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Mister Flow

Mister Flow

de Gaston Leroux

Chapitre 1

 

Mon audace et mon bonheur dans les jeux les plus redoutables (voir code pénal…) m’ont valu l’admiration universelle. Cependant, mon cas, s’il n’était à s’évanouir d’épouvante, serait tout à fait bouffon, et, parmi toutes les tempêtes qu’il a soulevées, je songe à la tempête de rires qui m’accueillerait si l’on savait toute la vérité.

(Extrait des confessions de L’Homme aux cent visages.)

Ô vous, mes jeunes confrères du barreau, qui fréquentez encore les conférences « Colonne », lirez-vous jamais ces pages où je retrace ma véridique histoire qui est bien la plus inouïe qui se puisse concevoir ? Je le souhaite pour vous, car elle est instructive… Mais vous ne la connaîtrez, je l’espère bien, qu’après ma mort, qui est la moindre catastrophe qui me guette… Hélas ! je sens derrière ma porte l’effroyable aventure prête à me ressaisir dans son ahurissant tourbillon, à m’arracher à cette courte station où je m’essaie à vivre sous mon dernier masque (le cent unième), celui de l’honnête homme… Justes dieux ! ne m’avez-vous accordé qu’une étape dans cette course à l’abîme ?…

(Du même.)

Ici, l’auteur, ou, pour mieux dire, lecompilateur, celui enfin qui a eu la singulière chance de posséderd’une façon toute passagère les papiers secrets de l’Homme aux centun visages (qui n’est pas mort), prend sur lui desupprimer deux ou trois pages de considérations philosophiquesparfaitement inutiles sur la fragilité des destinées humaines etsur le peu d’importance de l’Intention en face del’Événement.

Rentrons vite au palais avec le « chermaître ». Je vous livre son manuscrit…

** *

Renvoi après vacations… Renvoi aprèsvacations.

Une fois de plus, le vieux palais deSaint-Louis se vide… Encore une année écoulée. La troisième depuisque j’ai prêté serment, depuis que je me suis, pour la premièrefois, approché de la barre avec la même dévotion que, plus jeuneencore, je m’étais approché de la Sainte Table et peut-être avecplus de crainte.

Ne me fallait-il pas, une fois de plus,renoncer au Démon, à ses pompes et à ses œuvres ?Résumons : renoncer, pour des années, à l’argent quiest tout, surtout pour un jeune homme qui n’a rien et qui a étéélevé assez mollement dans cette bonne société bourgeoise de laFrance d’il y a vingt ans, la plus aimable de l’univers.

J’avais de l’esprit, des manières, du penchantà l’étude pourvu qu’elle me parût agréable. Tout ceci pouvait memener à bien, si mon père ne se fût ruiné, du jour au lendemain,dans une entreprise dont il conçut tant de chagrin qu’il en mourutau bout de l’an. Ma mère, d’origine anglaise, qui l’avait toujoursbeaucoup aimé, ne lui survécut point et je restai sans un sou avecmon grade de docteur en droit, une répugnance invincible pour lesgrimoires et une éloquence assez naturelle dans les sujets qui nedemandent nul effort. Je ne doutai point que la politique meréussît. Mais, en attendant, comment vivre ?… Un jeune maîtredoit être à son aise, faire un long stage chez l’avoué ou dans uncabinet renommé et surtout ne point « faire d’affaires ».Défense aussi de les chercher. « Soyons dignes. » Cesmessieurs du Conseil ont raison. Le Privilège ne vaut que par lesgaranties qu’il donne aux clients. À moi de choisir une autreprofession. Mais je n’ai que mon bavardage. Qui en veut ?…

Mes besoins m’ont enlevé toute timidité, et maconscience, au régime de la faim, a perdu quelque peu de sa vertuet de sa tendresse. Les Méditations sur les vraies et les faussesidées de la Justice sont d’une belle lecture, et elles nemanqueront point de me servir quand je serai garde des Sceaux. Enattendant, j’ai raclé, avant-hier, cent francs à une marchande desquatre-saisons qui avait eu une explication, assez orageuse, avecun gardien de la paix. Je ne lui ai point volé son argent, car jel’ai à peu près tirée d’affaire. Le malheur pour moi est qu’il m’afallu donner cinquante francs au « gagiste » du palaisqui avait examiné sa feuille au coin d’un couloir et lui avaitdemandé si elle n’avait pas d’avocat. Justement, je passais, commepar hasard. Un signe discret. L’illustre maître écoutait cettefemme en peine. Provision… honoraires à verser d’avance… « Lesrèglements de notre Ordre, madame, nous interdisent d’ester enjustice… Merci pour le fafiot… » Certains« gagistes » sont d’une rapacité !… Et puis,dangereux !… C’est un coup à passer devant le Conseil del’ordre !

J’ai encore quinze francs au fond de ma pocheet mes clefs… Mes pas font un bruit honteux dans les couloirsvides.

Ces vacances sont immenses. On croit qu’ellesn’ont que deux mois : elles en ont quatre. Elles commencentavant les « vacations » et durent longtemps après. Onrenvoie les affaires dès la fin juin. Au mois de juillet, un grandavocat se diminue s’il se montre en robe dans les couloirs. À lafin de ce même mois, on l’y voit en veston. Il montre déjà sa tenuede campagne. Il va partir. Il part. Il ne reste plus que sessecrétaires pour demander quelques remises qu’on ne lui refusejamais. Un avocat qui fait encore son métier à cette époque est uncroquant.

Je suis un croquant. J’ai ma robe. Je ne laquitte pas. On ne voit qu’elle de la galerie de Harlay aux couloirsde la correctionnelle. Peut-être quelqu’un en aura-t-il besoin pourvingt francs, pour dix francs, pour cent sous ! Je fais pitié,même aux gardes du palais qui tournent la tête.

Je pénètre dans les chambres correctionnellesdes vacations. Elles ne sont plus que deux où l’on expédie, en cinqsec, de petits délits de rien du tout, de petites affaires où iln’est besoin ni d’interrogatoire, ni de témoignages, ni deplaidoiries, ni de jugements longuement motivés. Pour ces petitesaffaires, il y a de petits avocats qui se lèvent, soulèvent leurtoque, s’inclinent et disent : « Je demande l’indulgencedu tribunal ! » Ils sont désignés« d’office ».

Moi aussi, je me suis inscrit« d’office » pendant les vacances. Cela me fait penserque j’ai reçu deux ou trois feuilles ce matin.

Allons faire un tour au parquet ; il yfait frais. Je demanderai communication des dossiers. Je bavarderaiavec les employés. Quelquefois, on trouve un bon tuyau par là… Maison est tellement surveillé, dénoncé… Le meilleur encore est degraisser la patte aux gardiens-chefs des prisons quand on veut sefaire valoir auprès d’un criminel, d’un vrai ! Hélas ! lapremière mise me manque, et puis nous ne sommes pas dans lasaison !… Avec les bonnes sœurs à Saint-Lazare, un ostensoirun peu là ne faisait pas mal non plus dans le tableau ! Maistout cela, ça n’a jamais été pour moi. Je suis zéro et il me fauttout.

Quelles pauvres choses on me passe augreffe ! Le dossier le plus important, écoutez cela !C’est celui qui a le plus de chance de mettre en valeur ma hauteéloquence : « Vol et abus de confiance » : undomestique qui a volé une épingle de cravate à son maître. L’hommene nie pas. Il a été pris sur le fait ; un imbécile par-dessusle marché. Il s’appelle Charles Durin.

Et voilà !

Et pourtant, il y a des coups decouteau ! Ils ne sont jamais pour moi ! Des crimesmagnifiques, des escroqueries étourdissantes ! Jamais époquejudiciaire n’a été plus fertile en miracles. Ouvrez un journal. Dela première à la dernière colonne (dernière heure mise à part etpublicité), ça n’est qu’exploits d’apaches du grand monde !Car les autres n’existent plus… Ils ont déserté les bouges etremisé leurs casquettes. Ils ont appris à danser et s’habillentplace Vendôme. Et qu’est-ce qu’on voit comme danse de colliers deperles !… comme nettoyage de bijouteries ! Et dans lesbanques, dans les grandes maisons d’affaires, les lauréats del’École de commerce, ce qu’ils s’offrent comme comptabilité !…Des millions disparus aux courses ! Un employé à dix-huitmille fait la pige au « mutuel » sur le« carnet » des books ! Et les grandes dames quiépousent les gigolos ! Et les gigolos qui étranglent lesgrandes dames entre deux jazz ! La police n’a plus assezd’inspecteurs, les inspecteurs n’ont plus assez de menottes. Maismoi ? Rien… Épingle de cravate !… Charles Durin,domestique, vol et abus de confiance… Ah ! ce n’est pas encorecelui-là dont on verra la photo dans les journaux, au-dessus decelle de son avocat !…

Allons tout de même lui faire une petitevisite. Je vais demander au juge un permis de communiquer…

Eh bien, j’en reviens. Ça n’a pas étélong !… Une tête d’idiot, pas même. La plus parfaiteinsignifiance. Il regrette… Il ne savait pas ce qu’il faisait…« Ça lui a pris comme ça », paraît-il, de vouloir chipercette épingle de cravate. Il m’a demandé s’il n’y avait pas unemaladie pour ces choses-là ?… Il a fallu que je lui dise lenom de la maladie. Il s’est mis à chialer… « Ah ! laguillotine ! La guillotine pour monkleptomane ! »

J’ai entendu des vieux parler avec une émotionattendrissante de leurs années de Quartier latin, lorsque la vies’ouvrait devant eux, riche d’espoirs. Je les ai interrogés ;certains n’étaient guère, à cette époque, plus dignes d’envie quemoi et ne savaient point davantage où diriger leurs pas. Quand ilsparlent de ces heures de basse inquiétude comme s’ils lesregrettaient, je suis persuadé qu’ils mentent.

Je ne connais point de supplice plus cruel quecelui de se sentir capable de tout, sans savoir exactement de quoi,et de ne pouvoir s’accrocher à rien. Journées abominables. Rentréesdu soir écœurantes dans les deux pauvres pièces qui, au coin de larue des Bernardins, constituent le domicile du « chermaître ». Je me jette tout habillé sur mon lit, dégoûté detous et en particulier de moi-même.

Le bruit d’une machine à écrire, dansl’appartement d’à côté. Ce sont deux sœurs qui vivent là :Nathalie et Clotilde. Nathalie est sténo-dactylo, pas très jolie.Elle travaille pour les agences de la rue Henner. Copiesdramatiques. Clotilde suit les cours de l’école de droit. Elles’est déjà fait inscrire au barreau. Il ne nous manquait plus queça : les femmes ! Une confiance prodigieuse en elle-même,dans son travail, dans sa persévérance. Elle vous ditcarrément : j’arriverai. En attendant, pour vivre, elle faitde la copie, elle aussi, pour messieurs les auteurs. Et c’esthonnête ! Quelle époque ! Elles ont un frère que jeconnais, qui est danseur au Cambridge, et qui va épouser unevieille dame. Il y a eu une scène, l’autre jour. Elles l’ont fichuà la porte. Le frère a raison. Surtout s’il tue la vieille dame etme prend pour avocat. Je sens que je le ferai acquitter…

Ce matin, j’ai reçu un mot de mon client. Ildemande à me voir cet après-midi. Encore un qui ne s’en faitpas ! En sortant de ma pension – c’est un vieil oncle qui lapaie – je suis allé faire un tour au jardin du Luxembourg. Pastraîné. Les Reines de France me portent sur les nerfs, et j’aipleuré en regardant les petits bateaux des gosses sur la pièced’eau. Ah ! je voudrais aller aux bains de mer ! Je neconnais pas Deauville. Il me semble que je n’arriverai jamais àsortir du Quartier latin. Ah ! la rueMonsieur-le-Prince !… Comment ont-ils fait, les illustresancêtres ? Je suis allé une fois chez Laveur. On m’a montré laplace où Gambetta commençait à raconter des histoires autour de sonassiette à soupe. Gambetta !… que serait-il resté de cetteoutre d’éloquence s’il n’avait pas eu une occasion :l’Empire !… Maintenant, on veut un dictateur et on ne veutplus de discours… Qu’est-ce que je fais au monde ?…

Depuis deux jours la « Remington »s’est tue, de l’autre côté de mon mur. Ces demoiselles sont partiesen vacances. C’est Mlle Clotilde qui m’a annoncé cette bonnenouvelle. Elles sont extraordinaires : elles s’offrent deuxmois de congé tous les ans dans « leur villa deLion-sur-Mer ». J’ai demandé à mon confrère en bas desoie-imitation de m’inviter. Elle m’a répondu en riant qu’il n’yavait qu’une chambre dans leur villa : « Je coucheraidans le salon ! » Mais il n’y a pas de salon dans leurvilla, ni de salle à manger. Il n’y a que deux pièces. Et elle m’asorti une photo de leur propriété, car cela leur appartient !…Une cabane qu’elles ont construite avec des caisses d’épicerie etdu papier goudronné, dans un repli de la dune, avec un jardinpotager, ma chère !… où il ne pousse que des coquilles demoules. Elles sont parties, folles de joie…

Moi, je suis resté à cirer mes chaussures.Aujourd’hui, je revois mon client. Interrogatoire chez le juge. Ilse remet à chialer. C’est une fontaine, ce bonhomme-là ! Lejuge d’instruction a reçu une lettre du patron volé. C’est unmonsieur très bien, un English, un baronnet qui, du fond del’Écosse où il est retourné nourrir sa neurasthénie, trouve letemps de s’intéresser encore à sa fripouille de valet de chambre.Il supplie le juge d’avoir pitié d’un moment d’égarement, de sapart à lui, le baronnet. Il n’eût jamais dû déposer de plainte.C’est lui, le coupable ! Est-ce qu’il devait exposer sonépingle de cravate à la convoitise de son domestique ? Il veut« sauver son âme ». Ah ! ces presbytériens ! Àsa sortie de prison, il reprendra Durin à son service. S’il n’étaitretenu à Édimbourg par des affaires considérables, il eût déjàretraversé le « channel », mais il sera en France au moisd’octobre. Il demande à Durin de lui pardonner, et il lui envoieune Bible.

Le juge rigole. Durin a rouvert ses écluses.On traînera l’affaire jusqu’au mois d’octobre. Le baronnet viendraréclamer son homme. On le lui rendra avec six mois de prison etsursis (première condamnation). L’avocat n’aura même pas à selever : « Affaire entendue, maître. »… Je f… le campen claquant la porte.

Le lendemain, encore une lettre de Durin. Labarbe ! Je décachette : « Maître, je voudrais vousdire un petit mot pour vos honoraires. »

On ne connaît pas son cœur. J’aime Durin. Jecours. Je voudrais être déjà en sa présence ; je ne peux plusme passer de lui !… Il m’a été envoyé par la Providence dontil est, en ce moment, le plus utile accessoire. Je trouve un autreDurin. Il ne pleure plus. Je ne le reconnais plus. Il a l’airintelligent. Il me prie de m’asseoir. Que dis-je ? ilm’ordonne de prendre place devant lui. Et c’est moi qui ai l’air derecevoir mon avocat dans sa prison. Il met au net ma petiteaffaire : ça n’est pas long. « Monsieur, j’ai eu tort dene pas vous parler d’honoraires tout de suite. Vous seriez venuplus tôt à mon appel. » J’interromps, très intimidé :« Je suis désigné d’office. Il ne saurait être questiond’honoraires.

– Tu blagues, Charles ! Mettons qu’il nesoit question que de ma reconnaissance pour le petit service que jevais vous demander.

– De quoi s’agit-il donc, monsieur ?

– J’ai lu dans vos yeux que vous vous ennuyiezà Paris et que vous ne seriez pas autrement fâché d’aller faire unpetit tour à Deauville ! »

Je sursaute. Il sourit. Il ne sait pas combienil tombe juste. C’en est accablant. Il regarde mes chaussures et ilcesse de sourire. Le voilà attendri de pitié. Connaissant safacilité pour les larmes, je coupe court, rouge jusqu’auxoreilles :

« Monsieur, j’adore Paris,l’été ! » Il hausse les épaules : « Alors, neparlons plus de rien. » Je sue à grosses gouttes. Je sens quej’ai perdu tout droit à sa reconnaissance, je sens aussique si la conversation ne s’arrête pas là, elle va aller très loin, la conversation. Plus loin, beaucoup plus loin que lesrèglements de l’Ordre ne le permettent. Cet homme a un service à medemander, un service que moi, son avocat, je n’ai pas le droit delui rendre. Je n’ai plus qu’à me sauver…

« Mille francs ! » dit l’homme.Je râle : « mille francs, pour quoi faire ? »« Pour aller à Deauville.

– Décidément, vous y tenez !

– Oui ! j’ai là-bas, en ce moment, uneamie… une amie très bien… une femme du monde ! Mon Dieu,monsieur, vous êtes mon avocat, c’est-à-dire mon confesseur, jepeux tout vous dire.

– Tout !

– Cette femme du monde a eu des faiblessespour moi…

– Mes compliments !

– Depuis qu’elle me sait arrêté, elle doitêtre dans les transes.

– Dame ! si elle vous aime.

– Je ne doute pas de son amour, mais ce n’estpas de cela qu’il s’agit. J’ai des lettres d’elle, des lettresassez compromettantes, des photos, quelques-unes assez intimes, carje suis photographe à mes heures et j’ai le sentiment de l’art. Sices documents tombent entre des mains étrangères ou, plussimplement, dans le dossier de l’enquête, cette femme est perdue…Dans ma détresse, je ne pense qu’à elle. Il s’agit de lui reportertout cela, monsieur, dans le plus grand mystère. Levoulez-vous ? »

Je regardais mon homme en dessous.« Savez-vous que vous agissez là comme un vraigentleman ?

– Mon cher maître, si j’avais voulu la faire« chanter », je ne me serais pas adressé àvous !

– Merci. » Nous nous sommes compris.« Quand partez-vous ?

– Quand j’aurai les lettres et les photos.

– Naturellement, je n’ai pas besoin de vousdire que je n’ai pas tout cela dans ma poche… Cette personne etmoi, nous nous rencontrions dans un petit entresol de la rueChalgrin, près de l’avenue du Bois.

– Je connais, quartier chic. Cette damefaisait bien les choses…

– Pour qui me prenez-vous ? répond Durin.Je suis là-bas chez moi. J’en ai seul la clef. Je vais vous ladonner. Entresol porte à droite. On ne parle pas auconcierge. Mais s’il vous questionnait, ce qui m’étonneraitbien de sa part, vous diriez que vous êtes envoyé par M. VanHousen, lequel vous a confié la clef. Vous voyez comme c’estsimple !

– Après ?

– Après, vous raflerez dans l’appartement etdans les tiroirs ce que vous y trouverez, photos et papiers, vousglisserez le tout dans votre serviette et demain vous mel’apporterez ici. J’en ferai le tri et vous donnerai le paquet quevous devrez porter à Deauville.

– C’est tout ?

– Non ! » Et il sortit de ladoublure de son veston deux petites clefs qui tenaient dans lecreux de sa main. « Celle-ci est la clef de l’appartement,celle-là ouvre le divan du petit salon. Comprenez. Vous soulevez lafrange du divan, tâtez jusqu’à ce que vous ayez senti l’emplacementd’une serrure. Ouvrez. À l’intérieur du divan, vous trouverez unsac de voyage assez coquet. C’est un cadeau auquel je tiensbeaucoup.

– Décidément, vous êtes un don Juan, monsieurmon client !

– Vous ne croyez pas si bien dire. Ce sac estplein de souvenirs qu’il serait cruel, pour bien des familles, degaspiller. Heureusement que j’ai le secret de sa fermeture et quej’ai pensé à vous pour me garder le précieux objet jusqu’au jour dema sortie de prison.

– Ah ! par exemple ! Vous avezcompté que je transporterais chez moi… Mais vous ne savez pas ceque vous me demandez là ? Vous voulez donc briser macarrière ? Les règlements de l’Ordre sont formels. »

À ces mots, il éclata de rire.

« Elle est belle votrecarrière ! »

Il avait une figure à gifles et regardait ànouveau mes chaussures.

« Elle vaut la vôtre !m’écriai-je.

– Je ne me plains pas de la mienne !Écoutez, faites ce que je vous dis. Personne ne le saura. Vousaurez rendu service à bien du monde… et vous aurez gagné deux millefrancs… »

Oh ! ce Durin ! il avait encore unefois changé de physionomie… le Durin des deux mille n’était plus leDurin des mille… Il avait quelque chose de plus… commentdirais-je ? enfin de plus irrésistible.

« Cent louis ! ajouta-t-il trèsfroidement, que vous toucherez ce soir. » Il ne regardait plusmes chaussures. Il semblait déjà penser à autre chose. « Ehbien ? fit-il tout à coup, comme s’il se ressouvenait quej’étais là.

– Eh bien, comment les toucherai-je ?

– Vous avez besoin de vous faire faire labarbe, mon cher maître ! Allez donc chez Gloria, au coin de larue Vivienne. Vous demanderez Victor. Vous lui donnerez ce petitpapier et deux francs de pourboire, et lui, il vous donnera deuxmille francs. Et maintenant, à demain, à la même heure, et nepensez plus à vos « règlements » que pour vous dire quesi vous les avez violés, c’est pour l’honneur desdames ! »

Je suis sorti de là avec les clefs et unmorceau de papier où étaient tracées quelques lignes danslesquelles je ne démêlai bien que ces deux mots : « Centlouis. »

Pour le moment, ils me suffisent, je ne veuxpas réfléchir. Joseph de Maistre a dit : « L’un se marie,l’autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser lemoins du monde qu’il ne verra pas ses enfants, qu’il n’entendra pasle Te Deum et qu’il ne logera jamais chez lui.N’importe ! tout marche et c’est assez ! » Moiaussi, je marche… je marche vers la rue Vivienne.

Magasin de coiffeur à la mode. Victor est trèsdemandé. Je dois attendre. Enfin, voici mon tour. Je lui glisse monpapier. Il le lit :

« Entendu », dit-il, et il me passeun peignoir.

« Nous allons faire tomber toutça !

– Hein ? tout ça, c’est ma barbe.

– Je vous assure que ça ne se porteplus ! » Je veux faire quelques objections ; ilricane et me souffle dans le cou :

« Ordre dupatron ! »

Je laisse faire, anéanti. Il paraît queM. Victor et moi nous avons maintenant le même patron. Je merelève avec une figure neuve. Victor m’a laissé, sous le nez, unepetite brosse à la Charlot. Mes confrères ne me reconnaîtraientplus. Et je ne m’en réjouis pas. J’ai l’air de m’être déguisé pourfaire un coup ! Est-ce que ce n’est pas ainsi que la chose seprésente ? Si ça tourne mal, s’il y a un accroc, je ne puisauprès du Conseil plaider l’inconscience. Ayant consenti à cemasque, je me laisse engager dans la bande. Quellebande ? Ah ! ça, est-ce que je n’ai pas le droit,comme tout le monde, de me faire raser ?

J’ai vidé mes poches et donné les quarantesous de pourboire. Victor sort son portefeuille et me donneostensiblement les deux mille francs.

« Je crois que ça fait le compte. Nem’envoyez pas trop tard les ordres pour Deauville. J’irai au GrandPrix. Vous me trouverez à ma place habituelle. »

Il me reconduit jusqu’à la porte.

« Allez vous nipper ! »

Victor travaille chez les books. Il a uneclientèle très riche, des gens de Bourse. Je lui fais honte, avecmes guenilles.

Deux mille francs ! Deux millefrancs !… Il me semble que je vais pouvoir acheter tout Paris.En attendant, je m’offre une paire de souliers. Et puis, j’entredans un grand magasin des boulevards. J’ai une taille mannequin. Ily a du « tout-fait » là-dedans qui m’ira comme un gant.Deux heures plus tard, je suis devant mon armoire à glace en extasedevant une poupée de vitrine. « Oh ! le charmant petitjeune homme », méconnaissable mais tout à fait ridicule.

Et maintenant, costumé, je vais jouer monrôle ? Voici l’heure. Et voici la rue Chalgrin. Le soir esttombé. Je me glisse sous la voûte de l’immeuble et je passe commeune ombre devant la loge du concierge. Escalier désert. Quelquesmarches. La porte à droite. Ma main tremble sur la clef. Deuxtours. C’est fait. J’entre et je m’enferme. Je halète. Plein noir.Quelques secondes de repos où je n’entends que mon cœur qui bat àgros coups sourds. Je frotte une allumette. Je n’ose pas tourner lecommutateur. Dans la première pièce, sur une petite table-bureau,j’aperçois dans un plumier un bout de bougie à côté d’un bâton decire à cacheter. C’est tout ce qu’il me faut. Et je m’abats sur unfauteuil, les membres ballants.

Pourtant je ne suis ni un voleur ni uncambrioleur. Je suis ici sur la prière du locataire. En touteconscience on n’a rien à me dire. Même devant le bâtonnier, jepourrais encore plastronner : « Entendu, monsieur lebâtonnier, il y a les règlements ; mais à côté de l’avocat, ily a l’homme, l’honnête homme qui est venu ici pour sauver l’honneurd’une mère de famille ! »… Gratuitement, j’accorde àcette femme des enfants. Enfin, elle pourrait en avoir. Mon rôle endevient plus attendrissant, plus héroïque. Au fond, quand on songeà ce que je risque, c’est sublime ce que je fais là ! Alors,redresse-toi, maître Rose (ce nom de fleur m’appartient), et achèveles gestes nécessaires.

Vingt minutes après, j’étais paré. Photos etpapiers dans ma serviette, le sac de voyage à la main (un peu lourdle coquet petit sac de voyage), je refermais la porte et je filais,non certes comme un héros fier du devoir accompli, mais commequelqu’un qui eût donné vingt-cinq louis sur les cinquante qui luirestaient pour n’être aperçu de personne et surtout pour fairetaire cette insupportable voix qui lui sonnait aux oreilles cetaffreux carillon : « Tu en es ! Tu en es !Tu en es ! de la bande de van Housen ! Si, aprèscela, le patron n’est pas content de toi ! »

Mais la Providence veille, la Divine. Et jeréintègre mon taudis de la rue des Bernardins sans que personnepuisse se vanter de m’avoir rencontré ; à bout de forces,hissant à mon quatrième étage le damné petit sac de voyage. Et jeme suis endormi d’un sommeil de plomb.

Le lendemain matin, les petits oiseauxchantaient dans les arbres devant Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Jepoussai ma fenêtre. Un franc soleil éclairait les morceaux de mamascarade. Je me plongeai la tête dans la cuvette et je me mis àréfléchir. Il était temps.

Hier, mon garçon, je crois que tu as faitl’imbécile. À la suite de cette petite histoire tu vas être accablésous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis,privé de ta liberté, accusé de rapine et peut-être de complicité dechantage. Pour sortir honorablement de tout ceci, va donc bravementte jeter aux genoux de ton bâtonnier !

On ne devrait jamais réfléchir dans la vie,parce que cela ne sert à rien. Je pense, maintenant, que c’estseulement au moment où j’irai me jeter aux genoux de mon bâtonnierque mes ennuis commenceraient, car, à cette heure, il n’en estpoint question. Je suis habillé de neuf. J’ai encore mille francsdans ma poche qui ne doivent rien à personne, je me conduis engalant homme et je vais faire un petit voyage à Deauville pendantlequel je me promets bien d’oublier toutes les misères du Quartierlatin !

Et je devrais renoncer à tout cela, parcequ’en dépit des règlements j’ai transporté chez moi un sac quepersonne ne verra jamais ! Durin avait raison ; ce n’estpas chez son avocat que l’on ira chercher ses affaires !Allons, habillons-nous !… Redevenons homme du monde.

Et maintenant, je vais enfermer le sac au fondde ma malle, et il n’en sera plus question !

Je le soulève : il me paraît encore pluslourd que la veille du fait que la peur ne m’aide plus.

Tout de même, il doit y avoir là-dedans, autrechose que des objets de toilette et des lettres de femmes ! Jevoudrais bien savoir. Pourquoi ?… Mais pour mon malheur !L’homme n’est décidément satisfait que lorsqu’il se consume detristesse et d’amertume. Le destin, qui n’est pas méchant, maistaquin, lui ouvre une voie joyeuse. Il n’a qu’à la suivre. Mais unepetite boîte se trouve sur son chemin. Et il quittera tout pourouvrir la petite boîte. Nous savons ce qu’il en sort. C’est ainsidepuis Épiméthée. Imaginez que je n’aie pas ouvert le petit sacdéfendu ; il ne me serait peut-être rien arrivé d’autre qu’uneaventure amusante, du moins je me plais à le croire. Une partie deplaisir en marge de mes devoirs d’avocat, tels que les a rédigésmaître Cresson. Tandis que maintenant… oh !maintenant !…

C’est trop bête aussi, pourquoi Durin avait-iloublié de faire jouer la fermeture secrète ? Je n’ai eu qu’àfaire sauter les petites pattes retenant la toile kaki, autour dece lourd sac carré, dont elle garantissait le riche maroquin. Là,j’eus affaire à une fermeture ordinaire. J’appuyai sur le boutoncentral en tirant les charnières de cuivre. Je fus tout étonné devoir que cela s’ouvrait, mais plus stupéfait encore d’apercevoirune admirable trousse de cambrioleur !…

Peste, ma chère ! quel luxe ! Dunickel, de l’argent et un travail ! De vrais objets d’art. Despinces de toutes les grandeurs, des scies, des poinçons, desespèces de tire-bouchons dont je pressentais l’usage dans le foragedes portes, des leviers, des pieds-de-biche, différents mécanismesinconnus, les uns fins comme des ressorts de montre et enfermésdans des vases de cristal. Et puis tout un attirail pharmaceutique,de l’ouate hydrophile, du chloroforme et autres parfumeries.Ah ! l’animal ! Et voilà ce qu’il me faisait garder chezmoi !

Maintenant je riais de son audace, car cetteplaisanterie avait assez duré, et j’allais y mettre fin.

Ayant soulevé un dernier compartiment, jetrouvai un dossier assez épais que je jetai sur mon bureau !Enfin, je vais tout savoir !

Tout ! Tu sais tout ! Lesphotographies que tu as trouvées, là-dedans, ne sont point desimages de femmes, mais sous tous ses profils, dans tous ses rôles,dans ses multiples transformations, tu viens de voir l’homme quifait courir toutes les polices du monde depuis dix ans ! dontles aventures incroyables ont défrayé les chroniques des deuxhémisphères et que l’on a enterré solennellement dans « lesdernières heures » relatant le naufrage du Britannicen face d’Halifax ! C’est l’Homme aux centvisages ! dont le dernier est Durin… Durin arrêté commedomestique pour avoir volé une épingle de cravate à son maître… SirArchibald Skarlett, baronnet ex-gouverneur des provinces du Tibet,Durin, client de maître Rose, avocat à la cour d’appel deParis !…

J’étais foudroyé de joie. Depuis vingt-quatreheures, je passe par des émotions ! D’abord, courons à laConciergerie. Il faut que je voie Durin… Dans tout cela, je ne saispas quel est son vrai nom ! Mais il va me dire, il faut qu’ilme dise tout maintenant ! Il faut que l’on s’explique. Sonaffaire est très grave !… S’il s’imagine, ce garçon, qu’il valongtemps tromper la police, la justice. Déjà le juge d’instructions’est douté de quelque chose en laissant traîner l’affaire !La presse va s’émouvoir, certainement. J’y veillerai, jeconnais le petit Ruskin, du « Réveil desGaules ». Ça n’est pas un enfant… un bout de conversationavec lui et il aura vite flairé dans mon client l’Homme auxcent visages. Il faut tout prévoir ! Ah ! pour uneaffaire, voilà une affaire ! Enfin !…

Je descends mon escalier, avec mon précieuxsac. J’ai le bonheur de ne rencontrer personne. Je hèle un taxi… Jeretrouve mon Durin aussi calme que je suis agité !

« Merci, je sais que c’est fait !Vous m’apportez les photos, les lettres…

– Oui, éclatai-je, et je vais reporter lavalise chez votre ami Van Housen !… »

Il lève la tête. J’aperçois une figure féroce.« Pourquoi ?

– Parce que j’ai vu ce qu’il y a dedans !Une autre fois, vous la refermerez ! » Ils’assied :

« Inutile de reporter la valise !Elle est très bien où elle est. Vous pensez bien que j’ai pris mesprécautions pour qu’on ne la reporte plus là-bas. Elle étaittrop compromettante !

– Hein ?… » Il souriait. Je l’auraisvolontiers étranglé. « Durin, lui jetai-je, il ne faut pasjouer au plus malin avec moi ! Vous n’avez rien à y gagner. Jene vous cacherai pas plus longtemps que, pour tout le monde, votreaffaire est beaucoup moins claire que vous ne pensez ! Je saisqu’il y a un supplément d’enquête. On ne tardera pas à découvrirvotre véritable personnalité. On saura que L’Homme aux centvisages, celui que les Anglais appellent l’illustre MisterFlow, n’est pas mort ! Mais je plaiderai pour vous et jevous sauverai !…

– Non, monsieur, non !… Vous plaiderezpour Durin, domestique. N’imaginez pas une seconde que l’illustreMister Flow choisira, pour le défendre, un petit stagiaire obscur,maître Rose ! Il lui faudra un ancien bâtonnier, comme maîtreHenri Robert, ou un garde des Sceaux, comme maître de Monzie, ou unancien ministre : maître André Hesse, ou un ancien présidentde la République, comme maître Millerand. Je vois, mon petit ami,que cela vous peine beaucoup. Moi aussi. C’est pourquoi il fautsouhaiter, pour l’heureuse continuité de nos relations, quel’illustre Mister Flow ne cesse pas de faire le mort… ce qui vouspermettra de garder ma clientèle et mon sac… et ce charmant petitcomplet qui vous sied à ravir. Tous mes compliments, mon chermaître, je vois que vous n’avez pas perdu votre temps. Sans compterque Victor est un artiste ! On ne vous reconnaît plus. ÀDeauville, je vous prédis quelques succès auprès desdames ! »

Il se gaussait cyniquement de moi. Je levai,décidé à en finir :

« Je ne plaiderai, déclarai-je sur le tonde ma dignité reconquise, ni pour l’illustre Mister Flow, nisurtout pour ce grand niais de Durin qui est incapable de souleverune épingle de cravate à son maître sans se faire pincer comme unécolier. On s’est fait beaucoup d’illusions sur l’Homme auxcent visages. Je ne lui en connais qu’un. Il ne m’a pasébloui. Dans deux heures, monsieur, vous aurez votre argent, quoiqu’il puisse m’arriver ! »

Et je le regarde sans peur. Le sort en estjeté.

Il sourit. Je crois même, ma parole, qu’ils’amuse.

« Ne faites donc pas l’enfant, dit-il.J’avoue que Durin, même pour un stagiaire, n’est pas un clientreluisant. Que voulez-vous ? Les plus grands capitaines ont euleurs défaillances. L’orgueil les perd. La difficulté les tente.Ils se croient tout permis. Ce petit bijou, à la cravate de SirArchibald, n’avait d’autre valeur à mes yeux que le plaisir qu’ilme procurait, dans le moment que je l’en privais, au nez dubaronnet lui-même et de dix de ses amis, qui ne se sont aperçus derien, je vous le jure ! Mais je suis d’un naturel généreux etj’eus le tort de faire cadeau de l’objet à la femme de chambred’une amie de la lady qui avait eu des bontés pour moi. C’était unehonnête fille. Elle m’a dénoncé. Quelle leçon ! On apprend àtout âge… Mais laissons cela qui n’aura que l’intérêt le pluspassager au moment de ma comparution en correctionnelle… Où est lesac aux outils ?

– Votre valise ? Elle m’attend dans untaxi.

– Vous allez la reporter rueChalgrin ?

– Oui !

– Non ! je vous ai dit que j’avais prismes précautions. Vous n’avez pas encore lu les gazettes ?

– Ma foi, je vous avouerai…

– Eh bien, lisez. » Et il me sortit unefeuille du matin même (édition spéciale). Il me signalait unentrefilet, en dernière heure : RÉSURRECTION DU CÉLÈBRE MISTERFLOW. L’Homme aux cent visages n’est pas mort !Jesursautai. « Lisez ! Lisez ! » Je lus. Je luspour mon épouvante :

Que les nombreux admirateurs de l’illustreFlow (l’homme que la police ne peut pas plus saisir, ou retenir,qu’on ne retient une poignée d’eau) se consolent. Il a échappé aunaufrage du Britannic, et il est revenu en Francecontinuer la série de ses exploits. Attendons-nous à quelquenouveau cambriolage sensationnel ou à l’un de ces scandalesmondains qu’il a le génie de susciter pour la grande joie de ceuxqui ne s’y trouvent point mêlés. Les services de la Sûreté avaientété récemment avertis que Mister Flow, plus vivant et plus en formeque jamais, se trouvait à Paris. Hier matin, la police savait qu’ilse faisait appeler Van Housen, venant d’Amsterdam, et qu’on l’avaitvu dans quelques lieux de plaisir. À midi, elle faisait unedescente dans un palace des Champs-Élysées, où, après avoir réglésa note, il avait laissé une malle et où il n’avait pas reparudepuis trois semaines. On ne trouva, dans cette malle, que du lingeet quelques effets.

Tard dans la nuit, la Sûreté était avertiequ’un nommé Van Housen avait loué un petit pied-à-terre dans unemaison meublée de la rue Chalgrin. Au petit jour, elle faisait unedescente dans cet hôtel et se faisait ouvrir par le conciergel’appartement de l’indésirable locataire que l’on n’avait pas revudepuis quinze jours.

« Pour moi, vous ne trouverez rien,déclara le concierge. Un de ses amis que j’ai vuquelquefois avec lui est venu hier soir. Il avait la clefde l’appartement et il en est sorti avec un sac-valise quiparaissait très lourd. »

Van Housen devait se savoir pisté, et ilavait certainement chargé son ami de ramasser dans l’appartementtout ce qu’il pouvait y avoir de compromettant.

« Un fait qui m’a paru bizarre,signala encore le concierge, c’est que cet ami qui portaitjusqu’alors toute sa barbe s’est fait raser, n’ayant conservéqu’une petite moustache à la Charlot. »

Il ne fait point de doute qu’il s’agit làd’un complice. Pour accomplir une besogne qui pouvait n’être pointde tout repos, celui-ci avait jugé bon de modifier saphysionomie. Mais le concierge a déclaré formellementqu’il ne l’en avait pas moins reconnu, et qu’il le reconnaîtrait àl’occasion !

Le journal tomba de mes mains quitremblaient.

« Remettez-vous, me dit Durin, de plus enplus calme. Votre pâleur m’inquiète.

– Je suis perdu ! C’est sur vosinstructions que le concierge a fait une pareilledéclaration ?

– Il n’y a pas de quoi s’évanouir !Je ne vous abandonnerai pas !

– Misérable ! murmurai-je dans ungémissement.

– Quel gosse ! Voyons, soyez un peusérieux, mon cher maître. Au fond, tout cela n’est pas bien grave.Évidemment ce monstre de concierge a menti. Il ne vous a jamais vuavec votre barbe et vous n’êtes venu qu’une fois chez moi pour ensortir avec ce damné sac ! Telle est la vérité !… Mais lemalheur est que personne ne croirait plus à cette vérité-là !Votre transformation vous accuse et votre petite moustache à laCharlot vous accable ! Vous voyez bien que vous ne pouvez plusretourner chez cet abominable Van Housen !

– Ni chez moi ! Ni nulle part !… Onpeut m’arrêter en sortant d’ici !

– Taratata ! quelle imagination ! Leconcierge de la prison vous a-t-il reconnu ?…Legreffier ? pas davantage ! Il timbre les laissez-passersans se préoccuper de la figure des stagiaires. Un stagiairedésigné d’office, cela a si peu d’importance !… Est-ce à moide vous l’apprendre ?…

– Ah ! je voudrais être loin !…

– À Deauville !…

– Bandit !

– Vous en trouverez souvent des bandits quivous donnent deux mille francs, pour vous offrir un petit voyage aubord de la mer, qui vous nippent de pied en cap et qui vousprocurent, par-dessus le marché, l’occasion de sauver l’honneur desdames… Quoi qu’il en soit, je ne vous demande pas unereconnaissance éperdue, mais simplement de tenir vos engagements enéchange de mes bienfaits. J’admets que vous éprouviez quelquerépugnance, à cause de cette maudite petite moustache, à vousmontrer à votre concierge et à vos amis, et même à des indifférentsqui auraient pu lire le petit filet de ce matin. Rassurez-vous. J’yai pensé. Vous allez revoir Victor. Il vous attend, non chezGloria, mais chez lui, cette fois. Vous avez un taxi ?Profitez-en ! 5 bis, rue Notre-Dame-des-Victoires. Autroisième, première porte à droite. Ah ! encore une question.Savez-vous l’anglais…

– Comme ma langue maternelle.

– Parfait ! cela nous facilite bien deschoses. Quand vous sortirez de chez lui, vous ne vous reconnaîtrezplus vous même. Et, en route pour Deauville ! Vous ferez macommission. Puis vous irez villégiaturer trois semaines dans uncoin des environs, le temps de laisser repousser votre barbe… Vousrevenez de vacances, vous plaidez pour moi, je reprends la clef deschamps. Et vous ne me revoyez plus !… Ça vous feraplaisir ? Ingrat !

– Mais votre sac ! m’écriai-je. Quevoulez-vous que je fasse de votre sac ? Tant que je letraînerai avec moi…

– Mon cher, je vais mettre fin à vostourments. Partez avec lui. Je vais vous donner la clef qui leferme. Lady Helena, en remerciement du grand service quenous lui rendons, ne verra aucun inconvénient à le garder pardevers elle, jusqu’à ma libération.

– Je lui dirai qu’il est à vous ?…

– Je n’en doute pas ! et je ne m’y opposepoint.

– Je vous rapporterai la clef ?

– Je l’espère… quand votre barbe aurarepoussé.

– Tout cela peut être terminé ce soir même,soupirai-je. L’adresse de cette dame ?

– Lady Helena est la vertueuse épousede Sir Archibald Skarlett, baronnet. Un beau nom, Lady HelenaSkarlett… « Scarlet », la femmefatale !… comme disent les Américains : la femmevamp !…(vampire)… Cela ne vous fait pasrêver ?

– La femme de votre patron.

– … Vous l’avez dit ! Elle est descendueau Royal.

– Mais quand je voudrai être reçu, quiferai-je annoncer ?

– Mister Prim, s’il vous plaît !(J.A.L. Prim), John, Arthur, Lawrence, pour la servir. Un joli nomaussi, en vérité, et tout à fait honorable. Vous trouverez dans ledossier 25, tout au fond de mon sac, des cartes qui vous ouvrironttoutes les portes. Et maintenant, passez-moi, je vous prie, lespetits papiers que vous avez cambriolés hier chez cet affreux VanHousen ! »

Docile, j’ouvris ma serviette. Je n’avais mêmepas l’idée de lui résister. Et puis le pouvais-je ? Ce Durinme tenait mieux qu’avec des menottes. Je ne pensais qu’à unechose : ce soir même, j’en aurais fini avec cette horribleaventure !

Durin eut vite fait de trier dans le tas dephotos et de lettres. Il en conserva quelques-unes qu’il enfouitdans sa poche, fit un paquet du reste qu’il ficela solidement etqu’il cacheta d’un sceau bizarre, large comme un ancien décime,qu’il dissimulait dans le creux de sa main. Un bout de cire, deuxallumettes ; le tout fut fait avec une décision, une rapiditésurprenantes, après un coup d’œil jeté au judas de la porte, oùl’on ne vient jamais du reste, tant que l’avocat n’appelle pas.

Pendant qu’il procédait à cette ultimeopération, je le regardais. Il me semblait que je le voyais pour lapremière fois. Il ne jouait plus la comédie. Il ne« composait » plus. Le véritable Mister Flow apparaissaitsoudain à mon regard effaré. Où était-il le niais Durin ? Sonfront semblait s’être élargi, ses yeux brûlaient d’intelligence. Unsourire redoutable plissait sa lèvre désabusée et sèche. Unedenture solide, féroce. Avec cela, un ovale du visage allongé,quasi aristocratique, une mâchoire inquiétante qui se terminait parun menton trop fin. Un nez spirituel aux narines fragiles. Rien debestial. C’était pire. Cette figure tenait du drame et de la farce,appartenait à un pitre distingué ou à un assassin rigolo, etpeut-être à un sadique.

Le secret de la vie de cet homme pouvaittenir, tout entier, dans la volupté de se savoir redouté, avecadmiration, et de ne rien négliger pour ajouter à sa gloire, carenfin, depuis longtemps, il devait être riche, et, s’il ne l’étaitpas, quelle admirable confiance en lui-même, sûr qu’il était dutrésor public !

Je le quittai, avec humilité, comme un pauvrehomme qui garde pour lui toute la honte de son impuissantefureur.

En vérité, j’aurais fait pitié à un condamné àmort ! J’avais retrouvé toute ma vertu, pour laregretter !… Je pensais à mon bouge de la rue des Bernardinscomme au paradis perdu, et le taxi au fond duquel je m’étais jeté,me conduisait chez Victor !…

J’avais le damné sac entre les jambes… La vued’un agent qui fit stopper ma voiture au coin de la rue de Rivolime chavira. Enfin, voilà la rue Notre-Dame-des-Victoires. Je règlemon taxi. La rapidité avec laquelle je grimpe les trois étages entraînant mon encombrant fardeau n’a d’égale que celle avec laquellej’ai quitté, la veille, la rue Chalgrin.

Victor m’attend. Cette communication directeentre un détenu et ses amis du dehors n’est point pour m’étonner.La fréquentation des prisons nous en apprend bien d’autres. Envoyant mon petit bagage, Victor me complimente :

« Joli sac, monsieur !

– Vous le connaissez ?

– Nullement. Votre question, monsieur, estoiseuse et peut-être imprudente. Je vois ce sac pour la premièrefois. J’en admire la sobre et solide élégance. Quoi de plusnaturel !… Je ne sors du naturel que pour faire les têtes. Onne saurait le reprocher à un coiffeur… Je joue aussi aux courses…pour les autres… Je n’ai jamais eu d’ennuis parce qu’avec moi toutse passe toujours correctement. Asseyez-vous, monsieur !…Monsieur est venu, je crois, pour le numéro 25 ?

– Il paraît, Victor !… » Je voistomber avec satisfaction ma moustache à la Charlot. Puis Victorm’élargit le front, me dégarnit les tempes, cheveux passés ausiccatif qui en modifie légèrement la teinte. Raie sur le côté.Enfin, j’apprends à faire une cicatrice qui part du cuir chevelupour rejoindre l’arcade sourcilière gauche. « Je me suis battuen duel ?

– Monsieur m’en demande trop long… Monsieuremportera cette petite boîte ; Monsieur fera cela aussi bienque moi. Et maintenant, laissez-moi vous offrir deux jouesenflammées par la haine du régime sec. Parfait ! vous voilàtrès black and white ! Et maintenant, cette joliepaire de lunettes. Ça fait partie de la fourniture qui s’achète“avec la tête”. »

Quand c’est fini, je ne puis m’empêcher derire devant la glace, malgré le tragique de la situation. « Jene vais plus oser boire que du whisky ou du gin !

– Monsieur a tout du jolly goodfellow ! exprime Victor. Non, ne vous occupez pas del’addition. Je mettrai ça sur la note “du patron” ! »

Dans le taxi qui me conduit à la gareSaint-Lazare, je ne ris plus ! Ce Victor m’embête avec« son patron » !… J’ouvre le sac pour cherchermes cartes de visite. Dans le dossier 25, je trouve toutce qu’il me faut, non seulement des cartes de visite, mais encoredes papiers, une notice sur mon pedigree, un aperçu de monexistence passée, de mes voyages, des détails sur une rencontre quej’eus, il y a deux ans à Milan, avec Sir Archibald Skarlett, qui,justement, cherchait un valet de chambre, et à qui jerecommandai Durin, enfin, des passeports avec maphotographie ! C’est moi, tout craché ! J’admire…

Chapitre 2

 

Entre Vernon et Lisieux, j’ai été pris d’unecolère singulièrement grotesque. J’étais seul dans moncompartiment, affalé dans un coin, me refusant à penser, anéanti,redoutant par-dessus tout de sortir de cette sorte de léthargie oùj’avais trouvé lâchement un refuge passager. Et voilà que tout àcoup je fis explosion : « Eh bien, es-tu content ?Tu y vas, à Deauville !… »

Et je me bourrai de coups, comme un enfant, enm’injuriant comme un charretier. Ma rage stupide était comparable àcelle de cette sotte fille qui, dans un conte de Perrault, pouvantformuler des vœux qui eussent fait sa fortune, avait désiré uneaune de boudin, l’avait vue descendre par la cheminée, puis sauterà son nez, et avait épuisé son destin en souhaitant d’être,sur-le-champ, débarrassé de cette encombrante charcuterie.

J’allais à Deauville, mais que n’aurais-jedonné pour en être déjà revenu ! Qu’est-ce que me réservait cedamné M. Prim ? En vérité, je le connaissais sipeu ! Quant à maître Antonin Rose, il ne pouvait plus en êtrequestion, du moins pour le moment !… J’avais vendu « monmoi » contre un visage, le cent unième de l’illustre MisterFlow ! Ma personnalité se réduisait désormais à n’être qu’unportrait de plus dans sa collection, une simple épreuveretouchée ! Et encore je devais veiller à ne pas trop l’abîmerdans mon désespoir…

Dans une glace, je constate que ma cicatricen’a pas trop souffert de ma gesticulation ridicule. Je suis plusbrique cuite que jamais ! Mon haleine doit être d’unefraîcheur d’alcool à 90… Encore une colère comme celle-ci et jeserai très pick me up ! Cette façade me donne dix ansde plus.

Deauville ! Je descends, derrière meslunettes, raide comme un gentleman qui n’a pas lâché les tabouretsde bar depuis huit jours et j’injurie copieusement, dans un anglaisde cockney, un gamin qui, à la sortie, veut me prendre deforce ma valise.

Je monte dans l’autobus du Royal. Pas dechambre, naturellement ; nous sommes à la veille des courses.Je demande si Lady Skarlett est chez elle et je prie qu’on luifasse parvenir mon bristol, d’urgence. Cinq minutes plus tard, onvient me chercher et je suis un faquin solennel sans avoir lâchémon sac. Ahurissement du maître d’hôtel. On veut me débarrasser demon fardeau, je grogne. Je dois avoir une figure redoutable :on n’insiste pas.

Un luxueux appartement, aurez-de-chaussée ; grandes portes-fenêtres ouvertes sur lesparterres fleuris. Du reste, des fleurs, il y en a partout. Cesalon en est plein et des plus rares, des orchidées à faire rougirun singe ! Une femme de chambre des plus coquettes me faitentrer dans un boudoir. Nom d’un rat ! Lady Helena doitlaisser quelque chose derrière elle comme « sillageembaumé » !…

Les parfums, surtout les moins timides, ceuxqui avouent audacieusement leur dessein de viol, m’ont toujoursbouleversé. Je ne sais déjà plus ce que je fais là ni surtout ceque je vais faire… Un rôle pareil, c’est au-dessus de mes moyens…Je vais me trahir tout de suite… Elle est jolie, Lady Helena !très jolie !… J’ai vu son portrait dans la collection Durin…Si j’avais été moins bassement inquiet, je me serais certainementattardé à la contemplation de certains détails… Je me rappelle, parexemple, que ses seins, ses seins nus… car il y avait des photosd’une intimité… Je sens que, lorsqu’elle va être là, je vaisbégayer, que mes gestes vont être ridicules ou odieux… Est-ce queje sais, moi, comment on parle à une lady !… à une lady quicouche avec son domestique !… On peut se croire tout permis etalors !… alors ce que l’on peut se faire remettre à saplace !… Ça doit se donner comme une reine, une femme commeça !… ou vous chasser comme une impératrice !…

On n’a plus qu’à s’en aller à quatrepattes !… Si je fuyais. tout simplement ?

Après tout, moi, je suis un honnêtehomme ! Ce n’est pas parce qu’une suite fatale decirconstances m’a imposé une trogne fleurie de délirant goodfellow et jeté dans les jambes un nécessaire de cambrioleurpour que je continue à jouer un rôle auquel ni mes antécédents niune solide éducation familiale ni ma profession, j’ose le dire, nem’ont préparé. Jusqu’alors, quand je me suis assis sur les bancs dela correctionnelle et même de la cour d’assises (oh ! sipeu !) ça n’a jamais été sur celui des coquins. Mon devoir estde les défendre, tout juste, mais de là à me déguiser pour faireleurs commissions !…

Au surplus, elle est faite, la commission deDurin ! Et elle vaut bien cent louis, ma parole ! je nela referais plus pour dix mille ! Hum !… Dix millelouis !… Il vaut mieux ne pas y réfléchir !… Eh bien,non ! La moustache à la Charlot m’a fait passer un tropmauvais quart d’heure… Maintenant, adieu Durin ! Nous sommesquittes !…

Je n’ai qu’à laisser le sac, l’enveloppe… etje me lève pour saluer Lady Helena…

Elle est en pyjama. Elle sort du bain.Bigre !… des culottes lamées d’argent, habillant desjambes ! Des bras nus sortent du tissu métallique qui segonfle sur une poitrine d’airain doré, laquelle se cache à peine.Cette châsse va à cette déesse impudique d’Orient parée pour lemusic-hall. Car enfin, elle ne dort pas là-dedans !

Une beauté comme on n’en rencontre que chezles juives, des yeux immenses d’une volupté tranquille etpermanente, une bouche toute petite : une tache de sang. Pourle reste, je vous renvoie au Cantique des cantiques. J’en ai larespiration coupée.

Elle est restée sur le seuil, souriant, meregardant, semblant attendre quelque chose… Et puis, comme je nebouge pas, c’est tout juste si elle ne me saute pas au cou :« Oh ! darling ! »… et elle me saisitles mains en me regardant avec ravissement. Elle semble toujoursattendre cette chose qui ne vient pas ! Moi, je lui baise lesmains, ahuri. Alors, elle éclate d’un rire fou qui meconsterne :

« By Jove ! quel drôled’homme vous faites, Mister Prim ! Je suis très, très heureusede vous voir, en vérité !… Vous n’avez pas beaucoup changédepuis deux ans !… Et je vois que vous soignez toujours cettechère cicatrice ! Comme je vous comprends ! Such ahorrible scar ! Oh ! I beg your pardon !… Vousavez changé un peu !… Vous étiez un peu plus… commentdirais-je ?… un peu moins en couleur, yes ! Oh !I am delighted to see you !… Excuse me !… »

Elle me fait asseoir tout près d’elle (tropprès), son babil continue.

« Ce cher baronnet sera désolé de vousavoir manqué à Deauville ! Il est dans sa propriétéd’Écosse ! Il m’écrit tous les jours pour me recommander lalecture de la Bible. Oh ! that Bible !Vous savezqu’il m’a fait quitter la religion catholique ! Je pouvaisfaire cela pour lui, le très cher ! Catholique, protestante,qu’est-ce que cela ? C’est toujours notre chère religion enJésus ! »

Elle lève un doigt menaçant :

« Surtout, que l’on ne dise pas que jesuis juive !… j’ai horreur !… Mon arrière grand-pèreétait… je vous ai dit déjà, je crois, oui, juif roumain, pauvrevieux cher homme ! mais depuis deux générations, nous sommestous sauvés dans les bras de Jésus. Sans cela, le baronnet nem’aurait jamais épousée, of course not !… Il faut quel’on sache cela !… Ici, vous le répéterez partout !… Jevous serai obligée, voulez-vous ? yes !Ah !… je voulais vous dire encore, Mister Prim…, vous êteshabillé drôlement, aujourd’hui !… très koh-kass… ondit, je crois… pourquoi ce petit costioume ?… C’est à vous,cette valise ?… »

Je vais me venger, d’un coup, de tout monémoi. Je vais la foudroyer. Et je lance :

« Non ! c’est à Durin !…

– Durin !… who’s that,Durin ?

– Le dernier valet de chambre de votremari !

– Aoh ! Achille !

– Il s’appelle Achille ?

