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Mémoires de Vidocq – Tome II

Mémoires de Vidocq – Tome II

d’ Eugene-Francois Vidocq
CHAPITRE XV.

Un receleur. – Dénonciation. – Premiers rapports avec la police. – Départ de Lyon. – La méprise.

D’après les dangers que je courais en restant avec Roman et sa troupe, on peut se faire une idée de la joie que je ressentis de les avoir quittés. Il était évident que le gouvernement, une fois solidement assis, prendrait les mesures les plus efficaces pour la sûreté de l’intérieur. Les débris de ces bandes qui, sous le nom de Chevaliers du Soleil ou de Compagnie de Jésus, devaient leur formation à l’espoir d’une réaction politique, ajournée indéfiniment, ne pouvaient manquer d’être anéantis, aussitôt qu’on le voudrait. Le seul prétexte honnête de leur brigandage, le royalisme, n’existait plus,et quoique les Hiver, les Leprêtre, les Boulanger, les Bastide, les Jausion, et autres fils de famille, se fissent encore une gloire d’attaquer les courriers, parce qu’ils y trouvaient leur profit, il commençait à n’être plus du bon ton de prouver que l’on pensait bien en s’appropriant par un coup de main l’argent de l’état. Tous ces incroyables, à qui il avait semblé piquant d’entraver,le pistolet au poing, la circulation des dépêches et la concentration du produit des impôts, rentraient dans leurs foyers,ceux qui en avaient, ou tâchaient de se faire oublier ailleurs,loin du théâtre de leurs exploits. En définitive, l’ordre se rétablissait, et l’on touchait au terme où des brigands, quelque fût leur couleur ou leur motif, ne jouiraient plus de la moindre considération. J’aurais eu le désir, dans de telles circonstances,de m’enrôler dans une bande de voleurs, que, abstraction faite de l’infamie que je ne redoutais plus, je m’en fusse bien gardé, parla certitude d’arriver promptement à l’échafaud. Mais une autrepensée m’animait, je voulais fuir, à quelque prix que ce fut, lesoccasions et les voies du crime ; je voulais rester libre.J’ignorais comment ce vœu se réaliserait ; n’importe, monparti était pris : j’avais fait, comme on dit, une croix surle bagne. Pressé que j’étais de m’en éloigner de plus en plus, jeme dirigeai sur Lyon, évitant les grandes routes jusqu’aux environsd’Orange ; là, je trouvai des rouliers provençaux, dont lechargement m’eut bientôt révélé qu’ils allaient suivre le mêmechemin que moi. Je liai conversation avec eux, et comme ils meparaissaient d’assez bonnes gens, je n’hésitai pas à leur dire quej’étais déserteur, et qu’ils me rendraient un très grand service,si, pour m’aider à mettre en défaut la vigilance des gendarmes, ilsconsentaient à m’impatroniser parmi eux. Cette proposition ne leurcausa aucune espèce de surprise : il semblait qu’ils sefussent attendus que je réclamerais l’abri de leur inviolabilité. Àcette époque, et surtout dans le midi, il n’était pas rare derencontrer des braves, qui, pour fuir leurs drapeaux, s’enremettaient ainsi prudemment à la garde de Dieu. Il étaitdonc tout naturel que l’on fût disposé à m’en croire sur parole.Les rouliers me firent bon accueil ; quelque argent que jelaissai voir à dessein acheva de les intéresser à mon sort. Il futconvenu que je passerais pour le fils du maître des voitures quicomposaient le convoi. En conséquence, on m’affubla d’uneblouse ; et comme j’étais censé faire mon premier voyage, onme décora de rubans et de bouquets, joyeux insignes qui, danschaque auberge, me valurent les félicitations de tout le monde.

Nouveau Jean de Paris, je m’acquittaiassez bien de mon rôle ; mais les largesses nécessaires pourle soutenir convenablement portèrent à ma bourse de si rudesatteintes, qu’en arrivant à la Guillotière, où je me séparai demes gens, il me restait en tout vingt-huit sous. Avec desi minces ressources, il n’y avait pas à songer aux hôtels de laplace des Terreaux. Après avoir erré quelque temps dans les ruessales et noires de la seconde ville de France, je remarquai, ruedes Quatre-Chapeaux, une espèce de taverne, où je pensais que l’onpourrait me servir un souper proportionné à l’état de mes finances.Je ne m’étais pas trompé : le souper fut médiocre, et trop tôtterminé. Rester sur son appétit est déjà un désagrément ; nesavoir où trouver un gîte en est un autre. Quand j’eus essuyé moncouteau, qui pourtant n’était pas trop gras, je m’attristai parl’idée que j’allais être réduit à passer la nuit à la belle étoile,lorsqu’à une table, voisine de la mienne, j’entendis parler cetallemand corrompu, qui est usité dans quelques cantons desPays-Bas, et que je comprenais parfaitement. Les interlocuteursétaient un homme et une femme déjà sur le retour ; je lesreconnus pour des Juifs. Instruit qu’à Lyon, comme dans beaucoupd’autres villes, les gens de cette caste tiennent des maisonsgarnies, où l’on admet volontiers les voyageurs en contrebande, jeleur demandai s’ils ne pourraient pas m’indiquer une auberge. Je nepouvais mieux m’adresser : le Juif et sa femme étaient deslogeurs. Ils offrirent de devenir mes hôtes, et je les accompagnaichez eux, rue Thomassin. Six lits garnissaient le local dans lequelon m’installa ; aucun d’eux n’était occupé, et pourtant ilétait dix heures ; je crus que je n’aurais pas de camarades dechambrée, et je m’endormis dans cette persuasion.

À mon réveil, des mots d’une langue quim’était familière, viennent jusqu’à moi.

– « Voilà six plombes etune mèche qui crossent, dit une voix qui nem’était pas inconnue ;… tu pioncesencore. (Voilà sixheures et demie qui sonnent ; tu dors encore.)

– » Je crois bien ;… nous avonsvoulu maquiller à la sargue chez un orphelin,mais le pautre était chaud ; j’ai vu le moment où ilfaudrait jouer du vingt-deux ;… et alors il y auraiteu du raisinet. (Nous avons voulu voler cette nuit chez unorfèvre, mais le bourgeois était sur ses gardes ; j’ai vu lemoment où il faudrait jouer du poignard ; et alors il y auraiteu du sang !)

– » Ah ! ah ! tu as peurd’aller à l’abbaye de Monte-à-regret… Mais engoupinant comme çà, on n’affurepasd’auber. (Ah ! ah ! tu as peur d’aller à laguillotine… Mais en travaillant de la sorte, on n’attrape pasd’argent.)

– » J’aimerais mieux faire suerle chêne sur le grand trimard, que d’écornerles boucards : on a toujours les lièges surle dos. (J’aimerais mieux assassiner sur la grande route que deforcer des boutiques ;… on a toujours les gendarmes sur ledos.)

– » Enfin, vous n’avez riengrinchi… Il y avait pourtant de belles foufières,des coucous, des brides d’Orient.Le guinal n’aurarien à mettre au fourgat. (Enfin, vous n’avez rien pris…Il y avait pourtant de belles tabatières, des montres, des chaînesd’or. Le Juif n’aura rien à recéler.)

– » Non. Le carouble s’estesquinté dans la serrante ; lerifflard a battu morasse, et il a fallu sedonner de l’air. (Non. La fausse clef s’est cassée dans laserrure ; le bourgeois a crié au secours, et il a fallu sesauver.)

– » Hé ! les autres, dit untroisième interlocuteur, ne balancez donc pas tant le chiffonrouge ; il y a là un chêne qui peut prêterloche. (Ne remuez pas tant la langue ; il y a là unhomme qui peut prêter l’oreille.)

L’avis était tardif : cependant on setut. J’entr’ouvris les yeux pour voir la figure de mes compagnonsde chambrée, mais mon lit étant le plus bas de tous, je ne pus rienapercevoir. Je restais immobile pour faire croire à mon sommeil,lorsqu’un des causeurs s’étant levé, je reconnus un évadé du bagnede Toulon, Neveu, parti quelques jours avant moi. Son camaradesaute du lit,… c’est Cadet-Paul, autre évadé ;… un troisième,un quatrième individu se mettent sur leur séant, ce sont aussi desforçats.

Il y avait de quoi se croire encore à la sallen° 3. Enfin, je quitte à mon tour le grabat ; à peineai-je mis le pied sur le carreau, qu’un cri général s’élève :« C’est Vidocq ! ! ! On s’empresse ; on mefélicite. L’un des voleurs du garde-meuble, Charles Deschamps, quis’était sauvé peu de jours après moi, me dit que tout le bagneétait dans l’admiration de mon audace et de mes succès. Neuf heuressonnent : on m’emmène déjeûner aux Brotaux, où je trouve lesfrères Quinet, Bonnefoi, Robineau, Métral, Lemat, tous fameux dansle midi. On m’accable de prévenances, on me procure de l’argent,des habits, et jusqu’à une maîtresse.

J’étais là, comme on voit, dans lamême position qu’à Nantes. Je ne me souciais pas plus qu’enBretagne, d’exercer le métier de mes amis,mais je devaisrecevoir de ma mère un secours pécuniaire, et il fallait vivre enattendant. J’imaginai que je parviendrais à me faire nourrirquelque temps sans travailler. Je me proposaisrigoureusement de n’être qu’en subsistance parmi les voleurs ;mais l’homme propose, et Dieu dispose. Les évadés, mécontents de ceque, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, j’évitais deconcourir aux vols qu’ils commettaient chaque jour, me firentdénoncer sous main pour se débarrasser d’un témoin importun, et quipouvait devenir dangereux. Ils présumaient bien que je parviendraisà m’échapper, mais ils comptaient qu’une fois reconnu par lapolice, et n’ayant plus d’autre refuge que leur bande, je medéciderais à prendre parti avec eux. Dans cette circonstance, commedans toutes celles du même genre où je me suis trouvé, si l’ontenait tant à m’embaucher, c’est que l’on avait une haute opinionde mon intelligence, de mon adresse, et surtout de ma force,qualité précieuse dans une profession où le profit est trop souventrapproché du péril.

Arrêté, passage Saint-Côme, chez Adèle Buffin,je fus conduit à la prison de Roanne. Des les premiers mots de moninterrogatoire, je reconnus que j’avais été vendu. Dans la fureuroù me jeta cette découverte, je pris un parti violent, qui fut enquelque sorte mon début dans une carrière tout à fait nouvelle pourmoi. J’écrivis à M. Dubois, commissaire général de police,pour lui demander à l’entretenir en particulier. Le même soir, onme conduisit dans son cabinet. Après lui avoir expliqué maposition, je lui proposai de le mettre sur les traces des frèresQuinet, alors poursuivis pour avoir assassiné la femme d’un maçonde la rue Belle-Cordière. J’offris en outre de donner les moyens dese saisir de tous les individus logés tant chez le Juif que chezCaffin, menuisier, rue Écorche-Bœuf. Je ne mettais à ce serviced’autre prix que la liberté de quitter Lyon. M. Dubois devaitavoir été plus d’une fois dupe de pareilles propositions ; jevis qu’il hésitait à s’en rapporter à moi. « Vous doutez de mabonne foi, lui dis-je, la suspecteriez-vous encore, si m’étantéchappé dans le trajet pour retourner à la prison, je revenais meconstituer votre prisonnier ? – Non, me répondit-il.– Eh bien ! vous me reverrez bientôt, pourvu que vousconsentiez à ne faire à mes surveillants aucune recommandationparticulière. » Il accéda à ma demande : l’on m’emmena.Arrivé au coin de la rue de la Lanterne, je renverse les deuxestafiers qui me tenaient sous les bras, et je regagne à toutesjambes l’Hôtel de Ville, où je retrouve M. Dubois. Cetteprompte apparition le surprit beaucoup ; mais, certain dèslors qu’il pouvait compter sur moi, il permit que je me retirasseen liberté.

Le lendemain, je vis le Juif, qu’on nommaitVidal ; il m’annonça que nos amis étaient allés loger à laCroix-Rousse, dans une maison qu’il m’indiqua. Je m’y rendis. Onconnaissait mon évasion, mais, comme on était loin de soupçonnermes relations avec le commissaire général de police, et qu’on nesupposait pas que j’eusse deviné d’où partait le coup qui m’avaitfrappé, on me fit un accueil fort amical. Dans la conversation, jerecueillis sur les frères Quinet des détails que je transmis lamême nuit à M. Dubois, qui, bien convaincu de ma sincérité, memit en rapport avec M. Garnier, secrétaire général de police,aujourd’hui commissaire à Paris. Je donnai à ce fonctionnaire tousles renseignements nécessaires, et je dois dire qu’il opéra de soncôté avec beaucoup de tact et d’activité.

Deux jours avant qu’on effectuât, d’après mesindications, une descente chez Vidal, je me fis arrêter de nouveau.On me reconduisit dans la prison de Roanne, où arrivèrent lelendemain Vidal lui-même, Caffin, Neveu, Cadet-Paul, Deschamps, etplusieurs autres qu’on avait pris du même coup de filet ; jerestai d’abord sans communication avec eux, parce que j’avais jugéconvenable de me faire mettre au secret. Quand j’en sortis, au boutde quelques jours, pour être réuni aux autres prisonniers, jefeignis une grande surprise de trouver là tout mon monde. Personnene paraissait avoir la moindre idée du rôle que j’avais joué dansles arrestations. Neveu, seul, me regardait avec une espèce dedéfiance ; je lui en demandai la cause ; il m’avoua qu’àla manière dont on l’avait fouillé et interrogé, il ne pouvaits’empêcher de croire que j’étais le dénonciateur. Je jouail’indignation, et, dans la crainte que cette opinion ne prît de laconsistance, je réunis les prisonniers, je leur fis part dessoupçons de Neveu, en leur demandant s’ils me croyaient capable devendre mes camarades ; tous répondirent négativement, et Neveuse vit contraint de me faire des excuses. Il était bien importantpour moi que ces soupçons se dissipassent ainsi, car j’étaisréservé à une mort certaine s’ils se fussent confirmés. On avait vuà Roanne plusieurs exemples de cette justice distributive que lesdétenus exerçaient entre eux. Un nommé Moissel, soupçonné d’avoirfait des révélations, relativement à un vol de vases sacrés, avaitété assommé dans les cours, sans qu’on pût jamais découvrir aveccertitude quel était l’assassin. Plus récemment, un autre individu,accusé d’une indiscrétion du même genre, avait été trouvé un matinpendu avec un lien de paille aux barreaux d’une fenêtre ; lesrecherches n’avaient pas eu plus de succès.

Sur ces entrefaites, M. Dubois me manda àson cabinet, où, pour écarter tout soupçon, on me conduisit avecd’autres détenus, comme s’il se fût agi d’un interrogatoire.J’entrai le premier : le commissaire général me dit qu’ilvenait d’arriver à Lyon plusieurs voleurs de Paris, fort adroits,et d’autant plus dangereux, que, munis de papiers en règle, ilspouvaient attendre en toute sécurité l’occasion de faire quelquecoup, pour disparaître aussitôt après : c’étaient Jallier ditBoubance, Bouthey dit Cadet,Garard, Buchard,Mollin dit le Chapellier, Marquis ditMain-d’Or,et quelques autres moins fameux. Ces noms, souslesquels ils me furent désignés, m’étaient alors tout à faitinconnus ; je le déclarai à M. Dubois, en ajoutant qu’ilétait possible qu’ils fussent faux. Il voulait me faire relâcherimmédiatement, pour qu’en voyant ces individus dans quelque lieupublic, je pusse m’assurer s’ils ne m’avaient jamais passé sous lesyeux ; mais je lui fis observer qu’une mise en liberté aussibrusque ne manquerait pas de me compromettre vis-à-vis des détenus,dans le cas où le bien du service exigerait qu’on m’écrouât denouveau. La réflexion parut juste, et il fut convenu qu’onaviserait au moyen de me faire sortir le lendemain sansinconvénient.

Neveu, qui se trouvait parmi les détenusextraits en même temps que moi pour subir l’interrogatoire, mesuccéda dans le cabinet du commissaire général. Après quelquesinstants, je l’en vis sortir fort échauffé : je lui demandaice qui lui était advenu.

« – Croirais-tu, me dit-il, que lecurieux m’ademandé si je voulais macaroner des pègresde la grande vergne, qui viennent d’arriver ici ?… S’iln’y a que moi pour les enflaquer, ils pourront biendécarer de belle. (Croirais-tu que le commissaire m’ademandé si je voulais faire découvrir des voleurs qui viennentd’arriver de Paris ? S’il n’y a que moi pour les fairearrêter, ils sont bien sûrs de se sauver.)

» – Je ne te croyais pas siJob, repris-je, songeant rapidement au moyen de tirerparti de cette circonstance… J’ai promis de reconobrertous les grinchisseurs, et de les faire arquepincer.(Je ne te croyais pas si niais… Moi, j’ai promis dereconnaître tous les voleurs, et de les faire arrêter.)

» – Comment ! tu te feraiscuisinier ;… d’ailleurs tu ne les conobrespas. (Comment ! tu te ferais mouchard ;… d’ailleurs tu neles connais pas.)

» – Qu’importe ?… on melaissera fourmiller dans la vergne, et jetrouverai bien moyen de me cavaler, tandis que tu serasencore avec le chat. (Qu’importe ? on me laisseracourir la ville, et je trouverai bien moyen de m’évader, tandis quetoi tu resteras avec le geôlier.) »

Neveu fut frappé de cette idée ; iltémoignait un vif regret d’avoir repoussé les offres du commissairegénéral ; et comme je ne pouvais me passer de lui pour aller àla découverte, je le pressai fortement de revenir sur sa premièredécision ; il y consentit, et M. Dubois, que j’avaisprévenu, nous fît conduire tous deux un soir, à la porte du grandthéâtre, puis aux Célestins, où Neveu me signala tous nos hommes.Nous nous retirâmes ensuite, escortés par les agents de police, quinous serraient de fort près. Pour le succès de mon plan et pour nepas me rendre suspect, il fallait pourtant faire une tentative, quiconfirmât au moins l’espoir que j’avais donné à moncompagnon ; je lui fis part de mon projet : en passantrue Mercière, nous entrâmes brusquement dans un passage, dont jetirai la porte sur nous, et pendant que les agents couraient àl’autre issue, nous sortîmes tranquillement par où nous étionsentrés. Lorsqu’ils revinrent, tout honteux de leur gaucherie, nousétions déjà loin.

Deux jours après, Neveu, dont on n’avait plusbesoin, et qui ne pouvait plus me soupçonner, fut arrêté denouveau. Pour moi, connaissant alors les voleurs qu’on voulaitdécouvrir, je les signalai aux agents de police, dans l’église deSaint-Nizier, où ils s’étaient réunis un dimanche, dans l’espoir defaire quelque coup à la sortie du salut. Ne pouvant plus être utileà l’autorité, je quittai ensuite Lyon pour me rendre à Paris, où,grâce à M. Dubois, j’étais sûr d’arriver sans êtreinquiété.

Je partis en diligence par la route de laBourgogne ; on ne voyageait alors que de jour. À Lucy-le-Bois,où j’avais couché comme tous les voyageurs, on m’oublia au momentdu départ, et lorsque je m’éveillai, la voiture était partie depuisplus de deux heures ; j’espérais la rejoindre à la faveur desinégalités de la route, qui est très montueuse dans cescantons ; mais, en approchant Saint-Brice, je pus meconvaincre qu’elle avait trop d’avance sur moi pour qu’il me fûtpossible de la rattraper ; je ralentis alors le pas. Unindividu qui cheminait dans la même direction, me voyant tout ennage, me regarda avec attention, et me demanda si je venais deLucy-le-Bois ; je lui dis qu’effectivement j’en venais, et laconversation en resta là. Cet homme s’arrêta à Saint-Brice, tandisque je poussai jusqu’à Auxerre. Excédé de fatigue, j’entrai dansune auberge, où, après avoir dîné, je m’empressai de demander unlit.

Je dormais depuis quelques heures, lorsque jefus réveillé par un grand bruit qui se faisait à ma porte. Onfrappait à coups redoublés ; je me lève demi habillé ;j’ouvre, et mes yeux encore troublés par le sommeil entrevoient desécharpes tricolores, des culottes jaunes et des parements rouges.C’est le commissaire de police flanqué d’un maréchal-des-logis etde deux gendarmes ; à cet aspect, je ne suis pas maître d’unepremière émotion : « Voyez comme il pâlit, dit-on à mescôtés… Il n’y a pas de doute, c’est lui. » Je lève les yeux,je reconnais l’homme qui m’avait parlé à Saint-Brice, mais rien nem’expliquait encore le motif de cette subite invasion.

– « Procédons méthodiquement, dit lecommissaire… : cinq pieds cinq pouces,… c’est bien çà,…cheveux blonds,… sourcils et barbe idem,… frontordinaire,… yeux gris,… nez fort,… bouche moyenne,… menton rond,…visage plein,… teint coloré,… assez forte corpulence. »

– C’est lui, s’écrient lemaréchal-des-logis, les deux gendarmes et l’homme deSaint-Brice.

– « Oui, c’est bien lui, dit à sontour le commissaire… Redingote bleue,… culotte de casimir gris,…gilet blanc,… cravate noire. C’était à peu près moncostume. »

– « Eh bien ! ne l’avais-je pasdit, observe avec une satisfaction marquée l’officieux guide dessbires… c’est un des voleurs ! »

Le signalement s’accordait parfaitement avecle mien, Pourtant je n’avais rien volé ; mais dans masituation, je ne devais pas moins en concevoir des inquiétudes.Peut-être n’était-ce qu’une méprise ; peut-être aussi…l’assistance s’agitait, transportée de joie. « Paix doncs’écria le commissaire, puis tournant le feuillet, il continua. Onle reconnaîtra facilement à son accent italien très prononcé… Il ade plus le pouce de la main droite fortement endommagé par un coupde feu. » Je parlai devant eux ; je montrai ma maindroite, elle était en fort bon état. Tous les assistants seregardèrent ; l’homme de Saint-Brice, surtout, parutsingulièrement déconcerté ; pour moi, je me sentais débarrasséd’un poids énorme. Le commissaire, que je questionnai à mon tour,m’apprit que la nuit précédente un vol considérable avait étécommis à Saint-Brice. Un des individus soupçonnés d’y avoirparticipé portait des vêtements semblables aux miens, et il y avaitidentité de signalement. C’était à ce concours de circonstances, àcet étrange jeu du hasard qu’était due la désagréable visite que jevenais de recevoir. On me fit des excuses que j’accueillis de bonnegrâce, fort heureux d’en être quitte à si bon marché ;toutefois, dans la crainte de quelque nouvelle catastrophe, jemontai le soir même dans une patache qui me transporta à Paris,d’où je filai aussitôt sur Arras.

CHAPITRE XVI.

Séjour à Arras. – Travestissements. – Le faux Autrichien. –Départ. – Séjour à Rouen. – Arrestation.

Plusieurs raisons que l’on devine nepermettaient pas que je me rendisse directement à la maisonpaternelle : je descendis chez une de mes tantes, qui m’appritla mort de mon père. Cette triste nouvelle me fut bientôt confirméepar ma mère, qui me reçut avec une tendresse bien faite pourcontraster avec les traitements affreux que j’avais éprouvés dansles deux années qui venaient de s’écouler. Elle ne désirait rientant que de me conserver près d’elle ; mais il fallait que jerestasse constamment caché ; je m’y résignai : pendanttrois mois, je ne quittai pas la maison. Au bout de ce temps, lacaptivité commençant à me peser, je m’avisai de sortir, tantôt sousun déguisement, tantôt sous un autre. Je pensais n’avoir pas étéreconnu, lorsque tout à coup le bruit se répandit que j’étais dans,la ville ; toute la police se mit en quête pourm’arrêter ; à chaque instant on faisait des visites chez mamère, mais toujours sans découvrir ma cachette : ce n’est pasqu’elle ne fût assez vaste, puisqu’elle avait dix pieds de long sursix de large ; mais je l’avais si adroitement dissimulée,qu’une personne qui plus tard acheta la maison, l’habita près dequatre ans sans soupçonner l’existence de cette pièce ; etprobablement elle l’ignorerait encore, si je ne la lui eusse pasrévélée.

Fort de cette retraite, hors de laquelle jecroyais qu’il serait difficile de me surprendre, je repris bientôtle cours de mes excursions. Un jour de mardi gras, je poussai mêmel’imprudence jusqu’à paraître au bal Saint-Jacques, au milieu deplus de deux cents personnes. J’étais en costume de marquis ;une femme avec laquelle j’avais eu des liaisons m’ayant reconnu,fit part de sa découverte à une autre femme, qui croyait avoir eu àse plaindre de moi, de sorte qu’en moins d’un quart d’heure tout lemonde su sous quels habits Vidocq était caché. Le bruit en vint auxoreilles de deux sergents de ville, Delrue et Carpentier, quifaisaient un service de police au bal. Le premier, s’approchant demoi, me dit à voix basse qu’il désirait me parler en particulier.Un esclandre eût été fort dangereux ; je sortis. Arrivé dansla cour, Delrue me demanda mon nom. Je ne fus pas embarrassé pourlui en donner un autre que le mien, en lui proposant avec politessede me démasquer s’il l’exigeait. « Je ne l’exige pas, medit-il ; cependant je ne serais pas fâché de vous voir.– En ce cas, répondis-je, ayez la complaisance de dénouer lescordons de mon masque, qui se sont mêlés… » Plein deconfiance, Delrue passe derrière moi ; au même instant, je lerenverse par un brusque mouvement d’arrière corps ; un coup depoing envoie rouler son accolyte à terre. Sans attendre qu’ils serelèvent, je fuis à toutes jambes dans la direction des remparts,comptant les escalader et gagner la campagne ; mais à peineai-je fait quelques pas, que, sans m’en douter, je me trouve engagédans un cul-de-sac, qui avait cessé d’être une rue depuis quej’avais quitté Arras.

Pendant que je me fourvoyais de la sorte, unbruit de souliers ferrés m’annonça que les deux sergents s’étaientmis à ma poursuite ; bientôt je les vis arriver sur moi sabreen main. J’étais sans armes… Je saisis la grosse clef de la maison,comme si c’eût été un pistolet ; et, faisant mine de lescoucher en joue, je les force à me livrer passage. « Passe tinquemin, François, me dit Carpentier d’une voix altérée ;… n’vamie faire de bêtises ». Je ne me le fis pas dire deuxfois : en quelques minutes je fus dans mon réduit.

L’aventure s’ébruita, malgré les efforts quefirent, pour la tenir secrète, les deux sergents qu’elle couvrit deridicule. Ce qu’il y eut de fâcheux pour moi, c’est que lesautorités redoublèrent de surveillance, à tel point qu’il me devinttout-à-fait impossible de sortir. Je restai ainsi claquemurépendant deux mois, qui me semblèrent deux siècles. Ne pouvant plusalors y tenir, je me décidai à quitter Arras : on me fit unepacotille de dentelles, et, par une belle nuit, je m’éloignai, munid’un passe-port qu’un nommé Blondel, l’un de mes amis, m’avaitprêté ; le signalement ne pouvait pas m’aller, mais faute demieux, il fallait bien que je m’en accommodasse ; au surplus,on ne me fit en route aucune objection.

Je vins à Paris, où, tout en m’occupant duplacement de mes marchandises, je faisais indirectement quelquesdémarches, afin de voir s’il ne serait pas possible d’obtenir larévision de mon procès. J’appris qu’il fallait, au préalable, seconstituer prisonnier ; mais je ne pus jamais me résoudre à memettre de nouveau en contact avec des scélérats que j’appréciaistrop bien. Ce n’était pas la restreinte qui me faisaithorreur ; j’aurais volontiers consenti à être enfermé seulentre quatre murs ; ce qui le prouve, c’est que je demandaialors au ministère à finir mon temps à Arras, dans la prison desfous ; mais la supplique resta sans réponse.

Cependant mes dentelles étaient vendues, maisavec trop peu de bénéfice pour que je pusse songer à me faire de cecommerce un moyen d’existence. Un commis voyageur, qui logeait rueSaint-Martin, dans le même hôtel que moi, et auquel je touchaiquelques mots de ma position, me proposa de me faire entrer chezune marchande de nouveautés qui courait les foires. La place me futeffectivement donnée, mais je ne l’occupai que dix mois :quelques désagréments de service me forcèrent à la quitter pourrevenir encore une fois à Arras.

Je ne tardai pas à reprendre le cours de mesexcursions semi-nocturnes. Dans la maison d’une jeune personne àlaquelle je rendais quelques soins, venait très fréquemment lafille d’un gendarme. Je songeai à tirer parti de cettecirconstance, pour être informé à l’avance de tout ce qui setramerait contre moi. La fille du gendarme ne me connaissaitpas ; mais comme dans Arras, j’étais le sujet presque habitueldes entretiens, il n’était pas extraordinaire qu’elle parlât demoi, et souvent, en des termes fort singuliers. « Oh ! medit-elle un jour, on finira par l’attraper, ce coquin-là ; ily a d’abord notre lieutenant (M. Dumortier, aujourd’huicommissaire de police à Abbeville) qui lui en veut trop pour ne pasvenir à bout de le pincer ; je gage qu’il donnerait de bienbon cœur un jour de sa paie pour le tenir. – Si j’étais à laplace de votre lieutenant, et que j’eusse bien envie de prendreVidocq, repartis-je, il me semble qu’il ne m’échapperait pas.

– » À vous, comme aux autres ;…il est toujours armé jusqu’aux dents. Vous savez bien qu’on ditqu’il a tiré deux coups de pistolets à M. Delrue et àM. Carpentier… Et puis ce n’est pas tout, est-ce qu’il ne sechange pas à volonté en botte de foin.

– » En botte de foin ?m’écriai-je, tout surpris de la nouvelle faculté qu’on m’accordait…en botte de foin ?… mais comment ?

– » Oui, monsieur… Mon père lepoursuivait un jour ; au moment de lui mettre la main sur lecollet, il ne saisit qu’une botte de foin… Il n’y a pas à dire,toute la brigade a vu la botte de foin, qui a été brûlée dans lacour du quartier. »

Je ne revenais pas de cette histoire. Onm’expliqua depuis que les agents de l’autorité, ne pouvant venir àbout de se saisir de moi, l’avaient répandue et accréditée endésespoir de cause, parmi les superstitieux Artésiens. C’est par lemême motif, qu’ils insinuaient obligeamment que j’étais ladoublure de certain loup-garou, dont les apparitions trèsproblématiques glaçaient d’effroi les fortes têtes du pays.Heureusement ces terreurs n’étaient pas partagées par quelquesjolies femmes à qui j’inspirais de l’intérêt, et si le démon de lajalousie ne se fût tout à coup emparé de l’une d’entre elles, lesautorités ne se seraient peut-être pas de long-temps occupées demoi. Dans son dépit, elle fut indiscrète, et la police, qui nesavait trop ce que j’étais devenu, acquit encore une fois lacertitude que j’habitais Arras.

Un soir que, sans défiance et seulement arméd’un bâton, je revenais de la rue d’Amiens, en traversant le pontsitué au bout de la rue des Goguets, je fus assailli par sept àhuit individus. C’étaient des sergents de ville déguisés ; ilsme saisirent par mes vêtements ; et déjà ils se croyaientassurés de leur capture, lorsque, me débarrassant par unevigoureuse secousse, je franchis le parapet et me jetai dans larivière. On était en décembre ; les eaux étaient hautes, lecourant très rapide ; aucun des agents n’eut la fantaisie deme suivre ; ils supposaient d’ailleurs qu’en allant m’attendresur le bord, je ne leur échapperais pas ; mais un égout que jeremontai me fournit l’occasion de déconcerter leur prévoyance, etils m’attendaient encore, que déjà j’étais installé dans la maisonde ma mère.

Chaque jour je courais de nouveaux dangers, etchaque jour la nécessité la plus pressante me suggérait de nouveauxexpédients de salut. Cependant, à la longue, suivant ma coutume, jeme lassai d’une liberté que le besoin de me cacher rendaitillusoire. Des religieuses de la rue de… m’avaient quelque tempshébergé. Je résolus de renoncer à leur hospitalité, et je rêvai enmême temps au moyen de me montrer en public sans inconvénient.Quelques milliers de prisonniers autrichiens étaient alors entassésdans la citadelle d’Arras, d’où ils sortaient pour travailler chezles bourgeois, ou dans les campagnes environnantes ; il mevint à l’idée que la présence de ces étrangers pourrait m’êtreutile. Comme je parlais allemand, je liai conversation avec l’und’entre eux, et je réussis à lui inspirer assez de confiance pourqu’il me confessât qu’il était dans l’intention de s’évader… Ceprojet était favorable à mes vues ; ce prisonnier étaitembarrassé de ses vêtements de Kaiserlick ; je luioffris les miens en échange, et, moyennant quelque argent que jelui donnai, il se trouva trop heureux de me céder ses papiers. Dèsce moment, je fus Autrichien aux yeux des Autrichiens eux-mêmes,qui, appartenant à différents corps, ne se connaissaient pas entreeux.

Sous ce nouveau travestissement, je me liaiavec une jeune veuve qui avait un établissement de mercerie dans larue de… ; elle me trouvait de l’intelligence ; ellevoulut que je m’installasse chez elle ; et bientôt nouscourûmes ensemble les foires et les marchés. Il était évident queje ne pouvais la seconder qu’en me faisant comprendre desacheteurs. Je me forgeai un baragouin semi tudesque, semifrançais ; que l’on entendait à merveille, et qui me devint sifamilier, qu’insensiblement j’oubliai presque que je savais uneautre langue. Du reste, l’illusion était si complète, qu’aprèsquatre mois de cohabitation, la veuve ne soupçonnait pas le moinsdu monde que le soi-disant Kaiserlick était un de ses amisd’enfance. Cependant elle me traitait si bien, qu’il me devintimpossible de la tromper plus long-temps : un jour je merisquai à lui dire enfin qui j’étais, et jamais femme, je crois, nefut plus étonnée. Mais, loin de me nuire dans son esprit, laconfidence ne fit en quelque sorte que rendre notre liaison plusintime, tant les femmes sont éprises parfois de ce qui s’offre àelles sous les apparences du mystère ou de l’aventureux ! etpuis n’éprouvent-elles pas toujours du charme à connaître unmauvais sujet ? Qui, mieux que moi, a pu se convaincre quesouvent elles sont la providence des forçats évadés et descondamnés fugitifs ?

Onze mois s’écoulèrent sans que rien vînttroubler ma sécurité. L’habitude qu’on avait pris de me voir dansla ville, mes fréquentes rencontres avec des agents de police, quin’avaient même pas fait attention à moi, tout semblait annoncer lacontinuation de ce bien-être, lorsqu’un jour que nous venions denous mettre à table dans l’arrière-boutique, trois figures degendarmes se montrent, à travers une porte vitrée ; j’allaisservir le potage ; la cuillère me tombe des mains. Mais,revenant bientôt de la stupéfaction où m’avait jeté cette incursioninattendue, je m’élance vers la porte, je mets le verrou, puissautant par une croisée, je monte au grenier, d’où, gagnant par lestoits la maison voisine, je descends précipitamment l’escalier quidoit me conduire dans la rue. Arrivé à la porte, elle est gardéepar deux gendarmes… Heureusement ce sont des nouveaux venus qui neconnaissent aucune de mes physionomies. « Montez donc, leurdis-je, le brigadier tient l’homme, mais il se débat… Montez, vousdonnerez un coup de main ;… moi je vais chercher lagarde. » Les deux gendarmes se hâtent de monter et jedisparais.

Il était évident qu’on m’avait vendu à lapolice ; mon amie d’enfance était incapable d’une pareillenoirceur, mais elle avait sans doute commis quelque indiscrétion.Maintenant qu’on avait l’éveil sur moi, devais-je rester àArras ? il eût fallu me condamner à ne plus sortir de macachette. Je ne pus me résigner à une vie si misérable, et je prisla résolution d’abandonner définitivement la ville. La mercièrevoulut à toute force me suivre : elle avait des moyens detransport ; ses marchandises furent promptement emballées.Nous partîmes ensemble ; et comme cela se pratique presquetoujours en pareil cas, la police fut informée la dernière de ladisparition d’une femme dont il ne lui était pas permis d’ignorerles démarches. D’après une vieille idée, on présuma que nousgagnerions la Belgique, comme si la Belgique eût encore été un paysde refuge ; et tandis qu’on se mettait à notre poursuite dansla direction de l’ancienne frontière, nous nous avancionstranquillement vers la Normandie par des chemins de traverse, quema compagne avait appris à connaître dans ses explorationsmercantiles.

C’était à Rouen que nous avions projeté defixer notre séjour. Arrivé dans cette ville, j’avais sur moi lepasse-port de Blondel, que je m’étais procuré à Arras ; lesignalement qu’il me donnait était si différent du mien, qu’ilétait indispensable de me mettre un peu mieux en règle.

Pour y parvenir, il fallait tromper une policedevenue d’autant plus vigilante et ombrageuse, que lescommunications des émigrés en Angleterre se faisaient par lelittoral de la Normandie. Voici comment je m’y pris. Je me rendis àl’Hôtel de Ville, où je fis viser mon passe-port pour le Havre. Unvisa s’obtient d’ordinaire assez facilement ; il suffit que lepasse-port ne soit pas périmé ; le mien ne l’était pas. Laformalité remplie, je sors ; deux minutes après, je rentredans le bureau, je m’informe si l’on n’a pas trouvé unportefeuille… personne ne peut m’en donner des nouvelles ;alors je suis désespéré ; des affaires pressantes m’appellentau Havre ; je dois partir le soir même et je n’ai plus depasse-port.

« N’est-ce que cela ? me dit unemployé… Avec le registre des visas, on va vous donner unpasse-port par duplicata. » C’était ce que je voulais ;le nom de Blondel me fut conservé, mais du moins, cette fois, ils’appliquait à mon signalement. Pour compléter l’effet de ma ruse,non seulement je partis pour le Havre, ainsi que je l’avaisannoncé, mais encore je fis réclamer par les petites affiches leportefeuille, qui n’était sorti de mes mains que pour passer danscelles de ma compagne.

Au moyen de ce petit tour d’adresse, maréhabilitation était complète. Muni d’excellents papiers, il ne merestait plus qu’à faire une fin honnête ; j’y songeaisérieusement. En conséquence, je pris, rue Martainville, un magasinde mercerie et de bonneterie, où nous faisions de si bonnesaffaires, que ma mère, à qui j’avais fait sous main tenir de mesnouvelles, se décida à venir nous joindre. Pendant un an, je fusréellement heureux ; mon commerce prenait de la consistance,mes relations s’étendaient, le crédit se fondait, et plus d’unemaison de banque de Rouen se rappelle peut-être encore le temps oùla signature de Blondel était en faveur sur laplace ; enfin, après tant d’orages, je me croyais arrivé auport, quand un incident que je n’avais pu prévoir fit commencerpour moi une nouvelle série de vicissitudes… La mercière aveclaquelle je vivais, cette femme qui m’avait donné les plus fortespreuves de dévouement et d’amour, ne s’avisa-t-elle pas de brûlerd’autres feux que ceux que j’avais allumés dans son cœur. J’auraisvoulu pouvoir me dissimuler cette infidélité, mais le délit étaitflagrant ; il ne restait pas même à la coupable la ressourcede ces dénégations bien soutenues, à l’abri desquelles un maricommode peut se figurer qu’il ignore.

Autrefois, je n’eusse pas subi un tel affrontsans me livrer à toute la fougue de ma colère :… comme l’onchange avec le temps ! Témoin de mon malheur, je signifiaifroidement l’arrêt d’une séparation que je résolus aussitôt :prières, supplications, promesses d’une meilleure conduite, rien neput me fléchir : je fus inexorable… J’aurais pu pardonner sansdoute, ne fut-ce que par reconnaissance ; mais qui merépondait que celle qui avait été ma bienfaitrice romprait avec monrival ? et ne devais-je pas craindre que dans un momentd’épanchement, elle ne me compromît par quelque confidence ?Nous fîmes donc par moitié le partage de nos marchandises ;mon associée me quitta ; depuis, je n’ai plus entendu parlerd’elle.

Dégoûté du séjour de Rouen par cette aventure,qui avait fait du bruit, je repris le métier de marchandforain ; mes tournées comprenaient les arrondissements deMantes, Saint-Germain et Versailles, où je me formai en peu detemps une excellente clientèle ; mes bénéfices devinrent assezconsidérables pour que je pusse louer à Versailles, rue de laFontaine, un magasin avec un pied-à-terre, que ma mère habitaitpendant mes voyages. Ma conduite était alors exempte de tousreproches ; j’étais généralement estimé dans le cercle que jeparcourais ; enfin, je croyais avoir lassé cette fatalité quime rejetait sans cesse dans les voies du déshonneur, dont tous mesefforts tendaient à m’éloigner, quand, dénoncé par un camaraded’enfance, qui se vengeait ainsi de quelques démêlés que nousavions eus ensemble, je fus arrêté à mon retour de la foire deMantes. Quoique je soutinsse opiniâtrement que je n’étais pasVidocq, mais Blondel, comme l’indiquait mon passe-port, onme transféra à Saint-Denis, d’où je devais être dirigé sur Douai.Aux soins extraordinaires qu’on prit pour empêcher mon évasion, jevis que j’étais recommandé ; un coup d’œil que jejetai sur la feuille de la gendarmerie me révéla même uneprécaution d’un genre tout particulier : voici comment j’yétais désigné.

SURVEILLANCE SPÉCIALE.

« Vidocq (Eugène-François), condamnéà mort par contumace. Cet homme est excessivement entreprenantet dangereux. »

Ainsi, pour tenir en haleine la vigilance demes gardiens, on me représentait comme un grand criminel. Je partisde Saint-Denis, en charrette, garrotté de manière à ne pouvoirfaire un mouvement, et jusqu’à Louvres l’escorte ne cessa d’avoirles yeux sur moi ; ces dispositions annonçaient des rigueursqu’il m’importait de prévenir ; je retrouvai toute cetteénergie à laquelle j’avais déjà dû tant de fois la liberté.

On nous avait déposés dans le clocher deLouvres, transformé en prison ; je fis apporter deux matelas,une couverture et des draps, qui, coupés et tressés, devaient nousservir à descendre dans le cimetière ; un barreau fut sciéavec les couteaux de trois déserteurs enfermés avec nous ; età deux heures du matin, je me risquai le premier. Parvenu àl’extrémité de la corde, je m’aperçus qu’il s’en fallait de près dequinze pieds qu’elle n’atteignît le sol : il n’y avait pas àhésiter ; je me laissai tomber. Mais, comme dans ma chute sousles remparts de Lille, je me foulai le pied gauche, et il me devintpresque impossible de marcher ; j’essayais néanmoins defranchir les murs du cimetière, lorsque j’entendis tournerdoucement la clef dans la serrure. C’était le geôlier et son chien,qui n’avaient pas meilleur nez l’un que l’autre : d’abord legeôlier passa sous la corde sans la voir, et le mâtin près d’unefosse où je m’étais tapis, sans me sentir. Leur ronde faite, ils seretirèrent ; je pensais que mes compagnons suivraient monexemple ; mais personne ne venant, j’escaladail’enceinte ; me voilà dans la campagne. La douleur de mon pieddevient de plus en plus aiguë… Cependant je brave lasouffrance ; le courage me rend des forces, et je m’éloigneassez rapidement. J’avais à peu près parcouru un quart delieue ; tout à coup j’entends sonner le tocsin ; on étaitalors à la mi-mai. Aux premières lueurs du jour, je vois quelquespaysans armés sortir de leurs habitations pour se répandre dans laplaine ; probablement ils ignoraient de quoi ils’agissait ; mais ma jambe éclopée était un indice qui devaitme rendre suspect ; j’étais un visage inconnu ; il étaitévident que les premiers qui me rencontreraient voudraient, à toutévénement, s’assurer de ma personne… Valide, j’eusse déconcertétoutes les poursuites ; il n’y avait plus qu’à me laisserempoigner, et je n’avais pas fait deux cents pas, que, rejoint parles gendarmes, qui parcouraient la campagne, je fus appréhendé aucorps, et ramené dans le maudit clocher.

La triste issue de cette tentative ne medécouragea pas. À Bapaume, on nous avait mis à la citadelle, dansune ancienne salle de police, placée sous la surveillance d’unposte de conscrits du 30e de ligne ; une seulesentinelle nous gardait ; elle était au bas de la fenêtre, etassez rapprochée des prisonniers pour qu’ils pussent entrer enconversation avec elle ; c’est ce que je fis. Le soldat à quije m’adressai me parut d’assez bonne composition ; j’imaginaiqu’il me serait aisé de le corrompre… Je lui offris cinquantefrancs pour nous laisser évader pendant sa faction. Il refusad’abord, mais, au ton de sa voix et à certain clignotement de sesyeux, je crus m’apercevoir qu’il était impatient de tenir lasomme ; seulement il n’osait pas. Afin de l’enhardir,j’augmentai la dose, je lui montrai trois louis, et il me réponditqu’il était prêt à nous seconder ; en même temps, il m’appritque son tour reviendrait de minuit à deux heures. Nos conventionsfaites, je mis la main à l’œuvre ; la muraille fut percée demanière à nous livrer passage ; nous n’attendions plus que lemoment opportun pour sortir. Enfin, minuit sonne, le soldat vientm’annoncer qu’il est là ; je lui donne les trois louis, etj’active les dispositions nécessaires. Quand tout est prêt,j’appelle : Est-il temps ? dis-je à la sentinelle.« – Oui, dépêchez-vous », me répondit-elle, aprèsavoir un instant hésité. Je trouve singulier qu’elle ne m’ait pasrépondu de suite ; je crois entrevoir quelque chose de louchedans cette conduite ; je prête l’oreille, il me sembleentendre marcher ; à la clarté de la lune, j’aperçois aussil’ombre de plusieurs hommes sur les glacis ; plus de doute,nous sommes trahis. Cependant, il peut se faire que j’aie tropprécipité mon jugement ; pour m’en assurer, je prends de lapaille, je fais à la hâte un mannequin, que j’habille ; je leprésente à l’issue que nous avions pratiquée ; au mêmeinstant, un coup de sabre à pourfendre une enclume m’apprend que jel’ai échappé belle, et me confirme de plus en plus dans cetteopinion, qu’il ne faut pas toujours se fier aux conscrits. Soudainla prison est envahie par les gendarmes ; on dresse unprocès-verbal, on nous interroge, on veut tout savoir ; jedéclare que j’ai donné trois louis ; le conscrit nie ; jepersiste dans ma déclaration ; on le fouille, et l’argent seretrouve dans ses souliers ; on le met au cachot.

Quant à nous, on nous fit de terriblesmenaces, mais comme on ne pouvait pas nous punir, on se contenta dedoubler nos gardes… Il n’y avait plus moyen de s’échapper, à moinsd’une de ces occasions que j’épiais sans cesse ; elle seprésenta plus tôt que je ne l’aurais espéré. Le lendemain était lejour de notre départ ; nous étions descendus dans la cour dela caserne ; il y régnait une grande confusion, causée par laprésence simultanée d’un nouveau transport de condamnés et d’undétachement de conscrits des Ardennes, qui se rendaient au camp deBoulogne. Les adjudants disputaient le terrain aux gendarmes pourformer les pelotons et faire l’appel. Pendant que chacun comptaitses hommes, je me glisse furtivement dans la civière d’une voiturede bagage qui se disposait à sortir de la cour… Je traversai ainsila ville, immobile, et me faisant petit autant que je le pouvais,afin de n’être pas découvert. Une fois hors des remparts, il ne merestait plus qu’à m’esquiver ; je saisis le moment où lecharretier, toujours altéré, comme les gens de son espèce, étaitentré dans un bouchon pour se rafraîchir ; et tandis que seschevaux l’attendaient sur la route, j’allégeai sa voiture d’unpoids dont il ne la supposait pas chargée. J’allai aussitôt mecacher dans un champ de colza ; et quand la nuit fut venue, jem’orientai.

CHAPITRE XVII.

Le camp de Boulogne. – La rencontre. – Les recruteurs sousl’ancien régime. – M. Belle-Rose.

Je me dirigeai à travers la Picardie surBoulogne. À cette époque, Napoléon avait renoncé à son projet d’unedescente en Angleterre ; il était allé faire la guerre àl’Autriche avec sa grande armée ; mais il avait encore laissésur les bords de la Manche de nombreux bataillons. Il y avait dansles deux camps, celui de gauche et celui de droite, des dépôts depresque tous les corps et des soldats de tous les pays de l’Europe,des Italiens, des Allemands, des Piémontais, des Hollandais, desSuisses, et jusqu’à des Irlandais.

Les uniformes étaient très variés ; leurdiversité pouvait être favorable pour me cacher… Cependant je crusque ce serait mal me déguiser que d’emprunter l’habit militaire. Jesongeai un instant à me faire soldat en réalité. Mais, pour entrerdans un régiment, il eût fallu avoir des papiers ; et je n’enavais pas. Je renonçai donc à mon projet. Cependant le séjour àBoulogne était dangereux, tant que je n’aurais pas trouvé à mefourrer quelque part.

Un jour que j’étais plus embarrassé de mapersonne et plus inquiet que de coutume, je rencontrai sur la placede la haute ville un sergent de l’artillerie de marine, que j’avaiseu l’occasion de voir à Paris ; comme moi, il étaitArtésien ; mais, embarqué presque enfant sur un vaisseau del’état, il avait passé la plus grande partie de sa vie auxcolonies ; depuis, il n’était pas revenu au pays, et il nesavait rien de ma mésaventure. Seulement il me regardait comme unbon vivant ; et quelques affaires de cabaret, dans lesquellesje l’avais soutenu avec énergie, lui avaient donné une hauteopinion de ma bravoure.

« Te voilà, me dit-il,Roger-Bontemps ; et que fais-tu donc à Boulogne ?– Ce que j’y fais ? Pays, je cherche à m’employer à lasuite de l’armée. – Ah ! tu cours après un emploi ;sais-tu que c’est diablement difficile de se placeraujourd’hui ; tiens, si tu veux suivre un conseil… Mais,écoute, ce n’est pas ici que l’on peut s’expliquer à sonaise ; entrons chez Galand. » Nous nous dirigeâmes versune espèce de rogomiste, dont le modeste établissement était situéà l’un des angles de la place. « Ah ! bonjour, Parisien,dit le sergent au cantinier. – Bonjour, père Dufailli, quepeut-on vous offrir ? une potée ; du doux ou durude ? – Vingt-cinq dieu ! papa Galand, nousprenez-vous pour des rafalés ? C’est la fine rémoulade qu’ilnous faut, et du vin à trente, entendez-vous ? » Puis ils’adressa à moi : « N’est-il pas vrai, mon vieux, que lesamis des amis sont toujours des amis. Tope là », ajouta-t-ilen me frappant dans la main ; et il m’entraîna dans un cabinetoù M. Galand recevait les pratiques de prédilection.

J’avais grand appétit, et je ne vis pas sansune bien vive satisfaction les apprêts d’un repas dont j’allaisprendre ma part. Une femme de vingt-cinq à trente ans, de lataille, de la figure, et de l’humeur de ces filles qui peuventfaire le bonheur de tout un corps de garde, vint nous mettre lecouvert : c’était une petite Liégeoise bien vive, bienenjouée, baragouinant son patois, et débitant à tout propos degrosses polissonneries, qui provoquaient le rire du sergent, charméqu’elle eût autant d’esprit. « C’est la belle-sœur de notrehôte, me dit-il ; j’espère qu’elle en a desbossoirs ; c’est gras comme une pelotte, rond commeune bouée ; aussi est-ce un plaisir. » En mêmetemps Dufailli, arrondissant la forme de ses mains, lui faisait desagaceries de matelot, tantôt l’attirant sur ses genoux (car ilétait assis), tantôt appliquant sur sa joue luisante un de cesbaisers retentissants, qui révèlent un amour sans discrétion.

J’avoue que je ne voyais pas sans peine cemanège, qui ralentissait le service lorsque mademoiselle Jeannette(c’était le nom de la belle-sœur de M. Galand) s’étantbrusquement échappée des bras de mon Amphitryon, revint avec unemoitié de dinde fortement assaisonnée de moutarde, et deuxbouteilles qu’elle plaça devant nous.

« À la bonne heure ! s’écria lesergent ; voilà de quoi chiquer les vivres et pomper leshuiles, et je vais m’en acquitter du bon coin. Après çà, nousverrons, car, dans la cassine, tout est à notre discrétion ;je n’ai qu’à faire signe. N’est-il pas vrai, mademoiselleJeannette ? Oui, mon camarade, continua-t-il, je suis lepatron de céans. »

Je le félicitai sur tant de bonheur ; etnous commençâmes l’un et l’autre à manger et à boire largement. Ily avait long-temps que je ne m’étais trouvé à pareille fête ;je me lestai d’importance. Force bouteilles furent vidées ;nous allions, je crois, déboucher la septième, lorsque le sergentsortit, probablement pour satisfaire un besoin, et rentra presqueaussitôt, ramenant avec lui deux nouveaux convives ; c’étaientun fourrier et un sergent-major. « Vingt-cinq dieu !j’aime la société, s’écria Dufailli ; aussi, Pays, viens-je defaire deux recrues : je m’y entends à recruter ; demandezplutôt à ces Messieurs.

» Oh, c’est vrai, répartit le fourrier, àlui le coq, le papa Dufailli, pour inventer des emblèmes et embêterle conscrit : quand j’y pense, fallait-il que je fusse loffpour donner dans un godan pareil ! – Ah ! tu t’ensouviens encore ? – Oui, oui, notre ancien, je m’ensouviens, et le major aussi, puisque vous avez eu le toupet del’engager en qualité de notaire du régiment.

– » Eh bien ! n’a-t-il pas faitson chemin ? et, mille noms d’une pipe ! ne vaut-il pasmieux être le premier comptable d’une compagnie de canonniers, quede gratter le papier dans une étude ? Qu’en dis-tu,fourrier ? – Je suis de votre avis ; pourtant…– Pourtant, pourtant, tu me diras peut-être, toi, que tu étaisplus heureux, quand, dès le patron minet, il te fallait empoignerl’arrosoir, et te morfondre à jeter du ratafia de grenouilles surtes tulipes. Nous allions nous embarquer à Brest surl’Invincible ; tu ne voulais partir que commejardinier fleuriste du bord : allons t’ai-je dit, va pourjardinier fleuriste ; le capitaine aime les fleurs, chacun songoût, mais aussi chacun son métier ; j’ai fait le mien. Il mesemble que je te vois encore : étais-tu emprunté, lorsqu’aulieu de t’employer à cultiver des plantes marines, comme tu t’yattendais, on t’envoya faire la manœuvre de haubans sur dutrente-six, et lorsqu’il te fallut mettre le feu au mortier sur labombarde ! c’était là le bouquet ! Mais ne parlons plusde ça, et buvons un coup. Allons, Pays, verse donc à boire auxcamarades. »

Je me mis en train d’emplir les verres.« Tu vois, me dit le sergent, qu’ils ne m’en veulentplus : aussi à nous trois maintenant ne faisons-nous plusqu’une paire d’amis. Ce n’est pas l’embarras, je les ai faitjoliment donner dans le panneau ; mais tout çà n’estrien ; nous autres recruteurs de la marine, nous ne sommes quede la Saint-Jean auprès des recruteurs d’autrefois ; vous êtesencore des blancs-becs, et vous n’avez pas connu Belle-Rose ;c’est celui-là qui avait le truque. Tel que vous me voyez, jen’étais pas trop niolle, et cependant il m’emmaillota le mieux dumonde. Je crois que je vous ai déjà conté çà, mais, à tout hasard,je vais le répéter pour le Pays.

» Dans l’ancien régime, voyez-vous, nousavions des colonies, l’île de France, Bourbon, la Martinique, laGuadeloupe, le Sénégal, la Guyane, la Louisiane,Saint-Domingue, etc. À présent, çà fait brosse ; nous n’avonsplus que l’île d’Oléron ; c’est un peu plus que rien, ou,comme dit cet autre, c’est un pied à terre, en attendant le reste.La descente aurait pu nous rendre tout çà. Mais bah ! ladescente, il n’y faut plus songer, c’est une affaire faite :la flottille pourrira dans le port et puis on fera du feu avec ladéfroque. Mais je m’aperçois que je cours une bordée et que je vaisà la dérive ; en avant donc Belle-Rose ! car je crois quec’est de Belle-Rose que je vous parlais.

» Comme je vous le disais c’était ungaillard qui avait le fil ; et puis dans ce temps là lesjeunes gens n’étaient pas si allurés qu’aujourd’hui.

» J’avais quitté Arras à quatorze ans, etj’étais depuis six mois à Paris en apprentissage chez un armurier,quand un matin le patron me chargea de porter au colonel descarabiniers, qui demeurait à la Place Royale, une paire depistolets qu’il lui avait remis en état. Je m’acquittai assezlestement de la commission ; malheureusement ces mauditspistolets devaient faire rentrer dix-huit francs à laboutique ; le colonel me compta l’argent et me donna la pièce.Jusque là c’était à merveille ; mais ne voilà-t-il pas, qu’entraversant la rue du Pélican, j’entends frapper à un carreau. Jem’imagine que c’est quelqu’un de connaissance, je lève le nez,qu’est-ce que je vois ? une madame de Pompadour qui, ses appasà l’air, se carrait derrière une vitre plus claire que lesautres ; et qui, par un signe de la tête, accompagné d’unaimable sourire, m’engageait à monter. On eût dit d’une miniaturemouvante dans son cadre. Une gorge magnifique, une peau blanchecomme de la neige, une poitrine large, et par-dessus le marché unefigure ravissante, il n’en fallait pas tant pour me mettre enfeu ; j’enfile l’allée, je monte l’escalier quatre à quatre,on m’introduit près de la princesse : c’était unedivinité ! – Approche, mon miston, me dit-elle, en mefrappant légèrement sur la joue, tu vas me faire ton petit cadeau,n’est-ce pas ?

» Je fouille alors en tremblant dans mapoche, et j’en tire la pièce que le colonel m’avait donnée.– Dis donc petit, continua-t-elle, je crois, ma foi de Dieu,que t’es Picard. Eh bien ! je suis ta payse : oh !tu paieras bien un verre de vin à ta payse !

» La demande était faite de si bonnegrâce ! je n’eus pas la force de refuser ; les dix huitfrancs du colonel furent entamés. Un verre de vin en amène unautre, et puis deux, et puis trois et puis quatre, si bien que jem’enivrai de boisson et de volupté. Enfin la nuit arriva, et, je nesais comment cela se fit, mais je m’éveillai dans la rue, sur unbanc de pierre, à la porte de l’hôtel des Fermes…

» Ma surprise fut grande, en regardantautour de moi ; elle fut plus grande encore quand je vis lefond de ma bourse :… les oiseaux étaient dénichés…

» Quel moyen de rentrer chez monbourgeois ? Où aller coucher ? Je pris le parti de mepromener en attendant le jour ; je n’avais point d’autre butque de tuer le temps, ou plutôt de m’étourdir sur les suites d’unepremière faute. Je tournai machinalement mes pas du côté du marchédes Innocents. Fiez-vous donc aux payses ! me disais-je enmoi-même ; me voilà dans de beaux draps ! encore s’il merestait quelque argent…

» J’avoue que, dans ce moment, il mepassa de drôles d’idées par la tête… J’avais vu souvent affiché surles murs de Paris : Portefeuille perdu, avec mille, deux milleet trois mille francs de récompense à qui le rapporterait. Est-ceque je ne m’imaginai pas que j’allais trouver un de cesportefeuilles ; et dévisageant les pavés un à un, marchantcomme un homme qui cherche quelque chose ; j’étais trèssérieusement préoccupé de la possibilité d’une si bonne aubaine,lorsque je fus tiré de ma rêverie par un coup de poing qui m’arrivadans le dos. – Eh bien ! Cadet, que fais-tu donc par icisi matin ? – Ah ! c’est toi, Fanfan, et par quelhasard dans ce quartier à cette heure ?

» Fanfan était un apprenti pâtissier,dont j’avais fait la connaissance aux Porcherons ; en uninstant, il m’eut appris que depuis six semaines il avait désertéle four, qu’il avait une maîtresse qui fournissait auxappointements, et que, pour le quart d’heure, il se trouvait sansasile, parce qu’il avait pris fantaisie au monsieur de saparticulière de coucher avec elle. Au surplus, ajouta-t-il, je m’enbats l’œil ; si je passe la nuit à la Souricière, le matin jereviens au gîte, et je me rattrape dans la journée. Fanfan lepâtissier me paraissait un garçon dégourdi ; je supposaisqu’il pourrait m’indiquer quelque expédient pour me tirerd’affaire ; je lui peignis mon embarras.

– » Ce n’est que ça, medit-il ; viens me rejoindre à midi au cabaret de la barrièredes Sergents ; je te donnerai peut-être un bon conseil :dans tous les cas, nous déjeûnerons ensemble.

» Je fus exact au rendez-vous. Fanfan nese fit pas attendre ; il était arrivé avant moi :aussitôt que j’entrai, on me conduisit dans un cabinet où je letrouvai en face d’une cloyère d’huîtres, attablé entre deuxfemelles, dont l’une, en m’apercevant, partit d’un grand éclat derire. – Et qu’a-t-elle donc celle-là, s’écria Fanfan ?– Eh ! Dieu me pardonne, c’est le pays !– C’est la payse ! dis-je à mon tour, un peuconfus. – Oui, mon minet, c’est la payse. Je voulus meplaindre du méchant tour qu’elle m’avait joué la veille ;mais, en embrassant Fanfan, qu’elle appelait son lapin,elle se prit à rire encore plus fort, et je vis que ce qu’il yavait de mieux à faire, était de prendre mon parti en brave.

» – Eh bien ! me dit Fanfan, enme versant un verre de vin blanc, et m’allongeant une douzained’huîtres, tu vois qu’il ne faut jamais désespérer de laProvidence ; les pieds de cochon sont sur le gril :aimes-tu les pieds de cochon ? Je n’avais pas eu le temps derépondre à sa question, que déjà ils étaient servis. L’appétit aveclequel je dévorais était tellement affirmatif, que Fanfan n’eutplus besoin de m’interroger sur mon goût. Bientôt le Chablis m’eutmis en gaieté ; j’oubliai les désagréments que pourrait mecauser le mécontentement de mon bourgeois, et comme la compagne dema payse m’avait donné dans l’œil, je me lançai à lui faire madéclaration. Foi de Dufailli ! elle était gentille àcroquer ; elle me rendit la main.

– » Tu m’aimes donc bien, me ditFanchette, c’était le nom de la péronnelle. – Si je vousaime ! – Eh bien ! si tu veux, nous nous marieronsensemble. – C’est ça, dit Fanfan, mariez-vous ; pourcommencer, nous allons faire la noce. Je te marie, Cadet,entends-tu ? Allons, embrassez-vous ; et en même temps,il nous empoigna tous deux par la tête pour rapprocher nos deuxvisages. – Pauvre chéri, s’écria Fanchette, en me donnant unsecond baiser, sans l’aide de mon ami ; sois tranquille, je temettrai au pas.

» J’étais aux anges ; je passai unejournée délicieuse. Le soir, j’allai coucher avec Fanchette ;et, sans vanité, elle s’y prit si bien qu’elle eût tout lieu d’êtresatisfaite de moi.

» Mon éducation fut bientôt faite.Fanchette était toute fière d’avoir rencontré un élève quiprofitait si bien de ses leçons ; aussi me récompensait-ellegénéreusement.

» À cette époque, les notables venaientde s’assembler. Les notables étaient de bons pigeons ;Fanchette les plumait, et nous les mangions en commun. Chaque jourc’étaient des bombances à n’en plus finir. Nous ont-ils fait fairedes gueuletons, ces notables, nous en ont-ils fait faire !Sans compter que j’avais toujours le gousset garni !

» Fanchette et moi nous ne nous refusionsrien : mais que les instants du bonheur sont courts !…Oh ! oui, très courts !

» Un mois de cette bonne vie s’était àpeine écoulé, que Fanchette et ma payse furent arrêtées etconduites à la Force. Qu’avaient-elles fait ? je n’en saisrien ; mais comme les mauvaises langues parlaient du sautd’une montre à répétition, moi, qui ne me souciais pas de faireconnaissance avec M. le lieutenant général de police, jejugeai prudent de ne pas m’en informer.

» Cette arrestation était un coup quenous n’avions pas prévu ; Fanfan et moi, nous en fûmesattérés. Fanchette était si bonne enfant ! Et puis, maintenantque devenir, plus de ressources, me disais-je ; la marmite estrenversée ; adieu les huîtres, adieu le Chablis, adieu lespetits soins. N’aurait-il pas mieux valu rester à mon étau ?De son côté, Fanfan se reprochait d’avoir renoncé à sesbrioches.

» Nous nous avancions ainsi tristementsur le quai de la Ferraille, lorsque nous fûmes tout à coupréveillés par le bruit d’une musique militaire, deux clarinettes,une grosse caisse et des cymbales. La foule s’était rassembléeautour de cet orchestre porté sur une charrette, au-dessus delaquelle flottaient un drapeau et des panaches de toutes lescouleurs. Je crois qu’on jouait l’air, Où peut-on être mieuxqu’au sein de sa famille ? Quand les musiciens eurentfini, les tambours battirent un banc ; un monsieur galonné surtoutes les coutures se leva et prit la parole, en montrant aupublic une grande pancarte sur laquelle était représenté un soldaten uniforme. – Par l’autorisation de Sa Majesté, dit-il, jeviens ici pour expliquer aux sujets du roi de France les avantagesqu’il leur fait en les admettant dans ses colonies. Jeunes gens quim’entourez, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du pays deCocagne ; c’est dans l’Inde qu’il faut aller pour le trouverce fortuné pays ; c’est là que l’on a de tout à gogo.

» Souhaitez-vous de l’or, des perles, desdiamants ? les chemins en sont pavés ; il n’y a qu’à sebaisser pour en prendre, et encore ne vous baissez-vous pas, lesSauvages les ramassent pour vous.

» Aimez-vous les femmes ? il y en apour tous les goûts : vous avez d’abord les négresses, quiappartiennent à tout le monde ; viennent ensuite les créoles,qui sont blanches comme vous et moi, et qui aiment les blancs à lafureur, ce qui est bien naturel dans un pays où il n’y a que desnoirs ; et remarquez bien qu’il n’est pas une d’elles qui nesoit riche comme un Crésus, ce qui, soit dit entre nous, est fortavantageux pour le mariage.

» Avez-vous la passion du vin ?c’est comme les femmes, il y en a de toutes les couleurs, dumalaga, du bordeaux, du champagne, etc. Par exemple, vous ne devezpas vous attendre à rencontrer souvent du bourgogne ; je neveux pas vous tromper, il ne supporte pas la mer, mais demandez detous les autres crus du globe, à six blancs la bouteille, vu laconcurrence, on sera trop heureux de vous en abreuver. Oui,messieurs, à six blancs, et cela ne vous surprendra pas quand voussaurez que, quelquefois cent, deux cents, trois cents navires touschargés de vins, sont arrivés en même temps dans un seul port.Peignez-vous alors l’embarras des capitaines : pressés de s’enretourner, ils déposent leur cargaison à terre, en faisant annoncerque ce sera leur rendre service de venir puiser gratis à même lestonneaux.

» Ce n’est pas tout : croyez-vousque ce ne soit pas une grande douceur que d’avoir sans cesse lesucre sous sa main ?

» Je ne vous parle pas du café, deslimons, des grenades, des oranges, des ananas, et de mille fruitsdélicieux qui viennent là sans culture comme dans le Paradisterrestre ; je ne dis rien non plus de ces liqueurs des Îles,dont on fait tant de cas, et qui sont si agréables, que, sauf votrerespect, il semble, en les buvant, que le bon Dieu et les angesvous pissent dans la bouche.

» Si je m’adressais à des femmes ou à desenfants, je pourrais leur vanter toutes ces friandises ; maisje m’explique devant des hommes.

