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Mémoires de Vidocq – Tome IV

Mémoires de Vidocq – Tome IV

d’ Eugene-Francois Vidocq

La profession de voleur n’existerait pas, entant que profession, si les malheureux contre lesquels la justice a sévi une fois n’étaient pas honnis, vilipendés, maltraités ;la société les contraint à se rassembler : elle crée leur réunion, leurs mœurs, leur volonté et leur force.

Mémoires, tome IV.

 

CHAPITRE XLVI.

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Les trois catégories. – La science marche. – Les délits et les peines. – Expiation sans fin. – Roberto crédite experto. – La pénalité absurde. – Les ganaches et les voltigeurs. – Le mannequin.– Les classiques et les romantiques. – Le Rococo. – Toxicologie morale. – Les bons et les mauvais champignons. – La monocographie.– La méthode de Linné. – Les monstruosités. – Recherches d’une classification. – Une nomenclature. – Les suladomates et les balantiotomistes. – Analyse chimique. – La visite de l’érudit et le traité de famosis. – Les poches à la Boulard. – Une recette astrologique. – Argus et Briarée. – Il n’y a que la foi qui nous sauve. – M.&|160;Prunaud, ou la découverte improvisée. – Je puis gagner 50 pour 100. – La réclamation de l’émigré. – Un vol domestique. – La montre à quantième. – La femme enlevée. –M.&|160;Becoot et le duc de Modène. – L’Anglaise qui s’envole. –Retour aux catégories. – Commençons par les cambrioleurs.

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Les voleurs forment trois grandes catégories,dans lesquelles on peut trouver plusieurs divisions et subdivisions.

À la première de ces catégories appartiennent les voleurs de profession, qui sont réputés, incorrigibles, bien que l’efficacité presque constante du régime auquel les Américains du nord soumettent leurs prisonniers, ait démontré qu’il n’est pas si grand coupable qui ne puisse être amené à résipiscence.

Une vie habituellement criminelle est presque toujours la conséquence d’une première faute&|160;; l’impunité encourage et la punition ne corrige pas. Pour ce qui est de l’impunité, tôt ou tard elle a son terme&|160;; ce serait heureux,très heureux, si la punition, quel que soit le délit, ne constituait pas une flétrissure perpétuelle… Mais nos sociétés européennes sont ainsi organisées, l’inexpérience y a tous les moyens de se pervertir&|160;; succombe-t-elle&|160;? la justice est debout&|160;; la justice, disons la législation&|160;: elle frappe&|160;; qui frappe-t-elle&|160;? le pauvre, l’ignorant, le malheureux à qui le pain de l’éducation a manqué, celui à qui l’on n’a inculqué aucun principe de morale, celui pour qui la loi est restée sans promulgation, celui qui n’a pu avoir d’autres règles deconduite que les leçons de ce catéchisme sitôt oublié, parce quel’enfant ne l’a pas compris, et que l’homme fait n’y trouve, sousun amas de prescriptions religieuses, que des formules trop peudéveloppées pour la pratique. Que l’on ne s’y trompe pas, malgré ladiffusion des lumières, l’éducation du peuple est encore à faire.C’est la science qui marche, mais elle marche seule, elle marchepour les classes privilégiées, elle marche pour les riches…&|160;;elle n’illumine que les hautes régions, plus bas il n’y a queténèbres, chacun s’avance au hasard et comme à l’aveuglette&|160;;tant pis pour qui se fourvoie. À chaque pas il y a des abîmes, desgouffres, des embûches, des obstacles&|160;; tant pis&|160;! on nefera pas les frais d’un fanal… Cherchez votre chemin, pauvresgens&|160;! si vous ne le rencontrez pas, on vous tuera.

Vous êtes-vous égarés, souhaitez-vous revenirsur vos pas, le souhaitez-vous avec force et sincérité&|160;? Vainerésolution, l’on vous tuera…&|160;; ainsi le veut le préjugé. Vousêtes maudits&|160;; vous êtes des réprouvés, des Parias&|160;;n’espérez plus… La société qui condamne, qui excommunie, crié survous anathème… Le juge vous a touchés&|160;: vous n’aurez plus depain&|160;!

Lorsque l’expiation est indéfinie, queparle-t-on de peines temporaires&|160;? Le tribunal inflige unchâtiment, la durée de ce châtiment est fixée&|160;; mais quand lasentence ne frappe plus, l’opinion frappe encore, elle frappetoujours à tort et à travers. La sentence veut retrancher six moisde la vie d’un homme, six mois de sa liberté, l’opinion anéantit lereste. Ô vous qui prononcez des arrêts, tremblez, le glaive deThémis ne fait que d’incurables blessures&|160;; ses stigmates lesplus légers sont comme le chancre qui ronge tout, comme le feugrégeois qui dévore et ne peut s’éteindre.

Nos codes établissent des peinescorrectionnelles&|160;; et les pires de tous les coupables ne sontpas ceux qui les ont encourues, mais ceux qui les ont subies. D’oùvient que nous allons ainsi en sens inverse du but&|160;? C’est quemaltraiter n’est pas corriger&|160;; c’est au contraire pervertiret corrompre de plus en plus la nature humaine, c’est lacontraindre à se dégrader, c’est l’abrutir. J’ai vu des libérés detoutes les réclusions possibles, j’en ai vu des milliers, je n’enai pas connu un seul qui eût puisé dans la captivité ses motifs dedevenir meilleur. Se proposaient-ils de s’amender&|160;? c’étaittoujours par d’autres raisons plus puissantes&|160;; le souvenir dela captivité ne réveillait qu’une irritation, un dépit, une rage,un ressentiment vague, mais profond, et point de repentir. On serappelait des concierges rapaces, des geôliers féroces, desporte-clés plus féroces encore&|160;; on se rappelait desiniquités, des tyrannies, des tyrans ou plutôt des tigres, et l’onnous dira que ceux-là sont aussi des êtres faits à l’image de Dieu,ô blasphème&|160;!

Au libéré qui projette de se maintenirhonnête, il faut plus que de la vertu, il faut de l’héroïsme, etencore n’est-il pas sûr, s’il ne possède rien, que la sociétéentière ne se retirera pas de lui&|160;: c’est un pestiféré, unlépreux dont chacun s’isole. Est-ce la contagion que l’oncraint&|160;? non, la contagion est partout, au bagne comme sousles lambris dorés de la Chaussée-d’Antin, c’est la miséricordequ’on redoute, et l’on saisit avec empressement un prétexteplausible pour s’en affranchir.

Puisque le libéré est proscritirrévocablement, s’il n’a pas le courage de périr, il faut bienqu’il se réfugie quelque part&|160;; il lui est interdit de rentrerdans votre société, vous le repoussez, où ira-t-il&|160;? dans lasienne, et la sienne est ennemie de la vôtre. C’est donc vous quigrossissez le nombre des malfaiteurs&|160;; car le principe detoute société est de s’entre aider les uns les autres. Ses pairslui tendront d’abord une main secourable&|160;; mais s’ils lenourrissent aujourd’hui c’est à condition que demain il vousdépouillera. C’est vous qui l’avez réduit à cette extrémité, nevous plaignez pas&|160;; mais s’il vous reste du bon sens,plaignez-le.

La profession de voleur n’existerait pas entarit que profession, si les malheureux contre lesquels la justicea sévi une fois n’étaient pas honnis, vilipendés, maltraités&|160;;la société les contraint à se rassembler, elle crée leur réunion,leurs mœurs, leur volonté et leur force.

Que l’on ne pense pas que l’abandon du libéré,que son exclusion soit le résultat d’une délicatesse de convention,cette exclusion n’est que la suite d’une hypocrisie. Le libéréest-il riche&|160;? tout le monde lui tend les bras, point de portequi ne lui soit ouverte, il est reçu partout, Roberto créditeexperto, j’en puis parler sciemment. Qu’il ait une bonne tableet surtout une cave bien fournie, il aura pour convives desmagistrats, des banquiers, des agents de change, des avocats, desnotaires&|160;; ils ne rougiront pas de paraître avec lui enpublic, ils le nommeront leur ami, enfin il sera avec eux compèreet compagnon&|160;; et le commissaire, chapeau bas, ne tiendra pasà déshonneur de lui prendre la main&|160;: loin de là.

La seconde catégorie des voleurs se compose decette multitude d’êtres faibles qui, placés sur une pente rapide,entre leurs passions et le besoin, n’ont pas la puissance derésister à de perfides séductions ou à l’entraînement du mauvaisexemple. C’est la plupart du temps parmi les joueurs que se recrutecette affligeante catégorie, dont tous les membres sont sur laroute qui conduit à l’échafaud. Un écu jeté sur le tapis vert, pourcelui qui le risque, le premier pas est fait, et viennent lescirconstances, il sera faussaire, voleur, assassin,parricide&|160;; autorisez les jeux vous êtes ses complices, et sesprovocateurs&|160;: son sang et celui qu’il a versé rejaillirontsur vous.

Les individus qui se rangent dans la troisièmecatégorie sont les nécessiteux, que la misère seule a pu rendrecoupables. La société doit être indulgente à leur égard. Presquetous ne demanderaient qu’à être en paix avec les lois, maisauparavant il serait indispensable qu’ils fussent en paix avec leurestomac&|160;: décidément la population est trop compacte, ou bienceux qui ont sont égoïstes au-delà de leur appétit. Les peines nedevraient-elles pas être graduées en raison de la nécessité, enraison du plus ou moins de lumières du délinquant, en raison de sasituation&|160;? la portée de l’intelligence, sa culture négligéeou non, et une foule d’antécédents qui anéantissent toujours plusou moins le libre arbitre pour ce qui est subséquent, nedevraient-ils pas être pris en considération&|160;? Les peines sontproportionnées aux crimes, c’est vrai&|160;; mais le même crime estatroce ou excusable, suivant qu’il est commis par un licencié endroit, ou par un sauvage de la Basse-Bretagne. Dans unecivilisation dont nous ne sommes pas tous également imprégnés, leslois, pour ne pas être iniques dans leur application, devraientêtre faites, comme les habits des soldats, sur trois tailles, avecune grande latitude laissée aux juges, pour absoudre le sort etl’organisation.

Les voleurs de profession sont tous ceux qui,volontairement ou non, ont contracté l’habitude de s’approprier lebien d’autrui&|160;: ils n’ont qu’une pensée, la rapine. Cettecatégorie comprend depuis l’escroc jusqu’au voleur de grandschemins, depuis l’usurier jusqu’au forban qui troque contre unpalais les vivres d’une armée. Ne disons rien de ceux qu’onn’atteint pas. Les autres forment dix à douze espèces biendistinctes, sans compter les variétés&|160;; ensuite viennent lesnuances de pays à pays. Quant à l’objet qu’ils se proposent, lesvoleurs sont partout à peu près les mêmes&|160;; mais ce n’est paspartout la même manière d’opérer, ils marchent aussi avec leursiècle. Cartouche ne serait aujourd’hui qu’une ganacherenforcée, et Coignard hors du bagne passerait pour unvoltigeur. Le monde volant n’a pas d’académie, que jesache, cependant il a, comme le monde littéraire, ses classiques etses romantiques&|160;; telle ruse qui jadis était de bon aloi,n’est plus maintenant qu’une malice cousue de fil blanc&|160;; etce mannequin tout couvert de grelots, dont il fallait subtiliser lamontre sans en faire sonner un seul, ce mannequin, dont l’épreuvesemblait si ingénieuse à nos pères, ce mannequin est commeCorneille, comme Racine, comme Voltaire…Rococo&|160;!&|160;!&|160;!

C’est au vivant que nos modernes s’attaquentde prime abord&|160;; c’est sur-la nature qu’ils font leurs essais.À leurs débuts ils tranchent du maître&|160;; pour eux, les ancienssont comme s’il n’étaient pas&|160;: il n’y a plus de modèles, plusde copies, plus de traces suivies, personne ne pivote, c’est à quise frayera une route nouvelle. Toutefois il est un cercle danslequel les originaux eux-mêmes doivent se mouvoir&|160;: je les aiobservés, j’ai vu leur point de départ, je sais où ils vont, etquelles que soient leurs évolutions ou leur génie, toutes lessinuosités de leur itinéraire me sont connues d’avance. À traversles mille et une transformations qu’enfante chaque jour le besoind’échapper à une surveillance importune, j’ai pu discerner encorele caractère propre à chaque espèce&|160;; la physionomie, lelangage, les habitudes, les mœurs, le costume, l’ensemble et lesdétails, j’ai tout étudié, tout retenu, et qu’un individu passedevant moi, si c’est un voleur de profession, je le signalerai,j’indiquerai même son genre… Souvent, à l’inspection d’une seulepièce du vêtement, j’aurais plus tôt deviné un voleur de pied encap, que notre célèbre Cuvier avec deux maxillaires et unedemi-douzaine de vertèbres, n’aura reconnu un animal anti-diluvien,fut-ce un homme fossile. Il y a dans l’accoutrement des larrons,des hiéroglyphes que l’on peut déchiffrer avec plus de certitudeque celles dont un M.&|160;de&|160;Figeac se vante de nous donnerl’interprétation, ad aperturam libri. Il y a égalementdans les manières des signes qui ne sont nullementéquivoques…&|160;; j’en demande pardon à Lavater, ainsi qu’aux trèsfameux docteurs Gall et Spurzheim, enfin à tous lesphysiognomonistes ou phrénologistes passés, présents et à venir,dans les monographies que je vais tracer, je ne tiendrai compte nides irrégularités du visage, si elles ne sont accidentelles, ni desprotubérances frontales, occipitales ou autres, ce sont desindications plus précises, et surtout plus positives que jefournirai, me gardant soigneusement de cet esprit de système qui neproduit que des erreurs. Une bonne toxicologie ne se fonde pas surdes hypothèses&|160;: voyez celle de M.&|160;Orfila&|160;; on ne sejoue pas avec les poisons, et quand on veut mener une démarcationinfaillible entre les bons et les mauvais champignons, entre lesespèces vénéneuses et celles qui ne le sont pas, il faut desdonnées d’une évidence si constante et si palpable, que personne nepuisse s’y méprendre. Afin de trouver un appui à la comparaison,j’en appelle au savant docteur Rocques, dont l’excellent travailsur cette matière est si justement estimé.

Puisque par cette série de rapprochements,auxquels sans doute le lecteur ne s’attendait pas, je suis parvenujusqu’aux confins de l’histoire naturelle, je ne suis pas fâché desaisir l’à-propos pour déclarer que c’est uniquement d’après maméthode que j’ai entrepris de classer les voleurs. Pendant uneperquisition, un livre me tomba sous la main, il contenait desimages&|160;: pour les hommes comme pour les enfants les images ontbeaucoup d’attrait… Tandis que le commissaire furetait partout,afin de découvrir un pamphlet (c’était, je crois, du Paul-LouisCourier), je feuilletais et m’amusais tout bonnement à regarder lesestampes… Le livre qui m’offrait cette innocente distraction étaitune monacologie, ou monacographie, où tous lesordres de moines, mâles et femelles, étaient classés et décritsd’après la méthode de Linné. L’idée était ingénieuse, j’avouequ’elle me sourit, et, plus tard, en songeant à donner uneclassification des voleurs, j’étais presque tenté d’en faire monprofit&|160;; mais en y réfléchissant, je me suis bientôt convaincuqu’il y avait beaucoup trop à faire, pour découvrir dans un voleurles étamines, les pétales, les pistils, les corolles, lescapsules&|160;: certainement avec de l’imagination, on peut voirtout ce que l’on se met dans la fantaisie&|160;; faire voir… malgréla fantasmagorie et les évocations de Cagliostro, c’est autrechose&|160;!… Les capsules d’un frère mineur et le pistil d’unevisitandine, sans trop d’efforts, cela se conçoit. Mais bien queles voleurs pullulent, et s’entre-fécondent, bien que, suivant leprécepte, ils croissent et se multiplient ne plusne moins que les plantes et les animaux, comme ce n’estpas là ce qui les distingue essentiellement, j’ai dû renoncer à laméthode de Linné, et me résoudre à consigner purement et simplementmes remarques, sans m’inquiéter s’il y aurait plus d’avantages àles coordonner bien savamment, en adaptant aux individus qui enfont le sujet, les dénominations plus récentes de la zoologie.

Peut-être en méditant le traité desmonstruosités de M.&|160;Geoffroy Saint-Hilaire, serais-je arrivé àcalquer la marche de mon travail sur celle du sien, mais l’analogieentre les monstruosités dont nous nous occupons l’un et l’autre nem’a pas paru assez frappante pour que je prisse la peine de leconsulter. D’ailleurs, qui oserait affirmer que le penchant au volsoit une anomalie&|160;? et tout en accordant, qu’il est urgent dele réprimer, c’est encore une question de savoir si ce n’est pas uninstinct. Ce n’est pas tout, le moral et le physique ne s’emboîtentpas toujours&|160;: quand si celui-ci est droit, celui-là esttortu, et vice versa, n’y aurait-il pas de l’extravaganceà vouloir établir des parallèles&|160;?

Je ne suis pas de ces gens qui reculent devantune innovation, cependant en offrant la nomenclature des voleurs,je me suis conformé à l’ancien usage, je leur ai conservé lesdénominations sous lesquelles ils se connaissent entre eux et sontconnus de la police, depuis que Paris est assez vaste et assezpeuplé pour que toutes les espèces et variétés puissentsimultanément exercer dans son enceinte. On m’avait conseillé dedonner, ex professo, une nomenclature de ma façon, avecune terminologie ou grecque ou latine. Je me serais alors avancésur les traces des Lavoisier et des Fourcroi&|160;; c’était unmoyen de célébrité&|160;: mais tout cela n’eût été que de l’hébreupour le commun des martyrs&|160;; que dis-je de l’hébreu&|160;?… Oùdonc ai-je la tête&|160;? Je ne pensais pas aux juifs&|160;: c’estune langue mère, que l’hébreu&|160;! tout bien considéré, l’hébreueût convenu, le grec aussi&|160;; il y a de grands grecs parmi lesvoleurs&|160;; il y en a partout&|160;! Toutefois que m’auraitservi d’appeler les Cambrioleurs, par exemple,Suladomates (dévaliseurs de chambres)&|160;; lesFloueurs, Balantiotomistes (coupeurs de bourse),j’eusse passé pour helléniste&|160;; défunt M.&|160;Gail ne l’étaitpas plus que moi, à la bonne heure&|160;! Mais lors même qu’àl’instar des chimistes, j’aurais analysé ou fait analyser un de cesmessieurs, en saurait-on davantage parce que, singe deMM.&|160;Gay-Lussac et Thénard, j’aurais dit qu’un cambrioleur secompose, sauf les atomes évaporés, de 53,360 de carbone, 19,685d’oxigène, 7021 d’hydrogène, 19,934 d’azote, plus la gélatine,l’albumine, l’osmazome, etc.&|160;? Eh&|160;! mon Dieu, n’allonspas chercher midi à quatorze heures&|160;; et sans nous soucier dela renommée, ne proférons pas des paroles qui ne représentent rien,appelons les choses par leur nom. J’ai trouvé les voleursbaptisés&|160;; je ne serai pas leur parrain, c’est assez d’êtreleur historiographe.

Il n’y a pas long-temps que je reçus la visited’un érudit. D’un érudit&|160;! Eh pourquoi pas&|160;! ne suis-jepas entré dans la carrière littéraire&|160;? Depuis que j’ai publiédes mémoires, il est venu chez moi jusqu’à des grammairiens pourm’offrir de m’apprendre le français, à condition que je leurenseignerais l’argot. Peut-être étaient-ce desphilologues&|160;? Quoi qu’il en soit, l’érudit vint chezmoi&|160;; que me voulait-il&|160;? on va le voir.&|160;»

Il m’aborde. «&|160;C’est vous qui êtesM.&|160;Vidocq&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, monsieur, que puis-je pourvotre service&|160;?

–&|160;»&|160;J’ai fait une découverte bienprécieuse et qui doit vivement vous intéresser.

–&|160;»&|160;Quelle est-elle, s’il vousplaît&|160;?

–&|160;»&|160;Un livre, monsieur, le premier,le plus utile des livres pour vous, et qui, dans les fonctions sipénibles que vous avez remplies, vous eût épargné bien du mal.

–&|160;»&|160;C’est de la moutardeaprès-dîner.

–&|160;»&|160;Il arrive un peu tard, je lesais&|160;; mais que voulez-vous&|160;? voilà plus de cinquante ansqu’il n’a pas vu la lumière&|160;!

–&|160;»&|160;Et qui donc le tenait ainsi sousle boisseau&|160;?

–&|160;»&|160;Qui donc&|160;? vous ledemandez&|160;! le plus terrible de nos bibliotaphes, feuM.&|160;Boulard. En a-t-il porté des bouquins dans ses poches, quiétaient comme des corbillards&|160;? c’est lui qui les avaitinventées, les poches à la Boulard. Dix hôtels qu’il possédait surle pavé de Paris, étaient autant de cimetières&|160;; où tout cequi tombait sous la main était impitoyablement enterré.

–&|160;»&|160;Quel enterreur&|160;!

–&|160;»&|160;Ah&|160;! monsieur, il étaittemps qu’il mourût&|160;! que de trésors il avait enfouis&|160;!que d’exemplaires uniques il tenait en charte privée&|160;!Celui-là aussi est unique&|160;; ce n’est pas sans peine que jel’ai exhumé&|160;: enfin je l’ai, je le possède. Pauvre petitDe famosis Latronibus&|160;!… Merlin et Renouard lepoussaient comme des enragés&|160;; mais j’étais à la vente,j’étais là, je leur ai tenu tête, et il est à moi&|160;; je letiens, c’est cet in-quarto, vous le voyez. C’est bien cela Defamosis Latronibus investigandis, a Godefrido. Ce Godefroidétait un malin compère, il les savait toutes, monsieur. Ah&|160;!c’était affaire à lui pour découvrir un voleur. C’est dans cesavant traité qu’il a déposé le fruit de ses veilles&|160;; quevotre successeur, M.&|160;Lacour, voudrait bien avoir sonsecret&|160;! mais c’est à vous, à vous seul que je prétends enfaire hommage, je suis venu tout exprès à Saint-Mandé pour vousl’offrir.

–&|160;»&|160;J’accepte, monsieur, et vousremercie beaucoup. Mais seriez-vous assez bon pour me dire quelétait ce Godefroid&|160;?

–&|160;»&|160;Ce qu’il était&|160;! Docteurin utroque, contemporain de l’illustre Pic de laMirandole, et professeur d’astrologie judiciaire dans une des pluscélèbres universités de l’Allemagne, jugez s’il était capabled’écrire&|160;!

–&|160;»&|160;Ce sont là de beaux titres,assurément, des titres fort honorables&|160;; mais avait-il été auxgalères&|160;?

–&|160;»&|160;Non&|160;: cela n’empêchait pasque depuis Ève, qui déroba la pomme, jusqu’au filou Tita-pa-pouff,qui escamota l’escarboucle du Prophète, il n’y avait pas un voleurdont il ne sût les prouesses sur le bout du doigt.

–&|160;»&|160;Et il les contait à sesécoliers, le pédadogue&|160;?

–&|160;»&|160;Il les contait, sansdoute&|160;: allez l’on est bien fort quand on a par devers soil’expérience de tous les siècles.

–&|160;»&|160;Votre Godefroid m’a tout l’airde n’être qu’un amateur&|160;; au surplus, si ce n’était pas abuserde votre complaisance, je vous prierais de me traduire quelquesmorceaux de l’admirable traité De famosis.

–&|160;»&|160;Volontiers, monsieur,volontiers. Teneo lupum auribus&|160;; je tiens le louppar les oreilles. Vous allez être satisfait, ravi, étonné.

–&|160;»&|160;Nous verrons bien.&|160;»

Nous étions assis sur un banc, à l’entrée demon salon&|160;; je fis taire mes chiens qui aboyaient. L’éruditcommença sa version, et je prêtai l’oreille&|160;; d’abord il mefallut entendre le curriculum vitae de tous les voleursmythologiques, Mercure, Polyphème, Cacus&|160;; puis vinrent lestemps héroïques, tout remplis de voleurs et de vols&|160;: on avaitenlevé le trésor de Diane à Éphèse, les troupeaux de celui-ci, lagénisse de celui-là, le cheval de tel autre. Ensuite, au milieud’un déluge de citations, étaient énumérés tous les larcinsmentionnés dans la Genèse&|160;: les Médes, les Assyriens, lesRomains, les Carthaginois paraissaient également sur la scène, àmesure que l’ordre chronologique les y appelait. Quand je vis quec’était à n’en plus finir, j’interrompis le traducteur.«&|160;Assez&|160;! assez, lui dis-je.

–&|160;»&|160;Non&|160;! non, pardieu, il fautque vous écoutiez celle-là. Voici une dissertation qui est fortcurieuse&|160;; elle roule sur les deux larrons entre lesquelsJésus-Christ fut crucifié.&|160;» L’auteur cherche quels pouvaientêtre leurs noms.

–&|160;«&|160;Eh&|160;! que nous importe leursnoms&|160;?

–&|160;»&|160;Ah&|160;! monsieur, quand onremonte dans le passé, il n’est point de petite recherche&|160;;savez-vous que si l’on parvenait à connaître le nom de l’un desdeux, du bon, par exemple, cela ferait grand bruit à Rome&|160;;car, enfin, il est dans le ciel, le Sauveur l’a dit&|160;; ceserait une canonisation, un bouleversement dans la légende, unerévolution dans le calendrier, le pape n’aurait jamais canoniséplus à coup sûr, il aurait la parole de celui qu’ilreprésente&|160;: quelle pièce au procès&|160;! il seraitinfaillible, cette fois.

–&|160;»&|160;Tout cela est possible, mais jevous dirai franchement que je ne m’en inquiète guère.

–&|160;»&|160;Ah&|160;! je le vois, la partiehistorique vous ennuie&|160;; vous êtes homme d’exécution,M.&|160;Vidocq, passons à la partie pratique.

–&|160;»&|160;Oui, passons à la partiepratique, c’est ici que je l’attends.

–&|160;»&|160;Vous serez content de lui.

–&|160;»&|160;Que dit votre docteur&|160;?

–&|160;»&|160;J’y suis&|160;: attention. Sivous avez été volé, et que vous désiriez absolument découvrirl’auteur du vol, commencez par consulter votre planète,rappelez-vous sous quelle étoile vous êtes né, dans laquelle de sesdouze maisons venait d’entrer le soleil&|160;; examinez à quelpoint du zodiaque il se trouvait in horânatali&|160;; si c’était sous le signe de la balance, c’estbon, il y a de la justice sur le tapis, le voleur sera pendu sansrémission&|160;; ensuite il faut avoir bien observé la conjonctionde Mars et de Vénus&|160;: l’état du ciel a tant d’influence surnos destinées&|160;? voyez la position de Mercure, à l’heureprécise où vous vîntes au monde, à l’heure où vous vous êtes aperçuque l’on vous avait volé&|160;; supputez, comparez, suivez Mercure,ne le perdez pas de vue, c’est lui qui emporte ce que vous avezperdu&|160;; si vous ne pouvez pas l’arrêter, prenez de la corded’un patient qui soit mort en riant, signez-vous sept fois, récitezsur la corde cinq Pater et trois Ave, et terminezpar le Credo, que vous direz à rebours, de la fin aucommencement, sans reprendre haleine&|160;: la foi estnécessaire&|160;; après cela, avalez à jeun un grand verred’eau.

–&|160;»&|160;Oui, croyez et buvez, c’estbien&|160;; mais, monsieur l’érudit, c’est un recueil de sornettes,que votre traité De famosis.

–&|160;»&|160;Comment, monsieur, dessornettes&|160;! l’auteur relate ses autorités, cinquante pages denoms à la fin du livre, poètes, orateurs, historiens,polygraphes.

–&|160;»&|160;Nomme-t-il aussi desmouchards&|160;?

–&|160;»&|160;Il parle d’Argus, deBriarée&|160;; j’espère que l’un était un fameux agent de police,cent yeux&|160;! et l’autre, cent bras, quelgendarme&|160;!&|160;»

L’érudit était entiché de son acquisition, etquoi que j’eusse dit pour lui prouver que son livre n’était qu’unfatras, il se retira, bien convaincu qu’il m’avait fait un trèsjoli présent, mais que, par amour-propre, je ne voulais pas enconvenir.

Je suis sûr que, dans sa pensée, Godefroidvalait bien Vidocq, et pourtant tout le savoir de l’ancien, dont ilme proposait les leçons, se bornait à des pratiquessuperstitieuses. La foi était nécessaire, comme aux disciples deM.&|160;Cousin&|160;; elle est encore bien vive, bien robuste, lafoi&|160;! après l’incendie du bazar Boufflers, n’ai-je pas vupromener gravement un bouquet de violettes sur les murs, afin dereconnaître si le feu avait été mis à dessein&|160;: s’il y avaiteu malveillance, le bouquet devait s’enflammer aussitôt qu’on leprésenterait à l’endroit où l’incendie avait commencé&|160;; et destémoins ont vu la flamme, le bouquet a été consumé, le fait estauthentique&|160;; c’est comme l’apparition de la croix de Migné.Le pape, les cardinaux, les évêques, les archevêques&|160;? Dieu,lui-même, se joindraient aux philosophes, ils ne tueraient pas lacrédulité&|160;: le prince de Hohenlohe ferait toujours desmiracles, on s’adresserait toujours aux devins, on ferait toujourstourner la baguette, on interrogerait toujours le marc de café, lesblancs d’œufs, le sas, les clés, la bague et les tarots. La vieilleLenormand, madame Mathurin, Fortuné et tous les sorciers ousorcières de Paris, les magnétiseurs y compris, ne seraient pasmoins consultés toutes les fois qu’il se commet un vol, et laplupart du temps, avant qu’aucune déclaration ait été faite à lapolice&|160;: qu’en advient-il&|160;? tandis qu’on recourt auxmoyens surnaturels, l’objet volé devient introuvable&|160;; lecoupable a eu le loisir de prendre toutes ses précautions pour nepas être découvert, et lorsque, après avoir épuisé les ressourcesde la magie et de la divination, on se présente dans le bureau dela petite rue Sainte-Anne, pour invoquer le ministère du chef de lasûreté, comme il n’y a plus vestige du méfait, l’investigation estinfructueuse, et le larron est le seul qui puisse s’appliquer, enriant dans sa barbe, cet axiome favori des imbéciles et desfourbes&|160;: il n’y a que la foi qui nous sauve.

Si la multitude avait un peu plus de confianceen mes reliques qu’en celles de mon successeur, c’est que vraimentj’étais parfois incompréhensible pour elle. Dans combiend’occasions n’ai-je pas frappé d’étonnement les personnes quivenaient se plaindre de quelque larcin&|160;: à peine avait-onrapporté deux ou trois circonstances, déjà j’étais sur la voie,j’achevais le récit, ou bien, sans attendre de plus amplesrenseignements, je rendais cet oracle&|160;: le coupable est untel. On était émerveillé&|160;: était-on reconnaissant&|160;?je ne le présume pas&|160;; car, d’ordinaire, le plaignant restaitpersuadé, ou que c’était moi qui l’avais fait voler, ou que j’avaisfait un pacte avec le diable&|160;; telle était la croyance de maclientelle, qui n’imaginait pas que je pusse autrement être si bieninstruit. L’opinion que j’étais la cheville ouvrière, ou plutôtl’instigateur d’un grand nombre de vols, était la plus populaire etla plus répandue&|160;: on prétendait que j’étais en relationdirecte avec tous les voleurs de Paris, que j’étais informé pareux, à l’avance, des coups qu’ils méditaient, et que, s’ils avaientété empêchés de me prévenir par la crainte de laisser échapper unebelle occasion, après le succès ils ne manquaient jamais de venirm’en faire part. On ajoutait qu’ils m’associaient aux bénéfices deleur industrie, et que je nr les faisais arrêter qu’au moment oùleur activité n’était plus assez productive pour moi. Ils étaient,il faut en convenir, d’une bonne pâte, de se sacrifier ainsi pourl’homme qui devait tôt ou tard les livrer à la justice&|160;! enfait d’absurdité, il n’est rien qu’ici bas l’on ne puisseimaginer&|160;; mais comme derrière l’absurde, rarement il n’estpas un levain quelconque de vérité, voici le point d’où l’on étaitparti. Intéressé, par devoir, à connaître, autant que possible,tout ce qu’il y avait de voleurs et de voleuses de profession, jetâchais d’être informé à sous et deniers, de l’état de leursfinances, et si j’apercevais un changement avantageux dans leurposition, j’en concluais naturellement qu’ils s’étaient procuréquelqu’aubaine&|160;; si l’amélioration observée concordait avecune déclaration, la conclusion devenait plus probable, toutefoiselle n’était encore qu’une conjecture&|160;; mais je me faisaisrendre compte des moindres particularités propres à me révéler lesmoyens d’exécution employés pour consommer le crime, je metransportais sur les lieux, et souvent, avant d’avoir fait aucunerecherche, je disais au déclarant&|160;: «&|160;Soyez tranquille,je suis certain de découvrir les voleurs, ainsi que les objetsvolés.&|160;» Le fait suivant, le seul de ce genre que je veuillerapporter, en offre la preuve.

Monsieur Prunaud, marchand de nouveautés dansla rue Saint-Denis, avait été volé pendant la nuit. On avait faiteffraction pour s’introduire dans son magasin, d’où l’on avaitenlevé cinquante pièces d’indienne et plusieurs schals deprix&|160;: dès le matin, M.&|160;Prunaud accourut à mon bureau, etil n’avait pas fini de conter sa mésaventure, que je lui avaisnommé les auteurs du vol. «&|160;Il ne peut avoir été commis, luidis-je, que par Berthe, Mongodart et leursaffidés. Aussitôt je mis à leurs trousses des agents, à qui jedonnai l’ordre de s’assurer s’ils faisaient de la dépense. Peud’heures après, on vint m’annoncer que les deux individus surlesquels s’étaient arrêtés mes soupçons avaient été rencontrés dansun mauvais lieu, en la compagnie des nommés Toulouse etReverand, dit Morosini&|160;; que les uns et lesautres étaient habillés à neuf, et que, selon toute apparence, ilsavaient le gousset garni, puisqu’on les avait vus en partie avecdes filles. Je savais quel était leur recéleur en titre&|160;; jedemandai que perquisition fût faite à son domicile, et lesmarchandises furent retrouvées. Le recéleur ne pouvait éviter sonsort, il fut envoyé aux galères&|160;; quant aux voleurs, pourqu’ils fussent condamnés, il me fallut préparer l’évidence au moyend’un stratagème de mon invention&|160;: ils furent dûment atteintset convaincus.

Pour être à la hauteur de mon emploi, ilfallait bien que je fusse capable de conjecturer avec quelquejustesse&|160;: souvent j’étais si sûr de mon fait, quenon-seulement je déclinais, ex abrupto, les noms et lademeure des voleurs, mais qu’encore je traçais leur signalementavec précision, en indiquant la manière dont ils s’y étaient prispour effectuer le vol. Le vulgaire, qui ignore les ressources de lapolice, ne concevait pas que l’on pût être innocent et avoir tantde perspicacité. Pour quiconque n’est pas accoutumé à réfléchir,l’illusion était telle, que sans la moindre malveillance à monégard, il était fondé à supposer une connivence qui n’existaitpas&|160;: mais une franche moitié des habitants de Paris sefigurait que j’avais le don de tout voir, de tout entendre, de toutsavoir&|160;; et ce n’est pas exagérer de le dire, à leurs yeuxj’étais comme le Solitaire, aussi invoquait-on mon assistance àtout propos, et les trois quarts du temps pour des objets quin’étaient pas de ma compétence. On ne se fait pas d’idée de labizarrerie des réclamations qui m’étaient adressées&|160;; il fautavoir assisté à l’une de ces audiences, durant lesquelles le publicétait admis dans le bureau de sûreté. Un paysan entrait&|160;:«&|160;Monsieur, je sommes allé me promener au Jardin des Plantes,et tandis que j’étions à regarder les bêtes, voilà qu’un monsieur,qui était mis comme un prince, m’a demandé si je n’étions pas de laBourgogne&|160;? je lui ons répondu que oui&|160;; là dessus, ilm’a dit qu’il était de Joigny, et marchand de bois de sonétat&|160;; nous nous sommes reconnus pays, si bien que, de fil enaiguille, il a proposé de me faire voir la tête de mort.Il était, ma foi, bien honnête, je puis vous l’assurer&|160;! Moiqui ne me doutions de rien, je me sommes laissé gagner à allez aveclui&|160;; je sommes sortis du jardin, et voilà qu’en passant z’àla grille, il en rencontre des autres&|160;; il y en a z’un quec’était un marchand de toile.

–&|160;»&|160;Ils étaient deux, n’est-cepas&|160;? un jeune et un vieux&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, monsieur.

–&|160;»&|160;Le vieux avait amené des vins àl’entrepôt&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, monsieur.

–&|160;»&|160;Je vois votre affaire, ils vousont enfoncé&|160;?

–&|160;»&|160;Vous l’avez ma foi dit, monbrave monsieur, trois mille francs qu’ils m’ont pris&|160;! milleécus, en belles pièces de vingt francs.

–&|160;»&|160;Ah&|160;! c’était de l’or&|160;?ne vous l’ont-ils pas fait cacher&|160;?

–&|160;»&|160;Je crois bien qu’ils me l’ontfait cacher, si bien cacher que je ne l’ai plus retrouvé.

–&|160;»&|160;C’est cela, je connais voshommes. Dites donc, Goury (c’était à l’un de mes agents quej’adressais la parole), ne seraient-ce pas Hermelle,Desplanques, et le Père de famille&|160;?

L’AGENT. »&|160;Ça m’a tout l’air de cela.

–&|160;»&|160;N’y avait-il pas parmi eux unlong nez&|160;?

–&|160;»&|160;Oh&|160;! oui, bien long.

–&|160;»&|160;Je vois que je ne me trompepas.

–&|160;»&|160;Oh&|160;! non&|160;; que vousavez morguenne bien mis le doigt dessus du premier coup, il y en aqui rencontrent à deux fois. Un long nez&|160;! ah, monsieurVidocq, que vous êtes bon enfant&|160;! À présent je ne suis plussi inquiet.

–&|160;»&|160;Et pourquoi&|160;?

–&|160;»&|160;Puisque c’est de vos amis quim’ont volé, il vous sera bien aisé de retrouver mon argent, tâchezseulement que ce soit bientôt&|160;; si ça pouvait êtreaujourd’hui&|160;?

–&|160;»&|160;Nous n’allons pas si vite enbesogne.

–&|160;»&|160;C’est que, voyez-vous, j’aiabsolument besoin de retourner au pays, je fais faute à la maison,j’ai ma femme qui est toute seule, avec ça que c’est dans quatrejours la foire à Auxerre.

–&|160;»&|160;Oh&|160;! oh&|160;! vous êtespressé, mon bon homme&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, que je le suis&|160;; maisécoutez, on peut s’arranger, donnez-moi simplement quinze centsfrancs tout de suite, et je vous tiendrai quitte du reste. C’est-tiça parler&|160;? J’espère qu’on ne peut pas être plusaccommodant&|160;!

–&|160;»&|160;C’est vrai, mais je ne fais pasde marché de cette espèce.

–&|160;»&|160;Il ne tiendrait qu’à vouspourtant.&|160;»

Le Bourguignon entendu, venait le tour d’unchevalier de Malte, qui vraisemblablement avait obtenu desdispenses pour le mariage, car il était accompagné de sa noblemoitié, qui amenait sa bonne avec elle.

«&|160;LE CHEVALIER. «&|160;Monsieur, je suisle marquis Duboisvelez, ancien émigré, ayant donné despreuves non équivoques de mon attachement à la famille desBourbons.

MOI. »&|160;Cela vous fait honneur, monsieur,mais de quoi s’agit-il&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Je viens ici pour vousprier de vouloir bien faire rechercher et arrêter sur-le-champ mondomestique, qui est disparu de chez moi avec une somme de troismille sept cent cinquante francs et une montre d’or guillochée, àlaquelle je tiens beaucoup.

MOI. »&|160;Est-ce là tout ce qui vous a étévolé&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Je le présume.

MADAME. »&|160;Il nous aura sans doute prisautre chose&|160;; vous savez bien, marquis, que depuis long-tempsil n’y avait pas de jour qu’il ne vous manquât tantôt un objet,tantôt un autre.

LE CHEVALIER. »&|160;C’est vrai, madame lamarquise, mais pour le moment ne réclamons que nos trois mille septcent cinquante francs et la montre. D’abord la montre, il me lafaut, à quelque prix que ce soit. Il suffit qu’elle m’ait étédonnée par feue madame de Vellerbel, ma marraine&|160;; vous sentezbien que je ne veux pas la perdre.

MOI. »&|160;Il est possible, monsieur, quevous ne la perdiez pas&|160;; mais, au préalable, je vous seraisobligé de me donner les nom, prénoms, âge, et signalement dudomestique&|160;!

LE CHEVALIER. »&|160;Son nom&|160;? ce n’estpas difficile&|160;; il s’appelle Laurent.

MOI. »&|160;De quel pays est-il&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Je pense qu’il est de laNormandie.

MADAME. »&|160;Vous êtes dans l’erreur, monami, Laurent est Champenois, j’ai vingt fois entendu dire qu’ilétait né à Saint-Quentin. Au surplus, Cunégonde va nous éclaircirsur ce point (se tournant vers sa bonne)&|160;; Cunégonde, Laurentn’était-il pas de la Champagne&|160;?

CUNÉGONDE. »&|160;Je demande pardon à madamela marquise, je crois qu’il était de la Lorraine&|160;: quand onlui écrivait c’était toujours de Dijon.

MOI. »&|160;Vous me semblez peu d’accord surson lieu de naissance&|160;: et puis Laurent, ce n’est probablementqu’un nom de baptême, et il y a plus d’un âne à la foire quis’appelle Martin. Il serait nécessaire que vous m’apprissiez sonnom de famille, ou tout au moins que vous me fissiez de sa personneune description assez détaillée pour qu’on pût le reconnaître.

–&|160;»&|160;Son nom de famille&|160;!j’ignore s’il en avait un&|160;; ces gens-là n’en ont pas&|160;:d’ordinaire, ils ont celui qu’on leur donne. Je l’appelais Laurent,parce que cela me convenait, et parce que c’était le nom de sonprédécesseur&|160;: cela se transmet avec la livrée. Quant à sonpays, ne vous l’ai-je pas dit&|160;? il est Normand, Champenois,Picard ou Lorrain. Pour ce qui est de sa personne, sa taille estordinaire, ses yeux, mon Dieu&|160;! il a des yeux comme tout lemonde, comme… comme vous, comme moi, comme mademoiselle, son nezn’a rien de remarquable, sa bouche est…, je n’ai jamais faitattention à sa bouche. On a un domestique, c’est pour se faireservir&|160;; vous sentez bien qu’on ne le regarde pas… Autant queje crois m’en être aperçu, il était brun ou châtain.

MADAME. »&|160;Mon ami, j’ai quelqu’idée qu’ilétait blond.

CUNÉGONDE. »&|160;Blond d’Égypte. Il étaitroux comme une carotte.

LE CHEVALIER. »&|160;C’est possible&|160;;mais ce n’est pas là l’important. Ce que monsieur a besoin desavoir, c’est qu’avant le vol je j’appelais Laurent, et il doitencore répondre à ce nom, s’il n’en a pas pris un autre.

MOI. »&|160;Ceci est fort juste&|160;;M.&|160;de&|160;Lapalisse n’aurait pas mieux dit. Cependant, vousconviendrez que, pour me guider dans mon exploration, quelquesdonnées un peu moins vagues, me seraient indispensables.

LE CHEVALIER. »&|160;Je ne saurais vous enapprendre davantage. Mais, à mon compte, cela doit vous suffire,avec un peu d’adresse vos hommes m’auront promptement fait raisondu drôle, ils sauront bientôt où il est à dépenser mon argent.

MOI. »&|160;Je serais infiniment flatté depouvoir vous être agréable&|160;; mais sur d’aussi faibles indices,comment voulez-vous que je m’embarque&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Pourtant j’arrive iciavec des renseignements tellement positifs, que vous n’avez, il mesemble, qu’à vouloir&|160;: c’est de la besogne toute mâchée que jevous apporte. Peut-être ne vous ai-je pas dit son âge&|160;; ilpeut avoir de trente à quarante.

CUNÉGONDE. »&|160;Il n’était pas si vieux,monsieur le marquis&|160;; il n’avait pas plus de vingt-quatre àvingt-huit ans.

LE CHEVALIER. »&|160;Vingt-quatre, vingt-huit,trente, quarante, ceci est indifférent.

MOI. »&|160;Pas autant que vous le supposez.Mais, monsieur, ce domestique vous vient de quelque part&|160;;sans doute il vous a été ou recommandé, ou procuré parquelqu’un.

LE CHEVALIER. »&|160;Par personne, monsieur,c’est un cocher de cabriolet qui me l’a envoyé&|160;; voilàtout.

MOI. »&|160;Avait-il un livret&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Non, assurément, il n’enavait pas.

MOI. »&|160;Il avait bien quelque attestation,des certificats…&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Il m’a montré despapiers&|160;; mais tout cela ne signifie rien, je n’y ai pas prisgarde.

MOI. »&|160;En ce cas, comment voulez-vous queje vous trouve votre voleur&|160;? Vous ne m’offrez rien,absolument rien, qui puisse me mettre sur la trace.

LE CHEVALIER. »&|160;En vérité vous êtesplaisant… Je ne vous offre rien&|160;: voici près d’un quartd’heure que je prends la peine de m’entretenir avec vous. J’airépondu à toutes vos questions. S’il faut vous mettre les voleursdans les mains, autant qu’il n’y ait pas de police. Ah&|160;! cen’est pas là M.&|160;de&|160;Sartines. Je ne lui aurais pas dit lacentième partie de tout ce que je viens de vous dire, et mondomestique, ma montre, mon argent seraient déjà retrouvés.

MOI. »&|160;C’était un grand sire, queM.&|160;de&|160;Sartines. Quant à moi, je ne me charge pas d’opérerde ces miracles-là.

LE CHEVALIER. »&|160;Eh bien&|160;! monsieur,je vais de ce pas chez le préfet me plaindre de votre insouciance.Puisque vous refusez d’agir, mes amis du côté droit, les députés dema province, sauront que la police n’est bonne à rien, et ils lerépéteront à la tribune&|160;; j’ai du crédit, de l’influence, j’enuserai, et nous verrons.

MOI. »&|160;Allez, monsieur le marquis, bonvoyage.&|160;»

À cet enragé gentillâtre, succède un homme enblouse&|160;: le garçon l’introduit&|160;:

–&|160;»&|160;C’est ti zici qu’est le maîtredes mouchards, stilà qu’attrape si bein les voleux&|160;?

–&|160;»&|160;Approchez mon ami, quevoulez-vous&|160;?

–&|160;»&|160;Ça que je veux, c’est zunemontre d’argent qu’on m’a chippée tout à l’heure suz une place.

–&|160;»&|160;Voyons, mon brave homme, commentcela s’est-il fait&|160;? contez-moi cela au plus juste.

–&|160;»&|160;Vous saurez donc que jem’appelle Louis Virlouvet, paysan cultivateur et vigneron zàConflans-Sainte-Honorine, marié bien légitimement, père de famille,avec quatre enfants, et mon épouse qui est leur mère&|160;; étantvenu z’à Paris pour acheter de la futaille, j’allais mon chemin,tout à coup zen passant suz une place qui n’est pas loin d’ici,voilà ti pas, sous votre respect, qu’il me prend faim depisser&|160;; je m’arrête devant zun mur, je déboutonne ma culotteet je ne suis pas sitôt zentrain de lâcher zun filet d’eau, qu’onme frappe sur l’épaule, je me retourne, c’était zune demoiselle,qui me dit comme ça&|160;: c’est-ti toi, mon ami Thiodore&|160;?oui c’est toi, qu’elle reprend, viens que je t’embrasse&|160;;là-dessus avant, que j’eus parlé, elle me baise et pour lors elleme propose une bouteille de vin&|160;; moi, qui suis vigneron, vousn’en ignorez pas que les vignerons, sont toujours prêts à boire jene demande pas mieux&|160;: elle m’annonce qu’elle a zune camaradeet qu’elle va la chercher&|160;; je lui réponds, c’est bon, zallez,mais ne soyez pas long-temps…&|160;; elle s’en va zet moi je suit àl’attendre en attendant&|160;; ne la voyant pas revenir je perdspatience, je veux tirer ma montre pour savoir l’heure qu’ilest&|160;; je t’en fiche, il n’y avait pas plus de montre que debeurre sur ma main… Plus de doutance, je suit attrapé, ma montreelle est partie sans me dire adieu…&|160;; je cours, mais je neretrouve plus la demoiselle, et des messieurs à qui je me suitattaqué, m’ont dit de venir zici, que votre bande me retrouveraitma montre d’argent de cinquante-cinq francs, que j’ai zachetée zàPontoise, chez un horloger zà quantième, qui allait comme unedivinité, marquant les jours du mois, avec un cordon zen cheveux dema fille tressé zà la main, qu’il n’y a rien de si beau.

–&|160;»&|160;Avez-vous remarqué à peu prèsquelle est la tournure de la femme&|160;?

–&|160;»&|160;La femme qui m’a volé&|160;?

–&|160;»&|160;Oui.

–&|160;»&|160;Elle est pas trop vieille, c’estpas une jeunesse non plus&|160;; elle est comme le lard depoitrine, ni trop grasse, ni trop maigre, z’entre le zist et lezest&|160;; c’est une particulière qui peut z’avoir autour de cinqpieds moins huit, neuf pouces, je mets ça là zenviron&|160;; avecun bonnet de dentelles, le nez à la retroussette, un peugros&|160;: voyons comment qu’il est gros son nez, que je vous ledise&|160;: tenez, approchant comme ste poire qui est sur votrepapier de marbre, pour l’empêcher de s’envoler&|160;: si c’est pasça il s’en faut pas d’un crin de cheval&|160;; avec un jupon rouge,des yeux bleus, et une tabatière en écaille, à la rose fondue, queça sent bon tout plein.

–&|160;»&|160;Vous me rapportez-là desparticularités bien singulières&|160;; ce sont des ragots que vousnous fabriquez&|160;; je suis convaincu que ce n’est pas sur lavoie publique que vous avez été volé&|160;; car pour que vous ayiezobservé tous ces détails, vous avez dû voir la femme long-temps etde près&|160;: allons, au lieu de nous faire des narrés qui n’ontpas le sens commun, avouez que vous vous êtes laissé entraîner dansune maison de débauche, et que tandis que vous donniez un coup decanif dans le contrat, votre montre a disparu.

–&|160;»&|160;Je vois bein qu’on ne peut rienvous cacher. Oui, c’est vrai.

–&|160;»&|160;Alors, pourquoi me faire unconte&|160;?

–&|160;»&|160;C’est qu’on m’a dit qu’ilfallait dire comme ça, pour retrouver ma montre à quantièmed’argent, de cinquante-cinq francs.

–&|160;»&|160;Pourriez-vous indiquer la maisonoù vous êtes allé avec cette femme&|160;?

–&|160;»&|160;Oh&|160;! pour ça oui&|160;;c’est zune maison zau premier, dans une chambre, avec une table,faisant le coin de la rue.

–&|160;»&|160;Voilà, ma foi, desrenseignements bien précis pour arriver à la découverte&|160;!

–&|160;»&|160;Ah&|160;! tant mieux&|160;; jeretrouverai ma montre, n’est-ce pas monsieur&|160;?

–&|160;»&|160;Je ne dis pas cela&|160;; carvous m’avez donné un signalement si baroque.

–&|160;»&|160;Comment&|160;! est-ce que jeviens pas de vous dire tout à l’heure, à la minute, qu’elle avaitles yeux rouges&|160;; c’est-à-dire, s’entend, un jupon rouge, avecdes yeux bleus, et un bonnet de dentelles&|160;; c’est-ti pasclair, des dentelles&|160;? et puis, je ne me souviens pas de lacouleur de ses bas&|160;; mais je sais bein qu’elle avait desficelles à ses jarretières, et que ses souliers tenaientzavec&|160;; après ça, il n’y a pas besoin de vous mettre lespoints sur les i&|160;; vous savez ce que parler veutdire. Sitôt que vous m’aurez fait rendre ma montre, je vous paieraichopine, et encore dix francs que je vous donnerai pour vous boireavec vos camarades.

–&|160;»&|160;Grand merci, je n’agis pas parintérêt.

–&|160;»&|160;Tout ça est bel et bon, il fautque le prêtre vise de l’autel, il faut que chacun vise de sonmétier.

–&|160;»&|160;On ne vous demande rien.

–&|160;»&|160;C’est bien&|160;; mais vous mela ferez rendre, ma montre à quantième&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, si on nous la rapporte, jevous la renverrai.

–&|160;»&|160;Je compte sur vous, aumoins&|160;: n’allez pas me mettre dans la boîte aux oublis.

–&|160;»&|160;Soyez tranquille.

–&|160;»&|160;Bien le bonjour, monsieur lemaître.

–&|160;»&|160;Au revoir.

–&|160;»&|160;Oui, jusqu’à la prochaineoccasion.&|160;»

Le vigneron congédié, avec tout l’espoir queméritait l’attentat conjugal qu’il avait à se reprocher, je voisentrer un de ces bons boutiquiers de la rue Saint-Denis, dont lefront, tout insignifiant qu’il est, remet pourtant enmémoire la métamorphose du pauvre Actéon.

«&|160;Monsieur (c’est le bourgeois quiparle), je viens vous prier de vous mettre de suite à la recherchede ma femme, qui est décampée d’hier soir, avec mon commis.J’ignore la route qu’ils ont prise, mais ils ne doivent pas êtreallés loin, car ils ont emporté du butin&|160;; argent etmarchandise, ils ont tout enlevé&|160;: et on ne les rattraperapas&|160;! oh&|160;! si, on les rattrapera&|160;! j’y perdraisplutôt mon latin. Je suis sûr qu’ils sont encore dans Paris, et sivous vous mettez promptement à leur poursuite nous lesaurons&|160;?

–&|160;»&|160;Je vous ferai observer que nousne partons pas comme cela du bonnet&|160;; il nous faut un ordrepour marcher&|160;: commencez par porter contre madame votre épouseet contre le ravisseur, une plainte en adultère, dans laquelle vousaccuserez ce dernier de vous avoir soustrait des effets et desmarchandises.

–&|160;»&|160;Ah&|160;! oui, je porterai uneplainte, et tandis que je m’amuserai à la moutarde, les traîtresgagneront au large.

–&|160;»&|160;C’est probable.

–&|160;»&|160;Des lenteurs pareilles,lorsqu’il y a péril&|160;! enfin, ma femme est ma femme&|160;:chaque jour, chaque nuit le délit devient plus conséquent. Je suismari&|160;; je suis outragé&|160;; je suis dans mon droit. Ellen’aurait qu’à me faire des enfants, qui sera le père&|160;? ce nesera pas le père, ce sera moi. Non, puisqu’il n’y a plus dedivorce, la loi doit avoir prévu…&|160;?

–&|160;»&|160;Eh&|160;! monsieur, la loi n’arien prévu, il y a une forme prescrite, et l’on ne peut pas s’enécarter.

–&|160;»&|160;Elle est jolie, la forme&|160;!s’il en est ainsi, c’est bien le cas de dire que la forme emportele fonds. Pauvres maris&|160;!

–&|160;»&|160;Je sais bien que vous êtes àplaindre, mais je n’y puis rien&|160;; d’ailleurs, vous n’êtes pasle seul.

–&|160;»&|160;Ah&|160;! monsieur Jules, vousqui êtes si obligeant, rendez-moi le service de les faire arrêteraujourd’hui même&|160;; prenez cela sur vous, je vous enconjure&|160;; ne me refusez pas, vous verrez que vous n’en serezpas fâché&|160;!

–&|160;»&|160;Je vous répète, monsieur, quepour faire ce que vous désirez, il me faut un mandat de l’autoritéjudiciaire.

–&|160;»&|160;Allons, je ne le vois que trop,on me ravit ma femme et ma fortune&|160;! qui protège-t-on&|160;?le vice. C’est bien digne de la police&|160;! s’il s’agissaitd’arrêter un Bonapartiste, vous seriez tous en l’air&|160;; ils’agit d’un mari trompé, on ne bouge pas. C’est un plaisir de voircomme la police se fait&|160;; aussi quand vous me reverrez il ferachaud. Ma femme peut revenir quand il lui plaira, si on me l’enlèvede nouveau, ce n’est pas à vous que je m’adresserai, Dieu m’engarde&|160;!&|160;»

Le mari se retire, fort mécontent, et l’onvient m’annoncer qu’une espèce d’original sollicite de moi unmoment d’entretien. Il paraît. C’est un long corps, un long habit,un long gilet, de longs bras, de longues jambes, et une facelongue, blême, glaciale, décharnée, emmanchée d’un long cou raide,comme l’ensemble de la longue figure à laquelle ilappartient&|160;; le tout semble se mouvoir par des ressorts. À lavue de cet automate, de sa queue de morue qui lui battait sur lestalons, de ses guêtres flottantes, de son jabot ramassé, de son colà rabat, de ses manchettes sans fin, de son grand parapluie et deson très petit chapeau de soie, il fallut que je me tinsse à quatrepour ne pas éclater au nez du personnage, tant sa mine étaitcomique et son accoutrement grotesque.

«&|160;Veuillez, monsieur, lui dis-je, prendrela peine de vous asseoir, et me faire connaître le motif qui vousamène.

–&|160;»&|160;Mossio, chai pressenté à vo léhommaiche té la part té mossio Lowender, constabele en Bowe Streetdé lé Capetale té la Grand-Britanié&|160;: il mé récommandé à vo,por trover mon fame, qui faisait mo-a cocou ein Parisse, avecmossio Gaviani, hoffécier italian, qui corrait lé poubliqueHouse.

–&|160;»&|160;Je suis désespéré, monsieur, àl’instant je viens de refuser de prêter l’appui de mon ministère,pour une recherche toute semblable. S’il ne s’agit que d’uneexploration inostensible, en considération de M.&|160;Lowender, jepuis vous indiquer quelqu’un, qui, moyennant salaire, fera toutesles démarches que nécessite la circonstance.

–&|160;»&|160;Ies, ies, exploracheininosteinsèble… Chai comprends, vo rendez moi bocop satisfait.

–&|160;»&|160;Donnez-moi, s’il vous plaît, lesnoms de votre épouse, son signalement, et tous les détails qui vousparaîtront propres à nous diriger.

–&|160;»&|160;Por le derechen, chai dis à voqué mon fame, il se nomme madame Bécoot, parce que chai souismossio Bécoot, dé lé famille à mon joumelle dé frère, qui séhapellé Bécoot, to comme notre père qu’il était Bécoot aussi. Monfame, il a éposé mo-a l’an dix-houi cent quinsse, en London&|160;:il était bel, il était blond&|160;; son z’ioux il était blac(noir), sa nez il était recommandaiple, son dent blanc etpetit&|160;; il avait beaucop dé… dé mamelles, il savait parléfrançais encore meillior qué mo-a… Si vo décovrez son démore, chaiférai preindre madame Bécoot et incontinent condouire en lépaquebote por London.

