Miss Waters

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 ELLE ARRIVE

1.

Les atterrissages de sirènes qu’ont jusqu’ici mentionnés les chroniques sont entachés d’invraisemblance. Et même les détails circonstanciés qui nous sont donnés à propos de la sirène de Bruges, si habile aux travaux de dames, laissent des doutes aux sceptiques. Je dois avouer que, l’année dernière encore, je professais une incrédulité absolue sur ce genre d’aventures. Mais maintenant, en face des faits indiscutables qui se sont produits dans mon voisinage immédiat, et dont Melville, de Seaton Carew, mon cousin au second degré, fut le principal témoin, j’entrevois ces vieilles légendes sous un jour tout différent. Cependant, tant de gens se sont efforcés d’étouffer cette affaire que, n’étaient mes enquêtes personnelles très complètes, on se serait, dans une dizaine d’années, heurté aux mêmes obscurités qui rendent si mal aisément croyables toutes les légendes similaires. À l’heure actuelle même, beaucoup d’esprits restent perplexes.

Les difficultés qui s’opposèrent à l’étouffement complet decette affaire étaient exceptionnelles, et la façon dont ellesfurent en grande partie surmontées prouve combien impérieux sontles motifs qui poussent à garder secrètes des histoires de cettesorte. Dans le cas actuel, la scène où se déroulèrent cesévénements n’a rien d’obscur ni d’inaccessible. Le drame prendnaissance sur la plage, à l’est de Sandgate Castle, dans ladirection de Folkestone, et il se dénoue également sur la plage,non loin de la jetée, c’est-à-dire à moins de deux milles dedistance. L’aventure a commencé en plein jour, par une après-midid’août, claire et bleue, en face des fenêtres ouvertes d’unedemi-douzaine de maisons. Cela seul suffit à rendre stupéfiant lemanque de détails préliminaires ; mais à ce sujet vous aurezpeut-être une opinion différente plus tard.

Les deux charmantes filles de Mme Randolph Bunting étaient aubain à ce moment, en compagnie d’une de leurs invitées, miss MabelGlendower. C’est de cette dernière surtout, et de Mme Bunting, quej’ai obtenu, par bribes, les détails précis de l’arrivée de laSirène. De miss Glendower l’aînée, bien qu’elle soit le principaltémoin de tout ce qui suit, je n’ai tiré et n’ai cherché à tireraucun renseignement quel qu’il soit ; cela par égard pour lessentiments de cette personne, – sentiments qui, j’imagine, sontd’une nature particulièrement complexe : il est, du reste, toutnaturel qu’ils le soient. Je n’ai pas tenu à les analyser : làl’impitoyable curiosité de l’homme de lettres m’a fait défaut.

Il faut que vous sachiez que les villas situées à l’est deSandgate Castle ont l’insigne faveur de posséder des jardins quis’étendent jusqu’à la plage. Il n’y a, pour les en séparer, niesplanade, ni route, ni sentier, comme il s’en trouvequatre-vingt-dix-neuf fois sur cent devant les maisons qui fontface à la mer. Lorsque vous les regardez de la station dufuniculaire, à l’extrémité occidentale des Leas, vous les voyez quise pressent les unes contre les autres jusqu’à l’extrême limite desterres. Comme un grand nombre de hauts brise-lames partent durivage pour s’enfoncer dans les flots, la plage est pratiquementdivisée en parcelles réservées, pour ainsi dire, excepté à maréebasse, lorsque les promeneurs peuvent enjamber les parties lesmoins élevées des brise-lames. Les maisons qui bordent ce côté dela plage sont, pour cette raison, très recherchées pendant lasaison des bains, et plusieurs propriétaires ont coutume de leslouer meublées, chaque été, à des familles élégantes et riches.

Les Randolph Bunting étaient indiscutablement une familleélégante et riche. Il est vrai qu’ils n’appartenaient pas àl’aristocratie, ni même à la catégorie d’humains que les coûteusesnotes mondaines des journaux chics qualifient de « grand monde ».Ils n’avaient droit à aucune sorte de blason ; mais, d’autrepart, ainsi que Mme Bunting le faisait remarquer parfois, ilsn’avaient aucune prétention de ce genre ; ils étaient, enréalité, comme tout le monde l’est de nos jours, complètementexempts de snobisme. Ils se contentaient d’être les Bunting, lessimples et familiers Randolph Bunting, de « bonnes et braves gens», comme on dit, originaires du Hampshire et formant à présent unefamille largement répandue, dont presque tous les membres étaientbrasseurs. Or, qu’ils fussent ou non, dans les notes mondainesgrassement rétribuées, classés parmi les « gens du grand monde »,Mme Bunting n’en était pas moins parfaitement en droit de secompter parmi les abonnées de la Femme du monde, tandisque, de leur côté, M. Bunting et Fred passaient assurément pour desgentlemen irréprochables, de qui les manières et les penséesétaient en toute occasion délicates et convenables.

Cette saison-là, ils avaient chez eux comme invitées les deuxdemoiselles Glendower, à qui Mme Bunting avait en quelque sorteservi de mère depuis la mort de Mme Glendower. Les deux demoisellesGlendower étaient demi-sœurs, et de bonne souche, sans contestationpossible. Leur famille, de vieille noblesse provinciale, ne s’étaitque depuis une génération encanaillée dans le commerce, mais elles’en était relevée du coup, pareille à Antée, avec des richesses etune vigueur nouvelles. L’aînée, Adeline, était la plus riche,l’héritière dans les veines de qui coulait le sangcommercial ; elle était réellement très riche, avait des idéessérieuses, des cheveux noirs et des yeux gris. Lorsque M. Glendowermourut, ce qu’il fit peu de temps avant sa seconde femme, Adelinen’avait plus devant elle que la seconde partie de sa secondejeunesse. Elle approchait de sa vingt-septième année, après avoirsacrifié sa première jeunesse au caractère difficile de son père,ce qui lui avait toujours rappelé l’enfance d’Elisabeth BarrettBrowning. M. Glendower une fois parti pour une région où soncaractère peut sans nul doute se développer sur un plus vaste plan– car à quoi sert ce monde s’il n’est pas destiné à nous former lecaractère, – Adeline avait révélé tout à coup sa vigoureusepersonnalité. Il devint évident qu’elle avait toujours eu une âme,une âme très active et très capable, un fonds accumulé d’énergie etbeaucoup d’ambition. Tout cela s’était épanoui en un socialismeclair et avisé, s’était manifesté dans des réunionspubliques ; et à présent elle était fiancée à un personnagetrès brillant et plein d’avenir, le très extravagant et romanesqueHarry Chatteris, neveu d’un comte, héros d’un scandale mondain,futur candidat libéral dans la circonscription de Hythe, comté deKent. Ce dernier point était encore en discussion. Harry examinaitsur place ses chances de succès, et miss Glendower aimait à se direqu’elle serait pour lui un puissant auxiliaire ; c’estprincipalement pour cette raison que les Bunting avaient loué unevilla à Sandgate pour l’été. De temps à autre, Chatteris venaitpasser une soirée ou deux à la villa, quand ses occupations le luipermettaient, car on le savait très compétent en une quantité dechoses : bref c’était un jeune homme politique de premier ordre et,tout bien considéré, la circonscription de Hythe devait se sentirflattée de se voir choisie par un tel candidat. Fred Bunting étaitfiancé à Mabel Glendower, la demi-sœur d’Adeline, moins distinguée,beaucoup moins riche, mais âgée de dix-sept ans et douée defacultés un peu plus ordinaires : en effet, Mabel avait reconnudepuis longtemps, dès l’époque où elles allaient ensemble enpension, qu’il était parfaitement inutile d’essayer de paraîtresupérieure en présence d’Adeline.

Les Bunting ne se baignaient pas avec tout le monde, hommes etfemmes mêlés, car cela paraissait encore d’une décence douteuse en1900, mais M. Randolph Bunting et son fils Fred, bien que missMabel Glendower, la fiancée de Fred, fût du nombre des baigneuses,se dirigeaient franchement vers la plage avec ces dames, au lieu dese cacher ou d’aller faire une promenade, comme c’était l’usageautrefois. Ils s’avançaient en cortège sous les chênes verts dujardin, descendaient l’escalier et parvenaient ainsi jusqu’au bordde la mer.

En tête marchait Mme Bunting, le lorgnon sur le nez, comme pourdécouvrir aux environs le faune capable de reluquer indiscrètementles charmes de ses nymphes. Miss Adeline, qui ne se baignait jamaisen public, car elle jugeait sa dignité diminuée en un appareilaussi sommaire, l’accompagnait, vêtue d’une de ces toilettes d’unesimplicité artistique et coûteuse, telle qu’en arborent lesopulentes socialistes. Derrière cette avant-garde protectrice,suivaient, une par une, les trois jeunes filles dans leurs élégantscostumes de bain à la mode parisienne, avec des coiffures que l’ondevinait seulement sous les vastes peignoirs mousse qui lesencapuchonnaient. Naturellement elles portaient aussi des bas etdes sandales. Ensuite venaient la première et la seconde femmes dechambre de Mme Bunting, ainsi que la femme de chambre desdemoiselles Glendower, toutes chargées de serviettes. Enfin, àdistance respectueuse, marchaient les deux hommes à qui l’onconfiait divers objets de toilette et… des cordes : Mme Buntingattachait toujours chacune de ses filles par la taille avant de leslaisser aventurer un pied dans l’eau, et tenait les cordes jusqu’àce qu’elles en fussent sorties saines et sauves. Seule MabelGlendower dédaignait cette sauvegarde.

À l’extrémité du jardin et en vue de la plage, miss Glendoweraînée quittait le cortège et allait s’asseoir à l’ombre des chênes,sur un banc peint en vert ; puis, ayant retrouvé le passage oùelle s’était arrêtée dans Sir George Tressady – roman dontelle raffolait immodérément, – elle regardait ses compagnes quidescendaient vers la mer et constituaient, sur les sablesensoleillés, un groupe fort agréable de gens animés et prospères.Plus loin, dans des remous de vert et de pourpre, s’étendait laplaine liquide, l’antique mère des surprises, parfaitement calme,sauf un petit clapotis de vagues minuscules.

Dès que la procession parvient à la ligne de démarcation de lamarée haute, là où il n’y a rien d’inconvenant à n’être plus vêtuque d’un costume de bain, chacune des jeunes filles tend sonpeignoir à sa suivante ; puis, après quelques ébats etquelques petits rires, Mme Bunting inspecte avec soin la mer pourvoir s’il ne s’y cache point de méduses ; après quoi lesnymphes se confient aux flots.

Au bout de quelques minutes, ce jour-là, Betty, l’aînée desdemoiselles Bunting, s’arrêta soudain de barboter et resta les yeuxtournés vers le large. Tout le monde regarda dans la même direction: là, en face, à environ trente mètres, émergeait la tête d’unefemme nageant vers le rivage.

Naturellement, ils conclurent que la baigneuse devait être unevoisine habitant l’une des maisons adjacentes ; sans doute ilétait surprenant qu’on ne l’eût pas vue se mettre à l’eau ;pourtant l’apparition ne causa aucun étonnement ; elle donnasimplement lieu aux observations furtives et pénétrantes de mise enpareil cas. Il était visible que la personne nageait admirablement,qu’elle avait un visage d’une grande beauté et des bras superbes,mais on n’apercevait pas sa chevelure, que dissimulait un élégantbonnet phrygien, trouvé sur une plage normande quelques joursavant, ainsi qu’elle l’avoua par la suite à mon cousin issu degermain. On ne pouvait voir non plus ses épaules, cachées sous uncostume rouge.

Le moment vint bientôt où les spectateurs sentirent que leurinspection avait atteint les limites du vrai bon ton, et Mabelaffecta de barboter à nouveau, en disant à Betty :

– Elle porte un costume rouge ; je voudrais bien voirsi…

Mais alors quelque chose de vraiment terrible se produisit.

La nageuse battit l’eau d’une manière imprévue, leva les braset… coula.

Ce genre d’exercice glace généralement d’effroi tous ceux qui ensont les témoins ; car, bien que tout le monde ait lu ladescription d’une noyade ou se la soit imaginée, peu de gens ontréellement vu ce spectacle de leurs propres yeux.

D’abord personne ne bougea ; une, deux, trois secondess’écoulèrent, puis un bras apparut au-dessus de l’eau, s’agita dansl’air, et disparut. Mabel m’a raconté qu’elle s’était trouvéecomplètement paralysée par la terreur, qu’elle resta pétrifiéependant tout ce temps, mais que les demoiselles Bunting, reprenantquelque peu leur sang-froid, piaillèrent :

– Oh ! elle se noie !

Aussitôt elles se hâtèrent de sortir de l’eau, manœuvreaccélérée par Mme Bunting qui, avec une grande présence d’esprit,tira sur les cordes de toutes ses forces, continuant à tirerlongtemps après que ses filles furent hors de l’eau, et même alorsqu’elles s’étaient affalées en un tas au pied du mur desoutènement. Miss Glendower se rendit enfin compte qu’il se passaitquelque chose de grave : elle descendit les marches, tenant d’unemain Sir George Tressady et de l’autre s’abritant lesyeux. Soudain, elle prononça d’une voix claire et résolue :

– Il faut la sauver !

Les femmes de chambre poussaient des cris perçants, comme ilconvient à des femmes de chambre, mais les deux hommes paraissentavoir agi avec un flegme digne de tous éloges.

– Fred, l’échelle du voisin ! – cria M. Randolph Bunting,car le voisin, au lieu de marches en pierre, avait contre son murune longue échelle en bois, et M. Bunting avait fait plusieurs foisremarquer que si jamais un accident arrivait il y aurait toujourscela.

En un clin d’œil les deux hommes eurent enlevé leur jaquette,leur gilet, leur faux col, leur cravate et leurs bottines, et ilstraînaient l’échelle du voisin dans l’eau.

– À quel endroit a-t-elle disparu, p’pa ? – demandaFred.

– Là, exactement, – répondit M. Bunting, et, pour confirmer sondire, là exactement s’agita en l’air un bras et aussi quelque chosede noir, quelque chose qui, comme me porte à le supposer ce quiarriva subséquemment, devait être une exposition non préméditée dela queue de la Sirène.

Les deux gentlemen n’étaient ni l’un ni l’autre d’habilesnageurs. Autant que je le sache, M. Bunting, dans l’ardeur dumoment, oublia à peu près tout ce qu’il avait appris en fait denatation. Mais, vaillamment, ils s’avancèrent dans l’eau, chacund’un côté de l’échelle, qu’ils lancèrent devant eux, et ils seconfièrent à l’abîme avec une crânerie tout à l’honneur de leurnation et de leur race.

Cependant je crois, en somme, qu’il est bon de se féliciter dece qu’il ne s’agissait pas, en l’occurrence, du sauvetage d’unepersonne en danger réel de se noyer. À l’époque où je fis monenquête, il ne restait plus trace des controverses quelque peuamères qui divisèrent un moment les deux courageux sauveteurs. Ilest toutefois suffisamment clair qu’alors que Fred Bunting nageaitde toutes ses forces au long de l’échelle, la faisant ainsi tournerlentement sur son axe, M. Bunting avait déjà avalé une quantitéfort considérable d’eau de mer et donnait à Fred des coups de pieddans l’estomac avec une vigueur dépourvue de but précis. Il selivrait à cette gymnastique, expliqua-t-il ensuite, « pour ramenermes jambes en bas, comprenez-vous ? L’échelle allait tout detravers, et mes jambes s’obstinaient à remonter ».

Alors, d’une manière tout à fait inattendue, la Sirène étaitapparue à leurs côtés, un de ses bras passé autour de la taille deM. Bunting pour le soutenir, tandis que de l’autre elle maintenaitl’échelle.

« La naufragée ne paraissait ni pâle, ni effrayée, ni horsd’haleine », me dit Fred lorsque je l’interrogeai, bien qu’à cemoment il dût être trop violemment impressionné pour avoir noté unpareil détail. Elle souriait et parlait d’une voix calme etagréable.

– La crampe, – fit-elle, – j’ai eu la crampe !

Les deux hommes assurent que ce furent là exactement sesparoles.

M. Bunting était sur le point de dire à la naufragée de secramponner ferme à l’échelle et qu’elle n’avait rien à craindre.Mais juste à ce moment une petite vague s’engouffra presque toutentière dans sa bouche et ne lui permit qu’un bredouillement éperduau milieu d’éclaboussures multiples.

– Nous vous tirerons de là, – dit Fred.

Et tous trois restaient ainsi, accrochés à l’échelle, ballottéssur les vagues, au rythme des crachotements de M. Bunting.

Ils se balancèrent de la sorte pendant quelques instants. Fredprétend que la dame paraissait sûre d’elle-même, mais un peuétonnée, et qu’elle sembla mesurer de l’œil la distance qui lesséparait de la terre.

– Vous allez me sauver ? – questionna-t-elle.

Fred se demandait pendant ce temps ce qu’il lui serait possiblede faire pour empêcher son père de se noyer.

– Nous sommes en train de vous sauver, en ce moment, –répondit-il.

– Vous allez m’amener sur le rivage ?

Comme elle ne semblait pas effrayée, il pensa pouvoir exposer leplan des opérations qu’il méditait :

– Essayons d’empoigner… le bout de l’échelle… je nagerai avecles jambes… pour nous pousser à quelques mètres plus loin… où nousaurons pied… Si seulement nous réussissions à…

– Minute… que je reprenne respiration… bouche pleine d’eau… –bafouilla M. Bunting. – Flac ! ouf…

Alors Fred crut qu’un miracle avait lieu. Il se fit un grandtourbillon dans l’eau, un tourbillon comme il s’en produit autourd’une hélice, et il s’agrippa à la jeune femme et à l’échelle justeà temps pour ne pas être (il en fut convaincu) projeté très loindans la Manche. M. Bunting, avec une expression d’étonnement quieut à peine le temps de se formuler sur son visage, disparut etreparut – du moins on revit son dos et ses jambes, – empoignanttoujours l’échelle avec le désespoir du moribond. Alors,miracle ! ils se trouvèrent rapprochés d’une douzaine demètres du rivage. Il n’y avait plus sous eux que cinq pieds d’eau,et bientôt Fred reprit son aplomb sur la terre ferme.

Cette sensation de surprise et ce désarroi firent place au pluspur héroïsme. Il poussa devant lui l’échelle et la naufragée,abandonna son père maintenant complètement anéanti, saisit la damedans ses bras et l’emporta hors de l’eau.

– Sauvée ! – criaient les jeunes filles.

– Sauvée ! – piaillaient les femmes de chambre.

– Sauvée ! Hourra ! – répétaient en écho des voixéloignées.

Tout le monde, en fait, criait : « Sauvée ! » excepté MmeBunting, qui, a-t-elle dit, soupçonnait que son époux perdaitconnaissance, et M. Bunting lui-même qui soupçonnait pour sa partque toutes les lois de la nature, par lesquelles la Providence nouspermet de flotter et de nager, étaient momentanément suspendues, etque la meilleure chose à faire était de donner dans tous les sensde grands coups de pied jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Mais unedouzaine de secondes lui suffirent pour avoir la tête hors de l’eauet sentir ses pieds reprendre contact avec le fond. Il soufflaittour à tour comme une baleine et comme un phoque, hennissait ets’ébrouait comme un cheval, crachait et miaulait comme un chat encolère, grinçait des dents comme une scie, et s’essuyaiténergiquement les yeux. Aussi Mme Bunting, sauf que de temps entemps elle se retournait pour lancer un « Randolph ! »réprobateur, put contempler à loisir le fardeau superbe suspendu aucou de son fils.

Chose curieuse, la naufragée resta au moins une minute hors del’eau avant que quiconque s’aperçût qu’elle n’était pas en toutsemblable aux… autres femmes. Les spectateurs, je suppose, sepressaient coude à coude autour d’elle pour contempler son beauvisage, ou peut-être se figuraient-ils qu’elle portait quelquehabit de cheval d’une coupe inédite autant qu’indiscrète, ou autrechose de ce genre. Quoi qu’il en soit, personne ne remarqua cetteanomalie, bien qu’elle s’exposât d’une façon aussi visible que lalumière du jour. À coup sûr, elle se confondait avec le costume. Ettous restaient là, s’imaginant que Fred avait sauvé une jeune femmeravissante et d’une élégance rare, habitante de quelque maisonvoisine, et qui s’était aventurée seule au bain. Mais on s’étonnaitqu’il n’y eût personne sur la plage pour la réclamer. Elle enlaçaitFred très étroitement et, comme miss Mabel Glendower le fitremarquer plus tard dans ses conversations avec lui, Fred lui aussil’enlaçait très étroitement.

– J’ai eu une crampe – dit la naufragée, ses lèvres tout prèsdes joues de Fred et lorgnant d’un œil Mme Bunting. – Je suis sûreque c’était une crampe… Je l’ai encore.

– Où faut-il vous recond… ? – risqua Mme Bunting de son tonle plus affable.

– Je vous en prie, emportez-moi – interrompit la dame, fermantles yeux comme si elle se trouvait mal, et bien que ses jouesfussent rouges et brûlantes. – Emportez-moi !

– Où ? – demanda Fred.

– Dans la maison, – lui murmura-t-elle.

– Quelle maison ?

Mme Bunting s’approcha.

– La vôtre, – dit la dame.

Après quoi elle ferma les yeux pour de bon et parut perdre lanotion de ce qui se passait autour d’elle.

– Chez nous !… Mais je ne comprends pas ! – se récriaMme Bunting s’adressant à tous.

Ce fut à cette minute seulement que leurs regards s’arrêtèrentsur l’étrange anomalie, et c’est Betty, la plus jeune desdemoiselles Bunting, qui la remarqua la première. Elle l’indiqua dudoigt, avant de trouver des mots pour le dire, et alors tous laremarquèrent. Miss Glendower, je pense, fut la dernière à s’enapercevoir. En tous cas, elle n’eût pas manqué à ses habitudes enarrivant la dernière.

– Mère ! – bégaya Betty, retrouvant enfin la parole pourtraduire l’horrification générale, – mère, elle a unequeue !

À ces mots, les trois femmes de chambre et Mabel Glendower sereprirent à pousser des piaillements aigus.

– Regardez ! – criaient-elles. – Une queue !

– C’est exact, – articula Mme Bunting, et la voix luimanqua.

– Oh ! – soupira miss Glendower en portant la main à soncœur.

Enfin l’une des femmes de chambre donna un nom au phénomène:

– C’est une Sirène !

Tout le monde répéta : « C’est une Sirène ! » excepté laSirène elle-même, qui resta absolument passive, feignant d’avoirperdu connaissance, penchée sur l’épaule de Fred et complètementabandonnée dans ses bras.

2.

Telle dut être la scène de l’atterrissage, autant qu’il m’a étépossible de la reconstituer. Vous pouvez imaginer le petit groupede gens sur la plage pendant que M. Bunting, je pense, un peu àl’écart, sort de l’eau, trempé, ruisselant, ahuri, à demi noyé, etque l’échelle du voisin dérive tranquillement vers le large.

C’est là, certes, une de ces situations qui ne peuvent manquerd’attirer l’attention. Et elle n’y manqua pas.

Le groupe était très en évidence sur la bande de sable quelaisse à découvert la marée basse, à une trentaine de mètres desjardins. Personne, ainsi que l’a dit Mme Bunting à mon cousinMelville, n’avait la moindre idée de ce qu’il fallait faire, ettous possédaient une part copieuse de cette terreur nationale qu’atout bon Anglais d’être surpris dans l’embarras. La Sirène semblaitse contenter de rester un beau problème, suspendue aux épaules deFred, et, au dire de tout le monde, elle constituait un fardeauappréciable pour un homme. La famille très nombreuse qui occupaitune maison voisine, dénommée « Villa Koot Hoomi », apparut enforce, contemplant le spectacle et gesticulant. Ils appartenaientprécisément à cette sorte de gens que les Bunting désiraientignorer, – des commerçants, selon toute probabilité. Bientôt l’undes hommes, de cette espèce particulièrement vulgaire qui abat lesmouettes et les goélands à coups de fusil, se mit à descendre de lavilla par l’échelle, comme s’il avait l’intention d’offrir sesservices, et Mme Bunting observa aussi que, de l’autre côté, unpersonnage plus détestable encore avait braqué sa lorgnette dansleur direction.

De plus, le romancier populaire qui habitait la maison contiguë,un petit homme brun, irascible, avec des lunettes ornant sa têtecarrée, fit soudain irruption et, du haut de son mur inaccessiblemaintenant, commença à brailler des inepties à propos de sonéchelle. Nul ne pensait à cette absurde échelle, ni ne s’eninquiétait, naturellement. La violente colère du romancier étaittout à fait stupide. À en juger par son ton et ses gestes, ildevait vociférer des invectives épouvantables, et il paraissait àtout moment sur le point de sauter en bas pour venir à eux. Alors,pour comble de malheur, par-dessus le brise-lames de l’ouestapparurent les excursionnistes à prix réduit du train de plaisirhebdomadaire. D’abord on distingua leurs têtes ; puis onentendit leurs remarques ; enfin ils commencèrent à se juchersur l’estacade en poussant de joyeuses exclamations.

– « Pip ! pip ! » s’interpellaient lesexcursionnistes en escaladant, car c’était la scie en vogue àl’époque. Et des voix d’autres excursionnistes, encore invisibles,répondaient : « Pip ! pip ! »

La bande était évidemment innombrable.

– Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? – cria à touthasard l’un des excursionnistes, intrigué.

– Ah ! ma chère, – fit Mme Bunting tournée vers Mabel, –qu’allons-nous devenir ?

Dans le récit qu’elle fit à mon cousin Melville de ces momentspalpitants, elle répétait incessamment, comme étant pour elle le «clou » de l’histoire : « Ma chère ! qu’allons-nousdevenir ? »

Je crois que, dans son affolement, elle jeta même un coup d’œildésespéré vers la mer. Mais, naturellement, en replongeant laSirène dans les eaux on s’exposait aux interrogatoires les plusredoutables… De toute évidence il n’y avait qu’un parti à prendre,et c’est ce que fit observer Mme Bunting.

– Il n’y a pas à hésiter, – déclara-t-elle, – il faut latransporter dans la maison.

Et ils la transportèrent dans la maison… On se représenteaisément la petite procession. En tête, Fred enlaçant et enlacé,trempé, et si ému qu’il ne pouvait articuler une parole. Dans sesbras reposait la belle Dame de la Mer, de qui le buste,m’assure-t-on, jusqu’à l’endroit où commençait l’horrible queue,était superbe. Cette queue, selon la confidence qu’en fit tout basMme Bunting à mon cousin, s’agitait de haut en bas et se terminaitexactement à la façon d’une queue de maquereau. Elle pendait enruisselant au long de l’allée, j’imagine. La naufragée portait untrès joli vêtement, avec une longue jupe d’étoffe rouge garnie degrosse dentelle blanche ; elle avait en outre, me dit Mabel,un gilet, bien qu’il n’ait guère été facile de le voir pendant quele cortège remontait le jardin. Son bonnet phrygien cachait sescheveux d’or, mais découvrait le front blanc, bas, uni, au-dessusde ses yeux bleu de mer. D’après tout ce qui s’ensuivit, j’ai lieude croire qu’elle examinait à cet instant la véranda et lesfenêtres de la maison avec une extrême curiosité. Derrière cegroupe trébuchant venait Mme Bunting, puis M. Bunting. M. Buntingdevait être, à ce moment, terriblement mouillé et abattu, etd’après un ou deux détails que je sus plus tard, je ne puism’empêcher de me l’imaginer poursuivant sa femme d’explicationsconfuses :

– Naturellement… ma chère… je ne pouvais réellement pas ledeviner, moi…

Ensuite avançaient de conserve, anxieuses et intriguées, lesjeunes filles enveloppées à nouveau dans leurs peignoirs de bain,et, sur un second rang, les femmes de chambre chargées de toutl’attirail des cordes et d’autres objets, et rapportant aussi,comme par inadvertance, selon qu’il convient à leur sexe, leseffets dont s’étaient dépouillés les sauveteurs.

Enfin, miss Glendower – renonçant pour une fois à toute pose etserrant convulsivement l’exemplaire de Sir George Tressady– fermait la marche, perplexe et agitée au-delà de toute mesure.Soudain, comme lancé à leur poursuite, arriva un Pip !pip ! énergique, tandis que le chapeau et les yeuxécarquillés d’un excursionniste inquisiteur apparaissaientau-dessus du mur de clôture.

Dans le jardin voisin retentissaient les plus furieusesdivagations au sujet d’une échelle, d’une « bonne vieille échelleanglaise » que des « snobs ridiculement affublés avaient eu letoupet de jeter à la mer ».

C’est ainsi, ou à peu près, que la Dame de la Mer, en apparencesereinement indifférente à tout, fut transportée dans la maison,montée au premier étage et déposée sur le sofa, dans le petit salonde Mme Bunting.

Au moment précis où miss Glendower suggérait que l’unique choseà faire pour l’instant était d’envoyer quérir un médecin, la bellenaufragée, d’une façon admirablement naturelle, poussa un soupir etrevint à elle.

Chapitre 2PREMIÈRES IMPRESSIONS

1.

Voilà, avec autant de vraisemblance que j’en puis mettre, dansquelles circonstances la Sirène aborda à Folkestone.Indubitablement, toute l’affaire fut le résultat d’un pland’invasion mûrement arrêté par la prétendue naufragée. Elle n’avaitpas eu la moindre crampe, elle n’en pouvait avoir, et, en ce quiconcerne la noyade, personne ne fut un instant en danger, si cen’est M. Bunting, dont la précieuse existence faillit êtresacrifiée au début de l’aventure. La première manœuvre de la damefut, aussitôt installée, de demander un entretien à Mme Bunting etde compter sur l’éclat séducteur de sa juvénile beauté pours’assurer, dans cette extraordinaire équipée, l’appui, la sympathieet le patronage de cette bonne dame qui, en réalité, était uneenfant naïve, un véritable nouveau-né, en comparaison desimmémoriales années vécues par la Sirène. La façon dont elle seconduisit vis-à-vis de Mme Bunting serait incroyable si nous nesavions que, en dépit de maints désavantages, la Dame de la Merétait une personne qui avait énormément profité de ses lectures.Elle en convint elle-même plus tard dans diverses conversationsqu’elle eut avec mon cousin Melville. Car, pendant quelque temps,une amicale intimité – c’est ainsi que Melville préfère toujoursprésenter la chose – rapprocha ces deux personnes, et mon cousin,qui est doué d’une curiosité assez considérable, recueillit ungrand nombre de détails fort intéressants sur la vie delà-bas ou d’en-bas, car la Sirène se servit del’une et de l’autre expression. D’abord la Dame de la Mer se tintsur une excessive réserve, malgré l’insistance aimable del’interrogateur, mais je devine qu’elle se laissa aller parfois àdes accès d’expansion et de joyeuse confiance.

« Il est clair, écrit mon cousin dans ses memoranda,que les antiques notions que nous avons sur la vie sous-marinereprésentée comme un perpétuel jeu de cache-cache à travers desforêts de corail, interrompu par des séances de coiffure au clairde lune sur des plages rocheuses, méritent d’être considérablementrevues et corrigées.

« Au point de vue littéraire, par exemple, les peuplessous-marins sont aussi bien pourvus que nous, et ils ont,par-dessus le marché, des loisirs illimités qu’ils peuvent, à leurgré, consacrer à la lecture. »

Melville insista beaucoup, et avec une envie manifeste, sur cesloisirs illimités. L’image d’une sirène se balançant dans un hamacfait de plantes marines tressées, tenant d’une main le derniersuccès du romancier en vogue et de l’autre un poissonphosphorescent d’une force de seize bougies, peut choquer nos idéespréconçues, mais un pareil tableau est assurément beaucoup plusconforme à la vie ordinaire de l’abîme telle que la Sirène la luidépeignit.

Partout le changement impose son vouloir aux choses ;partout et jusque chez les créatures immortelles, règne laModernité. Sur l’Olympe même, je suppose qu’il y a un partiprogressiste et qu’un nouveau Phaéton s’y agite pour remplacer leschevaux du char de son père par quelque moteur solaire de soninvention. C’est ce que j’insinuai à Melville qui s’écria : «Horrible ! horrible ! » et contempla comme fasciné le feuqui flambait dans la cheminée de mon cabinet de travail. Pauvrevieux Melville ! Elle lui donna une infinité de détails surles ressources des bibliothèques océaniques. Naturellement, onn’imprime pas de livres là-bas, car l’encre d’imprimerie, sousl’eau, risquerait de faire de fâcheuses bavures : elle l’expliquatrès clairement ; mais, d’une manière ou d’une autre, toute lalittérature terrestre, assure Melville, est parvenue jusqu’auxhabitants des abîmes.

– Nous sommes au courant, – dit la Sirène.

Ils constituent en fait un public distinct de lecteurs, et desrecherches systématiques sont organisées pour trouver le complémentde cette immense bibliothèque submergée qui circule avec lesmarées. Les sources d’approvisionnement sont variées et, danscertains cas, assez bizarres. Beaucoup de livres sont trouvés dansdes navires coulés.

– Vraiment ? – s’écria Melville.

– Environ un livre par navire, – spécifia la Dame de la Mer.

Continuellement, sur les paquebots qui transportent desvoyageurs, beaucoup de romans et de magazines tombent à la mer parinadvertance, ou bien le vent les envoie par-dessus bord. Parfoisun volume est lancé volontairement dans les flots, mais ce ne sontgénéralement pas là des additions importantes. D’autres foisencore, certains lecteurs se débarrassent de cette façon, quand ilsles ont achevés, de livres d’un caractère particulier. Melville,qui est un lecteur assez irritable, aura sans difficulté compriscela. Il arrive aussi que, sur les plages estivales, le vent, àcertains jours, emporte au large des spécimens de littératurelégère. Enfin, quand les succès colossaux de nos grands romancierspopulaires commencent à se ralentir (du moins Melville mel’assura), les éditeurs jugent commode de jeter à la mer tout lesurplus de leur stock que refusent les hôpitaux et les prisons.

– Cela n’est pas généralement connu, – fis-je.

– Mais eux, dans l’abîme, ils le savent, – répliquaMelville.

Il est d’autres moyens par lesquels les plages fournissent leurpart de littérature. Les jeunes couples qui vont s’asseoir àl’écart de la foule indiscrète, raconta la Dame de la Mer, à moncousin, oublient derrière eux, lorsque, après de suffisantesméditations, ils retournent vers des lieux moins solitaires,d’excellents romans modernes. Il y a, paraît-il, un fort belassortiment de livres anglais dans le fond du Pas-de-Calais ;en réalité, toute la Collection Tauchnitz s’y trouve, jetéepar-dessus bord, au dernier moment, par des voyageurs consciencieuxou pusillanimes qui reviennent du continent. Pendant un certaintemps, le lit de la Mersey fut, de la même façon, alimenté deréimpressions américaines ; mais, de ce côté, depuis quelquesannées, le rendement a beaucoup diminué. L’œuvre des « Bonneslectures pour les pêcheurs » commence aussi à prodiguer à foisonses traités pieux et à rehausser particulièrement le niveau de lapensée sur les vastes bas-fonds de la mer du Nord. Sur ces points,la Dame de la Mer fut très précise.

Lorsque l’on considère les conditions dans lesquelles elles’enrichit, il n’y a pas à s’étonner que l’élément fiction soitaussi amplement représenté dans la Bibliothèque océanique qu’ill’est sur les comptoirs de MM. Mudie. Mon cousin apprit encore queles divers magazines illustrés, et particulièrement lespublications mondaines et les journaux de modes, sont infinimentplus appréciés que les romans, qu’ils sont recherchés avec plusd’ardeur et feuilletés avec une impatience jalouse. Par là, moncousin put discerner l’un des motifs qui avaient incité la Dame àrisquer cette incursion dans la vie terrestre. Il insinua, au sujetde la toilette, diverses réflexions :

– Il y a longtemps que nous nous serions décidées à nous vêtircoquettement, – répondit la Sirène, et elle ajouta sur un tonlégèrement persifleur : – Ce n’est pas que nous n’ayons rien deféminin, monsieur Melville, seulement, comme je l’expliquais à MmeBunting, il est indispensable de tenir compte des circonstances…Comment garder quelque chose de propre, sous l’eau ! Songezaux dentelles, par exemple.