» Fils de famille, je n’ignore pas lesefforts que font ordinairement les parents pour détourner lesjeunes gens de la voie qui doit les conduire à la fortune ;mais soyez plus raisonnables que les papas et surtout que lesmamans.

» Ne les écoutez pas, quand ils vousdiront que les Sauvages mangent les Européens à lacroque-au-sel : tout cela était bon au temps de ChristopheColomb, ou de Robinson Crusoé.

» Ne les écoutez pas, quand ils vousferont un monstre de la fièvre jaune ; la fièvre jaune ?eh ! messieurs, si elle était aussi terrible qu’on le prétend,il n’y aurait que des hôpitaux dans le pays : et Dieu saitqu’il n’y en a pas un seul ?

» Sans doute on vous fera encore peur duclimat, je suis trop franc pour ne pas en convenir : le climatest très chaud, mais la nature s’est montrée si prodigue derafraîchissements, qu’en vérité il faut y faire attention pour s’enapercevoir.

» On vous effraiera de la piqûre desmaringouins, de la morsure des serpents à sonnettes.Rassurez-vous ; n’avez-vous pas vos esclaves toujours prêts àchasser les uns ? quant aux autres, ne font-ils pas du bruittout exprès pour vous avertir ?

» On vous fera des contes sur lesnaufrages. Apprenez que j’ai traversé les mers cinquante septfois ; que j’ai vu et revu le bon hommetropique ; que je me soucie d’aller d’un pôle à l’autrecomme d’avaler un verre d’eau, et que sur l’Océan où il n’y a nitrains de bois, ni nourrices, je me crois plus en sûreté à bordd’un vaisseau de 74, que dans les casemates du coche d’Auxerre, ousur la galiote qui va de Paris à Saint-Cloud. En voilà bien assezpour dissiper vos craintes. Je pourrais ajouter au tableau de cesagréments ; … je pourrais vous entretenir de la chasse, de lapêche : figurez-vous des forêts où le gibier est si confiant,qu’il ne songe pas même à prendre la fuite, et si timide, qu’ilsuffit de crier un peu fort pour le faire tomber ; imaginezdes fleuves et des lacs où le poisson est si abondant, qu’il lesfait déborder. Tout cela est merveilleux, tout cela est vrai.

» J’allais oublier de vous parler deschevaux : des chevaux, messieurs, on ne fait pas un pas sansen rencontrer par milliers ;… on dirait des troupeaux demoutons ; seulement ils sont plus gros : êtes-vousamateurs ? voulez-vous monter ? vous prenez une cordedans votre poche ; il est bon qu’elle soit un peulongue ; vous avez la précaution d’y faire un nœudcoulant ; vous saisissez l’instant où les animaux sont àpaître, alors ils ne se doutent de rien ; vous vous approchezdoucement, vous faites votre choix, et quand votre choix est fait,vous lancez la corde ; le cheval est à vous, il ne vous resteplus qu’à l’enfourcher ou à l’emmener à la longe, si vous le jugezà propos : car notez bien qu’ici chacun est libre de sesactions.

» Oui, messieurs, je le répète, tout celaest vrai, très vrai, excessivement vrai : la preuve, c’est quele roi de France, Sa Majesté Louis XVI, qui pourraitpresque m’entendre de son palais, m’autorise à vous offrir de sapart tant de bienfaits. Oserais-je vous mentir si près delui ?

» Le roi veut vous vêtir, le roi veutvous nourrir, il veut vous combler de richesses ; en retour,il n’exige presque rien de vous : point de travail, bonnepaie ; bonne nourriture, se lever et se coucher à volonté,l’exercice une fois par mois, la parade à la Saint-Louis ;pour celle-là, par exemple, je ne vous dissimule pas que vous nepouvez pas vous en dispenser, à moins que vous n’en ayez obtenu lapermission, et on ne la refuse jamais. Ces obligations remplies,tout votre temps est à vous. Que voulez-vous de plus ? un bonengagement ? vous l’aurez ; mais dépêchez-vous, je vousen préviens ; demain peut-être il ne sera plus temps ;les vaisseaux sont en partance, on n’attend plus que le vent pourmettre à la voile… Accourez donc, Parisiens, accourez. Si, parhasard, vous vous ennuyez d’être bien, vous aurez des congés quandvous voudrez : une barque est toujours dans le port, prête àramener en Europe ceux qui ont la maladie du pays ; elle nefait que ça. Que ceux qui désirent avoir d’autres détails viennentme trouver ; je n’ai pas besoin de leur dire mon nom, je suisassez connu ; ma demeure est à quatre pas d’ici, au premierréverbère, maison du marchand de vin. Vous demanderezM. Belle-Rose.

Ma situation me rendit si attentif à cediscours, que je le retins mot pour mot, et quoiqu’il y ait bientôtvingt ans que je l’ai entendu, je ne pense pas en avoir omis unesyllabe.

Il ne fit pas moins d’impression sur Fanfan.Nous étions à nous consulter, lorsqu’un grand escogriffe, dont nousne nous occupions pas le moins du monde, appliqua une calotte àFanfan, et fit rouler son chapeau par terre. – Jet’apprendrai, lui dit-il, Malpot, à me regarder de travers. Fanfanétait tout étourdi du coup ; je voulus prendre sadéfense ; l’escogriffe leva à son tour la main sur moi ;bientôt nous fûmes entourés ; la rixe devenait sérieuse, lepublic prenait ses places ; c’était à qui serait auxpremières. Tout à coup un individu perce la foule ; c’étaitM. Belle-Rose : – Eh bien ! qu’est-ce qu’il ya ? dit-il ; et en désignant Fanfan, qui pleurait, jecrois que monsieur a reçu un soufflet : cela ne peut pass’arranger ; mais monsieur est brave, je lis ça dans sesyeux ; cela s’arrangera. Fanfan voulut démontrer qu’il n’avaitpas tort, et ensuite qu’il n’avait pas reçu de soufflet.– C’est égal, mon ami, répliqua Belle-Rose ; il fautabsolument s’allonger. – Certainement, dit l’escogriffe, celane se passera pas comme ça. Monsieur m’a insulté, il m’en rendraraison ; il faut qu’il y en ait un des deux qui reste sur laplace.

» – Eh bien ! soit, l’on vousrendra raison, répondit Belle-Rose ; je réponds de cesmessieurs : votre heure ? – La vôtre ?– Cinq heures du matin, derrière l’archevêché. J’apporteraides fleurets.

» La parole était donnée, l’escogriffe seretira, et Belle-Rose frappant sur le ventre de Fanfan, à l’endroitdu gilet où l’on met l’argent, y fit résonner quelques pièces,derniers débris de notre splendeur éclipsée : – Vraiment,mon enfant, je m’intéresse à vous, lui dit-il, vous allez veniravec moi ; monsieur n’est pas de trop, ajouta-t-il en mefrappant aussi sur le ventre, comme il avait fait à Fanfan.

» M. Belle-Rose nous conduisit dansla rue de la Juiverie, jusqu’à la porte d’un marchand de vin, où ilnous fit entrer. – Je n’entrerai pas avec vous, nousdit-il ; un homme comme moi doit garder le décorum ; jevais me débarrasser de mon uniforme, et je vous rejoins dans laminute. Demandez du cachet rouge et trois verres.M. Belle-Rose nous quitta. Du cachet rouge, répéta-t-il en seretournant, du cachet rouge.

» Nous exécutâmes ponctuellement lesordres de M. Belle-Rose, qui ne tarda pas à revenir, et quenous reçûmes chapeau bas. – Ah çà ! mes enfants, nousdit-il, couvrez-vous ; entre nous, pas de cérémonies ; jevais m’asseoir ; où est mon verre ? le premier venu, jele saisis à la première capucine, (il l’avale d’un trait). J’avaisdiablement soif ; j’ai de la poussière plein la gorge.

» Tout en parlant, M. Belle-Roselampa un second coup ; puis, s’étant essuyé le front avec sonmouchoir, il se mit les deux coudes sur la table, et prit un airmystérieux qui commença à nous inquiéter.

» – Ah çà ! mes bons amis,c’est donc demain que nous allons en découdre. Savez-vous, dit-il àFanfan, qui n’était rien moins que rassuré, que vous avez affaire àforte partie, une des premières lames de France : il pelotteSaint-Georges. – Il pelotte Saint-Georges ! répétaitFanfan d’un ton piteux en me regardant. – Ah mon Dieu oui, ilpelotte Saint-Georges ; ce n’est pas tout, il est de mondevoir de vous avertir qu’il a la main extrêmement malheureuse.– Et moi donc ! dit Fanfan. – Quoi ! vousaussi ? – Parbleu ! je crois bien, puisque, quandj’étais chez mon bourgeois, il ne se passait pas de jour que je necassasse quelque chose, ne fût-ce qu’une assiette. – Vous n’yêtes pas, mon garçon, reprit Belle-Rose : on dit d’un hommequ’il a la main malheureuse, quand il ne peut pas se battre sanstuer son homme.

» L’explication était très claire ;Fanfan tremblait de tous ses membres ; la sueur coulait de sonfront à grosses gouttes ; des nuages blancs et bleus sepromenaient sur ses joues rosacées d’apprenti pâtissier, sa faces’alongeait, il avait le cœur gros, il suffoquait ; enfin illaissa échapper un énorme soupir.

– Bravo ! s’écria Belle-Rose, en luiprenant la main dans la sienne ; j’aime les gens qui n’ont paspeur… N’est-ce pas que vous n’avez pas peur ? Puis, frappantsur la table : Garçon ! une bouteille, du même,entends-tu ? c’est monsieur qui régale… Levez-vous donc unpeu, mon ami, fendez-vous, relevez-vous, alongez le bras, pliez lasaignée, effacez-vous ; c’est ça. Superbe, superbe,délicieux ! Et pendant ce temps, M. Belle-Rose vidait sonverre. Foi de Belle-Rose, je veux faire de vous un tireur.Savez-vous que vous êtes bien pris ; vous seriez très biensous les armes, et il y en a plus de quatre parmi les maîtres quin’avaient pas autant de dispositions que vous. Que c’est dommageque vous n’ayez pas été montré. Mais non, c’est impossible ;vous avez fréquenté les salles. – Oh ! je vous jure quenon, répondit Fanfan. – Avouez que vous vous êtes battu.– Jamais. – Pas de modestie ; à quoi sert de cachervotre jeu ? est-ce que je ne vois pas bien… – Je vousproteste, m’écriai-je alors, qu’il n’a jamais tenu un fleuret de savie. – Puisque monsieur l’atteste, il faut bien que je m’enrapporte : mais, tenez, vous êtes deux malins, cen’est pas aux vieux singes qu’on enseigne à faire desgrimaces : confessez-moi la vérité, ne craignez-vous pas quej’aille vous trahir ? ne suis-je plus votre ami ? Si vousn’avez pas de confiance en moi, il vaut autant que je me retire.Adieu messieurs, continua Belle-Rose d’un air courroucé, ens’avançant vers la porte, comme pour sortir.

» – Ah ! monsieur Belle-Rose,ne nous abandonnez pas, s’écria Fanfan ; demandez plutôt àCadet si je vous ai menti : je suis pâtissier de monétat ; est-ce de ma faute si j’ai des dispositions ? j’aitenu le rouleau, mais… – Je me doutais bien, dit Belle-Rose,que vous aviez tenu quelque chose. J’aime la sincérité ; lasincérité, vous l’avez ; c’est la principale des vertus pourl’état militaire ; avec celle-là l’on va loin ; je suissûr que vous ferez un fameux soldat. Mais pour le moment, ce n’estpas de cela qu’il s’agit. Garçon, une bouteille de vin. Puisquevous ne vous êtes jamais battu, le diable m’emporte si j’en croisrien… et après une minute de silence : c’est égal ; monbonheur à moi, c’est de rendre service à la jeunesse : je veuxvous enseigner un coup, un seul coup. (Fanfan ouvrait de grandsyeux.) Vous me promettez bien de ne le montrer à qui que ce soit.– Je le jure, dit Fanfan. – Eh bien, vous serez lepremier à qui j’aurai dit mon secret. Faut-il que je vousaime ! un coup auquel il n’y a pas de parade ! un coupque je gardais pour moi seul. N’importe, demain il fera jour, jevous initierai.

» Dès ce moment Fanfan parut moinsconsterné, il se confondit en remercîments enversM. Belle-Rose, qu’il regardait comme un sauveur ; on butencore quelques rasades au milieu des protestations d’intérêt d’unepart, et de reconnaissance de l’autre ; enfin, comme il sefaisait tard, M. Belle-Rose prit congé de nous, mais en hommequi connaît son monde. Avant de nous quitter, il eut l’attention denous indiquer un endroit où nous pourrions aller nous reposer.Présentez-vous de ma part, nous dit-il, au Griffon, rue de laMortellerie ; recommandez-vous de moi, dormez tranquilles, etvous verrez que tout se passera bien. Fanfan ne se fit pas tirerl’oreille pour payer l’écot ; au revoir, nous dit Belle-Rose,je vendrai vous réveiller.

» Nous allâmes frapper à la porte duGriffon, où l’on nous donna à coucher. Fanfan ne put fermerl’œil : peut-être était-il impatient de connaître le coup queM. Belle-Rose devait lui montrer ; peut-être était-ileffrayé ; c’était plutôt ça.

» À la petite pointe du jour, la cleftourne dans la serrure : quelqu’un entre, c’estM. Belle-Rose. Morbleu ! est-ce qu’on dort les uns sansles autres ? branle-bas général partout,s’écrie-t-il. En un instant nous sommes sur pied. Quand nous fûmesprêts, il disparut un moment avec Fanfan, et bientôt après ilsrevinrent ensemble. – Partons, dit Belle-Rose ; surtoutpas de bêtises ; vous n’avez rien à faire, quarte bandée, etil s’enfilera de lui-même.

» Fanfan, malgré la leçon, n’était pas àla noce : arrivé sur le terrain, il était plus mort quevif ; notre adversaire et son témoin étaient déjà au poste.– C’est ici qu’on va s’aligner, dit Belle-Rose, en prenant lesfleurets qu’il m’avait remis, et dont il fit sauter lesboutons ; puis, mesurant les lames : – Il n’y enaura pas un qui en ait dans le ventre six pouces de plus quel’autre. Allons ! prenez moi çà, M. Fanfan,continua-t-il, en présentant les fleurets en croix.

» Fanfan hésite ; cependant, sur uneseconde invitation, il saisit la monture, mais si gauchementqu’elle lui échappe. – Ce n’est rien, dit Belle-Rose enramassant le fleuret qu’il remet à la main de Fanfan, après l’avoirplacé vis-à-vis de son adversaire. Allons ! en garde ! onva voir qui est-ce qui empoignera les zharicots.

» – Un moment, s’écrie le témoin dece dernier, j’ai une question à faire auparavant. Monsieur, dit-ilen s’adressant à Fanfan, qui pouvait à peine se soutenir, n’est niprévôt ni maître ? – Qu’est-ce que c’est ? répondFanfan du ton d’un homme qui se meurt. – D’après les lois duduel, reprit le témoin, mon devoir m’oblige à vous sommer dedéclarer sur l’honneur si vous êtes prévôt ou maître ? Fanfangarde le silence et adresse un regard à M. Belle-Rose, commepour l’interroger sur ce qu’il doit dire. – Parlez donc, luidit encore le témoin. – Je suis,… je suis,… je ne suisqu’apprenti, balbutia Fanfan. – Apprenti, on dit amateur,observa Belle-Rose. – En ce cas, continua le témoin, monsieurl’amateur va se déshabiller, car c’est à sa peau que nous envoulons. – C’est juste, dit Belle-Rose, je n’y songeaispas ; on se déshabillera : vite, vite, M. Fanfan,habit et chemise bas.

» Fanfan faisait une fichue mine ;les manches de son pourpoint n’avaient jamais été siétroites : il se déboutonnait par en bas et se reboutonnaitpar en haut. Quand il fut débarrassé de son gilet, il ne put jamaisvenir à bout de dénouer les cordons du col de sa chemise, il fallutles couper ; enfin, sauf la culotte, le voilà nu comme un ver.Belle-Rose lui redonne le fleuret : – Allons ! monami, lui dit-il, en garde ! – Défends-toi, lui crie sonadversaire ; les fers sont croisés, la lame de Fanfan frémitet s’agite : l’autre lame est immobile ; il semble queFanfan va s’évanouir. – C’en est assez, s’écrient tout-à-coupBelle-Rose et le témoin, en se jetant sur les fleurets ; c’enest assez, vous êtes deux braves ; nous ne souffrirons pas quevous vous égorgiez ; que la paix soit faite, embrassez-vous,et qu’il n’en soit plus question. Sacredieu ! il ne faut pastuer tout ce qui est gras… Mais c’est un intrépide ce jeune homme.Appaisez-vous donc, M. Fanfan.

» Fanfan commença à respirer ; il seremit tout-à-fait quand on lui eut prouvé qu’il avait montré ducourage ; son adversaire fit pour la frime quelquesdifficultés de consentir à un arrangement ; mais à la fin ilse radoucit ; on s’embrassa ; et il fut convenu que laréconciliation s’achèverait en déjeûnant au parvis Notre-Dame, à labuvette des chantres : c’était là qu’il y avait du bonvin !

» Quand nous arrivâmes, le couvert étaitmis, le déjeûner prêt : on nous attendait.

» Avant de nous attabler,M. Belle-Rose prit Fanfan et moi en particulier. – Ehbien ! mes amis, nous dit-il, vous savez à présent ce quec’est qu’un duel ; ce n’est pas la mer à boire ; je suiscontent de vous, mon cher Fanfan, vous vous en êtes tiré comme unange. Mais il faut être loyal jusqu’au bout : vous comprenezce que parler veut dire ; il ne faut pas souffrir que ce soitlui qui paie.

» À ces mots le front de Fanfan serembrunit, car il connaissait le fond de notre bourse.– Eh ! mon Dieu, laissez bouillir le mouton, ajoutaBelle-Rose, qui s’aperçut de son embarras, si vous n’êtes pas enargent, je réponds pour le reste ; tenez, en voulez-vous del’argent ? voulez-vous trente francs ? en voulez-voussoixante ? entre amis, on ne se gêne pas ; et là-dessusil tira de sa poche douze écus de six livres : à vous deux,dit-il, ils sont tous à la vache, cela porte bonheur.

» Fanfan balançait :– Acceptez, vous rendrez quand vous pourrez. À cettecondition, on ne risque rien d’emprunter. Je poussai le coude àFanfan, comme pour lui dire : prends toujours. Il comprit lesigne, et nous empochâmes les écus, touchés du bon cœur deM. Belle-Rose.

» Il allait bientôt nous en cuire. Ce quec’est quand on n’a pas d’expérience. Oh ! il avait du serviceM. Belle-Rose !

» Le déjeuner se passa fortgaiement : on parla beaucoup de l’avarice des parents, de laladrerie des maîtres d’apprentissage, du bonheur d’êtreindépendant, des immenses richesses que l’on amasse dansl’Inde : les noms du Cap, de Chandernagor, de Calcutta, dePondichéry, de Tipoo-Saïb, furent adroitement jetés dans laconversation ; on cita des exemples de fortunes colossalesfaites par des jeunes gens que M. Belle-Rose avait récemmentengagés. – Ce n’est pas pour me vanter, dit-il, mais je n’aipas la main malheureuse ; c’est moi qui ai engagé le petitMartin, eh bien ! maintenant, c’est un Nabab ; il roulesur l’or et sur l’argent. Je gagerais qu’il est fier ; s’il merevoyait, je suis sûr qu’il ne me reconnaîtrait plus. Oh !j’ai fait diablement des ingrats dans ma vie ! Quevoulez-vous ? c’est la destinée de l’homme !

» La séance fut longue… Au dessert,M. Belle-Rose remit sur le tapis les beaux fruits desAntilles ; quand on but des vins fins : – Vive levin du Cap ; c’est celui-là qui est exquis,s’écriait-il ; au café, il s’extasiait sur leMartinique ; on apporta du Coignac : Oh ! oh !dit-il, en faisant la grimace, ça ne vaut pas le tafia, et encoremoins l’excellent rhum de la Jamaïque ; on lui versa duparfait-amour : Çà se laisse boire, observa Belle-Rose, maisce n’est encore que de la petite bierre auprès des liqueurs de lacélèbre madame Anfous.

» M. Belle-Rose s’était placé entreFanfan et moi. Tout le temps du repas il eut soin de nous. C’étaittoujours la même chanson : videz donc vos verres, etil les remplissait sans cesse. – Qui m’a bâti des poulesmouillées de votre espèce ? disait-il d’autres fois ;allons ! un peu d’émulation, voyez-moi, comme j’avale çà.

» Ces apostrophes et bien d’autresproduisirent leur effet. Fanfan et moi, nous étions ce qu’onappelle bien pansés, lui surtout. – M. Belle-Rose,c’est-il encore bien loin les colonies, Chambernagor,Sering-a-patame ? c’est-il encore bien loin ? répétait-ilde temps à autre, et il se croyait embarqué, tant il était dans lesbranguesindes. – Patience ! lui répondit enfinBelle-Rose, nous arriverons : en attendant, je vais vousconter une petite histoire. Un jour que j’étais en faction à laporte du gouverneur… – Un jour qu’il était gouverneur,redisait après lui Fanfan. – Taisez-vous donc, lui ditBelle-Rose, en lui mettant la main sur la bouche, c’est quand jen’étais encore que soldat, poursuivit-il. J’étais tranquillementassis devant ma guérite, me reposant sur un sopha, lorsque monnègre, qui portait mon fusil… Il est bon que vous sachiez que dansles colonies, chaque soldat a son esclave mâle et femelle ;c’est comme qui dirait ici un domestique des deux sexes, à part quevous en faites tout ce que vous voulez, et que s’ils ne vont pas àvotre fantaisie, vous avez sur eux droit de vie et de mort,c’est-à-dire que vous pouvez les tuer comme on tue une mouche. Pourla femme, ça vous regarde encore, vous vous en servez à votre idée…j’étais donc en faction, comme je vous disais tout à l’heure ;mon nègre portait mon fusil…

» M. Belle-Rose à peine achevait deprononcer ces mots, qu’un soldat en grande tenue entra dans lasalle où nous étions, et lui remit une lettre qu’il ouvrit avecprécipitation : C’est du ministre de la marine, dit-il ;M. de Sartine m’écrit que le service du roi m’appelle àSurinam. Eh bien ! va pour Surinam. Diable, ajouta-t-il ens’adressant à Fanfan et à moi, voilà pourtant qui estembarrassant ; je ne comptai pas vous quitter sitôt ;mais, comme dit cet autre, qui compte sans son hôte compte deuxfois ; enfin, c’est égal.

» M. Belle-Rose, prenant alors sonverre, de la main droite, frappait à coups redoublés sur la table.Pendant que les autres convives s’esquivaient un à un, enfin unefille de service accourut. – La carte, et faites venir lebourgeois. Le bourgeois arrive en effet, avec une note de ladépense. – C’est étonnant ! comme cela se monte !observa Belle-Rose, cent quatre-vingt-dix livres douze sols, sixdeniers ! Ah ! pour le coup, M. Nivet, vous vouleznous écorcher tout vifs ? Voilà d’abord un article que je nevous passerai pas : quatre citrons vingt-quatre sols. Il n’yen a eu que trois ; première réduction. Peste, papa Nivet, jene suis plus surpris si vous faites vos orges. Septdemi-tasses ; c’est joli ; il paraît qu’il fait bonvérifier : nous n’étions que six. Je suis sûr que je vaisencore découvrir quelque erreur… Asperges, dix-huit livres ;c’est trop fort. – En avril ! dit M. Nivet, de laprimeur ! – C’est juste, continuons : petits pois,artichaux, poisson. Le poisson d’avril n’est pas plus cher quel’autre, voyons un peu les fraises… vingt-quatre livres… il n’y arien à dire… Quant au vin, c’est raisonnable… À présent, c’est àl’addition que je vous attends : pose zéro, retiens un, ettrois de retenus… Le total est exact, les 12 sols sont à rabattre,puis les 6 deniers, reste 190 livres. Me trouvez-vous bon pour lasomme, papa Nivet ?… – Oh ! oh ! répondit letraiteur, hier oui, aujourd’hui non ;… crédit sur terre tantque vous voudrez, mais une fois que vous serez dans le sabot, oùvoulez-vous que j’aille vous chercher ? à Surinam ? auDiable les pratiques d’outre-mer !… Je vous préviens que c’estde l’argent qu’il me faut, et vous ne sortirez pas d’ici sansm’avoir satisfait. D’ailleurs, je vais envoyer chercher le guet, etnous verrons…

» M. Nivet sortit fort courroucé enapparence.

» – Il est homme à le faire, nousdit Belle-Rose ; mais il me vient une idée, aux grands mauxles grands remèdes. Sans doute que vous ne vous souciez pas plusque moi d’être conduits à M. Lenoir, entre quatre chandelles.Le roi donne 100 francs par homme qui s’engage ; vous êtesdeux, cela fait 200 francs,… vous signez votre enrôlement, je courstoucher les fonds, je reviens et je vous délivre. Qu’endites-vous ?

» Fanfan et moi nous gardions le silence.– Quoi ! vous hésitez ? j’avais meilleure opinion devous, moi qui me serais mis en quatre… et puis, en vous engageantvous ne faites pas un si mauvais marché… Dieu ! que jevoudrais avoir votre âge, et savoir ce que je sais !…Quand on est jeune il y a toujours de la ressource. Allons !continua-t-il en nous présentant du papier, voilà le moment debattre monnaie, mettez votre nom au bas de cette feuille.

» Les instances de M. Belle-Roseétaient si pressantes, et nous avions une telle appréhension duguet, que nous signâmes. – C’est heureux, s’écria-t-il. Àprésent, je vais payer ; si vous êtes fâchés, il sera toujourstemps, il n’y aura rien de fait, pourvu cependant que vous rendiezles espèces ; mais nous n’en viendrons pas là… Patience, mesbons amis, je serai promptement de retour.

» M. Belle-Rose sortit aussitôt, etbientôt après nous le vîmes revenir. – La consigne est levée,à présent, nous dit-il, libre à nous d’évacuer la place ou derester ;… mais vous n’avez pas encore vu madame Belle-Rose, jeveux vous faire faire connaissance avec elle ; c’est ça unefemme ! de l’esprit jusqu’au bout des ongles.

» M. Belle-Rose nous conduisit chezlui ; son logement n’était pas des plus brillants : deuxchambres sur le derrière d’une maison d’assez mince apparence, àquelque distance de l’arche Marion. Madame Belle-Rose était dans unalcove au fond de la seconde pièce, la tête ex-haussée par une piled’oreillers. Près de son lit étaient deux béquilles, et non loin delà, une table de nuit, sur laquelle étaient un crachoir, unetabatière en coquillage, un gobelet d’argent et une bouteille d’eaude vie en vuidange. Madame Belle-Rose pouvait avoir dequarante-cinq à cinquante ans ; elle était dans un négligégalant, une fontange et un peignoir garnis de malines. Son visagelui faisait honneur. Au moment où nous parûmes, elle fut saisied’une quinte de toux. – Attendez qu’elle ait fini, nous ditM. Belle-Rose. Enfin, la toux se calma. – Tu peux parler,ma mignonne ? – Oui mon minet, répondit-elle. – Ehbien ! tu vas me faire l’amitié de dire à ces messieurs quellefortune on fait, dans les colonies. – Immense,M. Belle-Rose, immense ! – Quels partis on y trouvepour le mariage. – Quels partis ? superbes,M. Belle-Rose, superbes ! la plus mince héritière a desmillions de piastres. – Quelle vie on y fait ? – Unevie de chanoine, M. Belle-Rose.

» – Vous l’entendez, dit le mari, jene le lui fais pas dire.

» La farce était jouée.M. Belle-Rose nous offrit de nous rafraîchir d’un coup derhum : nous trinquâmes avec son épouse, en buvant à sa santé,et elle but à notre bon voyage. – Car je pense bien,ajouta-t-elle, que ces messieurs sont des nôtres. Cher ami,dit-elle à Fanfan, vous avez une figure comme on les aime dans cepays-là : épaules carrées, poitrine large, jambe faite autour, nez à la Bourbon. Puis, en s’adressant à moi : – Etvous aussi ; oh ! vous êtes des gaillards bien membrés…– Et des gaillards qui ne se laisseront pas marcher sur lepied, reprit Belle-Rose ; monsieur, tel que tu le vois, a faitses preuves ce matin. – Ah ! monsieur a fait ses preuves,je lui en fais mon compliment, approchez donc, mon pauvre Jésus,que je vous baise ; j’ai toujours aimé les jeunes gens, c’estma passion à moi ; chacun la sienne. Tu n’es pas jaloux,Belle-Rose, n’est-ce pas ? – Jaloux ! et dequoi ? monsieur s’est conduit comme un Bayard : aussij’en informerai le corps ; le colonel le saura ; c’est del’avancement tout de suite, caporal au moins, si on ne le fait pasofficier ;… Hein ! quand vous aurez l’épaulette, vousredresserez-vous ! Fanfan ne se sentait pas de joie. Quant àmoi, sûr de n’être pas moins brave que lui, je me disais :S’il avance, je ne reculerai pas. Nous étions tous deux assezcontents.

» – Je dois vous avertir d’unechose, poursuivit le recruteur : recommandés comme vousl’êtes, il est impossible que vous ne fassiez pas des jaloux ;d’abord, il y a partout des envieux, dans les régiments commeailleurs,… mais souvenez-vous que si l’on vous manque d’unesyllabe, c’est à moi qu’ils auront affaire… Une fois que j’ai prisquelqu’un sous ma protection… enfin, suffit. Écrivez-moi.– Comment ! dit Fanfan, vous ne partez donc pas avecnous ? – Non, répondit Belle-Rose, à mon grandregret ; le ministre a encore besoin de moi : je vousrejoindrai à Brest. Demain, à huit heures, je vous attends ici, pasplus tard ; aujourd’hui je n’ai pas le loisir de rester pluslong-temps avec vous ; il faut que le service se fasse ;à demain.

» Nous prîmes congé de madame Belle-Rose,qui voulut aussi m’embrasser. Le lendemain nous accourûmes à septheures et demie, réveillés par les punaises qui logeaient avec nousau Griffon. – Vivent les gens qui sont exacts ! s’écriaBelle-Rose, en nous voyant ; moi je le suis aussi. Puis,prenant le ton sévère : Si vous avez des amis et desconnaissances, il vous reste la journée pour leur faire vos adieux.Actuellement, voici votre feuille de route : il vous revienttrois sous par lieue et le logement, place au feu et à lachandelle. Vous pouvez brûler des étapes tant qu’il vous plaira, çàne me regarde pas ; mais n’oubliez pas surtout que si l’onvous rencontre demain soir dans Paris, c’est la maréchaussée quivous conduira à votre destination.

» Cette menace cassa bras et jambes àFanfan ainsi qu’à moi. Le vin était tiré, il fallait leboire : nous primes notre parti. De Paris à Brest, il y a unfameux ruban de queue ; malgré les ampoules, nous faisions nosdix lieues par jour. Enfin nous arrivâmes ; et ce ne fut passans avoir mille fois maudit Belle-Rose. Un mois après, nous fûmesembarqués. Dix ans après, jour pour jour, je passai caporald’emblée, et Fanfan devint appointé ; il est crevé àSaint-Domingue pendant l’expédition de Leclerc ; c’est le piandes Nègres qui l’a emporté : c’était un fameux lapin. Quant àmoi, j’ai encore bon pied bon œil ; le coffre est solide, ets’il n’y a pas d’avarie, je me fais fort de vous enterrer tous.J’ai essuyé bien des traverses dans ma vie ; j’ai ététrimballé d’une colonie à l’autre ; j’ai roulé ma bossepartout, je n’en ai pas amassé davantage ; c’est égal, lesenfants de la joie ne périront pas… Et puis, quand il n’y en a plusil y en a encore », poursuivit le sergent Dufailli, enfrappant sur les poches de son uniforme râpé, et en relevant songilet pour nous montrer une ceinture de cuir qui crevait deplénitude. « Je dis qu’il y en a du beurre à la cambuse, et dujaune, sans compter qu’avant peu les Anglais nous feront le prêt.La compagnie des Indes me doit encore un décompte ; c’estquelque trois mâts qui me l’apporte. – En attendant, il faitbon avec vous, père Dufailli, dit le fourrier. – Très bon,répéta le sergent-major. – Oui, très bon, pensai-je tout bas,en me promettant bien de cultiver une connaissance que le hasard merendait si à propos.

CHAPITRE XIX

Continuation de la même journée. – La Contemporaine. – Unadjudant de place. – Les filles de la mère Thomas. – Le liond’argent. – Le capitaine Paulet et son lieutenant. – Les corsaires.– Le bombardement. – Le départ de lord Landerdale. – La comédiennetravestie. – Le bourreau des crânes. – Neuvième Henri et sesdemoiselles. – Je m’embarque. – Combat naval. – Le second de Pauletest tué. – Prise d’un brick de guerre. – Mon sosie ; je changede nom. – Mort de Dufailli. – Le jour des rois. – Une frégatecoulée. – Je veux sauver deux amants. – Une tempête. – Les femmesdes pêcheurs.

Tout en faisant la scène du recruteur, le pèreDufailli avait bu presque à chaque phrase. Il était d’opinion queles paroles coulent mieux quand elles sont humectées ; ilaurait pu tout aussi bien les tremper avec de l’eau, mais il enavait horreur, depuis, disait-il, qu’il était tombé à la mer :c’était en 1789 que cet accident lui était arrivé. Aussi advint-ilque, moitié parlant, moitié buvant, il s’enivra sans s’enapercevoir. Enfin il vint un moment où il fut saisi d’uneincroyable difficulté de s’exprimer : il avait ce qu’onappelle la langue épaisse. Ce fut alors que le fourrier et lesergent-major songèrent à se retirer.

Dufailli et moi nous restâmes seuls ; ils’endormit, se pencha sur la table, et se mit à ronfler, pendantqu’en digérant de sang-froid, j’étais livré à mes réflexions. Troisheures s’étaient écoulées, et il n’avait pas achevé son somme.Quand il se réveilla, il fut tout surpris de voir quelqu’un auprèsde lui ; il ne m’aperçut d’abord qu’à travers un épaisbrouillard, qui ne lui permit pas de distinguer mes traits ;insensiblement cette vapeur se dissipa, et il me reconnut ;c’était tout ce qu’il pouvait. Il se leva en chancelant, se fitapporter un bol de café noir, dans lequel il renversa une salière,avala ce liquide à petites gorgées et, ayant passé sondemi-espadon, il se pendit à mon bras, en m’entraînant vers laporte ; mon appui lui était on ne peut plus nécessaire :il était la vigne qui s’attache à l’ormeau. « Tu vas meremorquer, me dit-il, et moi je te piloterai. Vois-tu letélégraphe, qu’est-ce qu’il dit avec ses bras en l’air ? ilsignale que le Dufailli est vent dessus vent dedans ;… leDufailli, mille Dieu ! navire de trois cents tonneaux aumoins. Ne t’inquiète pas, il ne perd pas le nord Dufailli. » –En même temps, sans me quitter le bras, il retira son chapeau, etle posant sur le bout de son doigt, il le fit pirouetter.« Voilà,… ma boussole ; attention ! Je retiens lacorne du côté de la cocarde ; … le cap sur la rue desPrêcheurs ; en avant, marche ! » commanda Dufailli,et nous prîmes ensemble le chemin de la basse ville, après qu’il sefût recoiffé en tapageur.

Dufailli m’avait promis un conseil, mais iln’était guères en état de me le donner. J’aurais bien désiré qu’ilrecouvrât sa raison ; malheureusement le grand air et lemouvement avaient produit sur lui un effet tout contraire. Endescendant la grande rue, il nous fallut entrer dans cettemultitude de cabarets dont le séjour de l’armée l’avaitpeuplée ; partout nous faisions une station plus ou moinslongue, que j’avais soin d’abréger le plus possible ; chaquebouchon, selon l’expression de Dufailli, était une relâche qu’ilétait indispensable de visiter, et chaque relâche augmentait lacharge qu’il avait déjà tant de peine à porter. – « Jesuis soul comme un gredin, me disait-il par intervalles, etpourtant je ne suis pas un gredin, car il n’y a que les gredins quise soûlent, n’est-ce pas, mon ami ? »

Vingt fois je fus tenté de l’abandonner, maisDufailli à jeun pouvait être ma providence ; je me rappelai saceinture pleine, et pour le perdre de vue, je comprenais trop bienqu’il avait d’autres ressources que sa paie de sergent. Parvenu enface de l’église, sur la place d’Alton, il lui prit la fantaisie defaire cirer ses souliers. « À la cire française, dit-il, enposant le pied sur la sellette : c’est de l’œuf,entends-tu ? – Suffit, mon officier, réponditl’artiste. » À ce moment, Dufailli perdit l’équilibre ;je crus qu’il allait tomber, et m’approchai pour le soutenir.« Eh ! pays, n’as-tu pas peur, parce qu’il y a duroulis ? j’ai le pied marin. » En attendant, le pinceau,remué avec agilité, donnait un nouveau lustre à sa chaussure. Quandelle fut complètement barbouillée de noir : – « Etle coup de fion, dit Dufailli, c’est-il pourdemain ? » En même temps il offrait un sou pour salaire.– « Vous ne me faites pas riche, mon sergent. – Jecrois qu’il raisonne : prends garde que je te f… mabotte… » Dufailli fait le geste ; mais, dans cemouvement, son chapeau ébranlé tombe à terre ; chassé par levent, il roule sur le pavé ; le décrotteur court après et lelui rapporte.

« Il ne vaut pas deux liards, s’écrieDufailli ; n’importe, tu es un bon enfant. » Puis,fouillant dans sa poche, il en ramène une poignée de guinées :« Tiens, voilà pour boire à ma santé. – Merci, moncolonel, » dit alors le décrotteur, qui proportionnait lestitres à la générosité.

« Actuellement, me dit Dufailli, quisemblait peu à peu reprendre ses esprits, il faut que je te mènedans les bons endroits. » J’étais décidé à l’accompagnerpartout ou il irait ; je venais d’être témoin de salibéralité, et je n’ignorais pas que les ivrognes sont gens lesplus reconnaissants du monde envers les personnes qui se dévouent àleur faire compagnie. Je me laissai donc piloter suivant son désir,et nous arrivâmes dans la rue des Prêcheurs. À la porte d’unemaison neuve d’une construction assez élégante, était unesentinelle et plusieurs soldats de planton : « C’est là,me dit-il. – Quoi ! c’est là ? est-ce que vous meconduisez à l’état-major ? – L’état-major, tu veuxrire ; je te dis que c’est là la belle blonde,Magdelaine ; ou, pour mieux dire, madame quarante millehommes, comme on l’appelle ici. – Impossible, pays, vous voustrompez. – Je n’ai pas la berlue peut-être, ne vois-je pas lefactionnaire ? » Dufailli s’avança aussitôt, et demandesi l’on peut entrer. – « Retirez-vous, lui répondbrusquement un maréchal-des-logis de dragons, vous savez bien quece n’est pas votre jour. » – Dufailli insiste. – Retirez-vous,vous dis-je, reprend le sous-officier, où je vous conduis à laplace. » Cette menace me fit trembler.

L’obstination de Dufailli pouvait meperdre ; cependant il n’eût pas été prudent de lui communiquermes craintes ; ce n’était d’ailleurs pas le lieu : je mebornai à lui faire quelques observations qu’il rétorquait toujours,il ne connaissait rien. – « Je me f… de la consigne, lesoleil luit pour tout le monde : liberté, égalité ou lamort, » répétait-il, en se tordant pour échapper aux effortsque je faisais afin de le retenir. – Égalité, tedis-je » ; et, dans une attitude renversée, il meregardait sous le nez avec cette fixité stupide de l’homme quel’excès des liqueurs fermentées a réduit à l’état de la brute.

Je désespérais d’en venir à bout, lorsqu’à cecri : Aux armes, suivi de cet avis :« Canonnier, sauvez-vous, voilà l’adjudant, voilàBévignac », il se redresse tout à coup. Une douche qui descendde cinquante pieds, sur la tête d’un maniaque, n’a pas un effet sirapide, pour le rendre à son bon sens. Ce nom de Bévignac fit unesingulière impression sur les militaires qui formaient tapisseriedevant le rez-de-chaussée de l’habitation occupée par la belleblonde. Ils s’entre-regardaient les uns les autres sans oser, pourainsi dire, respirer, tant ils étaient terrifiés. L’adjudant, quiétait un grand homme sec, déjà sur le retour, se mit à les compteren gesticulant avec sa canne ; jamais je n’avais vu de visageplus courroucé ; sur cette face maigre et allongée,qu’accompagnaient deux ailes de pigeon sans poudre, il y avaitquelque chose qui indiquait que, par habitude, M. Bévignacétait en révolte ouverte contre l’indiscipline. Chez lui la colèreétait passée à l’état chronique ; ses yeux étaient pleins desang ; une horrible contraction de sa mâchoire annonça qu’ilallait parler. – « Trou dé dious ! tout esttranquille ! vous savez l’ordre, rien qui les officiers, troudé dious ! et chaque son tour. » Puis, nous apercevant,et avançant sur nous la canne levée : – « Eh !qu’est-ce qu’il fait ici ce sergent des biguernaux ? »J’imaginai qu’il voulait nous frapper. – « Allons !c’est rien, poursuivit-il, je vois qué tu es ivre,s’adressant à Dufailli ; un coup de boisson, c’estpardonnable, mais va té coucher, et qué jé té rencontré plus.– Oui mon commandant, » répondit Dufailli, àl’exhortation, et nous redescendîmes la rue des Prêcheurs.

Je n’ai pas besoin de dire quelle était laprofession de la belle blonde, je l’ai suffisamment indiquée.Magdelaine la Picarde était une grande fille, âgée de vingt-troisans environ, remarquable par la fraîcheur de son teint autant quepar la beauté de ses formes ; elle se faisait gloire den’appartenir à personne, et par principe de conscience, ellecroyait se devoir tout entière à l’armée et à l’armée toutentière : fifre ou maréchal d’empire, tout ce qui portaitl’uniforme était également bien accueilli chez elle ; maiselle professait un grand mépris pour ce qu’elle appelait lespéquins. Il n’y avait pas un bourgeois qui pût se vanter d’avoir eupart à ses faveurs ; elle ne faisait même pas grand cas desmarins, qu’elle qualifiait de culs goudronnés, et qu’ellerançonnait à plaisir, parce qu’elle ne pouvait pas se décider à lesregarder comme des soldats : aussi disait-elle plaisammentqu’elle avait la marine pour entreteneur, et la ligne pour amant.Cette fille, que j’eus l’occasion de visiter plus tard, fitlong-temps les délices des camps, sans que sa santé en fûtaltérée ; on la supposait riche. Mais, soit que Magdelaine,comme j’ai pu m’en convaincre, ne fût pas intéressée, soit que,comme dit le proverbe, ce qui vient de la flûte s’en retourne autambour, Magdelaine mourut en 1812 à l’hôpital d’Ardres, pauvre,mais fidèle à ses drapeaux ; deux ans de plus, et comme uneautre fille très connue dans Paris, depuis le désastre de Waterloo,elle aurait eu la douleur de se dire la veuve de la grandearmée.

Le souvenir de Magdelaine vit encore disséminésur tous les points de la France, je dirais même de l’Europe, parmiles débris de nos vieilles phalanges. Elle était la Contemporainede ce temps-là, et si je n’avais pas la certitude qu’elle n’estplus, je croirais la retrouver dans la Contemporaine de cetemps-ci. Toutefois, je ferai observer que Magdelaine, bien qu’elleeût les traits un peu hommasses, n’avait rien d’ignoble dans lafigure ; la nuance de ses cheveux n’était pas de ce blond fadequi frise la filasse ; les reflets dorés de ses tressesétaient en parfaite harmonie avec le bleu tendre de ses yeux ;son nez ne se dessinait point disgracieusement dans la courbeanguleuse de la proéminence aquiline. Il y avait du messalin danssa bouche, mais aussi quelque chose de gracieux et de franc ;et puis, Magdelaine ne faisait que son métier ; ellen’écrivait pas, et ne connaissait de la police que les sergents deville ou les gardes de nuit, à qui elle payait à boire pour sonrepos.

La satisfaction que j’éprouve, après plus devingt ans, à tracer le portrait de Magdelaine, m’a fait un instantoublier Dufailli. Il est bien difficile de déraciner une idée d’uncerveau troublé par les fumées du vin. Dufailli avait fourré danssa tête de terminer la journée chez les filles ; il n’envoulut pas démordre. À peine avions-nous fait quelques pas, que,regardant derrière lui. « Il est filé, me dit-il,allons ! viens ici, et, abandonnant mon bras, il monta troismarches pour heurter à une petite porte, qui, après quelquesminutes, s’entr’ouvrit afin de livrer passage à un visage devieille femme. – Qui demandez-vous ? – Qui nousdemandons, répondit Dufailli ; et nom d’un nom ! vous nereconnaissez plus les amis ? – Ah ! c’est vous, papaDufailli ; il n’y a plus de place. – Il n’y a plus deplace pour les amis ! ! ! tu veux rire, la mère,c’est un plan que tu nous tires là. – Non, foi d’honnêtefemme ; tu sais bien, vieux coquin, que je ne demanderais pasmieux ; mais j’ai Thérèse, mon aînée, qui est en occupationavec le capitaine des guides-interprètes, et Pauline, la cadette,avec le général Chamberlhac ; repassez dans un quart d’heuremes enfants. Vous serez bien sages, n’est-ce pas ? – Àqui dites-vous ça ? est-ce que nous avons l’air detapageurs ? – Je ne dis pas, mes enfants ; mais,voyez-vous, la maison est tranquille ; jamais plus de bruitque vous n’en entendez ; aussi c’est tous gens comme il fautqui viennent ici : le général en chef, lecommissaire-ordonnateur, le munitionnaire général ; ce ne sontpas les pratiques qui manquent, Dieu merci ! j’auraiscinquante filles que je n’en serais pas embarrassée. – C’estça une bonne mère, s’écria Dufailli. Ah çà ! maman Thomas,reprit-il, en se posant sur l’œil une pièce d’or, tu n’y songespas, de vouloir nous faire droguer pendant un quart d’heure ;est-ce qu’il n’y aurait pas quelque petit coin ?– Toujours farceur comme à son ordinaire, papa Dufailli ;il n’y a pas mèche à lui refuser : allons ! vite, vite,entrez qu’on ne vous voie pas ; cachez-vous là, mes enfants,et motus. »

Madame Thomas nous avait mis en entrepôtderrière un vieux paravent, dans une salle basse, qu’il étaitindispensable de traverser pour sortir. Nous n’eûmes pas le tempsde perdre patience : mademoiselle Pauline vint nous trouver lapremière ; après avoir reconduit le général, elle dit quelquesparoles à l’oreille de sa mère, et s’attabla avec nous autour d’unflacon de vin du Rhin.

Pauline n’avait pas encore atteint saquinzième année, et déjà elle avait le teint plombé, le regardimpudique, le langage ordurier, la voix rauque, et le dégoûtantfumet de nos courtisanes de carrefour. Cette ruine précoce m’étaitdestinée ; ce fut à moi qu’elle prodigua ses caresses. Thérèseétait mieux assortie au front chauve de mon compagnon, à qui iltardait qu’elle fût libre ; enfin, un mouvement rapide debottes à la hussarde, garnies de leurs éperons, annonça que lecavalier prenait congé de sa belle. Dufailli, trop empressé, selève brusquement de son siège, mais ses jambes se sont embarrasséesdans son demi-espadon ; il tombe, entraînant avec lui leparavent, la table, les bouteilles et les verres. « Excusez,mon capitaine, dit-il, en cherchant à se remettre debout ;c’est la faute de la muraille. – Oh ! il n’y a pasd’indiscrétion, » repartit l’officier, qui, bien qu’un peuconfus, se prêtait de bonne grâce à le relever, pendant quePauline, Thérèse et leur mère, étaient saisies d’un rireinextinguible. Dufailli une fois sur ses pieds, le capitaine seretira, et comme la chute n’avait occasionné ni contusion niblessure, rien n’empêcha de nous livrer à la gaîté. Je jetterai unvoile sur le reste des événements de cette soirée : nousétions dans un des bons endroits que connaissait Dufailli, tout s’ypassa comme dans un mauvais lieu. Plus d’un de mes lecteurs sait àquoi s’en tenir ; qu’il me suffise de leur apprendre qu’à uneheure du matin j’étais enseveli dans le plus profond sommeil,lorsque je fus subitement réveillé par un épouvantable vacarme.Sans soupçonner ce que ce pouvait être, je m’habillai en toutehâte, et bientôt les cris à la garde, à l’assassin, poussés par lamère Thomas, m’avertirent que le danger approchait de nous. J’étaissans armes ; je courus aussitôt à la chambre de Dufailli, pourlui demander son briquet, dont j’étais assuré de faire un meilleurusage que lui. Il était temps, le gîte venait d’être envahi parcinq ou six matelots de la garde, qui, le sabre en main,accouraient tumultueusement pour nous remplacer. Ces messieurs nes’étaient promis ni plus ni moins que de nous faire sauter par lafenêtre ; et comme ils menaçaient, en outre, de mettre tout àfeu et à sang dans la maison, madame Thomas, de sa voix aiguë,sonnait à tue tête un tocsin d’alarme qui mit tout le quartier enémoi. Quoique je ne fusse pas homme à m’effrayer facilement,j’avoue que je ne pus me défendre d’un mouvement de crainte. Lascène quelle qu’elle fût, pouvait avoir pour moi un dénouement trèsfâcheux.

Toutefois, j’étais résolu à faire bonnecontenance. Pauline voulait à toute force que je m’enfermasse avecelle. « Mets le verrou, me disait-elle, mets le verrou, jet’en supplie. » Mais le galetas dans lequel nous étionsn’était pas inexpugnable ; je pouvais y être bloqué ; jepréférai défendre les approches de la place, plutôt que dem’exposer à y être pris comme un rat dans la souricière. Malgré lesefforts de Pauline pour me retenir, je tentai une sortie. Bientôtje fus aux prises avec deux des assaillants : je fonçai sureux, le long d’un étroit corridor, et j’y allais avec tantd’impétuosité, qu’avant qu’ils se fussent reconnus, acculés, enrompant précipitamment, à la dernière marche d’une espèce d’échellede meunier par laquelle ils étaient montés, ils firent la culbuteen arrière et dégringolèrent jusqu’en bas, où ils s’arrêtèrentmoulus et brisés. Alors Pauline, sa sœur, et. Dufailli, pour rendrela victoire plus décisive, lancèrent sur eux tout ce qui leur tombasous la main, des chaises, des pots de chambre, une table de nuit,un vieux dévidoir et divers autres ustensiles de ménage. À chaqueprojectile qui leur arrivait, mes adversaires, étendus sur lecarreau, poussaient des cris de douleur et de rage. En un instantl’escalier fut encombré. Ce tapage nocturne ne pouvait manquer dedonner l’éveil dans la place : des gardes de nuit, des agentsde police et des patrouilles s’introduisirent dans le domicile demadame Thomas. Il y avait, je crois, plus de cinquante hommes sousles armes ; il se faisait un tumulte épouvantable. MadameThomas essayait de démontrer que sa maison était tranquille ;on ne l’écoutait pas ; et ces mots, dont quelques-uns étaienttrès significatifs : « Emmenez cette femme ! allons,coquine, suis-nous… allez chercher une civière… empoignez-moi toutça, » nous arrivaient du rez-de-chaussée. « Raflegénérale, rafle générale, et désarmez-les. Je vous apprendrai, tasdé canaille, à faire du train. » Ces paroles, prononcées avecl’accent provençal et entremêlées de quelques interjectionsoccitaniques, qui, de même que l’ail et le piment, sont des fruitsdu pays, nous firent assez connaître que l’adjudant Bévignac étaità la tête de l’expédition. Dufailli ne se souciait pas de tomber enson pouvoir. Quant moi, on sait que j’avais d’excellentes raisonspour vouloir lui échapper. « À l’escalier, bloquez lépassage, à l’escalier, trou dé dious, commandait Bévignac.Mais pendant qu’il s’époumonait de la sorte, j’avais eu le tempsd’attacher un drap à la croisée, et les obstacles qui nousséparaient de la force armée, n’avaient pas encore disparu, quePauline, Thérèse, Dufailli et moi, étions déjà hors d’atteinte.Cette menace : « Ne vous inquiétez pas, jevous repêcherai, » que nous entendîmes de loin, ne fitqu’exciter notre hilarité ; le danger était passé.

Nous délibérâmes où nous irions achever lanuit ; Thérèse et Pauline proposèrent de sortir de la ville etde faire une excursion pastorale dans la campagne, où il y atoujours des lits pour tout le monde. « Non, non, ditDufailli, au plus près, au Lion d’argent, chezBoutrois ». Il fut convenu que l’on se réfugierait dans cethôtel. M. Boutrois, bien qu’il fût heure indue, nous ouvritavec une cordialité enchanteresse. « Eh bien ! dit-il àDufailli, j’ai appris que vous aviez touché votre part desprises ; c’est fort bien fait à vous de venir nous voir ;j’ai de l’excellent Bordeaux. Ces dames souhaitent-elles quelquechose ? Une chambre à deux lits, je vois çà. » En mêmetemps M. Boutrois, armé d’un trousseau de clefs et lachandelle à la main, se mit en devoir de nous conduire à la chambrequ’il nous destinait. « Vous serez là comme chez vous.D’abord, on ne viendra pas vous troubler ; quand on donne lapâtée au commandant d’armes, au chef militaire de lamarine et à notre commissaire général de police, vous sentez qu’onn’oserait pas… Par exemple, ajouta-t-il, il y a madame Boutrois quine plaisante pas ; aussi me garderai-je bien de lui dire quevous n’êtes pas seuls ; c’est une bonne femme madame Boutrois,mais les mœurs ; voyez-vous, les mœurs ! sur cet articleelle n’entend pas raison ; elle est stricte. Des femmesici ! si elle le soupçonnait seulement, elle croirait que toutest perdu : avec ça qu’elle a des filles ! Eh ! monDieu, ne faut-il pas vivre avec les vivants ? Je suisphilosophe moi, pourvu qu’il n’y ait pas de scandale… Et quand il yen aurait ; … chacun se divertit à sa manière, l’essentiel estque ça ne porte préjudice à personne. »

M. Boutrois nous débita encore bon nombrede maximes de cette force, après quoi il nous déclara que sa caveétait bien fournie, et qu’elle était toute à notre service.« Quant à la crémaillère, ajouta-t-il, à l’heure qu’il est,elle est un peu froide, mais que votre seigneurie donne ses ordres,et en deux coups de temps tout sera prêt. » Dufailli demandadu bordeaux et du feu, quoiqu’il fît assez chaud pour que l’on pûts’en passer.

On apporta le bordeaux ; cinq ou sixgrosses bûches furent jetées dans le foyer, et une ample collations’étala devant nous ; une volaille froide occupait le centrede la table, et formait la pièce de résistance d’un repasimprovisé, où tout avait été calculé pour un énorme appétit.Dufailli voulait que rien ne nous manquât, et M. Boutrois,certain d’être bien payé, était de son avis. Thérèse et sa sœurdévoraient tout des yeux ; pour moi, je n’étais pas non plusen trop mauvaise disposition.

Pendant que je découpais la volaille, Dufaillidégustait le bordeaux. « Délicieux !délicieux ! » répétait-il, en le savourant engourmet ; puis il se mit à boire à grand verre, et à peineavions-nous commencé à manger, qu’un sommeil invincible le clouadans son fauteuil, où il ronfla jusqu’au dessert comme unbienheureux. Alors il se réveille : « Diable, dit-il, ilvente grand frais ; où suis-je donc ? Est-ce qu’ilgèlerait par hasard ? Je suis tout je ne sais comment ?– Oh ! il a plus de la moitié de son pain de cuit,s’écria Pauline, qui me tenait tête ni plus ni moins qu’un sapeurde la garde. – Il est mort dans le dos le papa, dit à son tourThérèse, en ouvrant une espèce de bonbonnière d’écaille, danslaquelle était du tabac ; une prise, mon ancien, çà vouséclaircira la vue. » Dufailli accepta la prise ; et si jementionne cette circonstance, très peu importante en elle-même,c’est que j’oubliais de dire que la sœur de Pauline avait déjàdépassé la trentaine, et que de ce seul fait qu’elle reniflait dutabac comme un greffier ou comme un clerc de commissaire, on peut,aisément tirer la conséquence qu’elle n’était plus de la premièrejeunesse.

Quoi qu’il en soit, Dufailli en faisait seschoux gras. « Je l’aime la petite, s’écria-t-ilquelquefois ; c’est une bonne enfant. – Oh ! tu nem’apprends rien de neuf, lui répondait Thérèse, depuis qu’il y aune péniche dans la rade, il n’est pas un équipage que je n’aiepassé en revue, et je défie qu’un matelot puisse me dire plus hautque mon nom ; quand on sait se faire respecter…– L’enfant dit vrai, reprenait Dufailli, je l’aime, moi, parcequ’elle est franche ; aussi prétends-je lui faire un sort.– Ah ! ah ! ah ! un sort, s’écria Pauline enriant ; puis s’adressant à moi, et toi, m’en feras-tu un desort ? »

La conversation allait se continuer sur cepied, lorsque nous entendîmes venir du côté du port une trouped’hommes bottés qui faisaient grand bruit en marchant.« Vive le capitaine Paulet ! criaient-ils,vive le capitaine ! » Bientôt cette troupes’arrêta devant l’hôtel. « Eh ! pèreBoutrois, père Boutrois », appelait-on coup sur coupet en même temps. Les uns essayaient d’ébranler la porte, d’autressecouaient le marteau d’une force incroyable, ceux-ci se pendaientau cordon de la sonnette, ceux-là lançaient des pierres dans lesvolets.

À ce carillon, je tressaillis, j’imaginais quenotre asile allait être violé de nouveau ; Pauline et sa sœurn’étaient pas trop rassurées ; enfin l’on descend l’escalierquatre à quatre, la porte s’ouvre, il semble que ce soit une diguequi vient de se briser. Le torrent se précipite, un mélange confusde voix articule des sons auxquels nous ne comprenons rien.« Pierre, Paul, Jenny, Elisa, toute la maison ; mafemme, lève-toi. Ah ! mon Dieu ! ils dorment commedes souches. » On eût dit que le feu était à la maison.Bientôt nous entendîmes aller et venir les portes ; c’est unmouvement, un bruit inconcevables, c’est une servante qui se plainten termes grossiers d’une familiarité indécente, ce sont des éclatsd’un rire bruyant ; des bouteilles s’entrechoquent. Les plats,les assiettes, les verres remués précipitamment, le tournebrochequ’on remonte, concourent à ce charivari ; l’argenterierésonne, et des jurons anglais et français, jetés pêle-mêle aumilieu du vacarme, font retentir les airs. « Pays, me ditDufailli, c’est de la joie, ou je ne m’y connais pas. Qu’ont-ilsdonc ces mâtins-là, qu’ont-ils donc ? Est-ce qu’ils ont enlevéles gallions d’Espagne ? ce n’est pas la routepourtant ! »

Dufailli se creusait l’esprit pour trouver lacause de cette allégresse, sur laquelle je ne pouvais lui donneraucun éclaircissement, quand M. Boutrois, la face touteradieuse, entra pour nous demander du feu. « Vous ne savezpas, nous dit-il, la Revanche vient de rentrer dans leport. Notre Paulet a encore fait des siennes : a-t-il dubonheur !… une capture de trois millions sous le canon deDouvres. – Trois millions ! s’écria Dufailli, et je n’yétais pas ! – Dis donc, ma sœur, trois millions !s’écria de son côté Pauline, en bondissant comme un jeune chevreau.– Trois millions ! répéta Thérèse ; Dieu ! queje suis contente ! allons-nous en avoir ! – Voilàbien les femmes, reprit Dufailli, l’intérêt avant tout ; etsongez donc plutôt à votre mère, dans ce moment peut-être, elle està l’ombre. – La mère Thomas, une vieille,… je n’ose pasrépéter ici la qualification que lui donna Thérèse. – C’estjoli ! observa M. Boutrois, une fille ! tes père etmère honorera, afin de vivre longuement. – Je n’en puis pasrevenir, trois millions, disait Dufailli ;contez-nous donc ça, papa Boutrois… Notre hôte s’excusa sur cequ’il n’en avait pas le loisir ; d’ailleurs, ajouta-t-il, jene sais pas, et je suis pressé. »

Le tintamarre se continue ; je reconnaisque l’on range des chaises ; un instant après, le silence quise fit m’annonça que les mâchoires étaient occupées. Il étaitvraisemblable que la suspension du tapage serait de quelquesheures ; je proposai alors à la société de se mettre dans leportefeuille ; chacun fut de mon avis, nous nous couchâmespour la seconde fois, et comme nous touchions aux approches dujour ; pour ne pas être incommodés par la lumière, etrécupérer à notre aise le temps perdu, nous eûmes la précaution detirer le rideau… Le lecteur ne trouvera pas mauvais que lacotonnade flambée qui devait prolonger pour nous la durée de cettenuit orageuse, dérobe à ses regards les actes clandestins d’uneorgie dont il ne tardera pas à connaître le dénouement.

Tout ce que je puis dire, c’est que notreréveil était moins éloigné que je ne le pensais ; les marinsmangent vite et boivent long-temps. Des chants à faire frémir lesvitres vinrent tout à coup interrompre notre repos ; quarantevoix discordantes entre elles répétaient en chœur, le refrainfameux de l’hymne de Roland. « Au Diable leschanteurs ! s’écria Dufailli, je faisais le plus beaurêve ;… j’étais à Toulon : y es-tu allé à Toulon,pays ? – Je répondis à Dufailli, que je connaissais Toulon,mais que je ne voyais pas quel rapport il pouvait y avoir entre leplus beau rêve et cette ville. – J’étais forçat, reprit-il, jevenais de m’évader. » Dufailli s’aperçoit que le récit de cesonge fait sur moi une impression pénible, que je n’étais pas lemaître de dissimuler. « Eh ! bien, qu’as-tu donc,pays ? n’est-ce pas un rêve que je te raconte ? je venaisde m’évader ; ce n’est pas un mauvais rêve, je crois, pour unforçat ; mais ce n’est pas tout, je m’étais enrôlé parmi descorsaires, et j’avais de l’or gros comme moi. »

Quoique je n’aie jamais été superstitieux,j’avoue que je pris le rêve de Dufailli pour une prédiction sur monavenir ; c’était peut-être un avis du ciel pour me dicter unedétermination. Cependant, disais-je en moi-même, jusqu’à présent,je ne vaux guère la peine que le ciel s’occupe de moi, et je nevois pas non plus qu’il s’en soit trop occupé. Bientôt, je fis uneautre réflexion ; il me passa par la tête, que le vieuxsergent pourrait bien avoir voulu faire une allusion. Cette idéem’attrista ; je me levai, Dufailli s’aperçut que je prenais unair plus sombre que de coutume. « Eh ! qu’as-tu donc,pays ? s’écria-t-il ; il est triste comme un bonnet denuit. – Est-ce que par hasard on t’aurait vendu des pois quine veulent pas cuire ? me dit Pauline en me saisissantbrusquement par le bras, comme pour me tirer de ma rêverie.– Est-il maussade, observa Thérèse. – Taisez-vous, repritDufailli ; vous parlerez quand on vous le permettra ; enattendant, dormez ; dormez esclaves, répéta-t-il, et ne bougezpas ; nous allons revenir. »

Aussitôt il me fit signe de le suivre ;j’obéis, et il me conduisit dans une salle basse, où était lecapitaine Paulet, avec les hommes de son équipage, la plupart ivresd’enthousiasme et de vin. Dès que nous parûmes, ce ne fut qu’uncri : « Voilà Dufailli ! voilàDufailli !– Honneur à l’ancien, ditPaulet ; puis, offrant à mon compagnon un siège à côté delui : Pose toi là, mon vieux : on a bien raison de direque la providence est grande. M. Boutrois, appelait-il,M. Boutrois, du bichops, comme s’il en pleuvait ;va ! il n’y aura pas de misère après ce temps-ci, repritPaulet, en pressant la main de Dufailli. » Depuis un momentPaulet ne cessait pas d’avoir les yeux sur moi. « Il me sembleque je te connais, me dit-il ; tu as déjà porté le hulot, moncadet. »

Je lui répondis que j’avais été embarqué surle corsaire le Barras, mais que quant à lui, je pensais nel’avoir jamais vu. – « En ce cas nous feronsconnaissance ; je ne sais, ajouta-t-il, mais tu m’as encorel’air d’un bon chien ; d’un chien à tout faire, commeon dit. Eh ! les autres, n’est-ce pas qu’il a l’aird’un bon chien ? j’aime des trognes comme ça. Assieds-toi à madroite, main fieux, queu carrure ! en a-t-il desépaules ! Ce blondin fera encore un fameux péqueux de rougets(pêcheur d’Anglais.) » En achevant de prononcer ces mots,Paulet me coiffa de son bonnet rouge. « Il ne lui sied pointmal, à cet éfant, » remarqua-t-il avec un accent picard, danslequel il y avait beaucoup de bienveillance.

Je vis tout d’un coup que le capitaine neserait pas fâché de me compter parmi les siens. Dufailli, quin’avait pas encore perdu l’usage de la parole, m’exhorta vivement àprofiter de l’occasion ; c’était le bon conseil qu’il avaitpromis de me donner, je le suivis. Il fut convenu que je ferais lacourse et que, dès le lendemain, on me présenterait à l’armateur,M. Choisnard, qui m’avancerait quelqu’argent.

Il ne faut pas demander si je fus fêté par mesnouveaux camarades ; le capitaine leur avait ouvert un créditde mille écus dans l’hôtel, et plusieurs d’entre eux avaient enville des réserves dans lesquelles ils allèrent puiser. Je n’avaispas encore vu pareille profusion. Rien de trop cher ni de troprecherché pour des corsaires. M. Boutrois, pour lessatisfaire, fut obligé de mettre à contribution la ville et lesenvirons ; peut-être même dépêcha-t-il des courriers, afind’alimenter cette bombance, dont la durée ne devait pas se borner àun jour. Nous étions le lundi, mon compagnon n’était pas dégrisé ledimanche suivant. Quant à moi, mon estomac répondait de ma tête,elle ne reçut pas le moindre échec.

Dufailli avait oublié la promesse que nousavions faite à nos particulières ; je l’en fis souvenir, et,quittant un instant la société, je me rendis auprès d’elles,présumant bien qu’elles s’impatientaient de ne pas nous voirrevenir. Pauline était seule ; sa sœur était allée s’informerde ce qu’était devenue sa mère : elle rentra bientôt. –« Ah ! malheureuses que nous sommes, s’écria-t-elle en sejetant sur le lit, avec un mouvement de désespoir. – Eh !bien, qu’y a-t-il donc ? lui dis-je. – Nous sommesperdues, me répondit-elle, le visage inondé de larmes : on ena transporté deux à l’hôpital ; ils ont les reinscassés ; un garde de nuit a été blessé, et le commandant deplace vient de faire fermer la maison. Qu’allons-nousdevenir ? où trouver un asile ? – Un asile, luidis-je, on vous en trouvera toujours un ; mais la mère, oùest-elle ? » Thérèse m’apprit que sa mère, d’abordemmenée au violon, venait d’être conduite à la prison de la ville,et qu’il était bruit qu’elle n’en serait pas quitte à bonmarché.

