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Nouveaux Mystères et aventures

Nouveaux Mystères et aventures

de Sir Arthur Conan Doyle

Partie 1

NOTRE DAME DE LA MORT

Chapitre 1

 

Mon existence a été accidentée et la destinée y a fait entrer maintes aventures peu ordinaires. Mais parmi ces incidents, il en est un d’une étrangeté telle que, quand je passe en revue ma vie, tous les autres deviennent insignifiants.

Celui-là surgit au-dessus des brouillards d’autrefois avec un aspect sonore et fantastique, en jetant son ombre sur les années dépourvues d’événements qui le précédèrent et le suivirent.

Cette histoire-là, je ne l’ai pas souvent racontée.

Bien petit est le nombre de ceux qui l’ont entendue de ma propre bouche et c’étaient des gens qui me connaissaient bien.

De temps à autre ils m’ont demandé de faire ce récit devant une réunion d’amis, mais je m’y suis constamment refusé, car je n’ambitionne pas le moine du monde la réputation d’un Munchausen amateur.

Pourtant, j’ai déféré jusqu’à un certain pointà leur désir en mettant par écrit cet exposé des faits qui serattachent à ma visite à Dunkelthwaite.

Voici la première lettre que m’écrivit JohnThurston.

Elle est datée d’avril 1862.

Je la prends dans mon bureau et la copietextuellement :

« Mon cher Lawrence.

« Si vous saviez à quel point je suisdans la solitude et l’ennui, je suis certain que vous auriez pitiéde moi et que vous viendrez partager mon isolement.

« Souvent vous avez vaguement promis devisiter Dunkelthwaite et de venir jeter un coup d’œil sur leslandes du Yorkshire. Quel moment serait plus favorablequ’aujourd’hui pour votre voyage ?

« Certes, je sais que vous êtes accabléde besogne, mais comme en ce moment vous n’avez pas de cours àsuivre, vous seriez tout aussi à votre aise pour étudier que vousl’êtes dans Bakerstreet.

« Emballez donc vos livres comme un bongarçon que vous êtes et arrivez.

« Nous avons une chambrette bienconfortable pourvue d’un bureau et d’un fauteuil qui sont juste cequ’il vous faut pour travailler.

« Faites-moi savoir quand nous pourronsvous attendre.

« En vous disant que je suis seul, jen’entends point dire par là qu’il n’y ait personne chez moi. Aucontraire, nous formons une maisonnée assez nombreuse.

« Tout d’abord, naturellement, comptonsmon pauvre oncle Jérémie, bavard et maniaque, qui va et vient enchaussons de lisière, et compose, selon son habitude, de mauvaisvers à n’en plus finir.

« Je crois vous avoir fait connaître cedernier trait de son caractère la dernière fois que nous nous noussommes vus.

« Cela en est arrivé à un tel degré qu’ila un secrétaire dont la tâche se réduit à copier et conserver cesépanchements.

« Cet individu, qui se nommeCopperthorne, est devenu aussi indispensable au vieux que samarotte ou son Dictionnaire universel des Rimes.

« Je n’irai point jusqu’à dire que jem’inquiète de lui, mais j’ai toujours partagé le préjugé de Césarcontre les gens maigres, et pourtant, si nous en croyons lesmédailles, le petit Jules faisait évidemment partie de cettecatégorie.

« En outre, nous avons les deux enfantsde notre oncle Samuel, qui ont été adoptés par Jérémie – il y en aeu trois, mais l’un d’eux a suivi la voie de toute chair – et unegouvernante, une brune à l’air distingué, qui a du sang hindou dansles veines.

« Outre ces personnes, il y a troisservantes et le vieux groom.

« Vous voyez par là que nous formons unpetit univers dans notre coin écarté.

« Ce qui n’empêche, mon cher Hugh, que jemeurs d’envie de voir une figure sympathique et d’avoir uncompagnon agréable.

« Comme je donne à fond dans la chimie,je ne vous dérangerai pas dans vos études. Répondez par le retourdu courrier à votre solitaire ami.

« John H. Thurston. »

À l’époque où je reçus cette lettre,j’habitais Londres et je travaillais ferme en vue de l’examen finalqui devait me donner le droit d’exercer la médecine.

Thurston et moi, nous avions été amis intimesà Cambridge, avant que j’eusse commencé l’étude de la médecine etj’avais grand désir de le revoir.

D’autre part, je craignais un peu que, malgréses assertions, mes études n’eussent à souffrir de cedéplacement.

Je me représentais le vieillard retombé enenfance, le secrétaire maigre, la gouvernante distinguée, les deuxenfants, probablement des enfants gâtés et tapageurs, et j’arrivaià conclure que quand tout cela et moi nous serions bloqués ensembledans une maison à la campagne, il resterait bien peu de temps pourétudier tranquillement.

Après deux jours de réflexion, j’avais presquerésolu de décliner l’invitation, lorsque je reçus du Yorkshire uneautre lettre encore plus pressante que la première :

« Nous attendons des nouvelles de vous àchaque courrier, disait mon ami, et chaque fois qu’on frappe jem’attends à recevoir un télégramme qui m’indique votre train.

« Votre chambre est toute prête, etj’espère que vous la trouverez confortable.

« L’oncle Jérémie me prie de vous direcombien il sera heureux de vous voir.

« Il aurait écrit, mais il est absorbépar la composition d’un grand poème épique de cinq mille vers ouenviron.

« Il passe toute la journée à courird’une chambre à l’autre, ayant toujours sur les talonsCopperthorne, qui, pareil au monstre de Frankenstein, le suit à pascomptés, le calepin et le crayon à la main, notant les savantesparoles qui tombent de ses lèvres.

« À propos, je crois vous avoir parlé dela gouvernante brune si pleine de chic.

« Je pourrais me servir d’elle comme d’unappât pour vous attirer, si vous avez gardé votre goût pour lesétudes d’ethnologie.

« Elle est fille d’un chef hindou, quiavait épousé une Anglaise. Il a été tué pendant l’Insurrection encombattant contre nous ; ses domaines ayant été confisqués parle Gouvernement, sa fille, alors âgée de quinze ans, s’est trouvéepresque sans ressource.

« Un charitable négociant allemand deCalcutta l’adopta, paraît-il, et l’amena en Europe avec sa proprefille.

« Celle-ci mourut et alors miss Warrender– nous l’appelons ainsi, du nom de sa mère – répondit à une annonceinsérée par mon oncle, et c’est ainsi que nous l’avons connue.

« Maintenant, mon vieux, n’attendez pasqu’on vous donne l’ordre de venir, venez tout de suite. »

Il y avait dans la seconde lettre d’autrespassages qui m’interdisent de la reproduire intégralement.

Il était impossible de tenir bon pluslongtemps devant l’insistance de mon vieil ami.

Aussi tout en pestant intérieurement, je mehâtai d’emballer mes livres, je télégraphiai le soir même, et lapremière chose que je fis le lendemain matin, ce fut de partir pourle Yorkshire.

Je me rappelle fort bien que ce fut unejournée assommante, et que le voyage me parut interminable,recroquevillé comme je l’étais dans le coin d’un wagon à courantsd’air, où je m’occupais à tourner et retourner mentalement maintesquestions de chirurgie et de médecine.

On m’avait prévenu que la petite gared’Ingleton, à une quinzaine de milles de Tarnforth, était la plusrapprochée de ma destination.

J’y débarquai à l’instant même où JohnThurston arrivait au grand trot d’un haut dog-cart par la route dela campagne.

Il agita triomphalement son fouet enm’apercevant, poussa brusquement son cheval, sauta à bas devoiture, et de là sur le quai.

– Mon cher Hugh, s’écria-t-il, jesuis ravi de vous voir. Comme vous avez été bon de venir !

Et il me donna une poignée de main que jesentis jusqu’à l’épaule.

– Je crains bien que vous ne me trouviezun compagnon désagréable maintenant que me voilà, répondis-je. Jesuis plongé jusque par dessus les yeux dans ma besogne.

– C’est naturel, tout naturel, dit-ilavec sa bonhomie ordinaire. J’en ai tenu compte, mais nous auronsquand même le temps de tirer un ou deux lapins. Nous avons uneassez longue trotte à faire, et vous devez être complètement gelé,aussi nous allons repartir tout de suite pour la maison.

Et l’on se mit à rouler sur la routepoussiéreuse.

Je crois que votre chambre vous plaira,remarqua mon ami. Vous vous trouverez bientôt comme chez vous. Voussavez, il est fort rare que je séjourne à Dunkelthwaite, et jecommence à peine à m’installer et à organiser mon laboratoire.Voici une quinzaine que j’y suis. C’est un secret connu de tout lemonde que je tiens une place prédominante dans le testament duvieil oncle Jérémie. Aussi mon père a-t-il cru que c’était undevoir élémentaire pour moi de venir et de me montrer poli. Étantdonnée la situation, je ne puis guère me dispenser de me fairevaloir un peu de temps en temps.

– Oh ! certes, dis-je.

– En outre, c’est un excellent vieuxbonhomme. Cela vous divertira de voir notre ménage. Une princessecomme gouvernante, cela sonne bien, n’est-ce pas ? Jem’imagine que notre imperturbable secrétaire s’est hasardé quelquepeu de ce côté-là. Relevez le collet de votre pardessus, car ilfait un vent glacial.

La route franchit une série de collinesfaibles, pelées, dépourvues de toute végétation, à l’exception d’unpetit nombre de bouquets de ronces, et d’un mince tapis d’une herbecoriace et fibreuse, où un troupeau épais de moutons décharnés, àl’air affamé, cherchaient leur nourriture.

Nous descendions et montions tour à tour dansun creux, tantôt au sommet d’une hauteur, d’où nous pouvions voirles sinuosités de la route, comme un mince fil blanc passant d’unecolline à une autre plus éloignée.

Çà et là, la monotonie du paysage étaitdiversifiée par des escarpements dentelés, formés par de rudessaillies du granit gris.

On eût dit que le sol avait subi une blessureeffrayante par où les os fracturés avaient percé leurenveloppe.

Au loin se dressait une chaîne de montagnesque dominait un pic isolé surgissant parmi elles, et se drapantcoquettement d’une guirlande de nuages, où se réfléchissait lanuance rouge du couchant.

– C’est Ingleborough, dit mon compagnonen me désignant la montagne avec son fouet, et ici ce sont lesLandes du Yorkshire. Nulle part en Angleterre, vous ne trouverez derégion plus sauvage, plus désolée. Elle produit une bonne raced’hommes. Les milices sans expérience qui battirent la chevalerieécossaise à la Journée de l’Étendard venaient de cette partie dupays. Maintenant, sautez à bas, vieux camarade, et ouvrez laporte.

Nous étions arrivés à un endroit où un longmur couvert de mousse s’étendait parallèlement à la route.

Il était interrompu par une porte cochère enfer, à moitié disloquée, flanquée de deux piliers, au haut desquelsdes sculptures, taillées dans la pierre, paraissaient représenterquelque animal héraldique, bien que le vent et la pluie les eussentréduites à l’état de blocs informes.

Un cottage en ruine qui avait peut-être, il ya longtemps, servi de loge, se dressait, à l’un des côtés.

J’ouvris la porte d’une poussée, et nousparcourûmes une avenue longue et sinueuse, encombrée de hautesherbes, au sol inégal, mais bordée de chênes magnifiques, dont lesbranches, en s’entremêlant au-dessus de nous, formaient une voûtesi épaisse que le crépuscule du soir fit place soudain à uneobscurité complète.

– Je crains que notre avenue ne vousimpressionne pas beaucoup, dit Thurston, en riant. C’est une desidées du vieux bonhomme, de laisser la nature agir en tout à saguise. Enfin, nous voici à Dunkelthwaite.

Comme il parlait, nous contournâmes un détourde l’avenue marqué par un chêne patriarcal qui dominait de beaucouptous les autres, et nous nous trouvâmes devant une grande maisoncarrée, blanchie à la chaux, et précédée d’une pelouse.

Tout le bas de l’édifice était dans l’ombre,mais en haut une rangée de fenêtres, éclairées d’un rouge de sang,scintillaient au soleil couchant.

Au bruit des roues, un vieux serviteur enlivrée vint, tout courant, prendre la bride du cheval dès que nousavançâmes.

– Vous pouvez le rentrer à l’écurie,Élie, dit mon ami, dès que nous eûmes sauté à bas… Hugh,permettez-moi de vous présenter à mon oncle Jérémie.

– Comment allez-vous ? Commentallez-vous ? dit une voix chevrotante et fêlée.

Et, levant les yeux, j’aperçus un petit hommeà figure rouge qui nous attendait debout sous le porche.

Il avait un morceau d’étoffe de coton rouléeautour de la tête, comme dans les portraits de Pope et d’autrespersonnages célèbres du XVIIIe siècle.

Il se distinguait en outre par une paired’immenses pantoufles.

Cela faisait un contraste si étrange avec sesjambes grêles en forme de fuseaux qu’il avait l’air d’être chausséde skis, et la ressemblance était d’autant plus frappante qu’ilétait obligé, pour marcher, de traîner les pieds sur le sol, afinque ces appendices encombrants ne l’abandonnassent pas enroute.

– Vous devez être las, Monsieur, et geléaussi, Monsieur, dit-il d’un ton étrange, saccadé, en me serrant lamain. Nous devons être hospitaliers pour vous, nous le devonscertainement. L’hospitalité est une de ces vertus de l’ancien mondeque nous avons conservées. Voyons, ces vers, quelssont-ils :

Le bras de l’homme du Yorkshire est leste et fort

Mais ô ! comme il est chaud, le cœur de l’homme duYorkshire !

« Voilà qui est clair, précis, Monsieur.C’est pris dans un de mes poèmes. Quel est ce poème,Copperthorne ?

– La Poursuite de Borrodaile,dit une voix derrière lui, en même temps qu’un homme de hautetaille, à la longue figure, venait se placer dans le cercle delumière que projetait la lampe suspendue en haut du porche.

John nous présenta, et je me souviens que lecontact de sa main me parut visqueux et désagréable.

Cette cérémonie accomplie, mon ami meconduisit à ma chambre, en me faisant traverser bien des passageset des corridors reliés entre eux à la façon de l’ancien temps pardes marches inégales.

Chemin faisant, je remarquai l’épaisseur desmurs, l’étrangeté et la variété des pentes du toit, qui faisaitsupposer l’existence d’espaces mystérieux dans les combles.

La chambre qui m’était destinée était, ainsique me l’avait dit John, un charmant petit sanctuaire, où pétillaitun bon feu, et où se trouvait une étagère bien garnie delivres.

Et, en mettant mes pantoufles, je me dis quej’aurais eu tort sans doute de refuser cette invitation à venirdans le Yorkshire.

Chapitre 2

 

Lorsque nous descendîmes à la salle à manger,le reste de la maisonnée était déjà réuni pour le dîner.

Le vieux Jérémie, toujours coiffé de sasingulière façon, occupait le haut bout de la table.

À côté de lui, et à droite, était une jeunedame très brune, à la chevelure et aux yeux noirs, qui me futprésentée sous le nom de miss Warrender.

À côté d’elle étaient assis deux jolisenfants, un garçon et une fille, ses élèves, évidemment.

J’étais placé vis-à-vis d’elle, ayantà ma gauche Copperthorne.

Quant à John, il faisait face à son oncle.

Je crois presque voir encore l’éclat jaune dela grande lampe à huile qui projetait des lumières et des ombres àla Rembrandt sur ce cercle de figures, parmi lesquelles certainesétaient destinées à prendre tant d’intérêt pour moi.

Ce fut un repas agréable, en dehors même del’excellence de la cuisine et de l’appétit qu’avait aiguisé monlong voyage.

Enchanté d’avoir trouvé un nouvel auditeur,l’oncle Jérémie débordait d’anecdotes et de citations.

Quant à miss Warrender et à Copperthorne, ilsne causèrent pas beaucoup, mais tout ce que dit ce dernier révélaitl’homme réfléchi et bien élevé.

Pour John, il avait tant de souvenirs decollège et d’événements postérieurs à rappeler que je crains qu’iln’ait fait maigre chair.

Lorsqu’on apporta le dessert, miss Warrenderemmena les enfants. L’oncle Jérémie se retira dans la bibliothèque,d’où nous arrivait le bruit assourdi de sa voix, pendant qu’ildictait à son secrétaire.

Mon vieil ami et moi, nous restâmes quelquetemps devant le feu à causer des diverses aventures qui nousétaient arrivées depuis notre dernière rencontre.

– Eh bien, que pensez-vous de notremaisonnée ? me demanda-t-il enfin, en souriant.

Je répondis que j’étais fort intéressé par ceque j’en avais vu.

– Votre oncle est tout à fait un type. Ilme plaît beaucoup.

– Oui, il a le cœur excellent avec toutesles originalités. Votre arrivée l’a tout à fait ragaillardi, car iln’a jamais été complètement lui-même depuis la mort de la petiteEthel. C’était la plus jeune des enfants de l’oncle Sam. Elle vintici avec les autres, mais elle eut, il y a deux mois environ, unecrise nerveuse ou je ne sais quoi dans les massifs. Le soir, on l’ytrouva morte. Ce fut un coup des plus violents pour levieillard.

– Ce dut être aussi fort pénible pourmiss Warrender, fis-je remarquer.

– Oui, elle fut très affligée. À cetteépoque, elle n’était ici que depuis une semaine. Ce jour-là elleétait allée en voiture à Kirby-Lonsdale pour faire quelqueemplette.

– J’ai été très intéressé, dis-je, partout ce que vous m’avez raconté à son sujet. Ainsi donc, vous neplaisantiez pas, je suppose.

– Non, non, tout est vrai commel’Évangile. Son père se nommait Achmet Genghis Khan. C’était unchef à demi indépendant quelque part dans les provinces centrales.C’était à peu près un païen fanatique, bien qu’il eût épousé uneAnglaise. Il devint camarade avec le Nana, et eut quelque part dansl’affaire de Cawnpore, si bien que le gouvernement le traita avecune extrême rigueur.

– Elle devait être tout à fait femmequand elle quitta sa tribu, dis-je. Quelle est sa manière de voiren affaire de religion ? Tient-elle du côté de son père ou decelui du sa mère ?

– Nous ne soulevons jamais cettequestion, répondit mon ami. Entre nous, je ne la crois pas trèsorthodoxe. Sa mère était sans doute une femme de mérite. Outrequ’elle lui a appris l’anglais, elle se connaît assez bien enlittérature française et elle joue d’une façon remarquable. Tenez,écoutez-la.

Comme il parlait, le son d’un piano se fitentendre dans la pièce voisine, et nous nous tûmes pourécouter.

Tout d’abord la musicienne piqua quelquestouches isolées, comme si elle se demandait s’il fallaitcontinuer.

Puis, ce furent des bruits sonores,discordants, et soudain de ce chaos sortit enfin une harmoniepuissante, étrange, barbare, avec des sonorités de trompette, deséclats de cymbales. Et le jeu devenant de plus en plus énergique,devint une mélodie fougueuse, qui finit par s’atténuer ets’éteindre en un bruit désordonné comme au début.

Puis, nous entendîmes le piano se refermer, etla musique cessa.

– Elle fait ainsi tous les soirs,remarqua mon ami. C’est quelque souvenir de l’Inde, à ce que jesuppose. Pittoresque, ne trouvez-vous pas ? Maintenant ne vousattardez pas ici plus longtemps que vous ne voudriez. Votre chambreest prête, dès que vous voudrez vous mettre au travail.

Je pris mon compagnon au mot, et le laissaiavec son oncle et Copperthorne qui étaient revenus dans lapièce.

Je montai chez moi et étudiai pendant deuxheures la législation médicale.

Je me figurais que ce jour-là je ne verraisplus aucun des habitants de Dunkelthwaite, mais je me trompais, carvers dix heures l’oncle Jérémie montra sa petite tête rougeaudedans la chambre :

– Êtes-vous bien logé à votre aise ?demanda-t-il.

– Tout est pour le mieux, je vousremercie, répondis-je.

– Tenez bon. Serez sûr de réussir, dit-ilen son langage sautillant. Bonne nuit.

– Bonne nuit, répondis-je.

– Bonne nuit, dit une autre voix venantdu corridor.

Je m’avançai pour voir, et j’aperçus la hautesilhouette du secrétaire qui glissait à la suite du vieillard commeune ombre noire et démesurée.

Je retournai à mon bureau et travaillai encoreune heure.

Puis je me couchai, et je fus quelque tempsavant de m’endormir, en songeant à la singulière maisonnée dontj’allais faire partie.

Chapitre 3

 

Le lendemain je fus sur pied de bonne heure etme rendis sur la pelouse, où je trouvai miss Warrender occupée àcueillir des primevères, dont elle faisait un petit bouquet pourorner la table au déjeuner.

Je fus près d’elle avant qu’elle me vît et nepus m’empêcher d’admirer sa beauté et sa souplesse pendant qu’ellese baissait pour cueillir les fleurs.

Il y avait dans le moindre de ses mouvementsune grâce féline que je ne me rappelais avoir vue chez aucunefemme.

Je me ressouvins des paroles de Thurston ausujet de l’impression qu’elle avait produite sur le secrétaire, etje n’en fus plus surpris.

En entendant mon pas, elle se redressa, ettourna vers moi sa belle et sombre figure.

– Bonjour, miss Warrender, dis-je. Vousêtes matinale comme moi.

– Oui, répondit-elle, j’ai toujours eul’habitude de me lever avec le jour.

– Quel tableau étrange et sauvage !remarquai-je en promenant mon regard sur la vaste étendue deslandes. Je suis un étranger comme vous-même dans ce pays. Commentle trouvez-vous ?

– Je ne l’aime pas, dit-elle franchement.Je le déteste. C’est froid, terne, misérable. Regardez cela, etelle leva son bouquet de primevères, voilà ce qu’ils appellent desfleurs. Elles n’ont pas même d’odeur.

– Vous avez été accoutumée à un climatplus vivant et à une végétation tropicale.

– Oh ! je le vois, master Thurstonvous a parlé de moi, dit-elle avec un sourire. Oui, j’ai étéaccoutumée à mieux que cela.

Nous étions debout près l’un de l’autre, quandune ombre apparut entre nous.

Me retournant, j’aperçus Copperthorne restédebout derrière nous.

Il me tendit sa main maigre et blanche avec unsourire contraint.

– Il semble que vous êtes déjà en état detrouver tout seul votre chemin, dit-il en portant ses regardsalternativement de ma figure à celle de miss Warrender.Permettez-moi de tenir ces fleurs pour vous, Miss.

– Non, merci, dit-elle d’un ton froid.J’en ai cueilli assez, et je vais entrer.

Elle passa rapidement à côté de lui, ettraversa la pelouse pour retourner à la maison.

Copperthorne la suivit des yeux en fronçant lesourcil.

– Vous êtes étudiant en médecine, masterLawrence, me dit-il, en se tournant vers moi et frappant le sold’un pied, avec un mouvement saccadé, nerveux, tout en parlant.

– Oui, je le suis.

– Oh ! nous avons entendu parler devous autres, étudiants en médecine, fit-il en élevant la voix etl’accompagnant d’un petit rire fêlé. Vous êtes de terriblesgaillards, n’est-ce pas ? Nous avons entendu parler de vous.Il est inutile de vouloir vous tenir tête.

– Monsieur, répondis-je, un étudiant enmédecine est d’ordinaire un gentleman.

– C’est tout à fait vrai, dit-il enchangeant de ton. Certes, je ne voulais que plaisanter.

Néanmoins je ne pus m’empêcher de remarquerque pendant tout le déjeuner, il ne cessa d’avoir les yeux fixéssur moi, tandis que miss Warrender parlait, et si je hasardais uneremarque, aussitôt son regard se portait sur elle.

On eût dit qu’il cherchait à deviner sur nosphysionomies ce que nous pensions l’un de l’autre.

Il s’intéressait évidemment plus que de raisonà la belle gouvernante, et il n’était pas moins évident que sessentiments n’étaient payés d’aucun retour.

Nous eûmes ce matin-là une preuve visible dela simplicité naturelle de ces bonnes gens primitifs duYorkshire.

À ce qu’il paraît, la domestique et lacuisinière, qui couchaient dans la même chambre, furent alarméespendant la nuit par quelque chose que leurs esprits superstitieuxtransformèrent en une apparition.

Après le déjeuner, je tenais compagnie àl’oncle Jérémie, qui, grâce à l’aide constante de son souffleur,émettait à jet contenu des citations de poésies de la frontièreécossaise, lorsqu’on frappa à la porte.

La domestique entra.

Elle était suivie de près par la cuisinière,personne replète mais craintive.

Elles s’encourageaient, se poussaientmutuellement.

Elles débitèrent leur histoire par strophe etantistrophe, comme un chœur grec, Jeanne parlant jusqu’à ce quel’haleine lui manquât, et laissant alors la parole à la cuisinièrequi se voyait à son tour interrompue.

Une bonne partie de ce qu’elles dirent resta àpeu près inintelligible pour moi, à raison du dialecteextraordinaire qu’elles employaient, mais je pus saisir la marchegénérale de leur récit.

Il paraît que pendant les premières heures dujour, la cuisinière avait été réveillée par quelque chose qui luitouchait la figure.

Se réveillant tout à fait, elle avait vu uneombre vague debout près de son lit, et cette ombre s’était glisséesans bruit hors de la chambre.

La domestique s’était éveillée au cri poussépar la cuisinière et affirmait carrément avoir vu l’apparition.

On eût beau les questionner en tous sens, lesraisonner, rien ne put les ébranler, et elles conclurent en donnantleurs huit jours, preuve convaincante de leur bonne foi et de leurépouvante.

Elles parurent extrêmement indignées de notrescepticisme et cela finit par leur sortie bruyante, ce quiproduisit de la colère chez l’oncle Jérémie, du dédain cherCopperthorne, et me divertit beaucoup.

Je passai dans ma chambre presque toute maseconde journée de visite, et j’avançai considérablement mabesogne.

Le soir, John et moi, nous nous rendîmes à lagarenne de lapins avec nos fusils.

En revenant, je contai à John la scène absurdequ’avaient faite le matin les domestiques, mais il ne me parut pasqu’il en saisît, autant que moi, le côté grotesque.

– C’est un fait, dit-il, que dans lestrès vieilles demeures comme celle-ci, où la charpente estvermoulue et déformée, on voit quelquefois certains phénomènescurieux qui prédisposent l’esprit à la superstition. J’ai déjàentendu, depuis que je suis ici, pendant la nuit, une ou deuxchoses qui auraient pu effrayer un homme nerveux et à plus forteraison une domestique ignorante. Naturellement, toutes ceshistoires d’apparitions sont de pures sottises, mais une fois quel’imagination est excitée, il n’y a plus moyen de la retenir.

– Qu’avez-vous donc entendu ?demandai-je, fort intéressé.

– Oh ! rien qui en vaille la peine,répondit-il. Voici les bambins et miss Warrender. Il ne faut pascauser de ces choses en sa présence. Autrement elle nous donnerales huit jours, elle aussi, et ce serait une perte pour lamaison.

Elle était assise sur une petite barrièreplacée à la lisière du bois qui entoure Dunkelthwaite, les deuxenfants appuyés sur elle de chaque côté, leurs mains jointes autourde ses bras, et leurs figures potelées tournées vers la sienne.

C’était un joli tableau.

Nous nous arrêtâmes un instant à lecontempler.

Mais elle nous avait entendus approcher.

Elle descendit d’un bond et vint à notrerencontre, les deux petits trottinant derrière elle.

– Il faut que vous m’aidiez du poids devotre autorité, dit-elle à John. Ces petits indociles aiment l’airdu soir, et ne veulent pas se laisser persuader de rentrer.

– Veux pas rentrer, dit le garçon d’unton décidé. Veux entendre le reste de l’histoire.

– Oui, l’histoire, zézaya la petite.

– Vous saurez le reste de l’histoiredemain, si vous êtes sages. Voici M. Lawrence qui est médecin.Il vous dira qu’il ne vaut rien pour les petits garçons et lespetites filles de rester dehors quand la rosée tombe.

– Ainsi donc vous écoutiez unehistoire ? demanda John pendant que nous nous remettions enroute.

– Oui, une bien belle histoire, dit avecenthousiasme le bambin. Oncle Jérémie nous en dit des histoires,mais c’est en poésie, et elles ne sont pas, oh ! non, pas sijolies que les histoires de miss Warrender. Il y en a une, où il ya des éléphants.

– Et des tigres, et de l’or, continua lafillette.

– Oui, on fait la guerre, on se bat et leroi des Cigares…

– Des Cipayes, mon ami, corrigea lagouvernante.

– Et les tribus dispersées qui sereconnaissent entre elles par le moyen de signes, et l’homme qui aété tué dans la forêt. Elle sait des histoires magnifiques.Pourquoi ne lui demandez-vous pas de vous en raconter une, cousinJohn ?

– Vraiment, miss Warrender, dit moncompagnon, vous avez piqué notre curiosité. Il faut que vous nouscontiez ces merveilles.

– À vous, elles paraîtraient assezsottes, répondit-elle en riant. Ce sont simplement quelquessouvenirs de ma vie passée.

Comme nous suivions lentement le sentier quitraverse le bois, nous vîmes Copperthorne arriver en sensopposé.

– Je vous cherchais tous, dit-il enfeignant maladroitement un ton jovial, je voulais vous informerqu’il est l’heure de dîner.

– Nos montres nous l’ont déjà dit,répondit John d’une voix qui me parut plutôt bourrue.

– Et vous avez couru le lapin ensemble,dit le secrétaire, en marchant à pas comptés près de nous.

– Pas ensemble, répondis-je, nous avonsrencontré miss Warrender et les enfants, en revenant.

– Oh ! miss Warrender est allée àvotre rencontre, quand vous reveniez, dit-il.

Cette façon de retourner promptement le sensde mes paroles, et le ton narquois qu’il y mit, me vexèrent aupoint que j’eusse répondu par une vive riposte, si je n’avais pasété retenu par la présence de la jeune dame.

Au même moment, je tournai les yeux vers lagouvernante et je vis briller dans son regard un éclair de colère àl’adresse de l’interlocuteur, ce qui me prouva qu’elle partageaitmon indignation.

Aussi fus-je bien surpris cette même nuitquand, vers dix heures, m’étant mis à la fenêtre de ma chambre, jeles vis se promenant ensemble au clair de lune et causant avecanimation.

Je ne sais comment cela se fit, mais cette vuem’agita au point qu’après quelques vains efforts pour reprendre mesétudes, je mis mes livres de côté et renonçai au travail pour cesoir-là.

Vers onze heures, je regardai de nouveau, maisils n’étaient plus là.

Bientôt après j’entendis le pas traînant del’oncle Jérémie et le pas ferme et lourd du secrétaire, quand ilsremontèrent l’escalier qui menait à leurs chambres à coucher,situées à l’étage supérieur.

Chapitre 4

 

John Thurston ne fut jamais grand observateuret je crois que j’en savais plus long que lui sur ce qui se passaità Dunkelthwaite, au bout de trois jours passés sous le toit de sononcle.

Mon ami était passionnément épris de chimie etcoulait des jours heureux au milieu de ses éprouvettes, de sessolutions, parfaitement content d’avoir à portée un compagnonsympathique, auquel il pût faire part de ses trouvailles.

Quant à moi, j’eus toujours un faible pourl’étude et l’analyse de la nature humaine, et je trouvais bien dessujets intéressants dans le microcosme où je vivais.

Bref, je m’absorbai dans mes observations aupoint de me faire craindre qu’elles n’aient causé beaucoup de tortà mes études.

Ma première découverte fut que le véritablemaître à Dunkelthwaite était, et cela ne faisait aucun doute, nonpoint l’oncle Jérémie, mais le secrétaire de l’oncle Jérémie.

Mon flair médical me disait que l’amourexclusif de la poésie, qui eût été une excentricité inoffensive autemps où le vieillard était encore jeune, était devenu désormaisune véritable monomanie qui lui emplissait l’esprit en ne laissantnulle place à toute autre idée.

Copperthorne, en flattant le goût de sonmaître et le dirigeant sur cet objet unique, à ce point qu’il luidevenait indispensable, avait réussi à s’assurer un pouvoir sanslimite en toutes les autres choses.

C’était lui qui s’occupait des finances del’oncle, qui menait les affaires de la maison sans avoir à subir dequestions ni de contrôle.

À vrai dire, il avait assez de tact pourexercer son pouvoir d’une main légère, de façon à ne point meurtrirson esclave : aussi ne rencontrait-il aucune résistance.

Mon ami, tout entier à ses distillations, àses analyses, ne se rendit jamais compte qu’il était devenu un zérodans la maison.

J’ai déjà exprimé ma conviction que siCopperthorne éprouvait un tendre sentiment à l’égard de lagouvernante, elle ne lui donnait pas le moindre encouragement. Maisau bout de quelques jours j’en vins à penser qu’en dehors de cetattachement non payé de retour, il existait quelque autre lienentre ces deux personnages.

J’ai vu plus d’une fois Copperthorne prendre àl’égard de la gouvernante un air qui ne pouvait être qualifiéautrement que d’autoritaire.

Deux ou trois fois aussi, je les avais vusarpenter la pelouse dans les premières heures de la nuit, encausant avec animation.

Je n’arrivais pas à deviner quelle sorted’entente réciproque existait entre eux.

Ce mystère piqua ma curiosité.

La facilité, avec laquelle on devient amoureuxen villégiature à la campagne, est passée en proverbe, mais je n’aijamais été d’une nature sentimentale et mon jugement ne fut faussépar aucune préférence en faveur de miss Warrender. Au contraire, jeme mis à l’étudier comme un entomologiste l’eût fait pour unspécimen, d’une façon minutieuse, très impartiale.

Pour atteindre ce but, j’organisai mon travailde manière à être libre quand elle sortait les enfants pour leurfaire prendre de l’exercice.

Nous nous promenâmes ainsi ensemble maintesfois, et cela m’avança dans la connaissance de son caractère plusque je n’eusse pu le faire en m’y prenant autrement.

Elle avait vraiment beaucoup lu, connaissaitplusieurs langues d’une manière superficielle, et avait une grandeaptitude naturelle pour la musique.

Au-dessous de ce vernis de culture, elle n’enavait pas moins une forte dose de sauvagerie naturelle.

Au cours de sa conversation, il lui échappaitde temps à autre quelque sortie qui me faisait tressaillir par saforme primitive de raisonnement et par le dédain des conventions dela civilisation.

Je ne pouvais guère m’en étonner, en songeantqu’elle était devenue femme avant d’avoir quitté la tribu sauvageque son père gouvernait.

Je me rappelle une circonstance qui me frappatout particulièrement, car elle y laissa percer brusquement seshabitudes sauvages et originales.

Nous nous promenions sur la route de campagne.Nous parlions de l’Allemagne, où elle avait passé quelques mois,quand soudain elle s’arrêta, et posa son doigt sur ses lèvres.

– Prêtez-moi votre canne, me dit-elle àvoix basse.

Je la lui tendis, et aussitôt, à mon grandétonnement, elle s’élança légèrement et sans bruit à travers uneouverture de la haie, son corps se pencha, et elle rampa avecagilité en se dissimulant derrière une petite hauteur. J’étaisencore à la suivre des yeux, tout stupéfait, quand un lapin se levasoudain devant elle et partit.

Elle lança la canne sur lui et l’atteignit,mais l’animal parvint à s’échapper tout en boitant d’une patte.

Elle revint vers moi triomphante,essoufflée :

– Je l’ai vu remuer dans l’herbe,dit-elle, je l’ai atteint.

– Oui, vous l’avez atteint, vous lui avezcassé une patte, lui dis-je avec quelque froideur.

– Vous lui avez fait mal, s’écria lepetit garçon d’un ton peiné.

– Pauvre petite bête !s’écria-t-elle, changeant soudain de manières. Je suis bien fâchéede l’avoir blessée.

Elle avait l’air tout à fait décontenancée parcet incident et causa très peu pendant le reste de notrepromenade.

Pour ma part, je ne pouvais guère lablâmer.

C’était évidemment une explosion du vieilinstinct qui pousse le sauvage vers une proie, bien que celaproduisît une impression assez désagréable de la part d’une jeunedame vêtue à la dernière mode et sur une grande routed’Angleterre.

