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Mon oncle Benjamin

Mon oncle Benjamin

de Claude Tillier
CLAUDE TILLIER – L’Homme et l’Œuvre

 

Je me rappelle mon étonnement, un jour que je demandais à mon ami Auguste Reverdin, l’éminent chirurgien aussi apprécié en France qu’à Genève, quel était son livre de chevet et qu’il me répondit, sans hésitation :

– Mon oncle Benjamin.

– Comment, m’écriai-je, vous avez lu le chef-d’œuvre de Claude Tillier ?

– Je l’ai lu et relu. J’ai fait mieux encore : de la propagande. L’oncle Benjamin est mon cadeau de prédilection. Je l’offre aux personnes à qui je veux témoigner mon estime, ma sympathie, ou simplement rendre une politesse. J’en ai toujours quelques exemplaires chez moi à cette intention. Cela vous surprend ?

Je crois bien que cela me surprenait !Tillier, mort en 1844, était, hier encore, à peu près inconnu en France, à telles enseignes qu’un de mes camarades, passant dernièrement par Lyon et cherchant Mon oncle Benjamin à la Bibliothèque, où, par hasard, il le trouvait, en coupait lui-même les feuillets jusque-là respectés.

Le volume eût dû être partout et il n’étaitnulle part ! Il a fallu pour le faire lire par quelquesmilliers de personnes, l’invitation d’une demi-douzaine d’articlesconsacrés au pamphlétaire, à l’écrivain, dont la Républiquedaignait reconnaître enfin le talent et les services, en envoyantun ministre inaugurer à Clamecy, le monument qu’une piété locale ettardive érigeait à la gloire de Tillier[1]. Mais dumoins étions-nous les seuls à l’avoir mise sous le boisseau.L’étranger souriait de notre ignorance. Bien avant la guerre de1870, l’Allemagne savourait Mon oncle Benjamin, grâce àl’excellente traduction de Pfau, et l’année dernière encore, ilcomptait plus de lecteurs en Suisse[2], enBelgique et en Amérique même, qu’il n’en eut jamais en France.

Aussi bien, n’en est-il pas de Tillier commedu comte de Gobineau, pour qui nous nous sommes tout à coupenflammés sur la foi des Allemands et de laGobineau-Vereinigung ?

Mais on ne nous prend jamais au dépourvu et àl’accusation d’ingratitude quelques voix ont répondu que Gobineauétait un grand homme de salons et Claude Tillier un grand homme deprovince.

Grand homme de province, c’est bientôt ditlorsqu’il s’agit d’un auteur français presque classique… enAllemagne !

Qu’a-t-il manqué à Tillier pour le devenir enson pays ?

Uniquement, peut-être, l’édition populaire àbon marché que nous présentons aujourd’hui au public. Aucun éditeurne s’est trouvé pour l’entreprendre en France. Une édition de luxe,pour un petit nombre de bibliophiles, à la bonne heure[3] ! Ceux-ci coupant rarement lesfeuillets des livres, on ne risquait rien ; tandis que l’onrisque toujours quelque chose à propager des idées subversives.

Là, sans doute, est la raison d’un ostracismequ’on ne s’expliquerait guère sans cela, à moins de croire à unepérennité d’infortune qui s’étend, pour certains hommes, de leurdestinée sur la terre à la postérité.

L’existence de Tillier fut triste etbrève[4]. Elle pourrait se résumer en troismots : instituteur, soldat, publiciste. Mais l’homme etl’écrivain, le talent et le caractère que nous rencontrons, valentla peine qu’on glane derrière eux assez d’épis pour faire unegerbe.

Voici donc la nôtre.

Fils d’un maître serrurier de Clamecy, c’estlà que Tillier vient au monde, le 10 avril 1801. Il commence sesétudes au collège de Clamecy, et les termine en 1820 au lycée deBourges, où il est entré comme boursier de sa ville natale.

Bachelier ès-lettres, il se destine àl’enseignement et est nommé maître d’étude au collège de Soissons.Il le quitte bientôt pour aller à Paris faire le même office auprèsd’un chef d’institution découvert à force de battre le pavé etd’essuyer des rebuffades.

« Je me rappelle encore, écrira-t-il plustard, combien je me trouvais à plaindre quand, mon bouquet derhétorique au côté, comme un domestique à la Saint-Jean, j’allaisoffrir mes services aux revendeurs de grec et de latin de lacapitale. Combien j’en voulais à mon père de ne pas m’avoir faitune place à son établi. »

Il n’était pas appointé. L’établissement luidonnait la nourriture, le blanchissage et un lit au dortoir, entreceux des élèves, moyennant qu’il les accompagnât à la promenade,surveillât leurs récréations et leur fît la classe. Sa famille luiallouait cinq francs par mois pour ses menus plaisirs, cinq francs,dit-il encore, « dissipés en brioches et en petits pains queje mangeais dans les rues, quand je sortais, car j’étais toujourstourmenté par la faim. »

Le son de cette cloche nous est familier.Dickens dans David Copperfield, Jules Vallès dansl’Enfant et Alphonse Daudet dans Le Petit Chose,nous l’ont fait entendre. Mais aucun d’entre eux n’a mieux expriméque Tillier en quelques pages, la misère matérielle et morale dupion. Glas de l’adolescence, vous tintez toujours àl’oreille !

Poussé à bout par les cruelles moqueries d’unemarmaille anglaise, Tillier s’emporte un jour à la corriger. On lecongédie. Il passe encore l’hiver à Paris, puis le printemps et unepartie de l’été. Il rôde, il est malheureux. La vie du pauvre n’apas d’histoire, il partage le cabinet meublé d’un camarade, boit del’eau et reste souvent couché pour vérifier la justesse del’adage : qui dort dîne.

Une société prévoyante devrait au moinsassurer le gîte aux indigents. Le vagabondage les expose à ne pasrassasier que leurs yeux des provisions dont les étalagesregorgent. La tentation est trop forte. Il n’y a pas que votre eau,fontaines, qui vienne à la bouche des nécessiteux…

Au mois d’août 1821, Tillier est de retour àClamecy. Au commencement de l’année suivante, il tire au sort lenuméro 1 et ne peut échapper à la conscription, la loi de 1818 surl’instruction publique ne s’appliquant pas à l’instituteur privéqu’il est devenu.

Il rejoint donc à Périgueux le 8eescadron du train d’artillerie dans lequel il est incorporé ;et quelques mois après, il part pour l’Espagne, en conséquence duCongrès de Vérone, où l’intervention de l’armée française avait étédécidée[5].

Libéré du service militaire en 1827, avec legrade de fourrier et après avoir passé cinq ans sous les drapeaux,Tillier rentre dans ses foyers, ouvre une école privée et se marie.Il a quatre enfants. Deux seulement lui survécurent ; les deuxautres moururent en bas âge.

Il faut vivre. Les leçons que donne Tillieraux enfants des autres doivent nourrir les siens. Un moment ilaccepte la direction de l’école d’enseignement mutuel, que luioffre le conseil municipal de Clamecy ; mais les tracasseriesde celui-ci, jointes aux inconvénients d’une méthode que Tillierimprouvait, l’engagent à démissionner et à rouvrir son écoleprivée, d’où l’enseignement mutuel est banni.

Une pareille indépendance d’esprit ne convientpas à la province. Que vient faire un coquelicot dans lesblés ? Tache.

Tillier a, par surcroît, excité sesconcitoyens contre lui en participant à la fondation d’une petitefeuille locale : L’Indépendant[6], danslaquelle il fait ses premières armes. Il y est plutôt turbulent quefrondeur, plutôt vinaigrette que vinaigre. Il se contente de rireau nez de la bourgeoisie confirmée par une seconde révolution,celle de 1830, dans les avantages qu’elle a retirés de la première.Car elle n’a pas attendu le conseil de Guizot pour s’enrichir, niles nasardes de Tillier pour trouver mauvais qu’on le luireproche.

Mais ce n’est qu’un prélude à des jeux deplume moins innocents.

En 1840, Tillier publie dans un journal deNevers, l’Association[7], le premierde ses Pamphlets et révèle une singulière aptitude à élargir lesquestions et à conclure du particulier au général. Un simplefait-divers, un ridicule, un abus, une injustice, élevés à laquatrième puissance de signes du temps, fournissent au polémiste leprétexte d’une critique sociale qui n’a besoin, pour dégonfler lesplus gros ballons, que d’une piqûre.

Aux mains de Tillier, la satire est moins unfouet qu’un fagot d’épines, comme si les gens auxquels il en cuira,député-roi de Clamecy, évêque, juge de paix, édiles, hobereaux,parvenus, ne valaient pas la peine qu’on se mît en nage pour lesfustiger.

Tillier s’est rendu la place intenable. On luipasserait la férule du maître d’école, on ne lui passe pas celle duredresseur de torts. Il pourrait brutaliser à son aise lespetits ; il ne s’en prend pas impunément aux grands. Depuiscinq ou six ans, il végète à Clamecy ; un à un ses élèvesl’ont quitté, les fils de bourgeois, d’abord, les fils decommerçants ensuite, les fils du peuple les derniers, parce que lesort des pauvres, en province surtout, dépend des riches qui lesemploient. Les belles dames de la ville n’ont-elles pas, un jour,jeté l’interdit sur l’école en y plantant le drapeaunoir ?

Heureuse inspiration, au demeurant. Ce drapeaude la misère et de la faim, Tillier eût pu le déployerlui-même : c’était le sien.

Obligé de céder son école, Tillier n’a plusdevant lui que des bouches à nourrir et qui murmurent :Donne-nous notre pain quotidien, père…

C’est alors que paraissent ses Lettres ausystème électoral sur la réforme. Elles le signalent àl’attention d’un autre pamphlétaire, haut placé, Cormenin.

L’heure est décisive. Tillier a quarante ans.Seul, peut-être il n’hésiterait pas à précipiter vers Paris uneambition de plus. Mais encore une fois, il a charge de famille. Ilne se reconnaît pas le droit de lâcher la pâture pour l’ombre, etla pâture, c’est, à Nevers, une collaboration prépondérante aujournal l’Association, qui insère, depuis quelques tempsses articles.

Départ pour Nevers. Sous l’impulsion de sonnouveau rédacteur en chef, le journal, galvanisé, rebondit et sefortifie dans l’opposition. Il y a de beaux jours encore pour lesdéfenseurs de la souveraineté du peuple et pour les républicainscomme Tillier qu’aucun parti n’embrigade. Les années qui luirestent à vivre sont comptées ; on dirait qu’il se hâte dedonner sa mesure avant de disparaître.

Le département de la Nièvre, qui devait, dixans plus tard, se faire noter pour sa vigoureuse résistance au Coupd’État, est entré déjà en effervescence. Qui se ressembles’assemble. Au café de la Barre, la pipe à la bouche, devant unechope, Tillier rencontre deux hommes, deux instituteurs comme lui,avec lesquels il peut échanger des idées et élaborer desréformes.

Ce sont Antony Duvivier, instituteur communalà l’École de la Barre, et Pierre Malardier[8],instituteur primaire à Dun-les-Places et futur représentant dupeuple à l’Assemblée législative.

Avec Duvivier surtout[9], laquestion de l’enseignement ne tarit jamais. Ne sont-ils pasqualifiés, l’un et l’autre, pour déplorer l’insuffisance del’instruction primaire et la contrainte exercée par le curé, lemaire, l’inspecteur et les Comités de canton et d’arrondissement,sur de malheureux maîtres dérisoirement rétribués ?

Tillier préconise une éducation nationaleaffranchie du prêtre et de l’universitaire et se déclare hostile àune liberté d’enseignement embusquée « dans ces petitscloîtres dont les murailles sont si élevées, que le gouvernement nepeut voir par dessus ».

Un autre chef d’instruction nivernais etrépublicain, Pittié, père du général que Grévy mit à la tête de samaison militaire, se joint quelquefois aux réformateurs ; etc’est encore une bonne fortune pour eux que la visite de JulesMiot, pharmacien à Moulins-Engilbert, à la popularité de quicontribue largement un des plus alertes pamphlets de Tillier.

Miot sera bientôt envoyé, lui aussi, àl’Assemblée législative, par le département de la Nièvre…[10]

Et ces élections prochaines m’induisent àprolonger l’existence de Tillier par une ligne idéale.

Quarante-huit a lui comme un phare,qu’éteindront eux-mêmes ses gardiens, pour la plupart traîtres aupeuple qu’ils ont mission de guider.

J’aime à m’imaginer que Tillier suit à Paris,si même il ne les y précède, Malardier, Miot, Gambon, il est de lapetite phalange d’instituteurs socialistes qui se réunissent chezl’ardente Pauline Roland. Il y a là, entre autres, Jeanne Deroin,les époux Bizet père et mère de l’auteur de Carmen, LouisMénard, le philosophe, le Dr Guépin, de Nantes, JulesLeroux, le frère de Pierre, Pecqueur, le communiste, Lefrançais,Jules Viard, Pierre Dupont et sa femme.

Je suppose encore, sans témérité, que Tillieradhère avec Malardier au programme d’éducation rédigé parl’association des instituteurs socialistes, est persécuté avec elleet se souvient qu’il est pamphlétaire, pour la défendre. Son nomest connu et ses satires l’ont entraîné aux escarmouches de labrochure, du placard et de la lettre ouverte, dont les publicistesde 48 harcèlent l’ennemi.

Arrive le Coup d’État. Ou bien, alors, Tillierdésigné aux poursuites, surveillé, traqué, réussit à passer lafrontière avec Gambon, Félix Pyat et tant d’autres ; ou bien,transporté en Algérie, comme Jules Miot et Pauline Roland, il a ledestin de celle-ci, qui succombe à la peine.

Toutes les hypothèses peuvent s’envisagerhormis une : la soumission à l’Empire.

Mais une affection de poitrine contractée sansdoute en Espagne, sous le harnais militaire, n’a point accordé àTillier de sursis.

Ruinée par le cautionnement et l’amende,l’Association lui fait de ses derniers numéros unsuaire ; il est, d’ailleurs, à bout de forces, et cettelassitude il l’a exprimée en une admirable page, un chant de cygne,que je dois recueillir.

« En ce moment je suis là, accoudé sur lafenêtre de mon atelier, contemplant cette belle vallée de la Nièvrequi s’emplit d’ombre et ressemble, avec sa forêt de peupliers, à unchamp garni de gigantesques épis verts ; le soleil se couchederrière moi ; ses derniers rayons allument, comme un brasierles ardoises du moulin ; ils illuminent la cime vacillante despeupliers et bordent de franges roses les petits nuages qui passentà l’horizon. Dans le lointain, les pâles fumées de Pont-Saint-Oursondulent et s’en vont, emportées par le vent, comme une processionde blancs fantômes qui défile. La Nièvre, cette laborieuse naïadeque les tanneurs forcent du matin au soir à laver leurs peaux, afini sa journée ; elle se promène libre et tranquille entreses roseaux et clapote doucement sous les racines des saules. Àcette heure si belle et si douce, je sens à ma vieille lyre depoète une corde qui se réveille : j’aimerais à décrire cesriants tableaux, et peut-être du fond de cette encre immonde,amènerais-je quelque paillette d’or au bec de ma plume ; maishélas ! quand je voudrais peindre et chanter, il faut quej’écrive, que je martèle des phrases agressives contre mesadversaires. Ce faisceau de flèches ébauchées qui est là sur matable, il faut que je le garnisse de pointes. Quand mon âmes’emplit comme ce vallon de paix et de silence, il faut que j’ytienne la colère éveillée ; quand je voudrais pleurerpeut-être, il faut que je rie.

« Derrière cette verdure étrangère etcette traînée bleuâtre de collines que je ne connais pas, sont lespremiers arbres qui m’ont abrité, les premières collines que j’aifoulées ; c’est de ce côté que s’envoient mes pensées,semblables à des pigeons qui, lâchés d’une terre lointaine,s’enfuient à tire-d’aile vers le colombier natal. C’est là que sontma mère, mon frère, mes amis, tous ceux que j’aime et dont je suisaimé. Quelle destinée m’a donc éloigné de ces lieux ? Pourquoine suis-je point là avec ma femme et mes enfants ? Pourquoi mavie ne s’y écoule-t-elle pas doucement et sans bruit, comme l’eauclaire d’un ruisseau ? Hélas ! ce même soleil qui s’estlevé sur mon berceau, il ne se couchera point sur ma tombe !Maudits soient ces imprudents persécuteurs qui m’ont appris quej’avais une arme redoutable, en me forçant à me défendre. Loupféroce, c’est pourtant en léchant leur sang, que cet appétit dusang m’est venu ! Et que m’importe à moi que ce journalprêche, et que cet évêque fasse le journaliste ! Cruelpamphlet, laisse-moi un instant avec mes rêves. Ces oiseaux auxplumes blanches et roses, tu les effarouches des éclats stridentsde la plaisanterie. Laisse-moi passer et repasser la main sur leursailes : peut-être hélas ! ne reviendront-ils plus desitôt ; et d’ailleurs, ces messieurs sont-ils si pressés qu’onles fustige ?

« Ô mes amis, que faites-vous en cemoment ? Tandis que je suis là pensant à vous et entouré devos chères images, vous entretenez-vous de moi sous vostonnelles ? Voici l’heure où ma mère se repose à l’ombre deson petit jardin ; je suis bien sûr qu’elle rêve de moi enarrosant ses fleurs ; peut-être dit-elle mon nom à sapetite-fille. Ô ma mère ! si je vous écris moins souvent,c’est ce dur métier de pamphlétaire qui en est la cause ; maissoyez tranquille, je n’attendrai pas pour vous revoir que l’hiverait mis entre nous ses neiges. Quand ce ciel commencera à blanchir,que ces arbres se teindront de jaune, qu’un plus pâle sourire seravenu aux lèvres de l’automne, j’irai m’asseoir à votre foyer etrajeunir ma poitrine à cet air que vous respirez. Ces beaux cheminsoù j’ai tant rêvé, tant fait de vers, perdus comme le chant desoiseaux dans l’espace, je veux me promener encore entre leursgrandes haies pleines déjà de pourpres et d’or, et toutes brodéesde clochettes blanches, et ce sera pour la dernière foispeut-être.

« Je veux encore écouter les flots amisde ma rivière de Beuvron, et les écouter longtemps. L’eau qui mordpar le pied mon vieux saule de la petite Vaune, l’a-t-ellerenversé ? A-t-il encore à ses racines beaucoup de mousse etde petites fleurs bleues ? Je veux encore passer une heuresous son ombre, contemplant tantôt ces noirs rubans d’hirondellesqui flottent dans les cieux, tantôt ces longues traînées defeuilles jaunes qui s’en vont tristement au courant de l’eau commeun convoi qui passe, et tantôt aussi ces pâles veilleuses, tantredoutées des jeunes filles, et qui sortent de terre semblables àla flamme de la lampe qu’il faudra bientôt allumer. Ces images dedeuil plaisent à mon âme ; elles la remplissent d’unetristesse douce et presque souriante. Je me représente l’annéecomme une femme phtisique qui, sortant d’une fête, dépouillelentement et une à une les parures dont elle était revêtue, et pourse coucher dans son cercueil. Mais, adieu ma mère ; adieu monvieux Clamecy, on m’appelle ; je me suis fait l’exécuteur descolères de la société, et il faut que ma tâches’accomplisse. »

 

Tillier dit bien : où la chèvre estattachée, il faut qu’elle broute. Du moins, donnera-t-elle encorequelques coups de corne autour du piquet. Mais, sa dernière sériede pamphlets, il ne l’achève même pas et meurt, sur le pré, à 43ans, le 18 octobre 1844.

Voilà l’homme, un bourru caustique etsensible, jouant son personnage dans le prologue d’une révolution,qu’il ne verra pas.

Le métier des armes ne l’a point assoupli. Cetancien soldat exhale l’indiscipline. Il pourrait faire sienne laparole de Châteaubriand, qu’il admire littérairement : Je sensen moi l’impossibilité d’obéir !

Et c’est encore le rebelle qu’érigeraBaudelaire, le rebelle que son bon ange prend aux cheveuxen disant : « Tu connaîtras la règle ! » et quirépond obstinément : « Je ne veux pas ! »

Attribuer les vicissitudes de Tillier à sonesprit d’indépendance et d’indocilité est donc chose permise.

Indocile, aussi bien, il le fut aucollège ; il le fut dans ses fonctions d’instituteur ; ille fut à la caserne ; il le fut dans le journalisme ; ille fut en politique. Phénomène plus rare, il concevait laréciprocité.

« J’aime, a-t-il écrit, cette logiqueaventureuse qui s’attaque aux choses accréditées, cetteindépendance quelque peu révolutionnaire de pensée qui n’admetpoint l’infaillibilité des maîtres. Le maître l’a dit estla plus sotte parole qui puisse sortir de la bouche d’un homme.Allez ! celui qui ne sait que ce qu’on lui a appris, est unpauvre hère ! »

Rédacteur en chef d’un organe d’opposition, ilpréfère transformer celui-ci en journal littéraire, c’est-à-diresigner son arrêt de mort, plutôt que de baisser le ton.

Pamphlétaire, on l’a comparé à Paul-LouisCourier. C’est que l’on n’y regarde pas de près. L’auteur d’uneétude sur Tillier, M. Édouard Achard[11], observeavec raison : « Paul-Louis est tiers-état, Tillierpeuple ».

En maints endroits de ses factums, Tillier lerépète : « Nous autres, les Tillier, nous sommes de cebois dur et noueux dont sont faits les pauvres. Mes deuxgrands-pères étaient pauvres, mon père était pauvre, moi je suispauvre : il ne faut pas que mes enfants dérogent.

« Mes parents ne m’ont rien donné, à moi,et je leur en suis reconnaissant ; s’ils m’avaient donnébeaucoup, je n’oserais peut-être pas mettre leur nom au bas de mespamphlets.

« Pouvoir se dire : L’oppresseur mecraint et l’opprimé espère en moi, voilà la plus belle desrichesses, la richesse pour laquelle je donnerais toutes lesautres !

« Je suis né faible et souffreteux dansle camp des pauvres. Et aussitôt que mon cerveau a pu produirequelques pensées, aussitôt que ma plume a su écrire quelqueslignes, j’ai protesté contre la domination triviale du riche.

« C’est la cause du peuple que jedéfends ».

Il y a entre l’homme qui écrit cela et lebourgeois de la Chavonnière, la même différence qu’entre la chemisede batiste que portait celui-ci et la chemise de toile bise queportait l’autre.

C’est sans doute un louable morceau littéraireque Le pamphlet des pamphlets ; mais les variationsde Tillier sur ce thème ont la vigueur d’une eau-forte, au lieu dela finesse des crayons de Courier.

Si profond, d’ailleurs, que soit chez Tillierle sentiment démocratique, il ne lui enlève rien de saclairvoyance. Il entend « être juste envers tous, contretous ». Il ne dispute pas aux tribuns l’encensoir. « Nousne voulons pas plus du despotisme en blouse, dit-il, que dudespotisme en manteau royal. Nous voulons le peuple grand, libre etheureux ; nous ne le voulons pas tyran. »

À ses débuts dans le journalisme, en 1831, ils’est tracé cette ligne de conduite dont il ne dévierapas :

« L’âme d’un citoyen doit être grande etpropre, et il ne suffit plus, pour être honnête homme, de cespetites vertus qui s’exercent au coin du feu ; la vertu de cesiècle, ce doit être le désintéressement, le dévouement à tout cequi est généreux ; c’est la puissance d’être soi-même, derouler dans son propre tourbillon et de ne pas se laisser entraînerpar celui des grosses planètes. »

C’est bien, décidément, en connaissance decause que M. Marius Gérin a vu en Tillier un républicain destemps héroïques, – des temps passés…

Étant donné ce que vous savez maintenant del’homme, du pamphlétaire, s’il prend un jour fantaisie à cet hommede faire œuvre d’imagination d’écrire un roman philosophique, vousn’en aurez, croyez-vous, nulle surprise à attendre.

Si l’on ajoute que Mon oncle Benjaminfut publié en feuilleton, pour la première fois en 1842, dansl’Association[12], vousserez confirmés par ce détail dans vos préventions et disposés àdétourner les yeux d’un crachoir de phtisique, de polémiste aigriet de discoureur d’estaminet.

Vous aurez tort. Ouvrez le livre, il respirela santé, la joie de vivre et le bon sens. Et votre étonnement nesera pas médiocre, de constater que ce livre adopté par l’étranger,tel un pitoyable champi, est un enfant trouvé dans les vignes duMorvan et déraciné lui-même, comme la souche latine la moinsdésignée pour être transplantée au delà du Rhin.

Lorsqu’il écrivit, à bâtons rompus, Mononcle Benjamin, Tillier avait quarante ans. Il était dans laplénitude de son talent.

Il connaissait toutes les ressources de lalangue et savait enchâsser l’idée dans une métaphore originale etsuivie. Il s’était forgé lui-même l’outil indispensable pourbriller dans sa profession : le style. Successivementapprenti-poète, ouvrier-publiciste, il ne lui restait plus, pourparvenir à la maîtrise, qu’à exécuter son chef-d’œuvre. Il le fit.Il le fit dans un bel élan vers cette Terre promise qu’un rideau debrumes lui cachait encore.

Et c’est justement la situation dans laquelleil a placé son héros, à la date de 1780.

L’oncle Benjamin, coq gaulois, chante, eneffet, lui aussi, au crépuscule d’une révolution qu’il ne verra passe lever. Réclamé, à la fois, par ses malades et par ses amis,comme l’Esculape et le bon vivant le plus capable de trouver unremède contre les souffrances des uns et contre l’ennui des autres,Benjamin Rathery n’a certainement pas lu l’Encyclopédie niJacques le Fataliste ; la profession de foi duvicaire savoyard ni Le Contrat social ; leDictionnaire philosophique ni Candide ; mais il parlecomme s’il les avait lus, il les sent dans l’air, il subitl’influence d’un temps orageux.

La plupart de ses critiques sociales, Tilliern’a que la peine de les transposer pour les attribuer à son oncle.Le seigneur et le bailli de l’ancien régime, ce sont, à peu dechose près, le député-roi et le juge de paix de l’ordre nouveau.Les noms ont changé, mais l’esprit reste le même, si bien qu’il estindifférent, au fond, que Benjamin, renversant les rôles, procèdede son neveu. À cet égard, Tillier peut dire ce que Vigny disait deses aïeux :

C’est en vain que d’eux tous le sang m’afait descendre ;

Si j’écris leur histoire, ils descendrontde moi.

L’oncle Benjamin est plutôt un réfractairequ’un révolté de grande envergure. Contrairement au proverbe, ilpeut mâcher amer et cracher doux. Il ne porte pas l’épée pour s’enservir. Il veut être le plus fort simplement en mettant les rieursde son côté. Quand il a le dessous il feint de se rendre, et leseigneur lui fait alors embrasser tout ce que les bienséancesordonnent de couvrir. Mais Benjamin n’a point de cesse ensuitequ’il n’ait infligé la peine du talion à son vainqueur ; etquelles rasades il se verse, quand sa revanche est prise !

Tillier a cru devoir donner l’explicationd’une bonne humeur inattendue sous les dehors broussailleux qu’ilnous a montrés.

« La gaîté du pauvre est une espèced’orgueil, » dit-il. Et ses personnages, ses types, que lecrayon de Daumier ne désavouerait pas, reçoivent ainsi la lumièrecomme d’un feu intérieur et sacré.

On comprend même que Benjamin et sescompagnons, pour entretenir cette flamme et qu’elle pétille, usentet abusent du jus de sarment. Excès sans inconvénients. Ce n’estpoint à la température de l’ébriété que l’énergumène éclôt.

Il appartient bien, en vérité, aux alcooliquesd’aujourd’hui, de reprocher à Benjamin le vin dont il sechauffe ! La race n’a point dégénéré tant qu’elle fut enpointe de vin ; elle conserva les mêmes qualités qu’au tempsde Rabelais. Benjamin n’a pas lu Voltaire, Rousseau, Diderot ;mais il a lu La Fontaine et il fait sa devise des vers dubonhomme :

Mon oracle est Bacchus quand j’ai quelques soucis.

Et ma sibylle est la bouteille.

Un ivrogne, lui ? Allons donc ! Cen’est jamais après boire qu’il verra rouge ; ce serait plutôtà jeun. Autrement, quel sens auraient, dans sa bouche, lesrevendications de la classe opprimée ?

Il ne s’en cache pas, d’ailleurs : lasoif est pour lui un état normal, et il n’a guère que deux besoins,le boire et le manger. Mais cet exemple épicurien, trait de mœursdisparues, est-ce qu’il vous offusque chez l’Ami Fritz et chez lesvertueux émules que lui donnent Erckmann-Chatrian dans leur œuvreadmirable ? Eux aussi enseignent, cependant, que l’esprit, lacordialité, la tolérance, l’aide mutuelle, sont dans la bouteilleet les repas plantureux. Le conteur nivernais et les conteursalsaciens sont d’accord pour conseiller le retour au vin, commed’autres conseillent maintenant le retour à la terre. Et c’estpeut-être la même chose, la race empruntant son caractèredistinctif tout ensemble du sol et de ce qu’il produit.

En réalité, vous n’admettez plus, à présent,que la raison soit au fond du verre, parce que votre verre necontient que trois-six, purée verte et apéritifs vénéneux, au lieudu jus loyal des anciennes vignes de France, fait pour délier lalangue et non pour l’empâter.

Et puis, avouez-le donc : cette véritédite rondement, la fourchette à la main et les coudes sur la table,vous la jugez plus dangereuse que les discours soporifiques desbarbes sentencieuses et des docteurs moroses. Comment seméfierait-on de l’oncle Benjamin, esprit lucide et robusteestomac ? Il persuade en riant ; il dit au lecteur :« À votre santé ? » Et le lecteur ne s’aperçoit pasou s’aperçoit longtemps après, que c’est à sa santé intellectuelleet morale que l’auteur a bu. Celui-ci recrute ainsi des compagnonsqu’il invite, entre deux lampées, à donner leur coup de pioche dansles institutions chancelantes, les abus, les préjugés, les erreurs,tantôt élargissant la brèche et tantôt poussant à la roue dutombereau qui charroie les gravats.

Il en a charroyé pas mal depuis deux foissoixante ans, de 1780 à 1840 et de 1840 à nos jours. Aussi quelquesdissertations de Benjamin, précurseur de Jérôme Coignard, ou deM. Bergeret, semblent-elles enfoncer des portes ouvertes. Maisl’étaient-elles lorsque Tillier donnait son coup d’épaule… et quipeut répondre que ce coup d’épaule est maintenant superflu contredes portes de chêne ou de fer qui résistent encore ?

Reconnaissons, d’autre part, que Tillier dansses romans : Mon oncle Benjamin et BellePlante et Cornélius[13], aussibien que dans ses Pamphlets, ne dépouille pas entièrement le vieilhomme. Il croit au suffrage universel. Il appelle l’Évangile« la grande Charte du monde et la première déclaration desDroits de l’homme ». Il dit que le Christianisme, loin d’avoirfait son temps, le commence à peine. Il a une conception dupatriotisme qui lui rend amère la défaite de Waterloo… Il avale,enfin, quelques-unes de ces arêtes qui restèrent dans le gosier desnaïfs réformateurs de 48 et les étranglèrent.

C’est aux suites d’un accident du même genreque paraissait devoir succomber Claude Tillier. En aucunescirconstances, les hommes comme celui-là ne meurentd’indigestion.

Paris, Octobre, 1905.

Lucien DESCAVES

Chapitre 1Ce qu’était mon Oncle.

Je ne sais pas, en vérité, pourquoi l’hommetient tant à la vie. Que trouve-t-il donc de si agréable dans cetteinsipide succession des nuits et des jours, de l’hiver et duprintemps ? Toujours le même ciel, le même soleil ;toujours les mêmes prés verts et les mêmes champs jaunes ;toujours les mêmes discours de la couronne, les mêmes fripons etles mêmes dupes. Si Dieu n’a pu faire mieux, c’est un tristeouvrier, et le machiniste de l’Opéra en sait plus que lui.

Encore des personnalités, dites-vous, voilàmaintenant que vous faites des personnalités contre Dieu. Quevoulez-vous ! Dieu est, à la vérité, un fonctionnaire, et unhaut fonctionnaire encore, bien que ses fonctions ne soient pas unesinécure. Mais je n’ai pas peur qu’il aille réclamer contre moi àla jurisprudence Bourdeau des dommages-intérêts, de quoi fairebâtir une église, pour le préjudice que j’aurai porté à sonhonneur.

Je sais bien que messieurs du parquet sontplus chatouilleux à l’égard de sa réputation qu’il ne l’estlui-même ; mais voilà précisément ce que je trouve mauvais. Envertu de quel titre ces hommes noirs s’arrogent-ils le droit devenger des injures qui lui sont toutes personnelles ? Ont-ilsune procuration signée Jéhovah qui les y autorise ?

Croyez-vous qu’il soit bien content quand lapolice correctionnelle lui prend dans la main son tonnerre et enfoudroie brutalement des malheureux, pour un délit de quelquessyllabes ? Qu’est-ce qui prouve d’ailleurs, à ces messieurs,que Dieu a été offensé ? Il est là présent, attaché à sacroix, tandis qu’ils sont, eux, dans leur fauteuil. Qu’ilsl’interrogent ; s’il répond affirmativement, je consens àavoir tort. Savez-vous pourquoi il a fait choir du trône ladynastie des Capets, cette vieille et auguste salade de roisqu’avait imprégnée tant d’huile sainte ? Je le sais, moi, etje vais vous le dire. C’est parce qu’elle a fait la loi sur lesacrilège.

Mais ce n’est pas là la question.

Qu’est-ce que vivre ? Se lever, secoucher, déjeuner, dîner, et recommencer le lendemain. Quand il y aquarante ans qu’on fait cette besogne, cela finit par devenir bieninsipide.

Les hommes ressemblent à des spectateurs, lesuns assis sur le velours, les autres sur la planche nue, la plupartdebout, qui assistent tous les soirs au même drame, et bâillenttous à se détraquer la mâchoire ; tous conviennent que celaest mortellement ennuyeux, qu’ils seraient beaucoup mieux dans leurlit, et cependant aucun ne veut quitter sa place.

Vivre, cela vaut-il la peine d’ouvrir lesyeux ? Toutes nos entreprises n’ont qu’un commencement ;la maison que nous édifions est pour nos héritiers ; la robede chambre que nous faisons ouater avec amour, pour enveloppernotre vieillesse, servira à faire des langes à nos petits-enfants.Nous nous disons : Voilà la journée finie ; nous allumonsnotre lampe, nous attisons notre feu ; nous nous apprêtons àpasser une douce et paisible soirée au coin de notre âtre :pan ! pan ! quelqu’un frappe à la porte ; qui estlà ? c’est la mort : il faut partir. Quand nous avonstous les appétits de la jeunesse, que notre sang est plein de feret d’alcool, nous n’avons pas un écu ; quand nous n’avons plusni dents, ni estomac, nous sommes millionnaires. Nous avons à peinele temps de dire à une femme : « Je t’aime ! »qu’à notre second baiser, c’est une vieille décrépite. Les empiressont à peine consolidés, qu’ils s’écroulent ; ils ressemblentà ces fourmilières qu’élèvent, avec de grands efforts, de pauvresinsectes ; quand il ne faut plus qu’un fétu pour les achever,un bœuf les effondre sous son large pied, ou une charrette sous saroue. Ce que vous appelez la couche végétale de ce globe, c’estmille et mille linceuls superposés l’un sur l’autre par lesgénérations. Ces grands noms qui retentissent dans la bouche deshommes, noms de capitales, de monarques, de généraux, ce sont destessons de vieux empires qui résonnent. Vous ne sauriez faire unpas que vous ne souleviez autour de vous la poussière de millechoses détruites avant d’être achevées.

J’ai quarante ans ; j’ai déjà passé parquatre professions ; j’ai été maître d’études, soldat, maîtred’école, et me voilà journaliste. J’ai été sur la terre et surl’Océan, sous la tente et au coin de l’âtre, entre les barreauxd’une prison et au milieu des espaces libres de ce monde ;j’ai obéi et j’ai commandé ; j’ai eu des moments d’opulence etdes années de misère. On m’a aimé et on m’a haï ; on m’aapplaudi et on m’a tourné en dérision. J’ai été fils et père, amantet époux ; j’ai passé par la saison des fleurs et par celledes fruits, comme disent les poètes. Je n’ai trouvé dans aucun deces états que j’eusse beaucoup à me féliciter d’être enfermé dansla peau d’un homme, plutôt que dans celle d’un loup ou d’un renard,plutôt que dans la coquille d’une huître, dans l’écorce d’un arbreou dans la pellicule d’une pomme de terre. Peut-être si j’étaisrentier, rentier à cinquante mille francs surtout, je penseraisdifféremment.

En attendant, mon opinion est que l’homme estune machine qui a été faite tout exprès pour la douleur ; iln’a que cinq sens pour percevoir le plaisir, et la souffrance luiarrive par toute la surface de son corps ; en quelque endroitqu’on le pique, il saigne ; en quelque endroit qu’on le brûle,il vient une vésicule. Les poumons, le foie, les entrailles nepeuvent lui donner aucune jouissance ; cependant le poumons’enflamme et le fait tousser ; le foie s’obstrue et lui donnela fièvre ; les entrailles se tordent et font la colique. Vousn’avez pas un nerf, un muscle, un tendon sous la peau, qui nepuisse vous faire crier de douleur.

Votre organisation se détraque à chaqueinstant comme une mauvaise pendule. Vous levez les yeux vers leciel pour l’invoquer, il tombe dedans une fiente d’hirondelle quiles dessèche ; vous allez au bal, une entorse vous saisit aupied, et il faut vous rapporter chez vous sur un matelas ;aujourd’hui, vous êtes un grand écrivain, un grand philosophe, ungrand poète ; un fil de votre cerveau se casse, on aura beauvous saigner, vous mettre de la glace sur la tête, demain vous neserez qu’un pauvre fou.

La douleur se tient derrière tous vosplaisirs ; vous êtes des rats gourmands qu’elle attire à elleavec un lardon d’agréable odeur. Vous êtes à l’ombre de votrejardin, et vous vous écriez : Oh ! la belle rose !et la rose vous pique ; Oh ! le beau fruit ! il y aune guêpe dedans, et le fruit vous mord.

Vous dites : Dieu nous a faits pour leservir et l’aimer. Cela n’est pas vrai ; il vous a faits poursouffrir. L’homme qui ne souffre pas est une machine mal faite, unecréature manquée, un estropié moral, un avorton de la nature. Lamort n’est pas seulement la fin de la vie, elle en est le remède.On n’est nulle part aussi bien que dans un cercueil. Si vous m’encroyez, au lieu d’un paletot neuf, allez vous commander uncercueil. C’est le seul habit qui ne gêne pas.

Ce que je viens de vous dire, vous le prendrezpour une idée philosophique ou pour un paradoxe, cela m’est certesbien égal. Mais je vous prie au moins de l’agréer comme unepréface, car je ne saurais vous en faire une meilleure, ni quiconvienne mieux à la triste et lamentable histoire que je vaisavoir l’honneur de vous raconter.

Vous me permettrez de faire remonter monhistoire jusqu’à la deuxième génération, comme celle d’un prince oud’un héros dont on fait l’oraison funèbre. Vous n’y perdrezpeut-être pas. Les mœurs de ce temps-là valaient bien lesnôtres : le peuple portait des fers ; mais il dansaitavec et leur faisait rendre comme un bruit de castagnettes.

Car, faites-y attention, la gaieté s’accostetoujours de la servitude. C’est un bien que Dieu, le grand faiseurde compensations, a créé spécialement pour ceux qui sont sous ladépendance d’un maître ou sous la dure et lourde main de lapauvreté. Ce bien, il l’a fait pour les consoler de leurs misères,comme il a fait certaines herbes pour fleurir entre les pavés qu’onfoule aux pieds, certains oiseaux pour chanter sur les vieillestours, comme il a fait la belle verdure du lierre pour sourire surles masures qui font la grimace.

La gaieté passe, ainsi que l’hirondelle, pardessus les grands toits qui resplendissent. Elle s’arrête dans lescours des collèges, à la porte des casernes, sur les dalles moisiesdes prisons. Elle se pose, comme un beau papillon, sur la plume del’écolier qui griffonne ses pensums. Elle trinque à lacantine avec les vieux grenadiers ; et jamais elle ne chantesi haut – quand on la laisse chanter toutefois – qu’entre lesnoires murailles où l’on renferme les malheureux.

Du reste, la gaieté du pauvre est une espèced’orgueil. J’ai été pauvre entre les plus pauvres ; ehbien ! je trouvai du plaisir à dire à la fortune : Je neme courberai pas sous ta main ; je mangerai mon pain dur aussifièrement que le dictateur Fabricius mangeait ses raves ; jeporterai ma misère comme les rois portent leur diadème ;frappe tant que tu voudras, frappe encore : je répondrai à tesflagellations par des sarcasmes ; je serai comme l’arbre quifleurit quand on le coupe par le pied ; comme la colonne dontl’aigle de métal reluit au soleil tandis que la pioche est à sabase !

Chers lecteurs, soyez contents de cesexplications, je ne saurais vous en fournir de plusraisonnables.

Quelle différence de cet âge avec lenôtre ! l’homme constitutionnel n’est pas rieur, tant s’enfaut.

Il est hypocrite, avare et profondémentégoïste ; à quelque question qu’il se heurte le front, sonfront sonne comme un tiroir plein de gros sous.

Il est prétentieux et bouffi de vanité ;l’épicier appelle le confiseur, son voisin, son honorable ami, etle confiseur prie l’épicier d’agréer l’assurance de laconsidération distinguée avec laquelle il a l’honneur d’être, etc.,etc.

L’homme constitutionnel a la manie de vouloirse distinguer du peuple. Le père est en blouse de coton bleu et lefils en manteau d’Elbeuf. Aucun sacrifice ne coûte à l’hommeconstitutionnel pour assouvir sa manie de paraître quelque chose.Il veut ressembler aux bâtons flottants. Il vit de pain etd’eau ; il se passe de feu en hiver, de bière en été, pouravoir un habit de drap fin, un gilet de cachemire, des gantsjaunes. Quand on le regarde comme un homme comme il faut, il seregarde, lui, comme un grand homme.

Il est guindé et compassé ; il ne criepoint, il ne rit pas tout haut, il ne sait où cracher, il ne faitpas un geste qui dépasse l’autre. Il dit très bien : Bonjour,monsieur ; bonjour, madame. Cela, c’est de la bonnetenue ; or, qu’est-ce que de la bonne tenue ? Un vernismenteur qu’on étale sur un morceau de bois afin de le faire passerpour un jonc. On se tient ainsi devant les dames. Soit ; maisdevant Dieu, comment faudra-t-il se tenir ?

Il est pédant, il supplée à l’esprit qu’il n’apas par le purisme du langage, comme une bonne ménagère supplée auxmeubles qui lui manquent par l’ordre et la propreté.

Il est toujours au régime. S’il assiste à unbanquet il est muet et préoccupé, il avale un bouchon pour unmorceau de pain, et se sert de la crème pour de la sauce blanche.Il attend pour boire que l’on porte un toast. Il a toujours unjournal dans sa poche, il ne parle que de traités de commerce et delignes de chemin de fer, et il ne rit qu’à la Chambre.

Mais, à l’époque où je vous ramène, les mœursdes petites villes n’étaient pas encore fardées d’élégance ;elles étaient pleines d’un charmant laisser-aller et d’unesimplicité tout aimable. Le caractère de cet heureux âge, c’étaitl’insouciance. Tous ces hommes, navires ou coquilles de noix,s’abandonnaient les yeux fermés au courant de la vie, sanss’inquiéter où ils aborderaient.

Les bourgeois ne sollicitaient pasd’emplois ; ils ne thésaurisaient pas ; ils vivaient chezeux dans une joyeuse abondance, et dépensaient leurs revenusjusqu’au dernier louis. Les marchands, rares alors,s’enrichissaient lentement, sans y mettre beaucoup du leur, et parla seule force des choses ; les ouvriers travaillaient, nonpour amasser, mais pour mettre les deux bouts l’un à côté del’autre. Ils n’avaient point sur leurs talons cette terribleconcurrence qui nous presse, qui nous crie sans cesse : Allonsdonc ! aussi ne s’en donnaient-ils qu’à leur aise ; ilsavaient nourri leurs pères, et, quand ils étaient vieux, leursenfants devaient les nourrir à leur tour.

Tel était le sans-façon de cette société engoguette, que tout le barreau et que les membres du tribunaleux-mêmes allaient au cabaret et y faisaient publiquement desorgies ; de peur qu’on en ignorât, ils auraient volontiersappendu leur bonnet aux rameaux du bouchon. Tous ces gens, grandscomme petits, semblaient n’avoir d’autres affaires que des’amuser ; ils ne s’ingéniaient qu’à mettre une bonne farce àexécution, ou à imaginer un bon conte. Ceux qui avaient alors del’esprit, au lieu de le dépenser en intrigues, le dépensaient enplaisanteries.

Les oisifs, et ils étaient en grand nombre, serassemblaient sur la place publique ; les jours de marchéétaient pour eux un jour de comédie. Les paysans qui venaientapporter leurs provisions à la ville étaient leurs martyrs ;ils leur faisaient les cruautés les plus bouffonnes et les plusspirituelles ; tous les voisins accouraient pour avoir leurpart au spectacle. La police correctionnelle d’aujourd’huiprendrait les choses sur le ton du réquisitoire ; mais lajustice d’alors s’amusait comme les autres de ces scènesburlesques, et bien souvent elle y prenait un rôle.

Mon grand-père donc était porteur decontraintes ; ma grand’mère était une petite femme à laquelleon reprochait de ne pouvoir voir, quand elle allait à l’église, sile bénitier était plein. Elle est restée dans ma mémoire comme unepetite fille de soixante ans. Au bout de six ans de mariage, elleavait cinq enfants, tant garçons que filles ; tout cela vivaitavec le chétif bénéfice de mon grand-père, et se portait àmerveille. On dînait sept avec trois harengs, mais on avait le painet le vin à discrétion, car mon grand-père avait une vigne quiétait une source intarissable de vin blanc. Tous ces enfantsétaient utilisés par ma grand-mère selon leur âge et leurs forces.L’aîné, qui était mon père, s’appelait Gaspard ; il lavait lavaisselle et allait à la boucherie ; il n’y avait pas decaniche dans la ville mieux apprivoisé que lui ; le cadetbalayait la chambre ; le troisième tenait le quatrième sur sesbras, et le cinquième se roulait dans son berceau. Pendant cetemps-là ma grand’mère était à l’église, ou causait chez lavoisine. Au demeurant tout allait bien, on arrivait cahin-caha sansfaire de dettes jusqu’au bout de l’année. Les garçons étaientforts, les filles n’étaient pas mal, et le père et la mère étaientheureux.

Mon oncle Benjamin était domicilié chez sasœur ; il avait cinq pieds dix pouces, portait une grande épéeau côté, avait un habit de ratine écarlate, une culotte de mêmecouleur et de même étoffe, des bas de soie gris de perle, et dessouliers à boucles d’argent ; sur son habit frétillait unegrande queue noire presque aussi longue que son épée, qui, allantet venant sans cesse, l’avait badigeonné de poudre, de sorte quel’habit de mon oncle ressemblait, avec ses teintes roses etblanches, à une brique sur champ écaillée. Mon oncle était médecin,voilà pourquoi il avait une épée. Je ne sais si les malades avaientgrande confiance en lui, mais lui, Benjamin, avait fort peu deconfiance dans la médecine ; il disait souvent qu’un médecinavait assez fait quand il n’avait pas tué son malade. Quand mononcle Benjamin avait reçu quelque pièce de trente sous, il allaitacheter une grosse carpe et la donnait à sa sœur pour lui faire unematelote, dont se régalait toute sa famille. Mon oncle Benjamin, audire de tous ceux qui l’ont connu, était l’homme le plus gai, leplus drôle, le plus spirituel du pays, et il en eût été le plus…comment dirai-je pour ne pas manquer de respect à la mémoire de mongrand-oncle ?… il en eût été le moins sobre, si le tambour dela ville, le nommé Cicéron, n’eût partagé sa gloire.

Toutefois mon oncle Benjamin n’était pas ceque vous appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire.C’était un épicurien qui poussait la philosophie jusqu’à l’ivresse,et voilà tout. Il avait un estomac plein d’élévation et denoblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais pour cettefolie de quelques heures qu’il procure, folie qui déraisonne chezl’homme d’esprit d’une manière si naïve, si piquante, si originale,qu’on voudrait toujours raisonner ainsi. S’il eût pu s’enivrer enlisant la messe, il eût lu la messe tous les jours. Mon oncleBenjamin avait des principes : il prétendait qu’un homme àjeun était un homme encore endormi ; que l’ivresse eût été undes plus grands bienfaits du Créateur, si elle n’eût fait mal à latête, et que la seule chose qui donnât à l’homme la supériorité surla brute, c’était la faculté de s’enivrer.

La raison, disait mon oncle, ce n’estrien ; c’est la puissance de sentir les maux présents, de sesouvenir. Le privilège d’abdiquer sa raison est quelque chose. Vousdites que l’homme qui noie sa raison dans le vin s’abrutit :c’est un orgueil de caste qui vous fait tenir ce propos.Croyez-vous donc que la condition de la brute soit pire que lavôtre ? Quand vous êtes tourmenté par la faim, vous voudriezbien être ce bœuf qui paît dans l’herbe jusqu’au ventre ;quand vous êtes en prison, vous voudriez bien être l’oiseau quifend d’une aile libre l’azur des cieux ; quand vous êtes surle point d’être exproprié, vous voudriez bien être ce vilainlimaçon auquel personne ne dispute sa coquille.

L’égalité que vous rêvez, la brute en est enpossession. Il n’y a, dans les forêts, ni rois, ni nobles, nitiers-état. Le problème de la vie commune que cherchent en vain vosphilosophes, de pauvres insectes, les fourmis, les abeilles l’ontrésolu depuis des milliers de siècles. Les animaux n’ont point demédecins ; ils ne sont ni borgnes, ni bossus, ni boiteux, nibancals, et ils n’ont pas peur de l’enfer.

Mon oncle Benjamin avait vingt-huit ans. Il yavait trois ans qu’il exerçait la médecine ; mais la médecinene lui avait pas fait des rentes, bien loin de là ; il devaittrois habits d’écarlate à son marchand de drap, trois annéesd’accommodage à son perruquier, et il avait dans chacune desauberges les plus renommées de la ville un joli petit mémoire, surlequel il n’y avait que quelques médecines de précaution àdéduire.

Ma grand’mère avait trois ans de plus queBenjamin ; elle l’avait bercé sur ses genoux, porté dans sesbras, et elle se regardait comme son mentor. Elle lui achetait sescravates et ses mouchoirs de poche, lui raccommodait ses chemiseset lui donnait de bons conseils qu’il écoutait fort attentivement,il faut lui rendre cette justice, mais dont il ne faisait pas lemoindre usage.

Tous les soirs régulièrement, après souper,elle l’engageait à prendre femme.

– Fi ! disait Benjamin, pour avoirsix enfants comme Machecourt, – c’est ainsi qu’il appelait mongrand-père, – et dîner avec les nageoires d’un hareng.

– Mais, malheureux, tu auras au moins dupain.

– Oui, du pain qui sera trop levéaujourd’hui, demain pas assez, et qui après demain aura larougeole ! Du pain ! qu’est-ce que c’est que cela ?C’est bon pour empêcher de mourir, mais ce n’est pas bon pour fairevivre. Je serai, ma foi, bien avancé quand j’aurai une femme quitrouvera que je mets trop de sucre dans mes fioles et trop depoudre dans ma queue, qui viendra me chercher à l’auberge, qui mefouillera quand je serai couché, et s’achètera trois manteletspendant moi un habit.

– Mais tes créanciers, Benjamin, commentferas-tu pour les payer ?

– D’abord, tant qu’on a du crédit, c’estcomme si l’on était riche, et quand vos créanciers sont pétrisd’une bonne pâte de créancier, qu’ils sont patients, c’est comme sil’on n’en avait pas. Ensuite, que me faut-il pour me mettre aucourant ? une bonne maladie épidémique. Dieu est bon, ma chèresœur, et ne laissera point dans l’embarras celui qui raccommode sonplus bel ouvrage.

– Oui, disait mon grand-père, et qui lemet si bien hors de service qu’il faut le porter en terre.

– Eh bien ! répondait mon oncle,c’est là l’utilité des médecins, sans eux le monde serait troppeuplé.

» À quoi servirait-il que Dieu se donnâtla peine de nous envoyer des maladies, s’il se trouvait des hommesqui pussent les guérir ?

– À ce compte, tu es un malhonnête homme,tu voles leur argent à ceux qui t’appellent.

– Non, je ne le leur vole pas, parce queje les rassure, que je leur donne l’espoir, et que je trouvetoujours moyen de les faire rire. Cela vaut bien quelque chose.

Ma grand’mère, voyant que la conversationavait changé d’objet, prenait le parti de s’endormir.

Chapitre 2Pourquoi mon oncle se décida à se marier.

Cependant une catastrophe terrible, que jevais avoir l’honneur de vous raconter tout de suite, ébranla lesrésolutions de Benjamin.

Un jour, mon cousin Page, avocat au bailliagede Clamecy, vint l’inviter avec Machecourt à faire la Saint-Yves.Le dîner devait avoir lieu à une guinguette renommée, située à deuxportées de fusil du faubourg ; les convives étaient d’ailleursgens choisis. Benjamin n’aurait pas donné cette soirée pour touteune semaine de sa vie ordinaire. Aussi, après vêpres, mongrand-père, paré de son habit de noce, et mon oncle, l’épée aucôté, étaient-ils au rendez-vous.

Les convives étaient presque tous réunis.Saint-Yves était magnifiquement représenté dans cette assemblée. Ily avait d’abord l’avocat Page, qui ne plaidait jamais qu’entre deuxvins ; le greffier du tribunal, qui s’était habitué à écrireen dormant ; le procureur Rapin, qui, ayant reçu en présentd’un plaideur une feuillette de vin piqué, le fit assigner pourqu’il eût à lui en faire tenir une meilleure ; le notaireArthus, qui avait mangé un saumon à son dessert ;Millot-Rataut, poète et tailleur, auteur du Grand Noël ; unvieil architecte, qui depuis vingt ans ne s’était pasdégrisé ; M. Minxit, médecin des environs, qui consultaitles urines ; deux ou trois commerçants notables… par leurgaieté et leur appétit, et quelques chasseurs qui avaientabondamment pourvu la table de gibier. À la vue de Benjamin, tousles convives poussèrent une acclamation et déclarèrent qu’ilfallait se mettre à table. Pendant les deux premiers services, toutalla bien. Mon oncle était charmant d’esprit et de saillies ;mais, au dessert, les têtes s’exaltèrent : tous se mirent àcrier à la fois. Bientôt la conversation ne fut plus qu’uncliquetis d’épigrammes, de gros mots, de saillies éclatant ensembleet cherchant à s’étouffer l’une l’autre ; tout cela faisait unbruit semblable à celui d’une douzaine de verres quis’entre-choquent à la fois.

– Messieurs, s’écria l’avocat Page, ilfaut que je vous régale de mon dernier plaidoyer. Voicil’affaire : « Deux ânes s’étaient pris de querelle dansun pré. Le maître de l’un, mauvais garnement s’il en est, accourtet bâtonne l’autre âne. Mais ce quadrupède n’était pasendurant ; il mord notre homme au petit doigt. Le propriétairede l’âne qui a mordu est cité par devant M. le bailli commeresponsable des faits et gestes de sa bête.

» J’étais l’avocat du défendeur. Avantd’arriver à la question de fait, dis-je au bailli, je dois vouséclairer sur la moralité de l’âne que je défends et sur celle duplaignant. Notre âne est un quadrupède tout à faitinoffensif ; il jouit de l’estime de tous ceux qui leconnaissent, et le garde-champêtre a pour lui une grandeconsidération. Or, je défie l’homme qui est notre partie adversed’en dire autant. Notre âne est porteur d’un certificat du maire desa commune – et ce certificat existait en effet – qui atteste samoralité et sa bonne conduite. Si le plaignant peut produire unpareil certificat, nous consentons à lui payer mille écus dedommages-intérêts. »

– Que Saint-Yves te bénisse ! ditmon oncle ; il faut que le poète Millot-Rataut nous chante songrand Noël :

À genoux, chrétiens, à genoux !

Voilà qui est éminemment lyrique. Ce ne peutêtre que le Saint-Esprit qui lui ait inspiré ce beau vers.

– Fais-en donc autant, toi, s’écria letailleur qui avait le bourgogne très irascible.

– Pas si bête, répondit mon oncle.

– Silence ! interrompit l’avocatPage frappant de toutes ses forces sur la table ; je déclare àla cour que je veux achever mon plaidoyer.

– Tout à l’heure, dit mon oncle ; tun’es pas encore assez ivre pour plaider.

– Et moi je te dis que je plaiderai desuite. Qui es-tu, toi, cinq pieds dix pouces, pour empêcher unavocat de parler ?

– Prends garde, Page, fit le notaireArthus, tu n’es qu’un homme de plume, et tu as affaire à un hommed’épée.

– Il t’appartient bien, à toi, homme defourchette, mangeur de saumon, de parler des hommes d’épée ;pour que tu fisses peur à quelqu’un, toi, il faudrait qu’il fûtcuit.

– Benjamin est en effet terrible, ditl’architecte. Il est comme le lion ; d’un coup de sa queue ilpourrait terrasser un homme.

– Messieurs, dit mon grand-père en selevant, je me porte garant pour mon beau-frère ; il n’a jamaisrépandu de sang qu’avec sa lancette.

– Oserais-tu bien soutenir cela,Machecourt ?

– Et toi, Benjamin, oserais-tu biensoutenir le contraire ?

– Alors, tu vas me donner satisfaction àl’instant même de cette insulte ; et comme nous n’avons iciqu’une épée, qui est la mienne, je vais garder le fourreau, et tuvas prendre la lame.

Mon grand-père, qui aimait beaucoup sonbeau-frère, pour ne point le contrarier, accepta la proposition.Comme les deux adversaires se levaient :

– Un instant, messieurs, dit l’avocatPage, il faut régler les conditions du combat.

» Je propose que chacun des deuxadversaires, de peur de choir avant le temps, tienne son témoin parle bras.

– Adopté, s’écrièrent tous lesconvives.

Bientôt Benjamin et Machecourt sont enprésence.

– Y es-tu Benjamin ?

– Et toi, Machecourt ?

De son premier coup d’épée mon grand-pèrecoupa par le milieu le fourreau de Benjamin comme si c’eût été unsalsifis, et lui fit sur le poignet une entaille qui devait leforcer, au moins pendant huit jours, à boire de la main gauche.

– Le maladroit ! s’écria Benjamin,il m’a entamé.

– Eh ! pourquoi, répondit mongrand-père avec une bonhomie charmante, as-tu une épée quicoupe ?

– C’est égal, je veux ma revanche et j’aiencore assez pour te faire demander grâce, de la moitié de cefourreau.

– Non, Benjamin, reprit mon grand-père,c’est à ton tour à prendre l’épée. Si tu me lardes, nous seronsmanche à manche, et nous ne jouerons plus.

Les convives, dégrisés par cet accident,voulaient revenir en ville.