– Nous les appelons toujours Achille !C’est plus commode, oui, vraiment ! Et pourquoi vous apportezla valise d’Achille ? »

Je la regardai bien en face. « Takeoff your glasses. Enlevez vos lunettes, je vous prie… Vousavez de si beaux yeux, Lawrence !… » Je croyais latroubler, c’est moi qui ne sais plus où me mettre. Je me recule unpeu, mais c’est elle qui m’enlève mes lunettes (encore un momentbien dur à passer) ! Heureusement, elle me regardait à peineet était devenue très grave, subitement :« Lawrence ! laissez-moi vous appeler Lawrence, commelorsque nous étions à Milan, voulez-vous ? Vous nous avezrecommandé un très méchant faquin, Lawrence !…

– Je sais !

– Mon mari a été plein de bontés pour lui… Etil lui a volé, bêtement, si bêtement ! un bijou ridicule… Monmari lui pardonne, mais, moi, je ne lui pardonne pas, no !Never ! »

Mon embarras grandit : « Je ne saiscomment, Durin…

– Achille !

– Oui, Achille… a su que j’étais de passage àParis… il m’a fait tenir par son avocat un pli qu’il m’a chargé devous remettre. L’homme de loi a insisté sur l’extrême urgence qu’ily avait à vous faire tenir, en main propre, ce paquet… (je sors lagrosse enveloppe que je laisse sur une table) et j’ai dû mecharger, en même temps, de cette valise qu’il confie à vossoins…

– Oh ! Vous parlez à travers votrechapeau. Quelle histoire, en vérité ! »

Cette fois, le rire de Lady Helena sonna faux…« You’ll excuse me, Mister Prim ? » D’uncoup de ciseaux, elle ouvre le paquet. Hâtivement, elle y jette uncoup d’œil. Aussitôt : « Oh ! yes, je voisce que c’est !… Poor Achille ! Voilà une affairesans aucune importance !… Parlons d’autre chose,voulez-vous ?… D’abord, nous dînons ensemble, ce soir ?…It’s yes, is’nt it ?

– Et la valise ? insistai-je…

– Eh bien, my dear, la valise !…je la garde, c’est entendu… puisque mon mari, quoi que j’aie pu luidire, s’obstine à vouloir reprendre ce domestique qui lui a écritdes lettres d’un grand et tout à fait faux désespoir, et qui luijouera encore quelque méchant tour avant qu’il soit longtemps, jejure…

– Milady, déclarai-je, s’il ne dépend que demoi, il s’en séparera. J’ai été trompé, moi aussi, et je neregretterai jamais assez…

– My dear Lawrence, nous dînonsensemble, ce soir. Le baronnet vous invite. Yes, he does.Il est en Écosse, mais il nous a laissé sa table aux Ambassadeurs…Où êtes-vous descendu ? Here ? Au Normandy,peut-être ?…

– Excusez-moi, Milady… mais je dois reprendrele train, ce soir.

– That’s impossible !… alors,vous n’êtes venu que pour Achille ? »

Cette fois, elle ne rit plus. Elle paraîtfurieuse, singulièrement… et voilà qu’elle parle ! qu’elleparle !… Que dit-elle ?… Ma foi, je n’en sais troprien ! Étonnement ? Colère ? Dépit ?Inquiétude ? Indignation ? Rancune ? Soupçon devoir ! son indigne secret lui échapper ? Honte d’uneaussi grossière turpitude pénétrée par un ami du baronnet ?C’est peut-être cela et autre chose, mais elle exprime cela en tantde langues diverses et qui me sont inconnues, dans un tel mélanged’idiomes, dans un si fulgurant sabir, que je n’y comprendsgoutte.

Quant à moi, je ne sais où me fourrer.Finalement, elle vient vers moi. Elle me brûle de son haleine, detout son parfum, de sa chair de faunesse, de la flamme irritée deses yeux…

« Ah ! vous avez bien changé,Mister Prim ! de toutes les façons !… No !No ! ce n’est pas vous !…. Je ne vous reconnaisplus ! »

Elle ne me reconnaît plus ! Trèsdangereux cela ! Je balbutie : « J’ai demandé unechambre… L’hôtel est plein ! »

Voilà tout ce que j’ai trouvé.

Déjà elle sonne. Elle demande le directeur.Elle exige une chambre pour moi, tout de suite. Et je vois bienqu’on n’a rien à lui refuser. Je ne sais pas qui l’on va expulser,mais je coucherai au Royal ce soir. Et ce ne sera pas pourrien ! Une chambre à six cents francs ! J’espère qu’on lamettra sur la note du baronnet : « Je vais fairetransporter les bagages de Monsieur, fait l’homme obséquieux.

– Mais je n’ai pas de bagage ! Je n’ai euque le temps de sauter dans le train et je ne pensais venir quepour quelques heures… »

Stupéfaction amusée de Lady Helena :« Alors, vous n’avez pas de tuxedo ? Oui, cequ’ils s’obstinent à appeler smoking en France ? Ah !dear ! dear ! Oh ! cela est grand !Quelle histoire !… Mary ! vous ferez porter un destuxedosdu baronnet dans l’appartement de Mr. Prim !Et du linge ! Et tout ce qu’il lui faut !… Dear,je vous donne Mary, elle vous habillera comme votre mère. Yes,baby ! Le baronnet prétend qu’il n’y a qu’elle quiréussisse son nœud de cravate. Vous avez même taille avec lebaronnet. Right oh it’s O.K. ! »

Là-dessus, le maître d’hôtel déclare qu’il vaenvoyer chercher mon sac de toilette.

« No ! No ! No !Ceci est pour moi ! Mary, ce sac dans ma chambre ! »Et Helena rit, rit : « Oh ! poor olddear ! Il est venu, sans une brosse àdents ! »

On nous laisse seuls, une seconde… Elle jetteses mains à mes épaules : « Come on,Lawrence ! Vous n’avez pas pensé que je vous laisserais partircomme cela ? »

J’ai cru que je n’avais qu’à cueillir lebouton de rose de sa bouche, mais elle m’a repoussé, nerveusement…« Laissez-moi m’habiller. À neuf heures, auxAmbassadeurs ! Bye ! Bye ! »

Et elle me flanqua à la porte.

Bon Dieu, non ! Je ne vais pas partircomme cela ! Ah ! bien, ce Lawrence ! tous mescompliments, mon cher… Mais faut-il que je lui ressemble !Durin savait évidemment ce qu’il faisait en me vouant au n° 25, etje sais bien qu’elle ne l’a pas vu depuis deux ans, le « n°25 »… Tout de même, je ne saurais douter qu’ils se sont connusde bien près. Et rien ne m’a trahi, rien !… pas même le son dema voix… Il est vrai encore que j’ai sorti un mélange de françaiset d’anglais assez confus. Mon succès me rassure à la fois etm’inquiète…

Au fond, je ferais bien de filer !… Jereste.

Les heures qui vont venir promettent d’êtretrop intéressantes et je ne suis inquiet que parce que jesais, mais elle, puisqu’elle ne se doute de rien !… Ellese souvient d’un caprice, voilà tout ! c’est une femme à neplus se soucier de rien le lendemain matin. Où a-t-elle étéchercher son parfum ? J’en suis encore étourdi… et il memanque déjà !…

Parlait le tuxedo du patron ! Lepantalon un peu court, mais sans excès. Et pas de bedon, lebaronnet ! Un gilet schall…et une lingerie !… Unplastron, une cuirasse ! et une perle ! si l’illustreMister Flow la voyait ! Right oh, Mary !…

Je sors les petits ingrédients de Victor pourla façade et la cicatrice. Tout cela colle comme du vrai !Comme dit Lady Helena : « Quelle histoare ! quellehistoare !… »

Vrai, je m’amuse !… Je sens que je suis àla hauteur !… ça ne m’était pas arrivé depuislongtemps !… Et cette chambre, cette salle de bain… je n’aiplus aucun remords, aucun ! Des remords de quoi ? J’airendu service à une femme. J’ai peut-être sauvé l’honneur d’unefamille ! Je l’ai déjà dit, mais je ne saurais trop me lerépéter…

Me voilà paré, et comment ! J’ouvre mafenêtre… elle aussi donne sur la mer, sur les pelouses fleuries. Jen’ai qu’à me pencher pour apercevoir l’appartement d’Helena…

La mer, au loin, la mer qu’on ne voit jamais àDeauville (vieux cliché), fait une barre laiteuse à l’horizon etm’envoie son haleine réconfortante et douce. Il me semble que jerespire pour la première fois, que je n’ai commencé vraiment àvivre que depuis cette minute qui m’a mis le masque d’un autre surle visage, le vêtement d’un autre sur les épaules et ce billet demille francs, que mes doigts froissent, dans ma poche.

Un déguisement ? Allons donc ! je nesuis vraiment moi-même que maintenant ! je suis né pour vivreriche, heureux, aimé des femmes… La preuve en est que je mourais deconsomption dans le cadre étriqué d’une existence où un sort odieuxet aveugle, surtout, m’avait jeté ! Cette aventure, qui acommencé par être ridicule, peut être l’origine d’une fortunefabuleuse. Déjà, je n’admets plus que je puisse retomber dans montrou, réintégrer la nuit de ma cave ! La chance vient !Pourquoi n’en pas profiter ? À moi de réaliser ce conte defées !

Une femme m’aime ! Une femme du monde,une vraie lady !… En tout cas, si elle ne m’aime pas encore,elle m’aimera demain ; j’en fais mon affaire. Cette nuit, mesbras se refermeront sur elle. Sois audacieux, alors !Cours ton risque… Si tu sais t’y prendre, cette Helenapeut te sortir de la mouise ! J’ignore comment l’aimaitLawrence. Mais je lui montrerai ce que c’est qu’un ermite devingt-quatre ans de la rue des Bernardins qui a préféré vivrechaste que de prostituer sa jeunesse aux bonniches en bas de soiedes dancings du Quartier latin… Allons ! une cigarette, et quela fête commence !…

Quand je traverse le hall, je me sens plusd’assurance au cœur qu’un fils d’Amérique, héritier du Roi duCochon, que Fortunio allant roucouler sa chanson sous la fenêtre desa maîtresse et même que le prince de Galles poussant les portesenchantées de la vie…

Et vite, au Casino ! Personne dans lagrande salle d’entrée. Puis, une large galerie à peu près déserte.Je ne veux rien demander à personne. Ce serait me diminuer.Cependant, cette solitude m’étonne. Sur la gauche, la salle desAmbassadeurs… J’entre, suivi ou plutôt arrêté par les maîtresd’hôtel…

« Il n’y a plus une table libre,monsieur ! »

Et cependant il n’y a pas un client. On dînetard, à Deauville. Il est près de neuf heures…

« La table de Lady Skarlett ?…

– Là-bas, monsieur… Mais Lady Helena ne dînepas avant neuf heures et demie ! »

Il a dit Lady Helena. C’est « leur LadyHelena ». Je profite de cette adoration. Lady Helena, déjà, meprotège. Le faquin est à mes ordres. Je ne l’écoute plus. Raidecomme la justice, je ressors sans ajouter un mot. J’ai le genre,tout de suite, je le sens.

C’est inné, ces manières-là. Ma mère était unedemoiselle de Dardan, d’une très vieille, très vieille famille,alliée aux Dardan de Montfort. Ruinée à plate couture,naturellement, quand elle a consenti à épouser mon père. À propos,ça ne ferait pas mal, sur mes cartes. Maître Antonin Rose de Dardande Montfort. En attendant, mon vieux, le bristol qui est dans tonportefeuille te fait Prim : Prim, tout sec ! Jusqu’alors,je ne m’en plains pas !…

Tiens ! si j’allais faire un petit tourau baccara ? La salle est justement en face… Sois sincère… tune penses qu’à cela ! Ton billet de mille francs tedémange ! Un peu de chance, hein ? Cela ferait bien dansle paysage !… Allons ! allons ! tu dois tout tenter,ce soir ! La fortune te pousse, vas-y donc !

J’y vais… Cent quatre-vingts francs d’entrée,c’est chérot pour tes cinquante louis… Tristesse de fin de partie…À cette heure, tout le monde s’habille pour le dîner. Il n’y a plusque quelques enragés, quelques décavés, quelques vieilles rombièresqui s’accrochent au sabot comme des naufragés au radeau de laMéduse. Je m’assieds, avec un air d’ennui parfait, à une table àtrois louis le départ. Ils sont là, cinq qui défendent leurdernière pécune avec une parcimonie touchante. La main est à quinzelouis et personne n’en veut. Elle passe devant moi. Je l’arrête etje donne. On m’abat huit. Ça commence bien ! Je retourne mescartes. Neuf !…

Et deux abattages qui suivent. Je suis maîtrede cette piètre partie. On ne me fait plus que quelques louis… Jecontinue à ramasser. La table se vide. Je reste avec un banco dequarante louis sans contrepartie aucune…

Le croupier va suspendre la partie… Tout àcoup, j’entends : banco ! De nouveaux arrivants, quelquesfemmes en grande toilette. Avant d’aller dîner, on vient faire unpetit tour… En somme, j’ai passé six fois. Je devrais m’en aller.Mais, c’est plus fort que moi : je donne et je gagne… Et jedonne encore le banco suivant, et je gagne toujours ! J’aisept mille francs environ de bénef ! Une main à mon épaule etla voix d’Helena : « Oh ! darling !vous, à cette table purée ! (elle dit piourée). » Au faitelle a raison ! Je me lève, raflant mes jetons d’un gestedésabusé. Pourboire princier au croupier et au changeur. Comeon. « Allons dîner », me dit-elle…

Je la regarde. Un éblouissement. D’abord, toutle buste entièrement en peau, jusqu’à la pointe des seins et toutecette chair dorée sortant d’un étroit et long calice de taffetasnoir brodé de strass, en arabesques étincelantes. Très simple, maislà-dessus des perles, des joyaux pour des millions. Au cou, uncollier qu’il m’est impossible d’évaluer… Dix, quinze, vingtmillions ? Aux oreilles, de prodigieux pendentifs d’émeraudes.Aux bras, des anneaux d’esclavage, comme Salomon n’en a peut-êtrepas vu à la reine de Saba.

Elle m’a pris le bras. Tout le monde nousregarde. Et des chuchotements : « C’est LadyHelena ! C’est Lady Helena ! mais avec qui doncest-elle ? »

Ce n’est pas moi qui vous le dirai, bravesgens ! Lady Helena me présentera toujours trop ! Enfin,elle est avec quelqu’un qui a huit mille francs dans sa poche etune femme de vingt millions à son bras !

Après, on verra bien !… Je me sens prêt àcrever d’orgueil. On m’envie. Ah ! si mes confrères pouvaientme voir passer !… « Renvoi après vacations ! »Faites, Seigneur ! qu’elles durent les vacations ! Jen’ai plus aucun goût pour mon métier, moi ! Je veux faire desaffaires… de grandes affaires… des affaires mondiales !… LadyHelena me donnera un coup de sa belle épaule… Et le jour n’estpeut-être pas loin où l’on ne se demandera plus, quand je passeraiavec Helena à mon bras : « Qui donc est cemonsieur ? » On dira : « Comment ! vous nele connaissez pas ?… C’est le célèbre X… (oui, mettons X…) quibrasse tant d’affaires avec l’Amérique, ou avec le Japon, ou avecla Chine, ou même avec les Soviets (ça commence à être bien porté).Il a perdu trois millions, hier, au « Privé » ! Ôrêve ! rêve ! c’est ton parfum qui me grise, exaltanteHelena !

À la sortie, dans la galerie qui nous séparedes Ambassadeurs, un géant hindou tout enturbanné, ceinturé de soieécarlate retenant les armes les plus singulières, s’incline, commedevant un temple, et nous emboîte le pas.

« Oh ! hang it ! Labarbe ! fait Helena. C’est mon domestique. Le baronnet atoujours peur qu’on me vole mon collier.

– Et il ne vous quitte pas ?

– Quand j’ai mes bijoux !

– Il vous fait peut-être aussi surveiller.Est-il jaloux ?

– Très ! Il m’aime tant, le trèscher ! Il faut pardonner, mais j’ai fait arrangement avec Marypour Fathi. Elle m’en débarrasse. Oui ! Il est en amouravec… »

Miousic !… le restaurant est à peu prèsplein. Toutes les têtes se tournent vers nous. Des saluts, desgentlemen qui se lèvent au passage. Baisemains. Sept couverts ànotre table. Les convives sont déjà là et nous attendent en vidantune bouteille de porto ou en buvant des cocktails. Joyeux accueil.Présentations : quatre hommes, deux femmes. Un Canadien, quipossède une province et des mines d’or au Klondyke, Sa Grâce le ducde Wister, un Aga-Khan quelconque qui se prétend Dieu chez lesHindous, un sportsman dont le nom m’échappe, un journalisteaméricain que tout le monde appelle Harry, qui connaît tout lemonde et qui, entre deux plats et entre deux danses, va bavarder àtoutes les tables.

Citroën ni Hennessy ne lui échappent, pas plusque Lord Roth qui a une concession de terrains diamantifères àquelques journées du Cap, ni le maharajah de Kapurthala, ni MartheChenal, ni Maria Lévy, si drôle avec son smoking bleu sur une robede pétales de roses. À toutes les tables, il semble avoir sonverre… Et il ne cesse de prendre des notes. Il boit comme untrou ; il travaille comme un nègre et s’amuse comme un dieu.Il gagne un argent fou avec ses correspondances pleines desinventions les plus extravagantes, des potins les plus stupides.Aucun esprit, mais il est un peu là ! Quand il parle français,il tutoie Helena. Et il peut tout dire. Cette reine a son fou.

J’ai dit : deux femmes. Elles sontdécolletées jusqu’aux lombes. Et jolies ! Mrs. Burlington (latrentaine ou la quarantaine, on ne saura jamais même dans dix ans)et l’air d’un bébé qui ne boirait que du lait. C’est effrayant cequ’elle absorbe ! Et mince, et délicate, et fragile ! Etdes yeux d’une clarté ! Une vraie sentimentale. La femme duplus grand quincaillier du Massachusetts. A du penchant pour Harry.L’autre, une ancienne artiste, une danseuse annamite que LadyHelena a connue aux Indes et qui a fait un beau mariage avec undirecteur d’assurances de Bombay. C’est une très jolie petite chosequi ne boit que de l’eau, qui semble ne rien entendre, ne riencomprendre, ne rien voir, d’étranges yeux de verre vert et desongles d’or. Je suis à la droite de Lady Helena. Elle fait un trèsgrand honneur au champagne extra-dry. Elle tient tête à Mrs.Burlington.

Harry nous raconte le dernier scandale de laplage : une terrible prise de bec entre Miss Lillian Burk etMrs. Merril, à propos d’un maillot d’écailles d’argent de vingtmille francs offert par cette honorable présidente de la Ligue desfemmes tatouées à la petite Nikita, une danseuse cambodgienne,venue de Whitechapel. Le maillot avait été commandé par Miss Burkqui l’avait trouvé trop cher. Mrs. Merril, mise au courant, avaitfait l’affaire tout de suite. Fureur de Miss Burk qui avaitrencontré sa rivale dans la cabine de Nikita. La querellecontinuait sur la plage, jusque dans la lame où elles arrachaientle maillot sur la peau nue de Nikita qui ne prononçait pas un motet qui, dégagée de tout atour, brassait sur le large. Onl’attendait à la sortie, comme vous pensez bien. On fut volé. Elleeut deux peignoirs apportés décemment par ces dames. Sur lesplanches, le gros Mr. Merril fumait sa pipe, jovial, racontant quesa femme voulait lui tatouer sur les poignets des versets de laBible.

Pendant ce récit, j’imaginai que Lady Helenaregardait avec une singulière insistance l’ex-petite danseuseannamite qui était assise en face de moi et qui avait tourné versl’amphitryonne sa petite tête précieuse et énigmatique. Mais on nesait jamais avec Helena, cette magicienne. Elle est le centrerayonnant d’une volupté latente. Ses yeux immenses fixent n’importequoi et n’importe qui avec la même inquiétante tranquillité dans lebonheur, dans le bonheur de tout.

J’ai à peine dit quelques mots, soudain passifdans sa présence, dans son parfum, dans l’air qu’elle expire et queje respire. Mon cœur et mon sang obéissent au rythme qui soulève,près de moi, ses deux seins cuivrés, qui font trembler d’impatienceles paumes de mes mains recourbées comme des coupes avides. Et jesens soudain sur mon pied la pointe de son soulier d’argent. Est-ceun hasard ? Je veux savoir, je déplace mon pied, mais oninsiste.

Je dois rougir sous mon rouge. J’éclated’orgueil et Helena éclate de rire en me regardant. Se moque-t-ellede moi ? Après tout, c’est bien possible ! Non !elle a reconquis son Lawrence et elle souligne sa victoire. Ilsemble que le jazz n’attendait que l’entrée des Dolly Sisters pourque le battery-man devienne subitement fou. Un jazzdéchaîné. Les nègres glapissent au-dessus de leurs banjos. Un peude charleston dégarnit les tables. Helena s’est levée. Tous lesconvives aussi, d’un même mouvement.

Mais c’est avec moi qu’elle veut danser !Moi qui n’ai jamais esquissé un pas de tango, moi qui ignore leshimmy !… et le charleston !… « Excusez-moi, fis-je,j’ai fait une chute de cheval récemment et la danse m’estmomentanément interdite ! »

Elle ne paraît pas contente, LadyHelena !

« What a pity ! »,fait-elle et elle se laisse prendre la taille par le jeune duc deWister, auquel elle réserve désormais tous ses sourires. Jen’existe plus ! Je ne sentirai plus la pointe de son soulier…Ce Lawrence devait être un parfait danseur ! Et il avaitraison ! Je commence à comprendre que si l’on veut réussirdans la vie, aujourd’hui, réussir à tout, il faut d’abord savoirdanser (je suis mûr, je fais pleuvoir des vérités premières). Uningénieur, un médecin, un homme d’affaires et même un basochien quine sait pas danser, est condamné d’avance à la plus obscuremédiocrité (phrases de primaire). Primaire et désarmé ! C’estla faute des programmes ! Buvons ! Il n’est jamais troptard pour s’instruire ! En attendant, je vais essayer d’êtrespirituel. Avec quelques histoires marseillaises, accommodées augoût anglais, je parviens à faire rire l’honorable société, qui n’arien compris. Seule, Helena ne rit pas. Je suis furieux.

Du reste, on ne m’écoute plus. Il n’y a plusde conversation possible avec les danses. Il n’y a même plus dedîner. Et, comme les numéros vont commencer, Helena prend le brasde Mina (le petit nom d’amitié qu’Helena donne à l’ex-danseuseannamite) et l’entraîne : « Allons jouer ! »Nous suivons tous, moi maussade.

D’abord, je ne tiens pas à perdre mon argent.Trop précieux, mes huit mille ! Depuis que cette femme s’estdétournée de moi, me voilà retombé à une mentalité de rond-de-cuir.Qu’en feras-tu de tes huit mille francs, idiot ? Tu veuxacheter un chalet démontable pour tes vieux jours ? Unsursaut, heureusement, et c’est le salut ! Je jette tout ceque j’ai, d’un coup, sur le tapis. La chance qui me retrouve digned’elle me double ma mise ! Et me voilà reparti, le cerveauembrasé par des idées de viol… La fortune, Helena, je veux toutavoir !

Que s’est-il passé ? Comment s’estaccompli ce miracle ? Quelle voix secrète me guide ? Quime pousse d’une table à l’autre, les mains pleines de billets, dejetons ? C’est moi qui ai dit : banco ?… C’est moiqui prends cette main ? Je gagne, je reprends, jeregagne ! Mes poches sont pleines. Et me voici sur le seuil du« Privé ». En ai-je assez entendu parler de cettesalle ! Et des fortunes qui s’y perdent, s’y refont enquelques minutes. Une hésitation avant de pénétrer dans lesanctuaire où les femmes ne sont pas admises. Or, maintenant, jevoudrais revoir Helena. Je me retourne, mais je ne l’aperçois pasdans cette cohue. Dommage ! je sens que je suis dans uneminute où rien ne me résiste. L’habit d’un millionnaire me donnetoutes les chances et toutes les audaces…

Heures brûlantes ! Le vent de folie de lagrande semaine commence à souffler ce soir et soulève dans sontourbillon les grands papiers bleus et les lourdes plaques. Lesfemmes, dans les toilettes qui les dénudent, n’ont plus un sourirepour les hommes. Un restant de coquetterie, pas même… un gesteimpulsif – l’habitude – pour se poudrer devant la petite glace, sepasser le bâton de rouge sur les lèvres entre deux bancos… À lagrande table du chemin de fer, les plaques de dix mille, empiléesdevant les joueurs, disparaissent ici, reparaissent là, comptées etrecomptées par les femmes – fortune éphémère – tandis que cesmessieurs, fumant des cigares énormes, affectent de jouer pour leseul plaisir de remplir les cagnottes.

La voix du croupier qui répète :« Deux mille louis au banco ! »

« Banco ! » C’est la voixd’Helena. Elle perd et je vois Sa Jeune Grâce le duc de Wisterjeter les quarante mille francs au croupier comme il donnerait unshilling à un pauvre… Alors, ils ne se quittent plus ? EtLawrence, oublié ! Nous allons voir !…

Non ! Non ! ce ne sera pas pour rienque j’aurai mis ce soir le cent unième visage de l’illustre MisterFlow et revêtu le smoking, pardon : le tuxedo de SirArchibald ! Et maintenant, le « Privé ». La banqueest fameuse. Déjà on cite des chiffres. La caisse a avancé dixmillions à ces décavés tout en or. Le Roi du Café a perdu troismillions. Sir John Watery en a gagné cinq dans une seule banque. Lepetit José (José Ramos, courtage des rhums de Cuba), qui avaitgagné six millions en trois jours, les a reperdus entre cinq etsept. Il est revenu se refaire après dîner. La caisse lui a avancé,sur sa signature, deux millions. Il a essayé un dernier tapage. Ona consenti à lui avancer encore cinq cent mille à la conditionqu’il trouverait un endosseur. Il l’a trouvé. Avec ces cinq centmille, il a refait ses six millions, puis il les a reperdus, plusles cinq cent mille, naturellement. Et maintenant, il est au bar,où on ne lui fera pas crédit d’un sandwich, car nul n’ignore que lepetit José est très au-dessous de ses affaires.

J’entends tout cela, en regardant la partie.J’ai des bavards dans le dos, dont un me crache dans le cou. Jem’essuie, stoïque. La conversation est intéressante. Ce sont deuxbijoutiers qui se renseignent. La situation des joueurs leur donnedes indications sérieuses pour leurs opérations du lendemain. Surla table, ce sont des centaines de mille francs que la palette ducroupier étale avant de payer, entre chaque coup. Il semble qu’iln’y ait qu’à se baisser pour en prendre. Le banquier a une déveinefolle. C’est Z…, le Grec milliardaire.

J’ignore ce que je peux bien avoir dans mespoches, mais j’ai dans la main trois plaques de dix mille qui mebrûlent. Et impossible d’approcher !

Enfin, je parviens à me glisser et à les jetersur la table. Je gagne, laisse porter et je ramène cent vingtmille. Puis, je ne risque plus que deux plaques. Je perds mes vingtmille et je me sauve avec mes dix plaques dans la main.

À la porte du « Privé » je me trouveen face d’Helena : « Ah ! vous voilà, dear,je me demandais où vous étiez passé !… Donnez quelques petiteschoses pour jouer !… » Et elle me prend mes dix plaques.Je la regarde partir avec mes cent mille francs. J’ai un peu chaud.Je me dirige vers le bar. Là, joyeuse réunion autour d’Harry quim’accueille avec des transports et passe un petit insigne bleu à maboutonnière.

Aussitôt, des acclamations, des hurrahs queles valets de pied, accourus, font taire… (ne troublons pas lesjoueurs), et les verres se lèvent. On me fait boire je ne sais plusquel mélange multicolore. Je dois avoir une figure très sympathiqueà ces messieurs. Il y en a un qui m’embrasse comme un frère, en medéclarant que je suis la plus aimable Bar-fly, mouche debar, qu’il ait rencontrée de sa vie et que je ferai honneur àla corporation !… Il paraît que je fais partie maintenant desBlue-Bottle-Flies !Enfin de l’I.B.F.,l’International Bar-Flies qui étend son empire dans tousles lieux in the world… et les cocktails commencent,depuis le kiss-me-quick (baise-moi vite) jusqu’aulove’s dream (rêve d’amour) cependant qu’Harry m’apprendle catéchisme de ma nouvelle religion et m’instruit des devoirs quim’incombent.

Sachez donc que l’I.B.F. est une organisationsecrète et fraternelle, consacrée à la grandeur et à la décadencedes buveurs sérieux ; que tout membre arrivant à unetrap à cinq heures du matin et capable de jouer àl’Ukélélé sans répétition est éligible à vie, que tout membrefrappant du menton la « barre » du comptoir, en cas dechute, est suspendu pour dix jours ; que les tapes sur le dosaprès six verres doivent être tempérées d’un peu de douceur. Sesouvenir aussi, au cours des démonstrations, que certains membresont de fausses dents. Ceux qui commencent à larmoyer au sujet de« la meilleure petite femme du monde qui est restée à lesattendre chez eux » devront payer une tournée.

Assurément, cette petite instruction ne seserait point terminée là, mais elle fut interrompue par Lady Helenaqui me toucha l’épaule et que je suivis malgré les protestationsles plus véhémentes. Elle était souriante, mais ses mains vides,dont les doigts s’agitaient d’une façon assez significative, merenseignaient sur le sort de mes cent mille francs. « Je vaisme débarrasser de Fathi, me dit-elle. Vous me rejoindrez sur laterrasse. »

À la caisse, je vidai mes poches, j’étaisencore plus riche que je ne l’espérais. Tout compte fait, jerangeai soixante-dix mille francs dans mon portefeuille. Lesbillets, le champagne, les cocktails et mes cent mille francs sigalamment abandonnés aux doigts d’une aimable lady (au fond, je nedoute pas qu’elle me les rende) m’ont mis dans des dispositionsassez combatives. Je m’imagine que je vais diriger l’aventure.

Pauvre Lawrence ! Je ne l’ai pas plus tôtsentie à mon bras, la belle noble dame, et si proche de mon flanc,je n’ai pas plus tôt senti le mouvement de sa jambe contre lamienne que je m’avoue vaincu sans réserve. Plus une idée. Plus uneréflexion. Pas même le « me les rendra-t-elle ? »qui a commencé à me hanter ! La nuit est noire, comme sa robe,et je ne vois que son soulier d’argent à côté du mien. Tout ce quim’entoure n’existe plus, les pelouses, la plage, la mer, verslaquelle nous descendons, dans cette solitude obscure, l’odeur duvent d’ouest, il n’y a plus rien qu’elle et son parfum. Ellem’emmène où elle veut. Il n’y a même plus d’étoiles au ciel, plusqu’elle et moi sur la terre et sur ces planches, derrière la nuitplus opaque des cabines.

Nous ne nous sommes pas dit un mot. Et, tout àcoup, je lui prends la tête dans mes deux mains et je lui colle mabouche sur les lèvres… Elle se dégage et s’enfuit, toujours ensilence.

Je cours derrière elle, mais je l’ai perdue.On ne voit pas à dix pas. Je la cherche à tâtons, dans lesténèbres. Elle est partie, vers la mer, que j’entends. Jel’appelle : « Helena ! Helena ! » Rien neme répond…

Je cours comme un fou, je rencontre la lamedoucement expirante et qui me mouille les chevilles. Je reviens surmes pas, je les mêle… Et soudain, je trébuche contre uncorps : c’est elle ! Et je m’écroule à mon tour. Je laroule dans mes bras. Ses lèvres me rendent goulûment ma morsure,les seins tant attendus sont ma proie. Et j’ai cette lady, dans sarobe de gala, avec la violence et le saccage d’un portefaix quiprend une fille sur les dalles d’un port, derrière un chargement decacahuètes.

Étrange lit d’amour qu’elle a choisi là. Ellem’y tient prisonnier comme si elle ne voulait plus me lâcher,jamais. Mais mon étreinte est aussi prolongée que son insatiabledésir. C’est la lame qui nous chasse ; j’ai pu penser unmoment qu’elle voulait que nous nous aimions jusque dans la mer.Quand elle se relève, elle dit simplement : « Oh !que c’est joli ! Is’nt it ? »

C’est sa façon de remercier, paraît-il, et detémoigner sa satisfaction. Elle secoue sa robe.

Je la reconduis devant le casino, où noustrouvons son auto. Elle m’y fait monter. Elle me dit :« Lawrence, cher Lawrence, je vous attends cettenuit !

– Ah ! bien, ça va ! Rightoh ! » Elle ajoute encore : « Par lafenêtre ! » Enfin, comme l’auto s’arrête devant la portede l’hôtel : « Lawrence, je vous adore ! » Dansle vestibule, je lui baise la main, très cérémonieusement, puis jeregagne ma chambre. Hell and Maria ! comme jureHelena, dans les moments d’abandon, je devrais être heureux de masoirée ! Mes affaires vont bien ! Tout marche à souhait.Avec ma chance, je n’ai qu’à puiser là-bas, dans ma grande maison.Si j’avais voulu, ce soir, ou plutôt si j’avais pu, je n’aurais pasété quasi anéanti par un gain aussi minime. Je suis parti du« Privé » d’une façon ridicule, comme si j’avais volé,comme si j’avais les gendarmes à mes trousses. Et c’était le momentde « ponter » et ferme ! Un quart d’heure de cetteveine, et c’était peut-être un million que j’enlevais ! Est-cequ’on sait jamais ? On a vu des choses plus rares, aujeu ! Je n’avais pas épuisé la déveine de l’armateurgrec. Car c’est cela, uniquement cela, qu’il faut jouer, la déveinedes autres ! Elle est plus visible que la flamme qui s’estallumée sur la tête des apôtres… C’est le seul système. Je m’ytiendrai désormais jusqu’au bout !

Système d’un renseignement sûr et de toutrepos. Me voilà bien tranquille pour demain et les jours quisuivent. Et l’amour ? Pas banale, mon aventure avec LadyHelena ! Dans mes rêves les plus fous, avais-je imaginé deposséder une telle femme dans de pareilles conditions ? Moi,petit avocat stagiaire, qui, hier encore, « faisais lescouloirs », j’ai bousculé sur la grève une reine de beauté quia ses entrées à Buckingham Palace ! Et elle ne doit pas leregretter !

Alors, alors, pourquoi ma joie n’est-elle pascomplète ? qu’est-ce qu’il lui manque ? Helena nevient-elle pas encore de me dire : « Je vousadore ! » et elle m’attend… Oui, elle m’attend, mais ellene m’a pas dit : « Je vous adore ! », elle m’adit : « Je vous adore, Lawrence ! »

Eh bien, je suis jaloux de Lawrence !quel homme était-ce donc, ce Lawrence (posons nettement laquestion : quel homme est-ce donc ce Mister Flow ?), pourque, sortant de mes bras, Helena n’ait qu’un soupir dereconnaissance pour l’ami retrouvé ? Je croyais l’étonner.Elle n’a pas paru étonnée du tout ! J’en serais inquiet sij’étais moins vexé. Triste fou ! Tu devrais te réjouir. Plustu seras Lawrence, en toute occasion, plus tu auras tapartie gagnée !…

Est-ce bien sûr ? C’est ce que j’ai rêvéde jouer une autre partie que celle-là, moi ! Allons !maître Rose, la nuit n’est point terminée ! Si tu crois que lavictoire est encore en suspens, profite des dernières heures qui terestent avant l’aurore et triomphe ! joue ton va-tout !qu’elle s’écrie encore, mais cette fois, dans un râlesuprême : « Je ne vous reconnais plus,Lawrence !… »

J’ouvre ma fenêtre sur la terrasse. Un rai delumière glisse sur ma gauche, entre deux rideaux mal joints. C’estlà !… j’enjambe les balustres.

Ô ! nuit de jeunesse ! nuitd’escalade !… Déguisé comme un voleur, je cours à l’amourcomme à un crime ! Mais les obstacles ordinaires de la vien’existent plus pour moi. Je suis hors de tout et hors de moi-même.Je ne suis plus qu’une force et qu’un désir indomptables… Onm’attend. Je plonge dans l’odeur chaude de ton parfum et tu mereçois dans tes bras avides, Helena, ma bien-aimée !…

Mettez-vous à ma place, à mon âge, au centrede cette aventure fabuleuse qui me roule dans les ténèbres commecette femme me roule dans son lit et je vous défie d’en parler sansun peu de romantisme. Tout cela aurait l’air très châteaux enEspagne si je n’avais à la cheville le bracelet très réel qui merive à la chaîne des forçats. Cela commence par une échelle de soieet cela va peut-être se terminer, demain, tout à l’heure, par undépart à l’île de Ré !

Nuit de volupté à fond de terreur ! Il ya des moments où je comprends que l’on étrangle la femme qu’onaime. Elle gémit, mais elle ne se plaint pas. Elle ne ditplus : « Ah ! que c’est joli, mydear ! » Peut-être a-t-elle compris que je l’eussetuée. Peut-être comprend-elle que je suis près de la tuer. Cela neme déplaît pas qu’elle ait la terreur de cela. Cela entre dans monplan : son amour et son épouvante ! Et peut-être aussique cela ne lui déplaît pas non plus ! C’est une femme qui nedoit pas avoir peur de la mort, surtout quand elle s’accompagne dela plus violente caresse. Ô ! Helena ! jusqu’au fond dequel abîme sommes-nous descendus tous les deux, accrochés l’un àl’autre, et déchirés l’un par l’autre ? Celui qui voit dans lanuit éternelle ne saurait dire si nous voulons nous séparer ou nousréunir. Mais, tu ne remonteras pas sans moi !

Ta chair ne gémit plus, je n’entends plus tonsouffle… Après tout, tu es peut-être bien morte !… Je tire unrideau. Les premiers rayons du jour… Tu dors comme une enfantrepue… Ta lèvre qui saigne sourit. Des perles roses roulent sur tesseins, sur tes bras crucifiés, et moi, je dois être beau, avec monvisage de buveur de vin et toute la pommade glacée de l’honorableJ. A. L. Prim ! J’aime mieux ne pas voir ça !… J’entredans la salle de bain. Je plonge toute cette magnifique marmeladedans le lavabo, savonnage, serviette-éponge. Devant la glace, unbel adolescent de vingt ans, au teint de jeune fille. Pas plus depoils sur les joues qu’Helena aux aisselles… Tout de même, un peude poudre de riz, de sa poudre à elle, le cher démon. J’ouvre lafenêtre, d’un geste à conquérir le monde… Quelle bellejournée ! quelle fraîcheur ! et, là-bas, le doux soupirde la mer dorée par l’astre radieux qui monte derrière nous. Lesoleil d’Austerlitz ! Fais donner la garde, monEmpereur !… Je rentre dans la chambre, j’appelle le jour à monsecours, le jour qui, peut-être, va me tuer… Et, quand les rideauxont glissé, je me suis penché vers elle, éclairé par la pleinelumière… et je l’ai appelée à son tour, du fond de son sommeil oude son rêve que nourrit encore la volupté. Elle a ouvert les yeux,ses yeux immenses, ses yeux aux paupières lourdes et noires de tantd’amours défuntes.

Elle m’a fixé un temps, un temps très court,qui m’a paru effroyablement long. Et, comme elle se taisait,qu’elle paraissait ne rien comprendre à ce qui lui arrivait, nipourquoi ce jeune inconnu la dévisageait dans son repos, je me suispenché davantage, tout près, tout près de sa bouche pour yétouffer, sous la mienne, le cri qui allait en jaillir :« Regarde, lui dis-je, regarde, Helena… Ce n’est pas Lawrencequi est là !… Il n’y a plus de Lawrence… Apprends le nom decelui qui t’aime et connais son vrai visage !… Jesuis… »

Mais, elle me ferma la bouche d’une main lasseen murmurant :

« Oh ! I know, Iknow, je sais !… Ne jouez pas la chèvre qui ale vertige !… »

Et elle se rendormit.

Chapitre 3

 

Je pus rentrer chez moi par le même chemin quim’avait servi à l’aller, sans éveiller l’attention de personne. Jeme déshabillai hâtivement, jetant au hasard les frusques de SirArchibald et je tombai sur mon lit. J’étais incapable de penser.Devais-je me réjouir, devais-je m’inquiéter de ce : « Jesais ! » qui était bien la dernière parole quej’attendais de la bouche d’Helena ? Mon aventure m’échappaitde plus en plus. Voilà ce que je pouvais constater. Cela mesuffisait pour le moment et je m’endormis comme une brute.

Il était deux heures quand on frappa à maporte. Je n’ouvris pas. Lady Skarlett me faisait savoir que, dansune heure, elle m’emmènerait faire une promenade dans son auto. Jen’avais pas de temps à perdre pour redevenir Mr. J. A. L. Prim.Cela m’était maintenant plus pénible que tout. J’avais hâte de meretrouver moi-même avec mes soixante-dix mille francs, ma chance aujeu et mon amour. Mais, il y avait les autres et le personnel del’hôtel !…

Ça n’allait pas durer longtemps, heureusement,cette singulière mascarade !… Helena m’aiderait à en sortir.Mais comment avait-elle pu savoir que… Ah ! j’avais hâte de larevoir ! On en avait des choses à se dire, tous lesdeux !…

Un garçon de chambre vint me prévenir quej’étais attendu. Je trouvai Lady Helena sur le seuil du vestibule,bavardant avec Harry et un inconnu, dans une ravissantetoilette-redingote beige et coiffée d’une cloche de Bangkok.

Harry fut le premier à m’apercevoir et poussades cris d’orfraie parce que je ne portais pas son petit insignebleu. « Et notre petit bouton ? My dearBlue-Bottle-Fly, vous serez à l’amende, ce soir, d’une tournéede bambous-cocktails, s’il vous plaît ! » Mais Helenam’entraînant tout de suite me poussa dans sa « Voisin »conduite intérieure.

Elle conduisait elle-même. J’étais à sescôtés : « Regardez ici, mon chéri. En vérité, vous êtesfou, you are mad, vous montrer avec une têtepareille !… Ce n’est pas cela du tout, no !… notLawrence at all ! Et la cicatrice. La chérie petitecicatrice ! Elle ne passe pas derrière l’oreille ! Ilfaut que vous sachiez ! Je vous apprendrai. Vous avez votrepetite mixtion ?…

– Helena, je ne veux plus être Lawrence,jamais !…

– Of course. Je comprends cela !Je comprends cela entièrement bien, chéri ! À cela aussi, noustravaillerons tous les deux !…

– Il faut que vous me disiez, Helena, commentvous saviez… mais, savez-vous bien qui je suis ?…

– Naturally, my dear ! vous êtesl’honorable « barriste » Maître Rose ! Et comment vavotre client, voudriez-vous me le dire ?

– Vous vous intéressez donc bien àlui ?… » Elle jura un oh hell ! parce qu’unchauffard maladroit, dans une embardée, avait frôlé son garde-boue…Je la regardai. Elle conduisait avec une sûreté, une décision, uneheureuse audace effrayante. Son regard était fermé, dur. Plus devolupté dans ces yeux-là. Où était la langueur d’hier ? Elleme paraissait tous nerfs tendus et ce n’était point, certes, parcequ’elle était au volant qu’elle avait pris cet aspect-là.

Quelle prodigieuse énigme était cettefemme !… Elle savait tout de moi, j’ignorais tout d’elle, endehors de son tempérament, qui avait dû lui faire voir du pays. Jefus bien étonné quand elle me dit, sans tourner la tête :« Dear, vous ne m’avez pas embrassée !…Venez sur, embrassez-moi vivement. » Et elle metendit ses lèvres sans ralentir son allure. Je ne me livrai àaucune fantaisie. Elle dut me trouver froid : « Votrepetit nom, je vous prie ?

– Antonin !…

– C’est vilain. Je ne veux pas Antonin. Il vaavec votre petit costioume. Nous allons à Rouen, pour voshabits !… Assurément, vous ne pouvez rester comme cela,no !… J’ai honte pour vous ; laissezfaire ! Cela m’amuse énormément ! Vous êtes unepoupée ! a pretty puppet ! Je vous appellerai,dans le baiser, Rudy !…

– Évidemment, Rudy, c’est plusjoli !…

– Yes ! Et c’est plus facileaussi !… » J’étais horriblement vexé. « C’est unemanie, dis-je, vous appelez tous vos domestiques Achille… Vousappelez, sans doute, tous… » Je m’arrêtai, épouvanté de ce quej’allais dire, mais elle éclata de rire… « Très drôle !Oh ! Vous êtes un tel régal, my dear ! »Même en riant, même en m’embrassant, son regard restait dur,dur !… Qu’avait-elle ? « C’est Durin, fis-je aprèsquelques minutes de silence, qui vous a dit que vous recevriez lavisite de son avocat !…

– Yes !…

– Et il vous avait prévenue que je meprésenterais avec le visage de Mr. Prim ?

– Nope !… Je pense qu’il nesavait pas encore comment vous alliez venir. Mais je savais quevous ne pouviez venir me voir officiellement, vos règlementsd’Ordre, je crois, s’y opposant. « Ne soyez pas surprise,m’a-t-il écrit, et attendez-vous à la visite d’un ami. » Il amême ajouté : « Il est charmant ce jeunehomme ! » Yes !il a écrit cela, je vousmontrerai la lettre. Je l’ai reçue hier matin. Mais je ne pensaisplus à cela, non, quand on m’a passé la carte de Mr. Prim ! Cebon vieil ami d’il y a deux ans !… J’étais heureuse, ofcourse. Mais je m’attendais de sa part à plus… plusd’expansion ! Lawrence est un expansif, très ! Et vousétiez si embarrassé, si drôle dans votre petit ridicule costioume…je vous regardais… et puis votre choix !… je me suisdit : « Voici le petit avocat, cela est lui. » Jevous trouvais très gentil malgré votre figure de steaksous-cuit ! Oui, under done ! Justimaging ! Un déguisement pareil !… Il faut savoir leporter, sans une faute ! Et vous étiez plein de fautes !et si drôle ! Quelle plaisanterie ! Mais, consolez-vous,cher !… Ne faites pas cette bobine ! Au bout de dixminutes, c’eût été même résultat. On peut donner le change enpassant, quickly, quickly, vite ! Mais un homme qui aété si expansif ne peut tromper longtemps une femme comme moi, niaucune autre, qui a connu les mêmes… les mêmes sentiments.Don’t you think so, Rudy dear ?

– Cependant, il y a des génies dutravestissement, Lady Helena.

– Venez sur, Rudy ! Appelez-moiHelena. I prefer ! Of course il y a des génies, pourle cinéma !

– Où avez-vous connu Mr. Prim ?

– À Milan. C’est Sir Archibald qui me l’aprésenté…

– Vous l’aviez vu avant ?…

– Jamais !…

– Et combien de temps, à Milan ?

– Six semaines, je crois.

– Il n’a pas perdu son temps !

– No !

– Vous ne m’avez pas compris,Helena ! Je dis qu’il n’a pas perdu son temps, car il a trouvéle moyen de faire entrer Durin à votre service… Et Durin, combiende temps l’avez-vous gardé ?

– Well ! Deux ans !…

– Il vous approchait tous lesjours ? » Je la dévorais des yeux. Impassible, elles’occupait de sa « conduite » et ma question neparaissait nullement la gêner…

« Tous les jours, mon Dieu, oui !…Je n’ai guère quitté Archibald, pendant ces deux ans !…

– Eh bien, Helena, apprenez que Mr. J. A. L.Prim, votre honorable Lawrence, votre très cher Lawrence et Durinne font qu’un seul et même personnage !…

– Really ? Cela aussi est drôle,vous savez ! » Je ne pus retenir un mouvementd’impatience… « Look out, dear, vous allez me fairecasser nos figures…

Pitié, please, pour ce pauvreLawrence que j’aime, depuis hier seulement, de tout moncœur !… » Bone Deus ! mais quelle femmeest-ce donc ?… Nous en avons trop dit… Bas les masques !Tous les masques !…

« Helena ! je ne vous connaissaispas. Mais moi, son avocat, je connais Dunn. Et si j’ai accepté cedéguisement ridicule, c’était pour vous sauver ! pour voussauver de Durin ! Vous ne savez pas qui est Durin !… Vousne connaissez pas ce monstre !

– Aoh !… je ne choisirai jamais vous,maître Rose, pour avocat !

– Je vous conjure de cesser de plaisanter,Helena ! Vous pourriez chercher dans votre vie une heure plusgrave que celle-ci, vous ne la trouveriez pas !…Écoutez ! Je comprends tout ! Et je suis surtout prêt àtout comprendre ! Le palais est une bonne école pour instruirela jeunesse, et déjà, à mon âge, on ne s’étonne plus degrand-chose. Enfin, l’aventure que je vis depuis trois jours m’aouvert de singuliers horizons. Helena, ne m’en veuillez pas si jevous dis des choses. Mais votre salut l’exige… ne croyez pas uneseconde que je me permets de vous juger !… De tous temps, lesreines de beauté ont vécu au-dessus de la commune humanité et lerang de l’esclave qu’elles ont eu la passagère fantaisie d’éleverjusqu’à elles peut déterminer l’étonnement des imbéciles. Rien nesaurait entamer votre majesté à mes yeux !

– Pas tant d’histoares ! Durin vous adit… car, enfin, j’imagine que vous n’avez pas décacheté notrecorrespondance ?…

– Oui, Durin m’a dit… et c’est pour voussauver l’honneur que je suis ici !

– Oh ! thank you, littledarling, merci pour mon honneur !… Vous avez une façontrès jolie de sauver l’honneur des dames. »

Et elle me donna encore ses lèvres… mais sonbaiser, aussi, était dur !…

« Je sens que je suis de plus en plusridicule.

– Vous exagérez, cher, très cher Rudy.

(Encore un nom auquel il faudra que je mefasse… j’en change tellement depuis quelques jours que je m’yperds.)

– Si, très ridicule ! mais peut-être leserai-je moins tout à l’heure, quand vous saurez !

– Quand je saurai ?what ?

– Qui est Durin !

– Durin, petit chéri, c’est Achille !

– Durin est un bandit de droit commun,recherché par toutes les polices de la terre ! Ah ! vousne plaisantez plus, Lady Helena ! Durin, ce n’est passeulement Lawrence, ce n’est pas seulement Mr. Prim, Durin, c’estcent autres, sous le masque et sous le nom desquels il a traverséles deux continents comme un vagabond ! Durin, c’est l’hommeaux cent visages ! C’est l’illustre Mister Flow !…

– No ! really ? vous êtessûr de cela ? Quite certain ?

– Si vous en doutez, je vous donnerai la clefde cette valise qu’il vous prie de garder si précieusement jusqu’àsa libération et vous serez édifiée ! Vous y trouverez d’abordune merveilleuse trousse de cambrioleur et tous les dossiersconcernant chacun de ses déguisements, chacune de sespersonnalités. Vous en faut-il davantage ?

– Je suis suffoquée, petit chéri… tout à faitsuffoquée !… Se peut-il vraiment que cette toute petite chosede Durin soit cette énorme chose de Mister Flow !… Cela estau-dessus de moi ! What really !…qui eût pensécela ? It is admirable !

Simply magnificent !… Ce Durindevient très intéressant ! très ! très !… »

J’avais les poings fermés ! J’auraisvoulu qu’elle les sentît sur son visage.

Ne sachant plus ce que je faisais, je luicriai d’arrêter. Nous étions en pleins champs. Elle s’arrêta, je melevai en lui jetant une injure. Elle me rattrapa de son bras autourdu cou.

« Oh ! le petit chéri ! il estjaloux de Durin ! il est jaloux de Lawrence ! Mais,puisque vous savez que c’est le même ! qu’est-ce que cela peutfaire à vous, je demande ?… Rudy !… MéchantRudy !… vous seul, j’aime ! Yes, I love you, youalone ! »

Et, cette fois, un baiser qui me fait retomberpantelant dans la voiture. Nous avons repris notre route. Je ne displus un mot, elle non plus… Je regarde ses petits pieds sur lespédales. Est-il au monde quelque chose de plus joli que deuxadorables souliers de femme, découvrant un pied où transparaît lachair, sous le bas de soie fin, commandant d’un mouvement léger àce monstre de fer, à ce dévorateur d’espace qu’est le moteur d’uneauto de grand luxe !… Moi aussi je suis sous ces pieds-là etils peuvent me faire courir loin et longtemps… d’autantqu’au-dessus du pied il y a la jambe ! Et quelles jambes, sousle bout de jupe étroite, enserrant les genoux… C’en est fait demoi ! Je suis un jouet pour cette femme… Le jouet d’une heurede ces petits pieds là. Que deviendrai-je quand ils s’en irontailleurs ? Je deviens bête à pleurer. Ma parole, mes prunelless’obscurcissent quand je pense à la toute petite chose que je suis…Ah ! je finis par comprendre qu’on ait de l’admiration pourDurin !… Je l’envie ce domestique. J’ai cru en détournerHelena avec horreur… Je n’ai peut-être fait que raviver sondésir !… Et c’était cela, ma grande affaire !… Monva-tout !… la terrible partie au bout de laquelle Helena,sauvée par moi et reconnaissante… Sombre idiot !…Bourgeois ! Regarde-toi en face de Mister Flow !… Tu doisbien l’amuser !…

Les petits pieds, les jambes !… Pourcombien de temps encore ma caresse, le long de cettejambe ?…

Qu’est-ce qu’ils vont faire de moi, elleet Durin ?… Car, enfin, ils ont peut-être partie liéeensemble pour ce petit intermède-là !…

« Ah ! Darling, quelle estla matière ? Vous pleurez ?…

– Excusez-moi, Helena, je me sens si peu dechose entre vos mains… Tout à l’heure, je voulais partir,maintenant j’ai peur que vous me laissiez au bord de laroute ! Où allons-nous ?

– À Rouen, faire de mon petit chéri ungentleman ! Voyons, petit amour joli, donne tes yeux sur meslèvres… Thank you… J’aime tes larmes. Elles sont salées…Tu pleures comme une femme, ça me plaît !… Et maintenantcontez-moi comment vous avez pris la figure de Lawrence… cela nousfera passer un bon moment, voulez-vous ? Go onthen !

– Mais comment donc ! Je vous assure,Helena, que c’est encore plus drôle que tout ce que vous pouvezimaginer… Tenez-vous bien ! »

Et c’est avec un acharnement sadique que jedépèce mon aventure ! Je lui en sers tous les morceaux,saignants, chapitre par chapitre… Auteur Durin. Du beau travail. Unbel engrenage. Et je ne connais pas la fin !…

Elle rit ! Ellerit !

« Oh ! this Durin !this Durin ! »

Singulière mentalité ! Elle ne voit dansmon histoire qu’une farce parfaitement réussie. Le côté tragique del’aventure lui échappe tout à fait. Se rend-elle compte de lasituation inextricable où je me trouve ? Des risques que jecours ? De l’accusation de complicité à laquelle jene pourrais échapper si le Parquet apprenait jamais dans quellesconditions j’ai rendu les plus singuliers services à monclient ? Conçoit-elle qu’il suffit d’un mot de Durin pour queje sombre à jamais ? Et que me voilà, par cela même, sachose, pour le temps qu’il voudra ?… Pour le temps qu’illui plaira ? Non ! rien de tout ceci ne sauraitl’intéresser. Une bonne farce ! Il en adviendra ce que lesdieux voudront ! Elle aura bien ri !… « ThisDurin ! »

Ce Durin lui a envoyé une poupée pour sesvacances, pour qu’elle s’ennuie moins de lui, peut-être, pendantqu’on le garde au frais dans sa cellule. Elle va habiller sapoupée !… Nous avons passé trois heures à Rouen. Elle m’aconduit où elle a voulu, chez le tailleur, chez le chausseur, chezle chemisier, dans dix magasins. Elle n’était jamais contente. Rienn’était trop beau. Je n’avais rien à dire. C’est elle quicommandait, discutait, essayait. Elle me tournait, me retournait…me faisait prendre des poses, choisissait les étoffes, palpait lestissus. Elle ne me consultait point. Elle disait :« Croyez-vous que cela lui aille ? » Pourle vêtement tout fait qui devait remplacer mon « ridiculepetit costume », ce fut un drame. Elle exigeait des retouchesimpossibles à faire dans les deux heures. Et personne ne saurajamais ce qu’elle put dire de désagréable aux commis, auxdirecteurs, ni dans quelle langue !

