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Miss Harriet

Miss Harriet

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Miss Harriet

À Madame…

Nous étions sept dans le break, quatre femmes et trois hommes,dont un sur le siège à côté du cocher, et nous montions, au pas des chevaux, la grande côte où serpentait la route.

Partis d’Étretat dès l’aurore, pour aller visiter les ruines de Tancarville, nous somnolions encore, engourdis dans l’air frais du matin. Les femmes surtout, peu accoutumées à ces réveils de chasseurs, laissaient à tout moment retomber leurs paupières,penchaient la tête ou bien bâillaient, insensibles à l’émotion du jour levant.

C’était l’automne. Des deux côtés du chemin les champs dénudés s’étendaient, jaunis par le pied court des avoines et des blés fauchés qui couvraient le sol comme une barbe mal rasée. La terre embrumée semblait fumer. Des alouettes chantaient en l’air,d’autres oiseaux pépiaient dans les buissons.

Le soleil enfin se leva devant nous, tout rouge au bord de l’horizon ; et, à mesure qu’il montait, plus clair de minute en minute, la campagne paraissait s’éveiller, sourire, se secouer et ôter, comme une fille qui sort du lit, sa chemise de vapeurs blanches.

Le comte d’Étraille, assis sur le siège, cria : « Tenez, unlièvre », et il étendait le bras vers la gauche, indiquant unepièce de trèfle. L’animal filait, presque caché par ce champ,montrant seulement ses grandes oreilles ; puis il détala àtravers un labouré, s’arrêta, repartit d’une course folle, changeade direction, s’arrêta de nouveau, inquiet, épiant tout danger,indécis sur la route à prendre ; puis il se remit à couriravec de grands sauts de l’arrière-train, et il disparut dans unlarge carré de betteraves. Tous les hommes s’éveillèrent, suivantla marche de la bête.

René Lemanoir prononça : « Nous ne sommes pas galants, ce matin», et regardant sa voisine, la petite baronne de Sérennes, quiluttait contre le sommeil, il lui dit à mi-voix : « Vous pensez àvotre mari, baronne. Rassurez-vous, il ne revient que samedi. Vousavez encore quatre jours. »

Elle répondit avec un sourire endormi : « Que vous êtesbête ! » Puis, secouant sa torpeur, elle ajouta : « Voyons,dites-nous quelque chose pour nous faire rire. Vous, monsieurChenal, qui passez pour avoir eu plus de bonnes fortunes que le ducde Richelieu, racontez une histoire d’amour qui vous soit arrivée,ce que vous voudrez. »

Léon Chenal, un vieux peintre qui avait été très beau, trèsfort, très fier de son physique, et très aimé, prit dans sa main salongue barbe blanche et sourit, puis, après quelques moments deréflexion, il devint grave tout à coup.

– Ce ne sera pas gai, mesdames ; je vais vous raconter leplus lamentable amour de ma vie. Je souhaite à mes amis de n’enpoint inspirer de semblable.

1.

J’avais alors vingt-cinq ans et je faisais le rapin le long descôtes normandes.

J’appelle « faire le rapin », ce vagabondage sac au dos,d’auberge en auberge, sous prétexte d’études et de paysages surnature. Je ne sais rien de meilleur que cette vie errante, auhasard. On est libre, sans entraves d’aucune sorte, sans soucis,sans préoccupations, sans penser même au lendemain. On va par lechemin qui vous plaît, sans autre guide que sa fantaisie, sansautre conseiller que le plaisir des yeux. On s’arrête parce qu’unruisseau vous a séduit, parce qu’on sentait bon les pommes de terrefrites devant la porte d’un hôtelier. Parfois c’est un parfum declématite qui a décidé votre choix, ou l’œillade naïve d’une filled’auberge. N’ayez point de mépris pour ces rustiques tendresses.Elles ont une âme et des sens aussi, ces filles, et des jouesfermes et des lèvres fraîches ; et leur baiser violent estfort savoureux comme un fruit sauvage. L’amour a toujours du prix,d’où qu’il vienne. Un cœur qui bat quand vous paraissez, un œil quipleure quand vous partez, sont des choses si rares, si douces, siprécieuses, qu’il ne les faut jamais mépriser.

J’ai connu les rendez-vous dans les fossés pleins de primevères,derrière l’étable où dorment les vaches, et sur la paille desgreniers encore tièdes de la chaleur du jour. J’ai des souvenirs degrosse toile grise sur des chairs élastiques et rudes, et desregrets de naïves et franches caresses, plus délicates en leurbrutalité sincère, que les subtils plaisirs obtenus de femmescharmantes et distinguées.

Mais ce qu’on aime surtout dans ces courses à l’aventure, c’estla campagne, les bois, les levers de soleil, les crépuscules, lesclairs de lune. Ce sont, pour les peintres, des voyages de noceavec la terre. On est seul tout près d’elle dans ce longrendez-vous tranquille. On se couche dans une prairie, au milieudes marguerites et des coquelicots, et, les yeux ouverts, sous uneclaire tombée de soleil, on regarde au loin le petit village avecson clocher pointu qui sonne midi.

On s’assied au bord d’une source qui sort au pied d’un chêne, aumilieu d’une chevelure d’herbes frêles, hautes, luisantes de vie.On s’agenouille, on se penche, on boit cette eau froide ettransparente qui vous mouille la moustache et le nez, on la boitavec un plaisir physique, comme si on baisait la source, lèvre àlèvre. Parfois, quand on rencontre un trou, le long de ces mincescours d’eau, on s’y plonge, tout nu, et on sent sur sa peau, de latête aux pieds, comme une caresse glacée et délicieuse, lefrémissement du courant vif et léger.

On est gai sur la colline, mélancolique au bord des étangs,exalté lorsque le soleil se noie dans un océan de nuages sanglantset qu’il jette aux rivières des reflets rouges. Et, le soir, sousla lune qui passe au fond du ciel, on songe à mille chosessingulières qui ne vous viendraient point à l’esprit sous labrûlante clarté du jour.

Donc, en errant ainsi par ce pays même où nous sommes cetteannée, j’arrivai un soir au petit village de Bénouville, sur laFalaise, entre Yport et Étretat. Je venais de Fécamp en suivant lacôte, la haute côte droite comme une muraille, avec ses saillies derochers crayeux tombant à pic dans la mer. J’avais marché depuis lematin sur ce gazon ras, fin et souple comme un tapis, qui pousse aubord de l’abîme sous le vent salé du large. Et, chantant à pleingosier, allant à grands pas, regardant tantôt la fuite lente etarrondie d’une mouette promenant sur le ciel bleu la courbe blanchede ses ailes, tantôt, sur la mer verte, la voile brune d’une barquede pêche, j’avais passé un jour heureux d’insouciance et deliberté.

On m’indiqua une petite ferme où on logeait des voyageurs, sorted’auberge tenue par une paysanne au milieu d’une cour normandeentourée d’un double rang de hêtres.

Quittant la falaise, je gagnai donc le hameau enfermé dans sesgrands arbres et je me présentai chez la mère Lecacheur.

C’était une vieille campagnarde, ridée, sévère, qui semblaittoujours recevoir les pratiques à contrecœur, avec une sorte deméfiance.

Nous étions en mai ; les pommiers épanouis couvraient lacour d’un toit de fleurs parfumées, semaient incessamment une pluietournoyante de folioles roses qui tombaient sans fin sur les genset sur l’herbe.

Je demandai : « Eh bien ! madame Lecacheur, avez-vous unechambre pour moi ? »

Étonnée de voir que je savais son nom, elle répondit :

« C’est selon, tout est loué. On pourrait voir tout de même.»

En cinq minutes nous fûmes d’accord, et je déposai mon sac surle sol de terre d’une pièce rustique, meublée d’un lit, de deuxchaises, d’une table et d’une cuvette. Elle donnait dans lacuisine, grande, enfumée, où les pensionnaires prenaient leursrepas avec les gens de la ferme et la patronne, qui était veuve. Jeme lavai les mains, puis je ressortis. La vieille faisait fricasserun poulet pour le dîner dans sa large cheminée où pendait lacrémaillère noire de fumée.

– Vous avez donc des voyageurs en ce moment ? luidis-je.

Elle répondit, de son air mécontent : « J’ons eune dame, euneAnglaise d’âge. Alle occupe l’autre chambre. »

J’obtins, moyennant une augmentation de cinq sols par jour, ledroit de manger seul dans la cour quand il ferait beau.

On mit donc mon couvert devant la porte, et je commençai àdépecer à coups de dents les membres maigres de la poule normandeen buvant du cidre clair et en mâchant du gros pain blanc, vieux dequatre jours, mais excellent.

Tout à coup la barrière de bois qui donnait sur le chemins’ouvrit, et une étrange personne se dirigea vers la maison. Elleétait très maigre, très grande, tellement serrée dans un châleécossais à carreaux rouges, qu’on l’eût crue privée de bras si onn’avait vu une longue main paraître à la hauteur des hanches,tenant une ombrelle blanche de touriste. Sa figure de momie,encadrée de boudins de cheveux gris roulés, qui sautillaient àchacun de ses pas, me fit penser, je ne sais pourquoi, à un harengsaur qui aurait porté des papillotes. Elle passa devant moivivement, en baissant les yeux, et s’enfonça dans la chaumière.

Cette singulière apparition m’égaya ; c’était ma voisineassurément, l’Anglaise d’âge dont avait parlé notre hôtesse.

Je ne la revis pas ce jour-là. Le lendemain, comme je m’étaisinstallé pour peindre au fond de ce vallon charmant que vousconnaissez et qui descend jusqu’à Étretat, j’aperçus, en levant lesyeux tout à coup, quelque chose de singulier dressé sur la crête ducoteau ; on eût dit un mât pavoisé. C’était elle. En mevoyant, elle disparut.

Je rentrai à midi pour déjeuner et je pris place à la tablecommune, afin de faire connaissance avec cette vieille originale.Mais elle ne répondit pas à mes politesses, insensible même à mespetits soins. Je lui versais de l’eau avec obstination, je luipassais les plats avec empressement. Un léger mouvement de tête,presque imperceptible, et un mot anglais murmuré si bas que je nel’entendis point, étaient ses seuls remerciements.

Je cessai de m’occuper d’elle, bien qu’elle inquiétât mapensée.

Au bout de trois jours j’en savais sur elle aussi long que MmeLecacheur elle-même.

Elle s’appelait Miss Harriet. Cherchant un village perdu pour ypasser l’été, elle s’était arrêtée à Bénouville, six semainesauparavant et ne semblait point disposée à s’en aller. Elle neparlait jamais à table, mangeait vite, tout en lisant un petitlivre de propagande protestante. Elle en distribuait à tout lemonde, de ces livres. Le curé lui-même en avait reçu quatreapportés par un gamin moyennant deux sous de commission. Elledisait quelquefois à notre hôtesse, tout à coup, sans que rienpréparât cette déclaration : « Je aimé le Seigneur plus quetout ; je le admiré dans toute son création, je le adoré danstoute son nature, je le pôrté toujours dans mon cœur. » Et elleremettait aussitôt à la paysanne interdite une de ses brochuresdestinées à convertir l’univers.

Dans le village on ne l’aimait point. L’instituteur ayantdéclaré : « C’est une athée », une sorte de réprobation pesait surelle. Le curé, consulté par Mme Lecacheur, répondit : « C’est unehérétique, mais Dieu ne veut pas la mort du pécheur, et je la croisune personne d’une moralité parfaite. »

Ces mots « Athée – Hérétique » dont on ignorait le sens précis,jetaient des doutes dans les esprits. On prétendait en outre quel’Anglaise était riche et qu’elle avait passé sa vie à voyager danstous les pays du monde, parce que sa famille l’avait chassée.Pourquoi sa famille l’avait-elle chassée ? À cause de sonimpiété naturellement.

C’était, en vérité, une de ces exaltées à principes, une de cespuritaines opiniâtres comme l’Angleterre en produit tant, une deces vieilles et bonnes filles insupportables qui hantent toutes lestables d’hôte de l’Europe, gâtent l’Italie, empoisonnent la Suisse,rendent inhabitables les villes charmantes de la Méditerranée,apportent partout leurs manies bizarres, leurs mœurs de vestalespétrifiées, leurs toilettes indescriptibles et une certaine odeurde caoutchouc qui ferait croire qu’on les glisse, la nuit, dans unétui.

Quand j’en apercevais une dans un hôtel, je me sauvais comme lesoiseaux qui voient un mannequin dans un champ.

Celle-là cependant me paraissait tellement singulière qu’elle neme déplaisait point.

Mme Lecacheur, hostile par instinct à tout ce qui n’était paspaysan, sentait en son esprit borné une sorte de haine pour lesallures extatiques de la vieille fille. Elle avait trouvé un termepour la qualifier, un terme méprisant assurément, venu je ne saiscomment sur ses lèvres, appelé par je ne sais quel confus etmystérieux travail d’esprit. Elle disait : « C’est une démoniaque.» Et ce mot, collé sur cet être austère et sentimental, me semblaitd’un irrésistible comique. Je ne l’appelais plus moi-même que « ladémoniaque », éprouvant un plaisir drôle à prononcer tout haut cessyllabes en l’apercevant.

Je demandais à la mère Lecacheur : « Eh bien ! qu’est-ceque fait notre démoniaque aujourd’hui ? »

Et la paysanne répondait d’un air scandalisé :

« Croiriez-vous, monsieur, qu’all’ a ramassé un crapaud dont onavait pilé la patte, et qu’all l’a porté dans sa chambre, etqu’all’ l’a mis dans sa cuvette et qu’all’ y met un pansage comme àun homme. Si c’est pas une profanation ! »

Une autre fois, en se promenant au pied de la falaise, elleavait acheté un gros poisson qu’on venait de pêcher, rien que pourle rejeter à la mer. Et le matelot, bien que payé largement,l’avait injuriée à profusion, plus exaspéré que si elle lui eûtpris son argent dans sa poche. Après un mois il ne pouvait encoreparler de cela sans se mettre en fureur et sans crier des outrages.Oh, oui ! c’était bien une démoniaque, miss Harriet, la mèreLecacheur avait eu une inspiration de génie en la baptisantainsi.

Le garçon d’écurie, qu’on appelait Sapeur parce qu’il avaitservi en Afrique dans son jeune temps, nourrissait d’autresopinions. Il disait d’un air malin : « Ça est une ancienne qu’afait son temps. »

Si la pauvre fille avait su ?

La petite bonne Céleste ne la servait pas volontiers, sans quej’eusse pu comprendre pourquoi. Peut-être uniquement parce qu’elleétait étrangère, d’une autre race, d’une autre langue, et d’uneautre religion. C’était une démoniaque enfin !

Elle passait son temps à errer par la campagne, cherchant etadorant Dieu dans la nature. Je la trouvai, un soir, à genoux dansun buisson. Ayant distingué quelque chose de rouge à travers lesfeuilles, j’écartai les branches, et miss Harriet se dressa,confuse d’avoir été vue ainsi, fixant sur moi des yeux effaréscomme ceux des chats-huants surpris en plein jour.

Parfois, quand je travaillais dans les rochers, je l’apercevaistout à coup sur le bord de la falaise, pareille à un signal desémaphore. Elle regardait passionnément la vaste mer dorée delumière et le grand ciel empourpré de feu. Parfois je ladistinguais au fond d’un vallon, marchant vite, de son pasélastique d’Anglaise ; et j’allais vers elle, attiré je nesais par quoi, uniquement pour voir son visage d’illuminée, sonvisage sec, indicible, content d’une joie intérieure etprofonde.

Souvent aussi je la rencontrais au coin d’une ferme, assise surl’herbe, sous l’ombre d’un pommier, avec son petit livre bibliqueouvert sur les genoux, et le regard flottant au loin.

Car je ne m’en allais plus, attaché dans ce pays calme par milleliens d’amour pour ses larges et doux paysages. J’étais bien danscette ferme ignorée, loin de tout, près de la terre, de la bonne,saine, belle et verte terre que nous engraisserons nous-mêmes denotre corps, un jour. Et peut-être, faut-il l’avouer, un rien decuriosité aussi me retenait chez la mère Lecacheur. J’aurais vouluconnaître un peu cette étrange miss Harriet et savoir ce qui sepasse dans les âmes solitaires de ces vieilles Anglaiseserrantes.

2.

Nous fîmes connaissance assez singulièrement. Je venaisd’achever une étude qui me paraissait crâne, et qui l’était. Ellefut vendue dix mille francs quinze ans plus tard. C’était plussimple d’ailleurs que deux et deux font quatre et en dehors desrègles académiques. Tout le côté droit de ma toile représentait uneroche, une énorme roche à verrues, couverte de varechs bruns,jaunes et rouges, sur qui le soleil coulait comme de l’huile. Lalumière, sans qu’on vit l’astre caché derrière moi, tombait sur lapierre et la dorait de feu. C’était ça. Un premier planétourdissant de clarté, enflammé, superbe.

À gauche la mer, pas la mer bleue, la mer d’ardoise, mais la merjade, verdâtre, laiteuse et dure aussi sous le ciel foncé.

J’étais tellement content de mon travail que je dansais en lerapportant à l’auberge. J’aurais voulu que le monde entier le vittout de suite. Je me rappelle que je le montrai à une vache au borddu sentier, en lui criant :

– Regarde ça, ma vieille. Tu n’en verras pas souvent depareilles.

En arrivant devant la maison, j’appelai aussitôt la mèreLecacheur en braillant à tue-tête :

– Ohé ! ohé ! La patronne, amenez-vous et pigez-moiça.

La paysanne arriva et considéra mon œuvre de son œil stupide quine distinguait rien, qui ne voyait même pas si cela représentait unbœuf ou une maison.

Miss Harriet rentrait, et elle passait derrière moi juste aumoment où, tenant ma toile à bout de bras, je la montrais àl’aubergiste. La démoniaque ne put pas ne pas la voir, car j’avaissoin de présenter la chose de telle sorte qu’elle n’échappât pointà son œil. Elle s’arrêta net, saisie, stupéfaite. C’était sa roche,parait-il, celle où elle grimpait pour rêver à son aise.

Elle murmura un « Aoh ! » britannique si accentué et siflatteur, que je me retournai vers elle en souriant ; et jelui dis :

– C’est ma dernière étude, mademoiselle.

Elle murmura, extasiée, comique et attendrissante :

– Oh ! monsieur, vô comprené le nature d’une fâçonpalpitante.

Je rougis, ma foi, plus ému par ce compliment que s’il fût venud’une reine. J’étais séduit, conquis, vaincu. Je l’auraisembrassée, parole d’honneur !

Je m’assis à table à côté d’elle, comme toujours. Pour lapremière fois elle parla, continuant à haute voix sa pensée : «Oh ! j’aimé tant le nature ! »

Je lui offris du pain, de l’eau, du vin. Elle acceptaitmaintenant avec un petit sourire de momie. Et je commençai à causerpaysage.

Après le repas, nous étant levés ensemble, nous nous mîmes àmarcher à travers la cour ; puis, attiré sans doute parl’incendie formidable que le soleil couchant allumait sur la mer,j’ouvris la barrière qui donnait vers la falaise, et nous voilàpartis, côte à côte, contents comme deux personnes qui viennent dese comprendre et de se pénétrer.

C’était un soir tiède, amolli, un de ces soirs de bien-être oùla chair et l’esprit sont heureux. Tout est jouissance et tout estcharme. L’air tiède, embaumé, plein de senteurs d’herbes et desenteurs d’algues, caresse l’odorat de son parfum sauvage, caressele palais de sa saveur marine, caresse l’esprit de sa douceurpénétrante. Nous allions maintenant au bord de l’abîme, au-dessusde la vaste mer qui roulait, à cent mètres sous nous, ses petitsflots. Et nous buvions, la bouche ouverte et la poitrine dilatée,ce souffle frais qui avait passé l’Océan et qui nous glissait surla peau, lent et salé par le long baiser des vagues.

Serrée dans son châle à carreaux, l’air inspiré, les dents auvent, l’Anglaise regardait l’énorme soleil s’abaisser vers la mer.Devant nous, là-bas, là-bas, à la limite de la vue, un trois-mâtscouvert de voiles dessinait sa silhouette sur le ciel enflammé, etun vapeur, plus proche, passait en déroulant sa fumée qui laissaitderrière lui un nuage sans fin traversant tout l’horizon.

Le globe rouge descendait toujours, lentement. Et bientôt iltoucha l’eau, juste derrière le navire immobile qui apparut commedans un cadre de fer, au milieu de l’astre éclatant. Il s’enfonçaitpeu à peu, dévoré par l’océan. On le voyait plonger, diminuer,disparaître. C’était fini. Seul le petit bâtiment montrait toujoursson profil découpé sur le fond d’or du ciel lointain.

Miss Harriet contemplait d’un regard passionné la finflamboyante du jour. Et elle avait certes une envie immodéréed’étreindre le ciel, la mer, tout l’horizon.

Elle murmura : « Aoh ! j’aimé… J’aimé… J’aimé … » Je visune larme dans son œil. Elle reprit : « Je vôdré être une petiteoiseau pour m’envolé dans le firmament. »

Et elle restait debout, comme je l’avais vue souvent, piquée surla falaise, rouge aussi dans son châle de pourpre. J’eus envie dela croquer sur mon album. On eût dit la caricature de l’extase.

Je me retournai pour ne pas sourire.

Puis, je lui parlai peinture, comme j’aurais fait à un camarade,notant les tons, les valeurs, les vigueurs, avec des termes dumétier. Elle m’écoutait attentivement, comprenant, cherchant àdeviner le sens obscur des mots, à pénétrer ma pensée. De temps entemps elle prononçait : « Oh ! je comprené, je comprené. C’ététrès palpitante. »

Nous rentrâmes.

Le lendemain, en m’apercevant, elle vint vivement me tendre lamain. Et nous fûmes amis tout de suite.

C’était une brave créature qui avait une sorte d’âme à ressorts,partant par bonds dans l’enthousiasme. Elle manquait d’équilibre,comme toutes les femmes restées filles à cinquante ans. Ellesemblait confite dans une innocence surie ; mais elle avaitgardé au cœur quelque chose de très jeune, d’enflammé. Elle aimaitla nature et les bêtes, de l’amour exalté, fermenté comme uneboisson trop vieille, de l’amour sensuel qu’elle n’avait pointdonné aux hommes.

Il est certain que la vue d’une chienne allaitant, d’une jumentcourant dans un pré avec son poulain dans les jambes, d’un nidd’oiseau plein de petits, piaillant, le bec ouvert, la tête énorme,le corps tout nu, la faisait palpiter d’une émotion exagérée.

Pauvres êtres solitaires, errants et tristes des tables d’hôte,pauvres êtres ridicules et lamentables, je vous aime depuis quej’ai connu celui-là !

Je m’aperçus bientôt qu’elle avait quelque chose à me dire, maiselle n’osait point, et je m’amusais de sa timidité. Quand jepartais, le matin, avec ma boîte sur le dos, elle m’accompagnaitjusqu’au bout du village, muette, visiblement anxieuse et cherchantses mots pour commencer. Puis elle me quittait brusquement et s’enallait vite, de son pas sautillant.

Un jour enfin, elle prit courage : « Je vôdrè voir vô comment vôfaites le peinture ? Volé vô ? Je été très curieux. » Etelle rougissait comme si elle eût prononcé des paroles extrêmementaudacieuses.

Je l’emmenai au fond du Petit-Val, où je commençais une grandeétude.

Elle resta debout derrière moi, suivant tous mes gestes avec uneattention concentrée.

Puis soudain, craignant peut-être de me gêner, elle me dit «Merci » et s’en alla.

Mais en peu de temps elle devint plus familière et elle se mit àm’accompagner chaque jour avec un plaisir visible. Elle apportaitsous son bras son pliant, ne voulant point permettre que je leprisse, et elle s’asseyait à mon côté. Elle demeurait là pendantdes heures, immobile et muette, suivant de l’œil le bout de monpinceau dans tous ses mouvements. Quand j’obtenais, par une largeplaque de couleur posée brusquement avec le couteau, un effet justeet inattendu, elle poussait malgré elle un petit « Aoh ! »d’étonnement, de joie et d’admiration. Elle avait un sentiment derespect attendri pour mes toiles, de respect presque religieux pourcette reproduction humaine d’une parcelle de l’œuvre divine. Mesétudes lui apparaissaient comme des sortes de tableaux desainteté ; et parfois elle me parlait de Dieu, essayant de meconvertir.

Oh ! c’était un drôle de bonhomme que son bon Dieu, unesorte de philosophe de village, sans grands moyens et sans grandepuissance, car elle se le figurait toujours désolé des injusticescommises sous ses yeux – comme s’il n’avait pas pu lesempêcher.

Elle était, d’ailleurs, en termes excellents avec lui,paraissant même confidente de ses secrets et de ses contrariétés.Elle disait : « Dieu veut » ou « Dieu ne veut pas », comme unsergent qui annoncerait au conscrit que : « Le colonel il aordonné. »

Elle déplorait du fond du cœur mon ignorance des intentionscélestes qu’elle s’efforçait de me révéler ; et je trouvaischaque jour dans mes poches, dans mon chapeau quand je le laissaispar terre, dans ma boite à couleurs, dans mes souliers cirés devantma porte au matin, ces petites brochures de piété qu’elle recevaitsans doute directement du Paradis.

Je la traitais comme une ancienne amie, avec une franchisecordiale. Mais je m’aperçus bientôt que ses allures avaient un peuchangé. Je n’y pris pas garde dans les premiers temps.

Quand je travaillais, soit au fond de mon vallon, soit dansquelque chemin creux, je la voyais soudain paraître, arrivant de samarche rapide et scandée. Elle s’asseyait brusquement, essouffléecomme si elle eût couru ou comme si quelque émotion profondel’agitait. Elle était fort rouge, de ce rouge anglais qu’aucunautre peuple ne possède ; puis, sans raison, elle pâlissait,devenait couleur de terre et semblait près de défaillir. Peu à peu,cependant, je la voyais reprendre sa physionomie ordinaire et ellese mettait à parler.

Puis, tout à coup, elle laissait une phrase au milieu, se levaitet se sauvait si vite et si étrangement que je cherchais si jen’avais rien fait qui pût lui déplaire ou la blesser.

Enfin je pensai que ce devaient être là ses allures normales, unpeu modifiées sans doute en mon honneur dans les premiers temps denotre connaissance.

Quand elle rentrait à la ferme après des heures de marche sur lacôte battue du vent, ses longs cheveux tordus en spirales s’étaientsouvent déroulés et pendaient comme si leur ressort eût été cassé.Elle ne s’en inquiétait guère, autrefois, et s’en venait dîner sansgêne, dépeignée ainsi par sa sœur la brise.

Maintenant elle montait dans sa chambre pour rajuster ce quej’appelais ses verres de lampe ; et quand je lui disais avecune galanterie familière qui la scandalisait toujours : « Vous êtesbelle comme un astre aujourd’hui, miss Harriet », un peu de sanglui montait aussitôt aux joues, du sang de jeune fille, du sang dequinze ans.

Puis elle redevint tout à fait sauvage et cessa de venir me voirpeindre. Je pensai : « C’est une crise, cela passera. » Mais celane se passait point. Quand je lui parlais, maintenant, elle merépondait, soit avec une indifférence affectée, soit avec uneirritation sourde. Et elle avait des brusqueries, des impatiences,des nerfs. Je ne l’apercevais qu’aux repas et nous ne causions plusguère. Je pensai vraiment que je l’avais froissée en quelquechose ; et je lui demandai un soir : « Miss Harriet, pourquoin’êtes-vous plus avec moi comme autrefois ? Qu’est-ce que j’aifait pour vous déplaire ? Vous me causez beaucoup depeine ! »

Elle répondit, avec un accent de colère tout à fait drôle : «J’été toujours avec vô le même qu’autrefois. Ce n’été pas vrai, pasvrai », et elle courut s’enfermer dans sa chambre.

Elle me regardait par moments d’une étrange façon. Je me suisdit souvent depuis ce temps que les condamnés à mort doiventregarder ainsi quand on leur annonce le dernier jour. Il y avaitdans son œil une espèce de folie, une folie mystique etviolente ; et autre chose encore, une fièvre, un désirexaspéré, impatient et impuissant de l’irréalisé et del’irréalisable ! Et il me semblait qu’il y avait aussi en elleun combat où son cœur luttait contre une force inconnue qu’ellevoulait dompter, et peut-être encore autre chose… Quesais-je ? que sais-je ?

3.

Ce fut vraiment une singulière révélation.

Depuis quelque temps je travaillais chaque matin, dès l’aurore,à un tableau dont voici le sujet :

Un ravin profond, encaissé, dominé par deux talus de ronces etd’arbres s’allongeait, perdu, noyé dans cette vapeur laiteuse, danscette ouate qui flotte parfois sur les vallons, au lever du jour.Et tout au fond de cette brume épaisse et transparente, on voyaitvenir, ou plutôt on devinait, un couple humain, un gars et unefille, embrassés, enlacés, elle la tête levée vers lui, lui penchévers elle, et bouche à bouche.

Un premier rayon de soleil, glissant entre les branches,traversait ce brouillard d’aurore, l’illuminait d’un reflet rosederrière les rustiques amoureux, faisait passer leurs ombres vaguesdans une clarté argentée. C’était bien, ma foi, fort bien.

Je travaillais dans la descente qui mène au petit val d’Étretat.J’avais par chance, ce matin-là, la buée flottante qu’il mefallait.

Quelque chose se dressa devant moi, comme un fantôme, c’étaitmiss Harriet. En me voyant elle voulut fuir. Mais je l’appelai,criant : « Venez, venez donc, mademoiselle, j’ai un petit tableaupour vous. »

Elle s’approcha, comme à regret. Je lui tendis mon esquisse.Elle ne dit rien, mais elle demeura longtemps immobile à regarder,et brusquement elle se mit à pleurer. Elle pleurait avec desspasmes nerveux comme les gens qui ont beaucoup lutté contre leslarmes, et qui ne peuvent plus, qui s’abandonnent en résistantencore. Je me levai d’une secousse, ému moi-même de ce chagrin queje ne comprenais pas, et je lui pris les mains par un mouvementd’affection brusque, un vrai mouvement de Français qui agit plusvite qu’il ne pense.

Elle laissa quelques secondes ses mains dans les miennes, et jeles sentis frémir comme si tous ses nerfs se fussent tordus.

Puis elle les retira brusquement, ou plutôt, les arracha.

je l’avais reconnu, ce frisson-là, pour l’avoir déjàsenti ; et rien ne m’y tromperait. Ah ! le frissond’amour d’une femme, qu’elle ait quinze ou cinquante ans, qu’ellesoit du peuple ou du monde, me va si droit au cœur que je n’hésitejamais à le comprendre.

Tout son pauvre être avait tremblé, vibré, défailli. Je lesavais. Elle s’en alla sans que j’eusse dit un mot, me laissantsurpris comme devant un miracle, et désolé comme si j’eusse commisun crime.

Je ne rentrai pas pour déjeuner. J’allai faire un tour au bordde la falaise, ayant autant envie de pleurer que de rire, trouvantl’aventure comique et déplorable, me sentant ridicule et la jugeantmalheureuse à devenir folle.

Je me demandais ce que je devais faire.

Je jugeai que je n’avais plus qu’à partir, et j’en pris tout desuite la résolution.

Après avoir vagabondé jusqu’au dîner, un peu triste, un peurêveur, je rentrai à l’heure de la soupe.

On se mit à table comme de coutume. Miss Harriet était là,mangeait gravement, sans parler à personne et sans lever les yeux.Elle avait d’ailleurs son visage et son allure ordinaires.

J’attendis la fin du repas, puis, me tournant vers la patronne :« Eh bien ! madame Lecacheur, je ne vais pas tarder à vousquitter. »

La bonne femme, surprise et chagrine, s’écria de sa voixtraînante : « Qué qu’ vous dites là, mon brave monsieur ? vousallez nous quitter ! J’étions si bien accoutumée à vous !»

Je regardais de loin miss Harriet ; sa figure n’avait pointtressailli. Mais Céleste, la petite bonne, venait de lever les yeuxvers moi. C’était une grosse fille de dix-huit ans, rougeaude,franche, forte comme un cheval, et propre, chose rare. Jel’embrassais quelquefois dans les coins, par habitude de coureurd’auberges, rien de plus.

Et le dîner s’acheva.

J’allai fumer ma pipe sous les pommiers, en marchant de long enlarge, d’un bout à l’autre de la cour. Toutes les réflexions quej’avais faites dans le jour, l’étrange découverte du matin, cetamour grotesque et passionné attaché à moi, des souvenirs venus àla suite de cette révélation, des souvenirs charmants ettroublants, peut-être aussi ce regard de servante levé sur moi àl’annonce de mon départ, tout cela mêlé, combiné, me mettaitmaintenant une humeur gaillarde au corps, un picotement de baiserssur les lèvres, et, dans les veines, ce je ne sais quoi qui pousseà faire des bêtises.

La nuit venait, glissant son ombre sous les arbres, et j’aperçusCéleste qui s’en allait fermer le poulailler de l’autre côté del’enclos. Je m’élançai, courant à pas si légers qu’elle n’entenditrien, et comme elle se relevait, après avoir baissé la petitetrappe par où entrent et sortent les poules, je la saisis à pleinsbras, jetant sur sa figure large et grasse une grêle de caresses.Elle se débattait, riant tout de même, accoutumée à cela.

Pourquoi l’ai-je lâchée vivement ? Pourquoi me suis-jeretourné d’une secousse ? Comment ai-je senti quelqu’underrière moi ?

C’était miss Harriet qui rentrait, et qui nous avait vus, et quirestait immobile comme en face d’un spectre. Puis elle disparutdans la nuit.

Je revins honteux, troublé, plus désespéré d’avoir été surprisainsi par elle que si elle m’avait trouvé commettant quelque actecriminel.

Je dormis mal, énervé à l’excès, hanté de pensées tristes. Il mesembla entendre pleurer. Je me trompais sans doute. Plusieurs foisaussi je crus qu’on marchait dans la maison et qu’on ouvrait laporte du dehors.

Vers le matin la fatigue m’accablant, le sommeil enfin mesaisit. Je m’éveillai tard et ne me montrai que pour déjeuner,confus encore, ne sachant quelle contenance garder.

On n’avait point aperçu miss Harriet. On l’attendit ; ellene parut pas. La mère Lecacheur entra dans sa chambre, l’Anglaiseétait partie. Elle avait dû même sortir dès l’aurore, comme ellesortait souvent, pour voir se lever le soleil.

On ne s’en étonna point et on se mit à manger en silence.

Il faisait chaud, très chaud, c’était un de ces jours brûlantset lourds où pas une feuille ne remue. On avait tiré la tabledehors, sous un pommier ; et de temps en temps Sapeur allaitremplir au cellier la cruche de cidre, tant on buvait. Célesteapportait les plats de la cuisine, un ragoût de mouton aux pommesde terre, un lapin sauté et une salade. Puis elle posa devant nousune assiette de cerises, les premières de la saison.

Voulant les laver et les rafraîchir, je priai la petite bonned’aller me tirer un seau d’eau bien froide.

Elle revint au bout de cinq minutes en déclarant que le puitsétait tari. Ayant laissé descendre toute la corde, le seau avaittouché le fond, puis il était remonté vide. La mère Lecacheurvoulut se rendre compte par elle-même, et s’en alla regarder par letrou. Elle revint en annonçant qu’on voyait bien quelque chose dansson puits, quelque chose qui n’était pas naturel. Un voisin sansdoute y avait jeté des bottes de paille, par vengeance. Je voulusaussi regarder, espérant que je saurais mieux distinguer, et je mepenchai sur le bord. J’aperçus vaguement un objet blanc. Maisquoi ? J’eus alors l’idée de descendre une lanterne au boutd’une corde. La lueur jaune dansait sur les parois de pierre,s’enfonçant peu à peu. Nous étions tous les quatre inclinés surl’ouverture, Sapeur et Céleste nous ayant rejoints. La lanternes’arrêta au-dessus d’une masse indistincte, blanche et noire,singulière, incompréhensible. Sapeur s’écria :

– C’est un cheval. Je vé le sabot. Y s’ra tombé c’te nuit aprèss’avoir écapé du pré.

Mais soudain, je frissonnai jusqu’aux moelles. Je venais dereconnaître un pied, puis une jambe dressée ; le corps entieret l’autre jambe disparaissaient sous l’eau.

Je balbutiai, très bas, et tremblant si fort que la lanternedansait éperdument au-dessus du soulier :

– C’est une femme qui… qui… qui est là-dedans… c’est missHarriet.

Sapeur seul ne sourcilla pas. Il en avait vu bien d’autres enAfrique !

La mère Lecacheur et Céleste se mirent à pousser des crisperçants, et elles s’enfuirent en courant.

Il fallut faire le sauvetage de la morte. J’attachai solidementle valet par les reins et je le descendis ensuite au moyen de lapoulie, très lentement, en le regardant s’enfoncer dans l’ombre. Iltenait aux mains la lanterne et une autre corde. Bientôt sa voix,qui semblait venir du centre de la terre, cria : « Arr’tez » ;et je le vis qui repêchait quelque chose dans l’eau, l’autre jambe,puis il ligatura les deux pieds ensemble et cria de nouveau : «Halez. »

Je le fis remonter ; mais je me sentais les bras cassés,les muscles mous, j’avais peur de lâcher l’attache et de laisserretomber l’homme. Quand sa tête apparut à la margelle, je demandai: « Eh bien ? » comme si je m’étais attendu à ce qu’il medonnât des nouvelles de celle qui était là, au fond.

Nous montâmes tous deux sur la pierre du rebord et, face à face,penchés sur l’ouverture, nous nous mimes à hisser le corps.

La mère Lecacheur et Céleste nous guettaient de loin, cachéesderrière le mur de la maison. Quand elles aperçurent, sortant dutrou, les souliers noirs et les bas blancs de la noyée, ellesdisparurent.

Sapeur saisit les chevilles, et on la tira de là, la pauvre etchaste fille, dans la posture la plus immodeste. La tête étaitaffreuse, noire et déchirée ; et ses longs cheveux gris, toutà fait dénoués, déroulés pour toujours, pendaient, ruisselants etfangeux. Sapeur prononça d’un ton de mépris :

« Nom d’un nom, qu’all’est maigre ! »

Nous la portâmes dans sa chambre, et comme les deux femmes nereparaissaient point, je fis sa toilette mortuaire avec le valetd’écurie.

Je lavai sa triste face décomposée. Sous mon doigt un œils’ouvrit un peu, qui me regarda de ce regard pâle, de ce regardfroid, de ce regard terrible des cadavres, qui semble venir dederrière la vie. Je soignai comme je le pus ses cheveux répandus,et, de mes mains inhabiles, j’ajustai sur son front une coiffurenouvelle et singulière. Puis j’enlevai ses vêtements trempés d’eau,découvrant un peu, avec honte, comme si j’eusse commis uneprofanation, ses épaules et sa poitrine, et ses longs bras aussiminces que des branches.

Puis, j’allai chercher des fleurs, des coquelicots, des bluets,des marguerites et de l’herbe fraîche et parfumée, dont je couvrissa couche funèbre.

Puis il me fallut remplir les formalités d’usage, étant seulauprès d’elle. Une lettre trouvée dans sa poche, écrite au derniermoment, demandait qu’on l’enterrât dans ce village où s’étaientpassés ses derniers jours. Une pensée affreuse me serra le cœur.N’était-ce point à cause de moi qu’elle voulait rester en celieu ?

Vers le soir, les commères du voisinage s’en vinrent pourcontempler la défunte ; mais j’empêchai qu’on entrât ; jevoulais rester seul près d’elle ; et je veillai toute la nuit.Je la regardais à la lueur des chandelles, la misérable femmeinconnue à tous, morte si loin, si lamentablement. Laissait-ellequelque part des amis, des parents ? Qu’avaient été sonenfance, sa vie ? D’où venait-elle ainsi, toute seule,errante, perdue comme un chien chassé de sa maison ? Quelsecret de souffrance et de désespoir était enfermé dans ce corpsdisgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu’une tare honteuse,durant toute son existence, enveloppe ridicule qui avait chasséloin d’elle toute affection et tout amour ?

Comme il y a des êtres malheureux ! Je sentais peser surcette créature humaine l’éternelle injustice de l’implacablenature ! C’était fini pour elle, sans que, peut-être, elle eûtjamais eu ce qui soutient les plus déshérités, l’espérance d’êtreaimée une fois ! Car pourquoi se cachait-elle ainsi,fuyait-elle les autres ? Pourquoi aimait-elle d’une tendressesi passionnée toutes les choses et tous les êtres vivants qui nesont point les hommes ?

