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Monsieur Parent

Monsieur Parent

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Monsieur Parent

1.

Le petit Georges, à quatre pattes dans l’allée, faisait des montagnes de sable. Il le ramassait de ses deux mains, l’élevait en pyramide, puis plantait au sommet une feuille de marronnier.

Son père, assis sur une chaise de fer, le contemplait avec une attention concentrée et amoureuse, ne voyait que lui dans l’étroit jardin public rempli de monde.

Tout le long du chemin rond qui passe devant le bassin et devant l’église de la Trinité pour revenir, après avoir contourné le gazon, d’autres enfants s’occupaient de même, à leurs petits jeux de jeunes animaux, tandis que les bonnes indifférentes regardaient en l’air avec leurs yeux de brutes, ou que les mères causaient entre elles en surveillant la marmaille d’un coup d’œil incessant.

Des nourrices, deux par deux, se promenaient d’un air grave,laissant traîner derrière elles les longs rubans éclatants de leursbonnets, et portant dans leurs bras quelque chose de blancenveloppé de dentelles, tandis que de petites filles, en robecourte et jambes nues, avaient des entretiens sérieux entre deuxcourses au cerceau, et que le gardien du square, en tunique verte,errait au milieu de ce peuple de mioches, faisait sans cesse desdétours pour ne point démolir des ouvrages de terre, pour ne pointécraser des mains, pour ne point déranger le travail de fourmi deces mignonnes larves humaines.

Le soleil allait disparaître derrière les toits de la rueSaint-Lazare et jetait ses grands rayons obliques sur cette foulegamine et parée, Les marronniers s’éclairaient de lueurs jaunes, etles trois cascades, devant le haut portail de l’église, semblaienten argent liquide.

M. Parent regardait son fils accroupi dans la poussière : ilsuivait ses moindres gestes avec amour, semblait envoyer desbaisers du bout des lèvres à tous les mouvements de Georges.

Mais ayant levé les yeux vers l’horloge du clocher, il constataqu’il se trouvait en retard de cinq minutes. Alors il se leva, pritle petit par le bras, secoua sa robe pleine de terre, essuya sesmains et l’entraîna vers la rue Blanche. Il pressait le pas pour nepoint rentrer après sa femme ; et le gamin, qui ne le pouvaitsuivre, trottinait à son côté.

Le père alors le prit en ses bras, et, accélérant encore sonallure, se mit à souffler de peine en montant le trottoir incliné.C’était un homme de quarante ans, déjà gris, un peu gros, portantavec un air inquiet un bon ventre de joyeux garçon que lesévénements ont rendu timide.

Il avait épousé, quelques années plus tôt, une jeune femme aiméetendrement qui le traitait à présent avec une rudesse et uneautorité de despote tout-puissant. Elle le gourmandait sans cessepour tout ce qu’il faisait et pour tout ce qu’il ne faisait pas,lui reprochait aigrement ses moindres actes, ses habitudes, sessimples plaisirs, ses goûts, ses allures, ses gestes, la rondeur desa ceinture et le son placide de sa voix.

Il l’aimait encore cependant, mais il aimait surtout l’enfantqu’il avait d’elle, Georges, âgé maintenant de trois ans, devenu laplus grande joie et la plus grande préoccupation de son cœur.Rentier modeste, il vivait sans emploi avec ses vingt mille francsde revenu ; et sa femme, prise sans dot, s’indignait sanscesse de l’inaction de son mari.

Il atteignit enfin sa maison, posa l’enfant sur la premièremarche de l’escalier, s’essuya le front, et se mit à monter.

Au second étage, il sonna.

Une vieille bonne qui l’avait élevé, une de ces servantesmaîtresses qui sont les tyrans des familles, vint ouvrir ; etil demanda avec angoisse :

– Madame est-elle rentrée ?

La domestique haussa les épaules : – Depuis quand monsieura-t-il vu madame rentrer pour six heures et demie ?

Il répondit d’un ton gêné :

– C’est bon, tant mieux, ça me donne le temps de me changer, carj’ai très chaud.

La servante le regardait avec une pitié irritée et méprisante.Elle grogna : – Oh ! je le vois bien. Monsieur est ennage ; monsieur a couru ; il a porté le petitpeut-être ; et tout ça pour attendre madame jusqu’à septheures et demie. C’est moi qu’on ne prendrait pas maintenant à êtreprête à l’heure. Je fais mon dîner pour huit heures, moi, et quandon l’attend, tant pis, un rôti ne doit pas être brûlé !

M. Parent feignait de ne point écouter. Il murmura : « C’estbon, c’est bon. Il faut laver les mains de Georges qui a fait despâtés de sable. Moi, je vais me changer. Recommande à la femme dechambre de bien nettoyer le petit. »

Et il entra dans son appartement. Dès qu’il y fut, il poussa leverrou pour être seul, bien seul, tout seul. Il était tellementhabitué, maintenant, à se voir malmené et rudoyé qu’il ne sejugeait en sûreté que sous la protection des serrures. Il n’osaitmême plus penser, réfléchir, raisonner avec lui-même, s’il ne sesentait garanti par un tour de clef contre les regards et lessuppositions. S’étant affaissé sur une chaise pour se reposer unpeu avant de mettre du linge propre, il songea que Julie commençaità devenir un danger nouveau dans la maison. Elle haïssait sa femme,c’était visible ; elle haïssait surtout son camarade PaulLimousin resté, chose rare, l’ami intime et familier du ménage,après avoir été l’inséparable compagnon de sa vie de garçon.C’était Limousin qui servait d’huile et de tampon entre Henrietteet lui, qui le défendait, même vivement, même sévèrement, contreles reproches immérités, contre les scènes harcelantes, contretoutes les misères quotidiennes de son existence.

Mais voilà que, depuis bientôt six mois, Julie se permettaitsans cesse sur sa maîtresse des remarques et des appréciationsmalveillantes. Elle la jugeait à tout moment, déclarait vingt foispar jour : « Si j’étais monsieur, c’est moi qui ne me laisseraispas mener comme ça par le nez. Enfin, enfin… Voilà… chacun suivantsa nature. »

Un jour même elle avait été insolente avec Henriette, quis’était contentée de dire, le soir, à son mari : « Tu sais, à lapremière parole vive de cette fille, je la flanque dehors, moi. »Elle semblait cependant, elle qui ne craignait rien, redouter lavieille servante ; et Parent attribuait cette mansuétude à uneconsidération pour la bonne qui l’avait élevé, et qui avait ferméles yeux de sa mère.

Mais c’était fini, les choses ne pourraient traîner pluslongtemps ; et il s’épouvantait à l’idée de ce qui allaitarriver. Que ferait-il ? Renvoyer Julie lui apparaissait commeune résolution si redoutable, qu’il n’osait y arrêter sa pensée.Lui donner raison contre sa femme, était égalementimpossible ; et il ne se passerait pas un mois maintenant,avant que la situation devînt insoutenable entre les deux.

Il restait assis, les bras ballants, cherchant vaguement desmoyens de tout concilier, et ne trouvant rien. Alors il murmura : «Heureusement que j’ai Georges… Sans lui, je serais bien malheureux.»

Puis l’idée lui vint de consulter Limousin ; il s’yrésolut ; mais aussitôt le souvenir de l’inimitié née entre sabonne et son ami lui fit craindre que celui-ci ne conseillâtl’expulsion ; et il demeurait de nouveau perdu dans sesangoisses et ses incertitudes.

La pendule sonna sept heures. Il eut un sursaut. Sept heures, etil n’avait pas encore changé de linge ! Alors, effaré,essoufflé, il se dévêtit, se lava, mit une chemise blanche, et serevêtit avec précipitation, comme si on l’eût attendu dans la piècevoisine pour un événement d’une importance extrême.

Puis il entra dans le salon, heureux de n’avoir plus rien àredouter.

Il jeta un coup d’œil sur le journal, alla regarder dans la rue,revint s’asseoir sur le canapé ; mais une porte s’ouvrit, etson fils entra, nettoyé, peigné, souriant. Parent le saisit dansses bras et le baisa avec passion. Il l’embrassa d’abord dans lescheveux, puis sur les yeux, puis sur les joues, puis sur la bouche,puis sur les mains. Puis il le fit sauter en l’air, l’élevantjusqu’au plafond, au bout de ses poignets. Puis il s’assit, fatiguépar cet effort ; et prenant Georges sur un genou, il lui fitfaire « à dada ».

L’enfant riait enchanté, agitait ses bras, poussait des cris deplaisir, et le père aussi riait et criait de contentement, secouantson gros ventre, s’amusant plus encore que le petit.

Il l’aimait de tout son bon cœur de faible, de résigné, demeurtri. Il l’aimait avec des élans fous, de grandes caressesemportées, avec toute la tendresse honteuse cachée en lui, quin’avait jamais pu sortir, s’épandre, même aux premières heures deson mariage, sa femme s’étant toujours montrée sèche etréservée.

Julie parut sur la porte, le visage pâle, l’œil brillant, etelle annonça d’une voix tremblante d’exaspération :

– Il est sept heures et demie, monsieur.

Parent jeta sur la pendule un regard inquiet et résigné, etmurmura :

– En effet, il est sept heures et demie.

– Voilà, mon dîner est prêt, maintenant.

Voyant l’orage, il s’efforça de l’écarter : – Mais ne m’as-tupas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que pour huitheures ?

– Pour huit heures !… Vous n’y pensez pas, bien sûr !Vous n’allez pas vouloir faire manger le petit à huit heuresmaintenant. On dit ça, pardi, c’est une manière de parler. Mais çadétruirait l’estomac du petit de le faire manger à huitheures ! Oh ! s’il n’y avait que sa mère ! Elle s’ensoucie bien de son enfant ! Ah oui ! parlons-en, en voilàune mère ! Si ce n’est pas une pitié de voir des mères commeça !

Parent, tout frémissant d’angoisse, sentit qu’il fallait arrêternet la scène menaçante.

– Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de tamaîtresse. Tu entends, n’est-ce pas ? ne l’oublie plus àl’avenir.

La vieille bonne, suffoquée par l’étonnement, tourna les talonset sortit en tirant la porte avec tant de violence que tous lescristaux du lustre tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes,comme une légère et vague sonnerie de petites clochettes invisiblesqui voltigea dans l’air silencieux du salon.

Georges, surpris d’abord, se mit à battre des mains avecbonheur, et, gonflant ses joues, fit un gros « boum » de toute laforce de ses poumons pour imiter le bruit de la porte.

Alors son père lui conta des histoires ; mais lapréoccupation de son esprit lui faisait perdre à tout moment le filde son récit ; et le petit, ne comprenant plus, ouvrait degrands yeux étonnés.

Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblaitvoir marcher l’aiguille. Il aurait voulu arrêter l’heure, faireimmobile le temps jusqu’à la rentrée de sa femme. Il n’en voulaitpas à Henriette d’être en retard, mais il avait peur, peur d’elleet de Julie, peur de tout ce qui pouvait arriver. Dix minutes deplus suffiraient pour amener une irréparable catastrophe, desexplications et des violences qu’il n’osait même imaginer. La seulepensée de la querelle, des éclats de voix, des injures traversantl’air comme des balles, des deux femmes face à face se regardant aufond des yeux et se jetant à la tête des mots blessants, luifaisait battre le cœur, lui séchait la bouche ainsi qu’une marcheau soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu’il n’avaitplus la force de soulever son enfant et de le faire sauter sur songenou.

Huit heures sonnèrent ; la porte se rouvrit et Juliereparut. Elle n’avait plus son air exaspéré, mais un air derésolution méchante et froide, plus redoutable encore.

– Monsieur, dit-elle, j’ai servi votre maman jusqu’à son dernierjour, je vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu’àaujourd’hui ! Je crois qu’on peut dire que je suis dévouée àla famille…

Elle attendit une réponse.

Parent balbutia : « Mais oui, ma bonne Julie. »

Elle reprit : – Vous savez bien que je n’ai jamais rien fait parintérêt d’argent, mais toujours par intérêt pour vous ; que jene vous ai jamais trompé ni menti ; que vous n’avez jamais pum’adresser de reproches…

– Mais oui, ma bonne Julie.

– Eh bien, monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C’estpar amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissaisdans votre ignorance ; mais c’est trop fort, et on rit trop devous dans le quartier. Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout lemonde le sait ; il faut que je vous le dise aussi, à la fin,bien que ça ne m’aille guère de rapporter. Si madame rentre commeça à des heures de fantaisie, c’est qu’elle fait des chosesabominables.

Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier: « Tais-toi… Tu sais que je t’ai défendu… »

Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible.

– Non, monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il ya longtemps que madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vusplus de vingt fois s’embrasser derrière les portes. Oh,allez ! si M. Limousin avait été riche, ça n’est pas M. Parentque madame aurait épousé. Si monsieur se rappelait seulementcomment le mariage s’est fait, il comprendrait la chose d’un bout àl’autre…

Parent s’était levé, livide, balbutiant : « Tais-toi… tais-toi…ou… »

Elle continua :

– Non, je vous dirai tout. Madame a épousé monsieur parintérêt ; et elle l’a trompé du premier jour. C’était entenduentre eux, pardi ! Il suffit de réfléchir pour comprendre ça.Alors comme madame n’était pas contente d’avoir épousé monsieurqu’elle n’aimait pas, elle lui a fait la vie dure, si dure que j’enavais le cœur cassé, moi qui voyais ça…

Il fit deux pas, les poings fermés, répétant : « Tais-toi…tais-toi… » car il ne trouvait rien à répondre.

La vieille bonne ne recula point ; elle semblait résolue àtout.

Mais Georges, effaré d’abord, puis effrayé par ces voixgrondantes, se mit à pousser des cris aigus. Il restait deboutderrière son père, et, la face crispée, la bouche ouverte, ilhurlait.

La clameur de son fils exaspéra Parent, l’emplit de courage etde fureur. Il se précipita vers Julie, les deux bras levés, prêt àfrapper des deux mains, et criant : « Ah misérable ! tu vastourner les sens du petit. »

Il la touchait déjà ! Elle lui jeta par la face :

– Monsieur peut me battre s’il veut, moi qui l’ai élevé ;ça n’empêchera pas que sa femme le trompe et que son enfant n’estpas de lui !…

Il s’arrêta tout net, laissa retomber ses bras ; et ilrestait en face d’elle tellement éperdu qu’il ne comprenait plusrien.

Elle ajouta : – Il suffit de regarder le petit pour reconnaîtrele père, pardi ! c’est tout le portrait de M. Limousin. Il n’ya qu’à regarder ses yeux et son front. Un aveugle ne s’y tromperaitpas…

Mais il l’avait saisie par les épaules et il la secouait detoute sa force, bégayant : « Vipère… vipère ! Hors d’ici,vipère !… Va-t’en ou je te tuerais !… Va-t’en !Va-t’en !… »

Et d’un effort désespéré il la lança dans la pièce voisine. Elletomba sur la table servie dont les verres s’abattirent et secassèrent ; puis, s’étant relevée, elle mit la table entreelle et son maître, et, tandis qu’il la poursuivait pour laressaisir, elle lui crachait au visage des paroles terribles :

– Monsieur n’a qu’à sortir… ce soir… après dîner… et qu’àrentrer tout de suite… il verra !… il verra si j’aimenti !… Que monsieur essaye… il verra.

Elle avait gagné la porte de la cuisine et elle s’enfuit. Ilcourut derrière elle, monta l’escalier de service jusqu’à sachambre de bonne où elle s’était enfermée, et heurtant la porte:

– Tu vas quitter la maison à l’instant même.

Elle répondit à travers la planche :

– Monsieur peut y compter. Dans une heure je ne serai plusici.

Alors il redescendit lentement, en se cramponnant à la rampepour ne point tomber ; et il rentra dans son salon où Georgespleurait, assis par terre.

Parent s’affaissa sur un siège et regarda l’enfant d’un œilhébété. Il ne comprenait plus rien ; il ne savait plusrien ; il se sentait étourdi, abruti, fou, comme s’il venaitde choir sur la tête ; à peine se souvenait-il des choseshorribles que lui avait dites sa bonne. Puis, peu à peu, sa raison,comme une eau troublée, se calma et s’éclairait ; etl’abominable révélation commença à travailler son cœur.

Julie avait parlé si net, avec une telle force, une telleassurance, une telle sincérité, qu’il ne douta pas de sa bonne foi,mais il s’obstinait à douter de sa clairvoyance. Elle pouvaits’être trompée, aveuglée par son dévouement pour lui, entraînée parune haine inconsciente contre Henriette. Cependant, à mesure qu’iltâchait de se rassurer et de se convaincre, mille petits faits seréveillaient en son souvenir, des paroles de sa femme, des regardsde Limousin, un tas de riens inobservés, presque inaperçus, dessorties tardives, des absences simultanées, et même des gestespresque insignifiants, mais bizarres qu’il n’avait pas su voir, passu comprendre, et qui, maintenant, prenaient pour lui uneimportance extrême, établissaient une connivence entre eux. Tout cequi s’était passé depuis ses fiançailles surgissait brusquement ensa mémoire surexcitée par l’angoisse. Il retrouvait tout, desintonations singulières, des attitudes suspectes ; et sonpauvre esprit d’homme calme et bon, harcelé par le doute, luimontrait maintenant, comme des certitudes, ce qui aurait pu n’êtreencore que des soupçons.

Il fouillait avec une obstination acharnée dans ces cinq annéesde mariage, cherchant à retrouver tout, mois par mois, jour parjour ; et chaque chose inquiétante qu’il découvrait le piquaitau cœur comme un aiguillon de guêpe.

Il ne pensait plus à Georges, qui se taisait maintenant, lederrière sur le tapis. Mais, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui,le gamin se remit à pleurer.

Son père s’élança, le saisit dans ses bras, et lui couvrit latête de baisers. Son enfant lui demeurait au moins !Qu’importait le reste ? Il le tenait, le serrait, la bouchedans ses cheveux blonds, soulagé, consolé, balbutiant : « Georges…mon petit Georges, mon cher petit Georges… » Mais il se rappelabrusquement ce qu’avait dit Julie !… Oui, elle avait dit queson enfant était à Limousin… Oh ! cela n’était pas possible,par exemple ! non, il ne pouvait le croire, il n’en pouvaitmême douter une seconde. C’était là une de ces odieuses infamiesqui germent dans les âmes ignobles des servantes ! Il répétait: « Georges… mon cher Georges. » Le gamin, caressé, s’était tu denouveau.

Parent sentait la chaleur de la petite poitrine pénétrer dans lasienne à travers les étoffes. Elle l’emplissait d’amour, decourage, de joie ; cette chaleur douce d’enfant le caressait,le fortifiait, le sauvait.

Alors il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour laregarder avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, segrisant à la voir, et répétant toujours : « Oh ! mon petit…mon petit Georges !… »

Il pensa soudain : « S’il ressemblait à Limousin…pourtant ! »

Ce fut en lui quelque chose d’étrange, d’atroce, une poignanteet violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous sesmembres, comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace.Oh ! s’il ressemblait à Limousin !… et il continuait àregarder Georges qui riait maintenant. Il le regardait avec desyeux éperdus, troubles, hagards. Et il cherchait dans le front,dans le nez, dans la bouche, dans les joues, s’il ne retrouvait pasquelque chose du front, du nez, de la bouche ou des joues deLimousin.

Sa pensée s’égarait comme lorsqu’on devient fou ; et levisage de son enfant se transformait sous son regard, prenait desaspects bizarres, des ressemblances invraisemblables.

Julie avait dit : « Un aveugle ne s’y tromperait pas. » Il yavait donc quelque chose de frappant, quelque chosed’indéniable ! Mais quoi ? Le front ? Oui,peut-être ? Cependant Limousin avait le front plusétroit ! Alors la bouche ? Mais Limousin portait toute sabarbe ! Comment constater les rapports entre ce gras mentond’enfant et le menton poilu de cet homme ?

Parent pensait : « Je n’y vois pas, moi, je n’y vois plus ;je suis trop troublé ; je ne pourrais rien reconnaîtremaintenant… Il faut attendre ; il faudra que je le regardebien demain matin, en me levant. »

Puis il songea : « Mais s’il me ressemblait, à moi, je seraissauvé ! sauvé ! »

Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examinerdans la glace la face de son enfant à côté de la sienne.

Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visagesfussent tout proches, et il parlait haut, tant son égarement étaitgrand. « Oui… nous avons le même nez… le même nez… peut-être… cen’est pas sûr… et le même regard… Mais non, il a les yeux bleus…Alors… oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !…je deviens fou !… Je ne veux plus voir… je deviens fou !…»

Il se sauva loin de la glace, à l’autre bout du salon, tomba surun fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Ilpleurait par grands sanglots désespérés. Georges, effaré d’entendregémir son père, commença aussitôt à hurler.

Le timbre d’entrée sonna. Parent fit un bond, comme si une ballel’eût traversé. Il dit : « La voilà… qu’est-ce que je vaisfaire ?… » Et il courut s’enfermer dans sa chambre pour avoirle temps, au moins, de s’essuyer les yeux. Mais, après quelquessecondes, un nouveau coup de timbre le fit encoretressaillir ; puis il se rappela que Julie était partie sansque la femme de chambre fût prévenue. Donc personne n’iraitouvrir ? Que faire ? Il y alla.

Voici que tout d’un coup il se sentait brave, résolu, prêt pourla dissimulation et la lutte. L’effroyable secousse l’avait mûri enquelques instants. Et puis il voulait savoir ; il le voulaitavec une fureur de timide et une ténacité de débonnaireexaspéré.

Il tremblait cependant ! Était-ce de peur ? Oui…Peut-être avait-il encore peur d’elle ? sait-on combienl’audace contient parfois de lâcheté fouettée ?

Derrière la porte qu’il avait atteinte à pas furtifs, ils’arrêta pour écouter. Son cœur battait à coups furieux ; iln’entendait que ce bruit-là : ces grands coups sourds dans sapoitrine et la voix aiguë de Georges qui criait toujours, dans lesalon.

Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua commeune explosion ; alors il saisit la serrure, et, haletant,défaillant, il fit tourner la clef et tira le battant.

Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, surl’escalier.

Elle dit, avec un air d’étonnement où apparaissait un peud’irritation :

– C’est toi qui ouvres, maintenant ? Où est doncJulie ?

Il avait la gorge serrée, la respiration précipitée ; et ils’efforçait de répondre, sans pouvoir prononcer un mot.

Elle reprit : – Es-tu devenu muet ? Je te demande où estJulie.

Alors il balbutia : – Elle… elle… est… partie…

Sa femme commençait à se fâcher :

– Comment, partie ? Où ça ? Pourquoi ?

Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui unehaine mordante contre cette femme insolente, debout devant lui.

– Oui, partie pour tout à fait… je l’ai renvoyée…

– Tu l’as renvoyée ?… Julie ?… Mais tu es fou…

– Oui, je l’ai renvoyée parce qu’elle avait été insolente… etqu’elle… qu’elle a maltraité l’enfant.

– Julie ?

– Oui… Julie.

– À propos de quoi a-t-elle été insolente ?

– À propos de toi.

– À propos de moi ?

– Oui… parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentraispas.

– Elle a dit… ?

– Elle a dit… des choses désobligeantes pour toi… et que je nedevais pas… que je ne pouvais pas entendre…

– Quelles choses ?

– Il est inutile de les répéter.

– Je désire les connaître.

– Elle a dit qu’il était très malheureux pour un homme commemoi, d’épouser une femme comme toi, inexacte, sans ordre, sanssoins, mauvaise maîtresse de maison, mauvaise mère, et mauvaiseépouse…

La jeune femme était entrée dans l’antichambre, suivie parLimousin qui ne disait mot devant cette situation inattendue. Elleferma brusquement la porte, jeta son manteau sur une chaise etmarcha sur son mari en bégayant, exaspérée :

– Tu dis ?… Tu dis ?… que je suis… ?

Il était très pâle, très calme. Il répondit :

– Je ne dis rien, ma chère amie ; je te répète seulementles propos de Julie, que tu as voulu connaître ; et je teferai remarquer que je l’ai mise à la porte justement à cause deces propos.

Elle frémissait de l’envie violente de lui arracher la barbe etles joues avec ses ongles. Dans la voix, dans le ton, dansl’allure, elle sentait bien la révolte, quoiqu’elle ne pût rienrépondre ; et elle cherchait à reprendre l’offensive parquelque mot direct et blessant.

– Tu as dîné ? dit-elle.

– Non, j’ai attendu.

Elle haussa les épaules avec impatience.

– C’est stupide d’attendre après sept heures et demie. Tu auraisdû comprendre que j’avais été retenue, que j’avais eu des affaires,des courses.

Puis, tout à coup, un besoin lui vint d’expliquer l’emploi deson temps, et elle raconta, avec des paroles brèves, hautaines,qu’ayant eu des objets de mobilier à choisir très loin, très loin,rue de Rennes, elle avait rencontré Limousin à sept heures passées,boulevard Saint-Germain, en revenant, et qu’alors elle lui avaitdemandé son bras pour entrer manger un morceau dans un restaurantoù elle n’osait pénétrer seule, bien qu’elle se sentît défaillir defaim. Voilà comment elle avait dîné, avec Limousin, si on pouvaitappeler cela dîner ; car ils n’avaient pris qu’un bouillon etun demi-poulet, tant ils avaient hâte de revenir.

Parent répondit simplement : – Mais tu as bien fait. Je net’adresse pas de reproches.

Alors Limousin, resté jusque-là muet, presque caché derrièreHenriette, s’approcha et tendit sa main en murmurant :

– Tu vas bien ?

Parent prit cette main offerte, et, la serrant mollement : –Oui, très bien.

Mais la jeune femme avait saisi un mot dans la dernière phrasede son mari.

– Des reproches… pourquoi parles-tu de reproches ?… Ondirait que tu as une intention.

Il s’excusa : – Non, pas du tout. Je voulais simplement terépondre que je ne m’étais pas inquiété de ton retard et que je net’en faisais point un crime.

Elle le prit de haut, cherchant un prétexte à querelle : – Demon retard ?… On dirait vraiment qu’il est une heure du matinet que je passe la nuit dehors.

– Mais non, ma chère amie. J’ai dit « retard » parce que je n’aipas d’autre mot. Tu devais rentrer à six heures et demie, turentres à huit heures et demie. C’est un retard, ça ! Je lecomprends très bien ; je ne… ne… ne m’en étonne même pas…Mais… mais… il m’est difficile d’employer un autre mot.

– C’est que tu le prononces comme si j’avais découché…

– Mais non… mais non…

Elle vit qu’il céderait toujours, et elle allait entrer dans sachambre, quand elle s’aperçut enfin que Georges hurlait. Alors elledemanda, avec un visage ému :

– Qu’a donc le petit ?

– Je t’ai dit que Julie l’avait un peu maltraité.

– Qu’est-ce qu’elle lui a fait, cette gueuse ?

– Oh ! presque rien. Elle l’a poussé et il est tombé.

Elle voulut voir son enfant et s’élança dans la salle à manger,puis s’arrêta net devant la table couverte de vin répandu, decarafes et de verres brisés, et de salières renversées.

– Qu’est-ce que c’est que ce ravage-là ?

– C’est Julie qui…

Mais elle lui coupa la parole avec fureur :

– C’est trop fort, à la fin ! Julie me traite dedévergondée, bat mon enfant, casse ma vaisselle, bouleverse mamaison, et il semble que tu trouves cela tout naturel.

– Mais non… puisque je l’ai renvoyée.

– Vraiment !… Tu l’as renvoyée !… Mais il fallait lafaire arrêter. C’est le commissaire de police qu’on appelle dansces cas-là !

Il balbutia : – Mais… ma chère amie… je ne pouvais pourtant pas…il n’y avait point de raison… Vraiment, il était biendifficile…

Elle haussa les épaules avec un infini dédain.

– Tiens, tu ne seras jamais qu’une loque, un pauvre sire, unpauvre homme sans volonté, sans fermeté, sans énergie. Ah !elle a dû t’en dire de raides, ta Julie, pour que tu te sois décidéà la mettre dehors. J’aurais voulu être là une minute, rien qu’uneminute.

Ayant ouvert la porte du salon, elle courut à Georges, lereleva, le serra dans ses bras en l’embrassant : « Georget,qu’est-ce que tu as, mon chat, mon mignon, mon poulet ? »

Caressé par sa mère, il se tut. Elle répéta :

– Qu’est-ce que tu as ?

Il répondit, ayant vu trouble avec ses yeux d’enfant effrayé:

– C’est Zulie qu’a battu papa.

Henriette se retourna vers son mari, stupéfaite d’abord. Puisune folle envie de rire s’éveilla dans son regard, passa comme unfrisson sur ses joues fines, releva sa lèvre, retroussa les ailesde ses narines, et enfin jaillit de sa bouche en une claire fuséede joie, en une cascade de gaieté, sonore et vive comme une rouladed’oiseau. Elle répétait, avec de petits cris méchants qui passaiententre ses dents blanches et déchiraient Parent ainsi que desmorsures : « Ah !… ah !… ah !… ah !… elle t’aba… ba… battu… Ah !… ah !… ah !… que c’est drôle…que c’est drôle… Vous entendez, Limousin. Julie l’a battu… battu…Julie a battu mon mari… Ah !… ah !… ah !… que c’estdrôle !… »

Parent balbutiait :

– Mais non… mais non… ce n’est pas vrai… ce n’est pas vrai…C’est moi, au contraire, qui l’ai jetée dans la salle à manger, sifort qu’elle a bouleversé la table. L’enfant a mal vu. C’est moiqui l’ai battue !

Henriette disait à son fils : – Répète, mon poulet. C’est Juliequi a battu papa !

Il répondit : – Oui, c’est Zulie.

Puis, passant soudain à une autre idée, elle reprit : – Mais iln’a pas dîné, cet enfant-là ? Tu n’as rien mangé, monchéri ?

– Non, maman.

Alors elle se retourna, furieuse, vers son mari : – Tu es doncfou, archi-fou ! Il est huit heures et demie et Georges n’apas dîné !

Il s’excusa, égaré dans cette scène et dans cette explication,écrasé sous cet écroulement de sa vie.

– Mais, ma chère amie, nous t’attendions. Je ne voulais pasdîner sans toi. Comme tu rentres tous les jours en retard, jepensais que tu allais revenir d’un moment à l’autre.

Elle lança dans un fauteuil son chapeau, gardé jusque-là sur satête, et, la voix nerveuse :

– Vraiment, c’est intolérable d’avoir affaire à des gens qui necomprennent rien, qui ne devinent rien, qui ne savent rien fairepar eux-mêmes. Alors, si j’étais rentrée à minuit, l’enfantn’aurait rien mangé du tout. Comme si tu n’aurais pas pucomprendre, après sept heures et demie passées, que j’avais eu unempêchement, un retard, une entrave !…

Parent tremblait, sentant la colère le gagner ; maisLimousin s’interposa et, se tournant vers la jeune femme :

– Vous êtes tout à fait injuste, ma chère amie. Parent nepouvait pas deviner que vous rentreriez si tard, ce qui ne vousarrive jamais ; et puis, comment vouliez-vous qu’il se tirâtd’affaire tout seul, après avoir renvoyé Julie ?

Mais Henriette, exaspérée, répondit : – Il faudra pourtant bienqu’il se tire d’affaire, car je ne l’aiderai pas. Qu’il sedébrouille !

Et elle entra brusquement dans sa chambre, oubliant déjà que sonfils n’avait point mangé.

Alors Limousin, tout à coup, se multiplia pour aider son ami. Ilramassa et enleva les verres brisés qui couvraient la table, remitle couvert et assit l’enfant sur son petit fauteuil à grands pieds,pendant que Parent allait chercher la femme de chambre pour sefaire servir par elle.

Elle arriva étonnée, n’ayant rien entendu dans la chambre deGeorges où elle travaillait.

Elle apporta la soupe, un gigot brûlé, puis des pommes de terreen purée.

Parent s’était assis à côté de son enfant, l’esprit en détresse,la raison emportée dans cette catastrophe. Il faisait manger lepetit, essayait de manger lui-même, coupait la viande, la mâchaitet l’avalait avec effort, comme si sa gorge eût été paralysée.

Alors, peu à peu, s’éveilla dans son âme un désir affolé deregarder Limousin assis en face de lui et qui roulait des boulettesde pain. Il voulait voir s’il ressemblait à Georges. Mais iln’osait pas lever les yeux. Il s’y décida pourtant, et considérabrusquement cette figure qu’il connaissait bien, quoiqu’il luisemblât ne l’avoir jamais examinée, tant elle lui parut différentede ce qu’il pensait. De seconde en seconde, il jetait un coup d’œilrapide sur ce visage, cherchant à en reconnaître les moindreslignes, les moindres traits, les moindres sens ; puis,aussitôt, il regardait son fils, en ayant l’air de le fairemanger.