– Non, Messieurs, s’écria Benjamin de savoix de stentor, que chacun retourne à sa place ; j’ai uneproposition à vous faire. Machecourt, pour son coup d’essai, s’estconduit de la manière la plus brillante ; il est en état de semesurer avec le plus meurtrier des barbiers, pourvu que celui-cilui cède l’épée et garde le fourreau. Je propose de le nommerprévôt d’armes, ce n’est qu’à cette condition que je pourraiconsentir à le laisser vivre ; et même, si vous vous rendez àmon avis, je me déciderai à lui tendre la main gauche, attenduqu’il m’a estropié de la droite.

– Benjamin a raison ! s’écrièrentune foule de voix ; bravo, Benjamin ! Il faut recevoirMachecourt prévôt d’armes.

Et chacun de courir à sa place, et Benjamin dedemander un second dessert.

Cependant, la nouvelle de cet accident s’étaitrépandue à Clamecy. En passant de bouche en bouche, elle s’étaitmerveilleusement grossie, et, quand elle arriva à ma grand’mère,elle avait pris les proportions gigantesques d’un meurtre commispar son mari sur la personne de son frère.

Ma grand’mère, dans un corps d’une aune delong, portait un caractère plein de fermeté et d’énergie. Ellen’alla point chez ses voisins pousser de grands cris et se fairejeter du vinaigre à la figure. Avec cette présence d’esprit quedonne la douleur aux âmes fortes, elle vit de suite ce qu’elleavait à faire. Elle fit coucher ses enfants, prit tout l’argentqu’il y avait à la maison et le peu de bijoux qu’elle possédait,afin de fournir à son mari les moyens de sortir du pays s’il yavait lieu ; fit un paquet de linge propre à faire des langeset de la charpie pour panser le blessé en cas qu’il fût encorevivant, tira un matelas de son lit et pria un voisin de la suivreavec ; puis s’enveloppant dans sa cape, elle se dirigea sanschanceler vers la fatale guinguette. À l’entrée du faubourg, ellerencontra son mari qu’on ramenait en triomphe couronné de bouchons.Il était appuyé sur le bras gauche de Benjamin qui criait à gorgedéployée : « À tous présents faisons connaître que lesieur Machecourt, huissier à la verge de Sa Majesté, vient d’êtrenommé prévôt d’armes, en récompense… »

– Chien d’ivrogne ! s’écria magrand’mère en apercevant Benjamin ; et, ne pouvant résister àl’émotion qui depuis une heure l’étouffait, elle tomba sur le pavé.Il fallut la rapporter chez elle sur le matelas qu’elle avaitdestiné à son frère.

Pour celui-ci, il ne se souvint de sa blessureque le lendemain matin en mettant son habit ; mais sa sœuravait une grosse fièvre. Elle fut huit jours dangereusement malade,et durant tout ce temps Benjamin ne quitta pas son chevet. Quandelle fut capable de l’entendre, il lui promit qu’il allait menerdorénavant une vie plus réglée, et qu’il songeait décidément àpayer ses dettes et à se marier.

Ma grand’mère fut bientôt rétablie. Ellechargea son mari de se mettre en quête d’une femme pourBenjamin.

À quelque temps de là, par un soir du mois denovembre, mon grand-père arrivait crotté jusqu’à l’échine, maisrayonnant.

– J’ai trouvé au delà de ce que nousespérions, s’écriait l’excellent homme en pressant les mains de sonbeau-frère ; Benjamin, te voilà riche maintenant, tu pourrasmanger des matelotes tant que tu voudras.

– Mais, qu’as-tu donc trouvé ?faisaient, chacun de leur côté, ma grand’mère et Benjamin.

– Une fille unique, une riche héritière,la fille du père Minxit, avec lequel nous avons fait la Saint-Yvesil y a un mois.

– De ce médecin de village qui consulteles urines ?

– Précisément. Il t’accepte sansrestriction ; il est charmé de ton esprit ; il te croittrès propre, par ton allure et ta faconde, à le seconder dans sonindustrie.

– Diable ! faisait Benjamin en segrattant la tête, c’est que je ne me soucie pas de consulter lesurines.

– Eh ! grand niais ! une foisque tu seras le gendre du père Minxit, tu l’enverras promener avecses fioles, et tu amèneras ta femme à Clamecy.

– Oui, mais c’est que Mademoiselle Minxitest rousse.

– Elle n’est que blonde, Benjamin, jet’en donne ma parole d’honneur.

– On dirait, tant elle est piolée, qu’onlui a jeté une poignée de son par la figure.

– Je l’ai vue ce soir, je t’assure que cen’est presque rien.

– Avec cela, elle a cinq pieds troispouces ; je crains véritablement de gâter la racehumaine ; nous ferons des enfants qui seront grands comme desperches.

– Tout ce que tu dis là, ce sont demauvaises plaisanteries, faisait ma grand’mère ; j’airencontré hier ton marchand de drap, il veut absolument être payé,et tu sais bien que ton perruquier ne veut plus t’accommoder.

– Ainsi vous voulez, ma chère sœur, quej’épouse Mademoiselle Minxit ; mais vous ne savez pas, vous,ce que cela veut dire, Minxit ?

» Et toi, Machecourt, lesais-tu ?

– Sans doute, je le sais ; cela veutdire le père Minxit ?

– As-tu lu Horace, Machecourt ?

– Non, Benjamin.

– Eh bien ! Horace a dit :Num minxit patrios cineres. C’est ce coquin de prétéritdéfini qui me révolte ; avec cela que ma chère sœur n’est plusmalade. M. Minxit, Mme Minxit, M. RatheryBenjamin Minxit, le petit Jean Rathery Minxit, le petit PierreRathery Minxit, la petite Adèle Rathery Minxit. Eh ! mais,dans notre famille il y aura de quoi faire tourner un moulin. Puis,à te parler franchement, je ne me soucie guère de me marier. Il y abien une chanson qui dit :

… qu’on est heureux

Dans les liens du mariage !

Mais cette chanson ne sait ce qu’elle chante.Ce ne peut être qu’un célibataire qui en soit l’auteur.

… qu’on est heureux

Dans les liens du mariage !

Cela serait bon, Machecourt, si l’homme étaitlibre de se choisir une compagne ; mais les nécessités de lavie sociale nous forcent toujours d’épouser d’une manière ridiculeet contraire à nos penchants. L’homme épouse une dot et la femmeune profession. Puis, quand on a fait la noce avec tous ces beauxdimanches, qu’on est rentré dans la solitude de son ménage, ons’aperçoit qu’on ne se convient pas. L’un est avare et l’autreprodigue, la femme est coquette et le mari jaloux, l’un aime à labise et l’autre à droit vent ; on voudrait être à mille lieuesl’un de l’autre, mais il faut vivre dans le cercle de fer où ons’est enfermé, et rester ensemble usque ad vitamæternam.

– Est-ce qu’il est gris ? dit mongrand-père à l’oreille de sa femme.

– Pourquoi ? répondit celle-ci.

– C’est qu’il parle avec bon sens.

Cependant, on fit entendre raison à mon oncle,et il fut convenu qu’il irait le lendemain dimanche voirMademoiselle Minxit.

Chapitre 3Comment mon oncle fit la rencontre d’un vieux sergent et d’uncaniche, ce qui l’empêcha d’aller chez M. Minxit.

Le lendemain, à huit heures du matin, mononcle était frais et accommodé ; il n’attendait plus pourpartir qu’une paire de souliers que devait lui apporter Cicéron, cefameux préconiseur dont nous avons déjà parlé, et qui cumulait laprofession de cordonnier avec celle de tambour.

Cicéron ne tarda pas à arriver. À cette époquede bonne franquette, c’était la coutume, quand un ouvrier apportaitde l’ouvrage dans une maison, qu’on ne le laissât pas sortir sanslui avoir fait boire quelques verres de vin. C’était d’un mauvaisgenre, j’en conviens ; mais ces procédés bienveillantsrapprochaient les conditions : le pauvre savait gré au richedes concessions qu’il lui faisait, et ne le jalousait point. Aussia-t-on vu, pendant la Révolution, d’admirables dévouements deserviteurs envers leurs maîtres, de fermiers envers leursseigneurs, d’ouvriers envers leurs patrons, qui, à notre époque demorgue insolente et de ridicule orgueil, ne se reproduiraientcertainement plus.

Benjamin pria sa sœur d’aller tirer unebouteille de vin blanc, pour trinquer avec Cicéron. Sa sœur en tireune, puis deux, puis trois et jusqu’à sept.

– Ma chère sœur, je vous en prie, encoreune bouteille.

– Mais tu ne sais donc pas, malheureux,que tu en es à la huitième.

– Vous savez bien, chère sœur, que nousne comptons pas ensemble.

– Mais tu sais bien, toi, que tu as unvoyage à faire.

– Encore cette dernière bouteille, et jepars.

– Oui, tu es dans un bel état pourpartir ! Et si on venait te chercher pour visiter unmalade ?

– Que vous savez peu, ma bonne sœur,apprécier les effets du vin !… On voit que vous ne buvez queles eaux limpides du Beuvron. Faut-il partir ? mon centre degravité est toujours à la même place. Faut-il saigner ?… Mais,à propos, ma sœur, il faut que je vous saigne. Machecourt me l’arecommandé en partant. Vous vous plaigniez ce matin d’un grand malde tête, une saignée vous fera du bien.

Et Benjamin de tirer sa trousse, et magrand’mère de s’armer des pincettes.

– Diable ! vous faites un maladebien récalcitrant. Eh bien ! transigeons ; je ne voussaignerai point, et vous irez nous tirer une huitième bouteille devin.

– Je n’en tirerai pas un verre.

– Ce sera donc moi qui la tirerai, ditBenjamin ; et prenant la bouteille, il se dirigea vers lacave.

Ma grand-mère, ne voyant rien de mieux à fairepour l’arrêter, se pendit à sa queue ; mais Benjamin, sanss’occuper de cet incident, s’en alla à la cave d’un pas aussi fermeque s’il n’eût eu qu’un paquet d’oignons au bout de la queue etrevint avec sa bouteille pleine.

– Eh bien ! ma chère sœur, c’étaitbien la peine d’aller deux à la cave pour une méchante bouteille devin blanc ; mais je dois vous prévenir que, si vous persistiezdans ces mauvaises habitudes, vous me forceriez à faire couper maqueue.

Cependant Benjamin, qui, tout à l’heure,regardait comme une corvée assommante le voyage de Corvol,s’obstinait maintenant à partir. Ma grand’mère, pour lui en ôter lapossibilité, avait enfermé ses souliers dans l’armoire.

– Je vous dis que je partirai !

– Je te dis que tu ne partiraspas !

– Voulez-vous que je vous porte jusquechez M. Minxit au bout de ma queue ?

Tel était le dialogue qui avait lieu entre lefrère et la sœur quand mon grand-père arriva. Il mit fin à ladiscussion en déclarant que le lendemain il avait besoin d’aller àla Chapelle, et qu’il emmènerait Benjamin avec lui.

Mon grand-père était sur pied avant le jour.Quand il eut griffonné son exploit et écrit au bas :« dont le coût est de six francs quatre sous sixdeniers », il essuya sa plume sur la manche de sa houppelande,serra précieusement ses lunettes dans leur fourreau et allaéveiller Benjamin. Celui-ci dormait comme le prince de Condé – sile prince ne faisait semblant de dormir – la veille d’unebataille.

– Allons, eh ! Benjamin,debout ! il fait grand jour.

– Tu te trompes, répondit Benjamin avecun grognement et se retournant du côté du mur, il fait nuitnoire.

– Lève la tête, tu verras la clarté dusoleil sur le plancher !

– Je te dis, moi, que c’est la clarté duréverbère.

– Ah çà ! est-ce que tu ne voudraispas partir ?

– Non ; j’ai rêvé toute la nuit depain dur et de piquette, et si nous nous mettions en route, ilpourrait nous arriver malheur.

– Eh bien ! je te déclare, moi, quesi dans dix minutes tu n’es pas levé, je t’envoie ta chèresœur ; si, au contraire, tu es levé, je perce ce quartaut devieux vin que tu sais bien.

– Tu es sûr que c’est du Pouilly,n’est-ce pas ? dit Benjamin se mettant sur son séant ; tum’en donnes ta parole d’honneur ?

– Oui, foi d’huissier.

– Alors, va percer ton quartaut ;mais je te préviens que, s’il nous arrive malencontre en route,c’est toi qui en répondras à ma chère sœur.

Une heure après, mon oncle et mon grand-pèreétaient sur le chemin de Moulot. À quelque distance de la ville,ils rencontrèrent deux petits paysans dont l’un portait un lapinsous son bras et l’autre avait deux poules dans son panier. Lepremier disait à son compagnon :

– Si tu veux dire à M. Cliquet quemon lapin est un lapin de garenne et que tu me l’as vu prendre aulacet, tu seras mon camarade.

– Je le veux bien, répondit celui-ci,mais à condition que tu diras à Madame Deby que mes poules pondentdeux fois par jour et qu’elles font des œufs gros comme des œufs decane.

– Vous êtes deux petits larrons, dit mongrand-père ; je vous ferai tirer l’un de ces jours lesoreilles par M. le commissaire de police.

– Et moi, mes amis, dit Benjamin, je vousprie d’accepter chacun cette pièce de douze deniers.

– Voilà de la générosité bien placée, ditmon grand-père haussant les épaules ; tu donneras sans doutedu plat de ton épée au premier pauvre honnête que tu rencontreras,puisque tu prostitues ta monnaie à ces deux vauriens.

– Vauriens pour toi, Machecourt, qui nevois que la pellicule de chaque chose ; mais, pour moi, cesont deux philosophes. Ils viennent d’inventer une machine qui,bien organisée, ferait la fortune de dix honnêtes gens.

– Et quelle est donc la machine, dit mongrand-père d’un air d’incrédulité, que viennent d’inventer ces deuxphilosophes que je rosserais d’importance, moi, si nous avions letemps de nous arrêter ?

– Cette machine est simple, dit mononcle ; la voici telle qu’elle se comporte :

» Nous sommes dix amis qui, au lieu denous réunir pour déjeuner, nous réunissons pour faire fortune.

– Cela vaut au moins la peine de seréunir, interrompit mon grand-père.

– Nous sommes, tous les dix,intelligents, adroits, rusés même au besoin. Nous avons le verbehaut, la discussion prestigieuse ; nous manions la parole avecla même adresse qu’un escamoteur manie ses muscades. Pour lamoralité de la chose, nous sommes tous capables dans notreprofession, et les personnes de bonne volonté peuvent dire sanstrop se compromettre, que nous valons mieux que nos confrères.

» Nous formons, en tout bien et touthonneur, une société pour nous préconiser les uns les autres, pourinsuffler, pour faire mousser et bulliférer notre petit mérite.

– J’entends, dit mon grand-père, l’unvend de la mort aux rats et n’a qu’une grosse caisse, l’autre duthé suisse et n’a qu’une paire de cymbales. Vous réunissez vosmoyens de faire du bruit, et…

– C’est cela même, interrompit Benjamin.Tu conçois que si la machine fonctionne convenablement, chacun dessociétaires a autour de lui neuf instruments qui font un vacarmeépouvantable.

» Nous sommes neuf qui disons :L’avocat Page boit trop ; mais je crois que ce diable d’hommefait infuser les feuillets de la coutume du Nivernais dans son vin,qu’il a mis la logique en bouteille. Toutes les causes qu’il luiconvient de gagner, il les gagne ; et l’autre jour, il a faitobtenir de forts dommages-intérêts à un gentilhomme qui avaitassommé un paysan.

» L’huissier Parlanta est un peuretors ; mais c’est l’Annibal des huissiers. Sa contrainte parcorps est inévitable ; pour lui échapper, il faudrait que sondébiteur n’eût pas de corps. Il vous mettrait la main sur l’épauled’un duc et pair.

» Pour Benjamin Rathery, c’est un hommesans souci qui se moque de tout et rit au nez de la fièvre, unhomme, si vous le voulez, d’assiette et de bouteille ; maisc’est précisément à cause de cela que je le préférerais à sesconfrères. Il n’a pas l’air de ces médecins sinistres dont leregistre est un cimetière ; il est trop gai et digère tropbien pour avoir beaucoup d’actes de décès à se reprocher.

» Ainsi, chacun des sociétaires se trouvemultiplié par neuf…

– Oui, dit mon grand-père, mais cela tedonnera-t-il neuf habits rouges ? Neuf fois Benjamin Rathery,qu’est-ce que cela fait ?

– Ça fait neuf cents foisMachecourt ! répliqua vivement Benjamin. Mais laisse-moi finirma démonstration, tu plaisanteras après.

» Voilà neuf réclames vivantes quis’insinuent partout, qui vous répètent le lendemain, sous une autreforme, ce qu’elles vous ont dit la veille : neuf affiches quiparlent, qui arrêtent les passants par le bras ; neufenseignes qui se promènent par la ville, qui discutent, qui fontdes dilemmes, des enthymèmes, et se moquent de vous si vous n’êtespoint de leur avis.

» Il résulte de là que la réputation dePage, de Rapin, de Rathery, qui se traînait péniblement dansl’enceinte de leur petite ville, comme un avocat dans un cerclevicieux, prend tout à coup un essor étourdissant. Hier elle n’avaitpas de pieds, aujourd’hui elle a des ailes. Elle se dilate comme ungaz quand on a ouvert le bocal où il était renfermé. Elle s’épandpar toute la province. Les clients arrivent à ces gens-là de tousles points du bailliage ; ils arrivent du sud et de l’aquilon,de l’aurore et du couchant, comme dans l’Apocalypse lesélus arrivent à la ville de Jérusalem. Au bout de cinq à six ans,Benjamin Rathery est à la tête d’une belle fortune qu’il dépense,avec grands fracas de verres et de bouteilles, en déjeuners et endîners ; toi, Machecourt, tu n’es plus porteur decontraintes ; je t’achète une charge de bailli. Ta femme estcouverte de soie et de dentelles comme une sainte Reine ; tonaîné, qui est déjà enfant de chœur, entre au séminaire ; toncadet, qui est malingreux et jaune comme un serin des Canaries,étudie la médecine ; je lui cède ma réputation et mes vieuxclients, et je l’entretiens d’habits rouges. De ton puîné, nousfaisons un robin. Ta fille aînée épouse un homme de plume. Nousmarions la plus jeune à un gros bourgeois, et le lendemain de lanoce nous mettons la machine au grenier.

– Oui, mais ta machine a un petit défaut,elle n’est pas à l’usage des honnêtes gens.

– Pourquoi cela ?

– Parce que.

– Mais enfin ?

– Parce que l’effet en est immoral.

– Pourrais-tu me prouver cela paror et par donc ?

– Va te promener avec tes or ettes donc. Toi qui es un savant, tu raisonnes avec tonesprit ; moi qui suis un pauvre porteur de contraintes, jesens avec ma conscience. Je soutiens que tout homme qui acquiert safortune par d’autres moyens que par son travail et ses talents n’enest pas légitime possesseur.

– C’est très bien ce que tu dis là,Machecourt, s’écria mon oncle ; tu as parfaitement raison. Laconscience, c’est la meilleure de toutes les logiques et lecharlatanisme, sous quelque forme qu’il se déguise, est toujoursune escroquerie. Eh bien ! brisons notre machine et n’enparlons plus.

Tout en devisant ainsi, ils approchaient duvillage de Moulot ; ils aperçurent, sur le seuil d’une portede vigne, une espèce de soldat encadré profondément entre desronces, dont les touffes brunes et rouges meurtries par la gelée,tombaient pêle-mêle comme une chevelure en désordre. Cet hommeavait sur sa tête un morceau de chapeau à cornes, sanscocarde ; sa figure en ruine avait une teinte pierreuse, cetteteinte dorée qu’ont les vieux monuments au soleil. Deux grandesmoustaches blanches encadraient sa bouche comme deux parenthèses,il était couvert d’un vieil uniforme. Sur une des manchess’étendait transversalement un vieux galon effacé.

L’autre manche, dépouillée de son insigne,n’offrait plus qu’un rectangle qui se distinguait du reste del’étoffe par une laine plus neuve et d’une nuance plus foncée. Sesjambes nues, enflées par le froid, étaient rouges comme desbetteraves. Il laissait tomber d’une gourde quelques gouttesd’eau-de-vie sur de vieux morceaux de pain noir ; un canichede la grande espèce, était assis devant lui sur son derrière, etsuivait tous ses mouvements, pareil à un muet qui écoute avec sesyeux les ordres que lui donne son maître.

Mon oncle eût plutôt passé outre devant unbouchon que devant cet homme. S’arrêtant sur le bord duchemin :

– Camarade, dit-il, voilà un mauvaisdéjeuner !

– J’en ai fait de plus mauvais encore,mais Fontenoy et moi nous avons bon appétit.

– Qui, Fontenoy ?

– Mon chien, ce caniche que vousvoyez.

– Diable ! voilà un beau nom pour unchien. Au fait, la gloire est bien pour les rois, pourquoi neserait-elle pas pour les caniches ?

– C’est son nom de guerre, poursuivit lesergent ; son nom de famille est Azor.

– Eh ! pourquoi l’appelez-vousFontenoy ?

– Parce qu’à la bataille de Fontenoy, ila fait un capitaine anglais prisonnier.

– Eh ! comment donc cela ? fitmon oncle tout émerveillé.

– D’une manière fort simple, enl’arrêtant par une des basques de son habit, jusqu’à ce que jepuisse lui mettre la main sur l’épaule ; tel qu’il estFontenoy a été mis à l’ordre de l’armée et a eu l’honneur d’êtreprésenté à Louis XV, qui a daigné me dire :« Sergent Duranton, vous avez là un beauchien ! »

– Voilà un roi bien affable pour lesquadrupèdes ; je m’étonne qu’il n’ait pas donné des lettres denoblesse à votre caniche. Comment se fait-il donc que vous ayezquitté le service d’un si bon roi ?

– Parce qu’on m’a fait un passe-droit,dit le sergent, l’œil rutilant et la narine gonflée decolère ; il y a dix ans que j’ai ces guenilles d’or sur lebras ; j’ai fait toutes les campagnes de Maurice de Saxe, etj’ai sur le corps plus de cicatrices qu’il n’en faudrait pour fairedeux états de service. Ils m’avaient promis l’épaulette ; maisnommer officier le fils d’un tisserand, c’eût été un scandale àfaire horripiler toutes les ailes de pigeon du royaume de France etde Navarre. Ils m’ont fait passer sur le corps une espèce de petitchevalier tout frais éclos de sa coquille de page. Ça saura sefaire tuer tout de même, car ils sont braves ; on ne peut leurrefuser cela ; mais ça ne sait pas dire : Tête…droite !

À cette parole de la théorie fortementaccentuée par le sergent, le caniche tourna militairement la tête àdroite.

– Tout beau, Fontenoy ! fit sonmaître ; tu oublies que nous sommes retirés du service ;et il reprit : Je n’ai pu passer cela au roi trèschrétien ; dès ce moment, je me suis brouillé avec lui, et jelui ai demandé mon congé, qu’il m’a gracieusement accordé.

– Vous avez bien fait, brave homme,s’écria Benjamin en frappant sur l’épaule du vieux soldat, gesteimprudent qui faillit le faire dévorer par le caniche. Si monapprobation peut vous être agréable, je vous la donne sansrestriction ; les nobles n’ont jamais nui à monavancement ; mais cela n’empêche pas que je les haïsse de toutmon cœur.

– En ce cas, c’est une haine touteplatonique, interrompit mon grand-père.

– Dis plutôt une haine toutephilosophique, Machecourt. La noblesse est la plus absurde detoutes les choses. C’est une révolte flagrante du despotisme contrele Créateur. Dieu a-t-il fait plus hautes les unes que les autresles herbes de la prairie, et a-t-il gravé des écussons sur l’ailedes oiseaux ou sur le pelage des bêtes fauves ? Que signifientces hommes supérieurs que fait un roi par lettres-patentes, commeil fait un gabeleur et un regrattier ? « À daterd’aujourd’hui, vous reconnaîtrez le sieur tel pour un hommesupérieur. Signé Louis XV, et plus bas Choiseul. »Oh ! que voilà une supériorité bien établie !

» Un vilain est fait comte parHenri IV, parce qu’il a servi une bonne oie à cettemajesté ; un chapon avec l’oie, et il était faitmarquis ; il n’eût fallu ni plus d’encre ni plus de parcheminpour cela. Maintenant, les descendants de ces hommes ont leprivilège de nous bâtonner, nous dont les ancêtres n’ont jamais eul’occasion d’offrir à un roi une aile de volaille.

» Et voyez un peu à quoi tiennent lesgrandeurs de ce monde ! si l’oie eût été un peu plus ou un peumoins cuite, qu’on y eût mis une pincée de sel de plus ou unepincée de poivre de moins, qu’il fût tombé un peu de suie dans lalèchefrite ou un peu de cendre sur les tartines, qu’on l’eût servieun peu plus tôt ou un peu plus tard, il y avait une famille noblede moins en France. Et le peuple courbe le front devant unepareille grandeur ! Oh ! je voudrais, comme Calligula levoulait du peuple romain, que la France n’eût qu’une seule paire dejoues pour la souffleter.

» Mais dis-moi, peuple imbécile, quellevaleur trouves-tu donc aux deux lettres que ces gens-là mettentdevant leur nom ? ajoutent-elles un pouce à leur taille ?ont-ils plus de fer que toi dans le sang ? plus de moellecérébrale dans la boîte osseuse de leur tête ? pourraient-ilsmanier une épée plus lourde que la tienne ? cedemerveilleux guérit-il les écrouelles ?préserve-t-il son titulaire de la colique quand il a trop dîné, oude l’ivresse quand il a trop bu ? Ne vois-tu pas que tous cescomtes, ces barons, ces marquis, sont des majuscules qui, malgré laplace qu’elles occupent dans la ligne, n’ont toujours que la valeurdes simples lettres ? Si un duc et pair et un bûcheron étaientensemble dans une savane de l’Amérique ou au milieu du grand désertdu Sahara, je voudrais bien savoir lequel des deux serait le plusnoble ?

» Leur trisaïeul maniait la rondache, etton père faisait des bonnets de coton, qu’est-ce que cela prouvepour eux et contre toi ? viennent-ils au monde avec larondache de leur trisaïeul au côté ? ont-ils ses cicatricesgravées sur leur peau ? Qu’est-ce que cette grandeur qui setransmet de père en fils, comme une bougie neuve qu’on allume à unebougie qui s’éteint ? Les champignons qui naissent sur lesdébris d’un chêne mort sont-ils des chênes ?

» Quand j’apprends que le roi a créé unefamille noble, il me semble voir un cultivateur planter dans sonchamp un grand niais de pavot qui infectera vingt sillons de sagraine, et ne rapportera tous les ans que quatre grandes feuillesrouges. Cependant, tant qu’il y aura des rois, il y aura desnobles.

» Les rois font des comtes, des marquis,des ducs, pour que l’admiration monte jusqu’à eux par degrés. Lesnobles, ce sont, relativement à eux, les bagatelles de la porte, laparade qui donne aux badauds un avant-goût des magnificences duspectacle. Un roi sans noblesse, ce serait un salon sansantichambre ; mais cette friandise de leur amour-propre leurcoûtera cher. Il est impossible que vingt millions d’hommesconsentent toujours à n’être rien dans l’État, pour que quelquesmilliers de courtisans soient quelque chose ; quiconque a semédes privilèges doit recueillir des révolutions.

» Le temps n’est pas loin peut-être oùtous ces brillants écussons seront traînés dans le ruisseau et oùceux qui s’en décorent maintenant auront besoin de la protection deleurs valets.

– Eh ! me dites-vous, votre oncleBenjamin a dit tout cela ?

– Pourquoi pas ?

– Tout d’une haleine ?

– Sans doute. Qu’est-ce qu’il y ad’étonnant en cela ? mon grand-père avait un broc qui tenaitune pinte et demie, et mon oncle le vidait tout d’un trait ;il appelait cela faire des tirades.

– Et ses paroles, comment ont-elles étéconservées ?

– Mon grand-père les a écrites.

– Il avait donc là, en plein champ, toutce qu’il fallait pour écrire ?

– Quelle bêtise ! un huissier.

– Et le sergent, a-t-il encore quelquechose à dire ?

– Certainement, il faut bien qu’il parlepour que mon oncle lui réponde.

Or donc, le sergent dit :

– Il y a trois mois que je suis enroute ; je vais de ferme en ferme et j’y reste tant qu’on veutme supporter. Je fais faire l’exercice aux enfants ; jeraconte nos campagnes aux hommes, et Fontenoy amuse les femmes avecses gambades. Je ne suis pas pressé d’arriver, car je ne sais pastrop où je vais. Ils me renvoient dans mes foyers, et je n’ai pasde foyer. Il y a longtemps que le four de mon père est défoncé, etj’ai les bras plus creux et plus rouillés que deux vieux canons defusil. Je crois tout de même que je retournerai dans mon village.Ce n’est pas que j’espère y être mieux qu’en tout autre pays. Laterre y est aussi dure qu’ailleurs, et l’on n’y boit pas del’eau-de-vie dans les ornières. Mais qu’importe ! j’y vaistoujours. C’est comme un caprice de malade. Je serai la garnison dupays. S’ils ne veulent pas nourrir le vieux soldat, il faudra bienau moins qu’ils l’enterrent, et, ajouta-t-il, ils auront bien lacharité d’apporter sur ma fosse un peu de soupe à Fontenoy jusqu’àce qu’il soit mort de chagrin ; car Fontenoy ne me laisserapas en aller tout seul. Quand nous sommes seuls et qu’il meregarde, il me promet cela, ce bon Fontenoy.

– Eh ! voilà le sort qu’ils vous ontfait, répondait Benjamin. En vérité, les rois sont les pluségoïstes de tous les êtres. Si les serpents, dont nos poètesparlent si mal, avaient une littérature, ils feraient des rois lesymbole de l’ingratitude. J’ai lu quelque part que Dieu ayant faitle cœur des rois, un chien l’emporta, et que, ne voulant pasrecommencer sa besogne, il mit une pierre à la place. Cela meparaît assez vraisemblable. Pour les Capets, c’est peut-être unoignon de lis qu’ils ont à la place du cœur. Je défie qu’on meprouve le contraire.

» Parce qu’on a fait à ces gens-là unecroix sur le front avec de l’huile, leur personne estauguste ; ils sont majesté ; ils sont nous aulieu de je ; ils ne peuvent mal faire ; si leurvalet de chambre les égratignait en leur passant leur chemise, ilserait sacrilège. Leurs petits sont des altesses, eux, ces marmots,qu’une femme porte au poing, dont le berceau tiendrait sous unecage à poulets ; ils sont des hauteurs très hautes, desmontagnes sérénissimes. On ferait volontiers dorer par le bout lesmamelles de leur nourrice. Si tel est l’effet d’un peu d’huile,quel respect aurons-nous donc pour les anchois qui marinent dansl’huile jusqu’à ce qu’on les mange ?

» Chez la caste des sires, l’orgueil vajusqu’à la démence. On les compare à Jupiter tenant la foudre, etils ne se trouvent pas trop honorés de la comparaison. La foudre demoins, et ils se fâcheraient. Cependant Jupiter a la goutte, et ilfaut deux valets pour le mener à sa table ou à son lit. Le rimeurBoileau a, de son autorité privée, ordonné aux vents de se taire,attendu qu’il allait parler de Louis XIV :

Et vous, vents, faites silence,

Je vais parler de Louis.

» Et Louis XIV n’a rien vu en celaque de très naturel ; seulement il n’a pas songé d’ordonneraux commandants de ses vaisseaux de parler de Louis pour apaiserles tempêtes.

» Ils croient tous, les pauvres fous, quel’espace de terre où ils règnent est à eux ; que Dieu le donnaà Eudes, fonds et tréfonds, pour en jouir, sans trouble niobstacle, lui et ses descendants. Qu’un courtisan leur dise queDieu a fait la Seine tout exprès pour alimenter le grand bassin desTuileries, ils le tiendront pour homme d’esprit. Ils regardent cesmillions d’hommes qui sont autour d’eux comme une propriété dont onne saurait, sous peine de pendaison, leur contester le titre ;les uns sont venus au monde pour leur fournir de l’argent ;les autres, pour mourir dans leurs querelles ; quelques-uns,qui ont le sang plus limpide et plus rose, pour leur procréer desmaîtresses. Tout cela résulte évidemment de la croix qu’un vieilarchevêque, de sa main caduque, leur a faite sur le front.

» Ils vous prennent un homme dans laforce de la jeunesse, ils lui mettent un fusil entre les mains, unsac sur le dos, ils le marquent à la tête d’une cocarde, puis ilslui disent : Mon confrère de Prusse a des torts envers moi, tuvas courir sus à tous ses sujets. Je les ai fait prévenir par monhuissier, que j’appelle un héraut, que, le 1er avrilprochain, tu auras l’honneur de te présenter sur la frontière pourles égorger, et qu’ils eussent à se tenir prêts à te bien recevoir.Entre monarques ce sont des égards qu’on se doit. Tu croiraspeut-être au premier aspect que nos ennemis sont des hommes ;mais ce ne sont pas des hommes, je t’en préviens, ce sont desPrussiens ; tu les distingueras de la race humaine à lacouleur de leur uniforme. Tâche de bien faire ton devoir, car jeserai là, assis sur mon trône, qui te regarderai. Si tu remportesla victoire, quand vous reviendrez en France, on vous amènera sousles fenêtres de mon palais ; je descendrai en grand uniformeet je vous dirai : « Soldats, je suis content devous ». Si vous êtes cent mille hommes, tu auras pour ta partun cent millième de ces six paroles. Au cas où tu resterais sur lechamp de bataille, ce qui pourrait fort bien arriver, j’enverraiton extrait mortuaire à ta famille afin qu’elle puisse te pleureret que tes frères puissent hériter de toi. Si tu perds un bras ouune jambe, je te les paierai ce qu’ils valent, mais si tu as lebonheur ou le malheur, comme tu voudras, d’échapper au boulet,quand tu n’auras plus la force de porter ton sac, je te donneraiton congé et tu iras crever où tu voudras, cela ne me regarderaplus.

– Voilà bien l’affaire, dit lesergent ; quand ils ont extrait de notre sang ce phosphoredont ils font leur gloire, ils nous jettent de côté comme levigneron jette sur le fumier le marc du raisin après avoir pressuréla liqueur, comme l’enfant jette au ruisseau le noyau du fruitqu’il vient de manger.

– C’est très mal à eux, fit Machecourt,dont l’esprit était à Corvol et qui eût voulu y voir sonbeau-frère.

– Machecourt, dit Benjamin le regardantde travers, choisis mieux tes expressions ; il n’y a pas icimatière à plaisanterie. Oui, quand je vois ces fiers soldats, quiont fait de leur sang la gloire de leur pays, obligés, comme cepauvre vieux Cicéron, de passer le reste de leur vie dans uneéchoppe de savetier, tandis qu’un tas de pantins dorés accaparenttout l’argent de l’impôt, et que des prostituées ont pours’envelopper négligemment le matin des cachemires dont un seul filvaut tous les vêtements d’une pauvre ménagère, je suis exaspérécontre les rois ; si j’étais Dieu, je leur mettrais sur lecorps un uniforme de plomb, et je les condamnerais à faire milleans de service dans la lune, avec toutes leurs iniquités dans leursac. Les empereurs seraient caporaux.

Après avoir repris haleine et s’être essuyé lefront, car il suait, mon digne grand-oncle, d’émotion et de colère,il tira mon grand-père à part et lui dit :

– Si nous faisions déjeuner avec nouschez Manette ce brave homme et ce glorieux caniche ?

– Heim ! heim ! objecta mongrand-père.

– Que diable ! répliqua Benjamin, onne rencontre pas tous les jours un caniche qui a fait un capitaineanglais prisonnier, et tous les jours on donne des fêtes politiquesà des gens qui ne valent pas cet honorable quadrupède.

– Mais, as-tu de l’argent ? dit mongrand-père ; moi je n’ai qu’une pièce de trente sous que tasœur m’a donnée ce matin, parce que, je crois, elle n’est pas bienmarquée, et elle m’a bien recommandé de lui en rapporter au moinsla moitié.

– Moi, je n’ai pas le sou, mais je suisle médecin de Manette, de même qu’elle est de temps en temps macabaretière, et nous nous faisons mutuellement crédit.

– Seulement le médecin deManette ?

– Qu’est-ce que cela te fait ?

– Rien ; mais je te préviens que jene veux pas rester plus d’une heure chez Manette.

Mon oncle déclina donc son invitation ausergent. Celui-ci accepta sans cérémonie et se plaça joyeusemententre mon oncle et mon grand-père, ce qui, en style de soldat,s’appelle emboîter le pas.

Un taureau, qu’un paysan menait au pré, venaità eux. Offusqué sans doute par l’habit de Benjamin, il fonditbrusquement sur lui. Mon oncle esquiva ses cornes, et, comme ilavait des articulations d’acier, il franchit d’un saut, sans faireplus d’effort que s’il eût exécuté un entrechat, un large fossé quiséparait la route des champs. Le taureau, qui tenait sans doute àfaire une estafilade à l’habit rouge, voulut opérer comme mononcle ; mais il tomba au milieu du fossé. « C’est bienfait, dit Benjamin, voilà ce que c’est que de chercher querelle àceux qui ne songent pas à toi. » Mais le quadrupède, obstinécomme un Russe qui monte à l’assaut, ne se rebuta pas pour cemauvais succès ; enfonçant ses sabots dans la terre à moitiédégelée, il cherchait à grimper le talus. Mon oncle, voyant cela,tira son épée, et tandis qu’il lardait de son mieux le mufle del’ennemi, il appelait le paysan, et s’écriait :« Bonhomme, arrêtez votre bête, sinon je vous préviens que jelui passe mon épée au travers du corps. » Mais, tout enparlant ainsi, il laissa tomber son épée dans le fossé. « Ôteton habit et jette-le-lui bien vite ! », s’écriaMachecourt. « Sauvez-vous dans les vignes », disait lepaysan. « Gzzi ! gzzi ! Fontenoy », fit lesergent. Le caniche se jeta sur le taureau, et comme il savait sonmonde, il le mordit au jarret. La colère de l’animal se tournaalors contre le chien ; mais, tandis qu’il faisait rage de sescornes, le paysan arriva, et parvint à passer un nœud coulantautour des jambes de derrière du taureau. Cette habile manœuvre eutun plein succès et mit fin aux hostilités.

Benjamin redescendit sur la route ; ilcroyait que Machecourt allait se moquer de lui, mais celui-ci étaitpâle comme un linge et tremblait sur ses jambes.

– Allons, Machecourt, remets-toi, dit mononcle, ou bien il faudra que je te saigne. Et toi, mon braveFontenoy, tu as fait aujourd’hui une plus jolie fable que celle deLa Fontaine intitulée : la Colombe et la Fourmi. Vousvoyez, messieurs, qu’un bienfait n’est jamais perdu. La plupart dutemps le bienfaiteur est dans la nécessité de faire créditlongtemps à l’obligé, mais lui, Fontenoy, m’a payé d’avance. Quidiable m’aurait dit que j’aurais jamais de l’obligation à uncaniche ?

Moulot est caché entre une touffe de saules etde peupliers sur la rive gauche du ruisseau du Beuvron, au piedd’une grosse colline dans laquelle mord la route de La Chapelle.Quelques maisons du village étaient déjà remontées sur le bord duchemin, blanches et endimanchées comme des paysannes qui vont dansun lieu fréquenté par le monde ; de ce nombre était le cabaretde Manette. À l’aspect du bouchon qui pendait couvert de givre à lalucarne du grenier, Benjamin se mit à chanter de sa voix destentor :

Amis, il faut faire une pause,

J’aperçois l’ombre d’un bouchon.

À cette voix, qu’elle connaissait bien,Manette accourut toute rouge sur le seuil de sa porte.

Manette était une personne vraiment fortjolie, potelée, mafflue, toute blanche, mais peut-être un peu troprose ; vous eussiez dit de ses joues une flaque de lait surlaquelle on eût fait tomber quelques gouttes de vin.

– Messieurs, dit Benjamin, permettez-moiavant tout d’embrasser notre jolie cabaretière, comme arrhes du bondéjeuner qu’elle va nous préparer de suite.

– Oui-dà ! monsieur Rathery, fitManette se rejetant en arrière, vous n’êtes pas fait pour lespaysannes, vous ; allez donc embrasser MademoiselleMinxit.

– Il paraît, pensa mon oncle, que lebruit de mon mariage est déjà répandu dans le pays. Ce ne peut êtreque M. Minxit qui en ait parlé ; donc il tient à m’avoirpour gendre, donc s’il ne reçoit pas aujourd’hui ma visite, ce neserait pas une raison pour que la négociation soit rompue.

» Manette, ajouta-t-il, il ne s’agit pasici de Mademoiselle Minxit ; avez-vous du poisson ?

– Du poisson, fit Manette, il y en a dansle vivier de M. Minxit.

– Je vous le répète, Manette, ditBenjamin, avez-vous du poisson ? Faites attention à ce quevous allez me répondre.

– Eh bien ! dit Manette, mon mariest allé à la pêche, et il reviendra bientôt.

– Bientôt n’est pas notre affaire ;mettez-nous sur le gril autant de tranches de jambon qu’il y enpourra contenir, et faites-nous une omelette de tous les œufs quisont dans votre poulailler.

Le déjeuner fut bientôt prêt ; pendantque l’omelette allait, venait et sautait dans la poêle, le jambongrillait. Or, l’omelette fut presque aussitôt expédiée que servie.Une poule met six mois pour faire douze œufs, une femme met unquart d’heure pour les convertir en omelette, et en cinq minutestrois hommes absorbent l’omelette.

– Voyez, disait Benjamin, comme ladécomposition va plus vite que la recomposition ; les contréescouvertes d’une nombreuse population s’appauvrissent tous lesjours. L’homme est un enfant gourmand qui fait maigrir sanourrice ; le bœuf ne rend pas à la prairie toute l’herbequ’il lui a prise ; les cendres du chêne que nous brûlons neretournent pas en chêne à la forêt ; le zéphyr ne rapporte pasau rosier les feuilles du bouquet que la jeune fille disperseautour d’elle ; la bougie qui brûle devant nous ne retombe pasen rosée de cire sur la terre ; les fleuves dépouillentincessamment les continents et vont perdre au sein des mers leschoses qu’ils enlèvent à leurs rivages ; la plupart desmontagnes n’ont plus de verdure sur leurs grands crâneschauves ; les Alpes nous montrent à nu leurs ossementsdéchirés, l’intérieur de l’Afrique n’est plus qu’un lac desable : l’Espagne est une vaste bruyère, et l’Italie un grandossuaire où il ne reste qu’une couche de cendre. Partout où lesgrands peuples ont passé, ils ont laissé la stérilité sur leurstraces. Cette terre parée de verdure et de fleurs, c’est unphtisique dont les joues sont roses, mais dont la vie estcondamnée. Un temps viendra où elle ne sera plus qu’une masseinerte, morte, glacée, une grande pierre sépulcrale sur laquelleDieu écrira : « Ci-gît le genre humain. » Enattendant, messieurs, profitons des biens que la terre nous donne,et comme elle est assez bonne mère, buvons à sa longueexistence.

On en vint au jambon ; mon grand-pèremangeait par devoir, parce qu’il faut que l’homme mange pour sefaire du bien, et qu’il ait du sang pour faire descommandements ; Benjamin mangeait pour s’amuser, mais lesergent mangeait comme un homme qui ne s’est mis à table que pourcela, et il ne sonnait mot.

À table, Benjamin était un grand homme ;mais son noble estomac n’était pas exempt de jalousie, passionbasse qui ternit les plus brillantes qualités.

Il regardait faire le sergent de l’air dedépit d’un homme surpassé, comme César eût regardé, du haut duCapitole, Bonaparte gagnant la bataille de Marengo. Après avoircontemplé quelque temps son homme en silence, il jugea à propos delui adresser ces paroles :

– Boire et manger sont deux êtres qui seressemblent ; au premier aspect, vous les prendriez pour deuxcousins germains. Mais boire est autant au-dessus de manger, quel’aigle qui s’abat sur la pointe des rochers est au-dessus ducorbeau qui perche sur la cime des arbres. Manger est un besoin del’estomac ; boire est un besoin de l’âme. Manger n’est qu’unvulgaire artisan, tandis que boire est un artiste. Boire inspire deriantes idées aux poètes, de nobles pensées aux philosophes, dessons mélodieux aux musiciens ; manger ne leur donne que desindigestions. Or, je me flatte, sergent, que je boirais bien autantque vous, je crois même que je boirais mieux ; mais, pourmanger, je ne suis auprès de vous qu’une mazette. Vous tiendrieztête à Arthus en personne ; je crois même que sur un dindonvous seriez dans le cas de lui rendre une aile.

– C’est, répondit le sergent, que jemange pour hier, aujourd’hui et demain.

– Permettez-moi donc de vous servir pouraprès-demain cette dernière tranche de jambon.

– Grand merci, dit le sergent, il y a unefin à tout.

– Eh bien ! le Créateur qui a faitles soldats pour passer subitement de l’extrême abondance àl’extrême disette, leur a donné, comme au chameau, deuxestomacs ; leur second estomac, c’est leur sac. Mettez dansvotre sac ce jambon dont Machecourt ni moi ne voulons plus.

– Non, dit le soldat, je n’ai pas besoinde faire de magasins, moi ; les vivres viennent toujoursassez ; permettez-moi d’offrir ce jambon à Fontenoy ;nous sommes dans l’habitude de tout partager ensemble, les jours denoce comme les jours de jeûne.

– Vous avez là, en effet, un chien quimérite qu’on prenne soin de lui, dit mon oncle ; voudriez-vousme le vendre ?

– Monsieur ! fit le sergent jetantrapidement la main sur son caniche…

– Pardon, brave homme, pardon, désolé devous avoir offensé ; ce que j’en disais, c’était seulementpour parler ; je sais bien que proposer au pauvre de vendreson chien, c’est proposer à une mère de vendre son enfant.

– Tu ne me feras pas croire, dit mongrand-père, qu’on puisse aimer un chien autant qu’un enfant ;moi aussi j’ai eu un caniche, un caniche qui valait bien le vôtre,sergent, soit dit sans offenser Fontenoy, sauf qu’il n’a faitd’autres prisonniers que la perruque du collecteur. Eh bien !un jour que j’avais l’avocat Page à dîner, il m’a emporté une têtede veau, et, le soir même, je l’ai fait passer sous la roue dumoulin.

– Ce que tu dis là ne prouve rien ;toi, tu as une femme et six enfants, c’est bien assez de besognepour toi d’aimer tout ce monde sans t’aller prendre d’une affectionromanesque pour un caniche ; mais je te parle, moi, d’unpauvre diable isolé parmi les hommes et qui n’a pour toute parentéque son chien. Mets un homme avec un chien dans une île déserte,mets dans une autre île déserte une femme avec son enfant ; jete parie qu’au bout de six mois l’homme aimera le chien, si lechien est aimable toutefois, autant que la femme aimera sonenfant.

– Je conçois, répondit mon grand-père,qu’un voyageur ait un chien pour lui tenir compagnie ; qu’unevieille femme qui est seule dans sa chambre ait un roquet aveclequel elle bavarde toute la journée. Mais qu’un homme aime unchien d’affection, qu’il aime comme un chrétien, voilà ce que jenie, voilà ce qui n’est pas possible.

– Et moi je te dis que dans tellescirconstances données, tu aimerais même un serpent àsonnettes ; la fibre aimante chez l’homme ne peut restercomplètement inerte. L’âme humaine a horreur du vide ; qu’onobserve avec attention l’égoïste le plus endurci, on finira partrouver, comme une petite fleur entre des pierres, une affectioncachée sous un pli de son âme.

» Règle générale et sans exception, ilfaut que l’homme aime quelque chose. Le dragon qui n’a pas demaîtresse aime son cheval ; la jeune fille qui n’a pas d’amantaime son oiseau ; le prisonnier qui ne peut décemment aimerson geôlier, aime l’araignée qui file sa toile à la lucarne de soncachot, ou la mouche qui descend vers lui dans un rayon de soleil.Quand nous ne trouvons rien d’animé où puissent se prendre nosaffections, nous aimons la matière brute, une bague, une tabatière,un arbre, une fleur ; le Hollandais se passionne pour sestulipes, et l’antiquaire pour ses camées.

En ce moment, le mari de Manette entra avecune grosse anguille dans son sac.

– Machecourt, dit Benjamin, il est midi,voilà l’heure de dîner, si nous dînions avec cetteanguille ?

– C’est l’heure de partir, ditMachecourt, et nous dînerons chez M. Minxit.

– Et vous, sergent, si nous mangionscette anguille ?

– Moi, dit le sergent, je ne suis paspressé d’arriver ; comme je ne vais pas là plus qu’ailleurs,tous les soirs je suis rendu à mon gîte.

– Très bien parlé, et le respectablecaniche, quelle est son opinion à cet égard ?

Le caniche regarda Benjamin et remua deux outrois fois la queue.

– Bien ! qui ne dit motconsent : ainsi, Machecourt, nous voilà trois contre toi, ilfaut que tu te rendes à l’opinion de la majorité. La majorité,vois-tu, mon ami, c’est plus fort que tout le monde, cela. Mets dixphilosophes d’un côté et onze imbéciles de l’autre, les imbécilesl’emporteront.

– L’anguille en effet est fort belle, ditmon grand-père, et si Manette a un peu de lard frais, elle en feraune excellente matelote. Mais diable ! et mon exploit !il faut bien que le service se fasse.

– Fais bien attention à ceci, ditBenjamin, il faudra indubitablement que quelqu’un me prête son braspour me reconduire à Clamecy ; si tu t’affranchissais de cepieux devoir, je ne te tiendrais plus pour mon beau-frère.

Or, comme Machecourt tenait beaucoup à être lebeau-frère de Benjamin, il resta.

L’anguille étant prête, on se remit à table.La matelote de Manette était un chef-d’œuvre ; le sergent nese lassait pas de l’admirer. Mais les chefs-d’œuvre du cuisiniersont éphémères ; on leur donne à peine le temps de refroidir.Il n’y a qu’une chose dans les arts qu’on puisse comparer auxproduits culinaires : ce sont les produits dujournalisme ; et encore un ragoût peut se réchauffer, uneterrine de foie gras peut exister un mois entier, un jambon peutrevoir autour de lui ses admirateurs, mais un article de journaln’a pas de lendemain ; on n’en est pas à la fin qu’on a oubliéle commencement, et, quand on l’a parcouru, on le jette sur sonbureau, comme on jette sa serviette sur la table quand on a dîné.Ainsi, je ne comprends pas comment l’homme qui a une valeurlittéraire consent à perdre son talent dans les obscurs travaux dujournalisme ; comment lui, qui peut écrire sur du parchemin,se résout à griffonner sur le papier brouillard d’un journal ;certes, ce ne doit pas être pour lui un petit crève-cœur quand ilvoit les feuillets où il a mis sa pensée tomber sans bruit avec cesmille feuilles que l’arbre immense de la presse secoue chaque jourde ses branches.

Cependant l’aiguille du coucou allait toujourspendant que mon oncle philosophait. Benjamin ne s’aperçut qu’ilfaisait nuit que quand Manette vint apporter une chandelle alluméesur la table. Alors, sans attendre les observations de Machecourt,qui du reste était peu capable de faire observer quelque chose, ildéclara que c’en était assez comme cela pour un jour, et qu’ilfallait retourner à Clamecy.

Le sergent et mon grand-père sortirent lespremiers. Manette arrêta mon oncle sur le seuil de laporte :

– Monsieur Rathery, lui dit-elle,voilà.

– Qu’est-ce que ce griffonnage ? ditmon oncle. « Le 10 août, trois bouteilles de vin et un fromageà la crème ; le 1er septembre, avec M. Page,neuf bouteilles et un plat de poissons. » Dieu me pardonne, jecrois que c’est un mémoire.

– Sans doute, dit Manette ; je voisbien qu’il est temps de régler nos comptes, et j’espère que vousm’enverrez le vôtre ces jours-ci.

– Moi, Manette, je n’ai pas de compte àvous faire. Belle corvée, ma foi, que de toucher le bras blanc etpotelé d’une jolie femme comme vous l’êtes !

– Vous dites cela pour vous moquer demoi, monsieur Rathery, fit Manette tressaillant d’aise.

– Je le dis parce que c’est vrai, parceque je le pense, répondit mon oncle. Pour ton mémoire, ma pauvreManette, il arrive dans un moment fatal, je suis obligé de tedéclarer que je n’ai pas un petit écu à l’heure qu’il est ;mais, tiens, voilà ma montre, tu la garderas jusqu’à ce que jet’aie remboursée. Ça se trouve on ne peut mieux ; elle ne vaplus depuis hier.

Manette se mit à pleurer et déchira lemémoire.

Mon oncle l’embrassa sur la joue, sur lefront, sur les yeux, partout où il put la rencontrer.

– Benjamin, lui dit Manette se penchantvers son oreille, si vous avez besoin d’argent, dites-le moi.

– Non ! non ! Manette, réponditvivement mon oncle, je n’ai pas besoin de ton argent. Diable !ceci deviendrait grave. Te faire payer le bonheur que tu medonnes ! mais ce serait une indignité, je serais vil comme uneprostituée ! – et il embrassa Manette comme la premièrefois.

– Ouais ! ne vous gênez pas,monsieur Rathery, fit Jean-Pierre qui entrait.

– Tiens ! tu étais là, toi,Jean-Pierre ? Est-ce que tu serais jaloux, par hasard ?Je te préviens que j’ai une aversion profonde pour les jaloux.

– Mais il me semble que j’en ai bien ledroit, d’être jaloux.

– Imbécile ! tu prends toujours leschoses à l’envers. Ces messieurs m’ont chargé de témoigner à tafemme leur satisfaction pour l’excellente matelote qu’elle nous afaite, et je m’acquittais de la commission.

– Vous aviez un bon moyen, ce me semble,de témoigner votre satisfaction à Manette, c’était de la payer,entendez-vous ?

– D’abord, Jean-Pierre, nous n’avons pasaffaire à toi ; c’est Manette qui est ici lacabaretière ; quant à te payer, sois tranquille, c’est moi quime charge de l’écot ; tu sais qu’il n’y a rien à perdre avecmoi ; et d’ailleurs, si tu as peur d’attendre trop longtemps,je vais te passer de suite mon épée au travers du corps. Cela teconvient-il, Jean-Pierre ?

Et en disant cela, il sortit.

Benjamin jusqu’alors n’avait été quesurexcité, il renfermait tous les éléments de l’ivresse sans êtreencore ivre. Mais, en sortant du cabaret de Manette, le froid lesaisit au cerveau et aux jambes.

– Holà ! eh ! Machecourt, oùes-tu ?

– Me voici qui te tiens par le revers deton habit.

– Tu me tiens, c’est bien, ça me faithonneur, c’est une flatterie que tu m’adresses. Tu veux me dire queje suis en état de soutenir mon hypostase et la tienne. Dans unautre temps, oui ; mais maintenant je suis faible comme levulgaire des hommes quand il a dîné trop longtemps. Je t’ai retenuton bras, je te somme de venir me l’offrir.

– Dans un autre temps, oui, ditMachecourt ; mais il y a une difficulté, c’est que je ne puismarcher moi-même.

– Alors, tu as forfait à l’honneur, tu asmanqué au plus sacré des devoirs ; je t’avais retenu ton bras,tu devais te ménager pour nous deux ; mais je te pardonne tafaiblesse, Homo sum…, c’est-à-dire, je te la pardonne àune condition : c’est que tu vas m’aller chercher de suite legarde-champêtre et deux paysans portant des flambeaux pour mereconduire à Clamecy. Tu prendras un bras de l’officier rural, etmoi l’autre.

– Mais il est manchot, l’officier rural,dit mon grand-père.

– Alors, le bras validem’appartient ; tout ce que je puis faire pour toi, c’est de tepermettre de te tenir à ma queue, et tu prendras garde de défairele ruban. Si cela t’arrange mieux, monte sur le dos du caniche.

– Messieurs, dit le sergent, pourquoichercher si loin ce qui est tout près de vous ? Moi j’ai deuxbons bras que le boulet a heureusement épargnés, je les mets àvotre disposition.

– Vous êtes un brave homme, sergent, ditmon oncle prenant le bras droit du vieux soldat.

– Un excellent homme, dit mon grand-pèreprenant le bras gauche.

– Je me charge de votre avenir,sergent.

– Et moi aussi, sergent, je m’en charge,quoique, à vrai dire, toute charge dans ce moment-ci…

– Je vous apprendrai à arracher lesdents, sergent.

– Et moi, sergent, j’enseignerai à votrecaniche à être garnisaire.

– Dans trois mois, vous serez dans le casde courir les foires.

– Dans trois mois, votre caniche, s’il seconduit bien, pourra gagner trente sous par jour.

– Le sergent fera sur toi sonapprentissage, Machecourt ; tu as de vieux chicots toutdélabrés qui te tourmentent, nous t’en arracherons un tous les deuxjours de peur de te fatiguer, et quand nous aurons fini pour leschicots, nous t’arracherons les gencives.

– Et moi, je mettrai mon garnisaire auservice de tes créanciers, mauvais payeur ! Je vaist’instruire d’avance des devoirs que tu auras à remplir envers lui.Tu lui dois le matin du pain et du fromage, ou, dans la saison, unebotte de petites raves ; à dîner, la soupe et le bouilli, et àsouper, un rôti et une salade ; la salade peut se remplacerpar un petit verre. Tu auras soin qu’il ne dépérisse pas entre tesmains, car rien ne fait honneur à un débiteur comme un garnisairebien gras. De son côté, il doit se conduire honnêtement enverstoi ; il n’a pas le droit de te troubler dans tes occupations,de jouer, par exemple, de la clarinette, ou de sonner du cor dechasse.

– En attendant, j’offre un gîte ausergent à la maison ; tu ne me désapprouveras pas, n’est-cepas, Machecourt ?

– Pas précisément, mais j’ai grand peurque ta chère sœur ne te désavoue.

– Ah çà, messieurs, dit le sergent,entendons-nous ; ne m’exposez pas à recevoir un affront ;car, je vous en préviens, il faudrait que l’un ou l’autre m’en fîtcompte.

– Soyez tranquille, sergent, dit mononcle ; et si le cas échéait, ce serait à moi que vous vousadresseriez ! car, pour Machecourt, il ne sait se battre quequand son adversaire lui cède la lame de son épée et garde lefourreau.

Tout en philosophant ainsi, ils arrivèrent àla porte de la maison. Mon grand-père ne se souciait pas d’entrerle premier, et mon oncle ne voulait entrer que le second.

Pour arranger la chose, ils entrèrent tousdeux ensemble, s’entrechoquant comme deux gourdes qu’on porte aubout d’un bâton.

Le sergent et le caniche, dont l’intrusion fitgronder la chatte comme une tigresse royale, tenaient l’arrièregarde.

– Ma chère sœur, dit Benjamin, j’ail’honneur de vous présenter un élève en chirurgie et un…

– Benjamin s’apprête à te dire desbêtises, interrompit mon grand-père, ne l’écoute pas, monsieur estun soldat qu’on nous envoie en logement, et que nous avonsrencontré à la porte.

Ma grand’mère était bonne femme, mais un peuharpie ; elle croyait que de crier bien fort ça lagrandissait. Elle avait la meilleure envie du monde de se mettre encolère, et elle en avait d’autant plus envie qu’elle en avait ledroit.