Cette nouvelle me donna de sérieusesinquiétudes : la mère Thomas allait être interrogée, peut-êtreavait-elle déjà comparu au bureau de la place, ou chez lecommissaire-général de police : sans doute qu’elle auraitnommé ou qu’elle nommerait Dufailli. Dufailli compromis, je l’étaisaussi ; il était urgent de prévenir le coup. Je redescendis entoute hâte pour me concerter avec mon sergent, sur le parti àprendre. Heureusement, il n’était pas encore hors d’état d’entendreraison : je ne lui parlai que du danger qui le menaçait ;il me comprit, et, tirant de sa ceinture une vingtaine deguinées : « Voilà, me dit-il, de quoi m’assurer dusilence de la mère Thomas ; Puis, appelant un domestique del’hôtel, il lui remit la somme, en lui recommandant de la fairetenir sur-le-champ à la prisonnière. « C’est le fils duconcierge, me dit Dufailli ; il a les pieds blancs, il passepartout, et avec çà, c’est un garçon discret. »

Le commissionnaire fut promptement deretour ; il nous raconta que la mère Thomas, interrogée deuxfois, n’avait nommé personne ; qu’elle avait accepté avecreconnaissance la gratification, et qu’elle était bien résolue,la tête sur le billot, à ne rien dire qui pût nous porterpréjudice ; ainsi, il devint clair pour moi que je n’avaisrien à craindre de ce côté. « Et les filles, qu’enferons-nous, dis-je à Dufailli ? – Les filles, il n’y aqu’à les emballer pour Dunkerque, je fais les frais duvoyage. » Aussitôt nous montons ensemble pour signifierl’ordre de ce départ. D’abord, elles parurent étonnées ;cependant, après quelques raisonnements pour leur prouver qu’ilétait de leur intérêt de ne pas rester plus long-temps àBoulogne ; elles se décidèrent à nous faire leurs adieux. Dèsle soir même elles se mirent en route. La séparation s’opéra sansefforts ; Dufailli avait largement financé ; et puis, ily avait de l’espoir que nous nous reverrions : deux montagnesne se rencontrent pas… on sait le reste du proverbe. En effet, nousdevions les retrouver plus tard, dans un musicos qu’achalandait lagrande renommée du célèbre Jean-Bart, dont une descendante, au seinde sa patrie même, se consacrait aux plaisirs des émules de sonaïeul.

La mère Thomas recouvra sa liberté, après unedétention de six mois. Pauline et sa sœur, ramenées dans le gironmaternel, par l’amour du sol natal, reprirent leur train de viehabituel. J’ignore si elles ont fait fortune ; ce ne seraitpas impossible. Mais faute de renseignements, je termine ici leurhistoire, et je continue la mienne.

Paulet et les siens s’étaient à peine aperçusde notre absence ; que déjà nous étions de retour, l’onchanta, l’on but, l’on mangea, alternativement, et tout à la fois,sans désemparer, jusqu’à minuit, confondant ainsi tous les repasdans un seul. Paulet et Fleuriot, son second, étaient les héros dela fête : au physique comme au moral, ils étaient lesvéritables antipodes l’un de l’autre. Le premier était un groshomme court, râblé, carré ; il avait un cou de taureau, desépaules larges, une face rebondie, et dans ses traits quelque chosedu lion ; son regard était toujours ou terrible ouaffectueux ; dans le combat, il était sans pitié, partoutailleurs il était humain, compatissant. Au moment d’un abordage,c’était un démon ; au sein de sa famille, près de sa femme etde ses enfants, sauf quelque reste de brusquerie, il avait ladouceur d’un ange ; enfin c’était un bon fermier, simple, naïfet rond comme un patriarche, impossible de reconnaître lecorsaire ; une fois embarqué, il changeait tout à coup demœurs et de langage, il devenait rustre et grossier outre mesure,son commandement était celui d’un despote d’Orient, bref et sansréplique ; il avait un bras et une volonté de fer, malheur àqui lui résistait. Paulet était intrépide et bon homme, sensible etbrutal, personne plus que lui n’avait de la franchise et de laloyauté.

Le lieutenant de Paulet était un des êtres lesplus singuliers que j’eusse rencontrés : doué d’uneconstitution des plus robustes, très jeune encore, il l’avait uséedans des excès de tous genres ; c’était un de ces libertinsqui, à force de prendre par anticipation des à-compte sur la vie,dévorent leur capital en herbe. Une tête ardente, des passionsvives, une imagination exaltée, l’avaient de bonne heure poussé enavant. Il ne touchait pas à sa vingtième année et le délâbrement desa poitrine, accompagné d’un dépérissement général, l’avaientcontraint de quitter l’arme de l’artillerie dans laquelle il étaitentré à dix-huit ans ; maintenant, ce pauvre garçon n’avaitplus que le souffle, il était effrayant de maigreur ; deuxgrands yeux, dont la noirceur faisait ressortir la pâleurmélancolique de son teint, étaient en apparence tout ce qui avaitsurvécu dans ce cadavre, où respirait cependant une âme de feu.Fleuriot n’ignorait pas que ses jours étaient comptés. Les oraclesde la faculté lui avaient annoncé son arrêt de mort, et lacertitude de sa fin prochaine lui avait suggéré une étrangerésolution : voici ce qu’il me conta à ce sujet. « Jeservais, me dit-il, dans le cinquième d’artillerie légère, oùj’étais entré comme enrôlé volontaire. Le régiment tenait garnisonà Metz : les femmes, le manège, les travaux de nuit aupolygone, m’avaient mis sur les dents ; j’étais sec comme unparchemin. Un matin on sonne le bouteselle ; nouspartons ; je tombe malade en route, on me donne un billetd’hôpital, et, peu de jours après, les médecins voyant que jecrache le sang en abondance, déclarent que mes poumons sont horsd’état de s’accommoder plus long-temps des mouvements ducheval : en conséquence, on décide que je serai envoyé dansl’artillerie à pied ; et à peine suis-je rétabli, que lamutation proposée par les docteurs est effectuée. Je quitte uncalibre pour l’autre, le petit pour le gros, le six pour le douze,l’éperon pour la guêtre ; je n’avais plus à panser lepoulet-dinde, mais il fallait faire valser la demoiselle sur laplate-forme, embarrer, débarrer à la chèvre, rouler la brouette,piocher à l’épaulement, endosser la bricolle, et, pis que cela, mecoller sur l’échine la valise de La Ramée, cette éternelle peau deveau, qui a tué à elle seule plus de conscrits que le canon deMarengo. La peau de veau me donna comme on dit, le coup debas ; il n’y avait plus moyen d’y résister. Je me présente àla réforme, je suis admis ; il ne s’agissait plus que depasser l’inspection du général ; c’était ce gueusard deSarrazin ; il vint à moi : – Je parie qu’il estencore poitrinaire celui-là ; n’est-ce pas que tu espoitrinaire ? – Phtysiaque du second degré, répond le major.– C’est ça, je m’en doutais ; je le disais, ils le seronttous, épaules rapprochées, poitrine étroite, taille effilée, visageémacié. Voyons tes jambes ; il y a quatre campagnes là dedans,continua le général, en me frappant sur le mollet : maintenantque veux-tu ? ton congé ? tu ne l’auras pas. D’ailleurs,ajouta-t-il, il n’y a de mort que celui qui s’arrête : vas tontrain… à un autre… Je voulus parler… À un autre, répéta le général,et tais-toi.

» L’inspection terminée, j’allai me jetersur le lit de camp. Pendant que j’étais étendu sur la plume de cinqpieds, réfléchissant à la dureté du général, il me vint à la penséeque peut-être je le trouverais plus traitable, si je lui étaisrecommandé par un de ses confrères. Mon père avait été lié avec legénéral Legrand ; ce dernier était au camp d’Ambleteuse ;je songeai à m’en faire un protecteur. Je le vis. Il me reçut commele fils d’un ancien ami, et me donna une lettre pour Sarrazin, chezqui il me fit accompagner par un de ses aides de camp. Larecommandation était pressante, je me croyais certain du succès.Nous arrivons ensemble au camp de gauche, nous nous informons de lademeure du général, un soldat nous l’enseigne, et nous voici à laporte d’une baraque délabrée, que rien ne signale comme larésidence du chef ; point de sentinelle, point d’inscription,pas même de guérite. Je heurte avec la monture de mon sabre :Entrez, nous crie-t-on, avec l’accent et le ton de lamauvaise humeur, une ficelle que je tire soulève un loquet de bois,et le premier objet qui frappe nos regards en pénétrant dans cetasile, c’est une couverture de laine dans laquelle, couchés côte àcôte sur un peu de paille, sont enveloppés le général et son nègre.Ce fut dans cette situation qu’ils nous donnèrent audience.Sarrazin prit la lettre, et, après l’avoir lue sans sedéranger, il dit à l’aide de camp : – Le généralLegrand s’intéresse à ce jeune homme, eh bien ! quedésire-t-il ? que je le réforme ? il n’y pense pas. –Puis, s’adressant à moi : – Tu en seras bien plus grasquand je t’aurai réformé ! oh ! tu as une belleperspective dans tes foyers : si tu es riche, mourir à petitfeu par le supplice des petits soins ; si tu es pauvre,ajouter à la misère de tes parents, et finir dans un hospice :je suis médecin, moi, c’est un boulet qu’il te faut, la guérison aubout ; si tu ne l’attrapes pas, le sac sera ton affaire, oubien la marche et l’exercice te remettront, c’est encore unechance. Au surplus, fais comme moi, bois du chenic, cela vaut mieuxque des juleps ou du petit-lait. En même temps il étendit le bras,saisit par le cou une énorme dame-jeanne qui était auprès de lui,et emplit une canette qu’il me présenta ; j’eus beaum’en défendre, il me fallut avaler une grande partie du liquidequ’elle contenait ; l’aide de camp ne put pas non plus sedérober à cette étrange politesse : le général but après nous,son nègre, à qui il passa la canette, acheva ce quirestait.

» Il n’y avait plus d’espoir de fairerévoquer la décision de laquelle j’avais appelé ; nous nousretirâmes très mécontents. L’aide de camp regagna Ambleteuse, etmoi le fort Châtillon, où je rentrai plus mort que vif. Dès cemoment, je fus en proie à cette tristesse apathique qui absorbetoutes les facultés ; alors j’obtins une exemption deservice ; nuit et jour je restais couché sur le ventre,indifférent à tout ce qui se passait autour de moi, et je crois queje serais encore dans cette position, si, par une nuit d’hiver, lesAnglais ne se fussent avisés de vouloir incendier la flottille. Unefatigue inconcevable, quoique je ne fisse rien, m’avait conduit àun pénible sommeil. Tout à coup je suis réveillé en sursaut par unedétonation ; je me lève, et, à travers les carreaux d’unepetite fenêtre, j’aperçois mille feux qui se croisent dans lesairs. Ici ce sont des traînées immenses comme l’arc-en-ciel ;ailleurs des étoiles qui semblent bondir en rugissant. L’idée quime vint d’abord fut celle d’un feu d’artifice. Cependant un bruitpareil à celui des torrents qui se précipitent en cascades du hautdes rochers, me causa une sorte de frémissement ; parintervalles, les ténèbres faisaient place à cette lumièrerougeâtre, qui doit être le jour des enfers ; la terre étaitcomme embrasée. J’étais déjà agité par la fièvre, je m’imagine quemon cerveau grossit. On bat la générale ; j’entends crier auxarmes ! et de la plante des pieds aux cheveux, la terreur megalope ; un véritable délire s’empare de moi. Je saute sur mesbottes, j’essaie de les mettre ; impossible, elles sont tropétroites ; mes jambes sont engagées dans les tiges, je veuxles retirer, je ne puis pas en venir à bout. Durant ces efforts,chaque seconde accroît ma peur : enfin tous les camarades sonthabillés ; le silence qui règne autour de moi m’avertit que jesuis seul, et tandis que de toutes parts on court aux pièces, sansm’inquiéter de l’incommodité de ma chaussure, je fuis en toute hâteà travers la campagne, emportant mes vêtements sous mon bras.

» Le lendemain, je reparus au milieu detout mon monde, que je retrouvai vivant. Honteux d’une poltronneriedont je m’étonnais moi-même, j’avais fabriqué un conte qui, si oneût pu le croire, m’aurait fait la réputation d’un intrépide.Malheureusement on ne donna pas dans le paquet aussi facilement queje l’avais imaginé ; personne ne fut la dupe de monmensonge ; c’était à qui me lancerait des sarcasmes et desbrocards ; je crevais dans ma peau, de dépit et de rage, danstoute autre circonstance, je me serais battu contre toute lacompagnie ; mais j’étais dans l’abattement, et ce ne fut quela nuit suivante que je recouvrai un peu d’énergie.

» Les Anglais avaient recommencé àbombarder la ville ; ils étaient très près de terre, leursparoles venaient jusqu’à nous, et les projectiles des mille bouchesde la côte, lancés de trop haut, ne pouvaient plus que lesdépasser. On envoya sur la grève des batteries mobiles, qui, pourse rapprocher d’eux le plus possible, devaient suivre le flux etreflux. J’étais premier servant d’une pièce de douze ;parvenus à la dernière limite des flots, nous nous arrêtons. Aumême instant, on dirige sur nous une grêle de boulets ; desobus éclatent sous nos caissons, d’autres sous le ventre deschevaux. Il est évident que malgré l’obscurité, nous sommes devenusun point de mire des Anglais. Il s’agit de riposter, on ordonne dechanger d’encastrement, la manœuvre s’exécute ; le caporal dema pièce, presqu’aussi troublé que je l’étais la veille, veuts’assurer si les tourillons sont passés dans l’encastrement de tir,il y pose une main ; soudain il jette un cri de douleur querépètent tous les échos du rivage ; ses doigts se sont aplatissous vingt quintaux de bronze ; on s’efforce de les dégager,la masse qui les comprime ne pèse plus sur eux, qu’il se sentencore retenu ; il s’évanouit, quelques gouttes de chenaps meservent à le ranimer, et je m’offre à le ramener au camp ;sans doute on crut que c’était un prétexte pour m’éloigner.

» Le caporal et moi nous cheminionsensemble : au moment d’entrer dans le parc, que nous devionstraverser, une fusée incendiaire tombe entre deux caissons pleinsde poudre ; le péril est imminent ; quelques secondesencore, le parc va sauter. En gagnant au large, je puis trouver unabri ; mais je ne sais quel changement s’est opéré en moi, lamort n’a plus rien qui m’effraie ; plus prompt que l’éclair,je m’élance sur le tube de métal, d’où s’échappent le bitume et laroche enflammés : je veux étouffer le projectile, mais, nepouvant y parvenir, je le saisis, l’emporte au loin, et le dépose àterre, dans l’instant même où les grenades qu’il renferme éclatentet déchirent la tôle avec fracas.

» Il existait un témoin de cetteaction : mes mains, mon visage, mes vêtements brûlés, lesflancs déjà charbonnés d’un caisson, tout déposait de mon courage.J’aurais été fier sans un souvenir ; je n’étais quesatisfait : mes camarades ne m’accableraient plus de leursgrossières plaisanteries. Nous nous remettons en route. À peineavons-nous fait quelques pas, l’atmosphère est en feu, septincendies sont allumés à la fois, le foyer de cette vive etterrible lumière est sur le port ; les ardoises pétillent àmesure que les toits sont embrasés ; on croirait entendre lafusillade ; des détachements, trompés par cet effet, dont ilsignorent la cause, circulent dans tous les sens pour chercherl’ennemi. Plus près de nous, à quelque distance des chantiers de lamarine, des tourbillons de fumée et de flamme s’élèvent d’unchaume, dont les ardents débris se dispersent au gré desvents ; des cris plaintifs viennent jusqu’à nous, c’est lavoix d’un enfant ; je frémis ; il n’est plus tempspeut-être ; je me dévoue, l’enfant est sauvé, et je le rends àsa mère, qui, s’étant écartée un moment, accourait éplorée pour lesecourir.

» Mon honneur était suffisammentréparé : on n’eût plus osé me taxer de lâcheté ; jerevins à la batterie, où je reçus les félicitations de tout lemonde. Un chef de bataillon qui nous commandait alla jusqu’à mepromettre la croix, qu’il n’avait pu obtenir pour lui-même, parceque, depuis trente ans qu’il servait, il avait eu le malheur de setrouver toujours derrière le canon, et jamais en face. Je medoutais bien que je ne serais pas décoré avant lui, et grâces à sesrecommandations, je ne le fus pas non plus. Quoi qu’il en soit,j’étais en train de m’illustrer, toutes les occasions étaient pourmoi. Il y avait entre la France et l’Angleterre des pourparlerspour la paix. Lord Lauderdale était à Paris en qualité deplénipotentiaire, quand le télégraphe y annonça le bombardement deBoulogne ; c’était le second acte de celui de Copenhague. Àcette nouvelle, l’Empereur, indigné d’un redoublement d’hostilitéssans motif, mande le lord, lui reproche la perfidie de son cabinet,et lui enjoint de partir sur-le-champ. Quinze heures après,Lauderdale descend ici au Canon d’Or. C’est un Anglais, lepeuple exaspéré veut se venger sur lui ; on s’attroupe, ons’ameute, on se presse sur son passage, et quand il paraît, sansrespect pour l’uniforme des deux officiers qui sont sa sauve-garde,de toutes parts on fait pleuvoir sur lui des pierres et de la boue.Pâle, tremblant, défait, le lord s’attend à être sacrifié ;mais, le sabre au poing, je me fais jour jusqu’à lui :Malheur à qui le frapperait ! m’écriai-je alors. Jeharangue, j’écarte la foule, et nous arrivons sur le port, où, sansêtre exposé à d’autres insultes, il s’embarque sur un bâtimentparlementaire. Il fut bientôt à bord de l’escadre anglaise, qui, lesoir même, continua de bombarder la ville. La nuit suivante, nousétions encore sur le sable. À une heure du matin, les Anglais,après avoir lancé quelques congrèves [1], suspendentleur feu : j’étais excédé de fatigue, je m’étends sur unaffût, et je m’endors. J’ignore combien de temps se prolongea monsommeil, mais quand je m’éveillai, j’étais dans l’eau jusqu’au cou,tout mon sang était glacé, mes membres engourdis, ma vue, comme mamémoire, s’était égarée. Boulogne avait changé de place, et jeprenais les feux de la flottille pour ceux de l’ennemi. C’était làle commencement d’une maladie fort longue, pendant laquelle jerefusai opiniâtrement d’entrer à l’hôpital. Enfin l’époque de laconvalescence arriva ; mais comme j’étais trop lent à merétablir, on me proposa de nouveau pour la réforme, et cette foisje fus congédié malgré moi, car j’étais maintenant de l’avis dugénéral Sarrazin.

» Je ne voulais plus mourir dans mon lit,et m’appliquant le sens de ces paroles, il n’y a de mort quecelui qui s’arrête, pour ne pas m’arrêter, je me jetai dansune carrière où, sans travaux trop pénibles, il y a de l’activitéde toute espèce. Persuadé qu’il me restait peu de temps à vivre, jepris la résolution de bien l’employer : je me fiscorsaire ; que risquais-je ? je ne pouvais qu’être tué,et alors je perdais peu de chose ; en attendant, je ne manquede rien, émotions de tous les genres, périls, plaisirs, enfin je nem’arrête pas. »

Le lecteur sait, à présent quels hommesétaient le capitaine Paulet et son second. À peine restait-il lesouffle à ce dernier, et au combat, comme partout, il était leboute-en-train. Parfois semblait-il absorbé dans de sombrespensées, il s’en arrachait par une brusque secousse, sa têtedonnait l’impulsion à ses nerfs, et il devenait d’une turbulencequi ne connaissait pas de bornes : point d’extravagance, pointde saillie singulière dont il ne fût capable ; dans cetteexcitation factice, tout lui était possible, il eût tentéd’escalader le ciel. Je ne puis pas dire toutes les folies qu’ilfit dans le premier banquet auquel Dufailli m’avait présenté ;tantôt il proposait un divertissement, tantôt un autre ; enfinle spectacle lui passa par l’esprit : « Que donne-t-onaujourd’hui ? Misanthropie et Repentir. J’aime mieuxles Deux Frères. Camarades ! qui de vous veutpleurer ? Le capitaine pleure tous les ans à sa fête. Nousautres garçons, nous n’avons pas de ces joies-là. Ce que c’estquand on est père de famille ! Allez-vous quelquefois à lacomédie, notre supérieur ? il faut voir çà, il y aura foule.Tout beau monde, des pêcheuses de crevettes en robes de soie ;c’est la noblesse du pays. Ô Dieu ! le ciel estpoignardé ! des manchettes à des cochons. N’importe, il fautla comédie à ces dames ; encore, si elles entendaient lefrançais ? le français ! ah bien oui ! allez doncvous y faire mordre ; je me souviens du dernier bal ; desparticulières, quand on les invite à danser, qui vous répondent,je suis reteinte. – Ah çà ! auras-tu bientôtfini d’écorner le pays ? dit Paulet à son lieutenant, qu’aucundes corsaires n’avait interrompu. – Capitaine, repritcelui-ci, j’ai fait ma motion ; personne ne dit mot, personnene veut pleurer ; au revoir, je vais pleurer toutseul. »

Fleuriot sortit aussitôt ; alors lecapitaine commença de nous faire son éloge : « C’est uncerveau brûlé, dit-il, mais pour la bravoure, il n’y a pas sonpareil sous la calotte des cieux. » Puis il poursuivit en nousracontant comment il devait à la témérité de Fleuriot la richecapture qu’il venait de faire. Le récit était animé et piquant,malgré les cuirs dont l’assaisonnait Paulet, qui avait une habitudebien bizarre, celle de fausser la liaison en prodiguant let toutes les fois qu’il était avec ses compagnons de bord,et l’s lorsque, dans les relations civiles, ou dans lesjours de fête, il se croyait obligé à plus d’urbanité : ce futavec force t qu’il fit la description presque burlesqued’un combat dans lequel, suivant sa coutume, il avait avec la barredu cabestan assommé une douzaine d’Anglais. La soirées’avançait ; Paulet, qui n’avait pas encore revu sa femme etses enfants, allait se retirer, lorsque revint Fleuriot ; iln’était pas seul : « Capitaine, dit-il, en entrant,comment trouvez-vous le gentil matelot que je viensd’engager ? j’espère que le bonnet rouge n’a jamais coiffé unplus joli visage ? – C’est vrai, répondit Paulet, maisest-ce un mousse que tu m’amènes-là ? il n’a pas de barbe…eh ! parbleu, ajouta-t-il, en élevant la voix avec surprise,c’est une femme ! » Puis continuant avec un étonnementencore plus marqué : « Je ne me trompe pas, c’est laSaint *** [2]. – Oui, reprit Fleuriot, c’estElisa, l’aimable moitié du directeur de la troupe qui fait lesdélices de Boulogne, elle vient avec nous se réjouir de notrebonheur. – Madame parmi des corsaires, je lui en fais moncompliment, poursuivit le capitaine, en lançant à la comédiennetravestie ce regard du mépris qui n’est que trop expressif ;elle va entendre de belles choses ; il faut avoir le diable aucorps ; une femme ! – Allons donc ! notre chef,s’écria Fleuriot, ne dirait-on pas que des corsaires sont descannibales ; ils ne la mangeront pas. D’ailleurs, vous savezle refrain :

Elle aime à rire, elle aime à boire,

Elle aime à chanter comme nous

» Quel mal y a-t-il à ça ?– Aucun, mais la saison est propice pour la course, tout monéquipage est en parfaite santé, et il n’y a pas besoin ici demadame pour qu’il se porte bien. » À ces mots, prononcés avechumeur, Elisa baissa la vue. « Chère enfant, ne rougissez pas,dit Fleuriot, le capitaine plaisante… – Non, morbleu ! je neplaisante pas, je me souviens de la Saint-Napoléon, où toutl’état-major, à commencer par le maréchal Brune, était àpied ; il n’y eut pas de petite guerre ce jour-là :madame sait pourquoi, ne me forcez pas à en diredavantage. »

Élisa, que ce langage humiliait, n’était pas àse repentir d’avoir accompagné Fleuriot : dans le trouble quil’agitait, elle essaya de justifier son apparition au Liond’argent, avec cette douceur de ton, ces manières gracieuses,cette aménité de physionomie, que des mœurs très licencieusessemblent exclure : elle parla d’admiration, degloire,de vaillance, d’héroïsme, et,afin de prendre Paulet par les sentiments, elle fit un appel à sagalanterie, en le qualifiant de chevalier français. La flatterie atoujours plus ou moins d’empire sur les âmes ; Paulet devintpresque poli, les s lui revinrent à la bouche avec autantde profusion que s’il eût été endimanché ; il s’excusa dumieux qu’il put, obtint son pardon d’Elisa, et prit congé de sesconvives, en leur recommandant de s’amuser : sans doute, ilsne s’ennuyèrent pas. Quant à moi, il me fut impossible de resteréveillé ; je gagnai donc mon lit, où je ne vis et n’entendisrien. Le lendemain, j’étais frais et gaillard… Fleuriot meconduisit chez l’armateur, qui, sur ma bonne mine, me fit l’avancede quelques pièces de cinq francs. Sept jours après, huit d’entrenos camarades étaient entrés à l’hôpital… Le nom de là comédienneSaint *** avait disparu de l’affiche. On dit qu’afin de se mettrepromptement en lieu sûr, elle avait profité de la chaise de posted’un colonel, qui, tourmenté du besoin de jouer jusqu’aux plumetsde son régiment, avait fait tout exprès le voyage de Paris.

J’attendais avec impatience le moment de nousembarquer. Les pièces de cinq francs de M. Choisnard étaientcomptées, et si elles me faisaient vivre, elles ne me mettaientguère à même de faire figure ; d’un autre côté, tant j’étais àterre, j’avais à redouter quelque fâcheuse rencontre :Boulogne était infesté d’un grand nombre de mauvais garnements. LesMansui, les Tribout, les Salé, tenaient des jeux sur le port, oùils dépouillaient les conscrits, sous la direction d’un autrebandit, le nommé Canivet, qui, à la face de l’armée et de seschefs, osait s’intituler le bourreau des crânes. Il mesemble encore voir cette légende sur son bonnet de police, oùétaient figurés une tête de mort, des fleurets et des ossements ensautoir. Canivet était comme le fermier ou plutôt le suzerain depetit paquet, des dés, etc. C’était de lui que relevaient une foulede maîtres, prévôts, bâtonistes, tireurs de savattes et autrespraticiens, qui lui payaient tribut pour avoir le droit d’exercerle métier d’escroc ; il les surveillait sans cesse, et quandil les soupçonnait de quelqu’infidélité, d’ordinaire il lespunissait par des coups d’épée. J’imaginais que dans cette lie, ilétait impossible qu’il n’y eût pas quelque échappé desbagnes ; je craignais une reconnaissance, et mes appréhensionsétaient d’autant plus fondées, que j’avais entendu dire queplusieurs forçats libérés avaient été placés, soit dans le corpsdes sapeurs, soit dans celui des ouvriers militaires de la marine.Depuis quelque temps, on ne parlait que de meurtres, d’assassinats,de vols, et tous ces crimes présentaient les caractères auxquels onpeut reconnaître l’œuvre de scélérats exercés ; peut-être dansle nombre des brigands s’en trouvait-il quelques-uns de ceux avecqui j’avais été lié à Toulon. Il m’importait de les fuir, car, misde nouveau en contact avec eux, j’aurais eu bien de la peine àéviter d’être compromis. On sait que les voleurs sont comme lesfilles : quand on se propose d’échapper à leur société et àleurs vices, tous se liguent pour empêcher la conversion ;tous revendiquent le camarade qui renonce au mal, et c’est pour euxune espèce de gloire de le retenir dans l’état abject dont ils neveulent ni sortir, ni laisser sortir les autres. Je me rappelaismes dénonciateurs de Lyon, et les motifs qui les avaient portés àme faire arrêter. Comme l’expérience était récente, je fus disposétout naturellement à en faire mon profit et à me mettre sur mesgardes : en conséquence, je me montrais dans les rues le plusrarement possible ; je passais presque tout mon temps à labasse ville, chez une madame Henri, qui prenait des corsaires enpension, et leur faisait crédit sur la perspective de leurs partsde prises. Madame Henri, dans la supposition où elle aurait étémariée, était une fort jolie veuve encore très avenante, bienqu’elle approchât de ses trente-six ans ; elle avait auprèsd’elle deux filles charmantes, qui, sans cesser d’être sages,avaient la bonté de donner des espérances à tout beau garçon que lafortune favorisait. Quiconque dépensait son or dans la maison étaitle bien venu ; mais celui qui dépensait le plus était toujoursle plus avant dans les bonnes grâces de la mère et des filles,aussi long-temps qu’il dépensait. La main de ces demoiselles avaitété promise vingt fois, vingt fois peut-être elles avaient étéfiancées, et leur réputation de vertu n’en avait reçu aucun échec.Elles étaient libres dans leurs paroles ; dans leur conduiteelles étaient réservées, et quoiqu’elles ne se fissent pas blanchesde leur innocence, personne ne pouvait se vanter de leur avoir faitfaire un faux pas. Cependant, combien de héros de la mer avaientsubi l’influence de leurs attraits ! combien de soupirants,trompés par des agaceries sans conséquence, s’étaient flattés d’uneprédilection qui devait les conduire au bonheur ! et puis,comment ne pas se méprendre sur les véritables sentiments de ceschastes personnes, dont l’amabilité constante avait toujours l’aird’une préférence ? Le matador d’aujourd’hui était fêté,choyé ; on lui prodiguait mille petits soins, on luipermettait certaines privautés, un baiser, par exemple, pris à ladérobée ; on l’encourageait par des œillades, on lui donnaitdes conseils d’économie, en poussant adroitement à laconsommation ; on réglait l’emploi de son argent, et si lesfonds baissaient, ce qui avait lieu ordinairement à son insu, cen’était que par l’offre généreuse d’un prêt qu’il apprenait lapénurie de ses finances ; jamais on ne l’éconduisait :sans témoigner ni indifférence ni tiédeur, on attendait que lanécessité et l’amour le fissent voler à de nouveaux périls. Mais àpeine le navire qui emportait l’amant avait-il mis à la voile, etvoguait-il vers les chances heureuses sur lesquelles étaienthypothéqués un hymen éventuel et une somme légère que l’on avaitpris l’engagement de rendre au centuple, que déjà il était remplacépar quelqu’autre fortuné mortel ; si bien que dans la maisonde madame Henri, les adorateurs faisaient la navette, et que sesdeux demoiselles étaient comme deux citadelles qui, toujoursinvesties, toujours près de se rendre, en apparence, nesuccombaient jamais. Quand l’un levait le siège, l’autre lereprenait ; il y avait de l’illusion pour tout le monde, et iln’y avait que de l’illusion. Cécile, l’une des filles de madameHenri, avait pourtant dépassé sa vingtième année ; elle étaitenjouée, rieuse à l’excès, écoutait tout sans rougir, jusqu’à lagravelure, et ne se fâchait qu’à l’attouchement. Hortense, sa sœur,ne s’en fâchait même pas ; elle était plus jeune, et soncaractère était plus naïf ; parfois elle disait des choses…mais il semblait que du miel et de l’eau de fleur d’orangecoulaient dans les veines de ces deux enfants, tant, en touteoccasion, elles étaient douces et calmes. Dans leur cœur, il n’yavait rien d’inflammable, et quoiqu’elles ne se signassent pas pourun propos leste, ou qu’elles ne s’étonnassent pas du geste un peutrop familier d’un matelot, elles n’en méritaient pas moins,assure-t-on, le surnom qu’on a donné à la bergère de Vaucouleurs,ainsi qu’à une petite ville de la Picardie.

Ce fut au foyer de cette famille sirecommandable, que je vins m’asseoir pendant un mois avec uneassiduité dont je m’étonnais moi-même, partageant mes heures entrele piquet, la gandriole et la petite bière : cet état d’uneinaction qui me pesait, cessa enfin. Paulet voulut reprendre lecours de ses exploits habituels : nous nous mîmes enchasse ; mais les nuits n’étaient plus assez obscures, et lesjours étaient devenus trop longs : toutes nos captures seréduisirent à quelques misérables bateaux de charbon, et à un sloopde peu de valeur, sur lequel nous trouvâmes je ne sais plus quellord, qui, dans l’espoir de recouvrer de l’appétit, avait entreprisavec son cuisinier une promenade maritime. On l’envoya dépenser sesrevenus et manger des truites à Verdun.

La morte-saison approchait, et nous n’avionspresque pas fait de butin. Le capitaine était taciturne et tristecomme un bonnet de nuit ; Fleuriot se désespérait, il jurait,il tempêtait du matin au soir ; du soir au matin il était dansun véritable accès de rage ; tous les hommes de l’équipage,suivant une expression fort usitée parmi les gens du peuple, semangeaient les sangs… Je crois qu’avec des dispositions semblables,nous aurions attaqué un vaisseau à trois ponts. Il étaitminuit : sortis d’une petite anse auprès de Dunkerque, nousnous dirigions vers les côtes d’Angleterre ; tout à coup lalune, apparaissant à travers une clairière de nuages, répand salumière sur les flots du détroit ; à peu de distance, desvoiles blanchissent ; c’est un brick de guerre qui sillonne lavague luisante ; Paulet l’a reconnu : « Mes enfants,nous crie-t-il, il est à nous, tout le monde à plat ventre, et jevous réponds du poste. » En un instant il nous eut conduits àl’abordage. Les Anglais se défendaient avec fureur ; une lutteterrible s’engagea sur leur pont. Fleuriot, qui, selon sa coutume,y était monté le premier, tomba au nombre des morts : Pauletfut blessé ; mais il se vengea, et vengea son second : ilassomma tout autour de lui ; jamais je n’avais vu uneboucherie pareille. En moins de dix minutes, nous fûmes les maîtresdu bord, et le pavillon aux trois couleurs fut hissé à la place dupavillon rouge. Douze des nôtres avaient succombé dans cetteaction, où de part et d’autre fut déployé un égal acharnement.

Entre ceux qui avaient péri, était un nomméLebel, dont la ressemblance avec moi était si frappante, quejournellement elle donnait lieu aux plus singulières méprises. Jeme rappelai que mon Sosie avait des papiers fort en règle.Parbleu ! ruminai-je en moi-même, l’occasion est belle ;on ne sait pas ce qui peut arriver : Lebel va être jeté auxpoissons ; il n’a pas besoin de passe-port, et le sien m’iraità merveille.

L’idée me paraissait excellente : je necraignais qu’une chose, c’était que Lebel n’eût déposé sonportefeuille dans les bureaux de l’armateur. Je fus au comble de lajoie, en le palpant sur sa poitrine ; aussitôt je m’en emparaisans être vu de personne, et quand on eut lancé à la mer les sacsde sable, dans lesquels, pour mieux les retenir à fond, on avaitplacé les cadavres, je me sentis soulagé d’un grand poids, ensongeant que désormais j’étais débarrassé de ce Vidocq qui m’avaitjoué tant de mauvais tours.

Cependant, je n’étais pas encore complètementrassuré ; Dufailli, qui était notre capitaine d’armes,connaissait mon nom. Cette circonstance me contrariait : pourn’avoir rien à redouter de lui, je résolus de le déterminer à megarder le secret, en lui faisant une fausse confidence. Inutileprécaution : j’appelle Dufailli, je le cherche sur le brick,il n’y était pas ; je vais à bord de la Revanche, jecherche, j’appelle encore, point de réponse ; je descends dansla soute aux poudres, pas de Dufailli. Qu’est-il devenu ? Jemonte à la cambuse : auprès d’un baril de genièvre et dequelques bouteilles, j’aperçois un corps étendu : c’estlui ; je le secoue, je le retourne… il est noir… il estmort.

Telle fut la fin de mon protecteur, unecongestion cérébrale, une apoplexie foudroyante ou une asphyxie,causée par l’ivresse, avait terminé sa carrière. Depuis qu’ilexistait des sergents d’artillerie de marine, on n’en citait pas unqui eût bu avec autant de persévérance. Un seul trait lecaractérisera : ce prince des ivrognes le racontait comme leplus beau de sa vie. C’était le jour des Rois, Dufailli avaitattrapé la fève : pour honorer sa royauté, ses camarades lefont asseoir sur une civière portée par quatre canonniers ;c’était le pavois sur lequel on l’élevait. À chaque brancardpendaient des bidons d’eau-de-vie provenant de la distribution dumatin ; juché sur cette espèce de palanquin improvisé,Dufailli faisait une pose devant chaque baraque du camp, où ilbuvait et faisait boire aux acclamations d’usage. Ces stationsfurent si souvent réitérées, qu’à la fin la tête lui tourna, et quesa majesté éphémère, introduite dans une escouade, avala, presquesans la mâcher, une livre de lard qu’elle prit pour du fromage deGruyère : la substance était indigeste, Dufailli, rentré danssa baraque, se jette sur son lit ; il éprouve des soulèvementsde cœur, il veut réprimer ces mouvements expansifs, l’éruption alieu, la crise passe, il s’endort, et n’est tiré de sa léthargieprofonde que par le grognement d’un chien et les coups de griffesd’un chat, qui, postés à proximité du cratère, se disputaient… Ôdignité de l’homme, qu’étais-tu devenue ? À ce hideux tableau,qui ne reconnaîtrait que nul, plus que Dufailli, n’était fait pourdonner des leçons de tempérance aux enfants desSpartiates ?

Je me suis arrêté un instant pour donner undernier coup de pinceau à mon pays ; il n’est plus,que Dieu lui fasse paix ! Je reviens à bord du brick, oùPaulet m’avait laissé avec le capitaine de prise et cinq hommes del’équipage de la Revanche. À peine avions-nous fermé lesécoutilles pour nous assurer de nos prisonniers, que nous nousrapprochâmes de la côte afin de la longer le plus possible jusqu’àBoulogne ; mais quelques coups de canon, tirés par les Anglaisavant l’abordage, avaient appelé dans notre direction une de leursfrégates. Elle força de voiles pour nous canonner, et bientôt ellefut si près de nous, que ses boulets nous dépassèrent ; ellenous suivit ainsi jusqu’à la hauteur de Calais. Alors la merdevenant houleuse, et un vent impétueux chassant au rivage, nouscrûmes qu’elle s’éloignerait, dans la crainte de se briser sur desrécifs ; elle n’était déjà plus maîtresse de sesmanœuvres ; poussée vers la terre, elle eut à lutter à la foiscontre tous les éléments déchaînés : s’échouer était pour ellel’unique moyen de salut, il ne fut pas tenté. En un clin d’œil, lafrégate fut précipitée sous les feux croisés des batteries dela côte de fer, dela jetée, du fort Rouge : de partout onfaisait pleuvoir sur elle des bombes, des boulets ramés et desobus. Au milieu du bruit effroyable de mille détonations, un cri dedétresse se fait entendre, et la frégate s’abîme dans les flots,sans qu’il soit possible de lui porter secours.

Une heure après, le jour parut ; de loinen loin ; soulevés par les vagues, flottaient quelques débris.Un homme et une femme s’étaient attachés sur un mât, ils agitaientun mouchoir ; nous allions doubler le cap Grenet lorsque nousaperçûmes leurs signaux. Il me semblait que nous pouvions sauverces malheureux ; j’en fis la proposition au capitaine deprises, et sur son refus de mettre la chaloupe à notre disposition,dans l’élan d’une pitié que je n’avais pas encore ressentie, je melaissai emporter à la menace de lui faire sauter la cervelle.« Allons donc ! me dit-il avec un sourire dédaigneux, eten haussant les épaules, le capitaine Paulet a plus d’humanité quetoi, il les a vus, et ne bouge pas : c’est qu’il n’y a rien àfaire. Ils sont là-bas, nous sommes ici, avec le gros temps, chacunpour soi ; nous avons fait assez de perte comme ça, quand iln’y aurait que Fleuriot. »

Cette réponse me rendit à mon sang-froid, etme fit comprendre que nous courions nous-mêmes un danger plus grandque je ne le supposais : en effet, les vaguess’amoncelaient ; au-dessus ; se jouant les guoilans etles mauves qui mêlaient leurs cris aigus au sifflement del’aquilon ; à l’horizon, de plus en plus obscurci, seprojetaient de longues bandes noires et rouges ; l’aspect duciel était affreux, tout annonçait une tempête. Heureusement Pauletavait habilement calculé le temps et les distances ; nousmanquâmes la passe de Boulogne, mais, non loin de là, auPortel, nous trouvâmes un refuge et la sécurité du rivage.En débarquant dans cet endroit, nous vîmes couchés sur la grève lesdeux infortunés que j’aurais si bien voulu secourir ; lereflux les avait apportés sans vie sur la terre étrangère, où nousdevions leur donner la sépulture : c’étaient peut-être deuxamans. Je fus touché de leur sort, mais d’autres soinsm’arrachèrent à mes regrets. Toute la population duvillage, femmes, enfants, vieillards, était accourue surla côte. Les familles de cent cinquante pêcheurs se livraient audésespoir, à la vue de frêles embarcations que foudroyaient sixvaisseaux de ligne anglais, dont les masses solides affrontaient lamer en courroux. Chaque spectateur, avec une anxiété qu’il est plusaisé de concevoir que de décrire, ne suivait des yeux que la barqueà laquelle il s’intéressait, et, selon qu’elle était submergée ouse trouvait hors de péril, c’étaient des cris, des pleurs, deslamentations, ou des transports d’une joie extravagante. Desfemmes, des filles, des mères, des épouses, s’arrachaient lescheveux, déchiraient leurs vêtements, se roulaient par terre, envomissant des imprécations et des blasphèmes ; d’autres, sanscroire insulter à tant de douleur, et sans songer à remercier leciel, vers lequel l’instant d’auparavant elles levaient des mainssuppliantes, dansaient, chantaient, et, le visage encore inondé depleurs, manifestaient tous les symptômes de l’allégresse la plusvive, les vœux les plus fervents, le patronage du bienheureux saintNicolas, l’efficacité de son intercession, tout était oublié.Peut-être un jour plus tard, allait-on s’en souvenir, peut-êtredevait-il y avoir un peu de compassion pour le prochain, maispendant la tempête l’égoïsme était là… On me l’avait dit :chacun pour soi.

CHAPITRE XX

Je suis admis dans l’artillerie de marine. – Je devienscaporal. – Sept prisonniers de guerre. – Sociétés secrètes del’armée les olympiens. – Duels singuliers. – Rencontre d’un forçat.– Le comte de L***, mouchard politique. – Il disparaît. –L’incendiaire. – On me promet de l’avancement. – Je suis trahi. –Encore une fois la prison. – Licenciement de l’armée de la Lune. –le soldat gracié. – Un de mes compagnons est passé par les armes. –Le bandit piémontais. – Le sorcier du camp. – Quatre assassins misen liberté. – Je m’évade.

Dès le soir même je retournai à Boulogne, oùj’appris que, d’après un ordre du général en chef, tous lesindividus qui, dans chaque corps, étaient signalés comme mauvaissujets, devaient être immédiatement arrêtés et embarqués à bord desbâtiments armés en course. C’était une espèce de presse qu’onallait exercer pour purger l’armée, et mettre un terme à sadémoralisation, qui commençait à devenir alarmante. Ainsi,désormais il n’y avait plus moyen de m’isoler qu’en quittant laRevanche, sur laquelle, pour réparer les pertes du derniercombat, l’armateur ne manquerait pas d’envoyer quelques-uns de ceshommes dont le général jugeait à propos de se défaire. PuisqueCanivet et ses affidés ne devaient plus reparaître dans les camps,je crus qu’il n’y avait plus aucun inconvénient à me faire soldat.Muni des papiers de Lebel, je m’enrôlai dans une compagnie decanonniers de marine, qui faisait alors le service de lacôte ; et comme Lebel avait autrefois été caporal dans cettearme, j’obtins ce grade à la première vacance, c’est-à-dire quinzejours après mon admission. Une conduite régulière et la parfaiteintelligence des manœuvres, que je connaissais comme un artilleurde la vieille roche, me valurent promptement la bienveillance demes chefs. Une circonstance qui aurait dû me la faire perdre achevade me concilier leur estime.

J’étais de garde au fort de l’Eure ;c’était pendant les grandes marées, il faisait un tempsaffreux : des montagnes d’eau balayaient la plate-forme avecune telle violence, que les pièces de trente-six n’étaient plusimmobiles dans leurs embrasures ; à chaque renouvellement dela lame, on eût dit que le fort entier allait être emporté. Tantque la Manche ne serait pas plus calme, il était plus qu’évidentqu’aucun navire ne se montrerait : la nuit venue, je supprimaidonc les sentinelles, permettant ainsi aux soldats du poste que jecommandais de goûter les douceurs du lit de camp jusqu’aulendemain. Je veillais pour eux, ou plutôt je ne dormais pas, parceque je n’avais pas besoin de sommeil, lorsque sur les trois heuresdu matin, quelques mots que je reconnais pour de l’anglais,frappent mon oreille, en même temps que l’on heurte à la porteplacée au bas de l’escalier qui conduit à la batterie. Je crus quenous étions surpris : aussitôt j’éveille tout le monde ;je fais charger les armes, et déjà je m’apprête à vendre chèrementma vie quand, à travers la porte, j’entends la voix et lesgémissements d’une femme qui implore notre assistance. Bientôt jedistingue clairement ces paroles françaises :« Ouvrez, nous sommes des naufragés. » –J’hésite un moment ; cependant, après avoir pris mesprécautions, pour immoler le premier qui se présenterait avec desintentions hostiles, j’ouvre, et je vois entrer une femme, unenfant et cinq matelots, qui étaient plus morts que vifs. Monpremier soin fut de les faire réchauffer ; ils étaientmouillés jusqu’aux os et transis de froid. Mes canonniers et moi,nous leur prêtâmes des chemises et des vêtements, et dès qu’ils sefurent un peu remis, ils me racontèrent l’accident qui nousprocurait l’honneur de leur visite. Partis de la Havane sur untrois-mâts, et à la veille de terminer une heureuse traversée, ilsétaient venus se briser contre le môle de pierre qui nousrenfermait, et n’avaient échappé à la mort qu’en se précipitant deshunes sur la batterie. Dix-neuf de leurs compagnons de voyage,parmi lesquels le capitaine, avaient été engloutis dans lesflots.

La mer nous tint encore bloqués huit jours,sans que l’on osât envoyer une chaloupe pour nous relever. Au boutde ce temps, je fus ramené à terre avec mes naufragés, que jeconduisis moi-même chez le chef militaire de la marine, qui mefélicita comme si je les eusse fait prisonniers. Si c’était là unebrillante capture, c’était bien le cas de dire qu’elle ne m’avaitcoûté qu’une peur. Quoi qu’il en soit, dans la compagnie,elle fit concevoir la plus haute opinion de moi.

Je continuai à remplir mes devoirs avec uneexactitude exemplaire ; trois mois s’écoulèrent, et je neméritais que des éloges ; je me proposais d’en méritertoujours ; mais une carrière aventureuse ne cesse pas del’être tout d’un coup. Une fatale propension à laquelle j’obéissaismalgré moi, et souvent à mon insu, me rapprochait constamment despersonnes ou des objets qui devaient le plus s’opposer à ce que jemaîtrisasse ma destinée : ce fut à cette singulièrepropension, que, sans être agrégé aux sociétés secrètes de l’armée,je dus d’être initié à leurs mystères.

C’est à Boulogne que ces sociétés prirentnaissance. La première de toutes, quoi qu’en ait pu direM. Nodier, dans son histoire des philadelphes [3], fut celle des olympiens,dont le fondateur apparent fut un nommé Crombet de Namur ;elle ne se composa d’abord que d’aspirants et d’enseignes de lamarine, mais elle ne tarda pas à prendre de l’accroissement, etl’on y admit les militaires de toutes les armes, principalement del’artillerie.

Crombet, qui était fort jeune, (il n’étaitqu’aspirant de première classe), se démit de son titre de chef desolympiens, et rentra dans les rangs des frères, qui élurent unvénérable, et se constituèrent avec des formesmaçonniques. La société n’avait pas encore de but politique, ou dumoins si elle en avait un, il n’était connu que des membresinfluents. Le but avoué était l’avancement mutuel :l’olympien qui s’élevait devait concourir de tout sonpouvoir à l’élévation des olympiens qui étaient dans desgrades inférieurs. Pour être reçu, si l’on appartenait à la marine,il fallait être au moins aspirant de seconde classe, et au pluscapitaine de vaisseau ; si l’on servait dans les troupes deterre, la limite allait du colonel à l’adjudant-sous-officierexclusivement. Je n’ai pas entendu dire que dans leurs réunions,les olympiens aient jamais agité des questions qui eussent trait àla conduite du gouvernement, mais on y proclamait l’égalité, lafraternité, et l’on y prononçait des discours qui contrastaientbeaucoup avec les doctrines impériales.

À Boulogne, les olympiens se rassemblaienthabituellement chez une Mme Hervieux, qui tenaitune espèce de café borgne peu fréquenté. C’était là qu’ils tenaientleurs séances, et qu’ils faisaient leurs réceptions, dans une sallequi leur était consacrée.

Il y avait à l’École militaire, ainsi qu’àl’École polytechnique, des loges qui étaient affiliées auxolympiens. En général, l’initiation se réduisait à des mots depasse, à des signes et à des attouchements que l’on enseignait auxrécipiendaires ; mais les véritables adeptes savaient etvoulaient autre chose. Le symbole de la société expliquait assezles intentions de ces derniers ; un bras armé d’un poignardsortait de la nue ; au-dessous l’on voyait un busterenversé : c’était celui de César. Ce symbole, dont le sens serévèle de lui-même, était empreint sur le sceau des diplômes. Cesceau avait été modelé en relief par un canonnier nommé Beaugrandou Belgrand, employé à la direction de l’artillerie ; on enavait ensuite obtenu le creux en cuivre au moyen de la fonterectifiée par la ciselure.

Pour être reçu olympien, il fallait avoir faitpreuve de courage, de talent et de discrétion. Les militaires d’unmérite distingué étaient ceux que l’on cherchait à enrôler depréférence. On faisait en sorte, autant que possible, d’attirerdans la société les fils des patriotes qui avaient protesté contrel’érection du trône impérial, ou qui avaient été persécutés. Sousl’empire, il suffisait d’appartenir à une famille de mécontents,pour se trouver dans la catégorie des admissibles.

Les chefs véritables de cette associationétaient dans l’ombre, et ne communiquaient pas leurs projets. Ilscomplotaient le renversement du despotisme, mais ils ne mettaientpersonne dans leur confidence. Il fallait que les hommes au moyendesquels ils espéraient que ce résultat s’accomplirait, fussent desconjurés à leur insu. Personne ne devait leur proposer deconspirer, mais ils devaient en trouver la force et la volonté dansleur propre situation. C’est en vertu de cette combinaison que lesolympiens finirent par se recruter jusque dans les derniers rangsdes armées tant de terre que de mer.

Un sous-officier ou un soldat marquait-il, parson instruction, par l’énergie de son caractère, par sa fermeté,par son esprit d’indépendance, les olympiens l’attiraient à eux, etbientôt il entrait dans cette confraternité, où l’on s’engageait,sous la foi du serment, à se donner les uns aux autres aide etprotection. L’appui réciproque que l’on se promettait semblaitêtre le seul lien de la société ; mais au fond il y avait unepréméditation cachée. On savait, d’après une longue expérience, quesur cent individus admis, à peine dix obtiendraient un avancementproportionné à leur mérite : ainsi, sur cent individus, ilétait probable qu’avant peu d’années on compterait quatre-vingt-dixennemis de l’ordre de choses dans lequel il leur avait étéimpossible de se caser. C’était le comble de l’adresse d’avoirclassé de la sorte, sous une dénomination commune, des hommes entrelesquels on était certain qu’il y aurait plus tard l’affinité dumécontentement, des hommes qui seraient irrités, et qui, fatiguésde l’injustice, ne manqueraient pas de saisir avec empressementl’occasion de se venger. Ainsi se trouvait fomentée une ligue qui,pour s’ignorer elle-même, n’en avait pas moins une existence moinsréelle. Les éléments d’une conspiration étaient rapprochés :ils se perfectionnaient, se développaient de plus en plus ;mais il ne devait point y avoir de conspirateurs tant que cetteconspiration n’éclaterait pas ; on attendait le momentpropice.

Les olympiens précédèrent de plusieurs annéesles philadelphes, avec lesquels ils se confondirent plustard. L’origine de leur société est un peu antérieure à l’époque dusacre de Napoléon. On assure qu’ils se réunirent pour la premièrefois à l’occasion de la disgrâce de l’amiral Truguet, destituéparce qu’il avait voté contre le consulat à vie. Après lacondamnation de Moreau, la société, constituée sur des bases pluslarges, compta un grand nombre de Bretons et de Francs-Comtois.Parmi ces derniers, était Oudet, qui puisa chez les olympiens lapremière idée de la philadelphie.

Les olympiens existèrent près de deux annéessans que le gouvernement parût s’en inquiéter. Enfin, en 1806,M. Devilliers, commissaire-général de police à Boulogne,écrivit à Fouché pour lui dénoncer leurs rassemblements ; ilne les signalait pas comme dangereux, mais il croyait de son devoirde les faire surveiller, et il n’avait près de lui aucun agent àqui il pût confier une pareille tâche ; il priait, enconséquence, le ministre d’envoyer à Boulogne un de ces mouchardsexercés que la police politique a toujours sous la main. Leministre répondit au commissaire-général, qu’il le remerciaitbeaucoup de son zèle pour le service de l’Empereur, mais que depuislong-temps on avait l’œil sur les olympiens, ainsi que surplusieurs autres sociétés du même genre ; que le gouvernementétait assez fort pour ne pas les craindre dans le cas où ellesconspireraient ; que, d’ailleurs, il ne pouvait plus y avoirque des trames d’idéologues, dont l’Empereur ne se souciaitnullement, et que, selon toute apparence, les olympiens étaient desrêveurs, et leur réunion une de ces puérilités maçonniquesinventées pour amuser des niais.

Cette sécurité de Fouché n’était pas réelle,car à peine eut-il reçu l’avis qui lui avait été transmis parM. Devilliers, qu’il manda dans son cabinet le jeune comte deL…, qui était initié aux secrets de presque toutes les sociétés del’Europe. « L’on m’écrit de Boulogne, lui dit-il, qu’il vientde se former dans l’armée une espèce de société secrète sous letitre d’olympiens : on ne me fait pas connaître lebut de l’association, mais on m’annonce qu’elle a des ramificationstrès étendues… Peut-être se rattache-t-elle aux conciliabules quise tiennent chez Bernadotte ou chez la Staël. Je sais bien ce quise passe ici : Garat, qui me croit son ami, et qui a labonhomie de supposer que je suis encore patriote, ni plus ni moinsqu’en 93, me raconte tout. Il y a des jacobins qui imaginent que jeregrette la république, et que je pourrais travailler à larétablir : ce sont des sots que j’exile ou que je place,suivant que cela me convient… Truguet, Rousselin, Ginguené ne fontpas un pas, ne disent pas un mot que je n’en sois aussitôt averti…Ce sont des gens peu redoutables, comme toute la clique deMoreau ; ils bavardent beaucoup et agissent peu. Cependant,depuis quelque temps, ils semblent vouloir se faire un parti dansl’armée ; il m’importe de savoir ce qu’ils veulent ; lesolympiens sont peut-être une de leurs créations. Il serait bienutile que vous vous fissiez recevoir olympien ; vous merévéleriez les mystères de ces messieurs, et alors je verraisquelles mesures il faut prendre. »

Le comte de L*** répondit à Fouché que lamission qu’il lui proposait était délicate ; que les olympiensne faisaient probablement aucune réception sans avoir prisauparavant des informations sur le compte du récipiendaire ;qu’en outre, on ne pouvait pas être admis, si l’on n’appartenaitpas à l’armée. Fouché réfléchit un instant sur ces obstacles, puis,prenant la parole : « J’ai, dit-il, découvert un moyen devous faire initier promptement. Vous vous rendrez à Gênes : làvous trouverez un détachement de conscrits liguriens qui doiventincessamment être dirigés sur Boulogne, pour y être incorporés dansle huitième régiment d’artillerie à pied. Parmi eux est un comteBoccardi, que sa famille a vainement cherché à faire remplacer…Vous offrez de partir à la place du noble Génois ; et, pourlever à cet égard toute espèce de difficultés, je vous faisremettre un certificat constatant que vous avez, sous le nom deBertrand, satisfait aux lois sur la conscription. Au moyende cette pièce, vous êtes agréé, et vous partez avec ledétachement. Arrivé à Boulogne, vous aurez affaire à un colonel[4] fanatique de maçonnerie, d’illuminisme,d’hermétisme, etc. Vous vous ferez reconnaître, et comme vous êtesdans les hauts grades, il ne manquera pas de vous protéger. Vouspourrez alors lui faire, au sujet de votre origine, toutes lesouvertures que vous jugerez à propos. Ces confidences aurontd’abord pour effet d’atténuer l’espèce de défaveur qui s’attachetoujours à la qualité de remplaçant ; elles vous attirerontensuite la considération des autres chefs. Mais ils estindispensable que l’on croie qu’il y a eu pour vous nécessité devous faire soldat. Sous votre véritable nom, vous étiez en butte àdes persécutions de la part de l’Empereur : c’est pouréchapper à la proscription que vous vous êtes caché dans unrégiment. Voilà votre histoire : elle circulera dans lescamps, et l’on ne doutera pas que vous ne soyez une victime et unennemi du système impérial… Je n’ai pas besoin d’entrer dans deplus longs détails… Le reste s’effectuera tout seul… Au surplus, jem’en remets entièrement à votre sagacité. »

Muni de ces instructions, le comte de L***partit pour l’Italie, et bientôt après il revint en France avec lesconscrits liguriens. Le colonel Aubry l’accueillit comme un frèreque l’on revoit après une longue absence. Il le dispensa desmanœuvres et de l’exercice, assembla la loge du régiment pour lerecevoir et le fêter, lui fit mille politesses, l’autorisa à semettre en bourgeois, et le traita, en un mot, avec la plus grandedistinction.

En peu de jours, toute l’armée sut queM. Bertrand était un personnage : on ne pouvait pas luidonner les épaulettes ; on le nomma sergent, et les officiers,oubliant pour lui seul qu’il était sur les degrés inférieurs de lahiérarchie militaire, n’hésitèrent pas à l’admettre dans leurintimité. M. Bertrand était devenu véritablement l’oracle ducorps ; il avait de l’esprit, une instruction très variée, etl’on était disposé à le trouver plus instruit et plus spirituelencore qu’il ne l’était. Quoi qu’il en fut, il ne tarda pas à selier avec plusieurs olympiens, qui tinrent à singulier honneur dele présenter à leurs frères. M. Bertrand fut initié, et dèsqu’il eut réussi à se mettre en communication avec les sommités del’Olympe, il adressa des rapports au ministre de la police.

Ce que je viens de raconter de la société desolympiens et de M. Bertrand, je le tiens de M. Bertrandlui-même, et pour légitimer la vérité de mon récit, il ne serapeut-être pas superflu de dire par quelles circonstances il futamené à me faire confidence de la mission dont il était chargé et àme révéler des particularités dont il est fait mention ici pour lapremière fois.

Rien de plus fréquent à Boulogne que le duel,dont la funeste manie avait gagné jusqu’aux paisibles Néerlandaisde la flottille sous les ordres de l’amiral Werhwel. Il y avaitsurtout, non loin du camp de gauche, au pied d’une colline, unpetit bois dans le voisinage duquel on ne passait jamais, quelleque fut l’heure du jour, sans voir sur la lisière une douzained’individus engagés dans ce qu’on appelle une affaire d’honneur.C’est dans cet endroit qu’une amazone célèbre, la demoiselle Div…,tomba sous le fer d’un ancien amant, le colonel Camb…, qui nel’ayant pas reconnue sous des habits d’homme, avait accepté d’elleune provocation à un combat singulier. La demoiselle Div…, qu’ilavait abandonnée pour une autre, avait voulu périr de sa main.

Un jour que, de l’extrémité du plateau quepeuplait la longue file des baraques du camp de gauche, j’abaissaismon regard sur le théâtre de cette scène sanglante, j’aperçus àquelque distance du petit bois deux hommes dont l’un marchait surl’autre, qui battait en retraite à travers la plaine ; à leurspantalons blancs, je reconnus les champions pour Hollandais ;je m’arrêtai un instant à les considérer. Bientôt l’assaillantrétrograde à son tour ; enfin se faisant mutuellement peur,ils rétrogradèrent en même temps, en agitant leurs sabres, puisl’un d’eux venant à s’enhardir, lança son briquet à son adversaire,et le poursuivit jusqu’à la berge d’un fossé, que cet adversaire neput franchir. Alors chacun d’eux renonçant à se servir de sonsabre, même comme projectile, un combat à coups de poing s’engageaentre ces hommes qui vidèrent ainsi leur querelle. Je m’amusais dece duel grotesque, quand je vis tout près d’une ferme où nousallions quelquefois manger du codiau (espèce de bouillieblanche faite avec de la farine et des œufs), deux individus qui,débarrassés de leurs habits, se préparaient à mettre l’épée à lamain, en présence de leurs témoins, qui étaient d’un côté unmaréchal-des-logis du dixième régiment de dragons, et de l’autre,un fourrier de l’artillerie. Bientôt les fers se croisèrent ;le plus petit des combattants, était un sergent descanonniers ; il rompait avec une intrépidité sans égale ;enfin après avoir parcouru de la sorte une cinquantaine de pas, jecrus qu’il allait être percé de part en part, lorsque tout à coupil disparut comme si la terre se fut entr’ouverte sous lui ;aussitôt un grand éclat de rire se fit entendre. Après ce premiermouvement d’une gaieté bruyante, les assistants se rapprochèrent,je les vis se baisser. Poussé par un sentiment de curiosité, je medirigeai vers eux, et j’arrivai fort à propos pour les aider àretirer d’un trou pratiqué pour l’écoulement d’une auge àpourceaux, le pauvre diable dont la disparition subite m’avaitfrappé d’étonnement. Il était presque asphyxié, et tout couvert defange des pieds à la tête ; le grand air lui rendit assez vitel’usage de ses sens, mais il n’osait respirer, il craignaitd’ouvrir la bouche et les yeux, tant le liquide dans lequel ilavait été plongé était infect. Dans cette fâcheuse situation, lespremières paroles qu’il entendit furent des plaisanteries : jeme sentis révolté de ce manque de générosité, et cédant à ma tropjuste indignation, je lançai à l’antagoniste de la victime ce coupd’œil provocateur qui, de soldat à soldat, n’a pas besoin d’êtreinterprété. « Il suffit, me dit-il, je t’attends de piedferme. » À peine suis-je en garde, que sur ce bras qui opposeun fleuret à celui que j’ai ramassé, je remarque un tatouage qu’ilme semble reconnaître : c’était la figure d’une ancre, dont labranche était entourée des replis d’un serpent. « Je vois laqueue, m’écriai-je, gare à la tête ; et en donnant cetavertissement, je me fendis sur mon homme que j’atteignis au tétondroit. – Je suis blessé, dit-il alors, est-ce au premiersang ? – Oui, au premier sang, lui répondis-je. » etsans plus attendre, je me mis en devoir de déchirer ma chemise,pour panser sa blessure. Il fallut lui découvrir la poitrine ;j’avais deviné la place de la tête du serpent, qui venait comme luimordre l’extrémité du sein ; c’était là que j’avais visé.

En voyant que j’examinais alternativement cesigne et les traits de son visage, mon adversaire ne laissait pasde concevoir de l’inquiétude ; je m’empressai de le rassurer,par ces paroles : que je lui dis à l’oreille : « Jesais qui tu es ; mais ne crains rien, je suis discret. »– Je te connais aussi, me répondit-il, en me serrant la main, et jeme tairai. » Celui qui me promettait ainsi son silence, étaitun forçat évadé du bagne de Toulon. Il m’indiqua son nom d’emprunt,et m’apprit qu’il était maréchal-des-logis-chef au 10ede dragons, où il éclipsait par son luxe tous les officiers durégiment.

Tandis qu’avait lieu cette reconnaissance,l’individu dont j’avais pris la défense, en véritable redresseur detorts, essayait de laver, dans un ruisseau, le plus gros de lasouillure dont il était couvert ; il revint promptement auprèsde nous : tout le monde était plus calme ; il ne fut plusquestion du différend, et l’envie de rire avait fait place à undésir sincère de réconciliation.

Le maréchal-des-logis-chef, que je n’avaisblessé que très légèrement, proposa de signer la paix au Canond’or, où il y avait toujours d’excellentes matelottes, et descanards plumés d’avance. Il nous y paya un déjeûner de prince, quise prolongea jusqu’au souper, dont sa partie adverse fit lesfrais.

La journée complète on se sépara. Lemaréchal-des-logis-chef me fit promettre de le revoir, et lesergent ne fut pas content que je ne l’eusse accompagné chezlui.

Ce sergent était M. Bertrand ; iloccupait dans la haute ville, un logement d’officiersupérieur ; dès que nous y fûmes seuls, il me témoigna sareconnaissance avec toute la chaleur dont est capable, après boire,un poltron que l’on a sauvé d’un grand danger : il me fit desoffres de service de toute espèce, et comme je n’en acceptaisaucune : « Vous croyez peut-être, me dit-il, que je nepuis rien ; il n’est point de petit protecteur, moncamarade ; si je ne suis que sous-officier, c’est que je neveux pas être autre chose ; je n’ai point d’ambition, et tousles olympiens sont comme moi ; ils font peu de cas d’unemisérable distinction de grade. » – Je lui demandai cequ’étaient les olympiens. – « Ce sont, me répondit-il, desgens qui adorent la liberté et préconisent l’égalité :voudriez-vous être olympien ? pour peu que cela vous tente, jeme charge de vous faire recevoir. »

Je remerciai M. Bertrand, et j’ajoutaique je ne voyais pas trop la nécessité de m’enrôler dans unesociété sur laquelle devait tôt ou tard se porter l’attention de lapolice. – « Vous avez raison, reprit-il, en me marquant unvéritable intérêt, ne vous faites pas recevoir, car tout celafinira mal. » Et alors il commença à me donner sur lesolympiens les détails que j’ai consignés dans ces mémoires ;puis comme il était encore sous l’influence confidentielle etsingulièrement expansive du champagne, dont nous nous étionsabreuvés : il me révéla sous le sceau du secret, la missionqu’il était venu remplir à Boulogne.

Après cette première entrevue, je continuai devoir M. Bertrand, qui resta encore quelque temps à son posted’observateur. Enfin, l’époque arriva où, suffisammentinstruit, il demanda et obtint un congé d’un mois : il allait,disait-il, recueillir une succession considérable ; mais lemois expiré, M. Bertrand ne revint pas ; le bruit serépandit qu’il avait emporté une somme de douze mille francs quelui avait confiée le colonel Aubry, à qui il devait ramener unéquipage et des chevaux : une autre somme destinée à desemplettes pour le compte du régiment, était passée de la mêmemanière dans l’actif de M. Bertrand. On sut qu’à Paris, ilétait descendu rue Notre-Dame-des-Victoires, à l’hôtel de Milan, oùil avait exploité à outrance un crédit imaginaire.

