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Micah Clarke – Tome II – Le Capitaine Micah Clarke

Micah Clarke – Tome II – Le Capitaine Micah Clarke

de Sir Arthur Conan Doyle

I – Notre arrivée à Taunton.

Les ombres empourprées de soir s’étendaient sur la campagne.

Le soleil s’était couché derrière les lointaines hauteurs de Quantock et de Brendon quand la colonne d’infanterie, que formaient nos rudes paysans, traversa de son pas lourd Curry Revel, Wrantage et Hendale.

De tous les cottages situés sur le bord de la route, de toutes les fermes aux tuiles rouges, les paysans sortaient en foule sur notre passage, portant des cruches pleines de lait ou de bière, échangeant des poignées de mains avec nos rustauds, les pressant d’accepter des vivres ou des boissons.

Dans les petits villages, jeunes et vieux accouraient en bourdonnant, pour nous saluer, et poussaient des cris prolongés et sonores en l’honneur du Roi Monmouth et de la Cause protestante.

Les gens, qui restaient à la maison, étaientpresque tous des vieillards et des enfants, mais çà et là un jeunelaboureur que l’hésitation ou quelques devoirs avaient retenu,était si enthousiasmé de notre air martial, des trophées visiblesde notre victoire, qu’il s’emparait d’une arme et se joignait à nosrangs.

L’engagement avait diminué notre nombre, maisil avait produit un grand effet moral et fait de notre cohue depaysans une véritable troupe de soldats.

L’autorité de Saxon, les phrases braves etâpres où il distribuait l’éloge ou le blâme, avaient produit plusencore.

Les hommes se disposaient en un certain ordreet marchaient d’un pas alerte en corps compact.

Le vieux soldat et moi, nous chevauchions entête de la colonne, Master Pettigrue cheminant toujours à piedentre nous.

Puis, venait la charrette chargée de nosmorts.

Nous les emportions avec nous pour leurassurer une sépulture décente.

Ensuite marchaient une quarantaine d’hommesarmés de faux et de faucilles, portant sur l’épaule leur armeprimitive et précédant le chariot où se trouvaient nos blessés.

Après venait le gros de la troupe despaysans.

L’arrière-garde était composée de dix ou douzehommes sous les ordres de Lockarby et de Sir Gervas.

Ils montaient les chevaux capturés etportaient les cuirasses, les épées et les carabines desdragons.

Je remarquai que Saxon chevauchait la têtetournée en arrière et jetait de ce côté des regards inquiets, qu’ils’arrêtait près de toutes les saillies du terrain, pour s’assurerque nous n’avions personne sur nos talons pour nous poursuivre.

Ce fut seulement quand on eut parcouru biendes milles d’un trajet monotone, et quand le scintillement deslumières de Taunton put s’apercevoir au loin dans la vallée, verslaquelle nous descendions, qu’il poussa un profond soupir desoulagement et déclara qu’il nous croyait hors de tout danger.

– Je ne suis pas enclin à m’effrayer pour peude chose, fit-il remarquer, mais nous sommes embarrassés de blesséset de prisonniers, au point que Petrinus lui-même aurait été fortempêché de dire ce que nous aurions à faire, dans le cas où lacavalerie nous rattraperait. Maintenant, Maître Pettigrue, je puisfumer ma pipe tranquillement, sans dresser l’oreille au moindregrincement de roue, aux bâillements d’un villageois en gaîté.

– Alors même qu’on nous aurait poursuivis, ditle ministre d’un ton résolu, tant que la main du Seigneur nousservira de bouclier, pourquoi les craindrions nous ?

– Oui, oui, répondit Saxon impatienté, mais encertaines circonstances, c’est le diable qui a le dessus. Le peuplelui-même n’a-t-il pas été vaincu et emmené en captivité ?Qu’en pensez-vous, Clarke ?

– Un engagement pareil, c’est assez pour unejournée, fis-je remarquer. Par ma foi, si au lieu de charger, ilsavaient continué à faire feu de leurs carabines, il nous auraitfallu faire une sortie ou tomber sous les balles là où nousétions.

– C’est pour cette raison-là que j’ai interdità nos hommes armés de mousquets de riposter, dit Saxon. Leursilence a fait croire à l’ennemi que nous n’avions à nous tousqu’un ou deux pistolets. Aussi notre feu a été d’autant plusterrifiant qu’il était plus inattendu. Je parierais que parmi euxil n’y a pas un homme qui ne comprenne qu’il a été attiré dans unpiège. Remarquez comme ces coquins ont fait volte-face et pris lafuite, comme si cela faisait partie de leur exercicejournalier.

– Les paysans ont reçu le choc comme deshommes, fis-je remarquer.

– Il n’y a rien de tel qu’une teinture decalvinisme, pour tenir bien raide une ligne de bataille, dit Saxon.Voyez le Suédois quand il est dans ses foyers. Où trouverez-vous unhomme au cœur plus honnête, plus simple, plus dépourvu de toutequalité militaire, si ce n’est qu’il est capable d’ingurgiter plusde bière de bouleau que vous ne pourrez en payer. Et pourtant ilsuffit de le bourrer de quelques textes énergiques, familiers, delui mettre une pique entre les mains, et de lui donner pour chef unGustave, et il n’y a pas au monde d’infanterie capable de luirésister. D’autre part, j’ai vu de jeunes Turcs, sans éducationmilitaire, batailler en l’honneur du Koran avec autant d’entrainque l’ont fait les gaillards, qui nous suivent, en l’honneur de laBible que Maître Pettigrue portait devant eux.

– J’espère, dit gravement le ministre, que parces remarques vous n’avez pas l’intention d’établir une comparaisonquelconque entre nos écritures sacrées et les compositions del’imposteur Mahomet, non plus que d’inférer une analogie, entre lafurie que le diable inspire aux incroyants Sarrasins, et le couragechrétien des fidèles qui luttent.

– En aucune façon, répondit Saxon enm’adressant un ricanement par dessus la tête du ministre, je mebornais à montrer combien le malin est habile à imiter lesinfluences de l’Esprit.

– Ce n’est que trop vrai, Maître Saxon, dit leministre avec tristesse. Parmi les débats et les discordes, il estbien difficile de discerner la vraie route. Mais je m’émerveille dece que, au milieu des pièges et tentations qui assaillent la vie desoldat, vous vous soyez conservé pur de souillure, et le cœurtoujours fidèle à la vraie foi.

– Cette force là ne me venait point demoi-même, dit Saxon d’un ton pieux.

– En vérité, en vérité, s’écria Maître Josué,des hommes comme vous sont bien nécessaires dans l’armée deMonmouth. Il s’en trouve plusieurs, à ce qu’on m’a dit, quiviennent de Hollande, du Brandebourg, de l’Écosse, et qui ont étéformés à l’art de la guerre, mais ils ont si peu cure de la causeque nous soutenons, qu’ils jurent et sacrent de manière àépouvanter nos paysans et à attirer sur l’armée une condamnationd’en haut. Il en est d’autres qui tiennent fermement pour la vraiefoi et qui ont été élevés parmi les justes, mais hélas ! ilsn’ont aucune expérience du camp et de la campagne. Notre DivinMaître peut agir par le moyen de faibles instruments, mais il n’estpas moins certain que tel peux être choisi pour briller dans lachaire, et être malgré cela peu capable de se rendre utile dans uneéchauffourée comme celle que nous vîmes aujourd’hui. Pour ma part,je sais disposer un discours de façon à satisfaire mon troupeau, etque mes auditeurs soient fâchés de voir le sablier fini, mais jesens que ce talent ne servirait à bien peu de chose quand ils’agirait de dresser des barricades, ou d’employer les armescharnelles. C’est ainsi que cela se passe dans l’armée des fidèles: ceux qui ont les capacités pour commander sont mal vus du peuple,tandis que ceux dont le peuple écoute volontiers la parole sont peuentendus aux choses de la guerre. Maintenant nous avons vu en cejour que vous êtes un homme de tête et d’action, et néanmoins devie modeste et réservée, plein d’aspirations après la Parole, et demenaces contre Apollyon. En conséquence, je vous le répète, vousserez parmi eux un véritable Josué, ou bien un Samson, destiné àbriser les colonnes jumelles du Prélatisme et du Papisme, de façonà ensevelir dans sa chute ce gouvernement corrompu.

Decimus Saxon s’en tint pour toute réponse àun de ces grognements qui passaient parmi ces fanatiques pour lamanifestation d’une intense agitation, d’une émotionintérieure.

La physionomie était si austère, si pieuse,ses gestes si solennels.

Il répétait tant de fois sa grimace, levantles yeux, joignant les mains, et faisant tant d’autres simagréesqui caractérisaient le sectaire exalté, que je ne pus m’empêcherd’admirer la profondeur et la perfection de l’hypocrisie qui avaitenveloppé si complètement sous son manteau sa nature rapace.

Un mouvement malicieux, que je ne pusmaîtriser, me porta à lui rappeler qu’il y avait au moins un hommequi appréciait à leur valeur les apparences qu’il se donnait.

– Avez-vous raconté au digne ministre, dis-je,votre captivité parmi les Musulmans et la noble manière dont vousavez soutenu la foi catholique à Istamboul ?

– Non, s’écria notre compagnon, j’aurais biendu plaisir à entendre ce récit. Je m’émerveille de voir qu’un hommeaussi fidèle, aussi inflexible que vous, ait été jamais mis enliberté par les impurs et sanguinaires sectateurs de Mahomet.

– Il n’est pas bien séant que je fasse cerécit, dit Saxon avec un grand sang-froid, en me jetant un regardde travers tout plein de venin. C’est à mes camarades de mauvaisefortune et non à moi à décrire ce que j’ai souffert pour la foi. Jesuis à peu près certain, Maître Pettigrue, que vous auriez faitcomme moi, si vous vous étiez trouvé là-bas… La ville de Taunton sedéploie bien tranquillement devant nous, et il y a bien peu delumière pour une heure aussi avancée, vu qu’il est près de dixheures. Il est clair que les troupes de Monmouth ne sont pas encorearrivées, sans cela nous aurions vu des indices de bivouacs dans lavallée ; car s’il fait assez chaud pour dormir en plein air,les hommes sont obligés de faire du feu pour préparer leurrepas.

– L’armée aurait eu quelque peine à arriveraussi loin dit le ministre. Elle a, à ce qu’on m’a appris, été trèsretardée par le manque d’armes et le défaut de discipline. Songezaussi, que c’est le onze que s’effectua le débarquement de Monmouthà Lyme et nous ne sommes qu’à la nuit du quatorze. Il a fallu fairebien des choses dans ce temps.

– Quatre jours entiers ! grommela levieux soldat. Et pourtant je n’attendais rien de mieux, vu ledéfaut de soldats éprouvés parmi eux, à ce qu’on me dit. Par monépée ! Tilly ou Wallenstein n’auraient pas mis quatre jourspour aller de Lyme à Taunton, quand même toute la cavalerie du RoiJacques aurait barré la route. Ce n’est pas ainsi, en lambinant,qu’on mène les grandes entreprises. On doit frapper fortement,brusquement. Mais, dites-moi, mon digne monsieur, car nous n’avonsguère recueilli en route que des rumeurs et des suppositions, n’ya-t-il pas eu quelque sorte d’engagement à Bridport ?

– En effet, il y a eu un peu de sang versédans cette localité. Ainsi que je l’ai appris, les deux premiersjours ont été employés à enrôler les fidèles, et à chercher desarmes pour les en pourvoir. Vous avez raison de hocher la tête, carles heures étaient précieuses. À la fin, on parvint à mettre en uncertain ordre environ cinq cents hommes, auxquels on fit longer lacôte, sous le commandement de Lord Grey de Wark et de Wade, l’hommede loi. À Bridport, ils se trouvèrent en face de la milice rouge duDorset et d’une partie des Habits jaunes de Portman. Si tout cequ’on dit est vrai, on n’a pas lieu de se montrer bien fier de partni d’autre. Grey et sa cavalerie ne cessèrent de tirer sur la brideque quand ils furent revenus se mettre en sûreté à Lyme. On ditcependant que leur fuite est plutôt imputable à la dureté de labouche de leurs montures qu’au peu de cœur des cavaliers. Wade etses fantassins tinrent tête bravement et eurent le dessus sur lestroupes du Roi. On a beaucoup crié dans le camp contre Grey, maisMonmouth n’à guère les moyens de se montrer sévère à l’égard duseul gentilhomme qui ait rejoint son drapeau.

– Peuh ! fit Saxon, d’un ton bourru, lesgentilshommes n’abondaient pas dans l’armée de Cromwell, je crois,et pourtant elle a fait une bonne figure contre le Roi, qui avaitautour de lui autant de Lords qu’il y a de baies dans un buisson.Si vous avez le peuple pour vous, à quoi bon rechercher ces beauxgentlemen à perruque, dont les blanches mains et les fines rapièresrendent autant de services que des épingles à cheveux.

– Sur ma foi, dis-je, si tous les freluquetsfont aussi peu de cas de leur vie que notre ami Sir Gervas, je nesouhaiterais pas de meilleurs compagnons sur le champ debataille.

– Et c’est la vérité, oui, s’écria avecconviction Maître Pettigrue. Et pourtant, comme Joseph, il porte unhabit de bien des couleurs, et il a d’étranges façons de parler.Personne n’aurait pu combattre avec tant de bravoure, ni faitmeilleure figure contre les ennemis d’Israël. Assurément ce jeunehomme a du bon dans le cœur, et deviendra un séjour de la grâce etun vaisseau de l’Esprit, quoique pour le moment il soit empêtrédans le filet des folies mondaines et des vanités charnelles.

– Il faut l’espérer, dit dévotement Saxon.Mais avez-vous encore quelque chose à nous apprendre au sujet de larévolte, digne monsieur ?

– Très peu, si ce n’est que les paysans sontaccourus en si grand nombre qu’il a fallu en renvoyer beaucoup,faute d’armes. Tous ceux qui paient la dîme dans le comté deSomerset vont à la recherche de cognes et de faux. Il n’y a pas unforgeron qui ne soit occupé dans sa forge du matin au soir, à fairedes fers de pique. Il y a six mille hommes comme cela dans le camp,mais ils n’ont pas même un mousquet pour cinq. À ce qu’on m’a dit,ils se sont mis en marche sur Axminster, où ils auront affaire auDuc d’Albemarle qui est parti d’Exeter avec quatre mille hommes desmilices de Londres.

– Alors, quoique nous fassions, nousarriverons trop tard, m’écriai-je.

– Vous aurez assez de bataille avant queMonmouth échange son chapeau de cheval contre une couronne et saroquelaure à dentelles contre la pourpre, dit Saxon. Si notre digneami que voici est exactement renseigné, et qu’un engagement decette sorte ait lieu, ce ne sera que le prologue de la pièce.Lorsque Churchill et Feversham arriveront avec les propres troupesdu Roi, ce sera alors que Monmouth fera le grand saut, qui leportera sur le trône ou sur l’échafaud.

Pendant qu’avait lieu cette conversation, nousavions mis nos chevaux au pas pour descendre le sentier tortueuxqui longe la pente Est de Taunton Deane.

Depuis quelque temps, nous avions pu voir dansla vallée au-dessous de nous les lumières de la ville de Taunton,et la longue bande d’argent de la rivière la Tone.

La lune, brillant de tout son éclat dans unciel sans nuages, répandait un doux et paisible rayonnement sur laplus belle et la plus riche des vallées anglaises.

De magnifiques résidences seigneuriales, destours crénelées, des groupes de cottages bien abrités sous leurstoits de chaume, les vastes et silencieuses étendues des champs deblé, de sombres bosquets, à travers lesquels brillaient lesfenêtres éclairées des maisons qui peuplaient leurs profondeurs,tout cela se développait autour de nous, ainsi que les paysagesindéfinis, muets, qui se déploient devant nous en nos rêves.

Il y avait dans ce tableau tant de calme, tantde beauté, que nous arrêtâmes nos chevaux à un coude que faisait lesentier, que les paysans las, les pieds meurtris, firent halte, queles blessés eux-mêmes se soulevèrent dans la charrette, pourréjouir leurs yeux par un regard jeté sur cette terre promise.

Tout à coup, du silence, monta une voix forte,fervente, qui s’adressait à la Source de Vie pour lui demander degarder et préserver ce qu’elle avait créé.

C’était Maître Josué Pettigrue, qui, à genoux,implorait à la fois des lumières pour l’avenir, et exprimait sareconnaissance de ce que son troupeau était sorti sain et sauf desdangers rencontrés sur son chemin.

Je voudrais, mes enfants, posséder un de cescristaux magiques dont vous parlent les livres, afin de pouvoirvous y montrer cette scène : les noires silhouettes descavaliers, l’attitude grave, sérieuse des paysans, les unsagenouillés pour prier, les autres s’appuyant sur leurs armesgrossières, l’expression à la fois soumise et narquoise des dragonsprisonniers, la rangée de figures pâles, contractées par lasouffrance, qui regardaient par-dessus le bord de la charrette, lechœur de gémissements, de cris, de phrases entrecoupées quiinterrompait parfois la parole ferme et égale du pasteur.

Si seulement j’étais capable de peindre unepareille scène avec le pinceau d’un Verrio ou d’un Laguerre, jen’aurais pas besoin de la décrire en ce langage décousu etfaible.

Maître Pettigrue avait terminé son discoursd’actions de grâce, et allait se relever quand le tintement musicald’une cloche nous arriva de la ville endormie à nos pieds.

Pendant une ou deux minutes, ce son s’élevatour à tour fort et faible, en sa douce et claire vibration.

Il fut suivi d’un second coup d’un son plusgrave, plus âpre, et d’un troisième, et l’air finit par s’emplird’un joyeux carillon.

En même temps, on entendit une rumeur de cris,d’applaudissements, qui s’enfla, s’étendit et devint un grondementpuissant.

Des lumières étincelèrent aux fenêtres.

Des tambours battirent.

Toute la ville fut en mouvement.

Ces manifestations soudaines de réjouissance,suivant d’aussi près la prière du ministre, furent regardées commeun heureux présage par les superstitieux paysans, qui poussèrent uncri de joie et, se remettant en marche, furent bientôt arrivés auxconfins de la ville.

Les sentiers et la chaussée étaient noirsd’une foule formée par la population de la ville, hommes, femmes,enfants.

Beaucoup d’entre eux portaient des torches etdes lanternes, et cette masse serrée allait dans une mêmedirection.

Nous les suivîmes, et nous nous trouvâmes surla place du marché, où des groupes de jeunes apprentis entassaientdes fagots, pour un feu de joie, tandis que d’autres mettaient enperce deux où trois grands tonneaux d’ale.

Ce qui donnait lieu à cette subite explosionde joie, c’était la nouvelle toute fraîche que la miliced’Albemarle avait déserté en partie, et que le reste avait étébattu, ce matin là, à Axminster.

Lorsqu’on apprit le succès de notre propreengagement, la joie populaire devient plus tumultueuse quejamais.

On se précipita au milieu de nous, on nouscombla de bénédictions, en cet étrange dialecte de l’ouest, à laprononciation épaisse.

On embrassait nos chevaux autant que nous.

Des préparatifs furent bientôt faits pouraccueillir nos compagnons fatigués.

Un long édifice vide, qui servait de magasinpour les laines, fut garni d’une épaisse couche de paille et mis àleur disposition.

On y plaça un grand baquet rempli d’ale, etune abondante provision de viandes froides et de pain defroment.

De notre côté, nous descendîmes par la rue del’Est, à travers les cris et les poignées de main de la foule, pournous rendre à l’hôtellerie du Blanc-Cerf, où, après unrepas hâtif, nous fûmes fort heureux de nous mettre au lit.

Mais à une heure avancée de la nuit, notresommeil fut interrompu par les réjouissances de la foule qui, aprèsavoir brulé en effigie Lord Sunderland et Grégoire Alford, Maire deLyme, s’attarda à chanter des chansons du pays de l’Ouest et deshymnes puritains jusqu’aux premières heures du matin.

II – Le rassemblement sur la place duMarché.

La belle ville où nous nous trouvions alors,était le véritable centre de la rébellion, bien que Monmouth n’yfût pas encore arrivé. C’était une localité florissante, faisant ungrand commerce de laine et de draps à côtes, qui donnait du travailà près de sept mille habitants.

Ainsi elle occupait un rang élevé parmi lescités anglaises, et n’avait au-dessus d’elle que Bristol, Norwich,Bath, Exeter, York, Worcester, entre les villes de province.

Taunton avait été longtemps fameux nonseulement par ses ressources et par l’initiative de ses habitants,mais encore par la beauté et la bonne culture du pays quis’étendait autour d’elle et produisait une vaillante race defermiers.

Depuis un temps immémorial, la ville avait étéun centre de ralliement pour le parti de la liberté, et pendantbien des années elle avait penché pour la République en politiqueet pour le puritanisme en matière de religion.

Aucune localité du Royaume n’avait combattuavec plus de bravoure pour le Parlement, et bien qu’elle eût étédeux fois assiégée par Goring, les bourgeois, sous les ordres ducourageux Robert Blake, avait lutté si désespérément que chaquefois les Royalistes avaient été obligés de se retirerdéconfits.

Pendant le second siège, la garnison avait étéréduite à se nourrir de la chair des chiens et des chevaux, maispas un mot relatif à une reddition n’était sorti de sa bouche, nonplus que de celle de l’héroïque commandant.

C’était ce même Blake sous lequel le vieuxmarin Salomon Sprent avait combattu contre les Hollandais.

Après la Restauration, le Conseil Privé, pourfaire voir qu’il se souvenait du rôle joué par la glorieuse villedu comté de Somerset, avait ordonné, par une mesure toute spéciale,la démolition des remparts qui entouraient la cité vierge.

Aussi, au temps dont je parle, il ne restaitde l’enceinte de murs épais, si bravement défendue par la dernièregénération de citadins, que quelques misérables amas de débris.

Toutefois il restait encore bien des souvenirsde ces temps orageux.

Les maisons du pourtour portaient encore lescicatrices et les lézardes produites par les bombes et les grenadesdes cavaliers.

D’ailleurs, la ville entière avait unefarouche et martiale apparence.

On eût dit un vétéran parmi les cités quiavaient combattu au temps jadis.

Elle ne redoutait point de voir encore unefois l’éclair des canons et d’entendre le sifflement aigu desprojectiles.

Le Conseil de Charles pouvait détruire lesremparts que ses soldats avaient été incapables de prendre, maisnul édit royal n’avait le pouvoir d’en finir avec le caractèrerésolu et les opinions avancées des bourgeois.

Bon nombre d’entre eux, nés et grandis dans lefracas de la guerre civile, avaient subi dès leur enfance l’actionincendiaire des récits de la guerre de jadis, et des souvenirs dugrand assaut où les mangeurs d’enfants de Lumley furent précipitésen bas de la brèche par les bras vigoureux de leurs pères.

Ainsi furent entretenues dans Taunton desdispositions plus énergiques, un caractère plus guerrier qu’entoute autre ville provinciale d’Angleterre.

Cette flamme fut attisée par l’actioninfatigable d’une troupe d’élite de prédicants non conformistes,parmi lesquels le plus en vue était Joseph Alleine.

On n’eût pu mieux choisir comme foyer d’unerévolte, car aucune cité n’attachait plus de prix aux libertés et àla croyance qui étaient menacées.

Une forte troupe de bourgeois était déjàpartie pour rejoindre l’armée rebelle, mais beaucoup étaient restésà la ville pour la défendre.

Ceux-ci furent renforcés par des bandes depaysans, comme celle à laquelle nous nous étions nous-mêmesattachés.

Elles étaient accourues en masse des environs,et maintenant elles partageaient leur temps entre les discours deleurs prédicateurs favoris, et l’exercice qui consistait às’aligner et à manier leurs armes.

Dans les cours, les rues, les places dumarché, on apprenait la marche, la manœuvre, le soir, le matin, àmidi.

Lorsque nous sortîmes à cheval après ledéjeuner, toute la ville retentissait des cris de commandement etdu fracas des armes.

Nos amis d’hier se rendaient sur la place dumarché au moment où nous y arrivâmes, et ils nous eurent à peinevus qu’ils ôtèrent leurs chapeaux et nous accueillirent par desacclamations nourries, et ils ne consentirent à se taire que quandnous les eûmes rejoints au petit trot pour prendre notre place àleur tête.

– Ils ont juré qu’aucun autre ne serait leurchef, dit le ministre, debout près de l’étrier de Saxon.

– Je ne pouvais pas souhaiter de plus solidesgaillards à conduire, dit-il.

– Qu’ils se déploient en double ligne, enavant de l’hôtel de ville ! Comme cela ! c’estcela !

– Rangez-vous bien, la ligne d’arrière !dit-il en se plaçant à cheval vis-à-vis d’eux. Maintenantmettez-vous pour prendre position, le flanc gauche immobile, pourservir de pivot à l’autre ! C’est cela : voilà une ligne aussirigide, aussi droite qu’une épée sortant des mains d’AndreaFerrare… Je t’en prie, l’ami, ne tiens pas ta pique comme sic’était une houe, quoique j’espère que tu feras de bonne besogneavec elle pour émonder la vigne du Seigneur… Et vous, monsieur, ilfaut porter votre mousqueton sur l’épaule au lieu de le tenir sousle bras comme un dandy tient sa canne. Jamais malheureux soldat sevit-il obligé de mettre en ordre une équipe aussi panachée !Mon bon ami le Flamand lui-même ne servirait pas à grand-chose,ici, non plus que Petrinus qui, dans son traité De remilitari, ne donne nulles indications sur la façon de fairefaire l’exercice à un homme dont l’arme est une faucille ou unefaux.

– Épaulez faux ! Portez faux !Présentez faux ! dit tout bas Ruben à l’oreille de SirGervas.

Et tous deux éclatèrent de rire sans sepréoccuper des froncements de sourcils de Saxon voûté.

– Partageons-les, dit-il, en trois compagniesde quatre-vingts hommes.

– Non, un instant… Combien avez-vous d’hommesarmés de mousquets ? Cinquante-cinq. Qu’ils sortent desrangs ! Ils formeront la première ligne ou compagnie. SirGervas Jérôme, vous avez sans doute commandé la milice de votrecomté, et vous savez quelque chose sur l’exercice à feu. Si je suisle chef de cette troupe, je vous nomme capitaine de cettecompagnie. Elle formera la première dans la bataille, et c’est uneposition qui ne vous déplaira pas, je le sais.

– Pardieu, il faudra qu’ils se poudrent latête, dit Sir Gervas d’un ton décidé.

– Vous aurez à pourvoir à tout leurarrangement, répondit Saxon. Que la première compagnie s’avance desix pas sur le pont ! C’est cela !… Maintenant que leshommes armés de piques se présentent ! Quatre-vingtsept ! une compagnie bonne pour le service. Lockarby,chargez-vous de ces hommes, et n’oubliez pas ceci : les guerresd’Allemagne l’ont démontré. La meilleure cavalerie est aussiimpuissante contre des piquiers bien fermes que les vagues contreun rocher. Vous serez le capitaine de la seconde compagnie. Allezvous placer à sa tête.

– Par ma foi, s’ils ne savent pas mieux sebattre que leur capitaine ne sait se tenir à cheval, dit àdemi-voix Ruben, ce sera une fâcheuse affaire. J’espère qu’ilsseront plus solides sur le champ de bataille que je ne le suis enselle.

– Quant à la troisième compagnie des hommesarmés de faux, je la confie à vos soins, capitaine Micah Clarke,reprit Saxon. Le bon Maître Josué Pettigrue sera notre aumôniermilitaire. Sa voix et sa présence ne seront-elles pas pour nouscomme la manne dans le désert, comme des sources d’eau dans leslieux arides. Quant aux sous-officiers, je vois que vous les avezdéjà choisis. Vos capitaines auront le droit d’ajouter à ce nombre,ceux qui frappent avec sang-froid et ne font pas de quartier.Maintenant j’ai encore une chose à vous dire. Je parle de façon àce que tout le monde m’entende, et que dans la suite personne ne seplaigne de ce qu’on ne lui a pas fait connaître clairement lesrègles de son service. Ainsi donc, je vous avertis que quand leclairon sonnera l’appel du soir, qu’on aura déposé le casque et lapique, je suis comme vous, et vous comme moi, les uns et lesautres, des ouvriers dans le même champ, et nous buvons aux mêmessources de vie. Ainsi donc je prierai avec vous, je prêcherai avecvous, je vous donnerai des éclaircissements, je ferai tout ce quipeut convenir à un frère de pèlerinage sur la route fatigante. Maisécoutez bien, amis, quand nous sommes sous les armes, et qu’il y ade bonne besogne à faire, en marche, ou sur le champ de bataille,ou à la revue, que votre tenue soit régulière, militaire,scrupuleuse. Soyez vifs à entendre, alertes à obéir, car je ne veuxpas de flemmards, ni de traînards, et s’il s’en trouvait, je leurferais sentir le poids de ma main. Oui, j’irai même jusqu’à lessupprimer. Je vous le déclare, il n’y aura point de pitié pour desgens de cette sorte.

Sur ces mots il s’arrêta, promena ses regardssur sa troupe d’un air sévère, ses paupières très baissées sur sesyeux brillants et mobiles.

– Si donc, reprit-il, un homme se trouvaitparmi vous qui redoute de se soumettre à une discipline rigoureuse,qu’il sorte des rangs, et qu’il se mette en quête d’un chef plusindulgent car je vous le dis, tant que je commanderai ce corps, lerégiment d’infanterie de Wiltshire, qui a pour chef Saxon, seradigne de faire ses preuves en cette cause sainte et si propre àélever les âmes.

Le colonel se tut et resta immobile sur sajument.

Les paysans, formés en longue ligne levèrentles yeux, les uns d’un air balourd, les autres d’un aird’admiration, certains avec une expression de crainte devant sestraits sévères, osseux, et son regard plein de menaces.

Mais personne ne bougea.

Il reprit :

– L’honorable Maître Timewell, Maire de cettebelle ville de Taunton, laquelle a été une tour de force pour lesfidèles pendant ces longues années pleines d’épreuves pourl’esprit, se dispose à nous passer en revue, quand les autres corpsse seront réunis. Ainsi donc, capitaines, à vos commandements… Là,les mousquetaires ! Formez les rangs, avec trois pasd’intervalle entre chaque ligne. Faucheurs, prenez place sur lagauche ; que les sous-officiers se postent sur les flancs eten arrière. Comme cela ! Voilà qui est bien manœuvré pour unpremier essai, quoiqu’un bon adjudant avec sa trique, à la façonimpériale, puisse trouver encore ici pas mal de besogne.

Pendant que nous étions occupés ainsi à nousorganiser d’une manière rapide et sérieuse un régiment, d’autrescorps de paysans, plus ou moins disciplinés, s’étaient rendus surla Place du Marché et y avaient pris position.

Ceux de notre droite étaient venus de Frome etde Radstock, dans le nord du comté de Somerset.

C’était une simple cohue dont les armesconsistaient en fléaux, maillets, et autres outils de ce genre, etsans autres signes de ralliement que des branches vertes fixéesdans les rubans de leurs chapeaux.

Le corps, qui se trouvait à notre gauche,portait un drapeau indiquant qu’il se composait d’hommes du comtéde Dorset.

Ils étaient moins nombreux, mais mieuxéquipés, car leur premier rang tout entier était comme le nôtre,armé de mousquets.

Pendant ce temps, les bons bourgeois deTaunton, leurs femmes et leurs filles, s’étaient groupés sur lesbalcons et aux fenêtres qui avaient vue sur la place du Marché, etd’où ils pouvaient assister au défilé.

Ces graves bourgeois, aux barbes taillées encarré, aux vêtements de drap, avec leurs imposantes moitiés envelours et taffetas à triple poil, regardaient du haut de leursobservatoires, tandis que çà et là s’entrevoyait sous la coiffepuritaine une jolie figure timide et très propre à confirmer larenommée de Taunton, ville aussi célèbre par la beauté de sesfemmes que pour les prouesses de ses hommes.

Les côtés de la place étaient occupés par lamasse compacte des gens du peuple, vieux tisseurs de laine à labarbe blanche, matrones aux faces revêches, villageoises avec leurschâles posés sur la tête, essaims d’enfants, qui de leurs voixaiguës acclamaient le Roi Monmouth et la successionprotestante.

– Sur ma foi, dit Sir Gervas, en faisantreculer son cheval jusqu’à ce qu’il se trouvât sur la même ligneque moi, nos amis aux bottes carrées ne devraient pas être sipressés d’aller au ciel, alors qu’ils ont parmi eux, sur terre, desanges en si grand nombre. Par le Corps Dieu ! ne sont-ellespas belles ! Et à elles toutes, elles n’ont pas une mouche,pas un diamant, et pourtant que ne donneraient pas vos bellesfanées du Mail ou de la Piazza pour avoir leur innocence et leurfraîcheur ?

– Je vous en prie, au nom du ciel, ne leurenvoyez pas de ces sourires et de ces saluts, dis-je. Cespolitesses sont de mise à Londres, mais elles seraient entendues detravers parmi ces simples villageoises au Somerset et leursparents, gens à la tête chaude, et qui frappent dur.

J’avais à peine dit ces mots que la porte àdeux vantaux de l’Hôtel de Ville s’ouvrit, et que le cortège despères de la cité apparut sur la place du marché.

Deux trompettes en justaucorpsini-parti les précédaient, en sonnant une fanfare surleurs instruments.

Derrière eux venaient les aldermen et lesconseillers, graves et vénérables vieillards, drapés dans des robesde soie noire à traîne, aux collets et aux bords formés decoûteuses fourrures.

Après eux s’avançait un petit homme rougeaud,bedonnant, qui tenait à la main la verge, insigne de sonoffice.

C’était le secrétaire de la ville.

Le défilé des dignitaires se terminait par lahaute et imposante personne de Stephen Timewell, Maire deTaunton.

Il y avait dans l’extérieur de ce magistratbien des choses faites pour attirer l’attention, car tous lestraits qui caractérisaient le parti puritain, auquel ilappartenait, se personnifiaient et s’exagéraient en lui.

Il était d’une taille très haute, extrêmementmaigre, avec un air fatigué, des paupières lourdes, quitrahissaient les jeûnes et les veilles.

Les épaules courbées, la tête penchée sur lapoitrine marquaient les effets de l’âge, mais ses yeux brillants,d’un gris d’acier, l’animation qui se remarquait dans les traits desa figure pleine de vivacité, prouvaient à quelle hauteurl’enthousiasme religieux pouvait s’élever au-dessus de la faiblessecorporelle.

Une barbe pointue, en désordre, tombait àmi-chemin de sa ceinture.

Ses longs cheveux, blancs comme la neige,s’échappaient en voltigeant de dessous une calotte de velours.

Cette calotte était fortement tendue sur lecrâne de façon à faire saillir les oreilles dans une positionforcée, de chaque côté, coutume qui a valu à son parti l’épithètede « dresse-l’oreille » qui lui fut si souvent appliquéepar ses adversaires.

Son costume était d’une simplicité étudiée, decouleur sombre.

Il se composait de son manteau noir, deculottes en velours foncé, de bas de soie, avec des nœuds develours aux souliers à la place des boucles alors en usage.

Une grosse chaîne d’or, qu’il portait au cou,était la marque de son office.

En avant de lui marchait à pas comptés le grossecrétaire de la ville, au gilet rouge, une main sur la hanche,l’autre étendue pour brandir la verge qui lui servaitd’insigne.

Il jetait des regards solennels à droite et àgauche, s’inclinait de temps en temps comme s’il s’attribuait lesapplaudissements.

Ce petit homme avait attaché à sa ceinture unénorme sabre qui résonnait sur ses pas avec un bruit de ferraillesur le pavé formé de galets, et qui de temps en temps se mettaitentre ses jambes.

Alors l’homme l’enjambait d’un air brave etreprenait sa marche sans rien perdre de sa dignité.

Trouvant à la fin ces interruptions tropfréquentes, il abaissa la poignée de son sabre de manière à enélever la pointe, et il continua à marcher avec l’air d’un coqbantam dont la queue aurait été réduite à une seule plume.

Lorsque le Maire eut passé en avant et enarrière des différents corps et les eut inspectés avec une minutieet une attention bien propres à prouver que l’âge n’avait pointémoussé ses qualités militaires, il fit demi-tour dans l’intentionévidente de nous parler.

Aussitôt son secrétaire s’élança devant lui,agitant les bras, et criant à tue-tête :

– Silence, bonnes gens ! Silence pour letrès honorable Maire de Taunton ! Silence pour le digne MaîtreStephen Timewell.

Et au milieu de ses gestes et de ses cris, ils’empêtra encore une fois dans son arme démesurée, et alla s’étalerà quatre pattes dans le ruisseau.

– Silence, vous même, Maître Tetheridge, ditd’un ton sévère le magistrat suprême, si l’on vous rognait votreépée et votre langue, ce serait aussi avantageux pour vous que pournous. Ne saurais-je dire quelques mots opportuns à ces braves genssans que vous veniez m’interrompre par vos aboiementsdiscordants ?

L’encombrant personnage se ramassa ets’esquiva derrière le groupe des conseillers, pendant que le Mairegravissait avec lenteur les degrés de la croix du marché.

De là, il nous parla d’une voix haute,perçante, qui prenait plus d’ampleur à chaque mot, si bien qu’elles’entendait jusque dans les coins les plus éloignés de laplace.

– Amis dans la foi, dit-il, je rends grâce auSeigneur d’avoir été épargné dans ma vieillesse pour être présent àcette pieuse réunion. Car nous, gens de Taunton, nous avonstoujours entretenu vivante parmi nous la flamme du Covenant,parfois peut-être obscurcie par les courtisans des circonstances,mais restée toujours allumée dans les cœurs de notre peuple.Toutefois il régnait autour de nous des ténèbres pires que cellesde l’Égypte, alors que Papisme et Prélatisme, Arminianisme etÉrastianisme faisaient rage et se donnaient libre cours sansrencontrer d’obstacle ni de répression. Mais que vois-jemaintenant ? Vois-je les fidèles se retirer tremblants enleurs cachettes, et dressant l’oreille pour percevoir le bruit desfers des chevaux de leurs oppresseurs ? Vois-je une générationdocile aux maîtres du jour, avec le mensonge aux lèvres, et lavérité ensevelie au fond de son cœur ? Non, je vois devant moides hommes pieux, qui viennent non seulement de cette belle cité,mais encore de tout le pays à la ronde, et des comtés de Dorset, etde Wilts, certains même, à ce qu’on me dit, du Hampshire, tousdisposés, empressés à besogner vigoureusement pour la cause duSeigneur. Et quand je vois ces hommes fidèles, et quand je penseque chacune des grosses pièces de monnaie qu’ils ont dans leurscaisses est prête à les soutenir, et quand je sais que ceux qui,dans le pays, ont survécu aux persécutions, rivalisent de prièrespour nous, j’entends une voix intérieure qui me dit que nousabattrons les idoles de Dagon et que nous bâtirons dans cetteAngleterre, notre pays, un temple de la vraie religion tel que niPapisme, ni Prélatisme, ni idolâtrie, ni aucune autre invention duMauvais ne prévaudra jamais contre lui.

Un sourd murmure d’approbation que rien nepouvait contenir, monta des rangs compacts de l’infanterieinsurgée, en même temps que les armes ou mousquetons retombaientsur le pavé avec un bruit sonore.

Saxon tourna à demi sa figure farouche, enlevant la main d’un signe d’impatience.

Le grondement rauque s’éteignit parmi noshommes, pendant que nos compagnons de droite et de gauche, moinsdisciplinés, continuaient à agiter leurs branches vertes et à fairesonner leurs armes.

Les gens de Taunton restaient immobiles,résolus, silencieux, mais leurs traits contractés, leurs sourcilsfroncés prouvaient que l’éloquence de leur concitoyen avait remuéjusqu’en ses profondeurs l’esprit fanatique qui lesdistinguait.

– J’ai en main, reprit le Maire, en tirant desa poitrine un papier roulé, la proclamation dont notre royal chefs’est fait précéder. En sa grande bonté, en son abnégation, il a,dans le premier appel daté de Lyme, fait savoir qu’il laisserait lechoix d’un monarque aux Communes d’Angleterre, mais ayant apprisque ses ennemis faisaient de cette déclaration l’usage le plusscandaleux, le plus vil, et assuraient qu’il avait trop peu deconfiance en sa propre cause pour surprendre publiquement le titrequi lui était dû, il a décidé de mettre fin à ces mauvaispropos.

« Sachez donc que par la présente il estproclamé que James, Duc de Monmouth, est désormais le Roi légitimed’Angleterre, que Jacques Stuart, le papiste et le fratricide, estun scélérat usurpateur, qu’il est promis cinq mille guinées àquiconque le livrera mort ou vif, et que l’assemblée siégeantactuellement à Westminster et se donnant le nom de Communesd’Angleterre est une assemblée illégale, que ses actes sont nuls etnon avenus devant la loi. Dieu bénisse le Roi Monmouth et laReligion protestante ! »

Les trompettes sonnèrent une fanfare, et lepeuple applaudit, mais le Maire, levant ses mains maigres etblanches pour réclamer le silence, reprit :

– Il est arrivé ce matin un message du Roi. Ilenvoie son salut à ses fidèles sujets protestants, et ayant faithalte à Axminster, pour se reposer après sa victoire, il se mettrabientôt en marche, et sera parmi vous dans deux jours au plustard.

« Vous serez peinés d’apprendre que lebon Alderman Rider a péri, frappé au plus fort de la mêlée. Il estmort en homme et en chrétien, léguant toute sa fortune en ce monde,ainsi que sa fabrique de draps et ses biens immeubles, pour lacontinuation de la guerre.

« Parmi les autres morts, il n’y en a pasplus de dix qui soient de Taunton. Deux vaillants jeunes pères ontété moissonnés, Ohosés et Ephraïm Hollis, dont la pauvre mère…

– Ne vous désolez pas à mon sujet, bon MaîtreTimewell, cria une voix de femme dans la foule. J’ai trois autresfils, aussi solides, que j’offre tous pour la même querelle.

– Vous êtes une digne femme, MistressHollis, répondit le Maire, et vos enfants ne seront point perduspour vous. Le nom suivant sur ma liste est celui de Jessé Tréfail,puis viennent Joseph Millar et Aminadab Holt…

Un mousquetaire, homme d’un certain âge, setrouvant dans là première ligne de l’infanterie Taunton, enfonçason chapeau sur ses yeux, et cria d’une voix forte etferme :

– Le Seigneur me l’a donné, le Seigneur me l’aôté. Béni soit le nom du Seigneur !

– C’est votre fils unique, Maître Holt, dit leMaire, mais le Seigneur a aussi sacrifié son Fils unique pour quevous et moi nous puissions boire aux eaux de la vie éternelle… Puisviennent Route-de-lumière-Régan, James Fletcher, Salut-Smith etRobert Jolinstone.

Le vieux Puritain roula ses papiers d’un airgrave, et après être resté quelques instants les mains croisées sursa poitrine, en une silencieuse prière, il descendit de la croix dumarché, et s’éloigna suivi des aldermen et des conseillers.

La foule commença de même à se disperser,d’une façon posée et sans désordre.

Les figures étaient solennelles, sérieuses,les yeux baissés.

Toutefois un grand nombre de paysans, pluscurieux ou moins dévots que les citadins, se groupèrent autour denotre régiment, pour voir ceux qui avaient battu les dragons.

– Vois-tu l’homme qui a une tête degerfaut ? s’écria l’un, en désignant Saxon. C’est lui qui aabattu hier ce Philistin d’officier, et qui a mené les fidèles à lavictoire.

– Remarquez-vous cet autre, s’écria unevieille dame, celui qui a la figure blanche, et qui est habillécomme un prince ? C’est un noble, qui est venu de Londres pourrendre témoignage en faveur de la foi protestante. C’est un bienpieux gentleman, oh, oui, et s’il était resté dans la citécoupable, on lui aurait coupé la tête, comme on a fait au bon LordRussell, ou on l’aurait enchaîné avec le digne monsieur Baxter.

– Par la Vierge Marie, compère, criait unautre, l’homme de grande taille au cheval gris, voilà mon soldat àmoi. Il a les joues aussi lisses qu’une demoiselle, et des membrescomme Goliath de Gath. Je vous parie qu’il serait capabled’emporter ce vieux compère de Jones en travers de sa selle aussiaisément que Towser enlève une donzelle. Mais voici ce bon monsieurTetheridge, le secrétaire : il est bien occupé, et c’est un hommequi n’épargne ni le temps ni la peine pour la Grande Cause.

– Place, bonnes gens, place ! criait lepetit secrétaire affairé, l’air autoritaire. N’entravez pas leshauts employés de la corporation dans l’accomplissement de leursfonctions. Vous ne devez pas non plus encombrer les abords descombattants, vu que par là vous les empêchez de se déployer et des’étendre en ligne, ainsi que le demandent actuellement plusieurschefs importants. Je vous prie, quel est donc celui qui commandecette cohorte, ou plutôt cette légion, vu que vous avez le concoursde cavalerie auxiliaire ?

– C’est un régiment, monsieur, dit Saxon d’unair bourru, le régiment du colonel Saxon, infanterie du Comté deWilts, que j’ai l’honneur de commander.

– Je demande pardon à monsieur le colonel,s’écria le secrétaire, d’un air inquiet, en s’écartant du soldat àfigure bronzée. J’ai entendu parler de monsieur le colonel et deses exploits dans les guerres d’Allemagne. Moi-même, j’ai porté lapique dans ma jeunesse, et j’ai brisé une ou deux têtes, oui, etmême aussi un ou deux cœurs, au temps où je portais justaucorps etbandoulière.

– Faites connaître votre message, ditbrièvement le colonel.

– C’est de la part de son Excellence monsieurle Maire. Il s’adresse à vous-même, et à vos capitaines, qui sansdoute sont ces cavaliers de haute stature que je vois à mes côtés.Beaux gaillards, sur ma foi, mais vous et moi, colonel, nous savonsbien qu’un petit tour d’escrime peut mettre le plus petit d’entrenous au même niveau que le plus fendant. Oui, je vous le garantis,vous et moi qui sommes des soldats, nous pourrions, étant mis dos àdos, tenir tête à ces trois galants.

– Parlez, mon garçon, gronda Saxon, enétendant un long bras musculeux et saisissant par le revers de sonhabit le bavard secrétaire, et le secouant de façon à faire sonnerencore une fois son grand sabre.

– Quoi ! Colonel ! Comment ?s’écria Mr Tetheridge, dont l’habit parut prendre une teinte plusfoncée par le contraste avec la pâleur soudaine de ses joues.Porteriez-vous une main irritée sur le représentant du Maire ?Moi aussi, je porte l’épée au côté, comme vous pouvez le voir. Enoutre, je suis assez vif, assez prompt à me fâcher, et je vousavertis en conséquence de ne rien faire que je puisse par hasardregarder comme une offense personnelle. Quant à mon message,c’était pour vous dire que son Excellence Mr le Maire désiraitavoir un entretien avec vous et vos capitaines à l’Hôtel deVille.