Mais elle se piquait de savoir-vivre, attenduqu’elle descendait d’un robin ; la présence d’un étranger lacontint.

Elle offrit à souper au sergent. Celui-ciayant refusé, et pour cause, elle le fit conduire par un de sesenfants au cabaret voisin, avec recommandation de lui donner àdéjeuner le lendemain avant qu’il se remît en route.

Mon grand-père pliait toujours comme un jonc,le brave homme paisible qu’il était, quand s’élevait une bourrasqueconjugale. Ce qui peut, jusqu’à un certain point, excuser en luicette faiblesse, c’est qu’il avait toujours tort.

Il avait bien vu l’orage s’amasser sur lefront plissé de sa femme ; aussi le sergent était encore surle seuil de la porte, que déjà il avait gagné son lit, où ils’introduisit de son mieux. Pour Benjamin, il était incapable d’unetelle lâcheté. Un sermon en cinq points, comme une partie d’écarté,ne l’eût pas fait coucher une minute avant son heure. Il voulaitbien que sa sœur le grondât, mais il ne consentait pas à lacraindre. Il attendait la tempête qui allait éclater avecl’indifférence d’un écueil, les deux mains dans ses poches, le dosappuyé contre le manteau de la cheminée, et chantonnant entre seslèvres :

Malbrough s’en va-t-en guerre,

Mironton, mironton, mirontaine,

Malbrough s’en va-t-en guerre,

Savoir s’il reviendra.

Ma grand’mère eut à peine éconduit le sergent,qu’impatiente d’en venir aux mains, elle vint se placer en face deBenjamin.

– Eh bien ! Benjamin, es-tu contentde ta journée ? te trouves-tu bien comme cela ? faut-ilque j’aille tirer une bouteille de vin blanc ?

– Merci, chère sœur. Comme vous le ditestrès élégamment, ma journée est finie.

– Belle journée, en effet ; il enfaudrait beaucoup comme celle-là pour payer tes dettes. Tereste-t-il au moins assez de raison pour me dire comment vous areçus M. Minxit ?

– Mironton, mironton,mirontaine, chère sœur, fit Benjamin.

– Ah ! mironton, mironton,mirontaine, s’écria ma grand’mère, attends ! je vais t’endonner, moi, du mironton, mirontaine, – et elle s’emparades pincettes.

Mon oncle recula de trois pas et tira sonépée.

– Chère sœur, dit-il, se mettant engarde, je vous rends responsable de tout le sang qui va êtrerépandu ici.

Mais ma grand’mère, quoiqu’elle descendît d’unrobin, n’avait pas peur d’une épée ; elle porta à son frère uncoup de pincettes qui l’atteignit au pouce et lui fit lâcher salame.

Benjamin tournait autour de la chambre,serrant son pouce blessé de sa main gauche. Pour mon grand-père,quoiqu’il fût bon entre les meilleurs, il étouffait de rire sousses draps. Il ne put s’empêcher de dire à mon oncle :

– Eh bien ! comment trouves-tu cettebotte-là ? Cette fois tu avais bien le fourreau et lalame ; tu ne peux pas dire que les armes n’étaient paségales.

– Hélas ! non, Machecourt, elles nel’étaient pas ; il aurait fallu pour cela que j’eusse lapelle. C’est égal, ta femme, car je ne puis plus dire ma chèresœur, mérite de porter, au lieu d’une quenouille, une paire depincettes au côté. Avec une paire de pincettes, elle gagnerait desbatailles. Je suis vaincu, j’en conviens, et je dois subir la loidu vainqueur. Eh bien ! non, nous ne sommes pas allés jusqu’àCorvol ; nous nous sommes arrêtés chez Manette.

– Toujours chez Manette, une femmemariée ! tu n’as pas honte, Benjamin, d’une telleconduite ?

– Honte ! et pourquoi, chèresœur ? Du moment qu’une cabaretière est mariée, est-ce qu’onne peut plus déjeuner chez elle ? Ce n’est pas là ma manièrede voir, moi ; pour un vrai philosophe, un bouchon n’a pas desexe. N’est-ce pas, Machecourt ?

– Que je la rencontre au marché, taManette, je la traiterai, la péronelle qu’elle est, comme elle lemérite !

– Chère sœur, quand vous rencontrerezManette au marché, achetez-lui des fromages à la crème tant quevous voudrez, mais si vous l’insultez…

– Eh bien ! si je l’insultais, queme ferais-tu ?

– Je vous quitterais, je passerais auxîles, et j’emmènerais Machecourt, je vous en préviens.

Ma grand’mère comprit que tous cesemportements n’aboutiraient à rien, et elle prit de suite sonparti.

– Tu vas faire comme cet ivrogne qui estdans son lit, dit-elle ; tu as aussi besoin que lui de tecoucher. Mais demain, c’est moi qui te conduirai chezM. Minxit, et nous verrons si tu t’arrêteras en route.

– Mironton, mironton,mirontaine, faisait Benjamin en allant se coucher.

L’idée de la démarche qu’il devait faire lelendemain agitait le sommeil ordinairement si paisible, si compactet si dense de mon oncle ; il rêvait tout haut, et voici cequ’il disait :

– Vous dites, sergent, que vous avez dînécomme un roi. Ce n’est pas cela le mot, c’est une litote que vousfaites. Vous avez dîné mieux qu’un empereur. Les rois et lesempereurs, malgré toute leur puissance, ne peuvent faire un extra,et vous en avez fait un. Voyez-vous, sergent, tout est relatif.Cette matelote ne vaut certainement pas un perdreau truffé.Cependant elle a chatouillé plus agréablement vos houppes nerveusesqu’un perdreau truffé ne chatouillerait celles du roi ;pourquoi cela ? parce que le palais de Sa Majesté est blasésur les truffes, tandis que le vôtre n’a pas l’habitude desmatelotes.

» Ma chère sœur me dit : Benjamin,fais quelque chose pour devenir riche. Benjamin, épouseMlle Minxit pour avoir une bonne dot. À quoi celame servira-t-il ? Le papillon, pour deux ou trois mois debeaux jours qu’il a à vivre, se donne-t-il la peine de se bâtir unnid ? Je suis convaincu, moi, que les jouissances sontrelatives aux positions, et qu’au bout de l’année, le gueux et leriche ont eu la même somme de bonheur.

» Bonne ou mauvaise, chaque individus’habitue à sa situation. Le boiteux ne s’aperçoit plus qu’il vasur une béquille, et le riche qu’il a un équipage. Le pauvreescargot qui porte sa maison sur son dos jouit autant d’un jour deparfums et de soleil que l’oiseau qui gazouille au-dessus de luisur sa branche. Ce n’est point la cause qu’il faut considérer,c’est l’effet qu’elle produit. Le manœuvre qui est assis sur unbanc devant sa chaumière ne se trouve-t-il pas aussi bien que leroi sur l’édredon de son fauteuil ? Gros-Jean ne mange-t-ilpas sa soupe aux choux avec autant de plaisir que le roi son potageaux écrevisses ? et le mendiant ne dort-il pas aussi bien dansla paille où il s’épanouit que la grande dame sous ses rideaux desoie et entre la batiste parfumée de son lit ? Un enfant,lorsqu’il trouve un liard, est plus content que le banquier qui atrouvé un louis, et le paysan qui hérite d’un arpent de terre estaussi triomphant que le roi auquel ses armées ont conquis uneprovince et qui fait entonner un Te Deum par sonpeuple.

» Tout mal ici-bas se compense par unbien, et tout bien qui s’étale est atténué par un mal qu’on ne voitpas. Dieu a mille moyens de faire des compensations ; s’il adonné à l’un de bons dîners, à l’autre il donne un peu plusd’appétit, et cela rétablit l’équilibre. Au riche il a donné lacrainte de perdre, le souci de conserver, et au gueuxl’insouciance. En nous envoyant dans ce lieu d’exil, il nous a faità tous un bagage à peu près égal de misère et de bien-être ;s’il en était autrement, il ne serait pas juste, car tous leshommes sont ses enfants.

» Et pourquoi donc, en effet, le richeserait-il plus heureux que le pauvre ? il ne travaillepoint ; eh bien ! il n’a pas le plaisir de sereposer.

» Il a de beaux habits ; mais toutl’agrément en revient à celui qui le regarde. Quand le marguillierfait la toilette d’un saint, est-ce pour le saint lui-même ou pourses adorateurs ? Au reste, n’est-on pas aussi bien bossu dansun habit de velours que dans un habit de tiretaine ?

» Le riche a deux, trois, quatre, dixvalets à son service. Eh ! mon Dieu ! que fait cettequantité de membres inutiles qu’on ajoute orgueilleusement à soncorps, lorsqu’il n’en faut que quatre pour faire le service denotre personne ? L’homme habitué à se faire servir, c’est unmalheureux perclus de tous ses membres qu’il faut faire manger etboire.

» Ce riche a un hôtel à la ville et unchâteau à la campagne ; mais qu’importe le château quand lemaître est à l’hôtel, l’hôtel quand il est au château ?Qu’importe que son logis se compose de vingt chambres lorsqu’il nepeut être que dans une seule à la fois ?

» Attenant son château, il a pourpromener ses rêveries un grand parc clos par un mur à chaux et àsable, de dix pieds de haut ; mais d’abord, s’il n’a pas derêveries ? et ensuite, est-ce que la campagne qui n’est closeque par l’horizon, et qui appartient à tous, n’est pas aussi belleque son grand parc ?

» Au milieu dudit parc, un canalentretenu par un filet d’eau traîne ses eaux verdâtres et maladessur lesquelles se collent, comme des emplâtres, les larges feuillesdu nénuphar ; mais le fleuve qui se promène librement dans lapleine campagne n’est-il pas plus clair et plus liquide que soncanal ?

» Des dahlias de cent cinquante espècesdifférentes bordent ses allées, soit ; je vous donne encoreles quatre au cent, ce qui fait cent cinquante-six espèces ;mais le chemin ombragé d’ormes qui se glisse dans l’herbe comme unserpent, ne vaut-il pas bien ses allées ? et les haies toutesfestonnées de roses sauvages et toutes parsemées d’aubépines ;les haies qui mêlent au vent leurs touffes de toutes couleurs et enjettent les fleurs sur le chemin ne valent-elles pas bien cesdahlias dont l’horticulteur seul peut deviner le mérite ?

» Ledit parc lui appartientexclusivement, dites-vous ; vous vous trompez ; il n’y aque l’acte d’acquisition enfermé dans son secrétaire dont il ait lapropriété exclusive, et encore il faut pour cela que les tiques nele lui mangent pas.

» Son parc lui appartient bien moinsqu’aux oiseaux qui y font leurs nids, qu’aux lapins qui en broutentle serpolet, qu’aux insectes qui bruissent sous les feuilles.

» Son garde-champêtre peut-il empêcherque le serpent ne s’y roule entre les herbes ou que le crapaud nes’y tapisse sous la mousse ?

» Le riche donne des fêtes, mais est-ceque les danses sous les vieux tilleuls de la promenade, au son dela musette, ne sont pas des fêtes ?

» Le riche a un équipage. Il a unéquipage, le malheureux ! mais il est donc cul-de-jatte ouparalysé ? Voilà une femme qui porte un enfant sur ses brastandis que l’autre gambade autour d’elle, court après les papillonset les fleurs. Lequel des deux marmots est dans la plus agréablesituation ? Un équipage ! mais c’est une infirmité quevous avez ; qu’une roue se casse à votre voiture, que votrecheval se déferre, et vous voilà boiteux. Ces grands seigneurs qui,sous Louis XIV, se faisaient mener au bal en litière, pauvresgens qui avaient des jambes pour danser et n’en avaient pas pourmarcher, combien ils devaient souffrir de la fatigue de ceux quiles portaient !

» Aller en voiture, vous croyez que c’estune jouissance du riche, vous vous trompez, ce n’est qu’uneservitude que sa vanité lui impose. S’il en était autrement,pourquoi ce monsieur ou cette dame, qui sont maigres comme un fagotd’épines et qu’un âne porterait surabondamment, feraient-ilsatteler quatre chevaux à leur carrosse ?

» Pour moi, quand je suis sur la pelouse,dans la mousse jusqu’à la cheville du pied, quand je vais, lesmains dans mes poches, au gré d’un beau chemin de traverse, rêvantet jetant derrière moi, comme un damné qui passe, les bleus floconsde ma pipe culottée, ou que je suis lentement, par un beau clair delune, le chemin blanc que festonne d’un côté l’ombre des haies, jevoudrais bien voir qu’on eût l’insolence de venir m’offrir unevoiture.

À ces mots mon oncle se réveilla.

– Quoi, dites-vous, votre oncle a rêvécela et tout haut ?

– Qu’a donc cela d’étonnant ?Mme Georges Sand a bien fait rêver tout haut unchapitre d’un de ses romans au révérend père Spiridion.M. Golbéry n’a-t-il pas rêvé tout haut à la Chambre, pendantune heure, d’une proposition sur le compte-rendu des débatsparlementaires ? et nous-mêmes ne rêvons-nous pas depuistreize ans que nous avons fait une révolution ? Quand mononcle n’avait pas eu le temps de philosopher pendant le jour, parcompensation, il philosophait en rêvant. Voilà comme j’explique lephénomène dont je viens de vous rapporter le résultat.

Chapitre 4Comment mon oncle se fit passer pour le Juif-Errant, et ce qu’il enadvint.

Cependant ma grand’mère avait mis sa robe desoie gorge-pigeon, qu’elle ne tirait de son tiroir que le jour desgrandes fêtes solennelles de l’année ; elle avait attaché surson bonnet rond, en guise de bandeau, le plus beau de ses rubans,un ruban rouge-cerise qui était large comme la main et audelà ; elle avait apprêté son mantelet de taffetas noir bordéd’une dentelle de même couleur, et elle avait tiré de son étui sonmanchon neuf de poil de loup-cervier, cadeau que Benjamin lui avaitfait le jour de sa fête et qu’il devait encore au fournisseur.Quand elle fut ainsi attifée, elle ordonna à un de ses enfantsd’aller quérir l’âne de M. Durand, un beau bourriquet qui, àla dernière foire de Billy, avait coûté trois pistoles et se louaittrente-six deniers de plus que le vulgaire des ânes.

Puis elle appela Benjamin. Quand celui-cidescendit, l’âne de M. Durand, ayant aux flancs ses deuxpaniers au milieu desquels s’enflait un gros oreiller bien blanc,était attaché devant la porte et mangeait sa provende de son qu’onlui avait servie dans une corbeille sur une chaise.

Benjamin s’inquiéta d’abord si Machecourtétait là pour boire un verre de vin blanc avec lui. Sa sœur luiayant dit qu’il était sorti :

– J’espère au moins, ajouta-t-il, mabonne sœur, que vous me ferez l’amitié de prendre un petit verre deratafia avec moi ; – car l’estomac de mon oncle savait semettre à la portée de tous les estomacs.

Ma grand’mère n’avait aucune répugnance pourle ratafia, au contraire ; elle agréa la proposition deBenjamin et lui permit d’aller quérir la carafe. Enfin, après avoirbien recommandé à mon père, qui était l’aîné, de ne pas battre sesfrères, à Prémoins, qui était indisposé, de demander quand ilaurait certains besoins, et avoir donné sa tâche de tricot à laSurgie, elle monta sur son bourriquet.

Vive la terre et le soleil ! les voisiness’étaient mises sur leur porte pour la voir partir ; car, àcette époque, voir une femme de la classe moyenne parée un autrejour que le dimanche, c’était un événement dont chacun desregardants cherchait à pénétrer les causes, et sur lequel ilétablissait un système.

Benjamin, bien rasé et surabondamment poudré,rouge d’ailleurs comme un pavot qui s’étale au soleil du matinaprès une nuit d’orage, allait derrière, lâchant de temps en tempspar un ut de poitrine un vigoureux ahï, etpiquant le bourriquet de la pointe de sa rapière.

L’âne de M. Durand, poussé l’épée dansles reins par mon oncle, allait très bien ; il allait tropbien même au gré de ma grand’mère, qui montait et descendait surson oreiller comme un volant sur une raquette. Mais, à quelquedistance de l’endroit où le chemin de Moulot se sépare de la routede la Chapelle pour se rendre à son humble destination, elles’aperçut que l’allure de son âne s’assoupissait comme un jet demétal ardent qui s’épaissit et devient plus lent à mesure qu’ils’éloigne du fourneau ; son grelot, qui jusque-là avait jetéun drelin dindin si fier, si énergiquement accentué, nepoussait plus que des soupirs entrecoupés, pareils à une voix quiagonise. Ma grand’mère retourna la tête pour en référer àBenjamin ; mais celui-ci avait disparu, fondu comme une boulede cire, escamoté, perdu comme un moucheron dans l’espace ;personne ne pouvait lui en donner des nouvelles. Vous devez vousfaire une idée du dépit que fit éprouver à ma grand’mère ladisparition subite de Benjamin. Elle se dit qu’il ne méritait pasla peine qu’on prenait pour son bonheur, que son insouciance étaitincurable, que toujours il croupirait, que c’était un marais auxeaux duquel on ne pouvait donner un cours. Elle eut un moment enviede l’abandonner à sa destinée, et même de ne plus lui plisser seschemises, mais son caractère de reine l’emporta, elle avaitcommencé, il fallait qu’elle finît. Elle jura de retrouverBenjamin, et de le conduire chez M. Minxit, dût-ellel’attacher à la queue de son âne. C’est par cette fermeté derésolution qu’on mène à leur fin les grandes entreprises.

Un petit paysan, qui gardait ses moutons àl’embranchement des deux chemins, lui dit que l’homme rouge qu’elleavait perdu était descendu, il y avait à peu près un quart d’heurevers le village ; ma grand’mère poussa son âne dans cettedirection, et tel était l’ascendant que lui donnait son indignationsur ce quadrupède, qu’il se mit à trotter de lui-même par puredéférence pour le cavalier et comme s’il eût voulu rendre hommage àson grand caractère.

Le village de Moulot avait un air de mouvementtout à fait inusité ; les Moulotats, ordinairement si rassiset au cerveau desquels il n’y a jamais eu plus de fermentation quedans un fromage à la crème, semblaient tous avoir le transport. Lespaysans descendaient en toute hâte des coteaux voisins ; lesfemmes et les enfants couraient en s’appelant les uns lesautres : tous les rouets étaient délaissés et toutes lesquenouilles chômaient. Ma grand’mère s’informa de la cause de cemouvement ; on lui dit que c’était le Juif-Errant qui venaitd’arriver à Moulot et qui déjeunait sur la place. Elle compritaussitôt que ce prétendu Juif-Errant n’était autre queBenjamin ; et, en effet, elle ne tarda pas à l’apercevoir duhaut de son âne au milieu d’un cercle de badauds.

Au-dessus de ce ruban mouvant de têtes noireset blanches, le pignon de son tricorne s’élevait avec une grandemajesté, comme la flèche ardoisée d’une église au milieu des toitsmoussus d’un village. On lui avait dressé sur la place même unepetite table où il s’était fait servir une demi-bouteille et unpetit pain, et devant laquelle il allait et venait avec la gravitéd’un grand sacrificateur, tantôt avalant une gorgée de vin blanc,tantôt rompant un morceau de son petit pain.

Ma grand’mère poussa son âne au milieu de lafoule et se trouva bientôt au premier rang.

– Que fais-tu là, malheureux ?dit-elle à mon oncle en lui montrant le poing.

– Vous le voyez, madame ; j’erre, jesuis Ahasvérus, vulgairement dit le Juif-Errant. Comme j’aibeaucoup entendu parler dans mes voyages de la beauté de ce petitvillage et de l’amabilité de ses habitants, j’ai résolu d’ydéjeuner. Puis, s’approchant d’elle, il lui dit à voix basse :Dans cinq minutes je vous suis, mais pas un mot de plus, je vous enprie, le mal serait irréparable ; ces imbéciles seraientcapables de m’assommer s’ils découvraient que je me moqued’eux.

L’éloge de Moulot, que Benjamin avait trouvémoyen d’intercaler dans sa réponse à sa sœur, répara ou plutôtprévint l’échec que l’apostrophe imprudente de celle-ci devait luifaire essuyer, et un frémissement d’orgueil circula dansl’assemblée.

– Monsieur le Juif-Errant, fit un paysanauquel il restait encore quelque doute, quelle est donc cette damequi tout à l’heure vous montrait le poing ?

– Mon bon ami, répondit mon oncle sans sedéconcerter, c’est la sainte Vierge que Dieu m’a ordonné deconduire en pèlerinage à Jérusalem sur cette bourrique. Elle estbonne femme au fond, mais un peu diseuse ; elle est demauvaise humeur parce que ce matin elle a perdu son chapelet.

– Et pourquoi l’enfant Jésus n’est-il pasavec elle ?

– Dieu n’a pas voulu qu’elle l’emmenâtparce que, dans ce moment-ci, il a la petite vérole.

Alors les objections fondirent dru comme grêlesur Benjamin ; mais mon oncle n’était pas homme à avoir peurdes hébétés de Moulot, le danger l’électrisait, et il parait toutesles bottes qui lui étaient portées avec une dextérité admirable, cequi ne l’empêchait pas de temps en temps de s’arroser le gosierd’un coup de vin blanc, et, pour dire la vérité, il en était déjà àsa septième demi-bouteille.

Le maître d’école du lieu, en sa qualité desavant, se présenta le premier dans la lice.

– Comment se fait-il donc, Monsieur leJuif-Errant, que vous n’ayez pas de barbe ? Il est dit, dansla complainte de Bruxelles, que vous êtes très barbu, et partout onvous représente avec une grande barbe blanche qui vous descendjusqu’à la ceinture.

– C’était trop salissant, monsieur lemaître. J’ai demandé au bon Dieu la permission de ne plus portercette grande vilaine barbe, et il l’a fait passer dans maqueue.

– Mais, poursuivit le barbacole, commentfaites-vous donc pour vous raser, puisque vous ne pouvez vousarrêter.

– Dieu y a pourvu, mon cher monsieur lemaître. Chaque matin, il m’envoie le patron des perruquiers sous laforme d’un papillon, qui me rase du bout de son aile, tout envoltigeant autour de moi.

– Mais, monsieur le Juif, poursuivit lemaître d’école, le bon Dieu a été bien chiche avec vous en nemettant à votre disposition que cinq sous à la fois !

– Mon ami, riposta mon oncle en secroisant les bras sur la poitrine et en s’inclinant profondément,bénissons les décrets de Dieu ; c’est probablement qu’iln’avait que cela de monnaie dans sa poche.

– Je voudrais bien savoir, dit le vieuxtailleur de l’endroit, comment on a fait pour vous prendre mesurede votre habit, qui vous va pourtant comme un gant, puisque vousn’êtes jamais en repos.

– Vous auriez dû vous apercevoir, vousqui êtes du métier, respectable pique Prune, que cet habit n’estpas fabriqué de la main des hommes ; tous les ans, au premieravril, il me pousse sur le dos un léger habit de serge rouge, et àla Toussaint un habit épais de velours écarlate.

– Alors, dit un gamin, dont la figureespiègle était inondée de tresses blondes, il faut que vous usiezconsidérablement ; il n’y a pas quinze jours que la Toussaintest passée, et votre habit est déjà tout râpé et tout blanc sur lescoutures.

Malheureusement le père du petit philosophe setrouvait tout à côté de lui. « Va-t-en voir à la maison si j’ysuis », lui dit-il en lui donnant un coup de pied auderrière ; et il pria mon oncle d’excuser l’impertinence de cepetit garçon auquel son maître d’école négligeait d’apprendre sareligion.

– Messieurs, s’écria le maître d’école,je vous prends tous à témoins et M. le Juif-Errant aussi, queNicolas porte atteinte à ma réputation ; il attaquecontinuellement les autorités du village, je m’en vais le prendrepar sa langue.

– Oui ! dit Nicolas, en voilà unebelle autorité ; attaque-moi quand tu voudras ; je neserai pas embarrassé pour prouver que j’ai dit vrai ;M. le bailli interrogera Charlot. L’autre jour, je lui aidemandé quel était le fils le plus remarquable de Jacob, et il m’arépondu que c’était Pharaon ; la mère Pintot en esttémoin.

– Eh ! messieurs, dit mon oncle, nevous fâchez pas à cause de moi ; je serais désolé que monarrivée dans ce beau village fût entre vous l’occasion d’unprocès ; la laine de mon habit n’est pas encore entièrementpoussée, attendu que nous ne sommes qu’à la Saint-Martin ;voilà ce qui a induit le petit Charlot en erreur. M. le maîtreignorait cette particularité, et par conséquent il ne pouvait eninstruire ses élèves ; j’espère que M. Nicolas estcontent de cette explication.

Chapitre 5Mon oncle fait un miracle.

Mon oncle allait lever la séance, lorsqu’ilaperçut une jolie paysanne qui cherchait à se frayer un passageparmi la foule ; comme il aimait les jeunes filles au moinsautant que Jésus-Christ aimait les petits enfants, il fit signequ’on la laissât approcher.

– Je voudrais bien savoir, dit la jeuneMoulotate avec sa plus belle révérence, la révérence qu’ellefaisait au bailli quand, allant lui porter de la crème, elle lerencontrait sur son passage, si ce que dit la vieille Gothon est lapure vérité : elle prétend que vous faites des miracles.

– Sans doute, répondit mon oncle, quandils ne sont pas trop difficiles.

– En ce cas, pourriez-vous guérir parmiracle mon père qui est malade, depuis ce matin, d’une maladie quepersonne ne connaît ?

– Pourquoi pas ? dit mononcle ; mais, avant tout, la belle enfant, il faut que vous mepermettiez de vous embrasser, sans cela le miracle ne vaudraitrien.

Et il embrassa la jeune Moulotate sur les deuxjoues, le damné pécheur qu’il était.

– Tiens ! s’exclama derrière lui unevoix qu’il reconnut bien, est-ce que le Juif-Errant embrasse lesfemmes ?

Il se retourna et aperçut Manette.

– Sans doute, ma belle dame ; Dieum’a permis d’en embrasser trois par an, voilà la seconde quej’embrasse cette année, et, si vous le voulez, vous serez latroisième.

L’idée de faire un miracle enflammaitl’ambition de Benjamin ; se faire passer pour le Juif-Errant,même à Moulot, c’était beaucoup, c’était immense, c’était de quoirendre jaloux tous les beaux esprits de Clamecy. Il prenait desuite rang parmi les mystificateurs illustres, et l’avocat Pagen’oserait plus lui parler si souvent de son lièvre changé en lapin.Qui oserait se comparer, pour l’audace et les ressources del’imagination, à Benjamin Rathery, quand il aurait fait unmiracle ? Eh ! qui sait, peut-être la génération futureprendrait-elle la chose au sérieux. S’il allait être canonisé, sil’on faisait de sa personne un gros saint de bois rouge, si on luidonnait un office, une niche, une place dans l’almanach, un Orapro nobis dans les litanies ; s’il devenait le patrond’une bonne paroisse, si tous les ans on souhaitait sa fête avec del’encens, qu’on le couronnât de fleurs, qu’on le décorât de rubans,qu’on lui mît un raisin mûr entre les mains ; si l’onenchâssait son habit rouge dans un reliquaire, s’il avait unmarguillier pour le débarbouiller toutes les semaines, s’ilguérissait de la peste ou de la rage ! Mais le tout était dele mener à bien, ce miracle ; encore s’il en avait vu fairequelques-uns ! Mais comment s’y prendrait-il ? Et s’iléchouait, il serait honni, bafoué, vilipendé, peut-êtrebattu ; il perdrait toute la gloire de la mystification qu’ilavait si bien commencée… Ah ! baste ! dit mon oncle en seversant un grand verre de vin pour s’inspirer, la Providence ypourvoira : Audaces fortuna juvat, et d’ailleurs toutmiracle demandé, c’est un miracle à moitié fait.

Il suivit donc la jeune paysanne, traînant àsa suite, comme une comète, une longue queue de Moulotats ;étant entré dans la maison, il vit sur son grabat un paysan quiavait la bouche de travers et semblait vouloir manger sonoreille ; il demanda comment cet accident lui était survenu,si ce n’était pas à la suite d’un bâillement ou d’un éclat derire.

– Ça lui est arrivé ce matin endéjeunant, répondit sa femme, comme il voulait casser une noixentre ses dents.

– Très bien ! dit mon oncle, dont lafigure s’illumina, et avez-vous appelé quelqu’un ?

– Nous avons envoyé chercherM. Arnout, qui a déclaré que c’était une attaque deparalysie.

– On ne peut mieux. Je vois que ledocteur Arnout connaît la paralysie comme s’il l’avaitinventée ; et que vous a-t-il ordonné ?

– Cette drogue qui est là dans cettefiole.

Mon oncle ayant examiné la drogue, reconnutque c’était de l’émétique et jeta la fiole par la rue. Sonassurance produisit un excellent effet.

– Je vois bien, monsieur le Juif, dit labonne femme, que vous êtes capable de faire le miracle que nousvous demandons.

– Des miracles comme celui-là, réponditBenjamin, j’en ferais cent par jour si j’en étais fourni.

Il se fit apporter une cuiller de fer et enenveloppa l’extrémité de plusieurs bandes de linge fin ; ilintroduisit cet instrument improvisé dans la bouche du patient,souleva la mâchoire supérieure qui avait enjambé sur la mâchoireinférieure, et la remit en son lieu et place ; car ce Moulotatn’avait pour toute maladie que la mâchoire détraquée, ce que mononcle, avec son coup d’œil gris qui s’enfonçait comme un clou danschaque chose, avait reconnu de suite. Le paralysé du matin déclaraqu’il était complètement guéri, et il se mit à manger comme unforcené d’une soupe aux choux préparée pour le dîner de lafamille.

Le bruit se répandit dans la foule, avec larapidité de l’éclair, que le père Pintot mangeait la soupe auxchoux. Les malades et tous ceux dont la nature avait un tant soitpeu altéré les formes imploraient la protection de mon oncle. Lamère Pintot, toute fière de ce que le miracle avait eu lieu dans safamille, présenta à mon oncle, pour l’aplanir, un de ses cousinsqui avait l’épaule gauche comme un jambon ; mais mon oncle,qui ne voulait plus compromettre sa réputation, lui répondit quetout ce qu’il pouvait c’était de faire passer la bosse de l’épaulegauche dans l’épaule droite ; que, du reste, c’était unmiracle fort douloureux, et que sur dix bossus de l’espèce commune,il s’en trouvait à peine deux qui eussent la force de lesupporter.

Alors il déclara aux habitants de Moulot qu’ilétait désolé de ne pouvoir rester plus longtemps avec eux, maisqu’il n’osait faire attendre davantage la sainte Vierge, et il allarejoindre sa sœur qui se chauffait les pieds dans le cabaret de laplace et avait eu le temps de faire manger un picotin à sabourrique.

Mon oncle et ma grand’mère eurent la plusgrande peine du monde à se débarrasser de la foule, et l’on sonnala cloche tant qu’on put les apercevoir sur la route. Ma grand’mèrene gronda pas Benjamin ; elle était au demeurant plussatisfaite que contrariée : la manière dont Benjamin s’étaittiré de cette épreuve difficile flattait son orgueil de sœur, etelle se disait qu’un homme comme Benjamin valait bienMlle Minxit, même avec deux ou trois mille francsde rente par-dessus le marché.

Le signalement du Juif-Errant et de la sainteVierge, voire même celui du bourriquet, était déjà arrivé à LaChapelle. Quand ils entrèrent dans le bourg, les femmes se tenaientagenouillées à la porte de leurs maisons, et Benjamin, qui savaittout faire, les bénissait.

Chapitre 6M. Minxit.

Monsieur Minxit accueillit très bien mon oncleet ma grand’mère. M. Minxit était médecin, je ne saispourquoi. Il n’avait pas, lui, passé sa jeunesse dans la sociétédes cadavres. La médecine lui était poussée un beau jour dans latête comme un champignon : s’il savait la médecine, c’estqu’il l’avait inventée. Ses parents n’avaient jamais songé à luifaire faire ses humanités ; il ne savait que le latin de sesbocaux, et encore, s’il s’en fût rapporté à l’étiquette, il auraitsouvent donné du persil pour de la ciguë. Il avait une très bellebibliothèque, mais il ne mettait jamais le nez dans ses livres. Ildisait que depuis que ses bouquins avaient été écrits, letempérament de l’homme avait changé. Aucuns même prétendaient quetous ces précieux ouvrages n’étaient que les apparences de livresfigurés avec du carton, sur le dos desquels il avait fait graver,en lettres d’or, des noms célèbres dans la médecine. Ce qui lesconfirmait dans cette opinion, c’est que toutes les fois qu’ondemandait à M. Minxit à voir sa bibliothèque, il en avaitperdu la clef. M. Minxit était du reste un hommed’esprit ; il était doué d’une bonne dose d’intelligence, et àdéfaut de science imprimée, il avait beaucoup de savoir des chosesde la vie. Comme il ne savait rien, il comprit que pour réussir ilfallait persuader à la multitude qu’il en savait plus que sesconfrères, et il s’adonna à la divination des urines. Après vingtans d’étude dans cette science, il était parvenu à distinguercelles qui étaient troubles de celles qui étaient limpides, ce quine l’empêchait pas de dire à tout venant qu’il reconnaîtrait ungrand homme, un roi, un ministre, à son urine. Comme il n’y avaitni rois, ni ministres, ni grands hommes dans les environs, il necraignait pas qu’on le prît au mot.

M. Minxit avait le geste incisif. Ilparlait haut, beaucoup et sans arrêter ; il devinait les motsqui devaient faire effet sur les paysans et savait les mettre ensaillie dans ses phrases. Il avait le talent d’en imposer à lafoule, talent qui consiste dans un je ne sais quoi insaisissable,qu’il est impossible de décrire, d’enseigner ou decontrefaire ; talent inexplicable qui, chez le simpleopérateur, fait tomber des averses de gros sous dans sacaisse ; qui, chez le grand homme, gagne des batailles etfonde des empires ; talent qui, à plusieurs, a tenu lieu degénie, que Napoléon a possédé entre tous les hommes à un degrésuprême, et que pour tous j’appellerai charlatanisme. Ce n’est pasma faute, à moi, si l’instrument avec lequel on débite du thé deSuisse est le même avec lequel on se fait un trône. Dans tous lesenvirons, on ne voulait mourir que par la main de M. Minxit.Celui-ci, du reste, n’abusait pas de ce privilège, il n’était pasplus meurtrier que ses confrères, seulement il gagnait plusd’argent avec ses fioles de toutes couleurs qu’eux avec leursaphorismes. Il s’était acquis une très belle fortune ; ilavait, d’ailleurs, le talent de dépenser à propos son argent ;il avait l’air de donner tout, comme si cela n’eût rien coûté, etles clients qui accouraient chez lui y trouvaient toujours tableouverte.

Du reste, mon oncle et M. Minxit devaientêtre amis aussitôt qu’ils se rencontreraient. Ces deux naturesd’hommes se ressemblaient parfaitement, elles se ressemblaientcomme deux gouttes de vin, ou, pour me servir d’une expressionmoins désobligeante pour mon oncle, comme deux cuillers jetées dansle même moule. Ils avaient les mêmes appétits, les mêmes goûts, lesmêmes passions, la même manière de voir, les mêmes opinionspolitiques. Ils se souciaient peu, tous deux, de ces mille petitsaccidents, de ces mille catastrophes microscopiques dont, nousautres sots, nous nous faisons de si grandes infortunes. Celui quin’a point de philosophie au milieu des misères d’ici-bas, c’est unhomme qui va tête nue sous une averse. Le philosophe, au contraire,a sur le chef un bon parapluie qui le met à l’abri de l’orage.Telle était leur opinion. Ils regardaient la vie comme une farce,et ils y jouaient leur rôle le plus gaiement possible. Ils avaientun souverain mépris pour ces gens malavisés qui font de leurexistence un long sanglot. Ils voulaient que la leur fût un éclatde rire. L’âge n’avait mis de différence entre eux que quelquesrides. C’étaient deux arbres de même espèce, dont l’un est vieux etl’autre dans toute la vigueur de sa sève, mais qui se parent tousdeux des mêmes fleurs et qui produisent les mêmes fruits. Aussi lebeau-père futur avait-il pris son gendre dans une prodigieuseamitié, et le gendre professait-il pour le beau-père une hauteestime, ses fioles exceptées. Cependant, mon oncle n’acceptaitl’alliance de M. Minxit qu’à son corps défendant, par uneffort de raison et pour ne pas désobliger sa chère sœur.

M. Minxit, parce qu’il aimait Benjamin,trouvait tout naturel qu’il fût aimé par sa fille. Car tout père,si bon qu’il soit, s’aime lui-même dans la personne de sesenfants ; il les regarde comme des êtres qui doiventcontribuer à son bien-être ; s’il se choisit un gendre, c’estd’abord beaucoup pour lui et ensuite un peu pour sa fille. Quand ilest avare, il la met entre les mains d’un fesse-mathieu ;quand il est noble, il la soude à un écusson ; s’il aime leséchecs, il la donne à un joueur d’échecs, car il faut bien, sur sesvieux jours, qu’il ait quelqu’un pour faire sa partie. Sa fille,c’est une propriété indivise qu’il possède avec sa femme. Que lapropriété soit enclose d’une haie fleurie ou d’un vilain grand murà pierres sèches, qu’on lui fasse produire des roses ou du colza,cela ne la regarde pas. Elle n’a pas d’avis à donner à l’agronomeexpérimenté qui la cultive. Elle est inhabile à choisir les grainesqui lui conviennent le mieux. Pourvu que ces bons parents trouvent,dans leur âme et conscience, leur fille heureuse, cela suffit.C’est à elle à s’arranger de sa condition. Chaque soir la femme enfaisant ses papillotes, et le bonhomme en mettant son bonnet decoton, s’applaudissent d’avoir si bien marié leur enfant. Ellen’aime pas son mari, mais elle s’habituera à l’aimer : avec dela patience on vient à bout de tout. Ils ne savent pas ce quec’est, pour une femme, qu’un mari qu’elle n’aime pas : c’estun fétu ardent qu’elle ne peut chasser de son œil ; c’est unerage de dents qui ne lui laisse pas un moment de repos.Quelques-unes se laissent mourir à la peine, d’autres vont chercherailleurs l’amour qu’elles ne peuvent se procurer avec le cadavreauquel on les a attachées. Celles-ci glissent doucettement à cetépoux fortuné une pincée d’arsenic dans son potage et font écriresur sa tombe qu’il laisse une veuve inconsolable. Voilà ce queproduisent l’infaillibilité prétendue et l’égoïsme déguisé des bonsparents.

Si une jeune fille voulait épouser un singenaturalisé homme et Français, le père et la mère n’y voudraient pasconsentir, il faudrait bien certainement que le jocko leur fît dessommations respectueuses. Vous dites, vous : Voilà de bonsparents ; ils ne veulent pas que leur fille se rendemalheureuse. Moi je dis : Voilà de détestables égoïstes. Rienn’est plus ridicule que de mettre votre manière de sentir à laplace de celle d’un autre : c’est vouloir substituer votreorganisation à la sienne. Cet homme veut mourir, c’est qu’il a debonnes raisons pour cela. Cette demoiselle veut épouser un singe,c’est qu’elle aime mieux un singe qu’un homme. Pourquoi lui refuserla faculté d’être heureuse à sa fantaisie ?

Qui a le droit, quand elle se trouve heureuse,de lui soutenir qu’elle ne l’est pas ? Ce singe l’égratigneraen la caressant. Qu’est-ce que cela vous fait, à vous ? C’estqu’elle aime mieux être égratignée que caressée. Si, d’ailleurs,son mari l’égratigne, ce n’est pas à la joue de sa maman qu’ellesaignera. Qui trouve mauvais que la demoiselle des marais voltigele long des roseaux plutôt qu’entre les rosiers desparterres ? Le brochet reproche-t-il à l’anguille, sa commère,de se tenir sans cesse au fond de la vase plutôt que de venir àl’eau courante qui bouillonne à la surface du fleuve ?

Savez-vous pourquoi ces bons parents refusentleur bénédiction à leur fille et à son jocko ? Le père, c’estqu’il veut un gendre qui soit peut-être électeur, avec lequel ilpuisse parler littérature ou politique ; la mère, c’est qu’illui faut un beau jeune homme qui lui donne le bras, qui la mène auspectacle, et qui la conduise à la promenade.

M. Minxit, après avoir décoiffé, avecBenjamin, quelques-unes de ses meilleures bouteilles, le conduisitdans sa maison, dans sa cave, dans ses granges, dans sesécuries ; il le promena dans son jardin et le força à faire letour d’une grande prairie arrosée d’une source vive et plantéed’arbres, qui s’étendait derrière l’habitation, et à l’extrémité delaquelle le ruisseau formait un vivier. Tout cela, c’était trèsconvoitable ; malheureusement la fortune ne donne rien pourrien, et en échange de tout ce bien-être il fallait épouserMlle Minxit.

Au demeurant, Mlle Minxit envalait bien une autre ; elle n’était trop longue que de 20lignes ; elle n’était ni brune, ni blanche, ni blonde, nirousse, ni sotte, ni spirituelle. C’était une femme comme surtrente il y en a vingt-cinq ; elle savait parler trèspertinemment de mille petites choses insignifiantes, et faisaittrès bien les fromages à la crème ; c’était bien moins elleque le mariage en général qui répugnait à mon oncle, et si, aupremier abord, elle lui avait déplu, c’est qu’il l’avait vue sousla forme d’une grosse chaîne.

– Voilà ma propriété, ditM. Minxit ; quand tu seras mon gendre, elle sera à nousdeux, et, ma foi, quand je n’y serai plus…

– Entendons-nous, fit mon oncle,êtes-vous bien sûr que Mlle Arabelle n’a aucunerépugnance à m’épouser ?

– Et pourquoi en aurait-elle ? Tu nete rends pas justice, Benjamin. N’es-tu pas joli garçon entretous ? n’es-tu pas aimable quand tu le veux et autant que tule veux ? et n’es-tu pas homme d’esprit par-dessus lemarché ?

– Il y a du vrai dans ce que vous dites,M. Minxit ; mais les femmes sont capricieuses, et je mesuis laissé dire que Mlle Arabelle avait uneinclination pour un gentilhomme de ce pays, un certain dePont-Cassé.

– Un hobereau, dit M. Minxit ;une espèce de mousquetaire qui a mangé, en chevaux fins et enhabits brodés, de beaux domaines que lui avait laissés son père. Ilm’a, à la vérité, demandé Arabelle ; mais j’ai rejeté saproposition d’une lieue. En moins de deux ans, il eût dévoré mafortune. Tu conçois que je ne pouvais donner ma fille à un pareilêtre. Avec cela c’est un duelliste forcené. Par compensation, un deces jours, il eût débarrassé Arabelle de sa noble personne.

– Vous avez raison, M. Minxit ;mais, enfin, si cet être est aimé d’Arabelle…

– Fi donc ! Benjamin, Arabelle adans les veines trop de mon sang pour s’amouracher d’un vicomte. Cequ’il me faut à moi, c’est un enfant du peuple, un homme comme toi,Benjamin, avec lequel je puisse rire, boire et philosopher ;un médecin habile qui exploite avec moi ma clientèle, et supplée,par sa science, à ce que n’aura pu nous révéler la divination desurines.

– Un instant, dit mon oncle, je vouspréviens, monsieur Minxit, que je veux pas consulter lesurines.

– Et pourquoi, monsieur, ne voulez-vouspas consulter les urines ? Va, Benjamin, c’était un homme d’ungrand sens, cet empereur qui disait à son fils : Est-ce queces pièces d’or sentent l’urine ? Si tu savais tout ce qu’ilfaut de présence d’esprit, d’imagination, de perspicacité et mêmede logique pour consulter les urines, tu ne voudrais faire d’autremétier de ta vie. On t’appellera charlatan peut-être ; maisqu’est-ce qu’un charlatan ? un homme qui a plus d’esprit quela multitude. Et, je te le demande, est-ce la bonne volonté oul’esprit qui manque à la plupart des médecins pour tromper leursclients ? – Tiens, voilà mon fifre qui vient probablementm’annoncer l’arrivée de quelques fioles. Je vais te donner unéchantillon de mon art.

» Eh bien ! fifre, ditM. Minxit au musicien, qu’y a-t-il de nouveau ?

– C’est, répondit celui-ci, un paysan quivient vous consulter.

– Et Arabelle l’a-t-elle faitjaser ?

– Oui, monsieur Minxit ; il vousapporte de l’urine de sa femme qui est tombée sur un perron et aroulé quatre ou cinq marches. Mlle Arabelle ne serappelle pas au juste le nombre.

– Diable ! dit M. Minxit, c’estbien maladroit de la part d’Arabelle ; c’est égal, jeremédierai à cela. Benjamin, va m’attendre dans la cuisine avec lepaysan ; tu sauras ce que c’est qu’un médecin qui consulte lesurines.

M. Minxit rentra dans sa maison par lapetite porte du jardin, et cinq minutes après il arrivait dans sacuisine, harassé, courbaturé, une cravache à la main, et revêtud’un manteau crotté jusqu’au collet.

– Ouf ! dit-il en se jetant sur unechaise, quels abominables chemins ! je suis brisé ; j’aifait ce matin plus de quinze lieues, qu’on me débotte bien vite etqu’on me bassine mon lit.

– M. Minxit, je vous en prie !lui dit le paysan lui présentant sa fiole.

– Va-t-en au diable avec ta fiole !dit M. Minxit ; tu vois bien que je n’en peux plus. Voilàcomme vous êtes tous ; c’est toujours au moment où j’arrive decampagne que vous venez me consulter.

– Mon père, dit Arabelle, cet homme aussiest fatigué ; ne le forcez pas à revenir demain.

– Eh bien ! voyons donc la fiole,dit M. Minxit d’un air extrêmement contrarié, et s’approchantde la fenêtre : Cela, c’est de l’urine de ta femme, n’est-cepas ?

– C’est vrai, monsieur Minxit, dit lepaysan.

– Elle a fait une chute, ajouta ledocteur, examinant de nouveau la fiole.

– Voilà qui est on ne peut mieuxdeviné.

– Sur un perron, n’est-il pasvrai ?

– Mais vous êtes donc sorcier, monsieurMinxit ?

– Et elle a roulé quatre marches.

– Cette fois, vous n’y êtes plus,monsieur Minxit ; elle en a roulé cinq.

– Allons donc, c’est impossible ; varecompter les marches de ton perron, et tu verras qu’il n’y en aque quatre.

– Je vous assure, monsieur, qu’il y en acinq et qu’elle n’en a pas évité une.

– Voilà qui est étonnant, ditM. Minxit, examinant de nouveau la fiole ; cependant iln’y a bien là dedans que quatre marches. À propos, m’as-tu apportétoute l’urine que ta femme t’avait remise ?

– J’en ai jeté un peu par terre, parceque la fiole était trop pleine.

– Je ne suis plus surpris si je netrouvais pas mon compte ; voilà la cause du déficit ;c’est la cinquième marche que tu as renversée, maladroit !Alors nous allons traiter ta femme comme ayant roulé cinq marchesd’un perron. Et il donna au paysan cinq ou six petits paquets etautant de fioles, le tout étiqueté en latin.

– J’aurais cru, dit mon oncle, que vousauriez d’abord pratiqué une abondante saignée.

– Si c’eût été une chute de cheval, unechute d’arbre, une chute sur la route, oui ; mais une chutesur un perron, voilà toujours comme cela se traite.

Une jeune fille vint après le paysan.

– Eh bien ! comment va ta mère, luidit le docteur.

– Beaucoup mieux, monsieur Minxit ;mais elle ne peut reprendre ses forces, et je venais vous demanderce qu’elle doit faire.

– Tu me demandes ce qu’il faut lui faire,et je parie que vous n’avez pas le sou pour acheter desremèdes !

– Hélas ! non, mon bon monsieurMinxit, car mon père n’a plus d’ouvrage depuis huit jours.

– Alors pourquoi diable ta mères’avise-t-elle d’être malade ?

– Soyez tranquille, monsieur Minxit,aussitôt que mon père travaillera vous serez payé de vosvisites ; il m’a bien chargée de vous le dire.

– Bon ! voilà encore une autresottise ! il est donc fou ton père de vouloir me payer mesvisites quand il n’a pas de pain !… Pour qui me prend-il donc,ton imbécile de père ?… Tu iras ce soir, avec ton âne,chercher un sac de mouture à mon moulin, et tu vas emporter unpanier de vin vieux avec un quartier de mouton ; voilà, pourle moment, ce qu’il faut à ta mère. Si d’ici à deux ou trois joursses forces ne reviennent point, tu me le feras dire. Va, monenfant.

– Eh bien ! dit M. Minxit àBenjamin, comment trouves-tu la médecine des urines ?

– Vous êtes un brave et digne homme,monsieur Minxit ; voilà ce qui vous excuse ; mais,diable ! vous ne me ferez toujours pas traiter une chute deperron autrement que par la saignée.

– Alors, tu n’es qu’un conscrit enmédecine ; tu ne sais donc pas qu’il faut des drogues auxpaysans, sinon ils croient que vous les négligez ?

» Eh bien donc, tu ne consulteras pas lesurines ; mais c’est dommage, tu aurais fait un joli sujet.

Chapitre 7Ce qui se dit à la table de M. Minxit.

L’heure du dîner arriva ; quoiqueM. Minxit n’eût invité que quelques personnes, autres quecelles à nous connues, le curé, le tabellion et un de ses confrèresdu voisinage, la table était chargée d’une profusion de canards etde poulets, les uns couchés dans une majestueuse intégrité aumilieu de leur sauce, les autres étalant symétriquement, surl’ellipse de leur plat, leurs membres désarticulés. Le vin était,du reste, d’une certaine côte de Trucy, dont les ceps, malgré lenivellement qui a passé sur nos vignobles comme sur notre société,ont conservé leur aristocratie, et jouissent encore d’uneréputation méritée.

– Mais, dit mon oncle à M. Minxit, àl’aspect de cette abondance homérique, il y a ici toute unebasse-cour ; cela suffirait à rassasier une compagnie dedragons après la grande manœuvre. Est-ce que par hasard vousattendez notre ami Arthus ?

– J’aurais fait mettre une broche deplus, répondit en riant M. Minxit. Mais si nous ne pouvonsvenir à bout de tout cela, il se trouvera bien des gens quiachèveront notre besogne ; et mes officiers, c’est-à-dire mamusique, et les clients qui viendront demain m’apporter leursfioles, est-ce qu’il ne faut pas que je songe à eux ? J’aipour principe, moi, que celui qui ne fait préparer à dîner que pourlui, n’est pas digne de dîner.

– C’est juste, répliqua mon oncle. Etaprès cette réflexion philosophique, il se mit à attaquer lespoulets de M. Minxit comme s’il eût eu contre eux une inimitiépersonnelle.

Les convives se convenaient ; du reste,mon oncle convenait à tout le monde, et tout le monde luiconvenait. Ils jouissaient très franchement et bruyamment del’hospitalité plantureuse de M. Minxit. « Fifre, ditcelui-ci à un des valets qui servait la table, fais apporter dubourgogne et va dire à la musique qu’elle se rende ici avec armeset bagages ; il n’y a point d’exemption pour les hommesivres. » La musique arriva bientôt et se rangea autour de lasalle. M. Minxit ayant décoiffé quelques bouteilles debourgogne, leva solennellement son verre plein. « Messieurs,dit-il, à la santé de M. Benjamin Rathery, le premier médecindu bailliage ; je vous le présente comme mon gendre, et vousprie de l’aimer comme vous m’aimez. – Allez musique ! ».Alors un bruit infernal de grosse caisse, de triangle, de cymbaleset de clarinette éclata dans la salle, et mon oncle se trouvaobligé de demander grâce pour les convives. Cette notification unpeu trop officielle et trop prématurée fit faire àMlle Minxit une grosse moue et une large grimace.Benjamin, qui avait bien autre chose à faire qu’à épiloguer sur cequi se passait autour de lui, ne s’aperçut de rien ; maiscette marque de répugnance n’échappa pas à ma grand’mère. Sonamour-propre en fut vivement blessé ; car si Benjamin n’étaitpas pour tout le monde le plus joli garçon du pays, il l’était aumoins pour sa sœur. Après avoir remercié M. Minxit del’honneur qu’il faisait à son frère, elle ajouta, mordant danschaque syllabe comme si elle eût tenu la pauvre Arabelle sous sesdents, que la principale, l’unique raison qui avait déterminéBenjamin à solliciter l’alliance de M. Minxit, c’était lahaute considération dont lui, M. Minxit, jouissait dans toutela contrée.

Benjamin crut que sa sœur avait dit unesottise, et il se hâta d’ajouter : « Et aussi les grâceset les charmes de toute espèce dont Mlle Arabelleest si abondamment pourvue, et qui promettent à l’heureux mortelqui sera son époux des jours filés d’or et de soie. » Puis,comme pour apaiser le remords qu’il éprouvait de ce tristecompliment, le seul qu’il eût encore dépensé avecMlle Minxit et que sa sœur l’avait obligé decommettre, il se mit à dévorer avec acharnement une aile de pouletet vida d’un trait un grand verre de vin de Bourgogne.

Il y avait là trois médecins, on devait parlermédecine et l’on en parla.

– Vous disiez tout à l’heure, monsieurMinxit, dit Fata, que votre gendre était le premier médecin dubailliage. Je ne proteste pas pour moi… quoiqu’on ait faitcertaines cures… mais que pensez-vous du docteur Arnout, deClamecy ?

– Demandez cela à Benjamin, ditM. Minxit, il le connaît mieux que moi.

– Oh ! monsieur Minxit, répondit mononcle, un concurrent !…

– Qu’est-ce que cela fait ? Est-ceque tu as besoin de rabaisser tes concurrents, toi ? Dis-nousce que tu en penses pour obliger Fata.

– Puisque vous le voulez, je pense que ledocteur Arnout a une superbe perruque.

– Et pourquoi, dit Fata, un médecin àperruque ne vaudrait-il pas un médecin à queue ?

– La question est d’autant plus délicateque vous avez vous-même une perruque, monsieur Fata ; mais jevais tâcher de m’expliquer sans blesser l’amour-propre de qui quece soit.

Voilà un médecin qui a des connaissances pleinla tête, qui a fouillé tous les bouquins écrits sur la médecine,qui sait de quels mots grecs viennent les cinq à six cents maladiesqui atteignent notre pauvre humanité. Eh bien ! s’il n’aqu’une intelligence bornée, je ne voudrais pas lui confier monpetit doigt à guérir ; je donnerais la préférence à unbateleur intelligent, car sa science, à lui, c’est une lanterne quin’est pas éclairée. On a dit : Tant vaut l’homme, tant vaut laterre ; il serait aussi vrai de dire : Tant vaut l’homme,tant vaut la science ; et cela est surtout vrai de lamédecine, qui est une science conjecturale. Là il faut deviner lescauses par des effets équivoques et incertains. Ce pouls qui restemuet sous le doigt d’un sot fait à l’homme d’esprit des confidencesmerveilleuses. Allez, deux choses sont surtout nécessaires pourréussir en médecine, et ces deux choses ne s’acquièrent pas, c’estla perspicacité et l’intelligence.

– Tu oublies, dit M. Minxit enriant, les cymbales et la grosse caisse.

– Oh ! fit Benjamin, à propos devotre grosse caisse, il me vient une excellente idée ;auriez-vous une place vacante dans votre musique ?

– Pour qui donc ? ditM. Minxit.

– Pour un vieux sergent de maconnaissance et un caniche, répondit Benjamin.

– Et de quel instrument peuvents’escrimer tes deux protégés ?

– Je ne sais pas, dit Benjamin ; decelui que vous voudrez, probablement.

– Nous pourrons toujours faire panser mesquatre chevaux à ton vieux sergent, en attendant que mon maître demusique l’ait mis au courant d’un instrument quelconque, ou bien ilpilera mes drogues.

– À propos, dit mon oncle, nous pourrionsen tirer un meilleur parti ; il a une figure rissolée comme unpoulet qui sort de la broche ; on dirait qu’il n’a fait toutesa vie que de passer et repasser sous la ligne ; vous leprendriez pour le bonhomme Tropique en personne ; avec cela ilest sec comme un vieil os brûlé ; nous dirons que c’est unsujet dont nous avons extrait la graisse pour composer nospommades ; cela se placera mieux que la graisse d’ours ;ou bien nous le ferons passer pour un vieillard nubien de centquarante ans, qui aura prolongé ses jours jusqu’à cet âgeextraordinaire avec un élixir de longue vie, dont il nous auratransmis le secret moyennant une pension viagère. Or, ce précieuxélixir, nous le vendrons pour la bagatelle de quinze sous la fiole.Ce ne sera pas la peine de s’en passer.

– Fichtre ! dit M. Minxit, jevois que tu entends la médecine à grand orchestre ; envoie-moiton homme quand tu voudras, je le prends à mon service, soit commeNubien, soit comme vieillard desséché.

En ce moment, un domestique entra dans lasalle, tout effaré, et dit à mon oncle qu’il y avait une vingtainede femmes qui arrachaient la queue de son âne, et que, comme ilavait voulu les disperser à coups de fouet, elles avaient failli lemettre en pièces avec le tranchant de leurs ongles.

– Je vois ce que c’est, dit mon oncleéclatant de rire : elles arrachent les crins de l’âne de laSainte-Vierge, pour faire des reliques.

M. Minxit voulut qu’on lui expliquâtl’affaire.

– Messieurs, s’écria-t-il, quand mononcle eut terminé son récit, nous sommes des impies si nousn’adorons Benjamin, pasteur ; il faut que vous en fassiez unsaint.

– Je proteste, dit Benjamin ; je neveux pas aller en paradis, car je n’y rencontrerais aucun devous.

– Oui, riez, messieurs, dit magrand’mère, après avoir ri elle-même ; cela ne me fait pasrire, moi ; voilà toujours le résultat des mauvaises farces deBenjamin ; M. Durand nous fera payer son âne si nous nele lui rendons pas tel qu’il nous l’a confié.

– En tout cas, dit mon oncle, il ne peuttoujours nous en faire payer que la queue. L’homme qui m’auraitcoupé la queue, à moi, – et ma queue vaut bien assurément, sans laflatter, celle de l’âne de M. Durand, – serait-il donc aussicoupable devant la justice que s’il m’eût tué toutentier ?

– Assurément non, dit M. Minxit, ets’il faut t’en dire mon avis, je ne t’en estimerais pas une obolede moins.

Cependant, la cour s’emplissait de femmes quise tenaient dans une posture respectueuse, comme on se tient autourd’une chapelle trop étroite tandis qu’on y célèbre l’office, etdont un grand nombre étaient à genoux.

– Il faut que vous nous débarrassiez dece monde, dit M. Minxit à Benjamin.

– Rien de plus facile, réponditcelui-ci ; il se mit alors à la fenêtre et dit à ces bonnesgens qu’ils auraient tout le temps de voir la sainte Vierge,qu’elle se proposait de rester deux jours chez M. Minxit, etque le lendemain dimanche elle ne manquerait pas d’assister à lagrand’messe. Sur cette assurance, le peuple se retirasatisfait.

– Voilà, dit le curé, des paroissiens quine me font pas beaucoup d’honneur, il faut que dimanche je leur endise quelque chose dans mon prône. Comment peut-on être si borné deprendre pour une chose sainte la queue crottée d’unbourriquet ?