Toutes ces particularités constituaient unemystification, dont les dupes n’osèrent pas même se plaindresérieusement. Seulement il fut constaté que M. Bertrand avaitdisparu : on le jugea, et comme déserteur il fut condamné àcinq ans de travaux publics. Peu de temps après, arriva l’ordred’arrêter les principaux d’entre les olympiens, et de dissoudreleur société. Mais cet ordre ne put être exécuté qu’enpartie : les chefs, avertis que le gouvernement allait sévircontre eux, et les jeter dans les cachots de Vincennes, ou de touteautre prison d’État, préférèrent la mort à une si misérableexistence. Cinq suicides eurent lieu le même jour. Un sergent-majordu vingt-cinquième de ligne et deux sergents d’un autre corps, sefirent sauter la cervelle. Un capitaine qui, la veille, avait reçuson brevet de chef de bataillon, se coupa la gorge avec un rasoir…Il était logé au Lion d’argent ; l’aubergiste,M. Boutrois, étonné de ce que, suivant sa coutume, il nedescendait pas pour déjeuner avec les autres officiers, frappe à laporte de sa chambre : le capitaine était alors placé au-dessusd’une cuvette qu’il avait disposée pour recevoir son sang ; ilremet précipitamment sa cravate, ouvre, essaie de parler, et tombemort. Un officier de marine qui montait une prame chargée depoudre, y mit le feu, ce qui entraîna l’explosion de la pramevoisine. La terre trembla à plusieurs lieues à la ronde ;toutes les vitres de la basse ville furent brisées ; lesfaçades de plusieurs maisons sur le port s’écroulèrent ; desdébris de gréement, des mâtures brisées, des lambeaux de cadavresfurent jetés à plus de dix-huit cents toises. Les équipages desdeux bâtiments périrent… Un seul homme fut sauvé, comme parmiracle : c’était un matelot qui était dans les hunes ;le mât avec lequel il fut emporté jusque dans la nue, retombaperpendiculairement dans la vase du bassin, qui était à sec, et s’yplanta à une profondeur de plus de dix pieds. On trouva le matelotvivant ; mais dès ce moment il eut perdu l’ouïe et la parole,qu’il ne recouvra jamais.

À Boulogne, on fut surpris de la coïncidencede ces événements. Des médecins prétendirent que cette simultanéitéde suicides avait été déterminée par une disposition résultant d’unétat particulier de l’atmosphère. Ils invoquaient à l’appui de leuropinion une observation faite à Vienne en Autriche, où, l’étéprécédent, grand nombre de jeunes filles, entraînées comme par unesorte de frénésie, s’étaient précipitées le même jour.

Quelques personnes croyaient expliquer cequ’il y avait d’extraordinaire dans cette circonstance, en disantque rarement un suicide, quand il est ébruité, n’est pas accompagnéde deux ou trois autres. En résumé, le public sut d’autant moins àquoi s’en tenir, que la police, qui craignait de laisser apercevoirtout ce qui pouvait caractériser l’opposition au régime impérial,faisait, à dessein, circuler les bruits les plus étranges ;les précautions furent si bien prises qu’à cette occasion le nomd’olympien ne fut pas même prononcé une seule fois dans lescamps ; cependant la cause de tant d’aventures tragiques étaitdans les dénonciations de M. Bertrand. Sans doute il futrécompensé, j’ignore de quelle manière ; mais ce qui me paraîtprobable, c’est que la haute police, satisfaite de ses services,dut continuer de l’employer, puisque, quelques années plus tard, onle rencontra en Espagne, dans le régiment d’Isembourg, où devenulieutenant, il n’était pas regardé comme un moins bon gentilhommeque les Montmorenci, les Saint-Simon, et autres rejetons dequelques-unes des plus illustres maisons de France qui avaient étéplacés dans ce corps.

Peu de temps après la disparition deM. Bertrand, la compagnie dont je faisais partie fut détachéeà Saint-Léonard, petit village à une lieue de Boulogne. Là notretâche se bornait à la garde d’une poudrière, dans laquelle avaitété emmagasinée une grande quantité de munitions de guerre. Leservice n’était pas pénible, mais le poste était réputédangereux : plusieurs factionnaires y avaient été assassinés,et l’on croyait que les Anglais avaient résolu de faire sauter cedépôt. Quelques tentatives du même genre, qui avaient eu lieu dansles dunes sur divers points, ne laissaient aucun doute à cet égard.Nous avions donc des raisons assez fortes pour déployer unecontinuelle vigilance.

Une nuit que c’était mon tour de garde, noussommes subitement réveillés par un coup de fusil : aussitôttout le poste est sur pied ; je m’empresse, suivant l’usage,d’aller relever la sentinelle : c’était un conscrit dont labravoure ne m’inspirait pas une grande confiance ; jel’interroge ; et, d’après ses réponses, je conclus qu’il s’esteffrayé sans motif. Je visite les dehors de la poudrière, qui étaitune vieille église ; je fais fouiller les approches : onn’aperçoit rien, aucun vestige de pas d’homme. Persuadé alors quec’était une fausse alerte, je réprimande le conscrit, et le menacede la salle de police. Cependant, de retour au corps de garde, jelui fais de nouvelles questions, et le ton affirmatif avec lequelil proteste qu’il a vu quelqu’un, les détails qu’il me donne,commencent à me faire croire qu’il ne s’est point laissé aller àune vaine terreur ; il me vient des pressentiments ; jesors, et me dirige une seconde fois vers la poudrière, dont jetrouve la porte entre-baillée ; je la pousse, et, de l’entrée,mes regards sont frappés des faibles reflets d’une lumière qui seprojette entre deux hautes rangées de caisses à cartouches.J’enfile précipitamment cette espèce de corridor ; parvenu àl’extrémité, je vois… une lampe allumée sous une des caisses quidébordait les autres ; la flamme touche au sapin, et déjà serépand une odeur de résine. Il n’y a pas un instant à perdre ;sans hésiter je renverse la lampe, je retourne la caisse, et avecmon urine j’éteins les restes de l’incendie. L’obscurité la pluscomplète me garantissait que j’avais coupé court à l’embrasement.Mais je ne fus pas sans inquiétude tant que l’odeur ne se fut pasentièrement dissipée. J’attendis ce moment pour me retirer. Quelétait l’incendiaire ? je l’ignorais, seulement il s’élevait defortes présomptions dans mon esprit ; je soupçonnais legarde-magasin, et afin de connaître la vérité, je me rendissur-le-champ à son domicile. Sa femme y était seule ; elle medit que, retenu à Boulogne pour des affaires, il y avait couché, etqu’il rentrerait le lendemain matin. Je demandai les clefs de lapoudrière ; il les avait emportées. L’enlèvement des clefsacheva de me convaincre qu’il était coupable. Toutefois, avant defaire mon rapport, je revins à dix heures pour m’assurer s’il étaitde retour ; il n’avait pas encore reparu.

Un inventaire auquel on procéda dans la mêmejournée, prouva que le garde devait avoir le plus grand intérêt àanéantir le dépôt qui lui était confié : c’était l’uniquemoyen de couvrir les vols considérables qu’il avait commis.Quarante jours se passèrent sans qu’on sût ce que cet homme étaitdevenu. Des moissonneurs trouvèrent son cadavre dans un champ deblé ; un pistolet était près de lui.

C’était ma présence d’esprit qui avait prévenul’explosion de la poudrière : j’en fus récompensé par del’avancement ; je devins sergent, et le général en chef, quivoulut me voir, promit de me recommander à la bienveillance duministre. Comme je me croyais le pied à l’étrier, et que jedésirais faire mon chemin, je m’appliquais surtout à faire perdre àLebel toutes les mauvaises habitudes de Vidocq, et si la nécessitéd’assister aux distributions de vivres, ne m’avait de temps à autreappelé à Boulogne, j’aurais été un sujet accompli ; mais àchaque fois que je venais en ville, je devais une visite aumaréchal-des-logis-chef des dragons, contre lequel j’avais pris leparti de M. Bertrand, non qu’il l’exigeât ; mais jesentais la nécessité de le ménager : alors c’était un jourentier consacré à la ribotte, et malgré moi je dérogeais à mesprojets de réforme.

À l’aide de la supposition d’un onclesénateur, dont la succession, disait-il, lui était assurée, monancien collègue du bagne menait une vie fort agréable ; lecrédit dont il jouissait en sa qualité de fils de famille était enquelque sorte illimité. Point de richard boulonnais qui ne tînt àhonneur d’attirer chez lui un personnage d’une si hautedistinction. Les papas les plus ambitieux ne souhaitaient rien tantque de l’avoir pour gendre, et parmi les demoiselles, c’était à quiréussirait à fixer son choix ; aussi avait-il le privilège depuiser à volonté dans la bourse des uns, et de tout obtenir de lacomplaisance des autres. Il avait un train de colonel, des chiens,des chevaux, des domestiques : il affectait le ton et lesmanières d’un grand seigneur, et possédait au suprême degré l’artde jeter de la poudre aux yeux et de se faire valoir. C’était aupoint que les officiers eux-mêmes, qui d’ordinaire sont si bêtementjaloux des prérogatives de l’épaulette, trouvaient très naturelqu’il les éclipsât. Ailleurs qu’à Boulogne, cet aventurier eûttardé d’autant moins à être reconnu pour un chevalier d’industrie,qu’il n’avait, pour ainsi dire, reçu aucune éducation ; mais,dans une cité où la bourgeoisie, de création toute récente, n’avaitpu encore adopter de la bonne compagnie que le costume, il luiétait facile d’en imposer.

Fessard était le véritable nom dumaréchal-des-logis-chef, que l’on ne connaissait dans le bagne quesous celui d’Hippolyte ; il était, je crois, de laBasse-Normandie : avec tous les dehors de la franchise, unephysionomie ouverte et l’air évaporé d’un jeune étourdi, il avaitce caractère cauteleux que la médisance attribue aux habitants deDomfront ; c’était, en un mot, un garçon retors, et pourvu detoutes les rubriques propres à inspirer de la confiance. Un poucede terre dans son pays lui aurait fourni l’occasion de milleprocès, et serait devenu son point de départ pour arriver à lafortune en ruinant le voisin ; mais Hippolyte ne possédaitrien au monde ; et, ne pouvant se faire plaideur, il s’étaitfait escroc, puis faussaire, puis… on va voir ; jen’anticiperai pas sur les événements.

Chaque fois que je venais en ville, Hippolyteme payait à dîner. Un jour, entre la poire et le fromage, il medit : « Sais-tu que je t’admire ; vivre en ermite àla campagne, se mettre à la portion congrue, et n’avoir pour toutpotage que vingt-deux sous par jour ; je ne conçois pas quel’on puisse se condamner à des privations pareilles ; quant àmoi, j’aimerais mieux mourir. Mais tu fais tes chopins(coups) à la sourdine, et tu n’es pas sans avoir quelqueressource. » Je lui répondis que ma solde me suffisait, qued’ailleurs j’étais nourri, habillé, et que je ne manquais de rien.« À la bonne heure, reprit-il ; cependant il y a ici desgrinchisseurs, et tu as sans doute entendu parler del’armée de la Lune ; il faut te faire affilier ;si tu veux, je t’assignerai un arrondissement : tu exploiterasles environs de Saint-Léonard. »

J’étais instruit que l’armée de la Lune étaitune association de malfaiteurs, dont les chefs s’étaient jusque-làdérobés aux investigations de la police. Ces brigands, qui avaientorganisé l’assassinat et le vol dans un rayon de plus de dixlieues, appartenaient à tous les régiments. La nuit, ils rôdaientdans les camps ou s’embusquaient sur les routes, faisant de faussesrondes et de fausses patrouilles, et arrêtant quiconque présentaitl’espoir du plus léger butin. Afin de n’éprouver aucun obstacledans la circulation, ils avaient à leur disposition des uniformesde tous les grades. Au besoin, ils étaient capitaines, colonels,généraux, et ils faisaient à propos usage des mots d’ordre et deralliement, dont quelques affidés, employés probablement àl’état-major, avaient soin de leur communiquer la série parquinzaine.

D’après ce que je savais, la propositiond’Hippolyte était bien faite pour m’effrayer : ou il était undes chefs de l’armée de la Lune, ou il était un des agents secretsenvoyés par la police pour préparer le licenciement de cette armée,peut-être était-il l’un et l’autre… Ma situation vis-à-vis de luiétait embarrassante… Le fil de ma destinée allait se nouer encore…je ne pouvais plus, comme à Lyon, me tirer d’affaire en dénonçantle provocateur. À quoi m’eût servi la dénonciation dans le cas oùHippolyte aurait été un agent ? Je me bornai donc à rejeter saproposition, en lui déclarant avec fermeté que j’étais résolu àrester honnête homme. « Tu ne vois pas que je plaisante, medit-il, et tu prends la chose au sérieux : je voulaisseulement te sonder. Je suis charmé, mon camarade, de te trouverdans de tels sentiments. C’est tout comme moi, ajouta-t-il ;je suis rentré dans le bon chemin ; le Diable à présent nem’en ferait pas sortir. » Puis, la conversation changeantd’objet, il ne fut plus question de l’armée de la Lune.

Huit jours après l’entrevue pendant laquelleHippolyte m’avait fait une ouverture si promptement rétractée, moncapitaine, en passant l’inspection des armes, me condamna àvingt-quatre heures de salle de police, pour une tache qu’ilprétendait avoir aperçu dans mon fourniment. Cette maudite tache,j’eus beau me crever les yeux pour la découvrir, je ne pus jamaisen venir à bout. Quoi qu’il en soit, je me rendis à la garde ducamp sans me plaindre : vingt-quatre heures, c’est sitôtécoulé ! C’était le lendemain à midi que devait expirer mapeine… À cinq heures du matin, j’entends le trot des chevaux, etbientôt après le dialogue suivant s’établit : « Quivive ? – France. – Quel régiment ? – Corps impérialde la gendarmerie. » À ce mot de gendarmerie, j’éprouvai unfrémissement involontaire. Tout à coup la porte s’ouvre, et l’onappelle Vidocq. Jamais ce nom, tombé à l’improviste aumilieu d’une troupe de scélérats, ne les a plus consternés que jene le fus en ce moment. « Allons, suis-nous, » me cria lebrigadier ; et, pour être sûr que je ne m’échapperai pas, ilprend la précaution de m’attacher. On me conduisit aussitôt à laprison, où je me fis donner un lit à la pistole. J’y trouvainombreuse et bonne compagnie. « Ne le disais-je pas ?s’écrie, en me voyant entrer, un soldat de l’artillerie, qu’à sonaccent je reconnais pour Piémontais ; tout le camp va arriverici… En voilà encore un d’enflaqué ; je parie ma tête à couperque c’est ce gueux de maréchal-des-logis-chef de dragons qui lui ajoué le tour. On ne lui cassera pas la gueule à cebrigand-là ! – Et va donc le chercher, tonmaréchal-des-logis-chef, interrompit un second prisonnier, qui meparut aussi être du nombre des nouveaux venus ; s’il a marchétoujours, il est bien loin à présent, depuis la semaine dernièrequ’il a levé le pied. Tout de même, avouez, camarades, que c’est unfin matois. En moins de trois mois, quarante mille francs de dettesdans la ville. C’est-il ça du bonheur ! Et les enfants qu’il afaits… Pour ceux-là je ne voudrais pas être obligé de lesreconnaître… Six demoiselles enceintes, des premièresbourgeoises ! ! ! Elles croyaient tenir le bon Dieupar les pieds… les voilà bien loties !… – Oh ! oui, ditun porte-clefs qui s’occupait de préparer mon coucher ; il afait bien du dégât, ce monsieur ; aussi gare à lui, s’il selaisse mettre le grappin dessus : on l’a porté déserteur. Onle rattrapera. – Prends garde de le perdre, repartis-je ; onle rattrapera comme on a rattrapé M. Bertrand. – Et quand onle rattraperait, reprit le Piémontais, ça m’empêcherait-il d’allerme faire guillotiner à Turin ? D’ailleurs, je le répète !je parierais bien ma tête à couper… – Eh ! que veut-il donc,le boudsarone, avec sa tête à couper ? s’écria unquatrième interlocuteur ; nous sommes enfoncés ; il n’y aplus à y revenir. Eh bien ! n’importe par qui ! » Cedernier avait raison. D’ailleurs, il était tout à fait superflu des’égarer dans le champ des conjectures, et il fallait être aveuglepour ne pas reconnaître dans Hippolyte l’auteur de notrearrestation. Quant à moi, je ne pouvais pas m’y tromper, puisqu’àBoulogne il était le seul qui sût que je fusse un évadé dubagne.

Plusieurs militaires de différentes armesvinrent contre leur gré compléter une chambrée, dans laquelleétaient réunis les principaux chefs de l’armée de la Lune. Rarementla prison d’une petite ville présente un plus curieux assemblage dedélinquants : le prévôt, c’est-à-dire l’ancien de lasalle, nommé Lelièvre, était un pauvre diable de soldat qui,condamné à mort depuis trois ans, avait sans cesse en perspectivela possibilité de l’expiration du sursis en vertu duquel il vivaitencore. L’empereur, à la clémence de qui il avait été recommandé,lui avait fait grâce ; mais comme ce pardon n’avait point étéconstaté, et que l’avis officiel indispensable pour qu’il reçût soneffet n’avait pas été transmis au grand-juge, Lelièvre continuait àêtre retenu prisonnier ; tout ce que l’on avait osé en faveurde ce malheureux, c’était de suspendre l’exécution jusqu’au momentoù se présenterait une occasion d’appeler une seconde fois sur luil’attention de l’empereur. Dans cet état, où son sort était fortincertain, Lelièvre flottait entre l’espoir de la liberté et lacrainte de la mort : il s’endormait avec l’un et s’éveillaitavec l’autre. Tous les soirs il se croyait à la veille de sortir,et tous les matins il s’attendait à être fusillé ; tantôt gaijusqu’à la folie, tantôt sombre et rêveur, il n’avait jamais uninstant de calme parfait. Faisait-il sa partie à la drogue ou aumariage, tout à coup il s’interrompait au milieu de son jeu, jetaitles cartes, se frappait le front avec les poings, faisait cinq ousix sauts, en se démenant comme un possédé, puis finissait par sejeter sur son grabat, où, couché sur le ventre, il restait desheures entières dans l’abattement. L’hôpital était la maison deplaisance de Lelièvre, et s’il s’ennuyait par trop, il allait ychercher les consolations de sœur Alexandrine, qui avait toutes lesdévotions du cœur, et sympathisait avec toutes les infortunes.Cette fille si compatissante s’intéressait vivement au prisonnier,et il le méritait, car Lelièvre n’était point un criminel, mais unevictime, et l’arrêt porté contre lui était l’effet injuste de cetteconviction trop souvent imposée aux Conseils de guerre, que, dûtpérir l’innocent, quand il y a urgence de réprimer certainsdésordres, la conscience et l’humanité des juges doivent se tairedevant la nécessité de faire un exemple. Lelièvre était du trèspetit nombre de ces hommes qui, bronzés contre le vice, peuventsans danger pour leur moralité rester en contact avec ce qu’il y ade plus impur. Il s’acquittait des fonctions de prévôt avec autantd’équité que s’il eût été revêtu d’une magistrature réelle :jamais il ne rançonnait un arrivant ; se bornant à luiexpliquer la règle de ses devoirs de détenu, il tâchait de luirendre plus supportables les premiers instants de sa captivité, etfaisait en quelque sorte plutôt les honneurs de la prison, qu’iln’en exerçait l’autorité.

Un autre caractère s’attirait le respect etl’affection des prisonniers, Christiern, que nous nommionsle Danois, ne parlait pas français, il ne comprenait que parsignes, mais son intelligence semblait deviner la pensée ; ilétait triste, méditatif, bienveillant ; dans ses traits, il yavait un mélange de noblesse, de candeur et de mélancolie, quiséduisait et touchait en même temps. Il portait l’habit de matelot,mais les boucles flottantes et artistement arrangées de sa longuechevelure noire, l’éclatante blancheur de son linge, la délicatessede son teint et de ses manières, la beauté de ses mains, toutannonçait en lui un homme d’une condition plus relevée. Quoique lesourire fût souvent sur ses lèvres, Christiern paraissait en proieà un profond chagrin, mais il le renfermait en lui, et personne nesavait même pour quelle cause il était détenu. Un jour cependant onl’appelle ; il était occupé à tracer sur la vitre avec unsilex le dessin d’une marine, c’était là sa seuledistraction ; quelquefois c’était le portrait d’une femme dontil aimait à reproduire la ressemblance. Nous le vîmes sortir ;bientôt après on le ramena, et à peine le guichet se fut-il refermésur lui, que tirant d’un petit sac de cuir un livre de prières, ily lut avec ferveur. Le soir il s’endormit comme de coutume jusqu’aulendemain, que le son du tambour nous avertit qu’un détachementpénétrait dans la cour de la prison ; alors il s’habillaprécipitamment, donna sa montre et son argent à Lelièvre, qui étaitson camarade de lit ; puis, ayant baisé à plusieurs reprisesun petit Christ, qu’il portait habituellement sur la poitrine, ilserra la main à chacun de nous. Le concierge, qui avait assisté àcette scène, était vivement ému. Lorsque Christiern futparti : « On va le fusiller, nous dit-il, toute la troupeest assemblée : ainsi dans un quart d’heure tous ses mauxseront finis. Voyez un peu ce que c’est quand on n’est pas heureux.Ce matelot, que vous avez pris pour un Danois, est né natif deDunkerque ; son véritable nom est Vandermot ; il servaitsur la corvette l’Hirondelle, quand il fut fait prisonnier par lesAnglais ; jeté à bord des pontons, comme tant d’autres, ilétait fatigué de respirer un air infect, et de crever de faim,lorsqu’on lui offrit de le tirer de ce tombeau s’il consentait às’embarquer sur un bâtiment de la compagnie des Indes. Vandermotaccepta, au retour le bâtiment fut capturé par un corsaire.Vandermot fut conduit ici avec le reste de l’équipage. Il devaitêtre transféré à Valenciennes mais, au moment du départ, uninterprète l’interroge, et l’on s’aperçoit à ses réponses qu’iln’est pas familiarisé avec la langue anglaise : aussitôt dessoupçons s’élèvent, il déclare qu’il est sujet du roi de Danemarck,mais comme il ne peut fournir aucune preuve à l’appui de cettedéclaration, on décide qu’il restera sous ma garde jusqu’à ce quele fait soit éclairci. Quelques mois s’écoulent : on nesongeait plus vraisemblablement à Vandermot : une femme,accompagnée de deux enfants, se présente à la geôle ; elledemande Christiern ; – Mon mari ! s’écrie-t-elle, en levoyant. – Mes enfants, ma femme ! et il se précipite dansleurs bras. – Que vous êtes imprudent ? dis-je tout bas àl’oreille de Christiern. Si je n’étais pas seul ! – Je luipromis d’être discret, il n’était plus temps : dans la joie derecevoir de ses nouvelles, sa femme, à qui il avait écrit, et quile croyait mort, avait montré sa lettre à ses voisins, et déjàparmi eux des officieux l’avaient dénoncé : lesmisérables ! ce sont eux aujourd’hui qui l’envoient à la mort.Pour quelques vieux pierriers dont était armé le navire qu’ilmontait, un navire qui a amené sans combattre, on le traite commes’il avait porté les armes contre sa patrie. Convenez que les loissont injustes. Oh ! oui, les lois sont injustes, répétèrentplusieurs des assistants, que je vis se grouper autour d’un litpour jouer aux cartes, et boire du chenic. – À la ronde, mon pèreen aura, dit l’un d’eux en faisant passer le verre. – Allonsdonc ! dit un second, qui remarquait l’air de consternation deLelièvre, dont il secoua le bras, ne va-t-il pas se désolercelui-là ? aujourd’hui son tour, demain le nôtre. »

Ce colloque, atrocement prolongé, dégénéra enhorribles plaisanteries ; enfin le son du tambour et desfifres, que l’écho de la rive répétait sur plusieurs points, nousindiqua que les détachements des divers corps se mettaient enmarche pour regagner le camp. Un morne silence régna dans la prisonpendant quelques minutes ; nous pensions tous que Christiernavait subi son sort ; mais au moment où, les yeux couverts dufatal bandeau, il venait de s’agenouiller, un aide-de-camp étaitaccouru, et avait révoqué le signal donné à la mousqueterie. Lepatient avait revu la lumière ; il allait être rendu à safemme et à ses enfants, et c’était au maréchal Brune, qui avaitaccédé à leurs prières, qu’il était redevable du bienfait de lavie. Christiern, ramené sous les verrous, ne se possédait pas dejoie ; on lui avait donné l’assurance qu’il recouvreraitpromptement sa liberté. L’empereur était supplié de lui accorder sagrâce, et la demande, faite au nom du maréchal lui-même, était sigénéreusement motivée, qu’il était impossible de douter dusuccès.

Le retour de Christiern était un événementdont nous ne manquâmes pas de le féliciter : on but à la santédu revenant, et l’arrivée de six nouveaux prisonniers, qui payèrentleur bienvenue avec une grande libéralité, fut un sujet de plus deréjouissance. Ces derniers, que j’avais connus la plupart pouravoir fait partie de l’équipage de Paulet, venaient subir unedétention de quelques jours, punition qui leur avait été infligéeparce que, laissés à bord d’une prise, ils avaient, au mépris deslois de la guerre, dépouillé un capitaine anglais. Comme ilsn’avaient pas été contraints à restituer, ils apportaient avec euxdes guinées, qu’ils dépensaient rondement. Nous étions toussatisfaits : le geôlier, qui recueillait jusqu’aux moindresgouttes de cette pluie d’or, était si content de ses hôtesnouveaux, qu’il se relâchait à plaisir de sa surveillance.Cependant, il y avait dans notre salle trois individus condamnés àla peine capitale, Lelièvre, Christiern et le Piémontais Orsino,ancien chef de barbets, qui, ayant rencontré, près d’Alexandrie, undétachement de conscrits dirigés sur la France, s’était glissé dansleurs rangs, où il avait pris la place et le nom d’un déserteur debonne volonté. Orsino, depuis qu’il était sous les drapeaux, avaittenu une conduite irréprochable ; mais il s’était perdu parune indiscrétion : sa tête avait été mise à prix dans sonpays, et c’était à Turin qu’elle devait tomber. Cinq autresprisonniers étaient sous le poids de graves accusations. C’étaientd’abord quatre marins de la garde, deux Corses et deux Provençaux,à qui l’on imputait l’assassinat d’une paysanne dont ils avaientvolé la croix d’or et les boucles d’argent. Le cinquième avait,ainsi qu’eux, fait partie de l’armée de la Lune ; on luiattribuait d’étranges facultés : au dire des soldats, il avaitla puissance de se rendre invisible ; il se métamorphosaitaussi comme il lui plaisait, et avait en outre le don del’omniprésence ; enfin c’était un sorcier, et tout cela parcequ’il était bossu ad libitum, facétieux, caustique, grandconteur, et qu’ayant escamoté sur les places, il exécutait assezadroitement quelques tours de gibecière. Avec de telspensionnaires, peu de geôliers n’eussent pas pris des précautionsextraordinaires ; le nôtre ne nous considérait que commed’excellentes pratiques, il fraternisait avec nous. Puisque,moyennant salaire, il pourvoyait à tous nos besoins, il ne pouvaitpas se figurer que nous voulussions le quitter, et jusqu’à uncertain point il avait raison ; car Lelièvre et Christiernn’avaient pas la moindre envie de s’évader ; Orsino étaitrésigné ; les marins de la garde ne se doutaient pas même quel’on pût leur faire un mauvais parti, le sorcier comptait surl’insuffisance de preuves, et les corsaires, toujours en goguette,n’engendraient pas la mélancolie. J’étais le seul à nourrir desprojets ; mais, justement pour ne pas me laisser pénétrer,j’affectais d’être sans souci, si bien qu’il semblait que la prisonfût mon élément, et que chacun était induit à présumer que je m’ytrouvais comme le poisson dans l’eau. Je ne m’y grisai pourtantqu’une seule fois, ce fut en l’honneur du retour de Christiern. Lanuit tout le monde ronflait, sur les deux heures du matin,j’éprouve une soif ardente, j’avais le feu dans le corps ; jeme lève et à demi éveillé je me dirige vers la croisée : jeveux boire ; infernale méprise ! Je m’aperçois qu’au lieude puiser au bidon, c’est dans le baquet que j’ai puisé mongogueneau ; je suis empoisonné. Au jour, je n’étais pas encoreparvenu à réprimer les plus épouvantables contractionsd’estomac ; un porte-clefs entre pour annoncer que l’on vafaire la corvée : c’est une occasion de prendre le grand air,et cela contribuera peut-être à me remettre le cœur ; jem’offre à la place d’un corsaire, dont je revêts les habits ;et, en traversant la cour, je rencontre un sous-officier de maconnaissance, qui arrivait la capote sur le bras. Il m’annonçaqu’ayant fait du bruit au spectacle, et condamné à un mois deprison, il venait de lui-même se faire écrouer. « En ce cas,lui dis-je, tu vas commencer tes fonctions dès à présent ;voici le baquet. » Le sous-officier était accommodant ;il ne se fit pas tirer l’oreille ; et pendant qu’il faisait lacorvée, je passai roide devant la sentinelle, qui ne fit pasattention à moi.

Sorti du château, je pris aussitôt mon essorvers la campagne, et ne m’arrêtai qu’au pont de brique, dans unpetit ravin, où je réfléchis un instant aux moyens de déjouer lespoursuites ; j’eus d’abord la fantaisie de me rendre à Calais,mais ma mauvaise étoile m’inspira de revenir à Arras. Dès le soirmême, j’allai coucher dans une espèce de ferme qui était un relaisde mareyeurs. L’un d’eux, qui était parti de Boulogne trois heuresaprès moi, m’apprit que toute la ville était plongée dans latristesse par l’exécution de Christiern. « On ne parle que deça, me dit-il ; on s’attendait que l’Empereur lui feraitgrâce, mais le télégraphe a répondu qu’il fallait le fusiller… Ill’avait déjà échappé belle ; aujourd’hui on lui a fait sonaffaire. C’était une pitié de lui entendre demanderpardon ! pardon ! en essayant de se relever,après la première décharge ; et les cris des chiens qui setrouvaient derrière, et qui avaient attrapé des balles ! il yavait de quoi arracher l’âme, mais ils ne l’ont pas moins achevé àbout portant ; c’est-il ça, une destinée ! »

Quoique la nouvelle que me donnait le mareyeurm’affligeât, je ne pus pas m’empêcher de penser que la mort deChristiern faisait diversion à mon évasion, et comme rien de cequ’il me disait ne m’indiquait qu’on se fût aperçu que je manquaisà l’appel, j’en conçus une très grande sécurité. J’arrivai àBéthune sans accident ; je voulus aller y loger chez uneancienne connaissance de régiment. Je fus fort bien accueilli,mais, quelque prudent que l’on soit, il y a toujours desimprévisions. J’avais préféré à l’auberge l’hospitalité d’unami : j’étais venu me brûler à la chandelle, car l’ami s’étaitmarié récemment, et le frère de sa femme était du nombre de cesréfractaires dont le cœur, insensible à la gloire, ne palpitait quepour la paix. Il s’ensuivait tout naturellement que le domicile quej’avais choisi, et même celui de tous les parents du jeune homme,était fréquemment visité par messieurs les gendarmes. Ces derniersenvahirent la demeure de mon ami long-temps avant le jour ;sans respecter mon sommeil, ils me sommèrent d’exhiber mes papiers.À défaut de passe-port que je pusse leur montrer, j’essayai de leurdonner quelques explications ; c’était peine perdue. Lebrigadier, qui depuis un instant me considérait avec une attentiontoute particulière, s’écria tout à coup : « Je ne metrompe pas, c’est bien lui, j’ai vu ce drôle à Arras : c’estVidocq ! » Il fallut me lever, et un quart d’heure aprèsj’étais installé dans la prison de Béthune.

Peut-être qu’avant d’aller plus loin lelecteur ne sera pas fâché d’apprendre ce que devinrent lescamarades de captivité que j’avais laissés à Boulogne ; jepuis dès à présent satisfaire leur curiosité, du moins à l’égard dequelques-uns. On a vu que Christiern avait été fusillé ;c’était un excellent sujet. Lelièvre, qui était également un bravehomme, continua d’espérer et de craindre jusqu’en 1811, que letyphus mit un terme à cette alternative. Les quatre matelots de lagarde étaient des assassins : par une belle nuit ils furentmis en liberté, et envoyés en Prusse, où deux d’entre eux reçurentla croix d’honneur sous les murs de Dantzick ; quant ausorcier, il fut aussi relaxé sans jugement. En 1814, il se nommaitCollinet, et était devenu quartier-maître d’un régimentwestphalien, dont il avait imaginé de sauver la caisse à sonprofit. Cet aventurier, pressé de placer son argent, se dirigeait àtire d’ailes sur la Bourgogne, lorsqu’aux environs deFontainebleau, il tomba au milieu d’un pulk de cosaques, à qui ilfut obligé de rendre ses comptes ; ce fut son dernier jour,ils le tuèrent à coups de lance.

Mon séjour à Béthune ne fut pas long :dès le lendemain de mon arrestation, on me mit en route pour Douai,où je fus conduit sous bonne escorte.

CHAPITRE XXI

On me ramène à Douai. – Recours en grâce. – Ma femme se marie.– Le plongeon dans la Scarpe. – Je voyage en officier. – La lecturedes dépêches. – Séjour à Paris. – Un nouveau nom. – La femme qui meconvient. – Je suis marchand forain. – Le commissaire de Melun. –Exécution d’Herbaux. – Je dénonce un voleur ; il me dénonce. –La chaîne à Auxerre. – Je m’établis dans la capitale. – Deuxéchappés du bagne. – Encore ma femme. – Un recel.

À peine avais-je mis le pied dans le préau,que le procureur-général Rauson, que mes évasions réitérées avaientirrité contre moi, parut à la grille, en s’écriant : « Ehbien ! Vidocq est arrivé ? Lui a-t-on mis les fers ?– Eh ! monsieur, lui dis-je, que vous ai-je donc faitpour me vouloir tant de mal ? Parce que je me suis évadéplusieurs fois ? est-ce donc un si grand crime ? Ai-jeabusé de cette liberté qui a tant de prix à mes yeux ?Lorsqu’on m’a repris, n’étais-je pas toujours occupé de me créerdes moyens honnêtes d’existence ? Oh ! je suis moinscoupable que malheureux ! Ayez pitié de moi, ayez pitié de mapauvre mère ; s’il faut que je retourne au bagne, elle enmourra ! »

Ces paroles et l’accent de vérité avec lequelje les prononçai, firent quelque impression surM. Rauson : il revint le soir, me questionna longuementsur la manière dont j’avais vécu depuis ma sortie de Toulon, etcomme à l’appui de ce que je disais, je lui offrais des preuvesirrécusables, il commença à me témoigner quelque bienveillance.« Que ne formez-vous, me dit-il, une demande en grâce, ou toutau moins en commutation de peine ? Je vous recommanderai augrand juge. » Je remerciai le magistrat de ce qu’il voulaitbien faire pour moi ; et, le même jour, un avocat de Douai,M. Thomas, qui me portait un véritable intérêt, vint me fairesigner une supplique qu’il avait eu la bonté de rédiger.

J’étais dans l’attente de la réponse,lorsqu’un matin on me fit appeler au greffe : je croyais quec’était la décision du ministre qu’on allait me transmettre.Impatient de la connaître, je suivis le porte-clefs avec laprestesse d’un homme qui court au-devant d’une bonne nouvelle. Jecomptais voir le procureur-général, c’est ma femme qui s’offre àmes regards ; deux inconnus l’accompagnent. Je cherche àdeviner quel peut être l’objet de cette visite, lorsque, du ton leplus dégagé, Mme Vidocq me dit : « Jeviens vous faire signifier le jugement qui prononce notredivorce : comme je vais me remarier, il m’a fallu remplircette formalité. Au surplus, voici l’huissier qui va vous donnerlecture de l’acte. »

Sauf ma mise en liberté, on ne pouvait rienm’annoncer de plus agréable que la dissolution de ce mariage ;j’étais à jamais débarrassé d’un être que je détestais. Je ne saisplus si je fus le maître de contenir ma joie, mais à coup sûr maphysionomie dut l’exprimer, et si, comme j’ai de fortes raisons dele croire, mon successeur était présent, il put se retirerconvaincu que je ne lui enviais nullement le trésor qu’il allaitposséder.

Ma détention à Douai se prolongeaithorriblement. J’étais à l’ombre depuis cinq grands mois, et rienn’arrivait de Paris. M. le procureur général m’avait témoignébeaucoup d’intérêt, mais l’infortune rend défiant, et je commençaià craindre qu’il m’eût leurré d’un vain espoir, afin de medétourner de m’enfuir jusqu’au moment du départ de la chaîne :frappé de cette idée, je revins avec ardeur à mes projetsd’évasion.

Le concierge, le nommé Wettu, me regardantd’avance comme amnistié, avait pour moi quelques égards ; nousdînions même fréquemment tête à tête dans une petite chambre, dontl’unique croisée donnait sur la Scarpe. Il me sembla qu’au moyen decette ouverture, qu’on avait négligé de griller, sur la fin durepas, un jour ou l’autre, il me serait facile de lui brûler lapolitesse ; seulement il était essentiel de m’assurer d’undéguisement, à la faveur duquel, une fois sorti, je pourrais medérober aux recherches. Je mis quelques amis dans ma confidence, etils tinrent à ma disposition une petite tenue d’officierd’artillerie légère, dont je me promettais bien de faire usage à lapremière occasion. Un dimanche soir, j’étais à table avec leconcierge et l’huissier Hurtrel ; le Beaune avait mis cesmessieurs en gaieté ; j’en avais fait vernir force bouteilles.« Savez-vous, mon gaillard, me dit Hurtrel, qu’il n’aurait pasfait bon vous mettre ici, il y a sept ans. Une fenêtre sansbarreaux ! Peste ! je ne m’y serais pas fié.– Allons donc, papa Hurtrel, il faudrait être de liège, luirépliquai-je, pour se risquer à faire le plongeon de si haut ;la Scarpe est bien profonde pour quelqu’un qui ne sait pas nager.– C’est vrai, observa le concierge » ; et laconversation en resta là ; mais mon parti était pris. Bientôtil survint du monde, le concierge se mit à jouer, et au moment oùil était le plus occupé de sa partie, je me précipitai dans larivière.

Au bruit de ma chute, toute la société courutà la fenêtre, tandis que Wettu appelait à grands cris la garde etles porte-clefs pour se mettre à ma poursuite. Heureusement lecrépuscule permettait à peine de distinguer les objets ; monchapeau, que j’avais d’ailleurs jeté à dessein sur la rive, fitcroire que j’étais immédiatement sorti de la rivière, pendant queje continuai à nager dans la direction de la porte d’eau,sous laquelle je passai avec d’autant plus de peine, que j’étaistransi de froid, et que mes forces commençaient à s’épuiser. Unefois hors la ville, je gagnai la terre ; mes vêtements,trempés d’eau, pesaient plus de cent livres ; je n’en pris pasmoins ma course, et ne m’arrêtai qu’au village de Blangy, situé àdeux lieues d’Arras. Il était quatre heures du matin ; unboulanger qui chauffait son four, fit sécher mes habits, et mefournit quelques aliments. Dès que je fus restauré, je me remis enroute, et me dirigeai vers Duisans, où restait la veuve d’un anciencapitaine de mes amis. C’était chez elle qu’un exprès devaitm’apporter l’uniforme que l’on s’était procuré pour moi à Douai. Jene l’eus pas plutôt reçu, que je me rendis à Hersin, où je ne mecachai que peu de jours chez un de mes cousins. Des avis, qui meparvinrent fort à propos, m’engagèrent à déguerpir : je susque la police, convaincue que j’étais dans le pays, allait ordonnerune battue ; elle était même sur la voie de ma retraite ;résolu à lui échapper, je ne l’attendis pas.

Il était clair que Paris seul pouvait m’offrirun refuge : mais pour aller à Paris, il était nécessaire derevenir sur Arras, et si je passais dans cette ville, j’étaisinfailliblement reconnu. J’avisai donc au moyen d’éluder ladifficulté : la prudence me suggéra de monter dans la carrioled’osier de mon cousin, qui avait un excellent cheval, et était lepremier homme du monde pour la connaissance des chemins detraverse. Il me répondit, sur sa réputation de parfait conducteur,de me faire tourner les remparts de ma cité natale ; il nem’en fallait pas davantage, mon travestissement devant faire lereste. Je n’étais plus Vidocq, à moins qu’on n’y regardât de tropprès ; aussi en arrivant au pont de Gy, vis-je sans tropd’effroi, huit chevaux de gendarmes attachés à la porte d’uneauberge. J’avoue que je me fusse bien passé de la rencontre, maiselle se présentait face à face, et ce n’était qu’en l’affrontantqu’elle pouvait cesser d’être périlleuse. « Allons !dis-je à mon cousin, c’est ici qu’il faut payer de toupet ;pied à terre, et vite, vite, fais-toi servir quelque chose.Aussitôt il descend et se présente dans l’auberge avec cette allured’un luron dégourdi, qui ne redoute pas l’œil de la brigade.– Eh bien ! lui dirent les gendarmes, est-ce ton cousinVidocq que tu conduis ? – Peut-être, répondit-il enriant, regardez-y. » Un gendarme s’approcha en effet de lacarriole, mais plutôt par un simple mouvement de curiosité quepoussé par un soupçon. À la vue de mon uniforme, il portarespectueusement la main au chapeau. « Salut, capitaine »me dit-il, et bientôt après il monta à cheval avec ses camarades.« bon voyage, leur cria mon cousin, en faisant claquer sonfouet ; si vous l’empoignez, vous nous l’écrirez. – Vaton train, reprit le maréchal-des-logis qui commandait le peloton,nous savons le gîte, et le mot d’ordre est Hersin : demain, àcette heure, il sera coffré. »

Nous continuâmes notre route fortpaisiblement ; cependant il me vint une crainte : desinsignes militaires pouvaient m’exposer à quelques chicanes quiauraient pour moi un résultat désagréable. La guerre de Prusseétait commencée, et l’on voyait peu d’officiers à l’intérieur, àmoins qu’ils n’y fussent ramenés par quelque blessure. Je medécidai à porter le bras en écharpe : c’était à Iéna quej’avais été mis hors de combat, et si l’on m’interrogeait, j’étaisprêt à donner sur cette journée, non seulement tous les détails quej’avais lus dans les bulletins, mais encore tous ceux que j’avaispu recueillir, en entendant une foule de récits vrais ou mensongersfaits par des témoins, oculaires ou non. Au total, j’étais ferrésur ma bataille d’Iéna, et je pouvais en parler à tout venant avecconnaissance de cause : personne n’en savait plus long quemoi : je m’acquittai parfaitement de mon rôle à Beaumont, oùla lassitude du cheval, qui avait fait trente-cinq lieues en unjour et demi, nous obligea de faire halte. J’avais déjà pris languedans l’auberge, lorsque je vis un maréchal-des-logis de gendarmesaller droit à un officier de dragons, et l’inviter à exhiber sespapiers. Je m’approchai à mon tour du maréchal-des-logis et je lequestionnai sur le motif de cette précaution. « Je lui aidemandé sa feuille de route, me répondit-il, parce que quand toutle monde est à l’armée, ce n’est pas en France qu’est la place d’unofficier valide. – Vous avez raison mon camarade ! »lui dis-je, il faut que le service se fasse ; et en mêmetemps, pour qu’il ne lui prît pas la fantaisie de s’assurer sij’étais en règle, je l’invitai à dîner avec moi. Pendant le repas,je gagnai tellement sa confiance, qu’il me pria, quand je serais àParis, de m’occuper de lui faire obtenir son changement derésidence. Je promis tout, et il était content ; car, afin dele servir, je devais user de mon crédit, qui était très grand, etde celui des autres, qui l’était encore davantage. En général, onn’est pas chiche de ce qu’on n’a pas. Quoi qu’il en soit, lesflacons se vidaient avec rapidité, et mon convive, dansl’enthousiasme d’une protection qui lui venait si à propos,commençait à me tenir de ces discours sans suite, précurseurs del’ivresse, lorsqu’un gendarme lui remit un paquet de dépêches. Ilrompit les bandes d’une main incertaine, et voulut essayer de lire,mais ses yeux obscurcis ayant rendu inutile toute tentative de cegenre, il me pria de le suppléer dans ses fonctions ; j’ouvreune lettre, et les premiers mots qui frappent mes regards sontceux-ci : Brigade d’Arras. Je parcours de la vue,c’était l’avis de mon passage à Beaumont ; on ajoutait que jedevais avoir pris la diligence du Lion d’argent. Malgrémon trouble, je lus le signalement en le dénaturant :« Bon ! bon ! dit le très sobre et très vigilantmaréchal-des-logis, la voiture ne passe que demain matin, on s’enoccupera », et il voulut recommencer à boire sur de nouveauxfrais, mais ses forces trompèrent son courage ; on fut obligéde l’emporter dans son lit, au grand scandale de toutel’assistance, qui répétait avec indignation : « Unmaréchal-des-logis ! un homme gradé ! se mettre dans desétats pareils ! »

On pense bien que je n’attendis pas le réveilde l’homme gradé ; à cinq heures, je pris place dans ladiligence de Beaumont, qui le même jour me conduisit sans encombreà Paris, où ma mère, qui n’avait pas cessé d’habiter Versailles,vint me rejoindre. Nous demeurâmes ensemble quelques mois dans lefaubourg Saint-Denis, où nous ne voyions personne, à l’exceptiond’un bijoutier, nommé Jacquelin, que je dus, jusqu’à un certainpoint, mettre dans ma confidence, parce qu’à Rouen il m’avait connusous le nom de Blondel. Ce fut chez Jacquelin que jerencontrai une dame de B…, qui tient le premier rang dans lesaffections de ma vie. Madame de B…, ou Annette, car c’est ainsi queje l’appelais, était une assez jolie femme, que son mari avaitabandonnée par suite de mauvaises affaires. Il s’était enfui enHollande, et depuis long-temps il ne lui donnait plus de sesnouvelles. Annette était donc entièrement libre ; elle meplut ; j’aimai son esprit, son intelligence, son boncœur ; j’osai le lui dire ; elle vit d’abord, sans tropde peine, mes assiduités, et bientôt nous ne pûmes plus existerl’un sans l’autre. Annette vint demeurer avec moi ; et, commeje reprenais l’état de marchand de nouveautés ambulant, il futdécidé qu’elle m’accompagnerait dans mes courses. La premièretournée que nous fîmes ensemble fut des plus heureuses. Seulement,à l’instant où je quittais Melun, l’aubergiste chez lequel j’étaisdescendu m’avertit que le commissaire de police avait témoignéquelque regret de n’avoir pas examiné mes papiers, mais que ce quiétait différé n’était pas perdu, et qu’à mon prochain passage, ilse proposait de me faire une visite. L’avis me surprit ; ilfallut que j’eusse été déjà désigné comme suspect. Aller plus loin,c’était peut-être me compromettre : je rabattis aussitôt surParis, me promettant bien de ne plus faire d’excursion tant que jen’aurais pas réussi à rendre moins défavorables les chances qui seréunissaient contre moi.

Parti de très grand matin, j’arrive de bonneheure au faubourg Saint-Marceau : à mon entrée, j’entends descolporteurs hurler cette finale : qui condamne deuxparticuliers très connus à être fait mourir aujourd’hui en place deGrève. J’écoute : il me semble que le nom d’Herbaux arésonné à mon oreille ; Herbaux, l’auteur du faux qui a causétous mes malheurs ! J’écoute plus attentivement encore, maisavec un saisissement involontaire, et cette fois le crieur, dont jeme suis approché, répète la sentence avec des variantes :Voici l’arrêt du tribunal criminel du département de la Seine,qui condamne à la peine de mort les nommés Armand Saint-Léger,ancien marin, né à Bayonne, et César Herbaux, forçat libéré, né àLille, atteints et convaincus d’assassinat, etc.

Il n’y avait plus à en douter : lemisérable qui m’avait perdu allait porter sa tête sur l’échafaud.L’avouerai-je ? ce fut une impression de joie que jeressentis, et pourtant je frémissais. Tourmenté de nouveau dans monexistence, agité d’inquiétudes sans cesse renaissantes, j’eussevoulu anéantir cette population des prisons et des bagnes, qui,après m’avoir lancé dans l’abîme, pouvait m’y maintenir par sescruelles révélations. On ne s’étonnera donc pas de l’empressementavec lequel je courus au Palais de Justice, afin de m’assurer parmoi-même de la vérité : il n’était pas encore midi, et j’eustoutes les peines du monde à arriver jusqu’à la grille, auprès delaquelle je pris position, en attendant l’instant fatal.

Quatre heures sonnent enfin. Le guichets’ouvre : un homme paraît le premier dans la charrette… ;c’est Herbaux. La figure couverte d’une pâleur mortelle, il afficheune fermeté que dément l’agitation convulsive de ses traits. Ilaffecte de parler à son compagnon, qui déjà est hors d’état del’entendre. Au signal du départ, Herbaux, d’un front qu’ils’efforce de rendre audacieux, promène ses regards sur lafoule ; ses yeux rencontrent les miens… Il fait unmouvement ; son teint s’anime… Le cortège a passé. Je restaiaussi immobile que les faisceaux de bronze auxquels je m’étaisattaché, et je me serais sans doute encore long-temps oublié danscette attitude, si un inspecteur du Palais ne m’eût enjoint de meretirer. Vingt minutes après, une voiture chargée d’un panierrouge, et escortée par un gendarme, traversa au trot lePont-au-Change, se dirigeant vers le cimetière des condamnés.Alors, le cœur serré, je m’éloignai, et regagnai le logis enfaisant les plus tristes réflexions.

J’ai appris depuis que, pendant sa détention àBicêtre, Herbaux avait exprimé le regret de m’avoir fait condamnerinnocent. Le crime qui avait conduit ce scélérat à l’échafaud étaitun assassinat commis de complicité avec Saint-Léger sur une dame dela place Dauphine. Ces deux misérables s’étaient introduits chezleur victime, sous le prétexte de lui donner des nouvelles de sonfils, qu’ils avaient vu, disaient-ils, à l’armée.

Quoiqu’en définitive l’exécution d’Herbaux nedût avoir aucune influence directe sur ma position, elle meconsterna : j’étais épouvanté de m’être trouvé en contact avecdes brigands, destinés au bourreau ; mes souvenirs meravalaient à mes propres yeux ; je rougissais en quelque sorteen face de moi-même ; j’aurais souhaité perdre la mémoire, etmener une démarcation impénétrable entre le passé et le présent,car, je ne le voyais que trop, l’avenir était dans la dépendance dupassé, et j’étais d’autant plus malheureux qu’une police à qui iln’est pas toujours donné d’agir avec discernement, ne me permettaitpas de m’oublier. Je me voyais de nouveau à la veille d’être traquécomme une bête fauve. La persuasion qu’il me serait interdit dedevenir honnête homme me livrait presque au désespoir :j’étais silencieux, morose, découragé. Annette s’en aperçut ;elle demanda à me consoler ; elle proposait de se dévouer pourmoi ; elle me pressait de questions ; mon secretm’échappa : je n’ai jamais eu lieu de m’en repentir.L’activité, le zèle et la présence d’esprit de cette femme medevinrent très utiles. J’avais besoin d’un passe-port ; elledétermina Jacquelin à me prêter le sien ; et, pour me mettre àmême d’en faire usage, celui-ci me donna, sur sa famille et sur sesrelations, les renseignements les plus complets. Muni de cesinstructions, je me remis en voyage, et parcourus toute laBasse-Bourgogne. Presque partout il me fallut montrer que j’étaisen règle : si l’on eût comparé l’homme avec le signalement, ileût été facile de découvrir la fraude ; mais nulle part on neme fit d’observation ; et, pendant plus d’un an, à quelquesalertes près qui ne valent pas la peine d’être ici mentionnées, lenom de Jacquelin me porta bonheur.

Un jour que j’avais déballé à Auxerre, en mepromenant tranquillement sur le port, je rencontrai le nomméPaquay, voleur de profession, que j’avais vu à Bicêtre, où ilsubissait une détention de six années. Il m’eût été fort agréablede l’éviter, mais il m’accosta presque à l’improviste ; et,dès les premières paroles qu’il m’adressa, je pus me convaincrequ’il ne serait pas prudent d’essayer de le méconnaître. Il étaittrès curieux de savoir ce que je faisais ; et comme j’entrevisdans sa conversation qu’il se proposait de m’associer à des vols,j’imaginai, pour me débarrasser de lui, de parler de la policed’Auxerre, que je lui représentai comme très vigilante, et parconséquent très redoutable. Je crus observer que l’avis faisaitimpression ; je chargeai le tableau, jusqu’à ce qu’enfin,après m’avoir écouté avec une très inquiète attention, il s’écriatout à coup : « Diable ! il paraît qu’il ne fait pasbon ici ; le coche part dans deux heures ; si tu veux,nous détalerons. – C’est cela, lui répondis-je ; s’ils’agit de filer, je suis ton homme. » Puis, sur ce, je lequittai, après avoir promis de le rejoindre aussitôt que j’auraisterminé quelques préparatifs qui me restaient à faire. C’est une sipitoyable condition que celle du forçat évadé, que, s’il ne veutpas être dénoncé, ou être impliqué dans quelque attentat, il esttoujours réduit à prendre l’initiative, c’est-à-dire à se fairedénonciateur. Rendu à l’auberge, j’écrivis donc la lettre suivanteau lieutenant de gendarmerie, que je savais être à la piste desauteurs d’un vol récemment commis dans les bureaux de ladiligence.

« MONSIEUR,

Une personne qui ne veut pas être connue, vousprévient que l’un des auteurs du vol commis dans les bureaux desmessageries de votre ville, va partir, à six heures, par le coche,pour se rendre à Joigny, où l’attendent probablement ses complices.Afin de ne pas le manquer, et de l’arrêter en temps utile, ilserait bon que deux gendarmes déguisés montassent avec lui dans lecoche ; il est important que l’on s’y prenne avec prudence, etqu’on ne perde pas de vue l’individu, car c’est un homme fortadroit. »

Cette missive était accompagnée d’unsignalement si minutieusement tracé, qu’il était impossible de s’yméprendre. L’instant du départ arrivé, je me rends sur les quais enprenant des chemins détournés, et de la fenêtre d’un cabaret, où jem’étais posté, j’aperçois Paquay qui entre dans le coche :bientôt après s’embarquent les deux gendarmes, que je reconnais àcertaine encolure que l’on conçoit, mais qu’on ne saurait analyser.Par intervalles, ils se passent mutuellement un papier sur lequelils jettent les yeux ; enfin leurs regards s’arrêtent sur monhomme, dont le costume, contre l’habitude des voleurs, était unemauvaise enseigne. Le coche démarre, et je le vois s’éloigner avecd’autant plus de plaisir, qu’il emporte tout à la fois Paquay, sespropositions et même ses révélations, si, comme je n’en doutaispas, il avait eu la fantaisie d’en faire.

Le surlendemain de cette aventure, tandis quej’étais en train de faire l’inventaire de mes marchandises,j’entends un bruit extraordinaire, je mets la tête à lafenêtre : c’est la chaîne, que conduisent Thiéry et sesargouzins ! À cet aspect si terrible et si dangereux pour moi,je me retire brusquement, mais dans mon trouble je casse uncarreau ; soudain tous les regards se portent de cecôté ; j’aurais voulu être aux entrailles de la terre. Cen’est pas tout, pour mettre le comble à mon inquiétude, quelqu’unouvre ma porte, c’est l’aubergiste du Faisan, MadameGelat. « Venez donc, M. Jacquelin, venez doncvoir passer la chaîne, me crie-t-elle !… Oh ! il y along-temps qu’on n’en a pas vu une si belle !… ils sont aumoins cent cinquante, et de fameux gaillards encore !…Entendez-vous comme ils chantent ? » Je remerciai monhôtesse de son attention, et, feignant d’être occupé, je lui disque je descendrais dans un moment. « Oh ! ne vous pressezpas, me répondit-elle, vous avez le temps,… ils couchent ici dansnos écuries. Et puis, si vous souhaitez causer avec leur chef, onva lui donner la chambre à côté de la vôtre. » Le lieutenantThiéry, mon voisin ! À cette nouvelle, je ne sais pas ce quise passa dans moi ; mais je pense que si Madame Gelat m’eûtobservé, elle aurait vu mon visage pâlir et tous mes membress’agiter comme par une espèce de tressaillement. Le lieutenantThiéry, mon voisin ! Il pouvait me reconnaître, me signaler,un geste, un rien pouvait me trahir : aussi me donnais-je biengarde de me montrer. La nécessité d’achever mon inventairelégitimait mon manque de curiosité. Je passai une nuit affreuse.Enfin, à quatre heures du matin, le départ de l’infernal cortège mefut annoncé par le cliquetis des fers : je respirai.

Il n’a pas souffert celui qui n’a pas connudes transes pareilles à celles dans lesquelles me jeta la présencede cette troupe de bandits et de leurs gardiens. Reprendre des fersque j’avais brisés au prix de tant d’efforts, cette idée mepoursuivait sans cesse : mon secret, je ne le possédais passeul, il y avait des forçats par le monde, si je les fuyais, je lesvoyais prêts à me livrer : mon repos, mon existence étaientmenacés partout, et toujours. Un coup d’œil, le nom d’uncommissaire, l’apparition d’un gendarme, la lecture d’un arrêt,tout devait exciter et entretenir mes alarmes. Que de fois j’aimaudit les pervers qui, trompant ma jeunesse, avaient souri àl’élan désordonné de mes passions, et ce tribunal qui, par unecondamnation injuste, m’avait précipité dans un gouffre dont je nepouvais plus secouer la souillure, et ces institutions qui fermentla porte au repentir !… J’étais hors de la société, etpourtant je ne demandais qu’à lui donner des garanties ; jelui en avais donné, j’en atteste ma conduite invariable à la suitede chacune de mes évasions, mes habitudes d’ordre, et ma fidélitéscrupuleuse à remplir tous mes engagements.

Maintenant il s’élevait dans mon espritquelques craintes au sujet de ce Paquay, dont j’avais provoquél’arrestation ; en y réfléchissant, il me sembla que danscette circonstance j’avais agi bien légèrement ; j’avais lepressentiment de quelque malheur : ce pressentiment seréalisa. Paquay, conduit à Paris, puis ramené à Auxerre pour uneconfrontation, apprit que j’étais encore dans la ville ; ilm’avait toujours soupçonné de l’avoir dénoncé, il prit sa revanche.Il raconta au geôlier tout ce qu’il savait sur mon compte. Celui-cifit son rapport à l’autorité, mais ma réputation de probité étaitsi bien établie dans Auxerre, où je faisais des séjours de troismois, que, pour éviter un éclat fâcheux, un magistrat dont jetairai le nom me fit appeler et m’avertit de ce qui se passait. Jen’eus pas besoin de lui confesser la vérité, mon trouble la luirévéla tout entière ; je n’eus que la force de lui dire :« Ah ! monsieur ! je voulais être honnêtehomme ! » Sans me répondre, il sortit et me laissaseul ; je compris son généreux silence. En un quart d’heurej’eus perdu de vue Auxerre, et, de ma retraite, j’écrivis àAnnette, pour l’instruire de cette nouvelle catastrophe. Afin dedétourner les soupçons, je lui recommandai de rester encore unequinzaine de jours au Faisan, et de dire à tout le mondeque j’étais allé à Rouen pour y faire des emplettes, ce termeexpiré, Annette devait me rejoindre à Paris ; elle y arriva eneffet le jour que je lui avais indiqué. Elle m’apprit que lelendemain de mon départ, des gendarmes déguisés s’étaient présentésà mon magasin pour m’arrêter, et que ne m’ayant pas trouvé, ilsavaient dit qu’on ne s’en tiendrait pas là, et qu’on finirait parme découvrir.

Ainsi on allait continuer lesrecherches : c’était là un contre-temps qui dérangeait tousmes projets : signalé sous le nom de Jacquelin, je me visréduit à le quitter et à renoncer encore une fois à l’industrie queje m’étais créée.

Il n’y avait plus de passe-port, quelque bonqu’il fût, qui pût me mettre à l’abri dans les cantons que jeparcourais d’ordinaire ; et dans ceux où l’on ne m’avaitjamais vu, il était vraisemblable que mon apparition insoliteéveillerait des soupçons. La conjoncture devenait terriblementcritique. Quel parti prendre ? c’était là mon uniquepréoccupation, lorsque le hasard me procura la connaissance d’unmarchand tailleur de la cour Saint-Martin : il désirait vendreson fonds. J’en traitai avec lui, persuadé que je ne serais nullepart plus en sûreté qu’au cœur d’une capitale, où il est si aisé dese perdre dans la foule. En effet, il s’écoula près de huit moissans que rien vînt troubler la tranquillité dont nous jouissions,ma mère, Annette et moi. Mon établissement prospérait : chaquejour il prenait de l’accroissement. Je ne me bornais plus, commemon prédécesseur, à la confection des habits ; je faisaisaussi le commerce des draps, et j’étais peut-être sur le chemin dela fortune, quand tout pour un matin, mes tribulationsrecommencèrent.

J’étais dans mon magasin ; uncommissionnaire se présente et me dit que l’on m’attend chez untraiteur de la rue Aumaire ; je présume qu’il s’agit dequelque marché à conclure, je me rends aussitôt dans l’endroitindiqué. On m’introduit dans un cabinet, et j’y trouve deuxéchappés du bagne de Brest : l’un d’eux était ce Blondy, qu’ona vu diriger la malheureuse évasion de Pont-à-Luzen :« Nous sommes ici depuis dix jours, me dit-il, et nous n’avonspas le sou. Hier, nous t’avons aperçu dans un magasin ; nousavons appris qu’il était à toi, et ça m’a fait plaisir, je l’ai dità l’ami… Maintenant nous ne sommes plus si inquiets, car on teconnaît, tu n’es pas homme à laisser des camarades dansl’embarras.

L’idée de me voir à la merci de deux banditsque je savais capables de tout, même de me vendre à la police, nefût-ce que pour me faire pièce, quitte à se perdre eux-mêmes, étaitaccablante. Je ne laissai pas d’exprimer combien j’étais satisfaitde me trouver avec eux ; j’ajoutai que n’étant pas riche, jeregrettais de ne pouvoir disposer en leur faveur que de cinquantefrancs : ils parurent se contenter de cette somme, et, en mequittant, il m’annoncèrent qu’ils étaient dans l’intention de serendre à Châlons-sur-Marne, où ils avaient, disaient-ils, desaffaires. J’eusse été trop heureux qu’ils se fussent pourtoujours éloignés de Paris, mais, en me faisant leurs adieux, ilsme promettaient de revenir bientôt, et je restais effrayé de leurprochain retour. N’allaient-ils pas me considérer comme leur vacheà lait, et mettre un prix à leur discrétion ? Ne seraient-ilspas insatiables… ? Qui me répondrait que leurs exigences seborneraient à la possibilité ? Je me voyais déjà le banquierde ces messieurs et de beaucoup d’autres, car il était à présumerque, suivant la coutume usitée parmi les voleurs, si je me lassaisde les satisfaire, ils me repasseraient à leurs connaissances pourme rançonner sur de nouveaux frais ; je ne pouvais être bienavec eux que jusqu’au premier refus ; parvenu à ce terme, ilétait hors de doute qu’ils me joueraient quelque méchant tour. Avecde tels garnements à mes trousses, on comprendra que je n’étais pasà mon aise ! Il s’en fallait que ma situation fût plaisante,elle fut encore empirée par une bien funeste rencontre.

On se souvient, ou on ne se souvient pas, quema femme, après son divorce, avait convolé à de secondesnoces : je la croyais dans le département du Pas-de-Calais,tout occupée de faire son bonheur et celui de son nouveau mari,lorsque dans la rue du Petit-Carreau, je me trouvai nez à nez avecelle ; impossible de l’éviter, elle m’avait reconnu. Je luiparlai donc, et, sans lui rappeler ses torts à mon égard, comme ledélâbrement de sa toilette me montrait de reste qu’elle n’était pasdes plus heureuses, je lui donnai quelque argent. Peut-êtreimagina-t-elle alors que c’était là une générosité intéressée,cependant il n’en était rien. Il ne m’était pas même venu à lapensée que l’ex-dame Vidocq pût me dénoncer. À la vérité en meremémoriant plus tard nos anciens démêlés, je jugeai que mon cœurm’avait tout-à-fait conseillé dans le sens de la prudence ; jem’applaudis alors de ce que j’avais fait, et il me parut trèsconvenable que cette femme, dans sa détresse, pût compter sur moipour quelques secours ; détenu ou éloigné de Paris, je n’étaisplus à même de soulager sa misère. Ce devait être pour elle uneconsidération qui devait la déterminer à garder le silence, je lecrus du moins ; on verra plus tard si je m’étais trompé.

L’entretien de mon ex-femme était une charge àlaquelle je m’étais résigné, mais cette charge, je n’en connaissaispas tout le poids. Une quinzaine s’était écoulée depuis notreentrevue ; un matin, on me fait prier de passer rue del’Échiquier : je m’y rends, et au fond d’une cour, dans unrez-de-chaussée assez propre quoique médiocrement meublé, je revoisnon seulement ma femme, mais encore, ses nièces et leur père, leterroriste Chevalier, qui venait de subir une détention de sixmois, pour vol d’argenterie : un coup d’œil suffit pour meconvaincre que c’était une famille qui me tombait sur les bras.Tous ces gens-là étaient dans le plus absolu dénuement ; jeles détestais, je les maudissais, et pourtant je n’avais rien demieux à faire que de leur tendre la main. Je me saignai pour eux.Les réduire au désespoir, c’eût été me perdre, et plutôt que derevenir en la puissance des argouzins, j’étais résolu à faire lesacrifice de mon dernier sou.

À cette époque, il semblait que le mondeentier se fût ligué contre moi ; à chaque instant il mefallait dénouer les cordons de ma bourse, et pour qui ? pourdes êtres qui, regardant ma libéralité comme obligatoire, étaientprêts à me trahir aussitôt que je ne leur paraîtrais plus uneressource assurée. Quand je rentrai de chez ma femme, j’eus encoreune preuve du malheur attaché à la condition de forçat évadé,Annette et ma mère étaient en pleurs. En mon absence, deux hommesivres m’avaient demandé, et sur la réponse que je n’y étais pas,ils s’étaient répandus en invectives et en menaces, qui ne melaissaient aucun doute sur la perfidie de leurs intentions. Auportrait que me fit Annette de ces deux individus, il me fut aiséde reconnaître Blondy et son camarade Duluc. Je n’eus pas la peinede deviner leurs noms ; d’ailleurs ils avaient donné uneadresse avec injonction formelle d’y porter quarantefrancs, c’était plus qu’il ne fallait pour me mettre sur lavoie ; car, à Paris, il n’y avait qu’eux capables de m’intimerun pareil ordre. Je fus obéissant, très obéissant ; seulement,en payant ma contribution à ces deux coquins, je ne pus m’empêcherde leur faire observer qu’ils avaient agi fort inconsidérément.« Voyez le beau coup que vous avez fait, leur dis-je, on nesavait rien à la cassine et vous avez mangé lemorceau ! (vous avez tout dit) ma femme, qui al’établissement en son nom, va peut-être vouloir me mettre à laporte, et alors il me faudra gratter les pavés (vivre dansla misère). – Tu viendras grinchir (voler) avec nous,me répondirent les deux brigands. »

J’essayai de leur démontrer qu’il vautinfiniment mieux devoir son existence au travail que d’avoir sanscesse à redouter l’action d’une police, qui, tôt ou tard, enveloppeles malfaiteurs dans ses filets. J’ajoutai que souvent un crimeconduit à un autre ; que tel croit risquer le carcan, quicourt tout droit à la guillotine, et la conclusion de mon discoursfut qu’ils feraient sagement de renoncer à la périlleuse carrièrequ’ils avaient embrassée.