Deux mots ronflaient dans son oreille : « Son père ! sonpère ! son père ! » Ils bourdonnaient à ses tempes avecchaque battement de son cœur. Oui, cet homme, cet homme tranquille,assis de l’autre côté de cette table, était peut-être le père deson fils, de Georges, de son petit Georges. Parent cessa de manger,il ne pouvait plus. Une douleur atroce, une de ces douleurs quifont hurler, se rouler par terre, mordre les meubles, lui déchiraittout le dedans du corps. Il eut envie de prendre son couteau et dese l’enfoncer dans le ventre. Cela le soulagerait, lesauverait ; ce serait fini.

Car pourrait-il vivre maintenant ? Pourrait-il vivre, selever le matin, manger aux repas, sortir par les rues, se coucherle soir et dormir la nuit avec cette pensée vrillée en lui : «Limousin, le père de Georges !… » Non, il n’aurait plus laforce de faire un pas, de s’habiller, de penser à rien, de parler àpersonne ! Chaque jour, à toute heure, à toute seconde, il sedemanderait cela, il chercherait à savoir, à deviner, à surprendrecet horrible secret ? Et le petit, son cher petit, il nepourrait plus le voir sans endurer l’épouvantable souffrance de cedoute, sans se sentir déchiré jusqu’aux entrailles, sans êtretorturé jusqu’aux moelles de ses os. Il lui faudrait vivre ici,rester dans cette maison, à côté de cet enfant qu’il aimerait ethaïrait ! Oui, il finirait par le haïr assurément. Quelsupplice ! Oh ! s’il était certain que Limousin fût lepère, peut-être arriverait-il à se calmer, à s’endormir dans sonmalheur, dans sa douleur ? Mais ne pas savoir étaitintolérable !

Ne pas savoir, chercher toujours, souffrir toujours, etembrasser cet enfant à tout moment, l’enfant d’un autre, lepromener dans la ville, le porter dans ses bras, sentir la caressede ses fins cheveux sous les lèvres, l’adorer et penser sans cesse: « Il n’est pas à moi, peut-être ? » Ne vaudrait-il pas mieuxne plus le voir, l’abandonner, le perdre dans les rues, ou sesauver soi-même très loin, si loin, qu’il n’entendrait plus jamaisparler de rien, jamais !

Il eut un sursaut en entendant ouvrir la porte. Sa femmerentrait.

– J’ai faim, dit-elle ; et vous, Limousin ?

Limousin répondit, en hésitant : – Ma foi, moi aussi.

Et elle fit rapporter le gigot.

Parent se demandait : « Ont-ils dîné ? ou bien se sont-ilsmis en retard à un rendez-vous d’amour ? »

Ils mangeaient maintenant de grand appétit, tous les deux.Henriette, tranquille, riait et plaisantait. Son mari l’épiaitaussi, par regards brusques, vite détournés. Elle avait une robe dechambre rose garnie de dentelles blanches ; et sa tête blonde,son cou frais, ses mains grasses sortaient de ce joli vêtementcoquet et parfumé, comme d’une coquille bordée d’écume.Qu’avait-elle fait tout le jour avec cet homme ? Parent lesvoyait embrassés, balbutiant des paroles ardentes ! Comment nepouvait-il rien savoir, ne pouvait-il pas deviner en les regardantainsi côte à côte, en face de lui ?

Comme ils devaient se moquer de lui, s’il avait été leur dupedepuis le premier jour ? Était-il possible qu’on se jouâtainsi d’un homme, d’un brave homme, parce que son père lui avaitlaissé un peu d’argent ! Comment ne pouvait-on voir ceschoses-là dans les âmes, comment se pouvait-il que rien ne révélâtaux cœurs droits les fraudes des cœurs infâmes, que la voix fût lamême pour mentir que pour adorer, et le regard fourbe qui trompe,pareil au regard sincère ?

Il les épiait, attendant un geste, un mot, une intonation.Soudain il pensa : « Je vais les surprendre ce soir. » Et il dit:

– Ma chère amie, comme je viens de renvoyer Julie, il faut queje m’occupe, dès aujourd’hui, de trouver une autre bonne. Je sorstout de suite, afin de me procurer quelqu’un pour demain matin. Jerentrerai peut-être un peu tard.

Elle répondit : – Va ; je ne bougerai pas d’ici. Limousinme tiendra compagnie. Nous t’attendrons.

Puis, se tournant vers la femme de chambre : – Vous allezcoucher Georges, ensuite vous pourrez desservir et monter chezvous.

Parent s’était levé. Il oscillait sur ses jambes, étourdi,trébuchant. Il murmura : « À tout à l’heure », et gagna la sortieen s’appuyant au mur, car le parquet remuait comme une barque.

Georges était parti aux bras de sa bonne. Henriette et Limousinpassèrent au salon. Dès que la porte fut refermée : – Ah, çà !tu es donc folle, dit-il, de harceler ainsi ton mari ?

Elle se retourna : – Ah ! tu sais, je commence à trouverviolente cette habitude que tu prends depuis quelque temps de poserParent en martyr.

Limousin se jeta dans un fauteuil, et, croisant ses jambes : –Je ne le pose pas en martyr le moins du monde, mais je trouve, moi,qu’il est ridicule, dans notre situation, de braver cet homme dumatin au soir.

Elle prit une cigarette sur la cheminée, l’alluma, et répondit :– Mais je ne le brave pas, bien au contraire ; seulement ilm’irrite par sa stupidité… et je le traite comme il le mérite.

Limousin reprit, d’une voix impatiente :

– C’est inepte, ce que tu fais ! Du reste, toutes lesfemmes sont pareilles. Comment ? voilà un excellent garçon,trop bon, stupide de confiance et de bonté, qui ne nous gêne enrien, qui ne nous soupçonne pas une seconde, qui nous laisselibres, tranquilles autant que nous voulons ; et tu fais toutce que tu peux pour le rendre enragé et pour gâter notre vie.

Elle se tourna vers lui : – Tiens, tu m’embêtes ! Toi, tues lâche, comme tous les hommes ! Tu as peur de cecrétin !

Il se leva vivement, et, furieux : – Ah ! çà, je voudraisbien savoir ce qu’il t’a fait, et de quoi tu peux lui envouloir ? Te rend-il malheureuse ? Te bat-il ? Tetrompe-t-il ? Non, c’est trop fort à la fin de faire souffrirce garçon uniquement parce qu’il est trop bon, et de lui en vouloiruniquement parce que tu le trompes.

Elle s’approcha de Limousin, et, le regardant au fond des yeux:

– C’est toi qui me reproches de le tromper, toi ?toi ? toi ? Faut-il que tu aies un sale cœur ?

Il se défendit, un peu honteux : – Mais je ne te reproche rien,ma chère amie, je te demande seulement de ménager un peu ton mari,parce que nous avons besoin l’un et l’autre de sa confiance. Il mesemble que tu devrais comprendre cela.

Ils étaient tout près l’un de l’autre, lui grand, brun, avec desfavoris tombants, l’allure un peu vulgaire d’un beau garçon contentde lui ; elle mignonne, rose et blonde, une petite Parisiennemi-cocotte et mi-bourgeoise, née dans une arrière-boutique, élevéesur le seuil du magasin à cueillir les passants d’un coup d’œil, etmariée, au hasard de cette cueillette, avec le promeneur naïf quis’est épris d’elle pour l’avoir vue, chaque jour, devant cetteporte, en sortant le matin et en rentrant le soir.

Elle disait : – Mais tu ne comprends donc pas, grand niais, queje l’exècre justement parce qu’il m’a épousée, parce qu’il m’aachetée enfin, parce que tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait,tout ce qu’il pense me porte sur les nerfs. Il m’exaspère à touteseconde par sa sottise que tu appelles de la bonté, par sa lourdeurque tu appelles de la confiance, et puis, surtout, parce qu’il estmon mari, lui, au lieu de toi ! Je le sens entre nous deux,quoiqu’il ne nous gêne guère. Et puis ?… et puis ?… Non,il est trop idiot à la fin de ne se douter de rien ! Jevoudrais qu’il fût un peu jaloux au moins. Il y a des moments oùj’ai envie de lui crier : « Mais tu ne vois donc rien, grosse bête,tu ne comprends donc pas que Paul est mon amant. »

Limousin se mit à rire : – En attendant, tu feras bien de tetaire et de ne pas troubler notre existence.

– Oh ! je ne la troublerai pas, va ! Avec cetimbécile-là, il n’y a rien à craindre. Non, mais c’est incroyableque tu ne comprennes pas combien il m’est odieux, combien ilm’énerve. Toi, tu as toujours l’air de le chérir, de lui serrer lamain avec franchise. Les hommes sont surprenants parfois.

– Il faut bien savoir dissimuler, ma chère.

– Il ne s’agit pas de dissimulation, mon cher, mais desentiments. Vous autres, quand vous trompez un homme, on dirait quevous l’aimez tout de suite davantage ; nous autres, nous lehaïssons à partir du moment où nous l’avons trompé.

– Je ne vois pas du tout pourquoi on haïrait un brave garçondont on prend la femme.

– Tu ne vois pas ?… tu ne vois pas ?… C’est un tactqui vous manque à tous, cela ! Que veux-tu ? ce sont deschoses qu’on sent et qu’on ne peut pas dire. Et puis d’abord on nedoit pas ?… Non, tu ne comprendrais point, c’estinutile ! Vous autres, vous n’avez pas de finesse.

Et souriant, avec un doux mépris de rouée, elle posa les deuxmains sur ses épaules en tendant vers lui ses lèvres ; ilpencha la tête vers elle en l’enfermant dans une étreinte, et leursbouches se rencontrèrent. Et comme ils étaient debout devant laglace de la cheminée, un autre couple tout pareil à euxs’embrassait derrière la pendule.

Ils n’avaient rien entendu, ni le bruit de la clef ni legrincement de la porte ; mais Henriette, brusquement, poussantun cri aigu, rejeta Limousin de ses deux bras ; et ilsaperçurent Parent qui les regardait, livide, les poings fermés,déchaussé, et son chapeau sur le front.

Il les regardait, l’un après l’autre, d’un rapide mouvement del’œil, sans remuer la tête. Il semblait fou ; puis, sans direun mot, il se rua sur Limousin, le prit à pleins bras comme pourl’étouffer, le culbuta jusque dans l’angle du salon d’un élan siimpétueux, que l’autre, perdant pied, battant l’air de ses mains,alla heurter brutalement son crâne contre la muraille.

Mais Henriette, quand elle comprit que son mari allait assommerson amant, se jeta sur Parent, le saisit par le cou, et enfonçantdans la chair ses dix doigts fins et roses, elle serra si fort,avec ses nerfs de femme éperdue, que le sang jaillit sous sesongles. Et elle lui mordait l’épaule comme si elle eût voulu ledéchirer avec ses dents. Parent, étranglé, suffoquant, lâchaLimousin, pour secouer sa femme accrochée à son col ; etl’ayant empoignée par la taille, il la jeta, d’une seule poussée, àl’autre bout du salon.

Puis, comme il avait la colère courte des débonnaires, et laviolence poussive des faibles, il demeura debout entre les deux,haletant, épuisé, ne sachant plus ce qu’il devait faire. Sa fureurbrutale s’était répandue dans cet effort, comme la mousse d’un vindébouché ; et son énergie insolite finissait enessoufflement.

Dès qu’il put parler, il balbutia :

– Allez-vous-en… tous les deux… tout de suite…allez-vous-en !…

Limousin restait immobile dans son angle, collé contre le mur,trop effaré pour rien comprendre encore, trop effrayé pour remuerun doigt. Henriette, les poings appuyés sur le guéridon, la tête enavant, décoiffée, le corsage ouvert, la poitrine nue, attendait,pareille à une bête qui va sauter.

Parent reprit d’une voix plus forte :

– Allez-vous-en, tout de suite… Allez-vous-en !

Voyant calmée sa première exaspération, sa femme s’enhardit, seredressa, fit deux pas vers lui, et presque insolente déjà :

– Tu as donc perdu la tête ?… Qu’est-ce qui t’apris ?… Pourquoi cette agression inqualifiable ?…

Il se retourna vers elle, en levant le poing pour l’assommer, etbégayant :

– Oh !… oh !… c’est trop fort !… tropfort !… j’ai… j’ai… j’ai… tout entendu !… tout !…tout !… tu comprends… tout !… misérable !…misérable !… Vous êtes deux misérables !…Allez-vous-en !… tous les deux !… tout de suite !…Je vous tuerais !… Allez-vous-en !…

Elle comprit que c’était fini, qu’il savait, qu’elle ne sepourrait point innocenter et qu’il fallait céder. Mais toute sonimpudence lui était revenue et sa haine contre cet homme, exaspéréeà présent, la poussait à l’audace, mettait en elle un besoin dedéfi, un besoin de bravade.

Elle dit d’une voix claire :

– Venez, Limousin. Puisqu’on me chasse, je vais chez vous.

Mais Limousin ne remuait pas. Parent, qu’une colère nouvellesaisissait, se mit à crier :

– Allez-vous-en donc !… allez-vous-en !…misérables !… ou bien !… ou bien !…

Il saisit une chaise qu’il fit tournoyer sur sa tête.

Alors Henriette traversa le salon d’un pas rapide, prit sonamant par le bras, l’arracha du mur où il semblait scellé, etl’entraîna vers la porte en répétant : « Mais venez donc, mon ami,venez donc… Vous voyez bien que cet homme est fou… Venezdonc !… »

Au moment de sortir, elle se retourna vers son mari, cherchantce qu’elle pourrait faire, ce qu’elle pourrait inventer pour leblesser au cœur, en quittant cette maison. Et une idée lui traversal’esprit, une de ces idées venimeuses, mortelles, où fermente toutela perfidie des femmes.

Elle dit, résolue : – Je veux emporter mon enfant.

Parent, stupéfait, balbutia : – Ton… ton… enfant ?… Tu osesparler de ton enfant ?… tu oses… tu oses demander ton enfant…après… après… Oh ! oh ! oh ! c’est trop fort !…Tu oses ?… Mais va-t’en donc, gueuse !…Va-t’en !…

Elle revint vers lui, presque souriante, presque vengée déjà, etle bravant, tout près, face à face :

– Je veux mon enfant… et tu n’as pas le droit de le garder,parce qu’il n’est pas à toi… tu entends, tu entends bien… Il n’estpas à toi… Il est à Limousin.

Parent, éperdu, cria : – Tu mens… tu mens… misérable !

Mais elle reprit : – Imbécile ! Tout le monde le sait,excepté toi. Je te dis que voilà son père. Mais il suffit deregarder pour le voir…

Parent reculait devant elle, chancelant. Puis brusquement, il seretourna, saisit une bougie, et s’élança dans la chambrevoisine.

Il revint presque aussitôt, portant sur son bras le petitGeorges enveloppé dans les couvertures de son lit. L’enfant,réveillé en sursaut, épouvanté, pleurait. Parent le jeta dans lesmains de sa femme, puis, sans ajouter une parole, il la poussarudement dehors, vers l’escalier, où Limousin attendait parprudence.

Puis il referma la porte, donna deux tours de clef et poussa lesverrous. À peine rentré dans le salon, il tomba de toute sa hauteursur le parquet.

2.

Parent vécut seul, tout à fait seul. Pendant les premièressemaines qui suivirent la séparation, l’étonnement de sa vienouvelle l’empêcha de songer beaucoup. Il avait repris sonexistence de garçon, ses habitudes de flânerie, et il mangeait aurestaurant, comme autrefois. Ayant voulu éviter tout scandale, ilfaisait à sa femme une pension réglée par les hommes d’affaires.Mais, peu à peu, le souvenir de l’enfant commença à hanter sapensée. Souvent, quand il était seul, chez lui, le soir, ils’imaginait tout à coup entendre Georges crier « papa ». Son cœuraussitôt commençait à battre et il se levait bien vite pour ouvrirla porte de l’escalier et voir si, par hasard, le petit ne seraitpas revenu. Oui, il aurait pu revenir comme reviennent les chienset les pigeons. Pourquoi un enfant aurait-il moins d’instinctqu’une bête ?

Après avoir reconnu son erreur, il retournait s’asseoir dans sonfauteuil, et il pensait au petit. Il y pensait pendant des heuresentières, des jours entiers. Ce n’était point seulement uneobsession morale, mais aussi, et plus encore, une obsessionphysique, un besoin sensuel, nerveux de l’embrasser, de le tenir,de le manier, de l’asseoir sur ses genoux, de le faire sauter etculbuter dans ses mains. Il s’exaspérait au souvenir enfiévrant descaresses passées. Il sentait les petits bras serrant son cou, lapetite bouche posant un gros baiser sur sa barbe, les petitscheveux chatouillant sa joue. L’envie de ces douces câlineriesdisparues, de la peau fine, chaude et mignonne offerte aux lèvres,l’affolait comme le désir d’une femme aimée qui s’est enfuie.

Dans la rue, tout à coup, il se mettait à pleurer en songeantqu’il pourrait l’avoir, trottinant à son côté avec ses petitspieds, son gros Georget, comme autrefois, quand il le promenait. Ilrentrait alors ; et, la tête entre ses mains, sanglotaitjusqu’au soir.

Puis, vingt fois, cent fois en un jour il se posait cettequestion : « Était-il ou n’était-il pas le père de Georges ? »Mais c’était surtout la nuit qu’il se livrait sur cette idée à desraisonnements interminables. À peine couché, il recommençait,chaque soir, la même série d’argumentations désespérées.

Après le départ de sa femme, il n’avait plus douté tout d’abord: l’enfant, certes, appartenait à Limousin. Puis, peu à peu, il seremit à hésiter. Assurément, l’affirmation d’Henriette ne pouvaitavoir aucune valeur. Elle l’avait bravé, en cherchant à ledésespérer. En pesant froidement le pour et le contre, il y avaitbien des chances pour qu’elle eût menti.

Seul Limousin, peut-être, aurait pu dire la vérité. Mais commentsavoir, comment l’interroger, comment le décider àavouer ?

Et quelquefois Parent se relevait en pleine nuit, résolu à allertrouver Limousin, à le prier, à lui offrir tout ce qu’il voudrait,pour mettre fin à cette abominable angoisse. Puis il se recouchaitdésespéré, ayant réfléchi que l’amant aussi mentirait sansdoute ! Il mentirait même certainement pour empêcher le pèrevéritable de reprendre son enfant.

Alors que faire ? Rien !

Et il se désolait d’avoir ainsi brusqué les événements, den’avoir point réfléchi, patienté, de n’avoir pas su attendre etdissimuler, pendant un mois ou deux, afin de se renseigner par sespropres yeux. Il aurait dû feindre de ne rien soupçonner, et leslaisser se trahir tout doucement. Il lui aurait suffi de voirl’autre embrasser l’enfant pour deviner, pour comprendre. Un amin’embrasse pas comme un père. Il les aurait épiés derrière lesportes ! Comment n’avait-il pas songé à cela ? SiLimousin, demeuré seul avec Georges, ne l’avait point aussitôtsaisi, serré dans ses bras, baisé passionnément, s’il l’avaitlaissé jouer avec indifférence, sans s’occuper de lui, aucunehésitation ne serait demeurée possible : c’est qu’alors il n’étaitpas, il ne se croyait pas, il ne se sentait pas le père.

De sorte que lui, Parent, chassant la mère, aurait gardé sonfils, et il aurait été heureux, tout à fait heureux.

Il se retournait dans son lit, suant et torturé, et cherchant àse souvenir des attitudes de Limousin avec le petit. Mais il ne serappelait rien, absolument rien, aucun geste, aucun regard, aucuneparole, aucune caresse suspects. Et puis la mère non plus nes’occupait guère de son enfant. Si elle l’avait eu de son amant,elle l’aurait sans doute aimé davantage.

On l’avait donc séparé de son fils par vengeance, par cruauté,pour le punir de ce qu’il les avait surpris.

Et il se décidait à aller, dès l’aurore, requérir les magistratspour se faire rendre Georget.

Mais à peine avait-il pris cette résolution qu’il se sentaitenvahi par la certitude contraire. Du moment que Limousin avaitété, dès le premier jour, l’amant d’Henriette, l’amant aimé, elleavait dû se donner à lui avec cet élan, cet abandon, cette ardeurqui rendent mères les femmes. La réserve froide qu’elle avaittoujours apportée dans ses relations intimes avec lui, Parent,n’était-elle pas aussi un obstacle à ce qu’elle eût été fécondéepar son baiser !

Alors il allait réclamer, prendre avec lui, conserver toujourset soigner l’enfant d’un autre. Il ne pourrait pas le regarder,l’embrasser, l’entendre dire « papa » sans que cette pensée lefrappât, le déchirât : « Ce n’est point mon fils. » Il allait secondamner à ce supplice de tous les instants, à cette vie demisérable ! Non, il valait mieux demeurer seul, vivre seul,vieillir seul, et mourir seul.

Et chaque jour, chaque nuit recommençaient ces abominableshésitations et ces souffrances que rien ne pouvait calmer niterminer. Il redoutait surtout l’obscurité du soir qui vient, latristesse des crépuscules. C’était alors, sur son cœur, comme unepluie de chagrin, une inondation de désespoir qui tombait avec lesténèbres, le noyait et l’affolait. Il avait peur de ses penséescomme on a peur des malfaiteurs, et il fuyait devant elles ainsiqu’une bête poursuivie. Il redoutait surtout son logis vide, sinoir, terrible, et les rues désertes aussi où brille seulement, deplace en place, un bec de gaz, où le passant isolé qu’on entend deloin semble un rôdeur et fait ralentir ou hâter le pas selon qu’ilvient vers vous ou qu’il vous suit.

Et Parent, malgré lui, par instinct, allait vers les grandesrues illuminées et populeuses. La lumière et la foule l’attiraient,l’occupaient et l’étourdissaient. Puis, quand il était las d’errer,de vagabonder dans les remous du public, quand il voyait lespassants devenir plus rares, et les trottoirs plus libres, laterreur de la solitude et du silence le poussait vers un grand caféplein de buveurs et de clarté. Il y allait comme les mouches vont àla flamme, s’asseyait devant une petite table ronde, et demandaitun bock. Il le buvait lentement, s’inquiétant chaque fois qu’unconsommateur se levait pour s’en aller. Il aurait voulu le prendrepar le bras, le retenir, le prier de rester encore un peu, tant ilredoutait l’heure où le garçon, debout devant lui, prononceraitd’un air furieux : « Allons, monsieur, on ferme ! »

Car, chaque soir, il restait le dernier. Il voyait rentrer lestables, éteindre, un à un, les becs de gaz, sauf deux, le sien etcelui du comptoir. Il regardait d’un œil navré la caissière compterson argent et l’enfermer dans le tiroir ; et il s’en allait,poussé dehors par le personnel qui murmurait : « En voilà unempoté ! On dirait qu’il ne sait pas où coucher. »

Et dès qu’il se retrouvait seul dans la rue sombre, ilrecommençait à penser à Georget et à se creuser la tête, à setorturer la pensée pour découvrir s’il était ou s’il n’était pointle père de son enfant.

Il prit ainsi l’habitude de la brasserie où le coudoiementcontinu des buveurs met près de vous un public familier etsilencieux, où la grasse fumée des pipes endort les inquiétudes,tandis que la bière épaisse alourdit l’esprit et calme le cœur.

Il y vécut. À peine levé, il allait chercher là des voisins pouroccuper son regard et sa pensée. Puis, par paresse de se mouvoir,il y prit bientôt ses repas. Vers midi, il frappait avec sasoucoupe sur la table de marbre, et le garçon apportait vivementune assiette, un verre, une serviette et le déjeuner du jour. Dèsqu’il avait fini de manger, il buvait lentement son café, l’œilfixé sur le carafon d’eau-de-vie qui lui donnerait bientôt unebonne heure d’abrutissement. Il trempait d’abord ses lèvres dans lecognac, comme pour en prendre le goût, cueillant seulement lasaveur du liquide avec le bout de sa langue. Puis il se le versaitdans la bouche, goutte à goutte, en renversant la tête ;promenait doucement la forte liqueur sur son palais, sur sesgencives, sur toute la muqueuse de ses joues, la mêlant avec lasalive claire que ce contact faisait jaillir. Puis, adoucie par cemélange, il l’avalait avec recueillement, la sentant couler, toutle long de sa gorge, jusqu’au fond de son estomac.

Après chaque repas, il sirotait ainsi, pendant plus d’une heure,trois ou quatre petits verres qui l’engourdissaient peu à peu.Alors il penchait la tête sur son ventre, fermait les yeux etsomnolait. Il se réveillait vers le milieu de l’après-midi, ettendait aussitôt la main vers le bock que le garçon avait posédevant lui pendant son sommeil ; puis, l’ayant bu, il sesoulevait sur la banquette de velours rouge, relevait son pantalon,rabaissait son gilet pour couvrir la ligne blanche aperçue entreles deux, secouait le col de sa jaquette, tirait les poignets de sachemise hors des manches, puis reprenait les journaux qu’il avaitdéjà lus le matin.

Il les recommençait, de la première ligne à la dernière, ycompris les réclames, demandes d’emploi, annonces, cote de laBourse et programmes des théâtres.

Entre quatre et six heures il allait faire un tour sur lesboulevards, pour prendre l’air, disait-il ; puis il revenaits’asseoir à la place qu’on lui avait conservée et demandait sonabsinthe.

Alors il causait avec les habitués dont il avait fait laconnaissance. Ils commentaient les nouvelles du jour, les faitsdivers et les événements politiques : cela le menait à l’heure dudîner. La soirée se passait comme l’après-midi jusqu’au moment dela fermeture. C’était pour lui l’instant terrible, l’instant où ilfallait rentrer dans le noir, dans la chambre vide, pleine desouvenirs affreux, de pensées horribles et d’angoisses. Il nevoyait plus personne de ses anciens amis, personne de ses parents,personne qui pût lui rappeler sa vie passée.

Mais comme son appartement devenait un enfer pour lui, il pritune chambre dans un grand hôtel, une belle chambre d’entresol afinde voir les passants. Il n’était plus seul en ce vaste logispublic ; il sentait grouiller des gens autour de lui ; ilentendait des voix derrière les cloisons ; et quand sesanciennes souffrances le harcelaient trop cruellement en face deson lit entr’ouvert et de son feu solitaire, il sortait dans leslarges corridors et se promenait comme un factionnaire, le long detoutes les portes fermées, en regardant avec tristesse les souliersaccouplés devant chacune, les mignonnes bottines de femme blottiesà côté des fortes bottines d’hommes ; et il pensait que tousces gens-là étaient heureux, sans doute, et dormaient tendrement,côte à côte ou embrassés, dans la chaleur de leur couche.

Cinq années se passèrent ainsi ; cinq années mornes, sansautres événements que des amours de deux heures, à deux louis, detemps en temps.

Or un jour, comme il faisait sa promenade ordinaire entre laMadeleine et la rue Drouot, il aperçut tout à coup une femme dontla tournure le frappa. Un grand monsieur et un enfantl’accompagnaient. Tous les trois marchaient devant lui. Il sedemandait : « Où donc ai-je vu ces personnes-là ? » et, tout àcoup, il reconnut un geste de la main : c’était sa femme, sa femmeavec Limousin, et avec son enfant, son petit Georges.

Son cœur battait à l’étouffer ; il ne s’arrêta pascependant ; il voulait les voir ; et il les suivit. Oneût dit un ménage, un bon ménage de bons bourgeois. Henriettes’appuyait au bras de Paul, lui parlait doucement en le regardantparfois de côté. Parent la voyait alors de profil, reconnaissait laligne gracieuse de son visage, les mouvements de sa bouche, sonsourire, et la caresse de son regard. L’enfant surtout lepréoccupait. Comme il était grand, et fort ! Parent ne pouvaitapercevoir la figure, mais seulement de longs cheveux blonds quitombaient sur le col en boucles frisées. C’était Georget, ce hautgarçon aux jambes nues, qui allait, ainsi qu’un petit homme, à côtéde sa mère.

Comme ils s’étaient arrêtés devant un magasin, il les vitsoudain tous les trois. Limousin avait blanchi, vieilli,maigri ; sa femme, au contraire, plus fraîche que jamais,avait plutôt engraissé ; Georges était devenu méconnaissable,si différent de jadis !

Ils se remirent en route. Parent les suivit de nouveau, puis lesdevança à grands pas pour revenir et les revoir, de tout près, enface. Quand il passa contre l’enfant, il eut envie, une envie follede le saisir dans ses bras et de l’emporter. Il le toucha, commepar hasard. Le petit tourna la tête et regarda ce maladroit avecdes yeux mécontents. Alors Parent s’enfuit, frappé, poursuivi,blessé par ce regard. Il s’enfuit à la façon d’un voleur, saisi dela peur horrible d’avoir été vu et reconnu par sa femme et sonamant. Il alla d’une course jusqu’à sa brasserie, et tomba,haletant, sur sa chaise.

Il but trois absinthes, ce soir-là.

Pendant quatre mois, il garda au cœur la plaie de cetterencontre. Chaque nuit il les revoyait tous les trois, heureux ettranquilles, père, mère, enfant, se promenant sur le boulevard,avant de rentrer dîner chez eux. Cette vision nouvelle effaçaitl’ancienne. C’était autre chose, une autre hallucinationmaintenant, et aussi une autre douleur. Le petit Georges, son petitGeorges, celui qu’il avait tant aimé et tant embrassé jadis,disparaissait dans un passé lointain et fini, et il en voyait unnouveau, comme un frère du premier, un garçonnet aux mollets nus,qui ne le connaissait pas, celui-là ! Il souffraitaffreusement de cette pensée. L’amour du petit était mort ;aucun lien n’existait plus entre eux ; l’enfant n’aurait pastendu les bras en le voyant. Il l’avait même regardé d’un œilméchant.

Puis, peu à peu, son âme se calma encore ; ses torturesmentales s’affaiblirent ; l’image apparue devant ses yeux etqui hantait ses nuits devint indécise, plus rare. Il se remit àvivre à peu près comme tout le monde, comme tous les désœuvrés quiboivent des bocks sur des tables de marbre et usent leurs culottespar le fond sur le velours râpé des banquettes.

Il vieillit dans la fumée des pipes, perdit ses cheveux sous laflamme du gaz, considéra comme des événements le bain de chaquesemaine, la taille de cheveux de chaque quinzaine, l’achat d’unvêtement neuf ou d’un chapeau. Quand il arrivait à sa brasseriecoiffé d’un nouveau couvre-chef, il se contemplait longtemps dansla glace avant de s’asseoir, le mettait et l’enlevait plusieursfois de suite, le posait de différentes façons, et demandait enfinà son amie, la dame du comptoir, qui le regardait avec intérêt : «Trouvez-vous qu’il me va bien ? »

Deux ou trois fois par an il allait au théâtre ; et, l’été,il passait quelquefois ses soirées dans un café-concert desChamps-Élysées. Il en rapportait dans sa tête des airs quichantaient au fond de sa mémoire pendant plusieurs semaines etqu’il fredonnait même en battant la mesure avec son pied, lorsqu’ilétait assis devant son bock.

Les années se suivaient, lentes, monotones et courtes parcequ’elles étaient vides.

Il ne les sentait pas glisser sur lui. Il allait à la mort sansremuer, sans s’agiter, assis en face d’une table debrasserie ; et seule la grande glace où il appuyait son crâneplus dénudé chaque jour reflétait les ravages du temps qui passe etfuit en dévorant les hommes, les pauvres hommes.

Il ne pensait plus que rarement, à présent, au drame affreux oùavait sombré sa vie, car vingt ans s’étaient écoulés depuis cettesoirée effroyable.

Mais l’existence qu’il s’était faite ensuite l’avait usé,amolli, épuisé ; et souvent le patron de sa brasserie, lesixième patron depuis son entrée dans cet établissement, lui disait: « Vous devriez vous secouer un peu, monsieur Parent ; vousdevriez prendre l’air, aller à la campagne, je vous assure que vouschangez beaucoup depuis quelques mois. »

Et quand son client venait de sortir, ce commerçant communiquaitses réflexions à sa caissière. « Ce pauvre M. Parent file unmauvais coton, ça ne vaut rien de ne jamais quitter Paris.Engagez-le donc à aller aux environs manger une matelote de tempsen temps, puisqu’il a confiance en vous. Voilà bientôt l’été, ça leretapera. »

Et la caissière, pleine de pitié et de bienveillance pour ceconsommateur obstiné, répétait chaque jour à Parent : « Voyons,monsieur, décidez-vous à prendre l’air ! C’est si joli, lacampagne quand il fait beau ! Oh ! moi ! si jepouvais, j’y passerais ma vie ! »

Et elle lui communiquait ses rêves, les rêves poétiques etsimples de toutes les pauvres filles enfermées d’un bout à l’autrede l’année derrière les vitres d’une boutique et qui regardentpasser la vie factice et bruyante de la rue, en songeant à la viecalme et douce des champs, à la vie sous les arbres, sous leradieux soleil qui tombe sur les prairies, sur les bois profonds,sur les claires rivières, sur les vaches couchées dans l’herbe, etsur toutes les fleurs diverses, toutes les fleurs libres, bleues,rouges, jaunes, violettes, lilas, roses, blanches, si gentilles, sifraîches, si parfumées, toutes les fleurs de la nature qu’oncueille en se promenant et dont on fait de gros bouquets.