Et je comprenais qu’elle crût à Dieu, celle-là, et qu’elle eûtespéré ailleurs la compensation de sa misère. Elle allaitmaintenant se décomposer et devenir plante à son tour. Ellefleurirait au soleil, serait broutée par les vaches, emportée engraine par les oiseaux, et, chair des bêtes, elle redeviendrait dela chair humaine. Mais ce qu’on appelle l’âme s’était éteint aufond du puits noir. Elle ne souffrait plus. Elle avait changé savie contre d’autres vies qu’elle ferait naître.

Les heures passaient dans ce tête-à-tête sinistre et silencieux.Une lueur pâle annonça l’aurore ; puis un rayon rouge glissajusqu’au lit, mit une barre de feu sur les draps et sur les mains.C’était l’heure qu’elle aimait tant. Les oiseaux réveilléschantaient dans les arbres.

J’ouvris toute grande la fenêtre, j’écartai les rideaux pour quele ciel entier nous vit, et me penchant sur le cadavre glacé, jepris dans mes mains la tête défigurée, puis, lentement, sansterreur et sans dégoût, je mis un baiser, un long baiser, sur ceslèvres qui n’en avaient jamais reçu.

Léon Chenal se tut. Les femmes pleuraient. On entendait sur lesiège le comte Étraille se moucher coup sur coup. Seul le cochersommeillait. Et les chevaux, qui ne sentaient plus le fouet,avaient ralenti leur marche, tiraient mollement. Et le breakn’avançait plus qu’à peine, devenu lourd tout à coup comme s’il eûtété chargé de tristesse.

Chapitre 2L’héritage

1.

Bien qu’il ne fût pas encore dix heures, les employés arrivaientcomme un flot sous la grande porte du Ministère de la marine, venusen hâte de tous les coins de Paris, car on approchait du jour del’an, époque de zèle et d’avancements. Un bruit de pas pressésemplissait le vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et quesillonnaient d’inextricables couloirs, percés par d’innombrablesportes donnant entrée dans les bureaux.

Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collèguearrivé déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement detravail et s’asseyait devant sa table où des papiers entassésl’attendaient. Puis on allait aux nouvelles dans les bureauxvoisins. On s’informait d’abord si le chef était là, s’il avaitl’air bien luné, si le courrier du jour était volumineux.

Le commis d’ordre du « matériel général », M. César Cachelin, unancien sous-officier d’infanterie de marine, devenu commisprincipal par la force du temps, enregistrait sur un grand livretoutes les pièces que venait d’apporter l’huissier du cabinet. Enface de lui l’expéditionnaire, le père Savon, un vieil abruticélèbre dans tout le ministère par ses malheurs conjugaux,transcrivait, d’une main lente, une dépêche du chef, ets’appliquait, le corps de côté, l’œil oblique, dans une postureroide de copiste méticuleux.

M. Cachelin, un gros homme dont les cheveux blancs et courts sedressaient en brosse sur le crâne, parlait tout en accomplissant sabesogne quotidienne : « Trente-deux dépêches de Toulon. Ce port-lànous en donne autant que les quatre autres réunis. » Puis il posaau père Savon la question qu’il lui adressait tous les matins : «Eh bien ! mon père Savon, comment va madame ? »

Le vieux, sans interrompre sa besogne, répondit : « Vous savezbien, monsieur Cachelin, que ce sujet m’est fort pénible. »

Et le commis d’ordre se mit à rire, comme il riait tous lesjours, en entendant cette même phrase.

La porte s’ouvrit et M. Maze entra. C’était un beau garçon brun,vêtu avec une élégance exagérée, et qui se jugeait déclassé,estimant son physique et ses manières au-dessus de sa position. Ilportait de grosses bagues, une grosse chaîne de montre, un monocle,par chic, car il l’enlevait pour travailler, et il avait unfréquent mouvement des poignets pour mettre bien en vue sesmanchettes ornées de gros boutons luisants.

Il demanda, dès la porte : « Beaucoup de besogneaujourd’hui ? » M. Cachelin répondit : « C’est toujours Toulonqui donne. On voit bien que le jour de l’an approche ; ilsfont du zèle, là-bas. »

Mais un autre employé, farceur et bel esprit, M. Pitolet,apparut à son tour et demanda en riant : « Avec ça que nous n’enfaisons pas, du zèle ? »

Puis, tirant sa montre, il déclara : « Dix heures moins septminutes, et tout le monde au poste ! Mazette ! commentappelez-vous ça ? Et je vous parie bien que Sa Dignité M.Lesable était arrivé à neuf heures en même temps que notre illustrechef. »

Le commis d’ordre cessa d’écrire, posa sa plume sur son oreille,et s’accoudant au pupitre : « Oh ! celui-là, par exemple, s’ilne réussit pas, ce ne sera point faute de peine ! »

Et M. Pitolet, s’asseyant sur le coin de la table et balançantla jambe, répondit : « Mais il réussira, papa Cachelin, ilréussira, soyez-en sûr. Je vous parle vingt francs contre un souqu’il sera chef avant dix ans ! »

M. Maze, qui roulait une cigarette en se chauffant les cuissesau feu, prononça : « Zut ! Quant à moi, j’aimerais mieuxrester toute ma vie à deux mille quatre que de me décarcasser commelui. »

Pitolet pivota sur ses talons, et, d’un ton goguenard : « Ce quin’empêche pas, mon cher, que vous êtes ici, aujourd’hui 20décembre, avant dix heures. »

Mais l’autre haussa les épaules d’un air indifférent : «Parbleu ! je ne veux pas non plus que tout le monde me passesur le dos ! Puisque vous venez ici voir lever l’aurore, j’enfais autant, bien que je déplore votre empressement. De là àappeler le chef “cher maître”, comme fait Lesable, et à partir àsix heures et demie, et à emporter de la besogne à domicile, il y aloin. D’ailleurs moi, je suis du monde, et j’ai d’autresobligations qui me prennent du temps. »

M. Cachelin avait cessé d’enregistrer et il demeurait songeur,le regard perdu devant lui. Enfin il demanda : « Croyez-vous qu’ilait encore son avancement cette année ? »

Pitolet s’écria : « Je te crois, qu’il l’aura, et plutôt dixfois qu’une. Il n’est pas roublard pour rien. »

Et on parla de l’éternelle question des avancements et desgratifications qui, depuis un mois, affolait cette grande ruche debureaucrates, du rez-de-chaussée jusqu’au toit. On supputait leschances, on supposait les chiffres, on balançait les titres, ons’indignait d’avance des injustices prévues. On recommençait sansfin des discussions soutenues la veille et qui devaient revenirinvariablement le lendemain avec les mêmes raisons, les mêmesarguments et les mêmes mots.

Un nouveau commis entra, petit, pâle, l’air malade, M. Boissel,qui vivait comme dans un roman d’Alexandre Dumas père. Tout pourlui devenait aventure extraordinaire, et il racontait chaque matinà Pitolet, son compagnon, ses rencontres étranges de la veille ausoir, les drames supposés de sa maison, les cris poussés dans larue qui lui avaient fait ouvrir sa fenêtre à trois heures vingt dela nuit. Chaque jour il avait séparé des combattants, arrêté deschevaux, sauvé des femmes en danger, et bien que d’une déplorablefaiblesse physique, il citait sans cesse, d’un ton traînard etconvaincu, des exploits accomplis par la force de son bras.

Dès qu’il eut compris qu’on parlait de Lesable, il déclara : « Àquelque jour je lui dirai son fait à ce morveux-là ; et, s’ilme passe jamais sur le dos, je le secouerai d’une telle façon queje lui enlèverai l’envie de recommencer ! »

Maze, qui fumait toujours, ricana : « Vous feriez bien, dit-il,de commencer dès aujourd’hui, car je sais de source certaine quevous êtes mis de côté cette année pour céder la place à Lesable.»

Boissel leva la main : « Je vous jure que si… »

La porte s’était ouverte encore une fois et un jeune homme depetite taille, portant des favoris d’officier de marine oud’avocat, un col droit très haut, et qui précipitait ses parolescomme s’il n’eût jamais pu trouver le temps de terminer tout cequ’il avait à dire, entra vivement d’un air préoccupé. Il distribuades poignées de main en homme qui n’a pas le loisir de flâner, ets’approchant du commis d’ordre : « Mon cher Cachelin, voulez-vousme donner le dossier Chapelou, fil de caret, Toulon, A. T. V.1875 ? »

L’employé se leva, atteignit un carton au-dessus de sa tête,prit dedans un paquet de pièces enfermées dans une chemise bleue,et le présentant : « Voici, monsieur Lesable, vous n’ignorez pasque le chef a enlevé hier soir trois dépêches dans cedossier ?

– Oui. Je les ai, merci. »

Et le jeune homme sortit d’un pas pressé.

À peine fut-il parti, Maze déclara : « Hein ! quelchic ! On jurerait qu’il est déjà chef. »

Et Pitolet répliqua : « Patience ! patience ! il lesera avant nous tous. »

M. Cachelin ne s’était pas remis à écrire. On eût dit qu’unepensée fixe l’obsédait. Il demanda encore : « Il a un bel avenir,ce garçon-là ! »

Et Maze murmura d’un ton dédaigneux : « Pour ceux qui jugent leministère une carrière – oui. – Pour les autres – c’est peu… »

Pitolet l’interrompit : « Vous avez peut-être l’intention dedevenir ambassadeur ? »

L’autre fit un geste impatient : « Il ne s’agit pas de moi. Moi,je m’en fiche ! Cela n’empêche que la situation de chef debureau ne sera jamais grand-chose dans le monde. »

Le père Savon, l’expéditionnaire, n’avait point cessé de copier.Mais depuis quelques instants, il trempait coup sur coup sa plumedans l’encrier, puis l’essuyait obstinément sur l’éponge imbibéed’eau qui entourait le godet, sans parvenir à tracer une lettre. Leliquide noir glissait le long de la pointe de métal et tombait, enpâtés ronds, sur le papier. Le bonhomme, effaré et désolé,regardait son expédition qu’il lui faudrait recommencer, comme tantd’autres depuis quelque temps, et il dit, d’une voix basse ettriste :

« Voici encore de l’encre falsifiée ! »

Un éclat de rire violent jaillit de toutes les bouches. Cachelinsecouait la table avec son ventre ; Maze se courbait en deuxcomme s’il allait entrer à reculons dans la cheminée ; Pitolettapait du pied, toussait, agitait sa main droite comme si elle eûtété mouillée, et Boissel lui-même étouffait, bien qu’il pritgénéralement les choses plutôt au tragique qu’au comique.

Mais le père Savon, essuyant enfin sa plume au pan de saredingote, reprit : « Il n’y a pas de quoi rire. Je suis obligé derefaire deux ou trois fois tout mon travail. »

Il tira de son buvard une autre feuille, ajusta dedans sontransparent et recommença l’en-tête : « Monsieur le Ministre etcher collègue… » La plume maintenant gardait l’encre et traçait leslettres nettement. Et le vieux reprit sa pose oblique et continuasa copie.

Les autres n’avaient point cessé de rire. Ils s’étranglaient.C’est que depuis bientôt six mois on continuait la même farce aubonhomme, qui ne s’apercevait de rien. Elle consistait à verserquelques gouttes d’huile sur l’éponge mouillée pour décrasser lesplumes. L’acier se trouvant ainsi enduit de liquide gras, neprenait plus l’encre ; et l’expéditionnaire passait des heuresà s’étonner et à se désoler, usait des boites de plumes et desbouteilles d’encre, et déclarait enfin que les fournitures debureau étaient devenues tout à fait défectueuses.

Alors la charge avait tourné à l’obsession et au supplice. Onmêlait de la poudre de chasse au tabac du vieux, on versait desdrogues dans sa carafe d’eau, dont il buvait un verre de temps entemps, et on lui avait fait croire que, depuis la Commune, laplupart des matières d’un usage courant avaient été falsifiéesainsi par les socialistes, pour faire du tort au gouvernement etamener une révolution.

Il en avait conçu une haine effroyable contre les anarchistes,qu’il croyait embusqués partout, cachés partout, et une peurmystérieuse d’un inconnu voilé et redoutable.

Mais un coup de sonnette brusque tinta dans le corridor. On leconnaissait bien, ce coup de sonnette rageur du chef, M.Torchebeuf ; et chacun s’élança vers la porte pour regagnerson compartiment.

Cachelin se remit à enregistrer, puis il posa de nouveau saplume et prit sa tête dans ses mains pour réfléchir.

Il mûrissait une idée qui le tracassait depuis quelque temps.Ancien sous-officier d’infanterie de marine réformé après troisblessures reçues, une au Sénégal et deux en Cochinchine, et entréau ministère par faveur exceptionnelle, il avait eu à endurer biendes misères, des duretés et des déboires dans sa longue carrièred’infime subordonné ; aussi considérait-il l’autorité,l’autorité officielle, comme la plus belle chose du monde. Un chefde bureau lui semblait un être d’exception, vivant dans une sphèresupérieure ; et les employés dont il entendait dire : « C’estun malin, il arrivera vite », lui apparaissaient comme d’une autrenature que lui.

Il avait donc pour son collègue Lesable une considérationsupérieure qui touchait à la vénération, et il nourrissait le désirsecret, le désir obstiné de lui faire épouser sa fille.

Elle serait riche un jour, très riche. Cela était connu duministère tout entier, car sa sœur à lui, Mlle Cachelin, possédaitun million, un million net, liquide et solide, acquis par l’amour,disait-on, mais purifié par une dévotion tardive.

La vieille fille, qui avait été galante, s’était retirée aveccinq cent mille francs, qu’elle avait plus que doublés en dix-huitans, grâce à une économie féroce et à des habitudes de vie plus quemodestes. Elle habitait depuis longtemps chez son frère, demeuréveuf avec une fillette, Coralie, mais elle ne contribuait que d’unefaçon insignifiante aux dépenses de la maison, gardant etaccumulant son or, et répétant sans cesse à Cachelin : « Ça ne faitrien, puisque c’est pour ta fille, mais marie-la vite, car je veuxvoir mes petits-neveux. C’est elle qui me donnera cette joied’embrasser un enfant de notre sang. »

La chose était connue dans l’administration ; et lesprétendants ne manquaient point. On disait que Maze lui-même, lebeau Maze, le lion du bureau, tournait autour du père Cachelin avecune intention visible. Mais l’ancien sergent, un roublard qui avaitroulé sous toutes les latitudes, voulait un garçon d’avenir, ungarçon qui serait chef et qui reverserait de la considération surlui, César, le vieux sous-off. Lesable faisait admirablement sonaffaire, et il cherchait depuis longtemps un moyen de l’attirerchez lui.

Tout d’un coup, il se dressa en se frottant les mains. Il avaittrouvé.

Il connaissait bien le faible de chacun. On ne pouvait prendreLesable que par la vanité, la vanité professionnelle. Il irait luidemander sa protection comme on va chez un sénateur ou chez undéputé, comme on va chez un haut personnage.

N’ayant point eu d’avancement depuis cinq ans, Cachelin seconsidérait comme bien certain d’en obtenir une cette année. Ilferait donc semblant de croire qu’il le devait à Lesable etl’inviterait à dîner comme remerciement.

Aussitôt son projet conçu, il en commença l’exécution. Ildécrocha dans son armoire son veston de rue, ôta le vieux, et,prenant toutes les pièces enregistrées qui concernaient le servicede son collègue, il se rendit au bureau que cet employé occupaittout seul, par faveur spéciale, en raison de son zèle et del’importance de ses attributions.

Le jeune homme écrivait sur une grande table, au milieu dedossiers ouverts et de papiers épars, numérotés avec de l’encrerouge ou bleue.

Dès qu’il vit entrer le commis d’ordre, il demanda, d’un tonfamilier où perçait une considération : « Eh bien ! mon cher,m’apportez-vous beaucoup d’affaires ? »

– Oui, pas mal. Et puis je voudrais vous parler.

– Asseyez-vous, mon ami, je vous écoute.

Cachelin s’assit, toussota, prit un air troublé, et, d’une voixmal assurée : « Voici ce qui m’amène, monsieur Lesable. Je n’iraipas par quatre chemins. Je serai franc comme un vieux soldat. Jeviens vous demander un service.

– Lequel ?

– En deux mots. J’ai besoin d’obtenir mon avancement cetteannée. Je n’ai personne pour me protéger, moi, et j’ai pensé àvous. »

Lesable rougit un peu, étonné, content, plein d’une orgueilleuseconfusion. Il répondit cependant :

« Mais je ne suis rien ici, mon ami. Je suis beaucoup moins quevous qui allez être commis principal. Je ne puis rien. Croyez que…»

Cachelin lui coupa la parole avec une brusquerie pleine derespect : « Tra la la. Vous avez l’oreille du chef : et si vous luidites un mot pour moi, je passe. Songez que j’aurai droit à maretraite dans dix-huit mois, et cela me fera cinq cents francs demoins si je n’obtiens rien au premier janvier. Je sais bien qu’ondit : “Cachelin n’est pas gêné, sa sœur a un million.” Ça, c’estvrai, que ma sœur a un million, mais il fait des petits sonmillion, et elle n’en donne pas. C’est pour ma fille, c’est encorevrai ; mais, ma fille et moi, ça fait deux. Je serai bienavancé, moi, quand ma fille et mon gendre rouleront carrosse, si jen’ai rien à me mettre sous la dent. Vous comprenez la situation,n’est-ce pas ? »

Lesable opina du front : « C’est juste, très juste, ce que vousdites là. Votre gendre peut n’être pas parfait pour vous. Et on esttoujours bien aise d’ailleurs de ne rien devoir à personne. Enfinje vous promets de faire mon possible, je parlerai au chef, je luiexposerai le cas, j’insisterai s’il le faut. Comptez sur moi !»

Cachelin se leva, prit les deux mains de son collègue, les serraen les secouant d’une façon militaire ; et il bredouilla : «Merci, merci, comptez que si je rencontre jamais l’occasion… Si jepeux jamais… » Il n’acheva pas, ne trouvant point de fin pour saphrase, et il s’en alla en faisant retentir par le corridor son pasrythmé d’ancien troupier. Mais il entendit de loin une sonnetteirritée qui tintait, et il se mit à courir, car il avait reconnu letimbre. C’était le chef, M. Torchebeuf, qui demandait son commisd’ordre.

Huit jours plus tard, Cachelin trouva un matin sur son bureauune lettre cachetée qui contenait ceci :

« Mon cher collègue, je suis heureux de vous annoncer que leministre, sur la proposition de notre directeur et de notre chef, asigné hier votre nomination de commis principal. Vous en recevrezdemain la notification officielle. Jusque-là vous ne savez rien,n’est-ce pas ?

« Bien à vous,

« Lesable. »

César courut aussitôt au bureau de son jeune collègue, leremercia, s’excusa, offrit son dévouement, se confondit engratitude.

On apprit en effet, le lendemain, que MM. Lesable et Cachelinavaient chacun un avancement. Les autres employés attendraient uneannée meilleure et toucheraient, comme compensation, unegratification qui variait entre cent cinquante et trois centsfrancs.

M. Boissel déclara qu’il guetterait Lesable au coin de sa rue, àminuit, un de ces soirs, et qu’il lui administrerait une rossée àle laisser sur place. Les autres employés se turent.

Le lundi suivant, Cachelin, dès son arrivée, se rendit au bureaude son protecteur, entra avec solennité et d’un ton cérémonieux:

« J’espère que vous voudrez bien me faire l’honneur de venirdîner chez nous à l’occasion des Rois. Vous choisirez vous-même lejour. »

Le jeune homme, un peu surpris, leva la tête et planta ses yeuxdans les yeux de son collègue, puis il répondit, sans détourner sonregard pour bien lire la pensée de l’autre : « Mais, mon cher,c’est que… tous mes soirs sont promis d’ici quelque temps. »

Cachelin insista, d’un ton bonhomme : « Voyons, ne nous faitespas le chagrin de nous refuser après le service que vous m’avezrendu. Je vous en prie, au nom de ma famille et au mien. »

Lesable, perplexe, hésitait. Il avait compris, mais il ne savaitque répondre, n’ayant pas eu le temps de réfléchir et de peser lepour et le contre. Enfin, il pensa : « Je ne m’engage à rien enallant dîner », et il accepta d’un air satisfait en choisissant lesamedi suivant. Il ajouta, souriant : « Pour n’avoir pas à me levertrop tôt le lendemain. »

2.

M. Cachelin habitait dans le haut de la rue Rochechouart, aucinquième étage, un petit appartement avec terrasse, d’où l’onvoyait tout Paris. Il avait trois chambres, une pour sa sœur, unepour sa fille, une pour lui ; la salle à manger servait desalon.

Pendant toute la semaine il s’agita en prévision de ce dîner. Lemenu fut longuement discuté pour composer en même temps un repasbourgeois et distingué. Il fut arrêté ainsi : un consommé aux œufs,des hors-d’œuvre, crevettes et saucisson, un homard, un beaupoulet, des petits pois conservés, un pâté de foie gras, unesalade, une glace, et du désert.

Le foie gras fut acheté chez le charcutier voisin, avecrecommandation de le fournir de première qualité. La terrinecoûtait d’ailleurs trois francs cinquante. Quant au vin, Cachelins’adressa au marchand de vin du coin qui lui fournissait au litrele breuvage rouge dont il se désaltérait d’ordinaire. Il ne voulutpas aller dans une grande maison, par suite de ce raisonnement : «Les petits débitants trouvent peu d’occasions de vendre leurs vinsfins. De sorte qu’ils les conservent très longtemps en cave etqu’ils les ont excellents. »

Il rentra de meilleure heure le samedi pour s’assurer que toutétait prêt. Sa bonne, qui vint lui ouvrir, était plus rouge qu’unetomate, car son fourneau, allumé depuis midi, par crainte de ne pasarriver à temps, lui avait rôti la figure tout le jour ; etl’émotion aussi l’agitait.

Il entra dans la salle à manger pour tout vérifier. Au milieu dela petite pièce, la table ronde faisait une grande tache blanche,sous la lumière vive de la lampe coiffée d’un abat-jour vert.

Les quatre assiettes, couvertes d’une serviette pliée en bonnetd’évêque par Mlle Cachelin, la tante, étaient flanquées descouverts de métal blanc et précédées de deux verres, un grand et unpetit. César trouva cela insuffisant comme coup d’œil, et il appela: « Charlotte ! » La porte de gauche s’ouvrit et une courtevieille parut. Plus âgée que son frère de dix ails, elle avait uneétroite figure qu’encadraient des frisons de cheveux blancs obtenusau moyen de papillotes. Sa voix mince semblait trop faible pour sonpetit corps courbé, et elle allait d’un pas un peu traînant, avecdes gestes endormis.

On disait d’elle, au temps de sa jeunesse : « Quelle mignonnecréature ! »

Elle était maintenant une maigre vieille, très propre par suited’habitudes anciennes, volontaire, entêtée, avec un esprit étroit,méticuleux, et facilement irritable. Devenue très dévote, ellesemblait avoir totalement oublié les aventures des jourspassés.

Elle demanda : « Qu’est-ce que tu veux ? »

Il répondit : « Je trouve que deux verres ne font pas grandeffet. Si on donnait du champagne… Cela ne me coûtera jamais plusde trois ou quatre francs, et on pourrait mettre tout de suite lesflûtes. On changerait tout à fait l’aspect de la salle. »

Mlle Charlotte reprit : « Je ne vois pas l’utilité de cettedépense. Enfin, c’est toi qui payes, cela ne me regarde pas. »

Il hésitait, cherchant à se convaincre lui-même : « Je t’assureque cela fera mieux. Et puis, pour le gâteau des Rois, ça animera.» Cette raison l’avait décidé. Il prit son chapeau et redescenditl’escalier, puis revint au bout de cinq minutes avec une bouteillequi portait au flanc, sur une large étiquette blanche ornéed’armoiries énormes. « Grand vin mousseux de Champagne du comte deChatel-Rénovau. »

Et Cachelin déclara : « Il ne me coûte que trois francs, et ilparait qu’il est exquis. »

Il prit lui-même les flûtes dans une armoire et les plaça devantles convives.

La porte de droite s’ouvrit. Sa fille entra. Elle était grande,grasse et rose, une belle fille de forte race, avec des cheveuxchâtains et des yeux bleus. Une robe simple dessinait sa tailleronde et souple ; sa voix forte, presque une voix d’homme,avait ces notes graves qui font vibrer les nerfs. Elle s’écria : «Dieu ! du champagne ! quel bonheur ! » en battantdes mains d’une manière enfantine.

Son père lui dit : « Surtout, sois aimable pour ce monsieur quim’a rendu beaucoup de services. »

Elle se mit à rire d’un rire sonore qui disait : « Je sais.»

Le timbre du vestibule tinta, des portes s’ouvrirent et sefermèrent. Lesable parut. Il portait un habit noir, une cravateblanche et des gants blancs. Il fit un effet. Cachelin s’étaitélancé, confus et ravi : « Mais mon cher, c’était entre nous ;voyez, moi, je suis en veston. »

Le jeune homme répondit : « Je sais, vous me l’aviez dit, maisj’ai l’habitude de ne jamais sortir le soir sans mon habit. » Ilsaluait, le claque sous le bras, une fleur à la boutonnière. Césarlui présenta : « Ma sœur, Mlle Charlotte – ma fille, Coralie, quenous appelons familièrement Cora. »

Tout le monde s’inclina. Cachelin reprit : « Nous n’avons pas desalon. C’est un peu gênant, mais on s’y fait. » Lesable répliqua :« C’est charmant ! »

Puis on le débarrassa de son chapeau qu’il voulait garder. Et ilse mit aussitôt à retirer ses gants.

On s’était assis ; on le regardait de loin, à travers latable, et on ne disait plus rien. Cachelin demanda : « Est-ce quele chef est resté tard ? Moi je suis parti de bonne heure pouraider ces dames. »

Lesable répondit d’un ton dégagé : « Non. Nous sommes sortisensemble parce que nous avions à parler de la solution des toilesde prélarts de Brest. C’est une affaire fort compliquée qui nousdonnera bien du mal. »

Cachelin crut devoir mettre sa sœur au courant, et se tournantvers elle : « Toutes les questions difficiles au bureau, c’est M.Lesable qui les traite. On peut dire qu’il double le chef. »

La vieille fille salua poliment en déclarant : « Oh ! jesais que monsieur a beaucoup de capacités. »

La bonne entra, poussant la porte du genou et tenant en l’air,des deux mains, une grande soupière. Alors « le maître » cria : «Allons, à table ! Placez-vous là, monsieur Lesable, entre masœur et ma fille. Je pense que vous n’avez pas peur des dames. » Etle dîner commença.

Lesable faisait l’aimable, avec un petit air de suffisance,presque de condescendance, et il regardait de coin la jeune fille,s’étonnant de sa fraîcheur, de sa belle santé appétissante. MlleCharlotte se mettait en frais, sachant les intentions de son frère,et elle soutenait la conversation banale accrochée à tous les lieuxcommuns. Cachelin, radieux, parlait haut, plaisantait, versait levin acheté une heure plus tôt chez le marchand du coin : « Un verrede ce petit bourgogne, monsieur Lesable. Je ne vous dis pas que cesoit un grand cru, mais il est bon, il a de la cave et il estnaturel ; quant à ça, j’en réponds. Nous l’avons par des amisqui sont de là-bas. »

La jeune fille ne disait rien, un peu rouge, un peu timide,gênée par le voisinage de cet homme dont elle soupçonnait lespensées.

Quand le homard apparut, César déclara : « Voilà un personnageavec qui je ferais volontiers connaissance. » Lesable, souriant,raconta qu’un écrivain avait appelé le homard « le cardinal desmers », ne sachant pas qu’avant d’être cuit cet animal était noir.Cachelin se mit à rire de toute sa force en répétant : « Ah !ah ! ah ! elle est bien drôle. » Mais Mlle Charlotte,devenue furieuse, se fâcha : « Je ne vois pas quel rapport on a pufaire. Ce monsieur-là était déplacé. Moi je comprends toutes lesplaisanteries, toutes, mais je m’oppose à ce qu’on ridiculise leclergé devant moi. »

Le jeune homme, qui voulait plaire à la vieille fille, profitade l’occasion pour faire une profession de foi catholique. Il parlades gens de mauvais goût qui traitent avec légèreté les grandesvérités. Et il conclut : « Moi, je respecte et je vénère lareligion de mes pères, j’y a’ été élevé, j’y resterai jusqu’à mamort. »

Cachelin ne riait plus. Il roulait des boulettes de pain enmurmurant : « C’est juste, c’est juste. » Puis il changea laconversation qui l’ennuyait, et par une pente d’esprit naturelle àtous ceux qui accomplissent chaque jour la morne besogne, ildemanda : « Le beau Maze a-t-il dû rager de n’avoir pas sonavancement, hein ? »

Lesable sourit : « Que voulez-vous ? à chacun selon sesactes ! » Et on causa du ministère, ce qui passionnait tout lemonde, car les deux femmes connaissaient les employés presqueautant que Cachelin lui-même, à force d’entendre parler d’euxchaque soir. Mlle Charlotte s’occupait beaucoup de Boissel, à causedes aventures qu’il racontait et de son esprit romanesque, et MlleCora s’intéressait secrètement au beau Maze. Elles ne les avaientjamais vus, d’ailleurs.

Lesable parlait d’eux avec un ton de supériorité, comme auraitpu le faire un ministre jugeant son personnel. On l’écoutait : «Maze ne manque point d’un certain mérite ; mais quand on veutarriver, il faut travailler plus que lui. Il aime le monde, lesplaisirs. Tout cela apporte un trouble dans l’esprit. Il n’irajamais loin, par sa faute. Il sera sous-chef, peut-être, grâce àses influences, mais rien de plus. Quant à Pitolet, il rédige bien,il faut le reconnaître, il a une élégance de forme qu’on ne peutnier, mais pas de fond. Chez lui tout est en surface. C’est ungarçon qu’on ne pourrait mettre à la tête d’un service important,mais qui pourrait être utilisé par un chef intelligent en luimâchant la besogne. »

Mlle Charlotte demanda : « Et M. Boissel ? »

Lesable haussa les épaules : « Un pauvre sire, un pauvre sire.Il ne voit rien dans les proportions exactes. Il se figure deshistoires à dormir debout. Pour nous, c’est une non-valeur. »

Cachelin se mit à rire et déclara : « Le meilleur, c’est le pèreSavon. » Et tout le monde rit.

Puis on parla des théâtres et des pièces de l’année. Lesablejugea avec la même autorité la littérature dramatique, classant lesauteurs nettement, déterminant le fort et le faible de chacun avecl’assurance ordinaire des hommes qui se sentent infaillibles etuniversels.

On avait fini le rôti. César maintenant décoiffait la terrine defoie gras avec des précautions délicates qui faisaient bien jugerdu contenu. Il dit : « Je ne sais pas si celle-là sera réussie.Mais généralement elles sont parfaites. Nous les recevons d’uncousin qui habite Strasbourg. »

Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterieenfermée dans le pot de terre jaune.

Quand la glace apparut, ce fut un désastre. C’était une sauce,une soupe, un liquide clair, flottant dans un compotier. La petitebonne avait prié le garçon pâtissier, venu dès sept heures, de lasortir du moule lui-même, dans la crainte de ne pas savoir s’yprendre. Cachelin, désolé, voulait la faire reporter, puis il secalma à la pensée du gâteau des Rois, qu’il partagea avec unmystère comme s’il eût enfermé un secret de premier ordre. Tout lemonde fixait ses regards sur cette galette symbolique et on la fitpasser, en recommandant à chacun de fermer les yeux pour prendreson morceau.

Qui aurait la fève ? Un sourire niais errait sur leslèvres. M. Lesable poussa un petit « Ah ! » d’étonnement etmontra entre son pouce et son index un gros haricot blanc encorecouvert de pâte. Et Cachelin se mit à applaudir, puis il cria : «Choisissez la reine ! choisissez la reine ! » Une courtehésitation eut lieu dans l’esprit du roi. Ne ferait-il pas un actede politique en choisissant Mlle Charlotte ? Elle seraitflattée, gagnée, acquise ! Puis il réfléchit qu’en vérité,c’était pour Mlle Cora qu’on l’invitait et qu’il aurait l’air d’unsot en prenant la tante. Il se tourna donc vers sa jeune voisine,et lui présentant le pois souverain : « Mademoiselle, voulez-vousme permettre de vous l’offrir ? » Et ils se regardèrent enface pour la première fois. Elle dit : « Merci, monsieur ! »et reçut le gage de grandeur.

Il pensait : « Elle est vraiment jolie, cette fille. Elle a desyeux superbes. Et c’est une gaillarde, mâtin ! »

Une détonation fit sauter les deux femmes, Cachelin venait dedéboucher le champagne, qui s’échappait avec impétuosité de labouteille et coulait sur la nappe. Puis les verres furent emplis demousse, et le patron déclara : « Il est de bonne qualité, on levoit. » Mais comme Lesable allait boire pour empêcher encore sonverre de déborder, César s’écria : « Le roi boit ! le roiboit ! le roi boit ! » Et Mlle Charlotte, émoustilléeaussi, glapit de sa voix aiguë : « Le roi boit ! le roiboit ! »

Lesable vida son verre avec assurance, et le reposant sur latable : « Vous voyez que j’ai de l’aplomb ! » puis, setournant vers Mlle Cora : « À vous, mademoiselle ! »

Elle voulut boire ; mais tout le monde ayant crié : « Lareine boit ! la reine boit ! » elle rougit, se mit à rireet reposa la flûte devant elle.

La fin du dîner fut pleine de gaieté, le roi se montraitempressé et galant pour la reine. Puis, quand on eut pris lesliqueurs, Cachelin annonça : « On va desservir pour nous faire dela place. S’il ne pleut pas, nous pouvons passer une minute sur laterrasse. » Il tenait à montrer la vue, bien qu’il fit nuit.

On ouvrit donc la porte vitrée. Un souffle humide entra. Ilfaisait tiède dehors, comme au mois d’avril ; et tousmontèrent le pas qui séparait la salle à manger du large balcon. Onne voyait rien qu’une lueur vague planant sur la grande ville,comme ces couronnes de feu qu’on met au front des saints. De placeen place Cette clarté semblait plus vive, et Cachelin se mit àexpliquer : « Tenez, là-bas, c’est l’Éden qui brille comme ça.Voici la ligne des boulevards. Hein ! comme on les distingue.Dans le jour, c’est splendide, la vue d’ici. Vous auriez beauvoyager, vous ne verriez rien de mieux. »

Lesable s’était accoudé sur la balustrade de fer, à côté de Coraqui regardait dans le vide, muette, distraite, saisie tout à couppar une de ces langueurs mélancoliques qui engourdissent parfoisles âmes. Mlle Charlotte rentra dans la salle par crainte del’humidité. Cachelin continua à parler, le bras tendu, indiquantles directions où se trouvaient les Invalides, le Trocadéro, l’Arcde Triomphe de l’Étoile.

Lesable, à mi-voix, demanda : « Et vous, mademoiselle Cora,aimez-vous regarder Paris de là-haut ? »

Elle eut une petite secousse, comme s’il l’avait réveillée, etrépondit : « Moi ?… oui, le soir surtout. Je pense à ce qui sepasse là, devant nous. Combien il y a de gens heureux et de gensmalheureux dans toutes ces maisons ! Si on pouvait tout voir,combien on apprendrait de choses ! »

Il s’était rapproché jusqu’à ce que leurs coudes et leursépaules se touchassent : « Par les clairs de lune, ça doit êtreféerique ? »

Elle murmura : « Je crois bien. On dirait une gravure de GustaveDoré. Quel plaisir on éprouverait à pouvoir se promener longtemps,sur les toits. »

Alors il la questionna sur ses goûts, sur ses rêves, sur sesplaisirs. Et elle répondait sans embarras, en fille réfléchie,sensée, pas plus songeuse qu’il ne faut. Il la trouvait pleine debon sens, et il se disait qu’il serait vraiment doux de pouvoirpasser son bras autour de cette taille ronde et ferme etd’embrasser longuement à petits baisers lents, comme on boit àpetits coups de très bonne eau-de-vie, cette joue franche, auprèsde l’oreille, qu’éclairait un reflet de lampe. Il se sentaitattiré, ému par cette sensation de la femme si proche, par cettesoif de la chair mûre et vierge, et par cette séduction délicate dela jeune fille. Il lui semblait qu’il serait demeuré là pendant desheures, des nuits, des semaines, toujours, accoudé près d’elle, àla sentir près de lui, pénétré par le charme de son contact. Etquelque chose comme un sentiment poétique soulevait son cœur enface du grand Paris étendu devant lui, illuminé, vivant sa vienocturne, sa vie de plaisir et de débauche. Il lui semblait qu’ildominait la ville énorme, qu’il planait sur elle ; et ilsentait qu’il serait délicieux de s’accouder chaque soir sur cebalcon auprès d’une femme, et de s’aimer, de se baiser les lèvres,de s’étreindre au-dessus de la vaste cité, au-dessus de toutes lesamours qu’elle enfermait, au-dessus de toutes les satisfactionsvulgaires, au-dessus de tous les désirs communs, tout près desétoiles.

Il est des soirs où les âmes les moins exaltées se mettent àrêver, comme s’il leur poussait des ailes. Il était peut-être unpeu gris.

Cachelin, parti pour chercher sa pipe, revint en l’allumant. «Je sais, dit-il, que vous ne fumez pas, aussi je ne vous offrepoint de cigarettes. Il n’y a rien de meilleur que d’en griller uneici. Moi, S’il me fallait habiter en bas, je ne vivrais pas. Nousle pourrions, car la maison appartient à ma sœur ainsi que les deuxvoisines, celle de gauche et celle de droite. Elle a là un jolirevenu. Ça ne lui a pas coûté cher dans le temps, ces maisons-là. »Et, se tournant vers la salle, il cria : « Combien donc as-tu payéles terrains d’ici, Charlotte ? »

Alors la voix pointue de la vieille fille se mit à parler.Lesable n’entendait que des lambeaux de phrase. « … En 1863…trente-cinq francs… bâti plus tard… les trois maisons… un banquier…revendu au moins cinq cent mille francs… »

Elle racontait sa fortune avec la complaisance d’un vieux soldatqui dit ses campagnes. Elle énumérait ses achats, les propositionsqu’on lui avait faites depuis, les plus-values, etc.

Lesable, tout à fait intéressé, se retourna, appuyant maintenantson dos à la balustrade de la terrasse. Mais comme il ne saisissaitencore que des bribes de l’explication, il abandonna brusquement sajeune voisine et rentra pour tout entendre, et s’asseyant à côté deMlle Charlotte, il s’entretint longuement avec elle del’augmentation probable des loyers et de ce que peut rapporterl’argent bien placé, en valeur ou en biens-fonds.

Il s’en alla vers minuit, en promettant de revenir.

Un mois plus tard, il n’était bruit dans tout le ministère quedu mariage de Jacques-Léopold Lesable avec Mlle Céleste-CoralieCachelin.

3.

Le jeune ménage s’installa sur le même palier que Cachelin etque Mlle Charlotte, dans un logement pareil au leur et dont onexpulsa le locataire.

Une inquiétude, cependant, agitait l’esprit de Lesable : latante n’avait voulu assurer son héritage à Cora par aucun actedéfinitif. Elle avait cependant consenti à jurer « devant Dieu »que son testament était fait et déposé chez maître Belhomme,notaire. Elle avait promis, en outre, que toute sa fortunereviendrait à sa nièce, sous réserve d’une condition. Pressée derévéler cette condition, elle refusa de s’expliquer, mais elleavait encore juré avec un petit sourire bienveillant que c’étaitfacile à remplir.

Devant ces explications et cet entêtement de vieille dévote,Lesable crut devoir passer outre, et comme la jeune fille luiplaisait beaucoup, son désir triomphant de ses incertitudes, ils’était rendu aux efforts de Cachelin.

Maintenant il était heureux, bien que harcelé toujours par undoute. Et il aimait sa femme qui n’avait en rien trompé sesattentes. Sa vie s’écoulait, tranquille et monotone. Il s’étaitfait d’ailleurs en quelques semaines à sa nouvelle situationd’homme marié, et il continuait à se montrer l’employé accompli dejadis.