– Nous allons nous y rendre, dit Saxon.

Puis, s’adressant au régiment, il se mit àexpliquer quelques-uns des mouvements et exercices les plussimples, en instruisant ses officiers tout comme ses hommes, car siSir Gervas connaissait un peu l’exercice, Lockarby et moi, nousn’avions guère que de la bonne volonté à offrir dansl’occasion.

Lorsque l’ordre de rompre fut enfin donné, noscompagnies retournèrent à leur casernement dans le magasin àlaines, pendant que nous remettions nos chevaux aux valets d’écuriedu Blanc-Cerf et que nous nous mettions en route pourprésenter nos respects au Maire.

III – Maître Stephen Timewell, Maire deTaunton.

Tout était en mouvement, en agitation, dansl’Hôtel de Ville.

Sur un des côtés, à une table basse couvertede serge verte, étaient assis deux écrivains, ayant devant eux degrands rouleaux de papier.

Une longue procession de citadins défilaientdevant eux.

Chacun déposait un rouleau ou un sac de piècesde monnaies qui était dûment enregistré par les receveurs.

Une caisse carrée, renforcée de fer, setrouvait à côté d’eux.

On y jetait l’argent et nous remarquâmes aupassage qu’elle était à moitié pleine de pièces d’or.

Nous ne pûmes éviter de constater que parmiles donateurs, il y en avait beaucoup dont les doublets râpés etles figures amaigries montraient que les sommes si volontiersdonnées par eux étaient le fruit de privations qu’ils s’étaientimposés jusque dans leur nourriture.

Beaucoup, parmi eux, accompagnaient leuroffrande d’une courte prière, ou de la citation d’un texte bienchoisi, où il est parlé du trésor qui ne se corrompt point, ou duprêt fait au Seigneur.

Le secrétaire de la ville, debout près de latable, délivrait les reçus pour chaque somme, et le mouvementincessant de sa langue emplissait la salle, lorsqu’il lisait lesnoms et les sommes, en y intercalant ses remarques :

– Abraham Willis, criait-il à notre entrée,inscrivez-le pour vingt-six livres dix shillings. Vous recevrez dixpour cent sur cette terre, Maître Willis, et je vous garantisqu’ensuite vous ne serez point oublié… John Standish, deux livres,William Simons, deux guinées… Tiens-bon Bealing, quarante-cinqlivres. Voilà un fameux coup dans le flanc du Prélatisme, braveMaître Hoaling… Salomon Warren, cinq guinées ; James White,cinq shillings, l’obole de la veuve, James !… Thomas Bakewell,cinq livres. Non, Maître Bakewell, avec trois fermes sur les bordsde la Tone et des pâturages dans l’endroit le plus fertiled’Athelney, vous pouvez vous montrer plus libéral pour la bonnecause. Nous vous reverrons sans doute. L’Alderman Smithson,quatre-vingt-dix livres ! Aha ! voilà un soufflet sur lafigure de la femme vêtue d’écarlate. Encore quelques autres commecelui-là, et son trône se changera en chaise à plongeon. Nous ladémolirons, digne Maître Smithson, ainsi que Jéhu, le fils deNimshi, démolit la demeure de Baal.

Et il bavardait, bavardait, faisant succéderéloges, conseils, reproches, bien que les graves et solennelsbourgeois ne prêtassent guère attention à son vain jacassement.

À l’autre côté de la salle, il y avaitplusieurs longues auges de bois, employées à loger les piques etles faux.

Des messagers spéciaux, des appariteursavaient été expédiés pour battre le pays et réunir des armes.

Ceux-ci, à leur retour, avaient déposé là leurbutin sous la surveillance de l’armurier en chef.

Outre les armes ordinaires des paysans, onvoyait un tonneau à moitié plein de pistolets et de pétrinaux, sanscompter un bon nombre de mousquets, de fusils à écrou, des fusilshollandais, canardières, carabines, ainsi qu’une douzaine detromblons à canon de bronze, à gueule évasée, quelques armes derempart d’antique façon, telles que sacres, couleuvrines, provenantdes manoirs du comté.

On avait pris sur les remparts, tiré desgreniers de ces vieilles demeures bien d’autres armes, que sansdoute nos aïeux regardaient comme des objets de prix, mais quiparaîtraient bien étranges en ce temps-ci, où on peut tirer un coupde fusil toutes les deux minutes, et envoyer aussi une balle à unedistance de quatre cents pas.

Il y avait des hallebardes, des haches decombat, des masses d’armes, des lances, et d’antiques cottes demailles, capables encore aujourd’hui de mettre la vie d’un homme àl’abri d’un coup d’épée ou de pique.

Maître Timewell, le Maire, était debout aumilieu de ces allées et venues, mettant de l’ordre dans touteschoses, en chef habile et prévoyant.

Je compris aisément la confiance etl’affection qu’éprouvaient pour lui ses concitoyens, quand je levis à l’œuvre, et faisant preuve de toute la sagesse de l’âge et detout l’entrain de la jeunesse.

Il était tout entier à sa besogne.

Au moment de notre arrivée, il essayait lefonctionnement d’un falconnette, mais en nous apercevant, ils’avança et nous salua avec beaucoup de bienveillance.

– J’ai entendu parler beaucoup de vous,dit-il, et raconter comment vous avez maintenu ensemble lesfidèles, et battu ainsi les cavaliers de l’usurpateur. Ce ne serapas la dernière fois, je l’espère, que vous aurez vu leur dos. Onm’a appris, Colonel Saxon, que vous avez beaucoup servi àl’étranger.

– J’ai été l’humble instrument de laProvidence dans plus d’une bonne besogne, dit Saxon en s’inclinant.J’ai combattu avec les Suédois contre les Brandebourgeois, puisavec les Brandebourgeois contre les Suédois, mon temps étant expiréet mes conditions satisfaites avec ces derniers. Ensuite j’aicombattu avec les Bavarois contre les Suédois et lesBrandebourgeois réunis, sans parler de la part que j’ai prise auxgrandes guerres sur le Danube contre le Turc, et de deux campagnesdans le Palatinat avec les Messieurs, ce qui toutefoispeut passer pour une distraction plutôt que pour de la guerre.

– De vrais états de service pour unsoldat ! s’écria le Maire, en caressant sa barbe blanche. J’aientendu dire aussi que vous êtes puissant dans la prière et lechant. Vous êtes, ce que je vois, colonel, de la vieille race demil six cent quarante, où les hommes passaient toute la journée enselle, et la moitié de la nuit à genoux. Quand reverrons-nous leurspareils ? Il ne reste plus que des débris tels que moi, le feude notre jeunesse entièrement éteint, et n’offrant plus que descendres léthargiques de la tiédeur.

– Non, non, dit Saxon, la position etl’occupation où vous voilà maintenant ne sont guère d’accord avecla modestie de votre langage. Mais voici des jeunes gens quitrouveront l’ardeur, si leurs anciens apportent le concours deleurs cerveaux. Voici le Capitaine Micah Clarke, le CapitaineLockarby, et le Capitaine Honorable Sir Gervas Jérôme, qui sontvenus de loin tirer leurs épées en faveur de la foi foulée auxpieds.

– Taunton vous souhaite la bienvenue jeunesmessieurs, dit le Maire, en regardant un peu de travers, du moinsje me le figurais, le baronnet qui avait tiré son miroir de pocheet était occupé à se brosser les sourcils J’espère que durant votreséjour en cette ville, vous voudrez bien vous installer chez moi.C’est une maison sans façon, où la chère est simple, mais un soldata peu de besoins. Et maintenant, colonel, je serais heureux de vousconsulter au sujet de ces drags, et de savoir si après avoir étérecerclés, ils peuvent encore servir, ainsi qu’au sujet de cestrois demi-canons, qui furent employés au temps ancien du Parlementet diront peut-être leur mot dans la cause du peuple.

Le vieux soldat et le Puritain s’enfoncèrentaussitôt dans une profonde et savante discussion sur les méritesdes pièces de rempart, des petits canons, demi-couleuvrines,sacres, mignons, mortiers, faucons, pierriers, autant de typesd’artillerie sur chacun desquels Saxon avait à exprimer desopinions bien tranchées, étayées de bien des aventures, de bien desexpériences personnelles.

Il s’étendit ensuite sur les avantages desflèches à feu, des lances à feu, dans l’attaque ou la défense desplaces fortes.

Il termina par une longue dissertation sur lesfortins, directis lareribus, sur les ouvrages endemi-lune, en ligne droite, horizontaux, obsculaires, avec tant dementions des lignes de la Majesté Impériale, à Gran, qu’il semblaitque ce discours ne dût jamais finir.

Nous nous esquivâmes pendant qu’il était entrain de discuter sur les efforts que produisirent les grenadesautrichiennes sur une brigade de piquiers bavarois à la batailled’Obergranstock.

– Que je sois maudit, si je suis disposé àaccepter l’offre de ce personnage, dit Sir Gervas à demi-voix. J’aientendu parler des ménages puritains. Beaucoup de prières, peu devin du Rhin, et de tous côtés des vols de textes aussi durs, aussitranchants que des cailloux. On se couche avec le soleil, et unsermon est là qui vous guette pour peu qu’on regarde avecbienveillance la domestique, ou qu’on chantonne un refrain dechanson à boire.

– La maison peut être plus importante quecelle de mon père, fis-je remarquer, mais elle ne peut pas êtreplus rigoureuse.

– Pour cela, je le garantis, s’écria Ruben.Quand nous allions à une danse moresque, quand nous organisions unjeu des samedis soir, comme la ronde aux baisers ou « le curéqui a perdu son habit », j’ai vu Joe Côte de Fer nous jeter aupassage un regard capable de geler le sourire sur nos lèvres. Jevous réponds qu’il aurait aidé le Colonel Pride à tuer les ours ouà abattre les maïs.

– Un tel homme eût commis un fratricide entuant des ours, dit Sir Gervas, avec tout le respect que jeprofesse pour votre honorable père, ami Clarke.

– Tout comme vous si vous aviez abattu unpapegai, répondis-je en souriant. Quant à l’offre du Maire, nous nepouvons maintenant nous dispenser d’aller à son repas, et si on letrouve ennuyeux, il vous sera aisé de trouver une excuse, et devous tirer honorablement de là. Mais rappelez-vous ceci, SirGervas, ces intérieurs-là sont très différents de tous ceux quevous connaissez. Aussi donc réfrénez votre langue : sans quoi ilpourrait y avoir quelqu’un de fâché. Si je fais hem ! ou si jetousse, cela signifiera que vous ferez bien de vous tenir sur vosgardes.

– Convenu, jeune Salomon, s’écria-t-il. Ilfait réellement bon avoir un pilote qui connaît comme vous ces eauxsacrées. Quant à moi, je ne me doutais pas combien j’étais près desrécifs. Mais nos amis ont fini la bataille d’Ober… je ne sais pasquoi, et ils s’avancent vers nous. J’espère, Monsieur le Maire, quetoutes les difficultés sont résolues ?

– Elles le sont, répondit le Puritain. J’aiété extrêmement édifié par les propos de votre colonel, et je suiscertain qu’en servant sous ses ordres vous ferez grand profit de samûre expérience.

– Très probable, monsieur, trèsprobable ! dit Sir Gervas d’un ton insouciant.

– Mais, reprit le Maire, il est près d’uneheure, et notre faible chair demande à grands cris à manger et àboire. Je vous en prie, faites-moi la faveur de m’accompagner enmon humble demeure, où nous trouverons le repas de famille déjàservi.

En disant ces mots, il nous précéda poursortir de la salle, et descendit lentement Fore Street, les genss’écartant à droite et à gauche sur son passage et se découvrantrespectueusement devant lui.

De place en place, ainsi qu’il nous le fitremarquer, des mesures avaient été prises pour barrer la route avecde fortes chaînes, destinées à rompre l’élan de la cavalerie.

Dans certains endroits, à l’angle d’une maisonun trou avait été pratiqué dans la maçonnerie, et par là pointaitla gueule noire d’une caronade ou d’une pièce de rempart.

Ces précautions étaient d’autant plusnécessaires, que plusieurs corps de cavalerie, sans compter celuique nous avions repoussé, étaient répandus dans les environs, on lesavait, et que la ville, n’ayant plus ses remparts, était exposée àune incursion d’un chef audacieux.

La demeure du principal magistrat était unemaison trapue, à façade carrée en pierre, située dans une cour quis’ouvrait sur la rue de l’Est.

La porte de chêne, à imposte pointue, parseméede gros clous de fer, avait un air sombre et maussade, mais levestibule sur lequel elle s’ouvrait était clair et aéré.

Il avait un parquet de cèdre très poli etétait lambrissé jusqu’à une grande hauteur, d’un bois de nuancefoncée qui répandait une odeur agréable, analogue à celle de laviolette.

Un large escalier partait de l’autre bout duvestibule.

Ce fut par là qu’arriva, d’une marche légère,au moment de notre entrée, une jeune fille à la figure douce,suivie d’une vieille dame chargée de lingerie blanche.

En nous voyant, la personne âgée battit enretraite, remontant l’escalier, pendant que la jeune personnedescendait les marches trois à trois, entourait de ses bras le coudu vieillard, et l’embrassait avec tendresse, en le regardant bienen face, comme une mère regarde un enfant, quand elle craintquelque chose d’inquiétant.

– On s’est encore fatigué, grand-papa, encorefatigué, dit-elle en hochant la tête, et lui posant sur chaqueépaule une petite main blanche. Vraiment, vraiment, ton courage estplus grand que tes forces.

– Non, non, petite, dit-il, en passantaffectueusement la main à travers une opulente chevelure brune,l’ouvrier doit travailler jusqu’à ce que sonne l’heure du repos.Gentilshommes, voici ma petite fille Ruth, tout ce qui reste de mafamille, et la lumière de ma vieillesse. Tout le bosquet a étéabattu, et il ne reste plus que le vieux chêne et le jeune rejeton.Ces cavaliers, ma petite, sont venus de loin pour servir la cause,et ils nous ont fait l’honneur d’accepter notre hospitalité.

– Vous êtes venus au bon moment,gentilshommes, répondit-elle en nous regardant bien en face avec unbienveillant sourire, comme celui d’une sœur accueillant sesfrères. La maisonnée est réunie autour de la table, et le repas estprêt.

– Pas plus prêt que nous ne le sommes, s’écriale robuste vieux bourgeois. Conduis nos hôtes à leurs places,pendant que j’ôterai cette robe officielle, ma chaîne et mon col defourrure, avant de rompre mon jeûne.

À la suite de notre jolie conductrice, nousentrâmes dans une chambre très grande et très haute, dont les mursétaient revêtus de panneaux de chêne et dont chaque extrémité étaitornée d’une tapisserie.

Le parquet était en marqueterie à la façonfrançaise et couvert d’une quantité de peaux et de tapis.

À un bout de la pièce se dressait une grandecheminée de marbre, assez vaste pour former à elle seule une petitechambre, meublée, comme au temps jadis, d’un appui pour lesferrures, dans le centre, et pourvue de larges bancs en pierre surles côtés.

Au-dessus du manteau de la cheminée, desrangées de crochets avaient servi, à ce qu’il me sembla, àsupporter des armes, car les riches marchands anglais avaientcoutume d’en avoir chez eux au moins en quantité suffisante pouréquiper leurs apprentis et leurs ouvriers.

Mais elles avaient été enlevées, et il nerestait plus d’autre indice des temps de troubles, qu’un monceau depiques et de hallebardes entassées dans un coin.

Au milieu de la chambre s’étendait une longuetable massive, autour de laquelle étaient assis trente ou quarantepersonnes, pour la plupart des hommes.

Ils étaient tous debout à notre entrée.

À l’extrémité la plus éloignée de la table, unindividu à figure grave débitait avec une prononciation traînantedes actions de grâce qui n’en finissaient pas.

Cela commençait par une formule dereconnaissance, pour la nourriture, mais se perdait dans deshistoires d’Église et d’État, pour finir par une supplication enfaveur d’Israël, qui venait de prendre les armes pour livrer lesbatailles du Seigneur.

Pendant tout ce temps-là, nous formions ungroupe près de la porte, nu-tête, et nous nous occupions à observerla compagnie et nous pouvions le faire de plus près que lapolitesse ne nous eût permis de le faire, si les gens n’avaient pastenu les yeux baissés, et si leur pensée ne s’était pas portéeailleurs.

Il y en avait de tous les âges, depuis lesbarbons jusqu’aux jeunes garçons ayant à peine dépassé les dix-huitans.

Tous avaient sur les traits la même expressionaustère et solennelle.

Tous étaient vêtus de la même façon, decostumes simples et sombres.

À part la blancheur de leurs larges cols et deleurs manches, pas un cordon de couleur n’égayait la tristesévérité de leur habillement.

Leurs vestes et leurs gilets noirs étaient decoupe droite et collante, et leurs souliers de cuir Cordoue, qui,au temps de notre jeunesse, étaient d’ordinaire l’endroit préférépour quelques menus ornements, étaient tous, sans exception, àbouts carrés et attachés avec des cordons de couleur foncée.

La plupart portaient des baudriers simples encuir non tanné, mais les armes elles-mêmes, ainsi que les largeschapeaux de feutres et les manteaux noirs, étaient entassés sur lesbancs, ou déposés sur les sièges le long des murs.

Ils tenaient les mains jointes, la têtepenchée et écoutaient cette allocution inopportune, en témoignantde temps à autre, par un gémissement ou une exclamation, del’émotion que les paroles du prédicant excitaient en eux.

Les trop longues actions de grâces seterminèrent enfin.

La troupe s’assit et se mit sans autre retardni cérémonie à attaquer les gros quartiers de viande qui fumaientdevant elle.

Notre jeune hôtesse nous conduisit au bout dela table, où une haute chaise sculptée, pourvue d’un coussin noir,indiquait la place du maître de la maison.

Mistress Timewell s’assit à la droitedu Maire, ayant à côté d’elle Sir Gervas et la place d’honneur, lagauche, étant donnée à Saxon.

À ma gauche était assis Lockarby, dont j’avaisvu les yeux se fixer avec une admiration visible et persistante surla jeune Puritaine depuis le premier instant où il l’avaitaperçue.

La table n’étant pas très large, nous pouvionscauser d’un bord à l’autre malgré le fracas de vaisselle et desplats, malgré l’affairement des domestiques et le gravebourdonnement des voix.

– C’est le personnel de la maison de mon père,fit remarquer notre hôtesse, s’adressant à Saxon. Il n’y a icipersonne qui ne soit à son service. Il a un grand nombred’apprentis dans le commerce de la laine. Nous sommes ici quaranteà chaque repas, tous les jours de l’année.

– Et un repas fameux, dit Saxon, en jetant unregard sur la table, du saumon, des côtes de bœuf, des croupes demouton, des pâtés de veau, qu’est-ce qu’un homme peut désirer deplus ? De la bière brassée à la maison, servie en abondance,pour faire descendre tout cela. Si le digne Maître Timewell trouvele moyen d’approvisionner l’armée de cette façon, je serai lepremier à lui en être reconnaissant. Une tasse d’eau sale, et unmorceau de viande enfilé sur une baguette de fusil et charbonnéeplutôt que rôtie au feu du bivouac, voilà probablement ce quisuccédera à ces douceurs.

– Ne vaut-il pas mieux avoir la foi ? ditla jeune Puritaine. Le Tout Puissant ne nourrira-t-il pas sessoldats, tout de même qu’Élisée fut nourri dans sa solitude etqu’Agar le fut dans le désert ?

– Oui, dit un jeune homme à la tignassefrisée, au teint basané, qui était assis à la droite de Sir Gervas,il pourvoira à nos besoins, tout de même qu’un ruisseau jaillit desendroits secs, tout de même que les cailles et la manne tombèrenten abondance sur le sol stérile.

– Je l’espère bien, mon jeune monsieur, ditSaxon, mais il ne nous faudra pas moins organiser un serviced’approvisionnement, avec une escorte de chariots numérotés, et unintendant pour chacun, à la façon allemande. Ce sont là chosesqu’il ne faut point laisser au hasard.

À cette remarque, la jolie MistressTimewell leva les yeux d’un air presque effaré, comme si elle enétait scandalisée.

Ses pensées auraient pris la forme de paroles,si à ce moment même, son père n’était entré dans la salle, où toutela compagnie se leva et salua, pendant qu’il gagnait sa place.

– Asseyez-vous, mes amis, dit-il, en faisantun geste de la main… Colonel Saxon, nous sommes des gens simples,et l’antique vertu du respect pour nos anciens n’est pointentièrement éteinte chez nous. J’espère, Ruth, reprit-il que tu aspourvu aux besoins de nos hôtes ?

Nous protestâmes d’une seule voix que nousn’avions jamais été l’objet d’autant d’attention etd’hospitalité.

– C’est bien, c’est bien, dit le bon tisseurde laine, mais vos assiettes sont nettes et vos verres vides.William, veillez à cela. Un bon travailleur sait toujours découperà table. Si un de mes apprentis n’arrive pas à faire plat net, jesais que je ne tirerai pas grand chose de lui quand il manieral’outil à carder et le chardon à foulon. Les muscles et les nerfsse font avec des matériaux… Une tranche de ce quartier de bœuf,William… À propos de cette bataille d’Obergranstock, colonel, quelfut le rôle qu’y joua ce régiment de Pandous dans lequel vous aviezune commission ?

Sur une question de ce genre, vous pouviezvous imaginer que Saxon avait bien des choses à dire.

Les deux hommes ne tardèrent pas à s’enfoncerdans une discussion animée où les incidents de la Dune de Roundwayet de la bande de Marston furent mis en parallèle avec lesrésultats d’une vingtaine d’affaires aux noms impossibles àprononcer, dans les Alpes de Styrie et sur les bords du Danube.

Dans sa vaillante jeunesse, Maître Timewellavait commandé d’abord un escadron, puis un régiment, pendant lesguerres du Parlement, depuis la bataille de Chalgrove jusqu’à lalutte finale à Worcester, en sorte que ces aventures militaires,sans avoir autant de diversité et d’étendue que celles de soninterlocuteur, étaient suffisantes pour lui permettre de formuleret défendre des opinions précises.

Au fond, elles étaient les mêmes que celles dusoldat de fortune, mais lorsque leurs idées différaient sur quelquedétail, aussitôt s’engageait un feu croisé d’expressionsmilitaires.

Il était tant question d’estacades, depalissades, de comparaisons entre la cavalerie légère et la grossecavalerie, entre piquiers et mousquetaires, entre lansquenets etlanciers que l’oreille du profane était étourdie de ce torrent demots.

Enfin, à propos d’un détail de fortification,le Maire traça le plan de ses ouvrages avancés avec des cuillers etdes fourchettes, pendant que Saxon ouvrait ses parallèles avec deslignes de morceaux de pain, les poussait rapidement en traverses etchemins couverts, pour s’établir sur l’angle rentrant de la redoutedu Maire.

De là partit une nouvelle discussion au sujetdes contre mines, ce qui eût pour effet de donner au débat unredoublement d’ardeur.

Pendant que cette dispute amicale avait lieuentre les anciens, Sir Gervas Jérôme et Mistress s’étaientmis à causer d’un bout de la table à l’autre.

– Mes chers enfants, j’ai rarement vu unefigure aussi belle que celle de cette demoiselle puritaine.

Elle était belle de cette sorte de beautémodeste et virginale où les traits doivent leur charme au charme del’âme qui les illumine.

Le corps, dans sa perfection de forme,semblait n’être que l’expression de l’esprit accompli quil’habitait.

Sa chevelure brun foncé tombait en arrièredepuis son front large et blanc, qu’embellissaient deux sourcilsfortement marqués, et de grands yeux bleus et pensifs.

L’ensemble de ses traits avait un caractère dedouceur qui faisait songer à la tourterelle.

Néanmoins il y avait dans la bouche unefermeté, dans le menton une délicate saillie qui indiquaient qu’endes temps de trouble et de danger, la petite demoiselle saurait semontrer la digne descendante du soldat Tête-Ronde et du magistratpuritain.

Je suis certain qu’en des circonstances où desmatrones, à la voix plus forte et plus autoritaire, se seraientvues réduites au silence, la jeune fille du Maire, avec sa doucevoix, n’aurait pas été longtemps à perdre son accent deconciliation et à laisser apparaître l’énergie naturelle qu’ellecachait.

Je fus fort diverti en observant le mal queSir Gervas se donnait pour causer avec elle, car la demoiselle etlui appartenaient à des mondes si profondément divers, qu’il luifallait toute sa galanterie, tout son esprit, pour se maintenir surun terrain où ses propos fussent intelligibles pour elle.

– Sans doute, Mistress Ruth, vousemployez une grande partie de votre temps à la lecture, remarquaSir Gervas, je me demande si vous pouvez faire autre chose, étantaussi loin de la Ville.

– De la ville ? dit-elle d’un airsurpris. Est-ce que Taunton n’est point une ville.

– Le Ciel me préserve de dire le contraire,répondit Sir Gervas et tout particulièrement en présence d’un aussigrand nombre de dignes bourgeois qui passent pour être assezsusceptibles en ce qui regarde l’honneur de leur cité natale. Iln’en est pas moins vrai, belle Mistress, que la ville deLondres l’emporte sur toutes les autres villes à tel point qu’on lanomme la Ville, ainsi que je viens de le faire.

– Elle est bien grande alors, s’écria-t-elle,avec un joli étonnement. Mais on bâtit de nouvelles maisons àTaunton, en dehors des anciennes murailles, et de l’autre côté deShuttern, et même sur l’autre bord de la rivière. Peut-êtresera-t-elle aussi grande, avec le temps.

– Quand bien même on ajouterait toute lapopulation de Taunton à Londres, dit Sir Gervas, personne n’yremarquerait le moindre accroissement.

– Mais non, vous vous moquez de moi, s’écriala petite provinciale. C’est contre toute raison.

– Votre grand-père confirmera mes paroles, ditSir Gervas. Mais pour revenir à vos lectures, je parierais qu’iln’y a pas une page de Scudéry et de son Grand Cyrus quevous n’ayez lue. Sans nul doute vous connaissez très bien leschoses sentimentales qui se trouvent dans Cowley, dans Waller, ouDryden ?

– Qui sont ces gens-là ? demanda-t-elle.Dans quelle église prêchent-ils ?

– Sur ma foi ! s’écria le baronnet enriant, l’honnête John prêche dans l’église de Will Unwin, connue detout le monde sous la dénomination de « Chez Will », etbien souvent deux heures du matin sonnent avant la fin de sonsermon. Mais pourquoi cette question ? Croyez-vous que nul n’ale droit d’écrire sur du papier, à moins qu’il ne porte une robe etn’ait grimpé dans une chaire. Je me figurais que toutes lespersonnes de votre sexe avaient lu Dryden. Dites-moi, je vous prie,quels sont vos livres favoris.

– Il y a le Tocsin sonné auxInconvertis d’Alleine, dit-elle. C’est un ouvrage qui vousremue, un ouvrage qui a opéré beaucoup de bien. N’avez-vous pasressenti des fruits abondants à sa lecture ?

– Je n’ai point lu l’ouvrage que vousdésignez, avoua Sir Gervas.

– Point lu ? s’écria-t-elle en levant lessourcils. Vraiment, je croyais que tout le monde avait lu leTocsin. Alors, que pensez-vous des Combats duFidèle ?

– Je ne l’ai point lu.

– Ou bien des Sermons deBaxter ? demanda-t-elle.

– Je ne les ai point lus.

– Et le Cordial de l’Esprit, parBull ?

– Je ne l’ai point lu.

Mistress Ruth le regarda en ouvrantde grands yeux, pleins d’un étonnement sincère.

– Vous trouverez peut-être qu’en parlant ainsije manque d’éducation, mais je ne puis m’empêcher d’être surprise.Où donc avez-vous été ? Qu’avez-vous fait pendant toute votrevie ? Mais voyons, les enfants des rues eux-mêmes ont lu ceslivres.

– La vérité, c’est que des ouvrages de cettesorte ne se rencontrent guère sur notre chemin, à Londres, réponditSir Gervas. Une pièce de Georges Etheredge, des bouts-rimés de SirJohn Suckling sont choses plus légères, bien qu’elles soientpeut-être moins nourrissantes pour l’esprit. À Londres, on peut setenir au fait de ce qui se passe dans le monde des lettres, sansavoir beaucoup de lectures à faire, car sans parler des comméragesdes cafés et des nouvelles à la main qu’on rencontre sur sa route,il y a les bavardages des poètes et les beaux-esprits dans lesassemblées, puis de temps en temps, peut-être une soirée ou deuxdans la semaine, le théâtre, avec Vanbrugh ou Farquhar. Ainsi on nefausse pas longtemps compagnie aux Muses. Puis, après la pièce, sil’on se sent disposé à tenter la fortune au tapis-vert chez GroomPorter, on peut aller faire un tour au « Cocotier » sil’on est Tory, ou à Saint-James, si l’on est un Whig. Il y a dixcontre un à parier que la conversation tournera sur la façon decomposer des alcaïques, ou sur la rivalité entre le vers blanc etle vers rimé. Puis, après un arrière-souper, on s’en ira chez Willou chez Slaughter où l’on trouvera le vieux John, ainsi queTickell, Congrève, et le reste de la troupe, en train de travaillerferme sur les unités dramatiques, ou sur la justice poétique, oud’autres sujets analogues. J’avoue que mes goûts ne me portentguère dans cette direction, et qu’à cette heure-là, j’avais le tortde consacrer mon temps à la bouteille de vin, au cornet à dés, oubien…

– Hem ! Hem ! fis-je très bruyammentpour le mettre sur ses gardes, car plusieurs des Puritains étaientaux écoutes, avec des mines qui exprimaient toute autre chose quede l’approbation.

– Ce que vous dites de Londres m’intéressevivement, dit la jeune Puritaine, bien que ces noms et ces endroitsn’aient pas beaucoup de sens pour mes oreilles d’ignorante. Maisvous avez parlé du théâtre. Assurément, personne ne s’approche deces antres d’iniquité, de ces pièges que tend le Mauvais ? Lebon et sanctifié Maître Bull déclara du haut de la chaire que cesont là les lieux où se rassemblent les effrontés, les lieux quehantent de préférence les pervers Assyriens, et qui sont aussidangereux pour l’âme qu’aucune de ces constructions papistespourvues d’un clocher, où la créature est d’une manière sacrilègeconfondue avec le Créateur.

– Voilà qui est bien parlé, et qui est bienvrai, Mistress Timewell, s’écria le jeune et efflanquéPuritain de gauche, qui avait prêté une oreille attentive à toutela conversation. Il y a plus de choses mauvaises en ces maisons-là,qu’en toutes les cités de la plaine. Je ne doute point que lacolère du Seigneur ne fonde un jour sur elles et ne les détruiseentièrement, ainsi que les hommes dissolus et les femmes perduesqui les fréquentent.

– Vos opinions tranchées sont sans doute, monami, fondées sur une connaissance complète de votre sujet, dit aveccalme Sir Gervas. Combien de fois, dites-moi, êtes-vous entré dansces maisons que vous décriez ?

– Grâce au Seigneur, je n’ai jamais été tentéde m’écarter du droit chemin jusqu’au point de mettre les piedsdans une seule. Je n’ai pas même pénétré dans ce vaste égout qu’onappelle Londres. Toutefois, j’espère, et avec moi d’autres fidèles,que nous arriverons un jour à nous mettre en marche dans cettedirection, nos estocs au côté, avant que cette affaire-ci soitterminée, et alors, je vous en réponds, nous ne nous bornerons pas,comme fit Cromwell, à clore ces séjours du vice, mais nous n’enlaisserons pas pierre sur pierre, nous sèmerons du sel sur leuremplacement, si bien qu’ils deviennent pour le peuple un proverbeet une occasion de siffler.

– Vous avez raison, John Derrick, dit leMaire, qui avait saisi au vol la fin de ces remarques. Toutefoism’est avis que de parler moins haut et de vous mettre moins enavant, vous siérait mieux, quand vous vous entretenez avec lesinvités de votre maître… À propos de ces mêmes théâtres, colonel,cette fois-ci, quand nous aurons le dessus, nous ne tolérerons pasque l’ivraie d’autrefois étouffe le nouveau froment. Nous savonsquel fruit ont produit ces endroits-là au temps de Charles, lesGwynn, les Palmer, et toute la vile bande de parasites impurs,prostitués. Êtes-vous jamais allé à Londres, capitaineClarke ?

– Non, monsieur, je suis né et j’ai été élevéà la campagne.

– Vous n’en valez que mieux, dit notre hôte.J’y suis allé deux fois. La première, ce fut au temps du ParlementCroupion, lorsque Lambert amena sa division pour terrifier lesCommunes. Je fus alors logé à l’Enseigne des Quatre Croixdans Southwark, alors tenue par un digne homme, un nommé JohnDolman, avec lequel j’eus plus d’un édifiant entretien au sujet dela prédestination. Tout était tranquille et bien réglé alors, jevous en réponds, et vous auriez pu aller à pied de Westminster à laTour, en pleine nuit, que vous n’auriez pas entendu d’autre bruitque le murmure des prières et le chant des hymnes. Dès qu’ilfaisait sombre, on ne rencontrait dans les rues pas un ruffian, pasune péronnelle, rien que des citadins bien posés allant à leursaffaires, ou des hallebardiers de la garde. La seconde visite queje fis eut lieu au sujet de cette affaire de la démolition desremparts. Alors moi et l’ami Foster, le gantier, nous fûmes envoyésà la tête d’une députation de cette ville au Conseil Privé deCharles. Qui aurait cru que si peu d’années auraient pu produire unpareil changement ? Toutes les mauvaises choses qu’on avaitfait rentrer sous terre à coups de pieds avaient germé, pullulé, sibien qu’enfin cette vermine déborda dans les rues, et que les genspieux furent réduits à fuir la lumière du jour. Apollyon enpersonne triompha vraiment pendant quelque temps. Un homme paisiblene pouvait parcourir à pied les rues sans être bousculé dans leruisseau par des bravaches, des rodomonts, ou accosté par desfemelles fardées. Brigands et volereaux, manteaux brodés, éperonssonores, bottes découpées à jour, grandes plumes, querelleurs,souteneurs, jurons et blasphèmes, je vous réponds que l’enfers’enrichissait. Et jusque dans l’isolement de votre voiture, vousn’étiez pas à l’abri du larron.

– Comment cela, monsieur ? demandaRuben.

– Eh bien, tenez, voici comment. Comme c’estmoi qui en ai pâti, j’ai mieux que tout autre le droit de conter lachose. Vous saurez qu’après avoir été reçus, d’une façon trèsfroide – car nous étions aussi bien vus du Conseil Privé que lecollecteur de l’impôt du foyer l’est de la ménagère villageoise –on nous invita par raillerie, je suppose, plutôt que parcourtoisie, à la réception du soir au Palais de Buckingham. Nousn’aurions pas demandé mieux, que de nous en excuser, mais nousredoutions que notre refus ne fût regardé comme une offensegratuite, et qu’il ne fût nuisible au succès de notre mission. Meshabits de gros drap étaient un peu grossiers pour une tellecirconstance, mais je résolus de les garder pour me présenter, en yajoutant un gilet neuf de baye à devant de soie, et une bonneperruque, que je payai trois livres dix shillings au Haymarket.

Le jeune Puritain qui faisait vis-à-vis, fitdes yeux blancs en murmurant quelques mots comme « sacrifier àDagon, » et qui heureusement ne furent pas entendus del’énergique vieillard.

– Ce n’était là que vanité mondaine, dit leMaire, car avec toute la déférence possible, Sir Gervas Jérôme, lachevelure naturelle d’un homme, quand elle est arrangée avec un peude goût, avec peut-être une pincée de poudre, est, à mon avis,l’ornement qui convient le mieux à sa tête. Ce qui a de la valeur,c’est le contenu et non le contenant. Après avoir disposé cettefriperie, le bon Maître Foster et moi nous louâmes unecalash, et on partit pour le Palais. Nous étions toutentiers dans une conversation sérieuse, et, je l’espère,profitable, pendant qu’on parcourait les rues interminables de laville, lorsque soudain je sentis une violente traction à la tête,et mon chapeau fut lancé sur mes genoux. Je levai les mains : lecroiriez-vous, elles touchèrent ma tête nue. La perruque avaitdisparu. Nous descendions à ce moment Fleet-Street, et il n’y avaitdans la calash d’autre personne que l’ami Foster, quiétait aussi abasourdi que moi. Nous regardâmes en haut, en bas, surles sièges et par-dessous : pas la moindre trace de la perruque.Elle s’était évaporée sans laisser d’indices.

– Dans quel endroit, alors ?demandâmes-nous d’une seule voix.

– C’était la question que nous cherchâmes àrésoudre. Je vous assure que pendant un moment nous crûmes quec’était là une punition pour avoir accordé autant d’attention à detelles sottises charnelles.

« Puis, il me vint à l’esprit que celapourrait bien être le fait de quelque lutin malicieux, comme letambour de Tedworth, ou ceux qui causèrent quelques désordres iln’y avait pas fort longtemps à la maison Gast, à Little Burton dansnotre comté de Somerset.

« Croyant cela, nous appelâmes le cocher,et lui dîmes ce qui était arrivé. L’homme descendit de sonperchoir, et quand il eut entendu notre récit, il se répandit enpropos des plus grossiers, passa derrière son calash, etnous fit voir qu’une fente avait été pratiquée dans le cuir dont lacapote était faite.

« Le voleur avait glissé sa main par làet avait fait passer ma perruque par le trou, en se tenant deboutsur la barre de traverse de la voiture.

« C’était chose assez commune, dit-il, etles voleurs de perruques formaient une corporation nombreuse. Ilsse tenaient au guet dans les environs des boutiques desperruquiers, et lorsqu’ils voyaient un client sortir avec uneemplette qui en valait la peine, ils le suivaient et si par hasardcelui-ci partait en voiture, ils employaient ce moyen pour levoler.

« Qu’il en soit ainsi ou autrement, jen’ai jamais revu ma perruque, et je fus obligé d’en acheter uneautre, avant de me hasarder en présence du Roi.

– Voilà vraiment une étrange aventure, s’écriaSaxon. Mais comment la chose tourna-t-elle pour vous dans lasoirée ?

– D’une façon fort piteuse, car la figure deCharles, qui avait le teint assez sombre en tout temps, s’assombritencore à notre entrée, et son frère le Papiste ne se montra guèreplus complaisant. On ne nous avait amenés là que dans le but denous éblouir de leur clinquant, de leurs hochets, et pour que nouseussions à raconter de belles choses aux gens de l’Ouest.

« Il y avait là des courtisans à l’échinesouple, des nobles à la démarche guindée, des courtisanes auxépaules nues, et qui sans leur haute naissance, auraient étéenvoyées à Bridewell aussi bien que pas une des pauvres fillesqu’on a promenées derrière une charrette. Puis, il y avait là lesgentilshommes de la chambre, avec leurs habits couleur de cinnamomeou de prune, et un bel étalage de dentelle, d’or, de soie, deplumes d’autruche.

« L’ami Foster et moi, nous nous faisionsl’effet de deux corbeaux qui se seraient égarés parmi une troupe depaons. Mais nous avions présent à l’esprit Celui à l’image duquelnous avons été créés, et nous nous comportâmes, je l’espère, encitoyens anglais, indépendants.

« Sa Grâce le Duc de Buckingham se permitde nous railler.

« Rochester nous tint des proposnarquois.

« Les femmes minaudaient, mais nousprésentâmes notre front de bataille, mon ami et moi, pour discuter,ainsi que je m’en souviens bien, les très précieuses doctrines del’élection et de la réprobation, sans faire grande attention à ceuxqui se moquaient de nous, non plus qu’aux gens qui jouaient, ànotre gauche, ni aux gens qui dansaient à notre droite.

« Nous tînmes bon ainsi pendant toute lasoirée.

« Alors s’apercevant que ces gens-là nes’amuseraient guère à nos dépens, Milord Clarendon, le chancelier,nous fit signe de nous retirer, ce que nous fîmes sans nouspresser, après avoir salué le Roi et la société.

– Non, pour cela, je ne l’aurais jamais fait,s’écria le jeune Puritain qui avait écouté attentivement le récitde son ancien. N’eût-il pas été bien plus à propos de lever vosmains et d’appeler la vengeance sur eux, ainsi que le fit le sainthomme de jadis sur les cités criminelles.

– Plus à propos, dites-vous ? répondit leMaire avec impatience. Ce qui est le plus à propos, c’est que lajeunesse se taise, jusqu’au moment où on lui demande son avis surdes affaires de ce genre. La colère de Dieu marche avec des piedsde plomb, mais elle frappe avec des mains de fer. Au moment propicequ’il s’est choisi, il a jugé quand serait pleine à déborder lacoupe des iniquités de ces hommes-là. Ce n’est point à nous à l’eninstruire. Ainsi que l’a dit le Sage, les malédictions ontl’habitude de revenir à leur perchoir. Mettez-vous cela dansl’esprit, Maître Derrick, et n’en soyez pas trop libéral.

Le jeune apprenti – car c’en était un – courbala tête d’un air maussade sous cette réprimande.

Puis le Maire, après un court silence, repritson récit :

– Comme la nuit était belle, dit-il, nousdécidâmes de regagner à pied notre logement, mais jamais jen’oublierai les scènes scandaleuses que nous vîmes en route. Le bonMaître Bunyan, d’Elstow, aurait pu ajouter quelques pages à sadescription de la Foire aux Vanités, s’il s’était trouvé avec nous.Des femmes avec des mouches, aux cheveux teints, aux frontsd’airain, les hommes, aux allures désordonnées, tapageuses, etblasphémant, et les cris, et le maquerellage, et l’ivrognerie.C’était bien le royaume qui méritait d’être gouverné par une courpareille. À la fin, nous passâmes par des rues plus tranquilles, etnous espérions en avoir fini avec nos aventures, quand tout à couparriva au galop une troupe de cavaliers à moitié ivres, sortantd’une rue latérale, qui attaquèrent les passants à coups d’épée,comme si nous étions tombés dans une embuscade de sauvages enquelques pays de mécréants. Ils étaient, à ce que je supposais, dela même couvée que ceux au sujet de qui l’excellent John Milton Àécrit : « Fils de Bélial, gonflés d’insolence et devin. » Hélas ! ma mémoire n’est plus ce qu’elle était :car il fut un temps où j’aurais pu réciter par cœur des chantsentiers de ce noble et pieux poème.

– Et comment vous êtes-vous tiré d’affaireavec ces querelleurs, monsieur ? demandai-je.

– Ils nous assaillirent, nous et quelquesautres honnêtes citadins qui regagnaient leur domicile. Brandissantleurs épées, ils nous sommèrent de poser les armes et de leurrendre hommage.

« – À qui ? demandai-je.

« Ils montrèrent l’un d’eux qui étaitvêtu d’un costume plus voyant et était un peu plus ivre que lesautres.

« – Voici notre très souverainsoigneur.

« – Souverain de quoi ?demandai-je.

« – Souverain des Tityre-tu,répondirent-ils. Oh ! très barbares et cocus de bourgeois, nevous apercevez-vous pas que vous êtes tombés entre les mains de cetordre très noble ?

« – Ce n’est point votre véritablemonarque, dis-je, car celui-ci est enchaîné dans l’abîme,au-dessous de nous, et c’est là qu’un jour il réunira autour de luises fidèles sujets.

« – Entendez-vous, il a tenu des proposde traître, crièrent-ils.

« Sur quoi, sans autre préambule, ilsfoncèrent sur nous, l’épée et le poignard en main.

« L’ami Foster et moi, nous nousadossâmes contre un mur, et nos manteaux roulés autour de notrebras gauche, nous jouâmes de nos armes, et fîmes si bien que nousatteignîmes un ou deux de ces fendants de la vieille ruelle deWigan.

« L’ami Foster, en particulier, piqua leRoi de telle façon que Sa Majesté s’enfuit dans la rue en hurlantcomme un petit bouledogue qu’on saigne.

« Mais nous étions accablés par lenombre, et notre mission aurait peut-être été terminée à ce momentet à cet endroit, si la garde n’était pas entrée en scène, pourfaire tomber nos armes d’un coup de hallebarde, et n’avait ainsiarrêté toute la troupe.

« Pendant qu’avait lieu cetteéchauffourée, les bourgeois des maisons voisines versaient de l’eausur nous, comme sur des chats de gouttières, et si cela nerefroidit pas notre ardeur au combat, cela nous mit dans un étatfâcheux et peu présentable.

« Nous fûmes traînés ainsi au poste degarde, et nous y passâmes la nuit en compagnie de braillards, devoleurs et de marchandes d’oranges, mais je suis fier de pouvoirdire que mon ami Foster et moi-même nous dîmes à celles-ci quelquesparoles de joie et de réconfort.

« On nous relâcha dans la matinée, etsecouant aussitôt de nos souliers la poussière de Londres, nouspartîmes.

« Et je souhaite de n’y jamais retourner,à moins que ce ne soit à la tête de nos régiments du Comte deSomerset, pour voir le Roi Monmouth poser sur sa tête la couronne,qu’il aura arrachée, dans une lutte loyale, au corrupteurpapiste.

Lorsque Maître Stephen Timewell eut achevé sonrécit, il se fit un brouhaha général, et on se leva de tous côtés,ce qui annonçait la fin du repas.

La compagnie sortit en lent défilé par ordred’ancienneté.

Tous avaient la même expression sombre etsérieuse, la démarche grave, les yeux baissés.

Ces façons puritaines m’étaient, il est vrai,familières depuis mon enfance, mais jusqu’alors je ne les avaispoint vu pratiquées par une maisonnée nombreuse, et je n’avaispoint remarqué leur effet sur un aussi grand nombre de jeunesgens.

– Vous resterez quelques instants encore, ditle Maire, au moment où nous allions les suivre. William, apportezun flacon de vieux vin du Rhin à cachet vert. Ces réconfortscharnels, je ne les offre point devant mes jeunes gens, car ce quileur convient le mieux, c’est le bœuf et une bière saine. Àl’occasion toutefois, je partage l’opinion de Paul à savoir qu’unflacon de vin entre amis n’est point chose mauvaise pour l’espritet le corps. Vous pouvez vous retirer maintenant, ma chérie, sivous avez quelque chose à faire.

– Est-ce que vous allez sortir denouveau ? demanda Ruth.

– Bientôt. Je dois aller à l’Hôtel de Ville.La revue des armes n’est pas terminée.

– Je tiendrai votre costume prêt, ainsi queles chambres de nos hôtes, répondit-elle.

Après quoi, nous adressant un joli sourire,elle partit de son pas léger.

– Je voudrais pouvoir gouverner la ville commecette fillette dirige cette maison, dit le Maire. Il n’est pas unechose nécessaire à laquelle elle ne pourvoie, avant même qu’on n’ensente le besoin. Elle lit mes pensées et y conforme ses actes avantque mes lèvres aient eu le temps de les exprimer. S’il me resteencore quelque force à consacrer au service public, c’est parce quema vie privée est toute pleine d’une paix reposante. N’ayez nullecrainte au sujet du vin du Rhin : il vient de chez Brooke etHellier, d’Abchurch-Lane, et il mérite toute confiance.