Sur un signe, je dus lui passer une liasse debillets et elle réglait tout, après un contrôle exact, ramassant lamonnaie dans son sac. Je crois que nous parcourûmes tout Rouen à larecherche de cravates. Son irritation, à la vue de celles qu’on luiexhibait, prenait des proportions inquiétantes : « Je neveux pourtant pas aller en chercher rue de la Paix ; j’ai un« appontement » au Royal avec le petit Duc ! »Enfin elle mit la main sur des imitations de cachemire aveclesquelles Mary saurait me tailler quelque chose d’à peu prèsconvenable : « À Deauville, ils n’ont que de la camelotepour la plage, pour joueurs de tennis… Je ne veux pas que vous ayezl’air gigolo, you understand ?… Ne vous occupez pasde la perle pour la cravate. J’en ai une de grande beauté. Jedirai à Fathi de vous la prêter, mais il faudra la lui rendre tousles soirs ! »

Cette dernière phrase m’avait un peu bousculé.Elle s’en aperçut. Après une tasse de thé à l’hôtel d’Angleterre,comme nous étions sur le chemin du retour, et qu’elle me voyaitgisant dans mon coin, encore tout étourdi, elle me dit :

« Darling, il ne faut pas vousétonner s’il faut rendre la magnifique épingle de cravate à Fathitous les soirs. Vous n’avez pas remarqué, car il faisait une bellenuit d’amour noire, hier, que, lorsque je vous ai rejoint sur laterrasse, je n’avais plus mon collier. Je l’avais donné à Fathi, auvestiaire. Et la maid, yes, la dame de la toilette, avaitdécousu les bijoux de ma robe… Ainsi, Fathi nous a laissé la paix.C’est le règlement de Sir Archibald qui tient beaucoup aux bijouxqu’il m’a donnés. Tous les soirs, quand je vais au lit, Fathim’attend pour mettre mes bijoux dans un coffret et il va dormiravec la boîte… C’est encore le règlement de Sir Archibald… et celaest très sage, very very really, par ce temps de voleurs.Je regrette tout de même parce que je voudrais tout vous donner,yes, darling, tout vous donner, parce que je vousaime !… »

En attendant, elle ne me parlait toujourspoint de mes cent mille francs et tout ce qu’elle me racontait neparvenait pas à dissiper ma mélancolie.

« Pourquoi cette tristesse, puisque jevous aime ! Vous serez beau, Rudy dear ! cen’est pas Lawrence que j’ai habillé, dear little puppet,c’est Rudy ! Quittez cette figure de malheur, si vous voulezme faire plaisir… »

Sa physionomie, une fois encore, avait changé.Son profil n’avait plus cette dureté de métal qui m’avait surpriset inquiété en quittant Deauville. Ses yeux avaient retrouvé touteleur langueur ; l’eau trouble, qui les baignait d’une voluptési communicative, s’était répandue de nouveau à l’ombre des cilschargés d’un noir cosmétique, car les onguents et les fardssemblaient avoir été inventés pour la parure de cette icônerayonnant le désir. Elle voulut avoir ma tête sur son épaule etelle menait notre émoi lascif à quatre-vingt-dix à l’heure…

M’aime-t-elle vraiment ? J’ai tout pourle croire.

Arrivés au palace, son impatience attenditqu’elle ait fait réapparaître, sous les éponges, mon vraivisage : « C’est celui que j’aime, seul,celui-là ! » Et, quand nous fûmes un peu calmés, cefurent encore ses mains, tremblantes de luxure, qui me refirent lesjoues brûlées de gin de cet insupportable Mr. Prim !

Si je ne me trompe, cette comédie qui acommencé par l’amuser finit par l’exaspérer autant que moi. Je veuxsavoir. Elle me renvoie sans répondre : « Allez voushabiller !

Revenez me chercher à neuf heures et la demie.Et surtout, ne jouez plus ! Allons, dépêchez-vous,Look sharp ! Voici dix minutes que le duc attend dansle salon ! Now, ne me regardez pas ainsi ! Leduc s’en va ; il m’apporte ses hommages d’adieu. J’ai refuséde l’accompagner sur son yacht. Je tiens à ma réputation et jen’aime pas le duc, non, en vérité !… »

Mary me fait passer par une porte de service.Une demi-heure plus tard, je suis au casino et je joue. Et j’ensors sans un sou. Plus rien des soixante-dix mille de la veille. Çan’a pas duré un quart d’heure ! et j’ai joué prudemment, nefaisant les bancos qu’au coup de trois. Je suis tombé sur un jouroù tous les coups de trois réussissent pour le donneur… Eh bien, jen’avais pas pensé qu’une pareille chose fût possible. J’avaisencore trouvé ce petit système-là pour gagner trente mille francstous les jours. J’étais raisonnable. Au jeu, il ne faut pas êtreraisonnable.

Je sors de la salle sous le coup de cetincident inattendu. Il n’est que neuf heures. J’ai une hâte fébrilede revoir Helena. Je vais tout lui dire… Elle comprendra… Elle merendra aussitôt mes cent mille francs !…

Neuf heures et quart, je suis dans son salon.J’attends cinq minutes et Mary m’introduit. Helena est prête. Ellem’adresse un sourire adorable : « Comment metrouvez-vous ? » Elle est à peu près nue dans une robe enmousseline rose fanée, brodée, en plusieurs tons de rose, gris,bleu et or, de motifs où les paillettes, le strass, les perlesfines, les diamants, les verres de couleur forment les dessins lesplus singuliers. À chaque mouvement, cette joaillerie chante lelong de ses jambes gantées haut de soie chair que l’on aperçoitjusqu’aux cuisses dans les entre-deux… Un poème…

Dans ses cheveux noirs, un diadème avec uneémeraude énorme. Et encore, naturellement, le fameux collier.

« Ceci vous plaît-il ? Je ne veuxplus m’habiller que pour vous, amour chéri ! »

Mary est là. Helena ne se gêne pas devantelle. Je baise les mains de la noble dame ; elle laisse sesmains sous mes lèvres. Mon silence, mon baiser secret sontsuffisamment éloquents. Elle me comprend :« Laissez-nous, Mary ! » Quand elle veut, rien n’estplus majestueux que son geste, sa parole. C’est une grande, trèsgrande dame. Elle me dit : « Oh ! Par le chemin, jedois vous dire, j’ai écrit à Durin. Je lui ai dit que vous m’avieztout raconté… et que nous avions bien ri de votre petitehistoare ! »

Ah ! elle m’ennuie ! elle m’ennuieavec sa façon de prononcer : votre petitehistoare !… Et puis cette lady qui écrit au valet dechambre de son mari, dans sa prison… Tout de même, j’ai beauvouloir me mettre à la page, il y a des choses qui medépassent !… Encore une fois, je suis précipité…Raccrochons-nous aux choses sérieuses.

« Helena, j’ai joué !… j’ai toutperdu. » Elle me regarde avec un véritable effroi…« Really ! dit-elle, nous en sommeslà ? Je vous avais dit de ne pas jouer… Ah ! ce queje regrette nos cent mille francsd’hier !… »

Elle avait déjà son manteau sur les épaules.Elle le laissa tomber et rappela la femme de chambre :« Mary ! déshabillez-moi, je vous prie, je ne sors pas,ce soir ! Mr. Prim et moi, nous dînerons dans le salon.Avertissez le maître d’hôtel et Fathi. » Et quand nous sommesseuls : « Comprenez, chéri, my little love, quenous allons tout à fait manquer d’argent de poche… why,yes !… Je n’ai plus un sou, non plus, moi ! J’aitapé tout le monde. Je ne trouverais pas cinq louis. Je dois déjàdix mille francs à Mary. Je sais bien qu’il y a le portier, mais,me sachant gênée, il a osé me faire de telles propositions de lapart… Oh ! je peux bien vous le dire… Du petit Valentino… cinqcent mille, little darling, pour une nuit !…Disgusting ! Pour qui meprend-on ? I am a lady. Non, décidément, leportier, je ne peux pas ! »

Je n’en croyais pas mes oreilles !

« Mais, saprelotte, Helena, télégraphiezà Sir Archibald !

– Il ne m’enverrait pas une guinée,pas un shilling !

– Il vous laisse sans argent !…

– Toujours ! Oh ! vous devezcomprendre que je commence à en avoir assez. N’est-il pasvrai ?…

– Je ne comprends rien, Helena, absolumentrien !

– Parce que vous n’avez pas l’habitude dumonde, Rudy !… Les princes ! Les princesses… les grandsde la terre n’ont pas besoin d’argent… Vous ne les voyez jamaispayer. Cela regarde quelque domestique, butlerou autre…Pour moi, c’est Fathi qui règle toutes mes notes… Oh ! SirArchibald est le plus généreux des hommes !… Je peux m’offrirtoutes les fantaisies « except » celle d’avoir six pencedans ma petite bourse !… Je ne pourrais donner un penny à unpauvre ! C’est Fathi qui le donne pour moi !…

– Eh bien, tapez Fathi !…

– Silly ! Fathi estincorruptible !… Fathi ne connaît que sa consigne. Il doittout régler, mais défense de me donner de l’argent de poche… Etdéfense de régler les petites dettes contractées pour l’argentprêté de la main à la main !

– Écoutez, c’est inimaginable ! Vous avezdû faire de grosses bêtises…

– Je m’ennuierais tant si je ne faisais pas degrosses bêtises, petit chéri !

– Sir Archibald, en agissant de la sorte, avoulu vous garantir contre le jeu…

– Peut-être, darling. Mais, pourcela, ou pour autre chose, que deviendrons-nous tous lesdeux ? Nous allons avoir besoin de Fathi tout le temps,derrière nous, pour l’addition !

Combien c’est triste, j’avais pensé que nousferions des promenades tous les deux, dans les environs, comme desamoureux, des simples loversau village, sur le penchant dela colline. Mais avec l’homme et son turban, nous serions tout àfait ridicules ! Et je dois tant à mon chauffeur… j’ai enviede pleurer, darling ! »

À ce moment, Fathi fit son entrée, se courbajusqu’à terre et tendit un coffret dans lequel Helena déposa soncollier, ses bracelets, tous ses bijoux, même ceux qui setrouvaient sur sa robe et que Mary décousait d’un coup de ciseaux,tandis que le gros Hindou les comptait méticuleusement. Puis ce futle diadème. Fathi referma le coffret et s’en alla, satisfait, aprèss’être courbé à nouveau avec les manifestations du plus grandrespect.

J’avais remarqué qu’Helena n’avait pas debagues. J’avais pensé à une coquetterie de plus, car ses mains nuesétaient fort belles. Elle m’expliqua qu’Archibald avait consenti àce qu’on lui laissât ses bagues et quelques anneaux de bras sansvaleur excessive. Tout cela est parti, liquidé par elle, enquelques jours. Le jeu avait tout pris. Moi j’écoutais tout cela,dans un abrutissement parfait, pensant tout le temps à mes centmille francs :

« Écoute, petit chéri, console-toi,cheer up ! nous irons nous promener avec Fathi !Prends ton tabac, tu fumeras une cigarette. »

Chapitre 4

 

En ce qui la concernait, elle paraissait toutà fait consolée quand elle me rejoignit pour le dîner intime dansle petit salon où Fathi lui-même nous servit. Elle était nue sousun pyjama vert d’eau que nouait, très lâchement, une large ceintureorange.

Elle nous eut vite débarrassés de Fathi. Elleparaissait inquiète de mes réponses brèves et de la méchanceté demon regard, aussi de mon peu d’appétit.

« Deary, je vois que vous n’êtespas content. Why ?C’est moi qui devrais. Je vousavais dit de ne pas jouer !… »

Je fis un gros effort :

« Helena, cette fantasmagorie doitprendre fin… Je regrette qu’elle finisse si tôt, voilà tout !Je vous dois de trop belles heures pour que vous doutiez que j’engarderai – et pour moi seul – l’ineffaçable souvenir… Helena, jevais partir ce soir… Arrangez-vous, avec Mary… Vendez-lui une devos robes !… Vous mettrez le comble à vos bontés en meprocurant vingt-cinq louis… »

Elle se retourna vers moi, brusquement, et meprit la tête entre ses doigts crispés :

« C’est vrai, darling, tu veuxme quitter parce que je suis pauvre ?

– Je vais vous quitter pour ne pas devenirfou ! Vous ne vous rendez pas compte une seconde de lasituation dans laquelle m’a placé Durin !… Et je sais que monséjour ici ne fait que la compliquer… Helena, j’entrevois un abîme.S’il en est temps encore, Helena, chère Helena, laissez-moi ensortir !…

– Mais vous ne pensez qu’à vous ! Quevais-je devenir toute seule ? Je vous aime tant, cher,cher Rudy !… I love you so much !… Etqu’est-ce que dira Sir Archibald quand il saura que vous m’avezquittée si tôt ?… Je lui ai écrit que vous étiez heureusementarrivé et que vous consentiez… à être… comment on dit enItalie ?… sigisbée ?… enfin, mon flirt jusqu’àson retour ! Il a la plus grande confiance en vous,darling !… Naturellement, avant son retour, vousseriez parti, car, lui aussi, il verrait le mensonge de votrevisage. Songez que nous avons passé six semaines ensemble… et puisil faut que vous plaidiez pour ce pauvre Durin !… Mais nousavons le temps ! Pourquoi précipiter les choses ?… Vousêtes vraiment tragique, cher… Why ?Tout s’arrangedans la vie, je vous assure !… Pour les robes, il ne faut pasy penser… vous ne connaissez rien du monde. Oh ! je vous dis,vous êtes un enfant, juste un simple baby !… Elles sont déjàtoutes vendues… C’est une affaire faite depuis longtemps avec Maryet Fathi… Je ne puis, moi, Lady Skarlett, porter une robe plus dedeux fois… Now, I couldn’t, alors, j’en ai fait del’argent… tout de suite… J’ai déjà même touché sur les robes de lasaison prochaine… Mary est très bonne… mais elle ne peut faireplus. Je vous dis que je suis dans la dernière des misères, lareine des paupers (mendiants), ajouta-t-elle en riant detoutes ses dents éclatantes. Je suis cassée. Vous n’aurezpas le cœur, Rudy, de quitter une petite femme aussimisérable !… »

Et, câline comme une chatte d’appartement,cette lionne me mettait ses petites pattes redoutables sur labouche pour m’empêcher de répondre, me baisait les paupières, mefrôlait de toute sa chair odorante.

Du coin de sa serviette trempée dans lechampagne, elle chassait encore l’image de l’autre et c’était moi,bien moi, qui roulais, pantelant, sur sa gorge d’airain brûlant.Inutile de dire que les jeux les plus sérieux succédèrent à cesmenues tendresses.

Le cerveau vide, anéanti, je gisais entre sesbras comme une bête morte. Elle put croire que je dormais.Mensonge ! Entre mes cils mi-clos, je l’observais. Elle avaità nouveau ce regard dur, froid comme l’acier, ce regard brutal deceux qui se préparent au combat, qui rassemblent avant de lesextérioriser toutes les facultés dont ils espèrent la victoire, ceregard que je lui avais vu à plusieurs reprises, quand je l’avaisretrouvée, après nos premières heures d’amour, dans l’auto qui nousconduisait à Rouen.

Elle vit tout à coup que je ne dormais pas…Elle se pencha sur moi, brusquement :

« Ah ! tu me regardes ?… Tu tedemandes à quoi je pense ! Rudy, je vais te le dire !…toi aussi, tu vas me connaître sous mon vrai visage ! Lookhere ! J’ai bien réfléchi depuis hier, depuis cettenuit ! La vie avec toi me plairait… La vie dont j’ai un teldégoût que je me vautre sur elle comme sur un tapis de luxure dansune boîte à plaisir !… Et s’il n’y avait que le dégoût, maisil y a aussi l’ennui. I am sick of it all,je suis malade de tout ! Avec toi, je nem’ennuierais pas. Tu es si jeune… et joli vraiment… et sibêta ! Durin t’a tenu par le bout du nez, il t’a eu sur uncrochet… mais je t’apprendrai, et si tu veux, nous auronsDurin, tous les deux !…

– Oh ! fis-je en me redressant, car laconversation prenait un tour qui commençait à m’intéresserénormément…

– Tu dis, oh ? Quoi ?… Tu sais quec’est une dernière partie que celle que je vais te proposer làcontre l’illustre Mister Flow. Tâte bien ton cœur. Te sens-tu detaille ?… »

Elle avait perdu son babil enfantin. Sesétranges formules, ses discours étaient directs et dans un françaisqui oubliait de se parer d’idiotismes étrangers.

« Dame ! Je ne sais pas. » Ellerepartit à rire, puis, redevenant sérieuse : « Au fait,tu as raison d’hésiter ; peut-être vaut-il mieux que turepartes et que tu ne penses plus à moi ; j’attendrai uneautre occasion, voilà tout !

– Laquelle ?…

– L’occasion de tout quitter.

– Vous voulez quitter le baronnet ?… Etcette réputation dont vous vous dites si jalouse… votre situationdans le monde, vous n’y avez pas pensé, Helena ?

– Je ne pense qu’à cela depuis deuxans !… Mon petit, tu te demandes quelle est cetteénigme ?… Sais-tu quel âge a le baronnet ?

– Non !

– Soixante ans ! Et notre vie intime, unechose dont on ne peut se douter. Mais cela ne regarde que nous. Etpuis, ce n’est pas de quitter le baronnet qui m’inquiète…

– Alors ?…

– C’est de quitter Durin ! Durin ne melâchera pas comme cela. Elle est là, la partie à jouer… etpeut-être à perdre !…

– Vous me stupéfiez… En attendant, il est enprison !…

– Oh ! s’il voulait s’échapper, il n’yserait plus demain ! Tu as cru me révéler le célèbre MisterFlow ; je le connaissais avant toi, mon pauvre petit…

– Vous saviez qui il était ?

– Tu penses ! En prison, Mister Flow,mais il y a été dix fois et dix fois il s’est envolé !… Lesgardiens deviennent ses complices sans le savoir… et peut-être enle sachant. N’a-t-il pas su faire de son avocat son complice !Jeux pour lui que tout cela ! Seulement, Durin ne s’échapperapas. Il ne commettra pas cette faute. Durin est un pauvre niais dedomestique, bien dévoué à son maître et qui, dans un mouvementd’égarement, a chipé une épingle de cravate pour l’offrir à samaîtresse. Car Durin me trompe. Je ne le lui reproche pas, sois-enbien assuré…

– Vous craignez qu’il ne dise tout aubaronnet ?…

– Enfant ! tu déraisonnes : si tucrois qu’il a été le valet de chambre de Sir Archibald pendant deuxans pour le plaisir de venir lui dire : « Vous savez, jecouche avec votre femme ! »

Elle essuya son front en sueur :« Tu vas comprendre, mon chéri, tu vas comprendre ! Je tedis que tu vas tout savoir. Si tu me trahis, toi, tant pis !…Je suis vraiment lasse de tout ! Il me faut une autre vie dansun autre coin du monde… Quelque chose de tout à fait nouveau, ou lamort… oui, la mort… après une nuit d’amour avec toi, cherRudy !… »

Elle m’étreignit à me faire crier de douleur.Elle commençait à m’épouvanter avec ses idées de suicide. Elle m’enavait assez dit pour que je la crusse aussi profondément enliséeque moi dans la vase où m’avait poussé l’ahurissante machination deDurin. Mais je ne voulais pas mourir, moi !… Je ne trouvaispas que ce fût une solution à envisager. Pas le moins dumonde ! À part moi, j’en revenais toujours là : j’ai faitla commission de Durin, je n’ai plus qu’à m’en aller et à ne riendire !… Possible ! mais je ne m’en allais pas !… Cesbras qui me tenaient prisonnier, je n’essayais pas de lesdétacher.

L’exaltation de cette femme arrivait à sonparoxysme et ce fut dans une sorte de délire qu’elle me jeta toutson programme qui tenait en peu de mots :

« Je brûle la politesse à Fathi avec mesbijoux et il y en a pour des millions. Ils sont à moi ! Lebaronnet me les a donnés. J’ai le droit d’en faire ce que je veux.Je les vends et nous allons sous des noms tout neufs faire del’élevage en Argentine… Nous achetons une province, loin, derrièrele Rio-Negro. Comme tant d’autres qui ne voulaient plus du Vieuxmonde !… Le baronnet fera prononcer le divorce et nous nousmarierons, Rudy !… Je veux que tu dises oui tout de suite, ounon !

– Oui », jetai-je. Dame ! ceprogramme était simple et m’allait comme un gant. Je trouvais mêmeque c’était trop beau. Trop beau, en effet, car il y avait un« mais ».

« Oui, mais il y a Durin…Il faudra biennous cacher, tu sais, petit chéri, pour que Durin ne nous trouvepas !…

– La Guyane est là pour un coup, fis-je… Vousn’avez qu’à le dénoncer !…

– Fou ! Vous êtes fou ! ou vous nevoulez pas comprendre !… Rudy, je suis la complice deDurin !… » Elle aussi !… Je me redressai et, laregardant bien en face :

« Si vous êtes sa complice comme moi,cela pourrait peut-être encore s’arranger !…

– Je suis sa complice depuis toujours !…avoua-t-elle sur un air assez sinistre… Je suis sa complice depuisqu’il y a un illustre Mister Flow !…

– Vous, Lady Helena !…

– Plus bas, je vous en prie !… C’est luiqui a fait mon mariage avec Sir Archibald. Oui, il y a trois ans,aux Indes !… Archibald croyait qu’il était mon frère !…C’était mon amant !…

« Tu vois, je me perds avec toi, mais tuas l’air si bon, si jeune, si bêta, j’ai confiance !… Jet’aime et je te dis tout ! Quand je me suis mariée aubaronnet, j’avais vingt-deux ans… Depuis cinq ans, Mister Flowétait mon amant et j’avais partagé toutes sesaventures ! Quelquefois, dans les galas costumés, on peutme voir en rat d’hôtel… un petit costume de soie noire qui rendtous les hommes fous… et cela me rappelle des heures… des heuresbien curieuses… Dans ce temps-là, je ne m’ennuyais pas… Oh !Mister Flow m’avait fait aimer le métier !… C’est trèsamusant, si tu savais ! Maintenant encore, quand je suis sansargent, j’ai des envies folles de sortir la nuit dans lescorridors… Mais maintenant je risque trop et Durin ne me lepardonnerait jamais. Il a eu trop de mal à faire de moi une trèsrespectable lady ! »

Je l’écoutais bouche bée. J’ai entendu biendes histoires au palais. Je croyais y avoir appris à ne plusm’étonner de rien dans le genre. Nous avons eu quelques révélationsretentissantes sur les dessous mondains. La pègre dorée pouvait s’ypayer cent mille francs des avocats qui la saluaient bien bas. Lepublic se retenait d’applaudir. La pince monseigneur et lepied-de-biche se trouvaient à l’honneur, maniés qu’ils avaient étépar des mains gantées chez le bon faiseur. Tout de même, l’histoirede Lady Helena me coupait le souffle !

Elle se prétend Roumaine, d’une excellentefamille, qui lui a donné une éducation parfaite… Littérature, art,danse, musique, et un don exceptionnel pour les langues. Sesparents la destinaient à un diplomate qui a fait parler de luidernièrement à la Société des Nations, très riche, mais peuséduisant pour une enfant pleine d’inspiration. Dans un bal, auCasino de Constantza, elle connut un jeune Anglais qui voyageaitpour son plaisir et qui avait fait ses études à Cambridge.Vingt-deux ans, amusant, bon danseur, bonne raquette. Elle l’aima.Elle déclara à ses parents qu’elle n’épouserait que lui. C’étaitDurin. Alors, il portait son véritable nom. Elle ne me dit pointlequel. Les parents prirent des renseignements. Le jeune homme, quirecevait une pension d’une façon assez mystérieuse, avaitbrusquement quitté Cambridge dans des conditions qui restaientobscures. Au fait, depuis qu’il avait passé le détroit, il nevivait que d’expédients et de larcins. Doué de l’imagination laplus vive, il réalisait avec une chance jamais troublée un rêved’extravagantes aventures qui séduisit singulièrement Helena àlaquelle il avoua tout, se posant en héros au-dessus des lois quin’ont été inventées que pour la protection des imbéciles.

Helena avait eu une scène terrible avec sesparents. On l’avait conduite dans la montagne et claustrée chez despaysans. C’est là que Doug (diminutif de Douglas) vint la chercher,la voler !… Elle était prête à le suivre au bout du monde.Elle devint sa chose, sa maîtresse, son élève !…

Helena semblait avoir conservé de cespremières années un souvenir plein d’ivresse. Leur audace étaitsans bornes et leurs mensonges joyeux. Leurs plus belles nuitsd’amour étaient des nuits de cambriole dans les palaces ou sur lespaquebots, car ils menaient une vie des plus luxueuses, puisantavec autant de grâce que de sûreté dans les richesses accumuléespar le labeur des autres. Cette existence, comme on pense bien,n’était point sans danger, mais l’imminente catastrophe ajoutait unpiment au plat de leur quotidienne aventure. Ils avaient changé dixfois de nom, de personnages, n’ayant qu’à se baisser pour ramasserpapiers et passeports à leur convenance.

Ils s’étaient fait prendre plusieurs fois,mais ils « s’en sortaient » toujours. La beauté d’Helena,unie à l’astuce et à l’adresse de Doug, avait tôt fait de leslibérer de toutes les chaînes, de leur ouvrir toutes les portes.Cependant, il leur devenait bien difficile de travailler ensemble.Pour dépister la police, ils durent se séparer. Ils exercèrentleurs petits talents chacun de son côté. Et ils se retrouvaient leplus honnêtement du monde pour épuiser leurs bénéfices qu’ilsmettaient en commun. Avec quelle joie ils se faisaient l’étalage durésultat ! de leurs travaux ! Et c’était à qui seraconterait la plus belle histoire. Charmante émulation ! Unjour, Doug avait été si content de son élève qu’il lui avaitcommandé à Londres une trousse de cambrioleur de haut luxe… C’étaitle fameux sac ! Ainsi, j’appris que le sac que j’avais apportéà Helena n’était pas celui de Durin, mais son bien à elle !« Je l’ai revu avec plaisir, me dit-elle ; je craignaisqu’il ne lui arrivât malheur dans cette stupide affaire. Vousm’avez été sympathique tout de suite quand je vous ai vu avec monsac, mon sac qui vous a tant ennuyé, petit ami ! »

Je crois qu’il est tout à fait inutile deperdre mon encre à décrire ma psychologie pendant qu’Helena, lesyeux brillants du feu de ses chers souvenirs, et heureuse depouvoir s’épancher au sein de son bon Rudy, me faisait revivre lesheures enchantées de son premier amour et de ses premiers travaux.Je me demandais si c’était elle qui était inconsciente ;j’hésitais maintenant à m’étonner, sinon de moi-même. Je ne savaisplus où était la règle. La règle de quoi ? La règle devie ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Il nous est resté unelocution de la guerre : le système D… et uneautre : ne pas s’en faire !… Bigre ! on valoin avec ces deux locutions-là !… Oui, on devient lady ouDurin… Ou l’on sauve Verdun !…

Mais pourquoi Durin était-il Durin tandisqu’Helena était lady ? Je n’allais pas tarder à l’apprendre.Vous allez voir que tout s’enchaîne, mais autant Helena s’étaitétendue avec joie sur les temps heureux où elle parcourait le mondecomme un petit rat d’hôtel, autant elle mit de précision et desécheresse à me narrer sa dernière et pourtant glorieuse aventure.Doug s’étant aperçu, un jour, qu’Helena était devenue d’unesurprenante beauté, conçut qu’avec une associée aussi rare il yavait mieux à faire que d’ouvrir des tiroirs ou de courir lescouloirs d’hôtel, la nuit. Il rêve d’un coup énorme qui rétabliraitdéfinitivement leur fortune à tous les deux : faire faire àHelena un mariage féerique, et, le mari disparu (de sa belle mortou autre), prendre sa place.

En attendant, il devient le frère d’Helena etcommence ses opérations aux Indes. Il avait pensé d’abord à unmaharadjah. Mais l’affaire se compliquait de plusieurs ménages etaussi de diplomatie. C’est dans les salons de Bombay qu’ils furentprésentés à un gouverneur célèbre par ses derniers services rendusà l’Empire, aux moments des troubles, dans les provinces voisinesde l’Afghanistan. Ici, Sir Archibald Skarlett entre en scène.Personnage très austère, très presbytérien et très cruel. Il enavait donné d’horribles preuves lors des dernières répressions.Tout de suite, il devint amoureux fou d’Helena. Et il l’épousa endépit de tout ce que put lui dire son frère cadet, Sir Philip.

Malgré toutes les précautions prises par Doug,Sir Philip soupçonnait fort le frère d’Helena d’être autre choseque son frère. Aux premiers mots qu’il en dit à son aîné, il y eutrupture entre Archibald et Philip. Sir Archibald ne pouvaitimaginer, en vérité, qu’il était la prise de deux malfaiteurs, carHelena ne faisait rien pour le séduire. Ce mariage, dit-elle, luirépugnait. Sir Archibald lui faisait peur ! Enfin, elle nepouvait se faire à cette idée que son cher Doug la poussât dans lelit d’un autre !…

« – Laisse donc, me dit Doug, ton mariest phtisique… Il n’en a pas pour trois ans !… Trois ans,c’est bien vite passé !… »

« Trois ans avec un vieillard phtisique,cruel, presbytérien et sadique ! Voilà l’enfer qui s’ouvraitdevant moi !

« Doug ne se laissa point toucher. Il futterrible.

« Et je laissai s’accomplir cettehorreur !… Passons !… Archibald était fou de moi. Pour unsourire, il me couvrait de pierreries. J’avais à ma dispositiontoutes les sommes que je voulais ! Doug en abusa. Mon mariapprit que les trois quarts de ce qu’il me donnait passait à monfrère. Alors, il me défendit de le revoir et il inventa Fathi. Vouscomprenez, maintenant, pourquoi Lady Helena, fabuleusement riche,ne peut faire un banco de deux mille louis si elle n’a pas le ducde Wister derrière elle ou son cher petit Rudy pour lui avancercent mille francs ! »

Doug, patient, redevint Mister Flow. Il fitencore quelques bons coups en attendant que Sir Archibald sedécidât à trépasser. Mais on ne sait par quel miracle, la santé dubaronnet s’améliora, surtout quand il eut quitté les Indes pourl’Europe. Un séjour en Italie lui fit le plus grand bien. MisterFlow, inquiet pour sa combinaison, décida de venir surveiller sesaffaires de plus près. C’est à ce moment que Sir Archibald faitconnaissance de Mr. Prim dont il ne peut bientôt plus se passer.Celui-ci, cependant, se voit dans la nécessité de fausser compagnieau baronnet et à la séduisante Helena, car des affaires urgentesl’appellent en Amérique. Avant de partir, il rend à son ami undernier service. Il fait entrer chez lui, sous son exceptionnellerecommandation, la perle des valets de chambre, le nommé Durin, quile servira très fidèlement pendant deux ans.

Si Durin est dans la place, c’est queMister Flow trouve que Sir Archibald est bien long à mourir…Un cri d’Helena : « Tu comprends, petit chéri, unassassinat, jamais !… »

Elle parle sérieusement. Tant mieux, me voilàrassuré… Cette femme n’a jamais assassiné personne. C’est déjàquelque chose, à notre époque, et pour quelqu’un qui n’appartientpas à la classe moyenne.

Et voilà ! Il ne s’agit plus maintenantque de savoir si je vais partir avec cette femme et les quelquesmillions que représentent ses bijoux. Elle m’explique trèsnettement comment les choses vont se passer :

« Me sauver, moi, avec les bijoux, il n’yfaut pas penser. Cela est impossible, assurément ! Nousaurions Fathi dans le dos tout de suite. Et puis, je seraissignalée… Sir Archibald accourrait… et Durin nous donnerait de sesnouvelles, je te prie de le croire !… Non… Il faut que jereste insoupçonnable… et toi aussi, naturellement, pendant que nouspréparons tranquillement notre petit voyage…

– Insoupçonnable de quoi ?

– D’avoir fait le coup !

– Quel coup ?

– Rudy, vous ne comprendrez jamais rien !Vous avez tant d’innocence, mon chéri… Écoutez : une nuit,vous cambriolez Fathi !… Puis tu pars, petit chéri !… Jete rejoins un peu plus tard ! »

Je bondis : je cambriole Fathi,moi ?… Mais je ne sais pas cambrioler, moi !…« Oh ! je vous l’apprendrai,darling !… »

Chapitre 5

 

Je sais ! Je sais ! Cambrioler dansces conditions-là, ce n’est pas voler ! Oh ! elle me l’aassez dit ! C’est même le contraire d’un vol !… Pensez,je rapporte à sa propriétaire une fortune dont elle a légalement ledroit de disposer. Simple question de déplacement. Je déplace desbijoux pour éviter à une noble dame de se déranger. Simplepolitesse. Évidemment, je ne mérite pas un prix Montyon, mais je nerisque tout de même pas les galères !… Helena ne comprend pasmon hésitation et elle a des arguments d’une solidité à touteépreuve, je ne le conteste pas.

Mais enfin, il y a des gestes auxquels je neme ferai jamais ! Enfoncer une porte ! faire sauter uneserrure ! Enfin, je ne me vois pas la pince monseigneur enmain !

« Darling, m’a-t-elle dit, vousréfléchirez. Je vous jure que cela en vaut lapeine ! »

Cela aussi, je le sais !… Et voilàjustement toute la raison de ma fièvre…

Cette nuit j’étais revenu seul dans ma chambreet je n’avais même pas le courage de me déshabiller. Dans unfauteuil, devant la fenêtre ouverte, je rêvais tout éveillé.Tantôt, je me voyais galopant dans la pampa, vêtu d’un magnifiquecostume de cow-boy, les jambes gainées de chaparals enpeau de mouton, comme on en voit au cinéma ; toutm’appartenait jusqu’à l’horizon, les terres, les troupeauxinnombrables, les baizaudas (c’est bien ainsi que l’ondit, du côté de Rio-Negro, je crois), un peuple d’esclaves était àmoi ! Helena galopait à mes côtés, élégamment bottée de cuirfauve, un feutre sur l’oreille, plus belle et plus désirable quejamais. Le soir, une hacienda aux fraîches galeries, aux piliersfleuris, nous accueillait avec tout le confort moderne, cependantque les intendants saluaient jusqu’à terre…

Mais tantôt, je me retrouvais dans un couloird’hôtel, guettant le moment propice d’utiliser certains ustensilesspéciaux que je dissimulais autant que possible dans les pochesintérieures de mon pardessus… Soudain, l’alarme était donnée… Denombreux domestiques se précipitaient et l’on me ramenait à Parisentre deux gendarmes. Je passais en cours d’assises, à côté deMister Flow, que Moro-Giafferi faisait acquitter avec félicitationsdu jury, tandis que je prenais le chemin de l’île de Ré (je pensebeaucoup à cette île depuis quelque temps)… Des bêtises, desniaiseries ! Helena a raison. Je ne suis pas encore un homme.J’ai de vagues désirs, de vagues colères, de vagues indignations.Ma misère fait de moi un bolcheviste à la mie de pain et quand, parun hasard inespéré et cependant logique à mon âge (le hasard del’amour !) la fortune vient me forcer la main, j’ai envie deprendre mes jambes à mon cou !

Fuis !… Et d’abord, le peux-tu ?Mieux que Durin, Helena te tient, maintenant ! Rappelle-toison regard quand elle t’a dit : « Vous réfléchirez,darling ! » Crois-tu donc qu’elle va te laisserpartir avec son plus aimable good bye après qu’elle a jouédevant toi son va-tout ? Car elle est brave, elle ! Elles’est livrée tout entière. Ce n’est pas seulement son corps qu’ellet’a donné, c’est sa vie ! Tu peux la dénoncer àArchibald : preuve qu’elle t’aime !… Et elle a trahiDurin pour toi ! Tu connais maintenant son secret. Oui, trèscher, tu peux réfléchir !… Vous êtes bien accrochés tousles deux !… T’en plaindras-tu ? N’était-ce pas ceque tu voulais ? Et qu’est-ce qu’elle te demande en échange dela fortune qu’elle t’apporte ? Que tu veuilles bien tedéranger pour la prendre… Et c’est cela qui techiffonne !…

Ah ! si Lady Helena avait bien voulu sedéranger elle-même ! Mais le programme ne le comporte pas. Etcomme elle est pleine de pitié pour toi, elle te l’a prouvé tout desuite, en t’expliquant comment l’affaire se présente.

Faisant suite à l’appartement d’Helena, il y aune chambre qu’on a louée en même temps et qui, le verrou tiré,communique avec cet appartement. C’est là que dort Fathi, près dutrésor enfermé dans un petit coffre-fort comme on en voit souventdans les palaces et qui est scellé, au fond d’un placard, dans lemur. Contre ce placard, l’Hindou, qui ne dort jamais dans un lit, aétabli sa couche : un tapis, un coussin. La porte communiquantavec l’appartement reste ouverte toute la nuit. Au moindre appel,Fathi doit accourir. Mary couche dans les chambres dedomestiques.

Helena appellera. Elle sera malade, trèsmalade. Fathi accourra et elle ne le lâchera plus. Elle en fait sonaffaire. Pendant ce temps-là, moi, j’opère. Avec, comme port derefuge et d’observation, le lavabo dans le corridor, en face de lachambre de Fathi.

Pour le reste, Helena s’en charge. Tout seraréglé la nuit même, l’affaire ayant été traitée à l’avance avec uncertain courtier en bijoux qui travaille beaucoup au palace et dontla chambre est dans l’aile de l’hôtel habitée par Helena. Qu’est-cequ’il risque ? Il recevra les bijoux de la main même de lapropriétaire. Il donnera les chèques. Affaire correcte, avec reçu.Et le coffret aura quitté l’hôtel avant le jour.

Comme tout cela est simple !… Eh bien,non !… Moi, je trouve que tout cela est effroyablementcompliqué ! Peut-être que si j’étais « de lapartie », je trouverais que c’est l’enfance de l’art et qu’iln’est point de coup plus classique… Mais je ne suis point de lapartie ! Je n’ose pas dire que je le regrette, car enfin,n’oublions pas qu’il ne s’agit pas d’un vol ! mais ça en atrop l’air, vraiment, ça en a trop l’air !

Seigneur Dieu, que ces nuits d’août sontchaudes !… Ma fenêtre est grande ouverte et pas un souffle nevient de la mer. Des nuages bas nous ont mis toute la journée surla tête une calotte de plomb. J’ai la gorge en feu. Je n’ai pasencore quitté mon smoking, ni ma figure d’apparat. Il faut qu’ellesoit solide, ma figure, pour ne pas couler par cette température.Décidément, la fourniture de Victor est de premier choix !… Uncoup de brosse sur les cheveux, le pinceau sur ma cicatrice… et jesors. Il faut que je marche. Il faut que je réfléchisse… Non !Il faut que je boive !… Le casino, une fournaise : le jeuaux enfers. Et des femmes, des femmes qui ont remplacé les robespar des bijoux… des femmes nues, les mains pleines d’or !… Etmoi, « pas un jeton de vingt francs » ! Quellesituation dans un milieu pareil, quatre jours avant le Grand Prix.C’est insupportable ! C’est injuste ! Helena araison !

J’ai encore quelque monnaie dans ma poche. Jefuis vers le bar où Harry m’accroche naturellement… Et nousbuvons !…

Invasion des I.B.F. Très excités ces chersBlue-Bottle-Flies.On joue des tournées au pokerdice… Toutes les soucoupes pour moi : Damn itall ! Comme dit Harry : « Après les gin-fizz etun certain cocktail au rhum blanc qui vous embrase la gorge, onéprouve le besoin de se rafraîchir la gorge, avec du champagne àdix louis la bouteille. »

Je compte sur un petit avantage de la fortunepour me débarrasser d’un coup de mes encombrantes soucoupes. Maisj’ai devant moi des piles à construire un temple, le temple del’I.B.F., et je continue à en faire tous les frais. Sortez donc devotre hôtel pour prendre une citronnade ! GoodnesseGoshness, Mrs. Agnès ! comme dit le nègre du jazz !Un billet de mille ne suffirait pas à régler monaddition !

En vérité, les « petites mouchesbleues » ne se seront jamais tant amusées. Harry me décocheune tape formidable dans le dos. Je vais toucher la barre dumenton : Membors bumping their chins on the bar rail…sont suspendus pour dix jours. Il me faut encore racheter cettepénalité par deux autres bouteilles. Au point où j’en suis !Mais je réplique à Harry que les claques dans le dos « doiventêtre données avec une certaine douceur, passé six verres »suivant le règlement. On me donne raison. Deux bouteilles pourHarry. Cherry oh !

Le poker dice roule et Harry me passeencore ces bouteilles-là… Hell !

Tous me quittent après une solennelle et trèssolide distribution de poignées de main et avec une encourageantepromesse de me proposer pour le comité, à la prochaine vacance. Onva peut-être me nommer tsé-tsé fly ! Quelhonneur ! Je remercie en déclarant que tout s’est passé defaçon à me donner la plus entière satisfaction…

Je vais au fond de mes poches… Il me reste entout et pour tout trois francs soixante-quinze…

« Cela arrive ici ! me dit lebarman… Que Monsieur ne se préoccupe pas ! (Il a dû me voiravec Lady Helena.) Je prends la petite chose à moncompte ! »

Je file après un geste de condescendance. Moiaussi, j’ai des dettes, maintenant. Je dois dans les quatre-vingtslouis à un garçon de café. Si Helena n’est pas satisfaite de sonélève !

Je me trouve devant sa porte sans que jepuisse dire exactement comment cela m’est arrivé. Elle m’ouvre toutde suite. Elle non plus ne dormait pas. « Je vous attendais,dit-elle, je vous ai entendu ressortir ! » Elle n’a pasbesoin de me demander d’où je viens ! la brique cuite de Mr.Prim a dû passer au rouge flammé des poteries de Vallauris.J’éprouve quelques difficultés à former mes mots.

Elle me regarde et se met à rire :« Well, petit chéri darling, voilà tout àfait comme je vous désire pour parler d’affaires sérieuses… Vousêtes maintenant “le cran supérieur” ! »

Je l’assieds : « Helena, je voudraissavoir… vous permettez que je vous demande… je voudrais savoir cequi… arriverait si Fathi revenait dans… dans sa chambre… quand…quand je serai en train de faire… de faire la chose,yes !… »

– Mais, petit chéri, il vous « entreraitdedans » ! Mais moi j’accourrais tout de suite et jedemanderais grâce pour cet excellent Mr. Prim en lui expliquant quevous avez fait cela sur mes ordres. Et j’ajouterais, trèscertainement : « Assez, Fathi ! noscandale ! »

– Vous ajouteriez : « Pas descandale !… » C’est, en effet, assez… logique, ensomme !…

– Très logique… Fathi, qui aurait les bijoux,ne ferait aucun scandale, assurément !…

– Assurément !…

– Seulement, il avertirait Sir Archibald et,de ce jour, Mr. Prim cesserait d’être l’ami de SirArchibald !

– Ceci est aussi assez… logique…

– N’est-ce pas, en vérité…

– En vérité ! maintenant, chère Helena,je voulais encore savoir… ce qui arriverait si j’étais surpris…autour de la serrure… dans le corridor…

– Là, il y aurait scandale, mais onl’étoufferait très facilement, n’est-ce pas ? Je veillederrière ma porte, j’ouvre… et je raconte tout : « Vousêtes un ami très dévoué qui a eu pitié de moi parce que mon mari melaisse penny less, sans argent et que vous avez obéi à moipour que je puisse disposer de mes bijoux qui sont à moi et non àFathi, je pense ! Aussitôt, l’affaire est arrangée avec ledirecteur, qui est très gentil… et qui ne tient pas non plus auscandale… » Comment trouvez-vous cela ?…

– Je trouve cela assez logique,encore !…

– Et n’oubliez pas, petit chéridarling, que s’il y a un petit ennui, ce n’est pas vousqui en souffrirez… mais ce pauvre Mr. Prim !… Poor, poorMr. Prim !

– Je vous promets de ne pas l’oublier. J’ypenserai tout le temps !…

– Y a-t-il vraiment quelque chose de plus« mou » que cette affaire, je vous le demande ?

– Je me le demande ! » Je me ledemande avec attendrissement… et c’est encore les larmes aux yeuxque je dis à Helena : « Chère Helena, je crois que demainles choses iront bien ainsi…

– J’en suis sûre ! »réplique-t-elle… Sur quoi, elle me prie, très gentiment, d’allerdormir chez moi, pour la décence… » J’obéis. Je veux toujourslui obéir. Cette femme est pleine d’idées. Que ferais-je au mondesi je n’avais pas rencontré cette femme-là ? Elle pense àtout !… On peut la questionner, elle a réponse à tout !…Chère Helena !… » Je suis tombé sur mon lit, touthabillé. Je me suis réveillé à midi. Alors je me suis vraimentdéshabillé pour connaître la fraîcheur des draps. Et j’ai dormijusqu’à cinq heures !… C’est avec un violent mal de tête queje me retrouvai sur pied, mais, une heure après, la douche aidant,je me retrouvai en forme et dans un état d’esprit résolu à ne pastrop m’embarrasser des contingences. Le souvenir des quatre-vingtlouis que je devais au barman fut loin de m’être désagréable. C’esttout juste s’il ne me remplit point d’admiration pour moi-même. Mafoi, je puis bien le dire : j’étais fier de moi ! Partid’un si beau pas, ce fut, pour la première fois, sans trop d’effroique j’entrevis au bout de ma route la caverne dont cette chèreHelena se préparait à me faire les honneurs. Et je suis sûr quel’on me pardonnera ma pusillanimité passée en considérant lessacrifices moraux auxquels, pour rester à la hauteur desévénements, je devais consentir. Ce qui se préparait n’était qu’unecomédie, mais combien d’autres, si décidés qu’ils fussent à sortirde leur médiocrité, se fussent enfuis devant lesaccessoires !… J’en reviens toujours à cette pincemonseigneur ! Eh ! mon Dieu oui !… Il y a comme celacertains préjugés, dont on a, je vous assure, le plus grand mal àse défaire, pour peu que l’on ait été élevé en province, par unemère pratiquante, par un père marguillier et qu’on ait passé sonbachot sous les auspices d’un bien honorable ecclésiastique,professeur d’une philosophie à la mode du temps deM. Janet…

Vraiment, pour secouer tout cela avec lapoussière de ses escarpins (c’était un jeudi et mon bracelet-montreacheté à Rouen marquait 7 h 25), il ne fallait pas, comme on dit,« manquer de caractère », enfin d’une certaine forced’âme. Lady Helena m’avait révélé à moi-même ! Il avait suffipour cela qu’elle me donnât sur ma situation les éclaircissementsque je lui demandais et qui m’avaient, autant qu’il m’étaitpossible de me le rappeler, séduit par leur logique.

Je ne vous décrirai point la robe danslaquelle je la trouvai, bien qu’elle fût d’une fraîcheur et d’unluxe éblouissants. Nous touchons à des événements trop graves pourque je m’attarde maintenant à de pareils détails. Helena avait étéaux courses où un book lui avait fait l’aumône de l’inscrire pourun pari de cinq cents louis qu’elle avait perdu et elle revenait dupolo. Elle me dit : « Allez enlever votre tuxedoet revenez me trouver. Je vous donne dix minutes ! »

Et comme je la regardais, sanscomprendre : « Vous dormez encore peut-être,darling ! Allez donc ! Goon ! » et elle appela Mary pour qu’elle ladébarrassât de sa toilette. Je la retrouvai en tailleur, la têteenfouie dans une toque jusqu’au menton. Elle sourit à monahurissement : « Rudy, vous êtes tout à fait droit,maintenant, très cher ? Vous n’êtes plusjingled ?

– Tout à fait droit, Helena, tout à faitdroit !

– O. K. ! Avez-vous pensé à cepoor Mr. Prim ?

– J’ai pensé à ce poor Mr. Prim et jesouhaite de tout mon cœur qu’il ne lui arrive pas trop dedésagréments !

– Bien, je vous aime ainsi, ma foi !Rudy ! Vous avez un humour très distingué ! You’rsplendid ! Vous devenez un parfait gentleman, je vousassure !… Maintenant, prenez le sac, derrière mon lit !Hullo ! Qu’avez-vous ? prenez le sac ! Vousêtes venu avec le sac, personne ne s’étonnera de vous voirl’emporter !… Du reste, rassurez-vous, Rudy, vous lerapporterez !… »

Je pris le sac, le damné sac, qui ne m’avaitjamais paru si lourd, si encombrant, si… indésirable !… Oùallions-nous, avec ce sac ?… Rien de tout cela n’était dans leprogramme. La poignée tremblait dans ma main et je suais à grossesgouttes. Helena marchait devant moi. Si elle s’était retournée, jelui aurais fait pitié !…

Dans le vestibule, je fus encore en proie auxvalets qui voulaient me prendre le sac. Je le défendais mollement.Helena, impatientée, me jeta :

« Laissez donc porter le sac dans monauto, Mister Prim ! » La « conduiteintérieure » nous attendait, nous deux et le sac !« Où allons-nous donc ?

– Nous promener !… » Une angoisseinsupportable commençait à me posséder. Je serrais les dents, je merappelle cette minute comme une des plus mystérieusementinquiétantes et des plus insupportables qu’il m’ait été donné devivre. Nous avions quitté la route de Villers pour prendre uneallée assez obscure, sous de grands arbres, déjà pleins de nuit etde silence. Nous fîmes le tour d’une propriété dont toutes lesissues étaient closes. Arrivés derrière un haut mur, Helena arrêtal’auto et, lestement, sauta à terre. Je ne perdais pas un de sesgestes. Ils n’étaient point pour me rassurer.

Elle examinait, d’un coup d’œil rapide, leschamps déserts, jusqu’à la haute futaie, se penchait au-dessusd’une haie, regardait le ciel où glissaient de gros nuages noirs,accourus avec le vent d’ouest qui venait de s’élever. Puis ellerevint à l’auto et me dit :

« Vite ! venez ! la lune va semontrer ! »

Elle avait une voix de commandement à laquelleon ne résiste pas. Je vous jure que ce n’était pas l’envie qui m’enmanquait. Je ne tenais nullement à descendre dans cette solitude,moi !… Et, pour quoi faire ?… Pour quoi faire ?…« Eh bien ? gronda-t-elle… et le sac ?… »

Ah ! oui, le sac ! Automatiquement,ma main descendit sur le sac et, une fois de plus, je lasuivis.

Elle se dirigea vers une petite porte, laseule par laquelle on pouvait, de ce côté, pénétrer dans lapropriété. Elle ne paraissait nullement inquiète. Je l’étais pourelle. Je posai le sac. Je n’en pouvais plus.

Elle sortit d’une poche de son manteau untrousseau de grosses clefs et, tout de suite, trouva celle quiouvrait la serrure. Je ne bougeais pas. Elle me poussa dans unvaste potager, prit elle-même le sac et, refermant tranquillementla porte, me dit :

« Es-tu bête ! Tu vois bien qu’iln’y a personne ! »

Je soufflai : « Il y anous ! » Elle haussa les épaules. Nous étions derrièreune vaste villa, de style normand, tout ce qui se fait de mieuxdans le genre, des toits en pente, des galeries.

Encore une clef dans une serrure. Nous sommesdans la cuisine, une magnifique cuisine, avec toutes ses batteriesbien rangées contre les murs. Vision rapide. Porte refermée… Lenoir. Et puis, tout à coup, un fuseau de lumière entre les doigtsd’Helena. Petite lanterne sourde. Et Helena, de sa voix bienposée :

« Ouvrez le sac, darling !…Nous allons travailler !… »

Chapitre 6

 

Elle ouvrit le sac, dont les précieux outils,au brillant nickel, jaillirent de la nuit sous la flèche lumineusede la petite lanterne sourde. L’apparition de ces instruments dechirurgie pour tiroirs, portes et fenêtres m’apporta le réactifdont j’avais le plus grand besoin : « Non !Helena ! râlai-je, non, pas ça ! Tout ce que vousvoudrez, mais pas ça !… Ça n’est pas dans leprogramme ! »

Elle éclata de rire : « Ne faut-ilpas que je t’apprenne à travailler ? Remettez-vous un peu,Rudy ! Où croyez-vous donc être ici ?…

– Je n’ose vous le demander, Helena !Rentrons à l’hôtel. J’imagine que cela vaudra mieux pour nousdeux !

– Non ! Nous avons toute la nuit, Rudy.Personne ne viendra nous déranger avant demain matin, je vous lepromets. Le portier est au bout du parc, dans sa loge…

– Allons-nous-en !…Allons-nous-en !… » Elle me repoussa en riant :« C’est de la folie, haletai-je. Si les locatairesrentraient !…

– Les locataires, c’est moi ! »Alors elle m’apprit que Les Charmilles (c’était le nom dela villa) avait été louée, pour la saison, par Sir Archibald etqu’il l’avait habitée huit jours avec sa femme. Rappelé par desAffaires importantes en Écosse, il avait quitté Deauville dans lesvingt-quatre heures, emmenant ses domestiques personnels et nelaissant à Helena que Fathi et Mary. Helena avait manifesté ledésir d’habiter le Royal en son absence. Archibald y consentit. Ilpensait revenir dans les trois semaines, mais, aux dernièresnouvelles, il ne serait point de retour avant lami-septembre : « Je suis donc chez moi, ici ! jesuis chez moi !

– Et pourquoi donc alors toutes cescachotteries ?

– Pour que personne ne nous voie entrer,darling ! Le portier aura un beau réveil, demainmatin, quand il viendra donner de l’air « auxappartements ». Il fera une curieuse tête ; en vérité,mais pas plus drôle que la vôtre, Rudy, je vous assure !

– Helena, je ne comprends rien à cettehistoire… Que sommes-nous venus faire ici ?

– Me cambrioler, Rudy !… Donc, il fautrire avec moi !

– Mais il n’y a rien ici ! nous n’allonspas emporter les meubles !

– Non !… mais nous allons faire unouvrage blanc !

– Un ouvrage blanc !

– Exactly so !… Et, demain, onlira, dans les news-papers :« Des cambrioleursont visité, cette nuit, la villa Les Charmilles,louée pourla saison par Sir Archibald Skarlett, en ce moment en Écosse. Maisles mauvais garçons n’ont rien trouvé, ils en ont été pour leursfrais et ils sont partis comme ils étaient venus : enauto ! »

– Oui ! ils avaient fait « unouvrage blanc » !… Je comprends !…

– No, darling ! By jove !que vous avez la tête dure !… Pas un ouvrage blanc poureux !… Les mauvais garçons travaillent, eux, pour trouverquelque chose !… Nous, nous savons que nous ne trouveronsrien !… Mais faisons pour le plaisir, juste pour demeurer enhaleine !… Un ouvrage blanc, indeed !…Comprenez ?

– Je commence…

– On dit, en France : « S’exercer lamain », je crois ?…

– Ah ! parfait… j’y suis ! Je vais« m’exercer la main ». Il fallait le dire tout desuite !…

– Vous êtes prêt !

– Well !…» Réellement,maintenant, je m’amusais. Nous étions chez elle. On n’avait rien àdire !… Elle avait bien le droit de se distraire, cette femme,quitte à payer la casse !… Nous allions jouer auvoleur !… Ça me rajeunissait… « Fermez le veston, qu’onne voie pas la blanche chemise… et moi, je vais me mettre « encostioume » ! Attendez-moi ici !