Un jour qu’elle était sortie, John Thurston mefit jeter un coup d’œil dans la chambre qu’elle habitait.

Elle avait là une quantité de bibelotshindous, qui prouvaient qu’elle était venue de son pays natal avecune ample cargaison.

Son amour d’Orientale pour les couleurs vivesse manifestait d’une façon amusante.

Elle était allée à la ville où se tenait lemarché, y avait acheté beaucoup de feuilles de papier rouge etbleu, qu’elle avait fixées au moyen d’épingles sur le revêtement decouleur sombre que jusqu’alors couvrait le mur.

Elle avait aussi du clinquant qu’elle avaitréparti dans les endroits les plus en vue, et pourtant il semblaitqu’il y ait quelque chose de touchant dans cet effort pourreproduire l’éclat des tropiques dans cette froide habitationanglaise.

Pendant les quelques premiers jours quej’avais passés à Dunkelthwaite, les singuliers rapports quiexistaient entre miss Warrender et le secrétaire avaient simplementexcité ma curiosité, mais après des semaines, et quand je me fusintéressé davantage à la belle Anglo-Indienne, un sentiment plusprofond et plus personnel s’empara de moi.

Je me mis le cerveau à la torture pour devinerquel était le lien qui les unissait.

Comme se faisait-il que tout en montrant de lafaçon la plus évidente qu’elle ne voulait pas de sa société pendantle jour, elle se promenât seule avec lui, la nuit venue ?

Il était possible que l’aversion qu’ellemanifestait envers lui devant des tiers fût une ruse pour cacherses véritables sentiments.

Une telle supposition amenait à lui attribuerune profondeur de dissimulation naturelle que semblait démentir lafranchise de son regard, la netteté et la fierté de ses traits.

Et pourtant quelle autre hypothèse pouvaitexpliquer le pouvoir incontestable qu’il exerçait surelle !

Cette influence perçait en bien descirconstances, mais il en usait d’une façon si tranquille, sidissimulée qu’il fallait une observation attentive pours’apercevoir de sa réalité.

Je l’ai surpris lui lançant un regard siimpérieux, même si menaçant, à ce qu’il me semblait, que le momentd’après, j’avais peine à croire que cette figure pâle et dépourvued’expression fût capable d’en prendre une aussi marquée.

Lorsqu’il la regardait ainsi, elle sedémenait, elle frissonnait comme si elle avait éprouvé de lasouffrance physique.

« Décidément, me dis-je, c’est de lacrainte et non de l’amour, qui produit de tels effets. »

Cette question m’intéressa tant, que j’enparlai à mon ami John.

Il était, à ce moment-là, dans son petitlaboratoire, abîmé dans une série de manipulations, dedistillations qui devaient aboutir à la production d’un gaz fétide,et nous faire tousser en nous prenant à la gorge.

Je profitai de la circonstance qui nousobligeait à respirer le grand air, pour l’interroger sur quelquespoints sur lesquels je désirais être renseigné.

– Depuis combien de temps disiez-vous quemiss Warrender se trouve chez votre oncle ? demandai-je.

John me jeta un regard narquois et agita sondoigt taché d’acide.

– Il me semble que vous vous intéressezbien singulièrement à la fille du défunt et regretté AchmetGenghis, dit-il.

– Comment s’en empêcher ?répondis-je franchement. Je lui trouve un des types les plusromanesques que j’aie jamais rencontrés.

– Méfiez-vous de ces études-là, mongarçon, dit John d’un ton paternel. C’est une occupation qui nevaut rien à la veille d’un examen.

– Ne faites pas le nigaud, répliquai-je.Le premier venu pourrait croire que je suis amoureux de missWarrender, à vous entendre parler ainsi. Je la regarde comme unproblème intéressant de psychologie, voilà tout.

– C’est bien cela, un problèmeintéressant de psychologie, voilà tout.

Il me semblait que John devait avoir encoreautour de lui quelques vapeurs de ce gaz, car ses façons étaientréellement irritantes.

– Pour en revenir à ma première question,dis-je, depuis combien de temps est-elle ici ?

– Environ dix semaines.

– Et Copperthorne ?

– Plus de deux ans.

– Avez-vous quelque idée qu’ils se soientdéjà connus ?

– C’est impossible, déclara nettementJohn. Elle venait d’Allemagne. J’ai vu la lettre où le vieuxnégociant donnait des indications sur sa vie passée. Copperthorneest toujours resté dans le Yorkshire, en dehors de ses deux ans deCambridge. Il a dû quitter l’Université dans des conditions peufavorables.

– En quel sens ?

– Sais pas, répondit John. On a tenu lachose sous clef. Je m’imagine que l’oncle Jérémie le sait. Il a lamarotte de ramasser des déclassés et de leur refaire ce qu’ilappelle une nouvelle vie. Un de ces jours, il lui arrivera quelquemésaventure avec un type de cette sorte.

– Aussi donc Copperthorne et missWarrender étaient absolument étrangers l’un à l’autre il y aquelques semaines ?

– Absolument. Maintenant je crois que jeferai bien de rentrer et d’analyser le précipité.

– Laissez là votre précipité, m’écriai-jeen le retenant. Il y a d’autres choses dont j’ai à vous parler.S’ils ne se connaissent que depuis quelques semaines, commenta-t-il fait pour acquérir le pouvoir qu’il exerce surelle ?

John me regarda d’un air ébahi.

– Son pouvoir ? dit-il.

– Oui, l’influence qu’il possède surelle.

– Mon cher Hugh, me dit bravement monami, je n’ai point pour habitude de citer ainsi l’Écriture, mais ily a un texte qui me revient impérieusement à l’esprit, et levoici : « Trop de science les a rendus fous. » Vousaurez fait des excès d’études.

– Entendez-vous dire par là, m’écriai-je,que vous n’avez jamais remarqué l’entente secrète qui paraîtexister entre la gouvernante et le secrétaire de votreoncle ?

– Essayez du bromure de potassium, ditJohn. C’est un calmant très efficace à la dose de vingt grains.

– Essayez une paire de lunettes,répliquai-je. Il est certain que vous en avez grand besoin.

Et après avoir lancé cette flèche de Parthe jepivotai sur mes talons et m’éloignai de fort méchante humeur.

Je n’avais pas fait vingt pas sur le gravierdu jardin, que je vis le couple dont nous venions de parler.

Ils étaient à quelque distance, elle adosséeau cadran solaire, lui debout devant elle.

Il lui parlait vivement, et parfois avec desgestes brusques.

La dominant de sa taille haute et dégingandée,avec les mouvements qu’il imprimait à ses longs bras, il avaitl’air d’une énorme chauve-souris planant au-dessus de savictime.

Je me rappelle que cette comparaison futcelle-là même qui se présenta à ma pensée et qu’elle prit unenetteté d’autant plus grande que je voyais dans les moindresdétails de la belle figure se dessiner l’horreur et l’effroi.

Ce petit tableau servait si biend’illustration au texte, sur lequel je venais de prêcher, que jefus tenté de retourner au laboratoire et d’amener l’incrédule Johnpour le lui faire contempler.

Mais avant que j’eusse le temps de prendre monparti, Copperthorne m’avait entrevu.

Il fit demi-tour, et se dirigea d’un pas lentdans le sens opposé qui menait vers les massifs, suivi de près parsa compagne, qui coupait les fleurs avec son ombrelle tout enmarchant. Après ce petit épisode, je rentrai dans ma chambre, biendécidé à reprendre mes études, mais, quoi que je fisse, mon espritvagabondait bien loin de mes livres, et se mettait à spéculer surce mystère.

J’avais appris de John que les antécédents deCopperthorne n’étaient pas des meilleurs, et pourtant il avaitévidemment conquis une influence énorme sur l’esprit affaibli deson maître.

Je m’expliquais ce fait, en remarquant lapeine infinie, qu’il prenait pour se dévouer au dada du vieillard,et le tact consommé avec lequel il flattait et encourageait lessingulières lubies poétiques de celui-ci.

Mais comment m’expliquer l’influence non moinsévidente dont il jouissait sur la gouvernante ?

Elle n’avait pas de marotte qu’on pûtflatter.

Un amour mutuel eût pu expliquer le lien quiexistait entre elle et lui, mais mon instinct d’homme du monde etd’observateur de la nature humaine me disait de la façon la plusclaire qu’un amour de cette sorte n’existait pas.

Si ce n’était point l’amour, il fallait que cefût la crainte, et tout ce que j’avais vu confirmait cettesupposition. Qu’était-il donc arrivé pendant ces deux mois qui pûtinspirer à la hautaine princesse aux yeux noirs quelque crainte ausujet de l’Anglais à figure pâle, à la voix douce et aux manièrespolies ?

Tel était le problème que j’entrepris derésoudre en y mettant une énergie, une application qui tuèrent monardeur pour l’étude et me rendirent inaccessible à la crainte quedevait m’inspirer mon examen prochain.

Je me hasardai à aborder le sujet dansl’après-midi de ce même jour avec miss Warrender, que je trouvaiseule dans la bibliothèque, les deux bambins étant allés passer lajournée dans la chambre d’enfants chez un squire[1] duvoisinage.

– Vous devez vous trouver bien seulequand il n’y a pas de visiteurs, dis-je. Il me semble que cettepartie du pays n’offre pas beaucoup d’animation.

– Les enfants sont toujours une sociétéagréable, répondit-elle. Néanmoins je regretterai beaucoupM. Thurston et vous-même, quand vous serez parti.

– Je serai fâché que ce jour arrive,dis-je. Je ne m’attendais pas à trouver ce séjour aussi agréable.Pourtant vous ne serez pas dépourvue de société après notre départ,vous aurez toujours M. Copperthorne.

– Oui, nous aurons toujoursM. Copperthorne, dit-elle d’un air fort ennuyé.

– C’est un compagnon agréable,remarquai-je, tranquille, instruit, aimable. Je ne m’étonne pas quele vieux master Thurston se soit attaché à lui.

Tout en parlant, j’examinais attentivement moninterlocutrice.

Une légère rougeur passa sur ses joues brunes,et elle tapota impatiemment avec ses doigts sur les bras dufauteuil.

– Ses façons ont quelquefois de lafroideur…

J’allais continuer, mais elle m’interrompit,me lança un regard étincelant de colère dans ses yeux noirs.

– Qu’est-ce que vous avez donc à meparler de lui ? demanda-t-elle.

– Je vous demande pardon, répondis-jed’un ton soumis, je ne savais pas que c’était un sujetinterdit.

– Je ne tiens pas du tout à entendre mêmeson nom, s’écria-t-elle avec emportement. Ce nom, je le déteste,comme je le hais, lui. Ah ! si j’avais seulement quelqu’unpour m’aimer, c’est-à-dire comme aiment les hommes d’au-delà desmers, dans mon pays, je sais bien ce que je lui dirais.

– Que lui diriez-vous demandai-je, toutétonné de cette explosion extraordinaire.

Elle se pencha si en avant, que je crus sentirsur ma figure sa respiration chaude et pantelante.

– Tuez Copperthorne, dit-elle, voilà ceque je lui dirais. Tuez Copperthorne. Alors vous pourrez revenir meparler d’amour.

Rien ne pourrait donner une idée del’intensité de fureur qu’elle mit à lancer ces mots qui sifflèrententre ses dents blanches.

En parlant, elle avait l’air si venimeuse queje reculai involontairement devant elle.

Se pouvait-il que ce serpent python et lajeune dame pleine de réserve qui se tenait bien, si tranquillement,à la table de l’oncle Jérémie ne fissent qu’un ?

J’avais bien compté que j’arriverais à voirquelque peu dans son caractère au moyen de questions détournées,mais je ne m’attendais guère à évoquer un esprit pareil.

Elle dut voir l’horreur et l’étonnement sepeindre sur ma physionomie, car elle changea d’attitude et eut unrire nerveux.

– Vous devez certainement me croirefolle, dit-elle, vous voyez que c’est l’éducation hindoue qui sefait jour. Là-bas nous ne faisons rien à demi, dans l’amour et dansla haine.

– Et pourquoi donc haïssez-vousM. Copperthorne ? demandai-je.

– Au fait, répondit-elle en radoucissantsa voix, le mot de haine est peut-être un peu trop fort, mieuxvaudrait celui de répulsion. Il est des gens qu’on ne peuts’empêcher de prendre en aversion, alors même qu’on n’a aucun motifà en donner.

Évidemment elle regrettait l’éclat qu’ellevenait de faire, et tâchait de le masquer par des explications.

Voyant qu’elle cherchait à changer deconversation, je l’y aidai.

Je fis des remarques sur un livre de gravureshindoues qu’elle était allée prendre avant mon arrivée et qui étaitresté sur ses genoux.

La Bibliothèque de l’oncle Jérémie était fortcomplète, et particulièrement riche en ouvrages de cettecatégorie.

– Elles ne sont pas des plus exactes,dit-elle en tournant les pages d’enluminures.

– Toutefois celle-ci est bonne,reprit-elle en désignant une gravure qui représentait un chef vêtud’une cotte de mailles, et coiffé d’un turban pittoresque ;celle-ci est vraiment très bonne. Mon père était ainsi vêtu quandil montait son cheval de combat tout blanc, et conduisait tous lesguerriers de Dooab à la bataille contre les Feringhees. Mon pèrefut choisi parmi eux tous, car ils savaient qu’Achmet Genghis Khanétait un grand-prêtre autant qu’un grand soldat. Le peuple nevoulait d’autre chef qu’un Borka éprouvé. Il est mort maintenant,et de tous ceux qui ont suivi son étendard, il n’en est plus qui nesoient dispersés ou qui n’aient péri, pendant que moi, sa fille, jesuis une mercenaire sur une terre lointaine.

– Sans doute, vous retournerez un jourdans l’Inde, dis-je en faisant de mon mieux pour lui donner unefaible consolation.

Elle tourna les pages distraitement quelquesminutes sans répondre.

Puis, elle laissa échapper soudain un petitcri de plaisir en voyant une des images.

– Regardez-le, s’écria-t-elle aussitôt.Voici un de nos exilés. C’est un Bhuttotee. Il est trèsressemblant.

La gravure qui l’excitait ainsi, représentaitun indigène d’aspect fort peu engageant, tenant d’une main un petitinstrument qui avait l’air d’une pioche en miniature, et de l’autreune pièce carrée de toile rayée.

– Ce mouchoir, c’est son roomal,dit-elle. Naturellement, il ne circulerait pas ainsi en publiccomme cela. Il ne porterait pas non plus sa hache sacrée, mais soustous les autres rapports il est exactement tel qu’il doit être.Bien des fois je me suis trouvée avec des gens comme lui pendantles nuits sans lune, avec les Lughaees marchant à l’avant, quandl’étranger sans méfiance entendait le Pilhaoo à sa gauche, et nesavait pas ce que cela signifiait. Ah, c’était une vie qui valaitla peine d’être vécue.

– Mais qu’est-ce qu’un roomal,et le Lughaee, et le reste, demandai-je.

– Oh ! ce sont des mots indiens,répondit-elle en riant. Vous ne les comprendriez pas.

– Mais cette gravure a pourlégende : « Un Dacoït » et j’ai toujours cru qu’unDacoït est un voleur.

– C’est que les Anglais n’en savent pasdavantage, remarqua-t-elle. Certes, les Dacoïts sont des voleurs,mais on qualifie de voleurs bien des gens qui ne le sont réellementpas ; eh bien, cet homme est un saint homme, et selon touteprobabilité c’est un gourou.

Elle m’aurait peut-être donné plus derenseignements sur les mœurs et les coutumes de l’Inde, car c’étaitun sujet dont elle aimait à parler, quand soudain je vis unchangement se produire dans sa physionomie.

Elle tourna son regard fixe sur la fenêtre quiétait derrière moi.

Je me retournai pour voir, et j’aperçus toutau bord la figure du secrétaire qui épiait furtivement.

J’avoue que j’eus un tressaillement à cettevue, car avec sa pâleur cadavéreuse, cette tête avait l’air decelle d’un décapité.

Il poussa la fenêtre et l’ouvrit ens’apercevant qu’il avait été vu.

– Je suis fâché de vous déranger, dit-ilen avançant la tête, mais ne trouvez-vous pas, miss Warrender,qu’il est malheureux d’être enfermé dans une pièce étroite par unsi beau jour. N’êtes-vous pas disposée à sortir et faire untour ?

Bien que son langage fût poli, ses parolesétaient prononcées d’une voix dure, presque menaçante, qui leurdonnait le ton du commandement plutôt que celui de la prière.

La gouvernante se leva et, sans protester,sans faire de remarque, elle sortit doucement pour prendre sonchapeau.

Ce fut là une preuve nouvelle de l’empire queCopperthorne exerçait sur elle.

Et comme il me regardait par la fenêtreouverte, un sourire moqueur se jouait sur ses lèvres minces.

On eût dit qu’il avait voulu me provoquer parcette démonstration de son pouvoir.

Avec le soleil derrière lui, on l’eut prispour un démon entouré d’une auréole.

Il resta ainsi quelques instants à me regarderfixement, la figure empreinte d’une méchanceté concentrée.

Puis j’entendis son pas lourd qui faisaitcraquer le gravier de l’allée, pendant qu’il se dirigeait vers laporte.

Chapitre 5

 

Pendant les quelques jours qui suivirentl’entrevue où miss Warrender m’avait avoué la haine que luiinspirait le secrétaire, tout alla bien à Dunkelthwaite.

J’eus plusieurs longues conversations avecelle dans des promenades que nous faisions à l’aventure dans lesbois, avec les deux bambins, mais je ne réussis point à la faires’expliquer nettement sur l’accès de violence qu’elle avait eu dansla bibliothèque, et elle ne me dit pas un mot qui pût jeter quelquelumière sur le problème qui m’intéressait si vivement.

Toutes les fois que je faisais une remarquequi pouvait conduire dans cette direction, elle me répondait avecune réserve extrême, ou bien elle s’apercevait tout à coup qu’iln’était que temps pour les enfants de retourner dans leur chambre,de sorte que j’en vins à désespérer d’apprendre d’elle-même quoique ce fût.

Pendant ce temps, je ne me livrai à mes étudesque d’une manière irrégulière, par boutades.

De temps à autre, l’oncle Jérémie, de son pastraînant, entrait chez moi, un rouleau de manuscrits à la main,pour me lire des extraits de son grand poème épique.

Lorsque j’éprouvais le besoin d’une société,j’allais faire un tour dans le laboratoire de John, de même qu’ilvenait me trouver chez moi, quand la solitude lui pesait.

Parfois, je variais la monotonie de mes étudesen prenant mes livres et m’installant à l’aise dans les massifs oùje passais le jour à travailler.

Quant à Copperthorne, je l’évitais autant quepossible, et de son côté il n’avait nullement l’air empressé decultiver ma connaissance.

Un jour, dans la seconde semaine de juin, Johnvint me trouver un télégramme à la main et l’air extrêmementennuyé.

– En voilà, une affaire !s’écria-t-il. Le papa m’enjoint de partir séance tenante pour merendre à Londres. Ce doit être pour quelque histoire de légalité.Il a toujours menacé de mettre ordre à ses affaires, et maintenantil lui a pris une crise d’énergie et il veut en finir.

– Vous ne serez pas longtemps absent, jesuppose ? dis-le.

– Une semaine ou deux peut-être. C’estune chose bien désagréable. Cela tombe juste au moment où jecomptais réussir à décomposer cet alcaloïde.

– Vous le retrouverez tel quelquand vous reviendrez, dis-je en riant. Il n’y a personne ici quise mêle de le décomposer en votre absence.

– Ce qui m’ennuie le plus, c’est de vouslaisser ici, reprit-il. Il me semble que c’est mal remplir lesdevoirs de l’hospitalité que de faire venir un camarade dans ceséjour solitaire et de s’en aller brusquement en le plantantlà.

– Ne vous tourmentez pas à mon sujetrépondis-je. J’ai beaucoup trop de besogne pour me sentir seul. Enoutre, j’ai trouvé ici des attractions sur lesquelles je necomptais pas du tout. Je ne crois pas qu’il y ait dans ma vie sixsemaines qui m’aient paru aussi courtes que les dernières.

– Oh ! elles ont passé si vite quecela ? dit John, en se moquant.

Je suis convaincu qu’il était toujours dansson illusion de me croire amoureux fou de la gouvernante.

Il partit ce même jour par un train du matin,en promettant d’écrire et de nous envoyer son adresse à Londres,car il ne savait pas dans quel hôtel son père descendrait.

Je ne me doutais pas des conséquences quirésulteraient de ce mince détail, je ne me doutais pas non plus dece qui allait arriver avant que je pusse revoir mon ami.

À ce moment-là, son départ ne me faisaitaucune peine.

Il en résultait simplement que nous quatre quirestions nous allions être en contact plus intime et il semblaitque cela dût favoriser la solution du problème auquel je prenais dejour en jour un plus vif intérêt.

À un quart de mille environ de la maison deDunkelthwaite se trouve un petit village formé d’une longue rue,qui porte le même nom, et composé de vingt ou trente cottages auxtoits d’ardoises, et d’une église vêtue de lierre toute voisine del’inévitable cabaret.

L’après-midi du jour même où John nous quitta,miss Warrender et les deux enfants se rendirent au bureau de posteet je m’offris à les accompagner.

Copperthorne n’eût pas demandé mieux qued’empêcher cette excursion ou de venir avec nous, mais,heureusement pour nous, l’oncle Jérémie était en proie aux affresde l’inspiration et ne pouvait se passer des services de sonsecrétaire.

Ce fut, je m’en souviens, une agréablepromenade, car la route était bien ombragée d’arbres où les oiseauxchantaient joyeusement.

Nous fîmes le trajet à loisir, en causant debien des choses, pendant que le bambin et la fillette couraient etcabriolaient devant nous.

Avant d’arriver au bureau de poste, il fautpasser devant le cabaret dont il a été question.

Comme nous parcourions la rue du village, nousnous aperçûmes qu’un petit rassemblement s’était formé devant cettemaison.

Il y avait là dix ou douze garçons enguenilles ou fillettes aux nattes sales, quelques femmes la têtenue, et deux ou trois hommes sortis du comptoir où ilsflânaient.

C’était sans doute le rassemblement le plusnombreux qui ait jamais fait figure dans les annales de cettepaisible localité.

Nous ne pouvions pas voir quelle était lacause de leur curiosité ; mais nos bambins partirent à toutesjambes, et revinrent bientôt, bourrés de renseignements.

– Oh ! miss Warrender, cria Johnniequi accourait tout haletant d’empressement. Il y a là un homme noircomme ceux des histoires que vous nous racontez.

– Un bohémien, je suppose, dis-je.

– Non, non, dit Johnnie d’un ton décisif.Il est plus noir encore que ça, n’est-ce pas, May ?

– Plus noir que ça, redit lafillette.

– Je crois que nous ferions mieux d’allervoir ce que c’est que cette apparition extraordinaire, dis-je.

En parlant, je regardai ma compagne, et je fusfort surpris de la voir toute pâle, avec les yeux pour ainsi direresplendissants d’agitation contenue.

– Est-ce que vous vous trouvez mal ?demandai-je.

– Oh non ! dit-elle avec vivacité,en hâtant le pas. Allons, allons !

Ce fut certainement une chose curieuse quis’offrit à notre vue quand nous eûmes rejoint le petit cercle decampagnards.

J’eus aussitôt présente à la mémoire ladescription du Malais mangeur d’opium que De Quincey vit dans uneferme d’Écosse.

Au centre de ce groupe de simples paysans duYorkshire, se tenait un voyageur oriental de haute taille, au corpsélancé, souple et gracieux ; ses vêtements de toile salis parla poussière des routes et ses pieds bruns sortant de ses grossouliers.

Évidemment, il venait de loin et avait marchélongtemps.

Il tenait à la main un gros bâton, sur lequelil s’appuyait, tout en promenant ses yeux noirs et pensifs dansl’espace, sans avoir l’air de s’inquiéter de la foule quil’entourait.

Son costume pittoresque, avec le turban decouleur qui couvrait sa tête à la teinte basanée, produisait uneffet étrange et discordant en ce milieu prosaïque.

– Pauvre garçon ! me dit missWarrender d’une voix agitée et haletante. Il est fatigué. Il afaim, sans aucun doute, et il ne peut faire comprendre ce qu’il luifaut. Je vais lui parler.

Et, s’approchant de l’Hindou, elle lui adressaquelques mots dans le dialecte de son pays.

Jamais je n’oublierai l’effet que produisirentces quelques syllabes.

Sans prononcer un mot, le voyageur se jeta laface contre terre sur la poussière de la route, et se traînalittéralement aux pieds de ma compagne.

J’avais vu dans des livres de quelle façon lesOrientaux manifestent leur abaissement en présence d’un supérieur,mais je n’aurais jamais pu m’imaginer qu’aucun être humaindescendît jusqu’à une humilité aussi abjecte que l’indiquaitl’attitude de cet homme.

Miss Warrender reprit la parole d’un tontranchant, impérieux.

Aussitôt il se redressa et resta les mainsjointes, les yeux baissés, comme un esclave devant samaîtresse.

Le petit rassemblement qui semblait croire quece brusque prosternement était le prélude de quelque tour depasse-passe ou d’un chef d’œuvre d’acrobatie, avait l’air des’amuser et de s’intéresser à l’incident.

– Consentiriez-vous à emmener les enfantset à mettre les lettres à la poste ? demanda la gouvernante.Je voudrais bien dire un mot à cet homme.

Je fis ce qu’elle me demandait.

Quelques minutes après, quand je revins, ilscausaient encore.

L’Hindou paraissait raconter ses aventures ouexpliquer les motifs de son voyage.

Ses doigts tremblaient ; ses yeuxpétillaient.

Miss Warrender écoutait avec attention,laissant échapper de temps à autre un mouvement brusque ou uneexclamation, et montrant ainsi combien elle était intéressée parles détails que donnait cet homme.

– Je dois vous prier de m’excuser pourvous avoir tenu si longtemps au soleil, dit-elle enfin en setournant vers moi. Il faut que nous rentrions. Autrement nousserons en retard pour le dîner.

Elle prononça ensuite quelques phrases sur unton de commandement et laissa son noir interlocuteur debout dans larue du village.

Puis nous rentrâmes avec les enfants.

– Et bien ! demandai-je, poussé parune curiosité bien naturelle, lorsque nous ne fûmes plus à portéed’être entendus des visiteurs. Qui est-il ?qu’est-il ?

– Il vient des Provinces centrales, prèsdu pays des Mahrattes. C’est un des nôtres. J’ai été réellementbouleversée de rencontrer un compatriote d’une manière aussiinattendue. Je me sens tout agitée.

– Voilà qui a dû vous faire plaisir,remarquai-je.

– Oui, un très grand plaisir, dit-ellevivement.

– Et comment se fait-il qu’il se soitprosterné ainsi ?

– Parce qu’il savait que je suis la filled’Achmet Genghis Khan, dit-elle avec fierté.

– Et quel hasard l’a amené ici ?

– Oh ! c’est une longue histoire,dit-elle négligemment. Il a mené une vie errante. Comme il faitsombre dans cette avenue et comme les grandes branchess’entrecroisent là-haut ! Si l’on s’accroupissait sur l’uned’elles, il serait facile de se laisser tomber sur le dos dequelqu’un qui passerait. On ne saurait jamais que vous êtes là,jusqu’au moment où vous auriez vos doigts serrés autour de la gorgedu passant.

– Quelle horrible pensée !m’écriai-je.

– Les endroits sombres me donnenttoujours de sombres pensées, dit-elle d’un ton léger. À propos,j’ai une faveur à vous demander, M. Lawrence.

– De quoi s’agit-il ?demandai-je.

– Ne dites pas un mot à la maison ausujet de mon pauvre compatriote. On pourrait le prendre pour uncoquin, un vagabond, vous savez, et donner l’ordre de le chasser duvillage.

– Je suis convaincu que M. Thurstonn’aurait jamais cette dureté.

– Non, mais M. Copperthorne en estcapable.

– Je ferai ce que vous voudrez, dis-je,mais les enfants parleront certainement.

– Non, je ne crois pas,répondit-elle.

Je ne sais comment elle s’y prit pour empêcherces petites langues bavardes, mais, en fait, elles se turent sur cepoint, et ce jour-là on ne dit pas un mot de l’étrange visiteurqui, de course en course, était venu jusque dans notre petitvillage.

J’avais quelque soupçon subtil que ce fils desrégions tropicales n’était point arrivé par hasard jusqu’à nous,mais qu’il s’était rendu à Dunkelthwaite pour y remplir une missiondéterminée.

Le lendemain, j’eus la preuve la plusconvaincante possible qu’il était encore dans les environs, car jerencontrai miss Warrender pendant qu’elle descendait par l’allée dujardin avec un panier rempli de croûtes de pain et de morceaux deviande.

Elle avait l’habitude de porter ces restes àquelques vieilles femmes du pays.

Aussi je m’offris à l’accompagner.

– Est-ce chez la vieille Venables ou chezla bonne femme Taylforth que vous allez aujourd’hui ?demandai-je.

– Ni chez l’une ni chez l’autre, dit-elleen souriant. Il faut que je vous dise la vérité, M. Lawrence.Vous avez toujours été un bon ami pour moi et je sais que je puisavoir confiance en vous. Je vais suspendre le panier à cettebranche-ci et il viendra le chercher.

– Il est encore par ici ?remarquai-je.

– Oui, il est encore par ici.

– Vous croyez qu’il ledécouvrira ?

– Oh ! pour cela, vous pouvez vousen rapporter à lui, dit-elle. Vous ne trouverez pas mauvais que jelui donne quelque secours, n’est-ce pas ? Vous en feriez toutautant si vous aviez vécu parmi les Hindous, et que vous voustrouviez brusquement transplanté chez un Anglais. Venez dans laserre, nous jetterons un coup d’œil sur les fleurs.

Nous allâmes ensemble dans la serrechaude.

À notre retour, le panier était resté suspenduà la branche, mais son contenu avait disparu.

Elle le reprit en riant et le rapporta à lamaison.

Il me parut que depuis cette entrevue de laveille avec son compatriote, elle avait l’esprit plus gai, le pasplus libre, plus élastique.

C’était peut-être une illusion, mais il mesembla aussi qu’elle avait l’air moins contrainte qu’à l’ordinaireen présence de Copperthorne, qu’elle supportait ses regards avecmoins de crainte, et était moins sous l’influence de savolonté.

Et maintenant j’en viens à la partie de monrécit où j’ai à dire comment j’arrivai à pénétrer les rotations quiexistaient entre ces deux étranges créatures, comment j’appris laterrible vérité au sujet de miss Warrender, ou de la PrincesseAchmet Genghis ; j’aime mieux la désigner ainsi, car elletenait assurément plus de ce redoutable et fanatique guerrier, quede sa mère, si douce.

Cette révélation fut pour moi un coup violent,dont je n’oublierai jamais l’effet.

Il peut se faire que d’après la manière dontj’ai retracé ce récit, en appuyant sur les faits qui y ont quelqueimportance, et omettant ceux qui n’en ont pas, mes lecteurs aientdéjà deviné le projet qu’elle avait au cœur.

Quant à moi, je déclare solennellement quejusqu’au dernier moment je n’eus pas le plus léger soupçon de lavérité.

J’ignorais tout de la femme, dont je serraisamicalement la main et dont la voix charmait mon oreille.

Cependant, je crois aujourd’hui encore qu’elleétait vraiment bien disposée envers moi et qu’elle ne m’aurait faitaucun mal volontairement.

Voici comment se fit cette révélation.

Je crois avoir déjà dit qu’il se trouvait aumilieu des massifs une sorte d’abri, où j’avais l’habituded’étudier pendant la journée.

Un soir, vers dix heures, comme je rentraischez moi, je me rappelai que j’avais oublié dans cet abri un traitéde gynécologie, et comme je comptais travailler un couple d’heuresavant de me coucher, je me mis en route pour aller le chercher.

L’oncle Jérémie et les domestiques étaientdéjà au lit.

Aussi descendis-je sans faire de bruit, et jetournai doucement la clef dans la serrure de la porte d’entrée.

Une fois dehors, je traversai à grands pas lapelouse, pour gagner les massifs, reprendre mon bien et reveniraussi promptement que possible.

J’avais à peine franchi la petite grille debois, et j’étais à peine entré dans le jardin que j’entendis unbruit de voix.

Je me doutai bien que j’étais tombé sur une deces entrevues nocturnes que j’avais remarquées de ma fenêtre.

Ces voix étaient celles du secrétaire et de lagouvernante, et il était évident pour moi, d’après la directiond’où elles venaient, qu’ils étaient assis dans l’abri, et qu’ilscausaient sans se douter le moins du monde qu’il y eut untiers.

J’ai toujours regardé le fait d’écouter auxportes comme une preuve de bassesse, en quelque circonstance que cefût, et si curieux que je fusse de savoir ce qui se passait entreces deux personnes, j’allais tousser ou indiquer ma présence parquelque autre signal, quand j’entendis quelques mots prononcés parCopperthorne, qui m’arrêtèrent brusquement et mirent toutes mesfacultés en un état de désordre et d’horreur.

– On croira qu’il est mortd’apoplexie.

Tels furent les mots qui m’arrivèrentclairement, distinctement, dans la voix tranchante du secrétaire, àtravers l’air tranquille.

Je restai la respiration suspendue, à écouterde toutes mes oreilles.

Je ne songeais plus du tout à avertir de maprésence.

Quel était le crime que tramaient cesconspirateurs si dissemblables en cette belle nuit d’été ?

J’entendis le son grave et doux de la voix demiss Warrender, mais elle parlait si vite, si bas que je ne pusdistinguer les mots.

Son intonation me permettait de juger qu’elleétait sous l’influence d’une émotion profonde.

Je me rapprochai sur la pointe des pieds, entendant l’oreille pour saisir le plus léger bruit.

La lune n’était pas encore levée et il faisaittrès sombre sous les arbres.

Il y avait fort peu de chances pour que jefusse aperçu.

– Mangé son pain, vraiment ! disaitle secrétaire d’un ton de raillerie. D’ordinaire vous n’êtes pas sibégueule. Vous n’avez pas eu cette idée-là quand il s’agissait dela petite Ethel.

– J’étais folle ! j’étaisfolle ! cria-t-elle d’une voix brisée. J’avais beaucoup priéBouddha et la grande Bowhanee et il me semblait que dans ce paysd’infidèles, ce serait pour moi une grande et glorieuse action, simoi, une femme isolée, j’agissais suivant les enseignements de monnoble père. On n’admet qu’un petit nombre de femmes dans lesmystères de notre foi, et c’est uniquement le hasard qui m’a valucet honneur. Mais une fois que le chemin fut ouvert devant moi, j’ymarchai droit, et sans crainte, et dès ma quatorzième année, legrand gourou Ramdeen Singh déclara que je méritais de m’asseoir surle tapis du Trepounee avec les autres Bhuttotees. Oui, je le jurepar la hache sacrée, j’ai bien souffert en cette occasion, carqu’avait-elle fait, la pauvre petite, pour êtresacrifiée !

– Je m’imagine que votre repentir tientbeaucoup plus à ce que vous avez été surprise par moi qu’au côtémoral de l’affaire, dit Copperthorne, railleur. J’avais déjà conçudes soupçons, mais ce fut seulement en vous voyant surgir lemouchoir à la main que je fus certain d’avoir cet honneur,l’honneur d’être en présence d’une Princesse des Thugs. Une potenceanglaise serait une fin bien prosaïque pour une créature aussiromanesque.

– Et depuis vous vous êtes servi de votredécouverte pour tuer tout ce qu’il y a de vivant en moi, dit-elleavec amertume. Vous avez fait de mon existence un fardeau pourmoi.

– Un fardeau pour vous ! dit-ild’une voix altérée. Vous savez ce que j’éprouve à votre égard. Si,de temps à autre, je vous ai dirigée par la crainte d’unedénonciation, c’est uniquement parce que je vous ai trouvéeinsensible à l’influence plus douce de l’amour.