« Pas mal ! s’écria Blondy, quandj’eus achevé ma mercuriale… Pas mal ! Pourrais-tu pas enattendant nous indiquer quelque cambriole à rincer(quelque chambre à dévaliser) ? C’est que, vois-tu, noussommes comme Arlequin, nous avons plus besoin d’argent qued’avis. » Et ils me quittèrent en me riant au nez. Je lesrappelai pour leur protester de mon dévouement, et les priai de neplus reparaître à la maison. « Si ce n’est que çà, me ditDuluc, on s’en abstiendra. – Eh ! oui, l’on s’enabstiendra, répéta Blondy, puisque çà déplaît à madame. »

Ce dernier ne s’abstint pas long-temps. Dès lesurlendemain, à la tombée de la nuit, il se présenta à mon magasin,et demanda à me parler en particulier. Je le fis monter dans machambre. « Nous sommes seuls » me dit-il, en faisant d’uncoup d’œil la revue du local ; et quand il se crut assuréqu’il n’y avait pas de témoins, il tira de sa poche onze couvertsd’argent et deux montres d’or, qu’il posa sur le guéridon :« Quatre cents balles (francs) tout cela… ce n’estpas cher… les bogues d’orient et lablanquette (les montres d’or et l’argenterie). Allons,aboule du carle (compte-moi de l’argent). – Quatrecents balles, répondis-je tout troublé par une aussi brusquesommation, je ne les ai pas. – Peu m’importe. Vabloquir (vendre). – Mais si l’on veut savoir… !– Arrange-toi ; il me faut du poussier (de lamonnaie), ou si tu aimes mieux, je t’enverrai des chalands de lapréfecture… Tu entends ce que parler veut dire… Du poussier, et pastant de façons. »

Je ne l’entendais que trop bien… Je me voyaisdéjà dénoncé, privé de l’état que je m’étais fait, reconduit aubagne… Les quatre cents francs furent comptés.

CHAPITRE XXII

Encore un brigand. – Ma carriole d’osier. – Arrestation desdeux forçats. – Découverte épouvantable. – Saint-Germain veutm’embaucher pour un vol. – J’offre de servir la police. –Perplexités horribles. – On veut me prendre au chaud du lit. – Macachette. – Aventure comique. – Travestissements surtravestissements. – Chevalier m’a dénoncé. – Annette au dépôt de laPréfecture. – Je me prépare à quitter Paris. – Deux fauxmonnoyeurs. – On me saisit en chemise. – Je suis conduit àBicêtre.

Me voilà recéleur ! J’étais criminelmalgré moi ; mais enfin je l’étais, puisque je prêtais lesmains au crime : on ne conçoit pas d’enfer pareil à celui danslequel je vivais. Sans cesse j’étais agité ; remords etcrainte, tout venait m’assaillir à la fois ; la nuit, le jour,à chaque instant, j’étais sur le qui vive. Je ne dormais plus, jen’avais plus d’appétit, le soin de mes affaires ne m’occupait plus,tout m’était odieux. Tout ! non, j’avais près de moi Annetteet ma mère. Mais ne me faudrait-il pas les abandonner ?…Tantôt, je frémissais à cette réminiscence de mes appréhensions, mademeure se transformait en un abominable repaire, tantôt elle étaitenvahie par la police, et la perquisition mettait au grand jour lespreuves d’un méfait qui allait attirer sur moi la vindicte deslois. Harcelé par la famille Chevalier, qui me dévorait ;tourmenté par Blondy, qui ne se lassait pas de me soutirer del’argent ; épouvanté de ce qu’il y avait d’horrible etd’incurable dans ma position, honteux d’être tyrannisé par les plusviles créatures que la terre eût porté, irrité de ne pouvoir brisercette chaîne morale qui me liait irrévocablement à l’opprobre dugenre humain, je me sentis poussé au désespoir, et pendant huitjours je roulai dans ma tête les plus sinistres projets. Blondy,l’exécrable Blondy, était celui surtout contre qui se tournaittoute ma rage. Je l’aurais étranglé de bon cœur, et pourtant jel’accueillais encore, je le ménageais. Emporté, violent comme jel’étais, tant de patience était un miracle, c’était Annette qui mele commandait. Oh ! que je faisais alors des vœux biensincères pour que, dans une des excursions fréquentes que faisaitBlondy, quelque bon gendarme pût lui mettre la main sur lecollet ! Je me flattais que c’était là un événement trèsprochain, mais chaque fois qu’une absence un peu plus longue que decoutume me faisait présumer que j’étais enfin délivré de cescélérat, il reparaissait, et avec lui revenaient tous messoucis.

Un jour, je le vis arriver avec Duluc et unex-employé des droits réunis, nommé Saint-Germain, que j’avaisconnu à Rouen, où, comme tant d’autres, il ne jouissait queprovisoirement de la réputation d’honnête homme. Saint-Germain,pour qui j’étais le négociant Blondel, fut fort étonné de larencontre ; mais il suffit de deux mots de Blondy pour luidonner la clef de toute mon histoire : j’étais unfieffé coquin ; la confiance prit la place del’étonnement, et Saint-Germain, qui, à mon aspect, avait d’abordfroncé le sourcil, se dérida. Blondy m’apprit qu’ils allaientpartir tous trois pour les environs de Senlis, et me pria de luiprêter la carriole d’osier dont je me servais pour courir lesfoires. Heureux d’être débarrassé de ces garnements à ce prix, jem’empressai de leur donner une lettre pour la personne qui laremisait. On leur livra la voiture avec les harnais ; ils semirent en route, et je restai dix jours sans recevoir de leursnouvelles : ce fut Saint-Germain qui m’en apporta. Un matin,il entra chez moi ; il avait l’air effaré et paraissait excédéde fatigue. « Eh bien ! me dit-il, les camarades sontarrêtés. – Arrêtés ! » m’écriai-je, dans letransport d’une joie que je ne pus contenir ; mais, reprenantaussitôt mon sang-froid, je demandai des détails, en affectantd’être consterné. Saint-Germain me raconta fort brièvement commequoi Blondy et Duluc avaient été arrêtés, uniquement parce qu’ilsvoyageaient sans papiers ; je ne crus rien de ce qu’il disait,et je ne doutai pas qu’ils n’eussent fait quelque coup. Ce qui meconfirma dans mes soupçons, c’est qu’à la proposition que je fis deleur envoyer de l’argent, Saint-Germain répondit qu’ils n’enavaient que faire. En s’éloignant de Paris, ils possédaientcinquante francs à eux trois ; certes, avec une somme aussimodique, il leur aurait été bien difficile de faire deséconomies ; comment advenait-il qu’ils ne fussent pas encoreau dépourvu ? la première idée qui me vint fut qu’ils avaientcommis quelque vol considérable, dont ils ne se souciaient pas deme faire confidence ; je découvris bientôt qu’il s’agissaitd’un attentat beaucoup plus grave.

Deux jours après le retour de Saint-Germain,il me prit la fantaisie d’aller voir ma carriole, qu’il avaitramenée : je remarquai d’abord qu’on en avait changé laplaque. En visitant l’intérieur, j’aperçus sur la doublure decoutil blanc et bleu des taches rouges fraîchement lavées ;puis, ayant ouvert le coffre pour prendre la clef d’écrou, je letrouvai rempli de sang, comme si l’on y eût déposé un cadavre. Toutétait éclairci, la vérité s’annonçait plus épouvantable encore quemes conjectures ; je n’hésitai pas : plus intéressépeut-être que les auteurs du meurtre, à en faire disparaître lestraces, la nuit suivante je conduisis la voiture sur les bords dela Seine ; parvenu au-dessus de Bercy, dans un lieu isolé, jemis le feu à de la paille et à du bois sec dont je l’avais bourrée,et je ne me retirai que lorsqu’elle eut été réduite en cendres.

Saint-Germain, à qui je communiquai lelendemain mes remarques, sans lui dire toutefois que j’eusse brûléma carriole, m’avoua enfin que le cadavre d’un roulier assassinépar Blondy, entre Louvres et Dammartin, y avait été caché jusqu’àce qu’on eût trouvé l’occasion de le jeter dans un puits. Cethomme, l’un des plus audacieux scélérats que j’aie rencontrés,parlait de ce forfait comme s’il se fût entretenu de l’action laplus innocente : c’était le rire sur les lèvres et du ton leplus détaché, qu’il en énumérait jusqu’aux moindres circonstances.Il me faisait horreur, je l’écoutais dans une sorte destupéfaction ; quand je l’entendis me déclarer qu’il luifallait l’empreinte des serrures d’un appartement dont jeconnaissais le locataire, mes terreurs furent à leur comble. Jevoulus lui faire quelques observations. « Et que ça me fait àmoi ? me répondit-il, en affaires comme en affaires ;parce que tu le connais !… raison de plus : tu sais lesêtres, tu me conduiras et nous partagerons… Allons !ajouta-t-il, il n’y a pas à tortiller, il me faut l’empreinte. Jefeignis de me rendre à son éloquence. « Des scrupuleux commeça !… tais-toi donc ! reprit Saint-Germain, tu me faissuer (l’expression dont il se servit était un peu moinscongrue). Enfin, à présent c’est dit, nous sommes de moitié. »Grand Dieu ! quelle association ! ce n’était guère lapeine de me réjouir de la mésaventure de Blondy : je tombaisvéritablement de fièvre en chaud mal. Blondy pouvait encore céder àcertaines considérations, Saint-Germain jamais, et il était bienplus impérieux dans ses exigences. Exposé à me voir compromis d’uninstant à l’autre, je me déterminai à faire une démarche auprès deM. Henry, chef de la division de sûreté à la préfecture depolice : j’allai le voir ; et après lui avoir dévoilé masituation, je lui déclarai que si l’on voulait tolérer mon séjour àParis, je donnerais des renseignements précieux sur un grand nombrede forçats évadés, dont je connaissais la retraite et lesprojets.

M. Henry me reçut avec assez debienveillance ; mais, après avoir réfléchi un moment à ce queje lui disais, il me répondit qu’il ne pouvait prendre aucunengagement vis-à-vis de moi. « Cela ne doit point vousempêcher de me faire des révélations, continua-t-il, on jugeraalors à quel point elles sont méritoires, et peut-être…– Ah ! Monsieur, point de peut-être, ce serait risquer mavie : vous n’ignorez pas de quoi sont capables les individusque je désire vous signaler, et si je dois être reconduit au bagneaprès que quelque partie d’une instruction juridique aura constatéque j’ai eu des rapports avec la police, je suis un homme mort.– En ce cas, n’en parlons plus. » Et il me laissa partirsans même me demander mon nom.

J’avais l’âme navrée de l’insuccès de cettetentative. Saint-Germain ne pouvait manquer de revenir : ilallait me sommer de lui tenir ma parole ; je ne savais plusque faire : devais-je avertir la personne que nous étionsconvenus de dévaliser ensemble ? S’il eût été possible de medispenser d’accompagner Saint-Germain, il aurait été moinsdangereux de donner un pareil avis ; mais j’avais promis del’assister, il n’y avait pas d’apparence que je pusse, sous aucunprétexte, me dégager de ma promesse ; je l’attendais comme onattend un arrêt de mort. Une semaine, deux semaines, trois semainesse passèrent dans ces perplexités. Au bout de ce temps je commençaià respirer ; après deux mois je fus tranquillisé tout àfait ; je croyais que, comme ses deux camarades, il s’étaitfait arrêter quelque part. Annette, je m’en souviendrai toujours,fit une neuvaine, et brûla au moins une douzaine decierges, à leur intention. « Mon Dieu !s’écriait-elle quelquefois, faites-moi la grâce qu’ils restent oùils sont ! » La tourmente avait été de longuedurée ; les instants de calme furent bien courts, ilsprécédèrent la catastrophe qui devait décider de mon existence.

Le 3 mai 1809, au point du jour, je suiséveillé par quelques coups frappés à la porte de mon magasin ;je descends pour voir de quoi il s’agit, et je me dispose à ouvrir,lorsque j’entends un colloque à voix basse : « C’est unhomme vigoureux, disent les interlocuteurs, prenons nosprécautions ! » Plus de doute sur le motif de cettevisite matinale ; je remonte à la hâte dans ma chambre ;Annette est instruite de ce qui se passe ; elle ouvre lafenêtre, et, tandis qu’elle entame la conversation avec les agents,m’esquivant en chemise par une issue qui donne sur le carré, jegagne rapidement les étages supérieurs. Au quatrième, je vois uneporte entre ouverte, et m’introduis : je regarde ;j’écoute : je suis seul. Dans un renfoncement au-dessous dulambris, se trouve un lit caché par un lambeau de damas cramoisi enforme de rideau : pressé par la circonstance, et certain quedéjà l’escalier est gardé, je me jette sous les matelas ; maisà peine m’y suis-je blotti, quelqu’un entre ; on parle, jereconnais la voix, c’est celle d’un jeune homme nommé Fossé, dontle père, monteur en cuivre, était couché dans la piècecontiguë ; un dialogue s’établit :

SCÈNE PREMIÈRE

Le Père, la Mère, le Fils.

Le fils. « Vous ne savez pas,papa ? on cherche le tailleur ;… on veut l’arrêter ;toute la maison est en l’air… Entendez-vous la sonnette ?…Tiens, tiens, les voilà qui sonnent chez l’horloger.

La mère. » Laisse-les sonner, nete mêle pas de ça ; les affaires des autres ne nous regardentpas : (à son mari.)allons mon homme, habille-toidonc, ils n’auraient qu’à venir.

Le père. » (Bâillant ; il est àprésumer qu’en même temps il se frottait le front). Le diableles emporte ! et qu’est-ce qu’ils veulent donc autailleur ?

Le fils. » Je ne sais pas,papa ; mais ils sont joliment du monde, et des mouchards, etdes gendarmes, qui mènent le commissaire avec eux.

Le père. » C’est pt’être rien dutout seulement.

La mère. » Et qu’est-ce qu’ilpeut avoir fait ? Un tailleur !

Le père. » Qu’est-ce qu’il peutavoir fait ? il peut avoir fait ;… ah ! j’ysuis… ! puisqu’il vend du drap ; il aura fait des habitsavec des marchandises anglaises.

La mère. » Il aura, comme ondit, employé des denrées coloniales ; tu me fais rire,toi : est-ce qu’on l’arrêterait pour ça ?

Le père. » Je le crois bienqu’on l’arrêterait pour ça, et le blocus continental, c’est-il pourdes prunes qu’on l’a décrété ?

Le fils. » Le blocuscontinental ! qu’est-ce que ça veut dire papa… ? çava-t-il sur l’eau ?

La mère. » Ah ! oui,dis-nous donc ce que ça veut dire, et mets-nous ça au plusjuste ?

Le père. » Ça veut dire que letailleur va pt’être bien être bloqué.

La mère. » Oh ! monDieu ! le pauvre homme ! je suis sûre qu’ils vontl’emmener… des criminels comme ça, qui ne sont pas coupables, si çane dépendait que de moi… je crois que je les cacherais dans machemise.

Le père. » Sais-tu qui fait duvolume, le tailleur ? c’est un fameux corps !

La mère. » C’est égal, je lecacherais tout de même. Je voudrais qu’il vienne ici. Tu tesouviens de ce déserteur ?…

Le père. » Chut !chut ! les voilà qui montent. »

SCÈNE DEUXIÈME

Les précédents, le commissaire, des gendarmes, desmouchards.

Dans ce moment, le commissaire et sesestafiers, après avoir parcouru la maison du haut en bas, arriventsur le palier du quatrième.

Le commissaire. « Ah ! laporte est ouverte. Je vous demande pardon du dérangement, maisc’est dans l’intérêt de la société… Vous avez pour voisin un grandscélérat, un homme capable de tuer père et mère.

La femme. » Quoi, monsieurVidocq ?

Le commissaire. » Oui,Vidocq, madame, et je vous enjoins, dans le cas où vous ouvotre mari lui auriez donné asile, de me le déclarer sansdélai.

La femme. » Ah ! monsieurle commissaire, vous pouvez chercher partout, si ça vous faitplaisir,… nous, donner asile à quelqu’un !…

Le commissaire. » D’abord, celavous regarde, la loi est excessivement sévère ! c’est unarticle sur lequel elle ne plaisante pas, et vous vous exposeriez àdes peines très graves ; pour un condamné à la peine capitale,il n’y va rien moins que de…

Le mari (vivement). »Nous ne craignons rien, monsieur le commissaire.

Le commissaire. » Je le crois,…je m’en rapporte parfaitement à vous. Cependant pour n’avoir rien àme reprocher, vous me permettrez de faire ici une petiteperquisition, c’est une simple formalité d’usage. (S’adressantà sa suite.) Messieurs, les issues sont biengardées ? »

Après une visite assez minutieuse de la piècedu fond, le commissaire revient dans celle où je suis. – Etdans ce lit ? dit-il, en levant le lambeau de damas cramoisi,pendant que du côté des pieds, je sentais remuer un des coins dumatelas, que l’on laissa retomber nonchalamment. – Pas plus deVidocq que sur la main. Allons ! il se sera rendu invisible,reprit le commissaire, il faut y renoncer. » On n’imagineraitjamais de quel énorme poids ces paroles me soulagèrent. Enfin toutela bande des alguasils se retira ; la femme du monteur encuivre les accompagna avec force politesses, et je me trouvais seulavec le père, le fils et une petite fille, qui ne me croyaient passi près d’eux. Je les entendis me plaindre. Mais bientôt madameFossé accourut en montant l’escalier quatre à quatre ; elleétait tout essoufflée ; j’eus encore la venette [5].

SCÈNE TROISIÈME

Le mari, la femme et le fils.

La femme. « Oh ! monDieu ! mon Dieu ! Combien qu’il y a de monde d’amassédans la rue… Allez ! on en dit de belles sur le compte deM. Vidocq, j’espère qu’on en dégoise, et de toutes lescouleurs. Tout de même, il faut qu’il y ait quelque chose devrai ; il n’y a jamais de feu sans fumée… Je sais bientoujours que c’était un fier faigniant que ton monsieurVidocq : pour un maître tailleur, il avait plus souvent lesbras que les jambes croisées.

Le mari. » Te voilà encore commeles autres à faire des suppositions : vois-tu comme t’esmauvaise langue ;… d’ailleurs, il n’y a qu’un mot qui serve,ça ne nous regarde pas. Je suppose encore que ça nousregarderait ; eh bien ! de quoi qu’ils l’accusent,qu’est-ce qu’ils chantent ? je ne suis pas curieux…

La femme. » Qu’est-ce qu’ilschantent, ça fait trembler seulement rien que d’y penser… Quand ondit d’un homme qu’il a été condamné à être fait mourir pourassassinat. Je voudrais que t’entendes le petit tailleur de dessusde la place.

Le mari. » Bah ! jalousiede métier.

La femme. » Et la portière dun° 27, qui dit comme ça qu’elle est bien sûre qu’elle l’a vusortir tous les soirs avec un gros bâton, si bien déguisé qu’ellene le reconnaissait pas.

Le mari. » La portière ditça ?

La femme. » Et qu’il allaitattendre le monde dans les Champs-Élysées.

Le mari. » Faut-il que tu soisbête !

La femme. » Ah ! faut-ilque je sois bête ! le rogomiste est p’t-être bête aussi, quandil dit que c’est tous voleurs qui viennent là-dedans, et qu’il a vuM. Vidocq avec des visages qui avaient mauvaise mine.

Le mari. » Eh bien ! quiavaient mauvaise mine, après…

La femme. » Après, après,toujours est-il que le commissaire a dit à l’épicier que c’est rienqui vaille,… et pire que ça, puisqu’il a ajouté que c’était ungrand coupable, que la justice ne pouvait venir à bout derattraper.

Le mari. » Et tu la gobes… t’esjoliment encore de ton pays ;… tu crois le commissaire, toi,tu ne vois pas que c’est un quart qu’il bat ; et puis, tiens,on ne me mettra jamais dans la tête que M. Vidocq soit unmalhonnête homme, il m’est avis, au contraire, que c’est un bonenfant, un homme rangé. Au surplus, qu’il soit ce qu’il voudra, çanous regarde pas, mêlons-nous de notre ouvrage ; voilà l’heurequi s’avance,… il faut valser. Allons, preste autravail ! »

La séance est levée : le père, la mère,le fils et une petite fille, toute la famille Fossé part, et jereste sous clef, réfléchissant aux insinuations perfides de lapolice, qui, pour me priver de l’assistance des voisins,s’attachait à me représenter comme un infâme scélérat. J’ai vusouvent depuis employer cette tactique, dont le succès se fondetoujours sur d’atroces calomnies, tactique révoltante, en cequ’elle est injuste ; tactique maladroite, en ce qu’elleproduit un effet tout contraire à celui qu’on en attend, puisquealors les personnes qui eussent prêté main-forte pour l’arrestationd’un voleur, peuvent en être empêchées par la crainte de luttercontre un homme que le sentiment de son crime et la perspective del’échafaud doivent pousser au désespoir.

Il y avait près de deux heures que j’étaisenfermé : il ne se faisait aucun bruit dans la maison, ni dansla rue ; les groupes s’étaient dispersés ; je commençaisà me rassurer, lorsqu’une circonstance bien ridicule vintcompliquer ma situation. Un besoin des plus pressants s’annonçaitpar des coliques d’une telle violence, que, ne voyant dans lachambre aucun vase approprié à la nécessité, je me trouvai dans leplus cruel embarras ; à force de fureter dans tous les coinset recoins, j’aperçois enfin une marmite en fonte… Il était temps,je la découvre, et… à peine ai-je terminé, que j’entends fourrerune clef dans la serrure ; je replace précipitamment lecouvercle, et vite je me glisse de nouveau dans ma retraite :on entre, c’est la femme Fossé avec sa fille ; un instantaprès viennent le père et le fils.

SCÈNE DERNIÈRE

Le père, la mère, les enfants et moi.

Le père. « Eh bien ! cerestant de soupe d’hier n’est pas encore réchauffé ?

La mère. » Il n’est pas arrivéqu’il crie déjà : on va le mettre sur le feu, ton restant desoupe ;… avec lui, on dirait que la foire est sur le pont.

Le père. » Est-ce que tu croisqu’ils n’ont pas faim, ces enfants ?

La mère. » Eh mon Dieu ! onne peut pas aller plus vite que les violons ;… ilsattendront ; ils feront comme moi : tu ferais bien mieuxde souffler, que de bougonner.

Le père (soufflant). » Elle estdonc gelée ta marmite ?… ah je crois qu’elle chante,…entends-tu ?

La mère. » Non ; mais jesens…, ce n’est pas possible autrement, il y a quelqu’un…

Le père. » C’est les chouxd’hier ;… c’est pt’être bien toi… ? François rit, jeparie que c’est lui… ?

Le fils. » Voilà comme il estpapa, il inculpe tout le monde.

Le père. » C’est que vois-tu,comme on connaît les singes on les adore ; je sais que tu esun cadet sujet à caution. Oh Dieu ! que ça pue ! ahçà ? crois-tu être dans une écurie ? (haussant leton) ? Est-ce dans une écurie que tu crois être(s’adressant à sa femme) ? Voyons, si c’est toi,dis-le moi ?

La mère. » Est-il drôle, àprésent ? il veut toujours que ce soit moi… ; c’estqu’elle ne se passe pas cette odeur.

Le père. » C’est de plus fort enplus fort.

La petite fille. » Maman, çabout.

La mère. » Mauditcouvercle ! je me suis brûlée.

Tous ensemble. » Ô Dieu !quelle infection !

La mère. » C’est unepeste : on n’y tient pas… Fossé ouvre donc la fenêtre.

Le père. » Vous le voyez,madame, c’est encore un des tours de votre fils.

Le fils. » Papa, je te jure quenon.

Le père. » Tais-toi, fichuparesseux… la preuve n’est pas convaincante… ? monsieur nepeut pas aller au cinquième… ; il serait trop fatigué demonter un étage… ; il se foulerait la rate…, tu plains doncbien tes pas… ; sois tranquille, je te corrigerai.

Le fils. Mais papa…

Le père. » Ne me raisonne pas…,tu vois ce manche à balai…, il ne tient à rien que je te le cassesur le dos : avance ici que je te donne ta danse… avance, tedis-je ? je t’apprendrai… Ah ! tu me nies…

Le fils (pleurant). » Mais, oui,puisque ce n’est pas moi.

Le père. » Tu es capable detout :… comme dit cet autre, tous menteurs, tous voleurs.

La mère. » Pourquoi ne pas direla vérité ?

Le père. » Oh non ! ilaimera mieux que je lui fiche une paye…, d’aussi bien, il val’avoir… Ah ! tu veux que je te donne la tournée ? mafemme, ferme la fenêtre, à cause des voisins.

La mère. » Gare à toi !François, ça se gâte…, gare à toi ! »

Nul doute, l’action va s’engager ; sanshésiter, je soulève matelas, draps, couverture, et écartantbrusquement le lambeau de damas, je me montre à la famillestupéfaite de mon apparition. On imaginerait difficilement à quelpoint ces braves gens furent surpris. Pendant qu’ilss’entre-regardent sans mot dire, j’entreprends de leur raconter leplus brièvement possible comme quoi je m’étais introduit chezeux ; comme quoi je m’étais caché sous les matelas, commequoi… Il est inutile de dire que l’on rit beaucoup de l’aventure dela marmite, et qu’il ne fut plus question de battre personne. Lemari et la femme s’étonnaient que je n’eusse pas été étouffé dansma cachette ; ils me plaignirent, et, avec une cordialité dontles exemples ne sont pas rares parmi les gens du peuple, ilsm’offrirent des rafraîchissements, qui étaient bien nécessairesaprès une matinée si laborieuse.

On doit penser que je fus sur les épines,aussi long-temps que cette scène n’eut pas touché au dénouement… Jesuais à grosses gouttes ; dans tout autre moment, je m’enfusse amusé ; mais je songeais aux suites de la découverteinévitable qui se préparait, et personne moins que moi n’était enétat d’apprécier tout ce qu’il y avait de burlesque dans lasituation… Me croyant perdu, j’aurais pu hâter l’instantfatal ; c’eût été couper court à mes perplexités : uneréflexion sur la mobilité des circonstances m’inspira de voirvenir : je savais par plus d’une expérience qu’ellesdéconcertent quelquefois les plans les mieux conçus, comme aussielles triomphent des cas les plus désespérés.

D’après l’accueil que me faisait la familleFossé, il était probable que je n’aurais pas à me repentir d’avoirattendu l’événement : toutefois je n’étais pas pleinementrassuré ; cette famille n’était pas heureuse ; et nepouvait-il pas se faire que cette première impression debienveillance et de compassion, dont ne se défendent pas toujoursles hommes les plus pervers, fit place à l’espoir d’obtenir quelquerécompense en me livrant à la police ? et puis, en supposantmême que mes hôtes fussent ce qu’on appelle francs ducollier, étais-je à l’abri d’une indiscrétion ? Sans êtredoué d’une grande perspicacité, Fossé devina le secret de mesinquiétudes, qu’il réussit à dissiper par des protestations dont lasincérité ne devait pas se démentir.

Ce fut lui qui se chargea de veiller à masûreté ; il commença par pousser des reconnaissances à lasuite desquelles il m’informa que les agents de police, persuadésque je n’avais pas quitté le quartier, s’étaient établis enpermanence dans la maison et dans les rues adjacentes ; ilm’apprit aussi qu’il était question de faire une seconde visitechez tous les locataires. De tous ces rapports, je conclus qu’ilétait urgent de déguerpir, car il était vraisemblable que cettefois l’on fouillerait à fond les logements.

La famille Fossé, comme la plupart desouvriers de Paris, était dans l’usage d’aller souper chez unmarchand de vin du voisinage, où elle portait ses provisions ;il fut convenu que j’attendrais ce moment pour sortir avec elle.Jusqu’à la nuit, j’avais le temps de prendre mes mesures : jem’occupai d’abord à faire parvenir de mes nouvelles àAnnette : ce fut Fossé qui organisa le message. Il eût été dela dernière imprudence qu’il se mît en communication directe avecelle. Voici ce qu’il fit : il se rendit dans la rue deGrammont, où il acheta un pâté, dans lequel il glissa le billetqu’on va lire :

« Je suis en sûreté. Tiens-toi sur tesgardes : ne te fie à personne. Ne te laisse pas prendre à despromesses qu’on n’a ni l’intention ni le pouvoir de tenir.Renferme-toi dans ces quatre mots, je ne sais pas. Fais labête, c’est le meilleur moyen de me prouver que tu as de l’esprit.Je ne peux pas te donner de rendez-vous, mais quand tu sortiras,prends toujours la rue Saint-Martin et les boulevards. Surtout nete retourne pas, je réponds de tout. »

Le pâté confié à un commissionnaire de laplace Vendôme, et adressé à madame Vidocq, tomba, ainsique je l’avais prévu, dans les mains des agents qui en permirent laremise, après avoir pris connaissance de la dépêche ; ainsi jeme trouvais avoir atteint deux buts à la fois, celui de lestromper, en leur persuadant que je n’étais plus dans le quartier,et celui de rassurer Annette, en lui faisant savoir que j’étaishors de danger. L’expédient m’avait réussi ; enhardi par cepremier succès, je fus un peu plus calme pour effectuer lespréparatifs de ma retraite. Quelqu’argent que j’avais pris à touthasard sur ma table de nuit, servit à me procurer un pantalon, desbas, des souliers, une blouse ainsi qu’un bonnet de coton bleudestiné à compléter mon déguisement. Quand l’heure du souper futvenue, je sortis de la chambre avec toute la famille, portant surma tête, par surcroît de précautions, une énorme platée de haricotset de mouton, dont l’appétissant fumet expliquait assez quel étaitle but de notre excursion. Le cœur ne m’en battit pas moins en metrouvant face à face, sur le carré du second, avec un agent que jen’avais pas d’abord aperçu, caché dans une encoignure.« Soufflez votre chandelle, cria-t-il brusquement à Fossé.– Et pourquoi ? répliqua celui-ci, qui n’avait pris de lalumière que pour ne pas éveiller les soupçons. – Allons !pas tant de raisons, reprit le mouchard, » et il soufflalui-même la chandelle. Je l’aurais volontiers embrassé ! Dansl’allée, nous tombâmes encore sur plusieurs de ses confrères qui,plus polis que lui, se rangèrent pour nous livrer passage. Enfinnous étions dehors. Lorsque nous eûmes détourné l’angle de laplace, Fossé prit le plat, et nous nous séparâmes. Afin de ne pasattirer l’attention, je marchai fort lentement jusqu’à la rue desFontaines : une fois là, je ne m’amusai pas, comme disent lesAllemands, à compter les boutons de mon habit, je pris ma coursedans la direction du boulevard du Temple, et fendant l’air, j’étaisarrivé à la rue de Bondy, qu’il ne m’était pas encore venu à l’idéede me demander où j’allais.

Cependant il ne suffisait pas d’avoir échappéà une première perquisition, les recherches pouvaient devenir desplus actives. Il m’importait de dérouter la police, dont lesnombreux limiers ne manqueraient pas, suivant l’usage, de toutnégliger pour ne s’occuper que de moi. Dans cette conjoncture trèscritique, je résolus d’utiliser pour mon salut les individus que jeregardais comme mes dénonciateurs. C’étaient les Chevalier, quej’avais vus la veille, et qui dans la conversation que j’avais eueavec eux, avaient laissé échapper quelques-uns de ces mots qu’on nes’explique qu’après coup : convaincu que je n’avais plus aucunménagement à garder vis-à-vis de ces misérables, je résolus de mevenger d’eux, en même temps que je les forcerais à rendre gorgeautant qu’il dépendrait de moi. C’était à une condition tacite queje les avais obligés, ils avaient violé la foi des traités,contrairement à leur intérêt même, ils avaient fait le mal, je meproposais de les punir d’avoir méconnu leur intérêt.

Le chemin n’est pas trop long du boulevard àla rue de l’Échiquier ; je tombai comme une bombe au domiciledes Chevalier, dont la surprise en me voyant libre, confirma tousmes soupçons. Chevalier imagina d’abord un prétexte poursortir ; mais, fermant la porte à double tour, et mettant laclef dans ma poche, je sautai sur un couteau de table, et dis à monbeau-frère que s’il poussait un cri, c’était fait de lui et dessiens. Cette menace ne pouvait manquer de produire son effet ;j’étais au milieu d’un monde qui me connaissait, et que devaitépouvanter la violence de mon désespoir. Les femmes restèrent plusmortes que vives, et Chevalier, pétrifié, immobile comme lafontaine de grès sur laquelle il s’appuyait, me demanda, d’une voixéteinte, ce que j’exigeais de lui : « Tu vas lesavoir, » lui répondis-je.

Je débutai par la réclamation d’un habitcomplet que je lui avais fourni le mois d’auparavant, il me lerendit ; je me fis donner en outre une chemise, des bottes etun chapeau ; tous ces objets avaient été achetés de mesdeniers, c’était une restitution qui m’était faite. Chevaliers’exécuta en rechignant ; je crus lire dans ses yeux qu’ilméditait quelque projet, peut-être avait-il à sa disposition unmoyen de faire savoir aux voisins l’embarras dans lequel le jetaitma présence : la prudence me prescrivit d’assurer ma retraiteen cas d’une perquisition nocturne. Une fenêtre donnant sur unjardin était fermée par deux barreaux de fer, j’ordonnai àChevalier d’en enlever un, et comme, en dépit de mes instructions,il s’y prenait avec une excessive maladresse, je me mis moi-même àl’ouvrage, sans qu’il s’aperçût que le couteau qui lui avait tantinspiré d’effroi était passé de mes mains dans les siennes.L’opération terminée, je ressaisis cette arme. « Maintenant,lui dis-je, ainsi qu’aux femmes, qui étaient terrifiées, vouspouvez aller vous coucher. » Quant à moi, je n’étais guère entrain de dormir ; je me jetai sur une chaise, où je passai unenuit fort agitée. Toutes les vicissitudes de ma vie me revinrentsuccessivement à l’esprit ; je ne doutais pas qu’il n’y eûtune malédiction sur moi ;… en vain fuyais-je le crime, lecrime venait me chercher, et cette fatalité contre laquelle je meroidissais avec toute l’énergie de mon caractère, semblait prendreplaisir à bouleverser mes plans de conduite en me mettantincessamment aux prises avec l’infamie et la plus impérieusenécessité.

Au point du jour je fis lever Chevalier, etlui demandai s’il était en fonds. Sur sa réponse, qu’il nepossédait que quelques pièces de monnaie, je lui fis l’injonctionde se munir de quatre couverts d’argent qu’il devait à malibéralité, de prendre son permis de séjour et de me suivre. Jen’avais pas précisément besoin de lui, mais il eût été dangereux dele laisser au logis, car il aurait pu donner l’éveil à la police etla diriger sur mes traces avant que j’eusse pu prendre mesdimensions. Chevalier obéit. Je redoutais moins les femmes :comme j’emmenais avec moi un otage précieux, et que d’ailleurselles ne partageaient pas tout à fait les sentiments de ce dernier,je me contentai, en partant, de les enfermer à double tour, et parles rues les plus désertes de la capitale, même en plein midi, nousgagnâmes les Champs-Élysées. Il était quatre heures du matin ;nous ne rencontrâmes personne. C’était moi qui portais lescouverts ; je me serais bien gardé de les laisser à moncompagnon, il fallait que je pusse disparaître sans inconvénient,s’il lui était arrivé de s’insurger ou de faire un esclandre.Heureusement, il fut fort docile ; au surplus, j’avais sur moile terrible couteau, et chevalier, qui ne raisonnait pas, étaitpersuadé qu’au moindre mouvement qu’il ferait, je le lui plongeraisdans le cœur : cette terreur salutaire, qu’il éprouvaitd’autant plus vivement qu’il n’était pas irréprochable, merépondait de lui.

Nous nous promenâmes long-temps aux alentoursde Chaillot ; Chevalier, qui ne prévoyait pas comment toutcela finirait, marchait machinalement à mes côtés ; il étaitanéanti et comme frappé d’idiotisme. À huit heures, je le fismonter dans un fiacre et le conduisis au passage du bois deBoulogne, où il engagea en ma présence, et sous son nom, les quatrecouverts, sur lesquels on lui prêta cent francs. Je m’emparai decette somme ; et, satisfait d’avoir si à propos recouvré enmasse ce qu’il m’avait extorqué en détail, je remontai avec luidans la voiture, que je fis arrêter sur la place de la Concorde.Là, je descendis, mais après lui avoir fait cetterecommandation : « Souviens-toi d’être plus circonspectque jamais ; si je suis arrêté, quel que soit l’auteur de monarrestation, prends garde à toi. » J’intimai au cocher de lemener grand train, rue de l’Échiquier, n° 23 ; et pourêtre certain qu’il ne prenait pas une autre direction, je restai uninstant à l’examiner ; ensuite de quoi je me rendis encabriolet, chez un fripier de la Croix-Rouge, qui me donnades habits d’ouvrier en échange des miens. Sous ce nouveau costume,je m’acheminai vers l’esplanade des Invalides, pour m’informer s’ily aurait possibilité d’acheter un uniforme de cet établissement.Une jambe de bois, que je questionnai sans affectation, m’indiqua,rue Saint-Dominique, un brocanteur chez qui je trouveraisl’équipement complet. Ce brocanteur était, à ce qu’il paraît, assezbavard de son naturel. « Je ne suis pas curieux, me dit-il(c’est le préambule ordinaire de toutes les demandesindiscrètes) : vous avez tous vos membres, sans doutel’uniforme n’est pas pour vous. – Pardon, luirépondis-je ; et comme il manifestait de l’étonnement,j’ajoutai que je devais jouer la comédie. – Et dans quellepièce ? – Dans l’Amour filial. »

Le marché conclu, j’allai aussitôt à Passy,où, chez un logeur qui était dans mes intérêts, je me hâtaid’effectuer la métamorphose. Il ne fallut pas cinq minutes pourfaire de moi le plus manchot des invalides ; mon brasrapproché vers le défaut de ma poitrine et tenu adhérent au torsepar une sangle et par la ceinture de ma culotte, dans laquelle ilétait engagé, avait entièrement disparu : quelques chiffonsintroduits dans la partie supérieure d’une des manches, dontl’extrémité venait se rattacher sur le devant du frac, jouaient lemoignon à s’y méprendre, et portaient l’illusion au plus hautdegré : une pommade dont je me servis pour teindre en noir mescheveux et mes favoris, acheva de me rendre méconnaissable. Sous cetravestissement, j’étais tellement sûr de déconcerter le savoirphysiognomonique des observateurs de la rue de Jérusalem et autres,que dès le soir même, j’osai me montrer dans le quartierSaint-Martin. J’appris que la police, non-seulement occupaittoujours mon logement, mais encore qu’on y faisait l’inventaire desmarchandises et du mobilier. Au nombre des agents que je vis allantet venant, il fut aisé de me convaincre que les recherches sepoursuivaient avec un redoublement d’activité bien extraordinairepour cette époque où la vigilante administration n’était pas tropzélée toutes les fois qu’il ne s’agissait pas d’arrestationspolitiques. Effrayé d’un semblable appareil d’investigations, toutautre que moi aurait jugé prudent de s’éloigner de Paris sansdélai, au moins pour quelque temps. Il eût été convenable delaisser passer l’orage ; mais je ne pouvais me décider àabandonner Annette au milieu des tribulations que lui causait sonattachement pour moi. Dans cette occasion, elle eut beaucoup àsouffrir ; enfermée au dépôt de la préfecture, elle y restavingt-cinq jours au secret, d’où on ne la tirait que pour lui fairela menace de la faire pourrir à Saint-Lazare, si elle s’obstinait àne pas vouloir indiquer le lieu de ma retraite. Le poignard sur lesein, Annette n’aurait pas parlé. Qu’on juge si j’étais chagrin dela savoir dans une si déplorable situation ; je ne pouvais pasla délivrer : dès qu’il dépendit de moi, je m’empressai de lasecourir. Un ami à qui j’avais prêté quelques centaines de francs,me les ayant rendus, je lui fis tenir une partie de cettesomme ; et, plein de l’espoir que sa détention finiraitbientôt, puisque après tout on n’avait à lui reprocher que d’avoirvécu avec un forçat évadé, je me disposai à quitter Paris, meréservant, si elle n’était pas élargie avant mon départ, de luifaire connaître plus tard sur quel point je me serais dirigé.

Je logeais rue Tiquetonne, chez un mégissier,nommé Bouhin, qui s’engagea, moyennant rétribution, à prendre pourlui, un passe-port qu’il me céderait. Son signalement et le mienétaient exactement conformes : comme moi, il était blond,avait les yeux bleus, le teint coloré, et, par un singulier hasard,sa lèvre supérieure droite était marquée d’une légèrecicatrice ; seulement sa taille était plus petite que lamienne ; mais pour se grandir et atteindre ma hauteur, avantde se présenter sous la toise du commissaire, il devait mettre deuxou trois jeux de cartes dans ses souliers. Bouhin recourut en effetà cet expédient, et bien qu’au besoin je pusse user de l’étrangefaculté de me rapetisser à volonté de quatre à cinq pouces, lepasse-port qu’il me vendit me dispensait de cette réduction. Pourvude cette pièce, je m’applaudissais d’une ressemblance quigarantissait ma liberté, lorsque Bouhin (j’étais installé dans sondomicile depuis huit jours) me confia un secret qui me fittrembler : cet homme fabriquait habituellement de la faussemonnaie, et pour me donner un échantillon de son savoir-faire, ilcoula devant moi huit pièces de cinq francs, que sa femme passadans la même journée. On ne devine que trop tout ce qu’il y avaitd’alarmant pour moi dans la confidence de Bouhin.

D’abord j’en tirai la conséquence quevraisemblablement, d’un instant à l’autre, son passe-port seraitune très mauvaise recommandation aux yeux de la gendarmerie ;car, d’après le métier qu’il faisait, Bouhin devait tôt ou tard setrouver sous le coup d’un mandat d’amener ; partant, l’argentque je lui avais donné était furieusement aventuré, et il s’enfallait qu’il y eût de l’avantage à être pris pour lui. Ce n’étaitpas tout : vu cet état de suspicion qui, dans les préventionsdu juge et du public, est toujours inséparable de la condition deforçat évadé, n’était-il pas présumable que Bouhin, traduit commefaux monnayeur, je serais considéré comme son complice ? Lajustice a commis tant d’erreurs ! condamné une première foisquoique innocent, qui me garantissait que je ne le serais pas uneseconde ? Le crime, qui m’avait été à tort imputé, par celaseul qu’il me constituait faussaire, rentrait nominalement dansl’espèce de celui dont Bouhin se rendait coupable. Je me voyaissuccombant sous une masse de présomptions et d’apparences telles,peut-être, que mon avocat, honteux de prendre ma défense, secroirait réduit à implorer pour moi la pitié de mes juges.J’entendais prononcer mon arrêt de mort. Mes appréhensionsredoublèrent, quand je sus que Bouhin avait un associé :c’était un médecin nommé Terrier, qui venait fréquemment à lamaison. Cet homme avait un visage patibulaire ; il me semblaitqu’à la seule inspection de sa figure, toutes les polices du mondedussent se mettre à ses trousses ; sans le connaître, je meserais fait l’idée qu’en le suivant il était presque impossible dene pas remonter à la source de quelque attentat. En un mot il étaitune fâcheuse enseigne pour tout endroit dans lequel on le voyaitentrer. Persuadé que ses visites porteraient malheur au logis,j’engageai Bouhin à renoncer à une industrie aussi chanceuse quecelle qu’il exerçait ; les meilleures raisons ne purent riensur son esprit ; tout ce que j’obtins à force desupplications, fut que, pour éviter de donner lieu à uneperquisition qui certainement me livrerait à la police, ilsuspendrait et la fabrication, et l’émission des pièces aussilong-temps que je resterais chez lui, ce qui n’empêcha pas que deuxjours après je le surprisse à travailler encore au grand œuvre.Cette fois je jugeai à propos de m’adresser à soncollaborateur ; je lui représentai sous les couleurs les plusvives les dangers auxquels ils s’exposaient. « Je vois, merépondit le médecin, que vous êtes encore un peureux comme il y ena tant. Quand on nous découvrirait, qu’est-ce qu’il enserait ? il y en a bien d’autres qui ont fait le trébuchet surla place de Grève ; et puis nous n’en sommes pas là :voilà quinze ans que j’ai pris messieurs de la chambrepour mes changeurs, et personne ne s’est jamais douté derien : ça ira tant que ça ira : au surplus, mon camarade,ajouta-t-il avec humeur, si j’ai un conseil à vous donner, c’est devous mêler de vos affaires. »

À la tournure que prenait la discussion, jevis qu’il était superflu de la continuer, et que je ferais sagementde me tenir sur mes gardes : je sentis plus que jamais lanécessité de quitter Paris le plus tôt possible. On était aumardi ; j’aurais voulu partir dès le lendemain ; maisaverti qu’Annette serait mise en liberté à la fin de la semaine, jeme proposais de différer mon départ jusqu’à sa sortie, lorsque levendredi, sur les trois heures du matin, j’entendis frapperlégèrement à la porte de la rue : la nature du coup, l’heure,la circonstance, tout me fait pressentir que l’on vientm’arrêter : sans rien dire à Bouhin, je sors sur lecarré ; je monte : parvenu au haut de l’escalier, jesaisis la gouttière, je grimpe sur le toit, et vais me blottirderrière un tuyau de cheminée.

Mes pressentiments ne m’avaient pastrompé : en un instant la maison fut remplie d’agents depolice, qui furetèrent partout. Surpris de ne pas me trouver, etavertis sans doute par mes vêtements laissés auprès de mon lit, queje m’étais enfui en chemise, ce qui ne me permettait pas d’allerbien loin, ils induisirent que je ne pouvais pas avoir pris la voieordinaire. À défaut de cavaliers que l’on pût envoyer à mapoursuite, on manda des couvreurs, qui explorèrent toute latoiture, où je fus trouvé et saisi, sans que la nature du terrainme permît de tenter une résistance qui n’aurait abouti qu’à un sautdes plus périlleux. À quelques gourmades près, que je reçus desagents, mon arrestation n’offrit rien de remarquable : conduità la préfecture, je fus interrogé par M. Henry, qui, serappelant parfaitement la démarche que j’avais faite quelques moisauparavant, me promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pouradoucir ma position ; on ne m’en transféra pas moins à laForce, et de là à Bicêtre, où je devais attendre le prochain départde la chaîne.

CHAPITRE XXIII

On me propose de m’évader. – Nouvelle démarche auprès deM. Henry. – Mon pacte avec la police. – Découvertesimportantes. – Coco-Lacour. – Une bande de voleurs. – Lesinspecteurs sous clef. – La marchande d’asticots et les assassins.– Une fausse évasion.

Je commençais à me dégoûter des évasions et del’espèce de liberté qu’elles procurent : je ne me souciais pasde retourner au bagne ; mais, à tout prendre, je préféraisencore le séjour de Toulon à celui de Paris, s’il m’eût fallucontinuer de recevoir la loi d’êtres semblables aux Chevalier, auxBlondy, aux Duluc, aux Saint-Germain. J’étais dans cesdispositions, au milieu de bon nombre de ces piliers de galères,que je n’avais que trop bien eu l’occasion de connaître, lorsqueplusieurs d’entre eux me proposèrent de les aider à tenter unefugue par la cour des Bons Pauvres. Autrefois leprojet m’eût souri ; je ne le rejetai pas, mais j’en fis lacritique en homme qui a étudié les localités, et de manière à meconserver cette prépondérance que me valaient mes succès réels, etceux que l’on m’attribuait, je pourrais dire aussi ceux que jem’attribuais moi-même ; car dès qu’on vit avec des coquins, ily a toujours avantage à passer pour le plus scélérat et le plusadroit : telle était aussi ma réputation très bien établie.Partout où l’on comptait quatre condamnés, il y en avait au moinstrois qui avaient entendu parler de moi ; pas de faitextraordinaire depuis qu’il existait des galériens, qu’on nerattachât à mon nom. J’étais le général à qui l’on fait honneur detoutes les actions des soldats : on ne citait pas les placesque j’avais emportées d’assaut, mais il n’y avait pas de geôlierdont je ne pusse tromper la vigilance, pas de fers que je ne vinsseà bout de rompre, pas de muraille que je ne réussisse à percer. Jen’étais pas moins renommé par mon courage et mon habileté, et l’onavait l’opinion que j’étais capable de me dévouer en cas de besoin.À Brest, à Toulon, à Rochefort, à Anvers, partout enfin, j’étaisconsidéré parmi les voleurs comme le plus rusé et le plusintrépide. Les plus malins briguaient mon amitié, parce qu’ilspensaient qu’il y avait encore quelque chose à apprendre avec moi,et les plus novices recueillaient mes paroles comme desinstructions dont ils pourraient faire leur profit. À Bicêtre,j’avais véritablement une cour, on se pressait autour de mapersonne, on m’entourait, c’était des prévenances, des égards, donton se ferait difficilement une idée… Mais maintenant toute cettegloire des prisons m’était odieuse ; plus je lisais dans l’âmedes malfaiteurs, plus ils se mettaient à découvert devant moi, plusje me sentais porté à plaindre la société de nourrir dans son seinune engeance pareille. Je n’éprouvais plus ce sentiment de lacommunauté du malheur qui m’avait autrefois inspiré ; decruelles expériences et la maturité de l’âge m’avaient révélé lebesoin de me distinguer de ce peuple de brigands, dont je méprisaisles secours et l’abominable langage. Décidé, quoi qu’il en pûtadvenir, à prendre parti contre eux dans l’intérêt des honnêtesgens, j’écrivis à M. Henry pour lui offrir de nouveau messervices, sans autre condition que de ne pas être reconduit aubagne, me résignant à finir mon temps dans quelque prison que cefût.

Ma lettre indiquait avec tant de précisionl’espèce de renseignements que je pourrais donner, queM. Henry en fut frappé ; une seule considérationl’arrêtait, c’était l’exemple de plusieurs individus prévenus oucondamnés, qui, après avoir pris l’engagement de guider la policedans ses recherches, ne lui avaient donné que des avisinsignifiants, ou bien encore avaient fini eux-mêmes par se faireprendre en flagrant délit. À cette considération si puissante,j’opposai la cause de ma condamnation [6]

Douai, le 20 janvier 1809.

Le PROCUREUR-GÉNÉRAL IMPÉRIAL près la cour dejustice criminelle du département du Nord,

« Atteste que le nommé Vidocq a étécondamné le 7 nivose an 5, à huit ans de fers, pour avoir fait unfaux ordre de mise en liberté.

» Qu’il paraît que Vidocq était détenupour cause d’insubordination, ou autre délit militaire, et que lefaux pour raison duquel il a été condamné n’a eu d’autre but quecelui de favoriser l’évasion d’un de ses compagnons de prison.

» Le procureur général atteste encore,d’après les renseignements par lui pris au greffe de la Cour, queledit Vidocq s’est évadé de la maison de justice au moment où l’onallait le transférer au bagne, qu’il a été repris, qu’il s’estencore évadé, et que repris de nouveau, M. Ranson, alorsprocureur-général a eu l’honneur d’écrire à son Excellence leministre de la justice pour le consulter sur la question de savoir,si le temps écoulé depuis la condamnation de Vidocq et saréarrestation pourrait compter pour le libérer de sa peine.

» Qu’une première lettre étant restéesans réponse, M. Ranson en a écrit plusieurs, et que Vidocqinterprétant le silence de son Excellence d’une manière défavorablepour lui, s’est évadé de rechef.

» Le procureur-général ne peutreprésenter aucune de ces lettres, parce que les registres etpapiers de M. Ranson, son prédécesseur, ont été enlevés par safamille, qui a refusé de les réintégrer au parquet. »

ROSIE.], la régularité de ma conduite toutesles fois que j’avais été libre, la constance de mes efforts pour meprocurer une existence honnête ; enfin j’exhibai macorrespondance, mes livres, ma comptabilité, et j’invoquai letémoignage de toutes les personnes avec lesquelles je m’étaistrouvé en relation d’affaires, et spécialement celui de mescréanciers, qui tous avaient la plus grande confiance en moi.

Les faits que j’alléguais militaientpuissamment en ma faveur : M. Henry soumit ma demande aupréfet de police M. Pasquier qui décida qu’elle seraitaccueillie. Après un séjour de deux mois à Bicêtre, je fustransféré à la Force ; et, pour éviter de m’y rendre suspect,on affecta de répandre parmi les prisonniers que j’étais retenucomme impliqué dans une fort mauvaise affaire dont l’instructionallait commencer. Cette précaution, jointe à ma renommée, me mittout-à-fait en bonne odeur. Pas de détenu qui osât révoquer endoute la gravité du cas qui m’était imputé. Puisque j’avais montrétant d’audace et de persévérance pour me soustraire à unecondamnation de huit ans de fers, il fallait bien que j’eusse laconscience chargée de quelque grand crime, capable si jamais j’enétais reconnu l’auteur, de me faire monter sur l’échafaud. Ondisait donc tout bas et même tout haut, à la Force, en parlant demoi : « C’est un escarpe (unassassin) » ; et comme dans le lieu où j’étais, unassassin inspire d’ordinaire une grande confiance, je me gardaisbien de réfuter une erreur si utile à mes projets. J’étais alorsloin de prévoir qu’une imposture que je laissais volontairements’accréditer, se perpétuerait au-delà de la circonstance, et qu’unjour, en publiant mes Mémoires, il ne serait pas superflu de direque je n’ai jamais commis d’assassinat. Depuis qu’il est questionde moi dans le public, on lui a tant débité de contes absurdes surce qui m’était personnel ! quels mensonges n’ont pas inventéspour me diffamer des agents intéressés à me représenter comme unvil scélérat ! Tantôt j’avais été marqué et condamné auxtravaux forcés à perpétuité ; tantôt l’on ne m’avait sauvé dela guillotine qu’à condition de livrer à la police un certainnombre d’individus par mois, et aussitôt qu’il en manquait un seul,le marché devenait résiliable ; c’est pourquoi, affirmait-on,à défaut de véritables délinquants, j’en amenais de ma façon.N’est-on pas allé jusqu’à m’accuser d’avoir, au caféLamblin, introduit un couvert d’argent dans la poche d’unétudiant ? J’aurai plus tard l’occasion de revenir surquelques-unes de ces calomnies dans plusieurs chapitres des volumessuivants, où je mettrai au grand jour les moyens de la police, sonaction, ses mystères ; enfin tout ce qui m’a été dévoilé,…tout ce que j’ai su.

L’engagement que j’avais pris n’était pasaussi facile à remplir que l’on pourrait le croire. À la vérité,j’avais connu une foule de malfaiteurs, mais, incessamment déciméepar les excès de tous genres, par la justice, par l’affreux régimedes bagnes et des prisons, par la misère, cette hideuse générationavait passé avec une inconcevable rapidité ; une générationnouvelle occupait la scène, et j’ignorais jusqu’aux noms desindividus qui la composaient : je n’étais pas même au fait desnotabilités. Une multitude de voleurs exploitaient alors lacapitale, et il m’aurait été impossible de fournir la plus minceindication sur les principaux d’entre eux ; il n’y avait quema vieille renommée qui pût me mettre à même d’avoir desintelligences dans l’état-major de ces Bédouins de notrecivilisation ; elle me servit, je ne dirai pas au-delà, maisautant que je pouvais le désirer. Il n’arrivait pas un voleur à laForce qu’il ne s’empressât de rechercher ma compagnie ; nem’eût-il jamais vu, pour se donner du relief aux yeux descamarades, il tenait à amour-propre de paraître avoir été lié avecmoi. Je caressais cette singulière vanité ; par ce moyen, jeme glissai insensiblement sur la voie des découvertes ; lesrenseignements me vinrent en abondance, et je n’éprouvai plusd’obstacles à m’acquitter de ma mission.

Pour donner la mesure de l’influence quej’exerçais sur l’esprit des prisonniers, il me suffira de dire queje leur inoculais à volonté mes opinions, mes affections, mesressentiments ; ils ne pensaient et ne juraient que parmoi : leur arrivait-il de prendre en grippe un de nosco-détenus, parce qu’ils croyaient voir en lui ce qu’on appelle unmouton, je n’avais qu’à répondre de lui, il étaitréhabilité sur-le-champ. J’étais à la fois un protecteur puissantet un garant de la franchise quand elle était suspectée. Le premierdont je me rendis ainsi caution était un jeune homme que l’onaccusait d’avoir servi la police, en qualité d’agent secret. Onprétendait qu’il avait été à la solde de l’inspecteur généralVeyrat, et l’on ajoutait qu’allant au rapport chez ce chef, ilavait enlevé le panier à l’argenterie… Voler chez l’inspecteur, cen’était pas là le mal, mais aller au rapport !… Tel étaitpourtant le crime énorme imputé à Coco Lacour, aujourd’huimon successeur. Menacé par toute la prison, chassé, rebuté,maltraité, n’osant plus même mettre le pied dans les cours, où ilaurait été infailliblement assommé, Coco vint solliciter maprotection, et pour mieux me disposer en sa faveur, il commença parme faire des confidences dont je sus tirer parti. D’abordj’employai mon crédit à lui faire faire sa paix avec les détenus,qui abandonnèrent leurs projets de vengeance ; on ne pouvaitlui rendre un plus signalé service. Coco, autant par reconnaissanceque par désir de parler, n’eût bientôt plus rien de caché pour moi.Un jour, il venait de paraître devant le juge d’instruction :« Ma foi, dit-il à son retour, je joue de bonheur,… aucun desplaignants ne m’a reconnu : cependant, je ne me regarde pascomme sauvé ; il y a par le monde un diable de portier à quij’ai volé une montre d’argent : comme j’ai été obligé decauser long-temps avec lui, mes traits ont dû se graver dans samémoire ; et s’il était appelé, il pourrait bien se fairequ’il y eût du déchet à la confrontation ; d’ailleurs,ajouta-t-il, par état, les portiers sont physionomistes. »L’observation était juste ; mais je fis observer à Coco qu’iln’était pas présumable que l’on découvrît cet homme, et quevraisemblablement il ne se présenterait jamais de lui-même, puisquejusqu’alors il avait négligé de le faire ; afin de leconfirmer dans cette opinion, je lui parlai de l’insouciance ou dela paresse de certaines gens, qui n’aiment pas à se déplacer. Ceque je dis du déplacement amena Coco à nommer le quartier danslequel habitait le propriétaire de la montre : s’il m’avaitindiqué la rue et le numéro, je n’aurais eu plus rien à désirer. Jeme gardai bien de demander un renseignement si complet, c’eût étéme trahir ; et puis la donnée pour l’investigation me semblaitsuffisante : je l’adressai à M. Henry, qui mit encampagne ses explorateurs. Le résultat des recherches fut tel queje l’avais prévu ; on déterra le portier, et Coco, confrontéavec lui, fut accablé par l’évidence. Le tribunal le condamna àdeux ans de prison.

À cette époque, il existait à Paris une bandede forçats évadés, qui commettaient journellement des vols, sansqu’il y eût espoir de mettre un terme à leurs brigandages.Plusieurs d’entre eux avaient été arrêtés et absous faute depreuves : opiniâtrement retranchés dans la dénégation, ilsbravaient depuis long-temps la justice, qui ne pouvait leur opposerni le flagrant délit ni des pièces de conviction ; pour lessurprendre nantis il aurait fallu connaître leur domicile, et ilsétaient si habiles à le cacher, qu’on n’était jamais parvenu à ledécouvrir. Au nombre de ces individus était un nommé France, ditTormel, qui en arrivant à la Force, n’eut rien de pluspressé que de me faire demander dix francs pour passer à lapistole : j’étais tout aussi pressé de les lui envoyer. Dèslors il vint me rejoindre, et comme il était touché du procédé, iln’hésita pas à me donner toute sa confiance. Au moment de sonarrestation, il avait soustrait deux billets de mille francs auxrecherches des agents de police, il me les remit, en me priant delui avancer de l’argent au fur et à mesure de ses besoins.« Tu ne me connais pas, me dit-il, mais les billetsrépondent ; je te les confie, parce que je sais qu’ils sontmieux dans tes mains que dans les miennes : plus tard nous leschangerons, aujourd’hui ça serait louche, il vaut mieuxattendre. » Je fus de l’avis de France, et, suivant qu’il ledésirait, je lui promis d’être son banquier : je ne risquaisrien.

Arrêté pour vol avec effraction, chez unmarchand de parapluies du passage Feydeau, France avait étéinterrogé plusieurs fois, et constamment il avait déclaré n’avoirpoint de domicile. Pourtant la police était instruite qu’il enavait un ; et elle était d’autant plus intéressée à leconnaître, qu’elle avait presque la certitude d’y trouver desinstruments à voleurs, ainsi qu’un dépôt d’objets volés. C’eût étélà une découverte de la plus haute importance, puisqu’alors onaurait eu des preuves matérielles. M. Henry me fit dire qu’ilcomptait sur moi pour arriver à ce résultat : je manœuvrai enconséquence, et je sus bientôt qu’au moment de son arrestation,France occupait, au coin de la rue Montmartre et de la rueNotre-Dame-des-Victoires, un appartement loué au nom d’unereceleuse appelée Joséphine Bertrand.

Ces renseignements étaient positifs ;mais il était difficile d’en faire usage sans me compromettrevis-à-vis de France, qui, ne s’étant ouvert qu’à moi seul, nepourrait soupçonner que moi de l’avoir trahi : je réussiscependant, et il se doutait si peu que j’eusse abusé de son secret,qu’il me racontait toutes ses inquiétudes, à mesure que sepoursuivait l’exécution du plan que j’avais concerté avecM. Henry. Du reste, la police s’était arrangée de telle sorte,qu’elle semblait n’être guidée que par le hasard : voicicomment elle s’y prit.

Elle mit dans ses intérêts un des locatairesde la maison qu’avait habitée France ; ce locataire fitremarquer au propriétaire que depuis environ trois semaines onn’apercevait plus aucun mouvement dans l’appartement de MadameBertrand : c’était donner l’éveil et ouvrir le champ auxconjectures. On se souvint d’un individu qui allait et venaithabituellement dans cet appartement ; on s’étonna de ne plusle rencontrer ; on parla de son absence, le mot de disparitionfut prononcé, d’où la nécessité de faire intervenir le commissaire,puis l’ouverture en présence de témoins ; puis la découverted’un grand nombre d’objets volés dans le quartier, et, enfin, lasaisie des instruments dont on s’était servi pour consommer lesvols. Il s’agissait maintenant de savoir ce qu’était devenueJoséphine Bertrand : on alla chez les personnes qu’elle avaitindiquées pour les informations lorsqu’elle était venue louer, maison ne put rien apprendre sur le compte de cette femme ;seulement on sut qu’une fille Lambert, qui lui avait succédé dansle logement de la rue Montmartre, venait d’être arrêtée ; etcomme cette fille était connue pour la maîtresse de France, on enavait conclu que les deux individus devaient avoir un gîte commun.France fut en conséquence conduit sur les lieux : reconnu partous les voisins, il prétendit qu’il y avait méprise de leurpart ; mais les jurés devant qui il fut amené en décidèrentautrement, et il fut condamné à huit ans de fers.

France une fois convaincu, on put aisément seporter sur les traces de ses affiliés : deux des principauxétaient les nommés Fossard et Legagneur. On se fût emparé d’eux,mais la lâcheté et la maladresse des agents les firent échapper auxrecherches que je dirigeais. Le premier était un homme d’autantplus dangereux, qu’il excellait dans la fabrication des faussesclefs. Depuis quinze mois, il semblait défier la police, lorsqu’unjour j’appris qu’il demeurait chez un perruquier Vieille rue duTemple, en face de l’égout. L’arrêter hors de chez lui était choseà peu près impossible, attendu qu’il était fort habile à sedéguiser, et qu’il devinait un agent de plus de deux centspas ; d’un autre côté, il valait bien mieux le saisir aumilieu de l’attirail de sa profession et des produits de seslabeurs. Mais l’expédition présentait des obstacles ; Fossard,quand on frappait à la porte, ne répondait jamais, et il étaitprobable qu’en cas de surprise, il s’était ménagé une issue et desfacilités pour gagner les toits. Il me parut que le seul moyen des’emparer de lui, c’était de profiter de son absence pours’introduire et s’embusquer dans son logement. M. Henry fut demon avis : on fit crocheter la porte en présence d’uncommissaire, et trois agents se placèrent dans un cabinet contigu àl’alcôve. Près de soixante et douze heures se passèrent sans quepersonne arrivât : à la fin du troisième jour, les agents,dont les provisions étaient épuisées, allaient se retirer,lorsqu’ils entendirent mettre une clef dans la serrure :c’était Fossard qui rentrait. Aussitôt deux des agents,conformément aux ordres qu’il avaient reçus, s’élancent du cabinetet se précipitent sur lui ; mais Fossard s’armant d’un couteauqu’ils avaient oublié sur la table, leur fit une si grande peur,qu’ils lui ouvrirent eux-mêmes la porte que leur camarade avaitfermée ; après les avoir mis à son tour sous clef, Fossarddescendit tranquillement l’escalier, laissant aux trois agents toutle loisir nécessaire pour rédiger un rapport auquel il ne manquaitrien, si ce n’est la circonstance du couteau, que l’on se gardabien de mentionner. On verra dans la suite de ces Mémoires comment,en 1814, je parvins à arrêter Fossard ; et les particularitésde cette expédition ne sont pas les moins curieuses de cerécit.

Avant d’être transféré à la Conciergerie,France, qui n’avait pas cessé de croire à mon dévouement, m’avaitrecommandé l’un de ses amis intimes : c’était Legagneur,forçat évadé, arrêté rue de la Mortellerie, au moment où ilexécutait un vol à l’aide de fausses clefs, cet homme privé deressources par suite du départ de son camarade, songea à retirer del’argent qu’il avait déposé chez un receleur de la rueSaint-Dominique, au Gros-Caillou. Annette, qui venait me voir trèsassidûment à la Force, et me secondait quelquefois avec beaucoupd’adresse dans mes recherches, fut chargée de la commission ;mais, soit méfiance, soit volonté de s’approprier le dépôt, lereceleur accueillit fort mal la messagère, et comme elle insistait,il alla jusqu’à la menacer de la faire arrêter. Annette revint nousannoncer qu’elle avait échoué dans sa démarche. À cette nouvelle,Legagneur voulait dénoncer le receleur : cette résolutionn’était que l’effet d’un premier mouvement de colère. Devenu pluscalme, Legagneur jugea plus convenable d’ajourner sa vengeance, etsurtout de se la rendre profitable. « Si je le dénonce, medit-il, non seulement il ne m’en reviendra rien, mais il peut sefaire qu’on ne le trouve pas en défaut, j’aime mieux attendre à masortie, je saurai bien le faire chanter(contribuer). »

Legagneur n’ayant plus d’espoir en sonreceleur, se détermina à écrire à deux de ses complices, Margueritet Victor Desbois, qui étaient des voleurs en renom :convaincu de cette vérité bien ancienne, que les petits présentsentretiennent l’amitié, en échange des secours qu’il demandait, illeur envoya quelques empreintes de serrures qu’il avait prises pourson usage particulier. Legagneur eut encore recours àl’intermédiaire d’Annette ; elle trouva les deux amis rue desDeux-Ponts, dans un misérable entresol, espèce de taudis où ils nese rendaient jamais sans avoir pris auparavant toutes leursprécautions. Ce n’était pas là leur demeure. Annette, à qui j’avaisrecommandé de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour laconnaître, eut le bon esprit de ne pas les perdre de vue. Elle lessuivit pendant deux jours sous des déguisements différents, et, letroisième, elle put m’affirmer qu’ils couchaient petite rueSaint-Jean, dans une maison ayant issue sur des jardins.M. Henry, à qui je ne laissai pas ignorer cette circonstance,prescrivit toutes les mesures qu’exigeait la nature de la localité,mais ses agents ne furent ni plus braves ni plus adroits que ceux àqui Fossard avait échappé. Les deux voleurs se sauvèrent par lesjardins, et ce ne fut que plus tard que l’on parvint à les arrêterrue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel.