L’année s’écoula. Le jour de l’an revint. Il n’eut pas, à sagrande surprise, l’avancement sur lequel il comptait. Maze etPitolet passèrent seuls au grade au-dessus ; et Boisseldéclara confidentiellement à Cachelin qu’il se promettait deflanquer une roulée à ses deux confrères, un soir, en sortant, enface de la grande porte, devant tout le monde. Il n’en fitrien.

Pendant huit jours, Lesable ne dormit point d’angoisse de ne pasavoir été promu, malgré son zèle. Il faisait pourtant une besognede chien ; il remplaçait indéfiniment le sous-chef, M. Rabot,malade neuf mois par an à l’hôpital du Val-de-Grâce ; ilarrivait tous les matins à huit heures et demie ; il partaittous les soirs à six heures et demie. Que voulait-on de plus ?Si on ne lui savait pas gré d’un pareil travail et d’un semblableeffort, il ferait comme les autres, voilà tout. À chacun suivant sapeine. Comment donc M. Torchebeuf, qui le traitait ainsi qu’unfils, avait-il pu le sacrifier ? Il voulait en avoir le cœurnet. Il irait trouver le chef et s’expliquerait avec lui.

Donc, un lundi matin, avant la venue de ses confrères, il frappaà la porte de ce potentat.

Une voix aigre cria : « Entrez ! » Il entra.

Assis devant une grande table couverte de paperasses, tout petitavec une grosse tête qui semblait posée sur son buvard, M.Torchebeuf écrivait. Il dit, en apercevant son employé préféré : «Bonjour, Lesable ; vous allez bien ? »

Le jeune homme répondit : « Bonjour, cher maître, fort bien, etvous-même ? »

Le chef cessa d’écrire et fit pivoter son fauteuil. Son corpsmince, frêle, maigre, serré dans une redingote noire de formesérieuse, semblait tout à fait disproportionné avec le grand siègeà dossier de cuir. Une rosette d’officier de la Légion d’honneur,énorme, éclatante, mille fois trop large aussi pour la personne quila portait, brillait comme un charbon rouge sur la poitrineétroite, écrasée sous un crâne considérable, comme si l’individutout entier se fût développé en dôme, à la façon deschampignons.

La mâchoire était pointue, les joues creuses, les yeuxsaillants, et le front démesuré, couvert de cheveux blancs rejetésen arrière.

M. Torchebœuf prononça : « Asseyez-vous, mon ami, et dites-moice qui vous amène. »

Pour tous les autres employés il se montrait d’une rudessemilitaire, se considérant comme un capitaine à son bord, car leministère représentait pour lui un grand navire, le vaisseau amiralde toutes les flottes françaises. Lesable, un peu ému, un peu pâle,balbutia : « Cher maître, je viens vous demander si j’ai déméritéen quelque chose ?

– Mais non, mon cher, pourquoi me posez-vous cettequestion-là ?

– C’est que j’ai été un peu surpris de ne pas recevoird’avancement cette année comme les années dernières. Permettez-moide m’expliquer jusqu’au bout, cher maître, en vous demandant pardonde mon audace. Je sais que j’ai obtenu de vous des faveursexceptionnelles et des avantages inespérés. Je sais quel’avancement ne se donne, en général, que tous les deux ou troisans ; mais permettez-moi encore de vous faire remarquer que jefournis au bureau à peu près quatre fois la somme de travail d’unemployé ordinaire et deux fois au moins la somme de temps. Si doncon mettait en balance le résultat de mes efforts comme labeur et lerésultat comme rémunération, on trouverait certes celui-ci bienau-dessous de celui-là ! »

Il avait préparé avec soin sa phrase qu’il jugeaitexcellente.

M. Torchebeuf, surpris, cherchait sa réplique. Enfin, ilprononça d’un ton un peu froid : « Bien qu’il ne soit pasadmissible, en principe, qu’on discute ces choses entre chef etemployé, je veux bien pour cette fois vous répondre, eu égard à vosservices très méritants.

« Je vous ai proposé pour l’avancement, comme les annéesprécédentes. Mais le directeur a écarté votre nom en se basant surce que votre mariage vous assure un bel avenir, plus qu’uneaisance, une fortune que n’atteindront jamais vos modestescollègues. N’est-il pas équitable, en somme de faire un peu la partde la condition de chacun ? Vous deviendrez riche, très riche.Trois cents francs de plus par an ne seront rien pour vous, tandisque cette petite augmentation comptera beaucoup dans la poche desautres. Voilà, mon ami, la raison qui vous a fait rester en arrièrecette année. »

Lesable, confus et irrité, se retira.

Le soir, au dîner, il fut désagréable pour sa femme. Elle semontrait ordinairement gaie et d’humeur assez égale, maisvolontaire ; et elle ne cédait jamais quand elle voulait bienune chose. Elle n’avait plus pour lui le charme sensuel despremiers temps, et bien qu’il eût toujours un désir éveillé, carelle était fraîche et jolie, il éprouvait par moments cettedésillusion si proche de l’écœurement que donne bientôt la vie encommun de deux êtres. Les mille détails triviaux ou grotesques del’existence, les toilettes négligées du matin, la robe de chambreen laine commune, vieille, usée, le peignoir fané, car on n’étaitpas riche, et aussi toutes les besognes nécessaires vues de tropprès dans un ménage pauvre, lui dévernissaient le mariage, fanaientcette fleur de poésie qui séduit, de loin, les fiancés.

Tante Charlotte lui rendait aussi son intérieur désagréable, carelle n’en sortait plus ; elle se mêlait de tout, voulaitgouverner tout, faisait des observations sur tout, et comme onavait une peur horrible de la blesser, on supportait tout avecrésignation, mais aussi avec une exaspération grandissante etcachée.

Elle allait à travers l’appartement de son pas traînant devieille ; et sa voix grêle disait sans cesse : « vous devriezbien faire ceci ; vous devriez bien faire cela. »

Quand les deux époux se trouvaient en tête-à-tête, Lesableénervé s’écriait : « Ta tante devient intolérable. Moi, je n’enveux plus. Entends-tu ? je n’en veux plus. » Et Cora répondaitavec tranquillité : « Que veux-tu que j’y fasse, moi ? »

Alors il s’emportait : « C’est odieux d’avoir une famillepareille ! »

Et elle répliquait, toujours calme : « Oui, la famille estodieuse, mais l’héritage est bon, n’est-ce pas ? Ne fais doncpas l’imbécile. Tu as autant d’intérêt que moi à ménager tanteCharlotte. »

Et il se taisait, ne sachant que répondre.

La tante, maintenant les harcelait sans cesse avec l’idée fixed’un enfant. Elle poussait Lesable dans les coins et lui soufflaitdans la figure : « Mon neveu, j’entends que vous soyez père avantma mort. Je veux voir mon héritier. Vous ne me ferez pas accroireque Cora ne soit point faite pour être mère. Il suffit de laregarder. Quand on se marie, mon neveu, c’est pour avoir de lafamille, pour faire souche. Notre sainte mère l’Église défend lesmariages stériles. Je sais bien que vous n’êtes pas riches et qu’unenfant cause de la dépense. Mais après moi vous ne manquerez derien. Je veux un petit Lesable, je le veux, entendez-vous !»

Comme, après quinze mois de mariage, son désir ne s’était pointencore réalisé, elle conçut des doutes et devint pressante ;et elle donnait tout bas des conseils à Cora, des conseilspratiques, en femme qui a connu bien des choses, autrefois, et quisait encore s’en souvenir à l’occasion.

Mais un matin elle ne put se lever, se sentant indisposée.

Comme elle n’avait jamais été malade, Cachelin, très ému, vintfrapper à la porte de son gendre : « Courez vite chez le docteurBarbette, et vous direz au chef, n’est-ce pas, que je n’irai pointau bureau aujourd’hui, vu la circonstance. »

Lesable passa une journée d’angoisses, incapable de travailler,de rédiger et d’étudier les affaires. M. Torchebeuf, surpris, luidemanda : « Vous êtes distrait, aujourd’hui, monsieurLesable ? » Et Lesable, nerveux, répondit : « Je suis trèsfatigué, cher maître, j’ai passé toute la nuit auprès de notretante dont l’état est fort grave. »

Mais le chef reprit froidement : « Du moment que M. Cachelin estresté près d’elle, cela devrait suffire. Je ne peux pas laisser monbureau se désorganiser pour des raisons personnelles à mesemployés. »

Lesable avait placé sa montre devant lui sur sa table, et ilattendait cinq heures avec une impatience fébrile. Dès que lagrosse horloge de la grande cour sonna, il s’enfuit, quittant, pourla première fois, le bureau à la minute réglementaire.

Il prit même un fiacre pour rentrer, tant son inquiétude étaitvive ; et il monta l’escalier en courant.

La bonne vint ouvrir ; il balbutia : « Commentva-t-elle ?

– Le médecin dit qu’elle est bien bas. »

Il eut un battement de cœur et demeura tout ému : « Ah !vraiment. »

Est-ce que par hasard, elle allait mourir ?

Il n’osait pas entrer maintenant dans la chambre de la malade,et il fit appeler Cachelin qui la gardait.

Son beau-père apparut aussitôt, ouvrant la porte avecprécaution. Il avait sa robe de chambre et son bonnet grec commelorsqu’il passait de bonnes soirées au coin du feu ; et ilmurmura à voix basse : « Ça va mal, très mal. Depuis quatre heureselle est sans connaissance. On l’a même administrée dansl’après-midi. »

Alors Lesable sentit une faiblesse lui descendre dans lesjambes, et il s’assit :

– Où est ma femme ?

– Elle est auprès d’elle.

– Qu’est-ce que dit au juste le docteur ?

– Il dit que c’est une attaque. Elle en peut revenir, mais ellepeut aussi mourir cette nuit.

– Avez-vous besoin de moi ? Si vous n’en avez pas besoin,j’aime mieux ne pas entrer. Cela me serait pénible de la revoirdans cet état.

– Non. Allez chez vous. S’il y a quelque chose de nouveau, jevous ferai appeler tout de suite.

Et Lesable retourna chez lui. L’appartement lui parut changé,plus grand, plus clair. Mais comme il ne pouvait tenir en place, ilpassa sur le balcon.

On était alors aux derniers jours de juillet, et le grand soleilau moment de disparaître derrière les deux tours du Trocadéro,versait une pluie de flamme sur l’immense peuple des toits.

L’espace, d’un rouge éclatant à son pied, prenait plus haut desteintes d’or pâle, puis des teintes jaunes, puis des teintesvertes, d’un vert léger frotté de lumière, puis il devenait bleu,d’un bleu pur et frais sur les têtes.

Les hirondelles passaient comme des flèches, à peine visibles,dessinant sur le fond vermeil du ciel le profil crochu et fuyant deleurs ailes. Et sur la foule infinie des maisons, sur la campagnelointaine, planait une nuée rose, une vapeur de feu dans laquellemontaient, comme dans une apothéose, les flèches des clochers, tousles sommets sveltes des monuments. L’Arc de Triomphe de l’Étoileapparaissait énorme et noir dans l’incendie de l’horizon, et ledôme des Invalides semblait un autre soleil tombé du firmament surle dos d’un édifice.

Lesable tenait à deux mains la rampe de fer, buvant l’air commeon boit du vin, avec une envie de sauter, de crier, de faire desgestes violents, tant il se sentait envahi par une joie profonde ettriomphante. La vie lui apparaissait radieuse, l’avenir plein debonheur ! Qu’allait-il faire ? Et il rêva.

Un bruit derrière lui, le fit tressaillir. C’était sa femme.Elle avait les yeux rouges, les joues un peu enflées, l’airfatigué. Elle tendit son front pour qu’il l’embrassât, puis elledit : « On va dîner chez papa pour rester près d’elle. La bonne nela quittera pas pendant que nous mangerons. »

Et il la suivit dans l’appartement voisin.

Cachelin était déjà à table, attendant sa fille et son gendre.Un poulet froid, une salade de pommes de terre et un compotier defraises étaient posés sur le dressoir, et la soupe fumait dans lesassiettes.

On s’assit. Cachelin déclara : « Voilà des journées comme jen’en voudrais pas souvent. Ça n’est pas gai. » Il disait cela avecun ton d’indifférence dans l’accent et une sorte de satisfactionsur le visage. Et il se mit à dévorer en homme de grand appétit,trouvant le poulet excellent et la salade de pommes de terre tout àfait rafraîchissante. Mais Lesable se sentait l’estomac serré etl’âme inquiète, et il mangeait à peine, l’oreille tendue vers lachambre voisine, qui demeurait silencieuse comme si personne ne s’yfût trouvé. Cora n’avait pas faim non plus, émue, larmoyante,s’essuyant un œil de temps en temps avec un coin de saserviette.

Cachelin demanda : « Qu’a dit le chef ? »

Et Lesable donna des détails, que son beau-père voulaitminutieux, qu’il lui faisait répéter, insistant pour tout savoircomme s’il eût été absent du ministère pendant un an.

« Ça a dû faire une émotion quand on a su qu’elle étaitmalade ? » Et il songeait à sa rentrée glorieuse quand elleserait morte, aux têtes de ses collègues ; il prononçapourtant, comme pour répondre à un remords secret : « Ce n’est pasque je lui désire du mal à la chère femme ! Dieu sait que jevoudrais la conserver longtemps, mais ça fera de l’effet tout demême. Le père Savon en oubliera la Commune. »

On commençait à manger les fraises quand la porte de la malades’entrouvrit. La commotion fut telle chez les dîneurs qu’ils setrouvèrent, d’un seul coup, debout tous les trois, effarés. Et lapetite bonne parut, gardant toujours son air calme et stupide. Elleprononça tranquillement : « Elle ne souffle plus. »

Et Cachelin, jetant sa serviette sur les plats, se précipitacomme un fou ; Cora le suivit, le cœur battant ; maisLesable demeura debout près de la porte, épiant de loin la tachepâle du lit à peine éclairé par la fin du jour. Il voyait le dos deson beau-père penché vers la couche, ne remuant pas,examinant ; et tout d’un coup il entendit sa voix qui luiparut venir de loin, de très loin, du bout du monde, une de cesvoix qui passent dans les rêves et qui vous disent des chosessurprenantes. Elle prononçait : « C’est fait ! on n’entendplus rien. » Il vit sa femme tomber à genoux, le front sur le drapet sanglotant. Alors il se décida à entrer, et, comme Cachelins’était relevé, il aperçut, sur la blancheur de l’oreiller, lafigure de tante Charlotte, les yeux fermés, si creuse, si rigide,si blême, qu’elle avait l’air d’une bonne femme en cire.

Il demanda avec angoisse : « Est-ce fini ? »

Cachelin, qui contemplait aussi sa sœur, se tourna vers lui etils se regardèrent. Il répondit « Oui », voulant forcer son visageà une expression désolée, mais les deux hommes s’étaient pénétrésd’un coup d’œil, et sans savoir pourquoi, instinctivement, ils sedonnèrent une poignée de main, comme pour se remercier l’un l’autrede ce qu’ils avaient fait l’un pour l’autre.

Alors, sans perdre de temps, ils s’occupèrent avec activité detoutes les besognes que réclame un mort.

Lesable se chargea d’aller chercher le médecin et de faire, leplus vite possible, les courses les plus pressées.

Il prit son chapeau et descendit l’escalier en courant, ayanthâte d’être dans la rue, d’être seul, de respirer, de penser, dejouir solitairement de son bonheur.

Lorsqu’il eut terminé ses commissions, au lieu de rentrer ilgagna le boulevard, poussé par le désir de voir du monde, de semêler au mouvement, à la vie heureuse du soir. Il avait envie decrier aux passants : « J’ai cinquante mille livres de rentes », etil allait, les mains dans les poches, s’arrêtant devant lesétalages, examinant les riches étoffes, les bijoux, les meubles deluxe, avec cette pensée joyeuse : « Je pourrai me payer celamaintenant. »

Tout à coup il passa devant un magasin de deuil et une idéebrusque l’effleura : « Si elle n’était point morte ? S’ilss’étaient trompés ? »

Et il revint vers sa demeure, d’un pas plus pressé, avec cedoute flottant dans l’esprit.

En rentrant il demanda : « Le docteur est-il venu ? »

Cachelin répondit : « Oui. Il a constaté le décès, et il s’estchargé de la déclaration. »

Ils entrèrent dans la chambre de la morte. Cora pleuraittoujours, assise dans un fauteuil. Elle pleurait très doucement,sans peine, presque sans chagrin maintenant, avec cette facilité delarmes qu’ont les femmes.

Dès qu’ils se trouvèrent tous trois dans l’appartement, Cachelinprononça à voix basse : « À présent que la bonne est partie secoucher, nous pouvons regarder s’il n’y a rien de caché dans lesmeubles. »

Et les deux hommes se mirent à l’œuvre. Ils vidaient lestiroirs, fouillaient dans les poches, dépliaient les moindrespapiers. À minuit, ils n’avaient rien trouvé d’intéressant. Coras’était assoupie, et elle ronflait un peu, d’une façon régulière.César demanda : « Est-ce que nous allons rester ici jusqu’aujour ? » Lesable, perplexe, jugeait cela plus convenable.Alors le beau-père en prit son parti : « En ce cas, dit-il,apportons des fauteuils » ; et ils allèrent chercher les deuxautres sièges capitonnés qui meublaient la chambre des jeunesépoux.

Une heure plus tard, les trois parents dormaient avec desronflements inégaux, devant le cadavre glacé dans son éternelleimmobilité.

Ils se réveillèrent au jour, comme la petite bonne entrait dansla chambre. Cachelin aussitôt avoua, en se frottant les paupières :« Je me suis un peu assoupi depuis une demi-heure à peu près. »

Mais Lesable, qui avait aussitôt repris possession de lui,déclara : « Je m’en suis bien aperçu. Moi, je n’ai pas perduconnaissance une seconde ; j’avais seulement fermé les yeuxpour les reposer. »

Cora regagna son appartement.

Alors Lesable demanda avec une apparente indifférence : « Quandvoulez-vous que nous allions chez le notaire prendre connaissancedu testament ?

– Mais… ce matin, si vous voulez.

– Est-il nécessaire que Cora nous accompagne ?

– Ça vaut peut-être mieux, puisqu’elle est l’héritière, ensomme.

– En ce cas, je vais la prévenir de s’apprêter.

Et Lesable sortit de son pas vif.

L’étude de maître Belhomme venait d’ouvrir ses portes quandCachelin, Lesable et sa femme se présentèrent, en grand deuil, avecdes visages désolés.

Le notaire les reçut aussitôt, les fit asseoir. Cachelin prit laparole : « Monsieur, vous me connaissez : je suis le frère de MlleCharlotte Cachelin. Voici ma fille et mon gendre. Ma pauvre sœurest morte hier ; nous l’enterrerons demain. Comme vous êtesdépositaire de son testament, nous venons vous demander si elle n’apas formulé quelque volonté relative à son inhumation ou si vousn’avez pas quelque communication à nous faire. »

Le notaire ouvrit un tiroir, prit une enveloppe, la déchira,tira un papier, et prononça : « Voici, monsieur, un double de cetestament dont je puis vous donner connaissance immédiatement.

« L’autre expédition, exactement pareille à celle-ci, doitrester entre mes mains. » Et il lut :

« Je soussignée, Victorine-Charlotte Cachelin, exprime ici mesdernières volontés :

« Je laisse toute ma fortune, s’élevant à un million cent vingtmille francs environ, aux enfants qui naîtront du mariage de manièce Céleste-Coralie Cachelin, avec jouissance des revenus auxparents jusqu’à la majorité de l’aîné des descendants.

« Les dispositions qui suivent règlent la part afférente àchaque enfant et la part demeurant aux parents jusqu’à la fin deleurs jours.

« Dans le cas où ma mort arriverait avant que ma nièce eût unhéritier, toute ma fortune restera entre les mains de mon notaire,pendant trois ans, pour ma volonté exprimée plus haut êtreaccomplie si un enfant naît durant cette période.

Mais dans le cas où Coralie n’obtiendrait point du Ciel undescendant pendant les trois années qui suivront ma mort, mafortune sera distribuée, par les soins de mon notaire, aux pauvreset aux établissements de bienfaisance dont la liste suit. »

Suivait une série interminable de noms de communautés, dechiffres, d’ordres et de recommandations.

Puis maître Belhomme remit poliment le papier entre les mains deCachelin, ahuri de saisissement.

Il crut même devoir ajouter quelques explications : « MlleCachelin, dit-il, lorsqu’elle me fit l’honneur de me parler pour lapremière fois de son projet de tester dans ce sens, m’exprima ledésir extrême qu’elle avait de voir un héritier de sa race. Ellerépondit à tous mes raisonnements par l’expression de plus en plusformelle de sa volonté, qui se basait d’ailleurs sur un sentimentreligieux, toute union stérile, pensait-elle, étant un signe demalédiction céleste. Je n’ai pu modifier en rien ses intentions.Croyez que je le regrette bien vivement. » Puis il ajouta, ensouriant vers Coralie : « Je ne doute pas que le desideratum de ladéfunte ne soit bien vite réalisé. »

Et les trois parents s’en allèrent, trop effarés pour penser àrien.

Ils regagnaient leur domicile, côte à côte, sans parler, honteuxet furieux, comme s’ils s’étaient mutuellement volés. Toute ladouleur de Cora s’était soudain dissipée, l’ingratitude de sa tantela dispensant de la pleurer. Lesable, enfin, dont les lèvres pâlesétaient serrées par une contraction de dépit, dit à son beau-père :« Passez-moi donc cet acte, que j’en prenne connaissance de visu. »Cachelin lui tendit le papier, et le jeune homme se mit à lire. Ils’était arrêté sur le trottoir et, tamponné par les passants, ilresta là, fouillant les mots de son œil perçant et pratique. Lesdeux autres l’attendaient, deux pas en avant, toujours muets.

Puis il rendit le testament en déclarant : « Il n’y a rien àfaire. Elle nous a joliment floués ! »

Cachelin, que la déroute de son espérance irritait, répondit : «C’était à vous d’avoir un enfant, sacrebleu ! Vous saviez bienqu’elle le désirait depuis longtemps. »

Lesable haussa les épaules sans répliquer.

En rentrant, ils trouvèrent une foule de gens qui lesattendaient, ces gens dont le métier s’exerce autour des morts.Lesable rentra chez lui, ne voulant plus s’occuper de rien, etCésar rudoya tout le monde, criant qu’on le laissât tranquille,demandant à en finir au plus vite avec tout ça, et trouvant qu’ontardait bien à le débarrasser de ce cadavre.

Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit. MaisCachelin, au bout d’une heure, alla frapper à la porte de songendre : « Je viens, dit-il, mon cher Léopold, vous soumettrequelques réflexions, car, enfin, il faut s’entendre. Mon avis estde faire tout de même des funérailles convenables, afin de ne pasdonner l’éveil au ministère. Nous nous arrangerons pour les frais.D’ailleurs, rien n’est perdu. Vous n’êtes pas mariés depuislongtemps, et il faudrait bien du malheur pour que vous n’eussiezpas d’enfants. Vous vous y mettrez, voilà tout. Allons au pluspressé. Vous chargez-vous de passer tantôt au ministère ? Jevais écrire les adresses des lettres de faire-part. »

Lesable convint avec aigreur que son beau-père avait raison, etils s’installèrent face à face aux deux bouts d’une table longue,pour tracer les suscriptions des billets encadrés de noir.

Puis ils déjeunèrent. Cora reparut, indifférente, comme si riende tout cela ne l’eût concernée, et elle mangea beaucoup, ayantjeûné la veille.

Aussitôt le repas fini, elle retourna dans sa chambre. Lesablesortit pour aller à la Marine, et Cachelin s’installa sur sonbalcon afin de fumer une pipe, à cheval sur une chaise. Le lourdsoleil d’un jour d’été tombait d’aplomb sur la multitude des toits,dont quelques-uns garnis de vitres brillaient comme du feu,jetaient des rayons éblouissants que la vue ne pouvaitsoutenir.

Et Cachelin, en manches de chemise, regardait, de ses yeuxclignotants sous ce ruissellement de lumière, les coteaux verts,là-bas, là-bas, derrière la grande ville, derrière la banlieuepoudreuse. Il songeait que la Seine coulait, large, calme etfraîche, au pied de ces collines qui ont des arbres sur leurspentes, et qu’on serait rudement mieux sous la verdure, le ventresur l’herbe, tout au bord de la rivière, à cracher dans l’eau, quesur le plomb brûlant de sa terrasse. Et un malaise l’oppressait, lapensée harcelante, la sensation douloureuse de leur désastre, decette infortune inattendue, d’autant plus amère et brutale quel’espérance avait été plus vive et plus longue ; et ilprononça tout haut, comme on fait dans les grands troublesd’esprit, dans les obsessions d’idées fixes : « Sale rosse !»

Derrière lui, dans la chambre, il entendait les mouvements desemployés des pompes funèbres, et le bruit continu du marteau quiclouait le cercueil. Il n’avait point revu sa sœur depuis sa visiteau notaire.

Mais peu à peu, la tiédeur, la gaieté, le charme de ce grandjour d’été lui pénétrèrent la chair et l’âme, et il songea que toutn’était pas désespéré. Pourquoi donc sa fille n’aurait-elle pasd’enfant ? Elle n’était pas mariée depuis deux ansencore ! Son gendre paraissait vigoureux, bien bâti et bienportant, quoique petit. Ils auraient un enfant, nom d’un nom !Et puis, d’ailleurs, il le fallait !

Lesable était entré au ministère furtivement et s’était glissédans son bureau. Il trouva sur sa table un papier portant ces mots: « Le chef vous demande. » Il eut d’abord un geste d’impatience,une révolte contre ce despotisme qui allait lui retomber sur ledos, puis un désir brusque et violent de parvenir l’aiguillonna. Ilserait chef à son tour, et vite ; il irait plus hautencore.

Sans ôter sa redingote de ville, il se rendit chez M.Torchebeuf. Il se présenta avec une de ces figures navrées qu’onprend dans les occasions tristes, et même quelque chose de plus,une marque de chagrin réel et profond, cet involontaire abattementqu’impriment aux traits les contrariétés violentes.

La grosse tête du chef, toujours penchée sur le papier, seredressa, et il demanda d’un ton brusque : « J’ai eu besoin de voustoute la matinée. Pourquoi n’êtes-vous pas venu ? » Lesablerépondit : « Cher maître, nous avons eu le malheur de perdre matante, Mlle Cachelin, et je venais même vous demander d’assister àl’inhumation, qui aura lieu demain. »

Le visage de M. Torchebeuf s’était immédiatement rasséréné. Etil répondit avec une nuance de considération : « En ce cas, moncher ami, c’est autre chose. Je vous remercie, et je vous laisselibre, car vous devez avoir beaucoup à faire. »

Mais Lesable tenait à se montrer zélé : « Merci, cher maître,tout est fini et je compte rester ici jusqu’à l’heureréglementaire. »

Et il retourna dans son cabinet.

La nouvelle s’était répandue, et on venait de tous les bureauxpour lui faire des compliments plutôt de congratulation que dedoléance, et aussi pour voir quelle tenue il avait. Il supportaitles phrases et les regards avec un masque résigné d’acteur, et untact dont on s’étonnait. « Il s’observe fort bien », disaient lesuns. Et les autres ajoutaient : « C’est égal, au fond, il doit êtrerudement content. »

Maze, plus audacieux que tous, lui demanda, avec son air dégagéd’homme du monde : « Savez-vous au juste le chiffre de lafortune ? »

Lesable répondit avec un ton parfait de désintéressement : «Non, pas au juste. Le testament dit douze cent mille francsenviron. Je sais cela parce que le notaire a dû nous communiquerimmédiatement certaines clauses relatives aux funérailles. »

De l’avis général, Lesable ne resterait pas au ministère. Avecsoixante mille livres de rentes, on ne demeure pas gratte-papier.On est quelqu’un ; on peut devenir quelque chose à son gré.Les uns pensaient qu’il visait le Conseil d’État ; d’autrescroyaient qu’il songeait à la députation. Le chef s’attendait àrecevoir sa démission pour la transmettre au directeur.

Tout le ministère vint aux funérailles, qu’on trouva maigres.Mais un bruit courait : « C’est Mlle Cachelin elle-même qui les avoulues ainsi. C’était dans le testament. »

Dès le lendemain, Cachelin reprit son service, et Lesable, aprèsune semaine d’indisposition, revint à son tour, un peu pâli, maisassidu et zélé comme autrefois. On eût dit que rien n’était survenudans leur existence. On remarqua seulement qu’ils fumaient avecostentation de gros cigares, qu’ils parlaient de la rente, deschemins de fer, des grandes valeurs, en hommes qui ont des titresen poche, et on sut, au bout de quelque temps, qu’ils avaient louéune campagne dans les environs de Paris, pour y finir l’été.

On pensa : « Ils sont avares comme la vieille ; ça tient defamille ; qui se ressemble s’assemble ; n’importe, çan’est pas chic de rester au ministère avec une fortune pareille.»

Au bout de quelque temps, on n’y pensa plus. Ils étaient classéset jugés.

4.

En suivant l’enterrement de la tante Charlotte, Lesable songeaitau million, et, rongé par une rage d’autant plus violente qu’elledevait rester secrète, il en voulait à tout le monde de sadéplorable mésaventure.

Il se demandait aussi : « Pourquoi n’ai-je pas eu d’enfantdepuis deux ans que je suis marié ? » Et la crainte de voirson ménage demeurer stérile lui faisait battre le cœur.

Alors, comme le gamin qui regarde, au sommet du mât de cocagnehaut et luisant, la timbale à décrocher, et qui se jure à lui-mêmed’arriver là, à force d’énergie et de volonté, d’avoir la vigueuret la ténacité qu’il faudrait, Lesable prit la résolutiondésespérée d’être père. Tant d’autres le sont, pourquoi ne leserait-il pas, lui aussi ? Peut-être avait-il été négligent,insoucieux, ignorant de quelque chose, par suite d’une indifférencecomplète. N’ayant jamais éprouvé le désir violent de laisser unhéritier, il n’avait jamais mis tous ses soins à obtenir cerésultat. Il y apporterait désormais des efforts acharnés ; ilne négligerait rien, et il réussirait puisqu’il le voulaitainsi.

Mais lorsqu’il fut rentré chez lui, il se sentit mal à son aise,et il dut prendre le lit. La déception avait été trop rude, il ensubissait le contrecoup.

Le médecin jugea son état assez sérieux pour prescrire un reposabsolu, qui nécessiterait même ensuite des ménagements assez longs.On craignait une fièvre cérébrale.

En huit jours cependant il fut debout, et il reprit son serviceau ministère.

Mais il n’osait point, se jugeant encore souffrant, approcher dela couche conjugale. Il hésitait et tremblait, comme un général quiva livrer bataille, une bataille dont dépendait son avenir. Etchaque soir il attendait au lendemain, espérant une de ces heuresde santé, de bien-être et d’énergie où on se sent capable de tout.Il se tâtait le pouls à chaque instant, et, le trouvant trop faibleou agité, prenait des toniques, mangeait de la viande crue,faisait, avant de rentrer chez lui, de longues coursesfortifiantes.

Comme il ne se rétablissait pas à son gré, il eut l’idée d’allerfinir la saison chaude aux environs de Paris. Et bientôt lapersuasion lui vint que le grand air des champs aurait sur sontempérament une influence souveraine. Dans sa situation, lacampagne produit des effets merveilleux, décisifs. Il se rassurapar cette certitude du succès prochain, et il répétait à sonbeau-père, avec des sous-entendus dans la voix : « Quand nousserons à la campagne, je me porterai mieux, et tout ira bien. »

Ce seul mot de « campagne » lui paraissait comporter unesignification mystérieuse.

Ils louèrent donc dans le village de Bezons une petite maison etvinrent tous trois y loger. Les deux hommes partaient à pied,chaque matin, à travers la plaine, pour la gare de Colombes, etrevenaient à pied tous les soirs.

Cora, enchantée de vivre ainsi au bord de la douce rivière,allait s’asseoir sur les berges, cueillait des fleurs, rapportaitde gros bouquets d’herbes fines, blondes et tremblotantes.

Chaque soir, ils se promenaient tous trois le long de la rivejusqu’au barrage de la Morue, et ils entraient boire une bouteillede bière au restaurant des Tilleuls. Le fleuve, arrêté par lalongue file de piquets, s’élançait entre les joints, sautait,bouillonnait, écumait, sur une largeur de cent mètres ; et leronflement de la chute faisait frémir le sol, tandis qu’une finebuée, une vapeur humide flottait dans l’air, s’élevait de lacascade comme une fumée légère, jetant aux environs une odeur d’eaubattue et une saveur de vase remuée.

La nuit tombait. Là-bas, en face, une grande lueur indiquaitParis, et faisait répéter chaque soir à Cachelin : « Hein !quelle ville tout de même ! » De temps en temps, un trainpassant sur le pont de fer qui coupe le bout de l’île faisait unroulement de tonnerre et disparaissait bientôt, soit vers lagauche, soit vers la droite, vers Paris ou vers la mer.

Ils revenaient à pas lents, regardant se lever la lune,s’asseyant sur un fossé pour voir plus longtemps tomber dans lefleuve tranquille sa molle et jaune lumière qui semblait couleravec l’eau et que les rides du courant remuaient comme une moire defeu. Les crapauds poussaient leur cri métallique et court. Desappels d’oiseaux de nuit couraient dans l’air. Et parfois unegrande ombre muette glissait sur la rivière, troublant son courslumineux et calme. C’était une barque de maraudeurs qui jetaientsoudain l’épervier et ramenaient sans bruit sur leur bateau, dansle vaste et sombre filet, leur pêche de goujons luisants etfrémissants, comme un trésor tiré du fond de l’eau, un trésorvivant de poissons d’argent.

Cora, émue, s’appuyait tendrement au bras de son mari dont elleavait deviné les desseins, bien qu’ils n’eussent parlé de rien.C’était pour eux comme un nouveau temps de fiançailles, une secondeattente du baiser d’amour. Parfois il lui jetait une caressefurtive au bord de l’oreille sur la naissance de la nuque, en cecoin charmant de chair tendre où frisent les premiers cheveux. Ellerépondait par une pression de main ; et ils se désiraient, serefusant encore l’un à l’autre, sollicités et retenus par unevolonté plus énergique, par le fantôme du million.

Cachelin, apaisé par l’espoir qu’il sentait autour de lui,vivait heureux, buvait sec et mangeait beaucoup, sentant naître enlui, au crépuscule, des crises de poésie, cet attendrissement niaisqui vient aux plus lourds devant certaines visions des champs : unepluie de lumière dans les branches, un coucher de soleil sur lescoteaux lointains, avec des reflets de pourpre sur le fleuve. Et ildéclarait : « Moi, devant ces choses-là, je crois à Dieu. Ça mepince là » – il montrait le creux de son estomac – « et je me senstout retourné. Je deviens tout drôle. Il me semble qu’on m’a trempédans un bain qui me donne envie de pleurer. »

Lesable, cependant, allait mieux, saisi soudain par des ardeursqu’il ne connaissait plus, des besoins de courir comme un jeunecheval, de se rouler sur l’herbe, de pousser des cris de joie.

Il jugea les temps venus, Ce fut une vraie nuitd’épousailles.

Puis ils eurent une lune de miel, pleine de caresses etd’espérances.

Puis ils s’aperçurent que leurs tentatives demeuraientinfructueuses et que leur confiance était vaine.

Ce fut un désespoir, un désastre. Mais Lesable ne perdit pascourage, il s’obstina avec des efforts surhumains. Sa femme, agitéedu même désir, et tremblant de la même crainte, plus robuste aussique lui, se prêtait de bonne grâce à ses tentatives, appelait ses‘baisers, réveillait sans cesse son ardeur défaillante.

Ils revinrent à Paris dans les premiers jours d’octobre.

La vie devenait dure pour eux. Ils avaient maintenant aux lèvresdes paroles désobligeantes ; et Cachelin, qui flairait lasituation, les harcelait d’épigrammes de vieux troupier, enveniméeset grossières.

Et une pensée incessante les poursuivait, les minait,aiguillonnait leur rancune mutuelle, celle de l’héritageinsaisissable. Cora maintenant avait le verbe haut, et rudoyait sonmari. Elle le traitait en petit garçon, en moutard, en homme de peud’importance. Et Cachelin, à chaque dîner, répétait : « Moi, sij’avais été riche, j’aurais eu beaucoup d’enfants… Quand on estpauvre, il faut savoir être raisonnable. Et, se tournant vers safille, il ajoutait : Toi, tu dois être comme moi, mais voilà… » Etil jetait à son gendre un regard significatif accompagné d’unmouvement d’épaules plein de mépris.

Lesable ne répliquait rien, en homme supérieur tombé dans unefamille de rustres. Au ministère on lui trouvait mauvaise mine. Lechef même, un jour, lui demanda : « N’êtes-vous pas malade ?Vous me paraissez un peu changé. »

Il répondit : « Mais non, cher maître. Je suis peut-êtrefatigué. J’ai beaucoup travaillé depuis quelque temps, comme vousl’avez pu voir. »

Il comptait bien sur son avancement, à la fin de l’année, et ilavait repris, dans cet espoir, sa vie laborieuse d’employémodèle.

Il n’eut qu’une gratification de rien du tout, plus faible quetoutes les autres. Son beau-père Cachelin n’eut rien. Lesable,frappé au cœur, retourna trouver le chef et, pour la première fois,il l’appela « monsieur » : « À quoi me sert donc, monsieur, detravailler comme je le fais si je n’en recueille aucun fruit ?»

La grosse tête de M. Torchebeuf parut froissée : « Je vous aidéjà dit, monsieur Lesable, que je n’admettais point de discussionde cette nature entre nous. Je vous répète encore que je trouveinconvenante votre réclamation, étant donné votre fortune actuellecomparée à la pauvreté de vos collègues… »

Lesable ne put se contenir : « Mais je n’ai rien,monsieur ! Notre tante a laissé sa fortune au premier enfantqui naîtrait de mon mariage. Nous vivons, mon beau-père et moi, denos traitements. »

Le chef, surpris, répliqua : « Si vous n’avez rien aujourd’hui,vous serez riche, dans tous les cas, au premier jour. Donc, celarevient au même. »

Et Lesable se retira, plus atterré de cet avancement perdu quede l’héritage imprenable.

Mais comme Cachelin venait d’arriver à son bureau, quelquesjours plus tard, le beau Maze entra avec un sourire sur les lèvres,puis Pitolet parut, l’œil allumé, puis Boissel poussa la porte ets’avança d’un air excité, ricanant et jetant aux autres des regardsde connivence. Le père Savon copiait toujours, sa pipe de terre aucoin de la bouche, assis sur sa haute chaise, les deux pieds sur lebarreau, à la façon des petits garçons.

Personne ne disait rien. On semblait attendre quelque chose, etCachelin enregistrait les pièces, en annonçant tout haut, suivantsa coutume : « Toulon. Fournitures de gamelles d’officiers pour leRichelieu. – Lorient. Scaphandres pour le Desaix. – Brest. Essaissur les toiles à voiles de provenance anglaise ! »

Lesable parut. Il venait maintenant chaque matin chercher lesaffaires qui le concernaient, son beau-père ne prenant plus lapeine de les lui faire porter par le garçon.

Pendant qu’il fouillait dans les papiers étalés sur le bureau ducommis d’ordre, Maze le regardait de coin en se frottant les mains,et Pitolet, qui roulait une cigarette, avait des petits plis dejoie sur les lèvres, ces signes d’une gaieté qui ne se peut pluscontenir. Il se tourna vers l’expéditionnaire : « Dites donc, papaSavon, vous avez appris bien des choses dans votre existence,vous ? »

Le vieux, comprenant qu’on allait se moquer de lui et parlerencore de sa femme, ne répondit pas.