– Mouillées ! – agréa le cousin Melville.

– Trempées ! – renchérit la Dame de la Mer.

– Perdues ! – rectifia mon cousin.

– Et en outre, les cheveux ! – fit la Dame de la Mer avecgravité.

– C’est vrai ! – avoua Melville. – On ne peut jamais lesfaire sécher complètement.

– Précisément.

Mon cousin Melville entrevit sous un nouveau jour une vieillehistoire.

– Et c’est pour cela… qu’autrefois… ?

– Tout juste ! – s’écria-t-elle – tout juste ! Avantqu’il y eût tant d’excursionnistes et de marins et de gens malélevés partout, on pouvait s’installer au soleil et les peigner. Ilétait possible en ce temps-là de se coiffer, mais maintenant…

Avec un geste pétulant et mordillant ses lèvres, elle contemplagravement Melville. Mon cousin émit un grognement approbateur.

– L’esprit moderne, dans toute son horreur ! –proféra-t-il, presque automatiquement.

Bien que les romans et la mode paraissent contribuerregrettablement pour une si grande part à la nourriture spirituelledes sirènes, il ne faut pas croire que l’élément sérieux de noslectures n’arrive jamais au fond de la mer. Tout récemment encore,raconta la Sirène, le cas s’est présenté d’un capitaine de voilierqui, complètement détraqué par les réclames étourdissantes duTimes et du Daily Mail, avait non seulementacheté d’occasion la réédition faite par le Times del’Encyclopédie Britannique, mais aussi cette compactecollection d’échantillons de belles-lettres, cette charcuterielittéraire, ce hachis mêlé, dosé et tassé (à deux pieds) par lessoins lourdement érudits du Dr Richard Garnett. Il est depuislongtemps notoire que les plus grands esprits du passé furentbeaucoup plus prolixes et confus dans (c’est ainsi qu’on s’exprime)leurs élucubrations. Le Dr Garnett, affirme-t-on, en a extrait lesuc, et l’offre, condensé sous un volume si réduit que l’homme leplus affairé peut désormais prétendre à des connaissanceslittéraires approfondies, sans que ses occupations en soient enrien gênées. Ainsi abusé, l’infortuné capitaine prit à bord tout cechargement, dans l’intention assez évidente de débarquer à Sydney,ayant acquis en cours de route un savoir comparable à celui du plussage des êtres vivants, entreprise digne d’un Hindou. On devine lerésultat. Cette massive cargaison se déplaça une nuit ; toutle poids de la science du dix-neuvième siècle et de la littératurede tous les temps fut projeté en bloc sur un des côtés du petitnavire, qui chavira instantanément… Le voilier, assura la Dame dela Mer, coula à pic comme s’il eût été chargé de plomb, tandis queson équipage ainsi que les autres objets mobiliers ne lerejoignirent qu’à la fin de la journée. Le capitaine parvint aufond aussitôt après son navire, et, fait curieux, dû probablement àce qu’il avait absorbé déjà quelques tranches de son bagage descience, il descendit la tête en avant au lieu d’arriver, commec’est la coutume, les pieds les premiers et les bras étendus…

Cependant, ces bonnes fortunes exceptionnelles ne peuvent secomparer aux averses incessantes de littérature légère. Le roman,la revue et le journal restent, même au fond de la mer, laprincipale lecture. Ainsi que les événements postérieurs tendent àle démontrer, ce doit être d’après les périodiques de toute espèceque la Dame de la Mer se fit une opinion de la vie des humains etde leurs sentiments, et c’est de là que lui vint son envie de nousfaire une visite. Si parfois elle parut n’estimer que médiocrementles tendances de l’esprit humain, si, par moments, elle sembladisposée à traiter Adeline Glendower et bon nombre des choses lesplus importantes de la vie avec une certaine légèreté sceptique, sienfin elle a incontestablement subordonné la raison et lesconvenances à sa véhémente passion, il faut, pour être juste enverselle et pour bien juger les conséquences profondes de son acte, ilfaut attribuer ses aberrations à leur cause véritable.

2.

Mon cousin Melville, vous disais-je donc, eut à diversesreprises une notion vague, très rapide, de ce que peuvent être lesmodes au fond de la mer. Mais je n’oserais affirmer que cettenotion renferme une quantité quelconque de vérité. Ses descriptionsdonnent l’impression d’un monde très étrange, d’une fluiditédiaphane et verte dans laquelle flottent des êtres vivants, unmonde éclairé par de grands monstres miroitants et par des forêtsmouvantes de luminosité nébuleuse, parmi lesquelles les petitspoissons vont et viennent, comme des étoiles prises au filet. Là,on n’est jamais ni assis ni debout, – les habitants flottent etglissent comme on flotte et comme on glisse dans les rêves. Et dequelle étrange façon ils vivent là-dessous !

– Mon cher, – me disait Melville, – cela doit être absolumentcomme un plafond peint !

Je ne suis aucunement certain qu’on rencontre au fond de la merun monde pareil à celui que dépeignit la Sirène. Mais, cependant,ces détails concernant les livres détrempés et les fragments dejournaux noyés ?… Les choses souvent sont différentes de cequ’elles paraissent, et nous ne devons pas oublier qu’elle lui fitces confidences par un certain après-midi folâtre…

– Parfois, – dit-il, – elle avait l’air d’être aussi réelle quevous ou moi, puis, soudain, le mystère l’enveloppait à nouveau. Àcertains moments, il semblait qu’on aurait pu, comme toute autrepersonne, la blesser ou la tuer, avec un canif par exemple ; àd’autres, on avait la certitude qu’on aurait pu détruire l’universtout entier sans qu’elle cessât de vivre ou de sourire.

Mais nous aurons l’occasion de revenir plus tard sur cecaractère ambigu de la Dame. Il y a des mers plus vastes que cellesque sillonnent les quilles des navires, et des profondeurs quin’atteignent pas les sondes des hommes. Quand, de tout cela, jecherche à tirer des conclusions, je suis contraint d’admettre queje ne sais rien, que je ne puis rien affirmer. Je me rejette surles renseignements fournis par Melville et sur les maigres faitsque j’ai pu grouper.

Au début, aucun de ceux qui approchaient la Sirène ne remarquaitrien d’étrange dans sa personne. Elle était visible et palpable,pensante et agissante, – créature superbe surgie des flots.

Dans notre monde moderne, l’étrange est devenu tout à faitordinaire, habitués que nous sommes à considérer tranquillement lesphénomènes les plus surprenants. Pourquoi nous étonnerions-nous devoir des sirènes en chair et en os, alors que des Dewar solidifienttoutes sortes de gaz impalpables et que les ondes de Marconirayonnent en tous sens dans l’atmosphère ?

Pour la famille Bunting, la Sirène était un fait aussi banal,une créature authentique douée d’une volonté aussi raisonnable etd’une sensibilité aussi réelle et saine que tout ce qui existaitdans le monde connu des Bunting. Telle elle fut à leurs yeux audébut, et tel, jusqu’à ce jour, son souvenir leur demeure.

3.

En cette matinée mémorable, la Dame de la Mer, reposant trempéeencore sur le sofa où son extrémité caudale restait visible, tint àson hôtesse un discours qu’il m’est possible de donner presque enentier. Car, dans les bonnes et longues causeries auxquelles, ences heureux jours, mon cousin et Mme Bunting surtout prenaient tantde plaisir, l’excellente personne répéta plusieurs fois ce discoursen mimant les passages les plus dramatiques. Dès ses premièresphrases, semble-t-il, la Dame de la Mer sut trouver le chemin ducœur généreux et tyrannique de la maîtresse de la maison. Elle semit sur son séant, attira pudiquement le couvre-pieds sur sadifformité, puis, tantôt baissant les yeux avec modestie, tantôtles levant franchement et avec confiance sur son interlocutrice, «elle se déchargea le cœur » (selon les termes de Mme Bunting),s’exprimant d’une voix douce, en phrases claires et correctes quiprouvèrent tout de suite qu’elle n’était pas une sirène ordinaire,mais une Dame de la Mer véritablement distinguée. Bref, elle seremit « pleinement et loyalement » entre les mains de MmeBunting.

– Permettez-moi, je vous en prie, Madame, – répétait Mme Buntingà mon cousin Melville en imitant d’une façon saisissante la voix etl’attitude de la Dame de la Mer, – permettez-moi de vous demanderpardon d’avoir ainsi envahi votre maison, car je suis pertinemmentune intruse. Mais, en vérité, je n’ai pas pu faire autrement, et sivous voulez bien, Madame, prendre la peine d’écouter mon histoire,je crois que vous pourrez sinon m’excuser complètement, car je merends très bien compte que vous auriez le droit d’être sévère, dumoins me pardonner en partie ce que j’ai fait, ce qu’il me fautappeler, Madame, ma conduite trompeuse à votre égard. Trompeuse,oui, Madame, car je n’ai pas eu un seul instant la moindre crampe.Mais songez, Madame – et ici Mme Bunting intercalait dans sa tiradeune longue pause, – songez que je n’ai jamais eu de mère !

– Et à ces mots, – reprenait Mme Bunting après un nouvel arrêt,– la pauvre enfant fondit en larmes et confessa qu’elle était venueau monde il y a des siècles et des siècles, d’une façonhorriblement fabuleuse, en un lieu redoutable, non loin de Chypre,et qu’elle n’avait pas plus de droit à un nom patronymique qu’une…Heu ! oui, voilà… – déclara Mme Bunting, racontant l’histoireà mon cousin Melville et s’accompagnant du geste caractéristiquequ’elle avait l’habitude de faire pour repousser toute penséeindélicate que pouvaient suggérer ses phrases. – Et pendant tout cetemps elle parlait d’une voix si jolie et si captivante, avec desgestes et des mouvements de véritable femme du monde.

– Naturellement, – déclara le cousin Melville, – il y a descatégories de gens chez lesquels on excuse les… il faut peserleur…

– Précisément, – approuva Mme Bunting. – Et vous voyez, ilsemble qu’elle m’ait choisie, de propos délibéré, comme la seulepersonne à laquelle elle voulût de tout temps faire appel. Ce n’estpas comme si elle était venue à nous par hasard… non, elle nousavait élus entre tous. Depuis longtemps elle nageait le long de lacôte, observant les gens, jour après jour, pendant des semainesinnombrables, dit-elle, et c’est quand elle me vit surveillant lebain de mes filles… Vous savez quelles drôles d’idées ont lesjeunes filles… – dit Mme Bunting avec un petit rire gêné et sesbons yeux humides de larmes. – Elle se prit pour moi, dès cemoment-là, d’une affection irrésistible.

– Je le comprends parfaitement, – articula avec onction moncousin Melville.

Je sais quel ton il y mit, bien qu’il omette de mentionner laphrase chaque fois qu’il me parle de ces choses. Mais il oubliealors que j’ai eu le privilège de me trouver en tiers parfois dansces longues conversations.

– Vous savez que cela ressemble d’une façon extraordinaire àcette histoire allemande… Hum !… Quel est donc le titre ?– demanda Mme Bunting.

Ondine.

– Parfaitement… oui. Il paraît que ces pauvres créatures sontréellement immortelles, monsieur Melville, du moins dans decertaines limites… des créatures nées des éléments et qui serésolvent dans les éléments… et tout à fait comme dans l’histoire…il y a toujours une anicroche… elles n’ont pas d’âme. Pas d’âme dutout ! Et la pauvre enfant en souffre ; elle en souffreterriblement ! Or, monsieur Melville, pour se procurer uneâme, il leur faut venir dans le monde des hommes. Du moins, c’estce qu’elles croient dans leurs abîmes. Et c’est pour cela qu’elleest venue à Folkestone… pour tâcher de trouver une âme.Naturellement, c’est là son but principal, monsieur Melville, maiselle ne se montre, à ce propos, ni fanatique, ni stupide… pas plusque nous ne le sommes. Certes, quand je dis nous, je parle des gensqui éprouvent des sentiments profonds…

– À coup sûr ! – approuva mon cousin Melville, avec, je lesais, une expression d’extrême gravité, la voix assourdie et lesyeux mi-clos ; car mon cousin fait beaucoup de choses de sonâme, dans un sens comme dans l’autre.

– Elle a parfaitement senti, – reprit Mme Bunting – que, tantqu’à venir sur terre, il lui fallait venir chez des gens comme ilfaut, et d’une manière convenable. C’est là un sentiment qu’il estfacile de comprendre. Mais rendez-vous compte des difficultésqu’elle affrontait… Être en butte à la curiosité publique, le sujetd’articles idiots dans la saison idiote où nous sommes, alors queles journaux ne savent que dire, être transformée en une sorte demonstre de foire… Non ! voilà ce qu’elle ne veut pas ! –s’écria Mme Bunting en levant les mains dans un gesteemphatique.

– Que veut-elle alors ? – s’enquit mon cousin Melville.

– Elle désire qu’on la traite exactement comme une créaturehumaine, elle veut être une créature humaine comme vous et moi.Elle m’a suppliée de permettre qu’elle habite avec nous, qu’ellefasse partie de la famille, elle m’a suppliée de lui apprendrecomment nous vivons, de lui enseigner à vivre. Elle m’a demandé delui indiquer quels livres vraiment convenables elle peut lire, delui donner l’adresse d’une couturière, de la mettre en rapport avecun ecclésiastique à qui elle pourrait confier son cas et qui lecomprendrait, et d’autres choses encore. Elle ne veut écouter quemes conseils sur ces sujets, elle veut s’en remettre entièrement àmoi… Et elle m’a demandé tout cela si gentiment, sigracieusement…

– Hum ! – fit mon cousin Melville.

– Ah ! si vous l’aviez entendue ! – s’écria MmeBunting.

– C’est une véritable fille adoptive pour vous, – remarqua lecousin.

– Mais oui, – avoua Mme Bunting, – cette perspective ne m’a paseffrayée. Elle a reconnu le fait !

– Cependant… (il hésita, mais prit son parti de l’indiscrétion).A-t-elle de la fortune ? – questionna-t-il brusquement.

– Beaucoup ! Elle me parla tout de suite d’une cassettequi, dit-elle, était calée au bout du brise-lames, et ce cherRandolph resta à surveiller l’endroit pendant tout le temps dudéjeuner ; après, quand ils purent s’avancer dans l’eau pouratteindre le bout de la corde qui attachait la caisse, Fred et luil’ont retirée de la mer et ont aidé Fitch et le cocher à la porterà la maison. C’est une curieuse petite cassette pour une dame… bienconditionnée naturellement, mais en bois, avec un navire peint surle couvercle et un nom : « Tom Wilders », gravé grossièrement avecun couteau ; mais comme elle me l’a expliqué, le cuir nedurerait pas longtemps dans l’eau, et il faut s’accommoder de ceque le hasard vous procure… L’important, c’est que cette cassetteest pleine, entièrement pleine de pièces d’or et d’autresrichesses… Oui, de l’or et des diamants, monsieur Melville !Vous savez que Randolph s’y connaît… Oui ! Eh bien ! ildit que le contenu de la cassette vaut… Oh ! je ne sauraisvous dire quelle somme fabuleuse il vaut. Et toutes les choses enor ont une vague teinte rougeâtre… Mais, quoi qu’il en soit, elleest aussi riche que charmante et belle… Réellement, vous savez,monsieur Melville, tout à fait charmante et belle… Eh bien !je suis décidée à l’aider autant que je le pourrai. Nous allons lagarder comme pensionnaire, au même titre qu’Adeline… Vous le savez,ce n’est pas un secret entre nous… Oui… Ce sera la même chose. Etje la mènerai dans le monde et je la présenterai à diversespersonnes, et ainsi de suite. Cela l’aidera beaucoup, lui sera trèsutile. Pour tous, excepté pour quelques intimes, elle sera une denos amies affligée d’une infirmité… d’une infirmité temporaire… etnous allons engager une femme de confiance, une de ces femmes quine s’étonnent de rien, vous comprenez… Il faut les payer très cher,mais on parvient à s’en procurer, même de nos jours. Nousl’attacherons spécialement au service de notre pensionnaire ;elle lui fera ses robes, ses jupes, tout au moins, car nous lavêtirons de longues jupes, de façon à bien ladissimuler.

– Dissimuler quoi ?

– La queue, comprenez-vous ?

– Parfaitement, – approuva de la tête et des yeux le cousin.

C’était là le point qu’il n’avait pas, jusqu’ici, envisagé trèsnettement, et il resta tout interdit. Une queue, une vraiequeue ! Toutes sortes de pensées indiscrètes affluèrent à sonesprit. Mais il se rendit compte qu’il ne fallait pas trop insistersur ce sujet pour le moment. Pourtant, puisque Mme Bunting et luiétaient de vieux amis…

– Alors, elle a réellement… une queue ? –s’informa-t-il.

– Comme la queue d’un gros maquereau, – expliqua Mme Bunting, etMelville s’en tint à ce détail.

– C’est une situation des plus extraordinaires, à coup sûr, –dit-il.

– Mais qu’auriez-vous fait à ma place ? – demanda MmeBunting.

– Certes, c’est une conjoncture redoutable, – déclara mon cousinMelville, et il répéta sans y prendre garde : – Unequeue !

Clairement et nettement, obstruant tout passage à sa pensée, sedessinaient dans son esprit les nuances brillantes, les tonshuileux, noirs, verts pourprés et argentés, d’une queue demaquereau aux contours élégants et hardis.

– Vraiment, c’est inimaginable ! – répéta encore mon cousinMelville, protestant au nom de la raison et du vingtième siècle. –Une queue !

– Oui, et je l’ai touchée de mes mains, – ajouta MmeBunting.

4.

J’ai obtenu plus tard, de Mme Bunting elle-même, quelquesrenseignements complémentaires sur sa première conversation avec laDame de la Mer. Celle-ci avait commis une bévue singulière :

– J’ai vu vos quatre charmantes filles et vos deux fils, –avait-elle dit.

– Mais, ma chère ! – se récria Mme Bunting (car elles n’enétaient plus aux politesses préliminaires), – je n’ai que deuxfilles et un fils.

– Le jeune homme qui m’a portée… qui m’a sauvée ?

– Oui. Et les deux autres jeunes filles sont des amies,comprenez-vous ? Des invitées qui font un séjour chez nous.Sur la terre, nous avons comme cela des invitées…

– Je sais. Alors je me suis trompée ?

– Oh ! oui.

– Et l’autre jeune homme ?

– Vous ne parlez pas de M. Bunting ?

– Qui est-ce M. Bunting ?

– L’autre gentleman qui…

– Oh ! non.

– Il n’y avait personne d’autre…

– Mais si, un matin, il y a quelques jours…

– Est-ce que ce serait M. Melville ?… Ah ! j’y suis :vous voulez parler de M. Chatteris. Je me souviens, il est venu àla plage un matin avec nous : un grand jeune homme avec des cheveuxblonds, un peu bouclés, n’est-ce pas ? Et une figure assezpensive ? Il était habillé d’un complet de coutil blanc et ils’est assis sur le sable.

– Je crois que oui, – dit la Dame de la Mer.

– Il n’est pas mon fils. Il est… c’est un ami… le fiancéd’Adeline, l’aînée des demoiselles Glendower. Il a passé deux outrois jours avec nous… Je pense qu’il s’arrêtera ici à son retourde Paris. Mon Dieu ! me voyez-vous avec un fils commecela !

La Dame de la Mer prit son temps pour répondre.

– Quelle stupide erreur j’ai commise – fit-elle lentement :puis, reprenant un peu d’animation : – Naturellement, maintenantque j’y réfléchis, il est beaucoup trop vieux pour être votrefils.

– Eh ! eh ! il a trente-deux ans, – spécifia MmeBunting en souriant.

– En effet, cela n’a pas de bon sens.

– Je ne dis pas cela.

– Mais je ne l’ai vu qu’à distance, vous comprenez, – expliquala Dame de la Mer, et elle ajouta : – Ainsi il est fiancé à missGlendower ? Et cette miss Glendower ?…

– C’est la jeune personne en robe rouge qui…

– … qui portait un livre ?

– Oui, – confirma Mme Bunting, – c’est bien celle-là. Ils sontfiancés depuis trois mois.

– Vraiment ! – s’étonna la Dame de la Mer. – Elle avaitl’air… Et il l’aime beaucoup ?

– Naturellement, – attesta Mme Bunting.

– Beaucoup, beaucoup ?

– Oh ! certainement. S’il ne l’aimait pas, il ne seraitpas…

– Naturellement, – attesta à son tour la Dame de la Mer,pensive.

– Cela fera un mariage si bien assorti, sous tous lesrapports ! Adeline est une compagne qui pourra lui être d’ungrand secours.

Mme Bunting, paraît-il, fournit à son interlocutrice quelquesindications brèves mais précises sur la position de M. Chatteris(sans omettre, certes, qu’il était le neveu d’un comte… et pourquoil’aurait-elle omis ?) et sur les perspectives magnifiques deson alliance avec la fortune plébéienne, mais considérable, de missGlendower. La Dame de la Mer écoutait gravement.

– Il est jeune, il est très bien doué, il peut arriver aux plushautes situations, à toutes. Et elle est si sérieuse, siintelligente, toujours plongée dans la lecture ! Elle lit mêmeles Livres bleus… les Livres bleus officiels, j’entends,terriblement bourrés de statistiques, de chiffres et de tables.Elle en sait, sur le paupérisme et sur les conditions d’existencedes classes déshéritées, bien plus que quiconque que j’aie jamaisconnu ; elle peut vous dire ce qu’ils gagnent et ce qu’ilsmangent, et à combien ils vivent par chambre… car ils s’entassentd’une telle façon, vous savez, que c’en est révoltant !…Adeline est tout à fait la collaboratrice qu’il faut à M.Chatteris… Elle a si grand air, elle est si capable de donner desdîners et des réceptions politiques et d’influencer les gens. Etsavez-vous qu’elle harangue les ouvriers, qu’elle s’intéresse auxTrade Unions et à d’autres questions absolumentextraordinaires.

Et là-dessus la bonne dame se mit à narrer une anecdote typique,mais fort embrouillée, comme preuve des merveilleuses connaissancespolitiques et sociologiques de miss Glendower.

– Reviendra-t-il bientôt ? – demanda la Dame de la Mer,négligemment, au milieu de la narration.

La question fut emportée et noyée dans l’anecdote, mais la Damede la Mer la posa à nouveau, plus négligemment encore, un instantaprès.

Mme Bunting ne put dire si sa réponse fit soupirer ou non laDame de la Mer, mais elle pencha pour la négative. Elle était sioccupée à la mettre au courant de tout qu’elle ne s’inquiétaitguère, j’imagine, de savoir de quelle façon étaient accueillies seshistoires.

Tout ce qui lui restait de facultés mentales, en dehors de sonbavardage, était fort probablement accaparé par l’idée de la queue,de l’appendice biscornu de la Dame.

5.

Mme Bunting est une de ces personnes qui acceptent toutes chosesavec un calme parfait – sauf bien entendu l’impertinence, etcependant il dut lui paraître assez singulier de se trouver dansson boudoir prenant le thé avec une créature fabuleuse réellementvivante. Le thé avait été servi dans le boudoir pour éviter lesvisites importunes, et d’une façon tout à fait simple, parce que,malgré les protestations souriantes qu’on lui opposa, Mme Buntingdéclara que « sa » convive devait être exténuée et incapable desupporter les fatigues d’une réception.

– Pensez donc, après un pareil voyage ! – conclut MmeBunting.

Par faveur spéciale, Adeline Glendower avait été admise dans lesanctuaire, tandis que Fred et les trois autres jeunes filles,m’a-t-on dit, restaient en permanence dans l’escalier, montant etdescendant, au grand ennui des domestiques privés ainsi de toutmoyen de se renseigner. Le jeune homme et les jeunes filleséchangeaient leurs opinions sur la queue de la Dame, discutant surles sirènes en général, explorant encore le jardin et la plage, ets’ingéniant à inventer tous les prétextes pour jeter un coup d’œilsur la malade, dont on leur avait défendu la porte. En outre, MmeBunting avait exigé d’eux le secret. Ils devaient donc être aussitourmentés et impatients que des jeunes gens peuvent l’être. Ilsentamèrent une partie de croquet, mais sans y prendre plaisir et enportant continuellement leurs regards vers la fenêtre duboudoir.

Quant à M. Bunting, il avait été sagement se mettre au lit.

Les trois dames, je suppose, bavardèrent, en prenant le thé,comme le feraient n’importe quelles dames résolues à se montrergracieuses. Mme Bunting et miss Glendower étaient trop au courantdes usages de la bonne société (qui, chacun le sait, est à l’heureactuelle, extrêmement mêlée, même la meilleure) pour poser à laDame de la Mer des questions directes sur sa situation sociale etson genre d’existence, sur l’endroit exact qu’elle habitaitordinairement, sur le monde qu’elle fréquentait ou ne fréquentaitpas. Cependant, chacune à sa manière, brûlait du désir de serenseigner sur tous ces points et sur d’autres encore. La Dame dela Mer s’abstenait, c’était visible, de fournir spontanément aucuneindication précise ; elle se contentait d’une superficialitécharmante et toute mondaine. Elle se dit absolument enchantée de sesentir « dans l’air » et extérieurement sèche, et tout à faitcharmée de boire du thé.

– Vous ne buvez donc jamais de thé ? – s’écria missGlendower.

– Comment le pourrions-nous ?

– Alors, vraiment, vous n’avez jamais… ?

– Nous n’avons jamais goûté de thé jusqu’à ce jour. Commentpensez-vous que nous puissions faire bouillir de l’eau ?

– Quel monde étrange, merveilleux, cela doit être ! –s’écria Adeline.

– Je ne puis m’imaginer un monde sans thé, – assura Mme Bunting.– C’est pire… je veux dire que cela me fait songer aux pays ducontinent.

Sur ces mots, Mme Bunting se mit à en verser une nouvelle tasseà la Dame de la Mer.

– J’espère, – réfléchit-elle soudain, – quoique vous n’y soyezpas accoutumée, qu’il ne troublera pas votre digest…

Elle lança vers Adeline un coup d’œil hésitant.

– C’est du thé de Chine, – ajouta-t-elle.

Et elle acheva de remplir la tasse.

– C’est un monde totalement inconcevable pour moi, – déclaraAdeline.

Ses yeux noirs contemplèrent un moment la Dame de la Mer.

– Inconcevable ! – répéta Miss Glendower, car, ainsi qu’unsimple murmure attire souvent l’attention plus qu’un grand vacarme,le thé avait ouvert les yeux d’Adeline plus que ne l’avait fait laqueue.

La Dame de la Mer répondit à cet examen en fixant son regard surla jeune fille avec une expression de soudaine franchise.

– Et pensez donc combien tout ce que je vois ici doit êtreétrange pour moi !

Mais l’imagination d’Adeline était entièrement éveillée pour lemoment et peu disposée à se laisser supplanter par les impressionsterrestres de la Dame de la Mer. Adeline vit clair tout à coup àtravers cette sérénité aristocratique, à travers ce vernis mondainde créature terrestre qui en avaient si bien imposé à MmeBunting.

– Ces abîmes, – dit-elle, – sont le plus étrange des séjours,n’est-ce pas ?…

Elle s’arrêta sur cette invite, ne pouvant décemment se risquerplus loin ; mais la Dame de la Mer ne vint pas à son aide.

Un silence suivit, pendant lequel chacun parut chercher, partous les moyens, un sujet de conversation. À propos des roses quiornaient la table, on parla de fleurs, et miss Glendower s’aventuraà dire :

– Vous avez des anémones ? Comme elles doivent être bellesau milieu des rochers !

La Dame de la Mer répondit qu’elles étaient très jolies, surtoutles variétés cultivées.

– Et les poissons ? – fit Mme Bunting. – Comme cela doitêtre curieux de voir les poissons !…

– Quelques-uns, – voulut bien divulguer la Dame de la Mer, –viennent nous manger dans la main.

Mme Bunting modula un roucoulement approbateur. Elle serappelait les expositions de chrysanthèmes, et la cour del’Académie royale avec ses pigeons familiers, car elle était de cespersonnes que seules les choses habituelles satisfont pleinement.Elle entrevit momentanément l’abîme océanique comme une sorte decontre-allée dans une avenue spacieuse, un endroitexceptionnellement rationnel et confortable. La question de lalumière amena une diversion, mais l’incident ne revint que plustard à la mémoire de Mme Bunting. La Dame de la Mer, feignantd’ignorer l’expression interrogative et grave du visage de missGlendower, se mit à parler de la clarté du jour.

– Le soleil ici ressemble à une pluie d’or, – fit-elle. – Est-iltoujours aussi doré ?

– Vous avez chez vous, n’est-ce pas, ce beau demi-jour vert-bleuque l’on admire parfois dans les aquariums ? – rétorqua missGlendower.

– Nous vivons à de plus grandes profondeurs, – expliqua la Damede la Mer. – Tout est phosphorescent à mille ou deux mille mètres,et c’est comme… je ne saurais dire… comme des villes la nuit, maisplus brillant… comme des jetées avec des casinos…

– Réellement ! – s’exclama Mme Bunting, se figurant leStrand à la sortie des théâtres. – C’est éblouissant,alors ?

– Oh ! tout à fait, – assura la Dame de la Mer.

– C’est bien pour cela que ce mystère est si intéressant, –opina Adeline.

– Il n’y a ni jours, ni nuits, ni semaines, ni mois, ni années,ni rien de semblable ; le temps n’existe pas.

– C’est prodigieux ! – s’écria Mme Bunting, tenant la tassede miss Glendower, car elles absorbaient distraitement toutes deuxune énorme quantité de thé.

– Mais alors comment pouvez-vous reconnaître les dimanches etles observer ?

– Nous ne les… – commença la Dame de la Mer. – Du moins, à vraidire… – Puis elle ajouta : – Nous écoutons les beaux cantiques quel’on chante à bord des paquebots.

– Ah ! bien, – approuva Mme Bunting, se souvenant d’enavoir chanté dans sa jeunesse et oubliant le ton embarrassé quiavait un instant soulevé ses soupçons.

Ensuite la conversation passa à un sujet qui permit d’entrevoir,mais d’entrevoir à peine, des divergences plus sérieuses. MissGlendower émit la supposition que les habitants de la mer devaientavoir eux aussi leurs questions sociales ; alors, semble-t-il,l’ardeur naturelle de son tempérament l’emporta sur l’attituderéservée et superficielle de la femme du monde, et elle commença àposer des questions. Il n’est pas douteux que la Dame de la Mer semontra évasive, et miss Glendower, s’apercevant qu’elle avait étéun peu pressante, essaya de pallier son erreur en exprimant uneidée générale.

– Je ne saisis pas bien, – dit-elle avec un geste qui quémandaitla sympathie. – Il faudrait voir cela soi-même, en êtresoi-même ; il faudrait être né dans ce milieu, avoir été unbébé sirène.

– Un bébé sirène ? – questionna la Dame de la Mer.

– Oui… n’est-ce pas ainsi que vous appelez vosenfants ?

– Quels enfants ? – demanda la Dame de la Mer.

Elle les regarda un instant avec une surprise non dissimulée,l’éternelle surprise des créatures immortelles au spectacle de ladécrépitude, de la mort et du recommencement, qui sont l’essence dela vie humaine. Alors, devant l’expression de leurs visages, elleparut se rappeler :

– Ah ! oui, je comprends, – dit-elle ; puis, avec unesoudaineté qui rendit la transition difficile à suivre, elleacquiesça à ce que disait Adeline : – C’est différent chez nous, –convint-elle. – Il y a de quoi s’étonner, en effet. Nous noussentons si semblables, voyez-vous, et si différents ! Est-ceque j’ai l’air si… ? Et cependant jamais jusqu’à ce jour jen’avais coiffé mes cheveux ni porté de robe de chambre.

– Que portez-vous en fait de vêtement ? – s’enquit missGlendower. – Des choses charmantes, je suppose.

– Nos costumes sont tout autres, – répondit la Dame de la Mer enbrossant les miettes restées sur sa jupe.

Pendant quelques secondes, Mme Bunting regarda fixement lavisiteuse. Elle eut, j’imagine, à ce moment, une vision indistincteet imparfaite de possibilités païennes. Mais là, devant elle, laDame de la Mer était étendue, enveloppée dans sa robe de chambre,si ostensiblement « dame comme il faut », avec ses cheveux coiffésà la mode et une si franche innocence dans le regard, que lessoupçons de Mme Bunting s’évanouirent aussi vite qu’ils étaientvenus.

Mais je n’oserais pas être aussi affirmatif au sujetd’Adeline.

Chapitre 3L’ÉPISODE DES JOURNALISTES

1.

Les Bunting accomplirent le remarquable exploit d’exécuter leprogramme que Mme Bunting avait tracé. Pendant quelque temps dumoins, ils réussirent réellement à faire passer la Dame de la Merpour une personne infirme tout à fait acceptable, malgré le nombredes témoins qui avaient assisté à son débarquement et malgré lestrès sérieuses dissensions intestines qui éclatèrent bientôt ausein de la famille. Plus gênante fut l’indiscrétion commise parl’une des femmes de chambre qui – ils ne surent que longtemps aprèslaquelle était la coupable – raconta sous le sceau du secret toutel’histoire à son bon ami ; celui-ci, à son tour, la raconta ledimanche suivant à un jeune et entreprenant journaliste qui, assisà un endroit d’où il commandait toute la perspective des Leas,préparait, d’après nature, un article descriptif. Le journalisted’avenir demeura incrédule, mais il fit une enquête et jugea que lanouvelle valait la peine qu’on la développât. Il recueillit dedivers côtés une rumeur vague, mais suffisante pour prouver qu’il yavait quelque chose… Car le bon ami de la femme de chambre savaitse montrer habile causeur quand il avait un sujet facile deconversation.

Finalement, le journaliste d’avenir s’en alla sonder lesrédacteurs des deux principales feuilles de Folkestone, etdécouvrit que l’histoire venait de parvenir à leurs oreilles. Toutd’abord, selon l’usage des journaux locaux lorsqu’ils se trouventen présence de quelque chose d’anormal, ils parurent disposés àfaire les ignorants ; mais l’esprit d’audace qui animait leurcollègue londonien secoua leur apathie. Le journaliste d’avenirs’en aperçut et se rendit compte aussi qu’il n’y avait pas de tempsà perdre. Pendant que ses confrères locaux créaient de toutespièces des reporters qui poursuivraient l’enquête, il couruttéléphoner à La Trompette du Matin et au NouveauJournal. Quand il eut la communication, il fut affirmatif etpressant. Il engagea sa réputation, – la réputation d’unjournaliste d’avenir !

– Je jure qu’il y a quelque chose là-dessous ! –insista-t-il. – Annoncez l’événement… après nous verrons !

Il s’était acquis, ai-je dit, une petite réputation et iln’hésita pas à la risquer dans l’affaire. La Trompette duMatin publia la nouvelle avec scepticisme et précision, et leNouveau Journal risqua une tête de colonne en majusculesénormes : « Une Sirène, enfin ! »

Vous pensez que la chose fut, après cela, irrémédiablementdivulguée ? Pas le moins du monde ! Il est des chosesqu’on ne croit pas, même lorsqu’elles sont imprimées dans lesjournaux à un sou.

Lorsque les journalistes vinrent sans interruption secouer lemarteau de la porte, pour s’éloigner momentanément sur la promessequ’on les recevrait un peu plus tard ; lorsque le secret de lafamille s’étala, imprimé, dans les journaux de la capitale, lesBunting et la Dame de la Mer crurent un moment que tout étaitperdu. Ils voyaient déjà l’histoire se répandre ; ilss’imaginaient l’avalanche imminente des amis et connaissances enquête de détails, ils entendaient le déclic d’une multituded’objectifs photographiques, la rumeur de la foule sous lesfenêtres ; ils tremblaient devant l’horreur d’une notoriétépublique.

