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Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

d’ Etienne-Gabriel Morelly

 

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE À LA SULTANEREINE.

 

TA HAUTESSE, Magnifique Sultane, Incomparable Houri  du Monarque des Musulmans, m’a fait commander de traduire les Ouvrages inestimables du Philosophe la Lumière de l’Inde, le plus sage de tous les Visirs.

Je me suis incliné avec respect devant ses ordres ; j’en ai porté le seau sur mon front & sur ma poitrine. Tu as voulu voir les beautés ravissantes de ce Poëmedivin, travesties à la Françoise. Quelle gloire pour ma Nation& pour ma Langue, de servir d’interprète aux nobles amusemens auxquels ta grande ame se livre dans ces jardins délicieux, où tu brilles au milieu d’une foule de Graces, comme l’Astre, emblême de cet Empire, entre les célestes flambeaux !

Je ne sais, Souveraine de tant de Nations, si j’aurai dignement retracé les charmantes peintures de cet excellent Original.

Mais que TA HAUTESSE daigne agréer l’encens que les foibles étincelles de mon génie te brûlent sur cet autel,puisque tu veux & permets que les prémices de ce trésor précieux, ignoré depuis tant de siécles, te soient offerts par celui qui a eu le bonheur d’en faire la découverte.

Ici, suprême Aseki [2], meprosternant humblement, je baise le seuil de la sublime Porte quidérobe à nos foibles regards la lumiére trop vive de teséblouissans appas.

LETTRE À LA MÊME

Sur la vie & les Ouvrages de Pilpai, avec lesAvantures du Traducteur.

 

Tu m’ordonnes, Magnifique Sultane, derépondre, sans préambule d’ennuyeux complimens, à toutes lesquestions que tu me fais faire par ton Kislar-Aga [3], j’obéis.

J’étois à Dehli [4] au servicede Thamas-Kouli-Khan, lorsqu’il s’empara de cette riche Capitale,où bientôt une émeute imprévue, ou suscitée à dessein, fournit à cecruel usurpateur le prétexte d’assouvir la soif du sang & del’or qui le brûloit. Je n’eus heureusement aucun ordre quim’obligeât à prendre part à la sanglante & barbare exécutionqui ravagea cette malheureuse Ville ; mais je me trouvai dunombre de ceux qui furent commandés pour enlever les trésors &les meubles précieux de la Couronne. Moins empressé à ce pillage,qu’à considérer la magnificence des appartemens du Monarque Mogol,ma curiosité me conduisit dans une sale où étoit renfermée sabibliothéque, & dès l’instant je méprisai tout le reste.

Je savois la langue du Pays, & mon goûtpour l’étude m’auroit fait donner tout l’or de l’Inde pour cesrichesses de l’ame. Je parcourois à la hâte les titres de quelqueslivres ; mais je fus bientôt interrompu par une foule depillards, qui, les dépouillant brutalement de leurs couvertures enbroderie, n’en firent qu’un monceau de lambeaux. Je ramassoisquelques-uns de ces précieux débris ; j’aurois souhaité quemes forces eussent pu suffire pour les emporter tous : jem’attachai à ceux qui me paroissoient les plus curieux ; maisincertain du choix, j’en prenois un que je rejettois, puis un autreque j’abandonnois encore. Mes avides compagnons se moquoient demoi, quand l’un d’eux ayant découvert une armoire secréte, en tiraune boite d’or massif, garnie de pierreries. Il l’ouvre, & ytrouva, au milieu de quantité d’aromates dont le parfum se répanditdans la sale, des tablettes à l’Indienne manuscrites en lettresd’or. J’étois proche de lui : Docteur, me dit-il d’un tonrailleur, je ne me pique pas même de savoir lire l’inscription desRoupies d’or [5], explique-moi le titre de ce livre, jele crois de conséquence. Y ayant donc jetté les yeux, j’apperçuscette étiquette, ou plutôt cet éloge mis en forme defrontispice : Ouvrage merveilleux de l’incomparablePilpai, la perle des Philosophes de l’Indostan & de toute laterre. Plus bas étoit écrit : Ce livre contient desvérités qui ne sont pas bonnes à dire à tout le monde ; queles Sages ne prodiguent pas aux stupides ; que les Roisestiment, mais qu’ils n’écoutent pas volontiers : il n’y aqu’une ame intrépide qui se fasse gloire de les tirer del’obscurité.

Ceci fait ton éloge, Sublime Sultane, puisquetu aimes tant la lecture de ces vérités.

Au nom de Philosophe Indien, mon soldatfurieux jetta les tablettes par terre, en s’écriant :Quoi ! traiter avec tant de respect les Écrits de ce chiend’Idolâtre ! cet honneur n’appartient qu’à ceux de notre divinProphéte. À ces mots il me quitta, & me laissa ce que jen’aurois pas changé contre sa boite.

Je connoissois la réputation & le méritede ce célébre Poëte. Ses Ouvrages ont été traduits presqu’en touteslangues ; ce sont de sages lecons de l’art de regner que ceprudent Ministre Philosophe Gymnosophiste donne à son RoiDabschelin. Pour rendre ces instructions agréables, il en a faitdes fables ou dialogues entre animaux de différente espéce. Ondonne à ce livre, &, par conséquent, à son Auteur, deux milleans d’antiquité, d’autres le font plus moderne. Je ne m’arrêteraipoint ici à discuter ce point.

Je poursuis mon récit. Je me retirai dans matente avec mon précieux butin pour le contempler à loisir. Je meflattois de posséder l’original de ces fables si recherchées. Àpeine l’eus-je ouvert, que je reconnus que ce n’étoit point cela,& bientôt je me trouvai plus riche que je ne croyois. Unedissertation sur le véritable titre de ce livre, m’apprit quec’étoit un autre Poëme de Pilpai qui n’avoit point encore été rendupublic. Voici ce qu’elle contenoit :

« Le Naufrage des Islesflottantes est le véritable Homaioun-Nameh, ouLivre auguste, autrement Giavidan-Khird,c’est àdire, la Sapience de tous les tems : c’est le regne,le triomphe de la vérité, toujours une, toujours constante,toujours lumineuse malgré les efforts de l’erreur & despréjugés pour l’obscurcir ; c’est l’écueil contre lequell’instabilité, l’incertitude des fausses vertus, l’apparencefantastique des chiméres que révérent les mortels, séduits par lemensonge, viennent rompre les fragiles fondemens de leur tirannie.Ici Pilpai ne fait point parler de vils animaux, mais la vérité& la nature elles mêmes : il personifie, par uneingénieuse allégorie, ces fidéles interprétes de la Divinité ;il les fait présider au bonheur d’un vaste Empire ; par ellesil dirige les mœurs & les actions des Peuples qui l’habitent,& du Héros qui les gouverne ; il leur oppose, sousdiverses emblêmes, les vices conjurés contre elles, mais artisansde leur propre destruction. »

Le Glossateur ajoutoit que Dabschelin allant,comme il en avoit été averti en songe, pour prendre possession dutrésor que Huschanck, un de ses ancêtres, lui avoit laissé, trouvadans une caverne, avec quantité de richesses, des préceptes quePilpai lui expliqua d’abord par des fables ; mais que cePhilosophe, peu content de cette explication donnée par les organesd’un Renard, d’un Chien, d’un Loup, d’un Bœuf, d’un Oiseau, &c.s’avisa, pour donner plus de force à la vérité & à la nature,de leur faire elles-mêmes prononcer leurs oracles dans ce Poëmeadmirable.

Ce préambule flatteur me fit conjecturer quecet Ouvrage pouvoit fort bien n’être pas de celui auquel onl’attribuoit. L’on fait que quelques Auteurs, comme les Corsaires,arborent divers pavillons pour surprendre, ou pours’esquiver ; ainsi il n’est pas nouveau de voir paroître desouvrages sous un nom emprunté, soit pour en mettre les défauts àl’ombre d’une réputation étrangére, soit pour faire tomber cetteréputation même, ou enfin pour piquer par cette annonce, lacuriosité du Lecteur sottement prévenu, qui ne trouve rien de bonque ce qu’un tel a dit, & qui préféreroit les plus grandesimpertinences de ce Quidam en vogue, aux plus excellenteslecons que proféreroit une bouche inconnue. J’achevai de lire cettePiéce si bien préconisée, & je reconnus à différens traits, ouqu’elle n’étoit point de Pilpai, ou que cet Auteur avoit vêcu dansdes tems bien moins reculés. Au reste, quelque soit l’Auteur decette production, je ne la trouvai point indigne de porter un grandnom, ni des honneurs que les Princes Mogols lui rendoient. Je croismême que si Alexandre [6] goûta laharangue que lui firent les Sytes, Porus auroit achevé de leconvertir en lui envoyant ce livre. Sans doute que cet imitateurd’Achille eût délogé le Chantre de ce Héros, pour donner son belappartement [7] au Chantre Bramin ; & sil’infortuné Muhammed se fût avisé de le faire lire son Vainqueur,peut-être auroit-il adouci le cœur de ce tigre. Tout dans cet Écritrépond parfaitement à la haute idée que le Prologue s’efforce d’endonner. On y trouve une excellente morale rappellée à des principesincontestables, & revêtue des plus magnifiques ornemens del’Épopée. Cette lecture m’avoit rempli de ces pensées, &j’étois surpris que les fables du même Auteur eussent fait tant debruit, tandis que cette belle allégorie étoit demeurée enseveliedans un pompeux oubli. Mais la réflexion m’apprit bientôt que jevenois de me tromper dans mes conjectures sur la docilité de cesdeux célébres Brigands, & me fit aussi appercevoir la caused’une préférence qui me sembloit si déplacée : elle me fitsouvenir de ce que j’avois vu au premier aspect de ce livre, queles maîtres de la terre, ainsi que la plûpart des hommes, n’aimentque des vérités masquées ou apparentes, dont le langage ambigupuisse leur servir d’excuse : ils aiment un miroir faux pourrejetter sur cette glace les défauts de leurs visages, ou pour seles déguiser. Si quelquefois ils révérent la sagesse, c’est commele Fetsa, ou Décrets de certains Mouphtis, qu’on encaisseproprement sans les lire. Une fausse politique apprend aux Rois quel’homme redevenu ce qu’il devroit naturellement être, le pouvoirsouverain deviendroit inutile : ils s’imaginent que là oùregneroit l’équité naturelle, l’autorité n’étant plus qu’uneconcession volontaire de l’amour des peuples, n’auroit plus lastabilité d’un droit établi par la force & maintenu par lacrainte.

Tu m’as permis toutes ces réflexions, SublimeSultane, & tu veux que je passe à d’autres sur le génie de nosÉcrivains. Je puis dire, sans hiperbole, que chez nous les arts& les sciences expérimentales ne parviendront peut-être jamaisà un plus haut point de perfection, ou, si je me trompe à l’égarddes bornes que je mets à leurs progrès, au moins est-il certainqu’elles ne peuvent être traitées d’une maniére plus agréable &plus capable d’inspirer à la raison du goût pour la vérité. Icil’esprit libre de se livrer tout entier aux charmes de cette Belle,leurs amours ne peuvent rien produire que d’une beautéaccomplie.

Quant à la morale, la plupart de ses fondemenssont posés sur tant de faux appuis, que presque tous les édificesérigés sur ces fonds, manquent de solidité : ceux d’entre nosÉcrivains qui en sentent le foible, n’osent creuser ; lapolitique & la superstition craindroient la chute de leursmaximes tiranniques ; l’ignorance & l’imposture severroient démasquées ; d’autres se croient bonnement en terreferme, & s’étaient comme ils peuvent ; enfin, àl’exception d’un petit nombre assez courageux pour s’aider du vrai,le reste lui substitue dans ses écrits une foule d’ornemens dont ilhabille, comme il peut, les ridicules idoles qu’encense levulgaire.

Faut-il après cela s’étonner des fades leçonsque la plûpart de nos Poëtes nous débitent en termes pompeux ?Imitateurs ou copistes les uns des autres, l’un prend le Diablepour son Héros, & l’intrigue à faire manger une pomme à nospremiers Parens ; l’autre, à force de machines bizarrementajustées dans tout son Poëme, transporte un Avanturier aux IndesOrientales ; plusieurs célébrent les extravagances des vieuxPaladins ; celui-ci fait un fort honnête homme de son Héros,fort zélé pour le bien de ses Sujets, mais entiché de millepréjugés qui peuvent l’empêcher de travailler efficacement à leurbonheur, & le faire devenir la dupe du premier hipocrite ;il lui enseigne l’art de pallier les maux & les vices d’unesociété ordinaire, mais non les moyens d’en couper la racine, ni lesecret d’en perfectionner l’économie. Parlerai-je de celui quivient de chanter les barbares conquêtes des Esclaves de leurspropres Dervis [8] ? ou des leçonsfanfreluches de la Morale en falbala de cetteChronique scandaleuse [9]pretentaillée des ridicules portraits d’environ deux censsols ?

Si TA HAUTESSE ouvre nos Romans, elle n’ytrouvera presque rien capable de contenter ton esprit sublime. Icitu verras une Prude livrer de longs combats contre ceux quis’efforcent de la délivrer d’une gênante virginité ; tu luiverras étaler le pompeux galimatias qu’on nomme beauxsentimens ; dans d’autres, & presque dans tous, on sembleprendre à tâche de faire valoir toutes les capricieuses maximesqu’inventa l’humaine folie pour répandre l’amertume sur les courtsinstans de ses plaisirs : tout cela est accompagné d’uneinfinité de catastrophes bien ou mal trouvées, tristes ou gaies,sanglantes ou heureuses, suivant l’imagination qui lesenfante : ailleurs on nous présente sous le nom d’allégoriemille impertinentes rêveries, dont il seroit impossible de fairel’application ; enfin, de combien de fadaises n’inonde-t-onpas le Public de nos Contrées ? Toutes semblent conspirer àmettre en honneur & en crédit ce qui fait l’opprobre de laraison, & à avilir les facultés de ce don précieux de laDivinité.

Cependant, grace au goût pour la vérité, quel’étude des Sciences a insensiblement répandu chez nous, il setrouve des génies capables d’éclairer l’Univers : quelques-unsont eu le courage de le tenter, mais le plus grand nombre, soumisen apparence à un joug qui leur ôte la liberté, n’ont, comme cesterres fertiles auxquelles on refuse la matiére d’une utilefécondité, produit au hazard rien que de propre à la retraite &la nourriture des reptiles.

Je puis donc, sans donner, suivant la coutumedes Traducteurs, des louanges outrées à mon Original, demander ceque sont, vis-à-vis de lui toutes nos rapsodies Occidentales, &dire en parodiant un ancien Poëte : MusesEuropéennes ; cessez de vanter vos Gothiques merveilles[10]

Parodie de ce Vers de Martial :

Barbara Pyramidum sileantmiracula…].

Je quitte, Puissante Aseki, des réflexionsdéja trop longues pour passer à mes propres Avantures quideviennent interessantes, puisque TA HAUTESSE m’en ordonne lerécit : peut-être la singularité des événemens qui m’ontprocuré l’honneur de devenir ton interpréte, t’amusera-t-elle.

 

Avantures du Traducteur.

Destiné, par ma naissance, au métier desarmes, dès que je fus en âge de les porter, j’en fisl’apprentissage sous un de mes parens qui commandoit un vaisseau deRoi : il étoit d’une Escadre qui avoit ordre d’escorter desMarchands qui alloient sur les côtes d’Afrique, faire le commercedes Négres. Dans ce Pays barbare le Prince vend ses Sujets, &le Pere ses propres enfans. Comme nos jeunes gens du bel air, quenous nommons Petits Maîtres, ont pris goût à se faireservir par cette espéce enfumée, je demandai la permission à monParent de me mettre à la mode : je fis donc emplette d’unjeune Négre de treize à quatorze ans, qui me paroissoit d’unehumeur fort gentille : c’étoit un très-beau garcon dans sonpays, c’est-à-dire, l’Antipode de la beauté Européenne ; sonadresse, sa facilité à apprendre notre langue, l’attachement qu’iltémoignoit pour son nouveau Maître, me le firent prendre enamitié ; mais je pensai le perdre pendant le trajet que nousfimes au retour de notre expédition. Nous avions relâché àl’embouchure d’une riviere pendant un calme qui nousarrêtoit ; la chaleur & l’eau douce inviterent plusieursde L’Équipage à prendre le bain ; mon Esclave s’y jetta commeles autres ; nous les regardions de dessus le pont ;& j’allois moi-même les imiter, lorsque nous les vimes en fortmauvaise compagnie. Plusieurs Requiens ou chiens de mer s’étoientmis de la partie : ces poissons monstrueux sont fort friandsde chair humaine ; mais comme ils ont la machoire inférieureplacée fort bas sous un long bec ou museau, ils ne peuvent guèresaisir leur proie que lorsqu’elle sort de l’eau ; aussi nel’attaquent-ils ordinairement que dans cet instant : tantqu’un homme nage, ils rodent autour de lui & le suivent sansmarquer aucun mauvais dessein ; il faut donc, pour échapper àleur triple rangée de dents fort tranchantes, se faire enlever avecune extrême promptitude. Nous jettames pour cela des cordages à nosgens ; ils s’en lierent, & nous les sauvames heureusementde ce pressant danger, à l’exception de mon pauvre Esclave, quin’ayant pas assez été tiré assez vite, fut atteint entre les jambespar un de ces furieux poissons, légérement, à la vérité, mais assezcruellement pour y laisser toutes les distinctions de son sexe. Laforce de son temperament, les soins que je fis prendre de saguérison, & l’habilité du Chirurgien lui sauverent la vie. Lareconnoissance me l’attacha si fortement, qu’il me suffisoit, pourle punir de quelques fautes, de le menacer de me défaire delui.

De retour en France, quelque disgrace & ledésir de voyager, m’en firent sortir. Mon Esclave auquel j’avoisrendu la liberté, me conjura de lui permettre de ne point mequitter : j’y consentis & nous devinmes compagnons defortune.

Après avoir parcouru quelques États voisins,nous passames en Moscovie, où nous apprimes que l’on envoyoit dessecours en Perse. Thamas-Kouli-Khan s’étoit fait déclarer Régent decet Empire, après avoir fait déposer Schah-Thamas, & mis en saplace Abbas III, encore enfant. Je souhaitois de considérer de plusprès ce fameux Avanturier, dont la réputation commençoit à fairetant de bruit ; je voulois voir les plus beaux Pays de l’Asie,sans courir les risques d’un voyageur ordinaire. Je sollicitaiquelque emploi distingué dans le corps de troupes qu’on luienvoyoit, & l’obtins. L’accueil favorable que ce Général fitaux Moscovites & à ceux d’entre eux qui avoient quelque talent,m’engagea avec d’autres volontaires à rester à son service, mêmeaprès que le secours eut été retiré. Nous le suivimes donc, &dans les expéditions qui lui frayerent le chemin au Trône de sesmaîtres, & dans les conquêtes qu’il fit sur les tracesd’Alexandre le Grand, dont il se disoit l’imitateur. La premiereguerre m’enleva mon fidéle Esclave, qui fut fait prisonnier ;la seconde me rendit témoin oculaire du pillage de Dehli, & mefit possesseur du riche trésor sur lequel j’ai déja entretenu TAHAUTESSE ; enfin, la derniere guerre de Perse contre cetEmpire m’a fait subir le sort de mon Esclave.

Je fus amené dans cette Capitale avec d’autrescaptifs : le Bostangi-Bachi me prit pour travailler auxjardins du Serrail. Je passois un jour seul assez près d’uneterrasse qui répond aux appartemens de tes Esclaves, au bas delaquelle j’apperçus un papier qui paroissoit jetté à dessein :ce fut pour moi un sujet de crainte & d’espérance ;celle-ci fut la plus forte ; elle meurt la derniére dans lecœur des malheureux ; la moindre lueur favorable les séduit.Me croyant donc sans témoins, je ramassai ce papier ; ilm’apprit qu’une de tes femmes m’observoit depuis quelque tems,& m’avoit reconnu pour être de sa nation ; que desavantures assez semblables à celles de nos Romans, l’avoientconduite au Serrail : elle me prioit de tâcher de faireavertir notre Ambassadeur de sa captivité ; qu’elle étoit dansle cas de pouvoir obtenir sa liberté, appartenant à TA HAUTESSE quipeut disposer de ses Esclaves ; que ses raisons & le nomde sa famille détermineroient l’Ambassadeur à faire solliciter prèsde Toi. On promettoit pour récompense, de rompre mes fers, &,en termes généraux, quelque chose de plus flatteur, si j’étois ceque je paroissois être ; enfin, tout cela étoit signé d’un nomfort illustre, mais emprunté. On avoit pris la précaution de mejetter ce billet lorsqu’on me vit à portée de le prendre sans êtrevu ; malheureusement elle devint inutile. Je fourrai avecprécipitation ce fatal écrit dans mon sein, & me retirai àl’écart pour le lire : mais presqu’aussi-tôt dénoncé quecoupable, & aussi-tôt saisi qu’accusé, convaincu par cettepiéce autentique, qu’allois-je devenir, ô Refuge assuré desaffligés ! Sans un ordre tout-puissant de ta part, quisuspendit l’arrêt d’une mort cruelle, & prescrivit de megarder, sans me faire de mal, jusqu’à nouvel ordre ?Hélas ! Tes bontés ne firent alors qu’augmenter montourment : je ne crus mon supplice différé que pour le rendreplus terrible. Quelque tems après, la vue de Kislar-Aga, accompagnéd’une nombreuse troupe, me fit frémir. On m’avertit de me préparerà une opération qui me ravissoit à moi même sans m’ôter la vie. Onse met en devoir de l’exécuter : déja le fatal rasoir estlevé, quand une voix impérieuse en arrête le coup. La frayeurm’avoit ôté le sentiment. Revenu de mon évanouissement, je ne mevois environné que d’objets affreux, que des horreurs d’une cruelleattente. Je demande qu’on m’en délivre par une prompte mort :tout est sourd à ma voix, tout est muet, immobile ; enfin, parune révolution des plus surprenantes, j’entens prononçer magrace : le Chirurgien replie son effrayant appareil ; onme délie ; il m’ouvre la veine & me donne tous les remédescapables de dissiper & de prévenir les suites dangereuses de lafrayeur ; on me met dans une infirmerie.

Accablé de réflexions & de recherches surla cause subite de tant de précipices ouverts & refermés, jem’étois assoupi, lorsque je m’entendis éveiller par une voix quim’adressoit ce compliment en bon François : « Monsieur,me dit-elle, les traits d’un Afriquain ne sont pas faciles àreconnoître ; mais les vôtres, profondément gravés dans moncœur, ne s’en sont point effacés : reconnoissez votre ancienEsclave : le ciel favorable semble vous avoir conduit dans ceslieux pour me procurer le bonheur de vous prouver mareconnoissance : que je m’estime heureux de me voir à portéede vous servir utilement ! » C’étoit le Kislar-Aga enpersonne qui me tenoit ce discours. Un stupide étonnement mefaisoit croire que je rêvois, quand saisissant une de mes mains, ill’arrosa de larmes de joie. Je me jettai précipitamment à soncol : ô mon cher Libérateur ! m’écriai-je, est-ce doncvous que je retrouve ? est-ce à vous à qui je dois ce quemille vies ne pourroient acquitter ? Vous ne me devez rien,reprit-il : les efforts de mon zéle auroient été vains sansles bontés de la Souveraine de cet Empire. Après nous être dit toutce que l’amitié ne se lasse point de redire, après tous lesépanchemens de cœur les plus vifs : Racontez-moi, je vousprie, lui dis-je, par quel miracle vous vous trouvez aujourd’huimon Ange tutélaire. Je ne suis pas seul, répondit-il ; maisattendez, mon cher ancien maître, il faut que je vous informe descirconstances qui m’ont acheminé à cet heureux événement. Ilcontinua donc ainsi.

Lorsque je fus fait prisonnier, le Chef duparti qui m’enleva, ayant reconnu mes qualités naturelles &acquises [11], ajouta-t-il en riant, me destina pourle Serail de SA HAUTESSE ; mes services ont été agréables ànotre Sublime Sultan ; il m’a élevé au poste où je suis. Moinsgardien de la porte sacrée des appartemens de la Suprême Aseki, quedestiné exécuter ses ordres, elle me commanda de lui acheterquelques livres François & une Esclave de cette nation, qu’elleaime beaucoup. J’allai pour cela chez un marchand du Serrail ;il me présenta une fille, laquelle, à ce qu’il me raconta, s’étoitéchappée d’un Couvent où ses parens la retenoient de force ;espérant rejoindre son Amant, qu’elle croyoit encore enItalie ; elle s’étoit déguisée & embarquée à Marseille. Ilme rapporta qu’à l’attaque du vaisseau qu’il avoit pris, elle avoitfait paroître une valeur qui l’auroit fait prendre pour un homme,si l’usage de dépouiller les Esclaves, n’avoit découvert son sexe.Ce vieux Corsaire avare m’assuroit, pour faire valoir samarchandise, qu’il la croyoit encore vierge, & qu’il n’avoirjamais rien vû de si beau. Effectivement, l’accablante tristessequi paroissoit sur son visage, n’en avoit presque point altéré lescharmes. Je fus touché du sort d’une des compatriotes du maître,dont le souvenir m’étoit toujours cher. J’aurois voulu, enl’arrachant des mains de son ravisseur, pouvoir lui rendre laliberté ; mais j’étois accompagné & observé par des yeuxjaloux de mon élévation, qui n’auroient pas manqué de me faire uncrime de cette démarche ; pour profiter de ma disgrace. Voussavez qu’à cette redoutable Porte les moindres fautes sontcapitales : d’un autre côté, achetant cette Belle, jecraignois de causer de l’ombrage, & d’indisposer contre moinotre Sublime Sultane : mais réfléchissant que son amegénéreuse étoit inaccessible aux bassesses de la jalousie, &que rien n’étant au-dessus d’elle par les qualités qui enchantentles yeux & ravissent les cœurs, elle ne redouteroit pointqu’une Rivale lui enlevât celui d’un Monarque que mille & milleBeautés lui avoient vainement disputé. Cette pensée merassura ; & ayant payé le marchand, je tâchai de calmerles craintes de cette nouvelle Odalique [12], &de lui faire espérer que, sans que sa pudeur courût aucun risque,elle pourroit mériter l’affection de sa puissante Patrone, desbontés de laquelle elle obtiendroit par la suite sa liberté,puisqu’étant absolue dans ses appartemens, elle pouvoit renvoyerses femmes quand il lui plaisoit. Je présentai donc cette nouvelleDame d’atours, qui gagna bientôt les bonnes graces de la SuprêmeFavorite. Quoique SA HAUTESSE n’eut rien à craindre des appas de laFrançoise, elle lui fut cependant gré du soin qu’elle prenoit deles négliger, & de les déguiser même. Cette fille soupiroittoujours pour sa liberté ; elle s’efforçoit de la mériter& de l’obtenir des bontés de l’Aseki : elle lui étoitsouvent promise, mais toujours différée par amitié ;quelquefois même sa Patrone lui reprochoit obligeamment son peud’attachement : elle me pressoit aussi secrétement detravailler à rompre les fers d’une personne de votre Pays, enconsidération de l’affection qu’elle me savoit pour vous, dont jel’avois souvent entretenue. Malgré la crainte des dangers auxquelsje m’exposois, j’avois résolu de lui rendre ce service ; maisson impatience me prévint : elle crut avoir trouvé des moyensplus prompts de sortir de servitude. J’ignorois alors que vousfussiez devenu Bostangi : elle vous remarqua, vous reconnutpour un François ; elle espéra plus de votre activité que dela mienne.

Hier j’étois dans la chambre de la Sultanne,dont je prenois les ordres, lorsque je vis cette fille venir touteéplorée, se précipiter aux pieds de son sopha : Souveraine desSouveraines, lui dit-elle, je viens humblement me prosterner à tespieds ; que ton Esclave daigne trouver grace devant tesyeux ! fais retomber sur ma tête tout le poids de ton courrouxpour un crime dont je suis seule coupable ; ordonne, je t’ensupplie, que l’on épargne la vie d’un malheureux Esclave qu’ontarrêté tes Bostangis, & qui va, sans doute, périr par ma faute.Elle avoua aussitôt tout ce qu’elle vous avoit écrit cette seulefois : elle ajouta qu’elle s’étoit apperçue que vous aviez étévu ramassant sa lettre, & arrêté presqu’aussi-tôt. La Sultanese laissa fléchir, & fit commander de suspendre tout châtiment.Le Sultan rendit ce jour-là visite à sa chere Favorite : ellelui demanda la grace de sa Françoise ; elle l’obtint avecpouvoir d’en disposer comme elle jugeroit propos. À votre égard,mon cher maître, il fut arrêté que pour avoir violé les loixsévéres de ces redoutables lieux, vous seriez mis au nombre desEunuques blancs. J’eus ordre de vous y préparer. Mais quelle fut madouleur, quand je reconnus mon bienfaiteur exposé à cetteignominie ! Je volai offrir ma tête : je peignis sivivement tout ce que je vous devois, & votre innocence, dont jem’efforçai de donner des preuves, qu’on me permit enfin de vousdélivrer, en vous recommandant d’être plus réservé.

Voilà, Manifique Reine des nations, ce quej’appris de ton Esclave, quand il m’eut tiré des mains de mesbourreaux. Je restai encore quelque tems sous les ordres duBostangi-Bachi, mais exempt de tout travail, à la recommandation duKislar-Aga : je traduisis, par ses conseils, le Poëme que jete consacrai, avec la permission du Sublime Sultan. Cet Ouvrage quim’a mérité le don précieux de la liberté, & tant d’autresgraces de tes bontés infinies, m’étoit heureusement resté, lorsqueje fus fait captif ; l’ignorance du soldat me conserva ce raretrésor.

Ce qui acheva de mettre le comble à mafélicité, c’est qu’au moment que le Chef des Eunuques m’annonça quej’étois libre : Je ne sais, me dit-il, si votre cœur ne vous arien dit au récit que je vous ai fait de l’histoire de la belleEsclave ? Oui, répondis-je, j’ai été sensible à sesmalheurs ; & pénétré des généreux efforts qu’elle a faitspour sauver un inconnu, je voudrois qu’il me fût possible de lui enmarquer dignement ma reconnoissance : mais je veux partageravec elle les libéralités de SA HAUTESSE. Gardez-les,reprit-il ; elle n’exige que votre cœur. Eh, comment lepuis-je ? d’impénétrables obstacles s’y opposent : tusais d’ailleurs, cher Ami, que fugitif, après m’être vengé d’unodieux Rival, je me suis vu séparé pour jamais de celle quej’aimois : ses barbares parens l’ont soustraite à toutes mesrecherches : depuis ce tems je n’ai pu en recevoir aucunenouvelle consolante : mon cœur gémit encore de cetteperte : la tristesse qui m’a accompagné dans tous mes voyages,m’a fait mépriser tous les avantages de la fortune, & la viemême, dont je ne pouvois goûter les douceurs qu’avec l’aimableN***.

À peine achevois-je ces plaintes, que parutune femme voilée. Je tremblai de me voir encore exposé à denouveaux dangers : mais quittant tout-à-coup son voile, jereconnus celle pour laquelle je les aurois affronté tous, celle queje regrettois. Il m’est impossible de décrire tout ce que je sentisà cet aspect, ni la tendresse de nos transports : il n’y a quedes Amans réunis, après mille traverses & une longue absence,qui puissent en juger. J’appris donc de cette bouche chérie qu’ellem’avoit reconnu à travers les jalousies des appartemens ;qu’elle m’avoit écrit sous un nom emprunté, craignant que, guidépar la vivacité de ma passion, je ne m’exposasse témérairement àdes tentatives dangereuses. Elle se sentoit, dit-elle, assez richepar les libéralités de sa Puissante Patrone, pour me tirerd’esclavage, lorsque les sollicitations de notre Ambassadeur,jointes aux favorables dispositions de TA HAUTESSE, l’auroientrendue libre. Se piquant seule de la gloire de l’entreprise &du succès, elle n’en avoir point averti notre ami l’Aga ; ellecraignoit que par timidité, il ne la détournât de ce dessein, ou nela fecondât trop lentement. Elle m’assura qu’elle avoit pensémourir de douleur, quand elle s’étoit apperçue des dangers que jecourois ; & qu’ayant été gardée à vue pendant quelquetems, son désespoir étoit extrême de ne pouvoir parler au premierEunuque, pour l’engager à prier pour moi. Elle finit par un détailde ses avantures, que mon Ami ne m’avoit récitées que d’une manieregénérale & équivoque, parce qu’il se réservoit le plaisir de mesurprendre agréablement. Enfin, pour comble de bonheur, ton premierEunuque m’apprit que l’aimable N*** étoit libre ainsi que moi.

Telles sont, Sublime Sultane, les tempêtes& les vicissitudes qui assiégerent ma vie errante, auxquelleston ame céleste, sembable à ces astres brillans qui conduisentheureusement le nautonnier au port, vient de faire succéder lecalme le plus doux.

Si cette Histoire peut amuser TA HAUTESSE,toute véritable qu’elle est, quelque Poëte, ou quelque Faiseur deRomans, ne manqueront pas d’en tirer parti : c’est un canevastout préparé ; il n’y manque que la broderie.

J’ajoute, si tu le permets, encore un mot surle titre de cet Ouvrage, & sur le dessein du Poëte Indien.

J’aurois pu, en traduisant mon Original,changer la Métaphore Orientale, Naufrage des Islesflottantes, en cette explication du sujet de l’Allégorie,Écueil des Préjugés frivoles. Comme ce Livre porte aussila pompeuse dénomination d’Auguste, qu’il mérite lesexcellentes instructions qu’il donne aux Rois, le titre deBasileïde ou Basiliadelui convenoit assez,suivant les terminaisons de nos Poëmes anciens & modernes, oubien celui de Zeinzemeïde, tiré du nom de son Héros. Uneautre inscription qui décoreroit fort bien le frontispice de cemerveilleux édifice, seroit la Badeïde du mot PersanBadi, qui signifie merveille.Il se présenteencore une autre étiquette fort noble : Abriz,signifie or pur à vingt-quatre carats ; ainsi enfaveur du mérite de ce Livre & de la beauté de sa morale, onpeut l’intituler Abrizeïde.