Elle prenait plaisir à lui parler sans cesse de son désiréternel, irréalisé et irréalisable ; et lui, pauvre vieux sansespoirs, prenait plaisir à l’écouter. Il venait s’asseoirmaintenant à côté du comptoir pour causer avec Mlle Zoé et discutersur la campagne avec elle. Alors, peu à peu, une vague envie luivint d’aller voir, une fois, s’il faisait vraiment si bon qu’ellele disait, hors les murs de la grande ville.

Un matin il demanda :

– Savez-vous où on peut bien déjeuner aux environs deParis ?

Elle répondit :

– Allez donc à la Terrasse de Saint-Germain. C’est sijoli !

Il s’y était promené autrefois au moment de ses fiançailles. Ilse décida à y retourner.

Il choisit un dimanche, sans raison spéciale, uniquement parcequ’il est d’usage de sortir le dimanche, même quand on ne fait rienen semaine.

Donc il partit, un dimanche matin, pour Saint-Germain.

C’était au commencement de juillet, par un jour éclatant etchaud. Assis contre la portière de son wagon, il regardait courirles arbres et les petites maisons bizarres des alentours de Paris.Il se sentait triste, ennuyé d’avoir cédé à ce désir nouveau,d’avoir rompu ses habitudes. Le paysage changeant et toujourspareil le fatiguait. Il avait soif ; il serait volontiersdescendu à chaque station pour s’asseoir au café aperçu derrière lagare, boire un bock ou deux et reprendre le premier train quipasserait vers Paris. Et puis le voyage lui semblait long, trèslong. Il restait assis des journées entières pourvu qu’il eût sousles yeux les mêmes choses immobiles, mais il trouvait énervant etfatigant de rester assis en changeant de place, de voir remuer lepays tout entier, tandis que lui-même ne faisait pas unmouvement.

Il s’intéressa à la Seine cependant, chaque fois qu’il latraversa. Sous le pont de Chatou il aperçut des yoles qui passaientenlevées à grands coups d’aviron par des canotiers aux brasnus ; et il pensa : « Voilà des gaillards qui ne doivent pass’embêter ! »

Le long ruban de rivière déroulé des deux côtés du pont du Pecqéveilla, dans le fond de son cœur, un vague désir de promenade aubord des berges. Mais le train s’engouffra sous le tunnel quiprécède la gare de Saint-Germain pour s’arrêter bientôt au quaid’arrivée.

Parent descendit, et, alourdi par la fatigue, s’en alla, lesmains derrière le dos, vers la Terrasse. Puis, parvenu contre labalustrade de fer, il s’arrêta pour regarder l’horizon. La plaineimmense s’étalait en face de lui, vaste comme la mer, toute verteet peuplée de grands villages, aussi populeux que des villes. Desroutes blanches traversaient ce large pays, des bouts de forêts leboisaient par places, les étangs du Vésinet brillaient comme desplaques d’argent, et les coteaux lointains de Sannois etd’Argenteuil se dessinaient sous une brume légère et bleuâtre quiles laissait à peine deviner. Le soleil baignait de sa lumièreabondante et chaude tout le grand paysage un peu voilé par lesvapeurs matinales, par la sueur de la terre chauffée s’exhalant enbrouillards menus, et par les souffles humides de la Seine, qui sedéroulait comme un serpent sans fin à travers les plaines,contournait les villages et longeait les collines.

Une brise molle, pleine de l’odeur des verdures et des sèves,caressait la peau, pénétrait au fond de la poitrine, semblaitrajeunir le cœur, alléger l’esprit, vivifier le sang.

Parent, surpris, la respirait largement, les yeux éblouis parl’étendue du paysage ; et il murmura : « Tiens, on est bienici. »

Puis il fit quelques pas, et s’arrêta de nouveau pour regarder.Il croyait découvrir des choses inconnues et nouvelles, non pointles choses que voyait son œil, mais des choses que pressentait sonâme, des événements ignorés, des bonheurs entrevus, des joiesinexplorées, tout un horizon de vie qu’il n’avait jamais soupçonnéet qui s’ouvrait brusquement devant lui en face de cet horizon decampagne illimitée.

Toute l’affreuse tristesse de son existence lui apparutilluminée par la clarté violente qui inondait la terre. Il vit sesvingt années de café, mornes, monotones, navrantes. Il aurait puvoyager comme d’autres, s’en aller là-bas, là-bas, chez des peuplesétrangers, sur des terres peu connues, au delà des mers,s’intéresser à tout ce qui passionne les autres hommes, aux arts,aux sciences, aimer la vie aux milles formes, la vie mystérieuse,charmante ou poignante, toujours changeante, toujours inexplicableet curieuse.

Maintenant il était trop tard. Il irait de bock en bock, jusqu’àla mort, sans famille, sans amis, sans espérances, sans curiositépour rien. Une détresse infinie l’envahit, et une envie de sesauver, de se cacher, de rentrer dans Paris, dans sa brasserie etdans son engourdissement ! Toutes les pensées, tous les rêves,tous les désirs qui dorment dans la paresse des cœurs stagnantss’étaient réveillés, remués par ce rayon de soleil sur lesplaines.

Il sentit que s’il demeurait seul plus longtemps en ce lieu, ilallait perdre la tête, et il gagna bien vite le pavillon Henri IVpour déjeuner, s’étourdir avec du vin et de l’alcool et parler àquelqu’un, au moins.

Il prit une petite table dans les bosquets d’où l’on dominetoute la campagne, fit son menu et pria qu’on le servit tout desuite.

D’autres promeneurs arrivaient, s’asseyaient aux tablesvoisines. Il se sentait mieux ; il n’était plus seul.

Dans une tonnelle, trois personnes déjeunaient. Il les avaitregardées plusieurs fois sans les voir, comme on regarde lesindifférents.

Tout à coup, une voix de femme jeta en lui un de ces frissonsqui font tressaillir les moelles.

Elle avait dit, cette voix : « Georges, tu vas découper lepoulet. »

Et une autre voix répondit : « Oui, maman. » Parent leva lesyeux ; et il comprit, il devina tout de suite quels étaientces gens ! Certes il ne les aurait pas reconnus. Sa femmeétait toute blanche, très forte, une vieille dame sérieuse etrespectable ; et elle mangeait en avançant la tête, parcrainte des taches, bien qu’elle eût recouvert ses seins d’uneserviette. Georges était devenu un homme. Il avait de la barbe, decette barbe inégale et presque incolore qui frisotte sur les jouesdes adolescents. Il portait un chapeau de haute forme, un gilet decoutil blanc et un monocle, par chic, sans doute. Parent leregardait, stupéfait ! C’était là Georges, son fils ? –Non, il ne connaissait pas ce jeune homme ; il ne pouvait rienexister de commun entre eux.

Limousin tournait le dos et mangeait, les épaules un peuvoûtées.

Donc ces trois êtres semblaient heureux et contents ; ilsvenaient déjeuner à la campagne, en des restaurants connus. Ilsavaient eu une existence calme et douce, une existence familialedans un bon logis chaud et peuplé, peuplé par tous les riens quifont la vie agréable, par toutes les douceurs de l’affection, partoutes les paroles tendres qu’on échange sans cesse, quand ons’aime. Ils avaient vécu ainsi, grâce à lui Parent, avec sonargent, après l’avoir trompé, volé, perdu ! Ils l’avaientcondamné, lui, l’innocent, le naïf, le débonnaire, à toutes lestristesses de la solitude, à l’abominable vie qu’il avait menéeentre un trottoir et un comptoir, à toutes les tortures morales età toutes les misères physiques ! Ils avaient fait de lui unêtre inutile, perdu, égaré dans le monde, un pauvre vieux sansjoies possibles, sans attentes, qui n’espérait rien de rien et depersonne. Pour lui la terre était vide, parce qu’il n’aimait riensur la terre. Il pouvait courir les peuples ou courir les rues,entrer dans toutes les maisons de Paris, ouvrir toutes leschambres, il ne trouverait, derrière aucune porte, la figurecherchée, chérie, figure de femme ou figure d’enfant, qui sourit envous apercevant. Et cette idée surtout le travaillait, l’idée de laporte qu’on ouvre pour trouver et embrasser quelqu’un derrière.

Et c’était la faute de ces trois misérables, cela ! lafaute de cette femme indigne, de cet ami infâme et de ce grandgarçon blond qui prenait des airs arrogants.

Il en voulait maintenant à l’enfant autant qu’aux deuxautres ! N’était-il pas le fils de Limousin ? Est-ce queLimousin l’aurait gardé, aimé, sans cela ? Est-ce que Limousinn’aurait pas lâché bien vite la mère et le petit s’il n’avait passu que le petit était à lui, bien à lui ? Est-ce qu’on élèveles enfants des autres ?

Donc, ils étaient là, tout près, ces trois malfaiteurs quil’avaient tant fait souffrir.

Parent les regardait, s’irritant, s’exaltant au souvenir detoutes ses douleurs, de toutes ses angoisses, de tous sesdésespoirs. Il s’exaspérait surtout de leur air placide etsatisfait. Il avait envie de les tuer, de leur jeter son siphond’eau de Seltz, de fendre la tête de Limousin qu’il voyait, à touteseconde, se baisser vers son assiette et se relever aussitôt.

Et ils continueraient à vivre ainsi, sans soucis, sansinquiétudes d’aucune sorte. Non, non. C’en était trop à lafin ! Il se vengerait ; il allait se venger tout de suitepuisqu’il les tenait sous la main. Mais comment ? Ilcherchait, rêvait des choses effroyables comme il en arrive dansles feuilletons, mais ne trouvait rien de pratique. Et il buvait,coup sur coup, pour s’exciter, pour se donner du courage, pour nepas laisser échapper une pareille occasion, qu’il ne retrouveraitsans doute jamais.

Soudain, il eut une idée, une idée terrible ; et il cessade boire pour la mûrir. Un sourire plissait ses lèvres ; ilmurmurait : « Je les tiens. Je les tiens. Nous allons voir. Nousallons voir. »

Un garçon lui demanda : – Qu’est-ce que monsieur désireensuite ?

– Rien. Du café et du cognac, du meilleur.

Et il les regardait en sirotant ses petits verres. Il y avaittrop de monde dans ce restaurant pour ce qu’il voulait faire : doncil attendrait, il les suivrait ; car ils allaient se promenercertainement sur la terrasse ou dans la forêt. Quand ils seraientun peu éloignés, il les rejoindrait, et alors il se vengerait, oui,il se vengerait ! Il n’était pas trop tôt d’ailleurs, aprèsvingt-trois ans de souffrances. Ah ! ils ne soupçonnaientguère ce qui allait leur arriver.

Ils achevaient doucement leur déjeuner, en causant avecsécurité. Parent ne pouvait entendre leurs paroles, mais il voyaitleurs gestes calmes. La figure de sa femme, surtout, l’exaspérait.Elle avait pris un air hautain, un air de dévote grasse, de dévoteinabordable, cuirassée de principes, blindée de vertu.

Puis, ils payèrent l’addition et se levèrent. Alors il vitLimousin. On eût dit un diplomate en retraite, tant il semblaitimportant avec ses beaux favoris souples et blancs dont les pointestombaient sur les revers de sa redingote.

Ils sortirent. Georges fumait un cigare et portait son chapeausur l’oreille. Parent, aussitôt, les suivit.

Ils firent d’abord un tour sur la terrasse et admirèrent lepaysage avec placidité, comme admirent les gens repus ; puisils entrèrent dans la forêt.

Parent se frottait les mains, et les suivait toujours, de loin,en se cachant pour ne point éveiller trop tôt leur attention.

Ils allaient à petits pas, prenant un bain de verdure et d’airtiède. Henriette s’appuyait au bras de Limousin et marchait,droite, à son côté, en épouse sûre et fière d’elle. Georgesabattait des feuilles avec sa badine, et franchissait parfois lesfossés de la route, d’un saut léger de jeune cheval ardent prêt às’emporter dans le feuillage.

Parent, peu à peu, se rapprochait, haletant d’émotion et defatigue ; car il ne marchait plus jamais. Bientôt il lesrejoignit, mais une peur l’avait saisi, une peur confuse,inexplicable, et il les devança, pour revenir sur eux et lesaborder en face.

Il allait, le cœur battant, les sentant derrière lui maintenant,et il se répétait : « Allons, c’est le moment : de l’audace, del’audace ! C’est le moment. »

Il se retourna. Ils s’étaient assis, tous les trois, surl’herbe, au pied d’un gros arbre ; et ils causaienttoujours.

Alors il se décida, et il revint à pas rapides. S’étant arrêtédevant eux, debout au milieu du chemin, il balbutia d’une voixbrève, d’une voix cassée par l’émotion :

– C’est moi ! Me voici ! Vous ne m’attendiezpas ?

Tous trois examinaient cet homme qui leur semblait fou.

Il reprit :

– On dirait que vous ne m’avez pas reconnu. Regardez-moidonc ! Je suis Parent, Henri Parent. Hein, vous ne m’attendiezpas ? Vous pensiez que c’était fini, bien fini, que vous ne meverriez plus jamais, jamais. Ah ! mais non, me voilà revenu.Nous allons nous expliquer, maintenant.

Henriette, effarée, cacha sa figure dans ses mains, en murmurant: « Oh ! mon Dieu ! »

Voyant cet inconnu qui semblait menacer sa mère, Georges s’étaitlevé, prêt à le saisir au collet.

Limousin, atterré, regardait avec des yeux effarés ce revenantqui, ayant soufflé quelques secondes, continua : – Alors nousallons nous expliquer maintenant. Voici le moment venu !Ah ! vous m’avez trompé, vous m’avez condamné à une vie deforçat, et vous avez cru que je ne vous rattraperais pas !

Mais le jeune homme le prit par les épaules, et le repoussant:

– Êtes-vous fou ? Qu’est-ce que vous voulez ? Passezvotre chemin bien vite ou je vais vous rosser, moi !

Parent répondit :

– Ce que je veux ? Je veux t’apprendre ce que sont cesgens-là.

Mais Georges, exaspéré, le secouait, allait le frapper. L’autrereprit :

– Lâche-moi donc. Je suis ton père… Tiens, regarde s’ils mereconnaissent maintenant, ces misérables !

Effaré, le jeune homme ouvrit les mains et se tourna vers samère.

Parent, libre, s’avança vers elle :

– Hein ? Dites-lui qui je suis, vous ! Dites-lui queje m’appelle Henri Parent, et que je suis son père puisqu’il senomme Georges Parent, puisque vous êtes ma femme, puisque vousvivez tous les trois de mon argent, de la pension de dix millefrancs que je vous fais depuis que je vous ai chassés de chez moi.Dites-lui aussi pourquoi je vous ai chassés de chez moi ?Parce que je vous ai surprise avec ce gueux, cet infâme, avec votreamant ! – Dites-lui ce que j’étais, moi, un brave homme,épousé par vous pour ma fortune, et trompé depuis le premier jour.Dites-lui qui vous êtes et qui je suis…

Il balbutiait, haletait, emporté par la colère.

La femme cria d’une voix déchirante :

– Paul, Paul, empêche-le ; qu’il se taise, qu’il setaise ; empêche-le, qu’il ne dise pas cela devant monfils !

Limousin, à son tour, s’était levé. Il murmura, d’une voix trèsbasse :

– Taisez-vous. Taisez-vous. Comprenez donc ce que vousfaites.

Parent reprit avec emportement :

– Je le sais bien, ce que je fais. Ce n’est pas tout. Il y a unechose que je veux savoir, une chose qui me torture depuis vingtans.

Puis, se tournant vers Georges, éperdu, qui s’était appuyécontre un arbre :

– Écoute, toi : Quand elle est partie de chez moi, elle a penséque ce n’était pas assez de m’avoir trahi ; elle a vouluencore me désespérer. Tu étais toute ma consolation ; eh bien,elle t’a emporté en me jurant que je n’étais pas ton père, mais queton père, c’était lui ! A-t-elle menti ? je ne sais pas.Depuis vingt ans je me le demande.

Il s’avança tout près d’elle, tragique, terrible, et, arrachantla main dont elle se couvrait la face : – Eh bien ! je voussomme aujourd’hui de me dire lequel de nous est le père de ce jeunehomme : lui ou moi ; votre mari ou votre amant. Allons,allons, dites !

Limousin se jeta sur lui. Parent le repoussa et, ricanant avecfureur :

– Ah ! tu es brave aujourd’hui ; tu es plus brave quele jour où tu te sauvais sur l’escalier parce que j’allaist’assommer. Eh bien ! si elle ne répond pas, réponds toi-même.Tu dois le savoir aussi bien qu’elle. Dis, es-tu le père de cegarçon ? Allons, allons, parle !

Il revint vers sa femme.

– Si vous ne voulez pas me le dire à moi, dites-le à votre filsau moins. C’est un homme, aujourd’hui. Il a bien le droit de savoirqui est son père. Moi, je ne sais pas, je n’ai jamais su, jamais,jamais ! Je ne peux pas te le dire, mon garçon.

Il s’affolait, sa voix prenait des tons aigus. Et il agitait sesbras comme un épileptique.

– Voilà… voilà… Répondez donc… Elle ne sait pas… Je pariequ’elle ne sait pas… Non… elle ne sait pas… parbleu !… ellecouchait avec tous les deux !… Ah ! ah ! ah !…personne ne sait… personne… Est-ce qu’on sait ces choses-là ?…Tu ne le sauras pas non plus, mon garçon, tu ne le sauras pas, pasplus que moi… jamais… Tiens… demande-lui… demande-lui… tu verrasqu’elle ne sait pas… Moi non plus… lui non plus… toi non plus…personne ne sait… Tu peux choisir… oui… tu peux choisir… lui oumoi… Choisis… Bonsoir… c’est fini… Si elle se décide à te le dire,tu viendras me l’apprendre, hôtel des Continents, n’est-cepas ?… Ça me fera plaisir de le savoir… Bonsoir… Je voussouhaite beaucoup d’agrément…

Et il s’en alla en gesticulant, continuant à parler seul, sousles grands arbres, dans l’air vide et frais, plein d’odeurs desèves. Il ne se retourna point pour les voir. Il allait devant lui,marchant sous une poussée de fureur, sous un souffle d’exaltation,l’esprit emporté par son idée fixe.

Tout à coup, il se trouva devant la gare. Un train partait. Ilmonta dedans. Durant la route, sa colère s’apaisa, il reprit sessens et il rentra dans Paris, stupéfait de son audace.

Il se sentait brisé comme si on lui eût rompu les os. Il allacependant prendre un bock à sa brasserie.

En le voyant entrer, Mlle Zoé, surprise, lui demanda : – Déjàrevenu ? Est-ce que vous êtes fatigué ?

Il répondit : – Oui… oui… très fatigué… très fatigué… Vouscomprenez… quand on n’a pas l’habitude de sortir ! C’est fini,je n’y retournerai point, à la campagne. J’aurais mieux fait derester ici. Désormais, je ne bougerai plus.

Et elle ne put lui faire raconter sa promenade, malgré l’enviequ’elle en avait.

Pour la première fois de sa vie il se grisa tout à fait, cesoir-là, et on dut le rapporter chez lui.

Chapitre 2La bête à maît’ Belhomme

La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tousles voyageurs attendaient l’appel de leur nom dans la cour del’hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.

C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussiautrefois, mais rendues presque grises par l’accumulation desboues. Celles de devant étaient toutes petites ; celles dederrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflécomme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait,au premier coup d’œil, les têtes énormes et les gros genoux ronds,attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait dumonstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaientendormis déjà devant l’étrange véhicule.

Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre,souple cependant, par suite de l’habitude constante de grimper surses roues et d’escalader l’impériale, la face rougie par le grandair des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres,les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle,apparut sur la porte de l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un reversde main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées,attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville lesprit l’un après l’autre et les posa sur le toit de savoiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaientdes œufs ; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacsde grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts detoile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirantune liste de sa poche, il lut en appelant :

– Monsieur le curé de Gorgeville.

Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros,violacé et d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever lepied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans laguimbarde.

– L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets ?

L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’auxgenoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.

– Maît’ Poiret, deux places.

Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigripar l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages.Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une biquefatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.

– Maît’ Rabot, deux places.

Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C’est benmé qu’t’appelles ? »

Le cocher, qu’on avait surnommé « dégourdi », allait répondreune facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé enavant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carréedont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mainslarges comme des battoirs.

Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentredans son trou.

– Maît’ Caniveau.

Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts ets’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.

– Maît’ Belhomme.

Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, laface dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’ilsouffrait d’un fort mal de dents.

Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques etsingulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémoniequ’ils découvriraient dans les rues du Havre ; et leurs chefsétaient coiffés de casquettes de soie, hautes comme des tours,suprême élégance dans la campagne normande.

Gésaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis montasur son siège et fit claquer son fouet.

Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou,firent entendre un vague murmure de grelots.

Le cocher, alors, hurlant : « Hue ! » de toute sa poitrine,fouailla les bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent uneffort, et se mirent en route d’un petit trot boiteux et lent. Etderrière elles, la voiture, secouant ses carreaux branlants ettoute la ferraille de ses ressorts, faisait un bruit surprenant deferblanterie et de verrerie, tandis que chaque ligne de voyageurs,ballottée et balancée par les secousses, avait des reflux de flotsà tous les remous des cahots.

On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait lesépanchements. Il se mit à parler le premier, étant d’un caractèreloquace et familier.

– Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vousvoulez ?

L’énorme campagnard, qu’une sympathie de taille, d’encolure etde ventre liait avec l’ecclésiastique, répondit en souriant :

– Tout d’même, m’sieu l’curé, tout d’même, et d’votepart ?

– Oh ! d’ma part, ça va toujours.

– Et vous, maît’ Poiret ? demanda l’abbé.

– Oh ! mé, ça irait, n’étaient les cossards (colzas) quin’donneront guère c’t’année ; et, vu les affaires, c’estlà-dessus qu’on s’rattrape.

– Que voulez-vous, les temps sont durs.

– Que oui, qu’i sont durs, affirma d’une voix de gendarme lagrande femme de maît’ Rabot.

Comme elle était d’un village voisin, le curé ne la connaissaitque de nom.

– C’est vous, la Blondel ? dit-il.

– Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot.

Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant ; ilsalua d’une grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire :« C’est bien moi Rabot, qu’a épousé la Blondel. »

Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur sonoreille, se mit à gémir d’une façon lamentable. Il faisait « gniau…gniau… gniau » en tapant du pied pour exprimer son affreusesouffrance.

– Vous avez donc bien mal aux dents ? demanda le curé.

Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre : – Nonpoint… m’sieu le curé… C’est point des dents… c’est d’l’oreille, dufond d’l’oreille.

– Qu’est-ce que vous avez donc dans l’oreille. Undépôt ?

– J’sais point si c’est un dépôt, mais j’sais ben qu’c’est eunebête, un’grosse bête, qui m’a entré d’dans, vu que j’dormais sul’foin dans l’grenier.

– Un’bête. Vous êtes sûr ?

– Si j’en suis sûr ? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vuqu’a m’grignote l’fond d’l’oreille. À m’mange la tête, poursûr ! a m’mange la tête ! Oh ! gniau… gniau… gniau…Et il se remit à taper du pied.

Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacundonnait son avis. Poiret voulait que ce fût une araignée,l’instituteur que ce fût une chenille. Il avait vu ça une fois déjàà Campemuret, dans l’Orne, où il était resté six ans ; même lachenille était entrée dans la tête et sortie par le nez. Maisl’homme était demeuré sourd de cette oreille-là, puisqu’il avait letympan crevé.

– C’est plutôt un ver, déclara le curé.

Maît’ Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre laportière, car il était monté le dernier, gémissait toujours.

– Oh ! gniau… gniau… gniau… j’crairais ben qu’c’est eunefrémi, eune grosse frémi, tant qu’a mord… T’nez, m’sieu le curé… agalope… a galope… Oh ! gniau… gniau… gniau… quemisère ! !…

– T’as point vu l’médecin ? demanda Caniveau.

– Pour sûr, non.

– D’où vient ça ?

La peur du médecin sembla guérir Belhomme.

Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.

– D’où vient ça ! T’as des sous pour eusse, té, pour cesfainéants-là ? Y s’rait v’nu eune fois, deux fois, trois fois,quat’fois, cinq fois ! Ça fait, deusse écus de cent sous,deusse écus, pour sûr… Et qu’est-ce qu’il aurait fait, dis, çufainéant, dis, qu’est-ce qu’il aurait fait ? Sais-tu,té ?

Caniveau riait.

– Non j’sais point ! Ousquè tu vas, comme ça ?

– J’vas t’au Havre vé Chambrelan.

– Qué Chambrelan ?

– L’guérisseux, donc.

– Qué guérisseux ?

– L’guérisseux qu’a guéri mon pé.

– Ton pé ?

– Oui, mon pé, dans l’temps.

– Que qu’il avait, ton pé ?

– Un vent dans l’dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied nigambe.

– Qué qui li a fait ton Chambrelan ?

– Il y a manié l’dos comm’pou’fé du pain, avec les deux mainsdonc ! Et ça y a passé en une couple d’heures !

Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé desparoles, mais il n’osait pas dire ça devant le curé.

Caniveau reprit en riant :

– C’est-il point quéque lapin qu’tas dans l’oreille. Il aurapris çu trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j’vas l’fésauver.

Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença àimiter les aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait,hurlait, piaulait, aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans lavoiture, même l’instituteur qui ne riait jamais.

Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu’on se moquât delui, le curé détourna la conversation et, s’adressant à la grandefemme de Rabot :

– Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille ?

– Que oui, m’sieu le curé… Que c’est dur à élever !

Rabot opinait de la tête, comme pour dire : « Oh ! oui,c’est dur à élever. »

– Combien d’enfants ?

Elle déclara avec autorité, d’une voix forte et sûre :

– Seize enfants, m’sieu l’curé ! Quinze de monhomme !

Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il enavait fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot ! Sa femmel’avouait ! Donc, on n’en pouvait point douter. Il en étaitfier, parbleu !

De qui le seizième ? Elle ne le dit pas. C’était lepremier, sans doute ? On le savait peut-être, car on nes’étonna point. Caniveau lui-même demeura impassible.

Mais Belhomme se mit à gémir :

– Oh ! gniau… gniau… gniau… a me trifouille dans l’fond…Oh ! misère !…

La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit : « Si on vouscoulait un peu d’eau dans l’oreille, on la ferait peut-être sortir.Voulez-vous essayer ? »

– Pour sûr ! J’veux ben.

Et tout le monde descendit pour assister à l’opération.

Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verred’eau ; et il chargea l’instituteur de tenir bien inclinée latête du patient ; puis, dès que le liquide aurait pénétré dansle canal, de la renverser brusquement.

Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhommepour voir s’il ne découvrirait pas la bête à l’œil nu, s’écria : –Cré nom d’un nom, qué marmelade ! Faut déboucher ça, monvieux. Jamais ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’ycollerait les quat’pattes.

Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroitet trop embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce futl’instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d’une allumette etd’une loque. Alors, au milieu de l’anxiété générale, le prêtreversa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d’eau qui coula surle visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme. Puisl’instituteur retourna vivement la tôle sur la cuvette, comme s’ileut voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vaseblanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n’étaitsortie.

Cependant Belhomme déclarant : « Je sens pu rien », le curé,triomphant, s’écria : « Certainement elle est noyée. » Tout lemonde était content. On remonta dans la voiture.

Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa descris terribles. La bête s’était réveillée et était devenuefurieuse. Il affirmait même qu’elle était entrée dans la têtemaintenant, qu’elle lui dévorait la cervelle. Il hurlait avec detelles contorsions que la femme de Poiret, le croyant possédé dudiable, se mit à pleurer en faisant le signe de la croix. Puis, ladouleur se calmant un peu, le malade raconta qu’elle faisait letour de son oreille. Il imitait avec son doigt les mouvements de labête, semblait la voir, la suivre du regard : « Tenez, v’la qu’ar’monte… gniau… gniau… gniau… qué misère ! »

Caniveau s’impatientait : « C’est l’iau qui la rend enragée,c’te bête. All’est p’t-être ben accoutumée au vin. »

On se remit à rire. Il reprit : « Quand j’allons arriver au caféBourbeux, donne-li du fil en six et all’n’bougera pu, j’te le jure.»

Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à criercomme si on lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenirla tête. On pria Césaire Horlaville d’arrêter à la première maisonrencontrée.

C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y futtransporté ; puis on le coucha sur la table de cuisine pourrecommencer l’opération. Caniveau conseillait toujours de mêler del’eau-de-vie à l’eau, afin de griser et d’endormir la bête, de latuer peut-être. Mais le curé préféra du vinaigre.

On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu’ilpénétrât jusqu’au fond, puis on le laissa quelques minutes dansl’organe habité.

Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme futretournée tout d’une pièce par le curé et Caniveau, ces deuxcolosses, tandis que l’instituteur tapait avec ses doigts surl’oreille saine, afin de bien vider l’autre.

Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet àla main.

Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit pointbrun, pas plus gros qu’un grain d’oignon. Cela remuait, pourtant.C’était une puce ! Des cris d’étonnement s’élevèrent, puis desrires éclatants. Une puce ! Ah ! elle était bien bonne,bien bonne ! Caniveau se tapait sur la cuisse, CésaireHorlaville fit claquer son fouet ; le curé s’esclaffait à lafaçon des ânes qui braient, l’instituteur riait comme on éternue,et les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils augloussement des poules.

Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur sesgenoux la cuvette, il contemplait avec une attention grave et unecolère joyeuse dans l’œil la bestiole vaincue qui tournait dans sagoutte d’eau.

Il grogna : « Te v’là, charogne », et cracha dessus.

Le cocher, fou de gaieté, répétait : « Eune puce, eune puce,ah ! te v’là, sacré puçot, sacré puçot, sacré puçot !»

Puis, s’étant un peu calmé, il cria : « Allons, en route !V’là assez de temps perdu. »

Et les voyageurs, riant toujours, s’en allèrent vers lavoiture.

Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara : « Mé, j’m’enr’tourne à Criquetot. J’ai pu que fé au Havre à cette heure. »

Le cocher lui dit : – N’importe, paye ta place !

– Je t’en dé que la moitié pisque j’ai point passémi-chemin.

– Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout.

Et une dispute commença qui devint bientôt une querelle furieuse: Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, CésaireHorlaville affirmait qu’il en recevrait quarante.

Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux.

Caniveau redescendit.

– D’abord, tu dés quarante sous au curé, t’entends, et pi unetournée à tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t’endonneras vingt à Césaire. Ça va-t-il, dégourdi ?

Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francssoixante et quinze, répondit : – Ça va !

– Allons, paye.

– J’payerai point. L’curé n’est pas médecin d’abord.

– Si tu n’payes point, j’te r’mets dans la voiture à Césaire etj’t’emporte au Havre.

Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l’enlevacomme un enfant.

L’autre vit bien qu’il faudrait céder. Il tira sa bourse, etpaya.

Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis queBelhomme retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets àprésent, regardaient sur la route blanche la blouse bleue dupaysan, balancée sur ses longues jambes.

Chapitre 3 Àvendre

Partir à pied, quand le soleil se lève, et marcher dans larosée, le long des champs, au bord de la mer calme, quelleivresse !

Quelle ivresse ! Elle entre en vous par les yeux avec lalumière, par la narine avec l’air léger, par la peau avec lessouffles du vent.

Pourquoi gardons-nous le souvenir si clair, si cher, si aigu decertaines minutes d’amour avec la Terre, le souvenir d’unesensation délicieuse et rapide, comme de la caresse d’un paysagerencontré au détour d’une route, à l’entrée d’un vallon, au bordd’une rivière, ainsi qu’on rencontrerait une belle fillecomplaisante.

Je me souviens d’un jour, entre autres. J’allais, le long del’Océan breton, vers la pointe du Finistère. J’allais, sans penserà rien, d’un pas rapide, le long des flots. C’était dans lesenvirons de Quimperlé, dans cette partie la plus douce et la plusbelle de la Bretagne.

Un matin de printemps, un de ces matins qui vous rajeunissent devingt ans, vous refont des espérances et vous redonnent des rêvesd’adolescents.

J’allais, par un chemin à peine marqué, entre les blés et lesvagues. Les blés ne remuaient point du tout, et les vaguesremuaient à peine. On sentait bien l’odeur douce des champs mûrs etl’odeur marine du varech. J’allais sans penser à rien, devant moi,continuant mon voyage commencé depuis quinze jours, un tour deBretagne par les côtes. Je me sentais fort, agile, heureux et gai.J’allais.

Je ne pensais à rien ! Pourquoi penser en ces heures dejoie inconsciente, profonde, charnelle, joie de bête qui court dansl’herbe, ou qui vole dans l’air bleu sous le soleil ?J’entendais chanter au loin des chants pieux. Une processionpeut-être, car c’était un dimanche. Mais je tournai un petit cap etje demeurai immobile, ravi. Cinq gros bateaux de pêche m’apparurentremplis de gens, hommes, femmes, enfants, allant au pardon dePlouneven.