– Ce qui prouve que du moins il vient deLondres une bonne chose, fit remarquer Sir Gervas.

– Oui, c’est vrai, dit le vieillard, ensouriant. Mais que pensez-vous de mes jeunes gens, monsieur ?Il faut qu’ils soient d’une classe très différente de celle quevous connaissez, si comme on me le dit, vous avez fréquenté lemonde de la cour.

– Mais parbleu oui, ce sont de fort bravesjeunes gens, sans doute, répondit Sir Gervas, d’un ton léger. M’estavis toutefois qu’ils manquent un peu de sève. Ce qu’ils ont dansles veines, ce n’est pas du sang, mais du petit lait aigri.

– Non, non, répondit le Maire avec chaleur.Sur ce point, vous ne leur rendez pas justice. Leurs passions,leurs sentiments sont soumis à un contrôle. C’est ainsi qu’un boncavalier tient son cheval en main. Mais ils existent tout autantque dans l’animal il existe de la vitesse et de l’endurance.Avez-vous remarqué le pieux jeune homme qui était assis à votredroite, et que j’ai eu maintes fois sujet de réprimander pour sonexcès de zèle ? C’est un bon exemple à citer pour faire voircomment un homme peut garder la haute-main sur ses sentiments, etles maintenir sous la règle.

– Et comment y est-il arrivé ?demandai-je.

– Hé bien, entre amis, dit le Maire, ce futseulement à la dernière Annonciation qu’il demanda la main de mapetite fille Ruth. Son temps est presque terminé, et son père, SamDerrick, est un estimable ouvrier, en sorte que le mariage seraitassez bien assorti. La jeune personne l’a pris en grippe – lesjeunes filles ont aussi leurs caprices – et il n’a plus étéquestion de rien. Et pourtant il demeure sous le même toit, il lacoudoie du matin jusqu’au soir, sans jamais laisser rien percer decette passion, qui n’a pas pu s’éteindre aussi vite. Deux fois monmagasin à laines a été détruit au ras du sol par l’incendie, etdeux fois il s’est mis à la tête de ceux qui luttaient contre lesflammes. Bien peu de gens, après avoir vu leur demande repoussée,auraient été capables de faire preuve d’autant de résignation et depatience.

– Je suis tout disposé à reconnaître lajustesse de votre appréciation, dit Sir Gervas Jérôme. J’ai apprisà ne pas prendre au mot les antipathies trop promptes, et j’aiprésent à l’esprit ce distique de John Dryden :

Les erreurs, comme les brins de paille,flottent à la surface,

Quiconque cherche des perles, doit plongerdans les profondeurs

– Ou bien, dit Saxon, le digne Docteur SamuelButler, qui dit, dans son immortel poème d’Hudibras :

Le sot ne voit que la peau ;

Le sage s’efforce de regarder àl’intérieur.

– Je m’étonne, Colonel Saxon, dit notre hôted’un ton sévère, de vous entendre parler avec éloge de ce poèmelicencieux. D’après ce que j’ai ouï dire, il a été composé dans lebut exprès de jeter le ridicule sur les gens pieux. Je n’aurais pasété plus surpris de vous entendre louer l’ouvrage criminel et sotde Hobbes, qui soutient cette thèse malfaisante : « À DeoRex, à Rege lex » : « De Dieu vient le Roi, duRoi vient la loi. »

– Il est vrai que je méprise et dédaignel’usage que Butler a fait de sa satire, dit adroitement Saxon.Toutefois je puis admirer la satire elle-même, tout comme je puisadmirer une lame damasquinée, sans approuver la querelle pourlaquelle on la tire.

– Ces distinctions-là, je le crains, sont tropsubtiles pour ma vieille cervelle, dit l’énergique vieux Puritain.Cette Angleterre, notre patrie, est divisée en deux camps, celui deDieu, et celui de l’Antéchrist. Quiconque n’est point avec nous estcontre nous, et aucun de ceux qui servent sous la bannière du démonn’aura rien de moi, sinon mon mépris et le tranchant acéré de monépée.

– Bien, bien, dit Saxon, en remplissant sonverre, je ne suis point un Laodicéen, non plus qu’un adorateur dusuccès. La cause ne trouvera point en défaut ma langue ni monépée.

– Pour cela, j’en suis bien convaincu, mondigne ami, répondit le Maire, et si j’ai parlé en termes trop secs,vous voudrez bien m’excuser. Mais j’ai le regret d’avoir à vousannoncer de mauvaises nouvelles. Je ne les ai point fait connaîtreau corps communal, de peur de le décourager, mais je sais quel’adversité sera simplement la pierre sur laquelle votre ardeurs’aiguisera et prendra un tranchant plus fin. Le soulèvementd’Argyle a échoué. Lui et ses compagnons sont tombés entre lesmains de l’homme qui n’a jamais su ce que c’est que le pardon.

À ces mots, nous sursautâmes tous sur noschaises, en échangeant des regards effarés, à l’exception de SirGervas Jérôme, dont la sérénité naturelle était à l’épreuve detoute perturbation.

Vous vous le rappelez sans doute, mes enfantsquand j’ai commencé à vous raconter ces incidents de ma vie, j’aidit que les espérances du parti de Monmouth reposaient en grandepartie sur l’invasion des exilés écossais dans le comté d’Ayr.

On comptait y faire naître ainsi des troubles,tels qu’ils détourneraient une bonne partie des forces du RoiJacques, ce qui rendrait notre marche sur Londres moinsdifficile.

On y comptait d’autant plus sûrement que lesdomaines d’Argyle étaient situés dans cette région de l’Écosse, oùil pouvait lever cinq mille hommes armés de sabres parmi les gensde son clan.

En outre, il y avait, dans les comtés del’Ouest, un très grand nombre de farouches zélotes, tout prêts àsoutenir la cause du Covenant, et qui avaient prouvé, en maintesescarmouches, leurs brillantes qualités guerrières.

Il semblait certain qu’avec le concours desHighlanders et des Covenantaires, Argyle serait capable derésister, d’autant mieux qu’il avait emmené avec lui en Écosse lepuritain anglais Rumbold, et un grand nombre d’autres gens deguerre habiles.

La nouvelle inattendue de sa défaite complèteétait donc un coup terrible, car il en résultait que nous aurionsaffaire à toutes les forces du Gouvernement.

– Tenez-vous cette nouvelle d’une sourcesûre ? demanda Decimus Saxon, après un long silence.

– C’est une certitude qui n’admet pas dedoute, répondit Maître Stephen Timewell. Toutefois je comprendsbien votre surprise, car le Duc était entouré de conseillers dignesde confiance. Il y avait Sir Patrick Hume, de Polwarth.

– Tout en paroles, rien en action, ditSaxon.

– Et Richard Rumbold.

– Tout en action, rien en paroles, dit notrecompagnon. M’est avis qu’il aurait dû faire en sorte qu’on parlâtmieux de lui.

– Puis il y avait le Major Elphinstone.

– Un sot et un fanfaron.

– Et Sir John Cochrane.

– Un traînard captieux, à la langue longue, àl’intelligence courte, dit le soldat de fortune. Commandée par detels hommes, l’expédition était condamnée dès le début. Pourtant jeme figure que tout au moins, et en admettant qu’ils ne fissent riende plus, ils auraient pu se jeter dans la région montagneuse, oùces caterans aux jambes nues auraient pu se maintenirparmi les nuages et les brouillards de leur pays natal. Tous pris,dites-vous ? C’est une leçon, un avertissement pour nous. Jevous le dis, si Monmouth n’infuse pas plus d’énergie dans sesconseils, s’il hésite à pousser tout droit vers le cœur, s’il faitdes passes, des feintes d’escrime aux extrémités, nous noustrouverons dans la situation d’Argyle et de Rumbold. Que signifientces deux journées gaspillées à Axminster, en un temps où chaqueheure a son prix ? Faudra-t-il chaque fois qu’il se frotteracontre un corps de milice et le rejettera de côté, qu’il se reposequarante-huit heures, pour chanter « Te Deum »alors que Churchill et Feversham sont en route, je le sais, pourl’Ouest avec tous les hommes qu’ils ont pu ramasser, et que lesGrenadiers hollandais pullulent comme les rats dans un magasin degrains ?

– Vous avez parfaitement raison, ColonelSaxon, répondit le Maire, et j’espère que, quand le Roi arriveraici, nous réussirons à lui inspirer une action plus rapide. Il agrand besoin de conseillers plus entendus à la guerre, car depuisle départ de Fletcher, il n’a guère autour de lui de gens qui aientappris le métier des armes.

– Bon, dit Saxon, d’un air bourru, maintenantqu’Argyle a disparu, nous voici face à face avec le Roi Jacques,sans pouvoir compter sur autre chose que nos bonnes épées.

– Sur elles et sur la justice de notre cause.Comment trouvez-vous ces nouvelles, jeunes messieurs ? Est-cequ’elles auraient fait perdre au vin tout son bouquet ?Seriez-vous enclins à déserter le drapeau du Seigneur ?

– Pour mon compte, dis-je, j’entends voir lachose jusqu’au dénouement.

– Et moi, dit Ruben Lockarby, je suivrai MicahClarke partout où il ira.

– Quant à moi, dit Sir Gervas, la chose m’estparfaitement indifférente, tant que je suis en bonne compagnie etqu’il y a de quoi donner de fortes émotions.

– En ce cas, dit le Maire, ce qu’il y a demieux à faire, c’est que chacun remplisse son rôle propre, et quenous nous tenions prêts pour l’arrivée du Roi. Jusqu’alors,j’espère que vous me ferez l’honneur d’agréer mon humble toit.

– Je crains, dit Saxon, de ne pouvoir acceptercette offre si bienveillante. Quand je suis sous les armes, je melève tôt et me couche tard. J’établirai donc mon quartier-général àl’auberge, qui n’est pas très bien fournie au point de vue desvictuailles, mais qui peut m’offrir la nourriture simple à laquellese bornent mes besoins, avec mon quart de bière noire d’octobre, etma pipe de Trinidad.

Saxon tenant ferme dans sa décision, le Mairecessa d’insister auprès de lui, mais mes deux amis s’empressèrentde se joindre à moi pour accepter l’offre du digne marchand delaines, et nous nous installâmes pour la durée de notre séjour sousson toit hospitalier.

IV – Une mêlée nocturne.

Si Decimus Saxon refusa de mettra à profitl’offre du logement et de la table que lui avait faite MaîtreTimewell, ce fut, ainsi que je l’appris plus tard, pour cetteraison que le Maire étant un ferme Presbytérien, il croyaitinopportun de laisser s’établir entre eux une intimité trop grande,qui lui nuirait auprès des Indépendants et autres zélotes.

À vrai dire, mes chers enfants, cet hommeplein de ruse commença, dès ce jour, à régler sa vie et ses actesde façon à se concilier l’amitié des Sectaires, et de se faireconsidérer par eux comme leur chef.

En effet, il était fermement convaincu quedans des mouvements violents comme celui où nous étions engagés, leparti le plus extrême est sûr d’avoir enfin la haute main.

– Fanatisme, me disait-il un jour, celasignifie ferveur, et ferveur signifie qu’on sera âpre à la besogne,et l’âpreté à la besogne signifie la puissance.

Tel était le pivot de toutes ses intrigues, detous ses projets.

En premier lieu, il s’appliqua à prouver qu’ilétait un excellent soldat. Il n’épargna ni le temps, ni la peinepour y arriver.

Du matin jusqu’à midi, dans l’après-midijusqu’à la nuit, nous faisions l’exercice, et encore l’exercice, sibien qu’enfin les commandements lancés à tue-tête, ce fracas desarmes devinrent fatigants par leur monotonie.

Les bons bourgeois purent bien se figurer quel’infanterie du Wiltshire sous le colonel Saxon, faisait partie dela place du Marché au même titre que la croix de la ville ou lecarcan de la paroisse.

Il fallait faire bien des choses en peu detemps, et même tant de choses que plus d’un aurait déclaré latentative inutile.

Ce n’était pas seulement la manœuvred’ensemble du régiment ; il fallait de plus que chacun de noushabituât sa compagnie à l’exercice qui lui était propre.

Il nous fallait apprendre de notre mieux lesnoms et les besoins des hommes.

Mais notre tâche fut rendue plus aisée par lacertitude que ce n’était point du temps perdu, car à chaquerassemblement nos patauds se tenaient plus droit et maniaient leursarmes avec plus de dextérité.

Depuis le chant du coq jusqu’au coucher dusoleil, on n’entendit dans les rues d’autres cris que :« Portez armes, préparez armes, reposez vos armes, apprêtezvos amorces » et tous les autres commandements de l’ancienexercice de peloton.

À mesure que nous devenions meilleurs soldats,notre nombre augmentait, car notre apparence coquette attirait dansnos rangs l’élite des nouveaux-venus.

Ma compagnie s’accrut au point qu’il fallût ladédoubler.

Il en fut ainsi des autres dans la mêmeproportion.

Les mousquetaires du baronnet atteignirent lechiffre d’une bonne centaine, gens sachant pour la plupart seservir du mousquet.

En totalité, nous passâmes de trois cents àquatre cent cinquante, et notre façon de manœuvrer se perfectionnaau point de nous valoir de tous côtés des éloges sur l’état de noshommes.

À une heure avancée de la soirée, je rentraisà cheval, lentement, à la maison de Maître Timewell, quand Rubenarriva à grand bruit derrière moi et me pria de revenir sur mes pasavec lui pour assister à un spectacle qui valait la peine d’êtrevu.

Bien que je ne me sentisse guère disposé à cegenre de plaisirs, je fis faire demi-tour à Covenant, et nousdescendîmes toute la longueur de la Grande Rue, pour entrer dans lefaubourg qui se nomme Shuttern.

Mon compagnon s’y arrêta devant un édifice nu,qui avait l’air d’une grange, et me dit de regarder dansl’intérieur par la fenêtre.

Le dedans se composait d’une seule grandechambre.

C’était le magasin, alors vide, dans lequel onavait l’habitude de mettre la laine.

Il était éclairé d’un bout à l’autre par deslampes et des chandelles.

Un grand nombre d’hommes parmi lesquels jereconnus des gens de ma compagnie, ou de celle de mon camarade,étaient couchés des deux côtés, occupés les uns à fumer, d’autres àprier, d’autres à polir leurs armes.

Dans le centre, sur toute la longueur, desbancs avaient été rangés bout à bout, et sur ses bancs étaientassis à cheval tous les cent mousquetaires du baronnet.

Chacun deux était en train de tresser en formede queue la chevelure de l’homme assis devant lui.

Un jeune garçon allait et venait, un pot degraisse à la main, et avec cet ingrédient et de la ficelle à fouet,la besogne marchait rondement.

Sir Gervas en personne, muni d’une grandeboite pleine de farine, était assis, perché sur un ballot de laineau bout de la rangée, et aussitôt qu’une queue était achevée, ill’examinait à travers son monocle, et si elle lui paraissaitconvenablement faite, il la saupoudrait d’un geste précieux, enpuisant dans sa boite, et opérait avec autant de soin et de sérieuxque s’il se fut agi d’une cérémonie de l’Église.

Jamais cuisinier, assaisonnant un plat, n’eûtdistribué ses épices avec autant d’exactitude et de jugement quenotre ami n’en mettait à enfariner les têtes de sa compagnie.

Au milieu de son travail, il leva les yeux, etvit une ou deux figures souriantes à la fenêtre, mais sonoccupation l’absorbait trop pour qu’il se permit de l’interrompre,et nous finîmes par repartir à cheval sans lui avoir parlé.

À ce moment, la ville était fort tranquille etsilencieuse, car les gens de cette région étaient habitués à secoucher tôt, à moins que quelque occasion ne les tînt sur pied.

Nous parcourions, au pas lent de nos chevaux,les rues muettes.

Les fers de nos montures résonnaient d’unbruit clair sur le pavé de galets, et nous tenions de ces proposlégers qui sont d’usage entre jeunes gens.

Au dessus de nous, la lune brillait d’un viféclat, répandait une lueur argentée sur les larges rues, etdessinait en un réseau d’ombres les pointes et les clochetons deséglises.

Arrivé dans la cour de Maître Timewell, je mispied à terre, mais Ruben, charmé par le calme et la beauté de lascène, continua sa promenade à cheval, dans l’intention de pousserjusqu’à la porte de la ville.

J’étais encore occupé à défaire les boucles dela sangle, et à enlever mon harnais, quand tout à coup arriva d’unedes rues voisines, un grand cri, un bruit de lutte, de choc d’épéesen même temps que la voix de mon camarade appelant à l’aide.

Je tirai mon épée et sortis en courant.

À une faible distance de là, se trouvait unassez large espace, tout blanc de clarté lunaire, et au centrej’aperçus la silhouette trapue de mon ami.

Il faisait des bonds avec une agilité dont jene l’avais jamais cru capable, et échangeait des coups de pointeavec trois ou quatre hommes qui le serraient de près.

Sur le sol gisait une figure sombre.

Du groupe de combattants, la jument de Rubense dressait, se baissait comme si elle comprenait le danger quecourait son maître.

Comme j’accourais, criant, l’épée haute, lesassaillants s’enfuirent par une rue latérale, excepté l’un d’eux,un homme de haute taille, musculeux, qui avait une épée.

Il se lança contre Ruben, en lui portant unfurieux coup de pointe, jurant, et le traitant de trouble-fête.

J’éprouvai une sensation d’horreur en voyantla lame passer à travers la parade de mon ami, qui leva les bras,et tomba la face en avant, pendant que l’autre, après avoir lancéun dernier coup, s’enfuyait par une des ruelles étroites ettortueuses qui allaient de la rue de l’Est à la rive de laTone.

– Au nom du ciel, où êtes-vous atteint ?m’écriai-je en me jetant à genoux près du corps étendu. Oùêtes-vous blessé, Ruben ?

– Surtout dans le soufflet, dit-il ensoufflant comme un soufflet de forge, et aussi derrière la tête.Donnez-moi la main, je vous prie.

– Vraiment, vous n’êtes pas touché ?m’écriai-je, le cœur soulagé d’un grand poids, en l’aidant à serelever. Je croyais que ce gredin vous avait transpercé.

– Autant chercher à percer un crabe de Warsashavec un épingle à cheveux, dit-il. Grâce au bon Sir Jacob Clancing,jadis de Snellaby Hall, et présentement de la Plaine de Salisbury,leurs rapières n’ont produit d’autre effet que de rayer ma cuirasseimpénétrable. Mais où en est la demoiselle ?

– Quelle demoiselle ?

– Oui, c’était pour la sauver que j’aidégainé. Elle était assaillie par des rôdeurs de nuit. Voyez, ellese relève. Ils l’avaient jetée à terre quand j’ai fondu sureux.

– Comment vous trouvez-vous, madame ?demandai-je, car la personne gisante à terre s’était relevée etavait pris l’aspect d’une femme, jeune et gracieuse, d’après toutesles apparences, mais dont la figure était enveloppée dans unmanteau. J’espère que vous n’avez eu aucun mal ?

– Aucun, monsieur, répondit-elle d’une voixbasse et douce, mais si j’ai échappé, je le dois à la valeur et àl’empressement de votre ami, ainsi qu’à la sagesse prévoyante deCelui qui confond les complots des méchants. Sans doute tout hommedigne de ce nom aurait rendu ce service à une jeune personne endétresse, quelle qu’elle fût, et pourtant, ce qui contribuerapeut-être à votre satisfaction, ce sera d’apprendre que votreprotégée ne vous est pas inconnue.

Et en parlant ainsi, elle laissa tomber sonmanteau et tourna sa figure vers nous sous la clarté de lalune.

– Grands Dieux ! C’est MistressTimewell, m’écriai-je tout abasourdi.

– Rentrons à la maison, dit-elle d’une voixferme et rapide. Les voisins ont pris l’alarme et il y aura bientôtun rassemblement de populace. Échappons aux commentaires.

En effet, on entendait déjà de tous côtés lebruit des fenêtres, et des gens demandant à tue-tête de quelmalheur il s’agissait.

Bien loin, au bout de la rue, nous pouvionsapercevoir la lueur des lanternes se balançant et annonçant lapatrouille qui arrivait à grands pas.

Nous nous dérobâmes cependant, à la faveur del’ombre, et fûmes bientôt en sûreté dans la cour du Maire, sansêtre interpellés ou arrêtés.

– J’espère, monsieur, que vous n’avez pas étéblessé, bien vrai ? dit la jeune demoiselle à moncompagnon.

Depuis qu’elle avait découvert sa figure,Ruben n’avait pas dit un mot.

Il avait tout l’air d’un homme qui est bercépar un rêve agréable et qui n’est fâché que d’en être réveillé.

– Non, je ne suis pas blessé, répondit-il,mais je voudrais que vous nous disiez quels sont ces spadassinserrants et où l’on peut les trouver.

– Non, non, dit-elle, le doigt levé, vous nepousserez pas l’affaire plus loin. Quant à ces hommes, je ne puisdire avec certitude qui ils pouvaient être. J’étais sortie pourrendre visite à Dame Clatworthy, qui a la fièvre tierce, et ilsm’ont assaillie pendant que je revenais. Peut-être sont-ce des gensqui ne partagent pas les opinions de mon grand-père sur lesaffaires de l’État, et est-ce lui qu’ils ont visé par-dessus moi.Mais vous fûtes tous deux si bons pour moi, que vous ne merefuserez pas une autre faveur que j’ai à vous demander.

Nous protestâmes que cela nous étaitimpossible, en mettant la main sur la garde de nos épées.

– Non, gardez-les pour la cause de Dieu,dit-elle, en souriant de notre geste. Tout ce que je vous demande,c’est de ne rien dire de cette affaire à mon grand-père, car lamoindre chose suffit pour le mettre en feu, malgré son grand âge.Je ne voudrais pas que son attention fût détournée des affairespubliques par un détail personnel comme celui-là. Ai-je votreparole ?

– La mienne ! dis-je en m’inclinant.

– La mienne aussi ! dit Lockarby.

– Merci, mes bons amis ! Ah ! J’ailaissé tomber mon gant dans la rue. Mais cela n’a pas d’importance.Je rends grâce à Dieu de ce qu’il n’est arrivé malheur à personne.Merci encore une fois, et que des rêves agréables vousattendent.

Elle gravit lestement les marches et disparuten un instant.

Ruben et moi, nous ôtâmes les harnais de noschevaux et assistâmes en silence aux soins qu’on leur donna.

Nous entrâmes alors dans la maison, pourregagner nos chambres, toujours sans mot dire.

Arrivé sur le seuil de sa porte, Rubens’arrêta.

– J’ai déjà entendu la voix de l’homme au longcorps, Micah, dit-il.

– Et moi aussi, répondis-je. Le vieillard ferabien de se méfier de ses apprentis. J’ai presque envie de sortirpour aller chercher le gant de la fillette.

Un joyeux clignement d’yeux brilla dans lenuage qui avait obscurci la figure de Ruben. Il ouvrit la maingauche et me montra le gant de peau de daim froissé entre sesdoigts.

– Je ne le troquerais pas contre tout l’or quise trouve dans les coffres de son grand-père, dit-il avec uneexplosion soudaine d’ardeur.

Puis riant à la fois et rougissant, il se hâtade rentrer et me laissa à mes pensées.

Ce fut ainsi que j’appris pour la premièrefois, mes chers enfants, que mon bon camarade avait été percé parles flèches du petit dieu.

Quand un homme ne compte que vingt ans,l’amour jaillit en lui, ainsi que la citrouille dont parlel’Écriture et qui poussa en une seule nuit.

Je vous aurais mal raconté mon histoire, si jene vous avais pas fait comprendre que mon ami était un jeune hommefranc, au cœur chaud, tout de premier mouvement, chez qui la raisonétait rarement de faction en présence de ses penchants.

Un homme de cette sorte est aussi peu capablede s’éloigner d’une jeune fille attrayante que l’aiguille de fuirl’aimant.

Il aime, tout comme l’alouette chante, toutcomme joue un chaton.

Or, un garçon à l’esprit lent et lourd commemoi, et dans les veines duquel le sang avait toujours coulé avecquelque froideur, quelque réserve, peut entrer dans l’amour ainsiqu’un cheval entre dans un cours d’eau aux rives en talus, degrépar degré, mais un homme tel que Ruben frappe du talon un seulinstant sur le bord, et l’instant d’après, il s’est lancé jusqu’auxoreilles dans l’endroit le plus profond.

Le ciel seul sait quelle mèche avait mis lefeu à l’étoupe.

Tout ce que je puis dire, c’est que depuis cejour, mon camarade était mélancolique et assombri une heure, puisgai, et plein d’entrain l’heure suivante.

Il n’avait plus rien de son flot constant debonne humeur, il devenait aussi piteux qu’un poussin qui mue, chosequi m’a toujours paru un des plus singuliers résultats de ce queles poètes ont appelé le joyeux état de l’amour.

Mais, il faut le dire, en ce monde, joie etplaisir se touchent de si près, qu’on dirait qu’ils sont àl’attache dans des stalles contiguës, et qu’une ruade suffiraitpour faire tomber la cloison qui les sépare.

Voici un homme aussi plein de soupirs qu’unegrenade est bourrée de poudre.

Il fait triste figure ; il a l’airabattu. Son esprit va à l’aventure et si vous lui faites remarquerqu’il est très malheureux dans cet état, il vous répondra, vouspouvez en être certain, qu’il ne l’échangerait pas pour lesPuissances ni pour les Principautés du ciel.

Pour lui les larmes sont de l’or, et le riren’est que de la fausse monnaie.

Mais, mes chers enfants, c’est peine perduepour moi que de vous expliquer une chose que moi-même je n’entendspoint.

Si comme je l’ai entendu dire, il estimpossible de trouver deux empreintes du pouce qui soientidentiques, comment espérer de faire coïncider les pensées et lessentiments les plus intimes de deux êtres.

Toutefois, il est une chose que je puisaffirmer comme vraie, c’est que quand je demandai la main de votregrand-mère, je ne m’abaissai point à prendre la mine d’un homme quimène un enterrement.

Elle me rendra ce témoignage que j’allai àelle avec la figure souriante, bien que j’eusse tout de même unepetite palpitation au cœur, et je lui dis…

Mais diantre, ou me suis-je laisséentraîner ?

Qu’y a-t-il de commun entre tout cela et laville de Taunton, et la révolte de 1685 ?

Le mercredi soir, 17 juin, nous apprîmes quele Roi, (c’était ainsi qu’on désignait Monmouth dans tout l’Ouest)était campé à moins de dix milles de là, avec toutes ces forces, etque le lendemain matin, il ferait son entrée dans la fidèle villede Taunton.

On s’ingénia tant qu’on put, comme vous lepensez bien, pour lui souhaiter la bienvenue d’une façon qui fûtdigne de la ville d’Angleterre la plus attachée aux Whigs et auProtestantisme.

Un arc de plantes vertes avait déjà été dresséà la porte de l’ouest.

Il portait cette devise : « Bienvenue auRoi Monmouth ! »

Un second s’élevait depuis l’entrée de laplace du Marché jusqu’à la fenêtre la plus haute de l’hôtellerie duBlanc-Cerf, avec ces mots en grandes lettres écarlate« Salut au Chef Protestant. »

Un troisième, si je m’en souviens bien,surmontait l’entrée de la cour du château, mais je ne me rappelleplus la devise qui s’y lisait.

L’industrie du drap et de la laine est, ainsique je vous l’ai dit, la principale occupation de la ville.

Les marchands n’avaient pas ménagé leursmarchandises.

Ils les avaient étalées à profusion pourembellir les rues.

De riches tapisseries, des velours lustrés, deprécieux brocarts flottaient aux fenêtres ou décoraient lesbalcons.

La rue de l’Est, la Grande Rue, la rued’Avant, étaient tendues des greniers jusqu’à terre d’étoffes rareset belles.

De gais étendards étaient suspendus aux toitsdes deux côtés, ou voltigeaient en longues guirlandes d’une maisonà l’autre.

La bannière royale d’Angleterre était déployéeau clocher élevé de Sainte Marie-Madeleine, et le drapeau deMonmouth flottait au clocher tout pareil de Saint Jacques.

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, onmanœuvra le rabot, le marteau, on travailla, on inventa, si bienque le jeudi 18 juin, quand le soleil se leva, il éclaira le plusbeau déploiement de couleurs et de verdure qui ait jamais paré uneville.

Une sorte de magie avait changé la ville deTaunton en un jardin fleuri.

Maître Stephen Timewell s’était occupé de cespréparatifs, mais il s’était dit en même temps que le signe debienvenue le plus agréable qu’il pût offrir aux yeux de Monmouthserait la vue du gros corps d’hommes armés qui étaient prêts àsuivre sa fortune.

Il y en avait seize cents dans la ville.

Deux cents d’entre eux formaient lacavalerie.

La plupart étaient bien armés et équipés.

Ils furent rangés de façon que le Roi passâtdevant eux à son entrée.

Les gens de la ville bordaient, sur troisrangs de profondeur, la place du Marché, depuis la porte du Châteaujusqu’à l’entrée de la Grande Rue.

De là jusqu’à Shuttern, les paysans du comtéde Dorset et ceux de Frome étaient placés sur les deux côtés de larue.

Notre régiment était posté à la porte del’Ouest.

Avec des armes bien astiquées, des rangs bienalignés, et des branches vertes à tous les bonnets, aucun chef nepouvait s’abstenir de souhaiter de voir son armée ainsi accrue.

Lorsque tous furent à leurs places, que lesbourgeois et leurs épouses se furent parés de leurs atours desjours de fête, avec des figures réjouies, des corbeilles pleines defleurs, tout fût prêt pour la réception du royal visiteur.

– Voici mes ordres, dit Saxon en s’avançantvers nous sur son cheval, au moment où nous prenions nos placesprès de nos compagnons. Moi et mes capitaines, nous nous réunironsà l’escorte du Roi, quand il passera, et nous l’accompagneronsainsi jusqu’à la place du Marché. Vos hommes présenteront les armeset resteront en place jusqu’à notre retour.

Nous tirâmes, tous les trois, nos sabres etnous fîmes le salut.

– Si vous voulez bien venir avec moi,messieurs, et prendre position à droite de cette porte-ci, dit-il,je pourrai vous dire quelques mots au sujet de ces gens, quand ilsdéfileront. Trente ans de guerre, sous bien des climats, m’ont biendonné le droit de parler en maître-ouvrier qui instruit sesapprentis.

Nous suivîmes son invitation avecempressement.

On franchit la porte, qui maintenant seréduisait à une large brèche parmi les tas de déblais marquantl’emplacement des anciennes murailles.

– On ne les aperçoit pas encore, fis-jeremarquer, pendant que nous montions sur une hauteur commode. Jesuppose qu’ils doivent arriver par cette route dont les détourssuivent la vallée en face de vous.

– Il y a deux sortes de mauvais généraux, ditSaxon, l’homme qui va trop vite et celui qui va trop lentement. Lesconseillers de Sa Majesté ne seront jamais accusés du premier deces défauts, quelques erreurs qu’ils puissent commettre d’ailleurs.Le vieux Maréchal Grunberg, avec qui j’ai fait trente-six mois decampagne en Bohème, avait pour principe de voler à travers le pays,pêle-mêle, cavalerie, infanterie, artillerie, comme s’il avait lediable à ses trousses. Il aurait pu commettre cinquante fautes,mais l’ennemi n’avait jamais le temps d’en profiter. Je me rappelleun raid que nous fîmes en Silésie. Après deux jours de marche dansles montagnes, son chef d’état-major lui dit que l’artillerie étaithors d’état de suivre.

« – Qu’on la laisse en arrière !répondit-il.

« On abandonna donc les canons, et lelendemain au soir, l’infanterie était fourbue.

« – Ils ne peuvent pas faire un mille deplus, dit le chef.

« – Qu’on les laisse en arrière, ditGrunberg.

« Nous voilà donc partis avec lacavalerie. Pour mon malheur, j’étais dans son régiment de pandours,après une escarmouche ou deux, tant par l’état des routes que parle fait de l’ennemi, nos chevaux étaient crevés inertes.

« – Les chevaux sont fourbus, dit lecapitaine en chef.

« – Qu’on les laisse en arrière !crie-t-il.

« Et je parie qu’il aurait poussé jusqu’àPrague avec son état-major, si on l’avait laissé faire. Après cela,nous lui donnâmes comme surnom « GénéralLaisse-en-arrière. »

– Un brillant commandant, oh ! oui,s’écria Sir Gervas, j’aurais aimé servir sous lui.

– Oui, et il avait une façon de former cesrecrues qui n’aurait guère été du goût de nos bons amis d’ici dansl’Ouest, dit Saxon. Je me rappelle qu’après Salzbourg, quand nouseûmes pris le château ou la forteresse de ce nom, nous fûmesrenforcés d’environ quatre mille hommes d’infanterie qui n’avaientpoint été dressés. Comme ils approchaient de nos lignes, en agitantles mains, en sonnant du clairon, le vieux Maréchal« Laisse-en-arrière » déchargea sur eux tous les canonsqui se trouvaient sur les murs, ce qui tua soixante hommes et jetaparmi le reste une grande panique.

« – Il faut que ces coquins apprennenttôt ou tard à tenir bon sous le feu, dit-il. Ils peuvent biencommencer tout de suite leur éducation.

– C’était un rude maître d’école, fis-jeremarquer. Il aurait pu laisser à l’ennemi partie de cetenseignement.

– Et pourtant le soldat l’aimait, dit Saxon.Il n’était point homme, quand une ville avait été prise d’assaut, àregarder de trop près quand une femme braillait, non plus qu’àécouter tous les bourgeois qui avaient par hasard trouvé leurcoffre plus léger d’une bagatelle. Mais parlons des chefs qui vontlentement. Je n’en ai connu aucun qui pût être comparé au BrigadierBaumgarten, qui était aussi de l’armée impériale. Il levait parexemple ses quartiers d’hiver, pour venir s’établir devant uneplace forte. Il élevait un épaulement ici, là il creusait une sape,si bien que ses soldats finissaient par avoir mal au cœur rien qu’àregarder la place. Il jouait ainsi avec elle comme un chat avec unesouris, jusqu’au moment où elle allait ouvrir ses portes, maisalors il pouvait bien prendre la fantaisie de lever le siège et dese mettre en quartiers d’hiver. J’ai fait deux campagnes sous lui,sans honneur, sans mise à sac, sans pillage, sans profit, exceptéune misérable solde de trois florins par jour, payée en piècesrognées, avec six mois de retard… Mais voyez-vous les gens sur ceclocher ! Ils agitent leurs mouchoirs comme s’ils apercevaientquelque chose.

– Je ne puis rien voir, répondis-je, enabritant mes yeux et promenant mon regard sur la vallée seméed’arbres qui montait en pente douce jusqu’aux collines couvertes depâturages de Blackdown.

– Les gens, qui sont sur les forts, agitentdes mouchoirs et désignent du geste quelque chose. Il me semble quej’entrevois l’éclair de l’acier parmi les bois tout là-bas.

– C’est ici, dit Saxon, étendant sa main arméed’un gantelet sur la rive ouest de la Tone, tout près du pont debois. Suivez mon doigt, Clarke, et voyez si vous pouvez lediscerner.

– Oui, c’est vrai, m’écriai-je, je vois unreflet brillant qui va et vient. Et ici, à gauche, à l’endroit oùla route passe en courbe par dessus la hauteur, apercevez-vouscette masse compacte d’hommes ! Ha ! la tête de lacolonne commence à sortir d’entre les arbres.

Il n’y avait pas un nuage au ciel, mais lagrande chaleur produisait une buée qui s’étendait sur lavallée.

Elle devenait très épaisse le long du courssinueux de la rivière, et flottait en petits flocons en lambeaux,au-dessus de la région boisée qui avoisine ses bords.

À travers cette mince couche de vapeurpénétrait de temps en temps un éclair de vive lumière, quand lesrayons du soleil tombaient sur une cuirasse ou sur un casque.

Par intervalles, la douce brise de l’étéapportait à nos oreilles de soudains éclats d’une musiquemilitaire, où se mêlaient le son aigu des trompettes et le sourdgrondement des tambours.

Puis, nos regards perçurent l’avant-garde del’armée, qui commençait à se dérouler, sortant de l’ombre desarbres et apparaissant en noir sur la route blanche etpoussiéreuse.

La longue ligne continua à s’étendre, setordant sur elle-même, à mesure qu’elle sortait des bois, pareilleà un serpent noir aux écailles polies.

Enfin, l’armée rebelle tout entière –cavalerie, infanterie, artillerie – fut visible pour nous.

L’éclat des armes, le flottement de nombreuxdrapeaux, les plumes des chefs, les colonnes épaisses des hommes enmarche, tout cela formait un tableau qui remuait jusqu’au fond ducœur les citoyens de Taunton.

Ceux-ci, du haut des toits, des éminencescroulantes que formaient les murs démantelés, pouvaient contemplerles champions de leur foi.

Si la seule vue d’un régiment qui passe estcapable d’exciter un frisson dans votre poitrine, vous vousimaginerez sans peine ce qui se passe, quand les soldats que vousregardez ont pris les armes pour tout de bon afin de défendre vosintérêts les plus chers, les plus aimés, et viennent de sortirvictorieux d’une lutte sanglante.

Si la main de tous les autres hommes étaitlevée contre nous, du moins ceux-là étaient de notre côté, et noscœurs allaient à eux comme à des amis et à des frères.

De tous les liens qui unissent les hommes ence monde, il n’en est pas de plus fort qu’un commun danger.

Pour mes yeux inexpérimentés, tout celaapparaissait comme très guerrier, très imposant, et en contemplantce long défilé, je me disais que notre cause était en quelque sortegagnée.

Mais à ma grande surprise, Saxon postait,jetait à demi-voix des peuh ! dédaigneux.

À la fin, ne pouvant plus maîtriser sonimpatience, il éclata en paroles brûlantes de mécontentement.

– Regardez-moi seulement cette avant-gardependant qu’elle descend la pente, s’écria-t-il. Où est le grouped’éclaireurs, de vorreiter, comme disent lesAllemands ? Et où est l’espace qu’il faudrait laisser entrel’avant-garde et le corps principal ? Par l’épée deScanderbeg, ils me rappellent plutôt un troupeau de pèlerins, commej’en ai vus, lorsqu’ils s’approchent du sanctuaire de Saint Sébald,à Nuremberg, avec leurs bannières et leurs flots de rubans. Et aucentre, parmi cette troupe de cavaliers, se trouve sans doute notrenouveau monarque. Quel malheur pour lui de n’avoir point à sescôtés un homme capable de ranger cet essaim de paysans en quelquechose qui ressemble à un ordre de campagne ! Maintenantregardez-moi ces quatre pièces de canon qui traînent comme desmoutons boiteux derrière le troupeau ! Carajo, jevoudrais être un jeune officier du Roi avec un escadron decavalerie légère sur cette crête que voilà ! Par ma foi, jefondrais sur ce croisement de routes, comme un émouchet sur unebande de petits pluviers. Alors et je taille, et je coupe. À basces canonniers qui rampent, un feu de carabines pour nous couvrir,un mouvement enveloppant de la cavalerie, et les canons desrebelles partent dans un nuage de poussière. Qu’on dites-vous, SirGervas ?

– Un fameux sport, colonel, dit le baronet,dont une légère rougeur anima les joues pâles. Je parie que vousfaisiez trotter vos pandours !

– Oui, les coquins avaient le choix :travailler ou être pendus. Mais il me semble que nos amis sont loind’être aussi nombreux qu’on le rapportait. J’estime que lacavalerie se monte à un millier, et que l’infanterie compte environcinq mille deux cents hommes. J’ai été regardé comme un bonappréciateur en fait de nombre en pareilles occasions. Avec lesquinze cents qu’il y a dans la ville, cela nous ferait près de huitmille hommes, et ce n’est pas là une armée bien considérable pourenvahir un royaume et disputer une couronne.

– Si l’Ouest peut fournir huit mille hommes,combien peuvent donner tous les comtés d’Angleterre, demandai-je.N’est-ce pas la façon la plus équitable d’envisager lasituation ?

– La popularité de Monmouth est concentréesurtout dans l’Ouest, répondit Saxon. C’est ce souvenir qui l’adécidé à lever son étendard dans ces comtés.

– Dites plutôt ses étendards, fit Ruben.Tenez, on dirait qu’ils ont mis leur linge à sécher tout le long dela ligne.

– C’est vrai, ils ont plus d’enseignes que jen’en vis jamais dans une armée aussi faible, répondit Saxon, en sedressant sur ses étriers. Il y en a un ou deux qui sont bleus. Tousles autres, autant que je pus en juger, avec le soleil qui leséclaire, sont blancs, avec un mot ou une devise.

Pendant cette conversation, le corps decavalerie qui formait l’avant-garde de l’armée protestante étaitparvenu à moins d’un quart de mille de la ville, lorsqu’unesonnerie bruyante et claire de trompettes le fit s’arrêter.

Ce signal fut répété dans chacun des régimentsou escadrons en sorte que le son passa rapidement sur toute lalongue rangée, jusqu’à ce qu’il finit par se perdre dansl’éloignement.

À la vue de ce câble humain qui couvrait toutela route, et qui était à peine agité d’un mouvement de vibration,d’ondulation dans sa ligne oscillante, l’analogie avec un serpentgigantesque me revint encore une fois à l’esprit.

– Je trouverais que cela ressemble à un grandboa, qui irait entourer la ville de ses replis.

– Un serpent à sonnettes plutôt, dit Ruben, enmontrant les canons à l’arrière-garde. C’est dans sa queue qu’ilgarde de quoi faire du bruit.

– Voici sa tête qui approche, si je ne metrompe, dit Saxon. Il vaudrait mieux, je crois, nous placer sur lecôté de la porte.

Comme il parlait, un groupe de cavaliers auxcostumes voyants se détacha du corps principal et se dirigea toutdroit vers la ville.

À leur tête se trouvait un jeune homme dehaute taille, de tournure svelte et élégante, qui montait avec lagrâce d’un écuyer accompli.

Il se faisait remarquer parmi ceux quil’entouraient par la fierté de son attitude et la richesse de sonharnachement.

Lorsqu’il se fut approché au galop de laporte, une clameur de bienvenue, partit de la multitude, clameurqui se transmit et se prolongea dans la foule plus éloignée.

Celle-ci, ne pouvant voir ce qui se passait enavant, conclut de ces acclamations que le Roi approchait.

V – La Revue des Hommes de l’Ouest.

Monmouth était alors dans sa trente-sixièmeannée.

Il se distinguait par ces grâcessuperficielles qui plaisent à la multitude et mettent un homme enétat de prendre la direction d’une cause populaire.

Il était jeune.

Il avait la parole facile et spirituelle.

Il était habile dans tous les exercices quiconviennent à un soldat et à un homme.

Pendant qu’il parcourait l’Ouest, il n’avaitpoint jugé au-dessous de lui d’embrasser les jeunes villageoises,d’offrir des prix pour les sports champêtres, et de disputer,chaussé de bottes, la palme de la course à pied avec les plusagiles des paysans courant nu-pieds.

Il était d’un naturel vain et prodigue, maisil excellait en cette sorte de magnificence qui frappe les yeux, etdans cette générosité insouciante qui gagne les cœurs dupeuple.

Tant sur le Continent qu’à Bothwell-Bridge, ilavait conduit des armées avec succès.

Sa bonté, sa pitié envers les Covenantaires,après la victoire, lui avait valu autant d’estime auprès des whigsque Dalzell et Claverhouse s’étaient attiré de haine.

Au moment où il arrêta son beau cheval noir àla porte de la ville, il ôta son chapeau montero à plumesdevant la foule qui l’acclamait. Il avait une attitude si gracieuseet si digne qu’elle semblait bien celle d’un chevalier errant deroman, combattant à armes très inégales pour conquérir une couronnequi lui aurait été dérobée par la ruse d’un tyran.

On trouva qu’il avait bonne mine, mais je nesaurais dire que je fusse de cet avis.

Sa figure me parut trop allongée, trop pâlepour être agréable ; mais ses traits étaient accentués etnobles, son nez saillant, ses yeux brillants, pénétrants.

On aurait peut-être pu discerner dans ledessin de sa bouche quelques indices de cette faiblesse qui entachasa réputation, bien que l’expression en fût douce et aimable.

Il portait une jaquette de cheval enroquelaure pourpre foncé, avec des bords et des revers de dentelled’or, et qui, en s’écartant par devant, laissait voir une brillantecuirasse d’argent.

Son habillement était complété par un costumede velours d’une nuance plus claire que la jaquette, une paire debottes montantes en cuir jaune de Cordoue, une rapière à poignéed’or qu’il portait d’un côté, et un poignard de Parme de l’autrecôté, ces deux armes suspendues à une ceinture en cuir duMaroc.

Un large col en dentelle de Malines flottaitsur ses épaules et de ses manches sortaient à flots des manchettesde cette même coûteuse dentelle.

Bien des fois, il souleva son chapeau ets’inclina sur le pommeau de sa selle pour répondre au tonnerre desapplaudissements.

– Un Monmouth ! Un Monmouth ! criaitle peuple. Salut au Chef Protestant !

– Vive le Roi Monmouth !

Et à toutes les fenêtres, sur tous les toits,à tous les balcons, les mouchoirs, les chapeaux s’agitaient pouranimer cette scène joyeuse.

L’avant-garde des rebelles s’enflamma à cettevue et lança un grand cri au timbre sourd qui fut repris et répétébien des fois par le reste de l’armée et qui finit par remplir toutle pays.

Pendant ce temps, les anciens de la cité,ayant à leur tête notre ami le Maire, sortirent par la porte danstout l’apparat des costumes de soie et de fourrures pour rendredommage au Roi.

Le Maire mit un genou à terre à côté del’étrier de Monmouth et baisa la main que celui-ci lui tendit avecgrâce.

– Mon cher monsieur le Maire, dit le Roi d’unevoix claire et forte, c’est à mes ennemis à se prosterner devantmoi, et non à mes amis. Je vous en prie, qu’est-ce que ce rouleauque vous déployez ?

– C’est une allocution de bienvenue et desoumission, Votre Majesté, de la part de votre loyale ville deTaunton.

– Je n’ai pas besoin d’une telle allocution,dit le Roi Monmouth, en promenant ses yeux autour de lui. Elle estécrite tout autour de moi en plus beaux caractères qu’on n’en vitjamais sur parchemin. Mes bons amis m’ont prouvé que je suis lebienvenu, sans recourir à l’aide d’un clerc ou d’un écrivain. Vousvous nommez Stephen Timewell, digne Mr le Maire, à ce qu’on m’aappris.

– Oui, Majesté.

– C’est un nom trop court pour un homme aussidigne de confiance, dit le Roi en tirant son épée, et l’en touchantsur l’épaule, je veux l’allonger de trois lettres. Relevez-vous,Sir Stephen, et puissé-je trouver grand nombre d’autres chevalierssemblables dans mon royaume, et aussi loyaux, aussi fermes.