TA HAUTESSE rira, sans doute, de la tortureque je donne à mon imagination, ainsi qu’aux mots pour intitulerdignement ce Poëme ; mais c’est la mode chez nous, comme enOrient, d’orner la premiere page d’un livre de dénominationspompeuses : souvent cette affiche fait tout le mérite del’Ouvrage.

Au reste, Magnifique Sultane, celui-ci n’a pasbesoin de cette vaine ostentation ; le nom de son Auteur enfait l’éloge. Je passe au but que ce Sage s’est proposé.

Je crois qu’il n’est pas difficile deconjecturer, que Pilpai a eu en vue de montrer, quel seroit l’étatheureux d’une société formée selon les principes de son excellentemorale : le contraste de ses peintures fait sentir l’énormedifférence qu’il y a de ses leçons, à celles de la plûpart desLégislateurs, & reléve les méprises grossiéres de tous lesprétendus Réformateurs du genre humain, qui tournent le dos &s’éloignent de la fin qu’ils semblent se proposer ; puisqueloin de guérir nos maux, leur incapacité les multiplie ; loinde travailler à nous rendre heureux, la multitude de leurs vainspréceptes, en accumulant les préjugés & les vices, ne fontqu’approfondir l’abime de nos miséres.

Enfin, l’action entiére de son Poëme prouve lapossibilité d’un sistême qui n’est point imaginaire, puisqu’il setrouve que les mœurs des Peuples que gouverne Zeinzemin,ressemblent, à peu de chose près, à celles des Peuples de l’Empirele plus florissant & le mieux policé qui fut jamais ; jeveux parler de celui des Péruviens.

La noblesse, l’harmonie & la force dustile de ce célébre Indien, la vivacité de ses expressions, commela magnificence de ses tableaux, la beauté des Épisodes, lasingularité, la nouveauté des descriptions & de l’invention, lasagesse de la conduite de ce Poëme, sont au-dessus de tout ce quej’en pourrois dire, ô Sublime Sultane ! Tout a plû à TAHAUTESSE.

ARGUMENT DU CHANT I.

 

Exposition & invocation. Description d’uneTerre fortunée : ses habitans la cultivent en commun ;raison de cet usage. Travaux de ces peuples ; leurs jeux,leurs opinions sur la divine bonté, leur nourriture : cequ’ils conjecturent de leur état après leur mort : quelle idéeils ont de La Divinité ; comment ils raisonnent sur sa bonté,sa présence intime à tous nos sens : ce qu’ils pensent del’Amour. Premiéres tendresses des Amans ; leurscaresses : leurs parens les épient, les félicitent de leurbonheur : la Jeunesse s’assemble autour d’eux, chante leursamours. Peinture allégorique des plaisirs qui président à laformation de l’homme. Description du Temple de la Vie. En quel temsl’homme connoit véritablement les douceurs de l’Existence. Cequ’est le mariage chez ces peuples : ils ne connoissent nijalousie, ni débauche, ni pudeur, ni le nom de Marâtre, ni inceste,ni adultére. Autres crimes inconnus à cette Nation.

CHANT I.

 

Je chante le regne aimable de la Vérité &de la Nature, établi pour jamais sur un Peuple fortuné, & leHéros qui le gouverne, préservés, par ces puissantes Dives[13], des atteintes des Vices dont ellesdélivrent le reste de la Terre.

C’est toi que je célebre, Ruisseau fécondd’une source divine, toi sans laquelle rien n’existe, Vérité, merede la Nature & de toute Harmonie, de toute excellenteBeauté ; tu es plus transparente que le cristal azuré de lavoûte qui environne le Monde ; c’est par toi que furentdéveloppés les pompeux ornemens de ce riche pavillon ; c’estsur des bases inébranlables que tu en appuyas les fondemens :ton éclat surpasse celui de mille soleils réunis : l’obscuritédisparoîtroit moins promptement devant eux, que tu ne la dissipesaux yeux de ceux qui s’empressent à chercher tes regardssalutaires.

Je t’invoque, fille chérie de la Divinité,daigne m’inspirer cette force victorieuse d’expressions qui ravitles esprits & entraîne les cœurs avec la rapidité d’un torrentimpétueux, qui se précipite avec bruit du sommet des montagnes,& renverse tout ce qui s’oppose à son passage ; fais quede même mon discours arrache & déracine ces fantômes chéris,dressés par l’Imposture & la Tirannie ; fais que leMensonge se dissipe, comme de foibles vapeurs aux approches del’astre qui ramene le jour. Fuyez à mes accens, comme au bruit dutonnerre, audacieuse témérité d’une Politique insensée, qui osezpublier qu’il n’est pas permis de dévoiler aux hommes vos affreuxmystères. Princes & Grands de la terre, reconnoissez enfin quetôt ou tard, malgré vos impuissans efforts pour imposer silence auxtimides Sectateurs de la Vérité, elle couvrira vos forfaits &de honte & d’opprobre aux yeux de l’Univers.

Vous, Génies, qui n’êtes vastes que parce queles autres sont resserrés ; victimes de vos propres préjugés& des rêveries que vous vous efforcez vainementd’embellir ; Poëtes, quittez les chimériques Allégories quevous ornez d’un pompeux langage : il n’appartient qu’au Vraide s’énoncer avec dignité, ou plutôt c’est du vrai que touteéloquence tire son éclat & son lustre : vous prétendezinstruire les hommes en cherchant à leur plaire ; nevoyez-vous pas que vous encensez avec eux des Idoles que vousdevriez terrasser ? cessez, cessez vos Chants fastueux ;ils ne sont point dictés par celle qui m’inspire ; écoutez& admirez ses divines leçons.

Sois-moi donc propice, auguste Vérité ;raconte-moi comment tu fis tout-à-coup disparoître ces Islesinfortunées, perpétuels jouets de la fureur des vents & destempêtes ; ces Isles, le repaire affreux de tous les monstres,enfans de l’Imposture, que tu confondis aux yeux de l’Humanité& de la Raison, arrachées à leur tirannie, & que tuprécipitas pour toûjours dans de ténébreux cachots ; aide-moià faire dignement le récit de tant de merveilles.

Au sein d’une vaste Mer, miroir de cetteprofonde sagesse, qui embrasse & régit l’Univers ; ausein, dis-je, d’une vaste Plage, toujours calme, exempte defunestes écueils, est un Continent riche & fertile : làsous un ciel pur & serein, la Nature étale ses trésors les plusprécieux : elle ne les a point, comme dans nos tristesclimats, resserrés aux entrailles de la Terre, d’où l’insatiableavarice s’efforce de les arracher pour n’en jouir jamais : làde fertiles & spacieuses campagnes, à l’aide d’une légereculture, laissent sortir de leur sein tout ce qui peut faire lesdélices de cette vie ; ces plaines parées des plus magnifiquestapis de l’abondance, sont entrecoupées de montagnes, dont l’aspectn’est pas moins agréable ; leurs pentes sont couvertesd’arbres toujours verds, chargés de fruits délicieux, toujoursrenaissans & toujours annoncés par des fleurs : sur leursommet s’éleve avec pompe le Cédre incorrruptible, & le Pinsourcilleux : leurs têtes altières paroissent soûtenir lavoûte des cieux ; ils semblent autant de colonnes où s’appuieun lambris orné d’azur & de pierreries : du pied desdécorations de cette superbe scène découlent de reservoirsabondans, une multitude de ruisseaux & de fleuves ; leurseaux transparentes roulent avec un doux murmure sur un sable mêléd’or & de perles dont elles relevent l’éclat ; ces eauxpures se chargent de sucs aromatiques & odoriférans ;elles portent par une infinité de canaux secrets vers les racinesdes plantes, les principes de leur fécondité ; leursproductions nourries de ces parfums agréables, les répandent dansun air salubre : il ne fut jamais corrompu par ces influencesmalignes, funestes véhicules d’infirmités, de maladiesdouloureuses, que la Mort fait marcher devant soi.

Ce séjour fortuné étoit la demeure d’un Peupleque l’innocence de ses mœurs rendoit digne de cette richepossession : l’impitoyable [14]Propriété, mere de tous les crimes qui inondent le reste du Monde,leur étoit inconnue : ils regardoient la Terre comme unenourrisse commune qui présente indistinctement le sein à celui deses enfans qui se sent pressé de la faim : tous se croyoientobligés de contribuer à la rendre fertile ; mais personne nedisoit, voici mon champ, mon bœuf, ma demeure. Le Laboureur voyoitd’un œil tranquile, un autre moissonner ce qu’il avoit ensemencé,& trouvoit dans une autre contrée de quoi satisfaireabondamment à ses besoins.

Dieu, disoient-ils, n’a crééplusieurs hommes que pour s’entre-secourir. Si, comme les arbres& les plantes, il les eût fait pour être séparés de toutesociété, ils tireroient, comme ces productions, des sucsnourrissiers de la terre : la Providence ne les auroit laissédépourvus de rien ; le fils n’auroit pas besoin des secours dupere, & le pere ne sentiroit pas pour le fils ces tendresempressemens que suggére la Nature ; tous les hommes enfinnaîtroient munis de tout ce qui est propre à leur conservation,& l’instinct leur en montreroit aussi-tôt l’usage.

Les intentions de la Divinité ne sont pointéquivoques : elle a renfermé toutes ses libéralités dans unmême trésor ; tous courent, tous s’empressent pourl’ouvrir ; chacun y puise, selon ses besoins, sans s’inquiétersi un autre en prend plus que lui. Des voyageurs qui étanchent leursoif à une source, ne portent point d’envie à qui, pressé d’uneardeur plus grande, avale à longs traits plusieurs vases de cetteliqueur rafraichissante. Veut-on élargir les bords de cette sourceprécieuse ? plusieurs bras réunis l’exécutent sans peine,& leur travail est libéralement recompensé : il en est demême des dons de la Nature [15].

Telles étoient les premieres & constantesmaximes de cette Société heureuse : nul ne se croyoit dispenséd’un travail que le concert & l’unanimité rendoient amusant& facile. Comme on voit, au retour de la saison des fleurs, ladiligente Abeille se disperser dans une vaste prairie pour enramasser les parfums, elles voltigent par troupes autour de la mêmeplante ; elles semblent s’encourager par leur bourdonnement,jusqu’à ce que le déclin du jour ternissant les brillantes couleursqui parent les campagnes, elles volent avec empressement reporterleur butin au magazin commun de cette laborieuse république ;on voyoit de même, au retour du printems, ces Peuples s’empresseravec joie à feconder la fécondité de leurs campagnes : piquéd’une généreuse émulation, celui-là s’estimoit heureux qui avoittracé un plus grand nombre de sillons. Que j’ai de joie, disoit-il,mes amis, d’avoir le plus contribué à l’utilité commune !S’agissoit-il de recueillir les fruits d’une abondantemoisson ? une infinité de bras amonceloient en d’énormesmontagnes ces dépouilles chéries. À tous ces travaux succédoientles jeux, le danses, les repas champêtres ; une copieusevariété de fruits délicieux en composoit les mêts succulens ;l’appétit en relevoit infiniment les délices ; enfin, lesjours consacrés à ces occupations, étoient des jours de fêtes &de réjouissance [16],auxquels succédoient les douceurs d’un repos que ne goûta jamais lefaste tumultueux de nos plaisirs.

Le Bœuf, en échange des secours qu’il prêtoitau Laboureur, en recevoit un ample salaire, & sembloit partageravec son maître les fruits de son travail : libre, après sesservices, il n’avoit point à craindre que, par la plus noireingratitude, un barbare couteau versât son sang pour remercier laDivinité d’une recolte abondante : non, ces Peuples nes’étoient jamais imaginé que l’on pût honorer l’Auteur de la viepar la destruction cruelle de quelque Etre vivant. Leurs mœurspures & innocentes ne leur laissoient pas soupçonner que l’Etresuprême s’irritât jamais contre les humains. Le bruit terrible dutonnerre, qui porte par-tout ailleurs l’effroi, & répand laterreur dans les cœurs coupables, étoit écouté, non comme la voixd’une Puissance irritée, mais comme les accens majestueux d’unSouverain bienfaisant qui fait quelquefois éclater sa grandeur.

Cette Nation douce & vraiment humaine,ignoroit aussi l’usage féroce de se nourrir de la chair des animaux[17] : ils ne firent jamais couler dansleurs veines, avec les funestes principes de corruption & demort, cet esprit furieux qui anime l’homme contre l’homme même. LaGenisse payant le tribut de son lait, & la timide Brebisfournissant sa laine, non à d’inutiles ornemens, mais pourcontribuer aux douceurs & aux commodités du repos, ne sevoyoient point avec leurs tendres nourrissons destinés à devenir laproie d’une cruelle voracité. Les Oiseaux dont les chants variéscharment les fatigues des divers travaux, dont leurs amours &leur industrie nous annoncent les saisons, n’avoint point àredouter les atteintes de ces funestes machines auxquelles uneingénieuse méchanceté a trouvé le secret de donner des aîles. Lefer n’étoit point aiguisé pour ces usages meurtriers ; ilétoit devenu l’instrument des commodités de la vie, & non de sadestruction. Le tendre Rossignol, qui s’efforce de nous plaire parla douceur de sa mélodie, occupé de ces soins officieux, necraignoit point de se voir ravir ses chers Petits. Le chien, cetanimal caressant & fidèle, n’étoit point dressé à donner à sonmaître le spectacle affreux de l’innocence abattue sous les effortsd’une injuste fureur. Les Animaux même les plus féroces sembloientimiter les pacifiques humains, & attendre de leur libéralité ceque leur refusoit la foiblesse de leur instinct.

L’essence précieuse que renferme l’Épi[18], préparée de mille façons différentesavec le lait & le miel, les fruits & les légumes les plussucculens faisoient la nourriture de ces Peuples heureux :leurs organes abreuvés de liqueurs douces & onctueuses,conservoient leur vigueur & leur souplesse jusques dans uneextrême vieillesse, sans en laisser appercevoir les rides. Nousdépeuplons la terre & la mer pour satisfaire nos goûts dépravéspar l’intempérance : l’avarice court nous chercher auxextrémités du monde, des poisons pernicieux & subtils que nousavalons à longs traits : nous goûtons une volupté perfide, quicache sous des fleurs les pas précipités de la mort, dont elle hâtela course : furieux contre nous-mêmes, nous nous déchironsimperceptiblement nos propres entrailles : aussi cetteimpitoyable Destructrice vient nous attaquer, précédée des pluscuisantes douleurs ; mais chez ces sages Mortels, sesapproches sont sembables aux doux abattemens que cause lesommeil ; aussi le trépas ne les effraie-t-il point.

Venez, mes chers enfans, dit un pere à sesfils, venez, je sens les approches d’un éternel repos. J’ai fournila carrière que m’a prescrit la Providence ; je vais rentrerpour toûjours dans le sein de notre mere commune. Je n’étois utilesur la terre que jusqu’à ce que d’autres moi-mêmes fussent en étatde secourir leurs freres. Un autre ajoûtoit en mourant : Jevais faire un long voyage dans l’étendue de cet Univers, dont je neconnois à présent qu’une petite portion ; je reviendrai, sansdoute, un jour ; je reverrai, je cultiverai, je moissonneraices champs fertiles ; & nouvel Habitant de ces heureusesContrées, je prendrai part aux jeux & aux repas de mesCompatriotes ; je pourrai peut-être les amuser par le récitdes merveilles que j’aurai vûes dans un autre séjour. Oui, disoitun Ami, vous allez dans un Pays encore plus heureux, où nous noustrouverons tous réunis : la longueur de l’absence &l’agréable surprise de nous revoir, augmenteront notre joie &resserreront les liens de notre tendresse. Peut-être quittons-nouscette vie pour redevenir ce que nous étions avant que de naître,& peut-être en d’autres tems nous reverrons-nous encore ce quenous avons été [19]. Jamais cette diversité d’opinionsn’excita de querelles entre eux : un bon sens incorruptibleleur dit qu’il est libre à tout Mortel de faire quelle conjectureil lui plaît sur son sort futur ; & que, quelqu’il ait étédécidé par la Bonté suprême, il ne peut être qu’heureux. C’est avecces douces espérances qu’ils cessent de vivre. Leurs parens, leursamis ne déplorent point l’état de celui qui vient d’expirer ;ils l’envisagent sans horreur & sans crainte : s’ilsregrettent la perte de sa compagnie, ils ne gémissent point sur unesituation qui ne leur paroît point affligeante pour la personnechérie.

Ce que ces Habitans pensoient de la Divinité,étoit digne de la droiture & de la bonté de leurs cœurs :ils reconnoissoient un Etre suprême, principe sage & fécond detout ce qui existe. Nous voyons, disoient-ils, des choses quiétoient avant nous. Nos peres nous disent que depuis l’antiquité laplus reculée elles furent toûjours ce que nous les voyons. Il y ades Etres qui commencent & finissent sans jamaisreparoître ; d’autres que nous voyons se développer,s’accroître & dépérir pour recommencer encore : tels sontnos moissons & nos fruits. Nous ignorons par quel ressortsecret un arbre, une plante est successivement graine, herbe, fleur& tronc robuste. Ces merveilles ont une cause permanente ;elle opere constamment les mêmes effets : nous ne savons pas àquoi attribuer cette cause admirable : nous n’osons assurerqu’elle soit ce que nous voyons dans l’Univers qui ne change pointcomme le Ciel & les Astres : ces choses nous paroissenttrop assujetties, ce n’est sûrement que le voile, derriere lequelcette cause bienfaisante demeure cachée.

L’épreuve presque continuelle que nous faisonsde nos forces, de nos raisonnemens, de nos délibérations ;l’ordre & le choix que nous mettons dans nos actions ; leplaisir & la satisfaction que nous cause le succès, nous fontjuger avec fondement, que le Principe à qui nous devons l’Etre, estquelque chose qui a les mêmes facultés que nous ; mais aussisupérieures à notre foiblesse, que la vaste étendue des Cieux lestient éloignés de la Terre. Quel que soit enfin le Tout PuissantAuteur de tout ce qui croît & respire, ses bontés égalent sonpouvoir ; tout nous fait ressentir ses effetsbienfaisans ; le Ciel & la Terre s’unissent pour nousmontrer le plus admirable spectacle ; spectacle toujoursnouveau, toujours nouvellement orné : nous ne sentons aucunbesoin, aucune inquiétude qui ne nous annoncent un plaisir ;point de plaisir qui ne manifeste les libéralités & la présencedu Bienfaiteur : sous combien de formes délicieuses ne seprésente-t-elle pas ? le gout seul en peut fournir uneinfinité d’exemples éclatans. Ô homme ! Peux-tu faire lemoindre mouvement que tu ne sentes la présence d’uneDivinité ? Ta reconnoissance, ton amour pour cet Etreineffable, sont aussi inséparables de toi-même que la respirationde la vie. En effet, peux-tu t’occuper de quelque objet qui teplaise ? peux-tu rien désirer ? peux-tu faire aucuneaction, qui ne lui rende hommage ?

Il est vrai que nous ne pouvons connoître, nidésigner l’Auteur de tant de biens, comme nous pouvonsdistinctement connoître & désigner un Pere, un Ami ; maisqu’est-il besoin que nous connoissions de la sorte ce qui s’offre ànous par tant de sentimens pressans ? Si cet Etre est pluspuissant que nous, il est, sans doute plus grand que la capacité denos conceptions. Si ce que nous considérons en nous comme uneétincelle de cette Lumière infinie, nous est incompréhensible,comment, à l’aide d’une foible clarté qui nous éblouit,pourrions-nous voir un océan de splendeur ? S’il ne nous estpas possible de connoître la Divinité autrement que par ses dons,profitons de tous les instans de la vie qui peuvent nous procurerquelque plaisir délicat. Plongés dans une mer de délices,livrons-nous à ses flots, sans essayer vainement d’en sonder lesprofondeurs : le sein de la Divinité est immense [20].

Ô toi, passion divine ! toi sans qui rienne respire ; parcelle de l’Esprit Créateur de l’Univers ;vivifiante activité qui fait que l’homme ressemble à laDivinité ; mais moins par la sublimité de ses pensées, que parles tendres mouvemens d’un cœur qui se transforme en ce qui lui estcher ; c’est par toi que l’Etre suprême semble revêtir l’hommede son pouvoir : il lui fait produire son semblable au milieud’un torrent rapide de volupté, au milieu de mille ravissemens,dont le souvenir lui rend si cher cet autre lui-même.

Ô amour ! ces Peuples se livroient sanscrainte, comme sans crime, à tes délicieux transports : lesautres Nations rendent hommage à leurs Divinités furieuses parl’effusion du fang des victimes ; ceux-ci honoroient laPuissance génératrice de l’Univers, en augmentant le nombre de sesadmirateurs.

On taisoit, il est vrai, tes doux mystères, àcet âge trop tendre pour y être initié ; mais si-tôt queparvenus à ce printems, où tu commences à faire sentir tespremieres ardeurs, de jeunes cœurs commençoient à éprouver tesfeux, on ne leur faisoit point un crime de leurs desirs.

Une tendre mere étoit charmée de reconnoîtredans sa fille, ces premieres inquiétudes que cause la surprise d’unsentiment jusqu’alors ignoré.

Un pere voyoit avec le même plaisir, lespremieres impressions des charmes de la beauté sur son fils.

Tous deux épioient ces amans, non pour lescontraindre, mais pour jouïr de la vûe de leurs caresses innocentes& naïves, de leurs tendres dialogues, & enfin du spectacletouchant de leurs transports mutuels. L’orgueil d’une noblessechimérique, ni l’intérêt avide, ne mettoient point de distinctionentre les conditions. La pudeur hipocrite, ni une fantastiquebienséance, ne défiguroient point, par un tas de pompeux haillons,les charmes de la beauté : elle faisoit gloire de paroîtretoute nue, parée des ornemens de la Nature. Quand frappés de sescharmes naissans, deux jeunes cœurs se sentoient mutuellementépris, ils ne rougissoient point de promener leurs avides regardssur toutes les merveilles que, fecondée par l’amour, elle leurfaisoit remarquer pour la première fois. D’où vient, disoit unamant, le subit changement que j’apperçois ? Pourquoi àl’aspect de cette aimable fille me senté-je si puissammentémû ? Pourquoi mes yeux, accoûtumés à la voir sans surprise, yremarquent-ils tout-à-coup tant d’attraits ? Pourquoi seremplissent-ils d’un feu, qui répand dans mes sens une si douceémotion ? L’amante étonnée faisoit les mêmes questions àl’auteur de son trouble. Pourquoi, lui dit-elle avec un tendresourire, vous vois-je paroître avec tant de joie par-tout où jeporte mes pas, soit que je m’amuse avec mes compagnes, soitqu’excitée par une rêverie dont j’ignore la cause, je cherche àm’aller occuper seule de mes pensées dans ce bosquet, ou près decette fontaine ? Pourquoi, me regardant dans le cristal de seseaux, me sais je bon gré de me trouver belle par rapport àvous ? D’où vient le doux saissisement que je ressens, quandvous glissant le long de ces brossailles, vous venez me surprendreau moment que je désire votre retour ? Par quel charme secretnos deux cœurs semblent-ils éprouver de concert les mêmesmouvemens ? À ces délicieux accens, l’amant vole dans les brasde son amante ; il la couvre de baisers ardens ; il lapresse tendrement contre son cœur ; leurs bouches confonduesexhalent des soupirs plus suaves que les parfums les plusexquis : il semble que leurs ames s’efforcent de changer dedemeure. Arrêtez, s’écrie l’Amante d’une voix foible &entrecoupée, ne troublez plus par vos transports le plaisir quej’ai de vous entretenir ; satisfaites ma curiosité :j’allois vous demander pourquoi cette différence que la Nature…Mais quoi ! vous redoublez encore vos caresses ?…Ah ! cessez, ou je vais expirer : j’éprouve des plaisirsqui me furent inconnus : ils sont top vifs pour n’avoir riende douloureux : une ardeur secréte se répand dans mesveines : cessez d’allumer un feu qui deviendroit un tourment…Mais que faites-vous, cruel ?… votre fureur m’effraie :voulez-vous me ravir la vie ? voulez-vous dévorer celle quivous aime ?… Ah ! je me meurs… Quelles ravissantesdélices !… Redouble, cher amant : que ces tendres liensne sont-ils éternels ! Mais tu ne m’aimes plus. Ne m’as-tufait éprouver ces douceurs que pour m’en priver à l’instant ?Quoi ! tu redeviens sensible ! ma joie est extrême.Acheve, cher amant ; mais modere la rapidité de testransports ; ménage de si précieux instans… Ah !…Ah !… Moi-même… Acheve… Fais que nos ames confondues…Ciel ! Est-il possible que ta bonté ait rendu tes créaturessusceptibles de tels ravissemens !

Tandis que ces heureux amans oubliant le restede l’Univers, sembables à ces précieux métaux que dissoud l’ardeurd’un feu violent, coulent & s’unissent pour ne former qu’uncorps ; tandis que plus fortement liés, que n’est le lierre àla plante qui le soutient & le nourrit, ils font des effortspour ne devenir qu’un même corps ; ceux à qui ils doivent lavie, cachés derriére un arbre, les observent d’un œil curieux &content ; ils sortent tout-à-coup pour applaudir à leurssuccès ; le visage de ces Amans ne se couvre point d’unerougeur que répand la honte d’une action criminelle [21] ; la joie au contraire la plusvive y répand la sérénité. Venez, disent-ils, venez être témoins denotre bonheur : nous n’ignorons plus la cause de votretendresse pour nous : nous ne connoissions jusqu’à présentd’autres plaisirs que de respirer & de jouir de lalumiére : enfin, nous comptons les premiers instants de notrevie de ce moment heureux. Oui, chers enfans, répondent cesapprobateurs, vous êtes maintenant au nombre des concitoyens :de vous sortiront les gages chéris de votre tendresse : quevotre postérité puisse s’accroître au point de pouvoir se chargerseule de tous les soins de la société. Que j’aurai de joie, machere fille, s’écrie la mere en la serrant entre ses bras, quand jepourrai répandre sur le cher nourrisson, en qui tu te verrasrenaître, des caresses dont mon amour ne sauroit se rassasier surtoi !

La nouvelle du bonheur de nos Amans se répandbientôt. Une foule de Jeunesse, initiée comme eux à ces douxmistéres, les environne, les couronne de fleurs. Après millefélicitations, mille souhaits heureux, ils forment autour d’eux uncercle de jeux & de danses ; les jeunes filles & lesjeunes hommes accordant leurs voix, chantoient ces paroles : ôDivinité ! disoient-ils, tu as révélé à ce couple heureux tessecrets adorables ; tu les as conduits par de secrétesinspirations, au dégré suprême de la Félicité des Mortels ; tua plongé leurs ames éprises de tendres feux, dans ses bains lesplus voluptueux [22] ;tu les as comme associés au plaisir éternel que tu prens à produiredes créatures pour les rendre heureuses. Cette aimable fille,reprenoient ses compagnes, augmentera notre nombre d’une jeuneBeauté, qui fera un jour les délices d’un Amant : nousl’emporterons sur votre sexe ; nous aurons l’avantage demultiplier vos plaisirs : la Nature bienfaisante nous rendratoujours supérieures, par les moyens qu’elle nous fournira,d’exciter en vous des mouvemens d’amour & de reconnoissance,mais qui n’égaleront jamais votre tendresse pour les possesseurs denos cœurs. Vous vous flattez vainement, cheres Moitiés denous-mêmes, disoient les jeunes hommes, vous vous flattez vainementde l’emporter sur nous : les plaisirs vifs & récens quevient de lui faire éprouver un de nous, rangent cette Beauté denotre parti : elle nous donnera un fils, qui fera expirer plusd’une Belle sous les efforts de ses tendres embrassemens.

Pourquoi, s’écrie l’un d’eux, ô généreuxAmans ! vous disputer l’avantage de rendre une Personne chérieplus heureuse dans vos bras que vous ne désirez l’être, livrés auxdévorantes caresses de son amour ? Cessez ces obligeantesdisputes ; écoutez mon récit, il vous prouvera que la Nature,cette juste dispensatrice, a fait les choses à peu près égales. Ondit qu’autrefois, fecondée par les Plaisirs, elle produisit deuxchefs-d’œuvres, votre sexe & le nôtre ; mais l’ouvrageachevé, il s’éleva une contestation entre ces Génies, ministreszélés des intentions de cette mere commune ; chacun vouloits’attribuer la gloire de quelque invention. L’un disoit :C’est moi qui ai tracé ce trait noble & hardi ; l’autre,C’est moi qui ai formé ce que la simétrie de ce contour a degracieux ; ceux au contraire qui avoient assemblé & fourniles matériaux de ces beaux édifices, prétendoient en avoir toutl’honneur. Mes enfans, leur dit la Nature, vos secours m’ont ététous également nécessaires ; & je prétens vous faireconnoître que vos efforts seront impuissans, s’il ne regne entrevous une union parfaite : & pour que vous en sentiez toutle prix, je vais vous séparer de demeure, en laissant entre vous,pour médiateur, le Désir continuel de vous rejoindre. Elle divisadonc la troupe charmante des Plaisirs en deux parts : Allez,leur dit-elle, animer & faire mouvoir ces deux abrégés del’Univers : que ceux-ci président au feu qui prépare lacomposition d’un nouvel Etre, & aux canaux qui sont la sourcede l’Existence [23] : ceux-là auront pour demeurele séjour de la Vie. Permettez-moi belle Jeunesse, de vous décrirece lieu charmant.

Dans une Contrée parsemée de lis & deroses, s’éléve une éminence doucement arrondie, qui se sépare depart & d’autre en deux coteaux d’une forme & d’une beautéravissantes : l’herbe fine & légére qui croît au bas deces monts, reléve la blancheur des fleurs qui les couronnent, &l’incarnat de celles qui bordent le vallon qu’ils laissent entreeux, au milieu duquel est un antre taillé avec un artadmirable ; à l’entrée préside sur un Trône de pourpre, le roi& le plus exquis de tous les sens : c’est là, dis-je, lePalais de la Vie, le lieu où l’aide des désirs, elle rassemble latroupe des plaisirs auparavant divisée. La Volupté les unit par lesliens les plus doux. Tous concourent avec une égale ardeur, au butchéri que se propose leur Souveraine, sans qu’aucun de ces aimablesArtistes pût s’attribuer plus de gloire que l’autre.

C’étoit sous cette noble & riante imageque cet ingénieux Paranimphe [24]représentoit aux jeunes Époux les délices de l’union conjugale.Oui, ajoutoit-il, mes chers compatriotes, l’Etre suprême a placé aucentre de nous-mêmes la source de l’Existence ; il en adisposé les organes avec un art merveilleux ; il en a fait larésidence des plaisirs les plus vif & les plus délicats ;& pour nous porter, par un attrait tout-puissant, à nousperpétuer nous-mêmes, il a voulu que nous ne commençassions àconnoître distinctement que nous sommes, que quand nous commençonsà désirer de contribuer à la production d’une nouvelle créature[25] ; & c’est en donnantl’Existence à d’autres nous-mêmes, que nous sentons dans toute leurétendue, les douceurs & les charmes de cette base de toutefélicité & de tout sentiment agréable ; mais il est biendifficile de décider quel sexe ressent plus vivement les doucesatteintes de cette charmante ivresse, dans l’instant heureux où ilen est possédé. Vous conviendrez tous que de deux Amans, celui-làest redevable, sur qui les plaisirs font l’impression la plusvive.

Aussi-tôt toute cette Jeunesse enjouéeapplaudissoit à cette ingénieuse allégorie ; souvent même,l’imagination pleine de ces agréables idées, chaque couple d’Amanscouroit faire une douce expérience de ces judicieuses réflexions,puis se rassembloient pour achever la fête.

C’étoit par de tels divertissemens que secélébroient les nôces de ces heureux Époux ; ces jeux seterminoient par un repas, dont la joie livrant les cœurs aux plusdoux épanchemens, leur faisoit promettre d’être inséparables tantqu’ils s’aimeroient. Eh ! Qui pouvoit les empêcher de sechérir toujours ? Ils ignoroient l’art de feindre ce qu’ilsn’étoient pas, & les grimaces affectées de ce que nos préjugésnomment mérite, vertu, bienséance ; ils ne cachoient point decaprices sous les dehors trompeurs d’une feinte douceur, non plusque la bizarrerie sous le nom de délicatesse, & la difformitésous un tas de vains ornemens [26]. Leurspromesses étoient dictées par la sincérité, & scellées parmille baisers de flamme, non par d’inutiles sermens, vains effortsd’une résolution chancelante, qui, convaincue de son impuissance,s’impose elle-même de foibles chaînes que rompt bientôt un honteuxparjure. Oui, disoient ces Amans d’une voix entrecoupée de soupirs,tant que nous nous aimerons, nous serons inséparables : cesera donc toujours, reprenoient-ils. Car comment peut-il arriverque des feux si doux puissent jamais s’éteindre ?

En effet, quoique chez ces Peuples fortunés,l’Himen ne fût point un éternel esclavage [27], ilétoit rare de voir des Époux se quitter pour passer dans les brasd’un autre : la trame des liens qui les unit, estdès-long-tems trop fortement ourdie : les parens attentifs auxmoindres marques des penchans qui assortissent les cœurs,favorisoient la naissance de ces premiers feux qui ne s’éteignentpresque jamais. S’ils étoient quelquefois ralentis ; si cesÉpoux se quittoient [28], uneindifférence, une froideur, qui n’avoit rien de la haine, ni d’unmépris injurieux, étoit cause de cette séparation : souventmême l’habitude réunissoit des personnes qu’une inconstancepassagére n’avoit séparées que pour rallumer leur amour.

Vous étiez inconnue chez ces Peuples, cruelleJalousie, en qui l’Amour produit les mêmes effets que la haine laplus envenimée ; Vipére, ton sein est perpétuellement déchirépar mille soupçons cruels, & par les accès furieux d’une fiévrebrûlante, dont tu chéris le poison dévorant. Et vous, noirsCaprices, enfans de l’Erreur & de la Bizarrerie ; vous,Dégoûts, funestes effets d’une débauche qui porte dans nos veinesune corruption infectée, vous n’émoussates jamais la pointe exquisede leurs sens délicats, non plus que cette affreuse contagion[29], dont les sels pernicieux minentsecrétement nos organes, de même que ces infectes imperceptiblesqui dévorent le tissu des plantes que nous voyons dessécher &languir.