– Très drôle !…

– Vous allez voir combien c’est amusant,Rudy ! Je vais vous donner, à vous aussi, une petite lanternesourde. » Elle puisa dans le sac et me mit l’objet dans lamain en m’indiquant la façon de s’en servir… Très pratique, trèscommode, ça peut être utile, même à un honnête homme…

Puis, elle me quitta pour monter au premierétage. Je refermai le sac et m’assis dessus, le col de mon vêtementretroussé, ma lanterne sourde à la main, bien sage, attendant lesordres du capitaine : « Quelle histoare ! quellehistoare !… »

Un peu toquée, cette Helena, mais pas banale,assurément ! Ces grandes dames, il ne faut s’étonner de rien,avec elles !…

Sur le palier du premier étage, une voixm’appelle. Qu’est-ce qu’elle a encore imaginé ? Je prends monsac et, éclairé par ma lanterne, je traverse l’office, un grandvestibule, je gravis un imposant escalier à la rampe de boistravaillée comme un banc d’œuvre… « Pas tant debruit ! » me jette Helena. Je m’arrête net et, déjà, lagorge serrée : « Mais vous m’avez dit que nous n’avions àcraindre personne !…

– Well !… mais nous travaillonscomme si l’on dormait dans la chambre à côté !…

– Bien ! Bien ! compris. » Elleest extraordinaire… « Faut-il enlever meschaussures ?

– Faites ! That’s right. »Docile, je m’assieds sur une marche et j’enlève un soulier. Je meretiens pour ne pas pouffer. Soudain, le soulier m’échappe et rouleen bas des marches dans un impressionnant tumulte. « Ohhell ! lance Helena, d’une voix étouffée, mais que jesens furieuse… Vous avez donc jiouré de nous faireprendre !… » Cette fois, je ne ris plus. Elle devine monémoi, et je l’entends rire : « Allons ! venezvite ! nous avons à faire !… » Je monte sur machaussette, je traverse le palier, j’entre dans une chambre oùj’entends la voix d’Helena : « Par ici !…cherchez-moi !… »

« Qu’est-ce encore ?… Voilà que nousjouons de nouveau à cache-cache, c’est décidément un jeu qui luiplaît !… Je ne me plains pas, ça s’est si bien terminé, aubord de la mer.

Mon faisceau de lumière fait le tour deschoses, passe sous les meubles… Rien ! Où peut-elle s’êtreglissée ?… Je l’entends rire à deux pas de moi, je senspresque son souffle… je me retourne brusquement… Toujoursrien !… Du noir, du noir et du noir ! « Enlevez doncvotre autre soulier, me jette la voix… Vous êtes ridicioule,darling !… »

Ma lanterne suit la voix !… Pasd’Helena !… Il y a de quoi devenir fou…

« Je vous jure, Helena, que jen’enlèverai pas mon soulier tant que vous ne m’aurez pasembrassé ! »

Un éblouissement. Elle a tourné uncommutateur. Elle est en face de moi ! Toute en noir !toute en noir !… Ah ! le joli petit rat d’hôtel !…comme au cinéma !… Elle m’avait parlé de ce costume… Eh bien,il lui va comme un gant, disons-le… Je le préfère à toutes sesrobes de gala… Quelle femme adorable, moulée dans la soienoire !…

Je m’élance et je l’emporte dans mesbras !

« Pas de bêtises,darling !… Pas de bêtises !… il faut travailler…vous en avez besoin, je vous assure !… »

Et elle se débat : « Si je suiscontente de vous, nous verrons après ! » Et comme je lemaintiens, le cher petit rat noir, il me griffe… il me mord !…il finit par me glisser des mains…

– Oh ! mon Helena, je suis tout à faitfou de vous !…

– Soyons sérieux ! Mettez votre sac surla table !… Ouvrez !… well !

– Je croyais connaître votre visage, vos yeux,votre bouche, Helena !… mais je ne les avais pas vus par lalucarne de votre bonnet de rat !… Ah ! ce que je voisdans la petite lucarne de votre bonnet de rat !… Helena, voilàune bien jolie surprise !…

– Ne me la faites pas regretter !…

– Me voilà raisonnable, je vous écoute, moncher professeur… Dites-moi, vous ne craignez pas que toute cettelumière…

– Dans cette pièce, nous ne risquonsrien !… Et maintenant, taisez-vous, darling !…Songez que vous allez travailler pour notre bonheur…

– Oui !… » Elle étale sur la tabletous les outils et quelques flacons qui se trouvent dans le sac. Onse croirait dans une clinique… Pauvres meubles ! qu’est-cequ’elle leur prépare ! Du bout d’un pinceau qu’elle trempedans un godet cerclé d’argent, elle enduit tous les instrumentsd’une matière noire. Elle m’explique que c’est un vernis qui sèchequasi instantanément. Invention de Durin. On évite ainsi de lesbronzer, ce qui rend les outils moins malléables, moins dociles, etl’on n’a pas à craindre un brillant dont il faut toujours seméfier. La première condition pour faire un bon rat d’hôtel oud’appartement est de ne point se séparer de la nuit… Ellem’a dit tout cela d’un ton net, professionnel. C’est toujourslogique, sans réplique, impressionnant. L’une après l’autre, ellem’énumère les pièces de la trousse, me les présente, et les tourneet les retourne entre ses longs doigts souples, gantés de noir,m’enseigne les services qu’on peut leur demander, me les désignesous leurs noms propres. Voici d’abord les clefs, au nombre devingt et une, rossignols ou crochets, quatre pinces monseigneur…Les pinces monseigneur, je ne puis me défendre d’en prendre une enmain (« c’est cela, me dit-elle,familiarisez-vous » !), la plus belle ! Comme je lasens bien en main ! Je la soupèse, je la dresse devant moi, jela balance, j’en mesure mentalement la force et la résistance, laconfiance que l’on peut avoir en elle, telle l’épée dont une nobledame vient d’armer le gentil chevalier… et je la remets à sa place,avec respect.

Deux de ces pinces sont à boucle, pouvantservir de clefs à tire-fond. C’est comme je vous le dis !…puis, ce sont quatre ciseaux à froid, une forte pince à boutperçant et tranchant pour découper les tôles… Voici maintenant lejeu des scies à métaux (elles sont trente), une gouge, une pierre àrepasser, un très fort vilebrequin, sur les mèches duquel on peutencore voir (m’a fait remarquer Helena) quelques traces du vernisservant habituellement à peindre les tôles des coffres-forts, unechignole de forte taille, d’apparence assez compliquée, unchalumeau et ses accessoires. Et voici, enfin, le joyau de lacouronne, la dernière invention de Durin, un levier à découper lescoffres-forts ; irrésistible et « qu’un enfant pourraitmanœuvrer », ajoute Helena, non sans orgueil… Faut-ilmentionner encore trois paires de sandales à semelles de corde, del’ouate hydrophile, les flacons de chloroforme et autrespharmacies, etc. Pas d’armes ! Pas même un poignard !Surtout, pas de revolver ! Ainsi, on sait à l’avance que l’onne peut compter que sur son adresse, sur son agilité, sur sonintelligence et l’on évite les bêtises irrémédiables. Au pis, onpeut accidentellement avoir, avec la pince monseigneur, un gestemalheureux. Mais pas un homme de bonne foi n’oserait, dans cesconditions, invoquer la préméditation. Et n’est-ce pas là leprincipal ?

Helena me fait réciter ma leçon. Je doisrépéter le nom de chaque outil. Ainsi l’apprenti chauffeur auquelon fait passer un examen sérieux devra énumérer les pièces duchâssis et dire à quoi elles servent avant la délivrance du permisde conduire.

J’ai écouté bien attentivement, je réponds demon mieux…

« Allons, me dit Lady Helena, pour unepremière fois, ça va !… »

Je suis de plus en plus impressionné.« Et maintenant, darling,nous allons vous apprendre àvous servir de toutes ces jolies choses !… »

Elle a ramassé quelques outils et se dirigevers une porte qu’elle ferme à clef.

« Nous allons d’abord opérer dans lalumière, petit chéri !… (Elle est décidément très contente demoi.) Imaginons que cette porte, nous ne pouvons l’ouvrir avec lerossignol… nous allons la forcer sans faire entendre le moindrebruit, je vais vous montrer d’abord ! »

Mon intention n’est point de donner, ici, uneleçon de cambriolage – ce serait parfaitement indécent – et jepasserai par-dessus bien des détails. Qu’il vous suffise de savoirqu’avec les instruments classiques et ceux inventés par Durin,aucun obstacle ne nous résista, je dis « nous », parceque je dois, comme de bien entendu, mettre moi aussi, la main à lapâte. L’ingéniosité d’Helena me confondait d’admiration et je doisdire qu’elle ne me ménagea point non plus ses compliments.J’acceptai avec le sourire de circonstance, son encourageantpronostic : « On fera quelque chose de vous. »

Entre nous, elle était un peu étonnée que jeme fusse si promptement adapté à ma nouvelle besogne et, moiaussi ; comme on dit : « Il n’y a que le premier pasqui coûte » et, en vérité, comme tout ceci n’était qu’un jeu,j’y mettais un certain amour-propre.

Helena me montra également ce que l’on peutattendre d’un vilebrequin et d’un fil de laiton proprement incurvéque l’on introduit dans une porte fermée au verrou. Grâce à uncertain tour de main, on peut, de l’extérieur, faire glisserintérieurement le verrou hors de sa gâchette.

Tout cela était bien merveilleux. Et lesserrures, je vous assure, n’en menaient pas large. Je dus, aprèselle, utiliser tous les outils et je m’en tirai, si j’ose dire, àmon honneur. Quand on a une pince monseigneur bien en main on peutaller loin !

La pièce où nous nous étions trouvés toutd’abord avait été proprement arrangée dans le premier quart d’heureet nous étions passés dans d’autres chambres. Nous descendîmeségalement au rez-de-chaussée avec nos petites lanternes sourdes.Portes et tiroirs demandaient grâce dans une douce plaintegémissante qui n’eût point interrompu dans son lit la lecture d’unhomme rebelle au sommeil. Par trois fois, je dus répéter la petiteopération que je devais accomplir au Royal et, à la troisième,Helena se déclara entièrement satisfaite.

Elle m’expliqua qu’elle eût pu à l’hôtel mepréparer les voies dans le moment que Fathi ne se trouvait pointdans l’appartement. Rien ne lui eût été plus facile de commencer àdévisser les clenches ou la serrure, mais l’enquête eûtcertainement révélé ce fait anormal, et c’était faire porter lessoupçons sur un coup organisé avec la complicité de« l’intérieur », ce qu’il fallait éviter par-dessus tout.Ainsi donc, je me trouvais réduit à mes propres moyens, mais Helename rassura et me déclara que, désormais, ils étaientsuffisants.

Nous remontâmes, sans plus tarder, à l’étagepour nous trouver en face du petit coffre-fort, dans la chambremême réservée à Sir Archibald. C’est là que je pus rendre pleinejustice au génie de Mister Flow. Vraiment, l’instrument de Durin,ce levier à découper les coffres-forts, est aussi facile à manierque le fil à couper le beurre ! et il ne demande guère plusd’efforts… ! Une fois la première perforation obtenue (laperforation que l’on obtient suivant l’importance du coffre-fort,soit par le chalumeau, soit par une application chimique), on peutdire que l’affaire est terminée. J’ai eu souvent plus de mal àdécouper une boîte à sardines. Montre en main, il nous fallut deuxminutes quarante-cinq pour ouvrir le coffre-fort. J’allaisécrire : « Malheureusement il n’y avait riendedans !… » Qu’on ne m’en veuille pas trop. Quand on jouela comédie, on entre vite dans la peau du personnage, et l’on nes’étonne d’avoir fait trembler les foules que lorsqu’on se retrouvedans la coulisse, honnête homme, comme devant.

Il y avait bien deux heures que nous nouslivrions à nos petits exercices, et, ma foi, j’y avais trouvé untel intérêt (pour un avocat n’était-ce point là une admirable leçonde choses ?) que le temps avait passé sans que j’y prissegarde. Ce fut Helena qui, la première, me dit :« N’avez-vous pas faim, petit chéri ?… Vous avez biengagné votre dîner, je vous assure, et moi je grignoterais bien unmorceau de quelque chose…

– Ce n’est point de refus, fis-je ; il ya donc ici des provisions ?

– J’en ai apporté ! » Nous rentrâmesdans la première chambre et nous nous retrouvâmes en pleinelumière. J’eus à nouveau la vision de mon petit rat noir tout ensoie. L’idée que j’allais ronger à côté de ce petit rat-là nem’était point déplaisante du tout, d’autant qu’il me souriait detoutes ses quenottes et que je pensais déjà au dessert que j’avaisbien mérité, lui aussi. Helena sortit un paquet du sac et disposasur un coin de la table un pâté de foie gras truffé et des fruits,quatre petits pains dorés, une timbale et un seul couvert. C’étaitplus que suffisant. Cependant elle me dit :« Darling ! nous n’avons rien pour boire, mais,avant son départ, Sir Archibald avait fait descendre dans la caveun excellent champagne dont il est tout à fait friand…

– Je vous dirai après ce que j’en pense !fis-je, en me levant.

– Hélas ! Rudy, la porte de la cave estfermée, mais je ne pense pas qu’une aussi petite chose puissemaintenant vous embarrasser !…

– Ma foi non ! déclarai-je. Celaterminera admirablement cette charmante leçon.

– Une pince suffira », ajouta-t-elle, etelle me la mit dans la main. Nous descendîmes à la cave enriant…

J’avais mis ma pince sur l’épaule, comme unenfant qui joue au soldat avec un fusil de bois. Elle m’éclairait.Je lui faisais mille taquineries : « Je vous assure,darling, que l’on ne peut pas travailler sérieusement avecvous ! »

Dans la cave, je mis beaucoup d’amour-propre àlui prouver que j’avais su profiter de ses excellentsenseignements. Cinq minutes plus tard, nous remontions avec deuxbouteilles de « Mum 1910 », ce qui n’était point pournous faire peur. Du reste, je n’avais peur de rien !

« Petit chéri, tous mescompliments ! Vous êtes, maintenant, un vraicambrioleur ! Scotland Yard n’hésiterait pas à reconnaîtrevotre maîtrise.

– Qu’entendez-vous par là ? demandai-je,car je ne savais exactement où elle voulait en venir…

– J’entends que, pour la première fois, vousavez fait sauter une porte derrière laquelle il se trouvait quelquechose ! et nous allons vous baptiser, s’il vous plaît, avecl’eau du crime ! »

C’était exact ! Ma foi, je n’y avais paspensé ! J’avais bel et bien cambriolé le bien d’autrui !…Je dois avouer, à ma grande honte, que je n’en éprouvais aucunregret…

« L’eau du crime » pétilla dansnotre timbale et fut bue avec délice. Joyeux baptême !… Elledécoupait le pâté sur notre coin de table cependant que gisaientautour de nous tiroirs défoncés, portes forcées, placards éventrés…Rien ne manquait au décor… Nous avions l’air vraiment de nousrestaurer en hâte avant de repartir, après avoir fait un mauvaiscoup. Heureusement, il n’y avait encore d’autres cadavres que celuide la première bouteille. Quant à la seconde, elle fut bue beaucoupplus tard. Mon petit rat noir en soie, redoutable professeur,poupée de volupté, comme tu sais récompenser tes élèves !…Décidément, il y a de bons moments, dans ce métier-là !…

Le lendemain, les journaux rapportaient lavisite des cambrioleurs dans la villa Les Charmilles, enl’absence de son locataire, Sir Archibald Skarlett.

Ces messieurs, disaient les feuilles,espéraient certainement trouver la forte somme dans lecoffre-fort qui a été forcé. Mais ils en ont été pour leur peine.Le coffre-fort était vide ! Un fait qui intrigue au plus hautpoint le juge d’instruction, c’est que les bandits ont défoncé,dans toutes les pièces, des portes ouvertes et vrillé des tiroirsqui n’étaient même pas fermés à clef.

Chapitre 7

 

Helena ne voulut point laisser refroidir mesbonnes intentions. Dès le lendemain, elle m’apprenait que« c’était pour la nuit même » et elle ne m’en parla plus,me laissant à mes réflexions.

Elles ne furent point maussades. Évidemment,il y avait un moment ennuyeux à passer, mais après ! Et puis,j’étais devenu amoureux fou d’Helena. Enfin, puisque j’étais résoluà risquer le coup, je voulais me montrer aux yeux de la noble lady,comme on dit, en beauté !

Pour être plus sûr de moi, je fis, ce jour-là,quelques petites stations dans les bars de la ville et la Compagniedes I.B.F. aidant, car on les rencontre toujours dans les bonsendroits, je me sentais plein de courage et de décision. Lepoker dice, cependant, continuait à ne m’être guèrefavorable. Mais j’avais une façon de jeter au barman :« Mettez tout ça à mon compte et à ce soir ! » quime valait des marques de respect que je n’eusse certainement pointobtenues en payant. Inutile de dire que je ne fis aucune apparitionau bar du Casino. À La Potinière, je m’en tirai en me levant pourbavarder avec Harry, au bras duquel je m’éloignai toutdoucettement, en oubliant de régler ma consommation. Ainsi, chaquejour m’apprenait à vivre et d’une façon qui me comblait desatisfaction pour mon ingéniosité grandissante. Je ne m’étonnaisplus que, par ces temps de vie chère, on parvînt à faire figuremême sans grande pécune. Moi, je n’en avais pas du tout etj’occupais une chambre à vingt-cinq louis dans le meilleur hôtel dela plage, j’avais ma table aux Ambassadeurs, une maîtresse enviableentre toutes, la fréquentation des grands seigneurs et crédit danstous les établissements de boisson. Il ne s’agit, au fond, que desavoir s’y prendre et j’étais persuadé que beaucoup de ceux quim’entouraient n’étaient pas beaucoup plus riches que moi.

L’après-midi, nous allâmes aux courses (Helenaavait fait prendre des billets d’entrée par Fathi) et ce fut unenchantement. Jamais les femmes ne m’avaient paru aussi jolies. Ilfaisait un temps magnifique. Jamais je n’avais encore contemplé unpareil bouquet de toilettes, ni d’aussi jolies jambes (je veuxdire : en pareille quantité). Helena, mise à miracle, étaittrès entourée et j’étais fier de me montrer à ses côtés, d’autantqu’elle prenait souvent mon bras et s’y appuyait avec le plustendre abandon. Un moment, elle me quitta pour s’entretenirquelques minutes avec Moor, l’entraîneur, qui passait. Elle revintet me dit, à l’écart : « Moor ne m’a jamais donné quedeux tuyaux et ils sont arrivés tous deux à une belle cote. Moor mefait la cour depuis longtemps, le rustre ! et il m’estreconnaissant que je ne l’aie pas renvoyé déjà à son crottin. Enattendant, il m’a donné un tuyau sûr, pour dimanche.

– Dans le Grand Prix ?

– Non !… un prix sans importance que l’onconsidère comme couru… Mais l’affaire est arrangée. Le favori seratiré : c’est ce que j’ai compris. Moor m’a dit de jouerSpad. On l’a à dix contre un. Crois-tu que c’est rageant,Rudy, de n’avoir pas un penny !

– Vous en aurez demain, Helena !

– Je vous adore, Rudy ! » Soudain,j’aperçus Alcide Victor qui nous observait. Mais je fis comme si jene l’avais pas vu, ce cher faiseur de têtes… Le dîner, auxAmbassadeurs, fut des plus gais. Aimable société, j’étais déjàchauffé à blanc. Je fus, paraît-il, étourdissant. Et Helena me ditencore : « Je vous adore, Rudy ! » Comme je nesavais pas danser, elle me fit la grâce de ne danser avec personneet ce n’était pas là un mince sacrifice. Nous nous retirâmes debonne heure. Elle avait fait louer une baignoire au théâtre.C’était jour d’opéra, mais je serais bien embarrassé de vous direlequel. Derrière les grillages dorés, Helena m’étourdissait decaresses. Sa bouche me brûlait, j’aurais bien passé la nuit là,mais il fallut partir. Nous revînmes, toujours suivis par Fathi,aux salles de baccara. On y étouffait. Mais Helena devait sentirque tout cet or, remué autour de moi, achevait ma préparation. Elleme maintint là, devant les tables, impuissant. Je finis pardemander grâce… Elle me dit : « Non ! pasencore ! Je travaille pour vous, Rudy !… J’ai su par Maryquels étaient les habitants de notre couloir, au palace. Ils nesont pas encore rentrés à l’hôtel. En voici trois. Et elle me lesdésigna. Quand ils auront quitté la partie, nous seronstranquilles, tu ne feras pas de mauvaise rencontre. » Dans lemoment, elle échangea un long regard avec une vilaine figure que jeconnaissais bien. C’était le traitant en bijoux qui, le premiersoir, au « Privé », bavardait en me crachant dans le cou.J’avais eu des tuyaux, depuis, sur le personnage. Il s’appelaitAbraham Moritz ; la saison précédente il avait eu une sottehistoire au Normandy. Après avoir, comme de coutume, dans la nuit,suivi la partie au Casino, il se promenait, dès huit heures dumatin, dans les couloirs du Normandy devant la porte de ces damespour lesquelles le sort avait été particulièrement cruel et quiétaient en possession de bijoux d’importance. À la premièreapparition d’une femme de chambre, il faisait savoir que« Monsieur Abraham était là et qu’il sollicitait l’honneurd’être reçu ». Il l’était ou il ne l’était pas. Il ne selassait jamais. Ce furent les gérants qui se fatiguèrent derencontrer toujours « Monsieur Abraham » dans cet hôteloù il n’avait même pas une chambre. Ils le prièrent de déguerpiret, comme il voulut le prendre de haut, ce fut un agent qui vint lesortir, avec tous les honneurs dus à sa persévérance. Cette année,il avait pris carrément une petite chambre au Royal et il nesemblait point qu’il le regrettât, surtout depuis qu’il connaissaitles embarras financiers de Lady Skarlett.

« Ah ! Ah ! fis-je, c’estnotre homme aux bijoux ?…

– C’est lui, darling, mais ne leregardez pas !… » Elle m’entraîna sur la terrasse quicommuniquait directement avec les salles de jeu par desportes-fenêtres que l’on avait laissées ouvertes par ces chaleurs.« Rudy, il ne faut pas que l’on puisse soupçonner que vousallez être pour quelque chose dans tout ce qui va se passer… Vousêtes de mon avis, Rudy ?

– Tout à fait de votre avis, Helena !

– Il faut prier Dieu que nous soyons toujoursaussi d’accord, darling, pour le meilleur comme pour lepire !

– Il faut, Helena !…

– Nous allons finir la soirée chez Léonie etnous allons certainement y rencontrer cet homme ainsi que quelquesautres. Je vous prie de ne pas le regarder plus que les autres et,de tout ce qui se dira, peut-être, vous ne comprendrez rien !…Vous êtes un petit I.B.F. qui ne s’intéresse qu’à son verre… Jevous emmène parce qu’ils pensent bien que je ne puis sortir seule àcette heure.

– Quelle est cette Léonie ?…

– Rien du tout !… Une dame qui tient unbar près de la gare. Maintenant, restez ici, je vais me débarrasserde mes bijoux à l’hôtel, dans les mains de Fathi, et attendez-moiau coin de la rue et de la place Morny. »

Elle me quitta. Il pouvait être deux heures dumatin. À deux heures et demie, je faisais les cent pas au coin dela place Morny. Tout ce quartier était maintenant désert. Les rarespassants qui me frôlaient rentraient du cercle et s’écartaient demoi. Avec ma canne dans ma poche, mon col relevé, mon feutrerabattu sur le visage, j’avais l’air de m’être posté là pour faireun mauvais coup. L’» expédition » commence, pensai-je,et, assez inquiet de moi-même, je ne jouissais pas de la peur quej’inspirais aux autres. Ainsi, peu à peu, mon exaltation tombait etje me pris à la regretter.

Je vis bientôt s’avancer une silhouetteféminine, enveloppée d’un manteau sombre, une capote enfoncée surles yeux. Je ne doutai point que ce fût Helena. Elle vint à moi, meprit le bras et dirigea mes pas. Nous traversâmes la place, dont ledernier café venait de fermer et, cinq minutes plus tard, Helenafrappait trois coups de poing sur une petite porte qui s’ouvrit etse referma derrière nous.

« Oh ! bonsoir, Lady Helena !salua l’accueillante Léonie… Vous avez eu une bonne idée de venirce soir, vous trouverez joyeuse compagnie…

– Tant mieux, Léonie ! répondit Helena…car je m’ennuie tant, depuis le départ de SirArchibald !… »

Nous étions dans un bar des plus ordinaires etrien de particulier ne signalait Léonie, qui avait la figure forthonnête au-dessus d’une poitrine bien portante. Son petit commercen’allait pas fort le jour, mais elle avait imaginé d’accueillircertains clients la nuit, quand tous les autres établissementsétaient fermés. Un cabinet leur était réservé derrière la sallecommune. À cette heure, c’est elle qui servait. Pas de domestique.Elle ne s’occupait que de vendre ses petits verres le plus cherpossible. Le reste lui était complètement indifférent. C’étaitappréciable.

Passant au milieu des tables, sur lesquellesdes tabourets étaient déjà empilés, elle nous ouvrit la porte dupetit cabinet du fond où nous fûmes accueillis assez bruyamment parune demi-douzaine d’habitués, tous des hommes, qui me parurentassez mal élevés, car ils ne se levèrent point à l’arrivée de LadySkarlett, se bornant à nous faire place à côté d’eux et à nousserrer la main au-dessus de la table. Lady Helena me présentait,mais ils me connaissaient tous et j’aurais pu, si j’avais été moinspréoccupé, mesurer là l’importance du personnage que je jouais àDeauville.

Ces figures ne me disaient rien encore, maisje sus, par la suite, grâce à Helena, ce qu’elles étaient et cequ’elles cachaient. Tout cela n’était pas un monde bien propre. Ily avait là le fameux Lévis, qui avait déjà fait parler de lui, avecson singulier « matryscope », appareil destineé à décelerla grossesse et qui, avec le premier argent des gogos, avait fondéla « Compagnie industrielle transcontinentale »… Ce« transcontinentale » en disait long sur l’appétit dujeune homme qui était décidé à répandre son activité dans les deuxhémisphères. Il était élégant, du reste, de propos énergiques, avecdes yeux de Levantin, tout ce qu’il faut pour séduire.

Un autre jeune homme, que l’on appelaitDémétrius, s’était spécialisé dans le « lavage » deschèques. Leurs compagnons étaient plus âgés, d’apparence plustranquille et devaient, depuis longtemps, avoir trouvé, comme ondit, le filon pour faire fortune sans trop de risques. On lessentait à l’abri des coups du sort et ils consentaient, avec unsourire d’indulgence, à écouter les théories de ces jeunes gens quirêvaient de bâtir des fortunes mondiales. C’étaient des sages.

M. Parent, par exemple, était tout à faitdigne de respect. Il avait commencé par être petit clercd’huissier, puis il avait fait son droit, passé ses examens,s’était fait inscrire au barreau de Paris (comme moi), s’était viterendu compte qu’il faisait fausse route (comme moi) et s’étaitétabli homme d’affaires. Deux pièces, rue Turbigo, mais ce n’étaitpas là qu’il opérait. Il était tout le temps sur les routes,n’emportant avec lui qu’une valise et son« portefeuille ». Il emportait aussi quelque chose detrès lourd, mais qui ne se voyait pas : sa science approfondiedes lois relatives aux opérations financières. Le coup de génie decet homme avait été de choisir sa clientèle dans le clergé, qu’ilséduisait par une affectation d’opinions ultra-réactionnaires. On aconservé, au parquet, comme des modèles, les textes de sescirculaires. Il écrivait à ses victimes :

« Conservateur, au point de vuepolitique, par tradition de famille, je suis également conservateurpar tradition financière. En ce temps de négation sociale etreligieuse, les amis de l’ordre doivent serrer les rangs autour descapitaux. »

Pour sa part, il s’y entendait. Voici comme ilopérait, généralement dans les campagnes. Il entrait en relationsavec le curé, se faisant recommander par quelque ecclésiastiquequ’il venait de flouer et qui ne connaissait pas encore sonmalheur. On déjeunait ou l’on dînait, mais c’était généralement audessert que l’affaire se concluait. Pendant le repas, on avaitparlé affaires, placement de fonds :

« Montrez-moi donc votre portefeuille,disait notre homme, et je vous montrerai le mien ! Je voisbien que vous en êtes resté aux fonds d’État et aux Chemins de fer.La misère !… Je sais bien, d’autre part, que les valeursindustrielles et étrangères ne sont point de tout repos, mais,quand on sait s’y prendre, on s’en tire à peu près sûrement, carelles ne sont point toutes mauvaises. »

Finalement, il prouvait qu’avec les mêmescapitaux le brave curé pouvait, sans grand risque, tripler,quadrupler ses revenus. Le curé mordait d’autant à l’appât queM. Parent semblait n’avoir voulu que l’instruire. Et ce n’estqu’après bien des hésitations que le voyageur condescendait àéchanger une grande partie des valeurs de tout repos de son hôtecontre les paperasses qu’il avait, lui, rapportées des « PiedsHumides ». Le tour était joué. Il l’avait renouvelé cent fois,deux cents fois et, toujours, l’ecclésiastique s’y laissaitprendre. Il engageait même M. Parent à passer chez sonvicaire, quand celui-ci avait des fonds à placer. M. Parentavait été poursuivi cinq ou six fois. Convoqué chez le juged’instruction, il y arrivait, tranquille comme Baptiste :

« Mon Dieu ! monsieur le juge, jen’ai trompé personne !

M. le curé n’est pas un imbécile. Il estd’âge à comprendre les risques que l’on court quand on met sesfonds dans l’industrie. Si l’affaire avait réussi, il ne se seraitpas plaint. Elle était mauvaise. Je n’y suis pour rien. J’en ai étémoi-même victime, car, y ayant foi, j’ai refusé de lui passer tousmes paquets. Enfin, monsieur le juge d’instruction, y a-t-il uneloi qui défende d’échanger telle obligation ou telle action contretelle autre ? Non, cette loi n’existe pas et ne sauraitexister ! »

Après quelques explications de ce genre, leparquet avait fini par laisser M. Parent gagner sa vie commeil l’entendait. Maintenant, il était millionnaire.

Mais, le plus réussi de tous dans cette joliecollection, c’était M. Jacob. Il était au bout de la table etje le reconnus tout de suite comme l’un des deux individus qui mecrachaient dans le cou, le soir de mon arrivée au« Privé ». Or, si Abraham Moritz était bien bijoutier,M. Jacob, lui, ne l’était pas. C’était le fameux antiquaire deRouen. Helena devait me raconter comment il avait fondé sa fortuneen vendant quinze cent mille francs à M. William Knox, de NewYork, une collection de « Boucher » dont pas un neméritait le prix de la toile. Knox n’avait voulu rien dire, de peurde porter un préjudice irrémédiable à toute sa galerie et, aussi,de passer pour un sot. Voyant que le faux lui réussissait si bien,Jacob résolut de continuer dans la partie, mais, cette fois, dansle meuble, car, pour les faux en peinture, il était brûlé auprèsdes experts. Il vint s’établir à Rouen, au cœur de la Normandie. Ilramassa ce qu’il put trouver d’authentique, au plus juste prix, etdépeça tous ces meubles. Avec une planche de l’un, une porte del’autre, une serrure de celui-ci ; un pied de celui-là, ilrefit tous les mobiliers qu’il lui fallait pour faire marcher sesaffaires. Il y a des ouvriers incomparables dans le genre. Les plusmalins y sont trompés. Jacob faisait travailler ses artistes ensecret, dans un coin retiré de la vieille ville de Bayeux. Quandl’objet était prêt et suffisamment vermoulu, il était expédié dansson hôtel du cours Boieldieu où, pendant la bonne saison, lesétrangers qui fréquentaient nos plages étaient invités à veniradmirer ces purs joyaux qui avaient, naturellement, tous leurhistoire se rattachant, pour une petite partie, à l’histoire deFrance.

Avec tous ces dollars et toutes ces livres,Jacob put se payer le luxe de travailler aussi dans l’authentique,ce qui faisait passer le reste, et il mit son amour-propre àacquérir, au plus juste prix, des pièces de collections et destoiles qui avaient la forte cote. Dans le moment, il avait destapisseries de Bayeux qui lui servaient de réclame et deux petitsRubens dont il réclamait un million. Jacob, entre-temps, s’étaitlivré à d’excellentes opérations de terrain du côté de Saint-Sever.On ne connaissait pas la fortune de Jacob. Que l’on ne s’étonnepoint que je m’attarde un peu sur les aventures de ces messieursréunis, ce soir-là, chez Léonie. On en connaîtra prochainement laraison.

La conversation était générale et quelconque.Elle roulait sur les courses, autour des bouteilles de champagne,quand la porte s’ouvrit. Abraham Moritz fit son entrée. Je dusserrer la main de ce gentilhomme. Au milieu du silence général, unéchange de propos assez bref eut lieu alors entre le nouveau venu,Jacob et Helena, mais je n’y compris rien, car ils se servaientd’une langue que je ne connaissais point et que je sus, par lasuite, être du yiddish. Helena ne paraissait pointcontente, mais je vis qu’elle cédait et, quand elle se leva, j’euslieu de croire qu’ils étaient tous d’accord. Nous sortîmes tous lesdeux et nous prîmes le chemin de l’hôtel.

« Les bandits ! gronda-t-elle, maisils me le paieront ! »

Puis, elle proféra de sourdes syllabes oùs’exhalait sa grande irritation et dans lesquelles je ne saisissaisque deux ou trois jurons énergiques. Car j’ai déjà dit que cettefemme, d’une grâce et d’une distinction royales, jurait, parinstants, comme un charretier. Je n’osais l’interroger. Elle finitpar me dire : « Cher, vous venez d’assister à un conseild’administration. Ces messieurs ont fondé une société pourm’acheter mon collier et mes bijoux. Il y en a, au moins, pour unetrentaine de millions. Mais ils me font valoir les petits ennuisqui les menacent. Et ils m’offrent sept tout juste. C’est à prendreou à laisser ! »

Faut-il le dire ? Au fond, tout au fondde moi-même, j’eusse désiré, lâchement, que l’affaire ne se fîtpoint. Je me raccrochais à cela au moment d’agir. Je commençais àtrouver que sept millions, c’était bien peu pour le mal quej’allais me donner !…

« Si j’ai accepté, petit chéridarling, c’est bien pour vous !… »

Je rentrai à l’hôtel les jambes cassées. Elleme poussa dans sa chambre, me fit ses dernièresrecommandations :

« Soyez calme, rappelez-vous bien votrepetite leçon d’hier. Vous ne courez aucun risque, tous les voisinssont rentrés. Restez en tuxedo ; si l’on vousrencontre près du lavabo, personne ne s’étonnera. En vérité, jevoudrais faire ce petit ouvrage. Que ne suis-je pas à votre place,Rudy !… »

Elle me glissa elle-même, dans la pocheintérieure de mon pardessus, les outils nécessaires en medemandant : « Ça, c’est pour quoi faire ? Andthis one ?… et cet autre ?.. et ça ? » Jerépondis comme dans un rêve, mais à son entière satisfaction. Ellem’embrassa d’un petit baiser net sur les lèvres et je me trouvaidans le couloir, les mains aux tempes, la gorge sèche, les dentsserrées. C’est là, décidément, l’état physique normal ducambrioleur apprenti. C’était la seconde fois que j’éprouvais cetteimpression d’angoisse étouffante. Je vous assure que c’estextrêmement désagréable. Ceux qui n’en guérissent pas feront biende ne pas persévérer dans le métier. C’est comme pour le mal demer ; si vous ne l’avez pas surmonté au bout du troisièmevoyage, remettez-vous à planter vos choux.

** *

Eh bien ! maintenant, je puis vous ledire, tout cela c’étaient des idées !… car tout s’est trèsbien passé !…

Personne n’est venu me déranger. L’affaires’est déroulée comme Helena l’avait dit. Elle a simulé un malaise.J’ai entendu Fathi se lever. J’ai attaqué la porte avec la décisiondu désespéré, ce qui l’a fait craquer un peu fort et m’a rejetéhaletant dans le lavabo, mais la plainte d’Helena et la voix deFathi me rendant un nouveau courage, j’achevai ma besogne. Lecoffre-fort céda à mes instances et à celles du levier-découpeur deDurin, en un temps que je ne saurais apprécier, car il me parutinterminable… Mais j’étais résolu alors à ne pas m’en aller sans enavoir eu raison, me disant qu’il valait mieux pour moi être surprisdans la chambre que dans le couloir, puisque j’aurais là, tout desuite, Helena, entre Fathi et moi, pour étouffer le scandale. Aprèsm’être emparé du coffret, je refermai le placard, ainsi que laporte, aussi bien que possible. Je retournai au lavabo, commec’était convenu. Quelques minutes plus tard, la porte d’Helenas’entrouvrait. J’étais bientôt près d’elle. Elle me prit leprécieux coffret des mains, avec son plus aimable sourire.

« Croyez-vous, me dit-elle, que Fathi nevoulait pas me quitter ! Il voulait absolument passer la nuitsur ma descente de lit. Maintenant, nous pouvons être tranquilles,il s’est recouché dans sa chambre ! »

Ce disant, elle faisait jouer la fermeture àsecret, connue d’elle, de Sir Archibald et de Fathi, et elle ouvritle coffret…

Il n’y avait rien dedans !…

Mais cela, n’est-ce pas, elle ne pouvait pasle prévoir ?… Tout cela s’était très bien passé,jusque-là !

Chapitre 8

 

« Allez au lit !… »

Elle était effrayante à voir. Je ne me le fispas répéter et je courus m’y mettre. Je n’étais responsable derien, moi !… Je n’avais rien à me reprocher ! Et jedormis, soulagé de mes travaux de cambriolage pour cette nuit-là,mon Dieu, la conscience tranquille !…

Pas pour longtemps, du reste ! Dès lapremière heure du jour, rumeurs dans l’hôtel. Fathi faisait unraffut comme si on lui avait réellement pris quelque chose… Or, lesfameux bijoux étaient encore dans sa ceinture, qu’il trouvaitbeaucoup plus sûre que tous les coffrets du monde. Aussi eût-il dûbien rire ! Mais cet Hindou ne goûte pas les mêmes joies quenous. Je parle en général, car, réflexion faite, je n’étais pasabsolument enchanté de l’événement.

Avoir passé par de pareilles transes et meréveiller gros Jean comme devant !…

Quand nous nous retrouvâmes, Helena et moi,nous faisions une singulière figure.

« Chéri, me dit-elle, je n’ai pas eu letemps, cette nuit, de vous féliciter. Mais nous en retrouveronsl’occasion, je vous promets. Il faut que je vous dise, Rudy,qu’après votre départ le hideux Abraham est venu me trouver avecson petit papier en règle et les chèques tout prêts. Je les lui aiarrachés et les lui ai jetés au nez. Il était furieux, tandis qu’ilen ramassait soigneusement les morceaux… Mais il doit bien rire, cematin, depuis que cet imbécile de Fathi a raconté partout qu’ilavait toujours les bijoux sur lui !… »

Pendant ce temps, une discrète enquête futrapidement menée. Nulle plainte n’était déposée. Elle n’alla pasloin… Toute la police était bien occupée. Une note parut dans lesjournaux disant que les cambrioleurs de Sir Archibald jouaient demalheur et qu’après avoir fait « chou blanc » auxCharmilles, ils avaient tenté de cambrioler les bijoux deLady Helena, mais qu’ils n’avaient réussi qu’à emporter un coffretvide.

On était à la veille du Grand Prix : onparla d’autre chose.

Sur ces entrefaites, on annonça à HelenaAbraham Moritz et Jacob. Elle donna l’ordre de les introduire et jeme retirai. Je ne la revis plus qu’à cinq heures. Elle avait unvêtement sombre et déclarait qu’elle m’emmenait « faire unpetit tour pour changer d’air ». Nous partîmes enauto :

« J’y pense, fit-elle ; il faut quevous passiez chez vos fournisseurs. Nous dînerons àRouen. »

Elle conduisait elle-même, comme la premièrefois. Elle était très gaie, cela m’étonna plus que tout.

« J’ai revu Moor, l’entraîneur, voussavez ! Spadest « donné » à quinze contreun ! Une petite « boule » à faire, cher !

– Mais nous n’avons pas le sou !

– Oh ! d’ici demain !…

– J’admire votre belle confiance !

– Cher Rudy !… Il ne faut jamaisdésespérer du Seigneur !… Bénissons-le déjà d’avoir de quoidîner. Victor m’a avancé cinquante louis et Mary vingt-cinq !Voilà cinq cents francs pour vous, je vous prie !… »

Et, comme je faisais un geste pour lesrepousser :

« Mais vous êtes bête, petit chéridarling ! N’êtes-vous pas mon gigolo ! Don’tbe silly !… Allons ! cher, ne vous fâchez pas !Je sais que vous êtes un homme d’honneur. Je ne doute pas que vousme les rendiez !… »

Dans ces conditions, je voulus bien consentirà empocher le billet, mais je me sentais rougir sous la brique deMr. Prim. Helena s’amusait bien :

« Vous savez pourquoi les deux damnésjuifs sont revenus me voir, Rudy ?…

– Ma foi ! je ne m’en doute pas…

– Pour se moquer de moi, d’abord !…Oh ! pour cela surtout, avec des airs apitoyés. Je leur auraisvolontiers « boxé les oreilles ». Mais je me suis bienretenue, car je voulais leur demander de l’argent. Une petite sommeà mettre sur Spad : mille louis !… Ils ontrépondu qu’ils y consentaient, mais que je devais signer pour ledouble et que c’était un petit cadeau, parce qu’ils ne rentreraientjamais dans leur argent !…

– Les bandits !…

– C’est cela, exactement ! C’est cela queje leur ai répondu. Mais en leur souriant tout à faitgracieusement, je vous assure, et ils n’en ont pas paru fâchés. Ilsm’ont dit, en se retirant, que l’on se reverrait, je leur airépondu : « Plus tôt que vous ne pensez !… »Ils n’ont pas compris. Ils ne pouvaient pas comprendre. Dites donc,chéri, que pensez-vous de ces gens-là ?

– Je vous l’ai dit, Helena !

– Tout le monde n’est pas de votre avis. Jacobest un gros monsieur, à Rouen, tout à fait considéré. A realgentleman. Il est juge consulaire et Mme Jacob est à latête de quelques bonnes œuvres. Ne trouvez-vous pas celaattendrissant ?

– Ils méritent la prison !…

– Non ! Il y a d’honnêtes gens enprison ! Cependant, ils méritent quelque chose ; je saisbien, moi, ce qu’ils méritent…

– Parlez, Helena, je sens que vous avez unepensée.

– Plusieurs. Mais il y en a une à laquelle jetiens particulièrement, aujourd’hui… Elle n’est pas tout à fait demoi, du reste… Elle est de Durin !

– Dites-moi cela !

– Puisque vous le désirez,darling ! Ne trouvez-vous pas que « MonsieurJacob », qui a fait fortune en « détroussant » toutle monde, en trompant tout le monde, sans aucun risque, sansbravoure, ne mérite pas sa chance ?

– Non ! il ne la mérite pas !…

– Et que ce serait « pain bénit »,comme disent les Français, s’il était « détroussé » à sontour !…

– Évidemment, Helena… évidemment.

– Et que l’homme qui ferait rendre gorge à« Monsieur Jacob » serait, en vérité,providentiel ?

– Sans doute !… Mais je ne vois pas lemoyen de faire rendre gorge à « Monsieur Jacob »…

– Il y en a un, cher Rudy !… c’est de levoler comme il a volé tout le monde !… »

Depuis quelques minutes, je ne pouvaisdissimuler ma gêne… À cette attaque brutale, je répondis :

« Primitif ! moyenprimitif !

– C’est le meilleur, Rudy ! Et souvent leseul !… en tout cas, le seul digne vraiment d’un hommecourageux… Tout le reste n’est que combinaison de boutiquiers.Durin me l’a souvent dit : pour celui qui a dans ses veines unsang de gentleman, il n’y a de possible, dès qu’il s’agit des’adjuger le bien d’autrui, que la rapine. C’estl’histoire de toutes les grandes familles, croyez-moi. Doug lesavait, lui qui descend des… Pardonnez-moi, cher, j’allais trahirson secret ! Mais, en vérité, je crois que nous nous égarons.Il ne faut pas tant de discours pour vous réjouir à l’avance dubutin que nous allons faire chez cet affreuxhomme !… »

Je me retournai, d’un bloc : « Etvous avez compté sur moi, Helena ?

– Certes !… Vous avez le cœurbrave ! J’ai vu cela, cette nuit.

– Voyons ! Voyons ! Voyons !C’est sérieusement que vous me proposez une chose pareille ?Cette nuit… cette nuit… vous me l’avez assez démontré. Je necambriolais personne. Je vous rendais… mon Dieu, je vous rendaisservice… un petit service !…

– Il s’agit de m’en rendre un grand,Rudy ! Reculerez-vous ? Je dois me venger de ce mufle,this cad qui s’est si bien moqué de moi tantôt !…Songez qu’il n’y a aucun danger à courir !… Durin a toutprévu, pour cette affaire-là !…

– Mais je ne suis pas Durin, moi !…

– Je m’en aperçois ! J’ai encorefeuilleté le petit dossier, les plans de l’hôtel Boieldieu. Toutcela était dans le sac que vous m’avez apporté… Une si belleaffaire ! Me ferez-vous regretter que Durin soit enprison ? Allons, ne faites donc pas cette tête-là,darling !…Vous êtes « sans prix », tout àfait drôle, vous savez ! Je ne vous reconnais plus… Un hôtelparticulier… Tout le monde absent ! Toute la famille àDeauville !… Vous ne risquez pas, cette fois, de vous heurterà un voyageur qui rentre dans un hôtel. C’est beaucoup plus simple,je vous assure, que de travailler dans un couloir de palace… C’estun enfantillage auprès de ce que vous avez fait cette nuit !Enfin, vous ne serez pas seul ! Bien entendu, je vousaccompagne, je vous guide !… Je suis allée avec Archibald,déjà deux fois, voir les collections de Jacob ! Je vous assureque nous nous amuserons beaucoup tous les deux… Vous verrezcomme c’est rigolo ! Une réelle party ! Whaton !

– Non, Helena, non !… ne comptez pas surmoi. Ne comptez pas sur moi pour nous faire courir un pareilrisque. Vous n’en avez pas le droit. Ce temps-là est passé !…Vous me le disiez vous-même !… Maintenant, vous êtes unelady !… Songez à ce que vous perdriez si…

– N’en parlons plus, Rudy !… » Etelle ne m’en parla plus. Moi non plus. Mais nous ne cessâmes d’ypenser. Et, de mon côté, elles n’étaient pas gaies, mes pensées…Elles étaient de deux sortes. D’abord : « Voilà où tu enes ! Au seuil du crime, au vol avec effraction. Encore unpetit coup d’épaule d’Helena et tu le franchis. Vas-tu te laisserfaire ?… » Ensuite : « Si tu ne te laisses pasfaire, tu vas perdre Helena !… » C’est que je l’aimais,cette femme ! Ah ! je l’aimais, mon petit rat d’hôtel ensoie noire ! Ma superbe lady !… Oui, mais ! cequ’elle me demandait là était, comme on dit, un peu fort « decafé » pour un avocat, ou tout simplement pour un honnêtehomme !… Assurément, l’idée du vol dont serait victime cetteignoble crapule de Jacob ne m’était point tout à fait déplaisante.Je dirais même qu’un autre se serait chargé de la besogne sous mesyeux que je me serais bien gardé de le déranger dans son petittravail et, ma foi, que tous mes vœux eussent été pour lui. Mais ilne s’agissait pas d’un autre. Il s’agissait de maître Rose, maîtreAntonin Rose, avocat à la cour d’appel de Paris ! Non !cela n’était pas possible ! Pas possible,réellement !…

N’y pensons plus ! N’y pensonsplus !…

Abominable Jacob, va !… Je vais perdreHelena pour ne pas causer de désagréments à « MonsieurJacob » ! Et quels désagréments ! Nous n’allions pasemporter son hôtel, ni son précieux mobilier. Quoi que nousfassions, « Monsieur Jacob » n’aurait guère à en souffrirque dans son avarice… Oh ! Helena avait bien des raisons pourelle ! Et comme je la comprenais !… Je la comprenais maisje ne la suivrais pas !… Mettons que ce fût par pusillanimitéet même par lâcheté ! On est comme on est !… Je n’ai pasreçu la forte éducation d’Helena, moi !… Je suis élève del’école de droit, moi !… On ne m’a jamais enseigné le rôleprovidentiel du cambrioleur dans la société moderne !… Etpuis, mon éducation familiale !… On ne se débarrasse pas detout cela comme on voudrait !… Ai-je dit « comme onvoudrait » ?… Je ne veux rien !… Je ne veuxrien !… Mettons que c’est de l’atavisme et n’en parlonsplus !… Surtout ne regardons plus Helena !… ne regardonsplus son petit pied sur les pédales, et ne songeons plus à cettepremière soirée de cambriolage dans la villa desCharmilles quand elle avait revêtu son costume de petitrat d’hôtel en soie noire !

Je ne saurais dire où nous avons dîné. Auxenvirons de Rouen ; il n’était plus question, ce soir-là, desfournisseurs. Il n’était plus question de rien… Helena parlait dechoses et d’autres qui n’avaient pour nous aucun intérêt. Je merappelle qu’elle me demanda si j’aimais la pêche à la ligne et sij’étais fort aux dominos. Au dessert, elle me dit :

« Je vais vous mettre à la gare,darling ! Vous prendrez le premier train pourDeauville.

– Comment ? Je ne reviens pas avecvous ?

– Non ! j’ai pensé qu’il valait mieuxainsi, pour vous !… S’il m’arrivait une chose… juste une choseinattendue et que je ne peux prévoir, certainement… vous ne seriezpas compromis, Rudy ! N’est-ce pas ce que vous cherchezaprès ?…

– Mais, Helena, je ne sais pas !… Vousrestez à Rouen ?…

– Oh ! je serai peut-être rentrée àDeauville avant vous… Oui, je reste encore un peu à Rouen…

– Des courses ? Ne puis-je vousaccompagner ?

– Non ! j’ai une petite course à faire,du côté du cours Boieldieu. Mais je pense qu’il vaut mieux que jesois seule, n’est-ce pas ?

– Helena, vous ne ferez pas cela ! Je nevous laisserai pas faire cela !…

– Montez ! petit chéri ! Comeon ! » Dans l’auto : « Moi je ne vousquitterai pas !…

– All right then, je vous invite aucinéma. »

Je voudrais être à cent lieues de là, nel’avoir jamais connue, cette femme !… Et, cependant, jereste !… Plus elle me fait peur, plus je me colle àelle ! Ce n’est pas la première fois que j’en faisl’expérience. Je devrais me méfier, sachant ce qu’elle médite.Certainement, elle trouve qu’il est trop tôt pour agir. J’ai encorequelques heures devant moi. En quelques heures, elle pourra revenirsur son dangereux dessein. Je l’y aiderai. C’est mon devoir. Jereste parce que c’est mon devoir de ne pas laisser une femme quej’aime faire une bêtise pareille.

Au cinéma : une histoire tout à faitordinaire de bandits mystérieux mais des plus sympathiques quideviennent vertueux à la fin et finissent dans de justes noces.

« Tu vois, chéri, me dit-elle, comme touts’arrange dans la vie. Tu ne trouves pas cela encourageant, envérité ?… Mais, entre nous, les auteurs n’y connaissent rien,absolument ! Surtout quand on est poursuivi par la police. Ilsne savent pas !… J’écrirai à la firme. C’est honteux.

– Je vous en supplie, Helena, causons un peusérieusement !

– Sérieusement, of course !Oui ! Il y a encore un train pour vous à onze heures, jecrois… Mais il faut se décider, vous n’avez plus que dix minutes,darling !…

– Helena, je ne vous quitterai pas !…

– Well ! vous l’avez déjàdit : alors taisez-vous. Moi, je m’amuse comme je peux !Je ne sais pas jouer aux dominos. Je joue cricket toujours, moi. Etje prends de la distraction à préparer à « MonsieurJacob » une bonne tête pour demain ! Sans compter, petitchéri darling, qu’il y a Spad à quinze contreun ! Y avez-vous pensé ? Non, vous ne pensez àrien ! Oh ! Rudy ! ne jouez pas l’âne ! Je vousdis que nous aurons les Rubens de M. Jacob et quelques petitesautres choses, j’espère. On les attend ! C’estarrangé avec Démétrius. Je vous dis tout cela pour vous instruireet que vous me laissiez maintenant travailler dans la paix !Excuse-me, darling ! »

Je monte dans l’auto et ce n’est pas à la garequ’elle m’emmène. La sueur coule sur le maquillage de cet odieuxMr. J. A. L… Prim que je voudrais voir à ma place autrement qu’enpeinture. Voici le cours Boieldieu. Nous stoppons dans la nuit desgrands platanes. Pas un passant. Helena a apporté une petitesacoche de voyage et une canne. De la sacoche, elle tire deuxpaires de chaussons de bain, quelques outils, un trousseau declefs, et de la canne, qui n’est qu’un étui, elle extrait unematraque. Elle retire ses bas, met ses chaussons, rafle son petitbagage et s’apprête à descendre. Je la retiens par la manche de sonmanteau :

« Well what’s up ? je vousinvite à prendre un bain de pied ! l’eau sera fraîche, cesoir, darling !… »

Et elle me montra le reflet d’un petitruisseau, affluent du Robec, qui coule à deux pas. Ce n’est qu’unfossé séparant de droite et de gauche les propriétésriveraines :

« Allons, ne soyez pas stupide,dear… Venez avec moi, je pourrais menoyer ! »

Soudain, furieux contre moi-même, je faissauter mes souliers. Et voilà que, moi aussi, je chausse lessandales. Tout cela en grognant je ne sais quoi de fort désagréablepour l’amour-propre des femmes dont on ne saurait mesurerl’extravagance. Mais elle ne fait qu’en rire, tout en surveillantle boulevard désert. Puis elle me prend le bras, gentiment, et nousvoici dans le ruisseau. Tout juste si nous avons de l’eau au-dessusde la cheville :

« C’est épouvantable, ce fleuve déchaîné,raille Helena, merci, Rudy, d’être descendu dans cet abîme !je vois que vous m’aimez vraiment ! »

Elle compte les portes, à gauche. À latroisième, elle s’arrête, grimpe sur le talus, inspecte. Elle estséparée d’un très grand jardin, planté d’arbres, par un treillis defer et cette petite porte. À ce moment, il y a des grognements dansl’ombre et deux énormes chiens bondissent, prêts à nous dévorer.Elle leur parle, fouille dans sa poche et leur jette deuxboulettes. Ils ont bon appétit, c’est vite fait. C’est effrayant,foudroyant. Une double plainte sourde et puis, plus rien, lesilence. Elle redescend près de moi, me tasse avec elle contre letalus. Je ne respire plus. Je crois que nous courons les plusgrands dangers : cinq minutes ainsi, j’ai les pieds glacés. Jetente un dernier effort :

« Il est encore temps.Réfléchissez ! »

Elle me met son petit poing sur la bouche. Jesuis prêt à défaillir : « Get out ! mesouffle-t-elle… allons ! fichez le camp, vous megênez ! »

Tout de même, je ne suis pas lâche ! Jene veux pas qu’elle me prenne pour un lâche !

Sous le coup de fouet, je bondis sur letalus :

« Finissons-en !

– Imprudent ! well, et legardien ! s’il avait entendu les chiens !…

– Ah ! il y a un gardien !… »Et je m’aplatis. Elle s’aplatit près de moi. Son doigt me désigne,à travers les arbres, sur la gauche, éclairé par la lune, un toit.C’est la loge du gardien, au coin de la grande grille qui ouvre surle boulevard. Enfin, elle se redresse, en me frappant surl’épaule : « Le gardien n’a rien entendu, nous sommesO.K. !… »

Trousseau de clefs, petit outil, porteouverte. Dans le jardin, nous faisons le tour, sur la droite, d’untertre gazonné en pente, au sommet duquel se dresse un kiosque autoit de branches, d’une rusticité classique. Nous glissons commedes ombres. Je regarde la matraque d’Helena et je souhaite pour legardien, autant que pour nous, qu’il ne se réveille pas.

Il me semble bien que j’ai fini de faire letrembleur. Je suis assez content de moi, pour une première fois,pour une vraie première fois. Sous nos semelles de corde, nos pasne s’entendent point, même sur le gravier des allées. Il embaume,ce jardin. Est-ce que M. Jacob aimerait les fleurs ? Çame gênerait. Nous longeons des serres. Nous arrivons sur lesderrières de l’hôtel. Nous n’avons plus rien à craindre du gardien.Une porte de véranda. J’admire Helena. Quelle dextérité ! quelsang-froid ! quelle sûreté de main ! Deux pesées et nousn’avons plus qu’à nous présenter. Nous sommes dans l’hôtel.

