en regardant de temps entemps dans la rue, par la fenêtre près de laquelle nousdînions ; tout à coup je l’entendis s’écrier :« Parbleu voilà mon homme du Rasphuys deGand ! ! !… » Je regarde à mon tour,… c’étaitChristian, marchant fort vite et d’un air très affairé. Je ne pusretenir une exclamation. Malgaret, profitant de l’espèce de troubleoù m’avaient jeté ses révélations, n’eut pas de peine à me faireraconter comment je m’étais lié avec les Bohémiens. Me voyant biendéterminé à leur fausser compagnie, il me proposa de l’accompagnerà Courtrai, où il avait, disait-il, à faire quelques bonnesparties. Après avoir retiré de mon auberge le peu d’effets quej’y avais apportés de chez la Duchesse, je me mis en routeavec mon nouvel associé, mais nous ne trouvâmes pas à Courtrai lesparoissiens que Malgaret y comptait rencontrer, et au lieude leur argent, ce fut le nôtre qui sauta. Désespérant de les voirparaître, nous revînmes à Lille. Je possédais encore une centainede francs ; Malgaret les joua pour notre compte, et les perditavec ce qui lui restait ; j’ai su depuis qu’il s’était entendupour me dépouiller, avec celui qui jouait contre lui.

Dans cette extrémité, j’eus recours à mesconnaissances : quelques maîtres d’armes, auxquels je dis unmot de la position où je me trouvais, donnèrent à mon bénéfice unassaut qui me fournit une centaine d’écus. Muni de cette somme, quime mettait pour quelque temps à l’abri du besoin, je recommençai àcourir les lieux publics, les bals. Ce fut alors que je formai uneliaison dont les circonstances et les suites ont décidé du sort dema vie tout entière. Rien de plus simple que le commencement de cetimportant épisode de mon histoire. Je rencontre au bal de laMontagne une femme galante, avec laquelle je me trouve bientôtau mieux ; Francine, c’était son nom, paraissait m’être fortattachée, elle me faisait à chaque instant des protestations defidélité, ce qui ne l’empêchait pas de recevoir quelquefois encachette un capitaine du génie.

Je les surprends un jour, soupant tête à têtechez un traiteur de la place Riourt : transporté de rage, jetombe à grands coups de poing sur le couple stupéfait. Francine,tout échevelée, prend la fuite, mais son partner reste sur laplace : plainte en voies de fait ; on m’arrête, on meconduit à la prison du Petit Hôtel. Pendant que monaffaire s’instruit, je reçois la visite de quantité de femmes de maconnaissance, qui se font un devoir de me porter des consolations.Francine l’apprend, sa jalousie s’éveille, elle congédie ledésastreux capitaine, se désiste de la plainte qu’elle avaitd’abord déposée en même temps que lui, et me fait supplier de larecevoir ; j’eus la faiblesse d’y consentir. Les juges ontconnaissance de ce fait, qu’on envenime, en présentant ladéconfiture du capitaine comme un guet-à-pens concerté entre moi etFrancine ; le jour du jugement arrive, et je suis condamné àtrois mois de prison.

Du Petit Hôtel on me transféra à latour Saint-Pierre, où j’obtins une chambre particulièrequ’on appelait l’Œil de Bœuf. Francine m’y tenaitcompagnie une partie de la journée, et le reste du temps se passaitavec les autres détenus. Parmi eux se trouvaient deux ancienssergents-majors, Grouard et Herbaux, ce dernier fils d’un bottierde Lille, tous deux condamnés pour faux, et un cultivateur nomméBoitel, condamné à six années de réclusion pour vol decéréales : ce dernier, père d’une nombreuse famille, selamentait continuellement d’être enlevé, disait-il, àl’exploitation d’un petit bien que lui seul pouvait faire valoiravantageusement. Malgré le délit dont il s’était rendu coupable, ons’intéressait à lui ou plutôt à ses enfants, et plusieurs habitantsde sa commune avaient présenté en sa faveur des demandes decommutation qui étaient demeurées sans résultat ; lemalheureux se désespérait, répétant souvent qu’il donnerait telleou telle somme pour acheter sa liberté. Grouard et Herbaux, quirestaient à la Tour Saint-Pierre, en attendant le départde la chaîne, imaginèrent alors d’obtenir sa grâce, au Moyen d’unmémoire qu’ils rédigèrent en commun, ou plutôt ils combinèrent delongue main le plan qui devait m’être si funeste.

Bientôt Grouard se plaignit de ne pas pouvoirtravailler tranquillement, au milieu du brouhaha d’une salle qu’ilpartageait avec dix-huit ou vingt détenus qui chantaient,bavardaient ou se querellaient toute la journée. Boitel, quim’avait rendu quelques petits services, me pria de prêter machambre aux rédacteurs, et je consentis, quoique avec répugnance, àles y laisser quatre heures par jour. Dès le lendemain on s’yinstalla, et le concierge s’y introduisit plusieurs fois lui-mêmeen secret. Ces allées et venues, le mystère dont on s’entourait,eussent éveillé les soupçons d’un homme familiarisé avec lesintrigues de prison ; mais, étranger à toutes ces menées,occupé à me divertir à la cantine avec les amis qui venaient mevisiter, je m’occupais assez peu de ce qu’on faisait, ou de cequ’on ne faisait pas à l’Œil de Bœuf.

Au bout de huit jours, on me remercia de monobligeance, en m’annonçant que le Mémoire était achevé, et qu’onavait l’espoir bien fondé d’obtenir la grâce du pétitionnaire, sansenvoyer les pièces à Paris, attendu qu’on se ménageait depuissantes protections auprès du représentant du peuple en missionà Lille. Tout cela ne me paraissait pas fort clair, mais je n’y fispas grande attention, en songeant que n’étant pour rien dansl’affaire, je n’avais aucune raison de m’en inquiéter ; elleprenait cependant une tournure qui eût dû triompher de moninsouciance : quarante-huit heures s’étaient à peine écouléesdepuis l’achèvement du Mémoire, que deux frères de Boitel, arrivéstout exprès du pays, vinrent dîner avec lui à la table duconcierge. À la fin du repas, une ordonnance arrive et remet unpaquet au concierge, qui l’ouvre et s’écrie : « Bonnenouvelle, ma foi !… c’est l’ordre de mise en liberté deBoitel. » À ces mots, on se lève en tumulte, on s’embrasse, onexamine l’ordre, on se félicite, et Boitel, qui avait faitpartir ses effets la veille, quitte immédiatement la prisonsans faire ses adieux à aucun des détenus.

Le lendemain, vers dix heures du matin,l’inspecteur des prisons vient visiter sa maison ; leconcierge lui montre l’ordre de mise en liberté de Boitel ; ilne fait qu’y jeter un coup d’œil, dit que l’ordre est faux, ets’oppose à l’élargissement du prisonnier, jusqu’à ce qu’il en aitété référé à l’autorité. Le concierge annonce alors que Boitel estsorti de la veille. L’inspecteur lui témoigne son étonnement de cequ’il se soit laissé abuser par un ordre revêtu de signatures quilui sont inconnues, et finit par le consigner : il partensuite avec l’ordre, et acquiert bientôt la certitude,qu’indépendamment de la fausseté des signatures, il présente desomissions et des erreurs de formule de nature à frapper la personnela moins familière avec ces sortes de pièces.

On sut bientôt dans la prison que l’inspecteuravait consigné le concierge, pour avoir laissé sortir Boitel sur unfaux ordre, et je commençais alors à soupçonner la vérité. Jevoulus obliger Grouard et Herbaux à me la dire tout entière,entrevoyant confusément que cette affaire pouvait mecompromettre ; ils me jurèrent leurs grands dieux, qu’ilsn’avaient fait rien autre chose que de rédiger le Mémoire, etqu’ils étaient eux-mêmes étonnés d’un succès si prompt. Je n’encrus pas un mot, mais n’ayant pas de preuves à opposer à ce qu’ilsavançaient, il ne me restait qu’à attendre l’événement. Lelendemain je fus mandé au greffe : aux questions du juged’instruction, je répondis que je ne savais rien touchant laconfection du faux ordre, et que j’avais seulement prêté machambre, comme le seul endroit tranquille de la prison, pourpréparer le Mémoire justificatif. J’ajoutai que tous ces détailspouvaient être attestés par le concierge, qui venait fréquemmentdans cette pièce pendant le travail, paraissant s’intéresserbeaucoup à Boitel. Grouard et Herbaux furent également interrogés,puis mis au secret ; pour moi je conservai ma chambre. À peiney étais-je entré, que le camarade de lit de Boitel vint me trouver,et me déclara toute l’intrigue, que je ne faisais encore quesoupçonner.

Grouard entendant Boitel répéter à chaqueinstant qu’il donnerait volontiers cent écus pour obtenir saliberté, s’était concerté avec Herbaux sur les moyens de le fairesortir de prison, et ils n’avaient pas trouvé de moyen plus simpleque de fabriquer un faux ordre. Boitel fut mis, comme on le pensebien, dans la confidence ; seulement on lui dit que comme il yavait plusieurs personnes à gagner, il donnerait quatre centsfrancs. Ce fut alors qu’on me pria de prêter ma chambre, qui étaitindispensable pour confectionner le faux ordre, sans être aperçudes autres détenus ; le concierge était du reste dans laconfidence, à en juger par ses visites fréquentes, et par lescirconstances qui avaient précédé et suivi la sortie de Boitel.L’ordre avait été apporté par un ami d’Herbaux, nommé Stofflet. Ilparaissait, au surplus, que pour décider Boitel à donner les quatrecents francs, les faiseurs lui avaient persuadé qu’ilspartageraient avec moi, quoique je n’eusse rendu d’autre serviceque de prêter ma chambre.

Instruit de toute la menée, je voulus d’aborddécider celui qui me donnait ces détails, à faire sa déclaration,mais il s’y refusa obstinément, en disant qu’il ne voulait pasrévéler à la justice un secret confié sous serment, et qu’il ne sesouciait pas d’ailleurs de se faire assommer tôt ou tard par lesdétenus, pour avoir mangé le morceau (révélé). Il medissuada même de rien découvrir au juge d’instruction, enm’assurant que je ne courais pas le moindre danger. Cependant onvenait d’arrêter Boitel dans son pays ; ramené à Lille, et misau secret, il nomma comme ayant concouru à son évasion, Grouard,Herbaux, Stofflet et Vidocq. Sur ses aveux, nous fûmes interrogés ànotre tour, et, fort des consultations de prison, je persistai dansmes premières déclarations, tandis que j’eusse pu me tirer àl’instant d’affaire, en déposant de tout ce que m’avait appris lecamarade de lit de Boitel ; j’étais même tellement convaincuqu’il ne pouvait s’élever contre moi aucune charge sérieuse, que jerestai atterré, lorsque, voulant sortir à l’expiration de mes troismois, je me vis écroué comme prévenu de complicité de faux enécritures authentiques et publiques.

CHAPITRE V.

 

Trois évasions. – Les Chauffeurs. – Le suicide. –L’interrogatoire. – Vidocq est accusé d’assassinat. – On le renvoiede la plainte. – Nouvelle évasion. – Départ pour Ostende. – Lescontrebandiers. – Vidocq est repris.

 

Je commençai alors à soupçonner que toutecette affaire pourrait mal tourner pour moi ; mais unerétractation qu’il m’était impossible d’appuyer d’aucunes preuvesdevait m’être plus dangereuse que le silence, il était d’ailleurstrop tard pour songer à le rompre. Toutes ces idées m’agitèrent sivivement, que j’en fis une maladie pendant laquelle Francine meprodigua toute sorte de soins. À peine fus-je convalescent, que nepouvant supporter plus long-temps l’état d’incertitude où j’étaissur l’issue de mon affaire, je résolus de m’évader, et de m’évaderpar la porte, bien que cela dût paraître assez difficile. Quelquesobservations particulières me déterminèrent à choisir cette voie depréférence à toute autre. Le guichetier de la TourSt.-Pierre était un forçat du bagne de Brest, condamné àperpétuité. Lors de la révision des condamnations, d’après le Codede 1791, il avait obtenu une commutation en six années de réclusiondans les prisons de Lille, où il se rendit utile au concierge.Celui-ci, persuadé qu’un homme qui avait passé quatre ans au bagne,était un aigle en fait de surveillance, puisqu’il devait connaîtreà peu près tous les moyens d’évasion, le promut aux fonctions deguichetier, qu’il croyait ne pas pouvoir mieux confier. C’étaitcependant sur l’ineptie de ce prodige de finesse que je comptaispour réussir dans mon projet, et il me paraissait d’autant plusfacile à tromper, qu’il était plus confiant dans sa perspicacité.Je comptais, en un mot, passer devant lui sous l’uniforme d’unofficier supérieur chargé de visiter deux fois par semaine laTour Saint-Pierre, qui servait aussi de prisonmilitaire.

Francine, que je voyais presque tous lesjours, me fit faire les habits nécessaires, qu’elle m’apporta dansson manchon. Je les essayai aussitôt, ils m’allaient àmerveille ; quelques détenus qui me virent sous ce costumeassurèrent qu’il était impossible de ne pas s’y méprendre. Je metrouvais, il est vrai, de la même taille que l’officier dontj’allais jouer le rôle, et le grime me vieillissait de vingt-cinqans. Au bout de quelques jours, il vient faire sa ronde ordinaire.Pendant qu’un de mes amis l’occupe, sous prétexte d’examiner lesaliments, je me travestis à la hâte, et me présente à laporte : le guichetier me tire son bonnet, m’ouvre, et me voilàdans la rue. Je cours chez une amie de Francine, où je devais merendre dans le cas où je parviendrais à m’évader, et bientôtelle-même vient m’y joindre.

J’étais là fort en sûreté si j’eusse pu merésoudre à m’y tenir caché, mais comment subir un esclavage presqueaussi dur que celui de la Tour Saint-Pierre. Depuis troismois que j’étais enfermé entre quatre murailles, il me tardait dedépenser une activité si long-temps comprimée. J’annonçail’intention de partir, et comme chez moi une volonté de fer étaittoujours l’auxiliaire des fantaisies les plus bizarres, je sortis.Une première excursion me réussit. Le lendemain, au moment où jetraversais la rue Écrémoise, un sergent de ville nommé Louis, quiavait eu l’occasion de me voir pendant ma détention, vint à marencontre, et me demanda si j’étais libre. Il passait pour unemauvaise pratique ; d’un geste il pouvait d’ailleurs réunirvingt personnes… Je lui dis que j’étais disposé à le suivre, en lepriant de me laisser dire adieu à ma maîtresse, qui se trouvaitdans une maison rue de l’Hôpital ; il y consent, et noustrouvons en effet Francine, qui reste fort surprise de me voir enpareille compagnie : je lui dis qu’ayant réfléchi que monévasion pourrait me nuire dans l’esprit des juges, je me décidais àretourner à la Tour Saint-Pierre pour y attendre l’issuedu procès.

Francine ne comprenait pas d’abord que je luieusse fait dépenser trois cents francs pour retourner au bout dequatre mois en prison. Un signe la mit au fait, et je trouvai mêmele moyen de lui dire de me mettre des cendres dans ma poche,pendant que nous prenions un verre de rhum, Louis et moi, puis nousnous mîmes en route pour la prison. Arrivé avec mon guide dans unerue déserte, je l’aveugle avec une poignée de cendres, et regagnemon asile à toutes jambes.

Louis ayant fait sa déclaration, on mit à mestrousses la gendarmerie et les agents de police, y compris uncommissaire nommé Jacquard, qui répondit de me prendre dans le casoù je n’aurais pas quitté la ville. Je n’ignorais aucune de cesdispositions, et, au lieu de mettre un peu de circonspection dansmes démarches, j’affectais les plus ridicules bravades. On eût ditque je devais profiter de la prime promise pour mon arrestation.J’étais cependant vigoureusement pourchassé ; on va s’en faireune idée.

Jacquard apprend un jour que je devais dînerrue Notre-Dame, dans une maison à parties : il accourtaussitôt avec quatre agents, les laisse au rez-de-chaussée, etmonte dans la pièce où je me disposais à me mettre à table avecdeux femmes. Un fourrier de recrutement, qui devait former partiecarrée, n’était point encore arrivé. Je reconnais le commissaire,qui, ne m’ayant jamais vu, ne peut avoir le même avantage ;mon travestissement eût d’ailleurs mis en défaut tous lessignalements du monde. Sans me troubler nullement, je l’approche,et, du ton le plus naturel, je le prie de passer dans un cabinetdont la porte vitrée donnait sur la salle du banquet :« C’est Vidocq que vous cherchez, lui dis-je alors… Si vousvoulez attendre dix minutes, je vous le ferai voir… Voilà soncouvert, il ne peut guère tarder… Quand il entrera je vous feraisigne ; mais, si vous êtes seul, je doute que vous réussissiezà le prendre, car il est armé et décidé à se défendre. – J’ai mesgens sur l’escalier, répondit-il, et s’il s’échappe… – Gardez-vousbien de les y laisser, repris-je avec un empressement affecté…, siVidocq les aperçoit, il se méfiera de quelque embuscade, et alorsadieu l’oiseau. – Mais où les mettre ? – Eh ! mon Dieu,dans ce cabinet… Surtout, pas de bruit, car tout manquerait…, etj’ai plus d’intérêt que vous à ce qu’il soit à l’ombre… »Voilà mon commissaire claquemuré avec ses agents dans le cabinet.La porte fort solide est fermée à double tour. Alors, bien certainde fuir à temps, je crie à mes prisonniers : « Vouscherchiez Vidocq… eh bien ! c’est Vidocq qui vous met en cage…Au revoir. » Et me voilà parti comme un trait, laissant latroupe crier au secours, et faire des efforts inouïs pour sortir dumalencontreux cabinet.

Deux escapades du même genre me réussirentencore, mais je finis par être arrêté et reconduit à la TourSt.-Pierre, où, pour plus de sûreté, l’on me mit aucachot avec un nommé Calendrin, qu’on punissait ainsi de deuxtentatives d’évasion. Calendrin, qui m’avait connu pendant monpremier séjour en prison, me fit aussitôt part d’une nouvelletentative qui devait s’effectuer au moyen d’un trou pratiqué dansle mur du cachot des galériens, avec lesquels nous pouvionscommuniquer. La troisième nuit de ma nouvelle détention, on se miteffectivement en devoir de partir : huit des condamnés, quipassèrent d’abord, furent assez heureux pour n’être pas aperçus dufactionnaire, placé à très peu de distance.

Nous restions encore sept. On tira à la courtepaille, comme c’est l’usage en pareille occasion, pour savoir quipasserait le premier des sept ; le sort m’ayant favorisé, jeme déshabillai pour me glisser plus facilement dans l’ouverture,qui était fort étroite ; mais, au grand désappointement detout le monde, j’y restai engagé, de manière à ne pouvoir niavancer ni reculer. C’est vainement que mes compagnons voulurentm’en arracher à force de bras ; j’étais pris comme dans unétau, et la douleur de cette position devint tellement vive, quen’espérant plus de secours de l’intérieur, j’appelai lefactionnaire pour lui demander du secours ; il approcha avecles précautions d’un homme qui craint une surprise, et me croisa labaïonnette sur la poitrine, en me défendant de faire le moindremouvement. À ses cris, le poste prit les armes, les guichetiersaccoururent avec des torches, et je fus extrait de mon trou, nonsans y laisser maints lambeaux de chair. Tout meurtri que j’étais,on me transféra immédiatement à la prison du Petit Hôtel,où je fus mis au cachot, les fers aux pieds et aux mains.

Dix jours après, j’en sortis à force deprières et de promesses de renoncer à toute tentatived’évasion ; on me remit avec les autres détenus. Jusqu’alorsj’avais vécu avec des hommes qui étaient loin d’êtreirréprochables, avec des escrocs, des voleurs, des faussaires, maisje me trouvai là confondu avec des scélérats consommés : de cenombre était un de mes compatriotes, nommé Desfosseux, d’uneintelligence singulière, d’une force prodigieuse, et qui, condamnéaux travaux forcés dès l’âge de dix huit ans, s’était évadé troisfois du bagne, où il devait retourner avec la première chaîne. Ilfallait l’entendre raconter ses hauts faits aux détenus, et direfroidement que la guillotine pourrait bien faire un four de saviande, de la chair à saucisses. Malgré le secret effroi quem’inspira d’abord cet homme, j’aimais à le questionner surl’étrange profession qu’il avait embrassée, et ce qui m’engageait àfrayer plus particulièrement avec lui, c’est que j’espéraistoujours qu’il me procurerait des moyens d’évasion. Par le mêmemotif, je m’étais lié avec plusieurs individus arrêtés commefaisant partie d’une bande de quarante à cinquantechauffeurs, qui couraient les campagnes voisines, sous lesordres du fameux Sallambier : c’étaient les nommés Chopine ditNantais, Louis (de Douai), Duhamel dit leLillois, Auguste Poissard dit le Provençal, Caronle jeune, Caron le Bossu, et Bruxellois ditl’Intrépide, surnom qu’il mérita depuis par un trait decourage tel qu’on n’en voit pas souvent, dans les bulletins.

Au moment de s’introduire dans une ferme avecsix de ses camarades, il passe la main gauche dans une ouverturefaite au volet, pour détacher la clavette, mais lorsqu’il veut seretirer, il sent son poignet pris dans un nœud coulant… Éveilléspar quelque bruit, les habitants de la ferme lui avaient tendu cepiège ; trop faibles, toutefois, pour faire une sortie contreune bande que la renommée grossissait de beaucoup, ils n’eussentpas osé sortir. Cependant l’expédition ayant été retardée, onallait se trouver surpris par le jour… Bruxellois voit sescamarades, interdits, se regarder entre eux avec hésitation ;il lui vient dans l’idée que, pour éviter les révélations, ils vontlui brûler la cervelle… De la main droite, il saisit un couteau àgaine, à deux fins, qu’il portait toujours, se coupe lepoignet à l’articulation, et s’enfuit avec ses camarades, sans êtrearrêté par la douleur. Cette scène extraordinaire, dont on a placéle théâtre dans mille endroits différents, s’est réellement passéeaux environs de Lille ; elle est bien connue dans ledépartement du Nord, où beaucoup de gens se rappellent encored’avoir vu exécuter, manchot, celui qui en fut lehéros.

Présenté par un praticien aussi distingué quemon compatriote Desfosseux, je fus reçu à bras ouverts dans cecercle de bandits, où du matin au soir on ne faisait que comploterde nouveaux moyens d’évasion. Dans cette circonstance, comme dansbeaucoup d’autres, je pus remarquer que, chez le détenu, la soif dela liberté devenant une idée fixe, peut enfanter des combinaisonsincroyables pour l’homme qui les discute dans une parfaitetranquillité d’esprit. La liberté !…, tout se rapporte à cettepensée ; elle poursuit le détenu pendant ces journées quel’oisiveté rend si longues, pendant ces soirées d’hiver qu’il doitpasser dans une obscurité complète, livré aux tourments de sonimpatience. Entrez dans quelque prison que ce soit, vous entendrezdes éclats d’une joie bruyante, vous vous croirez dans un lieu deplaisir… ; approchez… ; ces bouches grimacent, mais lesyeux ne rient pas, ils restent fixes, hagards : cette gaîté deconvention est toute factice dans ses élans désordonnés, comme ceuxdu chacal qui bondit dans sa cage pour en briser les barreaux.

Sachant cependant à quels hommes ils avaientaffaire, nos gardiens nous surveillaient avec un soin qui déjouaittous nos plans : l’occasion qui seule assurait le succès vintenfin s’offrir, et je la saisis avant que mes compagnons, tous finsqu’ils étaient, y eussent même pensé. On nous avait conduits àl’interrogatoire au nombre d’environ dix-huit. Nous nous trouvionsdans l’antichambre du juge d’instruction, gardés par des soldats deligne et par deux gendarmes, dont l’un avait déposé près de moi sonchapeau et son manteau, pour entrer au parquet ; son camaradel’y suivit bientôt, appelé par un coup de sonnette. Aussitôt jemets le chapeau sur ma tête, je m’enveloppe du manteau, et prenantun détenu sous le bras, comme si je le conduisais satisfaire unbesoin, je me présente à la porte ; le caporal de garde mel’ouvre, et nous voilà dehors. Mais que devenir sans argent, etsans papiers ? Mon camarade gagne la campagne ; pour moi,au risque d’être encore pris, je retourne chez Francine,qui, dans la joie de me revoir, se décide à vendre ses meubles,pour fuir avec moi en Belgique. Cette résolution s’exécuta. Nousallions partir, lorsqu’un incident des plus inattendus, et que moninconcevable insouciance explique seule, vint tout bouleverser.

La veille du départ, je rencontre, à la brune,une femme de Bruxelles, nommée Elisa, avec laquelle j’avais eu desrapports intimes. Elle me saute en quelque sorte au cou, m’emmènesouper avec elle, en triomphant d’une faible résistance, et megarde jusqu’au lendemain matin. Je fis accroire à Francine qui mecherchait de tous côtés, que, poursuivi par des agents de police,j’avais été forcé de me jeter dans une maison d’où je n’avais pusortir qu’au point du jour. Elle en fut d’abord convaincue ;mais le hasard lui ayant fait découvrir que j’avais passé la nuitchez une femme, sa jalousie sans bornes éclata en reprochessanglants contre mon ingratitude ; dans l’excès de sa fureur,elle jura qu’elle allait me faire arrêter. Me faire mettre enprison, c’était assurément le mode le plus sûr de s’assurer contremes infidélités ; mais Francine étant femme à le faire commeelle le disait, je crus prudent de laisser s’évaporer sa colère,sauf à reparaître au bout de quelques temps, pour partir avec elle,comme nous en étions convenus. Ayant cependant besoin de meseffets, et ne voulant pas les lui demander, dans la crainte d’unenouvelle explosion, je me rends seul à l’appartement que nousoccupions, et dont elle avait la clef. Je force un volet ; jeprends ce qui m’était nécessaire, et je disparais.

Cinq jours se passent : vêtu en paysan,je quitte l’asile que je m’étais choisi dans un faubourg ;j’entre en ville, et me présente chez une couturière, amie intimede Francine, dont je comptais employer la médiation pour nousréconcilier. Cette femme me reçoit d’un air tellement mêléd’embarras, que, craignant de la gêner en l’exposant à secompromettre, je la prie seulement d’aller chercher ma maîtresse.« Oui !… me dit-elle, d’un air tout à faitextraordinaire, et sans lever les yeux sur moi. Elle sort. Restéseul, je réfléchissais à ce singulier accueil…

On frappe ; j’ouvre, croyant recevoirFrancine dans mes bras,… c’est une nuée de gendarmes et d’agents depolice qui fondent sur moi, me saisissent, me garrottent, et meconduisent devant le magistrat de sûreté, qui débute par medemander où j’avais logé depuis cinq jours. Ma réponse futcourte ; je n’eusse jamais compromis les personnes quim’avaient reçu. Le magistrat me fit observer que mon obstination àne vouloir donner aucune explication pourrait me devenir funeste,qu’il y allait de ma tête, etc., etc. Je n’en fis que rire, croyantvoir dans cette phrase une manœuvre pour arracher des aveux à unprévenu en l’intimidant. Je persistai donc à me taire ; etl’on me ramena au Petit Hôtel.

À peine ai-je mis le pied dans le préau, quetous les regards se fixent sur moi. On s’appelle, on se parle àl’oreille ; je crois que mon travestissement cause tout cemouvement, et je n’y fais pas plus d’attention. On me fait monterdans un cabanon, où je reste seul, sur la paille, les fers auxpieds. Au bout de deux heures, paraît le concierge, qui, feignantde me plaindre et de prendre intérêt à moi, m’insinue que mon refusde déclarer où j’avais passé les cinq derniers jours pourrait menuire dans l’esprit des juges. Je reste inébranlable. Deux heuresse passent encore : le concierge reparaît avec un guichetier,qui m’ôte les fers, et me fait descendre au greffe où je suisattendu par deux juges. Nouvel interrogatoire, même réponse. On medéshabille de la tête aux pieds ; on m’applique surabondammentsur l’épaule droite une claque à tuer un bœuf, pour faire paraîtrela marque, dans le cas où j’aurais été antérieurement flétri ;mes vêtements sont saisis, décrits dans le procès-verbal déposé augreffe ; et je remonte dans mon cabanon, couvert d’une chemisede toile à voiles et d’un surtout mi-partie gris et noir, enlambeaux, qui pouvait avoir usé deux générations de détenus.

Tout cela commençait à me donner à réfléchir.Il était évident que la couturière m’avait dénoncé ; mais dansquel intérêt ? Cette femme n’avait aucun grief contremoi ; malgré ses emportements, Francine y eût regardé à deuxfois avant de me dénoncer ; et si je m’étais retiré pendantquelques jours, c’était réellement moins par crainte que pouréviter de l’irriter par ma présence. Pourquoi d’ailleurs cesinterrogatoires réitérés, ces phrases mystérieuses du concierge, cedépôt de vêtements ?… Je me perdais dans un dédale deconjectures. En attendant, j’étais au secret le plus rigoureux, etj’y restai vingt-cinq mortels jours. On me fit alors subirl’interrogatoire suivant, qui me mit sur la voie :

– Comment vous appelez-vous ?

– Eugène-François Vidocq.

– Quelle est votre profession ?

– Militaire.

– Connaissez-vous la filleFrancine Longuet ?

– Oui ; c’est ma maîtresse.

– Savez-vous où elle est en cemoment ?

– Elle doit être chez une de sesamies, depuis qu’elle a vendu ses meubles.

– Comment se nomme cette amie ?

– Madame Bourgeois.

– Où demeure-t-elle ?

– Rue Saint-André, maison duboulanger.

– Depuis combien de temps aviez-vousquitté la fille Longuet quand vous avez été arrêté ?

– Depuis cinq jours.

– Pourquoi l’aviez-vousquittée ?

– Pour éviter sa colère ; ellesavait que j’avais passé la nuit avec une autre femme, et, dans unaccès de jalousie, elle me menaçait de me faire arrêter.

– Avec quelle femme avez-vous passé cettenuit ?

– Avec une ancienne maîtresse.

– Comment se nomme-t-elle ?

– Elisa… je ne lui ai jamais connud’autre nom.

– Où demeure-t-elle ?

– À Bruxelles, où elle est, je crois,retournée.

– Où sont les effets que vous aviez chezla fille Longuet ?

– Dans un lieu que j’indiquerai si besoinest.

– Comment avez-vous pu les reprendre,étant brouillé avec elle, et ne voulant pas la voir.

– À la suite de notre querelle, dans lecafé où elle m’avait retrouvé, elle me menaçait à chaque instant decrier à la garde pour me faire arrêter. Connaissant sa mauvaisetête, je m’enfuis par des rues détournées, et gagnai lamaison ; elle n’était pas encore rentrée ; c’est sur quoije comptais ; mais ayant besoin de quelques-uns de mes effets,je forçai un volet pour entrer dans l’appartement, où je pris cequi m’était nécessaire. Vous me demandiez tout à l’heure où étaientces effets : je vais vous le dire maintenant : ils sontrue Saint-Sauveur, chez un nommé Duboc, qui en déposera.

– Vous ne dites pas la vérité… Avant dequitter Francine chez elle, vous avez eu ensemble unequerelle très vive… On assure que vous avez exercé sur elle desvoies de fait ?…

– C’est faux… Je n’ai point vu Francinechez elle après la querelle ; par conséquent, je nel’ai pas maltraitée… Elle peut le dire ! ! !

– Reconnaissez-vous ce couteau ?

– Oui : c’est celui avec lequel jemangeais ordinairement.

– Vous voyez que la lame et le manchesont couverts de sang ?… Cet aspect ne vous cause aucuneimpression ?… Vous vous troublez !…

– Oui, repris-je, avec agitation, maisqu’est-il donc arrivé à Francine ?… Dites-le moi, et je vousdonnerai tous les éclaircissements possibles.

– Ne vous est-il rien arrivé departiculier, lorsque vous êtes venu enlever vos effets ?

– Absolument rien, que je me rappelle aumoins.

– Vous persistez dans vosdéclarations ?

– Oui.

– Vous en imposez à la justice… Pour vouslaisser le temps de réfléchir sur votre position et aux suites devotre obstination, je suspends votre interrogatoire ; je lereprendrai demain… Gendarmes, veillez avec soin sur cet homme…Allez !

Il se faisait tard quand je rentrai dans moncabanon ; on m’apporta ma ration ; mais l’agitation oùm’avait jeté cet interrogatoire ne me permit pas de manger ;il me fut aussi impossible de dormir, et je passai la nuit sansfermer l’œil. Un crime avait été commis ; mais sur qui ?…Par qui ?… Pourquoi me l’imputait-on ?… Je me faisais cesquestions pour la millième fois, sans pouvoir y trouver de solutionraisonnable, quand on vint me chercher le lendemain afin decontinuer mon interrogatoire. Après les questions d’usage, uneporte s’ouvrît, et deux gendarmes entrèrent, soutenant une femme,…C’était Francine… Francine, pâle, défigurée, à peinereconnaissable. En me voyant, elle s’évanouit. Je voulusm’approcher d’elle, les gendarmes me retinrent. On l’emporta. Jerestai seul avec le juge d’instruction, qui me demanda si laprésence de cette malheureuse ne me décidait pas à tout avouer. Jeprotestai de mon innocence, en assurant que j’ignorais jusqu’à lamaladie de Francine. On me reconduisit en prison ; mais lesecret fut levé, et je pus enfin espérer que j’allais connaître,dans tous ses détails, l’événement dont je me trouvais sisingulièrement victime. Je questionnai le concierge ; il restamuet. J’écrivis à Francine ; on me prévint que les lettres queje lui adresserais seraient arrêtées au greffe. On m’annonça enmême temps qu’elle était consignée à la porte. J’étais sur descharbons ardents : je m’avisai enfin de mander un avocat, qui,après avoir pris connaissance des pièces de la procédure, m’appritque j’étais prévenu d’assassinat sur la personne de Francine… Lejour même où je l’avais quittée, on l’avait trouvée expirante,frappée de cinq coups de couteau, et baignée dans le sang. Mondépart précipité ; l’enlèvement furtif de mes effets, qu’onsavait que j’avais transportés d’un endroit dans un autre, commepour les dérober aux recherches de la justice ; l’effractiondu volet de l’appartement ; les traces d’escalade, portantl’empreinte de mes pas ; tout tendait à me faireconsidérer comme le coupable ; mon travestissement déposaitencore contre moi. On pensait que je n’étais venu déguisé que pourm’assurer qu’elle était morte sans m’accuser. Une particularité quieût tourné à mon avantage, dans toute autre circonstance, aggravaitencore les charges qui s’élevaient contre moi : dès que lesmédecins lui avaient permis de parler, Francine avait déclaréqu’elle s’était frappée elle-même, dans le désespoir de se voirabandonnée par un homme auquel elle avait tout sacrifié. Mais sonattachement pour moi rendait son témoignage suspect ; et l’onétait convaincu qu’elle ne tenait ce langage que pour mesauver.

Mon avocat avait cessé de parler depuis unquart d’heure ;… je l’écoutais encore comme un homme agité parle cauchemar. À vingt ans, je me trouvais sous le poids de ladouble accusation de faux et d’assassinat, sans avoir trempé dansaucun de ces deux crimes ! ! !… J’agitai même dansmon esprit, si je ne me pendrais pas aux barreaux du cabanon, avecun lien de paille :… J’en faillis devenir fou. Je finiscependant par me remettre assez bien, pour réunir tous les faitsnécessaires à ma justification. Dans les interrogatoirespostérieurs à celui que j’ai rapporté, on avait beaucoup insistésur le sang dont le commissionnaire que j’avais pris pourtransporter mes effets assurait avoir vu mes mains couvertes ;ce sang venait d’une blessure que je m’étais faite en cassant lecarreau pour ouvrir le volet, et je pouvais produire deux témoins àl’appui de cette assertion. Mon avocat, auquel je fis part de tousmes moyens de défense, m’assura que, réunis à la déclaration deFrancine, qui seule n’eut été d’aucun poids, ils assuraient monrenvoi de la plainte, ce qui arriva effectivement peu de joursaprès. Francine, bien que très faible encore, vint aussitôt mevoir, et me confirma tous les détails que m’avait révélél’interrogatoire.

Je me trouvais ainsi débarrassé d’un poidsénorme, sans être toutefois entièrement tiré d’inquiétude ;mes évasions réitérées avaient retardé l’instruction de l’affairede faux dans laquelle je me trouvais impliqué, et rien n’enindiquait le terme, Grouard ayant à son tour brûlé la politesse auconcierge. L’issue de l’accusation dont je venais de triompherm’avait cependant fait concevoir quelque espoir, et je ne songeaisnullement à m’évader, lorsque vint s’en offrir une occasion que jesaisis pour ainsi dire instinctivement. Dans la chambre où l’onm’avait placé, se trouvaient des détenus de passage ; envenant en chercher deux un matin, pour les livrer à lacorrespondance, le concierge oublie de fermer la porte ; jem’en aperçois : descendre au rez-de-chaussée, tout examiner,est l’affaire d’un instant. Le jour ne faisait que paraître, et lesdétenus étant tous endormis, je n’avais rencontré personne surl’escalier, personne à la porte non plus ; je la franchis,mais le concierge, qui boit l’absinthe dans un cabaret situé enface de la prison, m’aperçoit, et s’élance à ma poursuite, encriant à tue-tête : Arrête ! arrête ! Ilavait beau crier, les rues étaient encore désertes, et l’espoir dela liberté me donnait des ailes. En quelques minutes, je fus horsde la vue du concierge, et bientôt j’arrivai dans une maison duquartier Saint-Sauveur, où j’étais bien sûr qu’on ne songerait pasà venir me relancer. Il fallait d’un autre côté quitter au plusvite Lille, où j’étais trop connu pour pouvoir rester pluslong-temps en sûreté.

À la tombée de la nuit, on fut à ladécouverte, et j’appris que les portes étaient fermées. On nesortait que par le guichet, où se trouvaient à poste fixe desagents de police et des gendarmes déguisés, pour observer tout cequi se présentait. Ne pouvant sortir par la porte, je me décidai àme sauver en descendant des remparts, et, connaissant parfaitementla place, je me rendis à dix heures du soir sur le bastionNotre-Dame, que je croyais l’endroit le plus favorable àl’exécution de mon projet. Après avoir attaché à un arbre, la cordeque j’avais fait acheter tout exprès, je me laissai glisser ;bientôt le poids de mon corps m’entraînant plus vite que je nel’avais calculé, le froissement de la corde devint si brûlant pourmes mains, que je fus obligé de la lâcher à quinze pieds du sol. Entombant, je me foulai si fortement le pied droit, que lorsqu’il futquestion de sortir des fossés, je crus que je n’y parviendraisjamais. Des efforts inouïs m’en tirèrent enfin, mais arrivé sur lerevêtement, il me fut impossible d’aller plus loin.

J’étais là, jurant fort éloquemment contre lesfossés, contre la corde, contre la foulure, ce qui ne metirait pas du tout d’embarras, lorsque vint à passer près de moi unhomme avec une de ces brouettes si communes dans la Flandre. Un écude six francs, le seul que je possédasse, et que je lui offris, ledétermina à me charger sur sa brouette et à me conduire au villagevoisin. Arrivé chez lui, il me déposa sur son lit, et s’empressa deme frictionner le pied avec de l’eau-de-vie et du savon ; safemme le secondait de son mieux, en regardant toutefois avecquelque étonnement mes vêtements souillés de la fange des fossés.On ne me demandait aucune explication, mais je voyais bien qu’il enfaudrait donner, et ce fut pour m’y préparer, que, feignant d’avoirgrand besoin de repos, je priai mes hôtes de me laisser un instant.Deux heures après, je les appelai comme un homme qui s’éveille, etje leur dis en peu de mots, qu’en montant des tabacs de contrebandepar le rempart, j’avais fait une chute ; mes camarades,poursuivis par les douaniers, avaient été forcés de m’abandonnerdans le fossé ; j’ajoutai que je remettais mon sort entreleurs mains. Ces braves gens, qui détestaient les douaniers aussicordialement qu’aucun habitant de quelque frontière que ce soit,m’assurèrent qu’ils ne me trahiraient pas pour tout au monde. Pourles sonder, je demandai s’il n’y aurait pas moyen de me fairetransporter chez mon père, qui demeurait de l’autre côté ; ilsrépondirent que ce serait m’exposer, qu’il valait beaucoup mieuxattendre que quelques jours m’eussent un peu remis. J’yconsentis ; pour écarter tous les soupçons, il fut mêmeconvenu que je passerais pour un parent en visite. Personne ne fitau surplus la moindre observation.

Tranquille de ce côté, je commençai àréfléchir à mes affaires, et au parti que j’avais à prendre. Ilfallait évidemment quitter le pays et passer en Hollande.Cependant, pour exécuter ce projet, l’argent était indispensable,et outre ma montre, que j’avais offerte à mon hôte, je me voyais àla tête de quatre livres dix sous. Je pouvais bien recourir àFrancine, mais on ne devait pas manquer de la faire épier deprès : lui adresser le moindre message, c’était vouloir seperdre. Il fallait au moins attendre que l’ardeur des premièresrecherches fût apaisée. J’attendis. Quinze jours se passèrent, aubout desquels je me décidai enfin à écrire un mot à Francine ;j’en chargeai mon hôte, en lui disant que cette femme, servantd’intermédiaire aux contrebandiers, il était bon de ne la voirqu’avec mystère. Il remplit parfaitement sa mission, et revint lesoir avec cent vingt francs en or. Le lendemain, je pris congé demes hôtes, dont les prétentions furent excessivementmodestes ; six jours après j’arrivai à Ostende.

Mon intention, comme à mon premier voyage danscette ville, était de passer en Amérique ou dans l’Inde, mais jen’y trouvai que des caboteurs danois ou hambourgeois, quirefusèrent de me prendre sans papiers. Cependant le peu d’argentque j’avais emporté de Lille s’épuisait à vue d’œil, et j’allais meretrouver encore dans une de ces positions avec lesquelles on sefamiliarise plus ou moins, mais qui n’en restent pas moins fortdésagréables. L’argent ne donne certainement ni le génie, ni lestalents, ni l’intelligence, mais la tranquillité d’esprit, l’aplombqu’il procure permettent de suppléer à toutes ces qualités, tandisque, faute de ce même aplomb, elles se neutralisent chez beaucoupd’individus. Il en résulte que dans le moment où l’on aurait leplus besoin de toutes les ressources de son esprit pour se procurerde l’argent, on se trouve privé de ces ressources par le fait mêmedu manque d’argent. J’étais évidemment placé dans la dernière deces catégories ; cependant il fallait dîner : opérationsouvent beaucoup plus difficile que ne l’imaginent ces heureux dusiècle qui croient qu’il ne faut pour cela que de l’appétit.

On m’avait fréquemment parlé de la vieaventureuse et lucrative des contrebandiers de la côte ; desdétenus me l’avaient même vantée avec enthousiasme, car cet états’exerce quelquefois par passion, même de la part d’individus queleur fortune et leur position devraient détourner d’une carrièreaussi périlleuse. Pour moi, j’avoue que je n’étais nullement séduitpar la perspective de passer des nuits entières au bord desfalaises, au milieu des rochers, exposé à tous les vents connus, etde plus aux coups de fusil des douaniers.

Ce fut donc avec une véritable répugnance queje me dirigeai vers la maison d’un nommé Peters, qu’on m’avaitdésigné comme faisant la fraude, et pouvant m’embaucher. Unemouette clouée sur la porte, les ailes étendues, comme ceschats-huants et ces tiercelets qu’on voit à l’entrée de beaucoup dechaumières, me fit aisément reconnaître son domicile. Je trouvai lepatron dans une espèce de cave, qu’aux câbles, aux voiles, auxavirons, aux hamacs et aux tonneaux qui l’encombraient, on eût prispour l’entrepont d’un navire. Du milieu de l’épaisse atmosphère defumée qui l’environnait, il me regarda d’abord, avec une méfiancequi me parut de mauvais augure ; mes pressentiments seréalisèrent bientôt, car à peine lui eus-je fait mes offres deservice, qu’il tomba sur moi à grands coups de bâton. J’aurais pucertainement résister avec avantage, mais l’étonnement m’avait enquelque sorte ôté l’idée de me défendre. Je voyais d’ailleurs dansla cour une demi-douzaine de matelots et un énorme chien deTerre-Neuve, qui eussent pu me faire un mauvais parti. Jeté dans larue, je cherchais à m’expliquer cette singulière réception, quandil me vint dans l’idée, que Peters pouvait m’avoir pris pour unespion, et traité comme tel.