Et toi, orage grossi par mille ventscontraires ; torrent impétueux, trop long-tems suspendu, quiporte le ravage & non la fécondité dans les campagnes ;frénésie causée par les vapeurs des mêts corrompus que dévorel’avide intempérance ; débauche abreuvée de mille liqueurssubtiles & tranchantes, tu n’allumas jamais dans ces cœursinnocens tes feux impurs & furieux. Lubricité, fille des loixfrivoles, qui changent en désordres les plus doux penchans de laNature ; toi qui recherchant des plaisirs que tu ne ressensplus, te transformes en mille postures infames qui marquent lastérilité de tes efforts impuissans, tu n’infestas jamais cesheureuses Contrées.

Toi, masque des désirs les plus empressés sousle nom de Pudeur, qui semble avoir horreur de ce que la Natureforma de plus parfait ; vous, Honneur, Bienséance, Retenue,Modestie, ridicules vertus dont le Sexe se pare chez nous, &dont il déteste secrétement la gêne, vous ne fardates jamaisl’ingénuité des aimables compagnes de ces sages Mortels. Chez euxla Nature, quoique sans joug, n’étoit point effrénée ; sesdésirs n’étoient point déréglés, parce qu’ils étoient aussi-tôtsatisfaits que conçus : les douces inquiétudes d’une passiontendre, les avertissoient de recourir aux plaisirs, non avec uneavidité brutale qui les dévore sans les goûter, mais avec unappétit délicat qui savoure à longs traits ce qu’ils ont dedélicieux.

Enfin, ô Humanité ! deshonorée par-toutailleurs par les idées injurieuses d’infamie, de honte & decrime, attachées à ta conception, tu ne fus jamais traitée aveccette indignité chez ces véritables Sages ; ils admiroient aucontraire, les magnifiques préparatifs de ton Etre.

Jamais une jeune Beauté ne rougit de devenirmere, & ne fit de criminels effort pour éviter de leparoître : elle s’estimoit heureuse de donner un Citoyen à laPatrie, & se faisoit gloire de reconnoître le véritable Auteurde ce gage chéri de ses premiéres amours. L’Amant n’étoit pas moinsflatté de ce don précieux ; ou il devenoit Époux, ou ses feuxralentis lui laissoient voir sans peine sa Maîtresse passer end’autres bras.

Les enfans de plusieurs meres étoientégalement aimés d’un même pere : celle qui lui étoitactuellement unie, les chérissoit comme son propre sang ; elles’affectionnoit pour les fils de celles qui l’avoient précédée dansla possession du cœur d’un Époux alors tout à elle ; elle seregardoit comme hérétiére du glorieux titre de mere & desprérogatives qui y sont attachées ; elle se faisoit un devoirde mériter les tendres hommages & les tributs de reconnoissancede la part des nourissons qu’elle adoptoit. Les causes funestes dela haine d’une Marâtre, & de la discorde entre les freres,n’eurent jamais d’accès dans ces familles heureuses.

On ignoroit les termes infames d’inceste,d’adultére & de prostitution : ces Nations n’avoient pointd’idées de ces crimes : la sœur recevoit les tendresembrassemens du frere, sans en concevoir d’horreur ; ilsresserroient quelquefois les liens du sang par ceux de l’amour.L’âge, le respect, des désirs satisfaits, ou moins vifs, & nonla crainte du forfait, empêchoient une mere de recevoir de sonfils, des caresses qui lui rendissent un époux enlevé par letrépas : un pere n’étoit point épris des charmes naissans desa fille ; ils aimoient mieux voir ces rejettons chéris formerd’autres tiges, & leur retracer les plaisirs de leurs premiéresannées, que de les anter de nouveau sur un tronc déja affoibli parles ans.

Tous les autres maux qui ravagent la terre,étoient également inconnus. Point de vols, point d’avarice, pointd’intérêt sordide, parce que point d’indigence, ou présente, ou àcraindre : Point de désunion entre les parties admirables dece tout, parce que point de supériorité monstrueuse &disproportionnée n’en trouble l’harmonie. Jamais une fastueusevanité n’étala ni ne fit respecter la pompe méprisable du vice enhabit de théâtre : jamais la noire calomnie ne fit pâlirl’innocence : jamais une injuste chicane ne traîna l’équité autribunal de l’ignorance : jamais une barbare vengeance n’armaun bras meurtrier, ni une brutalité féroce & sanguinaire ne futhonorée du vain titre de point d’honneur : jamais une fureurdestructive n’éleva son trône sur les cadavres des peres, pourregner sur les enfans : jamais la tirannie ne s’y fit desesclaves : jamais un sang impur, infecté des vapeurs d’un folorgueil, ne se crut sorti d’une source divine : jamais enfin,l’imposture, ornée des ridicules atours de la superstition, lesyeux tendrement élancés vers le ciel qu’elle outrage, le cœur pleindu désir de dominer & de ruses perfides, ne leur débita, entermes pompeux, des éloge injurieux à la Divinité.

Telles étoient les maximes & les mœurs deces heureux enfans de la Nature, sans passions impétueuses, sansforfaits & sans loix, ignorants même qu’il en pût êtreautrement chez le reste des Mortels.

ARGUMENT DU CHANT II.

 

Quels étoient chez ces peuples les rangs, lesdistinctions ; & ce qui les faisoit mériter. Sur quelsdroits étoient fondée l’autorité du Chef ; comment il enusoit ; quelles étoient ses fonctions, & les motifs del’obéissance à ses ordres. Qualités du Prince qui regnoit :services qu’il avoit rendus à la Société, & instructions qu’illui donnoit. Inconvéniens de la multitude des Loix. Leçons que lePrince donne à son Fils ; il le recommande en mourant à sonAmi : Discours de ce Sage pour consoler le jeune Prince ;funerailles du Roi son Pere : réjouissances des Peuples à sonavénement. Portrait du sage Vieillard qui le conseille ; illui raconte l’histoire de l’origine de sa Nation. Description desdésastres arrivés autrefois dans ces Contrées : plusieursIsles flottantes se détachent de ce Continent ; il n’y resteque deux enfans ; leur désespoir ; ils trouvent uneretraite, comment ils y subsistent ; leur industrie.Découverte de la plante qui produit le Blé, & de la manière dela cultiver. Crainte de ces enfans pour l’avenir : comment ilsdécouvrent les moyens de se donner une postérité ; comment ilsoccupent & instruisent leurs enfans. Invention de l’usage dufer & de divers instrumens. Le Sage termine ce récit parexhorter son Éléve à conserver les loix de La Nature, & àvoyager dans son Empire pour veiller au bien de ses Sujets. Ildemande la permission de se retirer : le Prince la lui accordeavec peine. Comparaison des bornes d’une amitié privée, à l’étendude celle qui doit occuper le cœur d’un Monarque, & qu’il doitmériter chez les hommes. Comparaison de l’Amitié & del’Amour.

CHANT II.

 

Quoique chez ces Peuples regnât l’équilibred’une parfaite égalité [30],cependant le Fils reconnoissant dans son Pere l’auteur de sanaissance & le conservateur de ses tendres années, se sentantredevable du développement de sa raison, aux sages préceptes de cebienfaiteur, payoit ces tendres soins d’un amour respectueux.L’Épouse, soumise à l’adorateur de ses charmes, ne croyoit points’aquiter, même par les caresses les plus vives, par des égardsempressés envers l’artisan de son bonheur. Celui-là, entre lesConcitoyens, étoit le plus considéré qui ouvroit un meilleur avissur les moyens de procurer à la Nation les commodités de la vie,& dont le génie fertile en inventoit les expédiens les plusprompts. Bref, les bienfaits étoient les seuls titres denoblesse ; la reconnoissance, l’amitié, l’admiration, lerespect & l’estime, étoient les dégrés d’hommage que l’onrendoit à cette véritable grandeur.

Néanmoins le premier rang étoit déféré dansces Contrées, à une ancienne famille qui avoit conservé sur toutesles autres une autorité paternelle : c’étoit d’elle qu’étoitsorti ce Peuple nombreux : les branches de cette tige féconderespectoient l’antiquité de leur tronc, non par le ridicule préjugéqui fait respecter aux autres Peuples l’obscurité fabuleuse d’unelongue suite de siécles, mais parce que toute la Nation étoit aussiredevable à cette famille de quantité de génies industrieux,inventeurs des usages les plus utiles à la Société.

Ce n’étoit donc, ni par les droits chimériquesde la naissance, ni par une prétendue possession non interrompue,que cette Race autorisoit sa prééminence ; la qualité seule debienfaitrice, sa sagesse, sa prudence, l’amour des peuples, étoientles fondemens inébranlables de son pouvoir suprême ; c’étoientces aimables qualités, dont elle s’étoit toujours montrée jalouse,qui faisoient tout son lustre ; & l’art de captiver lescœurs faisoit toute sa politique.

Les Héros de ce sang se transmettoient de pereen fils, les secrets séduisans de cet art enchanteur, &ajoutoient aux découvertes de leurs ancêtres, celles de leur propreexpérience : ils ne regardoient point leurs Peuples commel’héritage d’une multitude d’Esclaves, échus un seul maître, pourservir humblement ses orgueilleux caprices ; ils se croyoient,au contraire, l’héritage de leurs Peuples. Le Prince se nommoit lepere immortel de la Patrie : en effet, les liens du sang n’ontrien de plus fort que l’affection qui lioit les Sujets & leMonarque. Cet heureux préjugé avoit dans leurs cœurs des racinesaussi profondes que l’amour paternel & filial. Le Prince étoitdonc, non par une vaine ostentation, ni par le mouvement machinald’une bienveillance passagére, mais par principe & par habitudepresque innée, le plus accessible & le plus humain de tous lesmortels. Ses soins, ses attentions, ses faveurs, ne se bornoientpas à quelques centaines de vils adulateurs : il auroit cru neregner qu’à demi, si un seul membre de la famille dont il étoitChef, n’eût pas ressenti des effets de ses bontés. Il n’avoit pasbesoin, pour se faire respecter, de faire marcher devant soi lapompe éblouissante & tumultueuse des autres Rois de la terre,ni de cacher des foiblesses ou des vices dans la solitude de cesspacieux tombeaux qu’on nomme Palais : Il n’étoit pointnécessaire qu’il fît inculquer, ou par crainte, ou par lessophistiques maximes d’une morale tirannique, que les Princes sontles images d’une Divinité terrible & redoutable, plutôt quebienfaisante. Ses ordres, pour être exécutés avec empressement,n’étoient conçus qu’en ces termes : Il vous est utile, chersenfans de mes Ancêtres & les miens. Il n’étoit pas nécessaired’employer la violence, où le crime étoit inconnu, & oùl’obéissance étoit l’accomplissement d’un désir excité par lezéle.

Les fonctions de la Monarchie étoientd’indiquer, & les tems, & ce qu’il étoit à propos de fairepour le bien commun ; il ne s’agissoit que de régler lesmouvemens d’une unanimité toujours constante. Ces Peuplesconnoissoient l’importance de cette vérité : tous les membresd’un même corps s’entre-aiment ; mais lorsqu’il est questionde s’entre-secourir, quand ils pourroient agir sans les directionsdu Chef, ils ne pourroient le faire, ni utilement, ni àpropos : la main se remueroit, lorsque ce seroit au pied àfaire cette fonction ; & l’œil se fermeroit, lorsqu’ilfaudroit éclairer la main. Nul équilibre, nul accord, nul ordredans les fonctions animales. Il en seroit ainsi, disoient-ils, d’unPeuple sans Chef.

De même donc qu’à la voix d’un sage Pilote, onvoit, comme par enchantement, mouvoir les manœuvres d’unVaisseau ; de même à la voix du Prince, ce corps si sagementorganisé, animé du même esprit, travailloit avec un concertadmirable au bien commun. Falloit-il recueillir une abondantemoisson, cultiver, ou ensemencer telle campagne ? Étoit-ilsaison d’amasser certains fruits ; de mettre en usage quelquenouveau moyen d’adoucir & de faciliter ce que ces opérationsont de pénible, de régler le nombre de ceux qui devoient êtredestinés à chaque occupation ? Les décisions du Prince étoientreligieusement observées ; & ses ordres respectés étoientportés de bouches en bouches jusqu’aux extrémités de son Empire.Comme il étoit l’ame de tout économie, de tout ordre, de toutembellissement, il étoit aussi de tous jeux, de toutesréjouissances, de tous plaisirs : il marquoit les tems de leurcélébrité, de leur durée ; il prescrivoit ce que leurordonnance devoit avoir d’agréable, d’ingénieux & dedivertissant par la variété & la pompe du spectacle.

Quelqu’un avoit-il un avis utile àproposer ? Il étoit écouté avec bonté : les louanges& l’approbation du Prince, en présence de la Nation, étoientd’un prix inestimable pour celui qui en étoit honoré ; cettefaveur étoit d’autant plus singuliére, qu’elle n’étoit jamaisaccordée qu’à juste titre ; & elle animoit les spectateursà s’en rendre dignes pax leur zéle pour le bien public.

Ces Rois heureux n’étoient point environnésd’une foule d’esclaves, ni de flatteurs importuns : lessoucis, les noirs chagrins, causés par les continuels efforts d’unepuissance qui ne se fait obéir & respecter que parcontrainte ; la gêne d’une grandeur qui semble vouloir toutôter aux penchans naturels de l’humanité ; la crainte d’un ferconduit, ou d’un poison versé par une main scélérate, ne troublajamais la sérénité de leur front ; leur personne chérien’étoit point escortée d’une garde nombreuse, qui n’empêche pointla mort de renverser les trônes.

Celui qui regnoit alors, faisoit les délicesde son Peuple. À la majesté de sa personne se joignoient les pluséminentes & les plus aimables qualités d’un Prince né pour lebonheur de sa Nation. Ses occupations les plus douces, étoient deperfectionner tout ce qui pouvoit rendre la vie heureuse. Sessujets étoient redevables à son industrie, à se recherches, auxsoins qu’il prenoit de faire exécuter de bons conseils, de quantitéd’usages très-commodes : il leur avoit appris à apprivoisercertains animaux pour en tirer des secours ; il leur avoitmontré l’utilité de quantité de plantes, auparavant négligées ouinconnues ; il leur avoit enseigné à les cultiver, à lesembellir, à les multiplier, aussi-bien que l’art d’en préparer, oules fruits, ou les sucs. Exact observateur des saisons, il leurmarquoit les instans propres à procurer l’abondance, & àrecueillir ses libéralités, pour en conserver les provisions. Saprofonde connoissance de mille secrets de la Nature, le faisoitadmirer. Cette aimable mere de l’Univers sembloit avoir épuisé surla personne de ce Prince, ses dons les plus rares, & luidévoiler ses mistéres, pour le rendre digne de regner sur un Peuplequ’elle préféroit à toutes les Nations, & sur lequel elle avoitpour toujours établi son empire : c’étoit elle qui lui avoitfait concevoir de la Divinité, une idée telle que la capacité del’esprit humain peut la comprendre.

Ces Peuples, auparavant grossiers, sefiguroient souvent quelque chose de Divin, dans les objetssensibles de leurs plaisirs, de leurs inclinations, de leursgoûts ; & ne suivant que les premieres impressions, ilsprenoient un effet agréable pour la cause bienfaisante. Ce sagePrince par des maximes, par des raisonnemens proportionnés à laportée des génies les plus pénétrans, comme des plus foibles,avoit, par des discours pleins de dignité & de sens, réuni lesesprits ; il leur avoit appris à reconnoître, non la Divinitédans ses dons, mais les effets d’une cause infiniment bonne, qui neveut être connue de ses créatures, au moins en cette vie, que parl’évidence pénétrante des plus douces impressions.

[31]Princes& Législateurs, vous vous dites les Juges & lesPacificateurs de vos Peuples ; dites plutôt que vos Loix malconçues, mal digérées, productions sistématiques de vos propresrêveries, font naître une multitude prodigieuse d’intérêts, depréjugés divers, éternels sujets de discorde & de crimesauparavant inouis. Vous êtes obligés de calmer des disputes, desquerelles, des plaintes, & de réprimer mille injusticesexcitées par les leçons qu’en donnent vos propres réglemens ;vous êtes, à chaque instant, contraints d’abroger ceux-ci pard’autres contradictoires. Mauvais Architectes, vous replâtrez unbâtiment qui croule. Les mœurs de vos Sujets, semblables à cesliqueurs que trop de ferment agite, se débordent de tems entems ; vous ne pouvez les contenir qu’en opposant de foiblesdigues : cet échafaudage mal construit, loin de produirel’effet que vous en espériez, sert de retraite à quelque monstrenouveau qui le mine, le renverse, & ouvre le passage à unefoule de désordres : vous ne pouvez plus suffire pour lesarrêter. Vous êtes accablés du poids de vos emplois, dont vous avezvous-mêmes appesanti le fardeau ; il faut que vous vous endéchargiez sur de vils esclaves. Vous livrez vos Sujets auxcaprices tiranniques de ces insensés ; c’est avec justicealors qu’on vous accuse des maux qu’ils leur font. Votre excuse,que les détails immenses du gouvernement d’un État sont au-dessousde la dignité du Monarque, est frivole ; votre mauvaiseéconomie, votre fausse politique, les ont multipliés ; cesdétails minucieux & embarrassans, & les opinions bizarresde vos Ministres, de ceux dont vous prenez conseil, les multiplientencore : quand leur probité seroit intégre & reconnue,opiniâtrement attachés à des préjugés qui leur sont communs avecvous, peuvent-ils éviter de tomber dans l’erreur ? Vousprétendez réformer la Nature, lui prescrire des régles ; vousla rendez furieuse en l’assujettissant à d’inutiles devoirs. Sesloix sont courtes, précises, énergiques, uniformes &constantes ; le cœur humain en suivra toujours avec plaisirles sages directions, si rien d’étranger ne vient ternir la beautéde ces tables divines. L’évidence de leurs décisions n’a pas besoinde nouvelles lumiéres : ô Monarques ! n’en soyez pointles interprétes, mais les conservateurs.

Tels étoient les Princes de ces heureusesContrées ; tel étoit celui qui regnoit pour lors, vraiementl’ornement de ces tems fortunés : ses Peuples, suivant leurcoutume de désigner les personnes par leurs qualités les plusaimables, le nommoient Alsmanzein [32]. Commejamais cette furie, qui sous le nom d’Équité, dépéce par lambeauxles élémens mêmes pour donner à chacun le sien, n’excitad’inimitiés, de jalousies, ni de querelles chez ces Peuples :leurs Princes n’étoient point leurs Juges, mais les Présidens deleurs plaisirs, & des occupations qui en faisoientcontinuellement les préparatifs. Le méchanisme de cette admirablesociété se regloit sans efforts, sans peine, & presqu’aupremier signal, tant étoit parfait l’arrangement de tous sesressorts.

Le Ciel, pour récompenser la sagesse desSujets & de leur Chef, avoit donné à celui-ci, avec un longregne, ce qu’il accorde de plus précieux aux Rois qu’il favorise,un ami, nommé Adel [33] pour ladroiture de son cœur, & un successeur digne de lui. Son fils,au sortir de l’enfance, sembloit être formé par les mains del’Amour même ; mais son extrême beauté n’étoit qu’un légerextérieur d’une ame, dont les charmes naissans faisoient concevoirde ce jeune Prince les plus hautes espérances ; elles lerendoient digne du nom de Zeinzemin [34], qu’ilportoit, & qu’il mérita.

L’affection tendre & respectueuse despeuples pour le Pere, alloit jusqu’à la passion pour cet aimableFils. Paroissoit-il en Public ? Les transports de leur joie& de leur admiration étoient excessifs : femmes, enfans,vieillards, faisoient retentir l’air de leurs acclamations :par-tout où il portoit ses pas, ils couroient rassasier leursavides regards ; ils jonchoient la terre de fleurs ; ilslui présentoient leurs plus beaux fruits ; ils le nommoientleurs délices, l’aurore d’un beau jour, l’astre levant de leurfélicité. De si doux épanchemens de cœur faisoient verser de larmesde joie à ce Pere fortuné ; & prenant quelquefois son Filsentre ses bras : Que tu es heureux, lui disoit-il, d’exciter,par ta présence, de si agréables délires ! Puisses-tu mériterd’en voir croître les transports ! Et vous, Peuple chéri,puissiez-vous le compter pour le meilleur de vos Peres !

L’éducation de ce jeune Prince étoit confiéeaux soins de cet Ami, sans les conseils duquel le Monarquen’entreprenoit rien ; son grand âge même ne lui permettoitplus d’agir que par ce fidéle second : enfin, se sentant prêtà payer tribut à la Nature, il appelle Adel : Je sens, luidit-il, cher compagnon de tout ce que j’ai fait de bien en cettevie, que je vais te quitter ; le sommeil appesantit mesyeux : j’ai long-tems joui de tout ce qui peut abreuver lecœur humain de délices ; le mien, comme rassasié des faveursdu Ciel, n’en peut plus gouter ici-bas ; il est comblé ;il faut que le repos vienne élargir ses bornes, étendre sa capacitépour lui faire éprouver d’autres biens ; je sors du festin,prens soin de celui qui va tenir ma place ; continue-lui latendre amitié qui nous a toujours si intimement unis. Toi, monfils, ajouta-t’il en l’embrassant, c’est par les soins officieux decet autre Pere que ton ame a reçu les premiéres impressions de lasagesse ; c’est par ses prudens avis que ta raison développéeva jouir de toutes ses prérogatives : apprens de lui l’art deregner sur les cœurs par des moyens plus efficaces que lesimpressions d’un extérieur aimable. C’est peu de chose que lapénétration & la vivacité d’esprit sans expérience :celle-ci ne s’acquiert souvent que par bien des erreurs, le tems nel’améne qu’à pas lents & tardifs, quand on la cherche sansguide ; celle de mon Ami vient au-devant de toi ; suis-enles directions : sa tendresse t’est assurée comme lamienne ; mérite-la ; perpétue envers lui celle que tu meportes ; consulte-le comme moi-même. Adieu. Un doux soupirsembable à ceux de la joie, enleva ces derniéres paroles.

Après que l’amitié sincére & la tendressefiliale eurent honoré quelque tems cet éternel adieu de leurslarmes & de leurs regrets, l’Ami généreux prenant la parole,consola en ces termes le jeune Prince : Cessez de vousattrister sur un sort qui n’a rien de fâcheux pour la personne quile subit ; ou c’est un néant insensible à la joie comme à latristesse, ou c’est un passage à un état meilleur que celui quenous quittons : dans cette supposition qui est la plusvraisemblable & la plus conforme aux idées que nous avons desbontés infinies de l’Etre suprême, après avoir satisfait auxmouvemens de notre cœur, qui gémit de l’absence de ce qui lui estcher, il faut que la raison le délivre d’une douleur dont la duréedeviendroit importune sans réparer notre perte, & paroîtroitfaire injure à la personne que nous croyons dans un état heureux.Céder aux premiéres impressions de la nature qui se sent affligée,est un bien, c’est faire effort pour sortir d’une situationviolente ; s’obstiner dans l’affliction, ce n’est plus vouloirse délivrer d’un mal, c’est en accumuler les tourmens. Pourdistraire & calmer votre douleur, tournez-vous vers des objetsqui vont toucher bien agréablement un cœur comme le vôtre ;vos Peuples vont s’empresser de transmettre au Fils un amour,éternel monument de la gloire du Pere & des Ayeux.

Tandis que ce discours, dicté par la plusdouce persuasion, sembable aux rayons du soleil qui dissipent lesnuages, raméne le calme & la sérénité dans le cœur du jeunePrince, les Sujets rendent les derniers devoirs à leur Monarque. Sapompe funébre n’est point accompagnée de lugubresgémissemens : porté sur les épaules des plus respectablesd’entre le Peuple ; étendu sur un lit de fleurs, il étoitsuivi d’une foule qui chantoit des himnes en son honneur. Nous teregretterions, disoient les uns, Prince aimable, s’il n’y avoit pasde l’ingratitude de n’aimer nos bienfaiteurs que pour nous-mêmes,& d’être fâché qu’après avoir travaillé à nous rendre heureux,ils nous quittassent pour l’être eux-mêmes : Non, tu ne nousquittes pas ; ton ame généreuse n’est, sans doute, sortie dece corps que pour s’unir plus intimement à ce qui lui estcher ; elle respire dans ton heureux Fils. Voyez, disoientd’autres, la même sérénité brille encore sur son front sacré ;pendant le sommeil il conserve toujours cet air qui répandoitl’allégresse dans nos cœurs, cet air qui nous encourageoit dans nostravaux, qui animoit & soutenoit notre espérance : Oui, ilvit encore ; les bons Princes ne meurent jamais.

Après que le Pere eut, par ce triomphe, étéconduit au tombeau de ses Ancêtres, le Peuple courut en foulebaiser la main du Successeur. Chacun, non par superstition, maispar amour, regarde cet honneur comme un des plus heureuxprésages : enfin, ils le proclament Pere de la Patrie, &célébrent son avénement par tout ce que la joie a de plusexpressif ; ici par des repas abondans & délicats,simboles de la prospérité du nouveau regne ; là de tendresAmans entre les bras de la volupté, semblent inviter de nouvellescréatures à naître dans ce siécle heureux ; dans un autreendroit ce ne sont que danses, que ris, que jeux folâtres,qu’agréables railleries : ceux qui aiment les délices de labonne chére, badinent ceux qui se livrent aux douces langueurs del’Amour ; ceux-ci reprochent aux autres qu’ils ne sont heureuxqu’à demi.

C’est sous ces heureux auspices que le jeuneMonarque commence son regne. Plein du désir de soutenir la hauteopinion que ses Peuples avoient conçue de lui, il s’attacha àsuivre en tout les sages conseils du respectable Vieillard, que sonPere lui avoit recommandé de prendre pour guide.

Cet héroïque Personnage ne portoit d’autresmarques de son grand âge, que des cheveux blancs : sa gravitédouce & affable, la majesté de son port, la vivacité de sesyeux annonçoient quelque chose de divin, ainsi que la douceur deses discours, qui portoit dans les esprits une persuasion toujoursvictorieuse. Son illustre Éléve ne se lassoit point de l’entendre.Un jour qu’il le pressoit obligeamment de l’instruire des devoirsd’un Roi : J’ai toujours cru, grand Prince, lui répondit-il,que le Ciel favorable aux humains, ne leur donnoit pour chef quedes ames sublimes, que la Divinité forme avec complaisance ;elles naissent ce que les autres hommes deviennent par beaucoup detravail. Les rares qualités dont je vous vois orné, sont unbrillant exemple de cette vérité. Je ne vous tiendrois point cediscours flatteur, s’il n’étoit dicté par la réalité de votremérite, & si je ne connoissois qu’il allume dans votre cœur unenouvelle ardeur de vous signaler. Mais puisque votre amitié exigede mon zéle des avis que vous pouvez prendre de vous-même,l’Histoire de la Nation que vous gouvernez, vous apprendra mieuxque moi la façon de la régir : daignez, Prince, en écouter lerécit.

On dit qu’autrefois cette Terre fut infestéed’une multitude de Monstres, qui après en avoir séduit lesmalheureux Habitans, les retenoient opprimés sous le poids deschaînes dont il s’étoient chargés eux-mêmes, ou qu’ils s’étoientlaissé imposer. Un déluge de maux & de crimes, dont, graces auCiel, vous ignorez le nom même, & dont il ne s’est conservéparmi nous qu’un souvenir confus ; ces maux, dis-je,ravageoient ces tristes climats. La Vérité & la Nature firentde vains efforts pour engager ces Peuples à s’affranchir de ladomination de ces maîtres furieux : ils furent sourds à lavoix salutaire de leurs libératrices. Nulle liaison entre lesmembres de cette Société confuse, prête à se dissoudre ;chaque particulier n’est plus retenu dans les devoirs del’humanité, que parce qu’il ne se sent pas assez fort pour pouvoirseul écraser le reste des hommes ; son cœur cruel verroit avecjoie périr le monde entier, s’il en pouvoit seul recueillir lesdépouilles. Le désir d’obtenir des autres, par de feintes caresses,ce que leur avidité ne peut impunément ravir, empêche ceux-ci des’entre-dévorer ; elle cache sa violence sous de faux égards& de perfides ménagemens chez ceux dont une lâche timidité faitl’innocence ; ceux-là, au contraire, n’ont de l’intrépiditéque pour commettre le crime ; le plus vil intérêt les aveuglesur les dangers ; il arme leurs bras de poisons, de fer, ou defeux, pour établir leur bonheur sur les ruines de toutehumanité.

La Vérité, indignée de tant d’horreurs,abandonne ces Mortels furieux ; la Nature, privée de cettetendre mere, languit bientôt sans force & sans vigueur ;elle fuit éperdue dans les bras de sa mere : C’en est fait,lui dit cette puissante protectrice, tu vas être vengée.

À ces mots le Ciel s’obscurcit d’épais nuages,l’air gronde, d’horribles mugissemens se font entendre dans lesentrailles de la terre, mille échos en multiplient l’épouvantablebruit, les campagnes semblent des mers agitées, & la merirritée souléve ses flots en d’énormes montagnes ; la vapeurardente, qui sort avec impétuosité de mille gouffres entr’ouverts,va s’unir aux feux dont la voûte des Cieux paroît embrasée ;l’onde en fureur se précipite avec un horrible fracas dans lesvastes canaux qui lui sont ouverts de toutes parts ; un feudévorant semble conspirer avec elle pour lui faire passage ;il creuse les plus profonds abimes, & sapant les fondemens desplus durs rochers, il leur donne la légéreté de la ponce.

Les malheureux Habitans fuient éperduspar-tout où la frayeur les précipite ; ils courent vers lesbords de la mer ; ils pensent y trouver la solidité que n’ontplus les campagnes ; mais bientôt ils se sententemportés : le terrein flotte sous leurs pieds ; il sedétache de ce vaste Continent une infinité d’Isles emportées parles flots, chargées des hommes & des animaux qui s’y sontrefugiés.

C’est ainsi que la juste colére d’unePuissance à laquelle rien ne résiste, retrancha les branchespourries de cet arbre : elle éloigne pour jamais ces Peuplesinfidéles de leur Patrie, & ne leur laisse pour demeure que desmonceaux de pierres calcinées qui les sauvent du naufrage.Survivez, dit-elle, à votre châtiment pour en sentir tout lepoids ; indociles à ma voix, obéissez aux chimériques fantômesqui vous oppriment ; & vous, Monstres, regnez à votre grésur ces frêles & stériles éponges, ma juste indignation estsatisfaite. Elle dit, & à l’instant l’air reprend sa sérénité,les flots suspendus retombent, un profond silence succéde au bruitde l’Univers, prêt à rentrer dans le néant.

Une partie considérable de cette Terreinfortunée étoit demeurée attachée à ses fondemens : c’est làque la Vérité se prépare à rétablir avec plus d’éclat, lamagnificence de son empire. Elle console en ces termes la Natureaffligée : Retourne, ma chere fille, dans ces Contrées, quidésormais vont faire mes délices & les tiennes ; vas leurredonner une nouvelle fécondité ; épuise-y, s’il est possible,tes libéralités ; enrichis les fleurs des plus bellescouleurs ; fais couler dans les plantes les sucs les plussalutaires ; rassemble-y les plus rares productions ;redonne aux oiseaux les chants les plus mélodieux ; ôte auxanimaux les plus cruels leur férocité, & au reptiles leurvenin ; vas, fais regner en ces lieux un éternelprintems ; vas m’y préparer une demeure qui renferme en abrégétoutes les beautés de l’Univers.

Deux jeunes personnes, ou plutôt deux enfans,un frere & une sœur, déplorable reste du Peuple nombreux quis’efforçoit d’éviter par la suite les terribles coups de la colérecéleste, se trouverent séparés de cette multitude par un précipicequi s’ouvrit devant eux : ils tendent les bras à leurs tristesparens, les supplient de ne les point abandonner, maisvainement ; un bord de ce gouffre s’éloigne de l’autre, &semble fuir ; bientôt leurs gémissemens ne sont plusentendus ; une vaste étendue d’eau leur fait perdre de vue lamasse flottante, avec l’espérance de tout secours ; ilsrestent seuls habitans de la Terre qu’épargne la tempête.

Oh ! mon cher Frere, s’écrie la Sœuréperdue, qu’allons-nous devenir dans ces tristes déserts ?Qu’avons-nous fait au Ciel qui nous arrache des bras de nos chersParens ? Que ne nous laissoit-il périr avec eux ! Carsans doute, la mer vient de les engloutir ; je ne lesapperçois plus. Hélas ! du moins, il nous auroit été plus douxde mourir dans leurs bras. La vie ne nous est-elle conservée quepour nous être cruellement arrachée par quelque bête féroce, ou parla faim encore plus terrible ? Le frere, abattu de douleur, nelui répond que par de tristes sanglots : un déluge de larmesobscurcit leurs yeux ; ils poussent mille cris lamentables quine sont entendus de personne : le silence de cette solitudeles saisit de frayeur ; ils succombent à leurs maux, ilstombent évanouis ; mais bientôt la vigueur de leur âge leurrend l’usage de leurs sens : ils rouvrent les yeux à lalumiére ; ils portent autour d’eux leurs regards étonnés.Quoi ! nous vivons encore, disent-ils ! Ah ! que lamort n’achevoit-elle de nous délivrer de tant de peines !

Insensiblement la violence de leur désespoirse ralentit. Le Frere, plus robuste, se léve & présente la mainà sa Sœur : Viens, dit-il, viens, un rayon d’espérance sembletout-à-coup me luire : sans doute qu’il reste encorequelques-uns de nos malheureux Compatriotes ; cherchons-les,ma chere Sœur ; leur compassion nous prêtera quelquessecours ; ou si nous sommes restés seuls, nous trouveronsencore quelques fruits échapés aux ravages de la tempête, &quelques provisions qu’avoient amassé ceux qui viennent de nousêtre enlevés. Cet espoir ranime ce tendre couple ; ilsmarchent au hazard vers les lieux qu’ils jugent avoir étéhabités ; ils n’y trouvent que des tas affreux deruines ; ils montent sur des hauteurs, d’où ils portentpar-tout leurs tristes regards ; ils s’efforcent de faireentendre leur voix : les échos qui leur répondent, lestrompent ; ils courent vers l’endroit d’où il leur semble quela voix est partie. Après avoir long-tems erré vainement, ilsalloient retomber dans leurs premiéres afflictions, quand lehazard, ou plutôt la nature, qui s’interesse à leur conservation,les conduit dans un lieu délicieux, que la fureur de l’orage sembleavoir respecté. Au milieu de ces déserts arides ils apperçoiventdes fleurs & des fruits renaissans ; l’herbe reprend saverdure, & les arbres dépouillés repoussent de nouvellesfeuilles. Ils s’avancent, un vallon charmant s’offre à leurvue ; le penchant des collines est couvert de vergers, &la plaine de plantes nourrissantes, arrosées par le cours paisiblede quantité de ruisseaux qui y serpentent.