Legagneur ayant été à son tour conduit à laConciergerie, fut remplacé dans ma chambre par le fils d’unmarchand de vin de Versailles, le nommé Robin, qui, lié avec tousles escrocs de la capitale, me donna par forme de conversation, lesrenseignements les plus complets, tant sur leurs antécédents quesur leur position actuelle et leurs projets. Ce fut lui qui mesignala comme forçat évadé le prisonnier Mardargent, quin’était retenu que comme déserteur. Celui-ci avait été condamné àvingt-quatre ans de fers. Il avait vécu dans le bagne ; àl’aide de mes notes et de mes souvenirs, nous fûmes promptement enpays de connaissance ; il crut, et il ne se trompait pas, queje serais joyeux de retrouver d’anciens compagnonsd’infortune ; il m’en indiqua plusieurs parmi les détenus, etje fus assez heureux pour faire réintégrer aux galères bon nombrede ces individus, que la justice, à défaut de preuves suffisantes,aurait peut-être lancés de nouveau dans la circulation sociale.Jamais on n’avait fait de plus importantes découvertes que cellesqui marquèrent mon début dans la police : à peine m’étais-jeenrôlé dans cette administration, et déjà j’avais fait beaucouppour la sûreté de la capitale et même pour celle de la Franceentière. Raconter tous mes succès en ce genre, ce serait abuser dela patience des lecteurs ; cependant je ne crois pas devoirpasser sous silence une aventure qui précéda de peu de mois masortie de prison.

Une après-midi, il se manifesta quelquetumulte dans la cour ; il s’y livrait un furieux combat àcoups de poings. À pareille heure, c’était un événement fortordinaire, mais cette fois il y avait autant à s’en étonner qued’un duel entre Oreste et Pilade. Les deux champions, Blignon etCharpentier, dit Chante-à-l’heure, étaient connus pourvivre dans cette intimité révoltante qui n’a pas même d’excuse dansla plus rigoureuse claustration. Une rixe violente s’était engagéeentre eux ; on prétendait que la jalousie les avaitdésunis : quoi qu’il en soit, lorsque l’action eut cessé,Chante-à-l’heure, couvert de contusions, entra à lacantine pour se faire bassiner ; je faisais alors ma partie depiquet. Chante-à-l’heure, irrité de sa défaite, ne sepossédait plus ; bientôt l’eau-de-vie du pansement qu’ilbuvait sans s’en apercevoir, l’animant encore, il se trouva danscette situation d’esprit où les épanchements deviennent unbesoin.

– « Mon ami, me dit-il, car tu esmon ami, toi…, vois-tu comme il m’a arrangé, ce gueux deBlignon ?… mais il ne le portera pas en paradis !…

– » Laisse tout cela, luirépartis-je, il est plus fort que toi,… il faut prendre ton parti.Quand tu te ferais assommer une seconde fois ?

– » Oh ! ce n’est pas ça que jeveux dire !… Si je voulais, il ne battrait plus personne, nimoi, ni d’autres. On sait ce que l’on sait !…

– » Eh ! que sais-tu ?m’écriai-je, frappé du ton dont il avait prononcé ces derniersmots.

– » Oui, oui, repritChante-à-l’heure, toujours plus exaspéré, il a bien faitde me pousser à bout ; je n’aurais qu’à jaspiner(jaser)… Il serait bientôt fauché (guillotiné).

– » Eh ! tais-toi donc, luidis-je en affectant d’être incrédule ; vous êtes tous tailléssur le même patron ; quand vous en voulez à quelqu’un, ondirait qu’il n’y a qu’à souffler sur sa tête pour la fairetomber.

– » Tu crois ça, s’écriaChante-à-l’heure, en frappant du poing sur la table ;et si je te disais qu’il a escarpé une largue (assassinéune femme) !

– » Pas si haut,Chante-à-l’heure, pas si haut, lui dis-je, en me mettantmystérieusement un doigt sur la bouche. Tu sais bien qu’à laLorcefée (la Force) les murs ont des oreilles. Il nes’agit pas de servir de belle (dénoncer à faux) uncamarade.

– » Qu’appelles-tu servir debelle, répliqua-t-il, plus irrité à mesure que je feignais devouloir l’empêcher de parler, quand je te dis qu’il ne tient qu’àmoi de lui donner un redoublement de fièvre (révéler unnouveau fait à charge).

– » Tout cela est bon, repris-je,mais pour faire mettre un homme sur la planche au pain(traduire devant la cour d’assises), il faut des preuves !

– » Des preuves, est-ce que leboulanger (le diable) en manque jamais ?… Écoute… tuconnais bien la marchande d’asticots qui se tient au bas du pontNotre-Dame ?

– » Une ancienne ogresse(femme qui loue des effets aux filles), la maîtresse de Chatonnet,la femme du bossu. – Tout juste ! – Eh bien !il y a trois mois que Blignon et moi nous étions àbouffarder tranquillement dans un estaminet de la ruePlanche-Mibray, lorsqu’elle vint nous y trouver. « Il y agras, nous dit-elle, et pas loin d’ici, rue de la Sonnerie !Puisque vous êtes de bons enfants, je veux vous l’enseigner. C’estune vieille femme qui reçoit de l’argent pour beaucoup demonde ; il y a des jours qu’elle a quinze et vingt millefrancs, or ou billets ; comme elle rentre souvent à lasorgue (à la nuit), il faudrait lui couper le cou et la f…à la rivière, après avoir poissé ses philippes (pris sonargent). » D’abord qu’elle nous a fait la proposition, nous nevoulions pas en entendre parler, parce que nous ne faisons pasl’escarpe (l’assassinat), mais cette emblémeuse nous atant tourmentés, en nous répétant qu’il y avait gras(beaucoup d’argent), et que d’ailleurs il n’y avait pas grand mal àétourdir (tuer) une vieille femme, que nous nous sommeslaissés aller. On tomba d’accord que la marchande d’asticots nousavertirait du jour et du moment favorables. Ça me contrariaitpourtant de m’enflaquer là-dedans, parce que, vois-tu,quand on n’est pas habitué à faire la chose, ça fait toujours uneffet. Enfin, n’importe, tout était convenu, lorsque le lendemain,aux Quatre-Cheminées, près de Sèvres, nous avons rencontréVoivenel avec un autre grinche (voleur). Blignon leur aparlé de l’affaire, mais en témoignant qu’il avait de la répugnancepour le crime. Alors ils proposèrent de nous donner un coup demain, si toutefois nous y consentions. – Volontiers, réponditBlignon, quand il y en a pour deux, il y en a pour quatre. Voilàdonc qu’est décidé, ils devaient être de mèche (decomplicité) avec nous. Depuis ce jour le camarade de Voivenel étaittoujours sur notre dos ; il n’aspirait qu’au moment. Enfin lamarchande d’asticots nous fait prévenir ; c’était le 30décembre. Il faisait du brouillard. C’est pour aujourd’hui, me ditBlignon. Vous me croirez si vous le voulez, foi de grinche, j’avaisenvie de ne pas y aller, mais entraîné, je suivis la vieille avecles autres, et, le soir, au moment où, sa recette terminée, ellesortait de chez un M. Rousset, loueur de carrosses, dans lecul-de-sac de la Pompe, nous l’avons expédiée. C’est l’ami deVoivenel qui l’a chourinée (frappée à coups de couteau),pendant que Blignon, après l’avoir entortillée dans son mantelet,la tenait par-derrière. Il n’y a que moi qui ne m’en suis pas mêlé,mais j’ai tout vu puisqu’ils m’avaient planté à faire legaf (le guet), et j’en sais assez pour faire gerber àla passe (guillotiner) ce gueux de Blignon. »

Chante-à-l’heure me raconta en détailet avec une rare insensibilité toutes les circonstances de cemeurtre. J’entendis jusqu’au bout ce récit abominable, faisant àchaque instant d’incroyables efforts pour cacher monindignation : chaque parole qu’il prononçait était de nature àfaire dresser les cheveux de l’homme le moins susceptibled’émotions. Quand ce scélérat eut achevé de me retracer avec unehorrible fidélité les angoisses de la victime, je l’engageai denouveau à ne pas perdre son ami Blignon ; mais, en même temps,je jetai habilement de l’huile sur le feu, que je semblais vouloiréteindre. Je me proposais d’amener Chante-à-l’heure àfaire de sang-froid à l’autorité l’horrible révélation à laquellel’avait poussé la colère. Je désirais en outre pouvoir fournir à lajustice les moyens de conviction qui lui étaient nécessaires pourfrapper les assassins. Il y avait beaucoup à éclaircir. Peut-êtreChante-à-l’heure ne m’avait-il fait qu’une fable qui luiaurait été suggérée par le vin et l’esprit de vengeance. Quoi qu’ilen soit, je fis à M. Henry un rapport, dans lequel je luiexposais mes doutes, et bientôt il me fit savoir que le crime queje lui dénonçais n’était que trop réel. M. Henry m’engageaiten même temps à faire en sorte de lui procurer des renseignementsprécis sur toutes les circonstances qui avaient précédé et suivil’assassinat, et dès le lendemain je dressai mes batteries pour lesobtenir. Il était difficile de faire arrêter les complices sans quel’on pût soupçonner d’où partait le coup ; dans cette occasioncomme dans beaucoup d’autres, le hasard se mit de moitié avec moi.Le jour venu, j’allai éveiller Chante-à-l’heure qui,encore malade de la veille, ne put se lever ; je m’assis surson lit, et lui parlai de l’état complet d’ivresse dans lequel jel’avais vu, ainsi que des indiscrétions qu’il avait commises :le reproche parut l’étonner ; je lui répétai un ou deux motsde l’entretien que j’avais eu avec lui, sa surprise redoubla ;alors il me protesta qu’il était impossible qu’il eut tenu unpareil langage, et soit qu’effectivement il eut perdu la mémoire,soit qu’il se défiât de moi, il essaya de me persuader qu’iln’avait pas le moindre souvenir de ce qui s’était passé. Qu’ilmentît ou non, je saisis cette assertion avec avidité, et j’enprofitai pour dire à Chante-à-l’heure qu’il ne s’était pasborné à me raconter confidentiellement toutes les circonstances del’assassinat, mais encore qu’il les avait exposées à haute voixdans le chauffoir, en présence de plusieurs détenus qui avaienttout aussi bien entendu que moi. – « Ah ! malheureuxque je suis, s’écria-t-il, en montrant la plus grandeaffliction : qu’ai-je fait ? À présent comment me tirerde là ? – Rien de plus aisé, lui répondis-je, si l’on tequestionne au sujet de la scène d’hier, tu diras : ma foi,quand je suis ivre, je suis capable de tout, surtout si j’en veux àquelqu’un, je ne sais pas ce que je n’inventerais pas. »

Chante-à-l’heure prit le conseil pourargent comptant. Le même jour, un nommé Pinson qui passaitpour un mouton fut conduit de la Force à la préfecture depolice : cette translation ne pouvait s’effectuer plus àpropos ; je m’empressai de l’annoncer àChante-à-l’heure, en ajoutant que tous les prisonnierspensaient que Pinson n’était extrait que parce qu’il allait fairequelques révélations. À cette nouvelle, il parut consterné.« Était-il dans le chauffoir ? me demanda-t-ilaussitôt ; je lui dis que je n’y avais pas faitattention. » Alors il me communiqua plus franchement sesalarmes, et j’obtins de lui de nouveaux renseignements qui,transmis sur-le-champ à M. Henry, firent tomber sous la mainde la police tous les complices de l’assassinat, parmi lesquels lamarchande d’asticots et son mari. Les uns et les autres furent misau secret ; Blignon et Chante-à-l’heure,dans le bâtiment neuf ; la marchande d’asticots, son mari,Voivenel et le quatrième assassin dans l’infirmerie, où ilsrestèrent très long-temps. La procédure s’instruisit, et je ne m’enoccupai plus : elle n’eut aucun résultat, parce qu’elle avaitété mal commencée dès le principe ; les accusés furentabsous.

Mon séjour, tant à Bicêtre qu’à la Force,embrasse une durée de vingt et un mois, pendant laquelle il ne sepassa pas de jours que je ne rendisse quelque importantservice ; je crois que j’aurais été un moutonperpétuel, tant on était loin de supposer la moindreconnivence entre les agents de l’autorité et moi. Les concierges etles gardiens ne se doutaient même pas de la mission qui m’étaitconfiée. Adoré des voleurs, estimé des bandits les plus déterminés,car ces gens-là ont aussi un sentiment qu’ils appellent del’estime, je pouvais compter en tout temps sur leurdévouement : tous se seraient fait hacher pour moi ; cequi le prouve c’est qu’à Bicêtre le nommé Mardargent, dontj’ai déjà parlé, s’est battu plusieurs fois contre des prisonniersqui avaient osé dire que je n’étais sorti de la Force que pourservir la police. Coco-Latour et Goreau, détenus dans la mêmemaison comme voleurs incorrigibles, ne prirent pas ma défense avecmoins de générosité. Alors, peut-être, auraient-ils eu quelqueraison de me taxer d’ingratitude puisque je ne les ai pas plusménagés que les autres, mais le devoir commandait ; qu’ilsreçoivent aujourd’hui le tribut de ma reconnaissance, ils ont plusconcouru qu’ils ne pensent aux avantages que la société a puretirer de mes services.

M. Henry ne laissa pas ignorer au préfetde police les nombreuses découvertes qui étaient dues à masagacité. Ce fonctionnaire, à qui il me représenta comme un hommesur qui l’on pouvait compter, consentit enfin à mettre un terme àma détention. Toutes les mesures furent prises pour que l’on necrût pas que j’eusse recouvré ma liberté. On vint me chercher à laForce, et l’on m’emmena sans négliger aucune des précautions lesplus rigoureuses : on me mit les menottes, et je montai dansla cariole d’osier, mais il était convenu que je m’évaderais enroute ; et en effet je m’évadai. Le même soir toute la policeétait à ma recherche. Cette évasion fit grand bruit, surtout à laForce, où mes amis la célébrèrent par des réjouissances : ilsburent à ma santé et me souhaitèrent un bon voyage !

CHAPITRE XXIV

M. Henry surnommé l’Ange malin. – MM. Bertaux etParisot. – Un mot sur la Police. – Ma première capture. – Boubin etTerrier sont arrêtés d’après mes indications.

Les noms de M. le baron Pasquier et deM. Henry ne s’effaceront jamais de mon souvenir. Ces deuxhommes généreux furent mes libérateurs ! Combien je leur doisd’actions de grâces ! ils m’ont rendu plus que la vie ;pour eux je la sacrifierais mille fois, et je pense que l’on mecroira quand on saura que souvent je l’exposai pour obtenir d’euxune parole, un regard de satisfaction.

Je respire, je circule librement, je neredoute plus rien : devenu agent secret, j’ai maintenant desdevoirs tracés, et c’est le respectable M. Henry qui se chargede m’en instruire : car c’est sur lui que repose presque toutela sûreté de la capitale. Prévenir les crimes, découvrir lesmalfaiteurs, et les livrer à l’autorité, c’est à ces pointsprincipaux que l’on doit rapporter les fonctions qui m’étaientconfiées. La tâche était difficile à remplir. M. Henry prit lesoin de guider mes premiers pas ; il m’aplanit lesdifficultés, et si par la suite j’ai acquis quelque célébrité dansla police, je l’ai due à ses conseils, ainsi qu’aux leçons qu’ilm’a données… Doué d’un caractère froid et réfléchi, M. Henrypossédait au plus haut degré ce tact d’observation qui fait démêlerla culpabilité sous les apparences les plus innocentes ; ilavait une mémoire prodigieuse, et une étonnante pénétration :rien ne lui échappait ; ajoutez à cela qu’il était excellentphysionomiste. Les voleurs ne l’appelaient que l’Angemalin, et à tous égards il méritait ce surnom ; car chezlui l’aménité était la compagne de la ruse. Rarement un grandcriminel, interrogé par lui, sortait de son cabinet sans avoiravoué son crime, ou donné à son insu quelques indices quilaissaient l’espoir de le convaincre. Chez M. Henry, il yavait une sorte d’instinct qui le conduisait à la découverte de lavérité ; ce n’était pas de l’acquis, et quiconque aurait vouluprendre sa manière pour arriver au même résultat, se seraitfourvoyé ; car sa manière n’en était pas une ; ellechangeait avec les circonstances : personne plus que luin’était attaché à son état : il couchait comme on dit dansl’ouvrage, et était à toute heure à la disposition du public. Onn’était pas obligé alors de ne venir dans les bureaux qu’à midi, etde faire souvent antichambre pendant des quarts de journées, ainsique cela se pratique aujourd’hui. Passionné pour le travail, iln’était rebuté par aucune espèce de fatigue ; aussi aprèstrente-cinq ans de service, est-il sorti de l’administrationaccablé d’infirmités. J’ai vu quelquefois ce chef passer deux outrois nuits par semaine, et la plupart du temps pour méditer surles instructions qu’il allait me donner, et pour parvenir à laprompte répression des crimes de tout genre. Les maladies, il en aeu de très graves, n’interrompaient presque pas ses labeurs :c’était dans son cabinet qu’il se faisait traiter : enfinc’était un homme comme il y en a peu : peut-être même comme iln’y en a point. Son nom seul faisait trembler les voleurs, et quandils étaient amenés devant lui, tant audacieux fussent-ils, presquetoujours ils se troublaient, ils se coupaient dans leursréponses ; car tous étaient persuadés qu’il lisait dans leurintérieur.

Une remarque que j’ai souvent eu l’occasion defaire, c’est que les hommes capables sont toujours les mieuxsecondés ; serait-ce en vertu de ce vieux proverbe, qui seressemble s’assemble ? Je n’en sais rien ; mais ceque je n’ai pas oublié, c’est que M. Henry avait descollaborateurs dignes de lui : de ce nombre étaitM. Bertaux, interrogateur d’un grand mérite : il avait untalent particulier pour saisir une affaire, quelle qu’ellefût : ses trophées sont dans les dossiers de la préfecture.Près de lui, j’aime à mentionner le chef des prisons,M. Parisot, qui suppléait M. Henry avec une grandehabileté. Enfin, MM. Henry, Bertaux et Parisot formaient unvéritable triumvirat qui conspirait sans cesse contre lebrigandage : l’extirper de Paris, et procurer aux habitants decette immense cité une sécurité à toute épreuve, tel était leurbut, telle était leur unique pensée, et les effets répondaientpleinement à leur attente. Il est vrai qu’à cette époque, ilexistait entre les chefs de la police une franchise, un accord, unecordialité qui ont disparu depuis cinq à six ans. Aujourd’hui,chefs ou employés, tous sont dans la défiance les uns desautres ; tous se craignent réciproquement ; c’est un étatd’hostilités continuelles ; chacun dans son confrère redouteun dénonciateur, il n’y a plus de convergence, plus d’harmonieentre les divers rouages de l’administration : et d’où celavient-il ? de ce qu’il n’y a plus d’attributions distinctes etparfaitement définies ; de ce que personne, à commencer parles sommités, ne se trouve à sa place. D’ordinaire à son avènement,le préfet lui-même était étranger à la police ; et c’est dansl’emploi le plus éminent qu’il vient y faire sonapprentissage : il traîne à sa suite une multitude deprotégés, dont le moindre défaut est de n’avoir aucune qualitéspéciale ; mais qui, faute de mieux, savent le flatter etempêcher la vérité d’arriver jusqu’à lui. C’est ainsi que tantôtsous une direction, tantôt sous une autre, j’ai vu s’organiser, ouplutôt se désorganiser la police : chaque mutation de préfet yintroduisait des novices, et faisait éliminer quelques sujetsexpérimentés. Je dirai plus tard quelles sont les conséquences deces changements, qui ne sont commandés que par le besoin de donnerdes appointements aux créatures du dernier venu. En attendant, jevais reprendre le fil de ma narration.

Dès que je fus installé en qualité d’agentsecret, je me mis à battre le pavé, afin de me reconnaître, et deme mettre à même de travailler utilement. Ces courses, danslesquelles je fis un grand nombre d’observations, me prirent unevingtaine de jours, pendant lesquels je ne fis que me préparer àagir : j’étudiais le terrain. Un matin, je fus mandé par lechef de la division : il s’agissait de découvrir un nomméWatrin, prévenu d’avoir fabriqué et mis en circulation de la faussemonnaie et des billets de banque. Watrin avait déjà été arrêté parles inspecteurs de police ; mais suivant leur usage, ilsn’avaient pas su le garder. M. Henry me donna toutes lesindications qu’il jugeait propres à me mettre sur ses traces ;malheureusement ces indications n’étaient que de simples donnéessur ses anciennes habitudes ; tous les endroits qu’il avaitfréquentés m’étaient signalés ; mais il n’était pasvraisemblable qu’il y vînt de sitôt, puisque dans sa position, laprudence lui prescrivait de fuir tous les lieux où il était connu.Il ne me restait donc que l’espoir de parvenir jusqu’à lui parquelque voie détournée ; lorsque j’appris que dans une maisongarnie où il avait logé, sur le boulevard du Mont-Parnasse, ilavait laissé des effets. On présumait que tôt ou tard il seprésenterait pour les réclamer ou tout au moins qu’il les feraitréclamer par une autre personne : c’était aussi mon avis. Enconséquence, je dirigeai sur ce point toutes mes recherches, etaprès avoir pris connaissance du manoir, je m’embusquai nuit etjour à proximité, afin de surveiller les allant et les venant.Cette surveillance durait déjà depuis près d’une semaine ;enfin las de ne rien apercevoir, j’imaginai de mettre dans mesintérêts le maître de la maison, et de louer chez lui unappartement où je m’établis avec Annette, ma présence ne pouvaitparaître suspecte. J’occupais ce poste depuis une quinzaine, quandun soir, vers les onze heures, je fus averti que Watrin venait dese présenter, accompagné d’un autre individu. Légèrement indisposé,je m’étais couché plus tôt que de coutume : je me lèveprécipitamment, je descends l’escalier quatre à quatre ; maisquelque diligence que je fisse, je ne pus atteindre que le camaradede Watrin. Je n’avais pas le droit de l’arrêter ; mais jepressentais qu’en l’intimidant, je pourrais obtenir de lui quelquesrenseignements ; je le saisis, je le menace, bientôt il medéclare en tremblant qu’il est cordonnier, et que Watrin demeureavec lui, rue des Mauvais-Garçons-Saint-Germain, n° 4 ;il ne m’en fallait pas davantage. Je n’avais passé qu’une mauvaiseredingote sur ma chemise : sans prendre d’autres vêtements, jecours à l’adresse qui m’était donnée, et j’arrive devant la maisonau moment où quelqu’un va sortir, persuadé que c’est Watrin, jeveux le saisir, il m’échappe, je m’élance après lui dansl’escalier ; mais au moment de l’atteindre, un coup de piedqu’il m’envoie dans la poitrine me précipite de vingtmarches ; je m’élance de nouveau, et d’une telle vitesse quepour se dérober à la poursuite, il est obligé de s’introduire chezlui par une croisée du carré : alors heurtant à sa porte, jele somme d’ouvrir, il s’y refuse. Annette m’avait suivi, je luiordonne d’aller chercher la garde, et tandis qu’elle se dispose àm’obéir, je simule le bruit d’un homme qui descend. Watrin trompépar cette feinte, veut s’assurer si effectivement je m’éloigne, ilmet la tête à la croisée : c’était là ce que je demandais,aussitôt je le prends aux cheveux ; il m’empoigne de la mêmemanière, et une lutte s’engage. Cramponné au mur de refend qui noussépare, il m’oppose une résistance opiniâtre ; cependant jesens qu’il faiblit ; je rassemble toutes mes forces pour unedernière secousse ; déjà il n’a plus que les pieds dans sachambre, encore un effort et il est à moi ; je le tire avecvigueur, et il tombe dans le corridor. Lui arracher le tranchetdont il était armé, l’attacher, et l’entraîner dehors fut l’affaired’un instant : accompagné seulement d’Annette, je le conduisisà la préfecture, où je reçus d’abord les félicitations deM. Henry, et ensuite celles du préfet de police, qui m’accordaune récompense pécuniaire. Watrin était un homme d’une adresserare, il exerçait une profession grossière, et pourtant il s’étaitadonné à des contre-façons qui exigent une grande délicatesse demain. Condamné à mort il obtint un sursis à l’heure même où ildevait être conduit au supplice ; l’échafaud était dressé, onle démonta et les amateurs en furent pour un déplacementinutile : tout Paris s’en souvient. Le bruit s’était répanduqu’il allait faire des révélations, mais, comme il n’avait rien àdire, quelques jours après la sentence reçut son exécution.

Watrin était ma première capture : elleétait importante ; le succès de ce début éveilla la jalousiedes officiers de paix et des agents sous leurs ordres ; lesuns et les autres se déchaînèrent contre moi ; mais ce futvainement. Ils ne me pardonnaient pas d’être plus adroitqu’eux ; les chefs m’en savaient au contraire beaucoup de gré.Je redoublai de zèle pour mériter de plus en plus la confiance deces derniers.

Vers cette époque, un grand nombre de piècesde cinq francs fausses avaient été jetées dans la circulation ducommerce. On m’en montra plusieurs ; en les examinant, il mesembla reconnaître le faire de mon dénonciateur Bouhin etde son ami le docteur Terrier. Je résolus de m’assurer dela vérité : en conséquence je me mis à épier les démarches deces deux individus ; mais comme je ne pouvais les suivre detrop près, attendu qu’ils me connaissaient, et que je leur auraisinspiré de la défiance, il m’était difficile d’obtenir les lumièresdont j’avais besoin. Toutefois, à force de persévérance, je parvinsà acquérir la certitude que je ne m’étais pas trompé, et les deuxfaux-monnoyeurs furent arrêtés au moment de la fabrication :quelque temps après ils furent condamnés à mort et exécutés. On arépété dans le public d’après un bruit accrédité par lesinspecteurs de police, que le médecin Terrier avait été entraînépar moi, et que je lui avais en quelque sorte mis à la main lesinstruments de son crime. Que le lecteur se rappelle la réponsequ’il me fit lorsque, chez Bouhin, j’essayai de le déterminer àrenoncer à sa coupable industrie, et il jugera si Terrier étaithomme à se laisser entraîner.

CHAPITRE XXV

Je revois Saint-Germain. – Il me propose l’assassinat de deuxvieillards. – Les voleurs de réverbères. – Le petit-fils deCartouche. – Discours sur les agents provocateurs. – Grandesperplexités. – Annette me seconde encore. – Tentative de vol chezun banquier de la rue Hauteville. – Je suis tué. – Arrestation deSaint-Germain et de Boudin, son complice. – Portraits de ces deuxassassins.

Dans une capitale aussi populeuse que Paris,les mauvais lieux sont d’ordinaire en assez grand nombre ;c’est là que tous les hommes tarés se donnent rendez-vous :afin de les rencontrer et de les surveiller, je fréquentaisassiduement les endroits mal famés, m’y présentant tantôt sous unnom, tantôt sous un autre, et changeant très souvent de costumecomme une personne qui a besoin de se dérober à l’œil de la police.Tous les voleurs que je voyais habituellement auraient juré quej’étais un des leurs. Persuadés que j’étais fugitif, ils seseraient mis en quatre pour me cacher, car non-seulement ilsavaient en moi pleine et entière confiance, mais encore ilsm’affectionnaient ; aussi m’instruisaient-ils de leursprojets, et s’ils ne me proposaient pas de m’y associer, c’estqu’ils craignaient de me compromettre, attendu ma position deforçat évadé. Tous n’avaient pourtant pas cette délicatesse, on vale voir.

Il y avait quelques mois que je me livrais àmes investigations secrètes, lorsque le hasard me fit rencontrer ceSaint-Germain dont les visites m’avaient consterné tant de fois. Ilétait avec un nommé Boudin, que j’avais vu restaurateur,rue des Prouvaires, et que je connaissais comme on connaît un hôtechez qui l’on va de temps à autre prendre sa réfection en payant.Boudin n’eût pas de peine à me remettre, il m’aborda même avec uneespèce de familiarité, à laquelle j’affectais de ne pasrépondre : « Vous ai-je donc fait quelque chose, medit-il, pour que vous ayiez l’air de ne pas vouloir meparler ? – Non ; mais j’ai appris que vous avez étémouchard. – Ce n’est que ça, eh bien ! oui, je l’ai étémouchard ; mais lorsque vous en saurez la raison, je suis sûrque vous ne m’en voudrez pas.

– » Certainement, me ditSaint-Germain, tu ne lui en voudras pas : Boudin est un bongarçon, et je réponds de lui comme de moi. Dans la vie il y asouvent des passes qu’on ne peut pas prévoir ; si Boudin aaccepté la place dont tu parles, ce n’a été que pour sauver sonfrère ; au surplus, tu dois savoir que s’il avait de mauvaisprincipes, je ne serais pas son ami. » Je trouvai la garantiede Saint-Germain excellente, et je ne fis plus aucune difficulté deparler à Boudin.

Il était bien naturel que Saint-Germain meracontât ce qu’il était devenu depuis sa dernière disparition, quim’avait fait tant de plaisir. Après m’avoir complimenté sur monévasion, il m’apprit que depuis que j’avais été arrêté, il avaitrecouvré son emploi, mais qu’il n’avait pas tardé à le perdre denouveau, et qu’il se trouvait encore une fois réduit auxexpédients. Je le priai de me donner des nouvelles de Blondy et deDuluc. – « Mon ami, dit-il, les deux qui ont escarpé leroulier avec moi, on les a fauchés à Beauvais. » Quand ilm’annonça que ces deux scélérats avaient enfin porté la peine deleurs crimes, je n’éprouvai qu’un seul regret, c’est que la tête deleur complice ne fût pas tombée sur le même échafaud.

Après que nous eûmes vidé ensemble plusieursbouteilles de vin, nous nous séparâmes. En me quittant,Saint-Germain ayant remarqué que j’étais assez mesquinement vêtu,me demanda ce que je faisais, et comme je lui dis que je ne faisaisrien, il me promit de songer à moi, si jamais il se présentait unebonne occasion. Je lui fis observer que, sortant rarement dans lacrainte d’être arrêté, il pourrait bien se faire que nous ne nousrencontrassions pas de sitôt. – « Tu me verras quand tuvoudras, me dit-il, j’exige même que tu viennes mevoir ? » Quand je le lui eus promis, il me remit sonadresse, sans s’informer de la mienne.

Saint-Germain n’était plus un être aussiredoutable pour moi, je me croyais même intéressé à ne le plusperdre de vue ; car si je devais m’attacher à surveiller lesmalfaiteurs, personne plus que lui n’était signalé à mon attention.Je concevais enfin l’espoir de purger la société d’un pareilmonstre. En attendant, je faisais la guerre à toute la tourbe descoquins qui infestaient la capitale. Il y eut un moment où les volsde tous genres se multiplièrent d’une manière effrayante : onn’entendait parler que de rampes enlevées, de devantures forcées,de plombs dérobés ; plus de vingt réverbères furent prissuccessivement, rue Fontaine-au-Roi, sans que l’on pût atteindreles voleurs qui étaient venus les décrocher. Pendant un moisconsécutif, des inspecteurs avaient été aux aguets afin de lessurprendre, et la première nuit qu’ils suspendirent leursurveillance, les réverbères disparurent encore : c’étaitcomme un défi porté à la police. Je l’acceptai pour mon compte, et,au grand désappointement de tous les Argus du quai du Nord, en peude temps je parvins à livrer à la justice ces effrontés voleurs,qui furent tous envoyés aux galères. L’un d’entre eux se nommaitCartouche : j’ignore s’il avait subi l’influence dunom, ou s’il exerçait un talent de famille : peut-êtreétait-il un descendant du célèbre Cartouche ? Je laisse auxgénéalogistes le soin de décider la question.

Chaque jour je faisais de nouvellesdécouvertes ; on ne voyait entrer dans les prisons que desgens qui y étaient envoyés d’après mes indications, et pourtantaucun d’eux n’avait même la pensée de m’accuser de l’avoir faitécrouer. Je m’arrangeai si bien, qu’au dedans comme au-dehors, rienne transpirait ; les voleurs de ma connaissance me tenaientpour le meilleur de leurs camarades, les autres s’estimaientheureux de pouvoir m’initier à leurs secrets, soit pour le plaisirde s’entretenir avec moi, soit aussi parfois pour me consulter.C’était notamment hors barrière que je rencontrais tout ce monde.Un jour que je parcourais les boulevards extérieurs, je fus accostépar Saint-Germain, Boudin était encore avec lui. Ils m’invitèrent àdîner ; j’acceptai, et au dessert, ils me firent l’honneur deme proposer d’être le troisième dans un assassinat. Il s’agissaitd’expédier deux vieillards qui demeuraient ensemble dans la maisonque Boudin avait habitée rue des Prouvaires. Tout en frémissant dela confidence que me firent ces scélérats, je bénis le pouvoirinvisible qui les avait poussés vers moi : j’hésitai d’abord àentrer dans le complot, mais à la fin je feignis de me rendre àleurs vives et pressantes sollicitations, et il fut convenu qu’onattendrait le moment favorable pour mettre à exécution cetabominable projet. Cette résolution prise, je dis au revoir àSaint-Germain ainsi qu’à son compagnon ; et, décidé à prévenirle crime, je me hâtai de faire un rapport à M. Henry, qui memanda aussitôt, afin d’obtenir de plus amples détails au sujet dela révélation que je venais de lui faire. Son intention était des’assurer si j’avais été réellement sollicité, ou si, par undévouement mal entendu, je n’aurais pas eu recours à desprovocations. Je lui protestai que je n’avais pris aucune espèced’initiative, et comme il crut reconnaître la vérité de cettedéclaration, il m’annonça qu’il était satisfait ; ce qui nel’empêcha pas de me faire sur les agents provocateurs un discoursdont je fus pénétré jusqu’au fond de l’âme. Que ne l’ont-ilsentendu comme moi, ces misérables qui, depuis la restauration, ontfait tant de victimes, l’ère renaissante de la légitimité n’auraitpas, dans quelques circonstances, rappelé les jours sanglants d’uneautre époque ? « Retenez bien, me dit M. Henry, enterminant, que le plus grand fléau dans les sociétés est l’hommequi provoque. Quand il n’y a point de provocateurs, ce sont lesforts qui commettent les crimes, parce que ce ne sont que les fortsqui les conçoivent. Des êtres faibles peuvent être entraînés,excités ; pour les précipiter dans l’abîme, il suffit souventde chercher un mobile dans leurs passions ou dans leuramour-propre : mais celui qui tente ce moyen de les fairesuccomber est un monstre ! C’est lui qui est le coupable, etc’est lui que le glaive devrait frapper. En police, ajouta-t-il, ilvaut mieux ne pas faire d’affaire que d’en créer. »

Quoique la leçon ne me fût pas nécessaire, jeremerciai M. Henry, qui me recommanda de m’attacher aux pasdes deux assassins et de ne rien négliger pour les empêcherd’arriver à l’exécution. « La police, me dit-il encore, estinstituée autant pour réprimer les malfaiteurs que pour lesempêcher de faire le mal, et il vaut toujours mieux avantqu’après. » Conformément aux instructions que m’avait donnéM. Henry, je ne laissai pas passer un jour sans voirSaint-Germain et son ami Boudin. Comme le coup qu’ils avaientprojeté devait leur procurer assez d’argent, j’en conclus qu’il neleur semblerait pas extraordinaire que je montrasse un peud’impatience. « Eh bien ! à quand la fameuseaffaire ? leur disais-je chaque fois que nous étionsensemble ? – À quand ? me répondait Saint-Germain,la poire n’est pas mûre : lorsqu’il sera temps, ajoutait-il,en me désignant Boudin, voilà l’ami qui vous avertira. » Déjàplusieurs réunions avaient eu lieu, et rien ne se décidait ;j’adressai encore la question d’usage. « Ah ! cette fois,me répondit Saint-Germain, c’est pour demain, nous t’attendons pourdélibérer. »

Le rendez-vous fut donné hors de Paris ;je n’eus garde d’y manquer ; Saint-Germain ne fut pas moinsexact. « Écoute, me dit-il, nous avons réfléchi à l’affaire,elle ne peut s’exécuter quant à présent, mais nous en avons uneautre à te proposer, et je te préviens d’avance qu’il faut y mettrede la franchise et répondre oui ou non. Avant de nous occuper del’objet qui nous amène ici, je te dois une confidence qui nous aété faite hier : le nommé Carré, qui t’a connu à laForce, prétend que tu n’en es sorti qu’à la condition de servir lapolice, et que tu es un agent secret. »

À ces mots d’agent secret, je mesentis comme suffoqué ; mais bientôt je me fus remis, et ilfaut bien que rien n’ait parut extérieurement, puisqueSaint-Germain qui m’observait attendit que je lui donnasse uneexplication. Cette présence d’esprit qui ne m’abandonne jamais mela fit trouver sur-le-champ. « Je ne suis pas surpris, luidis-je, que l’on m’ait représenté comme un agent secret, je sais lasource d’un pareil conte. Tu n’ignores pas que je devais êtretransféré à Bicêtre ; chemin faisant, je me suis évadé, et jesuis resté à Paris, faute de pouvoir aller ailleurs. Il faut vivreoù l’on a des ressources. Malheureusement je suis obligé de mecacher ; c’est en me déguisant que j’échappe aux recherches,mais il est toujours quelques individus qui me reconnaissent, ceux,par exemple, avec lesquels j’ai vécu dans une certaine intimité.Parmi ces derniers, ne peut-il pas s’en trouver qui, soit desseinde me nuire, soit motif d’intérêt, jugent à propos de me fairearrêter ? Eh bien ! pour leur en ôter l’envie, toutes lesfois que je les ai crus capables de me dénoncer, je leur ai dit quej’étais attaché à la police.

– » Voilà qui est bien, repritSaint-Germain, je te crois ; et pour te donner une preuve dela confiance que j’ai en toi, je vais te faire connaître ce quenous devons faire ce soir. Au coin de la rue d’Enghien et de la rued’Hauteville, il demeure un banquier dont la maison donne sur unassez vaste jardin, qui peut favoriser notre expédition et notrefuite. Aujourd’hui le banquier est absent, et la caisse, danslaquelle il y a beaucoup d’or et d’argent, ainsi que des billets debanque, n’est gardée que par deux personnes ; nous sommesdéterminés à nous en emparer dès ce soir même. Jusqu’à présent,nous ne sommes que trois pour exécuter le coup, il faut que tu soisle quatrième. Nous avons compté sur toi ; si tu refuses, tunous confirmeras dans l’opinion que tu es un mouchard. »

Comme j’ignorais l’arrière-pensée deSaint-Germain, j’acceptai avec empressement : Boudin et luiparurent contents de moi. Bientôt je vis arriver le troisième, queje ne connaissais pas, c’était un cocher de cabriolet, nomméDebenne ; il était père de famille, et s’était laisséentraîner par ces misérables. L’on se mit à causer de choses etd’autres ; quant à moi, j’avais déjà prémédité comment je m’yprendrais pour les faire arrêter sur le fait, mais quel ne fut pasmon étonnement, lorsqu’au moment de payer l’écot, j’entendisSaint-Germain nous adresser la parole en ces termes :« Mes amis, quand il s’agit de jouer sa tête, on doit yregarder de près ; c’est aujourd’hui que nous allons fairecette partie que je ne veux pas perdre ; pour que la chancesoit de notre côté, voici ce que j’ai décidé, et je suis sûr quevous applaudirez tous à la mesure : c’est vers minuit que nousdevons nous introduire tous quatre dans la maison enquestion ; Boudin et moi nous nous chargeons del’intérieur ; quant à vous deux, vous resterez dans le jardin,prêts à nous seconder en cas de surprise. Cette opération, si elleréussit, comme je pense, doit nous donner de quoi vivre tranquillespendant quelque temps ; mais il importe pour notre sûretéréciproque que nous ne nous quittions plus jusqu’à l’heure del’exécution. »

Cette finale, que je feignis de ne pas avoirbien entendue, fut répétée. Pour cette fois, me disais-je, je nesais pas trop comment je me tirerai d’affaire : quel moyenemployer ? Saint-Germain était un homme d’une témérité rare,avide d’argent, et toujours prêt à verser beaucoup de sang pours’en procurer. Il n’était pas encore dix heures du matin,l’intervalle jusqu’à minuit était assez long ; j’espérais quependant le temps qui nous restait à attendre, il se présenteraitune occasion de me dérober adroitement, et d’avertir la police.Quoi qu’il dût en arriver, j’adhérai à la proposition deSaint-Germain, et ne fis pas la moindre objection contre uneprécaution, qui était bien la meilleure garantie que l’on pût avoirde la discrétion de chacun. Quand il vit que nous étions de sonavis, Saint-Germain, qui, par ses qualités énergiques et saconception, était véritablement le chef du complot, nous adressades paroles de satisfaction. « Je suis bien aise, nous dit-il,de vous trouver dans ces sentiments ; de mon côté, je feraitout ce qui dépendra de moi pour mériter d’être long-temps votreami. »

Il était convenu que nous irions tous ensemblechez lui, à l’entrée de la rue Saint-Antoine ; un fiacre nousconduisit jusqu’à sa porte. Arrivés là, nous montâmes dans sachambre, où il devait nous tenir en charte privée jusqu’à l’instantdu départ. Confiné entre quatre murailles, face à face avec cesbrigands, je ne savais à quel saint me vouer : inventer unprétexte pour sortir était impossible, Saint-Germain m’eût devinéde suite, et au moindre soupçon, il était capable de me fairesauter la cervelle. Que devenir ? je pris mon parti, et merésignai à l’événement, quel qu’il fut ; il n’y avait rien demieux à faire que d’aider de bonne grâce aux apprêts ducrime : ils commencèrent aussitôt. Des pistolets sont apportéssur la table pour être déchargés et rechargés : on lesexamine ; Saint-Germain en remarque une paire qui lui semblehors d’état de faire le service : il la met de côté.« Pendant que vous allez démonter les batteries, nous dit-il,je vais aller changer ces pieds de cochon. » Et il sedispose à sortir. – « Un moment, lui fis-je observer,d’après notre convention personne ne doit quitter ce lieu sans êtreaccompagné. – C’est vrai, me répond-il, j’aime que l’on soitfidèle à ses engagements ; aussi, viens avec moi. – Maisces messieurs ? – Nous les enfermerons à doubletour. » Ce qui fut dit fut fait : j’accompagneSaint-Germain ; nous achetons des balles, de la poudre et despierres ; les mauvais pistolets sont échangés contre d’autres,et nous rentrons. Alors on achève des préparatifs qui me fontfrémir : le calme de Boudin, aiguisant sur un grès deuxcouteaux de table, était horrible à voir.

Cependant le temps s’écoulait, il était uneheure, et aucun expédient de salut ne s’était présenté. Je bâille,je m’étends, je simule l’ennui, et, passant dans une pièce voisinede celle où nous étions, je vais me jeter sur un lit comme pour mereposer : après quelques minutes, je parais encore plusfatigué de cette inaction, et je m’aperçois que les autres ne lesont pas moins que moi. « Si nous buvions ? me ditSaint-Germain. – Admirable idée, m’écriai-je en sautantd’aise, j’ai justement chez moi un panier d’excellent vin deBourgogne ; si vous voulez nous allons l’envoyerchercher. » Tout le monde fut d’avis qu’il ne pourrait arriverplus à point, et Saint-Germain dépêcha son portier vers Annette, àqui il était recommandé de venir avec la provision. On tombad’accord de ne rien dire devant elle, et tandis que l’on se prometde faire honneur à ma largesse, je me jette une seconde fois sur lelit, et je trace au crayon ces lignes : « Sortie d’ici,déguise toi, et ne nous quitte plus, Saint-Germain, Boudin, nimoi ; prends garde surtout d’être remarquée : aie biensoin de ramasser tout ce que je laisserai tomber, et de le porterlà-bas. » Quoique très courte, l’instruction étaitsuffisante : Annette en avait déjà reçu de semblables, j’étaissûr qu’elle en comprendrait tout le sens.

Annette ne tarda pas à paraître avec le panierde vin. Son aspect fit renaître la gaieté ; chacun lacomplimenta ; quant à moi, pour lui faire fête, j’attendisqu’elle se disposât à repartir, et alors en l’embrassant je luiglissai le billet.

Nous fîmes un dîner copieux, après lequelj’ouvris l’avis d’aller seul avec Saint-Germain reconnaître leslieux, et en examiner de jour la disposition, afin de parer à touten cas d’accident. Cette prudence était naturelle, Saint-Germain nes’en étonna pas ; seulement j’avais proposé de prendre unfiacre, et il jugea plus convenable d’aller à pied. Parvenu àl’endroit qu’il me désigna comme le plus favorable à l’escalade, jele remarquai assez bien pour l’indiquer de manière à ce qu’on nes’y méprît pas. La reconnaissance effectuée, Saint-Germain me ditqu’il nous fallait du crêpe noir pour nous couvrir la figure :nous nous dirigeons vers le Palais Royal, afin d’en acheter, ettandis qu’il entre dans une boutique, je prétexte un besoin, etvais m’enfermer dans un cabinet d’aisance, où j’eus le tempsd’écrire tous les renseignements qui pouvaient mettre la police àmême de prévenir le crime.

Saint-Germain, qui n’avait pas cessé de megarder à vue autant que possible, me conduisit ensuite dans unestaminet, où nous bûmes quelques bouteilles de bière. Sur le pointde rentrer au repaire, j’aperçois Annette qui épiait monretour : tout autre que moi ne l’aurait pas reconnue sous sondéguisement. Certain qu’elle m’a vu, près de franchir le seuil, jelaisse tomber le papier et m’abandonne à mon sort.

Il m’est impossible de rendre toutes lesterreurs auxquelles je fus en proie, en attendant le moment del’expédition. Malgré les avertissements que j’avais donnés, jecraignais que les mesures ne fussent tardives, et alors le crimeétait consommé : pouvais-je seul entreprendre d’arrêterSaint-Germain et ses complices ? Je l’eusse tenté sanssuccès ; et puis, qui me répondait que, l’attentat commis, jene serais pas jugé et puni comme l’un des fauteurs ? Ilm’était revenu que dans maintes circonstances, la police avaitabandonné ses agents ; et que dans d’autres elle n’avait puempêcher les tribunaux de les confondre avec les coupables. J’étaisdans ces transes cruelles, lorsque Saint-Germain me chargead’accompagner Debenne, dont le cabriolet destiné àrecevoir les sacs d’or et d’argent, devait stationner au coin de larue. Nous descendons ; en sortant je revois encore Annette,qui me fait signe qu’elle s’est acquittée de mon message. Au mêmeinstant Debenne me demande où sera le rendez-vous ; je ne saisquel bon génie me suggéra alors la pensée de sauver cemalheureux ; j’avais observé qu’il n’était pas foncièrementméchant, et il me semblait plutôt poussé vers l’abîme par le besoinet par des conseils perfides, que par la funeste propension aucrime. Je lui assignai donc son poste à un autre endroit que celuiqui m’avait été indiqué, et je rejoignis Saint-Germain et Boudin, àl’angle du boulevard Saint-Denis. Il n’était encore que dix heureset demie ; je leur dis que le cabriolet ne serait prêt quedans une heure, que j’avais donné la consigne à Debenne, qu’il seplacerait au coin de la rue du Faubourg-Poissonnière, et qu’ilaccourrait à un signal convenu ; je leur fis entendre que tropprès du lieu où nous devions agir, la présence d’un cabrioletpouvant éveiller des soupçons, j’avais jugé plus convenable de letenir à distance : et ils approuvèrent cette précaution.

Onze heures, sonnent : nous buvons lagoutte dans le Faubourg-Saint-Denis, et nous nous dirigeons versl’habitation du banquier. Boudin et son complice marchaient la pipeà la bouche ; leur tranquillité m’effrayait. Enfin, noussommes au pied du poteau qui doit servir d’échelle. Saint-Germainme demande mes pistolets ; à ce moment je crus qu’il m’avaitdeviné, et qu’il voulait m’arracher la vie : je les luiremets ; je m’étais trompé : il ouvre le bassinet, changel’amorce, et me les rend. Après avoir fait une opération semblableaux siens et à ceux de Boudin, il donne l’exemple de grimper aupoteau, et tous deux, sans discontinuer de fumer, s’élancent dansle jardin. Il faut les suivre ; parvenu, en tremblant, ausommet du mur, toutes mes appréhensions se renouvellent : lapolice a-t-elle eu le temps de dresser son embuscade ?Saint-Germain ne l’aurait-il pas devancée ? Telles étaient lesquestions que je m’adressais à moi-même, tels étaient mesdoutes ; enfin, dans cette terrible incertitude, je prends unerésolution, celle d’empêcher le crime, dussé-je succomber dans unelutte inégale, lorsque Saint-Germain, me voyant encore à cheval surle chaperon, et s’impatientant de ma lenteur, me crie :« Allons donc ! descends. » À peine il achevait cesmots, qu’il est tout à coup assailli par un grand nombre d’hommes,Boudin et lui font une vigoureuse résistance. On fait feu de partet d’autre, les balles sifflent, et, après un combat de quelquesminutes, on s’empare des deux assassins. Plusieurs agents furentblessés dans cette action ; Saint-Germain et son accolyte lefurent aussi. Simple spectateur de l’engagement, je ne devais avoiréprouvé aucun accident fâcheux ; cependant pour soutenir monrôle jusqu’au bout, je tombai sur le champ de bataille comme sij’eusse été mortellement frappé : l’instant d’après onm’enveloppa dans une couverture, et je fus ainsi transporté dansune chambre où étaient Boudin et Saint-Germain : ce dernierparut vivement touché de ma mort ; il répandit des larmes, etil fallut employer la force pour l’empêcher de se précipiter sur cequ’il croyait n’être plus qu’un cadavre.

Saint-Germain était un homme de cinq piedshuit pouces, dont les muscles étaient vigoureusement tracés ;il avait une tête énorme et de petits yeux, un peu couverts, commeceux des oiseaux de nuit ; son visage, profondément sillonnépar la petite vérole, était fort laid, et pourtant il ne laissaitpas que d’être agréable, parce qu’on y découvrait de l’esprit et dela vivacité : en détaillant ses traits, on lui trouvaitquelque chose de la hyène ou du loup, surtout si l’on faisaitattention à la largeur de ses mâchoires, dont les saillies étaientdes plus prononcées. Tout ce qui était de l’instinct des animaux deproie prédominait dans cette organisation ; il aimait lachasse avec fureur, et la vue du sang le réjouissait ; sesautres passions étaient le jeu, les femmes et la bonne chair. Commeil avait le ton et les manières de la bonne compagnie, qu’ils’exprimait avec facilité, et était presque toujours vêtu avecélégance, on pouvait dire qu’il était un brigand bien élevé ;quand il y était intéressé, personne n’avait plus d’aménité et deliant que lui : dans toute autre circonstance, il était dur etbrutal. À quarante-cinq ans, il avait vraisemblablement commis plusd’un meurtre, et il n’en était pas moins joyeux compagnon lorsqu’ilse trouvait avec des gens de son espèce. Son camarade Boudin étaitd’une bien plus petite stature : il avait à peine cinq piedsdeux pouces ; il était gros et maigre ; avec un teintlivide, il avait l’œil noir et vif, quoique très enfoncé.L’habitude de manier le couteau de cuisine, et de couper desviandes, l’avait rendu féroce. Il avait les jambes arquées :c’est une difformité que j’ai observée chez plusieurs assassins deprofession, et chez quelques autres individus réputés méchants.

Je ne me souviens pas qu’aucun événement de mavie m’ait procuré plus de joie que la capture de cesscélérats : je m’applaudissais d’avoir délivré la société dedeux monstres, en même temps que je m’estimais heureux d’avoirdérobé au sort qui leur était réservé, le cocher Debenne, qu’ilseussent entraîné avec eux. Cependant tout ce que j’éprouvais decontentement n’était que relatif à ma situation, et je n’engémissais pas moins de cette fatalité qui me plaçait sans cessedans l’alternative de monter sur l’échafaud ou d’y faire monter lesautres.

La qualité d’agent secret préservait,il est vrai, ma liberté, je ne courais plus les mêmes dangersauxquels un forçat évadé est exposé, je n’avais plus les mêmescraintes ; mais tant que je n’étais pas gracié, cette libertédont je jouissais n’était qu’un état précaire, puisqu’à la volontéde mes chefs, elle pouvait m’être ravie d’un instant à l’autre.D’un autre côté, je n’ignorais pas quel mépris s’attache auministère que je remplissais. Pour ne pas me dégoûter de mesfonctions et des devoirs qui m’étaient prescrits, j’eus besoin deles raisonner, et dans ce mépris qui planait sur moi, je ne visplus que l’effet d’un préjugé. Ne me dévouais-je pas chaque jourdans l’intérêt de la société ? C’était le parti des honnêtesgens que je prenais contre les artisans du mal, et l’on meméprisait !… J’allais chercher le crime dans l’ombre, jedéjouais des trames homicides, et l’on me méprisait !…Harcelant les brigands jusque sur le théâtre de leurs forfaits, jeleur arrachais le poignard dont ils s’étaient armés, je bravaisleur vengeance, et l’on me méprisait !… Dans un rôledifférent, mais plus près du glaive de Thémis, il y avait del’honneur à provoquer sans périls la vindicte des lois, et l’on meméprisait !… Ma raison l’emporta, et j’osai affronterl’ingratitude, l’iniquité de l’opinion.

CHAPITRE XXVI

Je hante les mauvais lieux. – Les inspecteurs me trahissent. –Découverte d’un recéleur. – Je l’arrête. – Stratagème employé pourle convaincre. – Il est condamné.

Les voleurs, un instant effrayés par quelquesarrestations que j’avais fait effectuer coup sur coup, ne tardèrentpas à reparaître plus nombreux et plus audacieux peut-êtrequ’auparavant. Parmi eux étaient plusieurs forçats évadés, qui,ayant perfectionné dans les bagnes un savoir-faire très dangereux,étaient venus l’exercer dans Paris, où leur présence répandait laterreur. La police résolut de mettre un terme aux expéditions deces bandits. Je fus en conséquence chargé de les pourchasser, et jereçus l’ordre de me concerter à l’avance avec les officiers de paixet de sûreté, toutes les fois que je serais à portée de leur faireopérer une capture : on voit quelle était ma tâche, je me misà parcourir tous les mauvais lieux de l’intérieur et des environs.En peu de jours je parvins à connaître tous les repaires où jepourrais rencontrer les malfaiteurs : la barrière de laCourtille, celles du Combat et de Ménilmontant étaient les endroitsoù ils se rassemblaient de préférence. C’était là leurquartier-général, ils y étaient constamment en force, et malheur àl’agent qui serait venu les y trouver, n’importe pour quelmotif : ils l’auraient infailliblement assommé ; lesgendarmes n’osaient même plus s’y montrer, tant cette réunion demauvais sujets était imposante. Moins timide, je n’hésitai pas à merisquer au milieu de cette tourbe de misérables, je lesfréquentais, je fraternisais avec eux, et j’eus bientôt l’avantaged’être regardé par eux comme un des leurs. C’est en buvant dans lacompagnie de ces messieurs, que j’apprenais les crimes qu’ilsavaient commis ou ceux qu’ils préméditaient ; je lescirconvenais avant tant d’adresse, qu’ils ne faisaient pasdifficulté de me découvrir leur demeure ou celle des femmes aveclesquelles ils vivaient en concubinage. Je puis dire que je leurinspirais une confiance sans bornes, et si quelqu’un d’entre eux,plus avisé que ses confrères, se fût permis d’exprimer sur moncompte le moindre soupçon, je ne doute pas qu’ils ne l’en eussentpuni à l’instant même. Aussi obtins-je d’eux tous lesrenseignements dont j’avais besoin, de telle sorte que quand jedonnais le signal d’une arrestation, il était presque certain queles individus seraient pris ou en flagrant délit ou nantis d’objetsvolés qui légitimeraient leur condamnation.

Mes explorations intra murosn’étaient pas moins fructueuses : je hantais successivementtous les tripots des environs du Palais-Royal, l’hôteld’Angleterre, les boulevards du Temple, les rues de la Vannerie, dela Mortellerie, de la Planche-Mibray, le marché Saint-Jacques, laPetite-Chaise, les rues de la Juiverie, de la Calandre, leChâtelet, la place Maubert et toute la Cité. Il ne se passait pasde jour que je ne fisse les plus importantes découvertes ;point de crimes commis ou à commettre dont toutes les circonstancesne me fussent révélées ; j’étais partout, je savais tout, etl’autorité, quand je l’appelais à intervenir, n’était jamaistrompée par mes indications. M. Henry s’étonnait de monactivité et de mon omniprésence : il m’en félicita, tandis queplusieurs officiers de paix et des agents subalternes ne rougirentpas de s’en plaindre. Les inspecteurs, peu habitués à passerplusieurs nuits par semaine, trouvaient trop pénible le service enquelque sorte permanent, que je leur occasionnais ; ilsmurmuraient. Quelques-uns même furent assez indiscrets, ou assezlâches, pour trahir l’incognito à la faveur duquel jemanœuvrais si utilement. Cette conduite leur attira des réprimandessévères, mais ils n’en furent ni plus circonspects, ni plusdévoués.

Il n’était guère possible de vivre presqueconstamment parmi les malfaiteurs, sans qu’ils me proposassent dem’associer à leurs coups ; je ne refusais jamais, mais àl’approche de l’exécution, j’inventais toujours un prétexte pour nepas aller au rendez-vous. Les voleurs sont en général des êtres sistupides, qu’il n’y avait pas d’excuse absurde que je ne pusse leurfaire admettre ; j’affirmerai même que souvent, pour lestromper, il n’a pas fallu me mettre en frais de ruse. Une foisarrêtés, ils n’en voyaient pas plus clair ; au surplus, en lessupposant moins bêtes, les mesures avaient été prises de tellefaçon qu’il ne pouvait pas leur venir à la pensée de me suspecter.J’en ai vu s’échapper au moment de l’arrestation et accourir àl’endroit où ils savaient me rencontrer, pour me donner la fâcheusenouvelle de la prise de leurs camarades.

Rien de plus aisé quand on est bien avec lesvoleurs, que d’arriver à connaître les recéleurs ; je parvinsà en découvrir plusieurs, et les indices que je donnai pour lesconvaincre furent si positifs, qu’il ne manquèrent pas de suivreleur clientèle dans les bagnes. On ne lira peut-être pas sansintérêt, le récit des moyens que j’employai pour délivrer lacapitale de l’un de ces hommes dangereux.

Depuis plusieurs années, on était sur sapiste, et l’on n’avait pas encore réussi à le prendre en flagrantdélit. De fréquentes perquisitions faites à son domicile n’avaientproduit aucun résultat, pas la moindre marchandise qui pût fournirune preuve contre lui : pourtant on était assuré qu’ilachetait aux voleurs, et plusieurs d’entre eux, qui étaient loin deme croire attaché à la police, me l’avaient indiqué comme un hommesolide, à qui l’on pouvait se confier. Les renseignements sur soncompte ne manquaient pas ; mais il fallait le saisir nantid’objets volés. M. Henry avait tout mis en œuvre pour parvenirà ce but : soit maladresse de la part des agents, soit adressede la part du recéleur, on avait toujours échoué. On voulut savoirsi je serais plus heureux ; je tentai l’entreprise, et voicice que je fis : posté à quelque distance de la demeure durecéleur, je le guettai sortir. Il se montre enfin, dès qu’il estdehors, je le suis quelques pas dans la rue, et l’accoste tout àcoup en l’appelant d’un autre nom que le sien ; il affirme queje me trompe, je soutiens le contraire ; il persiste à direque je suis dans l’erreur, je lui déclare à mon tour que je lereconnais parfaitement pour un individu qui, depuis long-temps, estl’objet des recherches de la police de Paris et des départements.« Mais vous vous méprenez, me dit-il, je m’appelle un tel, etje demeure à tel endroit. – Je n’en crois rien.– Ah ! pour le coup, c’est trop fort, voulez-vous que jevous le prouve ? Et je consens à ce qu’il demande, sous lacondition qu’il m’accompagnera au poste le plus voisin.« Volontiers, » me dit-il. Aussitôt nous nous acheminonsensemble vers un corps-de-garde, nous entrons ; je l’invite àm’exhiber ses papiers : il n’en a pas. Je demande alors qu’onle fouille, et l’on trouve sur lui trois montres et vingt-cinqdoubles napoléons, que je mets en dépôt en attendant qu’il soitconduit chez le commissaire. Un mouchoir enveloppait ces objets, jem’en empare ; et après m’être déguisé en commissionnaire, jecours à la maison du recéleur : sa femme y était avec quelquesautres personnes ; elle ne me connaissait pas, je lui dis queje désire lui parler en particulier : et quand je suis seulavec elle, je tire de ma poche le mouchoir, et le lui présentecomme un signe de reconnaissance. Elle ignore encore quel est lemotif de ma visite, et pourtant ses traits se décomposent ;elle se trouble : « Je ne vous apporte pas une trop bonnenouvelle, lui dis-je : votre mari vient d’être arrêté, on leretient au poste où l’on a saisi tout ce qu’il avait sur lui, et,d’après quelques mots échappés aux mouchards, il craint d’avoir étévendu ; c’est pourquoi il vous prie de déménager tout de suitece que vous savez bien, si vous le souhaitez je vous donnerai uncoup de main ; mais je vous préviens qu’il n’y a pas de tempsà perdre. »

L’avis était pressant ; la vue dumouchoir et la description des objets auxquels il avait servid’enveloppe, ne laissait aucun doute sur la vérité du message. Lafemme du recéleur donna à plein collier dans le piège que je luitendais. Elle me chargea d’aller chercher trois fiacres, et derevenir aussitôt. Je sortis pour m’acquitter de lacommission ; mais, chemin faisant, je donnai à l’un de mesaffidés l’ordre de ne pas perdre de vue les voitures, et de lesfaire arrêter dès qu’il en recevrait le signal. Les fiacres sont àla porte ; je remonte au logis, et déjà le déménagement seprépare : la maison est encombrée d’objets de tous genres,pendules, candélabres, vases étrusques, draps, casimirs, toile,mousseline, etc. Toutes ces marchandises étaient extraites d’uncabinet dont l’entrée était masquée par une grande armoire si bienadaptée, qu’il aurait été impossible de s’apercevoir de la fraude.J’aidai au chargement, et quand il fut terminé, l’armoire ayant étéremise en place, la femme du recéleur me pria de la suivre ;je fis ce qu’elle désirait, et dès qu’elle fut dans l’un desfiacres prête à se mettre en route, je levai une des glaces, etsoudain nous fûmes entourés. Les deux époux, traduits devant lacour d’assises, succombèrent sous le poids d’une accusation àl’appui de laquelle il existait une masse formidable de témoignagesmatériels irrécusables.

Peut-être blâmera-t-on le stratagème auquelj’ai recouru, afin de débarrasser Paris d’un recéleur qui était unvéritable fléau pour cette capitale. Que l’on approuve ou non, j’aila conscience d’avoir fait mon devoir ; d’ailleurs, lorsqu’ils’agit d’atteindre des scélérats qui sont en guerre ouverte avec lasociété, tous les moyens sont bons, sauf la provocation.

CHAPITRE XXVII

La bande de Gueuvive. – Une fille me met sur les traces duchef. – Je dîne avec les voleurs. – L’un d’eux me donne à coucher.– Je passe pour un forçat évadé. – J’entre dans un complot contremoi-même. – Je m’attends à ma porte. – Un vol, rue Cassette. –Grande surprise. – Gueuvive et quatre des siens sont arrêtés. – Lafille Cornevin me désigne les autres. – Une fournée dedix-huit.

À peu près vers le temps où je fis succomberle recéleur, une espèce de bande s’était formée dans le faubourgSaint-Germain, qu’elle exploitait de préférence aux autresquartiers de Paris. Elle se composait d’individus qui paraissaientdans la dépendance d’un chef, nommé Gueuvive, ditConstantin, dit Antin, par abréviation ; carparmi les voleurs, de même que parmi les souteneurs de filles, lesclaqueurs et les escrocs, c’est un usage de ne se faire appeler quepar la dernière syllabe du prénom.

Gueuvive, ou Antin, était un ancien maîtred’armes, qui, après avoir fait le métier de spadassin, aux gagesdes courtisanes du plus bas étage, accomplissait dans l’état devoleur, les vicissitudes de la vie de mauvais sujet. Il était,assurait-on, capable de tout, et bien qu’on ne pût pas prouverqu’il eût commis des meurtres, on ne doutait pas qu’au besoin iln’hésitât pas à verser le sang. Sa maîtresse avait été assassinéedans les Champs-Élysées, et on l’avait fortement soupçonné d’êtrel’auteur de ce crime. Quoi qu’il en soit, Gueuvive était un hommetrès entreprenant, d’une audace à toute épreuve, et d’uneeffronterie extraordinaire ; du moins ses camarades letenaient pour tel, et il jouissait parmi eux d’une sorte decélébrité.

Depuis long-temps la police avait l’œil fixésur Gueuvive et sur ses complices ; mais elle n’avait pu lesatteindre, et chaque jour quelque nouvel attentat contre lapropriété, annonçait qu’ils n’étaient pas oisifs. Enfin, on résolutbien sérieusement de mettre un terme aux méfaits de ces brigands,je reçus en conséquence l’ordre de me porter à leur recherche, etde tâcher de les prendre, comme on dit, la main dans le sac. Oninsistait principalement sur ce dernier point, qui était de la plushaute importance. Je m’affublai donc d’un costume convenable, et lesoir même, je me mis en campagne dans le faubourg Saint-Germain,dont je parcourus les mauvais lieux. À minuit, j’entre chez unnommé Boucher, rue Neuve-Guillemain, je prends un petit verre avecdes filles publiques, et tandis que je suis dans leur compagnie,j’entends, à une table voisine de la mienne, résonner le nom deConstantin ; j’imagine d’abord qu’il est présent, jequestionne adroitement une fille. « Il n’est pas là, medit-elle, mais il y vient tous les jours avec ses amis. » Auton dont elle me parla, je crus m’apercevoir qu’elle était très aufait des habitudes des ces messieurs : je l’engageai à souperavec moi, dans l’espoir de la faire jaser ; elle accepta, etlorsqu’elle fut passablement animée par l’effet des liqueursfermentées, elle s’expliqua d’autant plus ouvertement, que moncostume, mes gestes et surtout mon langage la confirmaient dansl’idée que j’étais un ami (voleur). Nous passâmes unepartie de la nuit ensemble, et je ne me retirai que lorsqu’ellem’eut instruit des endroits que fréquentait Gueuvive.

Le lendemain, à midi je me rendis chezBoucher. J’y retrouvai ma particulière de la veille ; à peinesuis-je entré, elle me reconnaît. « Te voilà, me dit-elle, situ veux parler à Gueuvive, il est ici. » Et elle m’indiqua unindividu de 28 à 30 ans, vêtu assez proprement, quoique enveste ; il avait environ cinq pieds six pouces, une assezjolie figure, des cheveux noirs, de beaux favoris, de bellesdents ; c’était bien ainsi qu’on me l’avait dépeint. Sanshésiter, je l’accoste, en le priant de me donner une pipe detabac ; il m’examine, me demande si j’ai été militaire ;je lui réponds que j’ai servi dans les hussards, et bientôt, leverre à la main, nous entamons une conversation sur les armées.

Tout en buvant, le temps se passe, on parle dedîner, Gueuvive me dit qu’il a arrangé une partie, et que si jeveux en être, je lui ferai plaisir. Ce n’était pas le cas derefuser, je me rends sans plus de façons à son invitation, et nousallons à la barrière du Maine, où l’attendaient quatre de ses amis.En arrivant, nous nous mîmes à table ; aucun des convives neme connaissait ; j’étais pour eux un visage nouveau ;aussi fut-on assez circonspect. Néanmoins, quelques mots d’argot,lâchés par intervalles, ne tardèrent pas à m’apprendre que tous lesmembres de cette aimable compagnie étaient des ouvriers(voleurs).

Ils voulurent savoir ce que je faisais ;je leur bâtis un conte à ma manière, et d’après ce que je leur dis,ils crurent non-seulement que je venais de la province, mais encoreque j’étais un voleur qui cherchait à s’accrocher à quelque chose.Je ne m’expliquai pas positivement à cet égard, mais affectantcertaines manières qui trahissent la profession, je leur laissaientrevoir que j’étais assez embarrassé de ma personne.