–&|160;»&|160;Je crois vous avoir dit,monsieur, que ce n’est pas moi qui me chargerai de lasurveillance&|160;; mais je vous mettrai en relation avec unepersonne qui entrera parfaitement dans vos vues. Givet, allez-moichercher le duc de Modène, et dites-lui de venir de suite avec lepère Martin (le duc de Modène était le sobriquet d’un agent secret,homme de bon ton, que je lançais dans les sociétés où l’onjouait.)

–&|160;»&|160;Oh&|160;! oh&|160;! vo donnez àmo-a oun doucque, chai souis enchanté, oun douque&|160;! S’ilpovait sourprendre mon fame avec ce hoffécier, la divorce qué chaivolai, il serait comme oun coup dé la tonnerre.

–&|160;»&|160;Je réponds qu’il vous les feratrouver ensemble&|160;; je suis même persuadé qu’il vous les feraprendre au lit, si cela vous convient.

–&|160;»&|160;Oh&|160;! oh&|160;! Dans la litecouchés, c’est oune chose bocop meillior por la divorce. Porl’évideince dé crim-con déliciose la lite einseimble…Ah&|160;! mossio, chai souis à vo bocop réconnaissant.&|160;»

Le duc de Modène ne se fit pas long-tempsattendre&|160;; dès qu’il fut entré, M.&|160;Bécoot s’étant levé,et l’ayant salué d’une triple révérence, lui parla en cestermes&|160;:

«&|160;Mossio lé doucque, j’avais bésoin quevo rendiez service à oun épouse malhouroux qui était désolé par sonfame.&|160;»

L’agent à qui la méprise de l’anglais n’avaitpas échappé, ne manqua pas de prendre l’air d’importance quiconvenait au titre dont on le gratifiait. Après avoir conclu avecdignité le marché pour ses honoraires et pris note des indicationsque M.&|160;Bécoot était à même de fournir, il promit de se mettreimmédiatement en campagne afin d’arriver à un prompt résultat. Laconversation en était à ce point, lorsqu’on me remit une invitationde me rendre sur le champ au parquet de M.&|160;le procureur duroi&|160;; je quittai en conséquence M.&|160;Bécoot, et l’audiencefut fermée jusqu’au lendemain. Puisque je suis en train de fairedes digressions, avant que je le ramène aux catégories, le lecteurne sera peut-être pas fâché d’apprendre comment se terminal’affaire de M.&|160;Bécoot.

À peine quarante-huit heures s’étaientécoulées, le duc de Modène vint me dire qu’il avait découvert laretraite de l’infidèle&|160;; elle était avec son Italien, et bienqu’ils fussent sur leurs gardes parce qu’ils avaient apprisl’arrivée du mari, il était assuré de les mettre en présence de cedernier, au milieu des preuves flagrantes de cette intimitéhorizontale qui, sous le rapport de la conviction, ne laisse rien àdésirer. Tandis que le duc était à m’expliquer le stratagème qu’ilcomptait employer, entra M.&|160;Bécoot que j’avais faitprévenir&|160;; il était accompagné de son frère, autre caricaturebritannique. «&|160;Les deux font la paire, observa tout basl’agent.&|160;»

–&|160;«&|160;Bonjor mossio Védoc, ah voilàmossio lé doucque, chai offre à loui mon poulitesse.

–&|160;»&|160;Monsieur le duc a une grandenouvelle à vous donner.

–&|160;»&|160;Ah ah&|160;! oune grandenovelle&|160;! vo avez trové&|160;? vo povez dire devant mossio,mossio est oun Becoot, il était ma joumelle, vo avez trové,véridiquement trové&|160;!

–&|160;»&|160;Voyons, monsieur le duc,racontez à ces messieurs ce qu’il en est.

–&|160;»&|160;Ies, ies, raccontez ounpo mossio lé douque.

–&|160;»&|160;Eh bien oui&|160;! j’ai trouvé,et pour peu que vous le désiriez, je m’engage à vous les montrertous les deux dans le même lit.

–&|160;»&|160;Dans la même lite&|160;! s’écriale frère de M.&|160;Becoot&|160;; c’était oun miracle, vo êtessorcière donque, mossio lé douque.

–&|160;»&|160;Je vous jure qu’il n’y a rien desorcier là-dedans, tout cela n’est que de la physique.

–&|160;»&|160;Ies, ies, de laphessique (riant), ah, ah, ah, choli phessique&|160;!

–&|160;»&|160;Puisqu’ils couchentensemble.

–&|160;»&|160;Ies, ies, natoural,beaucoup natoural&|160;; dans la même lite, charmante cohabitachen,charmante&|160;!&|160;» charmante&|160;! répétait en s’extasiant lebeau frère de madame Becoot, dont le mari qui se pâmait presqued’aise, exprimait par ses contorsions et les grimaces les plusburlesques, la satisfaction qu’il ressentait.

Lady Becoot et son amant avaient logé pendantquelques mois rue Feydeau, chez une de ces dames qui, pour leuravantage et la commodité des étrangers, tiennent à la fois tabled’hôte et d’écarté&|160;; mais prévoyant des persécutions, à lanouvelle du débarquement des deux jumeaux, le couple adultères’était réfugié à Belleville, où un général, des amis de la dame,leur avait donné l’hospitalité. On convint d’aller les relancerdans cet asile, et comme M.&|160;Becoot était pressé, il fut décidéque l’on précipiterait le dénouement.

Le lendemain était un dimanche, il devait yavoir grand dîner chez le général, et à la suite du repas, suivantl’usage de la maison, on devait y donner à jouer. Le duc de Modène,connu depuis long-temps pour un adroit flibustier, avait donc unprétexte suffisant pour s’introduire dans une réunion où lesGrecs étaient admis sans difficulté. Il ne laissa paséchapper l’occasion. S’étant transporté à Belleville, quand lasoirée fut venue, il alla prendre place dans le salon du général,jusqu’à deux heures du matin, qu’il sortit pour rejoindre les deuxfrères, qui, non loin de là, étaient dans un carrosse de remise.«&|160;C’est pour le coup, leur dit le duc, que le couple est dansles draps.

–&|160;»&|160;Dans les draps&|160;! s’écrieM.&|160;Becoot.

–&|160;»&|160;Oui, monsieur, dans lesdraps&|160;; j’ai presque assisté à leur coucher, et si vous voussentez le courage de tenter l’escalade, je me charge de vousconduire jusqu’à l’alcôve, vous n’aurez plus qu’à tirer lerideau.

–&|160;»&|160;Comment vo dites&|160;?l’escalade&|160;! Qu’entendez-vo escalade&|160;?

–&|160;»&|160;Nous franchirons le mur dujardin.

–&|160;»&|160;Goddem&|160;! franchir…Voyez-vous mo-a monté&|160;? La domestique il crie à la voleur…Non, non, pas franchir… et la pâton et la fissil, pin, pan,patatra, je fais des coulboutes… Et mossio Gaviani bien contente.Oh&|160;! oh&|160;! pas franchir.

–&|160;»&|160;Cependant, si vous voulez que ledélit soit matériellement constaté.

–&|160;»&|160;Dans les Becoot, mossio lédouque, no n’aimons pas la péril.

–&|160;»&|160;Alors il faudra saisir lescoupables hors de la demeure du général, c’est le moyen de necourir aucun risque. Je sais qu’à l’issue du déjeuner ils doiventmonter dans un fiacre qui les emmènera à Paris&|160;: Vousconvient-il de les prendre dans le fiacre&|160;?

–&|160;»&|160;Dans la fiacre, ies,ies, por proudeince.&|160;»

Le duc de Modène, son auxiliaire le pèreMartin, et les deux insulaires, se mirent en faction pour être àl’affût du départ. Pendant qu’on était ainsi aux aguets,M.&|160;Becoot fit mille questions et réflexions plus saugrenuesles unes que les autres. Enfin, vers les deux heures del’après-midi un fiacre s’arrête à la porte&|160;: au bout d’uninstant, il s’ouvre pour recevoir madame Becoot et son cavalier. Oncroirait qu’à cette vue, M.&|160;Becoot n’aurait plus été le maîtrede contenir son indignation&|160;; il ne sourcilla pas&|160;: lesmaris anglais sont étonnants&|160;: «&|160;Vo voyez, dit-il à sonfrère, vo voyez, mon fame avec son hamant.

–&|160;»&|160;Oui, oui, jé voyé… Il était danslé voitoure.&|160;»

On était averti que le fiacre se dirigeraitsur la rue Feydeau. Les Anglais ordonnèrent à leur cocher defouetter, afin de gagner les devant, et quand ils furent à hauteurde la porte Saint-Denis, à l’endroit où une montée conduit auboulevard Bonne-Nouvelle, ils mirent pied à terre. Bientôtils aperçoivent le fiacre&|160;; il va au pas&|160;; les agentss’avancent pour l’arrêter, et M.&|160;Becoot en ayant ouvert laportière&|160;: «&|160;Ah&|160;! bonne jor, dit-il avec un flegmeinconcevable, mossio, jé démandé à vo pardon&|160;; jé véné prendmon fame, qué vo cacholez à mon place.

–&|160;»&|160;Allons, madame ajouta le frère,c’été temps por né plous no faire coucous, véné havec.&|160;»

Gaviani et madame Becoot sont terrifiés, sansrépondre, ils descendent tous deux, et pendant que l’Italienacquitte le prix de la course, contrainte d’obéir l’infortunée ladyest impitoyablement installée dans le carrosse, entre les deuxBecoot, en face des deux estafiers. Tout le monde était silencieux,tout à coup, madame Becoot revenue peu à peu de sa terreur,s’élance à la portière&|160;: «&|160;Gaviani, Gaviani, crie-t-elle,mon ami, sois tranquille, je ne t’abandonnerai qu’à la mort.

–&|160;»&|160;Taissez-vo, madame Becoot, luidit froidement son mari, je ordonné vo la silence, vo êtes ouneméchant fame&|160;; vo êtes assez hardie por appélé mossioGaviani&|160;; vo êtes oune félon, ouai, madame, vo êtes oune grandfélon&|160;; jé féré mété vo dans lé blac Hole.

–&|160;»&|160;Vous ne ferez rien.

–&|160;»&|160;Jé féré, jé féré…&|160;»répétait-il en balançant sa tête entre les manches de deuxparapluies, dont les crosses en corne de cerf, formaient pour sonfront un singulier accompagnement.

«&|160;M.&|160;Becoot, tout ce que vous ferezest inutile… Ah&|160;! mon cher Gaviani.

–&|160;»&|160;Encore Gaviani, tojorGaviani.

–&|160;»&|160;Oui toujours&|160;; je vousdéteste, je vous abhorre.

–&|160;»&|160;Vo êtes mon fame.

–&|160;»&|160;Mais regardez-vous donc,M.&|160;Becoot, êtes-vous fait pour avoir une femme&|160;? D’abordvous êtes laid, ensuite vous êtes vieux, vous êtes ridicule et vousêtes jaloux.

–&|160;»&|160;Jé souis gélousselégalement.

–&|160;»&|160;Vous voulez faire prononcer ledivorce, n’est-il pas tout prononcé&|160;? Je vous fuis, quedemandez-vous de plus&|160;?

–&|160;»&|160;Jé vol être coucoulégalement.

–&|160;»&|160;Vous voulez du scandale.

–&|160;»&|160;Vo volez faire coucou mo-a à tonfantaissie. Jé volé à la mien, jé vol été coucou havec lé jousticeà la poublique, avec oun sentence.

–&|160;»&|160;Vous êtes un monstre à mes yeux,vous êtes un tyran&|160;; jamais je ne resterai avec vous.

–&|160;»&|160;Vo resteré avec lé praison.

–&|160;»&|160;Vous ne m’aurez pasvivante&|160;», et en proférant cette menace, elle faisait semblantde vouloir se déchirer la figure.

–&|160;«&|160;Tienne loui les mains, monfrère.&|160;»

Le frère se mit effectivement en devoir de luitenir les mains, alors, elle se débattit quelques instants, puiselle parut se calmer&|160;; mais l’étincelle de ses regardstrahissait sa colère et les feux dont elle brûlait.

Rouge, enluminée, et pourtant belle encore,autant que la passion peut l’être, près de ces mines hétéroclites,à côté de ces visages immobiles et morfondus, elle avait l’air dela reine des Bacchantes entre deux magots, ou plutôt d’un volcand’amour entre deux pics de glace. Quoiqu’il en soit, le retour deM.&|160;Becoot à l’hôtel où il logeait, rue de la Paix, fut untriomphe. Son premier soin fut d’enfermer le lutin dans unechambre, dont il ne confia la clé à personne. Mais quand un maris’est fait le geôlier de sa femme, il est si doux à celle-ci detromper sa vigilance&|160;! On connaît la chanson&|160;: Malgréles verrous et les grilles, etc. Le troisième jour de cettecaptivité conjugale, madame Becoot, à ce qu’il paraît, s’ennuyad’être en cage&|160;; le quatrième, je fis une visite àM.&|160;Becoot&|160;; il n’était pas midi, je le trouvai à tableavec son frère, en face d’un plumb-pudding et d’une douzaine debouteilles de champagne, dont ils avaient déjà fait sauter lesbouchons.

«&|160;Ah&|160;! bonne jor, mossioVaidoc&|160;; il était bocop de politesse à vo, por venir voir no.Vo bo-a-rez de la Champeigne&|160;?

–&|160;»&|160;Je vous remercie, je n’en boisjamais à jeun.

–&|160;»&|160;Vo n’était pas oune bonneAnclaise.

–&|160;»&|160;Eh bien&|160;! vous voilà aucomble de la joie, le duc de Modère vous a rendu votre femme, jevous en fais mon compliment.

–&|160;»&|160;Complimente&|160;!goddem. Il était encore envolée, madame Becoot.

–&|160;»&|160;Eh quoi&|160;! vous n’avez passu la garder.

–&|160;»&|160;Il était envolée, jé vo dit, lafélon&|160;!

–&|160;»&|160;Puisque c’est ainsi, n’enparlons plus.

–&|160;»&|160;Non, plus parler, tujor bo-a-rela Champeigne&|160;: il n’était pas félon.&|160;»

Ces messieurs insistèrent de nouveau pour queje leur tinsse compagnie mais comme j’avais besoin de garder monsang-froid, je les priai de me dispenser de la rasade, et aprèsleur avoir fait agréer mes salutations, je pris congé d’eux. Sansdoute qu’ils ne tardèrent pas à être sous la table. C’est là qu’unbon Anglais cuve rondement son chagrin&|160;: a-t-il disparu entreles pintes et les brocs, si, pendant qu’il dort, on lui criecoucou, et qu’à son réveil, en le montrant au doigt, ondise, ah&|160;! le voilà, il rit jaune, et, plutôt que decacher sa tête, le maussade se fâche. Il provoque une enquête. Onprononce un divorce. À qui la faute&|160;? À Gaviani&|160;? àBergami&|160;? à la princesse&|160;? aux dieux qui la firent sibelle&|160;? Non… À qui donc&|160;? Au porter, au porto, aubordeaux, au champagne, enfin, à Bacchus sous toutes les formes etsous toutes les couleurs.

Mais que m’efforçai-je de percer le brouillardqui enveloppe des mœurs qui ne sont pas les nôtres&|160;? Nousvivons sur les rives de la Seine, ne nous inquiétons pas de ce quise passe aux bords de la Tamise. Peut-être quelque Vidocqbritannique voudra-t-il un jour nous l’apprendre. Jusque-là, je meborne à l’épisode de M.&|160;Becoot, que je ne vis plus, et jereviens à mes moutons, c’est-à-dire, aux catégories.

La distinction des voleurs, selon le genrequ’ils ont adopté, serait de peu d’importance, si, en même tempsque je dévoile les moyens par eux mis en pratique pour vivre à nosdépens, je n’indiquais par quelles précautions on parviendra à semettre à l’abri de leurs atteintes. S’ils ne prélevaient une dîmeque sur le superflu, peut-être, y aurait-il quelque cruauté àprétendre les empêcher de se procurer le nécessaire&|160;; maiscomme, vu le hasard de leur profession, entre Irus et Crésus, il neleur est pas toujours donné de choisir, et qu’ils prennentindifféremment où il y a trop et où il n’y a pas assez, qued’ailleurs, ils prennent aussi pour se livrer à des profusions, jevais, sans miséricorde, déployer contre eux l’arsenal de tout monsavoir, afin de battre en brèche leur industrie, et, s’il estpossible de la mettre au sac, suivant l’expression de nosvieux Polyorcètes, je veux dire nos vieux Chroniqueurs ou mieuxencore nos vieux romanciers.

Aucune capitale de l’Europe, Londres excepté,n’enserre autant de voleurs que Paris. Le pavé de la moderne Lutèceest incessamment foulé par toutes espèces de larrons. Ce n’est passurprenant, la facilité de s’y perdre dans la foule y fait affluertout ce qu’il y a de méchants garnements, soit en France, soit àl’étranger. Le plus grand nombre se fixe irrévocablement dans cettecité immense&|160;; quelques autres n’y viennent que comme desoiseaux de passage, aux approches des grandes solennités, ou durantla saison rigoureuse. À côté de ces exotiques, il y a lesindigènes, qui forment dans la population une fraction, dont ledénominateur est assez respectable. J’abandonne au grandsupputateur, M.&|160;Charles Dupin, le soin de l’évaluer endécimales, et de nous dire si le chiffre qu’elle donne ne devraitpas être pris en considération dans l’application de la teintenoire.

Les voleurs parisiens sont, en général, haïsdes voleurs provinciaux&|160;; ils ont, à juste titre, laréputation de ne pas faire difficulté de vendre leurs camaradespour conserver leur liberté&|160;; aussi lorsque, par l’effet d’unecirconstance quelconque, ils sont jetés hors de leur sphère, ils netrouvent pas aisément à qui s’associer&|160;; au surplus, ils ontune grande prédilection pour le lieu de leur origine. Ces enfantsde Paris ne peuvent pas se séparer de leur mère, ils ont pour elleun fonds de tendresse inépuisable&|160;:

À tous les cœurs bien nés que la patrie estchère&|160;!

Transporté dans un département, un voleurparisien est tout désorienté&|160;; eût-il été lancé de la lunecomme une aérolite, il n’y serait ni plus emprunté, ni plusneuf&|160;; c’est un badaud, un vrai badaud, dans toute la force duterme&|160;; à chaque instant il redoute de prendre martre pourrenard&|160;: c’est terrible, quand on ne connaît pas leterrain&|160;! il ne sait où il met la main et le pied, peut-êtremarche-t-il sur des charbons ardents&|160;: Cineri doloso.Il n’ose faire un pas, parce qu’il a un bandeau sur les yeux, etque, s’il va se heurter, il est averti que personne n’est là pourlui crier casse-cou&|160;: tout au contraire, on s’amuse àle voir en péril, parce qu’on est convaincu qu’il estpoltron&|160;? s’est-il embarqué dans une gaucherie, on la luilaisse achever, on l’y pousse même, et si dans son chemin ilrencontre un gendarme, que malheur lui advienne, qu’il succombeenfin, les malins du Colin-Maillard en font des gorges chaudes.

Au sein d’une petite ville, un voleur est toutà fait déplacé&|160;; c’est la poule qui n’a qu’un poussin&|160;:il est là exactement comme le poisson dans l’huile, comme lepoisson dans la friture, ce n’est pas son élément&|160;: il y atrop de calme, dans une petite ville, trop de tranquillité, lacirculation est trop régulière, trop limpide&|160;; mieux vautbeaucoup de tumulte, de la confusion, du frottement, des embarras,du désordre, et un fluide sujet à se troubler. Tous ces avantages,c’est à Paris qu’ils sont rassemblés, dans l’exigu, mais bienrempli, département de la Seine, dans un périmètre de cinq à sixlieues, sur un espace qui suffirait à peine à l’établissement duparc d’un grand seigneur&|160;; Paris est un point sur le globe,mais ce point est un cloaque&|160;? à ce point aboutissent tous leségouts&|160;; sur ce point tourbillonnent, passent, repassent, secroisent et s’entrecroisent des myriades de propriétaires de la viepar excellence. Le voleur parisien est habitué à cette cohue&|160;;hors de là, il nage dans le vide, et son habileté expire. Il lesait bien, et ce qui le prouve incontestablement, c’est que,parvient-il à s’évader du bagne, c’est toujours sur la Capitalequ’il se dirige à tire d’aile&|160;; il ne tardera pas à êtrerepris, que lui importe&|160;? il aura encore une foistravaillé à sa guise.

Les voleurs provinciaux se font assezpromptement au séjour de Paris&|160;; ce n’est pas que le climatleur convienne mieux que tout autre, mais ce sont des espèces decosmopolites, qui trouvent une patrie partout où il y a àdérober&|160;: Ubi bene, ubi patria, telle est leurmaxime&|160;; ils s’accommoderont tout aussi bien de la résidencede Rome que de celle de Pékin, lorsqu’il y aura du butin à faire.Ils n’ont ni l’extérieur agréable, ni les formes découplées, ni lajactance du voleur parisien&|160;: eussent-ils vécu un siècle dansParis, ce seraient toujours des rustres&|160;; les amis dePantin leur reprocheraient toujours d’être bâtis comme despoignées de sottises, et de ne ressembler à personne.La tenue et les manières, voilà leur côté faible&|160;; ils n’ontpoint d’urbanité, et quoiqu’ils fassent, ils ne seront jamaisparfumés de cette fleur d’atticisme dont l’odeur suave charme etenivre ce monde brillant et frivole, qu’on ne peut duper qu’aprèsl’avoir séduit&|160;; mais s’ils manquent de cet entre-gent, qui,sous quelques rapports, donne aux indigènes une certainesupériorité, en revanche ils ont plus de capacité&|160;: sous uneenveloppe grossière, sous des dehors lourds en apparence, ilscachent une dose d’astuce et de finesse qui dans les entreprises depremier ordre, les rend propres à écarter les obstacles et à capterla confiance des personnes réfléchies&|160;: que l’on consulte lesarchives du crime, tous les grands vols, tous les vols hardis etraisonnés sont le fait de voleurs provinciaux. Ces derniers ne sontpas fluets, mais ils sont audacieux, persévérants,méditatifs&|160;; ils conçoivent bien et exécutent mieux.

Les voleurs de profession originaires de laCapitale sont rarement des assassins&|160;; ils ont en horreur lesang, et quand ils le versent c’est toujours à regret&|160;; c’estque par des circonstances imprévues ils y ont été forcés. Parextraordinaire ont-ils des armes, ils n’en font usage que pours’échapper dans le cas de surprise en flagrant délit. Les grandscrimes dont Paris est parfois le théâtre, sont presque toujourscommis par des étrangers. Une particularité assez remarquable,c’est que les assassinats sont ordinairement le fait d’un débutantdans la carrière&|160;: ceci est vrai, très vrai, n’en déplaise àces moralistes inobservateurs, qui répètent d’après lepoète&|160;:

Ainsi que la vertu le crime a ses degrés.

Avant de commettre une mauvaise action, lesvoleurs expérimentés calculent les conséquences de cette action,par rapport à eux. Ils connaissent la peine qu’ilsencourront&|160;; ils jouent, parce qu’ils ont besoin de jouer,mais s’il s’agit d’aller de leur tout, ils y regardent à deux fois.Le Code, qu’ils étudient sans cesse, leur dit&|160;: vous irezjusque-là, vous n’irez pas plus loin&|160;; et bon nombred’entre eux reculent devant la réclusion, devant la perpétuité,devant la mort… Ce n’est pas sans intention que, dans cetteénumération, je place la mort en dernier lieu&|160;; c’est lemoindre des épouvantails, je le démontrerai, que l’on juge, d’aprèscela, si notre pénalité est bien graduée.

Les voleurs provinciaux en général, moinscivilisés que ceux dont l’éducation s’est faite à Paris,n’éprouvent aucune répugnance à tuer&|160;; ils ne se bornent pas àse défendre, ils attaquent, et souvent dans leurs expéditions,non-seulement ils sont téméraires, mais encore ils se montrentatroces et cruels au dernier degré&|160;: mille traits barbares,consignés dans les fastes judiciaires, peuvent venir à l’appui demon assertion.

La sagesse des nations a depuis long-tempsproclamé comme une vérité, que les loups entre eux ne semangent pas&|160;; afin de ne pas faire mentir le proverbe,les voleurs ont les uns pour les autres des égards deconfraternité. Tous se regardent comme les membres d’une grandefamille&|160;; et quoique les voleurs provinciaux et les voleursparisiens soient généralement peu disposés à s’entraider,l’antipathie ou la prévention ne va pas jusqu’à s’entre-nuiredirectement. Il y a toujours un pacte qui est respecté dansquelques unes de ces généralités&|160;: la bête, dirait unphilosophe d’outre Rhin, se sent dans la bête de sa race, leconfrère aime à retrouver le confrère&|160;: aussi les voleursont-ils des signes de reconnaissance, et un langage particulier.Posséder ce langage, être initié à ces signes, lors même qu’onn’est pas du métier, c’est déjà un titre à leur bienveillance,c’est une preuve ou tout au moins une présomption qu’on fréquentedes amis. Mais ces notions, plus précieuses dans quelquescirconstances que celles de la franc-maçonnerie, ne sont pas ungarant infaillible de sécurité, et sût-on l’argot comme un jeunelord dont je m’abstiens de décliner l’ignoble surnom, jeconseillerais encore de ne pas s’y fier. Voici, au surplus, unepetite aventure qui, je crois, montrera que je n’ai pas tort&|160;:je demande pardon au lecteur si je m’interromps encore pour conter,mais ce sera bientôt dit.

Le père Bailly ancien guichetier deSainte-Pélagie, avait, depuis quelque mois, troqué cet emploicontre celui de gardien au dépôt de mendicité de Saint-Denis. Lepère Bailly était un vieillard qui aimait passablement le jus de latreille&|160;: au reste, quel geôlier ne boit pas avec plaisir,surtout quand on l’y convie et que ce n’est pas lui qui paye&|160;?Depuis vingt-cinq ans qu’il était dans les prisons, le père Baillyavait vu bien des voleurs&|160;; il les connaissait presque tous,et tous l’estimaient, parce qu’il se montrait bonenfant&|160;: il ne les chagrinait pas trop. Pour ceux dont labourse était résonnante, il était aux petits soins, petits soins degeôlier, on sait ce que c’est.

Un jour le bon homme était venu à Paris afind’y toucher une petite rente, qu’il s’était amassée du produit deses économies&|160;: c’étaient les subsidia senectutis, laprovision de la fourmi, la réserve pour la goutte matinale et letabac de toute la journée. L’échéance était arrivée&|160;: le pèreBailly reçut son argent, deux cents francs&|160;: il lestenait&|160;; mais allant et venant, il avait avalé quelquescanons, de telle sorte qu’au moment de retourner à son poste, ilétait un peu gai&|160;; ce n’est pas un mal, cela donne des jambes.Aussi cheminait-il en belle humeur, heureux d’en avoir terminé à sasatisfaction, lorsque sous la porte Saint-Denis, deux de sesanciens pensionnaires l’accostent en lui frappant surl’épaule&|160;: «&|160;Eh&|160;! bonjour, père Bailly.

–&|160;»&|160;(se retournant) Bonjour mesenfants.

–&|160;»&|160;Voulez-vous qu’il nous en coûteune chopine, sur le pouce&|160;?

–&|160;»&|160;Sur le pouce&|160;? volontiers,car je n’ai pas le temps.&|160;»

On entre Aux deux Boules.

–&|160;«&|160;Une chopine en trois, à huit,vite et du bon.

–&|160;»&|160;Eh bien&|160;! mes enfants, quefaites-vous&|160;? ça va-ti-bien&|160;? Y paraît que oui, car vousmarquez (vous avez l’air à votre aise).

–&|160;»&|160;Pour ce qui est de ça, nousn’avons pas à nous plaindre, depuis que nous sommes décarrés(sortis), le zaffaires vont assez bien.

–&|160;»&|160;J’en suis charmé, j’aime mieuxvous voir contents&|160;; mais prenez garde à retourner rue dela Clé, c’est une fichue hôtel (il a vidé son verre, et tendla main de l’adieu).

–&|160;»&|160;Quoi&|160;! déjà&|160;? nous nenous voyons pas si souvent&|160;; puisque vous voilà, nousredoublerons bien&|160;; allons, encore une chopine.

–&|160;»&|160;Non, non, ça sera pour une autrefois, je suis pressé, et puis, je suis là sur mes pattes. J’ai tantcouru depuis ce matin&|160;; savez-vous que j’ai devant moi un bonruban, jusqu’à Saint-Tenaille (Saint-Denis).

–&|160;»&|160;Une minute de plus, une minutede moins, dit un des pensionnaires, ce n’est pas ça qui vousretardera. Nous allons nous asseoir dans la salle&|160;; n’est-cepas père Bailly&|160;?

–&|160;»&|160;Il n’y a pas moyen de vousrefuser. Allons, je me laisse aller, mais qu’on nous servepromptement&|160;; une chopine, pas plus, et je pars. Il n’y a pasde bon Dieu, il en pleuvrait, je file nette comme torchette.Voyez-vous, j’en fais le serment.&|160;»

La chopine se boit&|160;; une troisième, unequatrième, une cinquième, une sixième s’écoulent, et le père Baillyne s’aperçoit pas qu’il est parjure. Enfin, il est ivre,complètement ivre&|160;: «&|160;Il n’y a pas à dire, répète-t-il àtout bout de champ, il faut que je parte&|160;; il se faitnuit&|160;; ce n’est pas le tout, c’est que j’ai deux cents francsdans mon paquet&|160;; si on allait me servir (voler) enroute.

–&|160;»&|160;Qu’avez-vous peur&|160;? il n’ya pas un grinche qui voulût vous faire la sottise. On vousconnaît trop brave pour cela. Le papa Bailly&|160;! il peut passerpartout, le papa Bailly.

–&|160;»&|160;Je sais bien, vous avezraison&|160;; si c’étaient des amis de Pantin, je pourraisme faire reconnaître, mais des pantres nouvellementaffranchis (des paysans qui font leurs premières armes),j’aurais beau faire l’arçon [1].

–&|160;»&|160;Il n’y a pas de danger&|160;; àvotre santé, père Bailly.

–&|160;»&|160;À la vôtre&|160;: ah ça&|160;!je ne m’ennuie pas, mais c’est cette fois que je m’en vais. Il n’ya plus de rémission. Bonsoir, portez-vous bien.

–&|160;»&|160;Vous le voulez, nous ne vousretenons plus.&|160;» Ils l’aident à placer sur son épaule unbâton, à l’extrémité duquel est attaché le paquet qui contient lenuméraire. Aussitôt le père Bailly, qui en a sa charge, prend sonessor.

Le voilà dans le faubourg, papillonnant,trébuchant, voltigeant, roulant, gravitant, faisant desterre-à-terre, et s’avançant pourtant, à force de zigs-zags. Tandisqu’il décrit ainsi des S, des Z et toutes les lettres bancroches del’alphabet, les deux pensionnaires se consultent sur ce qu’ilsferont&|160;; «&|160;Si tu étais de mon avis, dit l’un d’eux, nouslui prendrions ses deux cents balles, à ce vieux rat.

–&|160;»&|160;Parbleu, tu as raison, sonargent vaut celui d’un autre.

–&|160;»&|160;Eh oui&|160;! suivons-le.

–&|160;»&|160;Suivons-le.&|160;»

Malgré ses tergiversations le père Baillyavait déjà dépassé la barrière&|160;: toutefois ils ne tardèrentpas à l’apercevoir. Encore aux prises avec son vin, il marchaitcontre vents et marée&|160;; il y avait du tangage, beaucoup detangage, il chancelait, rétrogradait, obliquait, si bien qu’à levoir dans cet état, par humanité tous les cochers imaginaient delui proposer une place dans leur coucou&|160;; «&|160;Passe tonchemin, mannequin, répondait à cette offre le gracieuxporte-clé&|160;: le père Bailly a bon pied, bon œil.&|160;»

Bien lui en eût pris d’être moins fier&|160;;car en arrivant dans la plaine des Vertus, il se trouva dans ungrand embarras. Qu’on se figure ce doyen de la geôle entre lesgriffes des deux voleurs&|160;: le saisir à la gorge, et enlever lepaquet, fut l’affaire d’un instant. En vain se démanche-t-il àfaire le signe qui doit le sauver, du maigre&|160;! dumaigre&|160;! crie-t-il à tue tête, ce sont les mots de passequ’il fait entendre&|160;; il se nomme&|160;: C’est le pèreBailly&|160;! mais il n’y a ni signe, ni mots, ni nom quitiennent. «&|160;Il n’y a ni gras ni maigre, ripostent les voleursen contrefaisant leur voix, il faut lâcher le baluchon (lepaquet)&|160;; et, en proférant ces paroles, ilsdisparaissent.&|160;» – «&|160;Elle est rude, celle-là, murmure lavictime, ils ne la porteront pas en paradis.&|160;» Cetteprophétique menace aurait pu s’accomplir&|160;; mais entre eux etla justice il y avait sur le cerveau du vieillard les vapeursanti-mnémotechniques du Surêne [2], et surcette hémisphère les épaisses ténèbres d’une nuit profonde. Le pèreBailly est enterré&|160;; je reprends le fil de mon discours&|160;:attention&|160;!

Il serait impossible de classer les voleurs,s’ils ne s’étaient classés d’eux-mêmes. D’abord un individu obéit àson penchant pour la rapine&|160;; il dérobe à tort et à traverstout ce qui se présente&|160;: dans le principe c’est, comme dit leproverbe, l’occasion qui fait le larron&|160;; mais le bonlarron doit, au contraire, faire l’occasion, et ce n’est que dansles prisons qu’il acquiert ce qui lui manque pour atteindre uneperfection semblable. Après avoir subi une ou deux petitescorrections, car point de commençant qui ne fasse ce qu’on appelleune école, il connaît et on lui fait connaître son aptitude&|160;;alors, éclairé sur ses moyens, il se détermine à adopter un genre,et ne le quitte plus, à moins qu’il n’y soit forcé.

Les voleurs d’extraction sont, pour laplupart, Juifs ou Bohémiens&|160;; encouragés par leurs parents,ils pratiquent en quelque sorte au berceau. À peine peuvent-ilsfaire usage de leurs jambes, ils appliquent leurs mains à malfaire. Ce sont de petits Spartiates, à qui du matin au soir onrecommande de ne rien laisser traîner. Leur vocation est marquéed’avance&|160;; il suivront les errements de leur caste, les guideset les leçons ne leur manqueront pas&|160;; mais il y a voleur etvoleur, afin de ne pas ignorer leurs véritables dispositions, ilss’essayent dans tous les genres, et dès qu’ils ont découvert celuidans lequel ils excellent, ils s’y fixent, c’est un partipris&|160;; ils ont embrassé une spécialité, ils n’en sortentpas.

Depuis le déluge, il n’y a eu qu’un Voltaire,c’était un homme universel. Depuis la création du monde, il nes’est peut-être pas trouvé parmi les voleurs une seule têteencyclopédique&|160;: sauf quelques exceptions, ils sont bien lesêtres les plus circonscrits, et par conséquent les moinsexcentriques que je connaisse. En somme, chacun se borne à cueillirdes fruits sur la branche à laquelle il s’est attaché&|160;; quandla branche ne fournit que médiocrement, on grapille&|160;; quandelle ne fournit plus, on passe à une autre, mais on n’exploite pasdeux branches à la fois&|160;; peut-être ne gagnerait-t-on rien àle faire, puis chaque branche est un monopole, et des monopolistes,quels qu’ils soient, sont trop jaloux de leurs prérogatives poursouffrir les empiétements. Quelques voleurs pourtant ont eudeux cordes à leur arc&|160;; deux cornes à leurarbre, dirait certaine actrice de la Porte Saint-Martin&|160;:elle aurait raison, ces privilégiés étaient ordinairement des gensmariés… Le mâle travaillait de son côté, la femelle de l’autre, oubien, pour faire une bonne maison, d’un commun accord on opérait lafusion des deux industries.

D’espèce à espèce, les voleurs ont de lamorgue. L’escroc, qui est un homme du monde, méprise lefilou&|160;; le filou, qui se borne à escamoter adroitement lamontre ou la bourse, se tient pour offensé, si on lui propose dedévaliser une chambre&|160;; et celui qui fait usage de faussesclés, pour s’introduire dans un appartement qui n’est pas le sien,regarde comme infâme le métier de voleur de grands chemins. Jusquesur l’échelle du crime, qu’il soit ou plus haut ou plus bas, qu’ilmonte ou qu’il descende, l’homme a sa vanité et son dédain&|160;:partout, dans les plus abjectes conditions de la vie, pour que sonMOI ne crève pas de dépit et d’humiliation il a besoin de sepersuader qu’il vaut mieux que ce qui est ou devant ou derrièrelui. Afin de s’enorgueillir encore, il ne réfléchit du mondeextérieur que la portion la plus infime, celle-là du moins ne luifait pas honte&|160;; il est plongé dans la fange, mais s’il élèveson front au-dessus du bourbier, s’il croit voir plus bas que lui,il s’imagine qu’il plane, qu’il domine&|160;; il y a de la joiepour son cœur. Voilà pourquoi tous les coquins qui n’ont pasfranchi cette moyenne région de la perversité, où la probitén’existe plus que comme une réminiscence, ont tous l’orgueil d’êtremoins criminels les uns que les autres&|160;: voilà pourquoi,au-delà de cette région, c’est, au contraire, à qui fera parade duplus haut degré de scélératesse&|160;: voilà pourquoi enfin, danschaque espèce, même en deçà de la région moyenne, où l’on pèse leplus ou moins de déshonneur, il n’est pas un fripon qui n’aspire àêtre le premier dans son genre, c’est-à-dire le plus adroit, leplus heureux, ou, ce qui revient au même, le plus coquin.

Il est bien entendu que je ne parle ici quedes voleurs profès, qui sont les cosaques réguliers de notrecivilisation. Quant au paysan qui vole une gerbe, au savetier quifait de la fausse monnaie, au notaire qui se prête à unstellionnat, ou écrit un testament sous la dictée d’un mort, cesont là des cosaques irréguliers, de purs accidents, qui ne peuventavoir leur place dans une classification. Il en est de même desauteurs isolés de tous ces attentats auxquels peut pousserl’effervescence des passions, la haine, la colère, la jalousie,l’amour, la cupidité et les rages d’une dépravation frénétique. Lesassassins de profession sont les seuls dont j’aie à m’occuper endécrivant ces catégories, mais auparavant je vais faire comparaîtreles espèces dont les mœurs sont plus douces… La séance est ouverte,qu’on amène les cambrioleurs.

CHAPITRE XLVII. – LES CAMBRIOLEURS.

 

Le costume de ville. – La chique en permanence. – Les maisonssans portier. – Curiosité des locataires. – Les chercheurs desages-femmes. – les gilets et les cravates. – Le trophée d’amour. –Force cuirs. – Les paniers et les hottes. – Nouveaux visages. –Tremblez le dimanche. – Bons conseils. – Prenez un bâton. – Lesmaisons à portier. – Payez vos gardiens. – Cambrioleurs à la flan.– Le feu d’artifice et le bouquet. – Les caroubleurs. – Petiteliste de gens dont il faut se méfier. – Les indicateurs. – Lesnourrisseurs. – Cachez les rentrées. – Les voisins perfides. – Ô lebrave homme ! on te connaît beau masque !

 

Les cambrioleurs sont les voleurs de chambres,soit à l’aide d’effraction, soit à l’aide de fausses clés. À laville, c’est-à-dire hors de leurs occupations habituelles, il n’estpas très difficile de les reconnaître : ce sont pour laplupart des jeunes gens dont les plus âgés n’ont pas plus de trenteans : de dix huit à trente, c’est le bon âge d’un cambrioleur.Presque toujours ils sont vêtus assez proprement ; mais quelque soit leur costume, qu’ils aient adopté la veste, la redingoteou l’habit, ils ne cessent jamais d’avoir l’air commun, et à lapremière vue on peut juger qu’il ne sont pas des fils de famille.D’ordinaire ils ont les mains sales, et la présence d’une énormechique qu’ils roulent sans cesse d’un côté de la bouche leurirrégularise la figure de la plus étrange façon. Rarement ilsportent une canne, plus rarement encore ils mettent des gants, celaleur arrive pourtant quelquefois.

Les cambrioleurs ne tentent pas de dévaliserune chambre, avant de s’être plus ou moins initiés aux habitudes dela personne qui l’occupe : ils ont besoin de savoir quand ellesera absente, et si chez elle il y a du butin à faire. Les maisonssans portier sont les plus favorables à leurs entreprises ;lorsqu’ils préméditent un coup, ils y vont par trois ou par quatre,qui s’introduisent, et montent successivement. L’un d’eux frappeaux portes, afin de s’assurer s’il y a quelqu’un. Si l’on ne répondpas c’est bon signe, on se dispose à opérer, et aussitôt pour semettre en garde contre une surprise, pendant que l’on fait sauterla gâche, ou jouer le rossignol, un des associés va se poster àl’étage supérieur, et un second à l’étage au-dessous.

Tandis que l’on procède à l’ouverture, il peutse faire qu’un locataire monte ou descende, et qu’il soit assezcurieux pour s’enquérir de ce que font dans l’escalier desindividus qu’il ne connaît pas. Alors, on lui répond que l’on vaaux lieux d’aisances, ou bien on demande un nom en l’air ;souvent on cherche une blanchisseuse, une garde-malade, uncordonnier, une sage-femme nouvellement emménagée. Il est àremarquer que, dans ce cas, le voleur interrogé balbutie plutôtqu’il ne parle ; qu’il évite de regarder en facel’interrogateur, et que, pressé de lui livrer passage, afin defaire le plus de place possible il se range contre le mur entournant le dos à la rampe.

Une particularité assez étrange, c’est quequand un cambrioleur en renom a adopté un genre de cravate et degilet, tous les confrères se modèlent sur lui pour ces deux piècesdu vêtement ; les couleurs voyantes, rouge, jaune, etc., sontcelles qu’ils affectionnent le plus. En 1814, j’arrêtai une bandede vingt-deux voleurs, vingt d’entre eux avaient des gilets de lamême forme et de la même étoffe ; il semblait qu’on les eûttaillés sur le même patron et levés dans la même pièce. En général,les voleurs sont comme les filles, il y a toujours sur eux quelquechose qui décèle la profession : ils aiment beaucoup lesbarriolages, et quelque soin qu’ils prennent pour singer les genscomme il faut, la tournure la plus distinguée qu’ils puissent sedonner est celle d’ouvriers endimanchés. Il en est bien peu quin’aient pas les oreilles percées : les petits anneaux et lecollier en cheveux, avec garniture en or, sont presque desornements obligés de leur toilette ; le collier est placéd’une manière apparente sur le gilet ; c’est toujours untrophée d’amour, on en fait parade ! Le chapeau velu, dont unemoitié des poils est relevée et l’autre couchée, leur plaîtinfiniment : je ne parle ici que des voleurs qui sont fidèlesaux traditions du métier ; quant à ceux qui s’en écartent, onpourra les deviner à des manières dans lesquelles il y a je ne saisquoi de contraint qui ne se remarque pas dans l’honnêtehomme : ce n’est pas l’embarras de la timidité, c’est une gênerésultant de l’appréhension de se trahir ; on voit qu’ilss’observent, et redoutent qu’on ne les observe ; parlent-ils,il y a dans leurs discours de la roideur, de l’entortillé, unapprêt de langage qui devient quelquefois comique, autant parl’abondance des fausses liaisons, que par le burlesque de mots dontils ignorent la signification ; ils ne causent pas, ilsbavardent, changeant sans cesse d’objet, s’avançant au hasard,rompant les chiens à tout moment, profitant de toutes lesdiversions pour aller d’un propos à un autre, de toutes lesoccasions pour détourner la vue.

Quelques cambrioleurs se font accompagner dansleurs expéditions par des femmes, qui portent des paniers ou deshottes de blanchisseuses, dans lesquels on dépose les objetsvolés ; là présence d’une femme descendant un escalier ousortant d’une allée avec un attirail semblable, est donc unecirconstance à laquelle il importe de faire attention, surtout sil’on croit voir cette femme pour la première fois. Les fréquentesallées et venues d’individus que l’on n’a pas l’habitude de voirdans un quartier, dénotent presque toujours de mauvaisdesseins.

Les journées les plus productives pour lescambrioleurs sont ces beaux dimanches de l’été, durant lesquels lapopulation laborieuse de Paris va goûter à la barrière les plaisirsde la campagne. Les cambrioleurs seront réduits aux abois aussitôtqu’on le voudra : que les personnes qui habitent une maisonsans portier, ne s’absentent plus sans laisser quelqu’un aulogis ; que les locataires renoncent enfin à un fatal systèmed’isolement qui n’est favorable qu’aux malfaiteurs ; qu’ils seregardent comme des cointéressés, et que le voisin veille pour levoisin ; que tout étranger qui entre, sort, monte ou descend,soit tenu pour suspect, pressé de s’expliquer sur le motif de saprésence, et s’il montre la moindre hésitation, retenu jusqu’à cequ’on ait acquis la certitude qu’aucun vol n’a été commis ;que tout locataire à qui l’apparition d’un inconnu a inspiré de ladéfiance, avertisse sur-le-champ les autres locataires, afin qu’ilsse tiennent sur leurs gardes ; que celui chez qui l’on a sonnéou frappé, pour demander un nom en l’air, ne se contente plus derefermer sa porte avec mauvaise humeur, qu’il suive des yeux ledemandeur, et ne le perde pas de vue avant de s’être assuré qu’ilest sorti ; que le demandeur, s’il s’est introduit sans avoirfrappé ni sonné, ou sans avoir attendu qu’on lui ait ouvert, soittraité comme un mal intentionné et toujours éconduitbrutalement : dans ce cas, l’emploi du bâton est un àpropos.

Souhaitez-vous dérouter lescambrioleurs ? ayez toujours la clé de votreappartement dans un lieu sûr ; ne la laissez jamais sur votreporte, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur. Sortez-vous ?ne l’accrochez nulle part ; ne la prêtez à personne pourquelque motif que ce soit, fût-ce même pour arrêter un saignementde nez. Si vous êtes obligé d’être quelque temps hors de chez vous,imaginez une cachette où vous déposerez ce que vous avez de plusprécieux, l’endroit le plus en vue est souvent celui ou l’on nes’avise pas de chercher. Je voudrais bien mettre le lecteur sur lavoie, mais je crains de fournir des indications aux voleurs. Il estprudent de n’avoir pas toujours la même cachette.

Avez-vous pris les précautions que je viens deprescrire, vous n’aurez rien de mieux à faire que de laisser toutesvos clés sur vos meubles. Si les voleurs viennent, vous leurépargnerez ainsi la peine d’une effraction, et à vous des fraisconsidérables. S’il y a des secrets dans vos secrétaires, dans vosarmoires, ouvrez-les, autrement vous vous exposerez aux ravages duMonseigneur, de la terrible pince, à laquelleaucune combinaison de serrure ne résiste. Ouvrez, ouvrez, maiscachez, c’est là le grand point pour ne pas être volé.

Les maisons à portiers seraient complètement àl’abri de l’espèce de vol que je signale, si les portiers étaientplus occupés de remplir leurs devoirs, que de faire des comméragessur les gens qui les paient ; mais les portiers sont uneterrible engeance : d’abord ils sont pourvus de toutes lescuriosités inutiles, et même dangereuses ; trompettes detoutes les médisances et de toutes les calomnies, conjectureurs àl’excès, rapporteurs et bavards, ils ne s’inquiètent que descirconstances vraies ou fausses, qui peuvent tourner au profit deleur manie de dénigrer. Aussi, quand on a besoin de tromper leurvigilance, est-il très facile de les distraire ou de les éloignerde leur loge. J’ai souvent songé au moyen de rendre les portiers,exclusivement attentifs à ce qui les regarde ; ce moyen, jecrois l’avoir trouvé : ce serait d’abord de les rétribuer pluslargement qu’ils ne le sont, ensuite d’exiger d’eux uncautionnement qui, hors les cas d’escalade et quelques autres,répondrait des vols commis dans la maison dont ils sont lesgardiens.

Je reviens aux cambrioleurs, dont il existedeux variétés bien distinctes ; la première est celle descambrioleurs à la flan (voleurs de chambres au hasard),qui s’introduisent dans les maisons, sans avoir auparavant jetéleur dévolu. Ces improvisateurs sont ceux qui vont frappant deporte en porte ; ils ne sont sûrs de rien, où il y a, ilsprennent, où il n’y a pas, le voleur perd ses droits. Le métier decambrioleur à la flan est très chanceux, sans être trèslucratif ; les trois quarts du temps, le jeu n’en vaut pas lachandelle. Ils vivent aux dépens des amateurs du dimanche, detoutes les fêtes et réjouissances possibles ; et tandis quepour se délasser de ses labeurs de la semaine, l’honnête industrielentouré de sa petite famille, va voir la joute sur l’eau, lesdistributions de comestibles, le feu d’artifice, ou qu’il se rendaux admirables représentations du Forçat, de laFausse-Clé, de la Pie voleuse ; tandis que le bouquet luiparaît ravissant ou que des brigands pour rire excitent sonenthousiasme, chez lui des brigands plus réels font leurs petitesaffaires, et après les joies de la journée, c’est à la maison quel’attend le bouquet véritable.

La seconde variété de cambrioleurs est celledes caroubleurs : ceux-ci ne s’aventurent pas, commeils ont des intelligences avec les domestiques, avec les frotteurs,cardeurs et cardeuses de matelas, peintres, colleurs de papiers,tapissiers, ils connaissent parfaitement les endroits qui peuventleur offrir des ressources, aussi vont-ils droit au but. Munisqu’ils sont des renseignements les plus précis, et des indicationsles plus exactes, ils ne se trompent jamais. La plupart du tempsils se servent de fausses clés qu’ils fabriquent sur les empreintesqui leur sont données par les indicateurs, leurs complices.

La troisième variété est celle desnourrisseurs, que l’on a appelés ainsi parce qu’ilsnourrissent des affaires ; nourrir une affaire, c’estl’avoir en perspective, en attendant le moment propice pourl’exécution. Les nourrisseurs préméditent leurs coups de longuemain ; et ne se hasardent pas à cueillir la poire avantqu’elle ne soit mûre. Quand ils ont une affaire en vue, qu’ilsl’aient eux-mêmes découverte ou qu’on la leur ait donnée, ilsn’agissent qu’avec la certitude qu’ils ne feront paschou-blanc. S’ils se proposent d’opérer sur un rentier,ils savent à quelle époque il touchera son revenu : s’ils ontrésolu de faire une descente chez un commerçant en détail, ilschoisissent, pour rendre visite à sa caisse, les fins de mois oules premiers jours de janvier. Sur chaque état ils ont des donnéespositives, du moins en ce qui touche les rentrées.

Les nourrisseurs sont ordinairement des hommesd’un âge mûr ; leur mise, sans être précisément élégante,annonce l’aisance. Ils sont insinuants et habiles à se ménagerl’accès des maisons où ils veulent effectuer une capture ;lorsqu’il y a beaucoup de locataires, ils forment des accointancesavec un cordonnier, une blanchisseuse ou tout autre ouvrier, prèsde qui ils viennent faire la conversation. L’ouvrier ne se doute derien, seulement le besoin de le voir est le prétexte des allées etdes venues.

Il est des nourrisseurs qui, ayant projeté decommettre un vol dans une maison, y louent un appartement ;alors ils ne se pressent pas, et l’occasion fût-elle belle, ils netentent rien avant de s’être acquis dans leur nouveau voisinage laconsidération nécessaire pour écarter les soupçons. Ils sont d’uneobligeance et d’une politesse rares, ils ne prennent rien à crédit,le terme est payé rubis sur l’ongle ; s’il se fait du bruit,ce n’est jamais chez eux, ils rentrent et se couchent de bonneheure : leur conduite est des plus régulières ; au besoinmême, et presque toujours, ils affichent de la dévotion ; lamère et les enfants, s’il y en a, vont à la messe ; par toutpays la dévotion est un masque, mais à Paris plus qu’ailleurs, ellecache trop souvent de mauvais desseins.

Plusieurs mois s’écoulent, enfin vient lemoment où la réputation est établie, le nourrisseur a eu le loisirde prendre ses mesures ; il opère, et tout pour un jour onapprend qu’un des locataires, si ce n’est le propriétaire lui-même,a été dépossédé de ses effets les plus précieux. La rumeur estgrande ; chacun s’indigne ; chacun s’étonne, il faut quele voleur connaisse les êtres ; le cambrioleur est le premierà le dire. Comme il n’a pas manqué de faire disparaître les objetsvolés, et qu’il est bien sûr qu’on ne les trouvera pas, ilconseille, il provoque une perquisition générale. Au prochain termeil déménage, et l’on en est fâché, c’était un si bravehomme !

CHAPITRE XLVIII.

 

Le point de mire ! – Deux fameux. – L’écriteau. – Tropparler nuit. – Le danger d’une mémoire locale. – Une erreurjuridique. – M. Delaveau et M. de Belleyme ou legénie du mal et le génie du bien. – Horribles conséquences. – Uneréputation vaut l’autre. – Il est un milieu.

 

À en juger par la multitude des vols dont onne peut découvrir les auteurs, on est d’abord induit à penser quele nombre des locataires de l’espèce dont il est parlé au chapitreprécédent est assez considérable, et ensuite qu’il est trèsdifficile de les convaincre. Cependant, tel qui n’est pas découvertaujourd’hui, peut l’être demain, et tôt ou tard l’impunité a sonterme. Il dépendrait de moi de rapporter mille faits qui leprouvent : je me borne au suivant.

M. Tardif, notaire, au coin de la rue dela Vieille-Draperie, était depuis long-temps le point de mire d’unebande de voleurs, dont faisaient partie les nommés Baudryet Robé, cambrioleurs des plus fameux. Ces derniers, enpassant un matin devant la demeure du notaire, aperçoivent unécriteau : ils le lisent ; une chambre est à louer, elleleur convient ; mais elle n’est pas assez propre. Un papierneuf est indispensable, et les boiseries ont besoin d’êtrerepeintes ; à qui confiera-t-on le soin de cette restaurationsi nécessaire ? Un jeune peintre a travaillé dans lesappartements du notaire ; c’est lui que l’on va chercher, ettandis qu’il procède au collage, ou qu’il barbouille les croisées,on le fait causer. Malheureusement il est pourvu d’une mémoire desplus locales ; il n’y a pas chez M. Tardif unedistribution dont il ne se souvienne, un coin ou un recoin dont ladestination lui ait échappé, un meuble dont il n’ait remarquél’emplacement ou reconnu l’usage. Sans y voir plus loin, il fournittoutes ces indications. Six semaines après, M. Tardif estvolé. Quels sont les coupables ? on n’en sait rien ; àpeine ose-t-on former des conjectures ; mais on n’est jamaistrahi que par les siens : un des voleurs, après avoir eu sapart du vol, vend ses complices ; tous sont arrêtés etcondamnés : ils méritaient leur sort ; et la sentence,portée contre eux, n’aurait été que juste, si elle n’eût aussifrappé le jeune peintre, dont les indiscrétions n’étaient tout auplus qu’une imprudence. Il en eut pour quatorze ans de fers, qu’ila subis au bagne de Brest.

Libéré depuis, cet homme, que je ne nommeraipas, bien qu’il faille le proclamer innocent, habite aujourd’huiParis. Chef d’un établissement qu’il fait prospérer, excellentcitoyen, époux et père, il vit heureux ; et pourtant peut s’enest fallu que l’injustice dont il avait été victime, ne se soitprorogée par l’effet d’une surveillance contraire au vœu du Codesous l’empire duquel il avait été condamné. Cette surveillance, jereçus l’ordre de l’exercer : mais je ne prêtai point monministère à cet abus de pouvoir qui, sous mon successeur, a faillirecevoir son accomplissement. Un si révoltant arbitraire pouvaitconvenir à M. Delaveau, à qui il était si agréable d’enchérirsur les sévérités des lois… ; sous M. de Belleyme,dont l’avènement à la préfecture a produit tant de bien, il devaitêtre proscrit, et il l’a été. La surveillance, je saisirai toutesles occasions de le dire, est une rigueur des plus déplorables,parce qu’elle est une perpétuelle note d’infamie. Je suppose que lelibéré dont il est ici question n’eût pas réussi à s’en affranchir,qu’en serait-il résulté ? D’abord il aurait été astreint àvenir périodiquement se présenter à mon bureau, et ensuite à faireune fois par mois acte d’apparition chez le commissaire de policede son quartier, qui est son voisin. Dès lors les personnes qui enlui n’auraient pas deviné l’ancien forçat, auraient cru voir lemouchard en activité : une réputation vaut l’autre. Honni,méprisé, abandonné de tout le monde, il eût été réduit à mourir defaim, ou à se vouer au crime pour exister. Telles sont, pour uncondamné, innocent ou coupable, les conséquences affreuses del’état de surveillance ; elles sont inévitables : je metrompe, entre la faim et l’échafaud il est un milieu… lesuicide.

CHAPITRE XLIX.

 

J’arrive de Brest. – La bonne femme. – La pitié n’est pas del’amour. – Le premier repas. – Le beau-père. – L’arlequin et lapersillade. – Les soupers de la rue Grenétat. – Ma cambrioleuse. –Je m’associe pour dévaliser un prêteur à la petite semaine. –Annette revient sur l’horizon. – Grande déconfiture. – Je tombemalade. – Un vol pour payer l’apothicaire. – Henriette paie lespots cassés. – Je la revois. – Un évadé. – Il se fait assister parla garde pour s’emparer du trésor de la police. – Soupçonsinjustes. – L’évadé est trahi. – Paroles mémorables. – Uneréputation colossale. – Le chef-d’œuvre du genre. – Pends-toi,brave Crillon ! – Allez en Angleterre, on vouspendra.

 

La maîtresse d’un voleur, nomméCharpentier, mais plus connu sous ces deux sobriquets.La tache de vin et les Trumeaux, avait ététraduite avec lui, comme prévenue de vols à l’aide de fausses-clés.Quoique son amant dont elle était la complice eût été condamné auxgalères, faute de preuves, elle fut acquittée :Henriette, ainsi se nommait cette femme, était liée avecRosalie Dubust ; elle n’eût pas plutôt recouvré saliberté, qu’elle se l’associa pour commettre des vols de chambres.Mais plusieurs déclarations faites à la police ne tardèrent pas àappeler son attention sur les deux amies. Henriette restait rue duGrand-Hurleur ; je reçus l’ordre de la surveiller ; jem’arrangeai d’abord de manière à la connaître, et un jour m’étantplacé sur son passage, je l’accostai à sa sortie :

« Tiens, lui dis-je, vous voilà, ça nepeut pas mieux se rencontrer, j’allai justement chez vous.

– » Mais je ne vous connais pas.

– » Vous ne vous rappelez pas que jevous ai vue avec Charpentier, à l’Île d’Amour ?

– » C’est possible.