Vois, s’écrie le Frere, vois, ma chereSœur : si le Ciel irrité a puni nos Parens pour quelquescrimes, sans doute il n’a pas voulu envelopper notre innocence dansce commun désastre : hélas ! sa bonté propice nous offreune abondance de secours inespérés. Essuie tes larmes, & prenspart à ma joie. Eh bien, si nous sommes restés les seuls habitansde cette Terre, nous jouirons paisiblement de ses dons. Seul avectoi, je vivrai heureux, tu me tiendras lieu de tout.

Que ta compagnie m’est précieuse, mon cherFrere ! Que serois-je devenu sans toi ! Leur amitiés’épanche ainsi en discours consolans ; ils venoient de verserdes larmes de désespoir, ils en versent de joie : leur cœur neregrette plus que la perte de leurs Parens ; ils désirent deleur voir partager avec eux les douceurs de la vie douce &tranquille qu’ils se proposent de mener dans ce reduit charmant. Enparcourant l’étendue de leur petit domaine, le creux d’un rocherleur ouvre une retraite contre les injures de l’air ; ilss’empressent d’aller reconnoître les appartemens de cettedemeure ; ils en prennent possession ; ils y amassent untas de mousse tendre, dont ils composent leur lit. Près delà unefontaine leur offre ses eaux, reçues dans un bassin que leur chutes’est creusé : les fleurs & les arbustes qui l’environnent& l’ombragent, annoncent leur fraîcheur & leursalubrité.

Ces deux jeunes personnes étoient à cet âge oùl’homme commence à sortir de l’enfance, & se sent en état des’aider lui-même [35]. Bientôtla nécessité, mere de l’industrie, jointe à quelque souvenir de cequ’ils avoient vu pratiquer à leurs Prédécesseurs, leur apprit à sepourvoir des choses nécessaires à la vie ; la campagne voisineles leur offre. S’ils ignoroient les services que nous tirons dufeu, ou comment on en rappelle les secours, le choc fortuit de deuxcailloux, & les ravages récens de la foudre, leur montrerentles moyens, & de faire éclorre, & d’entretenir ce fluidesubtil : sans doute qu’aux premiéres étincelles qui brillerentà leurs yeux, présentant à cet élément fugitif diverses matiéresséches, ils en trouverent enfin une qui le fixa : l’usage dutbientôt les instruire des effets de ce premier instrument de toutesnos commodités [36].

Ainsi, pendant que le Frere se charge du soind’amasser des provisions, la Sœur rassemble & allume quelquesfeuilles séches, quelques branches, & corrige sur un brasier lacrudité des fruits & des racines ; elle leur fait prendrepar cette préparation, un goût plus agréable ; & enattendant le retour de son cher compagnon, elle dresse avec soinl’appareil des rafraîchissemens qu’elle lui destine aveccomplaisance. C’est dans ces petits repas, assaisonnés de milletendres égards, de mille attentions prévenantes que le cœur leursuggére, qu’ils concertent sur de nouveaux moyens d’en varier lesmêts. J’ai découvert, dit le Frere, un fruit qui me semble meilleurque celui-ci ; demain nous en ferons l’épreuve. Mon Frere,répond la Sœur, ne vous éloignez point trop de notre demeure ;je crains que vous ne vous égariez ; je tremble lorsqu’il mesemble que vous tardez à revenir : que deviendrois-je sij’avois le malheur de vous perdre par quelque accidentfuneste ! Souffrez que je vous accompagne par-tout ; queje partage votre travail : mes secours ne vous serontpeut-être pas inutiles ; je pourrai au moins vous aider parmes conseils : Soyons, je vous prie, inséparables.

L’union de ce couple heureux en rendoit chaquepart insensible pour soi-même ; elle ne paroissoit respirerque par l’autre. Occupés du soin de se rendre réciproquementheureux, leur industrieuse affection leur apprenoit chaque jourquelque chose de nouveau. Le goût, fidéle interpréte de ce quiconvient au soutien de notre vie, les instruit des qualitésbienfaisantes de quantité de productions. Ils rassemblent près deleur demeure les plantes qu’ils jugent les plus nourrissantes. Desracines, jettées par hazard dans une terre remuée, venant à pousserdes rejettons, leur apprirent à les transplanter : ce quivient de favoriser l’accroissement de ces plantes, leur indique cequ’ils doivent faire pour rendre cette mere féconde : lesgraines qu’ils voient éclorre & sortir de son sein, lesavertissent de ce qu’ils peuvent faire pour la rendre encore pluslibérale & pour perpétuer ses dons.

Une herbe, entre toutes les autres, croitau-dessus de celles qui l’environnent ; sa tête, artistementornée, sort du milieu de plusieurs enveloppes qui lui servoientcomme de voiles ; elle s’éléve en une piramide qui soutientquatre rangs de vases d’émeraude, que l’influence de l’astre dujour change bientôt en or [37]. Cesenfans examinent cette plante, & la trouvent chargée dequantité de grains, pleins d’un lait agréable : sans perdre sablancheur, il quitte sa fluidité, épaissie par la chaleur. Ilsamassent quelques-uns de ces grains, les dépouillent de leurécorce, & les reduisent avec la pierre en une poudre qu’ilsessayent de préparer de diverses manières. L’ardeur du feu donne àl’argile de leur foyer une solidité qui leur a déja appris l’artd’en former des vases, dans lesquels ils cuisent avec l’eau, ceprécieux aliment, source principale du sang qui coule dans nosveines, dont l’usage continuel n’est point sujet à causer dedégoût.

Bientôt les plantes qui produisent cettenourriture salutaire, auparavant éparses & confondues avec lesautres, se trouvent réunies en peuplades : leur excellenceleur fait mériter d’occuper avec distinction, la plus grande partiedes campagnes ; elles deviennent la plus chere espérance duLaboureur.

C’est par ces degrés que ces heureuxnourrissons de la Nature en reçoivent les utiles leçons. Exactsobservateurs de tout ce qu’elle leur présente, ils imaginent, ilstentent plusieurs expériences, dont le succès les enrichit. Ceuxd’entre les animaux qui se plaisent en la compagnie des hommes,& paroissent en attendre des secours que la Nature leur refuse,viennent se ranger près de ces bienfaiteurs : le Bœuf & lapaisible Genisse, la timide Brebis & le léger Chevreau,viennent paître autour de leur demeure ; ils leur laissentpartager le lait qu’ils donnent à leurs petits.

Mais l’âge, en les instruisant, fortifie leurraison & leurs sens : & comme l’humanité ne goûteguères de plaisirs sans mélange, ils éprouvent tous deux desinquiétudes, des désirs, dont ils ne peuvent démêler ni le but, nila cause. De tristes réflexions viennent troubler leur repos. Nousvieillirons, disent-ils ; hélas ! qui sera pour lors lesoutien de nos jours ? Si la mort cruelle vient enlever l’unde nous, (Ah ! nous préserve le Ciel d’un tel malheur !qu’elle tranche plutôt du même coup la trame de notre vie !)dans quel funeste état se trouveroit celui qui survivroit à l’autrepartie de lui-même ? Bannissons, poursuivoit le Frere, cestristes pensées ; la Divinité qui nous protége ne nousabandonnera pas. Il rassure cette chere compagne par sescaresses ; il s’efforce de dissiper ses craintes par detendres baisers : un feu, jusqu’alors inconnu, se glisse dansleurs ames ; ils y sentent tout-à-coup naître quelque chose deplus puissant que les sentimens d’une simple amitié ; ilsignoroient encore la véritable cause de la mutuelle tendresse desÉpoux ; ils ignoroient quels en étoient les plaisirs, leseffets & les gages. Les douceurs qu’ils trouvent, pour lapremière fois, dans des embrassemens qu’ils ne se lassent plus deréitérer, excitent dans leurs cœurs une inquiétante ardeur :leurs désirs s’irritent & ne sont point satisfaits. Mais commeon voit une onde doucement épanchée s’étendre & prendreinsensiblement la route que lui marque une pente ; de même,inspirés par la Nature, & guidés par le plus exquis de tous lessens, de caresses en caresses, ils rencontrent bientôt la sourcedes plaisirs, auteurs de notre vie, qui en font quelquefois lesdélices, qui la perpétuent en quelque manière, qui sont la premièrecause de la tendresse des peres pour leurs enfans. Les douxsaisissemens d’un court trépas leur firent comprendre qu’ilss’alloient voir renaître.

Prince, c’est aux puissantes leçons de cesmaîtres délicats que votre famille est redevable de sonorigine ; & c’est par la fécondité de ses branches ques’est accrue la Nation sur laquelle vous regnez.

Les vœux de nos premiers Ayeux furentcomblés : ils se virent bientôt une nombreuse postérité ;ils lui communiquerent, avec l’innocence & la pureté des mœurs,qui se sont conservées jusqu’à vous, leurs utilesdécouvertes ; il eurent même le plaisir de voir leurs enfanstransmettre à cette société naissante un des plus importans secoursde la vie, & le premier de tous les moyens qui, en abrégeantles travaux, en procure abondamment les commodités.

J’acheve, Prince, mon récit par ce traitintéréssant. Je vous ai dit que les deux enfans, tristes restesqu’avoit épargné la vengeance céleste, s’étoient trouvés les seulshabitans de cette Terre à un âge, à la vérité, capable de s’aider,& capable de conserver la mémoire de quelques-uns des usagesles plus communs & de plus facile exécution. Mais trop jeunespour réfléchir sur d’autres, leurs mains, qui n’étoient encoreaccoutumées à aucun travail pénible, n’en avoient manié aucuninstrument ; & la tempête, qui venoit de ravager leurdemeure, avoit totalement détruit ou enseveli les ouvrages deshommes. Le hazard seul, leur montrant, comme je l’ai dit, lesmoyens de rendre la terre fertile, leur fit imaginer de se servirde bois aiguisé par le feu, ou de pierres tranchantes, pour laremuer. Le fer leur étoit inconnu, ou, peut-être, n’avoient-ilsqu’un souvenir confus de cet utile métal : ils ignoroientdonc, & d’où ils se tire, & la façon de le préparer. Voicicomment ils l’apprirent.

Les premiers soins de ces tendres époux, àmesure qu’ils virent leur famille s’accroître, furent de former denouvelles dispositions pour rendre leurs enfans heureux, & deles mettre en état de s’entre-secourir. Lors donc que l’âge les eutrendu capables de quelque occupation utile, ils les instruisirent,par l’exemple, & les chargerent de tâches proportionnées à leurforce & à leur adresse : remuer la terre, planter, sémer,en recueillir, en serrer les fruits, amasser du bois, construireune cabane, aiguiser avec le feu ou la pierre le bois propre aulabourage, paitrir l’argile, en former des vases, prendre soin desanimaux qui fournissoient leur lait, préparer des nourritures, desrafraichissemens & toutes les douceurs du repos, étoient autantd’emplois sagement partagés entre les Membres de cette petiteRépublique. La parfaite union & la tendresse qui les unissoittous, faisoient de ces exercices, non des travaux, mais desamusemens variés. Cette concorde étoit le fruit des leçons de leursParens. Chers enfans, leur disoient-ils sans cesse, aimez-voustoujours ; le sang qui coule dans vos veines est lemême ; c’est un sentiment qu’il doit vous inspirer.Reunissez-vous toujours tous, lorsque votre bien commun exige quevous fassiez des efforts communs ; partagés entre plusieursbras, ils en deviennent moins pénibles : dans d’autres temsoccupez-vous chacun de soins divers, mais égalementdistribués ; vous profitez tous des dons de laProvidence : elle ne répand ses largesses que sur un travailqui en fait sentir les douceurs ; nul ne peut se dispenser decontribuer de tout son pouvoir, à sa propre félicité ; &c’est pour nous y encourager tous, qu’elle l’a inséparablementattachée à celle de nos freres [38]. Ce peude préceptes simples, évidens, inculqués dès l’enfance, appuyés decette autorité douce & persuasive de la tendresse paternelle,se graverent profondément dans les cœurs des enfans, & lapratique en fit leur plus forte habitude ; ces maximes,dis-je, conséquences réfléchies d’un sentiment naturel, passerentelles-mêmes chez les descendans pour des principes qui naissent, sedéveloppent & s’accroissent avec nous. Heureux préjugé, Prince,qui, de bouche en bouche, est parvenu sans corruption jusqu’à nous,& s’est accrû comme la Nation !

Ces sages avis faisoient sur les cœurs uneimpression pareille à celle de la douce influence de cet élément,principe secret du mouvement & de la vie, dont l’agréable &brillante activité récrée les sens, & leur donne une nouvellevigueur : cette heureuse famille les écoutoit un jour,assemblée autour d’un spacieux foyer, quand tout-à-coup quelqu’unapperçut un feu liquide couler, comme d’une source, sur le sabled’alentour ; il recule, effrayé de ce prodige ; maisbientôt cette liqueur ardente suspend son cours, se durcit, prendla forme de la surface sur laquelle elle s’étoit répandue, &perd sa chaleur.

Le Pere, attentif à ce qui peut devenir utile,s’avance, examine ce corps ; il est surpris, & de sonextrême dureté, & de la figure que le hazard a fait prendre àquelques morceaux détachés ; il remarque que cette matiére aentraîné avec elle quelques parties de la terre qui environne lefoyer ; que cette terre commençoit à s’amollir, & devenirfluide comme le reste avant l’écoulement de ce petit torrentenflammé ; il considére, avec étonnement, cette argilemerveilleuse à demi transformée. Mes enfans, s’écrie-t’il avecjoie, le Ciel propice nous indique un moyen sûr de soulager nostravaux ; cette matiére dure, qui se dissoud à l’ardeur dufeu, & devient susceptible de différentes formes, peut prendrela figure de divers instrumens de bois & de pierre, dont nousnous servons ; elle peut devenir pointue ou tranchante, rondeou plate, selon le vase ou le creux dans lequel elle sera reçue. Sagrande dureté la rendra propre résister aux efforts, à vaincre lesobstacles contre lesquels la plupart de nos instrumens ordinairesse brisent, ou s’émoussent ; elle nous servira à diviser &à tailler facilement tout ce que nous sommes obligés de rompre& d’arracher avec beaucoup de peine & de sueur ; ellenous servira même à polir ce que nous ne pouvions auparavant rendrequ’informe & raboteux. Amassons donc quantité de bois & decette terre précieuse ; sa couleur me fait connoître qu’ils’en trouve abondamment dans ces environs : essayons encore dela dissoudre par un grand feu.

À ces mots, vous eussiez vu toute cetteJeunesse, pleine d’espérance, semblable à la laborieuse Fourmi,empressée pour le bien commun, fouir & transporter le minéral,creuser & arrondir une large ouverture, autour de laquelle ilsplacent cette matiére, qu’ils couvrent d’un énorme bucher :ils l’allument avec de grandes acclamations ; une flammedévorante, paroissant feconder leurs efforts, s’éléve avec bruit ende vastes tourbillons : ils ne cessent d’apporter & de luifournir des alimens ; mais pendant que les uns enentretiennent l’ardeur, d’autres façonnent & moulent avec lesable & l’argile, les empreintes de divers ustensiles, tels quel’imagination, qui n’a point encore d’autre modéle qu’elle-même,les leur fait inventer, & prévoir les services qu’ils pourronten tirer. Enfin, la matiére dissoute & rassemblée dans lecentre d’un brasier ardent, ils la tirent de ce réservoir à l’aidede longues perches, enduites de terre, au bout desquelles ils ontemmanché des vases de pierres pour la verser dans leurs moules, ouse servent de ces moules même qu’ils ont fait cuire à cettefournaise, pour la puiser.

Quelques-uns s’appercevant que cette matiére,en devenant solide, reste molle & flexible jusqu’à ce qu’elleait perdu sa chaleur, tâchent, à coups de pierre, de la plier &de l’applatir à leur gré. Ce travail heureusement achevé, ilss’empressent d’éprouver leurs outils : l’un essaie de couperune branche ; cet autre de fouir la terre pour en tirer desracines ; celui-ci s’efforce de détacher un rocher ;celui-là de creuser ou de polir une pierre ; enfin, l’usageleur apprend ce qu’il manque à ces inventions, encoregrossiéres : ils remarquent que ce métal s’use & se limepar le travail ; qu’étant aminci vers les bords, il devientplus tranchant. Cette observation leur découvre le moyen d’aiguiser& de polir le fer. Si son fil vient à s’émousser ou à serompre, ils savent déja qu’en chauffant cette masse, elle seramollit & s’étend sous les coups. Cette expérience leur faitappercevoir que plusieurs fois travaillée & battue, elles’affine & devient moins cassante. Lorsqu’ils la mouillent àdessein de la refroidir plus promptement, une subite extinction, enla raffermissant, apprend l’utilité de la trempe. C’est ainsi,Prince, que la Providence, attentive aux besoins des hommes, leurprésente à chaque instant, & leur met, comme devant les yeux,des objets qui réveillent leur industrie, leur fait faire desconjectures utiles que l’épreuve confirme, & les méne, pardégrés, de découvertes en découvertes ; souvent même unexpédient, qui n’a qu’un but fort naturel & fort simple, lesenrichit tout-à-coup de l’invention la plus importante. L’homme nepeut donc trop attentivement suivre pas à pas, la nature, toujoursprête à lui découvrir ses plus beaux secrets.

Je ne vous entretiendrai pas plus long-tems dequantité d’autres détails, dont j’ai eu tant de fois occasion devous parler. Je me contenterai d’appuyer sur ce que j’ai déja dit,que le tronc de cette grande famille, dont vous faites maintenantla tige principale, s’est accru, sans interruption, jusqu’à vous,de premier né en premier né, c’est cette tige qui réunit & lieensemble toutes les branches de ce grand arbre, entretient &nourrit la séve de leur mutuelle tendresse. Vos Peuples, Prince, enjettant les yeux sur votre auguste Personne, se regardent touscomme les fils d’un même pere : maintenez donc une concordequi ne s’est encore jamais démentie ; affermissez-en à jamaisles nœuds, rendez-les indissolubles. Il est à propos pour cela, quevous parcouriez les différentes Contrées de votre Empire, & quevotre présence, comme l’astre du jour, anime, échauffe, & donnede la vigueur à tous les membres de ce grand corps.

Votre sagesse n’a plus besoin d’autre guideque d’elle-même : mon âge demande quelque repos ; il neme laisse pas le pouvoir de jouir de votre compagnie dans cevoyage ; permettez que je me retire. L’homme, après s’êtreacquitté des tendres devoirs de l’amitié, & de ceux de bonCitoyen, se doit quelque chose à lui-même : il peut jouir dansle loisir paisible de la retraite des richesses de son propre cœur& du plaisir de méditer sur les grandeurs de la causesouveraine de son Etre.

Le jeune Prince, opposant à cette résolutiontout ce que l’amitié a de plus pressant : Ne me refusez pas,je vous prie, poursuivit ce vénérable Vieillard, la grace que jevous demande : si je demeure quelque tems éloigné de votrepersonne chérie, j’aurai peut-être dans peu, le bonheur de prouver,plus fortement que jamais, avec quel zéle je m’interesse à votregloire : une courte absence rendra notre amitié plus vive.Souffrez que pour gouter l’agréable surprise de vous revoir bientôtdans ma demeure, je ne vous en désigne point les lieux : lessoins que vous allez prendre de vos Peuples, vous y conduirontinfailliblement [39].

Vous connoitrez, ô fortuné Zeinzemin !qu’il est encore des sentimens plus forts que ceux qui nousunissent. La Nature n’a pas mis tous les hommes à portée d’enéprouver les douceurs ; elle a jetté dans les cœurs desparticuliers, les premiéres semences d’une bienveillancegénérale ; mais leurs racines les plus fortes, ne s’étendentqu’à quelque distance. Un petit nombre de personnes qui nousenvironnent, viennent verser dans nos ames les tendres épanchemensde leurs affections ; elles reçoivent les nôtres :quoique cette circonférence ne s’étende pas fort loin, nous netardons pas à la perdre de vue. Il n’en est pas de même des cœursque la Nature a faits pour gouverner, & pour être le centre& le mobile de tous les autres : un seul, ou quelquesobjets d’une amitié intime, ne peut remplir leur capacité ; cen’est pour ces ames généreuses qu’un point d’appui de leur activitéimmense : le soleil, fait pour éclairer l’Univers, ne renfermepoint sa lumiére dans son sein.

Allez donc, Prince, allez, quittez quelquetems un Ami fidéle, pour éprouver combien il est doux de devenircelui de tout le genre humain. Si l’homme goute tant de délices àchérir son etre, son existence, n’est-ce pas ajouter infiniment àce plaisir ? N’est-ce pas étendre les bornes de cet etre, quede voir tout ce qui respire, en souhaiter comme nous ladurée ?

Il est encore d’autres feux, dont vous n’avezpoint ressenti les délicieuses atteintes. Une simple ressemblance,avec ce que nous aimons en nous-mêmes, des qualités qui paroissentapplaudir aux nôtres, forment les nœuds de la simple amitié :la réflexion nous fait trouver agréable ce qui nous imite, ou ceque nous voulons imiter ; mais on veut être ce qu’on admire.Telle est, Prince, la différence entre l’amitié & l’amour.L’amitié n’a qu’un objet de complaisance ; l’amour a l’Universentier. La beauté, l’ordre, l’harmonie qui regnent dans ce Toutadmirable, qui en vivifient les parties, ne nous rendent la vieprécieuse que parce qu’elle nous place au milieu de tant demerveilles ; c’est dans cet attrait tout-puissant que laNature a voulu que l’homme trouvât le principe de son Etre ;c’est un feu où son cœur, semblable à cet oiseau [40] qui se consume pour renaître de sacendre, cherche à s’embraser pour l’immortalité de son espéce.

Vous ressentirez bientôt, Prince, les effetsenchanteurs des charmes de ce Sexe, que la Nature a si excellemmentpourvu des beautés trop dispersées ailleurs, pour ne pas enfinfatiguer nos regards ; elle les a toutes rassemblées en cetobjet pour nous les rendre toujours présentes avec un égalplaisir ; c’est pour lui que vous serez épris de ce feuvivifiant ; alors vos Sujets vous presseront avec joied’assurer leur bonheur présent & à venir. Adieu. Ne différezplus de si heureux instans.

ARGUMENT DU CHANT III.

 

Zeinzemin part, accompagné de l’élite de laJeunesse, pour visiter les Provinces du Royaume, suivant uneancienne coutume. Description du Coursier qu’il monte. Il est lepremier qui dompte les chevaux : il raconte à ses amis commentil y a réussi. Tableau des belles qualités de ce jeune Prince. Ils’entend faire le récit de ses belles actions par une personne quine le connoit pas. Description des travaux qu’entreprend la Nationpour la construction des grandes Routes. Description de l’ordre quele Prince établit dans la distribution de tous les Édifices, tantpublics que particuliers, par-tout l’Empire dont il fait une grandeVille réguliere. Division des Provinces : distribution deshabitations, des familles. Partage de la culture des terres.Accueil que les Sujets font à leur Roi par-tout où il passe. Ilaime la Maîtresse d’un de ses Sujets : il se propose del’épouser. Désespoir de cette Fille : représentations qu’ellelui fait. Généreuse résolution qu’il prend de la rendre à sonAmant : il l’exécute. Le Prince se fait connoître à celui quilui raconte toutes ces choses : comment il récompense cetéloge.

CHANT III.

L’Amour de la Patrie attache enfin le jeunePrince des bras de l’amitié. Il part, accompagné de la plusflorissante Jeunesse de son Empire : animés du même esprit,& par l’exemple de leur Monarque, ils alloient avec luiobserver d’un œil attentif, ce que produisoit ou l’art, ou lanature dans chaque Province, soit pour faire part à leursCompatriotes de leurs utiles observations, soit pour transmettre àceux dont ils alloient rechercher l’amitié & les conseils,d’autres pratiques, ou d’autres usages en échange de leurs sagesavis. Tel étoit l’obligeant commerce qui regnoit entre toutes lesparties de ce Royaume.

Les Peres de famille de chaque Contrée, sedéputoient réciproquement leur Jeunesse, pour la former, & luifaire prendre de bonne heure des liaisons qui perpétuassent labonne intelligence & l’union intime de tous les membres de cegrand Corps. C’étoit encore une coutume ancienne que le Princeséjournât une année entiére dans chaque Province de ses États, quien étoit alors la Capitale, & la suivante il en parcouroit uncertain nombre d’autres. C’étoit même par ces révolutionsbienfaisantes que se comptoient les années [41] : ainsi le Roi de la lumiéreéchauffe & récrée alternativement les différentes zones :les faisuivent son char, & raménent la vie & la féconditéoù le froid des hivers avoit répandu sa langueur.

Telle sembloit la brillante compagnie du jeuneHéros. Une troupe nombreuse l’escortoit, montée sur de superbescoursiers ; les uns environnoient le Prince ; d’autres leprécédoient de loin, & couroient répandre la joie avecl’heureuse nouvelle de son arrivée : son port majestueux, sataille noble, avantageuse & légére, le font distinguer aumilieu de cette Élite, comme le palmier entre de tendres mirtes.L’impétueux animal qu’il monte, paroit se glorifier du poids qui lecharge : il éléve & recourbe fiérement son col, couvertd’une criniére brillante, qui semble un beau voile négligemmentajusté, voltiger au gré des vents : son poitrail, large &vigoureux, annonce sa force, & son attitude son courage ;sa croupe, ornée des flots épais d’une longue queue, présente avecses flancs, les plus belles proportions ; ses jambes fines& déliées, lui donnent la légéreté du cerf ; sa tête séche& dégagée, la vivacité de ses regards, le font ressembler àl’aigle ; ses yeux ardens témoignent qu’il foule avec dédainla poussiére, & voudroit traverser les airs : il paroitlibre malgré le frein qui le gouverne, & n’obéir qu’à une maincapable de le dompter : aussi admire-t’on l’adresse & ladextérité de celle qui le guide. Ceux qui approchent de plus prèsZeinzemin, voulant lui rappeller le souvenir agréable d’unimportant service rendu à tout le genre humain, & jouir descharmes de sa conversation, lui adressent ce discours :Prince, votre auguste Pere, dont la mémoire nous est toujourschere, & qui revit en votre personne, a soulagé nos travauxchampêtres en nous procurant les secours du bœuf laborieux :Vous avez doublé ces secours en nous apprenant à dompter cefougueux animal, également propre à porter ou traîner des fardeaux,& à nous épargner les fatigues d’une longue marche. Dites-nous,de grace, comment votre grand courage parvint à s’assujettir ce quiparoissoit auparavant si redoutable.

Je vais, reprit le Prince, mes cherscompagnons, satisfaire votre curiosité sur un fait qui me flatte,puisqu’il vous est devenu utile. Je sortois des amusemens de cetteagréable folie, qu’on nomme enfance, & ma raison s’éveillantcomme d’un songe, commençoit à considérer d’un œil plus attentif,les beautés de l’Univers : sans quitter encore les amusemens,je ne fis qu’en changer ; il me semble que je me proposoisd’en tirer quelque profit. Les uns aiment à considérer lesproductions inanimées de la Nature, les fleurs, les plantes, lesfruits ; d’autres aiment à la contempler animée : jel’admirois à ces deux égards ; mais sous ce dernier aspect,elle avoit plus d’attraits pour des yeux encore aussi peu pénétransque les miens. Je me plaisois donc à nourrir & apprivoiser lesanimaux qui fuient ordinairement notre compagnie ; jeparcourois les campagnes & les forêts pour découvrir leursretraites ; j’imaginois mille stratagêmes pour les surprendre,ou leur enlever leurs Petits. Quoique je me reprochasse en cela uneespéce de cruauté, je croyois les dédommager de la perte de leurliberté, par le soin que j’avois de leur épargner la peine dechercher leur nourriture : d’ailleurs, je leur laissois unesorte de liberté ; oiseaux, quadrupédes de chaque espéce,étoient enfermés dans de vastes enceintes, où je leur faisoistrouver tout ce que je savois convenir à leur instinct, à leurindustrie naturelle. Je me faisois un plaisir d’étudier leursinclinations, d’observer leurs travaux, leurs ruses, leurs cris,leurs chants, leurs amours.

Un jour que je parcourois une forêt pourdécouvrir quelques-uns de ses habitans, j’arrivai dans une profondevallée, qui, s’applatissant en plaine, étoit environnée de toutesparts de grands arbres fort touffus ; au milieu serpentoit unruisseau ; il nourrissoit de sa fraicheur l’herbe & lesfleurs d’une prairie qui bordoit son rivage. Je fus frappé de labeauté de ce lieu charmant ; j’y promenai agréablement lavue ; mais je fus encore plus surpris d’y voir paîtretranquillement une troupe d’animaux, dont j’admirai la taille &la figure. Je n’en avois point encore vu de cette espéce :dans ces tems ces animaux farouches se tenoient fort à l’écart. Jedemandai à ceux qui m’accompagnoient, pourquoi on n’avoit pasencore essayé de les apprivoiser : j’observai que, puisqu’ilspaissoient l’herbe, ils ne devoient point être voraces, niabsolument farouches. On me répondit, que leur extrême vitesse lesavoit, aussi-bien que les cerfs, rendus inaccessibles ; qu’ilseroit même dangereux de s’exposer aux coups redoutables de leurspieds. Je ne me rendis point à ces raisons ; les difficultésexciterent mes désirs ; je crus qu’il me seroit glorieux deles surmonter, & je pris dès-lors la résolution secrete de merendre maître de quelques-uns d’eux. Ce dessein formé, je merendois souvent seul dans cette solitude : les premiéres fois,ces animaux disparoissoient à ma vue ; peu à peu ilss’accoutumerent à ne la plus redouter ; insensiblement même,ils me laissoient approcher à quelque distance d’eux : jeremarquai que levant la tête, ils me regardoient avec quelqueattention ; leurs regards, quoique vifs, n’avoient rien deféroce ; je crus leur reconnoître de l’inclination à sefamiliariser avec les hommes. Pour confirmer mes conjectures,j’essayai de leur présenter quelques poignées d’herbes, &quelques-uns s’avancerent comme pour recevoir mon présent ; jele leur jettois en m’éloignant un peu ; ces offres réitéréesles habituerent à venir recevoir ces bienfaits de mes mains. Celuique je monte à présent, fut un des premiers qui eut cetteconfiance ; aussi étoit-il un de ceux dont je recherchois leplus les bonnes graces. Cette premiére réussite me fit imaginer unmoyen de lui tendre des piéges & à quelques autres : jepris avec moi les secours que je crus nécessaires pour l’exécutionde ce projet ; je préparai des liens & des entraves à cesnouveaux amis ; je fis cacher ceux qui m’accompagnoient, &m’avançai seul, présentant à ces animaux une main séduisante, quiles attira où je leur avois tendu des lacs capables de les arrêterou de les abattre ; je les laissai plusieurs jours dans cettesituation, & pris moi-même soin de leur donner à manger pourachever de les habituer à leur captivité. J’avois recommandé lesecret à ceux qui m’aidoient, & nous délibérames sur les moyensde nous faire suivre par force : nous trouvames celuid’assujettir le cheval, par la tête & par la bouche. Fier decette capture, je la fis conduire à mon Pere, que je surprisagréablement : il donna des éloges à mon adresse. Sapénétration, sa sage prévoyance & son amour pour le bienpublic, lui faisant appercevoir de quelle utilité seroient cesrobustes animaux : Mon fils, me dit-il, je loue la hardiessede votre entreprise ; mais ceux que le Ciel destine à prendresoin du reste des humains, ne doivent rien se proposer que derelatif à cette fin glorieuse : vous avez, sans doute, prévul’usage que l’on pourroit faire de ces nouveaux domestiques. Lemême, lui répondis-je, ô mon Pere ! que nous faisons del’animal qui laboure nos champs. Il approuve ma pensée, &m’invite à en faire l’essai.

Je contraignis donc mes vigoureux prisonniersà traîner de pesants fardeaux ; je m’avisai même de les enfaire charger, & malgré leurs premiéres répugnances, ilsdevinrent dociles. La faim, la crainte, let récompenses, lescaresses même, semblent faire sur les Brutes, ce que produit ennous la raison & l’amour de la société. On remarque dans lecheval quelque sensibilité pour la gloire & lesbienfaits : celui-ci en est une preuve. Il s’étoitsinguliérement attaché à moi ; je pouvois le mener où il meplaisoit ; je pouvois seul l’approcher ; du reste,fougueux, ombrageux, indomptable, il ne souffroit que la bride& ne la recevoit que de ma main : on avoit vainement tentéd’en tirer quelques services ; on étoit même prêt à lui rendrela liberté, lorsqu’un désir téméraire de me signaler, me fittrouver une façon toute nouvelle de se servir de ces animaux, &de les assujettir.

Un jour en présence de mon Pere & d’ungrand nombre de nos Concitoyens, à l’entrée d’une vaste campagne,couverte de sable mouvant, j’améne cet orgueilleux coursier :il me suit, attiré par quelque nourriture que je luiprésente ; je le flatte, je lui mets doucement le mords, luipasse les rênes, & d’un saut léger je m’élance sur sondos ; je lui presse fortement les flancs des cuisses & desjambes ; j’entortille autour de mon bras sa longuecriniére ; je résiste à tous les premiers efforts qu’il faitpour secouer son fardeau : il se cabre, il saute, il bondit,mais en vain ; je me tiens aussi fortement attaché, que levautour à la proie qu’il a saisie. Tout le monde épouvanté, craintpour ma vie : on me crie d’abandonner cette dangéreuseentreprise ; & déja je me sens emporté comme sur les aîlesdes vents ; j’entens mille cris lugubres, qui insensiblementcessent de frapper mes oreilles.