Toute la maisonnée, y compris Mabel, fut plongée dans laconsternation. Adeline, moins consternée, éprouvait une excessivecontrariété à l’idée de cette célébrité prochaine, mais absolumentdéplacée, en ce qui la concernait.

– Oh ! on n’oserait pas… – protestait-elle. – Songez queltort cela ferait à Harry !

À la première alerte, elle se retira dans sa chambre. Lesautres, indifférents pour une fois à son déplaisir, restèrentauprès de la Dame de la Mer, qui avait à peine touché à sondéjeuner, et l’on envisagea sous tous ses aspects le danger auquelils n’espéraient pas échapper.

– On mettra nos portraits dans les journaux ! – dit missBunting aînée.

– Ah non ! on n’y mettra pas le mien ; il est tropaffreux ! – se récria sa sœur. – Je vais aller aujourd’huimême me faire photographier à nouveau.

– Les reporters viendront interviewer papa.

– Ah ! non, non ! – bredouilla M. Bunting terrifié. –C’est ta mère qui…

– Non, cher ami, c’est à vous de répondre, – décida MmeBunting.

– Mais papa ne pourra… – objecta Fred.

– Assurément non, je ne pourrai pas, – certifia M. Bunting.

– Allons, il faudra bien que quelqu’un les mette au courant,n’est-ce pas ? – déclara Mme Bunting.

– Vous savez pertinemment qu’ils s’obstineront…

– Mais ce n’est pas du tout ce que je voulais, – se lamenta laDame de la Mer, qui tenait en main La Trompette du Matin.– Ne pourrait-on pas étouffer ces racontars ?

– Ah ! vous ne connaissez pas Messieurs lesjournalistes ! – dit Fred.

Le tact de mon cousin Melville sauva la situation. Il avait étévaguement mêlé au monde des journaux et il avait fréquenté des gensde lettres dans mon genre, et les gens de lettres se laissent allerparfois à déblatérer contre la presse, – plus ou moins justement. Àpeine, ce jour-là, fut-il entré chez les Bunting qu’il se renditcompte de la terreur qui les affolait à l’idée de cette publicité,une terreur panique, vraiment, qui les aurait fait fuir n’importeoù. Ses regards rencontrèrent ceux de la Dame, et il arrêtasur-le-champ sa ligne de conduite.

– Ce n’est pas le moment de nous immobiliser sur des futilités,– dit-il, s’adressant à Mme Bunting. – Mais la situation, je pense,n’est pas absolument désespérée. Vous avez perdu trop facilement latête. Il faut en finir sans tarder. C’est moi qui vais recevoir cesreporters et écrire aux journaux de Londres. Je crois que j’aitrouvé le moyen de les calmer.

– Quoi ? – questionna Fred.

– J’ai trouvé le moyen d’enrayer ces rumeurs, fiez-vous-en àmoi.

– Les enrayer complètement ?

– Complètement.

– De quelle façon ? – demandèrent en même temps Fred et MmeBunting. – Vous n’allez pas les soudoyer ?

– Les soudoyer ! – se récria M. Bunting. – Cela se fait,peut-être, à l’étranger, mais on ne soudoie pas un journalisteanglais !

Un murmure approbatif salua ces patriotiques paroles.

– Fiez-vous à moi, – dit Melville, qui, en effet, était à sonaffaire.

Ils y consentirent, non sans exprimer, pour son succès, des vœuxchaleureux, mais sans grande conviction.

Melville s’y prit d’une façon admirablement adroite.

– Qu’est-ce que cette histoire de « Sirène » ? –demanda-t-il aux journalistes du cru lorsqu’ils se représentèrent,car ils revinrent en compagnie, en journalistes d’occasion(typographes habituellement) et peu accoutumés à ces aspectssupérieurs de la profession. – Qu’est-ce que cettecalembredaine ? – répéta mon cousin Melville. – Non,vraiment ! vous n’y pensez pas… Une sirène !

– C’est bien ce que nous nous disions, – déclara le plus jeunedes deux journalistes d’occasion. – Nous nous doutions bien qu’il yavait là-dessous quelque farce, vous comprenez… Seulement, commeLe Nouveau Journal en a fait une manchette…

– Je suis surpris que M. Banghurst, qui passe pour un si habiledirecteur…

La Trompette du Matin raconte aussi la même histoire,– fit remarquer le plus vieux des deux reporters occasionnels.

– Et quand même on la trouverait dans cinquante de ces feuillesà un sou ! – s’écria mon cousin avec un mépris fort bien joué.– Est-ce que vous allez maintenant emprunter les nouvelles deFolkestone à de simples journaux de Londres ?

– Mais où ce bruit a-t-il pris naissance ? – commença leplus ancien des typographes.

– Ça n’est pas mon affaire ! – répliqua Melville enhaussant les épaules.

Le plus jeune des journalistes eut une inspiration. Il tira desa poche un carnet.

– Peut-être voudrez-vous bien, Monsieur, nous indiquer à peuprès ce que nous pourrions dire…

Mon cousin Melville voulut bien.

2.

Le jeune journaliste d’avenir, qui le premier avait eu vent del’affaire – et qu’il ne faut pas un seul instant confondre avec lesdeux reporters d’occasion dont il vient d’être parlé – alla lelendemain soir trouver Banghurst, dans un état d’exaltationextrême.

– J’ai poussé la chose jusqu’au bout et je suis parvenu à lavoir, – bégaya-t-il, haletant. – J’ai attendu au dehors, devant lamaison, et je l’ai vu porter en voiture… J’ai pu causer à l’une desservantes, car je me suis introduit dans la maison en prétendantque j’étais chargé de réparer leur téléphone… j’ai déplacé etreplacé les fils… Et voilà, le fait existe, positivement, c’estbien une sirène avec une queue… une véritable queue desirène !

Il exhiba des papiers.

– Qu’est-ce que vous me jabotez là ? – lança Banghurst dederrière son bureau encombré, lorgnant les papiers avechostilité.

– Je parle de la Sirène… il y a réellement une sirène… àFolkestone.

Banghurst se détourna et fouilla dans son plumier.

– Et après ? – fit-il.

– Mais c’est prouvé. Cette note que vous avezinsérée…

– Cette note que j’ai insérée est une gaffe, s’il y a quelquechose de vrai dans l’affaire, jeune homme !

Banghurst continua à présenter la vaste étendue de son dos.

– Comment cela ?

– Nous ne tenons pas l’article « sirène », ici.

– Mais vous n’allez pas laisser cette histoire enplan ?

– Si, Monsieur.

– Mais je vous dis que la Sirène existe, qu’elle estlà-bas !

– Qu’elle y reste.

Il se retourna vers le jeune journaliste d’avenir, et sa facemassive était plus massive encore qu’à l’ordinaire, sa voix pluschaude, plus pleine, plus vibrante.

– Pensez-vous que nous allons faire avaler une nouvelle à notrepublic, simplement parce qu’elle est vraie ? Le public saitparfaitement bien ce qu’il veut croire et ce qu’il ne veut pascroire, et il ne croira certainement rien de ce que vous luiraconterez sur des sirènes… Vous pouvez parier votre chapeaulà-dessus. Voyez-vous, quand même tout le rivage, oui, votre rivagede tous les mille diables, serait peuplé de sirènes, je m’en moque,ça m’est égal ! Nous avons notre réputation à sauvegarder,comprenez-vous ?… Et puis, écoutez bien : vous ne mordez pasau journalisme comme je l’avais espéré. C’est vous déjà qui nousavez apporté toutes ces balivernes à propos d’une découvertechimique, n’est-ce pas ?

– C’était vrai.

– Peuh !

– Je le tenais d’un membre de la Société Royale.

– Je me moque bien de qui vous la teniez, quand ce serait duGrand Turc en personne ! Mettez-vous bien dans la tête que leschoses que le public ne veut pas croire ne sont pas des faits. Sices choses sont vraies, c’est bien pis encore. Les gens quiachètent notre journal, c’est pour l’avaler, et il faut que çapasse sans les écorcher. En publiant cette note avec la manchette,je pensais qu’il s’agissait d’une bonne affaire, que vous aviez misla main sur un scandale de plage entre baigneurs et baigneuses,quelque chose de savoureux… quelque chose enfin que tout le mondecomprend. Vous savez bien que vous êtes allé à Folkestone pourdécrire les costumes que le premier ministre et les lords et lesautres portent à la promenade, pour entamer une polémique surl’acclimatation des cafés en Angleterre, et d’autres sujets de cegenre. Et voilà que vous m’arrivez avec une idiotiepareille !

– Mais le premier ministre ne met jamais les pieds àFolkestone !

Banghurst haussa les épaules comme si le cas étaitdésespéré.

– Que diable cela peut-il nous faire ? – dit-il ens’adressant d’un ton plaintif à l’encrier.

Le jeune homme réfléchit. Au bout de quelques secondes, ilexposa au dos de Banghurst une idée nouvelle, mais sa voix étaitmoins assurée :

– Je pourrais arranger l’article et tourner la chose enplaisanterie, peut-être ; en faire un dialogue comique avec unindividu qui y croyait réellement… ou quelque chose de ce genre… Jene voudrais pas avoir écrit toute cette copie-là pour rien.

– Je n’en veux sous aucune forme ! – cria Banghurst. – Ahmais non ! Il ne manquait plus que cela ! Le publicsoupçonnerait que c’est très fort et que vous vous payez sa tête.Il déteste tout ce qui a l’air d’être très fort.

Le jeune homme fit mine de répliquer, mais le dos de Banghurstexprima très clairement que l’entretien était fini.

– Sous aucune forme ! – répéta Banghurst quand on eût pucroire que tout était terminé.

– Je peux porter l’article à La Trompette duMatin ?

Banghurst manifesta son indifférence.

– Très bien ! – fit le jeune homme échauffé, – je vais àLa Trompette du Matin.

Mais il comptait sans le directeur de ladite gazette.

3.

C’est vers ce moment-là que j’entendis pour la première foisparler de la Sirène, ne me doutant guère que plus tardm’incomberait le soin d’écrire son histoire. À l’occasion d’une demes rares apparitions à Londres, Micklethwaite m’offrait à déjeunerà l’Essuie-Plume Club, l’un des douze meilleurs clubs littérairesde Londres. Je remarquai un jeune journaliste qui déjeunait seul,non loin de l’entrée. Tout autour de lui les tables restaientvides, bien que les autres parties de la salle fussent bondées. Ilétait tourné vers la porte, guettant tous ceux qui entraient, commes’il attendait quelqu’un qui n’arrivait jamais. Une fois, je le visdistinctement faire signe à un collègue, mais l’homme ne réponditpas.

– Dites-moi donc, Micklethwaite, pourquoi l’on évite siobstinément ce pauvre diable, là-bas ? Tout à l’heure déjà, aufumoir, j’ai remarqué qu’il essayait de lier conversation avecquelqu’un, mais qu’une sorte de tabou…

– Ah ! pour sûr ! – interrompit Micklethwaite enregardant par-dessus sa fourchette.

– Qu’a-t-il fait ?

– C’est un imbécile ! – proclama Micklethwaite, la bouchepleine et évidemment ennuyé. – Ouf ! – souffla-t-il dès qu’ileut avalé.

J’attendis un moment.

– Qu’a-t-il fait ?

Micklethwaite ne répondit pas tout de suite et enfournarageusement dans sa bouche du pain et des aliments de toutesorte.

Puis, se penchant vers moi d’une façon confidentielle, il émitune série de bruits indignés dans lesquels il me fut impossible dereconnaître des mots.

– Ah ! ah ! – m’écriai-je quand il se tut.

– Oui, – confirma Micklethwaite.

Il avala tout ce qu’il venait de mâchonner, puis se versa du vinen éclaboussant la nappe.

– Il m’a tenu pendant près d’une heure, l’autre jour.

– Bah ! – fis-je.

– Stupide imbécile ! – dit Micklethwaite.

Je craignais d’être obligé d’en rester là sur ce sujet, mais parbonheur mon interlocuteur y revint de lui-même.

– Il vous amène habilement à contester…

– Contester quoi ?

– Qu’il puisse le prouver.

– Ah ?

– Et alors il vous démontre qu’il le peut, tout simplement pourfaire étalage de son ingéniosité.

J’étais toujours aussi embarrassé.

– Mais que prouve-t-il ? – demandai-je.

– Est-ce que je ne vous l’ai pas dit ? – rétorquaMicklethwaite devenant très rouge. – Il s’agit de cette satanéesirène de Folkestone.

– Il prétend qu’il y en a une à Folkestone ?

– Mais oui, il l’affirme, – répondit Micklethwaite dont le teints’empourpra pendant qu’il me regardait, les yeux écarquillés. Ilsemblait se demander si je me proposais, moi entre tous, de luitourner les talons et prendre le parti de cette infâme canaille. Jeredoutai un instant qu’il fût frappé d’une attaqued’apoplexie ; heureusement il se souvint à temps qu’il étaitmon hôte et qu’il avait à mon égard des devoirs. Aussi il se penchabrusquement vers un garçon qui, rêveur, oubliait d’enlever nosassiettes.

– Vous avez joué au golf, ces temps derniers ? – dis-je àMicklethwaite, quand le garçon eut emporté couverts et plats.

Le golf a toujours fait du bien à Micklethwaite, excepté quandil y joue. Alors, m’a-t-on raconté… Si j’étais Mme Bunting, jem’interromprais à ces mots et, levant à la fois les mains et lessourcils, j’indiquerais l’effet que produit le golf surMicklethwaite quand il y joue.

Je feignis de m’intéresser au golf, – jeu qu’en réalité jeméprise et déteste comme je ne méprise et ne déteste rien d’autreau monde. Imaginez-vous un grand corps gras, comme Micklethwaite,une créature qui devrait se vêtir d’un turban et d’une longue robenoire pour dissimuler sa corpulence, et qui, avec toute une troussed’instruments divers, tape sur une petite balle blanche qu’ilpoursuit pendant des milles et des milles, tape dessus avec unesolennité enfantine ou une rage puérile, selon que le sort en adécidé, tape dessus pendant que sa patrie s’en va à tous lesdiables, et qui, par la même occasion, enseigne un répertoire dejurons et le métier de chasseur de pourboires à un jeune garçon auxyeux innocents : voilà le golf ! Toutefois, je rengainai mestrop faciles sarcasmes et me mis à parler de ce sport et desmérites relatifs de certains terrains de golf, tout comme j’auraisparlé de pâtisserie à un enfant, ou excité un jeune chien en luidisant : « Des rats ! des rats ! »

Notre déjeuner avait pris fin, quand je pus revoir lejournaliste d’avenir.

Il mettait son pardessus en parlant au domestique avec unefamiliarité qu’on ne montre pas d’ordinaire aux laquais de club.L’homme, d’ailleurs, l’écoutait d’un air incrédule mais respectueuxet lui répondait brièvement, mais avec politesse.

Quand nous sortîmes, la petite conversation continuait : legarçon tendait un chapeau de feutre mou au jeune journaliste quifouillait dans sa poche bourrée d’une liasse épaisse depapiers.

– C’est formidable ! J’ai presque tout ici, – disait-ilcomme nous passions. – Si ça vous amusait d’y jeter un coupd’œil…

– Je n’ai guère le temps de lire, Monsieur, – répliquait legarçon.

Chapitre 4L’INFLEXIBLE GARDE-MALADE

1.

Jusqu’ici, je le sais, je me suis étendu assez longuement sur cedébut et je me suis préoccupé surtout de la vraisemblance plutôtque d’une rédaction en style de compte rendu. Mais si j’aiclairement expliqué au lecteur comment la Dame de la Mer atterrit àFolkestone, comment il lui fut possible de devenir membre de lasociété humaine sans provoquer de scandale, je n’aurai pas pris envain tant de peine pour nuancer, gazer et embellir les faits dontj’ai pu disposer.

La Dame de la Mer se fixa définitivement, tranquillement, chezles Bunting. En moins d’une quinzaine, elle y fut si complètementinstallée que, sauf sa beauté et son charme exceptionnels, etparfois quelque chose de vague et d’indéfinissable dans sonsourire, elle pouvait passer pour une créature humaine tout à faitacceptable. Elle restait estropiée, certes, et la partie inférieurede sa personne était fort pathétiquement enveloppée dans une sortede gouttière. Mais, sur l’initiative de Mme Bunting, il me faut lereconnaître, il fut de convention générale qu’ellesseraient bientôt tout aussi solides qu’auparavant ; MmeBunting disait : elles, ce qui était, à coup sûr, alleraussi loin qu’une légitime équivoque le permet, peut-être même unpeu plus loin.

– Sans doute – ajoutait Mme Bunting, – il est probable qu’elledevra s’abstenir de monter à bicyclette…

Telle était la nature des bruits qu’elle répandait sur sacommensale.

2.

Incontestablement, la Dame de la Mer trouva – ou plutôt MmeBunting trouva pour elle – en Parker, la garde-malade, un trésor del’espèce la plus précieuse. Cette digne personne annonçait un âgeinadmissiblement jeune, mais elle avait été déjà au service d’unedame impotente « qui venait des Indes », et elle résistavictorieusement aux interrogatoires par lesquels on mit sadiscrétion à l’épreuve. Elle avait connu les désillusions : unjeune homme qu’elle aimait la trompa ; elle le surprit un jouren promenade avec « une autre », déloyauté qu’elle ne pouvaittolérer, car elle possédait de la correction un sens inflexible, enprésence duquel toute autre chose était vaine. La vie, avait-elledécidé, ne lui infligerait plus aucune surprise. Elle assistaitmaintenant à la parade, la plupart du temps inconvenante, del’existence, avec, dans le regard de ses yeux bruns, une expressiond’impartialité avertie ; elle remplissait avec calme lesdevoirs de sa profession, en s’abstenant de participer autrement àl’activité humaine. Les coudes serrés à la taille et les mainsl’une sur l’autre, telle on la voyait toujours, et il étaitimpossible à l’imagination la plus puissante de se la présenter, enaucune circonstance, sous un aspect qui ne fût pas absolumentdroit, net, irréprochable. Sa voix, quelle que fût l’occasion,était toujours basse et merveilleusement distincte, – peut-êtrequelque peu minaudière, mais à un degré infinitésimal.

Au moment d’entamer la question délicate, Mme Bunting avait cédéà une certaine nervosité, car ce fut Mme Bunting qui prit sur elled’arrêter Parker, la Dame de la Mer n’ayant pas la moindreexpérience de ces affaires. Mais c’est en pure perte que MmeBunting se montra nerveuse.

– Vous saisissez bien, n’est-ce pas ? – précisa la bonnedame, se lançant tête baissée dans la difficulté. – Elle est… elleest estropiée.

– Je n’ai rien à saisir, Madame, – répondit la garderespectueusement, et évidemment prête à accepter comme un devoirn’importe quelle besogne relative à sa profession.

– De fait, – insista Mme Bunting, essuyant légèrement de sa maingantée le tapis de table et observant cette opération avec intérêt– en réalité, elle a une queue de sirène.

– Une queue de sirène ! Vraiment, Madame ? Et… est-cedouloureux ?

– Oh ! ma fois non, ce n’est aucunement gênant… aucunement.Sinon, vous comprenez, qu’il faut de la… de la discrétion.

– À coup sûr, Madame, – dit la garde, du ton qu’elle eût dit :il en faut toujours.

– Nous désirons tout particulièrement que les domestiques…

– Les domestiques inférieurs, certainement, Madame.

– Vous comprenez, n’est-ce pas ? – résuma Mme Bunting, quileva sur Parker des yeux rassurés.

– Parfaitement, Madame, – certifia la garde avec un visageimpassible, et elles abordèrent la question des appointements.

« Cela se passa d’une façon tout à fait satisfaisante », racontapar la suite Mme Bunting, respirant bruyamment au seul souvenir deces instants. Il est clair que Parker était du même avis.

La garde se montra non seulement discrète, mais fort experte etdébrouillarde. Dès le premier moment, elle mit, sans ostentationmais avec fermeté, la haute main sur la situation. C’est Parker quiimagina la sorte de boîte à violon dans laquelle on enferma lesfallacieuses jambes estropiées ; c’est elle aussi qui indiquale fauteuil roulant pour le jardin et le rez-de-chaussée et lefauteuil à brancards pour l’escalier. Jusqu’alors, Fred Buntings’était chargé de ce double emploi – en dernier lieu, même, avec unempressement excessif, – chaque fois qu’on avait eu besoin de brasmasculins pour transporter la Dame de la Mer. Pais Parker fitimmédiatement entendre qu’une pareille façon d’agir ne pouvaits’accorder avec ses idées et elle s’assura par là, jusqu’à la finde ses jours, la gratitude de Mabel Glendower. Parker énonça aussila nécessité des promenades en voiture et suggéra, avec un aird’avoir raison qui ne laissait place à aucune alternative, l’idéede louer une voiture de grande remise pour la saison – cela pour laplus parfaite joie des Bunting et de leur pensionnaire.

Parker organisa encore le trajet quotidien en voiture jusqu’àl’extrémité est de la terrasse des Leas, et tout le détail dutransport de la voiture au fauteuil dans lequel on roulaitl’invalide tout au long des pelouses. Aucun des endroits où ilétait agréable et convenable de conduire la Dame de la Mer ne futoublié ; Parker ne manqua pas de les indiquer tour à tour,avec la meilleure façon de s’y rendre. Par contre, toute occupationqui n’eût pas convenu à la Dame de la Mer, toute sortie qu’il eûtété déplacé de faire, rencontrèrent l’opposition invisible eteffective de Parker. Grâce à la garde, la Dame de la Mer cessad’être une sorte d’objet privé réservé à l’usage particulier de lamaison Bunting ; Parker l’arracha à sa claustration et luiassura dans le monde la situation à laquelle elle pouvaitlégitimement prétendre… jusqu’au jour où la crise éclata. Dans lesgrandes comme dans les petites choses, Parker ne fut jamais priseau dépourvu. Un oubli manifeste fut réparé par ses soins. Elle fitgraver pour sa malade des cartes au nom de « miss Doris ThalassiaWaters », nom ravissant et des mieux appropriés, dont se trouvadorénavant pourvue la Dame de la Mer. La prévoyante Parker eutencore la précaution de remplacer la cassette de l’infortuné TomWilders par une boîte à bijoux, un sac de voyage et une malle, lapremière que posséda la Dame de la Mer.

Dans mille menues occasions, la subtile Parker fit preuve d’unsentiment des bienséances à la fois pénétrant et sublime. Un jour,par exemple, qu’on faisait emplette d’objets d’usage intime, elleintervint tout à coup.

– Il faut aussi des bas, Madame, – dit-elle d’un ton discret, enmettant adroitement et sans vulgarité sa main devant sa bouche.

– Des bas ! – se récria Mme Bunting, – Mais, voyons…

– Je suis sûre, Madame, qu’il lui faut des bas, – affirma Parkersans s’émouvoir.

En y réfléchissant, est-ce une excuse, parce qu’une personnemanque d’une chose sans qu’elle y puisse rien, pour qu’on la laissemanquer aussi d’une chose qu’elle peut facilement avoir ?C’est ici que nous abordons la quintessence même et le principefondamental de la bienséance.

Mais Mme Bunting, vous vous en doutez bien, n’aurait jamais vula question sous ce jour-là.

3.

Qu’il me soit permis d’ajouter ici, avec regret mais avec unrespect infini, un dernier détail au sujet de Parker ; aprèsquoi elle reprendra son rang et son importance.

Je dois avouer, avec une nuance d’humiliation, que je poursuiviscette digne jeune femme jusque dans sa place actuelle, à HightonTowers, où elle occupe le poste de femme de chambre auprès de ladyJane Glanville, l’éminente propagandiste religieuse et sociale.J’avais un urgent besoin de certains détails, de certaines scèneset conversations que mon souci d’exactitude m’imposait dereconstituer. Or ce que, du commencement à la fin, la garde dutvoir, apprendre et deviner équivaut pratiquement à la totalité del’histoire.

Je lui exposai franchement la chose. Elle ne feignit nullementde ne pas me comprendre ni d’ignorer certaines circonstancessecrètes. Quand j’eus fini, elle leva sur moi son regardcandide.

– Il m’est impossible de vous satisfaire, Monsieur, –articula-t-elle. – Cela ne serait pas du tout conforme à mesidées.

– Mais vous n’avez, à l’heure actuelle, rien à redouter en medisant…

– J’ai bien peur de ne pouvoir rien vous dire, Monsieur.

– Cela ne ferait de mal à personne.

– Ce n’est pas cela, Monsieur.

– Je m’arrangerai, au contraire, pour que vous n’y perdiezrien.

Elle me regarda poliment, ayant achevé d’exprimer tout cequ’elle voulait dire.

Bien que j’eusse recours, pour la décider, à des promessesalléchantes, l’inflexible Parker ne me répondit que par ce silence.Et même quand, renonçant à toute réserve, j’essayai de la soudoyerde la plus grossière façon, elle se contenta de marquer un respectseyant pour mon inaccessible supériorité sociale :

– Il m’est impossible de vous rien dire, monsieur ; ceserait tout à fait contraire à mes idées, – répéta-t-elle.

Si donc vous trouvez cette histoire tant soit peu vague etincomplète, vous voudrez bien vous rappeler que les inflexiblesprincipes de Parker ont, dans une large mesure, contrecarré mesplans.

Chapitre 5L’ABSENCE ET LE RETOUR DE M. CHATTERIS

1.

Ces digressions à propos des journalistes et de la garde-maladem’ont certainement éloigné du sujet principal de mon histoire.Cependant, tandis que le jeune journaliste d’avenir espérait toutsavoir et convaincre Banghurst, que Parker entr’ouvrait à peine lafleur de sa perfection, et qu’il n’avait pas encore été question dulandau, la situation commençait déjà à se compliquer pour lajoyeuse société qu’abritaient les chênes de la plage. Dès quel’attention des Bunting ne fut plus entièrement accaparée par leurcommensale inattendue, ils constatèrent un changement dansl’atmosphère générale de la maisonnée. Il devint, d’abordvaguement, ensuite plus clairement évident que le simple et sincèreplaisir qu’ils éprouvaient à posséder une pensionnaire aussi belle,aussi puissamment riche et, en un certain sens, aussi distinguéeque miss Waters, n’était pas partagé par les deux jeunes personnesqui devaient passer avec eux la belle saison.

Cette fêlure, pour ainsi dire, fut perceptible la première foisque Mme Bunting eut l’occasion de s’entretenir de ses nouveauxarrangements avec miss Glendower.

– Vous avez réellement l’intention de la garder toutl’été ? – demanda Adeline.

– J’espère, ma chère, que vous n’y voyez aucuninconvénient ?

– Non, mais vous me prenez au dépourvu.

– Vous savez, ma chère, qu’elle m’a priée de…

– Je songe uniquement à Harry. Si les élections générales ontlieu en septembre, comme on le prédit… vous m’avez promis que nousferions tous la campagne.

– Croyez-vous donc qu’elle… ?

– Elle nous gênera terriblement !

Et Adeline ajouta, après un instant de réflexion :

– Elle est un obstacle à mes travaux.

– Mais, ma chère…

– Elle n’est pas en harmonie, – déclara obscurément Adeline.

Mme Bunting, tournée vers la fenêtre, promena ses regards surles tamaris et sur la mer.

– Je ne voudrais, certes, compromettre en rien le succèsd’Harry. Vous savez combien enthousiastes nous sommes tous, ici.Randolph fera n’importe quoi. Mais pourquoi pensez-vousqu’elle sera une gêne ?

– Que peut-elle être, sinon une gêne ?

– Elle pourrait aider, au contraire.

– Oh ! aider !

– Elle peut nous accompagner dans les visites aux électeurs.Elle est extrêmement séduisante, n’est-ce pas, ma chère ?

– Pas pour moi, – dit miss Glendower. – Je n’ai aucune confianceen elle.

– Mais elle séduit beaucoup de gens. De plus, comme Harry ledit, on doit, en temps d’élections, laisser travailler tous ceuxqui peuvent faire quelque chose. Après, on ne les connaît plus, onles ignore ; mais au moment critique… Vous vous rappelez qu’ilen a parlé avec M. Fison, la dernière fois qu’ils étaient ici tousles deux. Si on ne permettait qu’aux gens absolument irréprochablesde mener la campagne…

– C’est M. Fison qui a dit cela, et non pas Harry. D’ailleurselle ne voudrait pas nous aider.

– Je crois, ma chère, que vous vous trompez sur son compte. Ellem’a demandé…

– À nous aider ?

– Oui, et toute sorte d’explications, – répliqua Mme Buntingdont le teint s’anima. – Elle ne cesse de me poser des questions àce sujet : comment et pourquoi nous avons des élections, pourquelle raison Harry est candidat, que sais-je ?… Elle veut s’yintéresser tout à fait. Je ne puis répondre à la moitié de sesquestions.

– C’est pour cela, je suppose, qu’elle a ces longuesconversations avec M. Melville et que Fred en arrive à négligerMabel.

– Oh ! ma chère ! – se récria Mme Bunting.

– Je ne voudrais pour rien au monde qu’elle nous accompagne chezles électeurs, – déclara miss Glendower. – Elle gâterait tout. Elleest frivole et satirique. Elle vous regarde avec des yeuxincrédules et paralyse tout zèle, toute ardeur. Je crains que vousne compreniez pas très bien, chère madame Bunting, toutel’importance qu’ont pour moi et pour Harry mes études et cetteélection. Elle s’interpose dans tout cela… comme une entrave, commeune contradiction.

– Je vous assure, ma chère, que je ne l’ai jamais entenduecontredire…

– Oh ! elle ne contredit pas. Mais elle… Il y a quelquechose en elle… On a le sentiment que tout ce qui est sérieux etcapital pour nous n’est rien pour elle. Ne le sentez-vouspas ? Elle nous arrive d’un autre monde.

Mme Bunting restait sur la défensive. Adeline redescendit à unton moins altier.

– Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que nous l’acceptons bienaisément. Savons-nous qui elle est et ce qu’elleest ? Là-bas, en bas, elle peut être on ne sait quoi. Il estpossible qu’elle ait eu d’excellentes raisons pour se réfugier surla terre ferme.

– Voyons ! ma chère, est-ce là de la charité ?

– Quel genre de vie mènent ses pareilles ?

– Si elle n’était pas habituée à un genre de vie convenable, jesuis sûre qu’elle ne pourrait se conduire aussi bien qu’elle lefait.

– D’ailleurs, elle débarque ici… sans aucune invitation.

– Mais je l’ai invitée, à présent, – rétorqua placidement MmeBunting.

– Vous ne pouviez guère faire autrement. Je souhaite seulementque votre bonté…

– Ce n’est pas de la bonté, – interrompit Mme Bunting, – c’estun devoir. Même si elle était moins gracieuse… Voussemblez oublier (et la voix de l’excellente dame se fit plus grave)pour quelle raison elle est venue.

– C’est ce que je voudrais bien savoir.

– Ma chère, – répartit Mme Bunting, – à notre époque où lematérialisme se rencontre à chaque pas et où la méchanceté courtles rues, quand ceux qui ont une âme font tout pour la perdre, onest heureux de trouver quelqu’un qui s’efforce d’en acquérirune…

– Mais s’efforce-t-elle d’en acquérir une ?

– M. Flange, le vicaire, vient ici deux fois par semaine. Et ilviendrait plus souvent, comme vous le savez, s’il n’y avait pasautant de premières communions en ce moment.

– Oui, quand il vient il s’assoit près d’elle, lui prend la mainet lui parle de sa voix la plus basse… et elle l’écoute et sourit…parfois éclate de rire à ce qu’il lui raconte.

– Il faut bien qu’il gagne sa confiance. Assurément M. Flange araison de faire tout son possible pour rendre la religionattrayante.

– Je ne puis croire qu’elle soit sincère en cherchant une âme.Je ne puis croire qu’elle tienne particulièrement à en avoirune.

Miss Glendower se dirigea vers la porte, comme si l’entretienavait pris fin.

L’animation de Mme Bunting s’accentuait. Elle avait élevé unfils et deux filles, et dirigé un mari ; quand il étaitnécessaire d’être ferme, même avec Adeline Glendower, elle savait,tout comme une autre, faire preuve de fermeté.

– Ma chère, – commença-t-elle de son ton le plus péremptoire etle plus tranquille, – je suis convaincue que vous vous trompez ausujet de miss Waters. Il se peut qu’elle soit frivole, en apparenceau moins, qu’elle rie et plaisante un peu. Il y a des façonsdifférentes de voir les choses. Mais je suis sûre qu’au fond elleest tout aussi sérieuse, tout aussi grave que… que n’importe qui.Vous la jugez trop hâtivement, trop superficiellement. Je suispersuadée que si vous la connaissiez mieux… autant que moi…

Mme Bunting intercala ici un silence éloquent.

Miss Glendower avait sur les joues deux petites tachesroses.

– En tout cas, – dit-elle, – je suis certaine qu’elle ne peutêtre d’aucun secours pour notre cause. Nous avons à faire notreœuvre, qui ne consiste pas seulement en une simple campagneélectorale. Nous avons des idées à exposer et à répandre. Harry ades vues, des vues nouvelles et d’une vaste portée. Nous voulonsnous atteler à cette œuvre de toutes nos forces… dès maintenantsurtout, et la présence de cette… (elle n’acheva pas)… c’est unedigression. Elle a une façon de concentrer toute l’attention surelle-même. Elle dérange tout. Elle détourne le cours des choses.Elle modifie leur valeur. Elle m’empêche d’être tout entière à monœuvre ; elle empêchera Harry de s’y consacrer tout entier…

– Je pense, ma chère, que vous pourriez avoir un peuconfiance en mon jugement, – prononça Mme Bunting.

Miss Glendower fut sur le point de répliquer encore, mais ellejugea plus simple de se taire. De toute évidence, l’épilogue étaitformulé ; il ne restait plus qu’à s’obstiner jusqu’aux parolesregrettables…

La porte s’ouvrit et se referma d’un coup sec. Mme Bunting étaitseule.

Une heure après, tout le monde se retrouvait à la table dudéjeuner. L’attitude d’Adeline vis-à-vis de miss Waters et de MmeBunting fut aussi aimable et empressée qu’il était juste de s’yattendre de la part d’une personne aussi hautement intelligente etaffable. Au cours du repas, tout ce que fit et dit Mme Buntingtendit à révéler et à faire ressortir les côtés sérieux ducaractère de sa protégée. Elle déploya dans cette tâche ce qu’onappelle communément un tact infini, ce qui, en réalité, signifiebeaucoup plus de tact qu’il n’est facile et agréable d’enmontrer.

M. Bunting fut particulièrement expansif et exposa tout unsuperbe projet dont il venait d’entendre parler : on proposait detailler dans le front de la falaise, qu’on débarrasserait de sesarbustes et de sa végétation, une sorte de jardin d’hiver, quelquechose tenant à la fois de la grotte et du « palais de cristal ». EtM. Bunting trouvait que l’idée était vraiment excellente !

2.