Cette réflexion me décida à retourner chez unmarchand de genièvre, auquel j’avais inspiré assez de confiancepour qu’il m’indiquât cette ressource ; il commença par rireun peu de ma mésaventure, et finit par me communiquer un mot depasse, qui devait me donner un libre accès auprès de Peters. Munide ces instructions, je m’acheminai de nouveau vers le redoutabledomicile, après avoir toutefois rempli mes poches de grossespierres, qui, en cas de nouvelle algarade, pouvaient servir àprotéger ma retraite. Ces munitions restèrent heureusementinutiles. À ces mots : Gare aux requins (douaniers),je fus reçu d’une manière presque amicale ; car mon agilité,ma force, me rendaient un sujet précieux dans cette profession, oùl’on est souvent obligés de transporter précipitamment d’un point àun autre les plus lourds fardeaux. Un Bordelais, qui faisait partiede la troupe, se chargea de me former, et de m’enseigner les rusesdu métier ; mais je devais être appelé à exercer avant que monéducation fût bien avancée.

Je couchais chez Peters avec douze ou quinzecontrebandiers hollandais, danois, suédois, portugais ourusses ; il n’y avait point là d’Anglais, et nous n’étions quedeux Français. Le surlendemain de mon installation, au moment oùchacun gagnait, son grabat ou son hamac, Peters entra tout à coupdans notre chambre à coucher, qui n’était autre chose qu’une cavecontiguë à la sienne, et tellement remplie de barriques et deballots, que nous avions peine à trouver place, pour suspendre leshamacs. Peters avait quitté son costume ordinaire, qui était celuid’un ouvrier calfat ou voilier. Avec un bonnet de crin et unechemise de laine, rattachée sur la poitrine par une épingle enargent, qui servait en même temps à déboucher la lumière des armesà feu, il portait une paire de ces grosses bottes de pêcheurs, quimontent jusqu’au haut de la cuisse, ou se baissent à volontéau-dessous du genou.

« Hop ! hop ! cria-t-il de laporte, en frappant la terre de la crosse de sa carabine,branle-bas ! ! ! branle-bas !… nous dormironsun autre jour… On a signalé l’Écureuil pour la marée dusoir… Faut voir ce qu’il a dans le ventre…, de la mousseline ou dutabac… Hop ! hop !… Arrivez mesmarsouins !… »

En un clin d’œil tout le monde fut debout. Onouvrit une caisse d’armes ; chacun se munit d’une carabine oud’un tromblon, de deux pistolets et d’un coutelas ou d’une hached’abordage, et nous partîmes, après avoir bu quelques verresd’eau-de-vie et de rack : les gourdes avaient été remplies. Ence moment, la troupe n’était guère composée que de vingtpersonnes ; mais nous étions rejoints ou attendus d’un endroità l’autre par des individus isolés, de manière que, arrivés au bordde la mer, nous nous trouvions au nombre de quarante-sept, noncompris deux femmes et quelques paysans des villages voisins, venusavec des chevaux de somme qu’on avait cachés dans le creux d’unrocher.

Il était nuit close : le vent tournait àchaque instant, et la mer brisait avec tant de force, que je necomprenais pas qu’aucun bâtiment pût s’approcher sans être jeté àla côte. Ce qui me confirmait dans cette idée, c’est qu’à la lueurdes étoiles, je voyais un petit bâtiment courir des bordées, commes’il eût craint de laisser arriver. On m’expliqua depuis que cettemanœuvre n’avait pour but que de s’assurer que toutes lesdispositions pour le débarquement étaient terminées, et qu’il neprésentait aucun danger. En effet, Peters ayant allumé une lanterneà réflecteur dont il avait chargé l’un de nous, et qu’il éteignitaussitôt, l’Écureuil éleva à sa hune un fanal qui ne fitque briller et disparaître, comme un ver luisant dans les nuitsd’été. Nous le vîmes ensuite arriver vent arrière, et s’arrêter àune portée de fusil de l’endroit où nous nous trouvions. Notretroupe se partagea alors en trois pelotons, dont deux furent placéscinq cents pas en avant, pour maintenir les douaniers, s’il leurprenait fantaisie de se présenter. Les hommes de ces pelotonsfurent ensuite espacés sur le terrain, ayant attachée au brasgauche, une ficelle qui correspondait de l’un à l’autre. En casd’alerte, on se prévenait par une légère secousse ; et chacunayant l’ordre de répondre à ce signal par un coup de fusil, ils’établissait sur toute la ligne une fusillade qui ne laissait pasd’inquiéter les douaniers. Le troisième peloton, dont je faisaispartie, resta au bord de la mer, pour protéger le débarcadère, etdonner un coup de main au chargement.

Tout étant ainsi disposé, le chien deTerre-Neuve, dont j’ai déjà parlé, et qui se trouvait de lacompagnie, s’élança au commandement au milieu des vagues écumeuses,et nagea vigoureusement dans la direction del’Écureuil ; un instant après, nous le vîmesreparaître, tenant à la gueule un bout de câble. Peters s’en saisitvivement, et commença à le tirer à lui, en nous faisant signe del’aider. J’obéis machinalement à cet ordre. Au bout de quelquesbrasses, je m’aperçus qu’à l’extrémité du câble, étaient attachés,en forme de chapelet, douze petits tonneaux, qui nous arrivèrent enflottant. Je compris alors que le bâtiment se dispensait ainsid’approcher plus près de terre, au risque de se perdre sur lesbrisants.

En un instant, les tonneaux, enduits d’unematière qui les rendait imperméables, furent détachés et chargéssur des chevaux qu’on évacua aussitôt sur l’intérieur des terres.Un second envoi se fit avec le même succès ; mais au moment oùnous recevions le troisième, quelques coups de feu nous annoncèrentque nos postes étaient attaqués : « Voilà le commencementdu bal, dit tranquillement Peters. Il faut voir qui dansera… »et, reprenant sa carabine, il joignit les postes qui s’étaient déjàréunis. La fusillade devint très vive ; elle nous coûta deuxhommes tués, quelques autres furent légèrement blessés. Au feu desdouaniers, on voyait aisément qu’ils nous étaient supérieurs ennombre ; mais, effrayés, craignant une embuscade, ilsn’osèrent pas nous aborder, et nous effectuâmes notre retraite,sans qu’ils fissent la moindre tentative pour la troubler. Dès lecommencement du combat, l’Écureuil avait levé l’ancre etgagné le large, dans la crainte que le feu n’attirât dans cesparages la croisière du gouvernement. On me dit qu’il achèveraitprobablement de débarquer sa cargaison sur un autre point de lacôte ; où les expéditeurs avaient de nombreuxcorrespondants.

De retour chez Peters, où l’on n’arriva qu’àl’aube du jour, je me jetai dans mon hamac, et n’en sortis qu’aubout de quarante-huit heures ; les fatigues de la nuit,l’humidité qui avait constamment pénétré mes habits, en même tempsque l’exercice me mettait tout en sueur, l’inquiétude de manouvelle position, tout se réunissait pour m’abattre. La fièvre mesaisit. Lorsqu’elle fut passée, je déclarai à Peters que jetrouvais décidément le métier trop pénible, et qu’il me feraitplaisir de me donner mon congé. Il prit la chose beaucoup plustranquillement que je ne m’y attendais, et me fit même compter unecentaine de francs. J’ai su depuis qu’il m’avait fait suivrependant quelques jours, pour s’assurer si je prenais la route deLille, où je lui avais annoncé que je retournais.

Je pris effectivement le chemin de cetteville, tourmenté par un désir puéril de revoir Francine, et de laramener avec moi en Hollande, où je formais le projet d’un petitétablissement. Mais mon imprudence fut bientôt punie : deuxgendarmes, qui étaient à boire dans un cabaret, m’aperçurenttraversant la rue ; il leur vient à l’idée de courir après moipour me demander mes papiers. Ils me joignent au détour d’unerue ; le trouble que me cause leur apparition les décide àm’arrêter sur ma physionomie. On me met dans la prison de labrigade. Je cherchais déjà des moyens d’évasion, lorsque j’entendsdire aux gendarmes : « Voilà la correspondance de Lille…À qui à marcher ?… Deux hommes de la brigade de Lille arriventen effet devant la prison, et demandent s’il y a dugibier. « Oui, répondent ceux qui m’avaient arrêté…Nous avons là un nommé Léger (j’avais pris ce nom), quenous avons trouvé sans papiers. » On ouvre la porte, et lebrigadier de Lille, qui m’avait vu souvent au Petit Hôtel,s’écrie : « Eh ! parbleu ! c’estVidocq ! » Il en fallut bien convenir. Je partis :et quelques heures après, j’entrai dans Lille entre mesdeux gardes du corps.

CHAPITRE VI.

 

Les clefs d’étain. – Les Saltimbanques – Vidocq hussard. – Ilest repris. – Le siège du cachot. – Jugement. –Condamnation.

 

Je retrouvai au Petit Hôtel laplupart des détenus qu’avant mon évasion j’avais vu mettre enliberté. Quelques-uns n’avaient fait, pour ainsi dire, qu’unecourte absence. Ils se trouvaient arrêtés sous la prévention denouveaux crimes ou de nouveaux délits. De ce nombre étaitCalandrin, dont j’ai parlé plus haut : élargi le 11, il avaitété repris le 14, comme prévenu de vol avec effraction et decomplicité avec les chauffeurs, dont le nom seul inspiraitalors un effroi général. Sur la réputation que m’avaient value mesdiverses évasions, ces gens-là me recherchèrent comme un homme surlequel on pouvait compter. De mon côté, je ne pouvais guèresm’éloigner d’eux. Accusés de crimes capitaux, ils avaient unintérêt puissant à garder le secret sur nos tentatives, tandis quele malheureux, prévenu d’un simple délit, pouvait nous dénoncer,dans la crainte de se trouver compromis dans notre évasion :telle est la logique des prisons. Cette évasion n’était toutefoisrien moins que facile ; on en jugera par la description de noscachots : sept pieds carrés, des murs épais d’une toise,revêtus de madriers croisés et boulonnés en fer ; une croiséede deux pieds sur trois, fermée de trois grilles placées l’une à lasuite de l’autre ; la porte doublée en fer battu. Avec detelles précautions, un geôlier pouvait se croire sûr de sespensionnaires : on mit pourtant sa surveillance en défaut.

J’étais dans un des cachots du second avec unnommé Duhamel. Moyennant six francs, un détenu, qui faisait leservice de guichetier, nous fournit deux scies à refendre, unciseau à froid et deux tire-fonds. Nous avions des cuillersd’étain : le concierge ignorait probablement l’usage qu’enpouvaient faire des prisonniers : je connaissais la clef descachots, elle était la même pour tous ceux du même étage ;j’en exécutai le modèle avec une grosse carotte, puis je fabriquaiun moule avec de la mie de pain et des pommes de terre. Il fallaitdu feu, nous en obtînmes en fabriquant un lampion avec un morceaude lard et des lambeaux de bonnet de coton. Enfin la clef futcoulée en étain ; mais elle n’allait pas encore, et ce ne futqu’après plusieurs essais et de nombreuses retouches, qu’elle futen état de servir. Maîtres ainsi des portes, il nous fallait encorepratiquer un trou dans le mur contigu aux greniers de l’Hôtel deville. Un nommé Sallambier, qui occupait le dernier des cachots del’étage, trouva moyen de pratiquer ce trou, en coupant un desmadriers. Tout était disposé pour l’évasion ; elle devaitavoir lieu le soir, lorsque le concierge vint m’annoncer que montemps de cachot étant expiré, j’allais être remis avec les autresprisonniers.

Jamais faveur ne fut peut-être reçue avecmoins d’enthousiasme que celle-là. Je voyais tous mes préparatifsperdus, et je pouvais attendre encore long-temps unecirconstance aussi favorable. Il me fallut cependant en prendre monparti, et suivre le concierge, qui me faisait donner au Diable avecfélicitations. Ce contretemps m’affectait même à un tel point, quetous les détenus s’en aperçurent. Un d’eux étant parvenu àm’arracher le secret de ma consternation, me fit des observationsfort justes sur le danger que je courais en fuyant avec des hommestels que Sallambier et Duhamel, qui ne resteraient peut-être pasvingt-quatre heures sans commettre un assassinat. Il m’engagea enmême temps à les laisser partir et à attendre qu’une autre occasionse présentât. Je suivis ce conseil, et m’en trouvai bien ; jepoussai même la précaution jusqu’à faire dire à Duhamel et àSallambier, qu’on les soupçonnait, qu’ils n’avaient pas un moment àperdre pour se sauver. Ils prirent l’avis au pied de la lettre, etdeux heures après ils étaient allés rejoindre une bande dequarante-sept chauffeurs, dont vingt-huit furent exécutés le moissuivant à Bruges.

L’évasion de Duhamel et de Sallambier fitgrand bruit dans la prison et même dans la ville. On en trouvaitles circonstances tout à fait extraordinaires ; mais ce que leconcierge y voyait de plus surprenant, c’est que je n’eusse pas étéde la partie. Il fallut cependant réparer le dégât ; desouvriers arrivèrent, et l’on posa au bas de l’escalier de la tourun factionnaire, avec ordre de ne laisser passer qui que ce fût.L’idée me vint de violer adroitement la consigne, et de sortir parcette même brèche qui avait dû servir à ma fuite.

Francine, qui venait me voir tous les jours,m’apporte trois aunes de ruban tricolore, que je l’envoie cherchertout exprès. D’un morceau, je me fais une ceinture, je garnis monchapeau du reste, et je passe, ainsi affublé, devant lefactionnaire, qui, me prenant pour un officier municipal, meprésente les armes. Je monte rapidement les escaliers ; arrivéà l’ouverture, je la trouve gardée par deux factionnaires placés,l’un dans le grenier de l’Hôtel de ville, l’autre dans le corridorde la prison. Je dis à ce dernier qu’il est impossible qu’un hommeait pu passer par cette ouverture ; il me soutient lecontraire ; et, comme si je lui eusse donné le mot, soncamarade ajoute que j’y passerais tout habillé. Je témoigne ledésir d’essayer ; je me glisse dans l’ouverture, et me voilàdans le grenier. Feignant de m’être blessé au passage, je dis à mesdeux hommes que, puisque je suis de ce côté, je vais descendre toutde suite à mon cabinet. « En ce cas, répond celui qui setrouvait dans le grenier, attendez que je vous ouvre laporte. » Il tourne en effet la clef dans la serrure ; endeux sauts je franchis les escaliers de l’Hôtel de ville, et jesuis dans la rue, encore décoré de mes rubans tricolores, quim’eussent fait arrêter de nouveau, si le jour n’eut pas été sur sondéclin.

J’étais à peine dehors, que le geôlier, qui neme perdait jamais de vue, demanda : « Où estVidocq ? » On lui répondit que j’étais à faire un tour decour ; il voulut s’en assurer par lui-même, mais ce fut envain qu’il me chercha, en m’appelant à grands cris dans tous lescoins de la maison ; je n’avais garde de répondre : uneperquisition officielle n’eut pas plus de succès, aucun détenu nem’avait vu sortir. On put s’assurer bientôt que je ne me trouvaisplus en prison, mais comment étais-je parti ? Voilà ce quetout le monde ignorait, jusqu’à Francine, qui assurait le plusingénument du monde ne savoir où j’étais passé, car elle m’avaitapporté le ruban sans connaître l’usage que j’en voulais faire.Elle fut cependant consignée ; mais cette mesure ne fit riendécouvrir, les soldats qui m’avaient laissé passer s’étant biengardés de se vanter de leur prouesse.

Pendant qu’on poursuivait ainsi les prétendusauteurs de mon évasion, je sortais de la ville, et je gagnaisCourtrai, où l’escamoteur Olivier et le saltimbanque Devoyem’enrôlèrent dans leur troupe pour jouer la pantomime ; je vislà plusieurs détenus évadés, dont le costume de caractère, qu’ilsne quittaient jamais, par la raison toute simple qu’ils n’enavaient pas d’autres, servait merveilleusement à dérouter lapolice. De Courtrai nous revînmes à Gand, d’où l’on partit bientôtpour la foire d’Enghien. Nous étions dans cette dernière villedepuis cinq jours, et la recette, dont j’avais ma part, donnaitfort bien, lorsqu’un soir, au moment d’entrer en scène, je fusarrêté par des agents de police : j’avais été dénoncé par lePaillasse, furieux de me voir passer chef d’emploi. On meramena encore une fois à Lille, où j’appris avec un vif chagrin quela pauvre Francine avait été condamnée à six mois de détention,comme coupable d’avoir favorisé mon évasion. Le guichetierBaptiste, dont tout le crime était de m’avoir pris pour un officiersupérieur, et de m’avoir respectueusement laissé sortir en cettequalité de la Tour Saint-Pierre, le malencontreux Baptisteétait également incarcéré pour le même délit. Une charge terribleélevée contre lui, c’est que les prisonniers, enchantés de trouverl’occasion de se venger, assuraient qu’une somme de cent écus luiavait fait prendre un jeune homme de dix-neuf ans pour un vieuxmilitaire menacé de la cinquantaine.

Pour moi, l’on me transféra dans la prison dudépartement à Douai, où je fus écroué comme un hommedangereux : c’est dire qu’on me mit immédiatement au cachot,les fers aux pieds et aux mains. Je retrouvai là mon compatrioteDesfosseux, et un jeune homme nommé Doyennette, condamné à seizeans de fers, pour complicité dans un vol avec effraction commisavec son père, sa mère et deux de ses frères, âgés de moins dequinze ans. Ils étaient depuis quatre mois dans le cachot où l’onvenait de m’installer moi-même, couchés sur la paille, rongés devermine, et ne vivant que de pain de fèves et d’eau. Je commençaidonc par faire venir des provisions, qui furent dévorées en uninstant. Nous causâmes ensuite de nos affaires, et mes commensauxm’annoncèrent que depuis une quinzaine de jours ils pratiquaientsous le pavé du cachot un trou qui devait aboutir au niveau de laScarpe, qui baigne les murs de la prison. Je regardai d’abordl’entreprise comme fort difficile : il fallait d’abord percerun mur de cinq pieds d’épaisseur, sans éveiller les soupçons duconcierge, dont les visites fréquentes ne nous eussent pas permisde laisser voir le moindre gravois provenant de nos travaux.

Nous éludâmes ce premier obstacle en jetantpar la fenêtre grillée qui donnait sur la Scarpe, chaque poignée deterre ou de ciment que nous retirions de notre mine. Desfosseuxavait d’ailleurs trouvé le moyen de dériver nos fers, et nous entravaillions avec bien moins de fatigue et de difficulté. L’un denous était toujours dans le trou, qui se trouvait déjà assez grandpour recevoir un homme. Nous croyions enfin être au terme de nostravaux et de notre captivité, lorsqu’en sondant, nous reconnûmesque les fondations, que nous croyions faites en pierres ordinaires,étaient composées d’assises de grès de la plus grande dimension.Cette circonstance nous força à agrandir notre galerie souterraine,et pendant une semaine nous y travaillâmes sans relâche. Afin dedissimuler l’absence de celui d’entre nous qui se trouvait à labesogne quand on faisait la ronde, nous avions soin de remplir depaille sa veste et sa chemise, et de placer ce mannequin dansl’attitude d’un homme endormi.

Après cinquante-cinq jours et autant de nuitsd’un travail opiniâtre, nous touchions enfin au but ; il nes’agissait plus que de déplacer une pierre, et nous étions au bordde la rivière. Une nuit, nous nous décidâmes à tenterl’évènement : tout paraissait nous favoriser ; leconcierge avait fait sa tournée de meilleure heure qu’àl’ordinaire, et un brouillard épais nous donnait la certitude quele factionnaire du pont ne nous apercevrait pas. La pierre ébranléecède à nos efforts réunis, elle tombe dans le souterrain ;mais l’eau s’y précipite en même temps, comme chassée par l’éclused’un moulin. Nous avions mal calculé nos distances, et notre trouse trouvant à quelques pieds au-dessous du niveau de la rivière, ilfut en quelques minutes inondé. Nous voulûmes d’abord plonger dansl’ouverture, mais la rapidité du courant ne nous le permitpas ; nous fûmes même contraints d’appeler du secours, souspeine de rester dans l’eau toute la nuit. À nos cris, le concierge,les guichetiers, accourent et restent frappés d’étonnement, en sevoyant dans l’eau jusqu’à mi-jambe. Bientôt tout se découvre, lemal se répare, et nous sommes enfermés chacun dans un cachotdonnant sur le même corridor.

Cette catastrophe me jeta dans des réflexionsassez tristes, dont je fus bientôt tiré par la voix de Desfosseux.Il me dit en argot que rien n’était désespéré, et que son exempledevait me donner du courage. Ce Desfosseux était, il est vrai, douéd’une force de caractère que rien ne pouvait dompter : jetédemi-nu sur la paille, dans un cachot où il pouvait à peine secoucher, chargé de trente livres de fers, il chantait encore àgorge déployée, et ne songeait qu’au moyen de s’évader pour fairede nouveau quelque mauvais coup : l’occasion ne tarda pas à seprésenter.

Dans la même prison que nous, se trouvaientdétenus le concierge du Petit Hôtel de Lille et leguichetier Baptiste, accusés tous deux d’avoir favorisé mon évasionà prix d’argent. Le jour de leur jugement étant arrivé, leconcierge fut acquitté ; mais on ajourna l’arrêt de Baptiste,le tribunal ayant réclamé un complément d’instruction, dans lequelje devais être entendu. Le pauvre Baptiste vint alors me voir, etme supplia de dire la vérité. Je ne donnai d’abord que des réponsesévasives, mais Desfosseux m’ayant dit que cet homme pouvait nousservir, et qu’il fallait le ménager, je lui promis de faire cequ’il désirait. Grandes protestations de reconnaissance et offresde services. Je le pris au mot : j’exigeai qu’il m’apportât uncouteau et deux grands clous, dont Desfosseux m’avait dit avoirbesoin ; et une heure après je les avais. En apprenant que jem’étais procuré ces objets, celui-ci fit autant de cabrioles que lelui permit l’exiguïté de son local et le poids de ses fers ;Doyennette se livrait également à la joie la plus vive, et comme lagaîté est en général communicative, je me sentais tout aise sanstrop savoir pourquoi.

Lorsque ses transports se furent un peucalmés, Desfosseux me dit enfin de regarder si dans la voûte de moncachot il ne se trouvait pas cinq pierres plus blanches que lesautres ; sur ma réponse affirmative, il me dit de sonder lesjoints avec la pointe du couteau. Je reconnus alors que le cimentdes joints avait été remplacé par de la mie de pain, blanchie avecdes raclures, et Desfosseux m’apprit que le détenu qui occupaitavant moi le cachot où je me trouvais avait ainsi tout disposé pourdéranger les pierres et se sauver, lorsqu’on l’avait transféré dansune autre partie de la prison. Je passai alors le couteau àDesfosseux, et il s’occupait avec activité à s’ouvrir un passagejusqu’à mon cachot, quand nous éprouvâmes la même avanie que monprédécesseur. Le concierge, ayant eu vent de quelque chose, nouschangea de domicile, et nous plaça tous trois dans un cachotdonnant sur la Scarpe ; nous y étions enchaînés ensemble, detelle manière que le moindre mouvement de l’un se communiquaitaussitôt aux deux autres : supplice affreux quand il seprolonge, puisqu’il en résulte une privation absolue de sommeil. Aubout de deux jours, Desfosseux nous voyant accablés, se décida àuser d’un moyen qu’il n’employait que dans les grandes occasions,et qu’il avait même l’habitude de réserver pour les travauxpréparatoires de l’évasion.

Comme un grand nombre de forçats, il portaittoujours dans l’anus un étui rempli de scies : muni de sesoutils, il se mit à la besogne, et en moins de trois heures nousvîmes tomber nos fers, que nous jetâmes par la croisée dans larivière. Le concierge étant venu voir un instant après si nousétions tranquilles, faillit tomber à la renverse en nous trouvantsans fers. Il nous demanda ce que nous en avions fait ; nousrépondîmes par des plaisanteries. Bientôt arriva le commissaire desprisons, escorté d’un huissier-audiencier, nommé Hurtrel. Il nousfallut subir un nouvel interrogatoire, et Desfosseux impatientés’écria : « Vous demandez où sont nos fers ?…Eh ! les vers les ont mangés, et ils mangeront ceux que vousnous remettrez !… » le commissaire des prisons, voyantalors que nous possédions cette fameuse herbe à couper lefer, qu’aucun botaniste n’a encore découverte, nous fitdéshabiller et visiter de la tête aux pieds ; puis on nouschargea de nouveaux fers, qui furent également coupés la nuitsuivante, car on n’avait pas trouvé le précieux étui. Cette fois-cinous nous réservâmes le plaisir de les jeter à terre en présence ducommissaire et de l’huissier Hurtrel, qui ne savaient plus qu’enpenser. Le bruit se répandit même dans la ville, qu’il y avait dansla maison d’arrêt un sorcier qui brisait ses fers en les touchant.Pour couper court à tous ces contes, et surtout pour éviterd’appeler l’attention des autres prisonniers sur les moyens de sedébarrasser de leurs fers, l’accusateur public donna l’ordre denous enfermer, seulement en nous gardant avec un soin particulier,recommandation qui ne nous empêcha pas de quitter Douai plus tôtqu’il ne s’y attendait, et que nous ne nous y attendionsnous-mêmes.

Deux fois par semaine, on nous laissait nousentretenir avec nos avocats dans un corridor, dont une portedonnait dans le tribunal ; je trouvai le moyen de prendrel’empreinte de la serrure, Desfosseux fabriqua une clef, et un beaujour que mon avocat était occupé avec un autre client, accusé dedeux assassinats, nous sortîmes tous trois sans être aperçus. Deuxautres portes que nous rencontrâmes furent enfoncées en un clind’œil, et la prison fut bientôt loin derrière nous. Cependant uneinquiétude m’agitait : six francs composaient tout notreavoir, et je ne voyais pas trop le moyen d’aller loin avec cetrésor ; j’en dis un mot à mes compagnons, qui se regardèrentavec un rire sinistre ; j’insistai ; ils m’annoncèrentque la nuit suivante ils comptaient s’introduire, à l’aided’effraction, dans une maison de campagne des environs, dont ilsconnaissaient parfaitement toutes les issues.

Ce n’était pas là mon compte, plus qu’avec lesBohémiens. J’avais bien entendu profité de l’expérience deDesfosseux pour m’évader, mais il ne m’était jamais venu dansl’idée de m’associer avec un pareil scélérat ; j’évitaitoutefois d’entrer dans aucune explication. Le soir nous noustrouvions près d’un village de la route de Cambrai ; nousn’avions rien pris depuis le déjeûner des prisonniers, et la faimdevenait importune ; il s’agissait d’aller chercher desaliments au village. L’aspect de mes compagnons demi-nus pouvantéveiller les soupçons, il fut convenu que j’irais à la provision.Je me présente donc dans une auberge, d’où, après avoir pris dupain et de l’eau-de-vie, je sors par une autre porte que celle oùj’étais entré, me dirigeant ainsi vers le point opposé à celui oùj’avais laissé les deux hommes dont il m’importait tant de medébarrasser. Je marche toute la nuit et ne m’arrête qu’au point dujour, pour dormir quelques heures dans une meule de foin.

Quatre jours après, j’étais à Compiègne, medirigeant toujours vers Paris, où j’espérais trouver des moyensd’existence, en attendant que ma mère me fît parvenir quelquessecours. À Louvres, rencontrant un détachement de hussards noirs,je demandai au maréchal-des-logis s’il ne serait pas possible deprendre du service ; il me répondit qu’on n’engageaitpas ; le lieutenant, auquel je m’adressai ensuite, me fit lamême objection, mais, touché de mon embarras, il consentit à meprendre pour panser les chevaux de remonte qu’il venait chercher àParis. J’acceptai avec empressement. Un bonnet de police et unvieux doliman qu’on me donna m’évitèrent toute question à labarrière, et j’allai loger à l’École militaire avec le détachement,que je suivis ensuite à Guise, où se trouvait le dépôt. En arrivantdans cette ville, on me présenta au colonel, qui, bien que mesoupçonnant déserteur, me fit engager sous le nom de Lannoy, que jepris sans pouvoir en justifier par aucun papier. Caché sous cenouvel uniforme, perdu dans les rangs d’un régiment nombreux, je mecroyais tiré d’affaire, et je songeais déjà à faire mon chemincomme militaire, lorsqu’un malheureux incident vint me replongerdans l’abîme.

En rentrant un matin au quartier, je suisrencontré par un gendarme qui, de la résidence de Douai, étaitpassé à celle de Guise. Il m’avait vu si souvent et si long-temps,qu’il me reconnaît au premier coup d’œil ; il m’appelle. Nousétions au milieu de la ville : impossible de songer à fuir. Jevais droit à lui, et, payant d’effronterie, je feins d’êtreenchanté de le revoir. Il répond à mes avances, mais d’un air gênéqui me semble de mauvaise augure. Sur ces entrefaites vient àpasser un hussard de mon escadron, qui me voyant avec ce gendarme,s’approche et me dit : « Eh bien ! Lannoy, est-ceque tu te fais des affaires avec les chapeaux bordés ? –Lannoy ? dit le gendarme avec étonnement. – Oui, c’est un nomde guerre. – C’est ce que nous allons voir. » reprend-il en mesaisissant au collet. Il faut alors le suivre en prison. Onconstate mon identité avec les signalements déposés à la brigade,et l’on me dirige aussitôt sur Douai ; par correspondanceextraordinaire.

Ce dernier coup m’abattit complètement :les nouvelles qui m’attendaient à Douai n’étaient guères propre àme relever : j’appris que Grouard, Herbaux, Stofflet etBoitel, avaient décidé par la voie du sort, qu’un seul d’entre euxprendrait sur lui l’exécution du faux, mais comme ce faux nepouvait avoir été l’ouvrage d’une seule personne, ils avaientimaginé de m’accuser, me punissant ainsi de ce que je les avais unpeu chargés dans mes derniers interrogatoires ; j’appris deplus que le détenu qui pouvait déposer à ma décharge était mort. Siquelque chose eût pu me consoler, c’était de m’être séparé à tempsde Desfosseux et de Doyennette, qui avaient été arrêtés quatrejours après notre évasion, encore munis d’objets volés aveceffraction, dans la boutique d’un mercier de Pont-à-Marcq. Je lesrevis bientôt, et comme ils paraissaient étonnés de ma brusquedisparition, je leur expliquai que l’arrivée d’un gendarme dansl’auberge où j’étais à acheter les provisions m’avait forcé de fuirau hasard. Encore une fois réunis, nous revînmes à des projetsd’évasion, que rendait plus intéressants l’approche de nosjugements respectifs.

Un soir, nous vîmes arriver un convoi deprisonniers, dont quatre, qui avaient les fers, furent placés dansla même chambre que nous. C’étaient les frères Duhesme, richesfermiers de Bailleul, où ils avaient joui de la meilleureréputation, jusqu’à ce qu’un incident imprévu vînt dévoiler leurconduite. Ces quatre individus, doués d’une force prodigieuse,étaient à la tête d’une bande de chauffeurs, qui avaitjeté l’effroi dans les environs, sans qu’on pût découvrir aucun deceux qui la composaient. Les propos de la petite fille d’un desDuhesme éventa enfin la mine [3]. Cetteenfant, étant à causer chez une voisine, s’avisa de dire qu’elleavait eu bien peur la nuit dernière. « – Et de quoi ?demanda la voisine un peu curieuse. – Oh ! papa est encorevenu avec des hommes noirs. – Quels hommes noirs ? – Deshommes avec qui papa sort bien souvent la nuit,… et puis ilsreviennent au jour, et on compte de l’argent sur une couverture… Mamère éclaire avec une lanterne, et ma tante Geneviève aussi, parceque mes oncles sont avec les hommes noirs… J’ai demandé un jour àma mère ce que tout cela voulait dire…, elle m’a répondu :Soyez discrète, ma fille, votre père a la poule noire, quilui apporte de l’argent, mais ce n’est que la nuit, et pour ne pasl’effaroucher, il faut avoir le visage aussi noir que ses plumes.Soyez discrète ; si vous disiez un mot de ce que vous avez vu,la poule noire ne reviendrait plus. » On adéjà compris que ce n’était pas pour recevoir cette poulemystérieuse, mais pour se rendre méconnaissables, que les Duhesmese barbouillaient le visage avec du noir de fumée. La voisine, quile pensait également, fit part de ses soupçons à son mari ;celui-ci questionna à son tour la petite fille, et, bien convaincuque les favoris de la poule noire n’étaient autres que deschauffeurs, il fit sa déclaration aux autorités ; on pritalors si bien ses mesures, que la bande fut arrêtée, toutetravestie, au moment où elle partait pour une nouvelleexpédition.

Le plus jeune des Duhesme portait dans lasemelle de ses souliers une lame de couteau, qu’il avait trouvémoyen d’y cacher, dans le trajet de Bailleul à Douai. Informé queje connaissais parfaitement les êtres de la prison, il me fit partde cette circonstance, en me demandant s’il ne serait pas possibled’en tirer parti pour une évasion. J’y songeais, lorsqu’un juge depaix, accompagné de gendarmes, vint faire la plus stricteperquisition dans notre chambre, et sur nos personnes. Personned’entre nous n’en connaissant le motif, je crus toutefois prudentde cacher dans ma bouche une petite lime qui ne me quittait jamais,mais un des gendarmes ayant vu le mouvement, s’écria : Ilvient de l’avaler ! Quoi ? Tout le monde se regarde,et nous apprenons qu’il s’agit de retrouver un cachet qui avaitservi à timbrer le faux ordre de mise en liberté de Boitel.Soupçonné, comme on vient de le voir, de m’en être emparé, je suistransféré à la prison de l’Hôtel-de-Ville, et mis au cachot,enchaîné de manière que ma main droite tenait à la jambe gauche, etla main gauche à la jambe droite. Le cachot était de plus tellementhumide, qu’en vingt minutes la paille qu’on m’avait jetée étaithumide comme si on l’eût trempée dans l’eau.

Je restai huit jours dans cette effroyableposition, et l’on ne se décida à me réintégrer dans la prisonordinaire que lorsque l’on eut la certitude qu’il était impossibleque j’eusse rendu le cachet par les voies ordinaires. En apprenantcette nouvelle, je feignis, comme cela se pratique toujours enpareil cas, d’être excessivement faible, et de pouvoir supporter àpeine l’éclat du grand jour. L’insalubrité du cachot rendait cettedisposition toute naturelle ; les gendarmes donnèrent donccomplètement dans le panneau, et poussèrent la complaisance jusqu’àme couvrir les yeux d’un mouchoir ; nous partons en fiacre.Chemin faisant, j’abats le mouchoir, j’ouvre la portière avec cettedextérité qui n’a point encore rencontré d’égale, et je saute dansla rue ; les gendarmes veulent me suivre, mais embarrassésdans leurs sabres et dans leurs bottes fortes, ils sortent à peinede la voiture, que j’en suis déjà loin. Je quitte aussitôt laville, et toujours décidé à m’embarquer, je gagne Dunkerque avecl’argent que venait de me faire passer ma mère. Là, je faisconnaissance avec le subrécargue d’un brick suédois, qui me promitde me prendre à son bord.

En attendant le moment du départ, mon nouvelami me proposa de l’accompagner à Saint-Omer, où il allait traiterd’une forte partie de biscuit. Sous mes habits de marin, je nedevais pas craindre d’être reconnu : j’acceptai ; il nem’était d’ailleurs guères possible de refuser un homme auquelj’allais avoir tant d’obligations. Je fis donc le voyage, mais moncaractère turbulent ne m’ayant pas permis de rester étranger à unequerelle qui s’éleva dans l’auberge, je fus arrêté comme tapageur,et conduit au violon. Là on me demanda mes papiers ; je n’enavais pas, et mes réponses ayant fait présumer que je pouvais êtreun évadé de quelque prison des environs, on me dirigea le lendemainsur la maison centrale de Douai, sans que je pusse même faire mesadieux au subrécargue, qui dut être bien étonné de l’aventure. ÀDouai, l’on me déposa de nouveau dans la prison del’Hôtel-de-Ville ; le concierge eut d’abord pour moi quelqueségards ; ses attentions ne furent pas toutefois de longuedurée. À la suite d’une querelle avec les guichetiers, danslaquelle je pris une part trop active, on me jeta dans un cachotnoir, pratiqué sous la tour de la ville. Nous étions là cinqdétenus, dont un, déserteur, condamné à mort, ne parlait que de sesuicider ; je lui dis qu’il ne s’agissait pas de cela, etqu’il fallait plutôt chercher les moyens de sortir de cetépouvantable cachot, où les rats, courant comme les lapins dans unegarenne, venaient manger notre pain, et nous mordaient la figurependant notre sommeil. Avec une baïonnette escamotée à l’un desgardes nationaux soldés qui faisaient le service de la prison, nouscommençâmes un trou à la muraille, dans une direction où nousentendions un cordonnier battre la semelle. En dix jours et autantde nuits, nous avions déjà six pieds de profondeur ; le bruitdu cordonnier semblait s’approcher. Le onzième jour, au matin, enretirant une brique, j’aperçus le jour ; c’était celui d’unecroisée donnant sur la rue, et éclairant une pièce contiguë à notrecachot, où le concierge mettait ses lapins.

Cette découverte nous donna de nouvellesforces, et la visite du soir terminée, nous retirâmes du troutoutes les briques déjà détachées ; il y en avait peut-êtredeux voitures, attendu l’épaisseur du mur. On les plaça derrière laporte du cachot, qui s’ouvrait en dedans, de manière à labarricader ; puis on se mit à l’ouvrage avec tant d’ardeur,que le jour nous surprit, lorsque le trou, large de six pieds àl’orifice, n’en avait que deux à son extrémité. Bientôt arriva legeôlier avec les rations ; trouvant de la résistance, ilouvrit le guichet et entrevit l’amas de briques ; sonétonnement fut extrême. Il nous somma cependant d’ouvrir : surnotre refus, la garde arriva, puis le commissaire des prisons, puisl’accusateur public, puis des officiers municipaux revêtusd’écharpes tricolores. On parlementa : pendant ce temps-là, unde nous continuait à travailler dans le trou, que l’obscurité nepermettait pas d’apercevoir. Peut-être allions-nous échapper avantqu’on n’eût forcé la porte, quand un événement imprévu vint nousenlever ce dernier espoir.

En venant donner à manger aux lapins, la femmedu concierge remarqua des gravats nouvellement tombés sur lecarreau. Dans une prison, rien n’est indifférent : elleexamina soigneusement la muraille, et bien que les dernièresbriques eussent été replacées de manière à masquer le trou, ellereconnut qu’elles avaient été disjointes : elle crie, la gardearrive ; d’un coup de crosse on dérange l’édifice de nosbriques, et nous sommes cernés. Des deux côtés on nous crie dedéblayer la porte et de nous rendre, sans quoi l’on va tirer surnous. Retranchés derrière les matériaux, nous répondons que lepremier qui entrera sera assommé à coups de briques et de fers.Tant d’exaspération étonne les autorités ; on nous laissequelques heures pour la calmer. À midi, un officier municipalreparaît au guichet, qui n’avait pas cessé d’être gardé comme letrou, et nous offre une amnistie. Elle est acceptée ; mais àpeine avons-nous enlevé nos chevaux de frise, qu’on tombe sur nousà coups de crosse, à coups de plats de sabre et de trousseaux declefs ; il n’est pas jusqu’au dogue du concierge qui ne semette de la partie. Il me saute aux reins, et dans un instant jesuis couvert de morsures. On nous traîne ainsi dans la cour, où unpeloton de quinze hommes nous tient couchés en joue, pendant qu’onrive nos fers. L’opération terminée, on me jette dans un cachotencore plus affreux que celui que je quittais ; et ce n’estque le lendemain, que l’infirmier Dutilleul (aujourd’hui gardien àl’hospice de Saint-Mandé) vint panser les morsures et lescontusions dont j’étais couvert.

J’étais à peine remis de cette secousse,lorsqu’arriva le jour de notre jugement, que mes évasions réitéréeset celles de Grouard, qui s’enfuyait au moment où l’on mereprenait, faisaient différer depuis huit mois. Les débatss’ouvrent, et je me vois perdu : mes coaccusés me chargeaientavec une animosité qui s’expliquait par mes révélations tardives,bien qu’elles m’eussent été inutiles, et qu’elles n’eussentnullement aggravé leur position. Boitel déclare se rappeler que jelui ai demandé combien il donnerait pour être hors de prison ;Herbaux convient d’avoir fabriqué le faux ordre, sans y avoirtoutefois apposé les signatures ; mais il ajoute que c’est surmon défi qu’il l’a confectionné, et que je m’en suis aussitôtemparé, sans que lui, Herbaux, y attachât la moindre importance.Les écrivains-jurés déclaraient du reste que rien n’indiquait quej’eusse coopéré matériellement au crime ; toutes les chargesélevées contre moi se bornaient donc à l’allégation sans preuvesque j’avais fourni ce malheureux cachet. Cependant Boitel, quireconnaissait avoir sollicité le faux ordre, Stofflet, qui l’avaitapporté au concierge, Grouard, qui avait au moins assisté à toutel’opération, sont acquittés, et l’on nous condamne, Herbaux et moi,à huit ans de fers.

Voici l’expédition de ce jugement : je lareproduis textuellement ici, en réponse aux contes que lamalveillance ou la niaiserie ont fait et font circulerencore : les uns répandent que j’ai été condamné à mort à lasuite de nombreux assassinats ; les autres affirment que j’ailong-temps été le chef d’une bande qui arrêtait lesdiligences ; les plus modérés donnent comme certaine macondamnation aux travaux forcés à perpétuité, pour vol à l’aided’escalade et d’effraction ; on est allé jusqu’à dire que plustard j’avais provoqué des malheureux au crime, pour faire brillerma vigilance en les jetant, quand bon me semblait, auxtribunaux : comme s’il manquait de vrais coupables àpoursuivre ! Sans doute, des faux frères, comme ils’en trouve partout, même parmi les voleurs, m’instruisaientquelquefois des projets de leurs complices ; sans doute, pourconstater le crime en même temps qu’on le prévenait, il fallaitsouvent tolérer un commencement d’exécution ; car lesmalfaiteurs consommés ne laissent jamais prise sur eux que par leflagrant délit : mais je le demande, y a-t-il là rien quiressemble à la provocation ! Cette imputation partit de lapolice, où je comptais plus d’un envieux : cette imputationtombe devant la publicité des débats judiciaires, qui n’eussent pasmanqué de révéler les infamies qu’on me reproche ; elle tombedevant l’état des opérations de la brigade de sûreté que jedirigeais. Ce n’est pas quand on a fait ses preuves, qu’on recourtau charlatanisme, et la confiance des administrateurs habiles quiont précédé M. Delavau à la préfecture, me dispensait d’aussimisérables expédients. Il est heureux, disaientun jour, en parlant de moi, à M. Anglès, des agents quiavaient échoué dans une affaire où j’avais réussi :Eh ! bien, dit-il en leur tournant le dos, soyezheureux.

On ne m’a fait grâce que du parricide ;je n’ai cependant jamais encouru ni subi, je le déclare, que lejugement ci-dessous rapporté ; mes lettres de grâce en fontfoi : et lorsque j’affirme que je n’avais point coopéré à cemisérable faux, on doit m’en croire, puisqu’il ne s’agissait, endéfinitive, que d’une mauvaise plaisanterie de prison, qui,prouvée, donnerait lieu tout au plus aujourd’hui à l’applicationd’une peine correctionnelle. Mais ce n’était pas le complicedouteux d’un faux ridicule quon frappait, c’était surle détenu remuant, indocile, audacieux, sur le chef de tant decomplots d’évasion, qu’il fallait faire un exemple : je fussacrifié.

JUGEMENT.