Mon Dieu ! comme c’est simple !Jamais je ne me serais imaginé que c’était aussi simple quecela ! Heureusement que ça ne se sait pas ! Ceux de lapartie ne s’en vantent pas, évidemment, pour ne pas augmenter laconcurrence ! Je ne dis pas que c’est un métier de tout repos,mais enfin il y en a de plus dangereux, quoique honnêtes.

Déjà, je suis en train de« plastronner ». C’est que je m’épate moi-même. Envérité, là-bas, aux Charmilles, quand j’opérais pourrire : eh bien ! je ne riais pas du tout. J’étaisprofondément ému. J’ai fait du chemin ! Soudain, un gested’Helena rabat ma superbe. Elle écoute, tout simplement.Aurait-elle entendu quelque chose ?… Elle a sorti sa petitelanterne sourde.

La dernière chose que j’ai vue c’est samatraque… On doit donner des coups terribles avec ce petit serpentnoir de caoutchouc. J’ai entendu dire qu’un coup solide, bienplacé, assomme un homme ! On peut tuer avec ça !…

Horreur ! je sens qu’elle me glisse samatraque dans la main…

Je soupire :

« Helena !…

– Stupid boy ! ça n’est pas pours’en servir, elle me gêne !…

– Il n’y a personne, dans l’hôtel ?…

– Si ! Au second… Une gouvernante et unepetite fille ! » Je m’affole : « MonDieu !…

– Oh ! ne pleurez pas, « bébé àpanades ». Pleurez pas !… J’ai apporté ce qu’il faut… duchloroforme pour la gouvernante…

– Et, pour… la petite fille ?

– Une barre de chocolat ! Montons, lagalerie est au premier… »

Derrière la lanterne sourde, nous gravissonsle large escalier encombré d’antiquailles. Et nous voici dans lagalerie. Des meubles, des vases, des bijoux anciens, des toiles surles murs et, sous des vitrines, de merveilleuses dentelles desFlandres. La flèche de lumière glisse sur toutes ces richessesvraies ou fausses. Seules, les dentelles intéressent Helena qui,après avoir détaché la vitre de la pointe aiguë d’un diamant detravail, jette tout le paquet à nos pieds.

Nous traversons ensuite une grande pièce dontles murs sont recouverts des fameuses tapisseries de Bayeux. Helenaregrette de ne pouvoir les emporter sans courir trop derisques.

Elle hésite cependant une seconde. Je me voisdéjà ployant sous les tentures comme un portefaix, car, enfin, ilfaut bien que je serve à quelque chose. Nous sommes enfin devant laporte qui ferme le petit salon aux Rubens, mais ils sont sous clefet double verrou de sûreté. Dix minutes de travail. Au moment où laporte cède, un craquement qui me déchire l’âme. Nous voici changésen statues. Cinq minutes de silence, mais rien ne vient noustroubler. Est-ce bête d’avoir des peurs pareilles pour un petitbruit comme ça dans la nuit ! Helena, j’en suis sûr, n’a paspeur, elle ! Elle reste cinq minutes immobile parce que c’estcertainement recommandé après un bruit insolite par le parfaitmanuel des cambrioleurs. Allons ! je vois que cela vamieux !… Et puis une femme et une petite fille !Hein ? Même si elles ont entendu quelque chose… Je les voisd’ici ; tremblant d’épouvante sous leurs couvertures. C’estmoi Croquemitaine !

Nous ne perdons pas de temps en appréciationsplus ou moins artistiques sur les Rubens. Moi je n’aime pas lesRubens. Ses femmes, ça n’est pas mon genre. Helena m’avoue qu’ellene les aime pas non plus. Mais nous faisons comme si nous lesaimions. Helena a vite fait de les détacher de leurs cadres et deles rouler. Elle me les passe. Elle me charge aussi des dentellesdes Flandres. Mais elle m’a repris la matraque et elle marchedevant.

J’ai l’air d’un déménageur. J’ai soif. Jeprendrais bien un coup de pinard. Helena connaît les usages. Nouspénétrons dans la cuisine où nous dénichons un litre de vin rouge,un siphon, un litre d’eau-de-vie et, dans le garde-manger, unmorceau de fromage de gruyère. Avec un quignon de pain, voilà notreaffaire. Et nous faisons le casse-croûte sur le coin de la table debois blanc, soigneusement raclé. Ça n’est pas un repas de théâtre,un souper de cambrioleurs à la manque comme auxCharmilles. On a fait du vrai travail et on se restaure,comme des ouvriers.

Helena coupe sa croûte et mange son fromagesur le pouce, en me regardant avec un sourire silencieux qui en ditlong sur l’estime que je commence à lui inspirer. Un coup degniole… Nous choquons nos verres. Elle m’embrasse et nous mêlonsnos haleines ouvrières. Et j’ai trouvé que cette petite scène avaitbien son charme, elle aussi !

Maintenant, nous roulons sur la route avecnotre butin. À Évreux, nous nous sommes arrêtés devant une auto quistationnait au coin d’une rue. Helena m’a repoussé dans le fond,s’est chargée des paquets, du rouleau, a tout jeté dans l’autreauto dont la portière s’était ouverte à notre arrivée :conciliabule dans l’auto fantôme. La portière se rouvre et Helename rejoint. J’ai pu craindre un moment qu’elle me plantât là.Imagination stupide ! Helena m’aime…

Elle est revenue avec deux cents billets et unchèque de cent mille. Démétrius ne fait peut-être pas une aussibelle affaire que ça ! Les dentelles ne sont pas si étonnantesqu’on le dit et les Rubens l’embarrasseront bien s’il ne parvientpas à les faire passer en Amérique ! D’abord, sont-ce desRubens ? On dit l’avis des experts assez partagé. Qui peut sevanter, aujourd’hui, de démêler le vrai et le faux ?

« Les billets sont-ils faux ? »demandai-je. Elle m’embrassa : « Ah ! Rudy, voilàcomme je vous aime !… Eh bien, comment trouvez-vous notrepetite expédition ?

– Vous disiez vrai, Helena, c’est trèsrigolo !

– Et pas de remords ? » Je pensais àla bonne figure que ferait, le lendemain, « MonsieurJacob ». « Aucun, Helena, aucun !… »

Chapitre 9

 

Le lendemain, Spad passait le premierle poteau d’une courte tête. En vérité, si je fais la somme detoutes les émotions par lesquelles je suis passé depuis ma secondevisite à Durin, je dois avouer qu’elle n’atteint pas, de loin,l’émoi indescriptible où me jeta cette fin de course. J’avais perdutoute direction de moi-même. Je n’avais plus rien d’un homme,c’est-à-dire d’un être héritier de plusieurs civilisations. J’étaisdevenu un animal, exactement un chien. Je mordais les jarrets d’uneautre bête au galop et je jappais, j’aboyais. J’aboyais :« Spad !… Spad !… Spad !… » Autour de moi,d’autres animaux, mes semblables, étaient pris du même délire etLady Helena aussi aboyait : « Spad !Spad ! » avec une voix de cuisinière. J’avais assistéplusieurs fois à ce genre de convulsions et cela m’avait incité àune grande pitié. Mais je sais aujourd’hui que, dans cette crise,il ne faut pas plaindre tout le monde. Pour notre part, Helena etmoi, nous ramassions cent cinquante mille francs chacun.

Nous avions bien travaillé pour lesbooks ; malheureusement, notre gain eût été autrementconsidérable si Helena n’avait oublié qu’elle devait 10 000 louis àJack, qui les lui retint.

J’aurais consenti assez facilement à mettre,en ce qui me concerne, la petite somme qui me revenait de côté,mais Helena me regardait d’un tel air que je mis tout dans sonsac.

« Je veux, me dit-elle, vous apprendre àmépriser l’argent ! » Et, comme il faisait très chaud,nous nous dirigeâmes vers le buffet. À ce moment, nous noustrouvâmes pris dans une forte bousculade, autour d’un gros hommequi venait de s’affaisser. Et nous reconnûmes dans le corps quel’on emportait « Monsieur Jacob » lui-même. Près de lui,Abraham Moritz expliquait que l’on venait d’apporter àM. Jacob un télégramme lui annonçant le cambriolage de sonhôtel et la disparition de ses Rubens :

« Vous gombrenez, ça lui a bordé un goup,au pauv’ vieux, avec une chaleur bareille ! »

Nous invitâmes Abraham Moritz à se désaltéreravec nous, ce qu’il ne refusa point, et nous nous attendrîmes decompagnie sur les malheurs de M. Jacob :

« Moi, expliqua-t-il, je ne serais jamaistranquille si j’avais des tableaux !… des tableaux, ça ne peutpas se mettre dans un coffre-fort ! »

Il nous quitta pour aller chercher desnouvelles de M. Jacob. Quand il revint, il était toutpâle :

« Il est mort, nous dit-il. Il n’avaitpas le cœur bien solide !… C’est malheureux, un homme siriche !… Les gambrioleurs l’ont assassiné !… »

La cloche du Grand Prix se faisait entendre.Nous quittâmes le buffet, et Abraham nous laissa « pour chouerau mutuel le tuyau que ce bauvre Jacob lui avait donné avant demourir ». C’était un tuyau crevé. Quand nous revîmes Abraham,il injuriait le mort. Quant à moi l’événement ne m’avait pasautrement bouleversé. Ce Jacob était si antipathique ! Tout demême quand je pensais la veille à la figure qu’il ferait, je nepensais pas, certes, à celle d’un macchabée. Honnêtement, j’auraisrenoncé à la partie où Helena me conviait, j’en étais sûr, et maconscience s’en trouvait bien consolée.

Helena me dit :

« Vous supportez bien l’accident,Rudy ! Il faut ! Le Bon Dieu l’a puni ! C’était unmalhonnête homme ! »

Quand je pense encore à la facilité aveclaquelle j’acceptaisalors la mort de M. Jacob, jesuis tout étourdi de cette rapidité avec laquelle je descendaisl’escalier obscur conduisant à l’abîme où se confondent le bien etle mal. Mais il n’est point rare que les plus vertueux, après lapremière faute, étonnent les vieux chevaux de retour par la hâtequ’ils mettent à rattraper le temps perdu. Ils ne connaissent pointde mesure dans le mal. Non ! non ! je ne pleurai point lamort de M. Jacob, ni Mme Jacob non plus, du reste, ni lespetits Jacob, ni personne. Il me semblait que nous avions renduservice à tout le monde !

Excellent état d’esprit pour jouir desbienfaits de la fortune. Nous étions bourrés de billets de banque,Helena et moi. Et, le soir, nous jouâmes un jeu d’enfer. Latoilette d’Helena, aux Ambassadeurs, avait causé un scandale. Elleinaugurait « les seins nus ». Certes, une gaze légère.Tout compte fait, on ne pouvait rien lui reprocher, mais la doublefleur, trop soulignée par un fard insolent, perçait sous le voileavec la plus outrageante provocation. Tous ses amis étaient là etles murmures cessèrent. Toutefois, une ardente curiosité n’avaitcessé de rôder autour de la table, ce dont Helena s’amusait, enbuvant son extra-dry avec un geste qui conviait lesdieux.

Cette fois, ce n’était plus son soulierd’argent que je touchais timidement sous la table, mais sa jambe debacchante que je ramenai prisonnière et brûlante… « Écoutez,Rudy, ce soir, ce sera encore tout ou rien avec nos pauvres petitsbank-notes en attendant que nous trouvions un autre« truc » pour reprendre mes bijoux à Fathi. Amusez-vous,chéri !… Prenez tout cela, vous irez au« Privé » ! Il restera toujours le chèque deDémétrius pour nos petits pique-niques !… »

Et j’entrai au « Privé » avec leproduit du vol et le gain des courses. Elle n’avait gardé que centbillets pour elle. Moi, j’avais presque undemi-million !… À ce moment, l’idée que j’avais eue, uninstant, de mettre cent cinquante mille francs de côté, meparaissait d’un « louis-philippard » extravagant !Et comme je comprenais le regard d’Helena ! Ah ! ce n’estpas avec un bas de laine qu’elles viennent à Deauville, cesdéesses !…

Étaient-ce la chaleur de l’après-midi,l’émotion des courses, le champagne du soir, la jambe d’Helena, sesseins nus, le scandale, la mort de Jacob, la sensation que j’étaisdevenu depuis vingt-huit heures un vrai cambrioleur, mieux quecela : Mister Flow lui-même ! (Car pendant que monclient était toujours en prison, moi, j’exécutais les coupspréparés par lui !…), tant est qu’aucun geste ne meparaissait impossible. Et ce fut le plus naturellement du monde queje mis mes quatre cents billets en banque.

Et ce sang-froid ! Ah ! que j’étaisbeau ! Je sentais que j’étais beau ! J’aurais voulu queLady Skarlett me vît en ce moment-là. Elle aurait été fière de Mr.Prim ! fière de son Lawrence, et elle l’eût aimé, en dépit desa haute figure de beefsteack trop cuit, au moins autant que sonRudy !… – « Cigares !… »

Je jouis pleinement de cette trop rareminute.

« Bigre ! la partie est chaude. Toutest fait au premier coup ! »

Je distribue, je tourne cinq. On me demandedes cartes aux deux tableaux : si je leur flanque des bûches,leur compte est bon !…

Je regarde le joueur qui a la main. Jamais jen’ai vu une figure aussi antipathique. C’est le gros Zell, ThomasZell, de l’affaire des renards du Canada, une belle fripouille quidevrait être en cour d’assises. Où a-t-il volé les quatre plaquesde dix mille francs qu’il vient de pousser devant lui ? Encoreun pour qui je devrai plaider un jour peut-être ! Enattendant, je lui donne un cinq ! « Salaud,va !… »

Eh bien, et celui de gauche, dont le plastronfait ballon sur son ventre flasque de vautour de la Sierra ?Connu aussi, celui-là, c’est Ramon, Ramon, du guano péruvien !Quelque chose de propre ! qui a ramassé sa fortune dans lafiente des oiseaux, en faisant crever à la tâche ses coolieschinois. Ils auraient dû l’assassiner ! Toi aussi, il te fautune carte ! Une bûche pour le vautour de la Sierra !…Ouais !… Je lui lance un sept… Le guano, ça portebonheur !…

Et qu’est-ce que je vais tirer, moi ? Carme voilà bien mal en point… Un six !… Maintenant, je n’ai plusque un !… Envolé, le demi-million ! Hein ?Quoi ?.. baccara partout ? Ils ont fait baccara !Ils ont fait baccara !… Je gagne avec un !…

J’ai un million devant moi !…

Eh ! eh ! Maître Antonin Rose,comment vous trouvez-vous, mon cher maître ? Vous ne leregrettez pas, votre petit voyage à Deauville ? Il est devotre goût ? Vous voilà millionnaire, maintenant !…

Au coup suivant, le million esttenu !…

Ah ! non, par exemple, je ne vais pasrisquer « mon million » d’un coup ! Et je lève labanque, ce qui fait sourire la petite Valentino et quelques-uns deces messieurs qui savaient bien que ça « ne dureraitpas ! ». Celui qu’ils attendent, c’est l’inépuisable Z…,le Grec milliardaire, ou Benito Sandrez, le concessionnaire de tousles jeux en Argentine et au Chili et qui vient perdre pendant sixmois en Europe, de Monte Carlo à Ostende, en passant par Nice,Cannes, Biarritz, Deauville et Paris-Plage, tout l’or ramassé dansla poche des joueurs pendant les six autres mois en Amériquelatine !

Je dois dire que, dans le moment, ce chiffred’un million – le million que j’avais dans les mains – agissait surmoi avec avidité. On fait quelque chose avec un million. On peutaller courir sa chance ailleurs et autrement qu’au jeu ! À monâge, on peut recommencer une belle vie, on peut rompre avec lesfils qui vous retiennent à une aventure dont l’issue menace d’êtreassez redoutable, on peut oublier Durin, et même Lady Helena etfiler loin, bien loin, vers d’autres cieux !

Seulement il fallait partir tout de suite, nepas avoir la curiosité de savoir ce qu’il y avait encore dans lepaquet de cartes que je laissais derrière moi, ne pas attendre queZ…, qui prenait ma suite, eût abattu trois fois. Alors mon millionne compta plus au regard de ce que j’aurais pu emporter si jen’avais pas lâchement fini après le premier coup de cartes.

Encore une fois, j’avais manquéd’estomac ! Helena avait raison ! Je n’étais pas digne dema chance !

Ne m’avait-elle pas dit : « Tout ourien ? »

Ce Z…, je l’eusse volontiers étranglé !Il me volait ! Les monceaux de plaques de dix mille qu’ilentassait devant lui, elles m’appartenaient !…

Et ce fut plus fort que tout, que tout ce quej’aurais pu me dire et que je ne me disais pas. Je n’étais plusqu’une bête brute acharnée à reprendre le morceau qu’on lui avaitarraché de la bouche. Je jetai dix plaques sur le tapis. La banqueavait passé quatre fois. C’était bien le tour des pontes ! Z…gagna encore et mes cent mille francs allèrent grossir son tas.

Je ne me connaissais plus. Je plongeai ma maindans la sébile où l’on avait jeté tout ce qui m’appartenait quandje m’étais levé de table et je mis vingt plaques sur le tableau degauche. Je me trouvais devant le tableau de droite, mais j’avais eul’occasion de remarquer que Soulak – des Mines de Transylvanie –avait généralement la main heureuse. Le tableau de droite gagna,celui de gauche perdit !

Alors, tout tourna. Mes plaques allaient d’untableau à l’autre sans qu’il semblât que j’y fusse pour rien. Ettoujours je pontais sur le tableau perdant avec une régularitéstupéfiante. Vingt minutes après, mon million avait disparu et masébile était vide.

J’étais devenu la risée de la galerie quiregardait la partie, debout, autour de la table. Quelqu’unmurmura : « Ça lui apprendra à jouer contre sabanque. »

Je faisais un effort surhumain pour ne pasm’écrouler sur un fauteuil, pour faire encore bonne figure. Mais,c’est légèrement titubant et avec des jambes de laine que je sortisde cet antre. J’allai m’achever au buffet. Mon barman accourutaussitôt ne dissimulant pas le plaisir qu’il prenait à merevoir.

« Monsieur désire ?

– Champagne !… » Mon malheur étaitécrit sur mon visage, enfin sur celui de Mr. Prim ! Mon hommen’eut point de peine à le lire, aussi me servit-il sa petite note,qui était toute prête. Je la considérai d’un œil tout à faitindifférent. Elle n’avait pas augmenté depuis l’autre jour. C’étaitun miracle et c’était toujours quatre-vingts louis. Je la fourraidans ma poche : « Ça va, Teddy !… j’avaiscomplètement oublié !… » Et je fis celui qui pensait àautre chose, mais je ne pensais à rien ! Ah ! je vousjure qu’ils ne me préoccupaient pas les quatre-vingts louis deTeddy ! Je vidai ma bouteille sans être dérangé par Harry ouquelque autre petite mouche bleue. C’était appréciable, car j’étaisdans des dispositions à me faire une bonne querelle ; or cesgaillards-là ont appris dans la fréquentation du ring des coups quej’ignore absolument… Ce fut Helena qui me rejoignit. Elle étaitradieuse. Elle gagnait trois cent mille et je n’eus pas besoin derien lui expliquer. « Baby, m’écouterez-vous, uneautre fois ?…

– Je dois quatre-vingts louis à Teddy, Helena.Je vous dis cela parce que j’ai assez vu sa figure !

– All right !darling ! »

Elle paya Teddy malgré toutes lesprotestations du barman et lui jeta mille francs de pourboire.

« Allons-nous-en ! fis-je. Je nevois autour de moi que des têtes à claques. »

Elle m’emmena en riant, heureuse de céder à unenfant capricieux.

La nuit ne nous apporta pas de joie. Mamaîtresse, ai-je besoin de le dire ? n’y était pour rien, nila mort de Jacob (à ce propos j’avoue qu’il ne m’est jamais apparudans un rêve ni que son fantôme ne m’a jamais tiré les pieds), maisje ne cessais de penser à mon million et cette idée fixe nuisitbeaucoup à nos transports.

« Deauville ne nous vaut rien pour lemoment, me dit Helena, dès le lendemain. Je viens d’écrire à SirArchibald que Mr. Prim m’emmenait faire un petit tour sur la côte.Nous serons plusieurs jours absents. J’ai de l’argent. La vie estbelle ! Hurray ! »

Ah ! cette semaine avec Helena !Tous les deux, tous les deux ! L’abominable Fathi, du momentqu’on lui abandonnait les bijoux, nous laissait parfaitementtranquilles. Mr. et Mrs. Prim… Jamais la Normandie n’avait étéaussi belle ! Les plants de pommiers !… Lesherbages !… Les petits coteaux verdoyants… Les petites plages…Les vieilles cités… et les repas dans les auberges, arrosés de vraicidre, du cidre que nous allions nous-mêmes tirer à la barriquedans le cellier. Les amours au clair de lune, dans les bois, nossiestes dans l’herbe, les fleurs des champs dont nous chargionsl’auto !…

Et Helena m’apprenait à conduire !Maintenant, je pouvais gagner ma vie ! Je connaissais un vraimétier : chauffeur !… Ça doit être beaucoup plus drôleque de faire les couloirs au palais ! Vision rapide d’une viehonnête et modeste !…

À Dieppe, nous retombions dans les palaces,les courses, le jeu. Moi, une déveine folle ! Helena, quiétait redevenue Lady Skarlett, ramassait ce qu’elle voulait. Jefinis par la laisser jouer, c’était beaucoup plus raisonnable.J’étais traité en grand seigneur, les larbins à mes pieds, etj’avais l’admiration des foules quand je passais avec cette femme àmon côté.

Au Royal, à Dieppe, je reconnus, à une tablevoisine, un confrère qui a le respect de tous chez Thémis parcequ’il gagne cent mille francs par an. Je lui pouffai de rire aunez. Il ne saura jamais pourquoi. Le principal est qu’il ne m’aitpas reconnu, lui non plus ! Et cela me donne del’assurance !… Je suis heureux, je suis pleinementheureux ! Voilà la seule vie qui mérite d’être vécue. Je sensque je ne pourrais plus m’en passer.

Ah ! si on se doutait combien cela estfacile quand on veut. Mais il faut vouloir ! Il faut sedire : « On ne vit qu’une fois ! » et courirson risque sans peur ! Moi j’ai couru le mien ! etj’avoue que j’ai eu peur, mais c’est fini !…

Notre randonnée s’acheva à Paris-Plage. On nedoit jamais jouer contre une main ! Il vaut mieux la prendre,quand elle est bonne ! Helena s’obstina à jouer contre la mainet nous rentrâmes à l’hôtel complètement nettoyés. « Sansimportance ! me dit-elle, quand nous fûmes enfermés dans sonappartement. J’ai apporté le sac aux outils à tout hasard etAbraham Moritz est là pour un coup, petit chéri !… »

En vérité, Helena me croyait beaucoup plusavancé sur le chemin où elle m’avait lancé d’une main sûre, sansquoi elle eût pris plus de précautions. Elle ne m’eût point mistout de suite, sans crier gare, en face d’une situation dontj’avais pu me tirer une première fois à mon honneur, mais quej’avais proclamée, par forfanterie, beaucoup plus drôle qu’elle nel’était en réalité. Ayant reçu ce coup dans l’estomac, je pris letemps de respirer et je prononçai, d’une voix sans éclat :

« Abraham Moritz !… que vient faireAbraham Moritz dans tout ceci ?…

– Il vient nous tirer d’embarras, petitchéri !…

– Il vous a annoncé son arrivée ?…

– Je ne pense pas que son dévouement aillejusque-là.

C’est nous qui lui devons une petite visite,comprends-tu ? » Je n’osais comprendre : « Nousretournons à Deauville ?

– Oui, par le chemin des amoureux. Nouspasserons par Paris. Abraham habite au coin de la cité Rougemont,en face du Comptoir d’Escompte.

– Ah !

– Je n’aime pas ton « ah ! ».Dis-moi, cet homme, cet Abraham, veux-tu m’aider à me venger de luicomme nous nous sommes vengés de Jacob ?

– Trop vengés ! chère Helena !Songez-y ! » Et je frissonnai, c’était une nouvelleaffaire qu’elle me proposait. Accablé, je la laissai parler. Elleme démontrait que Durin avait préparé ce coup-là aussisoigneusement que l’autre.

« Si tu aimes mieux rentrer à Deauvilletout seul ? »

Je fis un geste de protestation. Ma lâchetén’allait pas jusque-là. Je devais à cette femme la plus bellesemaine de ma vie. Et c’était elle qui l’avait payée ! Je nepouvais la lâcher dans un moment d’ennui. Et puis, Helena m’avaitfait un nouvel état d’âme et aussi l’étrange existence que jemenais depuis mon départ de Paris. Il me fallait de l’argent à toutprix. L’humanité m’apparaissait sous un jour impie. Et la têted’Abraham serait peut-être moins funèbre à contempler, le coupfait, que celle de ce pauvre M. Jacob. Toutes ces crapulesassises sur leur tas d’or méritaient une bonne leçon !

« Helena, lui dis-je, vos yeux sont devéritables yeux de chat, tantôt doux et pleins d’une volupté intimequi m’affole, tantôt brûlants des feux les plus cyniques, tantôtd’une fierté royale. Comment voulez-vous que je me passe de vosyeux ? Je les suivrai partout !

– Tu as une âme naïve et bonne et tu parlescomme un livre, mais tu es plus intelligent que tu n’en as l’air.Ne perdons pas de temps en vains discours. Nous nous sommescompris. Un conseil : ne me renouvelle plus jamais ta petitecomédie et nous serons tout à fait d’accord. Tu as hésité toutjuste ce qu’il fallait. J’admets une dernière fois que c’était pourla forme ! »

Raillait-elle ? Parlait-ellesérieusement ? Et moi étais-je tout à fait devenu sa chose,son esclave ? Il y a eu des moments où je l’aurais bienétranglée. Oui, il me semble que j’y aurais pris un certainplaisir. Ceci se passait dans les heures où je me révoltais contrema propre impuissance. Mais son indifférence, ou plutôt le peud’importance qu’elle affectait alors d’attacher à ce qui pouvait sepasser en moi, me réduisait en poussière. Elle sait que je suisplein d’impossibilité vis-à-vis d’elle. Cela lui suffit. Et elle araison puisque finalement elle a toujours raison. Aussi,maintenant, je ne résiste plus. Il nous faut de l’argent.Prenons-en où il y en a !

Voyons le plan de l’appartement. Il est aupremier étage. Les fenêtres des grandes pièces donnent en face duComptoir d’Escompte. Le grand escalier donne sur larue ; l’escalier de service donne sur la cité Rougemont. Lacité Rougemont ferme d’un côté par une grande grille à double portequi reste ouverte une grande partie de la nuit sur la rue. Cettecité se continue par la cité Bergère qu’elle coupe à angle droit etqui ferme par deux portes, l’une donnant sur la rue où se trouve leComptoir d’Escompte, l’autre sur la rue duFaubourg-Montmartre. Détails qui nous seront sans doute inutiles.L’appartement est inhabité. Une petite boutique en bas, une espècede comptoir, où, dans la journée, se tient un commis. Par un petitescalier en tire-bouchon, construit ad hoc, on pénètredirectement dans l’appartement du premier. Durin avait préparé laclef qui ouvre la porte de la boutique. Cette clef, la voici.

À deux pas, en face dans la rue, un hôtel.Nous descendrons là. De la fenêtre de la chambre, nous guetteronsle moment d’opérer. Alors, nous filerons et nous nous glisseronsdans la boutique. Rien à faire dans cette boutique. Abraham ne vendpas à l’étalage. Les pièces fameuses dont il dispose sont enferméesdans un coffre-fort au premier : « En vingt minutes, nousl’aurons nettoyé », affirma Helena. Et elle rejeta le dossieret la clef dans le sac.

« Une chose que je ne comprends pas,émet-elle, c’est que Durin (tantôt elle l’appelle Doug, tantôtDurin, pour me faire plaisir, car je n’oublie pas que Doug,diminutif de Douglas, fut le nom de son premier amour), c’est qu’ilait mis sur le dossier « opérer entre midi et deuxheures ». Pourquoi en plein jour ? Parce quel’employé est allé déjeuner ? Mais l’employé ne couche paslà ! Nous serons bien plus tranquilles la nuit !

– C’est mon avis ! fis-je. Je me refuseabsolument à vous laisser opérer en plein jour !…

– Descendons toujours à l’hôtel ! Nousverrons bien ! Maintenant, Rudy, il s’agit de « labattre » élégamment, oui, de s’en aller sans payer. Je n’aiplus qu’un billet de vingt-cinq louis, j’y tiens ! Tu vas voircomme c’est simple ! (Oh ! la simplicité de cetteexistence !) Occupe-toi de l’auto et descends avec le sac etla valise. Si on ne te demande rien, tu passes, mais n’y comptepas. Alors, tu diras : « Montez la note à Madame quiattend dans sa chambre ! » Moi, je file par la salle debain, après avoir laissé traîner sur la table mon sac à main videet mes gants, une boîte à poudre de riz, etc. Je te rejoins tandisque tu as mis en marche… En haut, le maître d’hôtel attend toujoursdevant mes petits accessoires. S’il survient quelque anicroche, nefais pas le bêta, petit chéri darling !Jedirai : « Je croyais que Monsieur avait« payé !… » et nous trouverons autre chose… Mais çaréussit toujours ! Il se peut qu’à Deauville tu sois l’objetde quelque réclamation… M. Prim répondra : « Jecroyais que Madame avait payé !… » et tu paieras avecl’argent d’Abraham ! Enfin, darling, ne te préoccupejamais d’une note d’hôtel, ni d’une facture, ça s’arrange toujours.Je t’apprendrai une autre fois comment on « tape » ledirecteur. Il y a dix façons. Durin avait un petit catéchisme queje devais apprendre par cœur, quand j’étais jeune fille, au tempsoù il me faisait la cour. Maintenant, c’est moi qui te fais la couret qui t’apprends le catéchisme. C’est drôle aussi, envérité !… »

Ce qui fut moins drôle, ce fut notre aventurede la nuit suivante. Quand j’y pense, j’en ai encore chaud. Et jen’admets pas qu’Helena puisse en rire. Elle m’exaspère. Son jeu estcruel. Elle me jette à l’eau tout le temps pour m’apprendre à nageret elle assiste, ravie, à mes ébats ! Plus je patauge, pluselle semble heureuse, ce qui ne l’empêche pas de m’octroyer quelquecaresse quand j’aborde la rive. Alors elle me félicite. Mais je lahais, car j’en suis à me demander si mon naufrage ne mettrait pasle comble à sa joie sadique. C’est une femme que je connais demoins en moins. Elle a l’air de s’abandonner et de ne pouvoir rienme cacher de son étrange personne, mais ses confidences, je lesens, ne sont jamais complètes. Et puis, elle doit mentir avecbonheur.

M’aime-t-elle ? Ne m’aime-t-ellepas ? Certes, elle ne me hait pas, comme moi, par exemple,quand je cesse de l’aimer cinq minutes. Elle ne me ferait pas cethonneur ! Mais son grand amour n’est peut-être qu’uneamusette, surtout à cause de mes angoisses. Plus d’une fois, quandje faisais le cynique, en beauté, pour qu’elle fût satisfaite deson œuvre, j’ai surpris son sourire. On a ce sourire-là en face desextravagances d’un homme qui vient de découvrir un monde nouveau aufond de son verre.

Mais revenons à notre affaire. Nous avonsquitté le palace de Paris-Plage avec tous les saluts de lavaletaille qui doit toujours attendre ses pourboires.

La nuit, dans un hôtel de second ordre, à deuxpas de la cité Rougemont. Pourquoi ne pas être descendus dans unhôtel à l’intérieur de la cité ? Parce que le concierge couchedans une chambre donnant sur l’escalier de service d’Abraham. Dèsdix heures nous sommes prêts. J’ai été ranger l’auto sur leboulevard, devant le théâtre des Nouveautés. C’est là que nous laretrouverons. Et nous sommes remontés dans notre chambre. La rueest absolument déserte. Elle ne le sera pas plus à deux heures dumatin : « Finissons-en tout de suite ! » ditHelena, et nous voici descendus. Dans la grande poche de sonvêtement d’auto, elle porte nos outils.

Je m’avance jusqu’au coin de la rue Rougemont,et je surveille. Pendant ce temps, Helena ouvre la porte de laboutique, sans difficulté aucune. Personne, pas un agent. Je larejoins. Des taxis passent à toute allure et ne s’occupent guère denous. Et puis nous avons l’air de rentrer chez nous. La porte del’immeuble donnant sur le grand escalier est fermée. Quellesécurité ! Et je pense une fois de plus que l’on se faitvraiment des idées sur ce métier-là. Il n’y a pas de quoi fairecent mètres de film, dans tout cela. Lanterne sourde. Pièce Vide.Ça ne change pas. Ça a pu m’amuser dans les débuts, mais celadevient vraiment d’une monotonie !… Nous grimpons au premierétage. Nous sommes dans l’appartement. Nous voici dans la chambreau coffre-fort…

Et tout de suite, nous nous arrêtons, lespieds enchaînés. Nous sentons qu’il y a quelqu’un ici ! Lebruit d’une respiration ? Peut-être ! Peut-êtrerien !… Il n’est point nécessaire qu’il y ait du bruit, lemoindre bruit, pour savoir, la nuit, qu’une pièce est habitée. J’aiappris cela du premier coup. J’en sais, tout de suite, là-dessus,autant qu’Helena. Je suis aussi averti qu’elle… et, comme elle,j’ai ma pince monseigneur à la main.

Nous avions éteint le feu de nos lanternes.Subitement, la sienne se rallume. Mais avec ces lanternes-là, nousne craignons pas d’être reconnus. On ne nous voit pas, et lefaisceau de lumière inspecte. Voici un lit ! Ah ! le litest habité !… Bravement, Helena va au lit, rejette lacouverture et nous découvrons là-dessous un petit tas depeur ! Ça n’a plus rien de vivant. Un petit tas de chairqui se décompose, empoisonné d’épouvante. Ah ! le pauvregarçon ! Nous avons pitié de lui ! Nous essayons de leréconforter ! Pour peu, on le frictionnerait pour rétablir sacirculation. On lui taperait dans les mains !… Nous lui juronsqu’on ne lui fera pas de mal, qu’il n’a qu’à ne pas bouger. Ilretrouve sa respiration. Il promet d’être bien sage, et il tremble,il claque des dents.

Devant lui, nous nous attaquons aucoffre-fort. C’est un ouvrage plus important que nous ne l’avionscru. Le coffre d’Abraham est un coffre sérieux. Derrière nous, legardien, au fond de ses couvertures, gémit assez drôlement :« Qu’est-ce que va dire le patron ? Qu’est-ce que va direle patron ? »

Tout en travaillant (j’éclaire les mainsopérantes d’Helena), ma maîtresse interroge le malheureuxemployé : « C’est de ma faute, gémit-il. J’irai sûrementen prison… J’aurais dû, comme tous les soirs, déposer les bijouxdans le coffre du Comptoir d’Escompte ! »

Ainsi, nous apprenons pour quelle raisonDurin, bien renseigné, avait noté : « Opérer entre midiet deux heures », parce qu’entre midi et deux heures lesbijoux restaient dans le coffre de l’appartement. La nuit, il n’yavait rien dedans ! Tous les soirs, avant la fermeture de labanque, l’employé (un parent d’Abraham) traversait la rue et sedéfaisait des pierres précieuses dans les caves du grandétablissement. Mais l’employé a été retardé, ce soir, par uneaffaire. Alors, il a résolu de coucher dans l’appartement avec lesbijoux.

Nous le réconfortons de quelques bonnesplaisanteries. Nous sommes gais. Au moins, nous sommes sûrs de nepas faire chou blanc ! Et puis, nous oublions notre homme,absorbés par les difficultés de la tâche.

Tout de même, nous allions en voir la fin,quand nous entendîmes, en bas, des cris qui réveillent toute larue : « Au voleur ! Au voleur ! »

Helena bondit à la fenêtre. Des agents venusde la rue du Faubourg-Poissonnière accourent. Il n’y a pluspersonne dans le lit. Notre homme était moins mort de peur que nousle croyions ! Moi, je tourne dans la pièce, hagard, proférantdes mots sans suite. Helena a pris vite sa résolution. La retraiteest coupée par la rue. Elle court à l’escalier de service en mecriant de la suivre. Nous perdons un temps précieux à chercher laporte de cet escalier qui n’est pas dans la cuisine. Enfin levoici ! Nous nous y jetons !…

Helena est toujours devant moi. Soudain, lalumière et une ombre ! C’est le concierge qui monte quatre àquatre. Bousculade. L’homme s’écroule. Helena saute par-dessus.J’enjambe à mon tour. Derrière nous, l’homme se relève, puisretombe. Une entorse qui nous sauve. Mais il se met à crier luiaussi : « Au voleur ! au voleur ! »

Heureusement, nous n’avons qu’à pousser laporte de service qui donne sur la cité Rougemont. Nous sommes dansla cité. Elle commence à se remplir de rumeurs. Des genscourent.

« Surtout, ne cours pas », mesouffle Helena. Et elle me prend le bras, me maîtrise. Un gardiende la paix court devant nous, nous le suivons sans hâte. Voicid’autres agents en face. Ils se dirigent sur nous. Nous avonsbrusquement tourné sur la droite et, passé une voûte, nous voicitout proches de la porte des artistes du théâtre des Nouveautés. Ungroupe devant cette porte. Des artistes, des figurants.Tranquillement Helena me pousse au milieu d’eux. Et nul ne s’occupede nous. Nous gravissons cet escalier, nous voici sur le plateau.C’est l’entracte. Helena se fait ouvrir par le pompier de servicela porte qui communique avec la salle, me dit de l’attendre,revient avec deux billets et nous fait placer au quatrièmerang : « Tu m’excuseras, petit chéri, je n’ai trouvé pourtoi qu’un strapontin ! » Elle demande le programme etdonne une pièce de deux francs à l’ouvreuse. C’est ainsi que nousavons assisté aux deux derniers actes de Pas sur labouche !et que j’ai revu une dernière fois cette pauvreRégine Flory ! Je dois dire que, ce soir-là, je n’étais pas enétat d’apprécier le jeu de cette admirable artiste. Il n’en étaitpas de même pour Helena, qui ne perdit pas une occasion del’applaudir.

Au second entracte, nous restâmes à nosplaces. Je demandai, encore tout frissonnant, ce qu’il seraitadvenu de nous si la porte de service donnant sur la cité Rougemontavait été fermée, elle me répondit :« Rudy !ne pensez plus à cela ! Nousserions remontés et sortis par les toits comme le catburglar, le cambrioleur-chat. Vous ne pouvez imaginer, je vousassure, comme c’est amusant, les toits !…

– Bien ! Bien !… »J’osai luidemander encore ce que nous faisions là, et s’il ne convenait pasde nous éloigner au plus tôt de ce dangereux quartier. Elle me fitcomprendre que je raisonnais comme un imbécile, et que c’étaitjustement parce que le quartier était dangereux qu’il était prudentde ne s’y point montrer en ce moment. Enfin, que tout était pour lemieux puisque n’ayant pas réussi notre coup, nous avions laconsolation d’applaudir Régine Flory. Elle ajouta encore :« Nous sortirons avec tout le monde, mais nous serons séparés.On recherche, en ce moment, un homme et une femme. Cet homme etcette femme ne se retrouveront qu’à Deauville. Moi je rentre enauto. Ne vous occupez pas de moi et prenez le train du Havre. Jevous attendrai demain soir. Maintenant, laissez-moi écouter lapièce, petit chéri ! »

Ainsi fut fait, et il ne nous arriva pointd’autre désagrément ce jour-là.

Quand je me trouvai seul dans le train duHavre, un train de nuit omnibus, j’étais tout désemparé, tel unenfant qui a perdu sa mère. Non, ce n’était pas ma maîtresse que jeregrettais, c’était la femme d’expérience qui me guidait dans lenouveau chemin de ma vie. Je pensais que j’étais incapable de faireun pas sans elle, et que j’allais choir à mon premier mouvement. Jem’étais si bien habitué à ce qu’elle prit l’initiative de mes faitset gestes que j’étais prêt à m’attendrir sur un isolement quim’anéantissait. Mais c’était encore là des idées, et j’étaisbeaucoup moins sot que je ne le croyais, et qu’elle le croyaitpeut-être elle-même. J’allais m’en donner la preuve, et je ne puisme rappeler les événements qui suivirent sans une sorte de fierté,car, enfin, je me suis très bien tiré d’affaire et tout seul, là oùd’autres auraient infailliblement péri.

Il se peut, après tout, que je soisnaturellement doué pour me débrouiller dans les difficultésinhérentes à un métier dont les circonstances m’avaient éloignéjusqu’à ce jour. Ceci expliquerait bien des choses. Par exemple, lepeu de succès qui avait accompagné mes efforts d’honnête homme etla chance exceptionnelle qui accompagnait mes inavouablesentreprises. En ce sens, Helena m’avait peut-être révélé àmoi-même. En tout cas, je dois avouer que c’est sans amertume quej’évoque cette période mouvementée de mes vacances d’avocat, etmême les souvenirs de cette journée au Havre, qui ne fut pasindigne – loin de là – de l’illustre Mister Flow lui-même.

À propos de Mister Flow, voilà ce que je lusdans les premières gazettes du jour en débarquant sur le quai de lagare :

L’Illustre Mister Flow n’est pasmort ! Sa disparition lors du naufrage du Britannicn’était qu’un dernier tour de sa façon. S’il a cessé, pendantquelque temps, de faire parler de lui en Europe, c’est qu’il étaiten tournée dans les Amériques et autres continents. Il auraitlaissé des traces de son passage même aux Indes. Enfin, nouspouvons affirmer qu’il est revenu parmi nous et que, sans nous endouter, nous le croisons tous les jours. Il navigue, pour lemoment, entre Paris et Deauville. S’il faut en croire l’inspecteurde la Sûreté Petit-Jean, c’est lui qui aurait opéré récemment à lavilla des Charmilles, louée pour la saison par Sir ArchibaldSkarlett. C’est également lui qui aurait essayé de cambrioler lesbijoux de Lady Skarlett, au Royal. On ne saurait, paraît-il, s’ytromper. L ‘inspecteur Petit-Jean a reconnu sa façon dedécouper les coffres-forts, telle qu’on peut la réussirseulement avec un engin de l’invention de Mister Flow. Cet outillui a déjà beaucoup servi, mais pourrait bien finir par le perdre.Comme il y a quelques années, Mister Flow opère avec une femme.A-t-il retrouvé son ancienne amie ? A-t-il fait une nouvellerecrue ? Voilà ce que nous saurions sans doute bientôt, s’ils’agissait de tout autre que de Mister Flow, l’insaisissable !Nous voici avertis. Faisons-en notre profit ! Les palaces, lescasinos et les salons de jeu n’ont qu’à bien segarder !…

Suivait une colonne et demie résumant leshauts faits de Mister Flow, ses incroyables évasions, les fameuxtours qu’il avait joués à la police. Enfin, en dernière heure,cette dépêche de Paris : Encore Mister Flow.

L’illustre Mister Flow et sa compagne onttenté, cette nuit, un gros coup qui a failli réussir. Ils avaientcommencé à découper avec leur fameux levier le coffre-fort deM. Abraham Moritz, dans son appartement de la cité Rougemont.Mais l’alarme a été donnée par un gardien et les deux bandits sesont esquivés par l’escalier de service. Les grilles de la citéRougemont et de la cité Bergère furent aussitôt fermées. Ilssemblaient être pris comme dans une souricière. Les agents et lesinspecteurs de la Sûreté les ont recherchés toute la nuit. Il a étéétabli, d’après leur signalement, que pendant ce temps-là, lecouple assistait tranquillement à une opérette à la mode, auquatrième rang des fauteuils d’orchestre, au théâtre desNouveautés. Ils avaient pénétré dans le théâtre par l’escalier desartistes. On est sur les traces de l’homme aux centvisages !

Chapitre 10

 

Ainsi j’étais devenu Mister Flow ! MisterFlow lui-même !… L’homme aux cent visages, c’était moi !Ah ! on ne pouvait pas dire que je ne prenais pas les intérêtsde mon client ! Il pouvait reposer à l’abri de tout soupçondans sa cellule !

Tout d’abord, je n’éprouvai aucun orgueil decette magnifique transposition. Pour tout dire, je ployais sous lepoids de cette écrasante renommée, mais en traversant la gare, lesavenues, en passant devant les terrasses des cabarets, j’entendisde tels propos sur mon compte que je ne pus me défendre contre uncertain sentiment de fierté. Sur le pas de la porte, les ménagèress’interpellaient, le journal à la main. Il n’était question que demoi. Et aucun de ceux ou de celles qui s’entretenaient ainsi nedissimulait son admiration.

Par-dessus tout, cette histoire du théâtre desNouveautés leur procurait une joie sans mélange !« Croyez-vous, pendant qu’on les cherchait dans la cité, ilsétaient à Pas sur la bouche ! Eh bien, il ne s’enfait pas Mister Flow ! Ce qu’il m’aura fait rigoler,celui-là ! Je donnerais bien deux sous pour leconnaître !… »

Et partout, c’était la même antienne. Si bienque je me surprenais à passer devant eux avec le sourire, unsourire non dépourvu d’une certaine niaiserie et d’une grandefatuité. Moi qui avais toutes les raisons de vouloir resterinaperçu, je les frôlais, comme à plaisir. J’eusse volontiersattiré les regards. Je me retenais de ne point leur crier :« Mister Flow, c’est moi ! » Mais l’on ne m’auraitpas cru ! Je me serais fait ramasser de la belle façon !« Toi Mister Flow, eh ! va donc, mal venu ! Monsieura la folie des grandeurs ! »

Sur la place du Théâtre, je me dirigeai versl’hôtel Tortoni. La dépêche disait : « On est sur sestraces. » J’avais résolu d’attendre tranquillement, dans unechambre d’hôtel, la marée du soir pour prendre le bateau deTrouville. Je me présentai à l’hôtel sans bagages et même sanspaletot (j’avais jugé prudent de laisser celui-ci en consigne, carsa coupe et sa martingale avaient pu être remarquées cité Rougemontet lors de notre entrée au théâtre des Nouveautés). Je demandai unechambre que je payai d’avance en disant qu’un voiturier devaitapporter mes bagages, et, barricadé chez moi, je me jetai sur lelit. Je dormis d’un sommeil de plomb. Je me réveillai vers les deuxheures, et je me fis monter à déjeuner, après avoir pris un bain,ce qui me remit tout à fait en équilibre.

Chose singulière : toute inquiétudesemblait m’avoir fui. Le personnage de Mister Flow m’habitaitréellement, j’avais pleine confiance dans la façon dont je saurais,à tout hasard, me tirer d’affaire.

Je demandai les journaux, et je ne pusm’empêcher de goûter un certain plaisir à la lecture de mesexploits dont ils étaient pleins. Le temps ne me parut point long.Il y avait un bateau à neuf heures du soir. À huit, je descendis,la pipe au bec, résolu à faire un petit tour en ville avant de merendre sur le quai de l’avant-port. Les vitrines s’allumaientaussi. Toutefois, je ne m’aventurai point dans la rue de Paris, quiest la plus passante et la plus surveillée. Je pris par les petitesrues qui avoisinent Notre-Dame, et ainsi je gagnai la ligne desquais, m’assis tranquillement, dans l’ombre, à la terrasse d’uncabaret.

La soirée était douce et reposante, un petitvent frais venu du nord, signe de beau temps, soufflait surl’estuaire et promettait une agréable traversée. Je calculai qu’àdix heures j’aurais rejoint Helena au Royal. Deauvillem’apparaissait comme le port de refuge où, en toute sécurité, jepourrais reprendre terre. Là-bas, Helena, c’était LadySkarlett ! et moi, j’étais l’ami de Lady Skarlett, un intimede Sir Archibald. J’étais un personnage important, « plein auxas ». J’y avais des camarades pour me fêter. Le célèbrereporter mondain Harry me mettait dans ses chroniques et les I.B.F.voulaient me faire entrer dans leur comité, me nommerDragon-Fly ou même House-Fly.

Est-ce que Mr. Prim pouvait avoir affaire avecle cambrioleur de la cité Rougemont ? En toute sincérité, jevous le demande…

J’en étais là de mes heureuses réflexions, etje venais de jeter sur la table le prix de mon drink,quand une main se posa sur mon épaule. Je fus surpris,désagréablement surpris. J’eus même un petit haut-le-corps, maistout honnête homme aurait marqué la même répugnance devant uneaussi inattendue familiarité.

Après tout, c’était peut-être un ami deDeauville qui s’apprêtait à faire la traversée en même temps quemoi, et qui, m’ayant reconnu, m’en témoignait un peu trop rudementsa satisfaction. Pensées rapides comme l’éclair.

Ce n’était pas un ami de Deauville. C’était unagent de la Sûreté. Il me montrait sa carte dans le creux de lamain et avait l’outrecuidance de me demander mes papiers.

Instantanément, je me rappelai les leçonsd’Helena : « Ne te démonte jamais, et gagne dutemps ! » Je répondis : « Monsieur, vous vousméprenez étrangement, vous ne savez pas à qui vous avezaffaire !

– Je ne demande qu’à l’apprendre !

– Monsieur, je suis descendu à l’hôtelTortoni. Mes papiers sont à l’hôtel.

– Allons donc à Tortoni !

– Monsieur, j’allais vous le proposer. »Nous marchâmes côte à côte sans plus rien nous dire. J’avais dixminutes devant moi. Certes, j’étais dans mes petits souliers, maisnullement incapable de réfléchir. Je vous étonnerai bien en vousdisant que j’étais surtout préoccupé par la pensée de ce quepenserait de moi cette brave population du Havre, qui m’avait sipeu marchandé son admiration, si elle apprenait le lendemain matinque je m’étais fait prendre d’une façon aussi stupide ! Cen’était plus maître Antonin Rose qui pensait, c’était Mister Flowlui-même. Et voilà ce que Mister Flow trouva, aidé par le souvenirdu maître d’hôtel qu’Helena avait laissé dans sa chambre àParis-Plage, avec sa note impayée, tandis qu’elle me rejoignaitdans l’auto. Nous étions arrivés à l’hôtel. « Montons dans machambre », dis-je à l’agent.

Ma chambre était au second étage. Nousentrons. Je pose mon chapeau sur le lit et je tourne lecommutateur ; « Tiens ! fis-je, ils n’ont pas encoremonté mes bagages ! » Au mur, un appareil téléphonique.Je décroche et je lance : « Allô ! allô ! oui,le 52 ! Comment se fait-il qu’on n’ait pas encore monté mesbagages ? Hein ?… Oui. Tout de suite. Je lesattends !… Allô !… tout de suite, n’est-ce pas ?J’ai besoin immédiatement de la valise en cuir rouge ! »Et je raccroche…

« Asseyez-vous, je vous en prie !Vous permettez ?… »

J’ôte mon veston, je retrousse mes manchesjusqu’au coude, et je me lave les mains. Tranquillement, je lesessuie. La sonnerie du téléphone retentit. Je vais àl’appareil…

« La malle en moleskine ? Oui, c’estcela… et la valise rouge ! Hein ? quoi ? Il y a deuxvalises rouges ? Attendez ! Jedescends !… »

Et, ma serviette éponge dans la main, je passedevant l’agent qui n’a pas un geste pour me retenir. À sa figure,j’avais déjà vu qu’il redoutait d’avoir gaffé. Je dégringole quatreà quatre. Je passe comme une trombe à travers le vestibule. Unebicyclette est là, accrochée au coin du trottoir. Je saute dessus,et je pédale, je pédale…

Mais je n’ai pas passé la place que j’entendsdes cris : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! »et « Au voleur ! Au voleur ! » Derrière moi, ungalop de gens qui hurlent… De tous les coins de la place, d’autresaccourent… et des bicyclistes sont déjà à mes trousses. Au coin dela rue de Paris, je fais un brusque crochet et j’enfile le quai quilonge le bassin du Commerce. Après le pont, j’entrerai dans lespetites rues à droite… je lâcherai ma bicyclette et je me perdraidans ce dédale, dans ce nid de tavernes louches…

Pas mal imaginé. Malheureusement, je suisbrusquement arrêté par un pont qui vient de s’ouvrir et me voilà enl’air sur ces dalles. C’est tout juste si j’ai le temps de freiner.Derrière accourt la meute des poursuivants avec des clameurs parmilesquelles je distingue parfaitement : MisterFlow !… C’est Mister Flow !…

Cette population qui m’adore veut sans douteme voir de plus près ! Elle a peur de ne pouvoir m’exprimer,comme il sied, son admiration. Cependant, elle voudrait me réduireen morceaux qu’elle ne crierait pas davantage. Il y a des bruteslà-dedans qui se croient déjà à la curée.

Je n’ai pas le choix ! Je fais celui quin’est pas maître de son équilibre et je bascule dans le bassin avecma bicyclette. À six ans, je traversais la Marne avec mon pèrequand nous passions l’été dans une petite propriété près de Meaux…J’allonge entre deux eaux… je passe sous un bateau, je viensrespirer entre deux carènes. Les cris n’ont pas cessé, très aucontraire… Des falots courent au long des bordages. De petitesbarques se détachent, des agents se jettent dans des canots. Et surtout le tour des quais un peuple se masse, se bouscule :Mister Flow !… Mister Flow !… C’est MisterFlow !…

Pendant ce temps, Mister Flow se débrouillecomme il peut… Il comprend qu’il doit renoncer à prendre pied surun escalier ou sur l’un des crochets de fer qui conduisent à quai.Il glisse entre deux eaux dans le carré des yachts de plaisance.L’un d’eux semble tout prêt à appareiller et la manœuvre accaparel’équipage. C’est justement celui contre lequel il se trouve. Ils’accroche d’une main à une échelle qui pend à flanc de muraille.Il y grimpe comme un singe. S’il pouvait se glisser à fond de caleet ne revoir le jour que sous des cieux plus propices ! Lesaventures de marins sont pleines de ces histoires-là, où le hérostrouve toujours à foison tout ce qu’il lui faut pour se sustenter.Mais, hélas ! mon aventure à moi n’est point un scénario deroman – Lady Helena a déjà eu l’occasion de me le démontrer – et,au lieu de disparaître dans une cale où personne n’aura le mauvaisesprit de me déranger, je me trouve rejeté par les circonstances etpar les mouvements de la manœuvre dans un petit escalier d’acajouque je descends sur le dos pour me relever en pleine lumière dansune étroite salle à manger, dont la table luxueusement servie etgarnie de fleurs n’attend plus que les convives. Sixcouverts ! C’est trop pour moi !… Je vais remonter, maisl’apparition d’un stewart au haut de l’escalier me faitouvrir au plus tôt la première porte qui me tombe sous la main. Unecabine à deux couchettes superposées disparaissant sous leslingeries et les robes jetées en vrac. Des cartons à chapeaux.Derniers achats avant le départ. Impossible de se cacherlà-dedans ! Une porte à droite… salle de bain, odeurs defemmes. Une dernière porte (toutes ces portes en face l’une del’autre dans une enfilade qui longe la salle à manger), c’est lefond du sac. Une dernière cabine, grande comme la main, trèssimple… deux couchettes, du linge, des tabliers garnis dedentelles… Je dois être chez la femme de chambre !…

Bruits de voix dans la salle à manger. Portesqui s’ouvrent, se referment. Je reste là, comme une bête traquée,mais nullement déprimé, la gueule méchante et les griffes prêtes.Cette poursuite féroce, ces cris, cette meute déchaînée m’avaientrendu comme fou. J’avais risqué un coup à me noyer. Les habitsdéchirés, ruisselant de l’eau du port, j’avais tout fait poursauver ma peau. Que n’eus-je fait encore ? Je n’ose ypenser.