Il est temps à présent, au moment où il va entrer en scène, dedonner un aperçu préalable de Chatteris, qui, bien que tard venu,est cependant le principal personnage dans l’histoire que me contale cousin Melville. Il se trouve que Chatteris et moi nous avionssuivi les mêmes cours à l’Université, où nous nous fréquentâmesquelque peu, et par la suite je le rencontrai à diverses reprises.C’était plutôt un brillant sujet, élégant sans recherche vulgaire,et intelligent malgré cela. Beau garçon et de belle prestance, ilsut dépenser son argent avec munificence, sans être toutefois unprodigue poseur. Pendant sa dernière année d’études, une histoirefâcheuse survint ; on lui connut une liaison avec une jeunefille ou une jeune femme de Londres ; mais sa familleintervint et arrangea l’affaire. Son oncle, le comte de Beechcroft,régla quelques-unes de ses dettes, non pas toutes, – car la familleest fort heureusement affranchie d’une excessive sentimentalité, –mais un nombre suffisant pour le remettre à flot sans trop de gêne.La famille n’est pas exagérément riche, et elle abonde en outre enune quantité extraordinaire de tantes acariâtres, bavardes etbesogneuses, – jamais je n’ai vu de famille aussi riche en tantessuperflues. Mais Chatteris avait si belle mine, des manières sidégagées, et paraissait si supérieurement doué, que touss’entendirent, sans discussion presque, pour le pousser. Chacun semit en chasse pour lui trouver une occupation qui, sans être tropabsorbante et trop commerciale, fût réellement rémunératrice. Enattendant, – et quand les efforts réunis de la section la plusreligieuse de ses tantes eurent eu raison de l’extraordinairemarotte de la tante lady Poynting Mallow, qui voulait le voiracteur, – Chatteris s’adonna sérieusement au journalisme supérieur,c’est-à-dire au journalisme qui dîne partout, qui obtient aprèsdîner des « tuyaux » politiques, et qu’on accepte toujours dans lesgraves revues, ne serait-ce que pour éviter d’avoir treize articlesau sommaire. En outre, il publia quelques vers passables, annota etcommenta l’œuvre de Jane Austen pour le seul éditeur qui n’eût pasencore réimprimé les romans de cette classique personne.

Ses vers sont, comme lui-même, accomplis et distingués, et,comme son visage, ils suggèrent à l’esprit pénétrant l’idée decertaines restrictions et indécisions. On y surprend un raffinementexagéré qui eût constitué une faiblesse chez un homme public. Maisil n’était pas encore un homme public ; on le savaiténergique, et ses travaux attiraient l’attention par leurs qualitéstoujours remarquables et, à l’occasion, brillantes. Ses tantesdéclarèrent qu’il « se mûrissait » et que le manque de vigueurqu’il manifestait parfois provenait uniquement d’une maturitéincomplète ; aussi décida-t-on de l’expédier en Amérique où lavigueur et les péripéties vigoureuses abondent. Mais là, ai-jeappris, il se heurta à quelque chose comme un échec. Unevicissitude surgit… En fait, toutes sortes de vicissitudessurgirent, et il revint, via Océanie, Australie et Indes,célibataire comme il était parti. Au retour, il se fit direpubliquement par lady Poynting Mallow qu’il était un imbécile.

Il reste encore bien difficile, même si l’on ne consulte pas lesjournaux américains de l’époque, de déterminer exactement quelletribulation dérangea Chatteris aux États-Unis. Il est question,dans cette histoire, de la fille d’un millionnaire et d’unepromesse de mariage. Selon le New York Vacarme, le plusfulgurant et le plus représentatif des journaux d’outre-Atlantique,il y avait aussi la fille de quelqu’un d’autre, que leVacarme interviewa ou prétendit avoir interviewée, sousune manchette de tête de colonne rédigée en ces termes :

UN ARISTOCRATE ANGLAIS

SE MOQUE D’UNE

PURE JEUNE FILLE AMÉRICAINE ;

INTERVIEW DE LA VICTIME

DE CET

IMPUDENT SANS-CŒUR

Mais cette tierce personne n’était, j’incline à le croire,malgré l’excellent portrait qu’on en donnait, qu’un produit de lapétillante imagination d’un journaliste subtil, car le New YorkVacarme, ayant eu vent de la retraite soudaine de Chatteris,jugea plus commode d’inventer une raison que de découvrir lavéritable. Or, Wensleydale m’affirme que la fuite de Chatteris estdue tout simplement à une futilité. La fille du millionnaire, jeunepersonne d’esprit indépendant et supérieur, se prêta à uneinterview sur son imminent mariage, sur le mariage en général, surles relations des peuples américain et britannique. Chatteristrouva l’article, paraît-il, dans un journal qu’il lisait enavalant son petit déjeuner. Ainsi pris à l’improviste, il perdit latête. Il s’enfuit immédiatement, sans avoir ensuite la force decaractère suffisante pour faire demi-tour et revenir. Ce fut unepiteuse affaire. La famille désintéressa quelques nouveauxcréanciers, en évinça quelques autres, et Chatteris, au bout d’uncertain temps, reparut à Londres avec un prestige légèrement entaméet une série de « Lettres sur la politique impérialiste » portantchacune cette épigraphe : « Que savent-ils de l’Angleterre, ceuxqui ne connaissent que l’Angleterre ? »

On ne sut naturellement rien des détails précis de l’aventure,mais le fait restait qu’il était allé en Amérique et qu’il enrevenait les mains vides.

C’est par suite de ces circonstances que, quelques années après,il s’accommoda d’Adeline Glendower, dont Mme Bunting nous a déjàénuméré les vertus spéciales d’Aide et d’Inspiratrice. Lesfiançailles officielles soulagèrent prodigieusement la famille, quine demandait qu’à pardonner au jeune homme, – lady Poynting Mallowlui avait en réalité pardonné depuis longtemps. Après une gestationlongue et obscure, il se déclara « libéral philanthrope », enlaissant place dans sa profession de foi à de subséquentesadditions. Ainsi équipé, il se jugea prêt à affronter, comme début,le Midi conservateur.

À l’époque où la Dame de la Mer s’échoua chez les Bunting,Chatteris venait de partir pour des voyages politiques à Paris etailleurs. Avant de s’arrêter à une décision irrévocable, il étaitindispensable qu’il consultât certain grand personnage en ce momentà l’étranger. Après quoi il reviendrait mettre Adeline au courant.Tout le monde l’attendait de jour en jour, y compris – c’est àprésent incontestable – miss Waters.

3.

La rencontre de miss Glendower et de son fiancé à son retour deParis est une des scènes de cette histoire, au sujet desquelles jemanque presque totalement de données exactes. En débarquant àFolkestone, Chatteris, la maison Bunting étant pleine, descendit àl’hôtel Métropole qui est le plus proche de Sandgate. Dansl’après-midi, il arriva à pied chez ses amis et s’enquitpremièrement d’Adeline, ce qui était charmant plutôt que correct.Je crois qu’elle se trouvait dans le salon et que, la porterefermée, il y eut un rapprochement accompagné de bien destendresses.

J’envie, je le confesse, la liberté du romancier qui pénètrederrière les portes closes et vous raconte ce que dirent et firentses héros. Mais, avec toute la bonne volonté que je mets à relierentre elles les bribes d’événements que j’ai pu recueillir, lesforces ici me font défaut. D’ailleurs, je n’ai fait la connaissanced’Adeline que longtemps après ce jour, et que reste-t-il à présentde l’Adeline d’autrefois ? Une femme plutôt grande, remuanteet active, fort renseignée sur la politique et les affairespubliques, – mais avec quelque chose de moins en elle.

Melville eut occasion de s’en apercevoir une fois, bien qu’iln’ait jamais éprouvé pour elle de sympathie. Elle avait des chosesune perception plus générale que lui et elle lui inspirait unecertaine terreur. En outre elle n’était ni une jolie fille, ni unemondaine, ni une grande dame, ni non plus une personne tout à faitinsignifiante, et elle restait par conséquent en dehors du plangénéral des êtres et des choses, tel que le concevait Melville.Aussi ne peut-il me fournir que des renseignements peu certainsconcernant cette Adeline première manière.

– Elle posait tout le temps, – me dit-il, pour résumer sesimpressions. – Une intellectuelle, avec des idées politiques, etqui lisait perpétuellement la prose de Mrs. Humphry Ward.

Ce dernier trait passait, au jugement de Melville, pour unintolérable défaut. La moindre des faiblesses de mon cousin n’estpas celle qui lui fait proclamer que cet écrivain si goûté exercesur les jeunes filles intelligentes une influence corruptrice àl’excès. Mrs. Humphry Ward rend ses lectrices bonnes et sérieusesdans le mauvais sens, affirme-t-il ; il soutient qu’Adeline aété absolument façonnée par cet auteur et qu’elle s’efforce àtoutes les minutes de sa vie d’incarner Marcella. Et c’est lui quia fini par imposer cette façon de voir à Mme Bunting.

Mais je n’accorde pas un seul instant de crédit à cette idée quedes jeunes filles se façonnent d’après des héroïnes de roman. C’estlà matière d’affinités électives, et, à moins qu’un prédicateur ouqu’un critique grincheux ne nous en détourne, nous nous attachonschacun au romancier de notre choix, comme, dans le systèmeswedenborgien, les âmes s’abandonnent chacune à leur enferapproprié. Adeline s’attacha à son imaginaire Marcella. Lamentalité des deux personnes présente, selon Melville, desressemblances frappantes. Toutes deux ont les mêmes défauts, lemême penchant à la supériorité – pour employer sa formuleexpressive, – la même disposition à la bienveillance arrogante, etcette même imperméabilité aux nuances les plus fines du sentiment,qui les font parler sans cesse des « classes inférieures » et des «basses classes » et penser à l’avenant. Elles possèdentcertainement les mêmes vertus, une intégrité consciente etconsciencieuse, une dignité stricte sans ombre de charme, desconvictions laborieuses et outrées. Plus qu’en toute autre chose,Adeline raffolait des idées de Mrs. Ward, de son affranchissementde tout impressionnisme, de la patiente obstination avec laquelleelle fouillait dans tous les recoins et balayait sous les tapis lemoindre incident. Il serait facile, d’après cela, de prouverqu’Adeline, dans la circonstance analogue du retour de l’aimé, seconduisit comme l’aurait fait l’héroïne typique de Mrs. Ward.

Marcella, nous a-t-on dit, – du moins après que ses sentimentseurent changé, – « l’aurait accueilli par une étreinte ». Il yaurait eu « un moment d’intense émotion, pendant lequel ses pensées(de la catégorie la plus élevée) se confondaient avec l’ambitionnaturelle de deux jeunes gens à la fleur de l’âge et de la force ».Puis elle aurait « reculé d’un mouvement brusque », et écouté, «avec sa belle main pensive contre sa joue », pendant que Chatteris« se mettait à énumérer les forces qui lui faisaient obstacle, àspéculer sur l’action de tel ou tel groupe ». « Quelque chosed’infiniment tendre et maternel aurait parlé en elle et l’auraitirrésistiblement poussée à lui donner toute l’aide et tout l’appuique l’amour et une femme peuvent donner. » Elle aurait produit surChatteris « cette exquise impression de grâce, de passion,d’abandon qui, dans ses répétitions et ses variations infinies,constituait pour lui le poème impérissable de sa beauté ».

Mais c’est là le rêve, et non la réalité. Adeline pouvait rêverde se comporter ainsi, mais… elle n’était pas Marcella et désiraitseulement l’être, et Chatteris non seulement n’était pas Maxwell,mais il n’avait non plus aucune intention de l’être. Si mêmel’occasion s’était offerte de devenir Maxwell, il l’auraitrepoussée avec une incivilité extrême.

Ils durent donc se retrouver face à face comme deux êtreshumains n’ayant rien d’héroïque, avec des mouvements timides etgauches et, je le suppose, des regards passablement honnêtes. Il yeut quelque chose, je crois, qui pouvait ressembler à une caresse,et j’imagine qu’elle dut dire :

– Eh bien ?

Et il dut répondre :

– Tout est arrangé.

Ensuite, en phrases confuses, et parfois un geste de la tête enarrière pour indiquer le grand personnage, Chatteris dut mettre safiancée au courant de ses négociations. Il lui confirma qu’ilposait sa candidature et que la menace d’un concurrent radicalétait conjurée, sans préjudice pour le parti. Assurément ilsparlèrent politique, parce que, bientôt après, quand ils apparurentcôte à côte sur le perron et s’acheminèrent vers Mme Bunting et labelle miss Waters, qui regardaient les jeunes filles jouer aucroquet, Adeline était en possession de tous ces faits. À mon avis,pour des fiancés de leur caractère, ces prévisions de succès, cesgraves et vastes questions remplacèrent, jusqu’à un certain pointau moins, la vaine répétition des tendresses vulgaires.

C’est la Dame de la Mer, semble-t-il, qui les aperçut lapremière.

– Le voilà ! – dit-elle soudain.

– Qui donc ? – fit Mme Bunting, et, levant la tête, ellesuivit la direction des regards de sa pensionnaire, tout à couppétillants et fixés sur Chatteris.

– Votre autre fils, – plaisanta, en pure perte d’ailleurs, missWaters.

– C’est Harry et Adeline, – s’écria Mme Bunting. – Ne font-ilspas un couple superbe ?

Mais la Dame de la Mer ne répondit rien à cette exclamation, etse rejeta contre le dossier de son fauteuil, pour les mieuxobserver à mesure qu’ils avançaient. Ils formaient à coup sûr unbeau couple. Sortant de la véranda et débouchant dans la pleineclarté du soleil, sur la pelouse tondue, pour gagner l’ombre desyeuses, on eût dit qu’ils étaient brusquement exposés aux feuxéblouissants de la rampe, comme des acteurs sur une scène plusspacieuse qu’en aucun théâtre. Chatteris se détachait grand, solideet large, le teint bruni, et, ai-je cru comprendre, l’air un peupréoccupé même alors, comme à vrai dire il ne cessait de l’êtredepuis quelque temps. Auprès de lui marchait Adeline, portant sesregards tantôt sur son beau partenaire, tantôt sur le public réunisous les arbres, brune, le teint légèrement animé, mince et grande,– bien que pas tout à fait aussi grande que Marcella paraît l’avoirété, – et heureuse enfin, sans qu’elle eût besoin pour cela desinger aucun roman du monde.

C’est en arrivant à deux pas d’eux que Chatteris remarqua queles Bunting n’étaient pas seuls. La brusque découverte d’unepersonne étrangère semble avoir fait échec à la tirade que le jeunehomme avait préparée pour son début, et c’est Adeline qui assuma lerôle important. Mme Bunting s’était levée, et tous les joueurs decroquet – excepté Mabel, qui gagnait – se précipitèrent versChatteris avec des exclamations de bienvenue. Mabel s’entêtait àvouloir terminer la partie, réclamant à grands cris qu’on laregardât jouer son dernier coup. Certainement, sans cetteinterruption, elle aurait pu magistralement démontrer quelsexploits on peut parfois accomplir au jeu de croquet.

D’un mouvement balancé, Adeline s’élança vers Mme Bunting ets’écria, avec un accent de triomphe dans la voix :

– Tout est arrangé, tout est réglé ! Il les a tous gagnés àsa cause et il se présente à Hythe.

Involontairement, ses regards croisèrent ceux de missWaters.

Il m’est certes absolument impossible de dire ce qu’elle vitdans ces regards ou même ce qu’elle pouvait y voir. Leurexpression, d’abord, dut être énigmatique ; puis la Dame de laMer dévisagea longuement le nouveau venu qu’elle voyait de prèsprobablement pour la première fois. On se demande si, somme toute,dans cette rencontre de regards, il y eut autre chose qu’un simpleéclair de surprise et de curiosité. Pendant une seconde à peine,Adeline soutint le choc, puis lança un coup d’œil interrogateurvers Mme Bunting, qui intervint alors avec effusion.

– Oh ! j’oubliais, – dit-elle, et elle fit lesprésentations.

La formalité s’accomplit, je crois, sans nouveau duel deregards.

– Revenu ! – s’exclama Fred en prenant le bras deChatteris, qui confirma l’évidente réalité de son retour.

Les demoiselles Bunting parurent faire fête à la situationenviable d’Adeline plutôt qu’à Chatteris en tant qu’individu. Onentendit la voix de Mabel qui s’était décidée à se rapprocher.

– Ils devraient me regarder jouer mon dernier coup, n’est-cepas, monsieur Chatteris ?

– Tiens, Harry ! mon garçon ! Comment va Paris ?– s’écriait M. Bunting, qui affectait une cordiale jovialité.

– Comment va la pêche ? – s’enquit Harry.

Tous finirent ainsi par former le cercle autour de l’aimablepersonnage qui avait « gagné tout le monde à sa cause », – tous,excepté Parker, qui avait le sentiment des distances et qui,certes, ne se laisserait jamais gagner par personne.

Avec un excessif remue-ménage, on installa les chaises et lesfauteuils de jardin.

Nul, semble-t-il, ne se souvenait de la sensationnelle annoncequ’avait faite Adeline. Les Bunting n’étaient pas gens à avoir lesens de ce qu’il importait de dire. Adeline demeurait debout aumilieu d’eux, comme une protagoniste entourée d’acteurs quiauraient oublié leur rôle. Tout à coup chacun parut s’éveiller à laréalité, et ce fut une volée de paroles.

– Alors, tout est vraiment arrangé ? – demanda MmeBunting.

– Alors, il va y avoir une élection ? – voulut savoir BettyBunting.

– Que ce sera amusant ! – se réjouit Nettie Bunting.

– Alors, vous avez pu le voir ? – questionna Mme Buntingd’un air entendu.

– Hourra ! – lança Fred dans le brouhaha des voix.

La Dame de la Mer, naturellement, ne disait rien.

– Ah ! ah ! nous allons livrer bataille, et nous leurstaillerons des croupières ! – déclara M. Bunting.

– Je l’espère, – répondit Chatteris.

– Nous ferons mieux que cela, – promit Adeline.

– Oh ! oui, pour sûr ! – rectifia Betty Bunting.

– Je savais bien qu’ils le laisseraient engager lalutte, – murmura Adeline.

– Cela prouve qu’ils ont du bon sens, – répliqua M. Bunting.

Devant le silence qui suivit ses paroles, M. Bunting s’enhardità élever de nouveau la voix et à discourir sur la politique.

– On a maintenant un peu plus de bon sens, – commença-t-il. – Onse rend compte qu’un parti doit s’adresser à des hommes, des hommesde naissance et de culture… L’argent et la populace, peuh ! Ona essayé de marcher en s’appuyant dessus, en agitant desépouvantails et en excitant des jalousies de classes… et, aveccela, les Irlandais !… La leçon leur a profité… Comment ?Eh bien ! nous nous sommes tenus à l’écart, nous les avonsabandonnés à leurs toquades, aux prises avec les agitateurs… etavec les Irlandais. Voilà à quoi ils ont abouti. C’est unerévolution dans le parti ! Nous l’avons laissé se morceler,nous allons maintenant le régénérer et le consolider.

Il conclut sur un geste de sa petite main grasse, une de cespetites mains grasses et roses qui ne semblent avoir à l’intérieurni chair ni os, mais seulement de la sciure ou du crin. Mme Buntingse renversa dans son fauteuil et lui sourit avec indulgence.

– Ce ne seront pas des élections ordinaires, – déclara M.Bunting. – C’est une grosse partie qui se joue !

Miss Waters considérait pensivement l’éloquent orateur.

– Qu’est-ce qu’une grosse partie ? – demanda-t-elle. – Jene comprends pas bien.

M. Bunting plastronna, fit la roue et entama une explication.Adeline écoutait avec un mélange d’intérêt et d’impatience,essayant de temps à autre d’enrayer la faconde du brave homme et delui substituer Chatteris par une adroite interruption. MaisChatteris paraissait fort peu enclin à favoriser cettesubstitution ; il semblait au contraire s’intéresser beaucoupà l’exposé de M. Bunting.

Bientôt les quatre joueurs de croquet, sur l’invitation deMabel, reprirent la partie, et les autres continuèrent leurpapotage politique, qui devint plus personnel. On disserta de cequ’avait fait Chatteris, et plus particulièrement de ce qu’ilferait. Mme Bunting imposa brusquement silence à M. Bunting, qui sepermettait de donner des conseils, et Adeline assuma de nouveau lefardeau de la conversation. Elle esquissa de vastes desseins.

– Cette élection ne fera qu’entr’ouvrir la porte, –annonça-t-elle.

Quand Chatteris opposait à son enthousiasme de modestesdénégations, elle souriait avec une confiance heureuse et fière,sachant bien ce qu’elle se proposait de faire de lui.

Mme Bunting fournissait des notes et des commentaires, pourpermettre à miss Waters de mieux comprendre.

– Il est si modeste ! – dit-elle à un certain moment, maisChatteris, tout en feignant de n’avoir pas entendu, piqua sonfard.

De temps à autre, il essayait de détourner cette embarrassanteconversation et de l’amener sur le sujet de l’étrangère, maisl’ignorance dans laquelle il était de la situation de cette bellepersonne le gênait considérablement.

La Dame de la Mer desserrait à peine les dents, observaitChatteris et Adeline, et plus particulièrement Chatteris parrapport à Adeline.

Chapitre 6SYMPTÔMES ALARMANTS

1.

Melville n’est jamais très précis en matière de dates. Cetteincertitude est fort regrettable, car il eût été intéressant desavoir combien de jours s’écoulèrent entre le retour de Chatteriset le moment où mon cousin le surprit en conciliabule avec la bellemiss Waters. Melville venait de Folkestone par la terrasse desLeas, rapportant de la bibliothèque publique plusieurs livres quemiss Glendower avait eu tout à coup besoin de consulter. Ellel’avait prié de les lui procurer, sans se douter des sentiments peuadmiratifs qu’elle inspirait à Melville. Il suivait, au-dessous dela terrasse supérieure, l’un de ces sentiers abrités qui donnent uncharme particulier à Folkestone, quand il tomba à l’improviste surle petit groupe formé par la Dame de la Mer et Chatteris. Celui-ciétait assis sur un des bancs de bois installés contre le talus.Penché en avant, il contemplait le visage de la belle invalide qui,allongée dans son fauteuil roulant, lui parlait en souriant. Cesourire parut à Melville être déjà d’une nature assez spéciale –entre les divers sourires charmeurs dont la Dame était capable.

Un peu à l’écart, sur une sorte de promontoire d’où la vues’étend vers la jetée et le port, et jusqu’à la côte de France, lagarde-malade Parker regardait avec une hostilité mitigée la mermiroitante. Accroupi et adossé contre le talus, l’homme quipoussait le fauteuil roulant semblait perdu dans ces méditationsmélancoliques que doit nécessairement engendrer le spectacleconstant de l’humanité souffrante.

Mon cousin, avant de les rejoindre, ralentit le pas. À sonapproche, la conversation s’interrompit. Chatteris se renversa enarrière, mais sans marquer aucune contrariété, et les livres queportait Melville lui fournirent un sujet de conversationgénérale.

– Des livres ? – fit-il.

– Pour miss Glendower, – dit Melville.

– Ah ! – prononça flegmatiquement Chatteris.

– De quoi traitent-ils ? – s’enquit miss Waters,curieuse.

– De la question agraire, – répondit Melville.

– Voilà une question qui ne me concerne guère, – répliqua laDame de la Mer, et Chatteris sourit avec elle, comme s’il eûtcompris le sous-entendu.

Tous trois restèrent un instant silencieux.

– Vous posez décidément votre candidature à Hythe ? –demanda Melville.

– Ainsi en a décidé le destin, – débita Chatteris.

– On parle d’une dissolution du Parlement pourseptembre ?

– Elle sera faite dans un mois, – déclara Chatteris du toninimitable de quelqu’un qui est dans le secret des dieux.

– En ce cas, nous aurons bientôt de l’occupation.

– Et on me permettra de faire aussi la campagne, – ajouta laDame de la Mer. – Je n’ai jamais…

– Miss Waters m’a dit qu’elle avait la ferme intention de nousaider, – expliqua Chatteris en soutenant sans embarras le regard deMelville.

– C’est une rude besogne, miss Waters, – dit Melville.

– Cela m’est égal, du moment que c’est amusant. Et je veuxréellement aider… M. Chatteris.

– Voilà qui est encourageant.

– Je vous accompagnerai dans mon fauteuil roulant.

– Une vraie partie de campagne, quoi ! – plaisantaChatteris.

– Peut-être, mais je veux sincèrement vous aider.

– Vous connaissez le dossier du demandeur ?

Elle leva sur Melville, qui lui posait cette embarrassantequestion, un regard candide.

– Possédez-vous les arguments du débat ? – continuaMelville.

– Je demanderai aux électeurs leurs voix pour M. Chatteris, etensuite, quand je les reverrai, je me rappellerai leurs figures, jeleur ferai un joli sourire accompagné d’un signe de la main. Çan’est pas plus difficile que cela.

– Ma foi non, – acquiesça Chatteris, s’empressant de répondrepour couper la parole à Melville. – Je voudrais bien avoir d’aussibons arguments.

– À quelle sorte d’électeurs avez-vous affaire ? –interrogea Melville. – N’aurez-vous pas à tenir compte descontrebandiers et de leurs intérêts ?

– Je ne me suis pas informé de cela, – répondit Chatteris. – Lacontrebande, voyez-vous, « est finie depuis quarante ans au moins», et il y a longtemps que ces quarante ans durent. Le dernier descontrebandiers, un intéressant vieillard plein de souvenirs, futexhibé à une époque où il existait encore un « comte du rivagesaxon ». Le brave homme se rappelait la contrebande… d’il y avaitquarante ans. Le corps des gardes-côtes actuels est un sacrifice àune vraie superstition.

– Quoi ! – s’écria la Dame de la Mer. – Il n’y a pas cinqsemaines que j’ai vu, tout près d’ici…

Elle se tut brusquement, et son regard croisa celui de Melvillequi comprit le danger de la situation.

– Dans un journal ? – insinua-t-il.

– Oui, dans un journal, – répliqua-t-elle, saisissant la perchequ’il lui tendait.

– Vous avez vu que… ?

– Que la contrebande existe toujours, – conclut miss Waters,avec l’accent de quelqu’un qui se résout à ne pas raconter uneanecdote dont les détails échappent soudain.

– Il est bien certain qu’on en fait à l’occasion, – repritChatteris, ne soupçonnant rien de la difficulté esquivée ; –mais on évite d’en parler dans les campagnes électorales. Je nem’amuserai certes pas à réclamer pour le fisc un cotre à grandevitesse. Quel que soit l’état de choses à cet égard, j’adoptel’opinion qu’il est excellent tel que nous le voyons. Ce sera làmon attitude, à coup sûr.

Il porta ses regards vers la mer. Melville et miss Waterséchangèrent rapidement un coup d’œil entendu.

– Voilà, – dit Chatteris– le genre de besogne auquel nous nouslivrerons. Êtes-vous prête à être aussi compliquée quecela ?

– Tout à fait, – répondit miss Waters.

Mon cousin, là-dessus, se souvint d’une anecdote. La causerie nefut bientôt plus qu’une énumération d’anecdotes sur les campagnesélectorales, et puis elle dégénéra en futilités. Mon cousin appritque Mme Bunting et ses filles avaient quitté leur pensionnaire pouraller en ville faire des emplettes, et presque au même instantelles reparaissaient. Chatteris se leva pour les saluer,expliquant, ce dont on ne se serait aucunement douté quelquesminutes auparavant, qu’il était en route pour retrouver Adeline,et, après quelques babillages insignifiants, Melville et luis’éloignèrent.

– Qui est donc cette miss Waters ? – demanda Chatteris pourrompre le silence.

– Une amie de Mme Bunting, – équivoqua Melville.

– C’est ce que je pensais… Elle a l’air d’une personnecharmante.

– Elle l’est.

– Elle est intéressante… Sa maladie semble la paralyser beaucoupcependant, et faire d’elle une créature passive, comme un beauportrait ou quelque chose… d’imaginaire… ou d’imaginé tout aumoins. Elle est là qui sourit, comprend, répond… ses yeux ontquelque chose de pénétrant, d’intime. Et pourtant…

Mon cousin ne lui prêta aucune assistance.

– Où Mme Bunting l’a-t-elle découverte ?

Mon cousin dut se recueillir un instant.

– Il y a quelque chose, – dit-il délibérément, quelque chose queMme Bunting ne paraît guère disposée à…

– Qu’est-ce que cela peut-être ?

– Nécessairement quelque chose d’irrépréhensible, – réponditassez gauchement mon cousin.

– C’est étrange, en tous cas ! Mme Bunting estordinairement si disposée…

Melville ne s’offrit pas à compléter la phrase.

– C’est une impression qu’on a, – reprit Chatteris.

– Quelle impression ?

– De mystère.

Mon cousin partage avec moi une aversion profonde pour cetteméthode mystique de traiter les femmes ; il aime, lui, que lesfemmes soient réelles, positives, concrètes et charmantes. En fait,il aime que tout soit réel, tangible et charmant. Aussi secontenta-t-il de grommeler une réponse indistincte.

Mais Chatteris n’était pas homme à se laisser arrêter pour sipeu, et il adopta une attitude critique :

– Sans doute tout cela n’est qu’illusion. Toutes les femmes sontimpressionnistes… un reflet, une lumière. Vous obtenez un effet, etc’est tout ce qu’on vous permet d’obtenir, je suppose. Elle produitson effet, elle aussi, mais comment ? C’est là qu’estle mystère. Ce n’est pas simplement une affaire de beauté… Il y aune profusion de beauté dans le monde, mais pas avec ces effets-là.Ce sont les yeux, j’imagine…

Il développa ce sujet avec insistance pendant un moment.

– Voyons ! vous savez bien, Chatteris, qu’il n’y a rien departiculier dans des yeux, – interrompit mon cousin Melville,empruntant mon argument favori et mon ton de scepticismeanalytique. – Avez-vous jamais regardé des yeux à travers un troupratiqué dans une feuille de papier ?

– Oh ! je ne sais pas, – répondit Chatteris. – Je ne parlepas seulement de l’œil au point de vue physique… Mais peut-être quedans le cas présent c’est cet aspect de santé… et ce fauteuil demalade… Un contraste criant ! Vous ne savez pas ce qu’elle a,Melville ?

– Comment ?

– J’ai cru comprendre, d’après ce que dit Bunting, que c’est uneinfirmité passagère et non une difformité congénitale.

– Il doit être au courant, lui.

– Je n’en suis pas si sûr que cela. Est-ce que vous connaîtriez,par hasard, la nature de son infirmité ?

– Ma foi, je ne saurais le dire, – répliqua Melville sur un tondubitatif, en constatant qu’il commençait à mieux manierl’équivoque.

Le sujet paraissait épuisé. Ils parlèrent d’un ami commun auquelles fit penser la vue de l’hôtel Métropole. Puis, pendant qu’ilspassaient à proximité du kiosque où la musique jouait, ils seturent. Après quoi Chatteris émit une idée :

– Affaire complexe… les motifs féminins…

– Comment cela ?

– Cette campagne électorale… comment s’intéresserait-ellevraiment au libéralisme philanthropique ? Je vois bien qu’elleest d’un type différent, et qu’elle s’intéresse à la campagne à unpoint de vue purement personnel.

– Pas nécessairement, n’est-ce pas ? Et à coup sûr il n’y apas un tel abîme intellectuel entre les sexes. Si vous arrivez,vous, à vous intéresser…

– Oh ! oui, je sais, – accorda placidement Chatteris.

– En outre, ce n’est pas une question de principe. C’estl’amusement qu’on trouve dans une campagne électorale.

– L’amusement !

– Allez donc savoir ce qui n’intéressera pas les femmes, – ditMelville, et il ajouta après un silence : – ou ce qui lesintéressera !

Chatteris ne répondit pas.

– Le même instinct anime les dames de charité qui visitent lespauvres, – reprit Melville, – elles l’ont toutes : ce sont lesvisites à domicile. Toutes les femmes adorent pénétrer dans desmaisons, dans des logis qui ne sont pas les leurs.

– Peut-être bien, – répondit brièvement Chatteris, et,n’obtenant pas d’autre réplique de Melville, il se plongea dans desecrètes méditations qui, quoi qu’on en pense, paraissaient êtred’un genre assez agréable.

Le coup de canon de midi tonna au camp de Shorncliffe.

– Sapristi ! – s’écria Chatteris, en hâtant le pas.

Ils trouvèrent Adeline fort affairée au milieu de ses papiers.Au moment où ils entrèrent, elle indiqua la pendule avec un gestede reproche, en faisant remarquer l’heure tardive d’un ton dedouceur résignée, à la Marcella. Les excuses de Chatteris furentpersuasives et pleines d’effusion, mais ne comportèrent aucunemention de la rencontre de miss Waters.

Melville procéda à la remise des livres et se retira, laissantles deux jeunes gens submergés déjà dans les détails d’organisationdu district, d’après le plan soumis par le Comité local.

2.

Un moment après avoir quitté Chatteris, mon cousin Melvilleretrouvait la Dame de la Mer sous les yeuses, à l’extrémité dujardin. Sans compter Parker (et on ne comptait jamais lagarde-malade qui, ce jour-là, assise à distance respectueuse dansun fauteuil d’osier, travaillait à quelque ouvrage de dame), il n’yavait personne avec eux.

Les jeunes filles excursionnaient à bicyclette, et Fred s’étaitjoint à elles, à la requête spéciale de la Dame de la Mer. MissGlendower et Mme Bunting parcouraient Hythe, rendant des visitesdiplomatiques à d’horribles notables de l’endroit qui pouvaientêtre utiles pour l’élection d’Harry.

M. Bunting voguait au large, à la pêche. Il ne raffolait pasautrement de la pêche, mais, sous bien des rapports, ce petit hommeétait exceptionnellement résolu : il s’obstinait à aller pêchertous les jours après déjeuner, afin de se débarrasser de ce que MmeBunting appelait la « ridicule habitude » d’avoir le mal de merchaque fois qu’ils se promenaient en barque.

– Si, – disait-il, – à pêcher en barque, avec des moules pouramorce, je n’ai pas raison de cette habitude, c’est que rien n’yfera et je n’arriverai pas à la rompre.

En attendant, il croyait parfois qu’à cet exercice tout allaitse rompre en lui, mais l’habitude résistait.

Melville et l’invalide étaient donc installés sous l’ombregénéreuse d’un chêne vert, et mon cousin, j’imagine, était revêtud’un de ces complets de flanelle fine, flottants et amples, danslesquels se combinaient, en l’an 1900, la correction et lacommodité. Sans doute contemplait-il le visage ombragé de la Damede la Mer, encadré par le gazon jaune-vert ensoleillé et lesfeuilles de chêne vert-noir. C’est du moins dans cette attitude queje me les représente pour rester dans la vraisemblance. Elle futd’abord pensive, la tête un peu baissée, puis son intérêts’éveilla, et elle le regarda dans les yeux. Elle dut lui suggérerl’idée de fumer, ou bien ce fut lui qui en demanda la permission.En tout cas il exhiba des cigarettes. Elle suivait ses mouvements,et il put croire qu’elle allait tendre la main, mais elle n’achevapas son geste. Il hésita, lui aussi, incertain de ce qu’ellevoulait.

– Je suppose que vous… – commença-t-il.

– Je n’ai jamais essayé, – fit-elle.

Il lança un coup d’œil investigateur du côté de Parker, puis sesregards rencontrèrent ceux de miss Waters.

– C’est une des choses pour lesquelles je désirais venir, –ajouta-t-elle.

Il n’y avait qu’un seul parti à prendre.

Elle accepta une cigarette et l’examina rêveusement.

– En bas, – dit-elle, – il n’est pas possible de… Le seul tabacqui nous arrive est détrempé. Certains tritons ont… ils ontdécouvert chez les marins un usage du tabac… La chique, jecrois, est le nom dont ils l’appellent. Mais c’est trop infect pourqu’on en parle.

D’un brusque sursaut, elle écarta ce sujet nauséabond et se prità réfléchir.

Mon cousin souleva avec un déclic le couvercle de sa boîted’allumettes.

Elle eut une hésitation momentanée et tourna la tête du côté dela maison.

– Mme Bunting ? – dit-elle, et elle répéta plusieurs fois,paraît-il, cette interrogation.

– Elle ne dira rien, – assura Melville, un peu précipitamment,et il se tut. – Oh ! – reprit-il, – elle ne s’en offusquerapas s’il n’y a ici personne d’autre pour s’en offusquer.

– Eh ! bien, il n’y a personne, – constata miss Waters, nonsans un regard vers Parker.

Melville gratta son allumette.

Mon cousin a une tournure d’esprit indirecte, une disposition,qui va jusqu’à la passion, à aborder obliquement toutes choses,personnelles ou générales. Il ne pourrait pas plus aller droit àune explication capitale qu’un chat ne va de lui-même à unétranger. C’est par la tangente qu’il revint au sujet quil’intéressait.