« Au nom de la République française, uneet indivisible ;

» Vu, par le tribunal criminel dudépartement du Nord, l’acte d’accusation dressé le vingt-huitvendémiaire an cinquième, contre les nommés Sébastien Boitel, âgéde quarante ans environ, laboureur, demeurant à Annoulin ;César Herbaux, âgé de vingt ans ; ci-devant sergent-major dansles chasseurs de Vandamme, demeurant à Lille ; EugèneStofflet, âgé de vingt-trois ans, marchand fripier, demeurant àLille ; Jean-François Grouard, âgé de dix-neuf ans et demi,conducteur en second des transports militaires, demeurant àLille ; et François Vidocq, natif d’Arras, âgé de vingt-deuxans, demeurant à Lille ; prévenus de faux en écriture publiqueet authentique, par le directeur du jury de l’arrondissement deCambrai, dont la teneur suit :

» Le soussigné, juge au tribunal civil dudépartement du Nord, faisant les fonctions de directeur du jury del’arrondissement de Cambrai, pour les empêchements du titulaire,expose qu’en vertu du jugement rendu le sept fructidor dernier parle tribunal criminel du département du Nord, cassant et annulantles actes d’accusation dressés les vingt et vingt-six germinaldernier, par le directeur du jury de l’arrondissement de Lille, àla charge des nommés César Herbaux, François Vidocq, SébastienBoitel, Eugène Stofflet et Brice Coquelle, accusés présents, etAndré Bordereau, accusé contumace, tous prévenus d’être auteurs oucomplices d’un crime de faux en écriture publique et authentique, àeffet de procurer l’évasion dudit Sébastien Boitel de la maisond’arrêt dite la Tour Pierre, à Lille, où il était détenu,et en particulier ledit Brice Coquelle d’avoir, au moyen de cefaux, fait évader le prisonnier confié à sa garde comme conciergede ladite maison d’arrêt ; tous les prévenus, avec les piècesqui les concernent, auraient été renvoyés devant le soussigné pourêtre soumis à un nouveau jury d’accusation ; que, dansl’examen desdites pièces, il aurait aperçu que le nomméJean-François Grouard, détenu en la maison d’arrêt dite la TourPierre, impliqué dans la procédure, aurait été oublié par ledirecteur du jury susdit, pourquoi, sur les conclusions ducommissaire du pouvoir exécutif, et en vertu de l’ordonnance duvingt-quatre fructidor susdit, il aurait décerné mandat d’amenercontre ledit Grouard, et, par suite, après l’avoir entendu, mandatd’arrêt, comme prévenu de complicité dudit faux ; qu’aucunepartie plaignante ne s’étant présentée dans les deux jours de laremise des prévenus en la maison d’arrêt de cet arrondissement, lesoussigné a procédé à l’examen des pièces relatives aux causes dela détention et arrestation de tous les prévenus ; qu’ayantvérifié la nature du délit dont ils sont prévenus respectivement,il avait trouvé que ces délits étaient de nature à mériter peineafflictive ou infamante, et qu’en conséquence, après avoir entendule commissaire du pouvoir exécutif, il a rendu cejourd’hui uneordonnance par laquelle il a traduit tous lesdits prévenus devantle jury spécial d’accusation ; en vertu de cette ordonnance,le soussigné a dressé le présent acte d’accusation pour, après lesformalités requises par la loi, être présenté audit jury ;

» Le soussigné déclare, en conséquence,qu’il résulte de l’examen des pièces, et notamment desprocès-verbaux dressés par le greffier du tribunal de paix de laquatrième section de la commune de Lille, le dix-neuf nivôsedernier, et les neuf et vingt-quatre prairial suivant, par le jugede paix du midi, de la commune de Douai, lesquels procès-verbauxsont annexés au présent acte,

» Que le nommé Sébastien Boitel, détenuen la maison d’arrêt dite la Tour Pierre, à Lille, auraitété mis en liberté en vertu d’un prétendu arrêté du comité delégislation et tribunal de cassation, daté de Paris, le vingtbrumaire, quatrième année de la république, signé Carnot,Lesage-Cenault et Le Coindre, au dos duquel se trouve l’attache dureprésentant du peuple Talot, adressé audit Brice Coquelle ;que cet arrêté et l’attache susdite, dont ce dernier a fait usagepour sa défense, n’ont point été donnés par le comité delégislation et par ledit représentant Talot ; que de là il estconstant que cet arrêté et l’attache présentent un faux en écriturepublique et authentique, que le faux décèle même de la seuleinspection de la pièce arguée, en ce que l’intitulé porte :Arrêté du Comité de législation, Tribunal de cassation,intitulé ridicule, qui confond dans une même autorité deuxautorités différentes ;

» Que le neuf prairial dernier, il a ététrouvé dans un des cachots de la maison d’arrêt de Douai, un cachetde cuivre sans manche, caché sous le pied d’un lit ; que leditVidocq avait couché dans le cachot précédemment ; que cecachet est le même que celui qui se trouve apposé sur l’acte faux,et présente identiquement la même empreinte ; que, lors de lavisite que ledit juge de paix du midi de Douai fit le jourprécédent, du cachot où ledit Vidocq était alors, on entendit, enretournant la literie, tomber quelque chose, ayant son de cuivre,or ou argent ; que Vidocq se précipita dessus, il parvint àsoustraire l’effet tombé, en y substituant un morceau de lime qu’ilmontra ; qu’il avait été vu précédemment avec le cachet parlesdits Herbaux et Stofflet, à qui il a avoué d’avoir étélieutenant du bataillon dont le cachet porte le nom ;

» Que lesdits Herbaux, François Vidocq,Sébastien Boitel, Eugène Stofflet, Brice Coquelle, André Bordereauet Jean-François Grouard, sont prévenus d’être les auteurs etcomplices dudit faux, et d’avoir par la facilité l’évasion duditSébastien Boitel de la maison d’arrêt où il était détenu en vertud’un jugement de condamnation à la détention ;

» Que ledit Brice Coquelle est en outreprévenu d’avoir, au moyen de ce faux arrêté, fait évader de laditemaison d’arrêt, ledit Sébastien Boitel, confié à sa garde commeconcierge de ladite maison d’arrêt ; que ledit Brice Coquelleétait convenu, devant le directeur du jury de Lille, d’avoir misledit Sébastien Boitel en liberté le trois frimaire dernier, envertu de la pièce arguée de faux ;

» Que cette pièce lui avait été remisepar Stofflet, qui la lui avait apportée ; qu’il l’avaitreconnue devant le juge de paix pour en avoir été le porteur, queledit Stofflet était venu à la prison cinq à six fois dans l’espacede dix jours, que c’était toujours après Herbaux qu’il demandait,et qu’il restait deux à trois heures avec lui ; que Herbaux etBoitel étaient ensemble dans la même prison, et que ledit Stoffletparlait également à l’un comme à l’autre ; que le prétenduarrêté lui était adressé, et qu’il n’a pu le suspecter de faux, neconnaissant pas les signatures ; que ledit Stofflet étaitconvenu qu’il était soupçonné d’avoir porté une lettre à laTour Pierre, mais que cela était faux, qu’il a bien étédifférentes fois en ladite maison d’arrêt, pour parler à Herbaux,mais qu’il ne lui avait jamais porté de lettres, et que BriceCoquelle en imposait, en disant qu’il l’avait reconnu, devant lejuge de paix, pour lui avoir remis un faux ordre, en vertu duquelSébastien Boitel avait été mis en liberté ;

» Que François Vidocq avait déclarén’avoir connu Boitel qu’en prison, qu’il savait que ce dernier enétait sorti en vertu d’un ordre apporté à Coquelle, qui buvaitbouteille avec les frères de Coquelle, et Prévôt, autre détenu,avait été souper avec eux au cabaret de la Dordreck, et queCoquelle et Prévôt n’étaient rentrés que vers minuit ; qu’ildéclara au juge de paix de Douai, que le cachet trouvé sous le pieddu lit ne venait pas de lui, qu’il n’avait pas servi dans lebataillon dont le cachet porte le nom, et qu’il ne savait pas si cebataillon avait été incorporé dans un de ceux où il avaitservi ; que s’il a fait de la résistance, lors de la visite ducachot, ce fut à cause du morceau de lime qu’il avait, craignantqu’on ne soupçonnât qu’il voulût s’en servir pour briser sesfers ;

» Que ledit Boitel était convenu d’êtredétenu à la Tour Pierre, en vertu d’une condamnation à unedétention de six ans ; qu’il se rappelait bien qu’un jourHerbaux et Vidocq lui avaient demandé combien il donnerait pourêtre mis en liberté ; qu’il leur promit douze louis ennuméraire, qu’il leur en avait donné sept, et devait leur donner lereste s’il était resté tranquille chez lui ; qu’il était sortide prison avec ses deux frères et Brice Coquelle ; qu’il avaitété avec eux à la Dordreck, boire du vin, jusqu’à dix heures dusoir ; qu’il savait bien être sorti de prison en vertu d’unordre faux, que Vidocq et Herbaux avaient fait, mais qu’il nesavait pas qui l’avait apporté ;

» Que ledit Grouard était convenu devantle soussigné, qu’il avait eu connaissance de l’élargissement duditBoitel en vertu d’un ordre supérieur, qu’après la sortie decelui-ci il avait vu ledit ordre, qu’il l’avait soupçonné faux, etqu’il croyait avoir reconnu l’écriture d’Herbaux ; que quant àlui il n’a coopéré en rien, ni à la sortie dudit Boitel, ni à lafabrication du faux ;

» Que ledit Herbaux a déclaré audirecteur soussigné que, se trouvant avec Vidocq et d’autresdétenus, on parla de l’affaire de Boitel ; que ledit Vidocq ledéfia de modeler l’ordre en vertu duquel Boitel pourrait être misen liberté ; qu’il accepta le défi, et prit le premier papierqui lui tomba sous la main, et fit l’ordre en question, sans ymettre de signature ; qu’il le laissa sur la table ; queVidocq s’en empara ; que l’ordre en vertu duquel Boitel estsorti de prison, est celui qu’il fit sans signature ;

» Que quant à André Bordereau, contumace,il paraît qu’il a pu avoir connaissance du faux, en ce que, le jourde la sortie de Boitel hors de la prison, il a été remettre àStofflet une lettre venant dudit Herbaux, et que le lendemain del’évasion de Boitel, il a été lui faire une visite à Annoulin, oùce Boitel s’était réfugié ;

» Il résulte de tous ces détails,attestés par lesdites pièces et lesdits procès-verbaux, qu’il a étécommis un faux en écriture publique et authentique, et qu’en vertude cette pièce fausse, le nommé Sébastien Boitel est parvenu às’échapper de la maison d’arrêt dite la Tour Pierre àLille, où il était détenu sous la garde du concierge ; et quecette évasion a eu lieu le trois frimaire dernier ; doubledélit sur lequel, selon le Code pénal, les jurés auront à prononcers’il y a accusation contre lesdits Boitel, Stofflet, Vidocq,Coquelle, Grouard, Herbaux et Bordereau, à raison des délitsmentionnés au présent acte.

» Fait à Cambrai, le vingt-huitvendémiaire an cinquième de la république, une etindivisible. »

» Signé NOLEKFRICK.

» La déclaration du jury d’accusation del’arrondissement de Cambrai, du six brumaire an cinquième, écriteau bas dudit acte, et portant qu’il y a lieu à l’accusationmentionnée audit acte ;

» L’ordonnance de prise de corps, renduepar le directeur du jury dudit arrondissement, le même jour, contrelesdits Sébastien Boitel, César Herbaux, Eugène Stofflet, FrançoisGrouard et François Vidocq ;

» Le procès-verbal de la remise de leurspersonnes en la maison de justice du département, du vingt et unbrumaire dernier ;

» Et la déclaration du jury spécial dejugement, en date de ce jour, portant ;

» 1° Que le faux mentionné en l’acted’accusation est constant ;

» 2° Que César Herbaux, accusé, estconvaincu d’avoir commis ce faux ;

» 3° Qu’il est convaincu de l’avoircommis méchamment et à dessein de nuire ;

» 4° Que François Vidocq est convaincud’avoir commis ce faux ;

» 5° Qu’il est convaincu de l’avoircommis méchamment et à dessein de nuire ;

» 6° Qu’il est constant que ledit faux aété commis en écriture publique et authentique ;

» 7° Que Sébastien Boitel, accusé, n’estpas convaincu d’avoir par dons, promesses, provoqué le coupable oules coupables à commettre ledit faux ;

» 8° Que Eugène Stofflet n’est pasconvaincu d’avoir aidé et assisté le coupable ou les coupables,soit dans les faits qui ont préparé ou facilité l’exécution duditfaux, soit dans l’acte même qui l’a consommé ;

» 9° Que Jean-François Grouard n’est pasconvaincu d’avoir aidé et assisté le coupable ou les coupables,soit dans les faits qui ont préparé ou facilité l’exécution duditfaux, soit dans l’acte même qui l’a consommé ;

» En conséquence de ladite déclaration,le président a dit, conformément à l’article quatre centvingt-quatre de la loi du trois brumaire an quatre, Code des délitset des peines, que lesdits Sébastien Boitel, Eugène Stofflet etJean-François Grouard, sont et demeurent acquittés de l’accusationintentée contre eux, et a ordonné au gardien de la maison dejustice du département, de les mettre sur-le-champ en liberté,sils ne sont retenus pour autre cause.

» Le Tribunal, après avoir entendu lecommissaire du Pouvoir exécutif et le citoyen Després, conseil desaccusés, condamne François Vidocq et César Herbaux à la peine dehuit années de fers, conformément à l’article quarante-quatre de laseconde section du titre deux, de la seconde partie du Code pénal,dont il a été fait lecture, lequel est ainsi conçu :

» Si ledit crime de faux est commis enécriture authentique et publique, la peine sera de huit années defers,

» Ordonne, conformément à l’articlevingt-huit du titre premier de la première partie du Code pénal,dont il a été pareillement fait lecture, lequel est ainsiconçu : Quiconque aura été condamné à l’une des peines desfers, de la réclusion dans la maison de force, de la gêne, de ladétention, avant de subir sa peine sera préalablement conduit surla place publique de la ville où le jury d’accusation aura étéconvoqué ; il y sera attaché à un poteau placé sur unéchafaud, et il y demeurera exposé aux regards du peuple pendantsix heures, s’il est condamné aux peines des fers ou de laréclusion dans la maison de force ; pendant quatre heures,s’il est condamné à la peine de la gêne ; pendant deux heures,s’il est condamné à la peine de la détention ; au-dessus de satête, sur un écriteau, seront inscrits, en gros caractères, sesnoms, sa profession, son domicile, la cause de sa condamnation, etle jugement rendu contre lui ;

» Et à l’article quatre centquarante-cinq de la loi du trois brumaire an quatre, Code desdélits et des peines, dont il a aussi été fait lecture, lequel estainsi conçu : Elle se fait (l’exposition) sur une des placespubliques de la commune où le tribunal criminel tient sesséances,

» Que lesdits François Vidocq et CésarHerbaux seront exposés pendant six heures sur un échafaud, quisera, pour cet effet, dressé sur la place publique de cettecommune ;

» Ordonne qu’à la diligence ducommissaire du pouvoir exécutif, le présent jugement sera mis àexécution.

» Fait et prononcé à Douai, à l’audiencedu tribunal criminel du département du Nord, le sept nivôse,cinquième année de la république française, une et indivisible, oùétaient présents les citoyens Delaetre, président ;Havyn, Ricquet, Réat et Legrand, juges, qui ont signé laminute du présent jugement.

» Mandons et ordonnons à tous huissiers,sur ce requis, de mettre ledit jugement à exécution, à nosprocureurs-généraux, et à nos procureurs près les tribunaux depremière instance, d’y tenir la main ; à tous commandants etofficiers de la force publique d’y prêter main-forte, lorsqu’ils enseront légalement requis.

» En foi de quoi, le présent jugement aété signé par le président de la cour et par le greffier.

» Pour expédition conforme,

» signé LEBOINE, greffier.

» En marge est écrit : Enregistré àDouai, le seize prairial an treize, folio soixante-sept, verso,case deux, reçu cinq francs ; savoir : deux francs pourautant de condamnations, trois francs pour autant de décharges, etcinquante centimes pour subvention sur le tout.

» Signé DEMAG.

» En marge du premier rôle estécrit : Parafé par nous, juge au tribunal de première instancede l’arrondissement de Béthune, conformément à l’article deux centtrente-sept du Code civil, et au procès-verbal de ce jour, trenteprairial an treize, remplaçant le président absent, renvoiapprouvé.

» Signé DELDICQUE. »

CHAPITRE VII.

 

Départ de Douai. – Les condamnés se révoltent dans la forêt deCompiègne. – Séjour à Bicêtre. – Mœurs de prison. – La cour desFous.

 

Excédé des mauvais traitements de toute espècedont j’étais l’objet dans la prison de Douai, harassé par unesurveillance redoublée depuis ma condamnation, je me gardai bien deformer un appel qui eût pu m’y retenir encore plusieurs mois. Cequi me confirma dans cette résolution, ce fut la nouvelle que lescondamnés allaient être immédiatement dirigés sur Bicêtre, etréunis à la chaîne générale, partant pour le bagne de Brest. Il estinutile de dire que je comptais me sauver en route. Quant à l’appelon m’assurait que du bagne je pourrais présenter une demande engrâce, qui produirait le même effet. Nous restâmes cependant encoreplusieurs mois à Douai, ce qui me fit regretter amèrement de nem’être pas pourvu en cassation.

L’ordre de translation arriva enfin, et cequ’on croira peut-être difficilement de la part d’hommes qui vontaux galères, il fut reçu avec enthousiasme, tant on était fatiguédes vexations du concierge Marin. Notre nouvelle position n’étaitcependant rien moins que satisfaisante : l’huissier Hurtrel,qui nous accompagnait, je ne sais pourquoi, avait fait fabriquerdes fers d’un nouveau modèle, au moyen desquels nous avions chacunà la jambe un boulet de quinze livres, en même temps que nousétions attachés deux à deux par un large bracelet en fer. Du reste,la surveillance la plus active. Il devenait donc impossible desonger à rien tenter par adresse. Une attaque de vive force pouvaitseule nous sauver ; j’en fis la proposition : mescompagnons, au nombre de quatorze, l’acceptèrent, et il fut convenuque le projet s’exécuterait à notre passage dans la forêt deCompiègne. Desfosseux était du voyage ; au moyen des sciesqu’il portait toujours dans ses intestins, nos fers furent coupésen trois jours ; l’enduit d’un mastic particulier nepermettait pas aux gardiens d’apercevoir la trace desinstruments.

On entre dans la forêt. À l’endroit indiqué,le signal se donne, les fers tombent, nous sautons des voitures oùnous étions entassés, pour gagner le fourré ; mais les cinqgendarmes et les huit dragons qui formaient l’escorte nous chargentsabre en main. Nous nous retranchons alors derrière des arbres,armés de ces pierres qu’on amasse pour ferrer les routes, et dequelques armes dont nous nous étions emparés, à la faveur dupremier moment de confusion. Les militaires hésitent un instant,mais, bien armés, bien montés, ils ont bientôt pris leurparti : à leur première décharge, deux des nôtres tombentmorts sur la place, cinq sont grièvement blessés, et les autres sejettent à genoux en demandant grâce. Il fallut alors nous rendre.Desfosseux, moi, et quelques autres qui tenaient encore, nousremontions sur les charrettes, lorsque Hurtrel, qui s’était tenu àune distance respectueuse de la bagarre, s’approcha d’un malheureuxqui ne se pressait sans doute pas assez, et lui passa son sabre autravers du corps. Tant de lâcheté nous indigna : les condamnésqui n’avaient pas encore repris leurs places sur les voituresressaisirent des pierres, et sans les dragons, Hurtrel étaitassommé ; ceux-ci nous crièrent que nous allions nous faireécraser, et la chose était tellement évidente, qu’il fallut mettrebas les armes, c’est-à-dire les pierres. Cet événement mittoutefois un terme aux vexations de Hurtrel, qui n’approchait plusde nous qu’en tremblant.

À Senlis, on nous déposa dans la prison depassage, une des plus affreuses que je connusse. Le conciergecumulant les fonctions de garde-champêtre, la maison était dirigéepar sa femme ; et quelle femme ! Comme nous étionssignalés, elle nous fouilla dans les endroits les plus secrets,voulant s’assurer par elle-même que nous ne portions rien qui pûtservir à une évasion. Nous étions cependant en train de sonder lesmurs, lorsque nous l’entendîmes crier d’une voix enrouée :Coquins, si je vais à vous avec mon nerf de bœuf, je vousapprendrai à faire de la musique. Nous nous le tînmes pourbien dit, et tout le monde resta coi. Le surlendemain, nousarrivâmes à Paris ; on nous fit longer les boulevardsextérieurs, et à quatre heures après midi, nous étions en vue deBicêtre.

Arrivés au bout de l’avenue qui donne sur laroute de Fontainebleau, les voitures prirent à droite, etfranchirent une grille au-dessus de laquelle je lus machinalementcette inscription : Hospice de la vieillesse. Dans lapremière cour se promenaient un grand nombre de vieillards vêtus debure grise : c’étaient les bons pauvres. Ils sepressaient sur notre passage avec cette curiosité stupide que donneune vie monotone et purement animale, car il arrive souvent quel’homme du peuple admis dans un hospice, n’ayant plus à pourvoir àsa subsistance, renonce à l’exercice de ses facultés étroites, etfinit par tomber dans un idiotisme complet. En entrant dans uneseconde cour, où se trouve la chapelle, je remarquai que la plupartde mes compagnons se cachaient la figure avec leurs mains ou avecleurs mouchoirs. On croira peut-être qu’ils éprouvaient quelquesentiment de honte ; point : ils ne songeaient qu’à selaisser reconnaître le moins possible, afin de s’évader plusfacilement si l’occasion s’en présentait.

« Nous voilà arrivés, me dit Desfosseux,qui était assis à côté de moi. Tu vois ce bâtiment carré… c’est laprison. » On nous fit en effet descendre devant une portegardée à l’intérieur par un factionnaire : Entrés dans legreffe, nous fûmes seulement enregistrés ; on remit à prendrenotre signalement au lendemain. Je m’aperçus cependant que leconcierge nous regardait, Desfosseux et moi, avec une espèce decuriosité, et j’en conclus que nous avions été recommandés parl’huissier Hurtrel, qui nous devançait toujours d’un quart d’heure,depuis l’affaire de la forêt de Compiègne. Après avoir franchiplusieurs portes fort basses doublées en tôle, et le guichetdes cabanons, nous fûmes introduits dans une grande courcarrée, où une soixantaine de détenus jouaient aux barres, enpoussant des cris qui faisaient retentir toute la maison. À notreaspect, tout s’interrompit, et l’on nous entoura, en paraissantexaminer avec surprise les fers dont nous étions chargés. C’était,au surplus, entrer à Bicêtre par la belle porte, que de s’yprésenter avec un pareil harnais, car on jugeait du mérited’un prisonnier, c’est-à-dire de son audace et de son intelligencepour les évasions, d’après les précautions prises pour s’assurer delui. Desfosseux, qui se trouvait là en pays de connaissance n’eutdonc pas de peine à nous présenter comme les sujets les plusdistingués du département du Nord ; il fit de plus, enparticulier, mon éloge, et je me trouvai entouré et fêté par toutce qu’il y avait de célèbre dans la prison : les Beaumont, lesGuillaume père, les Mauger, les Jossat, les Maltaise, les Cornu,les Blondy, les Trouflat, les Richard, l’un des complices del’assassinat du courrier de Lyon, ne me quittaient plus. Dès qu’onnous eut débarrassés de nos fers de voyage, on m’entraîna à lacantine, et j’y faisais raison depuis deux heures à milleinvitations, lorsqu’un grand homme en bonnet de police, qu’on medit être l’inspecteur des salles, vint me prendre et me conduisitdans une grande pièce nommée le Fort-Mahon, où l’on nousrevêtit des habits de la maison, consistant en une casaquemi-partie grise et noire. L’inspecteur m’annonça en même temps queje serais brigadier, c’est-à-dire que je présiderais à larépartition des vivres entre mes commensaux ; j’eus enconséquence un assez bon lit, tandis que les autres couchèrent surdes lits de camp.

En quatre jours, je fus connu de tous lesprisonniers ; mais quoi qu’on eût la plus haute opinion de moncourage, Beaumont, voulant me tâter, me chercha unequerelle d’Allemand. Nous nous battîmes, et comme j’avais affaire àun adepte dans cet exercice gymnastique qu’on nomme lasavatte, je fus complètement vaincu. Je pris néanmoins marevanche dans un cabanon, où Beaumont, manquant d’espace pourdéployer les ressources de son art, eut à son tour le dessous. Mapremière mésaventure me donna cependant l’idée de me faire initieraux secrets de cet art, et le célèbre Jean Goupil, le Saint-Georgesde la savatte, qui se trouvait avec nous à Bicêtre, me comptabientôt au nombre des élèves qui devaient lui faire le plusd’honneur.

La prison de Bicêtre est un vaste bâtimentquadrangulaire, renfermant diverses constructions, et plusieurscours, qui toutes ont un nom différent : il y a la grandecour, où se promènent les détenus, la cour descuisines, la cour des chiens, la cour decorrection, la cour des fers. Dans cette dernière, setrouve le bâtiment neuf composé de cinq étages ; chaque étageforme quarante cabanons, pouvant contenir quatre détenus. Sur laplate-forme qui tient lieu de toit, rôdait jour et nuit un chiennommé Dragon, qui passait dans la prison pour être aussi vigilantqu’incorruptible ; des détenus parvinrent cependant plus tardà le suborner, au moyen d’un gigot rôti, qu’il eut la coupablefaiblesse d’accepter : tant il est vrai qu’il n’est point deséductions plus puissantes que celle de la gloutonnerie,puisqu’elles agissent indifféremment sur tous les êtres organisés.Pour l’ambition, pour le jeu, pour la galanterie, il est des termesfixés par la nature, mais la gourmandise ne connaît pas d’âge, etsi l’appétit oppose parfois sa force d’inertie, on en est quittepour s’émanciper par une indigestion. Cependant, les amphitryonss’étant évadés, pendant que Dragon dégustait le gigot, ilfut cassé et relégué dans la cour des chiens :là, mis à la chaîne, privé de l’air libre qu’il respiraitsur la plate-forme, inconsolable de sa faute, il dépérit de jour enjour, et finit par succomber aux remords, victime d’un moment degourmandise et d’erreur.

Près du bâtiment dont je viens de parler,s’élève le bâtiment vieux, à peu près disposé de la mêmemanière, et sous lequel on a pratiqué les cachots desûreté, où l’on renferme les turbulents et les condamnés àmort. C’est dans un de ces cachots qu’a vécu quarante-troisans celui des complices de Cartouche qui avait trahi pourobtenir cette commutation ! Pour jouir un instant du soleil,il contrefit plusieurs fois le mort avec tant de perfection, quelorsqu’il eut rendu le dernier soupir, deux jours se passèrent sansqu’on lui retirât son collier de fer. Un troisième corps debâtiment, dit de la Force, comprenait enfin diversessalles, où l’on déposait les condamnés arrivant de la province, etdestinés comme nous pour la chaîne.

À cette époque, la prison de Bicêtre, quin’est forte que par l’extrême surveillance qu’on y exerce, pouvaitcontenir douze cents détenus, mais ils étaient entassés les uns surles autres, et la conduite des guichetiers ne tendait nullement àadoucir ce que cette position avait de fâcheux : l’airrenfrogné, la voix rauque, le propos brutal ; ils affectaientde bourrer les détenus, et ne se déridaient qu’à l’aspect d’unebouteille ou d’un écu. Ils ne réprimaient, du reste, aucun excès,aucun vice, et pourvu qu’on ne cherchât pas à s’évader, on pouvaitfaire dans la prison tout ce que bon semblait, sans être dérangé niinquiété. Tandis que des hommes condamnés pour ces attentats à lapudeur qu’on ne nomme pas, tenaient ouvertement école pratique delibertinage, les voleurs exerçaient leur industrie dans l’intérieurde la prison, sans qu’aucun employé s’avisât d’y trouver àredire.

Arrivait-il de la province quelque homme bienvêtu, qui, condamné pour une première faute ne fût pas encoreinitié aux mœurs et aux usages des prisons ; en un clin d’œilil était dépouillé de ses habits, que l’on vendait en sa présenceau plus offrant et dernier enchérisseur. Avait-il des bijoux, del’argent, on les confisquait également au profit de la société, etcomme il eût été trop long de détacher les boucles d’oreilles, onles arrachait, sans que le patient osât se plaindre. Il étaitaverti d’avance que s’il parlait, on le pendrait pendant la nuitaux barreaux des cabanons, sauf à dire ensuite qu’il s’étaitsuicidé. Par précaution, un détenu, en se couchant, plaçait-il seshardes sous sa tête, on attendait qu’il fût dans son premiersommeil ; alors on lui attachait au pied un pavé que l’onposait sur le bord du lit de camp : au moindre mouvement lepavé tombait : éveillé par cette brusque secousse, le dormeurse mettait sur son séant, et avant qu’il se fût rendu compte de cequ’il venait d’éprouver, son paquet, hissé au moyen d’une corde,parvenait à travers les grilles à l’étage supérieur. J’ai vu aucœur de l’hiver des pauvres diables, après avoir été dévalisés dela sorte rester en chemise sur le préau jusqu’à ce qu’on leur eûtjeté quelques haillons pour couvrir leur nudité. Tant qu’ilsséjournaient à Bicêtre, en s’enterrant, pour ainsi dire, dans lapaille, ils pouvaient encore défier la rigueur de la saison ;mais venait le départ de la chaîne et alors, n’ayant d’autrevêtement que le sarrau et le pantalon de toile d’emballage, souventils succombaient au froid avant d’arriver à la première halte.

Il faut expliquer par des faits de ce genre ladépravation rapide d’hommes qu’il était facile de ramener à dessentiments honnêtes, mais qui, ne pouvant échapper au comble de lamisère que par le comble de la perversité, ont dû chercher unadoucissement à leur sort dans l’exagération réelle ou apparente detoutes les habitudes du crime. Dans la société, on redoutel’infamie ; dans une réunion de condamnés, il n’y a de hontequ’à ne pas être infâme. Les condamnés forment une nation àpart : quiconque est amené parmi eux doit s’attendre à êtretraité en ennemi aussi long-temps qu’il ne parlera pas leurlangage, qu’il ne se sera pas approprié leur façon de penser.

Les abus que je viens de signaler ne sont pasles seuls : il en existait de plus terribles encore. Un détenuétait-il désigné comme un faux frère, ou comme un mouton,il était impitoyablement assommé sur place, sans qu’aucunguichetier intervînt pour le sauver. Les choses en vinrent à cepoint, qu’on fut obligé d’assigner un local particulier auxindividus qui, dans l’instruction de leur affaire, avaient faitquelques révélations qui pussent les compromettre, relativement àleurs complices. D’un autre côté, l’impudence des voleurs etl’immoralité des employés étaient portées si loin, qu’on préparaitouvertement dans la prison des tours de passe-passe et desescroqueries dont le dénouement avait lieu à l’extérieur. Je neciterai qu’une de ces opérations, elle suffira pour donner lamesure de la crédulité des dupes et de l’audace des fripons.Ceux-ci se procuraient l’adresse de personnes riches habitant laprovince, ce qui était facile au moyen des condamnés qui enarrivaient à chaque instant : on leur écrivait alors deslettres, nommées en argot lettres de Jérusalem, et quicontenaient en substance ce qu’on va lire. Il est inutile de faireobserver que les noms de lieux et de personnes changeaient enraison des circonstances.

« MONSIEUR,

» Vous serez sans doute étonné derecevoir cette lettre d’un inconnu qui vient réclamer de vous unservice : mais dans la triste position où je me trouve, jesuis perdu si les honnêtes gens ne viennent pas à monsecours ; c’est vous dire que je m’adresse à vous, dont on m’adit trop de bien pour que j’hésite un instant à vous confier toutemon affaire. Valet de chambre du marquis de…, j’émigrai avec lui.Pour ne pas éveiller les soupçons, nous voyagions à pied et jeportais le bagage, y compris une cassette contenant seize millefrancs en or et les diamants de feue madame la marquise. Nousétions sur le point de joindre l’armée de…, lorsque nous fûmessignalés et poursuivis par un détachement de volontaires. Monsieurle marquis, voyant qu’on nous serrait de près, me dit de jeter lacassette dans une mare assez profonde, près de laquelle nous noustrouvions, afin que sa présence ne nous trahît pas dans le cas oùnous serions arrêtés. Je comptais revenir la chercher la nuitsuivante ; mais les paysans, ameutés par le tocsin que lecommandant du détachement faisait sonner contre nous, se mirentavec tant d’ardeur à battre le bois où nous étions cachés, qu’il nefallut plus songer qu’à fuir. Arrivés à l’étranger, monsieur lemarquis reçut quelques avances du prince de… ; mais cesressources s’épuisèrent bientôt, et il songea à m’envoyer chercherla cassette restée dans la mare. J’étais d’autant plus sûr de laretrouver, que le lendemain du jour où je m’en étais dessaisi, nousavions dressé de mémoire le plan des localités, dans le cas où nousresterions long-temps sans pouvoir y revenir. Je partis, je rentraien France, et j’arrivai sans accident jusqu’au village de…, voisindu bois où nous avions été poursuivis. Vous devez connaîtreparfaitement ce village, puisqu’il n’est guères qu’à trois quartsde lieue de votre résidence. Je me disposais à remplir ma mission,quand l’aubergiste chez lequel je logeais, jacobin enragé etacquéreur de biens nationaux, remarquant mon embarras quand ilm’avait proposé de boire à la santé de la république, me fitarrêter comme suspect. Comme je n’avais point de papiers, et quej’avais le malheur de ressembler à un individu poursuivi pourarrestation de diligences, on me colporta de prison en prison pourme confronter avec mes prétendus complices. J’arrivai ainsi àBicêtre, où je suis à l’infirmerie depuis deux mois.

» Dans cette cruelle position, merappelant avoir entendu parler de vous par une parente de monmaître, qui avait du bien dans votre canton, je viens vous prier deme faire savoir si vous ne pourriez pas me rendre le service delever la cassette en question, et de me faire passer une partie del’argent qu’elle contient. Je pourrais ainsi subvenir à mespressants besoins, et payer mon défenseur, qui me dicte la présenteet m’assure qu’avec quelques cadeaux, je me tirerai d’affaire.

» Recevez, Monsieur, etc.

» Signé N… »

Sur cent lettres de ce genre, vingt étaienttoujours répondues. On cessera de s’en étonner si l’on considèrequ’elles ne s’adressaient qu’à des hommes connus par leurattachement à l’ancien ordre de choses, et que rien ne raisonnemoins que l’esprit de parti. On témoignait d’ailleurs au mandataireprésumé cette confiance illimitée qui ne manque jamais son effetsur l’amour-propre ou sur l’intérêt ; le provincial répondaitdonc en annonçant qu’il consentait à se charger de retirer ledépôt. Nouvelle missive du prétendu valet de chambre, portant que,dénué de tout, il avait engagé à l’infirmier pour une somme assezmodique la malle où se trouvait, dans un double fond, le plan dontil a déjà été question. L’argent arrivait alors, et l’on recevaitjusqu’à des sommes de douze et quinze cents francs. Quelquesindividus, croyant faire preuve d’une grande sagacité, vinrent mêmedu fond de leur province à Bicêtre, où on leur remit le plandestiné à les conduire dans ce bois mystérieux, qui, comme lesforêts fantastiques des romans de chevalerie, devait fuiréternellement devant eux. Les Parisiens eux-mêmes donnèrentquelquefois dans le panneau ; et l’on peut se rappeler encorel’aventure de ce marchand de drap de la rue des Prouvaires, surprisminant une arche du Pont-Neuf, sous laquelle il croyait trouver lesdiamants de la duchesse de Bouillon.

On comprend, du reste, que de pareillesmanœuvres ne pouvaient s’effectuer que du consentement, et avec laparticipation des employés, puisqu’eux-mêmes recevaient lacorrespondance des chercheurs de trésors. Mais le concierge pensaitqu’indépendamment du bénéfice indirect qu’il en retirait, parl’accroissement de la dépense des prisonniers, en comestibles et enspiritueux, ceux-ci, occupés de cette manière, en songeaient moinsà s’évader. D’après le même principe, il tolérait la fabricationd’une foule d’ouvrages en paille, en bois, en os, et jusqu’à cellede fausses pièces de deux sous, dont Paris se trouva un instantinondé. Il y avait encore d’autres industries, mais celles-làs’exerçaient clandestinement : on fabriquait à huis clos defaux passeports à la plume, imités à faire illusion, des scies àcouper les fers, et de faux tours en cheveux, qui servaientmerveilleusement à s’évader du bagne, les forçats étant surtoutreconnaissables à leur tête rasée. Ces divers objets se cachaientdans des étuis de fer-blanc, qu’on pouvait s’introduire dans lesintestins.

Pour moi, toujours préoccupé de l’idéed’éviter le bagne, et de gagner un port de mer, où je pourraism’embarquer, je combinais nuit et jour les moyens de sortir deBicêtre : j’imaginai enfin qu’en perçant le carreau duFort-Mahon pour gagner les aqueducs pratiquéssous la maison, nous pourrions, au moyen d’une courte mine, arriverdans la cour des fous, d’où il ne devait pas être difficile degagner l’extérieur. Ce projet fut exécuté en dix jours et autant denuits. Pendant tout ce temps, les détenus dont on croyait devoir seméfier ne sortaient qu’accompagnés d’un homme sûr ; il fallutcependant attendre que la lune fût sur son déclin. Enfin, le 13octobre 1797, à deux heures du matin, nous descendîmes dansl’aqueduc, au nombre de trente-quatre. Munis de plusieurs lanternessourdes, nous eûmes bientôt ouvert le passage souterrain et pénétrédans la cour des fous. Il s’agissait de trouver une échelle, outout au moins quelque chose qui pût en tenir lieu, pour escaladerles murs ; une perche assez longue nous tomba enfin sous lamain, et nous allions tirer au doigt mouillé à qui monterait lepremier, quand un bruit de chaînes troubla tout à coup le silencede la nuit.

Un chien sortit d’une niche placée dans unangle de la cour : nous restâmes immobiles, retenant jusqu’ànotre haleine, car le moment était décisif… Après s’être étendu enbâillant, comme s’il n’eût voulu que changer de place, l’animalremit une patte dans sa niche paraissant vouloir y rentrer ;nous nous croyions sauvés. Tout à coup il tourna la tête versl’endroit où nous étions entassés, et fixa sur nous deux yeux quisemblaient des charbons ardents. Un grognement sourd fut alorssuivi d’aboiements qui firent retentir toute la maison :Desfosseux voulait d’abord essayer de lui tordre le cou, maisl’indiscret était de taille à rendre l’issue de la lutte assezdouteuse. Il nous parut plus prudent de nous blottir dans unegrande pièce ouverte, qui servait au traitement des aliénés, maisle chien n’en continua pas moins son concerto et ses collèguess’étant mis de la partie, le vacarme devint tel, que l’inspecteurdes salles, Giroux, vit qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire parmi ses pensionnaires. Connaissant son monde, ilcommença sa ronde par le Fort-Mahon, et faillit tomber àla renverse en ne trouvant plus personne. À ses cris, le concierge,les guichetiers, la garde, tout accourut. On eut bientôt découvertle chemin que nous avions pris, et l’on n’en prit pas d’autre pourarriver dans la cour des fous, où le chien ayant été déchaîné,courut droit à nous. La garde entra alors dans la pièce où nousnous trouvions, la baïonnette croisée, comme s’il se fût agid’enlever une redoute ; on nous mit les menottes, préludeordinaire de tout ce qui se fait d’un peu important en prison, puisnous rentrâmes, non pas au Fort-Mahon, mais au cachot,sans qu’on nous fît toutefois éprouver aucun mauvaistraitement.

Cette tentative, la plus hardie dont la maisoneût été depuis long-temps le théâtre, avait jeté une telleconfusion parmi les surveillants, qu’on fut deux jours às’apercevoir qu’il manquait un détenu du Fort-Mahon :c’était Desfosseux. Connaissant toute son adresse, je le croyaisbien loin, quand, le troisième jour au matin, je le vis entrer dansmon cachot, pâle, défait, et tout sanglant. Lorsque la porte eutété refermée sur lui, il me raconta toute son aventure.

Au moment où la garde nous avait saisis, ils’était blotti dans une espèce de cuve servant probablement auxdouches ou aux bains ; n’entendant plus de bruit, il étaitsorti de sa retraite, et la perche l’avait aidé à franchirplusieurs murs, mais il se trouvait toujours dans les cours defous ; cependant le jour allait poindre, il entendait déjàaller et venir dans les bâtiments, car on n’est nulle part aussimatineux que dans les hospices. Il fallait se soustraire auxregards des employés, qui ne pouvaient tarder à circuler dans lescours ; le guichet d’une loge était entr’ouvert : il s’yglisse, et veut même, par excès de précaution, se fourrer dans ungrand tas de paille ; mais quel est son étonnement d’y voiraccroupi un homme nu, les cheveux en désordre, la barbe hérissée,l’œil hagard et sanglant. Le fou, car c’en est un, regardeDesfosseux d’un air farouche, puis il lui fait un signe rapide, etcomme celui-ci reste immobile, il s’élance comme pour le déchirer.Quelques caresses semblent l’apaiser, il prend Desfosseux par lamain, et le fait asseoir à ses côtés, en attirant toute la paillesous lui, par des mouvements brusques et saccadés comme ceux dusinge. À huit heures du matin, un morceau de pain noir tombe par leguichet ; il le prend, l’examine quelque temps, et finit parle jeter dans le baquet aux excréments, d’où il le retire uninstant après pour le dévorer. Dans la journée, on rapporte dupain, mais comme le fou dormait, Desfosseux s’en empare et ledévore, au risque d’être dévoré par son terrible compagnon, quipeut trouver mauvais qu’on lui enlève sa pitance. À la brune, lefou s’éveille, et parle quelque temps avec une volubilitéextraordinaire ; la nuit arrive, son exaltation augmentesensiblement, et il se met à faire des gambades et des contorsionshideuses, en secouant ses chaînes avec une espèce de plaisir.

Dans cette épouvantable position, Desfosseuxattendait avec impatience que le fou fût endormi, pour sortir parle guichet ; vers minuit, ne l’entendant plus remuer, ils’avance, passe un bras, la tête…, on le saisit par unejambe ; c’est le fou, qui, d’un bras vigoureux, le rejette surla paille, et se place devant le guichet, où il reste jusqu’aujour, immobile comme une statue. La nuit suivante, nouvelletentative, nouvel obstacle. Desfosseux, dont la tête commence à sedétraquer, veut employer la force ; une lutte terribles’engage, et Desfosseux, frappé de coups de chaînes, couvert demorsures et de contusions, est forcé d’appeler les gardiens.Ceux-ci, le prenant d’abord pour un de leurs administrés qui sesera fourvoyé, veulent aussi le mettre en loge, mais il parvient àse faire reconnaître, et obtient enfin la faveur d’être ramené avecnous.

Nous restâmes huit jours au cachot, après quoije fus mis à la Chaussée, où je retrouvai une partie desdétenus qui m’avaient si bien accueilli à mon arrivée. Ilsfaisaient grande chère, et ne se refusaient rien ; car,indépendamment de l’argent provenant des lettres deJérusalem, ils en recevaient encore des femmes qu’ils avaientconnues, et qui venaient les visiter fort assidûment. Devenu, commeà Douai, l’objet de la surveillance la plus active, je n’encherchais pas moins à m’évader encore, lorsqu’enfin arriva le jourdu départ de la chaîne.

CHAPITRE VIII.

 

Un départ de la chaîne. – Le capitaine Viez et son lieutenantThierry. – La complainte des galériens. – La visite hors de Paris.– Humanité des argousins. – Ils encouragent le vol. – Le paintransformé en valise. – Malheureuse tentative d’évasion. – Le bagnede Brest. – Les bénédictions.

 

C’était le 20 novembre 1797 : toute lamatinée on avait remarqué dans la prison un mouvement qui n’étaitpas ordinaire. Les détenus n’étaient pas sortis des cabanons :les portes s’ouvraient et se refermaient à chaque instant avecfracas ; les guichetiers allaient, venaient d’un airaffairé ; dans la grande cour, on déchargeait des fers dont lebruit arrivait jusqu’à nous. Vers onze heures, deux hommes vêtusd’un uniforme bleu entrèrent au Fort-Mahon, où depuis huitjours, j’avais été replacé avec mes camarades d’évasion ;c’était le capitaine de la chaîne et son lieutenant. « Ehbien ! » dit le capitaine, en nous montrant ce sourirequi annonce une familiarité bienveillante, « y a-t-il ici deschevaux de retour (forçats évadés) ? » Et tandisqu’il parlait, c’était à qui s’empresserait pour lui faire sa cour.Bonjour M. Viez, bonjour M. Thierry,s’écriait-t-on de toutes parts. Ces saluts étaient même répétés pardes prisonniers qui n’avaient jamais vu ni Viez, ni Thierry, maisqui, en se donnant un air de connaissance, espéraient se les rendrefavorables. Il était difficile que le capitaine, c’était Viez, nes’enivrât pas un peu de ces hommages : cependant comme ilétait habitué à de pareils honneurs, il ne perdait pas la tête, etil reconnaissait parfaitement les siens. Il aperçutDesfosseux : « Ah ! ah ! dit-il, voilà unferlampier (condamné habile à couper ses fers) qui a déjàvoyagé avec nous. Il m’est revenu que tu as manqué d’êtrefauché (guillotiné) à Douai, mon garçon. Tu as bien faitde manquer, mardieu ! car ; vois-tu, il vaut encore mieuxretourner au pré (bagne), que le taule (bourreau)ne joue au panier avec notre sorbonne (tête). Au surplus,mes enfants, que tout le monde soit calme, et l’on aura lebœuf avec du persil. » Le capitaine ne faisait que commencerson inspection, il la continua en adressant d’aussi aimablesplaisanteries à toute sa marchandise, c’était de ce nomqu’il appelait les condamnés.