Le vin ne fut pas épargné, il délia toutes leslangues, si bien qu’avant la fin du repas, je sus la demeure deGueuvive, celle de Joubert, son digne acolyte, ainsi que les nomsde plusieurs de leurs camarades. Au moment de nous séparer, je fisentendre que je ne savais trop où aller coucher ; Joubertoffrit de m’emmener chez lui, et il me conduisit rue Saint-Jacques,n° 99, où il occupait une chambre au second étage sur lederrière ; là, je partageai avec lui le lit de sa maîtresse,la fille Cornevin.

L’entretien fut long : avant de nousendormir Joubert m’accablait de questions. Il tenait absolument àconnaître quels étaient mes moyens d’existence, il s’enquérait sij’avais des papiers, sa curiosité était inépuisable : pour lasatisfaire, j’éludais ou je mentais, mais en cherchant toujours àlui faire concevoir que j’étais un confrère. Enfin il me dit, commes’il m’avait deviné : « Ne battez plus, vous êtes ungrinche. (Ne dissimulez plus, vous êtes un voleur.). » Jeparus ne pas comprendre ces paroles, il me les expliqua enfrançais ; et ayant l’air de prendre la mouche, je luirépondis qu’il se trompait, que s’il prétendait me plaisanter de lasorte, je serais obligé de me retirer. Joubert se tut, et il ne futplus question de rien jusqu’au lendemain dix heures, que Gueuvivevint nous réveiller.

Il fut convenu que nous irions déjeûner à laGlacière. Nous partîmes. Chemin faisant, Gueuvive me prit à part etme dit : « Écoute, je vois que tu es un bon garçon, jeveux te rendre service ; ne sois pas si dissimulé, dis-moi quitu es et d’où tu sors ? » Quelques demi-confidences luiayant donné à penser que je pourrais bien être un échappé du bagnede Toulon, il me recommanda d’être discret avec sescamarades : « Ce sont, ajouta-t-il, les meilleurs enfantsdu monde, mais un peu bavards.

– » Oh ! je suis sur mesgardes, lui répliquai-je ; et puis je ne crois pas moisir àParis, il y a trop de mouchards pour que j’y sois en sûreté.

– » C’est vrai, me dit-il, mais situ n’es pas connu de Vidocq, tu n’as rien à craindre, surtout avecmoi, qui flaire ces gredins-là comme les corbeaux sentent lapoudre.

– » Quant à moi, repris-je, je nesuis pas si malin. Cependant si j’étais en présence de Vidocq,d’après la description qu’on m’en a faite, ses traits sont si biengravés dans ma tête, qu’il me semble que je le reconnaîtrais toutde suite.

– » Tais-toi donc, on voit bien quetu ne connais pas le pèlerin ! Figure-toi qu’il se change àvolonté : le matin, par exemple, il sera habillé comme tevoilà ; à midi, ce n’est plus ça ; le soir c’est encoreautre chose. Pas plus tard qu’hier, ne l’ai-je pas rencontré engénéral ?… mais je n’ai pas été dupe du déguisement ;d’ailleurs, il a beau faire, lui comme les autres, je les devine aupremier coup d’œil, et si tous mes amis étaient comme moi, il y along-temps qu’il aurait sauté le pas.

– » Bah ! lui fis-je observer,tous les Parisiens en disent autant, et il est toujours là.

– » Tu as raison, me dit-il ;mais pour te prouver que je ne suis pas comme ces badauds, si tuveux m’accompagner, dès ce soir nous irons l’attendre à sa porte,et nous lui ferons son affaire. »

J’étais bien aise de savoir s’il savaiteffectivement ma demeure ; je lui promis de le seconder, et,vers la brune, il fut convenu que chacun de nous mettrait dans sonmouchoir dix pièces de deux sous en cuivre, afin d’en administrerquelques bons coups à ce gueux de Vidocq, lorsqu’il entrerait chezlui ou en sortirait.

Les mouchoirs sont préparés, et nous nousmettons en route ; Constantin était déjà un peu dans le train,il nous conduisit rue Neuve-Saint-François, tout juste devant lamaison n° 14, où je demeurais en effet. Je ne concevais pascomment il s’était procuré mon adresse ; j’avoue que cettecirconstance m’inquiéta et que dès lors il me sembla bien étrangequ’il ne me connût pas physiquement. Nous fîmes plusieurs heures defaction, et Vidocq, comme on le pense bien, ne parut pas.Constantin était on ne peut plus contrarié de ce contre-temps.« Il nous échappe aujourd’hui, me dit-il, mais je te jure queje le rencontrerai, et il me paiera cher la garde qu’il nous a faitmonter. »

À minuit, nous nous retirâmes, en remettant lapartie au lendemain. Il était assez piquant de me voir mettre enréquisition pour coopérer à un guet-apens dirigé contre moi.Constantin me sut beaucoup de gré de ma bonne volonté : dès cemoment, il n’eut plus de secret pour moi ; il projetait decommettre un vol rue Cassette, il me proposa d’en être ; jelui promis d’y participer, mais en même temps je lui déclarai queje ne pouvais ni ne voulais sortir la nuit sans papiers. « Ehbien ! me dit-il, tu nous attendras à la chambre. »

Enfin le vol eut lieu, et comme l’obscuritéétait grande, Constantin et ses compagnons, qui voulaient voirclair en marchant, eurent la hardiesse de décrocher un réverbère,que l’un d’eux portait devant le cortège. En rentrant, ilsplantèrent ce fanal au milieu de la chambre, et se mirent à fairela revue du butin. Ils étaient au comble de la joie, en contemplantles résultats de leur expédition ; mais à peine cinquanteminutes s’étaient écoulées depuis leur retour, qu’on frappe à laporte, les voleurs étonnés se regardent les uns les autres sansrépondre. C’était une surprise que je leur avais ménagée. On frappeencore ; Constantin alors, commandant par un signe le silence,dit à voix basse : « C’est la police, j’en suissûr. » Soudain, je me lève et me glisse sous un lit : lescoups redoublent, on est forcé d’ouvrir.

Au même instant, un essaim d’inspecteursenvahit la chambre, on arrête Constantin et quatre autresvoleurs ; on fait une perquisition générale : on visitele lit dans lequel est la maîtresse de Joubert, on sonde même ledessous de la couchette avec une canne, et l’on ne me trouve pas.Je m’y attendais.

Le commissaire de police dresse unprocès-verbal, on inventorie les marchandises volées, et on lesemballe pour la préfecture avec les cinq voleurs.

L’opération terminée, je sortis de macachette ; j’étais alors avec la fille Cornevin, qui, nepouvant assez s’étonner de mon bonheur auquel elle ne comprenaitrien, m’engagea à rester chez elle : « Ysongez-vous ? lui répondis-je ; la police n’aurait qu’àrevenir ! » et je la quittai, en lui promettant de larejoindre à l’Estrapade.

J’allai chez moi prendre du repos, et àl’heure indiquée, je fus exact au rendez-vous. La fille Cornevinm’y attendait. C’était sur elle que je comptais pour obtenir laliste complète de tous les amis de Joubert et de Constantin :comme j’étais bon enfant avec elle, elle me mit promptement enrapport avec eux, et en moins de quinze jours, grâce à unauxiliaire que je lançai dans la troupe, je réussis à les fairearrêter les mains pleines ; ils étaient au nombre dedix-huit : ainsi que Constantin, il furent tous condamnés auxgalères.

Au moment du départ de la chaîne, Constantin,m’ayant aperçu, devint furieux ; il voulut se répandre eninvectives contre moi ; mais, sans m’offenser de sesgrossières apostrophes, je m’approchai de lui et lui dis avecsang-froid, qu’il était bien surprenant qu’un homme tel que lui,qui connaissait Vidocq, et jouissait de la précieuse faculté desentir un mouchard d’aussi loin que les corbeaux sentent la poudre,se fût laissé dindonner de la sorte.

Atterré, confondu par cette foudroyanteréplique, Constantin baissa les yeux et se tut.

CHAPITRE XXVIII

Les agents de police pris parmi les forçats libérés, lesvoleurs, les filles publiques et les souteneurs. – Le vol toléré. –Mollesse des inspecteurs. – Coalition des mouchards. – Ils medénoncent. – Destruction de trois classes de voleurs. – Formationd’une bande de nouvelle espèce. – Les frères Delzève. – Commentdécouverts. – Arrestation de Delzève jeune. – Les étrennes d’unpréfet de police. – Je m’affranchis du joug des officiers de paixet des inspecteurs. – On en veut à mes jours. – Quelquesanecdotes.

Je n’étais pas le seul agent secret de lapolice de sûreté : un Juif nommé Gaffré m’était adjoint. Ilavait été employé avant moi, mais comme ses principes n’étaient pasles miens, nous ne fûmes pas long-temps d’accord. Je m’aperçusqu’il avait une mauvaise conduite, j’en avertis le chef dedivision, qui, ayant reconnu la vérité de mon rapport, l’expulsa etlui donna l’ordre de quitter Paris. Quelques individus sans autreaptitude au métier que cette espèce de rouerie que l’on acquiertdans les prisons, étaient également attachés à la police de sûreté,mais ils n’avaient point de traitement fixe, et n’étaient rétribuésque par capture. Ces derniers étaient des condamnés libérés. Il yavait aussi des voleurs en exercice, dont on tolérait la présence àParis, à la condition de faire arrêter les malfaiteurs qu’ilsparviendraient à découvrir : souvent, quand ils ne pouvaientmieux faire, il leur arrivait de livrer leurs camarades. Après lesvoleurs tolérés, venaient en troisième ou en quatrième ligne, toutecette multitude de méchants garnements qui vivaient avec desfilles publiques mal famées. Cette caste ignoble donnaitparfois des renseignements fort utiles pour arrêter les filous etles escrocs ; d’ordinaire, ils étaient prêts à fournir touteespèce d’indications pour obtenir la liberté de leurs maîtresses,lorsqu’elles étaient détenues. On tirait encore parti des femmesqui vivaient avec ces voleurs connus et incorrigibles qu’onenvoyait de temps en temps faire un tour à Bicêtre : c’étaitlà le rebut de l’espèce humaine, et pourtant il avait étéjusqu’alors indispensable de s’en servir ; car une expériencemalheureusement trop longue avait démontré que l’on ne pouvaitcompter ni sur le zèle ni sur l’intelligence des inspecteurs.L’intention de l’administration n’était pas d’employer à larecherche des voleurs des hommes non soudoyés, mais elle était bienaise de profiter de la bonne volonté de ceux qui, par un intérêtquelconque, ne se dévouaient à la police que sous la réserve qu’ilsresteraient derrière le rideau et jouiraient de certainesimmunités. M. Henry avait compris depuis long-temps combien ilétait dangereux de faire usage de ces couteaux à deuxtranchants ; depuis long-temps il avait songé à s’en délivrer,et c’était dans cette vue qu’il m’avait enrôlé dans la police,qu’il voulait purger de tous les hommes dont le penchant au volétait bien avéré. Il est des cures que les médecins n’opèrent qu’enfaisant usage du poison : il peut se faire que la lèpresociale ne puisse se guérir que par des moyens analogues ;mais ici le poison avait été administré à trop forte dose : cequi le prouve, c’est que presque tous les agents secrets de cetteépoque ont été arrêtés par moi en flagrant délit, et que la plupartsont encore dans les bagnes.

Lorsque j’entrai à la police, tous ces agentssecrets des deux sexes durent naturellement se liguer contremoi ; prévoyant que leur règne allait finir, ils firent toutce qui dépendait d’eux pour le prolonger. Je passais pourinflexible et impartial ; je ne voulais pas ce qu’ilsappelaient prendre des deux mains, il était juste qu’ils sedéclarassent mes ennemis. Ils n’épargnèrent pas les attaques pourme faire succomber : inutiles efforts ! je résistai à latempête, comme ces vieux chênes dont la tête se courbe à peine,malgré la violence de l’ouragan.

Chaque jour j’étais dénoncé, mais la voix demes calomniateurs était impuissante. M. Henry, qui avaitl’oreille du préfet, lui répondait de mes actions, et il fut décidéque toute dénonciation dirigée contre moi me serait immédiatementcommuniquée, et qu’il me serait permis de la réfuter par écrit.Cette marque de confiance me fit plaisir, et sans me rendre ni plusdévoué ni plus attaché à mes devoirs, elle me prouva du moins quemes chefs savaient me rendre justice, et rien au monde n’aurait étécapable de me faire déroger au plan de conduite que je m’étaistracé.

En toutes choses, pour réussir, il faut un peud’enthousiasme. Je n’espérais pas rendre honorable la qualitéd’agent secret ; mais je me flattais d’en remplir lesfonctions avec honneur. Je voulais que l’on me jugeât intègre,incorruptible, intrépide, infatigable ; j’aspirais aussi àparaître en toute occasion capable et intelligent : le succèsde mes opérations contribua à donner de moi cette opinion. BientôtM. Henry ne fit plus rien sans me consulter ; nouspassions ensemble les nuits à combiner des moyens de répression,qui devinrent si efficaces, qu’en peu de temps le nombre desplaintes en vol fut considérablement diminué : c’est que lenombre des voleurs de tout genre s’était réduit en proportion. Jepuis même dire qu’il y eut un moment où les voleurs d’argenteriedans l’intérieur des maisons, ceux qui dévalisent les voitures etchaises de poste, ainsi que les filous faisant la montre et labourse, ne donnaient plus signe de vie. Plus tard, il devait s’enformer une génération nouvelle, mais pour la dextérité il étaitimpossible qu’elle égalât jamais les Bombance, les Marquis, lesBoucault, les Compère, les Bouthey, les Pranger, les Dorlé, les LaRose, les Gavard, les Martin, et autres rusés coquins, que j’airéduits à l’inaction. Je n’étais pas décidé à laisser à leurssuccesseurs le loisir d’acquérir une si rare habileté.

Depuis environ six mois, je marchais seul,sans autres auxiliaires que quelques femmes publiques, quis’étaient dévouées, lorsqu’une circonstance imprévue vint me fairesortir de la dépendance des officiers de paix, qui jusqu’alorsavaient su adroitement faire rejaillir sur eux le mérite de mesdécouvertes. Cette circonstance eut l’avantage pour moi de mettreen évidence la mollesse et l’ineptie des inspecteurs, qui s’étaientplaint avec tant d’amertume de ce que je leur donnais tropd’occupations. Pour arriver au fait, je vais reprendre la narrationde plus haut.

En 1810, des vols d’un genre nouveau et d’unehardiesse inconcevable vinrent tout à coup donner l’éveil à lapolice sur l’existence d’une bande de malfaiteurs d’une nouvelleespèce.

La presque totalité des vols avait été commiseà l’aide d’escalade et d’effraction ; des appartements situésau premier et même au deuxième étage avaient été dévalisés par cesvoleurs extraordinaires, qui jusqu’alors ne s’étaient attaquésqu’aux maisons riches : il était même aisé de remarquer queces coquins s’y prenaient de manière à indiquer qu’ils avaient uneparfaite connaissance des localités.

Tous mes efforts pour découvrir ces adroitsvoleurs étaient restés sans succès, lorsqu’un vol dont l’exécutionsemblait présenter d’insurmontables obstacles fut commis rueSaint-Claude, près celle de Bourbon-Villeneuve, dans un appartementau deuxième au-dessus de l’entresol, dans la maison même oùdemeurait le commissaire de police du quartier. La corde de lalanterne suspendue à la porte de ce fonctionnaire avait servid’échelle.

Une musette (petit sac de toile dans lequel ondonne l’avoine aux chevaux stationnaires) avait été laissée sur lelieu du crime ; ce qui fit présumer que les voleurs pouvaientêtre des cochers de fiacre, ou tout au moins que des fiacresavaient aidé à l’expédition.

M. Henry m’engagea à prendre desrenseignements sur les cochers, et je parvins à savoir que lamusette avait appartenu à un nommé Husson, conduisant lefiacre n° 712 ; je fis mon rapport, Husson fut arrêté, etpar lui on eut des notions sur deux frères nommés Delzève,dont l’aîné ne tarda pas non plus à être sous la main de lapolice : ce dernier, interrogé par M. Henry, fut amené àfaire quelques révélations importantes, qui firent arrêter le nomméMétral, employé en qualité de frotteur dans la maison del’impératrice Joséphine. Ce dernier était signalé comme le recéleurde la bande, composée presqu’en entier de Savoyards, nés dans ledépartement du Léman. La continuation de mes recherches meconduisit à m’assurer de la personne des frères Pissard,de Grenier, de Lebrun, de Piessard, deMabou, dit l’Apothicaire, de Serassé, deDurand, enfin de vingt-deux, qui plus tard furent touscondamnés aux fers.

Ces voleurs étaient pour la plupartcommissionnaires, frotteurs ou cochers, c’est-à-dire qu’ilsappartenaient à une classe d’individus dans laquelle la probitéétait une tradition, et qui de temps immémorial était réputéehonnête parmi les Parisiens ; tous dans leur quartier étaientregardés comme des hommes éprouvés, incapables de convoiter même lebien d’autrui, et cette considération qu’on leur accordait lesrendait d’autant plus redoutables que les personnes qui lesemployaient, soit à scier le bois, soit à tout autre ouvrage,étaient sans défiance à leur égard, et les laissaient s’introduirepartout. Quand on sut qu’ils étaient impliqués dans une affairecriminelle, à peine osait-on croire qu’ils fussent coupables ;moi-même je balançai quelque temps à le supposer. Cependant, ilfallut se rendre à l’évidence des faits, et la vieille renommée desSavoyards, dans une capitale où elle était restée intacte durantdes siècles, s’évanouit sans retour.

Dans le courant de 1812, j’avais livré à lajustice les principaux membres de la bande. Cependant Delzève jeunen’avait pas encore été atteint, et continuait de se dérober auxinvestigations de la police, lorsque, le 31 décembre, M. Henryme dit : « Je crois que si nous nous y prenions bien,nous viendrions à bout d’arrêter l’Écrevisse (surnom deDelzève) ; voici le jour de l’an, il ne peut manquer d’allervoir la blanchisseuse qui lui a si souvent donné asile, ainsi qu’àson frère : j’ai le pressentiment qu’il y viendra, soit cesoir, soit dans la nuit, soit enfin demain dans lamatinée. »

Je fus de l’avis de M. Henry, et ilm’ordonna en conséquence d’aller, avec trois inspecteurs, me placeren surveillance à proximité du domicile de la blanchisseuse, quirestait rue des Grésillons, faubourg Saint-Honoré, à laPetite-Pologne.

Je reçus cet ordre avec cette satisfaction quim’a constamment présagé la réussite. Accompagné des troisinspecteurs, je me rends à sept heures du soir au lieu indiqué. Ilfaisait un froid excessif ; la terre était couverte de neige,l’hiver n’avait pas encore été si rigoureux.

Nous nous postons aux aguets : aprèsplusieurs heures, les inspecteurs transis et ne pouvant plusrésister, me proposent de quitter la station ; j’étaismoi-même à moitié gelé, n’ayant pour me garantir qu’un vêtementfort léger de commissionnaire ; je fis d’abord quelquesobservations, et quoiqu’il m’eût été fort agréable de me retirer,il fut convenu que nous resterions jusqu’à minuit. À peine cetteheure fixée pour notre départ a-t-elle sonné, ils me somment detenir ma promesse, et nous voilà abandonnant un poste qu’il nousétait prescrit de garder jusqu’au jour.

Nous nous dirigeons vers le Palais-Royal, uncafé est encore ouvert ; nous entrons pour nous réchauffer, etaprès avoir pris un bol de vin chaud, nous nous séparons, chacundans l’intention de gagner notre logis. Tout en m’acheminant versle mien, je réfléchis à ce que je venais de faire : « Ehquoi ! me disais-je, oublier si vite les instructions quim’ont été données ! » tromper de la sorte la confiance duchef, c’est une lâcheté impardonnable ! Ma conduite mesemblait, non-seulement répréhensible, mais encore je pensaisqu’elle méritait la punition la plus sévère. J’étais au désespoird’avoir suivi l’impulsion des inspecteurs : décidé à réparerma faute, je prends le parti de retourner seul au poste qui m’étaitassigné, bien résolu à y passer la nuit, dussé-je mourir sur place.Je reviens donc à la Pologne, et me blottis dans un coin pour nepas être aperçu par Delzève, dans le cas où il lui prendraitfantaisie de venir.

Il y avait une heure et demie que j’étais danscette position ; mon sang se congelait ; je sentaisfaiblir mon courage ; tout à coup il me vient une idéelumineuse : non loin de là est un dépôt de fumier et d’autresimmondices, dont la vapeur révèle un état de fermentation : cedépôt est ce que l’on nomme la voirie ; j’y cours, et aprèsavoir creusé dans un endroit une fosse assez profonde pour ydescendre jusqu’à hauteur de la ceinture, je m’enfonce dans letrou, où une douce chaleur rétablit la circulation dans mesveines.

À cinq heures du matin, je n’avais pas quittéma retraite, où, sauf l’odeur, j’étais assez bien. Enfin la portede la maison qui m’était signalée s’ouvre pour donner passage à unefemme qui ne la referme pas. Aussitôt, sans faire de bruit, jem’échappe de la voirie, et peu d’instants après j’entre dans lacour ; j’examine, mais je ne vois de lumière nulle part.

Je savais que les associés de Delzève avaientune manière de s’appeler en sifflant ; leur coup de siffletqui était celui des cochers, m’était connu ; je l’imite, et àla deuxième fois j’entends crier : « Quiappelle ?

– » C’est le Chauffeur(cocher de qui Delzève avait appris à conduire) qui sifflel’Écrevisse.

– » Est-ce toi ? me crie encorela même voix (c’était Delzève).

– » Oui, c’est le Chauffeur qui tedemande, descends.

– » J’y vais, attends-moi uneminute.

– » Il fait trop froid, luirépliquai-je ; je vais t’attendre chez le rogomiste du coin,dépêche-toi, entends-tu ? »

Le rogomiste avait déjà ouvert : on saitqu’un premier jour de l’an, ils ont des pratiques matinales. Quoiqu’il en fût, je n’étais pas tenté de boire. Afin de tromperDelzève par une feinte, j’ouvre la porte de l’allée, et l’ayantlaissée bruyamment retomber sans sortir, je vais me cacher sous unescalier dans la cour. Bientôt après Delzève descend, jel’aperçois : marchant alors droit à lui, je le saisis aucollet, et lui mettant le pistolet sur la poitrine, je lui notifiequ’il est mon prisonnier. « Suis-moi, lui dis-je, et songebien qu’au moindre geste, je te casse un membre : au surplus,je ne suis pas seul. »

Muet de stupéfaction, Delzève ne répond mot etme suit machinalement ; je lui ordonne de me remettre sesbretelles, il obéit ; dès ce moment je fus maître de lui, ilne pouvait plus me résister ni fuir.

Je me hâtai de l’emmener. L’horloge frappaitsix heures comme nous entrions dans la rue du Rocher, un fiacrevint à passer, je lui fis signe d’arrêter ; l’état où lecocher me voyait dut lui inspirer quelque crainte pour la propretéde sa voiture ; mais j’offris de lui payer doublecourse ; et, séduit par l’appât du gain, il consentit à nousrecevoir. Nous voici donc roulant sur le pavé de Paris. Pour êtreplus en sûreté, je garrotte mon compagnon, qui, ayant repris sessens, pouvait avoir le désir de s’insurger ; j’aurais pu,comptant sur ma force, ne pas employer ce moyen, mais comme je meproposais de le confesser, je ne voulais pas me brouiller avec lui,et des voies de fait, lors même qu’il les aurait provoquées par unerébellion, auraient eu infailliblement ce résultat.

Delzève réduit à l’impossibilité de s’évader,je tâchai de lui faire entendre raison ; afin de l’amadouer,je lui offre de se rafraîchir, il accepte ; le cocher nousprocure du vin, et sans avoir de but fixe, nous continuons de nouspromener en buvant.

Il était encore de bonne heure : persuadéqu’il y aurait quelque avantage pour moi à prolonger letête-à-tête, je propose à Delzève de l’emmener déjeûner dans unendroit où nous trouverons des cabinets particuliers. Il étaitalors tout-à-fait apaisé et paraissait sans rancune ; il nerepousse pas l’invitation, et je le conduis au Cadranbleu. Mais avant d’y arriver, il m’avait déjà donné deprécieux renseignements sur bon nombre de ses affidés, encorelibres dans Paris, et j’étais convaincu qu’à table il sedéboutonnerait complètement. Je lui fis entendre que le seul moyende se rendre intéressant aux yeux de la justice, était de faire desrévélations ; et afin de fortifier sa résolution, je luidécochai quelques arguments d’une certaine philosophie que j’aitoujours employée avec succès pour la consolation desprévenus ; enfin, il était parfaitement disposé quand lavoiture s’arrêta à la porte du restaurateur. Je le fis aussitôtmonter devant moi, et au moment de faire ma carte, je lui dis que,désirant pouvoir manger avec tranquillité, je le priais de mepermettre de l’attacher à ma manière. Je consentais à lui laisserdans toute sa plénitude le jeu des bras et de la fourchette, àtable on ne saurait désirer d’autre liberté. Il ne s’offensa pointde la précaution, et voici ce que je fis : avec les deuxserviettes, je lui liai chaque jambe aux pieds de sa chaise, àtrois ou quatre pouces du parquet, ce qui l’empêchait de tenter dese mettre debout, sans risquer de se briser la tête.

Il déjeûna avec beaucoup d’appétit, et mepromit de répéter en présence de M. Henry tout ce qu’ilm’avait confessé. À midi, nous prîmes le café : Delzève étaiten pointe de vin, et nous repartîmes en fiacre, tout à faitréconciliés et bons amis : dix minutes après, nous étions à lapréfecture. M. Henry était alors entouré de ses officiers depaix, qui lui faisaient leur cour du jour de l’an. J’entre et luiadresse ce salut : « J’ai l’honneur de vous souhaiter labonne et heureuse année, accompagné du fameux Delzève.

» Voilà ce qu’on appelle des étrennes, medit M. Henry, en apercevant le prisonnier. » Puiss’adressant aux officiers de paix et de sûreté : « Ilserait à désirer, messieurs, que chacun de vous en eût desemblables à offrir à M. le Préfet. » Immédiatementaprès, il me remit l’ordre de conduire Delzève au dépôt, et me ditavec bonté : « Vidocq, allez vous reposer, je suiscontent de vous. »

L’arrestation de Delzève me valut d’éclatantstémoignages de satisfaction ; mais en même temps elle ne fitqu’augmenter la haine que me vouaient les officiers de paix, etleurs agents. Un seul, M. Thibaut, ne cessa de me rendrejustice.

Faisant chorus avec les voleurs, et lesmalveillants, tous les employés qui n’étaient pas heureux enpolice, jetaient feu et flamme contre moi : à les entendre,c’était un scandale, une abomination, d’utiliser mon zèle pourpurger la société des malfaiteurs qui troublent son repos. J’avaisété un voleur célèbre, il n’y avait sorte de crimes que je n’eussecommis : tels étaient les bruits qu’ils se plaisaient àaccréditer. Peut-être en croyaient-ils une partie ; lesvoleurs du moins étaient persuadés que j’avais, comme eux, exercéle métier ; en le disant ils étaient de bonne foi. Avant detomber dans mes filets, il fallait bien qu’ils pussent supposer quej’étais un des leurs ; une fois pris, ils me regardaient commeun faux frère ; mais je n’en étais pas moins, à leurs yeux,un grinche de la haute pègre (voleur du grandgenre) ; seulement je volais avec impunité, parce que lapolice avait besoin de moi : c’était là le conte que l’onfaisait dans les prisons. Les officiers de paix et les agents ensous-ordre n’étaient pas fâchés de le répandre comme une vérité, etpuis peut-être, en devenant l’écho des misérables qui avaient à seplaindre de moi, ne présumaient-ils pas mentir autant qu’ils lefaisaient ; car, en ne se donnant pas la peine de vérifier mesantécédents, jusqu’à un certain point, ils étaient excusables depenser que j’avais été voleur, puisque de temps immémorial, tousles agents secrets avaient exercé cette noble profession. Ilssavaient qu’ainsi avaient commencé les Goupil, lesCompère, les Florentin, les Lévesque,les Coco-Lacour, les Bourdarie, les CadetHerriez, les Henri Lami, les César Viocque,les Bouthey, les Gaffré, les Manigant,enfin tous ceux qui m’avaient précédé ou qui m’étaientadjoints ; ils avaient vu la plupart de ces agents tomber enrécidive, et comme je leur semblais, avec raison, beaucoup plusrusé, beaucoup plus actif, beaucoup plus entreprenant qu’eux, ilsen conclurent que si j’étais le plus adroit des mouchards, c’estque j’avais été le plus adroit des voleurs. Cette erreur deraisonnement, je la leur pardonne ; il n’en est pas de même decette assertion, intentionnellement calomnieuse, que je volais tousles jours.

M. Henry, frappé de l’absurdité d’unepareille imputation, leur répondit par cette observation :« S’il est vrai, leur dit-il, que Vidocq commettejournellement des vols, c’est une raison de plus pour vous accuserd’incapacité : il est seul, vous êtes nombreux, vous êtesinstruits qu’il vole, comment se fait-il que vous ne le preniez passur le fait ? seul il est parvenu à saisir en flagrant délitplusieurs de vos collègues, et vous ne pouvez, à vous tous, luirendre la pareille ! ! ! »

Les inspecteurs auraient été fort embarrassésde répondre, ils se turent ; mais comme il était trop évidentque l’inimitié qu’ils me portaient irait toujours croissant, lepréfet de police prit le parti de me rendre indépendant. Dès cemoment, je fus libre d’agir comme je le jugerais convenable au biendu service, je ne reçus plus d’ordre direct que de M. Henry,et ne fus astreint à rendre compte de mes opérations qu’à luiseul.

J’eusse redoublé de zèle, s’il eût étépossible. M. Henry ne craignait pas que mon dévouement seralentît ; mais comme déjà il se trouvait des gens qui envoulaient à mes jours, il me donna un auxiliaire qui fut chargé deme suivre à distance, et de veiller sur moi, afin de prévenir lescoups qu’on aurait eu l’intention de me porter dans l’ombre.L’isolement dans lequel on m’avait placé favorisa singulièrementmes succès ; j’arrêtai une multitude de voleurs qui auraientencore long-temps échappé aux recherches, si je n’eusse pas étéaffranchi de la tutelle des officiers de paix et du cortège desinspecteurs ; mais plus souvent en action, je finis aussi parêtre plus connu. Les voleurs jurèrent de se défaire de moi :maintes fois je faillis tomber sous leurs coups ; ma forcephysique, et, j’ose dire, mon courage, me firent sortir victorieuxdes guets-apens les mieux combinés. Plusieurs tentatives, danslesquelles les assaillants furent toujours maltraités, leurapprirent que j’étais décidé à vendre chèrement ma vie.

CHAPITRE XXIX

Je cherche deux grinches fameux. – La maîtresse de piano ouencore une mère des voleurs. – Une métamorphose, ce n’est pas ladernière. – Quelques scènes d’hospitalité. – La fabrique de faussesclefs. – Combinaison pour un coup de filet superbe. – Perfidie d’unagent. – La mèche est éventée. – La mère Noël se vole et m’accusede l’avoir volée. – Mon innocence reconnue. – La calomniatrice àSaint-Lazare.

Il est bien rare qu’un forçat s’évade avecl’intention de s’amender ; le plus souvent il ne se proposeque de gagner la capitale, afin d’y exercer la funeste habiletéqu’il a pu acquérir dans les bagnes, qui, ainsi que la plupart denos prisons, sont des écoles où l’on se perfectionne dans l’art des’approprier le bien d’autrui. Presque tous les grands voleurs nesont devenus experts qu’après avoir séjourné aux galères plus oumoins de temps. Quelques-uns ont subi cinq ou six condamnationsavant d’être des grinches en renom ; tels étaient lefameux Victor Desbois et son camarade Mongenet,dit le Tambour, qui, dans diverses apparitions à Paris,ont commis un grand nombre de ces vols que le peuple aime àraconter comme preuve d’adresse et d’audace.

Ces deux hommes qui, depuis plusieurs années,étaient de tous les départs de la chaîne, et parvenaient toujours às’échapper, étaient encore une fois à Paris : la police en futinformée, et je reçus l’ordre de me mettre à leur recherche. Toutfaisait présumer qu’ils avaient des accointances avec d’autrescondamnés, non moins dangereux. On soupçonnait une maîtresse depiano, dont le fils, le nommé Noël, dit auxbesicles, était un célèbre brigand, de donner par fois asile àces derniers. Madame Noël était une femme bien élevée ; elleétait excellente musicienne, et, dans la classe moyenne desbourgeois qui l’appelaient à donner des leçons à leurs demoiselles,elle passait pour une artiste distinguée. Elle courait le cachetdans le Marais et dans le quartier Saint-Denis, où l’élégance deses manières, la pureté de son langage, une légère recherche dansle costume, et certains airs de cette grandeur qui ne s’efface pastout-à-fait par des revers de fortune, laissaient croire qu’ellepouvait appartenir à l’une de ces nombreuses familles auxquelles larévolution n’avait plus laissé que de la morgue et des regrets. Àla voir et à l’entendre, quand on ne la connaissait pas, MadameNoël était une petite femme fort intéressante ; bien plus, ily avait quelque chose de touchant dans son existence ; c’étaitun mystère, on ne savait ce qu’était devenu son mari. Quelquespersonnes assuraient qu’elle était tombée de bonne heure dans leveuvage ; d’autres qu’elle avait été délaissée ; onprétendait aussi qu’elle était une victime de la séduction.J’ignore laquelle de ces conjectures se rapprochait le plus de lavérité, mais ce que je sais bien, c’est que Madame Noël était unepetite brune, dont l’œil vif et le regard lutin, se conciliaientcependant avec des apparences de douceur que semblaient confirmerl’amabilité de son sourire et le son de sa voix, dans laquelle il yavait beaucoup de charme. Il y avait de l’ange et du démon danscette figure, mais plus du démon que de l’ange ; car lesannées avaient développé les traits qui caractérisent les mauvaisespensées.

Madame Noël était obligeante et bonne, maisc’était uniquement pour les individus qui avaient eu quelque démêléavec la justice ; elle les accueillait comme la mère d’unsoldat accueille les camarades de son fils. Pour être bien venuauprès d’elle, il suffisait d’être du même régiment queNoël aux besicles, et alors, autant par amour pour lui quepar goût peut-être, elle aimait à rendre service ; aussiétait-elle regardée comme la mère des voleurs, c’était chez ellequ’ils descendaient ; c’était elle qui pourvoyait à tous leursbesoins ; elle poussait la complaisance jusqu’à leur chercherde l’ouvrage, et quand un passe-port était indispensablepour leur sûreté, elle n’était pas tranquille qu’elle n’eût réussià le leur procurer. Madame Noël avait beaucoup d’amies parmi lespersonnes de son sexe ; c’était d’ordinaire au nom de l’uned’elles que le passe-port était pris ; à peine était-ildélivré, une bonne lessive d’acide muriatique oxygéné faisaitdisparaître l’écriture, et le signalement du monsieur, ainsi que lenom qu’il lui convenait de prendre, remplaçaient le signalementféminin. Madame Noël avait même d’habitude sous sa main uneraisonnable provision de ces passeports lavés, qui étaient commedes chevaux à toute selle.

Tous les galériens étaient les enfants deMadame Noël, seulement elle choyait plus particulièrement ceux quis’étaient trouvés en relation avec son fils : elle avait poureux un dévouement sans bornes ; sa maison était ouverte à tousles évadés dont elle était le rendez-vous ; et il faut bienque parmi ces gens-là il y ait de la reconnaissance, puisque lapolice était informée qu’ils venaient souvent chez la mèreNoël pour le seul plaisir de la voir : elle était laconfidente de tous leurs projets, de toutes leurs aventures, detoutes leurs alarmes : enfin ils se confiaient à elle sansrestriction, et ils étaient certains de sa fidélité.

La mère Noël ne m’avait jamais vu, mes traitslui étaient tout-à-fait inconnus, bien que souvent elle eût entenduprononcer mon nom. Il ne m’était donc pas difficile de me présenterà elle sans lui inspirer de craintes, mais l’amener à m’indiquer laretraite des hommes qu’il m’importait de découvrir, était le butque je me proposais, et je présumais que je n’y parviendrais passans beaucoup d’adresse. D’abord, je résolus de me faire passerpour un évadé ; mais il était nécessaire d’emprunter le nomd’un voleur que son fils ou les camarades de son fils lui eussentpeint sous des rapports avantageux. Un peu de ressemblance était enoutre indispensable : je cherchai si dans le nombre desforçats de ma connaissance il n’en existait pas un qui eût été liéavec Noël aux besicles, et je n’en découvris aucun qui fûtà peu près de mon âge, ou dont le signalement eût quelque analogieavec le mien. Enfin, à force de me mettre l’esprit à la torture etde solliciter ma mémoire, je me souvins d’un nomméGermain, dit Royer, dit Capitaine, quiavait été dans l’intimité de Noël, et quoiqu’il ne me ressemblâtpas le moins du monde, il fut le personnage que je me proposai dereprésenter.

Germain, ainsi que moi, s’était plusieurs foiséchappé des bagnes, c’était là tout ce qu’il y avait de communentre nous ; il avait à peu-près mon âge, mais il était pluspetit que moi : il avait les cheveux bruns, les miens étaientblonds ; il était maigre, et je ne manquais pasd’embonpoint ; son teint était basané, j’avais la peau trèsblanche et le teint fort clair ; ajoutez à cela que Germainétait pourvu d’un nez excessivement long, qu’il prenait une grandequantité de tabac, et qu’il avait constamment au dehors commeau-dedans des narines obstruées par une roupie considérable, ce quilui donnait une voix nasillarde.

J’avais fort à faire pour jouer le personnagede Germain. La difficulté ne m’effraya pas : mes cheveux,coupés à la manière du bagne, furent teints en noir ainsi que mabarbe, après que je l’eus laissée croître pendant huit jours ;afin de me brunir le visage, je le lavai avec une décoction de broude noix ; et pour compléter l’imitation, je simulai la roupieen me garnissant le dessous du nez d’une espèce de couche de caférendue adhérente au moyen de la gomme arabique ; cet agrémentn’était pas superflu, car il contribuait à me donner l’accentnasillard de Germain. Mes pieds furent également arrangés avecbeaucoup d’art : je me fis venir des ampoules, en me frottantd’une espèce de composition dont on m’avait communiqué la recette àBrest. Je dessinai les stigmates des fers ; et quand toutecette toilette fut terminée, je pris l’accoutrement qui convient àla position. Je n’avais rien négligé pour donner de lavraisemblance à la métamorphose, ni les souliers ni la chemisemarqués des terribles lettres G. A. L. : le costumeétait parfait, il n’y manquait que quelques centaines de cesinsectes qui peuplent les solitudes de la pauvreté et qui furent jecrois, avec les sauterelles et les crapauds, une des sept plaies dela vieille Égypte ; je m’en procurai à prix d’argent ; etdès qu’ils se furent acclimatés, ce qui est l’affaire d’une minute,je me dirigeai vers la demeure de la mère Noël, qui restait rueTiquetonne.

J’arrive, je frappe ; elle ouvre, uncoup-d’œil la met au fait ; elle me fait entrer, je vois queje suis seul avec elle, je vais lui dire qui je suis.« Ah ! mon pauvre garçon, s’écria-t-elle, on n’a pasbesoin de demander d’où vous venez ; je suis sûre que vousavez faim ? – Ah ! oui, bien faim, lui répondis-je,il y a vingt-quatre heures que je n’ai rien pris. » Aussitôt,sans attendre d’explication, elle sort et revient avec une assiettede charcuterie et une bouteille de vin qu’elle dépose devant moi.Je ne mange pas, je dévore, je m’étouffais pour aller plusvite ; tout avait disparu, qu’entre une bouchée et l’autre jen’avais pas placé un mot. La mère Noël était enchantée de monappétit ; quand la table fut rase, elle m’apporta la goutte.« Ah ! maman, lui dis-je, en me jetant à son cou pourl’embrasser, vous me rendez la vie, Noël m’avait bien dit que vousétiez bonne. » Et je partis de là pour lui raconter quej’avais quitté son fils depuis dix-huit jours, et pour lui donnerdes nouvelles de tous les condamnés auxquels elle s’intéressait.Les détails dans lesquels j’entrais étaient si vrais et si connus,qu’il ne pouvait lui venir à l’idée que je fusse un imposteur.

« Vous n’êtes pas sans avoir entenduparler de moi, continuai-je, j’ai essuyé beaucoup de traverses, onme nomme Germain, dit Capitaine, vous devez meconnaître de nom ? – « Oui, oui, mon ami, me dit-elle, jene connais que vous, ô mon Dieu, mon fils et ses amis m’ont assezentretenu de vos malheurs ; soyez le bienvenu, mon cherCapitaine. Mais grand Dieu ! comme vous êtes fait ; vousne pouvez pas rester dans l’état où je vous vois. Il paraît mêmeque vous êtes incommodé par un vilain bétail qui voustourmente : attendez, je vais vous faire changer de linge etfaire en sorte de vous vêtir plus convenablement. »

J’exprimai ma reconnaissance à la mère Noël,et quand je crus pouvoir le faire sans inconvénient, je m’informaide ce qu’étaient devenus Victor Desbois et son camarade Mongenet.« Desbois et le Tambour, ah ! mon cher, ne m’en parlezpas, me répondit-elle, ce coquin de Vidocq leur a causé bien de lapeine : depuis qu’un nommé Joseph (Joseph Longueville, ancieninspecteur de police), dont ils ont fait deux fois la rencontredans cette rue, leur a dit qu’il venait dans ce quartier, pour nepas tomber sous sa coupe ils ont été contraints d’évacuer.

– » Quoi ! ils ne sont plusdans Paris, m’écriai-je, un peu désappointé.

– » Oh ! ils ne sont pas loin,reprit la mère Noël, ils n’ont pas quitté les environs de lagrande vergne, j’ai même encore l’avantage de les voir deloin en loin, j’espère bien qu’ils ne tarderont pas à me faire unepetite visite. Je crois qu’ils seront bien aises de vous trouverici.

– » Oh ! je vous assure, luidis-je, qu’ils n’en seront pas plus satisfaits que moi, et si vouspouviez leur écrire, je suis bien certain qu’ils s’empresseraientde m’appeler auprès d’eux.

– » Si je savais où ils sont, repritMadame Noël, j’irais moi-même les chercher pour vous faireplaisir ; mais j’ignore leur retraite, et ce que nous avons demieux à faire, c’est de prendre patience et de lesattendre. »

En ma qualité d’arrivant, j’excitais toute lasollicitude de la mère Noël, elle ne s’occupait que de moi.

« Êtes-vous connu de Vidocq et de sesdeux chiens, Lévesque et Compère ? me demanda-t-elle.

– » Hélas ! oui, répondis-je,ils m’ont déjà arrêté deux fois.

– » En ce cas, prenez garde, Vidocqest souvent déguisé ; il revêt tous les costumes pour arrêterles malheureux comme vous. »

Nous causions depuis environ deux heures,lorsque Madame Noël offrit de me faire prendre un bain depieds ; j’acceptai, il fut bientôt prêt. Quand je medéchaussai, elle faillit se trouver mal. « Que je vous plains,me dit-elle dans un accès de sa sensibilité maternelle, combienvous devez souffrir ; mais aussi pourquoi ne pas l’avoir dittout de suite, me mériteriez-vous pas d’être grondé ? »Et tout en m’adressant des reproches, elle se mit en devoir de mevisiter les pieds ; puis, après avoir percé chaque ampoule,elle y passa de la laine, et m’oignit avec une pommade dont ellem’assura que l’effet serait des plus prompts. Il y avait quelquechose d’antique dans les soins de cette touchante hospitalité,seulement ce qui manquait à la poésie de l’action, c’est que jefusse quelque illustre voyageur, et la mère Noël une nobleétrangère. Le pansement terminé, elle m’apporta du linge blanc, etcomme elle songeait à tout, elle me remit en même temps un rasoiren me recommandant de me faire la barbe. « Je verrai ensuite,ajouta-t-elle, à vous acheter des vêtements d’ouvrier au Temple,c’est le vestiaire général des gens dans la débine. Enfin,n’importe, le hasard vaut souvent du neuf. »

Dès que je fus approprié, la mère Noël meconduisit dans le dortoir : c’était une pièce qui servaitaussi d’atelier pour la fabrication des fausses-clefs ;l’entrée en était masquée par des robes pendues à un portemanteau.« Voilà, me dit-elle, un lit dans lequel vos amis ont couchéplus de quatre fois : il n’y a pas de danger que la policevous déterre ici ; vous pouvez dormir sur l’une et l’autreoreille.

– Ce n’est pas sans faute,répondis-je ; » et je sollicitai d’elle la permission deprendre quelque repos : elle me laissa seul. Trois heuresaprès, je fus censé m’être éveillé ; je me levai et laconversation recommença. Il fallait être ferré pour tenir tête à lamère Noël : pas une habitude des bagnes qu’elle ne connût surle bout du doigt : elle avait retenu non seulement les noms detous les voleurs qu’elle avait vus ; mais encore elle étaitinstruite des moindres particularités de la vie de la plupart desautres ; et elle racontait avec enthousiasme l’histoire desplus fameux, notamment celle de son fils, pour qui elle avaitpresque autant de vénération que d’amour.

« Ce cher fils, vous seriez donc biencontente de le revoir ? lui dis-je.

– » Oh ! oui, biencontente.

– » Eh bien ! c’est un bonheurdont je crois que vous jouirez bientôt, Noël a tout disposé pourune évasion, à présent il n’attend plus que le momentpropice. »

Madame Noël était heureuse de l’espoird’embrasser son fils ; elle versait des larmesd’attendrissement. J’avoue que j’étais moi-même vivement ému ;c’était au point que je mis un instant en délibération si, pourcette fois, je ne transigerais pas avec mes devoirs d’agentsecret ; mais en réfléchissant aux crimes que la famille Noëlavait commis, en songeant surtout à l’intérêt de la société, jerestai ferme et inébranlable dans ma résolution de poursuivre monentreprise jusqu’au bout.

Dans le cours de notre conversation, la mèreNoël me demanda si j’avais quelque affaire en vue (unprojet de vol), et après avoir offert de m’en procurer une, dans lecas où je n’en aurais pas, elle me questionna pour savoir sij’étais habile à fabriquer les clefs ; je lui répondis quej’étais aussi adroit que Fossard. « S’il en estainsi, me dit-elle, je suis tranquille, vous serez bientôt remonté,et elle ajouta, puisque vous êtes adroit, je vais acheter chez lequincaillier une clef que vous ajusterez à mon verrou de sûreté,afin de la garder sur vous de manière à pouvoir entrer et sortirquand il vous plaira. »

Je lui témoignai combien j’étais pénétré deson obligeance ; et comme il se faisait tard, j’allai mecoucher en songeant au moyen de me tirer de ce guêpier sans courirle risque d’être assassiné, si par hasard les coquins que jecherchais y venaient avant que j’eusse pris mes mesures.

Je ne dormis pas, et me levai aussitôt quej’entendis la mère Noël allumer son feu : elle trouva quej’étais matinal, et me dit qu’elle allait me chercher ce dontj’avais besoin. Un instant après, elle m’apporta une clef nonévidée, me donna des limes avec un petit étau que je fixai au pieddu lit, et dès que je fus pourvu de ces outils, je me mis àl’œuvre, en présence de mon hôtesse, qui voyant que je m’yconnaissais, me fit compliment sur mon travail ; ce qu’elleadmirait le plus, c’était la manière expéditive dont je m’yprenais ; en effet, en moins de quatre heures j’eus fait uneclef très ouvragée ; je l’essayai, elle ouvrait presque dansla perfection, quelques coups de lime en firent unchef-d’œuvre ; et, comme les autres, je me trouvai maître dem’introduire au logis quand bon me semblerait.

J’étais le pensionnaire de Madame Noël. Aprèsle dîner, je lui dis que j’avais envie de faire un tour à la brune,afin de m’assurer si une affaire que j’avais en vue étaitencore faisable, elle approuva mon idée, mais en me recommandant debien faire attention à moi. « Ce brigand de Vidocq,observa-t-elle, est bien à craindre, et si j’étais à votre place,avant de rien entreprendre, j’aimerais mieux attendre que mes piedsfussent guéris. – Oh ! je n’irai pas loin, luirépondis-je, et je ne tarderai pas à être de retour. »L’assurance que je reviendrais promptement parut la tirerd’inquiétude. « Eh ! bien allez », me dit-elle, etje sortis en boitant.

Jusque-là tout s’arrangeait au gré de mesdésirs ; on ne pouvait être plus avant dans les bonnes grâcesde la mère Noël : mais en restant dans sa maison, qui merépondait que je n’y serais pas assommé ? Deux ou troisforçats ne pouvaient-ils pas venir à la fois, me reconnaître et mefaire un mauvais parti ? Alors, adieu les combinaisons, ilfallait donc sans perdre le fruit des amitiés de la mère Noël, meprémunir contre un pareil danger ; il eût été trop imprudentde lui laisser soupçonner que j’avais des raisons d’éviter lesregards de ses habitués : en conséquence, je tâchai del’amener à m’éconduire elle-même, c’est-à-dire à me conseiller dansmon intérêt de ne plus coucher chez elle.

J’avais remarqué que la femme Noël était trèsliée avec une fruitière qui habitait dans la maison ; jedétachai à cette femme le nommé Manceau, l’un de mes affidés que jechargeai de lui demander secrètement et avec maladresse desrenseignements sur le compte de Madame Noël. J’avais dicté lesquestions, et j’étais d’autant plus certain que la fruitière nemanquerait pas de divulguer la démarche, que j’avais prescrit à monaffidé de lui recommander la discrétion.

L’événement prouva que je ne m’étais pastrompé, mon agent n’eut pas plutôt rempli sa mission que lafruitière s’empressa d’aller rendre compte de ce qui s’était passéà la mère Noël, qui, à son tour, ne perdit pas de temps pour mefaire part de la confidence. Postée en vedette sur le pas de lamaison de l’officieuse voisine, d’aussi loin qu’elle m’aperçut,elle vint droit à moi, et sans préambule, elle m’invita à lasuivre ; je rebroussai chemin, et quand nous fûmes sur laplace des Victoires, elle s’arrêta, regarda autour d’elle, et aprèss’être assurée que personne ne nous avait remarqués, elles’approcha de moi, et me raconta ce qu’elle avait appris.« Ainsi, dit-elle en finissant, vous voyez, mon pauvreGermain, qu’il ne serait pas prudent à vous de coucher à la maison,vous ferez même bien de vous abstenir d’y venir dans lejour. » La mère Noël ne se doutait guère que ce contre-tempsdont elle se montrait véritablement affligée, était mon ouvrage.Afin de détourner de plus en plus les soupçons, je feignis d’êtreencore plus chagrin qu’elle, je maudis, avec accompagnement de deuxou trois jurons, ce gueux de Vidocq, qui ne nous laissait point derepos ; je pestai contre la nécessité où il me réduisaitd’aller chercher un gîte hors de Paris, et je pris congé de la mèreNoël, qui, en me souhaitant bonne chance et un prompt retour, meglissa dans la main une pièce de trente sous.

Je savais que Desbois et Mongenet étaientattendus ; j’étais en outre informé qu’il y avait des allantset des venants qui hantaient le logis, que la mère Noël y fût ouqu’elle n’y fût pas ; c’était même assez ordinairement pendantqu’elle donnait des leçons en ville. Il m’importait de connaîtretous ces abonnés… Pour y parvenir, je fis déguiser quelquesauxiliaires, et les apostai au coin de la rue, où, confondus avecles commissionnaires, leur présence ne pouvait être suspecte.

Ces précautions prises, pour me donner toutesles apparences de la crainte je laissai s’écouler deux jours sansaller voir la mère Noël. Ce délai expiré, je me rendis un soir chezelle, accompagné d’un jeune homme que je présentai comme le frèred’une femme avec laquelle j’avais vécu, et qui m’ayant rencontrépar hasard, au moment où je me disposais à sortir de Paris, m’avaitdonné asile. Le jeune homme était un agent secret ; j’eus soinde dire à la mère Noël qu’il avait toute ma confiance, qu’ellepouvait le considérer comme un second moi-même, et que comme iln’était pas connu des mouchards, je l’avais choisi pour en fairemon messager auprès d’elle, toutes les fois que je ne jugerais pasprudent de me montrer. « Désormais, ajoutai-je, c’est lui quisera notre intermédiaire, il viendra tous les deux ou trois joursafin d’avoir de vos nouvelles et de celles de nos amis.

– » Ma foi, me dit la mère Noël,vous avez bien perdu, vingt minutes plus tôt vous auriez vu ici unefemme qui vous connaît bien.

– » Et qui donc ?

– » La sœur de Marguerit.

– » C’est juste, elle m’a vu souventavec son frère.

– » Aussi, quand je lui ai parlé devous, vous a-t-elle dépeint trait pour trait ; un maigriot,m’a-t-elle dit, qui a toujours du tabac plein le nez. »

Madame Noël regrettait beaucoup que je nefusse pas arrivé avant le départ de la sœur de Marguerit, mais pasautant sans doute que je m’applaudissais d’avoir échappé à uneentrevue qui aurait déjoué tous mes projets : car si cettefemme connaissait Germain, elle connaissait aussi Vidocq, et ilétait impossible qu’elle prît l’un pour l’autre, la différenceétait si grande ! Quoique je me fusse grimé de manière à faireillusion, la ressemblance, si parfaite dans la description, n’étaitpas à l’épreuve d’un examen approfondi, et surtout des souvenirs del’intimité. La mère Noël me donna donc un avertissement très utile,en me racontant qu’elle avait assez souvent la visite de la sœur deMarguerit. Dès lors je me promis bien que cette fille ne me verraitjamais en face, et, pour éviter de me trouver avec elle, toutes lesfois que je devais venir, je me faisais précéder de mon prétendubeau-frère, qui, lorsqu’elle n’y était pas, avait ordre de me lefaire savoir, en appliquant du bout du doigt un pain à cacheter surla vitre. À ce signal, j’accourais, et mon aide-de-camp allait semettre aux aguets dans les environs, afin de m’épargner toutesurprise désagréable. Non loin de là étaient d’autres auxiliaires àqui j’avais remis la clef de la mère Noël, pour qu’ils fussentprêts à me secourir en cas de danger ; car, d’un instant àl’autre, il pouvait se faire que je tombasse à l’improviste aumilieu des évadés, ou que les évadés m’ayant reconnu tombassent surmoi, et alors un coup de poing lancé dans un carreau de l’une descroisées, devait indiquer que j’avais besoin de renfort pourégaliser la partie.

On voit que toutes mes mesures étaient prises.Le dénouement approchait ; nous étions au mardi ; unelettre des hommes que je cherchais annonça leur arrivée pour levendredi suivant. Le vendredi devait être pour eux un journéfaste. Dès le matin, j’allai m’établir dans un cabaretdu voisinage, et afin de ne pas leur fournir une occasion dem’observer, dans la supposition où, suivant leur usage, ilspasseraient et repasseraient dans la rue avant d’entrer au domicilede la mère Noël, j’y envoyai mon prétendu beau-frère, qui revintbientôt après me dire que la sœur de Marguerit n’y était pas, etque je pouvais me présenter en toute sûreté. « Tu ne metrompes pas ? » observai-je à cet agent dont la voix meparut sensiblement altérée ; aussitôt je le regardai de cetœil qui plonge jusqu’au fond de l’âme, et je crus remarquer dansles muscles de son visage quelques-unes de ces contractions encoremal arrêtées qui dénotent un individu qui se compose pourmentir ; enfin, un je ne sais quoi semblait m’indiquer quej’avais affaire à un traître. C’était la première impression qui mefrappait comme un jet de lumière : nous étions dans un cabinetparticulier ; sans balancer, je saisis mon homme au collet, etlui dis, en présence de ses camarades, que j’étais instruit de saperfidie, et que si, à l’instant même, il ne me l’avouait pas, ç’enétait fait de lui. Épouvanté, il balbutia quelques mots d’excuse,et en tombant à mes genoux, il confessa qu’il avait tout dit à lamère Noël.

Cette indiscrétion, si je ne l’avais pasdevinée, m’aurait peut-être coûté la vie : cependant jen’écoutai pas mon ressentiment personnel, ce n’était que dansl’intérêt de la société que j’étais fâché d’échouer si près duport. Le traître Manceau fut arrêté, et tout jeune qu’il était,comme il avait de vieux péchés à expier, on l’envoya à Bicêtre, etensuite à l’île d’Oléron, où il a fini sa carrière.

On se doute bien que les évadés ne revinrentplus dans la rue Tiquetonne, mais ils n’en furent pas moins arrêtéspeu de temps après.

La mère Noël ne me pardonnait pas le mauvaistour que je lui avais joué ; afin de prendre sa revanche, elleimagina, tout pour un jour, de faire disparaître de chez elle lapresque totalité de ses effets, et quand elle eut opéré cetenlèvement, elle sortit sans fermer sa porte, et revint en criantqu’elle était volée. Les voisins sont pris à témoins, unedéclaration est faite chez le commissaire, et la mère Noël medésigne comme le voleur, attendu, assurait-elle, que j’avais eu uneclef de sa chambre. L’accusation était grave : elle futenvoyée sur-le-champ à la préfecture de police, et le lendemainj’en reçus communication. Ma justification n’était pas difficile.M. le préfet ainsi que M. Henry virent de suitel’imposture, et les perquisitions qu’ils ordonnèrent furent si biendirigées, que les effets soustraits par la mère Noël furent tousretrouvés. On eut la preuve qu’elle m’avait calomnié, et pour luidonner le temps de s’en repentir, on l’enferma six mois àSaint-Lazare.

Telles furent l’issue et la suite d’uneentreprise dans laquelle je n’avais pourtant pas manqué deprévoyance ; j’ai souvent réussi avec des combinaisons moinsfaites pour conduire au succès.

CHAPITRE XXX

Les officiers de paix envoyés à la poursuite d’un voleurcélèbre. – Ils ne parviennent pas à le découvrir. – Grande colèrede l’un d’entre eux. – Je promets de nouvelles étrennes au préfet.– Les rideaux jaunes et la bossue. – Je suis un bon bourgeois. – Uncommissionnaire me fait aller. – La caisse de la préfecture depolice. – Me voici charbonnier. – Les terreurs d’un marchand de vinet de madame son épouse. – Le petit Normand qui pleure. – Le dangerde donner de l’eau de Cologne. – Enlèvement de mademoiselleTonneau. – Une perquisition. – Le voleur me prend pour son compère.– Inutilité des serrures. – Le saut par la croisée. – La glissade,et les coutures rompues.

On a vu quels désagréments m’a causél’infidélité d’un agent : je savais depuis long-temps qu’iln’est de secret bien gardé que celui qu’on ne confie pas ;mais la triste expérience qu’il m’avait fallu faire me convainquitde plus en plus de la nécessité d’opérer seul toutes les fois queje le pourrais, et c’est ce que je fis, ainsi qu’on va le voir,dans une occasion très importante.

Après avoir subi plusieurs condamnations, deuxévadés des îles, les nommés Goreau et Florentin, ditChatelain, dont j’ai déjà parlé, étaient détenus à Bicêtrecomme voleurs incorrigibles. Las du séjour dans ces cabanons, oùl’on est comme enterré vivant, ils firent parvenir à M. Henryune lettre dans laquelle ils offraient de fournir des indices, aumoyen desquels il serait possible de se saisir de plusieurs deleurs camarades qui commettaient journellement des vols dans Paris.Le nommé Fossard, condamné à perpétuité, et plusieurs fois évadédes bagnes, était celui qu’ils désignaient comme le plus adroit detous, en même temps qu’ils le représentaient comme le plusdangereux. « Il était, écrivaient-ils, d’une intrépidité sanségale, et il ne fallait l’aborder qu’avec des précautions, attenduque, toujours armé jusqu’aux dents, il avait formé la résolution debrûler la cervelle à l’agent de police qui serait assez hardi pourvouloir l’arrêter. »

Les chefs supérieurs de l’administration nedemandaient pas mieux que de délivrer la capitale d’un garnementpareil : leur première idée fut de m’employer à ledécouvrir ; mais les donneurs d’avis ayant fait observer àM. Henry que j’étais trop connu de Fossard et de sa concubinepour ne pas faire manquer une opération si délicate, dans le cas oùl’on m’en chargerait, il fut décidé que l’on recourrait auministère des officiers de paix. On mit donc à leur disposition lesrenseignements propres à les diriger dans leurs recherches ;mais, soit qu’ils ne fussent pas heureux, soit qu’ils ne sesouciassent pas de rencontrer Fossard, qui était armé jusqu’auxdents, ce dernier continua ses exploits, et les nombreusesplaintes auxquelles son activité donna lieu annoncèrent que, malgréleur zèle apparent, ces messieurs, suivant leur coutume, faisaientplus de bruit que de besogne.

Il en résulta que le préfet, qui aimait quel’on fit plus de besogne que de bruit, les manda un jour, et leuradressa des reproches qui durent être assez sévères, à en juger parle mécontentement qu’en cette occasion ils ne purent s’empêcher demanifester.

On venait justement de leur laver la tête,lorsqu’il m’arriva, sur le marché Saint-Jean, de faire la rencontrede M. Yvrier, l’un d’entre eux : je le salue ; ilvient à moi, et, presque bouffi de colère, il m’aborde en medisant : « Ah ! vous voilà, monsieur le grandfaiseur, vous êtes la cause que nous venons de recevoir desréprimandes au sujet d’un nommé Fossard, forçat évadé, que l’onprétend être à Paris. À entendre M. le préfet, on croirait quedans l’administration il n’est que vous qui soyez capable dequelque chose. Si Vidocq, nous a-t-il dit, eût été envoyé à sapoursuite, nul doute qu’il ne fût depuis long-temps arrêté. Allons,voyons, M. Vidocq, tâchez un peu de le trouver, vous qui êtessi adroit, prouvez que vous avez autant de malice que l’on vous enattribue. »

M. Yvrier était un vieillard, et j’eusbesoin de respecter son âge pour ne pas rétorquer avec humeur sonimpertinente apostrophe. Quoique je me sentisse piqué du tond’aigreur qu’il prenait en me parlant, je ne me fâchai point, et mecontentai de lui répondre que pour le moment je n’avais guère leloisir de m’occuper de Fossard ; que c’était une capture queje réservais pour le premier janvier, afin de l’offrir en étrennesà M. le préfet, comme l’année d’auparavant j’avais offert lefameux Delzève.

« Allez votre train, repritM. Yvrier, irrité de ce persiflage, la suite nous montrera quivous êtes ; un présomptueux, un faiseur d’embarras. » Etil me quitta en murmurant entre ses dents quelques autresqualifications que je ne compris pas.

Après cette scène, j’allai au bureau deM. Henry, à qui je la racontai. « Ah ! ils sontcourroucés, me dit-il en riant ; tant mieux ! c’est unepreuve qu’ils reconnaissent votre habileté : ces messieurs, jele vois, ajouta M. Henry, sont comme les eunuques du sérail,parce qu’ils ne peuvent rien faire, ils ne veulent pas que lesautres fassent. » Il me donna ensuite l’indicationsuivante :

Fossard demeure à Paris, dans une rue quiconduit de la halle au boulevard, c’est-à-dire à partir de la rueComtesse-d’Artois jusqu’à la rue Poissonnière, en passant par larue Montorgueil, et le Petit-Carreau ; on ignore à quel étageil habite ; mais on reconnaîtra les croisées de sonappartement à des rideaux jaunes en soie, et à d’autres rideaux enmousseline brodée. Dans la même maison, reste une petite bossue,couturière de son état, et amie de la fille qui vit avecFossard.

Le renseignement, ainsi qu’on le voit, n’étaitpas tellement précis que l’on pût aller droit au but.

Une femme bossue et des rideaux jaunes, avecaccompagnement d’autres rideaux de mousseline brodée, n’étaientcertes pas faciles à trouver sur un espace aussi vaste que celuique je devais explorer. Sans doute le concours de ces troiscirconstances devait s’y présenter plus d’une fois. Combien debossues, tant vieilles que jeunes, ne compte-t-on pas dansParis ; et puis des rideaux jaunes, qui pourrait lesnombrer ? En résumé, les données étaient assez vagues :cependant il fallait résoudre le problème. J’essayai si, à force derecherches, mon bon génie ne me ferait pas mettre le doigt sur lebon endroit.

Je ne savais pas par où commencer ;toutefois, comme je prévoyais que dans mes courses, c’étaitprincipalement à des femmes du peuple, c’est-à-dire à des commères,filles ou non, que j’allais avoir affaire, je fus bientôt fixé surl’espèce de déguisement qu’il me convenait de prendre. Il étaitévident que j’avais besoin de l’air d’un monsieur bienrespectable. En conséquence, au moyen de quelques ridesfactices, de la queue, du crêpé à frimas, de la grande canne àpomme d’or, du chapeau à trois cornes, des boucles, de la culotteet de l’habit à l’avenant, je me métamorphosai en un de ces bonsbourgeois de soixante ans, que toutes les vieilles filles trouventbien conservé : j’avais tout à fait l’aspect et la mise d’unde ces richards du Marais, dont la face rougeaude et engageanteaccuse l’aisance, et la velléité de faire le bonheur de quelqueinfortunée sur le retour. J’étais bien sûr que toutes les bossuesauraient voulu de moi, et puis j’avais la mine d’un si brave homme,qu’il était impossible que l’on ne se fît pas scrupule de metromper.

Travesti de la sorte, je me mis à parcourirles rues, le nez en l’air, en prenant note de tous les rideaux dela couleur qui m’était signalée. J’étais si occupé de cerecensement, que je n’entendais ni ne voyais rien autour de moi. Sij’eusse été un peu moins cossu, on m’eût pris pour unmétaphysicien, ou peut-être pour un poète qui cherche un hémistichedans la région des cheminées : vingt fois je faillis êtreécrasé par des cabriolets ; de tous côtés j’entendais criergare ! gare ! et en me retournant, je metrouvais sous la roue, ou bien encore j’embrassais un cheval ;quelquefois aussi, pendant que j’essuyais l’écume dont ma mancheétait couverte, un coup de fouet m’arrivait à la figure, ou, quandle cocher était moins brutal, c’étaient des gentillesses de lanature de celle-ci : Ôte-toi donc, vieuxsourdieau ; on alla même, je m’en souviens, jusqu’àm’appeler vieux lampion.

Ce n’était pas l’affaire d’un jour, que cetterevue des rideaux jaunes ; j’en inscrivis plus de centcinquante sur mon carnet, j’espère qu’il y avait du choix.Maintenant, n’avais-je pas travaillé, comme on dit, pour le roi dePrusse ? ne se pouvait-il pas que les rideaux derrièrelesquels se cachait Fossard, eussent été envoyés chez ledégraisseur, et remplacés par des rideaux blancs, verts ourouges ? n’importe, si le hasard pouvait m’être contraire, ilpouvait aussi m’être favorable. Je pris donc courage, et quoiqu’ilsoit pénible pour un sexagénaire de monter et de descendre centcinquante escaliers, c’est-à-dire de passer et de repasser devantenviron sept cent cinquante étages ; de dévider plus de trentemille marches, ou deux fois la hauteur du Chimboraçao, comme je mesentais bonnes jambes et longue haleine, j’entrepris cette tâche,soutenu par un espoir du même genre que celui qui faisait voguerles Argonautes à la conquête de la Toison d’or. C’était ma bossueque je cherchais : dans ces ascensions, sur combien de carrésn’ai-je pas fait sentinelle pendant des heures entières, dans lapersuasion que mon heureuse étoile me la montrerait ?L’héroïque don Quichotte n’était pas plus ardent à la poursuite deDulcinée ; je frappais chez toutes les couturières, je lesexaminais toutes les unes après les autres : point de bossues,toutes étaient faites à ravir ; ou si, par cas fortuit, ellesavaient une bosse, ce n’était point une déviation de la colonnevertébrale, mais l’une de ces exubérances qui peuvent se résoudre àla Maternité, ou partout ailleurs, sans le secours del’orthopédie.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, sans queje rencontrasse l’ombre de mon objet ; je faisais un métierd’enfer, tous les soirs j’étais échiné, et il fallait recommencertous les matins. Encore si j’avais osé faire des questions,peut-être quelque âme charitable m’eût-elle mis sur la voie ;mais je craignais de me brûler à la chandelle : enfin, fatiguéde ce manège, j’avisai à un autre moyen.