Heureusement, la porte reste fermée. La femmede chambre devait suivre, sur le pont, les péripéties de mapoursuite qui continuait. Et, naturellement, les invités qui yavaient assisté étaient trop préoccupés de ce qui se passait dehorspour imaginer que l’homme que toute une ville cherchait aurait pus’asseoir à leur table. On commençait à dîner, à côté, et iln’était question que de Mister Flow. J’entendais tout à travers lacloison. J’avais une faim et une soif terribles. Le bruit descouverts, des bouteilles que l’on débouchait, tout ajoutait à monsupplice. Mais si je souffrais physiquement, les deux voixféminines que j’entendais étaient un délice pour mon amour-propre,et j’en étais, si j’ose dire, moralement réconforté. Quant auxhommes, c’étaient tous des mufles qui espéraient bien que jem’étais noyé. Il y avait surtout un nommé Sam (sans doute lepropriétaire du yacht, car il donnait souvent des ordres austewart),qui se distinguait par sa goujaterie. Il osaitinterrompre ces dames dans leur dithyrambe, pour émettre desopinions d’une platitude cruelle. Il déclarait qu’un cambrioleurcomme Mister Flow aurait dû être plus sévèrement traité qu’unassassin. « Ceux-ci sont moins dangereux ! prétendait-il,car tout de même, ils vous font peur ! Mais les autres, vousles encouragez. Ils vous font rire : ils vous amusent, ilsvous enchantent, et les journaux le savent si bien qu’ils n’ontgarde de heurter des sentiments aussi hideux. Vos héros leurfournissent le meilleur de leur copie !… Si les jurés et mêmeles magistrats leur sont si indulgents, c’est que leurs femmesl’exigent, sur l’oreiller, après avoir fait de l’œil à l’accusé,pendant l’audience ! Que ce Mister Flow, ou l’un de sesacolytes, me tombe sous la main, je vous jure moi, que je ne leraterai pas : je l’abattrai comme un lapin !… »

Ça n’était pas très réconfortant ce quej’entendais là, mais je sentais que j’avais dans la place deuxvraies amies. Et je pensai tout de suite que deux femmes valentbien six hommes.

D’autant qu’elles ne se laissent nullementaccabler. Georgette, surtout, paraissait comme enragée. Ce qu’ellepouvait servir à Sam, c’était à rêver ! Elle devait ledétester, cet homme-là, et je pensais que si ce Sam était son mari,j’aurais quelque plaisir à le… vous m’avez compris !

Quant à l’autre dame, qu’ils appelaient« ma chère d’Armor », elle paraissait plus pondérée danssa façon de s’exprimer et elle avait une voix de contralto. Sespropos étaient de haute tenue. Elle parlait comme un professeur, etprouvait en cinq points que le cambriolage était un art qui envalait bien d’autres. Elle le mettait au-dessus de celui descomédiens, par exemple, qui étonnent les braves gens par de vainesgrimaces, et elle le préférait au jeu savant, d’une politesseraffinée et d’une séduction sournoise, par lequel certains hommesdu monde parviennent à capter la fortune. Le succès d’un MisterFlow auprès des femmes s’expliquait en ce que son arts’accompagnait de risques sans nombre et souvent d’un courage àtoute épreuve. Je buvais du lait.

Georgette applaudissait. Ce fut undéchaînement, et je pus croire qu’ils allaient se battre. Georgetteleur jeta encore : « Vous pouvez dire tout ce que vousvoudrez !… il n’est pas banal, au moins,celui-là !… » (Ça, c’était pour Sam, évidemment.) Et lecontralto résuma : « Vous ne nous comprendrezjamais ! »

Depuis longtemps, la houle très légère, et latrépidation de l’hélice m’avaient enseigné que nous avions quittéle port. J’étais tranquille du côté de la ville. Mais avec cevilain bonhomme de Sam, je n’en étais guère plus avancé.

Cependant, mon plan fut vite tracé. Lesconvives s’étaient levés et étaient remontés sur le pont. Sam etGeorgette étaient restés les derniers. J’entendis Georgette dire àSam : « Non, laisse-moi ! Tu es un mufle ! J’aimal à la tête, je me couche ! Qu’est-ce que ça te faisait deretarder le départ ?…

– Retarder le départ pour Mister Flow !Vous devenez toutes folles !…

– J’aurais tant voulu le voir !…

– Mais tu sais bien qu’il s’estnoyé !…

– Penses-tu !… » Et une porteclaqua, la porte de la cabine dont je n’étais séparé que par lasalle de bain, et j’entendis la voix irritée de Georgette :« Eh va donc ! marchand de bougies ! » En cemoment, j’étais en train d’écrire, j’avais trouvé quelques feuilleset un crayon sur une tablette. Je continuai hâtivement. Et puis jeme ravisai. Georgette était seule. Je n’hésitai plus. Je mis dansma poche le papier que je destinais à Mme Sam. Je traversai lasalle de bain et j’ouvris la porte de la cabine de Georgette. Elleétait à demi nue. J’eus tout juste le temps de l’empêcher de crieret je lui jetai à travers son épouvante : « Ayez pitié deMister Flow ! » Georgette (Mme Sam : bougiesDidier-Sam, la D.S. : la Déesse : bonaffichage), Georgette est une petite blonde délicieuse, aux cheveuxà la garçon. Un profil charmant, le nez pas trop parigot, des yeuxbleu vert propres à exprimer les sentiments les plus tendres.J’apercevais, au-dessus de sa chemisette, une épaule dorée, ferme,magnifique, et un commencement de poitrine d’une fraîcheur… Elleallait passer un pyjama qu’elle avait jeté devant sa demi-nudité,et dont la ceinture à glands d’or était venue fouetter ma figure…Sa bouche tremblait encore.

Maintenant, c’est le silence entre nous deux.Elle me dévisage. Elle n’a pas d’assez grands yeux pour me voir.Elle les ouvre ! elle les ouvre !… Je lui souris.L’effroi qui était peint sur ce visage charmant s’efface. Et elleme regarde… me regarde encore… et puis elle fait :« Oh !… »

Enfin, elle tombe assise sur sacouchette : « Ah ! bien, ah ! bien !…alors, c’est vous Mister Flow ?

– C’est moi, Mister Flow ! n’avez-vouspas désiré me voir ? Me voici !… »

Elle court à la porte dont elle pousse leverrou, puis elle revient s’asseoir sur le lit : « Commevous êtes jeune ! » finit-elle par dire. Mon bainprolongé m’avait débarrassé de mon maquillage, et rendu àmoi-même.

« Madame, j’ai commencé si tôt ! Àpeine sorti des bancs du collège… »

Elle m’interrompt, mutine :« Oh ! je sais ! je sais… je connais votre histoire…je la connais par cœur ! Eh bien, je vous croyais plusterrible que ça, vous savez ! Vous n’avez pas l’air méchant dutout ! Mais, j’y pense… comment êtes-vous ici ?

– Eh bien voilà, madame ! Je désiraisvous voir !

– Mon Dieu, qu’il est drôle ! On ledisait bien, monsieur que vous étiez drôle ! Je suis biencontente que vous ne vous soyez pas noyé, vous savez ! Mais ceque vous êtes trempé, par exemple !

– Un peu… » À ce moment, on frappa à laporte, et elle sursauta. Puis, reprenant ses esprits et me faisantsigne de ne pas bouger, elle demanda sur un ton des plusdésagréables : « Qu’est-ce qu’il y a ?…

– C’est moi, Trompette !

– Je suis couchée ! Et je désire qu’on melaisse tranquille. Je n’ai plus besoin de toi ! Que font cesmessieurs ?…

– Ils sont sur le pont. Ils ont fait dresserla table de poker.

– C’est bien ! Bonsoir,Trompette ! » Et tout bas, elle me dit :« C’est ma femme de chambre !… » Alors, je luisoufflai :

« Je meurs de faim et de soif. »

Elle rappela Trompette.

« Apporte-moi tout de même une aile depoulet et du champagne.

– Madame, vous savez qu’on dit qu’il s’estnoyé, le pauvre garçon !… et elle s’éloigna.

– Je vous inonde ! fis-je.

– Oh ! Trompette arrangera cela… On va“vous changer”. » Je lui baisai les mains. Mais elle suivaitson idée :

« Maintenant, qu’est-ce que nous allonsfaire de vous ? Nous sommes partis en croisière pour les côtesd’Espagne. Je crois que nous ferons une station à Saint-Sébastien,s’il y a une course de taureaux. Comment vous cacherjusque-là ? Mon mari couche ici… et vous l’avez entendu,n’est-ce pas ? Il y a bien une couchette au-dessus deTrompette, et personne ne va dans sa cabine. »

Elle parut réfléchir, et puis :« Non, pas ça ! » Elle me regardait en dessous.

« Pourquoi ? fis-je. On pourraitmettre Mlle Trompette dans la confidence… elle ne paraît pas maldisposée… »

Alors, avec le même regard :

« C’est qu’elle est gentille,Trompette ! Et j’ai répondu d’elle à sa mère. C’est notreconcierge, à Paris.

– Oh ! Madame ! Pour qui meprenez-vous ? Je vous jure que ça n’est pas mon genre…

– Oui. Paraît que vous travaillez dans lesfemmes du monde. » Je ne répondis pas, mais mon silence étaitd’une fatuité… « Quel coquin vous faites ! »Trompette frappait à la porte. Georgette me poussa dans la salle debain et ouvrit à sa femme de chambre. « Monsieur ne t’a riendemandé ?

– Si. Je lui ai dit que vous dormiez, pourqu’il vous fiche la paix.

– Est-il frais, au moins, ton champagne ?Pose ça là ! Dis donc, Trompette… Je pense à Mister Flow. Moi,je ne crois pas qu’il se soit noyé… Il a pu se hisser à bord d’unnavire…

– Je l’espère pour lui !

– Ça ne te fait pas peur, à toi, l’idée qu’ilpourrait être ici ?

– Oh ! si, madame ! Je vais en rêvertoute la nuit !

– Alors, s’il était là et que tu le saches, tule livrerais ?

– Pensez-vous ! Je suis de l’avis de cesdames, moi ! c’est un type épatant ! Quand est-ce qu’onaura de ses nouvelles ?

– Veux-tu en avoir tout de suite ?Tiens ! Le voilà ! »

Et Georgette poussa la porte derrière laquelleje me trouvais. Trompette recula en poussant un petit cri… Elle medévisageait maintenant comme l’autre, absolument comme l’autre.C’était plutôt rassurant.

« Ah ! bien, ah ! bien…

– Ah ! bien, quoi ? demandaGeorgette.

– Ah ! bien, ce qu’il est mouillé… !et puis, ce qu’il est gentil ! Il n’a pas l’air méchant !Vous êtes sûre que c’est lui ! Ça n’est pas une blague queMadame me fait ?… »

À ce moment, les nerfs détendus, épuisé,vaincu par le gros effort physique et moral que je venais defournir, je chancelai. Elles durent me soutenir…

« Mais il ne peut pas rester trempé commeça !… » Ce furent elles qui me changèrent, mefrictionnèrent : « Regardez donc, madame, il a la peaublanche comme un poulet !

– Du poulet ! implorai-je.

– Mon Dieu ! il meurt defaim ! » gémit Georgette. Alors, elles me firent manger…Elles me gavaient comme un enfant, et elles me forçaient à absorberde grands verres de champagne… J’avais une chemise de nuit deTrompette, et elles m’avaient passé un pantalon de toile deM. Sam. J’allais maintenant tout à fait mieux, et nous nousmîmes à rire en sourdine tous les trois… « On voit bien quec’est un homme du monde, observa Trompette. Regardez ce qu’il estsoigné… ses mains… ses pieds… comme une petite maîtresse… et çafait ce métier-là, c’est drôle ! Quand je pense qu’ilsauraient pu le tuer ! »

Elles avaient les yeux humides…

« Écoute ! fit Georgette. Nousn’avons pas le choix. Il couchera dans ta cabine. Mais vous serezconvenables, tous les deux !…

– Oh ! Madame !…

– Tu sais ce que j’ai dit à ta mère !

– Mais je suis une honnête fille,Madame ! Nous lui sauvons la vie et il ne voudrait pas abuserde moi, bien sûr ! N’est-ce pas, Mister Flow ?

– Mademoiselle, j’ai mon honnêteté, moiaussi. » Il n’y avait que Georgette qui ne parlât point de sonhonnêteté. Elle mit Trompette à la porte. « Laisse-nous,maintenant ! et qu’on ne me dérange plus, j’ai mal à latête ! » Trompette nous quitta en nous regardant d’unesingulière façon. Sur la serrure, sa main tremblait. « Etmaintenant, Mister Flow, dit Georgette, il faut aller vous reposer.Vous devez en avoir besoin ! » Je la pris dans mes bras,elle poussa un petit cri et ferma les yeux. Puis elle me pria detourner le commutateur… Ce ne fut qu’un peu plus tard qu’elle medemanda mon petit nom.

« Appelez-moi comme vous voudrez, luirépondis-je… Ça n’a pas d’importance…

– Eh bien, je t’appellerai Léon, çava ?

– Va pour Léon ! (je n’en suis plus à unnom près).

– C’est le nom d’un petit jeune homme quiétait amoureux de moi…

– Oh ! Georgette, ne me faites passouffrir…

– Mon chéri ! » Je ne pouvaism’empêcher de faire des comparaisons. La couche d’Helena, brûlantecomme le Vésuve, m’avait fait goûter toutes les joies du martyr.Mes amours dans l’étroite couchette de Georgette me donnaient lasensation d’être tombé dans un panier de pêche ! Quand j’eusfait mon dessert de cette chair savoureuse, je ne pensai plus qu’àregagner ma couchette. Mais elle me retint goulûment. Elle devaitse méfier de Trompette ou de moi ! Elle prenait sesprécautions. Et puis, il fallait lui raconter des histoires,particulièrement mes aventures avec les femmes du monde. Elleexigeait des détails. Elle me citait des noms que j’entendais pourla première fois. Elle était tout étonnée que ces grandes damesdont on lit les noms dans les journaux ne fissent pas partie de monsérail… « Eh bien, tu sais, tu n’aurais qu’un signe à faire.Ce sont toutes des grues ! Et aux Indes, tu as dû en avoir deshistoires ! » Je lui en inventais d’extravagantes, maisrien ne l’étonnait de ma part. Je crois que je n’ai jamais autantmenti que cette nuit-là.

« Tu connais leKâma-Soutra ? finit-elle par me demander.

– Mon Dieu, oui, comme tout le monde,répondis-je avec épouvante…

– Moi je l’ai lu ! C’est tout à faitextraordinaire, et d’un précis ! Je rougissais en lelisant !… »

Et ce que je redoutais arriva. Cette histoirede Kâma-Soutra nous mena loin… jusqu’à trois heures dumatin. Cette nuit-là, j’appris que la douceur pouvait être aussiredoutable que le gril de Saint-Laurent. Cette Georgette était unefemme qui, dans les jeux les plus aimables, ne se fatiguait jamais.Elle passait de l’un à l’autre avec un intérêt charmant et uneraisonnable palpitation :

« Nous pouvons être bien tranquillespendant qu’ils sont au poker. Rien ne te presse, chéri. Sanscompter que la d’Armor, à elle seule, est aussi joueuse qu’euxtous… Tu vas voir comme je vais t’arranger une bonne petiteexistence ici. Tu sais, je ne veux pas que tu nous quittes àSaint-Sébastien… Nous te ramènerons avec nous !

– Qui est-ce que cette d’Armor ? fis-je.Elle a bien joliment pris ma défense.

– Une poseuse ! Elle le fait à la femmede lettres ! Ça a un salon où fréquentent de vieux professeurset de tout jeunes gens. Un bas bleu. Je la soupçonne de tous lesvices… Méfie-toi.

– Qu’est-ce que j’ai à craindre ?

– Si elle te mettait le grappin dessus, ondébarquerait ton cadavre !…

– Bien ! bien ! Il vaut mieux êtreaverti ! » Enfin, elle me laissa partir. « Surtout,ne fais pas de bruit, et ne réveille pas Trompette ! »Elle m’introduisit dans la cabine de la femme de chambre quireposait, en effet, la tête tournée du côté de « lamuraille ». Je grimpai au-dessus. Georgette m’envoya un baiseret disparut.

J’entendis encore qu’elle fermait la porte decommunication à clef, et qu’elle emportait cette clef. Bientôt, Samla rejoignait, très gai. Il avait dû gagner. Puis le silence…

Soudain, il me sembla que j’entendaisquelqu’un qui pleurait. Je ne pus longtemps m’y tromper. C’étaitau-dessous de moi. C’était Trompette qui pleurait. Elle avait degros soupirs d’enfant… On eût dit aussi qu’elle étouffait… Elleavait dû mettre un mouchoir dans sa bouche, mais elle n’arrivaitpoint à faire taire une si grande douleur, et je finis par en avoirpitié, bien que j’eusse donné tout le gain de Sam pour dormir. Jel’interpellai. Elle ne me répondit point, et les soupirs cessèrent.Puis, comme je me taisais, ils reprirent de plus belle, alors jedescendis de ma couchette et je me penchai sur celle de la pauvreenfant :

« Qu’avez-vous à pleurer comme ça, petiteTrompette ? »

Deux bras nerveux vinrent m’enchaîner lecou.

« Oh ! le méchant ! leméchant ! le méchant ! »

Quelques minutes plus tard, petite Trompettene pleurait plus. Elle en voulait encore un peu à sa maîtresse,mais elle me promettait de me pardonner tous mes crimes, à moi« si je lui racontais des histoires !… ».

« Demain, petite Trompette,demain ! »

C’était un joli fruit vert, une belle petitepomme d’api ; le dessert était complet.

** *

Ah ! l’heureux voyage ! Et l’aimableprison ! Je souhaite à Mister Flow de trouver souvent deschaînes aussi douces, dans sa captivité, que celles qui meretenaient à bord de la Déesse (de la marque de la bougieD. S. Didier-Sam). Je passai là de curieux jours et desingulières nuits ! Georgette, Trompette ! L’une mereposant de l’autre, si j’ose dire, et je m’en tirai à mon honneur.Je n’étais qu’à bout d’imagination pour les histoires dont elles nese lassaient jamais. Et il fallait qu’elles fussent terribles, leplus terrible possible « pour nous faire peur !… ».Quelles enfants adorables ! Elles tremblaient d’effroi dansmes bras : « Dis encore ! Disencore ! »

Trompette me déclarait le plus sérieusement dumonde qu’elle n’aimerait jamais que moi, et que, lorsque je laquitterais, elle entrerait au couvent. Elle me faisait des scènes àcause de Georgette.

« Elle ne t’aime pas comme moi,elle ! Et ça se comprend. Elle en a eu tant et plus, tandisque moi, tu es le premier (tu penses), et tu seras ledernier ! »

À la vérité, cette animosité de Trompettecontre sa maîtresse était assez compréhensible, car Georgette ne segênait nullement devant elle. On eût dit même qu’elle prenait unméchant plaisir à voir souffrir la pauvre enfant. Elle ne perdaitpas une occasion de lui prouver notre familiarité. C’était sansdoute sa façon de se venger de nous deux, et d’une situationqu’elle était bien obligée d’accepter. Car enfin, toutes les nuits,quand on entendait le Sam descendre de son éternel poker, elleétait dans la nécessité de me renfermer dans la cabine deTrompette, et c’était une femme trop avertie pour que je pussel’égarer sur la nature de mes relations avec la petite pommed’api.

Je passerai sous silence toutes les gâteriesdont je fus l’objet. Ah ! Georgette ! Ah !Trompette ! Vous ne me laissiez point le temps de regretter ladangereuse lady et ses sauvages amours ! Il y avait tant dechoses charmantes dans votre commerce que je m’abandonnai à laquiète volupté de ces heures divines, comme si elles eussent dûêtre éternelles.

J’avais la journée pour reprendre mes forceset quelque peu mes esprits. Le temps continuait à se maintenir aubeau. On ne s’était pas arrêté à Saint-Sébastien. Je soupçonnaiGeorgette d’y être bien pour quelque chose. Mais je ne me plaignaispas de la prolongation de ce voyage enchanté. La mer nous berçaitde son doux murmure (cliché appréciable). Par le hublot, j’aspiraisl’air du large où j’apercevais quelque pointe d’Espagne. C’est surces entrefaites que j’appris que par un caprice de Sam nous allionsremettre le cap sur les eaux de France. On devait s’arrêter àBiarritz. C’est ce que me confia Trompette en me recommandant biende n’en rien dire à Madame, qui lui avait fait promettre lesilence.

Cette bonne Georgette avait certainement peurde me voir lui échapper si près de terre. Tant est que ce fut ellequi m’en donna l’idée. Dame ! Je ne tenais pas à débarquer auHavre, moi ! Un événement des plus ridicules, mais des plusgraves pour ma sécurité devait, dès le lendemain, affermir marésolution.

Jusque-là, je ne m’étais plaint de rien que decrampes dans les jambes. Vint un soir où je n’y tins plus. J’auraisrisqué bien des choses pour une petite promenade sur le pont.Georgette n’était pas encore descendue, retenue là-haut par lecapitaine, qui lui faisait un cours d’astronomie. Les autresfaisaient, avec Sam, leur poker, dans le fumoir. La chaleur étaitforte et la nuit sans lune, je dis à Trompette, instruite de monimpérieux désir :

« Va voir là-haut ce qui se passe !et si je puis, sans danger, faire un petit tour… »

Après cent observations, elle se décida àfaire ce que je lui demandais. J’avais laissé la porte de la cabineentrouverte sur la salle à manger. Je vis une ombre réapparaître auhaut de l’escalier. Je crus que c’était Trompette, et je m’avançaidans l’ombre. Mais le commutateur fut aussitôt tourné, et je metrouvai en face d’une femme que je ne connaissais pas, mais dontj’avais entendu souvent la voix. C’était Adélaïde d’Armor, le basbleu.

Elle poussa un cri d’effroi, et je me rejetaiinstinctivement dans la cabine de Georgette. Aussitôt, j’entendisla voix de Georgette et les deux femmes entrèrent derrièremoi :

« Taisez-vous, je vous enconjure ! » suppliait Georgette.

Et elle ne trouva rien de mieux, pour sauverla situation, que de dire à Mme d’Armor qui j’étais. Adélaïdeétait une grande femme sèche, suave comme un coup de trique, figureen lame de couteau, les cheveux courts ramenés à la Titus sur lefront et sur de grands yeux vitreux et inquiétants. Elle avait aumoins quarante-cinq ans et un peu de moustache.

« Je vous ai dit de ne jamais sortir dela cabine de la femme de chambre ! me jeta Georgette sur unton des plus sévères ! Allez-vous y enfermer, et qu’on ne vousvoie plus ! »

Le lendemain, comme j’étais dans la cabine deTrompette, la porte qui faisait communiquer cette cabine avec lasalle de bain s’ouvrit, et je vis entrer Mme d’Armor. Ellevenait soi-disant pour m’interviewer, et elle tomba dans mes bras.Je veux dire qu’elle me prit dans les siens : je me dégageaiavec une certaine énergie.

Mais elle se cramponna en me soufflant dans lecou des phrases de roman. Je fus impitoyable. Deux, ça allait bien,mais trois ! Elle fut plus maltraitée que la femme dePutiphar. Je m’étais sauvé chez Georgette. Elle m’y rejoignit. Jeretournai chez Trompette. Alors, elle renonça à ma conquête et jel’entendis gravir l’escalier avec des propos menaçants.

Je n’étais pas fier. La dame à la moustache netarderait pas à se venger.

Dans le moment, il y eut une manœuvre à bord,nous diminuâmes de vitesse, et j’entendis que nous étions en facede Saint-Jean-de-Luz. J’allais être dénoncé par le bas bleu. Il n’yavait pas à hésiter. Je savais où Trompette cachait ses économies.Je me les appropriai en me jurant de les lui rendre plus tard, avecun petit cadeau de supplément. Je me faufilai à quatre pattes surle pont, je jetai un coup d’œil vers la lumière de la côte, et jeme laissai glisser à la mer…

Une demi-heure plus tard, j’abordai. J’avaispris tout mon temps, et je n’étais pas trop fatigué. Ce bain, ensomme, m’avait ragaillardi, et je marchai sur la plage déserte.J’avisai bientôt des cabines de bains, et je résolus d’aller m’ysécher et d’y attendre quelques heures avant de me risquer enville.

En sortant de là, j’avais mon plan. Il étaitdans les deux heures du matin. Je me risquai sur le port. Presquetous les établissements étaient fermés. Seul un cabaret étaitencore ouvert. Deux autos de luxe attendaient devant la porte. Jem’approchai prudemment. Par la porte, j’apercevais deux chauffeursen bras de chemise, qui jouaient au billard dans la salle du fond.Je portai mon choix sur la première auto qui était pleine depaquets, et aussi parce que le chauffeur avait jeté sur le siège,en descendant, sa livrée blanche et sa casquette. J’attendis unediscussion assez animée à propos de deux billes qui se touchaientou ne se touchaient pas, et je me glissai sur le siège. Ledémarrage automatique. Rien n’accroche. Je partis comme le vent.Ah ! la bonne voiture ! Je retiens la marque.

Sans arrêter, je passai l’uniforme de moncollègue, me coiffai de la casquette… et remis en quatrième…

Du bruit, derrière moi. Ce sont mes hommes quiarrivent dans la seconde voiture. J’aurais dû y penser etfarfouiller un peu dans le moteur, avant de partir. Ce sera uneleçon pour une autre fois. Maintenant, nos distances semaintiennent sensiblement. Pour les semer, le mieux est d’entrerdans Biarritz, que je ne connais pas, mais, avec quelques crochetsdans les petites artères, je puis brouiller le jeu. C’est ce que jefais et toujours en vitesse…

Comment me retrouvai-je hors de laville ? Je n’en sais rien. Sur quelle route suis-je ? Jen’en sais rien ! Mais je cours vers le nord, vers Paris !Ah ! la rue des Bernardins ! je voudrais y êtredéjà ! Je n’ai plus ma moustache à la Charlot, et j’ai laissépousser ma barbe à bord ; malgré tout ce qu’ont pu me direTrompette et Georgette, qui préfèrent les messieurs bien rasés.Toute la nuit, je dévorai la route. J’avais de bons phares, et j’enusai, car je n’avais plus personne à mes trousses. Du moins, je lecroyais. Je fis de l’essence à l’aurore, dans une petite ville dontj’ignore le nom. Je m’aperçus alors que ma carrosserie était d’unbeau rouge. Couleur peu discrète. Les chauffeurs devaient déjàavoir déposé leur plainte, et pour peu que Mme Putiphar y eûtmis du sien, on devait déjà avoir signalé dans les principauxcentres, le nouveau coup de Mister Flow.

Je résolus d’abandonner la route de Paris, etde remonter vers la Bretagne, en évitant les voies directes.J’avais consulté la carte du chauffeur. Je n’étais pas loind’Angoulême. Encore une ville à éviter. Soudain, en me retournant,j’aperçus derrière moi un nuage de poussière et une auto montée partrois hommes, dont un en bras de chemise, qui s’agitait, debout,dans la voiture… Ça y est ! ce sont mes chauffeurs !…

Le coup de Biarritz m’avait trop bien réussipour ne pas le recommencer dans Angoulême. Ah ! cette damnéevoiture rouge ! C’était elle qui m’avait sauvé ! Est-cequ’elle allait me perdre ? Soudain, en plein cœur de la ville,je m’arrête devant un garage. De l’audace, N. de D. J’entre dans legarage, j’arrête le directeur et je lui dis :

« Avez-vous un homme deconfiance ?

– Pour quoi faire ?

– Voici : j’avais promis à un de mes amisde lui ramener sa voiture aujourd’hui même à Rennes. Mais je viensde trouver un télégramme ici, qui me force à rester à Angoulême.Avez-vous un homme qui pourrait conduire à Rennes, cetteauto ? Je le paierais bien. Et là-bas, on lui donnerait un bonpourboire. Mais il faut qu’il en mette, car les paquets qui sont làsont attendus d’urgence.

– L’homme, je l’ai, et j’en réponds comme demoi-même ! Mais j’en ai besoin !…

– Je donne cinq cents francs…

– Ça va ! » Il fait signe à unemployé qui nous avait écoutés : « Tu as saisi ?

– Oui, je brûle la route, quoi ! » Àlui, je lui donne deux cents francs, et sur un bout de papier, uneadresse fantaisiste.

« Ça va ! »

J’ai la joie de le voir disparaître au coin dela place. Les autres ne doivent pas être loin ! Ils doiventmême déjà tourner dans Angoulême, se demandant ce que je suisdevenu.

Je quitte le directeur :

« Il faut que je retourne autélégraphe… »

Cinq minutes plus tard, j’ai la satisfactiond’apercevoir mes chauffards arrêtés avec leur voiture, au milieud’un groupe, et demandant si l’on n’a pas vu passer une auto rouge.Je m’avance :

« Une auto rouge ? Si. Elle s’estmême arrêtée au coin de la place. Une auto pleine de valises et depaquets…

– C’est ça ! N. de D. ! fit l’un deschauffeurs, écumant.

– L’homme était tout en blanc, une casquetteblanche.

– Mes frusques ! Ah ! lecochon ! En route !…

– Attendez ! Il demandait, je crois bien,la route de Rennes.

– Merci ! Reculez-vous, nom deDieu ! Ah ! je vais y passer quelque chose !… Il y alongtemps ?

– Pas plus de dix minutes !… » Etils repartirent comme des fous. Courez après l’auto rouge, mesamis, courez après l’auto rouge. Elle vous mènera loin etlongtemps. Moi, je descends à la gare et je prends un trainomnibus. Pendant trente-six heures, ce que j’en ai pris des trainsomnibus et des correspondances invraisemblables. Enfin, j’arrivedans un petit patelin bien tranquille, au-dessus de Caen… De toutesles économies de la pauvre Trompette, il me reste un billet decinquante francs !… Il n’y a pas de quoi faire la noce !et j’ai plutôt l’air d’un vagabond depuis que je me suis débarrasséde ma livrée… Aussi, je ne me vois pas à Deauville ! Mais jen’en suis pas loin, et je vais pouvoir avertir Helena…

Je ne me risque pas sur la côte. Mais, à deuxkilomètres de Luc-sur-Mer, je loue, pour quarante-huit heures,payée d’avance, une mansarde dans une auberge de la Délivrande. Jen’en sors pas pendant deux jours, vautré sur mon grabat avec unemiche de pain, un pot de cidre et un morceau de fromage sur latable.

Je n’ai pas écrit à Helena. J’ai mangé et j’aidormi. Pourquoi n’ai-je pas écrit à Helena ? De me savoir siprès d’elle, cependant, je sens le retour de mon désir vers cettebelle, cette diabolique, cette unique maîtresse. Elle m’a procurédes heures incomparables. La déchéance où je suis tombé(momentanément, je crois) est impuissante à me les faire oublier.Et, sincèrement, je ne regrette rien ! Elle m’a fait faire unmétier de sacripant, mais je le faisais à ses côtés. Elle a fait demoi un homme ! un homme qui se bat dans la vie, qui se défend,qui attaque. J’ai beau faire le tour de mes exploits, ce n’est nile souvenir de l’hôtel Boieldieu, ni celui de la cité Rougemont quime troublent. Je n’arrive à m’attendrir que sur ma dernièrevictime, la pauvre Trompette, qui m’aimait si follement. Et encoresi mon cœur s’émeut, ce n’est pas d’avoir payé par le vol de sespetites économies le plus rare dévouement et les plus tendrescaresses, mais de l’avoir laissée, elle, dans les larmes. Celle-là,j’en suis sûr, n’est pas près de se consoler. Quant à sonporte-monnaie, ma conscience me laisse en repos, puisque j’aidécidé de rembourser Trompette à la première occasion. Je nesaurais trop recommander ce dictame (la bonne intention) aux âmespusillanimes, qui hésitent sur un acte nécessaire, sous prétexteque leur meilleur ami aurait à en souffrir.

Non ! Si je n’ai pas écrit à Helena,c’est que j’ai honte de me montrer dans l’état où je suis.

À propos, la pension de cent cinquante francsque m’octroie la charité d’un vieux parent ne m’a pas été versée cemois-ci. Elle a dû lui être retournée, puisque je suis parti envacances sans laisser d’adresse. C’est à lui que je vaisécrire.

Trois jours plus tard, je reçus une lettrechargée payable à domicile. J’ai donné mon vrai nom à l’auberge. Masignature sur le registre du facteur est le premier acte qui merend à mon véritable état-civil.

Ma barbe a encore poussé. J’ai maintenant unsoyeux collier sur les joues et autour du menton, qui me donne unpetit air 1830, qui me sied à ravir. « C’est lui, c’est donCarlos, c’est toi mon bien-aimé ! » Mister Prim a disparupour toujours. Du moins, je l’espère.

J’ai acheté un pantalon de treillis et unevareuse. Je suis sortable. Je vais me promener à Luc. Je ne redouteplus de rencontrer un collègue. Je remonte de Luc à Lion-sur-Mer.Ce nom me fait souvenir tout à coup que mes deux voisines de la ruedes Bernardins ont « leur villa » non loin d’ici, entreLion-sur-Mer et Saint-Aubin, sur le bord de la grève. J’irai demainleur dire un petit bonjour.

Car, ce soir, je veux écrire à Helena. Elledoit être de plus en plus fière de moi ! Les journauxentretiennent ma renommée. Mister Flow n’a jamais été aussi enforme ! Cette damnée Adélaïde m’a vendu à la police basque. EtTrompette a dû avouer qu’elle m’avait donné l’hospitalité, dans sacabine, depuis Le Havre, à l’insu de sa maîtresse. Adélaïde etGeorgette se sont ainsi sauvé la mise, et Trompette a dû être bienpayée. La voilà avec de nouvelles économies, la chèrepetite !

Ce n’est pas sans une certaine satisfactionque j’apprends que le yacht la Déesse est reparti pour unelongue croisière en Méditerranée. Ces dames connaissent mon vraivisage. Tant que ma barbe ne sera pas entièrement repoussée, je nesouhaite point de me retrouver en face d’elles. J’ai hâte deredevenir poilu comme avant. Alors, je serai méconnaissable ou àpeu près… Un coup qui a fait sensation est celui de l’auto rouge.Il paraît que mes chauffeurs n’ont pu la rejoindre qu’à Rennes, oùils se trouvèrent en face du bonhomme d’Angoulême, qui necomprenait rien à son aventure. Ils la lui expliquèrent. Mais on nes’ennuya pas à la terrasse des cafés. Ce sacré Mister Flow en avaitdans son sac ! Le toupet que j’avais eu de renseigner moi-mêmesur son auto le chauffeur volé mettait un peuple entier dans lajubilation.

Chose curieuse, j’étais très embarrassé pourécrire à Helena. Je ne savais que lui dire. Je me trouvais tour àtour niais, romantique, trop littéraire ou trop brutal. J’arrachaitrois lettres de potache. Finalement, je lui donnai mon adresse àla Délivrande et je lui dis simplement : « Jet’attends ! »

Le lendemain, je découvris la« villa » de Nathalie et de Clotilde. C’était bien lapetite baraque sur la dune qu’elles m’avaient décrite faite deplanches et de boîtes de conserves. Plus de coquillages, de moulesque de fleurs dans le jardin qui n’était qu’une cour de sable.Mais, en revanche, sur les fils de fer de clôture, beaucoup delinge blanc qui séchait, dont des draps, des serviettes, desmaillots de bain.

Cela s’appelait Nos Délices. Unefumée odoriférante sortait du tuyau de poêle qui coiffait le toitrevêtu de papier goudronné. C’était l’heure du déjeuner. Quandelles m’aperçurent, elles poussèrent les hauts cris. Leur accueil,plein de gaieté, me réjouit le cœur et je ne fis point de manièrepour partager leur repas.

Elles me firent les honneurs de leur petitdomaine avec une grâce touchante. La cabane était divisée en deux.Dans la première pièce, qui servait à la fois de cuisine, de salon,de salle à manger et de chambre à coucher, j’eus quelque peine àtrouver la place de mes pas. La seconde était le studio,c’est-à-dire que l’on y trouvait deux tables en bois blanc. Ici,des codes, des livres de lois et des dossiers ; là, unemachine à écrire. Nathalie continuait à faire de la copie pendantses vacances. Hiver comme été, c’est elle qui travaillait pournourrir sa sœur et lui permettre de continuer tranquillement sesétudes. Plus tard, Clotilde lui rendrait cela au centuple.Solidarité adorable, sublime amitié ! Et tout cela sisimple ! L’air de la mer leur avait rendu les plus fraîchescouleurs. Elles étaient exquises toutes les deux, mais Clotildeavait ce quelque chose de dominateur dans le regard qui m’atoujours séduit chez les belles personnes. En mangeant noscrevettes et nos moules qu’elles avaient pêchées le matin même,Clotilde me parla sérieusement et me donna les plus sagesconseils.

« Vous suivez une voie qui ne vous mèneraà rien, me dit-elle. Aujourd’hui, il faut se spécialiser. Moi, j’aifait mon choix. Tout en restant au palais, j’irai, à la rentrée,passer quatre heures tous les jours dans une grande banque où je mefamiliariserai avec le contentieux. Dans ce milieu, je trouveraibien l’occasion de lever quelques procès intéressants, surtout sij’entre en même temps dans le cabinet d’un avocat d’affaires. Maismon dessein – si je le réalisais pleinement – serait de me marieravec mon avocat qui plaiderait les dossiers que je lui apporterais.Alors, je me consacrerais entièrement au contentieux d’unétablissement de premier ordre où j’aurais su jouer descoudes. »

Elle me dit cela simplement, sans rougir, enme regardant bien en face. C’était déjà une femme d’affaires qui meproposait un traité. C’est moi qui rougis. Elle n’eût pas l’air des’en apercevoir et elle me demanda comment j’avais passé mesvacances.

Je lui dis que j’avais fui un palais désert etque, n’ayant guère d’argent, je m’étais mis à voyager sur lesroutes, vagabond par plaisir. J’inventai un itinéraire et levagabond passa très congrûment sans effort. Je leur appris quej’étais pour le moment dans une mansarde, à la Délivrande, et queje m’apprêtais à reprendre la route de Paris, car ma poche était àsec.

« Ne vous pressez pas, me dit-elle ;nous vous offrons ici le couvert. Vous viendrez pêcher avec nous etnous vous nourrirons du fruit de nos travaux ! »

Mon Dieu ! j’acceptai, n’ayant riend’autre à faire pour le moment et je revins les jours suivants. Ilne fut plus jamais question de choses sérieuses et j’avais là deuxcompagnes exquises, toujours de la meilleure humeur du monde. Queljoyeux repas, après la pêche et le bain !…

Je ne pensais presque plus à Helena, n’enayant reçu aucune réponse quand un jour, comme nous goûtions sur ladune d’un morceau de pain et de fromage, arrosés d’une bolée decidre, notre attention fut attirée par des voix, venant d’un groupequi longeait la mer et passait près de nous. Des hommes et desfemmes, toilettes claires. Une auto de luxe suivait doucementderrière, sur la route. Je reconnus tout de suite Helena. Elleavait un costume de flanelle blanche et s’était coiffée d’unecasquette marine. Belle à se mettre à genoux…

Le premier mouvement fut plus fort que mavolonté. Je me levai précipitamment puis, les jambes cassées, je merassis entre mes deux compagnes. Mais Helena m’avait vu.J’attendais un signe qui ne vint point. Elle passa avec uneindifférence si parfaite qu’elle n’eût point agi autrement si elleavait croisé un inconnu. Elle était avec une jeune femme dedémarche assez singulière et que je reconnus à ses yeux bridés.C’était Mrs. Rennyson, l’ex-danseuse annamite avec laquelle nousavions dîné un soir aux Ambassadeurs. Derrière, venait un long, secgentleman, aux cheveux blancs et aux yeux pâles vers lequel elle seretournait et avec qui elle s’entretenait en anglais. Ilsdisparurent derrière la dune.

« Vous connaissez cespersonnes ? » me demanda Clotilde.

Mon cœur battait dur. J’arrivai cependant à mefaire entendre sans trop montrer mon émoi.

« J’avais cru reconnaître quelqu’un. Jeme suis trompé.

– C’est la clique de Deauville ! »dit Nathalie. Et il n’en fut plus question. Je rentrai à laDélivrande encore tout plein de ma rage. En route, je jetais touthaut des injures à Helena. Et les pires. Il ne faisait plus dedoute que la noble lady avait fini de « jouer avec moa ».Maintenant, elle devait avoir passé à d’autres exercices. Je n’endemandai pas moins à l’auberge s’il n’y avait rien à mon adresse.Pas un mot. Ah ! C’est propre le grand monde ! Voilà unefemme qui a failli, il y a trois semaines, me faire jeter dans lepanier à salade et elle ne se soucie pas plus de moi que de sonpremier soulier de bal ! Tout de même, il y a des moments oùon est heureux de constater qu’il y a encore d’honnêtes gens sur laterre et des femmes qui ne sont pas des filles publiques.L’événement me donna une grande affection pour Nathalie etClotilde. Je goûtai de plus en plus la propreté physique et moralede ces deux jeunes filles qui partaient d’un pas si solide sur leschemins de la vie. Et je me pris à penser qu’il y avait de la placepour un brave garçon dans le programme que m’avait développé moncharmant confrère de la rue des Bernardins. Ce sentiment ne fit quecroître et embellir avec ma barbe. La fin de septembre approchait.Nous rentrâmes ensemble à Paris et je fus tout heureux de meretrouver maître Antonin Rose et de reprendre le chemin du palais,ma serviette sous le bras.

Chapitre 11

 

Je retrouvai une salle des Pas-Perdus gaie etanimée. On était heureux de se revoir. On se demandait si l’onavait passé de bonnes vacances : « Excellentes !Excellentes !

– Où êtes-vous allé ?

– À Lion-sur-Mer, une petite plage de toutrepos et sans chichi, vous savez ! Pas besoin de se mettre ensmoking (ouf ! pouvoir parler français !) tous lessoirs.

– Vrai ! Ce n’est pas Deauville !Vous n’êtes pas allé faire un petit tour à Deauville ?

– Non, merci ! Ça n’est pas mongenre ! » Une heure plus tard, je prenais le chemin de laprison où Durin devait commencer à trouver que je me faisais rare.C’était sans joie que j’allais là mais sans terreur. J’avais tenumes engagements. J’avais fait ses commissions. Nous étions quittes.Je plaiderais pour lui et tout serait dit. Qu’il allât se fairependre, ailleurs : « J’en avais ma claque ! »D’autre part, je ne doutai point qu’il ne fût renseigné sur mesfaits et gestes. Il avait bien dû s’amuser en apprenant que lecharme d’Helena avait suffisamment agi pour faire de moi lecomplice de leurs entreprises. Helena avait dû, dans sa mystérieusecorrespondance, se moquer outrageusement de moi, de mon amouréperdu et de mon incroyable naïveté. Quel triomphe pour elle dem’avoir glissé dans la peau de Mister Flow comme il m’avait glissé,lui, dans celle de Mr. Prim ! Ah ! ils étaient dignesl’un de l’autre, les bandits !…

Quoi qu’il en fût, j’étais bien résolu, parmon attitude à ne point lui faire douter de mon rôle de victime, debon petit garçon qu’une jolie femme peut conduire par le bout dunez.

Dès qu’il me vit, je compris qu’il étaitsatisfait de moi. Il me serra les deux mains tout à faitfraternellement et avec une sorte d’affectionprotectrice :

« Tous mes compliments, mon cher maître,me dit-il. Fichtre ! vous y allez bien ! je ne vous endemandais pas tant.

– On ne peut rien refuser à Lady Skarlett,répliquai-je, en prenant une mine volontairement confuse.

– À ce propos, je devrais vous gronder !Vous avez bien failli la compromettre. C’eût été une fauteirréparable et je vous aurais difficilement pardonné. Elle vous atout dit et je sais qu’elle ne vous a point caché le goût qu’elleavait gardé pour son existence d’autrefois. Je ne doute point quece soit elle, car c’est une ensorceleuse, qui vous a poussé àd’aussi audacieuses extravagances. Je lui ai écrit ce que jepensais à cet égard. C’est fou, ce que vous avez fait là, tous lesdeux… À la lecture des journaux, j’ai souvent tremblé pour elle etaussi pour la réputation de ce pauvre Mister Flow. Avez-vous songeà la responsabilité que vous encouriez ? Vous avez commis desfautes impardonnables. Tant dans le coup de l’affaire Boieldieu quedans celui de la cité Rougemont. Vous ne vous en êtes pas trop maltiré au Havre. Mais, vous avez eu tort de vous abandonner auxdélices de Capoue sur la Déesse… Enfin, tout est bien quifinit bien !…

– Cependant, Durin, l’histoire de l’automobilerouge n’était pas si mal que ça !…

– Ah ! ça je vous l’accorde, c’est du bonMister Flow ! Tout compte fait, je n’ai qu’à vous remercier etje vous annonce que vos honoraires seront à la hauteur de masatisfaction. Parlons, maintenant, du procès. Nous passons le 10octobre. L’affaire sera réglée en cinq minutes.

– Je crois que vous pouvez compter sur lesursis.

– D’autant que Sir Archibald est de retour enFrance et viendra me réclamer à l’audience. Le soir même je rentreà son service. Et, mon Dieu !… Je crois bien que nous nousdirons adieu pour toujours !…

– Je l’espère, Durin !

– Vous regrettez quelque chose ?

– Tout ! Durin, je suis un honnête homme,moi !

– Diable ! pensez un peu à ce qui seraitarrivé si vous ne l’étiez pas. Enfin, je ne vous en veux pas delâcher la carrière. Chacun va où l’appelle son destin. Nous vousoublierons.

– Nous oublierons tout, appuyai-je. Nous yavons intérêt l’un et l’autre ! »

Nous nous regardions dans les yeux. Puis sabouche se détendit et, avec un sourire un peu amer :« J’ai vu venir, ici, la première fois, un enfant, je voismaintenant devant moi un homme. Vous me remercierez, un jour, dufond du cœur, ingrat !… »

Sur ce, nous nous quittâmes. Nous ne nousrevîmes que la veille du procès, cinq minutes.

Je n’avais toujours pas de nouvelles d’Helenaet je ne lui en demandai point.

Vint le 10 octobre. Le palais était une vraieruche. Le bourdonnement des robins emplissait salles et couloirs.Le tambour des portes poussées par les robes noires affairées necessait de retentir à gros coups sourds, battant le rappel descauses. Cependant, à la 10e chambre correctionnelle,c’était à peu près le désert. On expédiait les flagrants délits.Quand on appela l’affaire Durin, il n’y avait pas vingt personnesdans la salle. Durin fut introduit. Il baissait la tête, écrasé dehonte.

Le président feuilleta le dossier et annonça àses assesseurs qu’il y avait désistement du demandeur. Lesubstitut, cependant, maintenait les poursuites, car le délit étaitévident. Je soulevai ma toque :

« Mon client a tout avoué, fis-je. Ilregrette de s’être laissé aller à un geste qui sera le remords deses jours. C’est un honnête homme. Son casier est vierge. Sonpatron est prêt à le reprendre à son service. Je demandel’indulgence du tribunal et l’application de la loi desursis… »

Le président demanda si Sir Archibald Skarlettétait dans la salle. Un homme se leva et, précisément, levieillard, haut et sec, aux yeux pâles, que j’avais vu avec Helenaà Lion-sur-Mer. Il se borna à répéter qu’il reprenait Durin à sonservice, car c’était un excellent serviteur qui avait été victimed’une inspiration du « méchant être » (ledémon ! mot tabou).

Les juges sourirent et le président, aprèss’être penché vers ses assesseurs, était prêt à prononcer lejugement attendu quand un gentleman, qui avait de singuliers pointsde ressemblance avec Sir Archibald, s’avança et demanda, enexcellent français, à être entendu : « Je viens icisauver mon frère, dit-il, et vous apprendre qui est ce Durin, qui asurpris sa confiance dans une intention certainement des pluscriminelles. »

Et, après s’être nommé (c’était Sir Philip,frère cadet de Sir Archibald), il se tourna alors, tout d’unepièce, du côté de Durin et lui jeta à la figure :

« Vous êtes un misérable !… Vousêtes le célèbre Mister Flow !… »

Cette accusation inattendue, qui pouvait êtrel’annonce des complications les plus redoutables pour moi, mefrappa comme la foudre et je me laissai aller sur mon banc, commesi, tout à coup, la vie m’échappait. Heureusement que personne neme regardait et que tous les yeux étaient fixés sur Durin. Il étaitvraiment curieux à contempler. Sa face qui, déjà, ne respiraitguère l’intelligence et dont la niaiserie s’était accompagnée d’undésespoir larmoyant, quand on lui avait dit de se lever et qu’ilavait aperçu Sir Archibald, sa face manifesta une si parfaiteimbécillité qu’il obtint, du premier coup, un beau fou rire.

Il ne protestait pas ! Il ne comprenaitpas ! Du reste, il avait tout le public avec lui qui se pâmaità l’idée que ce pauvre garçon était accusé d’être Mister Flow, lecélèbre, l’inouï, l’incomparable Mister Flow ! C’était aussile sentiment du tribunal et les juges eux-mêmes ne purent tenirleur sérieux.

Ayant repris un peu de souffle, je dis, sansme lever (j’en eusse été incapable), et laissant retomber mes bras,comme si une pareille énormité les avait rompus :

« C’est une mauvaiseplaisanterie ! »

Le président interpella le témoin avec uneindulgence apitoyée.

« D’où arrivez-vous donc, monsieur, pournous faire cette déposition sensationnelle ? Vous êtes ici leseul à ignorer que, pendant que Durin était sous les verrous, leMister Flow en question s’est signalé à Deauville, Biarritz, Rouenet, dernièrement à Paris par quelques méfaits assez retentissants.Enfin, il semble avoir bien occupé ses vacances !… »

Le substitut qui se faisait, lui aussi, unepinte de bon sang, prononça :

« On pourrait demander à Sir Archibald cequ il pense de cette étrange histoire… »

Sir Archibald se leva et dit : « Jela déplore, car elle est insensée, et je prie mon frère Philip dene pas insister. Je répète que j’ai eu, pendant deux ans chez moi,à mon service, le nommé Durin et que je n’ai eu qu’à m’enlouer. »

Durin, lui, sur son banc, avait l’air de plusen plus ahuri. Quant à Sir Philip, il continuait de le regarderd’une façon terrible, ce que voyant, le président pria le témoin dese retourner vers le tribunal et de bien vouloir expliquersa déposition.

Sir Philip, qui avait dû se taire, sous leséclats de rire et autres manifestations de la salle, reprit, sur unton des plus secs :

« Je ne suis ni fou ni ridicule, commemon honorable frère voudrait le laisser entendre. Je n’ignore pasnon plus que Durin étant en prison, on a mis sur le compte deMister Flow des vols et autres aventures retentissantes. Mais,qu’est-ce que cela prouve ? Que l’on s’est trompé, voilà tout.Et, maintenant, je vais vous dire comment j’ai été amené à cettecertitude. Pendant que nous étions aux Indes, mon frère et moiavons cessé toute relation, par suite des intrigues d’un étrangerqui avait réussi à se glisser dans notre société. Le nom souslequel cet affreux individu s’est présenté à nous, je ne puis ledire et je ne veux pas le dire, pour l’honneur de mon frère, et jesuis sûr que Sir Archibald ne me blâmera pas de madiscrétion. »

L’homme aux yeux pâles se leva tout d’unepièce et lança :

« Philip, vous êtes un traître et je vousrenie ! »

Le président se hâta de mettre un terme àl’incident et pria Sir Archibald de ne plus interrompre letémoin.

L’affaire prenait des proportions inattendues.Elle sembla déjà imprégnée d’un singulier mystère. Le bruit s’étaitrépandu dans les autres salles et dans les couloirs qu’un inculpéétait dénoncé par un témoin comme pouvant bien être Mister Flow. Enquelques minutes, la « dixième » fut pleine à y étouffer.On montait sur les bancs, on se haussait sur la pointe des pieds.Tout le monde voulait voir Durin qui continuait de montrer sa bonnetête d’idiot et chacun de dire : « Ça, Mister Flow, ilest maboul, le témoin !… »

Quant à moi, j’avais laissé tomber mon frontdans mes bras habillés de la toge, geste assez fréquent quisignifie que l’on est las d’entendre des insanités.

À la vérité, j’étais assommé. Ah ! Letemps était bien passé où j’aurais été si fier de plaider pourMister Flow ! J’allais peut-être devenir célèbre, mais, dequelle célébrité ? Qui eût pu le dire ?…

Philip avait repris sa déposition.

« Persuadé que l’homme en questionn’était qu’une canaille, je résolus de le retrouver en Europe où jesavais qu’il avait débarqué. Mais je ne pus quitter les Indes queplusieurs mois après mon frère. Je retrouvai les traces de monbandit en Égypte, à Athènes, à Bucarest, à Constantinople, àVienne, à Trieste, à Venise. Mon attention avait été attirée par lefait que, partout où il passait, on célébrait le passage du célèbre« Mister Flow », vols et cambriolages, abus de confiance.J’eus bientôt la preuve que celui que je cherchais et ce MisterFlow ne faisaient qu’un. Je vous dirai sous quel nom et sous quelsmasques celui que l’on a encore appelé l’» Homme aux centvisages » a commis ses méfaits, j’aurai, pour cela, letémoignage de ses victimes et aussi celui des différentes policesqui le recherchaient et auxquelles son astuce proverbiale et sascience du maquillage le faisaient toujours échapper.

« À Venise, il se produisait au caféFlorian. Il avait une bonne presse aux Procuraties sous le nom deMr J. A. L. Prim. De là, il était allé à Milan où il avait eul’audace de pénétrer dans la maison de mon frère dont il devintbientôt le commensal. Mais sans doute sa dernière transformationavait-elle suffisamment duré. Il annonça son départ pour lesAmériques. Entre-temps, il avait recommandé à mon frère un valet dechambre nommé Durin qui se trouvait libre à Trieste et qui arrivadeux jours après le départ de Mr. Prim. Sir Archibald l’engagea. CeDurin n’était autre que Mister Flow lui-même !…

« Cela, je ne le découvris point tout desuite, car je m’étais mis à la recherche de J. A. L. Prim et jeperdis près de deux ans dans cette vaine poursuite en Amérique,puis aux Indes, où j’étais retourné pour mes affaires. Enfin, jerevins en Europe où je m’accordai quelque chance de le retrouver.Mon homme ne pouvait avoir passé trois semaines avec mon frère sansun dessein arrêté. Mister Flow s’est toujours montré persévérantdans ses entreprises et sachant poser longtemps à l’avance desjalons qui lui serviront plus tard.

« C’était autour de Sir Archibald qu’ilfallait chercher. Sir Archibald était alors à Paris. Il avaittoujours ce même valet de chambre que Mr. Prim lui avaitrecommandé. Un jour, ou plutôt une nuit, j’eus la preuvefoudroyante que Durin c’était J. A. L. Prim. C’était l’éternelMister Flow ! Durin avait loué, rue Chalgrin, un entresol,sous le nom de Van Housen, qui est un des cent visages de MisterFlow. Comme je vous l’ai dit, monsieur le président, toutesrelations sont rompues depuis longtemps entre mon frère etmoi ; cependant, je n’hésitai pas, comme vous pensez bien, àl’avertir de ma découverte. Sir Archibald me répondit par unelettre méprisante.

« Quelques jours plus tard, j’apprenaisque Durin avait été arrêté pour avoir volé à mon frère une épinglede cravate. Ce petit incident aurait dû dessiller les yeux de SirArchibald. Il n’en fut rien. Je décidai alors de retourner enItalie pour essayer de ramasser là-bas une preuve que je pussesortir publiquement de l’identité de Durin et de Mister Flow. J’aiété sur le point de l’obtenir et puis elle m’a échappé au derniermoment. Et je suis arrivé, en hâte pour assister à ce procès etpour dévoiler Durin…

– Mais vous nous avez parlé d’une preuvefoudroyante, fit remarquer le président.

– Oui ! C’est en surveillant l’immeublede la rue Chalgrin que j’ai acquis cette preuve-là.Malheureusement, il ne m’appartient pas de la faire connaître.Durin me comprend, lui, mais il continuera à faire celui qui ne mecomprend pas !