Ce coursier rapide traverse la plaine avec lavitesse d’un oiseau : un nuage de poussiére s’éléve sous sespas : guidé par sa seule fureur, il court par-tout où ellel’emporte, jusqu’à ce que ses forces épuisées l’arrêtent ;alors je le flatte, je lui fais entendre ma voix : il marchequelque tems d’un pas tranquile, puis essaye encore de s’affranchirdu joug ; enfin l’extrême fatigue me rend maître de sesmouvemens ; je lui fais sentir les impressions du frein. Jemenace, je châtie, je le caresse quand il céde ;insensiblement je le tourne, je dirige & modere ses pas à mongré, je le ramene soumis & paisible. L’affection de mes chersCompatriotes me reçoit au milieu des acclamations de joie ;mon Pere m’embrasse tendrement ; je n’entends de tous côtésque des applaudissemens, des éloges flatteurs dont il me sieroitpeu de vous faire le récit [42].

Voilà, chers compagnons, l’utile exemple quej’eus le bonheur de donner aux jeunes gens de mon âge ; ilsfirent bientôt voir par leur adresse & leur courage dans cesexercices, qu’ils ne me cédoient que l’honneur de les avoirprécédés.

C’étoit sur des récits de quantitéd’inventions nouvelles, qui rendoient la société heureuse, &sur les justes louanges de leurs inventeurs, que rouloient lesconversations amusantes de ces jeunes voyageurs : les Paysqu’ils traversoient, leur en fournissoient une ample matiere :quantité de merveilles s’offroient à leurs yeux : l’Empire quiavoit commencé à fleurir sous le regne du Pere, prenoit tout sonlustre à l’aurore de celui du Fils. Ce grand Prince avoit un espritcapable de former & d’exécuter les plus magnifiquesprojets : il n’entreprenoit rien sans les conseils des plussages & des plus expérimentés ; il faisoit choix desmeilleurs avis, avec un discernement exquis ; il saisissoitavec promptitude, ce qu’il y avoit de judicieux dans unraisonnement ; il en développoit les conséquences, faisoitappercevoir ce qui n’avoit pas été observé, concilioit plusieursidées, plusieurs expédiens, prévoyoit & résolvoit lesdifficultés ; comme il étoit l’ame de toutes lesdélibérations, il étoit entre les jeunes gens de son âge, le plussouple, le plus adroit aux exercices du corps ; dans les jeux& les divertissemens, le plus gai, le plus enjoué, comme leplus laborieux dans les affaires sérieuses.

Tant d’excellentes qualités ne tarderent pasde produire par tout ce vaste Empire des effets merveilleux. Maisquel éloge plus digne des grandes actions de ce jeune Héros, quecelui qu’il s’entendit faire par une personne dont il n’étoit pasconnu ? plaisir vif & délicat bien sensible pour un cœurgénéreux. Celui de Zeinzemin jouissoit déja des succès rapides dequantité de glorieuses entreprises, lorsqu’un jour s’étant écartédes siens, la nuit le surprit sans qu’il pût les rejoindre :l’obscurité ne l’empêcha pas de trouver bientôt une retraite. Lesdevoirs les plus humains de l’hospitalité étoient chez ces Peuplessouverainement en honneur par une suite nécessaire de leurs usages.Le Prince se retira donc dans la demeure la plus prochaine[43] ; il y fut reçu avec cette joiepure & sincere, qui n’a rien des égards apparens & forcés,sous lesquels un sordide intérêt cache le dépit de n’oser refuserun service.

Jeune Voyageur, lui dit le Chef de famille, letems du repas public est passé [44] ;je n’aurai pas le plaisir de procurer celui de votre compagnie ànos Concitoyens : quoiqu’il en soit, daignez agréer avec lerepos, les mêts que nous pourrons vous offrir. On préparaaussi-tôt, & on servit avec empressement à cet Étranger, ce-quise trouva de meilleur & de plus capable de rétablir sesforces : on l’excite obligeament à en faire usage.

Pendant le repas, Zeinzemin, moins par désirde s’entendre louer, que pour s’informer de ce qui pouvoit manquerau bonheur de ses Peuples, demande à son Hôte ce que l’on pense duPrince en ces Contrées. Ô cher Compatriote ! lui répondit cethomme, heureux ceux qui vivent ou naissent dans ces temsfortunés ! nos descendans loueront à jamais la mémoire dugrand Zeinzemin. Le Ciel toûjours propice n’a point cessé de nousdonner dans nos Chefs des peres tendres & affectionnés :celui-ci réunit aujourd’hui la sagesse de tous ses ancêtres, &rend présente toute la félicité de leurs regnes : ses Peuplesdésireroient que le sien fût immortel. Vous, aimable jeune homme,que le désir de connoître & de devenir sage, fait, sans doûtevoyager, pouvez-vous ignorer aucune des grandes actions de notrePrince, & l’effet qu’elles produisent sur tous lescœurs ?

Je sais, reprit le feint Étranger, ce qu’il afait par amour pour ses Peuples ; mais j’ignore encore s’ilest partout également approuvé. Votre âge & votre expérience,généreux Citoyen, vous rendent capable de juger de ce qui estvéritablement louable, par ce qui est utile : instruisez-moi,je vous prie, de ce qu’il a fait de meilleur.

Le Convive de Zeinzemin commença doncainsi : Il est doublement agréable de raconter desmerveilles : on admire & on jouit d’un plaisir que l’oncommunique à la personne qui nous écoute. Vous avez dû rencontrer àchaque pas des marques récentes de la grandeur & de la sagessede notre Monarque ; elles doivent encore être comme présentesà vos yeux. Je vais, puisque vous le souhaitez, vous en entretenir,& comparer l’état présent de la Patrie à ce qu’elle futautrefois. Le généreux Alsmanzein avoit conçu le dessein del’embellir ; son grand âge en empêcha l’exécution : cettegloire étoit réservée à l’aimable Zeinzemin.

À son avénement le zèle des Concitoyens,réunissant une multitude innombrable de bras, entreprit d’ouvrir delongues routes, dont les unes conduisissent jusqu’aux extrémités duRoyaume, & d’autres vinssent se rendre, comme autant debranches, à ces troncs principaux, pour lier communication entretoutes les parties même les plus écartées de la fréquentation desHabitans. Pour faciliter à leur Prince bienfaisant l’accès detoutes ses Provinces, & marquer l’empressement qu’ils avoientde jouir de sa présence, ils perçoient des rochers, applanissoientdes montagnes, combloient des vallées, ou les couvroient de pontsd’une structure hardie.

Dans les temps que la terre montre aulaboureur oisif, l’espérance d’une abondante recolte, recompense deses travaux, femmes, enfans, vieillards, comme les plus robustes,tous quittoient leurs habitations, & se divisoient par troupesnombreuses, pour construire ces beaux ouvrages ; les unscreusent la terre, la transportent & la répandent ;d’autres détachent & roulent des pierres énormes, les taillent& les posent ; ceux-ci plantent aux bords de ces levées,les arbres qui donnent le plus promptement un ombrage touffu ;cependant le sexe & l’âge le plus foible construisent descabanes de branches entrelassées, les ornent de fleurs & defeuillages, dressent des lits, des tables & des siéges de gazon& de mousse, apprêtent toutes sortes de rafraîchissemens :la campagne est couverte de longues chaînes d’habitans, quis’encouragent & s’entr’aident : il regne dans cettemultitude tant d’ordre, tant d’intelligence ; les occupationsy sont si bien distribues, que des travaux immenses s’exécutentavec une promptitude aussi merveilleuse ; ils paroissent desjeux, & suffisent à peine pour occuper quelques jours cetteNation laborieuse : chacun avec une joie égale à sonadmiration, voit ces ouvrages commencés çà & là, comme auhazard, s’avancer avec un progrès rapide, se réunir &s’entre-couper avec la régularité des fils d’un réseau ; noschemins s’élever en larges terrasses, pavés & revêtus depierres polies, ou de briques solidement cimentées.

On redresse par des digues, le cours tortueuxdes rivières ; on creuse des canaux pour dessécher &fertiliser les endroits marécageux, pour arroser les plainesarides ; on construit des aquéducs, des bassins, desfontaines ; on érige des colonnes, des obélisques pour marquerla distance des lieux, & en mémoire des Citoyens qui ont bienmérité de la Patrie. Toutes ces choses rangées avec tant d’art& de simétrie, font des campagnes autant de jardins agréables,entrecoupés d’allées, divisés en de spacieuses plates-bandes, quiprésentent avec ordre & distinction les nuances de différentesverdures & de différentes fleurs. À côté des moissons quiparoissent, lorsque le vent les agite, les flots d’une mer d’orliquide, se voyent des vergers, des bosquets, des prairies assortiscomme autant de compartimens.

Zeinzemin anime ces merveilleusesentreprises : présent à tout, son génie sublime invente &ordonne, dirige toute cette magnificence, lui suggére milleexpédiens heureux ; la bonté de son cœur lui fait en même-temsmodérer l’ardeur que la douce persuasion qui coule de ses lévres,vient d’inspirer ; mais toutes puissantes, pour exciter autravail, ses exhortations peuvent à peine porter son Peuple àprendre quelque repos.

Il y avoit déja quelque tems que du sein del’abondance étoit né le gout qui cherche à mettre de l’ordre, duchoix & de la variété dans ses plaisirs ; ce goût, qui seplait à embellir les dons de la Nature, avoit déja inspiré à nosCitoyens la pensée de se bâtir des demeures agréables ; illeur avoit appris à polir la pierre, & à donner quelquerégularité à leurs édifices : auparavant ils habitoient desimples cabanes, ou se creusoient des retraites spacieuses &commodes dans des rochers, sans ornement, sans beauté : ilsavoient donc quitté ces logemens rustiques, pour se construire desmaisons, choisissant au hazard une place voisine d’un ruisseau,d’un bois, d’une prairie : ces maisons, d’une architecturegrossière, étoient éparses çà & là. Zeinzemin vient de fairenaître l’amour du bel ordre : il a fait raser ces bâtimens malrangés, peu uniformes, pour leur donner une situation & unefigure qui plaisent également à la vûe ; lui-même a prisplaisir d’en tracer les plans. Ainsi, c’est encore par ses soinsque les routes, qui, comme je viens de dire, divisent cet Empire enune infinité de quarrés spacieux, sont bordées, à distances égales,de quelques habitations champêtres, agréables retraites où leVoyageur, ceux qui cultivent & moissonnent nos campagnes, vont,pendant la chaleur du jour, prendre quelque repos ou un légerrepas.

À chaque division de ces chemins somptueux,une large esplanade, en forme de terrasse, environnée de plusieursrangées d’arbres, est occupée par plusieurs vastes bâtimenssimples, mais propres, uniformes & réguliers : ils serventde demeure commune à certain nombre de familles réunie, sans êtreséparées des autres : au milieu une place couverte de berceauxou de portiques, ornée de fontaines, sert à leurs jeux & àleurs repas.

Il y a toujours un nombre suffisant de ceshabitations distribuées autour d’une plaine, pour que les famillesqui les occupent en puissent entretenir, sans fatigue, lafertilité. Vous avez vû, sans doute, ô jeune voyageur ! ajoutacelui qui venoit de donner retraite au Prince sans le connoître, lepompeux appareil de nos labours & de nos moissons. S’agit-ild’ouvrir le sein fécond de la terre ? le bord alligné d’unecampagne est aussi-tôt couvert d’un grand nombre d’attelages qui,partant tous au même signal, commencent & achévent ensemble larévolution des sillons. Faut-il recueillir ce que la mere communenous rend avec usure ? notre Jeunesse, couronnée de fleurs,rangée dans le même ordre, s’avance vers la plaine en chantant leslouanges du souverain Bienfaiteur des humains. On voit quelquefoiscent mille faux dépouiller les champs d’une forêt d’épis, aussirapidement que la flamme d’un incendie, tandis qu’une foule dejeunes Beautés en rassemble & lie les gerbes [45].

Au centre de chaque territoire est un vasteédifice, réservoir commun des alimens & des délices de lavie ; mais ces partages des terres ne sont point pour nous despossessions absolues ; nous avons horreur de ce que l’on ditavoir été la cause des maux qui désoloient les premiers Habitans dece Pays : ce ne sont donc que des portions d’un travailamusant que chacun de nous se hâte de finir pour aider nos voisins.Nos Provinces se disputent la gloire de voir leurs champs mieuxcultivés, & celle de se prêter des secours : elless’envoyent réciproquement les plus beaux fruits, ou ceux qui necroissent pas également partout. Quelque contrée n’a-t-elle pasrépondu aux espérances du laboureur ? on s’empresse de toutepart à réparer cette disette, & elle se trouve la plusabondamment pourvûe. Tels sont les effets de l’amitié, de l’unioncordiale & sincere qui regne avec harmonie entre toutes lepeuplades de cet Empire ; telle est l’inclinationbienfaisante, qui de proche en proche se répand dans toute sonétendue.

Une parfaite concorde s’est toujours conservéeparmi nous depuis l’origine de la Nation. L’aimable Zeinzemin vientd’en resserrer & d’en raffermir les liens ; il a étendu larégularité & le bel ordre des choses inanimées jusques surtoutes les Professions, soutiens ou agrémens de la vie : sansaltérer la pureté ni la douceur des mœurs, il en a fait disparoîtrela simplicité grossiére ; une unanimité auparavant confuse,est devenue un concert prudent & mesuré, dont la beautéencourage [46]

Mille hommes, ou tel nombre que l’on voudra,de tous Métiers & de toutes Professions, se trouvent habitansd’une Terre suffisante pour les nourrir. Ils conviennent entr’euxque tout sera commun, & pour qu’il n’y ait point de confusiondans cette communauté, & que chacun y puisse contribuer pour sapart au nécessaire, sans dégout, sans ennui, sans fatigue, ilss’arrangent ainsi :

Tous ensemble cultivent les terres, ramassent,serrent les moissons & les fruits dans un même magazin. Dansl’intervalle de ces opérations, chacun travaille de sa Professionparticulière. Il y a un nombre suffisant d’Ouvriers, soit pourfaçonner & préparer les productions de la terre, soit pourfabriquer tous meubles & ustenciles de différente espece. Lescorps d’Ouvriers, pourvûs par le Public, d’outils & de matierecomme de subsistance, ne s’embarrassent que de la quantité de cequ’ils doivent fournir, pour que personne ne manque de rien ;& cette quantité est également distribuée entre les membres dece corps. Les ouvrages de l’art, comme toute autre provision, sontmis en magazin commun, ou bien on prépose des gens pour lesdistribuer à qui en demande.

Passons aux conséquences d’une telle police.1. Il y a une réciprocité de secours qui n’est jamais interrompue.2. Elle peut être observée dans toutes les Provinces d’un Empirecomme dans une seule. 3. Personne n’est surchargé d’ouvrage, &tous les Citoyens sont encouragés. 4. Les Provisions de touteespece s’accumulent ; & il ne faut, par la suite, qu’untravail modéré pour entretenir celles qui ne sont pas d’uncontinuel usage, ou qui sont de durée. 5. Quoique tout soit commun,rien ne se prodigue, parce que personne n’a intérêt de prendre plusque le nécessaire, quand il est assuré de le trouvertoujours ; car que feroit-il du superflu, où rien n’estvénal ? 6. Les Provinces du même État s’entre-communiquent cequ’elles ont de surabondant, non par échange, ni par prêt, ni parvente, mais par des dons simples, ou mutuels. 7. Cette Nation peut,sans difficulté, commercer avec des Étrangers chez qui la policeseroit toute différente, par un certain nombre de ses Citoyens,auxquels elle fournit les fonds de son commerce, & quirapportent les marchandises à la communauté. Ce qui précede prouveque rien ne pourroit exciter de tels Commissionnaires à devenirinfidèles, parce qu’il n’existeroit dans cette République aucun desmotifs qui causent ordinairement l’infidélité ; de plus, cesNégocians publics, secourus de toute la Patrie, animés du désir dete signaler, pourroient faire les entreprises les plus heureuses.Ajoutons à tout ceci, qu’un tel arrangement politique couperoitracine à une infinité de vices.

Voilà, dira-t-on, un fort beau systême bienimaginé pour être placé dans la fable d’un Poëme : nousvoulons même accorder à Pilpai que tout cela est vrai enspéculation, mais impossible en pratique. Cette objection tombe, sil’on prend garde que le but de ce Philosophe n’est que de fairevoir d’ou vient cette contrariété entre la vérité & saspéculation & le faux de la pratique ordinaire, fondée sur lamorale vulgaire.].

Tel fut l’éloquent éloge que Zeinzemin eut lebonheur d’entendre d’une bouche inconnue ; louanges peususpectes, dictées par la dignité & la grandeur de l’objet dontl’ame est vivement frappée. En effet, qui ne seroit épris desvertus d’un Prince qui fait de son Empire une grande Ville plusréguliere que celle dont l’Euphrate arrose les murs ?Qu’êtes-vous, orgueilleuse Babylone [47],comparée à cette immense Cité, où le bel ordre des édifices égalecelui des vases dans lesquels l’industrieuse Abeille dépose sonmiel ? Que sont vos murs, vos terrasses, vos jardins suspendusprès des ornemens d’une Ville, dont chaque quartier est uneProvince abondante, & chaque Province un jardin délicieux,environné d’agréables demeures ? Ne vantez point vos Temples,vos Palais ; vous avez aussi d’affreuses prisons : à quoiserviroient ces édifices, où la superstition, la tirannie & lecrime sont inconnus ? Votre commerce vous rend les Nationstributaires ; & cette Ville, sans Professions mercenaires,posséde toutes les richesses ; chacun de ses Citoyens jouit decelles de toute la société.

Furieux Conquérans, vous couvrez la Terred’armées nombreuses : quel ordre, quelle simétrie entre lesparties de ces grands corps ! Leurs mouvemens réglés frappentagréablement la vûe ; une ravissante simphonie les accompagne.Est-ce l’ouverture d’une fête ? tant d’hommes rassemblésvont-ils célébrer les louanges de l’Auteur de la vie ? Non,c’est le triste appareil des sanglantes funérailles d’une Nationentiere.

Zeinzemin, vraiment Héros, fait servir lapompe & la magnificence de ce bel ordre aux travaux quiprocurent le soutien de notre Etre, & vous l’employez sadestruction ; vous montrez à vos victimes un agréablespectacle qui va les priver pour toujours de celui del’Univers.

Vous, Monarques, paisiblement indolens, quesont vos Empires ? Un amas de masures & de chétivescabanes entre lesquelles s’élevent confusément quelques grandesVilles percées d’un labyrinte de rues tortueuses, bordées demaisons aussi inégales, aussi peu uniformes que les conditions deleurs Habitans ; ouvrages bizarres de l’orgueil du riche àcôté des foibles efforts du pauvre ; lieux où au mouvementtumultueux du faste & du luxe, se mêlent les empressemensinquiets d’une avarice insatiable, les travaux perpétuels de lamisère ; lieux funestes où se font entendre, avec les ris& les réjouissances de l’oppresseur injuste, les plaintes &les gémissemens de l’opprimé.

Au récit agréable qui répandoit la joie sur levisage du jeune Prince, en succéda un autre, qui, touchant auxplaies encore récentes de son cœur, lui firent pousser de tristessoupirs, dont l’Hôte ne comprenoit pas la véritable cause. Jeviens, continua-t-il, de vous montrer le Héros, je vais vousmontrer le Citoyen généreux.

Zeinzemin, le magnanime Zeinzemin parcourantses États pour hâter l’exécution de ses projets, voit ses Peuplesen rendre les succès plus prompts que ses désirs. S’arrête-t-ilquelque temps dans un endroit ? il est surpris en arrivantdans une autre Province, de voir que ses ordres ont étéprévenus : des admirateurs attentifs aux actions de ce grandPrince, le devancent, en portent au loin la renommée ; ellessont aussi-tôt imitées : on accourt en foule sur sonpassage ; on s’empresse de voir un Héros, le plus bel ornementde la Patrie, qu’il prend soin de décorer de tant de chefs-d’œuvresimmortels : partout il est reçu au milieu des acclamations quela joie éleve jusqu’au Ciel : une brillante jeunesse des deuxsexes, chantant ses louanges, vient, ornée de fleurs, en joncher laterre sous ses pas : il n’est point de belle qui ne cherchedans ses yeux la route de son cœur : tous ses Sujets marquentavec quelle ardeur ils souhaitent de le voir devenir sensible,& que son choix les assure d’un digne Successeur ; sesamis les plus familiers l’en pressent : il céde enfin à tantd’instances, ou plutôt il y est tout-à-coup entraîné par lescharmes vainqueurs d’une beauté, qui, à la tête d’une troupe dejeunes filles, vient lui offrir des présens de fleurs & defruits. Frappé des graces naïves qui brillent sur toute sapersonne, & de la douceur des accens de sa voix, son cœur éprisdicta à sa bouche cet obligeant discours :

Ô aimable Fille ! Astre de ces heureusesContrées, que les dons que mes Peuples m’offrent par vos bellesmains, me sont agréables ! Ces yeux divins ont fait sur moname la même impression que les premiers rayons du soleil sur larose prête à s’épanouir. Oui, ces traits occupent toutes lespuissances de mon amie ; ils s’y sont peints pour ne s’eneffacer jamais. Que ces fleurs que vous me présentez, ont une odeurdélicieuse ! l’Amour lui-même en a composé les parfums.Souffrez que je leur fasse l’honneur de couronner vos appas. Ilm’est bien doux de me voir si favorablement accueilli ; maisque je serois heureux si quelque inclination plus forte qu’uneestime générale, m’attiroit vos bonnes graces !

Tout le Peuple applaudit par de grands cris dejoie. Notre Prince, disoit-il, ce généreux Bienfaiteur, jusqu’àprésent uniquement occupé de notre bonheur, veut donc éprouverlui-même ce que c’est qu’être véritablement heureux ! celuidont le doux Empire subjugue tous les cœurs, céde enfin la victoireà de beaux yeux ! Ô fille d’une heureuse mere ! vousallez devenir celle de tout la Nation ; votre tendresse vafaire la félicité de notre Prince ! Quittez, quittez ces dons,trop foibles marques de notre reconnoissance ; vous seulepouvez nous acquitter envers lui : chargez-vous du soin de luifaire connoître combien il est aimé. Qu’il éprouve par vos tendrescaresses les passions réunies de tous ceux qui le chérissent.

Cependant la rougeur qui s’étoit répandue surles joues de la jeune beauté à laquelle s’adressoient tous cesvœux, relevoit infiniment l’éclat de ses attraits : cettealtération n’étoit point l’effet de cette fausse pudeur qui a hontede paroître sensible : elle partoit d’une cause bien pluslégitime, qui fit bientôt succéder une triste pâleur à ce vifcoloris. Elle accepte, en tremblant, la main du Prince, qui laconduit vers le lieu des assemblées publiques : seule, aumilieu d’une allégresse générale, elle est plongée dans uneprofonde mélancolie ; ses beaux yeux obscurcis ne jettent quedes regards languissans. Le Monarque la presse tendrement deconsentir à partager avec lui les honneurs du Diadême ; ellene répond que par de profonds soupirs. Arrivés au lieu où se doitcélébrer cette auguste cérémonie, son nouvel Amant la laissequelque tems aux caresses de ses Compagnes : ellesl’environnent, la félicitent & s’empressent à relever sescharmes par mille ornemens : sa mere la tient entre ses bras,la couvre de baisers ; elle ne l’entretient que de sonprochain bonheur ; mais surprise de son silence :pourquoi, lui dit-elle, ma chere file, parois-tu si peu sensible àma joie & à celle de tous nos Concitoyens ? Helas !répondit-elle, que ne puis-je aimer l’Illustre Zeinzemin autantqu’il est aimable & qu’il m’aime ! Pourqoi mon cœur nepeut-il être également occupé de deux objets ! Vous savezqu’élevée avec le fils d’un ami de mon pere, dès nos plus jeunesans, nous étions inséparables ; nous nous aimions, sansdémêler encore, ni la cause, ni les effets de la tendresse ;elle s’est accrue avec nous ; nos cœurs ont commencé d’engouter avec discernement les délices : si le sien éprouve lesmêmes sentimens que le mien, je sens qu’il n’est pas possible derompre des liens si doux ; la mort même ne pourroit lesdissoudre. Pourrois-je oublier mes promesses ! Pourrois-jeoublier les tendres adieux que nous nous fimes pour une absence dequelques jours, lorsqu’à la nouvelle de l’arrivée du Prince, ilvola à sa rencontre avec une troupe de jeunes gens empressés devoir ce Héros ! Que cette absence a été cruelle pour moi,quelque courte qu’en ait été la durée ! Je ne pouvois ensupporter les instans. Que seroit-ce si nous étions séparés pourtoujours ! J’en mourrois de douleur, & il me suivroitbientôt au tombeau. Quoi ! Je serois cause de la mort d’unepersonne si chere ! Cette pensée me fait frémir. Vous avez vuavec quelle joie j’allois moi-même au-devant du Pere de la Patrie,parce qu’il me ramenoit cet Amant chéri. Je ne savois commentreconnoître ce bienfait : chargée de lui offrir les hommagesde tous, je croyois lui payer le seul tribut de ma reconnoissance.Pourquoi ce peu d’attraits m’a-t’il attiré son attention !Pourquoi à ce moment fatal a-t’il conçu un amour dont je ne suispas digne, & auquel je ne saurois répondre ! Pourquoia-t’il choisi la moindre de mes Compagnes ! J’ai vu, j’ai vu,lorsqu’il m’a fait l’aveu de sa flamme, mon triste Amant la douleurpeinte sur le visage : bien-tôt mes yeux le cherchoientvainement pour l’assurer de ma confiance ; il étoitdisparu ; hélas ! il est allé mourir, & il me croitcoupable.

Elle n’en put dire davantage ; lessanglots lui coupent la voix. Sa mere mêle ses larmes auxsiennes ; & après avoir laissé quelque tems un libre coursà ses plaintes : Ma fille, lui dit-elle, imitez votreAmant ; sans doute que par un effort généreux, l’amour duPrince & de la Patrie l’emporte dans son cœur sur son proprepenchant : plus ce qu’il céde lui est cher, & plus leprésent lui paroît digne de son Roi. Il en coute, sans doute,infiniment à sa tendresse ; mais quelqu’autre Belle ledédommagera de la perte de son Amante. Pour vous, ma fille, aprèsquelques regrets vous l’oublierez dans les bras d’un Prince aimable[48]. Que dites vous, il pourroitm’oublier ? Je pourrois cesser de l’aimer ! Je cesseroisaussi-tôt de vivre. Cessates-vous jamais d’aimer mon pere ?Non, non, la Patrie, le centre de notre bonheur, elle qui nousinspire de tendres sentimens, parce qu’elle associe tous ceuxqu’elle nourrit dans son sein, n’exige point de tels sacrifices,& notre Prince a l’ame trop grande, pour n’être pas touché demes peines ; il ne me refusera pas…

Elle alloit poursuivre, lorsque Zeinzeminparut : elle vole embrasser ses genoux. Ô Image de laDivinité ! lui dit-elle, serois-je la seule qui seroitmalheureuse sous votre regne ! Vous, les délices de tous lescœurs, voudriez-vous attacher votre félicité à en posséder un quine peut se donner qu’au respect, à l’admiration & à l’amitié laplus zélée pour votre auguste Personne, mais qui ne peut répondre àvotre amour ? Oui, ajouta-t’elle, un de vos Sujets s’estemparé d’une ame qui ne devroit respirer que pour vous, ou plutôtson infortune l’a rendu votre Rival : nous nous aimons dès nostendres années. Ah ! s’il eût pu prévoir que vous daigneriezm’honorer d’un regard, son respect l’auroit fait dès long-temsrenoncer à me rendre sensible, & je pourrois gouter sanstrouble le plaisir de ne l’être que pour vous. C’est, sans doute,ce respect, grand Prince, qui éloigne de vous un de vos fils, quicraint que sa présence ne vous soit plus agréable ; daignezlui pardonner une offense involontaire ; il s’en punit sansdoute, mais il est le moins coupable : c’est moi que vousdevez punir ; cependant j’implore vos bontés ; unissezdeux Amans qui ne peuvent vivre séparés.

Qu’entens-je, reprit vivement Zeinzemin ?Quoi ! la Beauté même suppliante devant moi ! Quoi !celle de qui je voudrois recevoir des graces m’en demande !Ah ! c’en est trop, divine Mortelle ; c’est un crime pourmoi d’avoir osé troubler le bonheur de deux si parfaitsAmans ; mais quoiqu’il en dût couter à mon cœur, je vaisréparer cette faute. Où est-il ce fortuné Rival ? Qu’ilparoisse : puisqu’il a le bonheur de vous plaire, quel qu’ilsoit, il est digne de toute ma tendresse. À ces mots, le Princeregarde autour de lui ; il s’informe où est cet Amant ;& comme on lui apprit qu’il s’étoit retiré dans un bosquetvoisin : Allons, chers Compagnons, dit-il, allons porter lajoie dans un lieu où un de nos Amis a porté la tristesse ;allons-y célébrer l’union de cet heureux couple.

Il prend, en soupirant, la main de cetteAmante pour la conduire à celui qu’elle aime. Il le trouve couchéau pied d’un arbre, plongé dans une si profonde tristesse, qu’ilest déja près de celui qu’il va consoler, sans en être apperçu.Quoi ! lui dit-il, cher Ami, as-tu pu soupçonner un instantque je voulusse te priver d’un bien plus précieux que la vie ?Non, non, je serois indigne de posséder un cœur sur lequel tu as desi justes prétentions. Je te le restitue donc ce bien inestimable,sois heureux, promets à ta fidéle Amante une tendresse égale à lasienne. Le jeune homme admirant tant de générosité, s’éveille commed’un profond sommeil ; l’excès de douleur & de joie sontdeux extrémités entre lesquelles son ame demeure suspendue,immobile. Il veut ouvrir la bouche pour exprimer sareconnoissance ; mais les sentimens en sont si vif, qu’ilsfont expirer les paroles sur ses lévres : il s’efforce en vainde parler, ses accens entrecoupés ne sont que des exclamations, dessoupirs. Tous deux saisissent les mains bienfaisantes de leurPrince, & les baisent avec transport, tandis que le Peuple faitretentir de toutes parts les louanges du généreux Zeinzemin.Pourquoi, leur dit-il, célébrez-vous une action qui n’a rien qued’humain ? J’ai fait pour cet Ami ce que je voudrois que fîtpour moi un Rival à qui je serois préféré : louez plutôtl’action de ce Concitoyen qui me sacrifioit, sans se plaindre, cequ’il a de plus cher. Que ce bel exemple serve à jamais, réponditL’Assemblée, de loi qui assure parmi nous le bonheur des Amans,& que jamais l’Himen n’unisse que des cœurs assortis parl’Amour. C’est depuis ce tems, mon cher Convive, qu’il est établique toutes les fois que notre Monarque paroîtra dans une Province,alors tous les Amans s’assembleront & viendront sous lesheureux auspices de sa présence, se promettre d’être Époux[49]. Après cette action héroîque, le jeunePrince quitte ces Contrées pour aller répandre sur d’autres denouveaux bienfaits ; mais il emporte le trait qui l’ablessé.

Je vois, ô cher Compatriote ! que cettehistoire vous touche, ajoute celui qui vient de la raconter ;elle fait en vous l’impression qu’elle doit naturellement produiresur une ame bien née ; je loue votre sensibilité ; maisil est tems que vous preniez quelque repos.

Des témoignages si sincéres d’estime &d’admiration pour son Prince dans un sujet, étoient, sans doute,dignes d’une illustre récompense ; mais ces appas del’intérêt, inventés pour exciter des malheureux à en servird’autres ; ces funestes appas, qui, selon la force del’attrait, font pancher les Mortels en faveur de l’innocence ou ducrime ; ce mobile d’une volonté languissante, que la propriétéa rendu nécessaire, étoit inutile où regnoit Zeinzemin. À quoiserviroient de vains dons où personne ne manque de rien, oùl’humanité trouve dans ses propres sentimens, ses motifs & sesrécompenses, & où la reconnoissance n’a pas besoin des secoursd’une inutile libéralité, qui par-tout ailleurs répand sur quelquestêtes coupables, & souvent ingrattes, & le sang, & lasueur des Peuples ?

Sitôt que le chant des oiseaux eut annoncé leretour de la lumiére, Zeinzemin, empressé de rejoindre ceux que sonabsence allarmoit, se léve ; & prenant congé de son Hôteofficieux, il lui adresse ces paroles en présence de plusieursHabitans de ces lieux : Fils de la Patrie, reconnoissez celuidont vous venez de louer les actions : pour vous marquer mareconnoissance, je confie à votre sagesse le soin d’encourager icivos Concitoyens seconder mon zéle pour le bien public. Ce soinm’appelle à présent ailleurs. Adieu. Que votre affection nes’efforce point de me retenir. Zeinzemin part aussi-tôt ;& sans donner le tems aux Spectateurs de revenir de leursurprise, la vitesse de son coursier le dérobe à leur vue.

ARGUMENT DU CHANT IV.

 

Pendant que Zeinzemin parcouroit son Empire,la Nature se prépare à récompenser ce Prince & Adel.Description des ornemens dont elle se revêt pour aller trouver laBeauté. Description des lieux enchantés, demeure de cesDives : quels en sont les habitans. Occupations de l’Amour. LaNature invite la Beauté, sa fille, à favoriser Zeinemin :celle-ci part avec l’Amour ; elle lui fait remarquer le jeuneHéros : l’Amour lui décoche un trait dont la Beauté modére lecoup. Quels avoient été les effets & les suites de cettepremiére blessure. Le Prince avoit résolu de ne plus aimer ;ses Amis l’y invitent de nouveau : un d’eux lui fait leportrait de la plus belle personne du Royaume, nommée Zavaher.Zeinzemin veut se ranger au nombre de ses Amans, en cachant saQualité ; il se dérobe aux siens pour la chercher : dansle même instans la Beauté avec sa suite, vient trouver cette fillesous la figure de ses Compagnes. L’Amour, changé en fleur, luiinspire de la passion. Zeinzemin arrive où elle se promène. Tousdeux sont épris ; mais ils l’ignorent : inquiétudes quecette incertitude cause à ces Amants. Description de la solitude oùZavaher se retire pour rêver : le Prince l’y rencontre parhazard. L’Amour, sous la figure d’un agneau qu’elle aime, fuitcomme épouvanté, se jette dans un ruisseau : Zavaher veut l’enretirer, y tombe elle-même : son Amant la secourt, & enest favorablement écouté. Il reconnoit qu’Adel est le pere de saMaîtresse, & que le Rival auquel il a généreusement cedénaguères, est aussi le fils de cet ami. Réjouissances des Peuples àla nouvelle du mariage de leur Prince. La prospérité du Hérostouche à de grands malheurs.