J’avais remarqué que les bossues sont engénéral babillardes et curieuses ; presque toujours ce sontelles qui font les propos du quartier, et quand elles ne les fontpas, elles les enregistrent pour les besoins de la médisance ;rien ne doit se passer qu’elles n’en soient averties. Partant decette donnée, je fus induit à en conclure que, sous le prétexte defaire sa petite provision, l’inconnue qui m’avait déjà fait fairetant de pas, ne devait pas plus que les autres, négliger de venirtailler la bavette obligée près de la laitière, du boulanger, de lafruitière, de la mercière ou de l’épicier. Je résolus enconséquence de me mettre en croisière à portée du plus grand nombrepossible de ces organes du cancan ; et comme il n’est pas debossue qui, dans la convoitise d’un mari, ne s’attache à faireparade de tous les mérites de la ménagère, je me persuadai que lamienne se levant matin, je devais, pour la voir, arriver de bonneheure sur le théâtre de mes observations : j’y vins dès lepoint du jour.

J’employai la première séance àm’orienter : à quelle laitière une bossue devait-elle donnerla préférence ? nul doute, y eût-il un peu plus de chemin àfaire, que ce fût à la plus bavarde et à la mieux achalandée. Celledu coin de la rue Thévenot me parut réunir cette doublecondition : il y avait autour d’elle des petits pots pour toutle monde, et au milieu d’un cercle très bien garni, elle ne cessaitpas de parler et de servir ; les pratiques y faisaient laqueue, et vraisemblablement aussi elle faisait la queue auxpratiques ; mais ce n’était pas ce qui m’inquiétait ;l’important pour moi, c’est que j’avais reconnu un point deréunion, et je me promis bien de ne pas le perdre de vue.

J’en étais à ma seconde séance ; auxaguets comme la veille, j’attendais avec impatience l’arrivée dequelque Ésope femelle, il ne venait que de jeunes filles, bonnes ougrisettes à la tournure dégagée, à la taille svelte, au gentilcorsage, pas une d’elles qui ne fût droite comme un I ; j’enétais au désespoir… Enfin mon astre paraît à l’horizon ; c’estle prototype, la Vénus des bossues. Dieu ! qu’elle étaitjolie, et que la partie la plus sensible de son signalement étaitadmirablement tournée ; je ne me lassais point de contemplercette saillie que les naturalistes auraient dû, je crois, prendreen considération, pour compter une race de plus dans l’espècehumaine ; il me semblait voir une de ces fées du moyen âge,pour lesquelles une difformité était un charme de plus. Cet êtresurnaturel, ou plutôt extra-naturel, s’approcha de lalaitière, et après avoir causé quelque temps, comme je m’y étaisattendu, elle prit sa crème ; c’était du moins ce qu’elledemandait ; ensuite elle entra chez l’épicier, puis elles’arrêta un moment vers la tripière, qui lui donna du mou,probablement pour son chat ; puis, ses emplettes terminées,elle enfila, dans la rue du Petit-Carreau, l’allée d’une maisondont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand boisselier.Aussitôt mes regards se portèrent sur les croisées ; mais cesrideaux jaunes après lesquels je soupirais, je ne les aperçus pas.Cependant, faisant cette réflexion, qui s’était déjà présentée àmon esprit, que des rideaux, quelle qu’en soit la nuance, n’ont pasl’inamovibilité d’une bosse de première origine, je projetai de nepas me retirer sans avoir eu un entretien avec le petit prodigedont l’aspect m’avait tant réjoui. Je me figurais malgré mondésappointement sur l’une des circonstances capitales d’aprèslesquelles je devais me guider, que cet entretien me fourniraitquelques lumières.

Je pris le parti de monter : parvenu àl’entresol, je m’informe à quel étage demeure une petite dame tantsoit peu bossue. « C’est de la couturière que vous voulezparler, me dit-on, en me riant au nez. – Oui, c’est lacouturière que je demande, une personne qui a une épaule un peuhasardée. » On rit de nouveau, et l’on m’indique le troisièmesur le devant. Bien que les voisins fussent très obligeants, je fussur le point de me fâcher de leur hilarité goguenarde :c’était une véritable impolitesse ; mais ma tolérance était sigrande que je leur pardonnai volontiers de la trouver comique, etpuis n’étais-je pas un bon homme ? je restai dans mon rôle. Onm’avait désigné la porte, je frappe, on m’ouvre : c’est labossue, et après les excuses d’usage sur l’importunité de lavisite, je la prie de vouloir bien m’accorder un instantd’audience ; ajoutant que j’avais à l’entretenir d’une affairequi m’était personnelle.

– « Mademoiselle, lui dis-je avecune espèce de solennité, après qu’elle m’eut fait prendre un siègeen face d’elle, vous ignorez le motif qui m’amène près de vous,mais quand vous en serez instruite, peut-être que ma démarche vousinspirera quelque intérêt. »

La bossue imaginait que j’allais lui faire unedéclaration ; le rouge lui montait au visage, et son regards’animait, bien qu’elle s’efforçât de baisser la vue : jecontinuai :

– « Sans doute vous allez vousétonner qu’à mon âge on puisse être épris comme à vingt ans.

– » Eh ! monsieur, vous êtesencore vert, me dit l’aimable bossue, dont je ne voulais pas pluslong-temps prolonger l’erreur.

– » Je me porte assez bien,repris-je, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous savez quedans Paris il n’est pas rare qu’un homme et une femme viventensemble sans être mariés.

– » Pour qui me prenez-vous ?monsieur, me faire une proposition pareille ? s’écria labossue, sans attendre que j’eusse achevé ma phrase. La méprise mefit sourire. « Je ne viens point vous faire de proposition,repartis-je ; seulement je désire que vous ayez la bonté de medonner quelques renseignements sur une jeune dame qui, m’a-t-ondit, habite dans cette maison avec un monsieur qu’elle fait passerpour son mari. – Je ne connais pas cela, répondit sèchement labossue. Alors je lui donnai grosso modo le signalement deFossard et de la demoiselle Tonneau, sa maîtresse. – Ah !j’y suis, me dit-elle, un homme de votre taille et de votrecorpulence à peu près ayant environ de trente à trente-deux ans,beau cavalier ; la dame, une brune piquante, beaux yeux,belles dents, grande bouche, des cils superbes, une petitemoustache ; un nez retroussé, et avec tout cela une apparencede douceur et de modestie. C’est bien ici qu’ils ont demeuré, maisils sont déménagés depuis peu de temps. » Je la priai de medonner leur nouvelle adresse, et sur sa réponse qu’elle ne lasavait pas, je la suppliai en pleurant de m’aider à retrouver unemalheureuse créature que j’aimais encore malgré sa perfidie.

La couturière était sensible aux larmes que jerépandais ; je la vis tout émue, je chauffai de plus en plusle pathétique. « Ah ! son infidélité me causera lamort ; ayez pitié d’un pauvre mari, je vous en conjure ;ne me cachez pas sa retraite, je vous devrai plus que lavie. »

Les bossues sont compatissantes ; deplus, un mari est à leurs yeux un si précieux trésor ; tantqu’elles ne l’ont pas en leur possession, elles ne conçoivent pasque l’on puisse devenir infidèle : aussi ma couturièreavait-elle l’adultère en horreur ; elle me plaignit biensincèrement, et me protesta qu’elle désirerait m’être utile.« Malheureusement, ajouta-t-elle, leur déménagement ayant étéfait par des commissionnaires étrangers au quartier, j’ignorecomplètement où ils sont passés et ce qu’ils sont devenus, mais sivous voulez voir le propriétaire ? » La bonne foi decette femme était manifeste. J’allai voir le propriétaire ;mais tout ce qu’il put me dire, c’est qu’on lui avait payé sonterme, et qu’on n’était pas venu aux renseignements.

À part la certitude d’avoir découvert l’ancienlogement de Fossard, je n’étais guère plus avancé qu’auparavant.Néanmoins je ne voulus pas abandonner la partie sans avoir épuisétous les moyens d’enquête. D’ordinaire, d’un quartier à l’autre,les commissionnaires se connaissent ; je questionnai ceux dela rue du Petit-Carreau, à qui je me représentai comme un maritrompé, et l’un d’eux me désigna l’un de ses confrères qui avaitcoopéré à la translation du mobilier de mon rival.

Je vis l’individu qui m’était indiqué, et jelui contai ma prétendue histoire : il m’écouta ; maisc’était un malin, il avait l’intention de me faire aller. Jefeignis de ne pas m’en apercevoir, et pour le récompenser dem’avoir promis qu’il me conduirait le lendemain à l’endroit oùFossard était emménagé, je lui donnai deux pièces de cinq francs,qui furent dépensées le même jour, à la Courtille, avec une fillede joie.

Cette première entrevue eut lieu lesurlendemain de Noël (27 décembre). Nous devions nous revoir le 28.Pour être en mesure au 1er janvier, il n’y avait pas detemps à perdre. Je fus exact au rendez-vous ; lecommissionnaire, que j’avais fait suivre par des agents, n’eutgarde d’y manquer. Quelques pièces de cinq francs passèrent encorede ma bourse dans la sienne ; je dus aussi lui payer àdéjeûner ; enfin il se décida à se mettre en route, et nousarrivâmes tout près d’une jolie maison, située au coin de la rueDuphot et de celle Saint-Honoré. « C’est ici, me dit-il ;nous allons voir chez le marchand de vin du bas, s’ils y sonttoujours. » Il souhaitait que je le régalasse une dernièrefois. Je ne me fis pas tirer l’oreille ; j’entrai, nousvidâmes ensemble une bouteille de beaune, et quand nous l’eûmesachevée, je me retirai avec la certitude d’avoir enfin trouvé legîte de ma prétendue épouse et de son séducteur. Je n’avais plusque faire de mon guide ; je le congédiai, en lui témoignanttoute ma reconnaissance ; et pour m’assurer que, dans l’espoirde recevoir des deux mains, il ne me trahirait pas, je recommandaiaux agents de le veiller de près, et surtout de l’empêcher derevenir chez le marchand de vin. Autant que je m’en souviens, afinde lui en ôter la fantaisie, on le mit à l’ombre : dans cetemps-là, on n’y regardait pas de si près ; et puis soyonsplus francs : ce fut moi qui le fis coffrer ; c’était unejuste représaille. « Mon ami, lui dis-je, j’ai remis à lapolice, un billet de cinq cents francs, destiné à récompenser celuiqui me ferait retrouver ma femme. C’est à vous qu’il appartient,aussi vais-je vous donner une petite lettre pour aller letoucher. » Je lui donnai en effet la petite lettre qu’il portaà M. Henry. « Conduisez monsieur à la caisse, commanda cedernier à un garçon de bureau ; et la caisse était la chambreSylvestre, c’est-à-dire le dépôt, où mon commissionnaire eut letemps de revenir de sa joie.

Il ne m’était pas encore bien démontré que cefût la demeure de Fossard qui m’avait été indiquée. Cependant jerendis compte à l’autorité de ce qui s’était passé, et, à touteéchéance, je fus immédiatement pourvu du mandat nécessaire poureffectuer l’arrestation. Alors le richard du Marais se changea toutà coup en charbonnier, et dans cette tenue, sous laquelle ni mamère ni les employés de la préfecture qui me voyaient le plusfréquemment, ne surent pas me deviner, je m’occupai à étudier leterrain sur lequel j’étais appelé à manœuvrer.

Les amis de Fossard, c’est-à-dire sesdénonciateurs, avaient recommandé de prévenir les agents chargés del’arrêter, qu’il avait toujours sur lui un poignard et despistolets, dont un à deux coups était caché dans un mouchoir debatiste, qu’il tenait constamment à la main. Cet avis nécessitaitdes précautions ; d’ailleurs, d’après le caractère connu deFossard, on était convaincu que, pour se soustraire à unecondamnation pire que la mort, un meurtre ne lui coûterait rien. Jevoulais faire en sorte de ne pas être victime, et il me semblaqu’un moyen de diminuer considérablement le danger était des’entendre à l’avance avec le marchand de vin dont Fossard était lelocataire. Ce marchand de vin était un brave homme [7], mais la police a si mauvaise renommée,qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer les honnêtes gens à luiprêter assistance. Je résolus de m’assurer de sa coopération en leliant par son propre intérêt. J’avais déjà fait quelques séanceschez lui sous mes deux déguisements, et j’avais eu tout le loisirde prendre connaissance des localités, et de me mettre au courantdu personnel de la boutique ; j’y revins sous mes habitsordinaires, et, m’adressant au bourgeois, je lui dis que jedésirais lui parler en particulier. Il entra avec moi dans uncabinet, et là je lui tins à peu près ce discours : « Jesuis chargé de vous avertir de la part de la police que vous devezêtre volé, le voleur qui a préparé le coup, et qui peut-être doitl’exécuter lui-même, loge dans votre maison, la femme qui vit aveclui vient même quelquefois s’installer dans votre comptoir, auprèsde votre épouse, et c’est en causant avec elle, qu’elle estparvenue à se procurer l’empreinte de la clef qui sert à ouvrir laporte par laquelle on doit s’introduire. Tout a été prévu : leressort de la sonnette destinée à vous avertir, sera coupé avec descisailles, pendant que la porte sera encore entre-bâillée. Une foisdedans, on montera rapidement à votre chambre, et si l’on redoutele moins du monde votre réveil, comme vous avez affaire à unscélérat consommé, je n’ai pas besoin de vous expliquer le reste.– On nous escofiera, dit le marchand de vineffrayé ; et il appela aussitôt sa femme pour lui faire partde la nouvelle. – Eh bien ! ma chère amie, fiez-vous doncau monde ! cette madame Hazard, à qui l’on donnerait le bonDieu sans confession, est-ce qu’elle ne veut pas nous faire couperle cou ? Cette nuit même, on doit venir nous égorger.– Non, non, dormez tranquilles, repris-je, ce n’est pas pourcette nuit : la recette ne serait pas assez bonne ; onattend que les Rois soient passés ; mais si vous êtesdiscrets, et que vous consentiez à me seconder, nous y mettrons bonordre. »

Madame Hazard était la demoiselle Tonneau, quiavait pris ce nom, le seul sous lequel Fossard fût connu dans lamaison ; j’engageai le marchand de vin et sa femme, quiétaient épouvantés de ma confidence, à accueillir les locatairesdont je leur avait révélé le projet, avec la même bienveillance quede coutume. Il ne faut pas demander s’ils furent tout disposés à meservir. Il fut convenu entre nous que, pour voir passer Fossard etêtre plus à même d’épier l’occasion de le saisir, je me cacheraisdans une petite pièce au bas d’un escalier.

Le 29 décembre, de grand matin, je vinsm’établir à ce poste ; il faisait un froid excessif ; lafaction fut longue, et d’autant plus pénible que nous étions sansfeu : immobile et l’œil collé contre un trou pratiqué dans levolet, il s’en fallait que je fusse à mon aise. Enfin, vers lestrois heures, il sort, je le suis : c’est bien lui ;jusqu’alors il m’était resté quelques doutes. Certain del’identité, je veux sur-le-champ mettre le mandat à exécution, maisl’agent qui m’accompagne prétend avoir aperçu le terriblepistolet : afin de vérifier le fait, je précipite ma marche,je dépasse Fossard, et, revenant sur mes pas, j’ai le regret devoir que l’agent ne s’est pas trompé. Tenter l’arrestation, c’eûtété s’exposer, et peut-être inutilement. Je me décidai donc àremettre la partie, et en me rappelant que quinze jours auparavant,je m’étais flatté de ne livrer Fossard que le 1erjanvier, je fus presque satisfait de ce retard ; jusque-là jene devais point me relâcher de ma surveillance.

Le 31 décembre, à onze heures, au moment oùtoutes mes batteries étaient dressées, Fossard rentre ; il estsans défiance, il monte l’escalier en fredonnant ; vingtminutes après, la disparition de la lumière indique qu’il estcouché : voici le moment propice. Le commissaire et desgendarmes avertis par mes soins, attendaient au plus prochaincorps-de-garde que je les fisse appeler ; ils s’introduisentsans bruit, et aussitôt commence une délibération sur les moyens des’emparer de Fossard, sans courir le risque d’être tué oublessé ; car on était persuadé qu’à moins d’une surprise, cebrigand se défendrait en déterminé.

Ma première pensée fut de ne pas agir avant lejour. J’étais informé que la compagne de Fossard descendait de trèsbonne heure pour aller chercher du lait ; on se fût alorssaisi de cette femme, et après lui avoir enlevé sa clef, on seraitentré à l’improviste dans la chambre de son amant ; mais nepouvait-il pas arriver que, contre son habitude, celui-ci sortît lepremier ? cette réflexion me conduisit à imaginer un autreexpédient.

La marchande de vin, pour qui, suivant ce quej’avais appris, M. Hazard était plein de prévenances, avaitprès d’elle un de ses neveux : c’était un enfant de dix ans,assez intelligent pour son âge, et d’autant plus précoce dans ledésir de gagner de l’argent, qu’il était Normand. Je lui promis unerécompense, à condition que sous prétexte d’indisposition de satante, il irait prier madame Hazard de lui donner de l’eau deCologne. J’exerçai le petit bonhomme à prendre le ton pieux quiconvient en pareille circonstance, et quand je fus content de lui,je me mis en devoir de distribuer les rôles. Le dénouementapprochait : je fis déchausser tout mon monde, et je medéchaussai moi-même, afin de ne pas être entendu en montant. Lepetit bonhomme était en chemise ; il sonne, on ne répondpas ; il sonne encore : « Qui est là ?demanda-t-on. – C’est moi, madame Hazard ; c’estLouis ; ma tante se trouve mal et vous prie de lui donner unpeu d’eau de Cologne : elle se meurt ! j’ai de lalumière. »

La porte s’ouvre ; mais à peine la filleTonneau se présente, deux gendarmes vigoureux l’entraînent en luiposant une serviette sur la bouche pour l’empêcher de crier. Aumême instant, plus rapide que le lion qui se jette sur sa proie, jem’élance sur Fossard, stupéfait de l’événement, et déjà lié,garrotté dans son lit ; il est mon prisonnier, qu’il n’a paseu le temps de faire un seul geste, de proférer un seul mot :son étonnement fut si grand, qu’il fut près d’une heure avant depouvoir articuler quelques paroles. Quand on eut apporté de lalumière, et qu’il vit mon visage noirci, et mes vêtements decharbonnier, il éprouva un tel redoublement de terreur que je pensequ’il se crut au pouvoir du Diable. Revenu à lui, il songea à sesarmes, ses pistolets, son poignard, qui étaient sur la table denuit, son regard se porta de ce côté, il fit un soubresaut, mais cefut tout : réduit à l’impuissance de nuire, il fut souple etse contenta de ronger son frein.

Perquisition fut faite au domicile de cebrigand, réputé si redoutable, on y trouva une grande quantité debijoux, des diamants et une somme de huit à dix mille francs.Pendant que l’on procédait à la recherche, Fossard ayant repris sesesprits me confia que sous le marbre du somno, il y avaitencore dix billets de mille francs : « Prends-les, medit-il, nous partagerons ou plutôt tu garderas pour toi ce que tuvoudras. » Je pris en effet les billets comme il le désirait.Nous montâmes en fiacre et bientôt nous arrivâmes au bureau deM. Henry, où les objets trouvés chez M. Fossard furentdéposés. On les inventoria de nouveau ; lorsqu’on vint audernier article : « Il ne nous reste plus qu’à clore leprocès-verbal, dit le commissaire, qui m’avait accompagné pour larégularité de l’expédition. – Un moment, m’écriai-je, voiciencore dix mille francs que m’a remis le prisonnier. » Etj’exhibai la somme, au grand regret de Fossard, qui me lança un deces coups d’œil dont le sens est : voilà un tour que je nete pardonnerai pas.

Fossard débuta de bonne heure dans la carrièredu crime. Il appartenait à une famille honnête, et avait même reçuune assez bonne éducation. Ses parents firent tout ce qui dépendaitd’eux pour l’empêcher de s’abandonner à ses inclinations vicieuses.Malgré leurs conseils, il se jeta à corps perdu dans la société desmauvais sujets. Il commença par voler des objets de peu devaleur ; mais bientôt ayant pris goût à ce dangereux métier etrougissant sans doute d’être confondu avec les voleurs ordinaires,il adopta ce que ces messieurs appellent un genredistingué. Le fameux Victor Desbois et Noël aux besicles, quel’on compte encore aujourd’hui parmi les notabilités du bagne deBrest, étaient ses associés : ils commirent ensemble les volsqui ont motivé leur condamnation à perpétuité. Noël, à qui sontalent de musicien et sa qualité de professeur de piano, donnaientaccès dans une foule de maisons riches, y prenait des empreintes,et Fossard se chargeait ensuite de fabriquer les clefs. C’était unart dans lequel il eût défié les Georget, et tous les serruriersmécaniciens du globe. Point d’obstacles qu’il ne vînt à bout devaincre : les serrures les plus compliquées, les secrets lesplus ingénieux et les plus difficiles à pénétrer ne lui résistaientpas long-temps.

On conçoit quel parti devait tirer d’une sipernicieuse habileté, un homme qui avait en outre tout ce qu’ilfaut pour s’insinuer dans la compagnie des honnêtes gens et y fairedes dupes ; ajoutez qu’il avait un caractère dissimulé etfroid, et qu’il alliait le courage à la persévérance. Ses camaradesle regardaient comme le prince des voleurs ; et de fait, parmiles grinches de la haute pègre, c’est-à-dire, dans lahaute aristocratie des larrons, je n’ai connu que Cognard, leprétendu Pontis, comte de Sainte-Hélène, et Jossas, dont il estparlé dans le premier volume de ces Mémoires, qui puissent lui êtrecomparés.

Depuis que je l’ai fait réintégrer au bagne,Fossard a fait de nombreuses tentatives pour s’évader. Des forçatslibérés qui l’ont vu récemment, m’ont assuré qu’il n’aspirait à laliberté que pour avoir le plaisir de se venger de moi. Il s’est,dit-on, promis de me tuer. Si l’accomplissement de ce desseindépendait de lui, je suis sûr qu’il tiendrait parole, ne fût-ce quepour donner une preuve d’intrépidité. Deux faits que je vaisrapporter donneront une idée de l’homme.

Un jour Fossard était en train de commettre unvol dans un appartement situé à un deuxième étage : sescamarades qui faisaient le guet à l’extérieur, eurent la maladressede laisser monter le propriétaire, qu’ils n’avaient sans doute pasreconnu : celui-ci met la clef dans la serrure, ouvre,traverse plusieurs pièces, arrive dans un cabinet et voit le voleuren besogne : il veut le saisir ; mais Fossard se mettanten défense, lui échappe ; une croisée est ouverte devant lui,il s’élance, tombe dans la rue sans se faire de mal, et disparaîtcomme l’éclair.

Une autre fois, pendant qu’il s’évade, il estsurpris sur les toits de Bicêtre ; on lui tire des coups defusil ; Fossard, que rien ne saurait déconcerter, continue demarcher sans ralentir ni presser le pas, et parvenu au bord du côtéde la campagne, il se laisse glisser. Il y avait de quoi se romprele cou cent fois, il n’eut pas la moindre blessure, seulement lacommotion fut si forte que tous ses vêtements éclatèrent.

CHAPITRE XXXI

Une rafle à laCourtille. – La Croix-Blanche. – il est avéré que je suis unmouchard. – Opinion du peuple sur mes agents. – Précis sur labrigade de sûreté. – 772 arrestations. – Conversion d’un grandpécheur. – Biographie de Coco-Lacour. – M. Delavau et le troumadame. – Enterrinement de mes lettres de grâce. – Coup-d’œil surla suite de ces mémoires. – Je puis parler, je parlerai.

À l’époque de l’arrestation de Fossard, labrigade de sûreté existait déjà, et depuis 1812, époque à laquelleelle fut créée, je n’étais plus agent secret. Le nom de Vidocqétait devenu populaire, et beaucoup de gens pouvaient l’appliquer àune figure qui était la mienne. La première expédition qui m’avaitmis en évidence, avait été dirigée contre les principaux lieux derassemblement de la Courtille. Un jour M. Henry ayant exprimél’intention d’y faire une rafle chez Dénoyez, c’est-à-dire, dans laguinguette la plus fréquentée par les tapageurs et les mauvaissujets de toute espèce, M. Yvrier, l’un des officiers de paixprésents, observa que pour exécuter cette mesure, ce ne serait pasassez d’un bataillon. « Un bataillon, m’écriai-je aussitôt, etpourquoi pas la grande armée ? Quant à moi, continuai-je,qu’on me donne huit hommes et je réponds du succès. » On a vuque M. Yvrier est fort irritable de son naturel, il se fâchatout rouge, et prétendit que je n’avais que du babil.

Quoi qu’il en soit, je maintins maproposition, et l’on me donna l’ordre d’agir. La croisade quej’allais entreprendre était dirigée contre des voleurs, des évadés,et bon nombre de déserteurs des bataillons coloniaux. Après avoirfait ample provision de menottes, je partis avec deux auxiliaireset huit gendarmes. Arrivé chez Dénoyez, suivi de deux de cesderniers, j’entre dans la salle ; j’invite les musiciens àfaire silence, ils obéissent ; mais bientôt se fait entendreune rumeur à laquelle succède le cri réitéré de à la porte, àla porte. Il n’y a pas de temps à perdre, il faut imposer auxvociférateurs, avant qu’ils s’échauffent au point d’en venir à desvoies de fait. Sur-le-champ j’exhibe mon mandat et au nom de laloi, je somme tout le monde de sortir, les femmes exceptées. On fitquelque difficulté d’obtempérer à l’injonction ; cependant aubout de quelques minutes, les plus mutins se résignèrent, et l’onse mit en train d’évacuer. Alors je me postai au passage, et dèsque je reconnaissais un ou plusieurs des individus que l’oncherchait, avec de la craie blanche je les marquais d’une croix surle dos : c’était un signe pour les désigner aux gendarmes quiles attendant à l’extérieur, les arrêtaient, et les attachaient aufur et à mesure qu’ils sortaient. On se saisit de la sorte detrente-deux de ces misérables, dont on forma un cordon qui futconduit au plus prochain corps de garde, et de là à la préfecturede police.

La hardiesse de ce coup de main fit du bruitparmi le peuple qui fréquente les barrières ; en peu de tempsil fut avéré pour tous les escrocs et autres méchants garnementsqu’il y avait par le monde un mouchard qui s’appelaitVidocq. Les plus crânes d’entre eux se promirent de metuer à la première rencontre. Quelques-uns tentèrentl’aventure ; mais ils furent repoussés avec perte, et leséchecs qu’ils éprouvèrent me firent une telle renommée de terreur,qu’à la longue elle rejaillit sur tout les individus de mabrigade : il n’y avait pas de criquet parmi eux qui ne passâtpour un Alcide : c’était au point qu’oubliant de qui ils’agissait je me sentais presque le frisson, lorsque des gens dupeuple sans me connaître, s’entretenaient en ma présence, ou de mesagents ou de moi. Nous étions tous des colosses : le vieuxde la montagne inspirait moins d’effroi, les séides n’étaientni plus dévoués, ni plus terribles. Nous cassions bras etjambes ; rien ne nous résistait ; et nous étions partout.J’étais invulnérable ; d’autres prétendaient que j’étaiscuirassé des pieds à la tête, ce qui revient au même quand on n’estpas réputé peureux.

La formation de la brigade suivit de fort prèsl’expédition de la Courtille. J’eus d’abord quatre agents, puissix, puis dix, puis douze. En 1817 je n’en avais pas davantage, etcependant avec cette poignée de monde, du 1er janvier au31 décembre, j’effectuai sept cent soixante-douze arrestations ettrente-neuf perquisitions ou saisies d’objets volés [8]

Assassins ou meurtriers : 15

Voleurs avec attaques ou par violences : 5

Voleurs avec effraction, escalade ou faussesclefs : 108

Voleurs dans les maisons garnies : 12

Voleurs à la détourne et au bonjour : 126

Voleurs à la tire et filous : 73

Voleurs à la gêne et au flouant : 17

Receleurs nantis d’objets volés : 38

Évadés des fers ou des prisons : 14

Forçats libérés ayant rompu leur ban : 43

Faussaires, escrocs, prévenus d’abus deconfiance : 46

Vagabonds, voleurs renvoyés de Paris : 229

En vertu de mandats de Son Excellence : 46

Perquisitions et saisies d’objets volés :39

TOTAL : 811].

Du moment où les voleurs surent que je devaisêtre appelé aux fonctions d’agent principal de la police de sûreté,ils se crurent perdus. Ce qui les inquiétait le plus, c’était de mevoir entouré d’hommes qui, ayant vécu et travaillé aveceux, les connaissaient tous. Les captures que je fis en 1813n’étaient pas encore aussi nombreuses qu’en 1817, mais elles lefurent assez pour augmenter leurs alarmes. En 1814 et 1815, unessaim de voleurs parisiens, libérés des pontons anglais, où ilsétaient prisonniers, revint dans la capitale, où ils ne tardèrentpas à reprendre leur premier métier : ceux-là ne m’avaientjamais vu, je ne les avais pas vus non plus, et ils se flattaientd’échapper facilement à ma surveillance ; aussi à leur débutfurent-ils d’une activité et d’une audace prodigieuses. En une nuitseulement, il y eut au faubourg Saint-Germain dix vols avecescalade et effraction ; pendant plus de six semaines, onn’entendit parler que de hauts faits de ce genre. M. Henry,désespéré de ne trouver aucun moyen de réprimer ce brigandage,était constamment aux aguets, et je ne découvrais rien. Enfin,après bien des veilles, un ancien voleur que j’arrêtai, me fournitquelques indices, et en moins de deux mois, je parvins à mettresous la main de la justice une bande de vingt-deux voleurs, une devingt-huit, une troisième de dix-huit, et quelques autres de douze,de dix, de huit, sans compter les isolés, et bon nombre derecéleurs qui allèrent grossir la population des bagnes. Ce fut àcette époque que l’on m’autorisa à recruter ma brigade de quatrenouveaux agents, pris parmi les voleurs qui avaient eu l’avantagede connaître les nouveaux débarqués avant leur départ.

Trois de ces vétérans, les nommésGoreau, Florentin, et Coco-Lacour,depuis long-temps détenus à Bicêtre, demandaient avec instance àêtre employés, ils se disaient tout-à-fait convertis, et juraientde vivre désormais honnêtement du produit de leur travail,c’est-à-dire du traitement que leur allouerait la police. Ilsétaient entrés dès l’enfance dans la carrière du crime ; jepensais que s’ils étaient fermement décidés à changer de conduite,personne ne serait plus à même qu’eux de rendre d’importantsservices ; j’appuyai donc leur demande, et bien que, pour lesretenir, on m’opposât la crainte des récidives, auxquelles les deuxderniers surtout étaient sujets, à force de sollicitations et dedémarches, motivées sur l’utilité dont ils pouvaient être, j’obtinsqu’ils fussent mis en liberté. Coco-Lacour, contre lequel on étaitle plus prévenu, parce qu’étant agent secret, on lui avait imputé àtort ou à raison, l’enlèvement de l’argenterie de l’inspecteurgénéral Veyrat, est le seul qui ne m’ait pas donné lieu de merepentir d’avoir en quelque sorte répondu de lui. Les deux autresme forcèrent bientôt à les expulser : j’ai su depuis qu’ilsavaient subi une nouvelle condamnation à Bordeaux. Quant à Coco, ilme parut qu’il tiendrait parole et je ne me trompai pas. Comme ilavait beaucoup d’intelligence et un commencement d’instruction, jele distinguai et j’en fis mon secrétaire. Plus tard, à l’occasionde quelques remontrances que je lui fis, il donna sa démission,avec deux de ses camarades, Decostard, ditProcureur, et un nommé Chrétien. Aujourd’hui queCoco-Lacour est à la tête de la police de sûreté, en attendantqu’il publie ses mémoires, peut-être sera-t-il intéressant demontrer par quelles vicissitudes il a dû passer avant d’arriver auposte que j’ai occupé si long-temps. Il y a dans sa vie bien desmotifs d’être indulgent à son égard, et dans son amendement radicalsous les rapports capitaux de puissantes raisons de ne jamaisdésespérer qu’un homme perverti vienne enfin à résipiscence. Lesdocuments d’après lesquels je vais esquisser les principaux traitsde l’histoire de mon successeur sont des plus authentiques. Voicid’abord quelles traces de son existence, il a laissées à lapréfecture de police ; j’ouvre les registres desûreté, et je transcris :

« Lacour, Marie-Barthélemy, âgéde onze ans, demeurant rue du Lycée, écroué à la Force le 9 ventôsean IX, comme prévenu de tentative de vol ; et onze joursaprès, condamné à un mois de prison par le tribunalcorrectionnel.

» Le même, arrêté le 2 prairialsuivant, et reconduit de nouveau à La Force, comme prévenu de volde dentelles dans une boutique. Mis en liberté ledit jour parl’officier de police judiciaire du 2earrondissement.

» Le même, enfermé à Bicêtre le23 thermidor an X, par ordre de M. le préfet ; mis enliberté le 28 pluviôse an XI, et conduit à la préfecture.

» Le même, entré à Bicêtre le 6germinal an XI, par ordre du préfet ; remis à la gendarmeriele 22 floréal suivant, pour être conduit au Havre.

» Le même, âgé de dix-sept ans,filou connu, déjà plusieurs fois arrêté comme tel, enrôlévolontairement à Bicêtre, en juillet 1807, pour servir dans lestroupes coloniales ; remis le 31 dudit mois à la gendarmeriepour être conduit à sa destination. Évadé de l’île de Ré dans lamême année.

» Le même Lacour ditCoco, (Barthélemy) ou Louis, Barthélemy, âgé de21 ans, né à Paris, commissionnaire en bijoux, demeurant faubourgSaint-Antoine, n° 297. Conduit à la Force le 1erdécembre 1809, comme prévenu de vol ; condamné à deux ans deprison par jugement du tribunal correctionnel le 18 janvier 1810,conduit ensuite au ministère de la marine comme déserteur.

» Le même, conduit à Bicêtre le22 janvier 1812, comme voleur incorrigible. Conduit à la préfecturele 3 juillet 1816. »

Lacour dans sa jeunesse a offert un bientriste exemple des dangers d’une mauvaise éducation. Tout ce que jesais de lui depuis sa libération semble démontrer qu’il était néavec un excellent naturel. Malheureusement, il appartenait à desparents pauvres. Son père, tailleur et portier dans la rue duLycée, ne s’occupa pas trop de lui pendant ces premières annéesd’où dépend souvent la destinée des hommes. Je crois même que Cocoresta orphelin en bas-âge. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ilgrandit, pour ainsi dire, sur les genoux de ses voisines, lescourtisanes et les modistes du palaisÉgalité ; comme elles le trouvaient gentil, elle luiprodiguaient des douceurs et des caresses, et lui inculquaient enmême temps ce qu’elles appellent de la malice. Ce furent ces damesqui prirent soin de son enfance ; constamment ellesl’attiraient auprès d’elles : il était leur récréation, leurbijou, et lorsque les devoirs de l’état ne leur laissaient pas leloisir de tant d’innocence, le petit Coco allait dans le jardin semêler à ces groupes de polissons qui, entre le bouchon et latoupie, tiennent l’école mutuelle des tours de passe-passe. Éduquépar des filles, instruit par des apprentis filous, il n’est pasbesoin de dire de quels genres étaient les progrès qu’il fit. Laroute qu’il suivait était semée d’écueils. Une femme qui se croyaitsans doute appelée à lui imprimer une meilleure direction, lerecueillit chez elle : c’était la Maréchal, quitenait une maison de prostitution, place des Italiens. Là Coco futtrès bien nourri, mais sa complaisance était la seule des qualitésmorales que son hôtesse prît à tâche de développer. Il devint trèscomplaisant : il était au service de tout le monde, ets’accommodait à tous les besoins de l’établissement dont lesmoindres détails lui étaient familiers. Cependant le jeune Lacouravait ses jours et ses heures de sortie, il sut, à ce qu’il paraît,les employer, puisque avant sa douzième année il était cité commel’un des plus adroits voleurs de dentelles, et qu’un peu plus tardses arrestations successives lui assignèrent le premier rang parmiles voleurs au bonjour, dits les chevaliersgrimpants. Quatre ou cinq ans de séjour à Bicêtre où, parmesure administrative, il fut enfermé comme voleur dangereux etincorrigible, ne le corrigèrent pas ; mais là du moins, ilapprit l’état de bonnetier, et reçut quelque instruction.Insinuant, flexible, pourvu d’une voix douce et d’un visageefféminé sans être joli, il plut à M. Mulner qui, condamné àseize ans de travaux forcés, avait obtenu la faveur d’attendre àBicêtre l’expiration de sa peine. Ce prisonnier, qui était le frèred’un banquier d’Anvers, ne manquait pas de connaissances :afin de se procurer une distraction, il fit de Coco son élève, etil est à présumer qu’il le poussa avec amour, puisque en très peude temps Coco fut en état de parler et d’écrire sa langue à peuprès correctement. Les bonnes grâces de M. Mulner ne furentpas l’unique avantage que Lacour dut à un extérieur agréable.Durant toute sa captivité, une nommée Élisa l’Allemande,qui était éprise de lui, ne cessa pas de lui prodiguer dessecours : cette fille qui lui sauva véritablement la vie, n’a,dit-on, éprouvé de sa part que de l’ingratitude.

Lacour est un homme dont la taille n’excèdepas cinq pieds deux pouces, il est blond et chauve, a le frontétroit, on pourrait dire humilié, l’œil bleu mais terne, les traitsfatigués, et le nez légèrement aviné à son extrémité : c’estla seule portion de sa figure sur laquelle la pâleur ne soit pasempreinte. Il aime à l’excès la parure et les bijoux, et fait ungrand étalage de chaînes et de breloques ; dans son langage ilaffectionne aussi beaucoup les expressions les plus recherchéesdont il affecte de se servir à tout propos. Personne n’est pluspoli que lui, ni plus humble ; mais au premier coup d’œil ons’aperçoit que ce ne sont pas là les manières de la bonnecompagnie : ce sont les traditions du beau monde, tellesqu’elles peuvent encore arriver dans les prisons, et dans lesendroits que Lacour a dû fréquenter. Il a toute la souplesse desreins qu’il faut pour se maintenir dans les emplois, et de plus,une étonnante facilité de génuflexion. Tartuffe, avec qui il a, dureste, quelque ressemblance, ne s’en acquitterait pas mieux.

Lacour, devenu mon secrétaire, ne put jamaiscomprendre que, pour le decorum de la place qu’iloccupait, sa compagne successivement fruitière et blanchisseuse,depuis qu’elle n’était plus autre chose, ne ferait pas mal dechoisir une industrie un peu plus relevée. Une discussion s’élevaentre nous à ce sujet, et plutôt que de me céder, il préféraabandonner le poste. Il se fit marchand colporteur et vendit desmouchoirs dans les rues. Mais bientôt, rapporte la chronique, il sedonna à la congrégation, et s’enrôla sous la bannière desjésuites : dès lors il fut en odeur de sainteté auprès deMM. Duplessis et Delavau. Lacour a toute la dévotion quidevait le rendre recommandable à leurs yeux. Un fait que je puisattester, c’est qu’à l’époque de son mariage, son confesseur, quitenait les cas réservés, lui ayant infligé une pénitence des plusrigoureuses, il l’accomplit dans toute son étendue. Pendant unmois, se levant à l’aube du jour, il alla les pieds nus de la rueSainte-Anne au Calvaire, seul endroit où il lui fût encore permisde rencontrer sa femme, qui était aussi en expiation.

Après l’avènement de M. Delavau, Lacoureut un redoublement de ferveur ; il demeurait alors rueZacharie, et bien que l’église Saint-Séverin fût sa paroisse, pourentendre la messe il se rendait tous les dimanches à Notre-Dame, oùle hasard le plaçait toujours près ou en face du nouveau préfet etde sa famille. On ne peut que savoir gré à Lacour d’avoir fait unsi complet retour sur lui-même ; seulement il est à regretterqu’il ne s’y soit pas pris vingt ans plus tôt : mieux vauttard que jamais.

Lacour a des mœurs fort douces, et s’il ne luiarrivait pas parfois de boire outre mesure, on ne lui connaîtraitd’autre passion que celle de la pêche : c’est aux environs dupont Neuf qu’il jette sa ligne ; de temps à autre il consacreencore quelques heures à ce silencieux exercice ; près de luiest assez habituellement une femme, occupée de lui tendre lever : c’est Madame Lacour, habile autrefois à présenter deplus séduisantes amorces. Lacour se livrait à cet innocent plaisir,dont il partage le goût avec Sa Majesté Britannique et le poèteCoupigny, lorsque les honneurs vinrent le chercher : lesenvoyés de M. Delavau le trouvèrent sous l’arche Marion :ils le prirent à sa ligne, comme les envoyés du sénat romainprirent Cincinnatus à sa charrue. Il y a toujours dans la vie desgrands hommes des rapports sous lesquels on peut lescomparer ; peut-être Madame Cincinnatus vendait-elle aussi deseffets aux filles de son temps. C’est aujourd’hui le commerce de lalégitime moitié de Coco-Lacour : mais c’en est assez sur lecompte de mon successeur ; je reviens à l’historique de labrigade de sûreté.

Ce fut dans le cours des années 1823 et 1824qu’elle prit son plus grand accroissement : le nombre desagents dont elle se composait fut alors, sur la proposition deM. Parisot, porté à vingt et même à vingt-huit, en ycomprenant huit individus alimentés du produit des jeux que lepréfet autorisait à tenir sur la voie publique [9]

PRÉFECTURE DE POLICE.

Paris, le 13 janvier 1823

« Nous, conseiller d’état, préfet depolice, etc.,

» Arrêtons ce qui suit :

» À compter de ce jour, les sieursDRISSENN et RIPAUD précédemment autorisés à tenir sur la voiepublique un jeu de trou-madame, feront partie de la brigadeparticulière de sûreté, sous les ordres du sieur VIDOCQ, chef decette brigade.

» Ils continueront à tenir ce jeu, maisil leur sera adjoint six autres personnes qui feront également leservice d’agents secrets.

» Le conseiller d’état, préfet, etc.

» Signé G. DELAVAU.

» Pour copie conforme, lesecrétaire-général

» L. DEFOUGERES »]. C’était avec unpersonnel si mince qu’il fallait surveiller plus de douze centslibérés des fers, de la réclusion ou des prisons ; exécuterannuellement de quatre à cinq cents mandats, tant du préfet que del’autorité judiciaire ; se procurer des renseignements,entreprendre des recherches et des démarches de toute espèce, faireles rondes de nuit si multipliées et si pénibles pendantl’hiver ; assister les commissaires de police dans lesperquisitions ou dans l’exécution des commissions rogatoires,explorer les diverses réunions publiques, au dedans comme audehors ; se porter à la sortie des spectacles, aux boulevards,aux barrières, et dans tous les autres lieux, rendez-vousordinaires des voleurs et des filous. Quelle activité ne devaientpas déployer vingt-huit hommes pour suffire à tant de détails, surun si vaste espace et sur tant de points à la fois. Mes agentsavaient le talent de se multiplier, et moi celui de faire naître etd’entretenir chez eux l’émulation du zèle et du dévouement :je leur donnai l’exemple. Point d’occasion périlleuse où je n’aiepayé de ma personne, et si les criminels les plus redoutables ontété arrêtés par mes soins, sans vouloir tirer gloire de ce que j’aifait, je puis dire que les plus hardis ont été saisis par moi.Agent principal de la police particulière de sûreté, j’aurais pu,en ma qualité de chef, me confiner, rue Sainte-Anne, en monbureau ; mais, plus activement, et surtout plus utilementoccupé, je n’y venais que pour donner mes instructions de lajournée, pour recevoir les rapports, ou pour entendre les personnesqui, ayant à se plaindre de vols, espéraient que je leur en feraisdécouvrir les auteurs.

Jusqu’à l’heure de ma retraite, la police desûreté, la seule nécessaire, celle qui devrait absorber la majeurepartie des fonds accordés par le budget, parce que c’est à elleprincipalement qu’ils sont affectés, la police de sûreté, dis-je,n’a jamais employé plus de trente hommes, ni coûté plus de 50.000francs par an, sur lesquels il m’en était alloué cinq.

Tels ont été, en dernier lieu, l’effectif etla dépense de la brigade de sûreté : avec un si petit nombred’auxiliaires, et les moyens les plus économiques, j’ai maintenu lasécurité au sein d’une capitale peuplée de près d’un milliond’habitants ; j’ai anéanti toutes les associations demalfaiteurs, je les ai empêchées de se reproduire, et depuis un anque j’ai quitté la police, s’il ne s’en est pas formé de nouvelles,bien que les vols se soient multipliés, c’est que tous lesgrands maîtres ont été relégués dans les bagnes, lorsquej’avais la mission de les poursuivre, et le pouvoir de lesréprimer.

Avant moi, les étrangers et les provinciauxregardaient Paris comme un repaire, où jour et nuit il fallait êtreconstamment sur le qui vive ; où tout arrivant, bienqu’il fût sur ses gardes, était certain de payer sa bienvenue.Depuis moi, il n’est pas de département où, année commune, il ne sesoit commis plus de crimes, et des crimes plus horribles que dansle département de la Seine : il n’en est pas non plus où moinsde coupables soient restés ignorés, où moins d’attentats aient étéimpunis. À la vérité, depuis 1814 la continuelle vigilance de lagarde nationale avait puissamment contribué à ces résultats. Nullepart cette vigilance des citoyens armés n’était plus nécessaire,plus imposante ; mais l’on conviendra aussi qu’au moment où lelicenciement forcé de nos troupes et la désertion des soldatsétrangers déversaient dans nos cités, et plus particulièrement dansla métropole, une multitude de mauvais sujets, d’aventuriers, et denécessiteux de toutes les nations, malgré la présence de la gardenationale, il dût encore beaucoup rester à faire, soit à la brigadede sûreté, soit à son chef. Aussi avons-nous fait beaucoup, et sij’aime à payer aux gardes nationaux le tribut d’éloges qu’ilsméritent ; si, éclairé par l’expérience de ce que j’ai vudurant leur existence et depuis l’ordonnance de dissolution, jedéclare que sans eux Paris ne saurait offrir aucune sécurité, c’estque toujours j’ai trouvé chez eux une intelligence, une volontéd’assistance, un concert de dévouement au bien public que je n’aijamais rencontrés ni parmi les soldats ni parmi les gendarmes, dontle zèle ne se manifeste, la plupart du temps, que par des actes debrutalité, après que le danger est passé. J’ai créé pour la policede sûreté actuelle une infinité de précédents, et les traditions dema manière n’y seront pas de sitôt oubliées ; mais quelle quesoit l’habileté de mon successeur, aussi long-temps que Parisrestera privé de sa garde civique, on ne parviendra pas à réduire àl’inaction les malfaiteurs dont une génération nouvelle s’élève, dumoment qu’on ne peut plus les surveiller à toutes les heures et surtous les points à la fois. Le chef de la police de sûreté ne peutêtre partout, et chacun de ses agents n’a pas cent bras commeBriarée. En parcourant les colonnes des journaux, on est effrayé del’énorme quantité de vols avec effraction qui se commettent chaquenuit, et pourtant les journaux en ignorent plus des neuf dixièmes.Il semble qu’une colonie de forçats soit venue récemment s’établirsur les bords de la Seine. Le marchand même, dans les rues les pluspassagères et les plus populeuses, n’ose plus dormir ; leParisien appréhende de quitter son logis pour la plus petiteexcursion à la campagne ; on n’entend plus parler qued’escalades, de portes ouvertes à l’aide de fausses clefs,d’appartements dévalisés, etc., et pourtant nous sommes encore dansla saison la plus favorable aux malheureux : que sera-ce doncquand l’hiver fera sentir ses rigueurs, et que, par l’interruptiondes travaux, la misère atteindra un plus grand nombred’individus ? car en dépit des assertions de quelquesprocureurs du Roi, qui veulent à toute force ignorer ce qui sepasse autour d’eux, la misère doit enfanter des crimes ; et lamisère, dans un état social mal combiné, n’est pas un fléau dont onpuisse se préserver toujours, même quand on est laborieux. Lesmoralistes d’un temps où les hommes étaient clair-semés ont pu direque les paresseux seuls sont exposés à mourir de faim ;aujourd’hui tout est changé, et si l’on observe, on ne tarde pas àse convaincre, non seulement qu’il n’y a pas de l’ouvrage pour toutle monde, mais encore que dans le salaire de certains labeurs, iln’y a pas de quoi satisfaire aux premiers besoins. Si lescirconstances se présentent aussi graves que l’on peut les prévoir,quand le commerce est languissant, que l’industrie s’évertue envain à chercher un écoulement à ses produits, et qu’elles’appauvrit à mesure qu’elle crée, comment remédier à un mal sigrand ? Sans doute il vaudrait mieux soulager les nécessiteux,que de songer à réprimer leur désespoir ; mais, dansl’impuissance de faire mieux, et si près de la crise, ne doit-onpas, avant tout, fortifier les garanties de l’ordre public ?et quelle garantie est préférable à la présence continuelle d’unegarde bourgeoise, qui veille et agit sans cesse sous les auspicesde la légalité et de l’honneur ? Suppléera-t-on à uneinstitution si noble, si généreuse par une police élastique, dontles cadres puissent s’étendre ou se restreindre à volonté ? oumettra-t-on sur pied des légions d’agents pour les congédieraussitôt que l’on croira pouvoir se passer de leurs services. Ilfaudrait ignorer que la police de sûreté s’est recrutée jusqu’à cejour dans les prisons et dans les bagnes, qui sont comme l’écolenormale des mouchards à voleurs et la pépinière d’où on doit lestirer. Employez de tels gens en grand nombre, et essayez de lesrenvoyer après qu’ils auront acquis la connaissance des moyens depolice, ils reviendront à leur premier métier, avec quelqueschances de succès de plus. Toutes les éliminations, lorsque j’aijugé à propos d’en opérer parmi mes auxiliaires, m’ont démontré lavérité d’une semblable assertion. Ce n’est pas que des membres dema brigade, et elle était toute composée d’individus ayant subi descondamnations, ne soient devenus incapables d’une action contraireà la probité ; j’en citerais plusieurs à qui je n’aurais pashésité à confier des sommes considérable sans en exiger dereçu ; sans même les compter, mais ceux qui s’étaient amendésde la sorte étaient toujours en minorité : ce qui ne veut pasdire (sauf la profession) qu’il y eût là moins d’honnêtes gens,proportion gardée, que dans d’autres classes auxquelles il esthonorable d’appartenir. J’ai vu parmi les notaires, parmi lesagents de change, parmi les banquiers, des détenteurs infidèles,accepter presque gaîment l’infamie dont ils s’étaient couverts.J’ai vu un de mes subordonnés, forçat libéré, se brûler lacervelle, parce qu’il avait eu le malheur de perdre au jeu la sommede cinq cents francs, dont il n’était que le dépositaire.Consignerait-on beaucoup de pareils suicides dans les annales de laBourse, et pourtant !… mais il ne s’agit point ici de fairel’apologie de la brigade de sûreté sous un point de vue étranger àson service. C’était l’inconvénient d’un personnel considérable demouchards que je me proposais de prouver, et cet inconvénientressort de tout ce que j’ai dit, même abstraction faite du dangerqu’il y a pour la moralité du peuple, à le laisser se familiariseravec cette idée que toute condamnation est un noviciat ou unacheminement à une existence assurée, et que la police n’est autrechose que les invalides des galères.

C’est à partir de la formation de la brigadede sûreté qu’aura commencé véritablement l’intérêt de ces Mémoires.Peut-être trouvera-t-on que j’ai trop long-temps entretenu lepublic de ce qui ne m’était que personnel, mais il fallait bien quel’on sût par quelles vicissitudes j’ai dû passer pour devenir cetHercule à qui il était réservé de purger la terre d’épouvantablesmonstres et de balayer l’étable d’Augias. Je ne suis pas arrivé enun jour ; j’ai fourni une longue carrière d’observations et depénibles expériences. Bientôt, et j’ai déjà donné quelqueséchantillons de mon savoir-faire, je raconterai mes travaux, lesefforts que j’ai dû entreprendre, les périls que j’ai affrontés,les ruses, les stratagèmes auxquels j’ai eu recours pour remplir mamission dans toute son étendue, et faire de Paris la résidence laplus sûre du monde. Je dévoilerai les expédients des voleurs, lessignes auxquels on peut les reconnaître. Je décrirai leurs mœurs,leurs habitudes ; je révélerai leur langage et leur costume,suivant la spécialité de chacun ; car les voleurs, selon lefait dont ils sont coutumiers, ont aussi un costume qui leur estpropre. Je proposerai des mesures infaillibles pour anéantirl’escroquerie et paralyser la funeste habileté de tous cesfaiseurs d’affaires, chevaliers d’industrie, fauxcourtiers, faux négociants, etc., qui, malgré Sainte-Pélagie, etjustement en raison du maintien inutile et barbare de lacontrainte par corps, enlèvent chaque jour des millions aucommerce. Je dirai les manèges et la tactique de tous ces friponspour faire des dupes. Je ferai plus, je désignerai les principauxd’entre eux, en leur imprimant sur le front un sceau qui les ferareconnaître. Je classerai les différentes espèces de malfaiteurs,depuis l’assassin jusqu’au filou, et les formerai en catégoriesplus utiles que les catégories de La Bourdonnaie, à l’usage desproscripteurs de 1815, puisque du moins elles auront l’avantage defaire distinguer à la première vue les êtres et les lieux auxquelsla méfiance doit s’attacher. Je mettrai sous les yeux de l’honnêtehomme tous les pièges qu’on peut lui tendre, et je signalerai aucriminaliste des diverses échappatoires au moyen desquels lescoupables ne réussissent que trop souvent à mettre en défaut lasagacité des juges.

Je mettrai au grand jour les vices de notreinstruction criminelle et ceux plus grands encore de notre systèmede pénalité, si absurde dans plusieurs de ses parties. Jedemanderai des changements, des révisions, et l’on accordera ce quej’aurai demandé, parce que la raison, de quelque part qu’ellevienne, finit toujours par être entendue. Je présenteraid’importantes améliorations dans le régime des prisons et desbagnes ; et, comme je suis plus touché qu’aucun autre dessouffrances de mes anciens compagnons de misère, condamnés oulibérés, je mettrai le doigt sur la plaie, et serai peut-être assezheureux pour offrir au législateur philanthrope les seules donnéesd’après lesquelles il est possible d’apporter à leur sort unadoucissement qui ne soit point illusoire. Dans des tableaux aussivariés que neufs, je présenterai les traits originaux de plusieursclasses de la société qui se dérobent encore à la civilisation, ouplutôt qui sont sorties de son sein pour vivre à côté d’elle, avectout ce qu’elle a de hideux. Je reproduirai avec fidélité laphysionomie de ces castes de parias, et je ferai en sorte que lanécessité de quelques institutions propres à épurer, ainsi qu’àrégulariser les mœurs d’une portion du peuple, résulte de cequ’ayant été plus à portée de les étudier que personne, j’ai pu endonner une connaissance plus parfaite. Je satisferai la curiosité,sous plus d’un rapport ; mais ce n’est pas là le dernier butque je me propose, il faut que la corruption en soit diminuée, queles atteintes à la propriété soient plus rares, que la prostitutioncesse d’être une conséquence forcée de certains malheurs deposition, et que des dépravations si honteuses, que ceux qui s’yabandonnent ont été mis hors la loi pour la peine qu’elle devraitinfliger, comme pour la protection qu’elle réserve à chacun,disparaissent enfin ou ne soient plus, par leur impudentepublicité, un perpétuel sujet de scandale pour l’homme qui comprendle vœu de la nature et sait le respecter. Ici, le mal vient dehaut ; pour l’extirper, c’est aux sommités sociales qu’il estbesoin de s’attaquer. De grands personnages sont entachés de cettelèpre, qui dans ces derniers temps, a fait d’effrayants progrès. Àl’aspect des noms vénérés inscrits sur la liste de ces modernesSardanapales, on ne peut s’empêcher de gémir sur les faiblesses del’humanité, et cette liste ne mentionne encore que ceux qui ont étéréduits à faire ou à laisser intervenir la police à propos desdésagréments qu’ils s’étaient attirés par leur turpitude.

L’on a répandu dans le public que je neparlerais pas de la police politique ; je parlerai de toutesles polices possibles, depuis celle des jésuites jusqu’à celle dela Cour ; depuis la police des filles (bureau des mœurs)jusqu’à la police diplomatique (espionnage pour le compte des troispuissances, la Russie, l’Angleterre et l’Autriche) ; jemontrerai tous les rouages grands et petits de ces machines quisont toujours montées non en vue du bien général, mais pour leservice de celui qui y introduit la goutte d’huile, c’est-à-direpour le compte du premier venu s’il dispose des deniers dutrésor ; car qui dit police politique dit institution créée etmaintenue par le désir de s’enrichir aux dépens d’un gouvernementdont on entretient les alarmes ; qui dit police politique ditaussi besoin d’être inscrit au budget pour des dépenses secrètes,besoin d’assigner une destination occulte à des fonds visiblementet souvent illégalement perçus (l’impôt sur les filles et milleautres tributs de détails), besoin pour certains administrateurs dese rendre indispensables, importants, en faisant croire à desdangers pour l’État ; besoin enfin de concussions au profitd’un vil ramas d’aventuriers, d’intrigants, de joueurs, debanqueroutiers, de délateurs, etc. Peut-être serai-je assez heureuxpour démontrer l’inutilité de ces agents perpétuels destinés àprévenir des attentats qui ne se répètent que de loin en loin, descrimes qu’ils n’ont jamais prévus, des complots qu’ils n’ont jamaisdéjoués lorsqu’ils étaient réels, ou lorsqu’ils n’en avaient paseux-mêmes ourdi la trame. Je m’expliquerai sur toutes ces chosessans ménagements, sans crainte, sans passion ; je dirai toutela vérité, soit que je parle comme témoin, soit que je parle commeacteur.

J’ai toujours eu un profond mépris pour lesmouchards politiques, par deux motifs : c’est que, neremplissant pas leur mission, ils sont des fripons, et laremplissant, dès qu’ils arrivent à des personnalités, ils sont desscélérats. Cependant, par ma position, je me suis trouvé enrelation avec la plupart de ces espions gagés ; ils m’étaienttous connus directement ou indirectement, je les nommerai tous,… jele puis, je n’ai point partagé leur infamie ; seulement j’aivu la mine et la contre-mine d’un peu plus près qu’un autre. Jesais quels ressorts les polices et les contre-polices mettent enjeu. J’ai appris et j’enseignerai comment on peut se garantir deleur action : comment on peut se jouer d’elles, les dérouterdans leurs combinaisons perfides ou malveillantes, et mêmequelquefois les mystifier. J’ai tout observé, tout entendu, rien nem’est échappé, et ceux qui m’ont mis à même de tout observer et detout entendre, n’étaient pas de faux-frères, puisque j’étais à latête d’une des fractions de la police, et qu’ils pouvaient avoirl’opinion que j’étais un des leurs : ne puisions-nous pas à lamême caisse ?

L’on me croira ou l’on ne me croira pas, maisjusqu’ici j’ai fait quelques aveux assez humiliants pour que l’onne doute pas que si j’eusse été dévoué à la police politique, je nele confessasse sans détours. Les journaux, qui ne sont pas toujoursbien informés, ont prétendu que l’on m’avait aperçu dans diversrassemblements ; que j’avais été d’expédition avec ma brigadependant les troubles de juin, pendant les missions, à l’enterrementdu général Foy, à l’anniversaire de la mort du jeune Lallemand, auxécoles de droit et de médecine, lorsqu’il s’agissait de fairetriompher les doctrines de la congrégation. On aurait pum’apercevoir partout où il y avait foule ; mais qu’aurait-ilété juste d’en conclure ? que je cherchais les voleurs et lesfilous où il est probable qu’ils viendraient travailler.Je surveillais les coupeurs de bourses, partisans ou non de laCharte, mais je défie qu’aucun empoigné pour cri qualifiéséditieux ait pu reconnaître dans l’empoigneur l’un de mesagents. Il n’y a point d’échange possible entre le mouchardpolitique et le mouchard à voleurs. Leurs attributions sontdistinctes : l’un n’a besoin que du courage nécessaire pourarrêter d’honnêtes gens, qui d’ordinaire ne font point derésistance. Le courage de l’autre est tout différent, les coquinsne sont pas si dociles. Un bruit qui dans le temps prit quelqueconsistance, c’est que, reconnu par un porteur d’eau, au milieud’un groupe d’étudiants qui ne voulaient pas des leçons deM. le professeur Récamier, j’avais failli être assommé pareux. Je déclare ici que ce bruit n’avait aucun fondement. Unmouchard fut effectivement signalé, menacé et même maltraité ;ce n’était pas moi, et j’avoue que je n’en fus pas fâché ;mais je me fusse trouvé en présence des jeunes gens qui lui firentcette avanie, je n’aurais pas balancé à leur décliner monnom ; ils auraient bientôt compris que Vidocq ne pouvait avoirrien à démêler avec des fils de famille, qui ne faisaient ni labourse ni la montre. Si je fusse venu parmi eux, je me seraisconduit de façon à ne m’attirer aucune espèce de désagréments, etil aurait été évident pour tous que ma mission ne consistait pas àtourmenter des individus déjà trop exaspérés. L’homme qui se sauvadans une allée pour se dérober à leur courroux était le nomméGodin, officier de paix. Au surplus, je le répète, ni les crisséditieux, ni les autres délits d’opinion n’étaient de macompétence, et eût-on proféré, moi présent, la plusinsurrectionnelle de toutes les acclamations, je ne me serais pascru obligé de m’en apercevoir. La police politique se passe detroupes régulières, elle a toujours pour les grandes occasions desvolontaires, soldés ou non, prêts à seconder ses desseins ; en1793, elle déchaîna les septembriseurs, ils sortaient dedessous terre, ils y rentrèrent après les massacres. Les briseursde vitres, qui, en 1827, préludèrent au carnage de la rueSaint-Denis, n’étaient pas, je le pense, de la brigade de sûreté.J’en appelle à M. Delavau, j’en appelle au directeurFranchet : les condamnés libérés ne sont pas ce qu’il y a depire dans Paris, et dans plus d’une circonstance on a pu acquérirla preuve qu’ils ne se plient pas à tout ce qu’on peut exigerd’eux. Mon rôle, en matière de police politique, s’est borné àl’exécution de quelques mandats du procureur du roi et desministres, mais ces mandats eussent été exécutés sans moi, et ilsprésentaient d’ailleurs toutes les conditions de la légalité. Etpuis aucune puissance humaine, aucun appât de récompense, nem’aurait déterminé à agir conformément à des principes et à dessentiments qui ne sont pas les miens ; l’on restera convaincude ma véracité en ce point, lorsqu’on saura pour quel motif je mesuis volontairement démis de l’emploi que j’occupais depuis quinzeans ; lorsqu’on connaîtra la source et le pourquoi de ce conteridicule, d’après lequel j’aurais été pendu à Vienne pour avoirtenté d’assassiner le fils de Napoléon ; lorsque j’aurai dit àquelle trame jésuitique se rattache le fait controuvé del’arrestation d’un voleur, qui aurait été saisi récemment derrièrema voiture, au moment où je passais place Baudoyer.

En composant ces Mémoires, je m’étais d’abordrésigné à des ménagements et à des restrictions que prescrivait masituation personnelle. C’était là de la prudence. Quoique graciédepuis 1818, je n’étais pas hors de l’atteinte des rigueursadministratives : les lettres de pardon que j’ai obtenues, àdéfaut d’une révision qui m’eût fait absoudre, n’étaient pasentérinées ; et il pouvait arriver que l’autorité, encoremaîtresse d’user envers moi du plus ample arbitraire, me fitrepentir de révélations qui n’excèdent pas les limites de notreliberté constitutionnelle. Maintenant qu’en son audience solennelledu 1er juillet dernier, la cour de Douai a proclamé queles droits qui m’avaient été ravis par une erreur de la justice,m’étaient enfin rendus, je n’omettrai rien, je ne déguiserai riende ce qu’il convient de dire, et ce sera encore dans l’intérêt del’État et du public que je serai indiscret : cette intentionressortira de toutes les pages qui vont suivre. Afin de la remplirde manière à ne rien laisser à désirer, et de ne tromper sous aucunrapport l’attente générale, je me suis imposé une tâche bienpénible pour un homme plus habitué à agir qu’à raconter, celle derefondre la plus grande partie de ces Mémoires. Ils étaientterminés, j’aurais pu les donner tels qu’ils étaient, mais, outrel’inconvénient d’une funeste circonspection, le lecteur aurait pu yreconnaître les traces d’une influence étrangère, qu’il m’avaitfallu subir à mon insu. En défiance contre moi-même, et peu faitaux exigences du monde littéraire, je m’étais soumis à la révisionet aux conseils d’un soi-disant homme de lettres.Malheureusement, dans ce censeur, dont j’étais loin de soupçonnerle mandat clandestin, j’ai rencontré celui qui, moyennant uneprime, s’était chargé de dénaturer mon manuscrit, et de ne meprésenter que sous des couleurs odieuses, afin de déconsidérer mavoix et d’ôter toute importance à ce que je me proposais de dire.Un accident des plus graves, la fracture de mon bras droit dontj’ai failli subir l’amputation, était une circonstance favorable àl’accomplissement d’un pareil projet. Aussi s’est-on hâté de mettreà profit le temps pendant lequel j’étais en proie à d’horriblessouffrances. Déjà le premier volume et partie du second étaientimprimés lorsque toute cette intrigue s’est découverte. Pour ladéjouer complètement, j’aurais pu recommencer sur de nouveaux fraismais jusqu’alors il ne s’agissait que de mes propres aventures, etbien qu’on m’y montre constamment sous le jour le plus défavorable,j’ai espéré, qu’en dépit de l’expression et du mauvais arrangement,puisque, en dernière analyse, les faits s’y trouvent, on sauraitles ramener à leur juste valeur et en tirer des conséquences plusjustes. Toute cette portion du récit qui n’est relative qu’à ma vieprivée, je l’ai laissée subsister ; j’étais bien le maître desouscrire à un sacrifice d’amour-propre : ce sacrifice, jel’ai fait, au risque d’être taxé d’impudeur pour une confessiondont on a dissimulé ou perverti les motifs ; il marque lalimite entre ce que je devais conserver et ce que je devaisdétruire. Depuis mon admission parmi les corsaires de Boulogne, ons’apercevra facilement que c’est moi seul qui tiens la plume. Cetteprose est celle que M. le baron Pasquier avait la bontéd’approuver, pour laquelle il avait même une prédilection qu’il necachait pas. J’aurais dû me souvenir des éloges qu’il donnait à larédaction des rapports que je lui adressais : quoi qu’il ensoit, j’ai réparé le mal autant qu’il était en mon pouvoir, etmalgré le surcroît d’occupation qui résulte pour moi de ladirection d’un grand établissement industriel que je viens deformer, résolu à ce que mes Mémoires soient véritablement lapolice dévoilée et mise à nu, je n’ai pas hésité à y reprendreen sous-œuvre tout ce qui est relatif à cette police. La nécessitéd’un pareil travail a dû occasionner des retards, mais elle lesjustifie en même temps, et le public n’y perdra rien. Plutôt,Vidocq sous le coup d’une condamnation, n’eût parlé qu’avec unecertaine réserve, aujourd’hui, c’est Vidocq, citoyen libre, quis’explique avec franchise.

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