Pitolet reprit : « Vous avez toujours bien trouvé le secret pourfaire des enfants, puisque vous en avez eu plusieurs ? »

Le bonhomme releva la tête : « Vous savez, monsieur Pitolet, queje n’aime pas les plaisanteries sur ce sujet. J’ai eu le malheurd’épouser une compagne indigne. Lorsque j’ai acquis la preuve deson infidélité, je me suis séparé d’elle. »

Maze demanda d’un ton indifférent, sans rire : « Vous l’avez eueplusieurs fois, la preuve, n’est-ce pas ? »

Et le père Savon répondit gravement : « Oui, monsieur. »

Pitolet reprit la parole : « Cela n’empêche que vous êtes pèrede plusieurs enfants, trois ou quatre, m’a-t-on dit ? »

Le bonhomme, devenu fort rouge, bégaya : « Vous cherchez à meblesser, monsieur Pitolet ; mais vous n’y parviendrez point.Ma femme a eu, en effet, trois enfants. J’ai lieu de supposer quele premier est de moi, mais je renie les deux autres. »

Pitolet reprit : « Tout le monde dit, en effet, que le premierest de vous. Cela suffit. C’est très beau d’avoir un enfant, trèsbeau et très heureux. Tenez, je parie que Lesable serait enchantéd’en faire un, un seul, comme vous ? »

Cachelin avait cessé d’enregistrer. Il ne riait pas, bien que lepère Savon fût sa tête de Turc ordinaire et qu’il eût épuisé surlui la série des plaisanteries inconvenantes au sujet de sesmalheurs conjugaux.

Lesable avait ramassé ses papiers ; mais, sentant bienqu’on l’attaquait, il voulait demeurer, retenu par l’orgueil,confus et irrité, et cherchant qui donc avait pu leur livrer sonsecret. Puis le souvenir de ce qu’il avait dit au chef lui revint,et il comprit aussitôt qu’il lui faudrait montrer tout de suite unegrande énergie, s’il ne voulait point servir de plastron auministère tout entier.

Boissel marchait de long en large en ricanant toujours. Il imitala voix enrouée des crieurs des rues et beugla : « Le secret pourfaire des enfants, dix centimes, deux sous ! Demandez lesecret pour faire des enfants, révélé par M. Savon, avec beaucoupd’horribles détails ! »

Tout le monde se mit à rire, hormis Lesable et son beau-père. EtPitolet, se tournant vers le commis d’ordre : « Qu’est-ce que vousavez donc, Cachelin ? je ne reconnais pas votre gaietéhabituelle. On dirait que vous ne trouvez pas ça drôle que le pèreSavon ait eu un enfant de sa femme. Moi, je trouve ça très farce,très farce. Tout le monde n’en peut pas faire autant ! »

Lesable s’était remis à remuer des papiers, faisait semblant delire et de ne rien entendre ; mais il était devenu blême.

Boissel reprit avec la même voix de voyou : « De l’utilité deshéritiers pour recueillir les héritages, dix centimes, deux sous,demandez ! »

Alors Maze, qui jugeait inférieur ce genre d’esprit et qui envoulait personnellement à Lesable de lui avoir dérobé l’espoir defortune qu’il nourrissait dans le fond de son cœur, lui demandadirectement : « Qu’est-ce que vous avez donc, Lesable, vous êtesfort pâle ? »

Lesable releva la tête et regarda bien en face son collègue. Ilhésita quelques secondes, la lèvre frémissante, cherchant quelquechose de blessant et de spirituel, mais ne trouvant pas à son gré,il répondit : « Je n’ai rien. Je m’étonne seulement de vous voirdéployer tant de finesse. »

Maze, toujours le dos au feu et relevant de ses deux mains lesbasques de sa redingote, reprit en riant : « On fait ce qu’on peut,mon cher. Nous sommes comme vous, nous ne réussissons pas toujours…»

Une explosion de rires lui coupa la parole. Le père Savon,stupéfait, comprenant vaguement qu’on ne s’adressait plus à lui,qu’on ne se moquait pas de lui, restait bouche béante, la plume enl’air. Et Cachelin attendait, prêt à tomber à coups de poing sur lepremier que le hasard lui désignerait.

Lesable balbutia : « Je ne comprends pas. À quoi n’ai-je pasréussi ? »

Le beau Maze laissa retomber un des côtés de sa redingote pourse friser la moustache et, d’un ton gracieux « Je sais que vousréussissez d’ordinaire à tout ce que vous entreprenez. Donc, j’aieu tort de parler de vous. D’ailleurs, il s’agissait des enfants depapa Savon et non des vôtres, puisque vous n’en avez pas. Or,puisque vous réussissez dans vos entreprises, il est évident que sivous n’avez pas d’enfants, c’est que vous n’en avez pas voulu.»

Lesable demanda rudement : « De quoi vous mêlez-vous ?»

Devant ce ton provocant, Maze, à son tour, haussa la voix : «Dites donc, vous, qu’est-ce qui vous prend ? Tâchez d’êtrepoli, ou vous aurez affaire à moi ! »

Mais Lesable tremblait de colère, et perdant toute mesure : «Monsieur Maze, je ne suis pas, comme vous, un grand fat, ni ungrand beau. Et je vous prie désormais de ne jamais m’adresser laparole. Je ne me soucie ni de vous ni de vos semblables. » Et iljetait un regard de défi vers Pitolet et Boissel.

Maze avait soudain compris que la vraie force est dans le calmeet l’ironie ; mais, blessé dans toutes ses vanités, il voulutfrapper au cœur son ennemi, et reprit d’un ton protecteur, d’un tonde conseiller bienveillant, avec une rage dans les yeux : « Moncher Lesable, vous passez les bornes. Je comprends d’ailleurs votredépit ; il est fâcheux de perdre une fortune et de la perdrepour si peu, pour une chose si facile, si simple… Tenez, si vousvoulez, je vous rendrai ce service-là, moi, pour rien, en boncamarade. C’est l’affaire de cinq minutes… »

Il parlait encore, il reçut en pleine poitrine l’encrier du pèreSavon que Lesable lui lançait. Un flot d’encre lui couvrit levisage, le métamorphosant en nègre avec une rapidité surprenante.Il s’élança, roulant des yeux blancs, la main levée pour frapper.Mais Cachelin couvrit son gendre, arrêtant à bras-le-corps le grandMaze, et, le bousculant, le secouant, le bourrant de coups, il lerejeta contre le mur. Maze se dégagea d’un effort violent, ouvritla porte, cria vers les deux hommes : « Vous allez avoir de mesnouvelles ! » et il disparut.

Pitolet et Boissel le suivirent. Boissel expliqua sa modération,par la crainte qu’il avait eue de tuer quelqu’un en prenant part àla lutte.

Aussitôt rentré dans son bureau, Maze tenta de se nettoyer, maisil n’y put réussir ; il était teint avec une encre à fondviolet, dite indélébile et ineffaçable. Il demeurait devant saglace, furieux et désolé, et se frottant la figure rageusement avecsa serviette roulée en bouchon. Il n’obtint qu’un noir plus riche,nuancé de rouge, le sang affluant à la peau.

Boissel et Pitolet l’avaient suivi et lui donnaient desconseils. Selon celui-ci, il fallait se laver le visage avec del’huile d’olive pure ; selon celui-là, on réussirait avec del’ammoniaque. Le garçon de bureau fut envoyé pour demander conseilà un pharmacien. Il rapporta un liquide jaune et une pierre ponce.On n’obtint aucun résultat. Maze, découragé, s’assit et déclara : «Maintenant, il reste à vider la question d’honneur. Voulez-vous meservir de témoins et aller demander à M. Lesable soit des excusessuffisantes, soit une réparation par les armes ? »

Tous deux acceptèrent et on se mit à discuter la marche àsuivre. Ils n’avaient aucune idée de ces sortes d’affaires, mais nevoulaient pas l’avouer, et, préoccupés par le désir d’êtrecorrects, ils émettaient des opinions timides et diverses. Il futdécidé qu’on consulterait un capitaine de frégate détaché auministère pour diriger le service des charbons. Il n’en savait pasplus qu’eux. Après avoir réfléchi, il leur conseilla néanmoinsd’aller trouver Lesable et de le prier de les mettre en rapportavec deux amis.

Comme ils se dirigeaient vers le bureau de leur confrère,Boissel s’arrêta soudain : « Ne serait-il pas urgent d’avoir desgants ? »

Pitolet hésita une seconde : « 0ui, peut-être. » Mais pour seprocurer des gants, il fallait sortir, et le chef ne badinait pas.On renvoya donc le garçon de bureau chercher un assortiment chez unmarchand. La couleur les arrêta longtemps. Boissel les voulaitnoirs ; Pitolet trouvait cette teinte déplacée dans lacirconstance. Ils les prirent violets.

En voyant entrer ces deux hommes gantés et solennels, Lesableleva la tête et demanda brusquement : « Qu’est-ce que vousvoulez ? »

Pitolet répondit : « Monsieur, nous sommes chargés par notre amiM. Maze de vous demander soit des excuses, soit une réparation parles armes, pour les voies de fait auxquelles vous vous êtes livrésur lui. »

Mais Lesable, encore exaspéré, cria : « Comment ! ilm’insulte, et il vient encore me provoquer ? Dites-lui que jele méprise, que je méprise ce qu’il peut dire ou faire. »

Boissel, tragique, s’avança : « Vous allez nous forcer,monsieur, à publier dans les journaux un procès-verbal qui voussera fort désagréable. »

Pitolet, malin, ajouta : « Et qui pourra nuire gravement à votrehonneur et à votre avancement futur. »

Lesable, atterré, les regardait. Que faire ? II songea àgagner du temps : « Messieurs, vous aurez ma réponse dans dixminutes. Voulez-vous l’attendre dans le bureau de M. Pitolet ?»

Dès qu’il fut seul, il regarda autour de lui, comme pourchercher un conseil, une protection.

Un duel ! Il allait avoir un duel !

II restait palpitant, effaré, en homme paisible qui n’a jamaissongé à cette possibilité, qui ne s’est point préparé à cesrisques, à ces émotions, qui n’a point fortifié son courage dans laprévision de cet événement formidable. Il voulut se lever etretomba assis, le cœur battant, les jambes molles. Sa colère et saforce avaient tout à coup disparu. Mais la pensée de l’opinion duministère et du bruit que la chose allait faire à travers lesbureaux réveilla son orgueil défaillant, et, ne sachant querésoudre, il se rendit chez le chef pour prendre son avis.

M. Torchebeuf fut surpris et demeura perplexe. La nécessitéd’une rencontre armée ne lui apparaissait pas ; et il songeaitque tout cela allait encore désorganiser son service. II répétait :« Moi, je ne puis rien vous dire. C’est là une question d’honneurqui ne me regarde pas. Voulez-vous que je vous donne un mot pour lecommandant Bouc ? c’est un homme compétent en la matière et ilpourra vous guider. »

Lesable accepta et alla trouver le commandant qui consentit mêmeà être son témoin ; il prit un sous-chef pour le seconder.

Boissel et Pitolet les attendaient, toujours gantés. Ils avaientemprunté deux chaises dans un bureau voisin afin d’avoir quatresièges.

On se salua gravement, on s’assit. Pitolet prit la parole etexposa la situation. Le commandant, après l’avoir écouté, répondit: « La chose est grave, mais ne me paraît pas irréparable ;tout dépend des intentions. » C’était un vieux marin sournois quis’amusait.

Et une longue discussion commença, où furent élaboréssuccessivement quatre projets de lettres, les excuses devant êtreréciproques. Si M. Maze reconnaissait n’avoir pas eu l’intentiond’offenser, dans le principe, M. Lesable, celui-ci s’empresseraitd’avouer tous ses torts en lançant l’encrier, et s’excuserait de saviolence inconsidérée.

Et les quatre mandataires retournèrent vers leurs clients.

Maze, assis maintenant devant sa table, agité par l’émotion duduel possible, bien que s’attendant à voir reculer son adversaire,regardait successivement l’une et l’autre de ses joues dans un deces petits miroirs ronds, en étain, que tous les employés cachentdans leur tiroir pour faire, avant le départ du soir, la toilettede leur barbe, de leurs cheveux et de leur cravate.

Il lut les lettres qu’on lui soumettait et déclara avec unesatisfaction visible : « Cela me parait fort honorable. Je suisprêt à signer. »

Lesable, de son côté, avait accepté sans discussion la rédactionde ses témoins, en déclarant : « Du moment que c’est là votre avis,je ne puis qu’acquiescer. »

Et les quatre plénipotentiaires se réunirent de nouveau. Leslettres furent échangées ; on se salua gravement, et,l’incident vidé, on se sépara.

Une émotion extraordinaire régnait dans l’administration. Lesemployés allaient aux nouvelles, passaient d’une porte à l’autre,s’abordaient dans les couloirs.

Quand on sut l’affaire terminée, ce fut une déception générale.Quelqu’un dit : « Ça ne fait toujours pas un enfant à Lesable. » Etle mot courut. Un employé rima une chanson.

Mais, au moment où tout semblait fini, une difficulté surgit,soulevée par Boissel : « Quelle devait être l’attitude des deuxadversaires quand ils se trouveraient face à face ? Sesalueraient-ils ? Feindraient-ils de ne se pointconnaître ? » Il fut décidé qu’ils se rencontreraient, commepar hasard, dans le bureau du chef et qu’ils échangeraient, enprésence de M. Torchebeuf, quelques paroles de politesse.

Cette cérémonie fut aussitôt accomplie ; et Maze, ayantfait demander un fiacre, rentra chez lui pour essayer de senettoyer la peau.

Lesable et Cachelin remontèrent ensemble, sans parler, exaspérésl’un contre l’autre, comme si ce qui venait d’arriver eût dépendude l’un ou de l’autre. Dès qu’il fut rentré chez lui, Lesable jetaviolemment son chapeau sur la commode et cria vers sa femme :

« J’en ai assez, moi. J’ai un duel pour toi, maintenant !»

Elle le regarda, surprise, irritée déjà.

– Un duel, pourquoi cela ?

– Parce que Maze m’a insulté à ton sujet.

Elle s’approcha : « À mon sujet ? Comment ? »

Il s’était assis rageusement dans un fauteuil. Il reprit : « Ilm’a insulté… Je n’ai pas besoin de t’en dire plus long. »

Mais elle voulait savoir : « J’entends que tu me répètes lespropos qu’il a tenus sur moi. »

Lesable rougit, puis balbutia : « Il m’a dit… il m’a dit… C’està propos de ta stérilité. »

Elle eut une secousse ; puis une fureur la souleva et larudesse paternelle transperçant sa nature de femme, elle éclata : «Moi !… Je suis stérile, moi ? Qu’est-ce qu’il en sait, cemanant-là ? Stérile avec toi, oui, parce que tu n’es pas unhomme ! Mais si j’avais épousé quelqu’un, n’importe qui,entends-tu, j’en aurais eu des enfants. Ah ! je te conseillede parler ! Cela me coûte cher d’avoir épousé une chiffe commetoi !… Et qu’est-ce que tu as répondu à ce gueux ? »

Lesable, effaré, devant cet orage, bégaya : « Je l’ai…souffleté. »

Elle le regarda, étonnée :

– Et qu’est-ce qu’il a fait, lui ?

– Il m’a envoyé des témoins. Voilà !

Elle s’intéressait maintenant à cette affaire, attirée, commetoutes les femmes, vers les aventures dramatiques, et elle demanda,adoucie tout à coup, prise soudain d’une certaine estime pour cethomme qui allait risquer sa vie : « Quand est-ce que vous vousbattez ? »

Il répondit tranquillement : « Nous ne nous battons pas ;la chose a été arrangée par les témoins. Maze m’a fait des excuses.»

Elle le dévisagea, outrée de mépris : « Ah ! on m’ainsultée devant toi, et tu as laissé dire, et tu ne te batspoint ! Il ne te manquait plus que d’être un poltron !»

Il se révolta : « Je t’ordonne de te taire. Je sais mieux quetoi ce qui regarde mon honneur. D’ailleurs, voici la lettre de M.Maze. Tiens, lis, et tu verras. »

Elle prit le papier, parcourut, le devina tout, et ricanant : «Toi aussi tu as écrit une lettre ? Vous avez eu peur l’un del’autre. Oh ! que les hommes sont lâches ! Si nous étionsà votre place, nous autres… Enfin, là-dedans, c’est moi qui ai étéinsultée, moi, ta femme, et tu te contentes de cela ! Ça nem’étonne plus si tu n’es pas capable d’avoir un enfant. Tout setient. Tu es aussi… mollasse devant les femmes que devant leshommes. Ah ! j’ai pris là un joli coco ! »

Elle avait trouvé soudain la voix et les gestes de Cachelin, desgestes canailles de vieux troupier et des intonations d’homme.

Debout devant lui, les mains sur les hanches, haute, forte,vigoureuse, la poitrine ronde, la face rouge, la voix profonde etvibrante, le sang colorant ses joues fraîches de belle fille, elleregardait, assis devant elle, ce petit homme pâle, un peu chauve,rasé, avec ses courts favoris d’avocat. Elle avait envie del’étrangler, de l’écraser.

Et elle répéta : « Tu n’es capable de rien, de rien. Tu laissesmême tout le monde te passer sur le dos comme employé ! »

La porte s’ouvrit ; Cachelin parut, attiré par le bruit desvoix, et il demanda : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Elle se retourna : « Je dis son fait à ce pierrot-là !»

Et Lesable, levant les yeux, s’aperçut de leur ressemblance. Illui sembla qu’un voile se levait qui les lui montrait tels qu’ilsétaient, le père et la fille, du même sang, de la même race communeet grossière. Il se vit perdu, condamné à vivre entre les deux,toujours.

Cachelin déclara : « Si seulement on pouvait divorcer. Ça n’estpas agréable d’avoir épousé un chapon. »

Lesable se dressa d’un bond, tremblant de fureur, éclatant à cemot. Il marcha vers son beau-père, en bredouillant : « Sortezd’ici !… Sortez !… Vous êtes chez moi, entendez-vous… Jevous chasse… » Et il saisit sur la commode une bouteille pleined’eau sédative qu’il brandissait comme une massue.

Cachelin, intimidé, sortit à reculons en murmurant : « Qu’est-cequi lui prend, maintenant ? »

Mais la colère de Lesable ne s’apaisa point ; c’en étaittrop. Il se tourna vers sa femme, qui le regardait toujours, un peuétonné de sa violence, et il cria, après avoir posé sa bouteillesur le meuble : « Quant à toi… quant à toi… » Mais, comme il netrouvait rien à dire, n’ayant pas de raison à donner, il demeuraiten face d’elle, le visage décomposé, la voix changée.

Elle se mit à rire.

Devant cette gaieté qui l’insultait encore, il devint fou, ets’élançant, il la saisit au cou de la main gauche, tandis qu’il lagiflait furieusement de la droite. Elle reculait, éperdue,suffoquant. Elle rencontra le lit et s’abattit dessus à larenverse. Il ne lâchait point et frappait toujours. Tout à coup ilse releva, essoufflé, épuisé ; et, honteux soudain de sabrutalité, il balbutia : « Voilà… voilà… voilà ce que c’est. »

Mais elle ne remuait point, comme s’il l’eût tuée. Elle restaitsur le dos, au bord de la couche, la figure cachée maintenant dansses deux mains. Il s’approcha, gêné, se demandant ce qu’il allaitarriver et attendant qu’elle découvrît son visage pour voir ce quise passait en elle. Au bout de quelques minutes, son angoissegrandissant, il murmura : « Cora ! dis, Cora ! » Elle nerépondit point et ne bougea pas. Qu’avait-elle ? Quefaisait-elle ? Qu’allait-elle faire surtout ?

Sa rage passée, tombée aussi brusquement qu’elle s’étaitéveillée, il se sentait odieux, presque criminel. Il avait battuune femme, sa femme, lui, l’homme sage et froid, l’homme bien élevéet toujours raisonnable. Et dans l’attendrissement de la réaction,il avait envie de demander pardon, de se mettre à genoux,d’embrasser cette joue frappée et rouge. Il toucha, du bout dudoigt, doucement, une des mains étendues sur ce visage invisible.Elle sembla ne rien sentir. Il la flatta, la caressant comme oncaresse un chien grondé. Elle ne s’en aperçut pas. Il dit encore :« Cora, écoute, Cora, j’ai eu tort, écoute. » Elle semblait morte.Alors il essaya de soulever cette main. Elle se détacha facilement,et il vit un œil ouvert qui le regardait, un œil fixe, inquiétantet troublant.

Il reprit : « Écoute, Cora, je me suis laissé emporter par lacolère. C’est ton père qui m’avait poussé à bout. On n’insulte pasun homme ainsi. »

Elle ne répondit rien, comme si elle n’entendait pas. Il nesavait que dire, que faire. Il l’embrasse près de l’oreille, et, ense relevant, il vit une larme au coin de l’œil, une grosse larmequi se détacha et roula vivement sur la joue ; et la paupières’agitait, se fermait coup sur coup.

Il fut saisi de chagrin, pénétré d’émotion, et, ouvrant lesbras, il s’étendit sur sa femme ; il écarta l’autre main avecses lèvres, et lui baisant toute la figure, il la priait : « Mapauvre Cora, pardonne-moi, dis, pardonne-moi. » Elle pleuraittoujours sans bruit, sans sanglots, comme on pleure des chagrinsprofonds.

Il la tenait serrée contre lui, la caressant, lui murmurant dansl’oreille tous les mots tendres qu’il pouvait trouver. Mais elledemeurait insensible. Cependant elle cessa de pleurer. Ilsrestèrent longtemps ainsi, étendus et enlacés.

La nuit venait, emplissent d’ombre la petite chambre ; etlorsque la pièce fut bien noire, il s’enhardit et sollicita sonpardon de manière à raviver leurs espérances.

Lorsqu’ils se furent relevés, il avait repris sa voix et safigure ordinaires, comme si rien ne s’était passé. Elle paraissaitau contraire attendrie, parlait d’un ton plus doux que de coutume,regardait son mari avec des yeux soumis, presque caressants, commesi cette correction inattendue eût détendu ses nerfs et amolli soncœur. Il prononça tranquillement : « Ton père doit s’ennuyer, toutseul chez lui ; tu devrais bien aller le chercher. Il seraittemps de dîner, d’ailleurs. » Elle sortit.

Il était sept heures, en effet, et la petite bonne annonça lasoupe ; puis Cachelin, calme et souriant, reparut avec safille. On se mit à table et on causa, ce soir-là, avec plus decordialité qu’on n’avait fait depuis longtemps, comme si quelquechose d’heureux était arrivé pour tout le monde.

5.

Mais leurs espérances toujours entretenues, toujoursrenouvelées, n’aboutissaient jamais à rien. De mois en mois leursattentes déçues, malgré la persistance de Lesable et la bonnevolonté de sa compagne, les enfiévraient d’angoisse. Chacun sanscesse reprochait à l’autre leur insuccès, et l’époux désespéré,amaigri, fatigué, avait à souffrir surtout de la grossièreté deCachelin qui ne l’appelait plus, dans leur intimité guerroyante,que « M. Lecoq », en souvenir sans doute de ce jour où il avaitfailli recevoir une bouteille par la figure pour avoir prononcé lemot : chapon.

Sa fille et lui, ligués d’instinct, enragés par la penséeconstante de cette grosse fortune si proche et impossible à saisir,ne savaient qu’inventer pour humilier et torturer cet impotent d’oùvenait leur malheur.

En se mettant à table, Cora, chaque jour, répétait : « Nousavons peu de chose pour le dîner. Il en serait autrement si nousétions riches. Ce n’est pas ma faute. »

Quand Lesable partait pour son bureau, elle lui criait du fondde sa chambre : « Prends ton parapluie pour ne pas me revenir salecomme une roue d’omnibus. Après tout, ce n’est pas ma faute si tues encore obligé de faire ce métier de gratte-papier. »

Quand elle allait sortir elle-même, elle ne manquait jamais des’écrier : « Dire que si j’avais épousé un autre homme j’aurais unevoiture à moi. »

À toute heure, à toute occasion, elle pensait à cela, piquaitson mari d’un reproche, le cinglait d’une injure, le faisait seulcoupable, le rendait seul responsable de la perte de cet argentqu’elle aurait possédé.

Un soir enfin, perdant encore patience, il s’écria : « Mais, nomd’un chien ! te tairas-tu à la fin ? D’abord, c’est tafaute, à toi seule, entends-tu, si nous n’avons pas d’enfant, parceque j’en ai un, moi… »

Il mentait, préférant tout à cet éternel reproche et à cettehonte de paraître impuissant.

Elle le regarda, étonnée d’abord, cherchant la vérité dans sesyeux, puis ayant compris, et pleine de dédain : « Tu as un enfant,toi ? »

Il répondit effrontément : « Oui, un enfant naturel que je faisélever à Asnières. »

Elle reprit avec tranquillité : « Nous irons le voir demain pourque je me rende compte comment il est fait. »

Mais il rougit jusqu’aux oreilles en balbutiant : « Comme tuvoudras. »

Elle se leva, le lendemain, dès sept heures, et comme ils’étonnait : « Mais n’allons-nous pas voir ton enfant ? Tu mel’as promis hier soir. Est-ce que tu n’en aurais plus aujourd’hui,par hasard ? »

Il sortit de son lit brusquement : « Ce n’est pas mon enfant quenous allons voir, mais un médecin ; et il te dira ton fait.»

Elle répondit, en femme sûre d’elle : « Je ne demande pas mieux.»

Cachelin se chargea d’annoncer au ministère que son gendre étaitmalade ; et le ménage Lesable, renseigné par un médecinvoisin, sonnait à une heure précise à la porte du docteurLefilleul, auteur de plusieurs ouvrages sur l’hygiène de lagénération.

Ils entrèrent dans un salon blanc à filet d’or, mal meublé, quisemblait nu et inhabité malgré le nombre des sièges. Ilss’assirent. Lesable se sentait ému, tremblant, honteux aussi. Leurtour vint et ils pénétrèrent dans une sorte de bureau où les reçutun gros homme de petite taille, cérémonieux et froid.

Il attendit qu’ils s’expliquassent ; mais Lesable ne s’yhasardait point, rouge jusqu’aux oreilles. Sa femme alors sedécida, et, d’une voix tranquille, en personne résolue à tout pourarriver à son but : « Monsieur, nous venons vous trouver parce quenous n’avons pas d’enfants. Une grosse fortune en dépend pour nous.»

La consultation fut longue, minutieuse et pénible. Seule Cora nesemblait point gênée, se prêtait à l’examen attentif du médecin enfemme qu’anime et que soutient un intérêt plus haut.

Après avoir étudié pendant près d’une heure les deux époux, lepraticien ne se prononça pas. « Je ne constate rien, dit-il, riend’anormal, ni rien de spécial. Le cas, d’ailleurs, se présenteassez fréquemment. Il en est des corps comme des caractères.Lorsque nous voyons tant de ménages disjoints pour incompatibilitéd’humeur, il n’est pas étonnant d’en voir d’autres stériles pourincompatibilité physique. Madame me parait particulièrement bienconstituée et apte à la génération. Monsieur, de son côté, bien quene présentant aucun caractère de conformation en dehors de larègle, me semble affaibli, peut-être même par suite de son excessifdésir de devenir père. Voulez-vous me permettre de vousausculter ? »

Lesable, inquiet, ôta son gilet et le docteur colla longtempsson oreille sur le thorax et dans le dos de l’employé, puis il letapota obstinément depuis l’estomac jusqu’au cou et depuis lesreins jusqu’à la nuque.

Il constata un léger trouble au premier temps du cœur, et mêmeune menace du côté de la poitrine.

« Il faut vous soigner, monsieur, vous soigner attentivement.C’est de l’anémie, de l’épuisement, pas autre chose. Ces accidents,encore insignifiants, pourraient, en peu de temps, devenirincurables. »

Lesable, blême d’angoisse, demanda une ordonnance. On luiprescrivit un régime compliqué. Du fer, des viandes rouges, dubouillon dans le jour, de l’exercice, du repos et un séjour à lacampagne pendant l’été. Puis le docteur leur donna des conseilspour le moment où il irait mieux. Il leur indiqua des pratiquesusitées dans leur cas et qui avaient souvent réussi.

La consultation coûta quarante francs.

Lorsqu’ils furent dans la rue, Cora prononça, pleine de colèresourde et prévoyant l’avenir : « Me voilà bien lotie, moi !»

Il ne répondit pas. Il marcha dévoré de craintes, recherchant etpesant chaque parole du docteur. Ne l’avait-il pas trompé ? Nel’avait-il pas jugé perdu ? Il ne pensait guère à l’héritage,maintenant, et à l’enfant ! Il s’agissait de sa vie !

Il lui semblait entendre un sifflement dans ses poumons etsentir son cœur battre à coups précipités. En traversant lesTuileries il eut une faiblesse et désira s’asseoir. Sa femme,exaspérée, resta debout près de lui pour l’humilier, le regardantde haut en bas avec une pitié méprisante. Il respirait péniblement,exagérant l’essoufflement qui provenait de son émotion ; et,les doigts de la main gauche sur le pouls du poignet droit, ilcomptait les pulsations de l’artère.

Cora, qui piétinait d’impatience, demanda : « Est-ce fini, cesmanières-là ? Quand tu seras prêt ? » Il se leva, commese lèvent les victimes, et se remit en route sans prononcer uneparole.

Quand Cachelin apprit le résultat de la consultation, il nemodéra point sa fureur. Il gueulait : « Nous voilà propres, ahbien ! nous voilà propres. » Et il regardait son gendre avecdes yeux féroces, comme s’il eût voulu le dévorer.

Lesable n’écoutait pas, n’entendait pas, ne pensant plus qu’à sasanté, à son existence menacée. Ils pouvaient crier, le père et lafille, ils n’étaient pas dans sa peau, à lui, et, sa peau, il lavoulait garder.

Il eut des bouteilles de pharmacien sur sa table, et il dosait,à chaque repas, les médicaments, sous les sourires de sa femme etles rires bruyants de son beau-père. Il se regardait dans la glaceà tout instant, posait à tout moment la main sur son cœur pour enétudier les secousses, et il se fit faire un lit dans une pièceobscure qui servait de garde-robe, ne voulant plus se trouver encontact charnel avec Cora.

Il éprouvait pour elle, maintenant, une haine apeurée, mêlée demépris et de dégoût. Toutes les femmes, d’ailleurs, luiapparaissaient à présent comme des monstres, des bêtes dangereuses,ayant pour mission de tuer les hommes ; et il ne pensait plusau testament de tante Charlotte que comme on pense à un accidentpassé dont on a failli mourir.

Des mois encore s’écoulèrent. Il ne restait plus qu’un an avantle terme final.

Cachelin avait accroché dans la salle à manger un énormecalendrier dont il effaçait un jour chaque matin, et l’exaspérationde son impuissance, le désespoir de sentir de semaine en semainelui échapper cette fortune, la rage de penser qu’il lui faudraittrimer encore au bureau, et vivre ensuite avec une retraite de deuxmille francs, jusqu’à sa mort, le poussaient à des violences deparoles qui, pour moins que rien, seraient devenues des voies defait.

Il ne pouvait regarder Lesable sans frémir d’un besoin furieuxde le battre, de l’écraser, de le piétiner. Il le haïssait d’unehaine désordonnée. Chaque fois qu’il le voyait ouvrir la porte,entrer, il lui semblait qu’un voleur pénétrait chez lui, quil’avait dépouillé d’un bien sacré, d’un héritage de famille. Il lehaïssait plus qu’on ne hait un ennemi mortel, et il le méprisait enmême temps pour sa faiblesse, et surtout pour sa lâcheté, depuisqu’il avait renoncé à poursuivre l’espoir commun par crainte poursa santé.

Lesable, en effet, vivait plus séparé de sa femme que si aucunlien ne les eût unis. Il ne l’approchait plus, ne la touchait plus,évitait même son regard, autant par honte que par peur.

Cachelin, chaque jour, demandait à sa fille : « Eh bien, tonmari s’est-il décidé ? »

Elle répondait : « Non, papa. »

Chaque soir, à table, avaient lieu des scènes pénibles. Cachelinsans cesse répétait : « Quand un homme n’est pas un homme, ilferait mieux de crever pour céder la place à un autre. »

Et Cora ajoutait : « Le fait est qu’il y a des gens bieninutiles et bien gênants. Je ne sais pas trop ce qu’ils font sur laterre si ce n’est d’être à charge à tout le monde. »

Lesable buvait ses drogues et ne répondait pas. Un jour enfin,son beau-père lui cria : « Vous savez, vous, si vous ne changez pasd’allures, maintenant que vous allez mieux, je sais bien ce quesera ma fille !…. »

Le gendre leva les yeux, pressentant un nouvel outrage,interrogeant du regard. Cachelin reprit : « Elle en prendra unautre que vous, parbleu ! Et vous avez une rude chance que cene soit pas déjà fait. Quand on a épousé un paltoquet de votreespèce, tout est permis. »

Lesable, livide, répondit : « Ce n’est pas moi qui l’empêche desuivre vos bons conseils. »

Cora avait baissé les yeux. Et Cachelin, sentant vaguement qu’ilvenait de dire une chose trop forte, demeura un peu confus.

6.

Au ministère, les deux hommes semblaient vivre en assez bonneintelligence. Une sorte de pacte tacite s’était fait entre eux pourcacher à leurs collègues les batailles de leur intérieur. Ilss’appelaient : « mon cher Cachelin » – « mon cher Lesable », etfeignaient même de rire ensemble, d’être heureux et contents,satisfaits de leur vie commune.

Lesable et Maze, de leur côté, se comportaient l’un vis-à-vis del’autre avec la politesse cérémonieuse d’adversaires qui ont faillise battre. Le duel raté dont ils avaient eu le frisson mettaitentre eux une politesse exagérée, une considération plus marquée,et peut-être un désir secret de rapprochement, venu de la crainteconfuse d’une complication nouvelle. On observait et on approuvaitleur attitude d’hommes du monde qui ont eu une affaired’honneur.

Ils se saluaient de fort loin, avec une gravité sévère, d’ungrand coup de chapeau tout à fait digne.

Ils ne se parlaient pas, aucun des deux ne voulant ou n’osantprendre sur lui de commencer.

Mais un jour, Lesable, que le chef demandait immédiatement, semit à courir pour marquer son zèle, et, au détour du couloir, ilalla donner de tout son élan dans le ventre d’un employé quiarrivait en sens inverse. C’était Maze. Ils reculèrent tous lesdeux, et Lesable demanda avec un empressement confus et poli : « Jene vous ai point fait de mal, monsieur ? »

L’autre répondit : « Nullement, monsieur. »

Depuis ce moment, ils jugèrent convenable d’échanger quelquesparoles en se rencontrant. Puis, entrant en lutte de courtoisie,ils eurent des prévenances l’un pour l’autre, d’où naquit bientôtune certaine familiarité, puis une intimité que tempérait uneréserve, l’intimité de gens qui s’étaient méconnus, mais dont unecertaine hésitation craintive retient encore l’élan ; puis, àforce de politesses et de visites de pièce à pièce, une camaraderies’établit.

Souvent ils bavardaient maintenant, en venant aux nouvelles dansle bureau du commis d’ordre. Lesable avait perdu de sa morgued’employé sûr d’arriver, Maze mettait de côté sa tenue d’homme dumonde ; et Cachelin se mêlait à la conversation, semblait voiravec intérêt leur amitié. Quelquefois, après le départ du beaucommis, qui s’en allait la taille droite, effleurant du front lehaut de la porte, il murmurait en regardant son gendre : « En voilàun gaillard, au moins ! »

Un matin, comme ils étaient là tous les quatre, car le pèreSavon ne quittait jamais sa copie, la chaise de l’expéditionnaire,sciée sans doute par quelque farceur, s’écroula sous lui, et lebonhomme roula sur le parquet en poussant un cri d’effroi.

Les trois autres se précipitèrent. Le commis d’ordre attribuacette machination aux communards et Maze voulait à toute force voirl’endroit blessé. Cachelin et lui essayèrent même de déshabiller levieux pour le panser, disaient-ils. Mais il résistaitdésespérément, criant qu’il n’avait rien.

Quand la gaieté fut apaisée, Cachelin, tout à coup, s’écria : «Dites donc, monsieur Maze, vous ne savez pas, maintenant que noussommes bien ensemble, vous devriez venir dîner dimanche à lamaison. Ça nous ferait plaisir à tous, à mon gendre, à moi, et à mafille qui vous connaît bien de nom, car on parle souvent du bureau.C’est dit, hein ? »

Lesable joignit ses instances, mais plus froidement, à celles deson beau-père : « Venez donc, vous nous ferez grand plaisir. »

Maze hésitait, embarrassé, souriant au souvenir de tous lesbruits qui couraient.

Cachelin le pressait : « Allons, c’est entendu ?

– Eh bien ! oui, j’accepte. »

Quand son père lui dit, en rentrant : « Tu ne sais pas, M. Mazevient dîner ici dimanche prochain », Cora, surprise d’abord,balbutia : « M. Maze ? – Tiens ! »

Et elle rougit jusqu’aux cheveux, sans savoir pourquoi. Elleavait si souvent entendu parler de lui, de ses manières, de sessuccès, car il passait dans le ministère pour entreprenant avec lesfemmes et irrésistible, qu’un désir de le connaître s’était éveilléen elle depuis longtemps.

Cachelin reprit en se frottant les mains : « Tu verras, c’est unrude gars, et un beau garçon. Il est haut comme un carabinier, ilne ressemble pas à ton mari, celui-là ! » Elle ne réponditrien, confuse comme si on eût pu deviner qu’elle avait rêvé delui.

On prépara ce dîner avec autant de sollicitude que celui deLesable autrefois. Cachelin discutait les plats, voulait que ce fûtbien, et comme si une confiance inavouée, encore indécise, eûtsurgi dans son cœur, il semblait plus gai, tranquillisé par quelqueprévision secrète et sûre.

Toute la journée du dimanche, il surveilla les préparatifs avecagitation, tandis que Lesable traitait une affaire urgente apportéela veille du bureau. On était dans la première semaine de novembreet le jour de l’an approchait.

À sept heures, Maze arriva, plein de bonne humeur. Il entracomme chez lui et offrit, avec un compliment, un gros bouquet deroses à Cora. Il ajouta, de ce ton familier des gens habitués aumonde : « Il me semble, madame, que je vous connais un peu, et queje vous ai connue toute petite fille, car voici bien des années quevotre père me parle de vous. »

Cachelin, en apercevant les fleurs, s’écria : « Ça, au moins,c’est distingué. » Et sa fille se rappela que Lesable n’en avaitpoint apporté le jour de sa présentation. Le beau commis semblaitenchanté, riait en bon enfant, qui vient pour la première fois chezde vieux amis, et lançait à Cora des galanteries discrètes qui luiempourpraient les joues.

Il la trouva fort désirable. Elle le jugea fort séduisant. Quandil fut parti, Cachelin demanda : « Hein ! quel bon zig, etquel sacripant ça doit faire ! Il parait qu’il enjôle toutesles femmes. »

Cora, moins expansive, avoua cependant qu’elle le trouvait «aimable et pas si poseur qu’elle aurait cru. »

Lesable, qui semblait moins las et moins triste que de coutume,convint qu’il l’avait « méconnu » dans les premiers temps.

Maze revint avec réserve d’abord, puis plus souvent. Il plaisaità tout le monde. On l’attirait, on le soignait. Cora lui faisaitles plats qu’il aimait. Et l’intimité des trois hommes fut bientôtsi vive qu’ils ne se quittaient plus guère. Le nouvel ami emmenaitla famille au théâtre, en des loges obtenues par les journaux.

On retournait à pied, la nuit, le long des rues pleines demonde, jusqu’à la porte du ménage Lesable. Maze et Cora marchaientdevant, d’un pas égal, hanche à hanche, balancés d’un mêmemouvement, d’un même rythme, comme deux êtres créés pour aller côteà côte dans la vie. Ils parlaient à mi-voix, car ils s’entendaientà merveille, en riant d’un rire étouffé ; et parfois la jeunefemme se retournait pour jeter derrière elle un coup d’œil sur sonpère et son mari.

Cachelin les couvrait d’un regard bienveillant, et souvent, sanssonger qu’il parlait à son gendre, il déclarait : « Ils ont bonnetournure tout de même, ça fait plaisir de les voir ensemble. »Lesable répondait tranquillement : « Ils sont presque de la mêmetaille », et heureux de sentir que son cœur battait moins fort,qu’il soufflait moins en marchant vite et qu’il était en tout plusgaillard, il laissait s’évanouir peu à peu sa rancune contre sonbeau-père dont les quolibets méchants avaient d’ailleurs cessédepuis quelque temps.

Au jour de l’an il fut nommé commis principal. Il en éprouva unejoie si véhémente, qu’il embrassa sa femme en rentrant, pour lapremière fois depuis six mois. Elle en parut tout interdite, gênéecomme s’il eût fait une chose inconvenante ; et elle regardaMaze qui était venu pour lui présenter, à l’occasion du premierjanvier, ses hommages et ses souhaits. Il eut l’air lui-mêmeembarrassé et il se tourna vers la fenêtre, en homme qui ne veutpas voir.