Le Maire se retira avec les conseillers aucôté gauche de la porte, au milieu des applaudissements que fitéclater cet honneur conféré à la ville, pendant que Monmouth et sonescorte formaient un groupe à droite.

Sur un signal donné, un trompette sonna unefanfare.

Les tambours firent entendre un roulementguerrier, et l’armée des insurgés, en rangs serrés, bannièresdéployées, reprit sa marche vers la ville.

Pendant qu’elle approchait, Saxon nousdésignait les différents chefs et personnages de marque, quientouraient le Roi, et nous disait leurs noms, en y ajoutantquelques mots sur leur caractère.

– Voici Lord Grey de Wark, dit-il. C’est cepetit homme maigre entre deux âges, du côté gauche du Roi. Il a étémis une fois à la Tour pour haute trahison. C’est lui qui s’enfuitavec Lady Henriette Berkeley, sœur de sa femme. Un beau chef,vraiment, pour une cause pieuse. L’homme à sa gauche, celui qui aune figure rouge, bouffie, et la plume blanche à son bonnet, est lecolonel Holmes. J’espère qu’il ne montrera jamais la plume blancheailleurs que sur la tête. L’autre, sur le cheval bai-brun est unhomme de loi, mais, à mon sens, un homme qui s’entend mieux àdisposer un bataillon qu’à rédiger une note de frais. C’est lerépublicain Wade qui menait l’infanterie à l’engagement de Bridportet qui l’a tiré de là sans dommage. Le grand, là-bas, avec de grostraits, qui est coiffé d’un heaume d’acier, c’est Antoine Buyse, leBrandebourgeois, un soldat de fortune, un homme de grand cœur,ainsi que la plupart de ses compatriotes. J’ai bataillé tantôt aveclui, tantôt contre lui, avant le jour présent.

– Remarquez donc le personnage de hautetaille, très maigre qui est derrière lui, s’écria Ruben. Il adégainé son épée et la brandit au-dessus de sa tête. Voilà unmoment et un endroit singulièrement choisis pour l’exercice ausabre. Il est certainement fou.

– Vous n’êtes peut-être pas très loin de lavérité, dit Saxon, et pourtant par la garde de mon épée, sans cethomme-là, il n’y aurait point d’armée protestante, comme celle quis’avance vers nous par cette route-ci. C’est lui qui en faisantvoltiger la couronne sous les yeux de Monmouth, lui a fait quittersa confortable retraite en Brabant. Il n’y a pas un de ces hommesqu’il n’ait séduit et attiré dans cette affaire par tel ou telappât. Avec Grey, ce fut un Duc, hé, avec Wade le sac de laine,avec Buyse, la mise au pillage de Cheapside. Chacun a son motifpersonnel, mais les ficelles qui les font mouvoir sont entre lesmains de ce fanatique enragé qui remue ces pantins à sa volonté. Ila comploté plus, menti plus et souffert moins qu’aucun des Whigs duparti.

– Ce doit être le docteur Robert Ferguson,dont j’ai entendu mon père parler, dis-je.

– Vous avez raison, c’est lui. Je l’ai vu uneseule fois à Amsterdam, mais je le reconnais à sa perruqueébouriffée et à ses épaules difformes. On dit tout bas que soninfatuation démesurée a troublé sa raison. Voyez, l’Allemand luimet la main sur l’épaule et lui persuade de rengainer son arme. LeRoi Monmouth regarde aussi autour de lui et sourit comme s’ilvoyait en lui le bouffon de la cour, en manteau genevois, au lieude l’habit multicolore. Mais l’avant-garde arrive près de nous. Àvos compagnies, et n’oubliez pas de lever vos épées pour saluer aupassage le drapeau de chaque troupe.

Pendant la conversation de notre compagnon,l’armée protestante tout entière roulait vers la ville et la têtede l’avant-garde était au niveau de la porte.

Quatre escadrons de cavalerie marchaient enavant, mal harnachés, mal montés, avec des cordes en guise debrides, et certains d’entre eux ayant pour selles des carrés entoile à sac.

La plupart des hommes avaient pour armes lesabre et le pistolet.

Quelques-uns portaient la cotte de buffle, despièces d’armure, des casques pris à Axminster, et parfois tachésencore du sang de celui qui les avait portés le dernier.

Au milieu d’eux marchait un porte-drapeau.

Il tenait un grand étendard carré suspendu àune hampe et celle-ci reposait sur un trou pratiqué sur le côté dela selle.

Sur ce drapeau étaient inscrits en lettresd’or les mots : « Pio libertate et religionenostra. »

Ces cavaliers appartenaient à la classe despetits propriétaires ruraux et de leurs fils.

Inaccoutumés à la discipline, ils avaient unehaute opinion d’eux-mêmes, en leur qualité de volontaires, ce quiles portait à plaisanter et raisonner à propos de chaquecommandement.

Il en résulta que sans être dépourvus decourage naturel, ils rendirent peu de services pendant la guerre etfurent pour l’armée une cause d’embarras plutôt qu’un secoursutile.

Après la cavalerie, venaient les fantassins,rangés sur six de front, répartis en compagnies d’effectifvariable.

Chaque compagnie avait un étendard indiquantla ville ou le village où elle avait été levée.

On avait adopté cette façon d’ordonner lestroupes parce qu’on avait reconnu l’impossibilité de séparer deshommes unis par des liens de parenté et des relations devoisinage.

Ils entendaient, disaient-ils, se battre côteà côte, ou bien ne pas se battre du tout.

Pour mon compte, je trouve que ce n’est pointune mauvaise idée, car quand on en vient à jouer de la pique,chacun tient d’autant plus ferme, s’il se sait flanqué à droite età gauche de vieux amis éprouvés.

J’arrivai dans la suite à connaître un grandnombre de localités par les propos des hommes, et j’en traversai ungrand nombre d’autres, en sorte que les noms inscrits sur lesbannières avaient pour moi un sens réel.

Homère a consacré, à ce que je me rappelle, unchapitre ou un livre à l’énumération de tous les chefs grecs, deslocalités d’où ils venaient et du nombre d’hommes qu’ils amenèrentà la revue générale.

Il est malheureux que l’Ouest n’ait pas eu sonHomère pour conserver les noms de ces braves paysans et artisans,rappeler ce que chacun d’eux accomplit ou endura.

Du moins les lieux de leur naissance ne serontpoint perdus dans l’oubli, en tant que cela dépendra de ma faiblemémoire.

Le premier régiment d’infanterie, si l’on peutappeler ainsi une troupe organisée d’une manière aussirudimentaire, se composait des gens de mer, pêcheurs, caboteursvêtus des justaucorps de grosse étoffe bleue et du grossier costumede leur classe.

C’étaient des loups de mer bronzés, hâlés,avec des figures dures, de couleur d’acajou, avec des armesvariées, canardières, sabres d’abordages, pistolets.

Je me figure que ces armes n’étaient pasemployées pour la première fois contre le Roi Jacques, car lescôtes de Somerset et de Devon étaient fameuses par leur race decontrebandiers, et plus d’un lougre aux allures capricieuses étaitsans doute amarré dans une crique ou dans une baie, pendant que sonéquipage était parti à Taunton pour guerroyer.

Quant à la discipline, ils n’en avaient aucuneidée.

Ils allaient de leurs pas de marins en vraisloups de mer, échangeant des cris divers entre eux et avec lafoule.

Depuis la Star Point jusqu’à Portlands Roads,les filets allaient rester inactifs pendant bien des semaines, etplus d’un poisson parcourut les détroits de la mer, qui aurait dûformer des piles à Lyme Cobb ou être étalé en vente au marché dePlymouth.

Chacun des groupes ou des bandes de ces gensde mer avait sa bannière.

Celle de Lyme était en tête ; puisvenaient celles de Topsham, de Colyfort, de Bridport, de Sidmouth,d’Otterton, d’Abbotsbury et de Charmouth, villes qui sont toutesdans le Sud sur la côte ou tout près.

Ils passèrent ainsi devant nous en troupeconfuse et insouciante, les chapeaux posés de travers, la fumée deleur tabac montant au-dessus d’eux comme la vapeur du corps d’uncheval fatigué.

Leur nombre devait s’élever à environ quatrecents.

Les paysans de Rockbere, armés de fléaux et defaux, venaient en tête de la colonne suivante, qui précédait labannière de Honiton défendue par deux cents robustes ouvriers endentelles venus des rives de l’Otter.

Ces hommes, ainsi que le montrait la teinte deleur figure, avaient été retenus entre quatre murs par leur métier,mais ils étaient bien supérieurs à leurs camarades les paysans parleurs façons alertes, et leur attitude martiale.

D’ailleurs, à propos de toutes les troupes engénéral, nous avons remarqué que si les paysans montraient plusd’endurance et de bonne volonté, les gens de métier prenaient plusvite l’air et l’esprit des camps.

Derrière les gens de Honiton venaient lestisseurs de draps, les Puritains de Wellington, avec leur Mairemonté sur un cheval blanc, à côté de leur porte-étendard, etprécédés d’une fanfare de vingt instrumentistes.

Avec leurs figures farouches, c’étaient deshommes réfléchis, posés.

Le plus grand nombre étaient vêtus de gris etcoiffés de chapeaux aux larges bords.

« Pour Dieu et la Foi » telle étaitla devise d’un étendard qui flottait au milieu d’eux.

Les drapiers formaient trois fortescompagnies, et le régiment entier devait compter bien près de sixcents hommes.

Le troisième régiment avait en tête cinq centsfantassins fournis par Taunton, gens de vie paisible etindustrieux, mais profondément pénétrés de ces grands principes deliberté civile et religieuse qui devaient trois ans plus tardrenverser tout devant eux en Angleterre.

Lorsqu’ils franchirent la porte, ils furentsalués par un tonnerre d’applaudissements de leurs concitoyenspostés sur les murs et aux fenêtres.

Leurs rangs réguliers et compacts, leurslarges et honnêtes figures de bourgeois, me parurent avoir un airmarqué de discipline et de besogne bien faite.

Derrière eux venaient les recrues deWinterbourne, d’Illminster, de Chard, d’Yeovil, de Collumpton,chaque troupe d’au moins cent piquiers, ce qui portait à millehommes l’effectif du régiment.

Puis passa au trot un escadron decavalerie.

Il était suivi de près par le quatrièmerégiment.

L’avant-garde portait les étendards deBeaminster, de Crewkerne, de Langport et de Chidiock, autant depaisibles villages du comté de Somerset, qui avaient envoyé leurshommes frapper un coup pour la vieille cause.

Des ministres puritains, coiffés du chapeaupointu, et vêtus des robes genevoises, jadis noires, maismaintenant blanches de poussière, marchaient d’un pas ferme à côtéde leur troupeau.

Puis venait une forte compagnie de pâtressauvages, à peine armés, sortis des grandes plaines qui s’étendentdepuis les Blackdowns, dans le Sud, jusqu’aux Mendips dans leNord.

Je vous réponds que ces gaillards-là n’avaientaucun trait de ressemblance avec les Corydons, avec les Strephonsde Maître Waller ou de Maître Dryden, qui ont dépeint les bergerstoujours occupés à verser des larmes d’amour et à souffler dans unchalumeau plaintif.

Je crains que Chloé, que Phyllis n’eussenttrouvé de bien grossiers amoureux chez ces sauvages de l’Ouest.

Après eux venaient des mousquetaires deDorchester, des piquiers de Newton-Poppleford, d’un corps de solideinfanterie fourni par les tisseurs de serge d’Ottery SaintMary.

Ce quatrième régiment se montait à un peu plusde huit cents hommes, mais par l’armement et la discipline, ilétait inférieur à celui qui le précédait.

Le cinquième régiment avait en tête unecompagnie des gens habitant les contrées marécageuses qui formentla monotone région des environs d’Athelney.

Ces hommes, en leurs logements sombres etsordides, avaient gardé le même caractère libre et hardi qui, autemps jadis, avait fait d’eux la dernière ressource du bon RoiAlfred et les défenseurs des comtés de l’Ouest contre lesincursions des Danois : ceux-ci ne purent jamais pénétrer au cœurde leurs forteresses entourées par les eaux.

Deux compagnies de ces hommes, à la chevelured’étoupe, aux pieds nus, mais ardents au chant des hymnes et auxprières, étaient venues de leurs citadelles pour secourir la causeprotestante.

Après eux, venaient les bûcherons etcharpentiers de Bishop’s Lidiard, hommes gros et vigoureux sousleurs justaucorps verts, puis les villageois en manteaux blancs deHuish Champ-flover.

Le régiment se terminait par quatre centshommes en habits rouges, avec des buffleteries blanches en croix etdes mousquets bien polis.

C’étaient des déserteurs de la Milice du comtéde Devon.

Ils avaient fait avec Albemarle le trajetdepuis Exeter et s’étaient réunis à l’armée de Monmouth sur lechamp de bataille d’Axminster.

Ceux-là étaient groupés en un seul corps, maisil y avait bon nombre d’autres miliciens, les uns en habits rouges,les autres en habits jaunes, disséminés parmi les différents corpsque j’ai énumérés.

Ce régiment pouvait compter sept centshommes.

La sixième et dernière colonne d’infanterieavait en tête une troupe de paysans dont la bannière portaitinscrit le nom de Minehead, avec les trois ballots et le vaisseauaux voiles déployées qui forment les armes de cette antiquecité.

La plupart étaient venus de la sauvage contréequi s’étend au nord de Dunster Castle, et longe les bords du canalde Bristol.

Puis venaient les braconniers et les chasseursde Porlock Quay.

Ils avaient laissé le daim rouge de l’Exmoorbrouter en paix pour se mettre à la piste d’un plus noblegibier.

Après eux, c’étaient des gens de Dulverton,des gens de Milverton, des gens de Wiveliscombe, et des pentesensoleillées des Quantocks, les hommes hâlés, farouches, desstériles landes de Dunkerry Beacon, les hauts et forts éleveurs dechevaux et marchands du bestiaux de Bampton.

Les bannières de Bridgewater, de SheptonMallet, et du Bas-Storvey passèrent devant nous, avec celles despêcheurs de Clovelly et des carriers des Blackdowns.

À l’arrière venaient trois compagnies d’hommesétranges, de taille gigantesque, bien qu’un peu courbés par letravail, avec de longues barbes en broussailles, et des cheveuxtombant en désordre sur leurs yeux.

C’étaient les mineurs des collines de Mendip,et des vallées de l’Oare, de Bagworthy, gens rudes, à demisauvages, qui roulaient des yeux à la vue des velours et desbrocarts déployés par les citadins, criant à tue-tête, ou bien ilsfixaient leurs femmes souriantes avec une intensité farouche quiterrifiait les paisibles bourgeois.

La longue ligne se déroula ainsi, pour seterminer par quatre escadrons de cavalerie, et quatre petits canonsaccompagnés de leurs artilleurs, des Hollandais en vêtements bleus,qui se tenaient aussi raides que leurs écouvillons.

Une longue procession de chars et voitures,qui avaient suivi l’armée, furent conduits dans les champs endehors des murs et installés-là.

Lorsque le dernier soldat eut franchi la portede Shuttern, Monmouth et ses chefs entrèrent lentement, à cheval,le Maire marchant à côté de la monture du Roi.

Au moment où nous les saluâmes, ils nousfirent face, et je vis un rapide éclair de joie passer sur lafigure pâle de Monmouth, quand il remarqua nos rangs compacts etnotre aspect militaire.

– Par ma foi, messieurs, dit-il, en promenantses regards sur son état-major, notre digne ami le Maire a dûhériter des dents du dragon de Cadmus. Où avez-vous fait cettebelle récolte, Sir Stephen ? Comment êtes-vous parvenu à lesamener à une telle perfection, jusqu’au point d’avoir desgrenadiers poudrés ?

– J’ai quinze cents hommes dans la ville,répondit le vieux drapier avec fierté, bien que tous ne soient pasaussi disciplinés. Ces gens-ci viennent du comté de Wilts, lesofficiers, sont du Hamsphire. Quant à leur bon ordre, le mériten’en revient point à moi, mais au vieux soldat le colonel DecimusSaxon, qu’ils ont choisi pour commandant, ainsi que les capitainesqui servent sous ses ordres.

– Je vous dois mes remerciements, dit le Roi,s’adressant à Saxon, qui s’inclina et baissa jusqu’à terre lapointe de son épée, et à vous aussi, messieurs ; jen’oublierai point l’ardente fidélité qui vous a amenés du Hampshireen si peu de temps. Dieu veuille que je trouve la même vertu enplus haut lieu. Mais à ce qu’on me dit, Colonel Saxon, vous avezlongtemps servi à l’étranger. Que pensez-vous de l’armée qui vientde défiler devant vos yeux ?

– S’il plaît à Votre Majesté, répondit Saxon,elle ressemble à une quantité de laine qui n’a pas encore étécardée, et qui est assez grossière par elle-même, mais qui peutavec le temps se tisser pour devenir un beau vêtement.

– Hein ! On n’aura pas beaucoup de loisirpour le tissage, dit Monmouth. Mais ils se battent bien. Si vousaviez vu comment ils se sont conduits à Axminster ! Nousespérons vous voir et vous entendre exposer vos vues à la table duconseil. Mais qu’est-ce ? N’ai-je pas déjà vu la figure de cegentleman ?

– C’est l’honorable Sir Gervas Jérôme, ducomté de Surrey, dit Saxon.

– Votre Majesté a pu me voir à Saint-James,dit le Baronnet en se découvrant, ou au balcon de Whitehall.J’allais beaucoup à la Cour pendant les dernières années du défuntRoi.

– Oui, oui, je me rappelle le nom aussi bienque la figure, s’écria Monmouth… Vous le voyez, messieurs,reprit-il en s’adressant à son état-major, les gens de la Cour sedécident enfin à venir. N’êtes-vous pas celui qui s’est battu avecSir Thomas Killigrew, derrière Dunkirk House ? Je m’endoutais. Ne voulez-vous pas faire partie de ma suitepersonnelle ?

– S’il plaît à Votre Majesté, répondit SirGervas, je crois que je pourrai rendre plus de services à votrecause royale, en restant à la tête de mes mousquetaires.

– Eh bien, soit, soit ! dit le RoiMonmouth.

Puis, donnant de l’éperon à son cheval, il ôtason chapeau pour répondre aux acclamations des troupes et parcourutau trot la Grande Rue sous une pluie de fleurs qui tombaient destoits et des fenêtres sur lui, son état-major et son escorte.

Nous nous étions joints à sa troupe, ainsi quenous en avions reçu l’ordre, en sorte que nous eûmes notre part dece joyeux feu croisé.

Une rose, qui voletait, fut happée au passagepar Ruben.

Je le remarquai, il la porta à ses lèvres,puis il la cacha sous sa cuirasse.

Je levai les yeux et je surpris la figuresouriante de la petite fille de notre hôte nous épiant à unefenêtre.

– Quelle adresse, Ruben ! dis-je àdemi-voix. Au trictrac comme à la balle au trou, vous avez toujoursété notre meilleur joueur.

– Ah ! Micah, dit-il, je bénis le jour oùj’ai eu l’idée de vous suivre à la guerre. Aujourd’hui je nechangerais pas ma place avec celle de Monmouth.

– Nous en sommes déjà là ! m’écriai-je.Quoi, mon garçon, vous avez à peine ouvert la tranchée, et vousparlez comme si vous aviez emporté la place.

– Peut-être que je me laisse emporter parl’espoir, s’écria-t-il en passant du chaud au froid ainsi qu’unhomme le fait quand il est amoureux, ou qu’il a la fièvre tierce ouquelque autre maladie du corps. Dieu sait combien je suis peu digned’elle, et pourtant…

– N’attachez point votre cœur trop fortement àquelque chose qui pourra bien être inaccessible pour vous, dis-je.Le vieillard est riche, et il portera ses regards plus haut.

– Je voudrais qu’il fût pauvre, soupira Ruben,avec tout l’égoïsme de l’amoureux. Si cette guerre dure, jepourrais conquérir de l’honneur, un titre. Qui sait ? D’autresl’ont fait. Pourquoi ne le ferais-je pas ?

– Nous sommes partis trois de Havant, fis-jeremarquer. L’un est aiguillonné par l’ambition, l’autre parl’amour. Maintenant que faire, moi qui suis indifférent aux grandescharges et qui n’ai cure de la figure d’une demoiselle ?Qu’est-ce qui peut m’entraîner au combat ?

– Nos mobiles viennent et s’en vont, mais levôtre reste toujours en vous. L’honneur et le devoir, Micah, voilàles deux étoiles qui ont toujours guidé vos actions.

– Sur ma foi ! Mistress Ruthvous a appris à faire de jolis discours, dis-je, mais il me semblequ’elle devrait être ici au milieu des jeunes filles deTaunton.

Tout en causant, nous nous dirigions vers laplace du Marché, que nos troupes remplissaient à ce moment.

Autour de la croix était rangé un groupe d’unevingtaine de jeunes filles vêtues de costumes en mousselineblanche, avec des écharpes bleues autour de la taille.

À l’approche du Roi, ces jeunes demoiselles,avec une timidité pleine de grâce, s’avancèrent à sa rencontre, etlui offrirent une bannière qu’elles avaient brodée pour lui, ainsiqu’une Bible fort élégamment reliée en or.

Monmouth remit le drapeau à l’un de sescapitaines, mais il leva le livre au-dessus de sa tête, en criantqu’il était venu défendre les vérités qui y étaient contenues, cequi donna un redoublement de vigueur aux applaudissements et auxacclamations.

On pensait qu’il haranguerait le peuple duhaut de la croix, mais il se borna à rester là pendant que leshérauts proclamaient ses titres à la couronne.

Après quoi, il donna l’ordre de se disperser,et les troupes gagnèrent les divers lieux de rassemblement où onavait pourvu à leur nourriture.

Le Roi et ses principaux officiers établirentleur quartier-général dans le château, pendant que le Maire et lesplus riches bourgeois pourvoyaient au logement des autres.

Quant aux simples soldats, un grand nombred’entre eux furent mis en subsistance chez les habitants.

Beaucoup d’autres campèrent dans les rues etsur les terrains environnant le château.

Le reste s’installa dans les voitures et lescharrettes laissées dans les champs en dehors de la ville.

Ils y allumaient de grands feux.

Ils firent rôtir du mouton et couler la bièreà flots, avec autant d’entrain que s’il s’agissait d’une partie decampagne et non d’une marche sur Londres.

VI – Un échange de poignées de mainsentre moi et le Brandebourgeois.

Le Roi Monmouth avait convoqué une réunion duconseil pour la soirée et donné au colonel Decimus Saxon l’ordred’y venir.

Je m’y rendis avec lui, muni du petit paquetque Sir Jacob Clancing avait confié à ma garde.

Arrivés au château, nous apprîmes que le Roin’était pas encore sorti de sa chambre.

On nous introduisit dans le grand hall pourl’attendre.

C’était une belle pièce avec de hautesfenêtres et un superbe plafond de bois sculpté.

Tout au fond on avait fixé les armoiries deMonmouth, mais sans la barre à senestre qu’il avait portéejusqu’alors.

Là étaient réunis les principaux chefs del’armée, un grand nombre des officiers subalternes desfonctionnaires de la ville, et d’autres personnes qui avaient desrequêtes à présenter. Lord Grey de Wark était debout près d’unefenêtre et contemplait la campagne d’un air sombre.

Wade et Holmes hochaient la tête et causaientà demi-voix dans un coin.

Ferguson allait et venait à grands pas, saperruque posée de travers, lançant à tue-tête des exhortations etdes prières, qu’il prononçait avec l’accent écossais le plusmarqué.

Un certain nombre de personnages, aux costumesplus gais, s’étaient groupés devant la cheminée sans feu etécoutaient l’un d’eux racontant une histoire dans un langage bourréde jurons, et qui les faisait rire aux éclats.

Dans un autre coin, un groupe de fanatiques,en vêtements noirs ou bruns, avec de larges poignets blancs et desmanteaux traînants, faisaient cercle autour de quelqu’un desprédicants les plus goûtés et discutaient à demi-voix laphilosophie calviniste dans ses rapports avec la science dugouvernement.

Un petit nombre de soldats aux costumes et auxfaçons simples qui n’étaient ni des courtisans, ni des sectairesallaient et venaient, ou regardaient fixement par les fenêtres lecamp plein d’animation qui était formé sur la pelouse duchâteau.

Saxon me conduisit vers l’un de ces hommesremarquable par sa haute stature et la largeur de ses épaules, etle tirant par la manche, il lui tendit la main comme à un vieilami.

– Mein Gott ! s’écrial’aventurier allemand, car c’était celui-là même que Saxon m’avaitdésigné le matin, je me suis dit que c’était bien vous, Saxon,quand je vous ai vu près de la porte, quoique vous soyez encoreplus maigre qu’autrefois. Comment se fait-il qu’après avoir lampéautant de bonne bière bavaroise que vous l’avez fait, vous soyezresté aussi décharné. Cela dépasse mon intelligence. Et comment vosaffaires ont-elles marché ?

– Comme, jadis, dit Saxon, plus de coups quede thalers, et j’ai eu plus souvent besoin d’un chirurgien que d’uncoffre-fort. Quand vous ai-je vu pour la dernière fois, monami ? N’était-ce pas à l’affaire de Nuremberg, quand jecommandais l’aile droite, et vous l’aile gauche de la grossecavalerie ?

– Non, dit Buyse, je vous ai rencontré depuislors, sur le terrain des affaires. Avez-vous oublié l’escarmouchesur les bords du Rhin, quand vous avez déchargé sur moi votre fusilhollandais ? Sans un gredin qui éventra mon cheval, je vousaurais fait sauter la tête aussi aisément qu’un gamin abat deschardons avec un bâton.

– Oui, répondit Saxon avec placidité, jel’avais oublié. Vous avez été fait prisonnier, si je m’en souviensbien, mais par la suite vous avez assommé la sentinelle avec voschaînes et franchi le Rhin à la nage sous le feu d’un régiment. Etcependant, je crois, nous vous avions offert les mêmes avantagesque vous receviez des autres.

– On m’a fait, en effet, de ces sales offres,dit l’Allemand, d’un ton âpre. À quoi j’ai répondu que si jevendais mon épée, je ne vendais pas mon honneur. Il est bon que descavaliers de fortune fassent voir ce qu’est pour eux un contrat…comment dites-vous… inviolable pour toute la durée de la guerre.Alors on redevient parfaitement libre de changer sonpayeur-général. Pourquoi pas ?

– C’est vrai, mon ami, c’est vrai, réponditSaxon. Les mendiants d’Italiens et de Suisses ont fait du métier unvrai commerce. Ils se sont vendus avec tant de sans-gêne, corps etâme, à celui qui a la bourse la mieux garnie, que nous devons nousmontrer chatouilleux sur le point d’honneur. Mais vous vousrappelez la poignée de main d’autrefois que pas un homme duPalatinat n’était de force à échanger avec vous. Voici moncapitaine, Micah Clarke. Il faut qu’il voie quelle chaude bienvenuepeut vous faire un Allemand du Nord.

Le Brandebourgeois montra ses dents blanchesdans un ricanement en me tendant sa large main brunie. Dès que lamienne y fut enfermée, il mit brusquement toute sa force à laserrer, si bien que le sang se porta vivement aux ongles, et quej’eus toute la main paralysée, impuissante.

– Donner wetter ! s’écria-t-ilen riant à gorge déployée au sursaut de douleur et de surprise quej’avais fait. C’est une grosse farce à la Prussienne et les gaminsd’Angleterre n’ont pas assez d’estomac pour cela.

– À vrai dire, fis-je, c’est la première foisque j’ai vu cet amusement et je ne demanderais pas mieux que de m’yexercer sous un maître aussi capable.

– Comment ? Encore une fois ?s’écria-t-il, mais vous devez être encore tout échaudé de lapremière. Eh bien, je ne vous la refuserai pas, quoique, aprèscela, vous n’ayez plus la même force pour serrer la poignée devotre sabre.

En disant ces mots, il tendit sa main, que jesaisis avec force, pouce contre pouce, en levant le coude pourmettre toute ma force dans cette pression.

Ainsi que je l’avais remarqué, son artificeconsistait à paralyser l’autre main par un grand et brusquedéploiement de force.

J’y résistai en déployant moi-même toute lamienne.

Pendant une ou deux minutes, nous restâmesimmobiles, nous regardant dans les yeux.

Puis, je vis une goutte de sueur rouler surson front.

Je fus alors certain qu’il était vaincu.

La pression diminua lentement.

Sa main devint inerte, molle pendant que lamienne continuait à se serrer si bien qu’enfin, d’une voixgrognonne et étouffée, il fut contraint de me demander de lelâcher.

– Diable et Sorcellerie ! s’écria-t-il enessuyant le sang qui sortait goutte à goutte sous ses ongles,j’aurais mieux fait de mettre mes doigts dans un piège à rats. Vousêtes le premier qui ait pu échanger une vraie poignée de mains avecAntoine Buyse.

– Nous produisons du muscle en Angleterreaussi bien que dans le Brandebourg, dit Saxon qui riait aux éclatsen voyant la déconfiture du soldat allemand. Hé, tenez, j’ai vu cejeune garçon prendre à bras-le-corps un sergent de dragons degrandeur naturelle et le jeter dans une charrette aussi aisémentqu’il eût fait d’une pelletée de terre.

– Pour fort, il l’est ! grogna Buyse, quitordait encore sa main paralysée, aussi fort que Goetz à la main defer. Mais à quoi sert la force toute seule pour le maniement d’unearme ? Ce n’est pas la force du coup, mais la manière dont ilest porté, qui produit l’effet. Tenez, votre sabre est plus lourdque le mien, à première vue, et cependant ma lame ferait uneentaille plus profonde. Eh ! n’est-ce pas un jeu plus digned’un guerrier que ne l’est un amusement d’enfants, comme unserrement de main, et le reste ?

– C’est un jeune homme modeste, dit Saxon, etpourtant je parierais pour son coup contre le vôtre.

– Quel enjeu ? grogna l’Allemand.

– Autant de vin que nous pourrons en boire enune séance.

– Ce n’est pas peu dire, en effet, fit Buyse,un couple de gallons pour le moins. Eh bien soit. Acceptez-vous lalutte ?

– Je ferai ce que je pourrai, dis-je, bien queje n’aie guère l’espoir de frapper aussi fort qu’un vieux soldatéprouvé.

– Que le diable emporte vos compliments !cria-t-il d’un ton rageur. Ce fut avec de douces paroles que vousavez pris mes doigts dans ce piège à imbéciles que voilà.Maintenant voici mon vieux casque d’acier espagnol. Comme vous levoyez, il porte une ou deux traces de coups, et une nouvelle marquene lui fera pas grand mal. Je le pose ici sur cette chaise qui estassez haute pour donner un jeu suffisant au coup de sabre.Allons-y, mon gentilhomme, et voyons si vous êtes capable d’ymettre votre marque.

– Frappez le premier, monsieur, dis-je,puisque vous avez porté le défi.

– Il me faudra abîmer mon propre casque pourrefaire ma réputation de soldat, grommela-t-il. Soit, soit, cesjours-ci il a résisté à plus d’un coup de taille.

Il tira son sabre, fit reculer la foule quis’était amassée autour de nous, brandit la lame avec une vigueurétonnante autour de sa tête, et l’abattit dans tout son élan, avecjustesse, sur le casque d’acier poli.

L’objet rebondit très haut, puis retomba àgrand bruit sur le parquet de chêne.

On y voyait une longue et profonde entaillequi avait pénétré à travers l’épaisseur du métal.

– Bien frappé ! Un beau coup !crièrent les spectateurs.

– C’est de l’acier mis à l’épreuve et troisfois trempé, garanti capable de faire glisser une lame de sabre,dit quelqu’un après avoir ramassé le casque pour l’examiner.

Puis il le replaça sur la chaise.

– J’ai vu mon père trancher de l’acier trempéavec ce vieux sabre, dis-je, en tirant l’arme qui avait cinquanteans d’âge. Il y mettait un peu plus de force que vous ne l’avezfait. Je lui ai entendu dire qu’un bon coup venait plutôt du dos etdes reins que des seuls muscles du bras.

– Ce n’est pas une conférence qu’il nous faut,mais un beispiel ou exemple, railla l’Allemand. C’est àvotre coup que nous avons affaire, et non aux leçons de votrepère.

– Mon coup, dis-je, est d’accord avec lesleçons de mon père.

Puis faisant tournoyer le sabre, je l’abattisde toute ma force sur le casque de l’Allemand.

La bonne vieille lame du temps de laRépublique trancha la plaque d’acier, coupa la chaise en deux etenfonça sa pointe à deux pouces de profondeur dans le parquet dechêne.

– Ce n’est qu’un tour, expliquai-je, un tourque j’ai exécuté à la maison dans les soirées d’hiver.

– Voilà un tour que je ne me soucierais guèrede voir faire sur moi, dit Lord Grey au milieu du murmure générald’applaudissements et de surprise. Par ma foi, mon homme, vous êtesvenu au monde deux siècles trop tard. Quelle valeur auraient euevos muscles avant que la poudre à canon eût mis tous les hommes aumême niveau !

– Merveilleux ! grogna Buyse,merveilleux ! J’ai passé l’âge de la force, mon jeunemonsieur, et je puis bien vous laisser la palme de la vigueur.C’était vraiment un coup magnifique. Voilà qui m’a coûté un barilou deux de vin des Canaries, et un bon vieux casque, mais je ne leregrette pas, car la chose s’est faite en toute loyauté. Je suisheureux que ma tête n’ait pas été dedans. Saxon, que voici, nous afait voir quelques beaux tours à l’épée, mais il n’a pas le poidsqu’il faut pour des coups assommants comme celui-ci.

– J’ai encore le coup d’œil juste et la mainferme, bien que le défaut d’exercice leur ait fait perdre quelquechose, dit Saxon, trop heureux de saisir cette occasion d’attirersur lui les regards des chefs. Au sabre, avec l’épée et la dague,l’épée et le bouclier, un seul fauchon ou l’assortiment defauchons, mon défi d’autrefois tient toujours contre le premiervenu, à l’exception de mon frère Quartus, qui joue aussi bien quemoi, mais il a un demi-pouce de taille qui lui donne l’avantage surmoi.

– J’ai étudié l’escrime au sabre sous lesignor Contarini, de Paris, dit Lord Grey. Quel a étévotre maître ?

– Mylord, dit Saxon, j’ai étudié sous lesignor l’Âpre Nécessité, d’Europe. Pendant trente-cinqans, chaque jour de ma vie a dépendu de ce que j’étais en mesure deme défendre avec ce bout d’acier. Voici un petit tour qui exigequelque justesse de coup d’œil. Il consiste à lancer cet anneau auplafond et à le recevoir à la pointe d’une rapière. Cela semblepeut-être facile, et cependant on ne peut y arriver sans quelquepratique.

– Facile ! s’écria Wade, l’homme de loi,personnage à figure carrée, au regard hardi. Mais l’anneau estjuste assez large pour votre petit doigt. On pourrait réussir cetour une fois par hasard, mais on ne peut y compter.

– Je mets une guinée sur chaque coup, ditSaxon, et jetant en l’air le petit cercle d’or, il brandit sarapière et lança un coup de pointe.

L’anneau glissa avec un bruit métallique lelong de la lame et sonna contre la garde, dextrement enfilé. D’unvif mouvement du poignet, il le lança de nouveau au plafond, oùl’anneau heurta une poutre sculptée et changea de direction, maisil fit encore un prompt mouvement en avant, se plaça dessous et lereçut sur la pointe de son épée.

– Sûrement il y a dans l’assistance quelquecavalier capable de faire ce tour-là aussi bien que moi, dit-il enremettant l’anneau à son doigt.

– Colonel, je crois que je pourrais m’yrisquer, dit une voix.

Nous regardâmes autour de nous et vîmes queMonmouth était entré dans la salle et attendait en silence, près dugroupe nombreux.

Il était resté inaperçu grâce à l’attentiongénérale qu’avait absorbée notre rivalité.

– Non, non, gentilshommes, reprit-il d’un toncharmant, pendant que nous nous inclinions et faisions des salutsd’un air assez embarrassé… Mes fidèles compagnons ne sauraientmieux employer leur temps qu’à reprendre un peu le souffle avecquelques petits jeux à l’épée. Je vous en prie, colonel, prêtez-moivotre rapière.

Il ôta de son doigt un anneau où étaitenchâssé un diamant, le lança en l’air et l’enfila avec autantd’adresse que l’avait fait Saxon.

– Je me suis exercé à ce tour à la Haye, où,sur ma foi, j’avais beaucoup trop de loisirs à consacrer à depareilles bagatelles. Mais que signifient ces plaques d’acier, etces éclats de bois épars sur le plancher ?

– Un fils d’Anak est apparu parmi nous, ditFerguson, levant de mon côté sa figure toute ravagée et rougie parla scrofule. Un Goliath de Gath dont le coup est pareil à celuid’une ensouple de tisserand. N’a-t-il pas la joue lisse d’un petitenfant et les muscles de Bellemoth.

– Un coup adroit, en vérité, dit le Roi enramassant la moitié de la chaise. Et comment se nomme notrechampion ?

– Il est mon capitaine, Majesté, dit Saxon enremettant au fourreau l’épée que le Roi lui avait tendue, MicahClarke, natif du Hampshire.

– Ce pays-là produit une bonne vieille raceanglaise, dit Monmouth, mais comment se fait-il que vous voustrouvez ici, monsieur ? J’ai convoqué ce matin ma suitepersonnelle, et les colonels des régiments. Si tous les capitainesdoivent être admis à nos conseils, nous serons obligé de le tenirsur la pelouse du château, car il n’y aura pas de salle assezgrande pour nous.

– Majesté, répondis-je, si je me suis hasardéà venir ici, c’est que, au cours de mon voyage j’ai été chargéd’une commission, qui consistait à remettre un paquet entre vosmains. J’ai donc cru qu’il était de mon devoir de ne pas perdre unmoment pour m’acquitter de ma mission.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

– Je l’ignore, répondis-je.

Le Docteur Ferguson chuchota quelques mots àl’oreille du Roi, qui se mit à rire, et tendit la main pour prendrele paquet.

– Ta ! Ta ! dit-il, les temps desBorgia et des Médicis sont passés, docteur. En outre ce jeune hommen’est point un conspirateur italien et la Nature lui a donné commecertificat d’honnêteté de loyaux yeux bleus et une chevelurecouleur de chanvre. C’est bien lourd… un lingot de plomb, à enjuger par le poids. C’est enfermé dans de la toile cousue avec dugros fil. Ha ! c’est un barreau d’or, d’or vierge massif,n’est-ce pas bien extraordinaire. Chargez-vous de cela, Wade, etveillez à ce que cela entre dans le trésor commun. Ce petit morceaude métal peut fournir dix piquiers. Qu’est-ce que ceci ? Unelettre et un pli fermé. « À James, Duc de Monmouth. »Hum ! ceci a été écrit avant que nous eussions pris notretitre royal : « Sir Jacob Clancing, jadis de Snellaby-Hall,envoie ses salutations et une preuve d’affection. Menez la bonneœuvre à la bonne fin. Cent lingots pareils vous attendent quandvous aurez traversé les plaines de Salisbury. » De magnifiquespromesses, Sir Jacob ! Je souhaiterais que vous les eussiezenvoyées. Eh bien, messieurs, vous le voyez, l’aide et lestémoignages de bonne volonté affluent vers nous. N’est-ce pasl’heure de la marée montante ? L’usurpateur a-t-il quelqueespoir de se maintenir ? Ses gens lui resteront-ilsattachés ? En un mois, et même moins du temps, je vous verraitous réunis autour de moi à Westminster, et alors aucun devoir neme sera plus agréable que de pourvoir à ce que tous, du plus hautjusqu’au moindre, vous soyez récompensés de votre loyauté enversvotre monarque en cette heure sombre pour lui, en cette heurepérilleuse.

Un murmure de gratitude s’éleva du milieu descourtisans à ce gracieux discours, mais l’Allemand tira saxon parla manche et dit tout bas :

– Il a son accès de chaleur maintenant. Vousallez le voir se refroidir bientôt.

– Quinze cents hommes m’ont rejoint ici, où jen’en attendais qu’un millier au plus, reprit le Roi. Si nous avionsde grandes espérances lors de notre débarquement à Lyme Cobb, oùnous étions accompagné de quatre-vingts personnes, que devons-nouspenser maintenant, quand nous nous trouvons dans la principaleville du Somerset avec huit mille braves autour de nous ?Encore une affaire comme celle d’Axminster, et le pouvoir de mononcle s’écroulera comme un château de cartes. Mais réunissez-vousautour de la table, messieurs, et nous allons discuter sur lesaffaires selon toutes les règles.

– Voici encore un bout de papier que vousn’avez pas lu, sire, dit Wade en lui tendant un billet qui avaitété inclus dans la note.

– C’est une attrape rimée, ou un refrain deronde, dit Monmouth en y jetant un coup d’œil. Quel sensdonnerons-nous à ceci ?

Quand ton étoile sera dans le trineaspect,

Entre l’éclat et les ténèbres,

Duc Monmouth, Duc Monmouth,

Méfie-toi du Rhin.

– Ton étoile dans le trine aspect ?Qu’est-ce que cette mauvaise plaisanterie.

– S’il plaît à Votre Majesté, dis-je, j’ai desmotifs de croire que la personne qui vous a envoyé ce message estun des adeptes profondément versés dans les arts de la divination,et qui prétendent annoncer les destinées des hommes d’après lesmouvements des corps célestes.

– Ce gentleman a raison, sire, fit remarquerLord Grey. Ton étoile dans le trine aspect, est un termed’astrologie qui signifie que votre planète natale sera dans unecertaine région du ciel. Ces vers tiennent de la prophétie. LesChaldéens et les Égyptiens du temps jadis passent pour avoir acquisune grande habileté dans cet art, mais j’avoue que je ne fais pasgrand cas de l’opinion de ces prophètes des temps nouveaux qui sedonnent la peine de répondre aux sottes questions de la premièreménagère venue :

Et qui révèlent grâce à Vénus ou à la Lune

Qui a volé un dé à coudre ou une cuiller.

dit à demi-voix Saxon, citant un passage deson poème favori.

– Eh ! voici que nos colonels prennent lamaladie de la rime, dit le Roi en riant. Nous allons donc poserl’épée pour prendre la harpe, ainsi que le fit Alfred en ce mêmepays. Ou bien je deviendrai un Roi des bardes et des trouvères,comme le bon Roi René de Provence. Mais, messieurs, si c’estvraiment une prophétie, elle est, à mon avis, de bon augure pournotre entreprise. Sans doute je suis invité à me défier du Rhin,mais il est bien peu probable que notre querelle se décide par lesarmes sur ses rives.

– Tant pis ! murmura l’Allemand entre sesdents.

– Ainsi donc nous pouvons remercier ce SirJacob et son gigantesque messager pour sa prédiction autant quepour son or. Mais voici le digne Maire de Taunton, le plus âgé denos conseillers et le plus récent de nos chevaliers. CapitaineClarke, je vous prie de vous poster en dedans de la porte et devous opposer à toute intrusion. Ce qui se passe entre nous, sera,j’en suis certain, en sûreté sous votre garde.

Je m’inclinai et pris le poste qui m’étaitassigné pendant que les conseillers et les chefs militairess’asseyaient autour de la grande table de chêne qui occupait lecentre du hall.

La douce lumière du soir se répandait à flotspar les trois fenêtres de l’ouest, tandis que les conversations dessoldats campés sur la pelouse du château résonnait comme lebourdonnement endormant des insectes.

Monmouth allait et venait d’un pas rapide,d’un air embarrassé, jusqu’au bout de la pièce, jusqu’à ce que toutle monde fût assis.

Alors il se tourna vers le groupe et luiadressa la parole :

– Vous avez dû deviner, messieurs, dit-il, quesi je vous ai réunis aujourd’hui, c’est pour profiter de votresagesse collective et me fixer sur le parti que nous avons àprendre. Nous nous sommes avancés d’environ quarante milles dansnotre royaume, et nous avons trouvé partout le chaleureux accueilauquel nous nous attendions. Bien près de huit mille hommes suiventnos étendards et un nombre égal ont dû être renvoyés faute d’armes.Nous nous sommes trouvés deux fois en présence de l’ennemi, et lerésultat de ces rencontres nous a livré ses mousquets et ses piècesde campagne. Depuis le début jusqu’au dernier moment, il ne s’estrien passé qui n’ait tourné à notre avantage. Nous devons faire ensorte que l’avenir soit aussi heureux que le passé. C’est pourassurer ce succès que je vous ai réunis, et maintenant je vousdemande de me donner votre avis sur notre situation, et de melaisser combiner notre plan d’action après que je vous auraientendus. Il y a parmi vous des hommes d’état, il y a parmi vousdes militaires, il y a parmi vous des hommes de piété qui peuventapercevoir un éclair de lumière alors qu’hommes d’état etmilitaires sont dans les ténèbres. Donc parlez sans crainte,faites-moi connaître vos pensées.

De mon poste central près de la porte jevoyais parfaitement les rangées de figures de chaque côté de latable, les solennels Puritains à la face rasée, les soldats brûléspar le soleil, les courtisans à moustaches et en perruquesblanches.

Mes yeux se portèrent surtout sur les traitsscorbutiques de Ferguson, sur le profil dur, aquilin de Saxon, surla face grossière de l’Allemand et sur la figure pointue et pensivedu lord de Wark.

– Si aucun autre ne veut exprimer une opinion,s’écria le fanatique docteur, je vais parler moi-même, comme étantinspiré par une voix intérieure. Car n’ai-je pas travaillé pour lacause, ne m’en suis-je pas fait l’esclave, pâtissant, souffrant,bien des choses par le fait de l’audacieux ? Par quoi monesprit a fructifié avec abondance. N’ai-je pas été foulé comme dansun pressoir à vin et jeté au rebut avec des sifflets et dumépris ?

– Nous connaissons vos mérites et vossouffrances, docteur, dit le Roi. La question qui nous est soumiseest de savoir ce que nous avons à faire.

– Une voix ne s’est-elle pas fait entendre àl’Orient ? cria le vieux Whig. Un nom ne s’est-il pas élevécomme celui d’une grande clameur, de grands pleurs pour un Covenantviolé et une génération pécheresse. D’où venait ce cri ?Quelle était cette voix ? N’était-elle pas celle de cet homme,Robert Ferguson, qui s’est dressé contre les grands de la terre etn’a pas voulu se laisser apaiser ?

– Oui, oui, docteur, dit Monmouth, avecimpatience. Parlez de ce qui nous occupe, ou faites place à unautre.