– L’amour ! s’écria-t-elle avecamertume. Comment aurais-je pu aimer l’homme qui me faisait sanscesse entrevoir la perspective d’une mort infâme ? Mais venonsau fait. Vous me promettez ma liberté sans restriction si je faisseulement pour vous cette chose ?

– Oui, répondit Copperthorne, vouspourrez partir quand vous voudrez dès que la chose sera faite.J’oublierai que je vous ai vue ici dans ces massifs.

– Vous le jurez ?

– Oui, je le jure.

– Je ferais n’importe quoi pour recouvrerma liberté, dit-elle.

– Nous n’aurons jamais autant de chancesde succès, s’écria Copperthorne. Le jeune Thurston est parti, etson ami dort profondément. Il est trop stupide pour se douter dequelque chose. Le testament est fait en ma faveur et, si le vieuxmeurt, il n’est pas un brin d’herbe, pas un grain de sable qui nem’appartienne ici.

– Pourquoi n’agissez-vous pas vous mêmealors ? demanda-t-elle.

– Ce n’est point dans ma manière, dit-il.En outre, je n’ai pas attrapé le tour de main. Ce roomal,c’est ainsi que vous appelez cela, ne laisse aucune trace. C’est cequi en fait l’avantage.

– C’est un acte infâme que d’assassinerson bienfaiteur.

– Mais c’est une grande chose que deservir Rowhanee, la déesse de l’assassinat. Je connais assez votrereligion pour savoir cela. Votre père ne le ferait-il pas, s’ilétait ici ?

– Mon père était le plus grand de tousles Borkas de Jublepore, dit-elle fièrement. Il a fait périr plusd’hommes qu’il n’y a de jours dans l’année.

– J’aurais bien donné mille livres pourne pas le rencontrer, dit Copperthorne en riant. Mais que diraitmaintenant Achmet Genghis Khan, s’il voyait sa fille hésiter enprésence d’une chance, aussi favorable pour servir les dieux ?Jusqu’à ce moment vous avez agi dans la perfection. Il a bien dûsourire en voyant la jeune âme de la petite Ethel voleter jusquedevant ce dieu ou cette goule de chez vous. Peut-être n’est-ce pasle premier sacrifice que vous ayez fait. Parlons un peu de la fillede ce brave négociant allemand. Ah ! je vois à votre figureque j’ai encore raison. Après avoir agi ainsi, vous avez tortd’hésiter maintenant qu’il n’y a plus aucun danger, et que toute latache nous sera rendue facile. En outre, cet acte vous délivrera del’existence que vous menez ici, et qui ne doit pas être des plusagréables, attendu que vous avez continuellement la corde au coupour ainsi dire. Si la chose doit se faire, qu’elle se fasse sur lechamp. Il pourrait refaire son testament d’un instant à l’autre,car il a de l’affection pour le jeune homme et il est aussichangeant qu’une girouette.

Il y eut un long silence, un silence siprofond qu’il me sembla entendre dans l’obscurité les battementsviolents de mon cœur.

– Quand la chose se fera-t-elle ?demanda-t-elle enfin.

– Pourquoi pas demain dans lanuit ?

– Comment parviendrai-je jusqu’àlui ?

– Je laisserai la porte ouverte, ditCopperthorne. Il a le sommeil lourd et je laisserai une veilleuseallumée pour que vous puissiez vous diriger.

– Et ensuite ?

– Ensuite vous rentrerez chez vous. Lematin, on découvrira que notre pauvre vieux maître est mort pendantson sommeil. On découvrira aussi qu’il a laissé tout ce qu’ilpossède en ce monde à son fidèle secrétaire, comme une faiblemarque de reconnaissance pour son dévouement au travail. Alorscomme on n’aura plus besoin des services de miss Warrender, ellesera libre de retourner dans sa chère patrie, où dans tout autrepays qui lui plaira. Elle pourra se sauver, si elle veut, avecM. John Lawrence, étudiant en médecine.

– Vous m’insultez, dit-elle aveccolère.

Puis, après un silence :

– Il faut que nous nous retrouvionsdemain soir avant que j’agisse.

– Pourquoi cela ?

– Parce que j’aurai peut-être besoin dequelques nouvelles instructions.

– Soit, eh bien, ici, à minuit,dit-il.

– Non, pas ici, c’est trop près de lamaison. Retrouvons-nous sous le grand chêne qui est au commencementde l’avenue.

– Où vous voudrez, répondit-il d’un tonbourru, mais rappelez-vous le bien, j’entends ne pas être avec vousau moment où vous ferez la chose.

– Je ne vous le demanderai pas, dit-elleavec dédain. Je crois que nous avons dit ce soir tout ce qu’ilfallait dire.

J’entendis le bruit que fit l’un d’eux en selevant, et, bien qu’ils eussent continué à causer, je ne m’arrêtaipas à en entendre plus long.

Je quittai furtivement ma cachette, pourtraverser la pelouse plongée dans l’obscurité, et je gagnai laporte, que je refermai derrière moi.

Ce fut seulement quand je fus rentré chez moi,quand je me laissai aller dans mon fauteuil, que je me trouvai enétat de remettre quelque ordre dans mes penses bouleversées et desonger au terrible entretien que j’aurais écouté.

Cette nuit-là, pendant de longues heures, jerestai immobile, méditant sur chacune des paroles entendues, etm’efforçant de combiner un plan d’action pour l’avenir.

Chapitre 6

 

Les Thugs ! J’avais entendu parler desféroces fanatiques de ce nom qu’on trouve dans les régionscentrales de l’Inde, et auxquels une religion détournée de son butprésente l’assassinat comme l’offrande la plus précieuse et la pluspure qu’un mortel puisse faire au Créateur.

Je me rappelle une description que j’avais luedans les œuvres du colonel Meadows Taylor, où il était question dusecret des Thugs, de leur organisation, de leur foi implacable etde l’influence terrible que leur manie homicide exerce sur toutesles autres facultés mentales et morales.

Je me rappelai même que le mot deroomal – un mot que j’avais vu revenir plus d’une fois –désignait le foulard sacré au moyen duquel ils avaient coutumed’accomplir leur diabolique besogne.

Miss Warrender était déjà femme quand elle lesavait quittés, et à en croire ce qu’elle disait, elle qui était lafille de leur principal chef, il n’était pas étonnant qu’uneculture toute superficielle n’eût pas déraciné toutes lesimpressions premières ni empêché le fanatisme de se faire jour àl’occasion.

C’était probablement pendant une de ces crisesqu’elle avait mis fin aux jours de la pauvre Ethel après avoirsoigneusement préparé un alibi pour cacher son crime, etCopperthorne ayant découvert par hasard cet assassinat, cela luiavait donné l’ascendant qu’il exerçait sur son étrangecomplice.

De tous les genres de morts, celui de lapendaison est regardé dans ces tribus comme le plus impie, le plusdégradant, et sachant qu’elle s’était exposée à cette mort d’aprèsla loi du pays, elle y voyait évidemment une nécessité inéluctablede soumettre sa volonté, de dominer sa nature impérieuselorsqu’elle se trouvait en présence du secrétaire.

Quant à Copperthorne, après avoir réfléchi surce qu’il avait fait et sur ce qu’il comptait faire, je me sentaisl’âme pleine d’horreur et de dégoût à son égard.

C’était donc ainsi qu’il reconnaissait lesbontés que lui avait prodiguées le pauvre vieux.

Il lui avait déjà arraché par ses flatteriesune signature qui était l’abandon de ses propriétés, et maintenant,comme il craignait que quelques remords de conscience nemodifiassent la volonté du vieillard, il avait résolu de le mettrehors d’état d’y ajouter un codicille.

Tout cela était assez canaille, mais ce quisemblait y mettre le comble, c’était que trop lâche pour exécuterson projet de sa propre main, il avait à mis à profit les horriblesidées religieuses de cette malheureuse créature, pour fairedisparaître l’oncle Jérémie d’une façon telle que nul soupçon nepût atteindre le véritable auteur du crime.

Je décidai en moi-même que, quoi qu’il dûtarriver, le secrétaire n’échapperait point au châtiment qui luiétait dû.

Mais que faire ?

Si j’avais connu l’adresse de mon ami, je luiaurais envoyé un télégramme le lendemain matin, et il aurait puêtre de retour à Dunkelthwaite avant la nuit.

Malheureusement, John était le pire descorrespondants, et bien qu’il fût parti depuis quelques jours déjà,nous n’avions point reçu de ses nouvelles.

Il y avait trois servantes dans la maison,mais pas un homme, à l’exception du vieil Élie, et je neconnaissais dans le pays personne sur qui je puisse compter.

Toutefois, cela importait peu, car je mesavais de force à lutter avec grand avantage contre le secrétaire,et j’avais assez confiance en moi-même pour être sûr que ma seulerésistance suffirait pour empêcher absolument l’exécution ducomplot.

La question était de savoir quelles étaientles meilleures mesures que je devais prendre en de tellescirconstances.

Ma première idée fut d’attendre tranquillementjusqu’au matin, et alors d’envoyer sans esclandre au poste depolice le plus proche pour en ramener deux constables.

Alors je pourrais livrer Copperthorne et sacomplice à la justice et raconter l’entretien que j’avaisentendu.

En y réfléchissant davantage, je reconnus quece plan était tout à fait impraticable.

Avais-je l’ombre d’une preuve contre eux endehors de mon histoire ?

Et cette histoire ne paraîtrait-elle pas d’uneabsurde invraisemblance à des gens qui ne me connaissaient pas.

Et je m’imaginais bien aussi de quel tonrassurant, de quel air impassible Copperthorne repousseraitl’accusation, combien il s’étendrait sur la malveillance quej’éprouvais contre lui et sa complice à cause de leur affectionréciproque ; combien il lui serait aisé de faire croire à unetierce personne que je montais de toutes pièces une histoire pournuire à un rival ; combien il me serait difficile de persuaderà qui que ce fut que ce personnage à tournure d’ecclésiastique etcette jeune personne vêtue à la dernière mode étaient deux animauxde proie associés pour chasser.

Je sentais que je commettrais une grosseerreur en me montrant avant d’être sûr que je tenais le gibier.

L’autre alternative était de ne rien dire etde laisser les événements suivre leurs cours, en me tenant toujoursprêt à intervenir lorsque les preuves contre les conspirateursparaîtraient concluantes.

C’était bien la marche qui se recommandaitd’elle-même à mon caractère jeune et aventureux.

C’était aussi celle qui semblait la pluspropre à amener aux résultats décisifs.

Lorsqu’enfin à la pointe du jour jem’allongeai sur mon lit, j’avais complètement fixé dans mon espritla résolution de garder pour moi ce que je savais et de m’enrapporter à moi seul pour faire échouer le complot sanguinaire quej’avais surpris.

Le lendemain, l’oncle Jérémie se montra pleind’entrain après le déjeuner, et voulut à toute force lire tout hautune scène des Cenci de Shelley, œuvre pour laquelle il avait uneadmiration profonde.

Copperthorne était auprès de lui, silencieux,impénétrable, excepté quand il émettait quelque indication, oulâchait un cri d’admiration.

Miss Warrender semblait plongée dans sespensées et je crus voir une fois ou deux des larmes dans ses yeuxnoirs.

J’éprouvais une étrange sensation à épier cestrois personnages et à réfléchir sur les rapports qui existaientréellement entre eux.

Mon cœur s’échauffait à la vue du petit vieuxà la figure rougeaude, mon hôte, avec sa coiffure bizarre et sesfaçons d’autrefois.

Je me jurais intérieurement qu’on ne luiferait aucun mal tant que je serais en état de l’empêcher.

Le jour s’écoula long, ennuyeux.

Il me fut impossible de m’absorber dans montravail, aussi me mis-je à errer sans trêve par les corridors de lavieille bâtisse et par le jardin.

Copperthorne était en haut avec l’oncleJérémie, et je le vis peu.

Deux fois, pendant que je me promenais dehorsà grands pas, je vis la gouvernante venant de mon côté avec lesenfants, et chaque fois je m’écartai promptement pour l’éviter.

Je sentais que je ne pourrais lui parler sanslaisser voir l’horreur indicible qu’elle m’inspirait et sans luimontrer que j’étais au courant de ce qui s’était passé la nuitd’avant.

Elle remarqua que je l’évitais, car, audéjeuner, mes yeux s’étant un instant portés sur elle, je vis dansles siens un éclair de surprise et de colère, auquel néanmoins jene ripostai pas.

Le courrier du jour apporta une lettre de Johnoù il m’informait qu’il était descendu à l’hôtel Langham.

Je savais qu’il était désormais impossible derecourir à lui pour partager avec lui la responsabilité de tout cequi pourrait arriver.

Cependant, je crus de mon devoir de luienvoyer une dépêche pour lui apprendre que sa présence seraitdésirable.

Cela nécessitait une longue course pour allerjusqu’à la gare, mais cette course aurait l’avantage de m’aider àtuer le temps, et je me sentis soulagé d’un poids en entendant legrincement des aiguilles, qui m’apprenait que mon message volait àmon but.

À mon retour d’Ingleton, quand je fus arrivé àl’entrée de l’avenue, je trouvai notre vieux domestique Élie debouten cet endroit, et il avait l’air très en colère.

– On dit qu’un rat en amène d’autres, medit-il en soulevant son chapeau. Il paraît qu’il en est de mêmeavec les noirauds.

Il avait toujours détesté la gouvernante àcause de ce qu’il appelait ses grands airs.

– Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?demandai-je.

– C’est un de ces étrangers qui restetoujours par là à se cacher et à rôder, répondit le bonhomme. Jel’ai vu ici parmi les broussailles et je l’ai fait partir en luidisant ma façon de penser. Est-ce qu’il regarde du côté despoules ? Ça se peut. Ou bien a-t-il envie de mettre le feu àla maison et de nous assassiner tous dans nos lits ? Je vaisdescendre au village, M. Lawrence, et je m’informerai à sonsujet.

Et il s’en alla en donnant libre cours à sasénile colère.

Le petit incident fit sur moi une viveimpression, et j’y songeai beaucoup en suivant la longueavenue.

Il était clair que l’Hindou voyageur tournaittoujours autour de la maison.

C’était un élément que j’avais oublié de faireentrer en ligne de compte.

Si sa compatriote l’enrôlait comme complicedans ses plans ténébreux, il pourrait bien arriver qu’à eux troisils fussent trop forts pour moi.

Toutefois, il me semblait improbable qu’elleagît ainsi, puisqu’elle avait pris tant de peine pour queCopperthorne ne sût rien de la présence de l’Hindou.

J’eus un instant l’idée de prendre Élie pourconfident, mais en y réfléchissant j’arrivai à conclure qu’un hommede son âge serait plutôt un embarras qu’un auxiliaire.

Vers sept heures, comme je montais dans machambre, je rencontrai Copperthorne qui me demanda si je pouvaislui dire où était miss Warrender.

Je répondis que je ne l’avais pas vue.

– C’est bien singulier, dit-il, quepersonne ne l’ait vue depuis le dîner. Les enfants ne savent pas oùelle est. J’ai à lui dire quelque chose en particulier.

Il s’éloigna, sans la moindre expressiond’agitation et de trouble sur sa physionomie.

Pour moi, l’absence de miss Warrender n’étaitpas faite pour me surprendre.

Sans aucun doute, elle était quelque part dansles massifs, se montant la tête pour la terrible besogne qu’elleavait entrepris d’exécuter.

Je fermai la porte sur moi, et m’assis, unlivre à la main, mais l’esprit trop agité pour en comprendre lecontenu.

Mon plan de campagne était déjà construit.

J’avais résolu de me tenir en vue de leur lieude rendez-vous, de les suivre, et d’intervenir au moment où monintervention serait le plus efficace.

Je m’étais pourvu d’un gourdin solide, noueux,cher à mon cœur d’étudiant, et grâce auquel j’étais sûr de restermaître de la situation.

Je m’étais, en effet, assuré que Copperthornen’avait pas d’armes à feu.

Je ne me rappelle aucune époque de ma vie oùles heures m’aient paru si longues, que celles que je passai, cejour-là, dans ma chambre.

J’entendais au loin le son adouci de l’horlogede Dunkelthwaite qui marqua huit heures, puis neuf, puis, après unsilence interminable, dix heures.

Ensuite, comme j’allais et venais dans machambrette, il me sembla que le temps eût suspendu complètement soncours, tant j’attendais l’heure avec crainte et aussi avecimpatience, ainsi qu’on le fait quand on doit affronter quelquegrave épreuve.

Néanmoins tout a une fin, et j’entendis, àtravers l’air calme de la nuit, le premier coup argentin quiannonçait la onzième heure.

Alors je me levai, me chaussai de pantouflesen feutre, pris ma trique et me glissai sans bruit hors de machambre pour descendre par le vieil escalier grinçant.

J’entendis le ronflement bruyant de l’oncleJérémie à l’étage supérieur.

Je parvins à trouver mon chemin jusqu’à laporte à travers l’obscurité. Je l’ouvris et me trouvai dehors sousun beau ciel plein d’étoiles.

Il me fallait être très attentif dans mesmouvements, car la lune brillait d’un tel éclat qu’on y voyaitpresque comme en plein jour.

Je marchai dans l’ombre de la maison jusqu’àce que je fusse arrivé à la haie du jardin.

Je rampai à l’abri qu’elle me donnait et jeparvins sans encombre dans le massif où je m’étais trouvé la nuitprécédente.

Je traversai cet endroit, en marchant avec laplus grande précaution, avec lenteur, si bien que pas une branchene se cassa sous mes pieds.

Je m’avançai ainsi jusqu’à ce que je fussecaché parmi les broussailles, au bord de la plantation.

De là je voyais en plein ce grand chêne qui sedressait au bout supérieur de l’avenue.

Il y avait quelqu’un debout dans l’ombre queprojetait le chêne.

Tout d’abord je ne pus deviner qui c’était,mais bientôt le personnage remua, et s’avança sous la lumièreargentée que la lune versait par l’intervalle de deux branches surle sentier, et il regarda impatiemment à droite et à gauche.

Alors je vis que c’était Copperthorne, quiattendait et qui était seul.

À ce qu’il paraît, la gouvernante n’était pasencore venue au rendez-vous.

Comme je tenais à entendre autant qu’y voir,je me frayai passage sous les ombres noires des arbres dans ladirection du chêne.

Lorsque je m’arrêtai, je me trouvai à moins dequinze pas de l’endroit où la taille haute et dégingandée dusecrétaire se dressait farouche et fantastique sous la lumièrechangeante.

Il allait et venait d’un air inquiet, tantôtdisparaissant dans les ténèbres, tantôt reparaissant dans lesendroits qu’éclairait la lumière argentée filtrant à traversl’épaisseur du feuillage.

Il était évidemment, d’après ses allures,intrigué et désappointé de ne point voir venir sa complice.

Il finit par s’arrêter sous une grosse branchequi cachait son corps, mais d’où il pouvait voir dans toute sonétendue la route couverte de gravier qui partait de la maison, etpar laquelle il comptait certainement voir venir missWarrender.

J’étais toujours tapi dans ma cachette et jeme félicitais intérieurement d’être parvenu jusqu’à un endroit oùje pouvais tout entendre sans courir le risque d’être découvert,quand mes yeux rencontrèrent soudain un objet qui me saisit au cœuret faillit m’arracher une exclamation qui eût décelé maprésence.

J’ai dit que Copperthorne se trouvait justeau-dessous d’une des grosses branches du chêne.

Au-dessous de cette branche régnaitl’obscurité la plus complète, mais la partie supérieure de labranche même était tout argentée par la lumière de la lune.

À force de regarder, je finis par voir quelquechose qui descendait en rampant le long de cette branchelumineuse ; c’était je ne sais quoi de papillotant, d’informequi semblait faire partie de la branche elle-même, et qui,néanmoins, avançait sans trêve en se contournant.

Mes yeux s’étant accoutumés, au bout dequelque temps, à la lumière, ce je ne sais quoi, cet objet indéfiniprit forme et substance.

C’était un être humain, un homme.

C’était l’Hindou que j’avais vu auvillage.

Les bras et les jambes enlacés autour de lagrosse branche, il avançait en descendant, sans faire plus de bruitet presque aussi vite que l’eût fait un serpent de son pays.

Avant que j’eusse le temps de faire desconjectures sur ce que signifiait sa présence, il était arrivéjuste au-dessus de l’endroit où le secrétaire se tenait debout, etson corps bronzé se dessinait en un contour dur et net sur ledisque de la lune, qui apparaissait derrière lui.

Je le vis détacher quelque chose qui luiceignait les reins, hésiter un instant, comme s’il mesurait ladistance, puis descendre d’un bond, en faisant bruire les feuillessur son passage.

Ensuite eut lieu un choc sourd, on eût ditdeux corps tombant ensemble, puis ce fut, dans l’air de la nuit, unbruit analogue à celui qu’on fait en se gargarisant, et qui futsuivi d’une série de croassements, dont le souvenir me hanterajusqu’à mon dernier jour.

Pendant tout le temps que cette tragédie mit às’accomplir sous mes yeux, sa soudaineté, son caractère d’horreurm’avaient ôté toute faculté d’agir en un sens quelconque.

Ceux-là seuls qui se sont trouvés dans unesituation analogue pourront se faire une idée de l’impuissanceparalysante qui s’empara de l’esprit et du corps d’un homme enpareille aventure. Elle l’empêche de faire aucune des mille chosesqui pourraient plus tard vous venir à la pensée, et qui vousparaîtraient tout indiquées par la circonstance.

Pourtant, quand ces accents d’agonieparvinrent à mon oreille, je secouai ma léthargie et je m’élançaide ma cachette en jetant un grand cri.

À ce bruit, le jeune Thug se détacha de savictime par un bond, en grondant comme une bête féroce qu’on chassede son cadavre, et descendit l’avenue en détalant d’une tellevitesse que je sentis l’impossibilité de le rejoindre.

Je courus vers le secrétaire et lui soulevaila tête.

Sa figure était pourpre et horriblementcontorsionnée.

J’ouvris son col de chemise. Je fis de monmieux pour le rappeler à la vie. Tout fut inutile.

Le roomal avait fait sabesogne ; l’homme était mort.

Je n’ai plus que quelques détails à ajouter àmon étrange récit.

Peut-être ai-je été un peu prolixe dans manarration, mais je sens que je n’ai point à m’en excuser, car je mesuis borné à dire la suite des incidents dans leur ordre, d’unemanière simple, dépourvue de toute prétention, et le récit eût étéincomplet si j’en avais omis un seul.

On sut par la suite que miss Warrender étaitpartie par le train de sept heures vingt minutes pour Londres, etqu’elle avait gagné la capitale assez à temps pour y être ensûreté, avant qu’on pût commencer des recherches pour laretrouver.

Quant au messager de mort qu’elle avait laisséderrière elle pour prendre sa place au lieu du rendez-vous, onn’entendit plus parler de lui. On ne le revit plus.

On lança son signalement dans tout le pays,mais ce fut peine perdue.

Sans doute le fugitif passait le jour dans uneretraite sûre, et employait la nuit à voyager, en se nourrissant dedébris, comme un Oriental peut le faire, jusqu’à ce qu’il fût horsde danger.

John Thurston revint le lendemain, et il futstupéfait quand je lui fis part de l’aventure.

Il fut d’accord avec moi pour reconnaîtrequ’il valait mieux ne rien dire de ce que je savais sur les projetsde Copperthorne et des raisons qui l’auraient obligé à s’attardersi longtemps au dehors pendant cette nuit d’été.

Aussi la police du comté elle-même n’a jamaissu complètement l’histoire de cette extraordinaire tragédie et ellene la saura certainement jamais, à moins que le hasard ne fassetomber ce récit sous les yeux d’un de ses membres.

Le pauvre oncle Jérémie se lamenta sur laperte de son secrétaire, et pondit des quantités de vers sous formed’épitaphes et des poèmes commémoratifs.

Il a été depuis réuni à ses pères, et je suisheureux de pouvoir dire que la majeure partie de sa fortune a passéà son héritier légitime, à son neveu.

Il n’y a qu’un point sur lequel je désireraisfaire une remarque.

Comment le Thug voyageur était-il arrivé àDunkelthwaite ?

Cette question-là n’a jamais été éclaircie,mais je n’ai pas dans l’esprit le moindre doute à ce sujet, et jesuis certain que quand on pose les circonstances, on admettra,comme moi, que son apparition ne fut point un effet du hasard.

Cette secte formait dans l’Inde un corpsnombreux et pressant, et quand elle songea à se choisir un nouveauchef, elle se rappela tout naturellement la fille si belle de sonancien maître.

Il ne devait pas être malaisé de retrouver satrace à Calcutta, en Allemagne et, finalement, à Dunkelthwaite.

Il était sans doute venu l’informer qu’ellen’était pas oubliée dans l’Inde, et qu’elle serait accueillie avecle plus grand empressement si elle jugeait bon de venir retrouverles débris épars de sa tribu.

On pourra juger cette supposition un peuforcée mais c’est la manière de voir qui a toujours été la mienneen cette affaire.

Chapitre 7

 

J’ai commencé ce récit par la copie d’unelettre ; je le finirai de même.

Celle-ci me vint d’un vieil ami, le Docteur B.C. Haller, homme de science encyclopédique et particulièrement aufait des mœurs et coutumes de l’Inde.

C’est grâce à sa complaisance que je suis enétat de transcrire les divers mots indigènes que j’ai entendu detemps à autre prononcer par miss Warrender, et que je n’aurais pasété capable de retrouver dans ma mémoire, s’il ne me les avaitrappelés.

Dans sa lettre, il fait des commentaires surle sujet que je lui avais exposé quelque temps auparavant au coursd’une conversation.

« Mon cher Lawrence,

« Je vous ai promis de vous écrire ausujet du Thuggisme, mais mon temps a été tellement pris que c’estseulement aujourd’hui que je puis tenir mon engagement.

« J’ai été fort intéressé par votreextraordinaire aventure et j’aurais grand plaisir à causer encorede ce sujet avec vous.

« Je puis vous apprendre qu’il estextrêmement rare qu’une femme soit initiée aux mystères duThuggisme, et dans le cas qui vous concerne, cela a pu arriverparce qu’elle avait goûté, soit par hasard, soit à dessein, legoor sacré, qui est le sacrifice offert par la bande aprèschaque assassinat.

« Quiconque a fait cela peut devenir unmembre actif du Thuggisme, quels que soient son rang, son sexe etson état.

« Comme elle était de sang noble, elle adû franchir rapidement les divers grades, celui de Tuhaee, ouéclaireur, celui de Lughaee, ou fossoyeur, celui de Shumshaee, quimaintient les mains de la victime, et finalement celui deBhuttotee, ou étrangleur.

« En tout cela, elle aurait reçu lesleçons de son gourou, ou conseiller spirituel, qu’elle indique dansvotre récit comme son propre père, qui fut un Borka ou Thugaccompli.

« Une fois qu’elle eût atteint ce degré,je ne m’étonne pas qu’elle eût eu de temps en temps des accès defanatisme instinctif.

« Le Pilhaoo, dont elle parle à unendroit, est un présage venu du côté gauche, lequel, s’il est suividu Thibaoo, ou présage du côté droit, était regardé comme uneindication que tout irait bien.

« À propos, vous parlez du vieux cocherqui vit l’Hindou sortant parmi les broussailles dans lamatinée.

« Ou je me trompe fort, ou bien il étaitoccupé à creuser la fosse de Copperthorne, car les coutumes desThugs s’opposent absolument à ce que le meurtre soit commis avantqu’un réceptacle soit préparé pour le corps.

« À ma connaissance, un seul officieranglais dans l’Inde a été victime de cette confrérie, ce fut leLieutenant Monsell, en 1812.

« Depuis, le colonel Sleeman est parvenuà l’écraser en grande partie, bien que l’on ne puisse pas douterqu’elle a une extension plus grande que ne le supposent lesautorités.

« Vraiment, les endroits ténébreux de laterre sont pleins de cruautés et l’Évangile seul est en état deconcourir efficacement à dissiper ces ténèbres. Je vous autorisetrès volontiers à publier ces quelques remarques, s’il vous semblequ’elles jettent quelque lumière sur votre récit.

« Votre sincère ami »

« B. C. Haller »

Partie 2
LES OS

Chapitre 1

 

La cabane d’Abe Durton n’était pointbelle.

On a entendu des gens affirmer qu’elle étaitlaide, et morne, suivant l’exemple des gens de l’Écluse de Harvey,aller jusqu’à faire précéder leur adjectif d’un explétif pleind’expression qui soulignait leur appréciation.

Mais Abe était un homme impassible, qui allaitson train, et pour l’esprit duquel les commentaires d’un publicdépourvu de goût ne faisaient guère d’impression.

Il avait bâti lui-même la maison.

Elle faisait son affaire et celle de sonassocié ; leur fallait-il quelque chose de plus ?

À vrai dire, il montrait quelquesusceptibilité sur ce point.

– Quoique je dise que c’est moi qui l’aibâtie, remarquait-il. Elle est bien préférable à tous les hangarsde la vallée.

« Des trous ? mais oui,naturellement ; est-ce que vous prétendriez avoir de l’airfrais sans qu’il y ait des trous ? Ça ne sent pas le renferméchez moi.

« La pluie ? Eh bien, si elle laisseentrer la pluie, n’est-ce pas un avantage de savoir qu’il pleutsans avoir à ouvrir la porte.

« Je ne voudrais pas d’une maison qui nelaisserait pas passer l’eau quelque part.

« Quant à être un peu écartée de laperpendiculaire, eh bien, il ne me déplaît pas qu’une maison pencheun peu de côté.

« En tout cas elle plaît à mon camarade,le patron Morgan, et ce qui est bon pour lui est assez bon pourvous, je suppose.

Et alors son interlocuteur, sentant venir lesarguments ad homineum, s’esquivait ordinairement, etlaissait l’architecte indigné maître du champ de bataille.

Mais si différentes que pussent être lesopinions quant à la beauté de l’édifice, il n’y en avait qu’une ausujet de son utilité.

– Pour le voyageur fatigué, après unemarche pénible de la route de Buckhurst dans la direction del’Écluse de Harvey, la belle lueur qui brillait au sommet de lahauteur était comme un phare d’espoir et de confort.

Ces mêmes trous, dont parlaient les voisinsnarquois, contribuaient à répandre au dehors une joyeuse atmosphèrede lumière, qui était deux fois la bienvenue en un soir commecelui-ci.

Il n’y avait qu’un homme à l’intérieur de lahutte.

C’était le propriétaire, Abe Durton, enpersonne, ou « Les Os », comme on l’avait baptisé d’aprèsles règles primitives du blason en usage au camp.

Il était assis devant le grand feu de bois,contemplant d’un air farouche les profondeurs brûlantes, et donnantde temps à autre un coup de pied à un fagot en manière de leçon dèsque ce fagot faisait mine de se consumer en cendres.

Sa figure de saxon au teint clair, aux yeuxnaïfs et hardis, à la barbe blonde et frisée, se dessinait en uncontour découpé nettement sur l’obscurité, quand la lumièrefantasque s’y jouait.

C’était celle d’un homme viril, résolu.

Cependant, un physionomiste aurait pudécouvrir, dans le dessin de la bouche, des indices quitrahissaient je ne sais quelle faiblesse, une indécision quicontrastait étrangement avec ses épaules d’hercule et ses membresmassifs.

Cette faiblesse d’Abe, c’était d’être une deces natures confiantes, simples, qui sont aussi aisées à mener quedifficiles à faire marcher, et cette heureuse flexibilité decaractère avait fait de lui en même temps le jouet et le favori deshabitants de l’Écluse.

Dans cette colonisation primitive, le badinageavait des allures assez lourdes, et cependant, si loin qu’onpoussât la blague, on n’était jamais arrivé à faire prendre à laphysionomie de « Les Os » un air sombre, à faire naîtreen son brave cœur une méchante pensée.

C’était seulement quand il se figurait qu’onmettait en jeu son aristocratique associé, que l’on voyait sa lèvreinférieure prendre une contraction de mauvais augure et qu’unéclair de colère dans ses yeux bleus obligeait le plaisant le plusincorrigible de la colonie à rentrer jusqu’à l’apparence de saraillerie préférée et à bifurquer vers une dissertation sérieuse etabsorbante sur le temps qu’il faisait.

– Le patron est en retard ce soir,murmura-t-il en se levant et s’étirant en un bâillement de géant.Par mes étoiles ! quelle pluie, quel vent ! N’est-ce pas,Blinky ?

Blinky était une chouette pleine de réserve, àl’humeur méditative, dont le confort et le bien-être étaient pourson maître un sujet de sollicitude constante, et qui, en ce momentmême, le contemplait gravement, perchée sur une des solives dutoit.

« C’est dommage que vous ne sachiezparler, Blinky, reprit Abe, en jetant un coup d’œil à sa compagneemplumée, car il y a terriblement de raison dans votre figure. Etaussi pas mal de mélancolie, on le dirait. Amour malheureux,peut-être, quand vous étiez jeune… À propos d’amour, ajouta-t-il,je n’ai pas vu Suzanne de la journée.

Il alluma la bougie plantée dans une bouteillenoire sur la table, traversa la chambre et alla considérer d’un airgrave une des nombreuses gravures des journaux illustrés quis’étaient égarés par là, où elles avaient été découpées par leshabitants de la maison et collées au mur.

La gravure qui attirait particulièrement sonattention représentait une actrice au costume très voyant, qui, unbouquet à la main, minaudait devant un auditoire imaginaire.

Ce dessin avait, pour je ne sais quel motifinsondable, fait une impression profonde sur le cœur sensible dumineur.

Il avait conçu à l’égard de la jeune personneun intérêt tout humain, et sans que rien l’y autorisât, il l’avaitbaptisée Suzanne Banks, et avait fait d’elle son idéal de la beautéféminine.

– Vous voyez ma Suzanne, disait-il, quandun voyageur venant de Buckhurst ou même de Melbourne décrivait lescharmes d’une Circé qu’il avait laissée là-bas. Il n’y a pas dejeune fille comparable à ma Suz. Si jamais vous retournez au vieuxpays, ne manquez pas de demander à la voir. Suzanne Banks, c’estson nom, et j’ai trouvé son portrait, que j’ai mis dans lacabane.

Chapitre 2

 

Abe était encore à la contemplation de sacharmeuse, quand la grossière porte s’ouvrit.

Un nuage aveuglant de rafale et de pluiepénétra dans la cabane, cachant presque entièrement un jeune homme,qui avança d’un bond et se mit en devoir de fermer la portederrière lui, opération que la violence du vent rendait assezmalaisée.

On aurait pu le prendre pour le génie de latempête, avec l’eau qui ruisselait de sa longue chevelure etcoulait sur sa figure pâle et distinguée.

– Eh bien, dit-il, d’une voix légèrementboudeuse, n’avez-vous rien préparé pour souper ?

– Il est prêt à servir, dit gaiement soncompagnon, en montrant une grande marmite qui bouillait près dufeu. Vous avez l’air un peu mouillé.

– Peste ! un peu mouillé ! jesuis trempé, ami, je suis inondé jusqu’aux os. C’est une nuit à nepas mettre un chien dehors, du moins un chien pour lequel j’auraisquelque respect. Passez-moi cet habit sec qui est suspendu auclou.

Jack Morgan, ou le patron, comme onl’appelait, appartenait à une classe plus nombreuse qu’on ne l’eûtsupposé à l’époque de la ruée qui avait marqué lescommencements.

C’était un homme de bonne famille, qui avaitreçu une éducation libérale, un gradué d’une universitéanglaise.

Le patron aurait, suivant le cours naturel deschoses, été un vicaire énergique.

Il aurait cherché à faire son chemin dans lescarrières libérales, sans certains traits cachés de son caractèrequi avaient fait irruption au dehors, et qui avaient bien pu luiêtre légués en héritage par le vieux sir Henry Morgan, l’homme quiavait fondé la famille, grâce à quelques pièces de huit vaillammentconquises dans des batailles navales.

C’était évidemment ces quelques gouttes desang aventureux qui l’avaient poussé à quitter, en sautant par lafenêtre de la chambre à coucher, le presbytère vêtu de lierre, àabandonner le home et les amis, pour venir en Australie, tenter lafortune, le pic et la pelle à la main dans les plainesaustraliennes.