Mais Cachelin bientôt redevint irritable et mauvais, et ilrecommença à harceler son gendre de plaisanteries. Parfois même ilattaquait Maze, comme s’il lui en eût voulu aussi de la catastrophesuspendue sur eux et dont la date inévitable se rapprochait àchaque minute.

Seule, Cora paraissait tout à fait tranquille, tout à faitheureuse, tout à fait radieuse. Elle avait oublié, semblait-il, leterme menaçant et si proche.

On atteignit mars. Tout espoir semblait perdu, car il y auraittrois ans, au vingt juillet, que tante Charlotte était morte.

Un printemps précoce faisait germer la terre ; et Mazeproposa à ses amis de faire une promenade au bord de la Seine, undimanche, pour cueillir des violettes dans les buissons.

Ils partirent par un train matinal et descendirent àMaisons-Laffitte. Un frisson d’hiver courait encore dans lesbranches nues, mais l’herbe reverdie, luisante, était déjà tachéede fleurs blanches et bleues ; et les arbres fruitiers sur lescoteaux semblaient enguirlandés de roses, avec leurs bras maigrescouverts de bourgeons épanouis.

La Seine, lourde, coulait, triste et boueuse des pluiesdernières, entre ses berges rongées par les crues de l’hiver ;et toute la campagne trempée d’eau, semblant sortir d’un bain,exhalait une saveur d’humidité douce sous la tiédeur des premiersjours de soleil.

On s’égara dans le parc. Cachelin, morne, tapait de sa canne desmottes de terre, plus accablé que de coutume, songeant plusamèrement, ce jour-là, à leur infortune bientôt complète. Lesable,morose aussi, craignait de se mouiller les pieds dans l’herbe,tandis que sa femme et Maze cherchaient à faire un bouquet. Cora,depuis quelques jours, semblait souffrante, lasse et pâlie.

Elle fut tout de suite fatiguée et voulut rentrer pour déjeuner.On gagna un petit restaurant contre un vieux moulin croulant ;et le déjeuner traditionnel des Parisiens en sortie fut bientôtservi sous la tonnelle, sur la table de bois vêtue de deuxserviettes, et tout près de la rivière.

On avait croqué des goujons frits, mâché le bœuf entouré depommes de terre, et on passait le saladier plein de feuillesvertes, quand Cora se leva brusquement, et se mit à courir vers laberge, en tenant à deux mains sa serviette sur sa bouche.

Lesable, inquiet, demanda : « Qu’est-ce qu’elle a donc ? »Maze, troublé, rougit, balbutia : « Mais… Je ne sais pas… elleallait bien tout à l’heure ! » et Cachelin demeurait effaré,la fourchette en l’air avec une feuille de salade au bout.

Il se leva, cherchant à voir sa fille. En se penchant, ill’aperçut la tête contre un arbre, malade. Un soupçon rapide luicoupa les jarrets et il s’abattit sur sa chaise, jetant des regardseffarés sur les deux hommes qui semblaient maintenant aussi confusl’un que l’autre. Il les fouillait de son œil anxieux, n’osant plusparler, fou d’angoisse et d’espérance.

Un quart d’heure s’écoula dans un silence profond. Et Corareparut, un peu pâle, marchant avec peine. Personne ne l’interrogead’une façon précise ; chacun paraissait deviner un événementheureux, pénible à dire, brûler de le savoir et craindre del’apprendre. Seul Cachelin lui demanda : « Ça va mieux ? »Elle répondit : « Oui, merci, ce n ‘était rien. Mais nousrentrerons de bonne heure, j’ai un peu de migraine. »

Et pour repartir, elle prit le bras de son mari comme poursignifier quelque chose de mystérieux qu’elle n’osait avouerencore.

On se sépara dans la gare Saint-Lazare. Maze, prétextant uneaffaire dont le souvenir lui revenait, s’en alla après avoir saluéet serré les mains.

Dès que Cachelin fut seul avec sa fille et son gendre il demanda: « Qu’est-ce que tu as eu pendant le déjeuner ? »

Mais Cora ne répondit point d’abord ; puis, après avoirhésité quelque temps : « Ce n’était rien. Un petit mal au cœur.»

Elle marchait d’un pas alangui, avec un sourire sur les lèvres.Lesable, mal à l’aise, l’esprit troublé, hanté d’idées confuses,contradictoires, plein d’appétits de luxe, de colère sourde, dehonte inavouable, de lâcheté jalouse, faisait comme ces dormeursqui ferment les yeux au matin pour ne point voir le rayon delumière glissant entre les rideaux et qui coupe leur lit d’un traitbrillant.

Dès qu’il fut rentré, il parla d’un travail à finir ets’enferma.

Alors Cachelin, posant les deux mains sur les épaules de safille : « Tu es enceinte, hein ? »

Elle balbutia : « Oui, je le crois. Depuis deux mois. »

Elle n’avait point fini de parler qu’il bondissaitd’allégresse ; puis il se mit à danser autour d’elle un cancande bal public, vieux ressouvenir de ses jours de garnison. Illevait la jambe, sautait malgré son ventre, secouait l’appartementtout entier. Les meubles se balançaient, les verres se heurtaientdans le buffet, la suspension oscillait et vibrait comme la lamped’un navire.

Puis il prit dans ses bras sa fille chérie et l’embrassafrénétiquement ; puis, lui jetant d’une façon familière unepetite tape sur le ventre : « Ah ! ça y est, enfin !L’as-tu dit à ton mari ? »

Elle murmura, intimidée tout à coup : « Non… pas encore… je…j’attendais. »

Mais Cachelin s’écria : « Bon, c’est bon. Ça te gêne. Attends,je vais le lui dire, moi ! »

Et il se précipita dans l’appartement de son gendre. En levoyant entrer, Lesable, qui ne faisait rien, se dressa. Maisl’autre ne lui laissa pas le temps de se reconnaître : « Vous savezque votre femme est grosse ? »

L’époux, interdit, perdait contenance, et ses pommettesdevinrent rouges.

« Quoi ? Comment ? Cora ? Vous dites ?

– Je dis qu’elle est grosse, entendez-vous ? En voilà unechance ! »

Et dans sa joie, il lui prit les mains, les serra, les secoua,comme pour le féliciter, le remercier ; il répétait : «Ah ! enfin, ça y est. C’est bien ! c’est bien !Songez donc, la fortune est à nous. » Et, n’y tenant plus, il leserra dans ses bras.

Il criait : « Plus d’un million, songez, plus d’unmillion ! » Il se remit à danser, puis soudain : « Mais venezdonc, elle vous attend : venez l’embrasser, au moins ! » et leprenant à plein corps, il le poussa devant lui et le lança commeune balle dans la salle où Cora était restée, debout, inquiète,écoutant.

Dès qu’elle aperçut son mari, elle recula, étranglée par unebrusque émotion. Il restait devant elle, pâle et torturé. Il avaitl’air d’un juge et elle d’une coupable. Enfin il dit : « Il paraîtque tu es enceinte ? » Elle balbutia d’une voix tremblante : «Ça en a l’air. »

Mais Cachelin les saisit tous les deux par le cou et il lescolla l’un à l’autre, nez à nez, en criant : « Embrassez-vous donc,nom d’un chien ! Ça en vaut bien la peine. » Et, quand il leseut lâchés, il déclara, débordant d’une joie folle : « Enfin, c’estpartie gagnée ! Dites donc, Léopold, nous allons tout de suiteacheter une propriété à la campagne. Là, au moins vous pourrezremettre votre santé. »

À cette idée, Lesable tressaillit. Son beau-père reprit : « Nousy inviterons M. Torchebeuf avec sa dame, et comme le sous-chef estau bout du rouleau, vous pourrez prendre sa succession. C’est unacheminement. »

Lesable voyait les choses, à mesure que parlait Cachelin ;il se voyait lui-même, recevant le chef, devant une jolie propriétéblanche, au bord de la rivière. Il avait une veste de coutil, et unpanama sur la tête.

Quelque chose de doux lui entrait dans le cœur à cetteespérance, quelque chose de tiède et de bon qui semblait se mêler àlui, le rendre léger et déjà mieux portant.

Il sourit, sans répondre encore.

Cachelin, grisé d’espoirs, emporté dans les rêves, continuait :« Qui sait ? nous pourrons prendre de l’influence dans lepays. Vous serez peut-être député. Dans tous les cas, nous pourronsvoir la société de l’endroit, et nous payer des douceurs. Vousaurez un petit cheval et un panier pour aller chaque jour à lagare. »

Des images de luxe, d’élégance et de bien-être s’éveillaientdans l’esprit de Lesable. La pensée qu’il conduirait lui-même unemignonne voiture, comme ces gens riches dont il avait si souventenvié le sort, détermina sa satisfaction. Il ne put s’empêcher dedire : « Ah ! ça oui, c’est charmant, par exemple. »

Cora, le voyant gagné, souriait aussi, attendrie etreconnaissante ; et Cachelin, qui ne distinguait plusd’obstacles, déclara :

« Nous allons dîner au restaurant. Sacristi ! il faut nouspayer une petite noce. »

Ils étaient un peu gris en rentrant tous les trois, et Lesable,qui voyait double et dont toutes les idées dansaient, ne putregagner son cabinet noir. Il se coucha, peut-être par mégarde,peut-être par oubli, dans le lit encore vide où allait entrer safemme. Et toute la nuit il lui sembla que sa couche oscillait commeun bateau, tanguait, roulait et chavirait. Il eut même un peu lemal de mer.

Il fut bien surpris, en s’éveillant, de trouver Cora dans sesbras.

Elle ouvrit les yeux, sourit, et l’embrassa avec un élan subit,plein de gratitude et d’affection. Puis elle lui dit, de cette voixdouce qu’ont les femmes dans leurs câlineries : « Si tu veux êtrebien gentil, tu n’iras pas aujourd’hui au ministère. Tu n’as plusbesoin d’être si exact, Puisque nous allons être très riches. Etnous partirions encore à la campagne, tous les deux, tout seuls.»

Il se sentait reposé, plein de ce bien-être las qui suit lescourbatures des fêtes, et engourdi dans la chaleur de la couche. Iléprouvait une envie lourde de rester là longtemps, de ne plus rienfaire que de vivre tranquille dans la mollesse. Un besoin deparesse inconnu et puissant paralysait son âme, envahissait soncorps. Et une pensée vague, continue, heureuse, flottait en lui :Il allait être riche, indépendant.

Mais tout à coup une peur le saisit, et il demanda tout bas,comme s’il eût craint que ses paroles fussent entendues par lesmurs : « Es-tu bien sûre d’être enceinte, au moins ? »

Elle le rassura tout de suite : « Oh ! oui, va. Je ne mesuis pas trompée. »

Et lui, un peu inquiet encore, se mit à la tâter doucement. Ilparcourait de la main son ventre enflé. Il déclara : « Oui, c’estvrai – mais tu ne seras pas accouchée avant la date. On contesterapeut-être notre droit. »

À cette supposition une colère la prit. – Ah ! mais non,par exemple, on n’allait pas la chicaner maintenant, après tant demisères, de peines et d’efforts, ah, mais non ! – Elle s’étaitassise, bouleversée par l’indignation.

« Allons de suite chez le notaire », dit-elle.

Mais il fut d’avis de se procurer d’abord un certificat demédecin. Ils retournèrent donc chez le docteur Lefilleul.

Il les reconnut aussitôt et demanda : « Eh bien, avez-vousréussi ? »

Ils rougirent tous deux jusqu’aux oreilles, et Cora, perdant unpeu contenance, balbutia : « Je crois que oui, monsieur. »

Le médecin se frottait les mains : « Je m’y attendais, je m’yattendais. Le moyen que je vous ai indiqué ne manque jamais, àmoins d’incapacité radicale d’un des conjoints. »

Quand il eut examiné la jeune femme il déclara : « Ça y est,bravo ! »

Et il écrivit sur une feuille de papier : « Je soussigné,docteur en médecine de la Faculté de Paris, certifie que MmeLéopold Lesable, née Cachelin, présente tous les symptômes d’unegrossesse datant de trois mois environ. »

Puis, se tournant vers Lesable : « Et vous ? Cettepoitrine, et ce cœur ? » Il l’ausculta et le trouva tout àfait guéri.

Ils repartirent, heureux et joyeux, bras à bras, d’un piedléger. Mais en route, Léopold eut une idée : « Tu ferais peut-êtrebien, avant d’aller chez le notaire, de passer une ou deuxserviettes dans la ceinture, ça tirera l’œil et ça vaudra mieux. Ilne croira pas que nous voulons gagner du temps. »

Ils rentrèrent donc, et il déshabilla lui-même sa femme pour luiajuster un flanc trompeur. Dix fois de suite il changea lesserviettes de place, et il s’éloignait de quelques pas afin deconstater l’effet, cherchant à obtenir une vraisemblanceabsolue.

Lorsqu’il fut content du résultat, ils repartirent, et dans larue il semblait fier de promener ce ventre en bosse qui attestaitsa virilité.

Le notaire les reçut avec bienveillance. Puis il écouta leurexplication, parcourut de l’œil le certificat, et comme Lesableinsistait : « Du reste, monsieur, il suffit de la voir une seconde», il jeta un regard convaincu sur la taille épaisse et pointue dela jeune femme.

Ils attendaient, anxieux ; l’homme de loi déclara : «Parfaitement. Que l’enfant soit né ou à naître, il existe, et ilvit. Donc, nous sursoierons à l’exécution du testament jusqu’àl’accouchement de madame. »

En sortant de l’étude, ils s’embrassèrent dans l’escalier, tantleur joie était véhémente.

7.

Depuis cette heureuse découverte, les trois parents vivaientdans une union parfaite. Ils étaient d’humeur gale, égale et douce.Cachelin avait retrouvé toute son ancienne jovialité, et Coraaccablait de soins son mari. Lesable aussi semblait un autre homme,toujours content, et bon enfant comme jamais il ne l’avait été.

Maze venait moins souvent et semblait, à présent, mal à son aisedans la famille ; on le recevait toujours bien, avec plus defroideur cependant, car le bonheur est égoïste et se passe desétrangers.

Cachelin lui-même paraissait éprouver une certaine hostilitésecrète contre le beau commis qu’il avait, quelques mois plus tôt,introduit avec empressement dans le ménage. Ce fut lui qui annonçaà cet ami la grossesse de Coralie. Il la lui dit brusquement : «Vous savez, ma fille est enceinte ! »

Maze jouant la surprise, répliqua : « Ah bah ! vous devezêtre bien heureux. »

Cachelin répondit : « Parbleu ! » et remarqua que soncollègue, au contraire, ne paraissait point enchanté. Les hommesn’aiment guère voir en cet état, que ce soit ou non par leur faute,les femmes dont ils sont les fidèles.

Tous les dimanches, cependant, Maze continuait à dîner dans lamaison. Mais les soirées devenaient pénibles à passer ensemble,bien qu’aucun désaccord grave n’eût surgi ; et cet étrangeembarras grandissait de semaine en semaine. Un soir même, comme ilvenait de sortir, Cachelin déclara d’un air furieux : « En voilà unqui commence a m’embêter ! »

Et Lesable répondit : « Le fait est qu’il ne gagne pas à êtrebeaucoup connu. » Cora avait baissé les yeux. Elle ne donna pas sonavis. Elle semblait toujours gênée en face du grand Maze qui, deson côté, paraissait presque honteux près d’elle, ne la regardaitplus en souriant comme jadis, n’offrait plus de soirées au théâtre,et semblait porter, ainsi qu’un fardeau nécessaire, cette intimiténaguère si cordiale.

Mais un jeudi, à l’heure du dîner, quand son mari rentra dubureau, Cora lui baisa les favoris avec plus de câlinerie que decoutume, et elle lui murmura dans l’oreille :

« Tu vas peut-être me gronder ?

– Pourquoi ça ?

– C’est que… M. Maze est venu pour me voir tantôt. Et moi, commeje ne veux pas qu’on jase sur mon compte, je l’ai prié de ne jamaisse présenter quand tu ne serais pas là. Il a paru un peufroissé ! »

Lesable, surpris, demanda :

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il a dit ?

– Oh ! il n’a pas dit grand-chose, seulement cela ne m’apas plu tout de même, et je l’ai prié alors de cesser complètementses visites. Tu sais bien que c’est papa et toi qui l’aviez amenéici, moi je n’y suis pour rien. Aussi, je craignais de temécontenter en lui fermant la porte. »

Une joie reconnaissante entrait dans le cœur de son mari :

« Tu as bien fait, très bien fait. Et même je t’en remercie.»

Elle reprit, pour bien établir la situation des deux hommes,qu’elle avait réglée d’avance : « Au bureau, tu feras semblant dene rien savoir, et tu lui parleras comme par le passé : seulementil ne viendra plus ici. »

Et Lesable, prenant avec tendresse sa femme dans ses bras, labécota longtemps sur les yeux et sur les joues. Il répétait : « Tues un ange !… tu es un ange ! » Et il sentait contre sonventre la bosse de l’enfant déjà fort.

8.

Rien de nouveau ne survint jusqu’au terme de la grossesse.

Cora accoucha d’une fille dans les derniers jours de septembre.Elle fut appelée Désirée ; mais, comme on voulait faire unbaptême solennel, on décida qu’il n’aurait lieu que l’été suivant,dans la propriété qu’ils allaient acheter.

Ils la choisirent à Asnières, sur le coteau qui domine laSeine.

De grands événements s’étaient accomplis pendant l’hiver.Aussitôt l’héritage acquis, Cachelin avait réclamé sa retraite, quifut aussitôt liquidée, et il avait quitté le bureau. Il occupaitses loisirs à découper, au moyen d’une fine scie mécanique, descouvercles de boites à cigares. Il en faisait des horloges, descoffrets, des jardinières, toutes sortes de petits meublesétranges. Il se passionnait pour cette besogne, dont le goût luiétait venu en apercevant un marchand ambulant travailler ainsi cesplaques de bois, sur l’avenue de l’Opéra. Et il fallait que tout lemonde admirât chaque jour ses dessins nouveaux, d’une complicationsavante et puérile.

Lui-même, émerveillé devant son œuvre, répétait sans cesse : «C’est étonnant ce qu’on arrive à faire ! »

Le sous-chef, M. Rabot, étant mort enfin, Lesable remplissaitles fonctions de sa charge, bien qu’il n’en reçût pas le titre, caril n’avait point le temps de grade nécessaire depuis sa dernièrenomination.

Cora était devenue tout de suite une femme différente, plusréservée, plus élégante, ayant compris, deviné, flairé toutes lestransformations qu’impose la fortune.

Elle fit, à l’occasion du jour de l’an, une visite à l’épouse duchef, grosse personne restée provinciale après trente-cinq ans deséjour à Paris, et elle mit tant de grâce et de séduction à laprier d’être la marraine de son enfant, que Mme Torchebeuf accepta.Le grand-père Cachelin fut parrain.

La cérémonie eut lieu par un dimanche éclatant de juin. Tout lebureau était convié, sauf le beau Maze, qu’on ne voyait plus.

À neuf heures, Lesable attendait devant la gare le train deParis, tandis qu’un groom en livrée à gros boutons dorés tenait parla bride un poney dodu devant un panier tout neuf.

La machine au loin siffla, puis apparut, traînant son chapeletde voitures d’où s’échappa un flot de voyageurs. M. Torchebeufsortit d’un wagon de première classe, avec sa femme en toiletteéclatante, tandis que, d’un wagon de deuxième, Pitolet et Boisseldescendaient. On n’avait point osé inviter le père Savon, mais ilétait entendu qu’on le rencontrerait par hasard, dans l’après-midi,et qu’on l’amènerait dîner avec l’assentiment du chef.

Lesable s’élança au-devant de son supérieur, qui s’avançait toutpetit dans sa redingote fleurie par sa grande décoration pareille àune rose rouge épanouie. Son crâne énorme, surmonté d’un chapeau àlarges ailes, écrasait son corps chétif, lui donnait un aspect dephénomène ; et sa femme, en se haussant un rien sur la pointedes pieds, pouvait regarder sans peine par-dessus sa tête.

Léopold, radieux, s’inclinait, remerciait. Il les fit monterdans le panier, puis courant vers ses deux collègues qui s’envenaient modestement derrière, il leur serra les mains ens’excusant de ne les pouvoir porter aussi dans sa voiture troppetite : « Suivez le quai, vous arriverez devant ma porte : VillaDésirée, la quatrième après le tournant. Dépêchez-vous. »

Et, montant dans sa voiture, il saisit les guides et partit,tandis que le groom sautait lestement sur le petit siège dederrière.

La cérémonie eut lieu dans les meilleures conditions. Puis onrentra pour déjeuner. Chacun, sous sa serviette, trouva un cadeauproportionné à l’importance de l’invité. La marraine eut unbracelet d’or massif, son mari une épingle de cravate en rubis,Boissel un portefeuille en cuir de Russie, et Pitolet une superbepipe d’écume. C’était Désirée, disait-on, qui offrait ces présentsà ses nouveaux amis.

Mme Torchebeuf, rouge de confusion et de plaisir, mit à son grosbras le cercle brillant, et comme le chef avait une mince cravatenoire qui ne pouvait porter d’épingle, il piqua le bijou sur lerevers de sa redingote, au-dessous de la Légion d’honneur, commeautre croix d’ordre inférieur.

Par la fenêtre, on découvrait un grand ruban de rivière, montantvers Suresnes, le long des berges plantées d’arbres. Le soleiltombait en pluie sur l’eau, en faisait un fleuve de feu. Lecommencement du repas fut grave, rendu sérieux par la présence deM. et Mme Torchebeuf. Puis on s’égaya. Cachelin lâchait desplaisanteries de poids, qu’il se sentait permises, étant riche eton riait. De Pitolet ou de Boissel, elles auraient certainementchoqué.

Au dessert, il fallut apporter l’enfant, que chaque conviveembrassa. Noyé dans une neige de dentelles, il regardait ces gensde ses yeux bleus, troubles et sans pensée, et il tournait un peusa tête bouffie où semblait s’éveiller un commencementd’attention.

Pitolet, au milieu du bruit des voix, glissa dans l’oreille deson voisin Boissel : « Elle a l’air d’une petite Mazette. »

Le mot courut au ministère, le lendemain.

Cependant, deux heures venaient de sonner ; on avait bu lesliqueurs, et Cachelin proposa de visiter la propriété, puis d’allerfaire un tour au bord de la Seine.

Les convives, en procession, circulèrent de pièce en pièce,depuis la cave jusqu’au grenier, puis ils parcoururent le jardin,d’arbre en arbre, de plante en plante, puis on se divisa en deuxbandes pour la promenade.

Cachelin, un peu gêné près des dames, entraîna Boissel etPitolet dans les cafés de la rive, tandis que Mmes Torchebeuf etLesable, avec leurs maris, remontaient sur l’autre berge, desfemmes honnêtes ne pouvant se mêler au monde débraillé dudimanche.

Elles allaient avec lenteur, sur le chemin de halage, suiviesdes deux hommes qui causaient gravement du bureau.

Sur le fleuve, des yoles passaient, enlevées à longs coupsd’aviron par des gaillards aux bras nus dont les muscles roulaientsous la chair brûlée. Les canotières, allongées sur des peaux debêtes noires ou blanches, gouvernaient la barre, engourdies sous lesoleil, tenant ouvertes sur leur tête, comme des fleurs énormesflottant sur l’eau, des ombrelles de soie rouge, jaune ou bleue.Des cris volaient d’une barque à l’autre, des appels et desengueulades ; et un bruit lointain de voix humaines, confus etcontinu, indiquait, là-bas, la foule grouillante des jours defête.

Des files de pêcheurs à la ligne restaient immobiles, tout lelong de la rivière ; tandis que des nageurs presque nus,debout dans de lourdes embarcations de pêcheurs, piquaient destêtes, remontaient dans leurs bateaux et ressautaient dans lecourant.

Mme Torchebeuf, surprise, regardait. Cora lui dit : « C’estainsi tous les dimanches. Cela me gâte ce charmant pays. »

Un canot venait doucement. Deux femmes, ramant, traînaient deuxgaillards couchés au fond. Une d’elle cria vers la berge : «Ohé ! ohé ! les femmes honnêtes ! J’ai un homme àvendre, pas cher, voulez-vous ? »

Cora, se détournant avec mépris, passa son bras sous celui deson invitée : « On ne peut même rester ici, allons-nous-en. Commeces créatures sont infâmes ! »

Et elles repartirent. M. Torchebeuf disait à Lesable : « C’estentendu pour le 1er janvier. Le directeur me l’a formellementpromis. »

Et Lesable répondait : « Je ne sais comment vous remercier, moncher maître. »

En rentrant, ils trouvèrent Cachelin, Pitolet et Boissel riantaux larmes et portant presque le père Savon, trouvé sur la bergeavec une cocotte, affirmaient-ils par plaisanterie.

Le vieux, effaré, répétait : « Ça n’est pas vrai ; non, çan’est pas vrai. Ça n’est pas bien de dire ça, monsieur Cachelin, çan’est pas bien. »

Et Cachelin, suffoquant, criait : « Ah ! vieuxfarceur ! Tu l’appelais : “Ma petite plume d’oie chérie.”Ah ! nous le tenons, le polisson ! »

Ces dames elles-mêmes se mirent à rire, tant le bonhommesemblait perdu.

Cachelin reprit : « Si monsieur Torchebeuf le permet, nousallons le garder prisonnier pour sa peine, et il dînera avecnous ? »

Le chef consentit avec bienveillance. Et on continua à rire surla dame abandonnée par le vieux qui protestait toujours, désolé decette mauvaise farce.

Ce fut là, jusqu’au soir, un sujet à mots d’esprit inépuisable,qui prêta même à des grivoiseries.

Cora et Mme Torchebeuf, assises sous la tente sur le perron,regardaient les reflets du couchant. Le soleil jetait dans lesfeuilles une poussière de pourpre. Aucun souffle ne remuait lesbranches ; une paix sereine, infinie, tombait du cielflamboyant et calme.

Quelques bateaux passaient encore, plus lents, rentrant augarage.

Cora demanda : « Il parait que ce pauvre M. Savon a épousé unegueuse ? »

Mme Torchebeuf, au courant de toutes les choses du bureau,répondit : « Oui, une orpheline beaucoup trop jeune, qui l’a trompéavec un mauvais sujet et qui a fini par s’enfuir avec lui. » Puisla grosse dame ajouta : « Je dis que c’était un mauvais sujet, jen’en sais rien. On prétend qu’ils s’aimaient beaucoup. Dans tousles cas, le père Savon n’est pas séduisant. »

Mme Lesable reprit gravement : « Cela n’excuse rien. Le pauvrehomme est bien à plaindre. Notre voisin d’à côté, M. Barbou, estdans le même cas. Sa femme s’est éprise d’une sorte de peintre quipassait les étés ici et elle est partie avec lui à l’étranger. Jene comprends pas qu’une femme tombe jusque-là. À mon avis, ildevrait y avoir un châtiment spécial pour de pareilles misérablesqui apportent la honte dans une famille. »

Au bout de l’allée, la nourrice apparut, portant Désirée dansses dentelles. L’enfant venait vers les deux dames, toute rose dansla nuée d’or rouge du soir. Elle regardait le ciel de feu de cemême œil pâle, étonné et vague qu’elle promenait sur lesvisages.

Tous les hommes, qui causaient plus loin, serapprochèrent ; et Cachelin, saisissant sa petite-fille,l’éleva au bout de ses bras comme s’il eût voulu la porter dans lefirmament. Elle se profilait sur le fond brillant de l’horizon avecsa longue robe blanche qui tombait jusqu’à terre. Et le grand-pères’écria : « Voilà ce qu’il y a de meilleur au monde, n’est-ce pas,père Savon ? »

Et le vieux ne répondit pas, n’ayant rien à dire, ou, peut-être,pensant trop de choses.

Un domestique ouvrit la porte du perron, en annonçant : « Madameest servie ! »

Chapitre 3Denis

1.

Monsieur Marambot ouvrit la lettre que lui remettait Denis, sonserviteur, et il sourit.

Denis, depuis vingt ans dans la maison, petit homme trapu etjovial, qu’on citait dans toute la contrée comme le modèle desdomestiques, demanda :

– Monsieur est content, monsieur a reçu une bonnenouvelle ?

M. Marambot n’était pas riche. Ancien pharmacien de village,célibataire, il vivait d’un petit revenu acquis avec peine envendant des drogues aux paysans. Il répondit :

– Oui, mon garçon. Le père Malois recule devant le procès dontje le menace ; je recevrai demain mon argent. Cinq millefrancs ne font pas de mal dans la caisse d’un vieux garçon.

Et M. Marambot se frottait les mains. C’était un homme d’uncaractère résigné, plutôt triste que gai, incapable d’un effortprolongé, nonchalant dans ses affaires.

Il aurait pu certainement gagner une aisance plus considérableen profitant du décès de confrères établis en des centresimportants, pour aller occuper leur place et prendre leurclientèle. Mais l’ennui de déménager, et la pensée de toutes lesdémarches qu’il lui faudrait accomplir, l’avaient sans cesseretenu ; et il se contentait de dire après deux jours deréflexion :

– Bast ! ce sera pour la prochaine fois. Je ne perds rien àattendre. Je trouverai mieux peut-être.

Denis, au contraire, poussait son maître aux entreprises. D’uncaractère actif, il répétait sans cesse :

– Oh ! moi, si j’avais eu le premier capital, j’aurais faitfortune. Seulement mille francs, et je tenais mon affaire.

M. Marambot souriait sans répondre et sortait dans son petitjardin, où il se promenait, les mains derrière le dos, enrêvassant.

Denis, tout le jour, chanta, comme un homme en joie, desrefrains et des rondes du pays. Il montra même une activitéinusitée, car il nettoya les carreaux de toute la maison, essuyantle verre avec ardeur, en entonnant à plein gosier ses couplets.

M. Marambot, étonné de son zèle, lui dit à plusieurs reprises,en souriant :

– Si tu travailles comme ça, mon garçon, tu ne garderas rien àfaire pour demain.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, le facteur remit àDenis quatre lettres pour son maître, dont une très lourde. M.Marambot s’enferma aussitôt dans sa chambre jusqu’au milieu del’après-midi. Il confia alors à son domestique quatre enveloppespour la poste. Une d’elles était adressée à M. Malois, c’était sansdoute un reçu de l’argent.

Denis ne posa point de questions à son maître ; il parutaussi triste et sombre ce jour-là, qu’il avait été joyeux laveille.

La nuit vint. M. Marambot se coucha à son heure ordinaire ets’endormit.

Il fut réveillé par un bruit singulier. Il s’assit aussitôt dansson lit et écouta. Mais brusquement sa porte s’ouvrit, et Denisparut sur le seuil, tenant une bougie d’une main, un couteau decuisine de l’autre, avec de gros yeux fixes, la lèvre et les jouescontractées comme celles des gens qu’agite une horrible émotion, etsi pâle qu’il semblait un revenant.

M. Marambot, interdit, le crut devenu somnambule, et il allaitse lever pour courir au-devant de lui, quand le domestique soufflala bougie en se ruant vers le lit. Son maître tendit les mains enavant pour recevoir le choc qui le renversa sur le dos ; et ilcherchait à saisir les mains de son domestique qu’il pensaitmaintenant atteint de folie, afin de parer les coups précipitésqu’il lui portait.

Il fut atteint une première fois à l’épaule par le couteau, uneseconde fois au front, une troisième fois à la poitrine. Il sedébattait éperdument, agitant ses mains dans l’obscurité, lançantaussi des coups de pied et criant :

– Denis ! Denis ! es-tu fou, voyons, Denis !

Mais l’autre, haletant, s’acharnait, frappait toujours, repoussétantôt d’un coup de pied, tantôt d’un coup de poing, et revenantfurieusement. M. Marambot fut encore blessé deux fois à la jambe etune fois au ventre. Mais soudain une pensée rapide lui traversal’esprit et il se mit à crier :

– Finis donc, finis donc, Denis, je n’ai pas reçu monargent.

L’homme aussitôt s’arrêta ; et son maître entendait, dansl’obscurité, sa respiration sifflante.

M. Marambot reprit aussitôt :

– Je n’ai rien reçu. M. Malois se dédit, le procès va avoirlieu ; c’est pour ça que tu as porté les lettres à la poste.Lis plutôt celles qui sont sur mon secrétaire.

Et, d’un dernier effort, il saisit les allumettes sur sa tablede nuit et alluma sa bougie.

Il était couvert de sang. Des jets brûlants avaient éclabousséle mur. Les draps, les rideaux, tout était rouge. Denis, sanglantaussi des pieds à la tête, se tenait debout au milieu de lachambre.

Quand il vit cela, M. Marambot se crut mort, et il perditconnaissance.

Il se ranima au point du jour. Il fut quelque temps avant dereprendre ses sens, de comprendre, de se rappeler. Mais soudain lesouvenir de l’attentat et de ses blessures lui revint, et une peursi véhémente l’envahit, qu’il ferma les yeux pour ne rien voir. Aubout de quelques minutes son épouvante se calma, et il réfléchit.Il n’était pas mort sur le coup, il pouvait donc en revenir. Il sesentait faible, très faible, mais sans souffrance vive, bien qu’iléprouvât en divers points du corps une gêne sensible, comme despinçures. Il se sentait aussi glacé, et tout mouillé, et serré,comme roulé, dans des bandelettes. Il pensa que cette humiditévenait du sang répandu ; et des frissons d’angoisse lesecouaient à la pensée affreuse de ce liquide rougi sorti de sesveines et dont son lit était couvert. L’idée de revoir ce spectacleépouvantable le bouleversait et il tenait ses yeux fermés avecforce comme s’ils allaient s’ouvrir malgré lui.

Qu’était devenu Denis ? Il s’était sauvé, probablement.

Mais qu’allait-il faire, maintenant, lui, Marambot ? Selever ? Appeler au secours ? Or, s’il faisait un seulmouvement, ses blessures se rouvriraient sans aucun doute ; etil tomberait mort au bout de son sang.

Tout à coup, il entendit pousser la porte de sa chambre. Soncœur cessa presque de battre. C’était Denis qui venait l’achever,certainement. Il retint sa respiration pour que l’assassin crûttout bien fini, l’ouvrage terminé.

Il sentit qu’on relevait son drap, puis qu’on lui palpait leventre. Une douleur vive, près de la hanche, le fit tressaillir. Onle lavait maintenant avec de l’eau franche, tout doucement. Donc,on avait découvert le forfait et on le soignait, on le sauvait. Unejoie éperdue le saisit ; mais, par un geste de prudence, il nevoulut pas montrer qu’il avait repris connaissance, et ilentrouvrit un œil, un seul, avec les plus grandes précautions.

Il reconnut Denis debout près de lui, Denis en personne !Miséricorde ! Il referma son œil avec précipitation.

Denis ! Que faisait-il alors ? Que voulait-il ?Quel projet affreux nourrissait-il encore ?

Ce qu’il faisait ? Mais il le lavait pour effacer lestraces ! Et il allait l’enfouir maintenant dans le jardin, àdix pieds sous terre, pour qu’on ne le découvrît pas ? Oupeut-être dans la cave, sous les bouteilles de vin fin ?

Et M. Marambot se mit à trembler si fort que tous ses membrespalpitaient.

Il se disait : « Je suis perdu, perdu ! » Et il serraitdésespérément les paupières pour ne pas voir arriver le derniercoup de couteau. Il ne le reçut pas. Denis, maintenant, lesoulevait et le ligaturait dans un linge. Puis il se mit à panserla plaie de la jambe avec soin, comme il avait appris à le fairequand son maître était pharmacien.

Aucune hésitation n’était plus possible pour un homme du métier: son domestique, après avoir voulu le tuer, essayait de lesauver.

Alors M. Marambot, d’une voix mourante, lui donna ce conseilpratique :

– Opère les lavages et les pansements avec de l’eau coupée decoaltar saponiné !

Denis répondit :

– C’est ce que je fais, monsieur.

M. Marambot ouvrit les deux yeux.

Il n’y avait plus de trace de sang ni sur le lit, ni dans lachambre, ni sur l’assassin. Le blessé était étendu en des drapsbien blancs.

Les deux hommes se regardèrent.

Enfin, M. Marambot prononça avec douceur :

– Tu as commis un grand crime.

Denis répondit :

– Je suis en train de le réparer, monsieur. Si vous ne medénoncez pas, je vous servirai fidèlement comme par le passé.

Ce n’était pas le moment de mécontenter son domestique. M.Marambot articula en refermant les yeux :

– Je te jure de ne pas te dénoncer.

2.

Denis sauva son maître. Il passa les nuits et les jours sanssommeil, ne quitta point la chambre du malade, lui prépara lesdrogues, les tisanes, les potions, lui tâtant le pouls, comptantanxieusement les pulsations, le maniant avec une habileté degarde-malade et un dévouement de fils.

À tout moment il demandait :

– Eh bien ! monsieur, comment vous trouvez-vous ?

M. Marambot répondait d’une voix faible :

– Un peu mieux, mon garçon, je te remercie.

Et quand le blessé s’éveillait, la nuit, il voyait souvent songardien qui pleurait dans son fauteuil et s’essuyait les yeux ensilence.

Jamais l’ancien pharmacien n’avait été si bien soigné, sidorloté, si câliné. Il s’était dit tout d’abord :

– Dès que je serai guéri, je me débarrasserai de cegarnement.

Il entrait maintenant en convalescence et remettait de jour enjour le moment de se séparer de son meurtrier. Il songeait quepersonne n’aurait pour lui autant d’égards et d’attentions, qu’iltenait ce garçon par la peur ; et il le prévint qu’il avaitdéposé chez un notaire un testament le dénonçant à la justice s’ilarrivait quelque accident nouveau.

Cette précaution lui paraissait le garantir dans l’avenir detout nouvel attentat ; et il se demandait alors s’il ne seraitmême pas plus prudent de conserver près de lui cet homme, pour lesurveiller attentivement.

Comme autrefois, quand il hésitait à acquérir quelque pharmacieplus importante, il ne se pouvait décider à prendre unerésolution.

– Il sera toujours temps, se disait-il.

Denis continuait à se montrer un incomparable serviteur.

M. Marambot était guéri. Il le garda.

Or, un matin, comme il achevait de déjeuner, il entendit tout àcoup un grand bruit dans la cuisine. Il y courut. Denis sedébattait, saisi par deux gendarmes. Le brigadier prenait gravementdes notes sur son carnet.

Dès qu’il aperçut son maître, le domestique se mit à sangloter,criant :

– Vous m’avez dénoncé, monsieur ; ce n’est pas bien, aprèsce que vous m’aviez promis. Vous manquez à votre parole d’honneur,monsieur Marambot ; ce n’est pas bien, ce n’est pasbien !…

M. Marambot, stupéfait et désolé d’être soupçonné, leva la main:

– Je te jure devant Dieu, mon garçon, que je ne t’ai pasdénoncé. J’ignore absolument comment messieurs les gendarmes ont puconnaître la tentative d’assassinat sur moi.

Le brigadier eut un sursaut.

– Vous dites qu’il a voulu vous tuer, monsieurMarambot ?

Le pharmacien, éperdu, répondit :

– Mais, oui… Mais je ne l’ai pas dénoncé… Je n’ai rien dit… Jejure que je n’ai rien dit… Il me servait très bien depuis cemoment-là…

Le brigadier articula sévèrement :

– Je prends note de votre déposition. La justice appréciera cenouveau motif dont elle ignorait, monsieur Marambot. Je suis chargéd’arrêter votre domestique pour vol de deux canards enlevéssubrepticement par lui chez M. Duhamel, pour lesquels il y a destémoins du délit. Je vous demande pardon, monsieur Marambot. Jerendrai compte de votre déclaration.

Et se tournant vers ses hommes, il commanda :

– Allons, en route !

Les deux gendarmes entraînèrent Denis.

3.

L’avocat venait de plaider la folie, appuyant les deux délitsl’un sur l’autre pour fortifier son argumentation. Il avaitclairement prouvé que le vol des deux canards provenait du mêmeétat mental que les huit coups de couteau dans la personne deMarambot. Il avait finement analysé toutes les charges de cet étatpassager d’aliénation mentale, qui céderait, sans aucun doute, à untraitement de quelques mois dans une excellente maison de santé. Ilavait parlé en termes enthousiastes du dévouement continu de cethonnête serviteur, des soins incomparables dont il avait entouréson maître blessé par lui dans une seconde d’égarement.