– Je vais m’expliquer clairement, Majesté.N’avez-vous pas appris qu’Argyle est pris. Et pourquoi est-ilpris ? Parce qu’il n’a point eu la confiance qu’il devaitavoir dans les œuvres du Tout-Puissant, parce qu’il lui a fallurejeter l’aide des enfants de lumière pour accepter celle desrejetons du Prélatisme, hommes aux jambes nues, à moitié païens, àmoitié papistes. S’il avait marché dans la voie du Seigneur, il neserait point enfermé dans la Prison d’Édimbourg, avec la corde oula hache en perspective. Que n’a-t-il ceint ses reins, pour marcherdroit en avant, avec l’étendard de la lumière, au lieu de s’amuserici et là, à attendre, ainsi qu’un Didyme au cœur incertain. Etnotre sort sera le même ou pire encore, si nous n’avançons pas dansl’intérieur, si nous ne plantons pas nos étendards devant cetteville coupable de Londres, la ville où l’œuvre du Seigneur doitêtre faite, où l’ivraie doit être séparée du froment, et entassée àpart pour être brûlée.

– En somme, vous êtes d’avis que nous nousmettions en marche, demanda Monmouth.

– Que nous marchions en avant, Majesté, et quenous nous préparions à être les instruments de la grâce, que nousnous abstenions de souiller la cause de l’Évangile en portant lalivrée du diable, dit-il en lançant un regard féroce à un cavalierau costume brillant qui était assis de l’autre côté de la table,qu’on renonce à jouer aux cartes, à chanter des chansons profanes,et à lancer des jurons, autant de fautes qui sont commises chaquesoir par les membres de cette armée, ce qui est un grand scandaleenvers Dieu et le peuple.

Un murmure d’assentiment et d’approbations’éleva parmi les Puritains les plus fermes de l’assemblée, quandils entendirent exprimer cette opinion, pendant que les gens decour échangeaient des coups d’œil et avançaient les lèvres d’un airmoqueur. Monmouth alla et vint deux ou trois fois et demanda unautre avis.

– Vous, Lord Grey, dit-il, vous êtes un soldatet un homme d’expérience ; quel est votre avis ?Devons-nous faire halte ici ou pousser sur Londres ?

– Nous diriger vers l’Est serait aller à notreperte, selon mon humble jugement, répondit Grey, en parlant aveclenteur, et du ton d’un homme qui a longtemps et mûrement réfléchiavant de se prononcer. Jacques Stuart a beaucoup de cavalerie, etnous en sommes entièrement dépourvus. Nous pouvons tenir fermederrière des haies, dans un pays accidenté, mais quelle chanceaurions-nous au milieu de la plaine de Salisbury ? Entouréspar les dragons, nous serions comme un troupeau de moutons cernépar une bande de loups. En outre, chaque pas que nous faisons dansla direction de Londres nous éloigne du terrain qui nous estfavorable, et du pays fertile qui fournit à nos besoins, en mêmetemps que cela raccourcit la distance que Jacques Stuart doitparcourir pour amener ses troupes et ses subsistances. Ainsi donc,à moins que nous ne recevions la nouvelle d’un soulèvementimportant en notre faveur à Londres, nous ferions mieux de défendrenotre terrain et d’attendre une attaque.

– Vous raisonnez avec finesse et justesse,Mylord Grey, dit le Roi. Mais combien de temps attendrons-nous cesoulèvement qui ne se produit jamais, ces appuis toujours promisqui n’arrivent point. Voici sept longs jours que nous sommes enAngleterre et pendant ce temps, pas un des membres de la Chambredes Communes n’est venu à nous, et parmi les Lords il n’y a queLord Grey qui était lui-même en exil. Pas un baron, pas un comte,et un seul baronnet a pris les armes pour nous. Où sont les hommeque Danvers et Wildman m’avaient promis de Londres ? Où sontles remuants apprentis de la Cité qui, disait-on, me demandaientinstamment ? Où sont les insurrections qui devaient s’étendrede Berwick à Portland, à ce qu’on annonçait. Pas un homme n’abougé, excepté ces bons paysans. J’ai été trompé, attiré dans unpiège, poussé dans une trappe par de vils agents qui m’ont entraînéà l’abattoir.

Il allait et venait en se tordant les mains,se mordant les lèvres, le désespoir marqué en grands traits sur safigure.

Je remarquai que Buyse disait quelques mots àl’oreille de Saxon.

C’était sans doute une allusion à la crise defroid dont il avait parlé.

– Parlez, colonel Buyse, dit le Roi, faisantun violent effort pour maîtriser son émotion. En qualité de soldat,êtes-vous d’accord avec Mylord Grey ?

– Interrogez Saxon, Majesté, réponditl’Allemand. Dans une réunion du Conseil, mon opinion, ainsi que jel’ai remarqué, est toujours la même que la sienne.

– Alors nous nous adressons à vous, colonelSaxon, dit Monmouth. Nous avons dans ce conseil un parti en faveurd’une marche en avant, et un autre qui propose de maintenir notreposition. Si votre vote devait faire pencher la balance, quedécideriez-vous ?

Tous les regards se retournèrent vers notrechef, car son attitude martiale et le respect que lui témoignaitBuyse, un vétéran, faisaient supposer avec toute probabilité queson avis l’emporterait.

Il resta un instant silencieux, les mains sursa figure.

– Je vais dire ce que je pense, Majesté,fit-il enfin. Feversham et Churchill marchent vers Salisbury avectrois mille hommes d’infanterie, et ils ont lancé en avant huitcents hommes de la garde bleue et deux ou trois régiments dedragons. Nous serions donc forcés de livrer bataille dans la plainede Salisbury, comme l’a dit Lord Grey, et notre infanterie, qui ades armes de toutes les sortes, ne serait guère capable de résisterà leur caractère. Tout est possible au Seigneur, ainsi que le ditsagement le docteur Ferguson ; nous sommes comme des grains depoussière dans le creux de sa main. Toutefois il nous a donné de lacervelle pour que nous soyons en état de choisir le meilleur parti,et si nous omettons d’en faire usage, nous aurons à supporter lessuites de notre sottise.

Ferguson eut un rire dédaigneux, et marmottaune prière, mais bon nombre de Puritains hochèrent la tête en signed’assentiment, reconnaissant que cette façon de voir les chosesn’avait rien de déraisonnable.

– D’un autre côté, reprit Saxon, il me sembleégalement impossible que nous restions ici. Les amis qu’a VotreMajesté dans toute l’Angleterre seraient entièrement découragés sil’armée restait immobile, sans frapper un coup. Les paysansretourneraient près de leurs femmes, dans leurs foyers. Un telexemple est contagieux. J’ai vu une grande armée se fondre comme unglaçon au soleil. Une fois qu’ils seraient partis, il ne serait pasfacile de les réunir de nouveau. Pour les retenir, il faut lesoccuper. Ne jamais les laisser une minute sans rien faire, lesexercer, les faire marcher, les faire manœuvrer, les fairetravailler, leur prêcher, les faire obéir à Dieu et à leur colonel.Rien de cela n’est possible dans une garnison confortable. Nous nepouvons espérer de mener à sa fin cette entreprise, tant que nousne serons pas arrivés à Londres. Ainsi donc, Londres doit êtrenotre but. Mais il y a bien des routes pour y arriver. Sire, vousavez bien des partisans à Bristol et dans les Terres du centre, àce que j’ai entendu dire. S’il m’est permis de donner un conseil,je dirais : Marchons de ce côté-là. Chaque jour qui passeaugmentera le nombre de vos troupes et les rendra meilleures, sil’on s’aperçoit qu’on se remue. Supposez que nous prenions Bristol– et j’ai ouï dire que les ouvrages ne sont pas très forts – celanous donnerait une très bonne prise sur la navigation, et un centred’action comme il y en a peu. Si tout va bien pour nous, nouspourrions marcher sur Londres à travers les comtés de Gloucester etde Worcester. En attendant, je serais d’avis qu’une journée depeine et d’humiliation soit imposée pour appeler une bénédictionsur la cause.

Cette allocution, où étaient habilementcombinées la sagesse de ce monde et le zèle spirituel, conquit lesapplaudissements de toute l’assemblée, et surtout du Roi Monmouth,dont l’humeur mélancolique se dissipa comme par enchantement.

– Par ma foi, Colonel, dit-il, ce que vousdites est clair comme le jour. Naturellement, si nous prenons de laforce dans l’Ouest et si mon oncle est menacé de perdre despartisans quelque part, il n’aura aucune chance de tenir contrenous. S’il veut nous combattre sur notre propre terrain, il luifaudra dégarnir de troupes le Nord, le Sud et l’Est, chose àlaquelle on ne peut songer. Nous pouvons fort bien entreprendre lamarche sur Londres par la route de Bristol.

– Je trouve le conseil bon, remarqua LordGrey, mais je tiendrais à savoir sur quoi se fonde le colonelSaxon, pour dire que Churchill et Feversham sont en route avectrois mille hommes d’infanterie régulière, et plusieurs régimentsde dragons.

– Sur les paroles d’un officier des Bleus aveclequel je me suis entretenu à Salisbury, répondit Saxon. Il m’afait ses confidences, croyant que je faisais partie de la maison duDuc de Beaufort. Quant à la cavalerie, une troupe de celle-ci nousa poursuivis dans la Plaine de Salisbury avec des mâtins. Une autrenous a attaqués à moins de vingt milles d’ici, et a perdu unevingtaine d’hommes et un cornette.

– Nous avons entendu parler de l’affaire ditle Roi. Elle a été bravement menée. Mais si ces gens-là sont aussiprès, nous n’avons pas beaucoup de temps pour nos préparatifs.

– Leur infanterie ne peut être ici avant unesemaine, dit le Maire, et à ce moment-là nous serions de l’autrecôté des murs de Bristol.

– Il y a un point sur lequel on pourraitinsister, dit Wade, l’homme de loi. Ainsi que le dit avec grandevérité Votre Majesté, nous avons été cruellement désappointés parce fait qu’aucuns gentilshommes, et fort peu de membres importantsdes Communes ne se sont déclarés pour nous. La raison de cela, àmon avis, est que chacun d’eux attend que son voisin se mette enmouvement. S’il nous en venait un ou deux, les autres netarderaient pas à les imiter. Comment donc faire pour amener un oudeux Ducs sous nos étendards ?

– Voilà la question, Maître Wade, dit Monmouthen hochant la tête d’un air de découragement.

– Je crois que la chose est possible, réponditle légiste whig. De simples proclamations adressées à toutl’ensemble des citoyens n’attraperont pas ces poissons dorés. Ilsne mordront point à l’hameçon s’il n’y a point d’appât. Jerecommanderais une sorte de convocation, d’invitation qui seraitenvoyée à chacun d’eux, et qui les sommerait de se rendre à notrecamp, avant une certaine date, sous peine de haute trahison.

– Ainsi parla l’esprit des formes légales, ditle Roi Monmouth en riant. Mais vous avez omis de nous dire commentla dite citation ou sommation serait signifiée à ces mêmesdélinquants.

– Le Duc de Beaufort, reprit Wade, sanss’arrêter à l’objection du Roi, est Président de Galles, et commele sait Votre Majesté, lieutenant de quatre comtés anglais. Soninfluence s’étend sur tout l’Ouest. Il a deux cents chevaux dansses écuries à Badminton, et, à ce que j’ai ouï dire, mille hommess’assoient chaque jour à ses tables. Pourquoi ne ferait-on pas unetentative particulière pour gagner un tel personnage, d’autantmieux que nous nous proposons de marcher dans sadirection ?

– Malheureusement Henri, Duc de Beaufort, estdéjà en armes contre son souverain, dit Monmouth, d’un airsombre.

– Il l’est, Sire, mais on peut le décider àtourner en votre faveur l’armée qu’il a levée contre vous. Il estprotestant. On le dit Whig. Pourquoi ne lui enverrions-nous pas unmessage ? On flatterait son orgueil. On ferait appel à sareligion. On lui ferait des caresses et des menaces. Quisait ? Il peut avoir des griefs personnels que nous ignorons.Il est peut-être mûr pour une pareille démarche.

– Votre conseil est bon, Wade, dit Lord Grey,mais je trouve que Sa Majesté a fait une question bien naturelle.Je crains que votre messager n’en vienne à se balancer au boutd’une corde sur un des chênes de Badminton, si le Duc veut faireparade de son loyalisme envers Jacques Stuart. Où trouver un hommeà la fois assez avisé, et assez hardi pour une pareille mission,sans risquer un de nos chefs, dont nous aurions peine à nous passeren un temps pareil ?

– C’est vrai, répondit Monmouth, il vaudraitmieux renoncer tout à fait à cette aventure que de la tenter d’unefaçon maladroite et comme à regret. Beaufort croirait que c’est uncomplot ayant pour but non point de le gagner, mais de lecompromettre. Mais où veut en venir notre géant de la porte, avecces signes qu’il nous fait ?

– S’il plaît à Votre Majesté, demandai-je,m’autorisera-t-elle à parler ?

– Nous ne demandons pas mieux que de vousécouter, capitaine, répondit-il d’un ton plein de bienveillance,pour peu que votre intelligence soit proportionnée à votre force,votre opinion doit avoir du poids.

– Alors, Majesté, dis-je, je m’offrirais commemessager propre à me charger de l’affaire. Mon père m’a commandé den’épargner ni ma vie, ni mes membres en cette querelle, et sil’honorable Conseil pense qu’on peut gagner le Duc, je suis prêt àgarantir que le message lui sera remis, si un homme à cheval peutaccomplir la chose.

– Je déclare qu’on ne saurait choisir unmeilleur héraut, s’écria Saxon. Ce jeune homme a du sang-froid etun cœur à toute épreuve.

– Alors, jeune monsieur, nous agréons votreoffre vaillante et loyale, dit Monmouth. Êtes-vous d’accord sur cepoint, messieurs ?

Un murmure d’assentiment partit del’assemblée.

– Vous rédigerez la lettre, Wade. Offrez-luide l’argent, la préséance dans l’ordre des Ducs, la présidence desGalles à perpétuité, ce que vous voudrez, si vous pensez pouvoir lefaire hésiter. Si non, le séquestre, l’exil, l’infamie éternelle.Puis, écoutez-moi bien, vous pouvez joindre une copie des documentsécrits par Van Brunow, prouvant le mariage de ma mère, ainsi queles attestations des témoins. Tenez tout cela prêt pour demainmatin à la pointe du jour, heure où le messager pourra se mettre enroute.

– Tout cela sera prêt, Majesté, dit Wade.

– En ce cas, messieurs, reprit le RoiMonmouth, je puis vous renvoyer à vos postes. S’il survient quelquechose de nouveau, je vous réunirai une seconde fois pour mettre àprofit votre sagesse. Nous séjournerons ici, avec la permission deSir Stephen Timewell, jusqu’à ce que les hommes soient reposés etles recrues enrôlées. Alors nous nous mettrons en marche dans ladirection de Bristol, et nous verrons quelle sorte de chance nousaurons dans le Nord. Si Beaufort passe de notre côté, tout irabien. Adieu, mes bons amis, je n’ai pas besoin de vous recommanderla diligence et la fidélité.

Le Conseil se leva à ce congé du Roi, etchacun s’inclinant devant-lui sortit à la file du Hall du Château.Plusieurs des membres se groupèrent autour de moi pour me donnerdes indications au sujet de mon voyage, ou des avis sur la conduiteà tenir.

– C’est un homme plein d’orgueil etd’insolence, dit quelqu’un. Parlez-lui humblement. Sans quoi iln’écoutera pas votre message et vous fera chasser de sa présence àcoups de fouet.

– Non, non, s’écriait un autre, il est vif,mais il aime un homme qui soit homme. Parlez-lui honnêtement,franchement : il est plus probable qu’il entendra raison.

– Parlez-lui comme le Seigneur vous inspirerade le faire, dit un Puritain. C’est son message que vous portez,autant que celui du Roi.

– Tâchez de l’entraîner à l’écart sous quelqueprétexte, dit Buyse, puis hop ! en route, avec votre homme entravers de la selle. Tonnerre de grêle, voilà qui serait bienjoué.

– Qu’on le laisse tranquille, s’écria Saxon.Le gars a autant de bon sens qu’aucun de vous : il verra biende quel côté le chat saute. Allons, ami, revenons auprès de noshommes.

– Vraiment, je suis fâché de vous perdre,dit-il, pendant que nous nous faisions passage à travers la fouledes paysans et des soldats sur la pelouse du Château. Votrecompagnie vous regrettera vivement. Lockarby devra en commanderdeux. Si tout va bien, vous devez être de retour dans trois ouquatre jours. Je n’ai pas besoin de vous dire que vous allez à undanger réel. Si le Duc tient à prouver à Jacques qu’il n’entend pasqu’on cherche à le séduire, il ne peut le faire qu’en punissant lemessager, et en sa qualité de lieutenant du comté, il a le droit dele faire dans les temps d’agitation politique. C’est un homme dur,si les on-dit sont vrais. D’autre part, si vous avez la chance deréussir, cela peut être le fondement de votre fortune, ainsi que lemoyen de sauver Monmouth. Ah ! il a besoin d’aide, par le LordHarry ! Jamais je ne vis une cohue comme son armée. Buyse ditqu’ils se sont battus avec entrain à Axminster, mais il estd’accord avec moi pour déclarer que quelques coups de canon etquelques charges de cavalerie les éparpilleront par tout le pays.Avez-vous quelques messages à laisser ?

– Non, rien que de rappeler mon affection à mamère.

– C’est bien. Si vous succombez d’une façondéloyale, je n’oublierai pas Sa Grâce le Duc de Beaufort, et lepremier de ses gentilshommes qui tombera entre mes mains sera penduaussi haut qu’Aman. Et maintenant vous n’avez rien de mieux à faireque de gagner votre chambre, et de dormir aussi bien que possible,car votre nouvelle mission commence demain au chant du coq.

VII – Nouvelles reçues de Havant.

Après avoir donné mes ordres pour que Covenantfût sellé et harnaché le lendemain à la pointe du jour, j’étaisrentré dans ma chambre, et je me préparais pour une longue nuit derepos, quand Sir Gervas, qui couchait dans la même pièce, entra endansant et agitant au-dessus de sa tête un paquet de papiers.

– Trois devinettes, Clarke, cria-t-il.Qu’est-ce que vous désireriez le plus ?

– Des lettres de Havant, dis-je vivement.

– Juste ! répondit-il en les jetant surmes genoux. En voilà trois, et pas une qui soit d’une écritureféminine. Je veux être pendu si je comprends ce que vous avez faitde toute votre vie :

Comment un cœur jeune peut-il renoncer

À l’amour de la femme, au vin qui pétille ?

« Mais vous êtes si absorbé par vosnouvelles que vous n’avez pas remarqué ma transformation.

– Ah ! où donc avez-vous trouvé toutcela ? demandai-je, fort étonné.

Il était vêtu d’un costume de nuance prunetrès délicate avec des boutons et des bordures d’or, que faisaientressortir des culottes de soie et des souliers à l’espagnole avecdes roses sur le cou-de-pied.

– Cela sent plus la Cour que le camp, dit SirGervas en se frottant les mains et promenant sur sa personne desregards fort satisfaits. Je suis également ravitaillé en fait deratafia et d’eau de fleur d’oranger. En plus, j’ai deux perruques,une courte, et une de gala, une livre du tabac à priser impérialqui se vend à l’enseigne de « l’Homme noir », une boitede poudre à cheveux de De Crépigny, mon manchon en peau de renardet plusieurs autres choses indispensables. Mais je vous gêne dansvotre lecture.

– J’en ai vu assez pour être assuré que toutva bien à la maison, répondis-je en jetant un coup d’œil sur lalettre de mon père. Mais comment sont venues toutes ceschoses ?

– Des cavaliers sont arrivés de Petersfield etles ont apportées. Quant à ma petite caisse, garnie par un bon amique j’ai à la ville, elle a été expédiée à Bristol, où on supposeque je me trouve présentement, et où je serais en effet si jen’avais eu la bonne fortune de rencontrer votre troupe. La caisse anéanmoins trouvé le moyen d’arriver à l’Hôtellerie de Bruton, et labonne femme qui la dirige et dont je me suis fait une amie, a sus’arranger pour me la faire parvenir. C’est une règle utile àsuivre, Clarke, dans ce pèlerinage terrestre : il faut toujoursembrasser l’hôtelière. C’est peut-être peu de close, mais en sommela vie est faite de petites choses. J’ai peu de principes fixes, jele crains, mais il en est deux que je puis me flatter de ne jamaisvioler. Je suis toujours pourvu d’un tire-bouchon, et jamais je nemanque d’embrasser l’hôtelière.

– D’après ce que j’ai vu de vous, dis-je enriant, je pourrais me porter garant que ces deux devoirs sonttoujours accomplis.

– J’ai des lettres moi aussi, dit-il ens’asseyant sur le bord du lit, et parcourant un rouleau de papiers.« Votre Araminte au cœur brisé. » Hum ! la donzellene doit pas savoir que je suis ruiné. Sans quoi son cœur seraitbientôt raccommodé… Qu’est-ce que cela ? Un défi pour fairecombattre mon coq Julius contre le jeune coq de Lord Dorchester,enjeu cent guinées. Par ma foi, j’ai trop d’occupation à soutenirl’oiseau de Monmouth, pour l’enjeu du championnat… Un autrem’invite à une partie de chasse au cerf à Epping… Diantre, si jen’avais pas gagné au large, je me verrais moi-même aux abois, avecune meute de mâtins d’huissiers aux talons… Une lettre où mondrapier me réclame son dû. Il peut supporter cette perte. Je lui airéglé plus d’une note bien longue… Une offre de trois mille livresque me fait le petit Dicky Chichester ! Non, non, Dicky, pasde cela. Un gentleman ne doit pas vivre aux crochets de ses amis.On n’en est pas moins très reconnaissant… Qu’est-cemaintenant ? De Mistress Butterworth. Pas d’argentdepuis trois semaines : des garnisaires dans la maison ! Non,malédiction, voilà qui est trop fort !

– Qu’y a-t-il ? demandai-je eninterrompant la lecture de mes propres lettres.

La figure pâle du baronnet avait pris unelégère coloration, et il arpentait la pièce d’un air furieux, unelettre froissée à la main.

– C’est une honte abominable, Clarke,s’écria-t-il. Par la corde, elle aura ma montre, qui sort de chezTompion, à l’enseigne des Trois-Couronnes, dans la Cour deSaint-Paul, et qui a coûté toute neuve cent livres ! Celapourra assurer son existence pendant quelques mois… Pour celaMortimer aura à se mesurer à l’épée avec moi. J’écrirai le mot devilain sur lui avec la pointe de ma rapière.

– Je ne vous ai jamais vu en colère jusqu’à cejour, dis-je.

– Non, répondit-il en riant. Bien des gensm’ont fréquenté pendant des années et me donneraient un certificatd’égalité d’humeur. Mais cela est trop fort. Sir Edward Mortimerest le frère cadet de ma mère, mais il n’est pas mon aîné debeaucoup. Un jeune homme convenable, tiré à quatre épingles, à lavoix douce, le voilà tel qu’il fut toujours. En conséquence dequoi, il a réussi dans le monde, et a joint les terres aux terres,selon le langage de l’Écriture. Au temps jadis, je l’ai aidé de mabourse, mais il n’a pas tardé à devenir plus riche que moi, car ilgardait tout ce qu’il gagnait. Moi au contraire, tout ce que jegagnais… Bah ! cela s’est dissipé comme la fumée de la pipeque vous allumez en ce moment. Lorsque je m’aperçus qu’il n’y avaitplus rien, je reçus de Mortimer un prêt qui était suffisant pour mepermettre de me rendre dans la Virginie, ainsi que je le désirais,et de faire emplette d’un cheval et d’un équipement. La chancepouvait tourner de telle sorte, Clarke, que les domaines des Jérômelui revinssent, s’il m’arrivait un accident. Aussi ne voyait-ilaucun inconvénient à ce que je partisse pour le pays des fièvres etdes couteaux à scalper. Non, ne hochez pas la tête, mon chercampagnard, vous êtes peu au fait des malices du monde.

– Faites-lui crédit, jusqu’à ce que le piresoit prouvé, dis-je en m’asseyant sur le lit, et fumant, meslettres étalées devant moi.

– Il est prouvé, le pire, dit Sir Gervas, dontla figure s’assombrit. Comme je l’ai dit, j’ai rendu à Mortimerquelques services, dont il aurait bien dû garder le souvenir,quoique je ne juge pas convenable de les lui rappeler. CetteMistress Butterworth a été ma nourrice, et ma familleavait l’habitude de pourvoir à son entretien. Je ne pouvais mefaire à l’idée que la ruine de ma fortune lui ferait perdre une oudeux pauvres guinées par semaine, sa seule ressource contre lafaim. Je demandai donc à Mortimer une seule chose, au nom de notreancienne amitié, c’était de continuer cette aumône. Je lui promisque si je réussissais, je le rembourserais entièrement. Ce vilainau cœur bas me serra la main avec chaleur et jura de le faire.Combien la nature humaine est chose vile, Clarke ! Pour cettemisérable somme, lui, un homme riche, il a manqué à son engagement.Il a abandonné cette pauvre femme à la mort par la faim. Mais il mepaiera cela. Il me croit sur l’Atlantique. Si je marche sur Londresavec ces braves garçons, je dérangerai l’harmonie de sa pieuseexistence jusqu’à ce jour… Je me contenterai des cadrans solaires,et ma montre ira aux mains de la mère Butterworth. Bénis soient sesamples seins ! J’ai goûté de bien des liquides, mais jeparierais volontiers que le premier de tous était le plussalutaire. Eh bien ? Et vos lettres ? Vous avez eu desfroncements et des sourires comme un jour d’Avril.

– En voici une de mon père, à laquelle ma mèrea ajouté un mot, dis-je. La seconde est d’un vieil ami à moi,Zacharie Palmer, le charpentier du village. La troisième est deSalomon Sprent, un marin retiré, pour qui j’ai de l’affection et durespect.

– Voilà un rare trio de porteurs de nouvelles,Clarke. Je voudrais connaître votre père. D’après ce que vousdites, ce doit être un solide bloc de chêne anglais. Je disais, iln’y a qu’un instant, que vous ne connaissiez guère le monde, maisvraiment il peut se faire que dans votre village on voit l’humanitéexempte de tout vernis, et qu’ainsi on en vienne à mieux voir lebon côté de la nature humaine. Avec ou sans vernis, le mauvaisfinit toujours par percer à jour. Or, sans aucun doute, cecharpentier et ce marin se montrent tels qu’ils sont. On peutconnaître, pendant toute la durée d’une existence, mes amis de lacour sans jamais pénétrer jusqu’à leur nature réelle, et peut-êtreaussi se trouverait-on mal récompensé de cette recherche.Peste ! voilà que je deviens philosophe, ce qui fut toujoursle refuge de l’homme ruiné. Qu’on me donne un tonneau, je lemettrai sur la Piazza de Covent-Garden, et je serai le Diogène deLondres. Je ne demande pas à redevenir riche, Micah ! Que ditdonc le vieux couplet :

Notre argent ne sera pas notre maître,

Et ne nous traînera pas à Goldsmith Hall.

Ni pirates ni naufrages ne peuvent nous effrayer,

Nous qui ne possédons point de domaines,

Qui ne redoutons ni pillages ni impôts,

Qui n’avons nul besoin de fermer nos portes à clef.

Quand on est à terre, on ne risque plus de tomber.

« Ce dernier vers ferait une jolie devisepour un asile de mendiants.

– Vous allez réveiller Sir Stephen, dis-jepour le mettre sur ses gardes, car il chantait à tue-tête.

– Pas de danger. Lui et ses apprentiss’exerçaient au sabre dans le hall, lorsque je l’ai traversé. C’estun coup d’œil qui en vaut la peine. Le vieux qui bat du pied, quibrandit son arme et crie : Ha ! en l’abaissant.Mistress Ruth et l’ami Lockarby sont dans la chambre auxtapisseries. Elle est occupée à filer, et lui à lire à haute voixun de ces divertissants ouvrages qu’elle aurait voulu me voir lire.M’est avis qu’elle a entrepris de le convertir, et cela finirapeut-être en ceci : que c’est lui qui la convertira de fille enfemme mariée. Ainsi donc vous allez trouver le Duc deBeaufort ! Eh bien, je serais charmé de faire le voyage avecvous, mais Saxon ne voudra rien entendre, et je dois m’occuperavant tout de mes mousquetaires. Que Dieu vous ramène sain etsauf ! Où sont ma poudre au jasmin et ma boite àmouches ? Lisez-moi vos lettres, s’il y a quelque chosed’intéressant. J’ai cassé le cou à une bouteille, à l’auberge, encompagnie de notre vaillant colonel, et il m’en a dit assez longsur votre intérieur à Havant pour me faire désirer de le mieuxconnaître.

– C’est un intérieur un peu sérieux,dis-je.

– Non, j’ai l’esprit tourné aux chosessérieuses. Allez-y, quand même il y aurait là toute la philosophieplatonicienne.

– Celle-ci est du vénérable charpentier qui aété pendant de longues années mon conseiller et mon ami. Cet hommeest religieux sans rien du sectaire, philosophe sans être attaché àun parti, affectueux sans faiblesse.

– Un modèle, vraiment, s’écria Sir Gervas,occupé à manier sa brosse à sourcils.

– Voici ce qu’il dit, repris-je.

Puis, je me mis à lire la lettre même que jevous transcris maintenant :

« Ayant appris par votre père, mon chergarçon, qu’il y avait quelque possibilité de vous faire parvenirune lettre, j’ai écrit celle-ci, que je vous envoie par les soinsdu digne John Packingham, de Chichester, qui part maintenant pourl’Ouest.

« J’espère que vous êtes sain et sauf,avec l’armée de Monmouth, et que vous y avez obtenu un emploihonorable.

« Je suis certain que vous trouverezparmi vos camarades un certain nombre de sectaires excessifs, ainsique d’autres qui sont des railleurs et des incroyants.

« Suivez mes conseils, ami, écartez-vousdes uns et des autres.

« Car le fanatique est l’homme qui nes’en tient pas à défendre la liberté de son propre culte, ce qui neserait que justice, mais veut encore s’imposer à la conscienced’autrui, et par là tombe dans cette même erreur contre laquelle ilcombat.

« D’autre part, le simple railleur sanscervelle est inférieur à la bête des champs, car il n’en a pasl’instinctif respect de soi-même et l’humble résignation…

– Par ma foi, s’écria le baronnet, le vieuxgentleman a un côté de la langue assez rude.

« Prenons la religion par sa base la pluslarge, car la vérité a plus de largeur que nous ne sommes capablesd’en concevoir.

« La présence d’une table prouvel’existence d’un charpentier, et de même la présence de l’universprouve celle d’un être qui a fait l’univers, quelque soit ce nomqu’on lui donne.

« Jusque là vous avez sous les pieds unsol très ferme, sans qu’il y ait besoin d’inspiration,d’enseignement, ni d’une aide quelconque.

« Dès lors, puisqu’il doit y arriver unauteur de l’univers, jugeons de sa nature par son œuvre.

« Nous ne pouvons observer les gloires dufirmament, son étendue infinie, sa beauté, et l’art divin aveclequel il a été pourvu aux besoins de toutes les plantes, de tousles animaux, et ne point voir qu’il est plein de sagesse,d’intelligence et de puissance.

« Nous somme encore ici, vous lereconnaîtrez, sur un terrain solide, sans avoir besoin d’appeler ànotre aide autre chose que la pure raison.

« Quand nous sommes parvenus à ce point,demandons-nous pour quelle fin l’univers a été fait et pour quellefin nous y avons été mis.

« La nature tout entière nous enseigneque ce doit être pour nous perfectionner, pour tendre plus haut,pour croître en vertu véritable, en science, en sagesse.

« La Nature est un prédicateur muet quise fait entendre les jours de la semaine comme le jour duSabbat.

« Nous voyons le gland grandir en unchêne, l’œuf produire l’oiseau, la chenille devenir papillon.

« Dès lors, douterons-nous que l’âmehumaine, de toutes les choses la plus précieuse, ne soit aussi surla route qui monte.

« Et comment l’âme peut-elle faire duprogrès, sinon en cultivant la vertu et l’empire surelle-même ?

« Peut-il exister une autrevoie ?

« Il n’en est aucune.

« Ainsi donc nous pouvons dire avecconfiance que nous sommes placés ici-bas pour croître en science eten vertu.

« Voilà l’essence intime de la religion,et pour aller jusque-là, il n’est pas besoin de foi.

« Cela est aussi vrai et aussisusceptible de démonstration qu’aucun des exercices d’Euclide quenous avons étudiés ensemble.

« Sur ce terrain commun les hommes ontélevé bien des édifices différents.

« Le Christianisme, la religion deMahomet, la croyance des Orientaux, toutes ont une mêmesubstance.

« Les diversités se trouvent dans lesformes et les détails.

« Tenons-nous en à notre foi chrétienne,la doctrine de l’amour, celle qui est si belle, qui a été souventenseignée, et rarement mise en pratique, mais ne méprisons pointnos semblables, car tous nous sommes les branches issues d’une mêmeracine, la vérité.

« L’homme quitte les ténèbres pour lalumière : il y passe quelque temps, puis il retourne dans lesténèbres.

« Micah, mon garçon, les jours passent,pour moi comme pour toi.

« Qu’ils ne se passent point en pureperte !

« Leur nombre est bien petit.

« Que dit Pétrarque ? : À celuiqui y entre, la vie parait l’infini ; à celui qui la quitte,le néant.

« Que chaque jour, chaque heure soientemployés à seconder les vues du Créateur, à mettre en œuvre toutesles puissances du bien qui sont en vous.

« Qu’est-ce que la douleur, le travail,le chagrin ?

« C’est le nuage qui passe devant lesoleil. Ce qui est tout, c’est le résultat de l’œuvre bienfaite.

« Il est éternel ; il vit ets’accroît de siècle en siècle.

« Ne vous arrêtez pas pour vousreposer.

« Le repos viendra quand sera achevéel’heure du travail.

« Que Dieu vous protège et vousgarde !

« Il n’y a pas grand-chose denouveau.

« La garnison de Portsmouth est partiepour l’Ouest.

« Sir John Lawson, le magistrat, est venuici et a fait des menaces à votre père et à d’autres, mais il nepeut faire grand-chose faute de preuves.

« L’Église et les Dissenters se prennentà la gorge, comme toujours.

« Vraiment l’austère Loi de Moïse règneplus longtemps que les douces paroles du Christ.

« Adieu, mon cher garçon, recevez lesmeilleurs souhaits de votre ami à la tête grisonnante.

« ZACHARIE PALMER »

– Corbleu ! s’écria Sir Gervas, pendantque je repliais la lettre, j’ai entendu Stillingfleet et Tenison,mais je n’ai jamais écouté un meilleur sermon. Celui-là, c’est unévêque déguisé en charpentier. Mais voyons notre ami le marin.Est-ce un théologien en droit, un docteur en droit canon parmi lesloups de mer ?

– Salomon Sprent est un personnage toutdifférent, bien qu’il soit fort bon en son genre, dis-je, mais vousallez juger de lui par sa lettre.

– Maître Clarke.

« La dernière fois que nous fûmes decompagnie, j’ai couru sous les batteries, en service d’enlèvement,pendant que vous restiez au large et attendiez les signaux.

« M’étant arrêté pour me radouber etpasser l’examen de ma prise, qui s’est trouvée être en bonnecondition pour le gréement et la charpente…

– Que diable veut-il dire ? demanda SirGervas.

– C’est d’une demoiselle qu’il parle, PhébéDawson, la sœur du forgeron. Il est resté pendant plus de quaranteans presque sans mettre le pied sur la terre ferme. Aussis’exprime-t-il en ce jargon maritime, tout en s’imaginant qu’ilparle un anglais aussi pur que n’importe qui dans le Hampshire.

– Alors, continuez, dit le baronnet.

« Lui ayant lu les règlements de guerre,je lui ai expliqué les conditions d’après lesquelles nous devionsnaviguer de conserve dans le voyage de la vie, savoir :

« Premièrement : elle obéira aux signauxsans faire de questions, dès qu’ils seront reçus.

« Deuxièmement : elle gouvernera d’aprèsmon calcul.

« Troisièmement : elle me soutiendra enfidèle navire de conserve, qu’il fasse mauvais temps, ou dans labataille, ou dans le naufrage.

« Quatrièmement : elle se mettra à l’abrisous mes canons, en cas d’attaque par des bandits, corsaires, ougarde-côtes.

« Cinquièmement : j’aurai à la tenir enbon état, à la mettre en cale sèche de temps en temps, et pourvoirà ce qu’elle soit bien repeinte, approvisionné de parois,d’étamine, ainsi qu’il convient pour un coquet navired’agrément.

« Sixièmement : je m’interdirai deprendre à la remorque aucun autre bateau, et s’il s’en trouve unqui me soit amarré présentement, je couperai les aussières.

« Septièmement : je devrai la ravitaillerchaque jour.

« Huitièmement : si par hasard ellevenait à avoir une voie d’eau, ou à se trouver échouée etprisonnière dans un banc de sable, j’aurai à la soutenir, la videravec la pompe, et la redresser.

« Neuvièmement : arborer le pavillonprotestant à la pomme du grand mât pendant la traversée de la vie,et tracer notre route vers le grand port, avec l’espoir derencontrer un amarrage et un fond propre à jeter l’ancre, pour deuxnavires de construction anglaise, quand ils seront désarmés pourl’éternité.

« Le huitième coup du quart de midiallait sonner quand ces articles ont été signés et scellés.

« Ensuite, lorsque j’ai piqué sur vous,je n’ai pas seulement aperçu le bout de notre hunier.

« Bientôt après, j’ai appris que vousétiez parti pour servir comme soldat, en compagnie de ce bâtimentefflanqué, dégingandé, aux longs espars, à la mine de corsaire, quej’avais vu quelques jours auparavant dans le village.

« Je trouve que vous ne vous êtes pastrop bien conduit envers moi, en partant sans même me saluer devotre pavillon.

« Mais peut-être que la marée étaitfavorable, et que vous ne pouviez pas attendre.

« Si je n’avais pas été affligé d’un mâtde fortune, un de mes espars coupé, j’aurais eu le plus grandplaisir à ceindre mon sabre d’abordage et à sentir encore la poudreà canon.

« Et je le ferais encore, malgré ma pattede bois et le reste, sans mon vaisseau compagnon, qui pourrait seplaindre de la violation du contrat et dès lors s’esquiver.

« Il faut que je suive le feu de sa poupejusqu’au jour où nous serons légalement unis.

« Adieu, matelot !

« Dans l’action, suivez le conseil d’unvieux marin, gardez la position du vent, et à l’abordage !

« Dites cela à votre amiral le jour de labataille.

« Dites-le lui tout bas, à l’oreille.

« Dites-lui : gardez la position duvent et allez-y : à l’abordage.

« Dites-lui aussi qu’il frappe vite,qu’il frappe fort, qu’il frappe toujours.

« C’est ainsi que parlait ChristopheMinga, et jamais on ne mit à la mer un homme meilleur, bien qu’ilait eu à grimper à travers le tuyau à aussière.

« Bien à vous et à vos ordres.

« SALOMON SPRENT »

Pendant toute la lecture de cette épître, SirGervas n’avait fait que rire en dedans, mais la dernière partienous fit rire aux éclats.

– Qu’il soit à terre ou à bord, il veutabsolument que toute bataille soit un combat naval, dit lebaronnet. Il aurait fallu que vous eussiez ce sage conseil àproposer dans la réunion convoquée aujourd’hui par Monmouth. Sijamais il vous demande votre avis, répondez-lui : « Gardez laposition du vent et montez à l’abordage !»

– Il faut que je dorme, dis-je en posant mapipe. Je dois me mettre en route dès la pointe du jour.

– Non, je vous en prie, mettez le comble àvotre bonté en me permettant d’entrevoir votre respectable père, laTête-Ronde.

– Il n’y a que quelques lignes, répondis-je.Il a toujours été bref dans son langage, mais puisqu’elles vousintéressent, je vais vous le lire :

« Je vous envoie la présente, mon cherfils, par un homme pieux, pour vous dire que j’espère que vous vouscomportez ainsi qu’il vous convient.

« Dans toutes les difficultés et tous lesdangers, ne comptez pas sur vous, mais invoquez l’aide d’enhaut.

« Si vous exercez un commandement,enseignez à vos hommes à chanter des psaumes au moment où ils serangent en bataille, selon la bonne vieille coutume.

« Dans l’action, usez de la pointe plutôtque du tranchant.

« Un coup d’estoc doit parer un coup detaille.

« Votre mère et les autres vous envoientleur affection.

« Sir John Lawson a tourné autour d’icicomme un loup affamé, mais il n’a pu trouver aucune preuve contremoi.

« John Marchbank, de Bedhampton, a étéjeté en prison.

« Véritablement l’Antéchrist règne sur lepays, mais le royaume de la lumière est proche.

« Frappez avec entrain pour la vérité etla conscience.

« Votre père affectueux,

« JOSEPH CLARKE »

« Post-scriptum (de ma mère) :J’espère que vous vous rappelez ce que je vous ai dit au sujet devos caleçons et aussi des larges collets de toile, que voustrouverez dans le sac.

« Il n’y a guère plus d’une semaine quevous êtes parti, et pourtant cela paraît une année.

« Quand vous aurez froid ou que vousserez mouillé, prenez dix gouttes de l’élixir de Daffy dans unpetit verre d’eau de vie.

« Si les pieds vous cuisent, frottez lededans de vos bottes avec du suif.

« Rappelez-moi à Maître Saxon, et àMaître Lockarby, s’il est avec vous.

« Son père a été dans une rage folle parsuite de son départ, car il avait à brasser une grande quantité debière et personne pour surveiller la cuve à fermentation.

« Ruth a fait cuire un gâteau, mais lefour lui a joué un mauvais tour, et le dedans est resté en pâtemolle.

« Un millier de baisers, cher cœur, de lapart de votre tendre mère.

« M. C. »

– Un couple de gens sensés, dit Sir Gervasqui, après avoir achevé sa toilette, s’était mis au lit. Maintenantje commence à comprendre comment vous êtes fabriqué, Clarke. Jevois les fils dont on s’est servi pour vous tisser. Votre pèreveille à vos besoins spirituels ; votre mère se préoccupe desbesoins matériels. Mais je crois que le prêche du vieux charpentierest plus à votre goût. Vous êtes un infâme latitudinaire, monhomme. Sir Stephen crierait haro sur vous et Josué Pettigrue vousrenierait. Bon ! éteignons la lumière, car nous devons tousles deux être en mouvement au chant du coq. Voilà notre religionpour le moment.

– Celle des premiers Chrétiens,suggérai-je.

Sur quoi on rit tous les deux.

Puis, on s’endormit.

VIII – Le piège tendu sur la route deWeston.

Aussitôt après le lever du soleil, je fusréveillé par un des domestiques du Maire qui me prévint quel’honorable Maître Wade m’attendait en bas.

M’étant levé et habillé, je le trouvai assis àla table du salon, avec des papiers, une boite de pains à cacheter,et occupé à sceller la missive que je devais porter.

C’était un homme de petite taille, vieilli, àla figure blême, se tenant très droit, brusque dans son langage, etdont la tournure faisait songer à un soldat plutôt qu’à un homme deloi.

– Voilà, dit-il en appuyant le cachet sur lacire qui couvrait le nœud du cordon. Je vois que votre cheval vousattend tout sellé, dehors. Vous ferez bien de passer par Nether leBas, et le Canal de Bristol, car nous avons appris que la cavalerieennemie garde les routes jusqu’au delà de Wells. Voici votrepaquet.

Je m’inclinai et plaçai le pli dansl’intérieur de ma tunique.

– C’est un ordre écrit, ainsi qu’il a étéproposé dans le conseil. Le Duc répondra peut-être par écrit,peut-être de vive voix. Dans les deux cas, conservez bien saréponse. Le paquet contient aussi les dépositions du clergyman dela Haye, et celles des deux témoins présents au mariage de Charlesd’Angleterre avec Lucy Walters, la mère de Sa Majesté. Votremission est d’une importance telle que le succès de notreentreprise peut en dépendre entièrement. Faites en sorte deremettre le papier à Beaufort en personne. Sans quoi il n’auraitpeut-être aucune valeur devant un tribunal.

Je promis de le faire, si la chose étaitpossible.

– Je vous engagerais aussi, reprit-il, àemporter le sabre et le pistolet pour vous prémunir contre lesdangers de la route, mais à laisser ici casque et cuirasse, quivous donneraient une tournure trop guerrière pour un paisiblemessager.

– J’avais déjà pris ce parti, dis-je.

– Il n’y a plus rien à ajouter, capitaine, ditl’homme de loi, en me tendant la main. Puisse la bonne fortune vousaccompagner ! Ayez la langue muette et l’oreille au guet.Veillez attentivement sur tout ce qui se passera. Examinez bienquelles gens auront l’air sombre ou l’air content. Il peut se faireque le Duc soit à Bristol, mais il est préférable que vous alliez àsa résidence de Badminton. Notre mot de passe est aujourd’huiTewkesbury.

Après avoir remercié mon instructeur de sesconseils, je sortis et montai sur Covenant, qui piétinait le sol etrongeait son frein, tout joyeux de son nouveau voyage.

Fort peu de citadins étaient dehors, mais plusd’une tête coiffée du bonnet de nuit me regarda avec étonnement parla fenêtre.

Je pris la précaution de faire marcherCovenant avec le moins de bruit possible, jusqu’à ce que nousfussions à une bonne distance de la maison, car je n’avais pas ditun mot à Ruben du voyage que je projetais.

J’étais convaincu que s’il était mis au fait,ni la discipline, ni même les chaînes toutes neuves de son amour nesauraient l’empêcher de partir avec moi.

Malgré mon attention, les fers de Covenantrendaient un son clair sur les galets, mais en me retournant, jevis que les stores restaient abaissés à la chambre de mon fidèleami, et que tout paraissait tranquille dans la maison.

Aussi j’agitai ma bride et partis à un trotrapide, par les rues silencieuses, encore jonchées des fleursfanées, encore égayées de rubans.

À la porte du nord était de garde unedemi-compagnie, qui me laissa franchir la muraille, sitôt que j’eusprononcé le mot de passe.

Aussitôt que je fus hors des anciens murs, jeme trouvai en pleine campagne, orienté vers le nord, et la routelibre devant moi.

C’était une matinée superbe.

Le soleil se levait au-dessus de ses collineslointaines.

Ciel et terre prenaient des teintes de rouilleet d’or.

Les arbres des vergers, qui bordaient laroute, étaient peuplés d’innombrables oiseaux qui babillaient,chantaient, remplissaient l’air de leur ramage aigu.

Il y avait dans chaque souffle quelque chosequi vous rendait plus léger, plus joyeux.

Le bétail roux du Somerset avec ses yeuxcurieux se rangeait le long des haies, projetant de grandes ombressur les champs, et me regardait au passage.

Des chevaux de ferme posaient la tête pardessus les portes à claire-voie et hennissaient comme pour saluerleur frère à la robe lustrée.

Un grand troupeau de moutons à toison de neigedescendit vers nous sur la pente d’une hauteur et se mit à sauteret gambader au soleil.

Tout n’était que vie innocente, depuisl’alouette qui chantait dans les airs jusqu’à la menue musaraignequi courait par le blé mûrissant, jusqu’au martinet qui partait aubruit de mon approche.

Partout, la vie, dans son innocence.

