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Mémoires de Vidocq – Tome III

Mémoires de Vidocq – Tome III

d’ Eugene-Francois Vidocq

 

Que l’on n’accuse pas ces pages d’être licencieuses, ce ne sont pas là ces récits de Pétrone, qui portent le feu dans l’imagination, et font des prosélytes à l’impureté. Je décris les mauvaises mœurs, non pour les propager, mais pour les faire haïr. Qui pourrait ne pas les prendre en horreur,puisqu’elles produisent le dernier degré de l’abrutissement ?

Mémoires, tome III.

 

CHAPITRE XXXII.

 

M. de Sartines et M. Lenoir. – Les filous avant la révolution. – Le divertissement d’un lieutenant-général de police. – Jadis et aujourd’hui. – Les muets de l’abbé Sicard et les coupeurs de bourse. – La mort de Cartouche. – Premiers voleurs agents de la Police. – Les enrôlements volontaires et les bataillons coloniaux. – Les bossus alignés et les boiteux mis au pas. – Le fameux Flambard et la belle Israélite. – Histoire d’un chauffeur devenu mouchard ; son avancement dans la garde nationale parisienne. – On peut être patriote et grinchir. – Jedonne un croc-en-jambe à Gaffré. – Les meilleurs amis du monde. –Je me méfie. – Deux heures à Saint-Roch. – Je n’ai pas les yeuxdans ma poche. – Le vieillard dans l’embarras. – Les dépouilles desfidèles. – Filou et mouchard, deux métiers de trop. – Le danger depasser devant un corps de garde. – Nouveau croc-en-jambe à Gaffré.– Goupil me prend pour un dentiste. – Une attitude.

 

Je ne sais quelle espèce d’individusMM. de Sartines et Lenoir employaient pour faire lapolice des voleurs, mais ce que je sais bien, c’est que sous leuradministration les filous étaient privilégiés, et qu’il y en avaitbon nombre dans Paris. Monsieur le lieutenant-général se souciaitpeu de les réduire à l’inaction, ce n’était pas là sonaffaire ; seulement il n’était pas fâché de les connaître, etde temps à autre, quand il les savait habiles, il les faisaitservir à son divertissement.

Un étranger de marque venait-il visiter laCapitale, vite M. le lieutenant-général mettait à ses troussesla fleur des filous, et une récompense honnête était promise àcelui d’entre eux qui serait assez adroit pour lui voler sa montreou quelque autre bijou de grand prix.

Le vol consommé, M. le lieutenant-généralen était aussitôt averti, et quand l’étranger se présentait pourréclamer, il était émerveillé ; car à peine avait-il signalél’objet, que déjà il lui était rendu.

M. de Sartines, dont on a tant parléet dont on parle tant encore à tort et à travers, ne s’y prenaitpas autrement pour prouver que la police de France était lapremière police du monde. De même que ses prédécesseurs, il avaitune singulière prédilection pour les filous, et tous ceux dont ilavait une fois distingué l’adresse, étaient bien certains del’impunité. Souvent il leur portait des défis ; il les mandaitalors dans son cabinet, et lorsqu’ils étaient en sa présence,« Messieurs, leur disait-il, il s’agit de soutenir l’honneurdes filous de Paris ; on prétend que vous ne ferez pas telvol… ; la personne est sur ses ardes, ainsi prenez vosprécautions et songez bien que j’ai répondu du succès. »

Dans ces temps d’heureuse mémoire, M. lelieutenant-général de police ne tirait pas moins vanité del’adresse de ses filous, que feu l’abbé Sicard de l’intelligence deses muets ; les grands seigneurs, les ambassadeurs, lesprinces, le roi lui-même étaient conviés à leurs exercices.Aujourd’hui on parie pour la vitesse d’un coursier, on pariaitalors pour la subtilité d’un coupeur de bourse ; et dans lasociété souhaitait-on s’amuser, on empruntait un filou à la police,comme maintenant on lui emprunte un gendarme.M. de Sartines en avait toujours dans sa manche unevingtaine des plus rusés, qu’il gardait pour les menus plaisirs dela cour ; c’étaient d’ordinaire des marquis, des comtes, deschevaliers, ou tout au moins des gens qui avaient toutes lesmanières des courtisans, avec lesquels il était d’autant plus aiséde les confondre, qu’au jeu, un même penchant pour l’escroquerieétablissait entre eux une certaine parité.

La bonne compagnie, dont les mœurs et leshabitudes ne différaient pas essentiellement de celles des filous,pouvait, sans se compromettre, les admettre dans son sein. J’ai lu,dans des mémoires du règne de Louis XV, qu’on les priait pourune soirée, comme de nos jours on prie, l’argent à la main, lecélèbre prestidigitateur, M. Comte, ou quelque cantatrice enrenom.

Plus d’une fois, à la sollicitation d’uneduchesse, un voleur réputé pour ses bons tours fut tiré descabanons de Bicêtre ; et si, mis à l’épreuve, ses talentsrépondaient à la haute opinion que la dame s’en était formée, ilétait rare que, pour se maintenir en crédit, peut-être aussi pargalanterie, M. le lieutenant-général n’accordât pas la libertéd’un sujet si précieux. À une époque où il y avait des grâces etdes lettres de cachet dans toutes les poches, la gravité d’unmagistrat, quelque sévère qu’il fût, ne tenait pas contre uneespièglerie de coquin, pour peu qu’elle fut comique ou biencombinée : dès qu’on avait étonné ou fait rire, on étaitpardonné. Nos ancêtres étaient indulgents et beaucoup plus facilesà égayer que nous ; ils étaient aussi beaucoup plus simples etbeaucoup plus candides : voilà sans doute pourquoi ilsfaisaient tant de cas de ce qui n’était ni la simplicité, ni lacandeur… À leurs yeux, un roué était le nec plus ultra, del’admirable ; ils le félicitaient, ils l’exaltaient, ilsaimaient à conter ses prouesses et à se les faire conter. Ce pauvreCartouche, quand on le conduisit à la Grève, toutes les dames de lacour fondaient en larmes ; c’était une désolation.

Sous l’ancien régime, la police n’avait pasdeviné tout le parti que l’on peut tirer des voleurs : elle neles regardait que comme moyen de récréation, et ce n’a été que plustard qu’elle imagina de remettre entre leurs mains une portion dela vigilance qui doit s’exercer pour la sûreté commune.Naturellement, elle dut donner la préférence aux voleurs les plusfameux, parce qu’il était probable qu’ils étaient les plusintelligents. Elle en choisit quelques-uns dont elle fit ses agentssecrets : ceux-ci ne renonçaient pas à faire du vol leurprincipal moyen d’existence, mais ils s’engageaient à dénoncer lescamarades qui les seconderaient dans leurs expéditions : à ceprix, ils devaient rester possesseurs de tout le butin qu’ilsferaient, sans que l’on pût les rechercher jamais pour les crimesauxquels ils auraient participé. Telles étaient les conditions deleur pacte avec la police ; quant au salaire, ils n’enrecevaient point, c’était déjà une assez grande faveur que depouvoir se livrer à la rapine impunément. Cette impunité n’expiraitqu’avec le flagrant délit, lorsque l’autorité judiciaireintervenait, ce qui était assez rare.

Long-temps on n’avait admis dans la police desûreté que des voleurs non encore condamnés ou libérés : Versl’an VI de la République, on y fit entrer des forçats évadés quibriguaient les emplois d’agents secrets, afin de se maintenir surle pavé de Paris. C’était là des instruments fort dangereux, aussine s’en servait-t-on qu’avec une extrême défiance, et dès l’instantqu’ils cessaient d’être utiles, on se hâtait de s’en débarrasser.D’ordinaire, on leur décochait quelque nouvel agent secret qui, enles entraînant dans une fausse démarche, les compromettait etfournissait ainsi le prétexte de leur arrestation. LesRichard, les Cliquet, lesMouille-Farine, les Beaumont, et beaucoupd’autres qui avaient été des limiers de la police, furent tousreconduits au bagne, où ils ont terminé leur carrière, accablés desmauvais traitements que leur prodiguaient d’anciens compagnonsqu’ils avaient trahis ; alors c’était l’usage, les agentsfaisaient la guerre aux agents, et le champ restait aux plusastucieux.

Une centaine de ces individus que j’ai déjàcités, les Compère, les César Viocque, lesLongueville, les Simon, les Bouthey, lesGoupil, les Coco-Lacour, les Henri Lami,les Dore, les Guillet, dit Bombance, lesCadet Pommé, les Mingot, les Dalisson,les Édouard Goreau, les Isaac, lesMayer, les Cavin, les Bernard Lazarre,les Lanlaire, les Florentin,les CadetHerries, les Gaffré, les Manigant, lesNazon, les Levesque, les Bordarie,faisaient en quelque sorte la navette dans les prisons, où ilss’envoyaient les uns les autres, s’accusant mutuellement, etcertes, ce n’était pas à faux ; car tous volaient, et ilfallait bien qu’ils fussent coutumiers du fait : sans le volcomment auraient-ils vécu, puisque la police ne s’inquiétait pas depourvoir à leur subsistance ?

Dans l’origine, les voleurs qui voulurentavoir deux cordes à leur arc, furent en très petit nombre :l’accueil que dans les prisons l’on faisait aux faux-frères n’étaitguère propre à les multiplier. Imaginer qu’ils étaient retenus parune sorte de loyauté, ce serait mal connaître les voleurs ; sila plupart d’entre eux ne dénonçaient pas, c’est qu’ils craignaientd’être assassinés. Mais bientôt il en fut de cette crainte comme del’appréhension de tout péril qu’il est indispensable d’affronter,elle s’affaiblit graduellement. Plus tard, le besoin d’échapper àl’arbitraire dont la police était armée, contribua à propager parmiles voleurs l’habitude de la délation.

Lorsque, sans autre forme de procès, etseulement parce que c’était le bon plaisir de la police, onclaquemurait jusqu’à nouvel ordre les individus réputés voleursincorrigibles (dénomination absurde dans un pays où l’on n’ajamais rien fait pour leur amendement), plusieurs de cesmalheureux, fatigués d’une détention dont ils n’entrevoyaient pasle terme, s’avisèrent d’un singulier expédient pour obtenir leurliberté. Les voleurs députés incorrigibles étaient aussi,dans leur genre, une espèce de suspects : réduits àenvier le sort des condamnés, puisque du moins ces derniers étaientélargis à l’expiration de leur peine, afin d’être jugés, ilsimaginèrent de se faire dénoncer pour de petits vols, que souventils n’avaient pas commis ; quelquefois même le délit pourlequel ils désiraient être traduits, leur avait été cédé, moyennantune légère rétribution, par le dénonciateur leur compère ;bien heureux alors ceux qui avaient des crimes à revendre !Ils vidaient plus d’un broc dans la cantine, à la santé del’acquéreur de leur méfait. C’était un beau jour pour le dénoncévolontaire, que celui où il était extrait de Bicêtre pour êtreconduit à la Force, moins beau pourtant que celui où, amené devantses juges, il entendait prononcer une sentence en vertu de laquelleil ne serait plus enfermé que quelques mois. Ce laps de tempsécoulé, sa sortie, qu’il attendait avec tant d’impatience, luiétait enfin annoncée ; mais, entre les deux guichets, desestaffiers venaient se saisir de sa personne ; et il retombaitcomme auparavant sous la juridiction du préfet de police, qui lefaisait écrouer de nouveau à Bicêtre, où il restaitindéfiniment.

Les femmes n’étaient pas mieux traitées, et laprison de Saint-Lazare regorgeait de ces infortunées quedes rigueurs illégales réduisaient au désespoir.

Le préfet ne se lassait pas de cesincarcérations ; mais il vint un moment où, faute d’espace, ildût songer à déblayer les cachots ; ceux, du moins, où leshommes étaient entassés. Il fit, en conséquence, suggérer à cesprétendus incorrigibles qu’il dépendait d’eux de mettre fin à leurcaptivité, et que l’on délivrerait sur champ des feuilles de routeà tous ceux qui demanderaient à prendre du service dans lesbataillons coloniaux. Aussitôt il y eut une foule d’enrôlésvolontaires. Tous étaient persuadés qu’on les laisserait rejoindrelibrement ; on le leur avait promis : mais quelle ne futpas leur surprise, quand la gendarmerie vint s’emparer d’eux pourles traîner de brigade en brigade jusqu’à leur destination ?Dès-lors les prisonniers ne durent plus être très empressésd’endosser l’uniforme ; le préfet, s’apercevant que leur zèles’était tout à coup refroidi, prescrivit au geôlier de lessolliciter de s’engager, et s’ils refusaient, ce singulierrecruteur avait ordre de les y contraindre à force de mauvaistraitements. On peut être sûr qu’un geôlier, en pareil cas, faittoujours plus qu’on n’exige de lui. Celui de Bicêtre sollicitaitnon-seulement les prisonniers valides, mais encore ceux qui nel’étaient pas ; point d’infirmité, quelque grave qu’elle fût,qui pût être à ses yeux un motif d’exemption : tout luiconvenait, les bossus, les borgnes, les boiteux et jusques auxvieillards. En vain réclamaient-ils : le préfet avait décidéqu’ils seraient soldats, et, bon gré, mal gré, on les transportaitdans les îles d’Oléron ou de Ré, où des chefs, choisis parmi cequ’il y avait de plus brutal dans l’armée, les traitaient comme desnègres [1]. L’atrocité de cette mesure fut cause queplusieurs jeunes gens qui ne se souciaient pas d’être soumis à unsemblable régime, offrirent à la police de devenir sesauxiliaires ; Coco-Lacour fut un des premiers à tenter cettevoie de salut, la seule qui fut ouverte. On fit d’abord quelquesdifficultés de l’admettre ; mais à la fin, persuadé qu’unhomme qui hantait les voleurs depuis sa plus tendre enfance étaitune excellente acquisition, le préfet consentit à l’inscrire sur lecontrôle des agents secrets. Lacour avait pris l’engagement formelde devenir honnête homme, mais pouvait-il préserver dans cetterésolution ? Il était sans solde, et quand on a bon appétit,l’estomac crie souvent plus haut que la conscience.

Être mouchard et n’être pas payé, je croisqu’il n’est pas de pire condition : c’est à-la-fois êtremouchard et voleur, aussi l’évidence de la nécessitéétablissait-elle contre les agents secrets une prévention qui lesfaisait toujours condamner, qu’ils fussent innocents ou coupables.Un brigand, pour se venger d’eux, s’avisait-il de désigner commeses complices, preuves ou non, il leur était impossible de se faireabsoudre.

Je pourrais rapporter une foule decirconstances dans lesquelles, bien qu’étrangers au crime pourlequel ils étaient traduits, des agents secrets ont succombé devantles tribunaux ; je me bornerai à consigner ici les deux faitssuivants :

M. Amar, accusateur public, se rendait àsa campagne ; en descendant de voiture, il s’aperçoit que lavache qui contenait ses effets a été enlevée : furieux contreles auteurs de cet attentat, il se promet de mettre tout en œuvrepour parvenir à les connaître ; il veut appeler sur leur têtela sévérité des lois. C’était une peine correctionnelle qu’ilsavaient encourue, mais M. Amar ne peut se résoudre à regardercomme simple délit un vol qui s’est commis à son préjudice, lechâtiment serait trop doux ; c’est un crime qu’il lui faut, età cet effet il présente une requête au grand-juge, afin de fairedécider cette question, si l’effraction après levol consommé constitue une circonstanceaggravante ?

M. Amar provoquait une décisionaffirmative, et elle fut rendue telle qu’il la désirait. Sur cesentrefaites, les voleurs dont l’audace avait allumé la bile ducriminaliste, furent découverts et arrêtés. Ils avaient été trouvésnantis, il leur eût été difficile de nier ; mais ilssoupçonnèrent un ancien confrère de les avoir dénoncés :c’était le nommé Bonnet, agent secret ; ils le signalèrentcomme leur complice, et Bonnet, quoiqu’innocent, fut ainsi qu’euxcondamné à douze ans de fers.

Plus tard deux autres agents secrets, CadetHerriès et Ledran, son beau-frère, ayant volé desmalles, et les ayant vidées pour s’en adjuger le contenu, lesentreposèrent chez deux de leurs collègues, Tormel père etfils, qui, signalés ensuite par eux à la perquisition, furentatteints et convaincus d’un larcin dont les dénonciateurs seulsavaient eu les profits. Soit à Bicêtre, soit à la Force, il ne sepassait pas de jour que je ne visse arriver quelques-uns de cesmessieurs, et que je ne les entendisse se reprocher réciproquementleur turpitude. Du matin au soir, ces mouchards surnumérairesétaient à se quereller, et ce furent leurs ignobles débats qui merévélèrent combien le métier que j’allais embrasser étaitpérilleux. Cependant je ne désespérais pas d’échapper aux dangersde la profession, et toutes les mésaventures dont j’étais le témoinétaient autant d’expériences d’après lesquelles je me prescrivaisdes règles de conduite, qui devaient rendre mon sort moins précaireque celui de mes devanciers.

Dans le second volume de ces Mémoires j’aiparlé du juif Gaffré, sous les ordres de qui je fus en quelquesorte placé au moment de mon entrée à la police. Gaffré était alorsle seul agent secret salarié. Je ne lui fus pas plutôt adjoint,qu’il eut la fantaisie de se défaire de moi ; je feignis de nepas pressentir son intention, et, s’il me proposait de me perdre,de mon côté je méditais de déjouer ses projets. J’avais à faire àforte partie ; Gaffré était retors. Quand je le connus, on lecitait comme le doyen des voleurs ; il avait commencé à huitans, et à dix-huit il avait été fouetté et marqué sur la place duVieux-Marché, à Rouen. Sa mère, qui était la maîtresse du fameuxFlambard, chef de la police de cette ville, avait d’abordtenté de le sauver ; mais quoiqu’elle fût l’une des plusbelles israélites de son temps, les magistrats n’accordèrent rien àses charmes : Gaffré était trop maron(coupable) ; Vénus en personne n’aurait pas eu la puissance defléchir ses juges. Il fut banni. Toutefois, il ne sortit pas deFrance ; et lorsque la révolution eût éclaté, il ne tarda pasà reprendre le cours de ses exploits dans une bande de chauffeurs,parmi lesquels il figura sous le nom de Caille.

Ainsi que la plupart des voleurs, Gaffré avaitperfectionné son éducation dans les prisons ; il y étaitdevenu universel, c’est-à-dire qu’il n’y avait point de genre degrinchir dans lequel il ne fût passé maître. Aussi, contrel’usage, n’adopta-t-il aucune spécialité ; il étaitessentiellement l’homme de l’occasion ; tout lui convenait,depuis l’escarpe jusqu’à la tire (depuisl’assassinat jusqu’à la filouterie). Cette aptitude générale, cettevariété de moyens l’avaient conduit à s’amasser un petit pécule. Ilavait, comme on dit, du foin dans ses bottes, et il aurait pu vivresans travailler ; mais les gens de la caste de Gaffrésont laborieux, et bien qu’il fût assez largement rétribué par lapolice, il ne cessait pas d’ajouter à ses appointements le produitde quelques aubaines illicites, ce qui ne l’empêchait pas d’êtrefort considéré dans son quartier (alors le quartierMartin) où, ainsi que son accolyte Francfort,autre juif, il avait été nommé capitaine de la garde nationale.

Gaffré craignait que je ne lesupplantasse ; mais le vieux renard n’était pas assez habilepour me cacher ses appréhensions : je l’observai, et ne tardaipas à découvrir qu’il manœuvrait pour me faire tomber dans unpiège ; j’eus l’air d’y donner tête baissée, et il jouissaitdéjà intérieurement de sa victoire ; lorsque, voulant memonter un coup que je devinai, il fut pris dans ses propres filets,et, par suite de l’événement, enfermé pendant huit mois audépôt.

Je ne fis jamais connaître à Gaffré quej’avais soupçonné sa perfidie ; quant à lui, il continua dedissimuler la haine qu’il me portait, si bien qu’en apparence nousétions les meilleurs amis du monde. Il en était de même deplusieurs voleurs agents secrets, avec lesquels je me liai pendantma détention. Ces derniers me détestaient cordialement, et quoiquenous nous fissions bonne mine, ils pouvaient se flatter d’êtrepayés de retour. Goupil, le Saint-Georges de la savatte,étaient du nombre de ceux qui me poursuivaient de leurintimité ; constamment attaché à ma personne, il remplissaitl’office du tentateur, mais il ne fut ni plus heureux ni plusadroit que Gaffré. Les Compère, les Manigant, lesCorvet, les Bouthey, les Leloutre,essayèrent aussi de jeter le grapin sur moi ; je fusinvulnérable, grâce aux conseils de M. Henry.

Gaffré ayant recouvré sa liberté, ne renonçapas à son dessein de me compromettre : avec Manigant etCompère, il complota de me faire payer (condamner) ;mais persuadé que pour avoir échoué une première fois, il nelaisserait pas de revenir à la charge, j’étais sans cesse sur ladéfiance. Je l’attendais donc de pied ferme, lorsqu’un jour qu’unesolennité religieuse devait attirer beaucoup de monde à Saint-Roch,il m’annonça qu’il avait reçu l’ordre de s’y rendre avec moi.« J’emmène aussi, me dit-il, les amis Compère etManigant ; comme on est informé que dans ce moment il existe àParis beaucoup de voleurs étrangers, ils nous signaleront ceux quipourraient être de leur connaissance. – Emmenez qui vous voudrez,lui répondis-je, et nous partîmes. » Quand nous arrivâmes, ily avait une affluence considérable ; le service exigeait quenous ne fussions pas tous réunis sur un même point ; Manigantet Gaffré allaient en avant. Tout-à-coup, dans l’endroit où ilssont, je remarque que l’on sert un vieillard. Pressé contre unpilier, le brave homme ne sait plus où donner de la tête, il necrie pas, par respect pour le saint lieu, cependant toute sa figureest bouleversée, sa perruque est en désarroi ; il a perduterre ; son chapeau, qu’il suit des yeux avec une notableanxiété, rebondit d’épaules en épaules, tantôt s’éloignant, tantôtse rapprochant, mais roulant toujours. « Messieurs, je vous enprie » sont les seuls mots qu’il prononce d’un ton piteux,« je vous en prie » ; et tenant d’une main sa canneà pomme d’or, de l’autre sa tabatière et son mouchoir, il agite enl’air deux bras qu’il voudrait bien pouvoir ramener à hauteur de saceinture. Je comprends qu’on lui soulève sa montre ; mais quepuis-je y faire ? je suis trop éloigné du vieillard ;d’ailleurs l’avis que je donnerais serait tardif, et puis Gaffrén’est-il pas témoin et acteur de cette scène ? s’il ne ditrien, sans doute qu’il a ses motifs pour se taire. Je prie le partile plus sage, je gardai le silence, afin de voir venir ; etdans l’espace de deux heures que dura la cérémonie, j’eusl’occasion d’observer cinq ou six de ces presses factices danslesquelles j’apercevais toujours Gaffré et Manigant. Ce dernier,qui est aujourd’hui au bagne de Brest, où il subit une condamnationà douze années de fers, était à cette époque un des plus rusésfilous de la capitale ; il excellait à faire passer l’argentde la poche des autres dans la sienne ; pour lui, latransmutation des métaux se réduisait à un simple déplacement qu’ilopérait avec une incroyable agilité.

La petite séance qu’il fit dans l’église deSaint-Roch ne fut pas des plus productives ; cependant, sanscompter la montre du vieillard, elle avait fait entrer dans songousset deux bourses et quelques autres objets de peu devaleur.

La cérémonie terminée, nous allâmes dîner chezun traiteur ; les fidèles faisaient les frais de ce repas,rien n’y fut épargné. On but copieusement, et au dessert on me mitdans la confidence de ce qu’il eut été impossible de mecacher : d’abord il ne fut question que des bourses, danslesquelles on trouva cent soixante-quinze francs, espècessonnantes. La carte payée, il restait cent francs, et l’on m’endonna vingt pour ma part, en me recommandant la discrétion :comme l’argent n’a pas de nom, je crus qu’il n’y avait pasd’inconvénient à accepter. Les convives se montrèrent enchantés dem’avoir affranchi, et deux flacons de Beaune furent vidéspour célébrer mon initiation. On ne parla pas de la montre ;je n’en dis rien non plus pour ne pas paraître plus instruit quel’on voulait que je ne le fusse, mais j’étais tout yeux et toutoreilles et je ne tardai pas à acquérir la certitude que la montreétait au pouvoir de Gaffré. Alors je me mis à contrefaire l’hommeivre, et prétextant un besoin, je priai le garçon de service de medonner l’indication qui m’était nécessaire. Il me conduisit, et dèsque je fus seul, j’écrivis au crayon un billet ainsiconçu :

« Gaffré et Manigant viennent de volerune montre dans l’église Saint Roch ; dans une heure, à moinsqu’ils ne changent d’idée, ils passeront au marché Saint-Jean.Gaffré est porteur de l’objet. »

Je descendis en toute hâte, et tandis queGaffré et ses complices me croyaient encore au cinquième étage,occupé de mettre du cœur sur le carreau, j’étais dans la rue, d’oùj’expédiai un courrier à M. Henry. Je remontai sans perdre detemps ; mon absence n’avait pas été trop longue ; quandje reparus, j’étais hors d’haleine, et rouge comme un coq. On medemanda si je me sentais soulagé.

« Oui, beaucoup, balbutiai-je, en tombantpresque sur la table.

– » Tiens-toi donc, me ditManigant.

– » Il voit double, observaGaffré.

– » Est-il Pompette, repritCompère ! l’est-il ! mais le grand air leremettra. »

On me fit donner de l’eau sucrée. « N… deD… ! m’écriai-je, de l’eau à moi ! à moi del’eau !

– » Oui, prends, ça te fera dubien !

– » Tu crois ? »

Je tends mon bras : au lieu de saisir leverre je le renverse, et il se brise. Je me livrai ensuite àquelques lazzis d’ivrogne qui égayèrent la société, et quand jesupposai que M. Henry avait eu le temps de recevoir ma dépêcheet de prendre ses mesures, je revins insensiblement à monsang-froid.

En nous retirant, je vis avec plaisir quenotre itinéraire n’était pas changé. Nous nous dirigeâmes en effetvers le marché Saint-Jean ; il y avait là un corps-de-garde.Lorsque j’aperçus de loin les soldats assis devant la porte, jedoutais d’autant moins que leur présence sur la voie publique nefût le résultat de mon message, que l’inspecteur Ménager était enobservation derrière eux. Quand nous passâmes, ils vinrent à nous,et nous prenant poliment par le bras, ils nous invitèrent à entrerau poste. Gaffré ne pouvait s’imaginer ce que celasignifiait ; il supposait que les soldats étaient dansl’erreur. Il voulut argumenter, on le somma d’obéir, et bientôtaprès il fallut se soumettre à la fouille. Ce fut par moi que l’oncommença, l’on ne trouva rien ; vint ensuite le tour deGaffré, il n’était pas à son aise ; enfin la fatale montresort de son gousset ; il est un peu déconcerté, mais au momentoù on l’examine, et surtout lorsqu’il entend le commissaire dire àson secrétaire, écrivez : une montre entourée debrillants, il pâlit et me regarde. Avait-il quelque soupçon dece qui s’était passé ? je ne le pense pas ; car il étaitconvaincu que j’ignorais le vol de la montre, et, de plus, il étaitcertain que, même en étant instruit, puisque je ne l’avais pasquitté, je n’aurais pu manger le morceau.

Gaffré, interrogé, prétendit avoir acheté lamontre : on fut persuadé qu’il mentait ; mais la personnevolée ne s’étant pas présentée pour réclamer, il ne fut paspossible de le condamner. On le retint néanmoinsadministrativement, et après un assez long séjour à Bicêtre, il futenvoyé en surveillance à Tours, d’où il revint plus tard à Paris.Ce scélérat y est mort en 1822.

Dans ce temps, la police avait si peu deconfiance en ses agents, qu’il n’était sorte d’expédients auxquelselle ne recourût pour les éprouver. Un jour on me détacha Goupil,qui vint me faire une singulière proposition.

« Tu sais bien, me dit-il, François lecabaretier.

» – Oui, qu’est-ce qu’il ya ?

» – Si tu veux, nous lui arracheronsune dent.

» – Et comment cela ?

» – Voilà déjà plusieurs fois qu’ils’adresse à la préfecture pour obtenir la permission de resterouvert une partie de la nuit, on lui a toujours refusé, et je luiai donné à entendre qu’il ne dépendrait que de toi de lui faireaccorder ce qu’il demande.

» – Tu as eu tort ; car je nepuis rien.

» – Tu ne peux rien : bellenouvelle ! certainement tu ne peux rien, mais tu peux toujoursle bercer de l’espoir que tu lui feras obtenir.

» – C’est vrai, mais que lui enreviendra-t-il ?

» – Dis plutôt que nous enreviendra-t-il ? François, si tu t’y prends bien, est unmessière qui financera. Il est déjà averti que tu fais lapluie et le beau temps dans l’administration ; il a bonneopinion de toi, ainsi, pas de doute, il jouera du pouce à lapremière réquisition.

» – Tu penses qu’il lâchera lamonnaie ?

» – Si je le pense, mon ami, il sef… autant de six cents francs comme d’un liard ; nousempoignerons les enjeux : c’est le point essentiel, après onle promène.

» – À la bonne heure ; maiss’il se fâche ?

» – Eh bien ! on l’envoiepromener ; au surplus, ne t’inquiète pas, je me charge detout. Pas de broderie (écrit), par exemple, tu connais leproverbe, les écrits sont des mâles, et les paroles sont desfemelles.

» – C’est çà, autant en emporte levent ; point de reçu, et empochons.

» – Et mille zieux ! oui,arrive qui plante, c’est des choux, on en est quitte pour nier. Enattendant, je vais battre comptoir, et il faudra bienqu’il aboule. » Goupil me prend alors la main, et mela serrant dans la sienne, il continue : « Je me rends dece pas chez François, je t’annoncerai pour ce soir, je serai censét’avoir donné rendez-vous pour huit heures, et tu ne viendras qu’àonze, parce que, soi-disant, tu auras été retardé ; à minuit,on nous dira de sortir, alors tu feras semblant de t’en formaliser,et François saisira l’occasion pour te pousser la botte. Tu es unhomme d’estoque, le reste va sans dire. Au revoir.

» – Au revoir, répondis-je ;nous nous séparâmes. Mais à peine étions-nous dos-à-dos, que Goupilrevint sur ses pas.

» – Ah ça ! me dit-il, tu saisqu’à des fois la plume vaut mieux que le pigeon, il me faut de laplume, ou sinon… » Soudain prenant une attitude disloquée,ouvrant une bouche énorme, balançant ses mains à six pouces du sol,comme s’il eût voulu raser le pavé, il compléta la menace par uneretraite de corps et par un avancé de jambes dans lequel lamobilité de ses pieds n’était pas ce qu’il y avait de moinsgrotesque.

» – C’est bien, dis-je à Goupil, tu nem’avaleras pas. Nous partagerons, c’est convenu.

» – Foi degrinche ?

» – Oui, sois tranquille. »

Goupil pris aussitôt le chemin de laCourtille, où il allait assez fréquemment, et moi celui de lapréfecture de police, où j’instruisis M. Henry de laproposition que l’on m’avait faite. « J’espère, me dit cechef, que vous ne vous prêterez pas à cette intrigue. » Je luiprotestai que je n’y étais nullement disposé, et il témoigna qu’ilme savait bon gré de l’avoir averti. « Actuellement,ajouta-t-il, je vais vous donner une preuve de l’intérêt que jevous porte, » et il se leva pour prendre dans son casier uncarton qu’il ouvrit : « Vous voyez qu’il est plein ;ce sont des rapports contre vous ; il n’en manque pas, etpourtant je vous emploie, c’est que je ne crois pas un mot de cequ’ils disent. » Ces rapports étaient l’œuvre des inspecteurset des officiers de paix, qui, par esprit de jalousie, m’accusaientde voler continuellement : c’était là leur refrain, c’étaitaussi celui des voleurs que j’avais fait prendre en flagrantdélit ; ils me dénonçaient comme leur complice, mais quand detoutes parts de défavorables préventions me rendaient accessible,je défiais la calomnie, je bravais ses atteintes, et ses traitsvenaient se briser contre le rempart d’airain d’une vérité qui, àforce d’alibi incontestables ou d’impossibilités d’unautre genre, devenait resplendissante d’évidence. Accusé chaquejour pendant seize ans, jamais je ne fus traduit ; une seulefois je fus interrogé par M. Vigny, juge d’instruction ;la plainte qui m’avait amené devant lui offrait quelquesprobabilités, je n’eus qu’à paraître, elles s’évanouirent, et jefus renvoyé sur le champ.

CHAPITRE XXXIII.

 

Un enfonceur enfoncé. – La provocation. – Les loups, lesagneaux et les voleurs. – Ma profession de foi. – La bande à Vidocqet le Vieux de la Montagne. – Il n’y a plus de morale dans laPolice. – Mes agents calomniés. – Il n’est si bon matou, quiattrape une souris avec des mitaines. – L’instrument du péché. –Mettez des gants. – Desplanques, ou l’amour del’indépendance ; où diable va-t-il se nicher ? – Lerèglement et MM. Delaveau et Duplessis. – Les roulettesambulantes et les trop philantropes. – Les bonnes mœurs, les bonneslettres, les bonnes études. – Les jésuites de robe longue et derobe courte. – L’empire du cotillon. – Dureté des voleurs qui secroient corrigés. – Coco-Lacour et un ancien ami. – Castigatridendo mores.

 

Gaffré et Goupil ayantéchoué dans leurs manœuvres pour me compromettre, Corvet voulu àson tour essayer si je ne succomberais pas. Un matin ayant besoinde me procurer divers renseignements, je me rendis chez cet agentdont la femme était aussi attachée à la police. Je trouvai les deuxépoux dans leur logement, et quoique je ne les connusse que pouravoir coopéré avec eux à quelques découvertes de peu d’importance,ils mirent tant de bonne grâce à me donner les renseignements queje demandais, qu’en homme qui a le savoir vivre des gens aveclesquels il se trouve en rapport, je leur fis l’offre de lesrégaler d’une bouteille de vin au plus prochain cabaret :Corvet seul accepta, et nous allâmes ensemble nous installer dansun cabinet particulier.

Le vin était excellent ; nous en bûmesune bouteille, puis deux, puis trois. Un cabinet particulier ettrois bouteilles de vin, il n’en faut pas tant pour disposer à laconfidence. Depuis une heure environ, je croyais m’apercevoir queCorvet avait quelque ouverture à me faire ; enfin, étant unpeu lancé, « Écoute Vidocq, me dit-il, en posant bruyammentson verre sur la table, t’es un bon enfant, mais t’es pas francavec les amis ; nous savons bien que tu travailles,mais t’es une lime sourde (un dissimulé) : sans çanous pourrions faire de bonnes affaires. »

J’eus d’abord l’air de ne pas comprendre.

« Tiens, reprit-il, t’as beaubattre, on ne m’en conte pas à moi ; je n’ai pas vu deton urine, mais je sais de quoi qui retourne. Je vais te parlercomme si t’étais mon frère, après ça je pense que tu n’auras plusde détours. C’est bon de servir la police, c’est juste ; maisaussi on ne gagne pas le diable : un petit écu c’est pas sitôtchangé que c’est rien du tout. Vois-tu, si tu veux être discret, ily a deux ou trois affaires que je reluque, nousles ferons ensemble, ça nous empêchera pas par après d’enfoncer lesamis.

– « Comment, lui dis-je, tu veuxabuser de la confiance que l’on a en toi ? ce n’est pas brave,et je te jure que si on le savait à la boutique, on ne se gêneraitpas pour t’envoyer passer deux ou trois ans à Bicêtre. »

– « Ah ! te voilà comme lesautres, reprit Corvet ? ça te va-t-il pas bien de faire ledélicat ? t’es délicat, toi ! laisse donc : on teconnaît pas p’têtre. »

Je lui témoignai mon étonnement de ce qu’il metenait un pareil langage, et j’ajoutai que j’étais bien persuadéqu’il n’avait que l’intention de m’éprouver, ou peut-être de metendre un piège.

« Un piège ! s’écria-t-il, unpiège ! moi vouloir te faire de la peine ! plutôt êtregerbé à vioque (jugé à vie) : faut être bienmézière (nigaud) pour le supposer. Je vas pas par quatrechemins ; quand je dis quelque chose, c’est que c’estça : avec moi il y a pas de porte de derrière ; et lapreuve que c’est pas comme tu crois, c’est que je vais te confierque pas plus tard qu’à ce soir je fais un chopin. J’aidéjà préparé tout mon bataclan, les fausses clés ont étéessayées ; si tu veux venir avec moi, tu verras comme jem’arrange. »

– « Je m’en doute ; ou tu asperdu la tête, ou tu ne serais pas fâché dem’entortiller. »

– « Allons donc, est-ce que j’auraisassez peu de sentiment pour ça ? (Haussant la voix). Puisqueje te dis que tu ne mettras pas la main à la pâte. Que te faut-ildonc de plus ? Je ferai l’affaire avec ma femme, c’est pas lapremière fois que je l’emmène ; mais il ne tient qu’à toi quece soit la dernière. À deux hommes il y a toujours plus deressource. Pour ce qui est d’aujourd’hui, ça te regarde pas ;tu nous attendras dans un café, au coin de la rue de laTabletterie. C’est presque en face de la maison où nous serons àgrinchir, et sitôt que tu nous verras sortir, tu noussuivras, nous irons vendre les objets, et t’auras ta part. Après tuseras maître de ne plus te méfier de nous. C’est-il çaparler ? »

Il y avait une telle apparence de sincéritédans ce discours, que véritablement je ne savais plus à quoi m’entenir sur le compte de Corvet. Cherchait-il un associé, ou seproposait-il de me perdre ? Je n’ai encore que des doutes àcet égard, mais dans un cas comme dans l’autre, il m’étaitmanifeste que Corvet était un coquin. De son propre aveu, sa femmeet lui commettaient des vols. S’il avait dit vrai, il était de mondevoir de faire en sorte de le livrer à la justice ; si aucontraire il avait menti dans le seul espoir de m’entraîner à uneaction criminelle pour me dénoncer, il était bon de pousserl’intrigue vers son dénouement, afin de montrer à l’autorité qu’àvouloir me tenter, c’était perdre son temps.

J’avais essayé de détourner Corvet du desseindont il m’entretenait, lorsque je vis qu’il persistait, je feignisde m’être laissé séduire.

« Allons, lui dis-je, puisque c’est unparti pris, j’accepte ton offre. »

Aussitôt il m’embrasse, et le rendez-vous estdonné pour quatre heures, chez un marchand de vin. Corvet retournachez lui, et dès qu’il m’eut quitté, j’écrivis à M. Allemain,commissaire de police, rue du Cimetière-Saint-Nicolas, pourl’informer du vol qui devait se commettre dans la soirée ; jelui donnai en même temps toutes les instructions qui lui étaientnécessaires pour parvenir à saisir les coupables en flagrantdélit.

À l’heure convenue j’étais au poste :Corvet et sa femme ne tardèrent pas à venir ; je consommaiavec eux le demi-setier de rigueur, et quand ils eurent pris cetencouragement, ils s’acheminèrent vers la besogne. Un instant aprèsje les vis entrer dans une allée de la rue de la Haumerie.Le commissaire avait si bien pris ses mesures, qu’il arrêta lesdeux époux au moment où, chargés de butin, ils sortaient de lachambre qu’ils avaient dévalisée. Ce couple, si intéressant, futcondamné à dix ans de fers.

Pendant les débats, Corvet et sa dignecompagne prétendirent que j’avais joué auprès d’eux le rôle deprovocateur. Certainement, dans la conduite que j’avais tenue, iln’y avait pas l’ombre de ce qui peut caractériser laprovocation : d’ailleurs, en matière de vol, je ne pense pasqu’il y ait de provocation possible. Un homme est honnête ou il nel’est pas ; s’il est honnête, aucune considération ne seraassez puissante pour le déterminer à commettre un crime : s’ilne l’est pas, il ne lui manque que l’occasion, et n’est-il pasévident qu’elle s’offrira tôt ou tard ? Et si cette occasionfait une victime ! le voleur ne peut-il pas devenirassassin ? Sans doute celui qui travaillerait à démoraliser unêtre faible et à lui inculquer des principes pernicieux, pour seménager l’atroce plaisir de le livrer ensuite au bourreau, seraitle plus infâme des scélérats. Mais quand un individu estperverti ? quand il s’est déclaré en état d’hostilité contreses semblables, l’attirer dans un piège, l’allécher par la proiequ’il convoite, mais qu’il ne pourra saisir, lui donner enfin àflairer l’appât auquel il doit se prendre, n’est-ce pas rendre unvéritable service à la société ? Ce n’est pas la brebis quel’on montre au loup qui crée son instinct déprédateur. Il en est demême du penchant au vol ; il est préexistant à l’action, etl’action s’accomplira infailliblement ; car, dans un temps oudans l’autre, le voleur sera à portée de l’accomplir. Ce qui estimportant, c’est qu’il entreprenne de nuire dans des conditionstelles qu’il y ait commencement d’exécution sans préjudice pourpersonne ; ainsi le fait est constaté, et la société par unattentat surveillé, est préservée d’une foule d’attentats, dontl’auteur, long-temps ignoré, aurait peut-être joui d’une impunitéfatale. En définitive, on ne me persuadera jamais que ce soit unmal de jeter à la vipère le lambeau d’étoffe sur lequel doits’épuiser son venin.

Dans une grande ville comme Paris, il nemanque pas de cœurs gangrenés, d’âmes profondémentcriminelles ; mais chacun des brigands que renferme cettecité, n’a pas sur le front un signe patibulaire. Il en est d’assezadroits pour fournir une longue carrière de crimes avant d’êtredécouverts. Ceux-là sont coupables ; il ne s’agit plus que deles atteindre et de les convaincre, c’est-à-dire de les prendre lamain dans le sac. Eh bien ! lorsque des individus de cetteespèce m’étaient signalés, soit parce que leurs relations et leursallures les rendaient suspects, soit parce qu’ils menaient joyeusevie sans qu’on leur connût de moyens d’existence, pour couper courtà leurs exploits, c’était moi qui leur tendais le sac ; et, jel’avoue sans honte, je ne m’en faisais pas scrupule. Les voleurssont des gens dont la nature est de s’approprier le bien d’autrui,à peu près comme les loups sont des animaux voraces, dont la natureest de s’attaquer aux troupeaux. On ne peut guère confondre lesloups avec les agneaux ; mais s’il était possible que les unsfussent cachés dans la peau des autres, un berger, quand il luiaurait été démontré que des coups de dents ont été donnés,serait-il blâmable, pour éviter les atteintes futures, de tenter lavoracité de tous ceux qu’il suppose capables de mordre ? Onpeut y compter, celui qui mord n’est jamais que celui qui estenclin à mordre. Si Corvet et sa femme ont volé, c’est que déjà, defait ou d’intention, ils étaient voleurs. D’un autre côté, je neles ai point provoqués ; j’ai tout simplement adhéré à leurproposition. On m’objectera qu’en les menaçant, je pouvais lesempêcher de commettre le vol qu’ils avaient prémédité ; maisles menacer, ce n’était pas les corriger : aujourd’hui ils seseraient abstenu, demain ils auraient levé un nouveau lièvre ;et certes pour le tirer, ils ne m’auraient pas fait appeler. Qu’enadvenait-il ? que la responsabilité morale du délit dont ilsse seraient rendus coupables pesait sur moi avec toutes sesconséquences. Et puis, si Corvet avait reçu la mission dem’impliquer dans une mauvaise affaire, sous la promesse d’êtrerevendiqué par le préfet de police, après l’événement, le soin dema sûreté personnelle ne me prescrivait-il pas de prendre mesprécautions, de manière à dégoûter de trames de cette espèce etceux qui les inventeraient et ceux qui s’en rendraient lesagents ; c’est là du moins le résultat que j’obtenais, endénonçant Corvet au commissaire du quartier où il devait opérer, aulieu de le dénoncer à la préfecture. En suivant cette marche,j’étais assuré que s’il avait été mis en avant, on le désavouerait,et que la justice aurait son cours.

Si j’ai insisté sur le fait de la provocationdans cette affaire, c’est que c’était là le grand moyen de défensede la plupart des accusés que j’avais fait prendre en flagrantdélit. On verra, dans le chapitre suivant, que l’idée de recourir àune si pitoyable excuse, leur fut souvent suggérée par mes ennemis.Le récit d’un complot ourdi par quatre des agents de ma brigade,les nommés Utinet, Chrestien, Decostardet Coco-Lacour, montrera à quoi se réduisent lesimputations les plus fortes dirigées contre moi.

Je ne répéterai pas ici ce que j’ai ditailleurs sur la provocation à des attentats politiques. Lemécontentement, légitime ou non, l’exaltation, l’exaspération, lefanatisme même, ne constituent pas un état de perversité ;mais ils peuvent produire une sorte d’aveuglement momentané sousl’influence duquel l’homme le plus probe, le citoyen le plusvertueux sera facilement égaré. Des raisonnements captieux, descombinaisons perfides, une intrigue dont il n’aperçoit pas lesfils, peuvent le conduire dans l’abîme. Satan vient et letransporte sur la montagne d’où il lui fait découvrir les royaumesde la terre ; il lui montre tout un arsenal de chimères, desarmées, des canons, des soldats, les peuples prêts à se soulevercontre l’oppression. Il le séduit par des impossibilités, et pourdes impossibilités, il le salue du titre de libérateur ; et lemalheureux, dont l’imagination marche rêveuse dans des espacesimaginaires, croit enfin avoir trouvé un point d’appui et un levierpour remuer le monde. Poussé par le plus exécrable des démons, ilose prononcer son rêve ; l’enfer a ses témoins, ses juges, etle délire se termine au pied de l’échafaud : telle est, en peude mots, l’histoire des patriotes de 1816 sollicités parl’infâme Schilkin. Mais revenons à la brigade desûreté.

Après la formation de cette brigade, lesofficiers de paix et leurs agents, qui m’en voulaient déjàbeaucoup, crièrent à l’abomination : ce furent eux quisemèrent sur mon compte les bruits les plus absurdes ; ilsimaginèrent le surnom de bande à Vidocq, qui fut appliquéau personnel de la police de sûreté ; ils publièrent que cepersonnel n’était composé que de forçats libérés ou d’anciensfilous habiles à faire la bourse et la montre. « Peut-on,disaient-ils, permettre à un pareil homme de s’entourer de lasorte ? n’est-ce pas mettre à sa discrétion la vie et l’argentdes citoyens ? » D’autres fois ils me comparaient auVieux de la montagne : « Quand il voudra, il nouségorgera tous, prétendait le respectable M. Yvrier, n’a-t-ilpas ses Séïdes ? C’est une infamie ! Dans quel tempsvivons-nous ? poursuivait-il, il n’y a plus de morale, pasmême à la police. » Le bon homme ! ! ! avec samorale ! Au surplus, ce n’était pas là ce quil’inquiétait ; messieurs les officiers de paix nous auraientvolontiers pardonné d’avoir été aux galères, si le préfet avait pune pas s’apercevoir que quand il s’agissait de découvrir, un voleurou de l’arrêter, on devait un peu plus compter sur nous que sureux. Notre adresse et notre expérience les tuaient dans l’opiniondes magistrats ; aussi, lorsqu’il leur fut démontré que tousleurs efforts pour faire prononcer mon renvoi étaient inutiles,changèrent-ils de batteries ; ils ne m’attaquèrent plusdirectement, mais ils attaquèrent mes agents, et tous les moyens deles rendre odieux à l’autorité leur semblèrent bons. S’était-ilcommis un vol, soit à l’entrée d’un théâtre, soit à l’intérieur,vite ils rédigeaient un rapport, et les membres de la terriblebrigade étaient désignés comme les auteurs présumés. Il en était demême chaque fois que dans Paris il y avait de grandsrassemblements ; messieurs les officiers de paix ne laissaientpas échapper une seule de ces occasions de faire le procès à labrigade ;… il ne se perdait pas un chat qu’on ne lui reprochâtde l’avoir volé.

Fatigué à la fin de ces perpétuellesinculpations, je résolus d’y mettre un terme. Pour réduire ausilence messieurs les officiers de paix, je ne pouvais pas couperles bras à mes agents, ils en avaient besoin ; mais afin detout concilier, je leur signifiai qu’à l’avenir ils eussent àporter constamment des gants de peau de daim, et je leur déclaraique le premier d’entre eux que je rencontrerais dehors sans êtreganté serait expulsé immédiatement.

Cette mesure déconcerta tout-à-fait lamalveillance : désormais il était impossible de reprocher àmes agents de travailler dans la foule. Messieurs lesofficiers de paix, qui n’ignoraient pas qu’il n’est point de mainadroite, si elle n’est complètement nue, restèrent bouche close,ils savaient le proverbe : il n’est si bon matou quiattrape une souris avec des mitaines. Ce fut le matin àl’ordre que je fis connaître aux agents l’expédient que j’avaistrouvé pour faire cesser toutes les clabauderies auxquelles ilsétaient en butte.

« Messieurs, leur dis-je, on ne veut pasplus croire à votre probité qu’on ne croit à la chasteté desprêtres. Eh bien ! pour donner tort aux incrédules, j’ai penséqu’il n’y avait rien de si naturel, dans un cas comme dans l’autre,que de paralyser le membre qui peut être l’instrument dupéché ; chez vous, messieurs, ce sont les mains : je saisque vous êtes incapables d’en faire un mauvais usage, mais pouréviter tout prétexte au soupçon, j’exige que dorénavant vous nesortiez qu’avec des gants. »

Cette précaution, je dois le dire, n’était pascommandée par la conduite de mes agents, puisqu’aucun des voleursou forçats que j’ai employés ne s’est compromis aussi long-tempsqu’il a fait partie de la brigade ; quelques-uns sont retombésdans le crime, mais s’ils sont devenus coupables, ce n’a étéqu’après avoir été renvoyés. Vu les antécédents et la position deces hommes, le pouvoir que j’exerçais sur eux était en quelquesorte arbitraire ; pour les maintenir dans le devoir, ilfallait une volonté de fer et une résolution plus forte encore. Monascendant sur eux, provenait surtout de ce qu’ils ne m’avaient pasconnu avant mon entrée dans la police : plusieurs m’avaient vusoit à la Force, soit à Bicêtre ; mais je n’avais jamais étéque leur camarade de détention, et je pouvais les mettre au défi deciter une affaire à laquelle j’eusse participé, soit avec d’autres,soit avec eux.

Il est à remarquer que la plupart de mesagents étaient des libérés, que j’avais moi-même arrêtés à l’époqueoù ils s’étaient brouillés avec la justice. À l’expiration de leurpeine, ils venaient me prier de les enrôler, et lorsque je leurreconnaissais de l’intelligence, je les utilisais pour le servicede sûreté : une fois admis dans la brigade, ils s’amendaientmomentanément, mais sous un seul rapport ; ils ne volaientplus : quant au reste, ils étaient toujours des êtres perdusde débauche, adonnés au vin, aux femmes et surtout au jeu ;plusieurs d’entre eux y allaient perdre leurs appointements dumois, au lieu de payer le traiteur ou le tailleur qui leur donnaitdes vêtements. En vain faisais-je en sorte de leur laisser le moinsde loisirs possibles, ils en trouvaient toujours assez pours’entretenir dans de vicieuses habitudes. Obligés de consacrerdix-huit heures par jour à la police, ils se dépravaient moins ques’ils eussent été des sinécuristes ; mais toujours est-il quede temps à autre ils se permettaient des incartades ; et quandelles étaient légères, ordinairement je les leur pardonnais. Pourles traiter avec moins d’indulgence, il aurait fallu que je neconnusse pas ce vieil adage qui dit qu’il est impossibled’empêcher la rivière de couler. Tant que leurs tortsn’étaient que de l’inconduite, je devais me borner à laréprimande ; souvent les mercuriales que je leur adressaisétaient autant de coups d’épée dans l’eau, mais quelquefois aussi,suivant les caractères, elles produisaient de l’effet. D’ailleurstous les agents sous mes ordres étaient persuadés qu’ils étaient dema part l’objet d’une continuelle surveillance, et ils ne setrompaient pas ; car j’avais mes mouches, et parelles j’étais instruit de tout ce qu’ils faisaient : enfin, deloin comme de près, je ne les perdais jamais de vue, et touteinfraction au règlement qui traçait leurs obligations [2]

PRÉFECTURE DE. POLICE.

Règlement pour la brigade particulière desûreté.

Art. I. : « La brigade particulièrede sûreté se divise en quatre escouades. Chacun des agentscommandant une escouade reçoit ses instructions de son chef debrigade, et celui-ci reçoit les notes de surveillance et derecherches du chef de la deuxième division de la préfecture depolice, avec lequel il doit se concerter tous les jours, et autantde fois qu’il sera nécessaire pour le maintien de l’ordre et de lasûreté des personnes et des propriétés. Il lui rendra compte, tousles matins, du résultat de la surveillance exercée la veille etpendant la nuit par cette brigade, chaque chef d’escouade devantlui faire son rapport particulier.

II. » Les agents particuliersexerceront une surveillance sévère et active pour prévenir lesdélits ; ils arrêteront, tant sur la voie publique que dansles cabarets et autres lieux semblables, les individus évadés desfers et des prisons ; les forçats libérés qui ne pourront leurjustifier d’avoir obtenu la permission de résider à Paris ;ceux qui ont été renvoyés de la capitale dans leurs foyers pour yrester sous la surveillance de l’autorité locale, conformément auCode pénal, et qui seraient revenus à Paris sans autorisation,ainsi que ceux qu’ils surprendraient en flagrant délit. Ilsconduiront ces derniers devant le commissaire de police duquartier, auquel ils feront leur rapport, pour lui faire connaîtrele motif de l’arrestation des prévenus. En cas d’absence de cefonctionnaire public, ils les consigneront au poste le plus voisin,et les fouilleront soigneusement devant le commandant du poste,afin qu’ils puissent constater provisoirement la nature des objetstrouvés sur eux. Ils demanderont toujours aux délinquants leurdemeure, pour la vérifier de suite, et en cas de fausse indicationde domicile, ils en feront part au commissaire de police, quiconstatera alors leur vagabondage. Ils lui indiqueront aussi lestémoins qui pourraient être entendus, et dont ils auront eu soin dese procurer les noms et demeures.

III. » Les agents particuliers de lasûreté ne pourront consigner dans les postes que les individusmentionnés en l’article précédent. Ils ne pourront ensuite les enextraire que sur un ordre écrit de leur chef de brigade, auquel ilssont tenus de rendre compte de leurs opérations, ou en vertu d’unordre supérieur.

IV. » Les agents de police nepourront s’introduire dans une maison particulière pour arrêter unprévenu de délit, sans être muni d’un mandat, et sans êtreaccompagnés d’un commissaire de police, s’il y a perquisition àfaire au domicile.

V. » Les agents de police devront entout temps, marcher isolément, afin de mieux examiner les personnesqui passent sur la voie publique, et ils feront de fréquentesstations dans les carrefours les plus passagers.

VI. » La circonspection, la véracitéet la discrétion étant des qualités indispensables pour tout agentde police, ils ne peuvent y manquer sans être sévèrement punis.

VII. » Il est défendu aux agents depolice de diriger leur surveillance, soit de jour, soit de nuit,dans un autre quartier de la ville que celui qui leur aura étéindiqué par leur chef, à moins d’un événement extraordinaire, quil’eût exigé, et dont ils rendraient compte.

VIII. » Il est également défendu auxagents de police d’entrer dans les cabarets et autres lieux publicspour s’y attabler et boire avec des femmes publiques ou autresindividus susceptibles de les compromettre. Ceux qui se prendraientde boisson, qui entretiendraient des liaisons secrètes ethabituelles avec des voleuses ou filles publiques, ou vivraientmaritalement avec elles, seront punis sévèrement.

IX. » Le jeu étant celui de tous lesvices qui conduit le plus promptement l’homme à commettre desbassesses, il est expressément défendu aux agents de police de s’ylivrer. Ceux qui seraient trouvés à jouer de l’argent dans un lieuquelconque, seront sur-le-champ suspendus de leurs fonctions.

X. » Les agents de police sont tenusde rendre compte à leur chef de brigade de l’emploi de leurtemps.

XI. » La première contravention auxdéfenses faites dans les articles précédents, sera punie par uneretenue de deux journées d’appointement ; en cas de récidive,cette retenue sera doublée, sans préjudice d’une punition plusgrave, s’il y a lieu.

XII. » Le chef de la brigade estspécialement chargé de veiller à l’exécution du présent règlement.Cette exécution est aussi particulièrement recommandée aux chefsd’escouades qui reçoivent ses ordres, et doivent lui rendre compte,chaque jour, de l’exécution de ceux qu’ils auront reçus de lui,comme de ceux qu’ils auront été à portée de donner eux-mêmes auxagents qu’ils dirigent.

Fait à la Préfecture de police, le … 1818.

Le Ministre d’État, Préfet de Police,

Signé, Comte ANGLES.

Par Son Excellence,

Le Secrétaire-général de la Préfecture,

Signé FORTIS.

Sous Mr Delaveau, je voulus ajouterquelques articles à cette charte de la brigade ; mais le dévotpréfet qui couvrait de ses roulettes ambulantes Paris et labanlieue, refusa de donner sa sanction à un règlement dans lequelles jeux étaient anathématisés. J’avais aussi classé parmi lesattributions de mes agents, le droit de pourchasser sur le Quai del’École, aux Champs-Élysées, et dans tous les lieux publics, cettefoule de misérables, de tout rang et de tout âge, qui s’abandonnentou se prostituent à un goût honteux qui semblait avoir émigré avecles jésuites. Je sollicitai souvent la répression de ces désordres,messieurs Delaveau et Duplessis firent constamment la sourdeoreille ; enfin il me fut impossible de leur fairecomprendre : que la loi qui punit les attentats aux mœurs estapplicable à messieurs les trop-philanthropes, toutes les foisqu’ils ne vont pas chercher les ténèbres intra muros. Je n’ai pasencore pu m’expliquer pourquoi de si hideuses dépravations étaienten quelque sorte privilégiées : peut-être existait-il unesecte qui, pour se détacher du monde au moins par un côté, et sesoustraire à la plus douce des influences, avait juré haine à laplus belle moitié de l’humaine espèce ; peut-être qu’àl’instar de la société des bonnes lettres et de celle des bonnesétudes, il s’était formé une société des bonnes mœurs : lesmœurs jésuitiques. Je n’en sais rien, mais en peu d’années le mal afait tant de progrès, que je conseille à nos dames d’y prendregarde ; si cela continue, adieu l’empire du cotillon ; derobe courte ou longue, les jésuites n’aiment que la leur.] étaitaussitôt réprimée. Ce qui paraîtra surprenant, c’est que, danstoutes les circonstances où le service l’exigeait, ces hommes,indisciplinables à tant d’égards, se pliaient à ma volonté, lorsmême qu’il y avait du péril à le faire. Nul autre que moi, j’ose ledire, n’eût obtenu d’eux un pareil dévouement.

En général, j’ai reconnu que parmi les membrescomposant la brigade, ceux qui prenaient ce qu’on appelle du cœur àl’ouvrage, finissaient par devenir des sujets supportables ;c’est-à-dire que sortis d’une ornière pour entrer dans une autre,ils y marchaient sans se déranger de leur chemin. Ceux, aucontraire, que rebutait le travail, retombaient dans uneirrégularité dont les suites leur étaient toujours funestes. J’eusnotamment l’occasion de faire une observation de ce genre sur unnommé Desplanques, qui remplissait dans mon bureau lesfonctions de secrétaire.

Ce Desplanques était un jeune homme bienélevé ; il avait de l’esprit, une rédaction facile, une belleécriture, et quelques autres talents qui auraient pu le mettre àmême de prendre un rang honorable dans le monde. Malheureusement ilétait possédé de la manie du vol, et, pour comble de disgrâce, ilétait paresseux au plus haut degré. C’était un voleur qui avait letempérament des escrocs, ce qui revient à dire qu’il n’était propreà rien de ce qui nécessite de l’assiduité et de l’énergie. Comme iln’était pas exact et s’acquittait fort mal de sa besogne, ilm’arrivait assez fréquemment de le gronder. « Vous vousplaignez sans cesse de ma négligence, me répondait-il, avec vous ilfaudrait être esclave ; ma foi, je ne suis pas accoutumé àêtre tenu. » Desplanques sortait du bagne, où il avait passésix ans.

En l’admettant dans la brigade, j’avais crufaire une excellente acquisition, mais je ne tardai pas à meconvaincre qu’il était incorrigible, et je me vis contraint de lerenvoyer. Sans ressource alors, il recourut au seul moyend’existence qui, dans une telle situation, puisse se concilier avecl’amour de l’oisiveté. Un soir passant dans la rue du Bac, devantla boutique d’un changeur, il brise un carreau, enlève une sébillepleine d’or et se sauve. Au même instant on entend crier au voleur,et l’on se met à sa poursuite. À ces mots arrêtez,arrêtez, officieusement répétés de loin en loin,Desplanques redouble de vitesse, bientôt il sera horsd’atteinte ; mais au détour d’une rue, il se jette dans lesbras de deux agents ses anciens camarades : la rencontre étaitfatale. Il veut s’échapper, inutiles efforts ; les agentsl’entraînent et le conduisent chez le commissaire, où le flagrantdélit est aussitôt constaté. Desplanques était en état derécidive : on le condamna aux travaux forcés àperpétuité ; il est aujourd’hui à Toulon, où il subit sapeine.

Des gens qui veulent juger de tout sans avoirété à même de s’éclairer par les faits, ont prétendu que des agentssortis de la caste des voleurs, devaient nécessairement entreteniravec eux des intelligences, ou du moins les ménager aussilong-temps qu’ils étaient assez adroits pour ne pas venir se brûlerà la chandelle. Je puis attester que les voleurs n’ont pas de pluscruels ennemis que les libérés qui se sont ralliés à la bannière dela police ; et que ces derniers à l’exemple de tous lestransfuges ne déploient jamais plus de zèle que quand il s’agit deservir un ami, c’est-à-dire d’arrêter un ex-camarade. Engénéral, un voleur qui se croit corrigé est sans pitié pour sesanciens confrères : plus il aura été intrépide dans son temps,plus il se montrera implacable à leur égard.

Un jour les nommés Cerf,Macolein et Dorlé, sont amenés au bureau commeprévenus de vols ; en les voyant, Coco-Lacour,long-temps leur compagnon et leur intime, est comme transportéd’indignation, il se lève et apostrophe Dorlé en cestermes :

« LACOUR. Eh bien ! monsieur ledrôle, vous ne voulez donc pas vous corriger ?