– Voilà bien des mystères ! fit leprésident. Le tribunal ne saurait admettre vos réticences, d’autantque vous n’avez pas été cité régulièrement et que nous ne vousentendons qu’à titre de simple renseignement… En somme, vous nenous apportez aucune preuve. En admettant même que ce J. A. L. Primsoit bien Mister Flow, nous ne voyons pas comment établir uneconfusion entre ce personnage et Durin lui-même. »

Et, se tournant vers Sir Archibald :

« Avez-vous quelque chose à dire, danstout ceci ? Vous avez entendu votre frère ?…

– Monsieur le président, laissa tomber, d’unebouche pleine d’amertume, l’homme aux yeux pâles, je me demande simon frère n’est point devenu fou ! Durin est en prison… MisterFlow continue ses exploits… C’est une preuve de l’innocence dupauvre garçon, j’imagine, mais il y a mieux que cela ! Il estbon que mon frère apprenne que, toujours pendant que Durin était enprison, Mr. J. A. L. Prim était à Deauville, où il était descenduau Royal, que ma femme le voyait tous les jours et qu’il dînaitavec elle à la table de Sa Grâce le duc de Wester ! »

Ces derniers mots parurent accabler SirPhilip. Les journaux, en effet, qui s’étaient occupés de MisterFlow n’avaient eu encore aucune raison de signaler d’une façonretentissante l’existence de Mr. Prim. Le témoin, assez désemparé,se borna à murmurer :

« C’est impossible ! »

Je sentis que le moment était venu pour moi deme lever.

« Je crois, monsieur le président, qu’ilne reste plus rien de cet étrange incident. Cette triste comédie asuffisamment duré… Je suis comme Durin, je ne comprends rien àtoute cette fantasmagorie. Et je ne suis pas loin, non plus, departager l’indignation de Sir Archibald !… »

Nous pouvions croire, cette fois, que toutétait fini, quand le président s’adressa au substitut :

« Qu’en pense le ministèrepublic ? »

Le substitut se leva :

« Pour moi, comme pour nous tous, Durinne saurait être Mister Flow. J’ajouterai même qu’une pareillesupposition ne peut que faire sourire !… Cependant, puisqu’ila été question à cette audience de Mister Flow et de Mr. J. A. L.Prim, ne croyez-vous pas, monsieur le président, qu’il serait bonde citer à cette barre l’inspecteur de la Sûreté Petit-Jean qui aeu, tous ces derniers temps, à s’occuper de Mister Flow ? Onciterait également Mr. Prim, puisque Mr. Prim est en France et n’aaucune raison de se cacher. Quand le témoin verrait en face l’un del’autre, Durin et Mr. Prim, il serait bien dans la nécessité deconfesser son erreur… Enfin, Durin serait débarrassé de cetteterrible réputation qu’on veut lui faire bien malgré lui et qu’iln’a certainement point méritée, si j’en crois les apparences (cetteallusion à la stupidité du Durin eut encore un grand succès).

– Qu’en dites-vous, Durin ? demanda leprésident.

– Faites comme vous voudrez, monsieur leprésident. Tout cela est abominable !… » Et il éclata ensanglots… Sur ce, l’affaire fut remise à huitaine pour supplémentd’enquête. J’étouffais en sortant de la dixième chambre. SirArchibald vint à moi et me dit :

« Ce pauvre Durin ! le voilà bienpeiné ! Dites-lui bien que tout ceci n’a aucune importance etque je ne l’abandonnerai pas… »

Je passai huit jours atroces. J’étais allévoir Durin. Il se mit à rire de ma mine déconfite.

« Eh bien, qu’est-ce qui ne vapas ?

– Mais, malheureux, où allons-nous ? Unsupplément d’enquête ! avec tout ce qu’a raconté ce sinistrePhilippe !…

– Rassurez-vous !… D’abord, il a contrelui Sir Archibald, qui n’a jamais été aussi furieux, car toute lamanœuvre de son frère pourrait singulièrement compromettre LadyHelena. Voyez-vous que l’on apprenne à Windsor que Sir Skarlett aépousé la sœur d’un chevalier d’industrie, même si ce chevalierd’industrie n’est pas Mister Flow ! De son côté, Sir Philip netient point à déshonorer la famille. Vous l’avez vu à l’audience.Ce n’est pas drôle d’être quelque chose comme le beau-frère deMister Flow ! Il désirera d’abord débarrasser Sir Archibald deMister Flow. Après, on s’arrangerait sans scandale, autant quepossible, avec la femme. En ce qui me concerne, il est sûr que jene brûlerai pas Lady Helena, ma meilleure cartouche ! Commentm’a-t-il deviné ? J’imagine qu’il a dû surprendre l’intimitéde mes relations avec la patronne… C’est cela qui l’a remis dans ledroit chemin et lui a fait retrouver, sous le visage de Durin,celui de J. A. L. Prim. Mais puisqu’il ne peut rien dire, il vautmieux en rigoler. Il n’est qu’odieux et ridicule !… Tout vabien, cher ami, croyez-moi.

– Pour vous, peut-être, mais pour moi !Voilà Mr. Prim sur la sellette. On le recherche pour leciter !… Singulièrement disparu, Mr. Prim ! Je tremblequ’en parlant de Mr. Prim on n’aboutisse à maître Antonin Rose. Jen’aurais plus qu’à me suicider !…

– Là ! là ! voilà les grosmots ! Le suicide, comme vous y allez ! Que diable, lavie est encore belle ! On trouvera bien à se retourner.Comptez sur moi. »

On comprend que de tels propos n’étaient pointfaits pour me redonner de l’assurance. Ah ! je les payais mesbeaux jours de Deauville ! Que n’avais-je passé toutes mesvacances dans l’humble hospitalité de la sage Clotilde et de ladouce Nathalie ! J’étais si ravagé que je n’osais plusparaître devant elles.

Sur ces entrefaites, j’appris que Mr. Primrestant introuvable, le parquet avait cité Lady Skarlett, quidonnerait peut-être quelque renseignement intéressant sur le fuyantpersonnage.

Je me présentai, défait, à l’audience.L’affaire avait pris des proportions énormes. Les journaux s’enétaient emparés. On était venu m’interviewer au palais. Mesconfrères m’enviaient et trouvaient que j’avais de la chance. De lachance !… Ma mauvaise mine les étonnait et aussi mon peud’entrain. Je prétextai des maux d’estomac, un empoisonnement parles huîtres.

On se bousculait à la dixième. J’eus peine àgagner ma place. Durin arriva, entre ses deux gardes municipaux,avec une tête étourdissante d’imbécillité et les yeux rouges.Beaucoup de femmes dans la salle et des plus huppées. Durin n’eutencore qu’à se montrer pour obtenir, ce jour-là, un nouveau succèsde rires… Quelques-unes de ces dames protestaient. C’était uneinjure qu’on leur faisait en abîmant l’image qu’elles se faisaientde leur héros, avec ce grotesque.

L’inspecteur Petit-Jean fut tout de suiteappelé à la barre. Il était au courant, naturellement, de ladéposition de Sir Philip. Le président en retraça les grandeslignes, dans son interrogatoire.

« Il y a beaucoup à retenir, déclara letémoin, dans la déposition de Sir Philip. Pour mon compte, depuisque je me suis mis à la recherche de Mister Flow, dont j’ai été lepremier à signaler le retour dans nos parages, j’ai fait le mêmechemin que l’honorable déposant. Seulement, je suis parti du pointopposé. Il a remonté du plus loin pour aboutir à Mr. J.A. L. Primet moi je suis parti des derniers événements pour redescendrejusqu’à Milan où je me suis trouvé en face, comme lui, du dit Mr.Prim. Pas plus pour moi que pour lui il ne fait de doute quePrim et Mister Flow sont le seul et même individu ! Maislà où je suis obligé de me séparer de Sir Philip, c’est dans laquestion Durin. Prétendre que Mister Flow, c’est Durin, c’estaffirmer l’impossible. La présence de Durin ici en est une preuvesuffisante et j’espère bien vous amener moi-même un de ces jours ceMr. Prim, qui est l’auteur des derniers cambriolages dont j’aieu à m’occuper, au cours de ces dernières semaines. MisterFlow avait, à Milan, trompé étrangement la confiance de SirArchibald et de Lady Skarlett. Il ne faut pas s’en étonner. Il estpassé maître dans cette sorte de bluff. Et nous avons été, à lapolice, trop souvent ses victimes pour marquer la moindre surprisede l’ascendant qu’il avait pris sur ses hôtes. Si bien que, lorsquedeux ans plus tard, c’est-à-dire cet été, il s’est présenté, enl’absence de Sir Archibald, à Lady Skarlett, il n’est pas étonnantque celle-ci lui ait réservé son meilleur accueil. Vous entendreztout à l’heure Lady Skarlett comme témoin. Il est bon qu’elle soitinstruite des dangers qu’elle a courus à côté de ce redoutablepersonnage. La présence, à Deauville, de Mister Flow mefut révélée, comme on l’a écrit dans les journaux, par la façontoute particulière dont ont été forcés les coffres-forts de lavilla des Charmilles et du Royal. L’instrument qui a serviest unique et appartient en propre à celui que nous traquons depuissi longtemps. Les cambriolages de Deauville se trouvaient ainsisignés de Mister Flow. Je retrouvai Mister Flow dans l’affaire dela cité Rougemont et il n’est pas impossible qu’il faille encorelui attribuer le coup du boulevard Boieldieu, à Rouen, dans l’hôtelde M. Jacob. Les empreintes relevées attestent, comme à lavilla des Charmilles, comme à la cité Rougemont, quel’opérateur était accompagné d’une femme, comme il est souventarrivé à Mister Flow. Et maintenant, monsieur le président, il mereste à vous apprendre comment j’ai pu identifier Mister Flowdans Mr. Prim. Mes recherches dans l’appartement deM. Abraham Moritz m’ont fait découvrir, tout dernièrement, unobjet qui avait échappé à Mister Flow dans sa fuite rapide et dansle moment qu’il cherchait l’escalier de service. Cet objet, levoici. C’est un bracelet-montre, acheté à Rouen par un gentlemanqui accompagnait Lady Skarlett ! »

À ces mots, je ne fus point maître de retenirun soupir qui était presque un gémissement et je n’osai regarder lepetit chef-d’œuvre d’horlogerie que l’inspecteur faisait passer autribunal.

« Vous pensez que, dès que j’eus obtenuun aussi précieux renseignement, je ne fus pas long, monsieur leprésident, à découvrir J. A. L. Prim, lequel était descendu alorsau Royal de Deauville et ne quittait plus lady Skarlett. Son butétait, de toute évidence, de s’emparer des bijoux de cette dame,estimés à plus de vingt millions. L’affaire était trop belle pourl’abandonner après l’avoir manquée une première fois à Milan. Ilétait réapparu à Deauville pour tenter à nouveau le coup enl’absence de Sir Archibald et il aurait certainement réussi si ledomestique de confiance de Lady Skarlett n’avait gardé les bijouxdans sa ceinture. Ce J. A. L. Prim, du reste, était arrivé au Royalsans bagages. Il ne disposait dans l’instant d’aucun moyen. Il n’apoint payé sa note et, dans une courte apparition qu’il fit àParis-Plage, accompagné de Lady Skarlett qu’il promenait le long dela côte, il se signala encore par la façon désinvolte dont ilquitta le Palace, sans payer l’appartement, renvoyant la note àLady Skarlett, qui la croyait réglée, et était descendue rejoindreson compagnon. Lady Skarlett ne doit plus ignorer aujourd’hui lessinguliers agissements de Mr. Prim. Peut-être avait-elle déjà pu lejuger au cours de son voyage, car elle rentra seule à Deauville.Réduit à ses propres ressources, Mister Flow retrouvait, le soirmême, à Paris, la complice à laquelle je faisais allusion tout àl’heure et tentait le coup de la cité Rougemont. Le lendemain, onretrouvait sa piste au Havre. Il se jetait dans le bassin duCommerce, ce qui fut une occasion pour lui de goûter aux douceursdu yachting. Enfin, nous le retrouvons avec l’auto rouge àAngoulême… J’ai relevé un instant sa trace en Bretagne. Je le croismaintenant à Paris. Monsieur le président, encore un petitmot : lors de l’affaire de la cité Rougemont, nous avons pudécouvrir comment Mister Flow et sa compagne avaient échappé auxagents en pénétrant dans le théâtre des Nouveautés par l’entrée desartistes. Nous avons même pu repérer les fauteuils qu’ils avaientoccupés jusqu’à la fin de la représentation. Sous l’un de cesfauteuils, j’ai trouvé un mouchoir, un mouchoir d’homme dont lesinitiales ne nous disent rien pour le moment, mais qui pourraientpeut-être bien nous servir un jour. Il se peut, toutefois, que cemouchoir ait été perdu par quelque autre personne tout à faitétrangère à l’affaire… Enfin, tel quel, le voilà ! »

Et l’inspecteur sortit de sa poche un mouchoirque je considérai avec un effroi encore inégalé…

« Quelles sont les initiales ?demanda le président.

– A. R. entrelacés, monsieur leprésident !…

– A. R., en effet, cela ne semblecorrespondre à rien… » C’est alors que cette brute de Durin sesouleva et prononça, au milieu d’une explosion de rires et pendantque je faisais un effort surhumain pour ne pas m’effondrer.

« A. R., MAIS CE SONT LESINITIALES DE MON AVOCAT, monsieur le président !… Cet homme-là(il désignait le témoin) ne va tout de même pas prétendre que c’estmon avocat qui a fait le coup ! »

La salle était dans une joie qui tenait del’hystérie. Moi, je devais faire une jolie grimace, car ces damesriaient aussi en me regardant. Le cynisme de Durin me glaçait lesmoelles. C’était vraiment pousser un peu loin l’audace dans ce jeuterrible où il roulait, comme dans la farine, police, magistrat etjusqu’à son défenseur ! Je n’avais vraiment pas dechance ! Je n’étais venu à Deauville qu’avec un mouchoir.J’avais ensuite acheté du linge à Rouen aux initiales de J. A. L.Prim, mais il fallait que le seul mouchoir de maître Antonin Rosefût justement dans ma poche, lors de l’affaire de la cité Rougemontet que je le laissasse tomber ! J’en avais encore les reinsbrisés quand l’huissier introduisit Lady Skarlett.

Je n’avais pas revu Helena depuisLion-sur-Mer, où elle était passée près de moi si indifférente.Depuis, je n’en avais pas reçu un mot. J’étais persuadé qu’ellem’avait laissé complètement « tomber ». Cependant, jesentis son parfum avant même qu’elle ne m’eût frôlé et ma pauvrecervelle chavira à l’évocation de tant de scènes qui avaientsenti ce parfum-là !

Son entrée, certes, avait fait sensation. Elleétait, comme presque toujours, d’une beauté à la fois fatale etsouriante et un murmure d’admiration accompagnait ses pas.

Et, comme toujours, divinement mise, avec unbrin d’originalité et d’exotisme, qui était sa marque et la sortaitdes vulgaires beautés, esclaves de la mode. Elle portait haut latête, mais sans ridicule ostentation et ne paraissait nullementgênée d’avoir à se montrer et à s’expliquer dans un milieu sinouveau pour elle, je veux dire si nouveau pour Lady Helena.

M’avait-elle vu ? Je ne sauraisl’affirmer, mais ce que je puis dire, c’est qu’elle n’eut, par lasuite, aucun regard pour le banc de la défense où cependant ellesavait que j’étais assis. Elle regardait Durin et son fugitifsourire avait l’air à la fois de l’encourager et de le plaindre.Les questions du président ne faisaient que résumer la dépositionprécédente à laquelle Lady Skarlett, sans le moindre embarras,donnait son plein assentiment.

« Ce Mr. Prim nous a beaucouptrompés ! prononça-t-elle, avec le léger accent qu’elle neprenait souvent que par coquetterie. C’est un vilain homme !A very nasty man ! Il avait été si aimable àMilan ! Nous ne le connaissions pas. Il nous avait été« introduit » dans une soirée chez le général Benito. Ilnous rendait beaucoup de petits services. Il nous était bien utilepour le bridge de l’après-midi. Enfin, c’était un ami. Quand je lerevis à Deauville, je fus enchantée en vérité et je l’écrivis toutde suite à mon mari. Figurez-vous que je ne pouvais plus m’endébarrasser. Il finissait par me fatiguer. Je ne pourrais pas diresi cet homme était Mister Flow, no, ou un autre, maisc’était un vilain homme et qui avait de mauvais desseins. Je croisbien que c’est lui qui a essayé de voler mes bijoux ! Et puis,il est arrivé sans bagages, sans linge, sans argent. Il m’a racontéune histoire de malles égarées. Cela « résonnaitchatouilleux » vraiment ! Je lui ai prêté des effets deSir Archibald et j’allai avec lui en commander d’autres à Rouen. Ilmangeait à ma table sans rien payer jamais. Il devait à tout lemonde, dans tous les bars et il buvait comme un poisson. Et iljouait. Je supportais ce monsieur à cause de mon mari qui allaitrevenir et qui serait heureux de le trouver pourl’action-bridge et aussi parce qu’il avait été à peu prèsconvenable avec moi. Mais, à Paris-Plage, il commença à être à lalimite, en vérité ! Je voulus repartir tout de suite. Dansl’auto, il a été presque shoking, yes, undecent. Alors,j’ai arrêté et je lui ai ordonné de descendre. Vivement,Sharp ! Il n’a pas voulu descendre. Et il essayait dese faire pardonner. J’ai fait comme si je pardonnais, mais, à lapremière stop,comme il descendait le premier, je suisrepartie toute seule en vitesse !… Je l’ai laissé sur laroute, yes !… C’est un vilain homme !… Je n’aijamais beaucoup aimé son « figoure » !…

– Et qu’avez-vous à dire de Durin ?…

– Oh ! comme mon mari, je n’ai jamais euà m’en plaindre. Je l’ai toujours trouvé correct dans le service etil était très dévoué à Sir Archibald. Je ne puis m’expliquer cettesotte affaire d’épingle de cravate que par une sottegalanterie.

Il « portait » un grand flirt avecla femme de chambre d’une de mes amies, Mrs. Tennyson ! Il afait le cadeau à la femme de chambre, à Maid. Enfin, je ne le croispas très intelligent, je crois à son repentir sincère. »

Là-dessus, Durin éclate à nouveau ensanglots.

« Consolez-vous, Arthur. Don’t cry,my man, je serais très heureuse de vous revoir dans lamaison… »

Ils échangèrent tous deux un regard que jen’oublierai jamais !

« Vous ne croyez pas, madame, que Durinsoit le fameux Mister Flow ? »

Elle se mit à rire, mais à rire !… ettoute la salle rit encore avec elle…

Alors Durin se prit à rire, lui aussi, àtravers ses larmes et d’une façon si bêtasse que la joie de toutela salle en redoubla :

« Reconnaissez-vous cebracelet-montre ?…

– Mister prim l’a acheté devant moi chez unbijoutier de Rouen…

– On l’a retrouvé dans l’appartement cambriolérue Rougemont.

– Alors, monsieur le président, Mr. Prim adémontré que Durin ne pouvait pas être MisterFlow ! »

Cette phrase, qu’elle prononça en regardantDurin avec un sourire où je fus le seul à démêler une certaine joiesournoise, fut pour moi un subit trait de lumière. Maintenant, jecomprenais tout. Et Durin, qui me jeta un rapide regard, vit bienque je n’avais plus rien à apprendre. Tout le sens de monaventure tenait dans les quelques mots que Lady Helena venaitde laisser tomber de sa lèvre amusée. Durin avait eu besoin d’unalibi, car il savait qu’il serait attaqué par Sir Philip. Cetalibi, je le lui avais fourni comme un niais et à quels risques etpérils ! J’avais été entre les mains de cet homme et de cettefemme le Mister Flow dont ils avaient eu besoin pour que Durin pûtsupporter sans broncher l’assaut terrible du Skarlett junior. Et,maintenant qu’ils n’avaient plus besoin de moi, Durin ne se gênaitplus pour me faire comprendre, d’un coup d’œil, que la comédieétait terminée…

Ah ! c’était du bel ouvrage ! Unefois de plus, Mister Flow s’était surpassé ! Il avait eubesoin d’un cambrioleur, il avait pris son avocat !C’était tellement fort que personne ne pouvait y penser !J’imaginai les heures de gaieté que j’allais leur fournir dèsqu’ils se retrouveraient seuls tous les deux. Déjà, devant moi, ilsaffichaient l’aventure savoureuse !

À cette idée, ma prostration s’était changéeen une rage muette, mais forcenée. Hélas ! je ne pouvaisqu’étouffer d’impuissance…

« Vous n’êtes pas souffrant,maître ? »

Ces paroles du président me rendirent àmoi-même en me faisant entrevoir l’abîme que je côtoyais dans uneivresse de vertige et je m’efforçai de prononcer quelques parolesqui me fissent rentrer dans mon rôle judiciaire. Je n’y réussissaispoint. On crut que la chaleur m’avait incommodé et le président,hâtivement, termina l’affaire :

« Le sursis est accordé,maître. »

Je me levai. J’avais retrouvé des forces pourfuir. Cependant, je ne fus pas peu étonné de la charitableinsistance avec laquelle Sir Archibald, qui se trouvait près demoi, m’accompagna dans la salle des Pas-Perdus. Il me proposa de mefaire reconduire à domicile dans son auto. Je le remerciai enbalbutiant des paroles inintelligibles. Mais il me donna sa carteen me priant de venir le voir, le soir même, si je le pouvais, auCambridge, où il était descendu.

« Et si vous voulez nous fairele plaisir d’accepter à dîner, je vous en serais particulièrementobligé. Je voudrais vous parler de Durin ! »

Persuadé que je serais parfaitementdésagréable à Lady Helena en acceptant, je lui promis mavisite.

Lors, Helena sortait de la salle d’audience encausant avec des amies qui l’avaient accompagnée et parmilesquelles je reconnus Mrs. Tennyson. Sir Archibald me présenta àces dames. Je m’inclinai devant Lady Helena avec une hautainedignité tout à fait ridicule. Elle n’eut point l’occasion de s’enamuser. Elle était toute à sa conversation et à ses coquetteriesdevant une galerie qui se pressait pour l’admirer. Jamais je n’aisenti, comme à cette minute, la toute petite chose que j’étais. Dufond de mon humilité outragée de stagiaire, je la haïssais à enmourir. Et l’homme que j’avais été tout de même pour elle enarrivait à douter qu’il eût tenu dans ses bras cette merveilleindifférente.

Quand je me présentai, à huit heures, auCambridge, on me conduisit à l’appartement de Sir Archibald. J’yfus reçu par Durin, qui était déjà rentré en fonction :« Sir Archibald vous prie de l’excuser quelques minutes. Jeprofite, mon cher maître, de cette occasion pour vousremercier…

– Ça va, Durin ! » Et je lui montraila porte…

« Ça ira encore mieux, me dit-il, quandje vous aurai remis vos honoraires… de la part de SirArchibald… »

Et il me tendit une enveloppe que je glissaidans ma poche. Je l’avais bien gagnée.

« Merci tout de même ! »fit-il.

Quand il eut disparu, j’ouvris l’enveloppe.Cinq mille.

Tout n’est qu’heur et malheur. Cette petitesomme me fit plaisir, car elle arrivait bien. Je n’eus que le tempsde la faire disparaître. J’avais devant moi l’homme aux yeuxpâles.

« Vous excuserez Lady Skarlett, me fitmon hôte. Elle est un peu souffrante. La petite séance de cetaprès-midi l’a beaucoup fatiguée. Si vous le voulez bien, nousirons dîner en ville. Voulez-vous que nous marchions unpeu ? »

Comme nous sortions de l’hôtel, j’eus le tempsd’apercevoir Lady Helena qui, en toilette de soirée, montait dansune auto où se trouvait déjà Mrs. Tennyson. Et j’entendis desrires… Ah ! la damnée femelle !…

Sir Archibald paraissait n’avoir rien vu. Jerestai deux heures avec lui. Je n’ignore plus ce que c’est quel’esprit puritain. Il ne m’entretint que de Durin, de la nécessitéde sauver une âme qui n’était point foncièrement pervertie et desresponsabilités du maître vis-à-vis de ses serviteurs. Comme jel’écoutais sans l’interrompre, ma conversation lui plut. Et ilm’invita à venir chasser le grouse dans ses propriétésd’Écosse.

Je répondis vaguement à sa politesse. Je prisle chemin de chez moi, fort agité, riche de souvenirs et de cinqmille francs, mais injuriant Lady Helena férocement, comme unroulier qui vide son cœur devant une catin.

Au coin de la rue et du boulevardSaint-Germain, une auto stationnait. Au bruit de mes pas, une formeféminine se pencha à la portière :« Rudy ! »

Je bondis. J’étais dans les bras d’Helena.« Ah ! chéri darling ! » La portièreavait été refermée sur notre étreinte forcenée.

Nous passâmes une partie de la nuit dans je nesais plus quel Terminus, au Palais d’Orsay, je crois. Avant de mequitter, elle me dit :

« Nous quittons Paris demain. SirArchibald t’a invité à venir chasser le grouse. Dans quelquessemaines, tu recevras une lettre. Viens, Rudy ! Viens !je t’en conjure ! ne m’abandonnepas ! »

Ce sont toutes les explications que nouseûmes. Le mois suivant, je m’embarquai à Boulogne par une merdémontée. Je fus très malade pendant la traversée. Je le fusdavantage après.

Chapitre 12

 

Rule Britannia ! Jusqu’à la frontièred’Écosse, voyage dans le vert, couleur de l’espérance. Bellejournée d’automne, ciel d’opale que percent les flèches descathédrales, ces chercheuses d’azur. Les maisons gothiques debriques roses, à pignons et à windows, habillés de lierre taillé aucordeau, annonçant plutôt le confort moderne que les mystères dumoyen âge. Je vais vers Helena !

L’aventure continue. Tant mieux ! Toutplutôt que cette honte dans laquelle m’avait roulé, comme dans unebrûlante tunique, cet homme au sourire infâme. À nous deux,Durin ! J’ai moins œuvré pour toi que tu n’as travaillé pourmoi ! Et le fruit de ton long effort, depuis des années, jevais te le ravir avec le sourire de Lady Skarlett !

Elle m’appelle : « Ne m’abandonnepas ! » Me voilà, mon amour !

Et maintenant, assez de lyrisme. Du calme etde la prudence ! Helena m’y invite expressément dans sadernière lettre. N’a-t-elle pas été toute prudence, elle, depuisque Sir Archibald est venu la retrouver, cet été, àDeauville ?

Elle ne voulait pas me reconnaître ! Ellene m’écrivait pas ! Elle ne reculait pas devant la torturequ’elle m’infligeait : douleur passagère, qui nous sauvaittous les deux, car le temps était revenu alors de l’avocat, dupetit avocat dont elle allait avoir besoin ! Entre deux hommescomme Sir Archibald et Durin, de quelles précautions ne devait-ellepas s’entourer ?

Pauvre Helena ! Quelle vie ! quelleatroce comédie de tous les instants ! Ah ! comme jecomprenais qu’elle fût décidée cette fois à tout risquer pour yéchapper ! Je l’y aiderai, dussé-je y laisser ma peau !J’ai le goût du risque, maintenant ! Je ne suis plus un enfantque l’on berne ! Durin l’apprendra à ses dépens ! Dieuque cet affreux Durin m’a fait souffrir !…

Cette nuit noire, c’est l’Écosse. Je descendsà Stirling, à l’hôtel des Deux-Couronnes. Je ne puis dormir. LesSkarlett doivent venir me prendre ici demain matin en auto. À septheures, je suis déjà prêt. Trois heures à perdre. Un guide !Il se présente. Je le suis et il me raconte des histoires que jen’écoute pas, me montre des choses que je ne vois pas.

Quelques phrases me parviennent,cependant : rois d’Écosse… position inexpugnable… château duXIIIe… Un moment, il secoue mon indifférence, enrépétant : Heading hill !… heading hill !et son doigt désigne un rocher la colline de ladécapitation.Là, Jacques 1er, en 1421, fit couperla tête à son oncle, le duc d’Albany ; à son beau-père, lecomte de Lennox ; à ses deux fils, Walter et Alexandre Stuart,etc., qu’est-ce que vous voulez que ça me f… !

Bon, voilà un temple grec dans le petit jardindes Douglas. Drôle d’histoire. C’est dans ce petit enclos charmantque Jacques II planta dans le cœur de Douglas sa dague royale. CeDouglas faisait partie de la ligue des mécontents :« Pardieu, milord, lui dit le roi, si vous ne voulez pasrompre la ligue des mécontents, voilà qui la rompra ! »Et aïe donc !… un bon coup de couteau !… Morale :« Il ne faut jamais être mécontent ! »

Quelle heure est-il ? En vérité, il n’y aqu’une heure que ce bonhomme me rase ? Au centre d’unepelouse, des armoiries à demi effacées sur une pierre, je m’assiedsdessus. Le guide se précipite, haletant :

« Ne touchez pas à Douglas, il vousarriverait malheur ! »

Trop tard, mon bonhomme, et j’allumetranquillement ma pipe, bien calé sur les armes de « Douglasau cœur saignant ».

Breakfast ! J’ai faim ! vite àl’hôtel !… Mon guide court derrière moi. Il a encore quelquesassassinats à placer…

Helena est arrivée sans son mari. Elle étaitaccompagnée de l’éternelle Mrs. Tennyson. Je ne connaissais pas àLady Skarlett cette beauté funèbre. Dans les longs voiles dont satête est enveloppée, elle a quelque chose de la pleureuse antique.Toutes les ardeurs de ce bronze brûlant sont éteintes. Plus encoreque ses voiles, sa pâleur me la cache. Et quelle gravité dans sonaccueil ! Mais sa main serre longuement la mienne et je senstoute sa tendresse reconnaissante :

« Merci, Rudy, d’être venu !Rentrons tout de suite, voulez-vous ? Sir Archibald est trèssouffrant. »

Je m’assieds en face des deux femmes, tout àfait perplexe. Que se passe-t-il ? Helena déteste Archibald.Cependant, elle ne joue pas la comédie. Elle sait bien qu’elle m’atrop fait de confidences ! Alors, pourquoi cette figure fatalequand je sais que sa joie est parfaite de me revoir ?

« Sir Archibald se portait encore trèsbien, il y a trois jours, et puis il est tombé subitement en proieà d’atroces douleurs. On a diagnostiqué une crise hépatique.Maintenant, il va mieux, mais il est si faible, si faible !…Alors nous avons « décommandé » tous nos amis, exceptévous ! »

Pourquoi excepté moi ? Elle ne me le ditpas.

« Vous êtes là, Rudy ! Et cela medonnera du courage…

– On redoute donc une issue fatale ?

– Il faut tout prévoir, Rudy ! »Elle se tait ! Mais leur silence, à toutes deux, me semblecacher des choses… des choses. Je regarde Mrs. Tennyson, cette« Mina » devant laquelle Helena m’appelle si tendrement« Rudy ». Mais Mina ne compte pas ! C’est une petitestatuette d’Orient, aux yeux de verre. Des yeux dont le regardimmobile est le plus souvent tourné vers Helena, comme si elle enattendait un ordre, un signe : Je suis persuadé qu’Helena doitavoir vis-à-vis d’elle bien des caprices quand elle s’ennuie, etMina doit être là pour les supporter. Elle l’a recueillie à la mortde Mr. Tennyson. En dehors de cela, mystère !… Mina estpeut-être très heureuse, même quand Helena la fait souffrir. Maisce ne sont pas ses yeux qui le diront jamais. « La vie ne vapas être gaie pour vous à Black Rooks, cher Rudy. C’est bienégoïste de notre part de vous accaparer dans un pareil moment…

– Je suis votre ami, Helena. Tout ce que vousme demanderez, je le ferai. »

Elle mit sa main sur la mienne et l’y laissalongtemps et ceci est infiniment doux et me paie à l’avance dudrame dont je vois les portes s’entrouvrir devant moi…

Je suis décidé à les franchir sans un regarden arrière. Elle est si belle, cette fille de Satan ! Et samain qui presse la mienne me dit qu’elle m’aime… !

Étrange, étrange amour ! Ce que j’airencontré chez cette femme, c’est quelque chose qui est peut-êtrele contraire de l’amour, tel que nous l’entendons chez nous, et cen’en est peut-être pas moins de l’amour tout de même. Vaineformule, qui n’explique rien. Mais Helena est-elleexplicable ? Obéit-elle uniquement à des instincts qui laroulent dans un chaos où elle s’accroche à moi, par hasard ?Ou suit-elle une idée fixe quand elle m’entraîne dans ses cheminsde luxure ? Oublie-t-elle avec moi ? ouespère-t-elle ? ou, plus simplement, ne suis-je là que pourlui donner la joie de ma destruction ? Peut-être pourrais-turépondre à cette question, toi, la petite poupée aux yeux deverre ? Non ! garde ton silence ! Dès nos premièresnuits, à Deauville, quand nos baisers étaient un massacre, j’avaisdéjà l’intuition que cette atroce perplexité était un des éléments,assurément le plus puissant, de mon affreux plaisir. C’est parceque je ne sais rien que je reste son captif. Et je ne suis pas venupour me délier.

En cours de route, quelques paroles banales.Nous pénétrons dans le pays de Rob-Roy. Quelques souvenirs de ciné.Et puis, les lacs. Mes pensées n’étaient pas au paysage.

Des tours, des arches branlantes retenues pard’antiques rameaux, des architectures mélancoliquement penchéesau-dessus d’un précipice : de sinistres demeures féodales dontles échauguettes et les mâchicoulis surgissent au-dessus des forêtsde chênes et de bouleaux. J’ai déjà vu tout cela sur des cartespostales. Peinture anecdotique, chromos pour journaux illustrés.Tournons la page…

Soudain, au milieu de ce chaos de montagnes etde torrents, au sein de ces tristes bruyères, au bord des eauxvertes et du sommeil monotone des lacs où se mire quelque ruinesolitaire, je me sentis envahi d’une angoisse dont je n’étais pasmaître de secouer l’étreinte. C’est que je sentais peser à nouveausur ma main la main d’Helena, c’est que nos deux têtes étaientpenchées derrière la même glace, c’est que nos deux frontsrapprochés me faisaient l’esclave de sa pensée. Je me surpris àéprouver le même frisson devant certaines ruines ressuscitées ausein d’une nature dont la sauvagerie romantique m’eût laissécomplètement froid si je n’avais senti contre le mien ce beauvisage funèbre ! Il semblait, lui aussi, appartenir à cesépoques révolues. Les reines amoureuses et martyres, les noblesladies retenues prisonnières dans ces caveaux de pierre où chaquelégende a laissé sa trace ne devaient pas avoir une figure plustranquillement fatale, plus asservie à un inévitable destin que lafigure de Lady Skarlett.

Elle ressemblait à une de ces statues demarbre qui, au bord des tombeaux, dans les cimetières ou au fonddes cryptes, ont immobilisé la Peur. Il était inutile qu’elleparlât ! Elle était là et voilà qu’à mes yeux lesglens se repeuplaient ; je regardais avec elle,descendant des ruines dont la poussière du temps s’était envolée,les lairds cuirassés d’acier, les bards, lesclans dansleur tumulte guerrier. Par tous les sentiers, ils glissaient versla plaine qu’ils allaient rougir de leur sang. Tous les crimes dela guerre des Deux-Roses, les massacres de la Réforme, lesvengeances séculaires qui perpétuaient dans toutes les familles desmartyrs et des bourreaux, je les évoquais d’une façon d’autant plusprécise que je n’ignorais pas que les haines, encore aujourd’hui,n’étaient pas éteintes et que, s’il y avait des palaces àÉdimbourg, et des chantiers à Glasgow, il ne fallait pas pénétrerbien loin dans les Highlands, au bord des lochset dans lesglens pour retrouver sous les toits des hameaux etderrière les douves des châteaux forts, avec les mœurs de jadis,des inimitiés farouches qui ne reculaient devant rien pour sesatisfaire…

Nous devions ne plus être loin des Black Rooksquand Helena, me dit, sans préambule :

« Vous savez que les Skarlett sontapparentés aux Montrose et que Sir Archibald descend aussi, par lesfemmes, de Mac-Gregor, célèbre dans l’histoire d’Écosse sous le nomde Rob-Roy. C’est sans doute à cause de cette couronne de légendequ’il dédaigne tous les titres et ne porte que le plus humble,cependant qu’il se fait donner de « la seigneurie » parceux qu’il appelle encore ses vassaux et par ses laquais. Vous nesourirez pas de ces choses, Rudy ! Il ne faut pas lecontrarier… »

Mais comment donc ! Cela m’était siparfaitement égal, l’ascendance des Skarlett !

Toutefois, comme Helena me regardait avecinsistance, je voulus bien me rappeler, en faisant appel à messouvenirs d’écolier renouvelés par mes lectures de l’OldMortality de Walter Scott, que le fameux outlaw Rob-Roys’appelait de son vrai nom Mac-Gregor et qu’il n’était devenubandit qu’à la suite de ses démêlés avec le duc de Montrose…

« Voilà qui est pour le mieux,fis-je ; la paix est faite entre les deux races, puisque SirArchibald Skarlett, par sa mère, unit le sang des deux famillesennemies. »

Sans me répondre directement, lady Helena medit encore :

« Rob-Roy laissa cinq fils. Les Gregor,comme on continuait ainsi à appeler les descendants de Rob-Roy, necessaient point, depuis plus de deux cents ans, de faire une guerresourde aux descendants des Montrose, quand Elisabeth qui était uneGregor se prit d’amour pour le père de Sir Archibald et se mariaavec lui malgré la volonté paternelle. Le père de Sir Archibald,Sir Édouard Skarlett, ne faisait pas une méchante affaire, car ilétait à peu près ruiné. Le père d’Elisabeth passait pour fortriche, ayant mis de gros capitaux dans les premiers chantiers de laClyde ; il possédait également d’immenses terrains dans lesHighlands, plus le château des Black Rooks, dont Rob-Roy s’étaitjadis emparé. Mais il décida qu’il ne donnerait aucune dot à safille et qu’il défendait à son héritier, le petit David (il n’avaitque ces deux enfants), de jamais venir en aide à sa sœur.

« Or, ce Gregor, beau-père d’ÉdouardSkarlett, mourut à quelque temps de là de mort subite, et l’onparla de poison. Le petit David hérita, mais, à quinze ans, ilpérit lui-même une nuit d’hiver où il s’était égaré pendant unechasse. On découvrait, le lendemain, son cadavre à moitié dévorépar les loups. Du coup, le père de Sir Archibald héritait.

« Aujourd’hui, Sir Archibald, fils aînéd’Édouard, a réuni dans sa main toute la fortune des Gregor ethabite les Black Rooks, devenus sa propriété.

« Les Gregor étaient très aimés dans lepays. Les Skarlett y sont détestés. Sir Archibald a réuni sur satête toutes les haines accumulées par son père. C’est ce qui lui afait rechercher son haut emploi aux Indes. Il en est revenu,espérant que son absence avait tout apaisé. Au fond, depuis quenous sommes arrivés, nous n’avons pas à nous plaindre.

Mais le pays nous regarde passer avec uneindifférence sous laquelle on sent une hostilité toujours prête. Jevous dis tout cela, Rudy, pour que vous soyez au courant des choseset que vous ne fassiez pas de gaffes. »

Elle m’avait dit tout cela dans le plus purfrançais. À cela, je devais comprendre que le propos étaitd’importance. Ah ! elle ne m’avait pas appelé pour s’amuser.J’aimais mieux cela, mais quelle femme !…

« Je vous remercie, Helena. Je comprendsmieux maintenant la tristesse qu’il y a pour vous à vivre dans unepareille atmosphère…

– Vous avez saisi, Rudy. » Depuis quelquetemps, la route montait en lacet sur la haute terre, le tempss’assombrissait ; un brouillard s’élevait sur notre gauche,masquant l’emplacement où dormait lugubrement le loch Catherine.Des nuées basses, chassées par le vent d’ouest, s’effilochaientau-dessus de nos têtes, traversées par le vol lourd des corbeauxaux cris lamentables, et quand la voiture pénétra sous une hautefutaie d’où nous ne devions plus sortir que pour nous trouver aupied des Black Rooks, nous fûmes plongés dans une demi-obscuritéplus triste que la nuit. À un carrefour, le chauffeur cala sonmoteur, et nous crûmes à quelque panne, mais il restait sur sonsiège, l’oreille tendue. Puis il se tourna vers nous et nousmontra, à travers la glace, une tête pâle et des yeux égarés.Helena baissa rapidement la vitre. « Qu’y a-t-il,Olivier ?…

– Milady n’a pas entendu ?…balbutia-t-il… on a crié…

– Eh bien, Olivier ! laissez crier…

– Oh ! Milady, on a crié à la mort !Assurément, c’était la bandshie…

– Vous êtes fou, Olivier !… En route, jevous prie ! » Elle remonta la glace, et Olivier repartiten vitesse, comme ayant hâte de sortir de cette forêt « quicriait à la mort »… Quoi qu’elle en dît, Helena n’avait pointreçu la singulière confidence du chauffeur, sans émoi. Je lesentais bien, moi qui avait repris sa main. « Qu’est-ce, labandshie ?demandai-je.

– C’est personne ! fit-elle. C’est uneimagination du pays. Chaque demeure de famille noble a sabandshie. C’est un esprit femelle dont les gémissementspassent pour être un avertissement certain de la mort d’un chef.Notre bandshie à nous s’appelle Jenny. Jenny theweaver. Jenny la fileuse. Elle est apparue, pour la dernièrefois aux Black Rooks, lors de la mort d’Édouard Skarlett. Vouscomprenez, Rudy, combien tout cela est absurde, mais de vivre nuitet jour au milieu de ces fables, cela impressionne, envérité ! Ces gens me rendent malade. Ils ne vivent qu’avec lesmorts. »

Pour chasser la bandshie, je netrouvais rien de mieux que de déposer un baiser bien vivant sur lachair glacée de Lady Helena, au-dessus du gant. Elle me ditencore : « Oh ! heureusement !heureusement ! Rudy, que vous êtes venu !… Vous êtes maseule consolation, ici-bas, je vous assure ! »

Et puis, elle me retira sa main, car nousarrivions aux Black Rooks. C’était moins un château qu’uneforteresse à laquelle nulle architecture moderne, du moins dans soncadre extérieur, n’avait ôté de sa rudesse et de sa farouchehostilité.

Sombre demeure pavée de froides dalles,enfumée plutôt que chauffée par des cheminées colossales. Étroitesfenêtres datant d’une époque où l’on enlevait les châssis enl’absence du seigneur, tant les carreaux de verre étaient alors unluxe rare et coûteux. Alors, le vent et les fantômes étaient lesseuls maîtres de ces « salles maudites ». Les fosséstaillés dans le granit étaient pleins d’une eau maussade. Au-dessusdes murs, dominant tout le pays d’alentour, une énorme tour formantdonjon dressait encore sa lourde silhouette menaçante…

Je ne pus retenir un soupir :« Oh ! Helena !… » et je lui serrai la maindans un geste de poignante commisération…

« Vous comprenez, n’est-cepas ?…

– Oh ! oui, Helena !… pauvre,Helena ! » Le son d’un cor s’était fait entendre, et laporte de la cour d’honneur s’était ouverte. Un homme se précipita.Son aspect était désordonné. Et il m’apparut tel que je n’eusse pumieux l’imaginer si j’avais voulu me représenter l’habitant d’unpays sauvage et troublé par les tempêtes, avec les pommettes de sesjoues fouettées perpétuellement par les vents, avec ses cheveuxépars, avec sa voix forte aux notes dissonantes :

« My god ! gémit Helena,il est mort ! »

Et elle se renversa presque dans mes bras.Cependant, les paroles que proférait le rustre la rendirent bientôtà elle-même : « Milady ! Milady ! Le seigneurest sauvé !… Le seigneur est sauvé !…

– Le Ciel soit béni ! murmura Helena.Oh ! mon ami, soupira-t-elle en se tournant vers moi, quandj’ai vu arriver Patrick, j’ai bien cru que tout étaitfini ! »

Je ne lui répondis point, car jamaisl’inexplicable Helena ne m’avait paru aussi impénétrable. Je merefusai d’emblée à croire à la sincérité de son désespoir. En quoij’avais tort : je devais en avoir la preuve le jour même.

Nous ne fîmes que traverser la salle desgardes transformée en un immense et froid vestibule. Tout cerez-de-chaussée n’avait guère été plus transformé à l’intérieurqu’à l’extérieur.

Ce n’est qu’au premier étage que le luxeapparut, mais un luxe d’un autre siècle, avec des tentures auxcouleurs effacées et des meubles sculptés peu confortables. Lestables, les crédences supportaient des urnes d’argent, des coupesénormes, des joyaux éteints dans des coffrets fanés. Des armes, deslances brisées, d’énormes claymores garnissaient les murs sous lesarmoiries répétées des Gregor. Des armures se tenaient debout aucoin des portes. Tout cela avait son histoire. Elle nem’intéressait pas. J’ai trop vu de musées et de bric-à-brac. Jevous jure que je ne pénétrai pas dans ce grand salon d’honneur avecune âme d’antiquaire. Je n’étais pas disposé à m’en laisser conterpar toutes ces vieilleries. Je rassemblais même mon énergie pouréchapper à l’emprise d’une atmosphère dont j’avais un instant sentile poids en me penchant un peu trop ; au cours de la route,sur la mystérieuse angoisse de Lady Helena.

Son attitude inattendue à l’aspect d’unPatrick désordonné m’avait à nouveau séparé d’elle. Si j’avaisassisté à une crise géniale d’hypocrisie, c’était à douter deconnaître jamais son vrai visage et si sa douleur était sincère,pourquoi ne m’avait-on pas laissé chez moi ? J’essayaifroidement de peser le pour et le contre. Je faisais mon dossier.Maître Antonin Rose se demandait finalement s’il avait eu raison derépondre avec tant d’empressement à l’appel de son client.

Tel était mon nouvel état d’esprit quand onm’eut laissé seul dans une chambre du second étage, aux murs nus, àdemi lambrissés, où le jour ne pénétrait que par une étroitefenêtre garnie de petits carreaux enchâssés dans un quadrillage deplomb. Sur les murs, dans des cadres de bois verni, des gravures dechasse coloriées et modernes. Une croix de bois au-dessus de macouchette. Je ne m’attendais point à cette cellule, et j’étaisd’assez méchante humeur quand Durin, poussant ma porte, m’apportama valise.

Il paraissait lui-même assez mal enpoint ; cependant, il me demanda fort respectueusement desnouvelles de ma santé et m’exprima le plaisir qu’il avait à merevoir.

« Lady Skarlett s’excuse auprès deMonsieur, me dit-il. Monsieur déjeunera seul. Madame est avec lesmédecins, dans la chambre de Sir Archibald.

– J’ai appris qu’il allait mieux !…fis-je.

– Lui ! s’écria-t-il avec un ricanementsinistre que je n’oublierai de ma vie, il nous enterratous !… »

Là-dessus, il me quitta en claquant la ported’une façon assez indécente, mais il ne paraissait plus maître deses mouvements.

Je ne touchai guère au lunch qui me fut servidans une salle à manger haute et froide. Les énormes bûches quifaisaient leur braise dans une cheminée tenant la moitié du mur neparvenaient pas à me réchauffer. Le vent gémissait par intervallesavec une violence subitement déchaînée, comme une meute qui serapproche, accourt, aboyante et rageuse, puis s’éloigne pourrevenir encore. La fumée des braises, souvent rabattue,tourbillonnait, envahissait la salle. J’étais obligé de m’écarter.Les ancêtres devaient saurir dans cette boucane.

Mais ça ne les gênait pas, paraît-il. Lemaître d’hôtel que l’on avait fait monter d’Édimbourg pour lasaison des chasses me narrait que lorsque les lairds auxquels sejoignaient quelquefois ceux des petites îles du Nord, étaientréunis tout venait sur la table par paires : les énormesmorceaux de porc rôtis, les gigots et les poissons qui étaienttoujours d’une taille prodigieuse. En manière de hors-d’œuvre, onservait à chacun une douzaine de bêtes à plumes. On ne buvait quedu porto et de l’eau-de-vie, fournis par les contrebandiers oupirates. Et c’étaient des paris extravagants pour vider les pots.Tel engageait sa femme, son château, et l’on fumait les pieds surla table, en chantant en chœur des ballades. Pas de dames. Ilsroulaient à tour de rôle par terre. Le dernier debout étaitproclamé roi de la fête. Maintenant, tout a bien dégénéré, lesgentlemen farmers de la côte ont voyagé et en remontreraient à lagentry d’Édimbourg. Toutefois, on retrouve ces mœurs danscertains coins perdus des Highlands et quelques westernsquires d’aujourd’hui se montrent les dignes descendants deschefs de clan d’autrefois.

« Ce n’est pas chez Sir Archibald,fis-je, que l’on trouverait pareille compagnie…

– Sir Archibald est un grand seigneurd’aujourd’hui. Mais il y a certains soirs de chasse, ajouta-t-ilavec son plus fin sourire, où, quand les dames sont parties, LeursHonneurs mettent encore leurs pieds sur la table… »

J’en étais réduit à cette conversation. Onm’avait abandonné à ce domestique. Je ne m’en plaignais pas dureste, car c’est sans entrain que j’aurais accueilli comme compagnede captivité cette étrange et toujours muette Mrs Tennyson, que jen’ai jamais pu regarder sans malaise.

Je remontai dans ma cellule. C’est làqu’Helena vint me trouver. Elle était enveloppée d’un manteau demontagne et tout encapuchonnée d’une toque qui lui cachait lesoreilles :

« Venez, Rudy, j’ai dit à Sir Archibaldque j’allais vous faire faire un tour avant le thé. Il voussouhaite la bienvenue. Il se fera un plaisir de vous voir ce soir.Il va beaucoup mieux. Il va beaucoup mieux qu’avant !Ce n’était qu’une crise hépatique, mais il devra suivre un régimesévère… »

Elle me disait tout cela en m’entraînant. Elleme faisait passer par de petits couloirs, des escaliers quitournaient sur eux-mêmes. « Excusez-moi, nous irons plus vitepar ici… » Elle me fit traverser la cour d’honneur presque encourant et ne s’arrêta pour me laisser souffler que lorsque nousfûmes sortis de cette sombre demeure…

Elle-même respira longuement, et puis nousreprîmes notre course dans le vent, fouettés par une petite pluieglacée.

« Je m’imagine, Rudy, que nous fuyons cechâteau pour toujours, et que je ne le reverrai plus jamais !…jamais !… Never more !…Ah ! darling !… if you only knew !…si vous saviez ! »

Elle eut une plainte si désespérée que jevoulus emprisonner sa douleur dans mes bras, mais elle s’échappa etse reprit à courir, fuyant les Black Rooks et m’appelant :« Viens ! viens ! »

Et j’allais, j’allais à travers le vent, àtravers la pluie, comme si elle m’avait pris au lasso, comme sij’obéissais au fil invisible avec lequel elle m’avait noué à sespas. Et elle grimpait à travers les roches, toujours plus haut,toujours plus haut, avec une sûreté de chevrier.

Ainsi arrivâmes-nous à une étroite plate-formed’où nous dominions tout le pays. Alors, là, elle m’étreignit et medit, ses yeux sur les miens, ses pauvres grands yeux hagards surles miens : « Jure !… jure que nous fuironsensemble !… quoi qu’il arrive ! Quoi qu’ilarrive !… Oh swear it ! You must swearit !… »Je jurai. Alors, desserrant sonétreinte, elle me dit : « Tu as bien fait de jurer,Rudy ! sans quoi nous appartenions tous les deux au« gilymore » !

– Au gilymore ?…

– Oui, au gilymore, le plus grandpage, porteur de l’épée, l’écuyer de Jacques, le petit-fils deRob-Roy. Le gilymore faisait la cour à sa femme. Il les ajetés tous les deux au «saut des Black Rooks ! ». Voilàpourquoi je te dis que le gilymore nous attendait, là,en bas !… »

Et elle me désigna le bord. escarpé sur lequelnous nous trouvions. Je Jetai un coup d’œil au-dessous de moi… etaussitôt je reculai devant l’abîme, m’accrochant à elle.

Étourdi, j’essayai néanmoins de plaisanter.« Ne faites pas l’enfant, Rudy ! Nous allons fuirensemble, et le plus tôt possible, car je crois bien qu’il se doutede quelque chose. » Alors nous descendions et nous traversionsune futaie épaisse, qui nous garantissait de la pluie, mais quinous plongeait dans une demi-obscurité, où elle ne me vit paspâlir. Je fus quelque temps avant de pouvoir parler, comme si« le saut du gilymore » se fût à nouveau trouvé sous mespieds… « Qu’est-ce qui ? qu’est-ce qui vous fait croirecela Helena ?

– Darling, quand vous m’avez écrit àDeauville, Sir Archibald y était de retour. Vous savez, cettepetite lettre où vous me disiez : « Viens », et quevous aviez signée Rudy, me donnant votre adresse « MaîtreAntonin Rose, la Délivrande… »

– Oui, eh bien ?…

– Darling, je crois, en vérité, quecette lettre avait déjà été ouverte quand je la trouvai dans moncourrier…

– N… de D…

– Yes ! Damn ! Et puis,nous n’avons, n’est-il point vrai, Rudy ?… nous n’avons pastoujours été très prudents avec Fathi… « Nous l’avons pris unpeu trop facile » !

– Il est ici, Fathi ?

– Non ! Fathi est mort. Je crois, envérité, qu’il lui est arrivé un accident. Durin l’a peut-êtreempoisonné, mais ça n’a pas d’importance. Un domestique ! Cequi est important, darling, c’est l’amitié soudaine etextraordinaire, en vérité, que Sir Archibald vous a manifestée,cette invitation inattendue de venir à ses chasses aux BlackRooks ! Cela ne s’indiquait pas nécessairement. Ce n’est pasvotre avis, Rudy darling ?

– Ah ! vous me faites entrevoir deschoses…

– Il est tout à fait possible qu’il ait vouluvous attirer chez lui, n’est-ce pas ? Mais nous allonsfuir !… »

Nous étions arrivés au château. Je pense bienque nous allions fuir ! et même j’aurais bien fui tout desuite, et sans elle, malgré mon serment. Comment avais-je été assezbête pour écrire cette lettre ? La nuit était tout à faittombée. Des valets nous entouraient, guidant nos pas et nousdébarrassant, dans la salle des gardes, de nos manteauxtrempés.

« Darling, je vous attends authé !… »

En même temps, Durin apparaissait et meconduisait dans ma chambre. Il ne semblait plus nerveux du tout,mais une singulière détermination avait comme momifié sa durephysionomie. Ah ! ce n’était plus le niais, Durin, et nousétions loin des pleurnicheries de l’audience. Du reste, pendant moncourt séjour au château, il ne fit jamais allusion au procès et metraita en valet de grand style.

Le thé se passa sans incident. Mrs. Tennyson yassistait. Je fus étonné d’entendre sa voix. Ce fut pour dire àHelena qu’en notre absence il y avait eu un gros émoi à l’office.Patrick était remonté tout pâle des sous-sols où il logeait, enprétendant qu’il avait entendu distinctement la plainte de labandshie. D’autres domestiques firent chorus, affirmantl’avoir entendue, eux aussi, sous la fenêtre de la Dame verte.The Green Lady… Ils faisaient un tel tapage que, finalement,Mrs. Tennyson avait dû se fâcher et disperser cette valetaille.J’étais tellement préoccupé de ce qu’Helena m’avait dit que je neprêtai nulle attention à ces histoires de fantômes et de revenants,qui hantent toutes les cervelles dans les Highlands et sontl’éternel sujet des conversations du bas peuple. J’entendisseulement Helena qui prononçait d’une voix blanche : « Ilfaut leur pardonner, Mina. La dernière fois que labandshie a été entendue sous la fenêtre de la Dameverte, c’était la veille de la mort de Sir Edward, le père deSir Archibald. La maladie du baronnet achève de leur faire perdrela tête, et ce n’est pas Patrick, avec la vie qu’on lui fait menerici, qui a le cerveau le plus solide. »

Je ne demandai même point ce que c’était que« la fenêtre de la Dame verte ».