Ils longeaient la rive, doucement, poussés à peine par une brisemolle et essoufflée qui gonflait un peu les voiles brunes, puis,s’épuisant aussitôt, les laissait retomber, flasques, le long desmâts.

Les lourdes barques glissaient lentement, chargées de monde. Ettout ce monde chantait. Les hommes debout sur les bordages, coiffésdu grand chapeau, poussaient leurs notes puissantes, les femmescriaient leurs notes aiguës, et les voix grêles des enfantspassaient comme des sons de fifre faux dans la grande clameurpieuse et violente. Et les passagers des cinq bateaux clamaient lemême cantique, dont le rythme monotone s’élevait dans le cielcalme ; et les cinq bateaux allaient l’un derrière l’autre,tout près l’un de l’autre.

Ils passèrent devant moi, contre moi, et je les vis s’éloigner,j’entendis s’affaiblir et s’éteindre leur chant.

Et je me mis à rêver à des choses délicieuses, comme rêvent lestout jeunes gens, d’une façon puérile et charmante.

Comme il fuit vite, cet âge de la rêverie, le seul âge heureuxde l’existence ! Jamais on n’est solitaire, jamais on n’esttriste, jamais morose et désolé quand on porte en soi la facultédivine de s’égarer dans les espérances, dès qu’on est seul. Quelpays de fées, celui où tout arrive, dans l’hallucination de lapensée qui vagabonde ! Comme la vie est belle sous la poudred’or des songes !

Hélas ! c’est fini, cela !

Je me mis à rêver. À quoi ? À tout ce qu’on attend sanscesse, à tout ce qu’on désire, à la fortune, à la gloire, à lafemme.

Et j’allais, à grands pas rapides, caressant de la main la têteblonde des blés qui se penchaient sous mes doigts et mechatouillaient la peau comme si j’eusse touché des cheveux.

Je contournai un petit promontoire et j’aperçus, au fond d’uneplage étroite et ronde, une maison blanche, bâtie sur troisterrasses qui descendaient jusqu’à la grève.

Pourquoi la vue de cette maison me fit-elle tressaillir dejoie ? Le sais-je ? On trouve parfois, en voyageantainsi, des coins de pays qu’on croit connaître depuis longtemps,tant ils vous sont familiers, tant ils plaisent à votre cœur.Est-il possible qu’on ne les ait jamais vus ? qu’on n’aitpoint vécu là autrefois ? Tout vous séduit, vous enchante, laligne douce de l’horizon, la disposition des arbres, la couleur dusable !

Oh ! la jolie maison, debout sur ses hauts gradins !De grands arbres fruitiers avaient poussé le long des terrasses quidescendaient vers l’eau, comme des marches géantes. Et chacuneportait, ainsi qu’une couronne d’or, sur son faîte, un long bouquetde genêts d’Espagne en fleur !

Je m’arrêtai, saisi d’amour pour cette demeure. Comme j’eusseaimé la posséder, y vivre, toujours !

Je m’approchai de la porte, le cœur battant d’envie, etj’aperçus, sur un des piliers de la barrière, un grand écriteau : «À vendre. »

J’en ressentis une secousse de plaisir comme si on me l’eûtofferte, comme si on me l’eût donnée, cette demeure !Pourquoi ? oui, pourquoi ? Je n’en sais rien !

« À vendre. » Donc elle n’était presque plus à quelqu’un, ellepouvait être à tout le monde, à moi, à moi ! Pourquoi cettejoie, cette sensation d’allégresse profonde, inexplicable ? Jesavais bien pourtant que je ne l’achèterais point ! Commentl’aurais-je payée ? N’importe, elle était à vendre. L’oiseauen cage appartient à son maître, l’oiseau dans l’air est à moi,n’étant à aucun autre.

Et j’entrai dans le jardin. Oh ! le charmant jardin avecses estrades superposées, ses espaliers aux longs bras de martyrscrucifiés, ses touffes de genêts d’or, et deux vieux figuiers aubout de chaque terrasse.

Quand je fus sur la dernière, je regardai l’horizon. La petiteplage s’étendait à mes pieds, ronde et sablonneuse, séparée de lahaute mer par trois rochers lourds et bruns qui en fermaientl’entrée et devaient briser les vagues aux jours de grosse mer.

Sur la pointe, en face, deux pierres énormes, l’une debout,l’autre couchée dans l’herbe, un menhir et un dolmen, pareils àdeux époux étranges, immobilisés par quelque maléfice, semblaientregarder toujours la petite maison qu’ils avaient vu construire,eux qui connaissaient depuis des siècles, cette baie autrefoissolitaire, la petite maison qu’ils verraient s’écrouler,s’émietter, s’envoler, disparaître, la petite maison àvendre !

Oh ! vieux dolmen et vieux menhir, que je vousaime !

Et je sonnai à la porte comme si j’eusse sonné chez moi. Unefemme vint ouvrir, une bonne, une vieille petite bonne vêtue denoir, coiffée de blanc, qui ressemblait à une béguine. Il me semblaque je la connaissais aussi, cette femme.

Je lui dis : – Vous n’êtes pas Bretonne, vous ?

Elle répondit : – Non, monsieur, je suis de Lorraine. Elleajouta : – Vous venez pour visiter la maison ?

– Eh ! oui, parbleu.

Et j’entrai.

Je reconnaissais tout, me semblait-il, les murs, les meubles. Jem’étonnai presque de ne pas trouver mes cannes dans levestibule.

Je pénétrai dans le salon, un joli salon tapissé de nattes, etqui regardait la mer par trois larges fenêtres. Sur la cheminée,des potiches de Chine et une grande photographie de femme. J’allaivers elle aussitôt, persuadé que je la reconnaîtrais aussi. Et jela reconnus, bien que je fusse certain de ne l’avoir jamaisrencontrée. C’était elle, elle-même, celle que j’attendais, que jedésirais, que j’appelais, dont le visage hantait mes rêves. Elle,celle qu’on cherche toujours, partout, celle qu’on va voir dans larue tout à l’heure, qu’on va trouver sur la route dans la campagnedès qu’on aperçoit une ombrelle rouge sur les blés, celle qui doitêtre déjà arrivée dans l’hôtel où j’entre en voyage, dans le wagonoù je vais monter, dans le salon dont la porte s’ouvre devantmoi.

C’était elle, assurément, indubitablement elle ! Je lareconnus à ses yeux qui me regardaient, à ses cheveux roulés àl’anglaise, à sa bouche surtout, à ce sourire que j’avais devinédepuis longtemps.

Je demandai aussitôt : – Quelle est cette femme ?

La bonne à tête de béguine répondit sèchement : – C’estmadame.

Je repris : – C’est votre maîtresse ?

Elle répliqua avec son air dévot et dur : – Oh ! non,monsieur.

Je m’assis et je prononçai : – Contez-moi ça.

Elle demeurait stupéfaite, immobile, silencieuse.

J’insistai : – C’est la propriétaire de cette maison,alors !

– Oh ! non, monsieur.

– À qui appartient donc cette maison ?

– À mon maître, monsieur Tournelle.

J’étendis le doigt vers la photographie.

– Et cette femme, qu’est-ce que c’est ?

– C’est madame.

– La femme de votre maître ?

– Oh ! non, monsieur.

– Sa maîtresse alors ?

La béguine ne répondit pas. Je repris, mordu par une vaguejalousie, par une colère confuse contre cet homme qui avait trouvécette femme.

– Où sont-ils maintenant ?

La bonne murmura :

– Monsieur est à Paris, mais, pour Madame, je ne sais pas.

Je tressaillis : – Ah ! Ils ne sont plus ensemble.

– Non, monsieur.

Je fus rusé ; et, d’une voix grave : – Dites-moi ce qui estarrivé, je pourrai peut-être rendre service à votre maître. Jeconnais cette femme, c’est une méchante !

La vieille servante me regarda, et devant mon air ouvert etfranc, elle eut confiance.

– Oh ! monsieur, elle a rendu mon maître bien malheureux.Il a fait sa connaissance en Italie et il l’a ramenée avec luicomme s’il l’avait épousée. Elle chantait très bien. Il l’aimait,monsieur, que ça faisait pitié de le voir. Et ils ont été en voyagedans ce pays-ci, l’an dernier. Et ils ont trouvé cette maison quiavait été bâtie par un fou, un vrai fou pour s’installer à deuxlieues du village. Madame a voulu l’acheter tout de suite, pour yrester avec mon maître. Et il a acheté la maison pour lui faireplaisir.

Ils y sont demeurés tout l’été dernier, monsieur, et presquetout l’hiver.

Et puis, voilà qu’un matin, à l’heure du déjeuner, monsieurm’appelle : – Césarine, est-ce que Madame est rentrée ?

– Mais non, monsieur.

On attendit toute la journée. Mon maître était comme un furieux.On chercha partout, on ne la trouva pas. Elle était partie,monsieur, on n’a jamais su où ni comment.

Oh ! quelle joie m’envahit ! J’avais envie d’embrasserla béguine, de la prendre par la taille et de la faire danser dansle salon !

Ah ! elle était partie, elle s’était sauvée, elle l’avaitquitté fatiguée, dégoûtée de lui ! Comme j’étaisheureux !

La vieille bonne reprit : – Monsieur a eu un chagrin à mourir,et il est retourné à Paris en me laissant avec mon mari pour vendrela maison. On en demande vingt mille francs.

Mais je n’écoutais plus ! Je pensais à elle ! Et, toutà coup, il me sembla que je n’avais qu’à repartir pour la trouver,qu’elle avait dû revenir dans le pays, ce printemps, pour voir lamaison, sa gentille maison, qu’elle aurait tant aimée, sanslui.

Je jetai dix francs dans les mains de la vieille femme ; jesaisis la photographie, et je m’enfuis en courant et baisantéperdument le doux visage entré dans le carton.

Je regagnai la route et me remis à marcher, en la regardant,elle ! Quelle joie qu’elle fût libre, qu’elle se fûtsauvée ! Certes, j’allais la rencontrer aujourd’hui ou demain,cette semaine ou la suivante, puisqu’elle l’avait quitté !Elle l’avait quitté parce que mon heure était venue !

Elle était libre, quelque part dans le monde ! Je n’avaisplus qu’à la trouver puisque je la connaissais.

Et je caressais toujours les têtes ployantes des blés mûrs, jebuvais l’air marin qui me gonflait la poitrine, je sentais lesoleil me baiser le visage. J’allais, j’allais éperdu de bonheur,enivré d’espoir. J’allais, sûr de la rencontrer bientôt et de laramener pour habiter à notre tour dans la jolie maison. À vendre.Comme elle s’y plairait, cette fois !

Chapitre 4L’Inconnue

On parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d’étranges: rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel,à l’étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger desAnnettes, étaient singulièrement favorables à l’amour.

Gontran, qui se taisait, fut consulté.

– C’est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de lafemme comme du bibelot, nous l’apprécions davantage dans lesendroits où nous ne nous attendons point à en rencontrer ;mais on n’en rencontre vraiment de rares qu’à Paris.

Il se tut quelques secondes, puis reprit :

– Cristi ! c’est gentil ! Allez un matin de printempsdans nos rues. Elles ont l’air d’éclore comme des fleurs, lespetites femmes qui trottent le long des maisons. Oh ! le joli,le joli, joli spectacle ! On sent la violette au bord destrottoirs ; la violette qui passe dans les voitures lentespoussées par les marchandes.

Il fait gai par la ville ; et on regarde les femmes. Cristide cristi, comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires,leurs toilettes légères qui montrent la peau. On flâne, le nez auvent et l’esprit allumé ; on flâne, et on flaire et on guette.C’est rudement bon, ces matins-là !

On la voit venir de loin, on la distingue et on la reconnaît àcent pas, celle qui va nous plaire de tout près. À la fleur de sonchapeau, au mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Ellevient. On se dit : « Attention, en voilà une », et on va au-devantd’elle en la dévorant des yeux.

Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeunefemme qui vient de l’église ou qui va chez son amant ?Qu’importe ! La poitrine est ronde sous le corsagetransparent. – Oh ! si on pouvait mettre le doigtdessus ? le doigt ou la lèvre. – Le regard est timide ouhardi, la tête brune ou blonde ? Qu’importe !L’effleurement de cette femme qui trotte vous fait courir unfrisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu’au soir, cellequ’on a rencontrée ainsi ! Certes, j’ai bien gardé le souvenird’une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cettefaçon et dont j’aurais été follement amoureux si je les avaisconnues plus intimement.

Mais voilà, celles qu’on chérirait éperdument, on ne les connaîtjamais. Avez-vous remarqué ça ? c’est assez drôle ! Onaperçoit, de temps en temps, des femmes dont la seule vue nousravage de désirs. Mais on ne fait que les apercevoir, celles-là.Moi, quand je pense à tous les êtres adorables que j’ai coudoyésdans les rues de Paris, j’ai des crises de rage à me pendre. Oùsont-elles ? Qui sont-elles ? Où pourrait-on lesretrouver ? les revoir ? Un proverbe dit qu’on passesouvent à côté du bonheur, eh bien ! moi je suis certain quej’ai passé plus d’une fois à côté de celle qui m’aurait pris commeun linot avec l’appât de sa chair fraîche.

Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit :

– Je connais ça aussi bien que toi. Voilà même ce qui m’estarrivé, à moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour lapremière fois, sur le pont de la Concorde, une grande jeune femmeun peu forte qui me fit un effet… mais un effet… étonnant. C’étaitune brune, une brune grasse, avec des cheveux luisants, mangeant lefront, et des sourcils liant les deux yeux sous leur grand arcallant d’une tempe à l’autre. Un peu de moustache sur les lèvresfaisait rêver… rêver… comme on rêve à des bois aimés en voyant unbouquet sur une table. Elle avait la taille très cambrée, lapoitrine très saillante, présentée comme un défi, offerte comme unetentation. L’œil était pareil à une tache d’encre sur de l’émailblanc. Ce n’était pas un œil, mais un trou noir, un trou profondouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait en elle, onentrait en elle. Oh ! l’étrange regard opaque et vide, sanspensée et si beau !

J’imaginai que c’était une juive. Je la suivis. Beaucoupd’hommes se retournaient. Elle marchait en se dandinant d’une façonpeu gracieuse, mais troublante. Elle prit un fiacre place de laConcorde. Et je demeurai comme une bête, à côté de l’Obélisque, jedemeurai frappé par la plus forte émotion de désir qui m’eût encoreassailli.

J’y pensai pendant trois semaines au moins, puis jel’oubliai.

Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix ; et jesentis, en l’apercevant, une secousse au cœur comme lorsqu’onretrouve une maîtresse follement aimée jadis. Je m’arrêtai pourbien la voir venir. Quand elle passa près de moi, à me toucher, ilme sembla que j’étais devant la bouche d’un four. Puis, lorsqu’ellese fut éloignée, j’eus la sensation d’un vent frais qui me couraitsur le visage. Je ne la suivis pas. J’avais peur de faire quelquesottise, peur de moi-même.

Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là.

Je fus un an sans la retrouver ; puis, un soir, au coucherdu soleil, vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devantmoi l’avenue des Champs-Élysées.

L’arc de l’Étoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Unepoussière d’or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c’étaitun de ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris.

Je la suivais avec l’envie furieuse de lui parler, dem’agenouiller, de lui dire l’émotion qui m’étranglait.

Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j’éprouvai denouveau, en la croisant, cette sensation de chaleur ardente quim’avait frappé, rue de la Paix.

Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la ruede Presbourg. Je l’attendis deux heures sous une porte. Elle nesortit pas. Je me décidai alors à interroger le concierge. Il eutl’air de ne pas me comprendre : « Ça doit être une visite »,dit-il.

Et je fus encore huit mois sans la revoir.

Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais leboulevard Malesherbes, en courant pour m’échauffer, quand, au coind’une rue, je heurtai si violemment une femme qu’elle laissa tomberun petit paquet.

Je voulus m’excuser. C’était elle !

Je demeurai d’abord stupide de saisissement ; puis, luiayant rendu l’objet qu’elle tenait à la main, je lui disbrusquement :

– Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi.Voilà plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, quej’ai le désir le plus violent de vous être présenté ; et je nepuis arriver à savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez desemblables paroles, attribuez-les à une envie passionnée d’être aunombre de ceux qui ont le droit de vous saluer. Un pareil sentimentne peut vous blesser, n’est-ce pas ? Vous ne me connaissezpoint. Je m’appelle le baron Roger des Annettes. Informez-vous, onvous dira que je suis recevable. Maintenant, si vous résistez à mademande, vous ferez de moi un homme infiniment malheureux. Voyons,soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de vous voir.

Elle me regardait fixement, de son œil étrange et mort, et ellerépondit en souriant :

– Donnez-moi votre adresse. J’irai chez vous.

Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Maisje ne suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, etje m’empressai de lui donner une carte qu’elle glissa dans sa poched’un geste rapide, d’une main habituée aux lettres escamotées.

Je balbutiai, redevenu hardi :

– Quand vous verrai-je ?

Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué,cherchant sans doute à se rappeler, heure par heure, l’emploi deson temps ; puis elle murmura : – Dimanche matin,voulez-vous ?

– Je crois bien que je veux.

Et elle s’en alla, après m’avoir dévisagé, jugé, pesé, analyséde ce regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chosesur la peau, une sorte de glu, comme s’il eût projeté sur les gensun de ces liquides épais dont se servent les pieuvres pourobscurcir l’eau et endormir leurs proies.

Je me livrai, jusqu’au dimanche, à un terrible travail d’espritpour deviner ce qu’elle était et pour me fixer une règle deconduite avec elle.

Devais-je la payer ? Comment ?

Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que jeposai, dans son écrin, sur la cheminée.

Et je l’attendis, après avoir mal dormi.

Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, etelle me tendit la main comme si elle m’eût connu beaucoup. Je lafis asseoir, je la débarrassai de son chapeau, de son voile, de safourrure, de son manchon. Puis je commençai, avec un certainembarras, à me montrer plus galant, car je n’avais point de temps àperdre.

Elle ne se fit nullement prier d’ailleurs, et nous n’avions paséchangé vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continuatoute seule cette besogne malaisée que je ne réussis jamais àachever. Je me pique aux épingles, je serre les cordons en desnœuds indéliables au lieu de les démêler ; je brouille tout,je confonds tout, je retarde tout et je perds la tête.

Oh ! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plusdélicieux que ceux-là, quand on regarde, d’un peu loin, pardiscrétion, pour ne point effaroucher cette pudeur d’autruchequ’elles ont toutes, celle qui se dépouille, pour vous, de toutesses étoffes bruissantes tombant en rond à ses pieds, l’une aprèsl’autre ?

Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacherces doux vêtements qui s’abattent, vides et mous, comme s’ilsvenaient d’être frappés de mort ? Comme elle est superbe etsaisissante l’apparition de la chair, des bras nus et de la gorgeaprès la chute du corsage, et combien troublante la ligne du corpsdevinée sous le dernier voile !

Mais voilà que, tout à coup, j’aperçus une chose surprenante,une tache noire, entre les épaules ; car elle me tournait ledos ; une grande tache en relief, très noire. J’avais promisd’ailleurs de ne pas regarder.

Qu’était-ce ? Je n’en pouvais douter pourtant, et lesouvenir de la moustache visible, des sourcils unissant les yeux,de cette toison de cheveux qui la coiffait comme un casque, auraitdû me préparer à cette surprise.

Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visionset des réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais unedes magiciennes des Mille et une nuits, un de ces êtres dangereuxet perfides qui ont pour mission d’entraîner les hommes en desabîmes inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glacela reine de Saba pour s’assurer qu’elle n’avait point le piedfourchu.

Et… et quand il fallut lui chanter ma chanson d’amour, jedécouvris que je n’avais plus de voix, mais plus un filet, moncher. Pardon, j’avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elles’étonna d’abord et se fâcha ensuite absolument, car elle prononça,en se rhabillant avec vivacité :

– Il était bien inutile de me déranger.

Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, maiselle articula avec tant de hauteur : « Pour qui me prenez-vous,monsieur ? » que je devins rouge jusqu’aux oreilles de cetempilement d’humiliations. Et elle partit sans ajouter un mot.

Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu’il y a de pis, c’estque, maintenant, je suis amoureux d’elle et follement amoureux.

Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes lesautres me répugnent, me dégoûtent, à moins qu’elles ne luiressemblent. Je ne puis poser un baiser sur une joue sans voir sajoue à elle à côté de celle que j’embrasse, et sans souffriraffreusement du désir inapaisé qui me torture.

Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caressesqu’elle me gâte, qu’elle me rend odieuses. Elle est toujours là,habillée ou nue, comme ma vraie maîtresse ; elle est là, toutprès de l’autre, debout ou couchée, visible mais insaisissable. Etje crois maintenant que c’était bien une femme ensorcelée, quiportait entre ses épaules un talisman mystérieux.

Qui est-elle ? Je ne le sais pas encore. Je l’ai rencontréede nouveau deux fois. Je l’ai saluée. Elle ne m’a point rendu monsalut, elle a feint de ne me point connaître. Qui est-elle !Une Asiatique, peut-être ? Sans doute une juived’Orient ? Oui, une juive ! J’ai dans l’idée que c’estune juive ? Mais pourquoi ? Voilà ! Pourquoi ?Je ne sais pas !

Chapitre 5La Confidence

La petite baronne de Grangerie sommeillait sur sa chaise longue,quand la petite marquise de Rennedou entra brusquement, d’un airagité, le corsage un peu fripé, le chapeau un peu tourné, et elletomba sur une chaise, en disant :

– Ouf ! c’est fait !

Son amie, qui la savait calme et douce d’ordinaire, s’étaitredressée fort surprise. Elle demanda :

– Quoi ? Qu’est-ce que tu as fait ?

La marquise, qui semblait ne pouvoir tenir en place, serelevant, se mit à marcher par la chambre, puis elle se jeta surles pieds de la chaise longue où reposait son amie, et, lui prenantles mains :

– Écoute, chérie, jure-moi de ne jamais répéter ce que je vaist’avouer !

– Je te le jure.

– Sur ton salut éternel ?

– Sur mon salut éternel.

– Eh bien ! je viens de me venger de Simon.

L’autre s’écria : – Oh ! que tu as bien fait !

– N’est-ce pas ? Figure-toi que, depuis six mois, il étaitdevenu plus insupportable encore qu’autrefois ; maisinsupportable pour tout. Quand je l’ai épousé, je savais bien qu’ilétait laid, mais je le croyais bon. Comme je m’étais trompée !Il avait pensé, sans doute, que je l’aimais pour lui-même, avec songros ventre et son nez rouge, car il se mit à roucouler comme untourtereau. Moi, tu comprends, ça me faisait rire, c’est de là queje l’ai appelé : Pigeon. Les hommes, vraiment, se font de drôlesd’idées sur eux-mêmes. Quand il a compris que je n’avais pour luique de l’amitié, il est devenu soupçonneux, il a commencé à me diredes choses aigres, à me traiter de coquette, de rouée, de je nesais quoi. Et puis, c’est devenu plus grave à la suite de… de…c’est fort difficile à dire ça… Enfin, il était très amoureux demoi… très amoureux… et il me le prouvait souvent, trop souvent.Oh ! ma chère, en voilà un supplice que d’être… aimée par unhomme grotesque… Non, vraiment, je ne pouvais plus… plus du tout…c’est comme si on vous arrachait une dent tous les soirs… bien pisque ça, bien pis ! Enfin figure-toi dans tes connaissancesquelqu’un de très vilain, de très ridicule, de très répugnant, avecun gros ventre, – c’est ça qui est affreux, – et de gros molletsvelus. Tu le vois, n’est-ce pas ? Eh bien, figure-toi encoreque ce quelqu’un-là est ton mari… et que… tous les soirs… tucomprends. Non, c’est odieux… ! odieux… ! Moi, ça medonnait des nausées, de vraies nausées… des nausées dans macuvette. Vrai, je ne pouvais plus. Il devrait y avoir une loi pourprotéger les femmes dans ces cas-là. – Mais figure-toi ça, tous lessoirs… Pouah ! que c’est sale !

Ce n’est pas que j’aie rêvé des amours poétiques, non, jamais.On n’en trouve plus. Tous les hommes, dans notre monde, sont despalefreniers ou des banquiers ; ils n’aiment que les chevauxou l’argent ; et s’ils aiment les femmes, c’est à la façon deschevaux, pour les montrer dans leur salon comme on montre au boisune paire d’alezans. Rien de plus. La vie est telle aujourd’hui quele sentiment n’y peut avoir aucune part.

Vivons donc en femmes pratiques et indifférentes. Les relationsmême ne sont plus que des rencontres régulières, où on répètechaque fois les mêmes choses. Pour qui pourrait-on, d’ailleurs,avoir un peu d’affection ou de tendresse ? Les hommes, noshommes, ne sont en général que des mannequins corrects à quimanquent toute intelligence et toute délicatesse. Si nous cherchonsun peu d’esprit comme on cherche de l’eau dans le désert, nousappelons près de nous des artistes ; et nous voyons arriverdes poseurs insupportables ou des bohèmes mal élevés. Moi jecherche un homme, comme Diogène, un seul homme dans toute lasociété parisienne ; mais je suis déjà bien certaine de ne pasle trouver et je ne tarderai pas à souffler ma lanterne. Pour enrevenir à mon mari, comme ça me faisait une vraie révolution de levoir entrer chez moi en chemise et en caleçon, j’ai employé tousles moyens, tous, tu entends bien, pour l’éloigner et pour… ledégoûter de moi. Il a d’abord été furieux ; et puis il estdevenu jaloux ; il s’est imaginé que je le trompais. Dans lespremiers temps, il se contentait de me surveiller. Il regardaitavec des yeux de tigre tous les hommes qui venaient à lamaison ; et puis la persécution a commencé. Il m’a suivie,partout. Il a employé des moyens abominables pour me surprendre.Puis il ne m’a plus laissée causer avec personne. Dans les bals, ilrestait planté derrière moi, allongeant sa grosse tête de chiencourant aussitôt que je disais un mot. Il me poursuivait au buffet,me défendait de danser avec celui-ci ou avec celui-là, m’emmenaitau milieu du cotillon, me rendait stupide et ridicule et me faisaitpasser pour je ne sais quoi. C’est alors que j’ai cessé d’allerdans le monde.

Dans l’intimité, c’est devenu pis encore. Figure-toi que cemisérable-là me traitait de… de… je n’oserai pas dire le mot… decatin !

Ma chère !… il me disait le soir : « Avec qui as-tu couchéaujourd’hui ? » Moi, je pleurais et il était enchanté.

Et puis, c’est devenu pis encore. L’autre semaine, il m’emmenadîner aux Champs-Élysées. Le hasard voulut que Baubignac fût à latable voisine. Alors voilà Simon qui se met à m’écraser les piedsavec fureur et qui me grogne, par-dessus le melon : « Tu lui asdonné rendez-vous, sale bête ; attends un peu. » Alors, tu nete figurerais jamais ce qu’il a fait, ma chère : il a ôté toutdoucement l’épingle de mon chapeau et il me l’a enfoncée dans lebras. Moi j’ai poussé un grand cri. Tout le monde est accouru.Alors il a joué une affreuse comédie de chagrin. Tu comprends.

À ce moment-là, je me suis dit : Je me vengerai et sans tarderencore. Qu’est-ce que tu aurais fait, toi ?

– Oh ! je me serais vengée !

– Eh bien ! ça y est.

– Comment ?

– Quoi ? tu ne comprends pas ?

– Mais, ma chère… cependant… Eh bien, oui…

– Oui, quoi ?

– Voyons, pense à sa tête. Tu le vois bien, n’est-ce pas, avecsa grosse figure, son nez rouge et ses favoris qui tombent commedes oreilles de chien.

– Oui.

– Pense, avec ça, qu’il est plus jaloux qu’un tigre.

– Oui.

– Eh bien, je me suis dit : Je vais me venger pour moi touteseule et pour Marie, car je comptais bien te le dire, mais rienqu’à toi, par exemple. Pense à sa figure, et pense aussi qu’il…qu’il… qu’il est…

– Quoi… tu l’as…

– Oh ! ma chérie, surtout ne le dis à personne, jure-le-moiencore !… Mais pense comme c’est comique !… pense… Il mesemble tout changé depuis ce moment-là !… et je ris touteseule… toute seule… Pense donc à sa tête… ! ! !

La baronne regardait son amie, et le rire fou qui lui montait àla gorge lui jaillit entre les dents ; elle se mit à rire,mais à rire comme si elle avait une attaque de nerfs ; et, lesdeux mains sur sa poitrine, la figure crispée, la respirationcoupée, elle se penchait en avant comme pour tomber sur le nez.

Alors la petite marquise partit à son tour en suffoquant. Ellerépétait, entre deux cascades de petits cris : – Pense… pense…est-ce drôle ?… dis… pense à sa tête !… pense à sesfavoris !… à son nez !… pense donc… est-ce drôle ?…mais surtout… ne le dis pas… ne… le… dis pas… jamais !…

Elles demeuraient presque suffoquées, incapables de parler,pleurant de vraies larmes dans ce délire de gaieté.

La baronne se calma la première ; et toute palpitanteencore : – Oh !… raconte-moi comment tu as fait ça…raconte-moi… c’est si drôle… si drôle !…

Mais l’autre ne pouvait point parler : elle balbutiait :

– Quand j’ai eu pris ma résolution… je me suis dit… Allons…vite… il faut que ce soit tout de suite… Et je l’ai… fait…aujourd’hui…

– Aujourd’hui !…

– Oui… tout à l’heure… et j’ai dit à Simon de venir me chercherchez toi pour nous amuser… Il va venir… tout à l’heure !… Ilva venir !… Pense… pense… pense à sa tête en le regardant…

La baronne, un peu apaisée, soufflait comme après une course.Elle reprit :

– Oh ! dis-moi comment tu as fait… dis-moi !…

– C’est bien simple… Je me suis dit : Il est jaloux deBaubignac ; eh bien ! ce sera Baubignac. Il est bêtecomme ses pieds, mais très honnête ; incapable de rien dire.Alors j’ai été chez lui, après déjeuner.

– Tu as été chez lui ? Sous quel prétexte ?

– Une quête… pour les orphelins…

– Raconte… vite… raconte…

– Il a été si étonné en me voyant qu’il ne pouvait plus parler.Et puis il m’a donné deux louis pour ma quête ; et puis commeje me levais pour m’en aller, il m’a demandé des nouvelles de monmari ; alors j’ai fait semblant de ne pouvoir plus me conteniret j’ai raconté tout ce que j’avais sur le cœur. Je l’ai faitencore plus noir qu’il n’est, va !… Alors Baubignac s’est ému,il a cherché des moyens de me venir en aide… et moi j’ai commencé àpleurer… mais comme on pleure… quand on veut… Il m’a consolée… ilm’a fait asseoir… et puis comme je ne me calmais pas, il m’aembrassée… Moi, je disais : « Oh ! mon pauvre ami… mon pauvreami ! » Il répétait : « Ma pauvre amie… ma pauvre amie !» – et il m’embrassait toujours… toujours… jusqu’au bout.Voilà.

Après ça, moi j’ai eu une grande crise de désespoir et dereproches. – Oh ! je l’ai traité, traité comme le dernier desderniers… Mais j’avais une envie de rire folle. Je pensais à Simon,à sa tête, à ses favoris… ! Songe… ! songedonc ! ! Dans la rue, en venant chez toi, je ne pouvaisplus me tenir. Mais songe !… Ça y est !… Quoiqu’il arrivemaintenant, ça y est ! Et lui qui avait tant peur de ça !Il peut y avoir des guerres, des tremblements de terre, desépidémies, nous pouvons tous mourir… ça y est ! ! !Rien ne peut plus empêcher ça ! ! ! pense à sa tête…et dis-toi… ça y est ! ! ! ! !

La baronne qui s’étranglait demanda :

– Reverras-tu Baubignac… ?

– Non. Jamais, par exemple… j’en ai assez… il ne vaudrait pasmieux que mon mari…

Et elles recommencèrent à rire toutes les deux avec tant deviolence qu’elles avaient des secousses d’épileptiques.

Un coup de timbre arrêta leur gaîté.

La marquise murmura : « C’est lui… regarde-le… »

La porte s’ouvrit ; et un gros homme parut, un gros hommeau teint rouge, à la lèvre épaisse, aux favoris tombants ; etil roulait des yeux irrités.

Les deux jeunes femmes le regardèrent une seconde, puis elless’abattirent brusquement sur la chaise longue, dans un tel délirede rire qu’elles gémissaient comme on fait dans les affreusessouffrances.

Et lui, répétait d’une voix sourde : « Eh bien, êtes-vousfolles ?… êtes-vous folles ?… êtes-vous folles… ?»

Chapitre 6Le Baptême

– Allons, docteur, un peu de cognac.

– Volontiers.

Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre,regarda monter jusqu’aux bords le joli liquide aux refletsdorés.

Puis il l’éleva à la hauteur de l’œil, fit passer dedans laclarté de la lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu’ilpromena longtemps sur sa langue et sur la chair humide et délicatedu palais, puis il dit :

– Oh ! le charmant poison ! Ou, plutôt, le séduisantmeurtrier ! le délicieux destructeur de peuples !

Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il estvrai, cet admirable livre qu’on nomme l’Assommoir, mais vous n’avezpas vu, comme moi, l’alcool exterminer une tribu de sauvages, unpetit royaume de nègres, l’alcool apporté par tonnelets rondeletsque débarquaient d’un air placide des matelots anglais aux barbesrousses.

Mais tenez, j’ai vu, de mes yeux vu, un drame de l’alcool bienétrange et bien saisissant, et tout près d’ici, en Bretagne, dansun petit village aux environs de Pont-l’Abbé.

J’habitais alors, pendant un congé d’un an, une maison decampagne que m’avait laissée mon père. Vous connaissez cette côteplate où le vent siffle dans les ajoncs, jour et nuit, où l’on voitpar places, debout ou couchées, ces énormes pierres qui furent desdieux et qui ont gardé quelque chose d’inquiétant dans leurposture, dans leur allure, dans leur forme. Il me semble toujoursqu’elles vont s’animer, et que je vais les voir partir par lacampagne, d’un pas lent et pesant, de leur pas de colosses degranit, ou s’envoler avec des ailes immenses, des ailes de pierre,vers le paradis des Druides.

La mer enferme et domine l’horizon, la mer remuante, pleined’écueils aux têtes noires, toujours entourés d’une bave d’écume,pareils à des chiens qui attendraient les pêcheurs.

Et eux, les hommes, ils s’en vont sur cette mer terrible quiretourne leurs barques d’une secousse de son dos verdâtre et lesavale comme des pilules. Ils s’en vont dans leurs petits bateaux,le jour et la nuit, hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sontbien souvent. « Quand la bouteille est pleine, disent-ils, on voitl’écueil ; mais quand elle est vide, on ne le voit plus. »

Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Etsi vous demandez à la femme ce qu’est devenu son homme, elle tendrales bras sur la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanchele long du rivage. Il est resté dedans un soir qu’il avait bu unpeu trop. Et le fils aîné aussi. Elle a encore quatre garçons,quatre grands gars blonds et forts. À bientôt leur tour.

J’habitais donc une maison de campagne près de Pont-l’Abbé.J’étais là, seul avec mon domestique, un ancien marin, et unefamille bretonne qui gardait la propriété en mon absence. Elle secomposait de trois personnes, deux sœurs et un homme qui avaitépousé l’une d’elles, et qui cultivait mon jardin.

Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinieraccoucha d’un garçon.

Le mari vint me demander d’être parrain. Je ne pouvais guèrerefuser, et il m’emprunta dix francs pour les frais d’église,disait-il.

La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours laterre était couverte de neige, d’un immense tapis livide et dur quiparaissait illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire,au loin derrière la plaine blanche ; et on la voyait s’agiter,hausser son dos, rouler ses vagues, comme si elle eût voulu sejeter sur sa pâle voisine, qui avait l’air d’être morte, elle sicalme, si morne, si froide.

À neuf heures du matin, le père Kerandec arriva devant ma porteavec sa belle-sœur, la grande Kermagan, et la garde qui portaitl’enfant roulé dans une couverture.

Et nous voilà partis vers l’église. Il faisait un froid à fendreles dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau etfont souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensaisau pauvre petit être qu’on portait devant nous, et je me disais quecette race bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfantsfussent capables, dès leur naissance, de supporter de pareillespromenades.

Nous arrivâmes devant l’église, mais la porte en demeuraitfermée. M. le curé était en retard.

Alors la garde, s’étant assise sur une des bornes, près duseuil, se mit à dévêtir l’enfant. Je crus d’abord qu’il avaitmouillé ses linges, mais je vis qu’on le mettait nu, tout nu, lemisérable, tout nu, dans l’air gelé. Je m’avançai, révolté d’unetelle imprudence.

– Mais vous êtes folle ! Vous allez le tuer !

La femme répondit placidement : « Oh non, m’sieu not’maître,faut qu’il attende l’bon Dieu tout nu. »

Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C’étaitl’usage. Si on ne l’avait pas suivi, il serait arrivé malheur aupetit.

Je me fâchai, j’injuriai l’homme, je menaçai de m’en aller, jevoulus couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La gardese sauvait devant moi en courant dans la neige, et le corps dumioche devenait violet.

J’allais quitter ces brutes quand j’aperçus le curé arrivant parla campagne suivi du sacristain et d’un gamin du pays.

Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, monindignation. Il ne fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, ilne pressa point ses mouvements. Il répondit :

– Que voulez-vous, monsieur, c’est l’usage. Ils le font tous,nous ne pouvons empêcher ça.

– Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je.

Il reprit :

– Je ne peux pourtant pas aller plus vite. Et il entra dans lasacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil de l’église oùje souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui hurlaitsous la morsure du froid.

La porte enfin s’ouvrit. Nous entrâmes. Mais l’enfant devaitrester nu pendant toute la cérémonie.

Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latinesqui tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait aveclenteur, avec une lenteur de tortue sacrée ; et son surplisblanc me glaçait le cœur, comme une autre neige dont il se fûtenveloppé pour faire souffrir, au nom d’un Dieu inclément etbarbare, cette larve humaine que torturait le froid.

Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garderouler de nouveau dans la longue couverture l’enfant glacé quigémissait d’une voix aiguë et douloureuse.

Le curé me dit : « Voulez-vous venir signer le registre ?»

Je me tournai vers mon jardinier : « Rentrez bien vite,maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de suite. » Et jelui donnai quelques conseils pour éviter, s’il en était tempsencore, une fluxion de poitrine.

L’homme promit d’exécuter mes recommandations, et il s’en allaavec sa belle-sœur et la garde. Je suivis le prêtre dans lasacristie.

Quand j’eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais.

Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau.Le curé menaça de déchirer la feuille et d’annuler la cérémonie. Jele menaçai à mon tour du Procureur de la République.

La querelle fut longue, je finis par payer.

À peine rentré chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheuxn’était survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, labelle-sœur et la garde n’étaient pas encore revenus.

L’accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans sonlit, et elle avait faim, n’ayant rien mangé depuis la veille.

– Où diable sont-ils partis ? demandai-je. Elle réponditsans s’étonner, sans s’irriter : « Ils auront été bé pour fêter. »C’était l’usage. Alors, je pensai à mes dix francs qui devaientpayer l’église et qui payeraient l’alcool, sans doute.

J’envoyai du bouillon à la mère et j’ordonnai qu’on fît bon feudans sa cheminée. J’étais anxieux et furieux, me promettant bien dechasser ces brutes et me demandant avec terreur ce qu’allaitdevenir le misérable mioche.

À six heures du soir, ils n’étaient pas revenus.

J’ordonnai à mon domestique de les attendre, et je mecouchai.

Je m’endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot.

Je fus réveillé, dès l’aube, par mon serviteur qui m’apportaitl’eau chaude pour ma barbe.

Dès que j’eus les yeux ouverts, je demandai : « EtKérandec ? »

L’homme hésitait, puis il balbutia : « Oh ! il est rentré,monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher, et la grandeKermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu’ils avaientdormi dans un fossé, de sorte que le p’tit était mort, qu’ils s’ensont pas même aperçus. »

Je me levai d’un bond, criant :

– L’enfant est mort !

– Oui, monsieur. Ils l’ont rapporté à la mère Kérandec. Quandelle a vu ça, elle s’a mise à pleurer ; alors ils l’ont faiteboire pour la consoler.

– Comment, ils l’ont fait boire ?

– Oui, monsieur. Mais j’ai su ça seulement au matin, tout àl’heure. Comme Kérandec n’avait pu d’eau-de-vie et pu d’argent, ila pris l’essence de la lampe que monsieur lui a donnée ; etils ont bu ça tous les quatre, tant qu’il en est resté dans lelitre. Même que la Kérandec est bien malade.

J’avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne,avec la résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, jecourus chez mon jardinier.

L’accouchée agonisait soûle d’essence minérale, à côté ducadavre bleu de son enfant.

Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur lesol.

Je dus soigner la femme qui mourut vers midi.

Le vieux médecin s’était tu. Il reprit la bouteilled’eau-de-vie, s’en versa un nouveau verre, et ayant encore faitcourir à travers la liqueur blonde la lumière des lampes quisemblait mettre en son verre un jus clair de topazes fondues, ilavala, d’un trait, le liquide perfide et chaud.

Chapitre 7Imprudence

Avant le mariage, ils s’étaient aimés chastement, dans lesétoiles. Ça avait été d’abord une rencontre charmante sur une plagede l’Océan. Il l’avait trouvée délicieuse, la jeune fille rose quipassait, avec ses ombrelles claires et ses toilettes fraîches, surle grand horizon marin. Il l’avait aimée, blonde et frêle, dans cecadre de flots bleus et de ciel immense. Et il confondaitl’attendrissement que cette femme à peine éclose faisait naître enlui, avec l’émotion vague et puissante qu’éveillait dans son âme,dans son cœur, et dans ses veines l’air vif et salé, et le grandpaysage plein de soleil et de vagues.

Elle l’avait aimé, elle, parce qu’il lui faisait la cour, qu’ilétait jeune, assez riche, gentil et délicat. Elle l’avait aiméparce qu’il est naturel aux jeunes filles d’aimer les jeunes hommesqui leur disent des paroles tendres.

Alors, pendant trois mois, ils avaient vécu côte à côte, lesyeux dans les yeux et les mains dans les mains. Le bonjour qu’ilséchangeaient, le matin, avant le bain, dans la fraîcheur du journouveau, et l’adieu du soir, sur le sable, sous les étoiles, dansla tiédeur de la nuit calme, murmurés tout bas, tout bas, avaientdéjà un goût de baisers, bien que leurs lèvres ne se fussent jamaisrencontrées.

Ils rêvaient l’un de l’autre aussitôt endormis, pensaient l’un àl’autre aussitôt éveillés, et, sans se le dire encore, s’appelaientet se désiraient de toute leur âme et de tout leur corps.

Après le mariage, ils s’étaient adorés sur la terre. Ça avaitété d’abord une sorte de rage sensuelle et infatigable ; puisune tendresse exaltée faite de poésie palpable, de caresses déjàraffinées, d’inventions gentilles et polissonnes. Tous leursregards signifiaient quelque chose d’impur, et tous leurs gestesleur rappelaient la chaude intimité des nuits.

Maintenant, sans se l’avouer, sans le comprendre encorepeut-être, ils commençaient à se lasser l’un de l’autre. Ilss’aimaient bien, pourtant ; mais ils n’avaient plus rien à serévéler, plus rien à faire qu’ils n’eussent fait souvent, plus rienà apprendre l’un par l’autre, pas même un mot d’amour nouveau, unélan imprévu, une intonation qui fit plus brûlant le verbe connu,si souvent répété.

Ils s’efforçaient, cependant, de rallumer la flamme affaibliedes premières étreintes. Ils imaginaient, chaque jour, des rusestendres, des gamineries naïves ou compliquées, toute une suite detentatives désespérées pour faire renaître dans leurs cœursl’ardeur inapaisable des premiers jours, et dans leurs veines laflamme du mois nuptial.

De temps en temps, à force de fouetter leur désir, ilsretrouvaient une heure d’affolement factice que suivait aussitôtune lassitude dégoûtée.

Ils avaient essayé des clairs de lune, des promenades sous lesfeuilles dans la douceur des soirs, de la poésie des bergesbaignées de brume, de l’excitation des fêtes publiques.

Or, un matin, Henriette dit à Paul :

– Veux-tu m’emmener dîner au cabaret ?

– Mais oui, ma chérie.

– Dans un cabaret très connu.

– Mais oui.

Il la regardait, l’interrogeant de l’œil, voyant bien qu’ellepensait à quelque chose qu’elle ne voulait pas dire.

Elle reprit :

– Tu sais, dans un cabaret… comment expliquer ça ?… dans uncabaret galant… dans un cabaret où on se donne desrendez-vous ?

Il sourit : – Oui. Je comprends, dans un cabinet particulierd’un grand café ?

– C’est ça. Mais d’un grand café où tu sois connu, où tu aiesdéjà soupé… non… dîné… enfin tu sais… enfin… je voudrais… non, jen’oserai jamais dire ça ?

– Dis-le, ma chérie ; entre nous, qu’est-ce que çafait ? Nous n’en sommes pas aux petits secrets.

– Non, je n’oserai pas.

– Voyons, ne fais pas l’innocente. Dis-le ?

– Eh bien… eh bien… je voudrais… je voudrais être prise pour tamaîtresse… na… et que les garçons, qui ne savent pas que tu esmarié, me regardent comme ta maîtresse, et toi aussi… que tu mecroies ta maîtresse, une heure, dans cet endroit-là, où tu doisavoir des souvenirs… Voilà !… Et je croirai moi-même que jesuis ta maîtresse… Je commettrai une grosse faute… Je te tromperai…avec toi… Voilà !… C’est très vilain… Mais je voudrais… Ne mefais pas rougir… Je sens que je rougis… Tu ne te figures pas commeça me… me… troublerait de dîner comme ça avec toi, dans un endroitpas comme il faut… dans un cabinet particulier où on s’aime tousles soirs… tous les soirs… C’est très vilain… Je suis rouge commeune pivoine. Ne me regarde pas…

Il riait, très amusé, et répondit :

– Oui, nous irons, ce soir, dans un endroit très chic où je suisconnu.

Ils montaient, vers sept heures, l’escalier d’un grand café duboulevard, lui, souriant, l’air vainqueur, elle, timide, voilée,ravie. Dès qu’ils furent entrés dans un cabinet meublé de quatrefauteuils et d’un large canapé de velours rouge, le maître d’hôtel,en habit noir, entra et présenta la carte. Paul la tendit à safemme.

– Qu’est-ce que tu veux manger ?

– Mais je ne sais pas, moi, ce qu’on mange ici.

Alors il lut la litanie des plats tout en ôtant son pardessusqu’il remit aux mains du valet. Puis il dit :

– Menu corsé – potage bisque – poulet à la diable, râble delièvre, homard à l’américaine, salade de légumes bien épicée etdessert. – Nous boirons du champagne.

Le maître d’hôtel souriait en regardant la jeune femme. Ilreprit la carte en murmurant :

– Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne ?

– Du champagne, très sec.

Henriette fut heureuse d’entendre que cet homme savait le nom deson mari.

Ils s’assirent, côte à côte, sur le canapé et commencèrent àmanger.

Dix bougies les éclairaient, reflétées dans une grande glaceternie par des milliers de noms tracés au diamant, et qui jetaientsur le cristal clair une sorte d’immense toile d’araignée.

Henriette buvait coup sur coup pour s’animer, bien qu’elle sesentît étourdie dès les premiers verres. Paul, excité par dessouvenirs, baisait à tous moments la main de sa femme. Ses yeuxbrillaient.

Elle se sentait étrangement émue par ce lieu suspect, agitée,contente, un peu souillée mais vibrante. Deux valets graves, muets,habitués à tout voir et à tout oublier, à n’entrer qu’aux instantsnécessaires, et à sortir aux minutes d’épanchement, allaient etvenaient vite et doucement.

Vers le milieu du dîner, Henriette était grise, tout à faitgrise, et Paul, en gaieté, lui pressait le genou de toute sa force.Elle bavardait maintenant, hardie, les joues rouges, le regard vifet noyé.

– Oh ! voyons, Paul, confesse-toi, tu sais, je voudraistout savoir ?

– Quoi donc, ma chérie ?

– Je n’ose pas te dire.

– Dis toujours…

– As-tu eu des maîtresses… beaucoup… avant moi ?

Il hésitait, un peu perplexe, ne sachant s’il devait cacher sesbonnes fortunes ou s’en vanter.

Elle reprit :

– Oh ! je t’en prie, dis-moi, en as-tu eubeaucoup ?

– Mais quelques-unes ?

– Combien ?

– Je ne sais pas, moi… Est-ce qu’on sait ceschoses-là ?

– Tu ne les as pas comptées ?…

– Mais non.

– Oh ! alors, tu en as eu beaucoup ?

– Mais oui.

– Combien à peu près… seulement à peu près.

– Mais je ne sais pas du tout, ma chérie. Il y a des années oùj’en ai eu beaucoup, et des années où j’en ai eu bien moins.

– Combien par an, dis ?

– Tantôt vingt ou trente, tantôt quatre ou cinq seulement.

– Oh ! ça fait plus de cent femmes en tout.

– Mais oui, à peu près.

– Oh ! que c’est dégoûtant !

– Pourquoi ça, dégoûtant ?

– Mais parce que c’est dégoûtant, quand on y pense… toutes cesfemmes… nues… et toujours… toujours la même chose… Oh ! quec’est dégoûtant tout de même, plus de cent femmes !

Il fut choqué qu’elle jugeât cela dégoûtant, et répondit de cetair supérieur que prennent les hommes pour faire comprendre auxfemmes qu’elles disent une sottise :

– Voilà qui est drôle, par exemple ! s’il est dégoûtantd’avoir cent femmes, il est dégoûtant également d’en avoir une.

– Oh non, pas du tout !

– Pourquoi non ?

– Parce que, une femme, c’est une liaison, c’est un amour quivous attache à elle, tandis que cent femmes c’est de la saleté, del’inconduite. Je ne comprends pas comment un homme peut se frotterà toutes ces filles qui sont sales…

– Mais non, elles sont très propres.

– On ne peut pas être propre en faisant le métier qu’ellesfont.

– Mais, au contraire, c’est à cause de leur métier qu’elles sontpropres.

– Oh ! fi ! Quand on songe que la veille ellesfaisaient ça avec un autre ! C’est ignoble !

– Ce n’est pas plus ignoble que de boire dans ce verre où a buje ne sais qui, ce matin, et qu’on a bien moins lavé, sois-encertaine, que…

– Oh ! tais-toi, tu me révoltes…

– Mais alors pourquoi me demandes-tu si j’ai eu desmaîtresses ?

– Dis donc, tes maîtresses, c’étaient des filles, toutes ?…Toutes les cent ?…

– Mais non, mais non…

– Qu’est-ce que c’était alors ?

– Mais des actrices… des… des petites ouvrières… et des…quelques femmes du monde…

– Combien de femmes du monde ?

– Six.

– Seulement six ?

– Oui.

– Elles étaient jolies ?

– Mais oui.

– Plus jolies que les filles ?

– Non.

– Lesquelles est-ce que tu préférais, des filles ou des femmesdu monde ?

– Les filles.

– Oh ! que tu es sale ! Pourquoi ça ?

– Parce que je n’aime guère les talents d’amateur.

– Oh ! l’horreur ! Tu es abominable, sais-tu ?Dis donc, et ça t’amusait de passer comme ça de l’une àl’autre ?

– Mais oui.

– Beaucoup ?

– Beaucoup.

– Qu’est-ce qui t’amusait ? Est-ce qu’elles ne seressemblent pas ?

– Mais non.

– Ah ! les femmes ne se ressemblent pas ?

– Pas du tout.

– En rien ?

– En rien.

– Que c’est drôle ! Qu’est-ce qu’elles ont dedifférent ?

– Mais, tout.

– Le corps ?

– Mais oui, le corps.

– Le corps tout entier ?

– Le corps tout entier.

– Et quoi encore ?

– Mais, la manière de… d’embrasser, de parler, de dire lesmoindres choses.

– Ah ! Et c’est très amusant de changer ?

– Mais oui.

– Et les hommes aussi sont différents ?

– Ça, je ne sais pas.

– Tu ne sais pas ?

– Non.

– Ils doivent être différents.

– Oui… sans doute…

Elle resta pensive, son verre de champagne à la main. Il étaitplein, elle le but d’un trait ; puis, le reposant sur latable, elle jeta ses deux bras au cou de son mari, en lui murmurantdans la bouche :

– Oh ! mon chéri, comme je t’aime !…

Il la saisit d’une étreinte emportée… Un garçon qui entraitrecula en refermant la porte ; et le service fut interrompupendant cinq minutes environ.

Quand le maître d’hôtel reparut, l’air grave et digne, apportantles fruits du dessert, elle tenait de nouveau un verre plein entreses doigts, et, regardant au fond du liquide jaune et transparent,comme pour y voir des choses inconnues et rêvées, elle murmuraitd’une voix songeuse :

– Oh ! oui ! ça doit être amusant tout demême !

Chapitre 8Un Fou

Il était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont lavie irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Lesavocats, les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinanttrès bas, par marque d’un profond respect, sa grande figure blancheet maigre qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds.

Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger lesfaibles. Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemiplus redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurspensées secrètes, et démêler, d’un coup d’œil, tous les mystères deleurs intentions.

Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouréd’hommages et poursuivi par les regrets de tout un peuple. Dessoldats en culotte rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et deshommes en cravate blanche avaient répandu sur son cercueil desparoles désolées et des larmes qui semblaient vraies.

Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvritdans le secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers desgrands criminels.

Cela portait pour titre :

Pourquoi ?

20 juin 1851. – Je sors de la séance. J’ai fait condamnerBlondel à mort ! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinqenfants ? Pourquoi ? Souvent, on rencontre de ces genschez qui détruire la vie est une volupté. Oui, oui, ce doit êtreune volupté, la plus grande de toutes peut-être ; car tuern’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer ? Faire etdétruire ! Ces deux mots enferment l’histoire des univers,toute l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout ! Pourquoiest-ce enivrant de tuer ?

25 Juin. – Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, quicourt… Un être ? Qu’est-ce qu’un être ? Cette choseanimée, qui porte en elle le principe du mouvement et une volontéréglant ce mouvement ! Elle ne tient à rien, cette chose. Sespieds ne communiquent pas au sol. C’est un grain de vie qui remuesur la terre ; et ce grain de vie, venu je ne sais d’où, onpeut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça pourrit,c’est fini.

26 juin. – Pourquoi donc est-ce un crime de tuer ? oui,pourquoi ? C’est, au contraire, la loi de la nature. Tout êtrea pour mission de tuer : il tue pour vivre et il tue pour tuer. –Tuer est dans notre tempérament ; il faut tuer ! La bêtetue sans cesse, tout le jour, à tout instant de son existence. –L’homme tue sans cesse pour se nourrir, mais comme il a besoin detuer aussi, par volupté, il a inventé la chasse ! L’enfant tueles insectes qu’il trouve, les petits oiseaux, tous les petitsanimaux qui lui tombent sous la main. Mais cela ne suffisait pas àl’irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce n’est pointassez de tuer la bête ; nous avons besoin aussi de tuerl’homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrificeshumains. Aujourd’hui, la nécessité de vivre en société a fait dumeurtre un crime. On condamne et on punit l’assassin ! Maiscomme nous ne pouvons vivre sans nous livrer à cet instinct naturelet impérieux de mort, nous nous soulageons, de temps en temps, pardes guerres où un peuple entier égorge un autre peuple. C’est alorsune débauche de sang, une débauche où s’affolent les armées et dontse grisent encore les bourgeois, les femmes et les enfants quilisent, le soir, sous la lampe, le récit exalté des massacres.

Et on pourrait croire qu’on méprise ceux destinés à accomplirces boucheries d’hommes ! Non. On les accabled’honneurs ! On les habille avec de l’or et des drapséclatants ; ils portent des plumes sur la tête, des ornementssur la poitrine ; et on leur donne des croix, des récompenses,des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés desfemmes, acclamés par la foule, uniquement parce qu’ils ont pourmission de répandre le sang humain ! Ils traînent par les ruesleurs instruments de mort que le passant vêtu de noir regarde avecenvie. Car tuer est la grande loi jetée par la nature au cœur del’être ! Il n’est rien de plus beau et de plus honorable quede tuer !

30 juin. – Tuer est la loi ; parce que la nature aimel’éternelle jeunesse. Elle semble crier par tous ses actesinconscients : « Vite ! vite ! vite ! » Plus elledétruit, plus elle se renouvelle.

2 juillet. – L’être – qu’est-ce que l’être ? Tout et rien.Par la pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et lascience, il est un abrégé du monde, dont il porte l’histoire enlui. Miroir des choses et miroir des faits, chaque être humaindevient un petit univers dans l’univers !

Mais voyagez ; regardez grouiller les races, et l’hommen’est plus rien ! plus rien, rien ! Montez en barque,éloignez-vous du rivage couvert de foule, et vous n’apercevezbientôt plus rien que la côte. L’être imperceptible disparaît, tantil est petit, insignifiant. Traversez l’Europe dans un trainrapide, et regardez par la portière. Des hommes, des hommes,toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent dansles champs, qui grouillent dans les rues ; des paysansstupides sachant tout juste retourner la terre ; des femmeshideuses sachant tout juste faire la soupe du mâle et enfanter.Allez aux Indes, allez en Chine, et vous verrez encore s’agiter desmilliards d’êtres qui naissent, vivent et meurent sans laisser plusde trace que la fourmi écrasée sur les routes. Allez aux pays desnoirs, gîtés en des cases de boue ; aux pays des Arabesblancs, abrités sous une toile brune qui flotte au vent, et vouscomprendrez que l’être isolé, déterminé, n’est rien, rien. La raceest tout ? Qu’est-ce que l’être, l’être quelconque d’une tribuerrante du désert ? Et ces gens, qui sont des sages, nes’inquiètent pas de la mort. L’homme ne compte point chez eux. Ontue son ennemi : c’est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, demanoir à manoir, de province à province.

Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humainsinnombrables et inconnus. Inconnus ? Ah ! voilà le mot duproblème ! Tuer est un crime parce que nous avons numéroté lesêtres ! Quand ils naissent, on les inscrit, on les nomme, onles baptise. La loi les prend ! Voilà ! L’être qui n’estpoint enregistré ne compte pas : tuez-le dans la lande ou dans ledésert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine,qu’importe ! La nature aime la mort ; elle ne punit pas,elle !

Ce qui est sacré, par exemple, c’est l’état civil. Voilà !C’est lui qui défend l’homme. L’être est sacré parce qu’il estinscrit à l’état civil ! Respect à l’état civil, le Dieulégal. À genoux !

L’État peut tuer, lui, parce qu’il a le droit de modifier l’étatcivil. Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans uneguerre, il les raye sur son état civil, il les supprime par la mainde ses greffiers. C’est fini. Mais nous, qui ne pouvons pointchanger les écritures des mairies, nous devons respecter la vie.État civil, glorieuse Divinité qui règnes dans les temples desmunicipalités, je te salue. Tu es plus fort que la Nature.Ah ! ah !

3 juillet. – Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que detuer, d’avoir là, devant soi, l’être vivant, pensant ; defaire dedans un petit trou, rien qu’un petit trou, de voir coulercette chose rouge qui est le sang, qui fait la vie, et de n’avoirplus, devant soi, qu’un tas de chair molle, froide, inerte, vide depensée !

5 août. – Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, àtuer par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux quiavaient tué par le couteau, moi ! moi ! si je faisaiscomme tous les assassins que j’ai frappés, moi ! moi !qui le saurait ?

10 août. – Qui le saurait jamais ? Me soupçonnerait-on,moi, moi, surtout si je choisis un être que je n’ai aucun intérêt àsupprimer ?

15 août. – La tentation ! La tentation, elle est entrée enmoi comme un ver qui rampe. Elle rampe, elle va ; elle sepromène dans mon corps entier, dans mon esprit, qui ne pense plusqu’à ceci : tuer ; dans mes yeux, qui ont besoin de regarderdu sang, de voir mourir ; dans mes oreilles, où passe sanscesse quelque chose d’inconnu, d’horrible, de déchirant etd’affolant, comme le dernier cri d’un être ; dans mes jambes,où frissonne le désir d’aller, d’aller à l’endroit où la chose auralieu ; dans mes mains, qui frémissent du besoin de tuer. Commecela doit être bon, rare, digne d’un homme libre, au-dessus desautres, maître de son cœur et qui cherche des sensationsraffinées !

22 août. – Je ne pouvais plus résister. J’ai tué une petite bêtepour essayer, pour commencer.

Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cagesuspendue à la fenêtre de l’office. Je l’ai envoyé faire unecourse, et j’ai pris le petit oiseau dans ma main, dans ma main oùje sentais battre son cœur. Il avait chaud. Je suis monté dans machambre. De temps en temps, je le serrais plus fort ; son cœurbattait plus vite ; c’était atroce et délicieux. J’ai faillil’étouffer. Mais je n’aurais pas vu le sang.

Alors j’ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et jelui ai coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait lebec, il s’efforçait de m’échapper, mais je le tenais, oh ! jele tenais ; j’aurais tenu un dogue enragé et j’ai vu le sangcouler. Comme c’est beau, rouge, luisant, clair, du sang !J’avais envie de le boire. J’y ai trempé le bout de malangue ! C’est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petitoiseau ! Je n’ai pas eu le temps de jouir de cette vue commej’aurais voulu. Ce doit être superbe de voir saigner untaureau.

Et puis j’ai fait comme les assassins, comme les vrais. J’ailavé les ciseaux, je me suis lavé les mains, j’ai jeté l’eau etj’ai porté le corps, le cadavre, dans le jardin pour l’enterrer. Jel’ai enfoui sous un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangeraitous les jours une fraise à cette plante. Vraiment, comme on peutjouir de la vie, quand on sait !

Mon domestique a pleuré ; il croit son oiseau parti.Comment me soupçonnerait-il ! Ah ! ah !

25 août. – Il faut que je tue un homme ! Il le faut.

30 août. – C’est fait. Comme c’est peu de chose !

J’étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais àrien, non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçonqui mangeait une tartine de beurre.

Il s’arrête pour me voir passer et dit : « Bonjour, m’sieu leprésident. »

Et la pensée m’entre dans la tête : « Si je le tuais ?»

Je réponds : – Tu es tout seul, mon garçon ?

– Oui, m’sieu.

– Tout seul dans le bois ?

– Oui, m’sieu.

L’envie de le tuer me grisait comme de l’alcool. Je m’approchaitout doucement, persuadé qu’il allait s’enfuir. Et voilà que je lesaisis à la gorge… Je le serre, je le serre de toute maforce ! Il m’a regardé avec des yeux effrayants ! Quelsyeux ! Tout ronds, profonds, limpides, terribles ! Jen’ai jamais éprouvé une émotion si brutale… mais si courte !Il tenait mes poignets dans ses petites mains, et son corps setordait ainsi qu’une plume sur le feu. Puis il n’a plus remué.

Mon cœur battait, ah ! le cœur de l’oiseau ! J’ai jetéle corps dans le fossé, puis de l’herbe par-dessus.

Je suis rentré, j’ai bien dîné. Comme c’est peu de chose !Le soir, j’étais très gai, léger, rajeuni, j’ai passé la soiréechez le préfet. On m’a trouvé spirituel.

Mais je n’ai pas vu le sang ! Je suis tranquille.

30 août. – On a découvert le cadavre. On cherche l’assassin.Ah ! ah !

1er septembre. – On a arrêté deux rôdeurs. Les preuvesmanquent.

2 septembre. – Les parents sont venus me voir. Ils ontpleuré ! Ah ! ah !

6 octobre. – On n’a rien découvert. Quelque vagabond errant aurafait le coup. Ah ! ah ! Si j’avais vu le sang couler, ilme semble que je serais tranquille à présent !

10 octobre. – L’envie de tuer me court dans les moelles. Celaest comparable aux rages d’amour qui vous torturent à vingtans.

20 octobre. – Encore un. J’allais le long du fleuve, aprèsdéjeuner. Et j’aperçus, sous un saule, un pêcheur endormi. Il étaitmidi. Une bêche semblait, tout exprès, plantée dans un champ depommes de terre voisin.

Je la pris, je revins ; je la levai comme une massue et,d’un seul coup, par le tranchant, je fendis la tête du pêcheur.Oh ! il a saigné, celui-là ! Du sang rose, plein decervelle ! Cela coulait dans l’eau, tout doucement. Et je suisparti d’un pas grave. Si on m’avait vu ! Ah ! ah !j’aurais fait un excellent assassin.

25 octobre. – L’affaire du pêcheur soulève un grand bruit. Onaccuse du meurtre son neveu, qui pêchait avec lui.

26 octobre. – Le juge d’instruction affirme que le neveu estcoupable. Tout le monde le croit par la ville. Ah !ah !

27 octobre. – Le neveu se défend bien mal. Il était parti auvillage acheter du pain et du fromage, affirme-t-il. Il jure qu’ona tué son oncle pendant son absence ! Qui lecroirait ?

28 octobre. – Le neveu a failli avouer, tant on lui fait perdrela tête ! Ah ! ah ! La justice !

15 novembre. – On a des preuves accablantes contre le neveu, quidevait hériter de son oncle. Je présiderai les assises.