Touché jusqu’au cœur par ce souvenir, M. Marambot se sentit lesyeux humides.

L’avocat s’en aperçut, ouvrit les bras d’un geste large,déployant ses longues manches noires comme des ailes dechauve-souris. Et, d’un ton vibrant, il cria :

– Regardez, regardez, regardez, messieurs les jurés, regardezces larmes. Qu’ai-je à dire maintenant pour mon client ? Queldiscours, quel argument, quel raisonnement vaudraient ces larmes deson maître ; Elles parlent plus haut que moi, plus haut que laloi ; elles crient : « Pardon pour l’insensé d’uneheure ! » Elles implorent, elles absolvent, ellesbénissent !

Il se tut, et s’assit.

Le président, alors se tournant vers Marambot, dont ladéposition avait été excellente pour son domestique, lui demanda:

– Mais enfin, monsieur, en admettant même que vous ayezconsidéré cet homme comme dément, cela n’explique pas que vousl’ayez gardé. Il n’en était pas moins dangereux.

Marambot répondit en s’essuyant les yeux :

– Que voulez-vous, monsieur le président, on a tant de mal àtrouver des domestiques par le temps qui court… je n’aurais pasrencontré mieux.

Denis fut acquitté et mis, aux frais de son maître, dans unasile d’aliénés.

Chapitre 4L’âne

Aucun souffle d’air ne passait dans la brume épaisse endormiesur le fleuve. C’était comme un nuage de coton terne posé surl’eau. Les berges elles-mêmes restaient indistinctes, disparuessous de bizarres vapeurs festonnées comme des montagnes. Mais lejour étant près d’éclore, le coteau commençait à devenir visible. Àson pied, dans les lueurs naissantes de l’aurore, apparaissaientpeu à peu les grandes taches blanches des maisons cuirassées deplâtre. Des coqs chantaient dans les poulaillers.

Là-bas, de l’autre côté de la rivière, ensevelie sous lebrouillard, juste en face de la Frette, un bruit léger troublaitpar moments le grand silence du ciel sans brise. C’était tantôt unvague clapotis, comme la marche prudente d’une barque, tantôt uncoup sec, comme un choc d’aviron sur un bordage, tantôt comme lachute d’un objet mou dans l’eau. Puis, plus rien.

Et parfois des paroles basses, venues on ne sait d’où, peut-êtrede très loin, peut-être de très près, errantes dans ces brumesopaques, nées sur la terre ou sur le fleuve, glissaient, timidesaussi, passaient, comme ces oiseaux sauvages qui ont dormi dans lesjoncs et qui partent aux premières pâleurs du ciel, pour fuirencore, pour fuir toujours, et qu’on aperçoit une secondetraversant la brume à tire-d’aile en poussant un cri doux etcraintif qui réveille leurs frères le long des berges.

Soudain, près de la rive, contre le village, une ombre apparutsur l’eau, à peine indiquée d’abord ; puis elle grandit,s’accentua, et, sortant du rideau nébuleux jeté sur la rivière, unbateau plat, monté par deux hommes, vint s’échouer contrel’herbe.

Celui qui ramait se leva et prit au fond de l’embarcation unseau plein de poissons ; puis il jeta sur son épaulel’épervier encore ruisselant. Son compagnon, qui n’avait pas remué,prononça :

« Apporte ton fusil, nous allons dégoter quéque lapin dans lesberges, hein. Mailloche ? »

L’autre répondit :

« Ça me va. Attends-moi, je te rejoins. »

Et il s’éloigna pour mettre à l’abri leur pêche.

L’homme resté dans la barque bourra lentement sa pipe etl’alluma.

Il s’appelait Labouise dit Chicot, et était associé avec soncompère Maillochon, vulgairement appelé Mailloche, pour exercer laprofession louche et vague de ravageurs.

Mariniers de bas étage, ils ne naviguaient régulièrement quedans les mois de famine. Le reste du temps ils ravageaient. Rôdantjour et nuit sur le fleuve, guettant toute proie morte ou vivante,braconniers d’eau, chasseurs nocturnes, sortes d’écumeurs d’égouts,tantôt à l’affût des chevreuils de la forêt de Saint-Germain,tantôt à la recherche des noyés filant entre deux eaux et, dont ilssoulageaient les poches, ramasseurs de loques flottantes, debouteilles vides qui vont au courant la gueule en l’air avec unbalancement d’ivrognes, de morceaux de bois partis à la dérive,Labouise et Maillochon se la coulaient douce.

Par moments, ils partaient à pied, vers midi, et s’en allaienten flânant devant eux. Ils dînaient dans quelque auberge de la riveet repartaient encore côte à côte. Ils demeuraient absents un jourou deux ; puis un matin on les revoyait rôdant dans l’ordurequi leur servait de bateau.

Là-bas, à Joinville, à Nogent, des canotiers désolés cherchaientleur embarcation disparue une nuit, détachée et partie, volée sansdoute ; tandis qu’à vingt ou trente lieues de là, sur l’Oise,un bourgeois propriétaire se frottait les mains en admirant lecanot acheté d’occasion, la veille, pour cinquante francs, à deuxhommes qui le lui avaient vendu, comme ça, en passant, le lui ayantoffert spontanément sur la mine.

Maillochon reparut avec son fusil enveloppé dans une loque.C’était un homme de quarante ou cinquante ans, grand, maigre, aveccet œil vif qu’ont les gens tracassés par des inquiétudeslégitimes, et les bêtes souvent traquées. Sa chemise ouvertelaissait voir sa poitrine velue d’une toison grise. Mais ilsemblait n’avoir jamais eu d’autre barbe qu’une brosse de courtesmoustaches et une pincée de poils raides sous la lèvre inférieure.Il était chauve des tempes.

Quand il enlevait la galette de crasse qui lui servait decasquette, la peau de sa tête semblait couverte d’un duvetvaporeux, d’une ombre de cheveux, comme le corps d’un poulet pluméqu’on va flamber.

Chicot, au contraire, rouge et bourgeonneux, gros, court etpoilu, avait l’air d’un bifteck cru caché dans un bonnet de sapeur.Il tenait sans cesse fermé l’œil gauche comme s’il visait quelquechose ou quelqu’un, et quand on le plaisantait sur ce tic, en luicriant : « Ouvre l’œil, Labouise », il répondait d’un tontranquille : « Aie pas peur, ma sœur, je l’ouvre à l’occase. » Ilavait d’ailleurs cette habitude d’appeler tout le monde « ma sœur», même son compagnon ravageur.

Il reprit à son tour les avirons ; et la barque de nouveaus’enfonça dans la brume immobile sur le fleuve, mais qui devenaitblanche comme du lait dans le ciel éclairé de lueurs roses.

Labouise demanda :

« Qué plomb qu’ t’as pris. Maillochon ? »

Maillochon répondit :

« Du tout p’tit, du neuf, c’est c’ qui faut pour le lapin. »

Ils approchaient de l’autre berge si lentement, si doucement,qu’aucun bruit ne les révélait. Cette berge appartient à la forêtde Saint-Germain et limite les tirés aux lapins. Elle est couvertede terriers cachés sous les racines d’arbres ; et les bêtes, àl’aurore, gambadent là-dedans, vont, viennent, entrent etsortent.

Maillochon, à genoux à l’avant, guettait, le fusil caché sur leplancher de la barque. Soudain il le saisit, visa, et la détonationroula longtemps par la calme campagne.

Labouise, en deux coups de rame, toucha la berge, et soncompagnon, sautant à terre, ramassa un petit lapin gris, toutpalpitant encore.

Puis le bateau s’enfonça de nouveau dans le brouillard pourregagner l’autre rive et se remettre à l’abri des gardes.

Les deux hommes semblaient maintenant se promener doucement surl’eau. L’arme avait disparu sous la planche qui servait decachette, et le lapin dans la chemise bouffante de Chicot.

Au bout d’un quart d’heure, Labouise demanda :

« Allons, ma sœur, encore un. »

Maillochon répondit :

« Ça me va, en route. »

Et la barque repartit, descendant vivement le courant. Lesbrumes qui couvraient le fleuve commençaient à se lever. Onapercevait, comme à travers un voile, les arbres des rives ;et le brouillard déchiré s’en allait au fil de l’eau, par petitsnuages.

Quand ils approchèrent de l’île dont la pointe est devantHerblay, les deux hommes ralentirent leur marche et recommencèrentà guetter. Puis bientôt un second lapin fut tué.

Ils continuèrent ensuite à descendre jusqu’à mi-route deConflans ; puis ils s’arrêtèrent, amarrèrent leur bateaucontre un arbre, et, se couchant au fond, s’endormirent.

De temps en temps, Labouise se soulevait et, de son œil ouvert,parcourait l’horizon. Les dernières vapeurs du matin s’étaientévaporées et le grand soleil d’été montait, rayonnant, dans le cielbleu.

Là-bas, de l’autre côté de la rivière, le coteau planté devignes s’arrondissait en demi-cercle. Une seule maison se dressaitau faîte, dans un bouquet d’arbres. Tout était silencieux.

Mais sur le chemin de halage quelque chose remuait doucement,avançant à peine. C’était une femme traînant un âne. La bête,ankylosée, raide et rétive, allongeait une jambe de temps en temps,cédant aux efforts de sa compagne quand elle ne pouvait plus s’yrefuser ; et elle allait ainsi le cou tendu, les oreillescouchées, si lentement qu’on ne pouvait prévoir quand elle seraithors de vue.

La femme tirait, courbée en deux, et se retournait parfois pourfrapper l’âne avec une branche.

Labouise, l’ayant aperçue, prononça :

« Ohé ! Mailloche ! »

Mailloche répondit :

« Qué qu’y a ?

– Veux-tu rigoler :

– Tout de même.

– Allons, secoue-toi, ma sœur, j’allons rire. »

Chicot prit les avirons.

Quand il eut traversé le fleuve et qu’il fut en face du groupe,il cria :

« Ohé ! ma sœur ! »

La femme cessa de traîner sa bourrique et regarda. Labouisereprit :

« Vas-tu à la foire aux locomotives ? »

La femme ne répondit rien. Chicot continua :

« Ohé ! dis, il a été primé à la course, ton bourri. Oùsquetu l’ conduis, de c’te vitesse ? »

La femme, enfin, répondit :

« Je vais chez Macquart, aux Champioux, pour l’ faire abattre.Il ne vaut pus rien. »

Labouise répondit :

« J’ te crois. Et combien qu’y t’en donnera Macquart ?»

La femme, qui s’essuyait le front du revers de la main, hésita:

« J’ sais ti ? P’t-être trois francs, p’t-êtrequatre ? »

Chicot s’écria :

« J’ t’en donne cent sous, et v’là ta course faite, c’est paspeu. »

La femme, après une courte réflexion, prononça :

« C’est dit. »

Et les ravageurs abordèrent.

Labouise saisit la bride de l’animal. Maillochon, surpris,demanda :

« Qué que tu veux faire de c’te peau ? »

Chicot, cette fois, ouvrit son autre œil pour exprimer sagaieté. Toute sa figure rouge grimaçait de joie ; il gloussa:

« Aie pas peur, ma sœur, j’ai mon truc. »

Il donna cent sous à la femme, qui s’assit sur le fossé pourvoir ce qui allait arriver.

Alors Labouise, en belle humeur, alla chercher le fusil, et letendant à Maillochon.

« Chacun son coup, ma vieille ; nous allons chasser le grosgibier, ma sœur, pas si près que ça, nom d’un nom, tu vas l’ tuerdu premier. Faut faire durer l’ plaisir un peu. »

Et il plaça son compagnon à quarante pas de la victime. L’âne,se sentant libre, essayait de brouter l’herbe haute de la berge,mais il était tellement exténué qu’il vacillait sur ses jambescomme s’il allait tomber.

Maillochon l’ajusta lentement et dit :

« Un coup de sel aux oreilles, attention, Chicot. »

Et il tira.

Le plomb menu cribla les longues oreilles de l’âne, qui se mit àles secouer vivement, les agitant tantôt l’une après l’autre,tantôt ensemble, pour se débarrasser de ce picotement.

Les deux hommes riaient à se tordre, courbés, tapant du pied.Mais la femme indignée s’élança, ne voulant pas qu’on martyrisâtson bourri, offrant de rendre les cent sous, furieuse etgeignante.

Labouise la menaça d’une tripotée et fit mine de relever sesmanches. Il avait payé, n’est-ce pas ? Alors zut. Il allaitlui en tirer un dans les jupes. pour lui montrer qu’on ne sentaitrien.

Et elle s’en alla en les menaçant des gendarmes. Longtemps ilsl’entendirent qui criait des injures plus violentes à mesurequ’elle s’éloignait.

Maillochon tendit le fusil à son camarade.

« À toi, Chicot. »

Labouise ajusta et fit feu. L’âne reçut la charge dans lescuisses, mais le plomb était si petit et tiré de si loin qu’il secrut sans doute piqué des taons. Car il se mit à s’émoucher de saqueue avec force, se battant les jambes et le dos.

Labouise s’assit pour rire à son aise, tandis que Maillochonrechargeait l’arme, si joyeux qu’il semblait éternuer dans lecanon.

Il s’approcha de quelques pas et, visant le même endroit que soncamarade, il tira de nouveau. La bête, cette fois, fit unsoubresaut, essaya de ruer, tourna la tète. Un peu de sang coulaitenfin. Elle avait été touchée profondément, et une souffrance aiguëse déclara, car elle se mit à fuir sur la berge, d’un galop lent,boiteux et saccadé.

Les deux hommes s’élancèrent à sa poursuite, Maillochon àgrandes enjambées, Labouise à pas pressés, courant d’un trotessoufflé de petit homme.

Mais l’âne, à bout de force, s’était arrêté, et il regardait,d’un œil éperdu, venir ses meurtriers.

Puis, tout à coup, il tendit la tête et se mit à braire.

Labouise, haletant, avait pris le fusil. Cette fois, ils’approcha tout près, n’ayant pas envie de recommencer lacourse.

Quand le baudet eut fini de pousser sa plainte lamentable, commeun appel de secours, un dernier cri d’impuissance, l’homme, quiavait son idée, cria : « Mailloche, ohé ! ma sœur, amène-toi,je vas lui faire prendre médecine. » Et, tandis que l’autre ouvraitde force la bouche serrée de l’animal, Chicot lui introduisait aufond du gosier le canon de son fusil, comme s’il eût voulu luifaire boire un médicament ; puis il dit :

« Ohé ! ma sœur, attention, je verse la purge. »

Et il appuya sur la gâchette. L’âne recula de trois pas, tombasur le derrière, tenta de se relever et s’abattit à la fin sur leflanc en fermant les yeux. Tout son vieux corps pelépalpitait ; ses jambes s’agitaient comme s’il eût voulucourir. Un flot de sang lui coulait entre les dents. Bientôt il neremua plus. Il était mort.

Les deux hommes ne riaient pas, ça avait été fini trop vite, ilsétaient volés.

Maillochon demanda :

« Eh bien, qué que j’en faisons à c’t’heure ? »

Labouise répondit :

« Aie pas peur, ma sœur, embarquons-le, j’allons rigoler à lanuit tombée. »

Et ils allèrent chercher la barque. Le cadavre de l’animal futcouché dans le fond, couvert d’herbes fraîches, et les deuxrôdeurs, s’étendant dessus, se rendormirent.

Vers midi, Labouise tira des coffres secrets de leur bateauvermoulu et boueux un litre de vin, un pain, du beurre et desoignons crus, et ils se mirent à manger.

Quand leur repas fut terminé, ils se couchèrent de nouveau surl’âne mort et recommencèrent à dormir. À la nuit tombante, Labouisese réveilla et, secouant son camarade, qui ronflait comme un orgue,il commanda :

« Allons, ma sœur, en route. »

Et Maillochon se mit à ramer. Ils remontaient la Seine toutdoucement, ayant du temps devant eux. Ils longeaient les bergescouvertes de lis d’eau fleuris, parfumées par les aubépinespenchant sur le courant leurs touffes blanches ; et la lourdebarque, couleur de vase, glissait sur les grandes feuilles platesdes nénuphars, dont elle courbait les fleurs pâles, rondes etfendues comme des grelots, qui se redressaient ensuite.

Lorsqu’ils furent au mu de l’Éperon, qui sépare la forêt deSaint-Germain du parc de Maisons-Laffitte, Labouise arrêta soncamarade et lui exposa son projet, qui agita Maillochon d’un riresilencieux et prolongé.

Ils jetèrent à l’eau les herbes étendues sur le cadavre, prirentla bête par les pieds, la débarquèrent et s’en furent la cacherdans un fourré.

Puis ils remontèrent dans leur barque et gagnèrentMaisons-Laffitte.

La nuit était tout à fait noire quand ils entrèrent chez le pèreJules, traiteur et marchand de vins. Dès qu’il les aperçut, lecommerçant s’approcha, leur serra les mains et prit place à leurtable, puis on causa de choses et d’autres.

Vers onze heures, le dernier consommateur étant parti, le pèreJules, clignant de l’œil, dit à Labouise :

« Hein, y en a-t-il ? »

Labouise fit un mouvement de tête et prononça :

« Y en a et y en a pas, c’est possible. »

Le restaurateur insistait :

« Des gris, rien que des gris, peut-être ? »

Alors, Chicot, plongeant la main dans sa chemise de laine, tirales oreilles d’un lapin et déclara :

« Ça vaut trois francs la paire. »

Alors, une longue discussion commença sur le prix. 0n convint dedeux francs soixante-cinq. Et les deux lapins furent livrés.

Comme les maraudeurs se levaient, le père Jules qui lesguettait, prononça :

« Vous avez autre chose, mais vous ne voulez pas le dire. »

Labouise riposta :

« C’est possible, mais pas pour toi, t’es trop chien. »

L’homme, allumé, le pressait.

« Hein, du gros, allons, dis quoi, on pourra s’entendre. »

Labouise, qui semblait perplexe, fit mine de consulterMaillochon de l’œil, puis il répondit d’une voix lente :

« V’là l’affaire. J’étions embusqué à l’Éperon quand quéquechose nous passe dans le premier buisson à gauche, au bout dumur.

« Mailloche y lâche un coup, ça tombe. Et je filons, vu lesgardes. Je peux pas te dire ce que c’est, vu que je l’ignore. Pourgros, c’est gros.

« Mais quoi ? si je te le disais, je te tromperais, et tusais, ma sœur, entre nous, cœur sur la main. »

L’homme, palpitant, demanda :

« C’est-i pas un chevreuil ? »

Labouise reprit :

« Ça s’peut bien, ça ou autre chose ? Un chevreuil ?…Oui… C’est p’t-être pus gros ?

« Comme qui dirait une biche. Oh ! j’ te dis pas qu’ c’estune biche, vu que j’ l’ignore, mais ça s’ peut ! »

Le gargotier insistait :

« P’t-être un cerf ? »

Labouise étendit la main :

« Ça non ! Pour un cerf, c’est pas un cerf, j’ te trompepas, c’est pas un cerf. J’ l’aurais vu, attendu les bois. Non, pourun cerf, c’est pas un cerf.

– Pourquoi que vous l’avez pas pris ? demanda l’homme.

– Pourquoi, ma sœur, parce que je vendons sur place, désormais.J’ai preneur. Tu comprends, on va flâner par là, on trouve lachose, on s’en empare. Pas de risques pour Bibi. Voilà. »

Le fricotier, soupçonneux, prononça :

« S’il n’y était pu, maintenant. »

Mais Labouise leva de nouveau la main : « Pour y être, il y est,je te l’ promets, je te l’ jure. Dans le premier buisson à gauche.Pour ce que c’est, je l’ignore. J’ sais que c’est pas un cerf, ça,non, j’en suis sûr. Pour le reste, à toi d’y aller voir. C’estvingt francs sur place, ça te va-t-il ? »

L’homme hésitait encore :

« Tu ne pourrais pas me l’apporter ? »

Maillochon prit la parole :

« Alors pus de jeu. Si c’est un chevreuil, cinquantefrancs ; si c’est une biche, soixante-dix ; voilà nosprix. »

Le gargotier se décida :

« Ça va pour vingt francs. C’est dit. » Et on se tapa dans lamain.

Puis il sortit de son comptoir quatre grosses pièces de centsous que les deux amis empochèrent.

Labouise se leva, vida son verre et sortit ; au momentd’entrer dans l’ombre, il se retourna pour spécifier :

« C’est pas un cerf, pour sûr. Mais, quoi ?… Pour y être,il y est. Je te rendrai l’argent si tu ne trouves rien. »

Et il s’enfonça dans la nuit.

Maillochon, qui le suivait, lui tapait dans le dos de grandscoups de poing pour témoigner son allégresse.

Chapitre 5Idylle

Le train venait de quitter Gênes, allant vers Marseille etsuivant les longues ondulations de la côte rocheuse, glissant commeun serpent de fer entre la mer et la montagne, rampant sur lesplages de sable jaune que les petites vagues bordaient d’un filetd’argent, et entrant brusquement dans la gueule noire des tunnelsainsi qu’un été en son trou.

Dans le dernier wagon du train, une grosse femme et un jeunehomme demeuraient face à face, sans parler, et se regardant parmoments. Elle avait peut-être vingt-cinq ans ; et, assise prèsde la portière, elle contemplait le paysage. C’était une fortepaysanne piémontaise, aux yeux noirs, à la poitrine volumineuse,aux joues charnues. Elle avait poussé plusieurs paquets sous labanquette de bois, gardant sur ses genoux un panier.

Lui, il avait environ vingt ans ; il était maigre, hâlé,avec ce teint noir des hommes qui travaillent la terre au grandsoleil. Près de lui, dans un mouchoir, toute sa fortune : une pairede souliers, une chemise, une culotte et une veste. Sous le banc ilavait aussi caché quelque chose : une pelle et une pioche attachéesensemble au moyen d’une corde. Il allait chercher du travail enFrance.

Le soleil, montant au ciel, versait sur la côte une pluie defeu ; c’était vers la fin de mai, et des odeurs délicieusesvoltigeaient, pénétraient dans les wagons dont les vitresdemeuraient baissées. Les orangers et les citronniers en fleur,exhalant dans le ciel tranquille leurs parfums sucrés, si doux, siforts, si troublants, les mêlaient au souffle des roses pousséespartout comme des herbes, le long de la voie, dans les richesjardins, devant les portes des masures et dans la campagneaussi.

Elles sont chez elles, sur cette côte, les roses ! Ellesemplissent le pays de leur arôme puissant et léger, elles font del’air une friandise, quelque chose de plus savoureux que le vin etd’enivrant comme lui.

Le train allait lentement, comme pour s’attarder dans ce jardin,dans cette mollesse. Il s’arrêtait à tout moment, aux petitesgares, devant quelques maisons blanches, puis repartait de sonallure calme, après avoir longtemps sifflé. Personne ne montaitdedans. On eût dit que le monde entier somnolait, ne pouvait sedécider à changer de place par cette chaude matinée deprintemps.

La grosse femme, de temps en temps, fermait les yeux, puis lesrouvrait brusquement, alors que son panier glissait sur ses genoux,prêt à tomber. Elle le rattrapait d’un geste vif, regardait dehorsquelques minutes, puis s’assoupissait de nouveau. Des gouttes desueur perlaient sur son front, et elle respirait avec peine, commesi elle eût souffert d’une oppression pénible.

Le jeune homme avait incliné sa tête et dormait du fort sommeildes rustres.

Tout à coup, au sortir d’une petite gare, la paysanne parut seréveiller, et, ouvrant son panier, elle en tira un morceau de pain,des œufs durs, une fiole de vin et des prunes, de belles prunesrouges ; et elle se mit à manger.

L’homme s’était à son tour brusquement réveillé et il laregardait, il regardait chaque bouchée aller des genoux à labouche. Il demeurait les bras croisés, les yeux fixes, les jouescreuses, les lèvres closes.

Elle mangeait en grosse femme goulue, buvant à tout instant unegorgée de vin pour faire passer les œufs, et elle s’arrêtait poursouffler un peu.

Elle fit tout disparaître, le pain, les œufs, les prunes, levin. Et dès qu’elle eut achevé son repas, le garçon referma lesyeux. Alors, se sentant un peu gênée, elle desserra son corsage, etl’homme soudain regarda de nouveau.

Elle ne s’en inquiéta pas, continuant à déboutonner sa robe, etla forte pression de ses seins écartait l’étoffe, montrant, entreles deux, par la fente qui grandissait, un peu de linge blanc et unpeu de peau.

La paysanne, quand elle se trouva plus à son aise, prononça enitalien : « Il fait si chaud qu’on ne respire plus. »

Le jeune homme répondit dans la même langue, et avec la mêmeprononciation : « C’est un beau temps pour voyager. »

Elle demanda :

– Vous êtes du Piémont ?

– Je suis d’Asti.

– Moi de Casale.

Ils étaient voisins. Ils se mirent à causer.

Ils dirent les longues choses banales que répètent sans cesseles gens du peuple et qui suffisent à leur esprit lent et sanshorizon. Ils parlèrent du pays. Ils avaient des connaissancescommunes. Ils citèrent des noms, devenant amis à mesure qu’ilsdécouvraient une nouvelle personne qu’ils avaient vue tous lesdeux. Les mots rapides, pressés, sortaient de leurs bouches avecleurs terminaisons sonores et leur chanson italienne. Puis ilss’informèrent d’eux-mêmes.

Elle était mariée ; elle avait déjà trois enfants laissésen garde à sa sœur, car elle avait trouvé une place de nourrice,une bonne place chez une dame française, à Marseille.

Lui, il cherchait du travail. On lui avait dit qu’il entrouverait aussi par là, car on bâtissait beaucoup.

Puis ils se turent.

La chaleur devenait terrible, tombant en pluie sur le toit deswagons. Un nuage de poussière voltigeait derrière le train,pénétrait dedans ; et les parfums des orangers et des rosesprenaient une saveur plus intense, semblaient s’épaissir,s’alourdir.

Les deux voyageurs s’endormirent de nouveau.

Ils rouvrirent les yeux presque en même temps. Le soleils’abaissait vers la mer, illuminant sa nappe bleue d’une averse declarté. L’air, plus frais, paraissait plus léger.

La nourrice haletait, le corsage ouvert, les joues molles, lesyeux ternes ; et elle dit, d’une voix accablée :

« Je n’ai pas donné le sein depuis hier ; me voilà étourdiecomme si j’allais m’évanouir. »

Il ne répondit pas, ne sachant que dire. Elle reprit : « Quandon a du lait comme moi, il faut donner le sein trois fois par jour,sans ça on se trouve gênée. C’est comme un poids que j’aurais surle cœur ; un poids qui m’empêche de respirer et qui me casseles membres. C’est malheureux d’avoir du lait tant que ça. »

Il prononça : « Oui. C’est malheureux. Ça doit vous tracasser.»

Elle semblait bien malade en effet, accablée et défaillante.Elle murmura : « Il suffit de presser dessus pour que le lait sortecomme d’une fontaine. C’est vraiment curieux à voir. On ne lecroirait pas. À Casale, tous les voisins venaient me regarder.»

Il dit : « Ah ! vraiment.

– Oui, vraiment. Je vous le montrerais bien, mais cela ne meservirait à rien. On n’en fait pas sortir assez de cette façon.»

Et elle se tut.

Le convoi s’arrêtait à une halte. Debout, près d’une barrière,une femme tenait en ses bras un jeune enfant qui pleurait. Elleétait maigre et déguenillée.

La nourrice la regardait. Elle dit d’un ton compatissant : « Envoilà une encore que je pourrais soulager. Et le petit aussipourrait me soulager. Tenez, je ne suis pas riche, puisque jequitte ma maison, et mes gens, et mon chéri dernier pour me mettreen place ; mais je donnerais encore bien cinq francs pouravoir cet enfant-là dix minutes et lui donner le sein. Ça lecalmerait, et moi donc. Il me semble que je renaîtrais. »

Elle se tut encore. Puis elle passa plusieurs fois sa mainbrûlante sur son front où coulait la sueur. Et elle gémit : « Je nepeux plus tenir. Il me semble que je vais mourir. » Et, d’un gesteinconscient, elle ouvrit tout à fait sa robe.

Le sein de droite apparut, énorme, tendu, avec sa fraise brune.Et la pauvre femme geignait : « Ah ! mon Dieu ! ah !mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais faire ? »

Le train s’était remis en marche et continuait sa route aumilieu des fleurs qui exhalaient leur haleine pénétrante dessoirées tièdes. Quelquefois, un bateau de pêche semblait endormisur la mer bleue, avec sa voile blanche immobile, qui se reflétaitdans l’eau comme si une autre barque se fût trouvée la tête enbas.

Le jeune homme, troublé, balbutia : « Mais… madame… Je pourraisvous… vous soulager. »

Elle répondit d’une voix brisée : « Oui, si vous voulez. Vous merendrez bien service. Je ne puis plus tenir, je ne puis plus. »

Il se mit à genoux devant elle ; et elle se pencha verslui, portant vers sa bouche, dans un geste de nourrice, le boutfoncé de son sein. Dans le mouvement qu’elle fit en le prenant deses deux mains pour le tendre vers cet homme, une goutte de laitapparut au sommet. Il la but vivement, saisissant comme un fruitcette lourde mamelle entre ses lèvres. Et il se mit à téter d’unefaçon goulue et régulière.

Il avait passé ses deux bras autour de la taille de la femme,qu’il serrait pour l’approcher de lui ; et il buvait à lentesgorgées avec un mouvement de cou, pareil à celui des enfants.

Soudain elle dit : « En voilà assez pour celui-là, prenezl’autre maintenant. »

Et il prit l’autre avec docilité.

Elle avait posé ses deux mains sur le dos du jeune homme, etelle respirait maintenant avec force, avec bonheur, savourant leshaleines des fleurs mêlées aux souffles d’air que le mouvement dutrain jetait dans les wagons.

Elle dit : « Ça sent bien bon par ici. »

Il ne répondit pas, buvant toujours à cette source de chair, etfermant les yeux comme pour mieux goûter.

Mais elle l’écarta doucement :

« En voilà assez. Je me sens mieux. Ça m’a remis dans le corps.»

Il s’était relevé, essuyant sa bouche d’un revers de main.

Elle lui dit, en faisant rentrer dans sa robe les deux gourdesvivantes qui gonflaient sa poitrine :

« Vous m’avez rendu un fameux service. Je vous remercie bien,monsieur. »

Et il répondit d’un ton reconnaissant :

« C’est moi qui vous remercie, madame, voilà deux jours que jen’avais rien mangé ! »

Chapitre 6La ficelle

Sur toutes les routes autour de Goderville, les paysans et leursfemmes s’en venaient vers le bourg, car c’était jour de marché. Lesmâles allaient, à pas tranquilles, tout le corps en avant à chaquemouvement de leurs longues jambes torses, déformées par les rudestravaux, par la pesée sur la charrue qui fait en même temps monterl’épaule gauche et dévier la taille, par le fauchage des blés quifait écarter les genoux pour prendre un aplomb solide, par toutesles besognes lentes et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue,empesée, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignets d’unpetit dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux,semblait un ballon prêt à s’envoler, d’où sortait une tête, deuxbras et deux pieds.

Les uns tiraient au bout d’une corde une vache, un veau. Etleurs femmes, derrière l’animal, lui fouettaient les reins d’unebranche encore garnie de feuilles, pour hâter sa marche. Ellesportaient au bras de larges paniers d’où sortaient des têtes depoulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchaientd’un pas plus court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche,droite et drapée dans un petit châle étriqué, épinglé sur leurpoitrine plate, la tête enveloppée d’un linge blanc collé sur lescheveux et surmontée d’un bonnet.

Puis un char à bancs passait, au trot saccadé d’un bidet,secouant étrangement deux hommes assis côte à côte et une femmedans le fond du véhicule, dont elle tenait le bord pour atténuerles durs cahots.

Sur la place de Goderville, c’était une foule, une cohued’humains et de bêtes mélangés. Les cornes des bœufs, les hautschapeaux à longs poils des paysans riches et les coiffes despaysannes émergeaient à la surface de l’assemblée. Et les voixcriardes, aiguës, glapissantes, formaient une clameur continue etsauvage que dominait parfois un grand éclat poussé par la robustepoitrine d’un campagnard en gaieté, ou le long meuglement d’unevache attachée au mur d’une maison. Tout cela sentait l’étable, lelait et le fumier, le foin et la sueur, dégageait cette saveuraigre, affreuse, humaine et bestiale, particulière aux gens deschamps.

Maître Hauchecorne, de Bréauté, venait d’arriver à Goderville,et il se dirigeait vers la place, quand il aperçut par terre unpetit bout de ficelle. Maître Hauchecorne, économe en vrai Normand,pensa que tout était bon à ramasser qui peut servir ; et il sebaissa péniblement, car il souffrait de rhumatismes. Il prit parterre le morceau de corde mince, et il se disposait à le rouleravec soin, quand il remarqua, sur le seuil de sa porte, maîtreMalandain, le bourrelier, qui le regardait. Ils avaient eu desaffaires ensemble au sujet d’un licol, autrefois, et ils étaientrestés fâchés, étant rancuniers tout deux. Maître Hauchecorne futpris d’une sorte de honte d’être vu ainsi par son ennemi, cherchantdans la crotte un bout de ficelle. Il cacha brusquement satrouvaille sous sa blouse, puis dans la poche de sa culotte ;puis il fit semblant de chercher encore par terre quelque chosequ’il ne trouvait point, et il s’en alla vers le marché, la tête enavant, courbé en deux par ses douleurs.

Il se perdit aussitôt dans la foule criarde et lente, agitée parles interminables marchandages. Les paysans tâtaient les vaches,s’en allaient, revenaient, perplexes, toujours dans la crainted’être mis dedans, n’osant jamais se décider, épiant l’œil duvendeur, cherchant sans fin à découvrir la ruse de l’homme et ledéfaut de la bête.

Les femmes, ayant posé à leurs pieds leurs grands paniers, enavaient tiré leurs volailles qui gisaient par terre, liées par lespattes, l’œil effaré, la crête écarlate. Elles écoutaient lespropositions, maintenaient leurs prix, l’air sec, le visageimpassible, ou bien tout à coup, se décidant au rabais proposé,criaient au client qui s’éloignait lentement : – C’est dit,maît’Anthime. J’vous l’donne. Puis peu à peu, la place se dépeuplaet l’angélus sonnant midi, ceux qui demeuraient trop loin serépandirent dans les auberges.

Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs, commela vaste cour était pleine de véhicules de toute race, charrettes,cabriolets, chars à bancs, tilbury, carrioles innommables, jaunesde crotte, déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras,leurs brancards, ou bien le nez par terre et le derrière enl’air.

Tout contre les dîneurs attablés, l’immense cheminée, pleine deflamme claire, jetait une chaleur vive dans le dos de la rangée dedroite. Trois broches tournaient, chargées de poulets, de pigeonset de gigots ; et une délectable odeur de viande rôtie et dejus ruisselant sur la peau rissolée, s’envolait de l’âtre, allumaitles gaietés, mouillait les bouches.

Toute l’aristocratie de la charrue mangeait là, chezmaît’Jourdain, aubergiste et maquignon, un malin qui avait desécus. Les plats passaient, se vidaient comme les brocs de cidrejaune. Chacun racontait ses affaires, ses achats et ses ventes. Onprenait des nouvelles des récoltes. Le temps était bon pour lesverts, mais un peu mucre pour les blés.

Tout à coup le tambour roula, dans la cour, devant la maison.Tout le monde aussitôt fut debout, sauf quelques indifférents, eton courut à la porte, aux fenêtres, la bouche encore pleine et laserviette à la main.

Après qu’il eut terminé son roulement, le crieur public lançad’une voix saccadée, scandant ses phrases à contretemps : – Il estfait assavoir aux habitants de Goderville, et en général à toutesles personnes présentes au marché, qu’il a été perdu ce matin, surla route de Beuzeville, entre neuf heures et dix heures, unportefeuille en cuir noir contenant cinq cents francs et despapiers d’affaires. On est prié de le rapporter à la mairie,incontinent, ou chez maître Fortuné Houlbrèque, de Manerville. Il yaura vingt francs de récompense.

Puis l’homme s’en alla. On entendit encore une fois au loin lesbattements sourds de l’instrument et la voix affaiblie ducrieur ;

Alors on se mit à parler de cet événement, en énumérant leschances qu’avait maître Houlbrèque de retrouver ou de ne pasretrouver son portefeuille. Et le repas s’acheva.

On finissait le café, quand le brigadier de gendarmerie parutsur le seuil.

Il demanda :

– Maître Hauchecorne, de Bréauté, est-il ici ?

Maître Hauchecorne, assis à l’autre bout de la table, répondit:

– Me v’là.

Et le brigadier reprit :

– Maître Hauchecorne, voulez-vous avoir la complaisance dem’accompagner à la mairie ? M. le maire voudrait vousparler.

Le paysan, surpris, inquiet, avala d’un coup son petit verre, seleva et, plus courbé encore que le matin, car les premiers pasaprès chaque repos étaient particulièrement difficiles, il se miten route en répétant :

– Me v’là, me v’là

Et il suivit le brigadier.

Le maire l’attendait, assis dans un fauteuil. C’était le notairede l’endroit, homme gros, grave, à phrases pompeuses.

– Maître Hauchecorne, dit-il, on vous a vu ce matin ramasser,sur la route de Beuzeville, le portefeuille perdu par maîtreHoulbrèque, de Manerville.

Le campagnard, interdit, regardait le maire, apeuré déjà par cesoupçon qui pesait sur lui, sans qu’il comprît pourquoi.

– Mé, mé, j’ai ramassé çu portafeuille ?

– Oui, vous-même.

– Parole d’honneur, j’ n’en ai seulement point euconnaissance.

– On vous a vu.

– On m’a vu, mé ? Qui ça qui m’a vu ?

– M. Malandain, le bourrelier.

Alors le vieux se rappela, comprit et, rougissant de colère.

– Ah ! i m’a vu, çu manant ! I m’a vu ramasser ct’eficelle-là, tenez, m’sieu le Maire.

Et fouillant au fond de sa poche, il en retira le petit bout decorde.

Mais le maire, incrédule, remuait la tête :

– Vous ne me ferez pas accroire, maître Hauchecorne, que M.Malandain, qui est un homme digne de foi, a pris ce fil pour unportefeuille ?

Le paysan, furieux, leva la main, cracha de côté pour attesterson honneur, répétant :

– C’est pourtant la vérité du bon Dieu, la sainte vérité, m’sieule Maire. Là sur mon âme et mon salut, je l’répète.

Le maire reprit :

– Après avoir ramassé l’objet, vous avez même encore cherchélongtemps dans la boue si quelque pièce de monnaie ne s’en étaitpas échappée.

Le bonhomme suffoquait d’indignation et de peur.

– Si on peut dire !… si on peut dire !…des menteriescomme ça pour dénaturer un honnête homme ! Si on peutdire !…

Il eut beau protester, on ne le crut pas.

Il fut confronté avec M. Malandain, qui répéta et soutint sonaffirmation. Ils s’injurièrent une heure durant. On fouilla, sur sademande, maître Hauchecorne. On ne trouva rien sur lui.

Enfin le maire, fort perplexe, le renvoya, en le prévenant qu’ilallait aviser le parquet et demander des ordres.

La nouvelle s’était répandue. À sa sortie de la mairie, le vieuxfut entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse et goguenarde,mais où n’entrait aucune indignation. Et il se mit à raconterl’histoire de la ficelle. On ne le crut pas. On riait.

Il allait, arrêté par tous, arrêtant ses connaissances,recommençant sans fin son récit et ses protestations, montrant sespoches retournées, pour prouver qu’il n’avait rien.

On lui disait :

– Vieux malin, va !

Et il se fâchait, s’exaspérant, enfiévré, désolé de n’être pascru, ne sachant que faire, et contant toujours son histoire.

La nuit vient ; Il fallait partir. Il se mit en route avectrois voisins à qui il montra la place où il avait ramassé le boutde corde ; et tout le long du chemin il parla de sonaventure.

Le soir, il fit une tournée dans le village de Bréauté, afin dela dire à tout le monde. Il ne rencontra que des incrédules.

Il en fut malade toute la nuit.

Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, Marius Paumelle,valet de ferme de maître Breton, cultivateur à Ymauville, rendaitle portefeuille et son contenu à maître Houlbrèque, de Manerville.Cet homme prétendait avoir en effet trouvé l’objet sur laroute ; mais ne sachant pas lire, il l’avait rapporté à lamaison et donné à son patron.