Les rudes habitants de l’Écluse de Harveyn’avaient pas tardé à apprendre qu’en dépit de sa figure féminineet de ses manières précieuses, ce petit homme possédait un couragefroid, une résolution invincible, grâce auxquels il avait conquisce respect dans une réunion d’hommes où l’audace était regardéecomme la plus élevée des qualités humaines.

Personne d’entre eux ne savait comment« Les Os » et lui étaient devenus associés, et pourtantils l’étaient, associés, et l’homme le plus vigoureux, dans sasimple et sympathique nature, éprouvait un respect presquesuperstitieux envers son compagnon à l’esprit clair et décidé.

– Voilà qui va mieux, dit le patron en selaissant tomber dans la chaise devenue libre devant le feu, etregardant Abe qui mettait le couvert, deux assiettes de métal, descouteaux à manches de corne et des fourchettes aux dents delongueur anormale.

– Enlevez vos bottes de mineur, dit« Les Os ». Ce n’est pas la peine d’emplir la cabane deterre rouge… Venez vous asseoir.

Son gigantesque associé s’approcha d’un airhumble et s’assit sur un baril.

– Qu’y a-t-il de nouveau ?demanda-t-il.

– Les actions montent, dit son compagnon,voilà ce qu’il y a. Regardez ça.

Et il tira de la poche de son habit fumant unnuméro de journal froissé.

« Voici la Sentinelle deBuckhurst. Lisez cet article : celui qui se rapporte à unfilon qui donne un bon rendement dans la mine de Conemara. Noussommes fortement engagés dans l’affaire, mon garçon. Nous pourrionsvendre aujourd’hui et faire quelque bénéfice, mais je crois qu’ilvaut mieux attendre.

Pendant qu’il parlait, Abe déchiffraitlaborieusement l’article en question, en suivant les lignes avecson gros index et marmottant sous sa moustache couleur derouille.

– Deux cents dollars le pied !dit-il en relevant la tête. Eh ! camarade, nous avons centpieds chacun. Ça nous ferait vingt mille dollars. Avec ça onpourrait retourner au pays.

– Quelle sottise ! dit soncompagnon. Nous l’avons quitté pour venir ramasser ici un peu mieuxqu’un misérable millier de livres. L’affaire doit devenir encoremeilleure. Sinclair, l’essayeur, s’est rendu sur place et il ditqu’il a là une des couches de quartz les plus riches qu’il aitjamais vues. C’est le moment de faire l’acquisition de machines àbroyer. À propos, quel est le résultat de la journée ?

Abe tira de sa poche une petite boîte de boiset la tendit à son camarade.

Elle contenait la valeur d’une cuillère à théde sable et un ou deux petits grains métalliques de la grosseurd’un pois tout au plus.

Le patron Morgan se mit à rire et la rendit àson associé.

– À ce compte-là, nous ne ferons pasnotre fortune, « Les Os », dit-il.

Et il y eut une pause dans la conversation,pendant que les deux hommes écoutaient le vent qui tournait lapetite cabane en hurlant et sifflant.

– Et des nouvelles de Buckhurst ?dit Abe en se levant, et se mettant en devoir d’extraire le contenude la marmite.

– Pas grand-chose, dit son compagnon.Joe-à-l’œil-de-coq a été tué d’un coup de feu par Billy-Reid dansle magasin de Mac Farlane.

– Ah ! dit Abe d’un air vaguementintéressé.

– Les coureurs de la Brousse sont encampagne et arrivés presqu’à la gare de Rochdale : on ditqu’ils vont se montrer par ici.

Le mineur sifflota en versant un peu de whiskydans une cruche.

– Rien de plus ? demanda-t-il.

– Rien d’important, sinon que les Noirsse sont un peu fait voir par là-bas vers la route de Sterling, etque l’essayeur a acheté un piano, et qu’il va faire venir sa fillede Melbourne, pour s’établir dans la maison neuve, de l’autre côtéde la route. Ainsi, vous le voyez, mon garçon, nous aurons quelquechose à voir, ajouta-t-il en s’asseyant et attaquant le plat quilui était servi.

– On dit que c’est une beauté, « LesOs », reprit-il.

– Elle ne serait qu’un chiffon à coudresur ma Suzon, répliqua l’autre d’un ton décidé.

Son associé sourit en regardant l’image auxcouleurs criardes collée au mur.

Soudain il posa son couteau et parutécouter.

Au milieu du grondement furieux du vent et dela pluie, passait un son sourd et roulant qui évidemment ne venaitpas de la lutte des éléments.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Du diable ! si je le sais.

Les deux hommes se dirigèrent vers la porte etsondèrent attentivement l’obscurité du regard.

Bien loin sur la route de Buckhurst, ilsentrevirent une lumière mobile et le son sourd s’accrut.

– C’est un buggy qui arrive, dit Abe.

– Où va-t-il ?

– Je ne sais pas. Sans doute il vatraverser le gué.

– Mais, mon homme, il y aura six piedsd’eau au gué cette nuit et un courant aussi violent qu’une chute demoulin.

Maintenant la lumière était plus rapprochée.Elle se mouvait rapidement au tournant de la route.

On entendait un galop furieux avec le cahotdes roues.

– Les chevaux se sont emportés, par letonnerre ?

– Mauvaise affaire pour l’homme qui estdedans.

Chapitre 3

 

Il y avait chez les habitants de l’Écluse deHarvey un rude sentiment d’individualité, grâce auquel chacunsupportait à lui seul le poids de ses mésaventures et sympathisaitfort peu avec celles de son prochain.

Ce qui prédominait chez les deux hommes,c’était uniquement la curiosité pendant qu’ils regardaient leslanternes se balancer, s’agiter à mesure qu’elles se rapprochaientsur les détours de la route.

– S’il n’arrive pas à se rendre maîtred’eux avant qu’ils atteignent le gué, c’est un homme flambé,remarqua Abe Durton, avec résignation.

Une accalmie soudaine se fit dans le morneruissellement de la pluie.

Elle ne dura qu’un moment, mais en cemoment-là, le vent apporta un long cri qui fit tressaillir les deuxhommes, qui leur fit échanger un regard puis les lança à toutesjambes sur la pente raide qui descendait vers la route.

– Une femme, par le ciel ! fit Abe,d’une voix haletante, en franchissant d’un bond, dans sa hâtetéméraire, la fosse d’une mine.

Morgan était le plus léger et le plus agiledes deux.

Il eut bientôt devancé son athlétiquecompagnon.

Une minute plus tard, il était debout,haletant, la tête nue, dans la vase qui couvrait la route molle etdétrempée, pendant que son associé descendait encore à grand-peinela pente très raide.

La voiture était presque sur lui à cemoment.

Il distinguait aisément, à la lumière deslanternes, le cheval australien au corps efflanqué, qui, terrifiépar l’orage et le bruit qu’il faisait lui-même, se dirigeait à uneallure folle vers le gué.

L’homme, qui conduisait vit sans doute devantlui la figure pâle et résolue de celui qui était debout sur laroute, car il hurla quelques mots d’avertissement et fit un effortsuprême pour retenir la bête.

Il y eut un cri, un juron, un bruit decraquement, et Abe, accourant en bas, vit un cheval emporté audernier degré de fureur, qui se dressait avec rage, soulevant uncorps svelte suspendu à la bride.

Le Patron, avec cette rapide intuition quiavait fait de lui, en son temps, le meilleur joueur de cricket,avait saisi la bride juste au-dessous du mors et s’y étaitcramponné avec une muette concentration de force.

Une fois, il fut projeté sur le sol par unchoc violent et sourd, pendant que le cheval portait brusquement latête en avant, avec un renâclement de triomphe, mais ce futseulement pour s’apercevoir que l’homme, étendu à terre sous sessabots de devant, maintenait son étreinte impitoyable.

– Tenez-le, « Les Os », dit-ilà un homme de haute taille qui se précipitait sur la route, etsaisissait l’autre bride.

– Très bien, mon vieux, je letiens !

Et le cheval, effrayé à la vue d’un nouvelassaillant, ne bougea plus, et resta tout frissonnantd’épouvante.

– Levez-vous, Patron, il n’y a plus dedanger à présent.

Mais le pauvre patron restait étendu,gémissant, dans la boue.

– Je ne peux pas, « Les Os »,dit-il, avec une certaine vibration dans la voix, comme celle de lasouffrance. Il y a quelque chose qui ne va pas, mon vieux, mais nefaites pas de bruit. Ce n’est que le contrecoup. Donnez-moi un coupde main.

Abe se pencha tendrement sur son compagnongisant.

Il put voir qu’il était très pâle et respiraitdifficilement.

– Du courage, Patron, murmura-t-il.Hallo ! mes étoiles !

Les deux dernières exclamations jaillirent dela poitrine du brave mineur comme si elles en étaient chassées parune force irrésistible, et tel fut son ébahissement qu’il recula dedeux pas.

Là, de l’autre côté de l’homme à terre, à demienveloppée de ténèbres, se dressait une forme qui, pour l’âmesimple d’Abe, apparut comme la plus belle vision qui se fût jamaismontrée sur terre.

Pour des yeux, qui n’ont été accoutumés à sereposer sur rien de plus captivant que les figures rougeaudes etles barbes en broussailles des mineurs de l’Écluse, il semblait quecette créature si blanche, si délicate ne put être qu’une passagèrevenue de quelque monde plus beau.

Abe la contempla avec un respect pleind’admiration, au point d’en oublier un moment son ami qui gisaitcontusionné sur le sol.

– Oh ! papa, dit l’apparition d’unevoix fort émue, il est blessé, le gentleman est blessé.

Et avec un geste rapide de sympathie féminine,elle se pencha sur le corps gisant du patron Morgan.

– Tiens, mais c’est Abe Durton et sonassocié, dit le conducteur du buggy, en s’avançant, ce qui fitreconnaître la figure grisonnante de M. Joshua Sinclair,l’essayeur des mines. Je ne sais comment vous remercier, les gars.Cet infernal animal a pris le mors aux dents, et j’ai vu le momentoù il me fallait jeter Carrie par-dessus bord et risquer ensuite lamême chance.

– Cela va bien, reprit-il en voyantMorgan se remettre debout tout chancelant. Pas trop de mal,j’espère ?

– Maintenant, je suis en état de remonterjusqu’à la cabane, dit le jeune homme en s’appuyant à l’épaule deson associé. Comment ferez-vous pour conduire miss Sinclair chezelle ?

– Oh ! nous pouvons faire le trajetà pied, dit la jeune personne, qui secoua les dernières traces desa peur avec toute l’élasticité de son âge.

– Nous pouvons remonter en voiture etsuivre la route en contournant la rive de manière à écarter lepassage à gué, dit son père. Le cheval a l’air tout à fait calmé àprésent, et vous n’avez plus rien à en craindre, Carrie. J’espèreque nous vous verrons tous les deux à la maison. Ni elle, ni moi,nous ne pourrons oublier l’événement de cette nuit.

Miss Carrie ne dit rien, mais elle trouvamoyen de jeter un petit coup d’œil timide, plein de reconnaissancesous ses longs cils, un de ces coups d’œil qui eussent rendul’honnête Abe capable d’arrêter une locomotive.

Puis on cria joyeusement bonne nuit. Le fouetclaqua et le buggy disparut à grand bruit dans l’obscurité.

Chapitre 4

 

– Vous m’avez dit, papa, que les gensétaient butors et sales, fit miss Sinclair, après un long silence,quand les deux ombres noires furent effacées dans le lointain, etque la voiture roulait tout le long de l’indocile torrent. Je ne letrouve pas. Ils me paraissent fort gentils.

Et Carrie fut d’une tranquillité inaccoutuméependant le reste de son voyage, et elle parut prendre mieux sonparti du destin qui l’éloignait de sa chère amie Amélie, restéelà-bas bien loin, à la pension, à Melbourne.

Cela ne l’empêcha point d’écrire ce même soirà ladite jeune personne une longue lettre, franche, pleine dedétails sur leur petite aventure.

« Ils ont arrêté le cheval, ma chère, etun de ces pauvres garçons a été blessé.

« Oh ! Amy, si vous aviez vu l’autreen chemise rouge, un pistolet à la ceinture.

« Je n’ai pu m’empêcher de penser à vous,ma chère.

« Il était juste ce que vous imaginiez.Vous vous rappelez ? Une moustache blonde et de grands yeuxbleus.

« Et comme il me dévisageait, pauvrecréature ! Vous n’avez jamais vu de gens pareils dans BurkeStreet, non, Amy. »

Et ainsi de suite quatre pages de ce joligazouillement féminin.

Pendant ce temps, le pauvre patron, rudementsecoué, avait remonté la côte avec l’aide de son associé et regagnél’abri de la cabane.

Abe le soigna avec des remèdes empruntés à lamodeste pharmacie du camp et lui banda son bras démis.

Tous deux étaient des gens peu loquaces.

Ni l’un ni l’autre ne fit allusion à ce quis’était passé.

Néanmoins, Blinky ne manqua pas de remarquerque son maître oubliait de faire ses dévotions ordinaires du soirdevant l’autel de Suzanne Banks.

Cet oiseau perspicace tira-t-il quelquesconclusions de ce fait, ainsi que de cet autre que « LesOs » resta longtemps, l’air grave, à fumer, près du feu, quiallait s’éteignant ? Je ne sais.

Qu’il suffise de dire que la chandelle finitpar s’éteindre, que le mineur se leva de sa chaise, que son amieemplumée descendit se percher sur son épaule, et que si elle nelança point un ululement de sympathie, c’est qu’elle en futempêchée par un signe d’avertissement qu’Abe lui fit du doigt etaussi par l’instinct des convenances, fort développé en elle.

Chapitre 5

 

Si un voyageur de passage était arrivé dansles rues tortueuses de la ville de l’Écluse de Harvey peu de tempsaprès la venue de miss Sinclair, il aurait remarqué un changementconsidérable dans les manières et les costumes de seshabitants.

Était-il dû à l’influence bienfaisantequ’exerce la présence d’une femme, ou avait-il pour causel’émulation que faisait naître l’extérieur brillant d’AbeDurton ?

Voir qui est difficile à déterminer :probablement les deux causes y concouraient ensemble.

Il est certain que ce jeune homme avait sentisoudain se développer en lui un goût de plus en plus prononcé pourla propreté, et des égards pour les conventions de la viecivilisée, qui provoquaient l’étonnement et les railleries de sescompagnons.

Que le patron Morgan prît quelque soin de sonextérieur, c’était une chose qui avait été rangée depuis longtempsau nombre des phénomènes curieux et inexplicables, qui dépendentd’une première éducation, mais que ce grand dégingandé de« Les Os », avec son laisser-aller, paradât en chemisepropre, c’était un fait que tous les barbons de l’Écluseregardaient comme un affront direct et prémédité.

En conséquence, et comme mesure défensive, ily eut une séance de débarbouillement général après les heures detravail.

L’Épicerie fut envahie au point que le savonhaussa jusqu’à un prix sans précédent et qu’il fallut en commanderun réassortiment au magasin de Macfarlane, à Buckhurst.

– Est-ce que nous sommes ici dans unlibre camp de mineurs ou dans une maudite école dudimanche ?

Ainsi se plaignait d’un ton indigné le grandMac Coy, membre distingué du parti réactionnaire, homme qui avaitpersisté à marquer le pas, pendant que le temps marchait, car ilavait été absent pendant la période de régénération.

Mais ses protestations ne trouvèrent que peud’échos, et au bout de deux jours, l’aspect trouble de l’eau de lacrique annonça sa capitulation, et elle fut confirmée par sonapparition au Bar Colonial, où il montra une face luisante, d’unair embarrassé.

Sa chevelure exhalait un relent de graissed’ours.

– Je me sens comme qui dirait dépaysé,dit-il du ton d’un homme qui s’excuse, mais j’ai voulu me rendrecompte de ce qu’il y avait sous l’argile.

Et il se contempla d’un air approbateur dansle miroir fêlé qui embellissait la salle d’honneur del’établissement.

Notre visiteur fortuit aurait égalementremarqué une modification dans les propos de la population.

En tout cas, dès que se montrait, même deloin, sous un certain petit chapeau fort coquet, une charmante etdouce figure de fillette, parmi les puits hors de service et lesamas de terre rouge qui déshonoraient les flancs de la vallée, onentendait des chuchotements de gens qui s’avertissaient, etaussitôt se dissipait partout le nuage de jurons, qui était, jeregrette d’avoir à le constater, un trait caractéristique de lapopulation travailleuse à l’Écluse de Harvey.

Pour que de telles choses arrivent, il ne fautqu’un commencement, et il fut facile de remarquer que longtempsaprès la disparition de miss Sinclair, il y eut un mouvementd’ascension dans le baromètre moral des fouilles.

Les gens reconnurent par expérience que leurstock d’épithètes était moins borné qu’ils ne s’étaient habitués àle croire, et que les moins sales étaient parfois les plus propresà exprimer leur pensée.

Abe avait été autrefois regardé, dans le camp,comme un des appréciateurs les plus expérimentés, de la valeur d’unminerai.

On était d’accord pour le croire capabled’estimer avec une exactitude remarquable la quantité d’or quecontenait un fragment de quartz.

Toutefois, c’était là une erreur.

Sans quoi il n’eut point fait la dépenseinutile de tant d’analyses d’échantillons sans valeur, qu’il lefaisait maintenant.

Master Joshua Sinclair se vit encombré d’untel arrivage de fragments de mica, de morceaux de roche contenantun pourcentage infinitésimal de métaux précieux qu’il commençait àse faire une opinion très défavorable des aptitudes du jeune hommeau travail des mines.

On assure même qu’Abe s’en alla un matin versla maison, un sourire d’espoir sur les lèvres, et qu’après s’êtrefouillé, il tira du creux de son tricot une moitié de brique, enfaisant la remarque toute stéréotypée : « qu’à la fin ilavait donné le coup de pic au bon endroit, et qu’il était venu,comme ça, faire un tour, et se faire donner une estimation enchiffre ».

Toutefois, comme cette anecdote n’a pasd’autre fondement que l’assertion toute gratuite de Jim Struggles,le loustic du camp, il peut se faire que les détails n’en soientpas d’une rigoureuse exactitude.

Chapitre 6

 

Ce qui est certain, c’est que soit par suitede ses visites professionnelles de la matinée, soit de celles qu’ilfaisait le soir comme voisin, le gigantesque mineur était devenu undes êtres familiers du petit salon, dans la villa des Azalées,ainsi que se dénommait somptueusement la maison neuve del’essayeur.

Il se risquait rarement à prendre la parole enprésence de la jeune personne qui l’occupait. Il se bornait àrester assis tout à fait au bord de sa chaise, dans un étatd’admiration muette, pendant qu’elle tapotait un air très dansantsur le piano récemment importé.

Et ses pieds l’entraînaient dans maintsendroits étranges, inattendus.

Miss Carrie en était venue à croire que lesjambes d’Abe agissaient d’une façon tout à fait indépendante dureste de son corps.

Elle avait renoncé à se rendre compte pourquoi elle les rencontrait à un bout de la table, pendant que leurpropriétaire était à l’autre bout, et s’excusait.

Il n’y avait qu’un nuage à l’horizon mental dubrave « Les Os », c’était l’apparition périodique de TomFerguson le Noir, du bac de Rochdale.

Ce jeune et rusé chenapan avait réussi às’insinuer dans les bonnes grâces du vieux Joshua, et il faisait detrès fréquentes visites à la villa.

Des bruits fâcheux couraient au sujet de Tomle Noir.

À l’Écluse de Harvey, on n’est guère porté àla censure et pourtant on y sentait généralement que Ferguson étaitun homme à éviter.

Il y avait néanmoins dans ses manières un élantéméraire, dans sa conversation un pétillement qui charmaient d’unefaçon irrésistible.

Le patron lui-même, si difficile en pareillesmatières, en vint à cultiver sa société, tout en se faisant uneidée exacte de son caractère. Miss Carrie parut accueillir sa venuecomme un soulagement.

Elle jasait pendant des heures à propos delivres, de musique, et des plaisirs de Melbourne.

Dans de telles occasions, le pauvre « LesOs » tombait au fin fond des abîmes du découragement ou biens’esquivait, ou restait à jeter sur son rival des regards empreintsd’une malveillance sincère qui paraissaient divertir beaucoup cegentleman.

Le mineur ne tint point secrète pour sonassocié l’admiration qu’il éprouvait pour miss Sinclair.

S’il était silencieux lorsqu’il se trouvaitavec elle, il se montrait prodigue de paroles, lorsqu’il étaitquestion d’elle dans la conversation.

S’il y avait des flâneurs sur la route deBuckhurst, ils purent entendre au haut de la côte une voix destentor lançant à toute volée un chapelet des charmes féminins.

Il soumit ses embarras à l’intelligencesupérieure du patron.

– Ce fainéant de Rochdale, disait-il, ondirait que ça lui est naturel de dégoiser ainsi. Quant à moi, quandil s’agirait de ma vie, je ne trouve pas un mot. Dites-moi, patron,qu’est-ce que vous diriez à une demoiselle commecelle-là ?

– Eh bien, je lui parlerais des chosesqui l’intéressent, dit son compagnon.

– Ah ! oui, voilà le difficile.

– Parlez-lui des habitudes de l’endroitet du pays, dit le patron ! en aspirant d’un air méditatif unebouffée de sa pipe. Racontez-lui des histoires de ce que vous avezvu dans les mines, des choses de ce genre.

– Eh ! vous feriez ça, vous ?lui répondait son compagnon un peu encouragé. Si c’est de là que çadépend, je suis son homme. Je vais aller là-bas maintenant, je luiparlerai de Chicago Bill, et je lui conterai comment il mit deuxballes dans un homme, au tournant de la route, le soir du bal.

Le Patron Morgan éclata de rire :

– Ce ne serait guère à propos, dit-il. Sivous lui racontiez cela, vous lui feriez peur. Dites-lui quelquechose de plus léger, voyez-vous, quelque chose qui l’amuse, quelquechose de plaisant.

– De plaisant ? dit l’amoureuxinquiet, d’un ton moins confiant. Comment vous et moi nous avonsenivré Mat Roulahan, et l’avons mis dans la chaire du ministre àl’église baptiste, et comme quoi, le matin, il refusa de laisserentrer le prédicateur. Quel effet ça ferait-il ?Hein ?

– Au nom du ciel, dit son mentor toutconsterné, n’allez pas lui raconter de ces sortes d’histoires. Ellen’adresserait plus la parole à vous ni à moi. Non, ce que je veuxdire, ce serait de lui parler des habitudes des mines, de la façondont on y vit, dont on y travaille, dont on y meurt. Si c’est unejeune fille sensée, cela devrait l’intéresser.

– Comment on vit dans les mines ?Camarade, vous êtes bon pour moi. Comment on vit. Voilà de quoi jepeux parler avec autant d’entrain que Tom le Noir, que le premiervenu. J’en ferai l’essai sur elle la première fois que je laverrai.

– À propos, dit son associé d’un airindifférent, ayez l’œil sur cet individu, ce Ferguson. Il n’a pasles mains très pures, vous savez, et il ne s’embarrasse guère descrupules quand il a quelque chose en vue. Vous vous rappelez DickWilliams, de la ville anglaise, qu’on a trouvé mort dans labrousse. On dit pourtant que Tom le Noir lui devait bien plusd’argent qu’il n’eut pu jamais lui en payer. Il y a une ou deuxchoses singulières sur son compte. Ayez l’œil sur lui, Abe, faitesattention à ses actes.

– Je le ferai, dit son compagnon.

Et il le fit.

Il l’épia ce même jour.

Il le vit sortir à grands pas de la maison del’essayeur, la colère et l’orgueil déçu se manifestant dans lesmoindres détails de sa belle figure d’un brun foncé.

Il le vit franchir d’un bond la palissade dujardin, suivre à longues et rapides enjambées les flancs de lavallée, tout en gesticulant avec fureur, pour disparaître ensuitedans les profondeurs de la brousse.

Tout cela, Abe Durton le vit, et ce fut l’airpensif qu’il ralluma sa pipe et regagna lentement sa cabane ausommet de la côte.

Chapitre 7

 

Mars tirait sa fin.

À l’Écluse de Harvey l’éclat aveuglant et lachaleur d’un été des antipodes s’étaient adoucis pour laisserparaître les teintes riches et si bien fondues de l’automne.

Cette localité n’a jamais été agréable àvoir.

Il y avait je ne sais quoi de désespérémentprosaïque dans ces deux crêtes dentelées, affaiblies, perforées parla main des hommes, avec les bras de fer des treuils, avec lesseaux brisés se montrant de toutes parts à travers les innombrablespetits tertres de terre rouge.

En bas, l’axe de la vallée était parcouru parla route de Buckhurst, aux profondes ornières, qui faisait sestours et détours, longeant et franchissant le ruisseau de Harper aumoyen d’un pont de bois vermoulu.

Au delà de ce pont se voyait le petit groupede buttes, avec le Bar Colonial et l’Épicerie dominant de toute lamajesté de leur crépissage les humbles demeures d’alentour.

La maison à véranda de l’essayeur s’élevaitau-dessus des excavations du côté de la pente qui faisait face à cespécimen d’architecture menaçant ruine, au sujet duquel notre amiAbe montrait une fierté si peu justifiée.

Il y avait un autre édifice susceptible defigurer dans la classe de ceux qu’un habitant de l’Écluse aurait puqualifier d’« Édifices publics » en le désignant par unmouvement de la main qui tenait sa pipe, comme s’il avait évoquéune perspective indéfinie de colonnades et de minarets.

C’était la chapelle baptiste, une modesteconstruction couverte en bardeaux, située près d’un coude de larivière, à environ un mille en amont du camp.

C’est de là que la ville paraissait sous sonaspect le plus avantageux, les contours durs et la crudité descouleurs étant un peu adoucis par l’éloignement.

Ce matin-là, le ruisseau avait l’air joli,avec ses méandres dans la vallée ; joli aussi le long plateauqui s’élevait à l’arrière-plan, avec son vêtement de luxurianteverdure ; mais ce qu’il y avait là de plus joli, ce fut missSinclair, lorsqu’elle posa à terre le panier de fougères qu’ellerapportait et s’arrêta au point culminant de la montée.

On eût dit que tout n’allait pas au gré decette jeune personne.

Elle avait dans la physionomie une expressiond’inquiétude qui contrastait étrangement avec son air habituel depiquante insouciance.

Quelque ennui récent avait laissé ses tracessur elle.

Peut-être était-ce pour le dissiper par unepromenade, qu’elle était allée errer par la vallée.

En tout cas il est certain qu’elle respiraitles fraîches brises des bois comme si leur arôme résineux luifaisait l’effet de quelque antidote contre la souffrancehumaine.

Elle resta quelque temps à contempler lepanorama qui s’étendait devant elle.

De là elle pouvait apercevoir la maisonpaternelle, petite tache blanche à mi-côte et cependant, choseassez étrange, ce qui semblait attirer surtout son attention,c’était une bande de fumée bleue qui montait du versant opposé.

Elle restait là, à regarder, la curiosité dansses yeux couleur de noisette.

Alors on eût dit que l’isolement de sasituation la frappait.

Elle éprouva un de ces accès violents deterreur inconsciente auxquels sont sujettes les femmes les pluscourageuses.

Des histoires d’indigènes, de coureurs de labrousse, de leur audace et de leur cruauté passèrent dans sonesprit comme des éclairs.

Elle considéra la vaste et mystérieuse étenduede la Brousse qui se déployait près d’elle, puis se baissa pourramasser son panier, dans l’intention de regagner au plus vite laroute, dans la direction des tranchées de mines.

Elle tressaillit et eut de la peine à retenirun cri en voyant un long bras à manche de chemise rouge apparaîtrederrière elle et lui prendre son panier dans ses propres mains.

L’individu, qui se présentait à ses yeux, eûtparu à certaines gens peu fait pour dissiper ses craintes.

Les grandes bottes, la grossière chemise, lalarge ceinture garnie de ses armes de mort, tout cela, sans doute,était trop familier à miss Carrie pour lui causer de la frayeur, etquand elle vit au-dessus de ces objets une paire d’yeux bleus laregarder avec tendresse, et un sourire assez timide qui sedissimulait sous une épaisse moustache blonde, elle comprit quependant tout le reste de sa promenade, coureurs de Brousse etindigènes seraient également hors d’état de lui faire aucunmal.

– Oh ! monsieur Durton, dit-elle,comme vous m’avez surprise !

– J’en suis fâché, miss, dit Abe, touttremblant d’avoir causé à son idole un seul instantd’inquiétude.

– Vous voyez, reprit-il avec une rusenaïve, comme il faisait beau temps et que mon associé est partipour prospecter, j’ai cru que je pouvais me permettre une promenadeà Hagley Hill, en revenant par la grande courbe, et voilà que jevous trouve, par hasard, par pur hasard, debout sur cette côte.

Le mineur débita avec une grande volubilité cemensonge effronté.

Il y avait dans le ton de sa voix unefranchise si bien imitée qu’elle décelait immédiatement lasupercherie.

« Les Os », l’avait composée etapprise par cœur tout en suivant la trace laissée dans l’argile parles petites bottines, et regardait son invention comme le derniermot de l’ingéniosité humaine.

Miss Carrie ne jugea pas à propos de risquerune observation, mais il brillait dans ses yeux une expressiond’amusement qui intrigua son amoureux.

Abe était fort en train ce matin-là.

Était-ce l’effet du beau soleil, était-ce lahausse rapide des actions dans le Conemara qui lui rendait le cœursi léger ?

Je suis cependant porté à croire que cen’était ni l’une ni l’autre des deux causes.

Si simple qu’il fût, la scène dont il avaitété témoin la veille ne pouvait l’amener qu’à une seuleconclusion.

Il se voyait descendant à pas rapides lavallée en des circonstances analogues, et il avait dans le cœur dela pitié pour son rival.

Il se sentait parfaitement certain que cettefigure de mauvaise augure, ce M. Thomas Ferguson, du gué deRochdale, ne se montrerait plus dans l’enceinte de la villa desAzalées.

Alors pourquoi l’avait-elle renvoyé ?

Il était beau, il était fort à son aise.

Se pouvait-il que… ?

Non, c’était impossible, naturellement,c’était impossible ? Comment la chose eût-elle étépossible ?

Cette idée-là était ridicule, d’un ridiculetel qu’elle avait fermenté toute la nuit dans le cerveau du jeunehomme, qu’il n’avait pu s’empêcher d’y réfléchir toute la matinéeet de la porter avec lui dans son âme agitée.

Ils descendirent ensemble le sentier de terrerouge, puis suivirent le bord du ruisseau.

Abe était retombé dans le silence qui étaitson état normal.

Il avait fait un effort courageux pour tenirbon sur le terrain des fougères, se sentant encouragé par le panierqu’il tenait à la main, mais ce n’était point un sujet passionnant,et après une série d’efforts décroissants, il avait abandonné satentative.

Pendant qu’il avait fait le trajet, il s’étaitsenti l’esprit plein d’anecdotes piquantes, d’observationsplaisantes.

Il avait repassé un nombre infini de remarquesqu’il devait conter à miss Sinclair si capable de les apprécier.Mais à ce moment-là, on eût dit que le vide s’était fait dans soncerveau et qu’il n’y restait plus trace d’aucune idée, si ce n’estune tendance folle et irrésistible de faire des commentaires sur lachaleur que donnait le soleil.

Jamais astronome ne fut si occupé du calculd’une parallaxe et si complètement absorbé par ses pensées sur laconstitution des corps célestes, que l’était le brave « LesOs » pendant qu’il suivait le cours paresseux de la rivièreaustralienne.

Soudain, son entretien avec son associé luirevint à l’esprit.

Qu’avait-il donc dit le Patron ?« Donne-lui les détails sur le genre de vie desmineurs ». Il tourna et retourna mentalement la chose.

C’était, semblait-il, un singulier sujet deconversation. Mais le patron l’avait affirmé, et le patron avaittoujours raison.

Il ferait le saut.

Il commença donc, en bredouillant après unetoux préliminaire.

– Les gens de la vallée se nourrissentsurtout de lard et de pois.

Il lui fut impossible de juger de l’effetproduit sur sa compagne par cette communication.

Il était de trop haute taille pour pouvoirregarder par dessous le petit chapeau de paille.

Elle ne répondit pas.

Il ferait une nouvelle tentative.

– Du mouton, le dimanche, dit-il.

Même cette nouvelle ne produisit aucunenthousiasme.

Elle avait même l’air de rire.

Évidemment le patron s’était trompé. Le jeunehomme était au désespoir.

La vue d’une cabane en ruine au bord dusentier fit éclore une idée nouvelle.

Il s’y raccrocha comme un homme qui se noie seraccroche à un fétu.

– C’est Cockney Jack qui l’a bâtie.

– De quoi est-il mort ? demanda sacompagne.

– Du brandy marque trois étoiles, ditAbe, d’un ton décidé. J’avais l’habitude de venir m’y asseoir, etde rester près de lui, quand il était pris. Pauvre garçon ! ilavait une femme et deux enfants à Putney. Il délirait, ilm’appelait Polly pendant des heures. Il était rincé à fond. Il nelui restait plus un rouge liard, mais les camarades récoltèrentassez d’or brut pour lui faire des funérailles. Il est enterré danscette fosse que voilà. C’était son claim. Nous n’avons eu qu’à l’ydescendre et à combler le trou. Nous y avons mis aussi son pic, unepelle et un seau, de sorte qu’il se sentira un peu plus à l’aise etchez lui.

Miss Carrie paraissait plus intéresséemaintenant.

– Est-ce qu’il en meurt beaucoup de cettefaçon ? demanda-t-elle.

– Ah ! oui, le brandy en tuebeaucoup, mais il y en a davantage qui sont descendus… tués d’uneballe, vous savez.

– Ce n’est pas ce que je veux dire.Est-ce qu’il y a beaucoup de gens qui meurent ainsi dans la misèreet la solitude, sans que personne soit là pour s’occuperd’eux ?

Et elle indiqua du doigt le groupe de maisonsqui se trouvait en bas, devant eux.

– Y a-t-il quelqu’un qui soit maintenanten train de mourir ? C’est une chose terrible.

– Il n’y a personne qui soit présentementsur le point de casser son pic.

– Je vous demanderai, monsieur Durton, dene pas employer tant d’expressions d’argot, dit Carrie en leregardant de ses yeux violets.

C’était étonnant à quel point cette jeunepersonne arrivait peu à peu à prendre des airs de propriétaire àl’égard de son gigantesque compagnon.

– Vous savez que ce n’est pas poli. Ilfaut vous procurer un dictionnaire, et apprendre les termespropres.

– Mais, dit « Les Os » d’un tond’excuse, c’est justement le terme propre : quand vous n’êtespas en mesure d’avoir un perforateur à vapeur, il faut vousrésigner à employer le pic.

– Oui, mais c’est chose facile si vous ymettez de la bonne volonté. Vous pourriez dire qu’un homme est« mourant », ou « moribond », si vous aimezmieux.

– C’est ça, dit le mineur enthousiasmé.Moribond ! en voilà un mot. Vous pourriez damer le pion aupatron Morgan en fait de mots. Moribond : voilà un mot quisonne bien !

Carrie se mit à rire.

– Ce n’est pas au son que vous devezsonger ; il faut vous demander si le mot exprime bien votrepensée. Pour parler sérieusement, monsieur Durton, si quelqu’untombait malade dans le camp, il faut que vous m’en informiez. Jesais donner des soins et je peux rendre quelques services. Vous leferez, n’est-ce pas ?

Abe y consentit avec empressement, et,retombant dans le silence, il réfléchit à la possibilité des’inoculer quelque maladie longue et ennuyeuse.

On avait parlé à Buckhurst d’un chien enragé.Il y aurait peut-être moyen d’en tirer parti.

– Et maintenant, il faut que je vous disebonjour, dit Carrie, quand on fut arrivé à un endroit où un sentierfaisant le crochet partait de la route pour aboutir à la villa desAzalées. Je vous remercie infiniment de m’avoir escortée.

Abe demanda en vain qu’on lui permît de faireles cent yards de plus, et employa en vain l’argument écrasant dumignon petit panier qu’il s’offrait à porter.