25 janvier. – À mort ! à mort ! à mort ! Je l’aifait condamner à mort ! Ah ! ah ! L’avocat général aparlé comme un ange ! Ah ! ah ! Encore un. J’irai levoir exécuter !

10 mars. – C’est fini. On l’a guillotiné ce matin. Il est trèsbien mort ! très bien ! Cela m’a fait plaisir !Comme c’est beau de voir trancher la tête d’un homme ! Le sanga jailli comme un flot, comme un flot ! Oh ! si j’avaispu, j’aurais voulu me baigner dedans. Quelle ivresse de me coucherlà-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et sur mon visage, etde me relever tout rouge, tout rouge ! Ah ! si onsavait !

Maintenant j’attendrai, je puis attendre. Il faudrait si peu dechose pour me laisser surprendre.

…………………………………………………………

Le manuscrit contenait encore beaucoup de pages, mais sansrelater aucun crime nouveau.

Les médecins aliénistes à qui on l’a confié, affirment qu’ilexiste dans le monde beaucoup de fous ignorés, aussi adroits etaussi redoutables que ce monstrueux dément.

Chapitre 9Tribunaux rustiques

La salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine depaysans, qui attendent, immobiles le long des murs, l’ouverture dela séance.

Il y en a des grands et des petits, des gros rouges et desmaigres qui ont l’air taillés dans une souche de pommiers. Ils ontposé par terre leurs paniers et ils restent tranquilles,silencieux, préoccupés par leur affaire. Ils ont apporté avec euxdes odeurs d’étable et de sueur, de lait aigre et de fumier. Desmouches bourdonnent sons le plafond blanc. On entend, par la porteouverte, chanter les coqs.

Sur une sorte d’estrade s’étend une longue table couverte d’untapis vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l’extrémité gauche.Un gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l’air à l’extrémitédroite. Et sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dansune pose douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternellepour la cause de ces brutes aux senteurs de bêtes.

M. le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et ilsecoue, dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robenoire de magistrat ; il s’assied, pose sa toque sur la tableet regarde l’assistance avec un air de profond mépris.

C’est un lettré de province et un bel esprit d’arrondissement,un de ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers deVoltaire et savent par cœur Vert-Vert ainsi que les poésiesgrivoises de Parny.

Il prononce :

– Allons, monsieur Potel, appelez les affaires.

Puis souriant, il murmure :

Quidquid tentabam dicere versus erat.

Le greffier alors, levant son front chauve, bredouille d’unevoix inintelligible : « Madame Victoire Bascule contre IsidorePaturon ».

Une énorme femme s’avance, une dame de campagne, une dame dechef-lieu de canton, avec un chapeau à rubans, une chaîne de montreen feston sur le ventre, des bagues aux doigts et des bouclesd’oreilles luisantes comme des chandelles allumées.

Le juge de paix la salue d’un coup d’œil de connaissance oùperce une raillerie, et dit :

– Madame Bascule, articulez vos griefs.

La partie adverse se tient de l’autre côté. Elle est représentéepar trois personnes. Au milieu, un jeune paysan de vingt-cinq ans,joufflu comme une pomme et rouge comme un coquelicot. À sa droite,sa femme toute jeune, maigre, petite, pareille à une poule cayenne,avec une tête mince et plate que coiffe, comme une crête, un bonnetrose. Elle a un œil rond, étonné et colère, qui regarde de côtécomme celui des volailles. À la gauche du garçon se tient son père,vieux homme courbé, dont le corps tordu disparaît dans sa blouseempesée, comme sous une cloche.

Mme Bascule s’explique :

– Monsieur le juge de paix, voici quinze ans que j’ai recueillice garçon. Je l’ai élevé et aimé comme une mère, j’ai tout faitpour lui, j’en ai fait un homme. Il m’avait promis, il m’avait juréde ne pas me quitter, il m’en a même fait un acte, moyennant lequelje lui ai donné un petit bien, ma terre de Bec-de-Mortin, qui vautdans les six mille. Or, voilà qu’une petite chose, une petite riendu tout, une petite morveuse…

LE JUGE DE PAIX. – Modérez-vous, madame Bascule.

MADAME BASCULE. – Une petite… une petite… je m’entends, lui atourné la tête, lui a fait je ne sais quoi, non, je ne sais quoi…et il s’en va l’épouser ce sot, ce grand bête, et il lui porte monbien en mariage, mon bien du Bec-de-Mortin… Ah ! mais non,ah ! mais non… J’ai un papier, le voilà… Qu’il me rende monbien, alors. Nous avons fait un acte de notaire pour le bien et unacte de papier privé pour l’amitié. L’un vaut l’autre. Chacun sondroit, est-ce pas vrai ?

Elle tend au juge de paix un papier timbré grand ouvert.

ISIDORE PATURON. – C’est pas vrai.

LE JUGE DE PAIX. – Taisez-vous. Vous parlerez à votre tour. (Illit.)

« Je soussigné, Isidore Paturon, promets par la présente à MmeBascule, ma bienfaitrice, de ne jamais la quitter de mon vivant, etde la servir avec dévouement.

Gorgeville, le 8 août 1883. »

LE JUGE DE PAIX. – Il y a une croix comme signature ; vousne savez donc pas écrire ?

ISIDORE. – Non, j’sais point.

LE JUGE. – C’est vous qui l’avez faite, cette croix ?

ISIDORE. – Non, c’est point mé.

LE JUGE. – Qu’est-ce qui l’a faite, alors ?

ISIDORE. – C’est elle.

LE JUGE. – Vous êtes prêt à jurer que vous n’avez pas fait cettecroix ?

ISIDORE, avec précipitation. – Sur la tête d’mon pé, d’ma mé,d’mon grand-pé, de ma grand’mé, et du bon Dieu qui m’entend, jejure que c’est point mé. (Il lève la main et crache de côté pourappuyer son serment.)

LE JUGE DE PAIX, riant. – Quels ont donc été vos rapports avecMme Bascule, ici présente ?

ISIDORE. – A ma servi de traînée. (Rires dans l’auditoire.)

LE JUGE. – Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vosrelations n’ont pas été aussi pures qu’elle le prétend.

LE PÈRE PATURON, prenant la parole. – Il n’avait point quinzeans, point quinze ans, m’sieu l’juge, quant a m’la débouché…

LE JUGE. – Vous voulez dire débauché ?

LE PÈRE. – Je sais ti mé ? I n’avait point quinze ans. Y enavait déjà ben quatre qu’a l’élevait en brochette, qu’al’nourrissait comme un poulet gras, à l’faire crever de nourriture,sauf votre respect. Et pi, quand l’temps fut v’nu qui lui semblaprêt, qu’a l’a détravé…

LE JUGE. – Dépravé… Et vous avez laissé faire ?…

LE PÈRE. – Celle-là ou ben une autre, fallait ben qu’çaarrive !…

LE JUGE. – Alors de quoi vous plaignez-vous ?

LE PÈRE. – De rien ! Oh ! me plains de rien mé, derien, seulement qu’i n’en veut pu, li, qu’il est ben libre. Jédemande protection à la loi.

Mme BASCULE. – Ces gens m’accablent de mensonges, monsieur lejuge. J’en ai fait un homme.

LE JUGE. – Parbleu.

Mme BASCULE. – Et il me renie, il m’abandonne, il me vole monbien…

– C’est pas vrai, m’sieu l’juge. J’voulus la quitter, v’là cinqans, vu qu’elle avait grossi d’excès, et que ça m’allait point. Çame déplaisait, quoi ? Je li dis donc que j’vas partir !Alors v’là qu’a pleure comme une gouttière et qu’a me promet sonbien du Bec-de-Mortin pour rester quéque z’années, rien que quatreou cinq. Mé, je dis « oui » pardi ! Quéque vous auriez fait,vous ?

Je suis donc resté cinq ans, jour pour jour, heure pour heure.J’étais quitte. Chacun son dû. Ça valait ben ça !

La femme d’Isidore, muette jusque-là, crie avec une voixperçante de perruche :

– Mais guétez-la, guétez-la, m’sieu l’juge, c’te meule, etdites-mé que ça valait bien ça ?

Le père hoche la tête d’un air convaincu et répète :

– Pardi, oui, ça valait ben ça. (Mme Bascule s’affaisse sur lebanc derrière elle, et se met à pleurer.)

LE JUGE DE PAIX, paternel. – Que voulez-vous, chère dame, je n’ypeux rien. Vous lui avez donné votre terre du Bec-de-Mortin paracte parfaitement régulier. C’est à lui, bien à lui. Il avait ledroit incontestable de faire ce qu’il a fait et de l’apporter endot à sa femme. Je n’ai pas à entrer dans les questions de… de…délicatesse… Je ne peux envisager les faits qu’au point de vue dela loi. Je n’y peux rien.

LE PÈRE PATURON, d’une voix fière. – J’pourrais ti r’tournercheuz nous ?

LE JUGE. – Parfaitement. (Ils s’en vont sous les regardssympathiques des paysans, comme des gens dont la cause est gagnée.Mme Bascule sanglote sur son banc.)

LE JUGE DE PAIX, souriant. – Remettez-vous, chère dame. Voyons,voyons, remettez-vous… et… si j’ai un conseil à vous donner, c’estde chercher un autre… un autre élève…

Mme BASCULE, à travers ses larmes. – Je n’en trouverai pas…pas…

LE JUGE. – Je regrette de ne pouvoir vous en indiquer un. (Ellejette un regard désespéré vers le Christ douloureux et tordu sur sacroix, puis elle se lève et s’en va, à petits pas, avec des hoquetsde chagrin, cachant sa figure dans son mouchoir.)

Le juge de paix se tourne vers son greffier, et, d’une voixgoguenarde. – Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse.Puis d’une voix grave : Appelez les affaires suivantes.

Le greffier bredouille. – Célestin Polyte Lecacheur. – ProsperMagloire Dieulafait…

Chapitre 10L’épingle

Je ne dirai ni le nom du pays, ni celui de l’homme. C’étaitloin, bien loin d’ici, sur une côte fertile et brûlante. Noussuivions, depuis le matin, le rivage couvert de récoltes et la merbleue couverte de soleil. Des fleurs poussaient tout près desvagues, des vagues légères, si douces, endormantes. Il faisaitchaud ; c’était une molle chaleur parfumée de terre grasse,humide et féconde ; on croyait respirer des germes.

On m’avait dit que, ce soir-là, je trouverais l’hospitalité dansla maison du Français qui habitait au bout d’un promontoire, dansun bois d’orangers. Qui était-il ? Je l’ignorais encore. Ilétait arrivé un matin, dix ans plus tôt ; il avait acheté dela terre, planté des vignes, semé des grains ; il avaittravaillé, cet homme, avec passion, avec fureur. Puis de mois enmois, d’année en année, agrandissant son domaine, fécondant sansarrêt le sol puissant et vierge, il avait ainsi amassé une fortunepar son labeur infatigable.

Pourtant il travaillait toujours, disait-on. Levé dès l’aurore,parcourant ses champs jusqu’à la nuit, surveillant sans cesse, ilsemblait harcelé par une idée fixe, torturé par l’insatiable désirde l’argent, que rien n’endort, que rien n’apaise.

Maintenant, il semblait très riche.

Le soleil baissait quand j’atteignis sa demeure. Elle sedressait en effet au bout d’un cap au milieu des orangers. C’étaitune large maison carrée toute simple et dominant la mer.

Comme j’approchais, un homme à grande barbe parut sur la porte.L’ayant salué, je lui demandai un asile pour la nuit. Il me tenditla main en souriant.

– Entrez, monsieur, vous êtes chez vous.

Il me conduisit dans une chambre, mit à mes ordres un serviteur,avec une aisance parfaite et une bonne grâce familière d’homme dumonde ; puis il me quitta en disant :

– Nous dînerons lorsque vous voudrez bien descendre.

Nous dînâmes, en effet, en tête à tête, sur une terrasse en facede la mer. Je lui parlai d’abord de ce pays si riche, si lointain,si inconnu ! Il souriait, répondant avec distraction :

– Oui, cette terre est belle. Mais aucune terre ne plaît loin decelle qu’on aime.

– Vous regrettez la France ?

– Je regrette Paris.

– Pourquoi n’y retournez-vous pas ?

– Oh ! j’y reviendrai.

Et, tout doucement, nous nous mîmes à parler du monde français,des boulevards et des choses de Paris. Il m’interrogeait en hommequi a connu cela, me citait des noms, tous les noms familiers surle trottoir du Vaudeville.

– Qui voit-on chez Tortoni aujourd’hui ?

– Toujours les mêmes, sauf les morts.

Je le regardais avec attention, poursuivi par un vague souvenir.Certes, j’avais vu cette tête-là quelque part ! Mais où ?mais quand ? Il semblait fatigué, bien que vigoureux, triste,bien que résolu. Sa grande barbe blonde tombait sur sa poitrine, etparfois il la prenait près du menton et, la serrant dans sa mainrefermée, l’y faisait glisser jusqu’au bout. Un peu chauve, ilavait des sourcils épais et une forte moustache qui se mêlait auxpoils des joues.

Derrière nous, le soleil s’enfonçait dans la mer, jetant sur lacôte un brouillard de feu. Les orangers en fleur exhalaient dansl’air du soir leur arôme violent et délicieux. Lui ne voyait rienque moi, et, le regard fixe, il semblait apercevoir dans mes yeux,apercevoir au fond de mon âme l’image lointaine, aimée et connue dularge trottoir ombragé, qui va de la Madeleine à la rue Drouot.

– Connaissez-vous Boutrelle ?

– Oui, certes.

– Est-il bien changé ?

– Oui, tout blanc.

– Et La Ridamie ?

– Toujours le même.

– Et les femmes ? Parlez-moi des femmes. Voyons.Connaissez-vous Suzanne Verner ?

– Oui, très forte, finie.

– Ah ! Et Sophie Astier ?

– Morte.

– Pauvre fille ! Est-ce que… Connaissez-vous…

Mais il se tut brusquement. Puis, la voix changée, la figurepâlie soudain, il reprit :

– Non, il vaut mieux que je ne parle plus de cela, ça meravage.

Puis, comme pour changer la marche de son esprit, il seleva.

– Voulez-vous rentrer ?

– Je veux bien.

Et il me précéda dans sa maison.

Les pièces du bas étaient énormes, nues, tristes, semblaientabandonnées. Des assiettes et des verres traînaient sur des tables,laissés là par les serviteurs à peau basanée qui rôdaient sanscesse dans cette vaste demeure. Deux fusils pendaient à deux cloussur le mur ; et, dans les encoignures, on voyait des bêches,des lignes de pêche, des feuilles de palmier séchées, des objets detoute espèce posés au hasard des rentrées et qui se trouvaient àportée de la main pour le hasard des sorties et des besognes.

Mon hôte sourit :

– C’est le logis, ou plutôt le taudis d’un exilé, dit-il, maisma chambre est plus propre. Allons-y.

Je crus, en y entrant, pénétrer dans le magasin d’un brocanteur,tant elle était remplie de choses, de ces choses disparates,bizarres et variées qu’on sent être des souvenirs. Sur les mursdeux jolis dessins de peintres connus, des étoffes, des armes,épées et pistolets, puis, juste au milieu du panneau principal, uncarré de satin blanc encadré d’or.

Surpris, je m’approchai pour voir, et j’aperçus une épingle àcheveux piquée au centre de l’étoffe brillante.

Mon hôte posa sa main sur mon épaule :

– Voilà, dit-il en souriant, la seule chose que je regarde ici,et la seule que je voie depuis dix ans. M. Prudhomme proclamait : «Ce sabre est le plus beau jour de ma vie », moi, je puis dire : «Cette épingle est toute ma vie. »

Je cherchais une phrase banale ; je finis par prononcer:

– Vous avez souffert par une femme ?

Il reprit brusquement :

– Dites que je souffre comme un misérable… Mais venez sur monbalcon. Un nom m’est venu tout à l’heure sur les lèvres que je n’aipoint osé prononcer, car si vous m’aviez répondu « morte », commevous avez fait pour Sophie Astier, je me serais brûlé la cervelle,aujourd’hui même.

Nous étions sortis sur le large balcon d’où l’on voyait deuxgolfes, l’un à droite, et l’autre à gauche, enfermés par de hautesmontagnes grises. C’était l’heure crépusculaire où le soleildisparu n’éclaire plus la terre que par les reflets du ciel.

Il reprit :

– Est-ce que Jeanne de Limours vit encore ?

Son œil s’était fixé sur le mien, plein d’une angoissefrémissante.

Je souris : – Parbleu… et plus jolie que jamais.

– Vous la connaissez ?

– Oui.

Il hésitait : – Tout à fait… ?

– Non.

Il me prit la main : – Parlez-moi d’elle.

– Mais je n’ai rien à en dire ; c’est une des femmes, ouplutôt une des filles les plus charmantes et les plus cotées deParis. Elle mène une existence agréable et princière, voilàtout.

Il murmura : « Je l’aime » comme s’il eût dit : « Je vaismourir. » Puis, brusquement : – Ah ! pendant trois ans ce futune existence effroyable et délicieuse que la nôtre. J’ai failli latuer cinq ou six fois ; elle a tenté de me crever les yeuxavec cette épingle que vous venez de voir. Tenez, regardez ce petitpoint blanc sous mon œil gauche. Nous nous aimions ! Commentpourrais-je expliquer cette passion-là ? Vous ne lacomprendriez point.

Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deuxcœurs et de deux âmes ; mais il existe assurément un amouratroce, cruellement torturant, fait de l’invincible enlacement dedeux êtres disparates qui se détestent en s’adorant.

Cette fille m’a ruiné en trois ans. Je possédais quatre millionsqu’elle a mangés de son air calme, tranquillement, qu’elle acroqués avec un sourire doux qui semblait tomber de ses yeux surses lèvres.

Vous la connaissez ? Elle a en elle quelque chosed’irrésistible ! Quoi ? Je ne sais pas. Sont-ce ces yeuxgris dont le regard entre comme une vrille et reste en vous commele crochet d’une flèche ? C’est plutôt ce sourire doux,indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon d’unmasque. Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d’elle comme unparfum, de sa taille longue, à peine balancée quand elle passe, carelle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peutraînante, jolie, et qui semble être la musique de son sourire, deson geste aussi, de son geste toujours modéré, toujours juste etqui grise l’œil tant il est harmonieux. Pendant trois ans, je n’aivu qu’elle sur la terre ! Comme j’ai souffert ! Car elleme trompait avec tout le monde ! Pourquoi ? Pour rien,pour tromper. Et quand je l’avais appris, quand je la traitais defille et de gueuse, elle avouait tranquillement : « Est-ce que noussommes mariés ? » disait-elle.

Depuis que je suis ici, j’ai tant songé à elle que j’ai fini parla comprendre : cette fille-là, c’est Manon Lescaut revenue. C’estManon qui ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour quil’amour, le plaisir et l’argent ne font qu’un. Il se tut. Puis,après quelques minutes : – Quand j’eus mangé mon dernier sou pourelle, elle m’a dit simplement : « Vous comprenez, mon cher, que jene peux pas vivre de l’air et du temps. Je vous aime beaucoup, jevous aime plus que personne, mais il faut vivre. La misère et moine ferons jamais bon ménage. »

– Et si je vous disais, pourtant, quelle vie atroce j’ai menée àcôté d’elle ! Quand je la regardais, j’avais autant envie dela tuer que de l’embrasser. Quand je la regardais… je sentais unbesoin furieux d’ouvrir les bras, de l’étreindre et de l’étrangler.Il y avait en elle, derrière ses yeux, quelque chose de perfide etd’insaisissable qui me faisait l’exécrer ; et c’est peut-êtreà cause de cela que je l’aimais tant. En elle, le Féminin, l’odieuxet affolant Féminin était plus puissant qu’en aucune autre femme.Elle en était chargée, surchargée comme d’un fluide grisant etvénéneux. Elle était Femme, plus qu’on ne l’a jamais été.

Et tenez, quand je sortais avec elle, elle posait son œil surtous les hommes d’une telle façon, qu’elle semblait se donner àchacun, d’un seul regard. Cela m’exaspérait et m’attachait à elledavantage, cependant. Cette créature, rien qu’en passant dans larue, appartenait à tout le monde, malgré moi, malgré elle, par lefait de sa nature même, bien qu’elle eût l’allure modeste et douce.Comprenez-vous ?

Et quel supplice ! Au théâtre, au restaurant, il mesemblait qu’on la possédait sous mes yeux. Et dès que je lalaissais seule, d’autres, en effet, la possédaient.

Voilà dix ans que je ne l’ai vue, et je l’aime plus quejamais !

La nuit s’était répandue sur la terre. Un parfum puissantd’orangers flottait dans l’air.

Je lui dis :

– La reverrez-vous ?

Il répondit :

– Parbleu ! J’ai maintenant ici, tant en terre qu’enargent, sept à huit cent mille francs. Quand le million seracomplet, je vendrai tout et je partirai. J’en ai pour un an avecelle – une bonne année entière. – Et puis adieu, ma vie seraclose.

Je demandai : – Mais ensuite ?

– Ensuite, je ne sais pas. Ce sera fini ! Je lui demanderaipeut-être de me prendre comme valet de chambre.

Chapitre 11Les bécasses

Ma chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas àParis ; vous vous étonnez, et vous vous fâchez presque. Laraison que je vais vous donner va, sans doute, vous révolter :Est-ce qu’un chasseur rentre à Paris au moment du passage desbécasses ?

Certes, je comprends et j’aime assez cette vie de la ville, quiva de la chambre au trottoir ; mais je préfère la vie libre,la rude vie d’automne du chasseur.

À Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors ; carles rues ne sont, en somme, que de grands appartements communs, etsans plafond. Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur despavés de bois ou de pierre, le regard borné partout par desbâtiments, sans aucun horizon de verdure, de plaines ou debois ? Des milliers de voisins vous coudoient, vous poussent,vous saluent et vous parlent ; et le fait de recevoir de l’eausur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me donnerl’impression, la sensation de l’espace.

Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différencedu dedans et du dehors… Mais ce n’est pas de cela que je veux vousparler…

Donc les bécasses passent.

Il faut vous dire que j’habite une grande maison normande, dansune vallée, auprès d’une petite rivière, et que je chasse presquetous les jours.

Les autres jours, je lis ; je lis même des choses que leshommes de Paris n’ont pas le temps de connaître, des choses trèssérieuses, très profondes, très curieuses, écrites par un bravesavant de génie, un étranger qui a passé toute sa vie à étudier lamême question et a observé les mêmes faits relatifs à l’influencedu fonctionnement de nos organes sur notre intelligence.

Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, lesfrères d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison dechasse, en attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle,nous partons pour leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parcequ’il y a là un petit bois délicieux, un petit bois divin, oùviennent loger toutes les bécasses qui passent.

Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deuxNormands des premiers temps, ces deux mâles de la vieille etpuissante race de conquérants qui envahit la France, prit et gardal’Angleterre, s’établit sur toutes les côtes du vieux monde, élevades villes partout, passa comme un flot sur la Sicile en y créantun art admirable, battit tous les rois, pilla les plus fièrescités, roula les papes dans leurs ruses de prêtres et les joua,plus madrés que ces pontifes italiens, et surtout laissa desenfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol sont deuxNormands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, lavoix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur dela mer.

Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons,pensons, agissons en Normands, nous devenons des Normands terriensplus paysans que nos fermiers.

Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses.

Chaque matin l’aîné, Simon, me disait : « Hé, v’là l’vent quipasse à l’est, y va geler. Dans deux jours, elles viendront. »

Le cadet Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venuepour l’annoncer.

Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l’aurore encriant :

– Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça etnous allons à Cannetot.

Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Cannetot.Certes, vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans uneétrange voiture de chasse que mon père fit construire autrefois.Construire est le seul mot que je puisse employer en parlant de cemonument voyageur, ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Ily a de tout là dedans : caisses pour les provisions, caisses pourles armes, caisses pour les malles, caisses à claire-voie pour leschiens. Tout y est à l’abri, excepté les hommes, perchés sur desbanquettes à balustrades, hautes comme un troisième étage etportées par quatre roues gigantesques. On parvient là-dessus commeon peut, en se servant des pieds, des mains et même des dents àl’occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cetédifice.

Donc, les deux d’Orgemol et moi nous escaladons cette montagne,en des accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de peaux demouton, nous portons des bas de laine énormes par-dessus nospantalons, et des guêtres par-dessus nos bas de laine ; nousavons des coiffures en fourrure noire et des gants en fourrureblanche. Quand nous sommes installés, Jean, mon domestique, nousjette nos trois bassets, Pif, Paf et Moustache. Pif appartient àSimon, Paf à Gaspard et Moustache à moi. On dirait trois petitscrocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus, avec des pattestorses, et tellement velus qu’ils ont l’air de broussailles jaunes.À peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs sourcils, et leurscrocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les enferme dans leschenils roulants de la voiture. Chacun de nous garde le sien sousses pieds pour avoir chaud.

Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, ilgelait ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nousarrivions. Le fermier, maître Picot, nous attendait devant laporte. C’est aussi un gaillard, pas grand, mais rond, trapu,vigoureux comme un dogue, rusé comme un renard, toujours souriant,toujours content et sachant faire argent de tout.

C’est grande fête pour lui, au moment des bécasses.

La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans une cour à pommiers,entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l’annéecontre le vent de mer.

Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notrehonneur.

Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne etcuit, devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus couledans un plat de terre.

La fermière alors nous salue, une grande femme muette, trèspolie, tout occupée des soins de la maison, la tête pleined’affaires et de chiffres, prix des grains, des volailles, desmoutons, des bœufs. C’est une femme d’ordre, rangée et sévère,connue à sa valeur dans les environs.

Au fond de la cuisine s’étend la grande table où viendronts’asseoir tout à l’heure les valets de tout ordre, charretiers,laboureurs, goujats, filles de ferme, bergers ; et tous cesgens mangeront en silence sous l’œil actif de la maîtresse, en nousregardant dîner avec maître Picot, qui dira des blagues pour rire.Puis, quand tout son personnel sera repu, madame Picot prendra,seule, son repas rapide et frugal sur un coin de table, ensurveillant la servante.

Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde.

Nous couchons tous les trois, les d’Orgemol et moi, dans unechambre blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contientseulement nos trois lits, trois chaises et trois cuvettes.

Gaspard s’éveille toujours le premier, et sonne une dianeretentissante. En une demi-heure tout le monde est prêt et on partavec maître Picot qui chasse avec nous.

Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi ? sansdoute parce que je ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous lesdeux qui gagnons le bois par la droite, tandis que les deux frèresvont attaquer par la gauche. Simon a la direction des chiens qu’iltraîne, tous les trois attachés au bout d’une corde.

Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommesconvaincus qu’il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver.On tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement enrencontrer, on ne les pince jamais. C’est vraiment une chose belleet curieuse que d’entendre dans l’air frais du matin, la détonationbrève du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l’horizonet hurler : « Bécasse. – Elle y est. »

Moi je suis sournois. Quand j’ai tué une bécasse, je crie : «Lapin ! » Et je triomphe avec excès lorsqu’on sort les piècesdu carnier, au déjeuner de midi.

Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dontles feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmuresec, un peu triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froidléger qui pique les yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudréd’une fine mousse blanche le bout des herbes et la terre brune deslabourés. Mais on a chaud tout le long des membres, sous la grossepeau de mouton. Le soleil est gai dans l’air bleu, il ne chauffeguère, mais il est gai. Il fait bon chasser au bois par les fraismatins d’hiver.

Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C’est Pif. Je connaissa voix frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis unautre ; et Paf à son tour donne de la gueule. Que fait doncMoustache ? Ah ! le voilà qui piaule comme une poulequ’on étrangle ! Ils ont levé un lapin. Attention, maîtrePicot !

Ils s’éloignent, se rapprochent, s’écartent encore, puisreviennent ; nous suivons leurs allées imprévues, en courantdans les petits chemins, l’esprit en éveil, le doigt sur lagâchette du fusil.

Ils remontent vers la plaine, nous remontons aussi. Soudain, unetache grise, une ombre traverse le sentier. J’épaule et je tire. Lafumée légère s’envole dans l’air bleu ; et j’aperçois surl’herbe une pincée de poil blanc qui remue. Alors je hurle de toutema force : « Lapin, lapin. – Il y est ! » Et je le montre auxtrois chiens, aux trois crocodiles velus qui me félicitent enremuant la queue ; puis s’en vont en chercher un autre.

Maître Picot m’avait rejoint. Moustache se remit à japper. Lefermier dit : « Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord dela plaine. »

Mais au moment où je sortais du bois, j’aperçus, debout, à dixpas de moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coifféd’un bonnet de laine, et tricotant toujours un bas, comme font lesbergers chez nous, le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Jelui dis, selon l’usage : « Bonjour, pasteur. » Et il leva la mainpour me saluer, bien qu’il n’eût pas entendu ma voix ; mais ilavait vu le mouvement de mes lèvres.

Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinzeans je le voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d’unchamp, le corps immobile, et ses mains tricotant toujours. Sontroupeau le suivait comme une meute, semblait obéir à son œil.

Maître Picot me serra le bras :

– Vous savez que le berger a tué sa femme.

Je fus stupéfait : – Gargan ? Le sourd-muet ?

– Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conterça.

Et il m’entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillirles mots sur la bouche de son maître comme s’il les eût entendus.Il ne comprenait que lui ; mais, en face de lui, il n’étaitplus sourd ; et le maître, par contre, devinait comme unsorcier toutes les intentions de la pantomime du muet, tous lesgestes de ses doigts, les plis de ses joues et les reflets de sesyeux.

Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s’enpasse aux champs, quelquefois.

Gargan était fils d’un marneux, d’un de ces hommes quidescendent dans les marnières pour extraire cette sorte de pierremolle, blanche et fondante, qu’on sème sur les terres. Sourd-muetde naissance, on l’avait élevé à garder des vaches le long desfossés des routes.

Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger dela ferme. C’était un excellent berger, dévoué, probe, et qui savaitreplacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamaisrien appris.

Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans eten paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu commeun patriarche.

Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, laMartel, mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu’on appelaitla Goutte à cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie.

Picot recueillit cette guenilleuse et l’employa à de menuesbesognes, la nourrissant sans la payer, en échange de son travail.Elle couchait sous la grange, dans l’étable ou dans l’écurie, surla paille ou sur le fumier, quelque part, n’importe où, car on nedonne pas un lit à ces va-nu-pieds. Elle couchait donc n’importeoù, avec n’importe qui, peut-être avec le charretier ou le goujat.Mais il arriva que, bientôt, elle s’adonna avec le sourd ets’accoupla avec lui d’une façon continue. Comment s’unirent cesdeux misères ? Comment se comprirent-elles ? Avait-iljamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui quin’avait jamais causé avec personne ? Est-ce elle qui le futtrouver dans sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d’ornière,au bord d’un chemin ? On ne sait pas. On sut seulement, unjour, qu’ils vivaient ensemble comme mari et femme.

Personne ne s’en étonna. Et Picot trouva même cet accouplementnaturel.

Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et sefâcha. Il fit des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience,la menaça de châtiments mystérieux. Que faire ? C’était biensimple. On allait les marier à l’église et à la mairie. Ilsn’avaient rien ni l’un ni l’autre : lui, pas une culotteentière ; elle, pas un jupon d’une seule pièce. Donc, rien nes’opposait à ce que la loi et la religion fussent satisfaites. Onles unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut tout réglépour le mieux.

Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pource vilain mot !) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu’ilfût marié, personne ne songeait à coucher avec la Goutte ; et,maintenant, chacun voulait son tour, histoire de rire. Tout lemonde y passait pour un petit verre, derrière le dos du mari.L’aventure fit même tant de bruit aux environs qu’il vint desmessieurs de Goderville pour voir ça.

Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacleavec n’importe qui, dans un fossé, derrière un mur, tandis qu’onapercevait, en même temps, la silhouette immobile de Gargan,tricotant un bas à cent pas de là et suivi de son troupeau bêlant.Et on riait à s’en rendre malade dans tous les cafés de lacontrée ; on ne parlait que de ça, le soir, devant lefeu ; on s’abordait sur les routes en se demandant : « As-tupayé la goutte à la Goutte ? » On savait ce que cela voulaitdire.

Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu’un jour, le garsPoirot, de Sasseville, appela d’un signe la femme à Gargan derrièreune meule en lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit etaccourut en riant ; or, à peine étaient-ils occupés à leurbesogne criminelle que le pâtre tomba sur eux comme s’il fût sortid’un nuage. Poirot s’enfuit, à cloche-pied, la culotte sur lestalons, tandis que le muet, avec des cris de bête, serrait la gorgede sa femme.

Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il étaittrop tard ; elle avait la langue noire, les yeux sortis de latête ; du sang lui coulait par le nez. Elle était morte.

Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il étaitmuet, Picot lui servait d’interprète. Les détails de l’affaireamusèrent beaucoup l’auditoire. Mais le fermier n’avait qu’une idée: c’était de faire acquitter son pasteur, et il s’y prenait enmalin.