– Mais, pasteur, répondit Benjamin, vousqui êtes à table si philosophe, n’avez-vous pas dans votre églisedeux ou trois os blancs comme du papier, qui sont sous verre et quevous appelez les reliques de saint Maurice ?

– Ce sont des reliques épuisées,poursuivit M. Minxit ; il y a plus de cinquante ansqu’elles n’ont fait de miracles. M. le curé ferait bien des’en débarrasser et de les vendre pour composer du noir animal.Moi-même je les prendrais pour faire de l’albumgræcum[14], s’il voulait me les céder àjuste prix.

– Qu’est-ce que c’est que cela, del’album græcum ? fit naïvement ma grand’mère.

– Madame, ajouta M. Minxit ens’inclinant, c’est du blanc grec : je regrette de nepouvoir vous en dire davantage.

– Pour moi, dit le tabellion, petitvieillard en perruque blanche, dont l’œil était plein de malice etde vivacité, je ne reproche pas au pasteur la place honorable qu’ila donnée dans son église aux tibias de saint Maurice : saintMaurice, sans aucun doute, avait des tibias de son vivant. Pourquoine seraient-ils pas ici, aussi bien qu’ailleurs ? Je suis mêmeétonné d’une chose, c’est que la fabrique ne possède pas les bottesà l’écuyère de notre patron. Mais je voudrais qu’à son tour lepasteur fût plus tolérant et qu’il ne reprochât pas à sesparoissiens la foi qu’ils ont au Juif-Errant. Ne pas croire assezest aussi bien une marque d’ignorance que de trop croire.

– Comment ! reprit vivement le curé,vous, monsieur le tabellion, vous croiriez auJuif-Errant ?

– Pourquoi donc n’y croirais-je pas aussibien qu’à saint Maurice ?

– Et vous, monsieur le docteur, dit-il ens’adressant à Fata, croyez-vous au Juif-Errant ?

– Hum, hum, fit celui-ci en absorbant unegrosse prise de tabac.

– Pour vous, respectable monsieurMinxit…

– Moi, interrompit M. Minxit, jepense comme le confrère, excepté qu’au lieu d’une prise de tabac,c’est un verre de vin que je m’administre.

– Vous du moins, monsieur Rathery, quipassez pour un philosophe, j’espère bien que vous ne faites pas auJuif-Errant l’honneur de croire à ses éternellespérégrinations.

– Pourquoi pas ? dit mon oncle, vouscroyez bien à Jésus-Christ, vous !

– Oh ! c’est différent, répondit lecuré, je crois à Jésus-Christ parce que ni son existence ni sadivinité ne peuvent être révoquées en doute ; parce que lesévangélistes qui ont écrit son histoire sont des hommes dignes defoi ; parce qu’ils n’ont pu se tromper ; parce qu’ilsn’avaient pas d’intérêt à tromper leur prochain, et que, quand bienmême ils l’eussent voulu, la fraude n’eût pu s’accomplir.

» Si les faits consignés par eux étaientcontrouvés ; si l’Évangile n’était, comme leTélémaque, qu’une espèce de roman philosophique etreligieux, à l’apparition de ce livre fatal qui devait répandre letrouble et la division à la surface de la terre ; qui devaitséparer l’époux de l’épouse, les enfants de leurs pères ; quiréhabilitait la pauvreté ; qui faisait l’esclave l’égal dumaître ; qui heurtait toutes les idées admises ; quihonorait tout ce qui jusqu’alors avait été méprisé, et jetait commeordures au feu de l’enfer tout ce qui avait été honoré ; quirenversait la vieille religion des païens, et sur ses débrisétablissait, à la place d’autels, le gibet d’un pauvre fils decharpentier…

– Monsieur le curé, dit M. Minxit,votre période est trop longue, il faut la couper par un verre devin.

M. le curé, donc, ayant bu un verre devin, poursuivit :

– À l’apparition de ce livre, dis-je, lespaïens eussent jeté un immense cri de protestation, et les Juifs,qu’il accusait du plus grand crime qu’un peuple puisse commettre,d’un déicide, l’eussent poursuivi de leurs éternellesréclamations.

– Mais, dit mon oncle, le Juif-Errant apour lui une autorité qui n’est pas moins puissante que celle del’Évangile, c’est la complainte des bourgeois de Bruxelles enBrabant, qui le rencontrèrent aux portes de la ville, et lerégalèrent d’un pot de bière fraîche.

» Les évangélistes sont des hommes dignesde foi, soit. Mais, au fait, ces évangélistes, à l’inspirationprès, que sont-ils ? Des hommes de rien, des hommes quin’avaient ni feu ni lieu, qui ne payaient point de contributions etque poursuivrait aujourd’hui le parquet pour vagabondage. Lesbourgeois de Bruxelles, au contraire, étaient des hommes établis,des hommes qui avaient pignon sur rue ; plusieurs, j’en suisbien sûr, étaient syndics ou marguilliers. Si les évangélistes etles bourgeois de Bruxelles pouvaient avoir une discussion devant lebailli, je suis bien sûr que c’est aux bourgeois de Bruxelles quele magistrat déférerait le serment.

» Les bourgeois de Bruxelles n’ont pu setromper ; car enfin, un bourgeois, ce n’est pas un mannequin,un gargamelle, un homme de pain d’épice, et il n’est pas plusdifficile de distinguer un vieillard de dix-sept cents ans passésd’un moderne, que de distinguer un vieillard de l’espèce communed’un enfant de cinq ans.

» Les bourgeois de Bruxelles n’avaientaucun intérêt à tromper leurs concitoyens : peu leurimportait, à eux, qu’il y eût ou qu’il n’y eût pas un homme quimarche toujours : et quel honneur pouvait-il leur revenir des’être attablés dans une brasserie avec le superlatif desvagabonds, avec une espèce de damné, plus méprisable cent foisqu’un galérien, auquel je ne voudrais pas, moi, ôter mon chapeau,et d’avoir bu avec lui de la bière fraîche ? Et même, à bienprendre la chose, ils ont agi, en publiant leur complainte, plutôtcontre leur intérêt que dans leur intérêt ; car ce morceau depoésie n’est pas de nature à donner une haute opinion de leurvaleur poétique. Et le tailleur Millot-Rataut, dont j’ai maintefois surpris le grand noël autour d’un morceau de fromage de Brie,est un Virgile en comparaison d’eux.

» Les bourgeois de Bruxelles n’auraientpu tromper leurs concitoyens, quand bien même ils l’auraient voulu.Si les faits célébrés dans leur complainte étaient controuvés, àl’apparition de cet écrit, les habitants de Bruxelles eussentréclamé ; la police eût cherché sur ses registres si un sieurIsaac Laquedem n’était pas passé tel jour à Bruxelles, et elle eûtréclamé. Les cordonniers, dont le procédé brutal du Juif-Errant,qui tirait lui-même la manique, a déshonoré à tout jamais lavénérable confrérie, n’eussent pas manqué de réclamer ; c’eûtété, en un mot, un concert de réclamations à faire crouler lestours de la capitale du Brabant.

» D’ailleurs, sous le rapport de lacrédibilité, la complainte du Juif-Errant a sur l’Évangile denotables avantages ; elle n’est point tombée du ciel comme unaérolithe ; elle a une date précise. Le premier exemplaire ena été déposé à la bibliothèque royale, bien et dûment revêtu du nomde l’imprimeur et de la désignation de son domicile. L’Évangile,cependant, n’a point de date. À la complainte de Bruxelles estjoint le portrait du Juif-Errant en tricorne, en polonaise, enbottes à l’écuyère, et portant une canne démesurée ; cependantaucune médaille qui nous transmette l’effigie de Jésus-Christ n’estparvenue jusqu’à nous. La complainte du Juif-Errant a été écritedans un siècle éclairé, investigateur, plus disposé à retrancher deses croyances qu’à y ajouter ; l’Évangile, au contraire, estapparu tout à coup comme un flambeau allumé, on ne sait par qui, aumilieu des ténèbres d’un siècle livré à de grossièressuperstitions, et chez un peuple plongé dans l’ignorance la plusprofonde, et dont l’histoire n’est qu’une longue suite d’actes desuperstition et de barbarie.

– Permettez, monsieur Benjamin, dit lenotaire ; vous avez dit que les bourgeois de Bruxellesn’avaient pu se tromper sur l’identité du Juif-Errant ;cependant les habitants de Moulot vous ont pris ce matin pour leJuif-Errant ; vous avez vous-même, en cette qualité, fait, enprésence de tout le peuple de Moulot, un miracle authentique ;votre démonstration pèche donc par un côté, et vos règlesrelativement à la certitude historique ne sont pasinfaillibles.

– L’objection est forte, dit Benjamin ense grattant la tête, je conviens qu’il m’est impossible d’yrépondre ; mais elle s’applique aussi bien au Jésus-Christ demonsieur qu’à mon Juif-Errant.

– Ah çà, interrompit ma grand’mère, quiallait toujours au fait, j’espère que tu crois en Jésus-Christ,Benjamin ?

– Sans doute, ma chère sœur, je crois àJésus-Christ. J’y crois d’autant plus fermement que sans croire àla divinité de Jésus-Christ, on ne peut croire à l’existence deDieu ; que les seules preuves qu’il y ait de l’existence deDieu, ce sont les miracles de Jésus-Christ. Mais, fichtre !cela n’empêche pas de croire au Juif-Errant ou, pour mieux dire,voulez-vous que je vous explique ce que c’est pour moi que leJuif-Errant ?

» Le Juif-Errant, c’est l’effigie dupeuple juif, crayonnée par quelque poète inconnu d’entre le peuple,sur les murs d’une chaumière. Ce mythe est si frappant qu’ilfaudrait être aveugle pour ne pas le reconnaître.

» Le Juif-Errant n’a point de toit, pointde foyer, point de domicile légal et politique ; le peuplejuif n’a point de patrie.

» Le Juif-Errant est obligé de marchersans repos, sans s’arrêter, sans prendre haleine, ce qui doit êtretrès fatigant pour lui avec des bottes à l’écuyère. Il a déjà faitsept fois le tour du monde. Le peuple juif n’est établi nulle partd’une manière fixe ; il demeure partout sous des tentes ;il va et vient incessamment comme les flots de l’Océan, et luiaussi comme une écume qui flotte à la surface des nations, comme unfétu emporté par le cours de la civilisation, a déjà fait bien desfois le tour du monde.

» Le Juif-Errant a toujours cinq sousdans sa poche. Le peuple juif, ruiné sans cesse par les exactionsde la noblesse féodale et par les confiscations des rois, revenaittoujours, comme un liège qui, du fond de l’eau, remonte à sasurface, à une situation prospère. Son opulence repoussaitd’elle-même.

» Le Juif-Errant ne peut dépenser quecinq sous à la fois. Le peuple juif, obligé de dissimuler sesrichesses, est devenu chiche et parcimonieux ; il dépensepeu.

» Le supplice du Juif-Errant dureratoujours.

» Le peuple juif ne peut pas plus seréunir en corps de nation que les cendres d’un chêne frappé par lafoudre ne peuvent se réunir en arbre. Il est dispersé jusqu’à laconsommation des siècles à la surface de la terre.

» À sérieusement parler, c’est sans douteune superstition de croire au Juif-Errant ; mais je vous diraice qui est dit dans l’Évangile : que celui qui est exempt detoute superstition jette aux habitants de Moulot le premiersarcasme. Le fait est que nous sommes tous superstitieux, les unsplus, les autres moins, et souvent celui qui a une loupe surl’oreille grosse comme une pomme de terre, se gausse de celui qui aun poireau au menton.

» Il n’y a pas deux chrétiens qui aientles mêmes croyances, qui admettent et rejettent les mêmes choses.L’un fait maigre le vendredi et ne va pas aux offices ;l’autre va aux offices et met le pot au feu le vendredi. Cette damese moque du vendredi comme du dimanche, et se croirait damnée sielle n’était pas mariée à l’église.

» Soit la religion une bête à septcornes. Celui qui ne croit qu’à six des cornes se moque de celuiqui croit à la septième ; celui qui ne lui accorde que cinqcornes se moque de celui qui en reconnaît six. Le déiste survientqui se moque de tous ceux qui croient que la religion a des cornes,et enfin passe l’athée qui se moque de tous les autres, et pourtantl’athée croit à Cagliostro et se fait tirer les cartes. Endéfinitive, il n’y a qu’un homme qui ne soit pas superstitieux,c’est celui qui ne croit qu’à ce qui lui est démontré.

Il était nuit et même plus que nuit, quand magrand’mère déclara qu’elle voulait partir.

– Je ne laisserai partir Benjamin qu’àune condition, dit M. Minxit, c’est qu’il me promettrad’assister dimanche à une grande partie de chasse que je décrète enson honneur ; il faut bien qu’il fasse connaissance avec sesbois et les lièvres qui sont dedans.

– Mais, dit mon oncle, c’est que je nesais pas les premiers éléments de la chasse. Je distinguerais trèsbien un civet ou un râble de lièvre d’une gibelotte de lapin, maisque Millot-Rataut me chante son grand noël si je suis capable dedistinguer un lièvre qui court d’un lapin courant.

– Tant pis pour toi, mon ami ; maisc’est une raison de plus pour que tu viennes ; il faut bienconnaître un peu de tout.

– Vous verrez, monsieur Minxit, que jeferai un malheur : je tuerai un de vos instruments demusique.

– Fichtre ! ne t’avise pas de cela,au moins ; il faudrait que je le payasse plus cher qu’il nevaut à sa famille désolée. Mais, pour éviter tout accident, tuchasseras avec ton épée.

– Eh bien ! je promets, dit mononcle.

Et là-dessus il prit congé, avec sa chèresœur, de M. Minxit.

– Savez-vous, dit Benjamin à magrand’mère, quand ils furent sur le chemin, que j’aimerais mieuxépouser M. Minxit que sa fille ?

– Il ne faut vouloir que ce qu’on peut,et tout ce qu’on peut il faut le vouloir, répondit sèchement magrand’mère.

– Mais !…

– Mais… prenez garde à l’âne et ne lepiquez pas, comme ce matin, de votre épée ; voilà tout ce queje vous demande.

– Vous me boudez, ma sœur ; jevoudrais savoir pourquoi ?

– Eh bien ! je vais vous le dire,parce que vous avez trop bu, trop discuté, et que vous n’avez riendit à Mlle Arabelle. Maintenant, laissez-moitranquille.

Chapitre 8Comment mon oncle embrassa un marquis.

Le samedi suivant, mon oncle alla coucher àCorvol. On partit le lendemain au lever du soleil. M. Minxitétait accompagné de tous ses gens et de plusieurs amis, dont leconfrère Fata faisait partie. C’était par un de ces jourssplendides que le sombre hiver, semblable à un geôlier qui sourit,donne de temps en temps à la terre : février semblait avoiremprunté au mois d’avril son soleil ; le ciel était limpide,et le vent du midi emplissait l’atmosphère d’une molletiédeur ; la rivière fumait au loin entre les saules ; lagelée blanche du matin pendait en gouttelettes aux branches desbuissons ; les petits pâtres chantaient pour la première foisde l’année dans les prés, et les ruisselets qui descendent de lamontagne du Flez, réveillés par la chaleur du soleil, gazouillaientau pied des haies.

– Monsieur Fata, dit mon oncle, voilà unebelle journée. Est-ce que nous passerons entre les rameaux mouillésdes bois ?

– Ce n’est pas mon avis, confrère,répondit celui-ci. Si vous voulez venir chez moi, je vous montreraiun enfant à quatre têtes que j’ai serré dans un bocal.M. Minxit m’en offre trois cents francs.

– Vous feriez bien de lui céder, dit mononcle, et de mettre du cassis à la place.

Cependant, comme il avait de bonnes jambes etqu’il n’y avait que deux petites lieues de là à Varzy, il se décidaà suivre le confrère. Ils quittèrent donc, Fata et lui, le gros deschasseurs, et s’enfoncèrent dans un chemin de traverse quis’égarait dans la prairie. Bientôt ils se trouvèrent vis-à-visSaint-Pierre du Mont. Or, Saint-Pierre du Mont est un grosmonticule situé sur la route de Clamecy à Varzy. Il est à sa baserevêtu de prairies et tout ruisselant de sources, mais ras et nu àson sommet. Vous diriez une grande motte de terre soulevée dans laplaine par une taupe gigantesque. Sur son crâne pelé et teigneuxétait alors un reste de château féodal, aujourd’hui remplacé parune élégante maison de campagne, qu’habite un engraisseur debestiaux ; car c’est ainsi, que, par un travail insensible,les œuvres de l’homme comme de la nature se décomposent et serecomposent.

Les murs du castel étaient démantelés, sescréneaux édentés en maints endroits ; les tours semblaientavoir été cassées par le milieu, et elles étaient réduites à l’étatde tronçons ; ses fossés, taris à moitié, étaient encombréspar de grandes herbes et par une forêt de roseaux, et sonpont-levis avait fait place à un pont de pierre ; l’ombresinistre de ce vieux débris de la féodalité attristait tous lesenvirons ; les chaumières avaient reculé devant lui ; lesunes étaient allées sur le coteau voisin former le village de Flez,les autres étaient descendues dans la vallée, et s’étaient groupéesen hameau le long de la route.

Le maître de cette vieille gentilhommièreétait alors un certain marquis de Cambyse. M. de Cambyseétait grand, épais, fortement charpenté, et avait la force d’ungéant. Vous eussiez dit une ancienne armure faite de chair. Ilétait d’un caractère violent, emporté, susceptible jusqu’à l’excès,ne pouvant supporter aucune contradiction, et d’un orgueil quiallait jusqu’à la sottise ; il était d’ailleurs entiché de sanoblesse et s’imaginait que les Cambyse étaient une œuvre horsligne dans la création.

Il avait été quelque temps officier demousquetaires, je ne sais de quelle couleur ; mais il étaitmal à son aise à la cour ; sa volonté s’y trouvait comprimée,sa violence ne pouvait y faire explosion, et il était d’ailleursétouffé au milieu de cette poussière de hobereaux qui chatoyaientet tourbillonnaient autour du trône. Il était revenu dans sesterres et y vivait en petit monarque. Le temps avait emporté un àun les vieux privilèges de la noblesse ; mais lui, il lesavait gardés de fait et il les exerçait dans toute leur plénitude.Il était encore maître absolu non seulement de ses domaines, maisencore dans tout le pays des environs. C’était, à la rondache près,un véritable seigneur féodal. Il rossait les paysans, il leurprenait leurs femmes quand elles étaient gentilles, il envahissaitleurs terres avec ses meutes, foulait leurs récoltes aux pieds deses valets et faisait mille avanies aux bourgeois qui se laissaientrencontrer par lui autour de sa montagne.

Il faisait du despotisme et de la violence parcaprice, par divertissement et surtout par amour-propre. Afind’être le personnage le plus éminent du pays, il avait voulu enêtre le plus méchant. Il ne savait pas de meilleures manières dedémontrer sa supériorité aux gens que de les opprimer. Pour êtrecélèbre, il s’était fait méchant. C’était, au volume près, la pucequi ne peut vous faire apercevoir de sa présence entre vos drapsqu’en vous piquant. Quoique riche, il avait des créanciers. Mais ilse faisait un point d’honneur de ne pas les payer. Telle était laterreur de son nom que vous n’eussiez pas trouvé dans le pays unhuissier pour l’assigner. Un seul, le père Ballivet, avait osé luiremettre une cédule en main propre et parlant à sa personne, maisil y avait risqué sa vie. Honneur donc au généreux père Ballivet,huissier royal, qui exploitait par tout le monde et deux lieuesau-delà, ainsi que le disaient les mauvais plaisants du pays, pourternir la gloire de ce grand huissier.

Voici du reste comment il s’y était pris. Ilavait empaqueté sa cédule dans une demi-douzaine d’enveloppesperfidement cachetées et l’avait présentée àM. de Cambyse comme un paquet venant du château deVilaine. Tandis que le marquis démaillotait l’exploit, il s’étaitesquivé sans bruit, avait gagné la grande porte et avait enfourchéson cheval qu’il avait attaché à un arbre à quelque distance duchâteau. Quand le marquis eut connaissance de ce que contenait lepaquet, furieux d’avoir été la dupe d’un huissier, il ordonna à sesdomestiques de courir sur ses traces ; mais le père Ballivetétait hors de leur portée et se moquait d’eux par un geste que jene puis reproduire ici.

Du reste, M. de Cambyse ne sefaisait guère plus de scrupule de décharger son fusil sur un paysanque sur un renard. Il en avait déjà détérioré deux ou trois qu’onappelait dans le pays les estropiés de M. de Cambyse, etplusieurs habitants quasi notables de Clamecy avaient été victimesde ses très mauvaises plaisanteries. Quoiqu’il ne fût pas encorebien vieux, il y avait déjà dans la vie de cet honorable seigneurassez de sanglantes espiègleries pour faire deux forçats àperpétuité ; mais sa famille était bien à la cour : laprotection de ses nobles cousins le mettait à l’abri de toutepoursuite. Et au fait, chacun prend son plaisir où il letrouve : Le bon roi Louis XV, tandis qu’il prenait àVersailles de si doux et de si joyeux ébats, tandis qu’il donnaitdes fêtes aux gentilshommes de sa cour, ne voulait pas que sesgentilshommes de province s’ennuyassent dans leurs terres, et ileût été très contrarié que les paysans à faire crier sous le bâton,ou les bourgeois à désoler leur eussent fait faute. Louis, dit leBien-Aimé, tenait à mériter l’amour que lui avaient décerné sessujets. Ainsi donc, il est bien entendu que le marquis de Cambyseétait inviolable comme un roi constitutionnel, et qu’il n’y avaitpour lui ni justice ni maréchaussée.

Benjamin aimait à déclamer contreM. de Cambyse ; il l’appelait le Gessler desenvirons, et il manifestait souvent le désir de se trouver en laprésence de cet homme. Ses souhaits ne furent que trop tôtaccomplis, comme vous allez le voir.

Mon oncle, en sa qualité de philosophe, se miten contemplation devant les vieux créneaux noirs et ébréchés quidéchiraient l’azur du ciel.

– Monsieur Rathery, lui dit le confrère,le tirant par la manche, il ne fait pas bon autour de ce château,je vous en préviens.

– Comment, Monsieur Fata, vous aussi vousavez peur d’un marquis ?

– Mais, Monsieur Rathery, c’est que jesuis un médecin à perruque.

– Voilà comme ils sont tous, s’écria mononcle, donnant un libre cours à son indignation ; ils sonttrois cents roturiers contre un gentilhomme et ils souffrent qu’ungentilhomme leur passe sur le ventre ; encores’aplatissent-ils le plus qu’ils peuvent, de peur que ce noblepersonnage ne trébuche !

– Que voulez-vous, Monsieur Rathery,contre la force…

– Mais c’est vous qui l’avez, la force,malheureux ! Vous ressemblez au bœuf qui se laisse conduirepar un enfant, de sa verte prairie à l’abattoir. Oh ! lepeuple est lâche, il est lâche ! je le dis avec amertume,comme une mère dit que son enfant a mauvais cœur. Toujours ilabandonne au bourreau ceux qui se sont sacrifiés pour lui, et s’ilmanque une corde pour les pendre il se charge de la fournir. Deuxmille ans ont passé sur la cendre des Gracques et dix-sept centcinquante ans sur le gibet de Jésus-Christ, et c’est toujours lemême peuple. Il a quelquefois des lubies de courage ; il jettele feu par la bouche et les naseaux ; mais la servitude estson état normal et il y revient toujours, comme un serin apprivoisérevient toujours à sa cage. Vous voyez passer le torrent gonflé parun soudain orage et vous le prenez pour un fleuve. Vous repassez lelendemain et vous ne retrouvez plus qu’un honteux filet d’eau quise cache sous les herbes de ses rives, et qui n’a laissé de sonpassage que quelques pailles aux branches des arbustes. Il est fortquand il veut l’être ; mais prenez-y garde, sa force ne durequ’un instant : ceux qui s’appuient sur lui bâtissent leurmaison sur la surface glacée d’un lac.

En ce moment, un homme en riche costume dechasse traversait la route, suivi de chiens aboyants et d’unelongue traînée de valets. Fata pâlit.

– M. de Cambyse ! dit-il àmon oncle ; et il salua profondément ; mais Benjaminresta droit et couvert comme un grand d’Espagne.

Or, rien n’était plus propre à choquer leterrible marquis que l’outrecuidance de ce vilain qui lui refusaitun banal hommage sur la lisière de ses domaines et en présence deson château. C’était d’ailleurs d’un très mauvais exemple et quipouvait devenir contagieux.

– Manant, dit-il à mon oncle avec son airde gentilhomme, pourquoi ne me salues-tu pas ?

– Toi-même, répondit mon oncle en letoisant du haut en bas de son œil gris, pourquoi ne m’as-tu passalué ?

– Ne sais-tu pas que je suis le marquisde Cambyse, seigneur de tout ce pays ?

– Et toi, ignores-tu que je suis BenjaminRathery, docteur en médecine de Clamecy ?

– Vraiment, dit le marquis, tu es uncarabin ? je t’en fais mon compliment, voilà un beau titre quetu as là.

– C’est un titre qui vaut bien letien ! pour l’acquérir, il m’a fallu subir de longues etsérieuses études. Mais toi, ce deque tu mets devant tonnom, t’a-t-il coûté ? Le roi peut faire vingt marquis parjour, mais je le défie avec sa toute-puissance de faire unmédecin ; un médecin a son utilité, tu le reconnaîtraspeut-être plus tard, mais un marquis, à quoi celasert-il ?

M. le marquis de Cambyse avait biendéjeuné ce jour-là, il était de bonne humeur.

– Voilà, dit-il à son intendant, unplaisant original : j’aime mieux l’avoir rencontré qu’unchevreuil. Et celui-là, ajouta-t-il en montrant Fata du doigt, quelest-il ?

– M. Fata de Varzy, monsieur, dit lemédecin, faisant une seconde génuflexion.

– Fata, dit mon oncle, vous êtes unpolisson, je m’en doutais ; mais vous me rendrez compte de ceprocédé.

– Ah çà ! dit le marquis à Fata,est-ce que tu connais cet homme ?

– Très peu, monsieur le marquis, je vousle jure ; je ne le connaissais que pour avoir dîné avec luichez M. Minxit ; mais du moment qu’il manque aux égardsqu’il doit à la noblesse, je ne le connais plus.

– Et moi, dit mon oncle, je commence à teconnaître.

– Comment ! monsieur Fata de Varzy,poursuivit le marquis, est-ce que vous dînez chez ce drôle deMinxit ?

– Oh ! par hasard, monseigneur, unjour que je passais par Corvol ! je sais bien que ce Minxitn’est pas un homme à voir, c’est une tête brûlée, un homme entichéde sa fortune et qui se croit autant qu’un gentilhomme.

» Haïe ! haïe ! qui m’a frappéde son pied par derrière ?

– Moi, dit Benjamin, de la part demonsieur Minxit.

– Maintenant, dit le marquis, vous n’avezplus rien à faire ici, monsieur Fata, laissez-moi avec votrecompagnon de voyage. Ainsi donc, ajouta-t-il, s’adressant à mononcle, tu persistes, toi, à ne pas me saluer ?

– Si tu me salues le premier, je tesaluerai le second, dit Benjamin.

– Et c’est là ton dernier mot.

– Oui.

– Tu as bien réfléchi à ce que tufais ?

– Écoute, dit mon oncle ; je veuxavoir de la déférence pour ton titre et te prouver combien je suiscoulant en tout ce qui concerne l’étiquette.

Alors, il tira un gros sou de sa poche, et, lefaisant tourner en l’air :

– Demande pile ou face, dit-il aumarquis, gentilhomme ou médecin, celui que le sort désignerasaluera le premier, il n’y aura pas à y revenir.

– Insolent ! dit le gros intendantjoufflu, ne voyez-vous pas que vous manquez de respect àmonseigneur de la manière la plus scandaleuse ? Si j’étais àsa place, il y a longtemps que je vous aurais bâtonné.

– Mon ami, répondit Benjamin, mêlez-vousde vos chiffres. Votre seigneur vous paie pour le voler et non pourlui donner des conseils.

En ce moment un garde-chasse passa derrièremon oncle, et d’un revers de main lui enleva son tricorne, quitomba dans la boue. Benjamin était d’une force musculaire peucommune ; il se retourne, le garde avait encore aux lèvres legros sourire qu’y avait fait épanouir son espièglerie. Mon oncle,d’un coup de son poing de fer, envoie l’homme à banderolle moitiédans le fossé, moitié dans la haie qui bordait la route. Lescamarades de celui-ci voulaient le tirer de la position amphibiedans laquelle il se trouvait engagé, mais M. de Cambyses’y opposa. – Il faut, dit-il, que le drôle apprenne que le droitd’insolence n’appartient pas aux vilains.

Au fait, je ne conçois pas mon oncle,ordinairement si philosophe, de n’avoir point cédé de bonne grâce àla nécessité. Je sais bien que c’est vexant pour un fier citoyen dupeuple, qui sent ce qu’il vaut, d’être obligé de saluer un marquis.Mais, quand nous sommes sous le coup de la force, notre librearbitre est supprimé ; ce n’est plus une action qui se fait,c’est un résultat qui se produit. Nous ne sommes plus qu’unemachine qui n’est point responsable de ses actes ; l’homme quinous fait violence est le seul auquel on puisse reprocher ce qu’ily a de honteux ou de coupable dans notre action. Aussi ai-jetoujours regardé comme une obstination peu digne d’être canoniséela résistance invincible des martyrs à leurs persécuteurs. Vousvoulez, vous, Antiochus, me jeter dans l’huile bouillante si jerefuse de manger de la viande de porc ? Je dois vous faireobserver d’abord qu’on ne fait pas frire un homme comme ungoujon ; mais, si vous persistez dans vos exigences, je mangevotre ragoût, et même je le mange avec plaisir s’il est bienaccommodé ; car c’est à vous, à vous seul, Antiochus, que ladigestion en sera funeste. Vous, monsieur de Cambyse, vous exigez,votre fusil sur ma poitrine, que je vous salue ? ehbien ! marquis, j’ai l’honneur de vous saluer. Je sais bienqu’après cette formalité vous n’en vaudrez pas plus et que je n’envaudrai pas moins. Il n’y a qu’un cas où nous devons, quelque chosequ’il arrive, nous roidir contre la force : c’est quand onveut nous forcer de commettre un acte préjudiciable à lanation ; car nous n’avons pas le droit de faire passer notreintérêt personnel avant l’intérêt public.

Mais enfin, telle n’était pas l’opinion de mononcle ; comme il se tenait ferme dans son refus,M. de Cambyse le fit saisir par ses valets et ordonnaqu’on retournât au château. Benjamin, tiré par devant et poussé parderrière, empêtré dans son épée, protestait cependant de toute saforce contre la violence qu’on lui faisait subir, et trouvaitencore moyen de distribuer à droite et à gauche quelques bourrades.Il y avait bien dans les champs voisins des paysans quitravaillaient : mon oncle les appela à son secours ; maisils se gardèrent bien de faire droit à ses interpellations, et mêmeils rirent de son martyre pour faire leur cour au marquis.

Quand on fut arrivé dans la cour du château,M. de Cambyse ordonna qu’on fermât la porte. Il fitappeler tous ses gens au son de la cloche ; on apporta deuxfauteuils, un pour lui et un pour son intendant et il commença aveccet homme un semblant de délibération sur le sort de mon pauvreoncle. Lui, devant cette parodie de justice, se tenait toujoursfier, et même il avait conservé son air dédaigneux etgoguenard.

Le brave intendant opina à vingt-cinq coups defouet et quarante-huit heures de cachot dans le vieux donjon ;mais le marquis était de bonne humeur ; il avait même, à cequ’il paraît, une pointe de sillery dans la tête.

– As-tu quelque chose à alléguer pour tadéfense ? dit-il à Benjamin.

– Viens avec moi, répondit celui-ci, avecton épée, à trente pas de ton château, et je te ferai connaître mesmoyens de défense.

Alors le marquis se leva et dit :

– La justice, après en avoir délibéré,condamne l’individu ici présent à embrasser M. le marquis deCambyse, seigneur de tous ces environs, ex-lieutenant demousquetaires, capitaine louvetier du bailliage de Clamecy, etc.,etc., dans un endroit que mondit seigneur de Cambyse va lui faireconnaître. Et en même temps il défaisait son haut-de-chausses. Lavaletaille comprit son intention ; elle se mit à applaudir detoutes ses forces et à crier : Vive M. le marquis deCambyse !

Pour mon pauvre oncle, il rugissait decolère ; il dit plus tard qu’il avait craint d’être frappéd’apoplexie. Deux gardes-chasse le tenaient en joue, et ils avaientreçu ordre du marquis de tirer à son premier signal.

– Une fois, deux fois, dit celui-ci.

Benjamin savait le marquis homme à exécuter samenace, il ne voulut pas courir la chance d’un coup de fusil, et…quelques secondes après, la justice du marquis étaitsatisfaite.

– C’est très bien, ditM. de Cambyse, je suis content de toi, tu peux te vantermaintenant d’avoir embrassé un marquis.

Il le fit conduire par deux gardes-chasse auport d’armes jusqu’à la porte cochère. Benjamin s’enfuit, pareil àun chien auquel un mauvais garnement a attaché un sabot à la queue.Comme il était sur la route de Corvol, il ne se donna pas le tempsde changer de direction et alla droit chez M. Minxit.

Chapitre 9M. Minxit se prépare à la guerre.

Or, celui-ci avait été informé, je ne sais parqui, par la renommée sans doute, qui se mêle de tout, que Benjaminétait retenu prisonnier à Saint-Pierre du Mont ; il ne trouvapoint de meilleur moyen, pour délivrer son ami, que de prendred’assaut la gentilhommière du marquis et de la raser ensuite. Vousqui riez, trouvez-moi dans l’histoire une guerre plus juste. Là oùle gouvernement ne sait pas faire respecter les lois, il faut bienque les citoyens se fassent justice eux-mêmes.

La cour de M. Minxit ressemblait à uneplace d’armes ; la musique, à cheval et armée de fusils detoutes sortes, était déjà rangée en bataille ; le vieuxsergent, entré depuis peu au service du docteur, avait pris lecommandement de ce corps d’élite. Du milieu de ses rangs s’élevaitun ample drapeau fait avec un rideau de croisée sur lequelM. Minxit avait écrit en lettres moulées, afin que personnen’en ignorât : La Liberté de Benjamin ou les oreilles deM. de Cambyse, c’était là son ultimatum.

En seconde ligne venait l’infanteriereprésentée par cinq ou six valets de ferme portant leur pioche surl’épaule, et quatre couvreurs de l’endroit munis chacun de leuréchelle.

La calèche figurait les bagages ; elleétait chargée de fascines pour combler les fossés du château, quele temps avait comblé lui-même en plusieurs endroits. MaisM. Minxit tenait à faire régulièrement les choses ; ilavait eu en outre la précaution de mettre dans une des poches de lavoiture sa trousse et un gros flacon de rhum.

Le belliqueux docteur, surmonté d’un chapeau àplumes et une épée nue à la main, caracolait autour de sa troupe ethâtait d’une voix tonnante les préparatifs du départ.

C’est l’usage qu’avant d’entrer en campagneune armée soit haranguée. M. Minxit n’était pas homme àmanquer à cette formalité. Or, voici ce qu’il dit à sessoldats :

– Soldats, je ne vous dirai point quel’Europe a les yeux fixés sur vous, que vos noms passeront à lapostérité, qu’ils seront burinés au temple de la gloire, etc.,etc., etc., parce que tout cela c’est de cette graine vide etinféconde qu’on jette aux niais ; mais voici ce qu’il enest :

» Dans toutes les guerres, les soldatscombattent au profit du souverain ; ils n’ont pas même, laplupart du temps, l’avantage de savoir pourquoi ils meurent ;mais vous, c’est dans votre intérêt, c’est dans l’intérêt de vosfemmes et de vos enfants – ceux qui en ont – que vous allezcombattre. M. Benjamin, que vous avez tous l’honneur deconnaître, doit devenir mon gendre. En cette qualité, il régneraavec moi sur vous, et quand je ne serai plus, c’est lui qui seravotre maître ; il vous saura une obligation infinie desdangers que vous allez courir pour lui, et il vous en récompenseragénéreusement.

» Mais ce n’est pas seulement pour rendrela liberté à mon gendre que vous avez pris les armes : notreexpédition aura encore pour résultat de délivrer le pays d’un tyranqui l’opprime, qui écrase vos blés, qui vous bat quand il vousrencontre et qui est très malhonnête avec vos femmes. Il suffit àun Français d’une bonne raison pour combattre courageusement ;vous, vous en avez deux : donc vous êtes invincibles. Lesmorts seront enterrés décemment à mes frais et les blessés serontsoignés dans ma maison. Vive M. Benjamin Rathery ! mort àCambyse ! destruction à sa gentilhommière !…

– Bravo ! Monsieur Minxit, dit mononcle, qui arrivait en vaincu par une porte de derrière. Voilà uneharangue bien touchée ; si vous l’eussiez faite en latin,j’aurais cru que vous l’aviez pillée dans Tive-Live.

À la vue de mon oncle, il se fit un hourrauniversel dans l’armée. M. Minxit commanda en place repos, etconduisit Benjamin dans sa salle à manger. Celui-ci lui renditcompte de son aventure de la manière la plus circonstanciée et avecune fidélité que n’ont pas toujours les hommes d’État lorsqu’ilsécrivent leurs mémoires.

M. Minxit était horriblement exaspéré del’insulte faite à son gendre et il en grinça de tous ses chicots.D’abord, il ne put s’exprimer que par des imprécations, mais, quandson indignation se fut un peu calmée :

– Benjamin, dit-il, tu es plus ingambeque moi ; tu vas prendre le commandement de l’armée, et nousallons marcher contre le château de Cambyse ; il faut que làoù étaient ses tourelles, il pousse des orties et du chiendent.

– Si cela vous convient, dit mon oncle,nous raserons jusqu’à la montagne de Saint-Pierre du Mont ;mais, sauf le respect que je dois à votre avis, je crois que nousdevons agir de ruse ; nous escaladerons nuitamment lesmurailles du château, nous nous emparerons de Cambyse et de tousses laquais plongés dans le vin et le sommeil, comme ditVirgile ; et il faudra bien qu’ils nous embrassent tous.

– Voilà qui est bien pensé, réponditM. Minxit. Nous avons une bonne lieue et demie à faire pourarriver devant la place et il fera nuit dans une heure. Coursembrasser ma fille et nous partons.

– Un instant, dit mon oncle.Diable ! comme vous y allez ! Je n’ai rien pris de lajournée, moi, et il me conviendrait assez de déjeuner avant departir.

– Alors, dit M. Minxit, je vaisfaire rompre les rangs, et l’on distribuera une ration de vin à nossoldats pour les tenir en haleine.

– C’est cela, répondit mon oncle, ilsauront le temps de s’achever pendant que je vais prendre maréfection.

Heureusement pour la gentilhommière dumarquis, l’avocat Page, qui revenait d’une expertise, vint demanderà dîner à M. Minxit.

– Vous arrivez bien, monsieur Page, luidit le belliqueux docteur, je vais vous enrôler dans notreexpédition.

– Quelle expédition ? dit Page, quin’avait pas étudié le droit pour faire la guerre.

Alors mon oncle lui raconta son aventure et lamanière dont il allait se venger.

– Prenez-y-garde, dit l’avocat Page, lachose est plus grave que vous ne le pensez. D’abord, quant ausuccès, espérez-vous avec sept ou huit hommes éclopés venir à boutd’une garnison de trente domestiques commandés par un lieutenant demousquetaires ?

– Vingt hommes et tous valides, monsieurl’avocat, répondit M. Minxit.

– Soit, dit froidement l’avocatPage ; mais le château de M. de Cambyse est entouréde murailles ; ces murailles tomberont-elles, comme celles deJéricho au son des cymbales et de la grosse caisse ? Jesuppose, toutefois, que vous preniez d’assaut le château dumarquis ; ce sera sans doute un beau fait d’armes, mais cetexploit n’est pas de nature à vous faire obtenir la croix deSaint-Louis ; où vous ne voyez qu’une bonne plaisanterie et delégitimes représailles, la justice verra, elle, un bris de porte,une escalade, une violation de domicile, une attaque de nuit, ettout cela encore contre un marquis ! La moindre de ces chosesentraîne la peine des galères, je vous en préviens ; il faudradonc qu’après votre victoire vous vous résigniez à abandonner lepays, et cela pour quel résultat ? pour vous faire donnerl’accolade par un marquis.

» Quand on peut se venger sans risque etsans dommage, j’admets la vengeance ; mais se venger à sonpropre détriment, c’est une chose ridicule, c’est un acte de folie.Tu dis, Benjamin, qu’on t’a insulté ; mais qu’est-ce doncqu’une insulte ? presque toujours un acte de brutalité commispar le plus fort au préjudice du plus faible. Or, comment labrutalité d’un autre peut-elle porter atteinte à ton honneur ?Est-ce ta faute à toi si cet homme est un misérable sauvage qui neconnaît d’autre loi que la force ? Es-tu responsable de seslâchetés ? Si une tuile te tombait sur la tête, courrais-tusus pour en briser les morceaux ? Te croirais-tu insulté parun chien qui t’aurait mordu et lui proposerais-tu un combatsingulier, comme celui du caniche de Montargis avec l’assassin deson maître ? Si l’insulte déshonore quelqu’un, c’estl’insultant ; tous les honnêtes gens sont du parti del’insulté. Quand un boucher maltraite un mouton, dis-moi, est-cecontre le mouton qu’on s’indigne ?

» Si le mal que vous voulez faire à votreinsulteur vous guérissait de celui qu’il vous a fait, je concevraisvotre ardeur de vengeance ; mais si vous êtes le plus faible,vous vous attirerez de nouveaux sévices ; si au contraire vousêtes le plus fort, vous avez encore pour vous la peine de battrevotre adversaire. Ainsi, l’homme qui se venge joue toujours le rôlede dupe. Le précepte de Jésus-Christ qui nous ordonne de pardonnerà ceux qui nous ont offensés est non seulement un beau précepte demorale, mais encore un bon conseil. De tout cela, je conclus que tuferas bien, mon cher Benjamin, d’oublier l’honneur que t’a fait lemarquis, et de boire avec nous jusqu’à la nuit pour te distraire dece souvenir.

– Pour moi, je ne suis pas du tout del’avis du cousin Page ; il est toujours agréable etquelquefois utile de rendre loyalement le mal qu’on nous afait : c’est une leçon qu’on donne au méchant. Il est bonqu’il sache que c’est à ses risques et périls qu’il se livre à sesinstincts malfaisants. Laisser aller la vipère qui vous a morduquand on peut l’écraser et pardonner au méchant, c’est la mêmechose ; la générosité en cette occasion est non seulement uneniaiserie, c’est encore un tort envers la société. Si Jésus-Christa dit : Pardonnez à vos ennemis, saint Pierre a coupél’oreille à Malchus, cela se compense.

Mon oncle était très entêté comme s’il eût étéle fils d’un cheval et d’une ânesse, et, du reste l’entêtement estun vice héréditaire dans notre famille ; cependant, il convintque l’avocat Page avait raison.

– Je crois, dit-il, monsieur Minxit, quevous ferez très bien de remettre votre épée dans le fourreau etvotre chapeau à plumes dans son étui : on ne doit faire laguerre que pour des motifs extrêmement graves, et le roi quientraîne sans nécessité une partie de son peuple sur ces vastesabattoirs qu’on appelle des champs de bataille est un assassin.Vous seriez peut-être flatté, monsieur Minxit, de prendre placeparmi les héros ; mais la gloire d’un général, qu’est-ce quec’est ? des cités en débris, des villages en cendres, descampagnes ravagées, des femmes livrées à la brutalité du soldat,des enfants emmenés captifs, des tonneaux de vin défoncés dans lescaves ; vous n’avez donc pas lu Fénelon, monsieurMinxit ? Tout cela est atroce, je frémis rien que d’ypenser.

– Que me racontes-tu là ? réponditmonsieur Minxit, il ne s’agit que de quelques coups de pioche àdonner à de vieilles murailles toutes cassées.

– Eh bien ! dit mon oncle, pourquoivous donner la peine de les abattre, lorsqu’elles ont si bonnevolonté de tomber ? Croyez-moi, rendez la paix à ce beaupays ; je serais un lâche et un infâme si je souffrais que,pour venger une injure qui m’est toute personnelle, vous vousexposiez aux dangers multiples qui doivent résulter de notreexpédition.

– Mais, dit M. Minxit, c’est quej’ai aussi, moi, des injures personnelles à venger sur cehobereau ; il m’a envoyé par dérision de l’urine de cheval àconsulter pour de l’urine humaine.

– Belle raison pour encourir six ans degalères ! Non, monsieur Minxit, la postérité ne vousabsoudrait pas. Si vous ne songez à vous, songez à votre fille, àvotre Arabelle chérie ; quel plaisir aurait-elle à faire de sibons fromages à la crème, quand vous ne seriez plus là pour lesmanger !

Cette invocation aux sentiments paternels duvieux docteur produisit son effet.

– Au moins, dit-il, tu me promets qu’ilsera fait justice de l’insolence de M. de Cambyse ;car tu es mon gendre, et dès lors, en fait d’honneur, nous sommessolidaires l’un pour l’autre.

– Oh ! pour cela, soyez tranquille,monsieur Minxit, mon œil sera toujours ouvert sur le marquis ;je le guetterai avec l’attention patiente d’un chat qui guette unesouris ; un jour ou l’autre, je le surprendrai seul et sansescorte ; alors, il faudra qu’il croise sa noble épée avec marapière, ou bien je le bâtonne à satiété. Tenez, je ne puis jurer,comme les anciens preux, de laisser croître ma barbe, ou de mangerdu pain dur jusqu’à ce que je sois vengé, parce que l’une de ceschoses ne conviendrait pas dans notre profession et que l’autre estcontraire à mon tempérament ; mais je jure de ne devenir votregendre que quand l’insulte qui m’a été faite aura reçu uneéclatante réparation.

– Non pas, répondit M. Minxit ;tu vas trop loin, Benjamin ; je n’accepte pas ce sermentimpie ; il faut au contraire que tu épouses ma fille ; tute vengeras aussi bien après qu’auparavant.

– Y pensez-vous, monsieur Minxit ?du moment que je dois me battre à mort avec le marquis, ma vie nem’appartient plus ; je ne puis me permettre d’épouser votrefille pour la laisser veuve peut-être le lendemain de sesnoces.

Le bon docteur essaya d’ébranler la résolutionde mon oncle ; mais, voyant qu’il n’y pouvait parvenir, il sedécida à aller changer de costume et à licencier son armée. Ainsifinit cette grande expédition, qui coûta peu de sang à l’humanité,mais beaucoup de vin à M. Minxit.

Chapitre 10Comment mon oncle se fit embrasser par le marquis.

Benjamin avait couché à Corvol. Le lendemain,comme il sortait de la maison avec M. Minxit, la premièrepersonne qu’ils aperçurent, ce fut Fata. Celui-ci, qui ne sesentait pas la conscience nette, eût autant aimé rencontrer deuxgrands loups sur sa route que mon oncle et M. Minxit.Cependant, comme il ne pouvait s’esquiver, il se décida à fairecontre fortune bon cœur : il vint à mon oncle.

– Bonjour, monsieur Rathery. Comment vousportez-vous, honorable monsieur Minxit ? Eh bien !monsieur Benjamin, comment vous en êtes-vous tiré avec notreGessler ? J’avais une peur terrible qu’il ne vous fît unmauvais parti et je n’en ai pas fermé l’œil de toute la nuit.

– Fata, dit M. Minxit, gardez vosobséquiosités pour le marquis quand vous le rencontrerez. Est-ilvrai que vous ayez dit à M. de Cambyse que vous neconnaissiez plus Benjamin ?

– Je ne me souviens pas de cela, mon bonmonsieur Minxit.

– Est-il vrai que vous ayez dit au mêmemarquis que je n’étais pas un homme à voir ?

– Je n’ai pas pu dire cela, mon chermonsieur Minxit ; vous savez combien je vous estime, monami.

– J’affirme sur l’honneur qu’il a dittout cela, dit mon oncle avec le sang-froid glacial d’un juge.

– C’est bien, dit M. Minxit ;alors nous allons régler son compte.

– Fata, dit Benjamin, je vous préviensque M. Minxit veut vous fustiger. Tenez, voilà mahoussine ; pour l’honneur du corps, défendez-vous : unmédecin ne peut se laisser rosser comme un âne de dix écus.

– J’ai la loi pour moi, dit Fata ;s’il me frappe, chaque coup qu’il me donnera lui coûtera cher.

– Je sacrifie mille francs, ditM. Minxit, faisant siffler sa cravache ; tiens, Fatafatorum, destin, providence des anciens ! tiens, tiens,tiens, tiens !

Les paysans s’étaient mis sur le seuil de leurporte pour voir fustiger Fata ; car, je le dis à la honte denotre pauvre humanité, rien n’est dramatique comme un homme qu’onmaltraite.

– Messieurs, s’écriait Fata, je me metssous votre protection.

Mais personne ne quitta sa place, carM. Minxit, par la considération dont il jouissait, avait à peuprès droit de basse justice dans le village.

– Alors, poursuivit l’infortuné Fata, jevous prends à témoin des violences exercées sur ma personne ;je suis docteur en médecine.

– Attends, dit M. Minxit, je vaisfrapper plus fort, afin que ceux qui ne voient pas les coups lesentendent, et que tu aies des cicatrices à montrer au bailli. Et eneffet, il frappa plus fort, le féroce roturier qu’il était.

– Sois tranquille, Minxit, dit Fata ens’éloignant, tu auras affaire à M. de Cambyse ; ilne souffrira pas qu’on me maltraite parce que je le salue.

– Tu diras à Cambyse, fit M. Minxit,que je me moque de lui, que j’ai plus d’hommes que lui, que mamaison est plus solide que son château, et que s’il veut venirdemain sur le plateau de Fertiant avec ses gens, je suis sonhomme.

Disons de suite, pour en finir avec cetteaffaire, que Fata fit citer M. Minxit par-devant le baillipour répondre des violences commises sur sa personne ; maisqu’il ne put trouver aucun témoin qui déposât du fait, bien que lachose se fût passée en présence d’une centaine d’individus.

Lorsque mon oncle fut arrivé à Clamecy, sasœur lui remit une lettre timbrée de Paris, de la teneursuivante :

« Monsieur Rathery,

» Je sais de bonne part que vous voulezépouser Mlle Minxit ; je vous le défendsexpressément.

» VICOMTE DE PONT-CASSÉ ».

Mon oncle envoya Gaspard lui quérir unefeuille de papier grand raisin ; il prit l’encrier deMachecourt et répondit de suite à cette missive :

« Monsieur le Vicomte,

» Vous pouvez aller…

» Agréez l’assurance des sentimentsrespectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être

» Votre humble et dévoué serviteur,

» B. RATHERY ».

Où mon oncle voulait-il envoyer sonvicomte ? je ne le sais ; j’ai fait d’inutiles recherchespour pénétrer le mystère de cette réticence ; mais je vous aitoujours donné une idée de la fermeté, de la netteté, du nerf et dela précision de son style quand il voulait se donner la peined’écrire.

Cependant, mon oncle n’avait pas renoncé à sesidées de vengeance, tant s’en faut. Le vendredi suivant, aprèsavoir visité ses malades, il fit aiguiser son épée et mitpar-dessus son habit rouge la houppelande de Machecourt. Comme ilne voulait point faire le sacrifice de sa queue et qu’il ne pouvaitla mettre dans sa poche, il la cacha sous sa vieille perruque ets’en alla ainsi déguisé observer son marquis. Il établit sonquartier général dans une espèce de cabaret situé sur le bord de laroute de Clamecy, vis-à-vis du château de M. de Cambyse.Le maître du logis venait de se casser une jambe. Mon oncle,toujours prompt à venir en aide à son prochain, quand il étaitfracturé, déclina sa profession et offrit les secours de son art aupatient. Il fut autorisé par sa famille désolée à rétablir en leurlieu et place, les deux fragments du tibia cassé ; ce qu’ilfit prestement et à la grande admiration de deux grands laquais àla livrée de M. de Cambyse, qui buvaient dans lecabaret.

Mon oncle, quand son opération fut terminée,alla s’établir dans une chambre haute de l’auberge, droit au-dessusdu bouchon, et il se mit à observer le château avec une longue-vuequ’il avait prise chez M. Minxit. Il y avait une bonne heurequ’il se morfondait là, et il n’avait encore rien aperçu dont ilpût tirer profit, lorsqu’il vit un laquais deM. de Cambyse descendre ventre à terre la montagne. Cethomme descendit à la porte du cabaret et demanda si le médecin yétait encore. Sur la réponse affirmative de la servante, il monta àla chambre de mon oncle, et, l’abordant chapeau bas, il le pria devenir donner ses soins à M. de Cambyse qui venaitd’avaler une arête. Mon oncle fut d’abord tenté de refuser. Mais ilréfléchit que cette circonstance pouvait favoriser ses projets devengeance, et il se décida à suivre le domestique.

Celui-ci l’introduisit dans la chambre dumarquis. M. de Cambyse était dans son fauteuil, la têteappuyée sur ses mains, les coudes sur ses genoux, et il semblait enproie à une violente inquiétude. La marquise, jolie brune devingt-cinq ans, se tenait à côté de lui et cherchait à le rassurer.À l’arrivée de mon oncle, le marquis leva la tête et luidit :

– J’ai avalé en dînant une arête quis’est clouée à mon gosier ; j’ai su que vous étiez dans levillage et je vous ai fait appeler, quoique je n’aie pas l’honneurde vous connaître, persuadé que vous ne me refuseriez pas votresecours.

– Nous le devons à tout le monde,répondit mon oncle avec un sang-froid glacial ; aux richesaussi bien qu’aux pauvres, aux gentilshommes aussi bien qu’auxpaysans, au méchant aussi bien qu’au juste.

– Cet homme m’effraye, dit le marquis àsa femme, faites-le sortir.

– Mais, dit la marquise, vous savez bienqu’aucun médecin ne veut se hasarder à venir au château ;puisque vous avez celui-ci, sachez au moins le garder.

Le marquis se rendit à cet avis. Benjaminexamina la gorge du malade et secoua la tête d’un air d’inquiétude.Le marquis pâlit.

– Qu’est-ce donc, dit-il, le malserait-il encore plus grave que nous ne l’aurions cru ?

– Je ne sais ce que vous avez cru,répondit Benjamin d’une voix solennelle, mais le mal serait eneffet très grave, si l’on ne prenait de suite les mesuresnécessaires pour le combattre. Vous avez avalé une arête de saumon,et c’est une arête de la queue, là où elles sont le plusvénéneuses.

– Cela est vrai, dit la marquiseétonnée ; mais comment avez-vous découvert cela ?

– Par l’inspection de la gorge,madame.

Le fait est qu’il l’avait reconnu par un moyentout naturel : en passant devant la salle à manger dont laporte était ouverte, il avait vu sur la table un saumon dont letronçon de la queue avait seul été enlevé, et il en avait concluque c’était à la queue de ce poisson qu’avait appartenu l’arêteavalée.

– Nous n’avons jamais ouï dire, fit lemarquis d’une voix tremblante d’effroi, que les arêtes de saumonfussent vénéneuses.

– Cela n’empêche pas qu’elles le soientbeaucoup, dit Benjamin, et je serais fâché que madame la marquiseen doutât, car je serais obligé de la contredire. Les arêtes dusaumon contiennent, comme les feuilles du mancenillier, unesubstance si âcre, si corrosive, que si cette arête restait unedemi-heure de plus dans le gosier de M. le marquis, elleproduirait une inflammation dont je ne pourrais me rendre maître,et l’opération deviendrait impossible.

– En ce cas, docteur, opérez donc desuite, je vous supplie, dit le marquis, de plus en pluseffrayé.

– Un instant, dit mon oncle : lachose ne peut aller si vite que vous le désirez ; il y a unepetite formalité à remplir.

– Remplissez-la donc bien vite etcommencez.

– C’est que cette formalité vousregarde ; c’est vous seul qui devez l’accomplir.

– Dis-moi donc au moins en quoi elleconsiste, chirurgien de malheur ! veux-tu me laisser mourir làfaute d’agir ?

– J’hésite encore, poursuivit Benjaminavec lenteur. Comment hasarder une proposition comme celle que j’aià vous faire ? Avec un marquis ! avec un homme quidescend en droite ligne de Cambyse, roi d’Égypte !…

– Je crois, misérable, que tu profites dema position pour te moquer de moi ! s’écria le marquis,revenant à la violence de son caractère.

– Pas le moins du monde, réponditfroidement Benjamin. Vous souvenez-vous d’un homme que vous fîtes,il y a trois mois, traîner dans votre château par vos sbires, parcequ’il ne vous avait point salué, et auquel vous fîtes l’affront leplus sanglant qu’un homme puisse faire à un autre homme ?

– Un homme à qui j’ai fait baiser… Eneffet, c’est toi ; je te reconnais à tes cinq pieds dixpouces.

– Eh bien ! l’homme aux cinq piedsdix pouces, cet homme que vous regardiez comme un insecte, comme ungrain de poussière que vous ne rencontreriez jamais que sous vospieds, vous demande maintenant réparation de l’insulte que vous luiavez faite.

– Eh ! mon Dieu ! je ne demandepas mieux ; fixe la somme à laquelle tu évalues ton honneur,et je m’en vais te la faire compter de suite.

– Te crois-tu donc, marquis de Cambyse,assez riche pour payer l’honneur d’un honnête homme ? meprends-tu pour un robin ? crois-tu que je me fais insulterpour de l’argent ? Non ! non ! c’est une réparationd’honneur qu’il me faut. Une réparation d’honneur !entends-tu, marquis de Cambyse ?

– Eh bien ! soit, ditM. de Cambyse dont les yeux étaient attachés surl’aiguille de sa pendule, et qui voyait avec effroi s’enfuir lafatale demi-heure ; je vais déclarer devantMme la marquise, je déclarerai par écrit, si vousle voulez, que vous êtes un homme d’honneur, et que j’ai eu tort devous avoir offensé.

– Diable ! tu as bientôt payé tesdettes. Crois-tu donc, quand on a insulté un honnête homme, qu’ilsuffise de reconnaître qu’on a eu tort, et que tout soitréparé ? Demain, tu rirais bien, avec ta société de hobereaux,du niais qui se serait contenté de cette apparence de satisfaction.Non ! non ! c’est la peine du talion qu’il faut que tusubisses ; le faible de hier est devenu le fort d’aujourd’hui,le ver s’est changé en serpent. Tu n’échapperas pas à ma justice,comme tu échappes à celle du bailli ; il n’est aucuneprotection qui puisse te défendre contre moi. Je t’ai embrassé, ilfaut que tu m’embrasses.

– As-tu donc oublié, malheureux, que jesuis le marquis de Cambyse ?

– Tu as bien oublié, toi, que j’étaisBenjamin Rathery ! L’insulte, c’est comme Dieu, tous leshommes sont égaux devant elle ; il n’y a ni grand insulteur nipetit insulté.

– Laquais, dit le marquis, auquel lacolère avait fait oublier le prétendu danger qu’il courait,conduisez cet homme dans la cour et qu’on lui donne cent coups defouet ; je veux l’entendre crier d’ici.