Le moment critique approche : nousdescendons dans la cour des fers, où le médecin de lamaison nous visite pour s’assurer si tout le monde est à peu prèsen état de supporter les fatigues de la route. Nous sommes tousdéclarés bons, quoique plusieurs d’entre nous se trouventdans un état déplorable. Chaque condamné quitte ensuite la livréede la maison pour revêtir ses propres habits : ceux qui n’enont point reçoivent un sarrau et un pantalon de toile, bieninsuffisants pour se défendre des froids et de l’humidité. Leschapeaux, les vêtements un peu propres qu’on laisse aux condamnés,sont lacérés d’une manière particulière, afin de prévenir lesévasions : on ôte, par exemple, aux chapeaux le bord, et lecollet aux habits. Aucun condamné ne peut enfin conserver plus desix francs ; l’excédant de cette somme est remis au capitaine,qui vous le délivre en route, au fur et à mesure qu’on en a besoin.On élude toutefois assez facilement cette mesure, en plaçant deslouis dans des gros sous creusés au tour.

Ces préliminaires achevés, nous entrâmes dansla grande cour, où se trouvaient les gardes de la chaîne, plusconnus sous le nom d’argousins ;c’étaient, pour laplupart, des Auvergnats, porteurs d’eau, commissionnaires oucharbonniers, qui exerçaient leur profession dans l’intervalle deces voyages. Au milieu d’eux était une grande caisse de bois,contenant les fers qui servent successivement à toutes lesexpéditions du même genre. On nous fit approcher deux à deux, enayant soin de nous appareiller par rang de taille, au moyen d’unechaîne de six pieds réunie aussitôt au cordonde vingt-sixcondamnés, qui, dès lors, ne pouvaient plus se mouvoir qu’enmasse ; chacun tenait à cette chaîne par la cravate,espèce de triangle en fer, qui s’ouvrant d’un côté par unboulon-charnière, se ferme de l’autre avec un clou rivé à froid.C’est là la partie périlleuse de l’opération : les hommes lesplus mutins ou les plus violents restent alors immobiles ;car, au moindre mouvement, au lieu de porter sur l’enclume, lescoups leur briseraient le crâne, que frise à chaque instant lemarteau. Arrive ensuite un détenu qui, armé de longs ciseaux, coupeà tous les forçats les cheveux et les favoris, en affectant de leslaisser inégaux.

À cinq heures du soir, le ferrementfut terminé : les argousins se retirèrent ; ilne resta dans la cour que les condamnés. Livrés àeux-mêmes, ces hommes, loin de se désespérer,s’abandonnaient à tous les écarts d’une gaîté tumultueuse. Les unsvociféraient d’horribles plaisanteries, répétées de toutes partsavec les intonations les plus dégoûtantes : les autress’exerçaient à provoquer par des gestes abominables le rire stupidede leurs compagnons. Ni les oreilles ni la pudeur n’étaientépargnées : tout ce que l’on pouvait voir ou entendre était ouimmoral ou ineuphonique. Il est trop vrai, qu’une fois chargé defers, le condamné se croit obligé de fouler aux pieds tout ce querespecte la société qui le repousse : il n’y a plus de freinpour lui que les obstacles matériels : sa charte est lalongueur de sa chaîne, et il ne connaît de loi que le bâton auquelses bourreaux l’ont accoutumé. Jeté parmi des êtres à qui rienn’est sacré, il se garde bien de montrer cette grave résignationqui annonce le repentir ; car alors il serait en butte à millerailleries, et ses gardiens, inquiets de le trouver si sérieux,l’accuseraient de méditer quelque complot. Mieux vaut, s’il aspireà les tranquilliser sur ses intentions, paraître sans souci à touteheure. On ne se défie pas du prisonnier qui se joue avec sonsort : l’expérience de la plupart des scélérats qui se sontéchappés des bagnes en fournit la preuve. Ce qu’il y a de certain,c’est que parmi nous ceux qui avaient le plus grand intérêt às’évader, étaient les moins tristes de tous ; ils étaient lesboute-en-train. Dès que la nuit fut venue, ils se mirent à chanter.Que l’on se figure cinquante coquins, la plupart ivres, hurlant desairs différents. Au milieu de ce vacarme, un Cheval deretour entonna d’une voix de Stentor quelques couplets de lacomplainte des galériens.

La chaîne,

C’est la grêle ;

Mais c’est égal,

Ça n’fait pas de mal.

Nos habits sont écarlate,

Nous portons au lieu d’chapeaux

Des bonnets et point d’cravatte,

Ç’à fait brosse pour les jabots.

Nous aurions tort de nous plaindre,

Nous sommes des enfants gâtés,

Et c’est crainte de nous perdre

Que l’on nous tient enchaînés.

Nous f’rons des belles ouvrages

En paille ainsi qu’en cocos,

Dont nous ferons étalage

Sans qu’nos boutiques pay’ d’impôts.

Ceux qui visit’nt le bagne

N’ s’en vont jamais sans acheter,

Avec ce produit d’ l’aubaine

Nous nous arrosons l’gosier.

 

Quand vient l’heur’ de s’bourrer l’ventre,

En avant les haricots !

Ça n’est pas bon, mais ça entre

Tout comm’ le meilleur fricot.

Notr’ guignon eût été pire,

Si, comm’ des jolis cadets,

On nous eût fait raccourcir

À l’abbaye d’ Mont-à-r’gret.

Tous nos compagnons n’étaient pas égalementheureux :dans le troisième cordon, composé descondamnés les moins turbulents, on entendait éclater des sanglots,on voyait couler des larmes amères ; mais ces signes dedouleur ou de repentir étaient accueillis par les huées et lesinjures des deux autres cordons, où je figurais en première ligne,comme un sujet dangereux par son adresse et son influence. J’yavais près de moi deux hommes, l’un, ex-maître d’école, condamnépour viol ; l’autre, ex-officier de santé, condamné pour faux,qui, sans montrer ni allégresse ni abattement, causaient ensembledu ton le plus calme, le plus naturel.

« Nous allons à Brest, disait le maîtred’école ?

» – Oui, répondait l’officier de santé,nous allons à Brest… Je connais le pays, moi…

» – J’y suis passé étant sous-aide dansla 16e demi-brigade… Bon pays, ma foi,… je ne suis pasfâché de le revoir.

» – Y a-t-on de l’agrément, reprenait lepédagogue, qui ne me faisait pas l’effet d’être trèsfort ?

» – De l’agrément… ? disait soninterlocuteur, d’un air un peu étonné…

» – Oui…, de l’agrément… Je veux demandersi l’on peut se procurer quelques douceurs, si on est bien traité…,si les vivres sont à bon marché.

» – D’abord ; vous serez nourri,répondait tranquillement l’interlocuteur…, et bien nourri ;car au bagne de Brest, il ne faut que deux heures pour trouver unegourgane dans la soupe, tandis qu’il faut huit jours àToulon. »

Ici la conversation fut interrompue par degrands cris, partis du second cordon ; on y assommait à coupde chaînes trois condamnés, l’ex-commissaire des guerres Lemière,l’officier d’état-major Simon, et un voleur nommé le PetitMatelot, qu’on accusait, ou d’avoir trahi leurs camarades pardes révélations, ou d’avoir fait manquer quelque complot de prison.Celui qui les signalait à la vengeance des forçats était un jeunehomme dont la rencontre eût été une bonne fortune pour un peintreou pour un acteur. Avec de mauvaises pantoufles vertes, une vestede chasse veuve de ses boutons, et un pantalon de nankin, quisemblait défier les intempéries de la saison, il portait pourcoiffure une casquette sans visière, dont les trous laissaientpasser le coin d’un vieux madras. On ne l’appelait à Bicêtre queMademoiselle : j’appris que c’était un de cesmisérables qui, livrés à Paris à une prostitution infâme, trouventau bagne un théâtre digne de leurs dégoûtantes voluptés. Lesargousins, accourus d’abord au bruit, ne se donnèrent pasle moindre mouvement pour arracher le Petit Matelot desmains des forçats ; aussi mourut-il quatre jours après ledépart, des coups qu’il avait reçus. Lemière et Simon eussentégalement péri sans mon intervention : j’avais connu lepremier dans l’Armée Roulante, où il m’avait renduquelques services. Je déclarai que c’était lui qui m’avait fourniles instruments nécessaires pour percer le carreau duFort-Mahon, et dès lors on le laissa lui et son camaradeen repos.

Nous passâmes la nuit sur la paille, dansl’église alors transformée en magasin. Les argousinsfaisaient des rondes fréquentes, pour s’assurer que personne nes’occupait à jouer du violon (scier ses fers). Au jour,tout le monde fut sur pied : on fit l’appel, on visita lesfers ; à six heures, nous étions placés sur de longuescharrettes, dos à dos, les jambes pendantes à l’extérieur, couvertsde givre et transis de froid. Il n’en fallut pas moins, arrivés àSaint-Cyr, nous dépouiller entièrement, pour subir une visite quis’étendit aux bas, aux souliers, aux chemises, à la bouche, auxoreilles, aux narines, et à d’autres endroits plus secrets encore.Ce n’étaient pas seulement des limes en étui que l’on cherchait,mais des ressorts de pendule, qui suffisaient à un prisonnier pourcouper ses fers en moins de trois heures de temps. La visite duraprès d’une heure ; c’est vraiment un miracle que la moitiéd’entre nous n’aient pas eu le nez où les pieds gelés. À lacouchée, on nous entassa dans des étables à bœufs, où nous étionstellement serrés, que le corps de l’un servait d’oreillerà celui qui venait après ; s’embarrassait-on dans sa chaîne oudans celle de son voisin, les coups de bâtons pleuvaient aussitôtsur le maladroit. Dès que nous fûmes couchés sur quelques poignéesde paille qui avaient déjà servi de litière aux bestiaux, un coupde sifflet donna l’ordre du silence le plus absolu ; il nefallait même pas le rompre par la moindre plainte quand, pourrelever un factionnaire placé à l’extrémité de l’étable, lesargousins nous marchaient sur le corps.

Le souper se composa d’une prétendue soupe auxharicots, et de quelques morceaux de viande demi gâtée. Ladistribution se faisait dans des baquets de bois qui contenaienttrente rations, et le cuisinier, armé d’une grande cuiller à pot,ne manquait pas de répéter à chaque condamné qui seprésentait : Une, deux, trois, quatre, tends ta gamelle,voleur ! Le vin fut distribué dans le baquet dont ons’était servi pour la soupe et la viande ; ensuite unargousin prit un sifflet pendu à sa boutonnière, et le fitrésonner à trois reprises, en disant : Attention, voleurs,et qu’on réponde par oui ou par non ! Avez vous eu lepain ? Oui. La soupe ? Oui. Laviande ? Oui. Le vin ? Oui… Alors,dormez ou faites semblant.

Cependant une table se dressait à l’entrée del’étable : le capitaine, le lieutenant, les brigadiersargousins s’y placèrent pour prendre un repas un peumeilleur que le nôtre ; car ces hommes, qui profitaient detoutes les occasions pour extorquer l’argent des condamnés,faisaient bombance, et ne se refusaient rien. L’étable offrait ausurplus, dans ce moment, un des spectacles les plus hideux qu’onpuisse imaginer : d’une part, cent vingt hommes parqués commede vils animaux, roulant des yeux égarés, d’où la douleurbannissait le sommeil ; de l’autre, huit individus à figuresinistre, mangeant avidement, sans perdre un instant de vue leurscarabines ou leurs bâtons. Quelques minces chandelles, attachéesaux murs noircis de l’étable, faisaient une lueur rougeâtre surcette scène de désolation, dont le silence n’était troublé que parde sourds gémissements, ou par le retentissement des fers. Noncontents de frapper à tort et à travers, les argousinspassaient encore sur les condamnés leurs horribles gaîtés : unhomme dévoré par la soif demandait-il de l’eau ? ils disaienttout haut : Que celui qui veut de l’eau lève la main.Le malheureux obéissait sans défiance, et il était aussitôt roué decoups. Ceux qui avaient quelque argent étaient nécessairementménagés ; mais c’était le petit nombre, le long séjour de laplupart des condamnés dans les prisons ayant épuisé leurs faiblesressources.

Ces abus n’étaient pas les seuls qu’on eût àsignaler dans la conduite de la chaîne. Pour économiser à sonprofit les frais de transport, le capitaine faisait presquetoujours voyager à pied un des cordons. Or, cecordon était toujours celui des plus robustes,c’est-à-dire des plus turbulents des condamnés : malheur auxfemmes qu’ils rencontraient, aux boutiques qui se trouvaient surleur passage ! les femmes étaient houspillées de la manière laplus brutale ; quant aux boutiques, elles se trouvaientdévalisées en un clin d’œil, comme je le vis faire, à Morlaix, chezun épicier, qui ne conserva ni un pain de sucre ni une livre desavon. On demandera peut-être ce que faisaient les gardiens,pendant que se commettait le délit ? Les gardiens faisaientles empressés, sans apporter aucun obstacle réel, bien persuadésqu’en définitive ils profiteraient du vol, puisque c’était à euxque les forçats devaient s’adresser pour vendre leur capture, oul’échanger contre des liqueurs fortes. Il en était de même pour lesspoliations exercées sur les condamnés qu’on prenait au passage. Àpeine étaient-ils ferrés, que leurs voisins lesentouraient, et leur volaient le peu d’argent qu’ils pouvaientavoir.

Loin de prévenir où d’arrêter ces vols, lesargousins les provoquaient souvent, comme je leur ai vufaire pour un ex-gendarme qui avait cousu quelques louis dans saculotte de peau. Y a gras ! avaient-ils dit, et entrois minutes le pauvre diable se trouva en bannière. En pareilcas, les victimes jetaient ordinairement les hauts cris en appelantà leur secours les argousins ; ceux-ci ne manquaientjamais d’arriver quand tout était fini, pour tomber à grands coupsde bâton… sur celui qu’on avait volé. À Rennes, les bandits dont jeparle poussèrent l’infamie jusqu’à dépouiller une sœur de charitéqui était venue nous apporter du tabac et de l’argent, dans unmanège où nous devions passer la nuit. Les plus criants de ces abusont disparu, mais il en subsiste encore, qu’on trouvera biendifficiles à déraciner, si l’on considère à quels hommes estnécessairement confiée la conduite des chaînes, et sur quellematière ils opèrent.

Notre pénible voyage dura vingt-quatrejours : arrivés à Pont-à-Lezen, nous fûmes placés au dépôt dubagne, où les condamnés font une sorte de quarantaine jusqu’à cequ’ils se soient remis de leur fatigue, et qu’on ait reconnu qu’ilsne sont pas atteints de maladies contagieuses. Dès notre arrivée onnous fit laver deux à deux dans de grandes cuves pleines d’eautiède : au sortir du bain on nous délivra des habits. Je reçuscomme les autres une casaque rouge, deux pantalons deux chemises detoile à voile, deux paires de souliers, et un bonnet vert :chaque pièce de ce trousseau était marquée de l’initialeGAL, et le bonnet portait de plus une plaque de fer-blanc,sur laquelle on lisait le numéro d’inscription au registrematricule. Quand on nous eut donné des vêtements, on nous riva lamanicle au pied ; mais sans former les couples.

Le dépôt de Pont-à-Lezen étant une sorte delazareth, la surveillance n’y était pas très rigoureuse ; onm’avait même assuré qu’il était assez facile de sortir des salles,et d’escalader ensuite les murs extérieurs. Je tenais cesindications d’un nommé Blondy, qui s’était déjà évadé du bagne deBrest : espérant les mettre à profit, j’avais tout disposépour être prêt à saisir l’occasion. On nous donnait parfois despains qui pesaient jusqu’à dix-huit livres ; en partant deMorlaix, j’avais creusé l’un de ces pains, et j’y avais introduitune chemise, un pantalon et des mouchoirs : c’était là unevalise d’un nouveau genre, on ne la visita pas. Le lieutenantThierry ne m’avait pas désigné à une surveillance spéciale ;loin de là, instruit des motifs de ma condamnation, il avait dit enparlant de moi au commissaire, qu’avec des hommes aussitranquilles, on conduirait la chaîne comme un pensionnat dedemoiselles. Je n’inspirais donc aucune défiance :j’entrepris d’exécuter mon projet. Il s’agissait d’abord de percerle mur de la salle où nous étions enfermés : un ciseau d’acieroublié sur le pied de mon lit par un sbire forçat, chargéde river les manicles, me servit à pratiquer une ouverture, tandisque Blondy s’occupait de scier mes fers. L’opération terminée, mescamarades fabriquèrent un mannequin qu’ils mirent à ma place, afinde tromper la vigilance des argousins de garde, etbientôt, affublé des effets que j’avais cachés, je me trouvai dansla cour du dépôt. Les murs qui en formaient l’enceinte n’avaientpas moins de quinze pieds d’élévation ; je vis que pour lesfranchir, il fallait donc quelque chose qui ressemblât à uneéchelle : une perche m’en tint lieu, mais elle était si lourdeet si longue, qu’il me fut impossible de la passer par-dessus lemur, pour descendre de l’autre côté. Après des efforts aussi vainsque pénibles, je dus prendre le parti de risquer le saut ; ilme réussit fort mal : je me foulai si violemment les deuxpieds, qu’à peine eus-je la force de me traîner dans un buissonvoisin. J’espérais que, la douleur se calmant, je pourrais fuiravant le jour, mais elle devenait de plus en plus vive, et mespieds se gonflèrent si prodigieusement, qu’il fallut renoncer àtout espoir d’évasion. Je me traînai alors de mon mieux jusqu’à laporte du dépôt, pour y rentrer de moi-même, espérant obtenir ainsiune remise sur le nombre de coups de bâton qui me revenaient dedroit. Une sœur que je fis demander, et à laquelle j’avouai le cas,commença par me faire passer dans une salle où mes pieds furentpansés. Cette excellente femme, que j’avais apitoyée sur mon sort,alla solliciter pour moi le commissaire du dépôt, qui lui accordama grâce. Quand, au bout de trois semaines, je fus guéricomplètement, on me conduisit à Brest.

Le bagne est situé dans l’enceinte duport ; les faisceaux de fusils, deux pièces de canon braquéesdevant les portes m’indiquèrent l’entrée des salles, où je fusintroduit après avoir été examiné par tous les gardes del’établissement. Les condamnés les plus intrépides l’ontavoué : quelqu’endurci que l’on soit, il est impossible de sedéfendre d’une vive émotion au premier aspect de ce lieu demisères. Chaque salle contient vingt-huit lits de camp, nommésbancs, sur lesquels couchent enchaînés six centsforçats ; ces longues files d’habits rouges, ces têtes rasées,ces yeux caves, ces visages déprimés, le cliquetis continuel desfers, tout concourt à pénétrer l’âme d’un secret effroi. Mais pourle condamné, l’impression n’est que passagère ; sentant qu’icidu moins il n’a plus à rougir devant personne, il s’identifie avecsa position. Pour n’être pas l’objet des railleries grossières, desjoies odieuses de ses compagnons, il affecte de les partager, illes outre même, et bientôt, du ton, des gestes, cette dépravationde convention passe au cœur. C’est ainsi qu’à Anvers un ex-évêqueessuya d’abord toutes les bordées de l’ignoble hilarité desforçats. Ils ne l’appelaient que Monseigneur, ils luidemandaient sa bénédiction pour des obscénités ; à chaqueinstant ils le contraignaient à profaner son ancien caractère pardes paroles impies ; et à force de réitérer ses sacrilèges, ilparvint à s’émanciper ; plus tard, il était devenu cantinierdu bagne ; on l’appelait toujours Monseigneur, maison ne lui demandait plus l’absolution, il eut répondu par desblasphèmes !

C’est dans les jours de repos surtoutque le récit de crimes souvent imaginaires, des rapports intimes,des complaisances infâmes, achevèrent de pervertir l’homme que lechâtiment d’une première faute expose à ce contact impur. Pour enneutraliser les effets, on a proposé de renoncer au système desbagnes. D’abord, tout le monde était d’accord sur ce point, maislorsqu’il s’est agi de déterminer un autre mode de punition, lesavis se sont trouvés singulièrement partagés : les uns ontproposé des prisons pénitentiaires, à l’instar de celles de laSuisse et des États-Unis ; les autres, et c’est le plus grandnombre, ont réclamé la colonisation, en s’étayant des heureuxrésultats et de la prospérité des établissements anglais de laNouvelle Galles, plus connus sous le nom de Botany-Bay. Examinonssi la France est appelée à jouir de ces heureuxrésultatset de cette prospérité.

CHAPITRE IX.

 

De la colonisation des Forçats.

 

« Voyez, disent les partisans de lacolonisation, voyez l’aspect florissant de laNouvelle-Galles ; il y a seulement quarante ans que lesAnglais ont commencé à y envoyer leurs condamnés, et déjà le payscompte cinq villes ; les arts de luxe y sont cultivés,l’imprimerie établie. À Sydney-Cove, chef-lieu de colonie, onimprime trois journaux ; il s’y est formé des sociétésphilosophiques et d’agriculture ; on a fondé une chapellecatholique et deux chapelles de méthodistes. Quoique la plupart desplanteurs et des magistrats subalternes soient des condamnésémancipés ou ayant subi leur peine, tous se conduisent bien etdeviennent d’excellents citoyens. Des femmes, la honte et le rebutde leur sexe dans la métropole, des femmes déjà mères, maiscouvrant d’opprobre tout ce qui tenait à elles, sont aujourd’hui,sous de nouveaux liens, des modèles d’ordre et de chasteté. Il seprésente à l’appui de ce système une autre considération qui n’estpas sans importance. Le travail des condamnés qu’on emploie enAngleterre, venant en concurrence avec celui d’un nombre égald’artisans libres, a pour fâcheux résultat de laisser ceux-ciinoccupés, et par conséquent de surcharger la taxe despauvres ; au lieu d’être productif, leur travail est doncnuisible. À la Nouvelle-Galles, au contraire, loin de rivaliseravec l’artisan anglais, le déporté est le consommateur du travailde celui-ci, puisque l’on n’y consomme que des produits anglais.L’importation s’en élève à trois cent cinquante mille livressterlings, et l’exportation des productions indigènes est évaluéeau tiers de cette somme ; voilà les avantages de lacolonisation. Qui s’oppose à ce que la France les partage ensuivant le même système ? »

Tout cela sans doute est magnifique, mais lesfaits sont-ils bien constants ? Peut-on en induire que cesystème soit applicable à la France ? Sur la premièrequestion, je répondrai qu’en Angleterre on n’est guères plusd’accord que chez nous sur les avantages de la colonisation descondamnés en général et sur les résultats des établissements de laNouvelle-Galles en particulier. Indépendamment de toute autreconsidération, ils offrent cependant au commerce britannique desstations précieuses entre l’Inde, la Chine, les îles de la Sonde ettout l’archipel oriental. Tant d’avantages, qui peut-être auraientpu s’obtenir sans l’emploi de la colonisation, ne paraissent pasnéanmoins compenser les dépenses énormes qu’elle a entraînées dansle principe, et qui se continuent encore au détriment de lamétropole, le gouvernement ayant, depuis quelques années, à sacharge un nombre variable de huit à dix mille déportés qu’on nesaurait occuper utilement. Cette circonstance explique parfaitementdu reste la proposition soumise à la Chambre des communes, dediriger sur la Nouvelle-Galles ou sur les établissements qui endépendent, des émigrants irlandais ; la taxe des pauvres endiminuerait d’autant, et les émigrants planteursemploieraient les déportés qui, par des défrichements et desconstructions, auraient préparé leurs habitations.

En attendant que le gouvernement prenne unparti, ces déportés inoccupés doivent mener une vie trèscomfortable selon eux, puisque dans une enquête récente on aconstaté que plusieurs individus s’étaient fait condamner à desseinpour un délit emportant la peine de la déportation. L’humanitén’aurait sans doute qu’à s’applaudir de ce résultat, si cettemansuétude adoucissait les mœurs des déportés, mais on comprend quel’oisiveté ne fait qu’aggraver leurs mauvaises dispositions ;on en a la preuve dans les récidives de ceux qui reviennent enAngleterre à l’expiration de leur peine. Leur amendement n’estguères plus sensible à la colonie, car on n’ignore pas que destrois chapelles élevées à Sydney-Cove, ils en ont brûlé deux dansl’intention prouvée de se soustraire à l’obligation d’assister auservice divin.

Les femmes enfin, que l’on nous représentecomme purifiées par le changement d’hémisphère, les femmes donnentpour la plupart l’exemple d’un libertinage jusqu’à certain pointprovoqué par l’énorme disproportion numérique des deux sexes ;elle est telle que, pour quatorze hommes on compte à peine unefemme. Le mariage avec un condamné gracié ou libéré, procurantl’émancipation immédiate, la première chose que cherchent lesfemmes déportées à leur arrivée au dépôt de Paramatta, c’est à sefaire épouser par un homme qui remplisse cette condition. Ellesprennent souvent ainsi un vieillard, un misérable, qu’ellesquittent au bout de quelques jours, pour se rendre à Sydney, oùelles peuvent se livrer impunément à tous les excès. Il en résultequ’entourées d’exemples corrupteurs, les filles qui naissent de cecommerce se livrent dès l’âge le plus tendre à la prostitution.

De ces faits accidentellement révélés par lesenquêtes sur l’état du pays, par les discussions parlementaires, ilrésulte que la colonisation est loin de réagir, comme on l’a crutrop légèrement, sur le moral des condamnés ; elle estd’ailleurs aujourd’hui reconnue à peu près impraticable pour laFrance. La première, la principale objection, c’est le manqueabsolu d’un endroit propre à la déportation ; car former unétablissement à Sainte-Marie de Madagascar, la seule despossessions françaises qui put convenir pour cet objet, ce seraitenvoyer à une mort à peu près certaine, non-seulement lescondamnés, mais encore les administrateurs et les surveillants. Lepetit nombre de ceux que le climat n’aurait pas moissonnés nemanquerait pas de se servir des embarcations stationnaires pourécumer la mer, comme cela s’est fait plusieurs fois à laNouvelle-Galles, et au lieu d’un établissement pénitentiaire, on setrouverait avoir fondé le berceau de nouveaux flibustiers. D’unautre côté, il est impossible de songer à diriger les condamnés suraucune de nos colonies, pas même sur la Guyanne, dont les vastessavannes ne suffiraient pas pour assurer un isolementindispensable ; les évasions se seraient bientôt multipliées,et les colons pourraient rappeler la leçon donnée, dit-on, parFranklin, au gouvernement anglais, qui, à cette époque, déportaitencore ses condamnés aux États-Unis. On assure qu’immédiatementaprès l’arrivée d’un transport de ce genre à Boston, il envoya auministre Walpole quatre caisses de serpents à sonnettes, en lepriant de les faire mettre en liberté dans le parc de Windsor,« afin, disait-il, que l’espèce s’en propageât et devînt aussiavantageuse à l’Angleterre que les condamnés l’avaient été àl’Amérique septentrionale. »

Aujourd’hui même, les évasions sont beaucoupplus communes à la Nouvelle-Galles, qu’on ne devrait le croire. Onen trouve la preuve dans ce passage d’une Relation publiéeà Londres par un déporté libéré, qui, sans s’embarrasser decompromettre la réputation de l’établissement, s’était fait bientôtarrêter pour de nouveaux méfaits.

« Lorsque le terme de mon exil fut venu,et que je me déterminai à quitter la colonie, je m’embarquai commedomestique, au service d’un gentlemanet d’unelady, anciens déportés, qui avaient amassé de quoidéfrayer leur retour en Angleterre, et s’y établir. On croirait queje devais avoir l’âme satisfaite et tranquille. Point dutout ; jamais je ne me suis vu plus chagrin, plus tourmentéque du moment où je m’embarquai sur ce bâtiment. Voicipourquoi : j’avais clandestinement amené avec moi sixcondamnés de mes camarades, et je les avais cachés à fond decale. C’étaient des hommes pour lesquels j’avais une estimeparticulière ; et il est du devoir d’un déporté quiquitte cette terre d’exil, de n’y jamais laisser un ami,s’il a le moyen de l’en faire sortir. Ce qui troublait sans cessemon repos, c’est qu’il fallait pourvoir aux besoins de ceshommes : pour cela, je devais recommencer le métier de voleur,de manière que, d’un moment à l’autre, je pouvais me fairedécouvrir et eux aussi. Tous les soirs il me fallait visiter lesprovisions de chacun, pour leur apporter le fruit de meslarcins.

» Il y avait un grand nombre de passagersà bord, et je les faisais tous contribuer successivement, afin quecela se fît moins sentir, et que le manège pût durer pluslong-temps. Malgré cette précaution, j’entendais dire souvent auxuns et aux autres, que leurs vivres allaient vite, sans qu’ils enpussent découvrir la cause. Ce qui m’embarrassait le plus, c’étaitla viande crue, que mes camarades étaient obligés de dévorer tellequelle ; encore ne pouvais-je pas toujours m’en procurer,surtout lorsqu’il faisait clair de lune ; alors il me fallaitdérober double ration de pain. Enfin, mon maître m’ayant chargé defaire la cuisine pour lui et pour sa femme, cette occasion fut,comme de juste, mise à profit : si j’accommodais un potage ouun ragoût, il s’en renversait toujours une moitié, qui prenait lechemin de la cale. Tout ce que je pouvais du reste attraper ypassait également ; car je fréquentais, à titre de confrère,le cuisinier du bâtiment, sur lequel je levais d’utilescontributions.

» Il y avait à bord de notre navire untonnelier de mes amis, qui, après avoir fini son temps, retournaitcomme moi en Angleterre. Je l’avais mis dans ma confidence, et ilme servait merveilleusement dans les vols que je faisais aucuisinier ; il le tirait, par exemple à l’écart, et l’occupaitpendant que j’enlevais quelque portion de tout ce qui me tombaitsous la main. Outre ce tonnelier, il y avait à bord un matelot quiétait également dans le secret ; et l’on va voir que c’étaitun confident de trop ?

» Un dimanche, il y avait un mois quenous étions en mer, le tonnelier et le matelot causaient ensemblesur le gaillard d’avant. Voilà qu’ils se prennent de querelle pourune bagatelle. Je travaillais en ce moment à dévisser une caisse,pour en retirer quelques provisions, quand ce matelot, qui avaitbrusquement quitté le tonnelier, passa près de moi. Trompé parl’obscurité, car il commençait à faire nuit, et me prenant pour unautre, il me frappe sur l’épaule et me crie : Où est lecapitaine ?… J’ai à lui parler !… Mais, me reconnaissant,il s’éloigna rapidement, et courut à la chambre du capitaine, où ilse précipita en criant à tue-tête : Au meurtre !… àl’assassin !… Nous sommes tous perdus !… Le bâtiment vaêtre pris ; il y a dix hommes de cachés dans la cale,et tel et tel (en me nommant ainsi que le tonnelier) sontdu complot ;… ils veulent s’emparer du bâtiment, et nous tuertous !…

» Aussitôt le capitaine appelle sonsecond, monte avec lui sur le pont, et ordonne que tout le mondes’y rende. Lorsqu’on fut réuni, le matelot nous désigna de nouveau,le tonnelier et moi, comme chefs du complot, en soutenant qu’il yavait dix hommes cachés dans la cale. On y descendit avec deslumières, on retourna tout sans rien découvrir, tant mes hommesétaient bien cachés. Enfin, le capitaine n’en voulant pas démordre,s’avisa de faire emplir la cale de fumée. Force fut alors auxpauvres diables de sortir sous peine d’être asphyxiés. En arrivantsur le pont, ils faisaient la plus triste figure ; depuis leurdépart de Sydney-Cove, ils n’avaient été ni rasés ni lavés, etleurs vêtements tombaient en lambeaux. Ce qui rendait ce spectacleencore plus lugubre, c’est que la nuit était sombre et que le pontn’était éclairé que par une lanterne.

» Le capitaine commença par faire mettreles menottes aux nouveaux venus ; puis, après les avoirinterrogés et s’être assuré qu’ils n’étaient que six, il les fitcoucher à plat ventre sur le pont. Restait le second acte de lapièce, il consista à nous traiter, le tonnelier et moi, de la mêmemanière. Quand nous fûmes tous réunis, on jeta sur nous une grandevoile, qui nous enveloppa comme un filet. C’est ainsi que nouspassâmes la nuit. Le lendemain, au petit jour, on nous descenditl’un après l’autre, au moyen d’une corde passée autour de laceinture, à fond de cale, dans une espèce de cachot si noir quenous ne nous voyions pas les uns les autres. Nous y couchions surla planche nue. Pour toute nourriture, on donnait par jour à chacunune pinte d’eau et une livre de biscuit. Nous recevions cettedistribution sans la voir ; le matelot chargé de la faire nousavertissait par un cri d’avancer la main, et quand nous tenions lapitance, nous la partagions à tâtons entre nous.

» On nous garda dans cette situationpendant quarante mortels jours, c’est-à-dire jusqu’à ce que lebâtiment fût arrivé au Cap de Bonne-Espérance, où il devaitrelâcher. Le capitaine se rendit chez le gouverneur pour luiannoncer qu’il avait à son bord des condamnés évadés, et luidemanda s’il ne pourrait pas les débarquer et les écrouer dans laprison commune ; mais celui-ci répondit qu’il n’avait quefaire des gens de cette espèce, et qu’il ne voulait pas qu’on lesdébarquât. Toutefois, le capitaine se consola bientôt de cettecontrariété, en apprenant qu’il y avait dans le port un bâtimentirlandais, chargé de condamnés pour Botany-Bey ; il s’abouchaavec le capitaine de ce bâtiment, et le détermina sans peine àemmener avec lui mes pauvres camarades. En conséquence, on vint lesretirer du cachot, et depuis je ne les ai revus ni les uns ni lesautres. »

Les obstacles que j’ai signalés sont tellementgraves, que je ne parlerai pas de l’événement d’une guerre maritimevenant compliquer encore la situation, en interceptant touterelation et tout transport. Dans l’intérêt de la science, on a vudes puissances belligérantes livrer passage à des naturalistes, àdes mathématiciens, mais il est permis de douter que, dansl’intérêt de la morale, on accordât la même faveur à des forçats,qui pourraient, après tout, n’être que des soldats travestis.

Admettons cependant, pour un instant, qu’onait levé tous les obstacles, que la déportation soitpossible : sera-t-elle indistinctement perpétuelle pour tousles condamnés ? ou suivra-t-on dans son application lagradation observée pour la durée des travaux forcés ? Dans lapremière hypothèse, vous détruisez toute proportion entre lespeines et les délits, puisque l’homme qui, d’après le Code,n’aurait encouru que les travaux à temps, ne reverra pas plus sonpays que celui qu’aurait atteint une condamnation à perpétuité. EnAngleterre, où le minimum de la durée de la déportation(sept ans) s’applique pour un vol de vingt-quatre sous comme pourviolences graves exercées contre un magistrat, cette disproportionexiste, mais elle pallie souvent encore les rigueurs d’unelégislation qui punit de mort des délits passibles chez nous d’unesimple réclusion. Aussi, dans les assises anglaises, rien n’est-ilplus ordinaire que d’entendre un individu condamné à ladéportation, dire, au prononcé du jugement : Mylords, jevous remercie.

Si la déportation n’est pas perpétuelle, vousretombez dans l’inconvénient que signalent chaque année lesconseils généraux, en réclamant contre l’amalgame des forçatslibérés avec la population. Nos déportés libérés rentreront dans lasociété à peu près avec les mêmes vices qu’ils eussent contractésau bagne. Tout même porte à croire qu’ils seront plus incorrigiblesque les déportés anglais, qu’un esprit national de voyages et decolonisation attache assez fréquemment au sol sur lequel on les atransplantés.

La colonisation reconnue à peu prèsimpossible, il ne reste plus, pour améliorer le moral descondamnés, qu’à introduire dans les bagnes des réformes indiquéespar l’expérience. La première consisterait à classer les forçatsd’après leurs dispositions ; il faudrait, pour cela, consulternon-seulement leur conduite présente, mais encore leurcorrespondance et leurs antécédents : chose dont ne s’occupenullement l’administration des bagnes, qui borne sa sollicitude àprévenir les évasions. Les hommes disposés à s’amender devraientobtenir ces petites faveurs réservées aujourd’hui aux voleursaudacieux, aux condamnés à perpétuité, qu’on ménage pour leur ôterl’envie de se sauver. C’est là en effet un moyen de les retenir,puisque rien ne peut désormais aggraver leur peine. Il serait enfinutile d’abréger les peines, en raison de l’amélioration desdétenus, car tel homme qu’un séjour de six mois au bagne eûtcorrigé, n’en sort, au bout de cinq ans, qu’entièrementcorrompu.

Une autre précaution prise contre les forçatsqui ont un grand nombre d’années à faire, c’est de les mettre encouple avec ceux qui n’ont à subir qu’une condamnation de peu dedurée. On croit leur donner ainsi des surveillants qui, peuaguerris aux coups de bâtons, et craignant de faire prolonger leurdétention par des soupçons de complicité, dévoileront toutetentative d’évasion. Il en résulte que le novice, accouplé avec unscélérat consommé, se pervertit rapidement. Les jours de repos,lorsqu’on n’enchaîne les forçats au banc que le soir, il suitforcément son compagnon dans la société d’autres bandits, où ilachève de se corrompre par l’exemple de ce que l’égarement despassions peut produire de plus monstrueux. On m’a compris… Maisn’est-il pas honteux de voir publiquement organiser uneprostitution qui, même au milieu de la corruption des grandesvilles, s’entoure encore des ombres du mystère : comment nesonge-t-on pas à prévenir en partie ces excès, en isolant lesjeunes gens réservés ordinairement à figurer dans cessaturnales.

Il serait également urgent de prévenir l’abusdes liqueurs fortes, qui entretiennent chez les condamnés uneexcitation contraire au calme dans lequel il importe de lesmaintenir, si l’on veut que la réflexion amène le repentir. Cen’est pas à dire qu’on doive les en sevrer entièrement comme celase pratique en certains cas aux États-Unis : cette dièteabsolue ne pourrait s’appliquer sans inconvénient aux hommesastreints à des travaux pénibles ; il faut même veiller à ceque les distributions autorisées par les règlements soientconsommées par les condamnés qui les reçoivent. En même temps quel’on protégerait ainsi la santé de ces malheureux, on préviendraitde graves désordres. Les jours de repos, il arrive souvent qu’uncondamné, voulant faire la débauche, engage ses rations pour quinzejours ; avec les avances en nature qu’il obtient, il s’enivre,fait du tapage, reçoit la bastonnade, et se trouve réduit ensuite àl’eau et à la soupe aux gourganes, lorsqu’il aurait besoin despiritueux pour se soutenir. Il est, à la vérité, d’autres moyensde subvenir à ces orgies : on vole dans les ateliers, dans lesmagasins, dans les chantiers. Ceux-ci enlèvent le cuivre dudoublage des vaisseaux, pour faire des pièces de six liards, qu’onvend au rabais aux paysans ; ceux-là prennent le fer qui sertà confectionner ces petits ouvrages qu’on vend aux étrangers ;d’autres détournent des pièces de bois qui, coupées par morceaux,passent au foyer des argousins, qu’on désarme au moyen deces prévenances. On m’assure qu’aujourd’hui, cette partiedu service a subi de notables améliorations ; je désire qu’ilen soit ainsi : tout ce que je puis dire, c’est qu’à l’époqueoù j’étais à Brest, il était de notoriété publique que jamais aucunargousin n’achetait de bois à brûler.

C’est aussi dans les ateliers de serrurerieque les condamnés s’instruisent mutuellement dans la fabricationdes fausses clefs, et des autres instruments nécessaires pourforcer les portes, tels que cadets, pinces, monseigneurs,rossignols, etc. L’inconvénient est peut-être inévitable dansun port où il faut nécessairement fournir à l’armement desnavires ; mais pourquoi conserver de semblables ateliers dansles maisons de détention de l’intérieur ? J’ajouterai que letravail des condamnés, de quelque nature qu’il soit, est loin deproduire autant que celui des ouvriers libres : mais c’est detous les abus celui qu’on doit avoir moins d’espoir de déraciner.Le bâton peut sans doute contraindre le condamné à agir, parcequ’il existe une différence marquée entre l’action et lerepos ; mais aucun châtiment ne peut éveiller chez le condamnécette ardeur instinctive qui seule accélère le travail et le dirigevers la perfection. Le gouvernement doit juger au surplus,lui-même, bien insignifiant le produit des journées des forçats,puisqu’il ne l’a jamais fait figurer comme recette au budget. Ladépense générale des chiourmes, classée dans les divers chapitres,s’élève à la somme totale de deux millions sept cent dix-huitmille neuf cent francs. Voici le détail de quelquesallocations.

 

Habillement des forçats 220,500
Id. des forçats libérés 23,012
Entretien de la chaussure 711,190
Façon et entretien desfers 11,250
Frais de capture 7,000
Service des chaînes 130,000

 

Viennent ensuite le traitement des employés,la solde, l’habillement, les rations des garde-chiourme, etc.

Pour rendre ces dépenses tout à fait utiles,pour entrer dans la voie des améliorations réclamées depuis silong-temps, et qui ne s’effectuent que bien lentement, on nesaurait trop recommander aux surveillants une modération dont ilsne devraient jamais s’écarter, même en infligeant les punitions lesplus sévères. J’ai vu des garde-chiourme jeter des condamnés dansle désespoir, en les maltraitant au gré de leurs caprices, et commepour se faire un jeu de leurs souffrances. « Comment tenommes-tu ?… disait un de ces misérables aux nouveauxvenus ; je parie que tu te nommes la Poussière… Eh !bien, moi, je me nomme le Vent ;… je fais voler lapoussière. » Et il tombait sur eux à coups de nerf debœuf. Plusieurs garde-chiourme ont été assassinés pour avoir ainsiprovoqué des idées de vengeance dont rien ne distrait le forçat.Dans la suite de ces Mémoires, j’aurai l’occasion de revenir sur cesujet, à propos de cette surveillance qui constitue unenouvelle peine pour les hommes libérés.

Les inconvénients et les abus que je viens designaler existaient pour la plupart au bagne de Brest lorsque j’yfus conduit ; raison de plus pour abréger le séjour que jedevais y faire. En pareil cas, la première chose à faire, c’est des’assurer de la discrétion de son camarade de couple. Lemien était un vigneron des environs de Dijon, de trente-six ansenviron, condamné à vingt-quatre ans pour récidive de vol aveceffraction : espèce d’idiot, que la misère et les mauvaistraitements avaient achevé d’abrutir. Courbé sous le bâton, ilsemblait n’avoir conservé d’intelligence que ce qu’il en fallaitpour répondre avec la prestesse d’un singe ou d’un chien, ausifflet des argousins. Un pareil sujet ne pouvait meconvenir, puisque, pour exécuter mon projet, il me fallait un hommeassez résolu pour ne pas reculer devant la perspective des coups debâton, qu’on ne manque jamais d’administrer aux forçats soupçonnésd’avoir favorisé, ou même connu l’évasion d’un condamné. Pour medébarrasser du Bourguignon, je feignis une indisposition : onle mit au couple avec un autre pour aller à la fatigue, etlorsque je fus rétabli, on m’appareilla avec un pauvre diablecondamné à huit ans pour avoir volé des poules dans unpresbytère.

Celui-ci conservait du moins quelque énergie.La première fois que nous nous trouvâmes seuls sur le banc, il medit : « Écoute, camarade, tu ne m’as pas l’air de vouloirmanger long-temps du pain de la nation… Sois franc avec moi,… tun’y perdras rien… » J’avouai que j’avais l’intention dem’évader à la première occasion. Eh bien ! me dit-il, si j’aiun conseil à te donner, c’est de walser avant que ces rhinocérosd’argousinsne connaissent ta coloquinte(figure) ; mais ce n’est pas tout que de vouloir ;… as-tudes philippes (écus) ? » Je répondis que j’avaisquelque argent dans mon étui ; alors il me dit qu’il seprocurerait facilement des habits près d’un condamné à la doublechaîne, mais que pour détourner les soupçons, il fallait quej’achetasse un ménage, comme un homme qui se propose defaire paisiblement son temps. Ce ménage consiste en deux gamellesde bois, un petit tonneau pour le vin, des patarasses,(espèce de bourrelet, pour empêcher le froissement des fers), enfinun serpentin,petit matelas rembourré d’étoupes de calfat.On était au jeudi, sixième jour de mon entrée au bagne ; lesamedi soir, j’eus des habits de matelot, que je revêtisimmédiatement sous ma casaque de forçat. En soldant le vendeur, jem’aperçus qu’il avait aux poignets les cicatrices circulaires deprofondes cautérisations ; j’appris que, condamné aux galèresà perpétuité, en 1774, il avait subi à Rennes la question par lefeu, sans avouer le vol dont il était accusé. Lors de lapromulgation du Code de 1791, il avait obtenu une commutation envingt-quatre ans de travaux forcés.

Le lendemain, la section dans laquelle je metrouvais partit au coup de canon pour le travail de la pompe, quine s’interrompt jamais. Au guichet de la salle, on visita comme àl’ordinaire nos manicles et nos vêtements. Connaissant cetusage, j’avais collé sur mes habits de matelot, à l’endroit de lapoitrine, une vessie peinte en couleur de chair. Comme je laissaisà dessein ma casaque et ma chemise ouvertes, aucun garde ne songeaà pousser plus loin l’examen, et je sortis sans encombre. Arrivé aubassin, je passai avec mon camarade derrière un tas de planches,comme pour satisfaire un besoin ; ma manicle avaitété coupée la veille ; la soudure qui cachait les traces de lascie céda au premier effort. Débarrassé es fers, je me dépouillai àla hâte de la casaque et du pantalon de forçat. Sous ma casquettede cuir, je mis une perruque apportée de Bicêtre, puis après avoirdonné à mon camarade, la récompense légère que je lui avaispromise, je disparus en me glissant derrière des piles de boiséquarris.