Au surplus, Durin venait me chercher pour meconduire auprès de Sir Archibald. Je ne pus m’empêcher detressaillir, et je fus accompagné jusqu’à la porte par le regardplein d’angoisse d’Helena.

Le baronnet avait son appartement sur le carréouest du château. Un vestibule le séparait de la chambre de LadyHelena, qui occupait toute la surface circulaire de la grosse tour.Dans la minute que je mis à me rendre en ces lieux, je m’efforçaide rassembler tout mon sang-froid : « Il faut êtrenaturel ! naturel ! Car, au fond, il ne se doutepeut-être de rien. Présentons-nous à lui comme si Lady Helena nem’avait rien dit, comme je serais venu à lui ce matin même, en ami,en invité ordinaire !… Et je me répétai : comme si Helenane m’avait rien dit ! en invité absolumentordinaire ! »

Cependant, je ne parvenais pas à maîtriser lesmouvements de mon cœur.

Durin ne semblait au courant de rien. Il happadeux coups légers à la porte, et un enfant d’une douzaine d’annéesà la tête intelligente et éveillée, mais au regard triste, nousouvrit. Durin disparut aussitôt. L’enfant poussa le verrou derrièremoi et me fit signe de le suivre. Je n’étais pas rassuré du tout,du tout ! Nous traversâmes une première pièce, puis l’enfantouvrit la porte de la chambre. Aussitôt, j’aperçus, sur son lit,Sir Archibald, qui tendait les mains vers moi. Ses grands yeuxétaient encore plus pâles, plus effacés, bien qu’il les ouvrît toutgrands sur moi, immenses et pâles. Il me regardait comme derrièreune vitre froide et claire, claire. Sa mine était celle d’un hommequi avait beaucoup souffert, mais son aspect général, celui d’unhomme parfaitement vivant et qui ne tient point à mourir desitôt.

Il m’embrassa presque en me remerciant d’êtrevenu, et en regrettant que les circonstances ne lui eussent paspermis de me faire un meilleur accueil. Puis il se tourna versl’enfant et lui fit signe de disparaître. Celui-ci aussitôt ouvritune porte au fond de la pièce et nous laissa seuls.

« C’est, dit-il, mon petit page (mylittle page). Il répéta plusieurs fois : « Mylittle page ! » le seul être qui m’aime au monde, leseul en qui j’ai confiance ! Un enfant ! un enfant !Voilà mon seul soutien ici-bas. C’est le fils de mon vieuxserviteur Patrick… Je l’ai toujours gâté… Oui, assurément, je n’aiplus confiance qu’en lui, car il m’aime. »

Soudain, il se souleva et m’attirant contre safigure, il me dit d’une voix sourde :

« Je crois bien qu’on a voulum’empoisonner !… »

Je reculai, frappé d’horreur, mais ilm’attirait plus près de lui encore, et son regard blancm’épouvantait :

« M’empoisonner ! M’empoisonner… quedites-vous de cela ?… »

Je claquai des dents. Il reprenait :

« Ah ! ce Durin ! ceDurin ! Oh ! je ne mourrai pas ! Avant de mourir, jeveux savoir ! N’est-ce pas, c’est bien mon droit ?Répondez !… Mais répondez-moi donc ! »

Je balbutiai :

« Ce que vous me dites est tellementépouvantable !… »

Il eut un ricanement singulièrement diabolique(du moins je l’entendis tel, ce qui me fit fléchir sur mes jambes,mes pauvres jambes) :

« Vraiment ! vous trouvez vraimentcela épouvantable ! »

Pour apprécier tout à fait ma situation etcomprendre mon état d’âme, il ne faut pas oublier que Sir Archibaldme retenait toujours par les mains. Certainement, je l’eusse voulu,que je n’aurais pas pu me dégager. J’étais totalement incapable dumoindre effort physique.

« Sir Archibald ! suppliai-je.Sortez de ce cauchemar ! Vous avez été malade, trèsmalade !

– Ce n’est pas ce que je vous demande !Vous connaissez bien Durin, vous ! Vous avez plaidépour lui !…

– Sir Archibald, je l’ai vu deux fois. C’estun malheureux dont vous avez eu pitié. Il vous est dévoué depuislongtemps. Comment avez-vous pu avoir une penséepareille ? »

Je m’arrêtai, glacé, parce que j’avais lasensation subite que je le défendais trop, dans ma peur, dans malâcheté. Car, au fond, je savais que Durin était tout à faitcapable de ce crime. Mais j’en écartais la pensée de celui quej’aurais dû mettre en garde pour ne pas être mêlépersonnellement à une abomination pareille ! Et puis,voilà qu’enme défendant j’allais peut-être me perdre pourl’avoir trop défendu. Lui !… Non ! Non ! je n’auraispas dû prendre aussi chaudement sa défense ! C’était unefaute, cela !… une faute incalculable !… et peut-êtreun crime !…

Ce qui finit de m’épouvanter, c’est que SirArchibald, tout en écoutant mes protestations véhémentes, s’étaitmis à siffler. Oui ! il sifflait… froidement. Et moi, jen’avais pas besoin de cela pour sentir tout tourner autour de moi.Brusquement, Sir Archibald s’arrêta de siffler, et je fus encoreplus épouvanté. Il me disait :

« Qui vous fait penser que j’aie eu pitiéde lui ? » En vérité, je ne savais que répondre. Je vousle demande.

Que vouliez-vous que je répondisse à une tellequestion posée sur un ton pareil, le ton d’une réflexion profondeet infiniment sournoise. Alors, il continua comme si je lui eusserépondu :

« Vous me dites : l’audience ?…Eh bien, l’audience ! J’ai fait ce que je devais fairepour ramener Durin chez moi ! Vous avez cru que jevoulais sauver son âme ? Me prenez-vous pour unimbécile ? Que son âme aille au diable ! Mais passans ma permission ! Voilà pourquoi il estici ! »

Et moi, pensais-je, pourquoi suis-jeici ? Pourquoi m’a-t-il, moi aussi, « ramené »ici ? Ah ! Helena avait raison ! Helena avaitraison !

Le malade continuait, implacable :

« Durin s’en doute, allez. Il s’en doute,puisqu’il a voulu m’empoisonner ! Je vous dis celaentre nous ! tout à fait entre nous ! Vous êtes un hommed’honneur, un avocat à la cour, un homme de loi. On peut avoirconfiance en un homme de loi. Vous, je vous ai fait venir pour vousconsulter, pour avoir votre avis sur tout ceci. Et pour complétervotre instruction. Écoutez bien, cher monsieur et ami : vousavez cru défendre un brave honnête homme de voleur, mais quediriez-vous si vous aviez défendu un assassin ? Un hommequi avait décidé de le devenir ! Enfin quelque chosecomme Mister Flow ? Ah ! ceci est entre nous ! toutà fait entre nous, je le répète ! Surtout que Sir Philip n’ensache rien ! Mon frère n’avait point le droit de se mêler decette affaire. Son intervention publique est ma honte. Il s’estdressé contre le chef de famille ! Mon frère Philip avoulu détruire la famille ! Vous m’avez compris ? Jene sais pas si vous m’avez compris ! »

Ah ! si j’avais compris ! maisavais-je tout compris ?… Et lui, avait-il tout compris ?(Mais que dire ? que dire ? puisque je ne pouvais nidéfendre ni attaquer Durin !)

J’eus encore le tort de vouloir m’en tireravec des paroles banales. Il n’y a pas de paroles banales à desheures pareilles. Non, il n’y en a pas : « Je souhaite,pour votre repos, Sir Archibald, que vous vous soyez trompé. Sivous avez des soupçons, il me semble que l’audience aurait dû vousles faire écarter… »

L’affreux ricanement reprit :

« Je vous attendais bien là, très chermonsieur, oui, je vous y attendais. Mais réfléchissez un peu, jevous prie, que tout s’expliquerait si Durin avait inventé, pendantqu’il était en prison, un faux Mr. Prim !… Ah !vous avez saisi ? Je vois que vous avez saisi. Maisasseyez-vous, je vous tiens là debout ! Je vousfatigue !… Pardonnez-moi !… J’avais tant besoin, dans unesituation aussi pénible, de dire ces choses à un homme de loi, à untout jeune homme de loi… Un véritable maître m’eût déjà fait taire,oui, il eût déjà fait taire ce vieux fou, assurément ! Maisvous, vous m’écoutez. Je sens que vous ne perdez aucune de mesparoles !

« Je répète ! reprit-il en agitantun index qui me faisait loucher, un autre Mr. Prim !Un acolyte… un complice !… Eh bien, cher jeune ami, je crois,en vérité, l’avoir trouvé. Et je vais vous dire son nom à vous toutseul, et tout à fait entre nous… et par amitié pour vous… car enfinsi je disparaissais avant d’être très correctement sûr d’un fait decette importance… avant d’avoir nettement et honorablement terminécette affaire, je serais heureux de savoir qu’un homme comme vousse ferait un point d’honneur de soulever le dernier masque quicache la vérité.

« … Je dis bien un point d’honneur, car,mon cher maître, vous avez trompé tout le monde en vous trompantvous-même ! Durin s’est joué de vous d’une façon qui nepardonne pas. Par le truchement de ce damné faux Mr. Prim !…Je vais donc vous dire le nom de cet homme, ou tout au moins decelui que je soupçonne être cet homme », conclut-il en cessantd’agiter son insupportable index et en se penchant au-dessus de moiavec une brusquerie de polichinelle qui se casse en deux,contorsions qui m’eussent fait sourire en d’autres temps.Certainement, je me serais bouché les oreilles si mes mainsn’eussent été occupées à me maintenir sur ma chaise avec uneénergie forcenée, et, du reste, tout à fait inconsciente…

– Il s’agissait d’un certain… d’un certainVictor !

– Vous… vous dites ?…

– Un certain Victor… Victor Bermont, vous neconnaissez pas cela ? C’est un garçon coiffeur, place de laBourse, et ça habite rue Notre-Dame-des-Victoires. Il prend desparis pour les courses, et il était à Deauville cetété ! »

Je revenais de loin, je crois que je n’étaisjamais revenu d’aussi loin ! Certes, le bonhomme était sur lapiste, et, en toute autre circonstance, je ne m’en fusse guèreréjoui. Mais j’avais tellement eu peur d’autre chose ! d’autrechose de définitif, d’irrémédiable ! Maintenant, j’avais aumoins le temps de me retourner, de réfléchir. Depuis qu’il avaitprononcé le nom de Victor, mes pensées recommençaient à prendreforme. Dans la solitude, elles allaient se grouper à nouveau, lespensées « pour» d’un côté, les pensées « contre » del’autre… Et ensuite, à moi de me tracer une ligne, une ligne defuite, assurément ! Mais prudente, très prudente. Une fautepouvant tout précipiter… ouf !…

Profitant de la respiration qui m’étaitrendue, je dis, à tout hasard (et vraiment de telles paroless’imposaient dans la bouche d’un homme de loi) :

« Pourquoi n’en avez-vous pas fait part àla police ?… »

J’ai cru qu’il allait sauter de son lit. Ilagita ses bras qui me parurent démesurés, et, pour se calmer, avantde me répondre, il vida la moitié d’une potion qui remplissait unverre laissé par « le petit page » sur la table de nuit,avant de nous quitter.

De fait, Sir Archibald devint tout de suite àpeu près normal. Il me dit simplement :

« La police n’a rien à faire dans toutceci. Les Skarlett ont toujours réglé leurs affaires enfamille. Ils n’ont besoin de personne !… »

Simplement, je le répète, ceci était dit, maiscette simplicité-là était tranchante comme les lames de rasoir deVictor.

Nous restâmes en face l’un de l’autre encorequelque temps sans rien nous dire. Puis, il reprit, avec un effortassez mélancolique :

« Celle qu’il faut plaindre dans toutecette affreuse histoire, c’est Lady Skarlett !…Connaissez-vous quelque chose au monde de plus noble, de plusmagnifique, de plus digne d’un grand nom et d’une grande fortuneque Lady Skarlett ? Je vous prie de me répondre à cela, cherami…

– Non ! fis-je un peu oppressé…non ! Lady Skarlett est une grande dame et une digneépouse…

– La plus grande, mon petit ami, et la plusdigne !… » Je baissai la tête tout à fait désireux de nerien ajouter à ce terrible entretien et aspirant de toute mon âme àle voir se terminer au plus tôt. Il me semblait que j’étais danscette chambre depuis mille ans… Cependant, comme le silence seprolongeait indéfiniment, je crus que je pouvais me lever etprendre congé. Alors, je m’aperçus que Sir Archibald dormaitprofondément. La potion dont il avait bu, sans modération,produisait de toute évidence son effet. Je remuai pour avertir« le petit page » ou même pour réveiller Sir Archibald,car, enfin, j’étais assez embarrassé de ma personne. Mais le maladesemblait en plomb, et personne ne venait me tirer de là si bien queje finis par ouvrir la porte qui avait livré passage à l’enfant queje trouvai dans la pièce à côté feuilletant un livre d’images. Ilvint à mon appel. Je lui montrai Sir Archibald et lui dis qu’ils’était subitement endormi. Alors, le petit regarda le verre etdit :

« Sa Seigneurie a pris de la potion. Celala calme instantanément. Sa Seigneurie a eu une crise ?

– Non ! il n’a pas eu à proprement parlerde crise…

– Alors, Sa Seigneurie la sentait venir !Dans une demi-heure, elle se réveillera. »

Sur quoi, il me conduisit jusqu’à la porte duvestibule, me l’ouvrit et me souhaita le bonsoir. Puis jel’entendis qui tirait le verrou.

Je regardai la chambre. Durin avait déjàdéposé sur mon lit mon linge de soirée et mon diningjacket. Je le congédiai. Il ne me posa aucune question. Ilétait de plus en plus fermé. Quand je fus seul, je poussai unsoupir énorme : « Ah ! je ne vais pas moisirici ! » Où allais-je courir ? Je n’en savaisrien !

Mais un océan ne me paraissait pas de tropentre les hôtes des Black Rooks et votre serviteur.

J’étais habillé quand on frappa discrètement àma porte, et je me trouvai en face de Mrs. Tennyson, en toilette dedîner, qui me faisait un signe. Je la suivis. Sa chambre était àquelques pas de là, juste au-dessus de celle de Lady Helena.Celle-ci m’attendait chez son amie avec impatience. Aussitôtqu’elle m’eut introduit, Mina disparut.

« Rassurez-vous, lui dis-je, il estencore très agité, certes, et le cerveau rempli de sombresimaginations, mais il m’a tenu sur vous des propos pleins derespect et d’admiration !

– L’affreux hypocrite ! Je ne puis entrerdans sa chambre sans être surveillée par Boby, son hideuxlittle page, sa petite fouine ! et je trouve Patrickderrière toutes les portes ! Mais laissons cela, parlez-moi devous. Que vous a-t-il dit ?…

– Il m’a dit qu’il m’avait fait venir pourcertaines confidences. Je vous dirai lesquelles. Elles sont desplus redoutables, mais il m’a donné l’impression qu’il n’est aucourant de rien ! »

Elle haussa les épaules. « Il saittout ! Vous serez donc toujours un enfant, Rudy ! Ceque vous appelez des confidences, c’était uneépreuve ! Puissiez-vous vous en être tiré à peu prèsconvenablement ! Et puis, à quoi bon ! Il est fixé !et ce qu’il y a de terrible, c’est que je ne sais pas ce qu’ilnous prépare !…Allons dîner !… »

Je me laissai conduire, de nouveau fortaccablé. Ses dernières paroles et la façon dont elle les avaitprononcées me replongeaient dans un abîme de perplexité etd’effroi.

Au dîner, Helena s’efforça de montrer de lagaieté, ma parole !… Son aspect funèbre avait disparu avec leretour à la vie de Sir Archibald. Mais si sa bouche se parait d’unmagnifique et hautain sourire, ses yeux brûlaient d’une flammenoire et menaçante… menaçante pour qui ?…

Elle évitait de me regarder, de me frôler,elle se montrait exquisément polie, ce qui me causait une gêneinsupportable. Ma détresse, devant cet apparent abandon, ne fit quecroître. « Ce qu’il y a de terrible, c’est que je ne saispas, ce qu’il nous prépare ! » C’est à cela qu’ellepensait !… et moi aussi ! Comment aurais-je cessé depenser à cela une seconde ?

Ce dont j’aurais voulu être sûr, c’est qu’ellene pensait pas à se tirer de là toute seule. Elle m’avait biendit : « Nous partirons ensemble !… » Moi nonseulement je l’avais dit aussi, mais je l’avais juré. Et cependant,un moment, j’avais pensé à fuir tout seul, et je l’aurais fait sij’avais pu !… À moins d’être un professionnel du sauvetage, unhéros à trois rangées de médailles, chacun s’en tire comme il peut,à travers la flamme, sans plus se préoccuper du voisin et même enl’écrasant.

Revenons à la gaieté factice de Lady Skarlett,à son odieux badinage, qui, pour moi, ne trompait même pas leslaquais, et semblait particulièrement sans effet sur la correctiontrès glacée (ce soir) d’Arthur, le maître d’hôtel que Sir Archibaldavait fait venir de son hôtel d’Édimbourg. Lady Helena eut le tortde demander en plaisantant si l’on avait réentendu labandshie.

Les trois valets de pied parurentimmédiatement changés en statues. Et le maître d’hôtel prononça, lalèvre sèche :

« Milady ignore sans doute ce que l’onraconte. La bandshiene cesse de se faire entendre depuisla nuit qui a précédé la maladie de Sa Seigneurie. Cette nuit-là,on a rendu visite à la Dame verte !… »

Helena ne put me cacher, à moi, à moi quicommençais à la connaître, à sentir comme elle, et aussi àpressentir comme elle, non, elle ne put me cacher la sortede convulsion où chavira tout son être intérieur, quand elle eutentendu cette phrase : « On a rendu visite à la Dameverte ! »

Quand elle se fut ressaisie, quand elle eutencore une fois redressé sa barque, d’un coup de barre si dur quej’en voyais trembler son poignet fragile, elle questionna d’unevoix sourde :

« Qui ? On ?…

– Il faudrait le demander à Patrick,Milady !… Patrick seul le sait exactement ! Mais Patrick,qui est comme fou depuis, se refuse à toute confidence et profèremême des paroles incompréhensibles… »

Helena dit à Mrs. Tennyson ; « C’estbien ce que je disais. La bandshie est en train de rendrefou Patrick ! Et tout le monde y passera. Pour peu que celacontinue, ce château deviendra un asile d’aliénés !…

– Mais enfin, m’exclamai-je, qu’est-ce quec’est que cette Dame verte ?…

– Eh ! mon ami, c’est unevieille légende comme il y en a mille en Écosse ! Chaquechâteau a sa légende, sa chambre mystérieuse… sa Dameverte ! (Il paraît que c’est précisément la couleur de labandshie.) Pour votre instruction, voici l’histoire de laDame verte des Black Rooks. Depuis plusieurs générations, dans lescaveaux de Black Rooks, il y a une chambre que l’on croit toujourshantée. Le soir, les fenêtres s’éclairent et tout semble indiquerqu’une existence humaine y est confinée dans une réclusionvolontaire ou forcée. Et il est exact que lorsqu’un invité s’arrêteavec trop d’obstination en face des fenêtres de la chambre secrèteque l’on aperçoit en se penchant au-dessus des douves, lesseigneurs propriétaires, depuis plusieurs générations, le prennentà part et lui demandent comme un service de ne plus s’occuper decette partie du château. Ainsi ai-je vu faire à Sir Archibald.Inutile d’ajouter, n’est-ce pas, que la curiosité des hôtes estmise à une rude épreuve, et que l’on a tenté l’impossible pourpercer le mystère. Nul ne pénètre jamais dans cette chambre que ledomestique qui en a la garde. Et ce fut un domestique de la mêmefamille depuis des générations jusqu’à Patrick qui fut installé làpar le père de Sir Archibald, Sir Édouard Skarlett. J’ai questionnéSir Archibald qui m’a répondu : « Il ne faut jamaisdéranger la bandshie, et cela porte malheur, même deparler d’elle ! » Qu’en conclure de plus que cettecellule a servi jadis de prison à quelque malheureuse épouse d’unchef de clan, ou même d’un Gregor (mais je crois que la légende estplus vieille que Rob-Roy), et que la malheureuse a expié là quelquecrime réel ou imaginaire contre son seigneur et époux. À sa mort,la cellule a été certainement transformée en chapelle, et legardien n’est là que pour entretenir le feu des cierges… Cettepiété pour les victimes de l’orgueil écossais cruellement traitéesde leur vivant est tout à fait dans les mœurs. On en pourrait citercent exemples ! Naturellement, on dit que l’âme de la Dameverte habite toujours la cellule. C’est ce fantôme que les paysansont appelé Jenny la fileuse. Inutile de dire qu’ellesouffre et qu’elle se lamente, et que ses gémissements percent lesmurs quand le malheur plane sur la maison…

– J’ai entendu dire, prononça Mrs. Tennyson(je suis toujours étonné d’entendre sa voix, sa voix enfantine,d’une douceur de souffle, et si rare) que, dans cette chambreinaccessible, vivait un être difforme, informe plutôt. On a mêmeraconté que ce monstre aurait une tête de grenouille…

– Voilà nos Highlands ! conclut Helena ense tournant vers moi ! Pays des légendes, du glen etdes bruyères, et d’une gaieté folle… Darling, vous ensavez aussi long que moi ! Parlons maintenant d’autrechose… »

Elle mentait ! J’en savais moins longqu’elle, mais la nuit ne devait pas se passer sans que je fusse aucourant de tout ! de tout !…

J’ai dit l’indifférence de son attitude. Ellene s’en départit point pendant toute la soirée. Aussi, quand je meretrouvai dans ma chambre, j’eus une impression de solitude etd’abandon qui m’étreignit affreusement. J’aurais été déjà enfermédans un cachot des Black Rooks que je ne me serais pas vu plusmisérable ! Et comment partir ? Je ne pouvais rien sansHelena. Comment franchir ces murs, toutes ces portes gardées…Comment me guider dans ces escaliers, dans ces couloirs étroits,dont l’enchevêtrement semblait avoir été créé pour mieux vousperdre ?… Et, après, comment traverser ce pays que je neconnaissais pas ?… Et si je m’enfuyais ainsi comme un voleur,quel aveu ! Mon désastre était parfait de quelque côté quej’essayasse de l’envisager. Je n’espérais plus qu’une chose. Jevous ai dit que je commençais à mieux connaître Lady Helena.J’avais le souvenir qu’elle n’apparaissait jamais si proche de moique lorsqu’elle semblait s’en être retirée, pour une raison ou pourune autre, soit par caprice, soit par prudence.

Au fond de mon abîme, c’était la dernièrelueur, le dernier feu clignotant d’une lanterne qui s’éteignait aufur et à mesure que s’écoulaient ces minutes atroces. Et il arrivaenfin que l’on frappa légèrement à ma porte : c’était encoreMrs. Tennyson !

De nouveau, je la suivis, je croyais trouverHelena dans sa chambre. Mais elle n’y était point, et« Mina » repoussait le verrou de sa porte, d’un gesteprécis et nullement précipité. Elle ajoutait à ma peur, cettepetite mécanique ! Qu’allait-elle faire de moi ? PourquoiHelena n’était-elle pas là ? Mina ne me regardait même pas.Elle s’en fut à un paravent qu’elle déplaça, souleva une petitetrappe dans le plancher et me fit un signe. Il y avait là unescalier tournant en bois, léger comme une échelle. J’avaiscompris ! Je descendais chez Helena ! Je tremblais d’unejoie dans laquelle l’espérance de la volupté n’était pour rien, jevous assure. La trappe s’était refermée au-dessus de ma tête. Etmoi, je descendais dans une ombre au fond de laquelle était Helena,car son parfum qui n’avait fait, depuis mon retour, quem’effleurer, comme un lointain souvenir de nos joies abolies, mereprenait, m’assiégeait soudain avec une violence brutale.Cependant, j’étais au centre d’une telle tragédie que ce ne futpoint l’amant qui se jeta sur son sein nu, mais un enfant pitoyablequi se mit à gémir comme dans le giron de sa mère :« Helena ! Helena ! dans quelle horreur m’avez-vousentraîné ?… »

Elle me caressa avec une douceur dont je lacroyais incapable, essuyant mes larmes, me couvrant de baiserscomme la plus tendre des épouses, me berçant dans ses bras auxquelsje m’accrochais comme à mon dernier refuge :

« Ne pleure pas, mon amour !Don’t cry my love !J’ai tout préparé. Oui ! unehorreur ! Une horreur et plus encore que tu ne peux croire,Rudy, une horreur au fond de laquelle je suis avec toi, mais dontnous sortirons ensemble ! Cela je le jure !

– Mais quand ?… quand ?…

– Demain soir. Pas plus tard que demainsoir !…

– Ah ! Oui, le plus tôt possible,Helena ! Tout ce que vous m’avez dit… Et quand je pense aussià ce que m’a dit cet homme, votre mari, Helena !… Je saisqu’un épouvantable danger nous menace !

– Hélas ! Rudy !

– Vous voyez bien ! Vous voyezbien ! Savez-vous ce qu’il m’a dit ? Il me dit qu’on avoulu l’empoisonner !… » Elle se redressa,égarée :

« Ah ! j’en étais sûre ! j’enétais sûre qu’il devait penser cela. Et qu’a-t-il dit exactement,Rudy ? Rappelle-toi ! Rappelle-toi bien ses paroles.

– Il a dit : on !…

– Oui !… On !… Mais moi je suis,dans ce on ! Je sais comment il me regarde, maintenant !Je suis dans ce on ! C’est terrible, Rudy ! Car il sepeut qu’en effet on ait voulu l’empoisonner ! Moi-même je l’aicru ! Je l’ai cru !… Tu comprends que Durin en a assezd’attendre ! Et puis, il sait aussi maintenant pourquoil’autre est revenu le chercher là-bas, à Paris… Il devine ce quil’attend ici. Ah ! quand Archibald a eu sa crise, sa grandecrise, j’ai cru que ça y était ! que l’autre était passé parlà ! J’ai cru qu’il avait empoisonné Archibald pour m’épouser.Horreur ! Horreur !… J’étais sacrifiée, que je levoulusse ou non ! Eh bien, non ! Pas ça ! Pasça !… Pas cette abomination ! Pas cette saleté !…Pas de crime au bout duquel pend un lacet… Durin est devenu unmonstre ! Moi qui l’ai tant aimé ! Quand il était unjeune et brave et gai chevalier ! Et il va falloir m’allier àce hideux personnage après avoir fait cemal !Ah ! Rudy ! Rudy ! Tu m’asvue !… Tu te disais : « Où est mon Helena ! mabelle Helena ! » Je ne suis plus qu’un fantôme qui erreentre des tombeaux ! Comprends-tu, maintenant, ma joie et madéfaillance quand ce Patrick est venu m’annoncer qu’Archibald étaitsauvé ? Ah ! Rudy, mes malheurs dépassent tout ce quel’on peut imaginer ; j’en suis réduite à me réjouir du salutd’un homme que j’ai toujours détesté, que je hais, que je hais, aumoins autant que je hais Durin ! Et maintenant, écoute :y a-t-il eu empoisonnement ? Ce n’est pas sûr, mais ce qui esttout à fait sûr, c’est qu’il va y avoirempoisonnement ! L’empoisonnement ou autre chose, maisles jours d’Archibald sont comptés ! Tu as vu la figure deDurin ?…

– Oui ! Oui ! Helena, oui, je l’aivue !…

– Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

– Elle m’épouvante… Tout m’épouvante, ici,tout !…

– Elle dit « crime ». Voilà cequ’elle dit ! Eh bien, il ne faut pas que nous soyons là àl’heure du crime ! Do you understand ?

– Ah ! Helena ! sauvons-nous !Pourquoi pas cette nuit même ?…

– Pour ton salut à toi, Rudy, j’ai bien penséà tout, bien tout prévu ! Du moins, je le crois. Il ne fautpas que tu aies l’air de fuir ! Tu es un invité. Tu t’en irascomme un invité ! Et le plus naturellement du monde.

– C’est possible, cela Helena ? C’estvraiment possible ?…

– Écoute, demain après-midi, tu recevras unedépêche. Une dépêche de Paris te rappelant d’urgence là-bas. J’aiencore arrangé cela. Tu écris alors un mot d’adieu à Sir Archibald,qui repose, tu laisses la dépêche qui fait foi de lanécessité où tu es de partir, et je te conduis moi-même en auto àStirling, où tu es censé prendre le train pour Londres…

– Pourquoi ne prendrais-je pas letrain ?

– Parce que tu reviens avecmoi !

– Je reviens avec toi ? Auchâteau ?…

– Oui, au château. L’important, comprends-tu,c’est que maître Antonin Rose soit parti naturellement et qu’il nesoit plus au château quand il s’y passera ce que je vais tedire. »

Je la laissais aller, maintenant… J’agonisaislittéralement sur son sein, et elle continuait de me dorloter commeune pauvre petite chose.

« Ne crains rien, baby mine, cequi reste à faire est peu de chose, en vérité, et tu ne feras pasun pas sans que je sois à tes côtés. Tu comprends bien que nous nepouvons pas partir sans argent ! Comme fortune personnelle, jen’ai toujours que mes bijoux, mes bijoux à moi, à moi, les bijouxqu’il m’a volés !…

– Qui, il ?

– Eh bien, Sir Archibald, ofcourse ! Mon collier, mes bijoux, il ne s’en sépare plusdepuis la mort de Fathi. Il les atoujours sur lui. En ce moment,ils sont enfermés dans un petit sac de cuir qu’il a glissé sous sontraversin ! Il y a mis aussi autre chose, un grand papier surlequel il a écrit depuis deux jours on ne sait quoi, mais dont j’aiquelque idée tout de même. Cela pourrait bien être notre histoire àtous les trois ! Une précaution qu’il a prise s’il luiarrivait malheur avant qu’il en ait terminé avec Durin, avec LadyHelena et avec le petit chéri darling de LadyHelena !… Un papier qu’il veut remettre lui-même aupasteur !Au pasteur d’Oak, tu sais, ce petit village quigrimpe comme un escalier, au flanc des Black Rooks ! Lepasteur est en ce moment chez son frère à Édimbourg, mais onl’attend d’un moment à l’autre, et Sir Archibald a fait savoir au« parsonage »,au presbytère, qu’il ait à seprésenter au château dès son retour, de jour ou de nuit, et quelleque soit l’heure. Ici, on a l’ordre de l’introduire dans sa chambreaussitôt son arrivée au château, et de l’y laisser seul avec lui,même s’il dort. L’honnête clergyman attendra à son chevet le réveilde Sa Seigneurie. Et que fera Sa Seigneurie quand elle seraréveillée ? Elle confiera le sac et tout ce qu’il y a dedans,mes bijoux, mon déshonneur et toute l’histoire de Mister Flow et deMr. Prim et d’Antonin Rose… tout cela… Tout cela à l’honnêteclergyman. Voilà pourquoi, petit ami, j’emmène à Stirlingmaître Antonin Rose, et je ramène à Black Rooks cet excellentpasteur !… Chéri darling,vous serez très bien enpasteur, je vous assure !… »

Je ne me révoltai pas, je ne protestai pas. Jem’accrochai encore à elle comme un pauvre enfant auquel on demandeun effort impossible pour son âge. Cette terrible femme trouvaitque tout était simple. Et elle m’accablait de travauxsurhumains.

« Épargne-moi, Helena !Épargne-moi ! Je n’en puis plus ! Comment veux-tu que jeprenne ce sac sous ce traversin !… C’est impossible !C’est impossible ! Et aux premiers mots que je prononcerai,Sir Archibald m’aura reconnu. Il me reconnaîtra, même si je ne disrien !… Aie pitié de moi !…

– Tu n’auras rien à dire. Pas un mot àprononcer. Et Sir Archibald ne te reconnaîtra pas ! Ildormira ! Comprends donc que nous reviendrons à une heureoù il dort. Il prend sa potion à des heures fixes ! Alors, ildort d’un sommeil de plomb. Tu es seul avec lui. Tu prends le sac,tu sors par le vestibule sans que le little page qui estdans la pièce d’à côté se doute de quelque chose. Tu me trouves, jet’accompagne, je te fais ouvrir les portes. Tu es dehors ! Tues sauvé !… Nous sommes sauvés ! car je ne tarde pas à terejoindre… But, it’s the only solution !

– Mais, Helena, si, par hasard il ne dort pas,s’il se réveille ?

– Je te dis que tu n’as rien de cela àcraindre… Absolument rien !… Et même, s’il se réveille, il esttoujours quelque temps dans une demi-somnolence. Tu peux toujourslui dire que ton frère, le pasteur d’Oak, est pour quelques joursencore à Édimbourg, et qu’il t’a envoyé pendant ce temps leremplacer à Oak. Il ne connaît pas ce frère. Enfin, tu lui dirasn’importe quoi ! Tu ne t’attarderas pas… Il ne te retiendrapas. Il n’a rien à dire au frère du pasteur. Tu t’en vas… Et leschoses se passent correctement. Enfin, mon chéri, il faut bienrisquer quelque chose pour sortir de cette horreur ! Jamais jene t’ai vu dans un état aussi pitoyable ! Tu n’es plus unhomme, Rudy !… Come on, be yourself !

– Pardonne-moi, Helena !… Oui, je saisqu’il faut faire quelque chose, mais pourquoi ne pas attendre quele pasteur, le vrai pasteur ne sorte du château avec le sac ?Alors, on lui prend le sac entre les Black Rooks et Oak. Il y a làun coin de forêt tout à fait propice à cela, et tout seradit ! Voilà qui est encore beaucoup plus simple, ne trouves-tupas ?…

– Impossible ! Parce que le pasteur d’Oakne rentrera pas, je le sais, avant quatre jours, et que avantquatre jours, tout sera terminé !

– C’est épouvantable ! C’estépouvantable !…

– Tu te fais des idées, je t’assure… Unelongue redingote de clergyman, un gilet boutonné par-derrière, uncol retourné, un chapeau, une perruque blanche, moi à tes côtés quite fais entrer, qui te fais sortir, Sir Archibald qui dort !Je ne comprends pas ce que tu peux voir d’épouvantablelà-dedans !…

– Helena, encore un mot : es-tu tout àfait sûre que Sir Archibald sait absolument à quoi s’en tenir surmon rôle ? Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit sur le fameux Mr.Prim ? Il m’a dit que le rôle avait été tenu par Victor, legarçon coiffeur de Durin ! »

Helena eut un sursaut. « Et tu l’ascru ? Tu as cru qu’il était sincère en te disant cela ?Mais c’est Victor qui a trahi Durin… Ça a dû coûter cher, parexemple ! C’est par Victor que Sir Archibald a su que c’étaittoi qui faisais figure de Mr. Prim à Deauville !…

– Mon Dieu !…

– Eh bien, agiras-tu, maintenant ?

– Ah ! Helena, si je ne t’avais pas, quedeviendrais-je ? Dirige-moi ! secours-moi !

– Laisse-moi faire, petit chéridarling ! Tu verras la belle vie que nous nousreferons tous les deux. Et quant à ce Victor, j’ai comme une idéeque son compte est bon, à celui-là ! Durin s’enchargera ! Chut ! silence ! » me souffla-t-elletout à coup en me mettant une main sur la bouche…

Elle sauta du lit, s’enveloppa rapidement d’unmanteau, souleva une tenture et disparut par une petite porte quidonnait sur l’escalier de pierre de la grosse tour et descendaitaux caveaux. Elle m’avait fait signe de ne pas bouger. Je restaisoulevé sur la couche, en proie à de nouvelles transes.

Au bout de dix minutes, elle réapparut et seglissa auprès de moi. Elle était glacée.

« Ah ! chéri, me souffla-t-elle,que nous prépare-t-il ? Que nousprépare-t-il ? »

Elle, si brave, frissonnait… frissonnait…, etce n’était pas seulement de froid.

« C’est bien lui qui est allé rendrevisite à la bandshie !Et il est encore descendu cesoir. Personne n’est entré chez la bandshiedepuis la mortde Sir Edward… personne !

– Mais enfin, ma chérie, qu’y a-t-il de siterrible, chez la bandshie ?

– Ce qu’il y a ! Il n’y a que troispersonnes au monde qui le savent exactement, exactement,depuis la mort de la malheureuse Kate : Sir Archibald, Patricket moi.

– Mais qui est-ce, Kate ? Et qu’est-ceque tout ceci a à faire avec notre histoire à nous ?

– Ah ! Tu vas voir, Rudy, tu vasvoir ! Je vais te dire un secret de famille, chéri ! Tusais bien, le petit David, le dernier descendant des Mac-Gregor, ehbien, il n’a pas été dévoré par des loups ! Ce fut une fableinventée par Sir Edward, le père d’Archibald, pour faire croire àsa mort. De fait, Sir Edward, qui voulait hériter de toute lafortune des Gregor, avait décidé la mort du petit David, mais safemme, la femme de Sir Edward, qui était une Gregor, cetteElisabeth dont je t’ai parlé, réussit par ses supplications àobtenir qu’on laissât la vie à son frère. Et il fut enfermé jusqu’àsa mort, attaché avec des chaînes, dans la chambre de la Dameverte,dont personne n’approchait, dont nul n’osait approcher…Un paysan d’Oak fut enfermé dans le château avec sa fille Kate, quiétait alors une enfant, pour veiller à ce qu’on n’approchât pas dela chambre où gémissait le malheureux, et pour lui porter sanourriture. Il vieillit ainsi dans le château.

« Mais la petite Kate eut pitié duprisonnier, elle l’aima et eut un enfant de lui. Sir Edward appritla chose et fit élever l’enfant par la petite Kate, dans la celluledu père… Et sitôt qu’il put les porter, le pauvre bébé eut deschaînes. Il grandit à son tour, et ils vieillirent ainsi en facel’un de l’autre, attachés au mur par des chaînes, le cou pris dansun carcan. Le père et le fils ! Ce sont des choses que l’onn’invente pas en Écosse, ce sont des choses tout à fait écossaises.Et le père mourut… et l’enfant, le dernier des derniers Gregor, ladernière goutte du sang de Rob-Roy, y est peut-êtreencore !… »

Elle continua, dans un souffle :« Le gardien mourut et fut remplacé par Patrick en disant sonsecret à Sir Archibald, mais Kate ne mourut point sans me le dire àmoi. Patrick, âme damnée de Sir Archibald, veille-t-il sur uneombre ? N’est-il plus là que pour entretenir la flamme descierges ? Il n’y a pas bien longtemps que Kate est morte, etelle pensait que son enfant vivait toujours. Eh bien, maintenant,Sir Archibald descend dans ce coin de l’enfer ! Crois-tu quec’est pour prier pour le repos de l’âme de Gregor ? Je vais tedire, moi, ce que je crois… Sir Archibald se prépare à rendre auprisonnier la fortune des Gregor… Dans la haine de son frèrePhilip, il va tout avouer au clergyman et lui donner tout pouvoirpour la restitution… En ce qui me concerne, moi, il ne saurait êtrequestion de ma ruine ! Il me prépare autrechose ! Il nous prépare à tous les trois autre chose quiarrivera avant sa mort ! Quelque chose qui ne tarderapas !… quelque chose qui fera que j’aurai disparu à montour ! Mais, pour disparaître, mon chéri, je n’attendrai pasla permission de Sir Archibald ! Comprends-tu maintenant qu’ilfaut fuir ? Fuir avec les bijoux, mes bijoux, c’est tout cequi me reste : ton amour et mes bijoux !

– Oui, nous fuirons, nous fuirons, monHelena ! Loin !… Loin !… Mais que crois-tu donc« qu’il nous prépare » ?…

– Oh ! quelque chose de très simple, detout à fait dans l’ordre… Je suis descendue derrière lui et j’aientendu le bruit de ses pas et de ceux de Patrick. J’étais restéeau coin de l’escalier. Il est entré dans la chambre de labandshie, et Patrick ramassa des chaînes avant d’ypénétrer, des chaînes qu’il avait déjà apportées là ! Tucomprends, si l’héritier des Gregor retrouve son rang… il n’y auraplus personne dans la chambre de la bandshie… Eh bien,cela n’est pas dans l’ordre ; tout sera dans l’ordre quandnous y serons attachés tous les deux ! Et nous nousregarderons mourir comme le pauvre petit Gregor regardait mourirson père David. Je connais l’Archibald ! Je l’ai vu à l’œuvreaux Indes ! Il trouvera bien, pour passer le temps, quelquepetit supplément de torture, histoire de sauver nos âmes !…Quant à Durin, qu’est-ce qu’il va lui faire ?…

– Mais je m’en f…, de Durin ! Tout ce quetu me racontes est atroce !…

– J’y pense ! interrompit-elle en seredressant… Le clergyman… Il fait peut-être venir le clergyman pourles dernières prières… avant de nous murer !…

– Ah ! ne parle pas !… ne parleplus !… » Elle se tut, nous étions comme ivres deterreur. Elle nous pénétrait. Elle nous brûlait. Et soudain, nousnous ruâmes dans les bras l’un de l’autre pour y échapper !…Mais nos haleines nous consumaient ! Ce fut un désordre, unedémence, une torture, une volupté affreuse et désespérée !…Unis dans le destin qui nous menaçait, et dans la volonté farouchede nous y soustraire, nous épuisions la douleur d’aimer au fond decette géhenne avant de risquer le suprême élan où nous allionspeut-être briser nos os ! Quand je sortis de ses bras, jen’étais plus qu’un automate qu’elle manœuvra comme il lui plut. Etelle me prouva dans la journée qui suivit, journée qui devait avoirune influence terrible sur toutes les heures d’une existence qui neconnaîtrait plus le repos, qu’une affaire intelligemment conçue,bien préparée, ne demandait pour être réalisée qu’un minimumd’efforts dans un minimum de risques et, mon Dieu ! un peu desang-froid.

Les choses se passèrent comme elle me lesavait annoncées. Le télégramme de Paris vint me toucher à l’heuredite. Je m’excusai en quelques lignes auprès de Sir Archibald, dontje ne voulais pas troubler le repos, et Helena me conduisitelle-même en auto à Stirling. Toujours accompagné par elle, je prismon billet, et nous passâmes sur le quai en attendant le rapidepour Londres. Il faisait alors nuit noire. Au bout du quai, Helename fit pousser un portillon qui donnait sur un passage à niveau, etnous nous trouvâmes hors de la gare.

Puis, ce fut le retour dans l’auto. Elle mepassa elle-même le déguisement dont elle s’était munie, et elle euttôt fait de me camoufler. Je fus clergyman des pieds à la tête.

Sous ma couronne de cheveux blancs, je n’avaisplus qu’une pensée : réussir. Au bord du gouffre où j’avaisglissé, je n’avais plus pour tout espoir de salut qu’unredressement qui me permettrait de fuir au plus loin ses bordsdangereux. Devais-je fuir sans le sou ou avec des millions ?La question ne se posait plus !

Tout de même, quand la porte des Black Rooksse rouvrit devant nous, cette affreuse crispation de la gorge,cette sensation d’étouffement que j’avais déjà ressentie au momentde l’action ne me fut pas épargnée. Au fond, je suis très nerveux.Mais cela ne dura qu’un instant.

Helena me conduisit à la porte del’appartement de Sir Archibald et frappa doucement. Le littlepage vint ouvrir, un doigt sur la bouche. Sa Seigneuriedormait. L’enfant ne parut nullement étonné de me voir et me priad’entrer tandis qu’il refermait la porte, après d’honnêtes excuses,sur le nez de Lady Helena, laquelle ne protesta point.

Une minute après j’étais seul en face dumalade, qui était réellement plongé dans le plus profond sommeil.Boby avait été exactement instruit de ce qu’il devait faire. Ilm’avait prié d’attendre le réveil de Sa Seigneurie, qui m’avaitdemandé plusieurs fois dans la journée.

La chambre était dans une pénombrepropice.

Une veilleuse sur une table ; la potion,et ce vieillard sous l’influence du narcotique.

Je fis plusieurs mouvements pour m’assurer que« je pouvais y aller ». Rien ne bougea. Alors, jen’hésitai plus, je glissai ma main sous le traversin, et jerencontrai tout de suite le sac que je tirai à moi fortprécautionneusement. Je l’enfouis aussitôt dans une des vastespoches de ma redingote, et, sans un coup d’œil en arrière, jeregagnai la porte du vestibule dont je n’eus qu’à tirer lesverrous, puis je refermai.

La porte de la chambre d’Helena étaitentrouverte. Elle était là. Je courus m’enfermer avec elle, je luipassai le sac. Cette fois, j’espérais bien que nous n’aurions plusla douloureuse surprise que nous avait réservée l’ouverture ducoffret. En vérité, les bijoux et le fameux collier étaient bienlà ! Helena renversa le tout sur son lit. Un lourd papier, unedouble feuille pliée en quatre glissa du sac avec toute cettejoaillerie :

« Qu’est-ce que je t’avais dit,Rudy ? »

Je vis combien son trouble était grand en lelisant. Elle ne le dissimulait pas, du reste.

« Ah ! il n’était que temps,darling ! »

Assurément, il n’était que temps !…

Et sans me montrer le papier, elle le jeta auxflammes de la cheminée. Il se tordit sur les branches embrasées.Elle ne releva la tête que lorsqu’il fut tout à fait consumé, puis,du bout des pincettes, elle en mêla les cendres aux cendres dufoyer.

Enfin, elle me dit :

« Allons, Rudy, je crois que nous sommessauvés ! »

Et, après avoir ramassé les bijoux, le collierdans le sac qu’elle dissimula soigneusement dans une armoire, elleme prit la tête et me baisa les lèvres avec toute la force d’unamour reconnaissant.

Cependant, le moment n’était point auxexpansions ! Elle comprit que je ne demandais qu’à achever auplus tôt le programme :

« Oui, oui ! Rudy ! ne nousattardons pas ! »

Et nous retraversâmes le château dans uneattitude de recueillement tout à fait propre à inspirer le respect.Pas de lumière. Un ou deux domestiques qui s’inclinèrent. Et ainsi,elle me fit ouvrir la porte.

« Vous ne voulez pas que l’on vousreconduise, mon révérend ?… »

Je secouai la tête : « Oak est siprès !… » Tout ceci avait été bien réglé entre nous. Enarrivant au château, elle avait fait en sorte que le portier crûtqu’elle venait de me rencontrer à un demi-mille des Black Rooks, etqu’elle m’avait fait ainsi monter dans sa voiture. Enfin, elle mequittait sur le seuil de sa tour. De cette façon, elle pouvaitfaire croire sans difficulté qu’elle avait été trompée comme toutle monde sur la personnalité du faux clergyman auquel on nemanquerait point naturellement, dès le lendemain, d’attribuer lelarcin. Je vous dis que tout, tout était merveilleusement combinépar la très intelligente Helena !

Moi, avec ma lanterne (car le faux pasteurétait venu avec une lanterne), je continuai ma route. Mais laissantOak, je pris, suivant ses indications précédentes, une directionopposée, et, une heure plus tard, j’arrivai dans un petit bourg queles touristes avaient mis à la mode et qui avait son garage. Jen’eus aucune explication à donner. Je m’étais débarrassé de monattirail de clergyman. Ce fut le patron lui-même qui me conduisit àÉdimbourg. D’Édimbourg, je me fis conduire, après avoir changé unefois encore de costume, et, mon Dieu ! un peu de tête(je commence à me mettre sérieusement au camouflage), je me fisconduire à Dundee… Là, je pris un bateau pour la Hollande, où jedevais attendre à Rotterdam Lady Skarlett. Elle m’avait promisqu’elle m’aurait rejoint dans les quarante-huit heures. La premièrechose que je fis en arrivant en Hollande fut de me jeter sur lesjournaux anglais…

Je faillis avoir, comme on dit, un coup desang en tombant sur ce titre : ASSASSINAT DE SIR ARCHIBALDSKARLETT, suivi de ce sous-titre : L’assassin avait prisl’habit d’un clergyman ! Enfin, dernier sous-titre :L’assassin se serait enfui avec trente millions debijoux !…

Ah ! je n’avais pas besoin de lirel’article ! Je l’aurais fait ! Et je pouvais l’attendre,Lady Skarlett ! Elle n’avait plus besoin de fuir, niDurin ! Ils étaient tout à fait tranquilles, maintenant,dans leur château des Black Rooks ! Personne neviendrait les y déranger ! Et Durin pouvait enfin goûter avecHelena, dans la paix et au sein des richesses, la récompense de mestravaux d’Hercule ! Quelle belle fin de carrière ! Etquel coup de maître comme adieu à la vie de forban !M’avoir fait voler les bijoux dans la chambre du mari, m’avoirfait fuir, avoir étranglé le mari derrière moi et faire ainsiretomber sur moi du même coup et le vol etl’assassinat !…

Ah ! by jove ! Ilss’entendaient bien tous les deux, ce monstre et cette louve !Et pour couronner l’aventure Helena avait trouvé encore le moyen deme faire partir les mains vides ! et au trot !

Il n’y avait plus qu’à s’incliner, c’était dugrand art ! Comme aussi du grand art, cette atmosphère deterreur dont elle avait su m’envelopper, ces histoires devengeances héréditaires, ces caveaux habités par des spectres,cette cellule que l’on préparait et qui verrait pourrir nos vieuxos ! Ah !… Elle m’avait bien fait marcher ! Je coursencore !…

Je restai dix jours en Hollande à me cacher.C’était bien inutile. Je n’avais à craindre que leur dénonciation,et ils avaient autant d’intérêt à se taire que moi-même ! Ilsm’avaient scellé la bouche d’une cire brûlante et touterouge ! toute rouge !…

Cette fois, je ne fus entrepris d’aucune rage.J’étais comme hébété, stupide de désespoir et d’accablement, jerestais des heures entières, l’œil fixé sur les journaux quidonnaient encore de temps à autre quelques lignes à l’affaire desBlack Rooks !

On avait retrouvé dans un petit étang ladéfroque du clergyman, mais le clergyman lui-même restaitintrouvable. L’inspecteur Petit-Jean avait fait le voyage, iln’avait pas eu de peine à démontrer que c’était encore ce damnéMister Flow qui avait fait le coup ! Le ruffian avait été plusheureux qu’à Deauville, mais ça lui avait coûté cher… unassassinat ! On savait qu’il n’aimait pas ça ! Maisenfin, il avait prouvé que, l’occasion s’offrant, il ne savait riense refuser !…

Le journal d’Édimbourg avait publié un articletout à fait sensationnel sur la grande douleur de Lady Skarlett.Ses amies l’avaient trouvée inconsolable. Elle se répandait enlouanges sur le défunt. Celui-ci, du reste, était pleuré de tousses domestiques. Le pauvre Durin, qui devait tant à la générositéde son maître lorsqu’on lui avait fait la mauvaise plaisanterie dele mettre dans la peau de Mister Flow, semblait devenu complètementidiot. Encore une belle intelligence qui sombrait dans le plusaffreux désespoir.

Le dernier crime de Mister Flow était venuencore attester l’innocence de ce faible d’esprit, puisque Durinn’avait pas quitté son service au château, cependant que leclergyman assassin y entrait et en ressortait avec cette audaceavec laquelle l’homme aux cent visages s’est créé dans le mondeentier une réputation inattaquable…

Durin prit congé et nul ne sut ce qu’il étaitdevenu… si l’on en veut bien excepter celui qui écrit ces lignes…J’avais repris ma place au palais, ma pauvre petite place. Quelquesmois plus tard, j’appris par le courrier mondain, d’un journal deParis qui avait osé risquer l’indiscrétion que Lady Skarlett, dontle deuil n’avait pas encore pris fin, s’était fiancée dansl’intimité à un gentleman d’origine écossaise venu du Canada toutexprès pour l’épouser, après avoir vu sa photo publiée dans unmagazine, et ce fiancé s’appelait : Sir DouglasCherfild !… »

Or, moi, maître Antonin Rose, je sais qui estce Douglas ! Ah ! Helena !… Helena !… Tu l’asretrouvé ton Doug ! Ton Doug et ton collier !…Mais prends garde à certain collier dont ce cher Doug pourrait tefaire cadeau, certaine nuit… certaine nuit où les doigts de Douglascaresseraient trop étroitement ton cou nu, trop nu, trop nu…Helena ! Prends garde ! Ne vois-tu pas aux doigts de Dougun collier qui a déjà servi ! Ô veuve d’Archibald ! Moiaussi j’ai connu tes nuits, Helena ! Tes nuits de joie et deterreur, tes nuits de mensonges !… Mensonges ?… Justesdieux ! étaient-ce bien des nuits de mensonge, ces heuresnoires, ces heures ardentes où tu gémissais sur mon épaule ta hainede Durin ?

Non ! Non ! Je ne veux plus penser àcela !

Mais, cependant, pour être sincère, pour êtretout à fait sincère, il y a des moments de mes nuits actuelles oùje me réveille pour crier : « Et si ce n’étaient pas desmensonges !

S’il n’y avait à Black Rooks qu’uneprisonnière de plus ! La prisonnière de Durin !…L’éternelle victime de Durin !… Et si… si… si ellem’appelait dans ses nuits rouges, rouges du sang d’Archibald, sielle clamait vers moi ! Grand Dieu ! c’est peut-être savoix que j’entends, quand je me réveille avec ce mot qui peuple mesténèbres sans les éclairer… « Mensonges !… »

Seul, plus seul que jamais, cette année s’estécoulée pour le pauvre maître Antonin Rose… seul au palais, seuldans son pauvre cabinet de la rue des Bernardins… Les deuxcharmantes sœurs (pourquoi vous en parler ? elles me sont, jevous assure, devenues tout à fait indifférentes, mais je vous enparle parce que j’ai reçu la visite de Clotilde, hier)… Je vousdisais donc que les deux charmantes sœurs ont déménagé, pour serapprocher du grand établissement de crédit dans lequel est entréela doctoresse en droit… Je n’entends plus dactylographier, pour larue Henner, de l’autre côté du mur… Tant mieux, j’ai d’autresbruits dans la tête… Mais parlons de la visite de Clotilde.

« Les vacances sont proches, me dit-elle.Vous reverrons-nous, cet été, dans notre villa deLion-sur-Mer ? Vous savez que votre couvert y sera toujoursmis ! »

Je remerciai. Ni oui, ni non ! Est-ce queje sais ?

« Ça va, les affaires ?

– Ni plus ni moins ! Ah !mademoiselle Clotilde. Je m’ennuie ! je m’ennuie !…

– Venez avec nous, je vous donnerai des leçonsde droit financier. » Je l’ai laissée partir ! Ellem’ennuie, celle-là, avec son droit financier. Mais elle est biencharmante tout de même…

Et elles sont arrivées, les vacances. Et merevoilà au même point que l’an dernier… Et, dans mes dossiersd’office, je ne retrouve plus un Durin ! Tout de même, je nevais pas le regretter !… Ah ! ces couloirs déserts, cessalles abandonnées… ces gagistes qui vous regardent passer avec unmauvais sourire pour votre misère !… Il y a des dates, quicomptent pour moi ! L’an dernier, ce jour-là, tu te trouvaispour la première fois en face de Durin !… Tu te souviens, lanuit, au bord de la mer, sur le sable noir et chaud… Et cette nuitoù tu gagnais un million !… Un million !…Et lesouper dans l’hôtel Boieldieu, le litre de rouge sur la table de lacuisine, après… après l’affaire ! Et le coup du départ del’hôtel de Paris-Plage, Mon Dieu ! avons-nous ri !… Ettrompette ! Et Georgette !… Ah ! tais-toi !tais-toi, mon cœur !… Là-bas, un garde me fait signe… Tâchonsde gagner notre dîner… Et puis, non, zut ! je n’ai pas lecaractère ouvrier aujourd’hui ! « Renvoi aprèsvacations ! Renvoi après vacations ! » Un télégrammepour moi ! Un télégramme de Deauville… mon cœur bat… mon cœurbat ! Oh ! Helena !… Oh ! Helena !… :« Faisons un tour le long de la côte ; pensez à nous.Clotilde. »

Je la déteste, cette Clotilde !…

C’est ton appel que j’attends, Helena !…ton appel !… ton appel qui m’apprendra peut-être enfin lavérité… toute la vérité… Viendra-t-il ?… N’ai-je plus rien àapprendre ?…

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