La jeune personne fut inexorable : ellel’avait déjà trop éloigné de son chemin.

Elle en était confuse ; elle ne voulutrien entendre.

Le pauvre « Les Os » dut donc s’enaller, éprouvant un mélange confus de sentiments.

Il l’avait intéressée. Elle lui avait parléavec bonté. Mais elle l’avait renvoyé avant que cela fûtindispensable.

Si elle avait agi ainsi, c’est qu’elle ne sesouciait pas beaucoup de lui.

Je crois pourtant qu’il se serait senti un peuplus de courage, s’il avait vu miss Sinclair pendant que, debout àla grille du jardin, elle le regardait s’éloigner, ayant uneexpression affectueuse sur sa figure mutine, et un sourire plein demalice, à le voir partir la tête penchée, l’air découragé.

Chapitre 8

 

Le Bar Colonial était le rendez-vous favorides habitants de l’Écluse de Harvey pendant leurs moments deloisir.

Il y avait eu une vive concurrence entre ceBar et l’établissement rival appelé L’Épicerie, et qui, en dépit deson innocente dénomination, aspirait à vendre aussi desrafraîchissements spiritueux.

L’introduction de chaises dans ce dernieravait fait apparaître dans le premier un divan. Des crachoirsfurent introduits au Bar, le jour où un tableau fit son entrée àl’Épicerie, et alors, comme le dirent les clients, la premièremanche fut gagnée.

Toutefois, l’Épicerie ayant arboré desrideaux, pendant que son concurrent inaugurait un cabinetparticulier et un miroir, il fut décidé que ce dernier avait gagnéla partie, et l’Écluse de Harvey montra combien elle appréciait lezèle du propriétaire en retirant sa clientèle à son adversaire.

Bien que le premier venu eût le droit des’aventurer dans le Bar et de se prélasser sous le papillotement deses bouteilles aux couleurs variées, il était admis tacitement,mais généralement, que le cabinet particulier ou boudoir étaitréservé à l’usage des citoyens les plus en vue.

C’était dans cette pièce que se réunissaientles comités, qu’étaient conçues et mises au monde d’opulentescompagnies, que se faisaient ordinairement les enquêtes.

Cette dernière cérémonie, j’ai le regret de ledire, était assez fréquente à l’Écluse, vers 1861, et lesconclusions du coroner se faisaient parfois remarquer par unesaveur et une originalité fort piquantes.

Pour n’en citer qu’un exemple, quand Burke lePourfendeur, un bandit de notoriété, fut abattu d’un coup de feupar un jeune médecin aux façons tranquilles, un jury sympathiquedéclara : « que le défunt avait rencontré la mort dansune tentative imprudente qu’il avait faite pour arrêter dans sontrajet une balle de pistolet ».

Dans le camp, on regarda ce verdict comme unchef-d’œuvre de jurisprudence, en ce qu’il déchargeait le coupable,tout en respectant rigoureusement, incontestablement, lavérité.

Ce soir-là, il y avait dans le petit salon uneréunion de notabilités, quoiqu’elles n’y eussent point été amenéespar une cérémonie pathologique de ce genre.

Il était survenu en ces derniers temps maintschangements qui méritaient discussion et c’était dans cette pièce,somptueusement meublée d’un divan et d’un miroir, que l’Écluse deHarvey avait coutume d’échanger ses idées.

Les habitudes de propreté, qui commençaient às’établir dans la population, causaient encore quelque agitationdans les esprits de plusieurs.

Puis, il y avait des commentaires à faire surmiss Sinclair, ses allées et venues, sur le filon riche duConemara, sur les bruits récents relatifs aux coureurs de labrousse.

Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que lesnotables de la ville se fussent réunis au Bar Colonial.

Les coureurs de la Brousse étaient en cemoment-là l’objet de la discussion.

Depuis quelques jours, on parlait de leurprésence et la colonie éprouvait un sentiment de malaise.

La crainte physique est chose peu connue àl’Écluse de Harvey.

Les mineurs se seraient mis en campagne pourfaire une chasse à mort aux brigands et ils s’y seraient livrésavec autant d’entrain que s’il s’était agi de tuer un même nombrede Kangourous.

Ce qui causait leur inquiétude, c’était laprésence d’une grande quantité d’or dans la ville.

Ils étaient décidés à mettre en sûreté à toutprix le fruit de leur travail.

Des messages avaient été envoyés à Buckhurstpour faire venir tous les soldats disponibles.

En attendant, la rue principale de l’Écluseétait parcourue chaque nuit par des patrouilles de bonnevolonté.

La panique avait augmenté de nouveau à lasuite des nouvelles rapportées le jour même par Jim Struggles.

Jim était d’un caractère ambitieux etentreprenant, et après avoir passé quelque temps à considérer avecdégoût le résultat de son travail de la dernière semaine, il avoirsecoué, métaphoriquement s’entend, la poussière de l’argile del’Écluse, et était parti pour les bois dans l’intention deprospecter aux environs jusqu’à ce qu’il trouvât un endroit à saconvenance.

Jim racontait qu’étant assis sur un troncd’arbre tombé et en train de prendre son repas de midi, composé deliquide et de lard rance, son oreille exercée avait perçu le bruitde sabots de chevaux.

Il avait eu à peine le temps de s’allonger àterre derrière l’arbre qu’une troupe de cavaliers traversa le boiset passa à un jet de pierre de lui.

– Il y avait là Bill Smeaton et MurphyDuff, dit-il.

C’étaient les noms de deux bandits bienconnus.

« Il y en avait trois autres que je n’aipas très bien vus. Ils ont pris la piste de droite. Ils avaientl’air d’être partis en expédition pour tout de bon, leurs fusils enmain.

Jim fut soumis ce soir-là à un interrogatoireminutieux, mais rien ne put le faire varier dans sa déposition niajouter quelque clarté à ce qu’il avait vu.

Il raconta l’histoire plusieurs fois et à delongs intervalles, mais bien qu’il y eut peut-être d’agréablesvariations dans les détails, les faits essentiels restaienttoujours les mêmes.

La chose commençait à prendre une tournuresérieuse.

Il y en eut toutefois qui exprimèrentbruyamment leurs doutes au sujet de l’existence de coureurs de labrousse.

Parmi ceux qui se firent ainsi le plusremarquer, était un jeune homme, perché sur un baril, au milieu dela pièce.

C’était évidemment un des membres influents dela population.

Nous avons déjà vu cette chevelure noire etbouclée, cet œil sans éclat, cette lèvre cruelle, chez Tom Fergusonle Noir, prétendant évincé de miss Sinclair.

Il était aisé de le distinguer du reste del’assemblée, grâce à son complet à carreaux et à d’autres indicesd’un caractère efféminé, que fournissait son costume et quiauraient pu lui procurer une fâcheuse réputation ; mais, commel’associé d’Abe, il s’était fait de bonne heure connaître pour unhomme capable de tout sans en avoir l’air.

Dans la circonstance actuelle, il paraissaitêtre jusqu’à un certain point sous l’influence de la boisson, faitfort rare chez lui, et qu’il fallait probablement mettre sur lecompte de son échec récent.

Il mettait un véritable emportement àcombattre Jim Struggles et son récit.

– C’est toujours la même chose,disait-il, qu’un homme rencontre dans la forêt quelques voyageurs,il n’en faut pas davantage pour qu’il perde la tête et vienneraconter des histoires de coureurs de la brousse. S’ils avaientaperçu Jim Struggles en cet endroit, ils seraient partis avec deshistoires à n’en plus finir, d’un coureur de Brousse vu par euxderrière un arbre. Quant à reconnaître des hommes qui vont àcheval, et vite, parmi des troncs d’arbres, c’est uneimpossibilité.

Mais Struggles s’obstinait à soutenir sapremière assertion, et les sarcasmes, les arguments se brisaientsur l’épaisseur invulnérable de sa placidité.

On remarqua que Ferguson avait l’airsingulièrement ennuyé de toute cette affaire.

On eût dit aussi que quelque chose pesait surson esprit, car de temps à autre il se levait brusquement,arpentait la pièce en long et en large, sa figure brune animéed’une expression très menaçante.

Tous éprouvèrent un vrai soulagement, quand ilprit brusquement son chapeau, et disant sèchement bonsoir à lacompagnie, il sortit, traversa le bar et s’en alla par la rue.

– Il a l’air comme qui diraitdésappointé, dit Mac Coy le Long.

– Il ne peut pas avoir peur des coupeursde la brousse, assurément, dit Joe Shamees, autre personnaged’importance et principal actionnaire de l’Eldorado.

– Non, ce n’est pas un homme à avoirpeur, répondit un autre. Voici un jour ou deux qu’il a l’air toutsingulier. Il fait de longues tournées dans les bois sans emporteraucun outil. On dit que la fille de l’essayeur l’a envoyépromener.

– Elle a parfaitement bien fait. Elle estbien trop jolie pour lui, remarquèrent plusieurs voix.

– Ce serait bien drôle qu’il n’eut pas unautre tour dans son sac. C’est un homme difficile à battre quand ils’est mis quelque chose en tête.

– Abe Durton est le cheval gagnant,remarqua Roulahan, un petit Irlandais barbu. Je parie sept contrequatre pour lui.

– Vous tenez donc bien à perdre votreargent, l’ami, dit un jeune homme en riant. Il lui faut un hommequi eût plus de cervelle que « Les Os » n’en eut jamais.Voulez-vous parier ?

– Qui a vu « Les Os »aujourd’hui ? demanda Mac Coy.

– Je l’ai vu, dit le jeune mineur. Ilallait de tous côtés, demandant un dictionnaire. Probablement ilavait une lettre à écrire.

– Je l’ai vu en train de le lire, ditShamees. Il est venu me trouver et m’a dit qu’il avait trouvé dupremier coup quelque chose de bon. M’a montré un mot presque aussilong que votre bras… abdiquer… quelque chose dans ce genre.

– C’est aujourd’hui un richard, jesuppose, conclut l’Irlandais.

– Oui, il a presque fait son magot. Ilpossède cent pieds dans le Conemara et les actions montent d’heureen heure. S’il vendait, il serait en état de retourner au pays.

– Je parie qu’il compte emmener quelqu’unau pays avec lui, dit un autre. Le vieux Joshua ne ferait pas dedifficulté, vu que l’argent est là.

Je crois avoir déjà rapporté dans ce récit queJim Struggles, le prospecteur ambulant, s’était fait la réputationd’homme spirituel du camp.

Il avait conquis cette réputation nonseulement par ses propos légers et plaisants, mais encore par laconception et l’exécution de farces plus compliquées.

Son aventure du matin avait causé une certainestagnation dans le cours habituel de son humour, mais la société etla boisson le remettaient peu à peu dans un état plus gai.

Depuis le départ de Ferguson, il avait couvéen silence une idée, qu’il se disposait à exposer à ses compagnonsattentifs.

– Dites donc, les enfants, commença-t-il,quel jour sommes-nous ?

– Vendredi, n’est-ce pas ?

– Non, non, pas ça ; quel jour dumois ?

– Le diable m’emporte si je le sais.

– Eh bien ! je vais vous le dire.Nous sommes au premier avril. J’ai trouvé dans la cabane uncalendrier qui le dit.

– Qu’est-ce que ça fait ? firentplusieurs voix.

– Eh bien, ne le savez-vous pas ?C’est le jour des farces. Ne pourrions-nous pas en arranger unepour quelqu’un ? Ne pourrions-nous pas nous en divertir unpeu ? Eh bien, voilà le vieux « Les Os » parexemple, il ne se méfiera de rien. Ne pourrions-nous pas le fairealler quelque part et le regarder marcher. Nous aurionsensuite de quoi le blaguer pendant un grand mois.

Il y eut un murmure général d’assentiment.

Une farce, si piteuse qu’elle fût, étaittoujours bienvenue à l’Écluse.

Plus l’esprit en était pataud, plus elle étaitappréciée. Dans les fosses d’exploitation, on ne va point jusqu’àune délicatesse morbide de sensation.

– Où l’enverrons-nous ? sedemanda-t-on.

Depuis un instant, Jim Struggles était plongédans ses pensées.

Puis une inspiration sacrilège parut luivenir.

Il partit d’un bruyant éclat de rire, sefrotta les mains entre les genoux tant il était content.

– Eh bien ! Qu’est-ce quec’est ? demanda l’auditoire empressé.

– Voici, les enfants. Voilà missSinclair. Vous disiez qu’Abe en est fou. Vous pensez bien qu’ellene fait pas grand cas de lui. Supposez que nous lui écrivions unbillet, que nous le lui envoyions ce soir, voyez-vous.

– Eh bien, quoi alors ? dit MacCoy.

– Eh bien, on dirait que le billet vientd’elle. On mettrait son nom en bas. On mettrait qu’elle veut levoir et qu’elle lui donne un rendez-vous à minuit dans le jardin.Il ne manquera pas d’y aller. Il croira qu’elle veut se sauver aveclui. Ce sera la plus belle farce jouée cette année.

Éclat de rire général.

L’évocation de ce tableau : l’honnête« Les Os » faisant le pied de grue au clair de lune dansle jardin et le vieux Joshua sortant pour le réprimander, un fusilà deux coups à la main : c’était d’un comiqueirrésistible.

Le plan fut approuvé à l’unanimité.

– Voici un crayon, et voici du papier,dit l’humoriste. Qui est-ce qui va écrire la lettre ?

– Écrivez-la vous-même, Jim, ditShamees.

– Bon, qu’est-ce que je dirai ?

– Dites ce qui vous paraîtraconvenable.

– Je ne sais pas comment elles’exprimerait, dit Jim en se grattant le front, fort perplexe. Ilest vrai que « Les os » ne s’apercevra pas de ladifférence. Et ceci fera-t-il l’affaire : « Cher vieux,venez ce soir à minuit, au jardin. Autrement je ne vous adresseraiplus la parole. » Hein ?

– Non, ce n’est pas le style qu’il faut,dit le jeune mineur. Rappelez-vous que c’est une demoiselle qui areçu de l’éducation… Faut mettre ça comme qui dirait dans un genrefleuri, bien tendre.

– Eh bien, écrivez ça vous-même, dit Jimsur un ton maussade en lui faisant passer le crayon.

– Voici ce qu’il faut, dit le mineur enmouillant la pointe avec ses lèvres : « Quand la lune estdans le ciel… »

– C’est bien ça, c’est magnifique, fitl’assistance.

– « Et que les étoiles envoient leuréclat brillant, venez, oh ! venez me trouver, Adolphus, à laporte du jardin, à minuit. »

– Il ne s’appelle pas Adolphus, objectaun critique.

– C’est comme ça qu’on fait en poésie,dit le mineur ; c’est comme qui dirait fantastique,voyez-vous. Ça vous a un autre son que Abe. Rapportez-vous en à luipour deviner ce que ça veut dire. Je vais signer ça Carrie.Voilà !

Cette épître passa gravement de main en mainet fit le tour de la chambre.

On la contempla avec le respect dû à uneproduction aussi remarquable du cerveau de l’homme.

Elle fut ensuite pliée et confiée aux soinsd’un petit garçon, qui reçut, avec accompagnement de terriblesmenaces, l’ordre de la porter à la cabane et de s’esquiver avantqu’on eût le temps de lui poser des questions embarrassantes.

Ce fut seulement quand il eut disparu dansl’obscurité qu’un peu, bien peu de componction se fit jour dansl’âme d’un ou deux assistants.

– Et n’est-ce pas jouer un assez vilaintour à la demoiselle ? dit Shamees.

– Et se montrer assez cruel pour le vieux« Les Os », suggéra un autre.

Mais la majorité passa outre à ces objections,qui furent noyées complètement sous une nouvelle tournée dewhisky.

L’on ne songeait presque plus à la chose aumoment où Abe reçut la missive et se mit à l’épeler, le cœurpalpitant, à la lueur de sa chandelle solitaire.

Chapitre 9

 

Cette nuit-là a laissé un long souvenir àl’Écluse de Harvey.

Une brise capricieuse descendait des montagneslointaines, en gémissant et soupirant sur les claims déserts.

Des nuages noirs passaient rapidement sur lalune, jetant leur ombre sur le paysage terrestre et ensuitelaissant reparaître la lueur argentée, froide, claire, sur lapetite vallée, baignant d’une lumière étrange, mystérieuse, lavaste étendue de la Brousse qui se développait des deux côtés.

Une grande solitude semblait reposer sur laface de la Nature.

Les gens se rappelèrent plus tard cetteatmosphère fantastique, magique, qui enveloppait la petiteville.

Il faisait très noir, quand Abe quitta sapetite cabane.

Son associé, le patron Morgan, était encoreabsent, resté dans la brousse, de sorte qu’à part la toujoursvigilante Blinky, il n’y avait pas un être vivant qui pût épier sesallées et venues.

Il éprouvait une douce surprise, en son âmesimple, à songer que les doigts mignons de son ange avaient putracer ces grands hiéroglyphes alignés, mais le nom était au bas,et cela lui suffisait.

Elle le demandait. Peu importaitpourquoi ; et ce rude mineur partait à l’appel de son amour,avec l’héroïsme d’un chevalier errant.

Il gravit tant bien que mal la route montanteet tortueuse qui conduisait à la villa des Azalées.

Un petit massif d’arbrisseaux et de buisson sedressait à environ cinquante yards de l’entrée du jardin.

Abe s’y arrêta un instant pour reprendre saprésence d’esprit.

Il était à peine minuit et il n’avait devantlui que quelques minutes. Il s’assit sous leur voûte sombre et épiala maison blanche qui se dessinait vaguement devant lui.

C’était une maisonnette bien simple aux yeuxd’un prosaïque mortel, mais elle était enveloppée, pour ceux del’amoureux, d’une atmosphère de respect et de vénération.

Le mineur, après cette station à l’ombre desarbres, se dirigea vers la porte du jardin.

Il n’y avait personne.

Évidemment il était venu un peu trop tôt.

À ce moment, la lune brillait de tout sonéclat et l’on voyait les environs aussi clairement qu’en pleinjour. Abe regarda de l’autre côté de la petite villa et vit laroute, qui apparaissait comme une ligne blanche et tortueuse,jusqu’au sommet de la côte.

Si quelqu’un s’était trouvé là pour l’épier,il eût pu voir sa carrure d’athlète se dessiner nettement, encontour précis.

Alors il eut un mouvement brusque, comme s’ilvenait de recevoir une balle, et il chancela, s’appuya à la petiteporte qui se trouvait près de lui.

Il avait vu une chose qui fit pâlir encore safigure tannée par le soleil, et déjà pâlie à la pensée de la jeunefille qui était si près de lui.

À l’endroit même où la route faisait unecourbe, et à moins de deux cents yards de distance, il voyait unemasse noire se mouvant sur la courbe et perdue dans l’ombre de lacolline.

Cela ne dura qu’un moment, mais ce momentsuffit à son coup d’œil exercé de forestier, à sa rapidité deperception, pour se rendre compte de la situation dans tous sesdétails.

C’était une troupe de cavaliers qui sedirigeaient vers la villa, et quels pouvaient être ces cavaliersnocturnes, sinon les gens qui terrifiaient le pays forestier, lesredoutés coureurs de la Brousse.

Abe était, il faut le dire, d’une intelligencelente et se mouvait lourdement dans les circonstancesordinaires.

Mais à l’heure du danger, il était aussiremarquable par son sang-froid et sa résolution que par sapromptitude à agir d’une manière décisive.

Tout en s’avançant à travers le jardin, ilcalcula les chances qu’il avait contre lui.

Selon l’évaluation la plus modérée, il avaitune demi-douzaine d’adversaires, tous gens déterminés à tout et neredoutant rien.

Il s’agissait de savoir s’il pourrait lestenir pendant un instant en échec et les empêcher de pénétrer parforce dans la maison.

Nous avons déjà dit que des sentinellesavaient été postées dans la rue principale de la ville. Abe se ditqu’il arriverait de l’aide moins de dix minutes après le premiercoup de feu.

S’il s’était trouvé dans l’intérieur de lamaison, il aurait été sûr de tenir bon plus longtemps que cela.Mais les coureurs de la Brousse arriveraient sur lui avant qu’ileût pu réveiller les habitants endormis et se faire ouvrir.

Il devait se résigner à faire de sonmieux.

En tout cas, il prouverait à Carrie que s’ilne savait pas lui parler, il était du moins capable de mourir pourelle.

Cette idée fit passer en lui une vraie flammede plaisir, pendant qu’il rampait dans l’ombre de la maison.

Il arma son révolver : l’expérience luiavait appris l’avantage d’être le premier à tirer.

La route par laquelle arrivaient les coureursde la Brousse aboutissait à une porte de bois donnant sur le hautdu petit jardin de l’essayeur.

Cette porte était flanquée à gauche et àdroite d’une haute haie d’acacia, et s’ouvrait sur une courte alléebordée également d’une muraille infranchissable d’arbustesépineux.

Abe connaissait parfaitement la dispositiondes lieux.

À son avis, un homme résolu pouvait barrer lepassage pendant quelques minutes, jusqu’au moment où lesassaillants se feraient jour par quelque autre endroit et leprendraient par derrière.

En tout cas, c’était sa chance la plusfavorable.

Il passa devant la porte de la façade, maiss’abstint de donner l’alarme.

Sinclair était un homme assez avancé en âge etne pouvait lui être bien utile dans un combat désespéré comme celuiauquel il s’attendait, et l’apparition de lumières dans la maisonavertirait les brigands de la résistance qu’on se préparait à leurfaire.

Ah ! que n’avait-il auprès de lui sonassocié, le patron, Chicago Bill, n’importe lequel des vaillantshommes qui auraient accouru à son appel et se seraient rangés à sescôtés en une pareille lutte !

Il fit demi-tour dans l’étroite allée.

Voici la porte de bois qu’il connaissait trèsbien, et là-haut, perché sur la traverse, un homme, dans uneattitude languissante, balançait ses jambes, et épiait sur la routequi s’étendait devant lui ; c’était master John Morgan,celui-là même qu’Abe appelait du plus profond de son cœur.

Le temps manquait pour de longuesexplications.

En quelques mots hâtifs, le patron dit qu’enrevenant de sa petite excursion, il avait croisé les coureurs de laBrousse partis à cheval pour leur expédition ténébreuse.

Il avait surpris des propos qui lui avaientfait connaître le but.

En courant à toutes jambes, et grâce à saconnaissance du pays, il était parvenu à les devancer.

– Pas le temps de donner l’alarme,expliqua-t-il, tout haletant de son récent effort, il faut lesarrêter nous-mêmes. Pas venu pour faire le galant… venu pour votrejeune fille… N’arriveront que par-dessus nos corps, « LesOs ».

Et après ces quelques mots jetés d’une voixentrecoupée, ces deux amis si étrangement assortis se donnèrent unepoignée de main, échangèrent un regard de profonde affectionpendant que la brise parfumée des bois leur apportait le bruit despas des chevaux.

Il y avait six brigands en tout.

L’un d’eux, qui paraissait être le chef,marchait en avant.

Les autres venaient derrière, formant ungroupe.

Arrivés devant la maison, ils mirent leurschevaux à l’attache à un petit arbre, après quelques mots dits àvoix basse par leur capitaine, et, s’avancèrent avec assurance versla porte.

Le patron Morgan et Abe étaient accroupis dansl’ombre de la haie, tout au bout de l’allée.

Ils étaient invisibles pour les bandits, quiévidemment s’attendaient à ne rencontrer qu’une faible résistancedans cette maison isolée.

Comme l’homme de tête, qui s’était avancé, setournait à moitié pour donner un ordre à ses camarades, les deuxamis reconnurent le profil dur et la grosse moustache de Fergusonle Noir, le prétendant refusé par miss Carrie Sinclair.

L’honnête Abe jura mentalement que celui-là dumoins n’arriverait pas vivant jusqu’à la porte.

Le bandit s’avança jusqu’à cette porte et mitla main sur le loquet.

Il sursauta en entendant une voix de stentorcrier : « Arrière » du milieu des buissons.

En guerre, comme en amour, le mineur étaithomme peu bavard.

– On ne passe pas par ici, expliqua uneautre voix au timbre d’une tristesse et d’une douceur infinie,ainsi qu’elle l’était toujours quand son possesseur avait le diabledans le corps.

Le coureur de la Brousse reconnut cettevoix : il se rappelait l’allocution prononcée d’une voix molleet languissante qu’il avait entendue dans la salle de billard desArmes de Buckhurst, allocution qui s’était terminée comme suit.

Le doux orateur s’était adossé à la porte,avait sorti un révolver et avait demandé à voir le filou qui auraitl’audace de se frayer un passage.

– C’est ce maudit imbécile de Durton, etson ami à la face blanche, dit-il.

Ces deux noms étaient fort connus à laronde.

Mais les coureurs de la Brousse étaient deshommes téméraires et décidés à tout.

Ils avancèrent en masse jusqu’à la porte.

– Débarrassez le passage, dit leur chefd’un ton farouche, à demi-voix, vous ne pouvez sauver lademoiselle. Allez-vous en sans une balle dans la peau, puisqu’onvous en laisse la chance.

Les associés répondirent par leur rire.

– Alors au diable ! avancez.

La porte s’ouvrit largement et la troupe tiraune salve tout en poussant et fit un effort énergique pour pénétrerdans l’allée sablée.

Les revolvers firent un bruit joyeux dans lesilence de la nuit entre les buissons, à l’autre bout.

Il était malaisé de tirer avec justesse dansles ténèbres.

Le second homme fit un bond convulsif en l’airet tomba la face en avant, les bras étendus. Il se torditaffreusement au clair de lune.

Le troisième fut touché à la jambe ets’arrêta.

Les autres en firent autant, par espritd’imitation.

Après tout, la demoiselle n’était pas pour euxet ils mettaient peu d’entrain à la besogne.

Leur capitaine s’élança furieusement en avant,comme un courageux bandit qu’il était, mais il fut accueilli par uncoup formidable que lui porta Abe, avec la crosse de son pistolet,coup lancé avec une telle violence qu’il recula en chancelant parmises compagnons, le sang ruisselant de sa mâchoire brisée, mis horsd’état de lancer un juron au moment même où il en sentait le besoinle plus urgent.

– Ne partez pas encore, dit la voixpartant des ténèbres.

Mais ils n’avaient nullement l’intention departir tout de suite.

Quelques minutes devaient s’écouler, ils lesavaient, avant qu’ils eussent sur eux les gens de l’Écluse deHarvey.

Ils avaient encore le temps d’enfoncer laporte s’ils pouvaient venir à bout des défenseurs.

Ce que redoutait Abe se réalisa.

Ferguson le Noir connaissait la maison aussibien que lui.

Il courut de toute sa vitesse le long de lahaie. Les cinq hommes s’y frayaient passage à grand bruit partoutoù il paraissait y avoir une ouverture.

Les deux amis échangèrent un regard.

Leur flanc était tourné. Ils restèrent là,pareils à des gens qui connaissent le sort qui les attend et necraignent pas de l’affronter.

Il y eut une mêlée furieuse de corps noirs auclair de lune, pendant qu’éclatait un cri sonore d’encouragementlancé par des voix connues.

Les farceurs de l’Écluse de Harvey setrouvaient en présence d’une situation bien plus extraordinaire quela mystification à laquelle ils venaient assister.

Les associés virent près d’eux des figuresamies, Shamees, Struggles, Mac Coy.

Il y eut une reprise désespérée, un corps àcorps décisif, un nuage de fumée d’où partaient des coups de feu,des jurons farouches et, quand il se dissipa, on vit une ombrenoire s’enfuir toute seule pour sauver sa vie, en franchissantl’ouverture de la haie.

C’était le seul des coureurs de la Brousse quifût resté debout.

Mais les vainqueurs ne jetèrent aucun cri detriomphe.

Un silence étrange régna parmi eux, suivi d’unmurmure compatissant, car en travers du seuil qu’il avait défendusi vaillamment, gisait le pauvre Abe, l’homme au cœur loyal etsimple.

Il respirait péniblement, car une balle luiavait traversé les poumons.

On le porta dans la maison, avec tous lesménagements dont étaient capables ces rudes mineurs.

Il y avait là, j’en suis sûr, des hommes quiauraient voulu avoir reçu sa blessure, s’ils avaient pu ainsigagner l’amour de cette jeune fille vêtue de blanc qui se penchaitsur le lit taché de sang, et lui disait à demi-voix des paroles sidouces et si tendres.

Cette voix parut le ranimer.

Il ouvrit ses yeux bleus, au regard de rêve,et les promena autour de lui : ils se portèrent sur cettefigure.

– Perdu la partie, murmura-t-il, pardon,Carrie, morib…

Et, avec un sourire languissant, il se laissaaller sur l’oreiller.

Chapitre 10

 

Mais cette fois, Abe ne tint pas parole.

Sa robuste constitution intervint, et iltriompha d’une blessure qui eût été mortelle pour un homme plusfaible.

Faut-il l’attribuer à l’air balsamique desbois que la brise amenait par dessus des milliers de milles deforêt jusque dans la chambre du malade ; ou à la petitegarde-malade qui le soignait avec une telle douceur ?

En tout cas nous savons qu’en moins de deuxmois il avait vendu ses actions du Conemara et quitté pour toujoursla petite cabane de la côte.

Peu de temps après, j’eus le plaisir de lirel’extrait d’une lettre écrite par une jeune personne du nomd’Amélie, à laquelle nous avons fait une allusion passagère aucours de notre récit.

Nous avons déjà enfreint le secret d’uneépître féminine : aussi ne nous ferons-nous guère de scrupulede jeter un coup d’œil sur une autre épître :

« J’ai été l’une des demoisellesd’honneur, dit-elle, et Carrie paraissait charmante (motsouligné) sous le voile et les fleurs d’oranger.

« Quel homme ! Il est deux fois plusgros que votre Jack ! Il était bien amusant avec sarougeur ; il a lâché le livre de prières. Et quand on lui aposé la question, il a répondu oui, d’une voix telle, quevous l’auriez entendu d’un bout à l’autre de George Street.

« Son témoin était charmant (motsouligné de deux traits), avec sa figure douce. Il était bien beau,bien gentil. Trop doux pour se défendre parmi ces rudes gaillards,j’en suis sûre. »

Il est, selon moi, parfaitement possible quequand les temps furent accomplis, miss Amélie se soit chargée deveiller elle-même sur notre ancien ami M. Jack Morgan,généralement connu sous le nom de patron.

Il y a près du coude de la rivière un arbrequ’on montre en disant : c’est le gommier de Ferguson.

Il est inutile d’entrer dans des détails quiseraient répugnants.

La justice est brève et sévère dans lescolonies qui débutent et les habitants de l’Écluse de Harveyétaient gens sérieux et pratiques.

L’élite de la société continue à se donnerrendez-vous le samedi soir dans la chambre réservée du BarColonial.

En de telles circonstances, si l’on a unétranger ou un invité à régaler, on observe constamment le mêmecérémonial, qui consiste à remplir les verres en silence, à lesfrapper sur la table, puis, après avoir toussé, comme pours’excuser, Jim Struggles s’avance et fait la narration du poissond’avril et de la façon dont l’aventure se termina.

On est d’accord pour reconnaître qu’il s’entire en véritable artiste, lorsque, parvenu au terme de son récit,il le conclut en balançant son verre en l’air, et disant :

– Maintenant, à la santé de Monsieur etMadame « Les Os ».

Manifestation sentimentale à laquellel’étranger ne manquera pas d’applaudir, s’il est un hommeavisé.

Partie 3
LE MYSTÈRE DE LA VALLÉE DE SASASSA

Chapitre 1

 

Si je sais pourquoi l’on a qualifié TomDonahue de Tom le Chançard ?

Oui, je le sais, et c’est plus que ne peut endire un sur dix des gens qui l’appellent ainsi.

J’ai pas mal roulé le monde en mon temps, etvu maintes choses étranges, mais aucune qui le soit plus que lafaçon dont Tom gagna ce sobriquet, et avec cela sa fortune. Car jeme trouvais alors avec lui.

La raconter ?

Oh, certainement, mais c’est une histoire unpeu longue, et une histoire des plus étranges. Ainsi doncremplissez de nouveau votre verre, et allumez un autre cigare,pendant que je tâcherai de la dévider.

Oui, c’est une histoire fort étrange, et quilaisse bien loin certains contes de fées que j’ai entendus.

Et pourtant elle est vraie, Monsieur, vraied’un bout à l’autre.

Il y a dans la Colonie du Cap des gens quivivent encore, qui s’en souviennent et qui vous confirmeront ce queje dis.

Le récit a été fait bien des fois autour dufeu dans les chaumières des Boers depuis l’État d’Orange jusqu’auCriqualand, oui, et aussi dans la Brousse et aux Champs dediamants.

J’ai pris des manières assez rudes, Monsieur,mais j’ai été inscrit jadis à Middle Temple, et j’ai fait mesétudes pour le Barreau.

Tom – c’est tant pis pour moi – fut un de mescondisciples, et nous avons fait une rude noce pendant ce temps-làde sorte que nos finances allaient se trouver à sec.

Nous fûmes obligés de laisser là nosprétendues études, et de voir s’il n’y aurait point quelque partdans le monde un pays où deux jeunes gaillards aux bras vigoureux,à la constitution saine, pourraient faire leur chemin.

En ce temps-là, le courant de l’émigrationcommençait à peine à dévier du côté du l’Afrique.

Nous pensâmes donc que le meilleur parti àprendre était d’aller là-bas, dans la colonie du Cap.

Donc, pour couper au plus court, nous nousembarquâmes, et nous débarquâmes au Cap, avec un capital de moinsde cinq livres, et alors nous nous séparâmes.

On tenta la chance dans bien des directions,l’on eut des hauts et des bas, mais au bout du compte, quand lehasard, après trois ans, eut amené chacun de nous dans le hautpays, où l’on se rencontra de nouveau, j’ai le regret de dire quenous étions dans une situation aussi embarrassée qu’à notre pointde départ.

Chapitre 2

 

Voilà qui n’avait guère l’air d’un débutbrillant, et nous étions bien découragés, si découragés, que Tomparlait de retourner en Angleterre et de chercher une placed’employé.

Par où vous voyez que, sans le savoir, nousn’avions joué que nos basses cartes, et que nous avions encore enmain tous nos atouts.

Non, nous nous figurions que nous avions lamain malheureuse en tout.

Nous nous trouvions dans une région presquedépourvue de population.

Il ne s’y trouvait que quelques fermeséparpillées à de grandes distances, avec des maisons d’habitationentourées d’une palissade et de barrières pour se défendre contreles Cafres.

Tom Donahue et moi nous avions tout juste uneméchante hutte dans la brousse, mais on savait que nous nepossédions rien, et que nous jouions avec quelque adresse durevolver, de sorte que nous ne courions pas grand risque.

Nous restions là, à faire quelques besognespar ci par là, et à espérer des temps meilleurs.

Or, au bout d’un mois, il arriva un soircertaine chose qui commença à nous remonter un peu l’un et l’autre,et c’est de cette chose-là, Monsieur, que je vais vous parler.

Je m’en souviens bien.

Le vent hurlait auteur de notre cabane et lapluie menaçait de faire irruption par notre misérable fenêtre.

Nous avions allumé un grand feu de bois quipétillait et lançait des étincelles sur le foyer.

J’étais assis à côté, m’occupant à réparer unfouet, pendant que Tom, étendu dans la caisse qui lui servait delit, geignait piteusement sur la malchance qui l’avait amené dansun tel endroit.

– Du courage, Tom, du courage, dis-je.Aucun homme ne sait jamais ce qui l’attend.

– La déveine, Jack, la déveine. J’aitoujours été le chien le plus déveinard qu’il y ait. Voici troisans que je suis dans cet abominable pays. Je vois des jeunes gensqui arrivent à peine d’Angleterre, et qui font sonner leurs pochespleines d’argent et moi je suis aussi pauvre que le jour où j’aidébarqué. Ah ! Jack, vieux copain, si vous tenez à rester latête au-dessus de l’eau, il faut que vous cherchiez fortuneailleurs qu’en ma compagnie.

– Des bêtises, Jack ! vous êtes endéveine aujourd’hui… Mais écoutez, quelqu’un marche audehors ! À son pas, je reconnais Dick Wharton. Si quelqu’unest capable de vous remettre en train, c’est lui.