CHAPITRE X.

 

La chasse aux forçats. – Un maire de village. – La voix dusang. – L’hôpital. – Sœur Françoise. – Faublas II. – La mère desvoleurs.

 

Je passai sans obstacle à la grille ; jeme trouvais dans Brest que je ne connaissais pas du tout, et lacrainte que mon hésitation sur le chemin que je devais prendre, neme fît remarquer, augmentait encore mes inquiétudes ; aprèsmille tours et détours, j’arrivai enfin à la seule porte qu’eût laville ; il y avait là toujours, à poste fixe, un anciengarde-chiourme, nommé Lachique, qui vous devinait unforçat au geste, à la tournure, à la physionomie ; et ce quirendait ses observations plus faciles, c’est qu’un homme qui apassé quelque temps au bagne tire toujoursinvolontairement la jambe par laquelle il a traîné le fer. Ilfallait cependant passer devant ce redoutable personnage, quifumait gravement, en fixant un œil d’aigle sur tout ce qui entraitou sortait. J’avais été prévenu ; je payaid’effronterie : arrivé devant Lachique, je déposai à ses piedsune cruche de lait de beurre, que j’avais achetée pour rendre mondéguisement plus complet. Chargeant alors ma pipe, je lui demandaidu feu. Il s’empressa de m’en donner avec toute la courtoisie dontil était susceptible, et après que nous nous fûmes réciproquementlâchés quelques bouffées de tabac dans la figure, je le quittaipour prendre la route qui se présentait devant moi.

Je la suivais depuis trois quarts d’heure,quand j’entendis les trois coups de canon qu’on tire pour annoncerl’évasion d’un forçat, afin d’avertir les paysans des environsqu’il y a une gratification de cent francs à gagner, pour celui quisaisira le fugitif. Je vis en effet beaucoup de gens armés defusils ou de faux, courir la campagne, battant soigneusement lebuisson, et jusqu’aux moindres touffes de genêt. Quelqueslaboureurs paraissaient même devoir emporter des armes parprécaution, car j’en vis plusieurs quitter leur attelage avec unfusil qu’ils tiraient d’un sillon. Un de ces derniers passa toutprès de moi dans un chemin de traverse que j’avais pris enentendant les coups de canon, mais il n’eut garde de mereconnaître ; j’étais d’abord vêtu fort proprement, et de plusmon chapeau, que la chaleur permettait de porter sous le bras,laissait voir des cheveux en queue, qui ne pouvaient appartenir àun forçat.

Je continuai à m’enfoncer dans l’intérieur desterres, évitant les villages et les habitations isolées. À labrune, je rencontrai deux femmes, auxquelles je demandai sur quelleroute je me trouvais ; elles me répondirent dans un patoisdont je ne compris pas un mot ; mais leur ayant montré del’argent, en faisant signe que je désirais manger, elles meconduisirent à l’entrée d’un petit village, dans un cabaret tenupar… le garde-champêtre, que je vis sous le manteau de la cheminée,revêtu des insignes de sa dignité. Je fus un instant démonté, mais,me remettant bientôt, je lui dis que je voulais parler au maire. –« C’est moi », dit un vieux paysan en bonnet de laine eten sabots, assis à une petite table, et mangeant de la galette desarrasin. Nouveau désappointement pour moi, qui comptais bienm’esquiver dans le trajet du cabaret à la mairie. Il fallaitcependant se tirer de là, de manière ou d’autre. Je dis aufonctionnaire en sabots, qu’ayant pris la traverse en partant deMorlaix pour Brest, je m’étais égaré ; je lui demandai en mêmetemps à quelle distance je me trouvais de cette dernière ville, entémoignant le désir d’y aller coucher le soir même. – « Vousêtes à cinq lieues de pays de Brest, me dit-il : il estimpossible que vous y arriviez ce soir : si vous voulezcoucher ici, je vous donnerai place dans ma grange, et demain vouspartirez avec le garde-champêtre, qui va conduire un forçat évadé,que nous avons arrêté hier ».

Ces derniers mots renouvelèrent toutes mesterreurs ; car à la manière dont ils étaient prononcés, je visque le maire n’avait pas pris mon histoire au pied de la lettre.J’acceptai néanmoins son offre obligeante ; mais après souper,au moment de gagner la grange, portant les mains à mes poches, jem’écriai avec toutes les démonstrations d’un homme désespéré :« Ah, mon Dieu ! j’ai oublié à Morlaix mon porte-feuillesoù sont mes papiers, et huit doubles louis !… Il faut que jereparte tout de suite,… oui tout de suite ; mais commentretrouver la route ?… Si le garde-champêtre, qui doitconnaître le pays, voulait m’accompagner ?… nous serions bienrevenus demain pour partir à temps avec votre forçat. » Cetteproposition écartait tous les soupçons, puisque un homme qui veutse sauver ne prend pas ordinairement la compagnie que jesollicitais ; d’un autre côté, le garde-champêtre, entrevoyantune récompense, avait mis ses bottes à mon premier mot. Nouspartîmes donc, et au point du jour nous étions à Morlaix. Moncompagnon, que j’avais eu soin d’abreuver largement en route, étaitdéjà bien conditionné ; je l’achevai avec du rhum, au premierbouchon que nous rencontrâmes en ville. Il y resta à m’attendre àtable, ou plutôt sous la table, et il aura pu m’attendrelong-temps.

À la première personne que je rencontre, jedemande le chemin de Vannes ; on me l’indique tant bien quemal, et je pars, comme dit le proverbe hollandais, avec la peurchaussée aux talons. Deux jours se passent sansencombre : le troisième, à quelques lieues de Guemené, audétour de la route, je tombe sur deux gendarmes qui revenaient dela correspondance. L’aspect inattendu des culottes jaunes et deschapeaux bordés me trouble, je fais un mouvement pour fuir ;mes deux hommes me crient d’arrêter, en faisant le geste trèssignificatif de prendre leur carabine au crochet ; ilsarrivent à moi, je n’ai point de papiers à leur montrer, maisj’improvise une réponse au hasard : « Je me nomme Duval,né à l’Orient, déserteur de la frégate la Cocarde,actuellement en rade à Saint-Malo. » Il est inutile de direque j’avais appris cette particularité pendant mon séjour au bagne,où il arrivait chaque jour des nouvelles de tous les ports.« Comment ! s’écrie le brigadier, vous seriez Auguste,…le fils du père Duval, qui demeure à l’Orient, sur la place, à côtéde la Boule d’or ? » Je n’eus garde de dire lecontraire : ce qui pouvait m’arriver de pis, c’était d’êtrereconnu pour un forçat évadé. « Parbleu ! reprend lebrigadier, je suis bien fâché de vous avoir arrêté ;… maismaintenant il n’y a plus de remède… il faut que je vous fasseconduire à l’Orient ou à Saint-Malo. » Je le priai instammentde ne pas me diriger sur la première de ces deux villes, ne mesouciant pas d’être confronté avec ma nouvelle famille, dans le casoù l’on voudrait constater l’identité du personnage. Lemaréchal-des-logis donna cependant l’ordre de m’y transférer, etj’arrivai le surlendemain à l’Orient, où l’on m’écroua à Pontaniau,maison de détention destinée aux marins, et située près du nouveaubagne, qu’on venait de peupler avec des forçats pris à Brest.

Interrogé le lendemain par le commissaire desclasses, je déclarai de nouveau que j’étais Auguste Duval, et quej’avais quitté mon bord sans permission, pour venir voir mesparents. On me reconduisit alors dans la prison, où se trouvait,entre autres marins, un jeune homme de l’Orient, accusé de voies defait contre un lieutenant de vaisseau. Après avoir causé quelquetemps avec moi, il me dit un matin : « Mon pays,si vous vouliez payer à déjeûner, je vous dirais quelque chose quine vous ferait pas de peine. » Son air mystérieux,l’affectation avec laquelle il appuya sur le mot pays,m’inquiétèrent, et ne me permirent pas de reculer, le déjeûner futservi, et au dessert il me parla en ces termes :

« Vous fiez-vous à moi. – Oui ! – Ehbien, je vais vous tirer d’affaire… Je ne sais pas qui vous êtes,mais à coup sûr vous n’êtes pas le fils Duval, car il est mort il ydeux ans à Saint-Pierre-Martinique. (Je fis un mouvement). Oui, ilest mort il y a deux ans, mais personne n’en sait rien ici, tant ily a d’ordre dans nos hôpitaux des colonies. Maintenant, je puisvous donner sur sa famille assez de renseignements pour que vousvous fassiez passer pour lui, même aux yeux des parents ; celasera d’autant plus facile, qu’il était parti fort jeune de lamaison paternelle. Pour plus de sûreté, vous pouvez d’ailleursfeindre un affaiblissement d’esprit, causé par les fatigues de lamer et par les maladies. Il y a autre chose : avant des’embarquer, Auguste Duval s’était fait tatouer sur le bras gaucheun dessin, comme en ont la plupart des marins et des soldats ;je connais parfaitement ce dessin : c’était un autel surmontéd’une guirlande. Si vous voulez vous faire mettre au cachot avecmoi pour quinze jours, je vous ferai les mêmes marques, de manièreà ce que tout le monde s’y méprenne.

Mon convive paraissait franc et ouvert :j’expliquerai l’intérêt qu’il prenait à mon affaire par ce désir defaire piège à la justice, dont sont animés tous les détenus ;pour eux, la dépister, entraver sa marche, ou l’induire en erreur,c’est un plaisir de vengeance qu’ils achètent volontiers au prix dequelques semaines de cachot : il s’agissait ici de s’y fairemettre, l’expédient fut bientôt trouvé. Sous les fenêtres de lasalle où nous déjeûnions se trouvait un factionnaire : nouscommençâmes à lui jeter des boulettes de mie de pain, et comme ilnous menaçait du concierge, nous le mîmes au défi de se plaindre.Sur ces entrefaites, on vint le relever ; le caporal, quifaisait l’important, entra au greffe, et un instant après leconcierge vint nous prendre, sans même nous dire de quoi ils’agissait. Nous nous en aperçûmes, en entrant dans une espèce decul de basse-fosse, fort humide mais assez clair. À peine yétions-nous enfermés, que mon camarade commença l’opération, quiréussit parfaitement. Elle consiste tout simplement à piquer lebras avec plusieurs aiguilles réunies en faisceau, et trempées dansl’encre de la Chine et le carmin. Au bout de douze jours, lespiqûres étaient cicatrisées au point qu’il était impossible dereconnaître depuis combien de temps elles étaient faites. Moncompagnon profita de plus de cette retraite, pour me donner denouveaux détails sur la famille Duval, qu’il connaissait d’enfance,et à laquelle il était même, je crois, allié ; c’est au pointqu’il m’enseigna jusqu’à un tic de mon Sosie.

Ces renseignements me furent d’un grandsecours, lorsque, le seizième jour de notre détention au cachot, onvint m’en extraire pour me présenter à mon père, que le commissairedes classes avait fait prévenir. Mon camarade m’avait dépeint cepersonnage de manière à ne pas s’y méprendre ; enl’apercevant, je lui saute au cou : il mereconnaît ; sa femme, qui arrive un instant après, mereconnaît ; une cousine et un oncle mereconnaissent ; me voilà bien Auguste Duval, iln’était plus possible d’en douter, et le commissaire des classes endemeura convaincu lui-même. Mais cela ne suffisait pas pour mefaire mettre en liberté : comme déserteur de laCocarde, je devais être conduit à Saint-Malo, où elle avaitlaissé des hommes à l’hôpital, puis traduit devant un conseilmaritime. À vrai dire, tout cela ne m’effrayait guères, certain quej’étais de m’évader dans le trajet. Je partis enfin baigné deslarmes de mes parents, etlesté de quelques louis de plus,que j’ajoutai à ceux que je portais dans un étui caché, comme jel’ai déjà indiqué.

Jusqu’à Quimper, où je devais être livré à lacorrespondance, il ne se présenta aucune occasion de faussercompagnie aux gendarmes qui me conduisaient, ainsi que plusieursautres individus, voleurs, contrebandiers ou déserteurs. On nousavait déposés dans la prison de la ville ; en entrant dans lachambre où je devais passer la nuit, je vis sur le pied d’un grabatunecasaque rouge, marquée dans le dos de ces initiales, GAL, que jene connaissais que trop bien. Là dormait, enveloppé d’une mauvaisecouverture, un homme qu’à son bonnet vert garni d’une plaque defer-blanc numérotée, je reconnus pour un forçat ; Allait-il mereconnaître ? me signaler ? j’étais dans les transesmortelles, quand l’individu, éveillé par le bruit des serrures etdes verrous, s’étant mis sur son séant, je vis un jeune homme,nommé Goupy, arrivé à Brest en même temps que moi. Ilétait condamné aux travaux forcés à perpétuité pour vol de nuitavec effraction, dans les environs de Bernai, en Normandie ;son père faisait le service d’argousin au bagne de Brest, où, dansson temps, il n’était probablement pas venu pour changer d’air. Nevoulant pas l’avoir continuellement sous les yeux, il avait obtenuqu’on le transférât au bagne de Rochefort ; il était en routepour cette destination. Je lui contai mon affaire ; il mepromit le secret, et le garda d’autant plus fidèlement qu’il n’yavait trop rien à gagner à me trahir.

Cependant la correspondance ne marchait pas,et quinze jours s’étaient écoulés déjà depuis mon arrivée àQuimper, sans qu’il fût question de partir. Cette prolongation deséjour me donna l’idée de percer un mur pour m’évader ; mais,ayant reconnu l’impossibilité de réussir, je pris un parti quidevait m’assurer la confiance du concierge, et me fournir peut-êtrel’occasion d’exécuter mon projet en lui inspirant une faussesécurité. Après lui avoir dit que j’avais entendu les détenuscomploter quelque chose, je lui indiquai l’endroit de la prison oùl’on devait avoir travaillé. Il fit les recherches les plusminutieuses, et trouva naturellement mon trou, ce qui me valuttoute sa bienveillance. Je ne m’en trouvais toutefois guère plusavancé, car la surveillance générale se faisait avec une exactitudequi mettait en défaut toutes mes combinaisons. J’imaginai alors deme faire mettre à l’hôpital, où j’espérais être plus heureux dansl’exécution de mes projets. Pour me donner une fièvre de cheval, ilme suffit d’avaler pendant deux jours du jus detabac ; les médecins me donnèrent aussitôt mon billet. Enarrivant dans la maison, je reçus en échange de mes habits unecoiffe et une capote grise, et je fus mis avec les consignés.

Il entrait dans mes vues de rester quelquetemps à l’hôpital, afin d’en connaître les issues ; maisl’indisposition que m’avait causée le jus de tabac ne devait pasdurer au-delà de trois ou quatre jours ; il fallait trouverune recette pour improviser une autre maladie ; car, neconnaissant encore personne dans les salles, il m’était impossiblede me procurer de nouveau du jus de tabac. À Bicêtre, j’avais étéinitié aux moyens de se faire venir ces plaies et ces ulcères aumoyen desquels tant de mendiants excitent la pitié publique etprélèvent des aumônes qu’il est impossible de plus mal placer. Detous ces expédients, j’adoptai celui qui consistait à se faireenfler la tête comme un boisseau, d’abord parce que les médecinsdevraient infailliblement s’y méprendre, ensuite parce qu’iln’était nullement douloureux, et qu’on pouvait en faire disparaîtreles traces du jour au lendemain. Ma tête devint tout à coup d’unegrosseur prodigieuse ; grande rumeur parmi les médecins del’établissement, qui, n’étant pas, à ce qu’il paraît, très ferrés,ne savaient trop qu’en penser ; je crois cependant leur avoirentendu parler d’Éléphantiasis, ou bien encored’hydropisie du cerveau. Quoi qu’il en soit, cette belleconsultation se termina par la prescription si commune à l’hôpital,de me mettre à la diète la plus sévère.

Avec de l’argent, je me fusse assez peuinquiété de l’ordonnance ; mai mon étui ne contenait quequelques pièces d’or, et je craignais, en les changeant, de donnerl’éveil. Je me décidai pourtant à en toucher quelque chose à unforçat libéré qui faisait le service d’infirmier ; cet homme,qui eût tout fait pour de l’argent, me procura bientôt ce que jedésirais. Sur l’envie que je lui témoignai de sortir pour quelquesheures en ville, il me dit qu’en me déguisant, cela ne serait pasimpossible, les murs n’ayant pas plus de huit pieds d’élévation.C’était, me dit-il, le chemin qu’il prenait, ainsi que sescamarades, quand il avait à faire quelque partie. Nous tombâmesd’accord qu’il me fournirait des habits, et qu’il m’accompagneraitdans mon excursion nocturne, qui devait se borner à aller souperchez des filles. Mais les seuls vêtements qu’il eût pu se procurerdans l’intérieur de l’hôpital, étant beaucoup trop petits, ilfallut surseoir à l’exécution de ce projet.

Sur ces entrefaites, vint à passer devant monlit une des sœurs de la maison, que j’avais déjà plusieurs foisremarquée dans des intentions assez mondaines : ce n’est pasque sœur Françoise fût une de ces religieuses petites-maîtresses,comme on en voyait dans l’opéra des Visitandinesavant queles nonnettes eussent été transformées en pensionnaires, et que laguimpe eût été remplacée par le tablier vert. Sœur Françoiseavouait trente-quatre ans. Elle était brune, haute en couleur, etses robustes appas faisaient plus d’une passion malheureuse, tantparmi les carabins que parmi les infirmiers. Envoyant cette séduisante créature, qui pouvait peser entre un etdeux quintaux, l’idée me vint de lui emprunter, pour un instant,son harnais claustral ; j’en parlai à mon infirmier commed’une idée folle ; mais il prit la chose au sérieux, et promitde me procurer, pour la nuit suivante, une partie de la garde-robede sœur Françoise. Vers deux heures du matin, je le vis en effetarriver avec un paquet contenant robe, guimpe, bas, etc., qu’ilavait enlevé de la cellule de la sœur, pendant qu’elle était àmatines. Tous mes camarades de salle, au nombre de neuf, étaientprofondément endormis ; je passai néanmoins sur le carré, pourfaire ma toilette. Ce qui me donna le plus de mal, ce fut lacoiffure ; je n’avais aucune idée de la manière de ladisposer, et pourtant l’apparence du désordre dans ces vêtements,toujours arrangés avec une symétrie minutieuse, m’eûtinévitablement trahi.

Enfin la toilette de sœur Vidocq estachevée ; nous traversons les cours, les jardins, et nousarrivons à l’endroit où le mur était le plus facile à escalader. Jeremets alors à l’infirmier cinquante francs, qui étaient à peu prèstout ce qui me restait : il me prête la main, et me voilà dansune ruelle déserte, d’où je gagne la campagne, guidé par sesindications assez vagues. Quoique assez embarrassé dans mes jupons,je marchais encore assez vite pour avoir fait deux grandes lieuesau lever du soleil. Un paysan que je rencontrai, venant vendre deslégumes à Quimper, et que je questionnai sur la route que jesuivais, me fit entendre que j’avançais sur Brest. Ce n’était paslà mon compte ; je fis comprendre à cet homme que je voulaisaller à Rennes, et il m’indiqua un chemin de traverse qui devaitjoindre la grande route de cette ville ; je m’y enfonçaiaussitôt, tremblant à chaque instant de rencontrer quelquesmilitaires de l’armée d’Angleterre, qui était cantonnéedans les villages depuis Nantes jusqu’à Brest. Vers dix heures dumatin, arrivant dans une petite commune, je m’informai s’il ne s’ytrouvait pas de soldats, en témoignant la crainte, bien réelle,qu’ils ne voulussent me houspiller ; ce qui devait me fairedécouvrir. La personne à laquelle je demandai ces renseignementsétait un sacristain bavard et fort communicatif, qui me forçad’entrer, pour me rafraîchir, au presbytère, dont je voyais à deuxpas les murs blanchis et les contrevents verts.

Le curé, homme âgé, dont la figure respiraitcette bonhommie, si rare chez ces ecclésiastiques qui viennent dansles villes afficher leurs prétentions et cacher leur immoralité, lecuré me reçut avec bonté : « Ma chère sœur, me dit-il,j’allais célébrer la messe ; dès qu’elle sera dite, vousdéjeûnerez avec nous. » Il fallut donc aller à l’église, et cene fut pas un petit embarras pour moi que de faire les signes etles génuflexions prescrits à une religieuse : heureusement lavieille servante du curé se trouvait à mes côtés ; je me tiraipassablement d’affaire en l’imitant de tout point. La messe finie,on se mit à table, et les questions commencèrent. Je dis à cesbraves gens que je me rendais à Rennes pour accomplir unepénitence. Le curé n’insista pas ; mais le sacristain, mepressant un peu vivement, afin de savoir pourquoi j’étais ainsipunie, je lui répondis : « Hélas ! c’est pour avoirété curieuse !… » Mon homme se le tint pour dit, etquitta ce chapitre. Ma position était cependant assezdifficile ; je n’osais pas manger, dans la crainte de décelerun appétit viril ; d’un autre côté, je disais plus souventM. le Curé, que mon cher frère, de tellesorte que ces distractions eussent pu tout découvrir, si je n’eusseabrégé le déjeûner. Je trouvai cependant moyen de me faire indiquerles endroits de cantonnement ; et, muni des bénédictions ducuré, qui me promit de ne pas m’oublier dans ses prières, je meremis en chemin, déjà familiarisé avec mon nouveau costume.

Sur la route je rencontrai peu de monde ;les guerres de la révolution avaient dépeuplé ce malheureux pays,et je traversais des villages où il ne restait pas debout unemaison. À la nuit, arrivant dans un hameau composé de quelqueshabitations, je frappai à la porte d’une chaumière. Une femme âgéevint ouvrir, et m’introduisit dans une pièce assez grande, maisqui, pour la malpropreté, l’eût disputé aux plus sales taudis de laGalice ou des Asturies. La famille se composait du père, de lamère, d’un jeune garçon, et de deux filles, de quinze à dix-septans. Lorsque j’entrai, on faisait des espèces de crêpes avec de lafarine de sarrasin ; tout le monde était groupé autour de lapoêle, et ces figures, éclairées à la Rembrandt par les seuleslueurs du foyer, formaient un tableau qu’un peintre eûtadmiré ; pour moi, qui n’avais guères le temps de faireattention aux effets de lumière, je témoignai le désir de prendrequelque chose. Avec tous les égards qu’inspirait mon costume, on meservit les premières crêpes, que je dévorai, sans même m’apercevoirqu’elles étaient brûlantes à m’enlever le palais. Depuis, je mesuis assis à des tables somptueuses ; on m’a prodigué les vinsles plus exquis, les mets les plus délicats et les plusrecherchés ; rien de tout cela ne m’a fait oublier les crêpesdu paysan bas-breton.

Le souper terminé, la prière se fit en commun.Le père et la mère allumèrent ensuite leurs pipes en attendantl’heure du coucher. Très abattu par les agitations et les fatiguesde la journée, je témoignai le désir de me retirer. « Nousn’avons point de lit à vous donner, dit le maître de la maison,qui, ayant été marin, parlait assez bien, français : vouscoucherez avec mes deux filles… » Je lui fis observerqu’allant en pénitence, je devais coucher sur la paille ;j’ajoutai que je me contenterais d’un coin de l’étable.« Oh ! reprit-il, en couchant avec Jeanne et Madelon,vous ne romprez pas votre vœu, car leur lit n’est composé que depaille… Vous ne pouvez pas d’ailleurs avoir place dans l’étable… ils’y trouve déjà un chaudronnier et deux semestriers qui ont demandéà y passer la nuit. » Je n’avais plus rien à dire : tropheureux d’éviter la rencontre des soldats, je gagnai le boudoir deces demoiselles. C’était un bouge rempli de pommes à cidre, defromages et de lard fumé ; dans un coin, juchaient unedouzaine de poules, et plus bas on avait parqué huit lapins.L’ameublement se composait d’une cruche ébréchée, d’une escabellevermoulue et d’un fragment de miroir ; le lit, comme tous ceuxde ce pays, était tout simplement un coffre en forme de bière, àdemi rempli de paille, et n’ayant guère plus de trois pieds delargeur.

Ici nouvel embarras pour moi ; les deuxjeunes filles se déshabillaient fort librement devant moi, quiavais de bonnes raisons pour montrer beaucoup de retenue.Indépendamment des circonstances qu’on devine, j’avais sous meshabits de femme une chemise d’homme qui devait déceler mon sexe etmon incognito. Pour ne pas me livrer, je détachailentement quelques épingles, et lorsque je vis les deux sœurscouchées, je renversai, comme par mégarde, la lampe de fer qui nouséclairait ; je pus alors me débarrasser sans crainte de mesvêtements féminins. En entrant dans les draps de toile à voiles, jeme couchai de manière à éviter toute fâcheuse découverte. Cettenuit fut cruelle : car, sans être jolie, mademoiselle Jeanne,qui ne pouvait faire un mouvement sans me toucher, jouissait d’unefraîcheur et d’un embonpoint trop séduisants pour un homme condamnédepuis si long-temps aux rigueurs d’un célibat absolu. Ceux qui ontpu se trouver dans une position analogue croiront sans peine que jene dormis pas un seul instant.

J’étais donc immobile, les yeux ouverts commeun lièvre au gîte, quand, long-temps avant que le jour ne dûtparaître, j’entendis frapper à la porte à coups de crosses defusil. Ma première idée, comme celle de tout homme qui se trouvedans un mauvais cas, fut qu’on avait découvert mes traces, et qu’onvenait m’arrêter ; je ne savais plus où me fourrer. Pendantque les coups redoublaient, je me rappelai enfin les soldatscouchés dans l’étable, et mes alarmes se dissipèrent. « Quiest là, dit le maître de la maison, s’éveillant en sursaut ? –Vos soldats d’hier. – Eh bien, que voulez-vous ? – Du feu,pour allumer nos pipes avant de partir. » Notre hôte se levaalors, chercha du feu dans les cendres, et ouvrit aux soldats. L’undes deux, regardant sa montre à la clarté de la lampe, dit :« Il est quatre heures et demie… Allons, partons, l’étape estbonne… En route, mauvaise troupe. » Ils s’éloignèrent eneffet ; l’hôte souffla la lampe et se recoucha. Pour moi, nevoulant pas plus m’habiller devant mes compagnes, que m’ydéshabiller, je me levai aussitôt, et, rallumant la lampe,j’endossai de nouveau ma robe de bure ; puis je me mis agenoux dans un coin, feignant de prier Dieu en attendant le réveilde la famille. Il ne se fit pas long-temps attendre. À cinq heures,la mère cria de son lit : « Jeanne,… debout… il fautfaire la soupe pour la sœur, qui veut partir de bonne heure. »Jeanne se lève ; la soupe au lait de beurre est faite, mangéede bon appétit, et je quitte les bonnes gens qui m’avaient si bienaccueilli.

Après avoir marché toute cette journée avecardeur, je me trouvai le soir dans un village des environs deVannes, où je reconnus que j’avais été trompé par des indicationsfausses ou mal comprises. Je couchai dans ce village, et lelendemain je traversai Vannes de très grand matin. Mon intentionétait toujours de gagner Rennes, d’où j’espérais arriver facilementà Paris ; mais, en sortant de Vannes, je fis une rencontre quime décida à changer d’avis. Sur la même route, cheminait lentementune femme suivie d’un jeune enfant, et portant sur son dos uneboîte de reliques, quelle montrait dans les villages, en chantantdes complaintes, et vendant des bagues de saint Hubert ou deschapelets bénits. Cette femme me dit qu’elle allait à Nantes par latraverse. J’avais tant d’intérêt à éviter la grande route, que jen’hésitai point à suivre ce nouveau guide ; Nantes meprésentant d’ailleurs encore plus de ressources que Rennes, commeon le verra tout à l’heure.

Au bout de huit jours de marche, nousarrivâmes à Nantes, où je quittai la femme aux reliques, qui logeadans un faubourg. Pour moi, je me fis indiquer l’îleFeydeau. Étant à Bicêtre, j’avais appris d’un nommé Grenier,dit le Nantais, qu’il se trouvait dans ce quartier uneespèce d’auberge où les voleurs se rassemblaient sans crainte d’yêtre inquiétés ; je savais qu’en se recommandant de quelquesnoms connus, on y était admis sans difficulté, mais je neconnaissais que très vaguement l’adresse, et il n’y avait guèresmoyen de la demander. Je m’avisai d’un expédient qui meréussit ; j’entrai successivement chez plusieurs logeurs endemandant M. Grenier. À la quatrième maison où je m’adressai,l’hôtesse, quittant deux personnes avec lesquelles elle était enaffaire, me fit passer dans un petit cabinet et me dit :« Vous avez vu Grenier ?… Est-il toujours malade (enprison) ? – Non, repris-je, il est bien portant (libre). Etvoyant que j’étais bien chez la mère des voleurs, je luidis sans hésiter qui j’étais, et dans quelle position je metrouvais. Sans répondre, elle me prit par le bras, ouvrit une portepratiquée dans la boiserie, et me fit entrer dans une salle basse,ou huit hommes et deux femmes jouaient aux cartes, en buvant del’eau-de-vie et des ligueurs. « Tenez », dit maconductrice en me présentant à la compagnie, fort étonnée del’apparition d’une religieuse ; « tenez, voilà la sœurqui vient vous convertir ». En même temps, j’arrachai maguimpe, et trois des assistants, que j’avais vus au bagne, mereconnurent : c’étaient les nommés Berry, Bidaut-Mauger, et lejeune Goupy, que j’avais rencontré à Quimper ; les autresétaient des évadés du bagne de Rochefort. On s’amusa beaucoup demon travestissement : lorsque le souper nous eut mis engaieté, une des femmes qui se trouvaient là, voulut s’en revêtir,et ses propos, ses attitudes contrastaient si étrangement avec cecostume que tout le monde en rit aux larmes jusqu’au moment où l’onalla se coucher.

À mon réveil, je trouvai sur mon lit deshabits neufs, du linge, tout ce qu’il fallait enfin pour compléterma toilette. D’où provenaient ces effets ? C’est ce dont jen’avais guères le loisir de m’inquiéter. Le peu d’argent que jen’avais pas dépensé à l’hôpital de Quimper, où tout se payait fortcher, avait été employé dans le voyage ; sans vêtements, sansressources, sans connaissances, il me fallait au moins le tempsd’écrire à ma mère pour en obtenir des secours. J’acceptai donctout ce qu’on m’offrit. Mais une circonstance toute particulièreabrégea singulièrement mon séjour dans l’île Feydeau. Aubout de huit jours, mes commensaux me voyant parfaitement remis demes fatigues, me dirent un soir que le lendemain il y avait un coupà faire dans une maison, place Graslin, et qu’ils comptaient surmoi pour les accompagner : j’aurais même le poste d’honneur,devant travailler dans l’intérieur avec Mauger.

Ce n’était pas là mon compte. Je voulais bienutiliser la circonstance pour me tirer d’affaire, et gagner Paris,où, rapproché de ma famille, les ressources ne me manqueraientpas ; mais il n’entrait nullement dans mes combinaisons dem’enrôler dans une bande de voleurs : car, bien qu’ayant hantéles escrocs et vécu d’industrie, j’éprouvais une répugnanceinvincible à entrer dans cette carrière de crimes dont uneexpérience précoce commençait à me révéler les périls. Un refusdevait, d’un autre côté, me rendre suspect à mes nouveauxcompagnons, qui, dans cette retraite inaccessible aux regards,pouvaient m’expédier à bas bruit, et m’envoyer tenir compagnie auxsaumons et aux éperlans de la Loire : il ne me restait doncqu’un parti à prendre, c’était de partir au plus vite, et je m’ydécidai.

Après avoir troqué mes habits neufs contre unecasaque de paysan, avec laquelle on me donna dix-huit francs deretour, je quittai Nantes, portant au bout d’un bâton un panier deprovisions, ce qui me donnait tout à fait l’air d’un homme desenvirons. Il est inutile de faire observer que je pris la traverse,où, soit dit en passant, les gendarmes seraient bien plus utilesque sur les grandes routes, où se montrent rarement les gens quipeuvent avoir quelque chose à démêler avec la justice. Cetteobservation se rattache, du reste, à un système de policemunicipale dont on pourrait tirer, je crois, d’immenses avantages.Borné à la sûreté proprement dite, il permettrait de suivre decommune en commune la trace des malfaiteurs, tandis qu’une foissortis du rayon des grandes villes, ils bravent toutes lesrecherches de l’administration. À diverses époques, et toujours àl’occasion de quelques grandes calamités, quand les chauffeursparcouraient le Nord, quand la disette pesait sur le Calvados etsur l’Eure, quand l’Oise voyait chaque nuit éclater des incendies,on fit des applications partielles de ce système, et les résultatsen démontrèrent l’efficacité.

CHAPITRE XI.

 

Le marché de Cholet. – Arrivée à Paris. – Histoire du capitaineVilledieu.

 

En quittant Nantes, je marchai pendant un jouret deux nuits sans m’arrêter dans aucun village, mes provisionsm’en dispensèrent ; j’allais au hasard, quoique toujoursdécidé à gagner Paris ou les bords de la mer, espérantêtre reçu à bord de quelque navire, lorsque j’arrivai aux premièreshabitations d’une ville qui me parut avoir été récemment le théâtred’un combat. La plupart des maisons n’étaient plus qu’un tas dedécombres noircis par le feu ; toutes celles qui entouraientla place avaient été complètement détruites. Il ne restait deboutque la tour de l’église, où l’horloge sonnait encore les heurespour des habitants qui n’existaient plus. Cette scène de désolationprésentait en même temps les accidents les plus bizarres. Sur leseul pan de mur qui restât d’une auberge, on lisait encore cesmots : Bon logis, à pied et à cheval ;là, des soldats abreuvaient leurs chevaux dans le bénitier d’unechapelle ; plus loin, leurs camarades y dansaient au son del’orgue, avec des femmes du pays, que l’abandon et la misèreforçaient à se prostituer aux bleus pour un pain demunition. Aux traces de cette guerre d’extermination, on eût pu secroire au milieu des savanes de l’Amérique ou des oasis dudésert alors que des peuplades barbares s’égorgeaient avec une rageaveugle. Il n’y avait pourtant eu là, des deux côtés, que desFrançais, mais tous les fanatismes s’y étaient donné rendez-vous.J’étais dans la Vendée, à Cholet.

Le maître d’un misérable cabaret couvert engenêts, dans lequel je m’étais arrêté, me suggéra un rôle, en medemandant si je venais à Cholet pour le marché du lendemain. Jerépondis affirmativement, fort étonné d’abord, qu’on se réunît aumilieu de ces ruines, ensuite que les cultivateurs des environseussent encore quelque chose à vendre ; mais l’hôte me fitobserver qu’on n’amenait guères à ce marché que des bestiaux decantons assez éloignés ; d’un autre côté, quoiqu’on n’eûtencore rien fait, pour réparer les désastres de la guerre, lapacification avait été presque terminée par le général Hoche, et sil’on voyait encore des soldats républicains dans le pays, c’étaitsurtout pour contenir les chouans, qui pouvaient devenirredoutables.

Je me trouvai au marché de grand matin, et,songeant à tirer parti de la circonstance, je m’approchai d’unmarchand de bœufs, dont la figure me revenait, en le priant dem’entendre un instant. Il me regarda d’abord avec quelque méfiance,me prenant peut-être pour quelque espion, mais je m’empressai de lerassurer en lui disant qu’il s’agissait d’une affaire purementpersonnelle. Nous entrâmes alors sous un hangar où l’on vendait del’eau-de-vie ; je lui racontai succinctement, qu’ayant désertéde la 36e demi-brigade pour voir mes parents, quihabitaient Paris, je désirais vivement trouver une place qui mepermît de me rendre à ma destination sans crainte d’être arrêté.Ce brave homme me répondit qu’il n’avait pas de place à medonner, mais que si je voulais toucher (conduire) untroupeau de bœufs jusqu’à Sceaux, il pourrait m’y emmener avec lui.Jamais proposition ne fut acceptée avec plus d’empressement.J’entrai immédiatement en fonctions, voulant rendre à mon nouveaupatron les petits services qui dépendaient de moi.

Dans l’après-midi, il m’envoya porter unelettre chez une personne de la ville, qui me demanda si mon maîtrene m’avait pas chargé de rien recevoir : je répondisnégativement : « C’est égal, » me dit cettepersonne, qui était, je crois, un notaire ;… « vous luiremettrez toujours ce sac de trois cents francs. » Je livraifidèlement la somme au marchand de bœufs, auquel mon exactitudeparut inspirer quelque confiance. On partit le lendemain. Au boutde trois jours de route, mon patron me fit appeler :« Louis, me dit-il, sais-tu écrire ? – Oui, monsieur. –Compter ?… – Oui, monsieur. – Tenir un registre ? – Oui,monsieur. – Eh bien ! comme j’ai besoin de me détourner de laroute pour aller voir des bœufs maigres à Sainte-Gauburge, tuconduiras les bœufs à Paris avec Jacques et Saturnin ; tuseras maître-garçon. » Il me donna ensuite ses instructions,et partit.

En raison de l’avancement que je venaisd’obtenir, je cessai de voyager à pied, ce qui améliorasensiblement ma position : car les toucheurs de bœufsfantassins sont toujours ou étouffés par la poussière qu’élèventles bestiaux, ou enfoncés jusqu’aux genoux dans la boue, que leurpassage augmente encore. J’étais d’ailleurs mieux payé, mieuxnourri, mais je n’abusai pas de ces avantages, comme je le voyaisfaire à la plupart des maîtres-garçons qui suivaient la même route.Tandis que le fourrage des bestiaux se transformait pour eux enpoulardes et en gigots de moutons, ou qu’ils s’en faisaient tenircompte par les aubergistes, les pauvres animaux dépérissaient à vued’œil.

Je me conduisis plus loyalement : aussi,en nous retrouvant à Verneuil, mon maître, qui nous avait devancés,me fit-il des compliments sur l’état du troupeau. Arrivés à Sceaux,mes bêtes valaient vingt francs de plus par tête que toutes lesautres, et j’avais dépensé quatre-vingt-dix francs de moins que mesconfrères pour mes frais de route. Mon maître, enchanté, me donnaune gratification de quarante francs, et me cita parmi tous lesherbagers, comme l’Aristide des toucheurs de bœufs ; je fus enquelque sorte mis à l’ordre du jour du marché de Sceaux ; enrevanche, mes collègues m’auraient assommé de bon cœur. Un d’eux,gars bas-normand, connu pour sa force et son adresse, tenta même deme dégoûter du métier, en se chargeant de la vindictepublique : mais que pouvait un rustre épais contre l’élève dugrand Goupy !… Le Bas-Normand succomba dans un des plusmémorables combats à coups de poings, dont les habitués du Marchéaux vaches grasses eussent gardé le souvenir.

Ce triomphe fut d’autant plus glorieux, quej’avais mis beaucoup de modération dans ma conduite, et que jen’avais consenti à me battre que lorsqu’il n’était plus possible defaire autrement. Mon maître, de plus en plus satisfait de moi,voulut absolument me garder à l’année comme maître-garçon, en mepromettant un petit intérêt dans son commerce. Je n’avais pas reçude nouvelles de ma mère ; je trouvais là les ressources que jevenais chercher à Paris ; enfin, mon nouveau costume medéguisait si bien, que je ne craignais nullement d’être découvertdans les excursions fréquentes que je fis à Paris. Je passai eneffet auprès de plusieurs personnes de ma connaissance, qui nefirent même pas attention à moi. Un soir, cependant, que jetraversais la rue Dauphine, pour regagner la barrière d’Enfer, jeme sentis frapper sur l’épaule : ma première pensée fut defuir, sans me retourner, attendu que celui qui vous arrête ainsicompte sur ce mouvement pour vous saisir ; mais un embarras devoiture barrait le passage : j’attendis l’événement, et, d’uncoup d’œil, je reconnus que j’avais eu la panique.

Celui qui m’avait fait si grand’peur n’étaitautre que Villedieu, ce capitaine du 13e chasseursbis, avec lequel j’avais été intimement lié à Lille.Quoique surpris de me voir avec un chapeau couvert de toile cirée,une blouse et des guêtres de cuir, il me fit beaucoup d’amitiés, etm’invita à souper, en me disant qu’il avait à me raconter deschoses bien extraordinaires. Pour lui, il n’était pas enuniforme ; mais cette circonstance ne m’étonna pas, lesofficiers prenant ordinairement des habits bourgeois quand ilsséjournent à Paris. Ce qui me frappa, ce fut son air inquiet, etson extrême pâleur. Comme il témoignait l’intention de souper horsbarrières, nous prîmes un fiacre qui nous conduisit jusqu’àSceaux.

Arrivés au Grand Cerf, nousdemandâmes un cabinet. À peine fûmes-nous servis que Villedieu,fermant la porte à double tour, et mettant la clef dans sa poche,me dit, les larmes aux yeux, et d’un air égaré : « Monami, je suis un homme perdu !… perdu !… On me cherche… Ilfaut que tu me procures des habits semblables aux tiens… Et si tuveux,… j’ai de l’argent,… beaucoup d’argent, nous partironsensemble pour la Suisse. Je connais ton adresse, pour lesévasions ; il n’y a que toi qui puisses me tirer delà. »

Ce début n’avait rien de trop rassurant pourmoi. Déjà assez embarrassé de ma personne, je ne me souciais pas dutout de mettre contre moi une nouvelle chance d’arrestation, en meréunissant à un homme qui, poursuivi avec activité, devait me fairedécouvrir. Ce raisonnement, que je fis in petto, me décidaà jouer serré avec Villedieu. Je ne savais d’ailleurs nullement dequoi il s’agissait. À Lille, je l’avais vu faire plus de dépensesque n’en comportait sa solde ; mais un officier jeune et bientourné a tant de moyens de se procurer de l’argent, que personnen’y faisait attention. Je fus donc fort surpris de l’entendre meraconter ce qu’on va lire.

« Je ne te parlerai pas des circonstancesde ma vie qui ont précédé notre connaissance ; il te suffirade savoir qu’aussi brave et aussi intelligent qu’un autre, pousséde plus par d’assez puissants protecteurs, je me trouvais, àtrente-quatre ans, capitaine de chasseurs, quand je terencontrai à Lille, au Café de la Montagne. Là, je me liaiavec un individu dont les formes honnêtes me prévinrent en safaveur ; insensiblement ces relations devinrent plus intimes,si bien que je fus reçu dans son intérieur. Il y avait beaucoupd’aisance dans la maison ; on y était pour moi aux petitssoins ; et si M. Lemaire était bon convive, madameLemaire était charmante. Bijoutier, voyageant avec les objets deson commerce, il faisait de fréquentes absences de six ou huitjours ; je n’en voyais pas moins son épouse, et tu devinesdéjà que je fus bientôt son amant. Lemaire ne s’aperçut de rien, ouferma les yeux. Ce qu’il y a de certain, c’est que je menais la viela plus agréable, quand, un matin, je trouvai Joséphine en pleurs.Son mari venait, me dit-elle, d’être arrêté, à Courtrai, avec soncommis, pour avoir vendu des objets non contrôlés, et comme ilétait probable qu’on viendrait visiter son domicile, il fallaittout enlever au plus vite. Les effets les plus précieux furent eneffet emballés dans une malle, et transportés à mon logement. AlorsJoséphine me pria de me rendre à Courtrai, où l’influence de mongrade pourrait être utile à son mari. Je n’hésitai pas un instant.J’étais si vivement épris de cette femme, qu’il semblait quej’eusse renoncé à l’usage de mes facultés pour ne penser que cequ’elle pensait, ne vouloir que ce qu’elle voulait. »

» La permission du colonel obtenue,j’envoyai chercher des chevaux, une chaise de poste, et je partisavec l’express qui avait apporté la nouvelle de l’arrestation deLemaire. La figure de cet homme ne me revenait pas du tout ;ce qui m’avait d’abord indisposé contre lui, c’était de l’entendretutoyer Joséphine, et la traiter avec beaucoup d’abandon. À peinemonté dans la voiture, il s’installa dans un coin, s’y mit à sonaise, et dormit jusqu’à Menin, où je fis arrêter pour prendrequelque chose. Paraissant s’éveiller en sursaut, il me ditfamilièrement : – Capitaine, je ne voudrais pas descendre…Faites-moi le plaisir de m’apporter un verre d’eau-de-vie… – Assezsurpris de ce ton, je lui envoyai ce qu’il demandait par une fillede service, qui revint aussitôt me dire que mon compagnon de voyagen’avait pas répondu ; que, sans doute, il dormait. Force mefut de retourner à la voiture, où je vis mon homme, immobile dansson coin, la figure couverte d’un mouchoir. – Dormez-vous, luidis-je à voix basse ? – Non, répondit-il ;… et je n’en aiguères d’envie ; mais pourquoi diable m’envoyez-vous unedomestique, quand je vous dis que je ne me soucie pas de montrer maface à ces gens-là. – Je lui apportai le verre d’eau-de-vie, qu’ilavala d’un trait ; nous partîmes ensuite. Comme il neparaissait plus disposé à dormir, je le questionnai légèrement surles motifs qui l’engageaient à garder l’incognito, et surl’affaire que j’allais traiter à Courtrai, sans en connaître lesdétails. Il me dit, très succinctement, que Lemaire était prévenude faire partie d’une bande de chauffeurs, et il ajouta qu’il n’enavait rien dit à Joséphine, dans la crainte de l’affligerdavantage. Cependant nous approchions de Courtrai : à quatrecents pas de la ville, mon compagnon crie au postillon d’arrêter unmoment ; il met une perruque, cachée dans la forme de sonchapeau, se colle un large emplâtre sur l’œil gauche, tire de songilet une paire de pistolets doubles, change les amorces, lesreplace au même endroit, ouvre la portière, saute à terre etdisparaît.