» DORLÉ. Je ne vous comprends pasM. Coco, de la morale !

» LACOUR, furieux.Qu’appelez-vous Coco ? Sachez que ce nom n’est pas le mien, jeme nomme Lacour ; oui Lacour, entendez-vous ?

» DORLÉ. Ah ! mon dieu, je ne lesais que trop, vous êtes Lacour ; mais vous n’avez sans doutepas oublié que lorsque nous étions camarades, vous ne vouliez pasd’autre nom que Coco, et tous les amis ne vous ont jamaisappelé autrement. – Dis donc Cerf, as-tu déjà vu un coco de cetteforce ?

» CERF, haussant les épaules. Iln’y a plus d’enfants, tout le monde s’en mêle ; monsieurLacour ! ! !

» LACOUR. C’est bon, c’est bon, autrestemps, autres mœurs ; castigat ridendo mores ;je sais que dans ma jeunesse j’ai pu avoir des égarements ;mais… »

Lacour essaya d’arranger quelques phrases danslesquelles il fit entrer le mot honneur ; mais Dorlé quin’était pas d’humeur à écouter sa remontrance, lui ferma la boucheen lui rappelant toutes les occasions dans lesquelles ils avaienttravaillé ensemble. Maintes fois Lacour a éprouvé desdésagréments de ce genre : lui arrivait-il de reprocher à desvoleurs leur ténacité au métier, c’était toujours par desimpertinences qu’il était récompensé de ses bonnes intentions.

CHAPITRE XXXIV.

 

Dieu vous bénisse ! – Les conciliabules. –L’héritage d’Alexandre. – Les cancans et les prophéties. – Le saluten spirale. – Grande conjuration. – Révélations au sujet d’unMonseigneur le dauphin. – Je suis innocent. – La fable souventreproduite. – Les Plutarque du pilier littéraire et l’imprimeurTiger. – L’histoire admirable et pourtant véridique du fameuxVidocq. – Sa mort, en 1875.

 

Une fois parvenu au poste de chef de la policede sûreté, je n’eus plus à me garantir des pièges dans lesquels onavait si souvent cherché à m’attirer. Le temps des épreuves étaitpassé ; mais il fallut me tenir en garde contre la bassejalousie de quelques-uns de mes subordonnés qui convoitaient monemploi, et mettaient tout en œuvre afin de parvenir à mesupplanter. Coco-Lacour fut notamment l’un de ceux qui sedonnèrent le plus de mal, pour me caresser et me nuire toutensemble. Au moment où ce patelin se détournait de cinquante pas,et aurait renversé toutes les chaises d’une église pour venir mesaluer d’un mielleux Dieu vous bénisse ! lorsque, parhasard, il m’avait entendu éternuer, j’étais bien sûr qu’il y avaitanguille sous roche. Personne moins que moi ne se méprenait sur cespetites attentions d’un homme qui se prosterne quand à peine il estbesoin de s’incliner. Mais, comme j’avais la conscience que jefaisais mon devoir, il m’importait peu que ces démonstrations d’unepolitesse outrée fussent vraies ou fausses. Il ne se passait guèrede jours que mes mouches ne vinssent m’avertir que Lacourétait l’âme de certains conciliabules où se tenaient toute espècede propos sur mon compte ; il projetait, disait-on, de mefaire tomber ; et il s’était formé un parti qui conspiraitavec lui : j’étais le tyran qu’il fallait abattre. D’abord,les conjurés se contentèrent de clabauder ; et comme ilsavaient sans cesse ma chute en perspective, pour se fairemutuellement plaisir, il se la prédisaient à l’envi, et chacund’eux se partageait d’avance l’héritage d’Alexandre.J’ignore si cet héritage est échu au plus digne ;mais ce que je sais bien, c’est que mon successeur ne se fit pasfaute de menées plus ou moins adroites pour réussir à se le faireadjuger avant mon abdication.

Des clabauderies et des cancans,Lacour et ses affidés passèrent à des trames plus réelles ; età l’approche des assises, pendant lesquelles devaient être jugésles nommés Peyrois, Leblanc, Bertheletet Lefebure, prévenus de vol avec effraction, à l’aided’une pince ou monseigneur le dauphin, ilsrépandirent le bruit que j’étais à la veille d’une catastrophe, etque vraisemblablement je ne m’en tirerais pas les chaussesnettes.

Cette prophétie, lancée chez tous lesmarchands de vin des environs du Palais de Justice, me futpromptement rapportée ; mais je ne m’en inquiétais pas plusque de tant d’autres qui ne s’étaient pas réalisées ;seulement, je crus m’apercevoir que Lacour redoublait à mon égardde souplesse et de petits soins ; il me saluait plusrespectueusement et plus affectueusement encore que decoutume ; ses yeux, à la faveur de ce mouvement en spiralequ’il imprime à sa tête, lorsqu’il vise à se donner les grâces del’homme comme il faut, évitaient de plus en plus la rencontre desmiens. À la même époque, je remarquais chez trois autres de mesagents, Chrestien, Utinet et Decostard,un redoublement d’ardeur pour le service et de complaisance quim’étonnait. J’étais instruit que ces messieurs avaient defréquentes conférences avec Lacour ; moi-même, sans songer lemoins du monde à épier leurs démarches, dans mon intérêt personnel,je les avais surpris chuchotant et s’entretenant de moi. Un soir,entr’autres, en passant dans la cour de la Sainte-Chapelle (car ilscomplotaient jusque dans le sanctuaire), j’avais entendu l’un d’euxse réjouir de ce que je ne parerais pas la botte qu’on allaitme porter. Quelle était cette botte ? je ne m’en faisaispas une idée, lorsque Peyois et ses co-accusés ayant été traduits,les débats judiciaires me révélèrent une machination atroce,tendant à établir que j’étais l’instigateur du crime qui les avaitamenés sur les bancs. Peyois prétendait que s’étant adressé àmoi, pour me demander si je connaissais un recruteur qui eut unremplaçant à fournir, je lui avais proposé de voler pour moncompte, et que même je lui avais donné trois francs pour acheter lapince avec laquelle il avait été pris faisant effraction chez lesieur Labatty. Berthelet et Lefebure confirmaient le dire dePeyois, et un marchand de vins, nommé Leblanc, qui, impliqué commeeux, paraissait avoir été le véritable bailleur de fonds pourl’acquisition de l’instrument, les encourageait à persévérer dansun système de défense qui, s’il était admis, devait avoirnécessairement pour effet de le faire absoudre. Les avocats quiplaidèrent dans cette cause ne manquèrent pas de tirer tout leparti possible de la prétendue instigation qui m’étaitimputée ; et comme ils parlaient d’après leur conviction,s’ils ne déterminèrent pas le jury à rendre une décision favorableà leurs clients, du moins parvinrent-ils à jeter dans l’esprit desjuges et du public de terribles préventions contre moi. Dès lors,je crus qu’il était urgent de me disculper et certain de moninnocence, je priai M. le préfet de police de vouloir bienordonner une enquête, dans le but de constater la vérité.

Peyois, Berthelet et Lefebure venaient d’êtrecondamnés ; j’imaginais que n’ayant plus désormais aucunintérêt à soutenir le mensonge, ils confesseraient qu’ils m’avaientcalomnié ; je présumais, en outre, que dans le cas où leurconduite aurait été le résultat d’une suggestion, ils ne feraientplus difficulté de donner les conseillers de l’imposture qu’ilsavaient audacieusement soutenue devant la justice. Le préfetordonna l’enquête que je sollicitai, et au moment où il confiait lesoin de la diriger à M. Fleuriais, commissaire depolice pour le quartier de la cité, un premier document, sur lequelje n’avais pas compté, préluda à ma justification : c’étaitune lettre de Berthelet au marchand de vins Leblanc, qui avait étédéclaré non-coupable ; je la transcris ici, parce qu’ellemontre à quoi se réduisent les accusations que l’on n’a cessé dediriger contre moi, tout le temps que j’ai été attaché à la police,et depuis que j’ai cessé de lui appartenir. Voici cette pièce, dontje reproduis jusqu’à l’orthographe :

ÀMONSIEUR

Monsieur le Blanc, maîtremarchand de vin, demeurant barrière du Combat, boulvard de laChopinette, au signe de la Crois, à proche Paris.

« Monsieur, je vous Écris Cette lettreCest pour m’enformer de l’état de votre santée Et an même tampspour vous prévenir que nous sommes pourvus an grace de notrejugement. Vous ne doutez pas de ma malheureuse position. C’estpourquoi que je vous previens que si vous mabandonné, je ferais denouvelle Révélation de la peince que vous avez fourny et qui adeplus été trouvé chés vous, dont vous n’ignorés pas ce que nousavons caché à la justice a cette Égard, et dont un chef de lapolice a été cités dans cette affaire qui était innocant Et qu’on acherché à rendre victime, vous n’ignorés pas les promesse que vousm’avés faite dans votre chambre pour vous soutenir dans letribunal, vous n’ignorés pas que j’ai vendu le suc et de lachandelle à votre femme C’est pourquoi si vous mabandonné je nevous regarderés pas pour un nomme daprés toutes vos bellespromesse

» Rappelés vous que la justice ne pertpas ces droit et que je pourés vous faire appellés en…

» Vous navés Rien a craindre cette apasser secréttement BERTHELET. »

Et plus bas : « japrouveLecriture ci desus. »

Suivant l’usage, cette lettre, qui devaitpasser si secrètement, fut remise au geôlier qui, en ayant prisconnaissance, la fit aussitôt parvenir à la préfecture de police.Leblanc n’ayant pu, par conséquent, ni répondre ni venir au secoursde Berthelet, ce dernier perdit patience, et, en exécution desmenaces qu’il avait faites, il m’écrivit, de la Conciergerie, uneautre lettre ainsi conçue :

Ce29 septembre 1823.

« Monsieur

» Daprès les debats de la cours dassiseEt le résumée du président qui porte a charge Daprès la Declaration du Nommé Peyois qui par une Fosse de claration faite parlui au tribunal d’un Ecul de 3 fr. que vous lui aviez donnés pouracheté linstrument qui a Cassés la porte à Monsieur Labbaty

» Moi Berthelet En présence desautoritées veux faire Reconnaître la véritée Et votre innoncence jedéclare 1° savoir ou la peince a eté achetée 2° de la maison doùelle est sorty 3° et le nom de celui qui la fourny avec véritée

« BERTHELET. »

Et plus bas : « japprouveLecriture ci Desus. »

Plus bas encore, le sceau de la maison dejustice, et cette mention de la main du chef des employés de laConciergerie … « lecriture cidessus et la signature estcelle de Berthelet. »

« ÉGLY. »

Berthelet, interrogé par M. Fleuriais,déclara que la pince avait coûté quarante-cinq sous ; qu’elleavait été achetée au faubourg du Temple, chez un marchand fripier,et que Leblanc, instruit de l’usage qu’on devait en faire, avaitavancé l’argent pour la payer. « Le marché conclu, poursuivitBerthelet, Leblanc, qui était resté un peu en arrière, medit : Si on te demande ce que tu veux faire de la pince,tu diras que tu es tailleur de cristaux, et que tu en as besoinpour serrer la roue de ton métier. Si on te demande tes papiers, tume feras venir et je dirai que tu es mon apprenti. J’allai lerejoindre ayant la pince à la main, et il me dit de la lui donner,pour la mettre sous sa redingotte ; dans la crainte que je nefusse rencontré par des agents. Leblanc me conduisit de suite chezlui. En arrivant, son premier soin fut de descendre à sa cave, poury déposer la pince. Je remontai au premier où je trouvai Lefebure,à qui je dis que j’avais acheté la pince. Le soir même, après avoirbu jusqu’à dix heures, Lefebure, Peyois et moi, nous allâmesrotonde du Temple, dans une petite rue dont je ne sais pas lenom ; Peyois, tandis que Lefebure et moi nous faisions leguet, pratiqua trente-trois trous au moyen d’une vrille, dans levolet d’une marchande lingère. Le couteau dont se servait Peyoispour couper l’entre deux des trous, ayant cassé, et notre coupayant manqué, nous nous retirâmes ; nous allâmes ensuite à lahalle, contre la pointe Saint-Eustache, où Peyois, se servant de lapince dont j’ai parlé, essaya de faire sauter la porte d’unmercier. Quelqu’un de l’intérieur ayant demandé ce qu’on voulait,nous prîmes la fuite ; il était alors deux heures et demie dumatin. Nous allâmes tous les trois à l’hôtel d’Angleterre, oùPeyois remit à la bourgeoise de la maison, qu’il connaissait, unparapluie qu’il avait avec lui.

» Avant d’y entrer, Peyois avait remis àune marchande de café qui était en plein air, près le Palais-Royal,la pince qui était enveloppée dans un sac. Nous sortîmes de l’hôteld’Angleterre à près de cinq heures du matin, et Peyois reprit à lamarchande de café la pince qu’il lui avait donnée à garder. Je doisdire que cette femme ignorait ce que c’était. Peyois s’en alla chezLeblanc, son bourgeois, et emporta la pince avec lui. Lefebure etmoi ne nous quittâmes plus, et nous retournâmes chez Leblanc à cinqheures du soir, où nous restâmes jusqu’à dix. Leblanc me remit unbriquet phosphorique pour nous servir au besoin, ainsi qu’un boutde chandelle. Je m’étais même amusé avec la pointe d’un couteau àtracer sur ce briquet, qui était en plomb, la lettre L qui commencele nom de Leblanc. Peyois, Lefebure et moi, nous sortîmes ensemble.Peyois ayant pris sur lui la pince, la passa à la barrière et nousla remit après. Il s’arrêta en chemin, pour aller dans une maisongarnie avec Victoire Bigan, et Lefebure et moi nous allâmescommettre chez Labbaty le vol par suite duquel nous avons étéarrêtés. La pince et une partie des effets qui avaient été volés,furent portés par Lefebure chez Leblanc.

» Leblanc, qui a été mis en jugementavec nous, m’avait engagé à ne pas le charger et à ne pas démentirPeyois, qui devait dire que c’était M. Vidocq qui lui avaitdonné trois francs pour acheter la pince ; et il m’avaitpromis de me donner une somme d’argent, si je voulais soutenir lamême chose ; j’y avais consenti, craignant qu’en disant lavérité mon affaire ne devint plus mauvaise. »(Déclaration du 3 octobre 1823.)

Lefebure, qui comparut ensuite, sansavoir pu communiquer avec Berthelet, confirma la déclaration de cedernier, en ce qui concernait Leblanc. « Si je n’ai pas dit,ajouta-t-il, que c’est lui qui a fourni à Berthelet l’argent pouracheter la pince, c’est que Peyois m’avait engagé a dire quec’était lui Peyois qui l’avait achetée. Peyois étant compromis dansce vol, n’avait pas voulu charger Leblanc qui lui faisait du bienet qui pouvait lui en faire davantage par la suite. »

Un sieur Égly, chef des employés dela Conciergerie, et les nommés Lecomte etVermont, détenus dans cette maison, ayant été entendus parM. Fleuriais, rapportèrent plusieurs conversations danslesquelles Berthelet, Lefebure et Peyois étaient convenus devanteux qu’ils m’avaient inculpé à tort. Dans leur témoignage, tous lescondamnés s’accordaient à dire que je les avais constammentdétournés de faire le mal. Vermont raconta, en outre, qu’un jourles ayant blâmés de ce qu’ils m’avaient compromis sans motif, ilslui répondirent : « Bah ! nous nous f… bien decela, nous aurions compromis le Père éternel, pour noussauver ; mais ça a mal réussi. »

Peyois, qui était le plus jeune des condamnés,mit moins de franchise dans ses réponses ; son amitié pourLeblanc le porta d’abord à cacher une partie de la vérité ;cependant il ne put s’empêcher de reconnaître que j’étais étrangerà l’achat de la pince.

« Pendant, dit-il, toute l’instructionqui a précédé ma mise en jugement, et devant la cour d’assises,j’ai affirmé et soutenu que c’était M. Vidocq qui m’avaitdonné trois francs, pour acheter la pince à l’aide de laquelle aété commis le vol qui m’a fait arrêter, ainsi que Berthelet,Leblanc, Lefebure et autres. J’ai persisté à dire toujours la mêmechose, espérant que cela pourrait ou diminuer ou alléger ma peine.J’avais pensé à ce moyen, parce que des prisonniers m’avaient ditqu’il pourrait me servir. Je dois à la vérité de déclareraujourd’hui que M. Vidocq ne m’a point donné l’argent enquestion pour acheter la pince ; que c’est moi qui l’aiachetée de mon argent : cette pince me coûta quarante-huitsous, et je l’ai achetée chez un ferrailleur en boutique, quidemeure dans la première rue à droite en entrant dans la rue desArcis, du côté du pont Notre-Dame. Je ne connais pas le nom de ceferrailleur ; mais je pourrais facilement faire connaître saboutique, qui, au surplus, est la deuxième à droite, en descendantdans cette rue. C’est le huit ou le neuf mars dernier que j’en fisl’achat ; le ferrailleur et sa femme étaient dans laboutique ; c’était la première fois que j’achetais quelquechose chez eux. »

Trois jours après, Peyois ayant été transféréà Bicêtre, écrivit au chef de la deuxième division de la préfecturede police une lettre dans laquelle il confessait qu’il en avaitconstamment imposé à la justice, et témoignait le désir de fairedes révélations sincères : cette fois, la vérité toute entièreallait être connue. Utinet, Chrestien,Decostard, Coco-Lacour, qui étaient venus àl’audience déposer dans le sens de l’imposture, furent tout à coupdévoilés : il devint évident que Chrestien avait fait jouerles ressorts de l’intrigue qui devait amener mon expulsion de lapolice. Une déclaration que reçut le maire de Gentilly, mit augrand jour toute l’infamie de cette machination, [3]

DÉCLARATIONS

Des nommés Peyois et Lefebure, relatives ausieur Vidocq faussement accusé d’avoir fourni de l’argent pouracheter une pince, à l’aide de laquelle un vol s’est commis.

(Deuxième division — Premier bureau — N°70,466.)

« Aujourd’hui treize octobre mil huitcent vingt-trois, à dix heures du matin, nous Guillaume Recodère,maire de la commune de Gentilly, d’après les ordres de M. leconseiller d’état préfet de police, nous sommes transporté en lamaison centrale de détention de Bicêtre, où étant, avons faitcomparaître par-devant nous, au greffe de ladite prison, AndréPeyois, détenu par suite d’un jugement qui le condamne à la peinedes fers, auquel, après avoir présenté une lettre adressée au chefde la deuxième division de la préfecture de police, commençant parces mots : pardonnez à la liberté, et finissant parceux-ci : dont ma mère m’a donné l’avertit, ladite lettredatée du dix du courant et signée Peyois, avons fait invitation denous dire s’il la reconnaissait pour avoir été par lui souscrite etsignée, et s’il en avouait tout le contenu.

» A répondu, qu’il connaît parfaitementcette lettre pour être la même que celle qu’il a adressée àM. Parisot, chef de la deuxième division à la préfecture depolice, elle est signée par lui. Le corps de cette lettre n’a pasété écrit par lui, il ne sait pas assez bien écrire pour cela, maisce qu’elle contient a été dicté à l’écrivain (le nommé Lemaitre,détenu en cette même prison), par lui déclarant, et pour preuve dece qu’il avance, il est disposé à nous déclarer oralement tous lesfaits et circonstances contenus en icelle, sans qu’il soit besoinde notre part de les rappeler à sa mémoire, par la lecture de soncontenu ; en conséquence, il déclare « que lors del’instruction de l’affaire qui l’amena au banc des accusés, et à lasuite de laquelle il fut condamné à la peine des fers, quand ilsoutint publiquement que le sieur Vidocq lui avait donné une sommede trois francs pour acheter la pince à l’aide de laquelle il avaitcommis le vol, cause de sa condamnation, il dit un faitnon-seulement inexact, mais tout-à-fait faux car jamais pareilleavance et pour pareil motif ne lui fut faite par ce fonctionnaire,et jamais encore, dans cette circonstance comme dans toute autre,il n’a reçu de lui aucun secours en argent ; s’il avança cettefausseté en plein tribunal, il le fit à la suite de mauvaisconseils qui lui furent donnés par les nommés Utinet et Chrestien,qui lui persuadèrent que par ce moyen seulement son affaireprendrait une tournure favorable, et qu’il ne serait pas condamné,d’autant mieux que s’il les faisait appeler l’un et l’autre commetémoins de ce qu’il avançait, ils soutiendraient son assertion, etqu’ils déposeraient dans le même sens que lui, et que même ilsdiraient qu’ils avaient vu donner la somme de trois francs ;ils allèrent même plus loin, ils lui persuadèrent qu’ils avaient àleur disposition un protecteur puissant, dont l’influence devaitgarantir lui déclarant, de toute espèce de condamnation, ou sicette condamnation devenait inévitable, devait lui servir utilementpour faire casser son jugement.

» Ce fut encore par le conseil de cesdeux individus, qu’il fit appeler à l’audience les nommés Lacour etDecostard, qui déposèrent les mêmes faits imputés par lui,déclarant, au sieur Vidocq, quoiqu’ils fussent absolument faux.

» Après sa condamnation, ces mêmesindividus exigèrent de lui qu’il se mit en appel, en lui promettantde lui fournir à leurs frais un défenseur, et de payer tout ce quecet appel occasionnerait de dépens. Sur cette dernièrecirconstance, on pourra entendre la mère, à lui déclarant, quireçut de la part de Lacour et Decostard les mêmes promesses et lesmêmes avances ; elles lui furent faites chez un marchand devin, place du Palais de Justice, qu’on appelle M. Bazile. Samère demeure avec son mari, rue du faubourg Saint-Denis,n° 143, chez M. Restauret, propriétaire.

» Ainsi, il doit, pour la satisfaction desa conscience, et pour rendre hommage à la justice et à la vérité,désavouer ce qu’il a dit en plein tribunal, au désavantage du sieurVidocq, contre sa moralité et contre son honneur ; il endemande humblement pardon.

» Pour corroborer la déclaration qu’ilvient de faire, il nous invite à entendre le nommé Lefebure, sonco-accusé, et condamné comme lui dans la même affaire, qui est danscette prison, lequel doit savoir par qui, et avec quel argent futachetée la pince que j’avais dit avoir été payée de l’argent deM. Vidocq. »

Lecture à lui faite de sa déclaration, a ditqu’elle contient vérité, qu’il y persiste, et a signé.

Signé PETOIS.

Ensuite, avons fait appeler le nommé Lefebure,ci-dessus désigné et détenu en cette maison, auquel nous avonsdemandé s’il savait comment le nommé Peyois, s’était procuré lapince à l’aide de laquelle le vol qui a motivé leur condamnationcommune, fut commis.

A répondu que deux ou trois jours avant que levol ne fût commis, il avait vu cet instrument entre les mains duditPeyois, qui, avant l’instruction de son affaire, lui avait toujoursdit que c’était lui qui l’avait achetée trois francs ; maisjamais il ne dit que c’était M. Vidocq qui lui avait donnél’argent. Ce fut au tribunal, et pendant l’instruction de leuraffaire, qu’il sut pour la première fois que c’était M. Vidocqqui lui avait fourni les moyens de l’acheter.

Qui est tout ce qu’a dit savoir, lecture à luifaite de sa déclaration, dit qu’elle contient vérité, qu’il ypersiste, et a signé.

Signé LEFEBURE

Dont et de tout quoi il a été rédigé leprésent procès-verbal, pour être celui transmis à M. le conseillerd’état préfet de police, dont acte, les jours, mois et an quedessus.

Signé RECODÈRE] dont Lacour,Chrestien, Decostard et Utinet s’étaientpromis le succès le plus complet. C’étaient eux qui m’avaientenvoyé Peyois, lorsqu’il était venu me trouver sous le prétexte deme demander si je ne pourrais pas lui indiquer un recruteur qui eûtbesoin d’un remplaçant ; c’étaient encore eux qui avaientengagé Berthelet à se présenter dans mon bureau, pour me donner desavis sur certains vols qui devaient se commettre. Ils avaient ainsidressé, pour le soutien de l’accusation sous le poids de laquelleils projetaient de m’accabler, un échafaudage de vraisemblancerésultant de mes rapports avec les voleurs antérieurement à leurarrestation. Selon toutes les apparences, il n’était pas impossiblequ’ils eussent quelque temps fermé les yeux sur les expéditions dePeyois et consors, à la condition que s’il leur arrivait d’êtrepris en flagrant délit, ils adopteraient un système de défenseconforme à leurs intérêts. Il n’existait pas de vestige d’unetransaction de ce genre, mais elle devait avoir eu lieu, et lesdémarches de mes agents, soit pendant l’instruction de laprocédure, soit depuis la condamnation des coupables, ne permettentpas d’élever le moindre doute à cet égard. Peyois est arrêté,aussitôt Utinet et Chrestien se rendent à la Force, et ont avec luiun entretien dans lequel ils lui persuadent que c’est seulement enm’accusant qu’il pourra faire prendre à son affaire une tournurefavorable ; que s’il veut ne pas être condamné, il n’a qu’àles faire appeler l’un et l’autre comme témoins de ce qu’il leurconvient qu’il avance ; qu’ils soutiendront son assertion, etdéposeront dans le même sens que lui, que même ils diront qu’ilsm’ont vu lui donner la somme de trois francs.

Les deux agents ne se bornent pas à cesconseils ; pour être certains, à tout événement, que Peyois nese rétractera pas, ils lui disent qu’ils ont à leur disposition unprotecteur puissant, dont l’influence le préservera de toute espècede condamnation, et qui, si par hasard une condamnation étaitinévitable, aurait encore les bras assez longs pour faire casser lejugement.

Les débats ouverts, Utinet,Chrestien, Lacour et Decostards’empressent de venir attester les faits qui me sont imputés parPeyois. Cependant, ce jeune homme, à qui ils ont promis l’impunité,est frappé par le verdict ; alors, appréhendant qu’enfinéclairé sur sa position, il ne les fasse repentir de l’avoirtrompé, en dévoilant leurs perfidies, ils se hâtent de ranimer sonespoir, et non seulement ils exigent de lui qu’il se pourvoie encassation, mais encore ils offrent de lui donner un défenseur àleurs frais et s’engagent à payer tous les dépens que cet appeloccasionnera. La mère de Peyois est également obsédée par cesintrigants ; ils lui font les mêmes offres de service et lesmêmes promesses ; Lacour, Decostard et Chrestien l’entraînentchez le sieur Bazile, marchand de vin, place du Palais deJustice ; et là, en présence d’une bouteille de vin et de lafemme Leblanc, ils déploient toute leur éloquence pourdémontrer à la mère Peyois que si elle les seconde et que son filssoit docile à leurs avis, il leur sera facile de le sauver ;soyez tranquille, lui dit Chrestien, nous ferons toutce qu’il faudra faire.

Telles furent les lumières que produisitl’enquête ; il devint évident pour les magistrats quel’incident de la pince fournie par Vidocq était une invention demes agents ; et depuis l’on a brodé sur ce fonds une foule derécits plus ou moins bizarres, que les Plutarque du Pilierlittéraire ne manqueront pas de donner pour authentiques, sijamais il prend fantaisie à l’imprimeur Tiger ou à son successeurd’ajouter à la collection de livres forains, l’Histoireadmirable et pourtant véridique des faits, gestes et aventuresmémorables, extraordinaires ou surprenantes du célèbre Vidocq, avecle portrait de ce grand mouchard, représenté en personne naturelleet vivante, tel qu’il était avant sa mort, arrivée sansaccident le jour de son décès, en sa maison de Saint-Mandé, àl’heure de minuit, le 22 juillet de l’an de grâce 1875.

CHAPITRE XXXV

 

Les nouvellistes de malheur. – L’Écho de la rue de Jérusalem etlieux circonvoisins. – Toujours Vidocq. – Feu les Athéniens etdéfunt Aristide. – L’ostracisme et les coquilles. – La patte duchat. – Je fais des voleurs – Les deux Guillotin. – Le cloaqueDesnoyers. – Le chaos et la création. – Monsieur Double-Croche etla cage à poulets. – Une mise décente. – Le suprême bon ton. –Guerre aux modernes. – Le cadran bleu de la Canaille. – Une sociétébien composée. – Les Orientalistes et les Argonautes. – Les gigotsdes prés salés. – La queue du chat. – Les pruneaux et la chahut. –Riboulet et Manon la Blonde. – L’Entrée triomphale. – Le petit pèrenoir. – Deux ballades. – L’hospitalité. – L’ami de collège. – LesEnfants du Soleil.

 

Je demande pardon au lecteur de l’avoirentretenu si longuement de mes tribulations, et des petites malicesde mes agents : j’aurais bien désiré lui épargner l’ennui d’unchapitre qui n’intéresse que ma réputation ; mais, avantd’aller plus loin, j’avais à cœur de montrer qu’il n’est pastoujours bon, bien qu’on ne prête qu’aux riches, d’ajouter foi auxsornettes que débitent mes ennemis. Que n’ont pas imaginé lesmouchards, les voleurs et les escrocs, qui n’éprouvaient pas moinsles uns que les autres le besoin de me voir évincé de lapolice ?

« Un tel est enfoncé, racontaitun ami à sa femme, lorsque le matin ou le soir il revenaitau gîte.

– » Pas possible !

– » Eh ! mon Dieu ! commeje te dis.

– » Par qui donc ?

– » Faut-il le demander ? parce gueux de Vidocq. »

Deux de ces faiseurs d’affaires, qui sontnombreux sur le pavé de Paris, se rencontraient-ils :

« Tu ne sais pas la nouvelle ? cepauvre Harrisson est à la Force.

– » Tu plaisantes.

– » Je voudrais plaisanter ; ilétait en train de traiter d’une partie de marchandises, j’aurais eumon droit de commission ; eh bien ! mon cher, le diables’en est mêlé ; en prenant livraison il a été arrêté.

– » Et par qui ?

– » Par Vidocq.

– » Le misérable ! »

Une capture d’une haute importance était-elleannoncée dans les bureaux de la préfecture ; avais-je saisiquelque grand criminel, dont les plus fins matois d’entre lesagents avaient cent fois perdu la piste, tout aussitôt les mouchesde bourdonner : « C’est encore ce maudit Vidocqqui a empoigné celui-là. » C’étaient dans la gent mouchardedes récriminations à n’en plus finir : tout le long des ruesde Jérusalem et de Sainte-Anne, de cabaret en cabaret, l’échorépétait avec l’accent du dépit, encore Vidocq ! toujoursVidocq ! et ce nom résonnait plus désagréablement aux oreillesde la cabale, qu’à celles de feu les Athéniens le surnom deJuste, qui leur avait fait prendre en grippe défuntAristide.

Quel bonheur pour la clique des voleurs, desescrocs et des mouchards, si, tout exprès pour leur offrir un moyende se délivrer de moi, on avait ressuscité en leur faveur la loi del’Ostracisme ! Comme alors ils auraient rejoint leurscoquilles ! Mais, sauf les conspirations du genre decelles dont M. Coco et ses complices se promettaientun si fortuné dénouement, que pouvaient-ils faire ? Dans laruche, on imposait silence aux frelons. « VoyezVidocq, leur disaient les chefs ; prenez exemple surlui ; quelle activité il déploie ! toujours sur pied,jour et nuit, il ne dort pas ; avec quatre hommes comme lui,on répondrait de la sûreté de la capitale. »

Ces éloges irritaient les endormis, mais ilsne les tentaient pas ; se réveillaient-ils, ce n’était jamaisque le verre à la main ; et au lieu de se rendre à tire-d’aileoù les appelait le devoir, ils se formaient en petit comité, ets’amusaient à me travailler le casaquin, qu’on me passel’expression, elle n’est pas de moi.

« Non, il n’est pas possible, disaitl’un ; pour prendre ainsi marons les voleurs, il fautqu’il s’entende avec eux.

– » Parbleu ! reprenait unautre, c’est lui qui les met en œuvre ; il se sert de la pattedu chat…

– » Oh ! c’est un malin singe,ajoutait un troisième. »

Puis un quatrième, brochant sur le tout,s’écriait d’un ton sententieux : « Quand il n’a pas devoleurs, il en fait. »

Or, voici comment je faisais des voleurs.

Je ne pense pas que parmi les lecteurs de cesMémoires, il s’en trouve un seul qui, même par cas fortuit, ait misles pieds chez Guillotin. – « Eh ! quoi, medira-t-on, Guillotin ! »

Ce savant médecin,

Que l’amour du prochain

Fit mourir de chagrin.

Vous n’y êtes pas ; il s’agit bien ici dufameux docteur qui… Le Guillotin dont je parle est tout simplementun modeste frelateur de vins, dont l’établissement, fort connu desvoleurs du plus bas étage, est situé en face de ce cloaqueDesnoyers, que les riboteurs de la barrière appellent legrand salon de la Courtille. Un ouvrier peut encore êtrehonnête jusqu’à un certain point, et se risquer, en passant, chezle papa Desnoyers. S’il n’a pas froid aux yeux etqu’au bâton ainsi qu’à la savatte, il s’entende à moucher lesmalins, il se pourra, les gendarmes aidant, qu’il en soit quittepour quelques horions, et n’ait à payer d’autre écot que le sien.Chez Guillotin, il ne s’en tirera pas à si bon marché,surtout s’il y est venu proprement couvert et avec le goussetpassablement garni.

Que l’on se figure une salle carrée assezvaste, dont les murs, jadis blancs, ont été noircis par desexhalaisons de toute espèce : tel est, dans toute sasimplicité, l’aspect d’un temple consacré au culte deBachus et de Terpsychore ; d’abord, par uneillusion d’optique assez naturelle, on n’est frappé que del’exiguïté du local, mais l’œil venant à percer l’épaisseatmosphère de mille vapeurs qui ne sont pas inodores, l’étendue semanifeste par les détails qui s’échappent du chaos. C’est l’instantde la création, tout s’éclaircit, le brouillard se dissipe, il sepeuple, il s’anime, des formes apparaissent, on se meut, ons’agite, ce ne sont pas des ombres vaines, c’est au contraire de lamatière qui se croise et s’entrelace dans tous les sens. Que debéatitudes ! quelle joyeuse vie ! jamais pour desépicuriens, tant de félicités ne furent rassemblées, ceuxqui aiment à se vautrer y ont la main, de la fange partout :plusieurs rangées de tables, sur lesquelles, sans qu’on les essuiejamais, se renouvellent cent fois le jour les plus dégoûtanteslibations, encadrent un espace réservé à ce qu’on appelle lesdanseurs. Au fond de cet antre infect, s’élève, supportée parquatre pieux vermoulus, une sorte d’estrade construite avec desdébris de bateaux, que dissimule le grossier assemblage de deux outrois lambeaux de vieille tapisserie. C’est sur cette cage àpoulets qu’est juchée la musique : deux clarinettes, uncrincrin, le trombone retentissant, et l’assourdissante grossecaisse, cinq instruments dont les mouvements cadencés de labéquille de monsieur Double-Croche, petit boiteux quiprend le titre de chef d’orchestre, régularise les terriblesaccords. Ici, tout est en harmonie, les visages, les costumes, lesmets que l’on prépare : une mise décente est derigueur ; il n’y a pas de bureau où l’on dépose lescannes, les parapluies et les manteaux : l’on peut entrer avecson crochet, mais l’on est prié de laisser son équipage à la porte(le mannequin) ; les femmes sont coiffées en chienc’est-à-dire les cheveux à volonté, et le mouchoir perché au sommetde la tête, où par un nœud formé en avant, ses coins dessinent unerosette, ou si vous l’aimez mieux une cocarde qui menace l’œil à lamanière de celle des mulets provençaux. Pour les hommes, c’est laveste avec accompagnement de casquette et col rabattant, s’ils ontune chemise, qui est la tenue obligée : la culotte n’est pasnécessaire ; le suprême bon ton serait le bonnet de policed’un canonnier, le dolman d’un hussard, le pantalon d’un lancier,les bottes d’un chasseur, enfin la défroque surannée de trois ouquatre régiments ou la garde-robe d’un champ de bataille, pas defanfan ainsi costumé qui ne soit la coqueluche de cesdames, tant elles adorent la cavalerie, et ont un goût prononcépour les habillés de toutes les réformes ; mais rien ne leurplaît comme des moustaches et le charivari rouge, orné de soncuir.

Dans cette réunion, le chapeau de feutre, àmoins qu’il ne soit défoncé ou privé de ses bords, n’apparaît quede loin en loin ; on ne se souvient pas d’y avoir vu un habit,et quiconque oserait s’y montrer en redingote, à moins d’être unhabitué serait bien sûr de s’en aller en gilet rond. En vaindemanderait-il grâce pour ces pans dont s’offusquent les regards dela noble assemblée ; trop heureux si après avoir été bafoué ettraité de moderne à l’unanimité, il n’en laisse qu’un seulentre les mains de cette belle jeunesse, qui, dans ses rages degaieté, hurle plutôt qu’elle ne chante ces paroles sicaractéristiques :

Laissez-moi donc, j’veux m’en aller

Tout débiné z’à la Courtille ;

Laissez-moi donc, j’veux m’en aller

Tout débiné chez Desnoyers

Desnoyers est le Cadran bleu de laCanaille, mais avant de franchir le seuil du cabaret deGuillotin, la canaille elle-même y regarde à deux fois, de tellesorte que dans ce réceptacle on ne voit que des filles publiquesavec leurs souteneurs, des filous de tous genres, quelques escrocsdu dernier ordre, et bon nombre de perturbateurs nocturnes,intrépides faubouriens, qui font deux parts de leur existence,l’une consacrée au tapage, l’autre, au vol. On se doute bien quel’argot est la seule langue que l’on parle dans cette aimablesociété ; c’est presque toujours du français, mais tellementdétourné de sa signification primitive, qu’il n’est pas un membrede l’illustre compagnie des quarante qui pût se flatterd’y comprendre goutte ; et pourtant les abonnés de Guillotinont aussi leurs puristes ; ceux-là prétendent que l’argot apris naissance à Lorient, et sans croire qu’on puisse leurcontester la qualité d’Orientalistes, ils se l’appliquentsans plus de façon, comme aussi celle d’Argonautes, lorsqu’il leurest arrivé d’achever leurs études sous la direction des argousins,en faisant dans le port de Toulon, la navigation dormanteà bord d’un vaisseau rasé. Si les notes étaient de mon goût, jepourrais saisir aux cheveux l’occasion d’en faire quelques-unes detrès savantes, peut-être irais-je jusqu’à la dissertation, mais jesuis en train de peindre le paradis des faiseurs d’orgies, lescouleurs sont broyées, achevons le tableau.

Si l’on boit chez Guillotin, on y mangeégalement, et les mystères de la cuisine de ce lieu de délicesvalent bien la peine d’être dévoilés. Le petit père Guillotin n’apas de boucher, mais il a son équarrisseur ; et dans sescasseroles de cuivre, dont le vert-de-gris n’empoisonne pas, lecheval fourbu se transforme en bœuf à la mode, les cuisses ducaniche mis à mort dans la rue Guénegaud deviennent des gigots després salés, et la magie d’une sauce raffermissante donne au veaumort-né de la laitière l’appétissant coup d’œil duPontoise. La chère assure-t-on, y est exquise en hiver,quand il tombe du verglas ; et sous M. Delaveau, siparfois dans l’été le pain était hors de prix, durant lemassacre des innocents, on était certain d’y trouver dumouton à bon compte.

Dans ce pays des métamorphoses, le lièvren’eut jamais le droit de bourgeoisie, il a cédé sa place au lapin,et le lapin… que les rats sont heureux ! oh fortunatinimium si… norint… c’est le magister de Saint-Mandé qui meprête la citation ; on me dit que c’est du latin, peut-êtreest-ce du grec ou de l’hébreu, n’importe, je m’abandonne, advienneque pourra, à la volonté de Dieu ; mais toujours est-il que siles rats avaient pu voir ce que j’ai vu, à moins que d’être unerace ingrate et perverse, ils auraient ouvert une souscription pourériger une statue au libérateur petit père Guillotin.

Un soir, pressé par ce besoin qu’un bonFrançais ne satisfait jamais seul, je me lève pour chercher uneissue ; je pousse une porte, elle cède ; à la fraîcheurde l’air, je reconnais que je suis dans une cour ; l’endroitest propice, je m’avance à tâtons, tout à coup je fais un faux pas,on avait vraisemblablement dérangé quelques pavés, je tends lesbras pour me retenir, et tandis que de l’un je saisis un poteau, del’autre j’empoigne quelque chose de fort doux et de fort long.J’étais dans les ténèbres, il me semble voir briller quelquesétincelles, et au toucher, je crois reconnaître certain appendicevelu de la colonne vertébrale d’un quadrupède ; j’en tiens unebotte, je tire dessus, et il me reste à la main un paquet dedépouilles avec lequel je rentre dans la salle, au moment même oùM. Double-Croche, désignant les figures aux danseurs,s’égosille à crier la queue du chat.

Il ne faut pas demander si l’on saisit l’àpropos ; il se fit dans l’assemblée un miaulement général,mais ce n’était au plus qu’une plaisanterie, les amateurs degibelotte miaulèrent comme les autres, et après avoir enfoncé leurscasquettes, « allons, dirent-ils en se léchant les doigts, aupetit bonheur ! Coiffé de chat, nourri de même, nous nemanquerons pas de sitôt ; la mère des matous n’est pasmorte. »

Les pratiques du papa Guillotin consommentd’ordinaire plus en huile qu’en coton, cependant je puis affirmerque, de mon temps, il s’est fait dans son cabaret quelquesripailles qui, distraction faite des liquides, n’eussent pas coûtéd’avantage au café Riche ou chez Grignon. Il me souvientde six individus, les nommés Driancourt,Vilattes, Pitroux et trois autres, qui trouvèrentle moyen d’y dépenser 166 francs dans une soirée. À la vérité,chacun d’eux avait amené sa particulière. Le bourgeois les avaitsans doute quelque peu écorchés, mais ils ne s’en plaignaient pas,et ce quart d’heure que Rabelais trouve si dur à passer, ne leurarracha pas la moindre objection ; ils payèrent grandement,sans oublier le pourboire du garçon. Je les fis arrêter pendantqu’ils acquittaient le montant de la carte, qu’ils n’avaient pasmême pris la peine d’examiner. Les voleurs sont généreux quand ilsont rencontré une bonne veine. Ceux-là venaient de commettreplusieurs vols considérables, qu’ils expient aujourd’hui dans lesbagnes de France.

On a peine à croire qu’au centre de lacivilisation, il puisse exister un repaire si hideux que l’antreGuillotin il faut comme moi l’avoir vu. Hommes ou femmes, tout lemonde y fumait en dansant, la pipe passait de bouche en bouche, etla plus aimable galanterie que l’on pût faire aux nymphes quivenaient à ce rendez-vous, étaler leurs grâces dans les postures etattitudes de l’indécente chahut, était de leur offrir lepruneau, c’est-à-dire, la chique sentimentale, ou le tabac roulé,soumis ou non suivant le degré de familiarité, à l’épreuve d’unepremière mastication.

Les officiers de paix et les inspecteursétaient de trop grands seigneurs pour se lancer au milieu d’unpublic pareil, ils s’en tenaient au contraire soigneusement àl’écart, évitant un contact qui leur répugnait ; moi aussij’étais dégoûté, mais en même temps j’étais persuadé que pourdécouvrir et atteindre les malfaiteurs, il ne fallait pas attendrequ’ils vinssent se jeter dans nos bras ; je me décidai donc àaller les chercher, et pour ne pas faire des explorations sansrésultat, je m’attachai surtout à connaître les endroits qu’ilsfréquentaient par prédilection, ensuite comme le pêcheur qui arencontré un vivier, je jetai ma ligne à coup sûr. Je ne perdaispas mon temps à vouloir, comme on dit, trouver une aiguille dansune botte de foin : quand on veut avoir de l’eau, à moins quela rivière ne soit à sec, il est ridicule de compter sur lapluie ; mais je quitte la métaphore, et m’explique : toutcela signifie que le mouchard qui se propose de travaillerutilement à la destruction des voleurs, doit autant que possiblevivre avec eux, afin de saisir l’occasion d’appeler sur leur têtela vindicte des lois. C’était ce que je faisais, et c’était aussi,ce que mes rivaux appelaient faire des voleurs ; j’enai fait de la sorte bon nombre, notamment à l’époque de mes débutsdans la police. Dans une après-midi de l’hiver de 1811, j’eus lepressentiment, qu’une séance chez Guillotin, ne serait pasinfructueuse. Sans être superstitieux, je ne sais pourquoi j’aitoujours cédé à des inspirations de ce genre ; je mis donc àcontribution mon vestiaire, et après m’être accommodé de manière àn’avoir pas l’air d’un moderne, je partis de chez moi avecun autre agent secret, le nommé Riboulet, arsouilleconsommé, que toutes les houris de la guinche (de laguinguette) revendiquaient comme leur chevalier, bien qu’il donnâtaussi dans les cotonneuses (fileuses de coton) qui voyaient en luile plus agréable des faubouriens. Pour l’excursionprojetée, une femme était un bagage indispensable ; Ribouletavait sous la main celle qui nous convenait, c’était sa maîtresseen titre, une fille publique nommée Manon la Blonde, qu’ilavait pris l’engagement de faire respecter. En deux coups de tempselle eût fait un polisson de ses bas de laine, serré les cordons detaille de sa robe écarlate, passé son schall gris angora à bordureblanche, chaussé ses galoches à panouffles, rejoint ses cheveux, etdonné au fichu dont elle recouvrait son chef cet aspect de crâneriequi n’est pas obligatoire pour le négligé, Manon était à la joie deson cœur de faire le panier à deux anses.

Nous nous acheminons ainsi, bras dessus brasdessous, vers la Courtille. Arrivés au cabaret, nous commençons,par nous attabler dans un coin, afin d’être plus à portéed’examiner ce qui se passe. Riboulet était un de ces hommes dont laseule présence commande l’empressement, il n’avait pas parlé ni moinon plus que nous étions servis. « Tu vois, me dit-il, ledaron sait l’ordonnance, le pivois (le vin), lerôti et la salade. Je demandai, s’il n’était pas possible d’avoirde la matelotte.

– » De l’anguille, s’écria Manon, ont’en f… ra ; du cabot avec des pleurants (duchien de mer, et des oignons), c’est assez bon. » Jen’insistai pas, et nous nous mîmes tous trois à dévorer avec autantd’appétit que si nous n’eussions pas connu les secrets du papaGuillotin.

Pendant ce repas, un bruit qui se fit entendredû côté de la porte attira notre attention. C’étaient desvainqueurs qui faisaient leur entrée triomphale : mâles etfemelles, ils étaient au nombre de six, formant trois couplesd’individus qui n’avaient plus figure humaine ; tous avaientou des égratignures au visage ou les yeux au beurre noir : audésordre sanglant de leur toilette, à la fraîcheur de leurdébraillement, il était aisé d’apercevoir qu’ils étaient les hérosd’une batterie, dans laquelle de part et d’autre ons’était administré force coups de poings. Ils s’avancèrent versnotre table :

« L’UN DES HÉROS. Pardon le z’amis ;y a-t’y place pour nous z’ici ?

– » MOI. Nous serons un peu gênés,mais c’est égal, en se serrant…

– » RIBOULET (m’adressant laparole). Allons donc, cadet, tire la carrante (table) pourles camarades.

– » MANON (aux arrivants). Ces damessont de votre société ?

– » UNE DES HÉROÏNES. Quéque tudis ? (se tournant vers ses compagnes), quéqu’elledit ?

– » LE HÉROS DE CELLE-CI. Tais tagueule, Titine (Célestine), madame t’insulte pas.

Toute la troupe s’assied.

– » UN HÉROS. Eh ! par ici, monfi Guillotin ; un petit père noir de quatre ans à huitJacques (un broc de quatre litres à huit sous).

– » GUILLOTIN. On y va, on y va.

– » LE GARÇON (ayant le broc à lamain). Trente-deux sous, s’il vous plaît.

» Les v’là tes trente-deux pieds de nez,t’as donc tafe de Nozigue (tu te méfies donc denous) ?

– » LE GARÇON. Non, mes enfants,mais c’est la mode, ou, comme vous voudrez, la règle de lamaison. »

Le vin coule dans tous les verres, on remplitaussi les nôtres : « Excusez de la liberté, dit alorscelui qui avait versé.

» – Il n’y a pas de mal, réponditRiboulet.

» – Vous savez, une politesse envaut une autre.

– Oh ! il ne faudra pas mel’entonner.

» – Eh oui, buvons ! quipayera ? ça sera les pantres.

» – Tu l’as dit, mon homme,dessalons-nous. »

Nous nous dessalâmes si bien, que vers les dixheures du soir tout ce qu’il y avait de sympathique entre nous semanifestait déjà par des protestations à perte de vue, et par desexplosions de cette tendresse avinée, qui met en dehors toutes lesinfirmités du cœur humain.

Quand fut venu l’instant de se retirer, nosnouvelles connaissances, et surtout leurs femmes, étaient dans unecomplète ivresse ; Riboulet et sa maîtresse n’étaient quegais : ainsi que moi, ils avaient conservé leur tête ;mais pour paraître à l’unisson, nous affections d’être hors d’étatde pouvoir marcher : formés en bande, parce que de la sorteles coups de vent sont moins à craindre, nous nous éloignâmes duthéâtre de nos plaisirs.

Alors, afin de neutraliser par la puissanced’un refrain les dispositions chancelantes de notre bataillon,Riboulet, d’une voix dont les cordes vibraient dans la lie, se mità chanter, dans le plus pur argot du Bon temps, une de ces balladesà reprises qui sont aussi longues qu’un faubourg :

En roulant de vergne en vergne [4]

Pour apprendre à goupiner [5],

J’ai rencontré la mercandière [6],

Lonfa malura dondaine,

Qui du pivois solisait [7],

Lonfa malura dondé.

J’ai rencontré la mercandière,

Qui du pivois solisait.

Je lui jaspine en bigorne [8],

Lonfa malura dondaine,

Qu’as tu donc à morfiller [9] ?

Lonfa malura dondé.

Je lui jaspine en bigorne,

Qu’as-tu donc à morfiller ?

J’ai du chenu pivois sans lance [10],

Lonfa malura dondaine,

Et du larton savonné [11],

Lonfa malura dondé.

J’ai du chenu pivois sans lance

Et du larton savonné,

Une lourde, une tournante [12],

Lonfa malura dondaine,

Et un pieu pour roupiller [13],

Lonfa malura dondé.

Une lourde, une tournante

Et un pieu pour roupiller.

J’enquille dans sa cambriole [14],

Lonfa malura dondaine,

Espérant de l’entifler [15],

Lonfa malura dondé.

J’enquille dans sa cambriole,

Espérant de l’entifler,

Je rembroque au coin du rifle [16],

Lonfa malura dondaine,

Un messière qui pionçait [17],

Lonfa malura dondé.

Je rembroque au coin du rifle

Un messière qui pionçait ;

J’ai sondé dans ses vallades [18],

Lonfa malura dondaine,

Son carle j’ai pessigué [19],

Lonfa malura dondé.

J’ai sondé dans ses vallades,

Son carle j’ai pessigué,

Son carle, aussi sa toquante [20],

Lonfa malura dondaine,

Et ses attaches de cé [21],

Lonfa malura dondé.

Son carle, aussi sa tocquante

Et ses attaches de cé,

Son coulant et sa montante [22],

Lonfa malura dondaine,

Et son combre galuché [23],

Lonfa malura dondé.

Son coulant, et sa montante,

Et son combre galuché

Son frusque, aussi sa lisette [24],

Lonfa malura dondaine,

Et ses tirants brodanchés [25],

Lonfa malura dondé.

Son frusque, aussi sa lisette,

Et ses tirants brodanchés,

Crompe, crompe, mercandière [26],

Lonfa malura dondaine,

Car nous serions béquillés [27],

Lonfa malura dondé.

Crompe, crompe, mercandière,

Car nous serions béquillés,

Sur la placarde de vergne [28],

Lonfa malura dondaine,

Il nous faudrait gambiller [29],

Lonfa malura dondé.

Sur la placarde de vergne,

Il nous faudrait gambiller,

Allumés de toutes ces largues [30]

Lonfa malura dondaine,

Et du trepe rassemblé [31]

Lonfa malura dondé.

Allumés de toutes ces largues

Et du trepe rassemblé,

Et de ces charlots bons drilles [32],

Lonfa malura dondaine,

Tous aboulant goupiner [33],

Lonfa malura dondé.

Riboulet ayant débité ses quatorze couplets,Manon la Blonde, voulut aussi faire admirer l’étendue de sonorgane. « Eh, les autres ! dit-elle, en v’la z’une quej’ai zapprise à Lazarre, prêtez loche et rebectezaprès moi :

Un jour à la Croix-Rouge,

Nous étions dix à douze.

Elle s’interrompt, « commeaujourd’hui. »

Nous étions dix à douze,

Tous grinches de renom [34] ;

Nous attendions la sorgue [35],

Voulant poisser des bogues [36]

Pour faire du billon [37](bis)

Partage ou non partage,

Tout est à notre usage ;

N’épargnons le poitou. [38]

Poissons avec adresse [39]

Messières et gonzesses [40]

Sans faire de regoût, [41](bis)

Dessus le pont au Change

Certain Argent de change

Se criblait au charron. [42]

J’engantai sa toquante, [43]

Ses attaches brillantes, [44]

Avec ses billemonts. [45](bis)

Quand douze plombes crossent [46]

Les pègres s’en retournent [47]

Au tapis de Montron. [48]

Montron ouvre ta lourde [49]

Si tu veux que j’aboule [50]

Et piausse en ton bocson. [51](bis)

Montron drogue à sa largue, [52]

Bonnis-moi donc giroffle. [53]

Qui sont ces pègres là ? [54]

Des grinchisseurs de bogues, [55]

Esquinteurs de boutoques, [56]

Les connobres-tu pas ? [57](bis)

Et vite ma culbute ; [58]

Quand je vois mon affure [59]

Je suis toujours paré [60]

Du plus grand cœur du monde

Je vais à la profonde [61]

Pour vous donner du frais. (bis)

Mais déjà la patrarque [62],

Au clair de la moucharde [63],

Nous reluque de loin. [64]

L’aventure est étrange,

C’était l’Argent-de-change

Que suivaient les roussins [65].(bis)

Àdes fois l’on rigole, [66]

Ou bien l’on pavillonne, [67]

Qu’on devrait lansquiner. [68]

Raille, griviers et cognes [69]

Nous ont pour la cigogne [70]

Tretous marrons paumés [71](bis)

Ce final que nous prîmes, pour ainsi dire,dans la bouche de Manon, avant qu’elle eut achevé de le prononcer,fut répété huit à dix fois de manière à faire frémir les vitres detout le quartier. Après cet élan d’une hilarité bachique, lespremières fumées du vin, qui sont d’ordinaire les plus vives,venant peu à peu à se dissiper, nous entrâmes en conversation. Lechapitre des confidences, suivant la coutume, s’ouvrit en façond’interrogatoire. Je ne me fis pas tirer l’oreille pour répondre,allant toujours au-delà de ce qu’on désirait savoir : étrangerà Paris, je n’avais connu Riboulet qu’à son passage dans la prisonde Valenciennes, lorsqu’il avait été reconduit à son corps commedéserteur ; c’était un ami de collège, (un camaradede détention) que j’avais retrouvé. Pour le surplus, j’eus soin deme représenter sous des couleurs qui les charmèrent : j’étaisun sacripan fini, je ne sais pas ce que je n’avais pas fait, etj’étais prêt à tout faire. Je me déboutonnais pour les engager à sedéboutonner à leur tour, c’est une tactique qui m’a souventréussi : bientôt les camarades bavardèrent comme des pies, etje fus au courant de leurs affaires tout aussi bien que si je neles eusse jamais quittés. Ils m’apprirent leurs noms, leur demeure,leurs exploits, leurs revers, leur espoir : ils avaientvraiment rencontré l’homme qui était digne de leur confiance ;je leur revenais, je leur convenais, tout était dit.

De semblables explications altèrent toujoursplus ou moins : tous les rogomistes qui se trouvaient surnotre chemin nous devaient quelque chose : plus de centpoissons furent bus en l’honneur de notre nouvelle liaison, nous nedevions plus nous séparer. « Viens avec nous, viens, medisaient-ils. » Ils étaient si pressants, que n’ayant pas laforce de me dérober à leurs instances je consentis à les reconduirechez eux, rue des Filles-Dieu, n° 14, où ils logeaient dansune maison garnie. Une fois dans leur galetas, il me fut impossiblede refuser de partager leur lit : on ne se fait pas d’idée,comme ils étaient bons enfants ; moi je l’étais aussi, et ilsen étaient d’autant plus persuadés que le compère Riboulet, durantune heure environ que je fis semblant de dormir leur fit de moi àvoix basse un éloge, dont la moitié même ne pouvait être vraie,sans que j’eusse mérité dix condamnations à perpétuité. Je n’étaispas né coiffeur, comme certain personnage que le spirituelFigaro exposait sur la sellette du ridicule, j’étais nécoiffé, et j’avais un bonheur à faire mourir de chagrin toute unegénération d’honnêtes gens. Enfin Riboulet, m’avait si bien misdans les papiers de nos hôtes, que dès la pointe du jour ils meproposèrent d’être d’expédition avec eux, pour un vol qu’ilsallaient commettre rue de la Verrerie.

Je n’eus que le temps de faire avertir le chefde la deuxième division, qui prit si bien ses mesures, qu’ilsfurent arrêtés porteurs des objets volés. Riboulet et moi, nousétions restés en gaffe, afin de donner l’éveil en casd’alerte, croyaient les voleurs, mais plus réellement pour voir sila police était à son poste. Quand ils passèrent près de nous, toustrois emballés dans un fiacre d’où ils ne pouvaient nousapercevoir. « Eh bien ! me dit Riboulet, les voilà commedans la chanson de Manon, tretous paumés marrons. »Ils furent pareillement, tretous condamnés, et si les noms deDebuire, de Rolé, d’Hippolyte dit laBiche sont encore inscrits sur le contrôle des bagnes, c’estparce que j’ai passé une soirée chez Guillotin AUX ENFANTS DUSOLEIL.

CHAPITRE XXXVI

 

Un habitué de la Petite Chaise. – Je ne suis pas trop calé. –Une chambre à dévaliser. – Les oranges du père Masson. – Le tas depierres. – Il ne faut pas se compromettre. – Un déménagementnocturne. – Le voleur bon enfant. – Chacun son goût. – Ma premièrevisite à Bicêtre. – À bas Vidocq ! – Superbe discours. – Il ya de quoi frémir. – L’orage s’apaise. – On ne me tuerapas.

 

Souvent les voleurs tombaient sous ma coupe àl’instant ou je m’y attendais le moins : on eût dit que leurmauvais génie les poussait à venir me trouver. Ceux qui se jetaientainsi dans la gueule du loup étaient, il faut en convenir,terriblement chanceux, ou diablement stupides. À voir avec quellefacilité la plupart d’entre eux s’abandonnaient, j’étais toujoursétonné qu’ils eussent choisi une profession dans laquelle, pourécarter les périls, tant de précautions sont nécessaires :quelques-uns étaient d’une bonhomie telle, que je regardais presquecomme miraculeuse l’impunité dont ils avaient joui jusqu’au momentoù ils m’avaient rencontré pour leurs péchés. Il est incroyable quedes individus, créés exprès pour donner dans tous les panneaux,aient attendu ma venue à la police pour se faire prendre. Avantmoi, la police était donc faite en dépit du bon sens, ou bien,encore, j’étais favorisé par de singuliers hasards ; dans tousles cas, il est, comme on dit, des hasards qui valent duneuf : on en jugera par le récit suivant.

Un jour vers la brune, vêtu en ouvrier desports, j’étais assis sur le parapet du quai de Gèvres, lorsque jevis venir à moi un individu que je reconnus pour être un deshabitués de la Petite Chaise et du Bon Puits,deux cabarets fort renommés parmi les voleurs.

– « Bon soir, Jean Louis, me dit cetindividu en m’accostant.

– » Bon soir, mon garçon.

– » Que diable fais-tu, là ?t’as l’air triste à coquer le taffe (à faire peur).

– » Que veux tu, mon homme ?quand on cane la pégrène (crève de faim), on rigolepas (on ne rit pas).

– » Caner la pégrène ! c’est unpeu fort, toi qui passe pour un ami (voleur).

– » C’est pourtant comme ça.

– » Allons, viens que nous buvionsune chopine chez Niguenac ; j’ai encore vingtJacques (sous), il faut les tortiller(manger). »

Il m’emmène chez le marchand de vin, demandeune cholette (un demi-litre), me laisse seul un instant,et revient avec deux livres de pommes de terre : « Tiens,me dit-il, en les déposant toutes fumantes sur la table, en voilàdes goujons péchés à coups de pioche dans la plaine des Sablons,ils ne sont pas frits ceux-là.

– » C’est des oranges, situ demandais du sel…

– » De la morgane !mon fils, ça coûte pas cher. »

Il se fait apporter de la morgane, etbien qu’une heure auparavant j’eusse fait un excellent dîner chezMartin, je tombai sur les pommes de terre, et les dévorai comme sije n’eusse pas mangé de deux jours.

« C’est affaire à toi, me dit-il, commetu joue des dominos (des dents), à te voir, on croiraitque tu morfiles (mords) dans de la crignole(viande).

» Eh ! mon dieu, tout ce qui passepar la gargoine (bouche) emplit le beauge(ventre).

» – Je sais bien, je saisbien ».

Les bouchées se succédaient avec uneprodigieuse rapidité ; je ne faisais que tordre etavaler ; je ne conçois pas comment je n’en fus pas étouffé,mon estomac n’avait jamais été plus complaisant. Enfin je suis venuà bout de ma ration : ce repas terminé, mon camarade m’offreune chique, et me parle en ces termes :

« Foi d’ami, et comme je m’appelleMasson, qui est le nom de mon père et du sien, je t’ai toujoursregardé comme un bon enfant ; je sais que t’as eu de grandsmalheurs, on me l’a dit, mais le diable n’est pas toujours à laporte d’un pauvre homme, et si tu veux, je puis te faire gagnerquelque chose.

– » Ça ne serait pas sans faute, carje suis panné, dieu merci ! ni peu ni trop.

– » Mais assez… Je le vois, je levois (il regarde mes habits, qui sont passablementdéguenillés) ; ça s’aperçoit que pour le quart-d’heure tu n’espas heureux.

– » Oh ! oui ; j’aifièrement besoin de me recaler.

– » En ce cas, viens avec moi,je suis maître d’une cambriole (je puis ouvrir unechambre), que je rincerai (dévaliserai) ce soir.