Que devons-nous penser, mes chers enfants,quand nous voyons les bêtes des champs pleines de bienveillance, devertu, et de gratitude.

Où est-elle cette supériorité dont, nousparlons !

Sur le terrain dominant qui montait au Nord,je me retournai pour contempler la ville endormie, avec cette largebordure de tentes et de chariots, qui faisait bien voir combien sapopulation s’était accrue subitement.

L’étendard royal flottait encore au clocher deSainte-Madeleine, pendant que le beau clocher symétrique deSaint-Jacques portait bien haut le drapeau bleu de Monmouth.

Pendant que je les contemplais, le vif etpétulant roulement d’un tambour se fit entendre dans l’air matinal,en même temps que le chant clair et vibrant des trompettes, tirantles troupes de leur sommeil.

Au loin, et des deux côtés de la ville sedéployait une magnifique perspective sur les collines du comté deSomerset, formant des ondulations jusqu’à la mer lointaine, peupléede villes, de hameaux, de châteaux à tourelles, de clochers, avecdes combes boisées, des étendues de terres à blé, un spectacleaussi beau que l’œil pouvait le souhaiter.

Quand j’eus fait faire demi-tour à mon chevalpour reprendre ma route, je sentis, mes chers enfants, qu’un telpays méritait qu’on se battit pour lui et que la vie d’un hommeétait bien peu de chose, du moment qu’il pouvait contribuer, poursi peu que ce fût, à lui assurer la liberté et le bonheur.

Dans un petit village de l’autre côté de lahauteur, je rencontrai un poste de cavalerie dont le chefm’accompagna quelque temps à cheval et me mit sur la route deStowey le Bas.

Mes yeux de natif du Hampshire furent étonnésen remarquant la couleur rouge uniforme du sol de cette région quiest bien différente du calcaire et du gravier de Havant.

Les vaches sont également rousses, enmajorité.

Les cottages ne sont point bâtis en briques nien bois, mais d’une sorte de pisé qu’on nomme cob et qui garde sasolidité et son état lisse tant qu’il n’a pas été mouillé.

En conséquence, on protège les murs contre lapluie au moyen de toits de chaume qui s’avancent beaucoup.

Il y a à peine un clocher dans toute cetterégion, chose encore qui parait étrange aux habitants des autresparties de l’Angleterre.

Toutes les églises ont une tour carrée, avecdes clochetons aux angles.

Les tours sont presque toujours très larges etcontiennent de très beaux carillons.

La route, que je devais suivre, longeait labase des belles collines de Quantock, où des combes aux densesforêts sont éparses parmi des dunes vastes, couvertes de bruyèreset d’un épais tapis de fougères et de myrtilles.

De chaque côté du chemin descendaient desravins tortueux bordés d’ajonc jaune, qui jaillissait de l’épaissecouche de terre rouge comme une flamme sortant de cendreschaudes.

Des ruisseaux d’une eau colorée par la tourbedescendaient à grand bruit de ces vallons et passaient par-dessusla route.

Covenant y enfonçait jusqu’aux pâturons etavait des mouvement de surprise, en voyant des truites au large dospasser comme des flèches entre ses pieds de devant.

Je voyageai pendant tout un jour à travers cebeau pays, où je fis peu de rencontres, car je me tenais à distancedes grandes routes.

Quelques pâtres et fermiers, un clergyman auxlongues jambes, un colporteur avec sa mule, un cavalier portant unegrande sacoche et qui me fit l’effet d’un acheteur de chevelures,voilà tout ce que je peux me rappeler.

Une cruche noire d’une demi pinte d’ale et uncroûton de pain dans une auberge voisine de la route, tel fut monseul repas.

Près de Combwich, Covenant perdit un fer etj’eus à perdre deux heures dans la ville, avant de trouver uneforge et de pouvoir faire remédier à l’accident.

Ce fut seulement dans la soirée que j’arrivaienfin sur les bords du Canal de Bristol, à un endroit nommé lesShurton Bars, où les flots vaseux du Parret se déversent dans lamer.

En cet endroit, le canal est si large, quel’on distingue à peine les montagnes galloises.

Le rivage est plat, noir, bourbeux, piqué çàet là de taches blanches qui sont des oiseaux de mer, mais plusloin, vers l’est, surgit une ligne de collines fort sauvages, fortescarpées, qui en certains endroits se dressent en murailles àpic.

Ces falaises se dirigent vers la mer, et lesintervalles, que laissent leurs entailles, forment un grand nombrede petits ports, de baies à sec pendant la moitié de la journée,mais capables de porter un bateau de belle taille, dès que le fluxest à la moitié.

La route suivait ces crêtes nues et rocheuses,qu’habite une population clairsemée de pêcheurs et de pâtresfarouches.

Ils venaient sur le seuil de leurs cabanes enentendant résonner les fers de mon cheval, et me lançaient aupassage quelqu’une des grosses plaisanteries qui ont cours dansl’Ouest.

À mesure que la nuit approchait, le pays sefaisait plus triste et plus désert.

À de rares intervalles clignotait une lumièrelointaine venant d’un cottage solitaire au flanc des collines.

C’était le seul indice de la présence del’homme.

Le rude sentier se rapprochait de la mer, maismalgré son élévation, les embruns produits par les brisants lefranchissaient.

J’avais les lèvres saupoudrées de sel.

L’air était plein du grondement rauque de lahoule, du sifflement grêle des courlis, qui m’effleuraient de leurvol, pareils à des créatures de l’autre monde, blanches, vagues, àla voix mélancolique.

Le vent soufflait par bouffées courtes,brusques, irritées, venant de l’Ouest.

Bien loin, sur les eaux noires, s’apercevaitun point lumineux, unique, montant, descendant, oscillant, puisdisparaissant à la vue, ce qui indiquait la violence de la tempêtequi avait éclaté sur le canal.

Pendant que je chevauchais par le crépuscule àtravers ce paysage étrange et sombre, mon esprit se tournanaturellement vers le passé.

Je songeai à mon père, à ma mère, au vieuxcharpentier, à Salomon Sprent.

Puis, mes pensées se reportèrent sur DecimusSaxon, dont le caractère aux faces multiples offrait autant desujets d’admiration et de sujets d’horreur.

L’aimais-je, ne l’aimais-je pas ?

C’était plus que je ne pouvais dire.

Après lui, je me rappelai mon fidèle Ruben, etson idylle amoureuse avec la jolie Puritaine, pour songer ensuite àSir Gervas et au naufrage de sa fortune.

De là mon esprit se reporta à l’état del’armée, et à l’avenir de la rébellion, ce qui me ramena à mamission présente, à ses périls et à ses difficultés.

Après avoir retourné en mon esprit toutes ceschoses, je commençais à m’assoupir sur le dos de mon cheval.

Je succombais à la fatigue du voyage et àl’endormante cantilène des vagues.

Je venais justement de commencer un rêve où jevoyais Ruben Lockarby couronné Roi d’Angleterre parMistress Ruth Timewell, pendant que Decimus Saxon sepréparait à décharger sur lui son pistolet bourré d’un flacon del’élixir de Daffy, lorsque tout à coup, sans avertissement, je fusviolemment jeté à bas de mon cheval, et me trouvai étendu à moitiéévanoui, sur le sentier pierreux.

J’étais si étourdi, si ébranlé par cette chuteinattendue, que je restai quelques minutes incapable de comprendreoù j’étais et ce qui m’était arrivé, bien que j’entrevissevaguement des gens qui se penchaient sur moi et que des riresrauques retentissent à mes oreilles.

Lorsqu’enfin je fis un effort pour me remettredebout, je m’aperçus qu’un tour de corde avait été passé autour demes bras et de mes jambes, de façon à les rendre immobiles. D’unviolent effort, je parvins à dégager une main et la lançai à laface d’un des hommes qui me maintenaient, mais aussitôt toute labande, au moins une douzaine, se jeta sur moi.

Les uns me donnaient des coups de poing ou depied.

D’autres serraient une autre corde sur mescoudes et la nouaient si adroitement que j’étais tout à faitimpuissant.

M’apercevant que dans mon état de faiblesse etd’étourdissement, tous mes efforts seraient vains, je restai étendudans un silence grognon, mais l’œil au guet, sans prendre garde auxnouvelles bourrades qui fondaient sur moi.

Il faisait si noir qu’il me fut impossible devoir les figures de mes agresseurs, ni de faire la moindresupposition sur ce qu’ils pouvaient être, ou sur la façon dont ilsm’avaient fait tomber de ma selle.

Le bruit que faisait un cheval en rongeant sonfrein et piétinant tout près de là, m’apprit que Covenant étaitprisonnier, aussi bien que son maître.

– Pete le Hollandais en a reçu autant qu’ilpeut en porter, dit une voix rude et rauque. Il gît sur la routeaussi inerte qu’un congre.

– Ah ! Pauvre Pete ! dit à demi-voixun autre. Il ne touchera plus à une carte ; il ne videra plusson verre de cognac.

– Pour ça, vous mentez, mon bon ami, ditl’homme frappé, d’une voix faible et chevrotante, et je vousprouverai que vous mentez, si vous avez un flacon dans votrepoche.

– Quand même Pete serait mort et enterré, ditcelui qui avait parlé le premier, il suffirait du mot d’eau-de-viepour le faire revenir. Donnez-lui une gorgée de votre bouteille,Dicon.

On entendit dans l’obscurité un bruit deglouglou et d’aspiration, suivi d’une forte inspiration dubuveur.

– Gott sei gelobt ! (Dieu soitloué) s’écria-t-il d’une voix plus forte. J’ai vu plus d’étoilesqu’il n’en a été fait. Si ma kopf (tête) n’avait pas étébien cerclée, il l’aurait démolie comme un baril mal lié. Il a uncoup de poing qui vaut une ruade de cheval.

Comme il parlait, le rebord de la lune semontra par-dessus un escarpement et jeta un flot de froide etclaire lumière sur la scène.

Levant les yeux, je vis qu’une grosse cordeavait été tendue en travers de la route, d’un tronc d’arbre à unautre, à une hauteur d’environ huit pieds au-dessus du sol.

Je n’aurais pu m’en apercevoir dans lesténèbres, lors même que j’eusse été tout à fait éveillé, mais commeelle me rencontra au niveau de la poitrine, pendant que Covenantpassait par-dessous au trot, elle m’arrêta brusquement et me jeta àterre avec une grande violence.

Soit par l’effet de la chute, soit par celuides coups reçus, j’avais des coupures profondes, en sorte que jesentais le sang couler en nappe chaude sur mon oreille et moncou.

Néanmoins je ne fis aucune tentative pourremuer.

J’attendis en silence pour voir qui étaientles gens aux mains desquels j’étais tombé.

Je ne craignais qu’une chose, qu’on m’enlevâtmes lettres et que ma mission n’eût plus de but.

À la seule pensée d’être désarmé sanscombattre et de perdre les papiers qui m’avaient été confiés, etcela la première fois que l’on me chargeait d’une tâche pareille,le sang me monta tout bouillant à la figure, tant j’étaishonteux.

La bande, qui m’avait capturé, se composait degaillards aux barbes incultes, coiffés de bonnets de fourrure,vêtus de jaquettes de futaine, avec des ceintures de buffleauxquelles étaient suspendus des épées courtes et droites.

Leurs figures hâlées, tannées par le soleil,et leurs grandes bottes montraient que c’étaient des pêcheurs oudes marins, et on eût pu, d’ailleurs, le deviner à leur rudelangage maritime.

Deux d’entre eux se tenaient à genoux dechaque côté de moi avec leurs mains sur mes bras.

Un troisième était debout en arrière tenant unpistolet armé, pendant que les autres, au nombre de sept ou huit,aidaient à se remettre sur pied l’homme que j’avais frappé, et quisaignait abondamment par une entaille au-dessus de l’œil.

– Emmenez le cheval chez le père Microft, ditun homme trapu, à barbe noire, qui paraissait être leur chef. Çan’est pas une rosse louée pour un dragon, mais une belle bête, danstoute sa force, qui se vendra au moins soixante pièces. Avec votrepart, Pete, vous aurez de quoi acheter onguent et emplâtres pourvotre blessure.

– Ha ! chien ! cria le Hollandais enme montrant le poing, vous voudriez bien tomber sur Peter, n’est-cepas ? Vous voudriez bien saigner Peter, n’est-ce pas ?Mille diables, mon homme, si vous et moi, nous étions ensemble surla cime de la montagne, on verrait bien lequel est le plusfort.

– Embrayez votre machine à bavarder, Pete,grogna un de ses camarades. Ce gaillard-là est, bien sûr, un membrede Satan, et il exerce une profession qu’un gredin à l’âme basse,rampante, un coquin de vile naissance est seul capable d’embrasser.Et pourtant, je vous le garantis, rien qu’à le voir, il voustrousserait comme un coq de bruyère, s’il posait sur vous sesgrandes mains. Et vous crieriez au secours, comme vous l’avez faità la dernière Saint-Martin, quand vous avez pris la femme de Dickle tonnelier, pour un employé de l’excise.

– Me trousser, n’est-ce pas ? Mort etenfer ! cria l’autre que sa blessure et l’eau-de-vie avaientmis dans une rage folle, nous allons voir, attrape-ça, frai dudiable, attrape-ça.

Et courant à moi, il me donna des coups depieds de toute sa force, avec ses lourdes bottes de marin.

Quelques-uns de la bande riaient, maisl’homme, qui avait parlé le premier, donna au Hollandais unepoussée qui le fit tourner sur lui-même.

– Pas de ça ! dit-il d’un ton rude. Surle sol anglais, on se bat loyalement à l’anglaise. Pas de vosmauvais coups du continent. Ce n’est pas moi qui resterai là à voirdonner des coups de pied à un Anglais, par le fils d’une fille dejoie d’Amsterdam, un individu au ventre en tonneau, au lécheur deschnaps, au cœur de poulet. Qu’on le pende, si cela plaît aupatron ! Tout ça se passera à bord, à découvert, mais, par letonnerre, c’est une bataille que vous allez avoir, si vous touchezencore à cet homme-là.

– Tout doux, Dicon, dit leur chef, d’une voixconciliante, nous savons tous que Pete n’est pas de taille à sebattre, mais il est le meilleur tonnelier de la côte. Eh !Pete ! Il n’a pas son pareil pour faire une douve, pourcercler, pour assembler. Qu’on lui donne une planche, et il en aurafait un baril, pendant le temps qu’un autre se demandera comment ilfaut faire.

– Ah ! vous vous rappelez cela, CapitaineMurgatroyd, dit le Hollandais d’un ton maussade, mais vous meregardez assommer, battre, et narguer, et injurier, et qu’est-cequ’on fait pour moi ? Je vous le jure, quand la Mariaretournera au Texel, je me remettrai à mon ancien métier, je vousen réponds, et je ne remettrai plus le pied sur son bord.

– Pas de danger ! répondit le Capitaine,en riant. Tant que la Maria ramassera ses cinq millepièces d’or et sera capable de montrer ses talons à n’importe quelcotre de la côte, on n’a pas à craindre que cet avaricieux de Peteperde sa part de gain. Comment l’ami, si cela continue, vous serezassez riche dans un an ou deux pour monter une baraque à votrecompte, avec une pelouse bien tondue par-devant, des arbres taillésen forme de paons, des fleurs formant un dessin, un canal près dela porte, et une grande ménagère, pleine d’entrain, tout comme sivous étiez un bourgmestre ! Il s’est fait plus d’une fortune,grâce aux malines et au cognac.

– Oui, et grâce aux malines et au cognac, il ya eu plus d’une tête cassée, grogna mon ennemi. Tonnerre ! Ily a autre chose à envisager que les baraques et les plates-bandes.Il y a les côtes qui donnent des coups de vent, et les tempêtes duNord-Ouest, et la police, et les espions.

– Et c’est justement par là que le marinadroit l’emporte sur le pêcheur de harengs, ou sur le caboteur auxallures timides, qui se donne tant de mal d’un Noël à l’autre, quirisque tous les dangers et n’a pas de ces petits profits. Maisassez causé ! En route avec le prisonnier, et qu’on le metteen sûreté avec les entraves aux pieds !

Je fus remis debout, et tantôt porté, tantôttraîné au milieu de la bande.

Mon cheval avait déjà été emmené dans ladirection opposée.

Notre trajet s’écartait de la route, pourdescendre par un ravin très rocheux, très accidenté qui allait enpente vers la mer.

Il semblait qu’il n’y eût pas trace desentier.

Je ne pouvais que marcher d’un pas incertainen me butant aux pierres et aux buissons, du mieux que je pouvais,enchaîné et impuissant comme je l’étais.

Mais le sang s’était séché sur mes blessures,et la fraîche brise de la mer, qui se jouait sur mon front, merendit des forces, ce qui me permit de me faire une idée plusclaire de ma situation.

D’après leurs propos, il était évident que ceshommes étaient des contrebandiers.

Dès lors, ils ne devaient pas éprouver unesympathie bien vive pour le gouvernement, ni souhaiter de soutenirle Roi Jacques en quoi que ce fût.

Il était probable, au contraire, qu’ilsétaient portés vers Monmouth.

En effet, n’avais-je pas vu, la veille unrégiment entier d’infanterie de son armée, lequel avait été levéparmi les gens de la côte.

D’autre part, il se pouvait que leur aviditél’emportât sur leur loyalisme et les décidât à me remettre à lajustice, par l’espoir d’une récompense.

Tout bien considéré, il valait mieux, à monavis, ne rien dire de ma mission et tenir cachés mes papiers aussilongtemps que possible.

Mais je ne pus m’empêcher de me demander,pendant qu’on m’entraînait, quel motif avait poussé ces gens-là àm’attendre dans une embuscade, ainsi qu’ils l’avaient fait.

La route que j’avais suivie était fortécartée, et pourtant bon nombre des voyageurs qui se rendaient del’Ouest à Bristol, par Weston, devaient la prendre.

La bande ne pouvait pas être occupée sanscesse à la garder.

Dès lors pourquoi avait-elle tendu ce piège,cette nuit-là ?

Les contrebandiers, gens sans crainte de laloi, gens décidés à tout, ne s’abaissaient point, généralement, aurôle de voleurs allant à pied, de brigands.

Tant qu’on ne se mêlait pas de leurs affaires,il était rare qu’ils fussent les premiers à causer du désordre.

Donc, pourquoi m’avaient-ils guetté, moi quine leur avais jamais causé aucun tort ?

Pouvait-il se faire que je leur eusse étédénoncé ?

Je continuais à tourner et retourner cesquestions en mon esprit, quand tout ce monde s’arrêta.

Le capitaine lança un coup de sifflet perçant,au moyen d’un sifflet qu’il portait suspendu au cou.

L’endroit où nous nous trouvions était le plussombre et le plus accidenté de toute cette gorge sauvage.

Des deux côtés se dressaient de grandsescarpements qui se rapprochaient au-dessus de nos têtes en unevoûte dont les bords étaient frangés de bruyères et d’ajoncs, ensorte que le ciel noir et les étoiles scintillantes étaient presquecachés.

De gros rochers noirs apparaissaient vaguementdans la lumière indécise, et devant nous un haut fouillis dequelque chose qui ressemblait à des broussailles nous barrait lechemin.

Mais sur un second coup de sifflet, on aperçutà travers les branches un point lumineux, et toute la masses’écarta d’un côté comme si elle avait tourné sur un pivot.

De l’autre côté se voyait un couloir sombre ettortueux, ouvert dans le flanc de la colline.

Nous descendîmes par là en nous baissant, carla voûte de rochers n’était pas très haute.

De chaque côté résonnait le bruit cadencé dela mer.

Après avoir franchi l’entrée, qui avait dûêtre pratiquée à grand renfort de travail à travers le roc massif,nous pénétrâmes dans un souterrain élevé et spacieux, éclairé à unbout par un feu et par plusieurs torches.

À en juger par leur lueur jaune et fumeuse, jepus voir que le toit était au moins à cinquante pieds au-dessus denous, et que de tous côtés en pendaient des cristaux calcaires quiscintillaient de l’éclat le plus vif.

Le sol du souterrain était composé d’un sablefin, aussi doux, aussi velouté qu’un tapis de Wilton, et formantune pente douce.

Cela prouvait que l’ouverture du souterraindevait donner sur la mer ; supposition confirmée par le bruitsourd et l’éclaboussement des vagues, par la fraîcheur et le goûtsalin de l’air qui remplissait toute la grotte.

Mais je ne vis pas l’eau, car un brusquechangement de direction déroba l’issue à mes regards.

Dans cet espace libre, au sein des rochers,qui pouvait avoir soixante pas de long et trente de large, étaiententassés de grandes piles de barils, de tonneaux, de caisses, desmousquets.

Des coutelas, des bâtons, des triques, et dela paille étaient épars sur le sol.

À une extrémité flambait joyeusement un feu debois, qui projetait des ombres bizarres sur les parois et sereflétait en milliers d’étincelles pareilles à des diamants, surles cristaux de la voûte.

La fumée sortait par une grande fissure parmiles rochers.

Sept ou huit autres membres de la bande, lesuns assis sur des caisses, les autres étendus sur le sable autourdu feu, se levèrent promptement et allèrent au-devant de nous ànotre entrée.

– L’avez-vous pris ? crièrent-ils. Est-cequ’il est vraiment venu ? Était-il accompagné ?

– Le voici, et il est seul, répondit lecapitaine. Notre câble l’a descendu de cheval aussi proprementqu’une mouette est prise au filet par un grimpeur de falaises.Qu’avez-vous fait en notre absence, Silas ?

– Nous avons préparé les ballots pour letransport, répondit l’homme interpellé, un marin solide, hâlé,d’âge moyen. La soie et la dentelle sont emballées dans ces caissescarrées couvertes de toile à sac. J’ai marqué l’une du mot :traîne, et l’autre, jute ; il y a un millierde malines, et un cent de brillant. Cela se fera contrepoids sur ledos d’une mule. L’eau-de-vie, le schnaps, leseniedam, l’eau d’or de Hambourg, tout est rangé en bonordre. Le tabac est dans les caisses plates là-bas du côté du TrouNoir. Voilà une besogne qui nous a donné bien du mal, mais enfin çaa pris la tournure d’un arrimage. Le lougre flotte comme un plat àpassoire, et il a tout juste assez de lest pour se tenir droit pourune brise de cinq nœuds.

– A-t-on aperçu quelque indice de laFairy-Queen (Reine des fées) ?

– Aucun. Le grand John est là-bas, au bord del’eau, à guetter ses feux. Ce vent-ci devrait l’amener, si elleavait doublé la Pointe de la Combe Martin. On a vu une voile àenviron dix milles à l’Est-Nord-Est vers le coucher du soleil. Ilse peut que ce soit un schooner de Bristol. Il se peut aussi que cesoit un navire du roi, un bateau-mouche.

– Un bateau escargot, dit le CapitaineMurgatroyd, d’un air narquois. Nous ne pouvons pas pendre l’hommede l’Excise, avant que Venables amène la Fairy-Queen, car,après tout, c’est un homme de son équipage qui a écopé. Qu’il fasselui-même sa sale besogne !

– Mille éclairs ! cria le coquin deHollandais. Ne serait-ce pas une galante façon d’accueillir lecapitaine Venables que d’envoyer le gabelou par le Trou Noir avantson arrivée ? Il peut bien avoir quelque autre besogne à fairepour nous un autre jour.

– Hein ! l’ami, est-ce vous ou moi quicommande ici ? dit le chef, d’une voix irritée. Qu’on amène leprisonnier devant ce feu ! Maintenant entendez bien, chien derequin de terre, vous êtes aussi sûr de mourir que si vous étiezdéjà allongé dans la bière, avec les cierges allumés. Regardez parici.

À ces mots il prit une torche, et à sa rougelumière, montra une large fente qui traversait le sol, à l’autrebout du souterrain.

– Vous pourrez juger de la profondeur duTrou-Noir, dit-il en prenant un baril vide, et le lançant dans legouffre béant.

Nous écoutâmes en silence pendant dix secondesavant qu’un bruit lointain et sourd d’un objet qui se brise nousapprit qu’il était arrivé au fond.

– Ça le portera jusqu’à mi-chemin de l’enfer,avant que le souffle l’abandonne, dit l’un d’eux.

– C’est une mort plus douce que sur la potencede Devizes, dit un autre.

– Non, il faut qu’il aille d’abord à lapotence, cria un troisième. C’est seulement son enterrement quenous arrangeons.

– Il n’a pas ouvert la bouche depuis, lemoment où nous l’avons pris, dit l’homme qu’on nommait Dicon. Ilest donc muet ? Retrouvez votre langue, mon beau gaillard etapprenez-nous comment vous vous appelez. Il aurait mieux valu pourvous être muet de naissance, car vous n’auriez pu prêter un sermentqui a causé la mort de notre camarade.

– J’attendais qu’on m’interrogeât polimentaprès tous ces braillements et ces injures, dis-je. Mon nom estMicah Clarke. Maintenant, veuillez me dire qui vous pouvez être, etde quel droit vous arrêtez les voyageurs paisibles sur la routepublique.

– Notre droit, le voici, répondit Murgatroyden mettant la main sur la poignée de son coutelas. Quant à ce quenous sommes, vous le savez de reste. Vous vous nommez non pointClarke, mais Westhouse ou Waterhouse, et vous êtes ce même, cemaudit employé de l’Excise qui a pincé notre pauvre camarade letonnelier Dick, et dont le serment a causé sa mort à Ilchester.

– Je jure que vous vous trompez, répondis-je.Jamais de ma vie je ne suis allé dans ce pays-là !

– Belles paroles ? Belles paroles !cria un autre contrebandier. Employé de l’Excise ou non, vous aurezà faire le saut, puisque vous connaissez le secret de notresouterrain.

– Votre secret ne court aucun danger avec moi,répondis-je, mais si vous voulez me mettre à mort, j’accueilleraimon sort comme doit le faire un soldat. J’aurais préféré mourir surle champ de bataille plutôt que d’être à la merci d’une pareillemeute de rats-d’eau dans leur terrier.

– Par ma foi, dit Murgatroyd, voilà un langagetrop fier pour être celui d’un homme de l’Excise. Puis il al’attitude d’un vrai soldat. Il serait possible qu’en tendant unpiège à la chouette, nous ayons pris le faucon. Et pourtant noussavions de source certaine qu’il passerait par là, et monté sur uncheval tout pareil.

– Qu’on fasse venir le grand John !suggéra le Hollandais. Je ne donnerais pas une chique de tabac dela Trinité pour la parole du coquin. Le grand John était avec Dickle tonnelier quand il a été pris.

– Oui, grogna le matelot Silas, il a reçu surle bras une estafilade du couteau de l’employé. Si quelqu’un lereconnaît à sa figure, ce sera lui.

– Qu’on l’appelle alors !

Bientôt arriva de l’entrée du souterrain unlong dégingandé, qui y était de garde.

Il avait autour du front un mouchoir rouge, etun tricot bleu, dont il releva lentement la manche tout ens’approchant.

– Où est l’employé Westhouse ? cria-t-il.Il a laissé sa marque sur mon bras. Par ma foi, c’est à peine sielle est guérie. Cette fois, le soleil est du côté du mur ou noussommes, l’employé. Mais… Hallo ! camarade. Quel est-il celuique vous avez mis aux fers ? Ce n’est pas notre homme.

– Pas notre homme ! crièrent-ils avec unevolée de jurons.

– Mais ce gaillard ferait deux hommes de lataille de l’employé, et il resterait de quoi faire le secrétaired’un magistrat. Vous pouvez le pendre, pour plus de sûreté, maisenfin ce n’est pas notre homme.

– Oui, qu’on le pende ! dit Pete leHollandais. Sapperment ! Faut-il que notre souterrain fasseparler de lui dans tout le pays ? Alors où ira-t-elle la jolieMaria, avec ses soieries, et ses satins, ses barils et sescaisses ? Faut-il risquer notre souterrain pour faire plaisirà cet individu ? En outre, est-ce qu’il ne m’a pas frappé à latête, n’a-t-il pas frappé la tête de votre tonnelier, comme s’ilavait tapé sur moi avec mon propre maillet. Est-ce que ça ne méritepas une cravate de chanvre ?

– Est-ce que ça ne mérite pas un grandrumbo ? s’écria Dicon. Avec votre permission,capitaine, je voudrais dire que nous ne sommes point une bande debrigands ni de petits voleurs, mais un équipage d’honnêtes marins,incapables de faire du mal excepté à ceux qui nous en font.L’employé de l’excise Westhouse a fait périr Dick le tonnelier etil est juste qu’il en soit puni par la mort, mais pour ce qui estde mettre à mort ce jeune soldat, je penserais plutôt à saborder lacoquette Maria ou à hisser le gros Roger à la pomme de sonmât.

Je ne sais quelle réponse on aurait faite à cediscours, car à ce moment même un coup de sifflet aigu retentit endehors du souterrain, et deux contrebandiers parurent portant entreeux le corps d’un homme.

Celui-ci se laissait aller d’un air si inerte,que d’abord je le crus mort, mais lorsqu’ils l’eurent jeté sur lesable, il remua, et enfin se mit sur son séant avec l’expressiond’un homme à demi tiré d’un évanouissement.

C’était un personnage trapu, à figure résolue,dont une longue cicatrice blanche traversait la joue.

Il était vêtu d’un habit bleu collant àboutons de cuivre.

– C’est l’homme de l’Excise, Westhouse,crièrent les voix avec ensemble.

– Oui, c’est l’homme de l’Excise, Westhouse,dit l’homme avec calme, en tordant le cou, comme s’il souffrait. Jereprésente la loi du Roi, et au nom de la loi, je vous arrête tous.Je déclare confisquées et saisies toutes les marchandises decontrebande que je vois autour de moi, conformément à la secondesection de la première clause du Statut sur le commerce illégal.S’il y a des honnêtes gens dans la compagnie, ils m’aideront àfaire mon devoir.

En parlant ainsi, il fit un effort pour semettre debout, mais il avait plus de courage que de force, et ilretomba sur le sable au milieu des bruyants éclats de rires desgrossiers marins.

– Nous l’avons trouvé étendu sur la route, enrevenant de chez le père Microft, dit un des nouveaux venus.

C’étaient ceux qui avaient emmené moncheval.

– Il a du passer aussitôt après vous. La cordel’a pris sous le menton et l’a fait tomber à une douzaine de pas.Nous avons vu sur son habit le bouton de l’Excise, c’est pourquoinous l’avons apporté. Par mon corps, il en a donné des coups depied et fait des ruades, jusqu’à ce qu’il fût aux trois quartsassommé.

– Avez-vous détendu la corde ? demanda lecapitaine.

– Nous avons dénoué un des bouts et laissél’autre en place.

– C’est bien. Nous aurons à le garder pour lecapitaine Venables. Mais maintenant il s’agit de notre premierprisonnier. Il faut le fouiller et examiner ses papiers, car il y atant de navires qui font voile sous un faux pavillon, que noussommes forcés d’être attentifs. Vous entendez, monsieur lesoldat ? Qu’est-ce qui vous amène dans ce pays et quel Roiservez-vous ? Car j’ai entendu parler d’une mutinerie et dedeux patrons qui se disputent le même grade dans le vieux vaisseauanglais.

– Je sers sous le Roi Monmouth, répondis-je,voyant que la fouille en question aboutirait à la découverte de mespapiers.

– Sous le Roi Monmouth ! s’écria lecontrebandier. Non, mon ami, voilà qui a un air de mensonge. Le bonRoi a trop grand besoin de ses amis dans le Sud, à ce que j’ai ouidire, pour envoyer un aussi bon soldat à l’aventure le long de lacôte, comme un naufrageur de Cornouailles par un temps deSud-Ouest.

– Je porte, dis-je, des dépêches de la propremain du Roi, adressées à Henri, Duc de Beaufort, dans son châteaude Badminton. Vous pourrez les trouver dans ma poche de dedans,mais je vous prie de ne pas rompre le cachet, car cela jetterait dudiscrédit sur ma mission.

– Monsieur, cria l’employé de l’Excise, en sesoulevant sur son coude, je vous déclare pour cela en étatd’arrestation, sous l’accusation de trahison, de fauteur detrahison, de vagabond et d’individu sans maître aux termes duquatrième statut de l’Acte. En ma qualité de représentant de laloi, je vous somme de vous soumettre à mon mandat.

– Fermez-lui la gueule avec votre écharpe,Jim, dit Murgatroyd. Quand Venables viendra, il trouvera bientôt lemoyen d’enrayer son débit… Oui, reprit-il, en examinant le verso demes papiers, il y est écrit : « De la part de Jacques IId’Angleterre, connu jusqu’à ce jour sous le nom de Duc de Monmouth,à Henri, Duc de Beaufort, Président de Galles, par les mains ducapitaine Micah Clarke, du régiment d’infanterie du comté de Wilts,du colonel Saxon. » Enlevez les cordes, Dicon. Ainsi donc,Capitaine, vous voici redevenu libre, et je suis fâché que nousvous ayons maltraité sans le savoir. Nous sommes du premier audernier, de bons Luthériens, et plus disposés à vous aider qu’àvous entraver dans votre mission.

– Ne pourrions-nous pas en effet l’aider àfaire son voyage ? dit le lieutenant Silas. Pour mon compte,je ne craindrais pas de mouiller ma jaquette ou de barbouiller mamain de goudron en faveur de la cause, et je suis certain que vousêtes tous dans les mêmes dispositions que moi. Maintenant, aveccette brise, nous pourrions pousser jusqu’à Bristol et débarquer lecapitaine, le matin. Cela lui éviterait le danger d’être saisi auvol, par quelqu’un des requins de terre qui sont sur la route.

– Oui, oui, s’écria le grand John, lacavalerie du Roi bat le pays jusqu’au delà de Weston, mais ilpourrait leur brûler la politesse, s’il était à bord de laMaria.

– Bon, dit Murgatroyd, nous pourrions être deretour en trois longues bordées. Venables aura besoin d’un jour oudeux pour débarquer ses marchandises. Si nous devons naviguer decompagnie, nous aurons du temps de reste. Ce plan vousarrangera-t-il, capitaine ?

– Mon cheval, objectai-je.

– Il ne faut pas que cela nous arrête. Je peuxgréer une écurie confortable avec mes espars de rechange et dugrillage. Le vent est tombé. Le lougre pourrait être amené à lacôte de l’Homme Mort, et on y ferait entrer le cheval. Courez chezle vieux père, Jim, et vous, Silas, occupez-vous du bateau. Voicide la viande froide, capitaine, et du biscuit – l’ordinaire dumarin – avec un verre de vrai Jamaïque pour les faire descendre, etvous ne devez pas avoir l’estomac trop délicat pour des metsgrossiers.

Je m’assis sur un baril près du feu et étiraimes membres raidis et engourdis par leur immobilité pendant qu’undes marins lavait la coupure de ma tête avec un mouchoir mouillé etqu’un autre mettait de la nourriture sur une caisse devant moi.

Le reste de la bande s’était rendu à l’entréede la caverne pour mettre le lougre en état, à l’exception de deuxou trois qui gardaient l’infortuné employé de l’Excise.

Il était assis le dos contre la paroi de lacaverne, les bras croisés sur sa poitrine, jetant de temps à autresur les contrebandiers des regards menaçants, tels qu’un vieuxmâtin plein de courage en jetterait à une meute de loups quil’auraient terrassé.

Je me demandais intérieurement s’il ne seraitpas possible de tenter quelque chose pour le tirer d’affaire, quandMurgatroyd survint, et plongeant une tasse de fer blanc dans lebaril de rhum défoncé, la vida au succès de ma mission.

– J’enverrai Silas Bolitho avec vous, dit-il,pendant que je resterai ici à attendre Venables, qui commande monnavire compagnon. Si je puis faire quelque chose pour vous faireoublier ce mauvais traitement…

– Une seule chose, dis-je avec vivacité. C’estautant, ou plus encore pour vous que pour moi, que je vous ledemande. Ne laissez pas tuer ce malheureux.

La figure de Murgatroyd s’empourpra decolère.

– Vous avez le langage franc, dit-il. Ce n’estpoint un meurtre, mais un acte de justice. Quel mal faisons-nousici ? Il n’y a pas dans tout le pays une seule vieilleménagère qui ne nous bénisse. Où achètera-t-elle son souchong, ouson eau-de-vie, si ce n’est chez nous ? Nous demandons unfaible profit, et n’imposons nos marchandises à personne. Noussommes de paisibles commerçants. Et pourtant cet homme et sespareils sont sans cesse à aboyer sur nos talons. On dirait deschiens marins après un banc de morues. Nous avons été harcelés,pourchassés. Nous avons reçu des balles, au point qu’il nous afallu chercher un abri dans des cavernes comme celle-ci. Il y a unmois, quatre de nos hommes portaient un baril, de l’autre côté dela montagne au fermier Black, qui a fait des affaires avec nousdepuis ces cinq dernières années. Tout à coup surgissent unedizaine de cavaliers, conduits par cet employé de l’Excise. Ilsjouent de la pointe et du tranchant, fendent le bras au grand Johnet font prisonnier Dick le tonnelier.

« Dick a été traîné dans la prisond’Ilchester, et pendu après les assises, comme on pend une fouinesur la porte d’un garde-chasse. Nous avons appris que ce mêmeemployé de l’Excise passerait par là, et il ne se doutait guère quenous le guetterions. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que nous lui ayonstendu un piège et qu’après l’avoir pris, nous lui fassions subir lamême justice qu’il a infligée à nos camarades !

– Il n’est qu’un serviteur, objectai-je ;ce n’est pas lui qui a fait la loi ; c’est son devoir del’appliquer. C’est avec la loi elle-même que vous êtes enquerelle.

– Vous avez raison, dit le contrebandier d’unair sombre. C’est surtout avec le juge Moorcroft que nous aurons àrégler le compte. Il se peut que dans sa tournée il passe sur cetteroute. Fasse le ciel qu’il prenne ce chemin ! Mais nouspendrons aussi l’employé de l’Excise. Maintenant il connaît notresouterrain, et ce serait folie de le laisser partir.

Je vis qu’il était inutile d’argumenter pluslongtemps.

Aussi je me contentai de laisser tomber moncouteau de poche sur le sable à portée de la main du prisonnierdans l’espoir que cela pourrait lui servir.

Ses gardes riaient et plaisantaient ensemble,et ne s’occupaient guère de leur captif, mais l’employé avaitl’esprit suffisamment en éveil, car je vis sa main se fermer sur lecouteau.

J’avais passé environ une heure à me promeneren fumant, lorsque le lieutenant Silas reparut, annonçant que lelougre était prêt, et le cheval à bord.

Je dis adieu à Murgatroyd, et hasardais enfaveur de l’employé de l’Excise quelques mots qui furent accueillispar un froncement de sourcils et un serrement de main où il y avaitde la mauvaise humeur.

Un canot était tiré sur le sable en dedans dusouterrain, près du bord de l’eau.

J’y entrai, comme on me dit de le faire, avecmon sabre et mes pistolets, qui m’avaient été rendus.

L’équipage le poussa au large et s’y embarquad’un saut dès qu’il fut en eau profonde.

À la faible lueur de la torche unique queMurgatroyd tenait sur l’extrême bord, je vis que le toit de lagrotte s’abaissait rapidement au-dessus de nous, pendant que nousramions du côté de l’entrée. Il finissait par baisser tellementqu’il y avait à peine quelques pieds de distance entre lui et lamer, et qu’il nous fallut courber la tête pour éviter les rochersqui nous dominaient.

Les rameurs donnèrent deux bons coupsd’aviron, et nous passâmes brusquement sous le rideau vertical,pour nous trouver au grand air, sous les étoiles, qui brillaientd’un éclat trouble, et la lune, qui se montrait en un contour vagueet indécis, à travers un brouillard de plus en plus dense.

Juste en face de nous se présentait une tachefoncée, mal délimitée, qui à notre approche prit la forme d’unlougre de grande taille se soulevant et s’abaissant suivant lespulsations de la mer.

Ses vergues longues et minces, le réseaudélicat des cordages montaient au-dessus de nous pendant que nousnous glissions sous la voûte, et que le grincement des poulies, lefroissement des câbles, indiquaient qu’il était prêt à accomplir cevoyage.

Il allait d’une allure légère et gracieuse,pareil à un gigantesque oiseau de mer déployant une aile, puisl’autre, pour se préparer à prendre son vol.

Les bateliers nous mirent bord à bord etattachèrent le canot, pendant que j’escaladais les bastingages etmettais le pied sur le pont.

C’était un navire spacieux, très large aumilieu, avec une élégante courbure aux bans, et des mâts d’unehauteur bien supérieure à tous ceux que j’avais vus aux navires dece genre sur le Solent.

Il était ponté à l’avant, mais avait l’arrièrefort profond, avec des cordages figés sur toute la longueur descôtés pour assujettir les barils, lorsque la soute étaitpleine.

Au milieu de cet arrière-pont, les marinsavaient établi une solide écurie où se tenait debout mon bravecheval devant un seau d’avoine.

Mon vieil ami frotta ses naseaux contre mafigure, dès que je fus à bord, et poussa un hennissement de joie enretrouvant son maître.

Nous étions encore à échanger des caresses,lorsque la tête grisonnante du lieutenant Bolitho apparutbrusquement à l’écoutille de la cabine.

– Nous voici en bon chemin, Capitaine Clarke,dit-il, la brise est tout à fait tombée, comme vous pouvez le voir,et il pourra s’écouler assez longtemps avant que nous soyonsarrivés à votre port. N’êtes-vous pas fatigué ?

– Je suis un peu las, avouai-je. J’ai encoredes battements dans la tête par suite de la fêlure que j’ai attrapéquand votre corde m’a jetée à terre.

– Une heure ou deux de sommeil vous rendrontaussi dispos qu’un poulet de la mère Carey. Votre cheval est biensoigné, et vous pouvez le quitter sans crainte. Je chargerai unhomme de s’occuper de lui, bien que, à dire la vérité, les coquinss’entendent en bonnettes et en drisses, mieux qu’en ce qui regardeles chevaux et leurs besoins. En tous cas, il ne peut lui survenirrien de fâcheux. Aussi ferez-vous mieux de descendre etd’entrer.

Je descendis donc les marches raides quiconduisaient à la cabine basse de plafond du lougre.

Des deux côtés un enfoncement dans la paroiavait été aménagé en couchette.

– Voici votre lit, dit-il, en me montrantl’une d’elles. Nous vous appellerons quand nous aurons du nouveau àvous apprendre.

Je n’eus pas besoin d’une seconde invitation.Je m’étendis aussitôt sans me déshabiller, et au bout de quelquesminutes je tombai dans un sommeil sans rêves, que ne purentinterrompre ni le doux mouvement du navire, ni les piétinements quirésonnaient au-dessus de ma tête.

IX – De la bienvenue qui m’accueille àBadminton.

Lorsque j’ouvris les yeux, j’eus quelque peineà me rappeler où j’étais, mais le souvenir m’en fut brusquementramené par le choc violent de ma tête contre le plafond bas quandje voulus me mettre sur mon séant.

De l’autre côté de la cabine, Silas Bolithoétait couché de tout son long, la tête enveloppée d’un bonnet delaine rouge.

Il dormait profondément, en ronflant.

Au milieu de la cabine se balançait une tablesuspendue, très usée, et marquée d’innombrables taches pard’innombrables verres et cruches.

Un banc de bois vissé au plancher complétaitl’ameublement.

Il faut toutefois y ajouter un râtelier garnide mousquets, sur l’un des côtés.

Au-dessus et au-dessous des compartiments quinous servaient de couchettes, étaient des rangées de coffrescontenant, sans aucun doute, ce qu’il y avait de plus précieux enfait de dentelles et de soieries.

Le vaisseau s’élevait et s’abaissait avec unmouvement doux, mais d’après le flottement des voiles, je jugeaiqu’il y avait peu de vent.

Je me glissai sans bruit hors de ma couchette,de façon à ne pas réveiller le lieutenant, et me rendis sur lepont.

Nous étions non seulement en plein calme, maisemprisonnés dans une épaisse masse de brouillards qui nouscernaient de tous côtés, et nous dérobaient même la vue de l’eauqui nous portait.

On aurait pu nous prendre pour un vaisseauaérien naviguant à la surface d’un vaste nuage blanc.

De temps à autre un léger souffle agitait lavoile de misaine et l’enflait un instant, mais ce n’était que pourla laisser retomber sur le mât immobile, pendante.

Parfois un rayon de soleil perçait à traversl’épaisseur du brouillard et colorait la muraille morne et grised’une bande irisée, mais la brume l’emportait de nouveau et faisaitdisparaître le brillant envahisseur.

Covenant regardait à droite et à gauche,ouvrant de grands yeux interrogateurs.

Les matelots étaient groupés le long desbastingages, fumant leur pipe, et cherchant à percer du regard ledense brouillard.

– Bonjour, capitaine, fit Dicon, en portant lamain à son bonnet de fourrures. Nous avons marché magnifiquement,tant qu’a duré la brise, et le lieutenant, avant de descendre, acalculé que nous ne devions pas être bien loin de Bristol.

– En ce cas, mon brave garçon, répondis-je,vous pouvez me débarquer, car je n’ai pas beaucoup de trajet àfaire.

– Oui, mais il faut nous attendre que lebrouillard se soit dissipé, dit le long John. Voyez-vous, il n’y apar ici qu’un endroit où nous puissions débarquer notre cargaisonsans qu’on s’en mêle. Quand il fera clair, nous nous dirigerons dece côté-là, mais jusqu’au moment où nous pourrons relever notreposition nous aurons bien des soucis avec les bancs de sable ducôté pour le vent.

– Ayez l’œil par là, Tom Baldock, cria Dicon àun homme porté à l’avant. Nous sommes sur le passage de tous lesnavires de Bristol, et bien qu’il y ait très peu de vent, un navireà haute mâture pourrait profiter d’une brise que nousmanquerions.

– Chut ! dit tout à coup le grand John,levant la main en signe d’avertissement, chut !

– Appelez le lieutenant, dit à demi-voix lematelot. Il y a un navire près de nous. J’ai entendu le grincementd’un cordage sur son pont.

Silas Bolitho fut sur pied en un instant, etnous restâmes tous immobiles, l’oreille tendue, cherchant à voir àtravers le brouillard épais.

Nous étions presque convaincus que c’était unefausse alerte, et le lieutenant s’en allait d’assez mauvaisehumeur, quand une cloche au son fort et clair tinta sept fois fortprès de nous, et ce son fut suivi d’un coup de sifflet aigu, puisd’un bruit confus de cris et de pas.

– C’est un navire du Roi, grommela lelieutenant, c’est la septième heure, et le contremaître fait monterles hommes de quart.

– Il était à l’arrière de notre travers, dittout bas quelqu’un.

– Non, dit un autre, je crois qu’il était prèsde notre ban de bâbord.

Le lieutenant leva la main.

Nous attendîmes en silence qu’un nouvel indicenous révélât la position de notre malencontreux voisin.

Le vent avait un peu fraîchi, et nousglissions sur l’eau avec une vitesse de quatre à cinq nœuds àl’heure.

Soudain une voix rauque se fit entendrepresque bord à bord.