La nouvelle se répandit aux environs. Maître Hauchecorne en futinformé. Il se mit aussitôt en tournée et commença à narrer sonhistoire complétée du dénouement. Il triomphait.

– C’qui m’faisait deuil, disait-il, c’est point tant la chose,comprenez-vous ; mais c’est la menterie. Y a rien qui vousnuit comme d’être en réprobation pour une menterie.

Tout le jour il parlait de son aventure, il la contait sur lesroutes aux gens qui passaient, au cabaret aux gens qui buvaient, àla sortie de l’église le dimanche suivant. Il arrêtait des inconnuspour la leur dire. Maintenant il était tranquille, et pourtantquelque chose le gênait sans qu’il sût au juste ce que c’était. Onavait l’air de plaisanter en l’écoutant. On ne paraissait pasconvaincu. Il lui semblait sentir des propos derrière son dos.

Le mardi de l’autre semaine, il se rendit au marché deGoderville, uniquement poussé par le besoin de conter son cas.Malandain, debout sur sa porte, se mit à rire en le voyant passer.Pourquoi ?

Il aborda un fermier de Criquetot, qui ne le laissa pas acheveret, lui jetant une tape dans le creux de son ventre, lui cria parla figure : « Gros malin, va ! » Puis lui tourna lestalons.

Maître Hauchecorne demeura interdit et de plus en plus inquiet.Pourquoi l’avait-on appelé « gros malin » ?

Quand il fut assis à table, dans l’auberge de Jourdain, il seremit à expliquer l’affaire. Un maquignon de Montivilliers lui cria:

– Allons, allons, vieille pratique, je la connais, taficelle !

Hauchecorne balbutia :

– Puisqu’on l’a retrouvé çu portafeuille ?

Mais l’autre reprit :

– Tais-toi, mon pé, y en a qui trouve et y en a un qui r’porte.Ni vu ni connu, je t’embrouille !

Le paysan resta suffoqué. Il comprenait enfin. On l’accusaitd’avoir fait reporter le portefeuille par un compère, par uncomplice.

Il voulut protester. Toute la table se mit à rire.

Il ne put achever son dîner et s’en alla, au milieu desmoqueries.

Il rentra chez lui, honteux et indigné, étranglé par la colère,par la confusion, d’autant plus atterré qu’il était capable, avecsa finauderie de Normand, de faire ce dont on l’accusait, et mêmede s’en vanter comme d’un bon tour. Son innocence lui apparaissaitconfusément comme impossible à prouver, sa malice étant connue. Etil se sentait frappé au cœur par l’injustice du soupçon.

Alors il recommença à conter l’aventure, en allongeant chaquejour son récit, ajoutant chaque fois des raisons nouvelles, desprotestations plus énergiques, des serments plus solennels qu’ilimaginait, qu’il préparait dans ses heures de solitude, l’esprituniquement occupé par l’histoire de la ficelle ; On le croyaitd’autant moins que sa défense était plus compliquée et sonargumentation plus subtile.

– Ça, c’est des raisons d’menteux, disait-on derrière sondos.

Il le sentait, se rongeait les sangs, s’épuisait en effortsinutiles.

Il dépérissait à vue d’œil.

Les plaisants maintenant lui faisaient conter « la Ficelle »pour s’amuser, comme on fait conter sa bataille au soldat qui afait campagne. Son esprit, atteint à fond, s’affaiblissait.

Vers la fin de décembre, il s’alita.

Il mourut dans les premiers jours de janvier et, dans le délirede l’agonie, il attestait son innocence, répétant :

– Une ‘tite ficelle …une ‘tite ficelle … t’nez, la voilà, m’sieule Maire.

Chapitre 7Garçon, un bock !

Pourquoi suis-je entré, ce soir-là, dans cette brasserie ?Je n’en sais rien. Il faisait froid. Une fine pluie, une poussièred’eau voltigeait, voilait les becs de gaz d’une brume transparente,faisait luire les trottoirs que traversaient les lueurs desdevantures, éclairant la boue humide et les pieds sales despassants.

Je n’allais nulle part. Je marchais un peu après dîner. Jepassai le Crédit Lyonnais, la rue Vivienne, d’autres rues encore.J’aperçus soudain une grande brasserie à moitié pleine. J’entrai,sans aucune raison. Je n’avais pas soif.

D’un coup d’œil, je cherchai une place où je ne serais pointtrop serré, et j’allai m’asseoir à côté d’un homme qui me parutvieux et qui fumait une pipe de deux sous, en terre, noire comme ducharbon. Six ou huit soucoupes de verre, empilées sur la tabledevant lui, indiquaient le nombre de bocks qu’il avait absorbésdéjà. Je n’examinai pas mon voisin. D’un coup d’œil j’avais reconnuun bockeur, un de ces habitués de brasserie qui arrivent le matin,quand on ouvre, et s’en vont le soir, quand on ferme. Il étaitsale, chauve du milieu du crâne, tandis que de longs cheveux gras,poivre et sel, tombaient sur le col de sa redingote. Ses habitstrop larges semblaient avoir été faits au temps où il avait duventre. On devinait que le pantalon ne tenait guère et que cethomme ne pouvait faire dix pas sans rajuster et retenir ce vêtementmal attaché. Avait-il un gilet ? La seule pensée des bottineset de ce qu’elles enfermaient me terrifia. Les manchetteseffiloquées étaient complètement noires du bord, comme lesongles.

Dès que je fus assis à son côté, ce personnage me dit d’une voixtranquille : « Tu vas bien ? »

Je me tournai vers lui d’une secousse et je le dévisageai. Ilreprit : « Tu ne me reconnais pas ?

– Non !

– Des Barrets. »

Je fus stupéfait. C’était le comte Jean des Barrets, mon anciencamarade de collège.

Je lui serrai la main, tellement interdit que je ne trouvai rienà dire.

Enfin, je balbutiai : « Et toi, tu vas bien ? »

il répondit placidement : « Moi, comme je peux. »

Il se tut, je voulus être aimable, je cherchai une phrase : «Et… qu’est-ce que tu fais ? »

Il répliqua avec résignation : « Tu vois. »

Je me sentis rougir. J’insistai : « Mais tous les jours ?»

Il prononça, en soufflant d’épaisses bouffées de fumée : « Tousles jours c’est la même chose. »

Puis, tapant sur le marbre de la table avec un sou qui traînait,il s’écria : « Garçon, deux bocks ! »

Une voix lointaine répéta : « Deux bocks au quatre ! » Uneautre voix plus éloignée encore lança un « Voilà ! » suraigu.Puis un homme en tablier blanc apparut, portant les deux bocks dontil répandait, en courant, les gouttes jaunes sur le sol sablé.

Des Barrets vida d’un trait son verre et le reposa sur la table,pendant qu’il aspirait la mousse restée en ses moustaches.

Puis il demanda : « Et quoi de neuf ? »

Je ne savais rien de neuf à lui dire, en vérité. Je balbutiai :« Mais rien, mon vieux. Moi je suis commerçant. »

Il prononça de sa voix toujours égale :

– Et… ça t’amuse ?

– Non, mais que veux-tu ? Il faut bien faire quelquechose !

– Pourquoi ça ?

– Mais… pour s’occuper.

– À quoi ça sert-il ? Moi, je ne fais rien, comme tu vois,jamais rien. Quand on n’a pas le sou, je comprends qu’on travaille.Quand on a de quoi vivre, c’est inutile. À quoi bontravailler ? Le fais-tu pour toi ou pour les autres ? Situ le fais pour toi, c’est que ça t’amuse, alors très bien ;si tu le fais pour les autres, tu n’es qu’un niais.

Puis, posant sa pipe sur le marbre, il cria de nouveau : «Garçon, un, bock ! » et reprit : « Ça me donne soif, deparler. Je n’en ai pas l’habitude. Oui, moi, je ne fais rien, je melaisse aller, je vieillis. En mourant je ne regretterai rien. Jen’aurai pas d’autre souvenir que cette brasserie. Pas de femme, pasd’enfants, pas de soucis, pas de chagrins, rien. Ça vaut mieux.»

Il vida le bock qu’on lui avait apporté, passa sa langue sur seslèvres et reprit sa pipe.

Je le considérais avec stupeur. Je lui demandai :

« Mais tu n’as pas toujours été ainsi ?

– Pardon, toujours, dès le collège.

– Ce n’est pas une vie, ça mon bon. C’est horrible. Voyons, tufais bien quelque chose, tu aimes quelque chose, tu as desamis.

– Non. Je me lève à midi. Je viens ici, je déjeune, je bois desbocks, j’attends la nuit, je dîne, je bois des bocks ; puis,vers une heure et demie du matin, je retourne me coucher, parcequ’on ferme. C’est ce qui m’embête le plus. Depuis dix ans, j’aibien passé six années sur cette banquette, dans mon coin ; etle reste dans mon lit, jamais ailleurs. Je cause quelquefois avecdes habitués.

– Mais, en arrivant à Paris, qu’est-ce que tu as fait toutd’abord ?

– J’ai fait mon droit… au café de Médicis.

– Mais après ?

– Après…j’ai passé l’eau et je suis venu ici.

– Pourquoi as-tu pris cette peine ?

– Que veux-tu, on ne peut pas rester toute sa vie au Quartierlatin. Les étudiants font trop de bruit. Maintenant je ne bougeraiplus. Garçon, un bock ! »

Je croyais qu’il se moquait de moi. J’insistai.

– Voyons, sois franc. Tu as eu quelque gros chagrin ? Undésespoir d’amour, sans doute ? Certes, tu es un homme que lemalheur a frappé. Quel âge as-tu ?

– J’ai trente-trois ans. Mais j’en parais au moinsquarante-cinq.

Je le regardai bien en face. Sa figure ridée, mal soignée,semblait presque celle d’un vieillard. Sur le sommet du crâne,quelques longs cheveux voltigeaient au-dessus de la peau d’unepropreté douteuse. Il avait des sourcils énormes, une fortemoustache et une barbe épaisse. J’eus brusquement, je ne saispourquoi, la vision d’une cuvette pleine d’eau noirâtre, l’eau oùaurait été lavé tout ce poil.

Je lui dis : « En effet, tu as l’air plus vieux que ton âge.Certainement tu as eu des chagrins. »

Il répliqua : « je t’assure que non. Je suis vieux parce que jene prends jamais l’air. Il n’y a rien qui détériore les gens commela vie de café. »

Je ne le pouvais croire : « Tu as bien aussi fait la noce ?On n’est pas chauve comme tu l’es sans avoir beaucoup aimé. »

Il secoua tranquillement le front, semant sur son dos lespetites choses blanches qui tombaient de ses derniers cheveux : «Non, j’ai toujours été sage. » Et levant les yeux vers le lustrequi nous chauffait la tête : « Si je suis chauve, c’est la faute dugaz. Il est l’ennemi du cheveu. – Garçon, un bock ! – Tu n’aspas soif ?

– Non, merci. Mais vraiment tu m’intéresses. Depuis quand as-tuun pareil découragement ? Ça n’est pas normal, ça n’est pasnaturel. Il y a quelque chose là-dessous.

– Oui, ça date de mon enfance. J’ai reçu un coup, quand j’étaispetit, et cela m’a tourné au noir pour jusqu’à la fin.

– Quoi donc ?

– Tu veux le savoir ? écoute. Tu te rappelles bien lechâteau où je fus élevé, puisque tu y es venu cinq ou six foispendant les vacances ? Tu te rappelles ce grand bâtiment gris,au milieu d’un grand parc, et les longues avenues de chênes,ouvertes vers les quatre points cardinaux ! Tu te rappellesmon père et ma mère, tous les deux cérémonieux, solennels etsévères.

« J’adorais ma mère ; je redoutais mon père, et je lesrespectais tous les deux, accoutumé d’ailleurs à voir tout le mondecourbé devant eux. Ils étaient, dans le pays, M. le comte et Mme lacomtesse ; et nos voisins aussi, les Tannemare, les Ravalet,les Brenneville, montraient pour mes parents une considérationsupérieure.

« J’avais alors treize ans. J’étais gai, content de tout, commeon l’est à cet âge-là, tout plein du bonheur de vivre.

« Or, vers la fin de septembre, quelques jours avant ma rentréeau collège, comme je jouais à faire le loup dans les massifs duparc, courant au milieu des branches et des feuilles, j’aperçus, entraversant une avenue, papa et maman qui se promenaient.

« Je me rappelle cela comme d’hier. C’était par un jour de grandvent. Toute la ligne des arbres se courbait sous les rafales,gémissait, semblait pousser des cris, de ces cris sourds, profonds,que les forêts jettent dans les tempêtes.

« Les feuilles arrachées, jaunes déjà, s’envolaient comme desoiseaux, tourbillonnaient, tombaient puis couraient tout le long del’allée, ainsi que des bêtes rapides.

« Le soir venait. Il faisait sombre dans les fourrés. Cetteagitation du vent et des branches m’excitait, me faisait galopercomme un fou, et hurler pour imiter les loups.

« Dès que j’eus aperçu mes parents, j’allai vers eux à pasfurtifs, sous les branches, pour les surprendre, comme si j’eusseété un rôdeur véritable.

« Mais je m’arrêtai, saisi de peur, à quelque pas d’eux. Monpère, en proie à une terrible colère, criait :

« – Ta mère est une sotte ; et, d’ailleurs, ce n’est pas deta mère qu’il s’agit, mais de toi. Je te dis que j’ai besoin de cetargent, et j’entends que tu signes.

« Maman répondit, d’une voix ferme :

« – Je ne signerai pas. C’est la fortune de Jean, cela. Je lagarde pour lui et je ne veux pas que tu la manges encore avec desfilles et des servantes, comme tu as fait de ton héritage.

« Alors papa, tremblant de fureur, se retourna, et saisissant safemme par le cou, il se mit à la frapper avec l’autre main de toutesa force, en pleine figure.

« Le chapeau de maman tomba, ses cheveux dénoués serépandirent ; elle essayait de parer les coups, mais elle n’ypouvait parvenir. Et papa, comme fou, frappait, frappait. Elleroula par terre, cachant sa face dans ses deux bras. Alors il larenversa sur le dos pour la battre encore, écartant les mains dontelle se couvrait le visage.

« Quant à moi, mon cher, il me semblait que le monde allaitfinir, que les lois éternelles étaient changées. J’éprouvais lebouleversement qu’on a devant les choses surnaturelles, devant lescatastrophes monstrueuses, devant les irréparables désastres. Matête d’enfant s’égarait, s’affolait. Et je me mis à crier de toutema force, sans savoir pourquoi, en proie à une épouvante, à unedouleur, à un effarement épouvantable. Mon père m’entendit, seretourna, m’aperçut, et, se relevant, s’en vint vers moi. Je crusqu’il m’allait tuer et je m’enfuis comme un animal chassé, couranttout droit devant moi, dans le bois.

« J’allai peut-être une heure, peut-être deux, je ne sais pas.La nuit étant venue, je tombai sur l’herbe, et je restai là éperdu,dévoré par la peur, rongé par un chagrin capable de briser à jamaisun pauvre cœur d’enfant. J’avais froid, j’avais faim peut-être. Lejour vint. Je n’osais plus me lever, ni marcher, ni revenir, ni mesauver encore, craignant de rencontrer mon père que je ne voulaisplus revoir.

« Je serais peut-être mort de misère et de famine au pied de monarbre, si le garde ne m’avait découvert et ramené de force.

« Je trouvai mes parents avec leur visage ordinaire. Ma mère medit seulement : “Comme tu m’as fait peur, vilain garçon, j’ai passéla nuit sans dormir.” Je ne répondis point, mais je me mis àpleurer. Mon père ne prononça pas une parole.

« Huit jours plus tard, je rentrais au collège.

« Eh bien, mon cher, c’était fini pour moi. J’avais vu l’autreface des choses, la mauvaise ; je n’ai plus aperçu la bonnedepuis ce jour-là. Que s’est-il passé dans mon esprit ? Quelphénomène étrange m’a retourne les idées ? Je l’ignore. Maisje n’ai plus eu de goût pour rien, envie de rien, d’amour pourpersonne, de désir quelconque, d’ambition ou d’espérance. Etj’aperçois toujours ma pauvre mère, par terre, dans l’allée, tandisque mon père l’assommait. – Maman est morte après quelques années.Mon père vit encore. Je ne l’ai pas revu. – Garçon, un bock !…»

On lui apporta un bock qu’il engloutit d’une gorgée. Mais, enreprenant sa pipe, comme il tremblait, il la cassa. Alors il eut ungeste désespéré, et il dit : « Tiens ! C’est un vrai chagrin,ça, par exemple. J’en ai pour un mois à en culotter une nouvelle.»

Et il lança à travers la vaste salle, pleine maintenant de fuméeet de buveurs, son éternel cri : « Garçon, un bock – et une pipeneuve ! »

Chapitre 8Le baptême

Devant la porte de la ferme, les hommes endimanchés attendaient.Le soleil de mai versait sa claire lumière sur les pommiersépanouis, ronds comme d’immenses bouquets blancs, roses etparfumés, et qui mettaient sur la cour entière un toit de fleurs.Ils semaient sans cesse autour d’eux une neige de pétales menus,qui voltigeaient et tournoyaient en tombant dans l’herbe haute, oùles pissenlits brillaient comme des flammes, où les coquelicotssemblaient des gouttes de sang.

Une truie somnolait sur le bord du fumier, le ventre énorme, lesmamelles gonflées, tandis qu’une troupe de petits porcs tournaientautour, avec leur queue roulée comme une corde.

Tout à coup, là-bas, derrière les arbres des fermes, la clochede l’église tinta. Sa voix de fer jetait dans le ciel joyeux sonappel faible et lointain. Des hirondelles filaient comme desflèches à travers l’espace bleu qu’enfermaient les grands hêtresimmobiles. Une odeur d’étable passait parfois, mêlée au souffledoux et sucré des pommiers.

Un des hommes debout devant la porte se tourna vers la maison etcria :

– Allons, allons, Mélina, v’là que ça sonne !

Il avait peut-être trente ans. C’était un grand paysan, que leslongs travaux des champs n’avaient point encore courbé ni déformé.Un vieux, son père, noueux comme un tronc de chêne, avec despoignets bossués et des jambes torses, déclara :

– Les femmes, c’est jamais prêt, d’abord.

Les deux autres fils du vieux se mirent à rire, et l’un, setournant vers le frère aîné, qui avait appelé le premier, lui dit:

– Va les quérir, Polyte. All’ viendront point avant midi.

Et le jeune homme entra dans sa demeure.

Une bande de canards arrêtée près des paysans se mit à crier enbattant des ailes ; puis ils partirent vers la mare de leurpas lent et balancé.

Alors, sur la porte demeurée ouverte, une grosse femme parut quiportait un enfant de deux mois. Les brides blanches de son hautbonnet lui pendaient sur le dos, retombant sur un châle rouge,éclatant comme un incendie, et le moutard, enveloppé de lingesblancs, reposait sur le ventre en bosse de la garde.

Puis la mère, grande et forte, sortit à son tour, à peine âgéede dix-huit ans, franche et souriante, tenant le bras de son homme.Et les deux grand-mères vinrent ensuite, fanées ainsi que devieilles pommes, avec une fatigue évidente dans leurs reins forcés,tournés depuis longtemps par les patientes et rudes besognes. Uned’elles était veuve ; elle prit le bras du grand-père, demeurédevant la porte, et ils partirent en tête du cortège, derrièrel’enfant et la sage-femme. Et le reste de la famille se mit enroute à la suite. Les plus jeunes portaient des sacs de papierpleins de dragées.

Là-bas, la petite cloche sonnait sans repos, appelant de toutesa force le frêle marmot attendu. Des gamins montaient sur lesfossés ; des gens apparaissaient aux barrières : des filles deferme restaient debout entre deux seaux pleins de lait qu’ellesposaient à terre pour regarder le baptême.

Et la garde, triomphante, portait son fardeau vivant, évitaitles flaques d’eau dans les chemins creux, entre les talus plantésd’arbres. Et les vieux venaient avec cérémonie, marchant un peu detravers, vu l’âge et les douleurs ; et les jeunes avaientenvie de danser, et ils regardaient les filles qui venaient lesvoir passer ; et le père et la mère allaient gravement, plussérieux, suivant cet enfant qui les remplacerait, plus tard, dansla vie, qui continuerait dans le pays leur nom, le nom des Dentu,bien connu par le canton.

Ils débouchèrent dans la plaine et prirent à travers les champspour éviter le long détour de la route.

On apercevait l’église maintenant, avec son clocher pointu. Uneouverture le traversait juste au-dessous du toit d’ardoises ;et quelque chose remuait là-dedans, allant et venant d’un mouvementvif, passant et repassant derrière l’étroite fenêtre. C’était lacloche qui sonnait toujours, criant au nouveau-né de venir, pour lapremière fois, dans la maison du bon Dieu.

Un chien s’était mis à suivre. On lui jetait des dragées, ilgambadait autour des gens.

La porte de l’église était ouverte. Le prêtre, un grand garçon àcheveux rouges, maigre et fort, un Dentu aussi, lui, oncle dupetit, encore un frère du père, attendait devant l’autel. Et, ilbaptisa suivant les rites son neveu Prosper-César, qui se mit àpleurer en goûtant le sel symbolique.

Quand la cérémonie fut achevée, la famille demeura sur le seuilpendant que l’abbé quittait son surplis ; puis on se remit enroute. On allait vite maintenant, car on pensait au dîner. Toute lamarmaille du pays suivait, et, chaque fois qu’on lui jetait unepoignée de bonbons, c’était une mêlée furieuse, des luttes corps àcorps, des cheveux arrachés ; et le chien aussi se jetait dansle tas pour ramasser les sucreries, tiré par la queue, par lesoreilles, par les pattes, mais plus obstiné que les gamins.

La garde, un peu lasse, dit à l’abbé, qui marchait auprès d’elle:

– Dites donc, m’sieu le curé, si ça ne vous opposait pas de m’tenir un brin vot’ neveu pendant que je m’ dégourdirai. J’aiquasiment une crampe dans les estomacs.

Le prêtre prit l’enfant, dont la robe blanche faisait une grandetache éclatante sur la soutane noire, et il l’embrassa, gêné par celéger fardeau, ne sachant comment le tenir, comment le poser. Toutle monde se mit à rire. Une des grands-mères demanda de loin :

– Ça ne t’ fait-il point deuil, dis, l’abbé, qu’ tu n’en aurasjamais de comme ça ? Le prêtre ne répondit pas. Il allait àgrandes enjambées, regardant fixement le moutard aux yeux bleus,dont il avait envie d’embrasser encore les joues rondes. Il n’ytint plus, et, le levant jusqu’à son visage, il le baisalonguement.

Le père cria :

– Dis donc, curé, si t’en veux un, t’as qu’à le dire.

Et on se mit à plaisanter, comme plaisantent les gens deschamps.

Dès qu’on fut assis à table, la lourde gaieté campagnarde éclatacomme une tempête. Les deux autres fils allaient aussi semarier ; leurs fiancées étaient là, arrivées seulement pour lerepas ; et les invités ne cessaient de lancer des allusions àtoutes les générations futures que promettaient ces unions.

C’étaient des gros mots, fortement salés, qui faisaient ricanerles filles rougissantes et se tordre les hommes. Ils tapaient dupoing sur la table, poussaient des cris. Le père et le grand-pèrene tarissaient point en propos polissons. La mère souriait ;les vieilles prenaient leur part de joie et lançaient aussi leurpart de gaillardises.

Le curé, habitué à ces débauches paysannes, restait tranquille,assis à côté de la garde, agaçant du doigt la petite bouche de sonneveu pour le faire rire. Il semblait surpris par la vue de cetenfant, comme s’il n’en avait jamais aperçu. Il le considérait avecune attention réfléchie, avec une gravité songeuse, avec unetendresse éveillée au fond de lui, une tendresse inconnue,singulière, vive et un peu triste, pour ce petit être fragile quiétait le fils de son frère.

Il n’entendait rien, il ne voyait rien, il contemplait l’enfant.Il avait envie de le prendre encore sur ses genoux, car il gardait,sur sa poitrine et dans son cœur, la sensation douce de l’avoirporté tout à l’heure, en revenant de l’église. Il restait émudevant cette larve d’homme comme devant un mystère ineffable auquelil n’avait jamais pensé, un mystère auguste et saint, l’incarnationd’une âme nouvelle, le grand mystère de la vie qui commence, del’amour qui s’éveille, de la race qui se continue, de l’humanitéqui marche toujours.

La garde mangeait, la face rouge, les yeux luisants, gênée parle petit qui l’écartait de la table.

L’abbé lui dit :

– Donnez-le-moi. Je n’ai pas faim.

Et il reprit l’enfant. Alors tout disparut autour de lui, touts’effaça ; et il restait les yeux fixés sur cette figure roseet bouffie ; et peu à peu, la chaleur du petit corps, àtravers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait lesjambes, le pénétrait comme une caresse très légère, très bonne,très chaste, une caresse délicieuse qui lui mettait des larmes auxyeux.

Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L’enfant, agacé parces clameurs, se mit à pleurer.

Une voix s’écria :

– Dis donc, l’abbé, donne-lui à téter.

Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mère s’étaitlevée ; elle prit son fils et l’emporte dans la chambrevoisine. Elle revint au bout de quelques minutes en déclarant qu’ildormait tranquillement dans son berceau.

Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de temps entemps dans la cour, puis rentraient se mettre à table. Les viandes,les légumes, le cidre et le vin s’engouffraient dans les bouches,gonflaient les ventres, allumaient les yeux, faisaient délirer lesesprits.

La nuit tombait quand on prit le café. Depuis longtemps leprêtre avait disparu, sans qu’on s’étonnât de son absence.

La jeune mère enfin se leva pour aller voir si le petit dormaittoujours. Il faisait sombre à présent. Elle pénétra dans la chambreà tâtons ; et elle avançait, les bras étendus, pour ne pointheurter de meuble. Mais un bruit singulier l’arrêta net ; etelle ressortit effarée, sûre d’avoir entendu remuer quelqu’un. Ellerentra dans la salle, fort pâle, tremblante, et raconta la chose.Tous les hommes se levèrent en tumulte, gris et menaçants ; etle père, une lampe à la main, s’élança.

L’abbé, à genoux près du berceau, sanglotait, le front surl’oreiller où reposait la tête de l’enfant.

Chapitre 9Regret

M. Saval, qu’on appelle dans Mantes « le père Saval », vient dese lever. Il pleut. C’est un triste jour d’automne ; lesfeuilles tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme uneautre pluie plus épaisse et plus lente. M. Saval n’est pas gai. Ilva de sa cheminée à sa fenêtre et de sa fenêtre à sa cheminée. Lavie a des jours sombres. Elle n’aura plus que des jours sombrespour lui maintenant, car il a soixante-deux ans ! Il est seul,vieux garçon, sans personne autour de lui. Comme c’est triste demourir ainsi, tout seul, sans une affection dévouée !

Il songe à son existence si nue, si vide. Il se rappelle, dansl’ancien passé, dans le passé de son enfance, la maison, la maisonavec les parents ; puis le collège, les sorties, le temps deson droit à Paris. Puis la maladie du père, sa mort. Il est revenuhabiter avec sa mère. Ils ont vécu tous les deux, le jeune homme etla vieille femme, paisiblement, sans rien désirer de plus. Elle estmorte aussi. Que c’est triste, la vie !

Il est resté seul. Et maintenant il mourra bientôt à son tour.Il disparaîtra, lui, et ce sera fini. Il n’y aura plus de M. PaulSaval sur la terre. Quelle affreuse chose ! D’autres gensvivront, s’aimeront, riront. Oui, on s’amusera et il n’existeraplus, lui ! Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, êtrejoyeux sous cette éternelle certitude de la mort. Si elle étaitseulement probable, cette mort, on pourrait encore espérer ;mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit aprèsle jour.

Si encore sa vie avait été remplie ! S’il avait faitquelque chose ; s’il avait eu des aventures, de grandsplaisirs, des succès, des satisfactions de toute sorte. Mais non,rien. Il n’avait rien fait, jamais rien que se lever, manger, auxmêmes heures, et se coucher. Et il était arrivé comme cela à l’âgede soixante-deux ans. Il ne s’était même pas marié, comme lesautres hommes. Pourquoi ? Oui, pourquoi ne s’était-il pasmarié ? Il l’aurait pu, car il possédait quelque fortune.Est-ce l’occasion qui lui avait manqué ? Peut-être ! Maison les fait naître, ces occasions ! Il était nonchalant,voilà. La nonchalance avait été son grand mal, son défaut, sonvice. Combien de gens ratent leur vie par nonchalance. Il est sidifficile à certaines natures de se lever, de remuer, de faire desdémarches, de parler, d’étudier des questions.

Il n’avait même pas été aimé. Aucune femme n’avait dormi sur sapoitrine dans un complet abandon d’amour. Il ne connaissait pas lesangoisses délicieuses de l’attente, le divin frisson de la mainpressée, l’extase de la passion triomphante.

Quel bonheur surhumain devait vous inonder le cœur quand leslèvres se rencontrent pour la première fois, quand l’étreinte dequatre bras fait un seul être, un être souverainement heureux, dedeux êtres affolés l’un par l’autre.

M. Saval s’était assis, les pieds au feu, en robe dechambre.

Certes, sa vie était ratée, tout à fait ratée. Pourtant il avaitaimé, lui. Il avait aimé secrètement, douloureusement etnonchalamment, comme il faisait tout. Oui, il avait aimé sa vieilleamie Mme Sandres, la femme de son vieux camarade Sandres. Ah !s’il l’avait connue jeune fille ! Mais il l’avait rencontréetrop tard ; elle était déjà mariée. Certes, il l’auraitdemandée, celle-là ! Comme il l’avait aimée pourtant, sansrépit, depuis le premier jour !

Il se rappelait son émotion toutes les fois qu’il la revoyait,ses tristesses en la quittant, les nuits où il ne pouvait pass’endormir parce qu’il pensait à elle.

Le matin, il se réveillait toujours un peu moins amoureux que lesoir. Pourquoi ?

Comme elle était jolie, autrefois, et mignonne, blonde, frisée,rieuse ! Sandres n’était pas l’homme qu’il lui aurait fallu.Maintenant, elle avait cinquante-huit ans. Elle semblait heureuse.Ah ! si elle l’avait aimé, celle-là, jadis ; si ellel’avait aimé ! Et pourquoi ne l’aurait-elle pas aimé, lui,Saval, puisqu’il l’aimait bien, elle, Mme Sandres ?

Si seulement elle avait deviné quelque chose… N’avait-elle riendeviné, n’avait-elle rien vu, rien compris jamais ? Alorsqu’aurait-elle pensé ? S’il avait parlé, qu’aurait-ellerépondu ?

Et Saval se demandait mille autres choses. Il revivait sa vie,cherchait à ressaisir une foule de détails.

Il se rappelait toutes les longues soirées d’écarté chezSandres, quand sa femme était jeune et si charmante.

Il se rappelait des choses qu’elle lui avait dites, desintonations qu’elle avait autrefois, des petits sourires muets quisignifiaient tant de pensées.

Il se rappelait leurs promenades, à trois, le long de la Seine,leurs déjeuners sur l’herbe, le dimanche, car Sandres était employéà la sous-préfecture. Et soudain le souvenir lui revint d’unaprès-midi passé avec elle dans un petit bois le long de larivière.

Ils étaient partis le matin, emportant leurs provisions dans despaquets. C’était, par une vive journée de printemps, une de cesjournées qui grisent. Tout sent bon, tout semble heureux. Lesoiseaux ont des cris plus gais et des coups d’ailes plus rapides.On avait mangé sur l’herbe, sous des saules, tout près de l’eauengourdie par le soleil. L’air était tiède, plein d’odeurs desève ; on le buvait avec délices. Qu’il faisait bon, cejour-là !

Après le déjeuner, Sandres s’était endormi sur le dos : « Lemeilleur somme de sa vie », disait-il en se réveillant.

Mme Sandres avait pris le bras de Saval, et ils étaient partistous les deux le long de la rive.

Elle s’appuyait sur lui. Elle riait, elle disait :

« Je suis grise, mon ami, tout à fait grise. » Il la regardait,frémissant jusqu’au cœur, se sentant pâlir, redoutant que ses yeuxne fussent trop hardis, qu’un tremblement de sa main ne révélât sonsecret.

Elle s’était fait une couronne avec de grandes herbes et des lisd’eau, et lui avait demandé :

« M’aimez-vous, comme ça ? »

Comme il ne répondait rien, – car il n’avait rien trouvé àrépondre, il serait plutôt tombé à genoux, – elle s’était mise àrire, d’un rire mécontent, en lui jetant par la figure : « Grosbête, va ! On parle, au moins ! »

Il avait failli pleurer sans trouver encore un seul mot.

Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au premier jour.Pourquoi lui avait-elle dit cela : « Gros bête, va ! On parle,au moins ! »

Et il se rappela comme elle s’appuyait tendrement sur lui. Enpassant sous un arbre penché, il avait senti son oreille, à elle,contre sa joue, à lui, et il s’était reculé brusquement, dans lacrainte qu’elle ne crût volontaire ce contact.

Quand il avait dit : « Ne serait-il pas temps de revenir ?» elle lui avait lancé un regard singulier. Certes, elle l’avaitregardé d’une curieuse façon. Il n’y avait pas songé, alors ;et voilà qu’il s’en souvenait maintenant.

« Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fatigué, retournons.»

Et il avait répondu :

« Ce n’est pas que je sois fatigué ; mais Sandres estpeut-être réveillé maintenant. »

Et elle avait dit, en haussant les épaules :

« Si vous craignez que mon mari soit réveillé, c’est autrechose ; retournons ! »

En revenant, elle demeura silencieuse ; et elle nes’appuyait plus sur son bras. Pourquoi ?

Ce « pourquoi »-là, il ne se l’était point encore posé.Maintenant il lui semblait apercevoir quelque chose qu’il n’avaitjamais compris.

Est-ce que… ?

M. Saval se sentit rougir, et il se leva bouleversé comme si, detrente ans plus jeune, il avait entendu Mme Sandres lui dire : « Jevous aime ! »

Était-ce possible ? Ce soupçon qui venait de lui entrerdans l’âme le torturait ! Était-ce possible qu’il n’eût pasvu, pas deviné ?

Oh ! si cela était vrai, s’il avait passé contre ce bonheursans le saisir !

Il se dit : Je veux savoir. Je ne peux rester dans ce doute. Jeveux savoir !

Et il s’habilla vite, se vêtant à la hâte. Il pensait : « J’aisoixante-deux ans, elle en a cinquante-huit ; je peux bien luidemander cela. »

Et il sortit.

La maison de Sandres se trouvait de l’autre côté de la rue,presque en face de la sienne. Il s’y rendit. La petite servantevint ouvrir au coup de marteau.

Elle fut étonnée de le voir si tôt : « Vous déjà, monsieurSaval ; est-il arrivé quelque accident ? »

Saval répondit :

« Non, ma fille, mais va dire à ta maîtresse que je voudrais luiparler tout de suite.

– C’est que Madame fait sa provision de confitures de poirespour l’hiver ; et elle est dans son fourneau ; et pashabillée, vous comprenez.

Oui, mais dis-lui que c’est pour une chose très importante.»

La petite bonne s’en alla, et Saval se mit à marcher dans lesalon, à grands pas nerveux. Il ne se sentait pas embarrassécependant. Oh ! il allait lui demander cela comme il luiaurait demandé une recette de cuisine. C’est qu’il avaitsoixante-deux ans !

La porte s’ouvrit ; elle parut. C’était maintenant unegrosse femme large et ronde, aux joues pleines, au rire sonore.Elle marchait les mains loin du corps et les manches relevées surses bras nus, poissés de jus sucré. Elle demanda, inquiète :

« Qu’est-ce que vous avez, mon ami ; vous n’êtes pasmalade ? »

Il reprit :

« Non, ma chère amie, mais je veux vous demander une chose qui apour moi beaucoup d’importance, et qui me torture le cœur. Mepromettez-vous de me répondre franchement ? »

Elle sourit.

« Je suis toujours franche. Dites.

– Voilà. Je vous ai aimée du jour où je vous ai vue. Vous enétiez-vous doutée ? »

Elle répondit en riant, avec quelque chose de l’intonationd’autrefois :

« Gros bête, va ! Je l’ai bien vu du premier jour !»

Saval se mit à trembler ; il balbutia :

« Vous le saviez ?… Alors… »

Et il se tut.

Elle demanda :

« Alors ?… Quoi ? »

Il reprit :

« Alors… que pensiez-vous ?… que… que… Qu’auriez-vousrépondu ? »

Elle rit plus fort. Des gouttes de sirop lui coulaient au boutdes doigts et tombaient sur le parquet.

« Moi ?… Mais vous ne m’avez rien demandé. Ce n’était pas àmoi de vous faire une déclaration ! »

Alors il fit un pas vers elle :

« Dites-moi… dites-moi… Vous rappelez-vous ce jour où Sandress’est endormi sur l’herbe après déjeuner… où nous avons étéensemble, jusqu’au tournant, là-bas… »

Il attendit. Elle avait cessé de rire et le regardait dans lesyeux :

« Mais certainement, je me le rappelle. »

Il reprit en frissonnant :

« Eh bien… ce jour-là… si j’avais été… si j’avais été…entreprenant… qu’est-ce que vous auriez fait ? »

Elle se mit à sourire en femme heureuse qui ne regrette rien, etelle répondit franchement, d’une voix claire où pointait une ironie:

« J’aurais cédé, mon ami. » Puis elle tourna ses talons ets’enfuit vers ses confitures.

Saval ressortit dans la rue, atterré comme après un désastre. Ilfilait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendantvers la rivière, sans songer où il allait. Quand il arriva sur laberge, il tourna à droite et la suivit. Il marcha longtemps, commepoussé par un instinct. Ses vêtements ruisselaient d’eau, sonchapeau déformé, mou comme une loque, dégouttait à la façon d’untoit. Il allait toujours, toujours devant lui. Et il se trouva surla place où ils avaient déjeuné au jour lointain dont le souvenirlui torturait le cœur.

Alors il s’assit sous les arbres dénudés et il pleura.

Chapitre 10Mon oncle Jules

Un vieux pauvre, à barbe blanche, nous demanda l’aumône. Moncamarade Joseph Davranche lui donna cent sous. Je fus surpris. Ilme dit :

– Ce misérable m’a rappelé une histoire que je vais te dire etdont le souvenir me poursuit sans cesse. La voici :

Ma famille, originaire du Havre, n’était pas riche. On s’entirait, voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau etne gagnait pas grand-chose. J’avais deux sœurs.

Ma mère souffrait beaucoup de la gêne où nous vivions, et elletrouvait souvent des paroles aigres pour son mari, des reprochesvoilés et perfides. Le pauvre homme avait alors un geste qui menavrait. Il se passait la main ouverte sur le front, comme pouressuyer une sueur qui n’existait pas, et il ne répondait rien. Jesentais sa douleur impuissante. On économisait sur tout ; onn’acceptait jamais un dîner, pour n’avoir pas à le rendre ; onachetait les provisions au rabais, les fonds de boutique. Mes sœursfaisaient leurs robes elles-mêmes et avaient de longues discussionssur le prix du galon qui valait quinze centimes le mètre. Notrenourriture ordinaire consistait en soupe grasse et bœuf accommodé àtoutes les sauces. Cela est sain et réconfortant, parait-il ;j’aurais préféré autre chose.

On me faisait des scènes abominables pour les boutons perdus etles pantalons déchirés.

Mais chaque dimanche nous allions faire notre tour de jetée engrande tenue. Mon père, en redingote, en grand chapeau, en gants,offrait le bras à ma mère, pavoisée comme un navire un jour defête. Mes sœurs, prêtes les premières, attendaient le signal dudépart ; mais, au dernier moment, on découvrait toujours unetache oubliée sur la redingote du père de famille, et il fallaitbien vite l’effacer avec un chiffon mouillé de benzine.

Mon père, gardant son grand chapeau sur la tête, attendait, enmanches de chemise, que l’opération fût terminée, tandis que mamère se hâtait, ayant ajusté ses lunettes de myope, et ôté sesgants pour ne les pas gâter.