Je parlais encore, que la porte s’ouvrit pourlaisser entrer l’honnête Dick Wharton, tout ruisselant d’eau, sabonne face rouge apparaissant à travers une buée comme la lune dansl’équinoxe d’automne.

Il se secoua, et, après nous avoir ditbonjour, il s’assit près du feu.

– Dehors, Dick, par une nuitpareille ? dis-je. Vous trouverez dans le rhumatisme un ennemipire que les Cafres, si vous ne prenez pas des habitudesrégulières.

Dick avait l’air plus sérieux qued’ordinaire.

On eut même pu dire qu’il paraissait effrayé,si l’on n’avait pas connu son homme.

– Fallait y aller, dit-il. Fallait yaller. Une des bêtes de Madison s’est égarée. On l’a aperçue parlà-bas, dans la vallée de Sasassa, et naturellement pas un de nosnoirs n’a consenti à se hasarder la nuit dans cette vallée et sinous avions attendu jusqu’au matin, l’animal se serait trouvé dansle pays des Cafres.

– Pourquoi refusent-ils d’aller la nuitdans la vallée de Sasassa ? demanda Tom.

– À cause des Cafres, je suppose,dis-je.

– Fantômes, dit Dick.

Nous nous mîmes tous deux à rire.

– Je suis persuadé qu’à un homme aussiprosaïque que vous, ils n’ont pas seulement laissé entrevoir leurscharmes ? dit Tom du fond de sa caisse.

– Si, dit Jack d’un ton sérieux, mais si,j’ai vu ce dont parlent les noirauds, et, sur ma parole, mesgarçons, je ne tiens pas à le revoir.

Tom se mit sur son séant :

– Des sottises, Dick, vous voulez rire,l’ami. Allons, contez-nous tout cela : La légende d’abord, etensuite ce que vous avez vu. Passez-lui la bouteille, Jack.

– Eh bien, dit Dick, pour la légende, ilparaît que les noirauds se repassent de génération en génération lacroyance que la vallée de Sasassa est hantée par un Démon horrible.Des chasseurs, des voyageurs qui descendaient le défilé ont vu sesyeux luisants sous les ombres des escarpements, et le bruit courtque quiconque a subi par hasard ce regard malfaisant, est poursuivipendant tout le reste de sa vie par la malchance due à l’influencemaudite de cet être. Est-ce vrai, ou non ? dit Dick d’un airpiteux. Je pourrai avoir l’occasion de le savoir par moi-même.

– Continuez, Dick, continuez, s’écriaTom. Racontez-nous ce que vous avez vu.

– Eh bien voilà : j’allais à tâtonspar la vallée en cherchant la vache de Madison, et j’étais arrivé,je crois, à moitié chemin de la pente, vers l’endroit où un rocherescarpé, tout noir, se dresse dans le ravin de droite. Je m’yarrêtai pour boire une gorgée.

« À ce moment-là, j’avais les yeuxtournés vers cette pointe de rocher.

« Au bout d’un moment je vis surgir, enapparence, de la base du roc, à huit pieds de terre, et à unecentaine de yards de distance, une étrange flamme livide, quipapillotait, oscillait, tantôt semblait près de s’éteindre, ettantôt reparaissait…

« Non, non, j’ai vu bien des fois le verluisant et la mouche de feu. Ce n’était rien de pareil.

« Cette flamme était bien là, et je laregardai dix bonnes minutes en tremblant de tous mes membres.

« Je fis alors un pas en avant.

« Elles disparut instantanément, comme laflamme d’une bougie qu’on a soufflée.

« Je fis un pas en arrière ; mais ilme fallut un certain temps pour retrouver l’endroit exact et laposition d’où la flamme était visible.

« À la fin, elle reparut, la lueurmystérieuse, mobile comme auparavant.

« Alors, rassemblant tout mon courage, jemarchai vers le rocher, mais le sol était si accidenté qu’ilm’était impossible de marcher en droite ligne, et quoique j’aiefait tout le tour de la base du rocher, je ne pus rien voir.

« Alors je me remis en route pour lamaison, et je puis vous le dire, mes enfants, je ne me suis pasaperçu qu’il pleuvait pendant tout le long du trajet, jusqu’aumoment où vous me l’avez dit.

Mais holà ? Qu’est-ce qui prend àTom ?

Qu’est-ce qui lui prenait, en effet ?

À ce moment-là Tom était assis, les jambeshors de sa caisse, et sa figure entière trahissait une excitationsi intense qu’elle faisait peine à voir.

– Le démon aurait deux yeux. Combienavez-vous vu de lumières, Dick ? Parlez.

– Une seule.

– Hourra ! s’écria Tom. À la bonneheure.

Sur quoi il lança d’un coup de pied lescouvertures jusqu’au milieu de la pièce, qu’il se mit à arpenter àgrands pas fiévreux.

Tout à coup, il s’arrêta devant Dick, et, luimettant la main sur l’épaule :

– Dites-moi, Dick, est-ce que nouspourrions arriver dans la vallée de Sasassa avant le lever dusoleil ?

– Ce serait bien difficile.

– Eh bien, faites attention, nous sommesvieux amis, Dick Wharton. Je vous le demande, d’ici à huit jours,ne parlez à personne de ce que vous venez de nous raconter. Vous lepromettez, n’est-ce pas ?

Au regard que jeta Dick sur la figure de Tom,il était facile de deviner qu’il regardait le pauvre Tom commedevenu fou, et je dois dire que sa conduite me confonditabsolument.

Mais j’avais eu jusqu’alors tant de preuves dubon sens de mon ami et de sa rapidité de compréhension qu’il meparut parfaitement admissible que le récit de Dick avait pour luiun sens, bien que mon intelligence obtuse ne pût le saisir.

Chapitre 3

 

Pendant toute la nuit, Tom fut extrêmementagité.

Lorsque Wharton nous quitta, il lui fitrépéter sa promesse.

Il se fit également faire une descriptionminutieuse de l’endroit où il avait vu l’apparition, et indiquerl’heure où elle s’était montrée.

Quand Wharton fut parti, vers quatre heures dumatin, je me couchai dans ma caisse, d’où je vis Tom assis près dufeu, occupé à lier ensemble, deux bâtons.

Je m’endormis.

Je dus dormir environ deux heures, mais à monréveil, je trouvai Tom qui, dans la même attitude, était toujours àsa besogne.

Il avait fixé un des bouts de bois àl’extrémité de l’autre de manière à représenter grossièrement un Tet il était actuellement en train de fixer dans l’angle un bout debois plus petit au moyen duquel le bras transversal du T pouvaitêtre placé dans une position plus ou moins relevée ou inclinée.

Il avait pratiqué des entailles dans le bâtonvertical, de sorte qu’au moyen de ce petit étai, la croix pouvaitêtre maintenue indéfiniment dans la même position.

– Regardez cela, Jack, s’écria-t-il en mevoyant réveillé, venez me donner votre opinion. Supposons que jemette ce bâton juste dans la direction d’un objet, et que je placecet autre bout de bois de manière à maintenir le premier, dans saposition, qu’ensuite je le laisse là, pourrais-je retrouver ensuitel’objet, si je le voulais ? Ne croyez-vous pas que je lepourrais ? Jack, ne le croyez-vous pas ? reprit-il avecagitation, en me saisissant par le bras.

– Oh ! dis-je, cela dépendrait de ladistance où se trouverait l’objet, et de l’exactitude avec laquellevotre bâton serait orienté. Si c’était à une distance quelconque,je taillerais des mires sur votre bâton en croix ; au bout,j’attacherais une corde, que je ferais descendre en fil àplomb ; et cela vous conduirait fort près de l’objet que vousvoulez. Mais, assurément, Tom, ce n’est point votre intention demarquer ainsi la place exacte du fantôme.

– Vous verrez ce soir, mon vieux, vousverrez ce soir. Je porterai cela à la vallée de Sasassa. Vousemprunterez le levier de Madison et vous viendrez avec moi ;mais souvenez-vous bien qu’il ne faut dire à personne ni où vousallez, ni pourquoi vous voulez ce levier.

Tom passa toute la journée à se promener dansla pièce ou à travailler à son appareil.

Il avait les yeux brillants, les joues animéesd’un rouge de fièvre, dont il présentait au plus haut degré tousles symptômes.

– Fasse le ciel que le diagnostic de Dickne se confirme pas, me dis-je, en revenant avec mon levier.

Et pourtant, quand vint le soir, je me sentisenvahi à mon tour par cette excitation.

Vers six heures, Tom se leva et prit soninstrument.

– Je n’y tiens plus, Jack, dit-il, prenezvotre levier, et en route pour la vallée de Sasassa. La besogne decette nuit, mon vieux, nous rendra opulents ou nous achèvera.Prenez votre revolver, pour le cas où on rencontrerait desCafres…

« Je n’ose pas prendre le mien, Jack,reprit-il en me mettant les mains sur les épaules, car si madéveine me poursuit encore cette nuit, je ne sais ce que je seraiscapable d’en faire.

Ayant donc rempli nos poches de vivres, nouspartîmes pour ce fatigant trajet de la vallée de Sasassa.

En route, je fis maints efforts pour tirer demon compagnon quelques indications sur son projet.

Il se bornait à répondre :

– Hâtons-nous, Jack. Qui sait combien degens ont, à cette heure, entendu le récit de Wharton. Hâtons-nous,sans quoi nous ne serons peut-être pas les premiers arrivés sur leterrain.

Ah ! Monsieur, nous fîmes un trajet dedix milles environ à travers les montagnes.

Enfin, après être descendus par une penterapide, nous vîmes s’ouvrir devant nous un ravin si sombre, si noirqu’on eût pu le prendre pour la porte même de l’enfer.

Des falaises hautes de plusieurs centaines depieds enfermaient de tous côtés ce défilé encombré de blocs éboulésqui conduisait à travers le pays hanté, dans la direction du Paysdes Cafres.

La lune, surgissant au-dessus desescarpements, dessinait en contours des plus nets les denteluresirrégulières des rochers qui en formaient les sommets, pendantqu’au-dessous de cela tout était noir comme l’Érèbe.

– La vallée de Sasassa ? dis-je.

– Oui, répondit Tom.

Je le regardai.

En ce moment, il était calme.

L’ardeur fébrile avait disparu.

Il agissait avec réflexion, avec lenteur.

Cependant, il avait dans les traits unecertaine raideur, dans l’œil une lueur qui annonçaient quel’instant grave était venu.

Chapitre 4

 

Nous entrâmes dans le défilé, en trébuchantparmi les éboulis.

Tout à coup j’entendis une exclamation courte,vive, lancée par Tom.

– Le voici, le rocher, s’écria-t-il endésignant une grande masse qui se dressait devant nous dansl’obscurité.

– Maintenant, je vous en supplie, faitesbon usage de vos yeux. Nous sommes à environ cent yards de lafalaise, à ce que je crois. Avancez lentement d’un côté ; j’enferai autant de l’autre. Si vous apercevez quelque chose,arrêtez-vous et appelez. Ne faites pas plus de douze pouces àchaque pas et tenez les yeux fixes sur l’escarpement à environ huitpieds de terre. Êtes-vous prêt ?

– Oui !

À ce moment j’étais encore plus excité quelui.

Quelle était son intention, qu’avait-il envue ?

Je n’avais pas même de supposition à ce sujet,si ce n’est qu’il se proposait d’examiner en plein jour la partiede la falaise d’où venait la lumière.

Mais l’influence de cette situation romanesqueet de l’agitation que mon compagnon éprouvait en la comprimant,était si forte que je sentais le sang courir dans mes veines et lepouls battre violemment à mes tempes.

– Partez, cria Tom.

Et alors nous nous mîmes en marche, lui àdroite, moi à gauche, en tenant les yeux fixés sur la base durocher.

J’avais avancé d’environ vingt pas, quand lachose m’apparut soudain.

À travers la nuit de plus en plus noire,brillait une petite lueur rouge, une lueur qui diminuait, quiaugmentait, papillotait, oscillait, qui à chaque changement faisaitun effet de plus en plus étrange.

L’antique superstition cafre s’empara de monesprit et je sentis passer en moi un frisson glacial.

Dans mon agitation, je fis un pas enarrière.

Alors la lueur disparut instantanément,laissant à sa place une profonde obscurité.

Je m’avançai de nouveau.

Elle reparut, la lueur rouge, à la base durocher.

– Tom, Tom ! criai-je.

– Oui, j’y vais, l’entendis-je crier àson tour, comme il accourait à moi.

– La voici… là, en haut, contre lerocher.

Tom était tout près de moi.

– Je ne vois rien, dit-il.

– Voyons, là, là, ami, en face devous.

En disant ces mots, je m’écartai un peu versla droite, et aussitôt la lueur disparut à mes yeux.

Mais à en juger par les exclamations joyeusesque lançait Tom, il était évident qu’après avoir pris la place quej’avais occupée, il voyait aussi la lueur.

– Jack, s’écria-t-il en se tournant et meserrant la main de toutes ses forces, Jack, vous et moi nousn’aurons plus lieu de nous plaindre de notre malchance.

« Maintenant faisons un tas de pierres àl’endroit où nous sommes. C’est cela.

« À présent nous allons fixer solidementnotre poteau indicateur au sommet. Voilà !

« Il faudrait un vent bien fort pourl’abattre et il nous suffit qu’il tienne bon jusqu’au matin.

« Oh ! Jack, mon garçon quand jesonge que nous parlions hier de nous faire employés, et vous quirépondiez que personne ne sait ce qui l’attend.

« Par Jupiter, Jack, voilà qui ferait unejolie nouvelle.

À ce moment, nous avions fixé solidement lepiquet vertical entre deux grosses pierres.

Tom se baissa et visa au moyen du montanthorizontal.

Il resta un bon quart d’heure à le fairemonter et descendre tour à tour ; enfin, poussant un soupir desatisfaction, il fixa le support dans l’angle et se redressa.

– Regardez sur cette ligne, Jack, dit-il.Vous avez le coup d’œil le plus juste que j’aie jamaisrencontré.

Je regardai sur la mire.

Là-bas, à portée de la vue, brillait la tachescintillante.

On eût dit qu’elle était au bout de la mire,tant la visée avait été exactement faite.

– Et maintenant, mon garçon, dit Tom,mangeons un peu et dormons.

« Il n’y a plus rien à faire cette nuit,mais demain nous aurons besoin de tout ce que nous aurons d’espritet de force.

« Ramassons du bois et faisons un feuici. Alors nous serons en état d’avoir l’œil sur notre poteauindicateur et de veiller à ce que rien ne lui arrive pendant lanuit.

Nous fîmes du feu, et nous soupâmes pendantque le démon de la Sasassa nous contemplait face à face de son œilmobile et étincelant.

Il continua de le faire pendant toute lanuit.

Toutefois ce ne fut pas toujours du mêmeendroit, car, après souper, quand je regardai le long de la mirepour le revoir, il était entièrement invisible.

Mais cette information ne troubla nullementTom ; il se borna à cette remarque :

– C’est la lune, et non l’objet, qui achangé de place.

Puis, se recroquevillant sur lui-même, ils’endormit.

Le lendemain, dès la pointe du jour, nousétions debout, et nous examinions le rocher au bout de notre mire.Nous ne distinguions rien, qu’une surface terne, ardoisée,uniforme, peut-être un peu plus raboteuse à l’endroit où arrivaitnotre ligne de mire, mais sans autre particularité remarquable.

– Maintenant mettons à exécution votreidée, Jack, dit Tom Donahue, en déroulant d’autour de sa taille unelongue ficelle, fixez-la par un bout, tandis que j’irai jusqu’àl’autre bout.

En disant ces mots, il partit dans ladirection de la base de l’escarpement, en tenant un bout de lacorde, pendant que je tirais sur l’autre en l’enroulant autour dupiquet, et le faisant passer par la mire du bout.

De cette façon, je pouvais dire à Tom d’allerà droite ou à gauche.

Notre corde était maintenue tendue depuis sonpoint d’attache, par le point de mire, et de là dans la directiondu rocher, où elle aboutissait à environ huit pieds du sol.

Tom traça à la craie un cercle d’environ troispieds de diamètre autour de ce point.

Alors il me cria de venir le rejoindre.

– Nous avons combiné l’affaire ensemble,Jack, dit-il, et nous ferons la trouvaille ensemble, s’il y en aune.

Le cercle, qu’il avait tracé, comprenait unepartie du rocher plus lisse que le reste, excepté au centre, ou seremarquaient quelques noyaux saillants et rugueux.

Tom m’en montra un en poussant un cri dejoie.

C’était une masse assez irrégulière, de teintebrune, qui avait à peu près le volume du poing d’un homme, et qu’oneût pris pour un tesson de verre sale incrusté dans le murescarpé.

– C’est cela ! s’écria-t-il, c’estcela !

– Cela, quoi ?

– Eh ! mon homme, undiamant, et un diamant tel qu’il n’y a monarque au mondequi n’en envie la possession à Tom Donahue ! Jouez de votrebarre de fer, et bientôt nous aurons exorcisé le démon de la valléede Sasassa.

J’étais si abasourdi que pendant un instant jerestai muet de surprise, à contempler le trésor qui était tombéentre nos mains de façon si inespérée.

– Allons, dit Tom, passez-moi le levier.À présent, en prenant comme point d’appui la saillie qui sort icidu rocher, nous pourrons le faire sauter… Oui, il cède. Je n’auraisjamais cru qu’il serait venu aussi facilement… À présent, Jack,plus nous nous dépêcherons de retourner à la cabane, et de làd’aller au Cap, mieux nous ferons.

Chapitre 5

 

Après avoir enveloppé notre trésor, nousreprîmes à travers les collines la route de la maison. Cheminfaisant, Tom me conta qu’au temps où il étudiait le droit àMiddle-Temple, il avait trouvé dans la bibliothèque une brochurepoudreuse d’un certain Jans Van Hounym, qui racontait une aventurefort semblable à la nôtre, et qui était arrivée à ce braveHollandais vers la fin du XVIIe siècle, aventure quiavait abouti à la découverte d’un diamant lumineux.

Ce récit s’était représenté à l’esprit de Tompendant qu’il écoutait l’histoire de fantôme de l’honnête DickWharton.

Quant aux moyens inventés pour vérifier lasupposition, ils étaient sortis de son fertile cerveaud’Irlandais.

Nous le porterons au Cap, dit Tom, et si nousne pouvons nous en défaire avantageusement dans cette ville, nousgagnerons bien notre voyage en nous embarquant pour Londres. Toutde même allons d’abord chez Madison ; il se connaît un peu ences choses, et peut-être nous donnera quelque idée de ce que nouspouvons regarder comme un prix équitable pour notre trésor.

En conséquence, nous quittâmes notre route, aulieu de retourner à notre hutte, pour prendre le sentier étroit quiconduisait à la ferme de Madison,

Nous le trouvâmes en train de déjeuner.

Une minute après, nous étions assis à satable, grâce à l’hospitalité sud-africaine.

– Eh bien, dit-il, quand les domestiquesfurent partis, qu’y a-t-il sous roche ? Vous avez quelquechose à me dire, je le vois. Qu’est-ce que c’est ?

Tom tira son paquet, dénoua d’un air solennelles mouchoirs qui l’enveloppaient.

– Voilà, dit-il, en posant le cristal surla table, quel prix vous paraîtrait-il honnête d’offrir pourceci ?

Madison prit l’objet et l’examina d’un air deconnaisseur.

– Eh bien, dit-il, en le remettant sur latable, à l’état brut, cela vaudrait douze shillings la tonne.

– Douze shillings, s’écria Tom, en sedressant d’un bond. Ne voyez-vous pas ce que c’est ?

– Du sel gemme.

– Au diable le sel gemme ! C’est dudiamant.

– Goûtez-y, dit Madison.

Tom le porta à ses lèvres, le jeta à terre enpoussant un juron terrible, et sortit aussitôt de la chambre.

Je me sentais moi-même attristé, déçu, mais merappelant ce que Tom avait dit au sujet du révolver, je sortisaussi et retournai à la hutte, plantant là Madison, muet,abasourdi.

Quand j’entrai, je trouvai Tom couché dans sacaisse, la figure tournée vers le mur, et l’air trop découragé pouraccepter mes paroles de consolation.

Maudissant Dick et Madison, le démon deSasassa et tout le reste, j’allai faire un tour hors de la hutte etme réconfortai de notre pénible mésaventure en fumant une pipe.

J’étais arrivé à cinquante pas de la huttequand j’en entendis partir le bruit auquel je m’attendais le moinsde ce côté-là.

Si ce son avait été un gémissement ou unjuron, je l’aurais trouvé tout naturel, mais celui qui me fitm’arrêter et retirer ma pipe de ma bouche était un bruyant éclat derire.

L’instant d’après, Tom en personne sortait dela hutte, la figure toute rayonnante de joie.

Chapitre 6

 

– En chasse pour dix autres milles àpied, vieux camarade.

– Ah ! oui, pour un autre morceau desel gemme, à douze shillings la tonne…

– Ne parlons plus de cela, Jack, me ditTom avec un large rire, si vous avez de l’affection pour moi.Maintenant faites attention, Jack. Quels sots, quels fous nousavons été de nous laisser jeter à bas par une bagatelle ?Asseyez-vous seulement, un instant sur cette souche, et je vousrendrai la chose aussi claire que le jour. Vous avez vu plus d’unefois un bloc de sel gemme incrusté dans de la roche, et moi aussij’en ai vu, quoique j’aie fait tant d’affaires avec celui-ci. Ehbien, Jack, avez-vous jamais vu de ces morceaux-là briller dansl’obscurité à peine autant qu’une luciole ?

– Non, je ne peux pas dire que j’en aievu.

– Je puis m’enhardir jusqu’à prédire quesi nous attendions jusqu’à la nuit, ce que nous ne ferons pas, nousverrions cette lumière briller de nouveau parmi les rochers. Donc,Jack, quand nous avons détaché ce sel sans valeur, nous nous sommestrompés de cristal. Il n’y a rien d’étrange, dans ces collines, àce qu’un morceau de sel gemme se trouve à un pied de distance d’undiamant. Il en a pris l’éclat, et nous étions surexcités, nous noussommés conduits sottement, et avons laissé en place la véritablepierre. Vous pouvez y compter, Jack, la pierre précieuse de Sasassaest incrustée dans le périmètre du cercle magique tracé à la craiesur la surface de ce rocher de là-bas. Venez, vieux camarade,allumez votre pipe, et reprenez votre révolver, et nous serons bienloin avant que ce Madison ait eu le temps d’additionner deux etdeux.

Je ne crois pas avoir montré un bien vifenthousiasme cette fois.

J’avais déjà commencé à regarder ce diamantcomme un fléau sans compensation. Mais décidé à ne point jeterd’eau froide sur les espérances de Tom, je me déclarai tout prêt àpartir.

Quelle marche ce fut ?

Tom avait toujours été bon marcheur demontagne, mais ce jour-là l’excitation paraissait lui donner desailes, pendant que je m’évertuais de mon mieux à gravir derrièrelui.

Quand nous fûmes arrivés à moins d’undemi-mille, il prit le pas de charge, et ne s’arrêta que quand ilfut devant le cercle blanc tracé sur le rocher.

Pauvre vieux Tom ! quand je l’eusrejoint, son état d’esprit avait changé.

Il était là, debout, les mains dans lespoches, et le regard distrait, flottant devant lui, la minepiteuse.

– Voyez, examinez, dit-il en me montrantle rocher.

Il ne s’y voyait absolument rien quiressemblât à un diamant.

Dans le cercle on n’apercevait que la surfacelisse de couleur ardoisée, avec un gros trou, celui d’où nousavions arraché le morceau de sel gemme, et un ou deux petits creux.Quant à la pierre précieuse, pas de trace.

– Je l’ai examiné pouce par pouce, dit lepauvre Tom ; elle n’est pas là ; quelqu’un sera venu etaura remarqué le cercle, et l’aura prise. Rentrons à la maison,Jack, je me sens énervé, fatigué. Oh ! y eut-il jamais unemauvaise chance pareille à la mienne.

Je faisais demi-tour pour partir, mais jejetai d’abord un dernier coup d’œil sur l’escarpement.

Tom avait déjà fait une dizaine de pas.

– Holà ! criai-je, n’apercevez-vousaucun changement dans ce cercle depuis hier ?

– Que voulez-vous dire ? demandaTom.

– Retrouvez-vous une certaine chose qui yétait auparavant ?

– Le sel gemme ? dit Tom.

– Non, mais le petit corps saillant etarrondi dont nous nous sommes servi comme point d’appui. Je supposeque nous l’aurons descellé en manœuvrant le levier. Regardons unpeu de quoi il était fait.

En conséquence, nous cherchâmes parmi lescailloux détachés qui se trouvaient au pied de l’escarpement.

– Nous y voilà, Jack. Nous avons réussienfin. Nous voilà redevenus des hommes.

Je fis demi-tour et me trouvai en face de Tomqui rayonnait de joie et qui tenait à la main un petit morceau deroche noire.

Au premier coup d’œil, on eut pris cela pourun éclat de la pierre, mais tout près de la base, il en sortait unobjet que Tom me montrait avec enthousiasme.

On eut dit tout d’abord un œil de verre, maisil y avait là, un éclat et une profondeur transparente que jamaisne donna aucune espèce de verre.

Cette fois, il n’y avait pas erreur, nousétions bien possesseurs d’une pierre précieuse de grandevaleur.

Nous quittâmes donc la vallée d’un cœur léger,en emportant le « démon » qui y avait régné silongtemps.

Chapitre 7

 

Voilà la chose, Monsieur, je l’ai contée d’unefaçon trop prolixe, et je vous ai peut-être fatigué.

Vous le voyez, quand je me mets à parler deces rudes temps d’autrefois, je crois revoir la petite cabane, leruisseau qui coulait auprès, et la Brousse qui l’entourait, et jecrois entendre encore la voix de ce brave Tom.

Il me reste peu de chose à ajouter.

Nous prospérâmes grâce à la pierreprécieuse.

Tom Donahue, comme vous le savez, s’est établiici, et il est bien connu dans la ville.

De mon côté j’ai réussi, je me livre àl’agriculture et à l’élevage des autruches en Afrique.

Nous avons donné au vieux Dick Wharton, dequoi s’établir pour son compte, et il est un de nos plus prochesvoisins.

Si jamais vous venez de notre côté, Monsieur,ne manquez pas de demander Jack Turnbull, propriétaire de la fermede Sasassa.

Partie 4
NOTRE CAGNOTTE DU DERBY

Chapitre 1

 

– Bob ! criai-je.

Pas de réponse.

– Bob !

Un rapide crescendo de ronflements s’achève enun bâillement prolongé.

– Réveillez-vous, Bob.

– Que diable signifie tout cevacarme ? dit une voix toute endormie.

– Il est bientôt l’heure du déjeuner,expliquai-je.

– Que le diable emporte ledéjeuner ! dit l’esprit rebelle de son lit.

– Et il y a une lettre, Bob, dis-je.

– Est-ce que vous ne pouviez pas le direplus tôt ? Apportez-la tout de suite.

Et sur cette aimable invitation, j’entrai dansla chambre de mon frère et m’assis sur le bord de son lit.

– Voici la chose : timbre poste del’Inde, timbre de la poste de Brindisi. De qui cela peut-ilvenir ?

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde,Trognon, dit mon frère, rejetant en arrière ses cheveux frisés endésordre.

Puis, après s’être frotté les yeux, il se miten devoir de rompre le cachet.

Or, s’il est un sobriquet qui m’inspire uneplus profonde aversion que les autres, c’est bien celui de« Trognon ».

Une misérable bonne, impressionnée par lesproportions entre ma figure ronde et grave et mes petites jambespiquetées de taches de rousseur, m’infligea ce sobriquet aux joursde mon enfance.

En réalité, je ne suis pas plus un« trognon » que n’importe quelle autre jeune fille de dixsept ans.

En la circonstance actuelle, je me dressaiavec toute la dignité qu’inspire la colère, et je me préparais àbourrer de coups de traversin la tête de mon frère, quand je fusarrêtée par l’expression d’intérêt que marquait sa physionomie.

– Vous ne devineriez jamais qui va venir,Nelly, dit-il. C’était un de vos amis autrefois.

– Comment ? De l’Inde ? Cen’est pas Jack Hawthorne ?

– Tout juste, dit Bob. Jack revient et vapasser quelques jours chez nous. Il dit qu’il arrivera ici, presqueen même temps que sa lettre. Ne vous mettez pas à danser commecela. Vous ferez tomber les fusils ou vous causerez quelque autreaccident. Tenez-vous tranquille comme une fille bien sage etrasseyez-vous.

Bob parlait avec toute l’autorité desvingt-deux étés qui avaient passé sur sa tête moutonnée.

Aussi je me calmai et repris ma premièreposition.

– Comme ce sera charmant !m’écriai-je ; mais, Bob, la dernière fois qu’il était ici, cen’était qu’un jeune garçon, et maintenant c’est un homme. Ce nesera plus du tout le même Jack.

– Oh ! quant à cela, dit Bob, vousn’étiez alors qu’un bout de fille, une méchante gamine avec desboucles ; tandis qu’à présent…

– Tandis qu’à présent ?…demandai-je.

On eût dit vraiment que Bob était sur le pointde me faire un compliment.

– Eh bien, vous n’avez plus les boucles,et vous êtes maintenant bien plus grosse et plus mauvaise.

À un certain point de vue, c’est excellentd’avoir des frères.

Il n’est pas possible à une jeune personne quien a, de se faire de ses mérites une opinion exagérée.

Je crois qu’à l’heure du déjeuner, tout lemonde fut content d’apprendre le retour promis de JackHawthorne.

Par « tout le monde » j’entends mamère, et Elsie, et Bob.

Notre cousin Salomon Barker, par contre, n’eutpas du tout l’air d’être accablé de joie quand je lançai cettenouvelle d’un ton triomphant, d’une voix haletante.

Jusqu’alors je n’y avais jamais songé, maispeut-être que ce jeune gentleman commence à s’éprendre d’Elsie etqu’il redoute un rival.

Sans cela je ne vois pas pourquoi une choseaussi simple l’aurait fait repousser son œuf, déclarer qu’il avaitdéjeuné superbement, et cela d’un ton agressif qui permettait dedouter de sa sincérité.

Grace Maberly, l’amie d’Elsie, avait l’airtrès contente, selon son habitude.

Quant à moi, j’étais dans un état de joieexubérante.

Jack et moi, nous avions été camaradesd’enfance.

Il avait été pour moi comme un frère plus âgé,jusqu’au jour où il était entré dans les cadets et nous avaitquittés.

Que de fois Bob et lui ont grimpé aux pommiersdu vieux Brown, pendant que je me tenais par-dessous et recevais lebutin dans mon petit tablier blanc.

Il n’y avait guère dans ma mémoire d’escapade,guère d’aventure où Jack ne jouât un rôle de premier ordre.

Mais désormais il était « lelieutenant » Hawthorne.

Il avait fait la guerre d’Afghanistan, et,selon l’expression de Bob, c’était « un guerrierfini ».

Quelle tournure allait-il avoir ?

Je ne sais comment cette expression de« guerrier » avait fait surgir l’image de Jack en armurecomplète, avec des plumes au casque, altéré de sang, et s’escrimantavec une épée énorme sur un adversaire.

Après un tel exploit, je craignais bien qu’ilne condescendît plus à jouer à saute-mouton, aux charades et auxautres amusements traditionnels de Hatherley House.

Le cousin Sol fut certainement très déprimépendant les quelques jours qui suivirent.

On avait toutes les peines du monde à ledécider à faire un quatrième aux parties de tennis.

Il témoignait une passion tout à faitextraordinaire pour la solitude et le tabac fort.

Nous tombions sur lui dans les endroits lesplus inattendus, dans les massifs, le long de la rivière, et dansces occasions, s’il lui était impossible de nous éviter, il tenaitson regard rigoureusement fixé vers le lointain et refusaitd’entendre nos appels féminins et de s’apercevoir qu’on agitait desombrelles.

Cela était certainement fort peu chic de sapart.

Un soir, après dîner, je m’emparai de lui, et,me dressant de toute ma hauteur, qui atteint cinq pieds quatrepouces et demi, je me mis en devoir de lui dire ce que je pensaisde lui.

C’est un procédé que Bob regarde comme lecomble de la charité, car il consiste à donner libéralement ce dontj’ai moi-même le plus grand besoin.

Le cousin Sol flânait dans un rocking-chair,le Times devant lui, et regardait le feu par dessus sonjournal, d’un air maussade.

Je me rangeai sur son flanc et lui envoyai mabordée.

– On dirait que nous vous avons fâché,master Barker, dis-je d’un ton de hautaine courtoisie.

– Que voulez-vous dire, Nell ?demanda mon cousin en me regardant avec surprise.

Il avait une façon bien bizarre de meregarder, le cousin Sol.

– Il semble que vous ne teniez plus ànotre société, remarquai-je.

Puis, descendant soudain de mon tonhéroïque :

– Vous êtes stupide, Sol. Qu’est-ce quivous a donc pris ?

– Rien du tout, Nell, ou du moins rienqui en vaille la peine. Vous savez que je passe mon examen demédecine dans deux mois et que je dois m’y préparer.

– Oh ! dis-je, tout hérisséed’indignation, si c’est cela, alors n’en parlons plus.Naturellement, si vous préférez des os à vos jeunesparentes, c’est fort bien. Il y a des jeunes gens qui feraient deleur mieux pour se rendre agréables, au lieu de bouder dans lescoins et d’apprendre à dépecer leurs semblables avec descouteaux.

Et après avoir ainsi résumé la noble sciencede la chirurgie, je m’occupai avec une violence exagérée à remettreen place des têtières qui n’en pouvaient mais.

Je voyais bien le cousin Sol regarder, d’unair amusé, la petite personne aux yeux bleus qui allait et venaiten colère devant lui.

– Ne soufflez pas sur moi, Nell, dit-il.J’ai déjà été cueilli une fois, vous savez. En outre (et alors ilprit une figure grave) vous aurez assez de distractions quandarrivera ce… comment se nomme-t-il ?… le lieutenantHawthorne.

– Ce n’est pas toujours Jack qui iraitfréquenter les momies et les squelettes, remarquai-je.

– Est-ce que vous l’appelez toujoursJack ? demanda l’étudiant.

– Naturellement. Ce nom de John, celavous a l’air si raide.

– Oh ! oui, c’est vrai, dit moninterlocuteur d’un air de doute.

J’avais toujours, trottant dans ma tête mathéorie au sujet d’Elsie.

Je me figurai que je pourrais essayer dedonner aux choses une tournure plus gaie.

Sol s’était levé et regardait par lafenêtre.

J’allai l’y rejoindre et regardai timidementsa figure qui, d’ordinaire, exprimait la bonhomie et qui, en cemoment, avait l’air très sombre, très malheureuse.

En tout temps, il était très renfermé, mais jepensai qu’en le poussant un peu je l’amènerais à un aveu.

– Vous êtes un vieux jaloux, dis-je.

Le jeune homme rougit et me regarda.

– Je connais votre secret, dis-jehardiment.

– Quel secret ? dit-il en rougissantdavantage.

– Ne vous tourmentez pas, je le connais.Permettez-moi de vous dire, repris-je, devenant plus hardie encore,que Jack et Elsie n’ont jamais été très bien ensemble. Il y a bienplus de chance pour que Jack devienne amoureux de moi. Nous avonstoujours été amis.

Si j’avais planté dans le corps du cousin Soll’aiguille à tricoter que je tenais à la main, il n’aurait pasbondi plus haut.

– Grands Dieux ! s’écria-t-il.

Et je vis fort bien dans le crépuscule sesyeux noirs se fixer sur moi.

– Est-ce que vous croyez réellement quec’est votre sœur qui m’occupe.

– Certainement, dis-je d’un ton ferme,avec la conviction que je clouais mon drapeau au grand mât.

Jamais un simple mot ne produisit pareileffet.

Le cousin Sol fit un tour sur lui-même, larespiration coupée de saisissement, et sauta bel et bien par lafenêtre.