– » Eh bien ! j’arrive deBrest, votre homme vous fait des compliments ; il aurait bienvoulu venir vous rejoindre, mais le pauvre diable est auxsuspects, et c’est plus que jamais difficile de s’évader.

– » Ah ! mordié ; je vousremets bien à présent je me souviens parfaitement que nous noussommes trouvés ensemble à La Chapelle, chez Duchesne, où nousétions à licher (godailler), avec des amis. »

Après cette reconnaissance, à laquelle il nemanquait rien, je demandai à Henriette si elle avait quelque choseen vue : elle me promit monts et merveilles, et pour meprouver combien elle désirait m’être utile, elle voulut à touteforce que je m’installasse chez elle. L’offre de partager sondomicile était faite de si bon cœur, que je ne pouvais quel’accepter. Henriette logeait dans un petit cabinet, dont toutl’ameublement consistait en une seule chaise et un lit de sangles,garni d’un matelas de bourre, dont l’aspect était loin d’inviter aurepos. Elle me conduisit immédiatement dans ce réduit :« Asseyez-vous là, me dit-elle, je ne serai pas long-tempsdehors ; si quelqu’un frappe n’ouvrez pas. » Elle netarda pas en effet à revenir : je la vis entrer, portant d’unemain une chopine ; de l’autre deux paquets de couenne et unelivre de pain : c’était un triste régal qu’elle meprésentait ; n’importe, je feignis de manger avec appétit. Lerepas terminé, elle m’annonça qu’elle allait chercher le père deson homme, et m’engagea à me coucher en attendant son retour. Commeil fallait paraître avoir besoin de sommeil, je me jetai sur legrabat ; il était si dur, qu’il me sembla être sur un sac declous Deux heures après, arrive le père Charpentier ; ilm’embrasse, pleure et me parle de son garçon : « Quand lereverrai-je ? s’écriait-il, et il pleurait encore ». Maisquelque chagrin que l’on soit, il faut bien quelquefois essuyer seslarmes : le père Charpentier fit trêve à sa douleur, pour meproposer de souper avec lui au Sauvage, à la barrière dela Villette : « je vais aller prendre de l’argent,dit-il, et nous partirons. »

Mais on n’a pas toujours sous la main l’argentque l’on va prendre. Le père Charpentier qui, sans doute, s’étaitfait illusion sur l’abondance des rentrées, ne reparut que lesoir ; il accourait avec la modique somme de3 fr. 50 cent., et un arlequin [3], qu’en passant il avait acheté au marchéSaint-Jean. C’était au fond d’un mouchoir plein de tabac, qu’ilavait placé cette dégoûtante macédoine ; il la déposa sur lepied du lit, en disant à Henriette : « Tiens, ma fille,les eaux sont basses aujourd’hui, nous n’irons pas à labarrière ; mais vas nous chercher deux litres à seize, unpain, deux sous d’huile et deux sous de vinaigre, pour faire unepersillade (et en même temps il considérait avec sensualité sonarlequin) ; il y a de fameuses tranches de bœuf là-dedans,observait-il ; allons, cours mon enfant, et reviens plusvite. »

Henriette était ingambe, elle ne nous fit paslanguir. La vinaigrette fut bientôt apprêtée, et j’eus l’air dem’en lécher les doigts. Quand on revient de là-bas, on nedoit pas être si difficile, aussi, pendant que nous consommions, lepère me disait-il : « Hé bien, mon ami, si t’en avais eude pareil au pré, t’en aurais fait tes dimanches. »

Entre coquins de même bord, au bout d’un quartd’heure on est intimes : avant de toucher au second litre,j’étais avec Henriette et son beau-père comme si nous ne nousfussions pas quittés depuis dix ans : ce dernier était unvieux vaurien, homme à tout faire, s’il eût encore été capabled’agir. Je convins avec lui qu’il me mettrait en relation avecdes amis, et dès le lendemain on m’amena un nomméMartinot, dit l’Estomac de poulet. Celui-ciaborda de suite la question, en me parlant d’une petite affaire quipouvait contribuer à me remonter : « Ah ! luidis-je, je ne m’expose pas pour si peu ; je veux que cela envaille la peine.

– » En ce cas, répartit Martinot,j’ai ce qu’il te faut ; mais ce ne sera que dans quelquesjours, les clés ne sont pas faites, sitôt que nous serons maîtres,tu seras des nôtres, tu peux y compter. »

Je remerciai Martinot, et il m’aboucha avectrois autres voleurs qui devaient opérer avec nous. Je commençais àêtre assez bien lancé ; toutefois, dans la crainte d’unerencontre qui aurait pu déconcerter mes projets, je me gardai desortir avec ma nouvelle société. Je restais avec Henriette la plusgrande partie de la journée, et le soir nous allions ensemble aucoin de la rue Grenétat, chez un marchand de vin, où nousdépensions les trente sous qu’elle gagnait à faire des gants.

Annette pouvait me seconder dans l’intrigue oùje m’étais embarqué ; résolu à lui donner un rôle, s’il enétait besoin, j’allai secrètement l’avertir, et le soir, quand nousentrâmes au cabaret, nous aperçûmes, assise seule à une table, unefemme qui était en train de souper : c’était Annette ; jela regarde avec une sorte de curiosité, elle fait de même ; jedemande à Henriette si elle connaît la personne qui nous examine siattentivement : « Je ne le présume pas, répond-elle.

– » C’est donc à moi qu’elle ena ; j’ai quelque idée de l’avoir vue, je ne saurais direoù. »

Afin de m’éclaircir j’abordel’étrangère : « Pardon, madame, je crois avoir le plaisirde vous connaître.

– » Ma foi, monsieur, je cherchaistout à l’heure dans ma tête… Voilà, disais-je en moi-même, unefigure que j’ai vue quelque part. Avez-vous habité Rouen ?

– » Dieu ! m’écriai-je, c’estvous, Joséphine, et votre homme ? ce cher Romain ?

– » Hélas ! me dit-elle ensanglotant, il est malade à Canelle (il est arrêté àCaen).

– » Y a-t-il long-temps ?

– » Trois marques (troismois) ; j’ai bien peur qu’il ne s’en relève pas de sitôt,il a une fièvre chaude (il est fortement compromis) ;et vous ? Il paraît que vous êtes guéri (que vousêtes libre) ?

– » Oui, guéri, mais qui sait si jene retomberai pas bientôt ?

– » Il faut espérer quenon. »

Henriette est enchantée des bonnes façons dela dame ; elle veut en faire sa compagnie. Enfin, nous nousconvenons si bien les uns les autres, que désormais nous seronsunis comme les doigts de la main : ce sera trois têtes dans lemême bonnet, ou plutôt trois corps dans la même chemise. Laprétendue Joséphine, à la suite d’une histoire si touchante queHenriette en fut attendrie, nous apprit qu’elle logeait dans unemaison garnie de la rue Guérin-Boisseau. Après que nous eûmes faitl’échange de nos adresses, elle me dit : « Ah ça !écoutez, vous savez que dans le temps vous avez obligé mon hommed’une pièce de vingt francs, il est juste que je vous laremette. » Je fis quelque difficulté de prendre les vingtfrancs, cependant je cédai, et dès ce moment Henriette, que leprocédé touchait encore plus que l’histoire, entra en grandeconversation avec l’honnête moitié de mon ami : l’entretienroulait sur moi : « Tel que vous le voyez, madame,disait, en me désignant, la ci-devant épouse de Charpentier, je nele changerais pas contre un autre, quand il serait dix fois plusbeau. C’est mon pauvre lapin : voilà pourtant dix ans que noussommes ensemble, croiriez-vous que nous n’avons jamais eu lemoindre mot ? »

Annette se prêtait admirablement à cettecomédie. Chaque soir, elle était exacte au rendez-vous, et noussoupions en commun. Enfin vient le moment d’accomplir le vol àl’exécution duquel je dois concourir. Tout est disposé, Martinot etses amis sont prêts : c’est la chambre d’un prêteur d’argent àla petite semaine, que l’on a projeté de dévaliser ; on m’aindiqué sa demeure, c’est rue Montorgueil ; je sais à quelleheure on s’introduira. Je donne à Annette les instructionsnécessaires pour qu’elle puisse avertir la police, et afin d’êtresûr qu’on ne fera rien sans moi, je ne quitte plus ni mes amis, nima chère Henriette.

Nous partons pour l’expédition. Martinotmonte, ouvre la porte, et redescend : « Il n’y a plusqu’à entrer, » dit-il, et tandis que je reste avec lui à fairele guet, ses compagnons courent butiner, pour notre compte et leleur, aux dépens de l’usurier. Mais des agents les suivent deprès ; je les aperçois, et dans cet instant je m’arrange pourdonner à Martinot une distraction qui lui fasse tourner la têted’un autre côté. Les trois voleurs surpris pendant qu’ils brisentles meubles, jettent un cri, et nous prenons la fuite. Martinotayant emporté les clefs, ses compagnons échappaient ainsi à lapeine des fers, car il était probable que, suivant leur coutume,ils allégueraient qu’ils avaient trouvé la porte ouverte : ilimportait donc, non seulement de faire arrêter Martinot nanti desclefs, mais encore d’établir ses relations avec les coupables qu’onavait saisis. Ce fut surtout pour parvenir à ce résultat,qu’Annette me fut de la plus grande utilité. Martinot fut enlevéavec toutes les pièces de conviction désirables, sans qu’Henriettese doutât de rien ; seulement elle trouva que j’étais trèsheureux, et ce fut un titre de plus à son amour. Quand le sentimentque je lui inspirais fut dans toute sa force, j’eus, pour le mettreà l’épreuve, une maladie de commande. Je ne pouvais recouvrer lasanté qu’en prenant des médicaments dont le prix n’était pas enproportion avec nos facultés pécuniaires. Henriette voulutabsolument me les procurer, et à cette intention elle prémédita unpetit vol de chambre, dont elle me fit la confidence. RosalieDubust devait l’assister : le vol fut tenté ; il y eutcommencement d’exécution. Mais j’avais éventé la mèche, Henrietteet son amie subirent les conséquences du flagrant délit :toutes deux furent condamnées à dix ans de travaux forcés. Àl’expiration de sa peine, Henriette venait en surveillance chezmoi ; elle avait bien quelques droits à m’adresser desreproches, jamais elle ne le fit.

Henriette, Rosalie Dubust et Martinot étaientde pauvres cambrioleurs ; mais il est, dans le même genre, desvoleurs d’une effronterie qui passe toute croyance : celle dunommé Beaumont tient presque du merveilleux. Évadé du bagne deRochefort, où il devait passer douze années de sa vie, il arrive àParis ; à peine de retour dans cette ville où il avait déjàexercé, pour se remettre la main, il commet quelques vols de peu devaleur ; et quand, par ces escarmouches, il a préludé à desexploits plus dignes de son ancienne renommée, il conçoit le projetde voler un trésor. On n’imaginerait jamais quel était cetrésor ! celui du Bureau central, aujourd’hui lapréfecture de police ! ! ! Il était déjàpassablement difficile de se procurer les empreintes des clefs, ilparvint à vaincre cette première difficulté, et bientôt il eut enson pouvoir tous les moyens d’ouvrir ; mais ouvrir ce n’étaitrien, il fallait ouvrir sans être aperçu, s’introduire sans crainted’être troublé, opérer sans témoins, et sortir librement. Beaumont,qui a mesuré toute la grandeur des obstacles, ne s’en effraie pas.Il a remarqué que le cabinet du chef de la sûreté, M. Henri,est tout près de l’endroit où il se propose de pénétrer ; ilépie l’instant propice, il voudrait bien qu’une circonstanceéloignât pour quelque temps un si dangereux voisin ; il estservi à souhait. Un matin M. Henri est obligé de sortir ;Beaumont, sûr qu’il ne rentrera pas de la journée, court chez lui,revêt un habit noir ; et dans ce costume qui, à cette époque,annonçait toujours ou un magistrat ou un fonctionnaire public, ilse présente au poste préposé à la garde du Bureau central.Le chef, à qui il s’adresse, suppose que c’est au moins uncommissaire ; sur l’invitation de Beaumont, il lui donne unsoldat, et celui-ci posé en sentinelle à l’entrée du couloir quiconduit au dépôt, reçoit la consigne de ne laisser passer personne.On ne pouvait trouver un meilleur expédient pour se mettre à l’abrid’une surprise : aussi Beaumont, au milieu d’une fouled’objets précieux, put-il à loisir, et en pleine sécurité, fairechoix de ce qui était à sa convenance : montres, bijoux,diamants, pierreries, il s’adjugea tout ce qui avait le plus devaleur, tout ce qui était le plus portatif, et dès qu’il eut achevésa pacotille, il congédia le factionnaire et disparut.

Ce vol ne pouvait être long-tempsignoré ; dès le jour suivant, on s’en aperçut. Le tonnerre fûttombé sur la police, qu’elle eut été moins bouleversée qu’à lanouvelle de cet événement : pénétrer jusque dans le sanctuairedes saints ! Le fait paraissait si extraordinaire qu’on lerévoquait en doute. Pourtant il était évident qu’un vol avait eulieu ; à qui l’attribuer ? Tous les soupçons planaientsur des employés, tantôt sur l’un tantôt sur l’autre, lorsqueBeaumont, trahi par un de ses amis, fut arrêté et condamné uneseconde fois. Le vol qu’il avait commis pouvait être évalué àquelques centaines de mille francs, on en retrouva sur lui la plusgrande partie : « Il y avait là, disait-il, de quoidevenir honnête homme. Je le serais devenu : c’est si aiséquand on est riche : pourtant, combien de riches ne sont quedes coquins ! » Ces paroles furent les seules qu’ilproféra, lorsqu’on se saisit de sa personne. Cet étonnant voleurfut conduit à Brest, où, à la suite d’une demi douzaine d’évasionsqui n’avaient abouti qu’à le faire serrer de plus près, il est mortdans un affreux état d’épuisement.

Beaumont jouissait parmi les voleurs d’uneréputation colossale ; et aujourd’hui encore, lorsqu’unfanfaron se vante de ses hauts-faits : « Tais-toi donc,lui dit-on, tu n’es pas digne de dénouer les cordons des souliersde Beaumont. » En effet, avoir volé la police, n’était-ce pasle comble de l’adresse ? Un vol de cette espèce n’est-il pasle chef-d’œuvre du genre, et peut-il se faire qu’aux yeux desamateurs, son auteur ne soit pas un héros ? qui oserait secomparer à lui ? Beaumont avait volé lapolice ! ! ! Pends-toi brave Crillon !pends-toi Coignard, pendez-vous Pertruisard, pendez-vous Collet,près de lui vous n’êtes que de la Saint-Jean. Qu’est-ce, d’avoirvolé des états de service, de s’être emparé du trésor de l’armée duRhin, d’avoir enlevé la caisse d’une mission ? Beaumont avaitvolé la Police, pendez-vous, sinon allez en Angleterre… on vouspendra.

CHAPITRE L.

 

Capdeville ou monsieur prothée. – Le faux traitant. –Simplicité de M. Séguin. – Le foin dans les bottes. – La veuvebien gardée. La persévérance. – Monsieur Fierval. – Une promenade.– L’amant de la nature. – Le fortuné pays ! – La panacéeuniverselle. – La fontaine de Jouvence. – Une pincée, deux pincées.– La manière de s’en servir. – Les vertus miraculeuses de la toutebonne. – Grande herborisation. – Les simples se cherchent. – Jeserai Rosière. – La Circé de Saint-Germain. – Au voleur, àl’assassin ! à la garde ! au feu ! – Une percée,grande découverte. – Désappointement d’un tapissier. – L’aveu naïf.– Visitez vos fauteuils. – Gare à la pimprenelle.

 

Un des plus adroits cambrioleurs était lenommé Lepetit Godet, dit Marquis, ditDurand, dit Capdeville ; ce serait à n’enplus finir, si je voulais consigner ici tous les noms et toutes lesqualités qu’il a pris dans le cours de sa longue carrière, il futtour à tour négociant, armateur, émigré, rentier, etc. Après avoirjoué un des principaux rôles dans les bandes qui infestèrent silong-temps le midi de la France, il s’était réfugié à Rouen,lorsque par suite d’un vol qui lui fut imputé, il fut reconnu etcondamné à perpétuité. C’était la septième ou huitième récidivedont il était convaincu. Capdeville avait pour affidés principaux,trois autres voleurs : Delsouc, Fiancette etColonge, dont les noms méritent d’être cités dansl’histoire générale des larrons. Il avait débuté fort jeune dans lemétier, et presque sexagénaire il l’exerçait encore. C’était alorsun homme respectable : gros ventre, bonne face, usage dumonde, rien ne lui manquait pour inspirer de la confiance à lapremière vue ; il avait en outre du tact, et connaissait fortbien la puissance de l’habit : pour dire que sa mise étaitcelle d’un traitant ou d’un ex-fournisseur, il faudrait que jen’eusse pas vu l’illustre M. Séguin dans toute la simplicitéde son costume. Afin de n’induire personne en erreur, je renoncedonc à la comparaison, et j’imagine qu’on me comprendra quandj’aurai raconté que ce rusé coquin avait toutes les apparencesrassurantes de ces particuliers dont le vêtement cossu faitprésumer qu’ils ont du foin dans leurs bottes. Peu de cambrioleursfurent plus entreprenants et doués de plus de persévérance :un jour il lui vint à l’idée de voler une riche veuve qui demeuraità Saint-Germain-en-Laye, rue du Poteau-Juré ; d’abordil explore les approches de la place, et cherche vainement à s’yintroduire. Il excellait à fabriquer les fausses clés ; maisles fausses clés ne se font pas au hasard, et il ne peut mêmeparvenir à se procurer l’ombre d’une empreinte. Deux mois sepassent en tentatives infructueuses : tout autre queCapdeville abandonnerait une entreprise qui présente tant dedifficultés ; Capdeville s’est dit : je réussirai, et ilne veut pas en avoir le démenti. Une maison contiguë à celle de laveuve est occupée par un locataire, il projette de faire expulsercelui-ci, et il manœuvre si bien, que bientôt il est installé à saplace. Monsieur Fierval est le nouveau voisin de laveuve : peste ! se dit-on dans l’endroit, ce n’est pascomme son prédécesseur, il est magnifiquement meublé, l’on voitbien que c’est quelqu’un comme il faut. Il y avait environ troissemaines qu’il était emménagé, lorsque la voisine, qui n’avait paspris l’air depuis long-temps, se proposa de faire une petitepromenade : elle va dans le parc, accompagnée de Marie, safidèle, domestique ; près de terminer cette excursionpastorale, elle est accostée par un étranger qui, dans l’attiraild’un disciple des Linné et des Tournefort, l’aborde, tenant d’unemain son chapeau et de l’autre une plante.

« Vous voyez devant vous, madame, unamant de la nature, de cette belle nature dont furent éprisestoutes les âmes nobles et tendres ; la botanique : voilàma passion, elle fut aussi celle du sensible Jean-Jacques, duvertueux Bernardin de Saint-Pierre. À l’exemple de ces grandsphilosophes, je cherche des simples, et si je ne me trompe je seraiassez heureux pour en rencontrer dans ce canton de bienprécieuses ; ah ! madame, il serait à désirer pour lebien de l’humanité, que tout le monde connût les vertus decelle-ci. Connaissez-vous cette herbe ?

– » Ma foi, monsieur, elle n’est pastrès rare dans les environs ; mais je vous avouerai monignorance : je ne sais ni son nom ni ses propriétés.

– » Elle n’est pas très rare ?dites-vous, ô fortuné pays ! elle n’est pas très rare !Seriez-vous assez bonne pour m’indiquer les endroits où elle croîtle plus abondamment ?

– » Volontiers, monsieur ; maisà quoi sert cette herbe, s’il vous plaît ?

– » À quoi, madame : à tout,c’est un vrai trésor, une panacée universelle ; avec cetteherbe, on n’a plus que faire des médecins : prise endécoction, sa racine purifie la masse du sang, chasse les mauvaiseshumeurs, favorise la circulation, dissipe la mélancolie, donne dela souplesse aux membres, du jeu aux muscles, et guérit toutes lesmaladies jusqu’à cent ans… En infusion, sa tige faitmerveille ; un paquet dans une baignoire et continuez-enl’usage, vous aurez découvert la fontaine de Jouvence ; safeuille sur une plaie la cicatrise à l’instant.

– » Et sa fleur ?

– » Ah sa fleur ! c’est bienici le cas de bénir la Providence ; si les femmessavaient : c’est une fleur de virginité, avec elle il n’estplus de veuves.

– » Elle me ferait retrouver unmari.

– » Mieux que cela, madame : ceserait comme si vous n’en aviez jamais eu ; une pincée, deuxpincées, trois pincées, il n’y paraît plus.

– » Oh ! l’admirable fleur.

– » Vous avez bien raison del’appeler admirable ; mais ajoutez qu’on peut en composer unfiltre contre l’indifférence en matière de mariage.

– » Vous ne plaisantezpas ?

– » Non, madame, Dieu m’engarde ! lotion d’un côté, breuvage de l’autre, tout le secretest dans le mode de préparation et la manière de s’en servir…

– » Peut-être y aurait-il del’indiscrétion à vous demander votre recette ?

– » Du tout, madame, demandez, je meferai un plaisir de vous la communiquer.

– » Ah ! enseignez-moi d’abordle nom de cette simple intéressante ?

– » Le nom, madame, c’est toutsimplement latoute bonne, que nous appelons aussi labonne à tout.

– » Marie, la bonne à tout,entends-tu ? tu retiendras bien, la bonne à tout ; sinous conduisions monsieur au fond du parc, il me semble que là il yen a beaucoup.

– » Si ce n’était pas si loin, jevous mènerais bien où il y en a davantage ; il y en a, il y ena ; c’est comme du chiendent, j’en ai à des fois ramassé desfameuses brassées ; voyez un peu ce que c’est, quand ou neconnaît pas : c’est p’têtre ça que les lapins… Mais monsieurne voudra pas venir jusque-là ?

– » J’irais au bout du monde,seulement je crains d’abuser de votre complaisance.

– » Ne craignez pas, monsieur, necraignez pas, j’en serai assez payée puisque vous consentez.

– » Ah ! oui, c’estjuste ; je n’y pensais pas. »

Marie guide le chercheur de simples qui,chemin faisant, explique à madame comment se font les infusions,les décoctions, les applications, les lotions et la sublime essencematrimoniale : Enfin l’on arrive ; jamais le botanisten’a vu, en si grande quantité, la plante dont il vient de révélerles mérites ; il est transporté de joie, d’enthousiasme, deplaisir, et quand il s’est suffisamment extasié, il se met endevoir de cueillir… Madame fait aussi ses provisions, Marie en aurasa charge… On a herborisé de si bon cœur, qu’en moins de vingtminutes la pauvre fille ploie sous le fardeau, mais elle ne s’enplaint pas ; elle se propose même d’y revenir, car Marie n’apas perdu un mot de la leçon pharmaceutique, et elle n’est pasmoins avide d’expériences que sa maîtresse : trompée coup surcoup par deux palfreniers des gardes, elle en fréquente untroisième pour le bon motif ; et puis on parle de faire uneRosière à la prochaine fête patronale, si le choix pouvait tombersur elle ! Dans tous les cas, si Marie n’est pas couronnée,elle pourra, du moins sans rougir, se parer du chapeau et faire lebonheur de son idéal, par un hymen sans précédents. Cet espoir luidonne des forces. Madame ne manque pas non plus de courage :l’herborisation est promptement terminée ; alors le botanisteet la veuve, se séparent après avoir fait entre eux un échange deremerciements. Le botaniste vole à de nouvelles découvertes, et laCircé de Saint-Germain en Laye regagne son manoir avec sa servante,fière pour la première fois de porter une botte de foin, pleine debeauté, de santé, de sagesse, de charmes, d’enchantements, etc.

On rentre au logis. Une si longue course aouvert l’appétit à Madame. « Vite ! vite, Marie, mettezle couvert, et dînons.

– Mais, madame, il n’y a rien deprêt.

– C’est égal, nous mangerons les restes.Servez le poulet d’hier avec les merlans de ce matin. »

Marie, qui n’est pas moins affamée que samaîtresse, s’empresse d’exécuter ses ordres.

« Ah ! mon dieu ! mondieu ! mon dieu !

– » Marie, ne criez donc pas commecela, vous me faites des souleurs !

– » Ah ! madame.

– » Mais qu’avez-vous, Marie ?vous vous seriez cassé une jambe…

– » L’argenterie…

– » Eh bien ! l’argenterie.

– » Nous sommes volées.

– » Voilà votre tête.

– » Je vous jure…

– » Taisez-vous, sans soin ! enlavant votre vaisselle, vous aurez laissé traîner un couvert :si je me lève, je parie que je vais mettre la main dessus.

– » Ah ! madame, ils ont toutpris.

– » Comment dites-vous ?

– » Est-il possible ! il n’y ena plus.

– » Il n’y en a plus ! Voyonsun peu ce qu’elle prétend avec son… il n’y en a plus. Vous êtesbien bête, ma pauvre Marie. »

En prononçant ces mots, la veuve se lèveimpatientée, elle court au tiroir et pousse brusquement Marie.« Retirez-vous, pécore. Juste ciel ! ah ! quelmalheur ! Oh ! les scélérats ! oh ! lescoquins ! oh ! les misérables ! Mais bougez-vousdonc, Marie, bougez-vous donc ! vous êtes là comme une momie.Allons, elle ne s’émouvera pas, la malheureuse ! Est-ce dulait qui coule dans vos veines ?

– » Mais, madame, que voulez-vousque je fasse ?

– » Ce sera encore une de vosgentillesses. J’ai beau vous recommander de fermer lesportes ; tandis que vous aurez tourné les talons, on seraentré dans la salle à manger. C’est cela ; à notre retour, leverrou de sûreté n’était-il pas mis comme à nôtre départ ?regardez, moi, si jamais on me vole, je réponds que ce ne sera pasde ma faute : que j’aille, que je vienne, que j’entre, que jesorte, mes clefs ne me quittent pas : mais vous… ! Sixmille francs d’argenterie… une belle journée que vous m’avez faitfaire là. Je ne sais à quoi il tient que je vous… tenez, ôtez-vousde devant mes yeux ; ôtez-vous, vous dis-je. »

Marie épouvantée, se sauve dans une piècevoisine ; mais aussitôt revenant sur ses pas, elle jette uncri. « Dieu ! votre chambre est forcée, le secrétaire estouvert, tout est sens dessus dessous. »

La veuve veut s’assurer si Marie ne se trompepas. La catastrophe n’est que trop réelle ; d’un coup d’œilelle en a mesuré l’étendue. « Les monstres !prononce-t-elle, je suis ruinée ! » et elles’évanouit.

Marie s’élance vers une croisée, elle appelledu secours. « Au voleur ! à l’assassin ! à lagarde ! au feu ! » telles sont les paroles d’alertedont elle fait retentir la rue du Poteau. Les habitants, lesgendarmes, le commissaire envahissent la maison ; du comble aurez-de-chaussée, on fait une perquisition générale, et l’on netrouve personne. Alors un des assistants fait la proposition dedescendre à la cave. « À la cave, à la cave, »répète-t-on à l’unanimité. On allume les chandelles, et tandis queMarie prodigue des soins à sa maîtresse, qui a enfin repris sesesprits, le commissaire, précédé de ses éclaireurs, effectue ladescente proposée. On visite un premier caveau, rien ; unsecond, rien encore ; un troisième, celui-ci est contigu à lacave du voisin : à terre sont quelques débris de plâtras, onavance, et dans le mur mitoyen on aperçoit… une ouverture assezgrande pour donner passage à un homme. Dès ce moment, tout estexpliqué : deux heures auparavant on a vu une voiturestationner devant la porte du gros monsieur de Paris, c’est ainsique l’on désigne Capdeville, qui, assure-t-on, est monté dans cetéquipage, après y avoir fait placer une malle, qui semblait trèslourde. Cette malle contenait l’or, l’argent, les bijoux etl’argenterie de la veuve ; il y en avait pour une sommeconsidérable. Capdeville ne reparut plus, et il ne fut pas possiblede le joindre ; seulement quelques jours après, on se présentapour réclamer les meubles qui garnissaient son appartement :qui faisait cette réclamation ? un envoyé de Capdeville ?non : le tapissier qui avait vendu à crédit. On lui racontal’histoire de la toute bonne.

La veuve, qu’il alla voir, lui montra sa bottede foin. « Ah ! dit-il, en considérant ce témoignaged’une mystification cruelle, je n’ai qu’un regret.

– » Lequel ?

– » C’est de ne pas en avoir misquatre fois plus dans ses fauteuils ; mais on peut ouvrir lescanapés, si l’on y trouve un crin… »

De ce regret, il ressort une bien grandevérité, c’est que tous les chercheurs de simples ne sont pas dansle parc de Saint-Germain… Si nos chevaux ont la queue courte, lafaute n’en est pas aux tapissiers de la rue de Cléry ; s’ilsont les dents longues, c’est autre chose, ces messieurs ont misl’enchère sur les fourrages.

CHAPITRE LI.

 

Une tournée à Rouen. – Le dégoût du monde. – Fantaisies d’unmisanthrope. – Le choix d’une solitude. – Les poètes et les ermitesnam secessum… et otia quœrunt. – Projet d’excursion. – Étrangescrupule. – L’amour du bien patrimonial. – Le départ simulé. – Ledanger de dîner à Paris. – Les empreintes et les fausses clés. – Ilne revient pas. – À qui donc se fier ?

 

Capdeville, après avoir dépouillé la veuve,était allé à Rouen ; mais il ne tarda pas à se rapprocher deParis. Toutefois, il n’y choisît pas sa résidence ; en proie àdes chagrins domestiques, dégoûté du monde et de ses perfidies,mécontent de sa santé, de lui-même et des autres, Capdeville est unmisanthrope qui veut à toute force s’enterrer à la campagne ;dans ce but il parcourt les environs de la capitale. À Belleville,il remarque une maison dont l’isolement convient à son amour pourla solitude ; c’est sous les ombrages de ces lieux qu’il vadésormais promener sa mélancolie et exhaler les soupirs d’une âmesouffrante. Capdeville loue un appartement dans l’habitation surlaquelle ses regards se sont affectueusement reposés : mais unmisanthrope ne saurait long-temps supporter l’abri du même toit quedes êtres humains : il lui faut une demeure où il puisseignorer qu’il n’est pas seul sur la terre ; il exprime, enconséquence, le désir de se la procurer, n’importe à quelprix : pourvu qu’il ne voie plus vestige de cette société dontil a tant à se plaindre, il s’accommodera de tout, d’un châteaucomme d’une chaumière. Capdeville annonce hautement l’intentiond’aller à la découverte de l’ermitage où s’écouleront ses vieillesannées. Il s’enquiert de toutes les propriétés rurales qui sont envente dans un rayon de dix lieues ; bientôt il est denotoriété publique qu’il se propose de faire une acquisition. Onconnaît bien dans le pays quelque chose qui ferait son affaire,mais il ne veut que d’un bien patrimonial. « Eh bien !dit-on, puisqu’il est si scrupuleux, qu’il cherche. » C’est,en effet, le parti qu’il prend. Déterminé à faire une tournée, afind’examiner ce qui pourrait être à sa convenance, il s’occupeostensiblement des préparatifs de son départ ; il ne seraabsent que trois à quatre jours ; mais avant de s’éloigner, ilest bien aise de savoir s’il n’y a point de danger à laisser dansun secrétaire quelques dix mille francs qu’il souhaiterait ne pastraîner avec lui. On le rassure sur ce point, et, plein desécurité, il n’hésite plus à se mettre en voyage.

Capdeville ne va pas loin : durant sonséjour dans la maison qu’il vient de quitter, il a eu le loisir deprendre toutes les empreintes dont il a besoin pour pénétrer dansle logement du propriétaire ; il a en outre observé que cedernier est dans l’habitude de dîner à Paris, et qu’il ne rentreque très avant dans la nuit. En revenant à la brune, Capdeville estdonc certain d’avoir devant lui tout le temps nécessaire pouropérer. Le soleil couché, à la faveur des ténèbres, il passeinaperçu dans Belleville, et s’étant introduit dans la maison, àl’aide de fausses clés, il ouvre l’appartement du propriétaire,dont il emporte jusqu’au linge.

Vers la fin du cinquième jour, on commença às’inquiéter de ce que le misanthrope ne reparaissait pas ; lelendemain, on conçut des soupçons. Vingt-quatre heures plus tard,il n’y avait plus sur son compte qu’une seule opinion : ilétait le voleur. Après un pareil tour, fiez-vous aux misanthropes.À qui donc se fier ? aux philanthropes ? pasdavantage.

CHAPITRE LII.

 

Adèle d’Escars. – Le premier pas. – Nom d’emprunt. – La fataleinscription. – Le bureau des mœurs et les petits écus. – Les damesde maison et le pied à terre. – L’honneur est comme une île. – Latoise du préfet et les griffes de Satan. – Une radiation publique.– Le désespoir des parents. – M. de Belleyme. – Lesvoleurs en herbe. – Le Chapitre des cambrioleurs. – Bonne tête etbon cœur. – Les hautes payes. – Une privation.

 

L’une des plus intrépides cambrioleuses étaitla nommée Adèle d’Escars. Jamais je n’ai vu de plus joliepersonne ; elle semblait avoir été crée sur le modèle d’une deces madones divines, enfantées par l’imagination de Raphaël. Destresses blondes magnifiques, de grands yeux bleus, qui exprimenttoutes les douceurs de l’âme, un front céleste, une boucheravissante, des traits pleins de candeur, une taille svelte, etd’une élégance presque aérienne, telles étaient les beautés dontAdèle offrait le rare assemblage. Au physique, elle était un êtreaccompli ; au moral, que ce fût la faute du sort ou l’effetdes mauvaises dispositions de son naturel, elle ne brillait pasd’autant de perfections.

Adèle appartenait à une famille honnête, maispeu aisée. À peine avait-elle atteint sa quatorzième année que,ravie à ses parents par l’une de ces entremetteuses dont Parisabonde, elle fut placée dans une maison de débauche. À neconsidérer que le fini gracieux de ces formes dont l’aspect peutenflammer de voluptueux désirs, on pouvait dire d’Adèle qu’elleétait femme ; c’était un enfant, sous le rapport de cettenaïveté primitive, qui ne comprend encore ni le vice ni la vertu,aussi ne fut-il pas difficile de l’entraîner dans l’abyme. Afin dese dérober aux recherches de ses proches, elle consentit d’abord àchanger de nom, et pour que son extrême jeunesse ne fût point unobstacle aux vues de l’infâme créature qui allait trafiquer de sescharmes, elle se fit plus âgée qu’elle n’était.

Adèle, conduite à la préfecture de police, yfut inscrite, suivant la coutume, sans que messieurs du bureau desmœurs se permissent d’autres observations que celles qui sontordinaires à des libertins éhontés. Moyennant un petit écu, et sansdoute aussi le droit de prélibation, qu’en semblable occurrence lesrégulateurs de la corruption ne manquaient pas de s’arroger, ellefut pourvue du privilège de se prostituer. C’était, le croira-t-on,dans l’hôtel du magistrat chargé de réprimer toutes lesdépravations sociales, qu’était ce bureau des mœurs, où une jeunefille, que souvent la moindre remontrance aurait rendue à lapudeur, obtenait toujours l’autorisation d’exercer le plus vil desmétiers. Un bureau des mœurs, où l’on accordait la licence de n’enpas avoir ; un préfet, sous les auspices de qui cette licenceétait pratiquée : quelle morale ! et pourtant ce préfetétait quelquefois un dévot.

Une jeune fille égarée par de perfidesconseils, par un dépit, par un désespoir passager, se précipitaitdans de funestes résolutions ; c’était un coup de tête, uneinspiration diabolique ; la réflexion, le temps, lesdifficultés eussent changé ses idées : mais le bureau desmœurs était là. Ne fallait-il pas, que pour l’agrément des agentsde police, leurs protecteurs ou leurs tyrans, les dames demaison pussent acquérir un pied à terre à la campagne ;qu’elles fussent assez riches pour les traiter et acheter leursbonnes grâces par des cadeaux : dès lors il devenaitindispensable d’accueillir la nouveauté ; car elle seule faitprospérer les établissements, tel était le chapitre desconsidérations : des formalités, des délais, des questionsauxquelles les aspirantes eussent été soumises, les auraientpeut-être détournées de la mauvaise voie, mais en France, il n’y ad’intermédiaires pénibles, rebutants, que pour arriver ou revenirau bien.

La jeune fille se présentait-elle au bureaudes mœurs, un registre était ouvert, et sans information préalable,elle y était aussitôt inscrite sous le nom et avec l’âge qu’il luiconvenait de se donner ; signalée, toisée, visitée, dès cemoment elle était irrévocablement acquise à la prostitution ;et quelque fût plus tard son repentir, elle n’était plus admise àabjurer son erreur, à se séparer de son opprobre. Messieurs lesinspecteurs des mœurs, qui lui avaient reconnu la liberté de sedéshonorer, ne souffraient pas qu’elle s’amendât ; sondéshonneur était leur ouvrage ! pour échapper à leurjuridiction, pour s’arracher des griffes de Satan, il y avait tantde formalités à remplir, tant de monde devait être appelé àattester, à garantir la récipiscence, que le retour à une conduiterégulière était presque impossible.

La malheureuse qui avait été une foisenrégimentée, ne pouvait s’affranchir qu’en s’entourant desconfidents de sa honte, et dans la société, où elle rentrait, àchaque instant, à chaque pas elle était exposée à se trouver enface des souvenirs de sa radiation : l’inscription avait étéfacile, secrète, les parents, les tuteurs n’avaient pas même étéconsultés ; la radiation était publique, consentie par descitoyens établis, et prononcée après des épreuves tout à faitincompatibles avec les inconvénients de cet arbitraire, qui necesse pas de menacer une courtisane, lors même que, par le fait etde son plein gré, elle a renoncé aux habitudes de la prostitution.Ici une simple déclaration de la femme qui ne veut plus se vouer aumisérable état de prostituée, serait suffisante, car pour trouverdes ressources dans le travail, elle a besoin que l’on ignore savie passée ; la police, au contraire, a besoin qu’on laconnaisse ; elle a besoin que la flétrissure soit perpétuelle,et la tâche indélébile. Elle a favorisé la perversion, n’est-il pasjuste qu’elle s’oppose de tout son pouvoir à une conversion qui vadiminuer le nombre de ses justiciables ? Je l’ai dit, c’estSatan qui s’acharne à garder sa proie ; j’ai vu avec quellefurie les inspecteurs des filles relançaient jusque dans lesateliers celles qui, sans s’être auparavant mises en règle,s’avisaient de déserter leurs drapeaux ; plus elles étaientjolies, plus elles étaient jeunes, plus ils s’opiniâtraient à lesrevendiquer. J’ai vu avec quel empressement une débutante étaitacceptée dans cet exécrable bureau des mœurs, où l’autoritépaternelle était la plus méconnue de toutes.

La néophyte paraissait seule, ou accompagnéede madame.

– « Ton nom lui disait-on ? –Adèle.

– » Ton âge ? – Dix-huitans.

– » C’est bon. Ah ça, maman Chauvin,c’est à faire a toi, pour déterrer de ces minois-là : elle estgentille la petite ! je crois qu’elle laisse les yeux. Ça sepassera ? Ah ça tu sais qu’il faut que le bureau entâte ? pas de bêtises au moins, les mœurs avant tout ! lecommissaire après, il a le temps. Remarquez-vous, messieurs, cetéclat, cette fraîcheur, cette chute de reins, cette finesse detaille. Oh ! quand ce sera décrassé, ce sera un friandmorceau. »

Pendant ces propos, et beaucoup d’autres toutaussi inconvenants, un père, une mère, l’âme navrée de tristesse,étaient à la deuxième division dont ils priaient le chef d’envoyerà la recherche de leur fille, disparue de chez eux. Cette fille, illa croyaient bien loin ; c’était elle que, sous un nomd’emprunt, le bureau des mœurs rendait introuvable. Pauvresparents, comme on se joue de vos sollicitudes !M. de Belleyme a déjà opéré bien des réformes : lataxe sur les filles ne fait plus partie des revenus de la police,mais d’anciens abus subsistent dans leur plénitude, et ladigression que l’on vient de lire n’est pas encore hors de saison.Je reviens à Adèle d’Escars.

Une fois lancée dans la carrière où elle avaitété entraînée, Adèle en parcourut rapidement toutes lesvicissitudes. D’abord, pour se maintenir dans les bonnes grâces demessieurs des mœurs, il lui fut prescrit d’avoir pour eux descomplaisances, et ses premiers amants furent des mouchards. À cetteépoque, comme aujourd’hui encore, les mouchards et les voleurs enrenom étaient les sultans des harems publics. Les uns et les autresavaient le privilège d’y faire régner leur volonté : quelquerevêche qu’elle fût, la mère n’avait rien à leur refuser,car dans l’agent de police elle voyait sa force légale, et dans levoleur sa force matérielle ; des deux côtés, c’étaient dessouteneurs qu’elle se ménageait. Que l’on y prenne garde, toutindividu qui se fait le despote d’une courtisane, a la charge parlui de la défendre, envers et contre tous, s’il n’est pas mouchard,est toujours ou un voleur de profession, ou un voleur en herbe.

Adèle ne cessa d’être recherchée par dessuppôts de police, que pour subir la loi des Guillaume,des Serouge, des Victor-des-Bois, desCoco-la-Cour, des Poillier, qui, tour à tour, luiimposèrent l’obligation d’être leur maîtresse. Ce fut en leurcompagnie qu’elle se familiarisa avec l’idée du vol : il luirestait des scrupules, mais insensiblement ils réussirent à leslever et à l’affranchir ; ils lui montrèrent lesavantages de l’industrie à laquelle ils se livraient, et cetteindustrie devint la sienne. Ses débuts furent brillants : ellene commença pas, comme tant d’autres, par faire la bourse et lamontre, ç’eût été, comme on le dit, s’amuser aux bagatelles de laporte, et Adèle portait ses vues plus haut. Parmi ses amants,plusieurs excellaient dans l’art de fabriquer lesfausses-clés ; elle s’appliqua à acquérir leur dangereusehabilité, et elle fit en ce genre des progrès si rapides, quebientôt elle eut voix délibérative au Chapitre des cambrioleurs,qui l’associèrent à leurs expéditions.

Adèle se fit assez promptement la réputationd’une bonne tête : quelques accidents plus ou moins gravessurvenus à ses amis les plus intimes, lui offrirent l’occasion deprouver qu’elle avait aussi un bon cœur : tous lui reconnurentcette vertu de leur état qu’ils appellent de laprobité ; jamais elle n’abandonnait celui d’entre eux quefrappait la fatalité des voleurs. Une condamnation la séparait-ellede son bien-aimé, c’était toujours un des meilleurs camarades decelui-ci qu’elle choisissait pour le remplacer. Mais il ne devenaitson chevalier qu’à la condition de ne pas l’empêcher de donnerassistance au malheureux détenu. Adèle eut ainsi une séried’attachements dont les objets, également chéris, finirent par êtrejetés dans les bagnes, ou tout au moins dans les prisons… Afind’adoucir leur sort, elle redoubla de courage et d’adresse.Cependant le nombre de ces pensionnaires prit un tel accroissement,que pour ne pas être obligée de supprimer leur haute paye, ce quil’aurait fait déchoir de sa réputation de probité, elle duts’imposer une bien cruelle privation. Un amant est un associé qui,dans les bénéfices, s’adjuge nécessairement la part du lion. Ellen’eut plus d’amant ; Adèle avait assez d’expérience pour sepasser d’un collaborateur ; elle vola donc de ses propresailes, et travailla seule pendant deux ans avec un bonheurinconcevable… tout lui réussissait ; enfin il vint un momentoù l’abondance du butin surpassant toutes ses espérances, elleéprouva pour la première fois l’embarras des richesses.

CHAPITRE LIII.

 

Le poids de l’isolement. – Les amours. – Le mariage endétrempe. – L’excellent élève. – Un coup d’essai. – L’effraction. –Où diable est l’argent ? – Les compensations. – Une scèned’enthousiasme. – La vie est un édredon rempli de délices. – Ledangereux vis-à-vis. – Les rideaux perfides. – La réverbération. –Un hussard d’alcôve. – La croisade. – Les persiennes de lacuriosité. – La barbe du juge. – Cas fortuit. – Seize ans defers.

 

Adèle se voyant de la haute, sentittout à coup le poids de l’isolement auquel elle s’était résigné.Elle éprouvait un vide qu’elle ne pouvait définir, ou plutôt ellele définissait si bien, qu’elle se promit d’écouter le premiergalant qui viendrait lui conter des douceurs, pourvu, toutefois,que ce galant fût de son goût. Celui à qui elle plut et qui luiplut pareillement, fut un nommé Rigottier, le plus aimable desescrocs de billard. Ce fut à l’issue d’une poule, dont il sortaitvictorieux, qu’il lui glissa un poulet farci d’expressions oùl’amour qu’elle lui avait inspiré, se peignait en traits de feux,car Rigottier était véritablement épris. Adèle qui, auparavant,mourait de peur d’être contrainte à prendre l’initiative,accueillit sa déclaration, et, dans la joie de son triomphe, ellese garda bien de le laisser soupirer. Pour avoir pitié d’elle-même,elle eut pitié de lui, et comme la sympathie était manifeste, lerapprochement eut lieu immédiatement, sans que le ministère d’aucunofficier de l’état civil, eût été invoqué.

Adèle ne pouvait pas ignorer qu’une femme nedoit rien avoir de caché pour son homme, aussi elle n’eut pas plustôt uni son sort à celui de Rigottier, qu’elle s’empressa de luifaire part de ses petits talents, en lui révélant tout le lucrequ’elle en tirait. Il fut enchanté de la prestesse avec laquelleelle maniait la lime. Il voulut essayer s’il avait desdispositions, Adèle les reconnut, les cultiva, et comme il n’estleçons qui profitent mieux et plus vite que celles d’un maîtrequ’on adore, en très peu de temps Rigottier sut façonner une cléavec autant de perfection que le plus expert des serruriers.Décidément, en suivant sur le tapis vert les hasards d’une queue àlaquelle la fortune est trop souvent infidèle, Rigottier s’écartaitde sa vocation, Adèle entreprit de l’y ramener, et le succès leplus complet couronna ses efforts. Néanmoins elle ne voulut pasqu’il s’aventurât, avant d’être parfaitement stylé, tant ellecraignait qu’il ne se compromît par un pas de clerc : d’abordelle ne l’emmena que pour faire le guet ; mais après quelquesexpéditions, pendant lesquelles il s’était à regret croisé lesbras, il fut convenu qu’il mettrait la main à la pâte.

Une dame, qui passait pour riche, restait ruede la Ferronnerie ; elle avait beaucoup d’écus, assurait safemme de ménage, et Adèle se faisait une fête de la dévaliser. Déjàles clés étaient prêtes, elles ouvraient à merveille ; il nes’agissait plus, pour en faire usage, que de saisir l’instantpropice. Sa femme de ménage avait promis de faire savoir quand samaîtresse s’absenterait ; elle tint parole. Un jour elle vintannoncer que madame irait en soirée : aussitôt on se concertasur les moyens exécution : « Allons, dit Adèle à sonélève, il n’y a pas à reculer ; tu t’introduiras avec moi, jeveux voir un peu comment tu t’y prendras : l’affaire estsuperbe ; ainsi on ne peut pas mieux choisir pour ton coupd’essai. »

Rigottier ne recula pas ; il partit avecAdèle, et dès qu’ils furent certains que la dame était sortie, ilsmontèrent à son appartement, où ils entrèrent sansdifficulté ; une fois dedans, pour être comme chez eux, ilss’enferment au verrou, et procèdent sans désemparer au bris de tousles meubles qu’ils supposent contenir les écus : unsecrétaire, deux commodes, une armoire, un chiffonnier, plusieursnécessaires sont soumis à l’effraction, et nulle part on ne trouvele numéraire dont avait parlé la femme de ménage. Où donc est passéce numéraire ? Une obligation sur laquelle on s’avisa de jeterles yeux apprit que, par l’effet d’un placement opéré la veille, ilétait passé chez le notaire. Il y avait de quoi s’arracher lescheveux ; mais loin de s’abandonner à un désespoirinutile ; le couple déçu, embrassant d’un regard la multitudedes objets qu’une fouille a mis à découvert, juge, que du sein dece désordre il peut surgir encore de raisonnables consolations, etafin de se les procurer fait main-basse sur les bijoux, surl’argenterie, sur les dentelles et sur le linge.

En un instant le triage est fait, tout cequ’il y a de précieux est soigneusement rassemblé dans despaquets : le verrou est tiré, l’on va sortir, Adèletransportée de satisfaction, saute au cou de son amant etl’embrasse ; Rigottier est digne d’elle, elle a admiré sonsang-froid ; elle ne peut assez donner d’éloges à l’aplombavec lequel il l’a secondée ; dans son enthousiasme ellel’embrasse encore, un baiser en demande un autre, Rigottier endonne dix : l’échange est rapide, c’est un feu roulant, ons’enivre, on s’abandonne, on s’oublie ; le couple n’est plussur la terre : il n’y a plus de gendarmes, plus de mouchards,plus de lois, plus de tribunaux, plus de souvenirs, plus deprévisions : l’Amour écarte les périls ; la foudre peuttomber, le plancher s’effondrer, la maison s’écrouler, l’universs’engloutir ; le couple ne voit, n’entend rien : et sifractus illabutur orbis impavidum ferient ruinœ. Adèle etRigottier ne sont plus de ce monde, pour eux la vie n’a plusd’épines, plus d’aspérités, plus d’amertume, la vie est un édredonrempli de délices. Cela se conçoit… mais à Paris les rues ont deuxcôtés, et il est quelquefois prudent de songer aux inconvénients duvis-à-vis. La dame dont l’absence causait une sécurité si profonde,n’était pas allée loin : en face de son logement et justementà l’étage correspondant restait une de ses amies ; elle étaitchez elle à faire sa partie de boston, lorsque tout à coup, tandisqu’on donne les cartes, son regard se porte machinalement sur unede ses croisées :

– « Ah ça ! dites donc,mesdames, s’écrie-t-elle, il se passe dans ma chambre à coucherquelque chose de bien extraordinaire.

– » Qu’est-ce que c’est ?qu’est-ce que c’est ?

– » Apercevez-vous, il y a de lalumière.

– » Vous vous trompez, c’est laréverbération !

– » Que dites-vous, laréverbération ? Je ne suis pas aveugle ; peut-être, jevois bien bouger.

– » Ah oui, bouger ! vous êtestoujours comme ça.

– » Ah ! parbleu, cette fois,vous ne direz pas que c’est une illusion… Tenez, tenez monsieurPlanard, examinez : voyez-vous danser le rideau de la croiséedu côté de mon lit ?

– » Vous avez raison, je croisremarquer un mouvement particulier.

– » Il redouble,… les franges, lesglands, tout tremble, tout s’agite ; si cela continue, latringle va tomber.

– » Cela ne cesse pas : quediable est-ce que cela signifie ? si c’étaient desvoleurs.

– » Des voleurs ! ah mon chermonsieur Planard, vous m’ouvrez les idées : mon Dieu ! cesont des voleurs ! vite, vite, descendons.

– » Descendons, descendons, »répète toute la société… et chacun, suivant son agilité, sauter lesmarches, par deux, par trois, par quatre pour arriver plus tôt.

La dame, dont l’appartement a été visité à soninsu, est plus tremblante, plus agitée que ses rideaux ; ellepousse brusquement le vasistas de son portier : « Monflambeau, mon flambeau, demande-t-elle avec une impatience mêlée detrouble ; mais dépêchez-vous donc, vous relèverez la mèchedemain.

– » Si vous voulez qu’ellecoule.

– » Quand on vous dit qu’il y a desvoleurs dans la maison.

– » Il y a des voleurs ?

– » Eh oui, il y a desvoleurs !

– » Ousqui sont lesvoleurs ?

– » Chez moi.

– » Chez vous, madame Bourgeois,chez vous ; vous plaisantez ?

– » Eh non, je ne plaisante pas,courez promptement avertir le principal.

– » Monsieur Desloyers ? j’yvais.

– » Priez-le de vouloir bien venirsur-le-champ. »

Le portier se hâte de remplir sa mission, etne tarde pas à reparaître, accompagné de M. Desloyers qui, auseul mot de voleur a déjà pris ses mesures pour l’attaque. Envéritable hussard d’alcôve, il n’a quitté ni sa robe de chambre, nison bonnet de coton, mais ses bésicles ont remplacé le garde-vue detaffetas vert, il a relevé ses bas, rattaché ses jarretières, ets’est armé d’une broche qu’il prise en traversant sa cuisine.

– « Ah ça ! mes amis, dit-il,de la prudence, surtout pas de bruit ; nous voulons monter,n’est-ce pas ? Chut, chut, il me semble entendre… c’est unevoiture. Un moment, ne précipitons rien : tout le monde va sedéchausser : chut… vous, monsieur Tripot (c’est au portierqu’il s’adresse), comme ils pourraient être en force, prenez votremerlin, madame Tripot va empoigner son balai, et mameselle Tripotla pèle à feu ; ces dames auront chacune une chaise, afind’accabler l’ennemi ; actuellement en avant… Moi, je me chargede soutenir la retraite, et s’il y a de la résistance, je meporterai de ma personne partout où il me conviendra de lefaire ; c’est entendu, c’est dit, c’est compris : allons,passez devant moi, je vous suis. »

Toute la troupe s’ébranle en longeant larampe. Parvenue au second, elle s’arrête : chut,c’est là ; on se range en bataille sur le carré… Leportier, qui forme l’avant-garde, introduit doucement la clef dansla serrure, la porte cède… Ah ! ce n’est qu’un cri desurprise, d’étonnement, d’indignation, de scandale : un hommeet une femme, des meubles brisés et des paquets les uns sur lesautres : quel tableau ! les dames, comme par un mouvementspontané, s’appliquent sur l’organe visuel cette main discrète,officieuse persienne qui permet de satisfaire la curiosité enménageant la pudeur ; au dedans au dehors tout est immobile,jusqu’aux rideaux ; acteurs, spectateurs restent commepétrifiés, personne ne parle, personne ne dit mot, tant on estinterloqué, tant est grande la stupéfaction ; le portier estmuet aussi, mais il n’y peut plus tenir, et rompant le silence…« Ah ! dit-il, voilà du nouveau ; il faut que lecommissaire vienne et que la barbe du juge en fume. »

Le commissaire, les exempts, la garde, qu’unvoisin est allé chercher, ne se font pas long-temps attendre. Ons’empare des deux amants : Adèle, interrogée la première, nese déconcerte pas, elle proteste que sa présence dans la chambre oùelle a été surprise, n’est que l’effet d’un cas fortuit ; ellene connaît pas l’homme avec qui on l’a trouvée, elle ne l’aseulement jamais vu de sa vie ; mais comme elle est fillepublique, il l’a accostée dans la rue, et ils sont montés ensembledans la maison, croyant que c’était une maison de plaisir :une porte était ouverte sur l’escalier, et ma foi l’occasion,l’herbe tendre… au surplus, elle est on ne peut plus étrangère à laformation des paquets, et si un vol a été commis, elle s’en laveles mains.

Le mensonge était assez bien imaginé ;mais Rigottier, avec qui Adèle n’avait pu se concerter, ne tint pasle même langage, et de cette différence dans les dires, résultapour tous deux une condamnation a seize ans de fers. Rigottierpartit avec la chaîne en 1802 ; dix ans plus tard je lerencontrai sur les quais : il s’était évadé, jel’arrêtai ; depuis il est mort au bagne.

CHAPITRE LIV.

 

Le fruit des économies. – Projet d’amendement. – L’habileouvrière. – Existence précaire. – Conséquences d’un préjugé. – LeMont-de-piété. – Le désespoir. – Il faut mourir. – Cruel supplice.– Les instruments du crime. – Résistance à la tentation.

 

À l’expiration de sa peine, Adèle sortit deSaint-Lazare avec un décompte de 900 francs, provenant des retenuesexercées sur le produit de son travail ; elle s’étaitcomplètement amendée, et se proposait d’avoir une conduiteirréprochable. Son premier soin fut de se procurer un petitmobilier et une mise décente. Ces acquisitions faites, il luirestait 150 francs, c’était assez pour défier momentanément lamisère, et cependant il ne fallait pas voir venir trop long-temps.Elle se mit en quête d’ouvrage, et comme elle était fort habilecouturière, elle trouva facilement à s’occuper. Employée dans unmagasin quelques mois, elle eut tout lieu d’être contente de sonsort ; mais l’existence d’un libéré, homme ou femme, est siprécaire : on sut qu’elle avait été enfermée à Saint-Lazare,et dès lors commencèrent pour elle ces tribulations auxquelles ilest si rare d’échapper lorsqu’une fois on a été repris de justice.Adèle, sans avoir autrement donné sujet de se plaindre d’elle, futimpitoyablement congédiée ; elle changea de quartier, etréussit à se placer de nouveau. Préposée à la lingerie dans unhôtel garni, pour se mettre désormais à l’abri des indiscrétions,elle se résigna à n’avoir de rapport qu’avec les personnes qui luiavaient accordé leur confiance : malgré cette précaution, ellene put se garantir des souvenirs de sa vie passée. Signalée,reconnue, elle se vit encore repoussée : dès ce jour, elle nese présenta plus nulle part, sans éprouver les effets de cetteréprobation qui résulte d’une infamie perpétuée par le préjugé.

Adèle n’avait d’autre ressource que sonaiguille ; en vain chercha-t-elle à la faire valoir :trois mois s’écoulèrent, et elle ne rencontra pas une âmecharitable qui, en utilisant son habileté, voulut compatir à sasituation. Il vint un moment où, pour subsister, elle fut obligéede s’en prendre à ses nippes, et par une suite de petits prêts,toutes les pièces de sa garde-robe allèrent se perdre à ceMont-de-piété, dans ce gouffre abominable, creusé par l’usurehypocrite sous les pas des nécessiteux. Réduite au dénuement leplus absolu, Adèle s’était décidée à mettre fin à ses maux par unsuicide, et elle courait se précipiter dans la Seine, lorsque, surle Pont-Neuf, elle fit la rencontre de Suzanne Golier, l’une de sescompagnes de réclusion. Adèle conta ses peines à cette amie, qui ladétourna de la résolution qu’elle avait prise. « Vadonc ! va donc, lui dit Suzanne, est-ce qu’on se noye les unssans les autres ? viens à la maison, ma sœur et moi nous avonsouvert un atelier de broderie, la besogne donne, tu nous aideras,et nous vivrons ensemble ; s’il n’y a que du pain, ehbien ! nous ne mangerons que du pain. » La proposition nepouvait venir plus à propos : Adèle accepta.

On était alors à l’entrée de l’hiver ; labroderie allait assez bien, mais la fin du carnaval ramena lamorte-saison. Au bout de six semaines, Adèle et ses amies furentplongées dans la plus affreuse détresse. Frédéric, le mari de l’uned’elles, s’était établi serrurier : s’il avait eu despratiques, il aurait pu venir à leur secours, malheureusement il negagnait pas même de quoi acquitter son loyer et payer lapatente ; on ne pouvait voir une pénurie plus grande.