» Toutes ces évolutions, dont je neconnaissais pas le but, ne laissaient pas que de me donner quelquesinquiétudes. L’arrestation de Lemaire n’était-elle qu’unprétexte ? M’attirait-on dans un piège ? Voulait-on mefaire jouer un rôle dans quelque intrigue, dans quelque mauvaiseaffaire ? je ne pouvais me résoudre à le croire. Cependantj’étais fort incertain sur ce que j’avais à faire, et je mepromenais à grands pas dans une chambre de l’Hôtel duDamier, où mon mystérieux compagnon m’avait conseillé dedescendre, quand la porte s’ouvrant tout à-coup, me laissa voir…Joséphine ! À son aspect, tous mes soupçons s’évanouirent.Cette brusque apparition, ce voyage précipité, fait sans moi, àquelques heures de distance, tandis qu’il eût été si simple deprofiter de la chaise, eussent dû cependant les redoubler. Maisj’étais amoureux, et quand Joséphine m’eut dit qu’elle n’avait pusupporter l’idée de l’absence, je trouvai la raison excellente etsans réplique. Il était quatre heures après midi, Joséphines’habille, sort, et ne rentre qu’à dix heures, accompagnée d’unhomme habillé en cultivateur du pays de Liège, mais dont la tenueet l’expression de physionomie ne répondaient nullement à cecostume.

» On servit quelquesrafraîchissements ; les domestiques sortirent. AussitôtJoséphine, se jetant à mon cou, me supplia de nouveau de sauver sonmari, en me répétant qu’il ne dépendait que de moi de lui rendre ceservice. Je promis tout ce qu’on voulut. Le prétendu paysan, quiavait jusque là gardé le silence, prit la parole, en fort bonstermes, et m’exposa ce qu’il y avait à faire. Lemaire, me dit-il,arrivait à Courtrai, avec plusieurs voyageurs qu’il avaitrencontrés sur la route sans les connaître, quand ils avaient étéentourés par un détachement de gendarmerie, qui les sommait, au nomde la loi, d’arrêter. Les étrangers s’étaient mis en défense, descoups de pistolets avaient été échangés, et Lemaire, resté seulavec son commis, sur le champ de bataille, avait été saisi, sansqu’il fît aucun effort pour se sauver, persuadé qu’il n’était pascoupable, et qu’il n’avait rien à craindre. Il s’élevait cependantcontre lui des charges assez fortes : il n’avait pas pu rendreun compte exact des affaires qui l’amenaient dans le canton,attendu, me dit le faux paysan, qu’il faisait en ce moment lacontrebande ; puis on avait trouvé dans un buisson deux pairesde pistolets, qu’on assurait y avoir été jetés par lui et par soncommis, au moment où on les avait arrêtés ; enfin une femmeassurait l’avoir vu, la semaine précédente, sur la route de Gand,avec les voyageurs qu’il prétendait n’avoir rencontrés que le matinde l’engagement avec les gendarmes.

» Dans ces circonstances, ajouta moninterlocuteur, il faut trouver moyen de prouver :

1° Que Lemaire n’a quitté Lille que depuistrois jours, et qu’il y résidait depuis un mois ;

» 2° Qu’il n’a jamais porté depistolets ;

» 3° Qu’avant de partir, il a touché dequelqu’un soixante louis.

» Cette confidence eût dû m’ouvrir lesyeux sur la nature des démarches qu’on exigeait de moi ; mais,enivré par les caresses de Joséphine, je repoussai des pensersimportuns, en m’efforçant de m’étourdir sur un funeste avenir. Nouspartîmes tous trois, la même nuit, pour Lille. En arrivant, jecourus toute la journée pour faire les dispositionsnécessaires ; le soir j’eus tous mes témoins [4]. Leurs dépositions ne furent pas plus tôtparvenues à Courtrai, que Lemaire et son commis recouvrèrent leurliberté. On juge de leur joie. Elle me parut si excessive, que jene pus m’empêcher de faire la réflexion qu’il fallait que le casfût bien critique, pour que leur libération excitât de pareilstransports. Le lendemain de son arrivée, dînant chez Lemaire, jetrouvai dans ma serviette un rouleau de cent louis. J’eus lafaiblesse de les accepter ; dès lors je fus un hommeperdu.

» Jouant gros jeu, traitant mescamarades, faisant de la dépense, j’eus bientôt dissipé cettesomme. Lemaire me faisant chaque jour de nouvelles offres deservices, j’en profitai pour lui faire divers emprunts, qui semontèrent à deux mille francs, sans que j’en fusse plus riche, oudu moins plus raisonnable. Quinze cents francs empruntés à un Juif,sur une traite en blanc de mille écus, et vingt-cinq louis, quem’avait avancés le quartier-maître, disparurent avec la mêmerapidité. Je dissipai enfin jusqu’à une somme de cinq cents francs,que mon lieutenant m’avait prié de lui garder jusqu’à l’arrivée deson marchand de chevaux, auquel il la devait. Cette dernière sommefut jouée et perdue dans une soirée, au Café de laMontagne, contre un nommé Carré, qui avait déjà ruiné lamoitié du régiment.

» La nuit qui suivit fut affreuse :tour à tour agité par la honte d’avoir abusé d’un dépôt qui formaittoute la fortune du lieutenant, par la rage de me trouver dupe, etpar le désir effréné de jouer encore, je fus vingt fois tenté de mefaire sauter la cervelle. Lorsque les trompettes sonnèrent leréveil, je n’avais pas encore fermé l’œil : j’étais desemaine, je descendis pour passer l’inspection des écuries ;la première personne que j’y rencontrai fut le lieutenant, qui meprévint que son marchand de chevaux étant arrivé, il allait envoyerchercher ses cinq cents francs par son domestique. Mon troubleétait si grand, que je répondis sans savoir ce que je disais ;l’obscurité de l’écurie l’empêcha seule de s’en apercevoir. Il n’yavait plus un instant à perdre si je voulais éviter d’être à jamaisperdu de réputation auprès de mes chefs et de mes camarades.

» Dans cette position terrible, il nem’était pas même venu dans la pensée de m’adresser à Lemaire, tantje croyais avoir abusé déjà de son amitié ; je n’avaiscependant plus d’autre ressource ; enfin, je me décidai àl’informer par un billet de l’embarras de ma situation. Il accourutaussitôt, et, déposant sur ma table deux tabatières d’or,trois montres et douze couverts armoiriés, il me dit qu’il n’avaitpas d’argent pour le moment, mais que je m’en procureraisfacilement, en mettant au mont-de-piété ces valeurs, qu’il laissaità ma disposition. Après m’être confondu en remercîments, j’envoyaiengager le tout par mon domestique, qui me rapporta douze centsfrancs. Je remboursai d’abord le lieutenant ; puis, conduitpar ma mauvaise étoile, je volai au Café de la Montagne,où Carré, après s’être long-temps fait prier pour donner unerevanche, fit passer de ma bourse dans la sienne les sept centsfrancs qui me restaient.

» Tout étourdi de ce dernier coup,j’errai quelque temps au hasard dans les rues de Lille, roulantdans ma tête mille projets funestes. C’est dans cette dispositionque j’arrivai, sans m’en apercevoir, à la porte de Lemaire ;j’entrai machinalement ; on allait se mettre à table.Joséphine, frappée de mon extrême pâleur, me questionna avecintérêt sur mes affaires et sur ma santé ; j’étais dans un deces moments d’abattement où la conscience de sa faiblesse rendexpansif l’homme le plus réservé. J’avouai toutes mes profusions,en ajoutant qu’avant deux mois, j’aurais à payer plus de quatremille francs, dont je ne possédais pas le premier sou.

» À ces mots, Lemaire me regardefixement, et, avec un regard que je n’oublierai de ma vie, fût-elleencore bien longue : – Capitaine, me dit-il, je ne vouslaisserai pas dans l’embarras ;… mais une confidence en vautune autre… On n’a rien à cacher à un homme qui vous à sauvé de…et, avec un rire atroce, il se passa la main gauche autourdu cou… Je frémis ;… je regardai Joséphine : elle étaitcalme !… Ce moment fut affreux… Sans paraître remarquer montrouble, Lemaire continuait son épouvantable confidence :j’appris qu’il faisait partie de la bande de Sallambier ; quelorsque les gendarmes l’avaient arrêté près de Courtrai, ilsvenaient de commettre un vol, à main armée, dans une maison decampagne des environs de Gand. Les domestiques ayant voulu sedéfendre, on en avait tué trois, et deux malheureuses servantesavaient été pendues dans un cellier. Les objets que j’avais engagésprovenaient du vol qui avait suivi ces assassinats !… Aprèsm’avoir expliqué comment il avait été arrêté près de Courtrai, ensoutenant la retraite, Lemaire ajouta que désormais il ne tiendraitqu’à moi de réparer mes pertes et de remonter mes affaires, enprenant seulement part à deux ou trois expéditions.

» J’étais anéanti. Jusqu’alors laconduite de Lemaire, les circonstances de son arrestation, le genrede service que je lui avais rendu, me paraissaient bien suspects,mais j’éloignais soigneusement de ma pensée tout ce qui eût puconvertir mes soupçons en certitude. Comme agité par un affreuxcauchemar, j’attendais le réveil,… et le réveil fut plus affreuxencore !

» Eh bien ! dit Joséphine, enprenant un air pénétré,… vous ne répondez pas… Ah ! je levois,… nous avons perdu votre amitié…, j’en mourrai !… Ellefondait en pleurs ; ma tête s’égara ; oubliant laprésence de Lemaire, je me précipite à ses genoux comme un insensé,en m’écriant : Moi, vous quitter… non, jamais !jamais ! Les sanglots me coupèrent la voix : je vis unelarme dans les yeux de Joséphine, mais elle reprit aussitôt safermeté. Pour Lemaire, il nous offrit de la fleur d’orangeaussi tranquillement qu’un cavalier présente une glace à sadanseuse au milieu d’un bal.

» Me voilà donc enrôlé dans cette bande,l’effroi des départements du Nord, de la Lys et de l’Escaut. Enmoins de quinze jours, je fus présenté à Sallambier, dans qui jereconnus le paysan liégeois ; à Duhamel, à Chopine, àCalandrin et aux principaux chauffeurs. Le premier coup de mainauquel je pris part eut lieu aux environs de Douai. La maîtresse deDuhamel, qui faisait partie de l’expédition, nous introduisit dansun château, où elle avait servi comme femme de chambre. Les chiensayant été empoisonnés par un élagueur d’arbres employé dans lamaison, nous n’attendîmes, même pas pour exécuter notre projet, queles maîtres fussent couchés. Aucune serrure ne résistait àCalandrin. Nous arrivâmes dans le plus grand silence, à la porte dusalon ; la famille, composée du père, de la mère, d’unegrand’tante, de deux jeunes personnes et d’un parent en visite,faisait la bouillotte. On n’entendait que ces mots,répétés d’une voix monotone : Passe, tiens, je faisCharlemagne, quand Sallambier, tournant brusquement le boutonde la porte, parût, suivi de dix hommes barbouillés de noir, lepistolet ou le poignard à la main. À cet aspect, les cartestombèrent des mains à tout le monde ; les demoisellesvoulurent crier ; d’un geste, Sallambier leur imposa silence.Pendant qu’un des nôtres, montant avec l’agilité d’un singe sur latablette de la cheminée, coupait au plafond les deux cordons desonnette ; les femmes s’évanouirent : on n’y fit pasattention. Le maître de la maison, quoique fort troublé, conservaitseul quelque présence d’esprit. Après avoir vingt fois ouvert labouche sans trouver une parole, il parvint enfin à demander ce quenous voulions : de l’argent, répondit Sallambier,dont la voix me parut toute changée ; et, prenant le flambeaude la table de jeu, il fit signe au propriétaire de le suivre dansune pièce voisine, où nous savions qu’étaient déposés l’argent etles bijoux : c’était exactement don Juan précédant la statuedu commandeur.

» Nous restâmes sans lumière, immobiles ànos postes n’entendant que les soupirs étouffés des femmes, lebruit de l’argent, et ces mots, encore !encore ! que Sallambier répétait de temps en temps d’unton sépulcral. Au bout de vingt minutes, il reparut avec unmouchoir rouge, noué par les coins et rempli de pièces demonnaie ; les bijoux étaient dans ses poches. Pour ne riennégliger, on prit à la vieille tante et à la mère leurs bouclesd’oreilles, ainsi que sa montre au parent qui choisissait si bienson temps pour faire ses visites. On partit enfin, après avoirsoigneusement enfermé toute la société, sans que les domestiques,déjà couchés depuis long-temps, se fussent même doutés del’invasion du château.

» Je pris part encore à plusieurs autrescoups de main qui présentèrent plus de difficultés que celui que jeviens de te raconter. Nous éprouvions de la résistance, ou bien lespropriétaires avaient enfoui leur argent, et pour le leur fairelivrer, on leur faisait endurer les traitements les plus barbares.Dans le principe, on s’était borné à leur brûler la plante despieds avec des pelles rougies au feu ; mais, adoptant, desmodes plus expéditifs, on en vint à arracher les ongles auxentêtés, et à les gonfler comme des ballons avec un souffletQuelques-uns de ces malheureux n’ayant réellement pas l’argentqu’on leur supposait, périssaient au milieu des tortures. Voilà,mon ami, dans quelle carrière était entré un officier bien né, quedouze ans de bons services, quelques actions d’éclat, et letémoignage de ses camarades, entouraient d’une estime qu’il cessaitde mériter depuis long-temps, et qu’il allait bientôt perdre sansretour. »

Ici Villedieu s’interrompit et laissa tombersa tête sur sa poitrine, comme accablé par ses souvenirs ; jele laissai s’y livrer un moment, mais les noms qu’il citaitm’étaient trop connus pour que je ne prisse pas à son récit un vifintérêt de curiosité. Quelques verres de champagne lui rendirent del’énergie ; il continua en ces termes.

« Cependant les crimes se multipliaientdans une progression tellement effrayante, que la gendarmerie nesuffisant plus à la surveillance, on organisa des colonnes mobilesprises dans les garnisons de diverses villes. Je fus chargé d’endiriger une. Tu comprends que la mesure eut un effet tout contraireà celui qu’on en attendait, puisque, avertis par moi, leschauffeurs évitaient les endroits que je devais parcouriravec mon monde. Les choses n’en allèrent donc que plus mal.L’autorité ne savait plus quel parti prendre ; elle apprittoutefois que la plupart des chauffeurs résidaient àLille, et l’ordre fut aussitôt donné de redoubler de surveillanceaux portes. Nous trouvâmes pourtant moyen de rendre vaines cesnouvelles précautions. Sallambier se procura chez ces fripiers deville de guerre, qui habilleraient tout un régiment, quinzeuniformes du 13e chasseurs ; on en affubla unpareil nombre de chauffeurs, qui, m’ayant à leur tête, sortirent àla brune, comme allant en détachement pour une mission secrète.

» Quoique ce stratagème eût complètementréussi, je crus m’apercevoir que j’étais l’objet d’une surveillanceparticulière. Le bruit se répandit qu’il rôdait aux environs deLille des hommes travestis en chasseurs à cheval. Le colonelparaissait se méfier de moi ; un de mes camarades fut désignépour alterner avec moi dans le service des colonnes mobiles,qu’auparavant je dirigeais seul. Au lieu de me donner l’ordre laveille, comme aux officiers de gendarmerie, on ne me le faisaitconnaître qu’au moment du départ. On m’accusa enfin assezdirectement, pour me mettre dans la nécessité de m’expliquervis-à-vis du colonel, qui ne me dissimula pas que je passais pouravoir des rapports avec les chauffeurs. Je me défendis tant bienque mal, les choses en restèrent là ; seulement, je quittai leservice des colonnes mobiles, qui commencèrent à déployer une telleactivité, que les chauffeurs osaient à peine sortir.

» Sallambier ne voulant pas toutefoislanguir si long-temps dans l’inaction, redoubla d’audace à mesureque les obstacles se multipliaient autour de nous. Dans une seulenuit, il commit trois vols dans la même commune. Mais lespropriétaires de la première des maisons attaquées, s’étantdébarrassés de leurs bâillons et de leurs liens, donnèrentl’alarme. On sonna le tocsin à deux lieues à la ronde, et leschauffeurs ne durent leur salut qu’à la vitesse de leurs chevaux.Les deux frères Sallambier furent surtout poursuivis avec tantd’acharnement, que ce ne fut que vers Bruges, que ceux qui leurdonnaient la chasse perdirent leurs traces. Dans un gros village oùils se trouvaient, ils louèrent une voiture et deux chevaux, pouraller, dirent-ils, à quelques lieues, et revenir le soir.

» Un cocher les conduisait ; arrivésau bord de la mer, Sallambier l’aîné le frappa par derrière d’uncoup de couteau qui le renversa de son siège. Les deux frères letransportèrent ensuite à la mer, espérant que les vaguesentraîneraient le cadavre. Maîtres de la voiture, ils poursuivaientleur route, lorsqu’au déclin du jour, ils rencontrèrent un homme dupays qui leur souhaita le bon soir. Comme ils ne répondaient pas,l’homme s’approcha en disant : Eh bien ! Vandeck, tu neme reconnais pas ?… C’est moi,… Joseph… Sallambier dit alorsqu’il a loué la voiture pour trois jours, sans conducteur. Le tonde cette réponse, l’état des chevaux, couverts de sueur, que leurmaître n’eût certainement pas confiés sans conducteur, tout inspiredes inquiétudes au questionneur. Sans pousser plus loin laconversation, il court au village voisin, et donne l’alarme :sept ou huit hommes montent à cheval ; ils se mettent à lapoursuite de la voiture, qu’ils aperçoivent bientôt cheminant assezlentement. Ils pressent leur marche, ils l’atteignent… Elle estvide… Un peu désappointés, ils s’en emparent, et la mettent enfourrière dans un village, où ils se proposent de passer la nuit. Àpeine sont-ils à table, qu’un grand bruit se fait entendre :on amène chez le bourgmestre deux voyageurs accusés de l’assassinatd’un homme que des pêcheurs ont trouvé égorgé au bord de la mer.Ils y courent, Joseph reconnaît les individus qu’il avait vus dansla voiture, et qui l’ont quittée, parce que les chevaux refusaientde marcher. C’était en effet les deux Sallambier, que laconfrontation de Joseph paraissait singulièrement déconcerter. Leuridentité fut bientôt constatée. Sur le soupçon qu’ils pouvaientappartenir à quelque bande de chauffeurs, on les transféra à Lille,où ils furent reconnus en arrivant au Petit Hôtel.

» Là, Sallambier l’aîné, circonvenu parles agents de l’autorité, dénonça tous ses complices, en indiquantoù et comment on pourrait les arrêter. Par suite de ses avis,quarante-trois personnes des deux sexes furent arrêtées. De cenombre étaient Lemaire et sa femme. On lança en même temps contremoi un mandat d’amener. Prévenu par un maréchal des logis degendarmerie, à qui j’avais rendu quelques services, je pus mesauver, et gagner Paris, où je suis depuis dix jours. Quand je t’airencontré, je cherchais le domicile d’une ancienne connaissance oùje prévoyais pouvoir me cacher ou me donner quelque moyen de passerà l’étranger ; mais me voilà tranquille, puisque je retrouveVidocq. »

CHAPITRE XII.

 

Voyage à Arras. – Le P. Lambert. – Vidocq maître d’école. –Départ pour la Hollande. – Les marchands d’âmes. – L’insurrection.– Le corsaire. – Catastrophe.

 

La confiance de Villedieu me flattaitbeaucoup, sans doute, mais je n’en trouvais pas moins ce voisinagefort dangereux ; aussi lui fis-je une histoire, quand il mequestionna sur mes moyens d’existence, et particulièrement sur mondomicile. Par la même raison, je me gardai bien de me trouver aurendez-vous qu’il m’avait donné pour le lendemain ; c’eût étéd’ailleurs m’exposer à me perdre sans lui être utile. En lequittant, à onze heures du soir, je pris même la précaution defaire plusieurs détours avant de rentrer à l’auberge, dans lacrainte d’être suivi par quelques agents. Mon maître, qui étaitcouché, m’éveilla le lendemain avant le jour, pour me dire que nousallions partir sur-le-champ pour Nogent-le-Rotrou, d’où nousdevions nous rendre dans ses propriétés, situées aux environs decette ville.

En quatre jours le voyage se fit. Reçu danscette famille comme un serviteur laborieux et zélé, je n’enpersistai pas moins dans l’intention que j’avais conçue depuisquelque temps de retourner dans mon pays, d’où je ne recevais ninouvelles ni argent. De retour à Paris, où nous ramenâmes desbestiaux, j’en fis part à mon maître, qui ne me donna mon congéqu’à regret. En le quittant, j’entrai dans un café de la place duChâtelet, pour y attendre un commissionnaire qui m’apportait meseffets : un journal me tomba sous la main, et le premierarticle qui me frappa fut le récit de l’arrestation de Villedieu.Il ne s’était laissé prendre qu’après avoir terrassé deux desagents chargés de s’assurer de sa personne : lui-même étaitgrièvement blessé. Deux mois après, exécuté à Bruges, le dernier dedix-sept de ses complices, il regardait tomber leurs têtes avec uncalme qui ne se démentit pas un seul instant.

Cette circonstance me donna lieu de meféliciter du parti que j’avais pris. En restant avec le marchand debœufs, je devais venir au moins deux fois à Paris ; la policepolitique, dirigée contre les complots et les agents de l’étranger,y prenait un développement et une énergie qui pouvaient me devenird’autant plus funestes, qu’on surveillait fort minutieusement tousles individus qui, appelés à chaque instant, par leurs occupations,dans les départements de l’Ouest, pouvaient servir d’intermédiairesentre les chouans et leurs amis de la capitale. Je partis donc entoute hâte. Le troisième jour, j’étais devant Arras, où j’entrai lesoir, au moment où les ouvriers revenaient du travail. Je nedescendis point directement chez mon père, mais chez une de mestantes, qui fut prévenir mes parents. Ils me croyaient mort,n’ayant pas reçu mes deux dernières lettres ; je n’ai jamaispu savoir comment et par qui elles avaient été égarées ouinterceptées. Après avoir longuement raconté toutes mes traverses,j’en vins à demander des nouvelles de la famille, ce qui meconduisit naturellement à m’informer de ma femme. J’appris que monpère l’avait recueillie quelque temps chez lui ; mais que sesdébordements étaient devenus tellement scandaleux, qu’on avait dûla chasser honteusement. Elle était, me dit-on, enceinte d’unavocat de la ville, qui fournissait à peu près à ses besoins ;depuis quelque temps on n’entendait plus parler d’elle, et l’on nes’en occupait plus.

Je ne m’en occupai pas davantage :j’avais à songer à bien autre chose. D’un moment à l’autre, onpouvait me découvrir, m’arrêter chez mes parents, que je mettraisainsi dans l’embarras. Il était urgent de trouver un asile surlequel la surveillance de la police s’exerçât moins activement qu’àArras. On jeta les yeux sur un village des environs, Ambercourt, oùdemeurait un ex-carme, ami de mon père, qui consentit à merecevoir. À cette époque (1798), les prêtres se cachaient encorepour dire la messe, quoiqu’on ne fût guère hostile envers eux. Lepère Lambert, mon hôte, célébrait donc l’office divin dans uneespèce de grange ; comme il ne trouvait pour le seconder qu’unvieillard presque impotent, je m’offris à remplir les fonctions desacristain, et je m’en tirai si bien, qu’on eût dit que je n’avaisfait autre chose de ma vie. Je devins également le second du pèreLambert, dans les leçons qu’il donnait aux enfants du voisinage.Mes succès dans l’enseignement firent même quelque bruit dans lecanton, attendu que j’avais pris un excellent moyen pour avancerrapidement les progrès de mes élèves : je commençais partracer au crayon des lettres qu’ils recouvraient avec laplume ; la gomme élastique faisait le reste. Les parentsétaient enchantés ; seulement il était un peu difficile à mesélèves d’opérer sans leur maître, ce dont les paysans artésiens,quoique aussi fins que qui que ce soit, en fait de transactions,avaient la bonté de ne pas s’apercevoir.

Ce genre de vie me convenait assez :affublé d’une espèce de costume de frère ignorantin, toléré par lesautorités, je ne devais pas craindre d’être l’objet d’aucunsoupçon ; d’un autre côté, la vie animale, pour laquelle j’aitoujours eu quelque considération, était fort bonne, les parentsnous envoyant à chaque instant de la bière, de la volaille ou desfruits. Je comptais enfin dans ma clientèle quelques joliespaysannes, fort dociles à mes leçons. Tout alla bien pendantquelque temps, mais on finit par se méfier de moi ; on m’épia,on eut la certitude que je donnais une grande extension à mesfonctions, et l’on s’en plaignit au père Lambert. À son tour, il meparla des charges élevées contre moi ; j’opposai desdénégations complètes. Les plaignants se turent, mais ilsredoublèrent de surveillance ; et une nuit que, poussé par unzèle classique, j’allais donner leçon dans un grenier à foin, à uneécolière de seize ans, je fus saisi par quatre garçons brasseurs,conduit dans une houblonnière, dépouillé de tous mes vêtements, etfustigé jusqu’au sang avec des verges d’orties et de chardons. Ladouleur fut si vive, que j’en perdis connaissance ; enreprenant mes sens, je me trouvai dans la rue, nu, couvertd’ampoules et de sang.

Que faire ? Rentrer chez le père Lambert,c’était vouloir courir de nouveaux dangers. La nuit n’était pasavancée. Bien que dévoré par une fièvre brûlante, je pris le partide me rendre à Mareuil, chez un de mes oncles ; j’y arrivai àdeux heures du matin, excédé de fatigues, et couvert seulementd’une mauvaise natte que j’avais trouvée près d’une marre. Aprèsavoir un peu ri de ma mésaventure, on me frotta par tout le corpsavec de la crème mêlée d’huile. Au bout de huit jours, je partisbien rétabli pour Arras. Il m’était cependant impossible d’yrester ; la police pouvait être instruite d’un moment àl’autre de mon séjour ; je me mis donc en route pour laHollande, avec l’intention de m’y fixer ; l’argent quej’emportais me permettait d’attendre qu’il se présentât quelqueoccasion de m’occuper utilement.

Après avoir traversé Bruxelles, où j’apprisque la baronne d’I… s’était fixée à Londres, Anvers et Breda, jem’embarquai pour Rotterdam. On m’avait donné l’adresse d’unetaverne où je pourrais loger. J’y rencontrai un Français qui me fitbeaucoup d’amitiés, et m’invita plusieurs fois à dîner, en mepromettant de s’intéresser pour me faire trouver une bonne place.Je ne répondais à ces prévenances qu’avec méfiance, sachant quetous les moyens étaient bons au gouvernement hollandais pourrecruter sa marine. Malgré toute ma réserve, mon nouvel ami parvintcependant à me griser complètement avec une liqueur particulière.Le lendemain, je m’éveillai en rade, à bord d’un brick de guerrehollandais. Il n’y avait plus à en douter : l’intempérancem’avait livré aux marchands d’âmes (Sel Ferkaff).

Étendu près d’un hauban, je réfléchissais àcette destinée singulière qui multipliait autour de moi lesincidents, quand un homme de l’équipage, me poussant du pied, medit de me lever pour aller recevoir les habits de bord. Je feignisde ne pas comprendre : le maître d’équipage vint alors medonner lui-même l’ordre en français. Sur mon observation que jen’étais pas marin, puisque je n’avais pas signé d’engagement, ilsaisit une corde comme pour m’en frapper ; à ce geste, jesautai sur le couteau d’un matelot qui déjeûnait au pied du grandmât, et, m’adossant à une pièce de canon, je jurai d’ouvrir leventre au premier qui avancerait. Grande rumeur parmi l’équipage.Au bruit, le capitaine parut sur le pont. C’était un homme dequarante ans, de bonne mine, dont les manières n’avaient rien decette brusquerie si commune aux gens de mer ; il écouta maréclamation avec bienveillance, c’était tout ce qu’il pouvaitfaire, puisqu’il ne tenait pas à lui de changer l’organisationmaritime de son gouvernement.

En Angleterre, où le service des bâtiments deguerre est plus dur, moins lucratif et surtout moins libre quecelui des navires du commerce, la marine de l’État se recrutait etse recrute encore aujourd’hui au moyen de la presse. Entemps de guerre, la presse se fait en mer à bord desvaisseaux marchands, auxquels on rend souvent des matelots épuisésou malingres pour des hommes frais et vigoureux ; elle se faitaussi à terre au milieu des grandes villes, mais on ne prend engénéral que des individus dont la tournure ou le costume annoncentqu’ils ne sont pas étrangers à la mer. En Hollande, au contraire, àl’époque dont je parle, on procédait à peu près comme en Turquie,où, dans un moment d’urgence, on prend et jette sur un vaisseau deligne, des maçons, des palefreniers, des tailleurs ou des barbiers,gens, comme on voit fort utiles. Qu’à la sortie du pont, unvaisseau soit forcé d’en venir au combat avec un semblableéquipage, toutes les manœuvres sont manquées, et cette circonstanceexplique peut-être comment tant de frégates turques ont été prisesou coulées bas par de chétifs misticks grecs.

Nous avions donc à bord des hommes que leursinclinations et les habitudes de toute leur vie semblaienttellement éloigner du service maritime, qu’il eût même paruridicule de songer à les y faire entrer. Des deux cents individuspressés comme moi, il n’y en avait peut-être pas vingt quieussent mis le pied sur un navire. La plupart avaient été enlevésde vive force où à la faveur de l’ivresse ; on avait séduitles autres en leur promettant un passage gratuit pour Batavia, oùils devaient exercer leur industrie : de ce nombre étaientdeux Français, l’un teneur de livres, bourguignon, l’autrejardinier, limousin, qui devaient faire, comme on voit,d’excellents matelots. Pour nous consoler, les hommes de l’équipagenous disaient que dans la crainte des désertions, nous nedescendrions peut-être pas à terre avant six mois, ce qui s’est ausurplus pratiqué quelquefois dans la marine anglaise, où le matelotpeut rester des années entières sans voir la terre natale autrementque des perroquets de son vaisseau ; des hommes sûrsfont le service de canotiers, et l’on y a vu même employer des gensétrangers à l’équipage. Pour adoucir ce que cette consigne a derigoureux, on laisse venir à bord quelques-unes de ces femmes demauvaise vie qui pullulent dans les ports de mer, et qu’on yappelle, je ne sais à quel propos, les filles de la reine Caroline(Queents Caroline daugh’ers). Les marins anglais dont j’aitenu plus tard ces détails, qu’on ne doit pas considérer commed’une exactitude générale, ajoutaient que, pour déguiser en partiel’immoralité de la mesure, des capitaines puritains exigeaientparfois que les visiteuses prissent le nom de cousines ou desœurs.

Pour moi, qui me destinais depuis long-temps àla marine, cette position n’eût eu rien de répugnant si je n’eusseété contraint, et si je n’eusse eu en perspective l’esclavage donton me menaçait ; ajoutez à cela les mauvais traitements dumaître d’équipage, qui ne pouvait me pardonner ma premièreincartade. À la moindre fausse manœuvre, les coups de cordepleuvaient de manière à faire regretter le bâton des argousins dubagne. J’étais désespéré ; vingt fois il me vint dans l’idéede laisser tomber des hunes une poulie de drisse sur la tête de monpersécuteur ou bien encore de le jeter à la mer quand je serais dequart la nuit. J’eusse certainement exécuté quelqu’un de cesprojets, si le lieutenant, qui m’avait pris en amitié, parce que jelui enseignais l’escrime, n’eut un peu adouci ma position. Nousdevions d’ailleurs être incessamment dirigés sur Helwotsluis, oùétait mouillé le heindrack, de l’équipage duquel nousdevions faire partie : dans le trajet, on pouvaits’évader.

Le jour du transbordement arrivé, nousembarquâmes au nombre de deux cent soixante dix recrues sur unpetit smack, manœuvré par vingt-cinq hommes et monté par vingt-cinqsoldats, qui devaient nous garder. La faiblesse de ce détachementme confirma dans la résolution de tenter un coup de main pourdésarmer les militaires et forcer les marins à nous conduire prèsd’Anvers. Cent vingt des recrues, Français ou Belges, entrèrentdans le complot. Il fut convenu que nous surprendrions les hommesde quart au moment du dîner de leurs camarades, dont on devaitavoir ainsi bon marché. Ce plan s’exécuta avec d’autant plus desuccès, que nos gens ne se doutaient absolument de rien. L’officierqui commandait le détachement fut saisi au moment où il allaitprendre le thé ; il ne fut cependant l’objet d’aucun mauvaistraitement. Un jeune homme de Tournai, engagé comme subrécargue, etréduit au service de matelot, lui exposa si éloquemment les motifsde ce qu’il appelait notre révolte, qu’il lui persuada de selaisser mettre sans résistance à fond de cale avec ses soldats.Quant aux marins, ils restèrent dans les manœuvres ; seulementun Dunkerquois, qui était des nôtres, prit la barre dugouvernail.

La nuit vint : je voulais qu’on mit à lacape afin d’éviter de tomber peut-être sur quelque bâtimentgarde-côte, auquel nos marins pouvaient faire des signaux ; leDunkerquois s’y refusa avec une obstination qui eut dû m’inspirerde la méfiance. On continua la marche, et, au point du jour, lesmack se trouva sous le canon d’un fort voisin d’Helwotsluis.Aussitôt le Dunkerquois annonça qu’il allait à terre pour voir sinous pouvions débarquer sans danger ; je vis alors que nousétions vendus, mais il n’y avait pas à reculer ; des signauxavaient sans doute déjà été faits : au moindre mouvement, lefort pouvait nous couler bas ; il fallut attendre l’événement.Bientôt une barque, montée par une vingtaine de personnes, partitdu rivage et aborda le smack ; trois officiers qui s’ytrouvaient montèrent sur le pont sans témoigner aucune crainte,quoiqu’il fut le théâtre d’une rixe assez vive entre nos camaradeset les marins hollandais, qui voulaient tirer les soldats de lacale.

Le premier mot du plus âgé des officiers futpour demander qui était le chef du complot : tout le monderestant muet, je pris la parole en français ; j’exposai qu’iln’y avait point eu de complot ; c’était par un mouvementunanime et spontané que nous avions cherché à nous soustraire àl’esclavage qu’on nous imposait ; nous n’avions d’ailleursnullement maltraité le commandant du smack ; il pouvait enrendre témoignage comme les marins hollandais, qui savaient bienque nous leur aurions laissé le bâtiment après avoir débarqué prèsd’Anvers. J’ignore si ma harangue produisit quelque effet, car onne me la laissa pas achever ; seulement, pendant qu’on nousentassait à fond de cale à la place des soldats que nous y avionsmis la veille, j’entendis dire au pilote, « qu’il y en avaitlà plus d’un qui pourrait bien danser le lendemain au bout d’unevergue. » Le smack gouverna ensuite sur Helwotsluis, où ilarriva, le même jour, à quatre heures de l’après-midi. Sur la radeétait mouillé le Heindrack. Le commandant du fort s’yrendit en chaloupe, et une heure après, on m’y conduisit moi-même.Je trouvai assemblé une espèce de conseil maritime qui m’interrogeasur les détails de l’insurrection et sur la part que j’y avaisprise. Je soutins, comme je l’avais déjà fait devant le commandantdu fort, que n’ayant signé aucun acte d’engagement, je me croyaisen droit de recouvrer ma liberté par tous les moyens possibles.

On me fit alors retirer pour faire comparaîtrele jeune homme de Tournai, qui avait arrêté le commandant dusmack ; on nous considérait tous deux comme chefs de complot,et l’on sait qu’en pareille circonstance, c’est sur ces coupablesque porte le châtiment ; il n’y allait véritablement pour nousni plus ni moins que d’être pendus : heureusement le jeunehomme, que j’avais eu le temps de prévenir, déposa dans le mêmesens que moi, en soutenant avec fermeté qu’il n’y avait eusuggestion de la part de personne, l’idée nous étant venue en mêmetemps à tous de frapper le grand coup ; nous étions au restebien sûrs de n’être pas démentis par nos camarades, qui noustémoignaient un vif intérêt, allant jusqu’à dire que si nous étionscondamnés, le bâtiment à bord duquel on les placerait sauteraitcomme un caisson ; c’est-à-dire qu’ils mettraient le feu auxpoudres, quitte à faire aussi un voyage en l’air. Il y avait là desgaillards capables de le faire comme ils le disaient. Soit qu’oncraignît l’effet de ces menaces et du mauvais exemple qu’ellesdonneraient aux marins de la flottille enrôlés d’après le mêmeprocédé, soit que le conseil reconnût nous nous étions renfermésdans le cercle de la défense légitime, en cherchant à noussoustraire a un guet-apens, on nous promit de solliciter notregrâce de l’amiral, à condition que nous retiendrions nos camaradesdans la subordination, qui ne paraissait pas être leur vertufavorite. Nous promîmes tout ce qu’on voulut, car rien ne rend sifacile sur les conditions d’une transaction, que de se sentir lacorde au cou.

Ces préliminaires arrêtés, nos camaradesfurent transférés à bord du vaisseau, et répartis dans lesentre-ponts avec l’équipage qu’ils venaient compléter ; toutse fit dans le plus grand ordre ; il ne s’éleva pas la moindreplainte ; on n’eut pas à réprimer le plus petit désordre. Ilest juste de dire qu’on ne nous maltraitait pas comme à bord dubrick, où notre ancien ami le maître d’équipage ne commandait quela corde à la main. D’un autre côté, donnant des leçons d’escrimeaux gardes-marine, j’étais traité avec quelques égards ; on mefit même passer bombardier, avec vingt-huit florins de solde parmois. Deux mois s’écoulèrent ainsi sans que la présence continuelledes croiseurs anglais nous permît de quitter la rade. Je m’étaisfait à ma nouvelle position ; je ne songeais même nullement àen sortir quand nous apprîmes que les autorités françaisesfaisaient rechercher les nationaux qui pouvaient faire partie deséquipages hollandais. L’occasion était belle pour ceux d’entre nousqui se fussent mal trouvés du service, mais personne ne se souciaitd’en profiter ; on ne voulait d’abord nous avoir que pour nousincorporer dans les équipages de ligne français, mutation qui neprésentait rien de bien avantageux ; puis, la plupart de mescamarades avaient, je crois, comme moi, de bonnes raisonspour ne pas désirer de montrer leur figure aux agents de lamétropole. Chacun se tut donc ; quand on envoya demander aucapitaine ses rôles d’équipage, l’examen n’eut aucun résultat, parle motif tout simple que nous étions tous portés sous de fauxnoms ; nous crûmes l’orage passé.

Cependant les recherches continuaient :seulement, au lieu de faire des enquêtes, on apostait sur le portet dans les tavernes des agents chargés d’examiner les hommes quivenaient à terre pour leur service ou en permission. Ce fut dansune de ces excursions que l’on m’arrêta : j’en ai long-tempsconservé de la reconnaissance pour le cuisinier du vaisseau, quim’honorait de son inimitié personnelle, depuis que j’avais trouvémauvais qu’il nous donnât du suif pour du beurre, et de la merluchegâtée pour du poisson frais. Amené chez le commandant de place, jeme déclarai hollandais ; la langue m’était assez familièrepour soutenir cette version ; je demandai, au surplus, à êtreconduit sous escorte à mon bord, pour me procurer les papiers quijustifieraient de ma naturalité ; rien ne paraissait plusjuste et plus naturel. Un sous-officier fut chargé dem’accompagner ; nous partîmes dans le canot qui m’avait amenéà terre. Arrivés près du vaisseau, je fis monter le premier monhomme, avec lequel j’avais causé jusque là fort amicalement ;quand je le vis accroché dans les haubans, je poussai tout à coupau large en criant aux canotiers de ramer vigoureusement, et qu’ily aurait pour boire. Nous fendions l’eau pendant que monsous-officier, resté dans les haubans, se démenait au milieu del’équipage, qui ne le comprenait pas, ou faisait semblant de ne pasle comprendre. Arrivé à terre, je courus me cacher dans une maisonde connaissance, bien résolu de quitter le vaisseau, où il medevenait difficile de reparaître, sans être arrêté. Ma fuite devantconfirmer tous les soupçons qui s’étaient élevés contre moi, j’enprévins toutefois le capitaine, qui m’autorisa tacitement à fairece que je croirais utile à ma sûreté.

Un corsaire de Dunkerque, le Barras,capitaine Fromentin, était en rade. À cette époque, on visitaitrarement les bâtiments de ce genre, qui avaient en quelque sortedroit d’asile ; il m’eût fort convenu d’y passer : unlieutenant de prise auquel je m’adressai me présenta à Fromentin,qui m’admit sur ma réputation, comme capitaine d’armes. Quatrejours après, le Barras mit à la voile pour établir sacroisière dans le Sund ; on était au commencement del’hiver de 1799, dont les gros temps firent périr tant de naviressur les côtes de la Baltique. À peine étions-nous en haute mer,qu’il s’éleva un vent de nord tout à fait contraire pour notredestination ; il fallut mettre à la cape ; le roulisétait tellement fort, que j’en fus indisposé au point de ne pouvoirrien prendre autre chose pendant trois jours, que de l’eau-de-viemêlée d’eau ; la moitié de l’équipage était dans la mêmeposition, de manière qu’un bateau pêcheur eût suffi pour nousprendre sans coup férir. Enfin le temps s’éleva, le vent tournatout à coup au sud-ouest, et le Barras, excellentmarcheur, filant ses dix nœuds à l’heure, eut bientôtguéri tout le monde. En ce moment la vigie cria : Navire àbâbord. Le Capitaine saisissant sa lunette, déclara quec’était un caboteur anglais, sous pavillon neutre, que le coup devent avait séparé de quelque convoi. On arriva sur lui ventarrière, après avoir hissé pavillon français. Au second coup decanon, il amena sans attendre l’abordage ; l’équipage fut misà fond de cale, et la prise dirigée sur Bergen (Norwège), où lacargaison, composée de bois des Îles, trouva bientôt desacheteurs.

Je restai six mois à bord duBarras : mes parts de prise commençaient à me faireun assez bon pécule, quand nous entrâmes en relâche à Ostende. On avu que cette ville m’avait toujours été funeste ; ce qui m’yarriva cette fois me ferait presque croire au fatalisme. Nousétions à peine entrés dans le bassin, qu’un commissaire, desgendarmes et des agents de police, vinrent à bord pour examiner lespapiers de l’équipage ; j’ai su, depuis, que ce qui avaitprovoqué cette mesure en quelque sorte inusitée, c’était unassassinat dont on supposait que l’auteur pouvait se trouver parminous. Quand mon tour d’interrogatoire arriva, je déclarai me nommerAuguste Duval, né à Lorient, et j’ajoutai que mes papiers étaientrestés à Rotterdam, au bureau de la marine hollandaise ; on nerépondit rien ; je me croyais tiré d’affaire. Lorsque les centtrois hommes qui se trouvaient à bord eurent été interrogés, onnous fit appeler à huit, en nous annonçant que nous allions êtreconduits au bureau des classes, pour y donner desexplications ; ne m’en souciant pas du tout, je m’esquivai audétour de la première rue, et j’avais déjà gagné trente pas sur lesgendarmes, quand une vieille femme qui lavait le devant de samaison, me jeta son balai entre les jambes ; je tombai, lesgendarmes arrivèrent, on me mit les menottes, sans préjudice denombre de coups de crosse de carabine et de monture de sabre ;on m’amena ainsi garrotté devant le commissaire des classes qui,après m’avoir entendu, me demanda si je n’étais pas évadé del’hôpital de Quimper. Je me vis pris, puisqu’il y avait danger pourDuval comme pour Vidocq. Je me décidai cependantpour le premier nom, qui présentait moins de chances défavorablesque le second, puisque la route d’Ostende à Lorient étant pluslongue que celle d’Ostende à Arras, pouvait me laisser plus delatitude pour m’échapper.

CHAPITRE XIII.