– » Conte-moi donc ça, car pourentrer dans l’affaire, il faut que je la connaisse.

– » Que t’es sinve (simple)c’est pas nécessaire pour faire le gaffe (pourguetter.)

– » Oh ! si ce n’est que ça, jesuis ton homme, seulement tu peux bien me dire en deux mots…

– » Ne t’inquiète pas, te dis-je,mon plan est tiré, c’est de l’argent sûr ; lafourgatte (receleuse) est à deux pas. Sitôtservi, sitôt bloqui (sitôt volé, sitôt vendu), ily a gras, je t’en fais bon.

– » Il y a gras ? Ehbien ! marchons. »

Masson me conduit sur le boulevardSaint-Denis, que nous longeons jusqu’à un gros tas de pierres. Là,il s’arrête, regarde autour de lui pour s’assurer que personne nenous observe, puis s’étant approché du tas, il dérange quelquesmoellons, plonge son bras dans la cavité qu’ils fermaient, et enramène un trousseau de clefs. « J’ai maintenant toutes lesherbes de la Saint-Jean, me dit-il, » et nous prenons ensemblele chemin de la Halle au Blé. Parvenus dans le pourtour, ilm’indique à peu de distance, et presque en face du corps de garde,une maison dans laquelle il doit s’introduire. « À présent,mon ami, ajoute-t-il, ne vas pas plus loin, attends-moi et ouvrel’œil, je vais voir si la largue est décarée, (sila femme qui occupe la chambre est sortie) ».

Masson ouvre la porte de l’allée, mais il nel’a pas plutôt refermée sur lui, que je cours au poste où, m’étantfait reconnaître du chef, je l’avertis à la hâte qu’un vol est aumoment de se commettre ; et qu’il n’y a pas de temps à perdre,si l’on veut saisir le voleur nanti des objets qu’il emporte.L’avis donné, je me retire et retourne à l’endroit où Massonm’avait laissé. À peine y suis-je, quelqu’un s’avance, versmoi : « Est-ce toi Jean Louis ?

– » Oui, c’est moi, répondis-je, enexprimant mon étonnement de ce qu’il revenait les mains vides.

– » Ne m’en parle pas ! undiable de voisin qui est arrivé sur le carré m’a dérangé dans monopération ; mais ce qui est différé n’est pas perdu. Minute,minute ! laisse bouillir le mouton, tu verras tout àl’heure ; il ne faut pas se compromettre. »

Bientôt il me quitte de nouveau et ne tardepas à reparaître chargé d’un énorme paquet, sous le poids duquel ilsemble s’affaisser. Il passe devant moi sans dire mot ; je lesuis ; et marchand en serre-files, deux hommes de garde, armésseulement de leur baïonnette, l’observent en faisant le moins debruit possible.

Il importait de savoir où il allait déposerson fardeau : il entra rue du Four, chez une marchande,(la-tête-de-mort) où il ne resta que peu de temps.« C’était lourd, me dit-il en sortant, et pourtant j’ai encoreun bon voyage à faire. »

Je le laisse agir ; il remonte dans lachambre dont il effectuait le déménagement : dix minutes àpeine se sont écoulées, il redescend portant sur sa tête un litcomplet, matelas, coussins, draps et couverture. Il n’avait pas eule temps de le défaire ; aussi sur le point de franchir leseuil, gêné par la porte qui était trop étroite, et ne voulant paslâcher sa proie, faillit-il tomber à la renverse ; mais ilreprit promptement son équilibre, se mit en marche et me fit signede l’accompagner. Au détour de la rue, il se rapproche de moi et medit à voix basse :

– « Je crois que j’y retournerai unetroisième fois, si tu veux tu monteras avec moi, tu m’aideras àdécrocher les rideaux du lit et les grands de la croisée.

– » C’est entendu, lui répondis-je,quand on couche sur la plume de la Beauce (la paille), desrideaux, c’est du luxe.

– » Oui, c’est du lusque, reprit-ilen souriant ; par ainsi, assez causé, ne vas pas plus loin, jete prendrai en repassant. »

Masson poursuit son chemin, mais à deux pas delà l’on nous arrête l’un et l’autre. Conduis d’abord au corps degarde et ensuite chez le commissaire, nous sommes interrogés.

– « Vous êtes deux, dit l’officierpublic à Masson (me désignant), quel est cet homme ? sansdoute un voleur comme toi.

– » Quel est cet homme ? est-ceque je le sais ? demandez-lui ce qu’il est ; quand jel’aurai vu encore une fois et puis celle-là, ça fera deux.

– » Vous ne me direz pas que vousn’êtes pas de connivence, puisque l’on vous a rencontrésensemble.

– » Il n’y a pas de connivence, monrespectable commissaire : il allait d’un côté, je venais parl’autre, voilà tout à coup quand il passe à fleur de moi, je sensquelque chose qui me glisse, c’était un auryer (oreiller).Je lui dis comme ça ; je crois qu’il va prendre un billet departerre, ça serait de le relever, il le relève : là dessus lagarde est arrivée, on nous a paumé tous les deux ;c’est ce qui fait que je suis devant vous, et que je veux mourir sice n’est pas la pure vérité. Demandez-lui plutôt. »

La fable était assez bien trouvée, je n’eusgarde de démentir Masson, j’abondai au contraire dans sonsens ; enfin le commissaire parut convaincu. « Avez-vousdes papiers ? me dit-il. » J’exhibe un permis de séjour,qui est jugé fort en règle, et mon renvoi est aussitôt prononcé.Une satisfaction bien marquée se peignit dans les traits de Masson,lorsqu’il entendit ces mots : Allez vous coucher, quim’étaient adressés : c’était la formule de ma mise en liberté,et il en était si joyeux, qu’il fallait être aveugle pour ne pass’en apercevoir.

On tenait le voleur, il ne s’agissait plus quede saisir la receleuse avant qu’elle eût fait disparaître lesobjets déposés chez elle : la perquisition eut lieuimmédiatement, et surprise au milieu de témoignages matériels dontl’évidence l’accablait, la Tête-de-Mort fut enlevée à soncommerce au moment où elle s’y attendait le moins.

Masson fut conduit au dépôt de la préfecture.Le lendemain, suivant un usage établi de temps immémorial, parmiles voleurs, lorsqu’un de leurs collaborateurs estenflacqué, je lui envoyai une miche ronde de quatrelivres, un jambonneau, et un petit écu. On me rapporta qu’il avaitété sensible à cette attention, mais il ne soupçonnait pas encoreque celui qui lui faisait tenir le denier de la confraternité,était la cause de sa mésaventure. Ce fut seulement à la Force qu’ilapprit, que Jean-Louis et Vidocq étaient le mêmeindividu : alors il imagina un singulier moyen dedéfense : il prétendit que j’étais l’auteur du vol dont ilétait accusé et qu’ayant eu besoin de lui pour le transport deseffets, j’étais allé le chercher ; mais ce conte longuementdéveloppé devant la cour, ne fit pas fortune, Masson eut beau seprévaloir de son innocence, il fut condamné à la réclusion.

Peu de temps après j’assistais au départ de lachaîne, Masson, qui ne m’avait pas vu depuis son arrestation,m’aperçoit à travers la grille.

– « Hé bien ! me dit-il, vousvoilà monsieur Jean Louis ; c’est pourtant vous qui m’avezemballé. Ah ! si j’avais su que vous étiez Vidocq, je vous enaurais payé des oranges !

– » Tu m’en veux donc bien, n’est-cepas ? toi qui m’as proposé de t’accompagner ?

– » C’est vrai, mais vous ne m’avezpas dit que vous étiez raille (mouchard).

– » Si je te l’avais dit, j’auraistrahi mon devoir, et ça ne t’aurait pas empêché de rincer lacambriole, tu aurais seulement remis la partie.

– » Vous n’en êtes pas moins unfichu coquin. Moi qui étais de si bon cœur ! Tenez, j’aimeraismieux rester ici tant que l’âme me battra dans le corps, que d’êtrelibre comme vous et de m’avoir déshonoré.

– » Chacun son goût.

– » Il est joli, votre goût !…un mouchard ! c’est-ti pas beau ?

– » C’est toujours aussi beau que devoler ; d’ailleurs, sans nous que deviendraient les honnêtesgens ? »

À ces mots, il partit d’un grand éclat derire. « Les honnêtes gens ! répéta-t-il, tiens, tu mefais rire que je n’en ai pas l’envie (l’expression dont il seservit, était un peu moins congrue.) Les honnêtes gens ! cequi deviendraient ?… tais-toi donc, ça ne t’inquièteguère ; quand t’étais au pré, tu chantais autrement.

– » Il y reviendra, dit un descondamnés qui nous écoutaient.

– » Lui ! s’écria Masson, onn’en voudrait pas ; à la bonne heure un brave garçon ! çapeut aller partout. »

Toutes les fois que l’exercice de mesfonctions m’appelait à Bicêtre, j’étais sûr qu’il me faudraitessuyer des reproches de la nature de ceux qui me furent adresséspar Masson. Rarement j’entrais en discussion avec le prisonnier quim’apostrophait ; cependant je ne dédaignais pas toujours delui répondre, dans la crainte qu’il ne lui vint à l’idée, non queje le méprisais, mais que j’avais peur de lui. En me trouvant enprésence de quelques centaines de malfaiteurs qui avaient tous plusou moins à se plaindre de moi, puisque tous m’avaient passé par lesmains ou par celles de mes agents, on sent qu’il m’étaitindispensable de montrer de la fermeté ; mais cette fermeté neme fut jamais plus nécessaire que le jour où je parus pour lapremière fois au milieu de cette horrible population.

Je ne fus pas plutôt l’agent principal de lapolice de sûreté, que, jaloux de remplir convenablement la tâchequi m’était confiée, je m’occupai sérieusement d’acquérir toutesles notions dont je pensais avoir besoin pour mon état. Il me parututile de classer dans ma mémoire, autant que possible, lessignalements de tous les individus qui avaient été repris dejustice. J’étais ainsi plus apte à les reconnaître, si jamais ilsvenaient à s’évader, et à l’expiration de leur peine, il medevenait plus facile d’exercer à leur égard la surveillance quim’était prescrite. Je sollicitai donc de M. Henryl’autorisation de me rendre à Bicêtre avec mes auxiliaires, afind’examiner pendant l’opération du ferrement, et les condamnés deParis et ceux de province, qui d’ordinaire venaient prendre lecollier avec eux. M. Henry me fit de nombreuses observationspour me détourner d’une démarche dont les avantages ne luisemblaient pas aussi bien démontrés que l’imminence du dangerauquel j’allais m’exposer.

« Je suis informé, me dit-il, que lesdétenus ont comploté de vous faire un mauvais parti. Si vous vousprésentez au départ de la chaîne, vous leur offrez une occasionqu’ils attendent depuis long-temps ; et ma foi ! quelqueprécaution que l’on prenne, je ne réponds pas de vous. » Jeremerciai ce chef de l’intérêt qu’il me témoignait, mais en mêmetemps j’insistai pour qu’il m’accordât l’objet de ma demande, et ilse décida enfin à me donner l’ordre qu’il m’importaitd’obtenir.

Le jour fixé pour le ferrement, je metransporte à Bicêtre, avec quelques-uns de mes agents. J’entre dansla cour, soudain des hurlements affreux se font entendre, descris : à bas les mouchards ! à bas le brigand !à bas Vidocq ! partent de toutes les croisées, où lesprisonniers, montés sur les épaules les uns des autres et la facecollée contre les barreaux, sont rassemblés en groupe. Je faisquelques pas, les vociférations redoublent ; de toutes partsl’air retentit d’invectives et de menaces de mort, proférées avecl’accent de la fureur : c’était un spectacle vraiment infernalque celui de ces visages de cannibales, sur lesquels semanifestaient par d’horribles contractions la soif du sang et ledésir de la vengeance. Il se faisait dans toute la maison unvacarme épouvantable ; je ne pus me défendre d’une impressionde terreur, je me reprochais mon imprudence, et peu s’en fallut queje ne prisse le parti de battre en retraite ; mais tout à coupje sens renaître mon courage. « Eh quoi ! me dis-je, tun’as pas tremblé lorsque tu attaquais ces scélérats dans leursrepaires ; ils sont ici sous les verrous et leur voixt’effraie ! allons, dussions-nous périr, faisons tête àl’orage, et qu’ils ne puissent pas croire t’avoirintimidé ! »

Ce retour à une résolution plus conforme àl’opinion que je devais donner de moi, fut assez prompt pour ne paslaisser le temps de remarquer ma faiblesse ; bientôt j’airecouvré toute mon énergie ; ne redoutant plus rien, jepromène fièrement mes regards sur toutes les croisées, jem’approche même de celles du rez-de-chaussée. À ce moment, lesprisonniers éprouvent un nouvel accès de rage ; ce ne sontplus des hommes, ce sont des bêtes féroces qui rugissent ;c’est une agitation, un bruit, on eût dit que Bicêtre allaits’arracher de ses fondements et que les murs de ses cabanonsallaient s’entr’ouvrir. Au milieu de ce brouhaha, je fais signe queje veux parler ; un morne silence succède à la tempête, onécoute : « Tas de canaille, m’écriai-je, que vous sert debrailler ? C’est quand je vous ai emballés qu’ilfallait, non pas crier, mais vous défendre. En serez-vous plusgras, pour m’avoir dit des injures ? Vous me traitez demouchard, eh bien ! oui, je suis mouchard, mais vous l’êtesaussi, puisqu’il n’est pas un seul d’entre vous qui ne soit venuoffrir de me vendre ses camarades, dans l’espoir d’obtenir uneimpunité que je ne puis ni ne veux accorder. Je vous ai livrés à lajustice parce que vous étiez coupables. – Je ne vous ai pasépargnés, je le sais, quel motif aurais-je eu de garder desménagements ? Y a-t-il ici quelqu’un que j’aie connu libre etqui puisse me reprocher d’avoir jamais travaillé aveclui ? Et puis, lors même que j’aurais été voleur, dites-moi ceque cela prouverait, sinon que je suis plus adroit ou plus heureuxque vous, puisque je n’ai jamais été pris marron. – Jedéfie le plus malin de montrer un écrou qui constate que j’aie étéaccusé de vol ou d’escroquerie. Il ne s’agit pas d’aller cherchermidi à quatorze heures, opposez-moi un fait, un seul fait, et jem’avoue plus coquin que vous tous. – Est-ce le métier que vousdésapprouvez ? que ceux qui me blâment le plus sous ce rapportme répondent franchement, ne leur arrive-t-il pas cent fois le jourde désirer être à ma place ? »

Cette harangue pendant laquelle on nem’interrompit pas fut couverte de huées. Bientôt les vociférationset les rugissements recommencèrent ; mais je n’éprouvais plusqu’un seul sentiment, celui de l’indignation : transporté decolère, je devins d’une audace presque au-dessus de mes forces. Onannonce que les condamnés vont être amené dans là cour desfers : je vais me poster sur leur passage, au moment où ils seprésentent à l’appel, et résolu à vendre chèrement ma vie,j’attends là qu’ils osent accomplir leurs menaces. Je l’avoue,intérieurement je désirais que l’un d’eux tentât de porter la mainsur moi, tant m’animait le désir de la vengeance. Malheur à quim’eût provoqué ! mais aucun de ces misérables ne fit lemoindre mouvement, et j’en fus quitte pour essuyer de foudroyantsregards, auxquels je ripostai avec cette assurance qui déconcerteun ennemi. L’appel terminé, un bourdonnement sourd est le préluded’un nouveau tumulte : on vomit des imprécations contre moi,qu’il vienne donc ! il reste à la porte, répètent lescondamnés en accolant à mon nom les épithètes les plus grossières.Poussé à bout par cette espèce de défi injurieux, j’entre avec unde mes agents, et me voilà au milieu de deux cents brigands, laplupart arrêtés par moi : allons, amis !courage ! leur criaient des cabanons où ils étaientenfermés les condamnés à la réclusion, cernez le gros cochon,tuez-le, qu’il n’en soit plus parlé.

C’était le cas ou jamais de payer defront : « Allons, messieurs, dis-je aux forçats,tuez-le-, on dira qu’il est venu au monde comme ça. Vous voyezqu’on vous donne de bons conseils : essayez. » Je ne saisquelle révolution s’opéra alors dans leur esprit, mais plus je metrouvais en quelque sorte à leur discrétion, plus ils paraissaients’appaiser. Vers la fin du ferrement, ces hommes, qui avaient juréde m’exterminer, s’étaient tellement radoucis que plusieursd’entr’eux me prièrent de leur rendre quelques légers services. Ilsn’eurent pas à se repentir d’avoir compté sur mon obligeance, et lelendemain, à l’heure du départ, après m’avoir adressé leursremercîments, ils me firent des adieux pleins de cordialité. Tousétaient changés du noir au blanc ; les plus mutins de laveille étaient devenus souples, respectueux, du moins dansl’apparence, et presque rampants.

Cette expérience fut pour moi une leçon dontje n’ai jamais perdu le souvenir : elle me démontra qu’avecdes gens de cette trempe, on est toujours fort quand on déploie lafermeté : pour les tenir éternellement en respect, il suffitde leur en avoir imposé une seule fois. À partir de cette époque,je ne laissai plus passer un départ de la chaîne sans aller voirferrer les condamnés ; et, sauf quelques exceptions, il nem’arriva plus d’être insulté. Les condamnés s’étaient accoutumés àme voir, si je ne fusse pas venu, il semblait qu’il leur eût manquéquelque chose ; et en effet presque tous avaient descommissions à me donner. Au moment où ils tombaient sous l’empirede la mort civile, j’étais, pour ainsi dire, leur exécuteurtestamentaire. Chez le plus petit nombre, les ressentimentsn’étaient pas effacés, mais rancune de voleur ne dure pas. Pendantdix-huit ans que j’ai fait la guerre aux grinches, petitsou grands, j’ai été souvent menacé ; bien des forçats renomméspour leur intrépidité, ont fait le serment de m’assassiner aussitôtqu’ils seraient libres, tous ont été parjures et tous le seront.Veut-on savoir pourquoi ? C’est que la première, la seuleaffaire pour un voleur, c’est de voler ; celle-là l’occupeexclusivement. S’il ne peut faire autrement, il me tuera pour avoirma bourse, ceci est du métier ; il me tuera pour anéantir untémoignage qui le perdrait, le métier le permet encore ; il metuera pour échapper au châtiment ; mais quand le châtiment estsubi, à quoi bon ? Les voleurs n’assassinent pas à leur tempsperdu.

CHAPITRE XXXVII

 

L’utilité d’un bon estomac. – L’occurrence suspecte. – Laprocession des ballots. – Les hirondelles de la Grève. – Lacommodité d’un fiacre. – Les fredaines de ces messieurs. – Legarçon de chantier. – Il n’y a plus de fiat du tout. – Madame Brasou la marchande scrupuleuse. – Annette ou la bonne femme. – On nemange pas toujours. – Le premier qui fut roi. – Vidocqenfoncé ; pièce nouvelle, dont le dernier acte se passe aucorps-de-garde. – Je joue le rôle de Vidocq. – Représentation à monbénéfice. – Applaudissements unanimes. – La pomme rouge. – Le grandcasuel. – L’inspection des papiers. – Je fais évader un voleur. –Le vétéran qui prend un potage. – L’auteur du Pied-de-Mouton. – Lesbas et les madras accusateurs. – J’ai perdu ma pièce de cinqfrancs. – Le soufflet et le marchand de vin. – Je suis arrêté. – Laronde du commissaire. – Ma délivrance. – La chute du bandeau. –Vidocq l’enfonceur reconnu dans Vidocq l’enfoncé. – Souhaitez-vousun bon conseil ? – Gare à la caboche !

 

Une nuit dont j’avais passé la moitié dans lesmauvais lieux de la Halle, espérant y rencontrer quelques voleurs,qui, dans un accès de cette bonhomie, que produisent deux ou troiscoups de paff versés à propos, se laisseraient tirerla carotte sur leurs affaires passées, présentes et futures,je me retirais assez content d’avoir, au détriment de mon estomac,avalé en pure perte bon nombre de petits verres de cet espritmitigé, auquel le vitriol donne du montant, lorsque, toutprès du coin de la rue des Coutures-Saint-Gervais,j’aperçus plusieurs individus blottis dans des embrasures deportes. À la lueur des réverbères, je ne tardai pas à distinguerauprès d’eux des paquets dont on s’efforçait de dissimuler levolume mais dont la blancheur indiscrète ne pouvait manquerd’attirer les regards. Des paquets à cette heure, et des hommes quicherchent l’abri d’une embrasure, au moment où il ne tombe pas unegoutte d’eau ; il ne fallait pas une forte dose deperspicacité pour trouver, dans un tel concours de circonstances,tout ce qui caractérise une occurrence suspecte. J’en conclus queles hommes sont des voleurs, et les paquets le butin qu’ilsviennent de faire. « C’est bon, me dis-je, ne faisons mine derien, suivons le cortège quand il se mettra en marche, et s’ilpasse devant un corps de garde, enfoncé !… dans lecas contraire, je les mène coucher chez eux, je prends leur numéro,et je leur envoie la police. » Je file en conséquence monnœud, sans paraître m’inquiéter de ce que je laisse derrièremoi ; à peine ai-je fait dix pas, l’on m’appelle :Jean-Louis ! c’est la voix d’un nomméRichelot que j’avais souvent rencontré dans des réunionsde voleurs : je m’arrête.

« Eh ! bon soir, Richelot, luidis-je ; que diable fais-tu à cette heure dans cequartier ? Est-tu seul ? Comme tu as l’aireffrayé !

– » On le serait à moins, je viensde manquer d’être enflaqué sur le boulevard du Temple.

– » Enflaqué ! etpourquoi ?

– » Pourquoi ! tiens, avance,vois-tu les amis et les baluchons (ballots) ?

– » Tu m’en diras tant ! sivous êtes fargués de camelotte grinchie… (si vous êteschargés de marchandise volée).

– Je m’approche, soudain toute la bandese lève, et dès qu’ils sont debout, je reconnais Lapierre,Commery, Lenoir et Dubuisson ; tousquatre s’empressent de me faire bon accueil et de me tendre la mainde l’amitié.

« COMMERY. Va, nous l’avons échappébelle, j’en ai encore le palpitant (le cœur) qui bat lagénérale ; pose ta main là-dessus, sens-tu comme il faittic-tac ?

» MOI. Ce n’est rien.

» LAPIERRE. Oh ! c’est que nousavons eu la moresque (la peur) d’une fière force : jesais bien que quand je m’ai senti les verds [72] au dos le treffe me faisait trenteet un.

» DUBUISSON. Et par-dessus le marché, leshirondelles de la Grève [73] que nousnous sommes rendus nez à nez avec leurs chevaux, au détour, presqueen face la Gaîté.

» MOI. Que vous êtes niolles(bêtes) ! Il fallait faire gaffer un roulant pour yplanquer les paccins (il fallait faire stationner un fiacre,afin d’y placer les paquets). Vous n’êtes que des pégriots(mauvais voleurs).

» RICHELOT. Pégriots tant que tuvoudras ; mais nous n’avons pas de roulant, et il faut setirer de là, c’est pour ça que nous nous sommes jetés dans lespetites rues.

» MOI. Et où allez-vous maintenant ?Si je puis vous être utile à quelque chose…

» RICHELOT. Si tu veux marcher enéclaireur et venir avec nous jusque dans la rue Saint-Sébastien, oùnous allons déposer ces fredaines, tu auras tonfade (ta part).

» MOI. Avec plaisir, les amis.

» RICHELOT. En ce cas, passe devant, etallume si tu remouches la sime ou la patraque (et regardesi tu vois des bourgeois ou la patrouille). »

Aussitôt Richelot et ses compagnons sesaisissent des paquets, et je me porte en avant. Le trajet futheureux, nous arrivâmes sans encombre à la porte de lamaison ; chacun de nous se déchausse pour faire moins de bruiten montant. Nous voici sur le palier du troisième : on nousattendait ; une porte s’ouvre doucement et nous entrons dansune vaste chambre faiblement éclairée, dont le locataire, que jereconnais, est un garçon de chantier qui avait déjà été repris dejustice : bien qu’il ne me connaisse pas, ma présence paraîtl’inquiéter, et pendant qu’il aide à cacher les paquets sous lelit, je crois remarquer qu’il adresse à voix basse une question,dont la réponse hautement articulée me dévoile la teneur.

» RICHELOT. C’est Jean-Louis, un bonenfant : sois tranquille, il est franc.

» LE LOCATAIRE. Tant mieux ! il y aaujourd’hui tant de railles et de cuisiniers,qu’il n’y a plus de fiat du tout.

» LAPIERRE. Calme ! calme !j’en réponds comme de moi, c’est un ami et un français.

» LE LOCATAIRE. Puisque c’est comme ça,je m’en rapporte. Là-dessus, buvons la goutte. » (il monte surun espèce de tabouret, et passant son bras sur la corniche d’unevieille armoire, il en ramène une vessie pleine). « La v’lal’enflée, c’est de l’eau d’affe (eau-de-vie),elle est toute mouchique, celle-là ! c’est moi quil’ai entolée (entrée) ; allons, Jean-Louis,à toi l’entame.

» MOI. Volontiers (je verse dans ungenieu verd, et je bois). C’est fichu ! elle est bonne ;ça fait du bien par où ça passe ; à ton tour Lapierre,rince-toi le gosier.

Le genieu et la vessie passent de main enmain, et quand chacun s’est suffisamment abreuvé, nous nous jetonssur le lit en travers, jusqu’au lendemain. Au petit jour, on entenddans la rue le cri d’un ramoneur (on sait que dans Paris, lessavoyards sont les coqs des quartiers déserts).

» RICHELOT. (secouant son voisin).Eh ! Lapierre, allons-nous chez la fourgatte(recéleuse) ?

» LAPIERRE. Laisse-moi dormir.

» RICHELOT. Voyons, bouge-toi donc.

» LAPIERRE. Vas-y seul, ou emmèneLenoir.

» RICHELOT. Viens plutôt, toi, qui lui adéjà bloqui (vendu), c’est plus sûr.

» LAPIERRE. F… moi la paix, j’ai tropsommeil.

» MOI. Eh mon dieu ! que vous êtesfeignants ! je vais y aller, moi, si vous voulez m’indiquer sademeure.

» RICHELOT. T’as raison, Jean-Louis, maisla fourgatte ne t’a pas encore vu, elle ne veutfourguer (recéler) qu’à nous. Puisque tu te proposes, nousirons ensemble ?

» MOI. Oui, à nous deux, ça fera qu’uneautre fois elle connaîtra ma frimousse. »

Nous partons. La fourgatte restait rue deBretagne, n° 14, dans la maison d’un charcutier, quivraisemblablement était le propriétaire. Richelot entre dans laboutique, et s’informe si madame Bras est chez elle :oui, lui répond-on et après avoir enfilé l’allée, nous grimponsl’escalier jusqu’au troisième. Madame Bras n’est pas sortie, maiselle tient à l’honneur, et ne veut absolument rien recevoir dans lejour. « Au moins, lui dit Richelot, si vous ne pouvez pasprendre à présent la marchandise, donnez-nous un à-compte :allez, c’est du bon butin, et puis vous savez que nous sommeshonnêtes.

– » C’est vrai, mais pour vos beauxyeux je ne puis pas me compromettre ; revenez ce soir, la nuittous chats sont gris. » Richelot la prit par tous les boutspour lui arracher quelques pièces, mais elle fut inexorable, etnous nous retirâmes sans avoir rien obtenu. Mon compagnon pestait,jurait, tempêtait ; il fallait l’entendre.

« Eh ! lui dis-je, ne croirait-onpas que tout est perdu ? pourquoi te chagriner ? Quirefuse muse : si elle ne veut pas, un autre voudra ;viens avec moi chez ma fourgatte, je suis sûr qu’elle nousprêtera quatre ou cinq tunes de cinq balles(pièces de cinq francs). »

Nous nous rendons rue Neuve-Saint-François, oùj’avais mon domicile. D’un coup de sifflet, je me fais entendred’Annette ; elle descend rapidement, et vient nous rejoindreau coin de la vieille rue du Temple.

– « Bonjour, madame.

– » Bonjour, Jean-Louis.

– » Tenez, si vous étiez bonneenfant, vous me prêteriez vingt francs, et ce soir je vous lesrendrais.

– » Oui, ce soir ! si vous avezgagné quelque chose, vous irez à la Courtille.

– » Non, je vous assure que je seraiexact.

– » C’est-il bien vrai ? je neveux pas vous refuser, venez avec moi, tandis que votre camaradeira vous attendre au cabaret du coin de la rue del’Oseille.

Seul avec Annette, je lui donnai mesinstructions, et lorsque je fus certain qu’elle m’avait biencompris, j’allai rejoindre Richelot au cabaret « voilà, luidis-je en lui montrant les vingt francs, ce qui s’appelle unelargue, et une bonne !

– » Parbleu ! il n’y a qu’à luibloquir les pacins.

– » Est-ce qu’elle envoudrait ? Elle ne fourgue que de lablanquette, des bogues et des bréguilles (ellen’achète que de l’argenterie, des montres et des bijoux.)

– » C’est dommage, car c’est unebonne b…, c’est comme ça qu’il m’en faudrait une. »

Après avoir vidé notre chopine, nous nousmîmes en route pour regagner le logis, où nous rentrâmes avec uneoie normande de première taille et une assiette assortie à laLyonnaise. Je mis en même temps l’argent en évidence, et comme ilétait destiné à nous ravitailler, notre hôte alla nous chercherdouze litres de vin et trois pains de quatre livres. Nous avions sibon appétit que toutes ces provisions ne firent en quelque sorteque paraître et disparaître. La vessie ou l’enfléed’eau d’aff, fut pressée jusqu’à la dernièregoutte. Notre réfection prise, on parla de procéder à l’ouverturedes paquets ; ils contenaient du linge magnifique, des draps,des chemises d’une finesse extrême, des robes garnies de superbesmalines brodées, des cravates, des bas, etc. ; tous ces objetsétaient encore mouillés. Les voleurs me racontèrent qu’ils avaientfait cette capture dans une des plus belles maisons de la rue del’Échiquier, où ils s’étaient introduits par une croisée, dont ilsavaient brisé les barreaux de fer.

L’inventaire terminé, j’ouvris l’avis de fairedivers lots, afin de ne pas tout vendre dans le même endroit.J’insinuai qu’on leur donnerait autant pour chaque moitié que pourla totalité, et qu’il valait mieux deux fois qu’une. Les camaradesse rangèrent de mon opinion, et l’on fit deux parts du butin.Maintenant il s’agissait d’opérer le placement : ils étaientdéjà sûrs de la vente d’un lot, mais il leur fallait un acquéreurpour le surplus : un marchand d’habits, nommé laPomme-Rouge, restant rue de la Juiverie, fut l’individuque je leur indiquai. Depuis long-temps il m’était signalé commeachetant du premier venu. Il se présentait une occasion de lemettre à l’épreuve, je ne voulais pas la laisser échapper ;car s’il succombait, le résultat de mes combinaisons était bienplus beau, puisqu’au lieu d’un recéleur, j’en faisais arrêter deux,et que je faisais ainsi d’une pierre trois coups.

Il fut convenu qu’on ferait des offres à monhomme, mais on ne pouvait rien tenter avant la nuit, et jusque làil y avait de quoi s’ennuyer mortellement. Que dire ? parmiles voleurs, le commun des martyrs n’a pas assez de ressources dansl’esprit pour se tenir compagnie plus d’un quart d’heure. Quefaire ? les grinches ne font rien, quand ils netravaillent pas, et quand ils travaillent, ils nefont rien. Cependant il faut tuer le temps, nous avons encorequelqu’argent devant nous, on vote du vin par acclamation, et nousvoilà de nouveau occupés de fêter Bacchus. Les fils de Mercureboivent sec et dru ; mais l’on ne peut pas toujours boire. Siencore les buveurs étaient comme le tonneau des Danaïdes, ouvertspar un bout et défoncés par l’autre, le dégoût ne proviendrait pasde plénitude ! Malheureusement chacun a sa capacité, et quand,entre la vessie et le cerveau, le fleuve dont l’embouchure est troppetite remonte vers sa source, il n’y a pas à dire mon bel ami sil’on veut éviter le débordement, il faut chômer ; c’est ce quefirent nos compagnons. Comme ils pensaient avoir besoin de leurtête pour un peu plus tard, et que déjà un épais brouillards’amoncelait sous la voûte osseuse qui couvre le souverainrégulateur de nos actions, afin de ne pas perdre laboussole, ils cessèrent insensiblement de faire de leur boucheun entonnoir, et ne l’ouvrirent plus que pour jaboter. De quois’entretenaient-ils ? La conversation qu’ils eussent été trèsembarrassés d’alimenter autrement roulait sur les camarades quiétaient au pré, sur ceux qui étaient en gerbement(en jugement). Ils parlaient aussi des railles(mouchards).

« À propos de railles, dit legarçon de chantier, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler d’unfameux coquin, qui s’est fait cuisinier (mouchard), Vidocq ;le connaissez-vous, vous autres ?

» TOUS ENSEMBLE (je fais chorus). Oui,oui, de nom simplement.

» DUBUISSON. Je crois bein qu’on enparle ! On dit qu’il vient du pré (bagne), où ilétait gerbé à 24 longes (condamné à 24 ans).

» LE GARÇON DE CHANTIER. Tu n’y es pas,couillé (nigaud) ! Ce Vidocq est un grinche,qui était pire qu’à vioque (à vie), à cause de sesévasions. Il est sorti parce qu’il a promis de faire servirl’zamis. Ce n’est que pour ça qu’on le tient z’à Paris. C’estz’un malin ; quand il veut faire enflaqué z’un pègre,il tâche pour se faire ami z’avec lui, et sitôt qu’il est z’ami, illui refile des objets grinchis dans ses poches, et puistout est dit ; z’ou bein il l’emmène su z’une affaire, pourqu’il soit servi marron. C’est lui qui a z’emballéBailli, Jacquet et Martinot. Oh mon Dieuoui ! c’est lui ; que je vous conte comme il les aétourdis.

– » ENSEMBLE (je fais encorechorus). Étourdis, que c’est bien dit !

– » LE GARÇON DE CHANTIER. Étant z’àboire avec un autre brigand comme lui, vous savez bien, lefaubourien Riboulet, l’homme à Manon.

– » ENSEMBLE. Manon laBlonde ?

– » LE GARÇON DE CHANTIER. C’est ça,juste. On parle de chose et d’autre. Vidocq dit comme ça qu’ilvient du pré, qu’il voudrait trouver des amis pourgoupiner. Les autres coupent dans le pont(donnent dans le panneau). Il les entortille si bien,qu’il les mène su zune affaire, rue du Grand-Zurleur.C’était censé qu’il ferait le gaffe. Le gaffe pour laraille (pour la police), car sitôt fargués, sitôtmarrons. On les emmène tous, et pendant ce temps-là legueusard décare (se sauve) avec son camarade. Ainsi voilàcomme il s’y prend pour faire tomber les bons enfants. C’est luiqui a fait buter (guillotiner) tous les chauffeurs, dontil était le premier en tête. »

Chaque fois que le narrateur s’interrompait,nous nous rafraîchissions d’un coup de vin. Lapierre profitantd’une de ces poses, prend la parole.

– « Qu’est-ce qu’il nousembête ? Il parle comme mon C…hien (dans la langue de cesmessieurs ces deux mots embêter et chien ont dessynonymes, qu’ils employèrent, mais je m’abstiens de lesrapporter) ; il veut jaspiner. Crois-tu que ça nousamuse ? moi, je veux m’amuser.

– » LE GARÇON DE CHANTIER. Qué donque tu veux faire toi ? s’il y avait des brèmes(cartes), on pourrait flouer (jouer).

– » LAPIERRE. Ah ! ce que jeveux faire ; je veux jouer la mislocq (lacomédie).

– » LE GARÇON DE CHANTIER. Allons,Monsieur Tarma ! (Talma)

– » LAPIERRE. Est-ce que je peuxjouer seul ?

– » ROUSSELOT. Nous t’aiderons, maisquelle pièce ?

– » DUBUISSON. La pièce de César, tusais bien ous qu’il y en a z’un qui dit ; le premier qui futroi fut z’un sorda zheureux.

– » LAPIERRE. C’est pas tout ça, ilfaut jouer la pièce de Vidocq enfoncé après avoir venduses frères comme Joseph. »

Je ne savais trop que penser de cettesingulière boutade ; cependant, sans me déconcerter, jem’écriai tout-à-coup, c’est moi qui ferai Vidocq. On dit, qu’il estgros, ça fera ma balle (ça me convient).

– « T’es gros, me dit Lenoir, maisil est bien plus gros encore.

– » C’est égal, observa Lapierre,Jean-Louis n’est pas trop mal comme ça ; va, il pèse sonpoids.

– » Allons, il ne faut pas tant debeurre pour un quarteron, se prit à dire Rousselot en transportantune table dans un des coins de la chambre. Toi, Jean-Louis, et toi,Lapierre, plantez-vous là ; Lenoir, Dubuisson et Etienne,ainsi s’appelait le garçon de chantier, vont se mettre à l’autrebout : ils feront l’z’amis, et moi, z’en face sur lepieu (lit), ous que je fais public.

– » Quoique c’est public ?reprend Etienne.

– » Eh oui ! le monde sit’entends mieux. Est-il buche, le garçon de chantier ?

– » Je suis t’un spectateur.

– » Et non ! fichu bête, c’estmoi. T’es un ami ;à ton posse, v’la le spectaque quiva commencer. »

Nous sommes censés dans une guinguette de laCourtille : chacun cause de son côté, je me lève, et sousprétexte de demander du tabac, je lie conversation avec les amis del’autre table, je lance quelques mots d’argot, on voit quej’entrave (que je suis au fait de la langue), on me faitun sourire d’intelligence que je rends, et il devient constant quenous sommes gens de même métier. Dès lors arrivent les politessesd’usage, c’est un verre de plus qu’il faut. Je déplore la duretédes temps. Je me plains de ne pouvoir goupiner : onme plaint, on se plaint. Nous entrons dans la période del’attendrissement et de la pitié ; je maudis laraille (la police), on la maudit aussi ; je pestecontre le quart deuil (le commissaire) de mon quartier quine m’a pas à la bonne (qui ne m’aime pas), les amis seregardent, ils délibèrent des yeux et se consultent surl’opportunité ou les inconvénients de mon affiliation… On me prendla main, on me la presse, je rends ; il est convenuqu’on peut compter sur moi. Ensuite vient la proposition… Le rôleque je joue est, à quelques variantes près, celui que je joueraiincessamment… Seulement je charge un peu, en mettant des objetsvolés dans la poche des amis… Alors se fait entendre une salvegénérale d’applaudissements, accompagnés de gros éclats de rire…Bien tapé ! bien tapé ! s’écrient à lafois les acteurs et le témoin de cette scène.

– « Bien tapé, je ne dispas non, reprit Richelot, mais v’la le Bourguignon (lesoleil) qui baisse, il est temps de bloquir (vendre), lapièce s’achèvera dans le roulant (fiacre), ou bien enrevenant de fourguer. Je vais en chercher un, c’est-ilvotre sentiment, les autres ?

– » Oui, oui. Partons. »

Le drame était en bon train, nous approchionsde la péripétie, mais elle devait être toute autre que cesmessieurs ne l’avaient prévu, car le dénouement ne devait nullementrépondre au titre de la pièce. Nous montâmes tous en voiture, etnous ordonnâmes au Vacher d’arrêter au coin de la rue de Bretagneet de celle de Touraine. Le nommé Bras, l’un des recéleurs restaità quatre pas. Dubuisson, Commery et Lenoir mirent pied à terre,emportant avec eux la partie de marchandises qu’on était convenu delui vendre. Pendant qu’ils étaient à conclure le marché, je vis, enmettant la tête à la portière, qu’Annette avait parfaitement remplimes intentions. Des inspecteurs que j’aperçus les uns stationnantle nez en l’air comme pour chercher un numéro, d’autres sepromenant de long en large, en manière de désœuvrés, ne rôdaientsans doute dans ces environs que parce qu’ils y avaient étéapostés.

Après dix minutes d’attente, nous fûmesrejoints par les camarades qui étaient allés chez Bras ; ilsavaient retirés 125 francs d’objets qui valent au moins six foisplus ; n’importe, on tenait les noyaux et on n’était pasmécontent d’avoir réalisé, tant on était pressé de jouir.

Il nous restait les paquets que nous avionsréservés pour la Pomme-Rouge. Parvenus rue de la Juiverie,Richelot me dit : « ah ça ! c’est toi qui vasbloquir, tu connais le fourgat.

– » Ça ne serait pas le plan, luirépondis-je, je lui dois de l’argent, et nous sommesbrouillés. »

Je ne devais rien à la Pomme-Rouge,mais nous nous étions vus, et il savait bien que j’étaisVidocq : il aurait donc été imprudent de me montrer : jelaissai les amis arranger les affaires, et à leur retour, commel’apparition d’Annette dans le voisinage de la boutique, me donnaitla certitude que la police était en mesure d’agir, je fis la motionde congédier le fiacre et d’aller souper dans le cabaret duGrand-Casuel, sur le quai Pelletier, au coin de la ruePlanche-Mibray.

Depuis la visite chez la Pomme-Rouge,nous étions riches de quatre-vingts francs de plus, ainsi la sommeà notre disposition était assez considérable pour que nous pussionstailler en plein drap, sans crainte de nous trouver à court ;mais nous n’eûmes pas le loisir de nous mettre en dépense : àpeine avons-nous soufflé dans nos verres, que la garde entre, etaprès elle une kyrielle d’inspecteurs : il fallait voir commeà l’aspect des vétérans et des mouchards tous les visagess’allongèrent, ce ne fut qu’un cri : nous sommesservis… L’officier de paix Thibault nous invite à exhiber nospapiers ; les uns n’en ont pas, d’autres ne sont pas en règle,je suis du nombre de ces derniers. « Allons ! commandel’officier de paix, assurez-vous de tous ces gaillards-là, ce quiest bon à prendre est bon à rendre. » On nous attache deux àdeux, et l’on nous emmène chez le commissaire. Lapierre étaitaccouplé avec moi. « As-tu de bonnes jambes ? lui dis-jetout bas. – Oui, me répond-il, » et quand nous sommes àhauteur de la rue de la Tannerie, tirant un couteau que j’avaiscaché dans ma manche, je coupe la corde. « Courage !Lapierre, courage ! m’écriai-je. » D’un coup de coudedans la poitrine, je renverse le vétéran qui me tenait sous lebras, peut-être était-ce le même qui depuis est devenu la pâture del’ours Martin ; que ce fut lui ou non, je m’esquive, et endeux enjambées je suis dans une petite ruelle qui conduit à laSeine. Lapierre me suit, et nous parvenons ensemble à gagner lequai des Ormes.

On avait perdu notre trace, j’étais enchantéde m’être sauvé, sans avoir été obligé de me faire reconnaître.Lapierre ne l’était pas moins que moi, car n’ayant pas encore eu letemps de la réflexion, il était loin de me supposer unearrière-pensée ; cependant, si j’avais favorisé son évasion,c’était dans l’espoir de m’introduire sous ses auspices dansquelqu’autre association de voleurs. En fuyant avec lui,j’éloignais les soupçons que ses compagnons et lui-même auraient puconcevoir à mon sujet, et je les maintenais dans la bonne opinionqu’ils avaient de moi. De la sorte, j’espérais me ménager denouvelles découvertes : puisque j’étais agent secret, il étaitde mon devoir de me brûler le moins possible.

Lapierre était libre, mais je le gardais àvue, et j’étais prêt à le livrer du moment qu’il ne me serait plusutile.

Nous allâmes toujours courant jusque sur leport de l’hôpital, où nous étant enfin arrêtés, nous entrâmes dansun cabaret pour reprendre haleine et nous reposer. J’y fis venirune chopine afin de nous remettre les sens :« Hein ! dis-je, à Lapierre, en v’là une fière desuée.

– » Oh ! oui, elle est dure àavaler celle-là.

– » Et encore plus à digérer,n’est-ce pas ?

– » On ne m’ôtera pas de l’idée…

– » Quoi ?

– » Tiens, buvons. »

Il n’eut pas plutôt vidé son verre, qu’ildevint de plus en plus pensif, « non, non, reprit-il, on ne mel’ôtera pas de l’idée.

– » Ah çà, voyons, explique-toi.

– » Et quand je m’expliquerais.

– » Tu as raison ; vas, tuferais bien mieux de retirer les bas que tu as à tes pieds, et lacravate qui est à ton cou. »

Lapierre était à peu près dans la même tenueque le célèbre auteur du pied de mouton, lorsque, pourdescendre dans le jardin du Palais-Royal, il n’avait d’autrechaussure que les bas à jours et les souliers de satin blanc de samaîtresse. Comme il me semblait apercevoir dans les yeux de l’amice point noir de la méfiance, qui, si l’on n’y prend garde, granditavec tant de rapidité, j’étais bien aise de lui donner une de cesmarques d’intérêt, dont l’effet est de rassurer un espritombrageux : tel était mon but, en lui conseillant deretrancher de sa toilette, quelques objets de peu de valeur, que,pendant la revue du butin, ses associés et lui avaientimmédiatement appliqués à leur usage. « Que veux-tu que j’enfasse, me dit Lapierre ?

– » On les jette à l’eau.

– » Pas si bête ! des bas desoie tout neufs, et un madras qui n’est pas encore ourlé.

– » Belles foutaises !

– » Tu planches (tu veuxrire), mon homme, jette donc les tiens. »

Je lui fais observer que je n’avais rien surmoi qui pût me compromettre, « tu es comme les lièvres,ajoutai-je, tu perds la mémoire en courant, ne te souviens-tu pasqu’il n’y a pas eu de cravate pour moi, et avec des mollets decette taille (je relevais mon pantalon), ne veux-tu pas que j’aillemettre des bas de femme ? Bon pour vous autres qui irez auparadis en joie.

– » Nous sommes montés sur desflûtes, que tu veux dire ? (en même temps s’étant déchaussé,il tournait et retournait les bas qu’il enveloppa dans lemadras). »

Les voleurs sont tout à la fois avares etprodigues : il sentait la nécessité de faire disparaître cespièces de conviction, mais le cœur lui saignait de s’en défairesans aucun profit pour lui. Ce qui est le produit du vol estsouvent si chèrement payé, que le sacrifice en est toujourspénible.

Lapierre, voulut à toute force, vendre les baset le madras ; nous allâmes ensemble rue de laBûcherie, les offrir à un marchand qui nous en donnaquarante-cinq sous. Lapierre paraissait avoir pris son parti sur lacatastrophe du Grand-Casuel ; cependant il était contraintdans ses manières, et si je jugeais bien de ce qui se passait à sonintérieur, malgré mes efforts pour me réhabiliter dans son opinion,je lui étais terriblement suspect. De semblables dispositionsn’étaient guère favorables à mes projets ; persuadé dès lorsqu’il ne me restait qu’à en finir avec lui le plus promptementpossible, je dis à Lapierre : « Si tu veux, nous ironssouper à la place Maubert.

– » Je le veux bien, merépond-il. »

Je l’emmène aux Deux-Frères, où je demande duvin, des côtelettes de porc frais et du fromage. À onze heures,nous étions encore attablés ; tout le monde se retire, et l’onnous apporte notre compte, qui se monte à quatre francs cinquantecentimes. Aussitôt je me fouille, « Ma pièce de cinqfrancs ! ma pièce de cinq francs ! oùest-elle ? » Je m’en informe à toutes mes poches, je metâte de la tête aux pieds ; « Mon dieu ! je l’auraiperdue en courant ; cherche, Lapierre, ne l’aurais-tupas ?

– » Non, je n’ai que mesquarante-cinq sous et pas un f… avec.

– » Donne toujours, je vais tâcherd’arranger ça avec les parents de la fille. » J’offre aucabaretier deux francs cinquante centimes, en promettant de luiapporter le surplus le lendemain ; mais il n’entend pas decette oreille-là. « Ah ! vous croyez, dit-il, qu’il n’y aqu’à venir s’empiffrer ici et me payer ensuite en monnaie desinge.

– » Mais, lui fis-je observer, c’estun accident qui peut arriver au plus honnête homme.

– » Contes que tout cela !Quand on est désargenté on se le brosse, ou l’on prend un litre, etl’on ne va pas se taper un souper à l’œil (à crédit).

– » Ne vous fâchez pas, monbrave ; si cela accommodait les épinards, à la bonneheure.

– » Allons ! pas tant deraisons, payez-moi, ou je vais envoyer chercher la garde.

– » La garde ! tiens, voilàpour elle et pour toi, lui dis-je, en accompagnant ces paroles d’ungeste de mépris fort usité parmi les gens du peuple.

– » Ah, gredin ! ce n’est pasassez d’emporter ma marchandise, s’écrie-t-il en me mettant sonpoing sous le nez. – Ne frappe pas, répliquai-je à l’apostrophe, nefrappe pas, ou… » Il s’avance, et de main de maître, je luiapplique un soufflet.

Pour le coup, c’était une rixe ; Lapierreprévoit que cela va devenir du vilain, il juge qu’il est temps dejouer des fuseaux ; mais au moment où il se dispose àgagner plus au pied qu’à la toise, sauf à moi à me débarbouillercomme je pourrais, le garçon le saisit à la gorge en criant auvoleur !

Le poste était à deux pas, les soldatsaccourent, et, pour la seconde fois de la journée, nous voiciplacés entre deux rangées de ces chandelles de Maubeuge, dont lamèche sent la poudre à canon. Mon camarade essaya de démontrer aucaporal qu’il n’y avait pas de sa faute, mais l’ancien ne se laissapas fléchir, et l’on nous enferma au violon : dès lors,Lapierre devient taciturne et triste comme un père de LaTrappe ; il ne desserre plus les dents ; enfin, vers lesdeux heures du matin, le commissaire fait sa ronde, il demandequ’on lui présente les personnes arrêtées, Lapierre paraît lepremier, on lui dit qu’il sortira s’il consent à payer. Onm’appelle à mon tour ; j’entre dans le cabinet, je reconnaisM. Legoix, il me reconnaît également ; en deux mots jelui explique ce dont il s’agit, je lui indique l’endroit où ont étévendus les bas et la cravate, et tandis qu’il se hâte d’allersaisir ces objets indispensables pour faire condamner Lapierre, jeretourne auprès de ce dernier. Il n’était plus silencieux.« Le bandeau est tombé, me dit-il, je vois ce qu’il en est,c’est fait à la main.

– » C’est bien ! tu joues tonrôle, mais moi je te parlerai plus franchement. Oui, c’est fait àla main, et si tu veux que je te le dise, je crois que c’est toiqui nous a fait emballer.

– » Non, mon ami, ce n’est pasmoi ; j’ignore qui, mais je te soupçonne plus que qui que cesoit. » À ces mots, je me fâche, il s’emporte ; auxmenaces succèdent les voies de fait, nous nous battons et l’on noussépare. Dès que nous ne sommes plus ensemble, je retrouve ma piècede cent sous, et comme le cabaretier n’avait pas porté en compte lesoufflet qu’il avait reçu, elle me suffit non-seulement poursatisfaire à toutes ses réclamations, mais encore pour offrir àmessieurs du corps-de-garde, je ne dirai pas le coup de l’étrier,mais cette petite goutte de la délivrance que le péquinpaie volontiers. Ce tribut acquitté, il n’y avait plus de motif deme retenir : je filai sans faire mes adieux à Lapierre, quiétait bien recommandé, et le lendemain je sus que le succès le pluscomplet avait couronné mon œuvre : les deux époux Bras et laPomme-Rouge avaient été surpris au milieu des preuvesmatérielles de l’infâme trafic auquel ils se livraient ; onavait saisi sur les voleurs les effets qu’ils avaient immédiatementappliqués à leur usage, et ils avaient été contraints d’avouer…Lapierre seul avait tenté la voie de la dénégation ; maisconfronté au marchand de la rue de la Bûcherie, il finit parreconnaître l’homme, les bas et le madras accusateurs. Toute labande, voleurs et recéleurs, fut écrouée à la Force, dansl’expectative du jugement : là ils ne tardèrent pas àapprendre que le camarade qui avait joué le personnage deVidocq enfoncé, était Vidocq l’enfonceur. Grandefut la surprise ; comme ils durent s’en vouloir de s’êtreenferrés d’eux-mêmes avec un comédien de espèce ! L’arrêtconfirmé, tous furent dirigés sur le bagne. La veille de leurdépart, j’étais présent lorsqu’on leur passa le fatal collier. Enme voyant, ils ne purent s’empêcher de sourire.

« Contemple ton ouvrage, me ditLapierre ; te voilà content, gredin !

– » Je n’ai du moins aucun reprocheà me faire, ce n’est pas moi qui vous ai recommandé de voler. Nem’avez-vous pas appelé ? Pourquoi être si confiants ?Quand on fait un métier comme le vôtre, il faut un peu mieux setenir sur ses gardes.

– » C’est égal, dit Commery, t’asbeau en coquer (dénoncer) tu rabattras au pré (turetourneras aux galères).

– » En attendant, bon voyage !Retenez ma place, et si jamais vous revenez à Pantin(Paris), ne vous laissez plus prendre au traquenard. »

Après cette riposte, ils se mirent à converserentre eux :

« Il se f… encore de nous, disaitRousselot ; c’est bon, je lui garde un chien de machienne.

– » Pour ton honneur, ne parle pas,lui répliqua le garçon de chantier, c’est toi qui l’as amené.Puisque tu le connaissais, tu devais savoir qu’il était à lamanque (capable de trahir).

– » Eh oui ! c’est Rousselotqui nous vaut ça, soupira la Pomme-Rouge, sous le marteau, dont lecoup déjà lancé faillit lui rompre la tête.

– Ne bouge donc pas, recommanda avecbrutalité le serrurier de l’établissement. Toujours est-il, repritle recéleur, que c’est lui qui a vendu la calebasse, etque sans lui…

– » Te tiendras-tu, mâtin ?gare à la caboche ! »

Ces mots furent les derniers quej’entendis ; mais en m’éloignant, je vis à certains gestes,que le colloque s’animait de plus en plus. Que sedisaient-ils ? je n’en sais rien.

CHAPITRE XXXVIII

 

Allons à Saint-Cloud. – L’aspirant mouchard. – Le système desdiversions ou les trompeuses amorces. – Une visite matinale. – Ledésordre d’une chambre à coucher. – Singulières remarques. – Néantau rapport. – Ce sont d’honnêtes gens dans le faubourgSaint-Marceau. – Les pattes du dindon. – Prenez garde à vossouliers. – Sacrifice au dieu des ventrus, Deus est in nobis. – Lalangue de monsieur Judas. – Le nectar du policien. – Explication dumot Traiffe. – Les deux maîtresses. – L’homme qui s’arrêtelui-même. – Le contentement donne des ailes. – Le nouvel Épictète.– Un monologue. – L’incrédulité désespérante. – Métamorphose d’unTilbury en philosophes. – La tradition. – La maîtresse d’un princerusse. – Le pain de munition et les sorbets de Tortoni. – La mèreBariole. – Le vieux sérail ou l’enfer d’une femme entretenue. – Lescourtisanes et les chevaux de fiacre. – L’amie de tout le monde. –L’invulnérable. – Le tableau des Sabines. – L’Arche sainte. – Latire-lire. – Infandum regina jubes… Haine aux épaulettes. –Ah ! petit-fourrier ! – Les bons sentiments. – L’étrangereligion. – Le billet de loterie et la châsse de Sainte-Geneviève.– Il n’est pas de petite économie. – Exemple de fidélitéremarquable. – Pénélope. – Le serment des filles. – Je te connais,beau masque. – Voyage dans Paris. – Louison la blagueuse. –Nécessité n’a pas de loi. – Le monstre. – Une furie. – Devoircruel. – Émilie au violon. – Retour chez la Bariole. – La petitebouteille des amis. – Le trépied de la Sybille. – Philémon etBaucis. – Joséphine Real, ou les fruits d’une bonne éducation. –Réflexions philosophiques sur la concorde et sur la mort. – Troisarrestations. – Un traître puni. – Un trait pour la nouvelle Moraleen action. – Une mise en liberté. – Réponse aux critiques.

 

Dans l’été de 1812, un voleur de profession,nommé Hotot, qui aspirait depuis long-temps à se faireréintégrer dans l’emploi d’agent secret, qu’il avait exercé avantmon admission dans la police, vint m’offrir ses services pour lafête de Saint-Cloud. On sait que c’est l’une des plus brillantesdes environs de Paris, et que, vu l’affluence, les filous nemanquent jamais de s’y rendre en grand nombre. Nous étions auvendredi, lorsque Hotot fut amené chez moi par un camarade. Sadémarche me parut d’autant plus extraordinaire, que précédemmentj’avais donné sur son compte des renseignements par suite desquelsil avait été traduit devant la cour d’assises. Peut-être necherchait-il à se rapprocher de moi que pour être plus à portée deme jouer quelque mauvais tour : telle fut ma premièrepensée ; toutefois je lui fis bon accueil, et lui témoignaimême ma satisfaction de ce qu’il n’avait pas douté de ma volonté delui être utile. Je mis tant de sincérité apparente dans mesprotestations de bienveillance à son égard, qu’il lui futimpossible de ne pas laisser pénétrer ses intentions ; unchangement subit qui s’opéra dans sa physionomie me convainquittout d’un coup qu’en acceptant sa proposition, je favorisais desprojets dont il n’avait pas l’envie de me faire confidence. Je visqu’il s’applaudissait intérieurement de m’avoir pris pour dupe.Quoi qu’il en soit, je feignis d’avoir en lui la plus grandeconfiance, et il fut convenu entre nous que le surlendemaindimanche, il irait à deux heures se poster aux environs du bassinprincipal, afin de nous signaler des voleurs de sa connaissancequi, m’avait-il dit, viendraient travailler dans cet endroit.

Le jour fixé, je me rendis à Saint-Cloud avecles deux seuls agents qui fussent alors sous mes ordres. Enarrivant au lieu désigné, je cherche Hotot, je me promène en long,en large ; j’examine de tous les côtés, point d’Hotot ;enfin, après une heure et demie d’attente, perdant patience, jedétache un de mes estafiers dans la grande allée, en luirecommandant d’explorer la foule, afin de tâcher d’y découvrirnotre auxiliaire, dont l’inexactitude m’était tout aussi suspecteque le zèle.

L’estafier cherche une heure entière ;las de parcourir dans tous les sens le jardin et le parc, ilrevient, et m’annonce qu’il n’a pu rencontrer Hotot. Un instantaprès, je vois accourir ce dernier, il est tout en nage :« Vous ne savez pas, nous dit-il, je viens d’amorcer sixgrinches, mais ils vous ont aperçus, et ils ont décampé ;c’est fâcheux, car ils mordaient, mais ce qui est différén’est pas perdu, je les rejoindrai une autre fois. »

J’eus l’air de prendre ce conte pour argentcomptant, et Hotot fut bien persuadé que je ne révoquais pas endoute sa véracité. Nous passâmes ensemble la plus grande partie dela journée, et ne nous quittâmes que vers le soir. Alors j’entraiau poste de la gendarmerie, où les officiers de paix m’apprirentque plusieurs montres avaient été volées, dans une direction touteopposée à celle dans laquelle, d’après les indications d’Hotot,s’était exercée notre surveillance. Il me fut démontré, dès lors,qu’il nous avait attirés sur un point, afin de pouvoir manœuvrerplus à son aise sur un autre. C’est une vieille ruse qui rentredans la tactique des diversions et des faux avis donnés par desvoleurs pour n’avoir pas à craindre la police.

Hotot, à qui je me gardai bien de faire lemoindre reproche, imagina que j’étais complètement sa dupe ;mais si je ne disais rien, je n’en pensais pas moins, et tout enlui faisant amitié de plus en plus, tandis qu’il méditait deréitérer l’espièglerie de Saint-Cloud, je me réservais del’enfoncer à la première occasion. Notre liaison étant en bontrain, elle se présenta plutôt que je n’aurais osé l’espérer.

Un matin, en revenant avec Gaffré du faubourgSaint-Marceau, où nous avions passé la nuit, il me prit lafantaisie de faire, à l’improviste, une visite à l’ami Hotot. Nousn’étions pas loin de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, où ildemeurait. Je propose à mon camarade de veille d’y venir avec moi,il consent à m’accompagner ; nous montons chez Hotot, jefrappe, il ouvre, et paraît surpris de nous voir. « Quelmiracle ! à cette heure.

– » Cela t’étonne, lui dis-je, nousvenons te payer la goutte.

– » Si c’est ça, soyez lesbien-venus. » En même temps, il se renfonce dans son lit.« Où est-elle cette goutte ?

– Gaffré va nous faire le plaisir d’allerla chercher. » Je fouille dans ma poche, et comme Gaffré, ensa qualité de Juif, était moins avare de ses pas que de son argent,il se charge volontiers de la commission, et descend. Pendant sonabsence, je remarquai que Hotot avait l’air fatigué d’un homme quis’est couché plus tard ou plus matin que de coutume, la chambreétait en outre dans cet état de désordre qui tient à unecirconstance extraordinaire ; ses vêtements, plutôt jetésqu’ils n’avaient été posés, semblaient avoir reçu une averse ;ses souliers étaient couverts d’une boue blanchâtre et encorehumide. Pour ne pas conclure de tous ces indices que Hotot venaitde rentrer, il eût fallu ne pas être Vidocq. Pour le moment, je netirai pas d’autre conséquence ; mais bientôt mon esprit sepromène de conjectures en conjectures, et je conçois des soupçonsque je me garde bien d’exprimer ; je ne veux pas même êtrecurieux, c’est-à-dire, indiscret, et, de crainte d’inquiéter notreami, je ne lui adresse pas la moindre question. Nous parlons de lapluie et du beau temps, mais plus du beau temps que de la pluie, etquand il ne nous reste plus rien à boire, nous nous retirons.

Une fois dehors, je ne pus m’empêcher decommuniquer à Gaffré les remarques que j’avais faites ;« Ou je me trompe fort, lui dis-je, ou il a découché ; ily avait quelqu’expédition en l’air. »

– » Je le crois ; car seshabits sont encore mouillés, et puis ses escarpins sont-ilscrottés ! Oh ! il n’a pas marché dans lapoussière. »

Hotot ne songeait guères que nous nousentretenions de lui, cependant les oreilles durent lui corner.Où est-il allé ? qu’a-t-il fait ? nousdemandions-nous l’un à l’autre ; peut-être est-il affilié àquelque bande. Gaffré n’était pas moins intrigué que moi, etil s’en fallait que les suppositions qui lui venaient à l’idéefussent favorables à la probité d’Hotot.