Il avait toujours eu de bizarres façonsd’exprimer ses sentiments, mais cette fois-ci il s’y prit d’unemanière si originale que la seule impression qui s’empara alors demoi fut celle de la stupéfaction.

Je restai là à regarder fixement dansl’obscurité croissante.

Alors je vis sur la pelouse une figure qui meregardait aussi d’un air abasourdi et stupéfait.

– C’est à vous que je pense, Nell, dit lafigure.

Après quoi elle disparut.

Puis, j’entendis le bruit de quelqu’un quicourait à toutes jambes dans l’avenue.

C’était un jeune homme fortextraordinaire.

Les choses allèrent leur train quotidien àHatherley House, malgré la déclaration d’affection qu’avait faitede manière caractéristique le cousin Sol.

Il ne me sonda jamais au sujet des sentimentsque j’éprouvais à son égard et plusieurs jours se passèrent sansqu’il fît la moindre allusion à la chose.

Évidemment, il croyait avoir fait tout cequ’il est indispensable de faire en pareilles circonstances.

Toutefois, de temps à autre, il lui arrivaitde m’embarrasser terriblement, quand il survenait, se plantait biendevant moi, me regardait avec la fixité de la pierre, ce qui étaitabsolument épouvantable.

– Ne faites pas ça, Sol, lui dis-je unjour, vous me faites frissonner des pieds à la tête.

– Pourquoi est-ce que je vous donne lefrisson, Nelly ? dit-il. N’est-ce pas parce que vous avez del’affection pour moi ?

– Oh ! oui, j’en ai assez, del’affection. J’en ai pour Lord Nelson, s’il s’agit de cela, mais ilne me plairait guère que sa statue vienne se planter devant moi etreste des heures à me regarder. Voilà qui me met dans tous mesétats.

– Qu’est-ce qui a pu vous mettre lordNelson dans la tête ? dit mon cousin.

– Il est sûr que je n’en sais rien.

– Est-ce que vous avez pour moi la mêmeaffection que vous avez pour Lord Nelson, Nell ?

– Oui, seulement plus forte.

Et le pauvre Sol dut se contenter de cettepetite lueur d’encouragement, car Elsie et miss Maberly entrèrent àgrand bruit dans la chambre et mirent fin à notre tête-à-tête.

J’avais de l’affection pour mon cousin,c’était certain.

Je savais quel caractère simple et loyal secachait sous son extérieur tranquille.

Et pourtant l’idée d’avoir pour amoureux SolBarker – Sol, dont le nom même est synonyme de timidité – c’étaittrop incroyable.

Que ne s’éprenait-il de Grace, ou biend’Elsie ?

Elles auraient su que faire de lui. Ellesétaient plus âgées que moi. Elles pouvaient lui donner del’encouragement ou le rabrouer, si elles aimaient mieux.

Mais Grace était occupée à flirter toutdoucement avec mon frère Bob et Elsie paraissait ne se douterabsolument de rien.

J’ai gardé souvenir d’un trait typique ducaractère de mon cousin, que je ne puis m’empêcher de rapporterici, bien qu’il soit tout à fait en dehors de la suite de monrécit.

C’était à l’occasion de sa première visite àHatherley House. La femme du Recteur vint un jour nous rendrevisite et la responsabilité de la recevoir échut à Sol et àmoi.

Tout alla fort bien en commençant.

Sol se montra extraordinairement animé etcauseur.

Malheureusement un mouvement d’hospitalités’empara de lui, et, malgré de nombreux signes, et coups d’œil pourl’avertir, il demanda à la visiteuse s’il se permettrait de luioffrir un verre de vin.

Or, comme si la malchance l’eût voulu, notreprovision venait d’être achevée, et bien que nous eussions écrit àLondres, l’envoi n’était pas encore arrivé à destination.

J’attendais la réponse, respirant à peine.

J’espérais un refus, mais quelle ne fut pasmon épouvante ! Elle accepta avec empressement.

– Ne vous donnez pas la peine de sonner,Nell, dit Sol. Je ferai le sommelier.

Et avec un sourire plein de confiance, il sedirigea vers le petit placard où l’on mettait ordinairement lescarafons.

Ce fut seulement après s’être engagé à fondqu’il se rappela soudain avoir entendu dire dans la matinée qu’iln’y avait plus de vin à la maison.

Son angoisse d’esprit fut telle qu’il passa lereste de la visite de mistress Salter dans le placard et se refusaà en sortir jusqu’à ce qu’elle fût partie.

S’il y avait eu une possibilité quelconque quele placard du vin eût une autre issue, qui aboutît ailleurs, lachose se serait arrangée, mais je savais la vieille mistress Salterparfaitement au fait de la géographie de la maison ; elle laconnaissait aussi bien que moi.

Elle attendit pendant trois quarts d’heure queSol reparût.

Puis elle s’en alla de fort mauvaisehumeur.

– Mon cher, dit-elle en racontantl’histoire à son mari, et dans son indignation ayant recours à unlangage presque calqué sur celui de l’écriture, on eût dit que leplacard s’était ouvert et l’avait englouti.

Chapitre 2

 

– Jack arrive par le train de deuxheures, dit un matin Bob, apparaissant au déjeuner une dépêche à lamain.

Je pus saisir au vol un regard de reproche queme lançait Sol, mais cela ne m’empêcha point de manifester ma joieà cette nouvelle.

– Nous nous amuserons énormément quand ilsera là, dit Bob. Nous viderons l’étang à poissons. Nous nousdivertirons à n’en plus finir. N’est-ce pas, Sol, ce seracharmant.

L’opinion de Sol sur ce que cela pouvait avoirde charmant était évidemment de celles que l’on ne peut rendre pardes paroles, car il ne répondit que par un grognementinarticulé.

Ce matin-là, je songeai longuement à Jack dansle jardin.

Après tout, je me faisais grande fille, ainsique Bob me l’avait rappelé un peu rudement.

Il me fallait désormais me montrer réservéedans ma conduite.

Un homme, en chair et en os, avait bel et bienjeté sur moi un regard épris.

Quand j’étais une enfant, que j’eusse Jackderrière moi et qu’il m’embrassât, cela pouvait aller le mieux dumonde mais désormais je devais le tenir à distance.

Je me rappelai qu’un jour il me fit présentd’un poisson crevé qu’il avait tiré du ruisseau de Hatherley, etque je rangeai cet objet parmi mes trésors les plus précieux,jusqu’au jour où une odeur traîtresse qui se répandait dans lamaison fut cause que ma mère écrivit à M. Burton une lettrepleine d’injures, parce que celui-ci avait déclaré que notresystème de drainage était aussi parfait qu’on pouvait ledésirer.

Il faut que j’apprenne à être d’une politesseguindée qui tient les gens à distance.

Je me représentai notre rencontre, et j’en fisune répétition.

Le massif de chèvrefeuille représentant Jack,je m’en approchai solennellement, je lui fis une révérencemajestueuse et lui adressai ces paroles, en lui tendant lamain.

– Lieutenant Hawthorne, je suis fortheureuse de vous voir.

Elsie survint pendant que je me livrais à cetexercice ; elle ne fit aucune observation, mais au lunch, jel’entendis demander à Sol si l’idiotie se transmettait dans unefamille, ou si elle restait bornée aux individus.

À ces mots, le pauvre Sol rougit terriblementet se mit à bafouiller de la façon la plus confuse en voulantdonner des explications.

Chapitre 3

 

La cour de notre ferme donne sur l’avenue àpeu près à égale distance de Hatherley House et de la loge.

Sol, moi, et master Nicolas Cronin, fils d’unesquire [2] du voisinage, nous y allâmes après lelunch.

Cette imposante démonstration avait pour objetde mater une révolte qui avait éclaté dans le poulailler.

Les premières nouvelles de l’insurrectionavaient été apportées à la maison par le petit Bayliss, fils ethéritier de l’homme préposé aux poules, et on avait requisinstamment ma présence.

Qu’on me permette de dire en passant que lavolaille était le département d’économie domestique dont j’étaistout spécialement chargée ; et qu’il n’était pris aucunemesure en ce qui les concernait, sans qu’on eût recours à mesconseils et à mon aide.

Le vieux Bayliss sortit en clopinant à notrearrivée et me donna de grands détails sur l’émeute. Il paraît quela poule à crête et le coq de Bantam avaient acquis des ailes d’unelongueur telle qu’ils avaient pu voler jusque dans le parc et quel’exemple donné par ces meneurs avait été contagieux, au point quede vieilles matrones de mœurs régulières, telles que lesCochinchinoises aux pattes arquées, avaient manifesté de lapropension au vagabondage et poussé des pointes jusque sur leterrain défendu.

On tint un conseil de guerre dans la cour, etl’on décida à l’unanimité que les mutins auraient les ailesrognées.

Quelle course folle nous fîmes ! Parnous, j’entends master Cronin et moi, car le cousin Sol restait àplaner dans le lointain, les ciseaux à la main, et à nousencourager.

Les deux coupables se doutaient évidemmentpourquoi on les réclamait, car ils se précipitaient sous les meulesde foin, ou par dessus les cages au point qu’on eût cru avoiraffaire à une demi-douzaine au moins de poules à crête et de coqsBantam, jouant à cache-cache dans la cour.

Les autres poules avaient l’air des’intéresser sans vacarme aux événements et se contentaient delancer de temps à autre un gloussement moqueur.

Toutefois, il n’en était pas de même del’épouse favorite du Bantam.

Elle nous injuriait positivement du haut deson perchoir.

Les canards formaient la partie la plusindisciplinable de cette réunion, car bien qu’ils n’eussent rien àvoir dans les débuts de ce désordre, ils témoignaient vivement leurintérêt pour les fuyards, couraient après eux de toute la vitessede leurs courtes pattes jaunes et embarrassaient les pas despoursuivants.

– Nous la tenons, criai-je toutehaletante, quand la poule à crête fut cernée dans un angle.Attrapez-la, master Cronin. Ah ! vous l’avez manquée !Vous l’avez manquée ! Arrêtez-la, Sol. Oh ! monDieu ! Elle arrive de mon côté.

– C’est très bien, miss Montague, s’écriamaster Cronin, pendant que j’attrapais par les pattes lamalheureuse volatile et que je me disposais à la mettre sous monbras pour l’empêcher de reprendre la fuite. Permettez-moi de vousla tenir.

– Non, non, je vous prie d’attraper lecoq. Le voilà ! Tenez, là, derrière la meule de foin !Passez d’un côté, je passe de l’autre.

– Il s’en va par la grande porte, criaSol.

– Chou ! criai-je à mon tour,Chou ! Oh ! il est parti.

Et nous nous élançâmes tous deux dans le parcpour l’y poursuivre.

On tourna l’angle, on passa dans l’avenue, oùje me trouvai face à face avec un jeune homme à figure très halée,en complet à carreaux, qui se dirigeait vers la maison, enflânant.

Il n’y avait pas à se méprendre avec ces yeuxgris et rieur.

Lors même que je ne l’aurais pas regardé, uninstinct, j’en suis sûre, m’aurait dit que c’était Jack.

M’était-il possible d’avoir un air digne, avecla poule à crête fourrée sous mon bras ?

Je fis un effort pour me redresser, mais legredin d’oiseau semblait se douter qu’il avait enfin trouvé unprotecteur, car il se mit à piauler avec un redoublement deviolence.

Dans mon désespoir, je la lâchai et j’éclataide rire.

Jack en fit autant.

– Comment ça va-t-il, Nell ? dit-ilen me tendant la main.

Puis, d’une voix qui marquaitl’étonnement :

– Tiens, vous n’êtes plus du tout commequand je vous ai vue pour la dernière fois.

– Ah ! alors je n’avais pas unepoule sous le bras, dis-je.

– Qui aurait cru que la petite Nellyserait jamais devenue une femme ? dit Jack tout entier encoreà sa stupéfaction.

– Vous ne vous attendiez pas à ce que jedevienne un homme en grandissant, n’est-ce pas ? dis-je avecune profonde indignation.

Et alors, renonçant brusquement à touteréserve :

– Nous sommes rudement contents de votrearrivée, Jack. Ne vous pressez pas tant d’aller à la maison. Veneznous aider à attraper le coq bantam.

– Vous avez bien raison, dit Jack avec savoix si gaie d’autrefois. Allons !

Et nous voici tous les trois à courir commedes fous, à travers le parc, pendant que le pauvre Sol s’empressaità notre aide, embarrassé à l’arrière-garde avec les ciseaux et laprisonnière.

Jack avait son costume très froissé pour unhomme en visite, quand il présenta ses respects à maman dansl’après-midi, et mes rêves de dignité et de réserve étaientdispersés à tous les vents.

Chapitre 4

 

Ce mois de mai, nous eûmes à Hatherley Houseune véritable troupe.

C’était Bob, et Sol, et Jack Hawthorne, etmaster Nicolas Cronin. C’était, d’autre part, miss Maberly, etElsie, et maman, et moi.

En cas de nécessité, nous pouvions recruterdans les résidences des environs une demi-douzaine d’invités, demanière à pouvoir former un auditoire quand on produisait descharades ou des pièces, de notre cru.

Master Nicolas Cronin, jeune étudiantd’Oxford, adonné aux sports et plein de complaisance, fut, del’avis de tous, une acquisition utile, car il était doué d’unétonnant talent pour l’organisation et l’exécution.

Jack ne montrait pas, tant s’en faut, autantd’entrain qu’autrefois.

En fait, nous fûmes unanimes à l’accuserd’être amoureux, ce qui lui fit prendre cet air nigaud qu’ont lesjeunes gens en pareille circonstance, mais il n’essaya point de sedisculper de cette charmante imputation.

– Qu’allons-nous faire aujourd’hui ?dit un matin Bob. Quelqu’un de vous a-t-il une idée ?

– Vider l’étang, dit master Cronin.

– Nous n’avons pas assez d’hommes, ditBob. Passons à autre chose.

– Il faut organiser une cagnotte pour leDerby, dit Jack.

– Oh ! on a du temps de reste pourcela : les courses n’auront lieu que dans la seconde semaine.Voyons, autre chose ?

– Le Lawn-tennis, suggéra Sol, avechésitation.

– Du Lawn-tennis, il n’en faut pas.

– Vous pourriez organiser une dînette àl’Abbaye d’Hatherley, dis-je.

– Superbe, s’écria master Nicolas Cronin,c’est bien cela. Qu’en dites-vous, Bob ?

– Une idée de première classe, dit monfrère, adoptant la proposition avec empressement.

Les repas sur l’herbe sont très aimés de ceuxqui en sont à la première phase de la tendre passion.

– Eh bien, comment nous y rendrons-nous,Nell ? dit Elsie.

– Je n’irai pas du tout, dis-je. J’ytiendrais énormément, mais j’ai à planter ces fougères que Sol estallé me chercher. Vous feriez mieux d’aller à pied. Ce n’est qu’àtrois milles, et on pourrait envoyer d’avance le petit Bayliss avecle panier de provisions.

Il surgit alors un autre obstacle.

Le lieutenant s’était donné une entorse laveille. Il n’en avait jusqu’alors parlé à personne, mais à présent,ça commençait à lui faire mal.

– Vraiment, pourrais pas, dit Jack, troismilles à l’aller, trois au retour.

– Allons, venez, ne faites pas lefainéant, dit Bob.

– Mon cher garçon, dit le lieutenant,j’ai fait assez de marches pour le reste de ma vie. Si vous aviezvu avec quelle ardeur notre énergique général me poussait de Kaboulà Kandahar, vous auriez pitié de moi.

– Laissons le vétéran tranquille, ditmaster Nicolas Cronin.

– Ayons pitié de ce soldat blanchi sousle harnais, remarqua Bob.

– Assez blagué comme cela ! fitJack. Je vais vous dire ce que je compte faire, reprit-il en seranimant. Vous me donnerez la charrette anglaise, Bob, et je laconduirai en compagnie de Nell, dès qu’elle aura fini de planterses fougères. Nous pourrons nous charger du panier. Vous venez,n’est-ce pas, Nell ?

– C’est entendu, dis-je.

Bob donna son approbation à cet arrangement,et tout le monde fut content, à l’exception de master SalomonBarker, qui jeta sur le militaire un regard imprégné d’uneindulgente malice.

L’affaire définitivement convenue, toute latroupe alla faire les préparatifs, et ensuite on partit parl’avenue.

Chapitre 5

 

On ne saurait croire à quel point l’état de lacheville s’améliora dès que le dernier de la bande eut disparu autournant de la haie.

Quand les fougères eurent été plantées, quandle gig[3] fut attelé, Jack avait retrouvé toute sonactivité, toute sa vivacité.

– Il me semble que vous avez mis bien peude temps à guérir, dis-je pendant que nous trottions à travers lesméandres du petit sentier champêtre.

– En effet, dit Jack, c’est que jen’avais rien du tout, Nell. Je voulais causer avec vous.

– Vous n’allez pas me soutenir que vousavez dit un mensonge pour pouvoir causer avec moi ?protestai-je.

– J’en dirais quarante, dit Jack avecaplomb.

J’étais tellement perdue dans la contemplationde pareils abîmes de scélératesse dans le caractère de Jack, que jene fis plus aucune riposte.

Je me demandai si Elsie serait flattée ouindignée qu’on lui parlât de commettre un tel nombre de mensongespour elle.

– Nous avons toujours été si bons amisquand nous étions enfants, Nell, commença mon compagnon.

– Oui, dis-je en baissant les yeux sur lacouverture jetée sur nos genoux.

Je commentais à ce moment à devenir une jeunepersonne d’une grande expérience, comme vous le voyez, et àcomprendre ce que signifient certaines inflexions de la voixmasculine.

Ce sont des choses que l’on n’acquiert que parla pratique.

– Vous n’avez pas l’air d’avoir autantd’affection pour moi que vous en aviez alors, dit Jack.

J’étais toujours absorbée entièrement parl’examen de la peau de léopard que j’avais devant moi.

– Savez-vous, Nelly, reprit Jack, quequand je campais en plein air dans les passes glacées del’Himalaya, quand je voyais l’armée ennemie rangée en batailledevant moi, bref… reprit-il en prenant soudain un ton passionné,tout le temps que j’ai passé dans ce maudit trou d’Afghanistan, jen’ai pas eu d’autre pensée que celle de la fillette que j’avaislaissée en Angleterre.

– Vraiment ! dis-je à demi-voix.

– Oui, dit Jack, j’ai emporté votresouvenir dans mon cœur, et quand je suis revenu, vous n’étiez plusune fillette. Je vous ai retrouvée belle femme, Nelly, et je mesuis demandé si vous aviez oublié les jours d’autrefois.

Jack commençait à devenir très poétique dansson enthousiasme.

Pendant ce temps, il avait abandonnécomplètement à son initiative le vieux poney, qui se laissaitaller, lui, à son penchant chronique, celui de s’arrêter pouradmirer le paysage.

– Voyons, Nelly, dit Jack, avec unedéfaillance dans la respiration, comme quand on va tirer la cordede sa douche en pluie, une des choses que l’on apprend en faisantcampagne, c’est à mettre la main sur les bonnes choses dès qu’onles aperçoit. Pas de retard, pas d’hésitation, car on ne sait passi quelque autre ne va pas l’emporter pendant qu’on cherche àprendre son parti.

« Nous y venons, me dis-je avecdésespoir, et il n’y a pas de fenêtre par où Jack puisse se jeterdès qu’il aura fait le plongeon. »

J’en étais venue à former une associationd’idées entre celle d’amour et celle de saut par la fenêtre et celadatait de l’aveu du pauvre Sol.

– Ne croyez-vous pas, Nell, dit Jack, quevous auriez pour moi assez d’affection pour lier éternellementvotre existence à la mienne ? Voudriez-vous être ma femme,Nelly ?

Il ne sauta pas même à bas du véhicule.

Il y resta, assis près de moi, me regardantavec ses brillants yeux gris, pendant que le poney allait flânant,et broutant les fleurs des deux côtés de la route.

Très évidemment il tenait à obtenir uneréponse.

Je ne sais comment je crus voir une figurepâle et timide me regarder d’un fond obscur et entendre la voix deSol me faisant sa déclaration d’amour.

Pauvre garçon, après tout il s’était mis lepremier en campagne !

– Le pourriez-vous, Nell ? demandaJack une fois de plus.

– J’ai beaucoup d’affection pour vous,Jack, lui dis-je en le regardant avec un certain trouble, mais…

Comme sa figure s’altéra, à cemonosyllabe :

« Mais je ne crois, pas que mon affectionaille jusque-là. En outre, je suis si jeune, voyez-vous. Je croisbien que votre proposition me vaudrait beaucoup de compliments etle reste, mais il ne faut plus songer à moi à ce point de vue.

– Alors vous me refusez, dit Jack enpâlissant légèrement.

– Pourquoi ne vous adressez-vous pas àElsie, m’écriai-je dans mon désespoir. Pourquoi tout le mondes’adresse-t-il à moi ?

– Ce n’est pas Elsie que je veux, s’écriaJack en lançant au poney un coup de fouet qui surprit un peu cequadrupède à l’allure peu pressée. Qu’est-ce que veut dire ce« tout le monde », Nell ?

Pas de réponse.

– Je vois ce que c’est, dit Jack avecamertume. J’ai remarqué ce cousin, qui est toujours après vous,depuis que je suis ici. Vous êtes engagée avec lui ?

– Non, non, je ne le suis pas.

– Que Dieu en soit loué ! réponditdévotement Jack. Il y a encore de l’espoir. Peut-être, avec letemps, en viendrez-vous à de meilleures idées. Dites-moi, Nell,aimez-vous beaucoup ce nigaud d’étudiant en médecine ?

– Ce n’est pas un nigaud, dis-je avecindignation, et je l’aime tout autant que je vous aimeraijamais.

– Vous pourriez l’aimer tout autant sansbeaucoup l’aimer, dit Jack d’un ton boudeur.

Puis ni l’un ni l’autre ne dîmes mot, jusqu’aumoment où un grand cri poussé en chœur par Bob et master Croninannonça l’arrivée du reste de la troupe.

Chapitre 6

 

Si la partie de campagne fut réussie, cela futdû entièrement aux efforts de ce dernier gentleman.

Trois amoureux sur quatre personnes, c’esthors de proportion, et il fallut toutes ses facultés deboute-en-train pour compenser l’effet désastreux de l’humeur desautres.

Bob avait l’air de ne voir que les charmes demiss Maberly.

La pauvre Elsie restait à se morfondre dansl’isolement, pendant que mes deux admirateurs passaient leur tempsà se regarder, puis à me regarder tour à tour.

Mais master Cronin lutta courageusement contrecet état de choses décourageant, se rendit agréable à tous, enexplorant des ruines ou débouchant des bouteilles avec la mêmevéhémence, la même énergie.

Le cousin Sol, en particulier, se montraitdécouragé et dépourvu d’entrain.

Il était convaincu, j’en suis sûre, que monvoyage en tête-à-tête avec Jack avait été arrangé d’avance entrenous. Mais il y avait dans son expression plus de peine que decolère.

Jack, au contraire, j’ai regret de le dire, semontrait nettement agressif.

Ce fut même cela qui me décida à choisir moncousin pour m’accompagner dans la promenade à travers bois quisuivit le lunch.

Jack avait fini par prendre des airs depropriétaire si provocants que j’étais résolue à en finir une foispour toutes.

Je lui en voulais aussi d’avoir pris l’aird’être cruellement mortifié par mon refus et d’avoir voulu dénigrerpar derrière le pauvre Sol.

Il s’en fallait beaucoup que je fusse éprisede l’un ou de l’autre, mais après tout, avec mes idées juvéniles delutte à armes égales, j’étais révoltée de voir l’un ou l’autreprendre une avance que je regardais comme un avantage malacquis.

Je sentais que si Jack n’était pas revenu,j’aurais fini à la longue par agréer mon cousin.

D’autre part, si ce n’avait été Sol, jen’aurais jamais pu refuser Jack.

Pour le moment, je les aimais tous les deuxtrop pour favoriser l’un ou l’autre.

« Comment cela finira-t-il ? je mele demande, pensai-je. Il faut que je fasse quelque chose dedécisif dans un sens ou dans l’autre, à moins que, peut-être, lemeilleur parti soit d’attendre et de voir ce que l’aveniramènera. »

Sol montra une légère surprise quand je lechoisis pour compagnon, mais il accepta avec un sourire degratitude.

Son esprit parut considérablement soulagé.

– Ainsi donc, je ne vous ai point encoreperdue, Nell, me dit-il à demi-voix, pendant que nous nousenfoncions sous les grands arbres et que les voix de la troupe nousarrivaient de plus en plus affaiblies par l’éloignement.

– Personne ne peut me perdre, dis-je, carjusqu’à présent personne ne m’a gagnée. Je vous en prie, ne parlezplus de cela. Ne pourriez-vous pas causer comme vous le faisiez ily a deux ans, et ne pas être si épouvantablementsentimental ?

– Vous saurez un jour pourquoi, Nell, ditl’étudiant d’un ton de reproche. Attendez jusqu’au jour où vousconnaîtrez vous-même l’amour ; alors vous comprendrez.

Je fis une légère moue d’incrédulité.

– Asseyons-nous ici, Nell, dit le cousinSol, en me dirigeant habilement vers un petit tertre couvert defraisiers et de mousse, et se perchant sur une souche d’arbre àcôté de moi. Maintenant, tout ce que je vous demande, c’est derépondre à une ou deux questions. Après cela je ne vouspersécuterai plus.

Je m’assis, l’air résigné, les mains sur lesgenoux.

– Êtes-vous fiancée au lieutenantHawthorne ?

– Non, répondis-je avec énergie.

– Est-ce que vous l’aimez mieux quemoi ?

– Non ; je ne l’aime pas mieux.

Le thermomètre du bonheur de Sol marqua aumoins cent degrés à l’ombre.

– Est-ce que vous m’aimez mieux que lui,Nelly fit-il d’une voix très tendre.

– Non.

Le thermomètre redescendit au-dessous dezéro.

– Voulez-vous dire que nous sommes, à vosyeux, exactement au même niveau ?

– Oui.

– Mais il vous faudra choisir entre nousun jour, vous savez, dit le cousin Sol d’un ton de douxreproche.

– Je voudrais bien qu’on ne me tourmentepas ainsi, m’écriai-je en me fâchant, ce que font d’ordinaire lesfemmes quand elles ont tort. Vous ne m’aimez pas du tout. Autrementvous ne seriez pas ainsi à me harceler. Je crois qu’à vous deuxvous finirez par me rendre folle.

Et alors je parus sur le point d’éclater ensanglots, en même temps que la faction Barker manifestait desindices de consternation et de défaite.

« Est-ce que vous ne voyez pas ce qui enest Sol ? dis-je en riant à travers mes larmes de son airdéconfit. Supposez que vous ayez été élevé avec deux jeunes filles,que vous en soyez venu à les aimer beaucoup toutes deux, mais quevous n’ayez jamais eu de préférence pour l’une, que vous n’ayezjamais eu l’idée d’épouser l’une ou l’autre. Puis, qu’on vous disecomme cela, à brûle pourpoint, que vous devez choisir l’uned’elles, et rendre ainsi l’autre très malheureuse, vous trouveriez,n’est-ce pas, que ce n’est pas chose facile.

– En effet, je ne le trouve pas, ditl’étudiant.

– Alors vous ne pouvez pas me blâmer.

– Je ne vous blâme pas, Nelly,répondit-il en s’attaquant avec sa canne à une grande digitalepourpre. Je trouve que vous avez parfaitement le droit de vouloirêtre sûre de vos dispositions. Il me semble, continua-t-il – enparlant d’une voix un peu hachée, mais disant ce qu’il pensait, envrai gentleman anglais qu’il était – il me semble que ce Hawthorneest un excellent garçon. Il a plus vu le monde que moi. Il fait, ildit toujours ce qu’il y a de mieux à faire et à dire, et quand ille faut, et certainement ce n’est point là un des traits de moncaractère. Puis il est de bonne famille. Il a un bel avenir. Jedevrais, je pense, vous savoir beaucoup de gré de votre hésitation,Nell, et la regarder comme une preuve de votre bon cœur.

– Nous ne parlerons plus de cela, dis-jeen pensant, à part moi, que ce garçon-là était d’une nature bienplus fine que celui dont il faisait l’éloge. Tenez, ma jaquette esttoute tachée par ces affreux champignons. Je me demande où sont lesautres en ce moment.

Il ne fallut pas bien longtemps pour lesdécouvrir.

Tout d’abord nous entendîmes des cris et desrires qui retentissaient dans les échos des longues clairières.

Puis, comme nous nous avancions dans cettedirection, nous fûmes stupéfaits de voir la flegmatique Elsiecourant à toutes jambes par le bois, sans chapeau, sa chevelureflottant au vent.

Ma première idée fut qu’il était arrivé uneeffrayante catastrophe – peut-être des brigands, ou un chien enragé– et je vis la forte main de mon compagnon se crisper sur sacanne.

Mais lorsque nous fûmes près de la fugitive,nous apprîmes que tout le tragique de la chose se réduisait à unepartie de cache-cache organisée par l’infatigable masterCronin.

Comme on s’amusa, en se courbant, se cachant,courant parmi les chênes de Hatherley.

Quelle horreur aurait éprouvée le bon vieilabbé qui les avait plantés et comme la longue procession de moinesen robe noire se serait mise à marmotter ses oraisons !

Jack refusa de prendre part au jeu, enalléguant sa cheville malade, et resta à fumer sous un arbre, l’airfort boudeur, en jetant sur Salomon Barker des regards pleins d’unesombre haine, pendant que ce dernier gentleman participait au jeuavec enthousiasme et se distinguait en se faisant toujours prendreet ne prenant jamais personne.

Chapitre 7

 

Pauvre Jack ! Il fut certainement trèsmalheureux ce jour-là.

Même un amoureux accueilli favorablement eûtété quelque peu désorienté, je crois, par un incident survenupendant notre retour à la maison.

Il avait été convenu que nous reviendrionstous à pied. La charrette avait été déjà renvoyée avec le paniervide, de sorte que nous prîmes par l’Allée des Épines, et ensuite àtravers champs.

Nous étions occupés justement à franchir unebarrière à claire-voie pour traverser la pièce de terre de dixacres du père Brown, quand master Cronin revint en arrière et ditque nous ferions mieux de prendre la route.

– La route ? dit Jack. C’estabsurde. Nous gagnons un quart de mille par ce champ.

– Oui, mais il y a quelque danger. Nousferions mieux de faire le tour.

– Où est le danger ? fit notremilitaire en tortillant sa moustache d’un air dédaigneux.

– Oh ! ce n’est rien, dit Cronin. Cequadrupède qui est au milieu du pré, c’est un taureau, et untaureau qui n’a pas très bon caractère. Voilà tout. Je ne suis pasd’avis de laisser aller les dames.

– Nous n’irons pas, dirent en chœur lesdames.

– Alors suivons la haie pour regagner laroute, suggéra Sol.

– Vous irez par où il vous plaira, ditJack d’un ton grognon. Quant à moi, je passe par le pré.

– Ne faites pas le fou, Jack, dit monfrère.

– C’est bon pour vous autres de penser àtourner le dos à une vieille vache ; moi je ne trouve pas.Cela blesse mon amour-propre, voyez-vous, et je vous rejoindrai del’autre côté de la ferme.

Et, ce disant, Jack boutonna son habit d’unair truculent, brandit sa canne avec jactance et entra dans laprairie de dix acres.

On se groupa près de la barrière et on suivitd’un regard anxieux les événements.

Jack fit de son mieux pour avoir l’air absorbépar la contemplation du paysage et de l’état probable du temps, caril jetait des regards autour de lui et vers les nuages d’un airpréoccupé.

Toutefois ses coups d’œil partaient du côtétaureau et y revenaient je ne sais comment.

L’animal, après avoir examiné longuement etfixement l’intrus, avait battu en retraite dans l’ombre de la haiesur un des côtés, et Jack suivait le grand axe du champ.

– Ça va bien, dis-je, il s’est écarté duchemin.

– Je crois qu’il le fait marcher, ditmaster Nicolas Cronin. C’est un animal plein de méchanceté et deroublardise.

Master Cronin finissait à peine ces mots quele taureau sortit de l’ombre de la haie, et se mit à frapper dupied en secouant sa tête noire à l’expression mauvaise.

À ce moment Jack était au milieu du pré etaffectait de ne pas remarquer son adversaire, tout en hâtant un peule pas.

La manœuvre, que fit ensuite le taureau,consista à décrire rapidement deux ou trois petits cercles.

Puis il s’arrêta, lança un mugissement, baissala tête, dressa la queue et se dirigea sur Jack de toute savitesse.

Ce n’était plus le moment de feindre d’ignorerl’existence de l’animal.

Jack regarda un instant autour de lui.

Il n’avait d’autre arme que sa petite canne,pour tenir tête à cette demi-tonne de viande en colère quiaccourait sur lui au pas de charge.

Il fit la seule chose qui fut possible, c’està dire qu’il courut vers la haie de l’autre côté du pré.

Tout d’abord Jack eut la condescendance decourir, mais ensuite il se mit à un trot tranquille, méprisant, unesorte de compromis entre sa dignité et sa crainte, chose siplaisante que, malgré notre effroi, nous éclatâmes de rire enchœur.

Peu à peu, toutefois, comme il entendait legalop des sabots se rapprocher, il hâta le pas, et finit parprendre pour tout de bon la fuite pour trouver un abri.

Son chapeau s’était envolé, les basques de sonhabit voltigeaient au vent, et son ennemi n’était plus qu’à dixyards de lui.

Quand même notre héros de l’Afghanistan auraiteu à ses trousses toute la cavalerie d’Ayoub Khan, il n’aurait puparcourir cet espace en moins de minutes.

Si vite qu’il allât, le taureau allait plusvite encore, et ils parurent atteindre la haie en même temps.

Nous vîmes Jack s’y enfoncer hardiment, et uneseconde après il en sortit de l’autre côté, d’un trait, comme s’ilavait été projeté par un canon, pendant que le taureau lançait unesérie de mugissements triomphants à travers le trou fait parJack.

Nous éprouvâmes une sensation de soulagementen voyant Jack se secouer pour se mettre en route dans la directionde la maison sans jeter un regard de notre côté.

Lorsque nous arrivâmes, il s’était retiré danssa chambre et ce fut seulement le lendemain au déjeuner qu’ilreparut, boitant et l’air fort déconfit.

Mais aucun de nous n’eut la cruauté de faireallusion à l’événement, et par un traitement judicieux nous l’eûmesremis dans son état normal de bonne humeur avant l’heure dulunch.

Chapitre 8

 

C’était deux jours après la partie de campagneque devait se tirer notre grande cagnotte du Derby.

C’était une cérémonie annuelle qu’onn’omettait jamais à Hatherley House.

En comptant les visiteurs et les voisins il yavait généralement autant de demandes de tickets qu’il y avait dechevaux engagés.

– La cagnotte se tire ce soir, Mesdameset Messieurs, dit Bob en qualité de maître de la maison. Le montantest de dix shillings. Le second a un quart de la masse, letroisième rentre dans sa mise. Personne ne peut prendre plus d’unbillet, ni vendre son billet après l’avoir pris.

Tout cela fut proclamé par Bob d’une voix trèspompeuse, très officielle, bien que l’effet en fût un peu amoindripar un sonore « Amen » de master Nicolas Cronin.

Chapitre 9

 

Il me faut maintenant renoncer au stylepersonnel pour un moment.

Jusqu’à présent, ma petite histoire s’estcomposée simplement d’une série d’extraits de mon journalparticulier, mais j’ai maintenant à raconter une scène que jen’appris qu’au bout de bien des mois.

Le lieutenant Hawthorne, ou Jack, comme je nepuis m’empêcher de l’appeler, avait été fort tranquille depuis lapartie de campagne, et il s’était adonné à la rêverie.

Or, le hasard voulut que master Salomon Barkervînt au fumoir après le lunch, le jour de la cagnotte, et qu’il ytrouvât le lieutenant assis et faisant de la fumée, pour distrairesa grandeur solitaire.

Battre en retraite eût paru une lâcheté.

Aussi l’étudiant s’assit-il sans mot dire etse mit à feuilleter le Graphic.

Les deux rivaux trouvaient la situationégalement embarrassante.