– Je me demande, – dit-il, – quels motifs vous ont décidée àatterrir, – et il se pencha en avant, absorbé en apparence par lesefforts qu’elle faisait pour tirer convenablement des bouffées desa cigarette.

Elle lui sourit, en envoyant en l’air un petit panache defumée.

– Mais, pour ceci, – fit-elle.

– Et pour vous coiffer ?

– Et pour m’habiller.

Elle sourit de nouveau après une courte hésitation.

– Et pour tout ceci aussi, – ajouta-t-elle, comme si elle eûtpensé qu’elle ne lui répondait pas d’une façon aussi complète qu’ille méritait.

De la main elle indiquait la maison, la pelouse et… Mon cousinMelville ne comprit pas très bien ce qu’elle indiquait enoutre.

– Est-ce que je m’en tire passablement ? – interrogea missWaters.

– Superbement ! – affirma mon cousin avec un vague soupirdans la voix. – Et qu’en dites-vous ?

– Ça valait la peine de venir, – répondit-elle avec un sourireet un coup d’œil caressants.

– Alors, vous êtes vraiment venue pour… ?

Elle acheva la phrase incomplète :

– … pour voir ce qu’était la vie sur terre ? N’est-ce pasassez ?

La cigarette de Melville ne s’était pas allumée. Il en contemplapensivement l’extrémité noircie.

– La vie, – dit-il, – ne se borne pas seulement à… toutceci.

– À tout ceci ?

– Oui, à se reposer au soleil, à fumer des cigarettes, àbavarder, à faire toilette…

– Mais elle consiste en tout cela.

– Pas entièrement.

– Par exemple ?

– Oh ! vous savez bien.

– Quoi ?

– Vous savez bien, – répéta Melville sans vouloir laregarder.

– Je prétends ne pas savoir, – répliqua-t-elle après unsilence.

– Du reste… – reprit Melville.

– Eh bien ?

– … Vous avez dit à Mme Bunting…

Il s’aperçut qu’il commettait une indiscrétion, mais le scrupuleintervenait trop tard.

– Eh bien ?

– Vous avez parlé d’une âme.

Elle resta bouche close un moment. Il leva la tête et s’aperçutque les yeux de son interlocutrice brillaient de plaisir.

– Monsieur Melville, – questionna-t-elle innocemment, –qu’est-ce qu’une âme ?

– Une âme… – répondit prestement mon cousin, mais il s’arrêtaaussitôt. – Une âme… – répéta-t-il en secouant la cendre imaginairede sa cigarette éteinte. – Une âme… – dit-il encore en lançant uncoup d’œil vers Parker. – Une âme, voyez-vous… – et il regarda missWaters de l’air perplexe d’un homme aux prises avec un sujetdifficile qu’il faut manier avec une adresse prudente. Tout bienréfléchi, c’est une chose trop compliquée pour qu’onl’explique…

– … à quelqu’un qui n’en a pas ?

– … à n’importe qui, – conclut mon cousin, avouant soudain sonembarras.

Il médita un instant, sans cesser de la fixer dans les yeux.

– D’ailleurs, – fit-il, – vous savez parfaitement bien ce quec’est qu’une âme.

– Non, – répliqua-t-elle, – je ne le sais pas.

– Vous le savez aussi bien que moi.

– Ah ! cela peut-être différent.

– Vous êtes venue pour chercher une âme.

– Il se peut que je n’y tienne pas. Quand on n’en a pas,pourquoi… ?

– Ah ! voilà, – et mon cousin haussa les épaules. – C’estjustement, comprenez-vous, la généralité de la chose qui la renddifficile à définir.

– Tout le monde a une âme ?

– Tout le monde.

– Excepté moi ?

– Je n’en suis pas certain.

– Mme Bunting en a une ?

– Certainement.

– Et M. Bunting ?

– Tout le monde.

– Miss Glendower en a-t-elle une aussi ?

– Oh ! combien !

La Dame de la Mer resta rêveuse. Brusquement elle partit sur unautre sujet :

– Monsieur Melville, qu’est-ce qu’une union d’âmes ?

Melville tordit soudain sa cigarette et la jeta. La question dutévoquer chez lui quelque réminiscence.

– C’est un extra, une sorte de fioriture, – dit-il. – Etquelquefois, comme quand on fait déposer sa carte par un laquais,c’est une substitution à la présence réelle.

Il se tut et resta les yeux vers le sol, à chercher un moyend’exprimer ce qu’il avait dans l’esprit, quoi que ce fût ; ilne voyait même pas très bien ce que ce pouvait être et en attendaitla révélation. La Dame de la Mer, renonçant à comprendre lesphrases obscures qu’il lui avait débitées, passa à une questionplus urgente :

– Pensez-vous que miss Glendower et… et M. Chatteris… ?

Melville leva la tête, remarquant qu’elle s’attardait àprononcer ce nom.

– Assurément, – dit-il, – c’est tout justement ce qu’ilsvoudraient faire.

Puis, interrogeant à son tour :

– Chatteris vous intéresse ?

– Oui, – avoua-t-elle.

– Je le pensais.

La Dame de la Mer le regarda gravement. Ils s’étudiaient l’unl’autre avec une attention sans précédent. Melville devintsubitement précis. Il lui sembla qu’il aurait depuis longtemps dûfaire cette découverte. Il éprouva une amertume inexplicable, etreprit la parole avec un tiraillement du coin de la bouche et unaccent accusateur dans la voix :

– Vous voulez que nous causions de lui ?

Toujours grave, elle hocha la tête.

Il continua :

– Pour moi, je n’y tiens guère.

Et il ajouta en changeant de ton :

– Mais je le ferai si vous le souhaitez.

– Je savais bien que vous consentiriez.

– Oh ! vous saviez ? – ricana Melville, constatant quesa cigarette éteinte était à portée d’un talon vengeur.

Elle ne desserra pas les dents.

– Eh bien ? – fit Melville.

– Je l’ai aperçu pour la première fois il y a plusieurs années,– s’excusa-t-elle.

– Où ?

– En Océanie, près de Tonga.

– Et voilà la véritable raison qui vous a fait venir ?

– Oui, – avoua-t-elle.

Cette fois, son ton était convaincant. Melville futscrupuleusement impartial.

– Il est bien bâti et il a de la prestance, – accorda-t-il. –C’est un excellent garçon. Mais je ne discerne pas ce qui vous… (Àce point, il fila par la tangente.) Est-ce qu’il vous vit,alors ?

– Oh ! non !

L’attitude et le ton que prit Melville démontrèrent son extrêmegénérosité d’esprit.

– Je ne comprends pas pour quel motif vous êtes venue, et je nesaisis pas bien quelles sont vos intentions. Vous savez, n’est-cepas, – ajouta-t-il avec l’air de signaler un obstacle de peud’importance, mais solide, – que miss Glendower est là ?

– Elle est là ? – fit-elle.

– Eh bien ! oui. N’est-elle pas là ?

– C’est juste.

– Et d’ailleurs, après tout, pourquoi feriez-vous… ?

– Je reconnais que c’est déraisonnable, – interrompit-elle. –Mais à quoi bon raisonner, alors ? C’est une affaired’imagination…

– De sa part, à lui ?

– De quelle façon puis-je savoir jusqu’à quel point cela letient ? C’est là ce que je veux savoir.

Melville leva encore une fois ses regards sur elle.

– Ce n’est peut-être pas de très bon jeu, ce que vous vousproposez là, – dit-il, – ni de très bonne foi…

– Envers elle ?

– Envers tout le monde.

– Pourquoi ?

– Parce que vous êtes immortelle, et que rien ne vous gêne :parce que vous pouvez tenter tout ce qu’il vous plaît et que nousne le pouvons pas. Mais le fait est là. Et nous voici, avec nosvies si courtes et nos petites âmes à sauver ou à perdre, nousdémenant pour faire aboutir nos mesquines ambitions… et vous, voussortez des éléments et vous faites un signe…

– Les éléments ont leurs droits, – riposta-t-elle. Les élémentssont les éléments, savez-vous ! C’est ce que vous oubliez.

– L’imagination aussi ?

– Certainement. Voilà le véritable élément ; tous ceux devos chimistes…

– Eh bien ?

– … ne sont qu’imagination. Il n’y en a pas d’autres. Et tousles éléments de votre vie – continua-t-elle, – de cette vie quevous vous figurez vivre, les petites choses qu’il vous faut faire,les petits soucis, les extraordinaires petits devoirs, l’au jour lejour continuel, les limitations hypnotiques, tout cela c’est autantde fantaisies, d’imaginations qui se sont emparées de vous tropfortement pour que vous vous en débarrassiez… Vous ne l’osez pas,vous ne le devez pas, vous ne le pouvez pas. Pour nous, qui vousobservons…

– Vous nous observez ?

– Oh oui ! Nous vous observons et parfois nous vousenvions ; non seulement pour votre atmosphère sèche, pour lachaleur et la clarté du soleil, l’ombre des arbres, l’agrément desmatins, le charme de tant de choses, mais parce que votre viecommence et finit, parce que vous allez vers une fin !

Elle revint à son premier sujet :

– Mais vous êtes si limités, si ligotés ! Le peu de tempsqui vous est accordé, vous l’employez si piètrement ! Vouscommencez et vous finissez, et, pendant tout l’intervalle, c’estcomme si vous étiez la proie d’un enchantement : vous avez peur defaire ceci qui vous donnerait de la joie ; il vous faut fairecela que vous savez pertinemment stupide et désagréable. Pensezdonc aux choses, même les infimes, qui vous sont interdites !Là-haut, sur la promenade des Leas, par cette chaleur torride, lesgens sont chargés de vêtements laids et étouffants, tellement troplourds ! Ils mettent des chaussures serrées, trop chaudes,quand ils ont de jolis pieds roses… quelques-uns au moins en ont…nous le voyons parfois. Ils s’assoient là sans sujets deconversation, sans spectacle à contempler, pour ainsi dire, etcontraints d’accomplir un tas de simagrées absurdes… Pourquoisont-ils contraints ? Pourquoi laissent-ils la vie leuréchapper ? Comme si bientôt ils ne devaient pas tous êtremorts ?… Supposons que vous alliez là-haut en costume de bain,avec un chapeau de toile blanche…

– Ce ne serait pas convenable ! – s’écria Melville.

– Pourquoi ?

– Ce serait scandaleux !

– Mais tout le monde peut vous voir dans ce costume sur laplage.

– C’est différent.

– Ce n’est pas différent. Il vous semble que telles choses sontconvenables ou scandaleuses, bonnes ou mauvaises… parce que vousêtes dans un rêve, dans un petit rêve fantastique et malsain, siétriqué, si minuscule ! Je vous ai vu l’autre jourterriblement contrarié, pendant tout un après-midi, à cause d’unetache d’encre sur votre manche…

Mon cousin prit un air froissé, et elle renonça à la tached’encre.

– Votre vie, vous dis-je, est un rêve, un rêve dont vous n’êtespas capables de vous éveiller.

– Alors, pourquoi me le dites-vous ?

Elle s’abstint de répondre.

– Pourquoi me le dites-vous ? – insista-t-il, les regardsfixés sur le sol.

Il entendit le frou-frou des étoffes dans le mouvement qu’ellefit pour se pencher vers lui. Elle l’effleura de sa fraîche haleineet lui parla, en un doux murmure confidentiel, comme quelqu’un quirévèle un secret dont on ne saurait se départir tropprudemment.

– Parce que, – dit-elle, – parce qu’il y a des rêvesmeilleurs !

3.

Un moment Melville eut l’impression que ce qu’il venaitd’entendre lui avait été dit par une personne tout autre que laravissante dame assise devant lui, dans le fauteuil roulant.

– Mais comment ? – risqua-t-il, et il s’arrêta, silencieuxet perplexe.

Elle se renversa sur le dossier de son siège et tourna la têtedans une direction opposée. Quand enfin elle parla de nouveau, cefut pour appesantir une fois de plus sur Melville des réalitésspécifiques.

– Pourquoi ne le ferais-je pas ? – questionna-t-elle. – Sije le désire ?…

– Quoi ?

– Si j’ai une fantaisie pour Chatteris ?

– Il serait bon d’avoir quelques ménagements pour les obstacles,– insinua-t-il.

– Il ne lui appartient pas, à elle.

– En un sens, il s’y essaye.

– Il s’y essaye ; mais il doit rester ce qu’il est. Rien nepeut en faire sa propriété, à elle. Si vous ne rêviez pas,vous vous en apercevriez.

Mon cousin restant muet, elle continua :

– Elle n’est pas réelle. Elle n’est qu’un amas deleurres et de vanités. Tout ce qu’elle a, elle le tire de seslivres. Elle-même, elle s’est tirée d’un livre. Vous la voyez àl’œuvre ici. Quel but poursuit-elle ? Que cherche-t-elle àfaire ? Qu’est-ce que ce travail, ces sornettes politiquesdont elle se rengorge ? Elle pérore sur la Condition Socialedes Classes Pauvres. Qu’est-ce que la Condition Sociale des ClassesPauvres ? Un sinistre ballottement dans le hamac del’existence, une terreur perpétuelle des conséquences, quiperpétuellement les accable. Les pauvres vivent dans l’angoisse,parce qu’ils ne savent pas que tout cela n’est qu’un rêve… et quelrêve ! Supposez qu’ils ne soient ni angoissés ni effrayés…Après tout, que lui importe, à elle, la Condition Sociale desPauvres ? Ce n’est qu’un point de départ dans son rêve, etdans son cœur elle ne désire pas que leurs rêves, aux pauvres,soient plus heureux ; dans son cœur, elle ne ressent aucunepassion pour eux ! Elle se borne à rêver qu’elle doit faireostensiblement le bien, jouer un rôle personnel, diriger leursaffaires, au milieu des remerciements, des louanges et desbénédictions… Son rêve de choses sérieuses ! Une cohue defantômes poursuivant un feu follet fantôme, le reflet d’un mirage…Vanité des vanités !…

– C’est une réalité suffisante pour elle.

– Autant qu’elle peut la rendre réelle sans doute. Maiselle-même n’est pas réelle. Elle débute mal…

– Mais lui, cependant…

– Il n’y croit pas.

– Je n’en suis pas sûr.

– J’en suis sûre, moi, à présent.

– C’est un être compliqué.

– Il se désembrouillera, – déclara la Dame de la Mer.

– Je crois que vous vous méprenez en ce qui concerne son œuvre,– objecta Melville. – Il est de ces hommes qui sont toujours endésaccord avec eux-mêmes. – Et il ajouta brusquement : – Nous lesommes tous. – Puis, renonçant à ces banales généralités : – C’estvague, je l’admets. Pourtant, il a un désir confus de faire quelquechose de bien.

– Un désir confus, – concéda-t-elle. – Mais…

– Ses intentions sont bonnes, – insista Melville, revenant à sonidée.

– Ses intentions sont nulles. Il ne soupçonne que trèsobscurément…

– Eh bien ?

– … ce que vous aussi commencez à soupçonner… que d’autreschoses sont concevables, même si elles ne sont pas possibles ;que cette vie que vous menez n’est pas tout, qu’il ne faut pas laprendre trop sérieusement parce que… parce qu’il y a des rêvesmeilleurs.

La musique de sa voix évoquait le chant des sirènes, et moncousin n’osa pas regarder son visage.

– Je ne sais rien d’autres rêves, – dit-il. – On a soi-même etcette vie, et c’est assez pour s’occuper. Quels autres rêvespeut-il bien y avoir ? N’importe ! Nous sommes dans lerêve et nous devons l’accepter. D’ailleurs, voyez-vous, nous nousécartons de la question. Nous causions de Chatteris et des motifsqui vous ont fait le rechercher. Pourquoi une créature du dehorsviendrait-elle dans notre monde ?

– Parce que nous avons la permission d’y venir, nous autresimmortelles. Si c’est notre bon plaisir de goûter à cette vie quipasse et subsiste comme la pluie qui tombe à terre, pourquoi n’ygoûterions-nous pas ? Pourquoi nousabstiendrions-nous ?

– Et Chatteris ?

– S’il me plaît ?

Melville rassembla ses forces pour réagir, en un efforttitanesque, contre un accablement qui l’envahissait. Il essaya deramener la chose à des proportions définies et minimes, à unincident, à une affaire d’examen et d’appréciation.

– Mais voyons, – dit-il. – Que vous proposez-vous exactement defaire au cas où vous le séduiriez ? Vous n’avez passérieusement l’intention de pousser le jeu jusque-là ? Vous neprétendez pas positivement l’épouser à la mode terrestre ?

La Dame de la Mer éclata de rire en l’entendant reprendre le tondu bon sens pratique.

– Ma foi ! pourquoi pas ? – demanda-t-elle.

– Et continuer à vous faire transporter de-ci de-là dans unfauteuil roulant ? Non ce n’est pas là votre but. Mais quelest-il ?

Il leva les yeux sur elle, et quand il rencontra son regard, ileut l’impression de plonger dans des eaux profondes, dans un abîmeoù s’agitaient des choses inaccessibles. Elle sourit.

– Non, – répondit-elle, – je ne l’épouserai pas et necontinuerai pas à me promener dans un fauteuil de malade… pourvieillir comme toutes les femmes terrestres, à cause sans doute dela poussière, de la sécheresse de l’air et de la façon dont vouscommencez et dont vous finissez. Vous vous consumez trop vite… unjet de flamme qui vacille et s’éteint. Quelle existence ! Lesmaladies, et se sentir vieillir ! La peau se ride et devientflasque, les cheveux se décolorent, les dents s’ébranlent… jen’affronterais cela pour aucun amour. Non !… Mais aussi – etsa voix ne fut plus qu’un murmure étrange – il y a des rêvesmeilleurs.

– Quels rêves ? – riposta Melville irrité. – Quevoulez-vous dire ? Qui êtes-vous ? Que venez-vouschercher dans une existence qui n’est pas la vôtre, vous quiprétendez être une femme et qui nous murmurez d’incompréhensiblesparoles, à nous qui subissons cette existence, à nous qui nepouvons nous en échapper ?

– Mais il y a un moyen de s’en échapper, – déclara la Dame de laMer.

– Lequel ?

– Pour quelques-uns, il y a une délivrance. Quand la vie toutentière se concentre en une minute unique…

Elle se tut soudain. Cette phrase, de toute évidence, necomporte aucun sens clair, à mon esprit du moins, même quand onsait qu’elle a été prononcée par une dame d’espèce essentiellementimaginaire et sortie de la mer. Comment une vie tout entièrepeut-elle se concentrer en une minute, même unique ? Mais quoique ce soit qu’elle ait voulu dire, il n’y a aucun doute qu’elle enait gardé la moitié pour elle.

À cette brusque interruption, Melville leva la tête. La Dame dela Mer regardait du côté de la maison.

– Do…o…ris ! Do…o…ris ! Êtes-vous là ?

C’était la voix de Mme Bunting qui arrivait pardessus lapelouse, la voix du présent transcendant et des chosesinvinciblement réelles. Le monde redevint perceptible aux sens deMelville. Il parut s’éveiller, sortir de quelque transehallucinatoire qui l’aurait saisi malgré lui.

Il regarda la Dame de la Mer comme s’il ne pouvait déjà pluscroire aux choses qu’ils avaient dites, comme s’ils avaient dormiet rêvé dans leur sommeil. Il lui sembla qu’une chimère sedissipait. Son regard s’arrêta sur l’inscription visible sous lebras de la belle invalide : « Flamps, fabricant de fauteuils pourmalades. »

– Nous avons été, peut-être, un peu plus sérieux qu’il ne… –grommela-t-il évasivement. – Ce que vous avez dit… est-ce quevraiment vous pensez que… ?

Le frou-frou de Mme Bunting qui approchait s’entendit à cemoment. Parker s’agita et toussota.

– Une autre fois, peut-être…

Est-ce que tout ce dont il se souvenait avait été dit, ouétait-il victime d’une hallucination ? Il eut une réminiscencesoudaine.

– Où est votre cigarette ? – demanda-t-il.

Mais la cigarette était fumée depuis longtemps.

– De quoi avez-vous pu parler pendant tout ce temps ? –modula Mme Bunting, en posant d’un geste maternel la main sur ledossier du siège de Melville.

– Oh ! – fit Melville, pris pour une fois au dépourvu.

Il se leva vivement, puis, s’adressant à miss Waters, avec unsourire artificiellement innocent :

– De quoi avons-nous donc parlé ?

– De toutes sortes de choses sans doute, – dit Mme Bunting, avecce que l’on pourrait presque appeler de la finesse, et elle honoraMelville d’un sourire spécial, un de ces sourires qui sont,moralement, presque des œillades.

Mon cousin reçut toute cette finesse en pleine figure, etpendant quatre ou cinq secondes il contempla avec ébahissement MmeBunting.

Il avait besoin de reprendre haleine. Puis tous trois se mirentà rire, et Mme Bunting s’assit complaisamment, disant à mi-voix, defaçon à être entendue cependant :

– Comme c’est difficile à deviner !

4.

Après cette conversation, Melville se trouva pris dans un réseauextraordinaire de perplexités. D’abord, et c’est ce quil’affligeait le plus, il doutait que cette conversation eût ététenue réellement ; et, si elle l’avait été, il se demandait sisa mémoire ne lui avait pas joué le mauvais tour de la modifier etd’en amplifier l’importance. Mon cousin, parfois, rêve deconversations si naturelles et si probables qu’elles se mêlentd’une façon tout à fait inquiétante à sa vie réelle. Était-ce icile cas ? Il se prit à examiner et à disséquer, pour ainsidire, telle phrase et ensuite telle autre. Avait-elle vraiment ditceci ou cela, et exactement avec ce sens ? Ses souvenirs deleur conversation n’étaient jamais les mêmes d’un jour à l’autre.Avait-elle délibérément prévu pour Chatteris quelque mystique etobscure submersion ?

Ce qui augmenta et compliqua ses doutes, ce fut l’attitude de laDame de la Mer qui, avec une sérénité parfaite, s’abstint par lasuite de toute allusion à ce qui s’était ou ne s’était paspassé ; elle se conduisait exactement comme elle l’avaittoujours fait ; ni ce surcroît d’intimité ni cet éloignement,qui suivent les confidences indiscrètes, n’apparurent dans sesmanières.

À cette abondance d’incertitudes s’ajouta bientôt toute unenouvelle série de doutes, comme s’il n’en eût pas eu déjà son soûl.La Dame de la Mer, pensait-il, allègue qu’elle est venue pourChatteris parmi les êtres qui vivent sur terre…

Et ensuite ?…

Il n’avait pas jusqu’ici essayé de se rendre compte de ce quiarriverait à Chatteris, à miss Glendower, aux Bunting, à tout lemonde, lorsque, comme cela semblait hautement probable, Chatterisserait « pris ». Il y avait d’autres rêves, il y avait une autreexistence, un « Ailleurs »… où Chatteris s’en irait. Elle l’avaitdit. Avec une force et une netteté absolument disproportionnées, lesouvenir revint à Melville qu’il avait, longtemps auparavant, vu untableau représentant un homme et une sirène qui descendaientenlacés vers le fond de la mer. Est-ce que cela se passeraitvraiment ainsi, cette fois, en l’année mil neuf cent ?Évidemment, puisqu’elle l’avait dit, elle se proposait ce but, etcette campagne de séduction était commencée : que devait faire àcet égard un célibataire raisonnable, élégant, et de vierégulière ?

Assister au spectacle… jusqu’à ce que cela se terminât par unecatastrophe ?

On se représente sa figure vieillie par le souci. Avec uneassiduité presque scandaleuse, on le vit fréquenter la maison deSandgate, sans réussir à se ménager avec la Dame de la Mer untête-à-tête suffisamment long et intime, qui lui permît dedissiper, une fois pour toutes, ses doutes au sujet de ce qui, dansleur précédente conversation, avait été réellement dit, ou de cequ’il avait rêvé ou imaginé. Jamais encore sa pose habituelled’indulgence amusée envers les choses de la vie n’avait été aussidifficile à garder. Il en devint positivement distrait.

– Mon vieux, – se répétait-il dans son for intérieur, – si c’estcomme ça, ça menace d’être sérieux.

Son état fut bientôt manifeste, même pour Mme Bunting, mais ellese méprit sur les motifs, et lança quelques allusions…

À la fin, et tout d’un coup, il partit pour Londres,frénétiquement déterminé à s’échapper de ce tissu d’incohérences.Miss Waters, en présence de Mme Bunting, lui souhaita un bonvoyage, comme s’il ne s’était jamais rien passé.

On peut, je suppose, parvenir à comprendre quelque chose à sondésarroi. Il avait consenti à faire au monde des sacrificesconsidérables. Au prix de grandes peines, il s’y était arrangé uneplace et un chemin. Il s’imaginait qu’il tenait réellement le bonbout, comme on dit, et qu’il menait une existence intéressante. Et,dans ces conditions, rencontrer une voix qui s’obstine à vousrépéter d’une façon obsédante qu’« il y a des rêves meilleurs »,être au courant d’une histoire qui menace d’amener descomplications, des désastres, de briser des cœurs… et n’avoir pasla moindre idée de l’attitude à adopter…

Je ne pense pas, toutefois, qu’il aurait pris la fuite sansavoir réellement obtenu une réponse à la question : « Quels sontces rêves meilleurs ? », sans avoir arraché, par surprise oupar force, une explication plus claire à la passive infirme, si MmeBunting, un beau matin, n’avait pas adroitement insinué…

Vous connaissez Mme Bunting, et vous devinez ce qu’elle insinuaadroitement. À ce moment-là, avec ses filles et les demoisellesGlendower, son imagination était positivement enflammée d’ardeursmatrimoniales ; prise de fanatisme nuptial, elle aurait marién’importe qui à n’importe quoi, pour le seul plaisir de faire unmariage ; et l’idée d’accoupler le malheureux Melville à cettemystérieuse immortelle pourvue d’une extrémité écailleuse luiparut, semble-t-il, la chose la plus naturelle du monde.

Sans le moindre à-propos, elle fit un jour une remarque :

– Profitez de votre chance maintenant, monsieur Melville.

– Ma chance ! – s’écria Melville, s’efforçant désespérémentde ne pas comprendre, malgré le sourire résolu de Mme Bunting.

– Vous la détenez comme un monopole à présent, – reprit-elle. –Mais quand nous serons tous rentrés à Londres, vous ne serez pas leseul à vous empresser auprès d’elle.

Melville, je crois, bredouilla quelque chose touchant uneplaisanterie poussée trop loin. Il ne se rappelle pas exactement enquels termes, et je ne pense pas qu’il l’ait su sur le momentmême.

Quoi qu’il en soit, il déguerpit et rentra en plein mois d’aoûtà Londres, où bientôt il se trouva si misérablement désœuvré qu’iln’eut même plus l’énergie d’en déloger. Sur ce chapitre de notrehistoire, Melville ne s’étend guère, et l’imagination doit suppléerau manque de détails pour reconstituer les faits avecvraisemblance. Je me le représente dans son appartement coquet etgai sans être trivial, et artistique sans manquer de goût ni desincérité : il ne trouve plus aucun intérêt à ses livres, ni aucunebeauté aux pièces d’argenterie qu’il collectionne, sans trop deténacité toutefois ; il va et vient de sa ravissante chambre àcoucher à son superbe cabinet de toilette, et là il s’absorbe dansla muette contemplation des vingt-sept pantalons soigneusementdisposés sur leurs tendeurs et indispensables à la notion qu’ils’est faite d’un homme heureux et sage. Par une progressionnaturelle et facile, il a appris, pour chaque circonstance de lavie, quel pantalon est admis, quel veston, quelle jaquette, ouredingote convient, quel geste ou quels mots sont appropriés. C’estun homme qui connaît à fond les bienséances… Et, dans ce sanctuairede l’ordre et de la régularité, un murmure lui revient aux oreilles:

« – Il y a des rêves meilleurs… »

– Mais quels rêves ? – se demande-t-il tout haut, et nonsans agacement.

Si, dans le jardin au bord de la mer, à Sandgate, le mondeoffrait quelque transparence, quelque perspective d’un au-delà, ilétait redevenu, j’imagine, dans l’appartement de Melville, àLondres, indubitablement opaque.

– La peste soit de ses rêves ! – s’écrie encore Melville. –S’ils sont pour Chatteris, pourquoi m’en a-t-elle parlé ?… Àsupposer que j’eusse pu, moi, en profiter, quels qu’ils soient…

Il réfléchit, examinant avec une redoutable lucidité la naturede sa lubie.

– Non, non, et non ! – profère-t-il avec énergie. – Etpuisque je ne dois pas les avoir, à quoi bon les connaître et m’entourmenter ?… Si elle médite quelque mauvais coup, pourquoi nele fait-elle pas sans me rendre son complice ?

Il parcourt son appartement dans tous les sens, et s’arrêteenfin pour suivre du regard, par la fenêtre, le va-et-vient confusdes passants et des voitures… Bientôt il ne distingue plus rien dutrafic ; il revoit le jardin de Sandgate, près de la mer, et,minuscule, un groupe de gens gais et heureux, et quelque chose…quelque chose de suspendu au-dessus d’eux.

– Ce n’est pas loyal envers eux… ni envers moi… ni enverspersonne !

Et presque aussitôt, je m’imagine qu’il lance un juron.

Il sort pour le déjeuner, repas qu’il traite d’ordinaire avec lagravité qui convient. À sa vue, le maître d’hôtel manifeste toutela bienveillance que peut exprimer sa face rasée, et il s’avanceavec cet air d’intime collaboration qu’il réserve pour les clientsqu’il estime. Il s’incline avec respect, s’informe respectueusementdu menu choisi…

– Oh ! n’importe quoi ! – s’écrie Melville.

Et le maître d’hôtel s’éloigne, ahuri.

5.

Pour comble à la détresse de Melville, car les petits ennuisaugmentent nos gros chagrins, son club subissait desréparations ; il était plein de maçons et de peintres quiavaient éventré les fenêtres, barricadé les salles avec deséchafaudages. Melville et ses collègues étaient donc provisoirementles hôtes d’un autre club qui possédait plusieurs membres poussifs.Ces membres paraissaient uniquement occupés à souffler, à soupirer,à froisser des papiers, à dormir dans tous les coins. Ils étaientcomme des taches indélébiles sur le décor luxueux de ce clubhospitalier. En outre, il importait peu à Melville, dans l’état oùil se trouvait, que tous ces ronfleurs jamais en repos fussentd’éminents personnages.

C’est toutefois cette dislocation temporaire de son existencequi fut la cause d’une conversation quasi confidentielle entreMelville et Chatteris, ce dernier étant un des membres amorphes, etdes moins éminents, du club qui abritait l’autre.

Melville, cet après-midi-là, feuilletait Punch ;il était dans une de ces humeurs où l’on feuilletterait n’importequoi. Il se mit à lire, sans savoir exactement ce qu’il lisait.Bientôt il soupira, leva la tête, et aperçut Chatteris quientrait.

Certes il fut étonné, interdit même, et vaguement alarmé.Évidemment, Chatteris, de son côté, se montrait tout aussi surpriset déconcerté. Debout, dans l’attitude la plus gauche qu’il lui fûtpossible de prendre, Chatteris regarda Melville d’un air quelquepeu revêche et parut ne pas vouloir le reconnaître. Mais, seravisant, il fit un signe de tête et s’avança de mauvaise grâce.Chacun de ses mouvements indiquait le désir de s’esquiver.

– Vous ici ! – dit-il.

– Que faites-vous donc si loin de Hythe en ce moment ? –questionna Melville.

– Je suis entré pour écrire une lettre, – réponditChatteris.

Il regarda autour de lui d’une manière embarrassée. Puis ils’assit auprès de Melville et demanda une cigarette.

Tout d’un coup, il se lança dans les confidences.

– Il est douteux que je pose ma candidature là-bas.

– Bah !

– Oui.

Il alluma une cigarette.

– Poseriez-vous la vôtre ? – demanda-t-il.

– Pas le moins du monde, – répondit vivement Melville. Mais ilest vrai que ce n’est guère dans mes cordes.

– Est-ce dans les miennes ?

– N’est-il pas un peu tard pour y renoncer ? – remarquaMelville. – Vous avez entamé la campagne. Tout le monde est àl’œuvre. Miss Glendower…

– Je sais, – interrompit Chatteris.

– Et alors ?

– Il me semble que je ne tiens plus à continuer.

– Mais, mon cher ami !…

– C’est peut-être le résultat d’un peu de surmenage. J’ai prisun congé. La besogne languit. C’est pourquoi je suis ici.

Il fit alors une chose tout à fait absurde : il jeta unecigarette à peine commencée, et sonna presque immédiatement pour endemander une autre.

– Vous avez une indigestion de statistiques, – diagnostiquaMelville.

Chatteris répondit par des phrases que Melville crut avoir déjàentendues :

– Les élections, le progrès, le bonheur de l’humanité, le bienpublic… rien de tout cela ne m’intéresse réellement… du moins pourl’instant.

Melville attendit la suite.

– On nous élève dans une atmosphère où nous entendons murmurerde partout qu’il faut choisir une carrière. Vous l’apprenez dansles jupes de votre mère. On vous pousse sans arrêt dans ce sens, onne vous donne pas le temps de découvrir ce que vous voulezréellement faire. On façonne votre caractère, on forme votreesprit. On vous précipite dans le tourbillon.

– Pas moi, – protesta Melville.

– On m’y a précipité, moi, en tout cas. Et me voici !

– Vous ne tenez pas à poursuivre la carrièrepolitique ?

– Heu !… Considérez un peu les choses.

– Oh ! si vous considérez…

– Tout d’abord on se donne un mal inouï pour entrer à laChambre. Ces maudits partis ne signifient rien… absolumentrien ! Ce ne sont pas même des factions décentes. Vous pérorezdevant des Comités de trafiquants dont la seule idée en ce basmonde est d’être traités avec une considération bien au-dessus deleurs mérites ; vous trinquez avec toutes sortes de notableslocaux, et vous vous exhibez en leur compagnie ; vousjacassez, vous frayez avec toutes les formes imaginables de lasottise, de l’impudence et de la fourberie humaines…

Il interrompit un instant ce flot d’éloquence.

– Si encore ils savaient ce qu’ils veulent ! – reprit-il. –Ils travaillent à leur manière, tout comme vous travaillez à lavôtre. C’est la même histoire entre eux tous. Ils poursuivent unesatisfaction platonique ; ils s’acharnent, se querellent, sejalousent nuit et jour, dans le continuel effort de se prouver àeux-mêmes, en dépit de tout, qu’ils sont réels et qu’ilstriomphent…

Il se tut encore et tira quelques bouffées de sa cigarette.

– Eh oui ! – approuva Melville sarcastique. – Mais jecroyais que, dans votre cas particulier… il y avait quelque chosede plus que de la politique de parti et le désird’arriver… ?

Il laissa sa phrase interrogativement incomplète.

– Et la triste Condition Sociale des Classes Pauvres ? –ajouta-t-il.

– Eh bien ? – fit Chatteris, qui le regarda avec une sorted’aveu forcé dans ses yeux bleus.

– À Sandgate, – continua Melville, en esquivant le regard, – ily avait une sorte d’atmosphère d’enthousiasme et de foi.

– Je le sais, – accorda Chatteris pour la seconde fois. – Dudiable si ce n’est là le hic ! – dit-il au bout d’uninstant.

Puis, voyant que Melville demeurait silencieux, il poursuivit:

– Je ne crois pas au rôle que je joue, et, si je demeure échouésur ce bas-fond, abandonné par le courant de foi qui me portait, cen’est pas à coup sûr de ma faute. Je sais ce qu’il me reste àfaire ; j’ai l’intention de le faire ; oui, j’en ail’intention, quand je serai au bout du rouleau. Si je parle ainsi,c’est pour me soulager l’esprit. J’ai engagé la partie et je doisla terminer ; j’ai mis la main à la charrue et je ne puisretourner en arrière. C’est pour cela que je suis venu à Londres,afin de régler ce compte-là avec moi-même. C’est de vous avoirrencontré là qui m’a fait lâcher la bonde. Vous m’avez pris enpleine crise.