Un jour Adèle était dans la boutique de cethomme ; depuis plus de quarante-huit heures il n’avait, ainsiqu’elle, pris aucune espèce de nourriture. « Allons, dit leserrurier, en affectant de prononcer des paroles plaisantes, qu’ilarticulait du ton le plus sinistre, il faut mourir, petits cochons,il n’y a plus d’orge… Oui, il faut mourir », répétait-il, ettandis qu’il s’efforçait de sourire, ses traits se décomposaient,et une sueur froide lui coulait du front. Adèle, silencieuse, et levisage couvert d’une pâleur mortelle, était penchée surl’établi ; tout à coup elle se relève, elle éprouve unfrémissement. « Il faut mourir… Il le faudrait, soupire-t-elleen regardant avec un sentiment difficile à décrire, les outils dontelle est entourée. » C’est la lueur d’un horrible espoirqu’elle a entrevue. Adèle s’épouvante ; elle est agitée !une fièvre ardente la parcourt, la consume ; entre lesangoisses de la faim et les terreurs de sa conscience, elle endurele plus cruel supplice : pendant ces tortures, sa mains’appuie sur un trousseau de clés, elle les repousse.« Dieu ! s’écrie-t-elle, éloignez de moi ces instrumentsdu crime ! lorsque j’ai tant d’envie de bien faire, sera-cedonc-là mon seul recours ? » Et pour ne pas succomber,cette infortunée se hâte de fuir.

CHAPITRE LV.

 

Le bureau de charité. – La porte du philanthrope. – L’équipagede la douairière. – Un accident. – Le bon charbonnier. – Le comitédes secours. – La canaille en action. – La quêteuse en hotte. –Petites gens, grandes vertus. – Tel maître, tel valet. – À laniche ! à la niche ! – La manche de chemise. – Victoiretrop tôt chantée. – La grande figure. – Les exempts. – Brutalitéinouïe. – L’enlèvement. – Le carrosse roule.

 

Adèle a entendu dire que dans l’arrondissementdont elle fait partie il existe un bureau de charité : là, sila bienfaisance n’est pas un vain nom, les pauvres doivent êtreaccueillis, soulagés sur-le-champ. Le désir de se maintenirvertueuse ranime son courage, elle rassemble le peu de forces quilui restent, et se traîne jusqu’à la porte du philanthrope qu’onlui a indiqué comme le dispensateur des aumônes de la section.Adèle demande à lui parler.

– « Monsieur n’est pas visible.

– » Je meurs de faim…

– » Monsieur est à table, et iln’entend pas qu’on le dérange pendant son dîner.

– » Mon Dieu ! s’il pouvaitavoir bientôt fini… Quand pourrai-je revenir ?

– » Vous reviendrez demain.

– » Demain !

– » Pas avant midi,entendez-vous ? plus tôt, Monsieur ne reçoit personne.

– » Ah ! faites au moins que jepuisse le voir ce soir, vous me rendrez la vie.

– » On vous a déjà dit que c’estimpossible ; retirez-vous, et ne nous rompez pas la têtedavantage. »

Adèle sort ; à peine a-t-elle franchi leseuil d’une porte qu’on referme avec humeur, ses jambes fléchissentsous elle, elle essaie de faire quelques pas, sa vue s’obscurcit,elle chancelle, elle tombe, et dans sa chute sa tempe va frappercontre une borne. « Arrêtez ! cocher, arrêtez, vous allezl’écraser… – Fouettez donc ! avez-vous des ordres à recevoirde cette canaille ? fouettez, vous dis-je », commanded’une voix aigre et sèche une douairière, dont l’équipage brûle lepavé. – « Les canailles sont dans ta peau ! riposte uncharbonnier : t’arrêteras-tu, vieille boule àpanaches ? » et il s’élance à la tête des chevaux, qu’ilretient d’un bras vigoureux, tandis que d’autres passants, accourusau bruit de cette scène, retirent de dessous la roue une femmebaignée dans son sang.

Cependant la douairière jette feu et flammecontre les misérables qui osent ainsi interrompre sa course… Ellearrivera trop tard au comité des secours… Cela n’a pas de bon sens…la séance sera commencée… Il n’y a plus, dans Paris, de sûreté pourles honnêtes gens… la circulation est entravée. « Landau,faites votre devoir, châtiez-moi tous ces insolents… Mais, Landau,vous ne m’écoutez pas… me faire perdre un temps précieux, pourqui ? pour une espèce, pour une ivrogne. – Madame la comtessevoit bien que je ne puis pas avancer. – Dites à mon chasseur qu’ilprenne le numéro de la médaille de cet homme, je porterai mesplaintes à la police ; je le ferai pourrir dans les prisons.Conduisez-moi de ce pas chez le ministre. » À cette menace, lecharbonnier terrifié abandonne les rênes, et la voiture de madamela comtesse, rapide comme l’éclair, plus terrible que la foudre, lavoiture s’éloigne au milieu des huées et des malédictions dontl’impuissante clameur ne soulève dans son âme qu’un sentiment derage ou de mépris.

Adèle est déposée sur un banc, tout près decette porte que, l’instant d’auparavant, on a fermé sur elle avectant de dureté ; son évanouissement se prolonge, elle n’a pasencore recouvré l’usage de ses sens ; deux ouvriers lasoutiennent. Parmi les spectateurs que l’événement a rassemblé,c’est à qui lui prodiguera des soins : une écaillère perce lafoule, elle a déchiré sa chemise pour panser la blessure etétancher le sang ; la fruitière du coin est accourue avec unbouillon, un commissionnaire est allé cherché du vin, et une jeunemodiste s’empresse de lui faire respirer des sels. L’affluencedevient considérable. « Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ceque c’est ? – C’est une femme qui se trouve mal. – Faites doncécarter le monde, entend-t-on au centre du cercle, voulez-vousl’étouffer ? » et le cercle s’agrandit.

Adèle ne donne aucun signe de vie, elle estimmobile ; on lui ouvre la paupière. « L’œil est bon. –Ce ne sera qu’une défaillance. – Le pouls bat-il ? – Non. –C’est qu’elle est morte. Posez-lui la main sur le cœur. – On nesent rien. – Il y a peut-être quelque chose qui la gêne, coupez-luises cordons. – On vous a attendu pour ça, n’est-ce pas ? –Elle n’est pas froide. – S’il y avait un médecin, on saurait cequ’il faut lui faire. – On en est allé quérir un. – Oui,M. Durpétrin ; il n’a pas voulu venir, il n’y a pourtantpas d’étage à monter. – Oh ! si c’était pour quelque richard,il se dérangerait bien. – Si on essayait encore de lui faireprendre du bouillon. – Eh ! la mère, tâchez qu’elle en avalequelques gouttes – Jetez-lui de l’eau à la figure. – Il n’y a riende dangereux comme ça ; donnez-lui du vin plutôt, ça laranimera.

On approche une cuillère des lèvresd’Adèle ; il passe. – Ah ! tant mieux, elle estsauvée, » répètent les assistants avec une satisfactionmarquée.

Adèle laisse tomber une de ses mains, quiétaient rapprochées sur ses genoux, puis exhalant ce long soupird’une personne que la mort oppressait, elle ouvre de grands yeux,qui s’étonnent de la lumière ; hagards et fixes tour à tour,ils ne distinguent rien : enfin de grosses larmes seprécipitent sur ses joues décolorées. « Qu’avez-vous, ma chèreenfant ? » Elle ne répond pas ; mais se jetant surune coupe qu’on lui présente, elle la porte à sa bouche avecavidité, elle voudrait la vider d’un trait ; le bruit réitérédu vase heurté contre ses dents reproduit le tremblement de sa maindébile ; la coupe lui échappe. « Voyez-vous, c’est lebesoin ! pauvre femme, elle expirait d’inanition. – Dire quesur cette terre il y a des gens si malheureux, et que d’autresregorgent de tout ! ! ! »

Adèle se remet peu à peu ; parintervalles, elle essaie de rompre un morceau de pain qu’un porteurd’eau lui a glissé dans la poche de son tablier ; mais sonpalais s’est desséché, et après de vains efforts pour broyerl’aliment que réclame son estomac, sa tête vacillante retombe sursa poitrine ; elle s’affaisse, son abattement est extrême.« Allons, mes enfants, mettez à la masse, » dit unevieille femme qui, oubliant, en faveur d’une infortune qui latouche, le fardeau de la hotte sous laquelle elle ploie, promènedans le cercle une toque de loutre, dans laquelle, pour donnerl’exemple, elle a jeté la première une pièce de quarantesols ; suivant les apparences de chacun, elle varie la formulepar laquelle elle fait un appel à la bienfaisance. « Monsieur,si peu que vous voudrez. – Voyons, mon garçon, fouille-toi. –Quelque chose, s’il vous plaît, mon sergent, ça vous porterabonheur. – Allons, l’ancien, saignez-vous, vous n’en serez, au boutdu compte, ni plus riche, ni plus pauvre. – Eh bien ! mon grospère, vous n’avez pas par là quelque louis rouillé qui vousembarrasse ? – N’oubliez pas la quêteuse. – Je crois quemadame n’a pas donné (faisant la révérence). Ah ! merci madamec’est une charité bien placée. »

Le tour est achevé, pas un de ces braves gensqui n’ait saisi avec joie l’occasion de faire une bonneœuvre : plusieurs se sont imposé des privations. « MonDieu ! dit une polisseuse en lâchant le demi-franc qu’elledestinait au luxe de son souper, ça me fait trop de mal ;j’aime mieux me passer de pitance aujourd’hui. »

Le peuple pense haut quand il suit l’impulsionde son cœur, il dit volontiers ce que lui coûte un sacrifice, maisce n’est pas pour le faire valoir, et il ne le regrettejamais ! qu’il y a de vertu et d’abnégation dans cesparoles : « Un quart de journée de plus, et il n’yparaîtra pas. – J’en serai quitte pour ne pas aller dimanche à labarrière. – Je voulais les mettre à la loterie ; ma mise estfaite à présent. – Si on ne s’aidait pas les uns les autres… –Bah ! bah ! pour une chopine de moins que je boirai…eh ! la hotte, par ici. – Je recruterai par là quelque bonpaysan, et puis si je n’étrenne pas à ce soir, tant pis ; cen’est pas fête tous les jours. – Adieu mon fichu ; jel’achèterai plus tard. – Vous avez raison, ma belle : tout nucourt les rues, mort de faim n’y va pas ; le ciel vousrécompensera. – Dis donc, Françoise, moi qui croyais dégager monschal. – Et moi, mes anneaux ; à la grâce de Dieu ! cesera quand ça pourra.

– » Eh ! les autres ne poussezpas tant ; si vous ne voulez rien donner, passez votrechemin. »

Il ne s’approche pas un curieux que la femme àla hotte ne l’invite à payer son tribut ; elle est intrépidedans la collecte. « Ah ! voilà des dames enchapeau. » Elle court vers elles ; mais ces dames sontsorties de la maison devant laquelle on est attroupé : ellesdétournent la tête, et doublent le pas pour ne pas êtreimportunées.

– « Ah ça, dites donc, vous autres,crie un gros homme à cheveux poudrés et à culotte courte, quis’avance nonchalamment appuyé sur un balai. Aurez-vous bientôtdébarrassé la porte ? – Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ? –Je dis que vous allez vous retirer. – Nous retirer ! est-ceque la rue est à lui par hasard ? – Ah ! je ne m’étonneplus, c’est mam’selle qui fait ses giries. – Tais-toi, vilainmarlou ; elle est plus respectable que toi, mam’selle :d’ailleurs nous sommes sur le pavé du roi. – En attendant, elle vas’ôter de dessus ce banc. » Il veut percer la foule, on lerepousse… – Ah ! ah ! oh ! oh ! uh !uh ! Ih ! ih ! À la chiant lit, lit-lit. – C’estbon, c’est bon, nous verrons ; il faut que je vide mesordures. – Tes ordures ! ordures toi-même. – Ah !ah ! ah ! – Vous ne voulez pas : rira bien qui rirale dernier. »

Il rétrograde de deux pas, et pousselégèrement la porte. « Manette, tire un seau d’eau, etapporte-le moi ; que je lave tout ça. – Ah gredin ! tuveux nous baptiser ; tu crois qu’on ne t’a pas entendu :viens ici que je te débarbouille. – Gueusard, je te tiens. – Oui,oui, trempez lui la margoulette dans le ruisseau. – Lâchez-moi,lâchez-moi, ou je… – Ah ! tu fais le méchant, prends garde, jevais te saucer. – Courage, bravo, bravo ; il le saucera, il nele saucera pas. – Aussi vous n’êtes pas justes ; je n’en puispas davantage, je fais ce qu’on me commande ; restez-là toutela nuit, ça m’est z’inférieur, mais qui est domestique n’est pasmaître ; monsieur m’a ordonné, je suis les ordres de monsieur.– Qu’est-il ton monsieur ? il est donc bien dur.

– » Ah ! pardieu, si tous ceuxqui, par état, ont affaire aux malheureux n’étaient pas comme ça,leur domicile serait bientôt comme un dépôt demendicité. »

Tout en parlementant, le portier batprudemment en retraite, il semble capituler ; mais parvenu àhauteur de la porte, par un brusque mouvement d’arrière-corps, ilse dégage et rentre précipitamment en laissant au pouvoir del’ennemi une manche de sa chemise ; la vue de ce trophéeexcite un hilarité générale. – Le plat ! il fait bien de secacher ; veux-tu te sauver caniche ! tesauveras-tu ? à la niche ! à la niche ! »

L’attroupement chante victoire ; mais onvoit accourir deux individus, dont la redingote étriquée, lacravate noire, la longue canne de jonc et l’encolure ignoble, sontde mauvais augure. À la vélocité de leur marche, on dirait qu’ilssont appelés à éteindre un incendie. « Par ici messieurs, parici. » Telle est l’indication que fait deviner le geste d’unegrande figure de propriétaire, enveloppée dans la douilletteouatée, qui est leur chef de file ; la grande figure lesamène, et à quarante pas du groupe, après qu’elle leur a fait de latête un salut gracieux, et du doigt un dernier signe, au détourd’une rue elle s’éclipse ou plutôt, fidèle au décorum, la sournoises’efface pour contempler ce qui va se passer…

« Voilà les exempts. – Allons,gare ! gare ! » coudoyant, rudoyant, levantle bâton, montrant cette carte dont l’aspect paralyse les langueset fait taire les rumeurs, ils vont droit à Adèle, et la prenantbrutalement par le coude : « Voyons, lève toi et marchedevant nous. – Maltraiter ainsi le pauvre monde ! s’écrie lafemme qui a fait la collecte, c’est une indignité, une abomination,que vous a-t-elle fait cette fille ? – Retirez-vous, on nevous demande rien.

– » Ne voyez-vous pas qu’elle n’aque le souffle ?

– » Ah ça, avez-vous envie de vousfaire coffrer ?

– » Non.

– » Eh bien ! filez votre nœud,et plus vite que ça.

– » Ah ! par pitié, dit Adèle,messieurs laissez-moi respirer.

– » Tu respireras au violon.

– » Je vous en supplie, ayez égard àma faiblesse.

– » On connaît ces couleurs-là,ramasse tes bucoliques et pas tant de grimaces (s’adressant aupublic), elle n’en est pas à son apprentissage (à un pâtissier graset dodu qui est au nombre des spectateurs), elle meurt de faimcomme vous… ; c’est pour aller à la guinche que ç’amendie.

– » Ô Dieu de Dieu,miséricorde !

– » C’est-il bientôt fait, tesjérémiades ? tu conteras ton conte là-bas, nous n’avons pasqu’à toi à songer : dépêche-toi. »

Elle tâche de se mettre sur ses pieds ;en proie à un étourdissement, elle retombe… ; « ah pourle coup, c’est se f… de nous, » dit un des exempts en sejetant sur elle comme une bête féroce, « tu viendras ou tudiras pourquoi ; tu viendras, coquine. » Dans la violencedu mouvement il lui arrache son tablier, l’argent qu’il contient sedisperse et roule dans la boue ; des enfants en rapportentquelques pièces, mais avant que la plus grande partie soitretrouvée, vient à passer un fiacre ; sur l’injonction qui luiest faite, il s’arrête ; Adèle, plus morte que vive, y esttraînée immédiatement ; c’est un cadavre que des assassins,pour ensevelir leur forfait, se hâtent de confier autombeau :

– « Que voulez vous voir ?disent-ils aux curieux, une femme qui est prise de boisson.

– » C’est affreux, c’est atroce,c’est une infamie ! » murmurent les témoins, qui ne sontpas dupes d’une telle imposture ; la portière est fermée, lecocher est sur son siège : « au dépôt, à lapréfecture, si vous comprenez mieux, » et le carrosseroule…

CHAPITRE LVI.

 

L’intérieur d’un fiacre. – Deux scélérats. – La morgue et lecorps-de-garde. – Fausse humanité. – Les soldats compatissants. –L’implacable dix-huitième. – Le bon capitaine. – Qui donne ce qu’ila, donne ce qu’il peut. – Le retour au logis. – Un galetas. – Ledélire. – Le bout de chandelle. – La reconnaissance.

 

Cependant Adèle a perdu connaissance ;les deux mouchards, qui l’ont placée entre eux, la secouentvivement et à plusieurs reprises dans l’espoir de la ranimer ;le cocher, qui prête l’oreille, saisit des paroles qui dénotentleur embarras.

– « Joue-t-elle la comédie ou ne lajoue-t-elle pas ?

– » Voyons, ne fais pas la bête.

– » Soutiens ta viande.

– » Il paraît tout de même que cen’est pas pour la frime.

– » Pince-la un peu.

– » Ah ! bien oui, j’ai beaupincer, il n’y a plus personne.

– » Quoi ! elle aurait tournéde l’œil ! pas possible !

– » Parole d’honneur, elle estcrevée.

– » (Riant.) Ah ! ah !ah ! pour le coup, la farce est unique.

– » Comment, elle nous aurait jouéun tour pareil !

– » Il n’y a f… pas de quoi rire,nous voilà dans de beaux draps avec cette charogne.

– » Bah ! bah ! tu vois del’embarras où il n’y en a pas ; on la dépose à la Morgue, pasplus gêné que ça (il appelle) ; cocher !

– » Non non, il n’y a qu’à laconduire au poste le plus près.

– » C’est juste, nous dirons quenous l’avons recueillie dans la rue, par humanité ; aprèscela, ils s’en arrangeront comme ils pourront, ça ne nous regarderaplus.

– » Je sais bien, mais qui paiera lacourse ?

– » Ah ! diable, je n’y avaispas réfléchi.

– » D’abord ce n’est pas moi.

– » Ni moi non plus.

– » Eh ! mon ami, c’estelle ; j’ai aperçu une pièce de quarante sols.

– » Tu ne te trompes pas ?

– » Non, puisque je la tiens.

– » C’est bon (levant lestore) ; cocher, au corps-de-garde ! »

On arrive : après avoir échangé quelquesmots avec l’officier, les mouchards prennent congé de lui en lelaissant dans l’enchantement de leur procédé généreux. Adèle, quel’on a tirée de la voiture, est couchée sur un brancard auprès dupoêle.

« UN SERGENT. « Capitaine, queferons-nous de cette femme ?

L’OFFICIER. » Il n’y a qu’à avertir lecommissaire, car il n’y a pas d’apparence qu’elle en revienne.

UN SOLDAT. » Elle est pt’-être enléthargie.

UN SECOND SOLDAT. » Il est bon là,M. Delormes, avec sa lithargie, tu ne vois pas l’atout qu’ellea à la tête ?

LE CAPITAINE. » Elle est blessée !nous aurions dû nous assurer de ces hommes, actuellement que j’ysonge ; ils avaient des airs pendables.

PREMIER SOLDAT. » Mâtin, quelleentaille ! sergent, regardez donc, voilà le sang quirecommence à couler.

LE SERGENT. »  Il est ma foi bienrouge.

L’OFFICIER. » C’est qu’alors elle estvivante, la chaleur aura rétabli la circulation : qu’est-cequi fume ici ? caporal, soufflez lui un peu de tabac dans lenez.

LE CAPORAL. (Il s’approche du brancard etlance une bouffée) : » Je dis qu’elle est fameuse.

LE CAPITAINE. » C’est bien, c’est bien,allez toujours. »

Le retour à la vie s’annonce par de légèrescontractions du visage, et par un mouvement convulsif des membres,Adèle se débat, tousse, et d’un sursaut elle est sur son séant.

LE CAPITAINE, bas au sergent. « Il m’asemblé voir un spectre.

LE SERGENT. » Elle a l’air d’unedéterrée.

UN CONSCRIT. » Si je n’étais pas ici, jem’en donnerais peur, je croirais que c’est un revenant. »

Adèle regarde autour d’elle, et après quelquesinstants, de cet accent profondément expressif d’une âme pleineencore des douceurs du néant : « J’étais sibien ! » dit-elle : son horizon s’agrandit, lesténèbres se dissipent. « Où suis-je ? (avec émotion) lagarde ! la prison ! Dieu, la prison !

L’OFFICIER. » Rassurez-vous, la bravefemme, vous êtes avec de bons enfants.

ADÈLE. » Ah, Seigneur ! saintevierge Marie ! qu’ai-je fait au monde ?

LE SERGENT. » Tant que vous serez avecnous, il n’y a pas de danger que personne vous manque ; nesommes-nous pas de l’implacable dix-huitième ? (Illui présente sa gourde.) Buvez, ça vous fera du bien ;… c’estde la bonne, au moins, à six sous le poisson.

ADÈLE. » Monsieur le sergent, je vousremercie ; dispensez-moi…

LE SERGENT. » Vous boirez, ou vous direzpourquoi. Prenez, prenez, ça vous donnera du ton. »

Les instances du sergent deviennent de plus enplus pressantes. Adèle n’ose plus refuser ; bientôt ellerecouvre assez de force pour pouvoir répondre aux questions que luiadresse l’officier. Elle ne récrimine pas, elle raconte, et dans sabouche la vérité est si éloquente, que de vieilles moustaches,outrées d’abord de la cruauté des mouchards, se surprennent à lafin l’œil humide de larmes.

LE CAPITAINE. « Eh bien ! sergent,qu’avez-vous donc ? Je vous croyais un dur à cuire.

LE SERGENT. » Moi, l’injustice merévolte ; et puis, tenez, capitaine, voulez-vous que je vousdise ? on n’est pas le maître de ça.

LE CAPORAL. » Je ne suis pourtant pasmonsieur sensible, mais c’est plus fort que moi ; je ne puispas voir pleurer une femme ;… ça me fait tant de peine quepour un rien je lui f… ais tout mon prêt. (tirant de sa culotte unvieux gant qui lui sert de bourse). J’ai vingt-deux sous et demi,je m’en f…, je les lui donne… Qu’est-ce qui en fait autant ?avec le pain d’amonition d’aujourd’hui. Allons, qui allonge lesespèces ?… on reçoit tout, les petites et les grosses pièces,depuis un liard jusqu’à six francs.

LE SERGENT. » J’en voulais fairequarante, mais il n’y a pas mèche ; trente-cinq, c’est le fonddu sac ; on m’écorcherait, un centime de plus, on ne l’auraitpas.

UN SOLDAT. » V’là mes vingt-cinq centimeset ma ration. Camarades, cherchez au boursicaut les ceux qui enont : il y en a par là qui sont sur le lit-de-camp… (il entire un par les pieds) C’est le Lorrain ; je l’auraisparié.

TOUS. » Qu’on a bien raison dedire : Lorrain vilain, traître à Dieu et à sonprochain.

LE LORRAIN. » Je dors.

LE SOLDAT. » Cinq sous.

LE LORRAIN. » Veux-tu melaisser ?

LE SOLDAT. » Aboules, tu dormirasaprès.

LE LORRAIN. » Puisque je n’en ai pas.

LE SERGENT. » On ne peut pas peigner undiable qui n’a pas de cheveux.

LE CAPITAINE (tirant dix francs de sa bourse).» Laissez-le, je mets pour lui et pour les factionnaires.

ADÈLE : » Capitaine, vous êtes tropbon.

LE CAPITAINE. » Votre état exige dessoins : si vous le désirez, je vais vous faire transporter àl’Hôtel-Dieu ?

LE CAPORAL. » Il y a un hospice plusprès ; la Pitié, c’est à deux pas.

LE SERGENT. » On n’y entre pas denuit ; pas plus là qu’ailleurs.

LE CAPITAINE. » Cependant les accidentspeuvent arriver de nuit comme de jour, et pour qu’un hôpitalremplisse sa destination, on doit y être admis à toute heure.

LE SERGENT. » Je vous demande pardon,capitaine, mais vous êtes dans l’erreur.

LE CAPITAINE. » S’il en est ainsi, ilfaudrait la reconduire chez elle. (À Adèle) Vous avez unchez-vous ?

ADÈLE. » J’en avais un, aujourd’hui jedemeure avec des amies qui, dans ce moment, sont peut-être bien enpeine de moi.

LE CAPITAINE. » Vous sentez-vous capablede marcher ?

ADÈLE (debout et chancelante).» Oh oui, je ne suis plus si faible.

LE CAPITAINE. » Eh bien ! l’on vavous accompagner. Numéros sept et huit, quittez votre giberne,prenez le fallot, et allez avec madame ; menez-la lentement,arrêtez-vous autant de fois qu’il sera nécessaire, et veillezsurtout à ce qu’elle ne perde pas son argent. Sergent, comptez cequ’elle a.

LE SERGENT. » Regardez la bravefemme ; vous vous souviendrez bien : dix francs que lecapitaine vous donne, dix, onze, douze… quatorze, dix-sept, septfrancs onze sous qu’on a trouvés sur vous, en tout, vingt-quatrefrancs cinquante-cinq centimes. Faites attention, je les mets dansle coin de votre tablier… Vingt-quatre francs onze sous ; ilssont noués là dedans. Que l’on dise à présent que les soldats sontpires que la troupe, et qu’il n’y a pas de bons b… parmi lesimplacables. »

Adèle se confond en témoignages dereconnaissance. « C’est bien, c’est bien, vous remercierez uneautre fois, lui dit le capitaine ; allez dormir, vous devezavoir besoin de repos.

– » Je crois bien, s’écrie le numérosept, après une poussée comme celle qu’elle a eue. Hardi !… mapetite mère, appuyez-vous sur nous ;… ne craignez pas, je suissolide et le camarade aussi.

– » Oui, oui,appuyez-vous. »

Il était près de deux heures du matin quandAdèle fut ramenée au logis. On frappe ; Frédéric vient ouvrir.En pénétrant dans le réduit qu’Adèle leur indique comme sondomicile, les deux soldats sont effrayés. Pas le plus petit meuble,les quatre murs, quelques pailles brisées, et sur cette litièredeux femmes gisantes, sans draps, sans couvertures, sans le moindrelambeau qui les abrite. « Où allons-nous poser ça ?demande l’un des soldats.

– » Donnez, donnez », répondFrédéric, en leur arrachant des mains un pain dans lequel il mordaussitôt ; « Mâtin ! il a une soif épaisse, lecamarade : allons, mesdames, levez-vous ; nous vousapportons des vivres ; dis-donc, Parisien, partage-leur donccette ration : as-tu un couteau ?

LE PARISIEN. » Est-ce que nous avons deça, nous autres ? »

Après avoir rompu le pain, il s’approche del’une des femmes, et la prenant par le bras : « Ehbien ! êtes-vous morte ? » Elle se tourne de soncôté. « C’est toi ! Ah mon doux Jésus ! » Puisapercevant le morceau, elle s’en saisit et le dévore.

Susanne, qu’Adèle a appelée, se soulève sanslui répondre ; et après avoir considéré la lumière avec unsourire à faire frissonner, elle étend les bras : « Ilssont beaux les anges !… Vois-tu, ma sœur, ils ne m’ont pastrompée… C’est Adèle ! elle est avec eux ! J’en veuxmanger une aile ! Je savais bien qu’ils me prieraient de lanoce ! Elle est toute en blanc !… Elle a lechapeau ! Non, monsieur, je ne danse pas, après le festin…L’oie ! l’oie ! Oui, oui, de l’oie ! Ah !certainement, je l’aime beaucoup ! Faites-moi passer de cespigeons !

UN SOLDAT. » Elle bat la breloque, onvoit qu’elle a le soleil dans l’estomac.

ADÈLE. » Prends-donc, chère amie, c’estdu pain.

SUSANNE. » Du pain ! Fi donc !est-ce qu’on mange du pain ? Ces cervelles, elles sontexcellentes… Le dessert ! le dessert ! il estmagnifique ! des quatre mendiants, j’en mettrai dans monsac…

ADÈLE. » Elle a le transport.

SUSANNE. » Des huîtres, j’en mangeraivingt douzaines. Dépêchez-vous, l’ouvreuse ! Plus vite queça.

ADÈLE. » Excusez-la ; c’est ledélire…

LE PARISIEN. » Pas de doute ; c’estson petit bonhomme d’esprit qui est déménagé.

ADÈLE. » Mais Susanne, écoute-donc ;c’est moi… Tu ne me reconnais pas ?… Je suis Adèle !

SUSANNE. » Il est gentil tonmari !…

ADÈLE. » Cesse d’extravaguer ; voilàdu pain, tiens.

SUSANNE. » C’est pour moi, n’est-cepas ?

ADÈLE. » Oui, c’est pour toi.

SUSANNE (Elle prend le pain, l’examine, legoûte). » Du pâté, c’est de chez Lesage ; la croûte enest délicieuse (Elle mange avec voracité).

UN DES SOLDATS (à son camarade). » Que jevoudrais être riche !…

LE PARISIEN. » Et moi !… Quand ce neserait que pour faire du bien à des gens comme ça !… Ça mebrise le cœur ; tiens, viens-t-en. Avez-vous par là une lampeou de la chandelle, que je vous l’allume ?

FRÉDÉRIC. » De la chandelle, quand il n’ya pas de pain dans une maison !

LE PARISIEN. » Si nous leur laissionsnotre bout ?

L’AUTRE SOLDAT. » Tu as raison, lecaporal ne dira rien.

LE PARISIEN. » Eh bien ! va pour lebout. Adieu les amis, tâchez d’être plus heureux.

ADÈLE. » Ah ! je n’oublierai jamaisce que vous avez fait pour moi.

LE PARISIEN. » Adieu, adieu… Àrevoir.

L’AUTRE SOLDAT. » Ah !sauvons-nous ! misère et compagnie !

LE PARISIEN. » Chut, chut, quand nousserons dehors… »

Pour Adèle et pour ses compagnes c’était unebelle journée, que celle qui allait commencer avec la prochaineaurore. Le soleil se levait sur vingt-quatre francs cinquante-cinqcentimes qui leur appartenaient. Que de bénédictions ellesdonnèrent aux braves de l’implacable dix-huitième. Adèle étaitmoulue, brisée des catastrophes de la veille, et pourtant elleétait si contente d’avoir ramené l’abondance au logis, qu’à peinefut-il jour elle se mit à chanter. Quant à Susanne, son cerveaun’était plus livré à de trompeuses hallucinations. Le sommeil luiavait rendu la raison et le fantôme d’un banquet splendiden’irritait plus son appétit satisfait par une réalité moinsséduisante, mais plus solide. « Je n’en reviens pas !disait-elle. Comment, ce sont les militaires qui ont donné tout ça…Pour un rien j’irai lui baiser au derrière, à ce capitaine.

ADÈLE. » Et le sergent, et le caporal,enfin tous, ils se sont comportés comme des dieux.

FRÉDÉRIC. » Aussi ils peuvent biencompter que partout où je rencontrerai leur régiment, il faudraitque je n’aie pas le sou vaillant pour ne pas leur payer àboire : n’est-ce pas Henriette, qu’ils méritent bien qu’onleur fasse une honnêteté ?

HENRIETTE. » Oh ! oui, mon petithomme, nous leur devons une belle chandelle ! sans eux, çafaisait aujourd’hui la finition. »

CHAPITRE LVII.

 

La marmite est renversée. – L’audience et la lecture de laQuotidienne. – Cassez-vous les bras et les jambes. – Avez-vous uncuré ? – La justice est là. – Encore la grande figure. – Lesecond déjeuner.

 

Une somme de vingt-quatre francscinquante-cinq centimes n’est pas un fond inépuisable ; lasociété, qui le savait bien, s’intrigua pour trouver del’ouvrage ; mais il n’y eut pas moyen de s’en procurer. Leonzième jour, au matin, la marmite était encore renversée.« C’est cette fois, disait Frédéric, qu’il nous faudra pendrenos dents au crochet. Qu’en pensez-vous, mameselle Adèle ?

– » Je ne sais pas, j’ai unpressentiment ; je veux absolument me satisfaire sur cepoint ; si je ne réussis pas, je n’aurai du moins rien à mereprocher.

– » Vous ne réussirez pas. Quandquelqu’un est dans le guignon, il a beau faire, il se noierait dansson crachat.

– » C’est égal, j’en aurai l’âmenette. »

Adèle sort et se rend chez le commissaire debienfaisance. À l’aspect du banc fatal sur lequel elle fit naguèreune si triste station, elle frémit, hésite, peu s’en faut qu’ellene rétrograde. Cependant il n’est pas midi, on ne peut refuser del’introduire. Elle s’arme de résolution et franchit le seuil.« Où allez-vous ? » lui crie l’inflexibleportier.

– « Chez monsieur.

– » Il ne fait pas jour. Vousrepasserez à onze heures. »

Adèle ne manque pas de revenir. Le coup decloche d’avertissement est donné. « Vous pouvez monter. »Elle monte, et après avoir subi les délais et les impertinentescuriosités de l’antichambre, elle obtient l’audience qu’ellesollicite.

Le commissaire la reçoit : il estnonchalamment assis dans un fauteuil, et les yeux attachés sur laQuotidienne, dont un article le fait sourire. « Quedemandez-vous ? » dit-il. Adèle expose sa situation etcelle de ses amis. Le tableau qu’elle déroule est des plusdéchirants ; mais il n’a pas daigné suspendre sa lecture, etdéjà depuis vingt minutes elle a cessé de parler, lorsque jetant lejournal sur un guéridon, il rompt le silence par ce singulier àparte : « Ma foi, tout bien considéré, c’est auxVariétés que j’irai ce soir. Ah ! vous êtes-là, la femme. Vousdites donc que ?…

– » Monsieur, je viens implorer…

– » Oui, je vois ce que c’est.Êtes-vous mère de famille ?

– » Non, monsieur.

– » Vous n’avez pas soixante ans.Avez-vous quelques infirmités ?

– » Non, monsieur.

– » Vous êtes jeune, vous vousportez bien, vous avez de bon bras, que voulez-vous de plus ?Que le bureau de charité vous entretienne à rien faire ?

– » Je suis ouvrière, et je nedemanderais pas mieux que de travailler.

– » Est-ce à nous à vous donner dutravail ?

– » Ah ! monsieur, si c’étaitun effet de votre bonté ; je suis dans la dernière desmisères.

– » Le bureau n’y suffirait pas,s’il fallait secourir tous ceux qui sont comme vous. Avez-vous desrecommandations ? connaissez-vous quelqu’un ?

– » Non, monsieur.

– » Faites appuyer votre demande,alors on verra.

– » Mais, monsieur, par quivoulez-vous que je la fasse appuyer ?

– » N’avez-vous pas un curé dansvotre paroisse ? c’est bien simple, apportez-moi une lettre delui.

– » La démarche exige du temps, etje suis sans pain.

– » Tant pis pour vous, je ne peuxqu’y faire.

– » En attendant, quedeviendrai-je ? il faudra donc que je me mettevoleuse ?

– » Comme il vous plaira, mais lajustice est là ; au surplus, vous n’avez plus rien à medire ; bonjour, bonjour. »

Alors il se lève et sonne ses gens. « Ehbien ! vous restez-là, vous ne m’avez donc pasentendu ?

– » Pardon », balbutie Adèlequi, sous les longs plis de l’immense robe de chambre dans laquelleil est enveloppé, a cru reconnaître la grande figure à laquelleavaient obéi les mouchards. À ce moment un domestique paraît.

– « Qu’ordonne, monsieur ?

– » Dites à la cuisine qu’on servemon second déjeuner, et dépêchez-vous, je me meurs de faim. Vousferez mettre les chevaux à la voiture pour trois heures.

– » Monsieur ira-t-il à labourse ?

– » Oui, allez. »

Adèle est immobile et muette. « Quandvous me regarderez jusqu’à demain, lui dit le commissaire, que vousen reviendra-t-il ? Voulez-vous m’obliger à vous faire prendrepar les épaules ? Je vous le répète, voyez votrecuré. »

Adèle n’avait rien à objecter, et moitiéindignée, moitié interdite. « Je vous remercie, dit-elle aucommissaire, en prenant congé de lui, je suivrai votreavis. »

CHAPITRE LVIII.

 

Un prêtre doit être humain. – Le presbytère. – Les apprêts d’ungalas. – Les dévotes. – La curiosité. – L’abbé Tatillon, ou lemajordome. – Te Deum laudamus. – Regrets à la comète. – Uneindiscrétion. – Mêlez-vous de vos rabats.

 

Adèle s’achemine vers la demeure du curé. Sion me rebute, pensait-elle, eh bien ! moi je ne me rebuteraipas, et si le sort s’acharne à me poursuivre, il ne sera pas ditque les torts sont de mon côté. Je tenterai toutes les voies dusalut. Mais comment l’aborder ce curé ? Je ne fréquente pasles églises, il ne m’a jamais vue ; peut-être va-t-il meréprimander. Au fait, il ne me mangera pas ; c’est un prêtre,les prêtres doivent être humains, charitables ; la religionleur commande d’accueillir tout le monde, et puis qu’est-ce que jedemande ? une lettre, cela coûte si peu d’écrire unelettre ! Non plutôt mourir que de m’adresser à ce méchantcommissaire. Mourir ! c’est bien cruel à mon âge. Une fois jem’en suis senti la force, je ne l’aurai plus. Je raconterai tout aucuré, toutes mes traverses, celles de mes amis, il saura toutdepuis Pater jusqu’à Amen, et s’il a desentrailles, s’il est chrétien, il ne pourra s’empêcher de compatirà nos maux, et de nous accorder quelque secours.

Tout en s’abandonnant à ces réflexions, Adèlearrive au presbytère, le concierge, près de qui elle s’informe sile pasteur est visible, lui indique au fond de la cour un pavillon.« Entrez-là, lui dit-il, vous y trouverezM. l’abbé. » Adèle suit l’indication ; et aprèsavoir inutilement frappé, elle pousse la porte, et pénètre dans unevaste salle, où sur un buffet étincelant d’or et de vermeil, sontétalées toutes les délices du paradis terrestre. Des femmess’agitent et circulent dans tous les sens : « Ça feramieux comme ci ; ça fera mieux comme ça ! – Le coup d’œilest charmant ! – Cette crème est délicieuse ! – Quedites-vous de mon buisson de meringues ? » Toutes cesfemmes sont si affairées, qu’elle s’avance d’abord sans en êtreaperçue.

« Rangez-vous donc, vous gênez leservice. – Allons, vous avez failli me faire briser lenogat. » Puis vient la question, « Que faites-vousici ? » adressée par une sœur de la Visitation.

« Que veut cette femme ? »demande presque en même temps une religieuse du Sacré-Cœur.

– « Madame désire quelquechose ? » dit interrogativement une chanoinesse quiparaît présider à tous ces apprêts. « Demoiselle Marie, voyezun peu ce que madame désire ? »

Demoiselle Marie s’approche d’Adèle :« Que souhaite madame ?

– » Je souhaiterais avoir l’honneurde parler à monsieur le curé.

– » Mais si vous avez quelque chosede pressé à lui dire, vous pouvez me le communiquer, c’est comme sivous parliez à lui-même, je lui en rendrai un fidèle compte ;d’abord, est-ce pour affaire du culte ou pour affairepersonnelle ?

– » J’aurais besoin de l’entreteniren particulier.

– » En particulier, ma chère !oh ! l’on ne parle pas comme cela à M. le curé.

– » Faites-lui par écrit la demanded’une audience, et s’il juge à propos de vous recevoir, il vousrépondra.

– » Il me répondra, demain peut-êtreil ne sera plus temps.

– » Si vous êtes si pressée, il mesemble que vous pouvez bien me confier le motif qui vous amène.

– » Je ne puis le dire qu’àM. le curé.

– » Ah ! c’est différent, je neveux pas le savoir : si je vous fais cette question, c’estuniquement dans votre intérêt…, vous avez des secrets, gardez-lesmadame, gardez-les ; je suis bien bonne de m’en occuper…

– » Puisque demoiselle Marie est lagouvernante de céans, dit une sœur du pot, qui avec des fines herbeet des anchois s’amuse à dessiner sur des assiettes les instrumentsde la passion, pourquoi lui faire un mystère de votredémarche ?

– » Chacun a ses raisons, masœur.

– » Dieu nous garde de chercher àpénétrer les vôtres, ma chère enfant, ce n’est pas la curiosité quinous guide ; nous, être curieuses ! ô doux Jésus !ce n’est pas notre défaut ; cependant j’estime qu’il vaudraitmieux pour vous nous expliquer de suite.

– » Mais cessez de sollicitermadame, crie ironiquement la chanoinesse ; elle n’est pasobligée de s’ouvrir à vous…

– » Oh ! je vois ce que c’est,reprend demoiselle Marie, c’est encore quelque caimandeuse, il enpleut ici, on ne voit que de ça ; on dirait qu’il n’y a qu’àse baisser et en prendre… ; les aumônes, les aumônes, elles nesont pas déjà si abondantes ; jamais nous n’avons été plusobérées : et puis nous avons nos pauvres…

– » Mais ne vous démanchez donc pasmal à propos, vous ignorez ce que je veux, et ce n’est pas à vousque je prétends m’adresser.

– » Voyez-vousl’insolente !

– » Le cœur haut et la fortunebasse, observe la chanoinesse ; elles sont toutes commecela.

– » On doit être humble quand onn’est pas riche, remarque la sœur de la Visitation.

– » Personne n’est plus charitableque moi, affirme la sœur du Sacré-Cœur ; mais j’aime que l’onsoit soumis : ah c’est bien joli la soumission ! simadame nous avait fait part de ce qu’elle veut, nous nous serionspeut-être fait un plaisir de lui prêter notre appui. »

Au même instant, cet état-major degouvernantes, de servantes, de béguines, de chanoinesses et dedévotes de tout âge et de toutes les couleurs entoure lasolliciteuse. – Dites-nous, – Confiez-nous, –Exposez-nous, lui crie-t-on ; et cent autresinterpellations volantes plus ou moins impératives viennentsimultanément l’assaillir. « Quand vous vous mettrez après moicomme des happechairs, s’écrie Adèle, qui ne sait plus à quirépondre, je n’ai rien à démêler avec vous. »

Tandis qu’elle fait ainsi tête à l’orage,l’atmosphère se remplit des parfums les plus suaves. Ô l’agréableodeur ! elle s’exhale du fin mouchoir de batiste que déploieun jeune abbé frais et gaillard, qui arrive un bougeoir à la mainet en s’essuyant le front. « Pancrace, faites attention oùvous posez les pieds, recommande ce majordome à un gros garçon dontle bras et la hanche sont également meurtris du poids d’unequarantaine de bouteilles miraculeusement entassées dans unpanier.

– » Prenez garde, ajoute l’abbé, ily a un pas…, c’est ça ; ah ! voilà notre Chambertin quiest sauvé, ce n’est pas sans peine, n’est-ce pas sommelier ?Te Deum laudamus.

– » Monsieur l’abbé, où l’avez-vouspris ? demande demoiselle Marie, c’est du caveau dufond ?

– » Oui, du caveau de la comète.

– » À la bonne heure.

– » Savez-vous qu’il diminue à forced’en boire ; ah ! s’il plaisait au Seigneur nous envoyerencore un astre. » Il se redresse comme offusqué par l’aspectd’un visage étranger, et considérant Adèle. « Je ne connaispas madame ?

– » Madame voudrait voir M. lecuré.

– » Monsieur le curé ;ah ! il a bien d’autres chiens à fouetter… (à Adèle) ;vous ne pouviez, madame, prendre plus mal votre temps, M. lecuré ne sera pas libre de toute la journée… ; nous avons àdîner MM. de la Fabrique et les Pères de la Mission, etvous sentez que lorsqu’on est en galas (avec un air aimable), onsait bien quand on commence, mais on ne sait jamais quand çafinira… ; au surplus, que voulez-vous à M. le curé ?êtes-vous une de ses ouailles ?

– » Je ne sais pas monsieur.

– » Et qui le saura si ce n’estvous ? Diantre, diantre…, oui, oui (il bredouille), ah !je vois, je vois, ce n’est qu’à lui que vous en avez… ; aussibien je n’aurais pas le loisir de vous entendre, j’ai de la besognepar-dessus les yeux… ; je ne vous conseillerai pas de repasserà l’issue de l’office, M. le curé sera fatigué, il sera bienaise de se jeter un moment sur son lit, ensuite il faudra se mettreà table… ; non, réflexion faite, écrivez-lui.

– » C’est ce que nous avons dit àmadame », observe mademoiselle Marie.

« » Ou bien, reprend l’abbé, il estencore un moyen…

– » Eh ! l’abbé, s’écrie lagouvernante, mêlez-vous de vos rabats… Votre moyen :pensez-vous que je ne l’aurais pas indiqué tout aussi bien quevous, si j’avais voulu ? Mais, vous savez comme monsieur estcontent, quand on va le trouver à la sacristie.

– » À la sacristie, » murmuretout bas Adèle, pour qui ce mot est un trait de lumière. Etsur-le-champ, faisant une révérence qu’on ne lui rend pas, elleprend son essor, et court à l’église.

CHAPITRE LIX.

 

Le sacristain. – Demoiselle Marie, ou le mot de passe. – Lesdeux curés ou le parallèle. – L’ancien et le nouveau. – Charitébien ordonnée. – La représentation. – Les registres de l’étatcivil. – Tableau d’une profonde misère. – Personne ne meurt defaim. – La malédiction. – Une confession générale. – Toujours lagrande figure. – Impertinente allusion. – Le baptême etl’enterrement. – Le comédien charitable.

 

Déjà elle est sous les voûtes du sanctuaire.Elle cherche la sacristie. « Derrière le chœur, à gauche, vousverrez l’inscription en lettres d’or, lui dit un donneur d’eaubénite. »

Adèle lit, « c’est ici, » elleentre.

« Dites-donc, dites-donc, où allez-voussi vite ? crie en l’arrêtant par sa jupe un homme qu’une amplerobe noire et la calotte dont son chef est couvert désignent commeun des serviteurs du temple : est-ce pour un baptême, pour unmariage, pour un enterrement, pour des messes, pour leSaint-Viatique ? Il y a la sonnette des Sacrements.

– » Monsieur le curé.

– » De la part de qui ?

– » De la part de demoiselleMarie.

– » De demoiselle Marie ; soyezla bien venue, ma chère dame… Vous allez le voir monsieur lecuré… ; mais, pour le moment, il est encore inpontificalibus, et il vous faudra attendre qu’il soitdéshabillé. Prenez la peine de vous asseoir…, là bas, sur le banc,auprès de la croisée : entendez-vous ? il est auvestiaire, vous le guetterez sortir…, et alors vous lui défilerezvotre chapelet… Ah ! c’est un bien digne homme, que M. lecuré !

– » Vous me mettez du baume dans lesang.

– » Et généreux, et compatissant.Bienheureux ceux qui vivent autour de lui ! La paroisse luidoit beaucoup. D’abord, il a fait redorer le tabernacle et lagrille du chœur… Vingt mille francs, qu’on a dépensés pourcela ; ensuite, nous sommes plus largement rétribués que sousson prédécesseur. Pour celui-là, Dieu veuille avoir son âme !Il avait toujours à ses trousses un tas de pauvres, de fainéants,de rien qui vaille ; pour leurs beaux yeux, il nous mettait àla portion congrue. Il nous aurait mis à la paille… Et lui même, ilse refusait tout, on n’est pas bourreau de sa personne à cepoint ; le dernier des maçons vivait mieux que lui. S’il avaitosé, je crois que, pour leur faire plaisir, il se serait volontierslaissé tout nu et les manches pareilles : charité bienordonnée commence par soi-même et par ses proches. D’ailleurs lechef de la paroisse doit avoir de la représentation ; ehbien ! il avait l’air d’un grigou ; une soutane râpée, unvieux chapeau, des surplis pleins de reprises… On lui aurait mis unliard dans la main, on n’en aurait pas donné un de toute sadéfroque, et il était chien avec nous, comme si les premierspauvres n’étaient pas dans l’église : c’est tout dire, c’étaitun janséniste : il était question de l’élever àl’épiscopat ; je plains le diocèse qui l’aurait eu ; unefluxion de poitrine, qu’il a attrapée en allant, pendant une nuitd’hiver, porter l’Extrême-Onction à un malade, l’a envoyé adPatres… Allez, il n’a pas été regretté… ; mais maintenantça va bien, et ça ne peut manquer d’aller de mieux en mieux. Quandnous aurons un tabernacle en or, et je n’en désespère pas, nousavons déjà le soleil, tout le monde s’en sentira, moi comme lesautres. Il n’y a que cette maudite chambre qui nous tracasse… Sanselle, je vous réponds que nous serions bientôt au dessus de nosaffaires.

– » Eh quoi ! vous avez trop deloyer ?

– » Non, non, ce n’est pas ça. Jem’entends… À l’aide de Dieu et de la Congrégation, nous viendrons àbout de nous en débarrasser. Mais vous êtes femme, et ceci estau-dessus de votre portée… Puisque vous venez de la cure, vousn’ignorez pas qu’on y prépare un festin splendide… Ces messieurs serassemblent, ce n’est pas pour des prunes, j’en suis sûr, ils vontdélibérer, c’est pour prendre une décision… Il y a quelque chosequi se mitonne, j’en mettrais ma main au feu. Que le Saint-Espritleur prête ses lumières ; ils n’en ont pas besoin, je le sais,mais ça ne nuit pas… Ah ! tandis que nous sommes à causer,voici justement M. le curé ; si je n’avais pas faitattention, il allait vous échapper… Dépêchez-vous, dépêchez-vous,c’est cette mine rougeaude, ce bel homme qui a le gros ventre. Quelembonpoint !… Il représente, celui-là, au moins, je ne vous aipas trompé. Allez, il s’approche du bureau des naissances…Ah ! c’est qu’il va apposer son seing sur les registres del’état civil : c’est là encore un vol qu’on nous a fait. Ne ledérangez pas ; mais, dès qu’il aura fini, vous ne risquerezrien de l’aborder. Vous verrez comme il est affable, quand on luirevient.

– » Puissé-je luirevenir ! » soupira Adèle en se séparant dusacristain ; et pour être à même de parler au curé aussitôtqu’il déposera la plume, elle va se placer derrière le fauteuil oùil est assis. Après avoir paraphé quelques feuillets, le pasteur seretourne, et laissant tomber sur Adèle l’un de ces regards étudiés,dans lesquels le sentiment de l’importunité se cache sous un fauxsemblant de bienveillance. « Vous avez quelque chose à medire ? » lui demande-t-il de ce ton doucereux, dontl’apprentissage se fait à Saint-Acheul.

– » Oui, monsieur le curé.

– » Et qu’avez-vous à medire ?

– » Vous voyez devant vous unemisérable femme qui ne sait plus où donner de la tête ; maisce qui me chagrine le plus, c’est que je ne suis pas seule, noussommes quatre. Oui, monsieur le curé, quatre, trois femmes et unhomme…, tous malheureux comme les pierres… Pas une miette de pain ànous mettre sous la dent… Pas la plus petite loque à vendre ou àengager… Que ne pouvez-vous pénétrer dans notre taudis ? vousen frémiriez… Enfin, vous êtes à même d’en juger, vous avezl’échantillon sous les yeux ; il gèle à pierre fendre, et parle froid qu’il fait je n’ai que cette simple robe de cotonnade,encore s’en va-t-elle en lambeaux, et vous voyez que je marche surla chrétienneté.

– » Oui, malheureusement, je voisça, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Les apôtres aussi,allaient nu-pieds.

– » Au nom de Dieu, monsieur lecuré, ne nous abandonnez pas. Si vous refusez de nous donnerassistance c’en est fait de nous.

– » En voilà encore une ; ilss’imaginent tous que nous roulons sur l’or et sur l’argent, à voircomme ils tirent sur nous à boulets rouges, vraiment, on croiraitque nous battons monnaie… Nous sommes obsédés, accablés, assommés,nous aurions les revenus de Lafitte, ce ne serait pas pis… Il y ale comité de bienfaisance, que ne vous adressez-vous aucomité ?

– » Ah ! monsieur, le comité,quand on meurt de faim !

– » Contes que tout cela :personne ne meurt de faim à Paris.

– » Juste ciel ! il est donc unétat plus affreux que la misère ! la misère, à laquelle on necroit pas.

– » Je ne révoque pas en doute ceque vous me racontez de votre situation, mais à l’impossible nuln’est tenu. D’ailleurs, quels sont vos titres aux libéralités desfidèles ? J’en suis le dispensateur, il est vrai, mais je leurdois compte des aumônes que je fais… Par qui m’êtes-vousamenée ? approchez-vous des sacrements ? quel est votredirecteur ? »

(Adèle baisse la vue et se tait.)

« Vous vous taisez ; je ne le voisque trop, vous êtes une impie, une athée, une hérétique, uneincrédule. »

(Elle veut parler, des sanglots étouffent savoix.)

« Qu’avez-vous à répondre, âmedamnée ? Ce n’est pas pour vous que la manne tombera duciel… »

(Adèle se prosternant à ses genoux et lesembrassant.) « Monsieur, mon père, je suis une grandepécheresse… Je mérite tous vos reproches… J’ai oublié mes devoirsde religion… Oh ! je suis bien coupable.

– » Relevez-vous, vous êtes dévouéeà Satan, c’est moi qui vous le dis.

– » Ah ! pardonnez-moi, jeferai tout ce que vous m’ordonnerez, je me soumettrai à toutes lespénitences.

– » Il est bien temps : vousdemandez à vous réconcilier avec le Seigneur parce que vous avezbesoin de lui ; le Seigneur vous repousse, il vous maudit.

– » Je prierai tant que jel’appaiserai.

– » Oui, priez-le, offrez-lui vosafflictions ; expiez, par un repentir de tous les instants,l’indifférence dans laquelle vous avez vécu, mais aussi long-tempsque vous serez indigne, n’espérez rien ici.

– » Ô malheur !malheur !

– » Vous êtes grande, forte, bienconstituée, que ne travaillez-vous ?

– » Que je travaille ! Onm’évite, on me fuit, on m’expulse de partout. Oh ! vous avezraison de le dire ! nous sommes maudits ; la malédictionnous suit en tous lieux ; que ne puis-je recommencer mavie ! la coquetterie ne me tenterait plus. Quand on est jeune,que l’on ne prévoit guère tout ce qui en résulte ! Mieux eûtvalu pour moi me rompre le cou, que d’avoir écouté la sorcière quime détourna de chez mes parents ! Elle m’amorçait avec deschiffons, la magicienne ! et moi qui croyais qu’elle voulaitmon bien ! C’est elle qui est cause de tout ; c’est ellequi m’a plongée dans l’abyme ; sans elle, jamais je n’auraisconnu les mouchards. Je n’aurais pas (de sa main elle se couvre lesyeux)… Mon père et ma mère, hélas ! en sont morts dechagrin ! Et moi, leur fille, le confesserai-je, au lieu de mecorriger, j’ai mis le comble à mon inconduite ! Oh ! j’enai été cruellement punie, je le suis encore ; et pourtant j’aipassé seize ans de ma vie à Saint-Lazare ! Oui, monsieur,seize ans.

– » Eh quoi ! une sentence vousa flétrie ! retirez-vous de moi, infâme ! vous me faiteshorreur !…

– » Vous me chassez, vous me traitezcomme la dernière des dernières ; il n’est donc pas vrai quele Sauveur ait pris Madeleine en pitié ? il n’est donc pasvrai qu’il ait pardonné à la femme adultère ? il n’y a doncpas eu de saint Vincent de Paule ? il nous trompait donc,l’aumônier de la prison, quand il disait que la miséricorde de Dieuest inépuisable ? non, il ne nous trompait pas ; elle n’apas menti cette bouche si pure de laquelle il ne sortait que desparoles de consolation ! Grand saint Vincent de Paule, vousdont il nous entretenait si souvent ; vous qui, pour convertirles malfaiteurs, vous attachiez à leur chaîne ; vous dont ilimitait toutes les vertus, intercédez pour moi… Que n’êtes-vousencore sur cette terre ! vous seriez touché de mes larmes,vous ne me rebuteriez pas !

– » Saint Vincent ferait comme ill’entendrait, moi je fais comme je puis, et je ne puis rien. Jevous le réitère, je ne puis rien ; c’est fâcheux pour vous,mais vous me comprenez : ainsi ne m’importunez pasdavantage. »

– (Se relevant.) « Écoutez-moi,monsieur le curé, je vous en conjure.

– » C’est inutile.

– » Un mot, un seul mot.

– » Cette femme estinsupportable !… Eh bien ! quel est ce mot ? Ne mefaites pas languir ; vous le voyez, on vient mechercher » (Il se tourne vers la porte, et faisant de la têteplusieurs inclinations accompagnées de ce sourire plein d’aménité,qui, sur une physionomie exercée, peut se marier à une expressioncontraire, il imprime à sa main un aimable balancement).

« Une minute, mon cher marguillier,l’affaire expédiée, je vous suis. »

Adèle est encore une fois saisie àl’apparition de la grande figure ; car le marguillier estaussi le commissaire de bienfaisance : sa langue s’estattachée à son palais ; le curé la presse de parler.

– « Est-ce pouraujourd’hui ?

– » Je suis sans pain !… »est, au milieu des sanglots et des pleurs, tout ce qu’elle parvientà faire entendre.

– « Encore la même chanson !vous me l’avez déjà dit ; au reste, si vous voulez qu’ons’intéresse à vous, commencez par faire votre paix avec le ciel.Tâchez d’obtenir la rémission de vos péchés ; faites uneconfession générale, et apportez-nous un billet qui atteste quevous avez rempli ces actes de catholicité ; enfin donnez-nousdes marques éclatantes de votre repentir ; pleurez sur voserreurs ; abhorrez vos crimes ; gémissez !gémissez ! purifiez-vous ; déposez la souillure de voségarements ; accusez-vous de toutes vos turpitudes.

– » Eh ! monsieur, comptez-vouspour rien l’aveu en quelque sorte public qu’elle vient d’enfaire ? » interrompt un des spectateurs de cette scène,qui, s’approchant d’Adèle, lui glisse dans la main une pièce demonnaie : « Ô Dieu ! s’écrie-t-il,

Lasciate ogn’esperanza voich’entrate ! ! !

» Est-ce à la porte de ton temple qu’ondevra lire cette enseigne de l’enfer ? »

Le curé lance à l’interrupteur un regardfoudroyant ; puis se tournant vers l’un des desservants quisont auprès de lui : « Avez-vous entendu ce qu’il amarmoté en latin… ? c’est sans doute quelqu’impertinenteallusion prise des saintes écritures.