– Bien, dit mon oncle. Mais dans dixminutes l’opération sera devenue impossible, et dans une heure vousserez mort.

– Eh ! ne puis-je donc envoyerquérir à Varzy un chirurgien par mon coureur ?

– Si votre coureur trouve le chirurgienchez lui, celui-ci arrivera juste pour vous voir mourir et donnerses soins à Mme la marquise.

– Mais il n’est pas possible, dit lamarquise, que vous restiez inflexible. N’y a-t-il donc pas plus deplaisir à pardonner qu’à se venger ?

– Oh ! madame, reprit Benjamin ens’inclinant avec grâce, je vous prie de croire que si c’était devous que j’eusse reçu une pareille insulte, je ne vous garderaispas rancune.

Mme de Cambyse sourit, etcomprenant qu’il n’y avait rien à gagner avec mon oncle, elleengagea elle-même son mari à se soumettre à la nécessité et lui fitobserver qu’il n’avait plus que cinq minutes pour se décider.

Le marquis, vaincu par la terreur, fit signe àdeux laquais qui étaient dans sa chambre de se retirer.

– Non pas, dit l’inflexible Benjamin, cen’est pas ainsi que je l’entends. Laquais, vous allez au contraireavertir les gens de M. de Cambyse de se rendre ici de sapart ; ils ont été témoins de l’insulte, il faut qu’ils lesoient de la réparation. Mme la marquise seule a ledroit de se retirer.

Le marquis jeta un coup d’œil sur la penduleet vit qu’il ne lui restait plus que trois minutes ; comme lelaquais ne bougeait :

– Allez donc vite, Pierre, dit-il ;exécutez les ordres de monsieur ; ne voyez-vous pas qu’il estseul maître ici pour le moment ?

Les domestiques arrivèrent l’un aprèsl’autre ; il ne manquait plus que l’intendant ; maisBenjamin, rigoureux jusqu’au bout, ne voulut pas commencer qu’il nefût présent.

 

– Bien, dit Benjamin ; maintenantnous voilà quittes et tout est oublié, je vais à présent m’occuperen conscience de votre gorge.

Il fit l’extraction de l’arête très vite ettrès bien, et la remit entre les mains du marquis. Tandis quecelui-ci l’examinait avec curiosité :

– Il faut, dit-il, que je vous donne del’air ; il ouvrit une fenêtre, s’élança dans la cour, et, endeux ou trois enjambées de ses grandes jambes, il eut gagné laporte cochère. Tandis qu’il descendait en courant la montagne, lemarquis était à une fenêtre qui s’écriait :

– Arrêtez, monsieur Benjamin Rathery, degrâce, venez recevoir mes remerciements et ceux deMme la marquise ; il faut bien que je vouspaie votre opération.

Mais Benjamin n’était pas homme à se laisserprendre à ces belles paroles. Au bas de la colline il rencontra lecoureur du marquis.

– Landry, lui dit-il, mes compliments àMme la marquise, et rassurezM. de Cambyse à l’égard des arêtes de saumon ; ellesne sont pas plus vénéneuses que celles du brochet ; seulementil ne faut pas les avaler. Qu’il se tienne la gorge enveloppée d’uncataplasme, et dans deux ou trois jours il sera guéri.

Aussitôt que mon oncle fut hors des atteintesdu marquis, il tourna à droite, traversa la prairie de Flez, avecles mille ruisselets dont elle est entrecoupée, et se rendit àCorvol. Il voulait régaler M. Minxit de la primeur de sonexpédition ; il l’aperçut de loin qui était devant sa porte,et, agitant son mouchoir en signe de triomphe :

– Nous sommes vengés !s’écria-t-il.

Le bonhomme accourut au-devant de lui, detoute la vitesse de ses grosses et courtes jambes, et se jeta dansses bras avec la même effusion que s’il eût été son fils ; mononcle dit même avoir vu couler sur ses joues deux grosses larmesqu’il cherchait à escamoter. Le vieux médecin, qui n’était pas d’uncaractère moins fier et moins irascible que Benjamin, exultaitd’allégresse. Arrivé chez lui, il voulut que, pour célébrer lagloire de ce jour, les musiciens exécutassent des fanfares jusqu’ausoir, et il leur ordonna ensuite de s’enivrer, ordre qui futexécuté ponctuellement.

Chapitre 11Comment mon oncle aida son marchand de drap à le saisir.

Cependant Benjamin revint à Clamecy un peuinquiet de son audace ; mais, le lendemain, le coureur duchâteau lui remit de la part de son maître, avec une somme d’argentassez considérable, un billet ainsi conçu :

« M. le marquis de Cambyse prieM. Benjamin Rathery d’oublier ce qui s’est passé entre eux, etde recevoir, pour prix de l’opération qu’il a si habilementexécutée, la faible somme qu’il lui envoie. »

– Oh ! dit mon oncle, après lalecture de cette lettre, ce bon seigneur voudrait acheter madiscrétion ; il a même l’honnêteté de la payer d’avance ;c’est dommage qu’il n’agisse pas ainsi avec tous ses fournisseurs.Si je lui avais extrait tout simplement, tout vulgairement et sansaucun préliminaire, l’arête qu’il s’était plantée dans le gosier,il m’aurait mis deux écus de six francs dans la main, et m’auraitenvoyé manger un morceau à l’office. La morale de ceci, c’estqu’avec les grands il vaut mieux se faire craindre que de se faireaimer… ; que Dieu me damne, si de ma vie je manque à ceprincipe !

» Toutefois, comme je n’ai pasl’intention d’être discret, je ne puis garder, en conscience,l’argent qu’il m’envoie comme salaire de ma discrétion : ilfaut être honnête avec tout le monde, ou ne pas s’en mêler. Maiscomptons un peu l’argent qui est dans ce sac ; voyons ce qu’ilpaie pour l’opération, et ce qu’il donne pour le silence ;cinquante écus ! fichtre ! le Cambyse est généreux ;il ne veut octroyer que douze sous sans garantie aucune de n’êtrepas bâtonné, au batteur en grange, qui a son fléau au bout des brasdepuis trois heures du matin jusqu’à huit heures du soir, et moi ilme paie cinquante écus un quart d’heure de ma journée : voilàde la magnificence !

» Pour l’extraction de cette arête,M. Minxit eût exigé cent francs ; mais, lui, il fait lamédecine à grand orchestre et à grand spectacle ; il a quatrechevaux et douze musiciens à nourrir. Pour moi, qui n’ai àentretenir que ma trousse et mon hypostase, une hypostase, il estvrai, de cinq pieds neuf pouces, deux pistoles, c’est tout ce quecela vaut. Ainsi, de cent cinquante ôtez vingt, c’est treizepistoles à renvoyer au marquis ; encore j’ai presque desremords de lui prendre son argent. Cette opération, que je lui faispayer vingt francs, je ne voudrais pas pour mille francs – millefrancs à prendre, bien entendu, après ma mort – ne pas l’avoirfaite. Ce pauvre grand seigneur, comme il était chétif et rétrécidevant moi, avec sa face pâle et suppliante, et son arête de saumondans le gosier ! comme la noblesse faisait bien amendehonorable, dans sa personne, au peuple représenté par lamienne ! Il aurait volontiers souffert que je lui attachasseson écusson derrière le dos. S’il y avait alors dans son salonquelque portrait de ses aïeux, son front doit encore en être rougede honte. Cette petite place où il m’a embrassé, je voudraisqu’après ma mort on la défalquât de mon individu et qu’on latransférât au Panthéon… quand le peuple aura un Panthéon, bienentendu.

» Mais, marquis, vous n’en êtes pasquitte pour cela ; avant trois jours, le baillage saura votreaventure ; je veux même la faire raconter à la postérité parMillot-Rataut, notre faiseur de Noëls ; il faut qu’il mefabrique à ce sujet une demi-main d’alexandrins. Pour ces vingtfrancs, c’est de l’argent trouvé ; je ne veux pas qu’ilspassent par les mains de ma chère sœur. Demain, c’estdimanche ; demain donc, je donne aux amis, avec cet argent, ungoûter comme je ne leur en ai jamais donné, un goûter qui sera payécomptant. Il est bon de leur apprendre comment un homme d’espritpeut se venger sans avoir recours à son épée.

La chose ainsi arrangée, mon oncle se mit àécrire au marquis pour lui annoncer le retour de son argent. Jeserais charmé de pouvoir donner à nos lecteurs un nouveléchantillon du style épistolaire de mon oncle ;malheureusement sa lettre ne se trouve pas parmi les documentshistoriques que mon grand-père nous a conservés ; peut-êtremon oncle, le marchand de tabac, en aura-t-il fait un cornet.

Tandis que Benjamin était en train d’écrire,son marchand d’habits rouges entra avec une pancarte à la main.

– Qu’est-ce cela ? fit Benjamin,déposant sa plume sur la table ; encore votre mémoire,monsieur Bonteint, toujours votre éternel mémoire. Eh ! monDieu ! voilà tant de fois que vous me le présentez, que je lesais par cœur : six aunes d’écarlate au grand large, n’est-cepas, avec dix aunes de doublure et trois garnitures de boutonsciselés ?

– C’est cela, monsieur Rathery, c’estbien cela ; total : cent cinquante livres, dix sous, sixdeniers. Que je sois exclu du paradis comme un gredin si je neperds au moins cent francs sur cette fourniture.

– S’il en est ainsi, reprit mon oncle,pourquoi perdre encore votre temps à griffonner tous ces vilainsmorceaux de papier ? Vous savez bien, monsieur Bonteint, queje n’ai jamais d’argent.

– Je vois, au contraire, monsieurRathery, que vous en avez et que j’arrive dans un moment favorable.Voilà sur cette table un sac qui doit contenir à peu près ma somme,et si vous voulez le permettre…

– Un instant, dit mon oncle, portantrapidement la main sur le sac, cet argent ne m’appartient pas,monsieur Bonteint ; voilà précisément la lettre de renvoi queje viens d’écrire et sur laquelle vous m’avez fait faire un pâté.Tenez, ajouta-t-il en présentant la lettre au marchand, si vousvoulez en prendre connaissance.

– Inutile, monsieur Rathery, complètementinutile ; tout ce que je désirerais savoir, c’est à quelleépoque vous aurez de l’argent qui vous appartiendra ?

– Hélas ! monsieur Bonteint, quipeut prévoir l’avenir ? Ce que vous me demandez, je voudraisle savoir moi-même.

– Cela étant, monsieur Rathery, vous netrouverez pas mauvais que j’aille de suite chez Parlanta leprévenir qu’il continue les poursuites commencées contre vous.

– Vous êtes de mauvaise humeur,respectable monsieur Bonteint : sur quelle rognure d’étoffeavez-vous donc marché aujourd’hui ?

– De mauvaise humeur, monsieur Rathery,vous conviendrez qu’on le serait à moins ; voilà trois ans quevous me devez cet argent et que vous me remettez de mois en mois,sur je ne sais quelle maladie épidémique que je ne vois pasarriver ; vous êtes cause que j’ai tous les jours desquerelles avec Mme Bonteint, qui me reproche que jene sais pas me faire payer, et qui pousse quelquefois la vivacitéjusqu’à me traiter de ganache.

– Mme Bonteint estassurément une dame fort aimable ; vous êtes heureux, monsieurBonteint, d’avoir une telle épouse, et je vous prie de lui faire,le plus tôt possible, mes compliments.

– Je vous remercie, monsieur Rathery,mais ma femme est, comme on dit, un peu grecque : elle aimemieux l’argent que les compliments et elle dit que si vous aviez euaffaire à mon confrère Grophez, il y a longtemps que vous seriez àl’hôtel Boutron.

– Que diable aussi ! s’écria mononcle, furieux de ce que Bonteint ne voulait pas lâcher pied, c’estde votre faute si je ne suis pas libéré envers vous ; tous vosconfrères ont été ou sont malades : Dutorrent a eu deuxfluxions de poitrine cette année ; Arthichaut, une fièvreputride ; Sergifer a des rhumatismes ; Ratine a ladiarrhée depuis six mois. Vous, vous jouissez d’une santé parfaite,je n’ai pas eu l’occasion de vous fournir une médecine, vous avezune mine comme une de vos pièces de nankin, etMme Bonteint ressemble à une statuette de beurrefrais. Voilà ce qui m’a trompé, j’ai cru que vous seriez l’honneurde ma clientèle ; si j’avais su alors ce que je sais, je nevous aurais pas donné ma pratique.

– Mais, monsieur Rathery, il me sembleque ni Mme Bonteint ni moi ne sommes obligés d’êtremalades pour vous fournir les moyens de vous libérer.

– Et moi je vous déclare, monsieurBonteint, que vous y êtes moralement obligé. Comment feriez-vouspour payer vos traites, vous, si vos clients ne portaient pasd’habits ? Cette obstination à vous bien porter est un procédéabominable ; c’est un guet-apens que vous m’avez tendu ;vous devriez à l’heure qu’il est avoir sur mon registre une note de50 écus ; je vous déduis 130 francs 10 sous 6 deniers pour lesmaladies que vous auriez dû faire. Vous conviendrez que je suisraisonnable. Vous êtes bien heureux d’avoir à payer la médecinesans avoir eu recours au médecin, et j’en sais plusieurs quivoudraient être à votre place. Ainsi donc, si de 150 francs 10 sous6 deniers, nous retranchons 130 francs 10 sous 6 deniers, c’est 20francs que je vous redois ; si vous les voulez, lesvoilà ; je vous conseille en ami de les prendre, vous neretrouverez pas de sitôt une pareille occasion.

– Comme acompte, dit M. Bonteint, jeles prendrais volontiers.

– Comme solde définitif de tout compte,reprit mon oncle, et encore j’ai besoin de toute ma force d’âmepour vous faire ce sacrifice. Je destinais cet argent à un déjeunerde garçons ; j’avais même l’intention de vous y inviter,quoique vous soyez père de famille.

– Voilà encore de vos mauvaisesplaisanteries, monsieur Rathery, jamais je n’ai pu obtenir que celade vous ; vous savez bien pourtant que j’ai contre vous unesaisie en bonne forme et que je pourrais faire exécuter desuite.

– Eh bien ! voilà précisément cedont je me plains, monsieur Bonteint, vous n’avez pas de confianceen vos amis ; pourquoi vous faire des frais inutiles ? nepouviez-vous venir me trouver et me dire : – Monsieur Rathery,je suis dans l’intention de vous faire saisir ? Je vous auraisrépondu : – Saisissez vous-même, monsieur Bonteint, vousn’avez pas besoin d’huissier pour cela, je vais même vous servir derecors, si cela peut vous être agréable ; et d’ailleurs, il enest encore temps, saisissez-moi aujourd’hui, saisissez-moi àl’instant même, ne vous gênez pas, tout ce que j’ai est à votredisposition ; je vous permets d’empaqueter, d’emballer etd’emporter ce qui vous conviendra ici.

– Quoi, monsieur Rathery, vous seriezassez bon…

– Comment donc ! monsieur Bonteint,mais enchanté d’être saisi par vos mains ; je vais même vousaider à me saisir.

Mon oncle ouvrit alors une vieille masure decommode, à laquelle pendaient encore à un clou quelques loques decuivre doré, et tirant deux ou trois vieux rubans de queue d’untiroir :

– Tenez, dit-il à M. Bonteint en leslui présentant, vous ne perdrez pas tout ; ces objets necompteront pas dans le total, je vous les donne par-dessus lemarché.

– Ouais ! répondit MonsieurBonteint.

– Ce portefeuille en maroquin rouge quevous voyez, c’est ma trousse.

Comme M. Bonteint allait mettre la maindessus :

– Tout beau ! dit Benjamin, la loine vous permet pas de toucher là. Ce sont les outils de maprofession, et j’ai le droit de les conserver.

– Pourtant… fit M. Bonteint.

– Voilà maintenant un tire-bouchon àmanche d’ébène et incrusté d’argent ; pour cet objet,ajouta-t-il en le mettant dans sa poche, je le soustrais à mescréanciers, et d’ailleurs j’en ai plus besoin que vous.

– Mais, répliqua M. Bonteint, sivous gardez tout ce dont vous avez plus besoin que moi, je n’auraipas besoin de charrette pour emporter mon butin.

– Un instant, fit mon oncle, vous neperdrez rien pour attendre. Tenez, voilà sur cette planche devieilles fioles à médecine, dont quelques-unes sont fêlées ;je ne vous en garantis pas l’intégrité ; je vous les abandonneavec toutes les araignées qui sont dedans.

» Sur cette autre planche est un grandvautour empaillé ; il ne vous coûtera que la peine de l’allerdénicher, et il pourra très bien vous servir d’enseigne.

– Monsieur Rathery ! fitBonteint.

– Ceci, c’est la perruque de noce deMachecourt, qui se trouve là je ne sais comment. Je ne vous l’offrepas, parce que je sais que vous ne portez encore qu’un fauxtoupet.

– Qu’en savez-vous, monsieurRathery ? s’écria Bonteint de plus en plus irrité.

– Voici dans ce bocal, poursuivit mononcle avec un sang-froid imperturbable, un ver solitaire que j’aiconservé dans l’esprit de vin. Vous pourrez vous en faire desjarretières à vous, à Mme Bonteint et à vosenfants. Je vous ferai d’ailleurs observer qu’il serait dommage demutiler ce bel animal ; vous pourrez vous vanter d’avoir chezvous l’être le plus long de la création, sans excepter l’immenseserpent boa. Vous le coterez du reste ce que vous voudrez.

– Décidément vous vous moquez de moi,monsieur Rathery, tout cela n’a pas la moindre valeur.

– Je le sais bien, dit froidement mononcle, aussi vous n’avez pas de recors à payer. Tenez, voilà parexemple un objet qui vaut à lui seul toute votre créance :c’est la pierre que j’ai extraite, il y a deux ou trois ans, de lavessie de M. le Maire ; vous pourrez la faire ciseler enforme de tabatière ; quand on aura mis à l’entour un cercled’or, et qu’on y aura ajouté quelques pierres fines, ce sera unjoli cadeau à offrir à Mme Bonteint pour le jour desa fête.

Bonteint furieux fit un pas vers la porte.

– Un instant, dit mon oncle, l’arrêtantpar le pan de son habit. Comme vous êtes pressé, monsieurBonteint ! je ne vous ai encore montré que la moindre partiede mes trésors. Tenez, voici une vieille gravure représentantHippocrate, le père de la médecine ; je vous garantis laressemblance ; plus trois volumes dépareillés de laGazette médicale, qui feront vos délices pendant ceslongues soirées d’hiver.

– Encore une fois, monsieur Rathery…

– Eh mon Dieu ! ne vous fâchez pas,papa Bonteint, nous voici arrivés au plus précieux de monmobilier.

Mon oncle ouvrit alors une vieille armoire eten tira deux habits rouges qu’il jeta aux pieds de M. Bonteintet desquels il s’échappa un nuage de poussière qui fit tousser lebon négociant, avec un essaim d’araignées qui s’éparpillèrent dansla dernière chambre.

– Tenez, lui dit-il, voilà les deuxderniers habits que vous m’avez vendus ! vous m’avezoutrageusement trompé, monsieur Fauxteint : ils se sont fanésdans l’espace d’un matin, comme deux feuilles de roses, et ma chèresœur n’a pu seulement les utiliser pour teindre des œufs de Pâquesà ses enfants. Vous mériteriez bien que je vous fisse déduction dela couleur.

– Oh ! pour le coup, s’écriaBonteint, horripilé, voilà qui est trop fort, jamais on ne s’estmoqué plus insolemment d’un créancier. Demain matin, vous aurez demes nouvelles, monsieur Rathery.

– Tant mieux, monsieur Bonteint, je seraitoujours charmé d’apprendre que vous êtes en bonne santé. À propos,hé ! monsieur Bonteint, et vos rubans de queue que vousoubliez !

Comme Bonteint sortait, entra l’avocat Page.Il trouva mon oncle qui riait aux éclats.

– Qu’as-tu donc fait à Bonteint ?lui dit-il, je viens de le rencontrer sur l’escalier, presque rougede colère ; il était dans une crise si violente d’exaspérationqu’il ne m’a pas salué en passant.

– Ce vieil imbécile, dit Benjamin, ne sefâche-t-il pas contre moi parce que je n’ai pas d’argent !Comme si cela ne devait pas me contrarier plus que lui !

– Tu n’as pas d’argent, mon pauvreBenjamin ! tant pis, deux fois tant pis, car je venais teproposer un marché d’or.

– Propose toujours, dit Benjamin.

– C’est le vicaire Djhiarcos qui veut sedéfaire d’un quart de bourgogne dont une de ses béates lui a faitprésent, parce qu’il a un catarrhe et que le docteur Arnout l’a misà la tisane ; comme le régime sera long, il a peur que son vinne se gâte. Il destine cet argent à mettre dans ses meubles unepauvre orpheline qui vient de perdre sa dernière tante. Ainsi, enmême temps qu’un bon marché, c’est une bonne action que je tepropose.

– Oui, dit Benjamin, mais sans argent, cen’est pas chose facile à faire qu’une bonne action ; lesbonnes actions sont chères et n’en fait pas qui veut. Cependant,quelle est ton opinion sur le vin ?

– Exquis, dit Page, faisant claquer salangue contre son palais ; il m’en a fait goûter ; c’estdu beaune de première qualité.

– Et combien le vertueux Djhiarcos enveut-il ?

– Vingt-cinq francs, dit Page.

– Je n’ai que vingt francs ; s’ilveut le donner pour vingt francs, c’est un marché conclu. Alorsnous goûterions à crédit.

– C’est vingt-cinq francs à prendre ou àlaisser. Vingt-cinq francs pour retirer une pauvre orpheline de lamisère et la préserver du vice, tu conviendras que cela n’est pastrop.

– Mais si tu avais cinq francs, toi,Page, reprit mon oncle, nous l’achèterions à nous deux.

– Hélas ! dit Page, il y a bienquinze jours que je n’ai vu un pauvre écu de six francs. Je croisque le numéraire a peur de M. de Calonne ; il seretire…

– Ce n’est toujours pas chez lesmédecins, dit mon oncle. Ainsi, il ne faut plus penser à tonquartaut.

Pour toute réponse, Page poussa un grossoupir.

En ce moment arriva ma grand’mère, portantcomme un Enfant-Jésus, un gros rouleau de toile entre ses bras.Elle posa sa toile avec enthousiasme sur les genoux de mononcle.

– Tiens, Benjamin, lui dit-elle, je viensde faire un superbe marché ; j’ai avisé cette toile ce matinen faisant un tour de foire. Tu as besoin de chemises et j’ai jugéqu’elle te convenait. Mme Avril en donnaitsoixante-quinze francs ; elle a laissé partir le marchand,mais j’ai bien vu à la manière dont elle le reluquait qu’elle avaitl’intention de le rappeler. Voyons votre toile, ai-je dit de suiteau paysan. Je lui ai donné quatre-vingts francs ; je necroyais pas qu’il me la laisserait pour le prix ; la toilevaut cent vingt francs comme un liard, et Mme Avrilest furieuse contre moi de ce que je suis allée sur son marché.

– Et cette toile, s’écria mon oncle, vousl’avez achetée, achetée ?

– Achetée, dit ma grand’mère, qui neconcevait rien à l’exaspération de Benjamin. Il n’y a plus moyen des’en dédire, le paysan est en bas qui attend son argent.

– Eh bien ! allez-vous-en audiable ! s’écria Benjamin en jetant le rouleau par la chambre,vous et… c’est-à-dire, pardon, ma chère sœur, pardon, non ;n’allez pas au diable, c’est trop loin, mais allez reporter votretoile au marchand ; je n’ai pas d’argent pour la payer.

– Et l’argent que tu as reçu ce matin deM. de Cambyse ? fit ma grand’mère.

– Mon Dieu, cet argent n’est pas à moi,M. de Cambyse me l’a donné de trop.

– Comment, de trop ? reprit magrand’mère, regardant Benjamin avec des yeux ébahis.

– Eh bien ! oui, de trop, ma sœur,de trop, entendez-vous, de trop ; il m’envoie cinquante écuspour une opération de vingt francs ; comprenez-vous à cetteheure ?

– Et tu es assez niais pour lui renvoyerson argent ? Si mon mari m’avait fait un pareiltour !…

– Oui, j’ai été assez niais pourcela ; que voulez-vous, tout le monde ne peut pas avoirl’esprit que vous exigez de Machecourt ; j’ai été assez niaispour cela et je ne m’en repens pas ; je ne veux pas me fairecharlatan pour vous plaire. Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’on ade peine ici-bas pour rester honnête homme ! vos plus procheset vos plus chers sont pourtant les premiers à vous induire ententation.

– Mais, malheureux, tu manques de tout,tu n’as plus une paire de bas de soie qui soit mettable, et tandisque je raccommode tes chemises d’un côté, elles tombent en loquesde l’autre.

– Et parce que mes chemises tombent enloques d’un côté pendant que vous les raccommodez de l’autre, ilfaut que je manque à la probité, n’est-ce pas, ma chèresœur ?

– Mais, tes créanciers, quand lespaieras-tu ?

– Quand j’aurai de l’argent, voilàtout ; je défie le plus riche de faire mieux.

– Et le marchand de toile, que luidirai-je ?

– Dites-lui tout ce que vousvoudrez ; dites-lui que je ne porte pas de chemises, ou quej’en ai trois cents douzaines dans mes armoires ; il choisiracelle de ces deux raisons qui lui conviendra le mieux.

– Va, mon pauvre Benjamin, dit magrand’mère en emportant sa toile, avec ton esprit tu ne serasjamais qu’un imbécile.

– Au fait, dit Page, quand ma grand’mèrefut au bas de l’escalier, ta chère sœur a raison, tu pousses laprobité jusqu’à la niaiserie.

Mon oncle se leva avec vivacité, et serrant lebras de l’avocat dans sa main de fer à le faire crier :

– Page, lui dit-il, ceci n’est passimplement de la probité, c’est un noble et légitime orgueil ;c’est du respect, non seulement pour moi-même, mais encore pournotre pauvre caste opprimée. Veux-tu que je laisse dire à cehobereau qu’il m’a offert une espèce de pourboire, et que je l’aiaccepté ? qu’ils nous renvoient, eux dont l’écusson n’estqu’une plaque de mendiant, ce reproche de mendicité que nous leuravons si souvent adressé ? que nous leur donnions le droit deproclamer que, nous aussi, nous recevons l’aumône quand on veutbien nous la faire ? Écoute, Page, tu sais si j’aime lebourgogne ; tu sais aussi, d’après ce que vient de dire machère sœur, si j’ai besoin de chemises ; mais pour tous lesvignobles de la Côte-d’Or et toutes les chenevières des Pays-Bas,je ne voudrais pas qu’il y eût dans le baillage un regard devantlequel le mien dût s’abaisser. Non, je ne garderai pas cet argent,quand il me le faudrait pour racheter ma vie. C’est à nous, hommesde cœur et d’instruction, à faire honneur à ce peuple au milieuduquel nous sommes nés ; il faut qu’il apprenne par nous qu’iln’est pas besoin d’être noble pour être homme, qu’il se relève parl’estime de lui-même de l’abaissement où il est descendu, et qu’ildise enfin à cette poignée de tyrans qui l’oppriment : Nousvalons autant que vous, et nous sommes plus nombreux quevous ; pourquoi continuerions-nous à être vos esclaves, etpourquoi voudriez-vous rester nos maîtres ? Oh ! Page,puissé-je voir ce jour et boire de la piquette le reste de mavie !

– Voilà qui est bel et bon, dit Page,mais tout cela ne nous donne pas de bourgogne.

– Sois tranquille, ivrogne, tu n’yperdras rien ; dimanche, je vous donne à goûter à tous, avecces vingt francs que j’ai retirés du gosier deM. de Cambyse, et au dessert je vous raconterai leurhistoire. Je vais écrire de suite à M. Minxit. Je ne puisavoir Arthus, attendu que je n’ai que vingt francs à dépenser, oubien il faudrait qu’il voulût dîner copieusement ce jour-là ;mais si tu rencontres avant moi Rapin, Parlanta et les autres,préviens-les afin qu’ils ne s’engagent pas ailleurs.

Je dois dire de suite que ce goûter futajourné à huitaine, parce que M. Minxit ne put se trouver aurendez-vous ; puis indéfiniment remis, parce que mon oncle futobligé de se séparer de ses deux pistoles.

Chapitre 12Comment mon oncle appendit M. Susurrans à un crochet de sacuisine.

Voyez comme les fleurs sont merveilleusementfécondes ; elles jettent autour d’elles leurs graines commeune pluie ; elles les abandonnent au vent comme unepoussière ; elles les envoient, ainsi que ces aumônes quimontent jusqu’aux noirs galetas, sur la cime des rocs désolés,entre les vieilles pierres des murailles fêlées, au milieu desruines qui tombent et pendent, sans s’inquiéter si elles trouverontune pincée de terre qui les féconde, une goutte de pluie que suceleur racine, et après un rayon pour les faire croître, un autrerayon pour les peindre. Les brises du printemps qui s’en vaemportent les derniers parfums de la prairie ; voilà la terretoute jonchée de feuilles qui se fanent ; mais quand lesbrises d’automne passeront, secouant sur la campagne leurs aileshumides, une autre génération de fleurs aura revêtu la terre d’unerobe neuve, leur faible parfum sera le dernier souffle de l’annéequi se meurt et qui en mourant nous sourit encore.

Sous tous les rapports, les femmes ressemblentà des fleurs ; mais sous celui de la fécondité, elles n’ontaucune ressemblance avec elles ; la plupart des femmes, lesfemmes comme il faut surtout, et je vous prie, prolétaires mes amiset mes frères, de croire que c’est seulement pour me conformer àl’usage que je me sers de cette expression, car, pour moi, la femmela plus comme il faut, c’est la plus aimable et la plusjolie ; les femmes comme il faut, donc, ne produisentplus ; ces dames sont mères de famille le moinspossible ; elles se font stériles par économie. Quand la femmedu greffier a fait son petit greffier, la femme du notaire sonpetit notaire, elles se croient quittes envers le genre humain, etelles abdiquent. Napoléon, qui aimait beaucoup les conscrits,disait que la femme qu’il aimait le plus était celle qui faisait leplus d’enfants. Napoléon en parlait bien à son aise, lui qui avaità donner à ses fils des royaumes au lieu de domaines !… Lefait est que les enfants sont fort chers, et que cette dépensen’est pas à la portée de tout le monde ; le pauvre seul peutse permettre le luxe d’une nombreuse famille. Savez-vous que lesmois de nourrice d’un enfant coûtent seuls presque uncachemire ? Puis, le poupon grandit vite, arrivent les notesboursouflées du maître de pension et les mémoires du cordonnier etdu tailleur ; enfin, le bambin d’aujourd’hui demain se ferahomme, les moustaches lui poussent, et le voilàbachelier-ès-lettres. Alors vous ne savez plus qu’en faire. Pourvous débarrasser de lui, vous lui achetez une belleprofession ; mais vous ne tardez pas à vous apercevoir, auxtraites qu’on tire sur vous aux quatre coins de la ville, que cetteprofession ne rapporte à votre docteur que des invitations et descartes de visite ; il faut que vous l’entreteniez, jusqu’àtrente ans et au-delà, de gants glacés, de cigares de la Havane etde maîtresses. Vous conviendrez que cela est fort désagréable.Allez, s’il y avait un tour pour les jeunes gens de vingt ans,comme il y en a un, ou plutôt comme il n’y en a plus pour lespetits enfants, je vous assure que l’hospice aurait presse.

Mais, dans le siècle de mon oncle Benjamin,les choses allaient tout autrement : c’était l’âge d’or desaccoucheurs et des sage-femmes. Les femmes s’abandonnaient sansinquiétude et sans arrière-pensée à leurs instincts ; richesou pauvres, elles faisaient toutes des enfants, et même celles quin’avaient pas le droit d’en faire. Mais, ces enfants, on savaitalors où les mettre ; la concurrence, cette ogresse aux crocsd’acier qui dévore tant de petites gens, n’était pas encorearrivée. Tout le monde trouvait place au beau soleil de la France,et dans chaque profession on avait ses coudées libres. Les emploiss’offraient d’eux-mêmes, comme le fruit qui pend à la branche, auxhommes capables de les remplir, et les sots eux-mêmes trouvaient àse caser, chacun selon la spécialité de sa sottise ; la gloireétait aussi facile, aussi bonne fille que la fortune ; ilfallait deux fois moins d’esprit qu’à présent pour être homme delettres, et avec une douzaine d’alexandrins on était poète. Ce quej’en dis, ce n’est pas que je regrette cette fécondité aveugle del’ancien régime, qui produisait comme une machine sans savoir cequ’elle faisait : je me trouve bien assez de voisins commecela ; je voulais seulement vous faire comprendre comment, àl’époque dont je parle, ma grand’mère, quoiqu’elle n’eût pas encoretrente ans, en était déjà à son septième enfant.

Ma grand’mère donc en était à son septièmeenfant.

Mon oncle voulait absolument que sa chère sœurassistât à sa noce, et il avait fait consentir M. Minxit àremettre le mariage après les relevailles de ma grand’mère. Letrousseau du nouvel arrivant était tout fait, tout blanc, toutfestonné, et de jour en jour on attendait son entrée dansl’existence. Les six autres enfants étaient tous vivants, tousenchantés d’être au monde. Il manquait bien quelquefois à l’un unepaire de sabots, à l’autre une casquette, tantôt celui-ci étaitpercé au coude, et tantôt celui-là au talon, mais le pain quotidienabondait ; tous les dimanches ils avaient leur chemise blancheet repassée ; somme toute, ils se portaient à merveille etfleurissaient dans leurs guenilles.

Mon père, cependant, qui était l’aîné, étaitle plus beau et le mieux nippé des six : cela tenait peut-êtreà ce que mon oncle Benjamin lui repassait ses vieilles culottescourtes, et que pour en faire à Gaspard des pantalons, il n’y avaitpresque rien à y changer, que souvent même on n’y changeait rien dutout. Par la protection du cousin Guillaumot, qui était sacristain,il avait été promu à la dignité d’enfant de chœur, et, je le disavec orgueil, il était un des meilleurs enfants de chœur dudiocèse ; s’il eût persisté dans la carrière que le cousinGuillaumot lui avait ouverte, au lieu d’un beau lieutenant depompiers qu’il est aujourd’hui, il eût fait un curé magnifique. Ilest vrai que je dormirais encore dans le néant, comme dit ce bonM. de Lamartine qui dort lui-même quelquefois ; maisle sommeil est une excellente chose, et puis vivre pour êtrerédacteur d’un journal de province et être l’antagoniste du bureaude l’esprit public, cela vaut-il la peine de vivre ?

Quoi qu’il en soit, mon père devait à sesfonctions de lévite l’avantage d’avoir un superbe habit bleu deciel. Voici comment cette bonne fortune lui était arrivée : labannière de saint-Martin, patron de Clamecy, avait été mise à laréforme ; ma grand’mère, avec ce coup d’œil d’aigle que vouslui connaissez, avait découvert que dans cette étoffe bénite il yavait de quoi faire à son aîné une veste et un pantalon, et elles’était fait adjuger à vil prix, par la fabrique, la bannièrerévoquée. Le saint était peint au beau milieu ; l’artistel’avait représenté au moment où il coupe avec son sabre un pan deson manteau pour en couvrir la nudité d’un mendiant ; mais cen’était pas là un obstacle sérieux au projet de ma grand’mère.L’étoffe avait été retournée, et saint Martin avait été mis àl’envers, ce qui, du reste, était bien égal au bienheureux.

L’habit avait été mené à bonne fin par unecouturière de la rue des Moulins. Il serait allé à mon oncleBenjamin tout aussi bien peut-être qu’à mon père ; mais magrand’mère l’avait fait faire de telle sorte qu’après avoir été uséune première fois par l’aîné, il pût l’être une seconde fois par lecadet. Mon père se carra dans son habit bleu de ciel, je crois mêmequ’il avait contribué de ses appointements à en payer la façon.Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’une magnifique parure estsouvent un cilice. Benjamin, pour lequel il n’y avait rien desacré, l’avait surnommé le patron de Clamecy. Ce sobriquet, lesenfants l’avaient ramassé, et il avait valu à mon père bien deshorions. Plus d’une fois, il lui était arrivé de rentrer à lamaison avec un revers de l’habit bleu de ciel dans sa poche. SaintMartin était devenu son ennemi personnel. Souvent vous l’eussiez vuau pied de l’autel plongé dans une sombre méditation. Or, à quoirêvait-il ? au moyen de se débarrasser de son habit ; etun jour, au Dominus vobiscum du desservant, il répondit,croyant parler à sa mère :

– Je vous dis que je ne porterai plusvotre habit bleu de ciel !

Mon père était dans cette dispositiond’esprit, lorsque le dimanche après la grand’messe, mon oncle ayantà faire une visite au Val-des-Rosiers, lui proposa del’accompagner. Gaspard, qui aimait mieux jouer au bouchon sur lapromenade que de servir d’aide à mon oncle, répondit qu’il ne lepouvait pas, parce qu’il avait un baptême à faire.

– Cela n’empêche pas, dit Benjamin ;un autre le fera à ta place.

– Oui, mais il faut que j’aille aucatéchisme à une heure.

– Je croyais que tu avais fait tapremière communion ?

– C’est-à-dire que j’ai été tout près dela faire. C’est vous qui m’en avez empêché en me faisant griser laveille de la cérémonie.

– Et pourquoi te grisais-tu ?

– Parce que vous étiez gris vous-même, etque vous m’avez menacé de me battre du plat de votre épée si je neme grisais pas.

– J’ai eu tort, dit Benjamin ; maisc’est égal, tu ne risques rien de venir avec moi, je n’en ai quepour un moment ; nous serons revenus avant le catéchisme.

– Comptez là-dessus, réponditGaspard ; où un autre n’en aurait que pour une heure, vous enavez, vous, pour une demi-journée. Vous vous arrêtez à tous lesbouchons ; et M. le curé m’a défendu d’aller avec vous,parce que vous me donnez de mauvais exemples.

– Eh bien ! pieux Gaspard, si vousrefusez de venir avec moi, je ne vous inviterai pas à manoce ; si, au contraire, vous m’accordez cette faveur, je vousdonnerai une pièce de douze sous.

– Donnez-la-moi tout de suite, ditGaspard.

– Et pourquoi la veux-tu de suite,polisson ? est-ce que tu te défies de ma parole ?

– Non, mais c’est que je ne me soucie pasd’être votre créancier. J’ai entendu dire dans la ville que vous nepayez personne et qu’on ne peut pas vous faire saisir parce quevotre mobilier ne vaut pas trente sous.

– Bien parlé, Gaspard, dit mononcle ; tiens, voilà quinze sous, et va prévenir ma chère sœurque je t’emmène.

Ma grand’mère s’avança jusque sur le seuil dela porte pour recommander à Gaspard d’avoir bien soin de son habit,car, disait-elle, il fallait qu’il lui servît pour la noce de sononcle.

– Vous moquez-vous ? ditBenjamin ; est-il besoin de recommander sa bannière à unenfant de chœur français ?

– Mon oncle, dit Gaspard, avant de nousmettre en route, je vous préviens d’une chose, c’est que si vousm’appelez encore porte-bannière, oiseau bleu ou patron de Clamecy,je me sauve avec vos quinze sous et je retourne jouer aubouchon.

À l’entrée du hameau, mon oncle rencontraM. Susurrans, épicier, tout petit, tout menu, mais fait, commela poudre, de charbon et de salpêtre. M. Susurrans avait uneespèce de métairie au Val-des-Rosiers ; il s’en revenait àClamecy, portant sous son bras un toulon qu’il espérait bien faireentrer en fraude, et au bout de sa canne une paire de chapons queMme Susurrans attendait pour les mettre à labroche. M. Susurrans connaissait mon oncle et il l’estimait,car Benjamin achetait chez lui le sucre dont il édulcorait sesdrogues, et la poudre qu’il mettait dans sa queue.M. Susurrans, donc, lui proposa de venir à la ferme serafraîchir. Mon oncle, pour lequel la soif était un état normal,accepta sans cérémonie. L’épicier et son client s’étaient établisau coin du feu, chacun sur un escabeau : ils avaient mis letoulon entre eux deux ; mais ils ne se laissaient pas aigrir àsa place, et quand il n’était pas dans les bras de l’un, il étaitaux lèvres de l’autre.

– L’appétit vient aussi bien en buvantqu’en mangeant : si nous mangions les poulets ? ditM. Susurrans.

– En effet, répondit mon oncle, cela vousépargnera la peine de les emporter, et je ne conçois pas commentvous avez pu vous charger de cette corvée.

– Et à quelle sauce lesmangerons-nous ?

– À la plus tôt faite, dit Benjamin, etvoici un excellent feu pour les faire rôtir.

– Oui, dit M. Susurrans, mais il n’ya ici de batterie de cuisine que tout juste pour faire une soupe àl’oignon : nous n’avons pas de broche.

Benjamin, comme tous les grands hommes,n’était jamais pris au dépourvu par les circonstances.

– Il ne sera pas dit, répondit-il, quedeux hommes d’esprit comme nous n’aient pu manger une volaillerôtie faute de broche. Si vous m’en croyez, nous embrocherons nospoulets avec la lame de mon épée et Gaspard que voilà la tournerapar la garde.

Vous n’auriez jamais pensé à cet expédient,vous, ami lecteur, mais aussi mon oncle avait assez d’imaginationpour faire dix romanciers de notre époque.

Gaspard, qui ne mangeait pas souvent depoulet, se mit joyeusement à la besogne ; au bout d’une heureles poulets étaient rôtis à point. On retourna un cuvier à lessiveet on le traîna auprès du feu ; le couvert fut dressé dessus,et, sans sortir de leur place, les convives se trouvèrent à table.Les verres manquaient ; mais le toulon ne chômait pas pourcela ; on buvait par la bonde comme au temps d’Homère ;cela n’était pas commode, mais tel était le caractère stoïque demon oncle qu’il aimait mieux boire ainsi le bon vin que de lapiquette dans des verres de cristal. Malgré les difficultés detoute espèce que présentait l’opération, les poulets furent bientôtexpédiés. Depuis longtemps les infortunés volatiles n’étaient plusqu’une carcasse dénudée, et cependant les deux amis buvaienttoujours. M. Susurrans, qui n’était, ainsi que nous vousl’avons dit, qu’un tout petit homme, dont l’estomac et le cerveause touchaient presque, était ivre autant qu’on peut l’être ;mais Benjamin, le grand Benjamin, avait conservé la majeure partiede sa raison, et il prenait en pitié son faible adversaire ;pour Gaspard, auquel on avait passé quelquefois le toulon, il allaun peu au delà des limites de la tempérance, le respect filial neme permet pas de me servir d’une autre expression.

Telle était la situation morale des conviveslorsqu’ils quittèrent le cuvier. Il était alors quatre heures, etils se disposaient à se mettre en route. M. Susurrans, qui sesouvenait très bien qu’il devait apporter des poulets à sa femme,les cherchait pour les remettre au bout de sa canne ; ildemanda à mon oncle s’il ne les avait point vus.

– Vos poulets, dit Benjamin,plaisantez-vous ? vous venez de les manger.

– Oui, vieux fou, ajouta Gaspard, vousles avez mangés ; ils étaient embrochés à l’épée de mon oncle,et c’est moi qui ai tourné la broche.

– Cela n’est pas vrai, s’écriaM. Susurrans, car si j’avais mangé mes poulets je n’auraisplus faim, et je me sens un appétit à dévorer un loup.

– Je ne dis pas le contraire, réponditmon oncle ; mais toujours est-il que vous venez de manger vospoulets. Tenez, si vous en doutez, en voilà les deuxcarcasses ; vous pouvez les mettre au bout de votre canne sicela vous convient.

– Tu en as menti, Benjamin, je nereconnais point là les carcasses de mes poulets ; c’est toiqui me les as pris, et tu vas me les rendre.

– Eh bien ! soit, dit mon oncle,envoyez-les chercher demain à la maison et je vous les rendrai.

– Tu vas me les rendre de suite, ditM. Susurrans s’élevant sur la pointe des pieds pour mettre lepoing sous la gorge de mon oncle.

– Ah ! papa Susurrans, dit Benjamin,si vous plaisantez, je vous préviens que c’est pousser trop loin laplaisanterie, et…

– Non, malheureux, je ne plaisante pas,fit M. Susurrans se plaçant devant la porte, et vous nesortirez pas d’ici, ni toi ni ton neveu, que vous ne m’ayez rendumes poulets.

– Mon oncle, dit Gaspard, voulez-vous queje passe la jambe à ce vieil imbécile ?

– Inutile, Gaspard, inutile, mon ami, ditBenjamin ; tu es un homme d’église, toi, et il ne te convientpas d’intervenir dans une querelle. Ah çà ! ajouta-t-il, unefois, deux fois, monsieur Susurrans, voulez-vous nous laissersortir ?

– Quand vous m’aurez rendu mes poulets,répondit M. Susurrans faisant demi-tour à gauche et présentantle bout de sa canne à mon oncle comme si c’eût été unebaïonnette.

Benjamin abaissa la canne de sa main, et,prenant le petit homme par le milieu du corps, il l’accrocha par laceinture de sa culotte à un morceau de fer qui était au-dessus dela porte et auquel on suspendait la batterie de cuisine.

Susurrans, assimilé à un poêlon, se démenaitcomme un scarabée attaché par une épingle à une tapisserie. Ilhurlait et gesticulait, criant tantôt au feu, tantôt àl’assassin.

Mon oncle avisa un almanach de Liège qui étaitsur la cheminée :

– Tenez, dit-il, monsieur Susurrans,l’étude, a écrit Cicéron, est une consolation dans toutes lessituations de la vie ; amusez-vous à étudier jusqu’à ce qu’onsoit venu vous dépendre ; car, pour moi, je n’ai pas le tempsde faire conversation avec vous, et j’ai l’honneur de voussouhaiter le bonsoir.

À vingt pas de là mon oncle rencontra lefermier qui accourait et qui lui demanda pourquoi son maître criaitau feu et à l’assassin.

– C’est probablement que la maison brûleet qu’on assassine votre maître, répondit tranquillement mononcle : et, sifflant Gaspard qui était resté en arrière, ilcontinua son chemin.

Le temps s’était radouci ; le ciel,auparavant resplendissant, était devenu d’un blanc mat et sale,comme un plafond de gypse qui n’est pas encore sec. Il tombait unepetite pluie, fine, dense, acérée, qui ruisselait en gouttelettesle long des rameaux dépouillés, et faisait pleurer les arbres etles buissons.

Le chapeau de mon oncle s’imbiba comme uneéponge de cette pluie, et bientôt ses deux cornes devinrent deuxgouttières qui lui versaient une eau noire sur les épaules.Benjamin, inquiet pour son habit, le retourna, et, se ressouvenantde la recommandation de sa sœur, il ordonna à Gaspard d’en faireautant. Celui-ci, sans penser à Saint Martin, se conforma àl’injonction de mon oncle.

À quelque distance de là, Benjamin et Gaspardrencontrèrent une troupe de paysans qui revenaient de vêpres. À lavue du saint qui se trouvait sur l’habit de Gaspard, la tête en baset son cheval les quatre fers en l’air comme s’il fût tombé duciel, les rustres poussèrent d’abord de grands éclats de rire, etbientôt ils en vinrent aux huées. Vous connaissez assez mon onclepour croire qu’il ne se laissa pas impunément bafouer par cettecanaille. Il tira son épée ; Gaspard, de son côté, s’arma depierres, et, emporté par son ardeur, il s’avança à l’avant-garde.Mon oncle s’aperçut alors que Saint Martin avait tous les tortsdans cette affaire, et il fut pris d’une telle envie de rire que,pour ne point tomber, il fut obligé de s’appuyer sur son épée.

– Gaspard, s’écriait-il d’une voixétouffée, patron de Clamecy, ton saint qui est à l’envers, lecasque de ton saint qui va tomber.

Gaspard, comprenant qu’il était l’objet detoute cette risée, ne put supporter cette humiliation ; il ôtason habit, le jeta à terre et le foula aux pieds. Quand mon oncleeut achevé de rire, il voulut le forcer à le ramasser et à leremettre ; mais Gaspard se sauva à travers les champs et nereparut plus. Benjamin releva piteusement l’habit et le mit au boutde son épée. Sur ces entrefaites, arriva M. Susurrans ;il était un peu dégrisé, et il se ressouvenait très distinctementqu’il avait mangé ses poulets ; mais il avait perdu sontricorne. Benjamin, que les vivacités du petit homme réjouissaientbeaucoup, et qui voulait, comme nous dirions, nous autresprofesseurs, gens de bas lieux et de mauvais ton, le faire monter àl’échelle, lui soutint qu’il l’avait mangé ; mais la forcemusculaire de Benjamin en imposait tellement à Susurrans, qu’ilrefusa tout net de se fâcher ; il poussa même l’esprit decontrariété jusqu’à faire des excuses à mon oncle.

Benjamin et M. Susurrans s’en revinrentensemble à Clamecy. Vers le milieu du faubourg, ils rencontrèrentl’avocat Page.

– Où vas-tu ainsi ? dit celui-ci àmon oncle.

– Eh parbleu, tu t’en doutes bien, jevais dîner chez ma chère sœur.

– Ce n’est pas du tout cela, fit Page, tut’en vas dîner avec moi à l’hôtel du Dauphin.

– Et si j’acceptais, à quellecirconstance devrais-je donc cet avantage ?

– Je vais t’expliquer cela en deuxmots : c’est un riche marchand de bois de Paris auquel j’aigagné une importante affaire et qui m’a invité à dîner avec sonprocureur qu’il ne connaît pas. Nous sommes dans le carnaval ;j’ai décidé que ce serait toi qui serais son procureur, et j’allaisau-devant de toi pour t’en prévenir. C’est une aventure digne denous, Benjamin, et je n’ai pas sans doute présumé de ton génie enespérant que tu y prendrais un rôle.

– C’est, en effet, dit Benjamin, unepartie de masques fort bien conçue. Mais je ne sais, ajouta-t-il enriant, si l’honneur et la délicatesse me permettent de faire lepersonnage de procureur.

– À table, dit Page, le plus honnêtehomme est celui qui vide le plus consciencieusement son verre.

– Oui, mais si ton marchand de bois meparle de son affaire ?

– Je répondrai pour toi.

– Et si demain il lui prend fantaisie derendre visite à son procureur ?

– C’est chez toi que je le conduirai.

– Tout cela c’est très bien, mais je n’aipas, j’ose du moins m’en flatter, l’effigie d’un procureur.

– Tu la prendras, tu as bien déjà su tefaire passer pour le Juif-Errant.

– Et mon habit rouge ?

– Notre homme est un badaud de Paris,nous lui ferons croire que tels sont en province les insignes desprocureurs.

– Et mon épée ?

– S’il la remarque, tu lui diras quec’est avec cela que tu tailles tes plumes.

– Mais quel est donc son procureur, à tonmarchand de bois ?

– C’est Dulciter. Aurais-tu l’inhumanitéde me laisser dîner avec Dulciter ?

– Je sais bien que Dulciter n’est pasamusant ; mais s’il sait que j’ai dîné pour lui, ilm’attaquera en restitution.

– Je plaiderai pour toi ; allons,viens, je suis sûr que le dîner est servi ; mais à propos,notre amphitryon m’a recommandé d’amener avec moi le premier clercde Dulciter ; où diable vais-je pêcher un clerc deDulciter ?

Benjamin se mit à éclater d’un rire fou.

– Oh ! s’écria-t-il en frappantentre ses mains, j’ai ton affaire ! tiens, ajouta-t-il enmettant sa main sur l’épaule de M. Susurrans, voilà tonclerc.

– Fi donc ! dit Page, unépicier !…

– Qu’est-ce que cela fait ?

– Il sent le gruyère.

– Tu n’es pas gourmet, Page ; ilsent la chandelle.

– Mais il a soixante ans.

– Nous le présenterons comme le doyen dela basoche.

– Vous êtes des drôles et despolissons ! dit M. Susurrans, en revenant à son caractèreimpétueux ; je ne suis pas un bandit, moi, un coureur decabarets.

– Non, interrompit mon oncle, il s’enivreseul dans sa cave.

– C’est possible, monsieur Rathery, maisje ne m’enivre pas toujours aux dépens des autres, et je ne veuxpas prendre part aux flibusteries.

– Il faut pourtant, dit mon oncle, quevous y preniez part ce soir, sinon je dis partout où je vous aiaccroché.

– Et où l’as-tu donc accroché ? fitPage.

– Imagine, dit Benjamin…

– Monsieur Rathery !… s’écriaSusurrans mettant un doigt sur sa bouche…

– Eh bien ! consentez-vous à veniravec nous ?

– Mais, monsieur Rathery, considérez quema femme m’attend ; on me croira mort, assassiné, on mecherchera sur la route du Val-des-Rosiers.

– Tant mieux, on trouvera peut-être votretricorne.

– Monsieur Rathery, mon bon monsieurRathery ! fit Susurrans joignant les mains.

– Allons donc, dit mon oncle, ne faitesdonc pas l’enfant ! vous me devez une réparation, et moi jevous dois un dîner ; d’un seul coup nous nous acquittonsensemble.

– Souffrez au moins que j’aille prévenirma femme.

– Non pas, dit Benjamin en se plaçantentre lui et Page ; je connais Mme Susurranspour l’avoir vue à son comptoir. Elle vous enfermerait chez vous àdouble tour, et je ne veux pas que vous nous échappiez ; je nevous donnerais pas pour dix pistoles.

– Et mon toulon, dit Susurrans, qu’envais-je faire à présent que je suis clerc de procureur ?

– C’est vrai, dit Benjamin, vous nepouvez vous présenter à notre client avec un toulon.

Ils étaient alors au milieu du pont deBeuvron, mon oncle prit le toulon des mains de Susurrans et le jetaà la rivière.

– Coquin de Rathery ! scélérat deRathery ! s’écria Susurrans, tu me paieras mon toulon ;il m’a coûté six livres, à moi ; mais toi, tu sauras ce qu’ilte coûtera.

– Monsieur Susurrans, dit Benjaminprenant une pose majestueuse, imitons le sage qui disait :Omnia mecum porto, c’est-à-dire : tout ce qui megêne, je le jette à la rivière. Tenez, voilà au bout de cette épéeun habit magnifique, l’habit des dimanches de mon neveu ; unhabit qui pourrait figurer dans un musée et qui a coûté, de façonseulement, trente fois autant que votre misérable toulon. Ehbien ! moi je le sacrifie sans le moindre regret ;jetez-le par-dessus le pont, et nous serons quittes.

Comme M. Susurrans n’en voulait rienfaire, Benjamin lança l’habit par-dessus le pont, et, prenant lebras de Page et celui de Susurrans :

– Maintenant, dit-il, marchons ; onpeut lever le rideau, nous sommes prêts à entrer en scène.

Mais l’homme propose et Dieu dispose ; enmontant les escaliers de Vieille-Rome, ils se trouvèrent face àface avec Mme Susurrans. Celle-ci ne voyant pasrevenir son mari, allait au-devant de lui avec une lanterne.

Lorsqu’elle le vit entre mon oncle et l’avocatPage, qui avaient tous deux une réputation suspecte, son inquiétudefit place à la colère.

– Enfin, monsieur, vous voilà !s’écria-t-elle, c’est vraiment heureux ; j’ai cru que vousn’arriveriez pas ce soir ; vous menez là une jolie vie, etvous donnez un bel exemple à votre fils.

Puis, parcourant son mari d’un coup d’œilrapide, elle s’aperçut combien il était incomplet.

– Et vos poulets, monsieur ! et tonchapeau, misérable ! et ton toulon, ivrogne ! qu’en as-tufait !

– Madame, répondit gravement Benjamin,les poulets nous les avons mangés ; pour le tricorne, il a eule malheur de le perdre en route.

– Comment ! le monstre a perdu sontricorne ! un tricorne tout frais retapé !

– Oui, madame, il l’a perdu, et vous êtesbien heureuse, dans la position où il était, qu’il n’ait pas aussiperdu sa perruque ; quant au toulon, on le lui a saisi àl’octroi, et la régie lui a déclaré procès-verbal.

Comme Page ne pouvait s’empêcher derire :

– Je vois ce que c’est, ditMme Susurrans ; c’est vous qui avez débauchémon mari, et par-dessus le marché vous nous plaisantez. Vous feriezbien mieux de vous occuper de vos malades et de payer vos dettes,monsieur Rathery !

– Est-ce que je vous dois quelque chose,madame ? répondit fièrement mon oncle.

– Oui, ma bonne amie, répondit Susurrans,se sentant fort de la protection de sa femme, c’est lui qui m’adébauché ; il m’a mangé mes poulets avec son neveu ; ilsm’ont pris mon tricorne et ils m’ont jeté mon toulon dans larivière ; il voulait encore, l’infâme qu’il est, me forcer àaller dîner avec lui au Dauphin et à faire, à mon âge, lepersonnage d’un clerc de procureur.

» Allez, indigne homme ! je m’envais de ce pas chez M. Dulciter le prévenir que vous voulezdîner à sa place et à celle de son clerc.

– Vous voyez madame, fit mon oncle, quevotre mari est ivre, et qu’il ne sait ce qu’il dit ; si vousm’en croyez, vous le ferez coucher aussitôt que vous serez deretour à la maison, et vous lui ferez prendre, de deux en deuxheures, une décoction de camomille et de fleurs de tilleul :en le soutenant, j’ai eu l’occasion de lui toucher le pouls, et jevous assure qu’il n’est pas bien du tout.

– Oh ! scélérat, oh ! coquin,oh ! révolutionnaire, tu oses dire encore à ma femme que jesuis malade d’avoir trop bu, tandis que c’est toi qui esivre ! Attends, je m’en vais de suite chez Dulciter, tu aurastout à l’heure de ses nouvelles.

– Vous devez vous apercevoir, madame, ditPage, avec le plus grand sang-froid du monde, que cet homme bat lacampagne ; vous manqueriez à tous vos devoirs d’épouse si vousne faisiez prendre à votre mari de la camomille et de la fleur detilleul, ainsi que vient de le prescrire M. Rathery, qui estassurément le médecin le plus habile du baillage, et qui répond auxinsultes de ce fou en lui sauvant la vie.

Susurrans allait recommencer sesimprécations.

– Allons, lui dit sa femme, je vois queces messieurs ont raison ; vous êtes ivre à ne pouvoir plusparler ; suivez-moi de suite, ou je ferme la porte enrentrant, et vous irez coucher où vous voudrez.

– C’est cela, dirent ensemble Page et mononcle, et ils riaient encore lorsqu’ils arrivèrent à la porte duDauphin. La première personne qu’ils rencontrèrent dans la cour futM. Minxit, qui allait monter à cheval pour retourner àCorvol.

– Parbleu, dit mon oncle, prenant labride du cheval, vous ne partirez pas ce soir, monsieurMinxit ; vous allez souper avec nous ; nous avons perduun convive, mais vous en valez bien trente comme lui.

– Puisque cela te fait plaisir, Benjamin…Garçon, ramenez mon cheval à l’écurie, et dites qu’on me prépare unlit.

Chapitre 13Comment mon oncle passa la nuit en prières pour l’heureusedélivrance de sa sœur.