CHANT IV.

 

La Nature, car c’étoit elle-même, c’étoitcette Dive [50]

J’observerai ici que ce Poëte célebre a étéplus judicieux, & dans le choix de son sujet qui est universel,& dans le choix de ses fictions, que la plupart de nos Poëtesanciens & modernes. Il personifie des idées morales &métaphisiques, qui sont de tous les tems & de toutes lesnations ; allégories, auxquelles l’imagination se prêtetoujours volontiers, parce qu’elles lui présentent une peintureemblématique des actions & des pensées des hommes, comme desbiens & des maux qui les environnent. Mille Divinitéschimériques, les Centaures, les Harpies, les Sirènes, les Pégases,les Méduses, &c. sont des choses qui ne signifient rien, nonplus que les Hippogrifes, les Ogres, les Géans, les Magiciens,&c. nul Monstre chez notre Poëte dont les membresprodigieusement assemblés, n’aient une signification énergique.

Il en est de certaines fictions comme desmodes ; elles plaisent chez le Vulgaire où elles ont cours,après quoi elles deviennent fades & insipides : on lespardonne à ceux qui les ont employées dans leurs Poëmes, parce quel’usage l’exigeoit alors : on les excuse, dis-je, de cespeintures puériles, parce qu’ils les ont fait valoir par le dessein& le coloris, & parce qu’entre ces grotesques on trouved’autres tableaux, dont les sujets sont dans le vrai, &noblement exprimés.

On pourroit donc mettre les meilleurs ouvragesdes Anciens & de ceux qui les ont imités, au rang de l’Histoirede Richard sans peur, si on n’étoit quelquefois dédommagé dufratras de mille contes peu vraisemblables par les agréablespeintures de l’Amour, des Ris, des Jeux, &c. comme par lesdescriptions touchantes du deuil, des soucis, de la vieillesse, dela faim, de l’indigence personifiés.

Pilpai, sans donner dans les visions outréesde son Pays ni de son tems, suit l’opinion reçue presque cheztoutes les Nations, qu’il y a de bons & de mauvaisGénies ; mais il la rectifie de manière à la faire gouterpar-tout, il prend pour ses Dives bienfaisantes les Puissances quirégissent l’Univers, & qui devroient gouverner leshommes ; il les expose aux préjugés & aux vices qui lestirannisent : tout est vrai dans ses tableaux. Il personifieici la Nature, la Beauté, l’Amour & leur suite à peu près commeont fait la plupart des Poëtes Grecs, soit qu’il ait été informé deleur maniére, en conversant avec leurs Philosophes qui voyageoientfort souvent en Asie, soit parce que tous les hommes ayant lesmêmes idées sur ces choses, elles ne peuvent se peindre que sur lesmêmes desseins; mais l’on peut dire que Pilpai a renchéri sur lavariété, la délicatesse & la nouveauté même des ornemens.], cepuissant Génie qui inspiroit le Vieillard respectable qui avoitpris soin d’élever Zeinzemin ; c’étoit elle, qui, par l’organede ce sage Mortel, avoit fait couler dans le cœur du jeune Monarqueces sentimens héroïques, ces précieuses teintures qui divinisentles humains, parce qu’elles les rendent bienfaisans.

La Nature, dis-je, qui forme les inclinationsde chaque âge, ayant fait naître à Adel le désir de retourner jouirdans le sein d’une famille caressante & chérie, des douceurs durepos, avoit allumé dans l’ame de son Éléve cette activité, cetteardeur qui venoient de faire briller aux yeux de ses Peuplesétonnés tant d’actions immortelles.

Dès l’instant de ces travaux, vraimentglorieux, ainsi que cet oiseau courageux, qui, s’élevant au-dessusdes nues, fixe, sans s’éblouir, d’immobiles regards sur le sein dela lumiére, & voit avec joie ses Petits nouvellement sortis del’aire, imiter sa hardiesse & la rapidité de son vol ; demême la Mere de l’Univers voit avec complaisance son cher Favori,accompagné d’une troupe brillante, entrer & marcher à grandspas dans la carriére des Héros : portée sur les aîles desZéphirs, elle favorise les succès des nobles entreprises de cejeune Prince, elle l’accompagne ou le suit quelque tems des yeux,anime & excite ses desseins, hâte l’exécution des magnifiquesprojets de cet heureux génie. Par-tout où elle passe, naissent, sesuccédent & se renouvellent, & les fleurs & lefruits ; elle se plait à répandre l’abondance dans les lieuxoù Zeinzemin établit, ou se propose de porter le bel ordre :enfin, contente des soins généreux qu’il a du bonheur de sesPeuples : Il est tems, dit-elle, ô cher Zeinzemin ! de tepréparer une digne récompense, & de l’étendre sur celui dontles sages avis t’ont disposé à la mériter.

La Dive prononce ces mots avec ce gracieuxsourire qui fait la sérénité des plus beaux jours, & reléve lesattraits répandus sur son visage auguste : ses yeux éclatansd’une lumiére vive & pure, ont la beauté de l’Astre qui annoncele lever de l’Aurore ; sa chevelure flottante avec grace surses épaules d’albâtre, a le lustre & les couleurs des plustendres rayons de la blonde Avant-couriére du Soleil. Elle se revêtde sa robe, dont la riche broderie représente, & le vaste Océanavec tous les animaux qu’il renferme, & la Terre parée de sesplus riches productions : différentes Nations y sont dépeintesavec leurs divers habillemens, & les traits qui lescaractérisent. Enfin, sur son voile brille l’azur d’un Ciel sansnuages, avec toutes les constellations qui le décorent. Elle part,accompagnée de toutes les saisons riantes ; elle ne laisse quel’hiver au sein d’un obscur repos ; elle arrive au séjourdélicieux, demeure de la Beauté & la sienne.

Dans des lieux jusqu’alors inconnus auMortels, confins de cet Empire, s’éleve une enceinte de rocherssourcilleux, escarpés de toutes parts : ils ne laissent aucuneroute qui conduise à leur sommet ; leur aspect extérieurn’offre rien que d’aride & de stérile ; leurs massesinformes, entassées, ne les font paroître qu’une seulemontagne ; mais ils dérobent à la vue le sanctuaire de la Merede l’Univers, & cachent les secrets de ses plus riches trésors.Ces ramparts impénétrables bornent de tous côtés le vaste horisond’un Ciel aussi brillant que le saphir, qui sert de pavillon à unecampagne riante, où croissent en abondance des fleurs, desarbrisseaux, des aromates, & des arbres rares, plus précieux& plus beaux que tout ce que produisent les plaines heureusesde l’Arabie & les rives fertiles du Gange : ils yconservent toujours leur fraicheur, leur fécondité, comme lesornemens variés qui la précédent : une infinité de ruisseauxserpentent dans de spacieux vallons, environnés de petitescollines, qui, doucement arrondies, semblent de superbes sophasautour d’une sale pompeuse : leurs eaux pures &transparentes, figurent sur un fond d’argent, d’or ou de perle, lecours des différens fleuves qui arrosent l’Univers, & vont seperdre dans de grands bassins, dont les contours retracent lesrivages des mers qui baignent divers Continents. Il sort du seindes plaines quantité de petites éminences de marbre, pareilles auxchaînes des montagnes qui servent de bornes aux Empires ou à leursProvinces : ces pierres, ou par leur blancheur, ressemblent àla neige perpétuelle qui couvre quelques-uns de ces monts, ou lesdifférentes couleurs dont elles sont diaprées, représentent lafertilité qui décore leur contour & leur base. Une infinité detouffes d’arbres, dispersées çà & là, font un effet pareil àcelui des forêts qui ombragent différentes Contrées de la Terre.Pour marquer les Villes, les Palais, les Hameaux, l’industrieuseagate, dont les nuances semblent dirigées par le dessein, en trace,en végétant, les images sur ses tables polies. Quelques espacesnuds, parsemés de sable, offrent en petit des déserts pareils àceux de la Lybie, de la Perse, de l’Arabie, ou des régions duNord : ces mers arides présentent quelquefois le riant aspectd’une Isle où regne l’abondance [51].

Dans tout ceci la Nature, de concert avec laBeauté, s’est plu à se copier elle-même, ou plutôt c’est sur cesmodéles qu’elle embellit l’Univers ; mais ailleurs elle alaissé la mere des Charmes & des Appas suivre les tracesmesurées de l’Elégance & de la Simétrie [52]. Làse trouvent réunis tous les desseins que l’Art fournira jamais àl’imagination des Mortels pour l’ornement des jardins, des murs& des lambris des plus somptueux Palais : tous lescontours, les compartimens, les entrelas les plus gracieux, lesplus légers, y sont figurés par des avenues, des bosquets, &par l’arrangement d’une infinité de plantes immortelles, quiétalent aux yeux, dans ces lieux enchantés, sur un fond d’émeraude,la variété infinie de leur coloris ; il est relevé &multiplié par les miroirs de quantité de fontaines jaillissantes àtravers des canaux de cristal, formés par les sels transparens dontelles s’enveloppent : les voûtes, les arcades, les colonadesliquides de ces eaux bondissantes, acquierent en quelques endroitsune solidité limpide, où brillent les filets de tous les sucs quicolorent les pierreries [53].

Jamais la magnificence qui revêt les pluspuissans Monarques, n’étala tant de pompe que les plumages d’uneinfinité d’oiseaux, qui tirent leurs parures des fleurs, &enrichissent la verdure des arbres, sur lesquels ils s’assemblentpour former les plus mélodieux concerts.

Cette demeure de la Beauté l’est aussi del’Amour, de la Jeunesse, de la Santé au teint fleuri & vermeil,de la troupe folâtre des Ris, des Jeux, & de la Volupté auxregards tendres & séduisans. Un printems éternel & lesélémens les plus purs, travaillent de concert à la culture de ceslieux délicieux, où l’or même croit & végéte comme les plantes.Tous ces aimables Sujets s’empressent à servir leurSouveraine ; elle n’habite point de Palais : par-tout oùelle se plait à considérer la perspective de quelque magnifiquescéne, un nombreux cortége de Génies lui dresse, où elle s’arrête,une tente de rameaux de palmes, de pampres dorés [54] & de guirlandes entrelassées, dontils varient chaque fois les décorations. Son char, composé d’unseul onix, taillé par les mains adroites de l’Elégance, est unouvrage plus précieux que la matiére ; les roues en sontd’ivoire, garnies d’or & de diamans ; il est trainé pardes tourterelles, dont le plumage imite les couleurs de l’Iris.

C’est, je le repéte, dans cette admirabledemeure que la Nature a renfermé la source intarissable de toutesles richesses dont elle pare l’Univers ; c’est-là que l’Aurorevient se revêtir de son manteau tissu d’or & parsemé de perles,quand elle va ouvrir les portes de l’Orient ; c’est-là que leSoleil vient se couronner des traits dont il éclaire leMonde ; c’est dans ce réservoir qu’il puise les favorablesinfluences, les principes vivifians qu’il répand par-tout ;c’est delà que découlent, avec la sensibilité, les délices &les soulagemens des Mortels.

Dans un réduit secret, l’Amour qui se plaitaux mistéres, sous l’ombrage épais d’un labirinte de mirtes,d’orangers, de lauriers, de benjoins, environné de la troupe destendres Regards, des Soupirs, des Caresses folâtres & vives, duToucher délicat & exquis, sur lequel s’appuient les Langueursravissantes aux yeux mourans ; l’Amour, dis-je, ce puissantmoteur des ressorts secrets de tous les Etres animés, sur un autelde rubis, allumoit, avec un flambeau composé d’ambre & de millegommes odoriférantes, un feu dont chacun de ces Ministres luiprésentoit la matiére. C’est à la chaleur de ce feu sacré qu’ilcompose des essences, principes de l’existence de tout ce quirespire ; c’est à ce feu qu’il forge ces chaînes, ces puissansattraits, ces forces secrétes qui lient les cœurs, & les armesqui les blessent. Il étoit occupé de ces soins importans à notrefélicité, lorsque la Nature arriva dans ces lieux. La Beauté, à sonaspect, court se précipiter dans ses bras ; la Joie donne unnouveau lustre à ses charmes.

Ô ma fille ! lui dit cette tendremere ; toi, sans qui tout seroit sans ordre & confondu, tufais qu’en établissant ton sanctuaire sur cette terre fortunée,dont les sages Habitans, fidéles observateurs de mes loix, me sontchers, tu m’aidas autrefois à former leurs mœurs ; tu embellisen eux, & l’esprit, & le corps ; tu te plus à pourvoirleurs aimables compagnes de mille charmes. Il te souvient que,considérant un jour ton ouvrage avec complaisance : Je veux,dis-tu, faire quelque chose de plus parfait ; il naîtra uneBelle qui attirera tous les regards ; mais son cœur insensiblefera vainement soupirer une foule d’Amans, jusqu’à ce qu’un Hérosdigne d’elle, fasse cesser cette indifférence. Il est ce Hérosaccompli ; unissons-les pour le bonheur des Peuples :Zeinzemin est digne de ta chere Zavaher ; ce Monarque n’a eujusqu’à présent, d’autre passion que le bien de ses Sujets ;qu’il goute les douceurs de l’Amour. Il approche des lieux dont taFavorite fait le plus bel ornement ; ils ignorent encore leprix de tes dons, & le pouvoir de ton fils ; qu’ils leressentent ; fais-toi accompagner de cet aimable enfant ;qu’il allume dans leurs cœurs ses plus beaux feux. Elle dit…

Aussi-tôt la Beauté fit appellerl’Amour : il achevoit la délicieuse confection dont il enivreles ames ; il l’enferme dans une urne de topase ; ilarrive & vole avec légéreté sur le sein de sa mere, qui enreçut un nouvel éclat. Prens, lui dit-elle, mon fils, tes armes lesmieux acérées, mais celles qui font des blessures aussi douces queprofondes ; trempe-les de ton baume précieux, &suis-moi ; je te méne à une glorieuse conquête. Elle faitatteler son char par les Graces, tandis que les Désirs empressésrevêtent l’Amour de ses armes d’or ; ils partent enfin avectoute leur Cour.

La Beauté, en traversant les airs, fitremarquer à l’Amour Zeinzemin, qui recevoit alors, par les mains dela Belle dont elle fut subitement épris, les hommages de sesPeuples. Quoi ! dit ce Génie avec un soûris malin, voyons sice Mortel seroit impénétrable à mes traits ? Essayons… qu’ilaime. À ces mots la flêche vole & frappe. La plaie auroit étéprofonde, si la Reine des appas n’eût modéré le coup, en retenantle bras de son fils. Arrête, lui cria-t’elle ; veux-tu rendremalheureux celui qui ne t’offensa jamais ? Veux-tu qu’il brûlepour une personne qui ne peut plus répondre à sa tendresse ?Faut-il, pour te venger de celui qui ignore la douceur de tonempire, troubler le bonheur de ce couple soumis à tesloix ?

Non, ma mere, répliqua l’Amour, je ne veux luifaire éprouver que les premiéres atteintes de mes feux ; jeveux que devenu Rival d’un des siens, il trouble quelque instantles plaisirs de ces Amans pour les rendre plus vifs, qu’il lescouronne lui-même, & mérite par cette action généreuse, le cœurde la belle Zavaher, que je lui destine, & dans les yeux delaquelle vous m’ordonnez de l’aller attendre pour lui porter descoups plus certains. Tels sont souvent tes jeux cruels, ôAmour ! tu te plais à faire précéder tes faveurs de bien despeines cuisantes, & tu n’assortis les cœurs qu’après les avoirexposés aux dures épreuves de l’indifférence.

Telle étoit, dis-je, la triste situation dumagnanime Zeinzemin, lorsqu’il fuyoit des lieux où il venoit desacrifier sa passion aux devoirs de l’humanité, & lorsqu’ilrejoignit ses compagnons, desquels sa rêverie l’avoit écarté lejour précédent : sa blessure, quoique légére, n’étoit pointencore refermée : ceux qui l’environnent gardent un profondsilence ; & non par une imitation de courtisans flatteursqui copient machinalement l’humeur du Prince, ils étoientvéritablement touchés du malheur d’un Ami ; ils n’osoient, parrespect, le tirer de la rêverie profonde où il paroissoitplongé ; enfin, il rompit ainsi le silence. Chers Compagnons,je dois désormais éviter la rencontre de deux beaux yeux : jesens trop ce qu’il en coute à mon foible cœur (si l’on ose nommerla sensibilité une foiblesse 😉 sans doute ils y feroientquelques nouvelles plaies qu’ils refuseroient de guérir : nevous empressez donc plus d’annoncer ma venue dans les lieux où nousallons passer. Je ne veux plus que les honneurs, que le zéle de mesPeuples s’empresse à me rendre, m’exposent aux traits perçans de ceSexe enchanteur ; je ne veux plus courir les risques d’aimer,sans espérer de retour.

Quoi ! Prince, reprit l’un d’eux, vousvoulez renoncer aux douceurs de l’Amour pour cette petitedisgrace ? Il est dans votre Empire une infinité de Belles quivous la feront oublier. Nous avançons vers une des plus bellesProvinces ; c’est là, sans doûte que le Ciel vous destine uneÉpouse digne de vous. Cet heureux climat est moins célèbre par safertilité, que pour avoir été le berceau de toute la Nation. On ditqu’assez près du rivage de la mer, est une solitude charmante, oùl’on voit encore le lieu de la demeure des deux enfans, reste d’unPeuple nombreux qui fut enlevé par une tempête [55].

Ce tendre couple devint la tige féconde quirepeupla cet Empire. La première & la plus belle branche de cetarbre renaissant, celle qui a couvert tant de Provinces de sonombre bienfaisante, est celle qui s’est accrue sans interruptionjusqu’à vous, ô aimable Zeinzemin ! On dit que dans ces lieuxde notre origine, embellis par la Nature & par les mains d’unSage, en respectant toûjours les précieux monumens de nos premiersAncêtres, s’est aussi conservée une famille respectable qu’on croitêtre, après vous, le plus près rejetton de celle des Peres de laPatrie. Voilà, en général, ce que l’on fait sur ce sujet dans nosProvinces. Au reste, Prince, vous en allez bientôt être plusparticulierement informé ; mais cet heureux climat est encorecélèbre pour avoir donné naissance à une personne d’une rarebeauté. Il semble, à ce que publie la Renommée, que les gracesayent épuisé sur elle toutes leurs richesses : la voir &en être éperdu, est une même chose. Jamais la Nature ne forma riende plus parfait, jamais aussi ne produisit-elle rien de siindifférent ; rien de plus tendre & de plus touchant queses regards ; rien de plus doux & de plus séduisant queses paroles & ses actions ; rien de plus aimable que sesmœurs ; & personne n’est moins susceptible d’amour :ses Amans l’aiment, & trouvent de la douceur à l’aimer, mêmesans espérance. Elle les plaint avec bonté ; elle se défend deleurs caresses d’une façon plus obligeante que les autresn’accordent des faveurs. Pourquoi, leur dit-elle, vousobstinez-vous à offrir des hommages à une personne qui n’en peutsentir tout le prix ? Vous me dites qu’il est doux d’aimer& d’être aimé : hélas ! pourquoi suis-je forcéed’être ingrate ? Pourquoi la Nature m’a-t-elle refusé le donde devenir sensible à un bien que tant de témoignages me font jugersi grand ? Pourquoi mon ame n’est-elle point émûe destransports que vous trouvez si délicieux ? Mais autant sesdivins appas causent de tourmens, autant ses maniéres généreusesfont d’heureux. Je ne sais par quels charmes secrets elle a uneautorité si souveraine sur les cœurs, que lorsqu’elle ordonne oumarque le désirer, on aime tout-à-coup celle de ses Compagnesqu’elle veut que l’on aime : le présent d’un cœur offert de samain, est précieux : on regarderoit comme un bien infini lebonheur de lui plaire ; mais on estime comme le plus grand quipuisse arriver à un Mortel, celui de recevoir des chaînes de sesAmies. Son discernement pénétre si subtilement les caractères,démêle si adroitement les ressemblances délicates, ces convenancesqui peuvent exciter de douces simpaties ; elle fait si bienrapprocher ces puissances secrétes, que l’effet en est aussi promptque la vûe ; deux personnes qu’elle veut rendre Amans, brûlentaussi-tôt des mêmes feux. Non, l’Amour même ne prescrit pas de loixaussi ponctuellement suivies. Cet heureux talent la rend égalementchere aux deux Sexes. C’est, sans doute, à vous, grand Prince,qu’est reservé le pouvoir de la rendre sensible.

Ce discours piqua la curiosité de Zeinzemin.Sur ce simple récit, son cœur se sent susceptible d’une nouvelletendresse pour cette belle inconnue. Ah ! ne me flattez pas,répondit-il, mes amis ; qu’ai-je au-dessus de vous pourmériter la préférence auprès d’une personne digne de telséloges ? Un rang que m’a donné la naissance, auquel je ne veuxpoint être redevable des faveurs de l’Amour : non, je ne veuxpoint les devoir aux égards que m’attire cette distinction, nonplus qu’à quelque estime, quelque réputation acquise par desactions que l’on loue trop : elles ne font que remplir desdevoirs prescrits par la Nature. Cette estime, ces égardspourroient tenir lieu des sentimens que j’ambitionnerois de fairenaître dans un cœur ; & j’ai déja éprouvé que la tendresseest toute autre chose que de simples respects. L’Amour estl’impression vive d’une flamme divine, que la Nature seule a lepouvoir d’allumer par les yeux, sans que l’objet qui l’excite aitd’autres annonces que sa présence. Quelques qualités peuvent, ilest vrai, alimenter & entretenir ce feu ; j’avoue même quesans elles il languiroit bientôt ; mais il brille déja avantque le flambeau lui fournisse la matiere. On est sûr d’être aimé,& dans peu doublement chéri, quand on a le bonheur de plaireavant que la raison ait reconnu qu’on le mérite. Ainsi, chersCompagnons, plus de distinctions, je vous prie, entre nous ;je veux me mettre au rang des adorateurs de cette Belle, &qu’elle ignore qui je suis.

Le Prince parloit encore, & commençoit àfaire plusieurs questions à différentes personnes de sa suite,lorsqu’arrivant dans la Patrie & près de la demeure del’aimable Zavaher, il fut interrompu [56] par unetroupe de jeunes gens, qui venoient, selon la coûtume, faireaccueil à ces Étrangers. Zeinzemin profite des premiers instans decette obligeante réception ; il se dérobe aux siens, &vole vers les lieux où le porte déja un secret penchant.

Zavaher, assise à l’ombre au bord d’uneprairie émaillée de fleurs, y respiroit le frais vers le déclin dujour, quand la Beauté l’apperçut du haut des airs ; elle lamontre à l’Amour, il est lui-même surpris de tant d’appas. Ô mamere ! s’écrie-t-il, cette fière Mortelle ne le céde qu’àvous. Oui, mon fils, reprit-elle, hâtons-nous de soumettre soncœur. Aussi-tôt elle dirige le cours de son char vers un bosquetvoisin ; elle y descend avec la vîtesse de ces astres quiparoissent se précipiter, en laissant une longue trace delumière : là elle ordonne à toute sa suite de prendre lafigure de quelques-unes des compagnes de Zavaher ; ellescourent à elle : sous ce déguisement elle les prend pour sesamies ; elle les caresse, se joint à elles pour cueillir desfleurs : ces feintes compagnes en composent des guirlandes& des couronnes dont elles se disputent l’honneur de laparer.

L’Amour, fécond en stratagêmes toûjoursnouveaux pour surprendre les cœurs, s’étoit glissé sous une touffeépaisse de quantité de fleurs différentes : il dénouel’écharpe de son carquois, dont la blancheur est teinte de quelquestaches du sang des Amans qu’il y essuie en remettant ses traitslorsqu’il les retire de la plaie ; il ajuste artistement cettedraperie sur sa tête, & prend aussi-tôt la forme agréable de laReine des parterres, qui exhale l’odeur exquise du girofle[57] : ainsi que cette plante éleve satige, richement panachée, au-dessus de toutes les autres, telleparoît Zavaher au milieu des Belles qui l’environnent. La mere desGraces, sous l’apparence de sa plus chere Favorite, lui adresse cediscours flatteur :

Ô la plus précieuse de toutes lesfleurs ! [58] c’est à juste titre qu’on vous adonné ce nom ! Y en a-t-il quelqu’une ici capable de relevervos charmes ? Feignant aussi-tôt d’en remarquer unesinguliére, elle court la cueillir ; elle la pose sur le seind’albâtre de Zavaher. Quelle place, ajoute-t-elle en folâtrant,peut être plus digne de cette fleur merveilleuse ? Goutez,chere amie ; que cette odeur est suave ! il semble quetous les parfums réunis y ayent été prodigués ; elle ne lecéde qu’à la douceur de vos soupirs.

Zavaher se défend obligeamment de toutes cesmarques d’affection ; elle veut à son tour parer ses amies desmêmes ornemens dont elle se dépouille ; elle soutient qu’ellesméritent mieux qu’elle de tels honneurs ; elle veut même sepriver de son plus beau bouquet pour celle qui le lui a offert.Gardez, gardez, lui dit en riant la Dive, cette fleur, puisqu’elleest unique ainsi que vos attraits : elle lui en fait enmême-tems respirer l’odeur ; son teint en acquiert unenouvelle vivacité ; ses yeux se remplissent des feux humidesd’une tendre langueur. L’Amour, couvert de ce bel œillet reposantsur son sein, épuise tous ses traits sur son cœur. Mes cheresCompagnes, s’écrie-t-elle, quel trouble nouveau s’emparetout-à-coup de mes sens ? Pourquoi éprouvé-je un plaisirinquiétant, dont les douceurs imparfaites excitent des désirsqu’elles ne satisfont point ? Ôtez-moi cette fleurdangereuse ; c’est elle, sans doute, qui me cause cetteivresse ; c’est quelque poison agréable ; mais non, s’ilest mortel, que la mort qu’il cause doit être délicieuse !

À ces mots toute la troupe déguisée applauditen riant à cette naïveté. Cependant Zeinzemin s’avançoit vers ceslieux ; & ayant apperçu quantité de jeunes filles badinantdans la prairie, il y soupçonne celle qu’il cherche avecempressement ; il la reconnoit bientôt à l’éclat éblouissantde ses attraits ; il la trouve autant au-dessus de sarenommée, que supérieure aux autres Belles. Il s’arrêteétonné ; tous ses sens sont passés dans ses yeux, & réunispour admirer. Zavaher elle-même considére la bonne mine de cetÉtranger. L’Amour, du haut du trône où il est assis, du milieu desfleurs qui parent un sein d’ivoire, prend un des traits qu’il aplongés dans le cœur de cette Belle, & en perce celui du jeunePrince.

Les premiers instans d’une passion tendreintimident un cœur : alors la bouche, sembable à ces vasestrop resserrés, ne laisse qu’une foible issue à des sentimensempressés de paroître : on craint ; on est muet ;parce qu’on ne peut assez dire. Cette timidité, qu’augmente laprésence de tant de personnes, retient Zeinzemin : il n’oseaborder celle dont il fait, & redoute l’indifférence ; ilse souvient encore de ses premières blessures. Agité de milleirrésolutions, il se promene à quelque distance de la troupeenjouée qui erre dans la plaine, les yeux attachés sur celle à quiLa Beauté même vient de céder : cette Dive & sa suite,sous leur déguisement, rient de son embarras ; & l’Amourprofitant des approches de la nuit, engage malicieusement Zavaher às’éloigner de ces lieux ; il laisse à Zeinzemin un violentdésir de la suivre, & la foiblesse de n’oser l’entreprendre.C’est ainsi que cet adroit Génie, pour augmenter l’ardeur des feuxqu’il vient d’allumer, emploie les soupirs, les regrets d’unepremière occasion manquée ; il en prive les Amans même qu’ilfavorise le plus, pour les rendre empressés à en chercher denouvelles ; il leur fait faire des fautes légères qu’ilscroient irréparables, pour les hâter à mériter des faveurs.

Zeinzemin retourne vers les siens, plein depensées qui le désespérent. J’ai vû, j’ai vû, dit-il secrétement àun de ses intimes Confidens, la trop aimable & la tropinsensible Zavaher : c’en est fait, cher Ami, je sens que jene peux plus vivre, si cette divine Personne me traite comme vousdites qu’elle traite ses Amans. Falloit-il que je vinsse mettre lecomble à des maux que je n’ai déja que trop vivementéprouvés ? Helas ! du moins, si en expirant, j’espéroisémouvoir sa pitié, mon ame s’envoleroit contente d’un seul de sessoupirs : mais mon malheur est certain ; j’ai vû cetteCruelle fuir ma présence pour éviter mes regards.

Cet Ami s’efforce en vain de calmer latristesse du Prince ; elle le prive, & de la gaieté desfestins, & de la douceur du repos. Il ignoroit que l’aimableZavaher éprouvoit les mêmes inquitudes. Sitôt le lever de l’Aurore,elle se rendit dans une retraite champêtre & solitaire pour ydémêler la cause de son trouble. Elle s’étoit assise sous unearcade de rochers, naturellement ornée de différens arbrisseauxrampans, qui formoit le vestibule d’un antre peu profond, où lalumière, au plus haut point du jour, ne paroissoit jamais que ledoux crépuscule d’une belle matinée : ses murs étoientcouverts d’une mousse molle & légére, & sa voûte revêtue decristaux & de coquillages : un gazon tendre, &quantité de fleurs aromatiques qui se plaisent à l’ombre,tapissoient son entrée, couverte de part & d’autre par lestiges réunies du chêne & de l’ormeau, dont l’épais feuillageformoit un pavillon impénétrable aux ardeurs du soleil. Cette tentede verdure, ouverte du côté de la plaine, laissoit appercevoirl’agréable perspective d’une campagne entrecoupée de jardins, debosquets, terminée par la surface unie d’une mer paisible, &par le contour d’une chaîne de collines verdoyantes, d’où découlentquantité de ruisseaux qui fertilisent ces beaux lieux. Letranquille silence qui y regne, une douce fraîcheur, unemajestueuse simplicité, émeuvent l’ame, & l’excitent à selivrer librement à ses pensées. C’est là, ô Amour ! queZavaher t’adressa ces plaintes : Pourquoi, dit-elle, l’imagede cet aimable Étranger m’est-elle toûjours présente ?Pourquoi me plais-je à m’occuper sans cesse de son idée ?Pourquoi me retracé-je avec tant de complaisance la noblesse de sonair, de ses traits, la douceur & la vivacité de ses yeux ?Pourquoi souhaité-je qu’il pense à moi, & même qu’il paroissedans ces lieux ? Ô Amour ! je reconnois enfin tapuissance ; oui, j’aime : je voudrois en vain me déguiserune passion qui se fait plus vivement sentir que toutes lesdescriptions que j’en ai ouï faire. Mais, hélas ! douceliberté que je regrette, pourquoi m’êtes-vous si cruellementravie ? Doux sommeil de l’indifférence, pourquoi êtes-voustroublé par un si fâcheux réveil, qui ne me présente un objetaimable que comme un rayon de lumière que fait disparoître uneombre obscure ? Hélas ! il est peut-être, déja loin demoi cet Étranger chéri, je ne le reverrai plus ; sans douteque son cœur vole vers l’heureuse Mortelle qui le possede.

Telles étoient les plaintes & les soupirsde cette Amante ; l’Amour lui faisoit éprouver ces premièresamertumes pour lui faire gouter, à longs traits, les délices qu’illui prépare ; il étoit resté avec la Volupté dans ceslieux.

Zavaher avoit apprivoisé un agneau : cetanimal la suivoit partout, venoit manger dans sa main, se reposerprès d’elle ; enfin, il sembloit reconnoître par mille petitescaresses, ses bienfaits : sa laine, aussi blanche que laneige, étoit douce & fine comme de la soie ; elle seplaisoit à l’orner de fleurs, ou bien à la teindre de diversescouleurs avec le jus de quelque plante ou de quelque fruit. Cetanimal paissoit alors tranquilement près de l’endroit où elles’entretenoit de sa passion naissante. L’Amour, qui l’observoit,lui dérobe ce favori, l’endort & le cache sous desfeuillages ; il en prend la figure, en imite la douceur,s’approche d’elle, il lui paroît sensible à ses peines, quandquelque bruit s’étant fait subitement entendre aux environs, ilcourt comme effrayé, se précipiter dans un ruisseau qui couloitprés delà. Sa maîtresse allarmée, veut le sauver du péril ;& mal affermie sur un bord glissant, elle tombe dans une eauprofonde, elle se croit perdue ; mais quelle est sa surprise,quand reprenant ses sens, elle se trouve dans les bras de celuiqu’elle aime !

Plus étonnée de cet heureux hazard, que del’horreur du danger qu’elle venoit de courir, la vivacité de sonteint se ranime, & sa pâleur semble être passée sur le visagede son Amant tremblant, éperdu. Quoi ! c’est vous à qui jedois !… Vous ne me devez rien, repartit Zeinzemin, détournezces funestes idées… Je viens, Soleil de mes plus beaux jours, Feudivin, Existence de mon Etre, Délices de mes pensées, je viens,conduit par l’Amour le plus tendre, vous conjurer de décider de monsort. Si un rayon favorable de vos yeux divins ne ranime mesespérances, mon ame va s’exhaler comme une foible vapeur. Oui, jerenonce à la vie, avec la gloire de vous délivrer d’un objetimportun, où je vis divinisé par mon bonheur.

À ces mots, la tendre Zavaher, avec un soûrisqui répand la sérénité dans l’ame de son Amant, & une candeurque n’infesta jamais la feinte, ni les soupçons injurieux, luirépond : Ô aimable Citoyen ! qui que vous soyez, jereconnois en vous moins un libérateur, que celui qui me rend unepersonne sans laquelle je ne puis aimer la vie qu’il m’asauvée : oui, mon cœur éprouve les mêmes mouvemens que levotre : si cet aveu vous rend heureux, mon bonheur estinséparable des assurances que vous me donnez. Ô chereZavaher ! divine Zavaher, s’écrie le fortuné Zeinzemin,puis-je le croire ? Quoi ! vous m’aimez ? L’ai-jebien entendu ? Redites donc encore ces parolestoute-puissantes qui inondent mon cœur d’une joie qu’il ne peutcontenir.