Il raconta d’abord toute l’histoire du sourd et celle de sonmariage ; puis, quand il en vint au crime, il interrogealui-même l’assassin.

Toute l’assistance était silencieuse.

Picot prononçait avec lenteur : « Savais-tu qu’elle tetrompait ? » Et, en même temps, il mimait sa question avec lesyeux.

L’autre fit « non » de la tête.

– « T’étais couché dans la meule quand tu l’as surpris ? »Et il faisait le geste d’un homme qui aperçoit une chosedégoûtante.

L’autre fit « oui » de la tête.

Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et duprêtre qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s’il avaittué sa femme parce qu’elle était liée à lui devant les hommes etdevant le ciel.

Le berger fit « oui » de la tête.

Picot lui dit : « Allons, montre comment c’est arrivé ?»

Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu’ildormait dans la meule ; qu’il s’était réveillé en sentantremuer la paille, qu’il avait regardé tout doucement, et qu’ilavait vu la chose.

Il s’était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, ilimita le mouvement obscène du couple criminel enlacé devantlui.

Un rire tumultueux s’éleva dans la salle, puis s’arrêtanet ; car le berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire etsa grande barbe comme s’il eût mordu quelque chose, les brastendus, la tête en avant, répétait l’action terrible du meurtrierqui étrangle un être.

Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu’ilcroyait la tenir encore et que les gendarmes furent obligés de lesaisir et de l’asseoir de force pour le calmer.

Un grand frisson d’angoisse courut dans l’assistance. Alorsmaître Picot, posant la main sur l’épaule de son serviteur, ditsimplement : « Il a de l’honneur, cet homme-là. »

Et le berger fut acquitté.

Quant à moi, ma chère amie, j’écoutais, fort ému, la fin decette aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers,pour ne rien changer au récit du fermier, quand un coup de fusiléclata au milieu du bois ; et la voix formidable de Gaspardgronda dans le vent comme un coup de canon.

– Bécasse. Elle y est.

Et voilà comment j’emploie mon temps à guetter des bécasses quipassent tandis que vous allez aussi voir passer au bois lespremières toilettes d’hiver.

Chapitre 12En wagon

Le soleil allait disparaître derrière la grande chaîne dont lepuy de Dôme est le géant, et l’ombre des cimes s’étendait dans laprofonde vallée de Royat.

Quelques personnes se promenaient dans le parc, autour dukiosque de la musique. D’autres demeuraient encore assises, pargroupes, malgré la fraîcheur du soir.

Dans un de ces groupes on causait avec animation, car il étaitquestion d’une grave affaire qui tourmentait beaucoup mesdames deSarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie. Dans quelques joursallaient commencer les vacances, et il s’agissait de faire venirleurs fils élevés chez les Jésuites et chez les Dominicains.

Or ces dames n’avaient point envie d’entreprendre elles-mêmes levoyage pour ramener leurs descendants, et elles ne connaissaientjustement personne qu’elles pussent charger de ce soin délicat. Ontouchait aux derniers jours de juillet. Paris était vide. Ellescherchaient, sans trouver, un nom qui leur offrît les garantiesdésirées.

Leur embarras s’augmentait de ce qu’une vilaine affaire de mœursavait eu lieu quelques jours auparavant dans un wagon. Et ces damesdemeuraient persuadées que toutes les filles de la capitalepassaient leur existence dans les rapides, entre l’Auvergne et lagare de Lyon. Les échos de Gil Blas, d’ailleurs, au dire M. deBridoie, signalaient la présence à Vichy, au Mont-Dore et à laBourboule, de toutes les horizontales connues et inconnues. Pour yêtre, elles avaient dû y venir en wagon ; et elles s’enretournaient indubitablement encore en wagon ; elles devaientmême s’en retourner sans cesse pour revenir tous les jours. C’étaitdonc un va-et-vient continu d’impures sur cette maudite ligne. Cesdames se désolaient que l’accès des gares ne fût pas interdit auxfemmes suspectes.

Or, Roger de Sarcagnes avait quinze ans, Gontran de Vaulacellestreize ans et Roland de Bridoie onze ans. Que faire ? Elles nepouvaient pas, cependant, exposer leurs chers enfants au contact depareilles créatures. Que pouvaient-ils entendre, que pouvaient-ilsvoir, que pouvaient-ils apprendre, s’ils passaient une journéeentière, ou une nuit, dans un compartiment qui enfermerait,peut-être, une ou deux de ces drôlesses avec un ou deux de leurscompagnons ?

La situation semblait sans issue, quand madame de Martinsec vintà passer. Elle s’arrêta pour dire bonjour à ses amies qui luiracontèrent leurs angoisses.

– Mais c’est bien simple, s’écria-t-elle, je vais vous prêterl’abbé. Je peux très bien m’en passer pendant quarante-huit heures.L’éducation de Rodolphe ne sera pas compromise pour si peu. Il irachercher vos enfants et vous les ramènera.

Il fut donc convenu que l’abbé Lecuir, un jeune prêtre, fortinstruit, précepteur de Rodolphe de Martinsec, irait à Paris, lasemaine suivante, chercher les trois jeunes gens.

L’abbé partit donc le vendredi ; et il se trouvait à lagare de Lyon le dimanche matin pour prendre, avec ses trois gamins,le rapide de huit heures, le nouveau rapide-direct organisé depuisquelques jours seulement, sur la réclamation générale de tous lesbaigneurs de l’Auvergne.

Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens,comme une poule de ses poussins, et il cherchait un compartimentvide ou occupé par des gens d’aspect respectable, car il avaitl’esprit hanté par toutes les recommandations minutieuses que luiavaient faites mesdames de Sarcagnes, de Vaulacelles et deBridoie.

Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieuret une vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autredame installée dans l’intérieur du wagon. Le vieux monsieur étaitofficier de la Légion d’honneur ; et ces gens avaient l’aspectle plus comme il faut. « Voici mon affaire », pensa l’abbé. Il fitmonter les trois élèves et les suivit.

La vieille dame disait :

– Surtout soigne-toi bien, mon enfant.

La jeune répondit :

– Oh ! oui, maman, ne crains rien.

– Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante.

– Oui, oui, maman.

– Allons, adieu, ma fille.

– Adieu, maman.

Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma lesportières et le train se mit en route.

Ils étaient seuls. L’abbé, ravi, se félicitait de son adresse,et il se mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés.Il avait été convenu, le jour de son départ, que madame deMartinsec l’autoriserait à donner des répétitions pendant toutesles vacances à ces trois garçons, et il voulait sonder un peul’intelligence et le caractère de ses nouveaux élèves.

Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hautscollégiens poussés trop vite, maigres et pâles, et dont lesarticulations ne semblent pas tout à fait soudées. Il parlaitlentement, d’une façon naïve.

Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit,trapu, et il était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquaittoujours de tout le monde, avait des mots de grande personne, desrépliques à double sens qui inquiétaient ses parents.

Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucuneaptitude pour rien : C’était une bonne petite bête quiressemblerait à son papa.

L’abbé les avait prévenus qu’ils seraient sous ses ordrespendant ces deux mois d’été : et il leur fit un sermon bien sentisur leurs devoirs envers lui, sur la façon dont il entendait lesgouverner, sur la méthode qu’il emploierait envers eux.

C’était un abbé d’âme droite et simple, un peu phraseur et pleinde systèmes.

Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussaleur voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assisedans son coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L’abbérevint à ses disciples.

Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, desbois, passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de satrépidation frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans leswagons.

Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l’abbé Lecuirsur Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il unerivière ? Pouvait-on pêcher ? Aurait-il un cheval, commel’autre année ? etc.

La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un «ah ! » de souffrance vite réprimé.

Le prêtre, inquiet, lui demanda :

– Vous sentez-vous indisposée, madame ?

Elle répondit : – Non, non, monsieur l’abbé, ce n’est rien, unelégère douleur, ce n’est rien. Je suis un peu malade depuis quelquetemps, et le mouvement du train me fatigue.

Sa figure était devenue livide, en effet.

Il insista : – Si je puis quelque chose pour vous,madame ?…

– Oh ! non, rien du tout, monsieur l’abbé. Je vousremercie.

Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves, les préparant àson enseignement et à sa direction.

Les heures passaient. Le convoi s’arrêtait de temps en temps,puis repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir etelle ne bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fûtplus qu’à moitié écoulé, elle n’avait encore rien mangé. L’abbépensait : « Cette personne doit être bien souffrante. »

Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindreClermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir.Elle s’était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée surles mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait : «Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! »

L’abbé s’élança :

– Madame… madame… madame, qu’avez-vous ?

Elle balbutia : – Je… je… crois que… que… que je vais accoucher.Et elle commença aussitôt à crier d’une effroyable façon. Ellepoussait une longue clameur affolée qui semblait déchirer sa gorgeau passage, une clameur aiguë, affreuse, dont l’intonation sinistredisait l’angoisse de son âme et la torture de son corps.

Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait quefaire, que dire, que tenter, et il murmurait : « Mon Dieu, si jesavais… Mon Dieu, si je savais ! » Il était rouge jusqu’aublanc des yeux ; et ses trois élèves regardaient avec stupeurcette femme étendue qui criait.

Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, etson flanc eut une secousse étrange, une convulsion qui laparcourut.

L’abbé pensa qu’elle allait mourir, mourir devant lui privée desecours et de soins, par sa faute. Alors il dit d’une voix résolue:

– Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas… mais je vousaiderai comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créaturequi souffre.

Puis, s’étant retourné vers les trois gamins, il cria :

– Vous – vous allez passer vos têtes à la portière ; et siun de vous se retourne, il me copiera mille vers de Virgile.

Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes,ramena contre le cou les rideaux bleus, et il répéta :

– Si vous faites seulement un mouvement, vous serez privésd’excursions pendant toutes les vacances. Et n’oubliez point que jene pardonne jamais, moi.

Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sasoutane.

…………………………………………………………

Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L’abbé, laface cramoisie, l’assistait, l’exhortait, la réconfortait, et, sanscesse, il levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient desregards furtifs, vite détournés, vers la mystérieuse besogneaccomplie par leur nouveau précepteur.

– Monsieur de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe« désobéir » ! – criait-il.

– Monsieur de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant unmois.

Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presqueaussitôt un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement età un miaulement fit retourner, d’un seul élan, les trois collégienspersuadés qu’ils venaient d’entendre un chien nouveau né.

L’abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il leregardait avec des yeux effarés ; il semblait content etdésolé, prêt à rire et prêt à pleurer ; on l’aurait cru fou,tant sa figure exprimait de choses par le jeu rapide des yeux, deslèvres et des joues.

Il déclara, comme s’il eût annoncé à ses élèves une grandenouvelle :

– C’est un garçon.

Puis aussitôt il reprit :

– Monsieur de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d’eau qui estdans le filet. – Bien. – Débouchez-la. – Très bien. – Versez-m’enquelques gouttes dans la main, seulement quelques gouttes. –Parfait.

Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu’ilportait, en prononçant :

« Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.Ainsi soit-il. »

Le train entrait en gare de Clermont. La figure de madame deBridoie apparut à la portière. Alors l’abbé, perdant la tête, luiprésenta la frêle bête humaine qu’il venait de cueillir, enmurmurant : « C’est madame qui vient d’avoir un petit accident enroute. »

Il avait l’air d’avoir ramassé cet enfant dans un égout ;et, les cheveux mouillés de sueur, le rabat sur l’épaule, la robemaculée, il répétait : « Ils n’ont rien vu – rien du tout, – j’enréponds. – Ils regardaient tous trois par la portière. – J’enréponds, – ils n’ont rien vu. »

Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu detrois qu’il était allé chercher, tandis que mesdames de Bridoie, deVaulacelles et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regardséperdus, sans trouver un seul mot à dire.

Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêterl’arrivée des collégiens. Mais on ne parlait guère ; lespères, les mères et les enfants eux-mêmes semblaientpréoccupés.

Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda :

– Dis, maman, où l’abbé l’a-t-il trouvé, ce petitgarçon ?

La mère ne répondit pas directement.

– Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tesquestions.

Il se tut quelques minutes, puis reprit :

– Il n’y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre.C’est donc que l’abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin quifait venir un bocal de poissons sous un tapis.

– Tais-toi, voyons. C’est le bon Dieu qui l’a envoyé.

– Mais où l’avait-il mis, le bon Dieu ? Je n’ai rien vu,moi. Est-il entré par la portière, dis ?

Madame de Bridoie, impatientée, répliqua : – Voyons, c’est fini,tais-toi. Il est venu sous un chou comme tous les petits enfants.Tu le sais bien.

– Mais il n’y avait pas de chou dans le wagon ?

Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois,sourit et dit :

– Si, il y avait un chou. Mais il n’y a que monsieur l’abbé quil’a vu.

Chapitre 13Ça ira

J’étais descendu à Barviller uniquement parce que j’avais ludans un guide (je ne sais plus lequel) : Beau musée, deux Rubens,un Téniers, un Ribera.

Donc je pensais : Allons voir ça. Je dînerai à l’hôtel del’Europe, que le guide affirme excellent, et je repartirai lelendemain.

Le musée était fermé : on ne l’ouvre que sur la demande desvoyageurs ; il fut donc ouvert à ma requête, et je puscontempler quelques croûtes attribuées par un conservateurfantaisiste aux premiers maîtres de la peinture.

Puis je me trouvai tout seul, et n’ayant absolument rien àfaire, dans une longue rue de petite ville inconnue, bâtie aumilieu de plaines interminables, je parcourus cette artère,j’examinai quelques pauvres magasins ; puis, comme il étaitquatre heures, je fus saisi par un de ces découragements quirendent fous les plus énergiques.

Que faire ? Mon Dieu, que faire ? J’aurais payé cinqcents francs l’idée d’une distraction quelconque ! Me trouvantà sec d’inventions, je me décidai, tout simplement, à fumer un boncigare et je cherchai le bureau de tabac. Je le reconnus bientôt àsa lanterne rouge, j’entrai. La marchande me tendit plusieursboîtes au choix ; ayant regardé les cigares, que je jugeaidétestables, je considérai, par hasard, la patronne.

C’était une femme de quarante-cinq ans environ, forte etgrisonnante. Elle avait une figure grasse, respectable, en qui ilme sembla trouver quelque chose de familier. Pourtant je neconnaissais point cette dame ? Non, je ne la connaissais pasassurément ? Mais ne se pouvait-il faire que je l’eusserencontrée ? Oui, c’était possible ! Ce visage-là devaitêtre une connaissance de mon œil, une vieille connaissance perduede vue, et changée, engraissée énormément sans doute ?

Je murmurai :

– Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me sembleque je vous connais depuis longtemps.

Elle répondit en rougissant :

– C’est drôle… Moi aussi.

Je poussai un cri : – Ah ! Ça ira !

Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantéede ce mot et balbutiant :

– Oh ! oh ! Si on vous entendait… Puis soudain elles’écria à son tour : – Tiens, c’est toi, Georges ! Puis elleregarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nousétions seuls, bien seuls !

« Ça ira. » Comment avais-je pu reconnaître « Ça ira », lapauvre Ça ira, la maigre Ça ira, la désolée Ça ira, dans cettetranquille et grasse fonctionnaire du gouvernement ?

Ça ira ! Que de souvenirs s’éveillèrent brusquement en moi: Bougival, La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise, leslongues journées en yole au bord des berges, dix ans de ma viepassés dans ce coin de pays, sur ce délicieux bout de rivière.

Nous étions alors une bande d’une douzaine, habitant la maisonGalopois, à Chatou, et vivant là d’une drôle de façon, toujours àmoitié nus et à moitié gris. Les mœurs des canotiers d’aujourd’huiont bien changé. Ces messieurs portent des monocles.

Or notre bande possédait une vingtaine de canotières, régulièreset irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avionsquatre ; dans certains autres, nous les avions toutes.Quelques-unes étaient là, pour ainsi dire, à demeure, les autresvenaient quand elles n’avaient rien de mieux à faire. Cinq ou sixvivaient sur le commun, sur les hommes sans femmes, et, parmicelles-là, Ça ira. C’était une pauvre fille maigre et qui boitait.Cela lui donnait des allures de sauterelle. Elle était timide,gauche, maladroite en tout ce qu’elle faisait. Elle s’accrochaitavec crainte, au plus humble, au plus inaperçu, au moins riche denous, qui la gardait un jour ou un mois, suivant ses moyens.Comment s’était-elle trouvée parmi nous, personne ne le savaitplus. L’avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal desCanotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nousfaisions souvent ? L’avions-nous invitée à déjeuner, en lavoyant seule, assise à une petite table, dans un coin. Aucun denous ne l’aurait pu dire ; mais elle faisait partie de labande.

Nous l’avions baptisée Ça ira, parce qu’elle se plaignaittoujours de la destinée, de sa malechance, de ses déboires. On luidisait chaque dimanche : « Eh bien, Ça ira, ça va-t-il ? » Etelle répondait toujours : « Non, pas trop, mais faut espérer que çaira mieux un jour. »

Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé àfaire le métier qui demande le plus de grâce, d’adresse, de ruse etde beauté ? Mystère. Paris, d’ailleurs, est plein de fillesd’amour laides à dégoûter un gendarme.

Que faisait-elle pendant les six autres jours de lasemaine ? Plusieurs fois, elle nous avait dit qu’elletravaillait ? À quoi ? nous l’ignorions, indifférents àson existence.

Et puis, je l’avais à peu près perdue de vue. Notre groupes’était émietté peu à peu, laissant la place à une autregénération, à qui nous avions aussi laissé Ça ira. Je l’appris enallant déjeuner chez Fournaise de temps en temps.

Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l’avions baptisée ainsi,avaient cru à un nom d’Orientale et la nommaient Zaïra ; puisils avaient cédé à leur tour leurs canots et quelques canotières àla génération suivante. (Une génération de canotiers vit, engénéral, trois ans sur l’eau, puis quitte la Seine pour entrer dansla magistrature, la médecine ou la politique).

Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’étaitencore modifié en Sarah. On la crut alors israélite.

Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc toutsimplement « La Juive ».

Puis elle disparut.

Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac àBarviller.

Je lui dis :

– Eh bien, ça va donc, à présent ?

Elle répondit : Un peu mieux.

Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme.Autrefois je n’y aurais point songé ; aujourd’hui, je mesentais intrigué, attiré, tout à fait intéressé. Je lui demandai:

– Comment as-tu fait pour avoir de la chance ?

– Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais lemoins.

– Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée ?

– Oh non !

– Où ça donc ?

– À Paris, dans l’hôtel que j’habitais.

– Ah ! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris.

– Oui, j’étais chez madame Ravelet.

– Qui ça, madame Ravelet ?

– Tu ne connais pas madame Ravelet ? Oh !

– Mais non.

– La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli.

Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vieancienne, mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieurd’une maison de modes, l’existence de ces demoiselles, leursaventures, leurs idées, toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cetépervier de trottoir qui chasse par les rues, le matin, en allantau magasin, le midi, en flânant, nu-tête, après le repas, et lesoir en montant chez elle.

Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois :

– Si tu savais comme on est canaille… et comme on en fait deroides. Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque deshommes, tu sais !

Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’unparapluie. J’en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en êtrehonteuse. Comme je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilàla grande Louise qui me dit : – Comment ! tu oses sortir avecça !

– Mais je n’en ai pas d’autre, et en ce moment, les fonds sontbas.

Ils étaient toujours bas, les fonds !

Elle me répond : – Vas en chercher un à la Madeleine.

Moi, ça m’étonne.

Elle reprend : – C’est là que nous les prenons, toutes ; onen a autant qu’on veut. Et elle m’explique la chose. C’est biensimple.

Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons lesacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié unparapluie la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nousrappelons son manche, et je lui fais l’explication d’un manche avecune pomme d’agate. Il nous introduit dans une chambre où il y avaitplus de cinquante parapluies perdus ; nous les regardons touset nous ne trouvons pas le mien ; mais moi j’en choisis unbeau, un très beau, à manche d’ivoire sculpté. Louise est allée leréclamer quelques jours après. Elle l’a décrit avant de l’avoir vu,et on le lui a donné sans méfiance.

Pour faire ça, on s’habillait très chic.

Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle àcharnières de la grande boîte à tabac.

Elle reprit : – Oh ! on en avait des tours, et on en avaitde si drôles. Tiens, nous étions cinq à l’atelier, quatreordinaires et une très bien, Irma, la belle Irma. Elle était trèsdistinguée, et elle avait un amant au conseil d’État. Ça nel’empêchait pas de lui en faire porter joliment. Voilà qu’un hiverelle nous dit : « Vous ne savez pas, nous allons en faire une bienbonne.

Et elle nous conta son idée.

Tu sais, Irma, elle avait une tournure à troubler la tête detous les hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leurfaisaient venir l’eau à la bouche. Donc, elle imagina de nous fairegagner cent francs à chacune pour nous acheter des bagues, et ellearrangea la chose que voici :

Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres nonplus ; ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par moisau magasin, rien de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nousavions chacune deux ou trois amants habitués qui donnaient un peu,mais pas beaucoup. À la promenade de midi, il arrivait quelquefoisqu’on amorçait un monsieur qui revenait le lendemain ; on lefaisait poser quinze jours, et puis on cédait. Mais ces hommes-là,ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou, c’était pour leplaisir. Oh ! si tu savais les ruses que nous avions ;vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa denous faire gagner cent francs, nous voilà toutes allumées. C’esttrès vilain ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien ;tu connais la vie, toi, et puis quand on est resté quatre ans àChatou…

Donc elle nous dit : « Nous allons lever au bal de l’Opéra cequ’il y a de mieux à Paris comme hommes, les plus distingués et lesplus riches. Moi, je les connais. »

Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai ; parce queces hommes-là ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui,mais pour nous, non. Oh ! elle était d’un chic, cette Irma. Tusais, nous avions coutume de dire à l’atelier que si l’empereurl’avait connue, il l’aurait certainement épousée.

Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieuxet elle nous dit : « Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allezrester chacune dans un fiacre dans les rues voisines. Un monsieurviendra qui montera dans votre voiture. Dès qu’il sera entré, vousl’embrasserez le plus gentiment que vous pourrez ; et puisvous pousserez un grand cri pour montrer que vous vous êtestrompée, que vous en attendiez un autre. Ça allumera le pigeon devoir qu’il prend la place d’un autre et il voudra rester parforce ; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour lechasser… et puis… vous irez souper avec lui… Alors il vous devra unbon dédommagement.

Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas ? Eh bien, voicice qu’elle fit, la rosse.

Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, desvoitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nousplaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal,toute seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes lesplus marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leursfemmes, elle en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui endit de toutes les sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand ellele vit bien emballé, elle ôta son loup, et il fut pris comme dansun filet. Donc il voulut l’emmener tout de suite, et elle lui donnarendez-vous, dans une demi-heure, dans une voiture en face du n° 20de la rue Taitbout. C’était moi, dans cette voiture-là ?J’étais bien enveloppée et la figure voilée. Donc, tout d’un coup,un monsieur passa sa tête à la portière, et il dit : « C’estvous ? »

Je réponds tout bas : « Oui, c’est moi, montez vite. »

Il monte ; et moi je le saisis dans mes bras et jel’embrasse, mais je l’embrasse à lui couper la respiration ;puis je reprends :

– Oh ! que je suis heureuse ! que je suisheureuse !

Et, tout d’un coup, je crie :

– Mais ce n’est pas toi ! Oh ! mon Dieu !Oh ! mon Dieu ! Et je me mets à pleurer.

Tu juges si voilà un homme embarrassé ! Il cherche d’abordà me consoler ; il s’excuse, proteste qu’il s’est trompéaussi !

Moi, je pleurais toujours, mais moins fort ; et je poussaisde gros soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C’était unhomme tout à fait comme il faut ; et puis ça l’amusaitmaintenant de me voir pleurer de moins en moins.

Bref, de fil en aiguille, il m’a proposé d’aller souper. Moi,j’ai refusé ; j’ai voulu sauter de la voiture ; il m’aretenue par la taille ; et puis embrassée ; comme j’avaisfait à son entrée.

Et puis… et puis… nous avons… soupé… tu comprends… et il m’adonné… devine… voyons, devine… il m’a donné cinq centsfrancs !… crois-tu qu’il y en a des hommes généreux.

Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C’est Louise qui aeu le moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai,elle était trop maigre !

La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul couptous ses souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur ferméde débitante officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuaitson âme. Elle regrettait cette vie galante et bohème du trottoirparisien, faite de privations et de caresses payées, de rire et demisère, de ruses et d’amour vrai par moments.

Je lui dis : – Mais comment as-tu obtenu ton débit detabac ?

Elle sourit : – Oh ! c’est toute une histoire. Figure-toique j’avais dans mon hôtel, porte à porte, un étudiant en droit,mais, tu sais, un de ces étudiants qui ne font rien. Celui-là, ilvivait au café, du matin au soir ; et il aimait le billard,comme je n’ai jamais vu aimer personne.

Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemblequelquefois. C’est de lui que j’ai eu Roger.

– Qui ça, Roger ?

– Mon fils.

– Ah !

– Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais jepensais bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autantplus que je n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là,jamais. Au bout de dix ans, il en était encore à son premierexamen. Quand sa famille vit qu’on n’en pourrait rien tirer, ellele rappela chez elle en province ; mais nous étions demeurésen correspondance à cause de l’enfant. Et puis, figure-toi qu’auxdernières élections, il y a deux ans, j’apprends qu’il a été nommédéputé dans son pays. Et puis il a fait des discours à la Chambre.Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit… Mais, pour finir,j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, unbureau de tabac comme fille de déporté… C’est vrai que mon père aété déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourraitme servir.

Bref… Tiens, voilà Roger.

Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur.

Il embrassa sur le front sa mère, qui me dit :

– Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie…Vous savez… c’est un futur sous-préfet.

Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagnerl’hôtel, après avoir serré, avec gravité, la main tendue de Çaira.

Chapitre 14Découverte

Le bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fortbelle, les Havraises allaient faire un tour à Trouville.

On détacha les amarres ; un dernier coup de sifflet annonçale départ, et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier dunavire, tandis qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruitd’eau remuée.

Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent,repartirent doucement ; puis le capitaine, debout sur sapasserelle, ayant crié par le porte-voix qui descend dans lesprofondeurs de la machine : « En route ! » elles se mirent àbattre la mer avec rapidité.

Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des genssur le bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pourl’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la mêmefaçon.

Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, surles toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’Océan à peineremué par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petitbâtiment fit une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur lacôte lointaine entrevue à travers la brume matinale.

À notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large devingt kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaientles bancs de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces etbourbeuses du fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée,dessinaient de grands rubans jaunes à travers l’immense nappe verteet pure de la pleine mer.

J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin demarcher de long en large, comme un marin qui fait le quart.Pourquoi ? Je n’en sais rien. Donc je me mis à circuler sur lepont à travers la foule des voyageurs.

Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mesvieux amis, Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dixans.

Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, enparlant de choses et d’autres, la promenade d’ours en cage quej’accomplissais tout seul auparavant. Et nous regardions, tout encausant, les deux lignes de voyageurs assis sur les deux côtés dupont.

Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression derage :

– C’est plein d’Anglais ici ! Les sales gens !

C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaientl’horizon d’un air important qui semblait dire : « C’est nous, lesAnglais, qui sommes les maîtres de la mer ! Boum, boum !nous voilà ! »

Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeauxblancs avaient l’air des drapeaux de leur suffisance.

Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaientles constructions navales de leur patrie, serrant en des châlesmulticolores leur taille droite et leurs bras minces, souriaientvaguement au radieux paysage. Leurs petites têtes, poussées au boutde ces longs corps, portaient des chapeaux anglais d’une formeétrange, et, derrière leurs crânes leurs maigres cheveluresenroulées ressemblaient à des couleuvres lofées.

Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leurmâchoire nationale, paraissaient menacer l’espace de leurs dentsjaunes et démesurées.

On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc etd’eau dentifrice.

Sidoine répéta, avec une colère grandissante :

– Les sales gens ! On ne pourra donc pas les empêcher devenir en France ?

Je demandai en souriant :

– Pourquoi leur en veux-tu ? Quant à moi, ils me sontparfaitement indifférents.

Il prononça :

– Oui, toi, parbleu ! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise.Voilà.

Je m’arrêtai pour lui rire au nez.

– Ah ! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc trèsmalheureux ?

Il haussa les épaules :

– Non, pas précisément.

– Alors… elle te… elle te… trompe ?

– Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’enserais débarrassé.

– Alors je ne comprends pas !

– Tu ne comprends pas ? Ça ne m’étonne point. Eh bien, ellea tout simplement appris le français, pas autre chose ! Écoute:

Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vinspasser l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux queles villes d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sontà leur avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunesfilles.

Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners surl’herbe, autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien deplus gentil qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers unchamp ou qui ramasse des fleurs le long d’un chemin.

Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au mêmehôtel que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et lamère à toutes les Anglaises.

Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent dumatin au soir à des jeux violents, avec des balles, des massues oudes raquettes ; puis deux filles, l’aînée, une sèche, encoreune Anglaise de boîte à conserves ; la cadette, une merveille.Une blonde, ou plutôt une blondine avec une tête venue du ciel.Quand elles se mettent à être jolies, les gredines, elles sontdivines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux bleus quisemblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute l’espérance,tout le bonheur du monde !

Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux defemme comme ceux-là ! Comme ça répond bien à l’attenteéternelle et confuse de notre cœur !

Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons lesétrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne,une Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous entombons amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nousenthousiasme, drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et…femmes. Nous avons tort, cependant.

Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques,c’est leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle malnotre langue, elle est charmante ; si elle fait une faute defrançais par mot, elle est exquise, et si elle baragouine d’unefaçon tout à fait inintelligible, elle devient irrésistible.

Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à unemignonne bouche rosé : « J’aimé bôcoup la gigotte. »

Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Jen’y comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait demots inattendus ; puis, je devins absolument amoureux de cetargot comique et gai.

Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient surses lèvres un charme délicieux ; et nous avions, le soir, surla terrasse du Casino, de longues conversations qui ressemblaient àdes énigmes parlées.

Je l’épousai ! Je l’aimais follement comme on peut aimer unRêve. Car les vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a prisune forme de femme.

Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet :

Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,

Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares.

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner àma femme un professeur de français.

Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié lagrammaire, je l’ai chérie.

Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâcesurprenante de son être, l’élégance incomparable de songeste ; elles me la montraient comme un merveilleux bijouparlant, une poupée de chair faite pour le baiser, sachant énumérerà peu près ce qu’elle aimait, pousser parfois des exclamationsbizarres, et exprimer d’une façon coquette, à force d’êtreincompréhensible et imprévue, des émotions ou des sensations peucompliquées.

Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent « papa » et «maman », en prononçant – Baâba – et Baâmban.

Aurais-je pu croire que…

Elle parle, à présent… Elle parle… mal… très mal… Elle fait toutautant de fautes… Mais on la comprend… oui, je la comprends… jesais… je la connais…

J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans… j’ai vu. Et il fautcauser, mon cher !

Ah ! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées,les théories d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je nepeux rien reprocher, et qui me répète, du matin au soir, toutes lesphrases d’un dictionnaire de la conversation à l’usage despensionnats de jeunes personnes.

Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés quirenferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée.J’ai voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté quej’ai des haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de sescompatriotes.

J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaiseaurait enseigné le français : comprends-tu ?

………………………………………………

Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de boiscouvertes de monde.

Je dis :

– Où est ta femme ?

Il prononça :

– Je l’ai ramenée à Étretat.

– Et toi, où vas-tu ?

– Moi ? moi je vais me distraire à Trouville.

Puis, après un silence, il ajouta :

– Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, unefemme.

Chapitre 15Solitude

C’était après un dîner d’hommes. On avait été fort gai. Und’eux, un vieil ami, me dit :

– Veux-tu remonter à pied l’avenue des Champs-Élysées ?

Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade,sous les arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, quecette rumeur confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nouspassait sur le visage, et la légion des étoiles semait sur le cielnoir une poudre d’or.

Mon compagnon me dit :

– Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, quepartout ailleurs. Il me semble que ma pensée s’y élargit. J’ai, parmoments, ces espèces de lueurs dans l’esprit qui font croire,pendant une seconde, qu’on va découvrir le divin secret des choses.Puis la fenêtre se referme. C’est fini.

De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long desmassifs ; nous passions devant un banc où deux êtres, assiscôte à côte, ne faisaient qu’une tache noire.

Mon voisin murmura :

– Pauvres gens ! Ce n’est pas du dégoût qu’ils m’inspirent,mais une immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine,il en est un que j’ai pénétré : notre grand tourment dansl’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, ettous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cettesolitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en plein air, cherchent,comme nous, comme toutes les créatures, à faire cesser leurisolement, rien que pendant une minute au moins ; mais ilsdemeurent, ils demeureront toujours seuls ; et nous aussi.

On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout.

Depuis quelque temps j’endure cet abominable supplice d’avoircompris, d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et jesais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu ! Quoique nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l’élande nos cœurs, l’appel de nos lèvres et l’étreinte de nos bras, noussommes toujours seuls.

Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrerchez moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de lasolitude de mon logement. À quoi cela me servira-t-il ? Je teparle, tu m’écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte,mais seuls. Me comprends-tu ?

Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ontl’illusion du bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misèresolitaire, ils n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autrecontact que celui des coudes, sans autre joie que l’égoïstesatisfaction de comprendre, de voir, de deviner et de souffrir sansfin de la connaissance de notre éternel isolement.

Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas ?

Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il mesemble que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrainsombre, dont je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas lafin, et qui n’a point de bout, peut-être ! J’y vais sanspersonne avec moi, sans personne autour de moi, sans personne devivant faisant cette même route ténébreuse. Ce souterrain, c’est lavie. Parfois j’entends des bruits, des voix, des cris… je m’avanceà tâtons vers ces rumeurs confuses. Mais je ne sais jamais au justed’où elles partent ; je ne rencontre jamais personne, je netrouve jamais une autre main dans ce noir qui m’entoure. Mecomprends-tu ?

Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.

Musset s’est écrié :

Qui vient ? Qui m’appelle ? Personne.

Je suis seul. – C’est 1 heure qui sonne,

Ô solitude ! – Ô pauvreté !

Mais, chez lui, ce n’était là qu’un doute passager, et non pasune certitude définitive, comme chez moi. Il était poète ; ilpeuplait la vie de fantômes, de rêves. Il n’était jamais vraimentseul. – Moi, je suis seul !

Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parcequ’il était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amiecette phrase désespérante : « Nous sommes tous dans un désert.Personne ne comprend personne. »

Non, personne ne comprend personne, quoi qu’on pense, quoi qu’ondise, quoi qu’on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans cesétoiles que voilà, jetées comme une graine de feu à traversl’espace, si loin que nous apercevons seulement la clarté dequelques-unes, alors que l’innombrable armée des autres est perduedans l’infini, si proches qu’elles forment peut-être un tout, commeles molécules d’un corps ?

Eh bien, l’homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans unautre homme. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que ces astres,plus isolés surtout, parce que la pensée est insondable.

Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlementdes êtres que nous ne pouvons pénétrer ! Nous nous aimons lesuns les autres comme si nous étions enchaînés, tout près, les brastendus, sans parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’unionnous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nosabandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintesimpuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler,nos élans de l’un vers l’autre ne font que nous heurter l’un àl’autre.

Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur àquelque ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissableobstacle. Il est là, cet homme ; je vois ses yeux clairs surmoi ! mais son âme, derrière eux, je ne la connais point. Ilm’écoute. Que pense-t-il ? Oui, que pense-t-il ? Tu necomprends pas ce tourment ? Il me hait peut-être ? ou meméprise ? ou se moque de moi ? Il réfléchit à ce que jedis, il me juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ousot. Comment savoir ce qu’il pense ? Comment savoir s’ilm’aime comme je l’aime ? et ce qui s’agite dans cette petitetête ronde ? Quel mystère que la pensée inconnue d’un être, lapensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni connaître, niconduire, ni dominer, ni vaincre !

Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutesles portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je gardeau fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi où personne nepénètre. Personne ne peut le découvrir, y entrer, parce quepersonne ne me ressemble, parce que personne ne comprendpersonne.

Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi ? Non, tu mejuges fou ! tu m’examines, tu te gardes de moi ! Tu tedemandes : « Qu’est-ce qu’il a, ce soir ? » Mais si tuparviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible et subtilesouffrance, viens-t’en me dire seulement : Je t’ai compris !et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.

Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir masolitude.

Misère ! misère ! Comme j’ai souffert par elles, parcequ’elles m’ont donné souvent, plus que les hommes, l’illusion den’être pas seul !

Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Unefélicité surhumaine vous envahit ! Sais-tu pourquoi ?Sais-tu d’où vient cette sensation d’immense bonheur ? C’estuniquement parce qu’on s’imagine n’être plus seul. L’isolement,l’abandon de l’être humain paraît cesser. Quelle erreur !

Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amourqui ronge notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge duRêve.

Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cetêtre à longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nousaffole. Quel délire égare notre esprit ! Quelle illusion nousemporte !

Elle et moi, nous n’allons plus faire qu’un tout à l’heure,semble-t-il ? Mais ce tout à l’heure n’arrive jamais, et,après des semaines d’attente, d’espérance et de joie trompeuse, jeme retrouve tout à coup, un jour, plus seul que je ne l’avaisencore été.

Après chaque baiser, après chaque étreinte, l’isolements’agrandit. Et comme il est navrant, épouvantable !

Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit :

Les caresses ne sont que d’inquiets transports,

Infructueux essais du pauvre amour qui tente

L’impossible union des âmes par les corps…

Et puis, adieu. C’est fini. C’est à peine si on reconnaît cettefemme qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dontnous n’avons jamais connu la pensée intime et banale sansdoute !

Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieuxdes êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes lesaspirations, on était descendu jusqu’au profond de son âme, un mot,un seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait,comme un éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.

Et pourtant, ce qu’il y a encore de meilleur au monde, c’est depasser un soir auprès d’une femme qu’on aime, sans parler, heureuxpresque complètement par la seule sensation de sa présence. Nedemandons pas plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.

Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus àpersonne ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Mesachant condamné à l’horrible solitude, je regarde les choses, sansjamais émettre mon avis. Que m’importent les opinions, lesquerelles, les plaisirs, les croyances ! Ne pouvant rienpartager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée,invisible, demeure inexplorée. J’ai des phrases banales pourrépondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit :« oui », quand je ne veux même pas prendre la peine de parler.

Me comprends-tu ?

Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’arc de triomphede l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de laConcorde, car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutantencore beaucoup d’autres choses dont je ne me souviens plus.

Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le hautobélisque de granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, aumilieu des étoiles, son long profil égyptien, monument exilé,portant au flanc l’histoire de son pays écrite en signes étranges,mon ami s’écria :

– Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.

Puis il me quitta sans ajouter un mot.

Était-il gris ? Était-il fou ? Était-il sage ? Jene le sais encore. Parfois il me semble qu’il avait raison ;parfois il me semble qu’il avait perdu l’esprit.

Chapitre 16Au bord du lit

Un grand feu flambait dans l’âtre. Sur la table japonaise, deuxtasses à thé se faisaient face, tandis que la théière fumait à côtécontre le sucrier flanqué du carafon de rhum.

Le comte de Sallure jeta son chapeau, ses gants et sa fourruresur une chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie debal, rajustait un peu ses cheveux devant la glace. Elle se souriaitaimablement à elle-même en tapotant, du bout de ses doigts fins etluisants de bagues, les cheveux frisés des tempes. Puis elle setourna vers son mari. Il la regardait depuis quelques secondes, etsemblait hésiter comme si une pensée intime l’eût gêné.

Enfin il dit :

– Vous a-t-on assez fait la cour, ce soir ?

Elle le considéra dans les yeux, le regard allumé d’une flammede triomphe et de défi, et répondit :

– Je l’espère bien !

Puis elle s’assit à sa place. Il se mit en face d’elle et repriten cassant une brioche.

– C’en était presque ridicule… pour moi ?

Elle demanda : – Est-ce une scène ? avez-vous l’intentionde me faire des reproches ?

– Non, ma chère amie, je dis seulement que ce M. Burel a étépresque inconvenant auprès de vous. Si… si… si j’avais eu desdroits… je me serais fâché.

– Mon cher ami, soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’huicomme vous pensiez l’an dernier, voilà tout. Quand j’ai su que vousaviez une maîtresse, une maîtresse que vous aimiez, vous ne vousoccupiez guère si on me faisait ou si on ne me faisait pas la cour.Je vous ai dit mon chagrin, j’ai dit, comme vous ce soir, mais avecplus de raison : Mon ami, vous compromettez madame de Servy, vousme faites de la peine et vous me rendez ridicule. Qu’avez-vousrépondu ? Oh ! vous m’avez parfaitement laissé entendreque j’étais libre, que le mariage, entre gens intelligents, n’étaitqu’une association d’intérêts, un lien social, mais non un lienmoral. Est-ce vrai ? Vous m’avez laissé comprendre que votremaîtresse était infiniment mieux que moi, plus séduisante, plusfemme ! Vous avez dit : plus femme. Tout cela était entouré,bien entendu, de ménagements d’homme bien élevé, enveloppé decompliments, énoncé avec une délicatesse à laquelle je rendshommage. Je n’en ai pas moins parfaitement compris.

Il a été convenu que nous vivrions désormais ensemble, maiscomplètement séparés. Nous avions un enfant qui formait entre nousun trait d’union.

Vous m’avez presque laissé deviner que vous ne teniez qu’auxapparences, que je pouvais, s’il me plaisait, prendre un amantpourvu que cette liaison restât secrète. Vous avez longuementdisserté, et fort bien, sur la finesse des femmes, sur leurhabileté pour ménager les convenances, etc., etc.

J’ai compris, mon ami, parfaitement compris. Vous aimiez alorsbeaucoup, beaucoup madame de Servy, et ma tendresse légitime, matendresse légale vous gênait. Je vous enlevais, sans doute,quelques-uns de vos moyens. Nous avons, depuis lors, vécu séparés.Nous allons dans le monde ensemble, nous en revenons ensemble, puisnous rentrons chacun chez nous.

Or, depuis un mois ou deux, vous prenez des allures d’hommejaloux. Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Ma chère amie, je ne suis point jaloux, mais j’ai peur de vousvoir vous compromettre. Vous êtes jeune, vive, aventureuse…

– Pardon, si nous parlons d’aventures, je demande à faire labalance entre nous.

– Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami,en ami sérieux. Quant à tout ce que vous venez de dire, c’estfortement exagéré.

– Pas du tout. Vous avez avoué, vous m’avez avoué votre liaison,ce qui équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Je nel’ai pas fait…

– Permettez…

– Laissez-moi donc parler. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai pointd’amant, et je n’en ai pas eu… jusqu’ici. J’attends… je cherche… jene trouve pas. Il me faut quelqu’un de bien… de mieux que vous…C’est un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de leremarquer.

– Ma chère, toutes ces plaisanteries sont absolumentdéplacées.

– Mais je ne plaisante pas le moins du monde. Vous m’avez parlédu dix-huitième siècle, vous m’avez laissé entendre que vous étiezrégence. Je n’ai rien oublié. Le jour où il me conviendra de cesserd’être ce que je sais, vous aurez beau faire, entendez-vous, vousserez, sans même vous en douter… cocu comme d’autres.

– Oh !… pouvez-vous prononcer de pareils mots ?

– De pareils mots !… Mais vous avez ri comme un fou quandmadame de Gers a déclaré que M. de Servy avait l’air d’un cocu à larecherche de ses cornes.

– Ce qui peut paraître drôle dans la bouche de madame de Gersdevient inconvenant dans la vôtre.

– Pas du tout. Mais vous trouvez très plaisant le mot cocu quandil s’agit de M. de Servy, et vous le jugez fort malsonnant quand ils’agit de vous. Tout dépend du point de vue. D’ailleurs je ne tienspas à ce mot, je ne l’ai prononcé que pour voir si vous êtesmûr.

– Mûr… Pour quoi ?

– Mais pour l’être. Quand un homme se fâche en entendant direcette parole, c’est qu’il… brûle. Dans deux mois, vous rirez toutle premier si je parle d’un… coiffé. Alors… oui… quand on l’est, onne le sent pas.

– Vous êtes, ce soir, tout à fait mal élevée. Je ne vous aijamais vue ainsi.

– Ah ! voilà… j’ai changé… en mal. C’est votre faute.

– Voyons, ma chère, parlons sérieusement. Je vous prie, je voussupplie de ne pas autoriser, comme vous l’avez fait ce soir, lespoursuites inconvenantes de M. Burel.

– Vous êtes jaloux. Je le disais bien.

– Mais non, non. Seulement je désire n’être pas ridicule. Je neveux pas être ridicule. Et si je revois ce monsieur vous parlerdans les… épaules, ou plutôt entre les seins…

– Il cherchait un porte-voix.

– Je… je lui tirerai les oreilles.

– Seriez-vous amoureux de moi, par hasard ?

– On le pourrait être de femmes moins jolies.

– Tiens, comme vous voilà ! C’est que je ne suis plusamoureuse de vous, moi !

Le comte s’est levé. Il fait le tour de la petite table, et,passant derrière sa femme, lui dépose vivement un baiser sur lanuque. Elle se dresse d’une secousse, et, le regardant au fond desyeux :

– Plus de ces plaisanteries-là, entre nous, s’il vous plaît.Nous vivons séparés. C’est fini.

– Voyons, ne vous fâchez pas. Je vous trouve ravissante depuisquelque temps.

– Alors… alors… c’est que j’ai gagné. Vous aussi… vous metrouvez… mûre.

– Je vous trouve ravissante, ma chère ; vous avez des bras,un teint, des épaules…

– Qui plairaient à M. Burel.

– Vous êtes féroce. Mais là… vrai… je ne connais pas de femmeaussi séduisante que vous.

– Vous êtes à jeun.

– Hein ?

– Je dis : Vous êtes à jeun.

– Comment ça ?

– Quand on est à jeun, on a faim, et quand on a faim, on sedécide à manger des choses qu’on n’aimerait point à un autremoment. Je suis le plat… négligé jadis que vous ne seriez pas fâchéde vous mettre sous la dent… ce soir.

– Oh ! Marguerite ! Qui vous a appris à parler commeça ?

– Vous ! Voyons : depuis votre rupture avec madame deServy, vous avez eu, à ma connaissance, quatre maîtresses, descocottes celles-là, des artistes, dans leur partie. Alors, commentvoulez-vous que j’explique autrement que par un jeûne momentanévos… velléités de ce soir.

– Je serai franc et brutal, sans politesse. Je suis redevenuamoureux de vous. Pour de vrai, très fort. Voilà.

– Tiens, tiens. Alors vous voudriez… recommencer ?

– Oui, madame.

– Ce soir !

– Oh ! Marguerite !

– Bon. Vous voilà encore scandalisé. Mon cher, entendons-nous.Nous ne sommes plus rien l’un à l’autre, n’est-ce pas ? Jesuis votre femme, c’est vrai, mais votre femme – libre. J’allaisprendre un engagement d’un autre côté, vous me demandez lapréférence. Je vous la donnerai… à prix égal.

– Je ne comprends pas.

– Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes ?Soyez franc.

– Mille fois mieux.

– Mieux que la mieux ?

– Mille fois.

– Eh bien, combien vous a-t-elle coûté, la mieux, en troismois ?

– Je n’y suis plus.

– Je dis : combien vous a coûté, en trois mois, la pluscharmante de vos maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners,théâtre, etc., entretien complet, enfin ?

– Est-ce que je sais, moi ?

– Vous devez savoir. Voyons, un prix moyen, modéré. Cinq millefrancs par mois : est-ce à peu près juste ?

– Oui… à peu près.

– Eh bien, mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille francset je suis à vous pour un mois, à compter de ce soir.

– Vous êtes folle.

– Vous le prenez ainsi ; bonsoir.

La comtesse sort, et entre dans sa chambre à coucher. Le lit estentr’ouvert. Un vague parfum flotte, imprègne les tentures.

Le comte apparaissant à la porte :

– Ça sent très bon, ici.

– Vraiment ?… Ça n’a pourtant pas changé. Je me serstoujours de peau d’Espagne.

– Tiens, c’est étonnant… ça sent très bon.

– C’est possible. Mais vous faites-moi le plaisir de vous enaller parce que je vais me coucher.

– Marguerite !

– Allez-vous-en !

Il entre tout à fait et s’assied dans un fauteuil.

La comtesse : – Ah ! c’est comme ça. Eh bien, tant pis pourvous.

Elle ôte son corsage de bal lentement, dégageant ses bras nus etblancs. Elle les lève au-dessus de sa tête pour se décoiffer devantla glace ; et, sous une mousse de dentelle, quelque chose derosé apparaît au bord du corset de soie noire.

Le comte se lève vivement et vient vers elle.

La comtesse : – Ne m’approchez pas, ou je me fâche !…

Il la saisit à pleins bras et cherche ses lèvres.

Alors, elle, se penchant vivement, saisit sur sa toilette unverre d’eau parfumée pour sa bouche, et, par-dessus l’épaule, lelance en plein visage de son mari.

Il se relève, ruisselant d’eau, furieux, murmurant :

– C’est stupide.

– Ça se peut… Mais vous savez mes conditions : Cinq millefrancs.

– Mais ce serait idiot !…

– Pourquoi ça !

– Comment, pourquoi ? Un mari, payer pour coucher avec safemme !…

– Oh !… quels vilains mots vous employez !

– C’est possible. Je répète que ce serait idiot de payer safemme, sa femme légitime.

– Il est bien plus bête, quand on a une femme légitime, d’allerpayer des cocottes.

– Soit, mais je ne veux pas être ridicule.

La comtesse s’est assise sur une chaise longue. Elle retirelentement ses bas en les retournant comme une peau de serpent. Sajambe rose sort de la gaine de soie mauve, et le pied mignon sepose sur le tapis.

Le comte s’approche un peu et d’une voix tendre :

– Quelle drôle d’idée vous avez là ?

– Quelle idée ?

– De me demander cinq mille francs.

– Rien de plus naturel. Nous sommes étrangers l’un à l’autre,n’est-ce pas ? Or vous me désirez. Vous ne pouvez pasm’épouser puisque nous sommes mariés. Alors vous m’achetez, un peumoins peut-être qu’une autre.

Or, réfléchissez. Cet argent, au lieu d’aller chez une gueusequi en ferait je ne sais quoi, restera dans votre maison, dansvotre ménage. Et puis, pour un homme intelligent, est-il quelquechose de plus amusant, de plus original que de se payer sa proprefemme. On n’aime bien, en amour illégitime, que ce qui coûte cher,très cher. Vous donnez à notre amour… légitime, un prix nouveau,une saveur de débauche, un ragoût de… polissonnerie en le… tarifantcomme un amour coté. Est-ce pas vrai ?

Elle s’est levée presque nue et se dirige vers un cabinet detoilette.

– Maintenant, monsieur, allez-vous-en, ou je sonne ma femme dechambre.

Le comte debout, perplexe, mécontent, la regarde, et,brusquement, lui jetant à la tête son portefeuille :

– Tiens, gredine, en voilà six mille… Mais tu sais ?…

La comtesse ramasse l’argent, le compte, et d’une voix lente:

– Quoi ?

– Ne t’y accoutume pas.

Elle éclate de rire, et allant vers lui :

– Chaque mois, cinq mille, monsieur, ou bien je vous renvoie àvos cocottes. Et même si… si vous êtes content… je vous demanderaide l’augmentation.

Chapitre 17Petit soldat

Chaque dimanche, sitôt qu’ils étaient libres, les deux petitssoldats se mettaient en marche.

Ils tournaient à droite en sortant de la caserne, traversaientCourbevoie à grands pas rapides, comme s’ils eussent fait unepromenade militaire ; puis, dès qu’ils avaient quitté lesmaisons, ils suivaient, d’une allure plus calme, la grand’routepoussiéreuse et nue qui mène à Bezons.

Ils étaient petits, maigres, perdus dans leur capote trop large,trop longue, dont les manches couvraient leurs mains, gênés par laculotte rouge, trop vaste, qui les forçait à écarter les jambespour aller vite. Et sous le shako raide et haut, on ne voyait plusqu’un rien du tout de figure, deux pauvres figures creuses deBretons, naïves, d’une naïveté presque animale, avec des yeux bleusdoux et calmes.

Ils ne parlaient jamais durant le trajet, allant devant eux,avec la même idée en tête, qui leur tenait lieu de causerie, carils avaient trouvé, à l’entrée du petit bois des Champioux, unendroit leur rappelant leur pays, et ils ne se sentaient bien quelà.

Au croisement des routes de Colombes et de Chatou, comme onarrivait sous les arbres, ils ôtaient leur coiffure qui leurécrasait la tête, et ils s’essuyaient le front.

Ils s’arrêtaient toujours un peu sur le pont de Bezons pourregarder la Seine. Ils demeuraient là, deux ou trois minutes,courbés en deux, penchés sur le parapet ; ou bien ilsconsidéraient le grand bassin d’Argenteuil où couraient les voilesblanches et inclinées des clippers, qui, peut-être, leurremémoraient la mer bretonne, le port de Vannes dont ils étaientvoisins, et les bateaux pêcheurs s’en allant à travers le Morbihan,vers le large.

Dès qu’ils avaient franchi la Seine, ils achetaient leursprovisions chez le charcutier, le boulanger et le marchand de vindu pays. Un morceau de boudin, quatre sous de pain et un litre depetit bleu constituaient leurs vivres emportés dans leursmouchoirs. Mais, aussitôt sortis du village, ils n’avançaient plusqu’à pas très lents et ils se mettaient à parler.

Devant eux, une plaine maigre, semée de bouquets d’arbres,conduisait au bois, au petit bois qui leur avait paru ressembler àcelui de Kermarivan. Les blés et les avoines bordaient l’étroitchemin perdu dans la jeune verdure des récoltes, et Jean Kerderendisait chaque fois à Luc Le Ganidec :

– C’est tout comme auprès de Plounivon.

– Oui, c’est tout comme.

Ils s’en allaient, côte à côte, l’esprit plein de vaguessouvenirs du pays, plein d’images réveillées, d’images naïves commeles feuilles coloriées d’un sou. Ils revoyaient un coin de champ,une haie, un bout de lande, un carrefour, une croix de granit.

Chaque fois aussi, ils s’arrêtaient auprès d’une pierre quibornait une propriété, parce qu’elle avait quelque chose du dolmende Locneuven.

En arrivant au premier bouquet d’arbres, Luc Le Ganideccueillait tous les dimanches une baguette, une baguette decoudrier ; il se mettait à arracher tout doucement l’écorce enpensant aux gens de là-bas.

Jean Kerderen portait les provisions.

De temps en temps, Luc citait un nom, rappelait un fait de leurenfance, en quelques mots seulement qui leur donnaient longtemps àsonger. Et le pays, le cher pays lointain les repossédait peu àpeu, les envahissait, leur envoyait, à travers la distance, sesformes, ses bruits, ses horizons connus, ses odeurs, l’odeur de lalande verte où courait l’air marin.

Ils ne sentaient plus les exhalaisons du fumier parisien dontsont engraissées les terres de la banlieue, mais le parfum desajoncs fleuris que cueille et qu’emporte la brise salée du large.Et les voiles des canotiers, apparues au-dessus des berges, leursemblaient les voiles des caboteurs, aperçues derrière la longueplaine qui s’en allait de chez eux jusqu’au bord des flots.

Ils marchaient à petits pas, Luc Le Ganidec et Jean Kerderen,contents et tristes, hantés par un chagrin doux, un chagrin lent etpénétrant de bête en cage, qui se souvient.

Et quand Luc avait fini de dépouiller la mince baguette de sonécorce, ils arrivaient au coin du bois où ils déjeunaient tous lesdimanches.

Ils retrouvaient les deux briques cachées par eux dans untaillis, et ils allumaient un petit feu de branches pour cuire leurboudin sur la pointe de leur couteau.

Et quand ils avaient déjeuné, mangé leur pain jusqu’à ladernière miette, et bu leur vin jusqu’à la dernière goutte, ilsdemeuraient assis dans l’herbe, côte à côte, sans rien dire, lesyeux au loin, les paupières lourdes, les doigts croisés comme à lamesse, leurs jambes rouges allongées à côté des coquelicots duchamp ; et le cuir de leurs shakos et le cuivre de leursboutons luisaient sous le soleil ardent, faisaient s’arrêter lesalouettes qui chantaient en planant sur leurs têtes.

Vers midi, ils commençaient à tourner leurs regards de temps entemps du côté du village de Bezons, car la fille à la vache allaitvenir.

Elle passait devant eux tous les dimanches pour aller traire etremiser sa vache, la seule vache du pays qui fût à l’herbe, et quipâturait une étroite prairie sur la lisière du bois, plus loin.

Ils apercevaient bientôt la servante, seul être humain marchantà travers la campagne, et ils se sentaient réjouis par les refletsbrillants que jetait le seau de fer blanc sous la flamme du soleil.Jamais ils ne parlaient d’elle. Ils étaient seulement contents dela voir, sans comprendre pourquoi.

C’était une grande fille vigoureuse, rousse et brûlée parl’ardeur des jours clairs, une grande fille hardie de la campagneparisienne.

Une fois, en les revoyant assis à la même place, elle leur dit:

– Bonjour… vous v’nez donc toujours ici ?

Luc Le Ganidec, plus osant, balbutia :

– Oui, nous v’nons au repos.

Ce fut tout. Mais, le dimanche suivant, elle rit en lesapercevant, elle rit avec une bienveillance protectrice de femmedégourdie qui sentait leur timidité, et elle demanda :

– Que qu’vous faites comme ça ? C’est-il qu’vous r’gardezpousser l’herbe ?

Luc égayé sourit aussi : P’téte ben.

Elle reprit : Hein ! Ça va pas vite.

Il répliqua, riant toujours : – Pour ça, non.

Elle passa. Mais en revenant avec son seau plein de lait, elles’arrêta encore devant eux, et leur dit :

En voulez-vous une goutte ? Ça vous rappellera l’pays.

Avec son instinct d’être de même race, loin de chez elle aussipeut-être, elle avait deviné et touché juste.

Ils furent émus tous les deux. Alors elle fit couler un peu delait, non sans peine, dans le goulot du litre de verre où ilsapportaient leur vin ; et Luc but le premier, à petitesgorgées, en s’arrêtant à tout moment pour regarder s’il nedépassait point sa part. Puis il donna la bouteille à Jean.

Elle demeurait debout devant eux, les mains sur ses hanches, sonseau par terre à ses pieds, contente du plaisir qu’elle leurfaisait.

Puis elle s’en alla, en criant : – Allons, adieu ; àdimanche !

Et ils suivirent des yeux, aussi longtemps qu’ils purent lavoir, sa haute silhouette qui s’en allait, qui diminuait, quisemblait s’enfoncer dans la verdure des terres.

Quand ils quittèrent la caserne, la semaine d’après, Jean dit àLuc :

– Faut-il pas li acheter qué que chose de bon ?

Et ils demeurèrent fort embarrassés devant le problème d’unefriandise à choisir pour la fille à la vache.

Luc opinait pour un morceau d’andouille, mais Jean préférait desberlingots, car il aimait les sucreries. Son avis l’emporta et ilsprirent, chez un épicier, pour deux sous de bonbons blancs etrouges.

Ils déjeunèrent plus vite que de coutume, agités parl’attente.

Jean l’aperçut le premier : « La v’là », dit-il. Luc reprit : «Oui. La v’là. »

Elle riait de loin en les voyant, elle cria :

– Ça va-t-il comme vous voulez ?

Ils répondirent ensemble :

– Et de vot’part ?

Alors elle causa, elle parla de choses simples qui lesintéressaient, du temps, de la récolte, de ses maîtres.

Ils n’osaient point offrir leurs bonbons qui fondaient doucementdans la poche de Jean.

Luc enfin s’enhardit et murmura :

– Nous vous avons apporté quelque chose.

Elle demanda : – Qué’que c’est donc ?

Alors Jean, rouge jusqu’aux oreilles, atteignit le mince cornetde papier et le lui tendit.

Elle se mit à manger les petits morceaux de sucre qu’elleroulait d’une joue à l’autre et qui faisaient des bosses sous lachair. Les deux soldats, assis devant elle, la regardaient, émus etravis.

Puis elle alla traire sa vache, et elle leur donna encore dulait en revenant.

Ils pensèrent à elle toute la semaine, et ils en parlèrentplusieurs fois. Le dimanche suivant, elle s’assit à côté d’eux pourdeviser plus longtemps, et tous les trois, côte à côte, les yeuxperdus au loin, les genoux enfermés dans leurs mains croisées, ilsracontèrent des menus faits et des menus détails des villages oùils étaient nés, tandis que la vache, là-bas, voyant arrêtée enroute la servante, tendait vers elle sa lourde tête aux naseauxhumides, et mugissait longuement pour l’appeler.

La fille accepta bientôt de manger un morceau avec eux et deboire un petit coup de vin. Souvent, elle leur apportait des prunesdans sa poche ; car la saison des prunes était venue. Saprésence dégourdissait les deux petits soldats bretons quibavardaient comme deux oiseaux.

Or, un mardi, Luc Le Ganidec demanda une permission, ce qui nelui arrivait jamais, et il ne rentra qu’à dix heures du soir.

Jean, inquiet, cherchait en sa tête pour quelle raison soncamarade avait bien pu sortir ainsi.

Le vendredi suivant, Luc, ayant emprunté dix sous à son voisinde lit, demanda encore et obtint l’autorisation de quitter pendantquelques heures.

Et quand il se mit en route avec Jean pour la promenade dudimanche, il avait l’air tout drôle, tout remué, tout changé.Kerderen ne comprenait pas, mais il soupçonnait vaguement quelquechose, sans deviner ce que ça pouvait être.

Ils ne dirent pas un mot jusqu’à leur place habituelle, dont ilsavaient usé l’herbe à force de s’asseoir au même endroit ; etils déjeunèrent lentement. Ils n’avaient faim ni l’un nil’autre.

Bientôt la fille apparut. Ils la regardaient venir comme ilsfaisaient tous les dimanches. Quand elle fut tout près, Luc se levaet fit deux pas. Elle posa son seau par terre, et l’embrassa. Ellel’embrassa fougueusement, en lui jetant ses bras au cou, sanss’occuper de Jean, sans songer qu’il était là, sans le voir.

Et il demeurait éperdu, lui, le pauvre Jean, si éperdu qu’il necomprenait pas, l’âme bouleversée, le cœur crevé, sans se rendrecompte encore.

Puis, la fille s’assit à côté de Luc, et ils se mirent àbavarder.

Jean ne les regardait pas, il devinait maintenant pourquoi soncamarade était sorti deux fois pendant la semaine, et il sentait enlui un chagrin cuisant, une sorte de blessure, ce déchirement quefont les trahisons.

Luc et la fille se levèrent pour aller ensemble remiser lavache.

Jean les suivit des yeux. Il les vit s’éloigner côte à côte. Laculotte rouge de son camarade faisait une tache éclatante dans lechemin. Ce fut Luc qui ramassa le maillet et frappa sur le pieu quiretenait la bête.

La fille se baissa pour la traire, tandis qu’il caressait d’unemain distraite l’échine coupante de l’animal. Puis ils laissèrentle seau dans l’herbe et ils s’enfoncèrent sous le bois.

Jean ne voyait plus rien que le mur de feuilles où ils étaiententrés ; et il se sentait si troublé que, s’il avait essayé dese lever, il serait tombé sur place assurément. Il demeuraitimmobile, abruti d’étonnement et de souffrance, d’une souffrancenaïve et profonde. Il avait envie de pleurer, de se sauver, de secacher, de ne plus voir personne jamais.

Tout à coup, il les aperçut qui sortaient du taillis. Ilsrevinrent doucement en se tenant par la main, comme font les promisdans les villages. C’était Luc qui portait le seau.

Ils s’embrassèrent encore avant de se quitter, et la fille s’enalla après avoir jeté à Jean un bonsoir amical et un sourired’intelligence. Elle ne pensa point à lui offrir du lait cejour-là.

Les deux petits soldats demeurèrent côte à côte, immobiles commetoujours, silencieux et calmes, sans que la placidité de leurvisage montrât rien de ce qui troublait leur cœur. Le soleiltombait sur eux. La vache, parfois, mugissait en les regardant deloin.

À l’heure ordinaire, ils se levèrent pour revenir.

Luc épluchait une baguette. Jean portait le litre vide. Il ledéposa chez le marchand de vin de Bezons. Puis ils s’engagèrent surle pont, et, comme chaque dimanche, ils s’arrêtèrent au milieu,afin de regarder couler l’eau quelques instants.

Jean se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustradede fer, comme s’il avait vu dans le courant quelque chose quil’attirait. Luc lui dit : « C’est-il que tu veux y boire uncoup ? » Comme il prononçait le dernier mot, la tête de Jeanemporta le reste, les jambes enlevées décrivirent un cercle enl’air, et le petit soldat bleu et rouge tomba d’un bloc, entra etdisparut dans l’eau.

Luc, la gorge paralysée d’angoisse, essayait en vain de crier.Il vit plus loin quelque chose remuer ; puis la tête de soncamarade surgit à la surface du fleuve, pour y rentreraussitôt.

Plus loin encore, il aperçut, de nouveau, une main, une seulemain qui sortit de la rivière, et y replongea. Ce fut tout.

Les mariniers accourus ne retrouvèrent point le corps cejour-là.

Luc revint seul à la caserne, en courant, la tête affolée, et ilraconta l’accident, les yeux et la voix pleins de larmes, et semouchant coup sur coup : « Il se pencha… il se… il se pencha… sibien… si bien que la tête fit culbute… et… et… le v’là qui tombe…qui tombe… »

Il ne put en dire plus long, tant l’émotion l’étranglait. – S’ilavait su…

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