À midi, selon l’usage, nous allâmes rendrecompte de nos observations de la nuit ; notre rapport étaitfort peu intéressant ; le mot néant y était écrittout du long. « Ah ! nous dit M. Henry, ce sontd’honnêtes gens dans le faubourg Saint-Marceau ! j’aurais étébien mieux avisé de vous envoyer sur le boulevardSaint-Martin ; il paraît que messieurs les voleurs de plombrecommencent leur jeu ; ils en ont enlevé plus de quatre centcinquante livres dans un bâtiment en construction. Le gardien, quiles a poursuivis sans pouvoir les atteindre, assure qu’ils étaientau nombre de quatre ; c’est pendant la grande pluie qu’ils ontfait le coup.

– » Pendant la grande pluie !parbleu ! m’écriai-je, vous connaissez un des voleurs.

– » Et qui donc ?

– » Hotot.

– » Celui qui a servi la police, etqui demande à y rentrer ?

– » Celui-là même. »

Je racontai à M. Henri mes remarques dumatin, et comme il resta convaincu que j’avais raison, je me misaussitôt en campagne, afin de changer promptement en évidence cequi n’était encore que présomptions. Le commissaire du quartier oùavait été commis le vol, se transporta avec moi sur les lieux, etnous trouvâmes dans un endroit du sol l’empreinte très profonde dedeux souliers ferrés : la terre s’était affaissée sous lepoids d’un homme. Ces vestiges pouvaient fournir de précieusesindications, on prit des précautions pour qu’ils ne fussent paseffacés ; j’étais presque certain qu’ils s’adapteraientparfaitement à la chaussure de Hotot, j’engageai en conséquenceGaffré à venir avec moi chez lui, et afin de pouvoir procéder à lavérification, à l’insu du coupable, j’imagine un moyen quevoici : arrivés au domicile de Hotot, nous faisons un traind’enfer à sa porte. « Lève-toi donc, lève-toi donc, nousapportons la pâtée. » Il s’éveille, donne un tour de clef etnous entrons en chancellant, comme des individus qui ont un peuplus qu’un commencement d’ivresse. « Eh bien ! dit Hotot,je vous en fais mon compliment, vous avez chauffé le four de bonneheure.

– » C’est pour ça, mon ami, luirépliquai-je, que nous venons pour enfourner. Toi qui es si malin,ajoutai-je, en lui montrant sous son enveloppe une emplète que nousavions faite en route, devine ce qu’il y a là dedans.

– » Comment veux-tu que jedevine ? » Alors déchirant un des coins du papier, jemets à découvert les pattes d’une volaille.

– » Ah, sacredieu !s’écrie-t-il, c’est un dindon.

– » Eh oui, c’est ton frère…, etcomme tu le vois, c’est aux pieds qu’on connaît cesanimaux-là ; comprends-tu l’apologe àprésent ?

– » Qu’est-ce qu’il dit ?

– » Je dis qu’il est rôti.

– » Oh bah ! vous vous serezfait gourer, de la venaison !

– » De la venaison ! tiens,sens-moi ça plutôt. » Je lui passe la volaille, et tandisqu’il la flaire et la retourne dans tous les sens, Gaffré sebaisse, ramasse les souliers et les fourre dans son chapeau.

– » Et combien que ça coûte, stebête ?

– » Un rondin, deux balles etdix Jacques.

– » N… de D… ! sept livres dixsous ! c’est le prix d’une paire de souliers.

– » Comme tu dis, mon homme,repartit l’escamoteur en se frottant les mains.

– » Ce n’est pas l’embarras, il y ade quoi mordre ; et puis l’odeur, elle est fameuse, c’est-t’ialléchant ! Ce sacré Jules ! c’est à faire à lui.

– » N’est-ce pas que je m’yconnais ?

– » C’est vrai ; qu’est-ce quidécoupe ? d’abord je ne fais rien, moi.

– » Bien entendu, nous teservirons ; il y a-t-il un couteau dans la cassine ?

– » Oui, cherche dans le tiroir dela commode. »

Je trouve en effet un couteau ;maintenant, il s’agit de trouver un prétexte de sortie pour Gaffré.« Ah, ça, lui dis-je, pendant que je mettrai le couvert, tuvas me faire un plaisir, c’est d’aller dire chez moi qu’on nem’attende pas pour dîner.

– » C’est ça, et puis vous mecasserez le ventre. Oh ! non, pas de ça, je ne quitte pas laplace avant d’avoir gobé les vivres.

– » Nous ne les goberons pas sansboire.

– » Aussi vais-je faire monter duliquide.

– Il ouvre la croisée et appelle lemarchand de vin. De cette façon, il n’y a pas mèche à me faire laqueue. »

Gaffré était comme la plupart des agents depolice, sauf la manque (la perfidie), bon enfant, mais unpeu licheur, c’est-à-dire gourmand comme une chouette.Chez lui, la gueule passait toujours avant le métier, aussi, bienqu’il eut pincé les souliers, ce qui était l’important del’affaire, je vis qu’il serait impossible de le décider àabandonner le terrain, tant qu’il n’aurait pas pris sa part dudéjeûner. Je me hâtai donc de dépecer l’oiseau, et quand le vin futarrivé : « Allons, à table, dis-je à mon gastronome,chique et vas-t’en. »

La table était le lit de Hotot, sur lequel,sans autre fourchette que celle du père Adam, nous fîmes à ce dieuqui est en nous, c’est-à-dire au dieu des Ventrus, députésou non, un sacrifice à la manière des anciens. Nous mangions commedes Ogres, et le repas fut promptement terminé.« Actuellement, me dit Gaffré, je puis marcher ; je nesais pas si tu es comme moi, mais quand le soleil me luit dansl’estomac, je ne suis bon à rien : quand le coffre est plein,c’est différent.

– » En-ce cas, file.

– » C’est ce que je fais. »

Aussitôt il prend son chapeau, et s’en va.

« Ah ! le voilà parti, dit Hotot, duton d’un homme qui n’était pas fâché d’être seul un instant avecmoi. Eh bien ! mon ami Jules, reprit-il, il n’y aura doncjamais de place pour Hotot.

– » Que veux-tu ? il fautprendre patience, ça viendra.

– » Il ne tiendrait pourtant qu’àtoi de me donner un bon coup d’épaule ; M. Henryt’écoute, et si tu lui disais deux mots…

– » Ce ne sera pas pour aujourd’hui,car je m’attends à un galop soigné ; Gaffré ne l’échappera pasnon plus, car voici deux jours que nous ne sommes pas allés aurapport. »

Ce mensonge n’était pas fait sansintention : il ne fallait pas que Hotot put me croire informédu vol auquel je présumais qu’il avait participé : il étaitsans défiance, je l’entretenais dans cette sécurité, et, dans lacrainte qu’il ne songeât à se lever, je ramenai la conversation surles points qui l’intéressaient le plus. Il me parla successivementde plusieurs affaires. « Ah ! me dit-il en soupirant, sij’étais assuré de rentrer à la police avec un traitement de douze àquinze cents balles, j’en pourrais fournir de cesrenseignements ! avec cela que je tiens en ce moment un petitvol avec effraction, ce serait un vrai cadeau à faire àM. Henry.

– » Ah oui !

– » Eh oui, dis donc ! troisvoleurs, Berchier dit Bicêtre, Caffin etLinois, que je réponds de lui donnermarons ; aussi sûr comme toi et moi ça fait deux.

– » Si tu le peux, que neparles-tu ? ça te ferait une belle entrée de jeu ?

– » Je sais bien, mais…

– » N’as-tu pas peur de te mettre enavant ? Si tu rends des services, sois tranquille, je me faisfort de te faire admettre.

– » Ah ! mon ami, tu me mets dubaume dans le sang ; tu me ferais admettre ?

– » Vas, ce n’est pas difficile.

– » Là-dessus, buvons un coup,s’écria Hotot, comme transporté de joie.

– » Oui, buvons, à ta réceptionprochaine !

– » Plutôt aujourd’hui quedemain. »

Hotot était enchanté, il se faisait déjà unplan de conduite ; il formait des rêves de bonheur ; ilavait dans les jambes ces inquiétudes de l’espoir, qui s’agite à laperspective d’une jouissance prochaine : je tremblais qu’il nevoulût descendre de son lit ; enfin on frappe : c’estGaffré, tenant à la main une demi-bouteille, d’eau-de-vie,qu’Annette lui a remise. Traiffe, me dit, en entrant moncollègue l’israélite, dans cet argot hébreux, qui était sans doutela langue favorite de notre patron, monsieur Judas.Traiffe ou maron sont une seule et même chose.Comme je me pique d’être un hébraïsant de bonne force, je comprisde suite et vis à qui j’avais à faire. Tandis que je versais aunéophyte le nectar du policien, Gaffré remit en place lessouliers. Nous continuâmes de causer et de boire, et avant de nousretirer, je sus que le vol du plomb était celui dont Hotot seproposait de signaler les auteurs. Le père Bellemont, férailleur,rue de la Tannerie, fut le réceleur qu’il me désigna.

Ces détails étaient intéressants, je dis àHotot que j’allais sur-le-champ en donner connaissance àM. Henry, et lui recommandais de s’informer de l’endroit oùles trois voleurs avaient couché. Il me promit de m’indiquer leurgîte, et quand nous fûmes convenus de nos faits, nous nousséparâmes. Gaffré ne m’avait pas quitté. « Eh ! bien medit-il, c’est lui, les souliers s’adaptent parfaitement ;c’est que l’empreinte est si profonde ! En sautant par lacroisée, il aura pesé de tout son corps. » Ceci étaitl’explication du mot traiffe, je n’en avais que faire.Déjà je m’étais rendu compte de la conduite de Hotot, et jeconcevais très bien le rôle qu’il voulait jouer. D’abord, il étaitclair qu’il avait commis le vol dans l’intention d’en tirer unproduit, mais il chassait deux lièvres à la fois ; et endénonçant ses complices, il atteignait un second but, celui de serendre intéressant aux yeux de la police, afin d’obtenir d’êtreréemployé. Je frémis en pensant aux conséquences d’une combinaisonpareille. Le scélérat ! me dis-je en moi-même, je ferai ensorte qu’il reçoive la récompense de son crime ; et si lesmalheureux qui l’ont secondé dans son expédition sont condamnés, ilest trop juste qu’il partage leur sort. Je n’hésitai pas à lecroire le plus coupable de tous : d’après ce que je savais deson caractère, il me semblait fort probable qu’il les eût entraînésuniquement pour se ménager l’occasion de manigancer ce qu’onappelle une affaire, j’allais même jusqu’à penser qu’il sepourrait bien qu’ayant volé seul, il eût trouvé convenabled’accuser de son méfait des individus que leur immoralité rendaitsuspects. Dans chacune de ces hypothèses, Hotot était toujours ungrand coquin ; je résolus d’en délivrer la société.

Je savais qu’il avait deux maîtresses, l’uneÉmilie Simonet, qui avait eu plusieurs enfants de lui, et aveclaquelle il vivait maritalement ; l’autre Félicité Renaud,fille publique, qui l’aimait à l’adoration. Je songeai à tirerparti de la rivalité de ces deux femmes, et cette fois ce fut parla jalousie que je me proposais de faire tenir le flambeau quidevait éclairer la justice. Hotot était déjà gardé à vue. Dansl’après-midi, je suis averti qu’il est aux Champs-Élysées avecFélicité, je vais l’y rejoindre, et le prenant à part, jelui confie que j’ai besoin de lui pour une affaire de la plus hauteimportance.

« Vois-tu, lui dis-je, il s’agit de tefaire arrêter pour être conduit au dépôt, où tu tireras lacarotte à un grinche que nous allons emballer cesoir. Comme tu seras au violon avant lui, il ne se doutera pas quetu es un mouton, et quand on l’amènera, il te sera plusfacile de te lier avec lui. »

Hotot accepta la proposition avecenthousiasme. « Ah ! soupira-t-il, me voilà doncmouchard ! Vas, tu peux compter sur moi ; mais il fautauparavant que je dise adieu à Félicité. » Il retourna verselle, et comme l’heure des séductions nocturnes ou de la croisièreen plein-vent approchait, elle ne le gourmanda pas de ce qu’il laquittait trop tôt.

« À présent que tu es débarrassé de taparticulière, je vais te donner tes instructions : Tu saisbien la petite tabagie qui est sur le boulevard Montmartre, en facele théâtre des Variétés ?

– » Oui ; Brunet ?

– » Justement : tu vas allerlà ; tu te placeras dans le fonds de la boutique avec unebouteille de bière, et quand tu verras entrer deux des inspecteursde l’officier de paix Mercier… Tu les connaîtras bien ?

– » Si je les reconnaîtrais !c’est à moi que tu demandes ça, un ancien troupier ?

– » Puisque tu les reconnaîtras,c’est bon ; quand ils entreront, tu leur feras signe que c’esttoi : vois-tu, c’est pour qu’ils ne te confondent pas avec unautre.

– » Sois tranquille, ils ne meconfondront pas.

– » Sais-tu que ce seraitdésagréable, s’ils allaient empoigner un bourgeois ?

– » Il n’y aura pas deméprise : est-ce que je ne serai pas là ? et puis lesigne. Ce signe, c’est tout.

– » Tu as bien compris ?

– » Ah ! mais, dis donc, meprends-tu pour un cornichon ? Je ne leur laisserai passeulement le temps de chercher des yeux.

– » C’est ça. D’abord, ils ont laconsigne : sitôt qu’ils t’apercevront, ils savent ce qu’ilsdoivent faire ; ils t’arrêteront et te conduiront au poste duLycée, où tu resteras deux ou trois heures ; c’est afin quecelui que tu dois confesser t’ait déjà vu au violon, et qu’en terevoyant ensuite au dépôt, il n’en soit pas étonné.

– » Ne t’inquiète pas, jebattrai si bien, que je défie le plus malin de ne pas mecroire emballé pour tout de bon. Au surplus, tu verras si je suis àmon article. » Il topait de si bonne foi, que véritablement jeregrettais d’être obligé de le tromper de la sorte ; mais enme retraçant sa conduite à l’égard de ses camarades, cette velléitéde pitié que j’avais ressentie un instant se dissipa sans retour.Il me donne la main, et le voilà parti : il marche avec lavélocité de la satisfaction, la terre ne le porte plus. De moncôté, non moins rapide que lui, je vole à la préfecture, où jetrouve les inspecteurs que j’avais annoncés ; l’un d’eux étaitle nommé Cochois, aujourd’hui gardien àBicêtre : je leur dis de quelle manière ils doiventagir, et je les suis. Ils entrent dans la tabagie.

À peine en ont-ils franchi le seuil, Hotot,fidèle à la recommandation que je lui ai faite, s’indique du doigt,en montrant sa poitrine, comme un homme qui dit c’est moi ; àce signe, les inspecteurs vont droit à lui et l’invitent à leurexhiber ses papiers de sûreté ; Hotot, fier comme Artaban,leur répond qu’il n’en a pas. « En ce cas, lui disent-ils,vous allez venir avec nous. » Et pour l’empêcher de fuir, sipar hasard il lui en prenait la fantaisie, on l’attache avec descordes. Pendant cette opération, une sorte de contentementintérieur se peignait dans les regards de Hotot : il étaitheureux de se sentir garotté ; il bénissait ses liens, il lescontemplait presque avec amour ; car, suivant lui tout cetappareil de précaution n’existait que pour la forme ; et aufond, comme je ne sais plus trop quel philosophe de l’antiquité, ilpouvait se vanter d’être libre dans ses chaînes ;aussi disait-il tout bas aux inspecteurs : « Le diablem’enlève si je me sauve ! Les palettes et les paturonsligotés (les mains et les pieds attachés) ! on ne s’yprendrait pas autrement pour ficeler un enfant de chœur(pain de sucre) : c’est fort bien, c’est ce qui s’appellegoupiner (travailler). »

Il était environ huit heures du soir lorsqueHotot fut mis au violon ; à onze heures, on n’avait pas encoreamené l’individu qu’il devait confesser ; ce retard lui parutextraordinaire. Peut-être cet individu s’était-il dérobé à lapoursuite, peut-être avait-il avoué. Dès-lors le secours dumouton devenait inutile ; j’ignore quellesconjectures formait le prisonnier ; tout ce que je sais, c’estqu’à la fin, ennuyé de ce qu’on ne venait pas, et imaginant qu’onl’avait oublié, il pria le chef du poste de faire prévenir lecommissaire de police qu’il était encore là. « S’il est là,qu’il y reste, dit le commissaire, cela ne me regarde pas. »Et cette réponse, transmise à Hotot, ne réveilla en lui d’autreidée que celle de la négligence des inspecteurs. « Si encorej’avais soupé, répétait-il, avec l’accent comico-piteux de cettelarmoyante gaîté qui est moins touchante que risible : ilss’en moquent ; peut-être qu’ils sont dans un coin à s’empâter,et moi je suis ici à siffler la linotte. « Deux ou trois foisil appela, tantôt le caporal, tantôt le sergent, pour leur conterses doléances ; il n’y eut pas jusqu’à l’officier de gardequ’il ne suppliât de le laisser sortir. « Je reviendrai, s’ille faut, lui protestait-il ; que risquez-vous, puisque je nesuis emballé que pour la frime ? »

Malheureusement l’officier, qui nous rapportale lendemain ces détails, était un de ces incrédules dontl’obstination est désespérante. Hotot n’était tourmenté que par sonappétit ; pour les gens qui croient aux remords, c’était bienuns présomption d’innocence, mais pour les gens qui ne croientqu’aux ficelles… La fatalité voulut que monsieurl’officier fût de ce nombre ; et puis, comme il lui étaitinterdit de rien prendre sur lui, quelque envie qu’il en auraiteue ; il tira une bonne fois le verrou sur Hotot, qui, nepouvant revenir de l’étourderie des inspecteurs, faisait entendre àtravers la porte ce monologue entrecoupé, où se peignaient desalternatives tout à fait grotesques de résignation etd’impatience.

« Oh ! mais, c’est un peu fort decafé, sans compter le marc ; ils m’y laisseront passer lanuit !… ; impossible, ils vont venir… Pas plusd’inspecteurs que de beurre sur la main… P’têtre qui se seronttrouvés aretardés… Que je voudrais être derrière eux, comme je teles remuerais !… s’il n’y a pas de leur faute, il n’y a rien àdire…, Décidément, ils m’ont planté là pour raverdir… Cependant,tant qu’on n’aura pas amené ma nouvelle connaissance… Oh !pour le coup c’est se f… du pauvre monde… Dans le fait, s’il n’estpas empoigné, ils ne peuvent pas non plus… Il n’y a pas de bonsens, moi qui n’ai rien pris depuis que je suis levé… Allons !messieurs, quand il vous plaira, à votre aise, je suis là… Sont-ilschiens ! sont-ils chiens !… On ne fait pas toujours cequ’on veut… Coquin de sort ! C’en est-il là d’unesévère ?… ; sévère ou non, je suis bloqué ; quand jem’en mangerais… Ne parlons pas de manger… Comme mes boyauxcrient… ; parbleu ! ils crieraient à moins : à lafin, c’est que ça crie vengeance !… Au fait, c’est l’état dumétier ; j’en ai l’étrenne… ; oui, je suis jolimentétrenné, il faut en convenir… Est-ce qu’ils se seraient fait casserla gueule ?… Le tour est fameux, par exemple… Jeûne, moncadet, jeûne ; comme c’est régalant !… Bah !bah ! on ne meurt pas pour malavoir, je déjeûnerai mieuxdemain… Je gagerais qu’ils s’en tapent une culotte, lesgredins !… Si je les tenais… ; ce n’est pas l’embarras,la farce, elle est bonne… Nom d’un D… ! triple nom d’un D… Ehbien ! qu’est-ce qu’y a, garçon, tu te fâches… À la forceaussi, la faim fait sortir le loup du bois… sors donc, sors donc…,comme c’est facile… ; si encore j’avais mon dindon d’à cematin… ; si mon ami Jules était ici… il ne sait pas, car s’ilsavait… »

Hotot disait comme le peuple, si le roisavait ; mais tandis qu’il déplorait mon ignorance, etqu’il était si loin de prévoir les suites d’une arrestation qu’ilsupposait simulée, explorant les petites rues aux alentours de laplace du Châtelet, j’avais rejoint Émilie Simonet, dansl’un de ces misérables taudis, où, pour l’agrément des petitesbourses, une dame de maison tient des liqueurs et des filles, quis’amènent mutuellement la pratique et se servent d’enseigne sansêtre de meilleur aloi les unes que les autres. Ici les liqueurssont comme l’entrée secrète du bureau de loterie, un moyen detromper l’espion ; l’amateur honteux s’introduit sous leprétexte de prendre un petit verre, et il s’empoisonne deux fois.C’est dans ces espèces de cafés-borgnes que les rebuts de laprostitution s’amoncèlent, et s’écoulent à la faveur del’ivrognerie ou de la pauvreté du chaland ; plus d’uneci-devant beauté, aujourd’hui réduite à l’humble caraco de drap, àla jupe de moleton et aux sabots, si elle ne préfère lesphilosophes (souliers à quinze, vingt et vingt-cinq sols),y exploite la tradition bien obscure, quoique récente, de cescharmes, qui lui valurent l’amazone et le voile vert qu’ellepromenait naguères dans les cavalcades de Montmorency, ou bienl’élégant tilbury qui la portait à Bagatelle. J’ai vu de cesdéchéances, et pour n’en citer qu’un exemple entre mille :l’une des camarades d’Émilie (elle se nommait Caroline),avait été la maîtresse d’un prince russe ; aux jours de sasplendeur, cent mille écus par an ne suffisaient pas au train de samaison ; elle avait eu des équipages, des chevaux, deslaquais, des courtisans ; elle avait été belle ; trèsbelle, et tout cela s’était évaporé : elle était camaraded’Émilie, et peut-être plus dégradée qu’elle. Constamment absorbéepar des spiritueux, elle n’avait plus un instant lucide. La dame demaison, qui pourvoyait à sa toilette, car Caroline ne possédaitplus une loque, était obligée de la veiller comme le lait sur lefeu, pour qu’elle ne vendît pas ses effets ; cent fois elleavait été ramenée au gîte, nue comme un ver ; elle avait toutbu, jusqu’à sa chemise. Telle est la triste condition de cescréatures, qui, presque toutes, ont eu dans leur vie une veined’opulence ; après avoir jeté l’or à pleines mains, sans êtremoins prodigues, elles en viennent à convoiter le pain de lacaserne ; et le palais que délectèrent les sorbets de Tortoni,trouve de la saveur aux patates de la Grève. C’est à cettecatégorie des courtisanes qu’appartiennent ces demoiselles, quifont les délices des maçons, des commissionnaires et des porteursd’eau ; entretenues par les libertins de cette classelaborieuse dont les libéralités forment leur casuel, à leur tour,quand elles ne sont pas grugées par un maître d’armes, unbanquiste, ou un chanteur des rues, elles entretiennent desvoleurs, ou tout au moins, si elles sont de la haute (enbonne position), à charge de revanche, elles les soulagent durantles détresses du cachot et de la morte-saison.

La camarade de la princesse Caroline,Émilie Simonet, ou madame Hotot, était précisément de cecalibre ; c’était un bon cœur fini : ce fut chez lamère Bariole que je la rencontrai. La mère Bariole, bonnefemme s’il en fut jamais, et honnête autant qu’il soit possible del’être dans sa profession, jouit d’une espèce de considérationparmi les débauchés qui hantent, ces boutiques en parties doubles,révoltants portiques d’un sanctuaire, où bravant tous les dégoûts,la volupté et la misère se caressent tour à tour. Depuis près d’undemi-siècle, son établissement est la Providence et le dernierrefuge de ces Laïs, que les conséquences de leurdéshonneur et le temps rapide dans ses outrages ont précipitéessous la même juridiction que le ruisseau et la borne ; c’estle vieux sérail où ne doit pas pénétrer celui qui ne cherche qu’àréjouir son esprit par des images gracieuses : là, pointd’enchanteresse ! l’Armide de la Chaussée d’Antinn’est plus qu’une hideuse gourgandine, qui, entre l’hôpital et laprison, alternant de l’un à l’autre, épuise, à son corps défendant,les vicissitudes d’une carrière dont les dernières espérances sontsur le pavé. Dans cet asile, le luxe de la rue Vivienne a faitplace à la friperie du Temple ; et telle qui, durantl’éphémère triomphe de ses attraits, dédaignait, à peine effleurés,les prémices de la mode, trouve encore de quoi se parer dans cesatours flétris, tombés de chute en chute au vestiaire de la mèreBariole. Ainsi voit-on l’aridelle du fiacre reprendre avec fiertéle harnais qui l’humiliait au temps où sa croupe arrondie faisaitla gloire d’un brillant attelage. Si la comparaison manque denoblesse, du moins est-elle juste.

Ce serait une histoire bien curieuse, etsurtout bien profitable à la morale, que celle de quelques-unes despensionnaires de madame Bariole : peut-être serait-il à proposd’y joindre la biographie de cette vénérable matrone, qui, placéependant cinquante ans à la source des coups de poings, des coups depieds, des coups de sabres, a traversé cette longue période sansattraper seulement une égratignure ; amie de la police, amiedes voleurs, amie des soldats, enfin amie de tout le monde, elles’est conservée invulnérable au milieu des échauffourées sansnombre, et des mille et une batailles dont elle a été témoin.Sabin ou Romain, lorsque le combat s’engageait àpropos de ces dames, malheur à qui aurait touché un cheveu de lamère !… Son comptoir était comme l’arche sainte, il était leterritoire neutre que respectaient même les bouteilles lancées.Voilà ce qui s’appelle être chérie ! pas une des Sabines quin’eût versé son sang pour elle ; il fallait voir le matincomme elles s’empressaient de lui donner leurs rêves pour lesmettre à la loterie… ; et à l’approche du terme, quandl’épargne destinée à acquitter le loyer était insuffisante, parceque la tire-lire de prévoyance avait été écornée, les pauvresfilles se donnaient-elles du mal pour combler ledéficit ! Quelle désolation, si madame, poursatisfaire son propriétaire, était réduite à engager ses timbalesd’argent ? Dans quoi ferait-elle chauffer la petite chopine devin sucré qu’elle avale souvent avec son suisse, ou dansla compagnie de sa commère, lorsque geignant ensemble, et déplorantla dureté des temps, nez à nez, coudes sur table, elles se contentleurs peines à petites gorgées ? Cette chère mère Bariole, quede fois elle mit au Mont-de-piété pour régaler d’huîtres et de vinblanc la milice du bureau des mœurs ! Comme les inspecteurs latrouvaient généreuse, et les voleurs compatissante !Confidente de ces derniers, elle ne les trahit jamais ; elleécoutait aussi avec intérêt les plaintes des compagnons sansouvrage ; et semant le pois pour recueillir la fève,augurait-elle bien de l’avenir d’un individu, sous le semblant del’amitié, elle lâchait le verre de consolation, voire même lacréature à crédit, si le désargenté batteur de flemme(désœuvré), était un remplaçant près de toucher sonbeurre. « Travaillez, mes enfants, disait-elleaux ouvriers dans tous les genres ; avec moi, pourêtre bien venu, il faut que l’on travaille. » Elle nefaisait pas la même recommandation aux militaires, mais ellegagnait leur affection par ses sollicitudes sans fin, au sujet del’appel et du contre-appel… Elle maudissait avec eux la salle depolice, et pour achever de leur plaire, en cas de rixe, ellen’envoyait chercher la garde qu’à la dernière extrémité. Elledétestait les colonels, les capitaines, les adjudants, lessous-lieutenants, enfin toutes les épaulettes ; mais lesgalons, elle en raffolait ; et rien n’égalait sa tendressepour les sous-officiers en général, notamment pour les petitsfourriers qui lui semblaient gentils ; elle était leur mère àtous. « Ah petit fourrier ! ai-je entendu souvent, quandvous reviendrez avec le sergent, amenez donc le major.

– » Oui, maman Bariole ; etentre les heures d’exercice, la maison ne désemplissaitpas. »

Maman Bariole vit encore, mais depuisque je ne suis plus obligé de la voir, j’ignore si sonétablissement s’est maintenu sur le même pied. À l’époque où je laconnaissais, elle avait pour moi tous les égards auxquels unmouchard peut prétendre. Elle fut aux anges quand je lui demandaiÉmilie Simonet, qui était sa favorite. Madame Bariole crutque je venais jeter le mouchoir dans son harem.

» Tu ne me l’aurais pas demandée, que jete l’aurais donnée.

– » Elle est donc votrepréférée ?

– » Que veux-tu ? j’aime lesfemmes qui prennent soin de leurs enfants ; si elle les avaitmis là bas, je ne l’aurais jamais regardée. Ces pauvrespetits êtres, ça ne demande pas à naître ; pourquoi que deschrétiens n’auraient pas autant de naturel que des animaux ?Sa dernière est ma filleule…, c’est le portrait de Hotot, toutcraché… ; je voudrais que tu la voie, elle grandit comme unpetit champignon : va, elle ne sera pas bête celle-là ;il n’y a pas à dire, elle comprend déjà tout…

– » Elle est précoce…

– » Oui, et jolie ; c’est unamour : laisse faire seulement qu’elle ait l’âge d’une piècede quinze sols, je suis bien sûre qu’elle gagnera à sa mère del’argent gros comme elle. Avec une fille, il y a toujours de laressource.

– » Je sais bien.

– » Oui, oui, le bon Dieu la bénira,Émilie ; avec ça que depuis un bout de temps elle n’a pas demalheur avec les hommes.

– » Est-ce que le bon Dieu se mêlede çà ?

– » Ah parguié ! vous autresqui êtes des parpaillots, vous ne croyez en rien.

– » Vous avez donc de la religion,mère Bariole ?

– » Je le crois bien que j’enai ; je n’aime pas les prêtres, mais c’est tout de même ;il n’y a pas encore huit jours que j’ai fait faire une neuvaine àSainte-Geneviève pour avoir un terne au tirage de Bruxelles ;on a passé le billet sous la châsse.

– » Et le bout de cierge,l’avez-vous fait brûler ?

– » Tais-toi donc, payen.

– » Je parie que vous avez du buisde Pâques à la tête de votre lit.

– » Un peu, mon neveu ! aveceux ne faudrait-il pas vivre comme des bêtes ? »

La Bariole, qui n’aimait pas à être contrariéau sujet de sa croyance, se mit à appeler Émilie.« Dépêche-toi, lui cria-t-elle : attends, mon garçon, jevais voir si elle a fini.

– » Vous ferez bien car je suispressé. »

Émilie parut bientôt avec un caporal despompiers, qui, sans regarder derrière lui, prit immédiatement congéd’elle.

« Puisqu’il ne songe pas à son cassis,observa la Bariole, il n’y a qu’à le remettre dans labouteille.

– » Je le boirai, dit Émilie.

– » Pas de ça, Lisette.

– » Vous plaisantez… il est payé.(buvant) Tiens, il y a des mouches.

– » Ça te rendra le cœur gai,m’écriai-je.

– » Ah bien ! je ne croyais passi bien dire. C’est toi, Jules ! et qu’est-ce que tu fais doncdans le quartier ?

– » J’ai su que tu étais ici, et jeme suis dit : faut que je voie la femme à Hotot, je luipaierai chopine en passant. Agathe, commanda la Bariole, servez unechopine ; » et Agathe aussitôt faisant, suivant l’usage,mine de descendre à la cave, fila par derrière, chez le marchand devin, d’où elle rapporta un litre, dont elle réserva les troisquarts en baptisant le reste, afin d’obtenir la quantité.

« Il n’est pas drogué celui-là ! medit Émilie, pendant que je versais dans son verre, vois-tu ?il fait des bouilles, c’est bon signe ; j’en boirai encoreaujourd’hui. »

Je lui faisais un grand plaisir en offrantd’humecter ses poumons, mais ce n’était qu’un premier pas pourm’attirer sa confiance ; il fallait la faire arriverinsensiblement au chapitre de ses griefs contre Hotot ; jeménageai assez habilement les transitions pour ne lui inspireraucune crainte ; d’abord je commençai par déplorer monsort : les filles, quand on se lamente à propos de malheursqui sont à leur portée, ne tardent pas à faire chorus ; j’enai vu plusieurs avant la seconde chopine fondre en larmes comme desMadeleines ; à la troisième, je devenais leur meilleurami ; alors elles n’y tenaient plus, tout ce qu’elles avaientsur le cœur partait par une explosion soudaine, c’était le momentde ces épanchements dont l’exorde est toujours : en faitde traverses, chacun a les siennes. Émilie, qui dans lajournée avait déjà passablement avalé la douleur, ne tardapas à exhaler sa plainte au sujet de sa rivale et des infidélitésde Hotot.

« C’est-il pas encore un fier lapin queton Hotot ? des cochons comme ça ! çamérite-t-il pas d’avoir des femmes ? Te faire des traits pourune Félicité ! entre nous, ce n’est pas le diable queFélicité, et si j’avais à faire un choix, je te signe mon billetque c’est à toi que je donnerais la préférence.

– » Voilà encore Jules quibat (se moque). Tu prends ton café. Je sais bien que Félicitéest méyeure (plus belle) que moi ; mais si je ne suis pas sigironde (gentille) j’ai un bon cœur ; tu l’as vu lorsque jelui portais le pagne à la Lorcefé (la provision à laForce) ; c’est là qu’il a pu juger si j’avais de laprobité (bonté).

– » Pour ça c’est la vérité, tuavais bien soin de lui, j’en ai été témoin.

– » N’est-ce pas, Jules, que j’aitout fait pour lui ? ce vilain rouchi (mal tourné)échignez-vous donc le tempérament ! Je me suis z’i dérangéeune minute de mon commerce ? Je ne crois pas qui y ait unecentime à reprendre sur ma conduite ; une épouse légitime quiserait mariée, et tout, n’en aurait pas fait plus.

– » Qu’est-ce que tu dis ? ellen’en aurait pas fait tant.

– » Oh ! non, bien sûr, cen’est pas encore ça, il n’ignore pas comme je suis sujette auxenfants, quand il a été des quinze mois enflaqué, j’ai-t’ipondu sans lui ? C’est-t’i de la vertu ? qu’il en trouvedonc beaucoup comme ça, jusqu’à me priver de tout ; il n’y aque mon soulier qui sait ça, s’il pouvait parler il en diraitlong ; en a-t-il eu de ces pièces de dix sous qui passaientdevant le nez à la Bariole ? Il devrait pourtant s’ensouvenir, mais graissez les bottes d’un vilain…

– » Tu as bien raison ! Cen’est pas Félicité qui lui en aurait donné.

– » Félicité ! elle lui enaurait plutôt mangé si elle avait pu. Mais c’est toujours celles-làqu’on aime le mieux (elle soupire, boit et soupire encore).Ah ! ça, puisque nous sommes là tous les deux, les as-tu vusensemble ? dis-moi la vérité, foi d’Émilie Simonet, qui estmon vrai nom, que tout ce qui m’est entré ou m’entrera dans lecornet me serve de poison, que je meure sur la place ou que jesois servie marron au premier messière que je grinchirai(prise sur le fait au premier individu que je volerai), si je luien ouvre simplement la bouche.

– » Que veux-tu que je tedise ? Vous êtes toutes des bavardes.

– » Parole d’honneur, (prenant l’airet le ton solennels) sur la cendre de mon père, qui est mort commetu existes… »

Cette formule homérique n’est plus usitée queparmi les prêtresses de Vénus-Cloacine. D’où leur est-ellevenue ? je n’en sais rien. Peut-être quelque fille deblanchisseuse aura-elle juré par les cendres de sa mère… mais surla cendre de mon père ! ces mots sont bien pis que cenébuleux prophétique qui fit trembler Fontenelle :ils renferment toute une monographie. Dans la bouche d’unefemme qui vise à jouer l’honnêteté, ils sont toujours de fortmauvais augure, quelle que soit sa mise ou son état actuel, sanscourir le risque de se tromper, on peut lui dire je te connais,beau masque. Ce serment, vu la qualité des personnes qui leprodiguent, m’a toujours semblé si burlesque, que jamais il n’a étéprononcé devant moi sans qu’il ne m’ait pris aussitôt uneirrésistible envie de rire.

« Ris donc, ris donc, me dit Émilie,n’est-ce pas que c’est bien risible ? Vas, tais-toidonc : c’est vrai, avec lui il n’y a pas de plaisir, il necroit a rien.

– » Je veux être la plus grandecoquine qu’il n’y ait pas sous la calotte des cieux ; sur toutce que j’ai de plus cher au monde ; sur la vie de mon enfant,que c’est un serment que je ne fais jamais ; que tous lesmalheurs m’arrivent si je lui parle de toi. » En même temps,retirant en avant le pouce de sa main droite, dont l’ongle engagésous la rangée supérieure de ses dents, s’échappe avec un légerbruit… elle ajoute, en crachant et se signant à la fois.« Tiens, Jules, c’est sacré ; ainsi, tu vois, c’est commesi le notaire y avait passé. »

Pendant cet entretien, notre chopine avait étéplusieurs fois renouvelée ; plus nous buvions, plus laPénélope de Hotot devenait pressante, et me protestait de sadiscrétion.

– » Voyons, mon petit Jules, quéqueça te fait ? Quand je te promets qu’il n’en saura rien.

– » Allons, t’es si bonne fille, queje vas te dire tout ce qu’il en est ; mais t’es avertie,ne mange pas le morceau, sinon gare à toi, je t’envoudrais à la mort ; Hotot est mon ami, entends-tu ?

– » Il n’y a pas de risques, etquand on me dit quelque chose (montrant de la main sa poitrine),c’est là… ; c’est mort.

– » Hé bien ! je suis allé cesoir aux Champs-Élysées ; j’ai vu ton homme avec Félicité, ilsont d’abord disputé : elle disait qu’il t’avait mis dans sachambre de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs… Il lui a juré que non, etqu’il n’avait plus de fréquentations avec toi. Tu sens bien que,vis-à-vis d’elle, je n’ai pas pu faire autrement que de dire commelui. Ils se sont ramijotés (réconciliés) ; et, d’après lesmots de leur conversation, je répondrais bien que la nuit de hier àaujourd’hui, il a couché avec Félicité, place du Palais-Royal.

– » Oh ! pour ça, c’est pasvrai, car il a été avec des amis.

– » Avec Caffin,Bicêtre et Linois ; Hotot m’a conté ça.

– » Comment donc, il t’a ditça ? il m’avait pourtant bien défendu de t’en parler ;voilà comme il est, et puis après, s’il lui arrivait de la peine,il me f… du tabac (battrait).

– » N’as-tu pas peur ? Vas,c’est pas moi qui ferais jamais un trait à un ami ; si je suisrousse (mouchard), il me reste encore dessentiments !

– » Je sais bien, mon pauvreJules ; que tu as été forcé d’entrer à la boutiqueplutôt que de retourner au pré (bagne).

– » C’est tout de même, à laboutique ou non, je suis brave ; et si j’avais quelqu’un àfaire de la peine, ce ne serait pas à Hotot.

– » T’as bien raison, mon pauvrelapin, faut jamais trahir les camarades ; et mon homme,dis-moi, où donc qu’il est allé avec sa… ? (Molière eût dit lemot, le lecteur le cherchera).

– » Veux-tu le savoir ? ilssont allés se piausser (se coucher) chez Bicêtre. Parexemple, je ne te donnerai pas l’adresse, car je ne l’ai pasdemandée.

– » Ah ! ils sont chezBicêtre ! c’est bon, c’est bon… Je vais joliment te lesrévolter.

– » J’irai avec toi ; c’est-tiloin qui demeure ?

– » Tu connais la rue duBon-Puits ?

– » Oui.

– » Eh bien ! c’est là, chezLahire, au quatrième. Sois tranquille, elle portera de mes marques.Jules, as-tu une pièce de six liards, que je lui taille dessoupieds sur la frimousse ?

– » Je n’en ai pas.

– » C’est égal, j’ai ma clé dans monmouchoir… Ah ! ils vont voir beau bruit. Il me semble que jesentais ça ce matin, trois valets dans mes cartes.

– » Écoute, c’est pas tout que deschoux… Ça ne serait pas le plan de te montrer s’ils n’y sont pas.T’as confiance en moi, laisse-moi faire : je monteraid’abord ; si je reste, tu sauras ce que ça veut dire, c’estque j’aurais trouvé les oiseaux.

– » C’est ça ! c’est pasbête ; il faut être sûr avant de faire du renaud(tapage). »

Nous arrivons rue du Bon-Puits, j’entre ;après m’être assuré que Bicêtre est au gîte, je rejoins Émilie,dont le vin et la jalousie avaient achevé de troubler lacervelle.

« Regarde, si ce n’est pas jouer demalheur ! ils viennent de partir avec Bicêtre et safemme pour aller souper chez Linois ; je me suis informée où,on n’a pas pu me le dire.

– » P’têtre bien qu’ils n’ont pasvoulu ; mais c’est rien, c’est rien ; je sais ousque logeLinois ; c’est chez sa mère. Tu m’accompagneras ; tul’iras demander pour rien brûler. (qu’on ne se doute derien).

– » Ah ça ! vas-tu metrimballer jusqu’à demain ?

– » C’est bon, Jules, tu merefuses ! Ah ! mon Minet, fuse pas, fuse pas, tu verrasque t’auras pas à t’en repentir… Je te ferais plutôt unesouris (baiser). »

Le moyen de résister à une souris ? Je melaissai entraîner dans la rue Jocquelet, et là je grimpai à unsixième étage, où je vis Linois, qui ne me connaissait que denom.

« Je cherche après Hotot, lui dis-je,vous ne l’auriez pas vu ? – Non, me répondit-il. » Etcomme il était couché, je me retirai après lui avoir souhaité unebonne nuit.

« Faut-il avoir du guignon ! j’aiencore fait corvée ; ils sont venus, mais ils sont partisprendre Caffin qui doit payer le vin… Où demeure-t-il,Caffin ?

– » Pour ce qui est de celui-là, jeserais bien embarrassée de le dire ; mais comme c’est unpaillasson (coureur de femmes), je suis certaine de lesavoir aux femmes de la Place aux Veaux. Viens, je t’enprie.

– » Veux-tu me faire faire lesquatre coins de Paris ? il se fait tard, et je n’ai pas letemps.

– » Je t’en prie, Jules, ne mequitte pas, les inspecteurs à la flan (inspecteursordinaires) n’auraient qu’à m’emballer. »

Comme la complaisance était utile, je ne mefis pas trop tirer l’oreille. Je me dirigeai avec Émilie, du côtéde la place aux Veaux, et, de canons en canons,prenant du courage dans chaque cabaret, nous volons à l’endroit oùj’espère compléter les renseignements qui me sont nécessaires. Nousvolons, l’expression est hardie, car, malgré le soutien de monbras, Émilie, trop abreuvée, avait une peine infinie à mettre unpied devant l’autre. Mais plus sa marche devenait chancelante, pluselle était communicative, si bien qu’elle me découvrit les plussecrètes pensées de son infidèle ; je sus d’elle tout ce qu’ilm’importait de savoir sur le compte de Hotot, et j’eus lasatisfaction de me convaincre que je ne m’étais pas trompé en lejugeant capable d’avoir lui-même dirigé les voleurs qu’il seproposait de livrer à la police. À une heure du matin j’étaisencore en exploration avec mon guide, Émilie se promettant deretrouver Hotot, et moi de découvrir Caffin, lorsqu’une nomméeLouison la blagueuse, dont nous fîmes la rencontre, nousannonça que ce dernier était avec Émilie Taquet, et qu’il passeraitla nuit, ou chez la Bariole, ou chez la Blondin,qui était aussi en possession d’héberger les amours. « Merci,ma petite, dit aussitôt la fille Simonet à la consœur qui nousdonnait cette précieuse indication. C’est bien ça, poursuivit-elle,Bicêtre est avec sa femme, Linois et Caffin sont avec la leur,Hotot est avec Félicité, chacun sa chacune : lescélérat ! il aura ma vie ou j’aurai la sienne ; ça m’estégal de mourir (grinçant les dents et s’arrachant lescheveux) ; Jules, m’abandonne pas, faut que je les tue, monami, faut que je les tue ! » Pendant cette rage devengeance, nous ne laissions pas de gagner du terrain ; enfinnous voici au coin de la rue des Arcis. « Qué que t’as donc,Mélie ? » articule une voix rauque, qui semble s’échapperpar un soupirail. À la lueur du réverbère, je distingue une femmeaccroupie, dans la posture qui a fait imaginer cette estampe :Nécessité n’a pas de loi. Elle se lève et s’approche denous : « C’est la petite Madelon, s’écrieÉmilie.

– » Ah ! Ma grosse, ne me palepas, je suis t’en rivolution : t’as pas vu Caffin, à cesoir ?

– » Caffin, que tu dis ?

– » Oui, Caffin.

– » Ils sont chez la mèreBariole. »

Il n’est point d’heure indue quand onconsomme. D’ailleurs, Émilie était de la maison. Nous entrons, etnous apprenons qu’en effet Caffin est au logis, mais que Hotot n’apas paru. À cette nouvelle, madame Hotot imagine qu’on veut luicacher le pot aux roses. « Oui, vous soutenez le vice,dit-elle à la Bariole, rendez-moi mon homme, vieille ci !vieille ça ! » Il ne me souvient plus trop des épithètesqu’elle accumula ; ce fut, durant un quart d’heure, un feuroulant, entretenu par une succession de verres de camphre(eau de vie), jetés dans un vin que déjà faisait fermenter lajalousie. « auras-tu bientôt fini, avec tes raisons ?interrompit la Bariole, qui était bon cheval de trompette. Tonhomme ! ton homme ! il est au moulin, le diable leretourne. Me l’as-tu donné à garder, ton homme ? c’est-t’i pasun beau moniau ? ? l’homme à tout lemonde ! Ah bien ! des hommes comme ça, j’en ai plein… Tucrois qu’il est avec Caffin ? vas plutôt voir ; monte àla chambre à Taquet, » Émilie ne se le fait pas diredeux fois, elle procède en effet à la vérification et revient.« Te voilà contente, lui dit la Bariole ?

– » Il n’y a que Caffin.

– » Te l’avais-je pas dit ?

– » Ous qu’il est, le monstre !mais, ous qu’il est ?

– » Si tu veux, lui dis-je, je temènerai où il est.

– » Ah ! mène-moi-zy… fais çàpour moi, Jules !

– » C’est qu’il y a loin d’ici àl’Hôtel d’Angleterre.

– » Tu penses qu’il y est ?

– » J’en répondrais ; il y seraallé passer une heure ou deux, pour attendre que Félicité ait finisa soirée, et de là il aura été la retrouver rueFroid-Manteau. »

Émilie ne doutait pas que je n’eusseparfaitement deviné, aussi ne tenait-elle plus en place ; ellecrevait dans sa peau, et ne me laissait ni paix ni trêve que jen’eusse consenti à entreprendre avec elle le voyage de l’Hôteld’Angleterre. Le trajet me parut long, car j’étais le cavalierd’une dame dont le centre de gravité, vacillant à l’excès, medonnait fort à faite pour garder moi-même mon équilibre ;cependant, moitié traînant la belle, moitié la portant, je parvinsavec elle dans la rue Saint-Honoré, à la porte du repaire où ellecomptait rencontrer son objet. Nous parcouronsles salles. Sans crainte de déranger d’amoureux tête-à-tête, nousdonnons notre coup-d’œil dans chacun des cabinets qui forment, surles corridors, une double rangée d’à parte. Hotot n’yétait pas, et la rivale de Félicité était aux cent coups, ses yeuxs’échappaient de leur orbite, ses lèvres se couvraientd’écume ; elle pleurait, elle fulminait, c’était uneépileptique ; une énergumène ; échevelée, pâle, le visagehorriblement contracté, et les cordes du cou tendues, elle offraitl’aspect hideux d’une de ces myologies cadavéreuses auxquelles lefluide galvanique a rendu le mouvement. Terribles effets de l’amouret de l’eau de vie, de la jalousie et du vin ! Toutefois, dansla crise qui l’agitait, Émilie ne me perdait pas de vue, elles’attachait à moi, et jurait de ne pas me quitter qu’elle n’eûtrejoint l’ingrat qui lui causait tant de tourment ; mais ellen’avait plus rien à m’apprendre, et il y avait assez long-temps queje la traînais pour souhaiter me débarrasser d’elle ; je luifis entendre que j’allais m’enquérir si Félicité était rentrée, cequi était facile, puisqu’elle habitait dans une maison àportier.

Émilie, qui jusque-là avait eu tant à se louerde ma complaisance, ne pouvait que me savoir bon gré de la nouvellepreuve de zèle que j’offre de lui donner ; je sors sansqu’elle manifeste le dessein de me suivre, et au lieu dem’acquitter de la commission que j’avais sollicitée, je me rends aucorps de garde du Château-d’Ean, où, m’étant fait reconnaître duchef du poste, je le priai de la faire arrêter et de la tenir ausecret le plus rigoureux. Sans doute, il m’en coûta d’en venir àcette cruelle extrémité : après tout le mouvement qu’elles’était donné, l’on en conviendra, Émilie méritait un meilleursort, du moins pour cette nuit ; elle la passa au violon.Combien le devoir est quelquefois pénible à remplir ! Personnemieux que moi ne savait où était le bien-aimé qu’ellemaudissait ; ne fallut-il pas me priver de la satisfaction dele rendre innocent à ses pleurs, quand elle le supposaitcoupable ?

Peut-être, avant d’aller plus loin, nesera-t-il pas inutile de dire pourquoi j’avais fait arrêterHotot : c’était pour qu’il n’eût pas le temps de sedésimpliquer, soit en faisant disparaître les traces de saparticipation au vol, soit en stipulant son impunité avec lapolice. Mais la tendre Émilie, quels motifs de la séquestrer ?N’avais-je pas à redouter son retour chez la Bariole, où, dans laloquacité de l’ivresse, elle pouvait rabacher des réminiscencesdont Caffin ferait son profit ? On m’objectera qu’elle étaithors d’état de se tenir debout ; je ne le contesterai pas,mais le lecteur voudra bien se souvenir que justement d’aprèsl’expérience des enfants et des ivrognes, certains philosophes ontété induits à penser que l’homme, la femme y comprise, futoriginairement un quadrupède. Émilie, ne fut-ce qu’à quatre pattes,aurait pu regagner ses pénates, et alors, pour peu que sa languelui revînt, mes démarches étaient infailliblement divulguées.

Après toutes ces précautions, Hotot étant déjàsous ma coupe, il ne me restait plus qu’à m’assurer de ses troiscomplices : je savais où prendre chacun d’eux. Je me fisaccompagner par deux agents de la préfecture ; et bientôt cefut au nom de la loi que je me présentai de nouveau chez laBariole : « Ah ! me dit la mère, quand je t’ai vutraîner tes culottes par ici, je m’ai méfié que cela ne sentait pasbon. Qu’est ce que j’offrirai à ces messieurs ? ajouta-t-elle,en s’adressant aux deux inspecteurs, vous prendrez bien quelquechose : voyons votre goût ; de la petite bouteille ?c’est celle des amis. » Et tout en parlant, elle se baissaitpour fouiller dans son comptoir, où elle prit, au milieu d’unpaquet de chiffons, un vieux flacon doré, qui contenait le précieuxliquide : « Je suis obligée de la cacher, car avec cesdemoiselles… allez, on est bien à plaindre lorsqu’on a affaire auxfemmes. Je promets que si je trouvais à vendre mon fonds… Que ceuxqui ont de quoi vivre sont heureux ! Regardez, je n’ai passeulement de quoi m’avoir un fauteuil… En v’là z’un qui est commel’écorché de la Pitié, on lui voit les os.

– » Ah oui ! parlons de votresopha, il a de beaux cheveux avec son pied recousu et ses crins auvent, dit une jeune fille, qui, au moment de notre entrée, dormaitpenchée sur une table dans un des coins de la salle, c’est bien lecas de dire que c’est comme Philémon etBaucis.

– » Ah ! c’est toi, c’est lapetite Réal, je ne te voyais pas. Qu’est-ce qu’ellechante, mameselle comme il faut avec son Philémis et Beau… Commentque tu dis donc ?

– » Je dis, répondit Fifine, qu’ilest comme le trépied de la Sybille.

– » C’est bon, c’est bon ;c’est le fauteuil du tripier : tu ne diras pas toujoursçà ; on le fera rempailler. C’est que, voyez-vous, elle a reçude l’inducation, ce n’est pas une fichue bête comme moi :voilà ce que c’est d’appartenir à des parents. Oh bah ! j’ensais bien assez pour manger mon bien. Allons, viens,Fifine, tordre le cou à ce porichinelle ; il y en az’un pour toi.

– » Vous êtes bien bonne,madame.

– » Au moins, ne vas pas le dire auxautres. »

La rasade est versée, une double rangée deperles se forme à la surface du Coignac.

« Elle est délicieuse ; je disqu’elle est dans le costico Barbaro, observa Fifine.

– » Eh bien ! messieurs, repritla Bariole, ça va-t-il rester pour les capucins ? Enflons, jetrinque avec vous ; à la vôtre ! mes enfants.Dire que nous sommes ici tous bien d’accord, et qu’il nous faudramourir un jour ! C’est si gentil d’être d’accord, quand on esttous amis z’ensemble ! Ah ! mon Dieu, oui ; il nousfaudra mourir, c’est ce qui me chiffonne ; et avoir tant detracas sur cette terre ; c’est plus fort que moi ; il n’ya pas de minute où ça ne me repasse par l’idée… Mais soyonshonnêtes, c’est le principal, avec ça on peut toujours aller têtelevée… Que ce qui n’est pas à nous ne nous tente pas. En tous cas,je peux mourir quand je voudrai, on ne me reprochera pas la têted’un épingle. Ah ça, qu’est-ce qui vous amène donc à cette heure,mes enfants ? c’est pas pour mes femmes ? elles sonttoutes tranquilles ; vous en avez un échantillon, montrantFifine, v’là la plus dérangée. Ah ! mais à propos, Jules,qu’as-tu donc fait de Mélie ?

– » Je te conterai ça plus tard,donne-nous de la chandelle.

– » Je parie que c’est après Caffinque tu cherches. Bon débarras, je t’assure, un mangeur deblanc ! (homme qui vit aux dépens des filles).

– » Un batteur de femmes !interrompit Fifine.

– » On ne voit pas souvent de sonargent, à celui-la, reprît la Bariole, Tiens, Jules, regarde un peusur l’ardoise sa dépense et le gain de sa femme ; elle ne faitpas seulement assez pour lui. Que Paris serait bien purgé, si onpouvait tous les enfoncer ! » elle voulait me conduire àla chambre du mangeur, mais comme je savais le chemin toutaussi bien qu’elle, je la remerciait de son obligeance !« La Seconde porte, nous dit-elle, la clef estdessus ; » je ne pouvais me tromper, j’entre, et jesignifie à Caffin qu’il est mon prisonnier.

– « Eh bien ! eh bien !qu’est-ce qu’il y a ? dit Caffin en s’éveillant ;comment, Jules, c’est toi qui m’emballes ?

– » Que veux-tu, mon ami ? jene suis pas sorcier, si l’on ne t’avait pas coqué(dénoncé), je ne viendrais pas interrompre ton sommeil.

– » Ah ! te voilà encore avectes couleurs ; t’as tort, mon fils, c’est de la vieilleamadou, ça ne prend pas.

– » Comme tu voudras, c’est tonaffaire, mais si ce qu’on dit est vrai, ton compte est bon,t’iras au pré.

– » Oui, crois ça et bois de l’eau,tu seras jamais saoul.

– » Enfin, faut-il te mettre le nezdessus, pour que tu dises c’en est ? Écoute, je n’ai pasd’intérêt à te battre comptoir. Je te le répète, je nepuis pas deviner, et si l’on ne m’avait pas dit que vous avezgrinchi du gras-double (volé du plomb) sur leboulevard Saint-Martin, où vous avez failli être arrêtés par legardien, tu n’aurais pas maintenant ma visite. C’est-ilclair ? Sur quatre que vous étiez, il y en a un qui atortillé (avoué) ; devine qui ; si tu le nommes,je te dirai c’est lui. »

Caffin réfléchissant un instant, puis relevantbrusquement la tête, comme un cheval qui capuchonne, « Tiens,Jules, me dit-il, je vois bien qu’il y a parmi nous une canaillequi a mangé : fais moi conduire devant le quart-d’œil(commissaire) je mangerai aussi. Faut t’i être gueux, pourvendre des camarades argent comptant, surtout quand on estgrinche ? Toi, c’est autre chose, tu t’es rendurousse (mouchard) par force ; je suis bien sûr que si tutrouvais un bon coup à faire, tu brûlerais la politesse à lacuisine (police).

– » Comme tu dis, mon ami, sij’avais su ce que je sais, je te réponds que je ne serais pas là,mais quand je m’en bouleverserais les sens, c’est fait, il n’y aplus à y revenir.

– » Où vas-tu me mener de cepas ?

– » Au poste de la place duChâtelet, et si t’es décidé à avouer la vérité, je vais faireprévenir le commissaire.

– » Oui, fais-le venir, je veuxenfoncer ce coquin d’Hotot, car il n’y a pas d’autre que lui qui apu manger. »

Le commissaire arrive, Caffin lui fait l’aveude son crime, mais, en même temps, il ne néglige pas de chargerHotot, et il le désigne comme son complice unique. On voit que cen’était pas un faux frère. Ses deux amis ne montrèrent pas moins deloyauté : surpris également au chaud du lit, et interrogésséparément, ils ne purent faire autrement de se reconnaîtrecoupables ; Hotot qu’ils accusèrent de leur malheur, fut leseul que chacun d’eux inculpa. Malgré cette noblesse de sentiments,digne d’être citée parmi les beaux traits de la Nouvelle moraleen action, ce généreux trio fut envoyé aux galères, et leperfide Hotot fut condamné à leur tenir compagnie. Il estaujourd’hui au bagne, où vraisemblablement il se garde bien derappeler les particularités les plus curieuses de sonarrestation.

Émilie Simonet en fut quitte pour environ sixheures de captivité. Quand on la remit en circulation, elle était àdemi asphyxiée par les boissons qu’elle avait prises ; ellen’entendait plus, elle ne parlait plus, elle ne voyait plus, etn’avait pas gardé le moindre souvenir de ce qui s’était passé. À lapremière lueur qui se fit dans sa mémoire, elle demanda son amant,et sur cette réponse d’une de ses compagnes « il est à laLorcefé (Force), » « Le malheureux ! s’écria-t-elle,qu’avait-il besoin d’aller chercher le plomb sur les toits ;auprès de moi, n’avait-il pas tout ce qui lui fallait ?Depuis, l’infortunée Émilie s’est montrée inconsolable, et modèleexemplaire d’une douleur qui s’empoisonne chaque jour ; si lematin on ne la voyait qu’un petit peu bue, chaque soirelle était morte… ivre. Terrible effet de l’amour et del’eau-de-vie, de l’eau-de-vie et de l’amour !

Un vol de peu de conséquence m’a fournil’occasion de tracer des peintures bien hideuses ; cependantelles ne sont encore que les esquisses très incomplètes d’uneréalité abominable, dont l’autorité, qui doit être la promotrice detoute bonne civilisation, nous délivrera lorsqu’elle le voudra.Souffrir que des gouffres de corruption, où le peuple s’abîme corpset âme, soient incessamment ouverts, c’est un déni de morale, c’estun outrage à la nature, c’est un crime de lèze-humanité : quel’on n’accuse pas ces pages d’être licencieuses, ce ne sont pas làces récits de Pétrone, qui portent le feu dans l’imagination etfont des prosélytes à l’impureté. Je décris les mauvaises mœurs,non pour les propager, mais pour les faire haïr : qui pourraitavoir lu ce chapitre, et ne pas les prendre en horreur,puisqu’elles produisent le dernier degré del’abrutissement ?

CHAPITRE XXXIX

 

Je m’effraie de ma renommée. – L’approche d’une grande fête. –Les voleurs classés. – Les rouletiers aux abois. – Un déluge dedénonciations. – Je faillis la gober. – Le matelas, les faussesclés et la pince. – La confession par vengeance. – Le terribleLimodin. – La manie de moucharder. – La voleuse qui se dénonce. –Le bon fils. – L’évadé malencontreux. – Le gâteau des rois et lareine de la fève. – Le baiser perfide. – La difficulté tournée. –Le panier de la blanchisseuse. – L’enfant volé. – Le parapluie quine met pas à couvert. – La moderne Sapho. – La liberté n’est pas lepremier des biens. – Les inséparables. – Héroïsme de l’amitié. – Levice a ses vertus.