Ils avaient pris l’habitude de mettre le plusgrand soin à s’éviter et maintenant ils se trouvaient brusquementmis face à face, sans qu’un tiers fût là pour jouer le rôle detampon.

Le silence finissait par devenir pénible.

Le lieutenant bâilla, toussa avec unenonchalance mal jouée et continua à examiner d’un air sombre lejournal qu’il tenait.

Le tic-tac de la pendule, le choc des billesqui arrivait de l’autre côté du corridor, où se trouvait la sallede billard, prenaient une intensité et une monotonie qui, à lalongue, devenaient insupportables.

Sol leva les yeux une fois, mais il rencontrales yeux de son compagnon, qui venait de faire exactement la mêmechose.

Les deux jeunes gens se donnèrent aussitôtl’air de s’intéresser profondément, exclusivement aux dessins duplafond.

« Pourquoi me quereller avec lui ?pensait Sol à part lui. Après tout, je ne demande qu’à jouer àchances égales. Probablement je serai mal accueilli, mais je nerisque rien à lui offrir une entrée en conversation.

Le cigare de Sol s’était éteint :l’occasion était trop favorable pour la laisser passer.

– Auriez-vous l’obligeance de me donnerune allumette, Lieutenant ? demanda-t-il.

Le lieutenant était désolé, extrêmementdésolé, mais n’avait pas la moindre allumette.

C’était un mauvais début.

La politesse glaciale vous tient plus àdistance que la grossièreté proprement dite. Mais master SalomonBarker, comme la plupart des gens timides, était l’audace même, dèsque la glace avait été rompue.

Il ne voulait plus de ces coups d’épingle, deces malentendus ; le moment était venu des mesuresdéfinitives.

Il poussa son fauteuil jusqu’au milieu de lachambre et se planta en face du militaire étonné.

– Vous faites la cour à miss NellyMontague, dit-il.

Jack se leva de son canapé aussi promptementque si le taureau du fermier Brown était entré par la fenêtre.

– Et si je la fais, dit-il en tortillantsa moustache roussie, que diable cela peut-il vous faire ?

– Ne vous emportez pas, dit Sol,rasseyez-vous ; et causons de l’affaire en gens raisonnables.Je l’aime, moi aussi.

– Où diable cet individu veut-il envenir ? se demanda Jack en se ressayant, et tout fumant encorede la récente explosion.

– En un mot comme en cent, le fait estque nous l’aimons tous les deux, reprit Sol en soulignant saremarque d’un mouvement de son doigt osseux.

– Et après ? dit le lieutenant,donnant quelques indices d’une rechute. Je suppose que le plusfavorisé l’emportera, et que la jeune personne est parfaitement enétat de faire elle-même son choix. Vous ne vous attendez pas,n’est-ce pas, à ce que je me retire de la course, uniquement parceque vous tenez à gagner le prix ?

– C’est bien cela, s’écria Sol, il faudraque l’un de nous deux se retire. Vous avez émis la bonne idée. Vousvoyez, Nelly, miss Montague veux-je dire, vous aime mieux que moi,autant que je puis voir, mais elle m’aime encore assez pour ne pasvouloir m’affliger par un refus formel.

– L’honnêteté m’oblige à reconnaître, ditJack d’un ton plus conciliant que celui dont il avait parléjusqu’alors, que Nelly, miss Montague, veux-je dire, vous aimemieux que moi, mais que, néanmoins, elle m’aime encore assez pourne pas préférer mon rival ouvertement, en ma présence.

– Je ne suis pas de votre avis, ditl’étudiant. À vrai dire, je crois que vous vous trompez, car elleme l’a dit en propres termes. Toutefois, ce que vous dites nouspermettra d’arriver plus facilement à nous entendre. Il estparfaitement évident que tant que nous nous montrerons égalementamoureux d’elle, aucun de nous deux ne peut avoir le moindre espoirde faire sa conquête.

– Il y a quelque bon sens dans cela, ditle lieutenant, d’un air réfléchi, mais que proposez-vous ?

– Je propose que l’un de nous se retire,pour employer votre expression. Il n’y a pas d’autrealternative.

– Mais qui devra se retirer ?demanda Jack.

– Ah ! voilà la question.

– Je puis alléguer que je la connaisdepuis plus longtemps.

– Je puis alléguer que j’ai été lepremier à l’aimer.

L’affaire semblait arrivée à un point mort. Nil’un ni l’autre des jeunes gens n’était, si peu que ce fût, disposéà abdiquer en faveur de son rival.

– Voyons, dit l’étudiant, si nous tirionsau sort.

Cela paraissait équitable, tous deux entombèrent d’accord. Mais il surgit une nouvelle difficulté.

Tous deux éprouvaient une répugnancesentimentale à risquer l’ange de leurs rêves sur une chance aussimesquine que la chute d’une pièce de monnaie ou la longueur d’unepaille.

Ce fut en ce moment critique que le lieutenantHawthorne eut une inspiration.

– Je vais vous dire de quelle façon nousallons trancher l’affaire, proposa-t-il. Vous et moi nous sommesinscrits pour la cagnotte de notre Derby. Si votre cheval bat lemien, je renonce à ma chance. Si le mien bat le vôtre, vousrenoncez pour toujours à miss Montagne. Est-ce marchéconclu ?

– Je n’ai qu’une réserve à faire, ditSol. C’est dans dix jours qu’auront lieu les courses. Pendant cetemps-là, aucun de nous ne devra rien faire pour gagner sur l’autreun avantage déloyal. Nous conviendrons tous les deux d’ajournernotre cour jusqu’à ce que la chose soit décidée.

– Convenu ! dit le soldat.

– Convenu ! dit Salomon.

Et tous deux scellèrent l’engagement d’unepoignée de mains.

Chapitre 10

 

Ainsi que je l’ai fait remarquer, je ne savaisrien de l’entretien qui avait eu lieu entre mes prétendants.

Je puis dire incidemment que, pendant cetemps-là, j’étais dans la bibliothèque, ou j’écoutais du Tennyson,que me lisait de sa voix sonore et musicale master NicolasCronin.

Toutefois, je m’aperçus, dans la soirée, queces deux jeunes gens montraient un entrain singulier au sujet deleurs chevaux, et que ni l’un ni l’autre n’étaient disposés à rienfaire pour m’être agréable.

Je suis heureuse de pouvoir dire qu’ils furentpunis de ce crime par le sort qui leur attribua des outsiders sansvaleur.

Eurydice fut, je crois, le cheval échu à Sol,pendant que Jack tirait le nom de Bicyclette.

Master Cronin eut pour sa part un chevalappelé Iroquois. Quant aux autres, ils parurent enchantés de leurlot.

Avant d’aller me coucher, je jetai un coupd’œil au fumoir, et je fus enchanté de voir Jack en train deconsulter le prophète du sport dans le Champ de Coursestandis que Sol était plongé jusqu’au cou dans laGazette.

Cette passion soudaine pour le Turf paraissaitd’autant plus étrange que si je savais mon cousin capable dedistinguer un cheval d’une vache, c’était tout ce que ses amispouvaient lui accorder en fait de connaissances de cette sorte.

Les différentes personnes qui se trouvaient àla maison furent unanimes à trouver que ces dix jours passaientbien lentement.

Je n’aurais pu en dire autant.

Peut-être parce que je découvris une chosefort inattendue et fort agréable au cours de cette période.

C’était un soulagement que de me sentirexempte de toute crainte de blesser la susceptibilité de l’un ou del’autre de mes anciens amoureux.

Je pouvais dire maintenant quel était l’objetde mon choix, de ma préférence, car ils m’avaient complètementabandonnée, et me laissaient à la société de mon frère Bob ou demaster Nicolas Cronin.

Le nouvel élément d’entrain qu’avaient apportéles courses de chevaux semblait avoir chassé entièrement de leuresprit leur première passion. Jamais on ne vit maison envahie à cepoint par les tuyaux spéciaux, par un tel nombre d’odieuximprimés, où il pourrait par hasard se trouver un mot relatif à laforme des chevaux ou à leurs antécédents.

Les grooms de l’écurie eux-mêmes étaient lasde raconter comme quoi Bicyclette descendait de Vélocipède, oud’expliquer à l’étudiant en médecine comment Eurydice était issuede Hadès par Orphée. L’un d’eux découvrit que la grand-mèrematernelle d’Eurydice était arrivée troisième au Handicapd’Ebor ; mais la façon bizarre dont il se mettait sur l’œilgauche la demi-couronne qu’il avait reçue, tout en adressant del’œil droit un clin d’œil au cocher, donne quelque lieu de mettreen doute son affirmation.

Et d’une voix qui sentait la bière, il dittout bas ce soir-là :

– Ce nigaud ! Il ne s’apercevra pasde la différence, et rien que de s’imaginer que c’est la vérité, çavaut un dollar pour lui.

Chapitre 11

 

À l’approche du jour du Derby l’émotions’accrut.

Master Cronin et moi, nous échangions descoups d’œil et des sourires, en voyant Jack et Sol se jeter, aprèsle déjeuner, sur les journaux et dévorer les listes des paris.

Mais le point culminant, ce fut le soir quiprécédait immédiatement la course.

Le lieutenant avait couru à la gare pours’assurer les dernières nouvelles. Il revint toujours courant, etbrandissant avec frénésie un journal froissé au-dessus de satête.

– Eurydice est couronnée, cria-t-il.Votre cheval est fichu, Barker.

– Quoi ? hurla Sol.

– Oui, fichu… absolument abîmé àl’entraînement, ne courra pas du tout.

– Faites voir, gémit mon cousin, ens’emparant du journal.

Puis il le laissa tomber, s’élança hors de lachambre et descendit à grand bruit les marches quatre à quatre.

Nous ne le revîmes plus jusqu’au soir, où ilreparut furtivement très ébouriffé et se hâta de se glisser dans sachambre.

Pauvre garçon ? j’aurais sympathisé avecsa peine si je n’avais songé à la conduite déloyale qu’il avaitrécemment tenue à mon égard.

Depuis ce moment, Jack parut un tout autrehomme.

Il commença aussitôt à me témoigner desattentions visibles, ce qui fut fort ennuyeux pour moi et pour uneautre personne qui se trouvait là.

Il joua du piano. Il chanta. Il proposa desamusements de société. En somme, il usurpa les fonctions exercéesd’ordinaire par master Nicolas Cronin.

Je me souviens d’avoir été frappée d’un faitremarquable, c’est que dans la matinée du Derby, le lieutenantparut avoir complètement cessé de s’intéresser de la course.

À déjeuner, il se montra plein d’entrain, maisil n’ouvrit pas même le journal qui se trouvait devant lui.

Ce fut master Cronin qui le déploya à la fin,et jeta un regard sur les colonnes.

– Quoi de neuf, Nick ? demanda monfrère Bob.

– Pas grand-chose. Ah ! si, voiciquelque chose. Un autre accident de chemin de fer. Une rencontre detrains, à ce qu’il paraît, le frein Westinghouse n’a pasfonctionné. Deux tués, sept blessés et… par Jupiter !écoutez-moi ça : parmi les victimes se trouvait un desconcurrents des jeux Olympiques d’aujourd’hui. Un éclat aigu debois lui est entré dans le côté et cet animal de valeur a dû êtresacrifié sur l’autel de l’humanité. Le nom de ce cheval estBicyclette. Holà, Hawthorne, voilà que vous avez répandu tout votrecafé sur la nappe. Ah ! j’oubliais : Bicyclette, c’étaitvotre cheval, n’est-ce pas ? Voilà votre chance à l’eau, je lecrains. Je vois qu’Iroquois, qui avait une basse cote aucommencement, est devenu le favori du jour.

Chapitre 12

 

Paroles significatives, et je ne doute pas quevotre perspicacité ne vous l’ait appris, au moins depuis les troisdernières pages.

Ne me traitez pas de flirteuse, de coquetteavant d’avoir pesé les faits.

Tenez compte de mon amour-propre piqué dusoudain abandon de mes amoureux, songez combien je fus charmée del’aveu que me fit celui dont j’avais voulu me cacher l’amour, alorsmême que je le lui rendais, songez aux occasions qui s’offrirent àlui et dont il profita pendant tout le temps que Jack et Solm’évitèrent d’une manière systématique et pour se conformer à leurridicule convention.

Pesez tout cela, et alors qui d’entre vousjettera la première pierre à la jeune fille rougissante qui futl’enjeu de la cagnotte du Derby ?

Voici la chose, telle qu’elle parut au bout detrois mois bien courts dans le Morning Post :« 12 août – À l’église de Hatherley, mariage de NicolasCronin, esquire, fils aîné de Nicolas Cronin, esquire, deWoodlands, Cropshire, avec miss Eleanor Montague, fille de feuJames Montague, esquire, juge de paix, à HatherleyHouse ».

Chapitre 13

 

Jack partit en déclarant qu’il allait s’offrircomme volontaire dans une expédition en ballon pour le Pôle Nord.Mais il revint trois jours après, et dit qu’il avait changéd’intention.

Il voulait refaire à pied le trajet parcourupar Stanley à travers l’Afrique équatoriale.

Depuis, il a laissé échapper une ou deuxallusions pleines d’amertume aux espérances déçues et aux joiesineffables de la mort ; mais tout bien considéré, il continueà se porter fort bien, et récemment on l’a entendu grogner en desoccasions telles que du mouton pas assez cuit et du bœuf trop cuit,allusions que l’on peut à bon droit regarder comme des indices debonne santé.

Sol prit la chose avec plus de calme ;mais je crains que le fer ne soit entré plus profond dans sonâme.

Toutefois, il se remit d’aplomb comme ungarçon courageux qu’il était.

Il poussa même la hardiesse jusqu’à désignerles demoiselles d’honneur, ce qui lui fournit l’occasion de seperdre dans un labyrinthe inextricable de mots.

Il se lava les mains de la phrase rebelle, etla coupa en deux pour s’asseoir, succombant à sa rougeur et auxapplaudissements.

J’ai entendu dire qu’il avait pris pourconfidente de ses douleurs et de ses déceptions la sœur de GraceMaberly et trouvé en elle la sympathie qu’il en attendait.

Bob et Grace se marient dans quelques mois, etil se pourrait qu’un autre mariage ait lieu à la même époque.

Partie 5
LE RÉCIT DE L’AMÉRICAIN

Chapitre 1

 

Cela vous a un air étrange, disait-il aumoment où j’ouvris la porte de la chambre où se réunissait notrecercle mi-social mi-littéraire, mais je pourrais vous raconter deschoses bien plus drôles que celles-là, diablement plus drôles.

Comme vous le voyez, ça n’est pas les gens quisavent enfiler des mots anglais correctement, et qui ont reçu debonnes éducations, qui se trouvent dans les drôles d’endroits où jeme suis vu.

Messieurs, la plupart du temps, c’est des gensgrossiers, qui savent toute juste se faire comprendre de vivevoix ; et bien moins encore décrire, avec la plume et l’encre,les choses qu’ils ont vues, mais s’ils le pouvaient, ils vousferaient dresser les cheveux d’étonnement à vous autresEuropéens ; oui, Messieurs, c’est comme ça.

Il se nommait, je crois, Jefferson Adams.

Je sais que ses initiales étaient J. A., carvous pouvez les voir encore profondément gravées à la pointe ducouteau sur le panneau d’en haut, et à droite de la porte de notrefumoir.

Il nous légua ce souvenir, ainsi que quelquesdessins artistiques exécutés par lui avec du jus de tabac sur notretapis de Turquie, mais à part ces reliques, notre Américain conteurd’histoire a disparu de notre monde.

Il flamba comme un météore brillant au milieude nos banales et calmes réunions, et alla se perdre dans lesténèbres extérieures.

Ce soir-là, cependant, notre hôte du Nevadaétait complètement lancé. Aussi j’allumai tranquillement ma pipe etm’installai sur la chaise la plus proche, en me gardant biend’interrompre son récit.

– Remarquez-le bien, reprit-il, je neveux pas chercher noise à vos hommes de science.

« J’aime, je respecte un type qui estcapable de mettre à sa place n’importe quelle bête ou plante,depuis une baie de houx jusqu’à un ours grizzly, avec des noms àvous casser la mâchoire, mais si voulez des faits vraimentintéressants, des faits pleins d’un jus savoureux, adressez-vous àvos baleiniers, à vos gens de la frontière, à vos éclaireurs, auxhommes de la Baie d’Hudson, des gaillards qui savent à peine signerleur nom.

Il y eut alors une pause, pendant laquellemaster Jefferson Adams sortit un long cigare et l’alluma.

Nous observions un rigoureux silence, carl’expérience nous avait appris qu’à la moindre interruption notreYankee rentrait aussitôt dans sa coquille.

Il regarda autour de lui avec un sourired’amour-propre satisfait, et remarquant notre air attentif, ilreprit à travers une auréole de fumée :

– Eh bien lequel de vous, gentlemen, estjamais allé dans l’Arizona ? Aucun, je parie.

« Et parmi tous les Anglais et Américainsqui promènent la plume sur le papier, combien y en a-t-il qui sontallés dans l’Arizona ? Bien peu, j’en suis sûr.

« J’y suis allé, Monsieur, j’y ai vécudes années, et quand je pense à ce que j’y ai vu, c’est à peine sije me crois moi-même aujourd’hui.

« Ah ! en voilà un dupays !

« J’étais du nombre des flibustiers deWalker.

« On avait jugé à propos de nousqualifier ainsi. Après que nous eûmes été dispersés, et notre cheffusillé, plusieurs d’entre nous se frayèrent des routes ets’installèrent par là.

« C’était une colonie anglaise, etaméricaine au grand complet, avec nos femmes et enfants.

« Je crois qu’il en reste encore desanciens, et qu’ils n’ont pas encore oublié ce que je vais vousraconter. Non, je vous garantis qu’ils ne l’ont point oublié, tantqu’ils seront de ce côté-ci de la tombe.

« Mais je parlais du pays, et je parieque je vous étonnerais énormément, si je ne vous parlais pasd’autre chose.

« Songer qu’un tel pays aurait été faitpour quelques Graisseurs et quelques demi-sang !C’est faire un mauvais usage des bienfaits de la Providence, jevous le dis.

« L’herbe y poussait plus haut que latête d’un homme à cheval, et des arbres si serrés que pendant deslieues et des lieues vous n’arriviez pas à entrevoir un bout deciel bleu, et des orchidées grandes comme des parapluies. Peut-êtrequelqu’un de vous a-t-il vu une plante qu’on appelle piège àmouches quelque part dans les États.

– Dionoea muscipula, dit àdemi-voix Dawson, notre savant par excellence.

– Ah ! Dix au nez de municipal,c’est ça ! Vous voyez une mouche se poser sur cette plante-là.Alors vous voyez aussitôt les deux battants de la feuille serapprocher brusquement et tenir la mouche prisonnière entre eux, labroyer, la triturer en petits morceaux.

« Ça ressemble à s’y méprendre à unegrande pieuvre avec son bec, et des heures après, si vous ouvrez lafeuille, vous voyez le corps de la mouche à moitié digéré, et enmenus morceaux. Eh bien j’ai vu dans l’Arizona de ces pièges àmouche avec des feuilles de huit, de dix pieds de long, des épinesou dents d’au moins un pied.

« Elles étaient capables de… Mais, Dieume damne, je vais trop vite.

« C’était la mort de Joe Hawkins que jevoulais vous raconter.

« C’est bien la chose la plus étrange quevous puissiez jamais entendre.

« Il n’y avait personne du Montana qui neconnût Joe Hawkins, Alabama Joe, comme on l’appelait là-bas.

« C’était un homme de plein air, je vousen réponds, mais le plus damné putois qu’un homme ait jamaisvu.

« Un bon garçon, souvenez-vous en, tantque vous le caressiez dans le sens du poil, mais pour peu qu’on leblaguât, il devenait pire qu’un chat sauvage.

« Je l’ai vu tirer ses six coups dans unefoule d’hommes qui le bousculait pour l’entraîner dans le bar deSimpson, alors qu’une danse était en train, et il planta sonbowie-knife dans Tom Hooper, parce que celui-ci lui avaitversé par mégarde son verre sur son gilet.

« Non, il ne reculait pas devant unassassinat, Joe, oh non, et il ne fallait pas avoir confiance enlui, tant que vous n’aviez pas l’œil sur lui.

« Car, au temps dont je parle, alors queJoe Hawkins faisait le matamore par la ville et piétinait la loisous son révolver, il y avait là un Anglais nommé Scott, Tom Scott,si je me souviens bien.

« Ce diable de Scott était un Anglaispour tout de bon (je demande pardon à la compagnie présente) etpourtant il ne plaisait guère à la bande d’Anglais de là-bas, ou labande d’Anglais ne lui allait pas beaucoup.

« C’était un homme tranquille, ce Scott,même trop tranquille pour une population aussi rude quecelle-là.

« On l’appelait sournois, mais il nel’était pas.

« Il se tenait le plus souvent à l’écartet ne se mêlait d’aucune affaire tant qu’on le laissaittranquille.

« Certains disaient qu’il avait été commequi dirait persécuté dans son pays, qu’il avait été Chartiste, ouquelque chose dans ce genre, qu’il lui avait fallu lever le pied etdécamper, mais il n’en parlait jamais lui-même et ne se plaignaitjamais.

« Cet individu de Scott était une sortede cible pour les gens du Montana, tant il était tranquille etavait l’air simple.

« Il n’avait personne pour le soutenirdans ses ennuis, car, comme je le disais tout à l’heure, c’est àpeine si les Anglais le regardaient comme l’un des leurs, et on luifit plus d’une mauvaise farce.

« Il ne répondait jamaisgrossièrement ; il était poli avec tout le monde.

« Je crois que les gens en vinrent àcroire qu’il manquait d’énergie, jusqu’au jour où il leur montraqu’ils se trompaient.

« Ce fut au bar de Simpson que le coup semonta, et ça aboutit à la drôle de chose que j’allais vousconter.

Chapitre 2

 

« Alabama Joe et un ou deux autresvauriens en voulaient alors à mort aux Anglais, et ils disaientouvertement ce qu’ils pensaient, quoique je les eusse avertis queça pourrait bien aboutir à une terrible affaire.

« Ce soir-là, en particulier, Joe étaitplus qu’à moitié ivre.

« Il faisait le fanfaron par la villeavec son révolver et cherchait quelqu’un avec qui sechamailler.

« Alors il retourna au bar, où il étaitcertain de rencontrer quelqu’un des Anglais aussi disposé à unequerelle qu’il l’était lui-même.

« Et pour sûr, en effet ; il y enavait une demi-douzaine qui flânaient par là et Tom Scott étaitdebout seul devant le poêle.

« Joe s’assit près de la table, et mitdevant lui son révolver et son bowie-knife.

« – Les voici, mes arguments, Jeff medit-il, si jamais un de ces Anglais au foie blanc ose me donner undémenti.

« Je tentai de l’arrêter, Messieurs, maisil n’était pas homme à se laisser convaincre si aisément, et il semit à tenir des propos tels que personne ne pouvait lesendurer.

« Oui, un graisseur lui-même aurait prisfeu, si vous lui aviez tant parlé du pays de la Graisse.

« Il y eut de l’émotion dans le bar, etchacun mit la main sur ses armes, mais avant qu’ils eussent letemps de les tirer, on entendit une voix calme, partant du côté dupoêle, dire :

« – Faites vos prières, Joe Hawkins, car,par le ciel, vous êtes un homme mort.

« Joe fit demi-tour et fit le geste deprendre son arme, mais ça ne servait à rien.

« Tom Scott était debout et le tenaitsous son Derringer.

« Sa face pâle était souriante, etc’était le diable en personne qu’on voyait dans ses yeux.

« – Ça n’est pas que le vieux pays sesoit montré bien tendre pour moi, dit-il, mais jamais personne n’endira du mal devant moi.

« Pendant une ou deux secondes, je visson doigt presser peu à peu sur la gâchette.

« Puis il éclata de rire, et jetant sonrévolver à terre :

« – Non, dit-il, je ne peux pas tuer unhomme qui est à moitié ivre. Gardez votre sale existence Joe, etemployez-la mieux que vous n’avez fait. Vous avez été plus près dela tombe ce soir que vous ne le serez jamais jusqu’à ce que votreheure soit venue. Vous ferez mieux de partir, pour la forêt, jeparie. Non, ne me regardez pas de cet air farouche. Je n’ai paspeur de votre arme : un fanfaron est bien près d’être unlâche.

« Et il fit demi-tour d’un air méprisant,ralluma au poêle sa pipe, qu’il n’avait pas fini de fumer, pendantqu’Alabama s’esquivait du bar, accompagné par les rires bruyantsdes Anglais.

« Je vis sa figure quand il passa près demoi, et sur cette figure je vis l’assassinat, Messieurs,l’assassinat, aussi clairement que la chose que j’ai jamais vue leplus clair.

« Je m’attardai au bar après cettequerelle, et je regardai Tom Scott à qui tous les hommes allaientserrer la main.

« Ça me semblait comme qui dirait étrangede lui voir l’air si souriant et si gai, car je connaissais lecaractère sanguinaire de Joe, et je me disais que l’Anglais n’avaitguère de chance de voir le lendemain matin.

« Il habitait dans un endroit en quelquesorte désert, vous savez, tout à fait en dehors de la route battue,et il lui fallait pour s’y rendre passer par le ravin du Piège àmouche.

« Ce ravin-là était un endroit sombre etmarécageux, fort solitaire même en plein jour, car ça vous donnaitle frisson rien que de voir ces grandes feuilles de huit ou dixpieds de long se fermer brusquement pour peu que quelque chose lestoucha, mais la nuit il n’y avait pas une âme dans lesenvirons.

« En outre, dans certains endroits duravin le sol était mou jusqu’à une grande profondeur et si on yavait jeté un corps, on ne l’aurait plus revu le lendemain.

« Je croyais voir Alabama Joe tapi sousles feuilles du grand Piège à mouche dans la partie la plus sombredu ravin, l’air farouche, le revolver en main, je le voyaispresque, Messieurs, comme si je l’avais eu sous les yeux.

« Vers minuit, Simpson ferma son bar, ensorte qu’il nous fallut partir.

« Tom Scott se mit en route d’un bon paspour son trajet de trois milles.

« Je n’avais pas manqué de lui glisser unmot d’avertissement quand il passa près de moi, car j’avais unesorte d’affection pour mon homme.

« – Tenez votre Derringer bien libre dansvotre ceinture, Monsieur, que je dis, car il pourrait se faire quevous en ayez besoin.

« Il me regarda bien en face avec unsourire tranquille, et alors je le perdis de vue dansl’obscurité.

« J’étais convaincu que je ne lereverrais plus.

« Il avait à peine disparu que Simpsonvient à moi et me dit :

« – Il va y avoir une jolie affaire auravin du Piège à mouche, cette nuit. Les garçons disent que Hawkinsest parti une demi-heure à l’avance pour attendre Scott et le tuerà bout portant. Je suis d’avis que le coroner aura de la besognedemain.

Chapitre 3

 

« Que se passa-t-il dans le ravin cettenuit-là ?

« C’était une question qu’on ne manquapas de se poser le lendemain matin.

« Un demi-sang était à la pointe du jourdans la boutique de Ferguson.

« Il raconta qu’un peu auparavant ils’était trouvé aux environs du ravin vers une heure du matin.

« Il ne fut pas facile de lui faireraconter son histoire, tellement il avait l’air effrayé, mais à lafin, il nous dit qu’il avait entendu des cris épouvantables aumilieu du silence de la nuit.

« Il n’y avait point eu de coups de feu,mais une série de hurlements, comme qui dirait des hurlementsétouffés, tels qu’en jetterait un homme qui aurait la tête dans unserape et qui souffrirait à mort.

« Abner Brandon, moi et quelques autresnous étions alors à la boutique.

« Nous montâmes donc à cheval pour nousrendre à la maison de Scott et pour cela on traversa le ravin.

« On n’y remarquait rien de particulier,point de sang, point de marques de lutte ; et quand nousarrivons à la maison de Scott, il sortit au-devant de nous, aussiguilleret qu’une alouette.

« – Hallo ! Jeff, qu’il dit, pas dutout besoin de pistolet. Entrez prendre un cocktail, lescamarades !

« – Avez-vous vu ou entendu quelque chosecette nuit en rentrant chez vous ? que je dis.

« – Non, répondit-il, ça s’est passé bientranquillement. Une sorte de plainte jetée par une chouette, dansle ravin du Piège à mouche, et voilà tout. Allons, pied à terre, etprenez un verre.

« – Merci, dit Abner.

« Alors nous descendons, et Tom Scottnous accompagna à cheval quand nous repartîmes.

Chapitre 4

 

« Une agitation énorme régnait dans laGrande Rue quand nous y arrivâmes.

« Le parti des Américains avait l’aird’avoir perdu la tête.

« Alabama Joe avait disparu. On n’enretrouvait pas miette.

« Depuis qu’il était allé au ravin,personne ne l’avait revu.

« Lorsque nous mîmes pied à terre, il yavait un nombreux rassemblement devant le Bar à Simpson, et je vousréponds qu’on regardait de travers Tom Scott.

« On entendit armer des pistolets et jevis Scott mettre lui aussi la main à sa ceinture.

« Il n’y avait pas l’ombre d’un Anglaisen cet endroit.

« – Écartez-vous, Jeff Adams, fait ZebbHumphrey, le plus grand coquin qui ait existé, vous n’avez rien àvoir dans cette affaire. Dites donc, les amis, est-ce que de libresAméricains vont se laisser assassiner par un mauditAnglais ?

« Ce fut la chose la plus prompte quej’aie jamais vu.

« Il y eut une mêlée et un coup defeu.

« Zebb était par terre, avec une balle deScott dans la cuisse, et Scott lui aussi était par terre, maintenupar une douzaine d’hommes.

« Ça ne lui aurait servi à rien de sedébattre. Aussi ne bougeait-il pas.

« Ils parurent ne pas savoir ce qu’ilsferaient de lui, puis un des amis intimes d’Alabama les décida.

« – Joe a disparu, qu’il dit. C’est toutce qu’il y a de plus certain, et voici l’homme qui l’a tué.Quelqu’un de vous sait qu’il est allé au ravin cette nuit pouraffaire ; il n’est pas revenu. Cet Anglais que voilà y estallé de son côté après lui. Ils se sont battus. On a entendu descris du côté des grands Pièges à mouche. Il aura joué au pauvre Joeun de ses tours de sournois et l’aura jeté dans le marais. Ça n’estpas étonnant que le corps ait disparu. Est-ce que nous allonsrester comme ça et laisser tuer nos camarades par lesAnglais ? Non, n’est-ce-pas. Qu’il comparaisse devant le JugeLynch, voilà mon avis.

« – Lynchons-le, crièrent cent voixfurieuses, car à ce moment toute la colonie était accourue jusqu’audernier gredin.

« – Allons, les enfants, qu’on apporteune corde et hissons-le. Pendons-le à la porte de Simpson.

« – Attendez un moment, dit un autre ens’avançant. Pendons-le à côté du grand Piège à mouche dans leravin. Que Joe voie qu’il est vengé, puisque c’est par là qu’il estenterré.

« On applaudit à grands cris, et ilspartirent, emmenant au milieu d’eux Scott ficelé sur un mustang, etentouré d’une garde à cheval, le révolver prêt à tirer, car noussavions qu’il y avait par là une vingtaine d’Anglais, qui n’avaientpas l’air de reconnaître le Juge Lynch, et qui n’attendaient que lemoment de livrer bataille.

« Je partis avec eux, le cœur bien ému depitié pour ce pauvre Scott, qui pourtant n’avait pas l’air ému pourun sou, non, pas du tout.

« C’était un homme rudement trempé.

« Ça vous paraît comme qui diraitbizarre, de pendre un homme à un Piège à mouche, mais le nôtreétait bel et bien un arbre.

« Les feuilles étaient comme des bateauxaccouplés, avec une charnière entre les deux et les épines aufond.

Chapitre 5

 

« Nous descendîmes dans ce ravin jusqu’àl’endroit où poussait le plus grand de ces arbres et nous le vîmes,avec des feuilles fermées et d’autres étalées.

« Mais nous vîmes en cet endroit autrechose encore.

« Debout autour de l’arbre étaient unetrentaine d’hommes, tous des Anglais, et armés jusqu’aux dents.

« Évidemment, ils nous attendaient etavaient l’air fort disposés à la besogne : ils étaient venuspour quelque motif et ils entendaient bien parvenir par leurbut.

« Il y avait là tous les matériaux vouluspour faire la plus belle mêlée que j’eusse jamais vue.

« Comme nous arrivions, un grand Écossaisà barbe rousse – il se nommait Cameron – fit quelques pas en avantdes autres, tenant son révolver armé.

« – Voyez, mes gaillards, vous n’avez pasle droit de toucher à un cheveu de la tête de cet homme. Vousn’avez pas encore prouvé que Joe était mort, et quand vous l’auriezprouvé, vous n’auriez pas prouvé que c’est Scott qui l’a tué. Entout cas, il aurait été en cas de légitime défense, car vous saveztous que Joe était en embuscade pour tuer Scott, pour l’abattre àbout portant. Donc, je vous le répète, vous n’avez nullement ledroit de toucher à cet homme, et ce qui vaut encore mieux, j’airéuni trente arguments à six coups chacun pour vous dissuader de lefaire.

« – C’est un point intéressant, et quivaut la peine d’être discuté, dit l’homme qui était le camaradeintime de Alabama Joe.

« On entendit armer des pistolets, tirerdes pistolets, tirer des couteaux, et les deux troupes se mirent àtirer l’une sur l’autre. Il était évident que la moyenne de lamortalité allait s’élever dans le Montana.

« Scott était debout en arrière, avec unpistolet à l’oreille, s’il faisait un mouvement.

« Il avait l’air aussi tranquille, aussicalme que s’il n’avait point son argent sur la table de jeu, quandtout à coup il sursaute et jette un cri qui retentit à nos oreillescomme un coup de trompette.

« – Joe ! crie-t-il, Joe. Regardez.Le voici dans le Piège à mouche.

« Tout le monde se retourna et regarda ducôté qu’il montrait.

« Ah ! Jérusalem. Je crois que cetableau ne s’effacera jamais de notre mémoire.

« Une des grandes feuilles du Piège àmouche, qui était restée fermée et allongée sur le sol, commençaità s’entr’ouvrir peu à peu sur la charnière.

« Dans le creux de la feuille, JoeAlabama était étendu, comme un enfant dans son berceau.

« En se fermant, la feuille lui avaitenfoncé lentement à travers le cœur ses longues épines.

« Nous vîmes bien qu’il avait fait unetentative pour s’ouvrir un passage, et sortir, car il y avait unefente dans la feuille épaisse et charnue, et il avait sonbowie-knife dans la main, mais la feuille avait déjàenserré.

« Sans doute, il s’était couché dedanspour attendre Scott, à l’abri de l’humidité, et elle s’était ferméesur lui, comme vous voyez vos petites plantes de serre chaude sefermer sur une mouche et nous le trouvâmes là, tel qu’il était,déchiré, réduit en bouillie par les grandes dents rugueuses de laplante cannibale.

« Voilà la chose, Messieurs, et vousconviendrez que c’est une curieuse histoire.

– Et qu’advint-il de Scott ? demandaJack Sinclair.

– Eh bien nous le remportâmes sur nosépaules, jusqu’au bar de Simpson, et il nous paya une tournée.

« Et même il fit un speech, un fameuxspeech encore, debout sur le comptoir.

« Ça parlait du Lion Anglais et del’Aigle Américain qui désormais iraient bras dessus, brasdessous.

« À présent, Messieurs, comme l’histoireétait longue, et que mon cigare est fini, je crois que je vais metrotter avant qu’il soit plus tard.

Il nous souhaita le bonsoir et sortit.

Chapitre 6

 

– Voilà une histoire bien extraordinaire,dit Dawson, qui aurait cru qu’une Dionoea aurait une tellepuissance.

– Une histoire diablement trouble, dit lejeune Sinclair.

– Évidemment, dit le Docteur, c’est unhomme qui s’en tient à la vérité la plus prosaïque.

– Ou bien c’est le menteur le plusoriginal qui fut jamais.

Je me demande lequel des deux avaitraison.

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