Mon temps est précieux, chers lecteurs, et jesuppose que le vôtre ne l’est pas moins ; je ne m’amuseraidonc pas à vous décrire ce mémorable souper ; vous connaissezassez les convives pour vous faire une idée de la manière dont ilssoupèrent. Mon oncle sortit à minuit de l’hôtel du Dauphin,avançant de trois pas et reculant de deux, comme certains pèlerinsd’autrefois qui faisaient vœu de se rendre avec cette allure àJérusalem. En rentrant, il aperçut de la lumière dans la chambre deMachecourt, et, supposant que celui-ci griffonnait quelque exploit,il rentra avec l’intention de lui souhaiter le bonsoir. Magrand’mère était alors en mal d’enfant ; la sage-femme, touteffrayée de l’apparition de mon oncle qu’on n’attendait pas à cetteheure, vint le prévenir officiellement de l’évènement qui allaitavoir lieu. Benjamin se rappela, à travers les brouillards quiobscurcissaient son cerveau, que sa sœur, la première année de sonmariage, avait eu une couche laborieuse qui avait mis sa vie endanger ; aussitôt le voilà qui se fond en deux gouttières delarmes.

– Hélas ! s’écriait-il d’une voix àréveiller toute la rue des Moulins, ma chère sœur va mourir,hélas ! elle va…

– Madame Lalande, s’écria ma grand’mèredu fond de son lit, mettez-moi ce chien d’ivrogne à la porte.

– Retirez-vous, monsieur Rathery, ditMme Lalande, il n’y a pas le moindre danger ;l’enfant se présente par les épaules et dans une heure votre sœursera délivrée.

Mais Benjamin criait toujours : –Hélas ! elle va mourir, ma chère sœur.

Machecourt, voyant que la harangue de lasage-femme ne produisait aucun effet, crut devoir intervenir à sontour.

– Oui, Benjamin, mon ami, mon bon frère,l’enfant se présente par les épaules, fais-moi le plaisir d’allerte coucher, je t’en supplie.

Ainsi parla mon grand-père.

– Et toi, Machecourt, mon ami, mon bonfrère, lui répondit mon oncle, je t’en supplie, fais-moi le plaisird’aller…

Ma grand’mère, comprenant qu’elle ne pouvaitcompter sur un acte de rigueur de Machecourt à Benjamin, se décidaà mettre elle-même celui-ci à la porte.

Mon oncle se laissa pousser dehors avec ladocilité d’un mouton. Son parti fut bientôt pris : il sedécida à aller coucher à côté de Page qui ronflait comme unsoufflet de forge sur une des tables du Dauphin. Mais, en passantsur la place de l’église, l’idée lui vint de prier Dieu pourl’heureuse délivrance de sa chère sœur ; or, le temps s’étaitremis à la gelée comme de plus belle, et il faisait un froid decinq à six degrés. Nonobstant cela, Benjamin s’agenouilla sur lesmarches du portail, joignit les mains comme il l’avait vu pratiquerà sa chère sœur, et se mit à marmotter quelques bribes de prière.Comme il entamait son second Ave, le sommeil le prit, etil se mit à ronfler à l’instar de son ami Page. Le lendemain matin,à cinq heures, lorsque le sacristain vint sonnerl’Angelus, il aperçut quelque chose d’agenouillé qui avaitcomme une forme humaine. Il s’imagina d’abord, dans sa simplicité,que c’était un saint qui était sorti de sa niche pour faire quelqueexercice de pénitence, et il s’apprêtait à le faire rentrer dansl’église ; mais, s’étant approché davantage, à la lueur de salanterne, il reconnut mon oncle, qui avait un pouce de verglas surle dos et à l’extrémité du nez un filet de glace d’unedemi-aune.

– Holà, oh ! monsieur Rathery !s’écria-t-il dans l’oreille de Benjamin.

Comme celui-ci ne répondait pas, il allatranquillement sonner son Angelus, et quand il l’eutachevé et parachevé, il revint à M. Rathery. Au cas qu’il nefût pas mort il le chargea comme un sac sur ses épaules et l’allaporter à sa sœur. Ma grand’mère était délivrée depuis deux bonnesheures ; les voisines qui passaient la nuit auprès d’ellereportèrent leurs soins sur Benjamin. Elles le placèrent sur unmatelas devant le foyer, l’enveloppèrent de serviettes chaudes, decouvertures chaudes, et lui mirent aux pieds une briquechaude ; dans l’excès de leur zèle, elles l’auraientvolontiers mis au four. Mon oncle se dégela peu à peu ; saqueue, qui était aussi raide que son épée, commença à pleurer surle traversin, ses articulations se détendirent, l’exercice de laparole lui revint, et le premier usage qu’il en fit fut de demanderdu vin chaud. On lui en fit vivement une chaudronnée ; quandil en eut bu la moitié, il fut pris d’une telle sueur qu’on crutqu’il s’allait liquéfier. Il avala le reste, se rendormit, et, àhuit heures du matin, il se portait le mieux du monde. SiM. le curé eût dressé le procès-verbal de ces faits, mon oncleeût été infailliblement canonisé. On l’eût probablement donné pourpatron aux cabaretiers ; et, sans le flatter, il eût fait,avec sa queue et son habit rouge, une magnifique enseigned’auberge.

Une semaine et plus s’était écoulée depuisl’heureux accouchement de ma grand’mère, et déjà elle songeait àses relevailles. Cette espèce de quarantaine que lui imposaient lescanons de l’Église avait de graves inconvénients pour elle enparticulier, et pour toute la famille en général. D’abord, lorsquequelque évènement un peu saillant, quelque bon scandale parexemple, ridait la surface tranquille du quartier, elle ne pouvaitaller en disserter chez son prochain de la rue des Moulins, ce quiétait pour elle une cruelle privation ; ensuite elle étaitobligée d’envoyer Gaspard, enveloppé d’un tablier de cuisine, aumarché et à la boucherie. Or, ou Gaspard perdait l’argent dupot-au-feu au bouchon, ou il rapportait du collet pour de lacuisse, ou bien encore, quand on l’envoyait quérir un chou pourmettre dans la marmite, la soupe était trempée que Gaspard n’étaitpas encore de retour. Benjamin riait, Machecourt enrageait, et magrand’mère fouettait Gaspard.

– Pourquoi aussi, lui dit un jour mongrand-père, irrité d’être obligé, par suite de l’absence deGaspard, de manger une tête de veau sans ciboules, ne fais-tu pasta besogne toi-même ?

– Pourquoi ! pourquoi !repartit ma grand’mère, parce que je ne puis aller à la messe sanspayer Mme Lalande.

– Que diable aussi, chère sœur, ditBenjamin, n’attendiez-vous pas pour accoucher que vous eussiez del’argent ?

– Demande donc plutôt à ton imbécile debeau-frère pourquoi depuis un mois il ne m’a pas apporté un pauvreécu de six livres.

– Ainsi donc, dit Benjamin, si vous étiezsix mois sans recevoir d’argent, six mois vous resteriez enferméedans votre maison comme dans un lazaret ?

– Oui, répliqua ma grand’mère, parce quesi je sortais avant d’être allée à la messe, le curé parlerait demoi en chaire, et qu’on me montrerait du doigt dans les rues.

– En ce cas, sommez donc M. le curéde vous envoyer sa femme de charge pour tenir votre ménage ;car Dieu est trop juste pour exiger que Machecourt mange de la têtede veau sans ciboules, parce que vous lui avez fait un septièmeenfant.

Heureusement, l’écu de six livres siimpatiemment attendu arriva accompagné de quelques autres, et magrand’mère put aller à la messe.

En rentrant à la maison avecMme Lalande, elle trouva mon oncle étendu dans lefauteuil de cuir de Machecourt, les talons appuyés sur les chenetset ayant devant lui une écuelle pleine de vin chaud ; car ilfaut vous dire que, depuis sa convalescence, Benjamin,reconnaissant envers le vin chaud qui lui avait sauvé la vie, enprenait tous les matins une ration qui aurait suffi à deuxofficiers de marine. Il disait, pour justifier cet extra monstre,que sa température était encore au-dessous de zéro.

– Benjamin, lui dit ma grand’mère, j’aiun service à te demander.

– Un service ! répondit Benjamin, etque puis-je faire, chère sœur, pour vous être agréable ?

– Tu devrais l’avoir deviné, Benjamin, ilfaut que tu sois parrain de mon dernier.

Benjamin qui n’avait rien deviné du tout etqu’au contraire cette proposition prenait à l’improviste, secoua latête et fit un gros : Mais…

– Comment, dit ma grand’mère lui jetantun regard plein d’étincelles, est-ce que tu me refuserais cela, parhasard ?

– Non pas, chère sœur, bien au contraire,mais…

– Mais quoi ? Tu commences àm’impatienter avec tes mais.

– C’est que, voyez-vous, je n’ai jamaisété parrain, moi, et je ne saurais comment m’y prendre pour remplirmes fonctions.

– Belle difficulté, on te mettra aucourant ; je prierai le cousin Guillaumot de te donnerquelques leçons.

– Je ne doute ni des talents ni du zèledu cousin Guillaumot ; mais s’il faut que je prenne des leçonsde parinologie, je crains que cette étude n’aille pas à mon genred’intelligence ; vous feriez mieux peut-être de prendre unparrain tout instruit ; Gaspard, par exemple, qui est enfantde chœur, vous conviendrait parfaitement.

– Allons donc, monsieur Rathery, ditMme Lalande, il faut que vous acceptiezl’invitation de votre sœur ; c’est un devoir de famille dontvous ne pouvez vous exempter.

– Je vois ce que c’est, madame Lalande,dit Benjamin ; quoique je ne sois pas riche, j’ai laréputation de faire bien les choses, et vous aimeriez autant avoiraffaire avec moi qu’à Gaspard, n’est-ce pas ?

– Fi donc ! Benjamin, fi donc !monsieur Rathery, s’exclamèrent ensemble ma grand’mère etMme Lalande.

– Tenez, ma chère sœur, poursuivitBenjamin, à vous parler franchement, je ne me soucie pas d’êtreparrain. Je veux bien me conduire avec mon neveu comme si jel’avais tenu sur les fonts de baptême ; j’écouterai avecsatisfaction le compliment qu’il m’adressera tous les ans le jourde ma fête, et fût-il de Millot-Rataut, je m’engage à le trouvercharmant. Je lui permettrai de m’embrasser le premier jour dechaque année et je lui donnerai pour ses étrennes un polichinelle àressort ou une paire de culottes, selon que vous l’aimerez mieux.Je serai même flatté que vous le nommiez Benjamin ; mais allerme planter comme un grand imbécile devant les fonts baptismaux,avec un cierge à la main, ma foi non, chère sœur, n’exigez pas celade moi, ma dignité d’homme s’y oppose ; j’aurais peur queDjhiarcos ne me rît au nez. Et d’ailleurs, comment puis-jeaffirmer, moi, que ce petit braillard renonce à Satan et à sesœuvres ? Qu’est-ce qui me prouve qu’il renonce aux œuvres deSatan ? Si la responsabilité du parrain n’est qu’une frime,comme le pensent quelques-uns, à quoi bon un parrain, à quoi bonune marraine, à quoi bon deux cautions au lieu d’une, et pourquoifaire endosser ma signature par un autre ? Si au contrairecette responsabilité est sérieuse, pourquoi en encourrais-je lesconséquences ? Notre âme étant ce que nous avons de plusprécieux, n’est-ce pas être fou que de la mettre en gage pour celled’un autre ? Et, d’ailleurs, qu’est-ce qui vous presse donctant de faire baptiser votre poupon ? Est-ce une terrine defoie gras ou un jambon de Mayence qui se gâterait s’il n’était saléde suite ? Attendez qu’il ait vingt-cinq ans ; au moins,il pourra répondre lui-même, et alors, s’il lui faut une caution,je saurai ce que j’ai à faire. Jusqu’à dix-huit ans, votre fils nepourra prendre un enrôlement dans l’armée : jusqu’à vingt etun ans, il ne pourra contracter d’engagements civils ; jusqu’àvingt-cinq ans, il ne pourra se marier sans votre consentement etcelui de Machecourt, et vous voulez qu’à neuf jours il ait assez dediscernement pour se choisir une religion. Allons donc ! vousvoyez bien vous-même que cela n’est pas raisonnable.

– Oh ! ma chère dame, s’écria lasage-femme, épouvantée de la logique hétérodoxe de mon oncle, votrefrère est un damné. Gardez-vous bien de le donner pour parrain àvotre enfant, cela lui porterait malheur !

– Madame Lalande, dit Benjamin d’un tonsévère, un cours d’accouchement n’est pas un cours de logique. Il yaurait lâcheté de ma part à discuter avec vous ; je mecontenterai de vous demander si Saint Jean baptisait dans leJourdain, moyennant un sesterce et un cornet de dattes sèches, desnéophytes apportés de Jérusalem sur les bras de leur nourrice.

– Ma foi ! ditMme Lalande, embarrassée de l’objection, j’aimemieux le croire que d’y aller voir.

– Comment, madame, vous aimez mieux lecroire que d’y aller voir ! est-ce là le langage d’unesage-femme instruite de sa religion ? Eh bien ! puisquevous le prenez sur ce ton, je me ferai l’honneur de vous poser cedilemme…

– Laisse-nous donc tranquilles avec tesdilemmes, interrompit ma grand’mère, est-ce queMme Lalande sait ce que c’est qu’undilemme ?

– Comment, madame, fit la sage-femmepiquée de l’observation de ma grand’mère, je ne sais pas ce quec’est qu’un dilemme ! l’épouse d’un chirurgien, ne pas savoirce que c’est qu’un dilemme ! Continuez, monsieur Rathery, jevous écoute.

– C’est fort inutile, répliqua sèchementma grand’mère, j’ai décidé que Benjamin serait parrain et il lesera ; il n’y a pas de dilemme au monde qui puisse l’enexempter.

– J’en appelle à Machecourt !s’écria Benjamin.

– Machecourt t’a condamné d’avance :il est allé ce matin à Corvol inviter Mlle Minxit àêtre la commère.

– Ainsi donc, s’écria mon oncle, ondispose de moi sans mon consentement, on n’a pas même l’honnêtetéde me prévenir ! Me prend-on pour un homme empaillé, pour ungargamelle de pain d’épice ? La belle figure que vont fairemes cinq pieds neuf pouces à côté des cinq pieds trois pouces deMlle Minxit, qui aura l’air, avec sa taille plateet calibrée, d’un mât de cocagne couronné de rubans !Savez-vous que l’idée d’aller à l’église côte à côte avec elle metourmente depuis six mois, et que j’ai failli, en répugnance decette corvée, renoncer à l’avantage de devenir son mari ?

– Voyez-vous, madame Lalande, dit magrand’mère, ce Benjamin comme il est facétieux : il aimeMlle Minxit avec passion, et cependant il fautqu’il se raille d’elle.

– Hum ! fit la sage-femme.

Benjamin, qui n’avait pas songé àMme Lalande, s’aperçut qu’il avait fait unlapsus linguæ ; pour échapper aux reproches de sasœur, il se hâta de déclarer qu’il consentait à tout ce qu’onvoudrait exiger de lui, et détala avant que la sage-femme fûtpartie.

Le baptême devait avoir lieu le dimanchesuivant ; ma grand’mère s’était mise en frais pour cettecérémonie ; elle avait autorisé Machecourt à inviter à undîner solennel tous ses amis et ceux de mon oncle. Pour Benjamin,il était en mesure de faire face aux dépenses qu’exige le rôle deparrain magnifique ; il venait de recevoir du gouvernement unegratification de cent francs pour le zèle qu’il avait mis àpropager l’inoculation dans le pays et à réhabiliter la pomme deterre attaquée à la fois par les agronomes et les médecins.

Chapitre 14Plaidoyer de mon oncle devant le bailli.

Le samedi suivant, veille de la cérémonie dubaptême, mon oncle était cité à comparaître devant M. lebailli pour s’entendre condamner par corps à payer au sieurBonteint la somme de cent cinquante francs dix sols six denierspour marchandises à lui vendues ; ainsi s’exprimait la cédule,dont le coût était de quatre francs cinq sols. Un autre que mononcle eût déploré son sort, sur tous les tons de l’élégie ;mais l’âme de ce grand homme était inaccessible aux atteintes de lafortune. Ce tourbillon de misère que la société soulève autourd’elle, cette vapeur de larmes dont elle est enveloppée, nepouvaient monter jusqu’à lui ; il avait son corps au milieudes fanges de l’humanité : quand il avait trop bu, il avaitmal à la tête ; quand il avait marché trop longtemps, il étaitlas ; quand le chemin était boueux, il se crottait jusqu’àl’échine ; enfin, quand il n’avait pas d’argent pour payer sonécot, l’aubergiste le couchait sur son grand livre ; maiscomme l’écueil dont le pied est battu par les vagues et dont lefront rayonne de soleil, comme l’oiseau qui a son nid dans lesbuissons du chemin et qui vit au milieu de l’azur des cieux, sonâme planait dans une région supérieure, toujours calme etsereine ; il n’avait, lui, que deux besoins : la faim etla soif, et si le firmament fût tombé en éclats sur la terre etqu’il eût laissé une bouteille intacte, mon oncle l’eûttranquillement vidée à la résurrection du genre humain écrasé, surun quartier fumant de quelque étoile. Pour lui, le passé n’étaitrien et l’avenir n’était pas encore quelque chose. Il comparait lepassé à une bouteille vide, et l’avenir à un poulet prêt à être misà la broche.

– Que m’importe, disait-il, quelleliqueur a contenu la bouteille ? et pour le poulet, pourquoime ferais-je rôtir moi-même à le faire passer et repasser devantl’âtre ? peut-être, quand il sera cuit à point, que le couvertsera dressé, que je me serai revêtu de ma serviette, surviendra unmolosse qui emportera la volaille fumante entre ses dents.

Éternité, néant, passé, sombres abîmes !

s’écrie le poète ; pour moi, tout ce queje voudrais retirer de ce sombre abîme, c’est mon dernier habitrouge s’il surnageait à ma portée ; la vie est tout entièredans le présent, et le présent c’est la minute qui passe ; or,que me fait à moi un bonheur ou un malheur d’une minute ?Voici un mendiant et un millionnaire ; Dieu leur dit :Vous n’avez qu’une minute à rester sur la terre ; cette minuteécoulée, il leur en accorde une seconde, puis une troisième, et illes fait vivre ainsi jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Croyez-vous quel’un est bien plus heureux que l’autre ? Toutes les misèresqui affligent l’homme, c’est lui qui en est l’artisan ; lesjouissances qu’il s’élabore ne valent pas le quart de la peinequ’il se donne pour les acquérir. Il ressemble à un chasseur quibat toute la journée une campagne pour un lièvre étique ou unecarcasse de perdrix. Nous nous vantons de la supériorité de notreintelligence, mais qu’importe que nous mesurions le cours desastres, que nous puissions dire à une seconde près à quelle heurela lune se trouvera entre la terre et le soleil ; que nousparcourions les solitudes de l’Océan avec des nageoires de bois oudes ailes de chanvre, si nous ne savons pas jouir des biens queDieu a mis dans notre existence ? Les animaux, que nousinsultons du nom de brutes, en savent bien autrement long que noussur les choses de la vie. L’âne se vautre dans l’herbe et labroute, sans s’inquiéter si elle repoussera ; l’ours ne vapoint garder les troupeaux d’un fermier afin d’avoir des mitaineset un bonnet fourré pour son hiver ; le lièvre ne se fait pastambour d’un régiment dans l’espoir de gagner du son pour ses vieuxjours ; le vautour ne se fait pas facteur de la poste pouravoir autour de son cou chauve un beau collier d’or : toussont contents de ce que la nature leur a donné, du lit qu’elle leura préparé dans l’herbe des bois, du toit qu’elle leur a fait avecles étoiles et l’azur du firmament.

» Aussitôt qu’un rayon luit sur laplaine, l’oiseau se met à gazouiller sur sa branche, l’insectebourdonne autour du buisson, le poisson se joue à la surface de sonétang, le lézard flâne sur les pierres chaudes de sa masure ;si quelque ondée tombe du nuage, chacun se réfugie dans son asileet s’y endort paisiblement en attendant le soleil du lendemain.Pourquoi l’homme n’en fait-il pas autant ?

» N’en déplaise au grand roi Salomon, lafourmi est le plus sot des animaux ; au lieu de jouer pendantla belle saison dans la prairie, de prendre sa part de cettemagnifique fête que le ciel pendant six mois donne à la terre, elleperd tout son été à mettre l’un sur l’autre des petits brins defeuilles, puis, quand sa cité est achevée, passe un vent qui labalaie de son aile.

Benjamin, donc, fit griser l’huissier deBonteint, et enveloppa l’onguent de la Mère avec le papier timbréde la cédule.

M. le bailli, devant lequel devaitcomparaître mon oncle, est un personnage trop important pour que jenéglige de vous faire son portrait. D’ailleurs, mon grand-père, àson lit de mort, me l’a expressément recommandé, et pour rien aumonde je ne voudrais manquer à ce pieux devoir.

M. le bailli, donc, était né, comme tantd’autres, de parents pauvres. Son premier lange avait été taillédans une vieille capote de gendarme, et il avait commencé sesétudes de jurisprudence par nettoyer le grand sabre de monsieur sonpère et par étriller son cheval rouge. Je ne saurais vous expliquercomment, du dernier rang de la hiérarchie judiciaire, M. lebailli s’était élevé à la plus haute magistrature du pays ;tout ce que je puis vous dire, c’est que le lézard parvient aussibien que l’aigle au sommet des grands rochers.

M. le bailli, entre autres manies, avaitcelle d’être un grand personnage. L’infériorité de son originefaisait son désespoir. Il ne concevait pas comment un homme commelui n’était pas né gentilhomme. Il attribuait cela à une erreur duCréateur. Il aurait donné sa femme, ses enfants et son greffierpour un chétif morceau de blason. La nature avait été assez bonnemère envers M. le bailli ; à la vérité, elle lui avaitfait sa part d’intelligence ni trop grosse ni trop petite, maiselle y avait ajouté une bonne dose d’astuce et d’audace. M. lebailli n’était ni sot ni spirituel ; il se tenait sur lalisière des deux camps, avec cette différence toutefois qu’iln’avait jamais posé le pied dans celui des gens d’esprit, mais quesur le terrain facile et ouvert de l’autre, il faisait defréquentes excursions. Ne pouvant avoir l’esprit des hommesspirituels, M. le bailli s’était contenté de celui dessots : il faisait des calembours. Ces calembours, lesprocureurs et leurs femmes se faisaient un devoir de les trouverfort jolis ; son greffier était chargé de les répandre dans lepublic et même de les expliquer aux intelligences émoussées quid’abord n’en comprenaient pas le sens. Grâce à cet agréable talentde société, M. le bailli s’était acquis, dans un certainmonde, comme une réputation d’homme d’esprit ; mais cetteréputation, mon oncle disait qu’il l’avait payée en faussemonnaie.

M. le bailli était-il honnêtehomme ? Je n’oserais vous dire le contraire. Vous savez que leCode définit les voleurs, et que la société tient pour honnêtesgens tous ceux qui sont en dehors de la définition ; or,M. le bailli n’était point défini par le Code. M. lebailli, à force d’intrigues, était parvenu à diriger non seulementles affaires, mais encore les plaisirs de la ville. Commemagistrat, M. le bailli était un personnage assez peurecommandable ; il comprenait bien la loi, mais quand ellecontrariait ses aversions ou ses sympathies, il la laissait dire.On l’accusait d’avoir à sa balance un plateau d’or et un plateau debois, et, au fait, je ne sais comment cela arrivait, mais ses amisavaient toujours raison et ses ennemis toujours tort. S’ils’agissait d’un délit, ceux-ci avaient encouru le maximum de lapeine ; encore s’il avait pu le faire plus gros, il l’auraitamplifié de bon cœur. Toutefois, la loi ne peut pas toujoursfléchir ; quand M. le bailli se trouvait dans lanécessité de se prononcer contre un homme dont il craignait ouespérait quelque chose, il se tirait d’affaire en se récusant, etil faisait vanter par sa coterie son impartialité. M. lebailli visait à l’admiration universelle ; il détestaitcordialement, mais en secret, ceux qui l’effaçaient par unesupériorité quelconque. Si vous aviez l’air de croire à sonimportance, si vous alliez lui demander sa protection, vous lerendiez le plus heureux du monde ; mais, si vous lui refusiezun coup de chapeau, cette injure s’incrustait profondément dans samémoire, elle y faisait plaie, et, eussiez-vous vécu cent ans etlui aussi, jamais il ne vous l’eût pardonnée. Malheur donc àl’infortuné qui s’abstenait de saluer M. le bailli. Si quelqueaffaire l’amenait devant son tribunal, il le poussait par quelqueavanie bien combinée à lui manquer de respect. La vengeancedevenait alors pour lui un devoir, et il faisait mettre notre hommeen prison, tout en déplorant la fatale nécessité que lui imposaientses fonctions. Souvent même, pour mieux faire croire à sa douleur,il avait l’hypocrisie de se mettre au lit, et dans les grandesoccasions, il allait jusqu’à la saignée.

M. le bailli faisait la cour à Dieu commeaux puissances de la terre ; il ne se passait jamais de lagrand’messe, et il se plaçait toujours au beau milieu du bancd’œuvre. Cela lui rapportait tous les dimanches une part de painbéni avec la protection du curé. S’il eût pu faire constater par unprocès-verbal qu’il avait assisté à l’office, sans aucun doute, ill’eût fait. Mais ces petits défauts étaient compensés chezM. le bailli par de brillantes qualités. Personne nes’entendait mieux que lui à organiser un bal aux frais de la villeou un banquet en l’honneur du duc de Nivernais. Dans ces jourssolennels, il était magnifique de majesté, d’appétit et decalembours. Lamoignon ou le président Molé eussent été auprès delui de bien petits hommes. En récompense des éminents servicesqu’il rendait à la ville, il espérait, depuis dix ans, la croix deSaint-Louis ; et quand, après ses campagnes d’Amérique,Lafayette en fut décoré, il cria tout bas à l’injustice.

Tel était, au moral, M. le bailli ;au physique, c’était un gros homme, quoiqu’il n’eût pas atteinttoute sa majesté ; sa personne ressemblait à une ellipserenflée par le bas ; vous eussiez pu le comparer à un œufd’autruche qui eût deux jambes. La perfide nature, qui a donné sousun ciel de feu au mancenillier un vaste et épais ombrage, avaitaccordé à M. le bailli l’effigie d’un honnête homme ;aussi aimait-il beaucoup à poser, et c’était un beau jour dans savie quand il pouvait aller, escorté de pompiers, du tribunal àl’église.

M. le bailli se tenait toujours raidecomme une statue sur son piédestal ; si vous ne l’eussiezconnu, vous eussiez dit qu’il avait un emplâtre de poix deBourgogne ou un vaste vésicatoire entre les deux épaules ; ilallait dans la rue comme s’il eût porté un sacrement ; son pasétait invariable comme une demi-aune ; une averse dehallebardes ne le lui eût pas fait allonger d’un pouce ; avecM. le bailli pour unique instrument, un astronome eût pumesurer un arc du méridien.

Mon oncle ne haïssait point M. lebailli ; il ne daignait pas même le mépriser ; mais enprésence de cette abjection morale, il éprouvait comme unsoulèvement de son âme, et il disait quelquefois que cet homme luifaisait l’effet d’un gros crapaud accroupi dans un fauteuil develours.

Pour M. le bailli, il haïssait Benjaminavec toute l’énergie de son âme bilieuse. Celui-ci ne l’ignoraitpas ; mais il s’en mettait peu en souci.

Pour ma grand’mère, craignant un conflit entreces deux natures si diverses, elle voulait que Benjamin s’abstîntde paraître à l’audience ; mais le grand homme, qui avaitconfiance dans la force de sa volonté, avait dédaigné ce timideconseil ; seulement le samedi matin, il s’était abstenu deprendre sa ration accoutumée de vin chaud.

L’avocat de Bonteint prouva du reste que sonclient avait le droit de réclamer contre mon oncle. Quand il eutachevé et parachevé sa démonstration, le bailli demanda à Benjamince qu’il avait à alléguer pour sa défense.

– Je n’ai qu’une simple observation àfaire, dit mon oncle, mais elle vaut mieux que tout le plaidoyer demonsieur, car elle est sans réplique : j’ai cinq pieds neufpouces au-dessus du niveau de la mer et six pouces au dessus duvulgaire des hommes, je pense…

– Monsieur Rathery, interrompit lebailli, tout grandhomme que vous êtes, vous n’avez pas ledroit de plaisanter avec la justice.

– Si j’avais envie de plaisanter, dit mononcle, ce ne serait pas avec un personnage aussi puissantque M. le bailli, dont la justice, d’ailleurs, ne plaisantepas ; mais quand j’affirme que j’ai cinq pieds neuf poucesau-dessus du niveau de la mer, ce n’est pas une plaisanterie que jefais, c’est un moyen sérieux de défense que je présente. M. lebailli peut me faire mesurer s’il doute de la vérité de madéclaration. Je pense donc…

– Monsieur Rathery, répliqua vivement lebailli, si vous continuez sur ce ton, je serai obligé de vousretirer la parole.

– Ce n’est pas la peine, répondit mononcle, car j’ai fini. Je pense donc, ajouta-t-il en précipitant sessyllabes l’une sur l’autre, qu’on ne peut saisir un homme de mataille pour cinquante misérables écus.

– À votre compte, dit le bailli, lacontrainte par corps ne pourrait s’exercer que sur un de vos bras,une de vos jambes, peut-être même sur votre queue.

– D’abord, répliqua mon oncle, je feraiobserver à M. le bailli que ma queue n’est pas en cause,ensuite je n’ai pas la prétention que m’attribue M. lebailli : je suis né indivis, et je prétends rester indivistoute ma vie ; mais, comme le gage vaut au moins le double dela créance, je prie M. le bailli d’ordonner que la sentencepar corps ne pourra être exécutée qu’après que Bonteint m’aurafourni trois autres habits rouges.

– Monsieur Rathery, vous n’êtes pas iciau cabaret, je vous prie de vous souvenir à qui vous parlez ;vos propos deviennent aussi inconsidérés que votrepersonne.

– Monsieur le bailli, répondit mon oncle,j’ai bonne mémoire et je sais très bien à qui je parle. J’ai ététrop soigneusement élevé par ma chère sœur dans la crainte de Dieuet des gendarmes pour que je l’oublie. Quant au cabaret,puisqu’il est ici question de cabaret, il est trop apprécié deshonnêtes gens pour qu’il ait besoin que je le réhabilite. Si nousallons au cabaret, nous, c’est que, quand nous avons soif, nousn’avons pas le privilège de nous rafraîchir aux frais de la ville.Le cabaret, c’est la cave de ceux qui n’en ont point ; et lacave de ceux qui en ont une, ce n’est autre chose qu’un cabaretsans bouchon. Il sied mal à ceux qui boivent une bouteille debourgogne et autre chose à leur dîner, de vilipender le pauvrediable qui se régale par-ci par-là au cabaret d’une pinte deCroix-Pataux. Ces orgies officielles où l’on s’enivre en portantdes toasts au roi et au duc de Nivernais, c’est tout simplement, eteuphonie à part, ce que le peuple appelle une ribote. S’enivrer àsa table, c’est plus décent, mais se griser au cabaret c’est plusnoble et, surtout, plus profitable au trésor. Pour la considérationqui s’attache à ma personne, elle est moins étendue que celle quepeut revendiquer M. le bailli pour la sienne, attendu que moije ne suis considéré que des honnêtes gens. Mais…

– Monsieur Rathery ! s’écriait lebailli, ne trouvant point, aux épigrammes dont le harcelait mononcle, de réponse meilleure et plus facile, vous êtes uninsolent !

– Soit, répliqua Benjamin, secouant unfétu qui s’était attaché au revers de son habit ; mais je doisen conscience prévenir monsieur le bailli que je me suis renferméce matin dans les bornes de la plus stricte tempérance :qu’ainsi, s’il cherchait à me faire sortir du respect que je dois àsa robe, il en serait pour ses frais de provocation.

– Monsieur Rathery, fit le bailli, vosallusions sont injurieuses à la justice, je vous condamne à trentesous d’amende.

– Voilà trois francs, dit mon oncle,mettant un petit écu sur la table verte du juge, payez-vous.

– Monsieur Rathery ! s’écria lebailli exaspéré, sortez.

– Monsieur le bailli, j’ai l’honneur devous saluer ; mes compliments à Mme labaillive, s’il vous plaît.

– Quarante sous d’amende de plus !hurla le juge.

– Comment ! dit mon oncle, quarantesous d’amende parce que je présente mes compliments àMme la baillive ?… Et il sortit.

– Ce diable d’homme, disait le soirM. le bailli à sa femme, jamais je ne me serais imaginé qu’ilfût si modéré. Mais qu’il se tienne bien ! j’ai lâché contrelui une contrainte par corps, et je parlerai à Bonteint pour qu’illa fasse exécuter de suite. Il apprendra ce que c’est de me braver.Quand je l’inviterai aux fêtes données par la ville, il fera chaud,et si je peux lui écorner sa clientèle…

– Fi donc ! monsieur le bailli, luirépondit sa femme, sont-ce là les sentiments d’un homme de bancd’œuvre ? Et que vous a donc fait M. Rathery ? C’estun homme si gai, si bien tourné, si aimable !

– Ce qu’il m’a fait, madame la baillive,il a osé me rappeler que votre beau-père était un gendarme, etd’ailleurs il a plus d’esprit et il est plus honnête homme que moi.Croyez-vous que ce soit peu de chose ?

Le lendemain, mon oncle ne pensait plus à lacontrainte par corps obtenue contre lui ; il se dirigeait versl’église, poudré et solennel, Mlle Minxit au côtédroit et son épée au côté gauche ; il était suivi de Page, quifaisait le coquet dans son habit noisette ; d’Arthus, dontl’abdomen était enveloppé jusqu’au delà de son diamètre d’un giletà grands ramages, entre lesquels voltigeaient de petitsoiseaux ; de Millot-Rataut, qui portait une perruque couleurde brique, et dont les tibias gris de lin étaient jaspés de noir,et d’un grand nombre d’autres, dont il ne me plaît pas de livrerles noms à la postérité. Parlanta manquait seul à l’appel. Deuxviolons piaulaient à la tête du cortège ; Machecourt et safemme fermaient la marche. Benjamin, toujours magnifique, semaitsur son passage les dragées et les liards de l’inoculation.Gaspard, tout fier de lui servir de poche, se tenait à ses côtés,portant dans un grand sac les dragées de la cérémonie.

Chapitre 15Comment mon oncle fut arrêté par Parlanta dans ses fonctions deparrain, et mis en prison.

Mais voici bien une autre fête ! Parlantaavait reçu de Bonteint et du bailli l’ordre exprès d’exécuter lacontrainte par corps pendant la cérémonie ; il avait embusquéses recors dans le vestibule du tribunal et lui-même attendait lecortège sous le portail de l’église.

Aussitôt qu’il vit le tricorne de mon oncledéboucher par l’escalier de Vieille-Rome, il alla à lui et le sommaau nom du roi de le suivre en prison.

– Parlanta, répondit mon oncle, ce que tufais là est peu conforme aux règles de la politessefrançaise ; ne pourrais-tu pas attendre à demain pour opérerma confiscation et venir aujourd’hui dîner avec nous ?

– Si tu y tiens beaucoup, dit Parlanta,j’attendrai : mais je te préviens que les ordres du baillisont précis, et que je cours risque, si je passe outre, d’encourirson ressentiment dans cette vie et dans l’autre.

– Cela étant, fais ton devoir, ditBenjamin ; et il alla prier Page de prendre sa place à côté deMlle Minxit ; puis, s’inclinant devantcelle-ci avec toute la grâce que comportaient ses cinq pieds neufpouces :

– Vous voyez, mademoiselle, que je suisforcé de me séparer de vous ; je vous prie de croire qu’il nefaut rien moins qu’une sommation au nom de Sa Majesté pour m’ydéterminer. J’aurais voulu que Parlanta me laissât jouir jusqu’aubout du bonheur de cette cérémonie ; mais, ces huissiers, ilssont comme la mort : ils saisissent leur proie partout où ellese rencontre, ils l’arrachent violemment du bras de l’objet aimé,comme un enfant qui arrache par ses ailes de gaze un papillon ducalice d’une rose.

– C’est aussi désagréable pour moi quepour vous, dit Mlle Minxit, faisant une moue grossecomme le poing ; votre ami est un petit homme rond comme unepelote et qui porte une perruque à marteaux ; je vais avoirl’air, à côté de lui, d’une grande perche.

– Que voulez-vous que j’y fasse ?répliqua sèchement Benjamin, offensé de tant d’égoïsme, je ne puisni vous rogner, ni amincir M. Page, ni lui prêter maqueue.

Benjamin prit congé de la société, et suivitParlanta en sifflant son air favori :

Malbrough s’en va-t-en guerre.

Il s’arrêta un moment sur le seuil de laprison pour jeter un dernier regard sur ces espaces libres quiallaient se fermer derrière lui ; il aperçut sa sœur immobileau bras de son mari, qui le suivait d’un regard désolé ; àcette vue, il tira violemment la porte derrière lui et s’élançadans la cour.

Le soir, mon grand-père et sa femme vinrent levoir ; ils le trouvèrent perché au haut d’un escalier quijetait à ses compagnons de captivité le reste de ses dragées, etqui riait comme un bienheureux de les voir se bousculer pour lesprendre.

– Que diable fais-tu là ? lui ditmon grand-père.

– Tu le vois bien, répondit Benjamin,j’achève la cérémonie du baptême. Ne trouves-tu pas que ces hommes,qui s’agitent à nos pieds pour ramasser de fades sucreries,représentent fidèlement la société ? N’est-ce pas ainsi queles pauvres habitants de cette terre se poussent, s’écrasent, serenversent, pour s’arracher les biens que Dieu a jetés au milieud’eux ? N’est-ce pas ainsi que le fort foule le faible auxpieds, ainsi que le faible saigne et crie, ainsi que celui qui atout pris insulte par sa superbe ironie à celui auquel il n’a rienlaissé, ainsi enfin que quand celui-ci ose se plaindre, l’autre luidonne de son pied au derrière ? Ces pauvres diables sonthaletants, couverts de sueur ; ils ont les doigts meurtris, lafigure déchirée ; aucun n’est sorti de la lutte sans uneécorchure quelconque. S’ils avaient écouté leur intérêt bienentendu, plutôt que leurs farouches instincts de convoitise, aulieu de se disputer ces dragées en ennemis, ne se les seraient-ilspas partagées en frères ?

– C’est possible, réponditMachecourt ; mais tâche de ne pas trop t’ennuyer ce soir et debien dormir cette nuit, car demain tu seras libre.

– Et comment cela ? fitBenjamin.

– C’est, répondit Machecourt, que, pourte tirer d’affaire, nous avons vendu notre petite vigne deChoulot.

– Et le contrat est-il signé ?demanda Benjamin.

– Pas encore, dit mon grand-père ;mais nous avons rendez-vous pour le signer ce soir.

– Eh bien ! toi, Machecourt, etvous, ma chère sœur, faites bien attention à ce que je vais vousdire : Si vous vendez votre vigne pour me tirer des griffes deBonteint, le premier usage que je ferai de ma liberté, ce sera dequitter votre maison, et de votre vie vous ne me reverrez.

– Cependant, dit Machecourt, il faut bienqu’il en soit ainsi ; on est frère ou on ne l’est pas. Je neveux pas te laisser en prison quand j’ai entre les mains les moyensde te rendre la liberté. Tu prends les choses en philosophe, toi,mais moi je ne suis pas philosophe. Tant que tu seras ici, je nepourrai manger un morceau ni boire un verre de vin blanc qui meprofite.

– Et moi, dit ma grand’mère, crois-tu queje pourrai m’habituer à ne plus te voir ? Est-ce que ce n’estpas à moi que notre mère t’a recommandé à son lit de mort ?Est-ce que ce n’est pas moi qui t’ai élevé ? Est-ce que je nete regarde pas comme l’aîné de mes enfants ? Et ces pauvresenfants, c’est pitié de les voir ; depuis que tu n’es plusavec nous, on dirait qu’il y a un cercueil dans la maison. Ilsvoulaient tous nous suivre pour te voir, et la petite Nanette n’ajamais voulu toucher à sa croûte de pâté, disant qu’elle la gardaitpour son oncle Benjamin qui était en prison, et qui n’avait que dupain noir à manger.

– C’en est trop ! dit Benjaminpoussant mon grand-père par les épaules, va-t’en, Machecourt, etvous aussi, ma chère sœur, allez-vous-en, je vous en prie, car vousme feriez commettre une faiblesse ; mais, je vous en préviens,si vous vous avisez de vendre votre vigne pour payer ma rançon,jamais de ma vie je ne vous reverrai.

– Allons, grand niais, poursuivit magrand’mère, est-ce qu’un frère ne vaut pas mieux qu’unevigne ? Ne ferais-tu pas pour nous ce que nous faisons pourtoi, si l’occasion se présentait, et quand tu seras riche, ne nousaideras-tu pas à établir nos enfants ? Avec ton état et testalents, tu peux nous rendre au centuple ce que nous te donnonsaujourd’hui. Et que dirait-on de nous, mon Dieu ! dans lepublic, si nous te laissions sous les verrous pour une dette decent cinquante francs ? Allons, Benjamin, sois bon frère, nenous rends pas tous malheureux en t’obstinant à rester ici.

Pendant que ma grand’mère parlait, Benjaminavait sa tête cachée entre ses mains et cherchait à comprimer leslarmes qui s’amassaient sous sa paupière.

– Machecourt, s’écria-t-il tout à coup,je n’en puis plus, fais-moi apporter un petit verre par Boutron, etviens m’embrasser. Tiens, dit-il en le pressant sur sa poitrine àle faire crier, tu es le premier homme que j’embrasse, et depuis ladernière fois que j’ai eu le fouet, voilà les premières larmes queje verse.

Et en effet il fondait en larmes, mon pauvreoncle ; mais le geôlier ayant apporté deux petits verres, iln’eût pas plus tôt vidé le sien qu’il devint calme et azuré commeun ciel d’avril après une averse.

Ma grand’mère chercha de nouveau àl’attendrir ; mais il resta froid sous ses paroles comme unglaçon sous les rayons de la lune.

La seule chose qui le préoccupât, c’était quele geôlier l’eût vu pleurer ; il fallut donc, bon gré, malgré, que Machecourt gardât sa vigne.

Chapitre 16Un déjeuner en prison – Comment mon oncle sortit de prison.

Le lendemain matin, comme mon oncle sepromenait dans la cour de la prison, sifflant un air connu, Arthusentra, suivi de trois hommes qui portaient des hottes couvertes delinge blanc.

– Bonjour, Benjamin ! s’écria-t-il,nous venons déjeuner avec toi, puisque tu ne peux déjeuner avecnous.

En même temps défilaient Page, Rapin,Guillerand, Millot-Rataut et Machecourt. Parlanta se tenait enarrière, un peu décontenancé ; mon oncle alla à lui et, luiprenant la main :

– Eh bien ! Parlanta, lui dit-il,est-ce que tu me gardes rancune de ce que je t’ai fait hier manquerun bon dîner ?

– Au contraire, répondit Parlanta,j’avais peur que tu m’en voulusses toi-même de ce que je ne t’avaispas laissé achever ton baptême.

– Sais-tu bien, Benjamin, interrompitPage, que nous nous sommes cotisés pour te tirer d’ici ; mais,comme nous ne sommes pas en argent comptant, nous faisons comme sil’argent n’était pas inventé, nous donnons à Bonteint nos servicesrespectifs, chacun selon sa profession. Moi, je lui plaiderai sapremière affaire ; Parlanta lui griffonnera deuxassignations ; Arthus lui fera son testament ; Rapin luidonnera deux ou trois consultations qui lui coûteront plus cherqu’il ne pense ; Guillerand donnera, tant bien que mal, desleçons de grammaire à ses enfants ; Rataut, qui n’est rien,attendu qu’il est poète, s’engage sur l’honneur à acheter chez luitous les habits dont il aura besoin pendant deux ans, ce qui, selonmoi et lui, ne l’engage pas à grand chose.

– Et Bonteint accepte-t-il ? fitBenjamin.

– Comment, dit Page, s’il accepte !il reçoit des valeurs pour plus de cinq cents francs. C’est Rapinqui a arrangé cette affaire hier avec lui ; il n’y a plus qu’àrédiger les conditions.

– Eh bien ! dit mon oncle, je veuxprendre ma part de cette bonne action ; je m’engage, moi, à letraiter, sans mémoire aucun, des deux premières maladies qui luiviendront. Si je le tue de la première, sa femme aura la survivancepour la seconde ; quant à toi, Machecourt, je te permets desouscrire pour un broc de vin blanc.

Pendant ce temps-là, Arthus avait fait dresserla table chez le geôlier. Il tirait lui-même de leur hotte sesplats, qui s’étaient un peu transvasés les uns dans les autres, etil les mettait dans leur ordre et place sur la table.

Quand tout fut arrangé à safantaisie :

– Allons, s’écria-t-il, à table, et trêvede bavardage, je n’aime pas être dérangé quand je mange, vous aureztout le temps de jaser au dessert.

Le déjeuner ne se ressentait nullement du lieuoù il se célébrait. Machecourt seul était un peu triste, carl’arrangement pris avec Bonteint par les amis de mon oncle luisemblait une plaisanterie.

– Allons donc, Machecourt ! s’écriaBenjamin, ton verre est toujours dans ta main plein ou vide ;est-ce moi qui suis, ou toi qui es prisonnier ? À propos,messieurs, savez-vous que Machecourt a failli hier commettre unebonne action : il voulait vendre sa bonne vigne de Choulot,pour payer ma rançon à Bonteint.

– C’est magnifique ! s’écriaPage.

– C’est succulent ! dit Arthus.

– C’est un trait comme j’en vois dans lamorale en action, poursuivit Guillerand.

– Messieurs, interrompit Rapin, il fauthonorer la vertu partout où l’on a le bonheur de la posséder ;je propose donc que, toutes les fois que Machecourt sera à tableavec nous, il lui soit décerné un fauteuil.

– Adopté ! s’écrièrent ensemble tousles convives, et à la santé de Machecourt !

– Ma foi, dit mon oncle, je ne sais paspourquoi on a si peur de la prison. Ce chapon n’est-il pas aussitendre et ce bordeaux aussi parfumé de ce côté-ci que de l’autrecôté du guichet ?

– Oui, dit Guillerand, tant qu’il y a del’herbe le long du mur où elle est attachée, la chèvre ne sent passon lien : mais, quand la place est nette, elle se tourmenteet cherche à le rompre.

– Aller de l’herbe qui croît dans lavallée, répondit mon oncle, à celle qui croît sur la montagne,voilà la liberté de la chèvre ; mais la liberté de l’homme,c’est de ne faire que ce qui lui convient. Celui dont on aconfisqué le corps et auquel on laisse la faculté de penser à songré, est cent fois plus libre que celui dont on tient l’âme captiveaux chaînes d’une occupation odieuse. Le prisonnier passe sansdoute de tristes heures à contempler, à travers ses barreaux, lechemin qui fuit dans la plaine et va se perdre sous les ombragesbleuâtres de quelque lointaine forêt. Il voudrait être la pauvrefemme qui mène sa vache le long du chemin en tournant son fuseau,ou le pauvre bûcheron qui s’en va couvert de ramées vers sachaumine qui fume par dessus les arbres. Mais cette liberté d’êtreoù l’on voudrait, d’aller droit devant soi tant qu’on n’est pas lasou qu’on n’est pas arrêté par un fossé, à quiappartient-elle ? Le paralytique n’est-il pas en prison dansson lit, le marchand dans sa boutique, l’employé dans son bureau,le bourgeois entre l’enceinte de sa petite ville, le roi entre leslimites de son royaume et Dieu lui-même entre cette circonférenceglacée qui borne les mondes ? Tu vas haletant et ruisselant desueur sur un chemin brûlé par le soleil : voici de grandsarbres qui étalent à côté de toi leurs hauts étages de verdure etqui secouent comme par ironie leurs feuilles jaunes sur tatête : tu voudrais bien, n’est-ce pas, te reposer un instantsous leurs ombres et essuyer tes pieds dans la mousse qui tapisseleurs racines ; mais entre eux et toi il y a six pieds de mursou les barreaux acérés d’une grille. Arthus, Rapin, et vous tousqui n’avez qu’un estomac, qui ne savez que dîner après avoirdéjeuné, je ne sais si vous comprenez ; mais Millot-Rataut,qui est tailleur et qui fait des Noëls, me comprendra, lui. J’aisouvent désiré suivre dans ses pérégrinations vagabondes le nuagequi s’en allait aux vents par le ciel. Souvent quand, accoudé surma fenêtre, je suivais en rêvant la lune qui semblait me regardercomme une face humaine, j’aurais voulu m’envoler comme une bulled’air vers ces mystérieuses solitudes qui passaient au-dessus de matête et j’aurais donné tout au monde pour m’asseoir un instant surun de ces gigantesques pitons qui déchirent la blanche surface dela planète. N’étais-je pas alors aussi captif sur la terre que lepauvre prisonnier entre les hautes murailles de laprison ?

– Messieurs, dit Page, il faut convenird’une chose : la prison est trop bonne et trop douce pour leriche. Elle le corrige en enfant gâté, comme cette nymphe quidonnait le fouet à l’Amour avec une rose. Si vous permettez auriche d’apporter dans sa prison sa cuisine, sa cave, sabibliothèque, son salon, ce n’est plus un condamné qu’on punit,c’est un bourgeois qui change de logis. Vous êtes là devant un bonfeu, enchâssé dans la ouate de votre robe de chambre ; vousdigérez les pieds sur vos chenets, l’estomac tout parfumé detruffes et de champagne ; la neige voltige aux barreaux devotre fenêtre ; vous, cependant, vous jetez vers le plafond lafumée blanche de votre cigare. Vous rêvez, vous pensez, vous faitesdes châteaux en Espagne ou des vers. À côté de vous est votregazette, cette amie qu’on quitte, qu’on rappelle et qu’on congédiedéfinitivement quand elle devient trop ennuyeuse. Qu’y a-t-il donc,dites-le-moi, dans cette situation, qui ressemble à unepeine ? N’avez-vous pas ainsi passé, sans sortir de chez vous,des heures, des jours, des semaines entières ? Que faitcependant le juge qui a eu la barbarie de vous condamner à cesupplice ? Il est à l’audience depuis onze heures du matin,grelottant dans sa robe noire, qui écoute les patenôtres d’unavocat qui rabâche. Pendant ce temps, le catarrhe aux griffesengourdies le saisit aux poumons, ou l’engelure de sa dent aiguë lemord aux orteils. Vous dites que vous n’êtes pas libre ! aucontraire, vous êtes cent fois plus libre que dans votremaison ; toute votre journée vous appartient : vous vouslevez, vous vous couchez quand il vous plaît, vous faites ce quivous convient, et vous n’êtes plus obligé de vous faire labarbe.

» Voici Benjamin, par exemple, qui estprisonnier : croyez-vous que Bonteint lui ait joué un simauvais tour en le faisant enfermer ici ? Il était obligé dese lever souvent avant que les réverbères fussent éteints. Ilallait un bas à l’envers, de porte en porte, visiter la langue decelui-ci, expertiser le pouls de celui-là. Quand il avait fini d’uncôté, il lui fallait recommencer de l’autre ; il se crottaitdans les chemins de traverse jusqu’à sa queue, et son paysann’avait la plupart du temps à lui offrir que du caillé et du painviolet. Quand il était rentré chez lui bien harassé, qu’il étaitbien établi dans son lit, qu’il commençait à goûter les douceurs dupremier sommeil, on venait l’éveiller brutalement pour aller ausecours de M. le maire qui étouffait d’une indigestion, ou dela femme du bailli qui accouchait de travers. Maintenant, le voicidébarrassé de tout ce tracas. Il est ici comme le rat dans sonfromage de Hollande. Bonteint lui a fait une petite rente qu’ilmange en philosophe. C’est véritablement le pavot de l’Évangile,qui ne saigne ni ne purge et qui cependant est bien nourri, qui necoud ni ne file et qui est vêtu d’une magnifique robe rouge. Envérité, nous sommes bien dupes de le plaindre et bien ennemis deson bien-être de chercher à le tirer d’ici.

– On est bien ici, soit, répondit mononcle ; mais j’aimerais tout autant être mal ailleurs. Cela nem’empêchera pas de convenir, ainsi que vous l’a démontré Page, nonseulement que la prison est trop douce pour le riche, mais encorequ’elle l’est trop pour tout le monde. Il est dur sans doute decrier à la loi quand elle flagelle un malheureux :« Frappe plus fort, tu ne lui fais pas assez demal ; » mais il faut bien se garder aussi de cettephilanthropie inintelligente et myope qui ne voit rien au-delà deson infortune. De véritables philosophes comme Guillerand, commeMillot-Rataut, comme Parlanta, en un mot comme nous le sommes tous,ne doivent considérer les hommes qu’en masse, ainsi qu’on considèreun champ de blé. C’est toujours du point de l’intérêt public qu’unequestion sociale doit être examinée. Vous vous êtes distingué parun beau fait d’armes et le roi vous décore de la croix deSaint-Louis, croyez-vous que c’est parce qu’il vous veut du bien etdans l’intérêt de votre gloire individuelle que Sa Majesté vousautorise à porter sa gracieuse effigie sur votre poitrine ?Hélas ! non, mon pauvre brave ; c’est dans son intérêtd’abord et ensuite dans celui de l’État ; c’est pour que ceuxqui ont, comme vous, du sang chaud dans les veines, vous voyant sigénéreusement récompensé, imitent votre exemple. Maintenant, aulieu d’une bonne action, c’est un crime que vous avez commis ;ce ne sont plus trois ou quatre hommes qui diffèrent de vous par lecollet de leur habit, c’est un bon bourgeois de votre pays que vousavez tué. Le juge vous a condamné à mort et le roi a refusé de vousfaire grâce. Il ne vous reste plus maintenant qu’à rédiger votreconfession générale et à commencer votre complainte. Or, quelsentiment a donc dicté au juge votre sentence ? A-t-il vouludébarrasser la société de vous, comme quand on tue un chien enragé,ou vous punir comme quand on fouette un enfant maussade ?D’abord, s’il n’eût voulu que vous retrancher de la société, uncachot bien profond avec portes bien épaisses et une meurtrièrepour toute fenêtre suffisaient très bien pour cela. Ensuite, lejuge condamne souvent à la mort un homme qui a tenté de sesuicider, et à la prison un malheureux auquel il sait que la prisonsera hospitalière. Est-ce donc pour les punir qu’il octroie à cesdeux vauriens précisément ce qu’ils demandent ? qu’il fait àcelui-ci, pour lequel l’existence est une torture, l’opération dela vie, et qu’il accorde à celui-là, qui n’a ni pain, ni toit, unlieu de refuge ? Le juge ne veut qu’une chose, il veuteffrayer par votre supplice ceux qui seraient tentés d’imiter votreexemple.

» Peuple, garde-toi de tuer,voilà tout ce que signifie votre sentence. Si vous pouviez mettre àvotre place sous le couteau un mannequin qui vous ressemblât, celaserait fort égal au juge ; si même, après que le bourreau vousa coupé la tête et l’a montrée au peuple, il pouvait vousressusciter, je suis bien sûr qu’il le ferait volontiers : carau demeurant le juge est bonhomme et il ne voudrait pas que sacuisinière tuât un poulet sous ses yeux.

» On crie bien haut, et vous le proclamezvous-mêmes, qu’il vaut mieux absoudre dix coupables que decondamner un innocent. C’est la plus déplorable des absurditésqu’ait enfantées la philanthropie à la mode ; c’est unprincipe antisocial. Je soutiens, moi, qu’il vaut mieux condamnerdix innocents que d’absoudre un seul coupable.

À ces mots tous les convives crièrent haro surmon oncle.

– Non, parbleu ! s’écrie mon oncle,je ne plaisante pas, et ce sujet n’est pas de ceux à la facedesquels on puisse rire. J’exprime une conviction ferme, puissanteet depuis longtemps arrêtée. Toute la cité s’apitoie sur le sortd’un innocent qui monte à l’échafaud ; les gazettesretentissent de lamentations, et vos poètes le prennent pour lemartyr de leurs drames. Mais combien d’innocents périssent dans vosfleuves, sur vos grands chemins, dans le creux de vos mines, etjusque dans vos ateliers, broyés sous la dent féroce de vosmachines, ces gigantesques animaux qui saisissent un homme parsurprise et qui l’engloutissent sous vos yeux sans que vouspuissiez lui porter secours ! Cependant, leur mort vousarrache à peine une exclamation ; vous passez, et, quelquespas plus loin, vous n’y pensez plus. Vous ne songez pas même endînant à en parler à votre épouse. Le lendemain, la gazettel’enterre dans un coin de sa feuille, elle jette sur lui quelqueslignes de lourde prose et tout est fini ! Pourquoi cetteindifférence pour l’un et cette surabondance de pitié pourl’autre ? Pourquoi sonner le glas de celui-ci avec uneclochette et le glas de celui-là avec une grosse cloche ? Unjuge qui se trompe, est-ce un accident plus terrible qu’unediligence qui verse ou qu’une machine qui se détraque ? Mesinnocents, à moi, ne font-ils pas un aussi grand trou que lesvôtres dans la société ? ne laissent-ils pas comme les vôtresune femme veuve et des enfants orphelins ?

» Sans doute il n’est pas agréabled’aller à l’échafaud pour un autre, et moi qui vous parle jeconviens que si la chose m’arrivait, j’en serais très contrarié.Mais, par rapport à la société, qu’est-ce que ce peu de sang queverse le bourreau ? la goutte d’eau qui suinte d’un réservoir,le gland meurtri qui tombe d’un chêne. Un innocent condamné par unjuge, c’est une conséquence de la distribution de la justice, commela chute d’un couvreur du haut d’une maison est la conséquence dece que l’homme s’abrite sous un toit. Sur mille bouteilles quecoule un ouvrier, il en casse au moins une ; sur mille arrêtsque rend un juge, il faut qu’il y en ait au moins un de travers.C’est un mal prévu, et contre lequel il n’y aurait d’autre remèdenécessaire que de supprimer toute justice. Soit une vieille femmequi épluche des lentilles : que diriez-vous d’elle si, dans lacrainte d’en jeter une bonne à terre, elle conservait toutes lesordures qui s’y trouvent ? N’en serait-il pas de même d’unjuge qui, dans la crainte de condamner un innocent, absoudrait dixcoupables ?

» Puis la condamnation d’un innocent estchose rare ; elle fait époque dans les annales de la justice.Il est presque impossible qu’il se réunisse contre un homme unconcours fortuit de circonstances telles qu’elles fassent peser surlui des charges dont il ne puisse se justifier. Quand bien même, dureste, il en serait ainsi, je soutiens, moi, qu’il y a dans la posed’un accusé, dans son regard, dans son geste, dans le son de savoix, des éléments de conviction auxquels le juge ne peut sesoustraire. Puis la mort d’un innocent, ce n’est qu’un malheurparticulier, tandis que l’absolution d’un coupable est une calamitépublique. Le crime écoute à la porte de vos sallesd’audience ; il sait ce qui se passe, il calcule les chancesde salut que lui laisse votre indulgence. Il vous applaudit quand,par une circonspection exagérée, il vous voit absoudre uncoupable ; car c’est lui-même que vous absolvez. Il ne fautpas, sans doute, que la justice soit trop sévère ; mais, quandelle est trop indulgente, elle abdique, elle s’annule elle-même.Dès lors, les hommes prédestinés au crime s’abandonnent sanscrainte à leurs instincts, ils ne voient plus dans leurs rêves laface sinistre du bourreau ; entre eux et leurs victimes il n’ya plus d’échafaud qui se dresse ; ils vous prennent votreargent pour peu qu’ils en aient besoin, et votre vie pour peuqu’elle les gêne. Vous vous applaudissez, bonhomme, d’avoir sauvéun innocent de la hache, mais vous en avez fait périr vingt par lepoignard. C’est dix-neuf meurtres qui restent à votre compte.