 

Lorsqu’un individu passablement organisérapporte toutes ses observations à un objet unique, rarement dansla spécialité à laquelle cet objet appartient, il ne se crée pascette sorte de compétence qui résulte de l’habileté. C’est là toutel’histoire de ma grande aptitude à découvrir les voleurs. Dès queje fus agent secret, je n’eus plus qu’une seule pensée, et tous mesefforts tendirent à réduire autant que possible, à l’inaction, lesmisérables qui, voulant méconnaître les ressources du travail, necherchent leur subsistance que dans des atteintes plus ou moinscriminelles au droit de propriété. Je ne me fis point illusion surle genre de succès que j’ambitionnais, et je n’avais pas la folleprétention de croire que je parviendrais à extirper le vol ;mais en faisant aux voleurs une guerre à outrance, j’espérais lerendre moins fréquent. J’ose dire que le bonheur de mes débutssurpassa mon attente et celle de M. Henry. À mon gré, maréputation grandit même avec beaucoup trop de rapidité, car laréputation trahissait le mystère de mon emploi, et du moment quej’étais connu, il fallait, ou que je renonçasse à servir la police,ou que je la servisse ostensiblement. Dès lors, ma tâche devenaitbien plus difficile : cependant les obstacles ne m’effrayèrentpas, et comme je ne manquais ni de zèle, ni de dévouement, jepensai qu’il me serait encore possible de ne pas déchoir de labonne opinion que l’autorité avait conçue de moi. Désormais, il n’yavait plus moyen de feindre avec les malfaiteurs. Le masque tombé,à leurs yeux, je devenais un mouchard et rien de plus. Toutefois,j’étais un mouchard en meilleure situation que la plupart de mesconfrères, et lorsque je ne pouvais pas faire autrement que de memettre en évidence, les temps de ma mission secrète devaient meprofiter encore, soit par les relations que j’avais conservées,soit par l’ample provision de signalements et de renseignements detoute espèce que j’avais classés dans ma mémoire. J’aurais pualors, à l’exemple de certain roi de Portugal, mais plus sûrementque lui, juger les gens sur la mine, et désigner aux sbires lesêtres dangereux dont il convenait de purger la société :l’arbitraire dont la police était pourvue à cette époque, et lafaculté des détentions administratives, qui faisait sa puissance,me laissaient une prodigieuse latitude pour exercer mon savoirphysiognomonique, appuyé de notions positives. Mais il me semblaitque dans l’intérêt public, il était bon d’agir avec un peu moins delégèreté. Certes, rien ne m’eût été si aisé que d’encombrer lesprisons : les voleurs, et l’on qualifiait ainsi quiconqueavait été mis en jugement pour un fait contraire à la probité,n’ignoraient pas que leur sort était entre les mains du premiercomme du dernier agent, et que pour les faire renfermerindéfiniment à Bicêtre, il suffisait d’un rapport vrai ou faux.Ceux surtout qui avaient déjà été repris de justice, étaient lesplus exposés à subir les conséquences de ces sortes dedénonciations, qu’on ne prenait pas même la peine de contrôler. Ily avait en outre dans la capitale une foule d’individus malnotés, ou mal famés, à tort ou à raison, qui n’étaient pastraités avec plus de ménagement. Ce mode de répression avait desinconvénients graves, puisqu’il pouvait frapper l’innocent comme lecoupable, celui qui s’était amendé comme celui qui se montraitincorrigible : certes, quand une fête ou une solennitéquelconque devait amener à Paris un grand concours d’étrangers,pour débarrasser le pavé, il était fort commode de faire ce quel’on appelait une rafle : mais la circonstancepassée, il fallait remettre en liberté tous les détenus contrelesquels il ne s’élevait que des présomptions, et les associationspour le crime sortaient toutes formées, par le moyen même que l’onemployait pour les dissoudre. Tel qui, en s’isolant de sa vieantérieure, était rentré dans des voies honnêtes, se trouvaitforcément rendu à des habitudes vicieuses, et reprenait malgré luises anciennes fréquentations. Tel autre, réputé mauvais sujet,était à la veille de changer de conduite, et, jeté parmi desbrigands, confondu avec eux, il était perdu sans retour. Le systèmesuivi était donc des plus déplorables, j’en imaginai un autre quiconsistait, non à sévir contre les suspects, mais à faire prendreen flagrant délit ceux qui étaient justement suspectés. À ceteffet, je classai les voleurs d’après le genre que chacun d’euxaffectionnait le plus particulièrement, et dans chaque catégoriej’eus soin de me ménager des intelligences, afin d’être instruit dece qui s’y passait ; de façon qu’il ne se commettait pas unvol que je n’en fusse informé, et que l’on ne m’en fit connaîtreles principaux auteurs. Assez ordinairement mes espions, hommes oufemmes car j’en avais de l’un et de l’autre sexe, avaient participéau crime ; je le savais, mais dans la persuasion où j’étaisqu’ils ne tarderaient pas à m’être livrés à leur tour parquelqu’autre faux frère qui les devancerait dans la dénonciation,je consentais à les laisser provisoirement derrière le rideau.

Cette tolérance était de telle nature, que lajustice n’y perdait rien ; dénoncés ou dénonciateurs, tousarrivaient au même but, le bagne ; il n’y avait d’impunitépour personne. Sans doute, il me répugnait de recourir à de telsauxiliaires, et surtout de me taire sur leur compte lorsque j’étaisconvaincu de leur culpabilité, mais la sûreté de Paris l’emportaitsur des considérations qui n’eussent été que morales. « Si jeparle, me disais-je, quand j’avais affaire à un indicateur de cetteespèce, je ferai condamner un coquin, mais si je ne l’épargneaujourd’hui, cinquante de ses affidés, qu’il est prêt à me livrer,vont échapper à la vindicte des lois, » et ce calcul meprescrivait une transaction qui durait aussi long-temps qu’elleétait utile à la société. Entre les voleurs et moi les hostilitésn’en étaient pas moins permanentes, seulement je souffrais quel’ennemi parlementât, et j’accordais tacitement des sauvegardes,des sauf-conduits et des trêves, qui expiraient d’elles-mêmes à lapremière infraction. Le faux frère devenant victime d’un autre fauxfrère ; je n’avais plus la puissance de m’interposer entre ledélit et la répression, et le délinquant perfide succombait, trahipar un délinquant non moins perfide que lui. Ainsi, je faisaisservir les voleurs à la destruction des voleurs ; c’était làma méthode, elle était excellente, et pour ne pas en douter, ilsuffira de savoir qu’en moins de sept années, j’ai mis sous la mainde la justice plus de quatre mille malfaiteurs. Des classesentières de voleurs étaient aux abois, de ce nombre était celle desrouletiers (qui dérobent les chargements sur lesvoitures) ; j’avais à cœur de les réduire entièrement, jetentai l’entreprise, mais elle faillit me devenir funeste : jen’ai jamais oublié le propos de M. Henry, à cette occasion.« Ce n’est pas tout de bien faire, il faut encore prouver quel’on a bien fait. »

Deux des plus intrépides rouletiers,les nommés Gosnet et Doré, effrayés de mesefforts pour anéantir leur industrie, prirent tout à coup le partide se dévouer à la police, et en très peu de temps, ils meprocurèrent l’arrestation de bon nombre de leurs camarades, quifurent tous condamnés. Ils paraissaient zélés, je devais à leursindications quelques découvertes de la plus haute importance, etnotamment celle de plusieurs receleurs d’autant plus dangereux que,dans le commerce, ils jouissaient d’une grande réputation deprobité. Après des services de cette nature, il me sembla que l’onpouvait compter sur eux ; je sollicitai donc leur admission enqualité d’agents secrets, avec un traitement de cent cinquantefrancs par mois. Ils ne souhaitaient rien de plus, disaient-ils,c’était à ces cent cinquante francs que se bornait leurambition : je le croyais du moins ; et comme je voyais eneux mes futurs collègues, je leur témoignai une confiance presquesans bornes : on va voir comment ils la justifièrent.

Depuis quelques mois, deux ou trois rouletiersdes plus adroits étaient arrivés à Paris, où ils ne s’endormaientpas. Les déclarations pleuvaient à la Préfecture ; ilsfaisaient des coups d’une hardiesse inconcevable, et il étaitd’autant plus difficile de les prendre sur le fait, qu’ils nesortaient que de nuit, et que, dans leurs expéditions sur lesroutes qui avoisinent la capitale, ils étaient toujours armésjusqu’aux dents. La capture de tels brigands ne pouvait que mefaire honneur ; pour l’effectuer, j’étais prêt à affrontertous les périls, lorsqu’un jour Gosnet, avec qui je m’étais souvententretenu à ce sujet, me dit : « Écoute, Jules, si tuveux que nous ayons marons Mayer, Victor Marquet et sonfrère, il n’est qu’un moyen, c’est de venir coucher chez nous,alors nous serons plus à même de sortir aux heuresconvenables. » Je devais croire que Gosnet était de bonnefoi ; je consentis à aller m’installer momentanément dans lelogement qu’il occupait avec Doré, et bientôt nous commençâmesensemble des explorations nocturnes sur les routes quefréquentaient assez habituellement Mayer et les deux Marquet. Nousles y rencontrâmes plusieurs fois, mais ne voulant les saisir qu’enaction, ou tout au moins porteurs du butin qu’ils venaient defaire, nous fûmes obligés de les laisser passer. Nous avions déjàfait quelques-unes de ces promenades sans résultat, quand ilm’arriva de remarquer chez mes compagnons un certain je ne saisquoi qui me fit concevoir des inquiétudes ; il y avait dansleurs manières avec moi quelque chose de contraint ; peut-êtrese promettaient-ils de me jouer quelque mauvais tour. Je ne pouvaislire dans leur pensée, mais à tout hasard, je n’allai plus avec euxsans avoir sur moi des pistolets, dont je m’étais muni à leurinsu.

Une nuit que nous devions sortir sur les deuxheures du matin, l’un d’eux, c’était Doré, se plaint tout à coup decoliques qui le font horriblement souffrir ; les douleursdeviennent de plus en plus aiguës, il se tord, il se plie endeux ; il est évident que dans cet état il ne pourra marcher.La partie est en conséquence remise au lendemain, et puisqu’il n’ya rien à faire, je me rejette sur le flanc, et m’endors. Peud’instants après je m’éveille en sursaut, je crois avoir entendufrapper à la porte ; des coups redoublés me prouvent que je neme suis pas trompé. Que veut-on ? Est-ce nous que l’ondemande ? Ce n’est pas probable, puisque personne ne connaîtnotre retraite. Cependant un de mes compagnons va se lever, je luifais signe de se tenir coi ; il ne s’élance pas moins de sonlit ; alors, à voix basse, je lui recommande d’écouter, maissans ouvrir ; il se place près de la porte, Gosnet, couchédans la chambre contiguë, ne bougeait pas. On continue de frapper,et, par mesure de précaution, je me hâte de passer mon pantalon etma veste ; Doré, après en avoir fait autant, retourne semettre aux aguets ; mais tandis qu’il prête l’oreille, samaîtresse me lance un coup d’œil tellement expressif, que je n’aipas de peine à l’interpréter ; je soulève mon matelas du côtédes pieds, que vois-je ? un énorme paquet de fausses clefs etune pince. Tout est éclairci, j’ai deviné le complot, et afin de ledéjouer, je m’empresse, sans mot dire, de placer les clés dans monchapeau et la pince dans mon pantalon ; puis m’approchant dela porte, je vais écouter à mon tour ; on cause tout bas, etje ne puis rien comprendre de ce qui se dit ; cependant jeprésume qu’une visite si matinale n’est pas sans but ;j’attire Doré dans la seconde pièce, et là je le préviens que jevais tâcher de savoir ce que c’est.

« Comme tu voudras, me dit-il. » Onfrappe de nouveau. Je demande qui est-là ?« M. Gosnet, n’est-ce pas ici ? s’enquiert-on d’unevoie doucereuse.

– » M. Gosnet, c’est l’étageau-dessous, la pareille porte.

– » Merci, excusez de vous avoiréveillé.

– » Il n’y a pas de mal. »

On descend, j’ouvre sans faire de bruit, et endeux sauts je suis aux latrines, j’y précipite d’abord la pince, jeme prépare à y jeter les clefs, mais on entre derrière moi, et jereconnais un inspecteur, le nommé Spiquette, attaché aucabinet du juge d’instruction : il me reconnaît également.« Ah ! me dit-il, c’est après vous qu’on cherche.

« Après moi, et pourquoi ?

– » Eh ! mon Dieu, pourrien ; c’est M. Vigny, juge d’instruction, qui désirevous voir et vous parler.

– » Si ce n’est que cela, je vaisremettre ma culotte et je suis à vous.

– » Dépêchez-vous que je prennevotre place, et attendez-moi. »

J’attends l’inspecteur, et nous redescendonsensemble. La chambre est pleine de gendarmes et de mouchards ;M. Vigny est au milieu d’eux : aussitôt il me donnelecture d’un mandat d’amener décerné contre moi, ainsi que contremes hôtes et leurs femmes ; ensuite, pour remplir le vœu d’unecommission rogatoire, il ordonne la perquisition la plus exacte. Ilne me fut pas difficile de voir d’où le coup partait, surtoutlorsque Spiquette, soulevant le matelas, et surpris, sansdoute, de ne rien trouver, regarda d’une certaine façonGosnet, qui avait l’air tout stupéfait. Sondésappointement ne m’échappa pas ; je m’aperçus qu’il étaitpassablement contrarié : quant à moi, pleinementrassuré : « Monsieur, dis-je, au magistrat, je vois avecpeine que dans l’espoir de se rendre intéressant, on vous a faitfaire un pas de clerc. On vous a trompé, il n’y a rien ici desuspect ; d’ailleurs M. Gosnet ne le souffriraitpas ; n’est-ce pas, M. Gosnet, que vous ne le souffririezpas ? Répondez donc à monsieur le juge. « Il ne pouvaitfaire autrement que de confirmer mon dire, mais il ne parla que dubout des lèvres, et il ne fallait pas être sorcier pour pénétrer lefonds de son âme.

La perquisition terminée, on nous fit monterdans deux fiacres après nous avoir garrottés, et l’on nousconduisit au Palais, où nous fûmes déposés dans une petite salleappelée la souricière. Enfermé avec Gosnet et Doré, je megardai bien d’exprimer les soupçons que je formais sur leur compte.À midi, l’on nous interroge, et vers le soir on nous transfère, mesdeux compagnons à la Force, et moi à Sainte-Pélagie. Je ne saiscomment cela se fit, mais le trousseau de clefs, que je gardaisdans mon chapeau, resta imperceptible pour tous ces observateursqui d’ordinaire encombrent le guichet d’une prison. Bien que l’onn’eût pas négligé de me fouiller, on ne le trouva pas, et je n’enfus pas fâché. J’écrivis sur le champ à M. Henry, pour luiannoncer la trame qu’on avait ourdie contre moi, je n’eus pas depeine à le convaincre que j’étais innocent, et deux jours après, jerecouvrai ma liberté. Je reparus à la préfecture avec les clefs siheureusement dérobées à toutes les investigations. Je m’estimaiheureux d’avoir échappé au péril, car je m’étais trouvé à deuxdoigts de ma perte ; sans la maîtresse de Doré et sans maprésence d’esprit, nul doute que je ne fusse retombé sous lajuridiction des argousins… Porteur d’instruments à voleurs, j’étaisfrappé par une nouvelle condamnation dont ma qualité d’évadésuppléait les motifs, enfin j’étais ramené au bagne. M. Henryme réprimanda au sujet d’une imprudence qui avait failli m’être sifatale. « Voyez, me dit-il, où vous en seriez, si Gosnet etDoré avaient conduit cette intrigue avec un peu plusd’adresse : Vidocq, ajouta-t-il, prenez garde à vous, nepoussez pas trop loin le dévouement ; surtout ne vous mettezplus à la discrétion des voleurs ; vous avez beaucoupd’ennemis. N’entreprenez rien sans y avoir mûrement réfléchi ;avant de risquer une démarche à l’avenir venez me consulter. »Je profitai de l’avis et je m’en trouvai bien.

Gosnet et Doré ne restèrent pas long-temps àla Force : à leur sortie, j’allai les voir, mais je ne laissaipas apercevoir que je soupçonnais leur perfidie : toutefois,pressé de prendre ma revanche pour une partie que je n’avais pasperdue, je leur décochai un mouton, et ne tardai pas àapprendre qu’ils avaient commis un vol, dont toutes les preuvesétaient faciles à produire. Arrêtés et condamnés, ils eurentpendant quatre ans le temps de penser à moi. Quand la sentence quifixait leur sort eut été rendue, je ne manquai pas de leur faireune visite ; lorsque je leur racontai comment j’avais connu etdéjoué leurs projets, ils pleurèrent de rage. Gosnet, ramené dansles prisons d’Auray, d’où il s’était évadé, imagina un moyen devengeance qui ne lui réussit pas : feignant le repentir, ilfit appeler un prêtre, et, sous le prétexte de lui faire uneconfession générale, il lui avoua un bon nombre de vols, danslesquels il eut soin de m’impliquer. Le confesseur, à qui maprétendue participation n’avait pas été confiée sous le sceau dusecret, adressa à la préfecture une note dans laquelle j’étaisviolemment inculpé ; mais les révélations de Gosnet n’eurentpas le résultat qu’il s’en était promis.

Ce fut l’arbitraire que l’on déployait contreles voleurs qui propagea parmi eux la manie de s’entre dénoncer, etles poussa, s’il est permis de s’exprimer ainsi, au comble de ladémoralisation. Auparavant, ils formaient, au sein de la société,une société à part, qui ne comptait ni traîtres, nitransfuges ; mais lorsqu’on se mit à les proscrire en masse,au lieu de serrer leurs rangs, dans leur effroi, ils jetèrent uncri d’alarme qui légitimait tout expédient de salut, au détrimentmême de l’ancienne loyauté : une fois que le lien qui unissaitentre eux les membres de la grande famille des larrons eut étérompu, chacun d’eux, dans son intérêt privé, ne se fit plusscrupule de livrer ses camarades. Aux approches des crises, quicoïncidaient toutes avec des époques marquantes, telles que lepremier jour de l’an, la fête de l’Empereur, ou toute autresolennité, il fallait voir comme les dénonciations pleuvaient à ladeuxième division. Pour échapper à ce que les agents appelaient lebel ordre, c’est-à-dire l’ordre d’arrêter tous lesindividus réputés voleurs, c’était à qui fournirait à la police leplus d’indications utiles. Ils ne manquaient pas, les suspects, quis’empressaient de jouer les bons serviteurs en lançant lesmouchards sur ceux d’entre leurs camarades dont le domicile n’étaitpas connu : aussi ne fallait-il pas long-temps pour remplirles prisons. On pense bien que dans ces battues générales, il étaitimpossible qu’il ne se commît pas une multitude d’abus ; lesplus révoltantes injustices restaient souvent sansréparation : de malheureux ouvriers qui, à l’expiration d’unesimple peine correctionnelle, s’étaient remis au travail, ets’efforçaient par leur bonne conduite d’effacer le souvenir deleurs torts passés, se trouvaient enveloppés dans la mesure etconfondus avec des voleurs de profession ; il n’y avait pasmême pour eux possibilité de réclamer : entassés au dépôt, lelendemain ils étaient amenés devant le terrible Limodin, qui leurfaisait subir un interrogatoire. Quel interrogatoire, grandDieu ! « Ton nom, ta demeure ? tu as subi unjugement ?

– » Oui, Monsieur, mais depuisje travaille, et…

– » C’est assez, à unautre.

– » Mais Monsieur Limodin, jevous…

– » Paix ! à unautre ; c’est entendu, j’espère. »

Celui à qui l’on imposait silence allaitalléguer en sa faveur les meilleures raisons. Libéré depuisplusieurs années, il pouvait produire des preuves de son honnêteté,faire attester par mille témoins qu’il avait contracté deshabitudes laborieuses, enfin, qu’il était irréprochable sous tousles rapports, mais M. Limodin n’avait pas le loisir del’entendre. « On n’en finirait pas, disait-il, si l’on voulaits’occuper de pareilles babioles. » Quelquefois, dansune matinée ; cet interrogateur brutal expédiait de la sortejusqu’à cent personnes, hommes ou femmes, qu’il dépêchait les uns àBicêtre, les autres à Saint-Lazare. Il était sans pitié ; àses yeux, rien ne pouvait racheter un instant d’égarement :combien de pauvres diables sortis des voies du crime n’y ont étérejetés que par lui ! Plusieurs des victimes de cetteimplacable sévérité se repentaient d’un amendement dont on ne leurtenait pas compte, et juraient, dans leur exaspération, de devenirdes brigands fieffés. « Que nous a servi d’être honnêtes,disaient quelquefois ces infortunés ? voyez comme on noustraite ; autant vaudrait être coquin toute sa vie. Pourquoifaire des lois, si on ne les observe pas ? À quoi bon nousavoir condamnés à temps, si l’on n’admet pas que nous puissionsnous corriger ? C’était plus tôt fait de nous juger àperpétuité ou à mort puisqu’une fois que nous sommes dans le bonchemin, on nous empêche d’y rester. » J’ai entendu unemultitude de récriminations de ce genre, presque toujours ellesétaient fondées. « Voilà quatre ans que je suis sorti deSainte-Pélagie, disait devant moi un de ces détenus ; depuisma libération j’ai toujours travaillé dans la même boutique ?ce qui prouve que je ne me dérangeais pas, et qu’on était contentde moi ; eh bien ! on m’a envoyé à Bicêtre sans que j’aiecommis de délit, et seulement parce que j’ai subi deux années deprison. »

Cette atroce tyrannie était sans doute ignoréedu préfet, je me plais à le croire ; cependant c’était en sonnom qu’elle s’exerçait. Avoués ou secrets, les agents étaient alorsdes êtres bien redoutables, car leurs rapports étaient reçus commearticles de foi ; arrêtaient-ils un homme du peuple, s’ils lesignalaient comme voleur dangereux et incorrigible, et c’étaittoujours la formule, tout était dit, l’homme était écroué sansrémission ; c’était l’âge d’or des mouchards, puisque chacunde ces attentats à la liberté individuelle leur valait uneprime ; à la vérité, cette prime n’était pas forte, ilsavaient un petit écu par capture, mais pour un petit écu, que nefera pas un mouchard, s’il n’y a point de danger à courir ? Ausurplus, si la somme était modique, ils visaient au nombre, afinqu’elle fût souvent répétée : d’un autre côté, les voleurs quidésiraient acheter leur liberté par des services, dénonçaientégalement, à tort et à travers, tous ceux qu’ils avaient connus,qu’ils fussent corrigés ou non ; à ce prix, ils obtenaient derester à Paris ; mais bientôt les détenus usant dereprésailles, ils allaient forcément leur tenir compagnie.

On ne se fait pas d’idée du nombre d’individusque les détentions administratives ont précipités dans desrécidives qu’ils auraient évitées si l’on eût renoncé plutôt à cetabominable système de persécution. Si on les eût laisséstranquilles, jamais ils ne se fussent compromis ; mais quelleque fût leur résolution, on les mettait dans la nécessité deredevenir voleurs. Quelques libérés, c’était une exception,obtenaient, à l’expiration de leur peine, de n’être pas envoyésen suspicion à Bicêtre, mais alors même, on ne leurdonnait aucune espèce de papiers, de telle sorte qu’il leur étaitimpossible de se procurer de l’ouvrage ; ceux-là avaient laressource de mourir de faim, mais on ne se résigne pas volontiers àun si cruel supplice ; ils ne mouraient pas et volaient :le plus ordinairement, ils dénonçaient et volaient à la fois.

Cette rage de mouchardise fit d’incroyablesprogrès : les faits pour le prouver sont tellement abondants,que je ne suis embarrassé que du choix. Souvent, dans la disettedes larcins à me signaler, les dénonciateurs me révélaient, en lesimputant à d’autres, des crimes qui devaient motiver leur proprecondamnation. Je vais citer des exemples :

Une nommée Bailly, ancienne voleuse, enferméeà Saint-Lazare, me fait appeler pour me donner des renseignements.Je me rends auprès d’elle, et elle me déclare que si je m’engage àla faire mettre en liberté, elle m’indiquera les auteurs de cinqvols, dont deux avec effraction. J’accepte le marché ; et lesdétails qu’elle me communique sont si précis, que déjà je croisn’avoir plus qu’à tenir ma promesse. Cependant, en réfléchissantaux diverses circonstances qu’elle m’a rapportées, je m’étonnequ’elle ait pu en être instruite aussi parfaitement. Elle m’avaitdésigné les personnes volées ; l’une d’elles était un sieurFrédéric, rue Saint-Honoré, passage Virginie. Jevais d’abord chez lui, et dans le cours des informations que jeprends, j’acquiers la certitude que la révélatrice est seulel’auteur du vol commis au préjudice de ce traiteur : jepoursuis mon enquête, et partout c’est son signalement que l’on medonne.

Il ne s’agissait plus que de procéder à lavérification. Les plaignants sont introduits à Saint-Lazare, et là,sans être vus de la fille Bailly, que je leur montre au milieu deses compagnes, ils la reconnaissent parfaitement : uneconfrontation légale s’en suivit, et la fille Bailly, accablée parl’évidence, fit des aveux qui lui valurent huit ans de réclusion.Elle eut tout le temps de dire son mea culpa. Cette femmeavait accusé de ses vols deux de ses camarades, contre lesquellesune moralité suspecte aurait pu faire élever des présomptions. Uneautre voleuse, surnommée la Belle Bouchère, m’ayant faitdes révélations de même nature que celles de la fille Bailly, nefut pas plus heureuse qu’elle.

Un nommé Ouasse, dont le père devait plus tardêtre impliqué dans le procès de l’épicier Poulain, me signale troisindividus, comme auteurs d’un vol avec effraction, commis laveille, rue Saint-Germain-l’Auxerrois, chez un débitant de tabac.Je me transporte sur les lieux, je m’informe, et bientôt j’acquiersla preuve incontestable que Ouasse, récemment libéré, n’est pasétranger au crime. Je dissimule ; mais en me servant de lui,je m’y prends si bien, qu’il est arrêté comme complice, et condamnéà la réclusion. Cette mésaventure aurait dû le corriger de la maniede dénoncer, mais voulant à tout prix être mouchard, il fit auprocureur du roi de Versailles diverses déclarations mensongères,qui lui valurent deux ou trois ans de prison. J’ai déjà dit que lesvoleurs ne gardent pas rancune : à peine sorti, Ouasse accourtchez moi, c’est encore un vol dont il vient me donner avis. Je faisvérifier d’après son indication, le vol était réel. Mais lecroirait-on ? le voleur était Ouasse ; atteint etconvaincu, il fut condamné de nouveau. Pendant sa détention, cemisérable ayant appris l’arrestation de son père, se hâta dem’adresser des révélations à l’appui de l’accusation dirigée contrece dernier ; mon devoir était de les transmettre à l’autorité,je le fis, mais ce ne fut pas sans éprouver toute l’indignation quedevait exciter la conduite de ce fils dénaturé.

Dans mon emploi, c’eût été me priver d’unmoyen de police des plus efficaces, que de rompre en visière avecles voleurs ; aussi, ne me suis-je jamais entièrement isoléd’eux : tout en leur faisant la chasse, je paraissais encoreprendre intérêt à leur sort. Étais-je chien ou loup ? Telétait le doute qu’il me convenait de laisser dans leuresprit ; et ce doute, si favorable à la calomnie, toutes lesfois que l’on m’a imputé une connivence, qui dans la réalitén’existait pas, n’a jamais bien été éclairci pour eux. Voilàpourquoi les voleurs se sont rendus en quelque sorte les artisansde l’espèce de renommée que je me suis acquise ; ilsimaginaient que j’étais ouvertement leur ennemi, maisqu’intérieurement je ne demandais pas mieux que de lesprotéger ; quelquefois ils allaient jusqu’à me plaindre d’êtreobligé de faire un métier comme celui que je faisais, et pourtantils m’aidaient eux-mêmes à le faire.

Parmi les voleurs de profession, il en étaitbien peu qui ne regardassent comme un bonheur d’être consulté parla police pour un renseignement, ou employés pour un coup demain ; presque tous se seraient mis en quatre pour lui donnerdes preuves de zèle, dans la persuasion qu’elles leur vaudraient,sinon une immunité entière, du moins quelques ménagements. Ceux quiredoutaient le plus son action étaient presque toujours les plusdisposés à la servir. Je me rappelle à ce sujet l’aventure d’unforçat libéré, le nommé Boucher, dit cadet Poignon. Il y avait plusde trois semaines que j’étais à sa recherche, quand le hasard me lefit rencontrer dans un cabaret de la rue Saint-Antoine, àl’enseigne du Bras d’Or. J’étais seul, et il était ennombreuse compagnie : tenter de le saisir ex abrupto,c’eût été m’exposer à le manquer, car il pouvait se faire qu’ilvoulût se défendre et qu’il fut soutenu. Boucher avait été agent depolice, je l’avais connu dans cet emploi, et même nous étions assezbien ensemble : il me vient dans l’idée de l’aborder commeami, et de lui monter un coup à ma manière. J’entre au cabaret, etallant droit à la table où il est assis, je lui tends la main, enlui disant : « Bonjour mon ami Cadet.

– » Tiens, v’la l’ami Jules, veux-tute rafraîchir, demande un verre ou prends le mien.

– » Le tien est bon, tu n’as pas lagale aux dents : (je bois) ah ça ! je voudrais bien tedire un mot en particulier.

– » Avec plaisir, mon fils, je suist’a toi. »

Il se lève et je le prends sous le bras ;« Tu te souviens, lui dis-je, du petit matelot, qui était deta chaîne.

– » Oui, oui, un petit gros court,qui était du deuxième cordon, n’est-ce pas ?

– » C’est ça tout juste, du moins jele pense ; le reconnaîtrais-tu ?

– » Ce serait mon père que je ne leconnaîtrais pas mieux ; il me semble encore le voir sur lebanc treize ; faire des patarasses (bourrelets pourgarantir les jambes) pour les fagots (forçats).

– » Je viens d’arrêter unparticulier, j’ai bien idée que c’est lui, mais je n’en suis passûr ; en attendant, je l’ai mis au poste de Birague, et commej’en sortais, je t’ai vu entrer ici : Parbleu ! mesuis-je dit, ça se rencontre bien ; v’là Cadet, il pourra medire si je me suis trompé.

– » Je suis tout prêt, mon garçon,si ça peut t’obliger ; mais avant de partir, nous allons boireun coup (s’adressant à ses camarades), mes amis, ne vousimpatientez pas, c’est l’affaire d’une minute, et je suis t’avous. »

Nous partons, arrivés à la porte du poste, lapolitesse exige que je le laisse entrer le premier, je lui fais leshonneurs ; il va jusqu’au fond de la salle, examine partoutautour de lui, et cherche en vain l’individu dont je lui aiparlé : « Hé ! me dit-il, d’où qu’il est cefagot, que je le remouche (leconsidère) ? » J’étais alors près de la porte,j’aperçois, incrusté dans le mur, un débris de miroir, tel qu’ils’en trouve dans la plupart des corps de garde, pour la commoditédes fashionables de la garnison, j’appelle Boucher, et lui montrantle débris réflecteur : « Tiens, lui dis-je, c’est par iciqu’il faut regarder. » Il regarde, et se tournant de moncôté : « Ah ! ça, Jules, tu blagues, je ne vois quetoi zet moi dans c’te glace, mais l’arrêté, où qu’il estl’arrêté ?

– » Apprends qu’il n’y a personneici d’arrêté que toi : tiens, voilà le mandat qui teconcerne.

– » Ah ! pour ça, c’est un vraitour de gueusard !

– » Tu ne sais donc pas que dans cemonde c’est au plus malin.

– » Au plus malin, tant que tuvoudras, ça ne te portera pas bonheur, de monter des coups à debons enfants. »

Lorsque là voie pour arriver à une découverteimportante était hérissée de difficultés, les voleuses m’étaientpeut-être d’un plus grand secours que les voleurs. En général, lesfemmes ont des moyens de s’insinuer qui, dans les explorations depolice, les rendent bien supérieures aux hommes ; alliant letact à la finesse, elles sont en outre douées d’une persévérancequi les conduit toujours au but. Elles inspirent moins de défiance,et peuvent s’introduire partout sans éveiller les soupçons ;elles ont, en outre, un talent tout particulier pour se lier avecles domestiques et les portières ; elles s’entendent fort bienà établir des rapports et à bavarder sans être indiscrètes ;communicatives en apparence, alors même qu’elles sont le plus surla réserve, elles excellent à provoquer les confidences. Enfin, àla force près, elles ont au plus haut degré toutes les qualités quiconstituent l’aptitude à la mouchardise ; et, lorsqu’ellessont dévouées, la police ne saurait avoir de meilleurs agents.

M. Henry, qui était un homme habile, lesemploya souvent dans les affaires les plus épineuses, et rarementil n’a pas eu à se louer de leur intelligence. À l’exemple de cechef, dans mainte occasion, j’ai eu recours au ministère desmouchardes ; presque toujours j’ai été satisfait de leursservices. Cependant, comme les mouchardes sont des êtresprofondément pervertis, et plus perfides peut-être que lesmouchards, avec elles, pour ne pas être trompé, j’avais besoind’être constamment sur mes gardes. Le trait suivant montrera qu’ilne faut pas toujours croire au zèle dont elles font parade.

J’avais obtenu la liberté de deux voleuses enrenom, à la condition qu’elles serviraient fidèlement la police.Elles avaient antérieurement donné des preuves de leursavoir-faire, mais, employées sans traitement, et obligées de selivrer au vol pour subsister, elles s’étaient fait reprendre enflagrant délit : la peine qu’elles subissaient pour cesnouveaux méfaits fut celle dont j’abrégeai la durée.Sophie Lambert et la fille Domer, surnommée la belleLise, furent dès lors en relation directe avec moi. Un matin,elles vinrent me dire qu’elles étaient certaines de procurer à lapolice l’arrestation du nommé Tominot, homme dangereux,que l’on avait long-temps recherché ; elles venaientassuraient-elles, de déjeûner avec lui, et il devait dans la soiréeles rejoindre chez un marchand de vin de la rue Saint-Antoine. Danstoute autre circonstance, j’aurais pu être dupe de la supercheriede ces femmes ; mais Tominot avait été arrêté par moi laveille, et il était assez difficile qu’elles eussent déjeûné aveclui. Je voulus savoir néanmoins jusqu’où elles pousseraientl’imposture, et je promis de les accompagner à leur rendez-vous.J’y allai en effet ; mais, comme on le pense bien, Tominot nevint pas. Nous attendîmes jusqu’à dix heures ; enfin Sophie,jouant l’impatience, s’informa près du garçon de cave, s’il n’étaitpas venu un monsieur les demander.

« Celui avec qui vous avez déjeûné,répondit le garçon ? il est venu un peu avant la brune, il m’achargé de vous dire qu’il ne pourrait pas se trouver avec vous cesoir, mais que ce serait pour demain. »

Je ne doutai pas que le garçon ne fût uncompère à qui l’on avait fait la leçon, mais je feignis de ne pointconcevoir de soupçon, et me résignai à voir combien de temps cesdames me promèneraient. Pendant une semaine entière, elles meconduisirent tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre ;nous devions toujours y trouver Tominot, et jamais nous ne lerencontrions. Enfin, le 6 janvier, elles me jurent del’amener ; je vais les attendre, mais elles reparaissent sanslui, et m’allèguent de si bonnes raisons qu’il m’est impossible deme fâcher ; je me montre au contraire très satisfait desdémarches qu’elles ont faites, et pour leur témoigner combien jesuis content d’elles, j’offre de les régaler d’un gâteau desRois : elles acceptent, et nous allons ensemble nous installerau Petit Broc, rue de la Verrerie. Nous tirons lafève ; la royauté échoit à Sophie, elle est heureuse comme unereine. On mange, on boit, on rit, et quand approche le moment de seséparer, on propose de mettre le comble à cette gaieté par quelquescoups d’eau-de-vie ; mais de l’eau-de-vie de marchand de vin,fi donc ! c’est bon tout au plus pour des forts de la Halle,et je suis trop galant pour que ma reine s’enivre d’un breuvageindigne d’elle. À cette époque, j’étais établi distillateur près duTourniquet-Saint-Jean ; j’annonce que je vais aller chez moichercher la fine goutte. À cette nouvelle, la compagnie sauted’enthousiasme on me recommande d’aller et de revenir bienvite ; je pars, et deux minutes après, je reparais avec unedemi-bouteille de Coignac, qui fut vidée en un clin-d’œil. Lachopine se trouvant à sec : « Ah ça ! vous voyez queje suis un bon enfant, dis-je à mes deux commères, il s’agit de merendre un service.

– » Deux, mon ami Jules, s’écriaSophie, voyons, parle.

– » Eh bien ! voilà ce quec’est. Un de mes agents vient d’arrêter deux voleuses ; onprésume qu’elles ont chez elles une grande quantité d’objets volés,mais pour faire perquisition, il faudrait connaître leur domicile,et elles refusent de l’indiquer : elles sont maintenant auposte du marché Saint-Jean, si vous y alliez, vous tâcheriez deleur arracher leur secret. Une heure ou deux vous suffiront pourleur tirer les vers du nez : ça vous sera bien aisé, vous quiêtes des malignes.

– » Sois tranquille, mon cher Jules,me dit Sophie, nous nous acquitterons de la commission ; tusais que l’on peut s’en rapporter à nous ; tu nous enverraisau bout du monde, que nous y irions pour te faire plaisir, du moinsmoi.

– » Et moi, donc, reprit la belleLise.

– » En ce cas, vous allez porter unmot au chef du poste, afin qu’il vous reconnaisse. » J’écrisun billet que je cachète ; je le leur remets et nous sortonsensemble : à peu de distance du marché Saint-Jean, nous nousséparons, et tandis que je reste en observation, la reine et sacompagne se dirigent vers le corps de garde. Sophie entre lapremière, elle présente le billet, le sergent le lit :« C’est bien, vous voici toutes deux ; caporal, prenezavec vous quatre hommes et conduisez ces dames à lapréfecture. » Ce commandement était fait en vertu d’un ordreque j’avais remis au sergent pendant ma sortie pour aller chercherla goutte, il était ainsi conçu : « Monsieur le chef duposte fera conduire sous sûre et bonne escorte, à la préfecture depolice, les nommées Sophie Lambert et Lise Domer,arrêtées par les ordres de M. le Préfet. »

Ces dames durent alors faire de singulièresréflexions ; sans doute qu’elles devinèrent que je m’étaislassé d’être leur jouet. Quoi qu’il en soit, j’allai les voir lelendemain au dépôt, et leur demandai comment elles avaient trouvéle tour.

« Pas mal, répondit Sophie, pas mal, nousne l’avons pas volé ; puis s’adressant à Lise, aussi c’est tafaute à toi, pourquoi vas-tu chercher un homme qui est enfoncé.

– » Le savais-je ? Ah !vas, si je l’avais su, je te promets bien… et puis, que veux-tu,c’est un enfant de fait, il n’y a plus qu’à le bercer.

– » Tout ça est bel et bon, siencore on nous disait pour combien nous serons à Lazarre ;parle donc, Jules, sais-tu ?

– » Six mois, au moins.

– » Ce n’est que ça !s’écrièrent-elles ensemble.

– » Six mois, c’est rien du tout,continua Sophie, c’est bientôt passé, un coup qu’on est là. Enfin,mon doux bénin Jésus, à la volonté du préfet ! »

Elles en eurent pour un mois de moins que jene leur avais annoncé. Dès qu’elles furent libres, elles vinrent metrouver pour me donner de nouveaux renseignements. Cette fois, ilsétaient exacts. Une particularité assez remarquable, c’est que lesvoleuses sont plus ordinairement incorrigibles que les voleurs.Sophie Lambert ne put jamais prendre sur elle de renoncer à sonpéché d’habitude. Dès l’âge de dix ans, elle avait débuté dans lacarrière du vol, et elle n’en avait pas vingt-cinq, que plus d’untiers de sa vie s’était écoulé dans les prisons.

Peu de temps après mon entrée à la police, jela fis arrêter et condamner à deux années de détention. C’étaitprincipalement dans les hôtels garnis qu’elle exerçait sa coupableindustrie ; on n’était pas plus habile à déjouer la vigilancedes portiers, ni plus féconde en expédients pour échapper à leursquestions. Une fois introduite, elle faisait une halte sur chaquepalier pour donner son coup d’œil : apercevait-elle une clésur quelque porte, elle la faisait tourner sans bruit dans laserrure, se glissait dans la chambre, et si la personne quil’occupait était endormie, quelque léger qu’elle eût le sommeil,Sophie avait la main encore plus légère, et en moins de rien,montres, bijoux, argent, tout passait dans sa gibecière,c’était le nom qu’elle donnait à une poche secrète que recouvraitson tablier. Le locataire que Sophie visitait était-il éveillé,elle en était quitte pour faire des excuses, en déclarant qu’elles’était trompée. S’éveillait-il pendant qu’elle opérait ; sansse déconcerter, elle courait à son lit, et le pressant dans sesbras. « Ah ! pauvre petit Mimi, disait-elle, viens doncque je te baise !… Ah ! monsieur, je vous demande bienpardon ! Comment, ce n’est pas ici le n° 17 ? jecroyais être chez mon amant. »

Un matin, un employé, qu’elle était en trainde dévaliser, ayant tout à coup ouvert les yeux, l’aperçoit auprèsde sa commode : il fait un mouvement de surprise, aussitôtSophie, de jouer sa scène ; mais l’employé est entreprenant,il veut profiter de la prétendue méprise ; si Sophie résiste,un son d’argent, produit des agitations de la lutte, peut trahir lebut de sa visite…, si elle cède, le péril est encore plus grand…Que faire ? pour toute autre, la conjoncture serait des plusembarrassantes ; Sophie n’est plus cruelle, mais à l’aide d’unmensonge, elle tourne la difficulté, et l’employé satisfait, luipermet d’effectuer sa retraite. Il ne perdit à ce jeu que sabourse, sa montre et six couverts.

Cette créature était une intrépide : deuxfois elle donna tête baissée dans mes filets, mais après salibération, en vain essayai-je de l’attirer dans le piège : iln’y avait plus de surveillance à laquelle elle ne réussit à sesoustraire, tant elle était sur ses gardes. Cependant ce que jen’attendais plus de mes efforts pour la prendre en flagrant délit,je le dus à une circonstance tout à fait fortuite.

Sorti de chez moi à la petite pointe du jour,je traversais la place du Châtelet, lorsque je me rencontre face àface avec Sophie : elle m’aborde avec aisance. « Bonjour,Jules, où vas-tu donc si matin ? je gage que tu vas enfoncerquelque ami ?

– » Cela se pourrait…, ce qu’il y ade sûr c’est que ce n’est pas toi ; mais où vas-tutoi-même ?

– » Je pars pour Corbeil, ou je vaisvoir ma sœur qui doit me placer dans une maison. Je suis lasse demanger du collège (de la prison), je rengrâcie(je m’amende), veux-tu boire la goutte ?

– » Volontiers, c’est moi quirégale, un poisson chez Leprêtre, à six sols.

– » Allons, je te laisse faire, maisdépêchons-nous, que je ne manque pas la diligence, tu m’yaccompagneras, n’est-ce pas ? c’est dans la rue Dauphine.

– » Impossible, j’ai affaire àLa Chapelle, je suis déjà en retard, tout ce que je puisc’est de prendre un petit verre sur le pouce. »

Nous entrons chez Leprêtre, en buvant nouséchangeons encore deux ou trois paroles, et je lui disadieu.

– « dieu, Jules, bonneréussite ! »

Tandis que Sophie s’éloigne, je détourne larue de la. Haumerie, et cours me cacher au coin de cellePlanche-Mibray ; de là, je la vois filer sur lePont-au-Change, elle marche à grands pas et regarde à chaqueinstant derrière elle ; il est certain qu’elle craint d’êtresuivie, j’en conclus qu’il serait à propos de la suivre ; jegagne donc le pont Notre-Dame, et le franchissant avec rapidité,j’arrive assez tôt sur le quai pour ne pas perdre sa trace…Parvenue dans la rue Dauphine, elle entre effectivement au bureaudes voitures de Corbeil ; mais, persuadé que son départ n’estqu’une fable imaginée pour me tromper sur le but de son apparitionmatinale, je me tapis dans une allée d’où je puis épier sa sortie.Tandis que je suis ainsi en vedette, un fiacre vient à passer, jem’y installe, et je promets au cocher un bon pour-boire, s’il suitadroitement une femme que je lui désignerai. Pour le moment, nousdevions stationner : bientôt la diligence part, Sophie, n’yest pas, je l’aurais parié ; mais quelques minutes après ellese présente à la porte cochère, examine avec soin de tous côtés, etprenant son essor, elle enfile la rue Christine. Elle entresuccessivement dans plusieurs maisons garnies, mais à son allure,il est aisé de reconnaître que l’occasion ne s’est pasofferte ; d’ailleurs, elle persiste à explorer le mêmequartier…, j’en tire la conséquence naturelle qu’elle a manœuvrésans succès, et comme je suis persuadé que sa tournée n’est pasfinie, je me garde bien de l’interrompre. Enfin, rue de la Harpe,elle entre dans l’allée d’une fruitière, et un instant après, ellereparaît portant au bras un énorme panier de blanchisseuse, elle enavait sa charge. Toutefois elle ne laissait pas d’aller trèsvite ; elle fut bientôt dans la rue des Mathurins SaintJacques, puis dans celle des Mâçons-Sorbonne. Malheureusement pourSophie, il est un passage qui communique de la rue de la Harpe à larue des Maçons ; c’est là qu’après avoir mis pied à terre, jecours m’embusquer, et quand elle arrive à la hauteur de l’issue, jedébouche, et nous nous trouvons nez à nez. À mon aspect, ellechangé de couleur et veut parler, mais son trouble est si grand,qu’elle ne peut venir à bout de s’exprimer. Cependant elle se remetpeu à peu, et feignant d’être hors d’elle-même, « Tu vois, medit-elle, une femme en colère : ma blanchisseuse qui devaitm’apporter mon linge à la diligence, m’a manqué de parole, je viensde le lui retirer, et vais le faire repasser chez une de mesamies ; cela m’a empêché de partir.

– » C’est comme moi, en allant à laChapelle, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit que mon homme étaitdans ce quartier ; c’est là ce qui m’y amène.

– » Tant mieux ; si tu veuxm’attendre, je vais à deux pas porter mon panier, et nous mangeronsune côtelette.

– » Ce n’est pas la peine, je…Eh ! mais, qu’est-ce que j’entends ? »

Sophie et moi nous restons stupéfaits :des cris aigus s’échappent du panier, je lève le linge qui lerecouvre, et je vois… un enfant de deux à trois mois, dont lesvagissements auraient déchiré le tympan d’un mort.

« Eh bien ! dis-je à Sophie, lepoupon est sans doute à toi ? Pourrais-tu me dire de quel sexeil est ?

– » Allons ! me voilà encoreenfoncée ; je me souviendrai de celle-là ; et si jamaison me demande le sujet pourquoi, je pourrai répondre : rien,presque rien, une affaire d’enfant. Une autre fois, quand jevolerai du linge, j’y regarderai.

– » Et ce parapluie, enest-il ?

– » Eh ! mon Dieu ! oui…Comme tu vois, j’avais pourtant de quoi me mettre à couvert, çà n’apas empêché ; quand la chance y est, on a beaufaire… »

Je conduisis Sophie chezM. de Fresne, commissaire de police, dont le bureau étaitdans le voisinage. Le parapluie fut gardé comme pièce deconviction, quant à l’enfant qu’elle avait enlevé à son insu, on lerendit immédiatement à sa mère. La voleuse en eut pour ses cinq ansde prison. C’était, je crois, la cinquième ou sixième condamnationqu’elle subissait ; depuis, elle s’est encore fait reprendrede justice, et je ne serais pas surpris qu’elle fût toujours àSaint-Lazare. Sophie ne voyait rien que de très naturel au métierqu’elle faisait, et la répression, lorsqu’elle ne pouvait l’éviter,était pour elle un accident tout comme un autre. La prison ne luifaisait pas peur, loin de là, elle était en quelque sorte sasphère ; Sophie y avait contracté ces goûts plus que bizarres,que ne justifie pas l’exemple de l’antique Sapho, et sous lesverrous, les occasions de s’abandonner à ses honteuses dépravationsétaient plus fréquentes ; ce n’était pas, comme on le voit,sans motifs qu’elle prisait si peu la liberté. Était-elle arrêtée,l’événement lui causait bien quelque peine, mais ce n’était qu’uneimpression passagère, et elle se consolait bientôt par laperspective des mœurs qui lui plaisaient. C’était un bien étrangecaractère que celui de cette femme ; que l’on en juge :une nommée Gillion, avec qui elle vivait dans une coupableintimité, est prise en commettant un vol ; Sophie, quil’assistait, parvient à s’échapper, elle n’a plus rien à craindre,mais ne pouvant supporter d’être séparée de son amie, elle se faitdénoncer, et n’est contente qu’au moment où l’on lui lit l’arrêtqui va encore les réunir pour deux ans. La plupart des créatures decette espèce se font un jeu de la prison ; j’en ai vuplusieurs traduites pour un délit qu’elles avaient commis seules,accuser de complicité une camarade, et celle-ci, quoique innocente,se faire un mérite de se résigner à la condamnation.

CHAPITRE XL

 

Nos amis les ennemis. – Le bijoutier et le curé. – L’honnêtehomme. – La cachette et la cassette. – Une bénédiction du ciel etle doigt de Dieu. – Fatale nouvelle. – Nous sommes ruinés. –l’amour du prochain. – Les Cosaques sont innocents. – 100,000francs, 50,000 francs, 10,000 francs, ou la récompense au rabais. –Le faux soldat. – L’entorse de commande. – La tonnelière de Livry.– La petite réputation locale. – Je suis juif. – Mon pèlerinageavec la religieuse de Dourdan. – Le phénix des femmes. – Mamétamorphose en domestique allemand. – Mon arrestation. – Je suisincarcéré. – Le hacheur de paille. – Mon entrée en prison. – Lesétrangers ont des amis partout. – Le rat d’église. – L’habitviande. – Les boutons de ma redingote. – Ce qu’entend toujours univrogne. – Mon histoire. – La bataille de Montereau. – J’ai volémon maître. – Projets d’évasion. – Voyage en Allemagne. – La poulenoire. – Confidence au procureur du roi. – Mon extraction. – Mafuite avec un compagnon d’infortune. – Cent mille écus de diamants.– Le minimum.

 

Peu de temps avant la première invasion,M. Sénard, l’un des plus riches bijoutiers du Palais-Royal,étant allé voir son ami le curé de Livry, le trouva dans cesperplexités que causaient alors généralement l’approche de nos bonsamis les ennemis. Il s’agissait de soustraire à la rapacité deMessieurs les cosaques, d’abord les vases sacrés, et ensuite sonpetit pécule. Après avoir long-temps hésité, bien que par état ildût avoir l’habitude des enterrements, monsieur le curé se décida àenfouir les objets qu’il se proposait de sauver, et monsieur Sénardqui, comme la plupart des gobe-mouches et des avares, imaginait queParis serait livré au pillage, résolut de mettre à couvert de lamême manière tout ce qu’il y avait de précieux dans sa boutique. Ilfut convenu que les richesses du pasteur et celles du marchandseraient déposées dans le même trou. Mais ce trou, qui lecreusera ? Un homme chante au lutrin, c’est la perle deshonnêtes gens ; le père Moiselet ; oh ! pourcelui-là, on peut avoir en lui toute espèce de confiance : unliard qui ne serait pas à lui, il ne le détournerait pas ;depuis trente ans, en sa qualité de tonnelier, il avait leprivilège exclusif de mettre en bouteilles les vins du presbytère,où il s’en buvait d’excellents. Marguillier, sacristain, sommelier,sonneur, factotum de l’église et dévoué à son desservant,jusqu’à se relever à toute heure, s’il en était besoin, il avaittoutes les qualités d’un excellent serviteur, sans compter ladiscrétion, l’intelligence et la piété. Dans une conjoncture aussigrave, il était évident qu’on ne pouvait jeter les yeux que surMoiselet, ce fut lui que l’on choisit ; et la cachette,disposée avec beaucoup d’art, fut bientôt prête à recevoir letrésor qu’elle devait préserver ; six pieds de terre furentjetés sur les espèces du curé, auxquelles faisaient compagnie desdiamants pour une valeur de cent mille écus, que M. Sénardavait enfermés dans une petite boîte. La fosse comblée, le sol futsi parfaitement aplani, qu’on se serait donné au diable que depuisla création il n’avait pas été remué. « Ce brave Moiselet,disait M. Sénard, en se frottant les mains, il nous a arrangécela à merveille. Ma foi, messieurs les Cosaques, vous aurez le nezfin, si vous trouvez celle-là. » Au bout de quelques jours,les armées coalisées font de nouveaux progrès, et voilà que desnuées de Kirguiz, de Kalmouks et de Tartares de toutes les hordeset de toutes les couleurs, s’éparpillent dans la campagne auxenvirons de Paris. Ces hôtes incommodes sont, comme on le sait,fort avides de butin ; ils font partout un ravageépouvantable, point d’habitation qui ne leur paie tribut ;mais dans leur ardeur de piller, ils ne se bornent pas à lasuperficie, tout leur appartient, jusqu’au centre du globe, et pourne pas être frustrés dans leurs prétentions, intrépides géologues,ils font une foule de sondes qui, au grand regret des naturels dupays, leur révèlent qu’en France, les mines d’or ou d’argent sontmoins profondes qu’au Pérou. Une semblable découverte était bienfaite pour les mettre en goût, ils fouillèrent avec une activitésans pareille, et le vide qu’ils produisirent dans bien descachettes, fit le désespoir des Crésus de plus d’un canton. Lesmaudits Cosaques ! Cependant l’instinct si sûr qui les guidaitoù il y avait à prendre, ne les conduisait pas à la cachette ducuré. C’était comme une bénédiction du ciel, chaque matin le soleilse levait, et rien de nouveau ; rien de nouveau non plus,quand il se couchait.

Décidément on ne pouvait s’empêcher dereconnaître le doigt de Dieu dans l’impénétrabilité du mystère del’inhumation opérée par Moiselet : M. Sénard en était sitouché, que nécessairement il dut se mêler des actions de grâcesaux prières qu’il faisait pour la conservation et le repos de sesdiamants. Persuadé que ses vœux seraient exaucés, dans sa sécuritécroissante il commençait à dormir sur l’une et l’autre oreillelorsqu’un beau jour, ce devait être un vendredi, Moiselet plus mortque vif, accourt chez le curé : « Ah ! monsieur, jen’en puis plus.

– » Qu’avez-vous donc,Moiselet ?

– » Je n’oserai jamais vous le dire.Mon pauvre M. le curé, ça m’a porté un coup, j’en suis encoresaisi à toutes les places. On m’ouvrirait les veines qu’il n’ensortirait pas une goutte de sang.

– » Mais qu’est-ce qu’il y a ?Vous m’effrayez.

– » La cachette…

– » Miséricorde ! je n’ai pasbesoin d’en apprendre davantage. Oh ! que la guerre est unterrible fléau ! Jeanneton, Jeanneton, allons donc vite, messouliers et mon chapeau.

– » Mais, monsieur, vous n’avez pasdéjeûné.

– » Oh ! il s’agit bien dedéjeûner.

– » Vous savez que quand vous sortezà jeun vous avez des tiraillements…

– » Mes souliers, te dis-je.

– » Et puis vous vous plaindrez devotre estomac.

– » Je n’en ai plus besoind’estomac. Non je n’en ai plus besoin, nous sommes ruinés.

– » Nous sommes ruinés…Jésus-Maria ! mon doux Sauveur ! est-il possible ?…Ah ! monsieur, courez donc… courez donc. »

Pendant que le curé s’accommodait à la hâte,et qu’impatient par la difficulté de passer ses boucles, il nepouvait jamais se chausser assez vite, Moiselet, du ton le pluslamentable, lui faisait le récit de ce qu’il avait vu :« En êtes-vous bien sûr ? lui dit le curé, peut-êtren’ont-ils pas tout pris.

– » Ah ! monsieur, Dieu leveuille ! mais je n’ai pas eu le cœur d’y regarder. »

Ils se dirigèrent ensemble vers la vieillegrange, où ils reconnurent que l’enlèvement était complet. Encontemplant l’étendue de son malheur, le curé faillit tomber à larenverse, Moiselet de son côté était dans un état à faire pitié, lecher homme s’affligeait plus encore que si la perte lui eût étépersonnelle. Il fallait entendre ses soupirs et ses gémissements.Ceci était l’effet de l’amour du prochain. M. Sénard ne sedoutait guère qu’à Livry, la désolation était si grande. Queldésespoir quand il reçut la nouvelle de l’événement ! À Paris,la police est la providence des gens qui ont perdu. La premièreidée de M. Sénard, et la plus naturelle, fut que le vol dontil avait à se plaindre était le lait des Cosaques ; dans cettehypothèse, la police n’y pouvait pas grand’chose, maisM. Sénard ne s’avisa-t-il pas de soupçonner que les Cosaquesétaient innocents ; et par un certain lundi que j’étais dansle cabinet de M. Henry, j’y vis entrer un de ces petits hommessecs et vifs, qu’au premier aspect on peut juger intéressés etdéfiants : c’était M. Sénard, il expose assez brièvementsa mésaventure, et finit par une conclusion qui n’était pas tropfavorable à Moiselet. M. Henry pensa comme lui que ce dernierdevait être l’auteur de la soustraction, et je fus de l’avis deM. Henry. « C’est très bien, observa celui-ci, mais notreopinion n’est fondée que sur des conjectures, et si Moiselet nefait pas d’imprudence, il sera impossible de le convaincre.

– » Impossible ? s’écriaM. Sénard, que vais-je devenir ? Mais non, je n’aurai pasen vain imploré votre secours, ne savez-vous pas tout, nepouvez-vous pas tout, quand vous le voulez ? Mesdiamants ! mes pauvres diamants, je donnerais tout à l’heurecent mille francs pour les recouvrer.

– » Vous donneriez le double, que sile voleur a pris toutes ses précautions, nous ne saurions rien.

– » Ah ! monsieur, vous medésespérez, reprit le bijoutier, en pleurant à chaudes larmes et sejetant aux genoux du chef de division. Cent mille écus dediamants ! s’il faut que je les perde, j’en mourrai dechagrin ; je vous en conjure, ayez pitié de moi.

– » Ayez pitié, cela vous est bienaisé à dire, cependant, si votre homme n’est pas trop retors, en lefaisant surveiller et circonvenir par quelque agent adroit,peut-être viendrons-nous à bout de lui arracher son secret.

– » Combien je vous aurais dereconnaissance ! oh ! je ne tiens pas à l’argent ;cinquante mille francs seront la récompense du succès.

– » Eh bien ! Vidocq, qu’enpensez-vous ?

– » L’affaire est épineuse,répondis-je à M. Henry, mais si je m’en chargeais, je neserais pas surpris d’en venir à mon honneur.

– » Ah ! me dit M. Sénarden me pressant affectueusement la main, vous me rendez lavie ; n’épargnez rien, je vous en prie, monsieur Vidocq ;faites toutes les dépenses nécessaires pour arriver à un heureuxrésultat, ma bourse vous est ouverte, aucun sacrifice ne mecoûtera. Comment ! vous croyez réussir ?

– » Oui ? monsieur, je lecrois.

– » Allons, faites-moi retrouver macassette, et il y a dix mille francs pour vous, oui, dix millefrancs, le grand mot est lâché, je ne m’en dédis pas. »

Malgré les rabais successifs deM. Sénard, à mesure que la découverte lui semblait plusprobable, je promis de faire pour l’effectuer, tout ce qui seraiten mon pouvoir. Mais avant de rien entreprendre, il fallait qu’uneplainte eut été portée : M. Sénard ainsi que le curé, serendirent en conséquence à Pontoise, et par suite de leurdéclaration, le délit ayant été constaté, Moiselet fut arrêté etinterrogé. On le prit par tous les bouts pour le déterminer às’avouer coupable, mais il persista à se dire innocent, et faute depreuves du contraire, la prévention allait s’évanouir, lorsque,pour consolider son existence, s’il était possible, je mis encampagne un de mes agents. Celui-ci, revêtu de l’uniforme militaireet le bras gauche en écharpe, s’introduit avec un billet delogement chez la femme de Moiselet ; il est censé sortir del’hôpital et ne devait faire à Livry qu’un séjour de quarante-huitheures, mais, peu d’instants après son arrivée, il fait une chute,et une entorse de commande vient tout à coup le mettre hors d’étatde continuer sa route. Dès lors, il lui devient indispensable des’arrêter, et le maire décide qu’il sera l’hôte de la tonnelièrejusqu’à nouvel ordre.

Madame Moiselet est une de ces bonnes grossesréjouies à qui il ne déplaît pas de vivre sous le même toit qu’unconscrit blessé ; elle prend assez gaiement son parti surl’accident qui retient le jeune soldat près d’elle, d’ailleurs, ilpeut la consoler de l’absence de son mari, et comme elle n’a pasatteint sa trente-sixième année, elle est encore dans l’âge où unefemme ne dédaigne pas les consolations. Ce n’est pas tout, lesmauvaises langues reprochent à madame Moiselet de n’aimer pas levin bu, c’est sa petite réputation locale ! Le prétendu soldatne manque pas de caresser tous les faibles par lesquels elle estaccessible ; d’abord il se rend utile, et afin d’achever de seconcilier les bonnes grâces de sa bourgeoise, de temps en temps,pour lui payer bouteille, il défait les courroies d’une ceinturepassablement garnie.

La tonnelière est charmée de tant deprévenances ; le soldat sait écrire, il devient sonsecrétaire, mais les lettres qu’elle adresse à son cher époux sontde nature à ne pas le compromettre ; pas la moindre expressionà double entente, c’est l’innocence qui s’entretient avecl’innocence. Le secrétaire plaint madame Moiselet, il s’apitoie surle compte du détenu, et pour provoquer des ouvertures, il faitparade de cette morale large, qui admet tous les moyens des’enrichir ; mais madame est trop renarée pour être dupe de celangage ; constamment sur le qui-vive, elle n’est pas moinscirconspecte dans ses paroles que dans ses démarches. Enfin, aprèsune expérience de quelques jours, il m’est démontré que mon agent,malgré son habileté, ne retirera aucun fruit de sa mission. Je mepropose alors de manœuvrer en personne, et déguisé en marchandcolporteur, je me mets à parcourir les environs de Livry. J’étaisun de ces juifs qui tiennent de tout, draps, bijoux, rouennerie,etc. etc., et j’acceptais en échange, de l’or, de l’argent, despierreries, enfin tout ce qui m’était offert. Une ancienne voleuse,qui connaissait les localités, m’accompagnait dans ma tournée,c’était la veuve d’un fameux voleur, Germain Boudier, ditle père Latuile, qui, après avoir subi une demi-douzainede jugements, venait de mourir à Sainte-Pélagie : elle-mêmeavait été retenue seize ans dans les prisons de Dourdans, où lesapparences de modestie et de dévotion qu’elle affichait l’avaientfait surnommer la Religieuse. Personne n’était plus habileà moucharder les femmes, ou à les tenter par l’appât descolifichets et des ajustements : elle avait ce qu’on appellele fil au suprême degré. Je me flattais que madame Moiselet,séduite par son éloquence et par nos marchandises, se laisseraitaller à mettre en dehors les écus du curé, ou quelque brillant dela plus belle eau, voire même le calice ou la patène, dans le casoù le troc serait de son goût ; mon calcul fut mis en défaut,la tonnelière n’était pas pressée de jouir, et sa coquetterie ne lafit pas succomber. Madame Moiselet était le Phénix des femmes, jel’admirai, et puisqu’il n’y avait aucune épreuve à laquelle elle nerésistât, convaincu que je perdrais mon temps à faire sur elle unnouvel essai de mes stratagèmes, je songeai à ne plus expérimenterque sur son mari. Bientôt, le juif colporteur fut métamorphosé enun domestique allemand, et sous ce travestissement, je commençai àrôder aux alentours de Pontoise, dans le dessein de me fairearrêter. Je cherchai les gendarmes en ayant l’air de les éviter, sibien qu’à la première rencontre, ils supposèrent que je ne lescherchais pas, et me sommèrent de leur exhiber mes papiers. On sedoute bien que je n’en avais pas : partant ils m’ordonnèrentde marcher avec eux et me conduisirent devant un magistrat, qui, necomprenant rien au baragouin par lequel je répondais à sesquestions, désira connaître le fonds de mes poches, dans lesquellesexacte perquisition fut immédiatement faite en sa présence. Ellescontenaient passablement d’argent et quelques objets dont on devaits’étonner que je fusse possesseur. Le magistrat, curieux comme uncommissaire, veut absolument savoir d’où proviennent les objets etl’argent, je l’envoie paître en proférant deux ou trois juronstudesques des mieux conditionnés, et lui, pour m’apprendre à êtreplus poli une autre fois m’envoie en prison.