Il n’en put dire davantage ; l’excès deses transports le force au silence ; il se précipite aux piedsde sa chere Zavaher ; il embrasse tendrement ses genoux ;il couvre ses belles mains de baisers ardens ; il s’élevejusqu’à sa bouche vermeille dont il adore les oracles de safélicité ; il en interrompt, ou plutôt il en respire lessoupirs ravissans. Leur ames se confondent, un doux frémissements’empare de leurs sens, leur présage des plaisirs plusgrands : l’Amour les y plonge, les enivre de ses faveurs lesplus pénétrantes, les plus exquises ; il les transforme enfinen leurs propres plaisirs [59] ;mais l’instant qui comble les désirs de ces heureux Amans, leur envoit succéder de nouveaux ; & ceux-ci contentés, ilsdésirent encore. Zeinzemin, l’heureux Zeinzemin trouve dans sachere Zavaher tantôt une Amante qui semble expirer dans ses bras,tantôt une Amante vive & folâtre qu’anime la Volupté, & quile presse tendrement dans les siens ; tantôt enfin une Amantequi cherche moins à contenter ses désirs, que ceux de l’objetaimé.

Les plaisirs vifs & ardens sont compagnonsdu silence ; menagers des instans rapides de leursravissemens, ils ne les expriment que par le murmure dessoupirs : les Amans, non plus que le tendre Rossignol, nes’entretiennent de leurs amours qu’après que leurs doux emportemensles laissent réfléchir sur l’étendue de leur bonheur. Aux vivesexagérations que Zeinzemin fait du sien, Zavaher ne répond que parl’éloquent désordre d’un discours plein d’expressions passionnées,dites, puis redites encore, plein de noms les plus doux, les pluscaressans, que le cœur trouve toujours peu dignes de son objet. Ôvie de mon ame ! ajoute-t-elle, quelle joie va ressentir unpere que je chéris, quand il me saura unie à un si aimable Citoyen,lui qui m’a tant de fois reproché mon insensibilité, lui qui mepressoit d’une maniére si touchante de la vaincre !…Hâtons-nous donc, interrompit Zeinzemin, de lui annoncer que jesuis l’heureux Mortel… Il me tarde de voir l’auteur du plus beau demes jours, & de mériter… N’en doutez pas, chers Époux,paroissez ; mon cœur vous est garant de sa rendre amitié.Aussi-tôt ce couple charmant, le plus accompli de tout l’Empire,quitte l’antre, sanctuaire de leur doux himenée, dont l’Amour &la Volupté furent les seuls témoins : ils s’avancent vers lademeure voisine de celui qu’ils s’empressent de rencontrer. À peineont-ils fait quelques pas, que parut un Vieillardrespectable : Zavaher court l’embrasser avec transport. Sourcede ma vie, lui dit-elle, je viens vous présenter mon Libérateur& mon Époux ; votre tendresse ne me fera plus dereproches… Elle reste étonnée de l’apparente froideur de deuxpersonnes chéries. Le Vieillard & Zeinzemin, quelque temsimmobiles, ne peuvent croire leurs yeux ; ils se précipitentdans les bras l’un de l’autre ; leurs visages se couvrent delarmes de joie ; ces premiers mouvemens ne leur permet que des’écrier : Ô mon pere !… Ô mon fils !… Par quelbonheur m’êtes-vous rendu, ajoutent-ils de concert ?

Adel, car c’étoit ce sage instituteur despremières années du Héros, adresse ces paroles à sa fille :Comprens, Ornement de ma tête, comprens de quels dons le Ciel vientde combler ma vieillesse : tu vois dans ton illustre Époux,ton Pere, le Pere de la Patrie ; tu possédes seule toute lafélicité de la Nation ; ton cœur a-t-il assez de capacité pourcontenir son amour ? Chere Patrie, reprend Zeinzemin,nourrisse de tant de charmes, quelle inestimable recompenseviens-tu te donner à mes foibles soins ? Beauté, il faudroittes graces touchantes pour décrire celles que répandent sur levisage de Zavaher les doux saisissemens causés par tant d’événemensaussi heureux qu’inattendus.

Arrivés à la demeure d’Adel, ces Amans sehâtent de lui faire le récit de ce qui venoit de les occasionner. Ôchers enfans ! leur répondit-il, le Ciel, toujours propice, avoulu, sans doute, que cet antre, respectable lit nuptial de nosperes, vous rappellât les foibles commencemens d’un Peuple qu’ilfavorise, & vous inspirât pour lui des sentimens vraimentpaternels. Oui, mon Pere, reprit Zeinzemin ; mais dites encoreque pour comble de bienfaits, c’est là qu’il vient de resserrer lesliens du sang & de l’amitié qui nous unissent. Pourquoim’avez-vous si long-tems laissé ignorer que vous êtes comme moi, undes premiers descendans des deux aimables enfans, fondateurs de cetEmpire ? Pourquoi me laissiez-vous ignorer les charmes de ladivine Zavaher ? Pourquoi, mon Pere, en expirant…

Votre Pere, cher Zeinzemin, a pensé, sansdoute, que vous n’ignoriez plus ce que je vous étois, & j’aipensé moi-même que vous pouviez en être instruit dèslong-tems : d’ailleurs nous étions plus occupés de notreamitié que des dégrés fortuits d’une parenté qui ne pouvoitl’accroître. Lorsque partagé entre son Peuple & vous, legénéreux Alsmanzein m’appella pour se reposer sur moi des soinspaternels, il n’eut égard qu’à quelque réputation de sagesse quem’avoient accordé mes Concitoyens ; pour remplir dignement cetemploi important, je me déchargeai des mêmes soins sur mesamis ; ma fille fut élevée dans ces lieux, & j’envoyai monfils dans une autre Province. Assuré, en vous quittant, de vousrevoir bientôt, j’attendois, Prince, à vous les faire connoître,que l’âge les eût rendu capables de mériter que votre affectionpour le Pere, s’étendît sur les enfans. Mon bonheur a été plusgrand que mes espérances ; il ne me reste plus pour y mettrele comble, que de revoir un fils…

Adel achevoit à peine ces paroles, que desacclamations de joie se firent entendre. La troupe de Jeunesse, àlaquelle le Prince s’étoit dérobé dès le jour précédent, &celle de ses Amis qui le cherchoient, sans découvrir le secretqu’il leur a recommandé, amenoient, comme en triomphe, le filsd’Adel, accompagné d’une jeune Beauté qui ne le cédoit qu’àZavaher : ils venoient féliciter ce sage Vieillard, aimé danstoute cette Contrée : ils entrent, & au premier aspect lesdeux Époux volent embrasser les genoux de Zeinzemin. Il reconnoiten eux les Amans que sa bonté a rendu heureux aux dépens de soncœur : ils publient à haute voix ses bienfaits ; personnene méconnoît plus le Héros. Ô aimable Nature ! en épuisantalors sur cette famille chérie tout ce qui peut enivrer l’ame dessentimens les plus doux, tu en réunis toutes les délices en cellede Zeinzemin.

Ame de l’Univers, s’écrient les témoins de cetouchant spectacle, ce sont là tes miracles. Les uns restent saisisd’admiration, les autres versent des larmes de tendresse, d’autrestransportés de joie, courent répandre cette agréablenouvelle ; elle est portée partout sur les aîles del’allégresse. Le sage Adel, disent les Peuples dans leurs chants,est digne de sa prospérité ; son fils est digne de latendresse constante d’une Amante qui le préfére à notreMonarque ; la beauté de Zavaher n’est comparable qu’àelle-même ; le Ciel la destinoit, sans doute, à celui en quil’homme aimable surpasse le grand Roi : le cœur de cette fleurne pouvoit s’ouvrir qu’aux rayons de cet astre. Toi, généreuxZeinzemin, tu n’es comparable qu’à ta propre grandeur, &celle-ci à l’excès de notre amour ; mais que ta félicitécroisse encore au-delà de nos vœux.

Quel bonheur pouvoit égaler alors celui de cejeune Monarque ? Mais telle est la condition des Mortels, quele plus haut point de leur élévation est le penchant de leur ruine.Souvent, hélas ! au milieu des plaisirs, ils n’apperçoiventpas le glaive suspendu sur leur tête, qui va, par sa chute,ensanglanter la scène. Que dis-je, ô divine Sagesse ! ta bontéleur cache des événemens qui répandroient l’amertume sur toute leurvie, s’ils étoient prévus. Qui auroit pu croire qu’une prospéritéqui ne tenoit rien des caprices de ce fantome que nous nommonsFortune ; qu’une prospérité, l’ouvrage de la Sagesse, sifortement unie à celle d’un Peuple nombreux, dût bientôt souffrirles plus tristes revers ? Mais tu ne le permis, augusteVérité, que pour la relever avec plus d’éclat, & en affermir àjamais les fondemens ; tu n’exposas le grand Zeinzemin à milledangers, que pour faire briller son mérite & la grandeur de soncourage.

ARGUMENT DU CHANT V.

 

Vices, messagers du Mensonge, qui parcourentl’Univers. Description de leur marche & de leur cortége :leur dépit à la vue des Régions fortunées : vains effortsqu’ils font pour y pénétrer : comment ils en sontrepoussés : ils retournent au séjour du Mensonge. Descriptionde ces lieux & de son Palais. Quels monstres l’habitent :leurs portraits : à quoi ils s’occupent. Les Émissaires fontrécit au Mensonge des prospérités de l’Empire de la Vérité :il assemble les Furies. Description de leur affluence, du lieu deleurs assemblées & du trône, portrait de leur Souverain :ils les exhorte à venger l’affront de ses Envoyés : leurfrayeur au nom de la Vérité. L’Orgueil les rassure, proposed’attaquer cette ennemie à forces ouvertes. La Flatterie approuveson conseil. La ruse propose d’user de stratagême. La Témérité s’yoppose : il s’éléve une sédition : la Flatteriel’appaise ; le Mensonge veut envoyer reconnoître les forces del’ennemie : la Fureur & la Cruauté ne veulent point qu’ondiffére le combat. La Ruse leur représente qu’il est de leurintérêt de la laisser agir : elle y consentent enfin.

CHANT V.

 

Tandis que ces illustres Époux goutent lespremiéres douceurs de l’Himenée, la Frivolité toujours empressée,toujours occupée d’inutiles soucis ; l’Inconstance mobile, quin’est bien que là où elle ne se trouve pas ; l’Incertitudetoujours curieuse, & jamais persuadée ; l’irrésolutiontimide & chancelante, avec l’indiscréte Renommée, messagére duMensonge, parcourent l’Univers, portées sur les aîles des Vents& des Tempêtes : elles étoient accompagnées du cortégeaffreux de l’Infortune, des Malheurs, de l’Imprudence, des Chagrinscuisans, de l’Inquitude, de l’Insomnie, des Douleurs, des Regrets,des Craintes, des Maladies, des Contagions, enfin de la Mortmême : ces cruels ministres portoient par-tout les ordres deleur Souverain, entretenoient l’activité, la vigilance de tous lesmaux qui habitent son Empire. Tout tremble à leur aspect, toutobéit : ils portent par-tout l’horreur ; ils nesuspendent quelquefois leur fureur, que pour rendre l’attente deleurs coups plus redoutable. Ces Monstres considérant un jour dusein des airs, la vastitude de leurs conquêtes, fiérement appuyéssur un de ces nuages obscurs ; que l’extrême éloignement nelaisse voir au matelot que comme un point presque imperceptible[60], il pâlit de cet effrayant présage d’unnaufrage prochain ; il plie promptement les voiles de sonfrêle vaisseau ; & tel que le liévre appercevant un aiglequi plane, prêt à fondre sur lui, il fait mille efforts pour éviterce péril suspendu sur sa tête : un jour, dis-je, que du hautde ce terrible nuage, ces Monstres promenoient leurs regardsfurieux sur l’étendue de leur domination, ils apperçurent avecétonnement un grand Pays autrefois du domaine de leur Souverain,mais soumis alors au doux Empire de la Nature & de la Vérité.Ces Furies ignoroient que cette Terre, autrefois séparée de laleur, subsistât encore : elles virent donc avec une surprisemêlée de rage, la Nature occupée à verser sur ces heureux Climats,ses plus douces influences ; elles en frémissent, & lafureur précipite leur vol vers ces Contrées avec la rapidité de lafoudre ; l’air s’obscurcit, les vents mugissent, l’éclairbrille, le tonnerre mêle ses sons effrayans au bruit des merssoulevées ; mais leurs efforts sont vains. Ces lieux paisiblesleur sont rendus inaccessibles ; l’air pur & salutairequ’on y respire, est pour ces Monstres nourris de vapeursinfectées, un poison pernicieux. Du centre lumineux de l’Univers,où la puissante Protectrice de cet Empire a établi son trône, elleapperçoit leur funeste dessein ; & versant tout-à-coupl’éclat éblouissant de ses rayons vivifians, ils n’en peuventsoutenir l’éclat ; ils fuient avec la rapidité d’un tourbillonfurieux qui se venge sur la poussiére de la résistance invincibled’un rocher immobile ; ils courent vers ces tristes Climats,où jamais l’Astre du jour n’éclaira que d’une foible & pâleAurore : c’est-là que leur ténébreux Monarque a fixé sonséjour.

Là, sous un Ciel toujours obscurci de nuages,sur la surface immobile d’une vaste étendue d’eau condensée par lefroid, le Mensonge s’est élevé un Palais, bâti & décoré par lessoins de l’Illusion, sa Favorite. Cet édifice n’a rien de somptueuxque son énorme apparence : comme le Tiran s’efforce d’imiterla vérité, il prétend en égaler la magnificence.

Sur un amas prodigieux de glaces entassées,mille colonnes semblables à ces tourbillons de nuages que l’on voitsur la mer [61] pomper les ondes à grand bruit,s’élévent d’une hauteur prodigieuse, & forment un labirinte deportiques, dont les détours tortueux, tracés par la Ruse, seperdent en une infinité d’issues, qui n’offrent que de vastesdéserts & de profonds abimes. Ces masses soutiennent des voûtesd’une étendue & d’une pésanteur en apparenceprodigieuses : ce Palais semble de loin bâti d’un cristalverdâtre, & couvert d’un marbre d’une blancheuréblouissante ; mais ce n’est qu’un amas de vapeurs compriméesque le nitre retient suspendues. C’est avec ces mêmes sels, que lesfrimats apportent de toutes parts, que le Caprice & le Hazardont tracé sur ses murs quantité de figures bizarres, de plantes& d’animaux à demi formés, imitation des stériles productionsde ces déserts. Si la Nature est quelquefois copiée dans cespeintures, c’est la Nature triste & languissante ; lesarbres y sont sans fleurs comme sans fruits [62] : d’immenses paysages paroissentdans ces tableaux entrecoupés de rochers arides, desquels dépendentles glaces des torrens suspendus : si l’on y voit éclorrequelques foibles fleurs, elles ne sont jamais couronnées que depâles & tristes couleurs : tout enfin y semblepétrifié.

Dans la solitude silencieuse de ce vasteédifice résident, avec le Mensonge & l’Erreur, l’infameCalomnie au regard malin & perfide, la Flatterie rampante,l’Illusion au corps fantastique, le Sophisme entortillé,l’Équivoque à double visage, le Phanatisme furieux, l’Hipocrisie,la Tirannie, l’Envie, la Perfidie, la Discorde & mille autresMonstres. C’est dans ce repaire que quittant leur fureur, ilssemblent s’accorder tous pour travailler à la perte des foiblesMortels ; tous y sont, comme de concert, occupés à former letissu de quelque cruel projet. La Calomnie y médite sur les moyensde noircir l’Innocence ; la Flatterie y prépare avec art sesdoucereux poisons ; l’Illusion s’exerce à prendre à chaqueinstant diverses formes séduisantes ; la noire Perfidie étudie& contrefait les airs de l’Amitié, de la Sincérité, de laCandeur, pour leur tendre des piéges ; le Phanatisme &l’Hipocrisie y paitrissent le fard de leur masque ; ils ypeignent les traits de la Vertu : c’est à leur aide quel’Imposture & la Superstition inventent mille folles visions,qu’elles substituent dans l’esprit des Peuples, à la véritable idéede la Divinité & aux hommages qui lui sont dûs : laTirannie y prépare des chaînes & toutes les rigueurs d’unhonteux esclavage ; la Discorde, fille de l’Intérêt, aidée desCaprices, enfans de la Mélancolie, extrait des plantes vénimeusesles sucs les plus subtils & les plus pénétrants ; lesSoucis, les Chagrins, les Craintes frivoles, les Espérancestéméraires, raffinent la malignité de ces tristes breuvages ;la Fureur compose avec mille matiéres combustibles, l’artifice deses incendies ; elle y aiguise le fer, y invente les tortures& les crimes : la Haine, la Jalousie, les Soupçons, animéspar la Vengeance, y concertent les moyens de surprendre les objetsde leur rage : l’Envie seule, toute oisive qu’elle est, necesse d’encourager ces Furies, & de la voix, & par lesiflement de ses serpens ; tout autre succès que les leurs, laferoit frémir de dépit : non, elle est saisie d’une joieforcenée au récit, ou de leurs barbares desseins, ou de leursbarbares expéditions, & de leurs horribles préparatifs :enfin, autour de ces redoutables Puissances voltigent un nombreprodigieux de fantômes divers, & de funestes Préjugés,ministres de leurs ordres.

C’est dans ces lieux terribles qu’arrivent lesÉmissaires du ténébreux Monarque ; ils l’abordent d’un airconsterné & confus. C’est vainement, grand Prince, luidirent-ils, c’est vainement que vous vous flattez d’avoir étenduvotre empire sur tout l’Univers, & banni d’entre les humainsvotre fiere Ennemie : il est encore des Peuples qui nerespectent point vos ordres, des Peuples soumis à la Nature, sonorgueilleuse fille ; ils habitent en liberté un vaste &fertile Continent, qui faisoit autrefois partie de votreDomaine : cette puissante Rivale prépare en secret la ruine devotre souverain pouvoir.

C’est assez, reprit le Tiran en frémissant, jereconnois d’où partent les coups ; mais courons à lavengeance. Il ordonne aussitôt d’assembler ses Sujetsfurieux : ils accourent en foule par toutes les portes de sonPalais ; l’affluence de leur multitude fait un bruit semblableà ces eaux bondissantes, qui viennent de rompre la digue qui lesretenoit ; les écos nombreux de cette vaste caverne enmugissent avec un fracas épouvantable. Au centre des portiques dece labirinte est un lieu spacieux, au milieu duquel s’éléve sur untas de sable mouvant, amassé par l’Avarice, le trône duMensonge ; quantité de morceaux de verres & de clinquansfragiles sont les ornemens de ce siége, dont le corps n’est qu’unchétif assemblage de foibles roseaux. C’est dans ce salon décoré detoutes ces pompes fantastiques, semblables à celles que les songesoffrent aux crédules Mortels pendant leur sommeil, que se rendentles Grands de cet Empire ; c’est-là que vient s’asseoir leTiran qui le gouverne. Ils s’avance appuyé sur la Crainte &l’Incertitude, accompagné de l’Illusion, de la Flatterie & dela ruse, ses plus intimes Favorites. Malgré une taille gigantesqueque l’on croiroit robuste, son corps débile se soutient à peine,& marche d’un pas chancelant.

Sur les replis tortueux de deux longues queuesde serpent à demi rampantes, à demi érigées, s’éléve le tronchideux d’un des plus vils animaux : c’est le corps d’un énormeSinge, surmonté d’une tête humaine, dont les traits, avec quelquerégularité, mélent aux apparences d’une beauté fade, les caractéresmalins d’une phisionomie basse, abjecte & scélerate, maissusceptible de tous les airs imposans d’une feinte douceur. C’est àl’adresse qu’il a de composer son visage & ses discours, selonles inclinations des vices, qu’il est redevable du premier rangqu’il tient entr’eux. Ses yeux sombres & hagards roulentincertains, & ne fixent jamais leurs regards [63] : il craint qu’à travers cesorganes, on ne lise dans son cœur le contraire de ce que sa boucheprofére : sa langue double ne prononce qu’en hésitant desdiscours ambigus. Telle est la difformité de ce Monstre, que laVanité cache sous les mêmes ornemens frivoles qui décorent sontrône. Il est fils de la Crainte & de l’intérêt. Son pere s’estfait ériger des autels chez les foibles humains, & lui a laisséle soin de maintenir son culte. Il est vrai que cet affreuxMonarque est détesté sous son véritable nom ; mais il n’enregne que plus absolument sous quantité de titres honorables.

Malgré le désordre qui doit nécessairementregner entre les Vices, il s’observe quelque apparence desubordination ; chacun y a un rang proportionné au dégré de saméchanceté. Sitôt que le Monarque eut fait signe qu’il vouloitparler, alors on entendit insensiblement diminuer le fracastumultueux de cette turbulente assemblée, comme le bruit des flots,lorsque le calme fait reprendre à la mer une surfacetranquile ; un profond silence lui succéde, semblable celuiqui regne pendant une nuit obscure dans ces déserts remplis deruines, antiques monumens d’une grande Ville ravagée par le fer& le feu. Le Tiran parla donc ainsi d’une voix qui fit tremblerles voûtes de son foible Palais.

Il est donc certain, fidéles appuis de montrône, que la fatale Ennemie, je ne puis prononcer son nom sansfrémir, que j’obligeai autrefois de fuir & de quitter la Terre,ou de demeurer cachée dans quelques déserts sans Partisans, sansAmis, sans Sujets, sortant de dessous les ruines dont la puissancede mon bras l’avoit accablée, prépare celles de ma puissance.Quoi ! malgré les énormes efforts qu’elle fit alors pourébranler la stabilité de mon pouvoir, & ne me laisser que lesdébris flottans d’un Empire que je la forçois de quitter, a-t’il pului rester de ce naufrage quelque demeure constante ?Quoi ! cette retraite aura pu jusqu’à présent échaper à mesvigilans regards ? Et malgré le faux éclat dont elle se pare,& qui auroit dû la trahir, a-t’elle pu demeurer long-temscachée ?  [64] On ditqu’elle n’a encore osé ouvertement paroître dans les régions qui larécélent ; mais sa fille, la Nature, prépare les cœurs desHabitans à devenir rebelles à mes ordres : elle a même osérepousser avec audace ceux de mes fidéles Sujets qui vouloientprendre possession de cette nouvelle Terre. Quelque méprisable queparoisse cet Ennemi secret, prévenons de plus grands malheurs.Redoutables Furies, faites éclater votre zéle pour monservice ; indiquez-moi les moyens d’écraser promptement laVérité, cette foible adversaire.

À ce nom redoutable tous ces Monstres sesentirent frappés comme de la foudre ; leur caverne leur parutébranlée, & prête à tomber sur leurs têtes. Leur Souverainmême, malgré le faste imposteur de ses indolens discours,paroissoit saisi de la même frayeur ; mais bientôt l’Orgueilranimant leurs courages abattus : Quoi ! lâches, leurdit-il, vous paroissez redouter un vain nom ? Quoi ! laforce invincible de vos armes n’oseroit attaquer qui n’a pour toutedéfense, que quelques éclats d’une lueur obscurcie qui n’ose plusparoître ? Quoi ! vous perdez courage long-tems mêmeavant le signal du combat ? Que sont devenus vos feux, vosserpens, vos poisons, vos tortures ? Que servent dans vosmains ces inutiles instrumens, si ne les employant qu’à vous fairecraindre des foibles humains, vous n’osez vous en servir contrecelle qui veut les soustraire à votre obéissance ? Et vous,Prince, si vous ne pouvez soutenir l’aspect odieux de votre Rivale,que vous servent les épaisses ténébres dont vous pouvez vousenvelopper quand il vous plait ? Employez-les au moins àl’empêcher d’être reconnue par les traitres qui voudroient suivreson parti. Ne savez-vous pas vous revêtir, à votre gré, de tous cesdehors séduisans dont elle se pare ? Où sont donc la Ruse, leSophisme, la Fraude ? Qu’est devenue l’habileté de cettePolitique, qui fait renverser les projets les mieuxconcertés ? Employez-la à creuser un précipice à votre ennemi,si vous ne pouvez le terrasser par la force.

L’Orgueil ayant cessé de parler, toutel’assemblée poussa des cris d’applaudissemens. La Fureur, la Rage,la Discorde, secouent leurs flambeaux, font sifler leurs serpens,& déploient leurs aîles énormes, avec le bruit de plusieursvoiles agités par les vents : déja même les bruyans Aquilonsfont retenir le bruit terrible des instrumens de guerre ; tousces Monstres n’attendent plus que l’ordre du Souverain, quand laFlatterie faisant entendre les tons doucereux d’une éloquencefardée :

Secondez, dit-elle, grand Prince, le zéle devos vaillans Sujets, parlez, & vous les verrez à l’instantreduire l’Univers en poudre. Est-il possible que l’on ait pu unmoment douter de la victoire, après les brillans avantages que vousavez remportés sur votre foible Ennemie ? Paroissez seulement,& vous verrez ses frivoles desseins confondus ; vous laverrez tremblante, éperdue, dépouillée d’une lumiére importune,implorer le secours de vos propres ténébres, pour y cacher sahonte.

Votre espérance vous éblouit, lui répondit laRuse, & vos désirs vous emportent trop loin. Nos succès, j’enconviens, ont été éclatans, l’Ennemi a été forcé dedisparoître ; mais ignorez-vous que sa fuite avoit tout l’aird’une victoire ? Ignorez-vous qu’en quittant le champ debataille, il ne nous a laissé, pour tout butin, que les lambeauxdéchirés de ce qu’il ne pouvoit plus conserver ? Ignorez-vousque cet Empire flotte au gré d’une instabilité qui ne nous permetjamais d’en réunir les forces ? Ne vous souvient-il plus de cejour mémorable, où le vaincu ensévelit presque le victorieux sousles ruines de sa conquête ? Son désespoir pensa vous êtrefatal ; & malgré la grandeur de votre courage, vouspâlites, & la victoire balança. Un Ennemi, quelque abattu qu’ilsoit, n’est point à mépriser tant qu’il n’est point anéanti. Votrevaleur s’en promet, sans doute, une défaite prompte & aisée parla force des armes ; mais s’il est aussi foible qu’on le dit,qu’est-il besoin de si puissans efforts pour le charger defer ? C’est l’avertir de se soustraire une seconde fois à uneéternelle captivité. Si, comme en le dit, cette Puissance estencore maîtresse d’un Empire, dont les fondemens immobilespénétrent au plus profond des mers ; si nos vaillansÉmissaires ont vainement tenté d’y pénétrer, je pense qu’il ne fautrien entreprendre au hazard : reconnoissons les forces del’Ennemi avant que de le combattre, il est même plus glorieux des’en défaire par stratagême que par la force.

L’Imposture, l’Hipocrisie, la Crainte, mere duténébreux Monarque ; la Perfidie, la Fraude, la Calomnie, sesplus cheres Compagnes, applaudirent à cet avis par de grandscris ; le Souverain même y paroissoit incliné, lorsquetout-à-coup la Témérité, la Discorde, l’Envie, la Cruauté, laVengeance, toujours altérées de sang & de carnage, indignéesque l’on osât proposer de suspendre les effets de leur impatienterage, font retentir les airs de leurs cris séditieux, leurs yeuxterribles semblent autant de fournaises ardentes ; des goufresde leurs bouches impures sortent, avec le Blasphême, les flotsd’une écume empestée ; leurs corps secs & arides, teintsdes plus hideuses couleurs, paroissent tout sillonés de ruisseauxd’un sang infect, dont l’impétueux bouillonnement gonfle leursveines. Ce fut alors que, pour le bonheur de l’Univers, cesMonstres parurent prêts à s’entre-dévorer eux-mêmes : onn’entend plus que d’épouvantables hurlemens : le Prince faitde vains efforts pour les appaiser, il n’est point écouté ;ses ordres, ses priéres ne sont plus respectés ; il ne faitque résoudre, il tremble sur son trône chancelant.

Aussi-tôt la Flatterie se jette entre les deuxpartis ; & paroissant, par ses gestes, pénétrée de la plusvive douleur, elle suspend un instant la fureur de ces cœursféroces, s’il est possible de dire que ces Furies soientsusceptibles de quelque pitié ; le tumulte diminue, elle leurparle ainsi :

Que faites-vous, insensés ? Voulez-vous,tournant vos armes contre vous-mêmes, déchirer vos propresentrailles ? Voulez-vous donner à votre cruelle Ennemie lespectacle agréable de votre ruine ? Suspendez au moins uninstant les mouvemens de votre aveugle colére ; prêtezl’oreille aux décisions d’un maître que vous devez respecter :enfin mêlant adroitement la louange au blâme, elle vint à bout decalmer ces Génies turbulens.

Le timide Tiran, qui n’est fier &impérieux que contre qui n’ose lui résister, ou qui cesse de lefaire, rassuré par ce subit changement, reprenant un air d’autorité& d’indignation : C’est donc ainsi, dit-il, que sans égardpour ma présence, & au mépris de mon souverain pouvoir, on osevouloir décider, par la violence, sur des projets qu’iln’appartient qu’à moi d’approuver ou de rejetter ? Je devrois,pour vous punir d’un tel attentat, vous laisser en proie à votrefureur insensée, vous livrer même à la cruelle Ennemie… Mais non,je veux bien attribuer ces excès à votre zéle pour la gloirecommune. Animé des mêmes sentimens, je ne prétens pas que personnesoit frustré d’une part à cette gloire ; je ne suspens lescoups de votre courroux que pour qu’ils deviennent plus terribles àcelle qu’ils doivent écraser, & pour les rendre plus sûrs &plus utiles à l’affermissement de cet Empire. Je vous destine àchacun, sur mes nouvelles conquêtes, des emplois & desrécompenses proportionnés à vos services, à vos talens & à vosinclinations. Mais tandis que je vais envoyer la Ruse reconnoîtreles forces de ma Rivale, & disposer ses Sujets à rentrer sousmon obéissance, allez vous préparer aux différens départemens queje vous destine. Vous, habiles Artistes de mille déguisemensdivers, Hipocrisie, Dissimulation, Fraude, préparez pour vous &pour vos guerrieres Compagnes, les ornemens de nouvelles dignités.Il dit ; mais une partie de cette terrible assembléen’applaudit que foiblement ; le reste murmure encore de lalenteur de ces dispositions. La Ruse, alors, déployant tout sonartifice, leur adresse une seconde fois ce discoursflatteur :

Redoutables Puissances, calmez lemécontentement que paroît vous causer l’emploi dont me charge notreMonarque. Il m’est facile de vous prouver que mes Compagnes &moi travaillons moins pour notre propre gloire, que pour lemaintien de votre autorité sur les Humains.

Vous savez que notre commune Ennemie a misdans les cœurs des Mortels des rayons de lumiére qu’aucun effort nepeut tellement éteindre, que quelques étincelles ne reparoissent detems en tems. La Nature les a pourvus d’un guide qu’il est plusaisé de séduire que de contraindre. Je conviens qu’autrefois, lefer & le feu, la terreur & la mort, marchoient par-toutdevant vos pas : l’homme soumis & rampant, vous respectoiten esclave ; il étoit contre lui-même le ministre aveugle devos volontés ; vous éleviez & vous renversiez, à votregré, les plus vastes Empires ; vous tiriez de déserts affreuxdes peuples endurcis & disciplinés par la férocité ; vousles animiez par l’espérance de riches possessions, vous le rendiezmaîtres de Contrées délicieuses, dont vous chassiez les lâchesHabitans, & bientôt vous en chassiez à leur tour ces nouveauxvenus : votre impétueuse activité étoit dans un continuelexercice. Par-tout les Conquerans & les Peuples vaincus, vousdressoient des autels ; mais tous ces travaux, toutes cesrévolutions lasserent enfin l’homme : son orgueilleuse Raisonlui fit refuser de vous obéir, lui rendit odieux le titre devictorieux ; elle lui fit préférer le repos au tumulte desarmes ; & possesseur de ce qu’on n’osoit plus luidisputer, l’avidité qui vous lui aviez inspirée, satisfaite, ils’imposa à lui & aux autres, la nécessité de ne plus usurper[65] : alors il quitta le ferensanglanté pour l’employer à cultiver la Terre.

Que seroit donc devenu votre pouvoir ?N’alloit-il pas s’anéantir, si à l’aide de la séduction, nousn’eussions trouvé près de la Raison impérieuse, des motifs pourengager les Humains à vous demeurer soumis ? L’Imposture neleur suggera-t’elle pas mille fois d’égorger leurs propresfreres ? Les loix où nous sumes adroitement répandrel’obscurité & l’ambiguité, & que nous substituames à cellesde votre Ennemie ; l’Intérêt que nous fimes adorer sous tantde formes diverses, punissent & excitent également les crimes.Si à présent, au moins en apparence, les hommes ne se massacrentplus de sang froid pour honorer vos autels, n’avons-nous pas l’artde lui en suggérer les prétextes [66] ?Ne les tirons-nous pas de notre propre Ennemie ? La Raisonelle-même ne les trouve-t’elle pas dans l’espérance du gain, dansune offense reçue, dans des droits établis sur des principes &des préjugés que nous la forçons de respecter comme incontestables,& cependant toujours contestés ? Tout cela, dis-je, nevous donne-t’il pas à chaque instant occasion d’exercer vosfonctions vengeresses ? N’avez-vous pas les principalesdominations dans les Isles déja soumises à notre Empire ?Vous, Forfaits, enfans du Désespoir, l’Indigence ne vousprépare-t’elle pas des victimes ? Vous, Avarice, votre aviditéne trouve-t’elle pas toujours de quoi envahir ? Vous, noireEnvie, ne voyez-vous pas avec joie la plupart des hommes travaillerpar nos conseils à se rendre malheureux ? Vous, redoutableDiscorde, n’est-ce pas pour vous que nous agitons leurs cœurs deperpétuelles contrariétés ? N’est-ce pas en appesantissant lejoug de la contrainte, que nous faisons jaillir des passions qui neseroient que des mouvemens trop réglés pour favoriser vos troublesimpétueux ? Vous, invincible fille de la Mort, ne portez-vouspas maintenant les titres glorieux de noble ambition, de bravoure,d’intrépidité, de point d’honneur ; titres que nous vous avonsadroitement ménagés ? Ne versez-vous pas du sang quand il vousplaît ? Vous, toutes enfin, Furies, vous regnez ; &que vous importe sous quel nom ? Laissez-nous donc vouspréparer la conquête de Peuples trop prévenus en faveur de leurSouveraine, aussi peu disposés à se soumettre à votre gouvernement[67], qu’ils auroient en horreur lestentatives que vous feriez à présent, si vous faisiez les mêmesefforts qu’autrefois pour terrasser votre Ennemie. Laissez-nousauparavant employer l’exemple de vos Peuples pour détruire sesfatales maximes trop fortement enracinées dans les cœurs de ceux-ci[68].