» Et maintenant je reviens à la prison.La prison, pour qu’elle inspire une salutaire terreur, doit être unlieu de gêne et de misère. Cependant, il y a en France quinzemillions d’hommes qui sont plus misérables dans leurs maisons quele prisonnier sous vos verrous. Trop heureux l’homme des champs,s’il connaissait son bonheur ! dit le poète. Cela est bon dansune églogue. L’homme des champs, c’est le chardon de lamontagne ; il ne passe pas un ardent rayon de soleil qui ne lebrûle, pas un souffle de bise qui ne le morde, pas une averse qu’ilne l’essuie ; il travaille depuis l’angélus du matin jusqu’àcelui du soir ; il a un vieux père, et il ne peut adoucir pourlui les rigueurs de la vieillesse ; il a une belle femme, etil ne peut lui donner que des haillons ; il a des enfants,marmaille affamée qui demande incessamment du pain, et souvent iln’y en a pas une miette dans la huche. Le prisonnier, au contraire,lui, est chaudement vêtu, il est suffisamment nourri ; avantd’avoir un morceau de pain à se mettre sous la dent, il n’est pasobligé de le gagner. Il rit, il chante, il joue, il dort tant qu’ilveut sur sa paille, et il est encore l’objet de la pitié publique.Des personnes charitables s’organisent en société pour lui rendresa prison moins rude, et elles font si bien qu’au lieu d’une peineelles lui en font une récompense. De belles dames font mijoter sonpot et lui trempent sa soupe ; elles le moralisent avec dupain blanc et de la viande. Assurément, à la liberté besogneuse deschamps ou de l’atelier, cet homme préférera la captivitéinsouciante et pleine de bon temps de la prison. La prison, ce doitêtre l’enfer de la cité : je voudrais qu’elle s’élevât aumilieu de la place publique, sombre et vêtue de noir comme lejuge ; qu’à travers ses petites fenêtres grillées, elle jetâtcomme des sinistres regards aux passants ; qu’au lieu dechants, il ne surgît de son enceinte que des bruits de chaînes oudes aboiements de molosses ; que le vieillard craignît de sereposer sous ses murs ; que l’enfant n’osât jouer sous sonombre ; que le bourgeois attardé se détournât de son cheminpour l’éviter et s’éloignât d’elle comme il s’éloigne du cimetière.Ce n’est qu’à cette condition que vous obtiendrez de la prison lerésultat que vous en attendez.

Mon oncle discuterait peut-être encore siM. Minxit ne fût arrivé pour couper court à ses arguments. Lebrave homme ruisselait de sueur, il humait l’air comme un marsouinéchoué sur la grève et était rouge comme la trousse de mononcle.

– Benjamin ! s’écria-t-il ens’essuyant le front, je venais te chercher, pour déjeuner avecmoi.

– Comment cela, monsieur Minxit ?s’écrièrent tous les convives à la fois.

– Eh ! parbleu, c’est que Benjaminest libre ; voilà toute l’énigme. Ceci, ajouta-t-il en tirantun papier de sa poche et le remettant à Boutron, c’est la quittancede Bonteint.

– Bravo, monsieur Minxit ! Et toutle monde se levant, le verre à la main, but à la santé deM. Minxit. Machecourt essaya de se lever, mais il retomba sursa chaise : la joie lui avait fait perdre presque l’usage deses sens. Benjamin jeta par hasard sur lui un coup d’œil.

– Ah çà ! Machecourt,s’exclama-t-il, est-ce que tu es fou ! Bois à la santé deMinxit, ou je te saigne à l’instant même.

Machecourt se leva machinalement, vida sonverre d’un seul trait et se mit à pleurer.

– Mon bon monsieur Minxit, poursuivitBenjamin, que j…

– Bon, dit celui-ci, je vois ce quec’est : tu te disposes à me remercier ; eh bien, je t’endispense, mon pauvre garçon ; c’est pour mes beaux yeux et nonpour les tiens que je te tire d’ici ; tu sais bien que je nepeux me passer de toi. Allez, messieurs, dans toutes les actionsqui vous paraissent les plus généreuses, il n’y a que l’égoïsme. Sicette maxime n’est pas consolante, ce n’est pas ma faute, mais elleest vraie.

– Monsieur Boutron, fit Benjamin, laquittance de Bonteint est-elle en règle ?

– Je n’y vois de défectueux qu’un grospâté que l’honnête marchand de drap y a ajouté sans doute pourparaphe.

– En ce cas, messieurs, dit Benjamin,permettez que j’aille annoncer moi-même cette bonne nouvelle à machère sœur.

– Je te suis, dit Machecourt, je veuxêtre témoin de sa joie ; jamais je n’ai été aussi heureuxdepuis le jour que Gaspard est venu au monde.

– Vous permettez…, dit M. Minxit, semettant à table. Monsieur Boutron, un couvert ! Du reste,messieurs, à charge de revanche : ce soir, je vous invite àsouper à Corvol.

Cette proposition fut accueillie avecacclamation par tous les convives. Après déjeuner, ils seretirèrent au café en attendant l’heure de partir.[15]

Chapitre 17Un voyage à Corvol.

Le garçon vint prévenir mon oncle qu’il yavait à la porte une vieille femme qui demandait à lui parler.

– Fais-la rentrer, dit Benjamin, etsers-lui quelque chose dont elle se rafraîchisse.

– Oui, répondit le garçon, mais c’est quela vieille n’est pas ragoûtante du tout ; elle est éraillée,et elle pleure des larmes grosses comme mon petit doigt.

– Elle pleure ! s’écria mon oncle,et pourquoi, drôle, ne m’as-tu pas dit cela tout desuite ?

Et il se hâta de sortir.

La vieille femme qui réclamait mon oncleversait en effet de grosses larmes qu’elle essuyait avec un vieuxmorceau d’indienne rouge.

– Qu’avez-vous, ma bonne ? lui ditBenjamin d’un ton de politesse qu’il ne prenait pas avec tout lemonde, et que puis-je pour votre service ?

– Il faut, dit la vieille, que vousveniez à Sembert voir mon fils qui est malade.

– Sembert ! ce village qui est ausommet des Monts-le-Duc ? mais c’est à moitié chemin duciel !… C’est égal, je passerai demain chez vous dans lasoirée.

– Si vous ne venez aujourd’hui, dit lavieille, demain, c’est le prêtre avec sa croix noire qui viendra,et peut-être est-il déjà trop tard, car mon fils est atteint ducharbon.

– Voilà qui est fâcheux pour votre filset pour moi ; mais, pour arranger tout le monde, nepourriez-vous pas vous adresser à mon confrère Arnout ?

– Je me suis adressée à lui ; maiscomme il connaît notre misère et qu’il sait qu’il ne sera pas payéde ses visites, il n’a pas voulu se déranger.

– Comment ! dit mon oncle, vousn’avez pas de quoi payer votre médecin ? En ce cas, c’estautre chose, cela me regarde. Je ne vous demande que le tempsd’aller vider un petit verre que j’ai laissé sur la table, et jevous suis. À propos, nous aurons besoin de quinquina : tenez,voilà un petit écu, allez chez Pétrier en acheter quelquesonces ; vous lui direz que je n’ai pas eu le temps de fairel’ordonnance.

Un quart d’heure après, mon oncle se hissaitcôte à côte avec la vieille femme le long de ces pentes incultes etsauvages qui prennent leurs racines dans le faubourg de Bethléem etse terminent par le vaste plateau au faîte duquel le hameau deSembert est perché.

De leur côté, les hôtes de M. Minxitpartaient dans une charrette attelée de quatre chevaux. Leshabitants du faubourg de Beuvron s’étaient mis, leur chandelle à lamain, sur le seuil de leurs portes, pour les voir passer, etc’était en effet un phénomène plus curieux que celui d’une éclipse.Arthus chantait : Aussitôt que la lumière ;Guillerand, Malbrough s’en va-t’en guerre ; et lepoète Millot, qu’on avait attaché à une ridelle de la voiture parcequ’il ne paraissait pas très solide, entonnait son grandNoël. M. Minxit s’était piqué d’une magnificenceextraordinaire ; il donna à ses convives un souper mémorableet dont on parle encore à Corvol. Malheureusement, il avaittellement prodigué les rasades, que, dès le second service, seshôtes ne pouvaient plus lever leur verre. Benjamin arriva sur cesentrefaites : il était harassé de fatigue et d’une humeur àtout massacrer, car son malade lui était passé entre les mains, etil était tombé deux fois en route. Mais il n’était chez lui nichagrins ni contrariétés qui tinssent pied devant une nappe bienblanche et parée de bouteilles : il se mit donc à table commesi de rien n’eût été.

– Tes amis, lui dit M. Minxit, sontdes mazettes ; pour des huissiers, des fabricants et desmaîtres d’école, je les aurais crus plus solides ; je n’auraipas la satisfaction de leur offrir du champagne. Tiens, voiciMachecourt qui ne te reconnaît plus, et Guillerand qui présente àArthus sa tabatière au lieu de son verre.

– Que voulez-vous, répondit Benjamin,tout le monde n’est pas de votre force, monsieur Minxit.

– Oui, répliqua le brave homme, flatté ducompliment, mais qu’allons-nous faire de tous ces pouletsmouillés ? Je n’ai pas de lit pour eux tous, et ils sont horsd’état de pouvoir retourner ce soir à Clamecy.

– Parbleu ! vous voilà bienembarrassé, dit mon oncle ; qu’on étende de la paille dansvotre grange, et au fur et à mesure qu’ils s’endormiront vous lesferez porter sur cette litière ; on les couvrira, de peurqu’ils ne s’enrhument, avec le grand paillasson que vous mettez survotre couche de petites raves pour la garantir de la gelée.

– Tu as ma foi raison, ditM. Minxit.

Il fit venir deux musiciens commandés par lesergent, et le plan donné par mon oncle fut exécuté dans toute sateneur. Millot ne tarda pas à s’endormir : le sergent le pritsur son épaule et l’emporta comme une boîte d’horloge. Le transportde Rapin, de Parlanta et des autres ne présenta pas de sérieusesdifficultés ; mais, quand on en vint à Arthus, on le trouva sipesant qu’il fallut le laisser dormir sur place. Quant à mon oncle,il avait vidé sa dernière rasade de champagne ; il se dirigeaà son tour vers la grange et leur souhaita le bonsoir.

Le lendemain matin, quand les hôtes deM. Minxit se levèrent, ils ressemblaient à des pains de sucrequ’on tire de leurs caisses, et il fallut mettre tous lesdomestiques du logis en réquisition pour les débarrasser de lapaille dont ils étaient enveloppés. Après avoir déjeuné avec lesecond service qu’ils avaient laissé intact la veille, ilsrepartirent au grand trot de leurs quatre chevaux.

Ils fussent arrivés fort heureusement àClamecy sans un petit incident qui leur survint en route : lavoiture, surexcitée par le fouet, versa dans un des mille cloaquesdont le chemin était alors semé, et ils tombèrent tous pêle-mêledans la boue. Le poète Millot, qui était toujours malheureux, eutla maladresse de se trouver sous Arthus.

Benjamin, heureusement pour son habit, étaitresté à Corvol. M. Minxit avait à dîner ce jour-là tous lesnotables du pays, et, entre autres, deux gentilshommes. L’un de cesillustres convives était M. de Pont-Cassé, mousquetairerouge ; l’autre était un mousquetaire de la même couleur, amide M. de Pont-Cassé, et que celui-ci avait invité àpasser quelques semaines dans son reste de Castel. Or,M. de Pont-Cassé, dans la confidence duquel nous avonsmis nos lecteurs, n’aurait pas été fâché de réparer les avariesqu’avait éprouvées sa fortune avec celle de M. Minxit, et ilflairait Arabelle, bien qu’il dît souvent à son ami que c’était uninsecte né dans l’urine. Celle-ci s’était laissé piper parl’extravagance de ses belles manières ; elle le trouvait bienplus beau avec ses plumes fanées, et bien plus aimable avec sonfatras de cour, que mon oncle avec son esprit sans prétention etson habit rouge. Mais M. Minxit, qui était un homme nonseulement d’esprit, mais de bon sens, n’était pas du tout de cetavis ; M. de Pont-Cassé eût été colonel, qu’il nelui eût point donné sa fille. Il avait retenu Benjamin à dîner afinqu’Arabelle pût établir entre ses deux adorateurs une comparaisonqu’il croyait ne devoir pas être à l’avantage du mousquetaire, etaussi parce qu’il comptait sur mon oncle pour effacer le clinquantdes deux gentilshommes et mortifier leur orgueil.

Benjamin, en attendant le dîner, alla faire untour dans le village. En sortant de chez M. Minxit, il avisaune paire d’officiers qui tenaient le haut de la rue et ne seseraient pas dérangés pour une malle-poste, ce dont les paysansétaient fort ébahis. Mon oncle n’était pas homme à se préoccuper desi peu ; cependant en passant près d’eux, il ouït trèsdistinctement l’un des hobereaux qui disait à son compagnon :« Tiens, voici le drôle qui prétend épouserMlle Minxit. » Mon oncle eut un instant enviede leur demander pourquoi ils le trouvaient si drôle, mais ilréfléchit qu’il serait peu séant, quoiqu’il se souciât assezordinairement fort peu des bienséances, de se donner en spectacleaux habitants de Corvol. Il fit donc comme s’il n’avait rienentendu, et entra chez son ami le tabellion.

– Je viens, lui dit-il, de rencontrerdans la rue deux espèces de homards empanachés qui m’ont presqueinsulté ; pourriez-vous me dire à quelle famille de crustacésappartiennent ces drôles ?

– Ah ! diable, fit le tabellionquasi effrayé, n’allez pas tourner de ce côté vosplaisanteries ; l’un d’eux, M. de Pont-Cassé, est leplus dangereux duelliste de notre époque, et de tous ceux qui sontallés avec lui sur le pré, personne n’est encore revenu sain etsauf.

– Nous verrons bien, dit mon oncle.

Deux heures ayant sonné au clocher du bourg,il prit son ami le tabellion par le bras et se rendit avec lui chezM. Minxit ; la société était déjà réunie dans le salon,et l’on n’attendait plus qu’eux pour se mettre à table.

Les deux hobereaux, qui se croyaient avec cesmanants comme dans un pays conquis, s’emparèrent de prime abord dela conversation. M. de Pont-Cassé ne cessait de friserses moustaches, de parler de la cour, de ses duels et de sesprouesses amoureuses. Arabelle, qui n’avait jamais ouï choses simagnifiques, prenait un grand plaisir à ses discours. Mon oncles’en aperçut bien, mais comme Mlle Minxit lui étaitindifférente, cela ne le regardait, pensait-il, en aucune façon.M. de Pont-Cassé, piqué du peu d’effet qu’il produisaitsur Benjamin, lui adressa quelques allusions qui effleuraientl’insolence ; mais mon oncle, sûr de sa force, dédaignait d’yfaire attention, et ne s’occupait que de son verre et de sonassiette. M. Minxit se scandalisa de la voracité insoucieusede son champion.

– Tu ne comprends donc pas ce que veutdire M. de Pont-Cassé ! s’écria le bonhomme ; àquoi penses-tu donc, Benjamin ?

– À dîner, monsieur Minxit, et je vousconseille d’en faire autant ; car c’est pour cela que vousnous avez invités, je pense.

M. de Pont-Cassé avait tropd’orgueil pour croire qu’on pût l’épargner ; il prit lesilence de mon oncle pour un aveu de son infériorité, et il en vintà des attaques plus directes.

– Je vous ai entendu appeler de Rathery,dit-il à Benjamin ; j’ai connu, c’est-à-dire j’ai vu, car onne connaît pas de pareilles gens, un Rathery dans les palefreniersdu roi ; serait-ce, par hasard, votre parent ?

Mon oncle dressa les oreilles comme un chevalqui reçoit un coup de fouet.

– Monsieur de Pont-Cassé, répondit-il,les Rathery ne se sont jamais faits domestiques de cour, sousquelque livrée que ce fût. Les Rathery ont l’âme fière,monsieur ; ils ne veulent manger que le pain qu’ils gagnent,et ce sont eux qui paient, avec quelques millions d’autres, lesgages de cette valetaille de toutes les couleurs qu’on veut bienappeler courtisans !

Il se fit un silence solennel dansl’assemblée, et chacun applaudissait mon oncle du regard.

– Monsieur Minxit, ajouta-t-il, unmorceau, s’il vous plaît, de ce pâté ; il est excellent, et jeparierais bien que le lièvre avec lequel on l’a fait n’était pasgentilhomme.

– Monsieur, dit l’ami deM. de Pont Cassé, prenant une attitude martiale, quevoulez-vous dire avec votre lièvre ?

– Qu’un gentilhomme, répondit froidementmon oncle, ne serait pas bon dans un pâté ; voilà tout ce queje voulais dire.

– Messieurs, dit M. Minxit, il estbien entendu que vos discussions ne doivent pas dépasser les bornesde la plaisanterie.

– Entendu, ditM. de Pont-Cassé ; à la rigueur, les allusions deM. de Rathery seraient bien de nature à offenser deuxofficiers du roi, qui n’ont pas l’honneur d’être, comme lui, de laroture ; cependant, à son habit rouge et à sa grande épée, jel’avais pris d’abord pour un des nôtres, et je tressaille encore,comme l’homme qui a été sur le point de prendre un serpent pour uneanguille, en songeant que j’ai failli fraterniser avec lui. Il n’ya que cette grande queue qui frétille sur ses épaules qui m’adétrompé.

– Monsieur de Pont-Cassé, s’écriaM. Minxit, je ne souffrirai point…

– Laissez, mon bon monsieur Minxit, fitmon oncle ; l’insolence est l’arme de ceux qui ne savent pasmanier la flexible houssine de la plaisanterie. Pour moi, je n’aiaucune erreur à me reprocher à l’égard deM. de Pont-Cassé, car je n’ai pas encore fait attention àlui.

– À la bonne heure, ditM. Minxit.

Le mousquetaire, qui se piquait d’être unmystificateur fort plaisant, et qui savait que, dans les combats del’esprit comme dans ceux de l’épée, la fortune est journalière, nese découragea pas pour cela.

– Monsieur Rathery, poursuivit-il,monsieur le chirurgien Rathery, savez-vous qu’entre nos deuxprofessions il y a plus d’analogie que vous ne le pensez ; jeparierais mon cheval alezan brûlé contre votre habit rouge que vousavez tué plus de monde cette année que moi dans ma dernièrecampagne.

– Vous gagneriez, monsieur de Pont-Cassé,répondit froidement mon oncle, car cette année j’ai eu le malheurde perdre un malade ; il est mort hier du charbon.

– Bravo, Benjamin ! bravo, lepeuple ! s’écria M. Minxit, ne pouvant plus contenir sajoie. Vous voyez, mon gentilhomme, que tous les gens d’esprit nesont pas à la cour.

– Vous en êtes plus que tout autre lapreuve, monsieur Minxit, répondit le mousquetaire, déguisant lamortification de sa défaite sous un front serein.

Pendant ce temps, tous les convives, exceptéles deux gentilshommes, présentaient leurs verres à Benjamin etentre-choquaient cordialement le sien.

– À la santé de Benjamin Rathery, levengeur du peuple méconnu et insulté ! s’écriaM. Minxit.

Le dîner se prolongea fort avant dans lasoirée. Mon oncle remarqua bien que Mlle Minxitavait disparu quelque temps après M. de Pont-Cassé ;mais il était trop préoccupé des applaudissements qu’on luiprodiguait pour faire attention à sa fiancée. Vers les dix heures,il prit congé de M. Minxit. Celui-ci le reconduisit jusqu’aubout du village et lui fit promettre que le mariage aurait lieudans la huitaine. Comme Benjamin se trouvait vis-à-vis du moulin deTrucy, il entendit un bruit de paroles qui venait à lui, et il crutdistinguer la voix d’Arabelle et celle de son illustreadorateur.

Benjamin, par égard pourMlle Minxit, ne voulait pas la surprendre à cetteheure dans la campagne avec un mousquetaire. Il se cacha sous lesrameaux d’un gros noyer, et attendit pour continuer sa route queles deux amants l’eussent dépassé. Il ne songeait nullement sansdoute à dérober les petits secrets d’Arabelle ; mais le ventles lui apportait, et il fallut, bien malgré lui, qu’il en reçût laconfidence.

– Je sais, disaitM. de Pont-Cassé, un moyen de le faire déguerpir :je lui enverrai un cartel.

– Je le connais, répondit Arabelle, c’estun homme d’un orgueil intraitable, et, fût-il sûr d’être tué surplace, il acceptera.

– Tant mieux ! alors je vous endébarrasserai pour toujours.

– Oui, mais d’abord je ne veux pas êtrecomplice d’un meurtre ; ensuite, mon père aime cet homme plusque moi peut-être qui suis sa fille unique ; je ne consentiraijamais à ce que vous tuiez le meilleur ami de mon père.

– Vous êtes charmante, Arabelle, avec vosscrupules ; j’en ai tué plus d’un pour un mot qui sonnait malà mon oreille, et ce vilain, dont l’esprit est féroce, s’estcruellement vengé de moi ; je ne voudrais pas pour tout aumonde qu’on sût à la cour ce qui s’est dit ce soir à la table devotre père. Cependant, pour ne pas vous contrarier, je mecontenterai de l’estropier. Si, par exemple, je lui coupais le nerftibio-rotulien, ce serait un vice rédhibitoire qui vousautoriserait suffisamment à ne plus vouloir de lui pour votreépoux.

– Mais vous-même, Hector, si voussuccombiez ? faisait Mlle Minxit de sa voix laplus tendre.

– Moi qui ai mis à l’ombre les plus finstireurs de l’armée : le brave Bellerive, le terribleDesrivières, le redoutable Châteaufort, je succomberais par larapière d’un chirurgien ! Mais vous m’insultez, belleArabelle, quand vous émettez un pareil doute. Vous ne savez doncpas que je suis sûr de mes coups d’épée comme vous de vos coupsd’aiguille ? Désignez vous-même l’endroit où vous voulez qu’ilsoit frappé, je serai enchanté de vous faire cette galanterie.

Les voix s’éloignèrent ; mon oncle sortitde sa cachette et se remit tranquillement en route pour Clamecy,devisant en lui-même sur le parti qu’il avait à prendre.

Chapitre 18Ce que dit mon oncle en lui-même sur le duel.

« Monsieur de Pont-Cassé veutm’estropier, il l’a promis à Mlle Minxit, et unpreux des mousquetaires n’est pas homme à manquer à sa parole.

» Voyons un peu : que vais-je fairedans cette circonstance ? Dois-je me laisser estropier parM. de Pont-Cassé avec la docilité d’un caniche qu’explorele scalpel, ou déclinerai-je l’honneur qu’il daigne me faire ?Il entre dans les intérêts de M. de Pont-Cassé quej’aille sur des béquilles, soit ; mais je ne vois pas bien,moi, pourquoi je lui ferais ce plaisir. Je tiens très peu àMlle Minxit, bien qu’elle soit parée d’une dot decent mille francs ; mais je tiens beaucoup à la régularité dema personne, et je suis, j’ose m’en flatter, assez joli garçon pourqu’on ne trouve pas cette prétention ridicule. Il faut, dites-vous,qu’un homme provoqué en duel se batte ; mais, s’il vous plaît,où cela se trouve-t-il ? est-ce dans les Pandectes, dans lescapitulaires de Charlemagne, dans les commandements de Dieu ou dansceux de l’Église ? Et d’abord, monsieur de Pont-Cassé, entrevous et moi la partie est-elle bien égale ? Vous êtesmousquetaire et je suis médecin ; vous êtes artiste en faitd’escrime, et moi je ne sais guère manier que le bistouri ou lalancette ; vous ne vous faites pas plus de scrupule, à cequ’il paraît, de supprimer un membre à un homme que d’arracher uneaile à une mouche, et moi j’ai horreur du sang, et surtout du sangartériel ; accepter votre cartel, ne serait-ce pas aussiridicule de ma part que si je consentais à courir sur la cordetendue d’après la provocation d’un funambule, ou de traverser unbras de mer sur le défi d’un professeur de natation ? Et quandbien même les chances seraient égales entre nous, quand on conclutun traité, il faut qu’on espère y gagner quelque chose ; or,si je vous tue, qu’y gagnerai-je et si je suis tué par vous qu’ygagnerai-je encore ? Vous le voyez donc bien, dans les deuxcas je ferais un marché de dupe. Il faut, répétez-vous, que touthomme provoqué en duel se batte. Quoi ! si un meurtrier degrand chemin m’arrêtait à la corne d’un bois, je ne me ferais aucunscrupule de lui échapper à l’aide de mes bonnes jambes, et quandc’est un meurtrier de salon qui me met un cartel sous la gorge, jeme croirais obligé d’aller me jeter sur la pointe de sonépée ?

» À votre compte, quand un individu quevous ne connaissez que pour lui avoir par mégarde marché sur lepied, vous écrit : « Monsieur, trouvez-vous à telleheure, à tel endroit, afin que j’aie la satisfaction de vouségorger, en réparation de l’insulte que vous m’avez faite, »il faut qu’on se rende aux ordres du quidam et qu’on prenne biengarde encore de le faire attendre. Chose étrange ! il y a deshommes qui ne risqueraient pas mille francs pour sauver l’honneur àleur ami, la vie à leur père, et qui risquent leur vie dans un duelpour une parole équivoque ou pour un regard de travers ; maisalors, qu’est-ce donc que la vie ? ce n’est donc plus un biensans lequel tous les autres sont fort peu de chose ? c’estdonc un haillon qu’on jette au chiffonnier qui passe, ou une piècede monnaie effacée qu’on abandonne au premier aveugle qui vientchanter sous votre fenêtre ? Ils exigent que je joue ma vie àl’épée contre celle de M. de Pont-Cassé, et si je jouaiscent francs avec lui à l’impériale, ou à la triomphe, je serais unhomme perdu de réputation, le moindre savetier d’entre eux nevoudrait pas de moi pour gendre. Il faut donc, selon eux, que jesois plus prodigue de ma vie que de mon argent ? Et moi qui mepique d’être philosophe, je réglerais ma conscience sur l’opinionde tels casuistes !

» Au fait, qu’est-ce donc que ce publicqui s’établit juge de nos actions ? Des épiciers qui vendent àfaux poids, des drapiers qui aunent mal, des tailleurs quihabillent leurs marmots aux dépens de leurs pratiques, des rentiersqui font l’usure, des mères de famille qui ont des amants, et ensomme, un tas de grillons et de cigales qui ne savent ce qu’ilschantent, des niais qui disent oui et non sans savoir pourquoi, unaréopage d’imbéciles qui n’est pas capable de motiver sesconclusions. Il serait beau, ma foi, que, moi qui suis médecin, jem’avisasse, parce que ces badauds croient que saint Hubert guéritde la rage, d’envoyer un hydrophobe dans les Ardennes s’agenouillerdevant la châsse de ce grand saint ! Choisissez, du reste,ceux qui se décorent parmi eux du nom de sages, et vous verrezcomme ils sont conséquents avec eux-mêmes. Leurs philosophesjettent les hauts cris lorsqu’on leur parle de ces pauvres femmesdu Malabar qui se jettent toutes vives et toutes parées sur lebûcher de leur époux ; et quand deux hommes se coupent lagorge pour un fétu, ils leur décernent une couronned’intrépidité.

» Vous dites que je suis un lâche quandj’ai le bon sens de refuser un cartel ; mais, selon vous, lalâcheté, qu’est-ce donc ? Si la lâcheté consiste à reculerdevant un danger inutile, où trouverez-vous un hommecourageux ? Qui de vous, quand son toit craque et flamboieau-dessus de sa tête, reste à rêver tranquillement dans sonlit ? qui, lorsqu’il est sérieusement malade, n’appelle lemédecin à son secours ? qui, enfin, lorsqu’il tombe dans unfleuve, ne cherche à s’accrocher aux arbustes du rivage ?Encore une fois, ce public, qu’est-il ? un lâche qui prêche latémérité. Supposons qu’au lieu de moi, Benjamin Rathery, ce soitlui, le public, que M. de Pont-Cassé provoque en duel,combien y en aura-t-il parmi cette foule qui oseront accepter sondéfi ?

» Et d’ailleurs, est-ce qu’il y a pour lephilosophe d’autre public que les hommes qui pensent et quiraisonnent ? Or, aux yeux de ces gens-là, le duel n’est-il pasle plus absurde comme le plus barbare des préjugés ? Queprouve cette logique qu’on apprend dans une salle d’armes ? Uncoup d’épée bien appliqué, n’est-ce pas là un magnifiqueargument ? Parez tierce, parez quarte, vous pouvez démontrertout ce que vous voudrez. C’est bien dommage, ma foi, quand le papeexcommuniait comme hérétique le mouvement de la terre autour dusoleil, que Galilée n’ait pas songé à appeler Sa Sainteté en duelpour lui prouver que ce mouvement existait.

» Au moyen-âge, le duel avait au moins unmotif ; il était la conséquence d’une idée religieuse. Nosgrands-parents croyaient Dieu trop juste pour laisser l’innocenttomber sous les coups du coupable, et l’issue du combat étaitregardée comme un arrêt d’en haut. Mais chez nous qui sommes, grâceau ciel, bien revenus de ces folles idées et qui ne croyons à lajustice temporelle de Dieu que sous bénéfice d’inventaire, commentle duel peut-il se justifier, et à quoi sert-il ?

» Vous craignez qu’on vous accuse demanquer de courage si vous refusez un cartel, mais ces malheureuxqui font le métier d’égorgeurs et qui vous défient parce qu’ils secroient sûrs de vous tuer, quel croyez-vous donc que soit leurcourage ? celui du boucher qui égorge un mouton qui a lespattes liées, celui du chasseur qui tire sans pitié sur un lièvreen forme ou sur l’oiseau qui chante sur un arbre. J’ai connu, moi,plusieurs de ces gens-là qui n’avaient pas seulement la fermeté dese faire arracher une dent ; et dans le nombre, combien y ena-t-il qui oseraient obéir à leur conscience contrairement à lavolonté de l’homme dont ils dépendent ? Que le cannibale desîles du nouveau monde égorge des hommes de sa couleur pour lesfaire rôtir et les manger quand ils seront cuits à point, jeconçois cela ; mais toi, duelliste, cet homme que tuprovoques, quand tu l’auras tué, à quelle sauce mangeras-tu soncadavre ? Tu es plus coupable que l’assassin que la justicecondamne à mourir sur l’échafaud ; lui du moins c’est lamisère qui le pousse au meurtre, c’est peut-être un sentimentlouable dans sa cause, bien que déplorable dans ses conséquences.Toi, cependant, qu’est-ce donc qui t’a mis l’épée à la main ?Est-ce la vanité, est-ce l’appétit du sang, ou bien la curiosité devoir comment un homme se tord dans les convulsions del’agonie ? Te représentes-tu une femme se jetant à moitiéfolle de douleur sur le corps de son époux, des enfants remplissantla maison veuve et tendue de noir de leurs lamentations, une mèrequi demande à Dieu de la recevoir à la place de son fils dans soncercueil ? Et c’est toi qui, par un amour-propre de tigre, asfait toutes ces misères ? Tu veux nous égorger si nous ne tedonnons pas le titre d’homme d’honneur ! mais tu n’es pasdigne du nom d’homme ; tu n’es qu’une brute altérée de sang,qu’une vipère qui mord pour le plaisir de tuer sans profiter du malqu’elle fait, et encore la vipère se respecte elle-même dans sessemblables. Quand ton adversaire est tombé, tu t’agenouilles dansla boue détrempée par son sang, tu cherches à étancher lesblessures que tu as faites, tu le secours comme si tu étais sonmeilleur ami ; mais alors, pourquoi le tuerais-tu donc,misérable ? La société a bien à faire de tes remords !Sont-ce tes larmes qui remplaceront le sang que tu as faitcouler ? Toi, assassin à la mode, toi, meurtrier comme ilfaut, tu trouves des hommes qui te pressent la main, des mères defamille qui t’invitent à leurs fêtes ; ces femmes quis’évanouissent à l’aspect du bourreau osent presser leurs lèvressur les tiennes et te laissent dormir la tête sur leur sein. Mais,ces hommes et ces femmes, ils ne jugent des choses que par leurnom : l’homicide qui s’appelle assassinat, ils en ont horreur,et celui qui s’appelle duel, ils l’applaudissent. Toutefois, cesapplaudissements dont on t’environne, combien de temps as-tu à enjouir ? Là-haut, à côté de ton nom, est écrit homicide. Tu assur le front une tache de sang caillé que les baisers de tesmaîtresses n’effaceront pas. Tu n’as point trouvé de juge sur laterre ; mais il est au ciel un juge qui t’attend et qui ne selaissera pas prendre à tes grands mots d’honneur. Quant à moi, jesuis médecin non pour tuer, mais pour guérir, entendez-vous,monsieur de Pont-Cassé ? Si vous avez du sang de trop dans lesveines, c’est avec la pointe de ma lancette seule que je puis vousen débarrasser.

Ainsi raisonnait mon oncle en lui-même. Nousverrons bientôt comment il mit sa doctrine en pratique.

La nuit ne donne pas toujours de bonsconseils. Mon oncle se leva, le lendemain, bien décidé à ne points’aplatir devant les provocations de M. de Pont-Cassé,et, pour en avoir plus vite fini avec son aventure, ce jour-là mêmeil partit pour Corvol. Soit qu’il fût à jeun, soit que latranspiration se fît mal, soit que la digestion de la veille ne sefût pas bien accomplie, il se sentait infiltrer malgré lui par unemélancolie inusitée. Il suivait tout pensif, comme l’Hippolyte deRacine, les pentes étagées de la montagne de Beaumont ; sanoble épée, qui tombait autrefois avec une perpendicularitérigoureuse le long de son fémur et menaçait la terre de sa pointe,affectant maintenant l’attitude triviale d’une broche, semblait seconformer à sa triste pensée ; et son tricorne, qui se tenaitauparavant fier et debout sur son front, légèrement incliné du côtéde l’oreille gauche, était alors assis tout penaud sur sa nuque etsemblait lui-même occupé de sinistres idées ; son œil depierre s’était amolli. Il contemplait avec une sorted’attendrissement la vallée de Beuvron, qui s’étendait raide etgrelottante à ses pieds ; ces grands noyers en deuil, quiressemblaient, avec leurs noirs branchages, à un vaste polype, ceslongs peupliers qui n’avaient plus que quelques feuilles rousses àleurs panaches, à la cime desquels se balançaient quelquefois delourdes grappes de corbeaux, ce taillis fauve tout rissolé par lagelée, cette rivière qui s’en allait toute noire entre ces rives deneige vers les pelles du fouloir, le donjon de la postaillerie,grisâtre et vaporeux comme une colonne de nuages, le vieux châteauféodal de Pressure, tapi entre les roseaux bruns de ses fossés etqui semblaient avoir la fièvre, les cheminées du village quijetaient ensemble leur fumée légère et chétive comme l’haleine d’unhomme qui souffle entre ses doigts. Le tic tac du moulin, cet amiavec lequel il avait conversé si souvent lorsqu’il revenait deCorvol par les beaux clairs de lune de l’automne, était plein denotes sinistres ; il semblait dire dans son langagesaccadé :

Porteur de rapière,

Tu vas au cimetière.

À quoi mon oncle répondait :

Tic tac indiscret,

Je vais où il me plaît ;

Si c’est au trépas,

Ça n’te r’garde pas.

Le temps était sombre et malade ; de grosnuages blancs poussés par la bise se traînaient pesamment dans lescieux comme un cygne blessé ; la neige, dépolie par un jourgrisâtre, était terne et blafarde, et l’horizon était fermé detoutes parts par une ceinture de brouillards qui se traînaient lelong des montagnes. Il semblait à mon oncle qu’il ne reverraitplus, éclairé par le joyeux soleil du printemps et paré de sesfestons de verdure, ce paysage sur lequel l’hiver étendaitmaintenant un voile si épais de tristesse.

*

**

Votre oncle avait peur, dites-vous,soit ; mais permettez-moi de vous poser cette question :« Quel est le plus courageux de l’homme qui n’a pas peur d’undanger, ou de celui qui brave ce danger, bien qu’il en aitpeur. » Quoi qu’il en soit, Benjamin arriva à Moulot sans s’enapercevoir ; il se trouva tout à coup vis-à-vis le bouchon deManette, qui se dandinait au bout de sa perche comme un gros paysanqui veut faire le beau, ou comme un chien qui frétille de la queuepour vous faire accueil. Comme Benjamin était ce jour-là tout àfait sentimental, il se reprocha d’avoir délaissé si longtemps lajolie cabaretière et il lui prit fantaisie de déjeuner une heure oudeux avec elle. Lorsqu’il entra, Manette était seule qui filait aurouet. À la vue de mon oncle, Manette poussa un petit cri étoufféet sa quenouille lui tomba des mains. Mon oncle n’était pas unrhéteur en amour, ni Manette une précieuse.

– Manette, lui dit Benjamin, où est tonmari ?

– À la foire d’Entrains, où il est allévendre notre vache, et ajouta-t-elle d’un ton plus bas, il nereviendra que ce soir.

– Tant mieux, sacrédieu, fit mononcle ; en ce cas-là ferme la porte, car je veux déjeuner avectoi.

– Déjeuner avec moi, quel honneur !monsieur Rathery ; mais que dira la belle Arabelle Minxitlorsqu’elle apprendra que vous vous êtes arrêté ici ?

– Toujours Arabelle Minxit ! Tu n’asque ce mot à la bouche lorsque je suis ici. Je sais que j’ai eu destorts envers toi, mais aussi, il faut se payer de raison, quand onne peut se payer d’autre chose. Si par exemple on te donnait àchoisir à toi, Manette, entre une blanche colombe aux pieds roseset une grosse vache tout ébouriffée, mais pleine de lait, laquellepréférerais-tu ?

– La grosse vache pleine de lait, ditManette. Pourquoi me demandez-vous cela, monsieurRathery ?

– C’est que j’avais choisi comme toi, mapauvre Manette, en demandant Mlle Minxit enmariage, et toi-même je suis très sûr que tu en as faitautant ; sois franche, n’aurais-tu pas laissé de côté un jeunevillageois qui avait le menton frais et les joues roses et quidansait gentiment la bourrée carrée, pour ton gros lourdeau demari, parce qu’il avait quelques morceaux de terre ?

– Dame, monsieur Rathery, c’estpossible.

– Que veux-tu, ce n’est pas à nous qu’ilfaut faire un crime de cela ; c’est à ces abominablesmarchands qui ne veulent rien nous donner sans écus ; maisrassure-toi, ma très belle, je n’épouse plusMlle Minxit ; un autre se charge de la corvée,et, ma foi, je lui souhaite bien du plaisir.

– Dites-vous vrai, monsieurRathery ? fit Manette haletante d’émotion.

– Oui, mon enfant, je dis vrai ;c’est toi que j’ai toujours aimée, toi que j’aime, et que j’aimeraiautant qu’il te plaira.

– En ce cas-là, dit Manette, je coursfermer la porte ; les voisines en penseront ce qu’ellesvoudront.

– Mais n’as-tu pas peur qu’elles jasentauprès de ton mari ? fit mon oncle.

– Elles feront bien comme elles voudront,répondit Manette ; si mon mari me bat, ça m’est bien égal àprésent que vous m’aimez ; allez, monsieur Rathery, il m’adéjà battue bien des fois parce qu’il voulait que je vousdéfendisse la maison, mais je ne vous en ai pas parlé, de peur quecela ne vous empêchât de revenir.

Mon oncle, touché de cet amour si désintéresséet si naïf, la prit entre ses bras et la couvrit de baisers.

– Oh ! laissez-moi, monsieurRathery, disait Manette d’une voix entrecoupée de soupirs, vous mebrûlez ; je sais que je vais me trouver mal.

En ce moment, sa coiffe se détacha, et seslongs cheveux se répandirent autour d’elle comme un voile dereine.

– Oh ! que tu es belle ainsi, disaitmon oncle, se repliant en arrière pour l’admirer ; jeconnaissais toute la puissance du vin, mais je n’aurais jamais cruqu’il y eût tant d’ivresse dans l’étreinte d’une femme.

Manette, fascinée par son regard, lui jeta sesbras autour du cou, et, attirant sa tête à elle, elle lui rendaitlentement et un à un tous ses baisers ; vous eussiez ditd’elle une chèvre s’élevant sur l’extrémité de ses pattes pouratteindre une grappe de fleurs qui pend à une liane le long d’unrocher. Mon oncle n’était pas homme à faire longtemps l’amourdebout.

– J’ai l’air, dit-il à Manette, d’unpoteau le long duquel tu cherches à grimper, ne pourrions-nous nousaimer d’une façon plus commode ?

Il ôta son épée qu’il jeta sur la table, posaManette sur ses genoux, et passant un bras autour de sa taille, illa pressa avec amour contre son gilet à ramage.

– Tu m’aimes donc bien, Manette ?lui dit-il.

– Oh ! si je t’aime, fitManette ; quand je suis avec toi, il me semble que je suis auciel. Si le bon Dieu voulait permettre que je fusse toujours ainsi,assise sur tes genoux, appuyée sur ton bras, ma joue auprès de latienne, je ne lui demanderais pas d’autre éternité.

– Merci, dit mon oncle, c’est que tu n’espas une feuille de rose, Manette, et, à la longue, cela deviendraitfatigant.

En ce moment, on frappa à la porte, Manettes’arracha tout éperdue des bras de son amant, car elle avaitreconnu son mari à sa manière d’arriver. Elle posa un doigt sur seslèvres, ramassa sa coiffe, et, entraînant mon oncle dans une petitechambre dont la fenêtre ouvrait sur le jardin, elle lui fit signede s’échapper par cette issue. Quand mon oncle fut à terre. Manettese jeta entre ses bras et il la posa mollement sur un carré desalsifis ; tout cela fut fait dans l’espace d’une minute.Manette n’avait oublié qu’une chose, c’était d’emporter l’épée queBenjamin avait laissée sur la table ; elle se hâta de couperun chou et de courir à sa porte. Pour mon oncle, il se cacha dumieux qu’il put derrière un tas de fagots qui se trouvait au pieddu mur. Manette ne s’était point trompée ; c’était en effetson mari qui, ayant vendu sa vache en route, revenait trois bonnesheures plus tôt qu’on ne l’attendait.

– Et d’où diable viens-tu, dit-il à safemme, il y a un siècle que je suis là à grelotter.

– Tu le vois bien d’où je viens, réponditManette, je viens du jardin couper un chou pour mettre dans lamarmite.

Jean-Pierre lui fit observer qu’elle étaitbien rouge et bien émue pour quelqu’un qui vient de couper unchou.

– C’est, dit Manette, que j’ai unemigraine et que je suis venue courant, de peur de te faireattendre.

– Bien, dit le cabaretier, nous allonséclaircir cela dans la maison ; tu as peut-être besoin d’êtresaignée ; veux-tu que j’aille chercher BenjaminRathery ?

Le premier objet qu’il aperçut en rentrant futl’épée de mon oncle, nonchalamment étendue sur la table.

– Eh bien ! malheureuse,s’écria-t-il, me soutiendras-tu encore que tu n’étais pas avec tonBenjamin, quand voilà ici son épée ?

– Et qui te dit, vilain jaloux, que c’estl’épée de M. Rathery ? fit Manette, qui se défendait avecle courage du désespoir.

– Parbleu, répliqua Jean-Pierre, je lareconnais bien ; il m’a battu du plat de cette épée pendantplus de dix minutes parce que je me suis hasardé à dire, dans lecabaret de la mère Edmée, que le Juif-Errant qui avait paru àMoulot et lui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

– Je t’en prie, Jean-Pierre, dit Manette,joignant les mains, ne me bats pas ; je vais t’expliquercomment cette épée se trouve ici. M. Rathery est venu déjeunerce matin, et comme il n’avait pas d’argent, et que tu m’as défendude lui faire crédit, je l’ai obligé à laisser son épée ; tu nepeux pas me maltraiter pour m’être trop bien conformée à tesordres.

– Vraiment, fit Jean-Pierre, Ratherydéjeune de bon matin ; et que lui as-tu donc servi pour sonépée ? il n’y a pas seulement de feu dans le foyer.

Les choses se seraient fort mal passées pourManette si mon oncle qui entendait dans sa cachette, car la fenêtredu cabinet était restée ouverte, tout ce qui se disait dans lamaison, ne fût venu à son secours.

– Je viens, dit-il au cabaretier,reprendre mon épée que ta femme m’a forcé de laisser ici en planpour vingt-quatre sous. Tiens, ajouta-t-il en posant une pièce de24 sous sur la table, voici ton argent ; j’ai rencontré enroute un ami à qui je l’ai emprunté.

– Eh bien ! dit Manette, affectantun air de triomphe, me croiras-tu une autre fois ?Imaginez-vous, monsieur Rathery, que le gros butor voulait mebattre parce qu’il a trouvé ici votre épée.

– Ce n’est pas à cause de cela, drôlesse,dit Jean-Pierre, qui avait une peur terrible de l’épée de mon oncleet qui n’était pas bien convaincu qu’il ne fût pas le diable ;c’est que tu as désarmé M. Rathery pour un écot devingt-quatre sous.

– Mon bon Jean-Pierre, dit Benjamin, jete remercie ; mais je suis le médecin de Manette et, à cetitre, je dois veiller sur sa santé ; si j’apprends que tu labattes, pour quelque cause que ce soit, tu referas connaissanceavec le plat de mon épée et peut-être bien aussi avec le tranchant,ajouta-t-il après un moment de réflexion ; car, s’il n’étaitpas si tard, aujourd’hui même, je te couperais les deuxoreilles.

*

**

M. Minxit était absent lorsque mon onclearriva à Corvol ; il entra dans le salon.M. de Pont-Cassé était installé, à côté d’Arabelle, surun sofa. Benjamin, sans faire attention à la moue de sa fiancée etaux airs provocateurs du mousquetaire, se jeta dans un fauteuil, secroisa les jambes et posa son chapeau sur une chaise, comme unhomme qui n’est pas pressé de partir. Lorsqu’on eut parlé quelquetemps de la santé de M. Minxit, des probabilités du dégel etde la grippe, Arabelle garda le silence, et mon oncle n’en sut plustirer que quelques monosyllabes aigres et criards comme les notesqu’un apprenti musicien arrache à grand’peine et d’intervalle enintervalle de sa clarinette. M. de Pont-Cassé sepromenait dans le salon, frisant ses moustaches et faisant résonnerses grands éperons sur le parquet ; il semblait étudier enlui-même de quelle façon il s’y prendrait pour chercher querelle àmon oncle.

Benjamin avait deviné ses intentions, mais ileut l’air de ne pas faire attention à lui et s’empara d’un livrequi traînait sur un canapé ; d’abord il se contenta de lefeuilleter, observant M. de Pont-Cassé du coin del’œil ; mais comme c’était un ouvrage de médecine, il selaissa bientôt absorber par l’intérêt de sa lecture et oublia lemousquetaire. Celui-ci était décidé à en finir ; il s’arrêtadevant mon oncle et le regardant de bas en haut :

– Savez-vous, monsieur, lui dit-il, quevos visites céans sont bien longues !…

– Il me semble pourtant, répondit mononcle, que vous étiez ici avant moi.

– Et en même temps bien fréquentes,ajouta le mousquetaire.

– Je vous assure, monsieur, répliqua mononcle, qu’elles le seraient beaucoup moins si je croyais devoirvous y rencontrer.

– Si c’est pourMlle Minxit que vous venez ici, poursuivit lemousquetaire, elle vous prie par ma bouche de la débarrasser devotre longue personne.

– Si Mlle Minxit, quin’est pas mousquetaire, avait des ordres à me donner, elle leferait d’une manière plus polie ; en tout cas, monsieur, voustrouverez bon que j’attende pour me retirer qu’elle se soitexpliquée elle-même et que j’aie eu à ce sujet un entretien avecM. Minxit.

Et mon oncle continua son chapitre.

L’officier fit encore quelques tours dans lesalon, et se plaçant de nouveau en face de mon oncle :

– Je vous prie, monsieur, lui dit-il,d’interrompre un moment le cours de votre lecture, j’aurais un motà vous dire.

– Puisque ce n’est qu’un mot, dit mononcle, faisant un pli à la feuille qu’il lisait, je puis bienperdre un moment à vous entendre.

M. de Pont-Cassé était exaspéré dusang-froid de Benjamin.

– Je vous déclare, lui dit-il, monsieurRathery, que si vous ne sortez à l’instant même par cette porte, jevais vous faire sortir, moi, par cette fenêtre.

– Vraiment, fit mon oncle ; ehbien ! moi ! monsieur, je serai plus poli que vous, jevais vous faire sortir par cette porte. Et, prenant l’officier parle milieu du corps, il le porta sur le palier et ferma derrière luila porte à double tour.

Comme Mlle Minxittremblait :

– Ne vous effrayez pas trop de moi, luidit mon oncle ; l’acte de violence que je me suis permisenvers cet homme était surabondamment justifié par une longue séried’insultes. Et, d’ailleurs, ajouta-t-il avec amertume, je ne vousembarrasserai pas longtemps de ma longue personne ; je ne suispas de ces épouseurs de dot qui prennent une femme au bras de celuiqu’elle aime et l’attachent brutalement au pied de leur lit. Toutejeune fille a reçu du ciel son trésor d’amour ; il est justequ’elle choisisse l’homme avec lequel il lui plaît de ledépenser ; nul n’a le droit d’épancher sur le chemin et defouler sous ses pieds les blanches perles de sa jeunesse. À Dieu neplaise qu’un vil appétit d’argent me fasse commettre une mauvaiseaction ! Jusqu’ici j’ai vécu pauvre, je sais les joies de lapauvreté et j’ignore les misères de la richesse ; enéchangeant ma folle et rieuse indigence contre une opulencemaussade et hargneuse, peut-être ferais-je un mauvais marché ;en tout cas je ne voudrais pas que cette opulence m’arrivât avecune femme qui me détesterait. Je vous prie donc de me dire, danstoute la sincérité de votre âme, si vous aimezM. de Pont-Cassé ; j’ai besoin de votre réponse pourrégler ma conduite envers vous et envers votre père.

Mlle Minxit fut émue du ton deloyauté qu’avait mis Benjamin dans ses paroles :

– Si je vous avais connu avantM. de Pont-Cassé, c’est peut-être vous que j’aimeraismaintenant.

– Mademoiselle, interrompit mon oncle, cen’est pas de la politesse, mais de la sincérité que je vousdemande ; déclarez-moi franchement si vous croyez être plusheureuse avec M. de Pont-Cassé qu’avec moi.

– Que vous dirai-je, monsieurRathery ? répondit Arabelle, une femme n’est pas toujoursheureuse avec celui qu’elle aime, mais elle est toujoursmalheureuse avec celui qu’elle n’aime pas.

– Je vous remercie, mademoiselle, je saisà cette heure ce que j’ai à faire. Maintenant, voulez-vous me faireservir à déjeuner ; l’estomac est un égoïste qui ne compatitguère aux tribulations du cœur.

Mon oncle déjeuna comme déjeunaientprobablement Alexandre ou César la veille d’une bataille. Il nevoulut pas attendre le retour de M. Minxit ; il ne sesentait pas le courage d’affronter sa mine désolée lorsqu’ilapprendrait que lui, Benjamin, qu’il traitait presque en fils,renonçait à devenir son gendre ; il aimait mieux l’informerpar lettre de son héroïque détermination.

À quelque distance du bourg, il aperçut l’amide M. de Pont-Cassé qui se promenait majestueusement delong en large sur le chemin. Le mousquetaire s’avança à sarencontre et lui dit :

– Vous faites attendre bien longtemps,monsieur, ceux qui ont une réparation à vous demander.

– C’est que je déjeunais, répondit mononcle.

– J’ai à vous remettre, de la part deM. de Pont-Cassé, une lettre dont il m’a chargé de luiapporter la réponse.

– Voyons donc ce que me marque cetestimable gentilhomme : « Monsieur, vu l’énormité del’outrage que vous m’avez fait… » – Quel outrage ! jel’ai porté d’un salon sur un escalier ; je voudrais bien qu’onm’outrageât ainsi jusqu’à Clamecy… – « je consens à croiser lefer avec vous. » – La grande âme !… quoi ! il daignem’accorder la faveur d’être estropié par lui !…, voilà de lagénérosité, ou je ne m’y connais pas ! – « j’espère quevous vous rendrez digne de l’honneur que je vous fais enl’acceptant. » – Comment donc ! mais ce serait de ma partune noire ingratitude si je refusais. Vous pouvez dire à votre amique s’il me met à l’ombre comme le brave Desrivières, l’intrépideBellerive, etc., etc., je veux qu’on écrive sur ma tombe en lettresd’or : Ci-gît Benjamin Rathery, tué en duel par ungentilhomme. – Post-scriptum. Tiens, le billet de votre ami aun post-scriptum. « Je vous attendrai demain à dixheures du matin au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux. » Au lieudit la Chaume-des-Fertiaux ! parole d’honneur, un huissier nelibellerait pas mieux. Mais c’est que la Chaume-des-Fertiaux est àune bonne lieue de Clamecy : moi qui n’ai pas d’alezan brûlé,je n’ai pas le temps de faire tant de chemin pour me battre. Sivotre ami daignait se rendre au lieu dit la Croix-des-Michelins, ceserait moi qui aurais l’honneur de l’y attendre.

– Et où se trouve cetteCroix-des-Michelins ?

– Sur le chemin de Corvol, au sommet dufaubourg de Beuvron. Il faudrait que votre ami fût bien pessimistepour qu’il n’agréât pas ce lieu ; de cette place, on jouitd’un panorama digne d’une Majesté ; devant lui il verra lesmonts de Sembert avec leurs terrasses chargées de vignes, et leursgrands crânes chauves portant à leur nuque la forêt de Frace. Dansune autre saison, le coup d’œil serait plus beau ; mais je nepuis d’un souffle faire renaître le printemps. À leur pied, laville, avec ses mille panaches de fumée, qui ondoie, se presseentre ses deux rivières et grimpe les pentes arides du Crot-Pinçon,comme un homme qu’on poursuit. Si votre ami a quelque talent pourle dessin, il pourra enrichir son album de ce point de vue. Entreces grands pignons, semblables, avec leurs mousses sombres, à depièces de velours cramoisi, se dresse la tour de Saint-Martin,vêtue de son aube de dentelle et parée de ses bijoux de pierre.Cette tour vaut à elle seule une cathédrale ; à son côtés’étend la vieille basilique, qui jette à droite et à gauche, avecune admirable hardiesse, ses grands contre-forts taillés en arche.Votre ami ne pourra s’empêcher de la comparer à une gigantesquearaignée se reposant sur ses longues pattes. Vers le midi, courent,comme une traînée de sombres nuages, les montagnes bleuâtres duMorvan, puis…

– Trêve de plaisanterie, s’il vousplaît ! je ne suis pas venu ici pour que vous me montriez lalanterne magique. À demain donc, à laCroix-des-Michelins !

– À demain !… un instant, l’affairen’est pas si pressée qu’elle ne puisse se remettre. Demain, je vaisà Dornecy goûter d’une feuillette d’un vin vieux que Page sepropose d’acheter ; il s’en rapporte à moi pour la qualité etpour le prix, et vous sentez que je ne peux, pour les beaux yeux devotre ami, manquer aux devoirs que l’amitié m’impose ;après-demain, je déjeune en ville ; décemment, je ne puisdonner le pas à un duel sur un déjeuner : jeudi, je fais laponction à un hydropique ; comme votre ami veut m’estropier,plus tard il ne me serait plus possible de faire l’opération, et ledocteur Arnout la ferait mal ; pour vendredi… oui, c’est unjour maigre, je ne crois point avoir d’engagement pour ce jour-là,et je ne vois rien qui m’empêche de faire la partie de votreami.

– Il faut bien en passer par ce que vousexigez ; du moins, me ferez-vous la faveur de vous faireaccompagner par mon second, afin de m’épargner l’ennui du rôle despectateur.

– Pourquoi non ? je sais que vousêtes une paire d’amis, vous et M. de Pont-Cassé ; jeserais fâché de vous dépareiller. J’amènerai mon barbier, s’il a letemps, et si cela vous arrange.

– Insolent ! fit lemousquetaire.

– Ce barbier, répondit mon oncle, n’estpas un homme à mépriser : il a une rapière assez longue pourmettre quatre mousquetaires à la broche, et d’ailleurs, si vous mepréférez à lui, je tiendrai volontiers sa place.

– Je prends acte de vos paroles, dit lemousquetaire, et il s’éloigna.

Mon oncle, aussitôt qu’il fut levé, allaquérir l’encrier de Machecourt. Il se mit à composer, avec son plusbeau style et sa bâtarde la plus nette, une magnifique épître àM. Minxit, dans laquelle il lui déduisait comme quoi il nepouvait plus devenir son gendre. Mon grand-père, qui avait eul’avantage de la lire, m’a affirmé qu’elle eût fait pleurer ungarde-chiourme. Si le point d’exclamation n’eût pas existé alors,mon oncle l’eût certainement inventé.

Il y avait à peine un quart d’heure que lalettre était à la poste, lorsque M. Minxit en personne arrivachez ma grand’mère, accompagné du sergent, lequel était accompagnélui-même de deux masques, de deux fleurets et de son respectablecaniche.

Benjamin déjeunait alors avec Machecourt d’unhareng et du vin blanc patrimonial de Choulot.

– Soyez le bienvenu, monsieurMinxit ! s’écria Benjamin, un morceau de ce poisson de mervous agréerait-il ?

– Fi donc ! me prends-tu pour unbatteur en grange ?

– Et vous, sergent ?

– Moi, j’ai renoncé à ces sortes dechoses depuis que j’ai l’honneur d’être dans la musique.

– Mais votre caniche, que penserait-il decette tête ?

– Je vous remercie pour lui, mais jecrois qu’il a peu de goût pour le poisson de mer.

– Il est vrai qu’un hareng ne vaut pas unbrochet au bleu…

– Et une étuvée de carpes donc ?surtout quand elle est au vin de Bourgogne, interrompitM. Minxit.

– Sans doute, dit Benjamin, sans doute,vous pourriez même parler d’un civet de lièvre préparé de votremain ; mais toujours est-il que le hareng est excellent quandon n’a pas autre chose. À propos, il y a un quart d’heure que j’aimis une lettre à la poste ; vous ne l’avez probablement pasreçue, monsieur Minxit ?

– Non, dit M. Minxit, mais je vienst’en apporter la réponse. Tu prétends qu’Arabelle ne t’aime pas, età cause de cela tu ne veux pas l’épouser !