Me voici sous les verrous ; au moment demon arrivée, les prisonniers étaient en récréation dans lacour ; le geôlier m’introduit parmi eux, et me présente en cestermes : « Je vous amène un hacheur de paille, tâchez dele comprendre, si vous pouvez. » Aussitôt on s’empresse autourde moi, et je suis accueilli par une salve de Landsman etde Meiner à n’en plus finir. Pendant cette réception, jecherchai des yeux le tonnelier de Livry, il me parut que ce devaitêtre une sorte de paysan demi-bourgeois, qui, prenant part auconcert de saluts qui m’étaient adressés, avait prononcé leLandsman de ce ton doucereux, que contractent presquetoujours les rats d’église qui ont l’habitude de vivre des miettesde l’autel. Celui-là n’était pas trop gras, tant s’en fallait, maison voyait que c’était sa constitution, et à part sa maigreur ;il était resplendissant de santé : il avait le cerveau étroit,de petits yeux bruns à fleur de tête, une bouche énorme, et bienqu’en détaillant ses traits, on put en remarquer quelques-uns defort mauvais augure, de l’ensemble résultait pourtant cet air béninqui ferait ouvrir à un diable les portes du paradis ; ajoutez,pour compléter le portrait, que dans son costume le personnageétait au moins en arrière de quatre ou cinq générations,circonstance qui, dans un pays où les Gérontes sont en possessionde faire les réputations de probité, établit toujours uneprésomption en faveur de l’individu. Je ne sais pourquoi je mefigurais que Moiselet devait être au fait de ce raffinement ducoquin, qui, pour se donner des apparences de bonhomie et seconcilier les suffrages des vieillards, ne manque pas de s’habillercomme eux. En l’absence d’autres signes plus caractéristiques, unepaire de lunettes campées sur un nez superbe, de larges boutonsattachés sur un habit noisette de nuance claire et de forme carrée,une culotte courte, un chapeau à trois cornes vieux style, et desbas chinés auraient eu le privilège d’attirer mon attention. Lamise et la figure se trouvant réunies, j’avais bien des motifs decroire que je devinais juste. Je voulus m’en assurer.« Mossiè, Mossiè, » dis-je en m’adressant au prisonnier,dans lequel il me semblait avoir reconnu Moiselet. « ÉcouteMossiè hapit fiante » (ignorant son nom, je ledésignais ainsi parce que son habit était presque couleur dechair). « Sacreminte, tertaiffle, langue à moi pastourne : goute françous, moi misérâple, moi trink vind, fermetrink vind for guelt, schwardz vind. » J’indique du doigt sonchapeau qui est noir, il ne me comprend pas, mais je lui fais signede boire, et je deviens pour lui parfaitement intelligible. Tousles boutons de ma redingote étaient des pièces de vingt francs,j’en donne une à mon homme, il demande qu’on nous apporte du vin,et bientôt après j’entends un porte-clefs, crier :« Père Moiselet, je vous en ai monté deuxbouteilles. » L’habit viande est donc Moiselet,je le suis dans sa chambre, et nous nous mettons à boire comme deuxsonneurs ; deux autres bouteilles arrivent, nous ne procédionsque par couple. Moiselet, en sa qualité de chantre, de tonnelier,de sacristain, etc., etc., n’est pas moins ivrogne que bavard, ilentonne à faire plaisir, et ne décesse pas de parler enbaragouinant comme moi : « Moi, aimer beaucoup tesHâllemâgne, me disait-il, pour vous couche ici, bravekinserlique. » Et le geôlier étant venu trinquer avecnous, il le pria de dresser un lit pour moi à côté du sien.

« Pour vous contentekinserlique ?

– » Moi contente tu te même.

– » Pour vous beaucoup trinque.

– » Moi trinque tuchur.

– » Toujours trinque ! ah bonnecamarade ; » et il fait encore venir du vin.

La consommation allait bon train, après deuxou trois heures de ce régime, je feins de me trouver étourdi.Moiselet, pour me remettre, me fait donner une tasse de café sanssucre ; au café succèdent les verres d’eau, on ne se fait pasd’idée des soins que me prodigue mon nouvel ami ; mais quandl’ivresse y est, c’est comme la mort, on a beau faire… L’ivressem’accable, je me couche et m’endors, du moins Moiselet le croit.Cependant je le vis très distinctement, à plusieurs reprises,remplir mon verre et le sien, et les avaler tous les deux. Lelendemain à mon réveil, il me paya la goutte, et pour paraître debon compte, il me remit trois francs cinquante centimes, qui,suivant lui, étaient ce qui me revenait de ma pièce de vingtfrancs. J’étais un excellent compagnon, Moiselet s’en était aperçu,il ne pouvait plus me quitter ; j’achevai avec lui la pièce devingt francs, et j’en entamai une de quarante, qui fila avec lamême rapidité ; lorsqu’il vit celle-ci tirer à sa fin, ilcraignit que ce ne fût la dernière. « Pour vous bouton,encore ? me dit-il, avec un ton d’anxiété des pluscomiques. » Je lui montre une nouvelle pièce. « Ah !vous encore gros bouton, s’écrie-t-il en sautant dejoie. »

Le gros bouton eut la même destination que lesprécédents, enfin à force de boire ensemble, il vient un moment oùMoiselet entend et parle ma langue presque aussi bien quemoi : nous pouvons alors nous conter nos peines. Moiseletétait très curieux de connaître mon histoire ; celle que jelui fabriquai était appropriée au genre de confiance que jesouhaitais lui inspirer. « Pour moi venir France avec maître àmoi, moi l’y être tomestique. Maître à moi, maréchal Autriche,Autriche peaucoup l’or en son famile ; maître à moi l’y êtremichante, michante encore plis que dafantache ; tuchur pinir,tuchur schelag ; schlag l’y être pas ponne ; maître àmoi, emporté mon personne avec régiment en Montreau…, Montreau…, ôJésus mingotte ! grouss, grouss pataille, peaucoup montecapout maq, dormir tuchur. Franz, Napoléon, patapon, poum, poum,Prisse, Autriche, Rousse, tous estourbe… Moi peur pourestourbe ; moi chemine, chemine avec eine gross pitin, queâfre maître à moi dans le hâfre-sac, sir ma chival ; moi paspitin ditout, miserâple ; moi quitte maître, moi tu de suitepitin, pli miserâple, peaucoup l’or, peaucoup petite qui prille,peaucoup quelle heure il est… Galope galope Fritz ; moiappelle Fritz en mon maisson, galop Fritz, en Pondi, halte Fritz,où lé harpre i tuche lé harpre, moi affre créssé, et mettrehâfre-sac pas fissiple, et si moi bartir Allemagne, prendrehâfre-sac, et moi riche ; maîtresse à moi riche, père à moiriche, tu le monte riche. » Bien que la narration ne fût pasdes plus claires, le père Moiselet se la traduisit sans seméprendre sur le fait : il vit très bien que pendant labataille de Montereau, je m’étais enfui avec le porte-manteau demon maître, et que je l’avais caché dans la forêt de Bondy. Laconfidence ne l’étonna pas, elle eut même pour effet de meconcilier de plus en plus son affection. Ce redoublement d’amitié,après un aveu qui ne signalait en moi qu’un voleur, me prouva qu’ilavait la conscience très vaste. Dès lors je restai convaincu qu’ilsavait mieux que personne où étaient passés les diamants deM. Sénard, et qu’il ne tiendrait qu’à lui de m’en donner desbonnes nouvelles. Un soir qu’après avoir bien dîné, je lui vantaisles délices d’outre-Rhin, il poussa un long soupir et me demandas’il y avait du bon vin dans le pays.

» Ia, ia, lui répondis-je, pon fin etcharmante mamesselle.

– » Charmante mamesselleaussi ?

– » Ia, ia.

– » Landsman, vous contente, moipartir avec vous ?

– » Ia, ia, fréli, ia, moi biencontente.

– » Ah ! vous bien contente, ehbien ! moi quitte France, quitte vieille femme ; (il memontre par ses doigts que madame Moiselet a trente-cinq ans), etdans pays à vous, moi prends petite mamesselle, pas plis quinceans.

– » Ia, goute, goute eine neuvemamesselle, pas l’enfant encore. Ah ! fou être eine petitefriponne. »

Moiselet revint plus d’une fois à son projetd’émigration ; il y songeait très sérieusement, mais pourémigrer, il fallait être libre, et l’on ne se pressait pas de nousdonner la clé des champs. Je lui suggérai la pensée de s’évaderavec moi à la première occasion ; et quand il m’eut promis quenous ne nous quitterions plus, pas même pour dire tout bas undernier adieu à madame son épouse, je fus certain qu’il netarderait pas à tomber dans mes filets. Cette certitude résultaitd’un raisonnement fort simple : Moiselet, me disais-je, veutme suivre en Allemagne ; on ne voyage pas avec descoquilles ; il compte y bien vivre, il est vieux, et, comme leroi Salomon, il se propose de se passer la fantaisie d’une petiteAbisag de Sunem. Oh ! pour le coup, le père Moiselet a trouvéla poule noire ; ici il est dépourvu d’argent, sa poule noiren’est donc pas ici ; mais où est-elle ? Nous le sauronsbien, puisqu’il est convenu que nous sommes désormaisinséparables.

Dès que mon commensal eut fait toutes sesréflexions, et que, la tête pleine de ses châteaux en Allemagne, ilfut bien décidé à s’expatrier, j’adressai au procureur du roi unelettre dans laquelle, en me faisant reconnaître comme agentsupérieur de la police de sûreté, je le priai d’ordonner que jefusse extrait avec Moiselet, lui pour être conduit à Livry, et moià Paris.

L’ordre ne se fit pas long-temps attendre, legeôlier vint nous l’annoncer la veille de son exécution ; etj’eus encore toute la nuit devant moi pour fortifier Moiselet dansses résolutions ; il y persistait plus que jamais, etaccueillit presque avec transport la proposition que je lui fis denous échapper le plutôt possible des mains de notre escorte. Il luitardait tant de se mettre en route qu’il n’en dormit pas. Au jour,je lui donnai à entendre que je pensais qu’il était un voleuraussi : « Pour fous, gripp aussi, lui dis-je ;oh ! schlim, schlim Françous, toi pas parlir, toi spispouftute même ». Il ne répondit pas, mais quand, avec mes doigtscrispés à la normande, il me vit faire le geste de prendre, il neput s’empêcher de sourire avec cette expression pudibonde duOui que l’on n’ose prononcer. Le tartuffe avait de lavergogne ; vergogne de dévot, s’entend.

Enfin vient le moment tant désiré d’uneextraction, qui va nous mettre à même d’accomplir nos desseins. Ily a trois grandes heures que Moiselet est prêt ; pour luidonner du courage, je n’ai pas négligé de le pousser au vin et àl’eau-de-vie, et il ne sort de la prison qu’après avoir reçu tousses sacrements.

Nous ne sommes attachés qu’avec une corde trèsmince ; chemin faisant, il me fait signe qu’il ne sera pasdifficile de la rompre. Il ne se doute guères que ce sera rompre lecharme qui l’a préservé jusqu’alors. Plus nous allons, plus il metémoigne qu’il met en moi l’espoir de son salut ; à chaqueminute, il me réitère la prière de ne pas l’abandonner, et moi derépondre : « Ia, Françous, ia moi pas lâchir vous. Enfin,nous touchons à l’instant décisif ; la corde est rompue, jefranchis le fossé qui nous sépare d’un taillis. Moiselet, qui aretrouvé ses jambes de quinze ans, s’élance après moi ; un desgendarmes met pied à terre pour nous poursuivre, mais le moyen decourir et surtout de sauter avec des bottes à l’écuyère et un grandsabre ; tandis qu’il fait un circuit pour nous joindre, nousdisparaissons dans le fourré, et bientôt nous sommes horsd’atteinte.

Un sentier que nous suivons nous conduit dansle bois de Vaujours. Là, Moiselet s’arrête, et après avoir promenéses regards autour de lui, il se dirige vers des broussailles. Jele vois alors se baisser et plonger son bras dans une touffe desplus épaisses, d’où il ramène une bêche ; il se relèvebrusquement, fait quelques pas sans proférer un seul mot, et quandnous sommes près d’un bouleau sur lequel je remarque plusieursbranches cassées, il ôte avec prestesse son chapeau et son habit,et se met en devoir de creuser la terre ; il y allait de sigrand cœur qu’il fallait bien que la besogne avançât. Tout à coupil se renverse, et en s’échappant de sa poitrine, le ahprolongé de la satisfaction m’apprend que sans avoir eu besoin defaire tourner la baguette, il a su découvrir un trésor. On croiraitque le tonnelier va tomber en syncope, mais il se remetpromptement ; encore quelques coups de bêche, la chère boîteest à nu, il s’en empare. Je me saisis en même temps del’instrument explorateur, et changeant subitement de langage, jedéclare en très bon français, à l’ami des kaiserliques, qu’il estmon prisonnier. « Pas de résistance, lui dis-je, ou je vousbrise la tête. » À cette menace, il crut rêver, mais lorsqu’ilse sentit appréhender par cette main de fer qui a dompté les plusvigoureux scélérats, il dut être convaincu que ce n’était pas unsonge. Moiselet fut doux comme un mouton ; je lui avais juréde ne pas le lâcher, je lui tins parole. Pendant le trajet pourarriver au poste de la brigade de gendarmerie où je le déposai, ils’écria à plusieurs reprises : « Je suis perdu ; quiaurait jamais dit ça ? il avait l’air si bonasse ! »Traduit aux assises de Versailles, Moiselet fut condamné à six moisde réclusion.

M. Sénard fut au comble de la joied’avoir retrouvé ses cent mille écus de diamants. Fidèle à sonsystème de rabais, il réduisit de moitié la récompense, encoreeut-on de la peine à lui arracher les cinq mille francs, surlesquels j’avais été obligé d’en dépenser plus de deux mille ;je vis le moment où j’en aurais été pour les frais.

CHAPITRE XLI

 

Les glaces enlevées. – Un beau jeune homme. – Mes quatre états.– La fringale. – Le connaisseur. – Le Turc qui a vendu sesodalisques. – Point de complices. – Le général Bouchu. –L’inconvénient des bons vins. – Le petit saint Jean. – Le premierdormeur de France. – Le grand uniforme et les billets de banque. –La crédulité d’un recéleur. – Vingt-cinq mille francs de flambés. –L’officieux. – Capture de vingt-deux voleurs. – L’adorablecavalier. – Le parent de tout le monde. – Ce que c’est d’êtrelancé. – Les Lovelaces de carcan. – L’aumônier du régiment. –Surprise au café Hardi. – L’Anacréon des galères. – Encore unepetite chanson. – Je vais à l’affût aux Tuileries. – Un grandseigneur. – Le directeur de la police du château. – Révélations ausujet de l’assassinat du duc de Berry. – Le géant des voleurs. –Paraître et disparaître. – Une scène par madame de Genlis. – Jesuis accoucheur. – Les synonymes. – La mère et l’enfant se portentbien. – Une formalité. – Le baptême. – Il n’y a pas de dragées. –Ma commère à Saint-Lazare. – Un pendu. – L’allée des voleurs. – Lesmédecins dangereux. – Craignez les bénéfices. – Je revois d’anciensamis. – Un dîner au Capucin. – J’enfonce les Bohémiens. – Un tourchez la duchesse. – On retrouve les objets. – Deux montagnes ne serencontrent pas. – La bossue moraliste. – La foire de Versailles. –Les insomnies d’une marchande de nouveautés. – Les ampoules et lachasse aux punaises. – Amour et tyrannie. – Le grillage et lesrideaux verts. – Scènes de jalousie. – je m’éclipse.

 

Peu de temps après la difficile explorationqui fut si fatale au tonnelier, je fus chargé de rechercher lesauteurs d’un vol de nuit, commis, à l’aide d’escalade etd’effraction, dans les appartements du prince de Condé, au palaisBourbon. Des glaces d’un très grand volume en avaient disparu, etleur enlèvement s’était effectué avec tant de précaution, que lesommeil de deux cerbères, qui suppléaient à la vigilance duconcierge, n’en avait pas été troublé un instant. Les parquets danslesquels ces glaces étaient enchâssées n’ayant point étéendommagés, je fus d’abord porté à croire qu’elles en avaient étéextraites par des ouvriers miroitiers ou tapissiers ; mais àParis, ces ouvriers sont nombreux, et parmi eux, je n’enconnaissais aucun sur qui je pusse, avec quelque probabilité, faireplaner mes soupçons. Cependant j’avais à cœur de découvrir lescoupables, et pour y parvenir, je me mis en quête derenseignements. Le gardien d’un atelier de sculpture, établi prèsdu quinconce des invalides, me fournit la première indicationpropre a me guider : vers trois heures du matin, il avait vuprès de sa porte, plusieurs glaces gardées par un jeune homme quiprétendait avoir été obligé de les entreposer dans cet endroit, enattendant le retour de ses porteurs, dont le brancard s’étaitrompu. Deux heures après, le jeune homme ayant ramené deuxcommissionnaires, leur avait fait enlever les glaces, et s’étaitdirigé avec eux du côté de la fontaine des Invalides. Au dire dugardien, l’individu qu’il signalait pouvait être âgé d’environvingt-trois ans, et n’avait guères que cinq pieds un pouce ;il était vêtu d’une redingote de drap gris foncé, et avait uneassez jolie figure. Ces données ne me furent pas immédiatementutiles, mais elles me conduisirent indirectement à trouver uncommissionnaire qui, le lendemain du vol, avait transporté desglaces d’une belle grandeur, rue Saint Dominique, où il les avaitdéposées dans le petit hôtel Caraman. Il se pouvait bien que cesglaces ne fussent pas celles qui avaient été volées ; et puis,en supposant que ce fussent elles, qui me répondait quellesn’avaient pas changé de domicile et de propriétaire ? Onm’avait désigné la personne qui les avait reçues ; je résolusde m’introduire chez elle, et pour ne lui inspirer aucune crainte,ce fut dans l’accoutrement d’un cuisinier que je résolus dem’offrir à ses regards. La veste d’indienne et le bonnet de cotonsont les insignes de la profession ; je m’en affuble, et aprèsm’être bien pénétré de l’esprit de mon rôle, je me rends au petithôtel de Caraman, où je monte au premier. La porte estfermée ; je frappe, on m’ouvre : c’est un fort beau jeunehomme, qui s’enquiert du motif qui m’amène. Je lui remets uneadresse, et lui dis qu’informé qu’il avait besoin d’un cuisinier,je prenais la liberté de venir lui offrir mes services. « MonDieu ! mon ami, me répondit-il, vous êtes probablement dansl’erreur, l’adresse que vous me donnez ne porte pas mon nom ;comme il y a deux rues Saint Dominique, c’est sans doute dansl’autre qu’il vous faut aller. »

Tous les Ganimèdes n’ont pas été ravis dansl’Olympe : le beau garçon qui me parlait affectait desmanières, des gestes, un langage qui, joints à sa mise, memontrèrent tout d’un coup à qui j’avais affaire. Je pris aussitôtle ton d’un initié aux mystères des ultra-philanthropes,et après quelques signes qu’il comprit parfaitement, je luiexprimai combien j’étais fâché qu’il n’eût pas besoin de moi :« Ah ! monsieur, lui dis-je, je préférerais rester avecvous, lors même que vous ne me donneriez que la moitié de ce que jepuis gagner ailleurs ; si vous saviez combien je suismalheureux ; voilà six mois que je suis sans place, et je nemange pas tous les jours… Croiriez-vous qu’il y a bientôttrente-six heures que je n’ai rien pris ?

– » Vous me faites de la peine, monbon ami ; comment donc, vous êtes encore à jeun ! allons,allons, vous dînerez ici. »

J’avais en effet une faim capable de donner aumensonge que je venais de faire toutes les apparences d’unevérité : un pain de deux livres, une moitié de volaille, dufromage et une bouteille de vin qu’il me servit, ne séjournèrentpas long-temps sur la table ; une fois rassasié, je me mis àl’entretenir de ma fâcheuse position. « Voyez, monsieur, luidis-je, s’il est possible d’être plus à plaindre ; je saisquatre métiers, et des quatre je ne puis en utiliser un seul ;tailleur, chapelier, cuisinier ; je fais un peu de tout, etn’en suis pas plus avancé. Mon premier état étaittapissier-miroitier.

– » Tapissier-miroitier, reprit-ilvivement ! »

Et sans lui laisser le temps de réfléchir àl’imprudence de cette espèce d’exclamation : « Ehoui ! poursuivis-je, tapissier-miroitier ; c’est celui demes quatre métiers que je connais le mieux, mais les affaires vontsi mal qu’on ne fait presque plus rien en ce moment.

– » Tenez, mon ami, me dit lecharmant jeune homme, en me présentant un petit verre, c’est del’eau-de-vie, cela vous fera du bien ; vous ne sauriez croirecombien vous m’intéressez, je veux vous donner de l’ouvrage pourquelques jours.

– » Ah ! monsieur, vous êtestrop bon, vous me rachetez la vie ; dans quel genre, s’il vousplaît, vous conviendrait-il de m’occuper ?

– » Dans l’état de miroitier.

– » Si vous avez des glaces àarranger, trumeau, Psyché, bonheur du jour, joie de Narcisse,n’importe, vous n’avez qu’à me les confier, je vous ferai, comme ondit, voir un plat de mon métier.

– » J’ai des glaces de toutebeauté ; elles étaient à ma campagne, d’où je les ai faitrevenir, de peur qu’il ne prît à messieurs les Cosaques lafantaisie de les briser.

– » Vous avez très bien fait ;mais pourrait-on les voir ?

– » Oui, mon ami. »

Il me fait passer dans un cabinet, et à lapremière vue, je reconnais les glaces du palais Bourbon. Jem’extasie sur leur beauté, sur leur dimension, et après les avoirexaminées avec la minutieuse attention d’un homme qui s’y entend,je fais l’éloge de l’ouvrier qui les a démontées sans en avoirendommagé le tain.

« L’ouvrier, mon ami, me dit-il,l’ouvrier, c’est moi ; je n’ai pas voulu que personne ytouchât, pas même pour les charger sur la voiture.

– » Ah ! monsieur, je suisfâché de vous donner un démenti, mais ce que vous me dites estimpossible, il faudrait être du métier pour entreprendre unebesogne semblable, et encore le meilleur ouvrier n’en viendrait-ilpas à bout seul. » Malgré l’observation, il persista àsoutenir qu’il n’avait pas eu d’aide ; et comme il ne m’eûtservi à rien de le contrarier, je n’insistai pas.

Un démenti était une impolitesse dont ilaurait pu se formaliser, il ne me parla pas avec moins d’aménité,et après m’avoir à peu près donné ses instructions, il merecommanda de revenir le lendemain, afin de me mettre au travail leplutôt possible. « N’oubliez pas d’apporter votre diamant, jeveux que vous me débarrassiez de ces ceintres qui ne sont plus demode. »

Il n’avait plus rien à me dire, et je n’avaisplus rien à apprendre : je le quittai et allai rejoindre deuxde mes agents, à qui je donnai le signalement du personnage, enleur prescrivant de le suivre dans le cas où il sortirait. Unmandat était nécessaire pour opérer l’arrestation, je me leprocurai, et bientôt après, ayant changé de costume, je revins,assisté du commissaire de police et de mes agents, chez l’amateurde glaces, qui ne m’attendait pas sitôt. Il ne me remit pasd’abord ; ce ne fut que vers la fin de la perquisition, quem’examinant plus attentivement, il me dit : « Je croisvous reconnaître : n’êtes-vous pas cuisinier ?

– » Oui, monsieur, luirépondis-je ; je suis cuisinier, tailleur, chapelier,miroitier, et qui plus est, mouchard pour vous servir. » Monsang-froid le déconcerta tellement qu’il n’eut plus la force deprononcer un seul mot.

Ce monsieur se nommait AlexandreParuitte, outre les glaces et deux Chimères en bronze doréqu’il avait prises au palais Bourbon, on trouva chez lui quantitéd’objets, provenant d’autres vols. Les inspecteurs qui m’avaientaccompagné dans cette expédition se chargèrent de conduire Paruitteau dépôt, mais chemin faisant, ils eurent la maladresse de lelaisser échapper. Ce ne fut que dix jours après que je parvins à lerejoindre à la porte de l’ambassadeur de sa Hautesse le sultanMahmoud ; je l’arrêtai au moment où il montait dans lecarrosse d’un Turc qui vraisemblablement avait vendu sesodalisques.

Je suis encore à m’expliquer comment, malgrédes obstacles que les plus experts d’entre les voleurs jugeraientinsurmontables, Paruitte a pu effectuer le vol qui lui a procurédeux fois l’occasion de me voir. Cependant il paraît constant qu’iln’avait point de complices, puisque, dans le cours del’instruction, par suite de laquelle il a été condamné aux fers,aucun indice, même des plus légers, n’a pu faire supposer laparticipation de qui que ce soit.

À peu-près à l’époque où Paruitte enlevait lesglaces du palais Bourbon, des voleurs s’introduisirent nuitammentrue de Richelieu, numéro 17, dans l’hôtel de Valois, où ilsdévalisèrent M. le maréchal-de-camp Bouchu. On évaluait à unetrentaine de mille francs les effets dont ils s’étaient emparés.Tout leur avait été bon, depuis le modeste mouchoir de cotonjusqu’aux torsades étoilées du général ; ces messieurs,habitués à ne rien laisser traîner, avaient même emporté le lingedestiné à la blanchisseuse. Ce système, qui consiste à ne pasvouloir faire grâce d’une loque à la personne que l’on vole, estpar fois fort dangereux pour les voleurs, car son applicationnécessite des recherches et entraîne des lenteurs qui peuvent leurdevenir funestes. Mais, en cette occasion, ils avaient opéré entoute sûreté ; la présence du général dans son appartementleur avait été une garantie qu’ils ne seraient pas troublés dansleur entreprise, et ils avaient vidé les armoires et les mallesavec la même sécurité qu’un greffier qui procède à un inventaireaprès décès. Comment, va-t-on me dire, le général étaitprésent ? Hélas ! oui ; mais quand on prend sa partd’un excellent dîner, qu’on ne se doute guère de ce qu’il enadviendra ! Sans haine et sans crainte, sans prévisionsurtout, on passe gaîment du Beaune au Chambertin, du Chambertin auClos-Vougeot, du Clos-Vougeot au Romanée ; puis, après avoirainsi parcouru tous les crus de la Bourgogne, en montant l’échelledes renommées, on se rabat en Champagne sur le pétillantAï, et trop heureux alors le convive qui, plein dessouvenirs de ce joyeux pèlerinage, ne s’embrouille pas au point dene pouvoir retrouver son logis ! Le général, à la suite d’unbanquet de ce genre, s’était maintenu dans la plénitude de saraison, je me plais du moins à le croire, mais il était rentré chezlui accablé de sommeil, et comme, dans cette situation, on est pluspressé de gagner son lit que de fermer une fenêtre, il avait laisséla sienne ouverte pour la commodité des allants et des venants.Quelle imprudence ! Pour qu’il s’endormît, il n’avait pasfallu le bercer : j’ignore s’il avait fait d’agréables songes,mais ce qui demeura constant pour moi, à la lecture de la plaintequ’il avait déposée, c’est qu’il s’était réveillé comme un petitsaint Jean.

Quels individus l’avaient dépouillé de lasorte ? Il n’était pas aisé de les découvrir ; et, pourle moment, tout ce que l’on pouvait dire d’eux, avec certitude,c’est qu’ils avaient ce qu’on appelle du toupet, puisqueaprès avoir rempli certaines fonctions dans la cheminée de lachambre où reposait le général, abominables profanateurs, ilsavaient poussé l’irrévérence jusqu’à se servir de ses brevets, demanière à prouver qu’ils le tenaient pour le premier dormeur deFrance.

J’étais bien curieux de connaître lesinsolents à qui devait être imputé un vol accompagné decirconstances si aggravantes. À défaut d’indices d’après lesquelsje pusse essayer de me tracer une marche, je me laissai aller àcette inspiration qui m’a si rarement trompé. Il me vint tout àcoup à l’idée que les voleurs qui s’étaient introduits chez legénéral pourraient bien faire partie de la clientèle d’un nomméPerrin, ferrailleur, que l’on m’avait depuis long-temps signalécomme un des recéleurs les plus intrépides. Je commençai par fairesurveiller les approches du domicile de Perrin, qui était établirue de la Sonnerie, numéro 1 ; mais au bout de quelquesjours, cette surveillance n’ayant eu aucun résultat, je restaipersuadé que, pour atteindre le but que je m’étais proposé, ilétait nécessaire d’employer la ruse. Je ne pouvais pas m’aboucheravec Perrin, car il savait qui j’étais, mais je fis la leçon à l’unde mes agents qui ne devait pas lui être suspect. Celui-ci va levoir ; on cause de choses et d’autres ; on en vient àparler des affaires : « Ma foi, dit Perrin, on n’en faitpas de trop bonnes.

– » Comment les voulez-vous donc,répartit l’agent ? je crois que ceux qui ont été chez cegénéral, dans l’hôtel de Valois, n’ont pas à se plaindre. Quand jepense que seulement dans son grand uniforme il avait caché pourvingt-cinq mille francs de billets de banque. »

Perrin, était pourvu d’une telle dose decupidité et d’avarice, que s’il était possesseur de l’habit, cemensonge, qui lui révélait une richesse sur laquelle il ne comptaitpas, devait nécessairement faire sur lui une impression de joiequ’il ne serait pas le maître de dissimuler ; si l’habit luiavait passé par les mains, et que déjà il en eût disposé, c’étaitune impression contraire qui devait se manifester : j’avaisprévu l’alternative. Les yeux de Perrin ne brillèrent pas tout àcoup, le sourire ne vint pas se placer sur ses lèvres, mais en uninstant son visage devint de toutes les couleurs ; en vains’efforçait-il de déguiser son trouble, le sentiment de la perte seprononçait chez lui avec tant de violence qu’il se mit à frapper dupied et à s’arracher les cheveux : « Ah ! monDieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il, ces choses-là ne sontfaites que pour moi, faut-il que je sois malheureux !

– » Eh bien ! qu’avez-vousdonc ? est-ce que vous auriez acheté… ?

– » Eh ! oui, je l’ai acheté,ça se demande-t-il ? mais je l’ai revendu.

– » Vous savez à qui ?

– » Sûrement je sais à qui ; aufondeur du passage Feydeau, pour qu’il brûle les broderies.

– » Allons, ne vous désespérez pas,il y a peut-être du remède, si le fondeur est un honnêtehomme… »

Perrin, faisant un saut :« Vingt-cinq mille francs de flambés ! vingt-cinq millefrancs ! ça ne se trouve pas sous le pied d’un cheval ;mais pourquoi aussi me suis-je tant pressé ? Si je m’encroyais, je me ficherais des coups.

– » Eh bien, moi, si j’étais à votreplace, je tâcherais tout simplement de ravoir les broderies avantqu’elles soient mises au creuset… Tenez, si vous voulez, je mecharge d’aller chez le fondeur, je lui dirai qu’ayant trouvé leplacement des broderies pour des costumes de théâtre, vous désirezles racheter. Je lui offrirai un bénéfice, et probablement il nefera aucune difficulté de me les remettre. »

Perrin, jugeant l’expédient admirable, acceptala proposition avec enthousiasme, et l’agent, pressé de lui rendreservice, accourut pour me donner avis de ce qui s’était passé.

Aussitôt, muni de mandats de perquisition, jefis une descente chez le fondeur : les broderies étaientintactes, je les remis à l’agent pour les reporter à Perrin, et aumoment où ce dernier, impatient de saisir les billets, donnait lepremier coup de ciseaux dans les parements, je parus avec lecommissaire… On trouva chez Perrin toutes les preuves du traficillicite auquel il se livrait : une foule d’objets volés futreconnue dans ses magasins. Ce recéleur, conduit au dépôt, futimmédiatement interrogé, mais il ne donna d’abord que desrenseignements vagues, dont il n’y eut pas moyen de tirerparti.

Après sa translation à la Force, j’allai levoir pour le solliciter de faire des révélations, je ne pus obtenirde lui que des signalements et des indications ; il ignorait,disait-il, les noms des personnes de qui il achetaithabituellement. Néanmoins, le peu qu’il m’apprit m’aida à formerdes soupçons plausibles, et à rattacher mes soupçons à desréalités. Je fis passer successivement devant lui une foule desuspects, et sur sa désignation, tous ceux qui étaient coupablesfurent mis en jugement. Vingt-deux furent condamnés aux fers ;parmi les contumaces était un des auteurs du vol commis aupréjudice du général Bouchu. Perrin fut atteint et convaincu derecel ; mais, attendu l’utilité des renseignements qu’il avaitfournis, on ne prononça contre lui que le minimum de lapeine.

Peu de temps après, deux autres recéleurs, lesfrères Perrot, dans l’espoir de disposer les juges àl’indulgence, imitèrent la conduite de Perrin, non seulement enfaisant des aveux, mais en déterminant plusieurs détenus à signalerleurs complices. Ce fut d’après leurs révélations que j’amenai sousla main de la justice deux voleurs fameux, les nommésValentin et Rigaudi dit Grindesi.

Jamais peut-être à Paris il n’y eut un plusgrand nombre de ces individus qui cumulent les professions devoleur et de chevalier d’industrie, que dans l’année de la premièrerestauration. L’un des plus adroits et des plus entreprenants étaitle nommé Winter de Sarre-Louis.

Winter n’avait pas plus de vingt-sixans ; c’était un de ces beaux bruns, dont certaines femmesaiment les sourcils arqués, les longs cils, le nez proéminent etl’air mauvais sujet. Winter avait en outre la taille élancée etl’aspect dégagé qui ne messied pas du tout à un officier decavalerie légère ; aussi donnait-il la préférence au costumemilitaire, qui faisait le mieux ressortir tous les avantages de sapersonne. Aujourd’hui il était en hussard, demain en lancier,d’autres fois il paraissait sous un uniforme de fantaisie. Aubesoin, il était chef d’escadron, commandant d’état-major, aide decamp, colonel, etc. ; il ne sortait pas des grades supérieurs,et pour s’attirer encore plus de considération, il ne manquait pasde se donner une parenté recommandable : il fut tour à tour lefils du vaillant Lasalle, celui du brave Winter, colonel desgrenadiers à cheval de la garde impériale ; le neveu dugénéral comte de Lagrange, et le cousin germain de Rapp ;enfin, il n’y avait pas de nom qu’il n’empruntât ni de familleillustre à laquelle il ne se vantât d’appartenir. Né de parentsaisés, Winter avait reçu une éducation assez brillante pour être lahauteur de toutes ces métamorphoses ; l’élégance de ses formeset une tournure des plus distinguées complétaient l’illusion.

Peu d’hommes avaient mieux débuté queWinter : jeté de bonne heure dans la carrière des armes, ilobtint un avancement assez rapide ; mais devenu officier, ilne tarda pas à perdre l’estime de ses chefs, qui, pour le punir deson inconduite, l’envoyèrent à l’île de Rhé, dans un des bataillonscoloniaux. Là il se comporta quelque temps de manière à fairecroire qu’il s’était corrigé. Mais on ne lui eut pas plutôt accordéun grade, que s’étant permis de nouvelles incartades, il se vitobligé de déserter pour se soustraire au châtiment. Il vint alors àParis où ses exploits, soit comme escroc, soit comme filou, luivalurent bientôt le triste honneur d’être signalé à la police commel’un des plus habiles dans ce double métier.

Winter, qui était ce qu’on appelle lancé, fitune foule de dupes dans les classes les plus élevées de lasociété ; il fréquentait des princes, des ducs, des filsd’anciens sénateurs ; et c’était sur eux ou sur les dames deleurs sociétés clandestines qu’il faisait l’expérience de sesfunestes talents. Celles-ci surtout, quelque averties qu’ellesfussent, ne l’étaient jamais assez pour ne pas céder à l’envie dese faire dépouiller par lui. Depuis plusieurs mois, la police étaità la recherche de ce séduisant jeune homme, qui, changeant sanscesse d’habits et de logements, lui échappait toujours au moment oùelle se flattait de le saisir, lorsqu’il me fut ordonné de memettre en chasse afin de tenter sa capture.

Winter était un de ces Lovelaces de carcan,qui ne trompent jamais une femme sans la voler. J’imaginai queparmi ses victimes, il s’en trouverait au moins une qui, par espritde vengeance, serait disposée à me mettre sur les traces de cemonstre. À force de chercher, je crus avoir rencontré cetteauxiliaire bénévole ; mais comme par fois ces sortesd’Arianes, tout abandonnées qu’elles sont, répugnent à immoler unperfide, je résolus de n’aborder celle-ci qu’avec précaution. Avantde rien entreprendre, il fallait sonder le terrain, je me gardaidonc bien de manifester des intentions hostiles à l’égard deWinter, et pour ne pas effaroucher ce reste d’intérêt, qui, endépit des procédés indignes, subsiste toujours dans un cœursensible, ce fut en qualité d’aumônier du régiment qu’il étaitcensé commander, que je m’introduisis près de la ci-devantmaîtresse du prétendu colonel. Mon costume, mon langage, la manièredont je m’étais grimé, étant en parfaite harmonie avec le rôle queje devais jouer, j’obtins d’emblée la confiance de la belledélaissée, qui me donna à son insu tous les renseignements dontj’avais besoin. Elle me fit connaître sa rivale préférée, qui déjàfort maltraitée par Winter, avait encore la faiblesse de le voir,et ne pouvait s’empêcher de faire pour lui de nouveauxsacrifices.

Je me mis en rapport avec cette charmantepersonne, et pour être bien vu d’elle, je m’annonçai comme un amide la famille de son amant ; les parents de ce jeune étourdim’avaient chargé d’acquitter ses dettes, et si elle consentait à meménager une entrevue avec lui, elle pouvait compter qu’elle seraitsatisfaite la première. Madame *** n’était pas fâchée de trouvercette occasion de réparer les brèches faites à son petitavoir ; un matin elle me fit remettre un billet pour m’avertirque le soir même, elle devait dîner avec son amant sur le boulevarddu Temple, à la Galiote. Dès quatre heures,j’allai, déguisé en commissionnaire, me poster près de la porte durestaurant ; et il y avait environ deux heures que je faisaisfaction, lorsque je vis venir de loin un colonel de hussards,c’était Winter, suivi de deux domestiques ; je m’approche, etm’offre à garder les chevaux ; on accepte, Winter met pied àterre, il ne peut m’échapper, mais ses yeux ayant rencontré lesmiens, d’un saut il s’élance sur son coursier, pique des deux etdisparaît.

J’avais cru le tenir, mon désappointement futgrand. Toutefois je ne désespérais pas de l’appréhender. À quelquetemps de là, je fus informé qu’il devait se rendre au café Hardi,sur le boulevard des Italiens : je l’y devançai avecquelques-uns de mes agents, et quand il arriva, tout avait été sibien disposé, qu’il n’eut plus qu’à monter dans un fiacre, dontj’avais fait les frais. Conduit devant le commissaire de police, ilvoulut soutenir qu’il n’était pas Winter, mais malgré les insignesdu grade qu’il s’était conféré, et la longue brochette dedécorations fixées sur sa poitrine, il fut bien et dûment constatéqu’il était l’individu désigné dans le mandat dont j’étaisporteur.

Winter fut condamné à huit ans deréclusion ; il serait aujourd’hui libéré, mais un faux dont ilse rendit coupable durant sa détention à Bicêtre, lui ayant valu unsupplément de huit ans de galères, à l’expiration de la premièrepeine, il fut envoyé au bagne, où il est encore. Il partit endéterminé. Cet aventurier ne manquait pas d’esprit ; il est,assure-t-on, l’auteur d’une foule de chansons, fort en vogue parmiles forçats, qui le regardent comme leur Anacréon. Voici l’une decelles qu’on lui attribue.

Air : de l’Heureux pilote.

Travaillant d’ordinaire

La sorgue dans Pantin, [74]

Dans mainte et mainte affaire

Faisant très bon choppin. [75]

Ma gente cambriote, [76]

rendoublée de camelotte, [77]

De la dalle au flaquet ; [78]

Je vivais sans disgrâce,

Sans regoût ni morace, [79]

Sans taff et sans regret. [80]

J’ai fait par comblance [81]

Gironde larguecapé, [82]

Soiffant piéton sans lance, [83]

Pivois non maquillé, [84]

Tirants, passe à la rousse, [85]

Attaches de gratousse, [86]

Combriot galuché [87]

Cheminant en bon drille,

Un jour à la Courtille,

J’m’en étais enganté. [88]

En faisant nos gambades

Un grand messière franc [89]

Voulant faire parade,

Serre un bogue d’orient. [90]

Après la gambriade, [91]

Le filant sus l’estrade, [92]

D’esbrouf je l’estourbis, [93]

J’enflaque sa limace, [94]

Son bogue, ses frusques, ses passes, [95]

J’m’en fus au fouraillis. [96]

Par contretemps, ma largue,

Voulant se piquer d’honneur,

Craignant que je la nargue,

Moi qui n’suis pas taffeur, [97]

Pour gonfler ses valades,

Encasque dans un rade, [98]

Sert des sigues à foison ; [99]

On la crible à la grive, [100]

Je m’la donne et m’esquive, [101]

Elle est pommée maron. [102]

Le quart d’œil lui jabotte [103]

Mange sur tes nonneurs, [104]

Lui tire une carotte,

Lui montant la couleur. [105]

L’on vient, on me ligotte, [106]

Adieu ma cambriote,

Mon beau pieu, mes dardants. [107]

Je monte à la cigogne, [108]

On me gerbe à la grotte [109]

Au tap et pour douze ans. [110]

Ma largue n’sera plus gironde,

Je serai vioc aussi ; [111]

Faudra, pour plaire au monde,

Clinquant, frusque, maquis. [112]

Tout passe dans la tigne, [113]

Et quoiqu’on en jaspine, [114]

C’est un f… flanchet. [115]

Douz, longes de tirade, [116]

Pour une rigolade, [117]

Pour un moment d’attrait.

Winter, lorsque je l’arrêtai ; avaitbeaucoup de confrères dans Paris : les Tuileries étaientnotamment l’endroit où l’on rencontrait le plus de ces brillantsvoleurs, qui se recommandaient à la publique vénération, en separant effrontément des croix de toutes les chevaleries. Aux yeuxde l’observateur qui sait s’isoler des préventions de parti, leChâteau était alors moins une résidence royale qu’une forêtinfestée de brigands. Là affluaient une foule de galériens,d’escrocs, de filous de toute espèce, qui se présentaient comme lesanciens compagnons d’armes des Charette, des La Roche-Jaquelin, desStoflet, des Cadoudal, etc. Les jours de revue et de granderéception, on voyait accourir au rendez-vous tous ces prétendushéros de la fidélité. En ma qualité d’agent supérieur de la policesecrète de sûreté, je pensai qu’il était de mon devoir desurveiller ces royalistes de circonstances. Je me postai donc surleur passage, soit dans les appartements, soit au dehors, etbientôt je fus assez heureux pour en réintégrer quelques-uns dansles bagnes.

Un dimanche qu’avec un de mes auxiliaires,j’étais à l’affût sur la place du Carousel, nous aperçûmes, sortantdu pavillon de Flore, un personnage dont le costume, nonmoins riche qu’élégant, attirait tous les regards : cepersonnage était tout au moins un grand seigneur ; n’eût-ilpas été chamarré de cordons, on l’aurait reconnu à la délicatessede ses broderies, à la fraîcheur de sa plume, au nœud étincelant deson épée… mais aux yeux d’un homme de police, tout ce qui reluitn’est pas or. Celui qui m’accompagnait prétendit, en me faisantremarquer le grand seigneur, qu’il y avait une ressemblancefrappante entre lui et le nommé Chambreuil, avec qui il s’étaittrouvé au bagne de Toulon. J’avais eu l’occasion de voirChambreuil ; j’allai me placer devant lui, afin de le regarderde face, et malgré l’habit à la française, le jabot à pointsd’Angleterre, le crapaud, les manchettes, je reconnus sans peinel’ex-forçat : c’était bien Chambreuil, un fameux faussaire, àqui ses évasions avaient fait un grand renom parmi les galériens.Sa première condamnation datait de nos belles campagnes d’Italie. Àcette époque, il avait suivi nos phalanges pour être plus à portéed’imiter les signatures de leurs fournisseurs. Il avait unvéritable talent pour ce genre d’imitation, mais ayant tropprodigué les preuves de son habileté, il avait fini par s’attirerune condamnation à trois ans de fers. Trois ans sont bientôtécoulés, Chambreuil ne put cependant se résoudre à subir sa prison,il s’évada, et accourut à Paris, où, pour vivre honorablement, ilmit en circulation bon nombre de billets de portefeuilles qu’ilfabriquait lui-même. On lui fit encore un crime de cetteindustrie ; traduit devant les tribunaux, il succomba et futenvoyé à Brest, où, en vertu d’une sentence, il devait faire unséjour de huit ans. Chambreuil parvint de nouveau à rompre sonbanc ; mais comme le faux était sa ressource ordinaire, il sefit reprendre une troisième fois, et fit partie d’une chaîne quel’on expédia pour Toulon. À peine arrivé, il tenta encore de brûlerla politesse à ses gardiens ; arrêté et ramené au bagne, ilfut placé dans la trop fameuse salle n° 3, où il fit sontemps, augmenté de trois années.

Pendant cette détention, il chercha à sedistraire, partageant ses loisirs entre la dénonciation etl’escroquerie qui n’étaient pas moins de son goût l’une quel’autre : son moyen de prédilection était des lettresimaginaires, qui, à sa sortie du bagne, lui valurent deux ans deréclusion dans la prison d’Embrun. Chambreuil venait d’y êtreconduit, lorsque S. A. R. le duc d’Angoulême, passantdans cette ville, il fit tenir à ce prince un placet dans lequel ilse représentait comme un ancien vendéen, un serviteur dévoué, à quison royalisme avait attiré des persécutions. Chambreuil futimmédiatement élargi, et bientôt après, il recommença à user de saliberté comme il avait fait toujours.

Quand nous le découvrîmes, à l’étalage qu’ilfaisait, il nous fut aisé de juger qu’il était dans une bonne veinede fortune ; nous le suivîmes un instant afin de nous assurerque c’était bien lui, et dès qu’il n’y eut plus de doute, jel’abordai de front, et lui déclarai qu’il était mon prisonnier.Chambreuil crut alors m’imposer en me crachant au visage uneeffrayante série de qualités et de titres dont il se disait revêtu.Il n’était rien moins que directeur de la police du Château, etchef des haras de France ; et moi j’étais un misérable dont ilferait châtier l’insolence. Malgré la menace, je ne persistai pasmoins à vouloir qu’il montât dans un fiacre ; et comme ilfaisait difficulté d’obéir, nous prîmes sur nous de l’y contraindrepar la violence.

En présence de M. Henry, M. ledirecteur de la police du Château ne se déconcerta pas ; loinde là, il prit un ton de supériorité arrogante, qui fit tremblerles chefs de la préfecture ; tous redoutaient que je n’eussecommis une méprise. « On n’a pas d’idée d’une audace pareille,s’écriait Chambreuil, c’est une insulte pour laquelle j’exige uneréparation. Je vous montrerai qui je suis, et nous verrons s’ilvous sera permis d’user envers moi d’un arbitraire que le ministren’aurait pas osé se permettre. » Je vis le moment où on allaitlui faire des excuses et me réprimander. On ne doutait pas queChambreuil ne fut un ancien forçat, mais on craignait d’avoiroffensé en lui un homme puissant, comblé des faveurs de la cour.Enfin, je soutins avec tant d’énergie qu’il n’était qu’unimposteur, que l’on ne put pas se dispenser d’ordonner uneperquisition à domicile. Je devais assister le commissaire depolice dans cette opération, à laquelle il fallait que Chambreuilfut présent ; chemin faisant, ce dernier me dit à l’oreille,« mon cher Vidocq, il y a dans mon secrétaire des pièces qu’ilm’importe de faire disparaître, promets-moi de les retirer, et tun’auras pas à t’en repentir.

– » Je te le promets.

– » Tu les trouveras sous un doublefonds, dont je t’expliquerai le secret. » Il m’indiqua commentje devais m’y prendre. Je retirai en effet les papiers de l’endroitoù ils étaient, mais pour les joindre aux pièces qui légitimaientson arrestation. Jamais faussaire n’avait disposé avec plus de soinl’échafaudage de sa supercherie : on trouva chez lui unegrande quantité d’imprimés, les uns avec cette suscription :Haras de France ; les autres avec celle-ci :Police du Roi ; des feuilles à la Tellièreportant les intitulés du ministère de la guerre, des états deservices, des brevets, des diplômes, et un registre decorrespondance toujours ouvert, comme par mégarde, afin de mieuxtromper l’espion, étaient autant de pièces probantes des hautesfonctions que Chambreuil s’attribuait. Il était censé en relationavec les plus éminents personnages : les princes, lesprincesses lui écrivaient ; leurs lettres et les siennesétaient transcrites en regard les unes des autres, et, ce quiparaîtra bien étrange, c’est qu’il s’entretenait aussi avec lepréfet de police, dont la réponse se trouvait sur le registrementeur, en marge d’une de ses missives.

Les lumières que la perquisition avaitfournies corroborèrent si complètement mes assertions au sujet deChambreuil, qu’on n’hésita plus à l’envoyer à la Force en attendantsa mise en jugement.

Devant le tribunal, il fut impossible del’amener à confesser qu’il était le forçat que je m’opiniâtrais àreconnaître. Il produisit, au contraire, des certificatsauthentiques par lesquels il était constaté qu’il n’avait pasquitté la Vendée depuis l’an II. Entre lui et moi les juges furentun instant embarrassés de prononcer ; mais je réunis tant etde si fortes preuves à l’appui de mes dires, que l’identité ayantété reconnu, il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, etenfermé au bagne de Lorient, où il ne tarda pas à reprendre sesanciennes habitudes de dénonciateur. C’est ainsi qu’à l’époque del’assassinat du duc de Berry, de concert avec un nommé GérardCarette, il écrivit à la police qu’ils avaient desrévélations à faire au sujet de ce crime affreux. On connaissaitChambreuil, on ne le crut pas ; mais quelques personnes, assezabsurdes pour imaginer que Louvel avait des complices, demandèrentque Carette fût amené à Paris ; Carette fit le Voyage, et l’onn’apprit rien de plus que ce que l’on savait.

L’année 1814 fut l’une des plus remarquablesde ma vie, principalement sous le rapport des captures importantesque j’opérai coup sur coup. Il en est quelques-unes qui donnèrentlieu à des incidents assez bizarres. Au surplus, puisque je suis entrain de coudre des narrations les unes aux autres, je vaisraconter.

Depuis près de trois ans, un homme d’unestature presque gigantesque était signalé comme l’auteur d’un grandnombre de vols commis dans Paris. Au portrait que tous lesplaignants faisaient de cet individu, il était impossible de ne pasreconnaître le nommé Sablin, voleur excessivement adroitet entreprenant, qui, libéré de plusieurs condamnationssuccessives, dont deux aux fers, avait repris l’exercice du métier,avec tous les avantages de l’expérience des prisons. Divers mandatsfurent décernés contre Sablin ; les plus fins limiers de lapolice furent lancés à ses trousses ; on eut beau faire, il sedérobait à toutes les poursuites ; et si l’on était avertiqu’il s’était montré quelque part, lorsqu’on y arrivait, il n’étaitdéjà plus temps de découvrir sa trace. Tout ce qu’il y avaitd’inspecteurs à la préfecture s’étant à la fin lassé de couriraprès cet invisible ce fut à moi que revint la tâche de le chercheret de le saisir, si faire se pouvait. Pendant plus de quinze mois,je ne négligeai rien pour parvenir à le rencontrer ; mais ilne faisait jamais dans Paris que des apparitions de quelquesheures, et sitôt un vol commis, il s’éclipsait sans qu’il fûtpossible de savoir où il était passé. Sablin n’était en quelquesorte connu que de moi, aussi, de tous les agents, étais-je celuiqu’il redoutait le plus. Comme il voyait de loin, il s’y prenait sibien pour m’éviter, qu’il ne me fût pas donné une seule foisd’apercevoir même son ombre.

Cependant, comme le manque de persévérancen’est pas mon défaut, je finis par être informé que Sablin venaitde fixer sa résidence à Saint-Cloud, où il avait loué unappartement. À cette nouvelle, je partis de Paris, de manière àn’arriver qu’à la tombée de la nuit ; on était alors ennovembre, et il faisait un temps affreux. Quand j’entrai dansSaint-Cloud, tous mes vêtements étaient trempés : je ne prispas même le temps de les faire sécher, et dans l’impatience devérifier si je ne m’étais pas embarqué sur un faux avis, je pris,au sujet du nouvel habitant, quelques renseignements desquels ilrésultait qu’une femme, dont le mari marchand forain, avait près decinq pieds dix pouces, était récemment emménagée dans la maison dela mairie.

Les tailles de cinq pieds dix pouces ne sontpas communes, même parmi les Patagons : je ne doutai plus quel’on ne m’eût indiqué le véritable domicile de Sablin. Toutefois,comme il était trop tard pour m’y présenter, je remis ma visite aulendemain, et pour être bien certain que notre homme nem’échapperait pas, malgré la pluie je me décidai à passer la nuitdevant sa porte. J’étais en vedette avec un de mes agents ; aupoint du jour, on ouvre, et je me glisse doucement dans la maison,afin d’y pousser une reconnaissance ; je veux m’assurer s’ilest temps d’agir. Mais, près de mettre le pied sur la premièremarche de l’escalier, je m’arrête, quelqu’un descend… C’est unefemme, dont les traits altérés et la démarche pénible révèlent unétat de souffrance : à mon aspect, elle jette un cri, etremonte ; je la suis, et en m’introduisant avec elle dans lelogement dont elle a la clef ; je m’entends annoncer par cesmots prononcés avec effroi : « VoilàVidocq ! » Le lit est dans la seconde pièce, j’ycours ; un homme est encore couché, il lève la tête, c’estSablin ; je me précipite sur lui, et avant qu’il ait pu sereconnaître, je lui passe les menottes.

Pendant cette opération, madame, tombée surune chaise, poussait des gémissements, elle se tordait etparaissait en proie à une douleur horrible. « Et qu’a doncvotre femme, dis-je à Sablin ?

» – Ne voyez-vous pas qu’elle estdans les mals ? Toute la nuit, ça été le mêmetrain ; quand vous l’avez rencontrée, elle sortait pour allerchez madame Tire-monde. »

En ce moment, les gémissementsredoublent : « Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’enpuis plus, je me meurs, messieurs, ayez pitié de moi ; que jesouffre donc ! Aie, aie, à mon secours. » Bientôt ce nesont plus que des sons entrecoupés. Pour ne pas être touché d’unetelle situation, il aurait fallu avoir un cœur de bronze. Mais quefaire ? Il est évident qu’ici une sage-femme serait trèsnécessaire… Cependant, par qui l’envoyer chercher ? nous nesommes pas trop de deux pour garder un gaillard de la force deSablin… Je ne puis sortir, je ne puis non plus me résoudre àlaisser mourir une femme ; entre l’humanité et le devoir, jesuis réellement l’homme le plus embarrassé du monde. Tout à coup unsouvenir historique, très bien mis en scène par madame de Genlis,vient m’ouvrir l’esprit ; je me rappelle le grand monarque,faisant auprès de Lavallière l’office d’accoucheur. Pourquoi, medis-je, serais-je plus délicat que lui ? Allons vite, unchirurgien ; c’est moi qui le suis. Soudain je mets habit bas,en moins de vingt-cinq minutes, madame Sablin est délivrée :c’est un fils, un fils superbe à qui elle a donné le jour.J’emmaillote le poupon, après lui avoir fait la toilette de lapremière entrée ou de la première sortie, car je crois qu’ici lesdeux expressions sont synonymes ; et, quand la cérémonie estterminée, en contemplant mon ouvrage, j’ai la satisfaction de voirque la mère et l’enfant se portent bien.

Maintenant il s’agit de remplir une formalité,l’inscription du nouveau né sur les registres de l’étatcivil ; nous étions tout portés, je m’offre à servir detémoin, et lorsque j’ai signé, madame Sablin me dit :« Ah ! monsieur Jules, pendant que vous y êtes vousdevriez bien nous rendre un service.

– » Lequel ?

– » Je n’ose vous le demander.

– » Parlez, si c’estpossible… ?

– » Nous n’avons pas de parrain,auriez-vous la bonté de l’être ?

– » Autant moi qu’un autre. Où estla marraine ? »

Madame Sablin nous pria d’appeler une de sesvoisines, et dès que celle-ci fut prête, nous allâmes à l’égliseaccompagnés de Sablin, que j’avais mis dans l’impossibilité de sesauver. Les honneurs de ce parrainage ne me coûtèrent pas moins decinquante francs, et pourtant il n’y eut pas de dragées aubaptême.

Malgré le chagrin qu’il éprouvait, Sablinétait tellement pénétré de mes procédés qu’il ne put s’empêcher dem’en témoigner sa reconnaissance.

Après un bon déjeûner que nous nous fîmesapporter dans la chambre de l’accouchée, j’emmenai son mari àParis, où il fut condamné à cinq ans de prison. Devenu garçon deguichet à la Force, où il subissait sa peine, Sablin trouva, danscet emploi, non-seulement le moyen de bien vivre, mais encore celuide s’amasser, aux dépens des prisonniers et des personnes quivenaient les visiter, une petite fortune qu’il se proposait departager avec son épouse ; mais, à l’époque où il fut libéré,ma commère, madame Sablin, qui aimait aussi à s’approprier le biend’autrui, était en expiation à Saint-Lazarre. Dans l’isolement oùle jetait la détention de sa ménagère, Sablin fit comme tantd’autres, il tourna à mal, c’est-à-dire qu’ayant un soir pris surlui le fruit de ses économies, qu’il avait converties en or, ilalla au jeu et perdit tout. Deux jours après, on le trouva pendudans le bois de Boulogne : il avait choisi pour s’accrocher undes arbres de l’Allée des Voleurs.

Ce n’était pas, comme on l’a vu, sans m’êtredonné beaucoup de peine, que j’étais parvenu à livrer Sablin auxtribunaux. Certes si toutes les explorations eussent nécessitéautant de pas et de démarches, je n’y aurais pas suffi ; maispresque toujours le succès se faisait moins attendre, etquelquefois il était si prompt que j’en étais moi-même étonné. Peude jours après mon aventure de Saint-Cloud, le sieur Sebillotte,marchand de vin, rue de Charenton, n° 145, se plaignit d’avoirété volé : suivant sa déclaration, les voleurs s’étantintroduits chez lui, à l’aide d’escalade, entre sept et huit heuresdu soir, lui avaient enlevé douze mille francs, espèces sonnantes,deux montres d’or et six couverts d’argent. Il y avait eueffraction tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Enfin, toutes lescirconstances de ce crime étaient si extraordinaires, que l’onconçut sur la véracité de M. Sebillotte des doutes que j’eusla mission d’éclaircir. Un entretien que j’eus avec lui meconvainquit de reste que sa plainte ne mentionnait que des faitstrès réels.

M. Sebillotte était propriétaire, il yavait chez lui plus que de l’aisance, et il ne devait rien ;par conséquent, je ne voyais pas dans sa situation l’ombre d’unmotif pour que le vol dont il se plaignait fut simulé, cependant cevol était de telle nature, que pour le commettre, il avait falluconnaître parfaitement les êtres de la maison. Je demandai àM. Sebillotte quelles personnes fréquentaient le plushabituellement son cabaret ; et quand il m’en eut désignéquelques-unes, il me dit : « C’est à peu près tout, saufles passants, et puis ces étrangers qui ont guéri ma femme ;ma foi, nous avons été bien heureux de les rencontrer ! lapauvre diablesse était souffrante depuis trois ans, ils lui ontdonné un remède qui lui a fait bien du bien.

– » Les voyez-vous souvent cesétrangers ?

– » Ils venaient ici prendre leursrepas, mais depuis que ma femme va mieux, on ne les voit que deloin en loin.

– » Savez-vous quels sont cesgens ? Peut-être auront-ils remarqué ?…

– » Ah, monsieur, s’écria madameSebillotte, qui prenait part à la conversation, n’allez pas lessoupçonner, ils sont honnêtes, j’en ai la preuve.

– » Oh oui ! reprit le mari,elle en a la preuve ; qu’elle vous conte ça : vousverrez. Raconte donc à monsieur… »

Alors madame Sebillotte commença son récit ences termes : « Oui, monsieur, ils sont honnêtes, j’enmettrais ma main au feu. Enfin figurez-vous, il n’y a pas plus dequinze jours, c’était justement la semaine d’après le terme ;j’étais occupée à compter l’argent de nos loyers, quand une desfemmes qui sont avec eux est venue à entrer ; c’était cellequi m’a donné le remède dont j’ai éprouvé un si grandsoulagement ; et il n’y a pas à dire qu’elle m’ait pris un soupour ça, bien au contraire. Vous sentez bien que je ne puis pasfaire autrement que de la voir avec plaisir. Je la fis asseoir àcôté de moi, et pendant que je mettais les pièces par cent francs,voilà qu’elle en aperçoit une où il y a ce gros père, appuyé surdeux jeunesses, avec une peau sur les épaules, en manière desauvage, qui tient un bâton ; ah ! me dit-elle, enavez-vous beaucoup de cette façon-là ?

– » Pourquoi, lui dis-je ?

– » C’est que, voyez-vous, ça vautcent quatre sous. Autant vous en aurez à ce prix, autant mon marivous en prendra, si vous voulez les mettre à part.

– » Je croyais qu’elle plaisantait,mais le soir, je n’ai jamais été plus surprise que de la voirrevenir, son mari était avec elle, nous avons vérifié ensemblenotre argent, et comme il s’est trouvé parmi trois cents pièces decent sous de celles qui lui convenaient, je les lui ai cédées, etil m’a compté soixante francs de bénéfice. Ainsi jugez, d’aprèscela, si ce sont d’honnêtes gens, puisqu’il n’aurait tenu qu’à euxde les avoir troc pour troc. »

À l’œuvre, on connaît l’ouvrier : ladernière phrase de madame Sebillotte me disait assez de quelleespèce d’honnêtes gens elle faisait l’éloge : il ne m’enfallut pas davantage pour être certain que le vol dont je devaisrechercher les auteurs, avait été commis par des Bohémiens. Le faitde l’échange était dans leur manière, et puis madame Sebillotte, enme les dépeignant, ne fit que me confirmer de plus en plus dansl’opinion que je m’étais formée.