– Ah ! – observa laconiquement Melville.

– Mais malgré cela la chose est telle que je vous l’ai dite…aucune de ces histoires ne m’intéresse réellement. Cela ne changerarien au fait que je me suis engagé à briguer un fantôme de siègelégislatif, sans raison particulière, et pour un parti qui est mortdepuis dix ans, et, si ce sont les fantômes qui l’emportent,j’entrerai au Parlement comme un spectre élu… C’est-à-dire… commeun phénomène mental.

Il répéta sa proposition principale.

– L’intérêt est mort, – prononça-t-il, – la volonté n’a plusd’âme.

Puis, sa pensée prenant un tour plus critique, il se pencha unpeu plus vers l’oreille de Melville.

– Ce n’est pas, positivement, que je ne croie pas. Quand je disque je ne crois pas à ces choses, je vais trop loin, certes. Jesais bien que la campagne électorale, les intrigues sont des moyensen vue d’une fin. Il y a une œuvre à faire, une œuvre saine, uneœuvre importante. Seulement…

Melville, en affectant de considérer le bout de sa cigarette,examinait son interlocuteur du coin de l’œil. Chatteris s’enaperçut et parut s’accrocher à ce regard. Il augmenta absurdementson accent confidentiel. À coup sûr, il avait le plus urgent besoind’une oreille complaisante.

– Je ne tiens plus à continuer. Quand je m’installe carrémentdans mon fauteuil, que j’y réfléchis et que je me dis : «Désormais, mon garçon, jusqu’à la fin de tes jours, c’estcela, c’est cela ta vie », alors, voyez-vous, Melville, jesuis la proie d’une véritable terreur.

– Hum ! – fit Melville, qui se prit à méditer.

Au bout d’un instant, il se tourna vers Chatteris, avec un airde médecin de la famille, et lui tapa sur l’épaule trois fois, enlui disant :

– Vous avez une indigestion de statistiques, Chatteris.

Et il le laissa se pénétrer de cette idée. Enfin, tout enmanipulant un cendrier, il fit face à son interlocuteur et parla:

– C’est le quotidien qui vous accable, – déclara-t-il. – Ce sontles arbres qui vous empêchent de voir la forêt. Sous la pesantemultiplicité des détails vous oubliez le vaste dessein que vouspoursuivez. Vous êtes comme un peintre qui, dans un coin, atravaillé dur sur une toile minuscule et épuisante.

– Non, – dit Chatteris. – ce n’est pas tout à fait cela.

Melville indiqua qu’il n’en était pas convaincu.

– Je ne cesse de reculer et de regarder l’ensemble, – repritChatteris. – Ces derniers temps je n’ai guère fait autre chose.J’admets que la besogne politique proprement comprise est unegrande et noble chose… je l’admire, oui, mais ça ne me prend pas dutout l’imagination. C’est là où ça ne marche plus.

– Qu’est-ce alors qui vous prend l’imagination ? –interrogea Melville.

Il était absolument certain que la Dame de la Mer, par sesconversations, avait amené chez Chatteris cette sorte de paralysie,et il voulut savoir jusqu’où allait le mal.

– Est-ce que, par exemple, – insinua-t-il, – il y auraitd’autres rêves ?

Chatteris ne broncha pas, et Melville chassa le soupçon qui luiétait venu.

– Qu’entendez-vous par d’autres rêves ? – demandaChatteris.

– N’y a-t-il pas quelque autre façon concevable… un autre genrede vie… quelque autre aspect ?…

– C’est parfaitement en dehors de la question, – répondit-il, etil ajouta assez inopinément : – Adeline est une excellentefille.

Mon cousin Melville acquiesça silencieusement à l’excellenced’Adeline.

– Tout cela, voyez-vous, – reprit Chatteris, – est une humeurpassagère. Ma vie est faite pour moi… et c’est une fort bonne vie…Meilleure que je ne la mérite.

– De beaucoup, – assura Melville.

– Fameusement ! – répliqua Chatteris avec conviction.

– Démesurément ! – confirma Melville.

– Parlons d’autre chose, – dit Chatteris. – C’est s’abandonner àce qu’on appelle un « état morbide », à la « neurasthénie », que dedouter un seul instant de la finalité exclusive et absolue del’occupation que l’on s’est choisie ici-bas.

Malgré cette invite, mon cousin Melville ne put trouversur-le-champ un sujet de conversation suffisamment intéressant.

– Vous les avez laissés en bonne santé à Sandgate ? –demanda-t-il après une pause.

– Tous, excepté le papa Bunting.

– Mal en train ?

– Il abuse de la pêche.

– Ah oui ! la brise et les fortes marées… Et missWaters ?

Chatteris lui lança un regard soupçonneux et affecta, pourrépondre, un ton détaché :

Elle ? Elle va parfaitement bien… Et pluscharmante que jamais.

– Est-ce qu’elle a vraiment l’intention de prendre part à lacampagne ?

– Elle en a parlé.

– Elle peut faire beaucoup pour vous, – dit Melville, enlaissant un intervalle de silence significatif.

Chatteris assuma l’attitude et le ton qu’on adopte généralementpour potiner.

– Qui est donc cette miss Waters ? – questionna-t-il.

– Une personne charmante, – rétorqua Melville avec unemalicieuse discrétion.

Chatteris attendit. Puis, renonçant à son faux air d’homme quipotine, il se montra curieux pour tout de bon.

– Voyons, sérieusement, – dit-il, – qui est cette missWaters ?

– Comment le saurais-je ? – équivoqua de nouveauMelville.

– Allons ! vous le savez, et les autres aussi. Quiest-elle ?

Melville le regarda en face :

– Ne veulent-ils pas vous le dire ?

– Ils en ont l’air.

– Pourquoi tenez-vous à le savoir ?

– Pourquoi ne le saurais-je pas ?

– Il est convenu, en quelque sorte, que le secret seragardé.

– Quel secret ?

Mon cousin fit un geste évasif.

– Ce ne peut être rien de mal ?

Mon cousin ne broncha pas.

– Elle a peut-être, dans son passé, des aventures… ?

– Elle en a, – répondit mon cousin, réfléchissant sur lesaventures possibles dans la vie sous-marine.

– D’ailleurs, ça m’est égal, – fit Chatteris, – il faut que jesois mis au courant. À moins qu’il ne s’agisse d’un secret que jedoive spécialement ignorer… Croyez-vous que ce soit agréable d’êtreau milieu de gens qui vous traitent en intrus ? Quel est cequelque chose qu’on cache à propos de miss Waters ?

– Qu’est-ce qu’en dit miss Glendower ?

– Des choses vagues. Elle ne l’aime pas, mais s’obstine à ne pasdire pourquoi. Et Mme Bunting se pavane, affublée, pour ainsi dire,de discrétion des pieds à la tête. Et miss Waters elle-même a unefaçon de vous regarder !… Et sa femme de chambre a un air…Tout cela m’horripile…

– Pourquoi n’interrogez-vous pas miss Waters enpersonne ?

– Comment le pourrais-je, puisque je ne sais pas ce dont ils’agit ? Saperlipopette, je vous pose la question assezcarrément !

– Ma foi ! – dit Melville, qui venait de se décider à toutrévéler à Chatteris.

Mais il hésita sur la façon de présenter la chose. Il avaitpensé d’abord à lâcher tout de go : « La vérité, c’est qu’elle estune sirène. » Mais, instantanément, il se rendit compte que ceserait incroyable. Il avait toujours soupçonné Chatteris d’êtreromanesque et chevaleresque à la manière continentale, et il eutpeur d’une algarade s’il disait une pareille chose d’une dame…

Un doute terrible s’empara de Melville. Comme vous le savez, iln’avait pas vu, de ses propres yeux, la queue de la Dame. Danscette salle de club, il éprouva, sur cette histoire de sirène, uneincrédulité qu’il n’avait jamais connue, même quand Mme Bunting lemit pour la première fois au courant. Tout autour de lui régnaitune atmosphère de solide réalité, comme on en peut respirerseulement dans un club londonien de premier ordre. Partout devastes fauteuils s’offraient aux regards. Sur d’énormes tables, despyrogènes de faïence massive contenaient des allumettesparticulièrement grosses et longues. À portée de sa main, sur unetable monumentale, aux pieds rebondis, et garnie d’un tapis vert,étaient éparpillés plusieurs numéros du Times, la dernièrelivraison de Punch, un encrier de bronze et unpresse-papiers d’étain… Il y a d’autres rêves ! voilàqui semblait impossible ! Le ronflement d’un personnageéminent affalé au fond d’un fauteuil devint très distinct pendantcet intervalle de silence. C’était un ronflement opiniâtre,semblable au bruit que fait la scie d’un tailleur de pierre, etqui, par son insistance, remplissait l’office de pierre de touchepour la réalité ambiante. Ce ronflement semblait prévenir qu’aupremier mot d’une improbabilité aussi monstrueuse qu’une sirène ilse transformerait en renâclements et en suffocations.

– Vous ne me croiriez pas si je vous le disais, – grommelaMelville.

– Dites tout de même.

Mon cousin examinait un fauteuil vide, évidemment rembourré dumeilleur crin qu’on pût se procurer à prix d’argent, rembourré avecune adresse infinie et un soin quasi-religieux. Par l’invite de sesbras tendus, il proclamait que l’homme ne vit pas de painseulement, – attendu qu’il lui faut ensuite faire un somme. Heureuxfauteuils à qui les rêves sont inconnus !

Des sirènes ?

Melville songea qu’après tout il se pourrait qu’il fût lavictime d’une extravagante illusion, qu’il fût hypnotisé par lacomédie ingénue de Mme Bunting. N’y avait-il pas une explicationplus plausible, une phrase qui ferait le pont entre le plausible etle vrai ?

– À quoi bon ? – grogna-t-il finalement.

Chatteris n’avait pas cessé de l’épier à la dérobée.

– Ça m’est parfaitement égal ! – bougonna-t-il, et il lançasa seconde cigarette dans la cheminée au décor massif. – Sommetoute, ça n’est pas mon affaire !

Puis, soudain, il se dressa sur ses jambes et se mit àgesticuler niaisement.

– Ce n’est pas la peine… – déclama-t-il, et il parut sur lepoint de proférer maintes choses désobligeantes.

En attendant, et jusqu’à ce que son intention eût mûri, ilagitait stupidement sa main. Ne réussissant pas, j’imagine, àtrouver des paroles suffisamment regrettables pour exprimer sonacrimonie, il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.

– … que vous parliez… – dit-il par-dessus le journal dupersonnage ronflant.

– … si vous ne le voulez pas, – conclut-il, en se trouvant nez ànez avec un laquais obséquieux.

Le portier l’entendit proclamer que cela lui était parfaitementindifférent, et qu’il voulait être pendu s’il « ne s’en fichait pas».

– Ce doit être un de ces membres de l’autre club, – déclara leportier fort choqué. – Voilà ce que c’est de les admettre sijeunes !

6.

Melville surmonta une envie de courir après Chatteris.

– Bah ! qu’il aille paître ! – fit-il.

Puis, comme tous les détails de la scène se représentaient à sonesprit en un tableau unique, il répéta avec plus d’emphase encore:

– Qu’il aille à tous les diables !

Il se leva et s’aperçut que le personnage qui avait dormil’épiait maintenant avec des yeux malveillants. C’était,comprit-il, une malveillance inexorable et invincible, contrelaquelle ne prévaudrait aucune manifestation de remords ou decontrition dans son attitude. Il en prit son parti et gagna larue.

Après ce colloque, mon cousin éprouva un véritable soulagement.Sa détresse était dissipée et il se trouva bientôt plongé dans uneprofonde indignation morale, état qui est l’antithèse même du douteet de la perplexité. Plus il y songeait, plus son indignationcroissait vis-à-vis de Chatteris. Cette soudaine et absurdeexplosion modifiait toutes les perspectives de la situation. Ildésirait vivement rencontrer encore Chatteris et discuter toutel’affaire avec lui en se basant sur un point de départ nouveau.

– Pensez donc ! – s’écria-t-il.

Il y pensait si bien et si verbalement qu’il ne cessa presquepas de parler à voix haute tout en marchant. Ses arguments sedisposaient dans son esprit sous la forme d’un éloquentplaidoyer.

Y eut-il jamais créature plus stupide, plus ingrate, plusodieuse que ce Chatteris ? Enfant gâté de la fortune, tous lesavantages lui venaient, tous les bonheurs lui étaient donnés ;ses bévues, ses gaffes même, lui rapportaient plus que des succèsaux autres. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf hommes sur millepouvaient lui envier la façon dont la chance l’avait favorisé. Ilest plus d’un malheureux qui, après avoir peiné misérablementpendant sa vie entière, accepte avec gratitude une fraction infimede tout ce qui allait sans effort à ce jeune homme insatiable etinsouciant…

– Moi-même, – se disait mon cousin, moi-même, je pourraisl’envier pour diverses raisons. Et voilà qu’aux premières petitesexigences du devoir… même pas cela… aux premiers indices decontrariété, c’est la révolte, des protestations, ladésertion !… Mais pensez donc au lot commun des hommes !– alléguait mon cousin dans un bel élan. – Pensez au grand nombrede ceux qui souffrent de la faim !…

C’était adopter là un point de vue péniblement socialiste, mais,dans son état d’indignation morale, il s’engagea inexorablementdans cette voie :

– Pensez au grand nombre de ceux qui souffrent de la faim, quimènent une existence de labeur sans relâche, qui vivent craintifset sordides, et qui, cependant, avec une sorte de résolutionfarouche et muette, s’acharnent à faire leur devoir, ou tout aumoins ce qu’ils croient être leur devoir ! Pensez au grandnombre des femmes qui restent chastes en ce monde ! Pensezaussi aux âmes honnêtes si nombreuses qui aspirent à servir leurssemblables et qui sont si harcelées, si absorbées qu’elles n’ypeuvent parvenir ! Et voilà ce pitoyable individu, avec desdons de toute sorte, ses brillantes facultés, sa position socialeet ses chances de succès, stimulé par de nobles idées et par unefiancée qui est non seulement riche et belle… car elle est belle…mais aussi la meilleure des compagnes et des aides pour lui… et ildécampe ! Rien de tout cela n’est assez bon pour lui ! Çan’a aucune prise sur son imagination, s’il vous plaît ! Çan’est pas assez beau pour lui, et voilà la simple vérité dansl’histoire… Mais que diable alors peut-il vouloir ?Qu’espère-t-il ?

L’indignation morale de mon cousin dura tout au long dePiccadilly, s’exaspéra sous les arbres de Rotten Row, se prolongeapar les allées fleuries des jardins, jusqu’à l’entrée deKensington, se tempéra, au retour, en contournant la Serpentine, etlui valut pour dîner un appétit tel qu’il n’en avait pas eu depuislongtemps. Toute cette soirée, la vie lui parut radieuse, et enfin,rentré chez lui vers deux heures du matin, il s’assit, devant unfeu inutile et qui pétillait délicieusement, pour fumer unexcellent cigare avant d’aller dormir.

– Non, – fit-il soudain. – Je ne suis certes pas « morbide »,moi !… Satisfait des biens que les dieux me dispensent, jem’efforce de me rendre heureux, et de rendre heureuses aussiquelques autres personnes, d’accomplir décemment quelques petitsdevoirs, et c’est tout ce qu’il me faut. Je ne cherche pas à voirtrop avant dans les choses ni à les envisager non plus avec tropd’ampleur. Un bon vieil idéal bien simple… Hum !… Chatterisest un songe-creux, un mécontent impossible et extravagant. À quoipense-t-il ?… Pour les trois-quarts c’est un rêveur, et pourle reste un enfant gâté… Un rêveur… D’autres rêves… De quels autresrêves voulait-elle parler ?

Mon cousin s’abîma en des réflexions profondes… Enfin iltressaillit, promena les regards autour de lui, vit l’heure à lapendule, se leva, s’étira et alla se coucher.

Chapitre 7LA CRISE

1.

C’est à huit jours de là, environ, que la crise survint. Je dis« environ » à cause de la consciencieuse inexactitude de Melvilleen ces matières. Cependant, pour tout ce qui concerne cette crise,j’ai obtenu, semble-t-il, du Melville de bonne qualité. Tantqu’elle dura, il s’y intéressa vivement, observa les événementsavec sagacité, et sa mémoire, qui dépasse l’ordinaire, a recueilliquelques impressions excellentes.

Dès ce moment, à mon sens, deux au moins des personnagesressortent complètement et d’une manière plus frappante que partoutailleurs, dans cette histoire si péniblement exhumée. Melville medonne ici une Adeline à laquelle je parviens à croire, et unportrait de Chatteris qui lui ressemble bien plus que l’esquissefaite jusqu’ici de détails incohérents, malaisément rassemblés,juxtaposés et amplifiés. Aussi, sans doute, le lecteur voudra-t-ilremercier avec moi le ciel pour les clartés transitoires projetéessur cette mystérieuse aventure.

Un télégramme de Mme Bunting appela Melville à Sandgate pourprendre part à la crise, et ce fut Fred Bunting qui exposa lepremier la situation à mon cousin.

Vous supplie venir, urgent, – tel fut le messageirrésistible que dépêcha Mme Bunting. Et mon cousin prit un trainmatinal qui le déposa à Sandgate avant midi.

À son arrivée, il apprit que Mme Bunting était au premier étage,auprès de miss Glendower ; elle le priait de vouloir bienattendre jusqu’à ce qu’elle pût quitter sa pensionnaire.

– Miss Glendower est souffrante ? – demanda Melville.

– Oui, Monsieur, elle n’est pas bien du tout, – répondit laservante, qui se montra prête à subir tout un interrogatoire.

– Où sont les autres ? – fit-il d’un ton indifférent.

La servante l’informa que les trois jeunes demoiselles étaientparties à Hythe, et elle omit de façon significative de parler dela Dame de la Mer. Melville déteste particulièrement interroger lesdomestiques et il s’abstint de toute question au sujet de missWaters. Cette désertion générale du salon où se rassemblaitd’ordinaire la famille indiquait, comme le télégramme, que lasituation était devenue critique. La servante attendit encore uninstant, et se retira.

Il demeura quelques minutes dans le salon, puis s’avança jusqu’àla véranda. De là il aperçut, venant vers lui, un personnagesomptueusement affublé. C’était Fred Bunting. Profitant de l’exodegénéral, il avait dédaigné le cérémonial habituel et rentrait dubain directement à sa chambre, le chef orné d’un vaste chapeau detoile blanche, le torse enveloppé d’une couverture à rayureséclatantes, tandis qu’au coin de sa bouche pendait une pipeagressivement virile et qu’aucun être adulte n’aurait oséfumer.

– Allô ! – fit-il. – La patronne vous a mandé ?

Melville admit l’exactitude de l’hypothèse.

– Il y a du grabuge, – déclara Fred en ôtant sa pipe de seslèvres.

Le geste sollicitait la conversation.

– Où est miss Waters ?

– Filée.

– Elle a replongé ?

– Ah Dieu ! non ! Courez après. Elle est partie àl’hôtel Lummidge avec sa suivante. Elle a pris tout unappartement.

– Pour quelle raison ?…

– La patronne s’est attrapée avec elle.

– Quel motif ?

– Harry.

La situation se dessinait.

– Ça a fini par éclater – continua Fred.

– Qu’est-ce qui a éclaté ?

– La prise de bec. Harry est absolument toqué de la Dame.Adeline l’affirme.

– Toqué de miss Waters ?

– Plutôt ! La cervelle à l’envers. Envoyé son élection à labalançoire, envoyé lanlaire tout ce qui l’intéressait jadis.Positivement détraqué ! N’en a pas dit un mot à Adeline, maiselle a ouvert l’œil, posé des questions. Le lendemain, il prenaitla poudre d’escampette. À Londres ! Elle lui demanda parlettre ce qui le prenait. Trois jours de silence. Alors… il aécrit.

Fred soulignait chacune de ses phrases écourtées en écarquillantles yeux, en levant les sourcils, en abaissant les coins de sabouche et en hochant majestueusement la tête.

– Hein ? – fit-il d’un ton interrogateur, et il ajouta pourse faire mieux comprendre : – Il lui a écrit une lettre, àAdeline.

– À propos de miss Waters ?

– Sais pas à propos de quoi. Suppose pas même qu’il l’aitnommée, mais probable qu’il laissait comprendre la chose. Tout ceque je sais, c’est que, pendant deux jours, toute la baraqueressemblait à un élastique sur lequel on aurait trop tiré ; onsentait que la situation était tendue, et puis crac ! toutcasse. Pendant ce temps-là, Adeline lui écrivait des lettresqu’elle déchirait les unes après les autres, et personne n’ycomprenait rien. Tout le monde en restait bleu, sauf miss Waters,qui gardait son joli teint rosé. À la fin, la patronne se mit àposer des questions. Adeline suspendit ses écritures, lâcha un motqui mit la patronne sur la piste et ça se gâta pour tout debon.

– Miss Glendower n’a pas… ?

– Non ! c’est la patronne. Elle fit la chose carrément,comme elle sait le faire. Elle, elle n’a rien nié…Répondit que ce n’était pas de sa faute et qu’il étaitaussi bien à elle qu’à Adeline. Cela, je l’ai entendu, – précisaFred sans embarras ni honte. – C’est assez raide, hein ? étantdonné qu’il est fiancé. Et la patronne n’y alla pas par quatrechemins : « J’ai été indignement trompée par vous, miss Waters,indignement trompée, en vérité ! » J’ai entendu ça aussi…

– Et alors ?

– Elle la pria de décamper, en lui faisant remarquer qu’ellenous récompensait bien mal de l’avoir recueillie dans descirconstances où elle ne pouvait guère s’attendre qu’à être sauvéepar un pêcheur, tout au plus.

– Elle lui a dit cela ?

– Oui, ça, ou quelque chose d’approchant.

– Et miss Waters est partie ?

– Dans une voiture de grande remise, sa suivante et ses mallesdans une autre, tout le tralala, à la belle manière… tout à faitgrande dame… Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas vue… laqueue, veux-je dire.

– Et miss Glendower ?

– Line ? Oh ! elle supporte tout cela avec grandeurd’âme. Descend de sa chambre pour faire l’héroïne pâle etcourageuse, et remonte chez elle pour faire le cœur brisé. Je m’yconnais, c’est superbe ! Vous n’avez jamais eu de sœurs,vous…

Fred éloigna soigneusement sa pipe et avança la tête jusqu’àproximité confidentielle.

– Je suis sûr qu’elles sont enchantées, – déclara Fred, dans undemi-murmure amical. – Pensez donc, quelle histoire ! Mabelest presque au même point qu’Adeline. Et les sœurs, donc !Profitent tant qu’elles peuvent de l’occasion ! Le diable mebrûle ! On croirait, à les entendre, que Chatteris est le seulhomme qui existe ! Je ne pourrais pas avoir cet air tragiquequ’elles prennent, même si on m’écorchait les pieds tout vifs.Charmante maison, hein, pour des vacances !

– Où est le… principal personnage ? – demanda Melvilleagacé. – À Londres ?

– Le personnage sans principes, plutôt, – répondit Fred. – Ilest installé ici à l’hôtel Métropole, à demeure.

– Ici ? à demeure ?

– Plutôt ! à demeure et immuable.

Mon cousin essaya d’obtenir des éclaircissements.

– Quelle est son attitude ? – questionna-t-il.

– Vissé ! – répliqua Fred avec plus de force que de clarté.– Cette rupture l’a plutôt décontenancé, – expliqua-t-il. – Quandil écrivit que l’élection ne l’intéressait plus pour le moment,mais qu’il espérait que ça reviendrait…

– Vous avez dit que vous ne saviez pas ce qu’il avait écrit…

– J’ai pu savoir cela par hasard… – répondit Fred. – Il ne sedoutait pas le moins du monde qu’on aurait deviné qu’il s’agissaitde miss Waters. Mais les femmes, vous savez bien, sont diablementclairvoyantes !… Elles ont ça dans le sang ! Mais commentça finira ?…

– Pourquoi est-il venu au Métropole ?

– Pour être au centre du drame, je suppose, – dit Fred.

– Quelle attitude a-t-il prise ?

– Il promet de venir voir Line et d’éclaircir toute l’histoire,mais il ne bouge pas… il remet toujours. Et Adeline, autant que jesache, prétend que, s’il ne vient pas bientôt, elle se fera plutôtpendre que de le voir, si brisé que soit son cœur par cetteobstination, vous comprenez ?

– Naturellement, – fit Melville distrait. – Et ils’obstine ?

– Il ne bouge pas.

– Est-ce qu’il voit… l’autre dame ?

– Nous n’en savons rien, nous ne pouvons pas le surveiller. Maiss’il la voit, il est malin !

– Comment ?

– Il y a dans la localité une centaine environ de sesbienheureuses tantes ; abattues là comme des corneilles dansun champ… Jamais vu une bande pareille… Ça pérore sur l’antiquitéde la famille… On en est tout décrépit ! Jamais vu de ma vieune si noble vieille famille. Presque rien que destantes !

– Des tantes ?

– Oui, des tantes. Elles disent qu’elles se rallient autour delui. Comment elles ont appris l’aventure ? Je n’en saisrien ! C’est comme des vautours… Le flair… À moins que lapatronne… En tout cas elles sont là, toutes, après lui, usant deleur influence, menaçant de le déshériter, et tout le reste !À la pension Bate, il y en a une, lady Poynting Mallow, une sortede grand dragon, mais pas plus mal que les autres, en somme, quiest déjà venue ici deux fois. Elle semble un peu désappointée ausujet d’Adeline. Il y en a deux autres à la pension Wampach ;vous connaissez la clientèle de l’endroit ; on dirait desplantes de serre chaude ; un petit arrosoir d’eau glacée lestuerait toutes les deux. Le paquebot du continent nous en adébarqué une autre, des cheveux courts, une jupe courte, des piedslongs, une véritable terreur ; elle est descendue au Pavillon.Tout ça s’est mis en chasse ! Elles comptent bien en venir àbout.

– Ça ne fait pas la centaine ?

– À peu près. Celles de Wampach ont avec elles un évêque qui aété son précepteur autrefois.

– Bref, on remue ciel et terre.

– Exactement !

– Et Chatteris, sait-il maintenant…

– … qu’elle est une sirène ? Je ne crois pas. Le pater estallé lui faire la révélation à domicile. Bien sûr il était un peusuffoqué et embarrassé, mais Chatteris a coupé court à tout : « Jene veux rien entendre contre elle », déclara-t-il. Le pater secontenta de ça et se défila, le bon vieux ! Hein ?

– Et les tantes ? – interrogea Melville.

– Elles examinent la situation. Ce qu’elles voient surtout,c’est qu’il va délaisser Adeline comme il a abandonné l’Américaine.Le côté sirène semble les interloquer un peu. Les vieillespersonnes comme cela ne s’habituent pas tout d’un coup à une idéepareille. Les tantes de Wampach sont choquées, mais curieuses.Elles ne croient pas un seul instant qu’il s’agisse vraiment d’unesirène, mais elles veulent tout savoir sur ce sujet-là. Celle quiest au Pavillon a simplement dit : « Peuh ! Commentrespirerait-elle sous l’eau ? Dites-moi cela un peu, madameBunting ? C’est une sorte de fille que vous avez ramassée jene sais où. Mais pour une sirène, c’est impossible ! » Ellesse tourneraient toutes férocement contre la patronne pour avoirrecueilli une sirène, n’était qu’elles ne peuvent se passer d’ellepour ramener Line sur le chemin de Chatteris. Joli grabuge,hein ?

– Je suppose que les tantes le renseigneront.

– Comment ?

– Sur la queue.

– Je le suppose.

– Et alors ?

– Qui sait ? Il est tout aussi probable qu’elles ne lerenseigneront pas.

Mon cousin resta un instant méditatif, les yeux fixés sur lesdalles de la véranda.

– Ça m’amuse, – dit Fred Bunting.

– Écoutez, – fit Melville. – Qu’est-ce que l’on attend demoi ? Pourquoi m’a-t-on demandé ?

– Je ne sais pas. Pour activer les choses… Chacun s’en mêle unpeu, comme pour le pudding de Christmas.

– Mais… – commença Melville.

– Je reviens du bain, – interrompit Fred. – Personne ne m’ademandé de m’en mêler, et je ne m’offre pas. Ça ne sera pas unpudding réussi sans moi. Mais vous voilà. Il n’y a qu’une chosequ’il soit possible de faire, selon moi…

– C’est peut-être la bonne. Voyons ?

– Flanquer une tournée à Chatteris.

– Je ne vois pas que ça puisse arranger les choses.

– Oh ! Je ne prétends pas que ça les arrangerait, – admitFred.

Et il ajouta en manière de conclusion :

– Voilà l’histoire.

Puis, ajustant noblement les plis de sa couverture et replaçantentre ses dents sa grande pipe depuis longtemps éteinte, ilpoursuivit sa route. La traîne de sa toge improvisée le suivit àregret quand il passa la porte. Ses pieds nus clapotèrent sur lesdalles du vestibule, et le bruit s’évanouit sur le tapis del’escalier.

– Fred ! – appela Melville, courant après le jeune hommeavec la soudaine arrière-pensée d’obtenir de plus amplesdétails.

Mais Fred avait disparu.

2.

À ce moment parut Mme Bunting. Sur sa figure se lisaient lestraces de ses récentes émotions.

– Je vous ai télégraphié, – dit-elle. – Nous sommes dans uncruel embarras.

– Miss Waters… ai-je appris…

– Elle est partie.

Elle se dirigea vers la sonnette, et s’arrêta.

– Les promeneurs déjeuneront en rentrant. Mais peut-êtrepréférez-vous déjeuner maintenant ?

Elle s’avança vers lui, les mains tendues.

– Vous ne pouvez pas vous imaginer ! Ah ! la pauvreenfant !

– Racontez-moi ce qui s’est passé, – dit Melville.

– Je ne sais réellement que faire, je ne sais de quel côté metourner.

Elle se rapprocha, et, sur un ton éploré :

– Tout ce que j’ai fait, monsieur Melville, je l’ai fait pour lebien. Quand je m’aperçus que ça n’allait plus, que j’avais ététrompée, je tins bon autant que je pus. Mais à la fin il a bienfallu parler.

Par des questions précises et des silences interrogateurs, moncousin obtint d’elle un récit assez clair de l’aventure.

– Et tout le monde me blâme ! – conclut-elle, – tout lemonde !

– Dans les affaires de ce genre, tout le monde blâme ceux quidonnent des preuves de courage et d’initiative, – réponditMelville. – N’y faites pas attention.

– J’essayerai, – promit-elle bravement. – Vous, monsieurMelville, vous êtes au courant…

Il posa un instant sa main sur l’épaule de la pauvre dame.

– Oui ! – dit-il, sur un ton fort impressionnant, etj’imagine que Mme Bunting en éprouva du soulagement.

– Nous comptons tous sur vous ! – reprit-elle, dolente. –Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous.

– Bien, bien, – dit Melville. – Où en sont les choses ?Qu’attendez-vous de moi ?

– Allez le trouver, et arrangez cela.

– Mais supposons… – commença Melville, dubitativement.

– Allez la voir, elle. Faites-lui comprendre tout cequi en résulterait pour lui et pour nous…

Il essaya d’obtenir des instructions plus nettes.

– Oh ! ne faites pas de difficultés, – implora Mme Bunting.– Pensez à cette pauvre Adeline, là-haut ! Pensez à noustous.

– Parfaitement, – dit Melville, qui pensait à Chatteris enregardant par la fenêtre d’un air découragé. – Bunting, ai-jeappris, est allé…

– C’est vous, ou personne ! – interrompit Mme Bunting qui,dans sa pétulance, n’attendit pas la fin de la phrase. – Fred esttrop jeune et Randolph n’est pas assez diplomate… Il… il menace, ilintimide.

– Vraiment ? – s’écria Melville.

– Si vous le voyiez à l’étranger ! Souvent, très souvent,il m’a fallu m’interposer… Non, c’est vous ! Vous connaissezHarry si bien ! Il a confiance en vous, vous pouvez lui diredes choses… des choses que personne d’autre ne lui dirait.

– Cela me rappelle… est-ce qu’il sait… ?

– Nous l’ignorons. Comment le saurions-nous ? Nous sommescertains qu’il en raffole, c’est tout ! Il est là-haut, àFolkestone, et elle y est aussi, et il est possible qu’ils sevoient.

Mon cousin prenait conseil de lui-même.

– Promettez-moi que vous irez ! – insista Mme Bunting enposant la main sur son bras.

– J’irai, – promit Melville. – Mais je ne vois pas bien ce queje puis faire.

Alors Mme Bunting saisit la main de mon cousin et la pressa dansses deux jolies mains potelées, proclamant qu’elle savait qu’ilpromettrait, et qu’elle lui serait reconnaissante jusqu’à sondernier souffle d’être accouru si promptement après avoir reçu letélégramme. Et elle ajouta tout d’une traite, comme si cela faisaitpartie de sa reconnaissance, qu’il avait sans doute grande envie dedéjeuner.

Il accepta incidemment la proposition, et revint à la questionen litige.

– Savez-vous quelle attitude il a ?…

– Il n’a écrit qu’à Adeline.

– Ce n’est pas lui, en somme, qui a déterminé cettecrise ?

– C’est Adeline. Il s’en alla tout à coup, et quelque chose dansses manières décida Adeline à lui écrire pour lui demander ce qu’ilavait. Aussitôt qu’elle eut sa réponse, dans laquelle il déclaraitvouloir se reposer quelque temps de la politique et ne plus trouverdans ce genre d’existence un intérêt suffisant, elle comprittout…

– Tout ? Fort bien, mais encore, qu’est-ce exactement quece tout ?

– Qu’elle l’avait attiré.

– Miss Waters ?

– Oui.

Mon cousin réfléchit. C’était là, donc, ce qu’ils considéraientcomme tout.

– Je voudrais bien savoir au juste ce qu’il trame, –remarqua-t-il enfin, et il suivit Mme Bunting vers la salle àmanger.

Au cours de ce repas qu’ils prirent en tête à tête, Melville serendit compte du grand soulagement qu’il procurait à Mme Bunting enconsentant à aller trouver Chatteris ; mais il n’en éprouvaitlui-même qu’une satisfaction relative. La brave dame semblait mêmese considérer comme délivrée de la majeure partie de saresponsabilité dans l’affaire, puisque Melville en assumait lefardeau. Elle esquissa tout un plan de défense contre lesaccusations qu’on avait sans doute portées contre elle,explicitement et implicitement.

– Comment aurais-je pu prévoir cela ? – gémit-elle, et ellerépéta prolixement l’histoire de ce mémorable atterrissage, eninvoquant des détails nouveaux et des circonstancesatténuantes.

C’est Adeline qui la première avait crié : « Il faut lasauver ! » Mme Bunting insista tout spécialement sur cepoint.

– Et alors pouvais-je agir autrement ? –pleurnicha-t-elle.

Pendant qu’elle bavardait ainsi, le problème prenait aux yeux demon cousin des proportions de plus en plus graves. Il se rendait deplus en plus clairement compte de la complexité de cette situationqu’on le chargeait de débrouiller.

Tout d’abord il n’était pas du tout certain que miss Glendowerfût disposée à reprendre son fiancé sans conditions, et, de l’autrecôté, il était bien persuadé que la Dame de la Mer n’avaitaucunement l’intention de lâcher la proie sur laquelle elle avaitmis la main. Tout ce monde se préparait à traiter comme un casindividuel ce qui était, en somme, un conflit d’éléments. Il devintde plus en plus évident pour Melville que Mme Bunting ne tenaitaucun compte de la nature essentielle de la belle séductrice : elleconsidérait absolument l’affaire comme une simple vacillationquotidienne, comme un banal accès de cette maladie du changementqui habite le cœur de l’homme, où elle se dissimule profondémentparfois, mais d’où on ne la déracine jamais complètement. Et MmeBunting, avec une confiance inébranlable, s’attendait à ce qu’ilrétablît les choses dans leur primitive harmonie, grâce à quelquesremontrances amicales faites avec tact et fermeté.