 

Je revois Francine. – Ma réintégration dans la prison de Douai.– Suis-je ou ne suis-je pas Duval ? – Les magistratsembarrassés. – J’avoue que je suis Vidocq. – Nouveau séjour àBicêtre. – J’y retrouve le capitaine Labbre. – Départ pour Toulon.– Jossas, admirable voleur. – Son entrevue avec une grande dame. –Une tempête sur le Rhône. – Le marquis de St Amand. – Le bourreaudu bagne. – Les voleurs du garde-meuble. – Une famille dechauffeurs.

 

Huit jours s’écoulèrent pendant lesquels jerevis une seule fois le commissaire des classes. On me fit ensuitepartir avec un transport de prisonniers, déserteurs ou autres, quifurent dirigés sur Lille. Il était bien à craindre quel’incertitude de mon identité ne vint expirer dans une ville ouj’avais séjourné si souvent : aussi, averti que nous ypasserions, pris-je de telles précautions, que des gendarmes quim’avaient déjà conduit précédemment ne me reconnurent pas ;mes traits cachés sous une épaisse couche de fange et de suieétaient en outre dénaturés par l’enflure factice de mes joues,presque aussi grosses que celles de l’ange qui, dans les fresquesd’églises, sonne la trompette du jugement dernier. Ce fut en cetétat que j’entrai à l’Égalité, prison militaire, où jedevais faire une station de quelques jours. Là, pour charmerl’ennui de la réclusion, je risquai quelques séances à lacantine : j’espérais qu’en me mêlant aux visiteurs je pourraissaisir une occasion de m’évader. La rencontre d’un matelot quej’avais connu à bord du Barras me parut d’un favorableaugure à l’exécution de ce projet : je lui payai àdéjeûner ; le repas terminé, je revins dans ma chambre ;j’y étais depuis environ trois heures, rêvant aux moyens derecouvrer ma liberté, lorsque le matelot monta pour m’inviter àprendre ma part d’un dîner que sa femme venait de lui apporter. Lematelot avait une femme ; il me vint à la pensée que pourmettre en défaut la vigilance des geôliers, elle pourrait meprocurer des vêtements de son sexe ou tout autre déguisement. Pleinde cette idée, je descends à la cantine, et m’approche de latable : soudain un cri se fait entendre, une femme s’estévanouie : c’est celle de mon camarade… Je veux la secourir,…une exclamation m’échappe… Ciel, c’est Francine… ! effrayé demon imprudence, j’essaie de réprimer un premier mouvement dont jen’ai pas été le maître. Surpris, étonnés, les spectateurs de cettescène, se groupent autour de moi, on m’accable de questions, etaprès quelques minutes de silence, je réponds par unehistoire : c’est ma sœur que j’ai cru reconnaître.

Cet incident n’eut pas de suite. Le lendemain,nous partîmes au point du jour ; je fus consterné en voyantque le convoi, au lieu de suivre comme de coutume la route de Lens,prenait celle de Douai. Pourquoi ce changement de direction ?je l’attribuais à quelque indiscrétion de Francine ; je susbientôt qu’il résultait tout simplement de la nécessité d’évacuersur Arras la foule de réfractaires entassés dans la prison deCambrai.

Francine, que j’avais si injustementsoupçonnée, m’attendait à la première halte… Malgré les gendarmes,elle voulut absolument me parler et m’embrasser : elle pleurabeaucoup, et moi aussi. Avec quelle amertume ne se reprochait-ellepas une infidélité qui était la cause de tous mes malheurs !Son repentir était sincère ; je lui pardonnai de bon cœur, etquand, sur l’injonction du brigadier, il fallut nous séparer, nepouvant mieux faire, elle me glissa dans la main une somme de deuxcents francs en or.

Enfin nous arrivons à Douai : nous voicià la porte de la prison du département, un gendarme sonne. Quivient ouvrir ? Dutilleul, ce guichetier qui, à la suite d’unede mes tentatives d’évasion m’avait pansé pendant un mois. Il nesemble pas me remarquer. Au greffe je trouve encore une figure dema connaissance, l’huissier Hurtrel, dans un tel état d’ivresse,que je me flatte qu’il aura perdu la mémoire. Pendant trois jourson ne me parle de rien ; mais le quatrième je suis mené devantle juge d’instruction, en présence d’Hurtrel et de Dutilleul :on me demande si je ne suis pas Vidocq ; je soutiens que jesuis Auguste Duval, que l’on peut s’en assurer en écrivant àl’Orient, qu’au surplus le motif de mon arrestation à Ostende leprouve, puisque je ne suis prévenu que de désertion d’un bâtimentde l’État. Mon aplomb paraît en imposer au juge, il hésite, Hurtrelet Dutilleul persistent à dire qu’ils ne se trompent pas. Bientôtl’accusateur public Rausson vient me voir, et prétend également mereconnaître : toutefois, comme je ne me déconcerte point, ilreste quelque incertitude, et afin d’éclaircir le fait, on imagineun stratagème.

Un matin, on m’annonce qu’une personne medemande au greffe ; je descends : c’est ma mère qu’on afait venir d’Arras, on devine dans quelle intention. La pauvrefemme s’élance pour m’embrasser… Je vois le piège… sans brusquerie,je la repousse en disant au juge d’instruction présent àl’entrevue, qu’il était indigne, de donner à cette malheureusefemme l’espoir de revoir son fils, quand on était au moinsincertain de pouvoir le lui présenter. Cependant ma mère, mise aufait de la position par un signe que je lui avais fait enl’éloignant, feint de m’examiner avec attention, et finit pardéclarer qu’une ressemblance extraordinaire l’a trompée ; puiselle se retire en maudissant ceux qui l’ont déplacée pour ne luidonner qu’une fausse joie.

Juge et guichetiers retombèrent alors dans uneincertitude qu’une lettre arrivée de Lorient parut devoir fairecesser. On y parlait du dessin piqué sur le bras gauche du Duvalévadé de l’hôpital de Quimper, comme d’un fait qui ne devait pluslaisser aucun doute sur son identité avec l’individu détenu àDouai. Nouvelle comparution devant le juge d’instruction ;Hurtrel, triomphant déjà de sa perspicacité, assistait àl’interrogatoire : aux premiers mots, je vis de quoi ils’agissait, et, relevant la manche de mon habit au-dessus du coude,je leur montrai le dessin qu’ils ne s’attendaient guères à ytrouver ; on constata sa ressemblance exacte avec ladescription envoyée de Lorient. Tout le monde tombait desnues ; ce qui compliquait encore la position, c’est que lesautorités de Lorient me réclamaient comme déserteur de la marine.Quinze jours s’écoulèrent ainsi, sans qu’on prît aucun partidécisif à mon égard ; alors, fatigué des rigueurs exercéescontre moi dans l’intention d’obtenir des aveux, j’écrivis auprésident du tribunal criminel pour lui déclarer que j’étaiseffectivement Vidocq. Ce qui m’avait déterminé à cette démarche,c’est que je comptais partir immédiatement pour Bicêtre avec untransport dans lequel on me comprit en effet. Il me fut toutefoisimpossible de faire en route, comme j’y comptais, la moindretentative d’évasion, tant était rigoureuse la surveillance exercéecontre nous.

Je fis ma seconde entrée à Bicêtre le 2 avril1799. Je retrouvai là d’anciens détenus, qui, bien que condamnésaux travaux forcés, avaient obtenu qu’il fût sursis à leurtranslation au bagne ; il en résultait pour eux une véritablecommutation, la durée de la peine comptant du jour de l’arrêtdéfinitif. Ces sortes de faveurs s’accordent quelquefois encoreaujourd’hui : si elles ne portaient que sur des sujets que lescirconstances de leur condamnation ou leur repentir en rendissentdignes, on pourrait y donner un consentement tacite ; mais cesdérogations au droit commun proviennent en général de l’espèce delutte qui existe entre la police des départements et la policegénérale, dont chacune a ses protégés. Les condamnés appartenantcependant sans exception à la police générale, elle peut fairepartir qui bon lui semble de Bicêtre ou de toute autre prison pourle bagne ; c’est alors qu’on peut se convaincre de la justessede l’observation que je viens d’émettre. Tel condamné qui jusque làs’était paré de dehors hypocrites et pieux, jette le masque, et semontre le plus audacieux des forçats.

Je vis encore à Bicêtre le capitaine Labbre,qu’on se rappelle m’avoir fourni dans le temps à Bruxelles lespapiers au moyen desquels j’avais trompé la baronne d’I… Il étaitcondamné à seize années de fers pour complicité dans un volconsidérable commis à Gand, chez l’aubergiste Champon. Il devait,comme nous, faire partie de la première chaîne, dont le voyage trèsprochain s’annonçait fort désagréablement pour nous. Le capitaineViez, sachant à qui il avait affaire, avait déclaré que, pourprévenir toute évasion, il nous mettrait les menottes et le doublecollier jusqu’à Toulon. Nos promesses parvinrent cependant à lefaire renoncer à ce beau projet.

Lors du ferrement, qui présenta lesmêmes circonstances que lors de mon premier départ, on me plaça entête du premier cordon avec un des plus célèbres voleurs de Pariset de la province ; c’était Jossas, plus connu sous le nom dumarquis de Saint-Amand de Faral, qu’il portaithabituellement. C’était un homme de trente-six ans, ayant desformes agréables, et prenant au besoin le meilleur ton. Son costumede voyage était celui d’un élégant qui sort du lit pourpasser dans son boudoir. Avec un pantalon à pied en tricot grisd’argent, il portait une veste et un bonnet garnis d’astracan, dela même couleur, le tout recouvert d’un ample manteau doublé develours cramoisi. Sa dépense répondait à sa tenue, car, non contentde se traiter splendidement à chaque halte, il nourrissait toujourstrois ou quatre hommes du cordon.

L’éducation de Jossas était nulle ; mais,entré fort jeune au service d’un riche colon, qu’il accompagnaitdans ses voyages, il avait pris d’assez bonnes manières pour n’êtredéplacé dans aucun cercle. Aussi ses camarades le voyants’introduire dans les sociétés les plus distinguées, lesurnommaient-ils le passe-partout. Il s’était mêmetellement identifié avec ce rôle, qu’au bagne, mis à la doublechaîne, confondu avec des hommes de l’aspect le plus misérable, ilconservait encore de grands airs sous sa casaque de forçat. Munid’un magnifique nécessaire, il donnait tous les matins une heure àsa toilette, et soignait particulièrement ses mains qu’il avaitfort belles.

Jossas était un de ces voleurs comme il enexiste heureusement aujourd’hui fort peu, qui méditaient etpréparaient quelquefois une expédition pendant une année entière.Opérant principalement à l’aide de fausses clefs, il commençait parprendre l’empreinte de la serrure de la porte extérieure. La cleffabriquée, il pénétrait dans la première pièce ; s’il étaitarrêté par une autre porte, il prenait une nouvelle empreinte,faisait fabriquer une seconde clef, et ainsi de suite, jusqu’à cequ’il eût atteint son but. On comprend que ne pouvant s’introduire,chaque soir, qu’en l’absence des maîtres du logis, il devait perdreun temps considérable à attendre l’occasion. Il ne recourait donc àcet expédient qu’en désespoir de cause, c’est-à-dire lorsqu’il luiétait impossible de s’introduire dans la maison ; s’ilparvenait à s’y faire admettre sous quelque prétexte, il avaitbientôt pris les empreintes de toutes les serrures. Quand les clefsétaient fabriquées, il invitait les personnes à dîner chez lui, rueChantereine, et pendant qu’elles étaient à table, des complicesdévalisaient l’appartement dont il avait trouvé le moyen d’éloignerles domestiques, soit en priant les maîtres de les amener pourservir, soit en faisant emmener les femmes de chambre ou lescuisinières par des amants qu’on leur détachait. Les portiers n’yvoyaient rien, parce qu’on n’enlevait ordinairement que de l’argentou des bijoux. S’il se trouvait par hasard quelque objet plusvolumineux, on l’enveloppait dans du linge sale, et on le jetaitpar la fenêtre à un compère qui se trouvait là tout exprès avec unevoiture de blanchisseur.

On connaît de Jossas une foule de vols, quitous annoncent cet esprit de finesse d’observation et d’inventionqu’il possédait au plus haut degré. Dans le monde où il se faisaitpasser pour un créole de la Havane, il rencontra souvent deshabitants de cette ville, sans rien laisser échapper qui pût letrahir. Plusieurs fois il amena des familles honorables au point delui faire offrir la main de jeunes personnes. S’informant toujours,au milieu des pourparlers, où était déposé l’argent de la dot, ilne manquait jamais de l’enlever et de disparaître au moment designer le contrat. Mais de ses tours, le plus étonnant est celuidont un banquier de Lyon fut victime. Introduit dans la maison sousprétexte d’escomptes et de négociations, il parvint en peu de tempsà une sorte d’intimité qui lui donna les moyens de prendrel’empreinte de toutes les serrures, à l’exception de celle de lacaisse, dont l’entrée à secret rendit tous ses essais inutiles.D’un autre côté, la caisse étant scellée dans le mur, et doublée defer, il ne fallait pas songer à l’effraction ; enfin lecaissier ne se dessaisissait jamais de sa clef : tantd’obstacles ne rebutèrent point Jossas. S’étant lié sansaffectation avec le caissier, il lui proposa une partie de campagneà Collonges. Au jour pris, on partit en cabriolet. Arrivé près deSaint-Rambert, on aperçut dans la berge une femme expirante,rendant des flots de sang par la bouche et par le nez : à sescôtés était un homme qui paraissait fort embarrassé de lui donnerdes secours. Jossas, jouant l’émotion, lui dit que pour arrêterl’hémorragie, il suffisait d’appliquer une clef sur le dos de lamalade. Mais personne ne se trouvait avoir de clef, à l’exceptiondu caissier, qui offrit d’abord celle de son appartement ;elle ne suffit pas. Alors le caissier, épouvanté de voir couler lesang à flots, livra la clef de la caisse, qu’on appliqua avecbeaucoup de succès entre les épaules de la malade. On a déjà devinéqu’il s’y trouvait une couche de cire à modeler, et que toute lascène était préparée d’avance. Trois jours après la caisse étaitvidée.

Comme je l’ai déjà dit, Jossas jouant lemagnifique, dépensait l’argent avec la facilité d’un homme qui sele procure aisément. Il était de plus fort charitable, et jepourrais citer de lui plusieurs traits d’une générosité bizarre,que j’abandonne à l’examen des moralistes. Un jour entre autres ilpénètre dans un appartement de la rue du Hazard, qu’on lui avaitindiqué comme bon à dévaliser. D’abord la mesquinerie del’ameublement le frappe, mais le propriétaire peut être unavare ? il poursuit ses recherches, furète partout, brisetout, et ne trouve dans le secrétaire qu’une liasse dereconnaissances du Mont-de-piété… Il tire de sa poche cinqlouis, les pose sur la cheminée, et après avoir écrit sur la glaceces mots : Indemnité pour les meubles cassés, seretire en fermant soigneusement les portes, dans la crainte qued’autres voleurs moins scrupuleux ne viennent enlever ce qu’il arespecté.

Lorsque Jossas partit avec nous de Bicêtre,c’était la troisième fois qu’il faisait le voyage. Depuis, ils’échappa deux fois encore, fut repris, et mourut en 1805 au bagnede Rochefort.

À notre passage à Montereau, je fus témoind’une scène qu’il est bon de faire connaître, puisqu’elle peut serenouveler. Un forçat, nommé Mauger, connaissait un jeune homme dela ville, que ses parents croyaient condamné aux fers ; aprèsavoir recommandé à son voisin de se cacher la figure avec sonmouchoir, il dit confidentiellement à quelques personnes accouruessur notre route, que celui qui se cachait était le jeune homme enquestion. La chaîne poursuivit ensuite sa marche, mais à peineétions-nous à un quart de lieue de Montereau, qu’un homme courantaprès nous, remit au capitaine une somme de cinquante francs,produit d’une quête faite pour l’homme au mouchoir. Cescinquante francs furent distribués le soir aux intéressés, sans quepersonne, hors eux-mêmes, sût la cause de cette libéralité.

À Sens Jossas me donna une autrecomédie : il avait fait mander un nommé Sergent, qui tenaitl’auberge de l’Écu ; en le voyant, cet homme donnades signes de la plus vive douleur : « Comment,s’écriait-il, les larmes aux yeux, vous ici, monsieur lemarquis !… vous, le frère de mon ancien maître !… moi quivous croyais retourné en Allemagne… Ah ! mon Dieu ! quelmalheur ! » On devine que dans quelque expédition, Jossasse trouvant à Sens, s’était fait passer pour un émigré rentréclandestinement, et frère d’un comte chez lequel Sergent avait étécuisinier. Jossas lui expliqua comment, arrêté avec un passeport defabrique, au moment où il tentait de repasser la frontière, ilavait été condamné comme faussaire. Le brave aubergiste ne se bornapas à de stériles lamentations ; il fit servir au noblegalérien un excellent dîner, dont je pris ma part avec un appétitqui contrastait avec ma fâcheuse position.

À part une furieuse bastonnade, distribuée àdeux condamnés qui avaient voulu s’évader à Beaune il ne nousarriva rien d’extraordinaire jusqu’à Châlons, où l’on nous embarquasur un grand bateau rempli de paille, assez semblable à ceux quiapportent le charbon à Paris ; une toile épaisse lerecouvrait. Si, pour jeter un coup d’œil sur la campagne, ou pourrespirer un air plus pur, un condamné en levait un coin, les coupsde bâton pleuvaient à l’instant sur son dos. Quoique exempt de cesmauvais traitements, je n’en étais pas moins fort affecté de maposition ; à peine la gaieté de Jossas, qui ne se démentaitjamais, parvenait-elle à me faire oublier un instant, qu’arrivé aubagne, j’allais être l’objet d’une surveillance qui rendrait touteévasion impossible. Cette idée m’assiégeait encore quand nousarrivâmes à Lyon.

En apercevant l’île Barbe, Jossas m’avaitdit : « Tu vas voir du nouveau. » Je vis en effetsur le quai de Saône, une voiture élégante, qui paraissait attendrel’arrivée du bateau ; dès qu’il parut, une femme mit la tête àla portière, en agitant un mouchoir blanc : « C’estelle », dit Jossas, et il répondit au signal. Le bateau ayantété amarré au quai, cette femme descendit pour se mêler à la fouledes curieux ; je ne pus voir sa figure que couvrait un voilenoir fort épais. Elle resta là depuis quatre heures de l’après-midijusqu’au soir ; la foule étant alors dissipée, Jossas luidétacha le lieutenant Thierry, qui revint bientôt avec unsaucisson, dans lequel étaient cachés cinquante louis. J’appris queJossas ayant fait la conquête de cette femme sous le titre demarquis, l’avait instruite par une lettre de sa condamnation, qu’ilexpliquait sans doute à peu près comme il l’avait fait pourl’aubergiste de Sens. Ces sortes d’intrigues, aujourd’hui fortrares, étaient très communes à cette époque, par suite desdésordres de la révolution et de la désorganisation sociale qui enétait le résultat. Ignorant le stratagème employé pour la tromper,cette dame voilée reparut le lendemain sur le quai, pour y resterjusqu’au moment de notre départ. Jossas était enchanté :non-seulement il remontait ses finances, mais il s’assurait encoreun asile en cas d’évasion.

Nous approchions enfin du terme de notrenavigation, lorsqu’à deux lieues du Pont-Saint-Esprit, nous fumessurpris par un de ces orages si terribles sur le Rhône. Il étaitannoncé par les roulements lointains du tonnerre. Bientôt la pluietomba par torrents ; des coups de vent comme on n’en éprouveque sous les tropiques renversaient les maisons, déracinaient lesarbres et soulevaient les vagues qui menaçaient à chaque instantd’engloutir notre embarcation. Elle présentait, en ce moment, unspectacle affreux : à la rapide lueur des éclairs, on eut vudeux cents hommes enchaînés comme pour leur ôter tout moyen desalut, exprimer par des cris d’effroi les angoisses d’une mort quele poids des fers qui les réunissait rendait inévitable ; surces physionomies sinistres, on eût lu le désir de conserver une viedisputée à l’échafaud, une vie qui devait s’écouler désormais dansla misère et l’avilissement : Quelques uns des condamnésmontraient une impassibilité absolue ; plusieurs, aucontraire, se livraient à une joie frénétique. Se rappelant lesleçons du jeune âge, un malheureux bégayait-il quelque pieuseformule, ces derniers agitaient leurs fers en chantant des chansonslicencieuses, et la prière expirait au milieu de longshurlements.

Ce qui redoublait la consternation générale,c’était l’abattement des mariniers qui paraissaient désespérer denous. Les gardes n’étaient guères plus rassurés ; ils firentmême un mouvement comme pour abandonner le bateau, que l’eauremplissait à vue d’œil. Alors la scène prit un nouvelaspect : on se précipita sur les argousins en criant :À terre ! à terre tout le monde ! etl’obscurité, jointe au trouble du moment, permettant de compter surl’impunité, les plus intrépides d’entre les forçats, se levèrent endéclarant que personne ne sortirait du bateau avant qu’il n’eûttouché le rivage. Le lieutenant Thierry, le seul à peu près quin’eût pas perdu la tête, fit bonne contenance ; il protestaqu’il n’y avait aucun danger, et la preuve, c’est que lui ni lesmariniers ne songeaient à quitter l’embarcation. On le crutd’autant mieux, que le temps se calmait sensiblement. Le jourparut : sur le fleuve uni comme une glace, rien n’eût rappeléles désastres de la nuit, si les eaux bourbeuses n’eussent charriédes bestiaux morts, des arbres entiers, des débris de meubles etd’habitations.

Échappés à la tempête, nous débarquâmes àAvignon, où l’on nous déposa dans le château. Là commença lavengeance des argousins : ils n’avaient pas oublié cequ’ils appelaient notre insurrection ; ils nous enrafraîchirent d’abord la mémoire à grands coups de bâton ;puis ils empêchèrent le public de donner aux condamnés des secoursque le terme du voyage ne devait plus faire passer entre leursmains. « L’aumône à ces flibustiers !disait un d’entre eux, nommé le père Lami, à des dames quidemandaient à s’approcher ; c’est bien de l’argent perdu…Au surplus, adressez-vous au chef… » Lelieutenant Thierry, qu’on ne doit vraiment pas confondre avec lesêtres brutaux et inhumains dont j’ai déjà eu l’occasion de parler,accorda la permission ; mais, par un raffinement deméchanceté, les argousins donnèrent le signal du départavant que la distribution fut terminée. Le reste de la routen’offrit rien de remarquable. Enfin, après trente-sept jours duvoyage le plus pénible, la chaîne entra dans Toulon.

Les quinze voitures parvenues sur le port, etrangées devant la corderie, on fit descendre les condamnés, qu’unemployé reçut, et conduisit dans la cour du bagne. Pendant letrajet, ceux qui avaient des habits de quelque valeurs’empressèrent de s’en dépouiller pour les vendre ou les donner àla foule que réunit l€™arrivée d’une nouvelle chaîne. Lorsque lesvêtements du bagne furent distribués, et lorsqu’on eut rivé lesmanicles, comme je l’avais vu faire à Brest, on nousconduisit à bord du vaisseau rasé le hasard (aujourd’huile Frontin), servant de Bagne flottant. Après que lespayots (forçats qui remplissent les fonctions d’écrivains)eurent pris nos signalements, on choisit les chevaux deretour (forçats évadés), pour les mettre à la double chaîne.Leur évasion prolongeait leur peine de trois ans.

Comme je me trouvais dans ce cas, on me fitpasser à la salle n° 3, où étaient placés les condamnés lesplus suspects. Dans la crainte qu’ils ne trouvassent l’occasion des’échapper en parcourant le port, on ne les conduisait jamais à lafatigue. Toujours attachés au banc, couchés sur la planchenue, rongés par la vermine, exténués par les mauvais traitements,le défaut de nourriture et d’exercice, ils offraient un spectacledéplorable.

Ce que j’ai dit des abus de toute espèce dontle bagne de Brest était le théâtre me dispense de signaler ceux quej’ai pu observer à Toulon. C’était la même confusion des condamnés,la même brutalité chez les argousins, la même dilapidationdes objets appartenants à l’état ; seulement l’importance desarmements présentait plus d’occasions de vol aux forçats qu’onemployait dans les arsenaux ou dans les magasins. Le fer, le plomb,le cuivre, le chanvre, la poix, le goudron, l’huile, le rhum lebiscuit, le bœuf fumé, disparaissaient chaque jour, et trouvaientd’autant plus facilement des recéleurs que les condamnés avaientdes auxiliaires fort actifs dans les marins et dans les ouvrierslibres du port. Les objets de gréement provenant de cessoustractions servaient à équiper une foule d’allèges et de bateauxpêcheurs, dont les patrons se les procuraient à vil prix, sauf àdire, en cas d’enquête, qu’ils les avaient acheter à quelque ventepublique d’objets hors de service.

Un condamné de notre salle, qui, étantprisonnier en Angleterre avait travaillé comme charpentier dans leschantiers de Chatam et de Plymouth, nous rapporta que le pillage yétait encore plus considérable. Il nous assura que dans tous lesvillages des bords de la Tamise et du Medway, il y avait des genscontinuellement occupés à détordre les cordages de la marineroyale, pour en ôter la marque et la cordelette qu’on y mêle pourles faire reconnaître ; d’autres n’étaient employés qu’àeffacer la flèche empreinte sur tous les objets de métal enlevésdans les arsenaux. Ces dilapidations quelque considérables qu’ellesfussent, ne pouvaient toutefois se comparer aux brigandages quis’exerçaient sur la Tamise, au préjudice du commerce. Quoiquel’établissement d’une police de marine ait en grande partie répriméces abus, je crois qu’il ne sera pas sans intérêt de donnerquelques détails sur ces fraudes qui se pratiquent encoreaujourd’hui dans certains ports, aux dépens de qui ilappartient.

Les malfaiteurs dont il est ici question sedivisaient en plusieurs catégories, dont chacune avait unedésignation et des attributions particulières : il y avait lesPirates de rivière, les Chevaux-légers (Lighthorsemen), les Gendarmes (Heary horsemen), lesBateliers chasseurs (Game watermen), les Gabarierschasseurs (Game lightermen), les Hirondelles de vase(Mudlarks), les Tapageurs (Scuffle hunters) ; et lesRecéleurs (Copemen).

Les Pirates de rivière se composaientde ce qu’il y avait de plus audacieux et de plus féroce parmi lesbrigands qui infestaient la Tamise. Ils opéraient surtout la nuitcontre les bâtiments mal gardés, dont ils massacraient quelquefoisle faible équipage pour piller plus à leur aise. Le plus souventils se bornaient à prendre des cordages, des rames, des perches, oumême des balles de coton. Mouillé à Castlane-Ter, le capitaine d’unbrick américain, ayant entendu du bruit, monta sur le pont pours’en rendre compte ; un canot s’éloignait : c’étaient despirates, qui, en lui souhaitant le bonsoir lui dirent qu’ilsvenaient d’enlever son ancre avec le câble. En s’entendant avec lesWatchmen, chargés de veiller la nuit sur les cargaisons,ils pillaient encore avec plus de facilité. Quand on ne pouvaitpratiquer de semblables intelligences, on coupait les câbles desallèges, et on les laissait dériver jusqu’à ce qu’ils fussentparvenus dans un endroit où l’on pût se mettre à la besogne sanscrainte d’être découverts. De petits bâtiments de charbon se sonttrouvés ainsi déchargés en entier dans le cours d’une nuit. Le suifde Russie, que la difficulté de remuer les barriques énormes qui lecontiennent semblait devoir protéger contre ces tentatives, n’étaitpas plus à l’abri, puisqu’on avait l’exemple de l’enlèvementnocturne de sept de ces barriques, qui pèsent entre trente etquarante quintaux.

Les Chevaux-légers pillaientégalement pendant la nuit, mais c’était principalement auxvaisseaux venant des Indes occidentales qu’ils s’attaquaient. Cegenre de vol prenait son origine dans un arrangement entre lescontremaîtres et les recéleurs, qui achetaient les balayures,c’est-à-dire les parcelles de sucre, les grains de café, ou lecoulage des liquides, qui restent dans l’entrepont après ledéchargement de la cargaison. On comprend qu’il était faciled’augmenter ces profits en crevant les sacs et en disjoignant lesdouves des tonneaux. C’est ce que découvrit, à son grandétonnement, un négociant Canadien, qui expédiait tous les ans unegrande quantité d’huile. Trouvant toujours un déchet beaucoup plusconsidérable que celui qui peut résulter du coulage ordinaire, etne pouvant obtenir, à cet égard, de ses correspondants uneexplication satisfaisante, il profita d’un voyage à Londres pourpénétrer le mystère. Déterminé à poursuivre ses investigations avecle soin le plus minutieux, il était sur le quai, attendant avecimpatience une gabare chargée de la veille, et dont le retard luisemblait déjà fort extraordinaire. Elle parut enfin, et lenégociant vit une troupe d’hommes de mauvaise mine se précipiter àbord avec autant d’ardeur que des corsaires qui monteraient àl’abordage. Il pénétra à son tour dans l’entrepont, et restastupéfait, en voyant les barils rangés, les bondons endessous. Lorsqu’on vint à décharger la gabarre, il se trouvarépandu dans la cale assez d’huile pour en emplir neuf barils. Lepropriétaire ayant fait lever quelques planches, on trouva encorede quoi emplir cinq autres ; en sorte que du simple chargementd’un allège on avait distrait quatorze barils. Ce qu’on aura peineà croire, c’est que l’équipage, loin de convenir de ses torts, eutl’impudence de prétendre qu’on le privait d’un profit qui luiappartenait.

Non contents de dilapidations de ce genre, leschevau-légers, réunis aux gabarriers chasseurs,enfonçaient pendant la nuit des barriques de sucre, dont le contenudisparaissait entièrement, emporté par portions dans des sacsnoirs, qu’on appelait black-straps (bandes noires). Desconstables, venus à Paris en mission, et avec lesquels j’ai dû êtremis en rapport, m’ont assuré qu’en une nuit, il avait été ainsienlevé de divers vaisseaux jusqu’à vingt barriques de sucre, etjusqu’à du rhum extrait au moyen d’une pompe (gigger), etdont on remplit des vessies. Les bâtiments à bord desquels sepratiquait ce trafic étaient désignés sous le nom de gameships (vaisseaux à gibier). À cette époque, les vols deliquides et des spiritueux étaient, au surplus, fort communs, mêmedans la marine royale. On en trouve un exemple fort curieux dans cequi arriva à bord de la frégate la Victoire, qui apportaiten Angleterre les restes de Nelson, tué, comme on sait, au combatde Trafalgar. Pour conserver le corps, on l’avait mis dans unetonne de rhum. Lorsqu’en arrivant de Plymouth, on ouvrit la tonne,elle était à sec. Pendant la traversée, les matelots, bien certainsque le sommelier ne visiterait pas cette pièce, avaient tout bu àl’aide de calumets de paille ou de giggers. Ils appelaientcela mettre l’Amiral en perce.

Les bateliers chasseurs se tenaient àbord des vaisseaux qu’on déchargeait, pour recevoir et transférersur-le-champ à terre les objets volés. Comme ils étaient chargés detraiter avec les receleurs, ils se réservaient des profitsconsidérables ; tous faisaient beaucoup de dépense. On encitait un qui, du fruit de son industrie, entretenait une femmetrès élégante, et possédait un cheval de selle.

Par hirondelles de vase, on entendaitces hommes qui rôdaient à marée basse, autour de la quille desvaisseaux, sous prétexte de chercher de vieux cordages, du fer, ducharbon, mais dans le fait pour recevoir et cacher des objets qu’onleur jetait du bord.

Les tapageurs étaient des ouvriers àlongs tabliers, qui, feignant de demander de l’ouvrage, seprécipitaient en foule à bord des bâtiments, où ils trouvaienttoujours moyen de dérober quelque chose à la faveur du tumulte.

Venaient enfin les receleurs, qui,non contents d’acheter tout ce que leur apportaient les valeursdont on vient de voir l’énumération, traitaient quelquefoisdirectement avec les capitaines ou avec les contremaîtres qu’ilssavaient disposés à se laisser séduire. Ces négociations sefaisaient dans un argot intelligible seulement pour les intéressés.Le sucre était du sable, le café des haricots, lepiment des petits-pois, le rhum du vinaigre, lethé du houblon, de manière qu’on pouvait traiter même enprésence du consignataire du navire sans qu’il sût qu’il s’agissaitde sa cargaison.

Je trouvai réuni à la salle n° 3 tout cequ’il y avait dans le bagne de scélérats consommés. J’y vis unnommé Vidal, qui faisait horreur aux forçats eux-mêmes !…Arrêté à quatorze ans, au milieu d’une bande d’assassins dont ilpartageait les crimes, son âge seul l’avait dérobé à l’échafaud. Ilétait condamné à vingt-quatre ans de réclusion ; mais à peinefut-il entré dans la prison, qu’à la suite d’une querelle, il tual’un de ses camarades d’un coup de couteau. Une condamnation àvingt-quatre années de travaux forcés remplaça alors la peine de laréclusion. Il était depuis quelques années au bagne, lorsqu’unforçat fut condamné à mort. Il n’y avait pas en ce moment debourreau dans la ville ; Vidal offrit avec empressement sesservices : ils furent acceptés, et l’exécution eut lieu, maison dut mettre Vidal sur le banc des garde-chiourme ; autrementil était assommé à coups de chaînes. Les menaces dont il étaitl’objet ne l’empêchèrent pas de remplir de nouveau quelque tempsaprès son odieux ministère. Il se chargea de plus d’administrer lesbastonnades infligées aux condamnés. Enfin, en 1794, le tribunalrévolutionnaire ayant été installé à Toulon, à la suite de la prisede cette ville par Dugommier, Vidal fut chargé d’exécuter sesarrêts. Il se croyait définitivement libéré ; mais quand laterreur eut cessé, on le fit rentrer au bagne, où il devint l’objetd’une surveillance toute particulière.

Au même banc que Vidal, était enchaîné le JuifDeschamps, un des auteurs du vol du Garde-Meuble, dont les forçatsécoutaient le récit dans un recueillement sinistre ; seulementà l’énumération des diamants et des bijoux enlevés, leurs yeuxs’animaient, leurs muscles se contractaient par un mouvementconvulsif ; et, à l’expression de leurs physionomies, onpouvait juger quel usage ils eussent fait alors de leur liberté.Cette disposition se remarquait surtout chez les hommes coupablesde légers délits, qu’on humiliait en les goguenardant sur laniaiserie de s’attaquer à des objets de peu de valeur ; c’estainsi qu’après avoir évalué à vingt millions les objets enlevés auGarde-Meuble, Deschamps disait d’un air méprisant à un pauvrediable condamné pour vol de légumes : « Eh bien !est-ce là des choux ! »

Du moment où ce vol fut commis, il devint letexte de commentaires, que les circonstances et l’agitation desesprits rendaient fort singuliers. Ce fut dans la séance dudimanche soir (16 septembre 1792), que le ministre de l’intérieurRoland annonça l’événement à la tribune de la Convention, en seplaignant amèrement du défaut de surveillance des employés et desmilitaires de garde qui avaient abandonné leurs postes, sousprétexte de la rigueur du froid. Quelques jours après,Thurlot, qui faisait partie de la commission chargée de suivrel’instruction, vint accuser à son tour l’incurie du ministre, quirépondit assez sèchement qu’il avait autre chose à faire que desurveiller le Garde-Meuble. La discussion en resta là, mais cesdébats avaient éveillés l’attention, et l’on ne parlait dans lepublic que d’intelligences coupables, de complots dont le produitdu vol devait servir à soudoyer les agents ; on alla jusqu’àdire que le gouvernement s’était volé lui-même ; ce qui donnaquelque consistance à ce bruit, ce fut le sursis accordé, le 18octobre, à quelques individus condamnés pour ce fait, et dont onattendait des révélations. Néanmoins, le 22 février 1797, dans sonrapport au conseil des Anciens, sur la proposition d’accorder unegratification de 5000 fr. à une dame Corbin, qui avaitfacilité la découverte d’une grande partie des objets enlevés,Thiébault déclara, de la manière la plus formelle, que cetévénement ne se rattachait à aucune combinaison politique, et qu’ilavait été tout simplement été provoqué par le défaut desurveillance, des gardiens et par le désordre qui régnait alorsdans toutes les administrations.

Dans le principe, le Moniteur avaitéchauffé les imaginations les plus circonspectes, en parlant dequarante brigands armés qu’on aurait surpris dans lessalles du Garde-Meuble ; la vérité est que l’on n’avaitsurpris personne, et que, lorsqu’on s’aperçut de la disparition duRégent, du hochet du dauphin et d’une fouled’autres pièces, estimées dix-sept millions, il y avait quatrenuits successives que Deschamps, Bernard Salles et un Juifportugais nommé Dacosta, s’introduisaient, tour à tour dans lessalles sans autres armes que les instruments nécessaires pourdétacher les pierreries enchâssées dans des pièces d’argenteriequ’ils dédaignaient d’emporter ; c’est ainsi qu’ils enlevèrentavec beaucoup de précaution les magnifiques rubis qui figuraientles yeux des poissons d’ivoire.

Deschamps, à qui reste l’honneur del’invention, s’était introduit le premier dans la galerie enescaladant une fenêtre au moyen d’un réverbère qui existe encore àl’angle de la rue Royale et de la place Louis XV. BernardSalles et Dacosta, qui faisaient le guet, l’avaient d’abord secondéseuls ; mais la troisième nuit, Benoît Naid, Philipponeau,Paumettes, Fraumont, Gay, Mouton, lieutenant dans la gardenationale, et Durand, dit le Turc, bijoutier rueSaint-Sauveur, s’étaient mis de la partie, ainsi que plusieursgrinches de la haute pègre (voleurs de distinction), qu’onavait amicalement prévenus de venir prendre part à la curée. Lequartier général était dans un billard de la rue de Rohan ; onfaisait au surplus si peu mystère de l’affaire, que le lendemain dupremier vol, Paumettes, dînant avec des filles dans un restaurantde la rue d’Argenteuil, leur jeta sur la table une poignée de roseset de petits brillants. La police n’en fut pas même informée. Pourdécouvrir les principaux auteurs du vol, il fallut que Durand,arrêté sous la prévention de fabrication de faux assignats, sedécidât à faire des révélations pour obtenir sa grâce. Ce fut surces données qu’on parvint à retrouver le Régent ; ilfut saisi à Tours, cousu dans la toque d’une femme nommée Lelièvre,qui, ne pouvant passer en Angleterre à cause de la guerre, allaitle vendre à Bordeaux, à un Juif ami de Dacosta. On avait d’abordtenté de s’en défaire à Paris, mais la Valeur de cette pièce,estimée douze millions, devait éveiller des soupçonsdangereux ; on avait également renoncé au projet de la fairediviser à la scie, dans la crainte d’être trahi par lelapidaire.

La plupart des auteurs du vol furentsuccessivement arrêtés et condamnés pour d’autres délits ; dece nombre se trouvèrent Benoît Naid, Dacosta, Bernard Salles,Fraumont et Philipponeau ; ce dernier, arrêté à Londres à lafin de 1791, au moment où il faisait graver une planche d’assignatsde 300 fr., avait été amené à Paris et enfermé à la Force,d’où il s’était évadé à la faveur des massacres du 2 septembre.

Avant d’être condamné pour le vol duGarde-meuble, Deschamps avait été impliqué dans une affairecapitale, dont il s’était tiré, bien que coupable, comme il s’envantait avec nous, en donnant des détails qui ne permettaient pasd’en douter ; il s’agissait du double assassinat du joaillierDeslong et de sa servante, commis de complicité avec le brocanteurFraumont.

Deslong faisait des affaires assez étenduesdans sa partie. Outre les achats particuliers, il faisait encore lecourtage en perles et en diamants, et comme il était connu pourhonnête homme, on lui confiait souvent des objets de prix, soitpour les vendre ou pour en tirer parti en les démontant ; ilcourait aussi les ventes, et c’est là qu’il avait fait laconnaissance de Fraumont, qui s’y rendait fort assidûment pouracheter principalement des chasubles et autres ornements provenantdu pillage des églises (1793), qu’il brûlait pour extraire le métaldes galons. De l’habitude de se voir et de se trouver enconcurrence pour quelques opérations, naquit entre ces deux hommesune sorte de liaison qui devint bientôt intime. Deslong n’avaitplus rien de caché pour Fraumont ; il le consultait sur toutesses entreprises, l’informait de la valeur de tous les dépôts qu’ilrecevait, et alla même jusqu’à lui confier le secret d’une cachetteoù il plaçait ses objets les plus précieux.

Instruit de toutes ces particularités, etayant ses entrées libres chez Deslong, Fraumont conçut le projet dele voler pendant qu’il serait avec sa femme au spectacle, où ilsallaient souvent. Il fallait également un complice pour faire leguet ; il était d’ailleurs dangereux pour Fraumont, que lejour de l’expédition on le vît dans la maison, où tout le monde leconnaissait. Il avait d’abord choisi un serrurier, forçat évadé,qui avait fait les fausses clefs nécessaires pour entrer chezDeslong ; mais cet homme, poursuivi par la police, ayant étéforcé de quitter Paris, il lui substitua Deschamps.

Au jour pris pour effectuer le vol, Deslong etsa femme étant partis au Théâtre de la République,Fraumont fut se mettre en embuscade chez un marchand de vin pourguetter le retour de la servante, qui profitait ordinairement del’absence de ses maîtres pour aller voir son amant. Deschamps montaà l’appartement et ouvrit doucement la porte avec une des faussesclefs… Quel fut son étonnement de voir dans le vestibule laservante, qu’il croyait sortie (sa sœur, qui lui ressemblaitbeaucoup, l’ayant effectivement quittée quelques instantsauparavant…) ! À l’aspect de Deschamps, dont la surpriserendait la figure plus effrayante encore, cette fille laisse tomberson ouvrage… Elle va crier… Deschamps se précipite sur elle, larenverse, la saisit à la gorge, et lui porte cinq coups d’uncouteau à gaine qu’il portait toujours dans la poche droite de sonpantalon. La malheureuse tombe baignée dans son sang… Pendantqu’elle fait entendre le râle de la mort, l’assassin furète danstous les coins de l’appartement, mais, soit que cet incidentinattendu l’eut troublé, soit qu’il entendît quelque rumeur sur lesescaliers, il se borne à enlever quelques pièces d’argenterie quise trouvent sous sa main, revient trouver son complice chez lemarchand de vin où il s’était posté, et lui raconte toutel’aventure ; celui-ci se montra fort affecté, non de la mortde la servante, mais du peu d’intelligence et d’aplomb deDeschamps, auquel il reprochait de n’avoir pas su découvrir lacachette qu’il lui avait si bien indiquée : ce qui mettait lecomble à son mécontentement, c’est qu’il prévoyait qu’après unepareille catastrophe, Deslong se tiendrait si bien sur ses gardes,qu’il serait impossible de retrouver une semblable occasion.

Celui-ci avait en effet changé de logement àla suite de cet événement, qui lui inspirait les plus vivesterreurs ; le peu de monde qu’il recevait n’était introduitchez lui qu’avec de grandes précautions. Quoique Fraumont évitât des’y présenter, il ne conçut point de soupçons contre lui :comment aurait-il eu de pareilles idées sur un homme qui, s’il eûtcommis le crime, n’eût pas manqué de dévaliser la cachette dont ilconnaissait le secret. Le rencontrant même au bout de quelquesjours sur la place Vendôme, il l’engagea fortement à venir le voir,et se lia plus intimement que jamais avec lui. Fraumont revintalors à ses premiers projets ; mais, désespérant de forcer lanouvelle cachette, qui, d’ailleurs, était soigneusement gardée, ilse décida à changer de plan. Attiré chez Deschamps, sous prétextede traiter d’une forte partie de diamants, Deslong fut assassiné etdépouillé d’une somme de dix-sept mille francs, tant en or qu’enassignats, dont il s’était muni sur l’invitation de Fraumont, quilui porta le premier coup.

Deux jours s’écoulèrent : madame Deslongne voyant pas revenir son mari, qui ne se fût pas absenté silong-temps sans l’en prévenir, et sachant qu’il était porteur devaleurs assez considérables, ne douta plus qu’il ne lui fût arrivémalheur. Elle s’adressa à la police, dont l’organisation seressentait alors de la confusion qui régnait dans tous lesservices ; on parvint cependant à mettre la main sur Fraumontet sur Deschamps, et les révélations du serrurier qui devaitconcourir au vol, et qui était arrêté de nouveau, eussent pu leurêtre funestes ; mais on refusa à cet homme la liberté qu’onlui avait promise à titre de récompense, et l’agent de policeCadot, qui avait été son intermédiaire, ne voulant pas en avoir ledémenti, le fit évader dans le trajet de la Force au Palais. Cettecirconstance enlevant le seul témoin à charge qui eût pu déposerdans l’affaire, Deschamps et Fraumont furent mis en liberté.