Je quittai bien vite les deux époux, et dès cemoment tous les teints basanés me devinrent suspects. Je cherchaisdans ma tête où je pourrais en trouver le plus de cette nuance,lorsque, passant sur le boulevard du Temple, j’aperçois, attablésdans un espèce de cabaret, appelé la Maison rustique, deuxindividus dont le cuivré et l’étrange tournure éveillent dans monesprit quelques réminiscences de mon séjour à Malines. J’entre, quivois-je ? Christian avec un de ses affidés, qui estégalement de ma connaissance : je vais droit à eux, etprésentant la main à Christian, je le salue du nom deCoroin, il m’examine un instant, puis mes traits luirevenant à la mémoire, ah ! s’écrie-t-il, en mesautant au cou avec transport, voilà mon ancien ami.

Il y avait si long-temps que nous ne nousétions vus, que nécessairement, après les compliments d’usage, nousavions bien des questions à nous adresser mutuellement. Il voulutsavoir quelle avait été la cause de mon départ de Malines, lorsqueje l’avais quitté sans le prévenir ; je lui fis un conte qu’ileut l’air de croire. « C’est bien, c’est bien, me dit-il, quecela soit vrai ou non, je m’en rapporte ; d’ailleurs je teretrouve, c’est le point essentiel. Ah ! vas, les autresseront bien contents de te revoir. Ils sont tous à Paris,Caron, Langarin, Ruffler,Martin, Sisque, Mich, litle,enfin jusque à la mère Lavio qui est avec nous…, etBetche donc… la petite Betche.

– » Ah oui, ta femme ?

– » C’est elle qui aura du plaisir.Si tu es ici à six heures, la réunion sera complète. Nous noussommes donné rendez-vous pour aller au spectacle ensemble. Tu serasde la partie, j’espère : d’abord puisque te voilà, nous nenous quittons plus ; tu n’as pas dîné ?

– » Non.

– » Ni moi non plus ; nousallons entrer au Capucin.

– » Au Capucin, soit, c’est toutprès.

– Oui, à deux pas, au coin de la rued’Angoulême. »

Le marchand de vin-traiteur, dontl’établissement porte pour enseigne la grotesque image d’undisciple de Saint-François, jouissait alors de la faveur de cepublic aux yeux duquel la quantité en tout a toujours plus de prixque la qualité ; et puis pour ces célébrateurs du dimanche oudu lundi, pour ces bons vivants qui se mettent en riolesur semaine, n’est-il pas bien doux d’avoir un endroit, où, sansfaire trop mauvaise chère, et sans blesser personne, on puisse seprésenter dans toutes les tenues possibles, dans toutes leslongueurs de barbe, dans tous les degrés d’ivresse ?

Tels étaient les avantages que l’on avait auCapucin, sans compter l’immense tabatière bannale, toujours ouvertesur le comptoir du bourgeois, pour l’agrément de quiconque, enpassant, souhaitait se régaler d’une petite prise. Il était quatreheures quand nous nous installâmes dans ce lieu de liberté et dejouissance. Jusqu’à six heures, l’intervalle était long ;j’étais impatient de revenir à la Maison rustique, oùdevaient se rassembler les compagnons de Christian. Après le repas,nous allâmes les rejoindre ; ils étaient au nombre desix ; en les abordant, Christian leur parle dans sonlangage ; aussitôt, on m’entoure, on m’accueille, onm’embrasse, on me fête à l’envi ; la satisfaction brille danstous les regards. « Point de comédie, point de comédie,s’écrient les nomades d’une voix unanime.

– » Vous avez raison, dit Christian,point de comédie, nous irons au spectacle une autre fois ;buvons, mes enfants, buvons.

– Buvons, répètent lesBohémiens. »

Le vin et le punch coulent à grands flots. Jebois, je ris, je cause, et je fais mon métier. J’observe lesvisages, les tics, les gestes, etc., rien ne m’échappe ; jerécapitule quelques indications qui m’ont été fournies par monsieuret madame Sebillotte, et l’histoire des pièces de cent sous, quin’avait été pour moi que le principe d’une conjecture, devient labase d’une conviction entière. Christian, je n’en doute pas,Christian, ou ses affidés, sont les auteurs du vol dénoncé à lapolice. Combien je m’applaudis alors d’un coup d’œil fortuit, donnési à propos à l’intérieur de la Maison rustique !Mais ce n’est pas tout que d’avoir découvert les coupables :j’attends que les cerveaux soient raisonnablement exaltés par lessublimations alcoholiques, et quand toute la société est dans unétat où il ne faut qu’une chandelle pour en voir deux, je sors etcours en toute hâte au théâtre de la Gaîté, où, après avoir faitappeler l’officier de paix de service, je l’avertis que je suisavec des voleurs, et me concerte avec lui pour que dans une heureou deux au plus, il nous fasse tous arrêter, hommes et femmes.

L’avis donné, je fus promptement de retour. Onne s’était pas aperçu de mon absence ; mais à dix heures, lamaison est cernée ; l’officier de paix se présente, et aveclui un formidable cortège de gendarmes et de mouchards ; onattache chacun de nous séparément, et l’on nous entraîne aucorps-de-garde. Le commissaire nous y avait précédé ; ilordonne une fouille générale. Christian, qui prétend se nommerHirch, s’efforce en vain de dissimuler les six couvertsd’argent de M. Sebillotte, et sa compagne, madameVillemain, c’est ainsi qu’elle prétend s’appeler, ne peutdérober à une investigation des plus rigoureuses les deux montresen or, mentionnées dans la plainte ; les autres sont aussiobligés de mettre en évidence de l’argent et des bijoux, dont onles débarrasse.

J’étais bien curieux de savoir quellesréflexions cet événement suggérerait à mes anciens camarades :je croyais lire dans leurs yeux que je ne leur inspirais pas lamoindre défiance, et je ne me trompais pas, car à peine fûmes-nousau violon, qu’ils me firent presque des excuses d’avoir été lacause involontaire de mon arrestation : « Tu ne nous enveux pas ? me dit Christian, mais qui diable aussi se seraitattendu à ce qui vient d’arriver ? Tu as bien fait de dire quetu ne nous connaissais pas ; sois tranquille, nous nousgarderons bien de dire le contraire ; et comme on n’a rientrouvé sur toi qui puisse te compromettre, tu es bien sûr qu’on nete retiendra pas. » Christian me recommanda ensuite d’êtrediscret, au sujet de son nom véritable, et de ceux de sescompagnons : « Au reste, ajouta-t-il, la recommandationest superflue, puisque tu n’es pas moins intéressé que nous àgarder le silence à cet égard. »

J’offris aux Bohémiens de leur consacrer lespremiers moments de ma liberté ; et dans l’espoir que je netarderais pas à être élargi, ils m’indiquèrent leurs domiciles,afin qu’à ma sortie, je pusse aller prévenir leurs complices. Versminuit, le commissaire me fit extraire, sous le prétexte dem’interroger, et nous nous transportâmes aussitôt au MarchéLenoir, où restaient la fameuse Duchesse ainsi quetrois autres des affidés de Christian que nous arrêtâmes à la suited’une perquisition qui mit entre nos mains toutes les preuvesnécessaires pour les faire déclarer coupables.

Cette bande était composée de douze individus,six hommes et six femmes ; ils furent tous condamnés, les unsaux fers, les autres à la réclusion. Le marchand de vin de la ruede Charenton recouvra ses bijoux, ses couverts, et la plus grandepartie de son argent.

Madame Sebillotte fut dans la joie. Lespécifique des Bohémiens avait eu pour effet de rendre sa santémoins chancelante, la nouvelle des douze mille francs retrouvés laguérit radicalement ; et, sans doute aussi, l’expériencequ’elle avait faite ne fut pas perdue pour elle ; elle se serasouvenu qu’une fois dans sa vie il avait failli lui en cuired’avoir vendu cent quatre sous des pièces de cinq francs :Chat échaudé craint l’eau froide.

Cette rencontre des Bohémiens est presquemiraculeuse ; mais dans le cours des dix-huit années que j’aiété attaché à la police, il m’est arrivé plus d’une fois d’êtrefortuitement rapproché de personnes avec lesquelles le hasardm’avait mis en contact durant les agitations de ma jeunesse. Àpropos d’occurrences de ce genre, je ne puis résister à l’envie deconsigner dans ce chapitre une de ces mille réclamations absurdesqu’il me fallait entendre chaque jour ; celle-ci me procuraune bien singulière reconnaissance.

Un matin, tandis que j’étais occupé à rédigerun rapport, on m’annonce qu’une dame fort bien mise désire meparler : elle a, me dit-on, à vous entretenir d’une affairedes plus importantes. J’ordonne de la faire entrer. Elleentre : « Je vous demande pardon de vous avoirdérangé ; vous êtes monsieur Vidocq ? c’est à monsieurVidocq que j’ai l’honneur de parler ?

– » Oui, madame ; que puis-jepour votre service ?

– » Beaucoup, monsieur ; vouspouvez me rendre l’appétit et le sommeil… Je ne dors plus, je nemange plus… Qu’on est malheureuse d’être sensible !… Ah !monsieur, que je plains les personnes qui ont de lasensibilité ; je vous jure, c’est un bien triste présent quele ciel leur a fait là !… il était si intéressant, si bienélevé… Si vous l’aviez connu, vous n’auriez pas pu vous empêcher del’aimer… Pauvre Garçon !…

– » Mais, madame, daignez vousexpliquer ; peut-être me faites-vous perdre un tempsprécieux.

– » Il était ma seuleconsolation…

– » Enfin, de quois’agit-il ?

– » Je n’aurai pas la force de vousle dire. (Elle fouille dans son sac, d’où elle tire un impriméqu’elle me remet en détournant la vue). Lisez plutôt.

– » Ce sont les Petites-Affiches quevous me donnez-là ; sans doute vous vous méprenez.

– » Je le voudrais, monsieur, je levoudrais. Je vous en supplie, jetez les yeux sur le numéro 32740,dans mon affliction je ne saurais vous en dire davantage. Ah !qu’il est cruel… (Des larmes s’échappent de ses yeux, la paroleexpire sur ses lèvres, elle est agitée par des sanglots, elleparaît éprouver des suffocations.) Ah ! j’étouffe !j’étouffe ! je sens quelque chose qui me remonte… Ah !ah ! ah ! ah ! ah… »

Je tends un siège à la dame, et tandis qu’elles’abandonne à sa douleur, je tourne deux ou trois feuillets pourarriver au numéro 32740, c’est sous la rubrique des effetsperdus ; la page est trempée de larmes ; je lis :Petit épagneul, longues soies argentées, oreillestombantes ; il est parfaitement coiffé ; une marque defeu au-dessus de chaque œil ; physionomie excessivementspirituelle, et queue en trompette formant l’oiseau de paradis. Ilest très caressant de son naturel, ne mange que du blanc devolaille, et répond au nom de Garçon, prononcé avecdouceur. Sa maîtresse est dans la désolation : cinquantefrancs de récompense a qui le ramènera rue de Turenne, numéro23. « Eh bien ! madame, que voulez-vous que je fasse pourGarçon ? les chiens ne sont pas de ma compétence. Jeveux bien que celui-là ait été fort aimable.

– » Oh ! oui, monsieur,aimable ! c’est le mot, soupira la dame avec un accent quiallait au cœur ; et de l’intelligence ! on n’en a pasplus que cela ; il ne me quittait pas… Ce cher Garçon !croiriez-vous que pendant nos saints exercices de la mission, ilavait l’air aussi recueilli que moi ? Enfin, on l’admirait,c’était édifiant… Hélas ! dimanche dernier, nous allionsencore ensemble au salut, je le portais sous mon bras ; voussavez que ces petits êtres ont toujours des besoins… ; aumoment d’entrer à l’église, je le pose à terre, pour qu’il fasseses nécessités ; j’avance quelques pas afin de ne pas legêner, et quand je me retourne… plus de Garçon… J’appelle,Garçon ! Garçon… ! Il avait disparu… Je manque labénédiction pour courir après ; et… jugez de mon malheur, ilne m’a pas été possible de le retrouver. C’est pourquoi je viensaujourd’hui près de vous, afin que vous ayez l’extrême bontéd’envoyer à sa recherche. Je paierai tout ce qu’il faudra ;mais, surtout, qu’on ne le brutalise pas, car je répondrais qu’iln’y a pas de sa faute.

– » Ma foi, madame, qu’il y ait desa faute ou non, cela ne me regarde pas ; votre réclamationn’est pas de la nature de celles qu’il m’est permisd’écouter : s’il fallait ici nous occuper de chiens, de chats,d’oiseaux, nous n’en finirions pas.

– » C’est bien, monsieur ;puisque vous le prenez sur ce ton, je m’adresserai à sonExcellence… Si l’on n’a pas de la complaisance pour les personnesqui pensent bien… Savez-vous que j’appartiens à la Congrégation, etque…

– » Que vous apparteniez au diable,si vous voulez… » Je ne puis pas achever ; une difformitéque je remarque tout à coup dans la dévote maîtresse de Garçon,provoque de ma part un éclat de rire tel, qu’elle en esttout-à-fait déconcertée.

« N’est-ce pas que je suis bienrisible ? dit-elle ; riez, monsieur, riez. »

Au moment où ma subite gaîté s’apaise un peu.« Pardonnez, madame, à ce mouvement dont je n’ai pas été lemaître ; j’ignorais d’abord à qui j’avais affaire, maintenantje sais à quoi m’en tenir. Vous déplorez donc bien la perte deGarçon ?

– » Ah ! monsieur, je n’ysurvivrai pas.

– » Vous n’avez donc jamais éprouvéde perte à laquelle vous ayez été plus sensible ?

– » Non, monsieur.

– » Cependant, vous eûtes un mari ence monde ; vous eûtes un fils ; vous avez eu desamants…

– » Moi, monsieur ? je voustrouve bien osé…

– » Oui, madame Duflos, vous avez eudes amants ; vous en avez eu. Rappelez-vous une certaine nuitde Versailles… » À ces mots, elle me considère plusattentivement ; le rouge lui monte au visage : Eugène,s’écrie-t-elle ! et elle s’enfuit.

Madame Duflos était cette marchande denouveautés, dont j’avais été quelque temps le commis, lorsque, pourme dérober aux recherches de la police d’Arras, j’étais venu mecacher dans Paris. C’était une drôle de femme que madameDuflos ; elle avait une tête superbe, l’œil hautain, lesourcil en relief, le front majestueux ; sa bouche, relevéepar les coins, était plus grande que nature, mais elle était ornéede trente-deux dents d’une éclatante blancheur ; des cheveuxd’un beau noir et un nez aquilin à cheval sur une petite moustachepassablement fournie, donnaient à sa physionomie un air qui eûtpeut-être été imposant, si sa poitrine placée entre deux bosses, etson cou plongé dans ces doubles épaules, n’eussent fait naîtrel’idée d’un polichinelle. Elle avait environ quarante ans quand jela vis pour la première fois : sa mise était des plusrecherchées, et elle visait à se donner un port de reine ;mais du haut de la chaise où elle était perchée de telle façon queses genoux s’élevaient de beaucoup au-dessus du comptoir, elleressemblait moins à une Sémiramis qu’à l’idole grotesque de quelquepagode indienne. En l’apercevant sur cette espèce de trône, j’eusbeaucoup de peine à tenir mon sérieux ; cependant je nedérogeai point à la gravité de la circonstance, et j’eus assezd’empire sur moi pour convertir en salutations respectueuses desdispositions d’un tout autre genre. Madame Duflos tira de son seinun gros lorgnon, à l’aide duquel elle se mit à me regarder, etquand elle m’eût toisé de la tête aux pieds « Que souhaite,monsieur, me dit-elle ? » J’allais répondre, mais uncommis qui s’était chargé de ma présentation, lui ayant dit quej’étais le jeune homme dont il lui avait parlé, elle me fixe denouveau et me demande si je m’entends au commerce. En fait decommerce, j’étais assez novice, je garde le silence ; elleréitère la question, et comme elle manifeste de l’impatience, je mevois forcé de m’expliquer. « Madame, lui dis-je, je ne connaispas le commerce de nouveautés, mais avec du zèle et de lapersévérance, j’espère parvenir à vous satisfaire, surtout si vousavez la bonté de m’aider de vos conseils.

– » Eh bien ! vous me faitesplaisir, j’aime que l’on soit franc ; je vous accepte, vousremplacerez Théodore.

– » Dès qu’il vous conviendra,madame, je suis à vos ordres.

– » En ce cas, je vous arrête, et àdater d’aujourd’hui, je vous prends à l’essai. »

Mon installation eut lieu sur-le-champ. En maqualité de dernier commis, c’était à moi qu’était dévolue la tâched’approprier le magasin et l’atelier, où une vingtaine de jeunesfilles, toutes plus jolies les unes que les autres, étaientoccupées à façonner des colifichets destinés à tenter lacoquetterie provinciale. Jeté au milieu de cet essaim de beautés,je me crus transporté au sérail, et convoitant tantôt la brune,tantôt la blonde, je me proposais de faire circuler le mouchoir,lorsque, dans la matinée du quatrième jour, madame Duflos qui avaitsans doute surpris quelque œillade, m’invita à passer dans soncabinet ; « M. Eugène, me dit-elle, je suis fortmécontente de vous ; vous n’êtes ici que depuis très peu detemps, et déjà vous vous permettez de former des desseins criminelsau sujet des jeunes personnes que j’occupe. « Je vous avertisque cela ne me convient pas du tout, du tout, du tout. »

Confondu de ce reproche mérité, et ne pouvantimaginer comment elle avait deviné mes intentions, je ne luirépondis que par quelques paroles insignifiantes. « Vousseriez bien embarrassé de vous justifier, reprit-elle ; jesais bien qu’à votre âge vous ne pouvez guères vous passer d’avoirune inclination ; mais ces demoiselles ne sont votre fait sousaucun rapport : d’abord elles sont trop jeunes, ensuite ellessont sans fortune ; à un jeune homme il faut quelqu’un quipuisse subvenir à ses besoins, quelqu’un de raisonnable. »Pendant cette morale, madame Duflos, nonchalamment étendue sur unechaise longue, roulait des yeux dont les mouvements eussentinfailliblement produit un bruyant désopilement de ma rate, si sabonne ne fut venue très à propos lui dire qu’on la demandait aumagasin.

Ainsi finit cet entretien, qui me démontra lanécessité de me tenir désormais sur mes gardes. Sans renoncer à mesprétentions, je ne parus plus voir qu’avec indifférence lesouvrières de ma patronne, et je fus assez habile pour mettre endéfaut sa pénétration ; sans cesse elle veillait sur moi,épiait mes gestes, mes paroles, mes regards ; mais elle ne futfrappée que d’une seule chose, la rapidité de mes progrès. Jen’avais pas fait un mois d’apprentissage, et déjà je savais vendreun schall, une robe de fantaisie, une guimpe, un bonnet, comme leplus ergoté des commis. Madame était enchantée, elle eut même labonté de me dire que si je continuais à me montrer docile à sesleçons, elle ne désespérait pas de faire de moi le coq de lanouveauté. « Mais surtout, ajouta-t-elle, plus de familiaritéavec les poulettes ; vous m’entendez, M. Eugène, vousm’entendez. Et puis j’ai encore une recommandation à vous faire,c’est de ne pas vous négliger sous le rapport de la toilette, c’estsi gentil un homme bien mis ! Au surplus, dorénavant, c’estmoi qui veux vous habiller, laissez-moi faire, et vous verrez si jene fais pas de vous un petit Amour. » Je remerciai madameDuflos, et comme je craignais qu’avec son goût extravagant, elle neme transformât en Cupidon à peu près comme elle s’était transforméeen Vénus, je lui dis que je désirais lui épargner le soin d’unemétamorphose qui me paraissait impossible ; mais que si ellese bornait aux avis, je les recevrais avec reconnaissance etm’empresserais de les mettre à profit.

À quelque temps de là (c’était quatre joursavant la Saint-Louis), madame Duflos m’annonça que voulant, suivantson usage, aller à la foire de Versailles avec une partie demarchandises, elle avait jeté les yeux sur moi pour l’accompagner.Nous partîmes le lendemain, et quarante-huit heures après, nousétions établis sur le Champ-de-Foire. Un domestique qui nous avaitsuivi couchait dans la boutique ; quant à moi, je logeais avecmadame à l’auberge ; nous avions demandé deux chambres, mais,vu l’affluence des étrangers, on ne put nous en donnerqu’une ; il fallut se résigner. Le soir, madame se fitapporter un grand paravent, dont elle se servit pour séparer lapièce en deux, de manière que nous devions être chacun à notreparticulier. Avant d’aller nous coucher, elle me sermonna pendantune heure. Enfin nous montons : madame passe chez elle, je luisouhaite le bon soir, et en deux minutes je suis au lit. Bientôtelle laisse échapper quelques soupirs, c’est sans doute l’effet dela fatigue qu’elle a éprouvée pendant la journée ; ellesoupire encore, mais la chandelle est éteinte, et je m’endors. Toutà coup je suis interrompu dans mon premier somme, il me semble quel’on a prononcé mon nom : j’écoute… Eugène, c’est lavoix de madame Duflos ; je ne réponds pas ;« Eugène, appelle-t-elle de nouveau, avez-vous bien fermé laporte ?

– » Oui, Madame.

– » Je pense que vous voustrompez ; voyez-y, je vous prie, et surtout assurez-vous si leverrou est bien poussé ; on ne saurait prendre trop deprécautions dans les auberges. »

Je procède à la vérification, et reviens mecoucher. À peine me suis-je replacé sur le côté gauche, que madamecommence à se plaindre « Quel mauvais lit ! on est rongédes punaises ; impossible de fermer l’œil ! Et vous,Eugène, avez-vous de ces insectes insupportables ? » Jefais la sourde oreille, elle reprend : « Eugène, répondezdonc, avez-vous, comme moi, des punaises ?

– » Ma foi, Madame, je n’en ai pasencore senti.

– » Vous êtes bien heureux, je vousen fais mon compliment, car moi, elles me dévorent, j’ai desampoules d’une grosseur… ; si cela continue, je passerai unenuit blanche. »

Je garde le silence, mais force à moi est dele rompre, lorsque madame Duflos, exaspérée par la souffrance, etne sachant plus, entre les picotements et les démangeaisons, dequel bois faire flèche, se mit à crier à tue-tête :« Eugène ! Eugène ! mais levez-vous donc, je vousprie, et faites-moi le plaisir d’aller dire à l’aubergiste qu’ilvous donne de la lumière, pour faire la chasse à ces mauditesbêtes. Dépêchez-vous, mon ami, je suis dans un enfer. »

Je descends, et remonte avec une chandelleallumée, que je dépose sur le somno, auprès de lacouchette de ma bourgeoise. Comme j’étais ce qu’on appelle enpetite tenue de dragon, c’est-à-dire le paniau volant ou labannière au vent, je me retirai bien vite, autant pour ménager lapudeur de madame Duflos, que pour échapper aux séductions d’unnégligé galant, dans lequel il me semblait qu’il y avait dudessein. Mais, à peine ai-je fait le tour du paravent, madameDuflos jette un cri. « Ah ! Qu’elle est grosse, c’est unmonstre, je n’aurai jamais la force de la tuer ; comme ellecourt, elle va s’échapper. Eugène ! Eugène ! venez ici,je vous en supplie. » Il n’y avait pas à reculer ;nouveau Thésée, je me risque, et, m’approchant du lit, « Oùest-il, dis-je, où est-il le Minotaure, que jel’extermine ?

– » Je vous en conjure, monsieurEugène, ne plaisantez pas comme cela… Tenez, tenez, la voilà quicourt ; l’apercevez-vous sous l’oreiller ? À présent elledescend… quelle vitesse ! il semble qu’elle sente ce que vouslui réservez. »

J’eus beau faire diligence, je ne pus niatteindre ni voir le dangereux animal. Je cherchai partout où ilaurait pu se glisser ; je me donnai tout le mouvementimaginable pour le découvrir, ce fut peine inutile ; lesommeil nous gagna pendant cet exercice, et à mon réveil, si, parun retour sur le passé, je fus porté à réfléchir que madame Duflosavait été plus heureuse que l’épouse de Putiphar, j’eus la douleurde penser que je n’avais pas eu toute la vertu de Joseph.

Dès ce moment, j’eus la mission de veillertoutes les nuits à ce que madame ne fût plus incommodée par lespunaises. Mon service de jour en devint considérablement plus doux.Les égards, les prévenances, les petits présents, ne m’étaient pasépargnés ; j’étais, ainsi que le conscrit de Charlet, nourri,chaussé, habillé et couché avec le gouvernement aux frais de laprincesse. Par malheur, la princesse était quelque peu jalouse, etle gouvernement tant soit peu despotique. Madame Duflos nedemandait pas mieux, sous plus d’un rapport, que je m’amusassecomme un bossu ; mais elle entrait dans des fureurs toutes lesfois qu’elle me voyait jeter les yeux sur une femme. À la fin,excédé de cette tyrannie, je lui déclarai un soir que j’étaisdécidé à m’en affranchir. « Ah ! vous voulez me quitter,me dit-elle, nous verrons ! puis s’armant d’un couteau, elles’élance pour m’en percer le cœur. J’arrêtai son bras, et sa rages’étant apaisée, je m’engageai à rester, sous la condition qu’elleserait plus raisonnable. Elle promit ; mais, dès le lendemain,des rideaux de taffetas vert furent adaptés au grillage du cabinetoù j’étais relégué, depuis que madame avait jugé à propos dem’employer exclusivement à la tenue de ses livres. Cette mesureétait d’autant plus vexatoire, que désormais il n’y avait plusmoyen d’avoir en perspective le personnel du magasin. Madame Duflosétait par trop ingénieuse à m’isoler du reste de la terre ;chaque jour c’était nouvelle précaution pour m’accaparer. Enfin monesclavage devint si rigoureux, que tout le monde s’apercevait de latendresse dont j’étais l’objet. Les demoiselles de boutique, quiétaient bien aise de mettre martel en tête à la bourgeoise,venaient à chaque instant me parler, tantôt sous un prétexte,tantôt sous un autre ; cette pauvre madame Duflos en étaittourmentée ! c’était une pitié… À toute heure du jour, il mefallait essuyer des reproches c’était des scènes à n’en plus finir.Je ne me sentis pas la force de rester plus long-temps soumis à unpareil régime. Afin d’éviter un éclat qui, dans ma position, auraitpu me compromettre (j’étais alors évadé du bagne), je fissecrètement retenir ma place à la diligence, et je filai. J’étaisloin de supposer à cette époque que vingt ans plus tard, jereverrais dans les bureaux de la police, la petite bossue de la rueSaint-Martin ; c’est le proverbe qui l’a voulu : Deuxmontagnes ne se rencontrent pas…

CHAPITRE XLII

 

Le boucher bon enfant. – Trop parler nuit. – L’innocence dupetit vin. – Un assassinat. – Les magistrats de Corbeil. – La levéedu corps. – L’adresse accusatrice. – Si ce n’est pas toi, c’est tonfrère. – La blessure perfide. – C’est lui. – Le front de Caïn. – Leréveil matinal. – Arrestation de deux époux. – Un coupable. – J’encherche un autre. – L’accusé de libéralisme. – Les goguettes, oules bardes du quai du Nord. – Une couleur. – Les chansonsséditieuses. – J’aide à la cuisine. – Le vin de propriétaire. –L’homme irréprochable. – Translation à la préfecture. – Uneconfession. – Résurrection d’un marchand de volaille. – Une scènede somnambulisme. – La confrontation. – Habemus confitentes reos. –Deux amis s’embrassent. – Un souper sous les verroux. – Départ deParis.

 

Depuis environ quatre mois, un grand nombred’assassinats et de vols à main armée avaient été commis sur lesroutes à proximité de la capitale, sans qu’il eût été possible dedécouvrir les auteurs de ces crimes : en vain la polices’était-elle attachée à faire surveiller quelques individus malfamés, toutes ses démarches avaient été infructueuses, lorsqu’unnouvel attentat, accompagné d’horribles circonstances, vint fournirdes indices d’après lesquels il fut enfin permis d’espérer que l’onatteindrait les coupables. Un nommé Fontaine, boucher, établi à laCourtille, se rendait à une foire dans l’arrondissement deCorbeil ; muni de sa sacoche, dans laquelle il y avait unesomme de quinze cents francs, il avait dépassé la Cour-de-France ets’avançait à pied dans la direction d’Essonne, quand, à très peu dedistance d’une auberge où il s’était arrêté pour prendre quelquesrafraîchissements, il fit la rencontre de deux hommes assezproprement vêtus. Le soleil étant sur son déclin, Fontaine n’étaitpas fâché de voyager en compagnie ; il accoste les deuxinconnus, et aussitôt il entre en conversation avec eux.« Bonsoir, messieurs, leur dit-il.»

– » Bonsoir l’ami, luirépond-t-on. »

Le colloque engagé, « savez-vous, reprendle boucher, qu’il commence à faire nuit ?

– » Que voulez-vous, c’est lasaison.

– » À la bonne heure, mais c’estqu’il me reste encore à faire un bon bout de chemin.

– » Et où allez-vous donc, sans êtretrop curieux ?

– » Où je vais ? à Milly,acheter des moutons.

– » En ce cas, si vous le permettez,nous ferons route ensemble ; puisque c’est à Corbeil que nousallons, ça ne peut pas mieux tomber.

– » C’est vrai, reprit le boucher,ça ne peut pas mieux tomber : aussi vais-je profiter de votresociété ; quand on a de l’argent sur soi, voyez-vous, il n’estrien de tel que de ne pas être seul.

– » Ah ! vous avez del’argent !

– » Je le crois bien que j’en ai, etune assez forte somme.

– » Nous aussi nous en avons, maisil nous est avis que dans le canton il n’y a pas de danger.

– » Vous croyez ? au surplusj’ai là de quoi me défendre, ajouta-t-il, en montrant sonbâton ; et puis, avec vous autres, savez-vous bien que lesvoleurs y regarderaient à deux fois ?

– » Ils ne s’y frotteraient pas.

– » Non, sacredieu, ils ne s’yfrotteraient pas. »

Tout en s’entretenant de la sorte, le trioarrive à la porte d’une maisonnette que le rameau de genièvresignale comme un cabaret. Fontaine propose à ses compagnons devider avec lui une bouteille. On entre ; c’est du Beaugency,huit sols le litre ; on s’attable, le bon marché, l’occasion,l’innocence du petit vin, l’on ne s’en va pas sur une seulejambe ; il y a là plus d’un motif de prolonger lastation ; chacun veut payer son écot. Trois quarts d’heures’écoulent, et lorsqu’on se décide à lever le siège, Fontaine, quiavait un peu trop levé le coude, était un peu plus qu’en pointe degaîté. Dans une telle situation, quel homme garde de ladéfiance !

Fontaine s’applaudit d’avoir trouvé de bonsvivants ; persuadé qu’il ne saurait mieux faire que de lesprendre pour guides, il s’abandonne à eux, et les voilà tous troisengagés dans un chemin de traverse. Il allait en avant avec un desinconnus, l’autre les suivait de près ; l’obscurité étaitcomplète, on voyait à peine à quatre pas ; mais le crime al’œil du lynx, il perce les ténèbres les plus épaisses ;tandis que Fontaine ne s’attend à rien, le bon vivant resté enarrière le vise à la tête et lui assène de son gourdin un coup quile fait chanceler : surpris, il veut se retourner, un secondcoup le renverse ; au même instant l’autre brigand, armé d’unpoignard, se précipite sur lui et le frappe jusqu’à ce qu’il lecroie mort. Fontaine s’est long-temps débattu, mais à la fin il asuccombé ; les assassins s’emparent alors de sa sacoche, etaprès l’avoir fouillé, ils s’éloignent, le laissant baigné dans sonsang. Bientôt vient à passer un voyageur, il entend desgémissements ; c’était Fontaine, que la fraîcheur de l’airavait rappelé à la vie. Le voyageur s’approche, s’empresse de luiprodiguer les premiers soins, et court ensuite demander du secoursaux habitations les plus voisines : on fait avertirsur-le-champ les magistrats de Corbeil ; le procureur du roiarrive sur le lieu du meurtre, il interroge les personnes présenteset s’enquiert des moindres circonstances : vingt-huitblessures plus ou moins profondes attestent combien les assassinsavaient craint que leur victime n’échappât. Fontaine cependant peutencore prononcer quelques paroles ; mais il est trop faiblepour donner tous les renseignements dont la justice peut avoirbesoin. On le transporte à l’hôpital, et deux jours après, uneamélioration notable dans sa situation donne l’espoir que l’onparviendra à le sauver.

La levée du corps avait été faite avec la plusminutieuse exactitude ; on n’avait rien négligé de ce quipouvait conduire à la découverte des assassins : des vestigesde pas avaient été calqués, des boutons, des fragments de papierteints de sang avaient été recueillis ; sur l’un de cesfragments, qui paraissait avoir servi à essuyer la lame d’uncouteau trouvé non loin de là, on remarquait quelques caractèrestracés à la main… mais ils étaient sans suite et ne pouvaient parconséquent fournir des indices dont il fût facile de tirer parti.Toutefois, le procureur du roi attachant une haute importance àl’explication de ces signes, on explora de nouveau les approches dulieu où Fontaine avait été trouvé gisant, et un second morceau depapier, ramassé dans l’herbe, présenta l’apparence d’une adressetronquée. En examinant avec attention, on parvint à déchiffrer cesmots :

À Monsieur Rao

marchand de vins, bar

Roche

Cli

Ce morceau de papier semblait avoir faitpartie d’un imprimé ; mais de quelle nature était cetimprimé ? c’est ce qu’il fut impossible d’éclaircir. Quoiqu’il en soit, comme en pareille occasion il n’est pas si petitecirconstance qu’il ne soit bon de constater en attendant deslumières certaines, on prit note de tout ce qui pouvait contribuerà l’instruction.

Les magistrats qui rassemblèrent ces premièresdonnées méritent des éloges pour le zèle et l’habileté qu’ilsdéployèrent. Dès qu’ils eurent rempli cette partie de leur mission,ils se rendirent en toute hâte à Paris, afin de s’y concerter avecl’autorité judiciaire et administrative. Sur leur demande, onm’aboucha immédiatement avec eux, et muni du procès-verbal qu’ilsavaient dressé, je me mis en campagne pour rechercher lesassassins. La victime les avait signalés ; mais devais-je m’enrapporter aux renseignements qui me venaient de cette source ?Peu d’hommes dans un grand danger conservent assez de présenced’esprit pour bien voir, et cette fois, je devais d’autant plussuspecter le témoignage de Fontaine, qu’il était plus précis. Ilracontait que pendant la lutte, qui avait été longue, l’un desassaillants, tombé sur les genoux, avait jeté un cri de douleur, etque l’instant d’après il avait dit à son complice qu’il éprouvaitune vive souffrance. D’autres remarques qu’il prétendait avoirfaites me paraissaient extraordinaires, d’après l’état où ils’était trouvé. Il m’était difficile de croire qu’il fût bien sûrde ses réminiscences. Je me proposai néanmoins d’en faire monprofit ; mais avant tout, il convenait d’adopter pour monexploration un point de départ plus positif. L’adresse tronquéeétait, suivant moi, une énigme qu’il fallait d’abord deviner ;je me mis l’esprit à la torture, et sans beaucoup d’efforts, je netardai pas à me convaincre que, sauf le nom, sur lequel il ne merestait plus que des doutes, elle pouvait se rétablir ainsi :À Monsieur… marchand de vins, barrière Rochechouart, chausséede Clignancourt. Il était donc évident que les assassinss’étaient trouvés en contact avec un marchand de vins de cequartier, peut-être même ce marchand de vins était-il un desauteurs du crime. Je dressai mes batteries de manière à savoirpromptement la vérité, et avant la fin de la journée, je fuspersuadé que je ne me trompais pas en faisant planer tous lessoupçons sur le nommé Raoul. Cet individu ne m’était pas connu sousde très bons auspices : il passait pour un des contrebandiersles plus intrépides de la ligne, et le cabaret qu’il tenait étaitle rendez-vous d’une foule de mauvais sujets qui venaient y fairedes orgies. Raoul avait en outre pour femme la sœur d’un forçatlibéré, et j’étais instruit qu’il avait des accointances avec touteespèce de gens mal famés. En un mot, sa réputation étaitabominable, et lorsqu’un crime était dénoncé, s’il n’y avait pasparticipé, on était du moins autorisé à lui dire : Si cen’est pas toi, c’est ton frère ou quelqu’un des tiens.

Raoul était en quelque sorte en état deperpétuelle prévention, soit par lui, soit par ses alentours. Jerésolus de faire surveiller les approches de son cabaret, et jedonnai l’ordre à mes agents d’avoir l’œil sur toutes les personnesqui le hantaient, afin de s’assurer si dans le nombre il ne s’entrouverait pas une qui fut blessée au genou. Pendant que lesobservateurs étaient au poste que je leur avais assigné, desinformations que je fis de mon côté me conduisirent à apprendre queRaoul recevait habituellement chez lui un ou deux garnementsd’assez mauvaise mine, avec lesquels il paraissait intimement lié.Les voisins affirmaient qu’on les voyait toujours aller ensemble,qu’ils faisaient de fréquentes absences, et ils ne doutaient pasque le plus fort de son commerce ne fût la contrebande. Un marchandde vin qui était le plus à portée de voir tout ce qui se passait audomicile de Raoul, me dit qu’il avait remarqué que son confrèresortait souvent à la brune et ne rentrait que le lendemain,ordinairement excédé de fatigue et crotté jusqu’à l’échine. On meraconta encore que Raoul avait une cible dans son jardin, et qu’ils’exerçait à tirer le pistolet. Tels étaient les propos qui merevenaient de toutes parts.

Dans le même temps, mes agents me rapportèrentavoir vu chez Raoul un homme qu’ils présumaient être un desassassins signalés : celui-ci ne boitait pas, mais il marchaitavec peine, et son costume était en tout semblable à celui queFontaine avait décrit. Les agents ajoutaient que cet homme sefaisait constamment accompagner de sa femme, et que les deux épouxétaient fort liés avec Raoul. On était de plus certain qu’ilslogeaient au premier étage d’une maison de la rue Coquenard.Toutefois, dans la crainte de donner l’éveil sur l’objet dedémarches que la prudence prescrivait de faire le plus secrètementpossible, on n’avait pas jugé a propos de pousser plus loinl’investigation.

Ce rapport fortifiait toutes mesconjectures ; je ne l’eus pas plutôt reçu, que je songeai àaller me poster aux aguets à proximité de la maison qui m’avait étédésignée. Il était nuit, j’attendis le jour, et avant qu’il parût,j’étais en vedette dans la rue Coquenard ; j’y restai à fairele pied de grue jusqu’à quatre heures de l’après-midi, et jecommençais véritablement à m’impatienter, quand les agents memontrèrent un individu dont les traits et le nom me revinrentsoudain à la mémoire. C’est lui, me dirent-ils ; en effet, àpeine eus-je aperçu le nommé Court, que d’après lesouvenir de ses antécédents, je fus convaincu qu’il était l’un desassassins que je cherchais ; sa moralité, qui était des plussuspectes, lui avait dans maintes occasions attiré de terriblesdésagréments ; il venait de subir une détention de six mois,et je me rappelai très bien l’avoir arrêté comme prévenu de fraudeà main armée. C’était un de ces êtres dégradés qui, comme Caïn,portent sur le front une sentence de mort.

Sans être grand prophète, on aurait puhardiment prédire à celui-là qu’il était destiné à l’échafaud. Unde ces pressentiments qui ne m’ont jamais trompé m’avertit qu’iltouchait enfin au terme de sa carrière périlleuse dans laquelle safatalité l’avait poussé. Cependant ne voulant pas agir avec trop deprécipitation, je fis une enquête, dans le but de m’assurer s’ilavait des moyens d’existence ; on ne lui en connaissait aucun,et il était de notoriété publique qu’il ne possédait rien et netravaillait pas. Les voisins, que j’interrogeai, s’accordèrent tousà dire qu’il menait une conduite des plus irrégulières ; ensomme, Court ainsi que Raoul étaient regardés comme des banditsachevés ; on les eût condamnés sur la mine. Quant à moi, quiavais des motifs pour voir en eux de francs scélérats, que l’onjuge si leur culpabilité m’était démontrée : aussi me hâtai-jede solliciter des mandats afin d’être autorisé à les saisir.

L’ordre d’opérer leur capture me fut donné, etdès le jour suivant, avant le lever du soleil, je me présentai à laporte de Court. Parvenu sur le palier du premier, je frappe.

« Qui est-là ? demande-t-on.

– » Ouvre, c’est Raoul ; et jecontrefais la voix de ce dernier. »

Aussitôt je l’entends se presser d’accourir,et quand il eut ouvert, supposant qu’il parlait à son ami :« Est-ce qu’il y a du nouveau ? me dit-il.

– » Oui, oui, répondis-je, il y en adu nouveau. »

Je n’avais pas achevé de prononcer ces mots,qu’à la lueur du crépuscule, il s’aperçut que je l’avais trompé.« Ah ! s’écria-t-il, avec un mouvement d’effroi, c’estM. Jules ! » (C’était le nom que medonnaient les filles et les voleurs.)

– » M. Jules ! » répéta la femmede Court, encore plus épouvantée que lui.

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il ya ? dis-je au couple alarmé d’un réveil si matinal,n’avez-vous pas peur ? Je ne suis pas si diable que noir.

– » C’est vrai, observa le mari,M. Jules est un bon enfant ; il m’a déjàemballé, mais c’est égal, je ne lui en veux pas.

– » Je le crois bien, repris-je,est-ce ma faute à moi si tu fais la maltouse ?(contrebande.)

– » La maltouse ! répartitCourt, de l’accent rassuré d’un homme qui se sent soulagé d’ungrand poids, la maltouse ! ah ! M. Jules, vous lesavez bien, si cela était, avec vous je ne m’en cacherais pas. Vouspouvez d’ailleurs faire le rapiot(perquisition). »

Pendant qu’il se tranquillisait de plus enplus, je me mis en devoir de fouiller le logement, où furenttrouvés une paire de pistolets chargés et amorcés, des couteaux,des vêtements qui paraissaient fraîchement lavés, et quelquesautres objets dont j’effectuai la saisie.

Il ne s’agissait plus que de compléterl’expédition : si j’eusse arrêté le mari en laissant la femmelibre, nul doute qu’elle n’eût averti Raoul de ce qui venait de sepasser. Je les conduisis tous deux au poste de la place Cadet.Court, que j’avais garrotté, redevint tout à coup sombre etpensif ; les précautions que j’avais prises lui causaient del’inquiétude ; sa femme me semblait aussi en proie à deterribles réflexions. Ils furent consternés, lorsqu’une fois aucorps de garde ils m’entendirent faire la recommandation de lesséparer et de les garder à vue. J’avais prescrit de pourvoir àleurs besoins ; mais ils n’avaient ni faim, ni soif. Lorsqu’onquestionnait Court à ce sujet, il ne répondait que par un signe detête négatif ; il fut dix-huit heures sans desserrer lesdents, il avait l’œil fixe et la physionomie immobile. Cetteimpassibilité n’indiquait que trop qu’il était coupable. Enpareille circonstance, j’ai presque toujours remarqué les deuxextrêmes, un morne silence ou une insupportable volubilité deparoles.

Court et sa femme étant en lieu de sûreté, ilrestait à m’emparer de Raoul. Je me transportai chez lui ; iln’y était pas ; le garçon qui gardait sa boutique me dit qu’ilavait couché à Paris, où il avait un pied à terre ; mais que,comme c’était dimanche, il ne manquerait pas d’arriver de bonneheure.

L’absence de Raoul était un contre-temps queje n’avais pu prévoir, je tremblai qu’avant de rentrer il ne luieût prit la fantaisie de dire bonjour à son ami. Dans ce cas, ilétait certainement instruit de son arrestation, et il étaitprobable qu’il se mettrait en mesure de m’échapper. Je craignaisencore qu’il ne nous eût vus au moment de l’expédition de la rueCoquenard, et mes appréhensions redoublèrent lorsque le garçonm’eut déclaré que son bourgeois avait sa demeure de ville dans lefaubourg Montmartre. Il n’y était jamais allé et ne pouvaitm’enseigner l’endroit ; mais, présumait-il, c’était auxenvirons de la place Cadet ; chaque renseignement qu’il medonnait me confirmait dans mes craintes, car peut-être Raoul netardait-il tant que parce qu’il se doutait de quelque chose. À neufheures il n’était pas de retour : le garçon que j’interrogeai,mais sans dire rien qui pût lui inspirer de la défiance, neconcevait pas qu’il ne fût pas encore installé à soncomptoir ; il était vraiment inquiet. La domestique, enpréparant le déjeûner que j’avais commandé pour mes agents et pourmoi, exprimait son étonnement de ce que son maître et surtout samaîtresse étaient moins exacts que de coutume ; elle redoutaitqu’ils n’en eussent été empêchés par quelque accident. « Si jesavais leur adresse, me disait-elle, j’enverrais voir s’ils sontmorts. »

J’étais bien persuadé qu’ils ne l’étaientpas : mais qu’étaient-ils devenus ? À midi nous étionssans nouvelles, et je croyais définitivement que la mèche étaitéventée, quand le garçon de boutique, qui depuis un instant s’étaitmis en faction devant la porte, accourut en disant : « Levoici. »

« Qui me demande ? ditRaoul. »

Mais à peine a-t-il franchi le seuil, qu’il mereconnaît.

– « Ah ! bonjour,M. Jules, me dit-il en venant à moi, qui est-ce qui vous amèneaujourd’hui dans notre quartier ? »

Il était loin de penser que ce fût à lui quej’avais affaire. Pour ne pas l’effrayer, j’essayai de lui donner lechange sur l’objet de ma visite.

« Ah çà, lui dis-je, vous vous avisezdonc d’être libéral ?

– » Libéral ?

– » Oui, oui, libéral, et de plus onvous accuse… mais ce n’est pas ici que nous pouvons nousexpliquer ; il faut que je vous parle en particulier.

– » Volontiers : montez aupremier, et je vous suis. »

Je montai, en faisant signe à mes agents deveiller sur Raoul, et de se saisir de sa personne s’il faisait minede vouloir sortir. Le malheureux n’y songeait même pas, et j’en eusbientôt la preuve, puisqu’il vint aussitôt me trouver comme ill’avait promis. Il m’aborda avec un air presque jovial ; jefus charmé de le voir dans cette sécurité.

« À présent, lui dis-je, que nous voilàseuls, nous pouvons causer à notre aise ; je vais vous conterpourquoi je suis venu. Vous ne devinez pas ?

– » Ma foi non.

– » Vous avez déjà été chagriné àcause des goguettes [118] quevous vous obstinez à tenir dans votre cabaret, malgré la défensequi vous en a été faite. La police est informée que tous lesdimanches, ici, il y a des réunions dans lesquelles on chante descouplets contre le gouvernement. Non-seulement on sait que vousrecevez chez vous un ramassis de gens suspects, mais encore on estaverti qu’aujourd’hui même vous les attendez en assez grand nombre,de midi à quatre heures : vous voyez, que quand elle le veutla police n’ignore rien. Ce n’est pas tout, on prétend que vousavez entre les mains une foule de chansons séditieuses ouimmorales, dont le recueil est si soigneusement caché, que pour ledécouvrir, il nous a été recommandé de ne venir que déguisés, et dene pas agir avant que les messieurs de la goguette aient ouvertleur séance. Je suis bien fâché que l’on m’ait chargé d’une missionaussi désagréable ; mais j’ignorais que j’étais envoyé chezquelqu’un de ma connaissance, autrement je me serais récusé ;car, avec vous, que me sert un déguisement ?

– » C’est juste, répondit Raoul, çane peut pas prendre…

– » N’importe, continuai-je, il vautencore mieux que ce soit moi qu’un autre ; vous savez que jene vous veux pas de mal, ainsi ce que vous avez de mieux à faire,c’est de me remettre toutes les chansons qui sont en votrepossession… ensuite, pour éviter de nouveaux désagréments, si j’aiun conseil à vous donner, c’est de ne plus recevoir des hommes dontles opinions peuvent vous compromettre.

– » Je ne croyais pas, observaRaoul, que la politique fût de votre ressort ?

– » Que voulez-vous, mon ami ?quand on est de la boutique, il faut faire un peu de tout. Nesommes-nous pas des chevaux à toute selle ?

– Enfin, vous faites ce qu’on vouscommande. C’est égal, aussi vrai que je m’appelle Clair Raoul, jepuis bien vous jurer que j’ai été dénoncé à faux. Faut-il que lemonde soit canaille… ! Moi qui ne cherche qu’à gagner mapauvre vie. On a bien raison de dire qu’il y a toujours desenvieux. Mais écoutez, M. Jules, avec moi il n’y a pas deporte de derrière, faites mieux que ça, restez ici toute la journéeavec vos messieurs, vous verrez si je vous en impose.

– » J’y consens, mais pas debamboche au moins ; c’est que vous êtes un cadet à fairedisparaître les chansons : surtout pas d’intelligence audehors. C’est que si vous faisiez prévenir les chanteurs de lagoguette…

– » Pour qui que vous meprenez ? répliqua Raoul avec vivacité, si je vous donne maparole de ne rien faire, je suis incapable d’y manquer : on ade l’honneur ou l’on n’en a pas. D’ailleurs, pour prouver que jen’ai pas de mauvaises intentions, vous n’avez qu’à ne pas mequitter ; je m’engage à ne souffler mot à qui que ce soit, pasmême à ma femme, quand elle reviendra : de la sorte, vousserez bien sûr… Par exemple, il faudra que vous me permettiez dedécouper mes viandes.

– » Avec plaisir, ne sais-je pasqu’il faut que le service se fasse ? je suis même tout prêt àvous donner un coup de main.

– » Vous êtes trop bon,M. Jules ; cependant ce n’est pas de refus.

– » Allons, lui dis-je, àl’ouvrage. »

Nous descendons ensemble. Raoul s’arme d’ungrand couperet, et bientôt les manches retroussées jusqu’auxcoudes, une serviette étalée devant moi, je l’aide à dépecer leveau qui ce jour là était destiné, avec la salade de rigueur, àfaire les délices des Lucullus du cabaret. Du veau je passe aumouton ; tant bien que mal, nous parons quelques douzaines decôtelettes ; nous arrondissons le gigot, qui est la pièce deluxe de la barrière ; j’arrache la queue à deux ou troisdindons, je donne un tour aux abattis, et quand il ne nous resteplus rien à faire dans la cuisine, je me rends utile à la cave, oùj’assiste en amateur à la fabrication du vin depropriétaire à six sols le litre.

Pendant cette opération, j’étais seul en facede Raoul, près de qui je jouais le rôle de l’amiintime, je ne le quittais non plus que son ombre ou queson tranchelard. J’avoue que plusieurs fois je tremblai qu’il nevînt à soupçonner le motif pour lequel je le veillais de siprès ; alors il m’aurait infailliblement égorgé, et je seraistombé sous ses coups sans qu’il eût été possible de mesecourir ; mais il ne voyait en moi qu’un familier del’inquisition politique, et à l’égard des imputations séditieusesdirigées contre lui, il était parfaitement tranquille.

Il y avait près de quatre heures que jefaisais les fonctions de second chef d’office, lorsque lecommissaire de police (aujourd’hui chef de la 2edivision), que j’avais fait prévenir, arriva enfin. J’étais aurez-de-chaussée ; d’aussi loin que je l’aperçus, je courus àlui, et après l’avoir prié de ne se présenter que dans quelquesminutes, je revins auprès de Raoul.

« Le diable les emporte, lui dis-je,actuellement ne prétendent-ils pas que ce n’est pas ici que nousdevrions être, mais à votre domicile de Paris ?

– » Si ce n’est que cela, merépondit-il, allons-y.

– » Allons-y, et puis quand nous yserons, il nous faudra revenir à la chaussée de Clignancourt.Oh ! l’on n’est pas chiche de nos pas. Tenez, si j’étais àvotre place, tandis que nous y sommes, j’irais solliciter lecommissaire de police de faire perquisition dans mon cabaret, ceserait un moyen de le disposer à penser que l’on vous a suspecté àtort. »

Raoul jugeant le conseil excellent, fit ladémarche que je lui suggérais ; le commissaire accéda à sondésir, et la perquisition fût faite avec le plus grand soin :elle ne produisit rien.

« Eh bien ! s’écria Raoul, avec ceton de satisfaction qui semble annoncer l’homme irréprochable,êtes-vous bien avancés maintenant ? pour des torche… fairetant d’embarras ! j’aurais assassiné que ce ne serait paspis. »

L’assurance avec laquelle il articula cedernier membre de phrase me déconcerta ; j’eus presque desscrupules de l’avoir cru coupable ; pourtant il l’était, etl’impression qui lui était favorable s’effaça promptement de monesprit. Il est douloureux de penser qu’un brigand, les mains encorefumantes du sang de sa victime, puisse sans frissonner proférer desparoles qui rappellent son attentat. Raoul était calme, il étaittriomphant. Quand nous montâmes en fiacre pour nous transporter àson domicile de Paris, on eût dit qu’il allait à la noce.

« Ma femme, répétait-il, sera biensurprise de me voir en si bonne compagnie. »

Ce fut elle qui vint nous ouvrir. À notreaspect son visage n’éprouva pas la moindre altération : ellenous offrit des sièges ; mais comme nous n’avions pas de tempsà perdre, sans avoir égard à sa politesse, le commissaire et moinous nous mîmes en devoir de procéder à la nouvelle perquisition.Raoul était présent ; il nous guidait avec une complaisanceextrême.

Afin de rendre vraisemblable l’histoire que jelui avais faite, c’était aux papiers que l’on devait s’attacher depréférence. Il me donna la clef de son secrétaire. Je m’empared’une liasse, et la première pièce sur laquelle se portent mesregards est une assignation, dont une partie est déchirée. Soudain,je me retrace la forme du lambeau sur lequel est écrite l’adresseannexée au procès-verbal des magistrats de Corbeil… Ce lambeaus’adapte évidemment à la déchirure. Le commissaire, à qui je faispart de mon observation, est de mon avis. Raoul ne nous vit d’abordqu’avec indifférence examiner l’assignation ; peut-être n’yprenait-il pas garde, mais tout à coup ses muscles se contractent,il pâlit, et s’élançant vers le tiroir d’une commode qui renfermedes pistolets chargés, il va s’en saisir, lorsque, par un mouvementnon moins rapide, mes agents, se précipitent sur lui, et le mettenthors d’état de faire résistance.

Il était près de minuit quand Raoul et safemme furent amenés à la préfecture : Court y arriva un quartd’heure après. Les deux complices furent enfermés séparément.Jusque là l’on n’avait contre eux que des présomptions et dessemi-preuves. Je me proposai de les confesser pendant qu’ilsétaient encore dans la stupeur. Ce fut d’abord sur Court quej’essayai mon éloquence ; je le pris ce qu’on appelle par tousles bouts ; j’employai toute espèce d’arguments pour leconvaincre qu’il était dans son intérêt de faire des aveux.

« Croyez-m’en, lui disais-je, déclareztoute la vérité ; pourquoi vous opiniâtrer à cacher ce quel’on sait ? Au premier interrogatoire que vous allez subir,vous verrez que l’on est plus instruit que vous ne le pensez. Tousles gens que vous avez attaqués ne sont pas morts, on produiracontre vous des témoignages foudroyants ; vous aurez gardé lesilence, mais vous n’en serez pas moins condamné ; l’échafaudn’est pas ce qu’il y a de plus terrible, ce sont les tourments, lesrigueurs dont on punira votre obstination. Justement irrités contrevous, les magistrats ne vous laisseront ni paix ni trêve, jusqu’àl’heure de l’exécution ; on vous obsédera, on vous fera périrà petit feu ; si vous vous taisez, la prison sera pour vous unenfer ; parlez, au contraire, montrez du repentir, de larésignation, et puisque vous ne pouvez échapper à votre sort,tâchez au moins que les juges vous plaignent et désirent voustraiter avec humanité. »

Pendant cette exhortation, qui fut beaucoupplus longue, Court était intérieurement très agité. Lorsque je luiannonçai que tous les gens attaqués par lui n’étaient pas morts, ilchangea de couleur et détourna la vue. Je remarquaiqu’insensiblement il perdait contenance, sa poitrine se gonflaitvisiblement, il respirait avec peine. Enfin, à quatre heures etdemie du matin, il me saute au cou, des larmes coulent en abondancede ses yeux.

« Ah ! M. Jules, s’écria-t-ilen sanglotant, je suis un grand coupable ; je vais tout vousraconter. »

Je m’étais bien gardé de dire à Court de quelassassinat il était accusé ; comme probablement il avaitcommis plus d’un meurtre, je ne voulus rien spécifier ;j’espérais qu’en restant dans des termes vagues, en m’abstenant detoute désignation trop précise, il me mettrait peut-être sur lavoie d’un crime autre que celui pour lequel il était poursuivi.Court réfléchit un instant.

« Eh bien ! oui, c’est moi qui aiassassiné le marchand de volailles. Fallait-il qu’il eût l’âmechevillée dans le corps ! Le pauvre diable ! en êtrerevenu après un assaut pareil ! Voici comment cela s’est fait,M. Jules ; que je meure sur l’heure si je mens… Ilsétaient plusieurs Normands qui s’en retournaient après avoir débitéleur marchandise à Paris… Je les croyais chargés d’argent ;j’allai en conséquence les attendre au passage : j’arrête lesdeux premiers qui se présentent, mais je ne trouve presque rien sureux… J’étais alors dans la plus affreuse nécessité ; c’étaitla misère qui me poussait ; je sentais que ma femme manquaitde tout, ça me saignait le cœur. Enfin, pendant que je me livre audésespoir, j’entends le bruit d’une voiture : je cours,c’était celle d’un marchand de volailles. Je le surprends à moitiéendormi ; je le somme de me donner sa bourse ; il sefouille, je le fouille moi-même ; il possédait en toutquatre-vingts francs. Quatre-vingts francs !qu’est-ce que c’est quand on doit à tout le monde ? J’avaisdeux termes à payer ; mon propriétaire avait menacé de memettre à la porte. Pour comble de disgrâce, j’étais harcelé pard’autres créanciers. Que vouliez-vous que je fisse avecquatre-vingts francs ? La rage m’empoigne, je prends mespistolets et les décharge tous les deux dans la poitrine dumessière. Quinze jours après, on m’a donné la nouvellequ’il était encore vivant… Jugez si j’ai été surpris ! aussidepuis ce moment je n’ai pas eu une minute de repos ; je medoutais bien qu’il me jouerait quelque mauvais tour.

– » Vos craintes étaient fondées,lui dis-je ; mais le marchand de volaille n’est pas le seulque vous ayez assassiné ; et ce boucher que vous avez cribléde coups de couteau, après lui avoir enlevé sa sacoche ?

– » Pour celui-là, reprit lescélérat, Dieu veuille avoir son âme ! Je répondrais bien ques’il dépose contre moi, ce ne sera qu’au jugement dernier.

– » Vous êtes dans l’erreur, leboucher n’en mourra pas.

– » Ah ! tant mieux, s’écriaCourt.

– » Non, il n’en mourra pas, et jedois vous prévenir qu’il a signalé, vous et vos complices demanière à ce qu’on ne puisse pas s’y méprendre. »

Court essaya de soutenir qu’il n’avait pas decomplices ; mais il n’eut pas la force de persister long-tempsdans le mensonge, et il finit par m’indiquer Clair Raoul.J’insistai pour qu’il m’en nommât d’autres, ce fut en vain :je dus provisoirement me contenter des aveux qu’il venait de faire,et dans la crainte qu’il n’imaginât de les rétracter, je fisimmédiatement appeler le commissaire, en présence de qui il lesréitéra dans les plus grands détails.

C’était sans doute une première victoire qued’avoir déterminé Court à se reconnaître coupable et à signer sesdéclarations, mais il m’en restait une seconde à remporter :il s’agissait d’amener Raoul à suivre l’exemple de son ami. Jepénétrai sans bruit dans la pièce ou il était : Raoul dormait,je prends des précautions pour ne pas l’éveiller, et m’étant placéprès de lui, je parle bas dans la direction de son oreille ;il remue légèrement, ses lèvres s’agitent, je présume qu’en luiadressant des questions, il y répondra ; sans élever la voix,je l’interroge sur son affaire ; il articule quelques parolesinintelligibles, mais il m’est impossible de donner un sens à cequ’il dit. Cette scène de somnambulisme durait depuis près d’unquart d’heure, lorsqu’à cette interpellation, qu’avez-vous faitdu couteau ? Il éprouva un sursaut, proféra quelques motsentrecoupés, et tourna ses regards de mon côté.

En me reconnaissant, il tressaillitd’étonnement et d’épouvante : on eût dit qu’à son intérieur ilvenait de se livrer un combat dont il tremblait que j’eusse été letémoin. À l’air d’anxiété avec lequel il me considérait, je visqu’il cherchait à lire dans mes yeux ce qui s’était passé.Peut-être pendant son sommeil s’était-il trahi. Il avait le frontcouvert de sueur, une pâleur mortelle était répandue sur sestraits ; il s’efforçait de sourire en grinçant les dentsmalgré lui. L’image que j’avais devant moi était celle d’un damné àqui sa conscience donne la torture… c’était Oreste poursuivi parles Euménides. Les dernières vapeurs d’un songe affreux n’étaientpas encore dissipées… je saisis la circonstance : ce n’étaitpas la première fois que j’avais pris le cauchemar pour monauxiliaire.