Quant à Chatteris…

Melville hochait la tête au-dessus de l’assiette à fromage, etrépondait distraitement à Mme Bunting.

3.

– Elle désire vous parler, – dit Mme Bunting.

Et Melville, non sans quelque appréhension, gagna le vastepalier du premier étage, garni de meubles et de sièges, pourépargner à Adeline la peine de descendre. Elle parut, vêtue d’unerobe d’intérieur noire et violette, avec une profusion dedentelles. Ses cheveux noirs étaient arrangés avec la simplicitéapprêtée qui convenait. Elle était pâle, et ses yeux laissaientvoir des traces de larmes. Son attitude avait une certaine dignitéqui différait de son habituelle froideur. Elle lui tendit une mainmolle et parla d’une voix éteinte.

– Vous savez tout ? – demanda-t-elle.

– Les traits principaux, au moins.

– Pourquoi agit-il ainsi envers moi ?

Melville prit un air attristé pour témoigner de sa ferventesympathie.

– Je suis sûre pourtant qu’il n’a pas des instinctsgrossiers.

– Assurément non ! – garantit Melville.

– C’est quelque mystère de l’imagination que je ne puispénétrer, – continua Adeline. – J’aurais cru… que le souci de sacarrière, tout au moins… l’aurait empêché…

Elle hocha la tête et contempla fixement une jardinière pleinede fougères.

– Il vous a écrit ? – questionna Melville.

– Trois fois, – répondit-elle en levant la tête.

Melville hésita à s’enquérir du contenu de cette correspondance,mais elle lui épargna cet ennui.

– C’est moi qui ai exigé une lettre, – dit-elle. – Il m’avaittout caché et j’ai dû lui arracher de force des aveux.

– Quels aveux ?

– L’aveu de ses sentiments envers elle et à mon égard.

– Mais, est-ce qu’il… ?

– Il m’a renseignée clairement. Mais, maintenant… non, je necomprends pas !

Elle se tourna lentement vers Melville et, sans le quitter desyeux, elle « déchargea son cœur ».

– Voyez-vous, monsieur Melville, c’est un coup terrible pourmoi ! Je crois que jamais je ne l’ai réellement bien connu. Jecrois que je… l’idéalisais. Je m’imaginais qu’il s’intéressait à…notre tâche, tout au moins… Il s’y est intéressé, c’est indéniable.Il y croyait, assurément il y croyait !

– Il y croit encore, – dit Melville.

– Et puis… Mais comment peut-il… ?

– Il est… il est doué d’une imagination assez vive.

– Et d’une volonté faible.

– Relativement, oui.

– C’est si étrange ! – soupira-t-elle. – C’est siinconséquent !… Comme un enfant qui trouve un jouet nouveau.Savez-vous bien, monsieur Melville – elle hésita – que… que toutcela m’a vieillie beaucoup. Je me sens beaucoup plus âgée, beaucoupplus sage que lui. Ce n’est pas ma faute. Je crains bien que ce nesoit le lot de toutes les femmes… d’éprouver ce sentiment-làparfois.

Elle s’abîma dans de profondes réflexions.

– Le lot de toutes les femmes, – répéta-t-elle, lentement. –L’homme-enfant, je comprends ce que Sarah Grand a voulu dire.

Elle eut un sourire éploré.

– Il me semble que j’ai affaire à un petit garçon indiscipliné…Et… et j’avais un culte pour lui, monsieur Melville ! –ajouta-t-elle d’une voix défaillante.

Mon cousin toussa et tourna vers la fenêtre des regardsembarrassés. Il se rendait compte qu’il était, bien plus qu’il nel’avait redouté, au-dessous de la situation.

– Si j’étais sûre qu’elle le rendît heureux ! – dit-ellebientôt, sur le ton de l’héroïsme qui se sacrifie.

– Le cas est… compliqué, – bredouilla Melville.

La voix d’Adeline persista à se faire entendre, claire, un peuhaute, résignée, impénétrablement assurée.

– Mais elle ne peut pas ! Tout ce qu’il a de bon en lui, desérieux, elle ne le voit pas, elle le gâcherait…

– Est-ce que… ? – commença Melville, en se repentantaussitôt de sa témérité. – Est-ce qu’il veut reprendre saliberté ?

– Non… Il veut revenir à moi.

– Et vous ?

– Il ne revient pas !

– Mais vous, voulez-vous le reprendre ?

– Comment pourrais-je le dire, monsieur Melville ? Il neformule même pas d’une façon précise qu’il veut revenir.

Mon cousin prit un air perplexe. Il vivait d’habitude à lasurface des émotions, et ces complexités, en des matières qu’ilavait toujours considérées comme simples, le déconcertaient.

– Il est des moments, – reprit-elle – où il me semble que monamour pour lui est absolument mort… Songez à ma désillusion… aucoup que j’ai ressenti en découvrant une pareille faiblesse…

Mon cousin haussa les sourcils et hocha la tête en guised’assentiment.

– … en découvrant que mon idole avait des piedsd’argile !

Elle se tut un moment après cette noble phrase.

– Il me semble que je ne l’ai jamais aimé ! Puis… puis jesonge à tout ce qu’il pourrait encore devenir !

À la soudaine altération de sa voix, Melville leva la tête, etil la vit, la bouche contractée, avec des larmes coulant au long deses joues.

Mon cousin m’a confié qu’il eut l’idée, alors, de lui prendre lamain pour la réconforter de sa sympathie, mais il se ravisaaussitôt. Les derniers mots de la jeune fille s’attardèrent uneseconde dans sa pensée et il murmura :

– Il peut encore devenir tout cela.

– Je crois qu’il le peut, – dit-elle lentement et d’une voixmorne.

La crise de larmes était passée. Elle changea brusquement deton.

– Qui est-elle donc ? Qui est cette créature quise place entre lui et les réalités de l’existence ?Qu’a-t-elle en elle qui… ? Et pourquoi aurais-je à rivaliseravec elle, parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut ?

– Quand un homme, – dit Melville, – est parvenu à savoir cequ’il veut, il a tari une des principales sources d’intérêt de lavie. Après cela, avec cette connaissance en plus, il n’est qu’unvolcan éteint… On en tirerait un apologue, la Source et leVolcan.

Il réfléchit sur lui-même, égoïstement, pendant quelquessecondes ; puis, avec un tressaillement secret, il en revint àpenser à elle.

– Qu’est-ce donc ? – reprit Adeline, avec ce féroce besoinde clarté qui était une de ses qualités antipathiques pourMelville, – qu’est-ce donc qu’elle a, qu’elle offre et queje… ?

Melville, se regimbant intérieurement contre cette provocationdirecte à des comparaisons, appela à son aide toutes les ressourcesfélines de son âme. Il hésita, tâtonna, et finalement éluda laquestion.

– Ah ! ma chère miss Glendower ! – dit-il en essayantde donner à ces mots l’air d’une réponse suffisante.

– Quelle différence y a-t-il entre elle et moi ? – insistaAdeline.

– Ce sont des choses impalpables, – bredouilla Melville, – deschoses qui dépassent notre raison et que l’on ne sauraitdécrire.

– Mais vous, – précisa-t-elle, – vous adoptez une attitude, vousdevez avoir une opinion. Pourquoi ne voulez-vous pas me… ? Necomprenez-vous pas, monsieur Melville, que ceci est pour moi – savoix broncha – d’une importance vitale ? Ce n’est pasbien à vous, si vous avez une opinion, de ne pas me… Je suis trèsfâchée, monsieur Melville, et pardonnez-moi si je me laisseentraîner à être indiscrète, mais je… je veux savoir !

Melville eut un instant l’idée que peut-être la pauvre filleavait en elle quelque chose de plus que ce qu’il lui avait attribuéjusqu’ici dans ses jugements.

– Je dois convenir que j’ai une opinion, – admit-il.

– Vous êtes un homme, vous le connaissez, vous connaissez toutessortes de façons de voir les choses, et que j’ignore. Si vouspouviez aller… jusqu’à vous permettre de me parler sansréticences ?…

– Eh bien !… – commença Melville, qui n’osa aller plusloin.

Par toute son attitude anxieuse, Adeline était pour ainsi diresuspendue à ses lèvres.

– Il y a, certes, une différence entre elle et vous, –avoua-t-il, sans qu’elle articulât un seul mot de commentaire. –Comment vous exprimerai-je cela ?… Je crois que, sous diversrapports, vous formez avec elle un contraste qui lui donne, à elle,un certain avantage. Il a… Je sais qu’on se sert de cet argument àtout propos, mais il ne l’invoque pas pour sa défense… Il a, lui,un tempérament sur lequel elle produit plus d’effet que vous…

– Oui, je m’en doute, mais comment ?

– Heu, heu…

– Parlez !

– Vous êtes austère, vous êtes raisonnable, et la vie, pour unhomme tel que Chatteris, est une école, un apprentissage perpétuel.Il a reçu ce don… ce don précieux et qu’un plus grand nombred’entre nous devraient posséder… ce don qui… à mon avis… lui rendla vie plus difficile qu’elle ne l’est pour la généralité deshommes. La vie se présente à lui avec des limitations, des règles,il connaît suffisamment son devoir, et vous… Il ne faut pas vousfâcher de ce que je vais dire, miss Glendower, il se peut que je metrompe…

– Continuez, – fit-elle, – continuez.

– Vous êtes par trop l’agent général de son devoir.

– Mais assurément ! Que pourrais-je être ?…

– J’ai eu une conversation à ce propos avec lui, à Londres, etje me disais alors qu’il avait parfaitement tort. Depuis, j’airéfléchi à toutes sortes de choses, j’ai songé même que c’est vousqui pouviez avoir tort… sur des points secondaires.

– Ne ménagez pas ma vanité, maintenant, –s’écria-t-elle. – Parlez !

– Vous avez, voyez-vous, défini les choses tropclairement ; vous lui avez nettement expliqué ce que vousespérez qu’il sera et ce qu’il fera. C’est comme si vous lui aviezbâti la maison dans laquelle il doit vivre. Aussi, pour lui, allervers l’autre, c’est comme s’il sortait d’une maison, et d’unemaison fort belle et fort honorable, j’en conviens, pour sepromener dans une contrée spacieuse, dans un pays sans limites oùl’attendent des aventures imprévues. Elle est… elle a l’air d’êtrenaturelle. Elle n’a pas plus de règle ni de frein qu’un coucher desoleil, elle est aussi libre et exubérante que le vent. Elle ne sepréoccupe pas de l’aimer et de le respecter quand il est ceci et dele désapprouver hautement quand il est cela, elle l’accepte telqu’elle le trouve. Elle est de la même nature que le ciel ouvert,que les forêts profondes et touffues, que le vol des oiseaux, quel’immensité de l’océan. Voilà ce qu’elle est pour lui : le GrandDehors !… l’Inconnu ! Et vous, vous êtes…

Il hésita.

– Continuez, continuez, – fit-elle avec insistance. – Allonsjusqu’au bout de l’idée.

– Vous êtes comme un édifice administratif… Je ne l’approuvecertes pas, – se hâta d’ajouter Melville. – Pour moi, je suis unchat apprivoisé et je gratterais et miaulerais à la porte, dès quej’aurais mis le nez dehors… je ne veux pas sortir, cette penséem’épouvante ; mais lui, il est différent.

– Oui, – répéta-t-elle, – il est différent.

Il parut un instant que l’interprétation de Melville l’avaitconvaincue, et elle demeura toute pensive. Pendant ce répit, moncousin apercevait lentement les choses sous d’autres aspects.

– C’est vrai, – acquiesça-t-elle rêveuse. – Oui, oui, c’estl’impression que j’en ai, c’est son caractère vrai. Mais dans laréalité… Il y a au monde autre chose que des effets et desimpressions. Après tout, ce n’est là qu’une… analogie. C’estcharmant de sortir des habitations et des logis, et de se promeneren plein air, mais la plupart d’entre nous, tout le monde, pourbien dire, vit dans des maisons.

– C’est indéniable, – concéda Melville.

– Il ne peut pas… Que peut-il faire avec elle ? Commentvivrait-il avec elle ? Quel genre d’existence communeauraient-ils ?

– C’est un phénomène d’attraction, – expliqua Melville, – et nonde combinaison.

– D’ailleurs, – dit-elle, – il faudra bien qu’il revienne… si jele lui permets ! Qu’il gâche tout maintenant, qu’ilcompromette le succès de son élection, qu’il s’expose à débuter denouveau dans des conditions moins favorables, qu’il mette son cœuren pièces…

Elle s’arrêta sur un sanglot.

– Miss Glendower, – fit Melville assez brusquement, – je necrois pas que vous saisissiez bien…

– Que je saisisse quoi ?

– Vous pensez qu’il lui est impossible d’épouser cette… cettecréature qui est venue parmi nous ?

– Comment l’épouserait-il ?

– Non, il ne le pourrait pas. Vous vous figurez que sonimagination s’éloigne de vous pour vagabonder versl’inaccessible ; qu’à tout prendre, et sans préméditation, ils’est stupidement mis à l’écart, s’est conduit comme un sot, etqu’il s’agit simplement, à présent, de remettre tout enordre ?

Il se tut, et Adeline, sans desserrer les dents, conservait sapose attentive.

– Ce que vous ne comprenez pas, – insista Melville, – ce quepersonne ne veut comprendre, c’est qu’elle nous vient…

– … du fond de la mer.

– … d’un autre monde. Elle vient nous chuchoter que cette vieque nous menons est une vie fantôme, une vie irréelle, fugitive,limitée, et elle jette sur toute chose des mots magiques dedésillusion…

– De sorte qu’il est sous un charme ?

– Oui, et en outre elle murmure qu’il y a des rêvesmeilleurs.

Adeline dévisagea Melville avec une curiosité perplexe.

– Elle fait de vagues allusions à de meilleurs rêves, elle parleà mi-voix d’une autre façon de vivre.

– Quelle façon ?

– Je l’ignore. Mais c’est quelque chose qui ébranle toutl’édifice de notre existence quotidienne.

– Que voulez-vous dire ?

– C’est une sirène, une créature de rêves et de désirs, unmurmure, une séduction. Elle le leurrera, l’attirera avec ses…

Il se tut.

– Où l’attirera-t-elle ? – questionna Adeline, la voixéteinte.

– Dans l’abîme.

– Dans l’abîme !

Un long silence pesa sur eux. Melville, avec une applicationinfinie, cherchait, sans en trouver, des phrases vagues. Enfin illâcha tout de go :

– Il n’y a qu’une façon de sortir de ce cauchemar dans lequelnous vivons tous.

– Et cette façon ?

– Cette façon… – répondit Melville, mais il appréhenda d’allerplus loin.

– Vous voulez dire, – précisa Adeline toute pâle et entrevoyantla vérité, – vous voulez dire que cette façon c’est…

Melville évita de proférer le mot exact qu’elle n’osaitprononcer. Il la regarda en face et hocha la têteapprobativement.

– Mais comment ? – demanda-t-elle.

– En tout cas, – fit-il hâtivement et cherchant des termespalliatifs, – en tout cas, si elle le prend, c’en est fini de cetteexistence que vous prépariez… il n’y a aucun espoir de retour pourlui.

– Aucun espoir de retour…

– Aucun !

– Mais en êtes-vous sûr ?

– Absolument.

– Sûr que vous ne vous trompez pas ?

– Sûr que le désir est le désir, et que l’abîme est l’abîme,oui.

– Je n’avais jamais pensé… – commença-t-elle, mais elle seravisa et reprit : – Monsieur Melville, vous savez que bien deschoses m’échappent dans cette affaire. Je croyais… je ne saisvraiment pas ce que je croyais. Je me figurais qu’il était absurdeet frivole, quand il laissait vagabonder ses pensées. J’ai comprisvotre raisonnement, j’admets votre opinion sur la différenced’effet qu’elle et moi nous lui produisons. Mais ce… cette idéequ’elle serait pour lui quelque chose de décisif et de final… Aprèstout, elle est…

– Elle n’est rien, – interrompit Melville, – sinon la main quile saisit, un être qui représente les forces invisibles ?

– Quelles forces invisibles ?

Mon cousin haussa les épaules.

– Elle représente ce que nous ne trouvons jamais dans la vie, ceque nous cherchons sans cesse.

– Mais quoi ?

Melville ne répondit pas. Adeline scruta un instant le visage demon cousin, puis porta ses regards sur les arbres baignés desoleil.

– Désirez-vous qu’il vous revienne ? – demanda-t-il.

– Je ne sais pas.

– Désirez-vous qu’il vous revienne ? – répéta Melville.

– Il me semble que je n’ai jamais auparavant désiré qu’ilvînt.

– Et à présent ?

– Oui, mais puisqu’il ne reviendra pas !

– Ce n’est pas l’attrait de l’œuvre projetée qui vous leramènera, – dit Melville.

– Je le sais.

– Ni amour-propre ni aucun motif de ce genre ne le ferontrevenir.

– Non.

– Ce ne sont là, voyez-vous, que des rêves plus fugitifs encore.Tout ce palais que vous lui avez édifié est un rêve, mais…

– Eh bien ?

– Il reviendrait cependant soudain… – allégua Melville, quiregarda Adeline et se tut.

Il m’a raconté plus tard qu’il éprouva à ce moment-là le désirde la remuer, de la secouer, d’éveiller en elle, même par ladouleur, une preuve de sensibilité, un élan de passion qui pourraitreconquérir Chatteris ; mais au même instant il se renditcompte de l’absurdité d’un tel espoir. Elle restait là, debout,impénétrablement elle-même, limitée, intelligente, bourrée debonnes intentions, imitatrice et impuissante. Son attitude, sonvisage ne suggéraient autre chose que l’idée d’une objection claireet raisonnable à tout ce qui lui arrivait, d’un antagonismelogique, d’une opposition résolue.

Mais subitement elle changea. Elle leva la tête, tendit ses deuxmains, et, dans ses yeux, Melville aperçut une flamme qu’il n’yavait jamais vue encore. Machinalement, il prit les deux mainstendues et, pendant deux ou trois secondes, il discerna, derrièrele masque illusoire de l’héroïne, une douleur sincère etprofonde.

– Dites-lui, – articula-t-elle avec une ahurissante perfectionde simplicité, – dites-lui de revenir à moi. Il ne peut rien yavoir d’autre que ce que je suis. Dites-lui de revenir àmoi !

– Et puis ?

– Dites-lui cela.

– Que vous pardonnez ?

– Non ! dites-lui que c’est lui que je veux ! S’il neconsent pas à revenir pour cette raison, il ne reviendra pas… S’ilne veut pas revenir pour cela… – elle resta court un moment, –qu’il ne revienne pas à moi, qu’il s’en aille, s’il lui plaît.

Il lui pressa les mains qu’il tenait toujours, et les lâcha.

– Vous êtes bien bon de venir à notre aide, – balbutia-t-elle,comme il faisait mine de partir.

Il se retourna.

– Vous êtes bien bon de venir à notre aide, – répéta-t-elle.Puis, elle ajouta : – Dites-lui ce que vous voudrez, à la conditionqu’il désire revenir… Non ! notifiez-lui ce que je vous aidit.

Il vit qu’elle avait encore quelque déclaration à énoncer et ilattendit.

– Savez-vous, monsieur Melville, que tout cela est pour moicomme un livre nouveau que je viens d’ouvrir. Êtes-vous sûrde… ?

– Sûr de… ?

– Sûr de ce que vous dites, sûr de ce qu’elle est pour lui, sûrque, s’il continue, il finira par…

Elle s’interrompit, et Melville hocha la têteaffirmativement.

– Cela signifie… – insista-t-elle, et elle s’interrompitencore.

– Pas d’aventures, pas d’incidents, mais l’abandon de tout ceque cette existence peut offrir.

– C’est-à-dire, – précisa-t-elle obstinément, –c’est-à-dire ?

La mort, – répondit Melville sans ambages.

Pendant un instant elle demeura alarmée et muette. Une grimacedouloureuse lui contracta les traits, et, sans quitter du regardles yeux de Melville, elle parla de nouveau :

– Monsieur Melville, dites-lui qu’il me revienne.

– Et puis ?

– Dites-lui qu’il me revienne, ou bien… – une note de passionrésonna soudain dans sa voix… – si je n’ai plus aucune prise surlui, qu’il aille son chemin.

– Mais… – objecta Melville.

– Je sais, – se récria-t-elle, – je sais ! Mais s’il est àmoi, il me reviendra… sinon… qu’il rêve son rêve !

Sa main fermée se crispa pendant qu’elle prononçait ces derniersmots. Il comprit qu’elle n’avait plus rien à dire et qu’ellevoulait instamment en rester là. Sur un dernier coup d’œil, il setourna vers l’escalier, et descendit.

À mi-chemin, il leva la tête et aperçut Adeline toujours debout,rigide, en pleine lumière. Une vague émotion le poussa à assurer lajeune fille de tout son dévouement, mais il ne sut trouver rien demieux que :

– Vous pouvez compter que je ferai tout ce que je pourrai.

Après un arrêt embarrassé, il s’éloigna d’une allure quelque peutrébuchante.

4.

Il était juste et convenable qu’après cette entrevue Melville serendît auprès de Chatteris, mais en ce monde le cours desévénements manifeste parfois un lamentable mépris pour ce qui estjuste et convenable. Des points de vue – pour la plupart, despoints de vue désagréables – se présentèrent en foule à Melville cejour-là. Dans le vestibule du rez-de-chaussée, il trouva MmeBunting en compagnie d’un chapeau hardiment ornementé, quil’attendait pour intercepter sa sortie.

Comme il descendait dans un état de préoccupation extrême, lechapeau hardiment ornementé révéla, sous ses vastes bords, unepersonne pâle, mais résolue, vêtue d’un cache-poussière et chausséede bottines souples pour pieds sensibles. L’étrangère, que MmeBunting présenta cérémonieusement, était lady Poynting Mallow,l’une des plus représentatives des tantes de Chatteris. Tout enposant quelques questions au sujet d’Adeline, la noble dame toisaMelville des pieds à la tête ; puis, après avoir acquiescé àun certain nombre de propositions émises par Mme Bunting, elleinvita Melville à l’accompagner jusqu’à son hôtel. Il était tropépuisé par son entretien avec Adeline pour risquer la moindreobjection.

– Je vais à pied et nous suivrons la route du bas, – notifialady Poynting Mallow.

Quelques instants après ils parlaient de conserve. Comme laporte des Bunting se refermait derrière eux, la dame au chapeaudéclara qu’il était infiniment préférable d’avoir affaire à unhomme. Après quoi ils continuèrent d’avancer en silence. Je nepense pas qu’à ce moment-là Melville se rendît entièrement comptequ’il avait un compagnon de route. Mais bientôt une voix troublases méditations. Il sursauta.

– Je vous demande pardon, – fit-il.

– Cette femme Bunting est une godiche, – répéta lady PoyntingMallow.

Après un intervalle de réflexion, Melville répondit :

– C’est une vieille amie à moi.

– C’est bien possible, – riposta lady Poynting Mallow.

La situation parut à Melville, sur le moment, quelque peuembarrassante. Avec sa canne, il repoussa sur la chaussée unfragment de pelure d’orange.

– Je veux aller au tréfonds du mystère, – stipula lady PoyntingMallow. – Qui est cette autre femme ?

– Quelle autre femme ?

Tertium quid, – répondit la noble dame avec unelumineuse incorrection.

– Une sirène, dit-on, – divulgua Melville.

– Que lui reproche-t-on ?

– Sa queue.

– Avec des nageoires, des écailles ?

– Une sirène complète.

– Vous en êtes sûr ?

– Certain.

– Comment l’avez-vous su ?

– J’en suis certain, – répéta Melville, avec une pétulance toutà fait contraire à ses habitudes.

La noble dame se prit à réfléchir.

– Soit, mais il est en ce monde de pires choses qu’une queue depoisson, – décida-t-elle finalement.

Melville ne jugea pas nécessaire de contredire cetteopinion.

– Hum ! – fit lady Poynting Mallow, pour commenterapparemment le silence de son compagnon.

Et pendant quelques minutes ils marchèrent sans dire un mot.

– Cette fille Glendower est une godiche, elle aussi, – ajouta lanoble dame.

Mon cousin ouvrit la bouche, et la referma sans avoir émis unson. Comment répondre aux nobles dames quand elles se permettent des’exprimer pareillement ? Mais s’il ne répondit pas, sapréoccupation du moins se dissipa. Son attention était touteaccaparée par la personne résolue qu’il avait à côté de lui.

– Elle a des moyens ? – demanda-t-elle brusquement.

– Miss Glendower ?

– Non, je suis renseignée sur ce qui la concerne, elle. Je parlede l’autre.

– De la sirène ?

– Oui, de la sirène. Pourquoi pas ?

– Oh ! elle… Elle a des moyens fort considérables.Des galions, d’antiques trirèmes chargées de trésors, des frégatesnaufragées, des bancs de corail sous-marins…

– Bien, c’est parfait ! Et maintenant, dites-moi, je vousprie, monsieur Melville, pourquoi Harry ne la prendrait-ilpas ? Qu’importe qu’elle soit une sirène, ça n’est pas pisqu’une mine d’argent américaine, et c’est loin d’être aussiprimitif et mal élevé.

– D’abord, il y a qu’il est déjà fiancé.

– Oh ! cela…

– Et ensuite il y a miss Waters…

– Mais…

– … qui est une sirène…

– Ce n’est pas une objection ! Autant que j’en puis juger,elle ferait pour lui un parti excellent. Et en réalité, dans lacirconscription, ici, elle est tout aussi capable de l’aiderefficacement… Le député sortant qu’il va combattre… cet individu,Sassoon, gagne des sommes fantastiques avec les câbles sous-marins…On ne peut trouver mieux… Grâce à elle, Harry dévoilerait aisémentses tours. C’est parfait ! Pourquoi ne la prendrait-ilpas ?

Elle enfonça ses mains dans les poches de son cache-poussière,et son œil bleu-faïence fixa Melville par-dessous le bord duchapeau hardiment ornementé.

– Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? – objecta mon cousin,– qu’il s’agit d’une sirène absolument constituée comme elle doitl’être ; les membres inférieurs remplacés par une queue réelleet palpable…

– Et après ? – fit lady Poynting Mallow.

– Laissant de côté miss Glendower…

– C’est entendu !

– … je crois qu’un pareil mariage est impossible.

– Pourquoi ?

Mon cousin tourna autour de la question.

– Elle est immortelle, entre autres choses, avec un passé…

– Ce qui contribue uniquement à la rendre plusintéressante !

Melville essaya d’envisager les choses de ce même point devue.

– Vous vous figurez, – dit-il, – qu’elle le suivrait à Londres,qu’elle se marierait à l’église Saint-Georges, dans Hanover Square,se chargerait du loyer d’une maison dans Park Lane et irait envisite partout où il lui plairait !

– C’est précisément ce qu’elle ferait à l’heure actuelle, où laCour se réveille…

– C’est précisément ce qu’elle ne ferait pas, – interrompitMelville.

– Mais toute femme qui en aurait l’occasion le ferait.

– C’est une sirène.

– C’est une godiche, alors ! – proclama lady PoyntingMallow.

– Elle n’a même pas l’intention de l’épouser ; cetarticle-là n’entre pas dans son code.

– La friponne ! Que se propose-t-elle donc ?

Mon cousin fit un geste dans la direction de la mer.

– Cela ! C’est une sirène, – dit-il énigmatiquement.

– Quoi ?

– Là-bas !

– Où ?

– Au large !

Lady Poynting Mallow examina la mer comme un objet curieux etnouveau.

– C’est une perspective amphibie pour la famille, – dit-elleaprès réflexion. – Même dans ce cas, si elle fait fi de la société,et que cela plaise à Harry, quand ils seront las de la viechampêtre…

– Je crains que vous ne saisissiez pas très bien ce fait quec’est une sirène – spécifia Melville, – et Chatteris, voyez-vous, abesoin de respirer de l’air pour vivre.

– C’est une difficulté, – admit lady Poynting Mallow encontemplant le miroitement éblouissant des flots. – Mais je ne voisquand même pas l’impossibilité d’en venir à bout.

– C’est impossible ! – rétorqua Melville avec une emphasearide.

– Elle l’aime ?

– Elle est venue le chercher.

– Si elle le veut à tout prix, il pourrait imposer desconditions. Dans ces sortes d’affaires, il y en a toujours un quifait les concessions. Mais, quel que soit le cas, il faut unmariage !

Mon cousin scruta le visage impénétrablement assuré et satisfaitde la noble dame.

– Il pourrait, – reprit-elle, – avoir un yacht et une cloche àplongeur, si elle désire qu’il fasse la connaissance des membres desa famille.

– Sa famille doit se composer de demi-dieux païens, je suppose,qui vivent de quelque façon mythologique dans la Méditerranée.

– Ce cher Harry est païen lui-même, de sorte que ça n’est pasgênant. Et quant à être mythologique, toutes les bonnes familles lesont. Il pourrait même revêtir un costume de scaphandrier, si l’onen trouvait un qui lui allât à son avantage.

– Je ne pense pas un seul instant que rien de semblable soitpossible.

– C’est simplement parce que vous n’avez jamais été une femmeamoureuse, – répliqua lady Poynting Mallow avec un air de vasteexpérience.

Elle poursuivit la conversation :

– Si c’est de l’eau de mer qu’il lui faut, il serait tout à faitfacile, quel que soit l’endroit où ils se fixent pour vivre,d’établir un réservoir, une piscine, avec une baignoire roulante…Vraiment, monsieur Milvaine…

– Melville.

– Vraiment, monsieur Melville, je ne vois pas ce que voustrouvez d’impossible à cela.

– Avez-vous vu la dame en personne ?

– Croyez-vous que je sois depuis deux jours à Folkestone sansavoir rien fait ?

– Seriez-vous allée lui faire visite ?

– Assurément non ! C’est l’affaire d’Harry d’arrangercela ; mais je l’ai examinée sur la promenade, dans sonfauteuil roulant, et je n’ai, à coup sûr, jamais rencontré de femmequi m’ait paru aussi digne de ce cher Harry, jamais.

– Bien, bien – fit Melville. – En dehors de toute autreconsidération, il reste toujours miss Glendower.

– Je ne l’ai jamais considérée comme un parti convenable pourHarry.

– Possible… Cependant, elle existe.

– C’est le cas de beaucoup d’autres, – fit tranquillementremarquer la noble dame, pour qui, de toute évidence, cette partiede la question était écartée.

Ils continuèrent leur chemin en silence.

– Ce que je désirais particulièrement vous demander, monsieurMilvaine…

– Melville.

– … monsieur Melville, c’est précisément ce que vous venez fairedans cette histoire.

– Je suis un ami de miss Glendower.

– Qui désire le ravoir ?

– Franchement… oui.

– Ne lui est-elle pas dévouée ?

– Je le suppose, puisqu’ils sont fiancés.

– Elle doit lui être dévouée, assurément ! Alors, pourquoine comprend-elle pas qu’elle devrait lui rendre sa liberté, si elleveut vraiment son bien ?

– Elle ne croit pas que ce soit pour son bien… ni moi nonplus.

– Simplement un préjugé suranné, parce que la dame a une queue.Les vieilles grognons, qui sont descendues chez Wampach, sontexactement de votre avis !

Melville haussa les épaules.

– Alors, vous allez, je suppose, le rudoyer et le menacer pourle compte de miss Glendower ?… Vous n’obtiendrez rien debon.

– Puis-je me permettre de vous demander ce que vous comptezfaire ?

– Ce que fait toujours une bonne tante.

– Et c’est ?

– Le laisser agir à sa guise.

– Supposons qu’il veuille se noyer.

– Mon cher monsieur Milvaine, Harry n’est pas un godiche.

– Je vous ai dit que c’est une sirène.

– Oui, dix fois !

Un silence contraint pesa sur eux. Ils approchaient dufuniculaire de Folkestone.

– Vous n’obtiendrez rien de bon, – répéta lady PoyntingMallow.

Au bas du funiculaire, la noble dame se tourna vers Melville,dont le service d’escorte prenait fin.

– Je vous suis très obligée de m’avoir accompagnée monsieurMilvaine, – dit-elle, – et je suis enchantée de connaître vos idéessur la situation. C’est une affaire épineuse, mais je pense quenous sommes des gens raisonnables. Réfléchissez à ce que je vous aidit, puisque vous êtes un ami d’Harry, car vous êtes, n’est-ce pas,de ses amis ?

– Nous nous connaissons depuis plusieurs années.

– Je suis persuadée que vous finirez tôt ou tard par adopter monpoint de vue. C’est très évidemment le meilleur parti pourlui !

– Il reste toujours miss Glendower.

– Si miss Glendower est une véritable femme, elle doit êtreprête à tous les sacrifices pour le bien d’Harry.

Et sur ces mots ils se séparèrent.

Une minute plus tard, Melville se trouva sur l’autre côté de laroute, en face de la station du funiculaire, suivant du regard lewagon qui montait. Le chapeau hardiment ornementé, énergique, droitaffirmant, s’élevait doucement, image parfaite du solide bon sens.L’esprit de Melville retomba dans le désarroi ; il étaitabasourdi, pour ainsi dire, par la vigueur des opinions de la nobledame. Est-il possible que quelqu’un qui n’a pas absolument raisonsoit aussi précis et catégorique ? Dans ce cas, que devenaientces présages déprimants, ces sinistres menaces de fuite, ces échos« d’autres rêves », dont, encore une demi-heure auparavant à peine,il subissait l’angoisse ?

En proie à tous les doutes, il se tourna dans la direction deSandgate. Très nettement, il se représentait la Dame de la Mer sousle même jour où la voyait lady Poynting Mallow, comme une créatureravissante, élégante, riche et, à vrai dire, abominablementvulgaire, et cependant, avec une identique netteté, il se larappelait telle qu’elle était lors de leur conversation dans lejardin, avec ses traits d’ombre, ses yeux de profond mystère, et cemurmure étrange qui avait transformé pour lui le monde ambiant enun mince et léger rideau qui cacherait des choses vagues,merveilleuses et jusqu’ici insoupçonnées.

5.

Chatteris était accoudé sur la balustrade. Il tressaillitviolemment quand Melville lui posa la main sur l’épaule. Ilséchangèrent des salutations embarrassées.

– Je ne vous cacherai pas, – commença Melville, – que… que l’onm’a prié de vous parler.

– Ne vous excusez pas, – répondit Chatteris, conciliant. – Jesuis heureux d’avoir l’occasion de m’expliquer avec quelqu’un.

Il y eut un bref silence.

Ils s’accoudèrent côte à côte, et leurs regards plongeaient dansle port. Derrière eux, au loin, sur la promenade, l’orchestrefaisait entendre, dans la sérénité du soir, des ritournelles à lamode, pendant que les promeneurs, taches noires et minuscules,allaient et venaient à la clarté des lampes électriques hautperchées sur leurs mâts de bronze. À ce premier contact, Chatterisdut se promettre de rester jusqu’au bout maître de soi, de semontrer homme du monde.

– Quelle soirée superbe ! – dit-il.

– Magnifique ! – répondit Melville sur le même ton, enpréparant un cigare. – Vous souvenez-vous de m’avoir demandé, àLondres, de vous révéler le secret qui…

– Je sais tout cela, – interrompit Chatteris, tournant du côtéde Melville une épaule destinée à parer les coups. – Je saistout !

– Vous avez eu un entretien avec elle ?

– Plusieurs.

Il y eut un silence d’une minute peut-être.

– Que comptez-vous faire ? – demanda Melville.

Chatteris ne répondit pas, et Melville ne se risqua pas àrépéter sa question. Bientôt Chatteris se retourna.

– Marchons, – fit-il, et ils se dirigèrent vers l’extrémitéouest de la terrasse.