Condamné depuis à dix-huit ans de fers, pourd’autres vols, Fraumont partit pour le bagne de Rochefort le1er nivose an VII ; il ne se tenait pourtant pasencore pour battu : au moyen de l’argent provenant de sesexpéditions, il avait soudoyé quelques individus, qui devaientsuivre la chaîne pour faciliter son évasion, dans le cas où ilpourrait la tenter, ou même pour l’enlever s’il y avait lieu.L’usage qu’il se proposait de faire de sa liberté, c’était de venirassassiner M. Delalande, premier président du tribunal quil’avait condamné, et le commissaire de police de la section del’Unité, qui avait produit contre lui des charges accablantes.Tout était disposé pour l’exécution de ce projet, quand une femmepublique qui en avait appris le détail de la bouche d’un desintéressés, fit des révélations spontanées : on prit desmesures en conséquence ; l’escorte fut avertie ; lorsquela chaîne sortit de Bicêtre, on mit à Fraumont des menottes qui nele quittèrent qu’à son arrivée à Rochefort, où il fut spécialementrecommandé ; on m’a assuré qu’il était mort au bagne. PourDeschamps, qui devait bientôt s’évader de Toulon, il fut trois ansaprès arrêté à la suite d’un vol commis à Auteuil, condamné à mortpar le tribunal criminel de la Seine, et exécuté à Paris.

À la salle n° 3, je n’étais séparé deDeschamps que par un voleur effractionnaire, Louis Mulot, fils dece Cornu qui porta long-temps l’effroi dans les campagnes de laNormandie, où ses crimes ne sont point encore oubliés. Déguisé enmaquignon, il courait les foires, observait les marchands quiportaient avec eux de fortes sommes, et prenait la traverse pouraller les attendre dans quelque endroit écarté, où il lesassassinait. Marié en troisièmes noces à une jeune et jolie fillede Bernai, il lui avait d’abord soigneusement caché sa terribleprofession, mais il ne tarda pas à découvrir qu’elle était digne entout de lui. Dès lors il l’associa à toutes ses expéditions.Courant aussi les foires comme mercière ambulante, elles’introduisait facilement auprès des riches cultivateurs de lavallée d’Auge, et plus d’un trouva la mort dans un galantrendez-vous. Plusieurs fois soupçonnés, ils opposèrent avec succèsdes alibi dus aux excellents chevaux dont ils avaienttoujours soin de se munir.

En 1794, la famille Cornu se composait dupère, de la mère, de trois fils, de deux filles et des amants deces dernières, qu’on avait habitués au crime dès leur plus tendreenfance, soit en les faisant servir d’espions, soit en les envoyantmettre le feu aux granges. La plus jeune des filles, Florentine,ayant d’abord témoigné quelque répugnance, on l’avait aguerrie enlui faisant porter pendant deux lieues dans son tablier la têted’une fermière des environs d’Argentan ! ! !…

Plus tard, tout à fait affranchie(dégagée de tout scrupule), elle eut pour amant l’assassin Capelu,exécuté à Paris en 1802. Lorsque la famille se forma en bande dechauffeurs pour exploiter le pays situé entre Caen et Falaise,c’était elle qui donnait la question aux malheureux fermiers, enleur mettant sous l’aisselle une chandelle allumée, ou en leurposant de l’amadou brûlant sur l’orteil.

Vivement poursuivi par la police de Caen etsurtout par celle de Rouen, qui venait d’arrêter deux des jeunesgens à Brionne, Cornu prit le parti de se retirer pour quelquetemps dans les environs de Paris, espérant ainsi dépister sonmonde. Installé avec sa famille dans une maison isolée de la routede Sèvres, il ne craignait pourtant pas de venir faire sa promenadeaux Champs-Élysées, où il rencontrait presque toujours quelquesvoleurs de sa connaissance. « Eh ! bien, père Cornu, luidisaient-ils un jour, que faites-vous maintenant ? – Toujoursle grand soulasse (l’assassinat), mes enfants, toujours legrand soulasse. – Il est drôle le père Cornu… ; mais lapasse (la peine de mort)… – Eh ! on ne la craint pasquand il n’y a plus de parrains (témoins)… Si j’avaisrefroidi tous les garnafiers que j’ai mis ensuage, je n’en aurais pas le taf aujourd’hui. (Sij’avais tué tous les fermiers auxquels j’ai chauffé les pieds, jen’en aurais pas peur aujourd’hui.) »

Dans une de ces excursions, Cornu rencontra unde ses anciens collègues, qui lui proposa de forcer un pavillonsitué dans les bois de Ville-d’Avray. Le vol s’exécute, on partagele butin, mais Cornu croit s’apercevoir qu’il est dupe. Arrivé aumilieu du bois, il laisse tomber sa tabatière en la présentant àson camarade ; celui-ci fait un mouvement pour laramasser ; à l’instant où il se baisse, Cornu lui fait sauterla cervelle d’un coup de pistolet, le dépouille, et regagne samaison, où il raconte l’aventure à sa famille, en riant auxéclats.

Arrêté près de Vernon, au moment de pénétrerdans une ferme, Cornu fut conduit à Rouen, traduit devant la Courcriminelle, et condamné à mort. Dans l’intervalle de son pourvoi,sa femme, restée libre, allait chaque jour lui porter desprovisions et le consoler : « Écoute, lui dit-elle, unmatin qu’il paraissait plus sombre qu’à l’ordinaire, écoute,Joseph, on dirait que la carline (la mort) te fait peur…Ne va pas faire le sinvre (la bête) au moins quand tuseras sur la placarde (la place des exécutions)… Lesgarçons de campagne (voleurs de grands chemins) semoqueraient joliment de toi…

» Oui, dit Cornu, tout cela serait bel etbon, s’il ne s’agissait pas de la coloquinte (tête), maisquand on a Charlot (le bourreau) d’un côté, lesanglier (le confesseur) de l’autre, et lesmarchands de lacets (les gendarmes) derrière, ce n’est pasdéjà si réjouissant d’aller faire des abreuvoirs à mouches…

» Allons donc ! Joseph, pas de cesidées là ; suis qu’une femme, vois-tu ; eh bien !j’irais là comme à une neuvaine, avec toi surtout, mon pauvreJoseph ! Oui, je te le dis, foi de Marguerite, je voudrais yaller avec toi.

– » Bien vrai ! répartitCornu.

– » Oh oui, bien vrai, soupiraMarguerite. Mais pourquoi te lèves-tu, Joseph… ? Qu’as-tudonc ?

– » Je n’ai rien, repritCornu ; puis, s’approchant d’un porte-clefs qui se tenait àl’entrée du corridor : Roch, lui dit-il, faites venir leconcierge, j’ai besoin de parler à l’accusateur public.

– » Comment, s’écria la femme,l’accusateur public… ! Voudrais-tu manger lemorceau ? (faire des révélations.) Ah Joseph, quelleréputation tu vas laisser à nos enfants ! »

Cornu garda le silence jusqu’à l’arrivée dumagistrat ; alors il dénonça sa femme, et cette malheureuse,condamnée à mort par suite de ses révélations, fut suppliciée enmême temps que lui. Mulot, de qui je tiens les détails de cettescène, ne la racontait jamais sans en rire aux larmes. Toutefois,il ne pensait pas que l’on dût plaisanter avec la guillotine, etdepuis long-temps il évitait toute affaire qui eût pu l’envoyerrejoindre son père, sa mère, un de ses frères et sa sœurFlorentine, tous exécutés à Rouen. Quand il parlait d’eux et de lafin qu’ils avaient faite, il lui arrivait souvent de dire :Voilà ce que c’est que de jouer avec le feu ; aussi l’onne m’y prendra pas : et en effet, ses jeux étaient moinsredoutables, ils se bornaient à un genre de vol dans lequel ilexcellait. L’aîné de ses sœurs, qu’il avait amenée à Paris, lesecondait dans ses expéditions. Vêtue en blanchisseuse, la hotte audos ou le panier au bras, elle montait dans les maisons sansportier, frappait à toutes les portes, et quand elle s’étaitassurée qu’un locataire était absent, elle revenait faire part desa découverte à Mulot. Alors celui-ci, déguisé en garçon serrurier,accourait, son trousseau de rossignols à la main, et en deux toursil venait à bout de la serrure la plus compliquée. Souvent, afin dene pas éveiller les soupçons, dans le cas où quelqu’un viendrait àpasser, la sœur, le tablier devant elle, la modeste cornette sur lefront, et avec l’air contrarié d’une bonne qui a perdu sa clef,assistait à l’opération. Mulot, ainsi qu’on le voit, ne manquaitpas de prévoyance ; il n’en fut pas moins surpris en besogne,et peu de temps après condamné aux fers.

CHAPITRE XIV.

 

Le père Mathieu. – Je me fais industriel. – Ruine de monétablissement. – On me croit perdu. – Je suis aide major. – EcceHomo ou le marchand de cantiques. – Un déguisement. –Arrêtez ! c’est un forçat. – Je suis mis à la double chaîne. –La clémence du commissaire. – Je lui fais un conte. – Ma plus belleévasion. – La fille publique et l’enterrement. – Je ne sais pas ceque c’est. – Situation critique. – Une bande de brigands. – J’ydécouvre un voleur. – J’obtiens mon congé. – L’indemnité de route.– Je promets le secret.

 

Jamais je n’avais été si malheureux que depuismon entrée dans le bagne de Toulon. Confondu à vingt-quatre ansavec les plus vils scélérats, sans cesse en contact avec eux,j’eusse mieux aimé cent fois être réduit à vivre au milieu d’unetroupe de pestiférés. Contraint à ne voir, à n’entendre que desêtres dégradés, dont l’esprit sans cesse s’évertuait au mal, jeredoutais pour moi la contagion de l’exemple. Quand, jour et nuit,en ma présence, on préconisait hautement les actions les pluscontraires à la morale, je n’étais plus assez sûr de la force demon caractère pour ne pas craindre de me familiariser avec ceperfide et dangereux langage. À la vérité, j’avais déjàrésisté à de nombreuses tentations ; mais le besoin, lamisère, le désir surtout de recouvrer la liberté, peuvent souventfaire faire vers le crime un pas involontaire. Je ne m’étais pasencore trouvé dans une situation à laquelle il m’eût paru plusurgent d’échapper. Dès lors toutes mes pensées se tournèrent versla possibilité d’une évasion. Divers plans s’offraient à monesprit ; mais ce n’était pas tout de les avoir conçus :pour les exécuter, il me fallait attendre un momentfavorable ; jusque là la patience était l’unique remède à mesmaux. Attaché au même banc que des voleurs de profession, qui déjàs’étaient évadés plusieurs fois, j’étais, ainsi qu’eux, l’objetd’une surveillance bien difficile à déjouer. Retirés dans leurscambrons(cabanes), placés à peu de distance de nous, lesargousins étaient à portée d’épier nos moindres mouvements. Le pèreMathieu, leur chef, avait des yeux de lynx, et une tellehabitude des hommes, qu’à la première vue il s’apercevait si l’onavait le dessein de le tromper. Ce vieux renard approchait de lasoixantaine, mais, pourvu d’une de ces organisations solides quisemblent être à l’épreuve des ans, il était encore vigoureux.C’était une de ces tailles carrées qui ne s’usent pas. Je crois levoir avec sa petite queue, ses cheveux gris poudrés, et son visageen courroux, qui allait si bien au métier qu’il faisait. Jamais ilne parlait sans mettre son bâton sur le tapis. C’était pour lui unplaisir de raconter les nombreuses bastonnades qu’il avait donnéesou fait donner. Continuellement en guerre avec les forçats, il n’yavait pas une de leurs ruses qu’il ne connût. Sa défiance était sigrande, que souvent même il les accusait de comploter quand ils nesongeaient à rien. On doit penser qu’il n’était pas faciled’adoucir un pareil Cerbère. J’essayai cependant de captiver sabienveillance ; c’était une entreprise dans laquelle personnen’avait encore réussi : bientôt je reconnus que je ne m’étaispas leurré d’un vain espoir ; je gagnais visiblement dans sonesprit. Le père Mathieu m’adressait quelquefois la parole ;c’était, me disaient les anciens, un signe que je lui convenaisbeaucoup ; il n’y avait donc pas d’inconvénient à ce que jelui demandasse une grâce. Je le priai de me permettre de fabriquerdes jouets d’enfants avec des morceaux de bois que m’apporteraientles forçats qui allaient à la fatigue. Il m’accorda toutce que je voulais, à la condition que je serais sage ; et dèsle lendemain je me mis à l’œuvre. Mes camarades ébauchaient, et moije finissais. Le père Mathieu, trouvait que ce que je faisais étaitjoli ; quand il remarqua que j’avais des aides pour mon petittravail, il ne put s’empêcher de témoigner qu’il était satisfait,ce qui ne lui était pas arrivé depuis long-temps. « À la bonneheure ! dit-il, voilà comment j’aime que l’on s’amuse :il serait bien à désirer que vous en fissiez tous autant, ça vousdistrairait, et au moins avec le produit vous pourriez vousprocurer quelques douceurs. » En peu de jours, le banc futtransformé en un atelier, où quatorze hommes également pressés defuir l’ennui, et d’avoir quelque argent à leur disposition,déployaient la plus grande activité. Nous avions toujours de lamarchandise prête, dont le débit s’effectuait par l’entremise desforçats qui nous fournissaient la matière première. Pendant unmois, notre commerce fut des plus florissants ; chaque journous faisions une recette assez abondante, dont il n’entrait pasune obole au bureau. Ainsi que cela se pratique d’ordinaire le pèreMathieu, moyennant rétribution, nous avait autorisés à prendre pournotre trésorier le nommé Pantaragat, forçat qui vendait àboire et à manger dans la salle où nous étions. Malheureusement, ilest des objets qu’on ne peut multiplier sans que l’équilibrenécessaire entre produire et consommer n’en soit détruit ;c’est une vérité d’économie politique : il vint un moment oùla fabrication se ralentit faute de débouché. Toulon était encombréde jouets de toutes façons : il fallut nous croiser les bras.Ne sachant plus que faire, je prétextai des douleurs de jambes afind’entrer à l’hôpital. Le médecin à qui je fus recommandé par lepère Mathieu, dont j’étais véritablement le protégé, crut quej’étais hors d’état de pouvoir marcher. Quand on projette des’évader, il est toujours bon de donner de soi une telle opinion.Le docteur Ferrant ne soupçonna pas un seul instant quej’eusse l’intention de le tromper ; c’était un de cesdisciples d’Esculape qui, comme la plupart des Hippocrate del’école de Montpellier, d’où il était sorti, imaginent que labrusquerie est un des attributs de leur profession ; mais ilne laissait pas que d’être humain, il avait surtout pour moibeaucoup de bonté. Le chirurgien en chef m’avait aussi pris enaffection : c’était à moi qu’il avait confié le soin de saboîte à pansement ; je disposais la charpie, je préparais lescompresses, enfin je me rendais utile, et ma complaisance me valaitdes égards ; il n’y eut pas jusqu’à l’argouzin de l’infirmeriequi ne se fît un plaisir de m’être agréable : pourtantpersonne ne surpassait en dureté M. Lhomme(c’était lenom de cet employé), que l’on appelait assez plaisamment l’EcceHomo, parce qu’autrefois il avait été marchand de cantiques.Bien que je lui eusse été signalé comme dangereux, M. Lhommeétait tellement enchanté de ma bonne conduite, et plus encore desbouteilles de vin cuit que je lui repassais, qu’il s’humanisavisiblement. Quand je fus à peu près certain de ne plus luiinspirer de défiance, je dressai mes batteries, pour mettre endéfaut sa vigilance, ainsi que celle de ses confrères. Déjà jem’étais procuré une perruque et des favoris noirs ; j’avais enoutre caché dans ma paillasse une vieille paire de bottes, àlaquelle le cirage donnait un aspect de nouveauté : ce n’étaitencore là que pour la tête et pour les pieds ; pour lecomplément de ma toilette, je comptais sur le chirurgien en chef,qui avait l’habitude d’entreposer sur mon lit sa redingote, sonchapeau, sa canne et ses gants. Un matin qu’il était occupé àamputer un bras, je m’aperçus que M. Lhomme l’avait suivi,afin d’assister à l’opération qui se faisait à l’une des extrémitésde la salle : l’occasion était belle pour untravestissement ; je me hâte de l’effectuer, et sous monnouveau costume, je vais droit à la sortie ; il me fallaitpasser au milieu d’une troupe de sous argousins ; je me risqueeffrontément ; aucun d’eux ne paraît faire attention à moi, etdéjà je me suppose hors de péril, lorsque j’entends ce cri :« Arrêtez ! arrêtez ! c’est un forçat quis’évade. » À peine me restait-il vingt pas à faire pourgagner la porte de l’arsenal : sans me déconcerter, jeredouble de vitesse, et, parvenu devant le poste, je dis à lagarde, en montrant un individu qui venait d’entrer dans laville : « Courrez donc avec moi, c’est un échappé del’hôpital. » Cette présence d’esprit allait peut-être mesauver ; mais, sur le point de franchir la grille, je me senstirer par ma perruque ; je me retourne, c’estM. Lhomme : si je résiste, je suis mort ; je merésigne à marcher devant lui, et l’on me reconduit au bagne, où jesuis mis à la double chaîne. Il était clair qu’il allait me revenirune correction ; pour l’éviter, je me jette aux genoux ducommissaire : « Ah ! Monsieur, lui dis-je, que l’onne me frappe pas, c’est la seule grâce que je vous demande ;je ferai plutôt trois ans de plus si vous l’exigez. » Lecommissaire, quelque touchante que fût ma prière, avait beaucoup depeine à garder sa gravité ; enfin il répondit qu’il mepardonnait, en faveur de la hardiesse et de la nouveauté dutour ; mais il voulut que je lui désignasse la personne quim’avait procuré les objets d’habillement dont le chirurgien n’avaitpas fait les frais. « Vous n’ignorez pas, lui répartis-je, queles gens qui nous gardent sont des misérables qui font tout pour del’argent ; mais rien au monde ne me fera trahir celui qui m’aservi. » Satisfait de ma franchise, il donna aussitôt l’ordrede me retirer la double chaîne, et comme l’argouzin murmuraitcontre tant d’indulgence, il lui prescrivit de se taire, enajoutant : « Vous devriez l’aimer au lieu de lui envouloir, car il vient de vous donner une leçon dont vous pourrezfaire votre profit. » Je remerciai le commissaire, etl’instant d’après je fus ramené sur le banc fatal auquel je devaisencore être attaché pendant six ans. Je me flattai alors del’espoir de relever ma fabrique de jouets d’enfants ; mais lepère Mathieu s’y opposa, et je fus, malgré moi, obligé de resterdans l’inaction. Deux mois se passèrent sans qu’il survînt aucunchangement dans ma position. Une nuit, je ne pouvais pasdormir ; tout à coup il me vint une de ces idées lumineusesque l’on ne trouve que pendant les ténèbres ; Jossas étaitéveillé, je la lui communique. On devine qu’il s’agissait toujoursde tentatives d’évasion ; il juge excellent, merveilleux, lemoyen que j’ai imaginé, et il m’engage fortement à ne pas lenégliger. On va voir que je n’oubliai pas son conseil. Un matin, lecommissaire du bagne, faisant sa ronde, passa près de moi ; jelui demandai la permission de l’entretenir en particulier.« Eh ! que me veux-tu ? me dit-il ; as-tuquelque plainte à porter ? parle, garçon, parle hautement, jete ferai justice. » Encouragé par la douceur de celangage : « Ah ! mon bon commissaire, m’écriai-je,vous voyez devant vous un second exemple de l’honnêtecriminel. Peut-être vous souviendrez-vous qu’en arrivant icije vous ai fait connaître que je tenais la place de monfrère : je ne l’accuse point, je me plais même à croire qu’ilétait innocent du faux qu’on lui a imputé ; mais c’est luique, sous mes prénoms, la Cour de Douai a condamné, c’est lui quis’est évadé du bagne de Brest ; aujourd’hui, réfugié enAngleterre, il est libre, et moi, victime d’une funeste méprise, ilme faut subir sa peine ; ai-je été malheureux de luiressembler ! Sans cette circonstance, je n’aurais pas étéconduit à Bicêtre, les gardiens de cette maison n’auraient pasdéclaré qu’ils me reconnaissaient. En vain ai-je sollicité uneenquête, c’est parce qu’on s’en est rapporté à leur témoignage quel’on a admis une identité qui n’existe pas. Enfin l’erreur estconsommée, je suis bien à plaindre ! Je sais qu’il ne dépendpas de vous de faire réformer une décision sans appel, mais il estune grâce que vous pouvez m’accorder : par mesure de sûreté,l’on m’a mis à la salle des suspects, où je me trouve jeté aumilieu d’un ramas de voleurs, d’assassins, de scélérats endurcis. Àchaque instant, je frémis au récit des crimes qu’ils ont commis,comme à l’espoir de ceux qu’ils commettraient encore si jamais ilsparvenaient à se délivrer de leurs fers. Ah ! je vous ensupplie, au nom de tous les sentiments d’humanité, ne me laissezpas plus long-temps avec des êtres aussi pervertis. Mettez-moi aucachot, accablez-moi de chaînes, faites de moi tout ce que vousvoudrez, mais que je ne sois plus avec eux. Si j’ai cherché àm’évader, ce n’a été que pour me délivrer de la présence de cesinfâmes. (Dans ce moment, je me tournais du côté des forçats.)Voyez, mon commissaire, de quel œil de férocité ils meregardent ; déjà ils se préparent à me faire repentir de ceque je vous dis : ils brûlent de tremper leurs mains dans monsang ; encore une fois, je vous en conjure, ne m’abandonnezpas à la vengeance de pareils monstres. » Pendant ce discours,les forçats étaient comme pétrifiés d’étonnement ; ils neconcevaient pas qu’un de leurs camarades eût ainsi la témérité deles injurier en face ; le commissaire lui-même ne savait quepenser d’une démarche aussi étrange ; il gardait lesilence ; je vis qu’il était profondément ému. Alors, mejetant à ses pieds, et les larmes aux yeux, je repris :« Ayez pitié de moi. Si vous me refusez, si vous vous éloignezsans m’avoir fait sortir de cette salle, vous ne me reverrezplus ». Ces dernières paroles produisirent l’effet que je m’enétais promis. Le commissaire qui était un brave homme, me fitdéferrer en sa présence, et donna l’ordre de me mettre de suiteà la fatigue. On m’accoupla avec un nomméSalesse, gascon aussi malin que peut l’être un forçat. Lapremière fois que nous fûmes seuls, il me demanda si j’avaisl’intention de m’évader. Je n’ai garde d’y penser, luirépondis-je ; ne suis-je pas déjà assez heureux que l’on melaisse travailler. Cependant Jossas possédait mon secret ; cefut lui qui disposa tout pour mon évasion. J’eus des vêtementsbourgeois, que je cachai sous mes habits de galériens, sans mêmeque mon camarade de couple s’en aperçût. Un boulon à vis avaitremplacé le boulon rivé de la manicle, et j’étais prêt à partir. Letroisième jour après avoir quitté mes compagnons, je sors pour merendre à la fatigue, et me présente à la visite del’argouzin : Passe mariase (vaurien), me dit le pèreMathieu, il n’est pas temps. Me voilà dans la corderie ;l’endroit me paraît propice ; je dis à mon camarade que j’ai àsatisfaire un besoin ; il m’indique des pièces de boisderrière lesquelles je puis me placer, et à peine m’a-t-il perdu devue, qu’ayant jeté ma casaque rouge et dévissé le boulon, je memets à fuir dans la direction du bassin. On y réparait alors lafrégate la Muiron, l’une de celles qui avaient ramenéd’Égypte Bonaparte et sa suite. Je monte à bord et demande lemaître charpentier que je savais être à l’hôpital. Le coq(cuisinier), à qui je m’adresse, me prend pour un homme du nouveléquipage. Je m’applaudis de son erreur, et pour l’y confirmer deplus en plus, comme à l’accent j’ai reconnu qu’il est Auvergnat,j’engage avec lui, dans le patois de son pays, une conversation queje soutiens du ton le plus assuré ; cependant j’étais sur lesépines : quarante couples de forçats travaillaient à deux pasde nous. D’un instant à l’autre on pouvait me reconnaître. Enfinune embarcation part pour la ville, je m’y précipite, et,saisissant un aviron, je fends la lame comme un vieuxmatelot ; bientôt nous sommes dans Toulon. Pressé de gagner lacampagne, je cours à la porte d’Italie, mais personne ne sort sansêtre muni d’une carte verte, délivrée par la municipalité ; onme refuse le passage, et tandis que je cherche dans mon espritcomment je viendrai à bout de prouver que la consigne n’est paspour moi, j’entends les trois coups de canon qui donnent au loin lesignal de mon évasion. Dans ce moment, un frisson me parcourt de latête aux pieds ; déjà je me vois au pouvoir des argousins etde toute la milice du bagne ; il me semble comparaître devantce brave commissaire que j’ai si indignement trompé ; si jesuis repris, je suis perdu. Livré à ces tristes réflexions, jem’éloigne en toute hâte, et afin de rencontrer moins de monde, jeme dirige vers les remparts.

Parvenu dans un endroit isolé, je marchai,assez lentement, comme un homme qui ne sachant où porter ses pas,tient conseil avec lui-même, quand une femme m’accoste et medemande en provençal l’heure qu’il est ; je lui réponds que jel’ignore ; elle se met alors à jaser de la pluie et du beautemps, et finit par me proposer de l’accompagner ; c’est àquatre pas d’ici, ajouta-t-elle, personne ne nous verra. L’occasionde trouver un refuge était trop belle pour la laisseréchapper : je suis ma conductrice dans une espèce de galetasoù je fais venir quelques rafraîchissements. Pendant que noussommes à causer, trois autres coups de canon se font entendre.« Ah ! s’écria cette fille d’un air de satisfaction,voilà le deuxième qui s’échappe aujourd’hui. – Eh quoi ! luidis-je, la belle enfant, ça te fait donc plaisir ? aurais-tul’espoir de toucher la récompense ? – Moi ! tu ne meconnais guère. – Bah ! bah ! repris-je, cinquante francssont toujours bons à gagner, et je te jure bien que si l’un de cesgaillards-là tombait sous ma coupe… – Vous êtes unmalheureux ! s’écria-t-elle, en faisant un geste comme pour merepousser : je ne suis qu’une pauvre fille, mais ce n’est pasCélestine qui mangera jamais de ce pain-là. » À ces mots,qu’elle prononça avec un accent de vérité qui ne me permettait pasde douter que l’épreuve me fût suffisante, je n’hésitai plus, jelui confiai mon secret. Dès qu’elle eut appris que j’étais unforçat, je ne saurais exprimer combien elle parut s’intéresser àmon sort. « Mon Dieu, disait-elle, ils sont si à plaindre, queje voudrais les sauver tous, aussi j’en ai déjà sauvéplusieurs » ; puis après s’être interrompue un instantcomme pour réfléchir : « Laisse-moi faire, me dit-elle,j’ai mon amant qui a une carte verte, j’irai demain la luiemprunter, tu t’en serviras, et une fois hors la ville, tu ladéposeras sous une pierre que je t’indiquerai ; en attendant,comme nous ne sommes pas en lieu sûr, je vais t’emmener dans machambre. » Lorsque nous y fûmes arrivés, elle m’annonçaqu’elle allait me laisser un moment seul. « Il faut quej’avertisse mon amant, me dit-elle, je serai bientôt deretour. » Les femmes sont quelquefois si bonnes comédiennes,que, malgré tant de démonstrations bienveillantes, je redoutaisquelque perfidie ; peut-être Célestine ne sortait-elle quepour me dénoncer ; elle n’était pas encore dans la rue, que jedescends rapidement l’escalier : « Eh bien ! ehbien ! s’écrie cette fille, n’as-tu pas peur ? Si tu teméfies, viens avec moi plutôt. » Je crus qu’il était prudentde la veiller de près ; nous nous acheminons ensemble pournous rendre je ne sais où. À peine avons-nous fait quelques pas,que vient à passer un convoi funèbre. « Suis l’enterrement, medit ma protectrice, tu es sauvé », et sans que j’aie le tempsde la remercier, elle disparaît. Le cortège était nombreux, je memêlai à la foule des assistants, et pour que l’on ne me crût pasétranger à la cérémonie, je liai conversation avec un vieux marin,dont quelques mots me mirent à même de célébrer les vertus dudéfunt. Je me convainquis bientôt que Célestine ne m’avait pastrompé. Quand j’eus laissé derrière moi ces remparts, dont ilm’importait tant de m’éloigner, j’en pleurais presque dejoie ; toutefois, afin de ne pas me trahir, je jouail’affliction jusqu’au bout. Parvenu au cimetière, je m’avançai àmon tour au bord de la fosse, et après avoir jeté une pellée deterre sur le cercueil, je me séparai de la compagnie en suivant dessentiers détournés. Je marchai très long-temps, sans perdre de vueToulon. Sur les cinq heures du soir, près d’entrer dans un bois desapins, j’aperçois tout à coup un homme armé d’un fusil :comme il était assez bien vêtu, et qu’il avait une carnassière, mapremière pensée fut que c’était un chasseur ; mais enremarquant hors de sa veste la crosse d’un pistolet, je craignisque ce ne fut un de ces Provençaux qui, au bruit du canon, nemanquent jamais de se mettre en campagne pour traquer les forçatsévadés. Si mes appréhensions étaient justes, toute fuite étaitinutile ; peut-être alors valait-il mieux avancer querétrograder ; ce fut le parti que je pris, et m’étant assezapproché de lui pour être à portée de saisir son premier mouvement,dans le cas où il serait hostile, je demandai la route d’Aix.

« – Est-ce la traverse ou la granderoute ? me dit-il avec une intention marquée.

» – Ça m’est égal, répondis-je, espérantpar cette indifférence écarter les soupçons.

» – En ce cas, suivez ce sentier, il vousmènera droit au poste de la gendarmerie ; si vous n’aimez pasà voyager seul, vous pourrez profiter de lacorrespondance. »

À ce mot de gendarmerie, je me sentispâlir. L’inconnu s’aperçut de l’effet qu’il produisait surmoi : « Allons ! allons ! dit-il, je vois bienque vous ne tenez pas à labourer la grande route. Eh bien ! sivous n’êtes pas trop pressé, je vous conduirai jusqu’au village dePourrières, qui n’est qu’à deux lieues d’Aix. » Il se montraittrop bien au fait des localités pour que je ne m’accommodasse pasde son obligeance ; je consentis à l’attendre. Alors, sansquitter sa place, il me désigna à quelque distance de lui un fourréoù il ne tarderait pas à me joindre. Deux heures se passèrent avantqu’il eût terminé sa faction ; enfin il vint à moi :« Debout ! » me dit-il. Je me levai, je le suivis,et lorsque je me croyais encore dans l’épaisseur du bois, je metrouvai sur la lisière, à cinquante pas d’une maison devantlaquelle étaient assis des gendarmes. À la vue de leur uniforme, jetressaillis. « Eh ! qu’avez-vous donc ? me dit monguide ; craignez-vous que je vous livre ? Si vousredoutez quelque chose, voilà de quoi vous défendre. » En mêmetemps il me présente ses pistolets ; je les refuse. « Àla bonne heure ! » reprit-il, et il me serra la main pourmarquer qu’il était satisfait de cette preuve de confiance. Masquéspar les broussailles qui bordaient la route, nous nous étionsarrêtés ; je ne comprenais pas trop le but d’une halte si prèsde l’ennemi. La station fut longue, enfin, à la tombée de la nuit,nous vîmes venir du côté de Toulon une malle-poste escortée parquatre gendarmes, que relevèrent autant d’hommes de la brigade dontle voisinage m’avait épouvanté. La malle poursuivit sonchemin ; bientôt elle eut disparu. Alors mon compagnon, mesaisissant par le bras, me dit d’un ton bref : « Partons,il n’y a rien à faire aujourd’hui. »

Nous nous éloignâmes aussitôt en changeant dedirection ; après avoir marché environ une heure, mon guides’approcha d’un arbre et promena ses mains sur le tronc ; jereconnus qu’il comptait des raies que l’on y avait faites avec uncouteau. « C’est bon ! » s’écria-t-il avec une sortede contentement dont je ne pouvais pas m’expliquer le sujet ;et après avoir tiré de sa carnassière un morceau de pain qu’ilpartagea avec moi, il me donna à boire dans sa gourde. La collationne pouvait arriver plus à propos, car j’avais besoin de reprendredes forces. Malgré l’obscurité, nous marchions si vite, que jefinis par me fatiguer : mes pieds, depuis long-temps privésd’exercice, étaient devenus douloureux, et j’allais déclarer qu’ilm’était impossible de pousser plus loin, quand trois heuressonnèrent à une horloge de village. « Doucement, me dit monguide, en se baissant pour appliquer son oreille sur le sol ;mettez-vous comme moi et écoutez : Avec cette maudite légionpolonaise, il faut toujours être sur ses gardes. N’avez-vous rienentendu ? » Je répondis que je croyais avoir entendu lespas de plusieurs hommes. – « Oui, dit-il, ce sont eux, nebougez pas, ou nous sommes pris. » À peine achevait-il, qu’unepatrouille arriva sur les broussailles où nous étions cachés.« Voyez-vous quelque chose, vous autres ? dit-on trèsbas. – Rien, sergent. – Parbleu ! je crois bien, il fait noircomme dans un four. Cet enragé de Roman, que le tonnerre de Dieul’écrase ! Nous faire voyager toute la nuit dans les boiscomme des loups. Ah ! si jamais je le trouve, ou quelqu’un dessiens !… » – « Qui vive ? » cria tout àcoup un soldat.

» – Qu’est-ce que tu vois ? dit lesergent.

» – Rien, mais j’ai entendu respirer dece côté. (et vraisemblablement il indiquait l’endroit où nousétions.)

» – Allons ! tu rêves… on t’a faittant de peur de Roman, que tu crois toujours l’avoir dans tagiberne.

Deux autres soldats prétendirent aussi qu’ilsavaient entendu.

« Taisez-vous donc, répliqua le sergent,je vous proteste qu’il n’y a personne ; ce sera encore cettefois comme de coutume, il nous faudra retourner à Pourières sansavoir rencontré le gibier ; tenez, mes amis, il est temps denous retirer. » La patrouille parut se disposer à partir.« C’est une ruse de guerre, me dit mon compagnon, je suis sûrqu’ils vont battre le bois, et revenir sur nous en formant ledemi-cercle. »

Il s’en fallait que je fusse à mon aise.« Auriez-vous peur ? me dit encore mon guide.

» – Ce ne serait pas le moment,répondis-je.

» – En ce cas, suivez-moi ; voilàmes pistolets ; quand je tirerai, tirez, de manière que lesquatre coups n’en fassent qu’un… Il est temps ;feu ! »

Les quatre coups partent, et nous nous sauvonsà toutes jambes, sans être poursuivis. La crainte de tomber dansquelque embuscade avait arrêté les soldats ; nous n’encontinuâmes pas moins notre course. Arrivés auprès d’une bastideisolée, l’inconnu me dit : « Voici le jour ; maisnous sommes en sûreté. » Il passa alors entre les palissadesd’un jardin, et fourrant son bras dans le tronc d’un arbre il yprit une clef ; c’était celle de la bastide, dans laquellenous ne tardâmes pas à être installés.

Une lampe de fer, accrochée au manteau de lacheminée, éclairait un intérieur simple et rustique. Seulement jevis dans un coin un baril qui semblait contenir de la poudre ;plus haut, épars sur une planche, étaient des paquets decartouches. Des vêtements de femme, placés sur une chaise, avec unde ces vastes chapeaux noirs à la provençale, indiquaient laprésence d’une dormeuse, dont la respiration bruyante venaitjusqu’à nous. Pendant que je jetais autour de moi un coup d’œilrapide, mon guide tirait d’un vieux bahut un quartier de chevreau,des oignons, de l’huile, une outre de vin, et m’invitait à prendreun repas dont j’avais le plus grand besoin. Il paraissait bienavoir quelque envie de me questionner ; mais je mangeais avecune telle avidité, qu’il se fit, je crois, un scrupule dem’interrompre. Quand j’eus terminé, c’est-à-dire quand il ne restaplus rien sur la table, il me conduisit dans une espèce de grenier,en me répétant que j’étais là bien en sûreté ; puis il seretira sans que je pusse savoir s’il restait dans la bastide,attendu qu’à peine fus-je étendu sur la paille, qu’un sommeilinvincible s’empara de moi.

Lorsque je m’éveillai, je jugeai à la hauteurdu soleil qu’il était deux heures après midi. Une paysanne, sansdoute la même dont j’avais vu les atours, avertie par mesmouvements, montra sa tête à l’ouverture de la trappe de mongaletas : « Ne bougez pas, me dit-elle en patois, lesenvirons sont remplis de sapins (gendarmes) qui furètentde tous côtés. » Je ne savais ce qu’elle entendait par ce motde sapins, mais je me doutais qu’il ne s’appliquait à riende bon.

À la brune, je revis l’homme de la veille,qui, après quelques paroles insignifiantes, me demanda directementqui j’étais, d’où je venais, où j’allais. Préparé à cet inévitableinterrogatoire, je répondis que, déserteur du vaisseaul’Océan, alors en rade de Toulon, je cherchais à gagnerAix, d’où je me proposais de passer dans mon pays.

« C’est bon, me dit mon hôte, je vois quivous êtes ; mais vous, qui pensez-vous que je sois ?

» – Ma foi, à dire vrai, je vous avaispris d’abord pour un garde-champêtre, ensuite j’ai cru que vouspourriez bien être un chef de contrebandiers, et maintenant je nesais plus que penser.

» – Vous le saurez bientôt… Dans notrepays on est brave, voyez-vous, mais on n’aime pas à être soldat parforce… aussi n’a-t-on obéi à la réquisition que quand on n’a pas pufaire autrement… Le contingent de Pourières a même refusé toutentier de partir ; des gendarmes sont venus pour saisir lesréfractaires, on a fait résistance ; des deux côtés on s’esttué du monde, et tous ceux d’entre les habitants qui avaient prispart au combat se sont jetés dans les bois pour éviter la courmartiale. Nous nous sommes ainsi réunis au nombre de soixante, sousles ordres de M. Roman et des frères Bisson de Tretz :s’il vous convenait de rester avec nous, j’en serais bien aise, carj’ai vu cette nuit que vous êtes bon compagnon, et il m’est avisque vous ne vous souciez guère de frayer avec les gendarmes. Ausurplus, nous ne manquons de rien, et nous ne courons pas granddanger… Les paysans nous avertissent de tout ce qui se passe, etils nous fournissent plus de vivres qu’il ne nous en faut… Allons,êtes-vous des nôtres ? »

Je ne crus pas devoir rejeter la proposition,et, sans trop songer aux conséquences, je répondis comme il ledésirait. Je passai encore deux jours à la bastide ; letroisième, je partis avec mon compagnon, qui me remit une carabineet deux pistolets. Après plusieurs heures de marche à travers desmontagnes couvertes de bois, nous arrivâmes à une bastide beaucoupplus grande que celle que je venais de quitter : c’était là lequartier général de Roman. J’attendis un moment à la porte, parcequ’il était nécessaire que mon guide m’eût annoncé. Il revintbientôt, et m’introduisit dans une vaste grange, où je tombai aumilieu d’une quarantaine d’individus dont le plus grand nombre segroupait autour d’un homme qu’à sa tenue moitié rustique moitiébourgeoise, on eût pris pour un riche propriétaire decampagne : ce fut à ce personnage qu’on me présenta :« Je suis charmé de vous voir, me dit-il : on m’a parléde votre sang-froid, et je suis averti de ce que vous valez. Sivous souhaitez partager nos périls, vous trouverez ici amitié etfranchise ; nous ne vous connaissons pas, mais avec unphysique tel que le vôtre, on a partout des amis. D’abord, tous leshonnêtes gens sont les nôtres, de même que tous les genscourageux : car nous ne prisons pas moins la probité que labravoure. Après ce discours, qui ne pouvait m’être adressé que parRoman, les deux Bisson, et ensuite tous les assistants, medonnèrent l’accolade fraternelle. Telle fut ma réception dans cettesociété, à laquelle son chef attribuait un but politique : cequ’il y a de certain, c’est qu’après avoir commencé comme lesChouans par arrêter les diligences qui portaient l’argent del’état, Roman en était venu à détrousser les voyageurs. Lesréfractaires dont sa troupe se composait en grande partie avaientd’abord eu quelque peine à se faire à ce genre d’expédition, maisles habitudes de vagabondage, l’oisiveté, et surtout la difficultéde retourner dans leurs familles, les avaient promptementdéterminés.

Dès le lendemain de mon arrivée, Roman medésigna avec six hommes pour me porter aux environs deSaint-Maximin ; j’ignorais de quoi il s’agissait. Vers minuit,parvenu sur la lisière d’un petit bois que partageait la route,nous nous embusquons dans un ravin. Le lieutenant de Roman, Bissonde Tretz, recommande le plus profond silence. Bientôt le bruitd’une voiture se fait entendre : elle passe devant nous ;Bisson lève la tête avec précaution : « C’est ladiligence de Nice, dit-il,… mais il n’y à rien à faire,… elle porteplus de dragons que de ballots. » Il donna alors l’ordre de laretraite, et nous regagnâmes la bastide, où Roman, irrité de nousvoir revenir les mains vides, s’écria en jurant : « Ehbien ! elle paiera demain ! »

Il n’y avait plus moyen de me faire illusionsur l’association dont je faisais partie : décidément j’étaisparmi ces voleurs de grand chemin qui répandaient l’effroi danstoute la Provence. Si je venais à être pris, ma qualité de forçatévadé ne me laissait pas même l’espoir d’un pardon qu’on pouvaitencore accorder à quelques-uns des jeunes gens qui se trouvaientavec nous. En réfléchissant à ma situation, je fus tenté defuir ; mais, récemment enrôlé dans la bande, n’était-il pasprobable que l’on avait sans cesse l’œil sur moi ? D’un autrecôté, exprimer le désir de me retirer, n’était-ce pas provoquer desdéfiances dont je serais devenu la victime ? Roman nepouvait-il pas me prendre pour un espion, et me fairefusiller ?… La mort et l’infamie me menaçaient de partout…

Au milieu des perplexités auxquelles j’étaisen proie, je m’avisai de sonder celui d’entre nous qui m’avaitservi d’introducteur, et lui demandai s’il ne serait pas possibled’obtenir de notre chef un congé de quelques jours ; il merépondit fort sèchement que cela se faisait pour les gens bienconnus, puis il me tourna le dos.

J’étais depuis onze jours avec les bandits,bien résolu à tout faire pour me dérober à l’honneur de leursexploits, lorsqu’une nuit, que l’excès de la fatigue m’avait jetédans un profond sommeil, je fus réveillé par un bruitextraordinaire. On venait de voler à l’un de nos camarades unebourse assez bien garnie, et c’était lui qui faisait tout cetapage. Comme j’étais le dernier venu, il était naturel que lessoupçons tombassent sur moi. Il m’accusait formellement et toute latroupe faisait chorus ; en vain je protestai de mon innocence,il fut décidé que l’on me fouillerait. Je m’étais couché avec mesvêtements ; on commença à me déshabiller. Quel ne fut pasl’étonnement des bandits, en découvrant sur ma chemise… la marquedes galères ?

« Un forçat !… s’écria Roman, unforçat parmi nous… ce ne peut être qu’un espion… Qu’on le sable[5] ; ou qu’on le fusille… ce sera plustôt fait. »

J’entendis armer les fusils…

« Un instant ! commanda lechef ; il faut auparavant qu’il rende l’argent…

» Oui, lui dis-je, l’argent serarendu ; mais il est indispensable que vous m’accordiez unentretien particulier. » Roman consentit à m’entendre. Oncroyait que j’allais faire des aveux ; mais quand je fus seulavec lui, j’affirmai de nouveau que je n’étais pas le coupable, etje lui indiquai pour le découvrir un expédient dont il me sembleavoir lu autrefois la recette dans Berquin. Roman reparut tenantdans sa main autant de brins de paille qu’il y avait d’individusprésents : – Faites bien attention, leur dit-il, que le brinle plus long désignera le voleur. On procède au tirage ; etquand il est terminé, chacun s’empresse de rapporter sa paille… Uneseule est plus courte que les autres. C’est un nommé Josephd’Oriolles qui la présente. « C’est donc toi ? lui ditRoman : toutes les pailles étaient de même longueur ; tuas raccourci la tienne, tu t’es vendu toi-même… »

Aussitôt l’on fouilla Joseph, et l’argent voléfut trouvé dans sa ceinture. Ma justification était complète. Romanlui-même me fit des excuses ; en même temps il me déclara quej’avais cessé de faire partie de sa troupe ; « c’est unmalheur, ajouta-t-il, mais vous sentez qu’ayant été auxgalères… » Il n’acheva pas, me mit quinze louis dans la main,et me fit promettre de ne pas parler de ce que j’avais vu, avantvingt-cinq jours. – Je fus discret.

FIN DU TOME PREMIER.

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