– » Je vous demande pardon, c’est unvers du Dante, qui veut dire : vous qui entrez ici, renoncez àtout espoir.

– » C’est une insulte ; il estbien audacieux de venir jusque dans le saint des saints, faire lacensure de nos actions : quel est donc cemonsieur ? »

En réponse à cette question, le bedaud, qui aété admis en tiers dans le colloque, présente un carré de papier…le curé lit : « artiste dramatique… ;ah ! cela ne m’étonne plus, un comédien, un saltimbanque, un…On ne peut pas refuser le baptême à son enfant… ; quant à lui,j’aurai ma revanche… ; je l’attends…, à sonenterrement. »

En fulminant à demi – voix cetteexcommunication, le curé prend le bras du marguillier ; ilss’éclipsent tous deux, et le même carrosse les emporte avec leursanathèmes.

Adèle, dans la stupéfaction de tout ce qu’ellea vu et entendu, reste immobile…

« Allons, ne perdez pas courage, lui ditle comédien, essuyez vos larmes ; il y a de bons prêtres et debonnes âmes…, vous en trouverez ; et puis, la Providence estgrande, vous avez aujourd’hui de quoi manger…

– » Ah ! monsieur, sansvous.

– » Ne parlons pas de cela, allezdéjeuner, voilà l’essentiel, allez… (À part gesticulant et marchantà grand pas.) Abominable préjugé ! pauvre femme ! jeregrette presque de ne l’avoir pas prise pour marraine. »

Les amis d’Adèle soupiraient après sonretour ; elle entre en leur jetant une pièce de vingtfrancs : « Tenez les autres.

– » Un jaunet !

– » Ah ! oui, c’est un bravehomme qui me l’a donné, un comédien.

– » Un comédien !

– » Je vous conterai ça ; enattendant il faut aller à la provision… ; oh ! mes amis,le commissaire de bienfaisance, le curé, les dévots, les dévotes,quelle engeance ! quelle engeance ! ce n’est rien que dele dire. Il faut bien nous ménager au moins, et faire vie qui dure,car ce n’est pas à la cure qu’on nous en donnera quand nous n’enaurons plus. Nous allons d’abord prendre un morceau à la gargotte,simplement pour ne pas mourir, une tête de mouton et la soupe auchou ; voilà la carte, entendez-vous ? après ça nousverrons à nous retourner. »

Ce repas si modeste fut bientôt terminé ;on se rendit ensuite à la halle, où l’on acheta deux sacs de pommesde terre et quelques autres légumes… ; quinze francs furentdépensés ; mais en restant sur son appétit, on avait desvivres pour près d’un mois.

CHAPITRE LX.

 

Le mois trop tôt passé. – Visite aux bienfaiteurs. – Ils sontpartis. – Les voitures de deuil. – Les habitués des funérailles. –Les apostrophes. – Les laquais. – La chapelle ardente. – On doit lavérité aux morts. – Le chef des comparses. – La plaine des Vertus.– Le tambour bat. – Atroces railleries. – Une bagarre. –L’excommunié. – Dieu ! c’est lui. – Est-ce une vision ? –Les vanités de l’impie. – Le tamtam. – Les deux battants. – Leclergé. – Les coins du poêle. – La grande figure reparaît. – Haineau monde.

 

Ce mois s’écoula trop vite, il expira avant lamorte-saison. La société, après avoir en vain battu le pavé poursolliciter de l’ouvrage, se vit de nouveau menacée par lafamine ; on était à la fin de mars : « Trente et un,jour sans pain, misère en Prusse » telles furent les premièresparoles que le serrurier proféra à son réveil.

– « Ô débine qui a tué mon père,s’écria Susanne !

– » Ce n’est que trop vrai, nous yvoilà jusqu’au cou, soupira sa sœur.

– » Oui, reprit Frédéric, noussommes revenus au point où nous étions il y a eu hier un mois jourpour jour ; si mameselle Adèle pouvait encore rencontrerquelques-uns de ces implacables de la dix-huitième qui sont si bonsenfants, ou seulement ce brave comédien !

– » Oh ! je n’aurai pas tant debonheur que ça ; je trouverai plutôt quelque pierre pour mecasser le cou.

– » Si fait, vous mameselle, vousavez du bonheur, c’est toujours vous qui nous avez sortisd’embarras ; je suis sûr que si vous vous mettez dans la têtede le faire, vous ne reviendrez pas les mains vides.

– » Les jours se suivent, mais ilsne se ressemblent pas, et je n’ai pas idée que cette fois…

– » Pourquoi jeter ainsi le mancheaprès la coignée… ? vous avez été bien inspirée, il n’est pasdit que vous ne le serez plus.

– » Que voulez-vous que jefasse ?

– » Cet officier, ces militaires quinous ont racheté la vie, ce comédien qui a été si généreux, ils nesont pas morts.

– » Oui, mais où lesretrouver ? pour les militaires, c’est peut-être aisé ;pour le comédien, j’ignore son nom ; et allez donc chercherune aiguille dans une botte de foin.

– » Vous savez de quelle paroisse ilest.

– » C’est juste, mes amis, vous avezraison ; il faut que je les déterre, il n’y a pas de milieu,je les déterrerai et ils ne nous laisseront pas périr.

– » Ah bien j’aime ça, nom d’unnom ! »

Adèle ne fut pas longue à se préparer ;elle courut tout d’une haleine à la caserne ; les voisins luiapprirent que le régiment était parti de la veille. Cette nouvellefut pour elle un coup de foudre, car il s’en fallait qu’elle fûtcertaine de découvrir la demeure du comédien, son dernierbienfaiteur ; sombre et pensive, agitée par des pressentimentsdivers, elle calcule les suites fatales d’un nouveaudésappointement. Un bruit dont elle ne s’explique pas d’abord lacausse, vient la tirer de sa rêverie : une longue file devoitures de deuil s’avance lentement ; en tête, traîné parquatre chevaux couverts de panaches et de housses brillantes, estle char funèbre tout environné de trophées ; vingt-quatrecarrosses suivent immédiatement… Ce n’est que pour un grand quepeuvent avoir été commandées ces pompes de la mort. Adèle serappelle que, dans ces occasions, la vanité des parents du défuntachète par des aumônes les regrets du pauvre qu’il ne connut pas deson vivant. « Il y aura des pleureuses, se dit-elle àelle-même ; je serai du nombre, et l’on me paiera. » Danscette persuasion, elle devance le char et ne tarde pas à apercevoirsur la façade d’un hôtel immense, ces tentures lugubres, dont laprofusion dépose de l’opulence du patron qui va le quitter. Nonloin de là, une centaine de gens mal vêtus, hommes et femmescirculent dans la rue : ceux-ci battant la semelle, ceux-làramenant avec violence leurs deux bras sur la poitrine, tandis qued’autres, également pour se réchauffer, avalent au prochain cabaretce verre de consolation dont leurs mains absorberont lereste ; ce sont là des habitués de toutes les funérailles.Adèle est pour eux un visage nouveau, elle n’a pas encore ouvert labouche, cependant pas un d’eux ne s’est mépris sur sesintentions ; elle leur fait ombrage, et sans s’être concertésà l’avance, tous conspirent pour l’écarter.

« Ne vous pressez pas tant, lui crie unde ces mendiants ; nous sommes au complet.

– » Ous qu’elle va steparticulière ? » dit une espèce d’ivrogne, en s’efforçantde lui barrer le passage.

Puis vient le tour d’une anciennepoissarde.

« Eh ! dis donc, ma petite,t’accours la gueule enfarinée ? les trois livres, la torche etla guenille, ça te passera devant le nez, c’est pas le tout de selever matin, faut arriver à l’heure. Eh mon compère ! madame abesoin d’une aune de serge, toi qu’es galand, cède lui donc latienne ? – Bah ! est-ce qu’elle est inscrite à la sectionpour avoir du drap noir ? – Oui, oui, c’est dit, madame veutle chiffon, le chiffon, c’est rien ; mais le petit écu, elleest pas dégoûtée. »

Malgré ces apostrophes, Adèle poursuit sonchemin, et passant devant la loge du Suisse sans être aperçue, ellese dirige vers une espèce de péristyle à claire-voie fermée, souslequel est une troupe de laquais, les uns s’entretenant à hautevoix, les autres jouant aux cartes, tandis qu’à quelque pas de làsous le vestibule, transformé en chapelle ardente, deux prêtres envigiles auprès du cercueil, récitent les litanies des morts.

« Atout, c’est du pique.

– » Qu’est-ce qui relève ?

– » C’est à toi.

– » Je ramasse.

– » À moi à donner.

– » Je demande quatre cartes.

– » Es-tu content ?

– » Je demande encore.

– » Mes amis, il faut boireaujourd’hui ; ils boivent bien, ils ont bien bu les…

– » Chut, chut.

– » Est-ce qu’ilsentendent ?

– » Tu vois pas qu’il y en a un quidort, il ronfle de bon cœur.

– » Il fait le serpent pendant quel’autre dit ses prières.

– » C’est l’accompagnement.

– » Oui, le faux bourdon.

– » Et mille zieux, arrive quiplante, c’est des choux ; j’ai toujours empoigné les clés dela cave, c’est le principal.

– » Et moi celles de l’office.

– » Oh ! il faut nous en taperune culotte, il n’y pas à dire ; qu’en penses-tuchasseur ?

– » Moi, je suis comme le cocher, onn’a qu’à me faire signe ; eh ! pardieu, si on ne sedonnait pas un peu de bon temps : on n’a que celui que l’onprend… ; et puis, c’est pas tous les jours qu’on enterremonsieur le duc ; il nous a fait assez enrager de son vivant,quand nous nous réjouirions un peu à sa mort. (On entendMiserere mei Deus.) Est-ce un tuyau qui crève ?tenez, tenez, mes amis, c’est l’autre qui se réveille ;écoutez donc, il a un chat dans la gorge ; il entonneraitmieux une bouteille de bordeaux.

– » En vérité de Dieu, je ne saispas comment ils peuve zy tenir : sentez-vous l’odeur ?ils en ont du premier tiré ; c’est qu’il n’y a pas de charognequi pue de cette force : qu’est-ce qui a une tabatière dans lacompagnie ?

– » Tiens, tiens, fais passer.

– » En usez-vous ?

– » Il est déjà en putréfaction.

– » C’est pas étonnant, monsieur afait une vie si désordonnée.

– » On dit qu’il est mort d’avoirpris des canthariques.

– » Il est mort, t’es beinhonnête : ces riches, ça se croit tout permis ; jusqu’àde petites filles de dix ans, qu’il se faisait amener ; desenfants ! ça révolte la nature.

– » Ah ! dans le quartier il ena débauché plus d’une qui, sans lui, ne se serait jamais perdue.Des êtres pareils ! c’est de vrais fléaux.

– » C’est si vicieux, que quand mêmeil n’y a plus mèche, ça ne peut se passer de leurs passions. Terappelles-tu, quand tu le conduisais à sa maison de Montrouge,qu’il te laissait sur la route avec la voiture. Ça fait frémir leshorreurs qu’ils faisaient avec le père… comment s’appelle-t-ildonc ? Le nom n’y fait rien… Mais si j’étais de quelque chosedans le gouvernement, des monstres comme ça, je les ferais brûlervifs.

– » Ça ne l’empêchait pas de mangerle bon Dieu tous les dimanches, et de porter le cierge à laprocession.

– » Si celui-là va au ciel… Ahça ! quand viendront-ils le chercher ? Il me semblequ’ils tardent bien… Chasseur, vas un peu voir. – Alerte, alerte,voilà les croque-morts. »

À ce signal, toute la cohue des valets sedisperse : au revoir, monsieur le comte ; –sans adieu, monsieur le marquis ; – bonjourduc ; – nous nous retrouverons là-bas, mon cherambassadeur ; – chevalier, je ne te tiens pasquitte. Tels sont les exordes ou les péroraisons des poignéesde main que s’entredonnent ces messieurs, au moment de seséparer.

Adèle qui, en poussant doucement la porte, estentrée sans être remarquée de la domesticité, n’a pas osé souffler,de peur de s’attirer quelque rebuffade par une interruptionintempestive. Cachée dans une encoignure du poêle, les propos etles jeux de la livrée ayant cessé, elle en sort comme uneapparition. « Est-elle tombée des nues, celle-là ? –Gare ! gare ! – Que faites-vous ici ? »

Chacun la regarde comme un événement ;plusieurs lui décochent, pour la forme, une interrogation à lapassade, et personne ne prend la peine d’attendre qu’elle aitrépondu. À voir avec quelle précipitation ils lèvent le siège, ondirait d’un pulk [4] de cosaquessurpris dans un bivouac par une avant-garde française : cesont des ombres qui s’échappent et disparaissent. Adèle va de l’uneà l’autre, et de l’accent d’une suppliante :« Monsieur…

– » Je n’ai pas le temps (et l’ombrela rudoie, pour lui prouver qu’elle a un corps).

– » Monsieur…

– » Je ne suis pas de la maison.

– » Monsieur le chasseur, à qui lespauvres doivent-ils se recommander ?

– » Les pauvres ! je ne saispas. Demandez à cet enfant (l’enfant est un jokai).

– » Mon petit ami, qui est chargé dela distribution ?

– Monsieur Euler, madame demande quiest-ce qui fait la distribution ? (Monsieur Euler est lesuisse.)

– » Il y affre pien quelqu’in parlà ; foyez cette mossiè, avec ine plime dans sa chapeau, à laperron, les mangettes plancs, et la manteau noir.

– » Ce monsieur qui a le jabot etl’épée ?

– » Chiste, la maître dé lacérémonie.

– » Oui, le chef des comparses, ditun nègre en frappant sur l’épaule du suisse.

– » Tuchur farcisser, mossiè malplanchi, il est choli lé comparses ! Allez, la femme, foupufez pas fou tromper. Celui qui se rencorche là-pas, qui fait sapersonnache : on croirait le motardier di pape.

– » Je vous suis bien obligée,messieurs. »

Adèle s’approche de cet ordonnateur du deuil àqui elle expose, en deux mots, l’objet de sa requête. « Votrenom ? lui dit-il en tirant de sa poche un carnet.

– » Adèle Descars.

– » Vous n’êtes pas sur maliste ; êtes-vous seulement dans les postulantes ? vousêtes-vous présentée à l’administration ?

– » Non, mais je suis pauvre autantqu’il soit possible de l’être.

– » Ce n’est pas cela :êtes-vous inscrite ? êtes-vous attachée àl’établissement ?

– » Non, monsieur.

– » Eh bien ! queprétendez-vous ?… L’administration fournit les pauvres, ellefournit le drap, elle fournit les torches, elle fournit tout,l’administration.

– » Je ne le vois que trop, il n’y arien à faire ici pour moi, profère Adèle, » et elle va seretirer ; mais la multitude obstrue les issues, et, sanspouvoir ni avancer ni reculer, elle est retenue au milieu d’ungroupe, dont les divers personnages prononcent ce singulierpanégyrique : « Enfin, Dieu soit loué, on va l’enterrerce gredin là ! – On lui fera plus d’honneur qu’à un chien. –On dit qu’il a donné dix mille francs aux pauvres. – Ils en aurontlourd : ça passe par tant de mains. – On appelle ça un don,c’est une restitution ; il ne leur en donnera jamais autantqu’il leur en a pris. – En a-t-il volé, dans sa vie ? ena-t-il mis à la mendicité ? et dur qu’il était ; il vousaurait vu tendre la langue longue d’une aune. Si tous lesmalheureux qu’il a faits étaient à son convoi, il y en aurait d’icià Pontoise ! – C’est encore celui-là qui était une vraiegirouette : tantôt rouge, tantôt blanc. – C’est de cescaméléons qui empruntent toutes les couleurs, qui servent dieu etdiable, et les trahissent tous deux. – On dit qu’il a refusé unconfesseur : c’était pourtant un cagot. – Cagot ! c’étaitpour mieux jouer son rôle ; mais il sentait sa fin venir, etcomme il n’avait plus besoin de feindre, il a jeté le masque. –J’espère qu’il en a fait, de ces faux serments. – Si l’autre étaitresté, on aurait cependant mis ça au Panthéon. – Oui, mais s’ilétait revenu. – Oh ! on ne l’aurait pas fait pair. – J’enréponds. – Ça n’empêchera pas de prononcer sur sa tombe undiscours, qu’il n’y aura rien de si beau. – Tous mensonges, je gagequ’on y vantera sa fidélité. – Et sur l’inscription, c’est là qu’onen lira des gosses ! le marbre est comme le papier, il souffretout. – Le Père La Chaise, c’est la plaine des vertus. – La plainedes vertus… À la bonne heure, pour ceux dont les pyramidespoignardent le ciel. Mais nous, pauvres diables ! on nousporte à la fosse commune ; une pellée de terre, tout est dit,ni vu, ni connu, nous ne laissons pas de traces. – Nous laissonsdes regrets, ça vaut mieux, et puis, nous n’avons fait de mal àpersonne. – J’en conviens… Cependant, c’est peut-être unefaiblesse, je ne me soucierais pas d’être jeté dans le grand trou.– Et qu’est-ce que cela fait ? une fois que je ne serai plus,on me mettra où l’on voudra. – Je suis du sentiment de monsieur, jem’en bats l’œil. V’là monsieur le duc qui aura un monument ;c’est de la graine de niais, quand il serait en diamant, il n’enest pas moins fichu qu’un autre. – Écoutez, écoutez, le tambourbat. – Est-ce qu’il y aura de la troupe ? – Tiens ! c’estles vétérans. – Ce sont eux qui ont fusillé le maréchal. – LaMoskowa, le brave des braves ? – Oui, Ney, ils ne l’onttoujours pas condamné. – Je crois bien, ils pleuraient tous commedes enfants. – C’est-il drôle ? ils chargent les armes. – Nevoyez-vous pas que c’est pour rendre les honneurs ? »

Il se fait un roulement sourd, dont lavibration lugubre annonce le départ. « Allons, les pauvres, àvotre poste, commande le maître des cérémonies. » C’est lamarche qui commence, la foule des assistants s’écoule avec lecortège. Adèle, le cœur serré, s’éloigne en longeant la corporationdes mendiants, dont la satisfaction de voir une rivale éconduite,éclate par un rire satanique. Oubliant que le recueillement leurest prescrit, ces privilégiés de toutes les munificencesfunéraires, trépignent sous leur lambeau : tous s’agitent avecd’horribles contorsions en secouant ces torches, qu’ilss’efforceront bientôt d’éteindre, afin d’en tirer un plus grandprofit. Leur joie est atroce, c’est celle que causent aux démonsles tourments d’un réprouvé. Adèle, qu’ils narguent, redouble devitesse, sans oser regarder en arrière. « Elle a le bec cloué,hurle l’une de ces furies qui l’avaient saluée à son arrivée.

– » C’est bien fait ! répond lasuivante, elle n’a pas voulu m’en croire.

– » Aussi elle est payée, observeune troisième.

– » Te voilà, invective une autremégère, t’es comme madame l’araignée, la gueule morte et les yeuxretirés. »

À cette apostrophe directe, Adèle, quijusque-là a souffert patiemment les railleries grossières de cesfemmes, se retourne avec une sorte de dignité. « Ça lui va-tibien, eh ! la princesse ! répètent plusieurs voix.

– » Veux-tu te sauver ! luicrie-t-on de la rangée des hommes. »

Poussée à bout, elle est tentée de riposter,mais un vieillard, s’étant approché d’elle « Vous allez vousfaire arracher les yeux, lui dit-il, avec des canaillespareilles ; le plus court, c’est de les mépriser. Vous nevoyez pas que c’est de faux pauvres.

– » Oui, réplique un passant, maisc’est des fainéants véritables.

– » Et par-dessus le marché, defrancs ivrognes, ajoute un des soldats du convoi ; nousconnaissons ça, nous autres ! »

Au comble de l’adversité, il n’est si faiblelueur qui ne brille comme un phare de salut. Adèle ose encoreembrasser une illusion ; elle découvrira ce comédien qui unefois déjà lui tendit une main secourable. Cet espoir latransporte ; elle revoit l’église, elle foule le parvis ;là quelqu’un lui enseignera la demeure du bienfaiteur.

– « N’allez pas vous fourrer dans labagarre !

– » Eh ! quoi donc ? – Ilentrera. – Il n’entrera pas. – Des coups de hallebarde ? iln’y fait pas bon ! – À bas les gendarmes ! à bas ! –Taisez-vous donc ! vous allez vous faire empoigner. – C’estune indignité ! c’est une horreur ! – Parce que c’est uncomédien. – Est-ce qu’un acteur n’en vaut pas un autre ? –Puisqu’ils sont excommuniés ; ils ne peuvent pas aller enterre sainte. – Taisez-vous donc, excommuniés ! – Ilsn’avaient qu’à ne pas recevoir le pain béni, quand il l’a rendu. –Et dernièrement lorsqu’il a fait baptiser son enfant, ils n’ont paspris son argent peut-être ?

– » Dieu ! c’estlui ! »

La douleur arrache à Adèle cette exclamation.Chancelante, éperdue, elle fait quelques pas ; lesvociférations cessent, le tumulte s’apaise, les sabres voltigent,des cavaliers font ruer leurs chevaux ; et sous l’escorted’une exécution, le corbillard est emmené. D’un œil sec et morne,Adèle le contemple de loin ; elle n’a plus de larmes. Undésert se fait autour d’elle : tout a fui, tout s’est dissipé.Le cercle s’agrandit ; les édifices eux-mêmes, mobiles surleurs bases, semblent atteindre aux confins d’un horizon immense.Adèle est oppressée, le silence du néant pèse sur son âme comme lamassue de plomb d’un pénible cauchemar ; la terre tourne etl’emporte ; est-ce une vision de la mort qu’elle vientd’avoir ? L’airain du tamtam retentit dans les airs ;c’est le glas, le glas terrible : il n’y a plus devertige ; ce qui fuyait se rapproche ; les portes roulentsur leurs gonds les deux battants sont ouverts. Dans la longueperspective d’un deuil insolent, s’étalent les vanités del’impie ; le temple s’est transformé en un sépulcre ;partout le voile mortuaire s’étend ; les galeries, les ogives,les consécrations, le culte du divin Maître, sa chaire de vérité,ses autels, ses saints, le rideau de l’orgueil les cache. Sur unfond noir parsemé d’armoiries, d’écussons, de chiffres, de deviseset de larmes d’argent, se projettent, vacillantes, comme dans unenuit de ténèbres, les étoiles d’un innombrable luminaire… Le chars’arrête, la croix paraît, et en arrière tout le clergé de laparoisse, les prêtres, les diacres, les sous-diacres, ayant à leurtête le curé et ses vicaires. Le corps est déposé sur unbrancard ; les enfants de chœur et les chantres commencent leslamentations du Dies iræ… Trois amis du défunts’empressent pour tenir les coins du poêle ; un quatrième seprésente, on le salue avec déférence, on lui cède le pas ; cepersonnage, devant qui l’on s’incline avec tant de respect, estencore la grande figure ! Adèle l’a reconnu. « C’en esttrop, se dit-elle à elle-même ! partout je le rencontre, etpartout on l’honore ; ce monde n’est que déception, quemensonge, qu’injustice !… Je l’abhorre ce monde, je ledéteste, je l’exècre !…

CHAPITRE LXI.

 

La tête perdue. – Le désespoir. – L’auvergnate. – Une surprise.– Chacun pour soi. – Il n’y a plus de dieu. – Résolution extrême. –La porte fermée. – Les précautions. – Le chenet de fonte. –L’unanimité. – Gare la bombe. – La conscience. – C’est de bouche,le cœur n’y touche. – Une affaire. – La vie des saints.

 

Ce sentiment de haine qu’Adèle voue à tout legenre humain ne peut plus se concentrer : un degré de plus, ceserait de la frénésie. Exaspérée et presque furieuse, elle parcourtles rues, les places, les carrefours ;… elle marche sansbut ; et avant d’avoir eu la pensée d’y revenir, elle seretrouve dans son quartier. Elle est à sa porte, elle vamonter ; mais comme frappée d’une réflexion soudaine, ellerétrograde, entre dans une boutique, en sort aussitôt, et se dirigede nouveau vers son logement. Susanne, qui était aux aguets pourépier son retour, s’est aperçue qu’elle est dans une situationd’esprit extraordinaire ; allant au-devant d’elle, ellel’interroge avec anxiété ; Adèle la brusque sans répondre,traverse la chambre sans regarder, et s’avance vers la croisée,dont elle saisit l’espagnolette avec un mouvement convulsif ;elle gémit, elle soupire, elle frappe du pied, elle s’arrache lescheveux.

SUSANNE. « Ah ça ! mais dis donc,Adèle, tu nous fais peur.

FRÉDÉRIC. » Que diable est-ce qui peutlui être arrivé ? Elle souffle comme un bœuf.

UNE AUVERGNATE. (poussant la porte).» Est-che ichi qu’on a dimandé du charbon ?

ADÈLE (avec colère). » Oui, posez-le là.Vous êtes payée.

L’AUVERGNATE. » Je ne réclame rien. Jevous ai auchi monté du feu, comme vous mé l’avez commandé.

ADÈLE. » C’est bien… vous pouvez vousretirer.

L’AUVERGNATE. » Il y en a deux boicheaux,la bonne mijure, entendez-vous ? Quand il vous faudra autrechoge…

ADÈLE. » Faut-il vous le répéter ?C’est bien.

L’AUVERGNATE (sortant). » Fouchetré, ellen’a pas marché chur una bonne herbe, à che matin… Vous vous jêteslévé lé cul devant, la bonne dame.

HENRIETTE. » Je n’y conçois rien. Jamaisje ne l’ai vue comme cela ; elle est comme un croquet.

SUSANNE. » Quand il te plaira de parler…Si tu es de mauvaise humeur, en pouvons nous davantage… Qu’est-ceque ce charbon ?

ADÈLE. » C’est du charbon, vous le voyezbien.

SUSANNE. » Tu as donc quelque chose àfaire cuire ?

ADÈLE. » Non, je n’ai rien.

SUSANNE. » En ce cas, tu es folle.

HENRIETTE. » Est-ce qu’on lui a vendu despois qui ne veulent pas…

ADÈLE (l’interrompant vivement). » On nem’a rien vendu…

FRÉDÉRIC. » Hé, laissez-là ! quandson rat sera passé, je suis sûr qu’elle parlera plus que nous nevoudrons. Je parie que nous allons voir arriver tout-à-l’heure laboustifaille.

HENRIETTE. » C’est une surprise qu’ellenous ménage.

ADÈLE (se tordant les bras). » Unesurprise, oui, je t’en ménage une.

HENRIETTE. » Ne fais donc pas comme celacraquer tes membres… Tu m’en donnes le frisson…

ADÈLE. » Le frisson… Ce n’est rien…

SUSANNE. » Elle a perdu la tête.

ADÈLE. » Non, je ne l’ai pas perdue… Jel’ai ma tête, la voilà (elle la prend dans ses mains).

FRÉDÉRIC. » Tout cela ne nous donne pas àdîner.

ADÈLE. » Écoutez.

FRÉDÉRIC. » Je n’écoute pas. S’il y a àcroustiller, pourquoi ne pas le dire ?

ADÈLE. » Non, non, encore une fois… Vousn’avez rien à attendre.

SUSANNE. » Et ce charbon pourtant… c’estlà ce qui m’intrigue ; nous ne mangerons pas du charbon.

ADÈLE. » Écoute Susanne… Écoutez mesenfants. J’ai tout mon bon sens, aussi bien que vous pouvezl’avoir ; mais mon parti est pris… Je ne veux pas pâtirdavantage… Ce n’est pas exister, que de vivre comme nous faisons…Il me restait quarante sous ; je les tenais cachés… J’avaismon idée pour cela… Le moment est venu… Voilà l’usage que j’en aifait…

SUSANNE. » Du charbon… Au lieu d’acheterdu pain.

ADÈLE. » Du pain !… N’est-ce pas quecela aurait été loin ?… Non, mes amis, je suis lasse de lavie… Si vous êtes comme moi, je sais bien ce que nous ferons.

FRÉDÉRIC. » Et que ferons-nous ?

ADÈLE. » Nous allumerons ici unbrasier.

SUSANNE. » Et puis… ?

ADÈLE. » Quand il sera bien ardent… Nousfermerons les portes, nous boucherons toutes les issues, et nous leporterons au milieu de la chambre.

HENRIETTE (pleurant). » Eh quoi ! tuveux que nous nous périssions…

SUZANNE. » Nous nous verrionsmourir !

FRÉDÉRIC. » N’allez-vous pas pleurnicher,vous autres ?… Mameselle Adèle a raison. Il n’y a que ça, vousme croirez si vous voulez, mameselle, j’ai eu cent fois la penséede vous le proposer ; mais je vous ai toujours vu sicourageuse en tout, que je me suis dit, comme ça, ça ne doit pasvenir d’un homme. Actuellement que vous m’en faites l’ouverture, ehbien ! je ne refuse pas la partie… Au surplus, chacun poursoi ; ça n’engage personne… tout le monde est libre.

HENRIETTE. » Toi aussi !… Commentpeut-on avoir des idées pareilles ?

FRÉDÉRIC. » Ma foi, quand il n’y a plusd’espoir… Je me suis présenté à l’entrepreneur des boues ;j’ai voulu être balayeur, cureur d’égouts ; je suis allé auxfosses inodores, il n’y avait pas de place pour moi… Pas d’ouvragesi sale que je n’ai sollicité… jusqu’à aller m’offrir à Montfauconet aux équarisseurs, pour travailler à moitié prix… On m’a enseignéà Clichy une fabrique de céruse, où l’on dit que les ouvriersmeurent comme des mouches, eh bien ! pour entrer là dedans, onm’a demandé des certificats. C’est comme à la manufacture deglaces, pour s’empoisonner par la vapeur du mercure, il faut encoredes protections. On m’a dit que je pourrais être employé sur leport au déchirage des bateaux, ou au canal, à rouler la brouetteavec les terrassiers, et je n’ai pas mieux réussi làqu’ailleurs : ça fait trembler le monde qu’on refuse tous lesjours. À l’Hôtel-Dieu, au Val-de-Grace, où il y avait desinfirmiers à remplacer, on ne m’a pas accepté, parce que je n’étaispas recommandé par un médecin. On m’avait raconté que le bourreaude Versailles avait besoin d’un aide…

HENRIETTE (avec un mouvement d’horreur).» Et tu t’es mis sur les rangs !…

FRÉDÉRIC. » Tranquillise-toi, je n’y aipas seulement songé… mais c’est pour dire combien c’est difficileaujourd’hui de trouver à faire quelque chose ; ils étaientplus de trois cents qui couraient après la place… et bien sûr qu’onn’aura pas pris un libéré… Il y avait à choisir… Ainsi, si çam’avait tenté, j’en aurais été pour ma honte… Quand on en estréduit là !…

HENRIETTE. » Ah ! je me senssoulagée.

SUSANNE. » Et moi de même.

ADÈLE. » Je craignais…

FRÉDÉRIC. » Moi, valet debourreau !… Vous me connaissez pourtant, mameselle Adèle…toute autre profession, je ne dis pas non… Mais que je montelà-dessus, plutôt gratter dans les ruisseaux… Tenez, pas plus tardqu’hier, on m’avait fait espérer que je trouverais à m’occuper avecceux qui retirent des trains de bois : eh bien ! j’y suisallé à ce matin… tout autre que moi aurait réussi : j’aiencore fait corvée.

HENRIETTE. » Eh mon Dieu ! c’estquelquefois au moment où l’on s’y attend le moins, que l’eau arriveau moulin.

FRÉDÉRIC. » Oui, pour celui qui a de lachance… ; mais nous ! quand on est né sous une mauvaiseétoile, on a beau faire ; il n’y a que mameselle Adèle qui aittrouvé le remède.

HENRIETTE. »  De se détruire… ? ilest beau son remède…

SUSANNE. » Qu’elle se détruise si elleveut, elle avait bien besoin de lui mettre en tête…

FRÉDÉRIC. » Que voulez-vousdevenir ? voyons, Susanne, c’est à toi que je parle, quedeviendras-tu ?

SUSANNE. » Je ne sais pas, mais…

FRÉDÉRIC. » Je le crois bien, on t’avaitpromis des bas à ramailler, tu aurais eu quelques sous ; nousaurions vivotés en attendant, quand tu es allée les chercher,qu’est-ce qu’on t’a répondu ? que tu avais été là-bas, etqu’on ne pouvait pas te les confier.

SUSANNE. » Quel malheur !

HENRIETTE. » Si nous prenions chacune unéventaire devant nous, et que nous allions vendre.

FRÉDÉRIC. » Et quoi vendre ? pourvous faire saisir… ; avez-vous une permission ? il fautl’acheter, et de l’argent pour avoir de la marchandise, ne fût-ceque de l’amadou ; sur quoi voulez-vous qu’on vous endonne ? sur les poils de ma barbe.

SUSANNE. » J’ai envie de me proposer dansles petites affiches, quand ce ne serait que pour être bonned’enfant…

FRÉDÉRIC. » Les petites affiches !encore des jolis cocos à mon gré, si tu as un petit écu à leurporter ils le prendront ; et puis, faite comme tu l’es, quelssont les maîtres qui voudraient de toi ? une suppositionqu’ils en voudraient, tôt ou tard ils apprendront qui tu es ;s’il se fait un vol dans la maison, qui accusera-t-on ?Susanne, et l’on volera parce qu’on vole impunément où il y a deslibérés ; ils sont là, ça retombe sur eux : plus jeréfléchis, plus je vois que ce qu’il y a de mieux pour vous commepour moi, c’est d’en finir…

SUSANNE. » Il n’en démordra pas…,oh ! que j’aurais bien dû la laisser se jeter àl’eau !…

HENRIETTE. » Si tu ne l’avais pasdétournée de se noyer… Ça ne lui coûte rien à elle, pour un ouipour un non.

ADÈLE. » Si fait…, cela me coûte ;je mentirais de dire le contraire… Cela me coûte beaucoup… On n’arien de plus cher que l’existence ; il a fallu que j’y tinssepour faire tout ce que j’ai fait… pour souffrir tout ce que j’aisouffert. Quelle ressource avez-vous, aussi bien que moi ? Sivous étiez plus jeunes, je vous dirais, faites la vie, et encoreest-ce un sort ?… Vous avez l’exemple sous les yeux… J’ai étébelle, sans me flatter, où cela m’a-t-il menée ? Quand on estdans notre passe, il n’y a pas à balancer… Aimez-vous mieux mourirde faim ?… Rappelez-vous la nuit des soldats, et ce que vousavez enduré… Aujourd’hui, il n’y a plus de soldats…

SUSANNE. » Il n’y a plus desoldats !

ADÈLE. » Ils sont partis.

HENRIETTE. » Et le comédien ?

ADÈLE. » Va le chercher dans sabière…

HENRIETTE. » Il est mort ?

ADÈLE. » J’étais là quand ils lui ontrefusé l’entrée de l’église.

FRÉDÉRIC. » Vous l’entendez, mes amis… tule vois Henriette… il n’y a plus de comédien, il n’y a plus desoldats.

ADÈLE. » Il n’y a plus de bienfaisance,il n’y a plus d’humanité, il n’y a plus de religion, il n’y a plusde Dieu…

SUSANNE. » Ne dis pas cela, Adèle… Tuveux donc nous attirer sa malédiction.

ADÈLE. » Sa malédiction… ! Il y abeaux jours qu’elle est tombée sur nous… Mais à présent, je m’enmoque.

HENRIETTE. » Ne blasphémons pas… s’ilnous punissait.

ADÈLE. » Eh ! Ne sommes-nous paspunit d’avance ? Que t’inquiète-tu ? Notre enfer estfait…

FRÉDÉRIC. » Dépêchons-nous, autrement lefeu va s’éteindre.

ADÈLE. (posant le feu sur le charbon etcherchant à l’attiser). » Il n’y a pas de risque, il brûleencore… Je vais l’allumer ; ce sera fait promptement…Êtes-vous résolus… ?

SUSANNE. » Elle nous étoufferait… !Au secours… Ô la malheureuse !… Henriette, arrache-lui lesoufflet.

HENRIETTE (pleurant, jetant les hauts cris etsanglotant tour à tour). » À l’assassin, à la garde… Ilsveulent nous faire mourir… Ah ! que je suis à plaindre… Que jesuis à plaindre… Seigneur, mon Dieu !… Jésus, ayez pitié demoi… Mon Dieu ! mon Dieu !… Mon Sauveur !…

FRÉDÉRIC (s’élançant vers la porte, qui estentrebâillée, la ferme à double tour, et met la clé dans sa poche).» Actuellement, criez tant que vous voudrez ! Avec leurslamentations, elles appelleraient les voisins. Les femmes !les femmes ! on ne peut rien faire avec les femmes. Je vousdemande pardon, mameselle Adèle, ce n’est pas pour vous que je disça, c’est pour ces poules mouillées ; ça ne sait que pleureret voilà tout ; et parbleu ! la mort, ne dirait-on pasque c’est la mer à boire, la mort ? Quand on est mort…

HENRIETTE (se jetant au cou de Frédéric tandisque Suzanne, qui s’est emparée de ses mains, les arrose de seslarmes). » Frédéric, cher ami, je t’en supplie ! nesuis-je plus ton Henriette ?

FRÉDÉRIC. » Que veux-tu que je tedise ?

HENRIETTE. » Comment, tu me verraisexpirer, là, devant toi ! tu aurais ce courage !…

FRÉDÉRIC (avec émotion, et faisant un effortpour se dérober à ses embrassements). » Ah ! laisse-moi…Je n’en puis plus !…

HENRIETTE. » Tu verrais moncadavre !

FRÉDÉRIC. » Ça me fait mal pourtant.

HENRIETTE. » Tu détournes la vue ;…tu ne me réponds pas ;… mais regarde-moi donc, monami !

FRÉDÉRIC (avec attendrissement). » Ehbien !

ADÈLE (à part). » Il va se laissergagner. Que je regrette de n’avoir pas fait le coup touteseule !

HENRIETTE (embrassant Frédéric). » Tu neveux plus mourir, n’est-ce pas ?

FRÉDÉRIC. » Que je ne puisse pas luirésister ! oh ! femme !… quand on aime !…cependant,… c’est égal ; je me mets au-dessus de tout, nous nemourrons pas.

ADÈLE. » Et du pain ?

FRÉDÉRIC. » Nous en aurons. Vous avezentendu parler de la bande à Vidocq ?

ADÈLE. » Que trop !…

FRÉDÉRIC. » Il ne tient qu’à moi d’enêtre ; j’aurai trois francs par jour, nous lespartagerons.

HENRIETTE. » Quoi ! tu serais…Ah ! mon ami, mourons ! C’est moi qui te le propose àprésent.

SUSANNE. » Je ne recule plus.

HENRIETTE. » Nous mourrons ensemble dansles bras l’un de l’autre ; au moins je serai sûre qu’après moiFrédéric ne sera plus à personne.

SUSANNE. » Te voilà contente,Adèle ?

ADÈLE. » Ouï ; je le suis.

FRÉDÉRIC. » Elle est dure celle-là !enfin il n’y a pas à tergiverser ;… il faut sauter lepas ; plus vite ce sera fait, plus tôt nous seronsdébarrassés.

HENRIETTE. » (soufflant sur le charbon).Qu’il est lent à prendre !

ADÈLE. » Donne, donne, il sera bientôtembrasé.

FRÉDÉRIC. » Prenez garde à l’incendie,car nous ne sommes pas chez nous, et au-dessus il y a desenfants.

HENRIETTE. » Ces chers innocents !il ne faut pas les griller.

ADÈLE. » Ce serait peut-être leur rendreservice.

SUSANNE. » C’est assez de nous… Quatrepersonnes ! ça ne se voit pas souvent ; il en sera faitmention dans les papiers.

FRÉDÉRIC. » Ils mettront cela dans lejournal ?

ADÈLE. » Ça fera parler de nous dansParis ; c’est toujours une consolation.

HENRIETTE. » Et puis ça servira peut-êtreà des autres ;… qui est-ce qui sait ?

ADÈLE. » Tous les charbons sontardents.

SUSANNE. » On rôtirait un bœuf. C’estdonc aujourd’hui notre dernier jour !

ADÈLE. » Ah ça ! ce n’est pas tout…Vous ne faites pas attention, on peut nous apercevoir d’enface ; si nous appliquions la couverture contre lacroisée ?

FRÉDÉRIC. » C’est inutile, il n’y a queles maçons ; ils sont sur le comble, c’est si haut !d’ailleurs je crois que c’est l’heure de leur repas ; et d’iciau retour…

HENRIETTE. » Ce sera une affaire faite.Il faudrait peut-être boucher la cheminée ?

ADÈLE. » C’est juste.

HENRIETTE (y appliquant la couverture).» Frédéric, je te demande une grâce !

FRÉDÉRIC. » Laquelle ?

HENRIETTE (soulevant un chenet de fonte).» Une femme n’est jamais si forte qu’un homme, elle n’a pas lemême caractère ; je suis bien décidée, mais…

FRÉDÉRIC. » Parle, mon amie !

HENRIETTE. » On ne sait pas ce qui peutarriver ! je me défie de moi ; tu vois ce chenet… Si jechangeais d’idée…, (lui serrant affectueusement la main) tucomprends…

FRÉDÉRIC. » J’ai compris !… Horriblesituation !…

SUSANNE. » Tout est prêt ; quefaut-il faire ?

ADÈLE. » Rien ; se coucher etattendre.

(Elle se jette sur le plancher. Susanne,Henriette et Frédéric suivent son exemple ; les deux époux setiennent embrassés.)

SUSANNE. « La mort ! la mort !Si je me couvrais la figure, il me semble que j’en aurais moins defrayeur ;… je ne la verrais pas venir… (Elle s’enveloppe avecun mouchoir.)

HENRIETTE. » Frédéric, mets moi montablier sur les yeux ; le jour m’épouvante…

ADÈLE. » Je veux encore le voir.

HENRIETTE. » Je ne puis prendre marespiration !

SUSANNE. » Mon estomac se gonfle !Je suffoque !

ADÈLE. » Et moi, le mal de tête commenceà me gagner.

HENRIETTE. » J’ai la cervelle quibouillonne !

SUSANNE. » Sens-tu, comme moi, une sueur,un malaise ?…

ADÈLE. » J’ai comme un bandeau sur lefront, et une pesanteur dans les membres…

FRÉDÉRIC. » C’est singulier, je n’éprouverien ; c’est peut-être l’effet de l’habitude.

ADÈLE. » Ma vue se trouble ; ondirait qu’une toile s’abaisse sur mes yeux, ils enflent, je suistoute étourdie !…

SUSANNE. » Affreuse oppression !

FRÉDÉRIC. » Je suis donc de fer,moi !

ADÈLE. » Mon sang se glace…

FRÉDÉRIC. » Et je leursurvivrais !…

HENRIETTE. » Frédéric, mon ami, la têteme fend… Ô douleur ! Ils me déchirent la poitrine !retire ce serpent qui me ronge le cœur !… où meportes-tu ? qui me soulève ? est-ce toi ? je metrouve mieux à présent… Je suis bien… Ah ! quellesdélices ! je suis légère ! je suis en paradis !Adieu, Frédéric ! mes amis, priez pour moi…

ADÈLE. » Ma tête, ô poidsinsupportable ! mon cœur, il rebondit !… il bat !…il est énorme !… quel éblouissement !… il brille lesoleil !… quelle vive lumière !… ils m’enfoncent desaiguilles dans la poitrine !… Frédéric, entendez-vous unbourdonnement ?… c’est là, à mon oreille !…

SUSANNE (contractant ses muscles, et sedébattant sur le plancher.) » Ils me briseront le tympan avecleur marteau ; les cruels ! m’arracher les seins !…ils s’apaisent, c’est le bien-être !… m’y voilà, elle y estmon âme tout entière !… un nuage… il passe… elle s’éteint…elle m’échappe… je ne puis plus la retenir… mon Dieu !miséricorde !…

FRÉDÉRIC. » Henriette !Henriette ! (la remuant) elle n’est plus, et moi !… Ellea les dents serrées… Comme elle les a blanches !…Henriette ! chère Henriette, tu ne m’entends pas ?… Sij’avais un pistolet, une arme !… (il se lève avecprécipitation, et ouvrant une armoire, il saisit un couteau.) Dieusoit loué ! je puis la rejoindre maintenant !… je puis mefrapper !… là, auprès d’elle !… sur son corps !… monsang coulera !… entre ces deux côtes !… c’est ici qu’ilbat ; le sien bat-il encore ?… (il se baisse et y pose lamain.) Non… (il l’embrasse, et appuyant la lame sur son sein.)tâchons de ne pas nous manquer !… »

Il va se percer… Quel bruit se faitentendre : Gare, gare de dessous, gare labombe ! Le couteau lui échappe, la croisée s’ouvre avecfracas, les vitres brisées volent en éclats dans la chambre :quarante-cinq [5] ! répètent, en se mettant àl’unisson du choc, quelque voix dans le voisinage, et tandis que duhaut de l’échelle sur laquelle est perché un maçon, s’élève dansles airs ce cri rassurant : tant tués que blessés il n’y apersonne de mort, un énorme plâtras, projeté comme uneavalanche par la pente du toit, vient tomber aux pieds deFrédéric.

« Allons, dit-il, le diable s’en mêle(puis filant son regard sur Henriette). Elle est bienheureuse ! »

Cependant, par une irruption subite, l’airs’est renouvelé, le brasier ne jette plus ses flammesbleuâtres ; le vent du nord qui s’introduit avec violence faitpétiller le charbon, une étincelle est chassée sur la maind’Henriette, elle fait un mouvement, et presque au même instant unesorte de râle, plus rapide que celui d’une agonie, annonce que chezses compagnes la vie n’est pas éteinte ; ce sont les poumonsqui se dilatent, c’est la respiration qui reprend son cours, ellesvont se ranimer comme des plantes flétries après la rosée du matin.« Henriette, chère Henriette, parle-moi, mon amie. » Laprenant dans ses bras, il s’efforce de la mettre sur son séant.« Mais parle-moi donc. »

Henriette est renversée en arrière, sa boucheest entr’ouverte ; enfin sa paupière se soulève ; maissous le poids du jour qui l’accable, elle se referme aussitôt.« Chère Henriette, appelle de nouveau Frédéric, c’est moi, nereconnais-tu pas Frédéric ? c’est ton mari. »

Les teintes pourprées qui s’étaient répanduessur le visage de Henriette se dissipent ; elle pâlit, et laparole expirant sur ses lèvres : « Ah !… dit-elled’un ton sépulcral, l’orage est passé… comme il a tonné (et seranimant peu à peu) Frédéric, c’est toi ?… il ne tonne plus,n’est-ce pas ?… Le froid… ah ! le froid… il fait bienfroid… J’ai les pieds comme des glaçons, comme des glaçons,réchauffe-moi, je suis transie. Ferme donc la croisée ; es-tufou ?… Qu’est-ce que ce feu ? »

Tandis qu’étonnée de ce qu’elle éprouve,Henriette est encore hors d’état de se rattacher le moindresouvenir à ce qu’elle voit, Adèle et Susanne, qui ont été pluspromptes à recouvrer la mémoire, contemplent d’un œil sec et mornele brasier auprès duquel elles se sont traînées.

ADÈLE. « Est-il possible ?… vous levoyez, nous voulions mourir… nous ne le pouvons pas.

SUSANNE. » Le ciel en est témoin.

FRÉDÉRIC. » Notre heure n’était pasvenue.

ADÈLE. » Il faut le croire… Il mourraplutôt un bon chien de berger.

SUSANNE. » Une mère qui fait faute à sesenfants.

FRÉDÉRIC. » Après nous, nous ne laissionspersonne ; point de marmaille.

HENRIETTE. » De la graine demalheureux ! Il n’y aurait plus manqué que ça.

FRÉDÉRIC. » Nous voilà bien avancés… Quenous a servi tant de précautions ?

ADÈLE. »  Ne m’en parlez pas, je suisd’une rage.

FRÉDÉRIC. » C’est du charbon perdu.

ADÈLE. » Perdu !… Non, non, pasperdu ; il ne veut pas nous tuer, qu’il nous fasse vivre.

FRÉDÉRIC. » Que voulez-vousdire ?

ADÈLE. » Que nous forgerons desclés ; nous ferons comme les autres.

SUSANNE. » Parle bas, malheureuse ;si l’on nous entendait !

ADÈLE. » Qu’on nous entende, qu’on nenous entende pas, que m’importe ? si l’on nous dénonce, ehbien, l’on nous jugera, il n’en sera que ça… si tout le mondefaisait bien, les juges n’auraient rien à faire. Allons, allons,dorénavant je ne serai plus si bête d’endurer la faim : lesbons pâtiront pour les mauvais, tant pis pour ceux sur qui çatombera ; on ne nous en donne pas, on refuse de nous en fairegagner, il faut bien en prendre. Puisqu’on nous y force, puisqu’onne veut pas que nous soyons honnêtes, je vais devenir la plusgrande coquine que la terre ait portée. Si l’on m’attrape, au boutdu fossé la culbute ; j’aurai encore eu quelques bons moments…Tenez, je ne me reconnais plus… il me semble qu’à présent je ne meferais pas plus scrupule de tuer un homme que d’égorger unpoulet.

HENRIETTE. » Ne dis pas ça, Adèle ;c’est offenser Dieu ; c’est contre la conscience.

ADÈLE. » Dieu ! Dieu ! il nenous aurait pas donné une conscience pour nous faire mourir defaim… Dieu ! je le renie… La conscience ! qu’est-ce quela conscience ? Ayez-en donc de la conscience ? de laprobité ! vous en avez vu l’expérience, elle estbelle !

FRÉDÉRIC. » Savez-vous, mameselle Adèle,que ce n’est pas bien de tenir ce langage. Je ne suis pas pluscontent que vous… Mais s’il s’agit de tuer, je n’en suis plus.

SUSANNE. » Elle n’est pas non plus siméchante ; ce qu’elle en dit, c’est de bouche, le cœur n’ytouche.

HENRIETTE. » C’est la colère ; maisc’est bien loin de sa pensée.

ADÈLE. » C’est vrai, ne tuons personne…Mais écoutez, il faut manger, j’en reviens toujours là, et nousn’avons qu’un moyen. La faim fait sortir le loup du bois : sivous m’en croyez, nous irons à la recherche d’une affaire, et dèsque nous l’aurons trouvée, nos mettrons les fers au feu ;qu’en pensez-vous, mes amis ?

FRÉDÉRIC. » Une affaire… unvol !

HENRIETTE. » Un vol !

SUSANNE. » Et pourquoi pas ?

FRÉDÉRIC. » Je suis du bois dont on faitles flûtes, je me plie à tout, on peut me mettre à toutessauces ; mais…

ADÈLE. » N’allez-vous pas saigner dunez ?

FRÉDÉRIC. » Vous le voulez, hébien ! va pour un vol.

ADÈLE. » Mais pas davantage ; unvol, rien qu’un vol ; simplement pour nous procurer lenécessaire.

SUSANNE. » C’est entendu, après cela nousserons honnêtes.

FRÉDÉRIC. » Nous serons… on ne saitpas.

HENRIETTE. » Ayons d’abord de quoi fairebouillir la marmite, ensuite de quoi nous r’habiller… ce n’est passans faute… Quand je songe que mon pauvre homme n’a pas seulementun pantalon à se mettre, et avec cela plus de chemises, plus dechapeau ; sa veste, y a-t-il assez long-temps qu’elle endemande une autre !

SUSANNE. » Ce n’est pas le tout d’êtrecouvert, il faut encore avoir quelque argent devant soi, une piècede cent sous qui pousse l’autre.

HENRIETTE. » C’est juste. Il faut tâcherde ne plus retomber comme nous sommes… Si nous avions de l’argent,nous pourrions entreprendre un petit commerce… Moi je serais d’avisde faire des bretelles,… on dit que c’est un article qui va bien,nous nous retirerions là-dessus.

ADÈLE. » Plus tard, plus tard ; pourle quart-d’heure courons au plus pressé, mes enfants… La vie dessaints avant tout.

TOUS. » Oui, la vie des saints, le resteaprès. »

Les amis convinrent entre eux de faire unetournée, et trois heures ne s’étaient pas écoulées depuis cettefuneste résolution, que déjà des empreintes avaient été prises, desclés fabriquées et deux chambres dévalisées ; mais cetteexpédition fut si peu productive que, quatre jours après, la famineétait encore à la maison. C’était à recommencer ou à périr. On sedétermina à tenter une seconde affaire, puis une troisième ;il y en avait déjà une vingtaine d’effectuées en moins de deuxmois, et la société était presque aussi misérable qu’auparavant.Elle s’était abandonnée au torrent, et de crime en crime le torrentl’emportait.

CHAPITRE LXII.

 

La sortie matinale. – Le bien mal acquis ne profite pas. – Leschâteaux en Espagne. – L’accès de gaîté. – L’orage se prépare. –Deux clés. – Les œufs rouges et la fruitière. – Le mauvaispropriétaire. – Une bonne action porte bonheur. – Lesprécautions.

 

Un dimanche matin, Adèle était sortie dès lepoint du jour ; Frédéric, sa femme et sa belle-sœur dormaientencore : ils s’éveillent.

« SUSANNE. « Il paraît qu’Adèle apris sa volée de bonne heure, je ne l’ai pas entendue partir.

FRÉDÉRIC. » Ni moi ; pauvrediablesse ! si nous ne faisons rien, ce n’est pas safaute.

HENRIETTE. » Oh ! non, bien sûr,elle se donne assez de mal.

FRÉDÉRIC. » Elle s’en donne tropseulement ; car le suif n’en vaut pas la chandelle…Avons-nous du guignon, en avons-nous !

SUSANNE. » Ma foi ce n’est pas la peinede se mettre voleurs.

FRÉDÉRIC. » On dit que le bien mal acquisne profite pas ; nous ne savons guères s’il profite, nousn’avons pas encore rencontré une bonne chance.

HENRIETTE. » Ça viendra, il ne faut qu’uncoup.

FRÉDÉRIC. » En attendant, nouscarottons.

HENRIETTE. » Tu n’as pas de patience,aussi !

FRÉDÉRIC. » C’est que ce n’est pas gaid’être toujours à tirer la langue ; ça m’ennuie, à la fin, dedanser devant le buffet.

HENRIETTE. » Quand tu t’en bouleverseraisles sens ! nous vivotons.

FRÉDÉRIC. » Oui, et bien petitement.

HENRIETTE. » Laisse faire, une fois quenous serons en veine…

SUSANNE. » Si jamais cela arrive, jerécompenserai le temps perdu… Je m’en taperai de ces bonsdéjeuners.

HENRIETTE. » Je suis comme toi, je merepasserai de bons petits morceaux…

FRÉDÉRIC. » Et moi, donc !croyez-vous que je laisserai ma part aux chiens ? Je m’enferai de ces bosses !… mais je n’y compte plus.

SUSANNE. » Lui qui autrefois, prenaittout en riant, à présent il est le premier à nous mettre la mortdans l’âme.

HENRIETTE. » C’était un sans-souci, unRoger bon temps qui farçait sur tout ; je ne le reconnaisplus.

FRÉDÉRIC. » C’est que, vois-tu, l’onchange ; chaque jour on prend un jour de plus, et l’onréfléchit.

HENRIETTE. » Réfléchir ! ça t’avancede beaucoup ; tiens, écoute, en voilà qui ne réfléchissentpas ; entends-tu chanter dans l’escalier ?

SUSANNE. » C’est la voix d’Adèle,qu’a-t-elle donc pour être si réjouie ?

FRÉDÉRIC. » À coup sûr ce n’est pas lebeau temps ; car le ciel est pris, et il y a sur Montmartre unnuage qui nous amènera du bouillon.

HENRIETTE. » C’est quelque ondée qui seprépare.

FRÉDÉRIC. » C’est un bain quichauffe.

ADÈLE (entrant vivement, et posant deux cléssur la cheminée). » Mes amis, plus de misère ! je viensde les essayer, elles vont comme des bijoux ; nous sommes lesmaîtres, nous en aurons, et pas plus tardqu’aujourd’hui. »

(Retroussant sa robe par derrière, etconsidérant le délabrement de sa chaussure, elle chante et danse enmême temps.)

Tu ne vois pas, ma chère,

Elle a, elle a

Des trous à ses bas,

Et moi je n’en ai guère ;

Elle a, elle a

Des trous à ses bas,

Et moi je n’en ai pas.

« FRÉDÉRIC. » Je ne l’ai jamais vuecomme ça.

SUSANNE. » Ni moi non plus ; ellesaute, oh ! bien sûr nous aurons de la pluie.

FRÉDÉRIC. » Ah ça ! vous êtes gaiecomme un pinçon, qu’est-ce que cela signifie ?

ADÈLE. » Cela signifie que pendant quevous dormez je fais mes coups à la sourdine ; soyeztranquilles, mes enfants, nous en aurons de ce beurre ! Il y agras, allez ! vous voyez ces clés, elles ouvrent uneporte…

SUSANNE. » Mais ne nous fais donc paslanguir, nous sommes sur les épines ; tu vois bien queFrédéric se meurt de savoir…

ADÈLE. » C’est plutôt toi, maligne, il nedit rien cet homme.

SUSANNE. » Mettons que c’est moi.

ADÈLE. » Je vais vous dire ce que c’est(fouillant dans la poche de son tablier) ; c’est des œufsrouges ; j’en avais huit pour notre déjeuner : j’ai mangéles miens.

SUSANNE. » C’est bon, tu parleras de çaaprès.

ADÈLE. » Je les ai pris chez la fruitièrede la rue des Gobelins ; tu sais bien, la petite bossue, quiaime tant à jacasser ?

SUSANNE. » Avec sa fruitière, queva-t-elle nous chanter ? Ce n’est pas la fruitière qui nousintéresse.

ADÈLE. » Tu me laisseras parler, pt’êtrebien ; si tu ne veux pas que je raconte…

SUSANNE. » Parle, parle, tu as la parole,à la fin tu accoucheras.

FRÉDÉRIC. » Ne l’interrompez doncpas.

ADÈLE. » Dans la maison de la fruitière,reste le propriétaire, qui est un avare s’il en fut jamais. Il estsi riche, qu’il ne sait pas le compte de son argent ; sa femmeet lui ont plus de cent francs à dépenser par jour, et ils n’ontpas seulement un chien à leur service… C’est la fruitière qui m’adonné ces renseignements. Vous sentez bien, j’ai causé avec elle,ce n’est pas pour des prunes : c’était pour lui tirer les versdu nez… Et puis, figurez-vous que, tout en taillant la bavette,j’ouvre l’œil : sans faire mine de rien, j’ai vu passer dessacoches ; elles en contenaient de ces écus ! Avec lamoitié, je vous jure que de notre vie ni de nos jours, nousn’aurions plus besoin de voler. Comme ça profiterait dans nosmains ! Mais la fortune va toujours à qui ne veut pas s’enfaire honneur. Ce gueusard de propriétaire, imaginez-vous que parceque le huit un de ses locataire n’a pas acquitté son terme à pointnommé, il lui a fait porter ses meubles sur la place… J’en ai ététémoin : c’était une désolation ; un père de famille, sixenfants, et la femme qui était accouchée de la veille ; ils sefondaient en larmes, les malheureux ! ils le priaient, ils lesuppliaient, ils auraient plutôt attendri des pierres, on les a misdans la rue : tout le quartier en était indigné. Va, ai-je diten moi-même, vieux coquin, je ne te perds pas de vue, je terevaudrai ça : à qui mal veut, mal arrive ; si je puis teservir un plat de mon métier, je n’y ferai faute. Dès ce moment,j’ai épié l’occasion, elle s’offre aujourd’hui ; j’ai pristoutes mes mesures, elle ne nous échappera pas. C’est ungrippe-sous, un usurier ; il y en a assez qui ont été voléspar lui, quand ce serait son tour…

SUSANNE. » Un voleur qui en vole unautre, le diable ne fait qu’en rire.