Chatteris entama un petit discours.

– Je suis désolé d’être la cause de tous ces embarras, –débita-t-il du ton de quelqu’un qui a préparé ses phrases. – Jesuppose que vous êtes tous convaincus que je me suis conduit commeun imbécile. J’en suis profondément désolé. C’est en grande partiema faute. Mais, comme vous le savez, pour ce qui concerne l’entréeen matière, une certaine portion de vos blâmes revient de droit ànotre bavarde amie Mme Bunting.

– Je le crains, – admit Melville.

– Vous savez qu’il est des moments où l’on éprouve le besoin dese laisser aller à sa fantaisie, et, dans ces occasions-là, ladiscussion n’avance pas à grand-chose.

– Puisque le mal est fait !

– Vous n’ignorez pas qu’Adeline a protesté dès le début contrela présence de cette Dame de la Mer. Mme Bunting n’en tint aucuncompte. Plus tard, quand les choses se sont gâtées, il semblequ’elle essaya de se rattraper.

– J’ignorais que miss Glendower eût formulé des objections.

– Mais si ! Elle prévit ce qui adviendrait.

Et Chatteris parut se lancer dans des spéculationsrétrospectives.

– Naturellement, cela ne me disculpe en aucune manière, maisc’est une sorte d’excuse à l’obligation où vous vous trouvez devous mêler de cette histoire.

Beaucoup moins distinctement, il marmotta deux ou trois phrasesoù Melville surprit des allusions à des « dérangements stupides »et à des « affaires privées ».

Ils se rapprochaient de la musique ; et bientôt ilsatteignirent les confins du territoire réservé aux mélomanesfanatiques. Des rythmes joyeux retentissaient bruyamment. Sous leplafond du kiosque, d’étincelantes lumières se reflétaient sur lespupitres de métal brillant et sur les instruments, et le chefd’orchestre, vêtu d’un uniforme rouge constellé d’or, guidait lesmesures sautillantes d’une ritournelle en vogue. Des éclats devoix, des fragments de conversation parvenaient aux oreilles desdeux causeurs et se mêlaient avec impertinence à leursméditations.

– Penses-tu que j’aurais encore marché avec lui aprèscela ? – déclarait à son amie une jeune personne à l’accenttraînard.

– Ne restons pas ici, – fit brusquement Chatteris.

Quittant la grande allée de la promenade, ils gagnèrent unescalier ménagé au flanc de la falaise. Un instant après, on eûtdit que les imposantes façades de stuc, les hôtels aux fenêtresinnombrables, les globes électriques au haut des mâts de bronze, lekiosque et le public mélangé des jours de fête n’avaient jamaisexisté. C’est un des charmes de Folkestone que cette solitudeténébreuse aux pieds mêmes de la foule. Ils n’entendaient plusl’orchestre, et c’est à peine si quelques vagues flonflons demusique leur parvenaient encore par-dessus la terrasse. Lesdéclivités, tachées de bouquets d’arbres noirs, descendaientau-dessous d’eux jusqu’au rivage, et au large on entrevoyait lesfeux dansants de nombreux navires. Au loin, vers l’ouest, onapercevait, comme un essaim de lucioles, les lumières de Hythe. Lesdeux hommes s’installèrent sur un banc, dans l’obscurité. Pendantun long moment ni l’un ni l’autre ne rompit le silence. Melvilles’imagina que Chatteris se tenait sur la défensive ; ill’entendit même murmurer, d’un ton méditatif et traînard : «Penses-tu que j’aurais encore marché avec lui après cela ?»

– J’admets, – fit bientôt Chatteris à haute voix, – qu’en toutejustice j’ai été inconstant, faible, coupable… radicalement. En cesmatières, il faut suivre une voie toute tracée, prescrite d’avance.Hésiter, avoir deux points de vue, c’est une façon d’agir quecondamnent tous les gens de bon sens. Pourtant… il arrive qu’on aitles deux points de vue. Vous venez de Sandgate ?

– Oui.

– Vous avez vu miss Glendower ?

– Oui.

– Vous lui avez parlé ?… Je suppose que… Que pensez-vousd’elle ?

Pendant que Melville hésitait dans le choix d’une réponse,l’extrémité du cigare de Chatteris brilla d’un vif éclat et, à saclarté, mon cousin vit les yeux de son interlocuteur fixéspensivement sur lui.

– Je ne l’ai jamais trouvée… – bredouilla Melville en cherchantdes formules diplomatiques, – je ne l’avais pas… jusqu’ici… trouvéeparticulièrement attrayante. Fort belle, assurément, mais sans riende… séduisant. Cette fois, cependant, elle me parut plutôt…superbe.

– Elle l’est, elle l’est ! – certifia Chatteris.

Il se pencha en avant, les coudes sur les genoux, en s’obstinantà vouloir débarrasser son cigare de cendres imaginaires.

– Elle est superbe ! – reprit-il. – Vous commencezseulement à vous en apercevoir, mais, mon cher, quand vous laconnaîtrez ! Elle est, je vous l’assure, la créature la plushonnête, la plus droite, la plus stricte que j’aie jamaisrencontrée. Elle croit si fermement, elle fait le bien sisimplement, avec une sorte de royale bienveillance, une sorted’intégrité dans l’indulgence !…

Il laissa la phrase incomplète, comme si elle eût ainsi mieuxexprimé sa pensée.

– Elle désire que vous reveniez à elle, – lâcha Melville àbrûle-pourpoint.

– Je m’en doute, – répondit Chatteris, en secouant encored’imaginaires cendres. – Elle me l’a écrit. C’est là justement quese manifeste son magnifique caractère. Elle ne divague pas, netergiverse pas, comme le feraient la plupart des femmes. Elle nerécrimine pas, ne prend pas de grands airs offensés, ne se désolepas, ne pleurniche pas et ne vous adjure pas, pour l’amour de Dieu,de lui rester fidèle. Elle ne réplique pas : « Penses-tu que jemarche encore avec lui après cela ? » Par écrit, elle poseclairement, nettement, ses questions. Je crois, Melville, que je nela connaissais pas moitié aussi bien avant que cette histoiresurvînt. Elle apparaît en relief… Avant cela, comme je vous l’aiavoué, et comme je m’en rendais compte d’ailleurs depuis le début,elle était… un peu trop… un peu trop statistique.

Il reprit sa méditation ; l’éclat de son cigare s’atténuaet disparut tout à fait.

– Vous revenez ?

– Oui, certes.

Melville eut un léger sursaut. Puis ils restèrent tous deux uninstant immobiles. Brusquement, Chatteris jeta au loin son cigareéteint, et, avec ce geste, on eût dit qu’il lançait au loin biend’autres choses aussi.

– Certes, oui, je reviens… Ce n’est pas ma faute, –expliqua-t-il, – si ces tracas, si cette séparation se sontproduits. J’étais dégoûté, j’étais préoccupé, je le sais… J’avaisdes idées en tête. Mais si on m’avait laissé tranquille… On m’apoussé à bout, – résuma-t-il.

– Bien que la situation soit contrariante et encore en suspens àl’heure actuelle, je tiens à vous dire que je ne veux blâmer… quique ce soit, – spécifia Melville.

– Vous avez l’esprit large, comme on s’y attend de votre part, –accorda Chatteris. – Et je m’imagine bien que ces démêlés et cescomplications vous assomment. Vous êtes un brave ami de me gardervotre indulgence et de ne pas me dédaigner comme un paria, unperturbateur de l’ordre des choses.

– C’est là, certes, une position ennuyeuse, – ditMelville ; – mais je comprends peut-être mieux que vous ne lesupposez les forces qui vous tiraillent…

– Elles sont bien simples, sans doute.

– Très simples, en effet.

– Et cependant…

– Alors ?

Chatteris parut redouter d’aborder un sujet dangereux.

– Il y a l’autre, – fit-il.

Le silence de Melville l’engagea à poursuivre, et il renonça àson attitude voulue.

– Qu’est-ce que tout cela ? Pourquoi cette créatureest-elle survenue dans ma vie, comme elle l’a fait, si c’est sisimple ? Qu’y a-t-il donc en elle ou en moi qui m’a fait ainsidérailler ? Car elle m’égare, vous savez ! Nous sommestous sens dessus dessous, et ce n’est pas tant la situation que leconflit mental. Pourquoi suis-je tiraillé ainsi ? Elle s’estemparée de mon imagination. Comment ? Je n’en ai pas lamoindre idée.

– Elle est d’une grande beauté, – insinua Melville.

– D’une grande beauté, certainement ; mais miss Glendoweraussi.

– Elle est fort belle, je ne suis pas aveugle, Chatteris.

– Elle est différemment belle.

Melville haussa les épaules.

– Elle n’est pas belle pour tout le monde.

– Que voulez-vous dire ?

– Bunting reste calme.

– Oh ! lui, – ricana Chatteris.

– Bien d’autres gens ne paraissent pas s’en apercevoir comme jem’en aperçois.

– Il y a tant de gens qui ne voient pas la beauté là où il estfatal que nous la voyions ! Pourquoi ? À moins qu’il nefaille croire qu’il n’y a aucune raison dans les choses, pourquoicette… cette impossibilité est-elle belle pour chacun ?Envisagez cela comme un problème de raison, Melville. Pourquoi sonsourire m’est-il doux ? Pourquoi sa voix meremue-t-elle ? Pourquoi la sienne et non pas celled’Adeline ? Adeline a des yeux francs, clairs, des yeuxsuperbes… et voyez quelle différence ! Qu’est-ce donc ?Une courbe inappréciable de la paupière, une différenceinfinitésimale dans la longueur des cils, et ça suffit à toutbouleverser. Qui pourrait mesurer la différence ? Qui peutdire ce qui me ravit, ce qui m’enlève dans le son de sa voix ?La différence ? C’est une chose visible, une chose matérielle: elle est dans mes yeux, à moi !… Sapristi ! – fit-il enéclatant soudain de rire, – imaginez-vous le vieil Helmholtzessayant de la supputer au moyen d’une batterie de résonnateurs, ouHerbert Spencer l’expliquant par la théorie de l’Évolution et duMilieu !

– Ces choses-là dépassent tout essai de mesure ou de définition,– dit Melville.

– Non pas si vous les mesurez par les effets produits, répliquaChatteris. – En tout cas, pourquoi nous y laissons-nousprendre ? Voilà le problème dont je ne puis sortir en cemoment.

Mon cousin demeura songeur, avec, sans doute, ses mainsprofondément enfoncées dans ses poches.

– C’est une illusion, – dit-il ; – c’est une séductionmagique. Voyons, examinez la question sincèrement. Quiest-elle ? Que peut-elle vous donner ? Elle vousleurre de vagues promesses… elle est le masque séducteur…

Il hésita.

– Alors ? – fit Chatteris, après un silence.

– Elle est tout cela… Pour vous et pour toutes les réalités dece monde, elle signifie…

– Quoi ?

– La mort !

– Oui, je le sais… Je n’ai rien de neuf à apprendre sur cesujet-là. Mais pourquoi… pourquoi le masque de la mort est-ilbeau ? Et puis… nous accomplissons notre devoir avec lesecours d’une raison inflexible. Pourquoi la raison et la justicel’emporteraient-elles sur tout ? Qui sait ? Il y apeut-être des choses au-delà de notre raison… le désir a des droitssur nous… la beauté, en tout cas… C’est-à-dire, – expliqua-t-il, –que nous sommes des êtres humains, nous sommes de la matière avecun esprit qui provient de nous-mêmes. Nous sommes liés par en basau merveilleux domaine de la matière, et par en haut nous aspironsà un quelque chose…

Il se tut, fort mécontent de la banale image qu’ilemployait.

– Nous prenons une direction différente, quoi qu’il en soit, –ajouta-t-il sans plus de bonheur, mais il saisit au passage uneautre image qui n’exprimait cependant pas exactement son idée : –L’homme est une sorte de gîte d’étape… il doit consentir à descompromis, comme vous le faites.

– Eh oui ! j’essaye de maintenir l’équilibre, – réponditmodestement mon cousin.

– Quelques vieilles gravures, bonnes, j’imagine, un certain luxede mobilier et de fleurs, quelques bibelots dont vos moyens vouspermettent l’acquisition ; de l’art, avec modération ;quelques bonnes actions du genre agréable ; un certain respectpour la vérité, pour le devoir, avec modération aussi… Hein ?C’est cet équilibre-là que je ne puis obtenir. Je ne puis m’asseoirdevant l’assiettée de bouillie de la vie quotidienne et l’étendred’une dose raisonnable d’eau claire et de beauté. L’art… Je suissans doute trop avide, trop vorace, et je reste au nombre desinadaptables à l’état civilisé. Je me suis installé une fois, deuxfois même, devant un mets sain, solide, hygiénique… Ce n’est pasmon genre…

Et il répéta :

– Ce n’est pas mon genre.

Melville, je crois, ne répliqua rien à cela. La critique de safaçon de vivre l’avait distrait du sujet immédiat de laconversation. Il s’égarait dans des comparaisons égoïstes. Sansdoute, il fut sur le point de dire, comme dans des circonstancessemblables la plupart de nous l’auraient fait : « Vous n’êtes pasau courant de ma situation. »

– Mais à quoi bon pérorer de la sorte ? – s’exclamaChatteris. – J’essaye simplement d’élever le ton de l’histoire en ymêlant ces questions plus amples. C’est une justification, alorsque je ne voulais rien justifier du tout. J’ai à choisir entrel’existence avec Adeline et cette femme surgie de la mer.

– Et qui est la mort.

– Comment saurais-je qu’elle est la mort ?

– Mais vous avez annoncé tout à l’heure que votre choix étaitfait.

– Il est fait, – dit-il, en cherchant visiblement à se souvenir.– Il est fait ! – confirma-t-il bientôt. – Je vous l’ai dit,je retournerai demain voir miss Glendower… Oui !

Des portions oubliées du discours qu’il avait préparé, et dontle courant de la conversation l’avait détourné, lui revinrent enmémoire, et il les débita :

– Le fait pur et simple est celui-ci : ma vie a besoin dediscipline, d’application, de persévérance. Il me faut ignorer lesà-côtés, asservir les pensées vagabondes. De la discipline…

– Et du travail.

– Du travail, si vous préférez ; c’est la même chose. Lemal jusqu’ici provient de ce que je n’ai jamais assez travaillé. Jeme suis arrêté pour deviser avec les femmes sur le bord de laroute. J’ai transigé et tergiversé, et l’autre danger m’a attrapé…À présent, il me faut y renoncer, voilà tout !

– Ce n’est pas que votre œuvre soit à dédaigner.

– Sapristi ! non ! Elle est ardue ! Elle a sesmoments arides ; il est des endroits à gravir qui ne sont passeulement abrupts, mais boueux…

– Le monde a besoin de chefs, de bergers. Il donne beaucoup auxgens de votre classe, le loisir, les honneurs, l’éducation, leshautes traditions…

– Et il s’attend à quelque chose en échange. Je le sais. J’aitort… j’ai eu tort, en tout cas. Ce rêve m’a séduit étrangement… etil me faut y renoncer. Du reste, ce n’est pas si grave… renoncer àun rêve, ce n’est guère plus que de se décider à vivre. Il y aencore au monde de grandes choses à accomplir.

Melville émit un aphorisme laborieux :

– S’il n’y a plus de Vénus Anadyomène, il reste saint Michel etson glaive.

– L’archange austère, cuirassé de son armure. Mais lui, aumoins, il avait un vrai dragon palpable à frapper et à transpercer,et non pas ses propres désirs. De nos jours, nous préférons prendredes arrangements avec les dragons, élever le niveau du salaireminimum, améliorer le genre d’habitation des classeslaborieuses ; d’une manière ou d’une autre, donner autant quenous recevons.

Melville objecta que ce n’était pas là une interprétationéquitable de son aphorisme.

– Soyez tranquille, – répondit Chatteris, – je n’éprouve aucundoute au sujet du choix. Je vais me remettre d’accord avecl’espèce ; je vais regagner ma place dans le rang et prendrepart à la grande bataille pour l’avenir, qui est le but de ma vie.J’ai besoin d’un bain froid moral et je ne veux plus attendre… ilfaut mettre un terme à ces futiles badinages avec des rêves et desdésirs. Je vais m’établir un emploi du temps pour chacune de mesheures et me confectionner une règle de conduite ; j’engageraimon honneur dans l’enchevêtrement des controverses, je meconsacrerai au service, comme un homme doit le faire. La lutte, lesuccès, l’œuvre accomplie, les mains nettes.

– Et il y a miss Glendower, n’est-ce pas ?

Bien entendu ! – riposta Chatteris sur un ton qu’on nesentait pas tout à fait sincère. – Adeline, grande, belle, capable,le regard inflexiblement droit. Sapristi, s’il n’y a plus de VénusAnadyomène, il reste au moins Pallas-Athènè. C’est elle qui secharge du rôle de réconciliatrice.

Puis, à l’ahurissement de Melville, il prononça ces mots :

– Ce ne sera pas si désagréable, savez-vous.

Melville réprima un mouvement d’impatience à cette allusionsaugrenue. Ensuite, Chatteris se mit à débiter une série de phrasesincohérentes :

– La cause est entendue, la sentence est prononcée. Je suis ceque je suis. J’ai examiné le dossier d’outre en outre et j’airésolu la difficulté. Je suis un homme et je dois me conduire enhomme. Le désir… guide et clarté du monde, fanal flamboyant sur unpromontoire… Qu’il flamboie ! qu’il se consume ! La routese dirige vers lui, le contourne et le dépasse… J’ai fait monchoix. Il me faut être un homme, vivre en homme, mourir en homme,porter ma part du fardeau qui pèse sur ceux de ma classe et de montemps. Voilà ! J’ai goûté au rêve, mais vous voyez que je nelâche pas la raison. Ici même, pendant que la flamme brûle, j’yrenonce, à ce rêve ! Mon choix est arrêté… Renonciation !La renonciation toujours ! Voilà la vie pour nous tous. Nousavons des désirs pour les abjurer, des sens pour les laisser péririnsatisfaits. Nous ne pouvons faire vivre qu’une partie denous-mêmes. Pourquoi serais-je dispensé de ce sort ?… Pourmoi, elle est le mal ; pour moi, elle est la mort !…Oui !… Mais pourquoi ai-je vu son visage ? Pourquoi ai-jeentendu sa voix ?

6.

Par un sentier en pente qui s’évadait bientôt de l’obscurité desarbres, ils arrivèrent en vue de Sandgate, dont la petite ligne delumières s’étendit à leurs pieds. Ils parvinrent un instant aprèsau sommet de la terrasse et s’acheminèrent vers l’extrémité de lafalaise. De tout au loin, derrière eux, l’orchestre leur envoyaitune musique affaiblie et indistincte. Ils s’arrêtèrent etcontemplèrent silencieusement l’espace.

Melville voulut savoir à quoi pensait son compagnon.

– Pourquoi ne pas venir ce soir même ? – dit-il.

– Par une nuit comme celle-ci !

Et Chatteris promena ses regards sur la mer qu’éclairaitpaisiblement la lune. Il demeura un instant immobile, et le refletde la pâle et froide clarté nocturne donnait à ses traits uneexpression illusoire de résolution et de force.

– Non ! – finit-il par murmurer, et ce mot était presque unsoupir.

– Allons, venez, descendons. Finissons-en. Elle est là qui vousattend, qui pense à vous…

– Non, – refusa Chatteris, – non !

– Il n’est pas encore dix heures, – risqua Melville.

Chatteris réfléchit.

– Non ! – décida-t-il. – Pas ce soir. Demain, quand toutaura repris son aspect quotidien. Il me faut, pour ce retour, unjour honnête et gris, avec une brise du sud-ouest… Ah ! cesnuits calmes et douces… Comment pouvez-vous croire que je merésigne à sauter le pas par une soirée pareille ?

Comme s’il eût éprouvé un plaisir à en répéter les syllabes, ilmurmura à plusieurs reprises ce mot : « Renonciation… renonciation.»

Puis, par une transition déconcertante, il s’écria presqueaussitôt :

– Sapristi, mais c’est une soirée féerique ! Voyez leslumières, à ces fenêtres, là-bas, et levez les yeux maintenant surl’énorme coupole bleue du ciel. Et là, une étoile scintille commeéblouie par le lumineux clair de lune…

Chapitre 8LE CLAIR DE LUNE TRIOMPHE

1.

Ce qui arriva après cela se trouve être la partie la plusdifficile à élucider de l’histoire. J’ai relaté d’après lessouvenirs de Melville ce qui fut dit ce soir-là ; j’ai réunile tout sous forme de conversation, je l’ai complété de diversfragments qui revinrent après coup à la mémoire de mon cousin, etfinalement je lui ai lu le passage. Ce n’est évidemment pas unetranscription mot pour mot, mais il m’assure que ma rédaction serapproche autant qu’il est possible du ton général de leurentretien. C’en est au moins l’essence, et ils abordèrent chacundes points que j’ai mentionnés.

Quand il quitta Chatteris, Melville était absolument convaincuque la décision définitive et concluante avait été prise. Maisalors, m’a-t-il dit, à part et en dehors de l’arrangementintervenu, il lui vint à l’esprit qu’il restait encore une réalitétangible, capable d’agir : la Dame de la Mer. Qu’allait-ellefaire ? Cette pensée le replongea dans un inextricableenchevêtrement d’inquiétudes ; elle le ramena, dans un étatd’insoluble perplexité, jusqu’en face de son hôtel.

Les deux hommes s’étaient séparés, avec une chaleureuse poignéede main, sur le seuil de l’hôtel Métropole, dont le vestibuleresplendissait sous l’aveuglante lumière des lampes électriques.Sans pouvoir en être absolument sûr, Melville croit que Chatteristraversa le vestibule jusqu’à l’ascenseur. Mais, comme il éprouvaitle besoin de réfléchir pour son propre compte, mon cousins’éloigna, absorbé par de profondes préoccupations. Quand le faits’imposa à son esprit que la Dame de la Mer ne serait aucunementabolie par des « renonciations » quelles qu’elles fussent, ilregagna la terrasse des Leas. N’arrivant pas à dénicher une réponsesatisfaisante aux questions qu’il se posait, il aboutit à cetteconstatation imprévue, que l’hôtel Lummidge ressemblaitsingulièrement à n’importe quel autre hôtel de la même catégorie.Ses fenêtres ne révélaient aucun de leurs secrets.

Ici prend fin le récit de ce que sut directement Melville, et dumême coup se termine aussi la relation circonstanciée del’histoire. Sans doute, il y a d’autres aperçus, d’autres sources.Parker, malheureusement, comme je vous l’ai expliqué, refuse defournir aucune information. Les principales sources qui nousrestent sont : en premier lieu Gootch, le valet de chambre deChatteris, et, en second lieu, le portier de l’hôtel Lummidge.

Le témoignage du valet de chambre est précis, mais il ne serapporte pas expressément à la solution de l’énigme. Gootch attestequ’à onze heures un quart il monta demander à Chatteris s’iln’avait plus besoin de ses services. Il trouva son maître assisdans un fauteuil, devant la fenêtre ouverte, les coudes aux genoux,le menton dans ses mains, et regardant fixement dans le vague, – cequi, comme Schopenhauer le remarque dans un passage fameux, formel’objet principal de l’existence humaine.

– Plus besoin de vous, – bégaya Chatteris d’un air hébété.

– Bien, Monsieur.

– Non… plus… plus besoin de rien, – répéta Chatteris, et levalet, considérant la réponse comme satisfaisante, prit congé deson maître en lui souhaitant une bonne nuit.

Chatteris dut rester dans cette attitude pendant un temps fortlong, une demi-heure peut-être, ou davantage. Lentement,semble-t-il, ses pensées prirent un cours différent, son état d’âmechangea. À un certain moment, sa méditation léthargique dut céderla place à une étrange activité mentale, une réaction désordonnéecontre ses résolutions et ses renonciations. Le premier acte auquelil se résolut après cela me paraît grotesque et absurdementpathétique. Il passa dans son cabinet de toilette, et, au matin, ledomestique trouva, en propres termes, « ses habits de jouréparpillés dans tous les coins, comme s’il avait perdu un billet dechemin de fer ».

Cet adorateur infortuné de la beauté et du rêve… se rasa !Il se rasa, se lava, se coiffa, et, toujours selon les dires duvalet, l’une de ses brosses à cheveux était « éparpillée » dans laruelle du lit. Cet éparpillement de vêtements et de brosses neréussit que peu, ou pas du tout selon moi, à pallier cettemisérable préoccupation humaine de la toilette. Il changea soncomplet de flanelle grise, qui lui allait très bien, contre uncomplet de flanelle blanche qui lui allait parfaitement. Il dutdélibérément et consciencieusement « se faire beau », comme diraitune petite pensionnaire.

Ayant ainsi mis la dernière main à sa grande « renonciation »,il se dirigea, semble-t-il, droit vers l’hôtel Lummidge, où ildemanda à voir la Dame de la Mer.

Elle s’était retirée dans son appartement. Ce fut du moins laréponse que Parker fit au portier, et que celui-ci transmit, avecune réserve glaciale, à Chatteris, qui s’emporta aussitôt.

– Dites-lui que je suis là.

– Miss Waters est dans ses appartements, – répéta le portieravec une officielle sévérité.

– Voulez-vous, oui ou non, lui dire que je suis là ? –gronda Chatteris, qui devenait blême.

– Quel nom, Monsieur ? – demanda le portier, qui céda,explique-t-il, pour éviter « du fracas ».

– Chatteris. Dites que je tiens à la voir tout de suite, vousentendez, tout de suite !

Le portier fit mine de monter trouver Parker, et revint jusqu’àmi-chemin. Il aurait donné beaucoup pour ne pas être de service…Mais le directeur était sorti. À cette heure-là, d’ordinaire,l’hôtel était calme. Il se décida, en fin de compte, à s’acquitterde sa commission. En relatant son insolite message il éleva lavoix.

La Dame de la Mer entendit le colloque et, de sa chambre, appelaParker. La situation devenait critique.

Je suppose que la fidèle Parker dut, soit soulever sa maîtressedans ses bras, soit l’aider suffisamment à se transporter elle-mêmesur le sofa du petit salon, où elle l’enveloppa d’un vaste châle.Pendant ce temps, le portier se morfondait sur le palier ;priant, sans espoir d’être exaucé, pour le retour du directeur.Chatteris bouillait d’impatience dans le vestibule.

C’est à ce moment que nous avons un fugitif aperçu de la Dame dela Mer.

– Je l’ai vue, – raconta le portier, – par l’entrebâillement dela porte, quand sa garde revint. Elle était soulevée sur ses mainset tournée vers l’entrée… comme ça… avec un air exactement commeça…

Et le portier, qui avait le type irlandais, un nez court, lalèvre supérieure très large, le reste à l’avenant, avec une denturequi ignorait les dentistes, projetait soudain sa face en avant,écarquillait les yeux, courbait lentement sa bouche en un sourirefigé, et demeurait ainsi jusqu’à ce qu’il jugeât l’effetentièrement produit.

Parker, une légère rougeur aux joues, mais écrasant résolumenttoutes ces simagrées anormales sous le poids de l’ordinairebanalité, apparut soudain devant lui. Miss Waters consentait àrecevoir M. Chatteris pendant quelques minutes. Elle prononça un «miss Waters » emphatique, d’autant plus emphatique qu’il contentaitsa désapprobation ; bref, un « miss Waters » d’une emphase quiétait une protestation.

Et Chatteris, pâle et résolu, monta vers la Dame qui l’attendaitsouriante. Personne n’assista à leur entrevue, personne ne futtémoin de ce premier moment où ils se retrouvèrent, personne, sinonParker, de qui assurément la présence était indispensable en cesscabreuses circonstances. Mais Parker est muette ; Parkers’obstine dans un silence que même des rubis ne pourraiententamer.

Je ne sais que ce que je tiens du portier.

– Aussitôt que je lui eus communiqué que miss Waters étaitvisible et qu’elle consentait à le recevoir, – raconte le digneserviteur, – il se précipita quatre à quatre, que c’en étaitoutrageant. C’est un hôtel convenable, ici, un hôtel de famille.Bien sûr, on voit des fois, même ici, des choses drôles, mais…Comment vouliez-vous que je retrouve le directeur pour leprévenir ? Et qu’est-ce que je pouvais faire de ma propreautorité ? La porte resta ouverte un moment, pendant qu’ilscausaient, et puis on la ferma. C’est sa garde qui est venue lafermer d’elle-même, je parierais.

Je poussai l’audace jusqu’à poser au portier une questionignominieuse.

– Impossible de rien entendre de derrière la porte, – répondittranquillement l’homme. – D’ailleurs ils se mirent tout de suite àchuchoter.

2.

Et ensuite…

Il était environ une heure moins dix quand Parker, prenant,comme personne au monde ne pouvait le faire, une attitude naturelleet digne, empreinte du plus parfait décorum, descendit demander –requête inconcevable – qu’on amenât le fauteuil roulant.

– Et je l’amenai ! – déclara le portier avec une gravitéinimitable.

Puis, m’ayant laissé le temps d’apprécier toute la significationde son acte, il ajouta :

– Ils ne s’en sont même pas servis !

– Vraiment ?

– Vraiment ! Il la descendit dans ses bras.

– Et il la porta comme cela jusqu’au bout ?

– Jusqu’au bout.

Il est difficile de le suivre dans la description qu’il fait dela Dame de la Mer. Elle était toujours enveloppée de son châle,semble-t-il, et elle avait « l’air d’une statue », – sans qu’onvoie trop ce qu’il veut dire par là, ni qu’on puisse supposerqu’elle fût inerte ou paralysée.

– Elle avait tout à fait l’air d’une statue, – affirma leportier, – d’une statue qui serait vivante.

Un de ses bras était nu et la masse d’or mouvant de ses cheveuxtombait sur ses épaules.

– Lui ? – me répondit le portier, – on aurait dit,voyez-vous, un homme qui serait remonté, comme un ressort. D’unemain, elle lui caressait les cheveux, oui, les cheveux, en passantles doigts dedans ! Et quand elle vit l’air que je prenais,elle renversa la tête en arrière et se mit à rire… comme si elleavait voulu dire : « Hein ? je le tiens ! » Elle m’éclatade rire au nez. Oui, Monsieur ! Un vrai fou rire !

Je restai un moment silencieux, essayant de me représenter cetextraordinaire tableau. Une idée me frappa.

– Et lui, riait-il aussi ? – questionnai-je.

– Dieu nous bénisse, Monsieur ! S’il riait ? Ah !non, alors !

3.

Notre histoire, en ce qui concerne les faits précis, se terminesur ce tableau, qui s’évanouit quand Chatteris et son fardeauquittent le pan de lumière projeté par le vestibule de l’hôtel.

On se représente la terrasse déserte des Leas, déserte commepeut seule l’être, à une heure aussi avancée de la nuit, uneterrasse devant la mer, et toute baignée d’une clarté livide parles globes électriques incandescents.

Sur le perron de l’hôtel, au milieu d’une vaste rangée defaçades blanchâtres, se dresse, unique forme vivante dans letableau, la silhouette sombre du portier scrutant, d’un air hébété,le tiède et lumineux mystère de la nuit qui vient d’engloutir laDame de la Mer et Chatteris.

On a ménagé sur le devant des Leas une sorte de véranda où,pendant la saison d’hiver, joue une symphonie d’instruments àcordes. Tout près de là, un escalier dégringole en pente rapidejusqu’à la route du bas. C’est par cet escalier que Chatteris et laDame durent descendre, abandonnant cette vie pour un inconcevableinconnu. Il me semble les voir se hâter, et, à coup sûr, bien qu’ilne dût pas être en humeur de rire, on n’aurait plus remarqué surses traits, à présent, ni doute ni résignation. Indiscutablement,il savait maintenant ce qu’il voulait, il était sûr de lui-même,pour quelques instants du moins, et, dans cet état, il ne pouvaitéprouver aucun sentiment de misère ni de regret, bien que quelquesenjambées encore le séparassent seulement de la mort.

Dans la molle douceur du clair de lune, il la portait, vigoureuxet beau, dressé de toute sa taille dans son vêtement blanc, latenant à pleins bras, le front penché sur la blanche épaule de saconquête dont les cheveux magnifiques lui frôlaient les joues.Elle, je suppose, lui souriait, le caressait, le berçait du murmurede sa voix. Un moment, ils durent être éclairés en plein par lalampe électrique plantée à mi-hauteur de l’escalier ; puis lanuit, à nouveau, se referma sur eux. Il dut encore traverser avecelle la route où s’entrelaçaient les ombres des arbres, franchir,par le sentier en lacet, les fourrés d’arbustes qui bordent l’autrecôté du chemin, et il arriva enfin sur le rivage où la clarté de lalune ne projetait d’autre ombre que la leur.

Personne n’assista à cette dernière descente, pour nous dire siChatteris jeta un regard en arrière avant de s’engager dans lesflots phosphorescents… Il dut nager un certain temps à côté d’elle,puis cesser de nager… Bientôt il disparut, et plus jamais on ne lerevit dans le gris univers des hommes.

Regarda-t-il en arrière ? Je me le demande. Oui, pendant uncertain temps le mortel et la divinité marine qui était venue leravir nagèrent de conserve, avec le ciel au-dessus d’eux etentourés par les flots de tous côtés, enivrés de clair de lune etdu charme magique des eaux phosphorescentes. Ce n’était plus lemoment pour lui de songer à la vertu, aux honnêtes devoirs qu’illaissait derrière lui, pendant qu’ils glissaient ensemble versl’inconnu.

Sur l’issue du voyage, nous ne pouvons nous livrer qu’à desconjectures. Fut-il à la fin saisi d’une soudaine horreur. Eut-iltout à coup conscience de son immense erreur ? Ou bien,exhalant tardivement un repentir vite étouffé, fut-il fougueusementet terriblement précipité vers d’insondables profondeurs ? Oubien fut-elle, jusqu’à la fin, adorable et tendre, l’entoura-t-elleamoureusement de ses bras pour l’entraîner dans l’abîme, en uneextase éperdue de volupté mortelle ?…

Nous ne saurions pénétrer d’aucune façon ces mystères. À lamarge des flots au murmure alliciant[1] ,l’histoire de Chatteris doit nécessairement prendre fin.Contentons-nous, comme on place un cul-de-lampe à la fin d’unchapitre, d’ajouter ici, en guise d’épilogue, l’incident dupoliceman.

Cet agent, arpentant par devoir la plage, aux premières heuresdu jour, aperçut tout à coup un châle, au moment où la maréemontante l’atteignait. Ce n’était pas un châle du genre de ceux queles gens du peuple perdent parfois, c’était un châle riche etsoyeux. Perplexe, inquiet, le châle sur le bras, l’agent, salanterne à la main, explora du regard la plage déserte et blanche,les buissons obscurs et les flots infinis… Cet abandon d’un objetluxueux et confortable s’expliquait difficilement.

– À quoi songent les gens ? – se demanda ce naïf citoyend’un monde banal et simple. – Que signifient de pareilleschoses ? Jeter un châle de cette qualité !…

La lune rougeâtre se posait sur l’horizon, vers le sud, où danstout le ciel une planète seule scintillait. Des pieds de l’agentpartait un ruban de lumière miroitante qui allait se perdre au bordextrême du firmament obscur. De chaque côté de cette splendeur, lanuit se trouait par instants de lueurs phosphorescentes. Au large,des feux de navires brillaient, vifs et jaunâtres. Un bateau depêche se silhouetta en noir à travers le miroitement de lumière,sortant du mystère pour y rentrer aussitôt. Le phare de Dungenesspiquait, comme une pointe d’épingle, son feu rouge dansl’ouest ; vers l’est, l’éclat infatigable du phare perché surle Gris-Nez tournait dans le ciel, s’évanouissait, reparaissaitsans trêve, – pendant que, sur le rivage, l’agent et sa lanternepromenaient leur fugitive curiosité devant la vaste et mystérieusesérénité de la nuit.

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Tags: H. G. Wells