« Il paraît, dis-je à Raoul, que vousvenez de faire un rêve bien terrible ? vous avez beaucoupparlé et considérablement souffert ; je vous ai éveillé pourvous délivrer des tourments que vous enduriez et des remordsauxquels vous étiez en proie. Ne vous fâchez pas de ce langage, iln’est plus temps de dissimuler ; les révélations de votre amiCourt nous ont tout appris ; la justice n’ignore aucun desdétails du crime qui vous est imputé ; ne vous défendez pasd’y avoir participé, l’évidence, contre laquelle vous ne pouvezrien, résulte des dires de votre complice. Si vous vous retranchezdans un système de dénégation, sa voix vous confondra en présencede vos juges, et si ce n’est pas assez de son témoignage, leboucher que vous avez assassiné près de Milly paraîtra pour vousaccuser. »

À ce moment, j’examinai la figure de Raoul, etje la vis se décomposer ; mais se remettant graduellement, ilme répondit avec fermeté :

« M. Jules, vous voulezm’entortiller, c’est peine perdue : vous êtes malin, mais jesuis innocent. Pour ce qui est de Court, on ne me persuadera pasqu’il soit coupable, encore moins qu’il m’ait inculpé, surtoutquand il n’y a pas l’ombre de vraisemblance qu’il ait pu lefaire. »

Je déclarai de nouveau à Raoul qu’il cherchaitinutilement à me dérober la connaissance de la vérité. Au surplus,ajoutais-je, je vais vous confronter à votre ami, et nous verronssi vous osez le démentir. « Faites-le venir, repartit Raoul,je ne demande pas mieux ; je suis certain que Court estincapable d’une mauvaise action. Pourquoi voulez-vous qu’il ailles’accuser d’un crime qu’il n’a pas commis, et m’y impliquer degaîté de cœur, à moins qu’il ne soit fou, et il ne peut pasl’être ? Tenez, M. Jules, je suis si sûr de ce quej’avance, que s’il dit qu’il a assassiné et que j’étais avec lui,je consens à passer pour le plus grand scélérat que la terre aitporté ; je reconnaîtrai pour vrai tout ce qu’il dira, j’enprends l’engagement, quitte à monter avec lui sur le même échafaud.Mourir de ça ou mourir d’autre chose, la guillotine ne me fait paspeur. Si Court parle, eh bien ! tout est dit, la nappe estmise ; il roulera deux têtes sur le plancher. »

Je le laissai dans ces dispositions, etj’allai proposer l’entrevue à son camarade. Celui-ci refusa,m’alléguant qu’après avoir avoué, il n’aurait jamais la force deregarder Raoul. « Puisque j’ai signé ma déclaration,disait-il, faites-la lui lire, elle suffira pour leconvaincre ; d’ailleurs il connaît mon écriture. » Cetterépugnance, à laquelle je ne m’étais pas attendu, me contrariaitd’autant plus, que souvent, en moins d’une seconde, j’ai vu lesidées d’un prévenu changer du blanc au noir ; je m’efforçaidonc de la vaincre, et je parvins assez promptement à décider Courtà faire ce que je désirais. Enfin, je mets les deux amis enprésence ; ils s’embrassent, et improvisant une ruse que je nelui avais pas suggérée, bien qu’elle secondât merveilleusement mesprojets, Court dit à Raoul : « Eh bien ! tu as doncfait comme moi, tu as confessé notre crime ? tu as bienfait. »

Celui à qui s’adressait cette phrase fut uninstant comme anéanti ; mais reprenant bientôt sesesprits : « Ma foi, M. Jules, c’est bien joué ;vous nous avez tiré la carotte au parfait. À présent, comme je suisun homme de parole, je veux tenir celle que je vous ai donnée, enne vous cachant rien ; et sur-le-champ il se mit à me faire unrécit qui confirmait pleinement celui de son complice. Cesnouvelles révélations ayant été reçues par le commissaire dans lesformes voulues par la loi, je restai à causer avec les deuxassassins ; ils furent dans la conversation d’une gaîté qui netarissait pas ; c’est l’effet ordinaire de l’aveu sur les plusgrands criminels. Je soupai avec eux, ils burent raisonnablement.Leur physionomie était redevenue calme ; il n’y avait plus devestige de la catastrophe de la veille : on voyait que c’étaitune affaire arrangée ; en avouant, ils avaient prisl’engagement de payer leur dette à la justice. Au dessert, je leurannonçai que nous partirions dans la nuit pour Corbeil ;« en ce cas, dit Raoul, ce n’est pas la peine de nouscoucher, » et il me pria de lui faire apporter un jeu decartes. Quand arriva la voiture qui devait nous emmener, ilsétaient à faire leur cent de piquet aussi paisiblement que de bonsbourgeois.

Ils montèrent dans le coucou sans que celaparût leur faire la plus légère impression. Nous n’étions pasencore à la barrière d’Italie, qu’ils ronflaient comme desbienheureux ; à huit heures du matin ils ne s’étaient paséveillés, et nous entrions dans la ville.

CHAPITRE XLIII

 

Arrivée à Corbeil. – Sornettes populaires. – La foule. – Lesgobe-mouches. – La bonne compagnie. – Poulailler et le capitainePicard. – Le dégoût des grandeurs. – Le marchand de dindons. – Legénéral Beaufort. – L’idée qu’on se fait de moi. – Grande terreurd’un sous-préfet. – Les assassins et leur victime. – Le repentir. –Encore un souper. – Mettez des couteaux. – Révélations importantes,etc., etc.

 

Le bruit de notre arrivée se répandit en uninstant. Les habitants accoururent pour voir les assassins duboucher ; j’étais aussi pour eux un objet de curiosité. Danscette occasion, je ne fus pas fâché d’apprendre ce que l’on pensaitde moi à six lieues de la Capitale ; je me faufilai dans lafoule assemblée devant la porte de la prison, et là je n’eus qu’àprêter l’oreille pour entendre les propos les plussinguliers ; c’est lui ! c’est lui !répétaient les spectateurs, en se haussant sur la pointe des pieds,chaque fois que le guichet s’ouvrait pour laisser entrer ou sortirun de mes agents.

« Tiens, le vois-tu ? disait l’un,c’est ce petit mauricaud qui n’a pas cinq pieds.

– » Bah ! un avorton comme ça,j’en aurais cinquante comme lui à mes trousses…

– » Un avorton ! il esttoujours assez grand pour te fiche ta tournée : d’abord iltire la savate comme un ange, et puis il a une manière de vouspasser la jambe.

– » Tais-toi donc, est-ce qu’on neconnaît pas les couleurs aussi bien que lui ?

– » C’est ce grand mince, disait unautre, a-t-il l’air méchant, avec ses cheveux roux !

– » Oh ! il est comme unéchalat ; il m’est avis qu’une main dans la poche je leploierais en deux.

– » Toi ?

– » Oui, moi.

– » Ah ! tu crois qu’il selaisserait empoigner ? pas si bête ! il viendraitsoi-disant pour te parler amicalement, puis au moment où tu t’yattendrais le moins, ce serait un coup de poing qui t’arriveraitdans le brochet (le creux de l’estomac), ou suivant qu’iltrouverait sa belle, il te saluerait d’une mure (coup depoing sur le nez) que tu en verrais trente-six chandelles.

– » Monsieur a raison, observait enme regardant un gros bourgeois à lunettes, qui était mon plusproche voisin, c’est un être bien extraordinaire que ceVidocq ; on prétend que quand il veut arrêter quelqu’un, il aun coup à lui qui le rend tout de suite maître de son homme.

– » Je me suis laissé dire, c’étaitun charretier qui prenait la parole, qu’il a toujours aux pieds dessouliers avec des caboches (gros clous), et qu’en vousdonnant une poignée de main, il vous lève sur l’os de la jambe unetartine de longueur.

– » Faites donc attention où vousmarchez, gros butor, s’écriait une jeune fille, dont le charretiervenait maladroitement d’écraser les cors.

– » Ça vous fait jouir la belleenfant, ripostait le rustre, ce n’est rien ; vous en verrezbien d’autres avant que de mourir ; si Vidocq avec le talon desa botte vous écrasait le gros arpion (gros orteil)…

– » Vraiment ! qu’il y viennedonc !

– » Il serait gêné ; c’estencore un cadet… »

À ce moment, je pris part à laconversation ; « Mademoiselle, dis-je au charretier, a detrop jolis yeux pour que Vidocq, tant méchant soit-il, veuille luifaire du mal.

– » Oh ! on n’ignore pas qu’iln’est pas si rude avec les femmes. D’abord c’est un gaillard qu’ondit qu’il lui en faut. Oui, il lui en faut, et qu’il estfameusement porté là-dessus. Mais ce n’est pas tout ça : j’envoulais venir que quand on écrase le gros arpion à un particulier,tant fort soit-il, il n’y a pas de milieu, il faut qu’il descende,et si on ne le ramasse pas, il reste sur la place. »

Il se fit alors un brouhaha. – Ah !ah ! ah !

« Qu’est-ce qu’il y a ?

– » À bas le chapeau !

– » Eh ! l’homme à laperruque !

– » C’est-il lesassassins ?

– » Le voilà ! levoilà !

– » Et qui donc ?

– » Ne poussez donc pas tant.

– » Polisson, voulez-vous finir avecvos mains ?

– » Donnez-lui un soufflet.

– » Comme les femmes sontimprudentes, se risquer dans un état pareil !

– » Aïe ! aïe !

– » Montez sur mon épaule.

– » Eh ! là-bas, vous n’êtespas de verre.

– » Sont-ils fous de faire tant debruit ?

– » C’est rien ! c’estrien ! c’est un exempt.

– » Y en a-t-il de cesmouchards !

– » Des mouchards ! il n’y en aque quatre. »

Quand ces criailleries cessèrent, le flux etle reflux de la multitude m’avaient transporté au milieu d’ungroupe nouveau, où une douzaine de gobe-mouches s’entretenaientaussi de moi.

PREMIER GOBE-MOUCHE. (celui-là avait descheveux blancs). « Oui, monsieur, il a été condamné pour centun ans de galères : un relevé de mort.

SECOND GOBE-MOUCHE. » Cent et unans ! c’est plus d’un siècle.

UNE VIEILLE FEMME. » Ah ! grandDieu ! qu’est-ce que vous me faites l’honneur de medire ? cent et un ans ! comme dit cet autre, ce n’est pasun jour.

TROISIÈME GOBE-MOUCHE. » Non !non, ce n’est pas un jour, c’est un beau bail.

QUATRIÈME GOBE-MOUCHE. » Il avaitdonc assassiné ?

CINQUIÈME GOBE-MOUCHE. » Quoi !vous ne savez pas ça ? C’est un scélérat couvert decrimes ; il a tout fait. Vingt fois il a mérité la guillotine,mais comme c’est un adroit coquin, on lui a fait grâce de lavie.

LA VIEILLE FEMME. » C’est-il vraiqu’il a été fouetté marqué ?

PREMIER GOBE-MOUCHE. » Certainement,madame, avec un fer chaud sur les deux épaules ; je vousréponds que si on les mettait à nu, on y trouverait la fleur delis.

AUTRE GOBE-MOUCHE. » (Son numéro d’ordrene me revient pas ; je me rappelle seulement qu’il était vêtude noir, et coiffé à l’oiseau royal, c’était, à ce que je présume,un des marguilliers de la paroisse.) « La fleur de lis ?c’est bien mieux que cela, puisqu’il est assujetti à porter unanneau à la jambe, c’est un fait que je tiens du commissaire.

MOI. » Laissez donc, avec votreanneau, est-ce qu’on ne le verrait pas ?

LE GOBE-MOUCHE NOIR. » (Sèchement).Non, monsieur, on ne le verrait pas. D’abord, ne vous mettez pasdans la tête que ce soit un anneau de fer du poids de quatre oucinq livres ; c’est un anneau d’or, tout léger, et presqueimperceptible. Ah ! parbleu, s’il s’avisait comme moi deporter des culottes courtes, ça sauterait aux yeux, mais lepantalon cache tout. Le pantalon, jolie mode ! ça nous vientde la révolution, c’est comme la Titus, on ne distingue plus unhonnête homme d’un galérien. Je vous le demande, messieurs, si ceVidocq était parmi nous, ne seriez-vous pas bien aise de voustrouver dans la compagnie d’un tel misérable ? qu’enpensez-vous, chevalier ?

UN CHEVALIER DE SAINT-LOUIS. » Pourmon compte, je n’en serais pas très flatté, et vous,M. de la Potonière ?

M. DE LA POTONIÈRE. » Dans lefait, ce n’est pas un si grand honneur ; un forçat, et qui pisest, un espion de police ! si encore il n’arrêtait que lesbrigands de l’espèce de ceux que l’on vient d’amener aujourd’hui,ce serait pain béni ; mais savez-vous à quelle condition onl’a tiré du bagne ? Pour obtenir sa liberté, il s’est engagé àlivrer cent individus par mois, et il n’y a pas à dire, coupablesou non, il faut qu’il les trouve, autrement il serait bien surd’être reconduit où on l’a pris ; par exemple, s’il dépasse lenombre, il a une prime. Est-ce ainsi que cela se passe enAngleterre, sir Wilson ?

SIR WILSON. » Non, le gouvernementde la Grande-Bretagne n’a point encore admis de pareillecommutation de peine. Je ne connais pas votre M. Vidocq, maissi c’est un brigand, il l’est beaucoup moins sans doute que ceuxqui tiennent suspendue sur sa tête l’épée, qui tombe du momentqu’il y a impossibilité pour lui de remplir un marché abominable.O’Méara, qui n’est pas plus que moi partisan de notre ministère,vous attestera qu’il ne s’est pas encore avili à ce point. Vousvous taisez, docteur, parlez donc.

LE DOCTEUR O’MÉARA. » Il ne luiaurait plus manqué que d’avoir choisi parmi les héros de Tyburn oude Botany-Bey, les agents qui répondent de la sûreté deLondres ; quand les voleurs font la chasse aux voleurs, onn’est jamais certain qu’ils ne finiront pas par s’entendre, etalors, que devient la chasse ?

LE CHEVALIER DE SAINT-LOUIS. » C’estjuste ; il est inconcevable que, dans tous les temps, lapolice n’ait jamais employé que des hommes tarés ; il y a tantd’honnêtes gens !

MOI. » Monsieur accepterait la placede Vidocq ?

LE CHEVALIER. » Moi ! monsieur,Dieu m’en garde !

MOI. » Eh bien ! ne demandezdonc pas l’impossible.

SIR WILSON. » L’impossible !jusqu’à ce que la police de France, qui n’est qu’une institutionténébreuse, une machination perpétuelle, ait cessé d’êtrel’espionnage, et soit devenue la force visible pour le maintien del’ordre public et de la sûreté de tous.

UNE ANGLAISE (au milieu de trois ou quatreofficiers en demi-solde, qui paraissent lui faire leur cour,peut-être était-ce lady Owinson). » Le général entendtoutes ces choses à merveille.

UN DES OFFICIERS. Ah ! voici le généralBeaufort, avec la famille Picard.

LADY OWINSON. » Ah ! bonjour,général ; je dois vous faire mes compliments de condoléance,car on m’a conté l’événement de votre tabatière : chez nous,il y a un vieux proverbe qui dit, qu’il vaut mieux s’éveillersous la table de la taverne que de s’exposer à dormir dans lefossé.

LE GÉNÉRAL. » (avec aigreur) C’estune leçon qui aurait pu profiter au boucher.

LADY OWINSON. » Et à vous, général.Mais à propos, que ne vous adressez-vous à Vidocq pour retrouvervotre tabatière ?

LE GÉNÉRAL. » À Vidocq ! unvoleur, un chauffeur, un gredin ! si je savais respirer lemême air que lui, je me pendrais tout de suite. Que je m’adresse aVidocq !

LE CAPITAINE PICARD. » Et pourquoipas ? s’il peut vous faire rendre l’objet.

LE GÉNÉRAL. » Ah ! voilà commevous êtes, vous (avec un ton de supériorité). Mon ami Picard, ons’aperçoit que vous êtes un enfant de la balle.

LE CAPITAINE. » Merci, général.

LE GÉNÉRAL. » N’êtes-vous pas lefils d’un capitaine de maréchaussée ? Ne m’avez-vous pas ditcent fois que votre père avait arrêté le fameuxPoulailler ?

LADY OWINSON. » Le fameuxPoulailler ? Ah ! M. Picard, contez-nous donc ça, lefameux Poulailler.

M. PICARD. » Puisque vous lecommandez, madame ; cependant, c’est bien long, et puis, c’estune histoire que tout le monde connaît.

LADY OWINSON. » Je vous en prie,M. Picard.

M. PICARD. » C’était un bienadroit voleur que Poulailler ; depuis Cartouche on n’avait pasvu son pareil. Je n’en finirais pas si je voulais vous direseulement le quart de ce que ma mère m’en a rapporté ; labonne femme a bientôt quatre-vingts ans, elle se souvient deloin.

LE GÉNÉRAL BEAUFORT. Au fait, avocat, pas dedigression.

LADY OWINSON. » Général,n’interrompez donc pas. Allons, M. Picard…

M. PICARD. » Pourvous abréger, la Cour était à Fontainebleau ; on y célébraitdes réjouissances à l’occasion d’un mariage. Mon père, qui étaitcapitaine de maréchaussée, reçoit dans la nuit un exprès qui luiannonce qu’à la suite d’un bal, plusieurs individus déguisés engrands seigneurs ont disparu, emportant avec eux les parures endiamants de la plupart des dames qui figuraient dans lesquadrilles. Il y en avait pour une somme considérable. Cetenlèvement s’était effectué avec tant d’audace et de subtilité,qu’il était tout naturel de l’attribuer à Poulailler. On l’avaitvu, à la tête d’une cavalcade de six hommes, superbement montés,prendre la route de Paris. Il était à présumer que c’étaient lesvoleurs, et qu’ils passeraient à Essonne. Mon père s’y renditsur-le-champ, et là, il apprit que la cavalcade était descendue àl’auberge du Grand-Cerf, c’est aujourd’hui la maisondéserte qu’on appelle la ferme. Ils étaient tous couchés, et leurschevaux étaient à l’écurie. Mon père voulut d’abord s’emparer deschevaux ; ils les trouva sellés, bridés et ferrés à rebours,si bien qu’ils semblaient aller dans l’endroit d’où ilsvenaient.

LADY OWINSON. » Voyez un peu quelleruse ! Ils les savent toutes, ces brigands !

M. PICARD. » Mon père fitcouper les sous-ventrières, et aussitôt il monta à la chambre dePoulailler ; mais averti par un des siens qui faisait le guet,celui-ci avait déjà levé le pied, et toute la bande s’étaitdispersée dans la campagne. Il n’y avait pas de temps à perdre pourse mettre à leur poursuite. Mon père ne s’arrêta qu’à laCour-de-France, où on lui dit qu’on avait vu entrer un beaumonsieur dans un cabaret, qu’il avait un habit tout couvert d’or etdes belles plumes sur son chapeau. Pas de doute, c’est Poulailler.Mon père va droit au cabaret, le beau monsieur y était :au nom du roi, je vous arrête, lui dit mon père.« Ah ! mon bon monsieur, ne m’arrêtez pas, je ne suis pascelui que vous croyez, je ne suis qu’un pauvre diable, qui menait àParis un troupeau de dindons ; j’ai rencontré sur mon cheminun seigneur qui me les a achetés, et qui a troqué sa défroquecontre la mienne ; je n’ai pas perdu au change, sans compterqu’il m’a bien payé ma marchandise quinze beaux louis d’or, qu’ilm’a donnés… si c’est lui que vous cherchez, ne lui faites pas demal… c’est un si brave homme ! Il m’a dit comme ça qu’il étaitdégoûté de vivre avec les grands, et qu’il voulait tater de la viedes petits… Si vous le voyez sur la route, on dirait, ma foi deDieu ! qu’il n’a fait que ça depuis qu’il est au monde ;il gaule ses dindons dame, il faut voir ! il n’y a pas dedanger qu’ils s’écartent. » Mon père n’eut pas plus tôt reçuce renseignement qu’il se mit à galoper après le nouveau marchandde dindons ; il l’eut atteint promptement. Poulailler sevoyant découvert, voulut prendre la fuite ; mon père le gagnade vitesse : alors le brigand lui tira deux coups depistolet : mais, sans se déconcerter, mon père sauta decheval, saisit Poulailler à la gorge, et après l’avoir terrassé, ille garrotta. Je vous réponds que c’était un rude homme que cePoulailler, mais mon père l’était aussi.

LE GÉNÉRAL BEAUFORT. » Ehbien ! capitaine Picard, je n’avais donc pas tort de dire quevous êtes un enfant de la balle.

MOI. (au généralBeaufort). » Général, je vous demande pardon, mais plusje vous considère, plus il me semble que j’ai l’honneur de vousconnaître ; ne commandiez-vous pas les gendarmes àMons ?

LE GÉNÉRAL. » Oui, mon ami, en 1793…Nous étions avec Dumouriez et le duc d’Orléans actuel.

MOI. C’est cela, général, j’étais sous vosordres.

LE GÉNÉRAL. » (me tendant la main avecenthousiasme) Eh ! venez donc, mon camarade, que je vousembrasse ; je vous retiens à dîner. Messieurs, je vousprésente un de mes anciens gendarmes ; il est taillé en force,celui-là, j’espère qu’il aurait bien arrêté Poulailler ;n’est-ce pas, M. Picard !

Pendant que le général pressait mes mains dansles siennes, un gendarme m’ayant aperçu parmi les spectateurs, vintà moi, et me touchant légèrement l’épaule :« M. Vidocq, me dit-il, le procureur du roi vousdemande. » Soudain, tout autour de moi, je vis les visagess’allonger d’une étrange façon. Quoi ! c’estVidocq ? et puis c’est Vidocq, c’est Vidocq,répétait-on, et les plus empressés donnaient force coups de coudepour se faire jour jusqu’à moi. On se montait les uns sur lesautres pour me voir ou de plus près ou de plus loin. Toute cettemasse de curieux s’imaginait vraisemblablement que je n’avais pasfigure humaine ; les exclamations de surprise que jesaisissais à la volée m’en donnèrent la preuve ; il en estquelques-unes que je n’ai pas oubliées. Tiens, il estblond ! je le croyais brun… on le dit si mauvais, il n’en apourtant pas l’air… c’est ce gros réjoui ! fiez-vous donc à lamine.

Telles étaient à peu près les observations quele public faisait en prenant mon signalement. Il y avait une telleaffluence, que je n’arrivai pas sans peine auprès du procureur duroi : ce magistrat me chargea de conduire les prévenus devantle juge d’instruction. Court, que j’emmenai le premier, parutintimidé quand il se vit en présence de plusieurs personnes :je l’exhortai à renouveler ses aveux ; il le fit sans trop dedifficulté, pour tout ce qui était relatif à l’assassinat duboucher ; mais interrogé au sujet du marchand de volailles, ilrétracta ce qu’il m’avait dit, et il fut impossible de l’amener àdéclarer qu’il avait d’autres complices que Raoul. Celui-ci,introduit dans le cabinet, ne balança pas à confirmer tous lesfaits consignés dans le procès-verbal de l’interrogatoire qu’ilavait subi à la suite de son arrestation. Il raconta longuement etavec un imperturbable sang-froid tout ce qui s’était passé entreeux et le malheureux Fontaine, jusqu’à l’instant où il l’avaitfrappé. « L’homme, dit-il, n’était qu’étourdi par les deuxcoups de bâton ; lorsque je vis qu’il ne tombait pas, jem’approchai de lui comme pour le soutenir ; j’avais à la mainle couteau qui est ici sur la table. En même temps, il s’élancevers le bureau, saisit brusquement l’instrument de son crime, faitdeux pas en arrière, et roulant deux yeux dans lesquels la fureurétincelle, il prend une attitude menaçante. Ce mouvement auquel onne s’était pas attendu glaça d’épouvante toute l’assistance ;le sous-préfet faillit se trouver mal ; moi-même, je n’étaispas sans quelque frayeur : cependant, persuadé qu’il étaitprudent de n’attribuer ce mouvement de Raoul qu’à un bon motif,« Eh ! messieurs, que craignez-vous ? dis-je ensouriant, Raoul est incapable de commettre une lâcheté et demésuser de la confiance qu’on lui témoigne ; il n’a pris lecouteau que pour vous mettre à même de mieux juger le geste.– Merci, M. Jules », me dit cet homme, charmé del’explication, et en déposant tranquillement le couteau sur latable ; il ajouta : « J’ai voulu seulement vousmontrer comment je m’en suis servi.

La confrontation des prévenus avec Fontaineétait indispensable pour compléter les préliminaires del’instruction : on consulte le médecin, afin de savoir sil’état du malade lui permet de soutenir une si rude épreuve, et sursa réponse affirmative, Court et Raoul sont amenés à l’hôpital.Introduits dans la salle où est le boucher, ils cherchent des yeuxleur victime. Fontaine a la tête enveloppée, sa figure estrecouverte de linges, il est méconnaissable, mais près de lui sontexposés les vêtements et la chemise qu’il portait lorsqu’il fut sicruellement assailli. « Ah ! pauvre Fontaine !s’écrie Court en tombant à genoux au pied du lit que décorent cessanglants trophées, pardonnez aux misérables qui vous ont mis danscet état ; puisque vous en êtes réchappé, c’est une permissionde Dieu ; il a voulu vous conserver pour que nous portions lapeine de nos méfaits. Pardon ! pardon ! répétait Court encachant son visage dans ses mains. » Pendant qu’il s’exprimaitainsi, Raoul, qui s’était également agenouillé, gardait le silence,et paraissait plongé dans une affliction profonde.« Allons ! debout, et regardez le malade en face, leurdit le juge que j’accompagnais. » Ils se levèrent. « Ôtezde ma vue ces assassins, s’écria Fontaine, je ne les ai que tropreconnus à leur figure et au son de leur voix. »

Cette reconnaissance et la vue des coupables,étaient plus que suffisantes pour établir que Court et Raoulavaient assassiné le boucher ; mais j’étais en outre convaincuqu’ils avaient bon nombre d’autres crimes à se reprocher, et que,pour les commettre, ils avaient dû être plus de deux ; c’étaitlà encore un secret qu’il m’importait de leur arracher ; jerésolus de ne pas les quitter sans qu’ils me l’eussent révélé toutentier. Au retour de la confrontation, je fis servir dans la prisonà souper pour les prévenus et pour moi ; le concierge medemanda s’il fallait mettre des couteaux sur la table. « Oui,oui, lui dis-je, mettez des couteaux. » Mes deux convivesmangèrent avec autant d’appétit que s’ils eussent été les plushonnêtes gens du monde. Quand ils eurent une légère pointe de vin,je les ramenai adroitement sur la pensée de leurs crimes.« Vous n’avez pas le fonds mauvais, leur dis-je, je gageraisque vous avez été entraînés ; c’est quelque scélérat qui vousa perdus. Pourquoi ne pas en convenir ? puisque vous avezressenti un mouvement de compassion et de repentir lorsque vousavez vu Fontaine, il m’est démontré que vous voudriez, au prix devotre sang, n’avoir pas versé celui que vous avez répandu. Ehbien ! si vous vous taisez sur vos complices, vous êtesresponsables de tout le mal qu’ils feront. Plusieurs des personnesque vous avez attaquées ont déposé que vous étiez au moins quatredans vos expéditions.

– » Elles se sont trompées, répliquaRaoul, parole d’honneur, M. Jules ; nous n’avons jamaisété plus de trois, l’autre est un ancien lieutenant des douanes,qui se nomme Pons Gérard, il reste tout près de lafrontière, dans un petit village entre la Capelle et Hirson,département de l’Aisne. Mais, si vous voulez l’arrêter, je vouspréviens que c’est un lapin qui n’a pas froid aux yeux.

– » Non, dit Court, il n’est pasfacile à brider, et si vous ne prenez pas toutes vos précautions,il vous donnera du fil à retondre.

– » Oh ! c’est un rude compère,reprit Raoul. Vous n’êtes pas manchot non plus, M. Jules, maisdix comme vous ne lui feraient pas peur ; en tout cas, vousêtes averti : d’abord, s’il a vent que vous le cherchez, iln’y a pas loin de chez lui en Belgique, il filera ; si vous lesurprenez, il résistera. Ainsi, trouvez moyen de le prendreendormi.

– » Oui, mais il ne dort guères,observa Court. »

– » Je m’informai des habitudes dePons Gérard et me fis donner son signalement. Dès que j’eus obtenutous les renseignements dont je pensais avoir besoin pour m’assurerde sa personne, songeant à faire constater les révélations que jevenais d’entendre, je proposai aux deux prisonniers d’écriresur-le-champ à celui des magistrats qui avait caractère pourrecevoir leurs aveux. Raoul mit la main à la plume, et lorsqu’ileut achevé, bien qu’il fût près d’une heure du matin, je portaimoi-même la lettre au procureur du roi ; elle était à peu prèsconçue en ces termes :

« Monsieur, revenus à des sentiments plusconformes à notre position, et mettant à profit les conseils quevous nous avez donnés, nous sommes décidés à vous faire connaîtretous les crimes dont nous nous sommes rendus coupables, et à voussignaler notre troisième complice. Nous vous prions, enconséquence, de vouloir bien venir près de nous, afin de recevoirnos déclarations. »

Le magistrat s’empressa de se rendre à laprison, et Court, ainsi que Raoul, répétèrent devant lui tout cequ’ils m’avaient dit de Pons Gérard. J’avais maintenant à m’occuperde ce dernier ; comme il ne fallait pas lui laisser le tempsd’apprendre la mésaventure de ses camarades, j’obtins de suitel’ordre d’aller l’arrêter.

CHAPITRE XLIV

 

Voyage à la frontière. – Un brigand. – La mère Bardou. – Lesindications d’une petite fille. – La délibération. – J’aborde monhomme. – La reconnaissance simulée. – Quel gaillard. – Les deuxfont la paire. – Le faux contrebandier. – L’avis perfide. – Lebrigand pétrifié. – Il ne faut pas tenter le diable. – Je délivrele pays d’un fléau. – L’Hercule à la peau d’ours. – Le mangeur detabac.

 

Déguisé en marchand de chevaux, je partis avecles agents Goury et Clément, qui passaient pourmes garçons. Nous fîmes si grande diligence, que, malgré la rigueurde la saison et la difficulté des chemins (on était dans l’hiver),nous arrivâmes à la Capelle le lendemain soir, veille de la foire.Je connaissais le pays, je l’avais parcouru étant militaire, aussin’eus-je besoin que d’un instant pour m’orienter et prendre langue.Tous les habitants à qui je parlai de Pons Gérard me le peignirentcomme un brigand qui ne vivait que de fraude et de rapine, son nométait un sujet d’effroi, tout le monde tremblait devant lui :les autorités locales, auxquelles il était dénoncé journellement,n’osaient le réprimer. Enfin c’était un de ces êtres terribles quifont la loi à tout ce qui les entoure : quoi qu’il en fût, peuaccoutumé à reculer devant une entreprise périlleuse, je n’enpersistai pas moins à vouloir tenter l’aventure. Tout ce quej’entendais dire de Pons piquait mon amour-propre, mais comment envenir à mon honneur ? je n’en savais encore rien ; enattendant l’inspiration, je déjeûnai avec mes agents, et quand nousnous fumes suffisamment garni l’estomac, nous nous mîmes en routepour aller à la recherche du complice de Raoul et de Court. Ceux-cim’avaient indiqué une auberge isolée qui était un repaire decontrebandiers. Pons y venait fréquemment, il était fort connu del’aubergiste, qui, le regardant comme une de ses meilleurespratiques, lui portait beaucoup d’intérêt. Cette auberge m’avaitété si parfaitement désignée, que je n’eus pas besoin d’autresindications pour la trouver. Escorté de mes deux compagnons,j’arrive, j’entre, sans plus de façon je m’assieds, et prenant lesmanières d’un homme qui n’est pas étranger aux usages de lamaison.

« Bonjour, la mère Bardou. Comment que çava ?

– » Bonjour, mes enfants, soyez lesbienvenus, ça va comme vous voyez, à la douce ; que peut-onvous servir ?

– » À dîner, nous mourons defaim.

– » Ce sera bientôt prêt ;passez dans la salle et chauffez-vous. »

Tandis qu’elle met le couvert, j’entame laconversation avec elle.

« Je suis sûr que vous ne me remettezpas.

– » Attendez donc.

– » Vous m’avez vu vingt foisl’hiver dernier, avec Pons, quand nous venions pendant la nuit.

– » Quoi ! c’estvous ?

– » Je crois bien que c’est moi.

– » Je vous remets parfaitement.

– » Et le compère Gérard, qu’enfaites-vous ?

– » Toujours bien portant ?

– » Oh ! pour ça, oui, il a buici la goutte à ce matin, en allant travailler à la maisonLamare. »

J’ignorais complètement où était située cettemaison, mais comme j’étais censé au fait des localités, je megardai bien de m’en enquérir. J’espérais d’ailleurs que sansadresser de question directe, je parviendrais à me la faireindiquer. À peine avalons-nous les premières bouchées, la mèreBardou vient me dire ! « Vous parliez de Gérard toute àl’heure, sa fille est là.

– » Laquelle ?

– » La plus petite. »

Aussitôt je me lève, je cours vers la petite,je l’embrasse avant qu’elle ait eu le temps de me regarder, jel’interloque en lui demandant successivement, et coup sur coup, desnouvelles de chacun des membres de sa famille. Quand elle m’eutrépondu, je lui dis : « Allons, c’est bien, tu es unebelle fille, tiens, voilà une pomme, tu vas la manger, et puisaprès nous irons ensemble chez ta mère. » Notre repas futpromptement terminé, alors je sortis avec la petite fille que jesuivis. Elle se dirigea d’abord vers la demeure de sa mère, maisune fois que je fus certain que l’aubergiste ne pouvait plus nousapercevoir, « Écoute donc, petite, dis-je à notre guide,sais-tu où est la maison Lamare ?

– C’est là-bas, me répondit-elle, en memontrant avec son doigt de l’autre côté d’Hirson.

– » À présent, tu diras à ta mèreque tu as vu trois amis de ton père, qu’elle prépare à souper pourquatre, nous reviendrons avec lui. Au revoir, monenfant. »

La fille de Gérard poursuivit son chemin, etnous ne tardâmes pas à nous trouver vis-à-vis de la maisonLamare ; mais là il n’y avait point de travailleurs ; unpaysan que je questionnai, me dit qu’ils étaient un peu plusloin : nous continuâmes de marcher, et parvenus sur uneéminence, je vis en effet une trentaine d’hommes occupés de réparerla grande route. Gérard, en sa qualité de piqueur, devait être aumilieu de ce groupe. Nous avançons : à cinquante pas destravailleurs, je fais remarquer à mes agents un individu dont lafigure et la tournure me semblent tout-à-fait conformes ausignalement qui m’a été donné. Je ne doute pas que ce ne soitGérard, mes agents partagent mon avis ; mais Gérard est tropbien entouré pour aller le saisir ; seul, sa témérité lerendrait redoutable, et si ses compagnons prennent sa défense,n’est-il pas vraisemblable que nous échouerons dans l’exécution dumandat ! La conjoncture était embarrassante ; à lamoindre démonstration, de notre part, Gérard pouvait ou nous faireun mauvais parti, ou nous échapper en gagnant la frontière. Jamaisje n’avais senti davantage la nécessité de la prudence. Dans cetteoccasion, je consultai mes deux agents, c’étaient deux hommesintrépides : « Faites ce que vous voudrez merépondirent-ils, nous sommes prêts à vous seconder en tout,dussions-nous y sauter le pas. – Eh bien ! leur dis-je,suivez moi, et n’agissez que lorsqu’il en sera temps ; si nousne sommes pas les plus forts, peut-être serons-nous les plusmalins. »

Je vais droit à l’individu que je suppose êtreGérard, mes deux agents se tiennent à quelques pas de moi ;plus j’approche, plus je suis convaincu que je ne me suis pastrompé ; enfin j’aborde mon homme, et sans autre préambule, jelui prends la tête dans mes mains et l’embrasse. « Bonjour,Pons, comment te portes-tu ? ta femme et tes enfants sont-ilsen bonne santé ? » Pons est comme étourdi d’un salutaussi brusque, il paraît étonné, il m’examine.

– » Ma foi, me dit-il, je veux bienque le diable m’emporte si je te connais. Qui es-tu ?

– » Comment, tu ne me reconnais pas,je suis donc bien changé ?

– » Non, ma foi, je ne te remets pasdu tout, dis-moi ton nom ; j’ai bien vu cette figure-làquelque part, mais il m’est impossible de me souvenir où etquand. »

Alors je me penchai à son oreille, et je luidis : « Je suis un ami de Court et de Raoul, ce sont euxqui m’envoient.

– » Ah ! dit-il, en me pressantaffectueusement la main, et se tournant du côté des travailleurs,faut-il que j’aie peu de mémoire ? je ne connais quelui ! un ami, nom de D… ! un ami ! Viens donc, queje t’embrasse. » Et il me serrait dans ses bras àm’étouffer.

Pendant cette scène, les agents ne meperdaient pas de vue ; Pons, les apercevant, me demanda s’ilsétaient avec moi. « Ce sont mes garçons, lui répondis-je.

– Je m’en étais douté. Ah ! ça, cen’est pas tout tu dois avoir besoin de te rafraîchir, ces messieursaussi ; il nous faut boire un coup.

– » Je le veux bien ; ça nenous fera pas de mal.

– » Ce n’est-il pasguignonnant ! dans ce fichu pays de loups, on ne peut rientrouver, ce n’est qu’à Hirson, à une grande lieue d’ici, que nousaurons du vin ; tu y as sans doute passé ?

– » Eh bien ! allons àHirson. »

Pons dit adieu à ses camarades et nouspartîmes ensemble. Chemin faisant, je me livrai à des observationsd’où il me fut aisé de conclure qu’on ne m’avait pas exagéré laforce de cet homme. Il n’était pas d’une haute stature, il avaittout au plus cinq pieds quatre pouces ; mais il était carrédans sa taille. Sa figure brune, lors même qu’elle n’eût pas étéhalée par le soleil, se distinguait par l’énergie de ses traitsvigoureusement tracés. Il avait des épaules, un cou, des cuisses,des bras énormes ; ajoutez à cela de gros favoris, une barbebleue excessivement fournie, des mains courtes, très larges etvelues jusqu’au bout des doigts. Son air dur, impitoyable,appartenait à l’une de ces physionomies qui peuvent rire parcequ’elles sont mobiles, mais sur lesquelles jamais le sourire nevient se placer.

Tandis que nous marchions côte à côte, jevoyais que Pons me considérait de la tête aux pieds :« Tudieu, me dit-il, en s’arrêtant un instant, comme pour mecontempler : quel gaillard ! tu peux te vanter que turemplis joliment ta culotte de peau.

– » N’est-ce pas, le daim ne faitpas un pli.

– » Je ne suis pas mince non plus,et en nous voyant, on peut bien dire que les deux font la paire. Cen’est pas comme ce criquet, ajouta-t-il en désignant Clément, quiétait le plus petit des agents de ma brigade ; combien quej’en avalerais comme ça à mon déjeûner ?

– » Ne t’y fie pas,répliquai-je.

– » C’est possible, quelquefois cesbas-du-cul, c’est tout nerfs.

Après ces propos de gens qui n’ont rien demieux à dire, Pons me demanda des nouvelles de ses amis. Je lui disqu’ils étaient en bonne santé, mais que comme ils ne l’avaient pasvu depuis l’affaire d’Avesnes, je les avais laissés fortinquiets de ce qu’il était devenu (l’affaire d’Avesnes était unassassinat : lorsque je lui en parlai, il ne sourcillapas).

« Eh ! qui est-ce qui t’amène dansce pays, me dit Pons, ferais-tu la maltouse, parhasard ?

– » Comme tu le dis, mon homme, jesuis venu ici pour passer en fraude une bande de chevaux ; onm’a fait entendre que tu pourrais me donner un coup demain.

– » Ah ! tu peux compter surmoi, me protesta Pons ». Et en causant de la sorte, nousarrivons à Hirson, où il nous fait entrer chez un horloger quidébitait du vin. Nous voici tous quatre attablés ; on noussert, et tout en buvant, je ramène la conversation sur Court etRaoul. « À l’heure qu’il est, lui dis-je, ils sont peut-êtrebien dans l’embarras.

– » Et pourquoi cela ?

– » Je n’ai pas voulu te l’apprendretout de suite, mais il leur est survenu un malheur : ils ontété arrêtés, et je crains bien qu’ils ne soient encore enprison.

– » Et le motif ?

– » Le motif, je l’ignore ;tout ce que je sais, c’est que j’étais à déjeûner avec Court chezRaoul, lorsque la police y a fait une descente, on nous a ensuiteinterrogés tous les trois ; j’ai été aussitôt relâché. Quantaux autres, on les a retenus, et ils sont au secret, et tu neserais pas encore averti de ce qui leur est arrivé, si Raouln’avait pu, en revenant de chez l’interrogateur, me dire deux motsen particulier ; c’était pour que je te prévienne d’être surtes gardes, parce qu’on lui avait parlé de toi : je ne t’endirai pas davantage.

– » Qui donc vous a arrêtés, medemanda Pons, qui paraissait consterné de l’événement ?

– » C’est Vidocq.

– » Oh ! le gredin ! maisqu’est-ce que c’est donc que ce Vidocq, qui fait tant parler delui ? Je n’ai jamais pu le voir en face ; une foisseulement j’ai aperçu par derrière un particulier qui entrait chezCausette, on m’a dit que c’était lui, mais je n’en sais rien, et jepaierais volontiers quelques bouteilles de bon vin à celui qui mele montrerait.

– » Il n’est pas si difficile de lerencontrer, puisqu’il est toujours par voies et par chemins.

– » Qu’il ne tombe pas sous macoupe ; s’il était ici, je lui ferais passer un mauvais quartd’heure.

– » Eh ! tu es comme lesautres, s’il était là, tu te tiendrais coi, et tu serais encore lepremier à lui offrir un coup à boire. (En disant ces mots, jetendais mon verre, et il versait.)

– » Moi ! je lui offrirais dela m… plutôt.

– » Tu lui offrirais un coup àboire, te dis-je.

– » Allons donc, plutôtmourir !

– » En ce cas, tu peux mourir quandtu voudras ; c’est moi, et je t’arrête.

– » Quoi ! quoi !comment ?

– » Oui, je t’arrête, et enapprochant ma face contre la sienne, je te dis, couillé, que tu esservi, et que si tu bronches, je te mange le nez. Clément,mettez les menottes à monsieur. »

On ne se figure pas quel fut l’étonnement dePons. Tous ses traits étaient bouleversés ; ses yeuxsemblaient s’échapper de leur orbite, ses joues étaientfrémissantes, ses dents claquaient, ses cheveux sedressaient : peu à peu ces symptômes d’une crispation quin’agitait que le haut du corps s’effacèrent, et il s’opéra uneautre révolution. Quand on lui eut attaché les bras, il restavingt-cinq minutes immobile, et comme pétrifié : il avait labouche béante, sa langue était collée à son palais, et ce ne futqu’après des efforts réitérés qu’il parvint à l’en détacher ;il cherchait en vain de la salive pour humecter ses lèvres ;en moins d’une demi-heure, le visage de ce scélérat successivementpâle, jaune, livide, offrit toutes les nuances d’un cadavre qui sedécompose. Enfin, sorti de cette espèce de léthargie, Pons articulaces mots : « Quoi ! vous êtes Vidocq ! Si jel’avais su lorsque tu m’as accosté, j’aurais purgé la terre d’un f…gueux.

– » C’est bon, lui dis-je teremercie ; en attendant, tu as donné dans le panneau, et tu medois quelques bonnes bouteilles de vin : au surplus je t’entiens quitte ; tu voulais voir Vidocq, je te l’ai montré. Uneautre fois cela t’apprendra à ne pas tenter le diable. »

Les gendarmes, que je fis appeler aprèsl’arrestation de Pons, ne pouvaient en croire leurs yeux. Pendantla perquisition qu’il nous était ordonné de faire à son domicile,le maire de sa commune se confondit envers nous en actions degrâces. « Quel éminent service, nous disait-il, vous avezrendu au pays ! il était notre épouvantail à tous. Vous nousavez délivré d’un véritable fléau. » Tous les habitantsétaient satisfaits de voir Pons entre nos mains, et pas un d’euxqui ne s’émerveillât de ce que la capture de ce scélérat s’étaiteffectuée sans coup férir.

La perquisition terminée, nous allâmes coucherà la Capelle. Pons était attaché avec un de mes agents, qui ne lequittait ni jour ni nuit. À la première halte je le fisdéshabiller, afin de m’assurer qu’il n’avait aucune arme cachée. Enle voyant nu, je doutai un instant que ce fût un homme ; toutson corps était couvert de poils noirs, touffus et luisants :on l’eût pris pour l’Hercule Farnèse, enveloppé dans la peau d’unours.

Pons paraissait assez tranquille, il ne sepassait rien d’extraordinaire dans sa personne ; seulement lelendemain je m’aperçus que pendant la nuit, il avait avalé plusd’un quarteron de tabac à fumer. J’avais déjà fait la remarque que,dans de grandes anxiétés, les hommes qui ont l’habitude du tabacsous une forme ou sous une autre, en font toujours un usageimmodéré. Je savais qu’il n’est pas de fumeur qui achève pluspromptement une pipe qu’un condamné à mort, soit lorsqu’il vientd’entendre sa sentence au tribunal, soit aux approches dusupplice ; mais je n’avais pas encore vu un malfaiteur dans laposition de Pons, introduire en si grande quantité dans sonestomac, une substance qui, par son acrimonie, ne peut avoir que defunestes effets. Je craignis qu’il n’en fût incommodé ;peut-être avait-il l’intention de s’empoisonner ; je lui fisretirer le tabac qui lui restait, et je prescrivis de ne le luirendre que par petite partie, à condition qu’il se bornerait à lemâcher. Pons se soumit à l’ordonnance, il n’avala plus de tabac, etil n’y eut pas apparence que celui qu’il avait avalé lui eût faitle moindre mal.

CHAPITRE XLV

 

Une visite à Versailles. – Les grandes bouches et les petitsmorceaux. – La résignation. – Les transes d’un criminel. – C’estsoi-même qui fait son sort. – Le sommeil d’un meurtrier. – Lesnouveaux convertis. – Ils m’invitent à leur exécution. – Réflexionsau sujet d’une boîte en or. – Le Meg des Megs. – Il n’y a pas dehonte. L’heure fatale. – Nous nous retrouverons là-bas. – LaCarline. – Les deux Jean de la vigne. – J’embrasse deux têtes demort. – L’esprit de vengeance. – Dernier adieu. –L’éternité.

 

Je revins directement à Paris. Je conduisisPons à Versailles, où Court et Raoul étaient détenus. En arrivant,j’allai les voir. « Eh bien ! leur dis-je, notre hommeest arrêté.

– » Vous l’avez ? dit Court,ah ! tant mieux !

– » Il ne l’a pas volé, s’écriaRaoul ; je suis sûr qu’il aura fait une belle vie !

– » Lui ? répliquai-je, il aété doux comme un mouton.

– » Quoi ! il ne s’est pasdéfendu !… Hein, vois-tu, Raoul ? il ne s’est pasdéfendu !

– » Ces terribles-là, ils ont unegrande bouche, mais ils n’avalent que les petits morceaux.

– » Les renseignements que vousm’avez donnés, leur dis-je, n’ont pas été perdus. »

Avant de partir de Versailles, je voulus parreconnaissance procurer une distraction aux deux prisonniers, enles faisant dîner avec moi. Ils acceptèrent avec une satisfactionmarquée, et tout le temps que nous passâmes ensemble, je ne visplus sur leur front le plus léger nuage de tristesse : ilsétaient plus que résignés, je ne serais pas surpris qu’ils fussentredevenus honnêtes gens, leur langage semblait du moins l’indiquer.« Il faut convenir, mon pauvre Raoul, disait Court, que nousfaisions un fichu métier.

– » Oh ! ne m’en parlepas : tout métier qui fait pendre son maître…

– » Et puis, ce n’est pas tout ça,être dans des transes continuelles, n’avoir pas un instant detranquillité, trembler à l’aspect de chaque nouveau visage.

– » C’est bien vrai, partout il mesemblait voir des mouchards ou des gendarmes déguisés ; leplus petit bruit, mon ombre quelquefois me mettaient sens dessusdessous.

– » Et moi, dès qu’un inconnu meregardait, je m’imaginais qu’il prenait mon signalement, et à lachaleur qui me montait, je sentais bien que malgré moi jerougissais jusque dans le blanc des yeux.

– » Qu’on ne sait guère ce qu’il enest, quand on commence à donner dans le travers ! si c’était àrefaire j’aimerais mieux mille fois me brûler la cervelle.

– » J’ai deux enfants, mais s’ilsdevaient mal tourner je recommanderais plutôt à leur mère de lesétouffer de suite.

– » Si nous nous étions donné autantde peine pour bien faire, que nous en avons pris pour faire le mal,nous ne serions pas ici ; nous serions plus heureux.

– » Que veux-tu ? c’est notresort.

– » Ne me dis pas ça,… c’estsoi-même qui fait son sort… la destinée, c’est des bêtises ;il n’y a pas de destinée, et sans les mauvaises fréquentations, jesens bien que je n’étais pas né pour être un coquin : Tesouviens-tu, à chaque coup que nous venions de faire, combien jeprenais de la consolation ? C’est que j’avais surl’estomac comme un poids de cinq cents livres, j’en aurais avaléune velte que ça ne me l’aurait pas retiré.

– » Et moi, je sentais comme un ferchaud qui me brûlait le cœur ; je me mettais sur le côtégauche pour dormir, si je m’assoupissais, c’était le reste :on aurait dit que j’avais les cinq cents millions de diables à mestrousses ; à des fois on me surprenait avec mes habits pleinsde sang, enterrant un cadavre, ou bien encore l’emportant sur mondos. Je m’éveillais, j’étais trempé comme une soupe ; l’eaucoulait de mon front, qu’on l’aurait ramassée à la cuillère ;après cela il n’y avait plus moyen de fermer l’œil : monbonnet me gênait, je le tournais et le retournais de centfaçons ; c’était toujours un cercle de fer qui me serrait latête, avec deux pointes aiguës qui s’enfonçaient de chaque côtédans les tempes.

– » Ah ! tu as aussi éprouvéça. On croirait que c’est des aiguilles.

– » C’est p’t-être tout ça qu’onappelle des remords.

– » Remords ou non, toujours est-ilque c’est un fier tourment. Tenez, M. Jules, je n’y pouvaisplus durer, il était temps que ça finisse : d’honneur, c’étaitassez comme ça. D’autres vous en voudraient, moi je dis que vousnous avez rendu service ; qu’en dis-tu, Raoul ?

– » Depuis que nous avons toutavoué, je me trouve comme en paradis, au prix de ce que j’étaisauparavant. Je sais bien que nous avons un fichu moment à passer,mais ils n’étaient pas non plus à la noce ceux que nous avonstué : d’ailleurs, c’est bien le moins que nous servionsd’exemple. »

Au moment de me séparer d’eux, Raoul et Courtme demandèrent en grâce de venir les voir aussitôt qu’ils seraientcondamnés ; je le leur promis et tins parole. Deux jours aprèsle prononcé du jugement qui les condamnait à mort, je me rendisprès d’eux. Quand je pénétrai dans leur cachot, ils poussèrent uncri de joie. Mon nom retentit sous ces voûtes sombres comme celuid’un libérateur ; ils témoignèrent que ma visite leur faisaitle plus grand plaisir, et ils demandèrent à m’embrasser. Je n’euspas la force de leur refuser. Ils étaient attachés sur un lit decamp, où ils avaient les fers aux pieds et aux mains ; j’ymontai, et ils me pressèrent contre leur sein avec la même effusionde cœur que de véritables amis qui se retrouvent après une longueet douloureuse séparation. Une personne de ma connaissance, quiétait présente à cette entrevue, eut une très grande frayeur en mevoyant ainsi en quelque sorte à la discrétion de deux assassins.« Ne craignez rien, lui dis-je.

– » Non, non, ne craignez rien, ditRaoul avec vivacité, nous, faire du mal à monsieur Jules ! iln’y a pas de risques.

– » Monsieur Jules ! proféraCourt, c’est ça un homme ; nous n’avons que lui d’ami, et cequi m’en plaît, c’est qu’il ne nous a pas abandonnés. »

Comme j’allais me retirer, j’aperçus auprèsd’eux deux petits livres dont l’un était entr’ouvert (c’étaient desPensées chrétiennes) : « Il paraît, leur dis-je,que vous vous livrez à la lecture ; est-ce que vous donneriezdans la dévotion, par hasard ?

– » Que voulez-vous ? merépondit Raoul, il est venu ici un ratichon (unecclésiastique) pour nous reboneter (nousconfesser) ; c’est lui qui nous a laissé ça. Il y a tout demême là-dedans des choses que, si on les suivait, le monde seraitmeilleur qu’il est.

– » Oh ! oui, b……tmeilleur ! on a beau dire, la religion ce n’est pas de labamboche ; nous n’avons pas été mis sur terre pour y crevercomme des chiens. »

Je félicitai ces nouveaux convertis del’heureux changement qui s’était opéré en eux. « Qui auraitdit, il n’y a pas deux mois, reprit Court, que je me serais laisséembêter par un calotin !

– » Et moi, observa Raoul, tu saiscomme je les avais dans le piffe ; mais quand on estdans notre passe, on y regarde à deux fois : ce n’est pas quela mort m’épouvante, je m’en f… comme de boire un verre d’eau. Vousverrez comme j’irai là, monsieur Jules.

– » Ah ! oui, me dit Court, ilfaudra venir.

– » Je vous le promets.

– » Parole d’honneur ?

– » Parole d’honneur. »

Le jour fixé pour l’exécution, je me rendis àVersailles ; il était dix heures du matin lorsque j’entraidans la prison, les deux patients s’entretenaient avec leursconfesseurs. Ils ne m’eurent pas plutôt aperçu que, se levantprécipitamment, ils vinrent à moi.

RAOUL. (me prenant lesmains). « Vous ne savez pas le plaisir que vous nousfaites, tenez, on était en train de nous graisser nos bottes.

MOI. « Que je ne vous dérangepas.

COURT. « Vous, monsieur Jules, nousdéranger ! plaisantez-vous ?

RAOUL. « Il faudrait que nousn’eussions pas dix minutes devant nous, pour ne pas vousparler ; (se tournant vers les ecclésiastiques) ces messieursnous excuseront.

LE CONFESSEUR DE RAOUL. « Faites,mes enfants, faites.

COURT. « C’est qu’il n’y en a pasbeaucoup comme monsieur Jules ; tel que vous le voyez, c’estpourtant lui qui nous emballés, mais ça n’y fait rien.

RAOUL. « Si ce n’avait pas été lui,c’était un autre.

COURT. « Et qui ne nous aurait passi bien traités.

RAOUL. « Ah ! monsieur Jules,je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous.

COURT. « Un ami n’en ferait pasautant.

RAOUL. « Et par dessus le marchévenir encore nous voir faire la culbute !

MOI. « (leur offrant du tabac, dansl’espoir de changer la conversation). Allons, une prise, c’est dubon.

RAOUL (aspirant avec force). « Pasmauvais ! (il éternue à plusieurs reprises) c’est un billet desortie, n’est-ce pas, monsieur Jules ?

MOI. « Cela se dit.

RAOUL. « Je suis pourtant bienmalade. (Dans ce moment, il prend ma boîte, et après l’avoirouverte pour en faire les honneurs, il l’examine.) Elle est belle,la fonfière (tabatière) ! Dis donc, Court, sais-tu ceque c’est que ça ?

COURT. (détournant la vue) « C’estde l’or.

RAOUL. « Tu as bien raison deregarder de l’autre côté ; l’or, c’est la perdition, deshommes. Tu vois où ça nous a conduits.

COURT. « Dire que pour une saloperiepareille, on se fait arriver tant de peine ! N’aurait-il pasmieux valu travailler ? Tu avais des parents honnêtes, moiaussi, au jour d’aujourd’hui, nous ne ferions pas déshonneur à nosfamilles.

RAOUL. « Oh ! ce n’est pas làmon plus grand regret. Ce sont les messières que nousavons escarpés… les malheureux !

COURT. « (l’embrassant) Tu fais biende te repentir. Celui qui donne la mort à ses semblables n’est pasfait pour vivre. C’est un monstre !

LE CONFESSEUR DE COURT. « Allons,mes enfants, le temps s’écoule.

RAOUL. « Ils ont beau dire, leMeg des Megs (l’Être suprême), s’il y en a un, ne nouspardonnera jamais.

LE CONFESSEUR DE COURT. « Lamiséricorde de Dieu est inépuisable… Jésus-Christ, mourant sur lacroix, a intercédé auprès de son père pour le bon larron.

COURT. « Puisse-t-il intercéder pournous !

L’UN DES CONFESSEURS. « Élevez votreâme à Dieu, mes enfants, prosternez-vous et priez. »

Les deux patients me regardent comme pour meconsulter sur ce qu’ils doivent faire ; ils semblent craindreque je ne les accuse de faiblesse.

MOI. « Il n’y a pas de honte.

RAOUL (à son camarade). « Mon ami,recommandons-nous.

Raoul et Court s’agenouillent : Ilsrestent environ quinze minutes dans cette position… ils sont plutôtrecueillis qu’absorbés. L’horloge sonne, c’est onze heures etdemie, ils se regardent et disent ensemble, dans trenteminutes, ce sera fait de nous ! En prononçant ces mots,ils se lèvent ; je vois qu’ils veulent me parler, je m’étaistenu un instant à l’écart, je m’approche. « Monsieur Jules, medit Court, si c’était un effet de votre bonté, nous vousdemanderions un dernier service.

– « Quel est-il ? je suis toutprêt à vous obliger.

– « Nous avons nos femmes à Paris.J’ai ma femme… ça me brise le cœur… c’est plus fort quemoi ! » Ses yeux se remplissent de larmes, sa voixs’altère, il ne peut achever.

– « Eh bien ! Court, dit Raoul,qu’as-tu donc ? ne vas tu pas faire l’enfant ? Je ne tereconnais pas là, mon garçon ; es-tu un homme ou ne l’es-tupas ? Parce que tu as ta femme ; est-ce que je n’ai pasaussi la mienne ? allons ! un peu de courage.

– « C’est passé à présent, repritCourt, ce que j’avais à vous dire, monsieur Jules, c’est que nousavons nos femmes, et que sans vous commander, nous voudrions bienvous charger de quelques petites commissions pour elles. »

Je leur promis de m’acquitter de toutes cellesqu’ils me donneraient, et lorsqu’ils m’eurent exposé leursintentions, je leur renouvelai l’assurance qu’elles seraientreligieusement remplies.

RAOUL. « J’étais bien sûr que vousne nous refuseriez pas.

COURT. « Avec les bons enfants, il ya toujours de la ressource… Ah ! monsieur Jules, comment nousreconnaître de tout ça ?

RAOUL. « Si ce que dit lerebonneteur (confesseur) n’est pas de la blague,un jour nous nous retrouverons là-bas.

MOI. « Il faut l’espérer, peut-êtreplutôt que vous ne pensez.

COURT. « Ah ! c’est un voyageque l’on fait le plus tard que l’on peut. Nous sommes bien près dudépart.

RAOUL. « Monsieur Jules, votremontre va-t-elle bien ?

MOI. « Je crois qu’elle avance. (Jela tire.)

RAOUL. « Voyons-la. Midi.

COURT. « La Carline (lamort), Dieu ! comme elle nous galoppe !

RAOUL. « La grande aiguille vatoucher la petite. Nous ne nous ennuyons pas avec vous,M. Jules… mais il faut se quitter. Tenez, prenez cesbabillards, nous n’en avons plus besoin. (Les babillardsétaient les deux Pensées chrétiennes).

COURT. « Et ces deux Jean de lavigne (les crucifix), prenez-les aussi ; cela fera qu’aumoins vous aurez souvenance de nous. » On entend un bruit devoitures : les deux condamnés pâlissent.

RAOUL. « Il est bon d’êtrerepentant, mais est-ce que je vas faire le c…, par hasard ?oh ! non, pas de bravades comme il y en a d’aucuns, maissoyons fermes.

COURT. « C’est cela : fermes etcontrits.

Le bourreau arrive. Au moment d’être placéssur la charrette, les patients me font leurs adieux :« C’est pourtant deux têtes de mort que vous venezd’embrasser, me dit Raoul. »

Le cortège s’avance vers le lieu du supplice.Raoul et Court sont attentifs aux exhortations de leursconfesseurs ; tout à coup je les vois tressaillir : unevoix a frappé leur oreille, c’est celle de Fontaine, qui,rétabli de ses blessures, est venu se mêler à la foule desspectateurs. Il est animé par l’esprit de vengeance ; ils’abandonne aux transports d’une joie atroce. Raoul l’areconnu ; d’un coup-d’œil, qu’accompagne l’expression muetted’une pitié méprisante, il semble me dire que la présence de cethomme lui est pénible. Fontaine était près de moi, je lui ordonnaide s’éloigner ; et par un signe de tête, Raoul et son camarademe témoignèrent qu’ils me savaient gré de cette attention.

Court fut exécuté le premier ; monté surl’échafaud, il me regarda encore comme pour me demander si j’étaiscontent de lui. Raoul ne montra pas moins de fermeté ; ilétait dans la plénitude de la vie ; par deux fois sa têterebondit sur le fatal plancher, et son sang jaillit avec tant deforce, qu’à plus de vingt pas des spectateurs en furentcouverts.

Telle fut la fin de ces deux hommes, dont lascélératesse était moins l’effet d’un mauvais naturel que celuid’un contact avec des êtres pervertis, qui, au sein même de lasociété générale, forment une société distincte, qui a sesprincipes, ses vertus et ses vices. Raoul n’avait pas plus detrente-huit ans ; il était grand, élancé, agile etvigoureux ; son sourcil était élevé ; il avait l’œilpetit, mais vif, et d’un noir étincelant ; son front, sansêtre déprimé, fuyait légèrement en arrière ; ses oreillesétaient tant soit peu écartées, et semblaient être entées sur deuxprotubérances, comme celles des Italiens, dont il avait le teintcuivré. Court avait une de ces figures qui sont des énigmesdifficiles à expliquer ; son regard n’était pas louche, maisil était couvert, et l’ensemble de ses traits n’avait, à vrai dire,ni bonne ni mauvaise signification ; seulement des sailliesosseuses prononcées, soit à la base de la région frontale, soit auxdeux pommettes, dénotaient quelqu’instinct de férocité. Peut-êtreces indices d’un appétit sanguinaire s’étaient-ils développés parl’habitude du meurtre… D’autres détails, qui appartenaient plusparticulièrement au jeu de sa physionomie, avaient un sens nonmoins profond ; à les considérer, on y voyait quelque chose demaudit qui inquiétait et faisait frémir. Court était âgé dequarante-cinq ans, et depuis sa jeunesse, il était entré dans lacarrière du crime ! Pour jouir d’une si longue impunité, illui avait fallu une forte dose d’astuce et de finesse.

Les commissions qui me furent confiées par cesdeux assassins étaient de nature à prouver que leur cœur étaitencore accessible à de bons sentiments ; je m’en acquittaiavec ponctualité : quant aux présents qu’ils me firent, je lesai conservés, et l’on peut voir chez moi les deux Penséeschrétiennes et les deux crucifix.

Pons Gérard, que l’on ne put pas convaincre demeurtre, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

FIN DU TOME TROISIÈME.

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