ADÈLE. » Le diable en rira, je t’enréponds. Avant ce soir, le magot du propriétaire seraempoigné ; et, sans nous compter, il y en a qui s’ensentiront.

FRÉDÉRIC. » Je me doute de ce que vousvoulez dire : le locataire aura sa part…

ADÈLE. » Une femme en couche, la jeter àla porte ! c’est abominable. N’y aurait-il que dix francs, jelui emporterais la moitié.

FRÉDÉRIC. » Ah ! mam’selle, ça mefait plaisir ; vous aurez toujours bon cœur.

ADÈLE. » Je puis m’en flatter. Je seraissi contente de pouvoir faire du bien !

HENRIETTE. » Tu n’as pas tort, une bonneaction porte bonheur.

ADÈLE. » Ce n’est pas l’embarras, charitébien ordonnée commence par soi-même ; mais de soulager autrui,il semble que ça soulage. Je souffre tant de voir souffrir !ainsi, c’est convenu ; nous ferons tenir un secours à lafamille, vous en êtes tous d’accord ?

TOUS. » Oui, oui !

SUSANNE. » Faisons à ceux qui leméritent, ce que nous voudrions qu’on nous fît.

FRÉDÉRIC. » Mais il faut qu’ils ignorentde qui ça leur vient, sans cela nous nous compromettrions.

ADÈLE. » Certainement, ils n’en saurontrien. Actuellement, mes enfants, je vas vous expliquer monplan : l’usurier vient de partir pour Saint-Maur, où il serend à pied avec sa femme. Ils ne doivent revenir que demain, ainsinous avons du temps devant nous. Cependant, comme dans ces sortesd’affaires il vaut mieux tôt que tard, je vais partir, vous mesuivrez : Henriette restera dans la rue à faire le guet, ettandis que j’attirerai la fruitière au fond de la boutique,Frédéric et Susanne fileront dans l’allée : c’est au secondsur le derrière, en face de l’escalier ; il y a un guichet àla porte et un pied de biche à la sonnette. La petite clé ouvre leverrou de sûreté, la grosse est pour la serrure, vous ne pouvez pasvous tromper ; il ne faut pas oublier de nous munir d’unepince, dans le cas où il y aurait un coffre…

FRÉDÉRIC. » Susanne la cachera sous sesjupes.

ADÈLE. » Et un anneau pour passer dans labroche, crainte de surprise ; ne négligeons pas d’en prendreun, il faut tout prévoir… Vous savez mon histoire avecRigottier.

FRÉDÉRIC. » C’est une leçon.

ADÈLE. » Et une fièreencore !… »

CHAPITRE LXIII.

 

Le trésor. – Les transes. – M. et madame Lombard. – Laserrure capricieuse. – La baleine et l’éléphant. – l’aiguille àtricoter. – Au voleur. – Les époux culbutés. – Le serrurier. –L’anneau retiré. – Le tablier. – Allez chercher lecommissaire.

 

Il ne fallut qu’un instant à la société pours’habiller, et faire les préparatifs de l’expédition. Dès que toutfut disposé, on se dirigea vers la rue des Gobelins ; unedemi-heure après, Frédéric, assisté de Susanne, était en traind’opérer : jamais tant de richesses ne se sont offertes àleurs regards, ce sont des sebilles pleines jusqu’au bord dequadruples, de guinées, de ducats, de napoléons, de louis de toutesles époques des sacs et des grouppes dont l’étiquette accuse lecontenu, et tout auprès un portefeuille qu’arrondissent des traiteset des billets de banque ; que de vertus, que deconsidération, que de probité, que d’honneur monnoyés !Susanne et Frédéric ouvrent une cassette ; elle est remplie demontres, de colliers, de bracelets, de joyaux, de pierreries ;ils vont puiser à même le Pactole, à leurs yeux se déroulent lestrésors de Golconde ; mais par où commencer ? Pendantqu’ils hésitent, ils entendent du bruit, ils distinguent des pas.« Ne bougeons pas, dit Frédéric, je crois qu’onmonte. »

Les voilà tous deux n’osant plus mêmerespirer. On s’arrête à la porte : l’on essaie une clef.Quelles transes !

– « Que nous avons bien fait derevenir ; vous voyez l’averse qui se prépare ?

– » Mais dépêchez-vous donc, madameLombard, vous êtes d’une lenteur.

– » Vous me donnerez peut-être bienle temps d’introduire la clé !

– » Il me semble que j’aurais déjàouvert dix fois.

– » Ah ! oui, vous êtesexpéditif ; je vous conseille de vous en vanter, quand vousêtes des deux heures à chercher le trou, et encore si je n’ymettais pas la main…

– » Cela vous est arrivésouvent ? Donnez donc, car vous me faites faire plus demauvais sang à vous voir ainsi tâtonner…

– » Je tâtonne, je tâtonne ; nevoyez-vous pas que je pousse, et que cela ne veut pasentrer ?

– » C’est peut-être une quinte.

– » Une quinte, dites plutôt que lecanon est bouché. C’est votre mauvaise habitude de traîner descroûtes dans vos poches, il s’y sera fourré quelque mie.

– » Vous verrez que ce sera de mafaute tout à l’heure ; donnez un peu que je soufflededans.

– » Tenez, monsieur Lombard, à votreaise (elle lui passe la clé).

– » C’est bien celle-là ! (Ilsouffle dans le canon, frappe sur la rampe, et après avoiralternativement frappé et soufflé.) Elle siffle parfaitement ;maintenant cela doit aller tout seul.

Mme LOMBARD (essayant uneseconde fois). » Joliment tout seul ! elle va moins bienqu’auparavant.

– » Vous ne tournez peut-être pas ducôté qu’il faut ?

– » Je ne tourne ni d’un côté nid’un autre, puisqu’elle ne s’enfonce pas à moitié.

– » Voyons, voyons, prenez monparapluie ; ces femmes sont si maladroites !

– » Allez, je vous cède la placevous ferez de beaux œufs !

– » Aussi beaux que les vôtres (ils’efforce de pousser). Diable, il y a de la résistance ! Sij’avais quelque chose pour la déboucher ; appelez donc lafruitière.

– » Ah ! vous êtes plus adroitque moi !… (elle appelle) Madame Bouleau !

LA FRUITIÈRE. » Qu’est-ce qu’il y a,madame ?

Mme LOMBARD. » Avez-vousquelque chose pour déboucher notre clé ? Faites-nous leplaisir de monter.

LA FRUITIÈRE. » Ça fera-t-i votreaffaire ?

M. LOMBARD. » Que me donnez-vouslà ! votre fil à couper le beurre ?

Mme  LOMBARD. » C’esttrop mou, ma chère.

LA FRUITIÈRE. » Si monsieur le mettait endouble…

M. LOMBARD. » Elle a raison.

Mme  LOMBARD. » Endouble, en double, ça n’ira jamais !

LA FRUITIÈRE. » Je vais vous chercher uneallumette.

M. LOMBARD. » Une allumette !c’est bien pis, pour qu’elle se casse dedans, n’est-cepas ?

LA FRUITIÈRE. » Eh bien, du balai debouyeau, c’est-t-i méyeure ?

M. LOMBARD. » Apportez-en unebranche, la plus ferme que vous pourrez trouver. »

La fruitière descend et revient aussitôt avecun brin de bouleau, qu’elle remet à M. Lombard.

« M. LOMBARD. » C’est uncotteret que vous m’apportez !

LA FRUITIÈRE. » Il n’y en a pas de plusmince ; en forçant vous verrez que vous en viendrez àbout.

M. LOMBARD. » Ah ! vous m’avezfait faire un joli coup ; la branche est rompue à présent,comment la retirer ?

LA FRUITIÈRE. » Pensez-vous qu’unclou ?…

Mme LOMBARD. » C’est tropcourt.

LA FRUITIÈRE. » Attendez, je m’en vaisvoir dans mes fouillis, je me souviens que j’ai par là unebaleine.

M. LOMBARD. » Une baleine ! unebaleine ! que ne me proposez-vous un éléphant ?

LA FRUITIÈRE. » Dame, quevoulez-vous ! la plus belle fille ne peut offrir que cequ’elle a.

M. LOMBARD. » Comment vous n’avezpas une aiguille à tricoter ?

LA FRUITIÈRE. » Une aiguille àtricoter ; qui donc qui fait des bas que je connais ?Ah ! j’y suis ! c’est l’invalide, qui est l’amoureux dela portière du numéro 17 ; p’t-être qu’il lui en aura laisséun jeu ; j’y cours.

Mme LOMBARD. » Courezvite… Comme c’est impatientant !…

M. LOMBARD. » Pourvu encore qu’elleen ait une !

Mme LOMBARD. » Jel’entends qui galope…

M. LOMBARD. » Elle n’a pas étélong-temps (l’apercevant). Enfin vous avez une aiguille, c’est bienheureux !

LA FRUITIÈRE. » Elle est assez forte,j’espère.

M. LOMBARD (prenant l’aiguille).» Cette fois nous sommes des bons. » (il fouille,souffle, frappe, refrappe, souffle de nouveau, refrappe encore.)« C’en est-il un fameux morceau celui-là ! décidément, iln’y a plus rien.

Mme LOMBARD. » Vous devezbien sentir si vous êtes au fond.

M. LOMBARD. » Certainement je lesens…, je touche le fer, elle n’ira pas plus avant… ; àprésent il n’y a plus d’obstacles, il faudra bien qu’elle ouvre ouqu’elle dise pourquoi (il met la clé dans la serrure) ; j’yperds mon latin, elle n’entre pas davantage, elle est ensorceléecette clé !

Mme LOMBARD. » Il y apeut-être quelque chose de dérangé dans la serrure.

M. LOMBARD. » Je vois ce que c’est,vous l’aurez forcée.

Mme LOMBARD. » Jem’étonnais que vous n’eussiez pas encore mis cela sur mondos ; c’est plutôt quelque polisson qui, en passant, aurafourré des graviers. Madame Bouleau ne fait attention à rien ;on monte, on descend, on entre, on sort, on emporterait lamaison ; oh mon Dieu ! autant n’avoir personne.

LA FRUITIÈRE. » Il ne passerait pas unchat, que je ne sois sur ses talons pour lui demander où il va.

M. LOMBARD. » Si nous avions uneplanche, je ferais un pont afin d’entrer par la croisée de lacuisine.

LA FRUITIÈRE. » Pour vous tuer ?

Mme LOMBARD. » Vousrompre le cou ce n’est encore rien, mais vous casserez un carreaude quatre francs !

M. LOMBARD. » Je n’y pensais pas…,quatre francs ! vite, vite, madame Bouleau, allez appeler leserrurier, ça coûtera moins cher. »

La fruitière descend avec rapidité ; ellen’est pas encore dans la rue, que le pêne, par un double tour, estbruyamment arraché de la gâche.

Mme LOMBARD. « Elle rêvela serrure !

M. LOMBARD. » Il y a quelqu’un, noussommes volés, au voleur ! au voleur ! »

Soudain la porte s’ouvre, deux personness’élancent ; écartés, repoussés, culbutés, M. et madameLombard, roulent de marche en marche ; sont-ce des fantômes,un ouragan, une débâcle qui les entraînent ? la bourrasque aété si rude, le choc si impétueux, qu’ils ne savent à quoiattribuer la brutale impulsion qu’ils viennent de recevoir ;la cause a disparu, mais l’effet subsiste, et les deux épouxrenversés déplorent leur catastrophe.

M. LOMBARD. « Aie ! aie !je n’en puis plus, je suis meurtri, moulu, brisé, massacré,assommé, aie ! aie !

Mme LOMBARD. » Àl’assassin ! à l’assassin ! au secours !… Je letiens, aidez moi, M. Lombard, aidez moi.

M. LOMBARD. » Ah ! mon Dieu,aie, je ne sens plus mes reins… ; ils me les ont cassés, lesmisérables ! et le verre de ma montre qui l’est aussi, et meslunettes, et mon bandage…

Mme LOMBARD. » Si vous nevenez pas, je vais le lâcher ; à la garde ! à lagarde ! »

La fruitière revient accompagnée du serrurierqu’elle est allés chercher.

« Ah ! que vois-je ? lebourgeois d’un côté, la bourgeoise de l’autre ; que leursera-t-il arrivé ? eh ! quoi l’appartement estouvert.

LE SERRURIER. » Ils auront voulu jeter laporte en dedans et ils se seront fichus les quatre fers…

Mme LOMBARD (se relevant).» Aïe ! aïe ! j’ai les jambes tout écorchées.

M. LOMBARD. » J’ai le dos enmarmelade…

Mme LOMBARD. » Il n’enest pas moins vrai que si vous n’aviez pas perdu la tête, nous lesaurions arrêtés ; regardez, je lui ai arraché son tablier.

M. LOMBARD. » Ils étaient au moinsune douzaine, et puis cela s’est fait si vivement, je n’y ai vu quedu feu…

MME LOMBARD. » Ma chère madame Bouleau,ils m’ont tous passé sur le corps ! quel assaut, grandDieu !… j’en suis blessée à toutes les places… Soutenez-moi,je vous en prie… soutenez-moi !…

M. LOMBARD (au serrurier.) » Monami, prêtez-moi votre appui, pour aller à mon secrétaire…

Mme LOMBARD (entrée lapremière). » Ah ! la chambre est dans un bel état !nous sommes volés ! dévalisés !…

M. LOMBARD (tombant dans un fauteuil).» Les scélérats ! ils ne nous auront laissé que les yeuxpour pleurer !

LE SERRURIER. » Je m’accommoderais biende leurs restes.

LA FRUITIÈRE. » Et moi aussi…

Mme LOMBARD. » Il fautfaire prévenir le commissaire ; pour qu’il dresse unprocès-verbal.

M. LOMBARD. » Mais commentauront-ils fait pour entrer ?

LE SERRURIER. » Ce n’est pas malin, avecdes fausses clés. Il y a tant de gredins ! » (Il examinela serrure, et retirant de l’intérieur un petit anneau de fer danslequel est passée la broche.) « Je ne suis plus surpris quevous n’ayiez pas pu l’ouvrir : ils y avaient mis bonordre ; ce doit être quelqu’un de l’état qui a fait cetanneau. Où est le tablier qui est resté dans les mains demadame ?

Mme LOMBARD. » Levoici.

LE SERRURIER (vivement ému). » Qu’on nesait guère avec qui l’on vit ! Un camarade !… Je lecroyais honnête ; j’en aurais mis ma main au feu. À qui sefier ?

M. LOMBARD. » Que dites-vous donclà ?

LE SERRURIER. » Je parle à moi-même…Malheureux !

M. LOMBARD. » Le malheureux, c’estmoi.

LE SERRURIER. » Il y en a encore de plusmalheureux que vous (montrant l’agrafe du tablier). Vous voyez cecrochet, c’est mon ouvrage. Il y a environ onze mois que metrouvant à la Courtille avec des amis, l’un d’eux, qui en étaitamateur, me demanda si je voulais le lui vendre ; je lui disque je ne le vendrais pas, mais que s’il lui faisait plaisir, je lelui donnerais volontiers ; il accepta, nous régala de quatrelitres, et depuis ce moment le crochet lui appartient, à moinsqu’il n’ait changé de maître.

M. LOMBARD. » Et vous nommez cetami ?

LE SERRURIER. » Frédéric ; c’est unconfrère.

M. LOMBARD. » Son compte est bon.Madame Bouleau, allez de ce pas chez le commissaire, racontez-luique nous venons d’être assassinés, ma femme et moi, et priez-le, denotre part, de se transporter ici sur-le-champ, pour recevoir maplainte et la déclaration de monsieur ; allez. »

CHAPITRE LXIV.

 

Grande joie à la maison. – Un nuage. – L’œuvre de bienfaisance.– Les préparatifs d’un déjeuner. – Le ménage remonté. – Projetshonnêtes. – La salière renversée. – Le commissaire. – Laperquisition. – La visite d’une dame. – Une reconnaissance. –Rentrée à St-Lazare. – La perpétuité.

 

Malgré le danger le plus imminent, Frédéric etSusanne avaient conservé assez de présence d’esprit pour s’emparerdu porte-feuille de M. Lombard, et verser à la hâte dans leurspoches deux ou trois des sébiles pleines d’or : de retour aulogis, il ne leur fallut qu’un moment pour respirer et se remettrede la frayeur qu’ils avaient éprouvée. À la vue des brillantsrésultats d’une capture qui avait failli avoir pour eux des suitessi funestes, tous les amis sautèrent de joie : alors seulementFrédéric s’aperçut qu’il n’avait plus son tablier ; un nuaged’inquiétude parut sur son front, mais il ne fit qu’y passer, et sagaîté reprit son cours. On s’occupa de compter les espèces ;le total s’élevait au-delà de toutes les espérances.

FRÉDÉRIC. « Au moins, cette fois, il nousen restera, nous n’aurons pas à passer par les griffes desreceleurs.»

SUSANNE. » Il faut gouverner notre barquede manière à ce que cela nous fasse vivre heureux.

ADÈLE. » Et honnêtes, j’en revienstoujours là.

HENRIETTE. » Cela va sans dire ;est-ce qu’on peut être heureux sans ça ?

ADÈLE. » Il n’est rien de tel que depouvoir aller tête levée et de n’avoir rien à personne. À propos,mes enfants, vous n’ignorez pas que nous avons une dette àacquitter ; elle est sacrée celle-là : d’abord demainmatin, ce sera ma première sortie ;… j’irai leur porter unbillet de mille francs.

FRÉDÉRIC. » À qui donc ?

ADÈLE. » Vous ne vous rappelez pas ce quenous avons promis ?

HENRIETTE. » Tu ne te souviens pas,Frédéric, cette femme en couche ?

FRÉDÉRIC. » Le père de famille que notrebanquier a mis si inhumainement à la porte ; je ne m’y opposepas… ; oui, on leur donnera mille francs à ces pauvres gens,ce n’est pas trop. »

Le reste de la journée et la nuit suivante sepassèrent à faire des châteaux en Espagne ; on ne ferma pasl’œil ; dès quatre heures du matin Adèle se leva pour alleraccomplir l’œuvre de bienfaisance à laquelle toute la société avaitsouscrit de si bon cœur ; Susanne ainsi que Henriettes’habillèrent, et partirent pour la halle, afin d’y faire desemplettes pour le déjeuner, qui devait être splendide ; deuxheures après, elles revinrent avec d’abondantes provisions etquelques ustensiles de ménage, parmi lesquels de la vaisselle, desfers à repasser, plusieurs casseroles, un gril, une rôtissoire etune table de noyer.

SUSANNE. « Posez ça là, mon bravehomme ; tenez, voilà pour la commission ; êtes vouscontent ?

LE PORTEUR. » Quarante sous ! si lesriches payaient aussi généreusement, on ne trouverait pas le painsi cher… ; une autre fois, quand vous aurez besoin de moi…

HENRIETTE. » Attendez, il faut le fairerafraîchir, on va monter le vin, il a bien gagné un coup àboire…

LE PORTEUR. » Vous êtes bien bonne,madame.

UN GARÇON DE CAVE. » C’est douze litresque vous avez demandés ?

SUSANNE. » Oui, mon garçon.

LE GARÇON. » Les voilà, vous pouvez boireça en toute sûreté…, il n’y a pas une goutte d’eau là dedans, c’estnaturel ; et bien mesuré que vous êtes.

FRÉDÉRIC. » Vous avez votreforet ?

LE GARÇON. » Ça ne nous quitte pas.

FRÉDÉRIC. » Débouchez-nous en six pourcommencer.

LE GARÇON. » Vous n’en souhaitez pasdavantage, pendant que j’y suis ; voyons, ne vous gênez pas,il n’en coûtera pas plus.

FRÉDÉRIC. » Non, c’est assez.

LE GARÇON. » Puisque c’est assez, aurevoir, l’aimable compagnie (il sort).

HENRIETTE (versant du vin). » Ceux quiveulent boire, approchez ; commissionnaire, voilà le vôtre,c’est le plus plein, vous en avez l’étrenne, ce sont des verresneufs…

FRÉDÉRIC. » Qui est-ce quitrinque ?

LE PORTEUR. » Puisque vous lepermettez… ; à votre santé, mesdames !… à la vôtre monbourgeois ! (Il pose son verre et se retire.)

FRÉDÉRIC. (se mettant en devoir de vider lespaniers). » Des petits pois, le pot-au-feu, des haricotsverts, des pêches, c’est du fruit nouveau, on ne se refuse plusrien ?

HENRIETTE. » Il faut qu’il mette son nezpartout ; quand je vous dis, il n’y a plus d’enfants.

FRÉDÉRIC. » Et ça, qu’est-ce quec’est…

SUSANNE. » Du blanc pour nettoyer lesvitres.

FRÉDÉRIC. » C’est bien nécessaire, dublanc ?

HENRIETTE. » Ne croit-il pas que nousallons vivre dans la saleté ?

SUSANNE. » Non monsieur, je veux que cesoit ici comme un petit palais.

HENRIETTE. » Qu’on se mire dans lescarreaux.

FRÉDÉRIC. » Du café, du sucre, del’eau-de-vie ; ah ! pour le coup je tiens la meilleurepièce, un gigot ! je ne suis plus si fâché… ; je nem’étonne pas à présent, s’il y a une rôtissoire…

HENRIETTE. » Oui mon chou, unerôtissoire ; il faut que la broche tourne ici aujourd’hui.Hardi Susanne, donne-moi vite un coup de main, que tout soit prêtquand Adèle reviendra…, que nous n’ayons plus qu’à nous mettre àtable… »

Elles eurent bientôt fait les préparatifs dece premier festin, d’une opulence après laquelle elles avaient silong-temps soupiré ; lorsque le gigot fut cuit à point,Susanne s’occupa de mettre le couvert…

HENRIETTE. « Eh bien ! Frédéric,qu’en dis-tu ? n’arrange-t-elle pas bien ça ?

FRÉDÉRIC. » On voit qu’elle s’yentend.

SUSANNE. » Que l’on vienne dire encoreque nous ne sommes pas des cordons bleus !

FRÉDÉRIC. » Qui prétendrait cela ?les mauvaises langues.

SUSANNE. » Ça vous a tout de même un coupd’œil.

FRÉDÉRIC. » Un fumet !

SUSANNE. » Par exemple il nous manque del’argenterie ; mais Paris ne s’est pas fait d’un jour.

FRÉDÉRIC. » On mange bien des perdrixsans oranges.

HENRIETTE. » C’est égal, j’en veux avoir,de l’argenterie, ça ne nuit pas dans un ménage (elle va s’asseoirsur les genoux de Frédéric) ; nous en aurons, n’est-cepas ? c’est si gentil (elle l’embrasse) ! voudrais-tuêtre mort à présent ?…

FRÉDÉRIC. » Ma foi non.

HENRIETTE. » Que le charbon a bien faitde ne pas nous tuer !

SUSANNE. » Je serais bien fâchée de neplus être de ce monde ! c’est ce qui nous prouve que quelquemalheureux que l’on soit, on ne doit jamais se détruire.

HENRIETTE. » Sans les maçons, sans ceplâtras qui est tombé si à propos, les vers nous rongeraientpourtant.

FRÉDÉRIC. » Ne pourrions-nous pas avoirune autre conversation ? ce qui est passé est passé, il nefaut plus y songer.

SUSANNE. » Oui, parlons d’autre chose…vive l’allégresse !

FRÉDÉRIC. » J’ai un appétit d’enfer.

HENRIETTE. » Et moi, il n’y aura pasbesoin de me prier, je m’en acquitterai bien.

SUSANNE. » Si Adèle arrivait, nouscommencerions.

HENRIETTE. » Elle ne peut tarder… Est-ceque ce serait elle, par hasard, qui ferait tout cetapage ?

FRÉDÉRIC. » Je ne crois pas, à moinsqu’elle ne nous amène la famille.

SUSANNE. » Elle est assez folle pourcela… Henriette vas donc voir.

HENRIETTE. » Ce serait curieux. (Elletraverse la chambre en courant et se heurte contre la table.)

SUSANNE. » L’étourdie ! elle arenversé la salière !…

HENRIETTE. » C’est bon, j’en jetteraipar-dessus mon épaule. (Elle va jusqu’au corridor et revient saisied’épouvante.) Mes amis, nous sommes perdus ! »

Aussitôt la chambre est envahie par un essaimde gendarmes et de mouchards, ayant à leur tête un commissaire.

« Au nom de la loi, dit le magistrat, jevous somme de nous donner toutes vos clés. Gendarmes, pendant queje vais procéder à la perquisition, veillez sur cet homme et surces deux femmes, vous m’en répondez.

UN BRIGADIER. » Il suffit, ils nes’échapperont pas.

LE COMMISSAIRE. » Il paraît que l’on faitbombance dans cette maison (apercevant une tabatière) ; si jene me trompe. Voici déjà l’un des objets mentionnés auprocès-verbal, vérifions : une boîte en écaille avec soncercle en or ; sur le couvercle, le portrait de madame Lombardenchâssé dans un médaillon ; au revers les chiffres entrelacésdes deux époux, en cheveux, du temps qu’ils en avaient, avec uncœur enflammé et une pensée dans un nœud d’amour. C’est bien cela,regardez, messieurs ; savez-vous qu’elle n’a pas été malmadame Lombard ! vous jugez comme moi, que c’est parfaitementconforme à la description ?…

UN DES ASSISTANTS. » Il n’y a pas à endouter.

LE COMMISSAIRE. » Ainsi nous avons trouvéles voleurs. (À Frédéric) Connaissez-vous le nommé Jacques Richard,dans la rue des Gobelins ?

FRÉDÉRIC. » J’ai connu un compagnon quis’appelle Richard mais il restait au faubourg Poissonnière.

LE COMMISSAIRE. » C’est le même.N’avez-pas eu quelque chose qui vous venait de lui ?

FRÉDÉRIC (à part). » Le tablier qu’il m’avendu. Je vois, monsieur le commissaire qu’il est inutile de nier,c’est moi qui suis l’auteur du vol.

LE COMMISSAIRE. » Vous ne l’avoueriezpas, qu’il y a assez de preuves. » (Il se fait donner letablier, et le déployant.) « Reconnaissez-vous ceci pour vousappartenir ?

FRÉDÉRIC. » Je ne le reconnais quetrop.

LE COMMISSAIRE. » N’êtes-vous pas libérédes fers ?

FRÉDÉRIC. » Libéré, oui je l’étais.

LE COMMISSAIRE. » Ces dames aussi ;nous avons des renseignements sur leur compte. Gendarmes,attachez-moi ce gaillard-là, et mettez les menottes à ces femmes,ne les ménagez pas.

FRÉDÉRIC. » Elles ne sont pascoupables !…

LE COMMISSAIRE. » Gendarmes, faites votredevoir. »

Pendant qu’on exécute les ordres ducommissaire, et qu’il continue sa perquisition, on frappe doucementà la porte ; un mouchard ouvre, et l’on voit entrer unepersonne dont la mise presque élégante et l’extérieur décentpréviennent déjà en sa faveur.

LE COMMISSAIRE. « Que veut madame ?Madame n’a pas l’air d’une voleuse ; mais vu la circonstance,je ne puis me dispenser de demander ce qu’elle vient faire ici.

LA DAME. » Comment ce que je viens yfaire ? je viens apporter de l’ouvrage.

LE COMMISSAIRE. » Vous venez, dites-vousapporter de l’ouvrage ?

LA DAME (cherchant dans son panier).» Tenez, tenez, il n’y à pas tant de mystère. Ce sont desbandes de mousseline que j’apporte à festonner, il y en atrente-quatre aunes ; faut-il vous les déployer ?

LE COMMISSAIRE. » Non, non, cela n’estpas nécessaire ; mais puisque vous faites travailler lesGoliez, vous avez donc un commerce ?

LA DAME. » Je tiens les articles debroderie, je suis assortie en tout ce qu’il y a de plusnouveau ; monsieur est marié, je pense : si madame votreépouse souhaitait faire quelques emplettes, voilà mon adresse (luiremettant une carte imprimée), madame Derval, boulevard desInvalides, près de la rue de Babylone. Elle trouvera chez moi toutce dont elle aura besoin, et à juste prix, je suis trèsaccommodante.

LE COMMISSAIRE. » Je vois que c’est lavérité, la visite de madame n’a rien de suspect, le motif en estnaturel, et il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’elle se retire. Jevous demande mille pardons, madame ; mais dans nos fonctionsil nous est quelquefois prescrit d’être indiscret. »

Au moment où la dame, près de se retirer,répond par une révérence aux excuses que lui fait le commissaire,arrivent deux nouveaux agents de police, Coco Lacour et FanfanLagrenouille, qui, l’ayant aperçue, la considèrent avec uneattention marquée.

COCO LACOUR. « Je crois avoir l’honneurde connaître madame.

FANFAN LAGRENOUILLE. » Et moi je suis sûrde l’avoir vue quelque part.

LA DAME (un peu troublée). » C’estpossible, mais je ne vous remets pas.

COCO LACOUR. » Vous devez pourtant meconnaître.

LA DAME. » Ma foi, monsieur, je ne pensepas avoir cet avantage.

FANFAN LAGRENOUILLE. » Plus j’examinemadame, plus je vois que je ne me trompe pas… Foi de Lagrenouille,je vous connais ; allons, ne battez pas,vous êtes une ancienne calège (femme à voleur), n’est-cepas ?

LA DAME (dont le trouble devient de plus enplus visible). » Je ne vous comprends pas.

FANFAN LAGRENOUILLE. » Que si, que si,vous comprenez bien (à Coco Lacour) : c’est une particulièrequi entrave (qui parle argot) mieux que toi zet moi.

COCO LACOUR. (avec vivacité). » J’ysuis ; vous êtes l’ancienne femme à Serouge, vous vous appelezAdèle d’Escars ?

LA DAME. (balbutiant). » Moi !moi ! vous vous trompez, je ne porte pas ce nom là.

FANFAN LAGRENOUILLE. » T’as raison, Coco,c’est Adèle… C’est elle, comme je dois mourir un jour.

COCO LACOUR (Passant la main sous le panier dela dame et le soulevant). » Je gage qu’il y a de lacontrebande là-dedans ; cela sonne le fer.

» Voyons un peu que je m’en assure.

LA DAME. » Je vous en épargnerai lapeine. (Elle ouvre son panier et y prend un trousseau de clés avecun paquet de reconnaissances, qu’elle lance au milieu de lachambre). Oui, je suis Adèle. Qu’en est-il ?

LE COMMISSAIRE. » Elle fera laquatrième.

LE BRIGADIER. » La contredanse estcomplète.

LE COMMISSAIRE. » Mademoiselle estsujette à caution. Je vous la recommande. »

Devant le tribunal Adèle confessa tous sescrimes ; mais, pour atténuer ses torts, elle joignit à sesaveux le récit de ses tribulations. Les jurés en gémirent ;leur déclaration n’en motiva pas moins une condamnation àperpétuité : c’était la première fois qu’une si terriblesentence était portée contre une femme. Quand on se présenta pourlui raser la tête et lui passer le saraut gris, Adèle versa untorrent de larmes. « Avoir tout fait pour être honnête ou pourmourir, et être jetée vivante dans mon tombeau… Ces portes deSaint-Lazare, que j’ai vues se fermer sur moi, elles ne s’ouvrirontplus. Jamais ! jamais ! perpétuité !perpétuité ! » répétait-elle sans cesse du son de voix leplus déchirant, et ces plaintes entrecoupées par des sanglots, cesplaintes n’ont pas cessé !… Adèle souffre encore.

CHAPITRE LXV. – LES CHEVALIERSGRIMPANTS.

 

Les donneurs de bonjours. – La bibliothèque d’un bonjourier. –Les chaussures légères. – Les fils de familles. – Le rire permanent– Le goupineur à la desserte. – Les Fausses méprises. – conseils aulecteur.

 

Les chevaliers grimpants, que l’onnomme aussi voleurs au bonjour, donneurs debonjours, bonjouriers, sont ceux qui, s’étantintroduits dans une maison, enlèvent à la passade le premier objetqui leur tombe sous la main. Les premiers bonjouriers furent,assure-t-on des domestiques sans place. Ils étaient d’abord peunombreux, mais bientôt ils firent des élèves, et leur industrieprit un tel accroissement que, de 1800 à 1812, il n’est presque pasde jour où ils n’aient volé dans Paris de douze à quinze paniersd’argenterie Coco Lacour, de qui je tiens ce fait, m’a rapportéque, dans l’origine, tous les bonjouriers faisaient boursecommune ; plus tard, comme il se trouva parmi eux desparesseux qui, sans se donner la moindre peine, voulaient prendreleur part des bénéfices, cette touchante confraternité cessa, etchacun se mit à travailler isolément pour son propre compte.

Les plus fameux bonjouriers, ceux du moins quime furent signalés lors de mon entrée à la police étaientDalessan, Florent, Salomon,Gorot, Coco Lacour Francfort,Chimaux, Hauteville, Mayer,Isaac, Lévi, Michel, Têtu, etquelques autres dont les noms ne me reviennent pas en mémoire.

L’Almanach du commerce, l’Almanachroyal, et celui des vingt-cinq mille adresses sont,pour un bonjourier, des livres très intéressants ; chaquematin avant de sortir, il les consulte, et lorsqu’il se propose devisiter une maison, il est rare qu’il ne sache pas les noms de deuxdes personnes qui l’habitent : afin de se ménager une entréeen parlant au portier, il demande l’une, et c’est l’autre qu’iltâche de voler. Un bonjourier est toujours mis avec élégance, etchaussé avec la plus grande légèreté ; les souliers de daimsont ceux auxquels il donne la préférence, encore a-t-il soin d’enrompre la semelle pour qu’elle ne crie pas ; quelquefois cettesemelle est en feutre ; d’autre fois, notamment en hiver, lesoulier de daim ou l’escarpin sont remplacés par le chausson delisière, avec lequel on peut monter, marcher, descendre sans fairele moindre bruit. Le vol au bonjour s’effectue sanseffraction, sans fausses clés, sans escalade : le voleuraperçoit une clé à la porte d’un appartement ; il frapped’abord à petits coups, puis un peu moins doucement, enfin ilfrappe fort ; ne répond-t-on pas, il tourne le bouton, et levoilà dans l’antichambre ; il s’avance dans la salle à manger,pénètre dans les pièces voisines pour s’assurer s’il n’y apersonne, revient sur ses pas, et si la clé du buffet n’est pas enévidence, il la cherche dans tous les endroits où il sait qu’on al’habitude de la cacher : l’a-t-il découverte, il s’en sertaussitôt pour s’emparer de l’argenterie, qu’il emporteordinairement dans son chapeau, après avoir jeté dessus ou unfoulard, ou un mouchoir de batiste, dont la finesse et la blancheurannoncent encore l’homme comme il faut. Pendant qu’il est enexpédition, le bonjourier entend-il venir quelqu’un, il va droit àlui, et lui souhaitant le bonjour d’un air riant et presquefamilier, il demande si ce n’est pas à M. un tel qu’il al’honneur de parler. On lui indique ou l’étage plus haut, oul’étage plus bas ; alors toujours souriant, se confondant enpolitesses et faisant force excuses, force révérences affectueuses,il se retire. Il peut arriver qu’il n’ait pas eu le temps deconsommer le larcin, mais souvent aussi c’est une affaire faite, etquand on s’en aperçoit il est trop tard. Au premier aspect, rien deplus aimable, de plus avenant que la physionomie d’unbonjourier : sans cesse il a le sourire sur les lèvres, il estaffable, révérencieux, lors même qu’il n’a pas besoin del’être ; mais tout cela n’est qu’un tic, une grimace. Aprèsquelques années d’exercice, il rit malgré lui : c’est unecontraction qui, à la longue, est devenue chronique, et il saluesans s’en douter. On ne rencontre pas tous les jours desbonjouriers, mais à chaque instant nous pouvons nous trouver face àface avec de jeunes abbés, ou d’anciens prêtres défroqués, unvisage modelé au séminaire perd-t-il jamais les formes qui lui ontété imprimées ? Si la mine dévotieuse peut s’acquérir àperpétuité, on croira sans peine qu’il peut en être de même de lamine riante : allez plutôt petite rue Sainte-Anne, faites-vousmontrer M. Coco.

Parfois, malgré ses bonnes façons, il arriveque le bonjourier a affaire à des gens qui s’avisent, non-seulementde le soupçonner, mais encore de le fouiller ; dans ce cas,s’il est nanti, il tombe aux genoux des personnes qui se fâchent,et afin de les apaiser et de les amener à s’apitoyer sur son sort,il leur débite en pleurant un conte bien pathétique, préparé àl’avance pour les occasions périlleuses : il appartient à desparents honnêtes ; c’est la malheureuse passion du jeu qui l’aentraîné au crime ; il en est à son coup d’essai ; si onle livre à la justice, son père, sa mère, en mourront de douleur.Si les larmes produisent l’effet qu’il s’en est promis, et qu’onlui dise d’aller se faire pendre ailleurs, il est repentant jusqu’àla porte ; si l’on est inflexible, il se désole tant qu’il nevoit pas la garde ; mais la garde arrivée, il reprend sasérénité, et les muscles producteurs du sourire reviennent à leurétat habituel.

La plupart des voleurs de cette espècecommencent leurs incursions dès le matin, à l’heure où les bonnesvont chercher leur crème, ou taillent une bavette, pendant que lesmaîtres sont encore au lit. D’autres bonjouriers ne se mettent encampagne qu’aux approches du dîner : ceux-là saisissent lemoment où l’argenterie vient d’être posée sur la table. Ilsentrent, et en un clin-d’œil ils la font disparaître : c’estce qu’on appelle goupiner à la desserte(travailler à desservir).

Un jour un de ces goupineurs à la desserteétait en expédition dans une salle à manger ; la domestiqueentre portant deux plats d’argent, dans lesquels sont des poissons,sans se déconcerter, il va au-devant d’elle : « Ehbien ! lui dit-il, allez vous servir le potage, ces messieurss’impatientent ? – Oui, monsieur, répond la servante, qui leprend pour un des convives, je suis prête, avertissez, je vousprie, la société. » En même temps, elle court à la cuisine, etle goupineur, après avoir en toute hâte vidé les deux plats, lesfourre entre son gilet et sa chemise. La fille revient avec lepotage ; le faux convives s’était éclipsé, et il n’y avaitplus sur la table une seule pièce d’argenterie. On me dénonça cevol ; aux circonstances qui me furent rapportées, ainsi qu’ausignalement qu’on me donna, je crus en reconnaître l’auteur :c’était un nommé Chimaux, dit Boyer, il futdécouvert et arrêté, marché Sainte-Catherine. Sa chemise portaitencore l’empreinte des plats, dont la sauce avait dessiné laforme.

Une autre variété de bonjouriers exploite plusparticulièrement les hôtels garnis.

Les individus dont se compose cette variétésont sur pieds dès l’aurore ; leur adresse pour déjouer lavigilance des portiers est inconcevable ; ils montent tantôtsous un prétexte, tantôt sous un autre, font la revue des carrés,et s’ils trouvent les clés sur les portes, ce qui est assezordinaire, ils les font tourner avec le moins de bruit possible.Une fois dans la chambre, si le locataire dort, c’en est fait de sabourse, de sa montre, de ses bijoux, enfin de tout ce qu’il possèdede précieux ; s’il s’éveille, le visiteur a une excuse touteprête : « Mille pardons, Monsieur, je croyais être aun° 13. N’est-ce pas monsieur, qui a demandé un bottier, untailleur, un coiffeur ? etc., etc. » Les juifs etquelques femmes qui ne sont pas toutes israélites, sontprincipalement en possession d’exercer cette industrie. Plus d’unvoyageur, détroussé par eux pendant son sommeil, est resté avec laseule chemise qu’il avait sur le dos.

Lecteurs, qui souhaitez n’avoir rien àcraindre des chevaliers grimpants, ne laissez jamais votre clé àvotre porte ; ne cachez pas celle de votre buffet, car ils latrouveront infailliblement, gardez-la dans votre poche. Que votreportier ait ou une sonnette ou un sifflet, pour indiquer l’arrivéed’un étranger et l’étage où il va ; qu’il ne soit ni tailleur,ni cordonnier, ni bottier, enfin qu’il n’exerce aucun état quecelui de portier. Qu’il ne balaye jamais le matin sans tenir saporte fermée ou sans laisser aux aguets sa fille ou toute autrepersonne. N’oubliez pas, je crois vous l’avoir déjà dit, que lesvoleurs sont dans l’usage de chercher sous les paillassons, sousles tapis, sous les vases, dans les buffets, derrière les tableaux,dans les encoignures de poêles, sur les corniches, etc. Recommandezà vos gens de ne jamais souffrir que qui que ce soit reste seuldans une pièce de votre appartement. Si quelqu’un, en votreabsence, demande à vous écrire un mot, que votre domestique segarde bien d’aller lui chercher du papier, mais qu’il l’envoye à laloge, où on lui fournira ce dont il a besoin.

Méfiez-vous des vitriers ambulants, desétameurs de cuillères, des raccommodeurs de faïence, des petitssavoyards, et de cette armée roulante d’hommes et de femmes quicolportent des couvertures, de la toile, du calicot, de lamousseline, etc. Suivez les modistes qui montent avec des cartons,les marchandes à la toilette ou autres, qui viennent offrir desmarchandises : tous ces coureurs et coureuses sont des voleursou des affidés de voleurs qui poussent des reconnaissances. Soyezsurtout sur vos gardes lorsqu’il y a, ou qu’il y a eu des ouvriersdans la maison que vous habitez. Rarement il ne se commet pas un ouplusieurs vols après le passage des maçons, carreleurs, couvreurs,peintres en bâtiment, etc. N’ayez affaire aux marchandsd’habits, vieux galons, que dans la rue. Sivous pouvez faire autrement, ne vous logez jamais dans la mêmemaison qu’une blanchisseuse, qu’un médecin, qu’une sage-femme,qu’un commissaire de bienfaisance, qu’un bureau de prêt, qu’unejustice de paix, qu’un commissaire de police, qu’un avoué, qu’unhuissier. Évitez les maisons où il y a beaucoup de mouvement et uneperpétuelle circulation du public.

CHAPITRE LXVI. – LES BOUCARDIERS.

 

Le boucardier en reconnaissance. – Ayez un bon chien. –Avantages du désordre. – Les jouets d’enfants et la faïence. – Lacorde tendue. – Les pois fulminants. – Les passeports enrègle.

 

On appelle boucardiers, les voleurs deboutiques pendant la nuit. Les boucardiers ne dévalisent jamais unmarchand sans avoir, auparavant, reconnu les obstacles quipourraient s’opposer à leur entreprise. Quand ils ont projeté des’introduire dans une boutique, matin et soir pendant quelquesjours, ils rôdent aux alentours, afin d’assister soit àl’ouverture, soit à la fermeture. Ils remarquent alors comment sontplacés les boulons, s’ils sont difficiles à mettre ou àretirer ; ils tâchent aussi de savoir si la boutique estgardée par un chien, ou si quelqu’un y couche. Souvent, pour êtreplus à même de faire ces observations, ils se présentent aumarchand sous le prétexte d’acheter ; quelquefois même ilsachètent, mais des objets de peu de valeur, qu’ils marchandent leplus long-temps possible… Rien de si chipoteur qu’un boucardier enreconnaissance : il vient, s’en va, revient… ; et quandle prix est convenu, il hésite encore dans le choix.

Le boutiquier à qui il est arrivé d’apercevoirle même individu flânant aux approches de son établissement, oud’avoir la visite d’un de ces acheteurs qui mettent l’enchère sou àsou, fera fort bien de se tenir sur ses gardes… Qu’il seprécautionne d’un bon chien ; les plus gros sont les meilleurspour la défense ; mais pour le guet je préfère les petits,c’est-à-dire les roquets, qui ont l’oreille plus fine et le sommeilplus léger. L’usage de faire coucher une personne dans la boutiqueest des plus sages.

Les boucardiers sont ordinairement des voleurstrès connus, déjà signalés aux recherches de la police : aussine sortent-ils que rarement de jour, de peur d’être rencontrés parles agents de l’autorité.

Presque toujours, avant de se coucher, unmarchand fait à ses commis ou à ses demoiselles de boutique larecommandation de mettre tout en place : les chaises, lestabourets, les escabelles, enfin tout le menu mobilier. Il feraitbeaucoup mieux de leur prescrire exactement le contraire, car plusil y a de désordre, plus les voleurs sont entravés. Une chaiserenversée, un tabouret contre lequel on se heurte, le moindrebruit, et par conséquent le moindre choc, peuvent les fairedécouvrir. Rarement les boucardiers s’aventurent chez les marchandsde faïence ou de jouets d’enfants : chez les uns la casse esttrop à craindre, chez les autres, l’encombrement est dangereux. Quede périls à courir, en traversant dans les ténèbres des légionsd’animaux ! Une main s’appuie, un pied se posemalencontreusement, une pression s’exerce : c’est un carlinqui jappe, ou un agneau qui bêle. Il faut fuir : l’éveil estdonné.

Les boucardiers de province sont, pour laplupart, de soi-disant marchands, qui voyagent avec leur voiture.Jamais ils n’arrivent que de nuit dans l’endroit où ils seproposent de faire un coup. Peu d’instants après, ils se mettent enbesogne, et les marchandises, à mesure qu’ils les volent, sontdéposées dans la voiture. L’opération terminée, ils s’acheminentvers un autre endroit, où ils vendent en détail ce qu’ils ont prisen gros. S’ils se sont approprié des objets d’or ou d’argentfaciles à reconnaître, ils les convertissent en lingots.

Un des premiers soins des boucardiers est dedénaturer les produits de leurs vols. Si ce sont des étoffes desoie ou de laine, des toiles, des indiennes, etc., ils enlèvent lechef de chaque pièce, et font ainsi disparaître les marques ou lesnuméros qui pourraient indiquer qu’ils se fournissent ailleursqu’en fabrique, bien que parfois aussi ils rendent visite auxfabricants. La chute de quelques planches légères appuyées sur unecorde très mince, tendue en travers de la boutique, à une hauteurde quatre à cinq pieds, est une des meilleures surprises que l’onpuisse ménager aux boucardiers, lorsque, pour leur expédition, ilsont négligé de se munir d’une lanterne sourde. Quand on marche àtâtons, les mains sont en avant il peut se faire qu’ellesrencontrent la corde ; mais alors même les voleurs n’y gagnentrien, puisqu’il suffit du moindre choc pour faire tomber lesplanches : un grand bruit se produit, les voleurs se doutentbien que l’on viendra, et comme ils ne se soucient pas d’être prisen flagrant délit, quelque intrépides qu’ils soient, ilsdéguerpissent : des pois fulminants jetés sur le plancher,peuvent aussi produire une détonation salutaire.

Il ne manque pas de moyens de se préserver desatteintes des boucardiers ; mais ces moyens ne pouvant êtreefficaces que par le secret, il ne serait pas prudent de lesdivulguer ici. Un proverbe allemand dit que la bonne serrurefait l’habile voleur ; c’est que la bonne serrure n’estpas un mystère ; je crains de m’expliquer… Cependant je penseque les voleurs seraient promptement réduits à l’inaction la pluscomplète, si les honnêtes gens s’avisaient de réfléchir auxcirconstances qui ont fait échouer les tentatives de vol les mieuxcombinées. Depuis quelques années les serruriers-mécaniciens ontimaginé une multitude de secrets, de pièges, de surprises ;mais toutes ces inventions si dispendieuses ne sont pas à la portéedu public. Que les personnes qui souhaitent garantir à peu de fraisleur sûreté et celle de leur avoir, viennent me consulter, et je meferai un plaisir de les initier à des procédés moins coûteux. Levol est comme l’escroquerie ; quand on le voudra onl’anéantira ; mais ce n’est que confidentiellement que je puisrévéler aux intéressés le système qui doit infailliblement conduireà ce résultat, sans le secours de la police, dont la vigilance estsi fréquemment déjouée.

En parlant des boucardiers de province, j’aioublié de dire qu’ainsi que les escarpes, ou assassins deprofession, ils sont toujours pourvus de passeports parfaitement enrègle et très exactement visés par les autorités des communes oùils passent. Il est une remarque à faire, c’est qu’en France leshonnêtes gens seuls se risquent à voyager sans papiers ; lesmalfaiteurs, au contraire, se gardent bien de contrevenir aux loiset ordonnances en vertu desquelles un brevet de circulation estexigé pour le moindre déplacement. Si j’étais gendarme, l’individuporteur d’un passeport chargé de visa me serait toujourssuspect. Les vagabonds dangereux ont grand soin de faire constater,pour ainsi dire à chaque pas, qu’ils ne sont pas en état devagabondage. L’homme irréprochable s’inquiète peu de cesformalités : il s’en affranchit ou parce qu’il est négligent,ou parce qu’il lui répugne de se mettre en contact avec tout ce quia le nom de police. Comme il a la conscience de l’innocence de sesmouvements et de ses actions, il ne pense pas que qui que ce soitau monde puisse avoir le droit de lui dire, où vas-tu ?d’où viens-tu ? S’il aime sa dignité, sa liberté, sonindépendance, un passeport est pour lui une humiliation véritable,parce que la nécessité de l’exhiber à toute intimation, l’exposeaux questions, aux réflexions saugrenues d’un gendarme qui sait àpeine lire, ou d’un garde champêtre qui ne vaut guère mieux. Lesgendarmes eux-mêmes sont si persuadés que demander à quelqu’un sonpasseport, c’est lui faire un affront, qu’ils ne s’adressent quetrès rarement aux gens bien mis ; d’ordinaire ils secontentent de les regarder et de les saluer au passage. Un hommebien mis est peut-être un ami du procureur du roi, du sous-préfet,du maire ; un homme bien mis est peut-être un fonctionnairequ’il convient de ne pas indisposer. L’injonction d’exhiber unpasseport est toujours plus ou moins offensante ; c’est unordre qui blesse l’amour-propre, parce qu’il vient de trop bas, etqu’il n’est pas de citoyen qui ne s’estime plus et ne se voie plushaut qu’un gendarme. Je dis que cette injonction est un ordre,j’ajoute que c’est un ordre des plus impératifs, parce qu’il estimpossible de ne pas y obtempérer ; et puis, par unesusceptibilité très naturelle, l’esprit se révolte à la penséed’une suspicion sans motif. La loi prescrit au gendarme de regardercomme suspect tout individu dont il n’a pas encore vu le visage.Ainsi je suis suspect, non parce que ma conduite a légitimé cetteespèce de mise en prévention, mais bien par le seul fait de monexistence : la loi m’insulte. Ce n’est pas tout, suivant lescirconstances politiques, ou les caprices des autorités locales, unpasseport demandé a plus d’une fois été refusé. Un passeport estdonc une permission ; il est en outre une taxe. Espérons qu’àl’avenir tous les inconvénients que je viens de signalerdisparaîtront ; je ne présume pas que l’on en vienne àsupprimer les passeports, mais les abus et les vexations auxquelsils donnent lieu, et qu’on ne nous imposera plus ces pancartesinsignifiantes où le vague d’un signalement qui va à tout le monde,expose à de perpétuelles méprises. Qu’on se rappelle l’aventure dumalheureux Chauvet, victime d’une bévue de M. leprocureur du roi de Saint-Quentin.

CHAPITRE LXVII. – LES DÉTOURNEURS ETDÉTOURNEUSES.

 

La bonne cachette. – Le chaland pressé. – Les mots magiques. –Les préparateurs. – Les boîtes à doubles fonds. – Les pochesclandestines. – L’enfant sur le comptoir. – Une femme qui ne semouche pas du pied. – Avis aux bijoutiers. – Le mendiant. – Leschipeurs de distinction.

 

Le vol à la détourne est celui qui secommet en faisant des emplettes dans une boutique. Ce vol estpratiqué par des individus des deux sexes ; mais lesdétourneuses sont en général réputées plus habiles que lesdétourneurs. La raison de cette supériorité est tout entière dansla différence du vêtement : les femmes peuvent facilementcacher des objets d’un volume assez considérable. J’ai suivi desdétourneuses qui, ayant entre leurs cuisses une pièce d’étoffe devingt-cinq ou trente aunes, marchaient sans la laisser tomber, etfaisaient ainsi un long trajet sans paraître embarrassées le moinsdu monde.

Voici comment s’y prennent les voleurs etvoleuses à la détourne. Un des personnages de la bande se présentedans un magasin, il demande diverses marchandises qu’il faitdéployer, et tandis qu’il paraît occupé de choisir, un ou deuxaffidés viennent marchander d’autres objets ; ils ont toujourssoin de se faire montrer ce qui est placé dans les casessupérieures et derrière le marchand ; celui-ci se met endevoir de les satisfaire, mais à peine sa vue est-elle distraite,que l’un des voleurs escamote ce qui est à sa convenance, etdisparaît.

Les vols à là détourne sont très fréquents,soit à Paris, soit en province ; il s’en commet un grandnombre aux foires de Saint-Denis, de Beaucaire, de Guibray, deRheims, de Metz et de Montmerle, près de Lyon.

Les détourneuses sont toujours élégammentcostumées, à moins qu’elles ne soient vêtues comme des femmes decampagne ; dans ce cas, leur mise est riche, elles ont cequ’on appelle du beau et du bon : la plupart du temps elles sedisent marchandes.

Le meilleur moyen pour éviter d’être leurdupe, est de ne leur montrer de nouveaux objets qu’après avoirremis en place ceux qui viennent de passer sous leurs yeux. On peutaussi compter ceux que l’on entrepose sur le comptoir. Dans lesmagasins achalandés, il serait bon, quand il y a beaucoup de mondeà servir, que de temps en temps les commis se prissent à dire entreeux : deux sur dix, ou bien encore, allumez lesgonzesses ; il y a mille à parier contre un, qu’entendantces mots, les grinches, qui ont l’ouïe fine, se hâterontde déguerpir.

Les détourneurs et les détourneuses emploienttoutes sortes d’expédients pour parvenir à voler le marchand :d’ordinaire ceux qui remplissent le rôle de préparateurs,disposent à l’avance et mettent à part sur le comptoir les articlesqu’ils désirent s’approprier : dès que tout est prêt, et quele moment est opportun, ils font un signal à leurs affidés qui sontà l’extérieur. Ceux-ci entrent, ils demandent, et sontpressés ; le marchand, pour ne pas laisser échapper la vente,se met en quatre, et pendant qu’il ne sait à qui répondre, lamarchandise file. Les voleurs qui font la mousselineclaire, la dentelle, les foulards ou autres articleslégers et peu volumineux, ont soin de se munir de cartons, enapparence, soigneusement ficelés, mais dont le fond est mobile, cequi donne la facilité d’introduire par-dessous les objets auprèsdesquels ils les posent.

Les détourneuses ont des pelisses ou manteauxdont la doublure forme une poche assez vaste pour contenirplusieurs pièces d’étoffe ; quand elles n’ont pas de manteaux,elles ont des châles d’une ampleur très favorable à leursprojets : les jupons de celles qui sont vêtues en paysannessont de véritables gibecières à secrets et compartiments.

Quelques détourneuses se font accompagnerd’une bonne, qui porte un enfant dont la robe est fort longue. Labonne pose l’enfant sur le comptoir, et enlève avec lui les objetssur lesquels la maîtresse a jeté son dévolu. Des détourneuses d’unordre moins relevé ont des paniers à double fond. J’ai connu unefameuse voleuse de dentelles, la nommée Dumaz, qui, pourdérober, s’y prenait assez singulièrement : on lui montraitdes Malines ou du point d’Angleterre ; en les examinant elletâchait d’en faire tomber une pièce, et si on ne s’en était pasaperçu, avec son pied droit, dont les orteils étaient libres, ellela plaçait adroitement dans son soulier, qui était assez large pourla recevoir : quelquefois, avant que madame Dumaz fut sortie,le marchand réclamait sa pièce ; alors elle demandait à êtrefouillée, on ne songeait pas au soulier recéleur, et comme on netrouvait rien, force était de lui faire des excuses, et de croireque la pièce avait disparu avant son arrivée. Qui diable eûtimaginé qu’il fallait plutôt regarder à ses pieds qu’à sesmains ? le dicton recommande précisément le contraire.

Les bijoutiers sont fort sujets à recevoir lavisite des détourneurs : un nommé Velu, ditHenri, officier de la compagnie franche de Simon, passaitson temps à considérer les bijoux exposés dans leurs montres ;y découvrait-il de ces masses d’anneaux, de ces paquets d’alliancesqui, de coutume, sont accrochés aux tablettes contre la vitreextérieure, il les observait avec attention, et le lendemain il seprésentait pour acheter une bague ; suivant l’usage on luidonnait à choisir, et, tout en faisant mine d’essayer, au grouped’or il substituait un groupe tout pareil ; malheureusementc’était du cuivre. Si le fripon n’eût pas acheté, on auraitsoupçonné la fraude, mais il ne marchandait pas, et payait bien, lecuivre était placé à l’étalage jusqu’à la venue d’un meilleurchaland.

Le nommé Florentin était chez unjoaillier à marchander des brillants sur papier ; un homme seprésente à la porte en demandant l’aumône ; Florentin tire unepièce de monnaie de sa bourse et la lui donne ; la piècetombe, le mendiant se baisse, la ramasse et se retire. Cettecirconstance est à peine remarquée. Le marché conclu, Florentincompte 400 francs, et se fait délivrer une facture. Tout estterminé ; mais au moment de serrer ses paquets, le joaillierreconnaît qu’il lui en manque un de la valeur de 5 à 6,000francs ; on cherche ; le paquet ne se trouve pas ;Florentin dit qu’il ne veut pas sortir sans qu’on l’ait fouillé.Pour ne pas le désobliger, on le fouille, il n’a sur lui quel’acquisition qu’il vient de faire, il est porteur d’excellentspapiers, enfin tout prouve que Florentin est un monsieur comme ilfaut. On le laisse aller : où va-t-il ? rejoindre lemendiant, le nommé Tormel, dit Franz, son affidé, qui,avec la pièce, a ramassé le paquet de diamants que Florentin avaitadroitement fait tomber.