Ainsi parla la Ruse, secondée duSophisme ; elle réussit à faire gouter ses pernicieux avis àces Furies, & part pour préparer par ses sourdes menées, uneroute à leur ravage.

ARGUMENT DU CHANT VI.

 

La Ruse s’introduit dans les États deZeinzemin, y répand les premiéres semences de discorde : ellese montre en songe au Prince, lui conseille de réformer leGouvernement sur le modéle qu’elle lui donne de celui des autresPeuples. Le Monstre disparoit aux approches du jour. Le Princes’éveille inquiet, va se promener sur le bord de la mer, y admireles ouvrages du Créateur, rencontre Adel, à qui il fait récit deson songe : ce Vieillard réfute les sophismes de la Ruse parun apologue ; exhorte Zeinzemin à maintenir les loix de laNature : ce Monarque apprend les désordres naissans chez sesPeuples par les plaintes qu’on vient lui faire ; ce qu’ilrépond à ces plaintes : il prend la résolution d’allerremédier à ces maux : son amour lui en fait différerl’exécution ; Adel l’y détermine. Adieux de Zeinzemin & deZavaher : moyens efficaces qu’il emploie pour faire rentrerses Peuples dans le devoir. Le bon ordre est rétabli par tout sonEmpire.

CHANT VI.

 

La Ruse, accompagnée de l’Illusion & deSophisme, après avoir long-temps erré dans le vuide des airs,découvrit enfin le Pays fortuné, séjour de la Nature ; ils s’yintroduisirent à la faveur d’une nuit obscure ; & s’ycachant sous mille formes diverses, bientôt leur souffle empoisonnéy répandit une contagion subtile, d’autant plus pernicieuse, queles progrès en étoient imperceptibles. Déja le Sophisme y répandantles premiéres semences de l’erreur, avoit ralenti dans les cœursl’amour du bien général de la société ; il suggéroit lespremières leçons d’un funeste intérêt : déja le fils nechérissoit plus si tendrement le pere, ni l’épouse le mari :la concorde entre les freres s’affoiblissoit sensiblement ;chacun d’eux commençoit à s’excuser, sous divers prétextes, desdevoirs de l’amitié & des secours mutuels ; lesempressemens officieux se ralentissoient entre les membres dechaque famille comme entre les Concitoyens. Pourquoi, disoit l’un,irai-je entreprendre folement un pénible travail, du fruit duquelil ne me revient qu’une modique portion ? Ma famille étant peunombreuse, je prendrai un terrain suffisant pour la nourrir ;je l’aurai bientôt ensemencé ; après quoi, sans me soucier dece que font les autres, je me reposerai. Celui-là disoit :Nous sommes beaucoup plus de monde qu’il n’en faut pour cultivercette Contrée, pour bâtir cette maison, pour fournir les ustencilesde cette Profession ; ainsi je puis me dispenser de me trouverau travail. Quelques-uns alléguoient qu’ayant aidé aux labours, cen’étoit point à eux à faire les moissons.

Ce sont là les dangereuses maximesqu’inspiroit ce Monstre, enfant de l’Erreur & de l’Intérêt,secondé de l’Illusion. Il commençoit à persuader à ces Habitansqu’il seroit à propos que les terres fussent partagées entre leschefs de chaque famille, & la Nation distribuée en différentesPeuplades qui n’eussent rien de commun entr’elles. Déja les termesodieux de change, de commerce, de salaire, prenoient dans lelangage la place de secours généreux de l’amitié : onconnoissoit & on vouloit faire usage du tien& dumien, ce fatal couteau des liens de toute société, quipeuvent à peine se rejoindre quand ils en ont éprouvé le tranchantmortel : on entendoit prononcer, sans frémir, le funestesignal de toute discorde [69].

Ces criminelles pensées restoient pourtantencore sans exécution. Les ordre d’un Monarque respecté &chéri, ne laissoient encore à personne la liberté de s’ériger enréformateur : que dis-je ? en corrupteur des loix sacréesde la Nature. Quelques-uns des Anciens & des plus expérimentésd’entre le Peuple, avoient résolu de lui proposer leurs avis surcela ; mais il ne s’étoit encore rien innové dans l’économiegénérale de la République. On s’en étoit tenu à de simplesdiscours.

Il est tems, dit la Ruse, impatiente de lalenteur de ces premiers succès, il est tems de frapper les grandscoups ; les cœurs sont disposés à recevoir mes loix :persuadons celui qui peut les faire exécuter. Elle saisit l’instantque tandis que l’Aurore répand la fraîcheur de la rosée, le sommeily mêle ses liqueurs assoupissantes. La Ruse donc empruntant lemasque de l’Illusion, ajoute à ses talens séducteurs les dehorsimposans de la Sagesse ; elle se montre au Prince endormi ausortir des bras de l’Amour, & lui parle en cestermes :

Souverain, favorisé du Ciel, il m’envoie verstoi pour seconder ton zèle ; ton application à rendre leshommes heureux, te le rend propice ; apprends donc qu’ilmanque encore beaucoup au bonheur de tes Sujets ; l’innocence& la simplicité de leurs mœurs sont louables, mais ellestiennent encore trop d’une stupide grossiereté ; elles leurlaissent ignorer quantité de choses utiles, que les autres Peuplesde la Terre ; (car vous n’en êtes pas les seuls Habitans) mêmeles moins policés, rougiroient d’ignorer : fais en sortequ’ils te soient redevables de mille sages établissemens ;deviens le fondateur de ton Empire ; rends ton nomimmortel ; fais que la postérité la plus reculée, chérisse tamémoire ; apprends donc de moi l’art de regner.

Tout, jusqu’à présent, a été confus dans lasociété qui t’obéit ; nul rang, nulle dignité que celles de laNature & de l’âge ; tout ce qui est utile est commun,partant sujet à devenir indifférent. Les liens sacrés du sang, sirespectés chez les autres Nations, sont profané par des alliancesillicites ; les familles sont à peine distinguées : lespeuplades errantes s’arrêtoient & changeoient de demeure quandil leur plaisoit ; tu les a fixées ; mais ce n’est pointassez : use de ton autorité, partage les terres entre lesfamilles, fais que l’une ne puisse plus posséder ce qui est àl’autre, fixe à chacune les bornes de son patrimoine, tu lesrendras par-là attentives à le faire valoir : le désir de sevoir plus à leur aise, plus richement pourvûes les unes que lesautres, excitera l’émulation entr’elles ; tu verras alorsregner par-tout l’abondance. Une autre importante maxime dugouvernement, c’est que dans un État il n’est pas utile que tout lemonde soit également partagé, tous les Sujets également à leuraise ; il faut que la crainte de manquer, excite celui qui amoins à aider celui qui a plus, pour engager celui-ci à suppléerpar ses largesses, ou par recompense, à ce qui manque au pluspauvre. Les plus grands Princes de la terre observent encore que lebien général l’emporte sur le particulier. On ne doit pass’embarrasser si ce Particulier souffre ; ces détailsminucieux sont indignes d’un Roi : il est nécessaire qu’entreles membres d’une société, les uns possédent beaucoup, les autrespeu, ou même rien du tout.

Après ces fondemens de l’harmonie de tout Étatpolicé, bâtis de grandes Villes, érige des Palais ; pourdécorer ces édifices, tire des entrailles de la terre, & faisvaloir des trésors jusqu’ici inconnus ou négligés, dépouillecertaines plantes de leur écorce, & certains arbres du duvetqu’ils produisent, les Brebis de leur laine, les Insectes de leursoie ; qu’une main industrieuse en compose des étoffes ;fais chercher au fond de la mer de quoi les teindre des plus richescouleurs ; fais que l’or, l’argent entremêlés aux tissus deces étoffes, se joignent aux pierreries pour en releverl’éclat ; orne de ces parures la Nature, jusqu’à présent toutenue, ou trop grossierement couverte ; elles sont faites pouren relever la beauté.

Tes Sujets ne naviguent encore que sur leursrivieres ou leurs canaux dans de frêles barques ; fais abattrele pin de dessus les montagnes, construis-en des maisonsflottantes, qui, portées par les flots & les vents, te rendentaccessibles toutes les Contrées de l’Univers ; échange tesrichesses contre celles des Nations les plus éloignées : tesSujets ne commercent dans chaque canton, qu’avec l’amas commun detoutes leurs provisions, sans égard à la valeur de ce qu’ilsprennent ou de ce qu’ils fournissent [70].

Ils distribuent indistinctement le travail deleurs mains & les fruits de la terre [71] ;fixe le prix de toutes ces choses, leur poids, leur mesure :tu viens de régler les divers travaux de tes Peuples, regle aussileurs rangs, leurs droits & leurs prérogatives, alors tu verrascroître ton autorité. Fais surtout que chaque Citoyen soit enperpétuelle possession, ou de ce qui lui sera transmis par sesAncêtres, ou de ce que son industrie lui aura acquis : établisde sévères châtimens contre ceux que l’indigence aura induits aucrime ; que rien ne s’obtienne gratuitement. Les Arts &les Sciences ne tarderont pas de naître ; & avec le désirde posséder beaucoup, fleurira le commerce, & brilleront leluxe & la magnificence ; reléves-en l’éclat de la majestéroyale ; que chaque Sujet y contribue ; qu’on ne t’abordeplus qu’avec une crainte respectueuse ; qu’environné d’uneCour nombreuse, ceux que tu daigneras y admettre, s’efforcent d’enaugmenter la pompe.

Mais ce n’est point assez, Prince, que l’onredoute ton autorité & celles des loix ; ce ne seroitqu’une foible barrière aux désirs des hommes que tu prétendsgouverner : il faut faire intervenir la Divinité ; ilfaut, en multipliant leurs devoirs, appésantir le joug qui les yassujettit. Ce n’est point assez de cette idée générale d’uneDivinité bienfaisante, que tes Ayeux om fait concevoir à tesPeuples ; il faut encore leur faire comprendre que qui n’obéitpas aux loix humaines, irrite la Puissance suprême, & qu’elleprépare des châtimens aux transgresseurs ; il faut même fairepasser quelques-uns de ces ordres pour divins : fais doncrévérer cet Etre Souverain, comme on révere les Rois de laTerre ; que la pompe extérieure d’un culte cérémonieux lefasse redouter : le Vulgaire grossier & stupide, ne seconduit que par un sensible frappant ; il est à propos qu’ilne se conduise que par-là. Bâtis des Temples, éleve des autels,fais couler le sang des victimes ; que les Prêtresmistérieusement ornés, imposent par leur gravité, & paroissentmédiateurs entre l’homme & la Divinité ; qu’ils paroissenttoûjours prêts à suspendre les coups redoutables de sa vengeance.Toi-même, malgré ton pouvoir, parois devant les tiens révérer cesappuis du Trône ; que l’enfant à la mammelle soit élevé selonles préceptes de leur doctrine ; que l’homme, toûjoursincertain du dégré de faveur qu’il mérite près du Monarque del’Univers, coure inquiet & tremblant, au moindre présage,consulter ces oracles ; qu’ils décident en Souverains de sesactions, de tous les mouvemens de son cœur.

Considére maintenant combien le gouvernementde ton Empire est éloigné de ce point de perfection, à combien peude chose se reduit ton autorité : tes ordres une fois donnéspour le travail, tu n’es plus qu’un simple Particulier ;encore souvent ces ordres prévenus, font-ils oublier qu’il y a unmaître qui commande. Rien ne se fait par contrainte : onignorera donc toujours que tu as la puissance coactive : l’onte respecte parce qu’on t’aime ; mais que deviendroit cerespect, sans ce foible motif qu’un instant peut changer enhaine ? Il n’en est pas ainsi des autres Rois de la Terre, lacrainte & le respect marchent toûjours devant eux  :ils peuvent se passer de la compagnie de l’amour ; leursSujets tremblent, quoiqu’ils haïssent, ou ils aiment souvent sanssavoir pourquoi. Sur quoi est fondé ton pouvoir ? Il n’y anulle propriété dans ton Empire. Sera-ce sur l’antiquité de tafamille, sur la reconnoissance des services qu’elle a rendus à lasociété ? mais tu n’as point de Sujets qui ne puissents’arroger les mêmes prétentions : d’ailleurs, qu’est pour toicette foible Royauté ? un travail continuel pour le Chef quidirige les Membres de ce grand Corps. Imite les autres Souverains,repose-toi de ces soins fatiguans sur des Ministres de tes volontésabsolues ; regarde ton État comme un vaste domaine que tu faisvaloir par les mains de tes esclaves ; jouis tranquilement, aumilieu des plaisirs, des honneurs du diadême.

Mais pour parvenir à cette heureusetranquilité, commence par exécuter mes conseils, sors des brasd’une honteuse foiblesse, bannis l’amour de ton cœur ; c’estl’écueil des Héros ; accoutume-toi par cette premiére victoireà cette fermeté d’ame, à cette fiere gravité qui te fasseredouter ; sacrifie tout sentiment, la pusillanime humanité àta grandeur [72].

Ce Monstre parloit encore, quand l’Auroreouvrant les portes de l’Orient, laissoit appercevoir ces premiéresnuances de la lumiére, qui, comme une eau limpide & pure,commençoient à chasser devant elles les plus épaisses parcelles dunoir limon des ténébres. La ruse frémit à cet aspect ; safoible paupiere ne peut supporter ces premieres lueurs ; letrouble fait expirer les paroles dans sa bouche perfide. Zeinzemins’éveille, & n’entend que les cris lugubres d’un hibou quifuit. Il se leve, agité de mille pensées confuses ; il laissesa chere Zavaher livrée à un doux sommeil, & va se promener surle rivage.

Déja la splendeur du jour avoit partagél’Hémisphere avec la nuit qui retire ses sombres voiles ; lesastres qui l’accompagnent, ne brillent plus que d’une lueur pâleaux approches de leur Roi ; la vaste étendue des eauxtranquiles paroît un amas immense d’or liquide ; la terresemble par sa verdure & ses fleurs, une émeraude, oùs’enchassent une infinité de pierres précieuses, dont l’éclat animéest relevé par la blancheur des perles de la rosée : du fonddes vallons qui sont comme l’ombre de cette riche broderie, s’élevela gaze légere des vapeurs transparentes qui adoucissent lavivacité des couleurs : le gazouil varié des oiseaux célèbreavec leurs amours, l’Auteur de tant de merveilles.

Les charmes de ce ravissant spectaclesuspendent quelque temps les soucis de Zeinzemin. Ô Divinité !s’écrie-t-il, que tes ouvrages sont grands ! Quels yeuxpeuvent se lasser d’en admirer la magnificence ! Cependant,comme si ta bonté infinie vouloit se surpasser, tu interromps sanscesse cette merveilleuse annonce de ton pouvoir immense, pour nousla faire paroître toûjours nouvelle ; tu revêts chaque jour laNature de nouveaux ornemens ; tu lui laisses tirer cesvêtemens pompeux de tes trésors inépuisables : & pour quetout ce qui respire soit également frappé de cet appareil de tesbienfaits, tu veux que le calme du repos prépare ses sens à desémotions toûjours plus délicieuses ; enfin, tu multipliesnotre existence comme tes dons précieux ; tu fais plus enversmoi, tu daignes m’instruire dans l’anéantissement même dusommeil……

À ces mot il apperçut le sage Adel quis’avançoit vers lui : il court l’embrasser : Sans doute,dit-il, mon Pere, que le Ciel favorable dirige vers moi vos paspour que vous m’aidiez encore de vos prudens conseils. Quelquechose de divin sous une forme humaine, sous votre ressemblance (nosrêves nous montrent souvent les objets de notre amitié) cetteombre, dis-je, m’a fait connoître que mon Peuple n’est point aussiheureux qu’il pourroit l’être ; elle m’a, par une faveursinguliere, instruit de quantité de choses que j’ignorois : cene sont point des images sans liaison présentées par l’erreur d’unsonge ordinaire, qui se sont offertes à mon imagination ; cesont des raisonnemens pleins de sagesse. Je ne suis embarassé quede quelques expressions, de quelques termes qui me sont inconnus[73] : votre expérience m’en éclaircirale sens. Il lui récite alors le discours séduisant de la Ruse. Quevous en semble, ajouta-t-il ? ne paroit-il pas dans cesdispositions un ordre, une économie admirable, & une variétéinfinie dans les ressorts [74] quimeuvent une République ainsi constituée ? Quelle fécondité deressources ne résulte-t-il pas de tous ces moyens ! Qued’avantages, que de biens ne procurent-ils pas aux heureux Mortelsqui sont dirigés par de si sages préceptes ! Je ne vois dansnotre société qu’une uniformité ennuyeuse qui nous laisse ignorerla plûpart des choses qui rendent la vie délicieuse.

Ah ! Prince, s’écria douloureusementAdel, que dites-vous ? laissez, laissez vos Peuples dans cetteheureuse ignorance ; elle fait toute leur félicité :imitez en cela nos premiers Peres ; quoiqu’ils se souvinssentd’une partie des causes funestes [75] dudésastre qui les avoit seuls épargnés, ils ne parloient point àleurs enfans des crimes qui venoient d’être punis ; ou ilsvouloient en effacer totalement les monstrueuses idées, ou cequ’ils leur en disoient, n’étoit que pour leur en inspirer uneéternelle horreur. Je ne vous ai point encore informé que c’estdans les mêmes vûes, qu’à présent même il n’y a qu’un certainnombre de personnes sages dans toute la Nation, qui ayent quelqueconnoissance des anciens forfaits ; encore n’est-ce qu’à uncertain âge qu’on leur confie ce secret, qui souvent meurt aveceux : on ne leur découvre les dangers que peut courir le cœurhumain, qu’en leur recommandant d’en écarter adroitement le restedes Concitoyens ; le commun du Peuple ne connoit, de tous lesmaux passés, que la propriété, pour la détester souverainement.

Pour vous, ô Zeinzemin ! vous voyant, dèsl’âge le plus tendre, toute la sagesse des vieillards, je n’aipoint craint de vous apprendre des choses qu’il étoit importantpour la Patrie que vous sachiez. Je n’entrai point alors dans undétail des conséquences pernicieuses que j’ignorois moi-même ;le discours imposteur que vous venez d’ouïr en songe, me faitappercevoir tout le venin de ces sources empestées ; le vraiqui est mêlé dans ce raisonnemens, est un parfum qui enveloppe unpoison subtil ; le bonheur apparent des autres Peuples de laterre, est un malheur réel : préservez-en les vôtres.Qu’arriveroit-il, hélas ! si vous partagiez entre les hommesce que la Nature a voulu qui soit commun ? Écoutez, Prince,cet Apologue.

On dit qu’autrefois aucuns des animauxn’étoient voraces ; tous se contentoient d’une innocentenourriture : on voyoit le fier Lion, le Tigre, l’Ours, leLoup, mêlés indistinctement avec les timides Brebis, les Bœufs, lesCerfs & les Chevaux, paître l’herbe. Un jour se trouvantrassemblés dans une plaine fertile en paturages : Partageons,dirent-ils, cette prairie. La mere, qui allaitoit trois Petits,demanda trois parts ; celle qui n’en avoit point encore, secontenta d’une : il arriva que la premiére mourut, & nelaissa qu’un Petit, qui se mit seul en possession des trois partspar droit d’héritage. Celle qui n’avoit point été féconde, eutensuite une nombreuse postérité. Ses nourrissons devenus grands,& reduits à vivre avec leur mere, de la part qui suffisoit àpeine pour elle seule, prierent l’Animal qui venoit d’hériter detrois portions, de leur en céder au moins deux pour les garantir demourir de faim. Je ne suis point cause de votre indigence, leurrépondit celui auquel ils s’adressoient ; les partages ont étéfaits avant que nous fussions nés, & il faut que les chosesdemeurent comme elles ont été réglées par nos Peres.Pourvoyez-vous, comme il vous plaira, je ne prétens point que vousveniez paître sur le terrain qui m’est échu : s’il m’est plusque suffisant à présent, je le réserve pour mes enfans. Cetteimpitoyable cruauté fit périr de faim cette race nombreuse quidemandoit quelque secours. Ce mauvais exemple devint fréquent. Onvit donc bientôt la famine, au sein même de l’abondance, obligerles plus forts à dévorer les plus foibles. On fit des réglemenspour réprimer ces désordres ; ils diminuerent le mal, mais ilsn’en ôterent point la cause. Ceux des animaux qui étoient devenusvoraces par nécessité, resterent tels par habitude ; les pluspacifiques reconnurent, mais trop tard, l’erreur de leursprédécesseurs ; ils ne cesserent de partager les paturages,mais demeurerent exposés à la fureur des plus violens.

Il en doit être de même, Prince, chez lesPeuples où regne la dure, l’insensible propriété ; elle est lamere de tous les crimes, enfans du désespoir & d’une indigencefurieuse : leurs législateurs punissent souvent le malheureux,& épargnent le coupable : leurs loix chétives ne font quepallier les maux ; elles châtient des actions perverses ;elles ignorent les moyens de les rendre impossibles ; ellesdevroient être faites pour empêcher d’imprudentes conventions,causes de l’inconstance de la volonté ; mais imprudenteselles-mêmes, ou elles en aggravent le joug, ou elles lui imposentde nouvelles obligations ; souvent pour appuyer leur foibleautorité, il faut qu’elles changent en crimes des actionsinnocentes.

Je vous le repete encore, ô cherZeinzemin ! & peut-on trop souvent le redire ? Lesloix éternelles de l’Univers font, que rien n’est à l’homme enparticulier, que ce qu’exigent ses besoins actuels, ce qui luisuffit chaque jour pour le soutien ou les agrémens de sadurée ; le champ n’est point à celui qui le laboure, nil’arbre à celui qui y cueille des fruits ; il ne luiappartient même des productions de sa propre industrie, que laportion dont il use ; le reste, ainsi que sa personne, est àl’humanité entiére.

Voilà les loix que votre autorité doitconstamment maintenir ; tous ordres contraires à ces divinsdécrets, sont des crimes eux-mêmes. Si les Peuples que l’erreurd’un songe vous a fait paroître heureux, se gouvernent par d’autresrégles, elles sont, à la vérité, des conséquences nécessaires deleurs coutumes bizarres ; mais qu’étoit-il besoin de lesintroduire ces coutumes, contre lesquelles la Nature reclame sanscesse dans tous les cœurs ; La Providence l’a permis, j’enconviens ; & c’est pour relever l’excellence & ladouceur de son empire sur ses créatures, & l’ordre admirableétabli dans le monde : si elle ne fait point un crime auxNations de porter le joug qu’elles ont subi, peut-elle ne pasapprouver de nous voir obéir aux divins préceptes qu’elle nousprescrit par la voix touchante de la Nature [76] ?

Vous, Zeinzemin, soyez le généreux défenseurdes droits de l’humanité : les plus respectables loix sont sesdoux sentimens ; les crimes ou l’esclavage sont des actions,ou un assujettissement contraire à ces oracles de nos cœurs ;loin de les faire taire, loin de resserrer les bornes de leurautorité par de pernicieux usages, étendez-les encore, s’il estpossible. Si vous mettez de l’ordre & de l’économie dans lasociété, ne rompez jamais l’union intime de ses parties par desdistinctions qui rendent l’homme étranger à l’homme même ;n’introduisez des Arts que ceux qui rapprochent les Concitoyens,qui les rendent complaisans & aimables ; ignorez pourjamais le pouvoir tirannique de la contrainte : quiconqueregne sur des ames qui ne sont point corrompues, ne redoute pointles caprices de l’inconstance.

Laissez dans le sein de la Terre d’inutilesmétaux, ou ne les employez qu’aux ornemens de nos vases & denos demeures.

Ah ! sans doute, les Monstres que laVérité chassa autrefois de ces Contrées, essaient d’yrentrer ; c’est l’un d’eux qui vient de tenter de vous séduirepar un songe flatteur.

Peu après de si salutaires avis, Zeinzeminapprit les désordres causés par le soufle empesté des Furies quiavoient tenté de l’en infecter lui-même ; il vit, pour lapremiére fois, non sans douleur, plusieurs de ses Sujets accourirde différentes Provinces, lui porter leurs plaintes, le prier dedécider leurs contestations, & de terminer leurs querelles.

Alors son front débonnaire s’obscurcit pour lapremiére fois, des nuages de l’indignation : Allez, leurdit-il, insensés, je ne veux point écouter les violateurs desdroits sacrés de l’humanité : à quoi serviroient mesdécisions, mes conseils, pour qui n’écoute plus la voix de laNature ? Quelles sont vos plaintes, artisans de vos propresmaux ? Pouvez-vous ignorer pourquoi la paix ne regne plusentre vous ? & si près de l’état heureux d’où vous sortez,ne voyez-vous déja plus ce que vous devez faire pour yrentrer ? Retirez-vous ; ce n’est point ici que je veuxvous entendre. J’irai, j’irai vous couvrir de honte aux yeux de vosConcitoyens. Quoi ! déja l’on ose s’approprier ?… On serefuse des secours ?… On dispute avec aigreur ?… Le nomd’adversaire prend la place de celui d’ami ?…

Ce peu de parolles, pleines de sens & dedignité, pénétrerent les cœurs avec plus de rapidité, que le feud’un éclair ne traverse l’épaisseur des ténébres d’une nuitorageuse.

Que l’homme seroit heureux, s’il n’avoit pourpréjugés que des vérités constantes ! Si le faux, tourné enhabitude, a tant de pouvoir sur son ame, quel bien une persuasiveévidence de ses vrais intérêts ne doit-elle pas produire ! Unmot, un clin d’œil qui l’avertit des approches du vice, peut lapréserver ou la guérir de ses attteintes.

Tel fut l’effet des reproches que Zeinzeminfit à ces Concitoyens désunis, qui étoient venus pour se plaindre.Ils rougissent de cette démarche, ils en détestent les funestesmotifs : l’amitié, la concorde se raniment entre eux ; ilne leur reste que le regret d’avoir osé les altérer ; ilsretournent chez eux reprendre les moyens de les rendre désormaisinviolables.

Zeinzemin a déja formé le glorieux desseind’aller reprimer ces désordres naissans ; mais sur le point del’exécuter, il hésite, il différe, son cœur s’allarme de l’instantdouloureux qui va le séparer de ce qu’il aime. Zavaher triste,éplorée, est pour lui un objet qui lui perce l’ame ; il nepeut se résoudre à lui apprendre qu’il va la quitter, il n’oseporter à cette personne chérie un coup dont il va doublementressentir tout le poids affligeant. Le sage Adel remarque sonirrésolution, il en démêle aisément la cause : Partez, Prince,partez, lui dit-il, hâtez-vous d’arrêter les progrès de lacontagion ; je sais ce qu’il en doit couter à votrecœur ; mais pouvez-vous balancer un instant, lorsqu’il s’agitdu salut de la Patrie ? À ce nom sacré, tout autre sentimentdoit se taire chez le généreux Zeinzemin. Le Prince ne répond quepar un profond soupir.

Il fait avertir la Jeunesse, qui l’accompagnedans ses voyages, de se rassembler ; & précipitant lemoment fâcheux dont l’attente lui est plus cruelle que le mal qu’ilva ressentir, il va préparer sa chere Zavaher à recevoir sesadieux. Un grand nombre de personnes accourt voir ce spectacletouchant, & mêler leurs larmes à celles de ces illustres Époux.On avertit le Monarque que tout est prêt pour le départ ; sonfier Coursier, impatient de voir paroître son maître, frappe laterre & fait retentir l’air de ses hennissemens.

Ils paroissent enfin, ces deux ornemens del’Empire, flétris par la douleur ; toute l’assemblée fond enpleurs. Hélas ! qui auroit pu n’être pas pénétré ? tellequ’on dit que quelquefois l’humaine cruauté mena des victimeshumaines à l’autel, telle on voit la triste Zavaher :Zeinzemin tremblant soutient à peine les pas chancelans de cetteaimable Épouse ; sa tête, le siége des graces les plusravissantes, languissamment panchée sur le cœur qu’elle adore,ainsi qu’une fleur qu’un vent impétueux vient de rompre, neconserve plus que sa blancheur ; le vif incarnat quil’animoit, s’est dissipé comme le coloris vermeil d’un léger nuage,lorsque le Soleil cesse de l’éclairer en cessant de donner lejour ; sa bouche, ce doux & éloquent organe d’une amebienfaisante, entr’ouverte par les sanglots qui étouffent sa voix,paroit expirante ; ses beaux yeux, demi éteints, ne brillentplus que par des larmes qui les inondent ; ils fixent leursfoibles, mais tout-puissans regards, sur ceux de Zeinzemin,auxquels ils semblent redemander la lumiére ; mais la majestéde ce Héros est elle-même obscurcie par les plus sombres nuages dela consternation. Je pars, dit-il, ô chere moitié de mon ame !ainsi l’exige le bien de la Patrie. Voulez-vous donc, pour uneabsence de quelque tems, accabler des plus cruels tourmens cettetriste partie de moi-même que le devoir arraché de vos bras ?Calmez, je vous en conjure, par cet amour qui la cause, une douleurqui redouble mes peines ; que la douce espérance de vousrevoir bientôt, & sans laquelle j’expirerois, vousranime ; pensez que Zeinzemin vous quitte plus épris quejamais des charmes de votre ame & de votre personne ;pensez que votre divine image est aussi inséparable de mon cœur,qu’il est lui-même inséparable de ma vie ; pensez enfin, chereÉpouse, que dès l’instant qui me sépare de vous, je me hâte derevoler vers l’objet de mes plus chers désirs.

Il est une douleur dont on se plait à voir& à ressentir les effets, celle qui prouve que nous aimons& que nous sommes aimés ; il est aussi une sorte deplaisir à se voir privé d’un bien avec l’espoir de se voir bientôtrendre cet objet cheri : alors la situation de notre cœur estpareille à une soif ardente, qui attend un délicieux breuvage qu’onlui prépare : telle est, dis-je, la situation de ces deuxAmans.

Les tendres discours de Zeinzemin fixent surcette consolante idée, l’ame de l’aimable Zavaher ; elle luiredonne la force de prononcer un adieu, que ce Prince lui-même nepeut exprimer que par des baisers arrosés de larmes ; ilsaisit cet instant, s’arrache à lui-même, il fuit. La tristesse& les soucis qu’il emporte, altérent la douceur de son visage.Un Roi qui marche à la tête d’une nombreuse armée pour allerchâtier des rebelles, n’est pas plus redoutable qu’il le parut auxyeux des novateurs, & de ceux qui, séduits par l’erreur,avoient osé donner atteinte aux loix sacrées de la concorde desConcitoyens. Rien de plus terrible que l’indignation d’un pere quel’on chérit. Le bruit s’est déja répandu que Zeinzemin parcourt sonEmpire, non plus comme autrefois pour louer & encourager lezéle de ses Peuples, mais pour ranimer ce zéle prêt à mourir.

À son arrivée les coupables, saisis decrainte, n’osent paroître ; ils n’accourent plus au-devant delui avec des acclamations joie ; leur amour pour le Princen’est point ralenti ; mais la honte de mériter des reproches,le tient renfermé dans les cœurs : où Zeinzemin trouve cesdispositions, il ranime la confiance en ses bontés ; il lesplaint de s’être laissés surprendre à de fausses apparences ;il feint même d’attribuer leur conduite à un amour peu prudent dubien public ; il leur fait envisager les dangers auxquels ilsexposoient la société, en introduisant des usages qui alloient enrompre les liens : ici il encourage, ailleurs il étonne, ileffraie par les menaces les plus capables d’intimider une Nationaffectionnée à son Chef. C’en est fait, dit-il à ceux quis’excusent sous différens prétextes de contribuer à l’utilitécommune ; cherchez qui désormais se charge des soins péniblesde votre bonheur. Je renonce au vain titre de Pere de la Patrie,puisque des fils dénaturés veulent déchirer son sein. Je vouslaisse en proie à l’aveugle fureur de la propriété : partagezentre vous, s’il est possible, l’air infecté que vous respirez. Sije ne suis plus écouté du reste de mes Peuples, j’irai jouir dansune paisible retraite d’un repos que je ne dois plus interromprepour qui refuse de prêter des secours à ses freres, ou si j’entrouve encore, que votre funeste exemple n’ait point corrompus, jeles assemblerai pour ériger un monument éternel de votrehonte ; j’environnerai vos Contrées d’un mur impénétrable[77] qui préservera le reste de la Nation,de la contagion de vos mœurs : je voudrois pouvoir détachervos campagnes de ce Continent, comme autrefois la Vérité irritée,en détacha ces Isles infortunées, qui emporterent ceux quis’étoient rendus coupables des mêmes forfaits.

Ces paroles foudroyantes portent laconsternation dans les cœurs, suivie d’un utile repentir :Zeinzemin veut se retirer, il est environné d’une foule deConcitoyens, qui le conjurent avec larmes, de ne les pointabandonner ; ils le supplient d’oublier une erreur qu’ilsdétestent ; il résiste à leurs instances ; leur désespoirredouble ; il céde enfin tel qu’un pere attendri par tant demarques de douleur, & par les promesses les plus solemnelles derentrer dans le devoir.

C’est ainsi que, par une éloquence insinuanteou rapide, soutenue de cet air de magnanimité, de cette dignitédouce & sévére que la Divinité imprime sur le front des Héros,Zeinzemin se rend maître des volontés avec plus d’empire que lesplus fiers Conquerans ne les subjuguent par la crainte : laVérité elle-même l’inspire, parle par sa bouche, & brille dansses yeux. Enfin, les foibles efforts que les Vices viennent defaire pour effacer les loix de la Nature, ne font que donner unnouveau lustre à leurs sacrés caractéres ; l’amitié entre lesConcitoyens, la tendresse dans les familles, l’harmonie entre tousles Membres de l’Empire, l’amour de la Patrie revivent plusfortement que jamais.

Fin du premier Tome

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