– M. Rathery a raison, dit lesergent. J’avais un camarade de lit qui ne m’aimait pas et auquelje rendais bien cordialement la pareille ; notre ménage étaitune véritable salle de police. Au logement, quand l’un voulait desnavets dans la soupe, l’autre y mettait des carottes ; à lacantine, si je demandais du cassis, il faisait venir du genièvre.Nous nous disputions pour savoir qui mettrait son fusil à lameilleure place. S’il avait un coup de pied à donner, c’était à moncaniche, et lorsqu’il était mordu par une puce, c’était toujours dece pauvre Azor qu’elle provenait. Imaginez-vous qu’un jour nousnous sommes battus au clair de la lune, parce qu’il prétendaitcoucher à la droite du lit, et que moi je prétendais qu’il devaitprendre la gauche. Pour me débarrasser de lui, j’ai été obligé del’envoyer à l’hôpital.

– Vous avez très bien fait, sergent, ditmon oncle ; quand les gens ne savent pas vivre ici-bas, on lesenvoie à perpétuité dans l’autre monde.

– Il y a bien quelque chose de bon dansce que vient de dire le sergent, fit M. Minxit. Être aimé,c’est plus qu’être riche, car c’est être heureux ; aussi je nedésapprouve point tes scrupules, mon cher Benjamin. Tout ce que jeréclame de toi, c’est que tu continues comme par le passé à venir àCorvol. Parce que tu ne veux pas être mon gendre, ce n’est pas uneraison pour que tu cesses d’être mon ami. Tu ne seras plus obligéde filer le parfait amour avec Arabelle, de tirer de l’eau pourarroser ses fleurs, de t’extasier sur les manchettes qu’elle mebrode et sur la supériorité de ses fromages à la crème. Nousdéjeunerons, nous dînerons, nous philosopherons, nous rirons ;c’est un passe-temps qui en vaut bien un autre. Tu aimes lestruffes, j’en parfumerai toute mon office ; tu as uneprédilection pour le volnay, prédilection que du reste je nepartage point, j’en aurai toujours dans ma cave ; s’il teprend la fantaisie de chasser, je t’achèterai un fusil à deux coupset une paire de lévriers. Je ne donne pas trois mois à Arabellepour se dégoûter de son gentilhomme et pour t’aimer à la folie.Acceptes-tu ou n’acceptes-tu pas ? Réponds-moi par oui ou non.Tu sais que je n’aime point les doreurs de phrases.

– Eh bien, oui, monsieur Minxit, fit mononcle.

– Très bien, je n’attendais pas moins deton amitié. Et maintenant, tu te bats en duel ?

– Qui diable a pu vous dire cela ?s’écria mon oncle. Je sais que les urines n’ont rien de caché pourvous, est-ce que vous auriez à mon insu consulté mesurines ?

– Tu te bats avecM. de Pont-Cassé, mauvais plaisant ; vous devez vousrencontrer dans trois jours à la Croix-des-Michelins, et au cas oùtu me débarrasserais de M. de Pont-Cassé, l’autremousquetaire prendra sa place ; tu vois que je suis bieninformé.

– Comment, Benjamin ! s’écriaMachecourt, devenu plus pâle que son assiette.

– Comment, misérable ! acheva magrand’mère, tu te bats en duel ?

– Écoutez-moi, toi Machecourt, vous machère sœur, et vous aussi, monsieur Minxit ; la vérité est queje me bats avec M. de Pont-Cassé. Ma résolution est bienarrêtée ; ainsi, épargnez-vous des représentations quim’ennuieraient sans me faire renoncer à mon dessein.

– Je ne viens pas, réponditM. Minxit, mettre des obstacles à ton duel ; je viens, aucontraire, t’apporter un moyen d’en sortir victorieusement, et, deplus, de rendre ton nom célèbre par toute la contrée. Le sergentsait un coup superbe avec lequel il désarmerait dans une heuretoute la corporation des maîtres d’armes. Aussitôt qu’il aura bu unverre de vin blanc, il te donnera ta première leçon ; je lelaisse avec toi jusqu’à vendredi, et moi-même je resterai ici à tesurveiller de peur que tu ne perdes ton temps dans lesauberges.

– Mais, dit mon oncle, je n’ai que fairede votre coup, et d’ailleurs, si votre coup est infaillible, quellegloire aurais-je de triompher par ce moyen de notre vicomte ?Homère, en rendant Achille invulnérable, lui a ôté tout le méritede sa vaillance. J’ai réfléchi : mon intention n’est plus deme battre à l’épée.

– Quoi, tu voudrais te battre aupistolet, imbécile !… Si c’était avec M. Arthus, qui estlarge comme une armoire, à la bonne heure !

– Je ne me bats ni au pistolet ni àl’épée ; je veux servir à ces spadassins un duel de monmétier ; je vous garde le plaisir de la surprise, vous verrez,monsieur Minxit.

– À la bonne heure ! réponditcelui-ci ; mais apprends toujours mon coup : c’est unearme qui ne t’embarrassera pas, et l’on ne sait de quoi on peutavoir besoin.

La chambre de mon oncle était au premierétage, au-dessus de celle occupée par Machecourt. Après déjeunerdonc, il s’enferma dans sa chambre avec le sergent etM. Minxit pour commencer son cours d’escrime. Mais la leçon nefut pas de longue durée : au premier appel que fit Benjamin,le plancher vermoulu de Machecourt se creva sous ses pieds, et ilpassa au travers jusqu’aux aisselles.

Le sergent, ébahi de la subite disparition deson élève, resta le bras gauche moelleusement arrondi à la hauteurde l’oreille, et le bras droit tendu dans l’attitude d’un homme quiva porter une botte. Pour M. Minxit, il fut pris d’une telleenvie de rire, qu’il faillit en suffoquer.

– Où est Rathery, s’écria-t-il, qu’estdevenu Rathery ? sergent, qu’avez-vous fait deRathery ?

– Je vois bien la tête deM. Rathery, répondit le sergent, mais du diable si je sais oùsont ses jambes.

Gaspard était seul alors dans la chambre deson père : d’abord, il fut un peu étonné de la brusque arrivéedes jambes de son oncle, que certes il n’attendait pas. Maisbientôt sa surprise se changea en fous éclats de rire qui semêlèrent à ceux de M. Minxit.

– Ohé ! Gaspard, s’écria Benjaminqui l’entendait.

– Ohé ! mon cher oncle, réponditGaspard.

– Traîne jusqu’ici le fauteuil de cuir deton père et mets-le sous mes pieds, je t’en prie, Gaspard.

– Je n’en ai pas le droit, répliqua ledrôle, ma mère a défendu qu’on montât dessus.

– Veux-tu bien m’apporter ce fauteuil,maudit porte-croix !

– Ôtez vos souliers, et je vousl’apporterai !

– Et comment veux-tu que j’ôte messouliers ? mes pieds sont au rez-de-chaussée et mes mains aupremier étage.

– Eh bien ! donnez-moi une pièce devingt-quatre sous pour me payer de ma peine !

– Je t’en donnerai une de trente, mon bonGaspard, mets de suite le fauteuil, je t’en prie ; mes bras netiennent plus à mes épaules.

– Crédit est mort, fit Gaspard,donnez-moi les trente sous de suite, sinon point de fauteuil.

Heureusement que Machecourt arrivait en cemoment : il donna de son pied au derrière de Gaspard et mitfin à la suspension de son beau-frère. Benjamin alla achever saleçon d’escrime chez Page, et il ferrailla si bien qu’au bout dedeux heures il était aussi habile que son maître.

Chapitre 19Comment mon oncle désarma trois fois M. de Pont-Cassé.

L’aurore, une aurore terne et grimaçante defévrier, jetait à peine des teintes plombées sur les murs de sachambre, que mon oncle était déjà debout. Il s’habilla à tâtons etdescendit l’escalier en assourdissant ses pas, car il craignaitsurtout de réveiller sa sœur. Mais, comme il allait franchir lepalier, il sentit une main de femme se poser sur son épaule.

– Eh quoi ! chère sœur, s’écria-t-ilavec une sorte d’effroi, vous êtes déjà éveillée ?

– Dis que je ne suis pas encore endormie,Benjamin. Avant que tu ne partes, j’ai voulu te dire adieu,peut-être un adieu suprême, Benjamin. Conçois-tu que je souffrequand je songe que tu sors d’ici plein de vie, de jeunesse etd’espérance, et que tu y rentreras peut-être porté sur les bras detes amis, et le corps traversé d’une épée ? Ton dessein est-ildonc arrêté ? Avant de le prendre, as-tu pensé au deuil que tamort allait jeter dans cette triste maison ? Pour toi, quandta dernière goutte de sang se sera écoulée, tout sera fini ;mais nous, bien des mois, bien des années se passeront avant quenotre douleur soit tarie, et les larmes blanches de ta croix serontdepuis longtemps effacées que nos larmes couleront toujours.

Mon oncle s’éloignait sans répondre, etpeut-être il pleurait, mais ma grand’mère l’arrêta par le pan deson habit.

– Cours donc à ton rendez-vous demeurtre, bête féroce ! s’écria-t-elle, ne fais pas attendreM. de Pont-Cassé ; peut-être l’honneur exigera-t-ilque tu partes sans embrasser ta sœur ; mais prends du moinscette relique que le cousin Guillaumot m’a prêtée, peut-être tepréservera-t-elle des dangers où tu vas te jeter siétourdiment.

Mon oncle jeta la relique dans sa poche ets’esquiva.

Il courut éveiller M. Minxit à sonauberge. Ils prirent en passant Page et Arthus et s’en allèrentdéjeuner dans un cabaret à l’extrémité de Beuvron. Mon oncle, s’ildevait succomber, ne voulait pas s’en aller l’estomac vide. Ildisait qu’une âme qui arrivait entre deux vins au tribunal de Dieua plus de hardiesse et plaide bien mieux sa cause qu’une pauvre âmequi est pleine de tisane et d’eau sucrée. Le sergent assistait audéjeuner ; lorsqu’on fut au dessert, mon oncle le pria d’allerà la Croix-des-Michelins porter une table, une boîte et deuxchaises dont il avait besoin pour son duel, et d’y allumer un grandfeu avec les échalas de la vigne voisine ; puis il demanda ducafé.

M. de Pont-Cassé et son ami netardèrent pas d’arriver.

Le sergent leur fit de son mieux les honneursdu bivouac.

– Messieurs, dit-il, donnez-vous la peinede vous asseoir, et chauffez-vous. M. Rathery vous prie del’excuser s’il vous fait un peu attendre, mais il est à déjeuneravec ses témoins, et dans quelques minutes il sera à votredisposition.

En effet, Benjamin arrivait un quart d’heureaprès, tenant Arthus et M. Minxit par le bras et chantant àgorge déployée :

Ma foi, c’est un triste soldat

Que celui qui ne sait pas boire !

Mon oncle salua gracieusement ses deuxadversaires.

– Monsieur, ditM. de Pont-Cassé avec hauteur, il y a vingt minutes quenous vous attendons.

– Le sergent a dû vous expliquer la causede notre retard, et j’espère que vous la trouverez légitime.

– Ce qui vous excuse, c’est que vous êtesroturier, et que voilà probablement la première fois que vous avezaffaire à un gentilhomme.

– Que voulez-vous, nous avons coutume,nous autres roturiers, de prendre du café après chacun de nosrepas, et parce que vous vous faites appeler le vicomte dePont-Cassé, ce n’est pas une raison pour que nous dérogions à cettehabitude. Le café, voyez-vous, c’est bienfaisant, c’est tonique, çasurexcite agréablement le cerveau, ça donne du mouvement à lapensée ; si vous n’avez pas pris de café ce matin les armes nesont pas égales, et je ne sais si, en conscience, je puis memesurer avec vous.

– Riez, monsieur, riez bien tandis quevous pouvez rire, mais rira bien qui rira le dernier, je vous enavertis.

– Monsieur, reprit Benjamin, je ne rispas quand je dis que le café est tonique ; c’est l’avis deplusieurs célèbres médecins, et moi-même je l’administre commestimulant dans certaines maladies.

– Monsieur !

– Et votre alezan brûlé ? je suisbien étonné de ne point le voir là ; est-ce qu’il seraitindisposé, par hasard ?

– Monsieur, dit le second mousquetaire,trêve de plaisanterie ; vous n’avez pas sans doute oubliépourquoi vous êtes venu ici ?

– Ah ! c’est vous, numérodeux ? enchanté de renouveler connaissance avec vous ; eneffet je n’ai pas oublié pourquoi je viens ici, et la preuve,ajouta-t-il en montrant la table sur laquelle la boîte étaitplacée, c’est que j’ai fait des préparatifs pour vous recevoir.

– Eh ! qu’est-il besoin de cetappareil d’escamoteur pour se battre à l’épée ?

– Mais, dit mon oncle, c’est que je ne mebats pas à l’épée.

– Monsieur, ditM. de Pont-Cassé, je suis l’insulté, j’ai le choix desarmes, je choisis l’épée.

– C’est moi, monsieur, qui ai la prioritéde l’insulte, je ne vous la céderai pas, et je choisis leséchecs.

En même temps il ouvrit la boîte que lesergent avait aussi apportée, et, en ayant tiré un échiquier, ilinvita le gentilhomme à prendre place à la table.

M. de Pont-Cassé devint blême decolère.

– Est-ce que, par hasard, vous voudriezme mystifier ? s’écria-t-il.

– Point du tout, fit mon oncle ;tout duel est une partie où deux hommes mettent leur vie pourenjeu ; pourquoi cette partie ne se jouerait-elle pas aussibien aux échecs qu’à l’épée ? Du reste, si vous vous sentezfaible aux échecs, je suis prêt à vous jouer cela à l’écarté ou àla triomphe. En cinq points, si vous le voulez, sans revanche nirepentir, cela sera aussitôt fait.

– Je suis venu ici, ditM. de Pont-Cassé, se contenant à peine, non pour jouer mavie comme une bouteille de bière, mais pour la défendre avec monépée.

– Je conçois, dit mon oncle ; vousêtes d’une force supérieure à l’épée, et vous espérez avoir bonmarché de moi, qui ne tiens jamais la mienne que pour la mettre àmon côté. Est-ce donc là la loyauté d’un gentilhomme ? Si unfaucheur vous proposait de se battre avec lui à la faux, ou unbatteur en grange avec un fléau, accepteriez-vous, je vousprie ?

– Vous vous battrez à l’épée !s’écria M. de Pont-Cassé, hors de lui, sinon… ajouta-t-ilen levant sa cravache.

– Sinon quoi ? dit mon oncle.

– Sinon je vous coupe la figure avec macravache !

– Vous savez comment je réponds à vosmenaces, repartit Benjamin. Eh bien ! non, monsieur, ce duelne s’accomplira pas comme vous l’avez espéré. Si vous persistezdans votre déloyale obstination, je croirai et je dirai que vousavez spéculé sur votre adresse de spadassin, que c’est unguet-apens que vous m’avez tendu, que vous êtes ici non pourrisquer votre vie contre la mienne, mais pour m’estropier,entendez-vous, monsieur de Pont-Cassé ? et je vous tiendraipour un lâche, oui, pour un lâche, mon gentilhomme, pour un lâche,oui, pour un lâche !

Et les paroles de mon oncle vibraient entreses lèvres comme une vitre qui tinte.

Le gentilhomme n’en put supporterdavantage ; il tira son épée et se précipita sur Benjamin.C’en était fait de celui-ci si le caniche, en se jetant surM. de Pont-Cassé n’eût dérangé la direction de son épée.Le sergent ayant rappelé son chien :

– Messieurs, s’écria mon oncle, je vousprends à témoin que, si j’accepte le combat, c’est pour épargner unassassinat à cet homme.

Et, mettant à son tour sa rapière au vent, ilsoutint, sans rompre d’une semelle, l’attaque impétueuse de sonadversaire. Le sergent ne voyant pas son coup intervenir, piétinaitsur l’herbe comme un coursier lié à un arbre, et tournait lepoignet à se le démancher, afin d’indiquer à Benjamin le mouvementqu’il devait faire pour désarmer son homme.M. de Pont-Cassé, exaspéré de la résistance inattenduequ’il éprouvait, avait perdu son sang-froid et avec lui sameurtrière adresse. Il ne s’inquiétait plus de parer les coups quepouvait lui porter son adversaire, et ne cherchait qu’à le percerde son épée.

– Monsieur de Pont-Cassé, lui dit mononcle, vous auriez mieux fait de jouer aux échecs ; vousn’êtes jamais à la parade ; il ne tiendrait qu’à moi de voustuer.

– Tuez, monsieur, dit le mousquetaire,vous n’êtes ici que pour cela.

– J’aime mieux vous désarmer, fit mononcle, et, passant rapidement son épée sous celle de sonadversaire, d’un tour de son vigoureux poignet il l’envoya aumilieu de la haie.

– Très bien ! bravo ! s’écriale sergent, moi je ne l’aurais pas envoyée si loin. Si vous aviezseulement six mois de mes leçons, vous seriez la meilleure lame deFrance.

M. de Pont-Cassé voulut recommencerle combat ; comme les témoins s’y opposaient :

– Non, messieurs, dit mon oncle, lapremière fois ne compte pas, et il n’y a pas de partie sansrevanche ; il faut que la réparation à laquelle a droitmonsieur soit complète.

Les deux adversaires se remirent engarde ; mais à la première botte l’épée deM. de Pont-Cassé s’envola sur la route. Comme il couraitla ramasser :

– Je vous demande bien pardon, monsieurle comte, lui dit Benjamin de sa voix sardonique, de la peine queje vous donne ; mais c’est de votre faute ; si vous aviezvoulu jouer aux échecs, vous n’auriez pas eu la peine de vousdéranger.

Une troisième fois le mousquetaire revint à lacharge.

– Assez, s’écrièrent les témoins, vousabusez de la générosité de M. Rathery.

– Point du tout, dit mon oncle ;monsieur veut sans doute apprendre le coup : permettez que jelui en donne encore une leçon.

En effet, la leçon ne se fit pas attendre, etl’épée de M. de Pont-Cassé s’échappa pour la troisièmefois de sa main.

– Au moins, dit mon oncle, vous auriezbien dû amener un domestique pour aller ramasser votre épée.

– Vous êtes le démon en personne, ditcelui-ci ; j’aimerais mieux que vous m’eussiez tué que dem’avoir traité d’une manière aussi ignominieuse.

– Et vous, mon gentilhomme, dit Benjamin,se tournant vers l’autre mousquetaire, vous voyez que mon barbiern’est pas ici. Tenez-vous à ce que je mette à exécution la promesseque je vous ai faite ?

– En aucune façon, dit lemousquetaire ; à vous les honneurs de la journée ; il n’ya pas de lâcheté à se retirer devant vous, puisque vous ne portezpoint le fer sur le vaincu. Bien que vous ne soyez pas gentilhomme,je vous tiens pour le meilleur tireur et pour l’homme le plushonorable que je connaisse ; car votre adversaire voulait voustuer, vous avez eu sa vie entre les mains et vous l’avez respectée.Si j’étais roi, vous seriez au moins duc et pair. Et maintenant, sivous attachez quelque prix à mon amitié, je vous l’offre de toutmon cœur et je vous demande la vôtre en échange.

Et il tendit la main à mon oncle, qui la serracordialement dans la sienne. M. de Pont-Cassé se tenaitdevant le foyer, morne et farouche, l’œil plein de sombres éclairset le front chargé d’une nuée d’orage. Il prit le bras de son ami,fit un salut de glace à mon oncle et s’éloigna.

Mon oncle avait hâte de retourner chez sasœur ; mais le bruit de sa victoire s’était rapidement répandudans le faubourg ; à chaque instant, il était intercepté parun soi-disant ami qui venait le féliciter de son beau fait d’armeset lui secouer le bras jusqu’à l’épaule, sous prétexte de luidonner une poignée de main. Les gamins, cette poussière de lapopulation que soulève tout événement éclos dans la rue, venaienttourbillonner autour de lui et l’assourdir de leurs hourras. Enquelques instants, il devint le point central d’une foulehorriblement tumultueuse qui lui marchait sur ses talons,éclaboussait ses bas de soie et faisait tomber son tricorne dans laboue. Il pouvait encore échanger quelques mots avecM. Minxit ; mais, sous prétexte de compléter sontriomphe, Cicéron, ce tambour que vous connaissez déjà, vint seplacer à la tête de la foule avec sa caisse et se mit à battre lacharge de manière à faire écrouler le pont de Beuvron ; encorefallut-il que Benjamin lui donnât trente sous pour son vacarme.Tout ce qui manqua à son infortune, c’est qu’il ne fut pointharangué. Voilà comment mon oncle fut récompensé d’avoir joué savie en duel.

– Si là-haut à la Croix-des-Michelins, sedisait-il à lui-même, j’avais donné quelques louis à un malheureuxmourant de faim, tous ces badauds qui acclament maintenant autourde moi me laisseraient passer fort tranquille. Qu’est-ce donc, monDieu, que la gloire et à qui s’adresse-t-elle ! Ce bruit qu’onfait autour d’un nom, est-ce un bien si rare et si précieux qu’ilfaille sacrifier, pour l’avoir, le repos, le bonheur, les doucesaffections, les belles années et quelquefois la paix dumonde ! Ce doigt levé qui vous montre au public, sur qui nes’est-il donc pas arrêté ? Cet enfant que l’on mène à l’égliseau bruit des cloches sonnant à grande volée ; ce bœuf qu’onpromène par la ville, paré de fleurs et de rubans, ce veau à sixpattes, ce boa empaillé, cette citrouille monstre, cet acrobate quimarche sur un fil d’archal, cet aéronaute qui fait son ascension,cet escamoteur qui avale des muscades, ce prince qui passe, cetévêque qui bénit, ce général qui revient d’une lointaine victoire,n’ont-ils pas eu tous leur moment de gloire ? Tu te croiscélèbre, toi qui as semé tes idées dans les arides sillons d’unlivre, qui as fait des hommes avec du marbre, et des passions avecdu noir d’ivoire et du blanc de céruse ; mais tu serais bienplus célèbre encore si tu avais un nez long seulement de sixpouces. Quant à cette gloire qui nous survit, elle n’appartient pasà tout le monde, j’en conviens ; mais la difficulté est d’enjouir. Qu’on me trouve un banquier qui escompte l’immortalité, etdès demain je travaille à me rendre immortel.

Mon oncle voulut dîner en famille chez sa sœuravec M. Minxit ; mais le brave homme, quoique son cherBenjamin fût là devant lui, sain, sauf, et victorieux, était tristeet préoccupé. Ce que mon oncle avait dit le matin àM. de Pont-Cassé lui revenait sans cesse à l’esprit. Ildisait qu’il avait dans les oreilles comme une voix qui l’appelaitvers Corvol. Il était en proie à une agitation nerveuse, semblableà celle qu’éprouvent les personnes qui, n’étant pas habituées aucafé, en ont pris une forte dose. À chaque instant, il était obligéde quitter la table et de faire un tour dans la chambre. Cet étatde surexcitation effraya Benjamin et il l’engagea lui-même àpartir.

Chapitre 20Enlèvement et mort de Mademoiselle Minxit.

Toutefois, mon oncle reconduisitM. Minxit jusqu’à la Croix-des-Michelins, et il revint semettre au lit. Il était dans cet anéantissement profond que produitun premier sommeil, lorsqu’il fut réveillé par un heurt violentcontre sa porte. Ce coup frappa mon oncle d’une commotiondouloureuse. Il ouvrit sa fenêtre ; la rue était noire commeun fossé profond ; cependant il reconnut M. Minxit et ilcrut apercevoir dans son attitude quelque chose de désolé. Ilcourut vers sa porte ; à peine le verrou fut-il tiré, que ledigne homme se jeta dans ses bras et éclata en larmes.

– Eh bien ! qu’est-ce, monsieurMinxit ? Voyons, parlez ! les pleurs n’aboutissent àrien ; du moins, ce n’est pas à vous qu’il est arrivémalheur ?

– Partie ! partie ! s’écriaM. Minxit suffoqué par les sanglots, partie avec lui,Benjamin !

– Quoi ! Arabelle est partie avecM. de Pont-Cassé ? fit mon oncle, devinant de suitede quoi il s’agissait.

– Tu avais bien raison de m’avertir de medéfier de lui ; pourquoi aussi ne l’as-tu pas tué ?

– Il en est encore temps, ditBenjamin ; mais, avant tout, il faut se mettre à sapoursuite.

– Et tu m’accompagneras, Benjamin ;car en toi est toute ma force, tout mon courage.

– Comment, je vous accompagnerai !mais je vous accompagne de suite. Et, à propos, avez-vous eu aumoins l’idée de vous munir d’argent ?

– Je n’ai plus un écu comptant, monami ; la malheureuse m’a emporté tout l’argent qu’il y avaitdans mon secrétaire.

– Tant mieux ! dit mon oncle, aumoins vous serez sûr que d’ici à ce que nous l’ayons rattrapée ellene manquera de rien.

– Aussitôt qu’il fera jour, j’iraichercher des fonds chez mon banquier.

– Oui, dit mon oncle, croyez-vous qu’ilss’amuseront à faire l’amour sur les pelouses du chemin ? Quandil fera jour, ils seront loin d’ici, il faut de suite allerréveiller votre banquier, et frapper à sa porte jusqu’à ce qu’ilvous ait compté mille francs. Au lieu de quinze, il vous fera payerle vingt pour cent, voilà tout.

– Mais quelle route ont-ils suivie ?il faut toujours que nous attendions le soleil pour prendre desrenseignements.

– En aucune façon, dit mon oncle, ils ontpris la route de Paris ; M. de Pont-Cassé ne peutaller qu’à Paris ; je sais de bonne part que son congé expiredans trois jours. Je vais de suite arrêter une voiture et deux bonschevaux ; vous me rejoindrez au Lion d’Or.

Comme mon oncle allait sortir :

– Mais tu es en chemise, lui ditM. Minxit.

– C’est parbleu vrai, dit Benjamin, jen’y songeais plus ; il fait si noir, que je ne m’en suis pasaperçu ; mais dans cinq minutes je serai habillé, et dansvingt minutes je serai au Lion d’Or ; je dirai adieu à machère sœur quand je serai revenu de notre voyage.

Une heure après, mon oncle et M. Minxitsuivaient, dans une mauvaise patache attelée de deux haridelles,l’exécrable chemin de traverse qui menait alors de Clamecy àAuxerre. Le jour, l’hiver passe encore ; mais la nuit, il esthorrible. Quelque diligence qu’ils eussent faite, il était dixheures du matin lorsqu’ils arrivèrent à Courson. Sous le porche dela Levrette, l’unique auberge de l’endroit, un cercueil étaitétalé, et tout un essaim de vieilles, hideuses et déguenillées,croassaient alentour.

– Je tiens du sacristain Gobi, disaitl’une, que la jeune dame s’est engagée à donner mille écus àM. le curé, pour être distribués aux pauvres de laparoisse.

– Cela nous passera devant le nez, mèreSimonne.

– Si la jeune dame meurt, comme on ledit, le maître de la Levrette s’emparera de tout, répondait unetroisième ; nous ferions bien d’aller chercher le bailli pourqu’il veille sur notre succession.

Mon oncle appela une de ces vieilles et lapria de lui expliquer ce que cela signifiait. Celle-ci, fièred’avoir été distinguée par un étranger qui avait une voiture à deuxchevaux, jeta un regard de triomphe à ses compagnes, etdit :

– Vous avez bien fait de vous adresser àmoi, mon bon monsieur, car je sais mieux qu’elles tous les détailsde cette histoire. Celui qui est maintenant dans ce cercueil étaitce matin dans cette voiture verte que vous voyez là-bas sous laremise. C’était un grand seigneur, riche à millions, qui allaitavec une jeune dame à Paris, à la cour ; que sais-je, moi, etil s’est arrêté ici, et il restera dans ce cimetière à pourrir avecces paysans qu’il a tant méprisés. Il était jeune et beau, et moi,la vieille Manette qui suis toute éreintée et qui ne tiens plus àrien, j’irai jeter de l’eau bénite sur sa tombe, et dans dix ans,si je vais jusque-là, il faudra que sa pourriture fasse place à mesvieux os ; car ils ont beau être riches, tous ces grandsmessieurs, il faut toujours qu’ils aillent où nous allons ;ils ont beau s’attifer de velours et de taffetas, leur dernierhabit, ce sont toujours les planches de la bière ; ils ontbeau soigner et parfumer leur peau, les vers de la terre sont faitspour eux comme pour nous. Dire que moi, la vieille laveuse delessive, je pourrai, quand cela me fera plaisir, aller m’accroupirsur la tombe d’un gentilhomme ! Allez, mon bon monsieur, cettepensée fait du bien, elle nous console d’être pauvres et nous vengede n’être pas nobles. Du reste, c’est bien la faute à celui-ci s’ilest mort. Il a voulu s’emparer de la chambre d’un voyageur parcequ’elle était la plus belle de l’auberge. Il s’en est suivi dugrabuge entre eux : ils sont allés se battre dans le jardin dela Levrette, et le voyageur lui a mis une balle dans la tête. Lajeune dame était enceinte à ce qu’il paraît, la pauvre femme !Quand elle a su que son mari était mort, le mal d’enfant l’a priseet elle ne vaut guère mieux à l’heure qu’il est que son nobleépoux. Le docteur Débrit sort de sa chambre : comme c’est moiqui lave son linge, je lui ai demandé des nouvelles de la jeunefemme, et il m’a répondu : – Allez, mère Manette, j’aimeraisencore mieux être dans votre vieille peau ridée que dans lasienne.

– Et ce grand seigneur, dit mon oncle,n’avait-il pas un habit rouge, une perruque blonde et trois plumesà son chapeau ?

– Il avait bien tout cela, mon bonmonsieur ; est-ce que vous l’auriez connu, parhasard ?

– Non, dit mon oncle, mais je l’aipeut-être vu en quelque endroit.

– Et la jeune dame, dit M. Minxit,n’est-elle pas de haute taille, et n’a-t-elle pas des taches derousseur par la figure ?

– Elle a bien cinq pieds trois pouces,répondit la vieille, elle a une peau comme la coquille d’un œuf dedinde.

M. Minxit s’évanouit.

Benjamin emporta M. Minxit dans son litet le soigna ; puis il se fit conduire auprèsd’Arabelle ; car la belle dame qui devait mourir dans lesdouleurs de l’enfantement, c’était la fille de M. Minxit. Elleoccupait la chambre que son amant lui avait conquise au prix de savie, triste chambre en vérité ! et dont la possession nevalait guère la peine qu’on se la disputât.

Arabelle était là gisant dans un lit de sergeverte. Mon oncle ouvrit les rideaux et la contempla quelque tempsen silence. Une pâleur humide et mate, semblable à celle d’unestatue de marbre blanc, était répandue sur son visage ; sesyeux à demi ouverts étaient fanés et sans regard ; sarespiration s’arrachait par sanglots de sa poitrine. Benjaminsouleva son bras qui pendait immobile le long du lit ; ayantinterrogé les battements de son pouls, il secoua tristement la têteet ordonna à la garde d’aller quérir le docteur Débrit. Arabelle àsa voix, tressaillit comme un cadavre qui éprouve les premièresatteintes du galvanisme.

– Où suis-je ? dit-elle, promenantautour d’elle un regard en démence ; ai-je donc été le jouetd’un sinistre rêve ? Est-ce vous, monsieur Rathery, quej’entends, et suis-je encore à Corvol, dans la maison de monpère ?

– Vous n’êtes point dans la maison devotre père, dit mon oncle ; mais votre père est ici. Il estprêt à vous pardonner ; il ne vous demande qu’une chose, c’estque vous vous laissiez vivre afin qu’il vive aussi.

Les regards d’Arabelle s’arrêtèrent par hasardsur l’uniforme de M. de Pont-Cassé, qu’on avait suspendu,encore trempé de sang, à la muraille. Elle essaya de se mettre surson séant, mais ses membres se tordirent dans une horribleconvulsion, et elle retomba lourdement sur son lit comme un cadavrequ’on a soulevé dans son cercueil. Benjamin mit la main sur soncœur, il ne battait plus ; il approcha un miroir de seslèvres, la glace resta nette et brillante. Misère et bonheur, toutétait fini pour la pauvre Arabelle. Benjamin restait debout à sonchevet, tenant sa main dans la sienne et plongé dans un abîmed’amères réflexions.

En ce moment un pas lourd et mal assuré se fitentendre dans l’escalier. Benjamin se hâta de tourner la clé dansla serrure. C’était M. Minxit qui frappait à la porte ets’écriait :

– C’est moi, Benjamin, ouvre-moi ;je veux voir ma fille, il faut que je la voie ! Elle ne peutmourir sans que je l’aie vue.

C’est une cruelle chose que de supposervivante une personne trépassée et de lui attribuer des actes commesi elle existait encore. Cependant, mon oncle ne recula pointdevant cette nécessité.

– Retirez-vous, monsieur Minxit, je vousen supplie. Arabelle va mieux ; elle repose ; votreprésence subite pourrait provoquer une crise qui la tuerait.

– Je te dis, misérable, que je veux voirma fille ! s’écria M. Minxit, et il fit un si violenteffort contre la porte que la gâche de la serrure tomba sur lecarreau.

– Eh bien ! dit Benjamin, espérantencore l’abuser, vous le voyez, votre fille dort d’un tranquillesommeil. Êtes-vous satisfait à présent et vousretirez-vous ?

Le malheureux vieillard jeta un coup d’œil sursa fille.

– Tu as menti ! s’écria-t-il d’unevoix qui fit tressaillir Benjamin, elle ne dort pas, elle estmorte !

Il se jeta sur son corps et la pressaconvulsivement contre sa poitrine.

– Arabelle ! criait-il,Arabelle ! Arabelle ! Oh ! était-ce donc ainsi queje devais la retrouver ! elle, ma fille, mon uniqueenfant ! Dieu laisse le front du meurtrier se couvrir decheveux blancs, et il ôte à son père son seul enfant ! commentpeut-on nous dire que Dieu est bon et juste ? – Puis, sadouleur se changeant en colère contre mon oncle : – C’est toimisérable Rathery, qui es cause que je l’ai refusée àM. de Pont-Cassé ; sans toi elle serait mariée etpleine de vie.

– Plaisantez-vous ? dit mon oncle.Est-ce que c’est ma faute, à moi, si elle s’est amourachée d’unmousquetaire ?

Toutes les passions, ce n’est que du sang quise précipite vers le cerveau. La raison de M. Minxit se fûtbrisée sans doute sous l’effort de cette puissante douleur ;mais dans le paroxysme de son délire, sa veine à peine fermée (onse rappelle que mon oncle venait de le saigner) se rouvrit.Benjamin laissa couler le sang, et bientôt une défaillancesalutaire succéda à cette surabondance de vie et sauva le pauvrevieillard. Benjamin donna des ordres et de l’argent au maître de laLevrette pour qu’Arabelle et son amant reçussent une sépulturehonorable ; puis il revint s’établir au chevet deM. Minxit, et veilla sur lui comme une mère sur son enfantmalade. M. Minxit resta trois jours entre la vie et latombe ; mais, grâce aux soins habiles et affectueux de mononcle, la fièvre qui le dévorait s’amortit peu à peu, et bientôt ilfut en état d’être transporté à Corvol.

Chapitre 21Un dernier festin.

Monsieur Minxit avait une de ces constitutionsantédiluviennes qui semblent faites d’une matière plus solide queles nôtres. C’était une de ces plantes vivaces qui conserventencore une végétation vigoureuse, alors que les autres sontflétries par l’hiver. Les rides n’avaient pu entamer ce front degranit ; les années s’étaient accumulées sur sa tête sans ylaisser aucune trace de décadence. Il était resté jeune jusqu’audelà de sa soixantième année, et son hiver, comme celui destropiques, était encore plein de sève et de fleurs ; mais letemps et le malheur n’oublient personne.

La mort de sa fille venant après sa fuite etaprès la révélation de sa grossesse, avait frappé d’un coup mortelcette organisation puissante ; une fièvre lente le minaitsourdement. Il avait renoncé à ses goûts bruyants qui avaient faitde sa vie une longue partie de fête. Il avait mis de côté lamédecine comme un embarras inutile. Les compagnons de longuejeunesse respectaient sa douleur, et, sans cesser de l’aimer, ilsavaient cessé de le voir. Sa maison était muette et fermée commeune tombe ; et à peine, par quelques persiennes entr’ouvertes,jetait-elle à la dérobée quelques regards sur le village. Les coursne retentissaient plus du bruit des allants et des venants ;les premières herbes du printemps s’étaient emparées de l’avenue,de hautes plantes domestiques croissaient le long des murs etformaient à l’entour comme un lambris de verdure.

Cette pauvre âme en deuil n’avait plus besoinque d’obscurité et de silence. Il avait fait comme une bête fauvequi se retire, lorsqu’elle veut mourir, dans les profondeurs lesplus sombres de sa forêt. La gaieté de mon oncle venait échouercontre cette incurable mélancolie. M. Minxit ne répondait àses joyeusetés que par un morne et triste sourire, comme pour luidire qu’il avait compris, et qu’il le remerciait de sa bonneintention.

Mon oncle avait compté sur le printemps pourle ramener à la vie ; mais ce printemps, qui revêt toute terrearide de fleurs et de verdure, n’a rien à faire reverdir dans uneâme désolée, et tandis que tout renaissait, le pauvre homme semourait lentement.

C’était un soir du mois de mai. Il sepromenait dans sa prairie, appuyé sur le bras de Benjamin. Le cielétait limpide, la terre était verte et parfumée, les rossignolschantaient dans les peupliers, les demoiselles voltigeaient avec unharmonieux frôlement de leurs ailes entre les roseaux du ruisseau,et l’eau toute couverte de fleurs d’aubépine murmurait sous lesracines des saules.

– Voilà une belle soirée, dit Benjamin,cherchant à tirer M. Minxit de cette sombre rêverie quienveloppait son esprit comme un linceul.

– Oui, répondit celui-ci, une bellesoirée pour le pauvre paysan qui va entre deux haies fleuries, sapioche sur l’épaule, vers sa chaumière qui fume, et où l’attendentses enfants ; mais, pour le père qui porte le deuil de safille, il n’y a plus de belles soirées.

– Et à quel foyer, dit mon oncle, n’ya-t-il pas une place vide ? Qui n’a pas au champ de repos untertre de gazon où, tous les ans, à la Toussaint, il vient verserde pieuses larmes ? Et dans les rues de la cité, quelle foule,si rose et si dorée qu’elle soit, n’est tachée de noir ? Quandles fils vieillissent, ils sont condamnés à mettre leurs vieuxparents dans la tombe ; quand ils meurent au milieu de leurâge, ils laissent une mère désolée, à genoux auprès de leurcercueil. Croyez-moi, les yeux de l’homme ont été faits bien moinspour voir que pour pleurer, et toute âme a sa plaie, comme toutefleur a son insecte qui la ronge. Mais aussi, dans le chemin de lavie, Dieu a mis l’oubli qui suit à pas lents la mort, qui effaceles épitaphes qu’elle a tracées et répare les ruines qu’elle afaites. Voulez-vous, mon cher monsieur Minxit, suivre un bonconseil ; croyez-moi, allez manger des carpes sur les bords dulac de Genève, du macaroni à Naples, boire du vin de Xérès à Cadix,et savourer des glaces à Constantinople ; dans un an vousreviendrez aussi rond et aussi joufflu que vous l’étiez avant.

M. Minxit laissa pérorer mon oncle tantqu’il voulut, et quand il eut fini :

– Combien ai-je encore de jours à vivre,Benjamin ? lui dit-il.

– Mais, fit mon oncle, abasourdi de laquestion, et croyant avoir mal entendu, que dites-vous, monsieurMinxit ?

– Je te demande, répéta M. Minxit,combien de jours il me reste encore à vivre ?

– Diable, dit mon oncle, voici unequestion qui m’embarrasse fort ; d’un côté, je ne voudrais pasvous désobliger ; de l’autre, je ne sais si la prudence mepermet de satisfaire votre désir. On n’annonce au condamné lanouvelle de son exécution que quelques heures avant d’aller ausupplice, et vous…

– C’est, interrompit M. Minxit, unservice que j’impose à ton amitié, parce que toi seul peux me lerendre. Il faut bien que le voyageur sache à quelle heure il doitpartir, afin qu’il puisse faire son portemanteau.

– Le voulez-vous donc franchement,sincèrement, monsieur Minxit ; ne vous effraierez-vous pas del’arrêt que je vais prononcer, m’en donnez-vous votre paroled’honneur ?

– Je t’en donne ma parole d’honneur, ditM. Minxit.

– Eh bien ! alors, dit mon oncle, jevais faire comme pour moi-même.

Il examina la face pâlie du vieillard, ilinterrogea sa prunelle terne et dépolie, où la vie reflétait àpeine quelques lueurs, il consulta son pouls comme s’il en eûtécouté les battements avec ses doigts, et il garda quelque temps lesilence ; puis :

– C’est aujourd’hui jeudi, dit-il ;eh bien ! lundi il y aura une maison de plus en deuil àCorvol.

– Très bien diagnostiqué, ditM. Minxit ; ce que tu viens de dire, je le pensais ;si tu trouves jamais l’occasion de te produire, je prédis que tuferas une de nos célébrités médicales ; mais, le dimanchem’appartient-il tout entier ?

– Il vous appartient, pourvu que vous nefassiez rien qui avance le terme de vos jours.

– Je n’en veux pas plus, ditM. Minxit ; rends-moi encore le service d’inviter nosamis pour dimanche à un dîner solennel ; je ne veux pas m’enaller fâché avec la vie, et c’est le verre à la main que jeprétends lui faire mes adieux. Tu insisteras auprès d’eux pourqu’ils acceptent mon invitation, et tu leur en feras, s’il le faut,un devoir.

– J’irai moi-même les inviter, dit mononcle, et je me fais fort qu’aucun d’eux ne nous fera défaut.

– Maintenant, passons à un autre ordred’idées. Je ne veux pas être enterré dans le cimetière de laparoisse ; il est dans un fond, il est froid et humide, etl’ombre de l’église s’étend sur toute sa face comme un crêpe, jeserais mal en cet endroit, et tu sais que j’aime mes aises. Jedésire que tu m’ensevelisses dans ma prairie, au bord de ceruisseau dont j’aime l’harmonieuse chanson. – Il arracha unepoignée d’herbe et dit : – Tiens, voici le lieu où je veuxqu’on creuse mon dernier gîte. Tu y planteras un berceau de vigneet de chèvrefeuille, afin que la verdure en soit entremêlée defleurs, et tu iras quelquefois y rêver à ton vieil ami. Afin que tuy viennes plus souvent, et aussi, pour qu’on ne dérange pas monsommeil, je te laisse ce domaine et toutes mes autrespropriétés ; mais c’est à deux conditions : la première,c’est que tu habiteras la maison que je vais laisser vide, et laseconde, que tu continueras à mes clients les soins que depuistrente ans je leur donnais.

– J’accepte avec reconnaissance ce doublehéritage, dit mon oncle, mais je vous préviens que je ne veux pasaller aux foires.

– Accordé, dit M. Minxit.

– Quant à vos clients, ajouta Benjamin,je les traiterai en conscience et d’après le système de Tissot, quime paraît fondé sur l’expérience et la raison. Allez, le premierqui s’en ira là-bas vous donnera de mes nouvelles.

– Je sens le froid du soir qui megagne ; il est temps de dire adieu à ce ciel, à ces vieuxarbres qui ne me reverront pas, à ces petits oiseaux qui chantent,car nous ne reviendrons plus ici que lundi matin.

Le lendemain, il s’enferma avec son ami letabellion ; le jour suivant il s’affaissa de plus en plus etgarda le lit ; mais le dimanche venu, il se leva, se fitpoudrer et mit son plus bel habit. Benjamin, ainsi qu’il l’avaitpromis, était allé à Clamecy faire lui-même ses invitations ;pas un de ses amis n’avait manqué à ce funèbre appel, et à quatreheures ils se trouvaient tous réunis dans le salon.

M. Minxit ne tarda pas à paraître,chancelant et appuyé sur le bras de mon oncle ; il leur serraà tous la main et les remercia affectueusement de s’être conformésà son dernier désir qui était, disait-il, le caprice d’unmoribond.

Cet homme qu’ils avaient vu, il y avaitquelque temps, si gai, si heureux, si plein de vie, la douleurl’avait brisé et la vieillesse était venue pour lui tout d’un coup.À sa vue, tous versaient des larmes, et Arthus lui-même sentitsubitement s’évanouir son appétit.

Un domestique annonça que le dîner étaitservi. M. Minxit se plaça comme à l’ordinaire au haut bout dela table.

– Messieurs, dit-il à ses convives, cedîner est pour moi un dîner suprême ; je veux que mes derniersregards ne s’arrêtent que sur des verres pleins et des visagesriants ; si vous voulez me faire plaisir, c’est de donner unlibre cours à votre gaieté accoutumée.

Il se versa quelques gouttes de bourgogne ettendit son verre à ses convives.

– À la santé de M. Minxit !dirent-ils tous ensemble.

– Non, dit M. Minxit, pas à masanté ; à quoi sert un souhait qui ne peut s’exaucer ?mais à votre santé, à vous tous, à votre prospérité, à votrebonheur, et que Dieu garde ceux d’entre vous qui ont des enfants deles perdre.

– M. Minxit, dit Guillerand, a aussipris les choses trop à cœur ; je ne l’aurais pas crususceptible de mourir de chagrin. Moi aussi j’ai perdu une fille,une fille que j’allais mettre en pension chez les religieuses. Celam’a fait de la peine pour le moment ; mais je ne m’en suis pasplus mal porté pour cela, et quelquefois, je l’avoue, je songeaisque je n’avais plus de mois d’école à payer pour elle.

– Une bouteille cassée dans ta cave, ditArthus, ou un écolier retiré de ta pension t’aurait causé plus dechagrin.

– Il t’appartient bien, dit Millot, deparler ainsi, toi, Arthus, qui ne crains d’autre malheur que deperdre l’appétit.

– J’ai plus d’entrailles que toi, faiseurde noëls, répondit Arthus.

– Oui, pour digérer, dit le poète.

– Cela sert à quelque chose de biendigérer, répliqua Arthus ; au moins, quand vous allez envoiture, vos amis ne sont pas obligés de vous attacher aux ridellesde peur de vous perdre en route.

– Arthus, dit Millot, point depersonnalités, je t’en prie.

– Je sais, répondit Arthus, que tu megardes rancune parce que je suis tombé sur toi dans le chemin deCorvol. Mais chante-moi ton grand noël, et nous serons quittes.

– Et moi je soutiens que mon noël est unbeau morceau de poésie ; veux-tu que je te montre une lettrede Mgr l’évêque qui m’en fait compliment ?

– Oui, mets ton noël sur le gril, et tuverras ce qu’il vaudra.

– Je te reconnais bien là, Arthus ;toi, tu n’estimes que ce qui est rôti ou bouilli.

– Que veux-tu ? ma sensibilité, àmoi, réside dans les houppes de mon palais ; et j’aime autantqu’elle soit là qu’ailleurs. Un appareil digestif organisésolidement vaut-il moins, pour être heureux, qu’un cerveaulargement développé ? voilà la question.

– Si nous nous en rapportions à un canardou à un pourceau, je ne doute pas qu’ils ne la décidassent en tafaveur ; mais je prends Benjamin pour arbitre.

– Ton noël me convient beaucoup, dit mononcle :

À genoux, chrétiens, à genoux !

C’est superbe. Quel chrétien pourrait refuserde s’agenouiller quand tu lui en fais deux fois l’invitation dansun vers de huit syllabes ? mais je suis de l’avis d’Arthus,j’aime encore mieux une côtelette en papillote.

– Une plaisanterie n’est pas une réponse,dit Millot.

– Eh bien ! crois-tu qu’il y ait unedouleur morale qui fasse autant souffrir qu’une rage de dents etqu’un mal d’oreille ? Si le corps souffre plus vivement quel’âme, il doit également jouir avec plus d’énergie ; cela estlogique ; la douleur et le plaisir résultent de la mêmefaculté.

– Le fait est, dit M. Minxit, que sij’avais le choix entre l’estomac de M. Arthus et le cerveausuroxygéné de J.-J. Rousseau, j’opterais pour l’estomac deM. Arthus. La sensibilité est le don de souffrir ; êtresensible, c’est marcher pieds nus sur les cailloux tranchants de lavie, c’est passer à travers la foule qui vous heurte et vouscoudoie, une plaie vive au côté. Ce qui fait le malheur des hommes,ce sont les désirs non satisfaits. Or, toute âme qui sent trop,c’est un ballon qui voudrait monter au ciel et qui ne peut dépasserles limites de l’atmosphère. Donnez à un homme une bonne santé, unbon appétit, et plongez son âme dans une somnolence perpétuelle, ilsera le plus heureux de tous les êtres. Développer sonintelligence, c’est semer des épines dans sa vie. Le paysan quijoue aux quilles est plus heureux que l’homme d’esprit qui lit dansun beau livre.

Tous les convives se turent à ce propos.

– Parlanta, dit M. Minxit, où en estmon affaire avec Malthus ?

– Nous avons obtenu une contrainte parcorps, dit l’huissier.

– Eh bien ! tu jetteras au feu toutecette procédure, et Benjamin te remboursera les frais. Et toi,Rapin, où en est mon procès avec le clergé relativement à mamusique ?

– L’affaire est remise à huitaine, ditRapin.

– Alors ils me condamneront par défaut,répondit M. Minxit.

– Mais, dit Rapin, il y aura peut-êtreune forte amende ; le sacristain a déposé que le sergent avaitinsulté le vicaire lorsqu’il l’avait sommé d’évacuer la place del’église avec sa musique.

– Cela n’est pas vrai, dit lesergent ; j’ai seulement ordonné à la musique de jouerl’air : Où allez-vous, monsieur l’abbé ?

– En ce cas, dit M. Minxit, Benjaminbâtonnera le sacristain à la première occasion ; je veux quece drôle ait de moi un souvenir.

On était arrivé au dessert. M. Minxit fitfaire un punch et mit dans son verre quelques gouttes de la liqueurenflammée.

– Cela vous fera du mal, monsieur Minxit,lui dit Machecourt.

– Et quelle chose peut maintenant mefaire du mal, mon bon Machecourt ? il faut bien que je fassemes adieux à tout ce qui m’a été cher dans la vie.

Cependant, ses forces diminuaient rapidement,et il ne pouvait plus s’exprimer qu’à voix basse.

– Vous savez, messieurs, dit-il, quec’est à mon enterrement que je vous ai conviés ; je vous aifait préparer à tous des lits, afin que vous vous trouviez toutprêts demain matin à me conduire à ma dernière demeure. Je ne veuxpoint que ma mort soit pleurée ; au lieu de crêpes, vousporterez une rose à votre habit, et, après l’avoir trempée dans unverre de champagne, vous l’effeuillerez sur ma tombe ; c’estla guérison d’un malade, c’est la délivrance d’un captif que vouscélébrez. Et, à propos, ajouta-t-il, qui de vous se charge de monoraison funèbre ?

– Ce sera Page, dirent quelques-uns.

– Non, répondit M. Minxit ;Page est avocat, et il faut dire la vérité sur les tombes. Jepréférerais que ce fût Benjamin.

– Moi ? dit mon oncle ; voussavez bien que je ne suis pas orateur.

– Tu l’es assez pour moi, réponditM. Minxit. Voyons, parle-moi comme si j’étais couché dans moncercueil ; je serais bien aise d’entendre vivant ce que dirade moi la postérité.

– Ma foi, dit Benjamin, je ne sais tropce que je vais dire.

– Ce que tu voudras, mais dépêche-toi,car je sens que je m’en vais.

– Eh bien ! dit mon oncle :« Celui que nous déposons sous ce feuillage laisse après luid’unanimes regrets. »

– « Unanimes regrets » ne vautrien, dit M. Minxit ; nul homme ne laisse après luid’unanimes regrets. C’est un mensonge qu’on ne peut débiter quedans une chaire.

– Aimez-vous mieux « des amis qui lepleureront longtemps » ?

– C’est moins ambitieux, mais ce n’estpas plus exact. Pour un ami qui nous aime loyalement et sansarrière-pensée, nous avons vingt ennemis cachés dans l’ombre, quiattendent en silence, comme le chasseur en embuscade, l’occasion denous faire du mal ; je suis sûr qu’il y a dans ce village biendes gens qui se trouveront heureux de ma mort.

– Eh bien ! « laisse après luides amis inconsolables », dit mon oncle.

– « Inconsolables » est encoreun mensonge, répondit M. Minxit. Nous ne savons, nous autresmédecins, quelle partie de notre organisation affecte la douleur,ni comment elle nous fait souffrir ; mais c’est une maladiequi se guérit sans traitement et bien vite. La plupart des douleursne sont au cœur de l’homme que de légères escarres qui tombentpresque aussitôt qu’elles sont formées ; il n’y ad’inconsolables que les pères et les mères qui ont des enfants dansle cercueil.

– « Qui garderont longtemps sonsouvenir », cela vous conviendrait-il mieux ?

– À la bonne heure ! ditM. Minxit ; et pour que ce souvenir reste plus longtempsdans votre mémoire, je fonde à perpétuité un dîner qui aura lieu lejour de l’anniversaire de ma mort, et où vous viendrez tousassister tant que vous serez dans le pays ; Benjamin estchargé de l’exécution de ma volonté.

– Cela vaut mieux qu’un service, fit mononcle ; et il continua en ces termes : « Je ne vousparlerai point de ses vertus ! »

– Mets « qualités », ditM. Minxit, cela sent moins l’amplification.

– « Ni de ses talents ; vousavez tous été à même de les apprécier. »

– Surtout Arthus, à qui j’ai gagné, l’anpassé, quarante-cinq bouteilles de bière au billard.

– « Je ne vous dirai pas qu’il futbon père ; vous savez tous qu’il est mort pour avoir trop aimésa fille. »

– Hélas ! plût au ciel que cela fûtvrai ! répondit M. Minxit, mais une vérité déplorable queje ne puis me dissimuler, c’est que ma fille est morte parce que jene l’ai pas assez aimée. J’ai agi envers elle comme un exécrableégoïste, elle aimait un noble et je n’ai pas voulu qu’ellel’épousât, parce que je détestais les nobles ; elle n’aimaitpas Benjamin, et j’ai voulu qu’il devînt mon gendre, parce que jel’aimais. Mais j’espère que Dieu me pardonnera. Ce n’est pas nousqui avons fait nos passions et nos passions dominent toujours notreraison. Il faut que nous obéissions aux instincts qu’il nous adonnés, comme le canard obéit à l’instinct qui l’entraîne vers larivière.

– « Il fut bon fils, »poursuivit mon oncle.

– Qu’en sais-tu ? réponditM. Minxit. Voilà pourtant comme se font les épitaphes et lesoraisons funèbres. Ces allées de tombes et de cyprès qui s’étalentdans nos cimetières, ce ne sont que des pages pleines de mensongeset de faussetés comme celles d’une gazette. Le fait est que je n’aijamais connu ni mon père ni ma mère, et il n’est pas bien démontréque je sois né de l’union d’un homme et d’une femme ; mais jene me suis jamais plaint de l’abandon où l’on m’avait laissé ;cela ne m’a pas empêché de faire mon chemin, et si j’avais eu unefamille, je ne serais peut-être pas allé si loin ; une famillevous gêne, vous contrecarre de mille façons ; il faut que vousobéissiez à ses idées et non aux vôtres ; vous n’êtes paslibre de suivre votre vocation, et dans la voie où elle vous jettesouvent, dès le premier pas vous vous trouvez embourbé.

– « Il fut bon époux », dit mononcle.

– Ma foi ! je n’en sais trop rien,dit M. Minxit ; j’ai épousé ma femme sans l’aimer, et jene l’ai jamais beaucoup aimée ; mais elle a fait avec moitoutes ses volontés : quand elle voulait une robe, elle s’enachetait une ; quand un domestique lui déplaisait, elle lerenvoyait. Si à ce compte on est bon époux, tant mieux ! maisje saurai bientôt ce que Dieu en pense.

– « Il a été bon citoyen, fit mononcle ; vous avez été témoins du zèle avec lequel il atravaillé à répandre parmi le peuple des idées de réforme et deliberté. »

– Tu peux dire cela maintenant sans mecompromettre.

– « Je ne vous dirai pas qu’il futbon ami !… »

– Mais alors, que diras-tu donc ?fit M. Minxit.

– Un peu de patience, dit Benjamin.« Il a su, par son intelligence, s’attacher les faveurs de lafortune. »

– Pas précisément par mon intelligence,dit M. Minxit, quoique la mienne valût bien celle d’unautre ; j’ai profité de la crédulité des hommes ; il fautavoir plutôt de l’audace que de l’intelligence pour cela.

– « Et ses richesses ont toujoursété au service des malheureux. »

M. Minxit fit un signe d’assentiment.

– « Il a vécu en philosophe,jouissant de la vie et en faisant jouir ceux qui l’entouraient, etil est mort de même, entouré de ses amis, à la suite d’un grandfestin. Passants, jetez une fleur sur sa tombe ! »

– C’est à peu près cela, ditM. Minxit. Maintenant, messieurs, buvons le coup de l’étrier,et souhaitez-moi un bon voyage.

Il ordonna au sergent de l’emporter dans sonlit. Mon oncle voulut le suivre, mais il s’y opposa et exigea qu’onrestât à table jusqu’au lendemain.

Une heure après, il fit appeler Benjamin.Celui-ci accourut à son chevet ; M. Minxit n’eut que letemps de lui prendre la main, et il expira.

Le lendemain matin, le cercueil deM. Minxit, entouré de ses amis et suivi d’un long cortège depaysans, allait sortir de la maison.

Le curé se présenta à la porte et ordonna auxporteurs de conduire le corps au cimetière.

– Mais, dit mon oncle, ce n’est pas aucimetière que M. Minxit a l’intention d’aller, il va dans saprairie, et personne n’a le droit de l’en empêcher.

Le prêtre objecta que la dépouille d’unchrétien ne pouvait reposer que dans une terre bénite.

– Est-ce que la terre où nous portonsM. Minxit est moins bien bénite que la vôtre ? est-cequ’il n’y vient point de l’herbe et des fleurs comme dans lecimetière de la paroisse ?

– Voulez-vous donc, dit le curé, quevotre ami soit damné ?

– Permettez, dit mon oncle ;M. Minxit est depuis hier devant Dieu, et à moins que la causen’ait été remise à huitaine, il est maintenant jugé. Au cas où ilserait damné, ce ne serait pas votre cérémonie funèbre qui feraitrévoquer son arrêt ; et au cas où il serait sauvé, à quoiservirait cette cérémonie ?

M. le curé s’écria que Benjamin était unimpie et ordonna aux paysans de se retirer. Tous obéirent, et lesporteurs eux-mêmes étaient disposés d’en faire autant ; maismon oncle tira son épée et dit :

– Les porteurs ont été payés pour porterle corps à son dernier gîte, et il faut qu’ils gagnent leur argent.S’ils s’acquittent bien de leur besogne, ils auront chacun un petitécu ; si au contraire l’un d’eux refusait d’aller, je lebattrai du plat de mon épée, tant qu’il ne sera pas sur lecarreau.

Les porteurs, plus effrayés encore des menacesde Benjamin que de celles du curé, se résignèrent à marcher, etM. Minxit fut déposé dans sa fosse avec toutes les formalitésqu’il avait indiquées à Benjamin.

À son retour du convoi, mon oncle avait unedizaine de mille francs de revenu. Peut-être verrons-nous plus tardquel usage il fit de sa fortune.

FIN

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