Les marchands, quels qu’ils soient, etnotamment les détaillants, ne sauraient trop se tenir sur le quivive : qu’ils ne perdent pas de vue que, dans Paris, il estdes milliers de voleurs et voleuses à la détourne. Je ne parle icique des voleurs de profession, mais il est aussi des amateurs qui,à l’ombre d’une réputation bien établie, font de petits coups à lasourdine. Il est de fort honnêtes gens, dit-on, qui, sans trop descrupule, se passent gratis la fantaisie d’un livre rare,d’une miniature, d’un camée, d’une mosaïque, d’un manuscrit, d’uneestampe, d’une médaille, ou d’un bijou qui leur plaît ; c’estlà ce que l’on nomme chipeur. Si le chipeur estriche, on ne s’en fâche pas, on dit qu’il est trop au-dessus d’unpareil larcin pour le lui imputer à crime ; s’il est pauvre,on le dénonce au procureur du roi, et on l’envoie aux galères,parce qu’il n’a pas volé sans nécessité ; il faut convenirque, sur l’honnête et le déshonnête, nous avons d’étrangesidées.

CHAPITRE LXVIII. – VOLEURS ET VOLEUSESSOUS COMPTOIR.

 

Des vis-à-vis. – L’horloger et le chapelier. – Dupes etcomplices. – La Connarde. – La dispute.

 

Le vol sous comptoir est d’uneinvention toute moderne ; il importe, dans l’intérêt ducommerce, de signaler comment il s’effectue. Des individus, ce sontplus particulièrement des femmes vêtues en domestiques, cherchentdans une rue un peu large, deux magasins situés presque en facel’un de l’autre ; supposons que les deux établissementsappartiennent, le premier à un horloger, le second à unchapelier : la voleuse entre chez le chapelier, on la charged’acheter un chapeau, celui qu’elle choisit n’est jamais prêt, onva le lui garnir, c’est l’affaire d’une heure ; en attendant,elle va et vient, rentre dans la boutique du chapelier, se faitvoir sur la porte, et quand elle est bien sûre d’avoir été aperçuede l’horloger, elle traverse rapidement la rue, se présente à cedernier et lui dit : « Monsieur un tel (elle donne le nomdu chapelier), vous prie de me confier deux montres d’or du prix decent vingt à cent trente francs, c’est un cadeau que je désirefaire à mon frère, mais monsieur veut choisir. » L’horlogerreconnaît la domestique, il est plein de sécurité, il lui remet lesmontres, elle les emporte ; de son comptoir l’horloger peutvoir qu’elle rentre en effet chez le chapelier, il assiste presqueà l’examen des objets, il les voit passer des mains du bourgeoisdans celles des garçons, il ne peut avoir qu’une seule crainte,c’est qu’on ne s’en accommode pas. Un instant après, la garnituredu chapeau est terminée, la domestique le prend, et se renddirectement chez l’horloger. « Monsieur, lui dit-elle, onprendra celle de cent trente francs ; je vais à deux pasporter ce chapeau, à mon retour je viendrai m’arranger avec vous,mais il faudrait me diminuer quelque chose. – C’est bon, c’est bon,répond l’horloger. » Une heure, deux heures, trois heures sepassent, personne ne revient, alors il se décide à aller chez lechapelier, et tout s’éclaircit.

Souvent les deux marchands sont volés par lamême personne. Une de ces soi-disant domestiques, nommée laConnarde, se présente chez une lingère et la prie devouloir bien lui remettre quelques coupes de dentelles, pour lafemme de l’orfèvre en face ; la lingère n’hésite pas à les luidonner : la Connarde, le carton à la main, va chez l’orfèvreet demande deux chaînes d’or pour sa maîtresse, qui est vis-à-vis,puis sortant immédiatement sans laisser le carton, elle revientchez la lingère. « Madame lui dit-elle, ma bourgeoisedésirerait faire voir les dentelles à une de ses amies. – À sonaise, qu’elle ne se gêne pas. » Aussitôt elle retourne chezl’orfèvre. « Madame, dit-elle, va examiner vos chaînes, etlorsque je serai revenue de ma commission, je m’arrangerai aussid’une petite pour moi. » La domestique disparaît ; desdeux côtés on pense qu’elle va en course ; enfin la lingères’impatiente la première ; elle se rend chez sa voisine. –« Eh bien ! comment trouvez-vous les dentelles ? jevous assure que vous feriez bien de tout garder. – Croyez-vous, queje vous prendrai des dentelles pour les chaînes ? – Ne vous enai-je pas envoyé un carton ce matin, par votre domestique ? –C’est-à-dire que c’est votre bonne qui est venue chercher pour vousdeux chaînes à condition. – Mais voisine, vous rêvez, sansdoute ? – C’est plutôt vous qui voulez prendre votre café. –Il s’agit bien de café, je ne plaisante pas, il s’agit de mesdentelles. – Je ne plaisante pas non plus, il s’agit de chaînesd’or, et vous en avez deux à moi. » De part et d’autre oncommençait à se dire de gros mots, et la dispute allaits’échauffer, lorsque le mari de l’orfèvre arriva fort à propos pourapprendre aux deux dames qu’elles avaient été volées.

CHAPITRE LXIX. – LES CAREURS.

 

Gardez votre monnaie. – Encore la femme Caron. – La liquoristevolée. – La boulangère de la rue Martainville. – Les faussesveuves. – Les prêtres de Saint-Gervais et de Saint-Médard. – Lecomble de la scélératesse. – Les Bohémiens.

 

Des individus, hommes ou femmes, se présententdans une boutique très achalandée ; après y avoir achetéquelques objets, ils donnent en paiement une pièce de vingt francs,ou toute autre pièce dont la valeur excède de beaucoup le montantde leur emplette ; le marchand leur rend la différence ;tout à coup en examinant la monnaie qu’ils reçoivent, ilsremarquent une ou deux pièces qui ne sont pas semblables auxautres ; et si l’occasion d’une pareille remarque ne naît pasd’elle-même, ils la font naître au moyen d’une substitution. Quoiqu’il en soit, en montrant au marchand les pièces qu’il leur adonnées ou est censé leur avoir données : « En avez-vousbeaucoup comme cela ? lui disent-ils ; si vous en avez etque vous consentiez à nous les céder, nous vous donnerons unbénéfice sur chacune. » Les anciennes pièces de vingt-quatresous, celles de douze, les petits écus, les écus de six livres,soit à la vache, soit au W, sont très propres à motiver uneproposition de ce genre ; mais malheur au marchand qui selaisse prendre à l’appât d’une telle spéculation ; si pourprocéder à la recherche, il permet l’accès de son tiroir auxpersonnes qui lui offrent un gain, il peut être assuré qu’elles ypuiseront avec tant de dextérité qu’il n’y verra que du feu. C’estlà ce qu’on appelle voler à la care ; les filous quipratiquent ce vol ont pris le nom de Careurs.

Il n’est sorte d’expédients auxquels cesfripons ne recourent pour faire des dupes ; aujourd’hui ilsemploient une ruse, demain une autre ; mais il y a toujours unéchange sur le tapis ; ainsi, quel que soit le prétexte souslequel un inconnu homme, femme ou enfant, se présente pour offrirde changer des pièces, il est prudent de faire la sourde oreille,et dangereux de se laisser tenter. Combien de changeurs, deburalistes de la loterie, de débitants de tabac, de boulangers, demarchands de vin, d’épiciers, de bouchers etc., ont été dupes deces adroits escamoteurs, qui s’attaquent plus particulièrement àtous les commerces de détails.

Les careurs se font aisémentreconnaître ; car dès qu’on ouvre le comptoir afin de choisirla monnaie qui leur convient, ils ne manquent pas d’y plonger lamain, comme pour aider au triage, et indiquer les pièces dont ilss’accommoderont. Si, par hasard, le marchand a besoin d’aller dansson arrière-boutique, pour leur rendre sur une pièce d’or, ils lesuivent et s’arrangent si bien qu’ils parviennent aussi à mettre lamain dans le sac. Presque tous les careurs sont des Bohémiens, desItaliens ou des Juifs. La femme Caron, dont il est parlédans les volumes précédents, était une careuse des plus habiles. Unjour elle entre chez un liquoriste, le sieur Carlier, établi aumarché Saint-Jacques ; madame Carlier était seule, la femmeCaron demande un flacon d’anisette, paie avec de l’or, et dresse sibien ses batteries, qu’après dix minutes d’entretien, la liquoristeva chercher dans sa chambre un sac contenant sept cent cinquantefrancs ; au bout d’un quart d’heure la femme Caron seretire ; à peine est-elle partie, madame Carlier, qui peutattester le fait puisqu’elle vit encore, compte son argent, il luien manquait la moitié ; la careuse l’avait fascinée à cepoint, qu’en sa présence elle avait réellement vu double. Ce volm’ayant été dénoncé, au savoir faire j’en reconnus l’auteur, quifut arrêtée, convaincue et condamnée.

Il n’est pas, je crois, de prestidigitateurqui osât se comparer à la fameuse duchesse dont il est parlé auxtomes premier et second de ces mémoires ; un jour, pendantqu’une boulangère de la rue Martainville, à Rouen, vérifiait avecelle une somme de deux mille francs qu’elle portait dans sontablier, elle lui en enleva à peu près la moitié : laboulangère, sentant que son fardeau s’allégeait, comprit qu’elleétait volée : elle allait faire arrêter la duchesse, maiscelle-ci ne lui laissa pas le temps de faire une esclandre.« Comptez, madame, lui dit-elle, comptez votre argent. »La boulangère compta, et il ne manquait pas un écu. Les voleurs etvoleuses à la care, sont aussi fort habiles à effectuer dessubstitutions. Un bijoutier montre de l’or ou des pierreries, ilsachètent une bagatelle, et laissent du chysocale ou du straz, enéchange d’objets précieux.

La femme Caron, la Duchesse et une autreBohémienne appelée la Gaspard, avaient imaginé unsingulier moyen de voler les prêtres ; vêtues d’habits dedeuil (leur costume était à peu près celui de la veuve d’un richefermier), elles allaient dans une église, et tâchaient de lierconversation avec une loueuse de chaises ou avec une allumeuse decierges. On sait que ces serviteurs subalternes aiment beaucoup àcauser ; les prétendues veuves les questionnaient au sujet dela position financière de chacun des ecclésiastiques de laparoisse, et dès qu’un d’eux leur semblait valoir le coup defusil (c’était leur expression), pour avoir accès chez lui,elles le chargeaient de dire des messes ou bien encore âmestimorées, elles lui soumettaient quelque cas de conscience, et luitémoignaient le désir d’accomplir de bonnes œuvres ; ellesavaient l’intention de faire des aumônes et priaient le prêtre deleur indiquer des malheureux dont elles pussent soulager lamisère ; le prêtre ne manquait pas de signaler à leur charitéquelques pauvres ménages qui méritaient d’être secourus ;aussitôt elles s’empressaient de visiter les nécessiteux qui leurétaient désignés, et de leur porter soit de l’argent, soit desvêtements. « C’est à la recommandation de M. un tel, leurdisaient-elles, que vous devez l’intérêt que nous prenons à votreposition. » Et ces paroissiens indigents couraient remercierM. un tel, qui était enchanté de ses pénitentes. Il était leurdirecteur, il connaissait leur for intérieur, elles n’avaient quedes vertus, il leur aurait donné le bon Dieu sans confession ;mais une fois établie, cette confiance qu’il avait en leursreliques lui coûtait cher : un matin ou un soir, l’époque dujour n’y fait rien, l’ecclésiastique se trouvait dévalisé, et lespieuses femmes ne reparaissaient plus. Elles détroussèrent ainsi unprêtre de St-Gervais ; à qui elles enlevèrent sa montre, unebourse pleine d’or, et divers autres objets de prix ; unprêtre de St-Médard fut également mis à contribution par cesBohémiennes… Quand elles avaient ainsi réduit le serviteur de Dieuà un dénuement vraiment apostolique, elles mettaient le comble à lascélératesse en volant les malheureux qu’elles avaientassistés ; elles allaient chez eux, les questionnaient surleurs besoins, se faisaient ouvrir les armoires, les commodes,examinaient toutes les pièces de leur garde-robe, afin de voircelles qu’il était urgent de remplacer, et si durant cetteopération elles apercevaient une montre, une timbale, des boucles,une chaîne, ou tout autre bijou de quelque valeur, elles s’enemparaient subtilement, et manifestaient bientôt la volonté de seretirer. « C’est bien, mes enfants, » leur disait alorsla mère Caron, je sais à présent ce qui vous manque, je le saismieux que vous ; » et au même instant elle sortait enayant soin, pour éviter une vérification trop immédiate, de sefaire accompagner jusqu’au bas de l’escalier. Les gens que cesmisérables rançonnaient avec cette atrocité étaient d’ordinaire cespauvres honteux qui, au sein même de la plus affreuse détresse, ontconservé quelques débris de leur ancienne aisance.

Pendant que j’étais à la police, plus desoixante plaintes dans lesquelles on signalait des vols de ce genrefurent portées contre la mère et la fille Caron : enfin jeparvins à arrêter ces deux abominables créatures, qui sont encoredans les prisons. Les Bohémiens ne se bornent pas à ces moyens des’approprier le bien d’autrui ; souvent ils assassinent, et illeur répugne d’autant moins de commettre un meurtre, qu’ils ont unmode d’expiation par lequel ils sont affranchis de toute espèce deremords : afin de se purifier, pendant un an ils portent unechemise de grosse bure et s’abstiennent de travailler(voler) ; ce laps de temps écoulé, ils se croient blancs commeneige. En France la plupart des gens de cette caste se disentcatholiques et sont en apparence fort dévots ; ils onttoujours sur eux des chapelets et de petits crucifix ; ilsrécitent leurs prières matin et soir, et suivent les officesrégulièrement ; en Allemagne ils exercent rarement d’autreprofession que celles de maquignons ou d’herboristes ;quelques-uns s’adonnent à la médecine, c’est-à-dire qu’ils seprétendent possesseurs d’arcanes ou secrets pour guérir. Nombred’entre eux voyagent par bandes ; les uns disent la bonneaventure, d’autres étament la vaisselle de cuivre, les fourchettesde fer, ou raccommodent la faïence. Malheur aux habitants descampagnes parcourues par ces vagabonds ! il y aurainfailliblement une mortalité sur leurs bestiaux ; car lesBohémiens sont fort habiles à les tuer, sans laisser de traces quipuissent faire accuser la malveillance. Ils font périr les vachesen les piquant au cœur avec une aiguille longue et très mince, defaçon que le sang s’extravasant intérieurement, on peut croire quel’animal est mort de maladie ; ils asphyxient la volaille avecdu soufré ; ils savent qu’ensuite on leur abandonnera lescadavres ; et tandis qu’on imagine qu’ils ont du goût pour lacharogne, ils font grande chère et mangent de la viandedélicieuse ; quelquefois, quand ils ont besoin de jambons, ilsprennent un hareng salé et le font flairer à un cochon qui, alléchépar cette odeur, les suivrait à la piste jusqu’au bout du monde. Jene m’étendrai pas davantage sur les mœurs des Bohémiens, me bornantà renvoyer le lecteur curieux de faire plus ample connaissance avecces nomades, à l’intéressante histoire publiée en Allemagne par lesavant Grellmann [6] ;c’est là que l’on peut se faire une idée exacte de ce peuple, dontles individus ont été mis en scène avec si peu de vérité par lepremier romancier de notre époque.

CHAPITRE LXX. – LES ROULETIERS.

 

Le charretier obéissant. – Le voleur audacieux. – Le diadème dela reine de Naples. – Les diamants et le bal de la rue Frépillon. –Le préservatif.

 

Les rouletiers sont ceux qui volent lesmalles, les vaches ou autres effets sur les voitures, quellesqu’elles soient. La plupart des rouletiers sortent de la classeouvrière ; ils sont presque toujours vêtus ou encommissionnaires ou en rouliers. À une époque où ils étaient asseznombreux, ils avaient leurs principales stations dans les quartiersoù les arrivages de voitures sont les plus fréquents : la rued’Enfer, les faubourgs Saint-Honoré, Saint-Martin, Saint Denis, lesboulevards, la place Louis XV, les rues des Bourdonnais et desLavandières, les rues Tire-Chappe et Montorgueil étaientincessamment parcourus par des rouletiers. Lorsque des voleurs decette espèce avaient jeté leur dévolu sur un camion, ils lesuivaient, et à la première halte ils accomplissaient leurlarcin : il est peu de voitures qui ne leur aient payé unecontribution. Les premiers qui excellèrent dans ce genre, furentles Fanfan Maison, les frères Servier, lesJean, les Goupi, les Herriez, lesCadet, les Nissel, les Duboisl’Insolent, les Roblot, les Lafrance, lesLigny, les Doré, tous hommes aussi entreprenantsqu’adroits. Chaises de poste, berlines, guimbardes, diligences, pasde voiture qui ne leur dût quelque chose : ils faisaient leurscoups avec une audace incroyable. L’un accostait le roulier et leretenait à la tête de ses chevaux, tandis que les autresdébâchaient la voiture et faisaient tomber les ballots.

Voici, à ce sujet, un trait que l’on m’aconté : les frères Servier et deux autres rouletiers étaient,à la tombée de la nuit, aux Champs-Élysées ; l’aîné ayant liéconversation avec un charretier, averti par un mouvement de ladossière que sa voiture charge un peu à cul, veut regarder ce quioccasionne ce mouvement : « Je te défends de teretourner », lui dit Servier, et le charretier obéit.

On m’a assuré que, plusieurs fois, il estarrivé à Goupi de monter en plein jour dans les halles, sur unediligence, et d’en descendre des malles, comme à luiappartenant.

Un jour je suivais un rouletier fameux,c’était le nommé Gosnet ; en arrivant dans la rue Saint-Denisil saute sur une voiture, s’affuble d’un manteau ainsi que d’unbonnet de coton qu’il trouve sous sa main, et dans cet attirail ildescend avec une valise sous le bras ; il n’était pas deuxheures de l’après-midi ; mais pour éloigner les soupçons,Gosnet, en mettant pied à terre, alla droit au conducteur, et,après lui avoir parlé, il s’esquiva au détour d’une rue ; jel’y attendais, il fut arrêté et condamné.

Les rouletiers ne sont pas les gens les plusinstruits du monde : aussi dans leurs expéditions leur est-ilparfois arrivé de s’emparer d’objets précieux dont ils ignoraientcomplètement la valeur. L’un d’eux, que le vol d’une malleappartenant à la reine de Naples avait rendu possesseur d’undiadème, en fit présent à une fille avec laquelle il vivait. Ilvoulait ainsi épargner l’argent d’un peigne à galeries qu’il luiavait promis depuis long-temps. Faute de mieux, la princesseceignit l’ornement royal, et parut coiffée de la sorte au bal de larue Frépillon, dans la cour Saint-Martin : c’était sans doutela première fois qu’on y voyait des diamants.

Voulez-vous vous mettre à l’abri desentreprises des rouletiers ? N’attachez vos malles et vosvaches ni avec des courroies ni avec des cordes, mais avec deschaînes de fer que l’on ne puisse forcer sans qu’une sonnettecachée ne donne l’éveil : ce conseil s’adresse aux voyageurs.Voici maintenant pour les rouliers : qu’ils aient de bonschiens, les plus méchants sont les meilleurs, et que ces gardiensne soient plus sous la voiture, mais dessus. Que les camionneurs nesoient seuls que quand ils ne peuvent faire autrement ; qu’ilsrenoncent surtout à la funeste habitude d’entrer au cabaret ;offert et payé par un ami, un canon sur le comptoir n’est souventqu’une trompeuse amorce : ce sont les voleurs quirégalent.

Les blanchisseurs agiront sagement en faisantgarder leurs voitures par une grande personne et non par desenfants qui dorment, ou qu’il est si facile de distraire : onleur montre un hanneton, et le hanneton comme le voleur, tout celavole en même temps.

Les commissionnaires qui s’en retournent àvide, ne doivent jamais mettre leur argent dans des sacs placés lesuns dans les autres, ainsi que cela se pratique de coutume ;il est au contraire nécessaire qu’ils l’aient constamment en vue,sinon, tandis qu’ils cheminent pédestrement, on peut chercher,fouiller, trouver et décamper. Des voleurs ont eu la constance defaire plusieurs lieues dans une carriole, en attendant l’occasionde s’esquiver.

CHAPITRE LXXI. – LES TIREURS.

 

Le propriétaire de l’âne savant. – L’Anglais à la parade. – Lesnonnes. – Les yeux au bout des doigts. – La chicane. – L’effrontéfilou. – Le brouillard et la répétition. – L’homme de lacirconstance. – Efficacité de la peine de mort.

 

Les Tireurs portèrent d’abord le nomde floueurs, sous lequel nous signalerons une autre espècede fripons à qui il convient beaucoup moins ; car, dansl’origine, floueurs signifiait, qui cherche lafloue, c’est-à-dire l’affluence ou la foule.

Les tireurs ou voleurs à la tire,sont ceux qui dérobent dans les poches, les bourses, les montres,les tabatières ; etc., etc. Ils sont en général bien couvertset ne portent jamais ni cannes, ni gants ; car non-seulementils ont besoin de toute la liberté de leurs mains, mais encore detoute la délicatesse de leur toucher. Ces messieurs, dont on auraittort de dire qu’ils ne font œuvre de leurs dix doigts, sontordinairement trois ensemble et quelquefois quatre. C’est dans lescohues qu’ils font leurs affaires, aussi vont-ils dans toutes lesréunions, fêtes, bals, concerts, dans tous les spectacles, aumoment de l’entrée, ainsi qu’à celui de la sortie ; leur postede prédilection est le bureau où l’on dépose les cannes etparapluies, parce que là il y a toujours affluence ; ilsfréquentent également les églises, mais seulement lorsque lasolennité doit y attirer un grand concours de fidèles ; ilssont à la piste de tous les rassemblements, souvent même ils lesprovoquent, soit par une rixe feinte, soit par tout autre moyen. Ilest des tireurs qui sont associés avec des bateleurs. Lepropriétaire de l’âne savant, dont tout Paris a gardé la mémoire,était le compère d’une bande de filous ; quand l’âne ruait,les tireurs n’avaient pas les mains dans leurs poches. Leschanteurs des rues, les escamoteurs, les nécromanciens en pleinvent, ont presque tous des accointances avec des coupeurs debourses ; presque tous ont part aux bénéfices de la tire. DansParis il ne se fait presque pas d’attroupements, qu’il ne s’ytrouve des filous ; ces messieurs sont partout.

Un jour que, les deux mains engagées dans sonpantalon, un Anglais regardait défiler la parade, un petit filou,nommé Duluc, lui coupe le cordon de sa montre. Une minuteaprès le gentleman s’aperçoit qu’il lui manque quelque chose, ilcherche sur le pavé, puis examine son ruban, et bien qu’il fut aiséde s’apercevoir qu’il avait été coupé, il se fouille, se tâte despieds à la tête ; enfin, étonné de ne pas trouver ce qu’il aperdu : « Goddem, s’écrie-t-il, le diable il a pris monbreloque » ; et pendant que par sa bonhomie il prêtaitainsi à rire aux voisins, à quelques pas de là le filou avec un deses camarades, s’amusait à le contrefaire.

Rien de si facile que de reconnaître unfilou ; il ne peut pas rester en place, il fautperpétuellement qu’il aille et qu’il vienne ; cette mobilitélui est nécessaire, parce qu’elle multiplie les occasions de setrouver en face de quelqu’un, et de s’assurer s’il y a du butin àfaire. Lorsqu’un filou s’approche d’une foule, il laisse aller sesmains au hasard, mais de manière qu’elles frappent ou sur la poche,ou sur le gousset, afin de se faire une idée du contenu. S’il vautla peine qu’on se l’approprie, les deux compères, que le filounomme ses nonnes ou nonneurs, se mettent chacun àleur poste, c’est-à-dire près de la personne que l’on veut voler,ils la poussent et la serrent comme dans un étau, en s’efforçant decacher la main de l’opérateur. Une montre ou une bourse est-elle lerésultat de cette presse factice, à l’instant même elle passe dansles mains d’un affidé, le coqueur, qui s’éloigne le plusvite possible, mais sans affectation.

Une remarque bien essentielle à faire, c’estqu’à l’issue d’un spectacle, d’une église, ou de tout autre endroitpublic, les filous font mine de vouloir rentrer, lorsque tout lemonde se presse pour sortir. Lecteurs, vous êtes avertis ;quand vous verrez un ou plusieurs individus faisant une pareillemanœuvre, en regardant en l’air et poussant vivement, soyez sur vosgardes. Ce n’est ni sur la chaîne de sûreté, ni sur le bouton devotre gousset qu’il faut vous reposer, ce ne sont pas là desobstacles ; les filous sont, au contraire, fort contents qu’onprenne des précautions de ce genre : elles font la sécurité dumessière (bourgeois) ; il a une chaîne, son goussetest fermé, il ne craint rien, il ne songe plus à veiller à samontre, c’est un soin superflu ; qu’en advient-il ? lachaîne est coupée, le bouton saute, et la montre disparaît. Lesfilous n’ont pas l’air d’y toucher, mais ils ont des yeux au boutdes doigts.

Cependant il est un moyen de réduire au néanttoute cette subtilité : étranglez, c’est-à-dire tordez votregousset de montre, un ou deux tours suffiront ; après celavous pourrez porter un défi à tous ces filous qui excellent dansl’art de faire la bourse, la montre et la tabatière.

Il existait à Paris un filou d’une dextéritési inconcevable, qu’il volait sans compère. Il se plaçait devantune personne, mettait sa main derrière lui, et lui enlevait ainsiou sa montre, ou tout autre bijou à sa portée : ce genre devol est ce qu’on appelle le vol à la chicane.

Un nommé Molin dit Moulin lechapelier, étant sous le péristyle des Français, veutescamoter la bourse d’un monsieur ; celui-ci, qui est près dumur, croit sentir qu’on le vole ; Molin, plein de présenced’esprit, brusque le mouvement, la bourse est arrachée du gousset,il l’ouvre, en tire une pièce, et demande un billet. Au mêmeinstant la personne volée lui dit : « Mais monsieur, vousavez pris ma bourse, rendez-la moi. – Troun dé Dious, répond Molin,en jouant l’étonnement, en êtes vous bien sûr ? Puis laconsidérant avec attention, bagasse ! j’ai cru que c’était lamienne. Ah ! monsieur, je vous demande bien pardon. » Enmême temps il rend la bourse, et tous les assistants sont persuadésqu’il s’est involontairement trompé. Voilà du toupet, ou je ne m’yconnais pas.

À l’époque du grand brouillard, Molin et lenommé Dorlé s’étaient postés aux environs de la place desItaliens : un vieillard vient à passer, Dorlé lui vole samontre et la remet à Molin ; l’obscurité était si grande,qu’on ne pouvait distinguer si c’était une répétition ; pours’en assurer, Molin pousse la queue, le marteau frappe incontinentsur le timbre, et au son qu’il produit, le vieillard de reconnaîtreson bijou, et de s’écrier : « Ma montre ! mamontre ! rendez-moi ma montre, je vous en prie ; ellevient de mon grand-père, c’est un cadeau de famille ; »et tout en proférant ses lamentations il tâche de se diriger sur leson, afin de ressaisir son objet ; sans s’en douter, il arrivetout près de Molin, alors celui-ci s’avance à la faveur dubrouillard, et tenant la montre à quelque distance de l’oreille dubonhomme, il pousse de nouveau le bouton : « Écoute-la,dit-il, chanter pour la dernière fois ; » et les deuxvoleurs disparurent en laissant au vieillard ce cruel adieu.

Les anciens voleurs à la tire citentencore parmi les célébrités de leur profession, deux Italiens, lesfrères Verdure, dont l’aîné, convaincu d’avoir fait partie d’unebande de chauffeurs, fut condamné à mort. Le jour de l’exécution,le cadet, qui était resté libre, voulut voir son frère à sa sortiede la conciergerie : avec plusieurs de ses camarades, il allase poster sur son passage. Lorsque les voleurs vont le soir dans lafoule, ils ont d’ordinaire un cri pour se faire reconnaître deleurs affidés : Verdure jeune, apercevant la fatale charrette,proféra le sien, c’était Lirge, à quoi le patient, encherchant des yeux, répondit lorge. Ce singulier salutdonné et rendu, on imaginera peut-être que Verdure jeune seretira ; en venant il avait déjà volé deux montres ; ilvit tomber la tête de son frère, et soit avant, soit après, ilvoulut jusqu’au bout exploiter la circonstance. La foule s’étantécoulée, il entra au cabaret avec ses camarades. « Ehbien ! leur dit-il, en étalant sur la table quatre montres etune bourse, j’espère que j’ai joliment tiré mon épingle dujeu ; je n’aurai jamais pensé faire un si bon chopin(coup) à la mort de mon frangin (frère) ; je suisseulement fâché d’une chose, c’est qu’il ne soit pas là pour avoirson fade (sa part). »

Que diront de ce trait les partisans de lapeine de mort ? qu’elle est efficace ? ils en ont lapreuve.

CHAPITRE LXXII. – LES FLOUEURS.

 

La trouvaille. – Une bonne bouteille de vin. – Le Saint-Jean. –Le verre en fleurs. – Le trébuchet et la triomphe.

 

Les floueurs, qu’il faudrait plutôtappeler joueurs, vont ordinairement trois ou quatre decompagnie. L’un d’eux marche en avant, il a dans la main une piècede vingt ou quarante sous, et quand il voit un homme dont la miseannonce un étranger ; la forme des habits, celle des bottes,du chapeau, la coupe des cheveux, le teint plus ou moins hâlé,l’air curieux et embarrassé, sont des indices auxquels on reconnaîtfacilement un provincial ; quand, dis-je, le floueur qui va enavant, a remarqué ces caractères d’étrangeté, il laisse adroitementtomber la pièce, puis se baissant, il la ramasse de façon que lepassant ne puisse faire autrement que de l’apercevoir.« Monsieur, lui dit le filou en se relevant, ceci ne seraitpas par hasard tombé de votre gousset ?

– » Non, monsieur, répondordinairement l’étranger.

– » Ma foi, monsieur, reprend lefilou, si c’était de plus de valeur, je vous en remettrais lamoitié, mais pour une bagatelle semblable, cela ne vaut pas lapeine ; si vous le permettez, je vous offrirai une bonnebouteille de vin. » Si l’étranger accepte, le filou porte lamain à sa cravate, ou bien encore il ôte son chapeau, comme s’ilsaluait quelqu’un ; à ce signal, que l’on nomme leSaint-Jean, les affidés prennent le devant, et courents’installer dans un cabaret, où ils se mettent à jouer aux cartes.Un instant après, l’individu qui est censé avoir trouvé la piècearrive avec l’étranger que l’on se propose de duper ; tousdeux s’asseyent, mais l’étranger est toujours placé de manière àpouvoir découvrir les cartes de l’un des joueurs : bientôt uncoup préparé doit attirer son attention, le compère lui faitremarquer combien la personne a beau jeu ; des pariss’engagent pour et contre, l’étranger est amené à y prendrepart ; que l’on le laisse faire, et il est certain d’avoirgagné sur table, il prend lui-même les cartes, et après avoir misson argent entre les mains de celui avec qui il est venu, ce quiest très naturel, puisque celui-ci est son cointéressé, iljoue ; mais par une fatalité inconcevable, il perd, et voilàles filous riant, buvant aux dépens du sinve (du simple),c’est le nom qu’ils donnent à la dupe. Le coup de cartes par lequelces messieurs se concilient la fortune, est ce qu’on appelle leverre en fleurs.

Un nigaud qui s’était laissé entraîner de lasorte dans un cabaret, voit le coup : « Sacredieu dit-il,s’il était permis de parier, je gagerais 25 louis que je ferai lepoint ! » Le pari s’engage, on met au jeu, mais avant dejouer le coup, le sinve s’écrie : « Un moment,messieurs, les bons comptes font les bons amis, » et en mêmetemps tirant de sa poche un trébuchet, « Je désire, dit-il,voir si vos louis sont de bon aloi ; à l’égard des miens, j’enréponds : au surplus, comme vous ne les aurez pas, cela doitvous être indifférent. » Il pèse les louis il manque treizegrains sur la totalité ; il exige un appoint de trois francs,et quand la somme est parfaite, il joue, perd et restestupéfait ; c’était à la triomphe, il avait le roi,la dame, le neuf d’atout, et deux autres rois. Pour ne pas êtredupe, il ne suffit pas d’avoir un trébuchet, il faut encore ne pasaller boire avec des inconnus, et surtout ne jamais jouer aveceux.

Il n’est peut-être pas hors de propos deconseiller aussi aux étrangers qui viennent à Paris, de se fairehabiller de pied en cap dès leur arrivée, c’est pour eux le seulmoyen de ne pas être le point de mire de tous les fripons :dussent-ils s’adresser à l’enseigne du Ciseau volant,qu’ils se hâtent, de faire appeler le tailleur, le bottier, lechapelier, etc.

CHAPITRE LXXIII. – LES EMPORTEURS.

 

Les désorientés. – Les curiosités de Paris. – Les deuxlayettes. – L’officieux cicérone. – Le conseiller de l’universitéet le serpent à sonnette.

 

Il est dans Paris des individus que l’on voitdu matin au soir sur la voie publique ; ce sont des promeneurssans but déterminé ; cependant ils se tiennent habituellementdans les rues principales ; on les rencontre aussi trèssouvent dans les lieux de réunions publiques, tels que lesTuileries, le Palais-Royal, le Jardin des Plantes, celui duLuxembourg, le Louvre, le Carrousel ou la place Vendôme à l’heurede la parade, les galeries du Musée, enfin partout où il y a leplus grand nombre d’étrangers et de provinciaux.

Les flâneurs dont je parle sont toujours vêtussinon avec élégance, du moins avec propreté ; on les prendraitpour des négociants ou tout au moins pour des voyageurs ducommerce. Ces messieurs sont associés par trois ; l’un d’euxmarche en avant, et s’il aperçoit un étranger, avec un peu de tactun étranger se reconnaît à la première vue, il l’accoste en lepriant de lui indiquer une rue qu’il a soin de choisir dans lesenvirons du quartier où il se trouve.

L’étranger ne manque pas de répondre qu’iln’est pas de Paris ; alors le filou saisissant la balle aubond, lui dit : « Ni moi non plus, il y a même fortlong-temps que je ne suis venu dans la capitale et je suis toutdésorienté par la multitude des changements qui s’y sontopérés. » Arrivé au coin d’une rue, le désorienté en litl’écriteau. « Ah ! s’écrie-t-il, c’est ici tellerue ! je me reconnais à présent. » Tout en cheminant àcôté de l’étranger, il engage la conversation, la fait tomber surce qu’il y a de curieux à voir dans le moment ; tantôt c’estle Garde-Meuble, tantôt ce sont les appartements du roi ; uneautre fois ce sont des tableaux ou des expériencesintéressantes ; dans un temps c’était le costume du sacre deNapoléon ; plus tard la layette du roi de Rome ; plustard encore celle du duc de Bordeaux ; c’étaient aussi lesOsages ; la girafe, l’ambassadeur d’Alger ; ce sontpeut-être les Chinois. Enfin que ce soit une chose ou une autre, leflâneur va chercher un billet pour la voir, et ce billet étant pourdeux personnes, il offre à l’étranger de l’y faire participer.C’est ou un officier des gardes ou un employé du Château, ou unpersonnage considérable quelconque, qui lui a promis ce billet, etil doit le joindre dans un café des environs où il lui a donnérendez-vous ; il engage en conséquence l’étranger à y veniravec lui ; si l’étranger consent à l’accompagner, à un signalconvenu les deux affidés qui formaient l’arrière-garde prennent lesdevants. Le café n’est pas loin, l’étranger y arrive bientôt avecson conducteur : celui-ci s’approche du comptoir, comme pours’informer si la personne qu’il attend est venue, et tandis qu’ilest censé prendre ce renseignement, il invite l’étranger à monterau billard ; l’instant d’après il y monte aussi, et annonceque la personne ne tardera pas à revenir. « En attendant,dit-il, je demanderai la permission de vous offrir un petitverre ; le petit verre est accepté, et l’on regarde jouer aubillard. L’un des joueurs fait un raccroc, le cicérone lefait remarquer à l’étranger, la partie se continue, et des coupsbaroques se présentent à chaque instant. Le joueur qui doit gagnerfait la bête ; il se soucie, dit-il, de gagner comme deperdre, l’héritage de son oncle fera face à tout ; d’ailleurs,quand il n’y en a plus, il y en a encore ; et il débite cespropos en faisant sonner les écus qu’il a dans sa poche. Un coupsingulier se présente, il s’engage un pari, le ciceroneprend parti, il amène l’étranger à prendre parti avec lui, et si cedernier a la faiblesse de mettre au jeu, son argent est flambé.

L’étranger ne se borne pas toujours à parier,quelquefois saisissant la queue, il veut se mesurer contre celuiqui a l’air d’une mazette, il se pique de le gagner, et plus ils’en pique, plus il est certain d’être plumé ; le prétendumaladroit fait tant de raccrocs, tant de raccrocs, qu’il sortvictorieux de la lutte. Je connais des personnes qui, dans de telsassauts ont perdu jusqu’à trois ou quatre mille francs.

Un conseiller de l’université impériale,M. Salvage de Faverolles, presque octogénaire, y perdit sesdeux montres, une chaîne en or, cent doubles Napoléons et de plusune somme de six cents francs pour laquelle il souscrivit unelettre de change ; il n’avait pas joué, mais en l’intimidanton lui avait fait accroire qu’il avait parié ; soncicérone,qui avait deviné en lui l’ancien médecin etl’amateur d’histoire naturelle, lui avait proposé de le faireassister à des expériences entreprises dans le but de connaîtrequels sont la nature et les effets du venin du serpent à sonnettes.« Eh bien ! ce serpent, quand le verrons nous ?répétait sans cesse M. Salvage. Nous ne tarderons pas,répondait le cicérone, je ne suis pas moins impatient quevous de voir les sonnettes… ; et par les sonnettes, ilentendait l’argent du vieillard.

Les filous qui le rançonnaient ainsi, ont reçule nom d’emporteurs au billard : à mon avènement à la police,le personnel de cette classe de fripons se composait de vingt-cinqà trente individus ; aujourd’hui il s’est réduit des quatrecinquièmes, et cette réduction, j’ose le dire, a été opérée parmoi. Ceux qui exercent encore ne sont pas riches, les autres sesont dispersés à la suite de détentions plus ou moinslongues ; avant moi, les emporteurs au billard n’étaient punisqu’administrativement, c’est-à-dire arbitrairement ; on lesenvoyait quelques mois à Bicêtre et à leur sortie on les faisaitconduire par la gendarmerie dans leur département. Le premier, jeprovoquai contre ces escrocs l’application de l’article 405 duCode ; on jugea que j’avais raison, et tous ceux pris enflagrant délit, furent condamnés à deux ou trois ans de prison.Cette sévérité, jointe à la divulgation des moyens de leurindustrie, a puissamment contribué à en purger la capitale ;les cinq ou six emporteurs que l’on y voit encore, renonceront à cegenre d’existence aussitôt qu’on le voudra… Pourquoi ne le veut-onpas dès à présent ? le chapitre des considérations est là.

CHAPITRE LXXIV. – LES EMPRUNTEURS.

 

Le voyage en poste. – La valise de confiance. – L’exorde. – Lesaristocrates. – Les lingots. – Superbe opération. – Qui tropembrasse mal étreint. – Le dépôt. – Le petit soldat et le fou deCette. – Les brillants et les saphirs. – M. Fromager. – Lesdeux jumelles.

 

L’emprunt, qui participe de l’escroquerie etdu vol, est un des moyens les plus ingénieux de s’approprier lebien d’autrui. Jamais les emprunteurs ne firent de plus brillantesaffaires que durant les troubles de notre révolution : c’étaitle beau temps de leur industrie, qu’ils exerçaient de la manièresuivante :

Deux hommes d’un âge mur voyageaient en poste,emmenant avec eux un troisième individu qui était censé leurdomestique. Ces messieurs avaient tous les dehors de l’opulence,une mise recherchée, des manières élégantes, un langage approprié,et la politesse des gens de cour. Impossible de ne pas les prendrepour des personnages, et qui plus est, pour des personnages riches,à en juger par la dépense qu’ils faisaient. Jamais ils nedescendaient que dans les meilleures auberges ou dans les hôtelsles mieux famés ; ce qui leur importait surtout, c’est quel’hôtelier fût un des matadors du pays, aussi savaient-ils toujoursà l’avance la situation de sa caisse, et s’il n’avait pas beaucoupd’argent, il fallait du moins qu’ils pussent fonder leur espoir surson crédit ; sous ce rapport les maîtres de poste leurconvenaient à merveille.

Arrivés au gîte qu’ils avaient choisi, lesdeux voyageurs se faisaient donner la plus belle chambre, et tandisque la maison retentissait d’ordres lancés du haut de leurgrandeur, le prétendu domestique s’occupait de faire remiser lavoiture et de décharger les effets de ses maîtres. Rarement cetteopération ne s’effectue pas en présence du personnel del’hôtellerie ; le bourgeois, la bourgeoise, les servantes, lesgarçons d’écurie, le cuisinier, et jusqu’aux marmitons, chacun estbien aise, en pareille occasion, de donner son coup d’œil :chacun a son petit brin de curiosité ; ces témoins obligés detout débarquement, ne laissent pas échapper la moindre descirconstances favorables ou défavorables aux nouveaux venus. Cesont eux qui aident au transport des malles afin d’en connaître lepoids ; ils ne seraient pas fâchés d’assister à leurouverture, et toute valise à laquelle il leur est interdit detoucher est pour eux le sujet d’une mortelle inquiétude ; ilsla pèsent des yeux ; leur semble-t-elle lourde, la leurdérobe-t-on avec quelque apparence de mystère, alors le champ leplus vaste est ouvert aux conjectures ; les nouveaux venussont des Crésus, ils traînent après eux des trésors. Confiance sansbornes, complaisances, petits soins, tout leur est prodigué ;pour eux on se mettrait en quatre ; la cave, la cuisine,l’écurie, la maison entière est en révolution.

Les voyageurs dont j’entreprends de décrireles habitudes, n’ignoraient pas combien peut valoir deconsidération une valise montrée et remarquée à propos. Leurdomestique, qui était la cheville ouvrière de la mise en pratiquede leurs combinaisons, retirait péniblement de la vache ou del’impériale, une espèce de coffret dont l’exiguïté contrastait avecl’énormité de ses efforts pour le soulever. « Mâtin ! ilne contient pas de la plume », disaient les spectateurs.

– « Je crois bien », répondaitla cheville ouvrière, puis se tournant vers l’hôte, l’hôtesse ouquelqu’un des leurs, la cheville en allongeant le cou, ajoutaitd’un ton confidentiel, mais toutefois de manière à être entendu detout le monde : « C’est le magot. »

– « Donnez donc, donnezdonc », répétaient cinq ou six officieux.

– « Attendez que l’on vousaide », disait l’hôte, en s’avançant de sa personne pourprendre une idée du fardeau ; et quand le coffret était àterre, on procédait à l’examen de la fermeture, dont on admirait letravail. Chacun faisait sa réflexion ; mais la plusintéressante à recueillir était celle du patron : ledomestique de ces messieurs avait l’œil et l’oreille à tout, et si,à cette époque, où les assignats constituaient seuls la fortunepublique, le patron laissait échapper un geste, un propos, unregard qui trahît son amour pour le numéraire, le regard, le geste,ou le propos donnaient la mesure de ce qu’on pouvait tenter.

Y avait-il apparence de succès, les voyageursépiaient l’instant propice pour l’attaque. Un soir, lorsqu’ilsétaient certains de n’inspirer que de la bienveillance, ilsfaisaient prier l’hôte, sinon l’hôtesse, ou tous les deux ensemble,de monter dans leur appartement : on s’empressait de se rendreà l’invitation. Alors un des étrangers disait au domestique :« Comtois, ayez la bonté de nous laisser seuls » ;et dès que Comtois était sorti, l’autre étranger portait laparole : « Nous vivons dans un temps où la probité est sirare, que l’on doit véritablement s’estimer trop heureux derencontrer encore des honnêtes gens. En venant chez vous, c’est unbonheur que nous avons eu. La réputation méritée dont vousjouissez, nous est le garant que nous ne courons aucun risque envous confiant un secret qui est pour nous de la plus hauteimportance. Vous savez avec quel acharnement on poursuitaujourd’hui les nobles ; tout ce qui porte un nom estproscrit. Nous aussi avons été obligés de fuir notre pays pour nousdérober à la rage des révolutionnaires ; ils en voulaient ànotre tête et à notre fortune, et bien nous en a pris dedéguerpir ; car, sans doute, à l’heure qu’il est, ce seraitfait de nous. Enfin, Dieu soit loué ! nous voiciprovisoirement en lieu de sûreté, et avec de braves gens.

Ceci était le préambule ou l’exorde. Aprèsl’avoir débité avec toute la solennité du malheur, le voyageurfaisait une pause dans l’expectative de quelques-unes de cesquestions qui marquent le degré d’intérêt que l’interrogateur prendà la situation. L’épreuve était-elle satisfaisante, ilreprenait : « Vous n’ignorez pas que l’or et l’argentmonnoyés ont disparu de la circulation, et que quiconque en a, lecache avec le plus grand soin, dans la crainte d’être arrêté ettraité comme aristocrate. Nous possédions des espèces d’or, pourcinquante mille francs ; une pareille somme estembarrassante ; afin de la soustraire plus facilement auxrecherches, nous l’avons fondue nous-mêmes, et en avons fait deslingots. À cette époque, nous ne prévoyions pas que nous serionsincessamment contraints de nous exiler, de telle sorte qu’au momentd’un départ précipité, nous nous sommes presque trouvés audépourvu. Jusqu’ici quelques louis d’une petite réserve que nousavions faite, nous ont suffi, mais nous ne sommes pas au terme denotre voyage, tant s’en faut, et qui sait combien de temps devradurer notre absence ! dans cette position, des fonds nous sontd’une indispensable nécessité, car on ne paie pas les postillonsavec des lingots. Nous pourrions nous adresser à un orfèvre ;mais qui répondrait qu’il ne nous dénoncera pas ? Cettecrainte nous a déterminés à recourir à votre obligeance : vouspouvez nous rendre le service de nous prêter sur un ou deux lingotsune somme de cinq à six mille francs. » (La quotité énoncéedans la demande était toujours proportionnée aux moyens pécuniairesde l’aubergiste.) « Il n’est pas besoin de dire, qu’en vousremboursant le capital, nous vous tiendrons compte de l’intérêt.Quant à l’époque de ce remboursement, vous la fixerez vous-même àvotre convenance, et le délai expiré, si vous aviez besoin de faireusage des lingots, vous ne vous gêneriez pas. Un écrit de nous vousdonnera à cet égard pleine et entière liberté. »

La botte portée, l’aubergiste était encoredans l’incertitude sur la réponse qu’il ferait ; mais bientôtles lingots étaient extraits du petit coffre, et on les étalait àses regards ; le plus léger de tous était au moins de lavaleur de la somme que l’on désirait emprunter, et au lieu d’un onen offrait deux : la garantie était double du prêt ; onne pouvait placer son argent avec plus de sécurité, et puis lachance de s’approprier le gage, en cas de non-paiement, n’était pasune mince considération. Il n’était donc pas extraordinaire quel’aubergiste consentît à faire une opération qui présentait de sibrillants avantages. Cependant il pouvait se faire qu’ilrefusât ; alors, comme on ne doutait nullement de sa bonnevolonté, on le priait de trouver dans l’endroit quelque richard quivoulût bien délier les cordons de sa bourse ; plutôt que derecourir à un orfèvre, on était déterminé à tous lessacrifices.

C’était là une tournure délicate pour proposerun intérêt exorbitamment usuraire ; l’aubergiste ne tardaitpas à déterrer parmi ses connaissances, un capitaliste obligeant.Le marché se concluait ; mais, avant de recevoir les écus, lesvoyageurs, fidèles à leur système de délicatesse, demandaient quele titre de l’or fût vérifié. « C’est autant pour vous quepour nous, disaient-ils au prêteur ; comme nous avons fondudes louis, des ducats, des sequins, des quadruples, enfin touteespèce de monnaies, nous sommes bien aises, pour votre sûreté commepour la nôtre, de savoir à quoi nous en tenir. » Souvent leprêteur voulait s’en rapporter à la probité de ces messieurs, ilsinsistaient ; mais comment arriver à la vérification sanséveiller les soupçons du bijoutier à qui l’on s’adresserait ?Chacun émettait son avis ; cependant, à tout ce qu’onimaginait, il y avait toujours un inconvénient. Décidément lasagacité de l’assemblée allait se trouver en défaut ; tout àcoup un des filous est inspiré : « Ah ! parbleu,messieurs, s’écrie-t-il, c’est le pont aux ânes ; il n’estrien de si aisé que de ne pas mettre le bijoutier dans laconfidence ; scions un des lingots, le premier venu, et nousferons essayer la limaille. » L’expédient jugé excellent,obtenait l’assentiment général, et aussitôt le prêteur de scier lelingot, dont les précieuses parcelles étaient recueillies dans unpapier laissé à dessein sur la table. L’opération terminée, lesemprunteurs enveloppaient la limaille ; c’était l’instantdécisif, ils formaient effectivement un paquet ; mais, pendantces mouvements, au papier dans lequel était tombée de la limaillede cuivre, ils en substituaient un autre exactement semblable, quicontenait de la limaille d’or à vingt-deux carats. Celui-là, leprêteur allait le présenter à l’essai, aussi revenait-il bientôt,avec le visage épanoui et en se frottant les mains, comme un hommequi est content de sa journée : « Messieurs, disait-il enentrant, c’est du premier titre, ainsi c’est une affairearrangée ; je vais vous compter les espèces, et vous aurez labonté de me déposer les lingots. – Rien de plus juste ; mais,comme dans ce monde on ne sait ni qui meurt ni qui vit, pour évitertoute contestation, nous pensons qu’il serait convenable de lesenfermer dans cette boîte (une boîte est toujours prête), surlaquelle, de part et d’autre, chacun de nous apposera soncachet ; et puis ce sera plus commode pour nous, dans le casoù nous ne la retirerions pas nous-mêmes ; en échange d’unpetit récépissé que vous allez avoir la bonté de nous faire, vousremettez la boîte, la personne l’emporte, et tout est dit ;elle ignore de quoi il s’agit. » Le récépissé ainsiconçu : « Je déclare avoir entre mes mains une boîte, queje rendrai, sur la présentation de ce billet, à la personne qui mepayera la somme de… » corroborait cette précaution siessentielle de l’apposition des sceaux, qui devenait la garantiequ’on n’examinerait pas les lingots. De la sorte, ces filousavaient le temps de gagner une autre contrée, où, à la faveur del’incognito, ils recommençaient leurs manœuvres, qu’ils variaientsuivant les lieux et les circonstances.

L’industrie des emprunteurs n’a point périavec les assignats : seulement pour atteindre le même but,elle s’est ingéré de nouveaux moyens. On en verra la preuve dans lefait suivant : deux voleurs de cette catégorie, FRANÇOISMOTELET, dit le Petit Soldat, et un Italien, FELICECAROLINA, dit le Fou de Celle, avaient fait fabriquer,pour le prix de trente-cinq mille francs, une parure en brillantset saphirs. Munis de l’objet et de la facture, ils se rendent àBruxelles, où ils connaissaient un ancien orfèvre retiré ducommerce, le sieur TIMBERMAN, qui avait la réputation de prêter surgage. Ils vont le trouver à son domicile, place des Sablons, et luidemandent à emprunter vingt mille francs sur la parure ;Timberman en considère attentivement les pierreries, et quand iln’a plus de doute sur leur valeur, il déclare qu’il donneradix-huit mille francs, et rien de plus. Les emprunteurs acceptent,et le nantissement est sur-le-champ placé dans une boîte, surlaquelle chacun appose son cachet. Les dix-huit mille francscomptés, déduction faite de l’intérêt que le prêteur a retenu paranticipation, le Petit Soldat et l’Italien reprennent la route deParis. Deux mois après, ils font un second voyage à Bruxelles.L’époque fixée pour le remboursement étant venue, ils l’effectuentavec ponctualité ; et Timberman est si enchanté de leurexactitude, qu’en leur remettant la parure, dont il se séparepourtant à regret, il ne manque pas de leur faire des offres deservice. Ces offres furent bien accueillies, et on lui promit qu’aubesoin on lui donnerait toujours la préférence. Or, on va voirqu’en faisant cette promesse, messieurs les emprunteurs étaientbien résolus à ne pas s’adresser à un autre qu’à lui, bien que,suivant son usage, il les eût passablement rançonnés.

À Paris, il est un bijoutier qui, depuisquarante ans, a le privilège exclusif de fournir de joyaux lesrois, reines, princes, princesses, qui ont brillé sur lesdifférents théâtres de l’Europe ; de toutes parts, dans sesmagasins resplendissent le diamant, l’émeraude, le saphir, lerubis ; Golconde enserre moins de trésors ; mais toutceci n’est qu’illusion pure ; à la magie de cet éclat, ilmanque l’idéal de la valeur réelle, et tous ces feux d’une lumièresi riche des enchantements de la couleur, ne sont que les produitsstériles d’une réflexion trompeuse : n’importe, au premieraspect, rien ne ressemble tant à la vérité que le mensonge, et lepropriétaire de ces merveilles, M. Fromager, est si habiledans ses imitations, qu’à moins d’être ce qu’on appelle un finconnaisseur, on n’y voit que du feu. L’Italien et lePetit Soldat n’avaient pas été plutôt possesseurs de laparure de 35,000 fr., que, justes appréciateurs des talents deM. Fromager, ils étaient allés lui en commander leduplicata. Le modèle sous les yeux, le bijoutier en fauxs’était mis à l’ouvrage, et avait exécuté un petitchef-d’œuvre ; en confrontant les deux parures, impossible dene pas les prendre pour les deux sœurs ; ce n’était passimplement un air de famille qu’il avait réussi à leur donner, onaurait dit deux jumelles ravissantes de similitude ; enfinelles étaient faites pour se servir réciproquement de Sosie, voiremême en la présence d’un lapidaire, qui ne se fût pas avisé d’yregarder de trop près. Le Petit Soldat et son ami l’Italienn’étaient pas fâchés de savoir si M. Timberman ne s’ytromperait pas ; ils partirent de nouveau pour Bruxelles, etengagèrent encore une fois la sœur aînée pour la même sommequ’auparavant. Dix jours après, le Petit Soldat se présente chezl’usurier, et lui annonce qu’il vient chercher la parure ; ilcompte son argent, et la boîte où sont renfermés les joyaux lui estremise ; après avoir brisé les cordons et les cachets, ill’ouvre, comme pour s’assurer de l’identité du nantissement ;mais tandis que le juif est occupé de vérifier les espèces, à laboîte qui contient la sœur aînée, il en substitue une toutesemblable qui contient la sœur cadette, et il laisse celle-ci surle bureau, tandis que l’autre, par un mouvement subtil de la main,est imperceptiblement glissée au fond d’une poche de côté,pratiquée dans la doublure d’un ample manteau. Le Petit Soldat vase retirer, et déjà il se dispose à prendre congé deM. Timberman ; l’Italien entre, le visage effaré :« Ah ! mon cher, dit-il, en abordant son ami, quellefâcheuse nouvelle je viens t’apprendre ! les deux traites quetu as envoyées à M. Champou de Gand, n’ont pas étépayées ; on en exige le remboursement ; tu sais qu’ellesse montent à 7,000 francs.

– « Quel malheur ! »

– » Eh ! mon Dieu, il n’y amoyen d’y parer qu’en laissant la parure entre les mains deMonsieur ; nous viendrons la prendre une autre fois.

– » À votre aise, mes enfants, ditTimberman ; parlez avant que j’aie ouvert ma caisse ; quegarderai-je, les écus ou les bijoux ?

– » Les bijoux, répond le PetitSoldat. »

Incontinent la boîte est ficelée et cachetée,et les deux escrocs se retirent emportant les 18,000 francs.

À quelques mois de là, M. Timberman, lasd’attendre les emprunteurs, qui ne revenaient plus, eut l’idée debriser les scellés. Hélas ! les brillants et les saphirss’étaient évanouis ; ce n’était plus que du straz, l’or avaitété remplacé par du cuivre, mais le travail en était admirable.

En général les joailliers, bijoutiers,marchands de diamants, etc., ne sauraient trop se mettre en gardecontre la sœur cadette ; j’en connais plus de quatre qui ontété volés, à peu de chose près, de la même manière que l’usurierbrabançon. Les filous, dont l’imagination est féconde, invententaujourd’hui une ruse, et demain une autre. Un tour qui leur réussitpresque toujours est celui-ci : ils entrent dans une boutiquepour acheter des objets de prix ; leur choix est bientôtfait ; ils s’arrêtent à ce qui est de sûre défaite, et enquatre paroles le marché est conclu : malheureusement ilsn’ont sur eux qu’une partie de la somme nécessaire, ilsreviendront ; mais comme ils tiennent à leur emplette, pourêtre certains qu’on ne la leur changera pas, ils demandent qu’on lamette dans une boîte, qui sera ficelée et revêtue de leur cachet.Le marchand, ébloui par des arrhes considérables, adhère à laproposition, et oublie de surveiller les doigts : qu’enrésulte-t-il ? que l’on ficèle et cachète une substitution,tandis que la boîte où est la marchandise descend dans la poched’un amateur, qui reviendra à Pâques ou à la Trinité. La Trinité sepasse, le marchand garde les arrhes, et perd 90 pour 100 ;alors il se souvient que le jour où il avait fait cette superbeaffaire était un samedi, et qu’il n’avait pas étrenné de lasemaine.

Depuis que nos voisins d’outre mer ont pris enamour le climat de notre France, elle est incessamment parcouruedans tous les sens par une multitude d’originaux qui croientéchapper au spleen, en fuyant les brouillards de la Tamise. Cesmilords, si chargés d’ennuis, sont bienvenus dans toutes lesauberges, parce qu’on les suppose aussi chargés de guinées. Ilssont bizarres, fantasques, capricieux, bourrus et tout-à-faitdifficiles à servir. N’importe ; on n’a pas l’air de s’enapercevoir ; loin de là, l’on s’empresse, l’on vole au-devantde leurs désirs, et, plus ils sont inconcevables, mystérieux,absurdes enfin, plus l’on s’efforce de les deviner et de leurplaire. Les guinées ! les guinées ! comme cela sourit àun aubergiste ! combien elles peuvent commander decomplaisances à tous les hôteliers du monde ! L’accueil qu’ilsfont aux personnages les plus baroques, lorsqu’ils sont bienannoncés, devait nécessairement être l’objet d’une remarque de lapart de messieurs les filous, qui sont naturellement observateurs,et savent mettre à profit toutes leurs observations. Peut-être nesera-t-il pas sans intérêt pour le lecteur, d’apprendre quel partices bénéficiaires de la crédulité humaine savent tirer d’une feinteoriginalité.