– Tout le monde sur le pont !criait-elle, qu’on mette des hommes aux bras du dessous du vent,par ici. Du monde aux drisses ! Donnez un coup de main,coquins de fainéants, ou je vais tomber sur vous avec ma canne, etque le diable vous emporte !

– C’est un navire du Roi, voilà qui estcertain, et il se trouve juste par ici, dit le grand John, enmontrant la hanche. Sur les navires du commerce, on vous parlepoliment. Ce sont ces personnages aux habits bleus, aux galonsdorés, ces louchons au gaillard d’arrière, qui parlent de cannes.Ha ! ne vous l’avais-je pas dit !

Comme il parlait encore, le voile blanc devapeurs se leva comme on remonte un rideau de théâtre, et laissaapercevoir un imposant vaisseau de guerre, si proche de nous, qu’onaurait pu y jeter des biscuits.

Sa coque longue, grêle, noire, se soulevait ets’abaissait avec une cadence gracieuse, ses belles vergues et sesvoiles d’une blancheur de neige montaient jusqu’à ce qu’ellesdisparussent dans les traînées de brouillards qui flottaient encoreautour de lui.

Neuf brillants canons de bronze nousregardaient par les sabords.

Au-dessus de la rangée de hamacs suspenduscomme de la laine cardée le long de ses bastingages, nousapercevions sans peine les figures des matelots qui nouscontemplaient avec étonnement et nous montraient les uns lesautres.

Sur la haute poupe était debout un officierd’un certain âge, en tricorne, et en belle perruque blanche, quis’arma aussitôt d’une longue-vue et la dirigea sur nous.

– Ohé ! là-bas, cria-t-il en se penchantpar dessus le couronnement de la poupe, qu’est-ce que celougre ?

– La Lucie, répondit le lieutenant,en route de Portlockquay pour Bristol avec des peaux et du suif…Tenez-vous prêts à virer de bord, reprit-il plus bas, voilà que lebrouillard redescend.

– Vous avez là une des peaux avec le chevaldedans, cria l’officier. Mettez-vous sous notre soute, il faut quenous y regardions de plus près.

– Oui, oui, monsieur, dit le lieutenant, quidonna un fort coup de barre.

Le boute-hors se mit en travers, et laMaria partit à toute vitesse, dans le brouillard, pareilleà un oiseau de mer qu’on a effrayé.

Lorsque nous regardâmes en arrière, une massefoncée nous indiqua seule la position où nous avions laissé legrand vaisseau.

Mais nous entendions encore les ordres lancésà haute voix et le va-et-vient des hommes.

– Gare à l’averse, mes enfants, cria lelieutenant. Il va nous en donner maintenant.

Il avait à peine dit ces mots qu’unedemi-douzaine de flammes brillèrent derrière nous dans lebrouillard, pendant que le même nombre de boulets sifflaient àtravers nos agrès.

L’un d’eux trancha l’extrémité de la vergue etla laissa pendante.

Un autre effleura le beaupré et éparpilla enl’air un nuage d’éclats blancs.

– Chaude affaire, hein, capitaine, dit levieux Silas, en se frottant les mains. Par ma foi, ils tirent mieuxdans les ténèbres qu’ils ne l’ont jamais fait en pleine lumière. Ona tiré sur ce lougre-ci plus de boulets qu’il ne pourrait en porters’il en était chargé. Et cependant pas un n’a même rayé sa peinturejusqu’à présent. Ils recommencent !

Une nouvelle bordée partit du navire deguerre, mais cette fois, il avait perdu toute trace, et tirait aujugé.

– C’est leur dernier coup de gueule, fitDicon.

– N’ayez pas peur, grogna un autre descontrebandiers. Ils vont faire flamber la poudre pendant tout lereste du jour. Tenez, Dieu vous bénisse ! N’est-ce pas un bonexercice pour l’équipage ? Et comme les munitions sont au Roi,cela ne coûte un liard à personne.

– Il est heureux que la brise ait fraîchi, ditle grand John, car j’ai entendu le grincement des davitsaussitôt après la première décharge. Il mettait ses canots à lamer, ou bien traitez-moi de Hollandais.

– Ça serait très flatteur pour vous, espèce demorue de sept pieds, cria mon ennemi le tonnelier, dont la figuren’était point embellie par un large emplâtre posé sur un œil. Vousauriez appris à faire quelque chose de mieux que de tirer sur uncordage, ou à laver le pont tout votre vie, comme une femme.

– Je vous jetterai à la dérive dans un de vostonneaux, saindoux coulé dans une vessie, riposta le marin. Combiende fois nous faudra-t-il vous battre pour vous faire dégorger votresauce ?

– Le brouillard s’éclaircit un peu du côté dela terre, fit remarquer Silas. Il me semble que je reconnais lacime de la Pointe Saint-Augustin. Elle se dresse par là sur le bande tribord.

– C’est elle, pour sûr, monsieur, s’écria undes marins, en montrant un cap noir, qui fendait le brouillard.

– Barrez pour la crique de trois brasses,alors, dit le lieutenant, quand nous aurons doublé la pointe,capitaine Clarke, nous pourrons vous débarquer, ainsi que votremonture. Alors vous n’aurez plus qu’une chevauchée de quelquesheures pour atteindre votre destination.

Je pris à part le vieux marin, et aprèsl’avoir remercié de la bienveillance qu’il m’avait témoignée, jelui parlai de l’employé de l’Excise, et le suppliai d’user de soninfluence pour le sauver.

– Cela regarde le capitaine Venables, dit-ild’un air sombre. Si nous le laissons partir, qu’adviendra-t-il denotre souterrain ?

– N’y a-t-il aucun moyen de s’assurer de sonsilence ?

– Peut-être pourrions-nous l’embarquer pourles plantations, dit le lieutenant. Nous pourrions l’emmener avecnous au Texel, et obtenir du capitaine Donders ou de quelqu’autrequ’il le prenne à bord pour la traversée de l’Océan Pacifique.

– Faites-le, dis-je, et je veillerai à ce quele Roi Monmouth soit mis au fait de l’aide que vous avez donnée àson messager.

– Bon, nous serons là en une ou deux bordées,fit-il remarquer. Descendons, et garnissez bien votrerez-de-chaussée, car il n’y a rien de tel qu’une soute bien lestéepour faire un bon départ.

Suivant le conseil du marin, je descendis aveclui, et fis un repas grossier mais copieux.

Au moment où nous le finissions, le lougreavait été amené dans une crique étroite que bordait de chaque côtéune côte sablonneuse en pente douce.

La région était inculte, marécageuse, etprésentait peu d’indices d’habitations.

À force de caresses, je décidai Covenant à semettre à l’eau.

Il gagna aisément la côte à la nage pendantque je le suivais dans la yole du lougre.

On me lança quelques adieux, en un langageplein d’une rude cordialité.

J’assistai au retour de la yole.

Le beau navire reprit la route du large et netarda pas à s’effacer une fois de plus dans le brouillard quicouvrait encore la surface des eaux.

Vraiment la Providence intervient d’étrangefaçon, mes enfants, et avant d’être arrivé à l’automne de la vie,on aurait peine à distinguer ce qui est imputable à la bonne ou àla mauvaise fortune.

Car parmi toutes les aventures de monexistence errante, qui m’ont paru fâcheuses, il n’en est aucune queje n’aie fini par regarder comme un bienfait.

Et si vous gravez avec soin cela dans votrecœur, ce sera d’un puissant secours pour vous mettre en étatd’affronter, les lèvres serrées, tous les ennuis.

En effet, pourquoi s’affliger, tant qu’onn’est pas absolument certain que l’événement ne peut pas tourner defaçon à vous apporter de la joie ?

Aussi, maintenant vous voyez bien que j’aicommencé par être jeté à bas sur une route pierreuse, par recevoirdes coups de poing, des coups de pieds, et qu’enfin j’ai failliêtre mis à mort étant pris pour un autre.

Et pourtant l’issue de tout cela fut de mefaire arriver sain et sauf au but de mon voyage.

Si au contraire j’avais pris la route deterre, il est plus que probable que j’aurais été pris à Weston,car, comme je l’appris plus tard, une troupe de cavalerie battaitactivement tout le pays, en fermant les routes et arrêtant tousceux qui s’y présentaient.

Maintenant que je me trouvais seul, monpremier soin fut de me baigner la figure et les mains dans unruisseau, qui descendait à la mer, et de faire disparaître toutesles traces de mes aventures de la nuit précédente.

Mon entaille était fort peu de chose et mescheveux la cachaient.

Après m’être rendu à peu près présentable, jefrictionnai aussitôt mon cheval aussi bien que possible etarrangeai de nouveau sa sangle et sa selle.

Puis, je le conduisis par la bride au hautd’une éminence voisine, de laquelle je pensais pouvoir me fairequelque idée de l’endroit où je me trouvais.

Le brouillard s’étendait fort épais sur leCanal, mais du côté de la terre tout était clair ettransparent.

Le pays, qui longeait la mer, était désolé etmarécageux, mais de l’autre côté s’étendait devant moi une belleplaine fertile, bien cultivée.

Une chaîne de hautes montagnes, qui meparurent être les Mendips, bordait tout l’horizon, et plus loinencore au nord apparaissaient les cimes bleues d’une autrechaîne.

L’Aven scintillant coulait dans la campagnecomme un serpent d’argent dans un parterre fleuri.

Tout près de son embouchure à deux lieues auplus de l’endroit où j’étais, s’élevaient les clochers et les toursde l’imposante ville de Bristol, la Reine de l’Ouest, qui était, etqui est peut-être encore la seconde cité du royaume.

Les forêts de mâts qui s’élevaient comme unbois de pins au-dessus des toits des maison prouvaient l’importancedes relations commerciales tant avec l’Irlande qu’avec lesColonies, qui avaient fait naître cette florissante cité.

Sachant que la résidence du Duc était à biendes milles de la cité dans la direction du comté de Gloucester, etcraignant d’être arrêté et interrogé si je me hasardais à franchirles portes, je pris à travers champs pour contourner l’enceinte, etéviter ainsi ce péril.

Le sentier, que je suivis, me conduisit à uneruelle champêtre qui, à son tour, déboucha sur une grande routecouverte de voyageurs, les uns à cheval, les autres à pied.

Comme les troubles, qui régnaient alors,obligeaient les gens à voyager armés, il n’y avait rien dans monéquipement qui pût exciter l’attention, et il me fut facile d’allermon train parmi les autres cavaliers, sans être questionné, nisoupçonné.

À en juger par leur apparence, c’étaient pourla plupart des fermiers ou de petits gentilshommes, qui serendaient à Bristol pour s’informer des nouvelles, ou pour mettre àl’abri dans une place forte ce qu’ils avaient de plus précieux.

– Avec votre permission, monsieur, dit un groshomme aux traits épais, vêtu d’une jaquette de velours, quichevauchait à ma gauche, pourriez-vous me dire si Sa Grâce deBeaufort est à Bristol ou dans sa maison de Badminton ?

Je lui répondis que je ne pouvais le lui dire,mais que j’allais moi-même le trouver.

– Il était hier à Bristol, occupé à fairefaire l’exercice aux volontaires, dit l’inconnu, mais, il faut ledire, Sa Grâce est si loyaliste et se donne tant de peine pour lacause de Sa Majesté, que c’est par le plus grand des hasards qu’onpeut mettre la main sur lui. Mais si vous le cherchez, oùvoulez-vous aller ?

– J’irai à Badminton et je l’y attendrai.Pouvez-vous m’indiquer la route ?

– Comment ! il ne connaît pas la route deBadminton ? s’écria-t-il tout ébahi, et ouvrant de grandsyeux. Eh bien, je croyais que l’univers entier laconnaissait ! Vous n’êtes pas de Galles, ni d’un des comtés dela frontière, monsieur, voilà qui est bien clair.

– Je suis du Hampshire, dis-je, et je suisvenu d’assez loin pour voir le Duc.

– Oui, je m’en serais douté, s’écria-t-il enriant à gorge déployée. Si vous ne savez pas la route de Badminton,vous n’en savez pas long. Mais j’irai avec vous, je veux être pendusi je n’y vais pas, je vous montrerai le chemin, et je tenterai machance d’y trouver le Duc. Comment vous appelez-vous ?

– Je me nomme Micah Clarke.

– Et moi, je suis le fermier Brown, JohnBrown, sur le registre, mais plus connu comme le Fermier. Prenez cetournant sur la droite de la grande route. Maintenant nous pouvonsmettre nos bêtes au trot, sans être étouffés par la poussière desautres. Et pourquoi allez-vous trouver Beaufort ?

– Pour des affaires particulières qui necomportent pas d’explications, répondis-je.

– Diable à présent ! Des affaires d’État,probablement, dit-il en sifflotant. Bon, une langue, qui se tait, asauvé le cou de plus d’un. Je suis de mon côté un hommeprécautionné et nous sommes en un temps où je me garderais de diretout bas certaines idées à moi. Non, je ne les dirais pas même àl’oreille de ma vieille jument brune que voici, de peur de la voirà la barre des témoins, déposant contre moi.

– On parait très affairé par ici,remarquai-je, car nous avions alors sous nos yeux les murs deBristol, que des équipes d’ouvriers étaient occupés à réparer, lepic et la pelle à la main.

– Oui, on est pas mal affairé. On fait despréparatifs dans le cas où les rebelles arriveraient de ce côté.Cromwell et ses noirauds ont trouvé ici à qui parler, au temps demon père, et il en arrivera sans doute autant à Monmouth.

– Il y a aussi une forte garnison ?dis-je, me rappelant le conseil donné par Saxon à Salisbury. Jevois là-bas deux ou trois régiments sur ce terrain nu etdécouvert.

– Il y a quarante mille hommes d’infanterie,et mille de cavalerie, répondit le fermier, mais les fantassins nesont que des apprentis ; pas moyen de compter sur eux aprèsAxminster. On dit par ici que les rebelles sont près de vingt milleet qu’ils ne font point quartier. Eh bien, si nous devons avoir laguerre civile, j’espère que cela ira chaudement, vivement, au lieude traîner pendant une douzaine d’années comme la dernière. Si l’ondoit nous couper la gorge, que ce soit avec un couteau bien affilé,et non avec de vieux ciseaux à ébrancher.

– Que dites-vous d’un pot de cidre ?demandai-je, car nous passions devant une auberge vêtue de lierre,dont l’enseigne portait ces mots : « Aux Armes deBeaufort. »

– De tout mon cœur, mon garçon, répondit moncompagnon. Holà ! par ici ! deux pintes d’ale, de lavieille et de la forte ! Voilà qui fera passer la poussière dela route. Les véritables « Armes de Beaufort » sontlà-bas, à Badminton, car au guichet du cellier, le premier venupeut demander ce qu’il veut, pourvu qu’il soit raisonnable, sansrien tirer de sa poche.

– Vous parlez de la maison comme si vous laconnaissiez bien, dis-je.

– Qui donc la connaîtrait mieux ?demanda le gros fermier, en s’essuyant les lèvres, quand on seremit en route. Il me semble qu’hier encore, nous jouions àcache-cache, mes frères et moi, dans le vieux château des Botelers,qui s’élevait près de la nouvelle maison de Badminton, où ActonTurville, comme quelques-uns la nomment. Le Duc l’a bâtie il y aseulement quelques années, et à vrai dire son titre de Duc n’estguère plus ancien. Certains trouvent qu’il aurait mieux fait degarder le nom que portaient ses ancêtres.

– Quelle sorte d’homme est le Duc ?demandai-je.

– Emporté, précipité, comme tous ceux de safamille. Mais quand il a le temps de réfléchir, et qu’il s’estrefroidi, il est juste, en somme. Votre cheval a été dans l’eau cematin, mon ami ?

– Oui, dis-je d’un ton bref, il a pris unbain.

– C’est pour une affaire de cheval que je vaistrouver Sa Grâce, dit mon compagnon. Ses officiers ont requis moncheval pie de quatre ans et l’ont emmené sans même dire :« Avec votre permission… Permettez-vous » pour le servicedu Roi. Je tiens à leur apprendre qu’il y a quelque chose au-dessusdu Duc et même du Roi. Il y a la loi anglaise, qui accordeprotection aux gens et à ce qu’ils possèdent. Je ferais n’importequoi de raisonnable pour le service du Roi Jacques, mais mon chevalpie de quatre ans ! C’est trop.

– Je crains que les besoins du service del’État ne fassent passer par-dessus votre objection, dis-je.

– Comment ! Mais c’est assez pour fairede vous un Whig, s’écria-t-il. Les Têtes-Rondes eux-mêmes payaientjusqu’au dernier penny tout ce qu’ils prenaient. Il est vrai qu’ilsen prenaient pour la valeur de leur argent. J’ai entendu mon pèredire que jamais le commerce n’alla aussi bien qu’en quarante-six,quand ils étaient par ici. Le vieux Noll avait une cravate dechanvre prête pour les voleurs de chevaux, qu’ils tinssent pour leRoi ou pour le Parlement. Mais voici la voiture du Duc, si je ne metrompe.

Comme il parlait encore, un grand et lourdcoche jaune, traîné par six juments flamandes couleur crème, arrivaà grand train sur la route et nous dépassa rapidement.

Deux laquais à cheval galopaient en avant,deux autres, tous en livrée bleu et argent chevauchaient de chaquecôté.

– Sa Grâce n’est point dedans. Sans cela il yaurait eu une escorte derrière, dit le fermier, pendant que noustirions sur les rênes pour ranger nos chevaux de côté pour faireplace.

Il leur lança au passage une question poursavoir si le Duc était à Badminton et reçut comme réponse un signed’assentiment du majestueux cocher en perruque.

– Nous avons de la chance, nous le joindrons,dit le fermier Brown. En ces jours-ci, il est aussi malaisé demettre la main sur lui, que d’attraper un râle dans un champ deblé. Nous serons arrivés dans une heure au plus. C’est grâce à vousque je n’aurai pas fait inutilement le voyage de Bristol. Quelleétait, disiez-vous, votre commission ?

Je fus contraint une fois encore de luiassurer que l’affaire n’était point de celles dont je puissem’entretenir avec un inconnu, ce qui parut le vexer.

Aussi fîmes-nous plusieurs milles sans qu’ilouvrit la bouche.

Des bouquets d’arbres bordaient les deux côtésde la route et nous sentions la douce odeur des pins.

Au loin, dans l’air ardent de l’été, flottaitle son musical tantôt vibrant, tantôt affaibli d’une cloche.

L’ombre des branches était bienvenue, car unsoleil, très chaud, flamboyant, dans un ciel sans nuage, faisaitmonter des champs et des vallées une buée.

– Cela, c’est la cloche de Chipping Sodbury,dit enfin mon compagnon en épongeant sa face rougeaude. Voicil’église de Sodbury de ce côté, par-dessus la hauteur ; puis,ici à droite, voici l’entrée du Parc de Badminton.

De hautes portes en fer, avec le léopard et legriffon qui sont les supports des armoiries de Beaufort, fixées auhaut des piliers qui les flanquaient, s’ouvraient sur un beau parcformé de pelouses et de prairies, avec des bouquets d’arbresdisséminés çà et là, et de grandes pièces d’eau, ou pullulaient lesoiseaux sauvages.

À chaque détour de l’avenue sinueuse que nousparcourions à cheval, se présentait à nos yeux quelque beauténouvelle, que le Fermier Brown me signalait et m’expliquait.

Il avait l’air aussi fier de cet endroit ques’il en eût été le propriétaire.

Ici c’était un ouvrage en rocaille où desmilliers de pierres aux brillantes couleurs s’entrevoyaient sousles fougères et les plantes grimpantes qui avaient été placées demanière à les revêtir.

Là c’était un joli ruisseau babillard dont lelit avait été tracé de telle sorte qu’il franchissait en écumant unbord formé de roches à pic.

Ou bien c’était la statue d’une nymphe, d’undieu des forêts, ou encore une retraite construite avec art etdissimulée sous les roses et les chèvrefeuilles.

Je n’avais jamais vu un parc disposé avecautant de goût, et c’était arrangé comme doit l’être toute œuvred’art excellente, en suivant la nature de si près, que la seuledifférence consistait dans l’accumulation de ces ouvrages dans unespace aussi restreint.

Quelques années plus tard, notre goût anglais,si sain, fut gâté par le jardinage pédantesque des Hollandais, avecses pièces d’eau remarquables par leur platitude et leurs lignesdroites, par ses arbres qui tous étaient taillés, tous alignés,comme des grenadiers végétaux.

À vrai dire, je trouve que le Prince d’Orangeet Sir William Temple sont amplement responsables de ce changement,mais aujourd’hui le mal est réparé, à ce que j’ai ouï dire, et nousavons cessé de vouloir en remontrer à la nature dans nos domainesd’agrément.

Comme nous approchions de la maison, nousarrivâmes près d’une vaste pelouse horizontale, où s’exerçaient descavaliers.

À ce que m’apprit mon compagnon, ils avaientété recrutés uniquement dans la domesticité qui entourait lapersonne du Duc.

Après les avoir dépassée, nous traversâmes unbouquet d’arbres d’essences rares, et nous nous trouvâmes sur unevaste place sablée devant la façade de la maison.

L’édifice lui-même était de grande étendue,construit dans le nouveau style italien, plutôt en vue d’uneinstallation confortable que pour s’y défendre, mais à une desailes, on avait conservé, ainsi que mon compagnon me le montra, unepartie du vieux donjon et des murs du château féodal du Botelers,qui avait l’air aussi déplacé qu’un vertugadin de la reineElisabeth ajusté à une toilette de cour arrivée de Paris toutrécemment.

On accédait à la principale entrée par unecolonnade et un large escalier de marbre, sur les marches duquel setenait debout un groupe de valets de pieds et de palefreniers, quiprirent nos chevaux, quand nous mîmes pied à terre.

Un intendant ou majordome grisonnant s’enquitde ce qui nous amenait, et en apprenant que nous désirions voir leDuc en personne, il nous dit que Sa Grâce donnerait audience auxétrangers dans l’après-midi à trois heures et demie.

Il ajouta qu’en attendant, le repas des hôtesvenait d’être servi dans le hall, et que son maître entendait quepersonne de ceux qui viendraient à Badminton n’en partitaffamé.

Mon compagnon et moi, nous fûmes fort heureuxd’accepter l’invitation de l’intendant.

Aussi, après avoir visité la salle de bains,et pourvu aux soins qu’exigeait notre costume, nous suivîmes unvalet de pied qui nous introduisit dans une vaste pièce où étaitdéjà réunie la société.

Les hôtes devaient être au nombre d’environcinquante ou soixante, jeunes, vieux, gentlemen et roturiers,offrant les types et les apparences les plus diverses.

Je remarquai que beaucoup d’entre eux jetaientautour d’eux des regards hautains et interrogateurs, dans lesintervalles du service, comme si chacun s’étonnait de se voir dansune société aussi mêlée.

Le seul trait qui leur fût commun étaitl’accueil empressé qu’ils faisaient aux plats et aux bouteilles devin.

On ne conversait guère, car il y avait fortpeu de gens qui connussent leurs voisins.

C’étaient des soldats venus pour offrir leurépée et leurs services au lieutenant du Roi.

D’autres étaient des marchands de Bristol,qu’amenait le désir de faire quelque proposition ou suggestionrelative à la sûreté de leurs biens.

Il y avait deux ou trois hauts fonctionnairesde la ville, qui étaient venus recevoir des instructions relativesà sa défense.

Je remarquai aussi par ci par là quelque filsd’Israël, qui avait trouvé le moyen de pénétrer jusque là dansl’espoir que ces temps de trouble lui amèneraient des personnagesimportants et de nobles emprunteurs.

Des marchands de chevaux, des selliers, desarmuriers, des chirurgiens, et des clergymen formaient le reste dela compagnie qui était servie par une troupe de domestiques poudréset en livrée.

Ils apportaient et remportaient les plats avecle silence et la dextérité qui annoncent une longue pratique.

La pièce contrastait avec la simplicité nue dela salle à manger de Sir Stephen Timewell, à Taunton, car elleétait richement lambrissée à panneaux, et son pourtour décoré avecluxe.

Le parquet était fait de carrés en marbreblanc, ou noir.

Aux murailles revêtues de chêne poli, étaientsuspendus, formant une longue série, les portraits de la famille deSomerset, à partir de Jean de Gand.

Le plafond était aussi orné avec goût depeintures représentant des fleurs et des nymphes, et on avait letemps de s’engourdir le cou avant d’y avoir tout admiré.

À l’autre bout de la salle s’ouvrait largementune cheminée de marbre blanc, au-dessus de laquelle étaientsculptés sur bois les lions et les lis des armoiries desSomerset.

Elles étaient surmontées d’une longue bandedorée qui portait la devise de la famille : Mutare veltimere sperno, (je dédaigne de changer ou de craindre).

Les tables massives, auxquelles nous étionsassis, étaient couvertes de grands plats et de candélabresd’argent, et on y voyait briller la somptueuse argenterie qui avaitrendu Badminton fameux.

Je ne pus m’empêcher de songer que si DecimusSaxon pouvait jeter les yeux sur tout cela, il ne perdrait pas unmoment pour demander instamment que la guerre fût poussée danscette direction.

Après le dîner, on conduisit tout le mondedans une petite antichambre, autour de laquelle se voyaient dessièges couverts de velours, et où nous devions attendre que le Ducfût prêt à nous recevoir.

Au centre de la pièce, il y avait plusieurscaisses à dessus de verre, et doublées de soie, dans lesquelles onvoyait de petites verges d’acier et de fer, avec des tubes decuivre et d’autres objets très polis, très ingénieux, bien qu’il mefût impossible de deviner dans quel but ils avaient étéassemblés.

Un gentilhomme-chambellan fit le tour de lacompagnie, avec du papier et une écritoire de corne, pour marquernos noms et notre affaire.

Je m’adressai à lui pour savoir s’il ne seraitpas possible d’avoir une audience rigoureusement entête-à-tête.

– Sa Grâce ne donne jamais d’audience privée,répondit-il. Il est toujours entouré de ses conseillers intimes etdes officiers à son service.

– Mais l’affaire en question est telle que luiseul doit l’entendre, insistai-je.

– Sa Grâce est d’avis qu’il n’y a aucuneaffaire qu’il doive être seul à entendre, dit le gentilhomme. C’està vous de vous arranger de votre mieux, quand vous lui serezprésenté. Toutefois je veux bien vous promettre que votre requêtelui sera soumise, mais je vous avertir qu’elle ne sera pointaccueillie.

Je le remerciai de ses bons offices, et lequittai pour aller avec le fermier jeter un coup d’œil sur lessinguliers petits engins contenus dans les caisses.

– Qu’est-ce que cela ? demandai-je,jamais je n’ai rien vu de pareil.

– C’est, dit-il, l’ouvrage de ce fou demarquis de Worcester. Il était le grand-père du Duc, et il passaittout son temps à inventer et fabriquer de ces joujoux, mais ilsn’ont jamais servi, ni à lui ni à d’autres. À présent regardez-moicela. Celui qui a des roues s’appelait la machine à eau : ils’était mis en tête la baroque idée qu’en chauffant l’eau de cettechaudière que voici, on pourrait faire tourner les roues, etqu’ainsi on pourrait voyager sur des barres de fer plus vite qu’uncheval. Hou ! j’engagerais bien ma vieille jument brune contredes mécaniques de cette sorte, jusqu’à la fin du monde. Maisreprenons nos places, car voilà le Duc.

Nous nous étions à peine assis avec les autressolliciteurs, que la porte s’ouvrit à deux battants.

Un homme trapu, gros, courtaud, d’unecinquantaine d’années, entra dans la pièce d’un air affairé, et laparcourut à grandes enjambées entre deux rangées de protégés quis’inclinaient.

Il avait de grands yeux bleus, saillants,au-dessous desquels la peau formait deux grosses poches, et levisage jaune, blême.

Sur ses talons venaient une douzained’officiers, et de gens de naissance, aux perruques flottantes, auxépées sonores.

À peine avaient-ils franchi la porte d’en facequi conduisait dans la chambre même du Duc, que le gentilhomme à laliste appela un nom, qui commença le défilé des gens venus pour setrouver en présence du grand personnage.

– Il me semble que Sa Grâce n’est pas de trèsbonne humeur, dit le fermier Brown. Avez-vous remarqué, quand il apassé, comme il se mordait la lèvre inférieure ?

– Il a pourtant l’air d’un gentilhomme bienpacifique, dis-je, mais Job et lui-même serait mis à une rudeépreuve, s’il lui fallait recevoir tout ce monde dans unaprès-midi.

– Écoutez-moi cela ! dit-il tout bas, enlevant le doigt.

Et comme il parlait encore, on entendit lavoix du Duc toute vibrante de colère, dans la chambre du fond, etun petit homme à figure pointue sortit et traversa l’antichambre encourant, comme si la frayeur lui avait fait perdre la tête.

– C’est un armurier de Bristol, dit àdemi-voix un de mes voisins. Il est probable que le Duc n’a pus’entendre avec lui sur les conditions d’un contrat.

– Non, dit un autre, c’est qu’il a fourni dessabres, à l’escadron de Sir Marmaduke Hyson, et l’on dit que leslames se ploient comme si elles étaient en plomb. Pour peu qu’ellesaient servi, il est impossible de les faire rentrer dans lefourreau.

– L’homme de haute taille qui entremaintenant, dit le premier, est un inventeur. Il possède le secretd’un certain feu très meurtrier, dans le genre de celui que lesGrecs ont employé contre les Turcs dans le Levant, et il désire levendre pour mieux défendre Bristol.

Sans doute le feu grégeois ne parut pasindispensable au Duc, car l’inventeur sortit bientôt, la figureaussi rouge que si elle eût été en contact avec sa composition.

Celui qui se trouvait ensuite sur la listeétait mon ami le brave fermier.

L’accent irrité qui l’accueillit, était defâcheux augure pour le sort du cheval de quatre ans, mais uneaccalmie se produisit.

Le fermier sortit et vint se rasseoir enfrottant ses grosses mains rouges avec satisfaction.

– Par dieu ! dit-il tout bas, il s’estdiablement emporté en commençant, mais ça s’est arrangé, et il m’apromis que si je paie l’entretien d’un dragon pour toute la duréede la guerre, on me rendra mon cheval pie.

J’étais resté assis pendant tout ce temps-là,me demandant quelle idée le ciel m’inspirerait pour mener monaffaire au milieu de ce fourmillement de solliciteurs, parmi cettecohue d’officiers qui entouraient le Duc.

S’il y avait eu la moindre chance d’obtenirune audience de lui par un autre moyen, je l’aurais saisie avecempressement, mais tout ce que j’avais tenté dans ce but avaitéchoué.

Si je ne saisissais pas cette occasion, il sepourrait que jamais je ne me retrouvasse en face de lui.

Mais lui était-il possible de réfléchir à unetelle affaire, ou de la discuter en présence d’autrespersonnes ?

Quelle chance avait-elle d’être examinée ainsique cela convenait ?

Alors même que ses dispositions le porteraientde ce côté, il n’oserait laisser entrevoir son indécision quandtant d’yeux étaient fixés sur lui.

Je fus tenté de prendre un autre motif pourexpliquer ma venue, et de compter sur la fortune pour obtenird’elle une chance plus favorable pour la remise de mes papiers.

Mais enfin cette chance pouvait ne point seprésenter, et le temps pressait.

On disait qu’il retournerait à Bristol lelendemain.

Tout bien considéré, il me parut que je devaistirer le meilleur parti possible de ma situation actuelle etespérer que la discrétion et le sang-froid du Duc le décideraient àm’accorder une entrevue plus particulière, quand il aurait vul’adresse inscrite sur mes dépêches.

J’avais à peine formé cette résolution que monnom fut appelé.

Aussitôt je me levai et entrai dans la chambredu fond.

Elle était petite, mais fort haute, tendue desoie bleue, avec une large corniche dorée.

Au milieu se voyait une table carrée encombréede piles de papiers.

De l’autre côté était Sa Grâce, en grandeperruque retombant jusque sur ses épaules, la mine majestueuse,imposante.

Il avait ce même air insaisissable de la Cour,que j’avais remarqué tant chez Monmouth que chez Sir Gervas, etcela joint à ses traits bien marqués, énergiques, à ses grands yeuxperçants, le désignait comme un meneur d’hommes.

Son secrétaire particulier était auprès delui, notant ses ordres.

Les autres personnes étaient rangées derrièrelui en demi-cercle, ou échangeaient des prises de tabac dans laprofonde embrasure de la fenêtre.

– Marquez la commande faite à Smithson,disait-il lorsque j’entrai, cent casques, et autant de pièces decuirasse, devants et dos, à tenir prêts pour mardi, en outre centvingt fusils hollandais pour les mousquetaires, avec deux centsbêches en plus pour les ouvriers, marquez que cette commande seratenue pour nulle et non avenue si elle n’est point exécutée au jourdit.

– C’est marqué, Votre Grâce.

– Capitaine Micah Clarke, dit le Duc, enlisant la liste qu’il avait devant lui. Que désirez-vous,capitaine ?

– Il serait préférable que je puisse enentretenir Votre Grâce en particulier, répondis-je.

– Ah ! c’est vous qui demandiezl’audience particulière ? Eh bien, capitaine, voici monconseil, et mon conseil est un autre moi-même. Ainsi donc vouspouvez vous regarder comme en tête-à-tête. Ce que je peux entendre,ils peuvent l’entendre. Pardieu, mon homme, au lieu de bégayer etde rouler de gros yeux, dites votre affaire.

Ma demande avait attiré l’attention del’assistance.

Ceux qui étaient à la fenêtre se rapprochèrentde la table.

Rien ne pouvait être plus défavorable ausuccès de ma mission, et pourtant il n’y avait pas d’autre parti àprendre que de remettre mes dépêches.

Je puis le dire en toute conscience, et sansaucune vantardise, je ne redoutais rien pour moi-même.

Accomplir mon devoir était la seule penséeprésente à mon esprit.

Et ici, je puis le dire une fois pour toutes,mes chers enfants, je parle de moi-même dans tout le cours de cerécit, avec la même liberté que s’il s’agissait d’un autrehomme.

À dire vrai, le vigoureux et actif jeune hommede vingt et un ans était bien, en effet, un autre homme que levieux bonhomme à tête grise assis au coin de la cheminée, etincapable de faire autre chose que de raconter des vieilleshistoires aux petits.

Moins l’eau est profonde, plus elleéclabousse.

Aussi un faiseur d’embarras m’a toujours paruun objet méprisable.

J’espère donc que vous ne vous figurerezjamais que votre grand papa chante ses propres louanges, ou se poseen être supérieur à son prochain.

Je me borne à vous exposer les faits, aussibien que je puis me les rappeler, avec une parfaite franchise, etdans toute leur vérité.

Mon court retard, mon hésitation avaient faitmonter à la figure du Duc une vive rougeur de colère.

Aussi je tirai de ma poche intérieure lepaquet de papiers, que je lui tendis en m’inclinant avecrespect.

Lorsque ses yeux tombèrent sur la suscription,il eut un sursaut de surprise et d’agitation et fit un mouvementcomme pour les cacher dans son habit.

Si tel fut son premier mouvement, il lemaîtrisa et resta perdu dans des réflexions pendant une minute aumoins les papiers à la main.

Puis, avec un rapide hochement de tête, del’air d’un homme qui a pris son parti, il rompit les sceaux etparcourut le texte, qu’il jeta ensuite sur la table avec un rireamer.

– Qu’en dites-vous, gentilshommes,s’écria-t-il, en jetant autour de lui un regard dédaigneux, quepensez-vous que soit ce message particulier ? C’est une lettreque le traître Monmouth m’adresse pour m’inviter à abandonner leservice de mon souverain naturel et à tirer l’épée en sa faveur. Sij’agis ainsi, je puis compter sur la grâce de sa faveur et de saprotection. Sinon, j’encours la confiscation, le bannissement et laruine. Il croit que la loyauté de Beaufort s’achète comme lamarchandise d’un colporteur, ou qu’on peut le contraindre à s’endépartir par un langage menaçant. Le descendant de Jean de Gandrendra donc hommage au rejeton d’une actrice ambulante !

Plusieurs des personnes présentes sedressèrent brusquement, et un bourdonnement général de surprise etde colère succéda aux paroles du Duc.

Il resta assis les sourcils baissés, frappantle sol du pied et remuant les papiers sur la table.

– Qu’est-ce qui a élevé ses espérances à unetelle hauteur ? s’écria-t-il. Comment ose-t-il envoyer unepareille lettre à un homme de ma qualité. Est-ce parce qu’il a vuune meute de méprisables miliciens lui montrer les talons, et parcequ’il a fait quitter la charrue à quelques centaines de mangeurs delard pour les décider à suivre son drapeau, qu’il ose tenir unpareil langage au Président des Galles ? Mais vous me rendreztémoignage des dispositions avec lesquelles je l’ai accueilli.

– Nous saurons mettre votre Grâce à l’abri detout danger d’être calomniée sur ce point, dit un officier d’uncertain âge dont la remarque fut suivie d’un murmure approbateur detous les autres.

– Et vous, s’écria Beaufort, en élevant lavoix et dirigeant sur moi ses yeux flamboyants, qui êtes-vous pouroser porter un pareil message à Badminton ? Vous avezcertainement donné congé à votre bon sens, avant de partir pour unecommission de cette sorte.

– Ici comme partout ailleurs je suis dans lamain de Dieu, répondis-je, dans un éclair du fatalisme paternel.J’ai fait ce que j’avais promis de faire. Le reste ne me regardepoint.

– Vous allez voir que cela vous regarde defort près, hurla-t-il, en s’élançant de son siège et arpentant lapièce, de si près que cela mettra fin à toutes les autres choses dece monde qui vous regardent. Qu’on appelle les hallebardiers dupremier vestibule ! Maintenant, mon homme, qu’avez-vous à direpour votre défense ?

– Il n’y a rien à dire, répondis-je.

– Mais il y a quelque chose à faire,répliqua-t-il avec un redoublement de fureur. Qu’on saisisse cethomme et qu’on lui lie les mains !

Quatre hallebardiers, qui avaient répondu àl’appel du Duc, s’avancèrent et mirent la main sur moi.

Résister eût été de la folie, car je n’avaisnulle intention de malmener des gens qui faisaient leur devoir.

J’étais venu en acceptant mon destin, et si cedestin devait être la mort, ainsi que cela semblait alors trèsprobable, il faudrait m’y résigner comme à une chose prévue.

Alors me revinrent à la pensée ces versdistiques que Maître Chillingfoot avait toujours recommandés ànotre admiration :

Non civium ardor prava jubentium,

Non vultus instantis tyranni,

Mente quatit solida.

(L’emportement des citoyens exigeant deschoses coupables, ni le visage du tyran qui menace, n’ébranlent safermeté d’âme).

Il était là, vultus instantistyranni, en cet homme corpulent, en perruque, en dentelles, àla face jaune.

J’avais obéi au poète en ce sens que moncourage n’avait point été ébranlé.

J’avoue que cette masse de poussière tournantsur elle-même, qu’on nomme le monde, ne m’avait jamais séduit aupoint qu’il m’en coûtât un gémissement lorsque je la quitterais –jamais, jusqu’au jour de mon mariage – et c’est là, ainsi que vousle reconnaîtrez, un fait qui change vos idées sur le prix de lavie, ainsi que bien d’autres idées.

Les choses étant ainsi, je me tins ferme, lesyeux fixés sur le gentilhomme en colère, pendant que ses soldatsmettaient les menottes à mes poignets.

X – Des choses étranges qui se passentdans le Donjon des Botelers.

– Écrivez les paroles de cet individu, dit leDuc à son secrétaire. Maintenant, monsieur, il peut se faire quevous ignoriez que Sa Gracieuse Majesté le Roi m’a conféré pleinspouvoirs pendant cette période d’agitation, et que j’ai sonautorisation pour agir à l’égard des traîtres sans jury ni juge. Àce que je comprends, vous avez un grade dans la troupe rebelledésignée ici sous le nom de régiment de Saxon, de l’infanterie ducomté de Wilts. Dites la vérité, si vous tenez à votre cou.

– Je dirai la vérité pour quelque chose qui aplus d’importance que cela, Votre Grâce, répondis je. Je commandeune compagnie dans ce régiment.

– Et qui est ce Saxon ?

– Je répondrai de mon mieux sur ce qui meregardera moi-même, dis-je, mais pas un mot qui puisse compromettreautrui.

– Ha ! hurla-t-il, tout bouillant decolère, voici que notre joli gentilhomme juge à propos de faire ledélicat en matière d’honneur, après avoir pris les armes contre sonRoi. Je vous le déclare, monsieur, votre honneur est déjà en sifâcheux état que vous pouvez bien y renoncer pour ne songer qu’àvotre sûreté. Le soleil va se coucher à l’ouest. Avant qu’il soitcouché, il peut se faire que ce soit aussi le couchant de votrevie.

– Je suis le gardien de mon honneur, VotreGrâce, répondis-je. Quant à ma vie, si je craignais beaucoup de laperdre, je ne serais pas ici. Il est bon de vous informer que moncolonel a juré d’exercer d’exactes représailles, dans le cas où ilm’arriverait malheur, sur vous ou sur toutes les personnes de votremaison qui tomberont entre ses mains. Cela, je le dis non pointcomme une menace, mais comme un avertissement, car je le sais hommeà ne point manquer à sa parole.

– Votre colonel, comme vous l’appelez, pourraavoir bientôt assez de difficulté à se sauver lui-même, répondit leDuc d’un air narquois. Combien d’hommes Monmouth a-t-il aveclui ?

Je souris et hochai la tête.

– Comment ferons-nous pour que ce traîtreretrouve sa langue ? demanda-t-il avec colère, en s’adressantà son Conseil.

– Je lui mettrais les poucettes, dit un vieuxsoldat à mine farouche.

– J’ai entendu dire qu’une mèche allumée entreles doigts opère des prodiges, suggéra un autre. Dans la guerred’Écosse, Sir Thomas Dalzell a pu convertir par cet argument-làplusieurs personnes de cette race si entêtée, si endurcie que sontles Covenantaires.

– Sir Thomas Dalzell, dit un gentleman âgé,vêtu de velours noir, a étudié l’art de la guerre chez lesMoscovites, dans leurs rencontres barbares et sanglantes avec lesTurcs. Dieu veuille que nous autres Chrétiens d’Angleterre, nousn’allions pas chercher nos modèles parmi les idolâtres vêtus depeaux de bêtes d’un pays sauvage.

– Sir William voudrait que la guerre se fîtconformément aux règles de la plus pure courtoisie, dit celui quiavait pris le premier la parole. Une bataille se livrerait comme ondanse un menuet solennel, sans aucune atteinte à la dignité ou àl’étiquette.

– Monsieur, répondit l’autre avec vivacité, jeme suis trouvé sur le champ de bataille, alors que vous étiezencore dans les langes, et j’ai joué de l’épée quand vous aviez àpeine la force d’agiter un hochet. Dans les sièges et dans lesengagements, le métier de soldat veut force et rigueur, mais je disque la torture, dont l’emploi a été supprimé par la loi anglaise,devrait l’être aussi par le droit des gens.

– Assez, gentilshommes, assez, s’écria le Duc,voyant que la dispute allait probablement s’échauffer. Nous faisonsgrand cas de votre opinion, Sir William, ainsi que de la vôtre,colonel Marne. Nous les discuterons plus amplement en notreparticulier. Hallebardiers, emmenez le prisonnier, et qu’on luienvoie un prêtre pour pourvoir aux besoins de son âme.

– Le conduirons-nous à la chambre de force,Votre Grâce ? demanda le capitaine des Hallebardiers.

– Non, au vieux donjon des Botelers,répondit-il.

Et j’entendis appeler le nom qui venaitensuite sur la liste, pendant qu’on me faisait franchir une portelatérale, précédé et suivi d’un garde.

Nous traversâmes un nombre infini de passages,de couloirs, qui retentissaient de nos pas lourds et du bruit desarmes, et nous arrivâmes enfin à l’aile ancienne.

Là, dans la tourelle de l’angle, existait unepetite chambre nue, où l’humidité entretenait la moisissure.

Elle avait un plafond élevé, en forme de voûteet une longue fente dans le mur extérieur laissait seule entrer lejour.

Une petite couchette de bois et un siègegrossier formaient tout le mobilier.

Ce fut là que m’introduisit le capitaine, qui,après avoir posté un factionnaire près de la porte, entra avec moiet délia mes poignets.

C’était un homme à mine mélancolique.

Ses yeux graves, enfoncés, sa figure lugubre,juraient avec son équipement aux couleurs vives et le joli nœud derubans de son épée.

– Ayez du courage, mon garçon, dit-il d’unevoix creuse. On se sent étranglé, on gigote et c’est fini. Il y aun jour ou deux, nous avons eu la même corvée à faire, et l’homme aà peine gémi. Le vieux Spender, qui est maréchal-ferrant du Duc, aune façon à lui pour serrer le nœud, et non moins de jugement pourménager la chute, qui vaut celle de Dun, de Tyburn. Donc ayez ducourage, car vous ne passerez point par les mains d’unapprenti.

– Je voudrais pouvoir informer Monmouth queses lettres ont été remises, m’écriai-je, en m’asseyant sur le bordde la couchette.

– Sur ma foi, elles ont été remises. Quandvous auriez été le porteur de lettres à un penny de Mr RobertMurray, dont nous avons tant entendu parler à Londres au printempsdernier, elles ne seraient point parvenues plus directement.Pourquoi n’avez-vous parlé doucement au Duc ? C’est ungentilhomme bienveillant. Il a bon cœur, excepté quand on lecontrarie. Quelques mots sur le nombre des rebelles, sur leursdispositions, auraient pu vous sauver.

– Je m’étonne que vous, un soldat, vouspuissiez parler ou penser ainsi, dis-je avec froideur.

– Bon, bon, votre cou est à vous. S’il vousplaît de faire un saut dans le néant, ce serait dommage de vouscontrarier. Mais Sa Grâce a voulu que vous voyez le chapelain : ilfaut que j’aille le chercher.

– Je vous en prie, ne l’amenez pas, dis-je,car j’appartiens à une famille de dissenters, et j’aperçois uneBible là-bas dans cette niche. Aucun homme ne saurait m’aider à meréconcilier avec Dieu.

– Cela se trouve à point, répondit-il, car leDoyen Newby est venu de Chippenham, et en ce moment-ci, il discourtavec notre bon chapelain sur la nécessité de s’imposer desprivations, tout en s’humectant la gorge avec une bouteille deTokay premier choix. Au dîner, je l’ai entendu dire les grâces pource qu’il allait recevoir, et presque sans reprendre haleine,demander au maître d’hôtel comment il avait l’audace de servir à undiacre de l’Église un poulet non truffé. Mais peut êtredésirez-vous le secours spirituel du Doyen Newby ? Non ?En tout cas je ferai pour vous tout ce qu’on peut faireraisonnablement, puisque vous n’êtes pas pour longtemps entre nosmains. Et surtout ayez du courage.

Il sortit de la cellule, mais il rouvritbientôt la porte, et montra sa lugubre figure dansl’entrebâillement.