On se mettait en route avec cérémonie. Mes sœurs marchaientdevant, en se donnant le bras. Elles étaient en âge de mariage, eton en faisait montre en ville. Je me tenais à gauche de ma mère,dont mon père gardait la droite. Et je me rappelle l’air pompeux demes pauvres parents dans ces promenades du dimanche, la rigidité deleurs traits, la sévérité de leur allure. Ils avançaient d’un pasgrave, le corps droit, les jambes raides, comme si une affaired’une importance extrême eût dépendu de leur tenue.

Et chaque dimanche, en voyant entrer les grands navires quirevenaient de pays inconnus et lointains, mon père prononçaitinvariablement les mêmes paroles :

– Hein ! si Jules était là-dedans, quelle surprise !Mon oncle Jules, le frère de mon père, était le seul espoir de lafamille, après en avoir été la terreur. J’avais entendu parler delui depuis mon enfance, et il me semblait que je l’aurais reconnudu premier coup, tant sa pensée m’était devenue familière. Jesavais tous les détails de son existence jusqu’au jour de sondépart pour l’Amérique, bien qu’on ne parlât qu’à voix basse decette période de sa vie.

Il avait eu, parait-il, une mauvaise conduite, c’est-à-direqu’il avait mangé quelque argent, ce qui est bien le plus grand descrimes pour les familles pauvres. Chez les riches, un homme quis’amuse fait des bêtises. Il est ce qu’on appelle en souriant, unnoceur. Chez les nécessiteux, un garçon qui force les parents àécorner le capital devient un mauvais sujet, un gueux, undrôle !

Et cette distinction est juste, bien que le fait soit le même,car les conséquences seules déterminent la gravité de l’acte.

Enfin l’oncle Jules avait notablement diminué l’héritage surlequel comptait mon père ; après avoir d’ailleurs mangé sapart jusqu’au dernier sou.

On l’avait embarqué pour l’Amérique, comme on faisait a lors,sur un navire marchand allant du Havre à New York.

Une fois là-bas, mon oncle Jules s’établit marchand de je nesais quoi, et il écrivit qu’il gagnait un peu d’argent et qu’ilespérait pouvoir dédommager mon père du tort qu’il lui avait fait.Cette lettre causa dans la famille une émotion profonde. Jules, quine valait pas, comme on dit, les quatre fers d’un chien, devinttout à coup un honnête homme, un garçon de cœur, un vrai Davranche,intègre comme tous les Davranche.

Un capitaine nous apprit en outre qu’il avait loué une grandeboutique et qu’il faisait un commerce important.

Une seconde lettre, deux ans plus tard, disait : « Mon cherPhilippe, je t’écris pour que tu ne t’inquiètes pas de ma santé,qui est bonne. Les affaires aussi vont bien. Je pars demain pour unlong voyage dans l’Amérique du Sud. Je serai peut-être plusieursannées sans te donner de mes nouvelles. Si je ne t’écris pas, nesois pas inquiet. Je reviendrai au Havre une fois fortune faite.J’espère que ce ne sera pas trop long, et nous vivrons heureuxensemble… »

Cette lettre était devenue l’évangile de la famille. On lalisait à tout propos, on la montrait à tout le monde.

Pendant dix ans en effet, l’oncle Jules ne donna plus denouvelles ; mais l’espoir de mon père grandissait à mesure quele temps marchait ; et ma mère disait souvent :

– Quand ce bon Jules sera là, notre situation changera. En voilàun qui a su se tirer d’affaire !

Et chaque dimanche, en regardant venir de l’horizon les grosvapeurs noirs vomissant sur le ciel des serpents de fumée, mon pèrerépétait sa phrase éternelle :

– Hein ! si Jules était là-dedans, quellesurprise !

Et on s’attendait presque à le voir agiter un mouchoir, et crier:

– Ohé ! Philippe.

On avait échafaudé mille projets sur ce retour assuré ; ondevait même acheter, avec l’argent de l’oncle, une petite maison decampagne près d’Ingouville. Je n’affirmerais pas que mon Père n’eûtpoint entamé déjà des négociations à ce sujet.

L’aînée de mes sœurs avait alors vingt-huit ans ; l’autrevingt-six. Elles ne se mariaient pas, et c’était là un gros chagrinpour tout le monde.

Un prétendant enfin se présenta pour la seconde. Un employé, pasriche, mais honorable. J’ai toujours eu la conviction que la lettrede l’oncle Jules, montrée un soir, avait terminé les hésitations etemporté la résolution du jeune homme.

On l’accepta avec empressement, et il fut décidé qu’après lemariage toute la famille ferait ensemble un petit voyage àJersey.

Jersey est l’idéal du voyage pour les gens pauvres. Ce n’est pasloin ; on passe la mer dans un paquebot et on est en terreétrangère, cet îlot appartenant aux Anglais. Donc, un Français,avec deux heures de navigation, peut s’offrir la vue d’un peuplevoisin chez lui et étudier les mœurs, déplorables d’ailleurs, decette île couverte par le pavillon britannique, comme disent lesgens qui parlent avec simplicité.

Ce voyage de Jersey devint notre préoccupation, notre uniqueattente, notre rêve de tous les instants.

On partit enfin. Je vois cela comme si c’était d’hier : levapeur chauffant contre le quai de Granville ; mon père,effaré, surveillant l’embarquement de nos trois colis ; mamère inquiète ayant pris le bras de ma sœur non mariée, quisemblait perdue depuis le départ de l’autre, comme un poulet restéseul de sa couvée ; et, derrière nous, les nouveaux époux quirestaient toujours en arrière, ce qui me faisait souvent tourner latête.

Le bâtiment siffla. Nous voici montés, et le navire, quittant lajetée, s’éloigna sur une mer plate comme une table de marbre vert.Nous regardions les côtes s’enfuir, heureux et fiers comme tousceux qui voyagent peu.

Mon père tendait son ventre, sous sa redingote dont on avait, lematin même, effacé avec soin toutes les taches, et il répandaitautour de lui cette odeur de benzine des jours de sortie, qui mefaisait reconnaître les dimanches.

Tout à coup, il avisa deux dames élégantes à qui deux messieursoffraient des huîtres. Un vieux matelot déguenillé ouvrait d’uncoup de couteau les coquilles et les passait aux messieurs qui lestendaient ensuite aux dames. Elles mangeaient d’une manièredélicate, en tenant l’écaille sur un mouchoir fin et en avançant labouche pour ne point tacher leurs robes. Puis elles buvaient l’eaud’un petit mouvement rapide et jetaient la coquille à la mer.

Mon père, sans doute, fut séduit par cet acte distingué demanger des huîtres sur un navire en marche. Il trouva cela bongenre, raffiné, supérieur, et il s’approcha de ma mère et de messœurs en demandant :

– Voulez-vous que je vous offre quelques huîtres ?

Ma mère hésitait, à cause de la dépense ; mais mes deuxsœurs acceptèrent tout de suite. Ma mère dit, d’un ton contrarié:

– J’ai peur de me faire mal à l’estomac. Offre ça aux enfantsseulement, mais pas trop, tu les rendrais malades.

Puis, se tournant vers moi, elle ajouta :

– Quant à joseph, il n’en a pas besoin ; il ne faut pointgâter les garçons.

Je restai donc à côté de ma mère, trouvant injuste cettedistinction. Je suivais de l’œil mon père, qui conduisaitpompeusement ses deux filles et son gendre vers le vieux matelotdéguenillé.

Les deux dames venaient de partir, et mon père indiquait à messœurs comment il fallait s’y prendre pour manger sans laissercouler l’eau ; il voulut même donner l’exemple et il s’emparad’une huître. En essayant d’imiter les dames, il renversaimmédiatement tout le liquide sur sa redingote et j’entendis mamère murmurer :

– Il ferait mieux de se tenir tranquille.

Mais tout à coup mon père me parut inquiet ; il s’éloignade quelques pas, regarda fixement sa famille pressée autour del’écailleur, et, brusquement, il vint vers nous. Il me sembla fortpâle, avec des yeux singuliers. Il dit, à mi-voix, à ma mère.

– C’est extraordinaire, comme cet homme qui ouvre les huîtresressemble à Jules.

Ma mère, interdite, demanda :

– Quel Jules ?…

Mon père reprit :

– Mais… mon frère… Si je ne le savais pas en bonne position enAmérique, je croirais que c’est lui.

Ma mère effarée balbutia :

– Tu es fou ! Du moment que tu sais bien que ce n’est paslui, pourquoi dire ces bêtises-là ?

– Va donc le voir, Clarisse ; j’aime mieux que tu t’enassures toi-même, de tes propres yeux.

Elle se leva et alla rejoindre ses filles. Moi aussi, jeregardais l’homme. Il était vieux, sale, tout ridé, et nedétournait pas le regard de sa besogne.

Ma mère revint. Je m’aperçus qu’elle tremblait. Elle prononçatrès vite :

– Je crois que c’est lui. Va donc demander des renseignements aucapitaine. Surtout sois prudent, pour que ce garnement ne nousretombe pas sur les bras, maintenant !

Mon père s’éloigna, mais je le suivis. Je me sentais étrangementému.

Le capitaine, un grand monsieur, maigre, à longs favoris, sepromenait sur la passerelle d’un air important, comme s’il eûtcommandé le courrier des Indes.

Mon père l’aborda avec cérémonie, en l’interrogeant sur sonmétier avec accompagnement de compliments :

Quelle était l’importance de Jersey ? Sesproductions ? Sa population ? Ses mœurs ? Sescoutumes ? La nature du sol, etc., etc.

On eût cru qu’il s’agissait au moins des États-Unisd’Amérique.

Puis on parla du bâtiment qui nous portait, l’Express, puis onen vint à l’équipage. Mon père, enfin, d’une voix troublée :

– Vous avez là un vieil écailleur d’huîtres qui parait bienintéressant. Savez-vous quelques détails sur ce bonhomme ?

Le capitaine, que cette conversation finissait par irriter,répondit sèchement :

– C’est un vieux vagabond français que j’ai trouvé en Amériquel’an dernier, et que j’ai rapatrié. Il a, parait-il, des parents auHavre, mais il ne veut pas retourner près d’eux, parce qu’il leurdoit de l’argent. Il s’appelle Jules… Jules Darmanche ou Darvanche,quelque chose comme ça, enfin. Il parait qu’il a été riche unmoment là-bas, mais vous voyez où il en est réduit maintenant.

Mon père, qui devenait livide, articula, la gorge serrée, lesyeux hagards :

– Ah’ ah, très bien… fort bien… Cela ne m’étonne pas… Je vousremercie beaucoup, capitaine.

Et il s’en alla, tandis que le marin le regardait s’éloigneravec stupeur.

Il revint auprès de ma mère, tellement décomposé qu’elle lui dit:

– Assieds-toi ; on va s’apercevoir de quelque chose.

Il tomba sur le banc en bégayant :

– C’est lui, c’est bien lui !

Puis il demanda.

– Qu’allons-nous faire ?…

Elle répondit vivement.

– Il faut éloigner les enfants. Puisque Joseph sait tout, il vaaller les chercher. Il faut prendre garde surtout que notre gendrene se doute de rien.

Mon père paraissait atterré. Il murmura :

– Quelle catastrophe !

Ma mère ajouta, devenue tout à coup furieuse :

– Je me suis toujours doutée que ce voleur ne ferait rien, etqu’il nous retomberait sur le dos ! Comme si on pouvaitattendre quelque chose d’un Davranche !… Et mon père se passala main sur le front, comme il faisait sous les reproches de safemme.

Elle ajouta :

– Donne de l’argent à Joseph pour qu’il aille payer ces huîtres,à présent. Il ne manquerait plus que d’être reconnu par cemendiant. Cela ferait un joli effet sur le navire. Allons-nous-en àl’autre bout, et fais en sorte que cet homme n’approche pas denous !

Elle se leva, et ils s’éloignèrent après m’avoir remis une piècede cent sous.

Mes sœurs, surprises, attendaient leur père. J’affirmai quemaman s’était trouvée un peu gênée par la mer, et je demandai àl’ouvreur d’huîtres :

– Combien est-ce que nous vous devons, monsieur ?

J’avais envie de dire : mon oncle.

Il répondit :

– Deux francs cinquante.

Je tendis mes cent sous et il me rendit la monnaie.

Je regardais sa main, une pauvre main de matelot toute plissée,et je regardais son visage, un vieux misérable visage, triste,accablé, en me disant :

« C’est mon oncle, le frère de papa, mon oncle ! »

Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia :

– Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur !

Avec l’accent d’un pauvre qui reçoit l’aumône. Je pensai qu’ilavait dû mendier, là-bas !

Mes sœurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité.

Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise,demanda :

– Il y en avait pour trois francs ?… Ce n’est paspossible.

– J’ai donné dix sous de pourboire.

Ma mère eut un sursaut et me regarda dans les yeux :

– Tu es fou ! Donner dix sous à cet homme, à cegueux !…

Elle s’arrêta sous un regard de mon père, qui désignait songendre.

Puis on se tut.

Devant nous, à l’horizon, une ombre violette semblait sortir dela mer. C’était Jersey.

Lorsqu’on approcha des jetées, un désir violent me vint au cœurde voir encore une fois mon oncle Jules, de m’approcher, de luidire quelque chose de consolant, de tendre.

Mais, comme personne ne mangeait plus d’huîtres, il avaitdisparu, descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeaitce misérable.

Et nous sommes revenus par le bateau de Saint-Malo, pour ne pasle rencontrer. Ma mère était dévorée d’inquiétude.

Je n’ai jamais revu le frère de mon père !

Voilà pourquoi tu me verras quelquefois donner cent sous auxvagabonds.

Chapitre 11En voyage

1.

Le wagon était au complet depuis Cannes ; on causait, toutle monde se connaissant. Lorsqu’on passa Tarascon, quelqu’un dit :« C’est ici qu’on assassine. » Et on se mit à parler du mystérieuxet insaisissable meurtrier qui, depuis deux ans, s’offre, de tempsen temps, la vie d’un voyageur. Chacun faisait des suppositions,chacun donnait son avis ; les femmes regardaient enfrissonnant la nuit sombre derrière les vitres, avec la peur devoir apparaître soudain une tête d’homme à la portière. Et on semit à raconter des histoires effrayantes de mauvaises rencontres,des tête-à-tête avec des fous dans un rapide, des heures passées enface d’un personnage suspect.

Chaque homme avait une anecdote à son honneur, chacun avaitintimidé, terrassé et garrotté quelque malfaiteur en descirconstances surprenantes, avec une présence d’esprit et uneaudace admirables. Un médecin, qui passait chaque hiver dans leMidi, voulut à son tour conter une aventure :

Moi, dit-il, je n’ai jamais eu la chance d’expérimenter moncourage dans une affaire de cette sorte ; mais j’ai connu unefemme, une de mes clientes, morte aujourd’hui, à qui arriva la plussingulière chose du monde, et aussi la plus mystérieuse et la plusattendrissante.

C’était une Russe, la comtesse Marie Baranow, une très grandedame, d’une exquise beauté. Vous savez comme les Russes sontbelles, du moins comme elles nous semblent belles, avec leur nezfin, leur bouche délicate, leurs yeux rapprochés, d’uneindéfinissable couleur, d’un bleu gris, et leur grâce froide, unpeu dure ! Elles ont quelque chose de méchant et de séduisant,d’altier et de doux, de tendre et de sévère, tout à fait charmantpour un Français. Au fond, c’est peut-être seulement la différencede race et de type qui me fait voir tant de choses en elles.

Son médecin, depuis plusieurs années, la voyait menacée d’unemaladie de poitrine et tâchait de la décider à venir dans le midide la France ; mais elle refusait obstinément de quitterPétersbourg. Enfin l’automne dernier, la jugeant perdue, le docteurprévint le mari qui ordonna aussitôt à sa femme de partir pourMenton.

Elle prit le train, seule dans son wagon, ses gens de serviceoccupant un autre compartiment. Elle restait contre la portière, unpeu triste, regardant passer les campagnes et les villages, sesentant bien isolée, bien abandonnée dans la vie, sans enfants,presque sans parents, avec un mari dont l’amour était mort et quila jetait ainsi au bout du monde sans venir avec elle, comme onenvoie à l’hôpital un valet malade.

À chaque station, son serviteur Ivan venait s’informer si rienne manquait à sa maîtresse. C’était un vieux domestique aveuglémentdévoué, prêt à accomplir tous les ordres qu’elle lui donnerait.

La nuit tomba, le convoi roulait à toute vitesse. Elle nepouvait dormir, énervée à l’excès. Soudain la pensée lui vint decompter l’argent que son mari lui avait remis à la dernière minute,en or de France. Elle ouvrit son petit sac, et vida sur ses genouxle flot luisant de métal.

Mais tout à coup un souffle d’air froid lui frappa le visage.Surprise, elle leva la tête. La portière venait de s’ouvrir. Lacomtesse Marie, éperdue, jeta brusquement un châle sur son argentrépandu dans sa robe, et attendit. Quelques secondes s’écoulèrent,puis un homme parut, nu-tête, blessé à la main, haletant, encostume de soirée. Il referma la porte, s’assit, regarda sa voisineavec des yeux luisants, puis enveloppa d’un mouchoir son poignetdont le sang coulait.

La jeune femme se sentait défaillir de peur. Cet homme, certes,l’avait vue compter son or, et il était venu pour la voler et latuer.

Il la fixait toujours, essoufflé, le visage convulsé, prêt àbondir sur elle sans doute.

Il dit brusquement :

– Madame, n’ayez pas peur !

Elle ne répondit rien, incapable d’ouvrir la bouche, entendantson cœur battre et ses oreilles bourdonner.

Il reprit :

– Je ne suis pas un malfaiteur, madame.

Elle ne disait toujours rien, mais, dans un brusque mouvementqu’elle fit, ses genoux s’étant rapprochés, son or se mit à coulersur le tapis comme l’eau coule d’une gouttière.

L’homme, surpris, regardait ce ruisseau de métal, et il sebaissa tout à coup pour le ramasser.

Elle, effarée, se leva, jetant à terre toute sa fortune, et ellecourut à la portière pour se précipiter sur la voie. Mais ilcomprit ce qu’elle allait faire, s’élança, la saisit dans ses bras,la fit asseoir de force, et la maintenant par les poignets : «Écoutez-moi, madame, je ne suis pas un malfaiteur, et, la preuve,c’est que je vais ramasser cet argent et vous le rendre. Mais jesuis un homme perdu, un homme mort, si vous ne m’aidez pas à passerla frontière. Je ne puis vous en dire davantage. Dans une heure,nous serons à la dernière station russe ; dans une heurevingt, nous franchirons la limite de l’empire. Si vous ne mesecourez point, je suis perdu. Et cependant, madame, je n’ai nitué, ni volé, ni rien fait de contraire à l’honneur. Cela je vousle jure. Je ne puis vous en dire davantage. »

Et, se mettant à genoux, il ramassa l’or jusque sous lesbanquettes, cherchant les dernières pièces roulées au loin. Puis,quand le petit sac de cuir fut plein de nouveau, il le remit à savoisine sans ajouter un mot, et il retourna s’asseoir à l’autrecoin du wagon.

Ils ne remuaient plus ni l’un ni l’autre. Elle demeuraitimmobile et muette, encore défaillante de terreur, mais s’apaisantpeu à peu. Quant à lui, il ne faisait pas un geste, pas unmouvement ; il restait droit, les yeux fixés devant lui, trèspâle, comme s’il eût été mort. De temps en temps elle jetait verslui un regard brusque vite détourné. C’était un homme de trenteans, environ, fort beau, avec toute l’apparence d’ungentilhomme.

Le train courait par les ténèbres, jetait par la nuit ses appelsdéchirants, ralentissait parfois sa marche, puis repartait à toutevitesse. Mais soudain il calma son allure, siffla plusieurs fois ets’arrêta tout à fait.

Ivan parut à la portière afin de prendre les ordres. La comtesseMarie, la voix tremblante, considéra une dernière fois son étrangecompagnon, puis elle dit à son serviteur, d’une voix brusque :

– Ivan, tu vas retourner près du comte, je n’ai plus besoin detoi.

L’homme, interdit, ouvrait des yeux énormes. Il balbutia :

– Mais… barine.

Elle reprit :

– Non, tu ne viendras pas, j’ai changé d’avis. Je veux que turestes en Russie. Tiens, voici de l’argent pour retourner.Donne-moi ton bonnet et ton manteau.

Le vieux domestique, effaré, se décoiffa et tendit son manteau,obéissant toujours sans répondre, habitué aux volontés soudaines etaux irrésistibles caprices des maîtres. Et il s’éloigna, les larmesaux yeux.

Le train repartit, courant à la frontière.

Alors la comtesse Marie dit à son voisin.

– Ces choses sont pour vous, monsieur, vous êtes Ivan, monserviteur. Je ne mets qu’une condition à ce que je fais : c’est quevous ne me parlerez jamais, que vous ne me direz pas un mot, nipour me remercier, ni pour quoi que ce soit.

L’inconnu s’inclina sans prononcer une parole.

Bientôt on s’arrêta de nouveau et des fonctionnaires en uniformevisitèrent le train. La comtesse leur tendit les papiers et,montrant l’homme assis au fond de son wagon :

– C’est mon domestique Ivan, dont voici le passeport.

Le train se remit en route.

Pendant toute la nuit, ils restèrent en tête-à-tête, muets tousdeux.

Le matin venu, comme on s’arrêtait dans une gare allemande,l’inconnu descendit ; puis, debout à la portière :

– Pardonnez-moi, madame, de rompre ma promesse ; mais jevous ai privée de votre domestique, il est juste que je leremplace. N’avez-vous besoin de rien ?

Elle répondit froidement :

– Allez chercher ma femme de chambre.

Il y alla. Puis disparut.

Quand elle descendait à quelque buffet, elle l’apercevait deloin qui la regardait. Ils arrivèrent à Menton.

2.

Le docteur se tut une seconde, puis reprit :

– Un jour, comme je recevais mes clients dans mon cabinet, jevis entrer un grand garçon qui me dit :

– Docteur, je viens vous demander des nouvelles de la comtesseMarie Baranow. Je suis, bien qu’elle ne me connaisse point, un amide son mari.

Je répondis :

– Elle est perdue. Elle ne retournera pas en Russie.

Et cet homme brusquement se mit à sangloter, puis il se leva etsortit en trébuchant comme un ivrogne.

Je prévins, le soir même, la comtesse qu’un étranger était venum’interroger sur sa santé. Elle parut émue et me raconta toutel’histoire que je viens de vous dire. Elle ajouta :

– Cet homme que je ne connais point me suit maintenant comme monombre, je le rencontre chaque fois que je sors ; il me regarded’une étrange façon, mais il ne m’a jamais parlé.

Elle réfléchit, puis ajouta :

– Tenez, je parle qu’il est sous mes fenêtres.

Elle quitta sa chaise longue, alla écarter les rideaux et memontra en effet l’homme qui était venu me trouver, assis sur unbanc de la promenade, les yeux levés vers l’hôtel. Il nous aperçut,se leva et s’éloigna sans retourner une fois la tête.

Alors, j’assistai à une chose surprenante et douloureuse, àl’amour muet de ces deux êtres qui ne se connaissaient point.

Il l’aimait, lui, avec le dévouement d’une bête sauvée,reconnaissante et dévouée à la mort. Il venait chaque jour me dire: « Comment va-t-elle ? » comprenant que je l’avais deviné. Etil pleurait affreusement quand il l’avait vue passer plus faible etplus pâle chaque jour.

Elle me disait :

– Je ne lui ai parlé qu’une fois, à ce singulier bonhomme, et ilme semble que je le connais depuis vingt ans.

Et quand ils se rencontraient, elle lui rendait son salut avecun sourire grave et charmant. Je la sentais heureuse, elle siabandonnée et qui se savait perdue, je la sentais heureuse d’êtreaimée ainsi, avec ce respect et cette constance, avec cette poésieexagérée, avec ce dévouement prêt à tout. Et pourtant, fidèle à sonobstination d’exaltée, elle refusait désespérément de le recevoir,de connaître son nom, de lui parler. Elle disait : « Non, non, celame gâterait Cette étrange amitié. Il faut que nous demeurionsétrangers l’un à l’autre. »

Quant à lui, il était certes également une sorte de DonQuichotte, car il ne fit rien pour se rapprocher d’elle. Il voulaittenir jusqu’au bout l’absurde promesse de ne lui jamais parlerqu’il avait faite dans le wagon.

Souvent, pendant ses longues heures de faiblesse, elle se levaitde sa chaise longue et allait entrouvrir son rideau pour regarders’il était là, sous sa fenêtre. Et quand elle l’avait vu, toujoursimmobile sur son banc, elle revenait se coucher avec un sourire auxlèvres.

Elle mourut un matin, vers dix heures. Comme je sortais del’hôtel, il vint à moi, le visage bouleversé ; il savait déjàla nouvelle.

– Je voudrais la voir une seconde, devant vous, dit-il.

Je lui pris le bras et rentrai dans la maison.

Quand il fut devant le lit de la morte, il lui saisit la main etla baisa d’un interminable baiser, puis il se sauva comme uninsensé.

Le docteur se tut de nouveau, et reprit :

– Voilà, certes, la plus singulière aventure de chemin de ferque je connaisse. Il faut dire aussi que les hommes sont des drôlesde toqués.

Une femme murmura à mi-voix.

– Ces deux êtres-là ont été moins fous que vous ne croyez… Ilsétaient… Ils étaient…

Mais elle ne pouvait plus parler, tant elle pleurait. Comme onchangea de conversation pour la calmer, on ne sut pas ce qu’ellevoulait dire.

Chapitre 12La mère sauvage

1.

Je n’étais point revenu à Virelogne depuis quinze ans. J’yretournai chasser, à l’automne, chez mon ami Serval, qui avaitenfin fait reconstruire son château, détruit par les Prussiens.

J’aimais ce pays infiniment. Il est des coins du monde délicieuxqui ont pour les yeux un charme sensuel. On les aime d’un amourphysique. Nous gardons, nous autres que séduit la terre, dessouvenirs tendres pour certaines sources, certains bois, certainsétangs, certaines collines, vus souvent et qui nous ont attendris àla façon des événements heureux. Quelquefois même la penséeretourne vers un coin de forêt, ou un bout de berge, ou un vergerpoudré de fleurs, aperçus une seule fois, par un jour gai, etrestés en notre cœur comme ces images de femmes rencontrées dans larue, un matin de printemps, avec une toilette claire ettransparente, et qui nous laissent dans l’âme et dans la chair undésir inapaisé, inoubliable, la sensation du bonheur coudoyé.

À Virelogne, j’aimais toute la campagne, semée de petits bois ettraversée par des ruisseaux qui couraient dans le sol comme desveines, portant le sang à la terre. On pêchait là-dedans desécrevisses, des truites et des anguilles ! Bonheurdivin ! On pouvait se baigner par places, et on trouvaitsouvent des bécassines dans les hautes herbes qui poussaient surles bords de ces minces cours d’eau.

J’allais, léger comme une chèvre, regardant mes deux chiensfourrager devant moi. Serval, à cent mètres sur ma droite, battaitun champ de luzerne. Je tournai les buissons qui forment la limitedu bois des Saudres, et j’aperçus une chaumière en ruines.

Tout à coup, je me la rappelai telle que je l’avais vue pour ladernière fois, en 1869, propre, vêtue de vignes, avec des poulesdevant la porte. Quoi de plus triste qu’une maison morte, avec sonsquelette debout, délabré, sinistre ?

Je me rappelai aussi qu’une bonne femme m’avait fait boire unverre de vin là-dedans, un jour de grande fatigue, et que Servalm’avait dit alors l’histoire des habitants. Le père, vieuxbraconnier, avait été tué par les gendarmes. Le fils, que j’avaisvu autrefois, était un grand garçon sec qui passait également pourun féroce destructeur de gibier. On les appelait les Sauvage.

Était-ce un nom ou un sobriquet ?

Je hélai Serval. Il s’en vint de son long pas d’échassier.

Je lui demandai :

« Que sont devenus les gens de là ? »

Et il me conta cette aventure.

2.

Lorsque la guerre fut déclarée, le fils Sauvage, qui avait alorstrente-trois ans, s’engagea, laissant la mère seule au logis. On nela plaignait pas trop, la vieille, parce qu’elle avait de l’argent,on le savait.

Elle resta donc toute seule dans cette maison isolée si loin duvillage, sur la lisière du bois. Elle n’avait pas peur, du reste,étant de la même race que ses hommes, une rude vieille, haute etmaigre, qui ne riait pas souvent et avec qui on ne plaisantaitpoint. Les femmes des champs ne rient guère d’ailleurs. C’estaffaire aux hommes, cela ! Elles ont l’âme triste et bornée,ayant une vie morne et sans éclaircie. Le paysan apprend un peu degaieté bruyante au cabaret, mais sa compagne reste sérieuse avecune physionomie constamment sévère. Les muscles de leur face n’ontpoint appris les mouvements du rire.

La mère Sauvage continua son existence ordinaire dans sachaumière, qui fut bientôt couverte par les neiges. Elle s’envenait au village, une fois par semaine, chercher du pain et un peude viande ; puis elle retournait dans sa masure. Comme onparlait des loups, elle sortait le fusil au dos, le fusil du fils,rouillé, avec la crosse usée par le frottement de la main ; etelle était curieuse à voir, la grande Sauvage, un peu courbée,allant à lentes enjambées par la neige, le canon de l’armedépassant la coiffe noire qui lui serrait la tête et emprisonnaitses cheveux blancs, que personne n’avait jamais vus.

Un jour les Prussiens arrivèrent. On les distribua auxhabitants, selon la fortune et les ressources de chacun. Lavieille, qu’on savait riche, en eut quatre.

C’étaient quatre gros garçons à la chair blonde, à la barbeblonde, aux yeux bleus, demeurés gras malgré les fatigues qu’ilsavaient endurées déjà, et bons enfants, bien qu’en pays conquis.Seuls chez cette femme âgée, ils se montrèrent pleins deprévenances pour elle, lui épargnant, autant qu’ils le pouvaient,des fatigues et des dépenses. On les voyait tous les quatre faireleur toilette autour du puits, le matin, en manches de chemise,mouillant à grande eau, dans le jour cru des neiges, leur chairblanche et rose d’hommes du Nord, tandis que la mère Sauvage allaitet venait, préparant la soupe. Puis on les voyait nettoyer lacuisine, frotter les carreaux, casser du bois, éplucher les pommesde terre, laver le linge, accomplir toutes les besognes de lamaison, comme quatre bons fils autour de leur mère.

Mais elle pensait sans cesse au sien, la vieille, à son grandmaigre au nez crochu, aux yeux bruns, à la forte moustache quifaisait sur sa lèvre un bourrelet de poils noirs. Elle demandaitchaque jour, à chacun des soldats installés à son foyer : «Savez-vous où est parti le régiment français, vingt-troisième demarche ? Mon garçon est dedans. »

Ils répondaient : « Non, bas su, bas savoir tu tout. » Et,comprenant sa peine et ses inquiétudes, eux qui avaient des mèreslà-bas, ils lui rendaient mille petits soins. Elle les aimait bien,d’ailleurs, ses quatre ennemis ; car les paysans n’ont guèreles haines patriotiques ; cela n’appartient qu’aux classessupérieures. Les humbles, ceux qui paient le plus parce qu’ils sontpauvres et que toute charge nouvelle les accable, ceux qu’on tuepar masses, qui forment la vraie chair à canon, parce qu’ils sontle nombre, ceux qui souffrent enfin le plus cruellement des atrocesmisères de la guerre, parce qu’ils sont les plus faibles et lesmoins résistants, ne comprennent guère ces ardeurs belliqueuses, cepoint d’honneur excitable et ces prétendues combinaisons politiquesqui épuisent en six mois deux nations, la victorieuse comme lavaincue.

On disait dans le pays, en parlant des Allemands de la mèreSauvage : « En v’là quatre qu’ont trouvé leur gîte. »

Or, un matin, comme la vieille femme était seule au logis, elleaperçut au loin dans la plaine un homme qui venait vers sa demeure.Bientôt elle le reconnut, c’était le piéton chargé de distribuerles lettres. Il lui remit un papier plié et elle tira de son étuiles lunettes dont elle se servait pour coudre ; puis elle lut: « Madame Sauvage, la présente est pour vous porter une tristenouvelle. Votre garçon Victor a été tué hier par un boulet, qui l’acensément coupé en deux parts. J’étais tout près, vu que nous noustrouvions côte à côte dans la compagnie et qu’il me parlait de vouspour vous prévenir au jour même s’il lui arrivait malheur.

« J’ai pris dans sa poche sa montre pour vous la reporter quandla guerre sera finie.

« Je vous salue amicalement.

« Césaire Rivot,

« Soldat de 2e classe au 23e de marche. »

La lettre était datée de trois semaines.

Elle ne pleurait point. Elle demeurait immobile, tellementsaisie, hébétée, qu’elle ne souffrait même pas encore. Elle pensait: « V’là Victor qu’est tué, maintenant. » Puis peu à peu les larmesmontèrent à ses yeux, et la douleur envahit son cœur. Les idées luivenaient une à une, affreuses, torturantes. Elle ne l’embrasseraitplus, son enfant, son grand, plus jamais ! Les gendarmesavaient tué le père, les Prussiens avaient tué le fils… Il avaitété coupé en deux par un boulet. Et il lui semblait qu’elle voyaitla chose, la chose horrible : la tête tombant, les yeux ouverts,tandis qu’il mâchait le coin de sa grosse moustache, comme ilfaisait aux heures de colère.

Qu’est-ce qu’on avait fait de son corps, après ? Siseulement on lui avait rendu son enfant, comme on lui avait renduson mari, avec sa balle au milieu du front ?

Mais elle entendit un bruit de voix. C’étaient les Prussiens quirevenaient du village. Elle cacha bien vite la lettre dans sa pocheet elle les reçut tranquillement avec sa figure ordinaire, ayant eule temps de bien essuyer ses yeux.

Ils riaient tous les quatre, enchantés, car ils rapportaient unbeau lapin, volé sans doute, et ils faisaient signe à la vieillequ’on allait manger quelque chose de bon.

Elle se mit tout de suite à la besogne pour préparer ledéjeuner ; mais, quand il fallut tuer le lapin, le cœur luimanqua. Ce n’était pas le premier pourtant ! Un des soldatsl’assomma d’un coup de poing derrière les oreilles. Une fois labête morte, elle fit sortir le corps rouge de la peau ; maisla vue du sang qu’elle maniait, qui lui couvrait les mains, du sangtiède qu’elle sentait se refroidir et se coaguler, la faisaittrembler de la tête aux pieds ; et elle voyait toujours songrand coupé en deux, et tout rouge aussi, comme cet animal encorepalpitant.

Elle se mit à table avec ses Prussiens, mais elle ne put manger,pas même une bouchée. Ils dévorèrent le lapin sans s’occuperd’elle. Elle les regardait de côté, sans parler, mûrissant uneidée, et le visage tellement impassible qu’ils ne s’aperçurent derien.

Tout à coup, elle demanda : « Je ne sais seulement point vosnoms, et v’là un mois que nous sommes ensemble. » Ils comprirent,non sans peine, ce qu’elle voulait, et dirent leurs noms. Cela nelui suffisait pas ; elle se les fit écrire sur un papier, avecl’adresse de leurs familles, et, reposant ses lunettes sur songrand nez, elle considéra cette écriture inconnue, puis elle pliala feuille et la mit dans sa poche, par-dessus la lettre qui luidisait la mort de son fils.

Quand le repas fut fini, elle dit aux hommes :

« J’ vas travailler pour vous. »

Et elle se mit à monter du foin dans le grenier où ilscouchaient.

Ils s’étonnèrent de cette besogne ; elle leur expliquaqu’ils auraient moins froid ; et ils l’aidèrent. Ilsentassaient les bottes jusqu’au toit de paille ; et ils sefirent ainsi une sorte de grande chambre avec quatre murs defourrage, chaude et parfumée, où ils dormiraient à merveille.

Au dîner, un d’eux s’inquiéta de voir que la mère Sauvage nemangeait point encore. Elle affirma qu’elle avait des crampes. Puiselle alluma un bon feu pour se chauffer, et les quatre Allemandsmontèrent dans leur logis par l’échelle qui leur servait tous lessoirs.

Dès que la trappe fut refermée, la vieille enleva l’échelle,puis rouvrit sans bruit la porte du dehors, et elle retournachercher des bottes de paille dont elle emplit sa cuisine. Elleallait nu pieds, dans la neige, si doucement qu’on n’entendaitrien. De temps en temps elle écoutait les ronflements sonores etinégaux des quatre soldats endormis.

Quand elle jugea suffisants ses préparatifs, elle jeta dans lefoyer une des bottes, et, lorsqu’elle fut enflammée, ellel’éparpilla sur les autres, puis elle ressortit et regarda.

Une clarté violente illumina en quelques secondes toutl’intérieur de la chaumière, puis ce fut un brasier effroyable, ungigantesque four ardent, dont la lueur jaillissait par l’étroitefenêtre et jetait sur la neige un éclatant rayon.

Puis un grand cri partit du sommet de la maison, puis ce fut uneclameur de hurlements humains, d’appels déchirants d’angoisse etd’épouvante. Puis, la trappe s’étant écroulée à l’intérieur, untourbillon de feu s’élança dans le grenier, perça le toit depaille, monta dans le ciel comme une immense flamme detorche ; et toute la chaumière flamba.

On n’entendait plus rien dedans que le crépitement del’incendie, le craquement des murs, l’écroulement des poutres. Letoit tout à coup s’effondra, et la carcasse ardente de la demeurelança dans l’air, au milieu d’un nuage de fumée, un grand panached’étincelles.

La campagne, blanche, éclairée par le feu, luisait comme unenappe d’argent teintée de rouge.

Une cloche, au loin, se mit à sonner.

La vieille Sauvage restait debout, devant son logis détruit,armée de son fusil, celui du fils, de crainte qu’un des hommesn’échappât.

Quand elle vit que c’était fini, elle jeta son arme dans lebrasier. Une détonation retentit.

Des gens arrivaient, des paysans, des Prussiens.

On trouva la femme assise sur un tronc d’arbre, tranquille etsatisfaite.

Un officier allemand, qui parlait le français comme un fils deFrance, lui demanda :

« Où sont vos soldats ? »

Elle tendit son bras maigre vers l’amas rouge de l’incendie quis’éteignait, et elle répondit d’une voix forte :

« Là-dedans ! »

On se pressait autour d’elle. Le Prussien demanda :

« Comment le feu a-t-il pris ? »

Elle prononça :

« C’est moi qui l’ai mis. »

On ne la croyait pas, on pensait que le désastre l’avait soudainrendue folle. Alors, comme tout le monde l’entourait et l’écoutait,elle dit la chose d’un bout à l’autre, depuis l’arrivée de lalettre jusqu’au dernier cri des hommes flambés avec sa maison. Ellen’oublia pas un détail de ce qu’elle avait ressenti ni de cequ’elle avait fait.

Quand elle eut fini, elle tira de sa poche deux papiers, et,pour les distinguer aux dernières lueurs du feu, elle ajusta encoreses lunettes, puis elle prononça, montrant l’un : « Ça, c’est lamort de Victor. » Montrant l’autre, elle ajouta, en désignant lesruines rouges d’un coup de tête : « Ça, c’est leurs noms pour qu’onécrive chez eux. » Elle tendit tranquillement la feuille blanche àl’officier, qui la tenait par les épaules, et elle reprit :

« Vous écrirez comment c’est arrivé, et vous direz à leursparents que c’est moi qui a fait ça. Victoire Simon, laSauvage ! N’oubliez pas. »

L’officier criait des ordres en allemand. On la saisit, on lajeta contre les murs encore chauds de son logis. Puis douze hommesse rangèrent vivement en face d’elle, à vingt mètres. Elle nebougea point. Elle avait compris ; elle attendait.

Un ordre retentit, qu’une longue détonation suivit aussitôt. Uncoup attardé partit tout seul, après les autres.

La vieille ne tomba point. Elle s’affaissa comme si on lui eûtfauché les jambes.

L’officier prussien s’approcha. Elle était presque coupée endeux, et dans sa main crispée elle tenait sa lettre baignée desang.

Mon ami Serval ajouta :

« C’est par représailles que les Allemands ont détruit lechâteau du pays, qui m’appartenait. »

Moi, je pensais aux mères des quatre doux garçons brûléslà-dedans ; et à l’héroïsme atroce de cette autre mère,fusillée contre ce mur.

Et je ramassai une petite pierre, encore noircie par le feu.

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