Que l’on se figure donc un gentleman, et sondomestique français ou italien, qu’il appelle John, avecce ton à la fois sombre, bref et sec de l’impériosité d’un maîtrequi allie des habitudes despotiques à un dégoût bien prononcé de lavie. Le gentleman descend de sa chaise de poste. Le chef affublé deson bonnet noir soigneusement descendu jusqu’au-dessous desoreilles, il paraît souffrant, morose, à peine fait-il quelquessignes ; il traverse les cours sans rien voir ; dans sonincurie générale, il ne s’aperçoit pas même que le long fourreaud’alpaga dans lequel il est enveloppé, balaie le pavé, et que lesservantes, placées sur son passage, ont de friands minois. Tout luiest indifférent, incommode, insupportable ; il ne se retournequ’une seule fois, c’est pour s’assurer que John le suit avec leflacon de Soda Water, et le précieux nécessaire de santé,c’est-à-dire la new London portative apothicary, sanslaquelle tout homme comme il faut, s’il n’est bourreau de sapersonne, ne saurait parcourir une distance de quatre milles. Cetattirail est déjà quelque peu singulier ; mais ajouté aucostume, aux manières, et à bon nombre d’autres circonstances, iltourne promptement au grotesque ; et trois heures ne se sontpas écoulées depuis l’arrivée du gentleman, que dans toutel’auberge on le regarde comme un plaisant personnage.« Qu’a-t-il donc, votre maître ? dit alors l’hôtelier àJohn, c’est un drôle d’Ostrogoth ? il est plus triste que laPassion, ne dit rien, et souffle comme un bœuf. Ma foi, j’ai déjàvu bien des Anglais, il ne nous en est pas encore venu de siexigeant… Savez-vous qu’il faudrait toujours être après lui ?…Vous voulez et vous ne voulez pas ; vous commandez et vousdécommandez… Est-il malade ou fou ?

– » Ne m’en parlez pas, répond John,qui est bavard comme on ne l’est pas ; monsieur, tel que vousle voyez, est bien la meilleure pâte du monde, mais il faut savoirle prendre : voilà quatre ans que nous voyageons ensemble, iln’avais jamais pu garder personne ; eh bien ! moi, je m’ytiens, et, ma foi ! je n’en suis pas fâché, à présent que jesuis fait à lui.

– » Ah ! vous voyagez depuisquatre ans ;… et où diable allez-vous comme cela ?

– » Où nous allons ?demandez-lui où nous allons,… il n’en sait rien lui-même :nous nous promenons : aujourd’hui ici, demain ailleurs… Il ditqu’il cherche à se fixer, et nous courons toujours.

– » À ce train-là, il doit lui encoûter ?

– » Oh oui ! je ne désireraispour toute fortune que les pour-boire que j’ai donnés auxpostillons.

– » Il est donc riche ?

– » S’il est riche ? il neconnaît pas son avoir… Je ne me souviens déjà plus combien il a demille livres sterlings à dépenser par jour.

– » Diable ! Vous devriezl’engager à rester ici, le pays est charmant ; d’abord, il yverra de bonnes gens ; ensuite, on n’y manque de rien :des bois pour aller à la chasse ; si l’on aime la pêche, unerivière des plus poissonneuses ; des prés, des champs, desvignes, des vergers ; la comédie toute l’année ; nousavons une salle de spectacle, d’excellents acteurs, une société desmieux composées ; M. le maréchal **** a son château dansles environs ; madame la comtesse de *** a le sien tout prèsde là ; le duc de ** est dans l’usage d’y venir passer labelle saison ; et puis le marquis de ***, le général ***, lechevalier ***, sans compter M. le maire et madame l’adjoint,où il y a réunion deux fois la semaine… Oh ! il y a icibeaucoup de distractions… Le cercle littéraire, où l’on discute etlit tous les journaux ; la société d’agriculture etd’émulation, qui s’honore de posséder dans son sein les savants lesplus respectables du pays ;… des promenades magnifiques, uncomité de la vaccine ; l’une des plus belles églises duroyaume, des concerts et des bals superbes en hiver ; unTivoli et des sérénades en été ; une messe en musique toutel’année, et aux grandes fêtes, des processions dans lesquelles onne peut se lasser d’admirer la fraîcheur de nos jeunes filles… Envoilà de l’agrément, j’espère… Nous avons encore des casernessuperbes, il y tient plus de deux mille hommes de cavalerie ;des fourrages d’excellente qualité ; des cafés brillants,d’adorables limonadières, et des billards comme à Paris. Pour unamateur, pour quelqu’un enfin qui aime à pousser la queue, je vousassure que ce n’est pas à dédaigner. Nous avons des joueurs depremière force… J’oubliais de vous dire que messieurs les officiersde la garnison sont les plus aimables cavaliers qui se puissentvoir… Depuis quatre ans que vous voyagez, avez-vous rencontrébeaucoup de villes comme celle-là ?… Ajoutez qu’elle est lechef-lieu du département, et que nous avons tout sous lamain ; la préfecture, le tribunal de première instance, lajustice de paix, la cour d’assises, les exécutions, l’évêché, lecollège, l’enseignement mutuel, l’école des industriels, lesélections, un hôpital comme il y en a peu, des capucins, despénitents, des jésuites, une foire de quinze jours, et mille autresamusements de ce genre, dont il serait trop long de vous faire ledétail.

– » Le tableau que vous me tracezest des plus séduisants, et si monsieur était un homme comme unautre, je ne doute pas qu’il ne lui convînt de faire ici un petitséjour. Mais, voyez-vous, monsieur se plaint sans cesse de sasanté.

– » Si ce n’est que cela, nosmédecins suivent la méthode de Broussais, et nous avons dessangsues délicieuses.

– » Des Sangsues délicieuses !Oui, mais l’air ; ah ! c’est surtout à l’air, quemonsieur tient.

– » L’air est excellent :jamais de maladie.

– » Je croyais que vous aviez unhôpital.

– » Oui, pour les pauvres… Autrementnous ne mourons pas, à moins qu’on ne nous tue.

– » Vos médecins suivent la méthodede Broussais… Les sangsues sont délicieuses ; l’air estexcellent… Présentement passons au chapitre de l’eau :oh ! l’eau, l’eau, c’est le Dieu de monsieur.

– » Par exemple, je défie qu’on enboive de plus pure.

– » Et le vin ?

– » Il est exquis.

– » Vous avez des œufsfrais ?

– » Nous avons les poules sous lamain.

– » Du lait, du beurre ?

– » Dieu merci, en abondance et depremière qualité.

– » Le rosbiff, le biffteck,seraient-ils aussi, par hasard, des produits de lacontrée ?

– » Nos bœufs sont énormes.

– » Vraiment ! votre pays estun petit paradis terrestre… Vous me donnez l’envie d’yrester : ah ! si monsieur pouvait partager monenthousiasme !… Mais il ne faut pas y songer. Tout l’embête,tout le fatigue, tout l’excède. Nous avons fait ensemble les quatrecoins du globe, l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique ; pasde site pittoresque, de montagne, de torrent, de lac, d’abîme, devolcan, de cascade que nous n’ayons visité ; pas une horreurde la belle nature qui n’ait eu le privilège de nous attirer ;il arrivait, contemplait, bâillait et repartait : À uneautre, John, me disait-il ; et nous filions. »

Après cette conversation, John va s’enquérirsi son maître n’a pas besoin de lui. Aussitôt il se répand danstout l’hôtel que le voyageur est un milord, qu’il possède unerichesse incalculable, mais que c’est un personnage des plusétranges. L’hôte ne serait pas fâché néanmoins de l’avoir pour sonpensionnaire ; il fait la leçon à tout son monde ;l’hôtesse aura constamment le sourire sur les lèvres et lavénération sur la langue. Un redoublement général de complaisanceest prescrit ; on ne doit plus avoir d’oreilles et de jambesque pour milord. Cette consigne donnée, John ne tarde pas àdescendre. « Je crois, dit-il, que nous ferons demain unepetite promenade dans les environs ; monsieur m’a recommandéde l’éveiller de bonne heure, il est moins triste que decoutume ; si son humeur noire allait se dissiper ! maisnon, c’est une lubie, dans cinq minutes peut-être il aura changéd’idée ; avec lui on ne peut jamais compter surrien. »

Le soir, milord se fait servir pour son souperdeux œufs frais et un verre d’eau ; le lendemain, il déjeuneavec un verre d’eau et deux œufs frais. Il est sobre et petitmangeur au delà de toute expression ; mais milord est aurégime. Quant à John, c’est une autre affaire, il avale lestranches de gigot et vide les bouteilles avec une merveilleuserapidité. Le repas terminé, on sort pour l’excursion projetée laveille, et l’on ne rentre qu’après le coucher du soleil. Milord,par extraordinaire, salue l’hôtesse, il paraît moins atrabilaireque le matin ; il prononce deux ou trois mots de complimentavec une affabilité surprenante : c’est l’ours qui commence às’humaniser ; quelques rides de son front se sonteffacées ; le bonnet noir n’est plus aussi complètementabaissé sur ses yeux. Heureux effet, influence incontestable d’uneravissante localité sur les hypocondres de milord ! John nepeut revenir d’un changement si subit ; mais ce ne sont là quede faibles indices d’une amélioration qui va se révéler par dessymptômes plus étonnants encore. Milord demande du rosbiff,accompagné d’une demi-douzaine de plats de la cuisinefrançaise ; il déguste les plus fins échantillons de la cave,met du rum sur du café, du thé sur du rum, du rum sur du thé, secouche et s’endort. John est dans la joie la plus expansive ;ou son maître est sauvé, ou il mourra bientôt ; en dévorantles restes d’un splendide repas, il crie au miracle, et chacun,dans l’espoir de conserver un hôte comme milord, s’associe àl’allégresse de son serviteur.

Milord s’éveille, il a passé une nuit des plusconfortables ; depuis long-temps il n’avait goûté à ce degréles douceurs du repos. Dans l’ivresse du bien-être dont il jouit,il fait appeler l’aubergiste, John descend l’escalier quatre àquatre. « Ou je me trompe, ou il y a du nouveau ;monsieur est tout guilleret aujourd’hui ; jamais je ne l’ai vucomme ça. John, m’a-t-il dit, nous ne partons plus. Faites-moil’amitié pour prier monsieur l’auberge qu’il monte tout de suite.Peut-être milord va-t-il s’installer chez vous. Je vous assure quevous n’y perdriez pas.

– » Vous pensez ?

– » Ce serait une bonne fortune pourvous ; je ne sais ce qu’il vous veut, mais quelque arrangementqu’il vous propose, si j’ai un conseil à vous donner,acceptez ; l’essentiel est de ne pas le contredire. Voyez-vousces anglais, ça vous a quelquefois des idées…

» Mais milord est généreux, et quand ils’est arrêté quelque part, je vous réponds que l’on s’en sent.

– » C’est bon ; on se tiendrapour averti ; merci M. John. »

L’aubergiste se rend aussitôt au commandementde milord à qui il se présente dans une aimable attitude derespect, c’est-à-dire, le visage presque riant, les bras tombant lelong de la couture de la culotte et la tête découverte.« Milord désire me parler ? – Ies, ies, prenez ounbrancard, monsieur l’hôte. » L’hôte ne comprend pas, mais Johnarrive. « Sa seigneurie, dit-il, vous invite à vous asseoir,prenez un fauteuil. – Ies, ies un fauteuil, reprend l’illustreétranger ; puis il poursuit, ché volé avec vo condichonner, unrangement por doge mo-a de confortachen, et ché volé vo tote suitedonner à mo-a soloucheine so l’argent qué vo avez nécessaire, porfaire manché, cuché, loché, chauffé, planchir, d’apord quatrechevals à mo-a, disse dogues por lé chasse du fox, quatre Johnencore, ma carosse et mon seignorie. » L’aubergiste ne saittrop que répondre, mais John qui voit son embarras se fait letrucheman de son maître. « Monsieur vous demande combien luicoûterait chez vous un an de nourriture et de logement pour saseigneurie d’abord ; ensuite pour cinq domestiques, quatrechevaux et des chiens avec lesquels il se propose de chasser lerenard.

– » Cela exige réflexion.

– » Réflechèn, né pas réflechèn,parlez incontinent.

– » Eh bien ! quinze millefrancs, c’est-il trop ?

– » Quinze mille francs…, ah !prâve homme…, lé probité à vo, il mérite dévanteiche et lé probitéà mo-a il commande avec l’estime de vo, éne gratificachein relatifeà mon pienfeillience ; nos autres habitants de laGrand-Britanie, nos avons continouallement oune calcoulachen detête et oune calcoulachen de l’ame. Le calcoulachen de tête, il estl’éconemy, le calcoulachen de l’ame, lé libérality ; vo avezentendement, mossio l’hôte ? l’éconemy il dit quinze ; lélibérality, il dit vingt avec cinq encore, vingt-cinq.

– » Vous êtes trop bon, milord.

– » Non pas bonty, lé résideince àvotre auperche, elle était bocop réjoïssante por einanclaise ; matame à vo charmante ein vérity, petite l’enfant àmatame, intéressante family ; bocop espiègle, ché lé aimaisbocop ; ah !… mo-a aussi petite l’espiègle dans monjonesse, vo riez mossio l’auperche…, Ah ! vomichante ! népas rire.

– » Milord, je ne me le permettraispas.

– » Vo avez encore des femmes dechambre dont léacacery, les oill black et lé pomme roge de figoureet les gros mamelles me plaissent véridiquement. Votre départementil mé a enchanté ; cholis collines, cholis côteaux, cholispoccages, cholis rifages, cholis qui coule, cholis sorces, lé eauétait oune bonne potache, vo avez en vo city oun sociéty déhytrophiles.

– » Je ne pense pas milord, qu’il yait des hiéroglyphes dans le pays.

– » Ah ! dommaiche,dommaiche ! vo françaisse pas connaître richesse de soncontry…, dans lé Ancleterre, les hytrophiles il était lé piveurs del’eau… ; mo-a président soupérior de sociéty des hytrophiles…,ché vol faire vo hytrophile.

– » Milord, je ne mérite pas tantd’honneur de la part de votre seigneurie.

– » Partonnez partonnez vo bonhytrophile, John rappelez à mo-a por faire hytrophile mossio ;savez-vo, mossio l’auperche que vo avez oun soleil tot-à-fait à monfantasie, oune molt plaisante naturaliti de situachen sor la terre,oun zéphir très appétissante por lé digérement, avec dans le hautoune perpétoualle agréabiliti dé perspective dé séchour dé pienhoreux ? por tote ces ravissemente qui guérirai à mo-a monmélancoli, ché donne à vo vingt-cinque mille francs ;répondez, vo prenez vingt-cinque mille francs ?

– » Votre générosité, milord, vabeaucoup au-delà de mes prétentions.

– » Ah ! vo acceptez.

– » Je ferai tous mes efforts pourque vous soyez content.

– » Vo volez faire contentemo-a ? ah !… John donnez mon trésory dévoyage. »

John tire du secrétaire un énorme sac et leremet à son maître, qui y prend à poignée des pièces d’or qu’ilrange par cent francs sur la table, lorsque quinze piles sontformées, milord rend le sac à John, et lui demande un bonnet decoton. C’est l’approche du dénouement que signale un dernier traitd’originalité. Certainement l’aubergiste ne demande pas mieux qued’avoir chez lui un pensionnaire qui paie aussi généreusement quemilord ; cependant celui-ci exige non-seulement que le pacteen vertu duquel lui et les siens devront être hébergés pendant unan, soit écrit, mais encore il veut qu’un dédit en garantissel’exécution.

– « Vo avez oune armoire ?dit-il à l’aubergiste.

– » Oui milord.

– » Ah vo avez oune armoire !mo-a ché le casquette de la coton, ché metté dans lé interne deloui mille et encore cinque cent franque, vo por égality dans lamême interne, mettez aussi franque cinque cent et encore mille, enmotoual security, dans lé armoire à vo, ché metté en préïsoncasquette à mo-a, lé préïson il démore avec vo, et lé clé il marcheavec mo-a ; aujorthui, mon seignorie quitte vo por huite jor,vo garde lochement à mon frais et si le finichein dé mois ilvienne, la seconde jorne morte à la principe dé souivante, né pasvoir ma retourne, vo force lé préïson et rende lé liberty à léréciproque indemnity por personnal avantaige à vo ; mo-arétourne vo né plous voloir, mo-a trappe indemnity eïn légitimecompensachen ; et John il faisait sa petite profit. » Laproposition n’est pas très claire, mais John se charge del’interpréter. « Milord, dit-il en faisant à l’aubergiste dessignes dans le sens d’une accession pleine et entière, milorddéposera quinze cents francs dans le bonnet que voici ; vousen déposerez autant, et les trois mille francs seront enfermés dansune armoire dont milord gardera la clé ; milord va s’absenterpendant huit jours pour quelques affaires indispensables, vous nedisposerez pas de son appartement avant le trois du moisprochain ; si à cette époque nous ne sommes pas de retour,vous pourrez faire ouvrir l’armoire, et les trois mille francs vousappartiendront. Si au contraire nous sommes revenus et qu’il nevous convienne plus de tenir le marché, vous nous remettez lebonnet avec son contenu, et tout est dit. Je présume bien que vousn’aurez pas l’envie de vous dédire ; mais milord est dansl’usage de prendre de telles précautions.

– » Puisque c’est l’usage de milord,je suis prêt à tout pour le satisfaire.

– » Ah ! vo volez faireplaissir à mo-a ?

– » Milord, je vous demanderaiseulement la permission d’aller chercher l’argent.

– » Allez, allez, mossio l’auperche,allez, faites plaissir à mo-a. »

L’aubergiste sort, et John descend après lui,afin de le catéchiser ; il s’agit de battre le fer pendantqu’il est chaud, il s’y prend si bien qu’au lieu de quinze centsfrancs, l’aubergiste en donnerait le double ; ou par lui-même,ou par ses connaissances, il est promptement en mesure d’effectuerle versement, alors il remonte apportant les espèces en or d’aprèsle conseil de John : milord, son manteau sur les épaules, sepromène en long et en large. « C’était vo, vo avez lécontribuchen ? »

– » Oui milord, je viens mettre aubonnet.

– » Vo venez metté à la bonnette,ah ! brave, brave… » il prend le bonnet de coton, et letenant ouvert avec les deux mains : « chétez dans laprofond, d’abord l’or à mo-a. » L’aubergiste jettesuccessivement les quinze piles qui sont sur la table, et quand ila fini, il se dispose à prouver qu’il ne manque pas une obole de saquote-part. « Ah ! mossio l’auperche vo cagiénez à mo-abocop de peine, vo mé faites injori por lé manifestachen deconfiance que ché metté en l’intégrity de vo ; chétez votrecontingent sans nombrement aucune. » L’aubergiste ponctuel àsuivre les instructions qu’il a reçues de John, dépose son or dansle bonnet ; et dès que les deux sommes y sont réunies, milordlie le tout avec un ruban, puis se dirigeant gravement versl’armoire : « mossio l’auperche, dit-il apportez le dobledépôt. » L’aubergiste obéit ; le dépôt sur les bras, ils’avance, et milord monte sur une chaise afin de pouvoir atteindreau dernier rayon. « Tendez le dépôt » ; le nez enl’air et la vue braquée sur là tablette supérieure, l’aubergisteremet le bonnet dans la main droite de sa seigneurie ; maistandis que haussant les épaules, John adresse au bon homme unsourire à la fois approbateur et dérisoire, par une manœuvresubtile la main droite du maître va se décharger dans sa maingauche, et saisir sous le manteau un second bonnet exactementsemblable à celui qu’elle a fait disparaître ; l’échangeeffectué, le mouvement ascensionnel dont l’interruption n’a pas étésensible, se continue et quand il cesse, l’aubergiste est bien sûrque ses quinze cents francs sont avec ceux de milord. Milord en estbien sûr aussi. « À présent lé eimbargo il est surl’argent. » Il donne deux tours de clé, descend de la chaise,demande le budget de sa dépense, paie sans marchander, dit à revoirà tout le monde et monte en voiture avec son fidèle John.« Clique, claque, bon train postillone ; crève la chevalet né pas casse cou à mo-a, lé récompense il est au bout. Conduismilord sur les bas côtés de la route », crie à s’égosiller,l’aubergiste qui tremble qu’il n’arrive quelque accident à saseigneurie. « Oh ! Dieu, dit-il à sa femme, pourvu qu’ilne s’aperçoive pas combien nos chemins sont en mauvais état !heureusement il fait sec.

– » Oui, mais la poussière.

– » Pourquoi ne lui avoir pas misdans la voiture, une bouteille de ton sirop de limon ?

– » Je n’y ai pas songé.

– » Voilà comme tu es, tu n’en faisjamais d’autres. Postillon, postillon, monsieur John, milord ;bath ! ils sont au diable. Ciel, se dit in petto lecomplaisant aubergiste, guide les coursiers qui emportent César etma fortune ! ! ! » Enfin vient le trois dumois… ; l’aubergiste, dans la crainte de faire une sottise àmilord, l’attend encore près de six semaines… ; ce laps detemps écoulé, il se décide à lever l’embargo… ; laporte de l’armoire est forcée, le bonnet est à son poste, il s’enempare, dénoue le cordon… ; que trouve-t-il ? dubillon.

Sablin qui jouait parfaitement l’anglais,était passé maître dans ce genre de vol… Un jour, il parvint àescamoter cinq mille francs à un aubergiste : ce derniern’était pas un grec, bien qu’il habitât Troyes ; mais c’étaitTroyes en Champagne.

CHAPITRE LXXV. – LES GRÈCES OUSOULASSES.

 

Le pigeon. – Les pièces d’or. – L’étui. – La clé oubliée. – Leplomb de chasse.

 

Les grèces sont presque tous des gensde province, sans cesse occupés à parcourir les routes, soit endiligence, soit à pied ; ils prennent toujours la qualité laplus propre à les mettre en rapport avec la personne sur laquelleils se proposent de faire l’expérience de leur savoir-faire. Ilss’associent ordinairement au nombre de trois ; chacun d’euxvoyage isolément pour aller à la recherche des dupes ;quelquefois aussi un seul se met en chasse et les autresl’attendent au quartier général.

Dès que le grèce qui est chargé depousser la reconnaissance a rencontré l’individu sur lequel ilcroit pouvoir opérer, il tâche de se lier avec lui, et lorsqu’illui a arraché le secret de sa position, s’il entrevoit le moyend’en tirer parti, il va se loger dans le même hôtel que cet amiimprovisé, à moins qu’il ne se présente une occasion de l’expédierde suite. Si le pigeon qu’on projette de plumer vienttoucher de l’argent, ou amène des marchandises à Paris, lesgrèces ne le perdent pas de vue qu’il n’ait effectué sarecette. Souvent même, afin d’être plus certains que le produit dela vente ne leur échappera pas, ils s’arrangent pour achetereux-mêmes les marchandises, ou du moins pour en faciliter leplacement.

Le surveillant, aposté auprès dupigeon pour épier ses démarches, tient ses affidés aucourant de tout ce qu’il fait. Il leur donne en quelque sorte,heure par heure, le bulletin de ses actions ; et quand il jugequ’il est temps d’agir, il les avertit de se tenir prêts à leseconder. Le moment arrêté pour l’exécution étant venu, sous unprétexte ou sous un autre, le grèce engage lepigeon, à sortir avec lui, ils vont ensemble dans larue ; mais à peine ont-ils fait quelques pas, un homme, queson baragouin signale comme un étranger, les accoste, et parvient àleur faire comprendre qu’il demande le Palais-Royal :« Qu’allez-vous y faire ? lui demande le grèce :l’homme montre alors des pièces d’or ; ce sont ordinairementdes quadruples, ou des pièces de quarante francs d’Italie, etmanifestant qu’il désire les convertir en argent, il débite unconte, dont voici la substance : il était au service d’unmonsieur très riche, qui lui a laissé, en mourant, une grandequantité de ces pièces, dont il ignore la valeur ; tout cequ’il sait, c’est que quand il en change une, on lui donne sixpièces blanches. Aussitôt, pour marquer de quelle espèce sont lespièces blanches, il montre une pièce de cent sous. Au même instantle grèce, tirant de sa poche six pièces de cinq francs,propose au soi-disant domestique de lui céder une pièce d’or :celui-ci y consent ; il paraît même très satisfait, et dansson langage, il donne à entendre qu’il ne serait pas fâché d’avoirencore de la monnaie blanche. Mais un bureau de change ne peut êtreétabli en plein vent : on entre dans un cabaret, et là,l’étranger aux pièces d’or ouvre un étui qui en contient unecentaine, qu’il offre à raison de trente francs chaque. Le grèce,dans un a parte avec le pigeon, ne manque pas de faireremarquer combien leur serait avantageux de faire un pareilmarché : « Mais avant de rien conclure, ajoute-t-il, jepense qu’il est prudent de montrer les pièces à un orfèvre, afin denous assurer si elles sont bonnes. »

Le pigeon pense comme son compagnon : ilsort avec une des pièces, et revient avec quarante francs qu’il areçus en échange ; plus de doute, l’opération est sûre ;le bénéfice considérable, dix francs par pièces, on n’en sauraittrop prendre ; sans hésiter, il se défait de tout son argentblanc. S’il n’en a pas assez, il est même tout prêt à en emprunter…Enfin l’échange se consomme. On compte les pièces d’or, et on lesremet dans l’étui ; mais le prétendu domestique, qui est unhabile escamoteur, à l’étui qui renferme le précieux métal, ensubstitue un exactement semblable, et après ce tour de passe-passe,comme il lui importe de s’esquiver le plus promptement possible, ildit que, puisque l’on a vérifié son or, il désire vérifier aussil’argent qu’on lui a donné. « Rien de si juste, observe leMentor du pigeon ; je ne vois aucun inconvénient àcela », et le pigeon, à qui l’espoir d’un gain excessif à faitperdre la tête, consent de la meilleure grâce du monde àl’enlèvement de ses pièces de cent sous. Que risque-t-il ?l’étui n’est-il pas sa garantie ? Le domestique a disparu, etle compagnon de la dupe ayant prétexté un besoin, pour s’absenterune minute, ne tarde pas à le rejoindre. Le pigeon est plumé, il neles reverra plus. Cependant il ignore encore son malheur… Il attenddix minutes, vingt minutes, une demi-heure, une heure, d’abord ils’impatiente, puis il se fait du mauvais sang, ensuite ils’inquiète, enfin viennent les soupçons et les grandes alarmes. Ilouvre l’étui, ou le fait ouvrir s’il ferme à secret, et n’y trouveque des sous ou du plomb de chasse. Quelquefois lesgrèces, au lieu d’étui, ont une boîte en fer-blanc, ou unpetit sac de cuir avec un cadenas à la fermeture.

Lorsque le pigeon leur paraît quelque peudéfiant, les deux fripons recourent à une tactique différente.Celui qui a préparé les voies prend l’étui des mains del’autre : Ah ! ça maintenant, dit-il en le remettant auparticulier qu’il a attiré dans ses filets, il nous faut aller chezun changeur, afin qu’il examine les pièces. » Le particuliercroyant que son ami lui conseille une précaution, sortimmédiatement avec lui, en laissant au cabaret le faux domestique.Ils cheminent ensemble ; tout à coup le fripon s’arrête, commesaisi d’une réflexion soudaine : « Et la clé,s’écrie-t-il, la clé de l’étui, l’avez-vous ?

– » Non.

– » Vous ne l’avez pas ? vite,vite, courez la chercher… ou bien, j’y vais moi-même, attendez-moilà. » Et que l’on profite ou non de sa bonne volonté, le filoun’est pas plus tôt seul, qu’il s’éclipse, bien convaincu qu’on nele retrouvera pas plus que son affidé, qui a déjà gagné au large…Si par cas fortuit, le pigeon ne veut pas se séparer de son ami,l’ami le promène jusqu’à ce qu’il s’offre une occasion de leperdre, soit dans un passage, soit ailleurs.

L’échange est un mode d’escroquerie auquel bonnombre de personnes se sont laissé prendre. Des marchands deprovince, des voyageurs, des Parisiens même y ont perdu des sommesconsidérables. Plus le nigaud dont les grèces convoitentles écus est cupide, plus il est facile à duper. Pour se préserverde la subtilité de ces fripons, il suffit de ne jamais s’entretenirde ses affaires avec des inconnus, de ne point parler devant eux del’argent que l’on a, et surtout de s’abstenir d’acheter au prix detrente francs, les pièces d’or qui en valent quarante ; chacunson métier.

Le fameux Sablin et Germain,dit le Père la Tuile, étaient deux grèces desplus adroits. Un jour ils venaient d’escroquer trois mille cinqcents francs à un provincial. Germain, en présence de qui celui-cis’était vanté de ses exploits comme chasseur, jouait le rôle duconseiller. « Ma foi, monsieur, dit-il au provincial en luiremettant l’étui, vous faites une bonne affaire, vous pourrezpasser l’hiver gaiement et aller à la chasse. » L’étui necontenait en effet que du petit plomb. Ce propos que je tiens duplaignant et des deux filous, était, il faut en convenir, d’unerare impudence.

CHAPITRE LXXVI. – LES RAMASTIQUES.

 

Part à deux. – Le lecteur d’affiches. – L’homme accommodant. –Mésaventure d’un cordon-bleu. – Le mari et la femme, ou la montreet la chaîne. – Une querelle de ménage. – Filou et faussaire. – Levœu de la loi.

 

Les ramastiques sont des fripons qui, commebeaucoup d’autres, ne doivent leurs succès qu’à la cupidité desdupes. L’exercice de leur industrie suppose une association detrois personnes, ou tout au moins de deux. Voici comment ils s’yprennent pour s’approprier le bien d’autrui. Dès le point du jour,ils vont se mettre en observation sur la route, dans le voisinagede quelque barrière, et là, ils examinent avec soin les allants etles venants, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé parmi eux un de cesindividus dont la physionomie et le costume trahissent l’excessivesimplicité. C’est un nigaud crédule et intéressé qu’il leurfaut : paysan ou non, un provincial, soit qu’il arrive, soitqu’il parte, fait toujours merveilleusement leur affaire, pourvutoutefois qu’il ne manque pas d’argent. Ont-ils aperçu, cet inconnusi désiré, l’un d’eux, ordinairement le plus insinuant des trois,l’accoste, et lui décoche adroitement une demi-douzaine de cesquestions, dont la réponse révèle indirectement à l’interrogateur,la situation financière de l’interrogé. Ce renseignement obtenu, unsignal fait connaître s’il est favorable ; alors un secondfilou qui a pris les devants, laisse tomber une boîte, une bourseou un paquet, de telle façon, que l’étranger ne puisse faireautrement que de remarquer l’objet quel qu’il soit. Il le remarqueen effet, mais au moment où il se baisse pour le ramasser, sanouvelle connaissance s’écrie part a deux. On s’arrêtepour voir en quoi consiste la trouvaille, c’est ordinairement unbijou précieux, une bague richement montée, des boutons enbrillants, des pendeloques, etc. Un écrit accompagne lejoyau ; que signifie cet écrit ? presque toujours lenigaud ne sait pas lire : on se doute bien que le compère nele sait pas non plus ; cependant le papier peut donner deslumières utiles… Il importe d’en connaître le contenu ; mais àqui s’adresser ? on craint de commettre uneindiscrétion : en attendant on continue de marcher, et tout àcoup, au coin d’une rue, on voit un homme occupé de lire lesaffiches : on ne saurait être servi plus à point par lehasard. « Parbleu ! dit le compère, nous ne pouvions pasmieux rencontrer ; voici un monsieur qui va-nous tirerd’embarras, montrons-lui le papier, il nous dira ce quec’est ; mais surtout gardez-vous bien de lui parler del’objet, car il serait capable de vouloir sa part. »L’étranger est enchanté, il promet d’être prudent, et l’on va droitau lecteur qui se prête de bonne grâce au service que l’on réclamede lui ; il lit : « Monsieur, je vous envoie votrebague en brillants recoupés, pour laquelle votre domestique m’apayé deux mille sept cent vingt-cinq francs, dont quittance.

BRISEBARD, bijoutier. »

Deux mille sept cent vingt-cinq francs !que l’on juge si l’énoncé de cette somme, dont la moitié va luirevenir, sonne délicieusement à l’oreille du rustre. L’obligeantlecteur, qui est le troisième affidé, n’a pas manqué des’appesantir sur le nombre qu’expriment les chiffres : on leremercie de sa complaisance et l’on s’éloigne. Maintenant il s’agitde prendre une détermination au sujet du bijou : lerendra-t-on ? ma foi non ; s’il appartenait à un pauvrediable, à la bonne heure ; mais qui peut acheter des diamantssi ce n’est un richard ?… Et pour un richard qu’est-ce quedeux mille sept cent vingt-cinq francs ? une bagatelle qu’il ale moyen de perdre… Puisqu’on ne rendra pas, il est évident quel’on gardera… c’est-à-dire qu’on réalisera en espèces… Mais oùréaliser ? chez un bijoutier ? le propriétaire de labague a peut-être déjà fait circuler des avis ; et puis, ilest des bijoutiers si ridicules ! Ce qu’il y a de mieux àfaire c’est de ne vendre que dans quelque temps… Le rustre comprendparfaitement toutes ces raisons… S’il y avait possibilité, onpartagerait sur-le-champ, et l’on se quitterait bons amis… Mais lepartage est impossible, et pourtant chacun a besoin d’aller à sesaffaires. Véritablement la situation commence à devenirinquiétante ; de part et d’autre on se frotte le front pouravoir des idées. « Si j’avais de l’argent, dit le ramastique,je vous en donnerais volontiers, mais je n’ai pas le sou. –« Écoutez, reprend-il, vous m’avez l’air d’un brave et dignehomme, je m’en rapporte à vous, faites-moi une avance de quelquescentaines de francs, et quand vous vendrez l’objet, vous meremettrez le surplus ; il est bien entendu que vous retiendrezl’intérêt de la somme que vous m’aurez avancée. Par exemple, vousme laisserez votre adresse. » Rarement une proposition decette nature n’est pas agréée… Le rustre séduit par l’appât d’ungain dont il cache l’arrière-pensée, vide sa bourse avec plaisir…Si elle n’est pas suffisamment garnie, il n’hésite pas à se défairede sa montre : j’en ai vu qui avaient donné jusqu’aux bouclesde leurs souliers. L’arrangement conclu, on se sépare avec promessede se revoir, bien que des deux côtés on ait pris la résolution den’en rien faire. Sur vingt paysans trompés de la sorte, dix-huit aumoins, donnent un faux nom et une fausse adresse ; et il n’y apas lieu de s’en étonner, puisqu’ici avant d’être dupe, il fautd’abord être fripon.

Les ramastiques sont presque tous desjuifs, dont les femmes se livrent aussi à ce genre de filouterie.Elles fréquentent habituellement les halles et marchés, où ellesexploitent la crédulité des bonnes et des cuisinières qui ont l’airde nouvelles débarquées. Une chaîne de jaseron en cuivre si biendoré, qu’il serait difficile de ne pas la prendre pour de l’or,compose la matière du moyen de déception dont elles font usage. Unede leurs victimes, c’était un cordon-bleu, vint un jour se plaindreà la police ; on lui avait extorqué tout son argent, sesboucles d’oreilles, son schal, et son panier avec les provisions dela journée, laissées en garantie de quinze francs, qu’elle devaitrapporter. Comme celle-ci était de bonne foi, elle s’étaitempressée de tenir ses engagements ; mais à son retour, ellen’avait plus retrouvé ni la femme, ni le panier, ni les provisions.Alors seulement elle avait conçu des soupçons, que la pierre detouche d’un bijoutier, consulté trop tard, avait pleinementconfirmés. À une certaine époque, les ramastiques étaientsi nombreux, qu’ils se montraient à la fois dans tous les quartiersde la capitale. J’ai reçu dans la même matinée les deux époux, quivenaient se plaindre d’avoir été ramastiqués, le mari dansle faubourg Saint-Honoré, la femme, au marché des Innocents.« On n’est pas bête comme vous, disait le chef de lacommunauté, à son infortunée compagne ; donner votre chaîned’or et dix francs, pour une chaîne de laiton ! – Vous avezbientôt fait une bête ! Comme cela vous va bien ! Allezdonc porter votre épingle au Mont-de-Piété : un morceau deverre ! et s’il vous plaît, monsieur ne se contente pas dedonner l’argent qu’il a sur lui, il faut encore qu’il revienne à lamaison chercher soixante francs qui étaient tout ce que nouspossédions, deux couverts et sa montre.

– » J’ai fait ce qui m’aconvenu ; ça ne vous regarde pas.

– » Il n’en est pas moins vrai quevous vous êtes laissé gourer.

– » Gourer ! gourer !c’est bon, madame ; je ne me suis toujours pas laissé gourerpar des commères, et si vous ne vous étiez pas amusée à taillervotre bavette comme de coutume…

– » Si vous aviez passé votrechemin, sans vous arrêter à causer avec le premier venu…

– » Je cause, je cause, pour mesaffaires ; et vous ?

– » Ah ! vous en faites debelles affaires !…

– » Aussi belles que les vôtresj’espère ! Allez à présent, quand vous aurez une chaîne d’oril fera chaud. La vôtre faisait pourtant trois tours. Je crois queje vous en avais donné assez long pour votre fête !D’ailleurs, longueur ou non, vous deviez en être contente ;mais il vous en fallait trois fois plus.

– » Comme nous serons bien plantésquand nous aurons besoin de savoir l’heure !

– » Taisez-vous ; vous êtes unesotte…

– » Que c’est donc bien fait !que c’est donc bien fait ! On-vous a attrapé ; tantmieux, mon cher ! Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’on nevous en ait pas pris davantage.

– » Parbleu, vous ne m’apprenez riende neuf ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me suis aperçu quevous ne teniez pas à l’intérêt de la maison. »

Le couple sortit de bureau en se querellant.J’ignore combien de temps la dispute se prolongea ; mais ilest à présumer que la réflexion mit un terme aux reproches mutuels.Dieu veuille que, pour hâter le raccommodement, on n’ait pas étéobligé d’en venir à des voies de fait !

Lorsque trois ramastiques sont ensemble,chacun d’eux a un costume adapté au rôle qu’il doit jouer. Celuiqui accoste est presque toujours vêtu comme un ouvrier : c’estun maçon, un bottier, un charpentier ; quelquefois il simulel’accent allemand ou italien, et paraît s’exprimer trèsdifficilement en français. S’il est âgé, il est bon homme ;s’il est jeune il est niais. Le faux perdant se distinguepar la longueur et la largeur de son pantalon, dont une des jambessert de conducteur à l’objet pour le faire arriver jusqu’à terre.Le lecteur est ordinairement plus richement couvert queles deux autres ; c’est lui qui endosse la redingote à colletde velours, et se pare du castor à longs poils.

Long-temps les ramastiques furenttraduits en police correctionnelle, et le maximum de la peinequ’ils encouraient était cinq années de prison. Il me sembla quel’on devait établir une distinction entre eux ; et que, quandl’escroquerie avait été consommée à l’aide d’un faux en écriture,le délit prenait un caractère plus grave, et tombait dans lacompétence des Cours d’assises. Je me promis de saisir la premièreoccasion, pour présenter à l’autorité judiciaire quelquesobservations à ce sujet ; elle ne tarda pas à s’offrir.J’arrêtai les deux plus anciens professeurs en fait deramastique : le nommé BALÉSE, dit Marquis, et soncomplice. D’abord j’exposai mon opinion à laquelle on n’eut paségard ; on persistait à vouloir les traiter suivant lajurisprudence consacrée jusqu’alors ; mais je revins à lacharge, j’insistai, et les deux fripons amenés devant le jury,furent condamnés, comme faussaires, à la réclusion et à lamarque.

CHAPITRE LXXVII. – LES ESCARPES OUGARÇONS DE CAMPAGNE.

 

Les mœurs douces. – Les braves gens. – La famille des Cornu. –L’alibi préparé. – Les ambulants. – Le cul-de-jatte.

 

Presque tous les assassins de professionprennent la qualité de marchands-colporteurs, de marchands debestiaux, de maquignons, etc. Leur costume et leurs manières sonttoujours analogues à l’état qu’ils sont censés exercer ; ilsaffectent en général des mœurs douces et un air froid etcalme ; rarement ils sont adonnés au vin, parce qu’ilsredoutent les indiscrétions de l’ivresse ; ils ont toujoursdes papiers fort en règle, qu’ils font viser avec la plusscrupuleuse exactitude ; dans les auberges, ils paient biensans se montrer trop généreux ; ils veulent être réputéséconomes, parce que l’économie fait présumer l’honnêteté ;cependant en réglant leur compte, ils n’oublient ni la fille ni legarçon : il importe beaucoup à un escarpe que les domestiquesdisent de lui qu’il est un brave homme.

Les assassins qui simulent la profession demarchands-colporteurs ne sont que médiocrement chargés demarchandises. La plupart du temps ils vendent de la coutellerie,des ciseaux, des rasoirs, des rubans de fil, des lacets ou d’autresobjets qui forment peu de volume. Les auberges situées dans lesfaubourgs des villes et à proximité des marchés sont celles danslesquelles ils vont se loger de préférence ; c’est là qu’ilschoisissent leurs victimes, soit parmi les marchands véritables,soit parmi les cultivateurs qui sont venus vendre leurs denrées.Ils s’attachent à connaître les sommes dont ils sont porteurs, lemoment de leur départ, la route qu’ils doivent suivre, et, une foisinstruits de toutes ces circonstances, ils en donnent avis à leursaffidés, qui sont toujours dans une autre maison, assez souventsituée hors la ville ; alors ces derniers les devancent etvont les attendre dans l’endroit le plus propice àl’accomplissement du crime qu’ils méditent.

Les escarpes sont des malfaiteurs dont on nese méfie pas, parce qu’on est accoutumé à les voir rôder dans lepays, et que l’apparente régularité de leur conduite les met àl’abri du soupçon. La famille des Cornu dont il est parlé aupremier volume de ces Mémoires, était une familled’escarpes ; pendant plus de vingt ans, elle jouit del’impunité la plus complète, et elle avait commis plusieurscentaines d’assassinats avant qu’on songeât à l’accuser.

Le meilleur moyen de se garantir des atteintesde ces scélérats est de parler le moins possible de ses propresaffaires, de ne jamais dire que l’on va toucher de l’argent, etd’éviter de s’expliquer sur le but comme sur le terme du voyageentrepris. Les voyageurs doivent surtout se tenir en garde contreces officieux de grands chemins qui profitent de toutes lesoccasions d’accoster et d’entamer la conversation. Un officieuxquestionneur est toujours un personnage dont il faut suspecter lesintentions, principalement s’il aborde le chapitre de la sûreté desroutes, ou de la nécessité d’être armé. Les fermiers quiquelquefois ne quittent les marchés qu’à la tombée de la nuit, nesauraient trop se prémunir contre les gens qui aiment, disent-ils,à voyager de compagnie. Au surplus, toute liaisonimpromptu est une imprudence quand on est hors de chezsoi.

Les femmes des escarpes sont aussides créatures fort dangereuses ; familiarisées avec lemeurtre, elles aident volontiers à le consommer ; ellesdressent de bonne heure leurs enfants à exercer des surveillances,et à leur transmettre des avis dont elles ou leurs maris peuventprofiter ; elles les accoutument à la vue du sang, et pour lesintéresser au succès, à chaque assassinat, elles donnent une espècede curée à ces petits monstres.

Personne de plus obligeant qu’un escarpe mâleou femelle ; personne de plus charitable ; tous lesmendiants sont ses amis, parce que les mendiants peuvent toujoursfournir des indications utiles, et qu’étant par voie et par chemin,ils sont les espions naturels des grandes routes. Les escarpesfemelles poussent l’hypocrisie jusqu’à se parer ostensiblement detous les signes d’une dévotion profonde ; elles portent deschapelets, des scapulaires, des crucifix, etc. ; ellesassistent régulièrement aux offices, et ne se font pas fauted’approcher de la sainte table.

Les hommes portent habituellement une blouseou un sarrau bleu, destiné à garantir leurs habits des taches desang : un meurtre commis, ils anéantissent la blouse,l’enterrent, la brûlent ou la lavent, suivant qu’ils ont plus oumoins de temps devant eux. Un bâton, avec une sorte de fouet à lapoignée, un chapeau couvert d’un taffetas gommé, sous lequel est unmouchoir rouge ou bleu enveloppant la tête, complètent la tenue deces misérables, qui excellent à préparer les circonstances dont aubesoin ils pourront se servir pour faire constater unalibi : c’est notamment dans ce but qu’ils font viserleurs passeports dans toutes les communes où ils passent.

Fort heureusement pour la société, lesescarpes sont aujourd’hui peu nombreux, excepté dans quelques-unsde nos départements méridionaux ? cependant je ne crains pasd’affirmer qu’on ne parviendra pas à extirper l’engeance desassassins tant que la France sera parcourue dans toutes lesdirections par des vitriers ambulants, des marchands de parapluies,des marchands de cantiques, des chaudronniers magnins, desbanquistes, escamoteurs, jongleurs, saltimbanques, chanteurs enplein vent, joueurs d’orgues, conducteurs d’ours et de chameaux,montreurs de lanternes magiques, carreleurs de souliers, teneurs dejeux dans les foires, estropiés faux ou véritables, etc., etc. Àpropos de ces derniers, il n’est pas superflu de recommander auxvoyageurs de se défier de ces hommes qui, tapis dans un fossé, etfeignant de ne pouvoir s’en retirer, appellent à leursecours : que l’on se rappelle l’histoire du cul-de-jatte, quiattirait ainsi les passants afin d’assassiner ceux qui avaient lemalheur de céder à un mouvement de compassion ; le moment oùils se baissaient pour l’aider à sortir du fossé était celui qu’ilchoisissait pour leur plonger un poignard dans le cœur. Il estdangereux de coucher dans les mauvais bouchons, principalements’ils sont isolés ; les hôtes peuvent être honnêtes, mais ceuxqu’ils hébergent ne le sont pas toujours, et le moins qu’il puisseadvenir au pauvre diable qui se risque dans de pareils taudis,c’est d’être dévalisé pendant la nuit.

La sûreté du royaume exigerait que l’ondébarrassât notre territoire de cette population roulante dont lacirculation, impossible à surveiller, est un véritable fléau :aujourd’hui que dans le moindre village il existe des professionsqui répondent à tous les besoins, on ne conçoit pas que des mesuresn’aient pas été prises pour contraindre à la résidence cesambulants de toute espèce ; ces déplacements d’individus quicolportent une industrie ou un commerce, ne peuvent être souffertsque dans les temps de barbarie, ou chez un peuple dont lacivilisation est à peine ébauchée.

CHAPITRE LXXVIII. – LES RIFFAUDEURS.

 

Salambier. – L’ordre du maire. – Les faux auxiliaires. – Leschiens dans l’erreur. – Heureux accident. – Une fugue. – Le zéro dela vie. – L’alpha, l’oméga et le béta. – Le pot-au-noir. –1816.

 

De même que les escarpes ou garçons decampagne, les riffaudeurs prennent assez ordinairement laqualité de marchands forains ou de marchands-colporteurs. Ce sontdes voleurs qui chauffent ou plutôt brûlent les pieds despersonnes, pour les contraindre à déclarer où est leur argent.Lorsqu’ils ont jeté leur dévolu sur une ils s’y introduisent sousle prétexte d’offrir leurs marchandises, et ils n’en sortentqu’après avoir examiné les localités, remarqué toutes les issues.Lorsque une maison est de difficile accès, un des affidés déguiséen mendiant demande à y être couché par charité, et si on luiaccorde l’hospitalité, il se lève pendant la nuit pour ouvrir à sescomplices. Souvent la maison est gardée par un chien : dans cecas le prétendu mendiant le réduit au silence, en le charmant parl’odeur qu’exhale une éponge imprégnée de la liqueur que répand unechienne en folie, ou par le fumet d’un morceau de foie de chevalcuit dans le pot-au-feu. Ce sont là des séductions auxquelles nerésiste pas le plus hargneux comme le plus vigilant des dogues.Maître de l’animal, qui alors le suivra partout, le mendiants’éloigne avec lui, et laisse ainsi le champ libre aux brigands.Quelquefois aussi les chauffeurs recourent au poison qu’ils jettentdans les cours à la tombée de la nuit ; le poison est toujoursassez prompt pour que le chien soit mort au moment où ils tenterontl’escalade.

Il est sans doute louable de donner asile auxpauvres diables, aux piétons égarés, enfin à tous ceux qui nesavent où reposer leur tête ; mais en se conformant à ce queprescrit l’humanité, il n’est pas défendu de se mettre à l’abri desatteintes du brigandage. Les fermiers et autres habitants descampagnes, qui ne veulent point renoncer à ces charitableshabitudes, feront donc sagement de tenir à la disposition desvoyageurs inconnus, une pièce dont les croisées soient grillées etfermées par de gros barreaux de fer, et les portes garnies d’uneserrure fixée de façon qu’on ne puisse pas la démonter ; de lasorte, ils tiendront les inconnus sous clé jusqu’au jour, etn’auront rien à redouter de leurs mauvaises intentions.

Souvent les chauffeurs assassinent afin qu’ilne reste pas de témoins de leur scélératesse… ; d’autres foispour ne pas être reconnus, ils cachent leur figure sous un masque,ou bien encore ils se noircissent avec une composition qu’ils fontensuite disparaître en se frottant avec une espèce depommade ; il en est aussi qui s’enveloppent la tête dans uncrêpe noir. Ceux qui sont dans l’habitude de se noircir, portentordinairement sur eux, une petite boîte à double fond, danslaquelle son contenues et le noir et ce qui sert à l’enlever.Lorsqu’ils vont en expédition, ils ont encore loin de se munir decordelettes longues de quatre à cinq pieds, dont ils font usagepour attacher les victimes. Ces brigands ne marchent jamaisqu’isolément ; s’ils se sont donné un rendez-vous, afin de nepas être remarqués, ils y viennent par des chemins différents, enprenant le plus possible les routes les moins fréquentées ;ils ne quittent leur domicile que de nuit et ont bien soin de sefaire remarquer de tous leurs voisins, peu d’instants avant ledépart ; au retour, ils emploient la même tactique, à l’effetde persuader qu’ils ne se sont pas absentés et d’être à même, aubesoin de prouver un alibi.

Les riffaudeurs n’aiment pas à se chargerd’effets ; à moins que ce ne soient des diamants ou autresobjets précieux formant peu de volume ; hors ces cas, qui nese présentent que rarement à la campagne, c’est de l’argent monnoyéqu’il leur faut.

Le fameux Salambier projetait depuislong-temps de contraindre un riche fermier des environs dePoperingue, à lui rendre ses comptes ; mais ce fermier étaitsur ses gardes : à une époque où dans le pays il n’était bruitque des incursions de chauffeurs, il aurait été difficile qu’il enfût autrement. La ferme renfermait un personnel considérable, etdeux chiens énormes en défendaient l’approche. Salambier avait déjàpoussé des reconnaissances, afin de se rendre compte des chancesque présentait l’entreprise ; mais plus il y avait réfléchi,plus les obstacles lui avaient paru insurmontables ; cependantil ne doutait pas que le fermier ne fut possesseur d’une fortesomme, et il ne cessait de la convoiter. Comment parvenir à s’enemparer ? c’était là le problème auquel s’appliquait toute sasagacité. Enfin il imagina le moyen que voici : s’étant faitdélivrer par quelques habitants dont il était connu, un certificatde bonne vie et mœurs, il le fait légaliser par le maire dePoperingue : muni de cette pièce, avec de l’acide muriatiqueil la lave de manière à ne conserver que la signature du maire etle sceau de la commune, et sur la feuille blanchie, il fait écrirepar l’un des hommes de sa bande, le nommé Louis Lemaire, un ordreainsi conçu :

« Monsieur le commandant, je suis informéque la nuit prochaine, des chauffeurs, au nombre de dix à douze,doivent faire une tentative sur la ferme d’Oermaille ; vousvoudrez donc bien faire déguiser dix de vos soldats, et sous laconduite d’un sous-officier, les envoyer dans cette ferme, pourqu’au besoin ils puissent prêter main-forte au fermier et arrêterles brigands qui se présenteraient pour le mettre à contribution.L’adjoint de la commune de Lebel, à qui cet ordre devra êtrecommuniqué, pourra servir de guide au détachement, et l’installerau domicile du fermier, dont il est connu. »

Salambier, ayant fabriqué ce faux ordre, partaussitôt, et à la tête de dix de ses complices, il se présenteaudacieusement chez le fonctionnaire qui, à son insu, doitfavoriser ses projets criminels : celui-ci reconnaissant lasignature, s’empresse de le conduire à la ferme ; desauxiliaires qui arrivent si à propos ne peuvent manquer d’être bienvenus : Salambier et les siens sont reçus à brasouverts ; on fête comme des libérateurs les brigands et leurchef, qui est censé être un sergent. « Ah ça ! mes amis,dit Salambier, combien êtes-vous de monde ici ?

– » Quinze personnes, répond lefermier, en comptant quatre femmes et un enfant.

– » Quatre femmes et unenfant ! bouches inutiles, n’en parlons pas ; dans ledanger cela n’est bon qu’à embarrasser. Vous avez desarmes ?

– » Nous avons deux fusils.

– » Vous allez les apporter, afinque nous les ayons sous la main ; d’ailleurs je veux m’assurers’ils peuvent faire le service. »

On donne les fusils à Salambier, qui se met endevoir d’en démonter la batterie. « Actuellement, dit-il, queje suis instruit de l’état de la place, on peut s’en reposer surmoi du soin de la défendre ; quand le moment viendra,j’assignerai à chacun son poste ; en attendant, ce que leshabitants ont de mieux à faire, c’est de dormir en paix, lagarnison veillera pour eux. »

À minuit, Salambier n’avait encore fait aucunedisposition. Tout à coup il feint d’avoir entendu quelque bruit.« Allons, debout, commande-t-il à ses compagnons ; il n’ya pas un instant à perdre ; je vais vous placer de manière àne pas en laisser échapper un seul. »

À la voix du chef, toute la troupe est surpied ; le fermier, la lanterne à la main, offre d’éclairer lamarche. « Ne vous dérangez pas, lui dit Salambier en luiposant deux pistolets sur la poitrine, c’est nous qui sommes leschauffeurs, si vous avez le malheur de faire un mouvement, vousêtes morts. »

Les chauffeurs étaient armés jusqu’auxdents : en vain les gens de la ferme eussent-ils tenté defaire résistance, ils se laissèrent attacher les mains sur ledos ; cette opération terminée, on les enferma dans la cave.Garrotté comme les autres, le fermier était resté près de lacheminée ; on le somma de déclarer où était son argent.« Il y a beaux jours, répondit-il, que je n’ai plus un souici ; depuis que les chauffeurs rôdent dans les environs, iln’y a pas de presse à garder des sommes.

– » Ah ! tu cherches desdéfaites, reprit Salambier ; c’est bon, nous allons savoir lavérité. » Aussitôt deux brigands se saisissent du fermier, onlui ôte sa chaussure, et quand ses pieds sont à nu, on les ointavec de la graisse. « Messieurs les chauffeurs, je vous ensupplie, s’écriait le malheureux, ayez pitié de moi ; puisqueje vous promets qu’il n’y a pas une couronne dans la maison,cherchez plutôt partout ; voulez-vous mes clés ?demandez-moi tout ce que vous voudrez ; parlez, tout est àvotre service ; je vais vous faire un billet, si vousl’exigez.

– » Non pas, dit Salambier ; ilnous prend je crois pour des négociants ; un billet !…oh ! nous ne faisons pas de ces affaires-là, c’est du comptantqu’il nous faut.

– » Mais, messieurs…

– » Ah ! tu es entêté, tu peuxte taire maintenant ; avant cinq minutes, tu seras tropcontent de nous apprendre ton secret. (Un grand feu était allumé àl’âtre.) Camarades ! commanda le scélérat, chauffez lecitoyen. » Mais, tandis qu’on le livre à la plus horrible destortures, les cris perçants d’un homme qui se débat contre deschiens furieux, attirent tout à coup l’attention desbrigands : l’individu sur lequel les animaux assouvissent leurrage, est un des garçons de ferme qui, ayant brisé ses liens, s’estsauvé par un soupirail, afin d’aller chercher du secours. Par unefatalité inconcevable, les chiens ne l’ont pas reconnu. Surpris decet événement dont il ne peut s’expliquer la cause, Salambierordonne à l’un de ses compagnons de voir ce qui se passeau-dehors ; mais, à peine le chauffeur paraît-il dans la cour,que l’un des chiens s’élance sur lui. Pour ne pas en être dévoré,il est obligé de rentrer en toute hâte. Sauvons-nous !sauvons-nous ! À ce cri, qu’il profère avec un accent deterreur, saisis d’épouvante, tous les membres de la bande seprécipitent par une croisée qui donne sur la campagne… Ils fuient…Au même instant, le fermier, accompagné du garçon dont les chiensont enfin reconnu la voix, descend à la cave, où il délivre toutson monde. Il ne manqua pas de se mettre à la poursuite deschauffeurs ; mais, quelque diligence qu’il fît, il lui futimpossible de les atteindre. En me racontant cette aventure,Salambier m’avouait qu’au fond de l’âme, il n’avait pas été fâchéde la circonstance qui l’avait contraint à la retraite ;« Car, me disait-il, dans la crainte d’être reconnu, j’auraisété obligé de faire tout périr. »

La bande de Salambier était l’une des plusnombreuses ; elle avait des ramifications immenses. Il fallutplusieurs années pour parvenir à la détruire. En 1804, on exécuta àAnvers plusieurs individus qui en avaient fait partie ; l’und’eux, dont on n’a jamais pu savoir le véritable nom, paraissaitavoir reçu une éducation brillante : monté sur l’échafaud, iléleva son regard jusqu’au fatal couteau, puis le descendant àhauteur de cette lunette qu’un autre condamné appelait le zéro dela vie : « J’ai vu l’alpha, dit-il, à présent jevois l’oméga » ; et se tournant vers lebourreau, « voici le bêta, faites votredevoir. » Quelque helléniste que l’on soit, pour faire depareilles allusions à la forme, in articulo mortis, nefaut-il pas être possédé du démon de la plaisanterie ?

Tous les complices de Salambier ne sont pasmorts ; j’en ai rencontré plusieurs dans mes fréquentespérégrinations ; depuis, je ne les ai jamais perdus de vue,mais j’ai inutilement cherché l’occasion de mettre un terme à latrop longue impunité dont ils jouissaient et jouissent encore. L’unde ces brigands, qui s’était fait chanteur, a long-temps été enpossession d’étourdir les bons habitants de la capitale, par lesparoles de la marche des Tartares, qu’il hurlait sous un costumeturc. Ce personnage qui, la pièce de deux sous aidant, excellait àlancer un Pont-neuf au septième étage, est un des pluscélèbres sur le pavé de Paris, où on ne le désigne que par sonsurnom. Il méritait certainement d’être un particulier trèsconnu ; on l’accuse d’avoir pris part aux massacres deseptembre, en 1793 ; et en novembre 1828, il a été vu à latête d’un pull de briseurs de vitres, dans la rueSaint-Denis. La police Franchet, et le parti jésuitique auquel elleétait dévouée, nourrissaient de grands projets… Il leur fallait desassassins, et ils en tenaient un certain nombre endisponibilité.

Depuis 1816, les chauffeurs paraissent s’êtrecondamnés à l’inaction. Leurs derniers exploits eurent lieu dans lemidi de la France, principalement aux environs de Nismes, Marseilleet Montpellier, pendant la dictature de M. Trestaillon. Alorson chauffait les protestants et les bonapartistes qui avaient del’argent, et, digne représentante des verdets, la chambredes introuvables trouvait que c’était pain bénit.

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