– Je suis le capitaine Sinclair, de la maisondu Duc, dit-il, si vous avez besoin de me demander quelque chose.Vous feriez bien de vous assurer le secours spirituel, car je vousapprendrai que dans cette cellule-ci il y a eu quelque chose depire que jamais ne le fut un gardien ou un prisonnier.

– Quoi donc ? demandai-je.

– Eh bien, oui, le diable, rien quecela ! répondit-il, en entrant et fermant la porte. Voicicomment cela s’est fait. Il y a deux ans, Hector Marot, ledétrousseur de grands chemins, fut enfermé dans cette même tour desBotelers. Cette nuit là, j’étais moi-même de garde dans le couloir,et à dix heures je vis le prisonnier assis sur le lit, tout commevous l’êtes en ce moment. À minuit, j’eus l’occasion de donner uncoup d’œil, selon mon habitude, dans l’espoir d’égayer ses heuresde solitude. Il avait disparu ! Oui, vous pouvez bien ouvrirde grands yeux. Je n’avais pas perdu de vue la porte un seulinstant, et vous vous rendrez compte par vous-même de lapossibilité qu’il fût parti par les fenêtres. Les murs et leplancher sont en blocs de pierre, autant dire du roc massif, pourla solidité. Lorsque j’entrai, il y avait une affreuse odeur desouffre, et la flamme de ma lanterne bleuit. Oui, il n’y a pas dequoi sourire. Si le diable n’est point parti en emportant Marot, jevous le demande, qu’est-ce qui l’a fait ? Car je suis bienconvaincu qu’un bon ange ne serait jamais venu le délivrer, commecela eut lieu jadis pour l’apôtre Pierre. Peut-être le Malintient-il à un autre oiseau de la même cage. Aussi puis-je vousavertir de vous prémunir contre ses attaques.

– Non, je ne le crains point, répondis-je.

– C’est bien, croassa le capitaine, ne soyezpas abattu.

Sa tête disparut et la clef tourna dans laserrure grinçante.

Les murs étaient d’une épaisseur telle, quequand la porte eut été fermée, il me fut impossible d’entendreaucun bruit.

À part la plainte du vent dans les branchesdes arbres en dehors de l’étroite fenêtre, tout était silencieuxcomme la tombe dans l’intérieur du donjon.

Ainsi abandonné à moi-même, je m’efforçai deme conformer au conseil du Capitaine Sinclair, et d’avoir le cœurferme, bien que ses propos fussent loin d’être encourageants.

Au temps de mon enfance, et toutparticulièrement parmi les sectaires avec lesquels je m’étaistrouvé en contact, la croyance que le Prince des Ténèbres semontrait à l’occasion, et qu’il intervenait sous une formecorporelle dans les affaires humaines était très répandue etincontestée.

Les philosophes, dans la paix de leur chambre,peuvent raisonner doctement sur l’absurdité de ces choses-là, maisdans un donjon où règne un demi-jour, où l’on est séparé du monde,où la lueur grise domine de plus en plus, où votre destinée estsuspendue au fléau de la balance, il en est tout autrement.

Si le récit du capitaine était vrai, l’évasionparaissait tenir du miracle.

J’examinai très attentivement les murs de lacellule.

Ils étaient formés de grands blocs carréshabilement ajustés ensemble.

La mince fente ou fenêtre était percée aumilieu d’un gros bloc de pierre.

Partout où la main pouvait atteindre, lasurface des murs était couverte de lettres et d’inscriptionsgravées par bien des générations de prisonniers.

Le sol était formé de dalles usées par lespas, et solidement réunies ensemble.

La recherche la plus minutieuse ne laissaitapercevoir aucun trou, aucune fissure par où un rat eût pus’enfuir, et à plus forte raison un homme.

C’est chose bien étrange, mes enfants, qued’être ainsi couché, d’avoir tout son sang-froid et de se dire queselon toutes les probabilités, dans quelques heures votre poulsaura battu pour la dernière fois, et que votre âme aura été lancéevers sa destination suprême.

C’est étrange, et très impressionnant.

Quand on se lance à cheval en pleine mêlée, lamâchoire contractée, les mains fortement serrées sur la bride etsur la poignée du sabre, on ne peut sentir les mêmes émotions, carl’esprit humain est ainsi fait qu’un frisson en efface toujours unautre. De même quand l’homme baisse et respire péniblement sur lelit ou il va mourir de maladie, on ne saurait dire qu’il a éprouvéce frisson, car l’esprit, affaibli par la maladie, ne peut ques’abandonner, et est incapable d’envisager de trop près ce à quoiil s’abandonne.

Mais quand un homme, plein de jeunesse et devigueur, est ainsi seul, qu’il voit la mort en face de lui,suspendue sur lui, il a pour entretenir ses pensées des chosestelles que, s’il survit, s’il atteint à l’âge où les cheveuxgrisonnent, toute sa vie subira l’empreinte, le changement queproduisent ces heures solennelles, ainsi qu’un cours d’eau dont ladirection est brusquement modifiée par le rude choc d’une rivecontre laquelle il s’est heurté.

Toutes les fautes, même les moindres, même lestravers, apparaissent avec clarté, en présence de la mort, commeles atomes de poussière deviennent visibles quand le rayon desoleil pénètre dans une chambre où l’on a fait l’obscurité.

Je les remarquai alors, et depuis, jel’espère, je les ai toujours remarqués.

J’étais assis la tête penchée sur ma poitrine,profondément absorbé par ce solennel enchaînement de pensées,lorsque j’en fus brusquement tiré par un bruit de coups trèsdistinct, tel que le produirait un homme qui voudrait attirerl’attention.

Je me levai d’un bond et plongeai mes regardsdans l’obscurité croissante sans pouvoir me rendre compte de quelcôté cela venait.

Je m’étais déjà presque persuadé que mes sensm’avaient trompé, quand le bruit se répéta, plus fort que lapremière fois.

Je levai les yeux et vis une figure quim’épiait à travers la meurtrière, ou plutôt une partie de lafigure, car je ne pouvais apercevoir que l’œil et le bord de lajoue.

En montant sur mon siège, je reconnus que cen’était rien autre que le fermier qui m’avait tenu compagnie enroute.

– Chut, mon garçon ! dit-il à demi-voixdans le plus pur anglais et non plus dans le patois de l’ouestcomme le matin.

Il passait son doigt à travers l’étroitefente, pour m’inviter au silence.

– Parlez bas, ou il pourra arriver que lagarde nous entende… Qu’est-ce que je puis faire pourvous ?

– Comment avez-vous fait pour savoir où jesuis ? demandai-je avec étonnement.

– Mais, mon homme, répondit-il, c’est que jeconnais cette maison-ci aussi bien que Beaufort lui-même laconnaît. Avant que Badminton fût construit, mes frères et moi, nousavons passé plus d’un jour à grimper sur la vieille tour desBotelers. Ce n’est pas la première fois que j’ai parlé par cettefenêtre. Mais vite, voyons, que puis-je faire pour vous ?

– Je vous suis obligé, monsieur, répondis je,mais je crains que vous ne puissiez rien faire pour m’être utile, àmoins vraiment, que vous ne soyez en mesure d’informer les amis quej’ai à l’armée, de ce qui m’est arrivé.

– Pour cela, je pourrais le faire, répondit lefermier Brown. Écoutez, mon garçon, ce que je vais vous dire àl’oreille et dont je n’ai soufflé mot à personne jusqu’à présent.Ma conscience me reproche parfois que nous étayons un Papiste, pourqu’il règne sur une nation protestante. Que les gouvernants soientcomme les gouvernés, voilà mon opinion. Aux élections, j’ai fait àcheval le voyage à Sudbury, et j’ai voté pour Maître Evans, deTurnford, qui était en faveur des Exclusionnistes. Pour sûr, si leBill en question avait été adopté, c’est le Duc qui serait assissur le trône de son père. La loi aurait dit oui. À présent elle dit: non. C’est une bien drôle chose que la loi, avec ses oui, oui,ses non, non, comme ceux de Barclay, le Quaker, qui est venu parici, complètement habillé de basane, et a qualifié le curé d’hommecoiffé d’un clocher. La loi est là. Ce n’est pas la peine de tirerdes coups de feu contre elle, ni de lui passer des piques autravers, ni de lancer contre elle un escadron. Si elle commence pardire non, elle dira non jusqu’à la fin du chapitre. Autant sebattre contre le livre de la Genèse. Que Monmouth fasse changer laloi, cela fera plus pour lui que tous les Ducs d’Angleterre. Carenfin, malgré tout, il est protestant, et je voudrais faire de monmieux pour le servir.

– Voyez-vous, dis-je, le capitaine Lockarbysert dans le régiment du Colonel Saxon, à l’armée de Monmouth. Siles choses tournent mal pour moi, je regarderais comme une preuvede grande bienveillance de votre part que vous lui fassiez part demon affection et lui demandiez d’annoncer l’événement de vive voixou par une lettre, avec tous les ménagements nécessaires, aux gensde Havant. Si j’étais certain que cela sera fait, ce serait ungrand soulagement pour mon esprit.

– Ce sera fait, mon garçon, dit le bonfermier. J’enverrai mon homme le plus sûr et mon cheval le plusrapide ce soir même, pour qu’on sache dans quel passe fâcheuse vousêtes. J’ai ici une lime qui pourrait vous être utile.

– Non, répondis-je, l’aide des hommes peutfaire bien peu de chose pour moi ici.

– Il y avait autrefois un trou dans la voûte.Regardez en haut, et tâchez de voir s’il y a quelque trace d’uneouverture.

– La voûte est bien haute, répondis-je, enlevant les yeux, mais il n’y a pas d’indice d’une ouverture.

– Il y en avait une, répéta-t-il. Mon frèreRoger est descendu par là avec une corde. Dans l’ancien temps,c’était ainsi qu’on descendait les prisonniers, comme on fit pourJoseph, dans le puits. La porte est chose toute moderne.

– Qu’il y ait un trou, qu’il n’y en ait pas,cela ne peut me servir à rien, répondis-je. Il m’est impossible degrimper jusque-là. Ne restez pas plus longtemps, mon ami, ou vousen aurez peut-être des ennuis.

– Alors adieu, mon brave cœur ! dit-il àdemi voix.

Et l’œil gris, si plein d’honnêteté, disparutde la fenêtre, ainsi que le bout de joue rouge.

Bien des fois, pendant cette longue soirée, jelevai les yeux, dans l’espoir insensé qu’il reviendraitpeut-être.

Le moindre froissement des branches au dehorsme faisait quitter mon siège, mais c’était bien pour la dernièrefois que j’avais vu le fermier Brown.

Cette visite amicale, si courte qu’elle eûtété, me soulagea grandement l’esprit, car j’avais la promesse d’unhomme digne de confiance, que, quoi qu’il arrivât, mes amissauraient quelque chose de mon sort.

Il faisait alors tout à fait sombre.

J’allais et venais dans la petite chambre,lorsque j’entendis la clef grincer dans la porte.

Le capitaine entra, portant une lampe et ungrand bol de pain et de lait.

– Voici votre souper, mon ami, dit-il.Prenez-le, que vous ayez ou non de l’appétit, car cela vous donnerade la force pour vous conduire en homme quand viendra le moment quevous savez. On dit qu’il fut beau de voir mourir Mylord Russell surle tertre de la Tour. Ayez du cœur. Que les gens puissent en direautant de vous ! Sa Grâce est dans une terrible humeur. Il vaet vient, se mord la lèvre, serre les poings en homme qui peut àpeine maîtriser sa colère. Il se peut que ce ne soit pas contrevous, mais je ne vois pas quelle autre chose l’a mis dans cettecolère.

Je ne répondis point à ce consolateur du genrede Job.

Aussi me laissa-t-il bientôt, après avoir poséle bol sur le siège et la lampe à côté.

Je mangeai tout ce qui m’était servi et alors,me sentant mieux, je m’étendis sur la couchette et tombai dans unsommeil sans rêves.

Ce sommeil dura probablement trois ou quatreheures.

J’en fus tout à coup tiré par un bruit pareilà des grincements de gonds.

Je me mis sur mon séant et regardai autour demoi.

La lampe avait fini par s’éteindre et lacellule était plongée dans une obscurité impénétrable.

Une lueur grisâtre à un bout indiquait seuleet vaguement la place de l’ouverture.

Ailleurs tout était d’une noirceur dense.

Je tendis l’oreille, mais je ne perçus aucunson.

Et pourtant j’étais certain de ne m’être pointtrompé, certain que le bruit qui m’avait éveillé s’était produitdans l’intérieur même de ma chambre.

Je me levai et fis à tâtons le tour des murs,en marchant lentement et promenant ma main sur les murs et laporte.

Puis, je passai en tous sens sur le sol pourme rendre compte de l’état du plancher.

Autour de moi, comme sous mes pieds je nereconnus aucun changement.

Dès lors d’où venait le bruit ?

Je m’assois sur le bord du lit et attendispatiemment dans l’espoir de l’entendre une seconde fois.

Il se répéta bientôt.

C’était un gémissement sourd, un craquementpareil à celui qui se produit quand on remue avec lenteur etprécaution une porte ou un volet restés longtemps immobiles.

En même temps, une lumière d’un jaune foncéparut en haut, sortant d’une mince fente dans le toit en voûteconcave qui était au-dessus de moi.

Pendant que je l’épiais, cette fente s’élargitpeu à peu et s’agrandit comme si l’on tirait un panneau àcoulisses, et enfin je vis un trou assez grand, par lequel passaitune tête qui me regardait, et dont le contour était dessiné par lalumière confuse qui se trouvait derrière elle.

Le bout noué d’une corde fut passé à traverscette ouverture et tomba presque sur le sol de la prison.

C’était une grosse et solide corde de chanvre,assez forte pour porter le poids d’un homme lourd, et en tirantdessus, je m’aperçus qu’elle était fortement assujettie enhaut.

Évidemment mon bienfaiteur inconnu désiraitque je m’en servisse pour monter.

Je le fis donc, en me servant d’une main aprèsl’autre.

J’éprouvai quelque peine à passer mes épaulesà travers le trou, et je réussis à atteindre la pièce qui setrouvait au-dessus.

Pendant que j’étais encore à me frotter lesyeux après ce passage brusque de l’obscurité à la lumière, la cordefut rapidement remontée, et le panneau glissant refermé.

Pour ceux qui n’étaient point dans le secret,il ne restait rien qui pût expliquer ma disparition.

Je me trouvai en présence d’un homme replet,de petite taille, vêtu d’un justaucorps grossier et de culottes debasane, ce qui lui donnait jusqu’à un certain point l’air d’unvalet d’écurie.

Il avait un large chapeau de feutre trèsenfoncé sur ses yeux et le bas de sa figure était entouré d’uneépaisse cravate.

Il tenait une lanterne de corne, dont lalumière me permit de voir que la chambre, où nous nous trouvions,avait la même dimension que l’oubliette située au-dessous d’elle etn’en différait que par la présence d’une large fenêtre, qui donnaitsur la parc.

Il n’y avait dans cette pièce aucun meuble,mais elle était traversée par une grande poutre, sur laquelle avaitété assujettie la corde qui avait servi à mon ascension.

– Parlez bas, l’ami, dit l’inconnu. Les murssont épais, et les portes ferment bien, mais je ne tiens pas à ceque vos gardiens sachent par quels moyens vous avez étévolatilisé.

– À vrai dire, monsieur, répondis-je, je puisà peine croire que ce soit autre chose qu’un rêve. Il estextraordinaire qu’on puisse pénétrer aussi aisément dans ma prison,et plus extraordinaire encore pour moi de me trouver un ami quiveuille s’exposer ainsi pour moi.

– Regardez par ici, dit-il, en abaissant salanterne de façon à éclairer la partie du plancher où le panneauétait encastrée, ne voyez-vous pas combien est vieille et moisie lamaçonnerie qui l’entoure ? Cette ouverture du toit est aussiancienne que le donjon même, et bien plus ancienne que la porte parlaquelle vous y avez été introduit. C’était, en effet, une de cescellules en forme de bouteille ou oubliettes, que les rudes gens dejadis avaient inventées pour garder sûrement leurs prisonniers. Unefois descendu par ce trou dans le puits aux parois de pierre,l’homme n’avait plus qu’à se ronger le cœur, car son destin étaitscellé. Et pourtant, comme vous le voyez, le même procédé qui jadisempêchait son évasion, vous a rendu aujourd’hui la liberté.

– Grâce à votre clémence, Monseigneur, dis-je,en jetant un regard pénétrant sur mon interlocuteur.

– À présent, assez de déguisement commecela ! s’écria-t-il d’un ton boudeur, en rejetant en arrièrele chapeau à larges bords et me montrant, ainsi que je m’yattendais, les traits du Duc. Même un jeune soldat sans expériencevoit clair à travers mes efforts pour garder l’incognito. Je crainsde ne faire qu’un piètre conspirateur, capitaine, car j’ai lecaractère ouvert… Oui, après tout, comme le vôtre. Je ne sauraisprendre un meilleur terme de comparaison.

– Quand on a entendu une fois la voix de VotreGrâce, on ne l’oublie pas aisément, dis-je.

– Surtout quand elle parle de chanvre et deprisons, répondit-il en souriant. Mais si je vous ai fourré enprison, vous devez avouer que je vous ai offert une compensation envous en retirant au bout de ma ligne, comme on tire une épinoched’une bouteille. Mais comment en êtes-vous arrivé à me remettre detels papiers en présence de mon conseil ?

– J’ai fait tout mon possible pour lesremettre en particulier, dis-je, et je vous ai envoyé un messagedans ce but.

– C’est vrai, répondit-il, mais il m’arrivedes messages de cette sorte de tout soldat qui veut vendre sonépée, de tout inventeur qui a la langue longue et la bourse plate.Comment deviner que l’affaire était réellementimportante ?

– J’ai craint de laisser échapper une chancequi pourrait ne jamais revenir, dis-je. On m’a appris que VotreGrâce n’a que peu de loisir dans l’époque présente.

– Je ne saurais vous blâmer, répondit-il, enarpentant la pièce, mais c’était malencontreux. J’aurais pudissimuler les dépêches, mais cela eût excité les soupçons. Votreplan aurait été percé à jour. Il y a bien des gens qui portentenvie à ma haute fortune, et qui sauteraient sur une occasion de menuire auprès du Roi Jacques. Sunderland ou Somers, n’importe lequeld’entre eux, attiseraient la moindre rumeur en une flamme qu’ilserait impossible d’éteindre. Il n’y avait donc d’autre parti àprendre que de montrer les papiers. La langue la plus venimeuse n’apu rien trouver à blâmer dans ma conduite. Quelle attitudeauriez-vous conseillée en pareilles circonstances ?

– Celle qui aurait consisté à aller droit aubut, répondis-je.

– Oui, oui, monsieur La Probité, mais leshommes publics sont tenus à marcher avec toute la précautionpossible, car la ligne droite les conduirait trop souvent au borddu précipice. La Tour ne serait pas assez vaste pour loger tous seshôtes, si tout le monde allait le cœur dans sa main. Mais à vous,dans ce tête-à-tête, je puis dire mes pensées véritables sanscrainte d’être trahi ou mal compris. Je n’écrirai pas un mot sur dupapier. Il faut que votre mémoire soit la feuille qui portera maréponse à Monmouth. Et pour commencer, effacez-en tout ce que vousavez entendu dans la salle du Conseil. Que cela soit comme si l’onn’avait rien dit ! Est-ce fait ?

– Je comprends que cela ne représentait pointles véritables pensées de Votre Grâce.

– Il s’en fallait de beaucoup, capitaine. Maisje vous en prie, dites-moi quelles raisons les rebelles ont-ils decompter sur le succès ? Vous avez dû entendre votre colonel etd’autres discuter sur ce sujet, ou remarquer d’après leur attitudece qu’ils en pensaient. A-t-on bon espoir de tenir tête aux troupesdu Roi ?

– Jusqu’à présent, répondis-je, on n’a eu quedes succès.

– Contre les gens de la milice. Mais ilsverront qu’il en est tout autrement quand ils auront affaire à destroupes exercées. Et pourtant !… et pourtant… Il y a une choseque je sais, c’est que tout échec de l’armée de Feversham causeraitun soulèvement général dans tout le pays. D’autre part, le parti duRoi est actif. Chaque courrier nous apporte la nouvelle derenforcements par des levées. Albemarle maintient encore la milicedans l’Ouest. Le comte de Pembroke est en armes dans le Comté deWilts. Lord Lumley arrive de l’Est avec les troupes du Sussex. LeComte d’Abingdon tient le Comté d’Oxford. À l’Université, lesbonnets et les robes font partout place aux casques et auxcuirasses. Les régiments hollandais de Jacques se sont embarqués àAmsterdam. Et pourtant Monmouth a gagné deux batailles. Pourquoin’en gagnerait-il pas une troisième. Les eaux sont troubles… bientroubles.

Le Duc allait et venait, les sourcils froncés,se disait tout cela à lui-même plutôt qu’à moi, hochait la tête del’air d’un homme dans la plus embarrassante incertitude.

– Je voudrais que vous disiez à Monmouth,fit-il enfin, que je lui sais gré des papiers qu’il m’a envoyés,que je les lirai et les examinerai avec l’attention convenable, etque je l’aiderais si je n’étais entravé par des gens qui me serrentde près et qui me dénonceraient si je laissais voir mes véritablespensées. Dites-lui que s’il amène son armée dans ce pays-ci, jepourrai alors me déclarer ouvertement pour lui, mais que le faireen ce moment serait ruiner la fortune de ma maison sans lui êtreutile en quoi que ce soit. Pouvez-vous lui porter cemessage ?

– Je le ferai, Votre Grâce.

– Dites-moi, demanda-t-il, comment Monmouth secomporte-t-il en cette entreprise.

– En chef sage et vaillant, répondis-je.

– C’est étrange, murmura-t-il. À la cour, onne cessait de dire, par manière de plaisanterie, qu’il avait àpeine assez d’énergie ou de constance pour achever une partie à laballe et qu’il jetait toujours sa raquette avant d’avoir amener lecoup gagnant. Ses projets étaient comme une girouette, tournant àtous les vents. Il n’avait de constant que son inconstance. Il estvrai qu’il a commandé les troupes du Roi en Écosse, mais tout lemonde savait que Claverhouse et Dalzell ont été les véritablesvainqueurs au Pont de Bothwell. À mon avis, il ressemble à ceBrutus de l’Histoire Romaine qui feignit d’être faible d’espritpour masquer ses ambitions.

Le Duc avait repris ses propos qu’il adressaità lui-même plutôt qu’à moi.

Aussi ne fis-je aucune remarque, si ce n’estpour rappeler que Monmouth s’était gagné le cœur du petitpeuple.

– C’est là qu’est sa force, dit Beaufort. Il adans les veines le sang de sa mère. Il ne trouve pas indigne deserrer la patte sale de Jerry le rétameur, ou de disputer le prixde la course à un rustaud sur la pelouse du village. Ce sont cesmêmes rustauds qui l’ont soutenu, alors que des amis de la hautenoblesse sont restés à l’écart. Je voudrais bien pouvoir lire dansl’avenir. Mais vous avez mon message, capitaine, et j’espère que sivous y changez quelque chose en le faisant connaître, ce sera poury mettre plus de chaleur et de bienveillance. Maintenant il esttemps que vous partiez, car les gardes seront relevés dans moins detrois heures et votre évasion sera découverte.

– Mais comment partir ? demandai-je.

– Par ici, répondit-il, en ouvrant la fenêtreet faisant glisser la corde sur la poutre dans ce sens. La cordesera peut-être trop courte d’un ou deux pieds, mais vous avez de lataille de reste pour y suppléer. Lorsque vous aurez pris terre,suivez le chemin sablé qui tourne à droite jusqu’à ce qu’il vousamène sous les grands arbres du parc. Le septième de ces arbres aune grosse branche qui passa par-dessus le mur de clôture. Grimpezsur cette branche et laissez-vous tomber de l’autre côté. Vous ytrouverez mon valet qui vous attend avec votre cheval. Et en selle,jouez de l’éperon, en toute hâte, avec la vitesse de la poste, dansla direction du Sud. Quand il fera jour, vous devrez vous trouveren dehors du terrain dangereux.

– Mon épée ! demandai-je.

– Tout ce qui vous appartient est ici. Reditesà Monmouth ce que je vous ai dit et faites lui savoir que je vousai traité avec toute la bienveillance possible.

– Mais que dira le Conseil de Votre Grâce, enapprenant ma disparition ?

– Peuh ! mon garçon, ne vous mettez pasen peine de cela. Je partirai pour Bristol dès la pointe du jour etje donnerai à mon conseil assez de sujets de réflexions pour qu’iln’ait pas le loisir de songer à ce que vous êtes devenu. Lessoldats ne verront là qu’un autre exemple de l’intervention du Pèredu Mal, qui depuis longtemps passe pour être épris de cette celluleau-dessous de nous. Sur ma foi, si tout ce qu’on raconte est vrai,il s’y est passé assez de choses horribles pour faire sortir toutce qu’il y a de diables dans l’abîme. Mais le temps presse. Passezsans bruit par la fenêtre. C’est cela ! Rappelez-vous lemessage.

– Adieu, Votre Grâce, répondis-je.

Et, saisissant la corde, je me laissai glisserà terre rapidement, sans bruit.

Alors il la remonta et ferma la fenêtre.

Lorsque je regardai autour de moi, mon regardtomba sur la fente étroite qui s’ouvrait sur ma cellule et àtravers laquelle ce brave fermier Brown avait causé avec moi.

Une demi-heure auparavant, j’étais étendu surla couchette de la prison, sans espoir, sans aucune idéed’évasion.

Et maintenant me voilà de nouveau au grandair.

Nulle main ne s’étend pour m’arrêter.

Je respire librement.

Prison et potence ont également disparu, commede mauvais rêves qu’on chasse en se réveillant.

Le cœur, capable de se bien tremper, s’adoucitgrâce à la certitude de la sécurité.

Aussi j’ai vu un honnête commerçant secomporter bravement tant qu’il fut convaincu que sa fortune avaitété engloutie par l’Océan, mais perdre toute sa philosophie enapprenant que la nouvelle était fausse, et que ses biens avaienttraversé le péril sains et saufs.

Pour ma part, assuré comme je le suis que lehasard n’a aucune part dans les affaires humaines, je sentais quej’avais été soumis à cette épreuve pour m’inspirer des penséessérieuses, et que j’en avais été tiré afin de pouvoir traduire cespensées en actes.

Comme gage des efforts que je ferais dans cebut, je me mis à genoux sur l’herbe à l’ombre de la tour desBotelers, et je priai, afin de devenir en ce monde un homme utile,d’obtenir le secours nécessaire pour m’élever au-dessus de mesbesoins et de mes intérêts pour concourir à tout ce qui se feraitde bon ou de noble dans mon temps.

Il s’est bien passé cinquante ans, mes chersenfants, depuis le jour ou je courbai mon intelligence devant legrand Inconnu, dans le parc de Badminton éclairé par la lune, maisje puis dire sincèrement qu’à partir de ce jour-là jusqu’au jourprésent, les objets, que je m’étais proposés, m’ont servi deboussole sur les flots sombres de la vie – boussole à laquelle ilm’arrive parfois de ne point obéir – car la chair est faible etfrêle, mais qui du moins a toujours été là, pour que je puisse laconsulter dans les périodes de doute et de danger.

Le sentier de droite traversait des bosquetset longeait des pièces d’eau peuplées de carpes pendant un bonmille.

J’arrivai enfin à la rangée d’arbres quisuivait le mur de clôture.

Je ne vis pas un être vivant sur mon trajet,excepté une harde de daims qui s’enfuirent comme des ombres légèressous le clair de lune pâlissant.

Je me retournai.

Je vis les hautes tours et les pignons del’aile des Botelers se dessiner en noir d’un air menaçant contre leciel étoilé.

J’arrivai au septième arbre.

Je grimpai sur la grosse branche qui passaitpar-dessus la muraille du parc et je me laissai tomber de l’autrecôté, où je trouvai mon bon vieux gris-pommelé m’attendant sous lasurveillance d’un palefrenier.

Je m’élançai en selle, me ceignis une foisencore de mon épée et partie au galop, d’un train aussi rapide quele comportaient quatre jambes pleines de bonne volonté, pourretourner à mon point de départ.

Je chevauchai pendant toute cette nuit-là sanstirer les rênes, traversant des hameaux endormis, des fermesbaignées de clair de lune, longeant des cours d’eau brillants,furtifs, franchissant des collines couvertes de bouleaux.

Quand le ciel d’Orient passa de la teinterouge à la teinte écarlate, et que le grand soleil montra son bordpar-dessus les hauteurs bleues du comté de Somerset, j’avais déjàaccompli une bonne partie de mon trajet.

C’était au matin d’un jour de sabbat et detous les villages arrivait le doux tintement d’appel descloches.

Je ne portais alors sur moi plus de papierscompromettants.

Aussi pouvais-je voyager avec plusd’insouciance.

Quelque part, un gardien de route au regardpénétrant me demanda où j’allais, mais lorsque je lui eus réponduque je venais de chez Sa Grâce le Duc de Beaufort, cela suffit pourdissiper ses soupçons.

Plus loin, près d’Axbridge, je rencontrai unmarchand de bestiaux qui se rendait à Wells au trot lourd de soncob luisant.

Je chevauchai quelque temps en sa compagnie etappris que toute la région nord du comté de Somerset étaitmaintenant en pleine révolte, et que Wells, Shepton Mallet etGlastonbury étaient occupés par les volontaires en armes du RoiMonmouth.

Toutes les forces royales s’étaient repliéesvers l’Ouest ou l’Est, jusqu’à ce qu’il leur vint des renforts.

En traversant les villages, je vis le drapeaubleu aux clochers des églises, les paysans s’exerçant sur lapelouse, et je n’aperçus nulle part de fantassins ou de dragonspour faire reconnaître l’autorité des Stuarts.

Mon trajet me fit passer par Shepton Diallet,l’auberge du joueur de flûte, Bridgewater, et North Petherton.

Enfin, quand arriva la fraîcheur du soir,j’arrêtai mon cheval fatigué à l’enseigne des Mainsjointes et aperçus les clochers de Taunton dans la valléeau-dessous de moi.

Une cruche de bière pour le cavalier, un grandseau d’avoine pour le cheval rendirent leur ardeur à l’un et àl’autre, et nous nous étions remis en route, quand accoururent,descendant la pente avec toute la vitesse dont ils étaientcapables, une quarantaine de cavaliers.

Ils allaient d’un tel train, que je m’arrêtai,ne sachant si c’étaient des amis ou des ennemis, mais quand cetourbillon arriva près de moi, je reconnus dans les deux officiersqui les conduisaient, Ruben Lockarby et Sir Gervas Jérôme.

En me voyant, ils agitèrent les mains, etRuben fit un bond qui le jeta sur la crinière de son cheval, où ilresta un instant, jambe de çà, jambe de là, jusqu’au moment oùl’animal le rejeta en selle.

– C’est Micah ! criait-il d’une voixhaletante.

Après quoi il resta la bouche béante, leslarmes jaillissant sur sa bonne figure.

– Corbleu, l’ami ! Comment êtes-vous venuici ? dit Sir Gervas en me lardant avec son index comme pours’assurer que j’étais là en chair et en os. Nous partions enenfants perdus dans le pays de Beaufort, pour le rosser et luibrûler sous le nez sa belle maison, s’il vous était arrivé malheur.Un valet d’écurie est arrivé il n’y a qu’un instant, envoyé par unfermier de là-bas, pour nous informer que vous étiez sous le coupd’une condamnation à mort. Sur quoi je suis parti, avec ma perruqueà moitié frisée, et j’ai appris que l’ami Lockarby avait obtenu deLord Grey un congé pour se rendre dans la Nord avec ces hommes.Mais comment avez-vous été traité ?

– Bien et mal, répondis-je en serrant lesmains d’amis. La nuit dernière, je ne comptais pas voir un nouveaulever de soleil, et pourtant vous me revoyez ici bien portant, aucomplet. Mais il faudrait du temps pour raconter tout cela.

– Oui, et le Roi Monmouth sera sur les épines,en vous attendant. Volte-face, mes gars, et en route pour le camp.Jamais mission ne fut plus vite et plus heureusement terminée quela nôtre. Il aurait fait mauvais pour Badminton si vous aviez étéendommagé.

Les troupiers firent demi-tour et revinrent aupetit trot à Taunton, où je rentrai entre mes deux fidèlesamis.

Ils m’apprirent tout ce qui s’était passé enmon absence, et de mon côté je leur contai mes aventures.

La nuit était venue avant que nous eussionsfranchi les portes.

J’y confiai Covenant aux soins du valetd’écurie du Maire et me rendis tout droit au château pour faire monrapport sur ma mission.

XI – La querelle au conseil.

Au moment où je me présentai, le Conseil duRoi Monmouth était réuni, et mon entrée causa une joyeuse surprise,car on venait justement d’apprendre ma situation périlleuse.

La présence du Roi lui-même ne put empêcherplusieurs membres et parmi eux les deux vieux soldats de fortune,de se lever brusquement et de me serrer la main avec chaleur.

Monmouth dit, lui aussi, quelques mots pleinsde grâce et m’invita à m’asseoir à la table avec les autres.

– Vous avez conquis le droit de prendre placedans notre Conseil, dit-il, et pour qu’il ne naisse point dejalousie parmi d’autres capitaines, en vous voyant au milieu denous, je vous octroie présentement le titre spécial de commandantdes éclaireurs, fonction qui n’ajoutera que peu, sinon rien, àvotre tâche actuelle, dans l’état où sont maintenant nos forces,mais qui vous donnera la préséance sur vos camarades. Nous avonsappris que vous avez été accueilli par Beaufort de la façon la plusrude et que vous étiez en terrible situation dans ses prisons. Maisvous êtes arrivé sain et sauf, sur les talons mêmes de l’homme quia apporté la nouvelle. Dites-nous ce qui vous est survenu depuis lepremier moment jusqu’à la fin.

J’aurais voulu me borner à parler de Beaufortet de son message, mais comme le Conseil semblait désireuxd’entendre tout le récit de mon voyage, je dis en langage aussibref, aussi simple que possible, les divers incidents qui m’étaientarrivés, l’embuscade des contrebandiers, la caverne, la capture del’employé de l’Excise, le voyage à bord du lougre, comment j’avaisfait la connaissance du fermier Brown, comment j’avais été jeté enprison et en avais été délivré, le message que j’étais chargéd’apporter.

Tout cela fut écouté par le Conseil avec laplus grande attention.

De temps à autre, un juron mal contenu d’uncourtisan, un gémissement et une prière d’un Puritain, montraientavec quel ardent intérêt on suivait les phases diverses de monaventure. Mais ce qui attira le plus l’attention, ce fut le langagede Beaufort.

On m’interrompit plus d’une fois quand oncroyait que je passais sur quelqu’une des choses dites ou faitessans donner le temps de l’apprécier.

Lorsque je fus enfin arrivé au bout, tout lemonde resta silencieux.

On se regardait les uns les autres, à attendreque quelqu’un formulât une opinion.

– Sur ma parole, dit Monmouth, voici un jeuneUlysse, bien que son Odyssée n’ait exigé que trois jours pours’accomplir. Scudéry ne serait pas aussi ennuyeuse si elles’inspirait de cette caverne, de contrebandiers et de ce panneau àcoulisse. Qu’en dites-vous, Grey ?

– En effet, il a eu sa part d’aventures,répondit le gentilhomme, et il a accompli sa mission en hérautintrépide et zélé. Vous dites que Beaufort ne vous a rien donné parécrit ?

– Pas un seul mot, Mylord, répondis-je.

– Et son message confidentiel consistait àdire qu’il était bien disposé pour nous et qu’il se joindrait ànous, si nous étions dans son pays.

– C’était bien le sens de ses paroles,Mylord.

– Et cependant, devant son conseil, il aprononcé des paroles amères contre nous. Il a fait un affront auRoi et il a traité fort légèrement ses justes appels à la loyautéde sa noblesse.

– Il l’a fait, répondis-je.

– Il voudrait bien se trouver à la fois desdeux côtés de la haie, dit le Roi Monmouth. Un homme de cette sortefinira probablement par n’être ni de l’un ni de l’autre côté, maisau milieu des ronces. Il peut cependant se faire que nous ayonsavantage à faire un mouvement de son côté, de manière à lui donnerla possibilité de se déclarer.

– En tout cas, Votre Majesté se souvient, ditSaxon, que nous avons décidé de marcher dans la direction deBristol et de faire une tentative sur la ville.

– On s’occupe à fortifier les ouvrages,dis-je, et il s’y trouve cinq mille volontaires du Comté deGloucester. En passant, j’ai vu les ouvriers au travail sur lesremparts.

– Si nous gagnons Beaufort, nous aurons laville, dit Sir Stephen Timewell. Il s’y trouve déjà nombre de genspieux et honnêtes, qui se réjouiraient de voir une arméeprotestante dans leurs murs. Si nous avions à faire le siège, nouspourrions compter sur leur concours.

– Grêle et éclairs ! s’écria le guerrierallemand avec une impatience que ne pouvait contenir la présencemême du Roi, comment nous parler de sièges et de blocus, alors quenous n’avons pas même une pièce de siège avec nous.

– Le Seigneur nous fournira des pièces desiège, s’écria Ferguson, de sa voix étrange et nasillarde. LeSeigneur n’a-t-il point brisé les tours de Jéricho sans l’aide dela poudre à canon. Le Seigneur n’a-t-il pas fait surgir le braveRobert Ferguson ? Ne l’a-t-il pas sauvé malgré trente-cinqsommations à comparaître et vingt-deux proclamations desimpies ? Quelle chose lui est impossible ?Hosannah ! Hosannah !

– Le Docteur a raison, dit un Indépendantanglais à la face carrée, à la peau tannée, nous parlons trop desmoyens de la chair, des chances du siècle, et nous comptons sanscette bienveillance céleste qui devrait nous servir de bâton surles routes pleines de cailloux et de fondrières… Oui, messieurs,reprit-il, en élevant la voix et regardant les courtisans assis del’autre côté de la table, vous pouvez accueillir d’un air moqueurles paroles pieuses, mais je vous le dis, c’est vous, avec vospareils, qui attirerez sur cette armée la colère de Dieu.

– Et moi aussi, je le dis, cria d’un tonfarouche un autre sectaire.

– Et moi aussi… Et moi aussi, crièrentplusieurs autres, parmi lesquels était Saxon.

– Est-ce que Votre Majesté trouve bon que noussoyons insultés à la table de votre propre Conseil ? s’écriaun des courtisans, en se levant tout à coup, la figure rougie.Faudra-t-il que nous supportions encore longtemps cette violence,parce que nous avons la religion du gentilhomme, et que nouspréférons la pratiquer dans le secret de nos cœurs plutôt qu’aucoin des rues, avec ces Pharisiens.

– Ne parlez pas contre les Saints de Dieu,s’écria un Puritain d’un ton haut et farouche. J’entends au-dedansde moi une voix qui me dit qu’il vaudrait mieux te frapper à mort,oui, même en présence du Roi, plutôt que de te permettre de semerle mépris sur ceux qui ont été régénérés.

Plusieurs, des deux côtés, s’étaientlevés.

Les mains étaient posées sur les poignées desépées et l’on échangeait des regards plus terribles que des coupsde rapières.

Mais les conseillers plus calmes et plusraisonnables réussirent à rétablir la paix et à faire rasseoir àleurs places les adversaires qui se chamaillaient.

– Qu’est-ce à dire, messieurs, s’écria le Roi,la figure assombrie par la colère, quand le silence fut enfinrétabli. Est-ce là que s’arrête mon autorité, au point qu’onbavarde et qu’on se dispute comme si la salle de mon Conseil étaitcelle d’une taverne de Fleet-Street ? Est-ce ainsi que vousrespectez ma personne ? Je vous le dis, j’aimerais mieuxrenoncer pour toujours à mes justes droits sur la couronne, etretourner en Hollande, ou consacrer mon épée à la défense de laChrétienté contre le Turc que de souffrir pareille indignité. Siquelqu’un est convaincu d’avoir excité la discorde chez les soldatsou parmi les citoyens sous couleur de religion, je sais ce quej’aurai à faire à son égard. Que chacun prêche aux siens, que nulne se mêle du troupeau de son prochain. Quant à vous, Mr Bramwell,et Mr Joyce, ainsi que vous, Mr Henry Nuttall, nous vousregarderons comme dispensés d’assister à ces réunions jusqu’au jouroù nous songerons de nouveau à vous. Vous pouvez maintenant vousséparer et rentrer chacun dans vos quartiers. Demain matin, avecl’aide de Dieu, nous nous mettrons en route dans la direction duNord, pour voir quelle fortune attend notre entreprise dans cescontrées.

Le Roi s’inclina pour faire entendre que laréunion officielle était terminée, et prenant Lord Grey à part,dans une embrasure de fenêtre, il s’entretint avec lui d’un airpréoccupé.

Les Courtisans, qui comptaient parmi euxplusieurs Anglais et des gentilshommes étrangers, venus avecquelques esquires des comtés de Devon et de Somerset, sortirent enmasse, l’air provocateur, avec un grand bruit d’éperons et desabres.

Les Puritains se groupèrent, la mine grave, etpartirent, après eux, non point avec des façons réservées, et lesyeux baissés, comme ils le faisaient d’ordinaire, mais avec lestraits farouches, les sourcils froncés, et tels que les Juifsd’autrefois se montraient quand l’appel « À vos tentes,Israël » vibrait encore à leurs oreilles.

Véritablement la discorde religieuse, l’ardeursectaire étaient dans l’air.

Au dehors, sur la pelouse du château, les voixdes prédicants montaient comme un bourdonnement d’insectes.

Tous les chariots, les barils, les caisses quele hasard avait mis à leur disposition étaient changés en autant dechaires, chacune ayant son orateur et son petit cercle d’auditeursempressés.

Ici c’était un volontaire de Taunton, encostume de bure, en bottes montantes et à bandoulière, quidissertait sur la Justification par les œuvres.

Ailleurs un grenadier de la milice, à l’habitd’un rouge flamboyant, aux buffleteries blanches, s’enfonçait dansle mystère de la Trinité.

Sur certains points, où les chairesimprovisées étaient trop rapprochées, les sermons avaient tourné enune ardente discussion entre les deux prédicateurs, et l’auditoirey participait par des murmures sourds, des gémissements, et chacunapplaudissait le champion dont les doctrines étaient les plusconformes aux siennes.

Ce fut à travers cette scène, rendue plusfrappante encore par la lueur rouge et tremblotante des feux debivouacs, que je me frayai passage, le cœur lourd, car je sentaiscombien il était vain d’espérer le succès, quand régnait tant dediscorde.

Quant à Saxon, ses yeux brillaient.

Il se frottait les mains avecsatisfaction.

– Le ferment opère, dit-il, et ce fermentproduira des résultats.

– Je ne vois pas ce qui peut en sortir, si cen’est du désordre et de la faiblesse, répondis-je.

– Il en sortira de bons soldats, mon garçon,dit-il. Ils sont en train de s’aiguiser, chacun de la façon qui luiest propre, sur la pierre de la religion. Ces disputes engendrentdes fanatiques, et le fanatique est l’étoffe dont sont fait lesconquérants. N’avez-vous pas entendu dire que l’armée du Vieux Nollétait divisée entre Presbytériens, Indépendants, Antinomiens,Hommes de la Cinquième Monarchie, Brownistes, et une vingtained’autres sectes, dont les querelles ont créé les plus beauxrégiments qui se soient jamais alignés sur un champ debataille.

Ainsi que le font ceux qui établissent leur foi

Sur l’épée et le fusil comme texte sacré.

« Vous connaissez ce distique du vieuxSamuel. Je vous le dis, j’aime mieux les voir occupés à cela qu’àleur exercice, avec toutes leurs bisbilles et leur vacarme.

– Mais ce désaccord au Conseil ?demandai-je.

– Ah ! cela c’est chose plus grave.Toutes les religions peuvent se souder ensemble. Mais le Puritainet le Libertin, c’est comme l’huile et l’eau. Mais le Puritain,c’est l’huile, car il est toujours en haut. Ces courtisans n’ont envue qu’eux-mêmes ; tandis que les autres ont derrière euxl’élite, le nerf de l’armée. Il est heureux qu’on se mette enmarche demain. Les troupes royales, ainsi quel je l’ai appris,affluent dans la plaine de Salisbury, mais leur artillerie et leursconvois de vivres les retardent. Elles savent bien qu’elles doiventapporter tout ce qui leur est nécessaire et qu’elles doiventcompter fort peu sur le bon vouloir des paysans de la contrée.Ah ! l’ami Buyse, comment cela va-t-il ?

– Gans gut, dit le gros Allemand, quisurgit devant nous dans l’obscurité. Mais Sapperment ! Quellesclameurs ! quels croassements, on dirait une volée decorneilles au moment du coucher. Vous autres Anglais, vous êtes…oui, tonnerre et éclair ! un singulier peuple. Il n’y en a pasdeux d’entre vous sous le ciel qui soient du même avis surn’importe quel sujet. Le Cavalier tient à son bel habit et à sonfranc-parler. Le Puritain vous coupera la gorge plutôt que derenoncer à son costume sombre et à sa Bible. « Le Roi JacquesI » crient les uns. « Le Roi Monmouth » crient lespaysans. « Le Roi Jésus » disent les Hommes de lacinquième Monarchie : « À bas tous les Rois ! »crient Maître Wade et quelques autres qui tiennent pour laRépublique.

« Depuis le jour où je me suis embarqué àAmsterdam sur le Helderenbergh, je me suis toujours senti la têtetourner quand j’ai taché de comprendre ce que vous voulez, caravant que l’un ait fini d’expliquer son affaire, et que je commenceà voir un peu clair dans le Finsterniss (les ténèbres), unautre arrive avec une autre histoire, et me voilà dans le mêmeembarras qu’au premier moment. Mais vous, mon jeune Hercule, jesuis vraiment content de vous voir revenu sain et sauf. J’hésite unpeu à vous tendre ma main, après le traitement que vous lui avezfait subir récemment. J’espère que vous ne vous en portez quemieux, malgré les dangers que vous avez courus.

– À vrai dire, répondis-je, je me sens lespaupières très lourdes. À part une heure ou deux sur le lougre et àpeu près autant de temps sur la couchette de la prison, je n’ai pasfermé l’œil depuis que j’ai quitté le camp.

– Rassemblement au second coup de clairon,vers huit heures ! dit Saxon. Donc nous allons vous quitterpour que vous puissiez vous reposer de vos fatigues.

Les deux vieux soldats, après m’avoir fait dela tête un signe d’adieu, se dirigèrent ensemble à grands pas versla rue encombrée qui se nommait Fore Street, pendant que je mefrayais passage de mon mieux pour gagner la demeure hospitalière duMaire.

Et il me fallut recommencer mon récit d’unbout à l’autre, avant qu’on me permît enfin de rentrer dans machambre.

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Le dernier épisode de ce roman a pour titre : LaBataille de Sedgemoor.

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